la méthode historique appliquée aux sciences sociales
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La meacutethode historique appliqueacutee aux sciencessociales
Charles Seignobos
Eacutediteur ENS EacuteditionsAnneacutee deacutedition 2014Date de mise en ligne 14 feacutevrier 2014Collection Bibliothegraveque ideacuteale dessciences socialesISBN eacutelectronique 9782847885750
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Reacutefeacuterence eacutelectroniqueSEIGNOBOS Charles La meacutethode historique appliqueacutee aux sciences sociales Nouvelle eacutedition [en ligne]Lyon ENS Eacuteditions 2014 (geacuteneacutereacute le 26 mai 2016) Disponible sur Internet lthttpbooksopeneditionorgenseditions487gt ISBN 9782847885750
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Contribution de premier plan sur les relations entre lrsquohistoire et les sciences sociales cet ouvrage
est eacutecrit au deacutebut du XXe siegravecle alors que les diffeacuterentes disciplines des sciences sociales tentent
de se constituer et de se deacutefinir comme sciences non sans une certaine concurrence Charles
Seignobos y discute des apports et diffeacuterences entre les sciences sociales tout en rappelant la
speacutecificiteacute de la meacutethode historique Publieacute en 1901 ce texte a provoqueacute des deacutebats fondateurs
des sciences sociales initiant notamment la critique de Franccedilois Simiand contre une histoire
qualifieacutee drsquolaquo historisante raquo (1903) Lire cet ouvrage conduit pourtant agrave redeacutecouvrir comme
Antoine Prost nous y invite dans sa preacuteface ineacutedite laquo lrsquoampleur la moderniteacute et lrsquoimportance raquo
de lrsquoeacutepisteacutemologie de lrsquohistoire de Seignobos loin de toutes les caricatures positivistes et
donnant une large place au subjectivisme de lrsquointerpreacutetation
CHARLES SEIGNOBOS
Charles Seignobos (1854-1942) est un historien franccedilais Ancien eacutelegraveve de lrsquoEacutecole normale
supeacuterieure et agreacutegeacute drsquohistoire ce laquo protestant ceacutevenol dreyfusard raquo (Antoine Prost)
effectue un seacutejour de plusieurs anneacutees en Allemagne puis enseigne agrave la faculteacute des lettres
de Dijon puis agrave la Sorbonne Parmi ses nombreux ouvrages on peut citer Histoire politique
de lrsquoEurope contemporaine Evolution des partis et des formes politiques 1814-1896 (Hachette
1897) Introduction aux eacutetudes historiques avec Charles-Victor Langlois (Hachette 1898)
Histoire de la civilisation (3 vol Masson 1885-1890) ou encore Essai drsquoune Histoire compareacutee
des peuples de lrsquoEurope (Rieder 1938) Il a eacutegalement contribueacute agrave lrsquoHistoire de la France
contemporaine dirigeacute par Ernest Lavisse Peacutedagogue il srsquoest surtout speacutecialiseacute dans
lrsquoeacutedification drsquoune meacutethodologie pour la discipline historique et il est consideacutereacute comme
lrsquoun des fondateurs de lrsquolaquo eacutecole meacutethodique historique raquo en France Il meurt en 1942 agrave
lrsquoArcouest ougrave il avait eacuteteacute assigneacute agrave reacutesidence par les Allemands
1
SOMMAIRE
PreacutefaceAntoine Prost
2
Avertissement
Introduction
Meacutethode historique et sciences sociales
Premiegravere partie La meacutethode historique appliqueacutee aux documents dessciences sociales
Chapitre premier
Theacuteorie du document
Chapitre II
Les preacutecautions critiques
Chapitre III
Critique de provenance
Chapitre IV
Critique drsquointerpreacutetation
Chapitre V
Critiques de sinceacuteriteacute et drsquoexactitude
Chapitre VI
Emploi des faits critiqueacutes
Chapitre VII
Groupement des faits
Chapitre VIII
Construction des faits des sciences sociales
Chapitre IX
Meacutethode de groupement des faits simultaneacutes
Chapitre X
Meacutethode de groupement des faits successifs
3
Deuxiegraveme partie La meacutethode historique et lrsquohistoire sociale
Chapitre XI
Les diffeacuterentes espegraveces drsquohistoire
Chapitre XII
Eacutetat de lrsquohistoire sociale
Chapitre XIII
La construction des faits sociaux
Chapitre XIV
Difficulteacutes speacuteciales de lrsquohistoire sociale
Chapitre XV
Deacutetermination des groupes sociaux
Chapitre XVI
Eacutetude de lrsquoeacutevolution
Chapitre XVII
Neacutecessiteacute de combiner les diffeacuterentes sortes drsquohistoires
Chapitre XVIII
Systegravemes drsquohistoire sociale
Chapitre XIX
Lien entre lrsquohistoire sociale et les autres histoires
Chapitre XX
Lrsquoaction des faits humains individuels sur les faits sociaux
Chapitre XXI
Action des faits humains collectifs sur la vie sociale
Conclusion
Table des matiegraveres de lrsquooriginal
4
NOTE DE LrsquoEacuteDITEUR
Eacutedition originale Charles Seignobos La meacutethode historique appliqueacutee aux sciences sociales
Paris Feacutelix Alcan 1901
5
Preacuteface
Antoine Prost
1 Autant lrsquoavouer jrsquoai une certaine sympathie pour Charles Seignobos ce protestant
ceacutevenol dreyfusard que les eacutetudiants drsquoAction franccedilaise chahutaient en Sorbonne au
sortir de la Grande Guerre pour avoir reacutesisteacute agrave lrsquoembrigadement des intelligences Je dois
ma premiegravere rencontre avec lui agrave Jean Zay qui dans ses souvenirs de prison raconte
quand il apprend sa mort la visite qursquoil rendit agrave lrsquoArcouest en 1937 Il eacutevoque la
laquo silhouette trottinante et menue raquo1 de ce vieil historien qui agrave quatre-vingts ans passeacutes
laquo prenait chaque jour son bain de mer et dirigeait lui-mecircme son bateau drsquoune main si
ferme qursquoon lrsquoappelait ldquole capitainerdquo surnom dont il eacutetait plus fier que de tous ses titres
universitaires raquo Seignobos passait en effet ses vacances en Bretagne du nord et il avait
attireacute lagrave une colonie de grands scientifiques Louis Lapicque Eacutemile Borel les Curie et les
Perrin Tous se rendaient visite et il arrivait que le soir on dansacirct laquo la polka ou la valse
au milieu des rires tandis que Madame Maurain ou le ldquocapitainerdquo tenait le piano raquo
2 Ce portrait de Seignobos qui mourut drsquoailleurs agrave lrsquoArcouest ougrave il avait eacuteteacute assigneacute agrave
reacutesidence par les Allemands souligne son ancrage dans un reacuteseau universitaire tregraves
inhabituel pour un historien Est-ce la freacutequentation des meilleurs savants de son temps
qui lui a inspireacute ses reacuteflexions sur lrsquohistoire et les sciences sociales En tout cas il a meneacute
sur lrsquoeacutepisteacutemologie de lrsquohistoire une reacuteflexion de premiegravere importance et qui garde toute
son actualiteacute On cite toujours lrsquoIntroduction aux eacutetudes historiques qursquoil publia en 1898 avec
Langlois mais lrsquoouvrage qursquoon va lire me semble beaucoup plus inteacuteressant plus profond
plus original et plus alerte aussi Crsquoest un grand livre qui meacuteritait assureacutement drsquoecirctre
reacuteeacutediteacute
3 La meacutethode historique que Seignobos veut appliquer aux sciences sociales nrsquoa rien agrave voir
avec le positivisme ou le scientisme Cette caricature dont il serait utile de faire lrsquohistoire
srsquoeffondre pour peu qursquoon accepte de juger sur piegraveces au lieu de reacutepeacuteter des lieux
communs malintentionneacutes Seignobos en effet ne dit pas ce qursquoon lui fait dire
laquo Lrsquohistoire ndash eacutecrit-il drsquoentreacutee de jeu ndash nrsquoest pas une science elle nrsquoest qursquoun proceacutedeacute de
6
connaissance raquo (Introduction) Elle ne peut pas devenir une science parce qursquoelle
nrsquoobserve pas directement mais raisonne sur des documents Et ces documents laquo ougrave se
rencontrent pecircle-mecircle des faits de toute nature raquo lrsquoempecircchent laquo de srsquoorganiser avec un
appareil scientifique imiteacute des autres sciences en ocirctant aux historiens jusqursquoagrave la
preacutetention de faire de la science raquo (chapitre IX)
4 Lrsquoeacutepisteacutemologie de Seignobos repose en effet sur une opposition radicale entre le
document et le procegraves-verbal drsquoexpeacuterience scientifique Le procegraves-verbal repose sur une
observation directe meneacutee suivant un protocole deacutefini Le document est la trace
drsquoobservations indirectes reacutedigeacutees sans meacutethode laquo il est de la mecircme espegravece que le reacutecit
drsquoun garccedilon de laboratoire raquo (chapitre I) Il est le produit des repreacutesentations de ceux tregraves
divers qui lrsquoont eacutelaboreacute Et pour retrouver le reacuteel dont il est la trace lrsquohistorien doit
remonter du document au fait et reconstituer les eacutetapes intermeacutediaires qursquoil ne peut se
repreacutesenter que par analogie avec ses propres repreacutesentations redoublant par sa propre
subjectiviteacute celle des auteurs laquo Voilagrave pourquoi la meacutethode historique est exclusivement
une meacutethode drsquointerpreacutetation psychologique par analogie raquo (chapitre I) psychologique
signifiant ici mental ou intellectuel2
5 La vigilance critique de Seignobos prend ainsi sa source dans une analyse constructiviste
du document qui ne met pas lrsquohistorien en preacutesence du reacuteel mais seulement de
repreacutesentations du reacuteel laquo En fait en science sociale on opegravere non pas sur des objets reacuteels
mais sur les repreacutesentations qursquoon se fait des objets On ne voit pas les hommes les
animaux les maisons qursquoon recense on ne voit pas les institutions qursquoon deacutecrit On est
obligeacute de srsquoimaginer les hommes les objets les actes les motifs qursquoon eacutetudie Ce sont ces
images qui sont la matiegravere pratique de la science sociale ce sont ces images qursquoon eacutetudie
Quelques-unes peuvent ecirctre des souvenirs drsquoobjets qursquoon a personnellement observeacutes
mais un souvenir nrsquoest deacutejagrave plus qursquoune image La plupart drsquoailleurs nrsquoont mecircme pas eacuteteacute
obtenues par souvenir nous les inventons agrave lrsquoimage de nos souvenirs crsquoest-agrave-dire par
analogie avec des images obtenues au moyen du souvenir [hellip] Pour deacutecrire le
fonctionnement drsquoun syndicat nous nous figurons les actes et les deacutemarches des
membres raquo (chapitre VIII)
6 Il est renversant de constater que des geacuteneacuterations drsquohistoriens se sont gausseacutes du
positivisme drsquoun homme qui tient de tels propos Agrave croire qursquoils nrsquoont pas eu la curiositeacute
ou la simple probiteacute de le lire Paradoxalement les critiques de Seignobos sont beaucoup
plus positivistes que lui Agrave commencer par Lucien Febvre qui dans sa leccedilon inaugurale de
Strasbourg affirmait que lrsquohistoire est une science qui devait aboutir agrave des lois et qui ne
cesse de deacutecocher agrave Seignobos des flegraveches aussi brillantes qursquoinjustes lui reprochant par
exemple drsquointituler un livre Histoire sincegravere de la nation franccedilaise laquo Vous serez ldquosincegravererdquo
mais par rapport agrave vous agrave vos faccedilons priveacutees de penser et de sentir [hellip] Le pire des
subjectivismes en reacutealiteacute Soyez veacuteridique vis-agrave-vis des documents que vous utilisez des
faits que vous amassez mais [hellip] ne soyez pas sincegravere Crsquoest le plus grand service que vous
puissiez rendre agrave une histoire drsquoesprit scientifique raquo3 Sans voir que la seule faccedilon pour
lrsquohistorien de tendre agrave la veacuteriteacute scientifique est ce travail de luciditeacute sur le jeu de sa
propre subjectiviteacute que Seignobos nomme sinceacuteriteacute
7 Cette analyse est drsquoune grande moderniteacute Elle introduit une diffeacuterence entre La meacutethode
historique et lrsquoIntroduction aux eacutetudes historiques parue trois anneacutees plus tocirct La meacutethode
7
critique telle que la deacutetaille Langlois dans lrsquoIntroduction est centreacutee sur lrsquoanalyse
objective du document sa mateacuterialiteacute son eacutecriture etc Seignobos srsquointeacuteresse davantage
aux risques subjectifs drsquoerreur il repegravere dans les documents les traits qui risquent de les
faire prendre pour vrais aux historiens trop presseacutes Il met ainsi en garde contre la
confusion entre exactitude et preacutecision on croit geacuteneacuteralement qursquoun chiffre preacutecis est
exact or en fait crsquoest le contraire plus il est preacutecis plus il risque drsquoecirctre faux On a trop de
respect pour ce qui est eacutecrit surtout quand ce sont des autoriteacutes qui lrsquoeacutecrivent laquo Tout
document reacutedigeacute par un fonctionnaire dans des formes consacreacutees prend un caractegravere
semi-magique il devient un document authentique raquo (chapitre II) Dans lrsquoanalyse des
enquecirctes sociales qursquoil oppose aux enquecirctes historiques (chapitre XIII) sans aller jusqursquoagrave
la critique moderne du rocircle de la formulation des questions dans les reacuteponses il souligne
qursquoil nrsquoest pas de question sans connaissance preacutealable du sujet
8 Or ces remarques ne valent pas seulement pour lrsquohistoire Elles visent les sciences
sociales qui comme lrsquohistoire reposent sur des observations indirectes Seignobos deacutefinit
les sciences sociales agrave partir drsquoune histoire rapide de leur creacuteation et elles se composent
pour lui essentiellement de la deacutemographie et de lrsquoeacuteconomie ce qui le conduit agrave prendre
des exemples de documents dans ces domaines comme le bulletin de recensement Il
montre que leur preacutetention agrave constituer une science est vaine Il deacutenonce lrsquoillusion
drsquoAuguste Comte laquo qui lrsquoa conduit agrave prendre la sociologie pour une science positive raquo
(chapitre XII) Il avait espeacutereacute constituer la sociologie laquo sur lrsquoobservation de faits
exteacuterieurs mais ces faits exteacuterieurs ne sont que les produits des eacutetats inteacuterieurs les
eacutetudier seuls sans connaicirctre les eacutetats psychologiques qui les motivent ce serait vouloir
comprendre les mouvements drsquoun orchestre sans savoir la musique qursquoil joue raquo (chapitre
VII) Comme lrsquohistorien le sociologue nrsquoopegravere que sur des repreacutesentations qui sont
siennes par construction laquo Toute construction historique ou sociale est forceacutement œuvre
drsquoimagination raquo (chapitre VIII) Les faits eux-mecircmes de la science sociale laquo sont atteints
par une analyse abstraite toute subjective [hellip] Le caractegravere subjectif eacutetant inseacuteparable agrave la
fois de la nature du mode de connaissance du mode de construction des faits sociaux la
meacutethode sociale est forceacutement une meacutethode subjective raquo (chapitre VIII)
9 On est ici au cœur du deacutebat qui opposera en 1903 Simiand agrave Seignobos et dans lequel le
positiviste est le sociologue qui deacutefend lrsquoobjectiviteacute du fait social laquo Donneacute comme
indeacutependant de notre spontaneacuteiteacute individuelle il est reacutealiteacute au mecircme sens que pour la
connaissance positive est reacutealiteacute lrsquoeacuteleacutement dit mateacuteriel il est objet comme est objet le
monde dit exteacuterieur raquo4 Du fait que le savant ne puisse changer les reacutealiteacutes qursquoil observe
Simiand conclut agrave leur objectiviteacute laquo Une regravegle de droit un dogme religieux une
superstition un usage la forme de la proprieacuteteacute [hellip] tout cela mrsquoest donneacute mrsquoest fourni
tout constitueacute tout cela existe dans ma vie indeacutependamment de mes spontaneacuteiteacutes
propres et quelquefois en deacutepit drsquoelles raquo5 Seignobos nrsquoa jamais soutenu que ce ne soient
pas des reacutealiteacutes exteacuterieures au chercheur sa thegravese se limite agrave dire qursquoon ne peut les
connaicirctre que par observation indirecte et que cette construction propre au chercheur
en science sociale ou en histoire interdit drsquoassimiler ces sciences agrave celles qui reposent sur
des observations directes obeacuteissant agrave un protocole deacutefini
10 Seignobos srsquooppose agrave Simiand sur un second point deacutecisif laquo Un des plus grands progregraves
historiques raquo eacutecrit le premier laquo a eacuteteacute de reconnaicirctre que dans une socieacuteteacute il nrsquoy a pas de
faits indeacutependants que les actes et les usages drsquoun homme ou drsquoun groupe drsquohomme sont
lieacutes entre eux reacuteagissent les uns sur les autres se causent les uns les autres raquo (chapitre
IX) Simiand conteste radicalement ce Zusammenhang Il ne deacutefend pas explicitement dans
8
son article de 1903 la neacutecessiteacute de construire des faits sociaux geacuteneacuteraux comme la
famille mais faire de la science sociale est pour lui chercher et eacutetablir des rapports
scientifiques des lois entre les pheacutenomegravenes constituer des types et des espegraveces6 Cette
ambition qui eacutetait celle des sociologues positivistes de lrsquoeacutepoque srsquoest aveacutereacutee illusoire Le
Zusammenhang de Seignobos que Simiand juge deacutepasseacute est en fait beaucoup plus moderne
Il rejoint lrsquoanalyse des sociologues contemporains comme Jean-Claude Passeron pour qui
les concepts de la science sociale sont toujours contextualiseacutes7 laquo En matiegravere sociale les
faits donneacutes par lrsquoobservation [hellip] sont deacutetermineacutes localiseacutes si bien que nous sommes
obligeacutes de les eacutetudier drsquoabord avec leurs noms En preacutesentant un tableau de la population
ou la description drsquoun marcheacute il faut dire qursquoil srsquoagit de la population de lrsquoEspagne ou du
marcheacute de Londres raquo (chapitre XV) Ce qui ne signifie pas que lrsquoeacutetude des groupes sociaux
soit impossible ou illeacutegitime mais qursquoelle ne saurait constituer une science agrave proprement
parler
11 En revanche le caractegravere contextualiseacute des faits sociaux inspire agrave Seignobos des
preacutecautions meacutethodologiques comme drsquoeacuteviter les geacuteneacuteralisations abusives ou de sous-
estimer lrsquoheacuteteacuterogeacuteneacuteiteacute des groupes Il met en garde eacutegalement contre un risque reacuteel
laquo On exprime le pheacutenomegravene par un substantif abstrait ndash par exemple le marcheacute
lrsquoindustrie textile le machinisme ndash et on opegravere avec cette formule abstraite comme si elle
deacutesignait un ecirctre reacuteel on lui attribue des actes des motifs des sentiments [hellip]
instinctivement on leur attribue des actes et une puissance comme srsquoils eacutetaient des
personnes et cette mythologie simpliste fait vite oublier les ecirctres humains plus
complexes qui sont les seuls acteurs veacuteritables de lrsquohistoire raquo (chapitre XV) Le risque est
reacuteel en effet Faut-il pour autant renoncer agrave lrsquoideacutee drsquoacteurs collectifs Je ne pense pas
que Seignobos irait jusque-lagrave Mais sa critique du marxisme ne discute pas la notion de
lutte des classes Elle se limite agrave contester la reacuteduction de lrsquoensemble des pheacutenomegravenes
sociaux agrave leur soubassement mateacuteriel laquo La preacuteoccupation des pheacutenomegravenes eacuteconomiques
qui domine cette theacuteorie a empecirccheacute de reconnaicirctre la nature du lien qui unit
lrsquoorganisation eacuteconomique avec les autres arrangements sociaux la politique le droit la
religion la morale la science raquo (chapitre XVIII)
12 Ces quelques remarques soulignent lrsquoampleur la moderniteacute et lrsquoimportance de
lrsquoeacutepisteacutemologie de Seignobos Il ne faudrait pas pour autant en masquer les limites La
premiegravere est personnelle jrsquoaurais aimeacute que son œuvre historique ait eacuteteacute agrave la hauteur de
sa reacuteflexion meacutethodologique Or ses livres mecircme srsquoils sont utiles sont passablement
ennuyeux en raison notamment drsquoune eacutecriture froide et purement factuelle Il ne semble
guegravere srsquoecirctre poseacute la question des proceacutedeacutes agrave employer pour que son lecteur se repreacutesente
ce qursquoil raconte Attentif agrave lrsquoimagination de lrsquohistorien il nrsquoa pas chercheacute agrave susciter celle
du lecteur
13 En second lieu Seignobos est un maniaque de lrsquoeacutenumeacuteration dans La meacutethode historique il
multiplie les listes ce qui ne va pas sans irriter et lasser le lecteur Autant il retient
lrsquoattention en donnant des exemples concrets agrave lrsquoappui de son argumentation autant il la
brise en deacutecomposant ad infinitum sa matiegravere Crsquoest un esprit rigoureux mais
essentiellement analytique Par lagrave il precircte le flanc agrave la critique et Simiand a beau jeu de
deacutemonter ses classifications et drsquoen montrer lrsquoarbitraire
9
14 Jrsquoai enfin une critique majeure qui vise la structure mecircme de cette eacutepisteacutemologie Crsquoest
un moteur agrave deux temps premier temps lrsquohistorien eacutetablit les faits second temps il les
regroupe et il les explique Ce scheacutema binaire est drsquoun classicisme incontestable On le
retrouve dans la plupart des ouvrages consacreacutes agrave lrsquoeacutepisteacutemologie de lrsquohistoire Il
structure aussi bien lrsquoIntroduction aux eacutetudes historiques que lrsquoApologie pour lrsquohistoire de
Marc Bloch qui drsquoailleurs rend agrave Seignobos un hommage inattendu laquo Serait-il trop
malicieux raquo se demande-t-il dans son introduction de chercher la devise des historiens
laquo dans ce mot eacutetonnant eacutechappeacute un jour agrave lrsquohomme drsquointelligence si vive que fut pourtant
mon cher maicirctre Seignobos ldquoIl est tregraves utile de se poser des questions mais tregraves dangereux
drsquoy reacutepondrerdquo raquo8
15 Preacuteciseacutement lrsquohistoire ne se construit pas agrave partir des faits dans un second temps mais agrave
partir des questions sans cesse renouveleacutees que les historiens se posent dans un
contexte social et culturel donneacute Ils cherchent une reacuteponse agrave leurs questions dans des
documents des traces dont lrsquoinventaire nrsquoest jamais clos et ils construisent les laquo faits raquo en
fonction de la place qursquoils pourront prendre dans leur argumentation Il nrsquoy a pas drsquoabord
les faits comme des moellons rangeacutes sur des palettes et plus tard un mur qui les cimente
Lagrave reacuteside la principale faiblesse agrave mon sens de cette eacutepisteacutemologie laquo Il est eacutevident qursquoon
ne peut laisser les faits tels qursquoils sortent du travail analytique agrave lrsquoeacutetat de fragments [hellip]
Degraves qursquoon veut essayer de les comprendre il faut les coordonner Pour faire une science
il faut reacuteunir tous ces faits isoleacutes en un ensemble la construction Le principe eacuteleacutementaire
crsquoest de reacuteunir les faits par deux systegravemes de combinaison les faits simultaneacutes pour
obtenir un tableau des choses agrave un moment donneacute les faits successifs pour atteindre les
transformations et lrsquoeacutevolution raquo (chapitre XIII) Cette meacutethode qui va de lrsquoanalyse agrave la
synthegravese ne rend pas compte de la reacutealiteacute du travail historique Il nous appartient
drsquoeacutelaborer une nouvelle eacutepisteacutemologie qui srsquointerroge sur lrsquoargumentation historique et
ses conditions de validiteacute
NOTES
1 Jean Zay Souvenirs et solitude Paris Belin 2010 [1re eacuted Julliard 1946] p 310-311 le 29 avril
1942
2 Le terme laquo psychologique raquo mal choisi sera critiqueacute par Simiand
3 Lucien Febvre laquo Entre lrsquohistoire agrave thegravese et lrsquohistoire-manuel Deux esquisses reacutecentes
drsquoHistoire de France raquo Revue de synthegravese deacutecembre 1933 p 217-8
4 Franccedilois Simiand laquo Meacutethode historique et science sociale Eacutetude critique drsquoapregraves les ouvrages
reacutecents de M Lacombe et de M Seignobos raquo Revue de synthegravese historique feacutevrier 1903 p 1-22 et
avril 1903 p 129-157 Citation p 7 La notion de spontaneacuteiteacute individuelle est de Simiand
5 Ibid
6 Ibid p 147
7 Jean-Claude Passeron Le raisonnement sociologique Lrsquoespace non-poppeacuterien du raisonnement naturel
Paris Nathan 1991
8 Apologie pour lrsquohistoire ou meacutetier drsquohistorien 4e eacutedition Paris A Colin 1961 p XVI italiques dans
le texte
10
AUTEUR
ANTOINE PROST
Antoine Prost professeur eacutemeacuterite agrave lrsquoUniversiteacute de Paris I en a dirigeacute le Centre drsquohistoire
sociale et a beaucoup publieacute sur lrsquohistoire ouvriegravere La CGT agrave lrsquoeacutepoque du Front populaire
(1964) Les nationalisations de la Libeacuteration (1987) Autour du Front populaire (2006) Sa thegravese
sur Les anciens combattants et la socieacuteteacute franccedilaise 1914-1939 (1977) lrsquoa conduit agrave lrsquohistoire de la
Grande Guerre (avec Jay Winter Penser la Grande Guerre Un essai dhistoriographie 2004) et
ses engagements militants agrave celle de lrsquoenseignement (Leacutecole et la famille dans une socieacuteteacute en
mutation 1930-1980 en 2004 Du changement dans lrsquoeacutecole Les reacuteformes de lrsquoenseignement de 1936
agrave nos jours en 2013) Il a consacreacute agrave lrsquoeacutepisteacutemologie de lrsquohistoire une synthegravese plusieurs fois
reacuteeacutediteacutee Douze leccedilons sur lrsquohistoire (1996)
11
Avertissement
1 Ce livre est sorti drsquoun cours professeacute pendant trois anneacutees au Collegravege libre des sciences
sociales Bien qursquoentiegraverement remanieacute il porte encore la trace de son origine les
divisions et subdivisions y sont tregraves apparentes et annonceacutees expresseacutement la langue est
plus familiegravere et moins seacutevegravere qursquoil nrsquoest drsquousage dans les livres eacutecrits directement pour
des lecteurs Je nrsquoai pas cru devoir faire disparaicirctre ces caractegraveres qui mrsquoont paru
convenir agrave un recueil de conseils et drsquoindications de meacutethode Jrsquoai agrave mrsquoexcuser aussi
drsquoavoir discuteacute des opinions sans citer le texte exact des auteurs un reacutesumeacute mrsquoa sembleacute
suffisant pour le but pratique que je me proposais Il mrsquoa paru inutile eacutegalement de
donner une bibliographie des travaux sur les sciences sociales on en trouvera une bien
choisie et bien classeacutee dans le Catalogue bibliographique publieacute en novembre 1899 par la
Socieacuteteacute nouvelle de librairie et drsquoeacutedition
2 La premiegravere partie du preacutesent ouvrage porte sur le mecircme sujet que lrsquoIntroduction aux
Eacutetudes historiques (1897) composeacutee en collaboration avec mon collegravegue et ami Ch-
V Langlois et qui est un traiteacute sommaire de meacutethode historique mais elle nrsquoen est pas la
reproduction Non seulement jrsquoai reacutesumeacute les parties purement theacuteoriques abreacutegeacute celles
qui nrsquointeacuteressaient que les historiens introduit des exemples tireacutes des sciences sociales
je crois aussi avoir rectifieacute et compleacuteteacute la theacuteorie fondamentale
3 La deuxiegraveme partie La meacutethode historique et lrsquohistoire sociale est presque entiegraverement
nouvelle elle traite une matiegravere peu eacutetudieacutee jusqursquoici parce qursquoelle occupe un terrain
intermeacutediaire entre lrsquohistoire et les sciences sociales elle srsquoadresse donc agrave la fois agrave deux
publics diffeacuterents mais je pense qursquoelle doit inteacuteresser plutocirct les speacutecialistes des sciences
sociales que les historiens
12
Introduction
Meacutethode historique et sciences sociales
I Meacutethode historique ndash Nature de lrsquohistoire ndash Caractegravere indirect de la meacutethode historiquendash Opeacuterations historiquesII Sciences sociales ndash Sens primitif de ce mot ndash Sens actuel ndash Caractegravere des sciences socialesIII Neacutecessiteacute de la meacutethode historique dans les sciences sociales 1deg Pour lrsquoeacutetude des pheacutenomegravenesactuels ndash 2deg Pour lrsquoeacutetude de lrsquoeacutevolution des pheacutenomegravenes
1 I ndash La meacutethode historique est la meacutethode employeacutee pour constituer lrsquohistoire elle sert agrave
deacuteterminer scientifiquement les faits historiques puis agrave les grouper en un systegraveme
scientifique
2 Il semble donc au premier abord tant qursquoon reste dans la logique formelle qursquoil existe
une science speacuteciale lrsquohistoire que cette science eacutetudie une certaine cateacutegorie de faits les
faits historiques et qursquoelle les eacutetudie par une meacutethode approprieacutee agrave la nature de ces faits
ndash de mecircme qursquoil y a une science de la chimie qui eacutetudie les faits chimiques par une
meacutethode chimique une science de la biologie qui eacutetudie les faits biologiques ndash ou (pour
prendre comme exemple une science descriptive) une science de la zoologie qui deacutecrit le
monde animal Lrsquohistoire serait une science drsquoobservation Il semble mecircme qursquoon puisse
deacutelimiter la cateacutegorie de faits eacutetudieacutes par lrsquohistoire ce sont toujours des faits passeacutes et
des faits humains Les faits passeacutes relatifs aux animaux ou aux plantes ne sont plus rangeacutes
dans la cateacutegorie de lrsquohistoire le mot histoire naturelle repreacutesente une conception
entiegraverement abandonneacutee Lrsquohistoire au sens moderne se reacuteduit agrave lrsquoeacutetude des hommes
vivant en socieacuteteacute elle est la science des faits humains du passeacute
3 Mais degraves qursquoon cherche agrave deacutelimiter pratiquement le terrain de lrsquohistoire degraves qursquoon essaie
de tracer les limites entre une science historique des faits humains du passeacute et une
science actuelle des faits humains du preacutesent on srsquoaperccediloit que cette limite ne peut pas
ecirctre eacutetablie parce qursquoen reacutealiteacute il nrsquoy a pas de faits qui soient historiques par leur nature
comme il y a des faits physiologiques ou biologiques Dans lrsquousage vulgaire le mot
laquo historique raquo est pris encore dans le sens antique digne drsquoecirctre raconteacute on dit en ce sens
une laquo journeacutee historique raquo un laquo mot historique raquo Mais cette notion de lrsquohistoire est
abandonneacutee tout incident passeacute fait partie de lrsquohistoire aussi bien le costume porteacute par
un paysan du XVIIIe siegravecle que la prise de la Bastille et les motifs qui font paraicirctre un fait
digne de mention sont infiniment variables Lrsquohistoire embrasse lrsquoeacutetude de tous les faits
13
passeacutes politiques intellectuels eacuteconomiques dont la plupart ont passeacute inaperccedilus Il
semblerait donc que les faits historiques puissent ecirctre deacutefinis les laquo faits passeacutes raquo par
opposition aux faits actuels qui sont lrsquoobjet des sciences descriptives de lrsquohumaniteacute Crsquoest
preacuteciseacutement cette opposition qursquoil est impossible de maintenir en pratique Ecirctre preacutesent
ou passeacute nrsquoest pas une diffeacuterence de caractegravere interne tenant agrave la nature drsquoun fait ce
nrsquoest qursquoune diffeacuterence de position par rapport agrave un observateur donneacute La Reacutevolution de
1830 est un fait passeacute pour nous preacutesent pour les gens qui lrsquoont faite Et de mecircme la
seacuteance drsquohier agrave la Chambre est deacutejagrave un fait passeacute
4 Il nrsquoy a donc pas de faits historiques par leur nature il nrsquoy a de faits historiques que par
position Est historique tout fait qursquoon ne peut plus observer directement parce qursquoil a
cesseacute drsquoexister Il nrsquoy a pas de caractegravere historique inheacuterent aux faits il nrsquoy a drsquohistorique
que la faccedilon de les connaicirctre Lrsquohistoire nrsquoest pas une science elle nrsquoest qursquoun proceacutedeacute de
connaissance
5 Alors se pose la question preacutealable agrave toute eacutetude historique Comment peut-on connaicirctre
un fait reacuteel qui nrsquoexiste plus Voici la Reacutevolution de 1830 des Parisiens tous morts
aujourdrsquohui ont pris sur des soldats morts aussi un bacirctiment qui nrsquoexiste plus Pour
prendre en exemple un fait eacuteconomique des ouvriers morts aujourdrsquohui dirigeacutes par un
ministre mort aussi ont fondeacute lrsquoeacutetablissement des Gobelins Comment atteindre un fait
dont aucun eacuteleacutement ne peut plus ecirctre observeacute Comment connaicirctre des actes dont on ne
peut plus voir ni les acteurs ni le theacuteacirctre ndash Voici la solution de cette difficulteacute Si les actes
qursquoil srsquoagit de connaicirctre nrsquoavaient laisseacute aucune trace aucune connaissance nrsquoen serait
possible Mais souvent les faits disparus ont laisseacute des traces quelquefois directement
sous forme drsquoobjets mateacuteriels le plus souvent indirectement sous la forme drsquoeacutecrits reacutedigeacutes
par des gens qui ont eux-mecircmes vu ces faits Ces traces ce sont les documents et la
meacutethode historique consiste agrave examiner les documents pour arriver agrave deacuteterminer les faits
anciens dont ces documents sont les traces Elle prend pour point de deacutepart le document
observeacute directement de lagrave elle remonte par une seacuterie de raisonnements compliqueacutes
jusqursquoau fait ancien qursquoil srsquoagit de connaicirctre Elle diffegravere donc radicalement de toutes les
meacutethodes des autres sciences Au lieu drsquoobserver directement des faits elle opegravere
indirectement en raisonnant sur des documents Toute connaissance historique eacutetant
indirecte lrsquohistoire est essentiellement une science de raisonnement Sa meacutethode est une
meacutethode indirecte par raisonnement
6 Crsquoest une meacutethode eacutevidemment infeacuterieure une meacutethode drsquoexpeacutedient on lrsquoeacutevite tant
qursquoon peut employer la meacutethode normale lrsquoobservation directe On nrsquoen fait aucun usage
dans toutes les sciences geacuteneacuterales physique chimie biologie celles qui cherchent les lois
geacuteneacuterales crsquoest-agrave-dire permanentes des pheacutenomegravenes il suffit ici drsquoexpeacuterimenter et
drsquoobserver Mais quand on a besoin de connaicirctre une eacutevolution il faut pouvoir comparer
avec les faits preacutesents qursquoon observe des faits passeacutes qursquoon ne peut plus observer on est
forceacute alors de recourir agrave la meacutethode indirecte qui seule permet drsquoatteindre les faits
passeacutes ndash Quand on a besoin de connaicirctre un ensemble concret tregraves eacutetendu il faut reacuteunir
des observations sur un grand nombre de faits Par exemple srsquoil srsquoagit de chercher
lrsquoensemble des salaires dans un pays chaque observateur nrsquoen peut observer qursquoun tregraves
petit nombre il faut bien qursquoil ajoute agrave sa connaissance personnelle directe celle des
autres observateurs le voilagrave ainsi obligeacute de combiner ses observations propres avec des
documents reacutedigeacutes par les autres observateurs et pour eacutetudier ces documents il est
rameneacute agrave la meacutethode indirecte qui est la meacutethode historique
14
7 Ainsi la meacutethode drsquoeacutetude indirecte par les documents la meacutethode historique est la seule
qursquoon puisse employer dans deux cas quand on veut atteindre soit des eacutevolutions soit
des ensembles concrets
8 Comme toute autre meacutethode scientifique elle comporte deux seacuteries drsquoopeacuterations
1deg eacutetudier le document pour deacuteterminer quels ont eacuteteacute les faits particuliers passeacutes dont le
document est la trace 2deg apregraves avoir eacutetabli ces faits les grouper en une construction
meacutethodique pour deacutecouvrir les rapports entre eux
9 II ndash Et maintenant qursquoest-ce que les sciences sociales
10 Drsquoapregraves le sens propre du mot social ce devraient ecirctre toutes les sciences qui eacutetudient les
faits sociaux crsquoest-agrave-dire ceux qui se produisent en socieacuteteacute les habitudes humaines de
tout genre (langues mœurs alimentation costume habitation ceacutereacutemonial
divertissements) les pheacutenomegravenes intellectuels (art science religion philosophie
morale) les institutions politiques ou eacuteconomiques
11 Crsquoest avec ce sens geacuteneacuteral qursquoAuguste Comte a fabriqueacute le mot sociologie pour deacutesigner la
science de tous les pheacutenomegravenes de socieacuteteacute Crsquoest encore le sens que lui donnait Herbert
Spencer dans les Principes de sociologie Mais agrave force de se disputer sur les limites de la
sociologie les sociologues tirant chacun de son cocircteacute ont arracheacute au mot la plus grande
partie de sa signification primitive et ne lui ont laisseacute qursquoun sens vague Simmel1 a essayeacute
de le preacuteciser de nouveau en reacuteduisant la sociologie agrave lrsquoeacutetude abstraite des pheacutenomegravenes
communs agrave toutes les espegraveces de socieacuteteacute
12 Le mot sociologie avait eacuteteacute inventeacute par des philosophes il correspondait agrave une tentative
pour grouper des branches de science resteacutees isoleacutees sous une conception philosophique
drsquoensemble Il paraicirct avoir eu le mecircme sort que cette conception apregraves une peacuteriode de
vogue il semble menaceacute de sortir de la langue
13 Le mot sciences sociales est entreacute dans lrsquousage pour indiquer agrave peu pregraves le mecircme ensemble
drsquoeacutetudes
14 Il y a eacuteteacute introduit par des speacutecialistes sans conception drsquoensemble pour reacutepondre agrave un
besoin pratique et crsquoest aussi pour des raisons pratiques accidentelles que le sens srsquoen est
preacuteciseacute et limiteacute aussi ne peut-on comprendre le sens actuel de ce mot qursquoen suivant son
histoire
15 Au XVIIIe siegravecle le terme social a encore son sens geacuteneacuteral le Contrat Social de Rousseau est
essentiellement un contrat politique
16 Dans la premiegravere partie du XIXe siegravecle le sens srsquoest restreint laquo social raquo srsquoest opposeacute agrave
laquo politique raquo il a deacutesigneacute les institutions et les usages qui ne sont pas directement
organiseacutes par le gouvernement famille proprieacuteteacute division en classes on a opposeacute
laquo lrsquoeacutetat social raquo agrave laquo lrsquoeacutetat politique raquo crsquoest en ce sens que lrsquoemploient les manuels
drsquohistoire des institutions Dans lrsquohistoire de Sparte par exemple la description des
classes Hilotes Peacuteriegraveques Spartiates forme lrsquoeacutetat laquo social raquo le gouvernement et lrsquoarmeacutee
rentrent dans lrsquoeacutetat laquo politique raquo En ce sens lrsquohistoire sociale serait lrsquoeacutetude des classes de
leurs privilegraveges de leur recrutement de leurs relations et lrsquohistoire des associations
priveacutees telles que la famille
17 Dans la seconde moitieacute du siegravecle le mot a tendu agrave prendre un autre sens Il srsquoest peu agrave peu
transporteacute aux nouvelles branches drsquoeacutetudes de la socieacuteteacute humaine qui commenccedilaient agrave se
former Plusieurs branches srsquoeacutetaient deacutejagrave constitueacutees avant qursquoon eucirct la conception
distincte de socieacuteteacute et de pheacutenomegravenes sociaux Elles eacutetaient neacutees les unes de lrsquohistoire2
15
ndash eacutetude encore confuse de tous les faits du passeacute science des actes et des institutions
politiques meacutelangeacutee agrave lrsquoeacuterudition et agrave lrsquoarcheacuteologie ndash les autres de certaines eacutetudes
pratiques devenues peu agrave peu historiques la theacuteologie devenue histoire des religions la
jurisprudence devenue histoire du droit la rheacutetorique et la philosophie devenues
histoires des litteacuteratures et des doctrines lrsquoart devenu histoire de lrsquoart Chacune ayant eu
degraves lrsquoorigine ses professeurs et ses speacutecialistes srsquoeacutetait organiseacutee en une science
indeacutependante sous un nom speacutecial
18 Les eacutetudes sur la socieacuteteacute qui se sont organiseacutees les derniegraveres au XIXe siegravecle ont pris le
nom de sociales devenu vacant Ainsi srsquoexplique que ce mot ait eacuteteacute reacuteduit agrave un sens si
restreint Si de lrsquoensemble des sciences qui eacutetudient les pheacutenomegravenes sociaux au sens
large on retire toutes les branches drsquoeacutetudes constitueacutees anteacuterieurement en sciences
speacuteciales le reacutesidu comprend les laquo sciences sociales raquo au sens actuel
19 Ce sont trois groupes drsquoeacutetudes drsquoorigines tregraves eacuteloigneacutees qui ont convergeacute de faccedilon agrave
former les laquo sciences sociales raquo
20 Un de ces groupes srsquoest constitueacute par la creacuteation drsquoune statistique fondeacutee sur une
meacutethode scientifique Les premiers essais remontent agrave la fin du XVIIe siegravecle aux travaux
de Petty et aux tables de mortaliteacute Mais il a fallu attendre qursquoon disposacirct de chiffres assez
complets et portant sur des pheacutenomegravenes assez varieacutes pour donner lrsquoideacutee drsquoeacutetudier
meacutethodiquement ces seacuteries de chiffres et drsquoen tirer des conclusions geacuteneacuterales Ce travail
nrsquoa pu commencer que tard quand les autres branches eacutetaient deacutejagrave constitueacutees sous
forme drsquohistoires speacuteciales et il a commenceacute hors des Universiteacutes ougrave ces sciences
srsquoeacutetaient constitueacutees Quand on a pour la premiegravere fois pris conscience du rocircle de la
statistique on a chercheacute un mot pour lui donner sa place dans lrsquoensemble de la science
Queacutetelet a publieacute son traiteacute Sur la possibiliteacute de mesurer lrsquoinfluence des causes qui modifient les
eacuteleacutements sociaux 1832 et son Essai de physique sociale 1835 Ainsi la statistique est entreacutee
dans le groupe des sciences sociales Quand elle srsquoest subdiviseacutee la branche principale a
formeacute la deacutemographie ougrave le mot δήμος est pris au mecircme sens restreint que le mot
laquo social raquo
21 Un autre groupe ndash et le plus consideacuterable ndash a eacuteteacute formeacute par lrsquoeacutetude des pheacutenomegravenes et
des institutions eacuteconomiques (production eacutechanges reacutepartition) ndash mal deacutelimiteacute du cocircteacute
de la production (on a heacutesiteacute sur la place de lrsquohistoire de la technique) ndash mal deacutelimiteacute
aussi du cocircteacute de la consommation (alimentation vecirctement habitation deacutepenses) Cette
eacutetude srsquoeacutetait appeleacutee longtemps laquo eacuteconomie politique raquo Volkswirthschaft mais le sens de
ce mot a tendu agrave se restreindre aux consideacuterations theacuteoriques qui avaient eacuteteacute la premiegravere
forme de lrsquoeacutetude eacuteconomique De plus en plus crsquoest la description des pheacutenomegravenes reacuteels
qui tend agrave devenir la science sociale eacutetablie au moyen drsquoune meacutethode drsquoobservation
22 Cette deacuteviation de sens a coiumlncideacute avec lrsquoapparition des eacutecoles socialistes et semble srsquoecirctre
produite sous leur influence Lrsquoideacutee fondamentale surtout des disciples de Marx crsquoest que
lrsquoorganisation eacuteconomique est le fondement de toute la socieacuteteacute reacuteformer la socieacuteteacute crsquoest
reacuteformer le reacutegime eacuteconomique Tous les autres faits sociaux passent au second plan non
seulement les faits intellectuels ou religieux mais mecircme les faits politiques Ils ont beau
demander avant tout une reacuteforme politique le suffrage universel montrant ainsi que
lrsquoorganisation eacuteconomique est domineacutee par le reacutegime politique dans leur langue le fait
laquo social raquo par excellence crsquoest le fait eacuteconomique Et crsquoest le sens qursquoils ont fini par
imposer aujourdrsquohui laquo sciences sociales raquo est devenu synonyme de sciences
eacuteconomiques
16
23 Le 3e groupe est drsquoune tout autre nature Les hommes qui eacutetudient les pheacutenomegravenes
eacuteconomiques ont eacuteteacute ameneacutes agrave eacutetudier aussi les theacuteories et les doctrines eacuteconomiques
doctrines speacuteculatives et doctrines pratiques par conseacutequent les reacuteformes et les
reacutevolutions eacuteconomiques Ainsi de lrsquohistoire geacuteneacuterale des doctrines confondue jusque-lagrave
dans lrsquohistoire de la philosophie et des sciences srsquoest deacutetacheacute un fragment lrsquohistoire des
doctrines et des projets eacuteconomiques qui est venu former le troisiegraveme groupe des
sciences sociales
24 Aujourdrsquohui les sciences sociales comprennent donc
1deg Les sciences statistiques y compris la deacutemographie
2deg Les sciences de la vie eacuteconomique
3deg Lrsquohistoire des doctrines et des tentatives eacuteconomiques
25 Crsquoest agrave peu pregraves ainsi que les eacutediteurs du Handwoumlrterbuch der Staatswissenschaften
deacutelimitaient en 1890 le champ de leur reacutepertoire en expliquant qursquoils faisaient de Staats le
synonyme de Sozial drsquoapregraves le sens nouveau que le mot Staat a pris depuis le
Staatssozialism ndash Un des traiteacutes les plus reacutecents en anglais Mayo-Smith reacuteunit sous un
nom analogue (Statistics and sociology 1895) deux sortes drsquoeacutetudes la deacutemographie et
lrsquoeacuteconomie politique ndash Ce sens complexe est aussi celui qursquoa adopteacute en Allemagne degraves
1873 le Verein fuumlr Sozialpolitik suivi par Stammhammer Bibliographie der Sozial politik 1896
ndash Crsquoest le sens donneacute en France au mot social dans le Museacutee social du comte de Chambrun
le Collegravege libre des sciences sociales et lrsquoEacutecole des hautes eacutetudes sociales
26 Les sciences sociales dans le sens que la pratique reacutecente leur a donneacute se limitent donc agrave
une partie restreinte des pheacutenomegravenes
27 Elles sont un amalgame disparate formeacute 1deg de lrsquoeacutetude des actes et des institutions
eacuteconomiques 2deg de la statistique des actes et des produits humains et 3deg de lrsquohistoire des
doctrines Elles nrsquoont qursquoun seul caractegravere commun crsquoest drsquoeacutetudier des pheacutenomegravenes qui
se rapportent aux inteacuterecircts mateacuteriels des hommes
28 Ces pheacutenomegravenes sont de deux espegraveces qui correspondent aux deux sciences entreacutees dans
lrsquoamalgame 1deg les pheacutenomegravenes proprement corporels nombre sexe acircge santeacute maladie
naissance mort qui sont lrsquoobjet de la deacutemographie 2deg les pheacutenomegravenes eacuteconomiques qui
consistent dans les rapports entre les hommes et les objets mateacuteriels pour la production
la distribution la consommation crsquoest le domaine de la science eacuteconomique au sens
large La limite ne peut pas toujours ecirctre traceacutee exactement Il y a des faits eacuteconomiques
purement intellectuels comme les opeacuterations de Bourse qui restent dans les sciences
sociales parce qursquoils sont lieacutes eacutetroitement aux pheacutenomegravenes mateacuteriels de lrsquoeacutechange Mais le
caractegravere geacuteneacuteral des faits eacutetudieacutes par les sciences sociales crsquoest drsquoecirctre des faits mateacuteriels
qursquoon cherche agrave atteindre par lrsquoobservation mateacuterielle3
29 III ndash On voit maintenant pourquoi la meacutethode historique ainsi deacutefinie est indispensable
aux sciences sociales ainsi deacutefinies
30 1deg Toute science sociale soit deacutemographie soit science eacuteconomique doit se constituer
par lrsquoobservation directe des pheacutenomegravenes Mais en pratique lrsquoobservation des
pheacutenomegravenes est toujours limiteacutee agrave un champ tregraves eacutetroit Pour arriver agrave une connaissance
eacutetendue il faut toujours recourir au proceacutedeacute indirect au document Or le document ne
peut srsquoeacutetudier que par la meacutethode historique Qursquoil ait eacuteteacute reacutedigeacute au temps drsquoAuguste ou
en 1900 la meacutethode pour lrsquoeacutetudier est la mecircme au moins dans les regravegles fondamentales
La meacutethode historique est donc neacutecessaire pour utiliser correctement mecircme les
documents contemporains
17
31 2deg Toute science sociale srsquoapplique agrave des pheacutenomegravenes qui ne restent pas constants pour
les comprendre il faut en connaicirctre lrsquoeacutevolution Pour le fait mecircme le plus simple de la
deacutemographie ndash le chiffre de la population ndash lrsquoeacutevolution est un eacuteleacutement essentiel de la
connaissance scientifique Cette neacutecessiteacute de connaicirctre lrsquoeacutevolution est bien plus grande
encore pour la vie eacuteconomique ougrave aucune organisation nrsquoest intelligible que par son
passeacute historique Il faut donc une eacutetude historique des pheacutenomegravenes sociaux anteacuterieurs et
cette eacutetude nrsquoest possible que par une meacutethode historique
32 Ainsi il faut appliquer drsquoabord la meacutethode historique aux sciences sociales pour
interpreacuteter les documents dont on a besoin dans tous les cas ougrave la connaissance ne peut
ecirctre qursquoindirecte (et en pratique presque tous les faits des sciences sociales sont recueillis
par la meacutethode indirecte) ndash Puis quand les faits sont reacuteunis il faut pour les grouper
suivre une meacutethode identique agrave celle de lrsquohistoire car il srsquoagit de former un ensemble
avec des faits recueillis presque tous par des proceacutedeacutes historiques
NOTES
1 Die Probleme der Geschichtsphilosophie 1892
2 Voir plus loin dans la 2 e partie chap XI laquo Naissance des histoires speacuteciales histoire
universelle histoire geacuteneacuterale raquo
3 On verra plus loin 2e partie chap XII si cette preacutetention est justifieacutee
18
Premiegravere partie La meacutethodehistorique appliqueacutee aux documentsdes sciences sociales
19
Chapitre premier
Theacuteorie du document
I Caractegravere du document ndash Le document est une trace drsquoactes anteacuterieurs ndash Analyse des opeacuterationsneacutecessaires pour produire un document eacutecriture langue penseacutee croyance connaissance lien deces opeacuterations avec la reacutealiteacuteII Provenance du document ndash Neacutecessiteacute de localiser le document ndash Opeacuterations pour en deacuteterminerla provenance
1 I ndash Comment un document peut-il servir agrave atteindre la connaissance drsquoun fait Y a-t-il
entre un document et un fait un rapport fixe qui permette agrave celui qui connaicirct le document
drsquoarriver agrave connaicirctre le fait Un document est une trace laisseacutee par un fait ndash Ces traces
peuvent ecirctre de deux espegraveces directes ou indirectes
2 Les traces directes sont des objets mateacuteriels ndash par exemple un bacirctiment une machine un
meacutetier agrave tisser ndash produits de lrsquoactiviteacute des hommes drsquoautrefois et qui peuvent servir agrave
nous faire directement connaicirctre cette activiteacute On peut utiliser les traces directes ndash par
exemple un outil ancien une eacutetoffe ndash quand il srsquoagit de connaicirctre les proceacutedeacutes ou les
produits drsquoune industrie crsquoest le cas dans lrsquohistoire de la technique Mais les sciences
sociales nrsquoont aucune recherche de ce genre agrave faire Et crsquoest mecircme un caractegravere singulier
de ces sciences Elles srsquoappliquent toujours agrave des pheacutenomegravenes sociaux qui ont pour objet
essentiel des choses mateacuterielles la deacutemographie eacutetudie la reacutepartition et les accidents
mateacuteriels des corps humains lrsquoeacuteconomie politique eacutetudie la production et la distribution
des richesses mateacuterielles Mais de ces pheacutenomegravenes mateacuteriels elles eacutecartent la partie
vraiment mateacuterielle lrsquoeacutetude des corps est abandonneacutee agrave lrsquoanthropologie ou agrave
lrsquoethnologie lrsquoeacutetude des proceacutedeacutes industriels reste le domaine de la technique Les
sciences sociales nrsquoeacutetudient dans les pheacutenomegravenes mateacuteriels ni les corps ni les actes elles
cherchent seulement les rapports abstraits entre ces corps ou entre ces actes elles
eacutetudient soit les nombres des corps ou des actes soit les institutions eacuteconomiques crsquoest-
agrave-dire les rapports eacutetablis entre les hommes agrave propos des objets mateacuteriels Il nrsquoy a donc
pas lieu en science sociale de se servir des traces directes du passeacute
3 Les traces indirectes sont les eacutecrits on leur reacuteserve souvent le nom de documents
Directement les documents ne font connaicirctre que la penseacutee de celui qui les a reacutedigeacutes ils
ne sont que les traces de faits psychologiques mais ils peuvent fournir un moyen indirect
drsquoatteindre des faits exteacuterieurs Les sciences sociales nrsquoemploient pas drsquoautre espegravece de
20
document Les documents de la deacutemographie sont ou des eacuteleacutements de calcul
deacutemographique (deacutenombrements et mesures) ou des reacutesultats de calculs sous forme soit
arithmeacutetique soit geacuteomeacutetrique Les documents de la science eacuteconomique sont ou des
statistiques ou des descriptions drsquoinstitutions (enquecirctes rapports monographies) ou des
regraveglements officiels ou priveacutes sur la faccedilon dont les institutions doivent fonctionner Les
documents de lrsquohistoire des doctrines sont les œuvres des eacutecrivains En un mot les
sciences sociales nrsquoutilisent que des eacutecrits il suffira donc ici drsquoeacutetablir la theacuteorie du
document eacutecrit
4 Quel rapport un eacutecrit peut-il avoir avec des faits sociaux Pour comprendre ce rapport
ndash qui est toujours indirect et lointain ndash il faut analyser les conditions dans lesquelles un
document vient au monde et reconstituer la seacuterie des opeacuterations neacutecessaires pour le
produire Alors seulement on pourra savoir srsquoil est possible agrave travers toutes ces
opeacuterations de trouver entre le document et le fait le rapport qui seul permettra drsquoarriver
agrave la connaissance du fait
5 Pour faciliter cette analyse forceacutement abstraite et subtile je prends parmi les documents
sociaux un exemple tregraves simple un bulletin manuscrit du recensement franccedilais Je vais
analyser les opeacuterations par lesquelles il est venu au monde en remontant la seacuterie des
opeacuterations agrave partir du fait qursquoun observateur pourra atteindre directement crsquoest-agrave-dire agrave
partir de lrsquoexistence du papier eacutecrit
6 Lrsquoobservateur prend le bulletin Directement tout ce qursquoil observe ce sont des traits noirs
traceacutes sur du papier blanc Comment ces traits ont-ils eacuteteacute produits Par un acte de la
main de lrsquoauteur du bulletin Voilagrave le premier intermeacutediaire lrsquoeacutecriture et voici la
premiegravere cause drsquoerreur lrsquoauteur peut avoir mal traceacute ses lettres avoir fait des lapsus
7 Ces traits ne sont pas arbitraires ils sont traceacutes suivant un systegraveme drsquoeacutecriture que
lrsquoobservateur connaicirct sinon il ne pourrait pas lire Agrave partir des traits on remonte aux
signes que lrsquoauteur a voulu mettre sur son papier Dans nos systegravemes drsquoeacutecritures
alphabeacutetiques ces signes indiquent des sons drsquoune langue que lrsquoauteur a ducirc prononcer au
moins mentalement Voilagrave le deuxiegraveme intermeacutediaire les signes alphabeacutetiques Et voici la
deuxiegraveme cause drsquoerreur tregraves sensible si lrsquoauteur du bulletin ne sait pas lrsquoorthographe il
peut avoir mal orthographieacute par exemple il peut avoir eacutecrit 420 pour dire quatre-vingts
pour restituer sa vraie penseacutee il faut se repreacutesenter les mots parleacutes
8 La langue elle-mecircme nrsquoest qursquoun signe physiologique drsquoune penseacutee psychologique En
parlant lrsquoauteur a eu une penseacutee Voilagrave le troisiegraveme intermeacutediaire la langue Il faut savoir
la langue de lrsquoauteur du bulletin pour remonter agrave sa penseacutee au sens des mots Et voici une
troisiegraveme cause drsquoerreur lrsquoauteur peut avoir mal su la langue avoir donneacute agrave un mot un
sens qursquoil nrsquoa pas habituellement en franccedilais par exemple avoir dit laquo journaliste raquo pour
laquo journalier raquo
9 Mais la penseacutee exprimeacutee litteacuteralement nrsquoexprime pas neacutecessairement ce que lrsquoauteur a
cru il a dit qursquoil eacutetait bouddhiste par plaisanterie ou il srsquoest dit centenaire par vaniteacute
Voilagrave les quatriegraveme et cinquiegraveme intermeacutediaires agrave travers le sens litteacuteral il faudra
remonter agrave la conception reacuteelle puis agrave travers la conception reacuteelle agrave la croyance sincegravere
de lrsquoauteur Et voici une quatriegraveme et une cinquiegraveme cause drsquoerreur le sens deacutetourneacute
puis le mensonge
10 On arrive ainsi agrave lrsquoeacutetat psychologique profond et permanent de lrsquoauteur On peut dire
alors voilagrave ce qursquoil croyait Srsquoil srsquoagissait seulement de doctrine on nrsquoaurait pas besoin
drsquoaller plus loin le travail serait termineacute car le document aurait donneacute la croyance de
21
lrsquoauteur Et crsquoest lagrave en effet que srsquoarrecirctent les opeacuterations en matiegravere drsquohistoire des
doctrines sociales
11 Mais dans tous les cas ougrave on veut connaicirctre un fait exteacuterieur on ne peut srsquoen tenir agrave une
croyance Ce qursquoon cherche crsquoest la reacutealiteacute exteacuterieure lrsquoauteur peut srsquoecirctre trompeacute par
exemple sur son acircge ou sur le nombre de piegraveces de son logement Or son opinion nrsquoa de
valeur qursquoautant qursquoelle provient drsquoune connaissance exacte des faits reacuteels et la
connaissance nrsquoest exacte que si elle provient drsquoune observation exacte soit faite par
lrsquoauteur lui-mecircme soit reacutepeacuteteacutee drsquoapregraves un autre observateur Voilagrave donc le sixiegraveme et
dernier intermeacutediaire de la croyance inteacuterieure de lrsquoauteur il faut passer agrave lrsquoobservation
drsquoun fait exteacuterieur Alors enfin le document se trouve relieacute par toute cette seacuterie
drsquointermeacutediaires agrave un acte de lrsquoespegravece des opeacuterations scientifiques agrave une observation Un
document vaut exactement dans la mesure ougrave il a pour origine une observation bien faite
12 Il semble donc que la science historique se retrouve en derniegravere analyse semblable agrave
toutes les sciences drsquoobservation il semble que la meacutethode historique repose sur le mecircme
principe que toute meacutethode scientifique puisque le document en derniegravere analyse est
une observation de faits Quand un astronome dans son observatoire un chimiste dans
son laboratoire ont fait une observation et lrsquoont reacutedigeacutee leur observation semble bien un
document pareil agrave un bulletin de recensement Pourtant la langue courante nrsquoappelle pas
laquo document raquo un procegraves-verbal drsquoobservation scientifique Et elle a raison de distinguer
car il y a une diffeacuterence pratique entre un document et une observation Ce nrsquoest pas
comme on lrsquoa dit parfois que le document soit la constatation drsquoun fait disparu qursquoon ne
peut plus observer tandis qursquoune observation scientifique peut ecirctre reacutepeacuteteacutee Il est
impossible en astronomie de recommencer lrsquoobservation du passage drsquoun meacuteteacuteore et
pourtant le procegraves-verbal de lrsquoobservation du passage drsquoun meacuteteacuteore nrsquoest pas un simple
document La diffeacuterence est dans la meacutethode le procegraves-verbal est reacutedigeacute suivant une
meacutethode rigoureuse et fixe le document est reacutedigeacute sans meacutethode il est de mecircme espegravece
que le reacutecit drsquoun garccedilon de laboratoire
13 Ainsi en remontant la seacuterie des opeacuterations agrave partir du bulletin manuscrit voici celles qui
ont neacutecessairement ducirc se produire 1deg un acte de la main de lrsquoauteur qui a eacutecrit le
bulletin 2deg dans lrsquoesprit de cet auteur une conception des signes drsquoeacutecriture agrave tracer
3deg dans ce mecircme esprit la repreacutesentation des sons de la langue dont lrsquoeacutecriture nrsquoest qursquoun
signe 4deg la repreacutesentation des phrases qursquoil a eacutecrites avec leur sens litteacuteral 5deg la
conception du sens qursquoil a entendu leur donner 6deg la croyance qursquoil a eue et qui peut ecirctre
erroneacutee 7deg la connaissance directe des faits qursquoil a atteints par observation Entre les
deux derniegraveres opeacuterations il a pu srsquointercaler un intermeacutediaire si lrsquoauteur a reccedilu sa
connaissance de seconde main srsquoil nrsquoa pas observeacute lui-mecircme le fait qursquoil affirme mais
seulement reacutepeacuteteacute lrsquoaffirmation drsquoun autre En ce cas crsquoest lrsquointermeacutediaire dont il
reproduit lrsquoaffirmation qui a eacuteteacute le seul observateur et il a ducirc faire lui-mecircme toute une
seacuterie drsquoopeacuterations mais de mecircme espegravece
14 Dans le cas ougrave lrsquoon opegravere non plus sur un manuscrit mais sur un imprimeacute il y a une
complication de plus Lrsquoimprimeacute ne repreacutesente par lui-mecircme que lrsquoacte drsquoun typographe
qui a eu un manuscrit agrave lire Il faut donc agrave travers toutes les opeacuterations intellectuelles de
ce typographe arriver au manuscrit qursquoil a observeacute Il y a en ce cas deux seacuteries
drsquoopeacuterations superposeacutees Mais la premiegravere seacuterie a peu drsquointeacuterecirct pratique parce que le
typographe a eacuteteacute dans des conditions exceptionnellement favorables pour observer et
reproduire le manuscrit et que les eacutepreuves ont eacuteteacute corrigeacutees par lrsquoauteur
22
15 Pour tirer drsquoun document la connaissance drsquoun fait il faut donc reconstituer toutes ces
opeacuterations intermeacutediaires comme elles ont ducirc se produire dans lrsquoesprit de lrsquoauteur et se
repreacutesenter toute la chaicircne de ces actes au moins dans le rapport que chacun drsquoeux a eu
avec le point de deacutepart qui eacutetait le fait observeacute Crsquoest le seul moyen de deacuteterminer le
rapport avec le point drsquoarriveacutee qui a eacuteteacute le document
16 En pratique dans cette chaicircne continue qui va depuis le fait agrave connaicirctre jusqursquoau
document crsquoest le point drsquoarriveacutee de lrsquoauteur le document qui est notre point de deacutepart
et crsquoest son point de deacutepart le fait qui est notre point drsquoarriveacutee Et les deux seuls objets
mateacuteriels qui puissent ecirctre observeacutes ce sont les deux anneaux extrecircmes de cette chaicircne
le fait observeacute par lrsquoauteur le document traceacute par lrsquoauteur et observeacute par nous Tous les
anneaux intermeacutediaires croyance conception langue sont des eacutetats psychologiques
nous ne pouvons pas les observer directement nous ne pouvons que nous les repreacutesenter
par analogie avec nos propres eacutetats inteacuterieurs les seuls qui nous soient directement
connus Voilagrave pourquoi la meacutethode historique est exclusivement une meacutethode
drsquointerpreacutetation psychologique par analogie Dans la mesure ougrave les sciences sociales se
constituent par des documents elles sont donc elles-mecircmes subordonneacutees agrave une meacutethode
psychologique
17 II ndash Agrave quelle condition peut-on opeacuterer sur un document avec chance drsquoen tirer une
connaissance Un document nrsquoa de valeur qursquoautant qursquoil est lieacute par un rapport connu
avec le fait sur lequel nous cherchons agrave ecirctre renseigneacute Supposons que je reacutedige un
bulletin de recensement au nom drsquoun personnage de fantaisie ougrave tous les renseignements
seront imaginaires ce ne sera pas un document
18 Il faut qursquoil y ait eu un rapport reacuteel entre ce bulletin et un des habitants qursquoil srsquoagit de
recenser Et il ne suffit pas que ce rapport existe il faut encore qursquoil nous soit connu Un
bulletin de recensement reacutedigeacute par un veacuteritable habitant tombe entre nos mains sans que
nous sachions agrave quelle eacutepoque et dans quel pays il a eacuteteacute eacutecrit il est pour nous sans valeur
parce que nous ne pouvons le rapporter agrave aucune reacutealiteacute preacutecise Pour qursquoun document
soit utilisable il faut que nous sachions preacuteciseacutement avec quels faits le document ou
plutocirct son auteur a eacuteteacute en rapport crsquoest-agrave-dire dans quelles conditions lrsquoauteur lrsquoa
produit Il faut pouvoir le localiser savoir en quel temps en quel lieu et par qui il a eacuteteacute
produit connaicirctre ce qursquoon appelle la provenance Tout travail sur un document doit
commencer par en deacuteterminer la provenance
19 Les opeacuterations pour eacutetablir la provenance des documents forment une partie
indispensable de toute meacutethode historique Elles tiennent une tregraves large place dans le
travail historique surtout quand il srsquoagit de faits tregraves anciens de lrsquoAntiquiteacute ou du Moyen
Acircge les documents de ces temps arrivent presque tous deacutefigureacutes par les copies
successives mal localiseacutes souvent mecircme falsifieacutes Une grande partie de la critique
consiste agrave les reacutetablir dans leur eacutetat primitif agrave les deacutelivrer des falsifications et agrave
deacuteterminer drsquoougrave ils sortent Crsquoest une opeacuteration de nettoyage indispensable pour eacuteviter
drsquoeacutenormes erreurs mais qui nrsquoajoute rien de positif agrave nos connaissances Les sciences
sociales opeacuterant drsquoordinaire sur des peacuteriodes contemporaines sont presque toujours
affranchies de ce travail de critique exteacuterieure Leurs documents se preacutesentent avec des
indications de provenance preacutecises et drsquoordinaire exactes la date le lieu de publication
le nom de lrsquoauteur souvent mecircme les conditions de son travail expliqueacutees dans une
preacuteface La critique de provenance a ici peu drsquooccasion de srsquoappliquer Elle se reacuteduit en
pratique agrave deux cas
23
20 Premier cas ndash On a des motifs de soupccedilonner que le document est accompagneacute drsquoune
fausse indication de date ou drsquoauteur soit que le contenu du document paraisse en
contradiction avec ces indications soit qursquoon soit averti par des renseignements
exteacuterieurs On aura par exemple su que le recenseur nrsquoest pas alleacute faire lrsquoenquecircte dont il
preacutetend srsquoecirctre chargeacute ou bien on aura remarqueacute dans le bulletin lui-mecircme des
expressions eacutetrangegraveres agrave la langue du recenseur
21 On doit alors faire une enquecircte en recherchant les renseignements exteacuterieurs sur la
provenance veacuteritable ou en analysant le document pour y deacutecouvrir des caractegraveres
inteacuterieurs de contradiction et des indices de la vraie provenance On nrsquoaura qursquoagrave
appliquer ici la meacutethode constitueacutee pour lrsquoeacuterudition historique1 En attendant drsquoavoir
trouveacute la provenance on devra tenir en suspicion le document et si on en fait usage
preacutevenir les lecteurs
22 Deuxiegraveme cas ndash Le document paraicirct ne pas ecirctre lrsquoœuvre drsquoun seul auteur (cas tregraves freacutequent
dans les documents officiels) et on a des motifs de soupccedilonner que les diffeacuterents auteurs
ont eu des opinions contradictoires ou ont suivi des meacutethodes de valeur diffeacuterente Il
devient alors neacutecessaire de savoir comment a eacuteteacute partageacute le travail on devra tacirccher de
distinguer les parties faites par chacun des auteurs si lrsquoon nrsquoy parvient pas il faut traiter
ces parties indistinctes avec une grande deacutefiance et si lrsquoon srsquoen sert avertir
expresseacutement
NOTES
1 On la trouvera exposeacutee dans Bernheim Lehrbuch der historischen Methode 2e eacutedition 1894
chap IV et dans Langlois et Seignobos Introduction aux eacutetudes historiques 2e eacuted chap III
24
Chapitre II
Les preacutecautions critiques
I Neacutecessiteacute de la critique ndash Tendance spontaneacutee agrave croire motifs de la creacuteduliteacuteII Formes rudimentaires de la critique ndash Notion du teacutemoignage insuffisance de la theacuteorie juridiquedu teacutemoignage neacutecessiteacute de lrsquoanalyseIII LrsquoanalyseIV Diverses opeacuterations de la critique
1 I ndash Le document est un produit mateacuteriel mais symbolique qui nrsquoa de valeur qursquoautant
qursquoil repreacutesente symboliquement la seacuterie drsquoopeacuterations par lesquelles a passeacute lrsquoesprit de
son auteur toutes ces opeacuterations sont exclusivement psychologiques et dans le cas
mecircme le plus favorable elles ont pour point de deacutepart une observation faite sans
meacutethode en dehors des regravegles de lrsquoobservation scientifique Un document mecircme le
meilleur nrsquoest que le dernier terme drsquoune seacuterie drsquoopeacuterations intellectuelles agrave partir drsquoune
observation mal faite
2 Ce serait donc une neacutegligence coupable drsquoopeacuterer avec un document comme avec une
observation scientifique Il faut avant de pouvoir utiliser un document prendre des
preacutecautions speacuteciales qui constituent toute la premiegravere moitieacute de la meacutethode historique
crsquoest la critique crsquoest-agrave-dire le jugement porteacute sur la valeur du document
3 Cette critique reconnue indispensable en histoire1 est-elle neacutecessaire en sciences
sociales La reacuteponse deacutepend du but qursquoon se propose en eacutetudiant ces sciences Si on y
apporte lrsquoesprit commercial on trouvera la critique non seulement inutile mais
dangereuse Car si lrsquoon tient seulement agrave produire une impression sur son public soit agrave le
convaincre de lrsquoavantage ou des inconveacutenients drsquoune mesure pratique soit agrave lui inspirer
de la consideacuteration pour la science de lrsquoauteur lrsquoessentiel est de publier le plus gros
travail possible drsquoapporter la plus grande masse de faits apparents le public mecircme le
public savant nrsquoa ni le loisir ni le deacutesir de veacuterifier la valeur drsquoune statistique (On a vu
reacutecemment des exemples eacuteclatants de cette neacutegligence) Or tout le temps passeacute agrave la
critique serait perdu pour ramasser des faits ce serait autant de moins drsquoapporteacute agrave la
masse Mais en outre la critique ne peut rien ajouter agrave la masse des preuves2 elle ne peut
qursquoen retrancher des preuves illusoires elle nrsquoa jamais qursquoun reacutesultat neacutegatif elle empecircche
drsquoadmettre des ideacutees fausses elle nrsquoen fait pas acqueacuterir de nouvelles Le public en
sciences sociales nrsquoappreacutecie que la quantiteacute du travail qui se voit drsquoun coup drsquoœil il nrsquoa
25
pas le temps drsquoen discerner la qualiteacute il ne peut distinguer un travail correct drsquoun travail
incorrect On a donc un avantage commercial eacutevident agrave se dispenser de la critique
puisqursquoelle fait perdre du temps et risque de diminuer la quantiteacute des mateacuteriaux Voilagrave
pourquoi sans doute on en fait si peu usage en science sociale
4 La critique nrsquoest utile qursquoautant qursquoon se place agrave un point de vue scientifique qursquoon tient agrave
connaicirctre la veacuteriteacute et agrave eacutecarter lrsquoerreur ou la fantaisie En ce cas seulement elle devient
indispensable car elle est le seul moyen de traiter les documents de faccedilon agrave en tirer une
veacuteriteacute deacutemontreacutee eacutetablie meacutethodiquement qui ne puisse pas ecirctre contesteacutee et crsquoest lagrave ce
qursquoon appelle la veacuteriteacute scientifique Il faut donc avant drsquoentreprendre aucun travail de
critique reacutesoudre pour soi-mecircme cette question preacutejudicielle Veut-on travailler en
savant sans souci du succegraves pour atteindre la veacuteriteacute scientifique Veut-on opeacuterer en
commerccedilant pour inspirer au public de la consideacuteration pour lrsquoentraicircner agrave une deacutecision
pratique pour arriver agrave lrsquoInstitut ndash Crsquoest agrave vrai dire une question de conscience Que
doit faire un commerccedilant drsquoune marchandise avarieacutee qursquoil peut eacutecouler sans que le public
srsquoen aperccediloive Doit-il la laisser perdre ou la vendre Cette mecircme question peut servir
de proceacutedeacute pour faire la critique drsquoun ouvrage de sciences sociales Si lrsquoon a besoin de
savoir la valeur scientifique drsquoun travail on fera bien de se poser cette question Lrsquoauteur
a-t-il eu un but commercial ou un but scientifique Ou plutocirct Dans quelle mesure
lrsquoauteur a-t-il voulu faire de la science De cette mesure deacutependra le degreacute de confiance
5 Si lrsquoon veut vraiment atteindre un reacutesultat scientifique il faut drsquoabord se peacuteneacutetrer de la
neacutecessiteacute de la critique En principe tout le monde lrsquoadmet mais crsquoest un de ces postulats
dont parle Carlyle facilement admis en theacuteorie et qui passent difficilement dans la
pratique Crsquoest que la critique est contraire agrave la tournure normale de lrsquointelligence
humaine la tendance spontaneacutee de lrsquohomme est de croire ce qursquoon lui dit Il est naturel
drsquoaccepter toute affirmation surtout une affirmation eacutecrite ndash plus facilement si elle est
eacutecrite en chiffres ndash encore plus facilement si elle provient drsquoune autoriteacute officielle si elle
est comme on dit authentique Appliquer la critique crsquoest donc adopter un mode de
penser contraire agrave la penseacutee spontaneacutee une attitude drsquoesprit contre nature Or il faut
lrsquoappliquer sans relacircche agrave tous les instants du travail historique il faut que cette allure
contre nature devienne une habitude organique On nrsquoy parvient pas sans effort Le
mouvement spontaneacute drsquoun homme qui tombe agrave lrsquoeau est de faire tout ce qursquoil faut pour se
noyer apprendre agrave nager crsquoest acqueacuterir lrsquohabitude de refreacutener ses mouvements
spontaneacutes et de faire des mouvements contre nature
6 Le mouvement spontaneacute drsquoun homme qui lit un document est de croire tout ce qursquoil lit
apprendre la critique crsquoest acqueacuterir lrsquohabitude de reacutesister agrave la creacuteduliteacute naturelle et
drsquoexaminer ce qursquoon lit La critique comme la natation doit devenir organique par
lrsquoexercice
7 Je ne puis ici qursquoindiquer les actes dont se compose la critique crsquoest la situation drsquoun
maicirctre nageur qui serait reacuteduit agrave montrer les mouvements en laissant chacun de ses
eacutelegraveves srsquoexercer en son particulier
8 Il faut drsquoabord se mettre en garde contre les mouvements spontaneacutes qui font noyer
Lrsquoexpeacuterience universelle de lrsquohistoire montre que lrsquohomme est naturellement creacutedule il
croit ce qursquoon lui affirme il a fallu des siegravecles pour produire une lueur de critique et
encore dans un seul pays en Gregravece Il est donc utile drsquoanalyser les motifs de cette
creacuteduliteacute universelle
26
9 1deg Le motif le plus geacuteneacuteral est la confusion drsquoesprit on entend un reacutecit on fait une
lecture on imagine aussitocirct le fait qursquoon vient drsquoentendre raconter ou de lire lrsquoimage
ainsi formeacutee se confond avec les autres images venues drsquoune autre source il faudrait un
effort de meacutemoire pour la distinguer et tout effort est contre nature Spontaneacutement
donc lrsquohomme croit tout ce qui lui est entreacute dans lrsquoesprit sans distinguer si cela lui vient
de son observation personnelle ou drsquoune affirmation exteacuterieure
10 2deg Un motif tregraves geacuteneacuteral est le respect pour lrsquoeacutecrit surtout pour lrsquoimprimeacute chacun de
nous en voit chaque jour la forme la plus frappante la creacuteduliteacute vis-agrave-vis du journal La
penseacutee fixeacutee par lrsquoeacutecriture plus encore par lrsquoimpression acquiert une autoriteacute presque
irreacutesistible Mecircme les gens cultiveacutes qui ont pourtant appris agrave se tenir en garde contre les
journaux ont besoin de reacuteagir sans cesse contre ce respect et parfois oublient de le faire
11 3deg Lrsquoimpression speacuteciale produite par les chiffres est particuliegraverement importante en
sciences sociales Le chiffre a un aspect matheacutematique qui donne lrsquoillusion du fait
scientifique Spontaneacutement on tend agrave confondre laquo preacutecis et exact raquo une notion vague ne
peut ecirctre entiegraverement exacte de lrsquoopposition entre vague et exact on conclut agrave lrsquoidentiteacute
entre laquo exact raquo et laquo preacutecis raquo On oublie qursquoun renseignement tregraves preacutecis est souvent tregraves
faux Si je dis qursquoil y a agrave Paris 525 637 acircmes ce sera un chiffre preacutecis beaucoup plus preacutecis
que laquo 2 millions et demi raquo et pourtant beaucoup moins vrai On dit vulgairement
laquo brutal comme un chiffre raquo agrave peu pregraves dans le mecircme sens que laquo la veacuteriteacute brutale raquo ce qui
sous-entend que le chiffre est la forme parfaite de la veacuteriteacute On dit aussi laquo Ce sont des
chiffres cela raquo comme si toute proposition devenait vraie degraves qursquoelle prend une forme
arithmeacutetique La tendance est encore plus forte lorsqursquoau lieu drsquoun chiffre isoleacute on voit
une seacuterie de chiffres lieacutes par des opeacuterations drsquoarithmeacutetique Les opeacuterations sont
scientifiques et certaines elles inspirent une impression de confiance qui srsquoeacutetend aux
donneacutees de fait sur lesquelles on a opeacutereacute il faut un effort de critique pour distinguer
pour admettre que dans un calcul juste les donneacutees peuvent ecirctre fausses ce qui enlegraveve
toute valeur aux reacutesultats Crsquoest une illusion de ce genre qui explique le succegraves drsquoun
ouvrage de statistique fantaisiste comme Mulhall The progress of the World ougrave la richesse
de chaque pays est calculeacutee avec une preacutecision eacutetonnante agrave partir de chiffres admis sans
aucun controcircle
12 4deg On ressent un respect naturel pour les autoriteacutes officielles politiques ou scientifiques
les bureaux de ministegravere les offices de statistique ou les corps savants Tout document
reacutedigeacute par un fonctionnaire dans des formes consacreacutees prend un caractegravere semi-
magique il devient un document authentique On oublie que le caractegravere authentique
consiste dans les formes de lrsquoacte non dans son contenu et que drsquoordinaire les
deacuteclarations inscrites dans lrsquoacte ne sont pas controcircleacutees on confond souvent
laquo authentique raquo avec exact3 on dit parfois mecircme agrave la Chambre laquo fait authentique raquo pour
dire un fait eacutetabli sucircrement Il faut une tournure drsquoesprit ou une eacuteducation
exceptionnelles pour reacutesister agrave cet entraicircnement Des professionnels de la critique des
eacuterudits en sont parfois incapables respectueux des autoriteacutes eacutetablies ils souffriraient
comme drsquoun acte reacutevolutionnaire de refuser leur croyance agrave un acte reacutedigeacute par un
fonctionnaire
13 5deg Le motif le plus puissant de tous est la paresse Il faut se donner plus de peine pour
critiquer une affirmation que pour lrsquoadmettre sans controcircle surtout en matiegravere de travail
scientifique ougrave le controcircle est toujours long La tentation est tregraves forte de traiter les
documents comme des observations scientifiques drsquoougrave il ne reste qursquoagrave extraire des
27
mateacuteriaux tout precircts et agrave les grouper en une construction Vita brevis ars longa On abregravege
lrsquoart en supprimant la critique le travail est plus vite fait
14 6deg Enfin pour le motif commercial indiqueacute plus haut on trouve avantage agrave sacrifier le
moins possible de documents on ferait une mauvaise affaire en employant son temps agrave
diminuer la quantiteacute de mateacuteriaux qursquoon pourra mettre en œuvre on ne veut pas jeter
une marchandise avarieacutee qui peut figurer encore agrave lrsquoeacutetalage on compte que le public nrsquoy
regardera pas de trop pregraves et drsquoordinaire on nrsquoa pas agrave srsquoen repentir commercialement du
moins
15 Il est utile de se rendre compte expresseacutement de ces motifs inconscients pour bien voir la
neacutecessiteacute de faire meacutethodiquement son examen de conscience et de se tenir en garde
contre toutes les tentations et tous les mouvements spontaneacutes Il serait utile que cette
connaissance entracirct dans le domaine commun elle pourrait creacuteer une opinion publique
qui servirait de frein aux travailleurs sans conscience et de sanction peacutenale contre les
mauvais travaux
16 Une opinion publique a eacuteteacute creacuteeacutee ainsi en France en matiegravere drsquoeacuterudition historique et
philologique depuis une trentaine drsquoanneacutees par la Revue critique et elle a servi par la
terreur agrave empecirccher de se produire beaucoup drsquoouvrages mal faits Les sciences sociales
ont un besoin non moins urgent de cette police scientifique
17 II ndash Quand on est parvenu agrave sortir de lrsquoeacutetat de nature qui est la creacuteduliteacute totale on
commence agrave entrer sur le terrain de la critique mais on nrsquoarrive pas du premier coup agrave
des proceacutedeacutes meacutethodiques La critique naissante prend drsquoabord une forme vague Comme
on a eacuteteacute grossiegraverement trompeacute par des documents sans aucune valeur on se met agrave
distinguer entre ceux-lagrave et les autres et lrsquoon admet que certains documents provenant de
faussaires ou de menteurs aveacutereacutes doivent ecirctre rejeteacutes Dans un paquet de bulletins de
recensement on deacutecouvre des marques eacutevidentes de fraude on met agrave part comme
suspects tous les bulletins de ce paquet parce qursquoils eacutemanent drsquoune personne peu digne de
foi
18 Combineacutee avec la pratique des tribunaux cette distinction a produit la theacuteorie du
teacutemoignage4 Elle repose sur lrsquoideacutee qursquoil y a de bons et de mauvais teacutemoins Les bons
teacutemoins dignes de foi sont ceux qui ont connu la veacuteriteacute et voulu la dire les teacutemoins
sincegraveres et bien informeacutes les mauvais teacutemoins sont les menteurs et les hommes mal
informeacutes ils nrsquoont pas su la veacuteriteacute ou nrsquoont pas voulu la dire Cette distinction srsquoapplique
drsquoabord aux personnes En la transportant aux eacutecrits on classe les documents suivant leur
auteur comme en justice on classe les teacutemoignages drsquoun cocircteacute les documents dignes de
foi de lrsquoautre les documents suspects crsquoest la vieille notion juridique qursquoil y a des
teacutemoins dont la deacuteclaration doit emporter le jugement Elle se combine avec une autre
notion juridique celle de lrsquoacte authentique crsquoest-agrave-dire reacutegulier qui doit ecirctre accepteacute
parce qursquoil est dans les formes tandis que le document apocryphe doit ecirctre rejeteacute agrave cause
de sa forme Ces notions ne sont nullement scientifiques et quand on les introduit dans la
critique historique on oublie les diffeacuterences profondes entre un problegraveme scientifique et
une affaire juridique
19 1deg En justice il y a deux parties Le juge doit deacutecider dans tous les cas entre les deux
reacutepondre oui ou non crsquoest une balance qui doit finir par pencher drsquoun cocircteacute Il est ameneacute
ainsi par des neacutecessiteacutes pratiques agrave eacutetablir des criteacuteriums conventionnels qui sont lrsquoacte
authentique le teacutemoignage recevable la balance penche du cocircteacute ougrave ces criteacuteriums se
trouvent Cela suffit pour emporter la deacutecision car il srsquoagit seulement drsquoune deacutecision
28
exteacuterieure non drsquoune conviction inteacuterieure Mais en science on nrsquoest jamais forceacute de
reacutepondre agrave une question et il faut savoir veacuteritablement avant de pouvoir rien affirmer En
preacutesence drsquoune question scientifique il peut y avoir non pas seulement deux mais trois
attitudes laquo Oui ndash Non ndash Je ne sais pas raquo Si donc un acte ou un teacutemoin paraissent
insuffisants pour conclure on peut ndash et on doit ndash suspendre son jugement Il serait
dangereux de traiter le teacutemoignage en science comme en justice car si lrsquoon nrsquoa sur une
question qursquoun seul document en preacutesence de cette affirmation unique non contredite
on aura de la peine agrave garder lrsquoattitude du doute on semblerait insulter le teacutemoin en
doutant de sa parole Et ainsi on se laissera aller agrave dire Nous nrsquoavons pas de raison de
douter du teacutemoin nous pouvons donc affirmer On oublie qursquoen science pour affirmer une
solution il faut avoir la preuve qursquoelle est exacte et qursquoon doit dire Nous nrsquoavons pas de
raison drsquoaffirmer donc nous devons douter En justice le doute eacutequivaut agrave une affirmation
en faveur drsquoune des deux parties en science il ne doit aboutir qursquoagrave une neacutegation
provisoire
20 2deg En justice il y a entre deux parties un duel soumis agrave des regravegles drsquoattaque et de deacutefense
lrsquoun des adversaires produit un teacutemoignage ou un acte lrsquoautre doit produire un teacutemoin ou
un acte en sens inverse sinon il perd Transporteacutee sur le terrain historique cette regravegle
devient une entrave agrave la science En fait elle aboutit agrave donner agrave lrsquoopinion la plus ancienne
une sorte de possession drsquoeacutetat on deacuteclare qursquoelle sera admise provisoirement en
attendant la preuve contraire Or en science on doit rejeter provisoirement tout ce qui
nrsquoest pas prouveacute Lrsquoapplication de cette regravegle est encore plus dangereuse en matiegravere de
document On srsquoaperccediloit qursquoun document est suspect crsquoest-agrave-dire ne paraicirct pas provenir
drsquoune observation exacte on devrait lrsquoeacutecarter provisoirement mais en vertu de la regravegle
de la possession drsquoeacutetat on continue provisoirement agrave le traiter comme un document sucircr
crsquoest-agrave-dire agrave admettre comme exactes ses affirmations jusqursquoagrave ce qursquoon ait pu prouver
qursquoil est mauvais On encombre ainsi la science de constructions fragiles qui srsquoeacutecroulent le
jour ougrave la preuve est faite que le document ne vaut rien
21 3deg En justice on nrsquoa qursquoagrave deacutecider une question deacutelimiteacutee par les termes de lrsquoaffaire On
prend le teacutemoignage en bloc on lrsquoadmet ou on le rejette tout entier En science il srsquoagit
drsquoune quantiteacute innombrable de questions Le mecircme teacutemoin a drsquoordinaire laisseacute des
affirmations sur des milliers de faits Un seul tableau de statistique un simple bulletin de
recensement un seul document contient des renseignements tregraves divers Le principe
juridique est de consideacuterer en bloc un teacutemoignage La critique historique doit employer le
proceacutedeacute inverse analyser le document en ses eacuteleacutements les plus menus car chacun de ces
eacuteleacutements repreacutesente une opeacuteration drsquoesprit diffeacuterente faite par lrsquoauteur du document il
donne donc un renseignement de valeur tout agrave fait diffeacuterente Le document le plus
mensonger renferme toujours des conceptions exactes Lrsquoauteur drsquoune deacuteclaration
frauduleuse de vente peut avoir trompeacute sur le prix et donner exactement la contenance
de la terre vendue
22 Ainsi on est conduit agrave formuler trois regravegles opposeacutees agrave celles du teacutemoignage juridique
1deg La critique ne doit affirmer ou nier que srsquoil y a des raisons concluantes agrave deacutefaut de ces
raisons elle doit suspendre la conclusion 2deg Elle ne doit tenir aucun compte de ce qui a
eacuteteacute admis anteacuterieurement sans preuves suffisantes il nrsquoy a pas en science de preacutevention
favorable 3deg Elle doit opeacuterer toujours en commenccedilant par analyser le document
23 III ndash Analyser crsquoest deacutecomposer jusqursquoagrave lrsquoeacuteleacutement irreacuteductible Cet eacuteleacutement est diffeacuterent
suivant lrsquoespegravece de faits qursquoon cherche agrave connaicirctre ndash En matiegravere de langue on doit arriver
jusqursquoau mot et mecircme jusqursquoagrave lrsquoeacuteleacutement qui entre dans la composition du mot ndash En
29
matiegravere de conception on arrive jusqursquoaux ideacutees et aux images qui entrent dans la
composition drsquoune phrase non seulement jusqursquoaux jugements eacuteleacutementaires mais
jusqursquoaux meacutetaphores ndash En matiegravere de faits exteacuterieurs (crsquoest le domaine propre des
sciences sociales) lrsquoeacuteleacutement dernier ce nrsquoest pas le fait total crsquoest lrsquoaffirmation de
lrsquoexistence de chacune des conditions du fait la date le lieu la personne le chiffre etc
Cette phrase laquo Ahellip maccedilon agrave Xhellip veuf raquo contient quatre eacuteleacutements distincts 1deg Ahellip 2deg sa
profession 3deg son domicile 4deg sa qualiteacute de veuf Il faut examiner chacun agrave part pour
deacuteterminer si lrsquoauteur a opeacutereacute correctement en lrsquointroduisant dans le document car il
peut avoir observeacute ou reacutedigeacute correctement un des eacuteleacutements et pas lrsquoautre Il se peut qursquoil
ait eu raison de dire Ahellip maccedilon et tort de le dire veuf ou demeurant agrave Xhellip
24 Nous voici rameneacutes agrave la diffeacuterence capitale entre la meacutethode historique et celle des
sciences drsquoobservation directe Le document sur lequel opegravere la meacutethode historique nrsquoest
qursquoun moyen de connaissance indirecte mais en suivant toute la seacuterie des opeacuterations par
lesquelles il srsquoest formeacute on peut remonter agrave une observation directe Et lrsquoobservation
directe dans une science drsquoobservation prend elle-mecircme en pratique la forme drsquoun
procegraves-verbal eacutecrit qui ressemble bien agrave un document Il semble donc qursquoon pourrait les
traiter par la mecircme meacutethode En fait un savant prend le procegraves-verbal drsquoobservation
reacutedigeacute par un autre savant et srsquoen sert pour conclure sans faire drsquoautre opeacuteration En
pratique il se contente de savoir que un tel laquo travaille bien raquo ou laquo travaille mal raquo et il
accepte ou rejette lrsquoobservation suivant lrsquoopinion qursquoil a de lrsquoobservateur Crsquoest un
proceacutedeacute semblable agrave celui de la critique de teacutemoignage un jugement en bloc Pourquoi ce
proceacutedeacute serait-il leacutegitime en science et condamneacute en histoire Pourquoi appliquer la
meacutethode critique aux documents puisqursquoon ne lrsquoapplique pas aux procegraves-verbaux
drsquoexpeacuterience
25 Crsquoest qursquoil y a une diffeacuterence pratique entre une observation et un document
Lrsquoobservation est un document fait suivant des regravegles preacutecises et fixes drsquoobservation et de
notation ces regravegles obligent lrsquoobservateur agrave analyser avec preacutecision les faits qursquoil observe
et agrave faire la critique de ses impressions Le travail drsquoanalyse et de critique a eacuteteacute fait par
lrsquoobservateur lui-mecircme pendant lrsquoopeacuteration On peut donc se contenter de veacuterifier si
lrsquoobservateur travaille bien ou mal crsquoest-agrave-dire srsquoil applique correctement les regravegles et
cette veacuterification suffit pour accepter ou rejeter en bloc son travail
26 Le document est une observation venue au monde sans regravegles Il se compose drsquoeacuteleacutements
dont chacun peut avoir eacuteteacute obtenu par une meacutethode diffeacuterente il faut donc bien
lrsquoanalyser crsquoest-agrave-dire distinguer ces eacuteleacutements afin de rechercher seacutepareacutement pour
chacun srsquoil a eacuteteacute obtenu par une meacutethode correcte ou non Ce travail nrsquoayant pas eacuteteacute fait
pendant lrsquoobservation il faut le faire sur le document crsquoest proprement lrsquoœuvre de la
critique Or lrsquohistoire nrsquoopegravere jamais que sur des documents et les sciences sociales seront
dans la mocircme condition tant qursquoelles nrsquoauront pas constitueacute une meacutethode scientifique
avec des regravegles preacutecises sur la maniegravere de recueillir les renseignements sociaux Elles ne
peuvent donc pas se passer de lrsquoanalyse et de la critique
27 IV ndash La critique se divise pratiquement en trois seacuteries drsquoopeacuterations qursquoon peut deacutesigner
par les noms suivants
28 1deg La critique drsquointerpreacutetation qui consiste agrave deacuteterminer le sens du document crsquoest-agrave-
dire la conception de lrsquoauteur
29 2deg La critique de sinceacuteriteacute qui consiste agrave discerner si lrsquoauteur a menti ou parleacute
sincegraverement de faccedilon agrave deacuteterminer sa croyance sur chaque point
30
30 3deg La critique drsquoexactitude qui consiste agrave examiner si lrsquoauteur srsquoest trompeacute ou a observeacute
correctement de faccedilon agrave deacuteterminer les faits exteacuterieurs qursquoil a observeacutes
31 Il faut y ajouter une opeacuteration preacutealable la critique de provenance destineacutee agrave deacuteterminer
par qui a eacuteteacute reacutedigeacute le document
NOTES
1 Voir Langlois et Seignobos Introduction aux eacutetudes historiques livre I chap II II
2 Voir Langlois et Seignobos Introduction aux eacutetudes historiques livre I chap II II
3 M drsquoAvenel Histoire eacuteconomique de la proprieacuteteacute etc 1804 Introduction donne comme certains
tous les prix indiqueacutes dans des actes drsquoenregistrement parce que ces actes sont authentiques
4 Elle a eacuteteacute exposeacutee par le P de Smedt Principes de la critique historique 1887 et reproduite par
Tardif Principes de critique
31
Chapitre III
Critique de provenance
I Conditions de la critique de provenanceII Difficulteacutes speacuteciales aux documents des sciences sociales
1 Les principes geacuteneacuteraux de la critique exposeacutes dans le chapitre preacuteceacutedent sont applicables
aux opeacuterations des sciences sociales dans la mesure ougrave elles se servent de documents
2 I ndash Drsquoabord srsquoimpose une opeacuteration preacutealable eacutetablir la provenance du document Cette
opeacuteration longue et difficile pour les documents anciens est drsquoordinaire tregraves facile pour
les documents reacutecents Elle consiste agrave reacuteunir les renseignements sur la faccedilon dont le
document srsquoest formeacute De notre temps les renseignements les plus neacutecessaires lrsquoeacutepoque
le lieu le nom et la qualiteacute de lrsquoauteur sont drsquoordinaire joints au document lui-mecircme Il
ne reste qursquoagrave se demander si ces indications sont exactes En geacuteneacuteral au XIXe siegravecle depuis
lrsquoorganisation reacuteguliegravere de lrsquoimprimerie et de la bibliographie elles sont exactes en gros
il ne se fabrique plus guegravere comme autrefois de documents apocryphes
3 Mais il se fait encore beaucoup de menues falsifications drsquoinexactitudes volontaires
surtout dans la date exacte de publication et les noms des auteurs veacuteritables Comme on a
rarement les moyens de les rectifier il est sage de ne prendre ces renseignements que
pour des donneacutees approximatives de ce qursquoun livre porte la date 1901 il ne faudrait pas
conclure qursquoil nrsquoa pas eacuteteacute publieacute en 1900
4 On fera bien de srsquoinformer des conditions de travail speacuteciales au pays agrave lrsquoeacutepoque au genre
dans lequel a travailleacute lrsquoauteur On saura quelles espegraveces drsquoinexactitudes sont habituelles
dans ce pays agrave cette eacutepoque dans ce genre et par conseacutequent quelles indications de
provenance ont chance drsquoecirctre inexactes Crsquoest lagrave une notion bien vague mais on ne peut
pas preacuteciser cet examen ne peut produire qursquoun eacutetat de deacutefiance vague Mais ce soupccedilon
conccedilu au commencement du travail accompagnera toute lrsquoeacutetude du document et rendra
plus facile drsquoapercevoir dans le document lui-mecircme les indices preacutecis drsquoun faux
renseignement de provenance qui seront les contradictions entre le contenu mecircme du
document et la date le pays lrsquoauteur indiqueacutes en tecircte
5 Pratiquement il ne serait pas raisonnable de proceacuteder avec les documents contemporains
comme on fait pour les textes anciens lrsquoeacutediteur commence par lire et eacutetudier lrsquoensemble
du document pour trouver des contradictions et des renseignements de deacutetail qui
32
permettent de fixer la vraie provenance Crsquoest un luxe que permet lrsquoextrecircme rareteacute des
documents sur ces peacuteriodes Mais en science sociale le travail serait trop long et on ne
dispose pas drsquoun nombre suffisant de speacutecialistes Il faut donc que celui qui veut utiliser le
document fasse lui-mecircme sa critique de provenance Ce travail pratiquement se reacuteduit agrave
un controcircle sur les affirmations inscrites en tecircte du document il suffit donc de lire avec
la preacuteoccupation de recueillir les indices de contradiction entre le contenu du document
et sa provenance deacuteclareacutee
6 II ndash La principale difficulteacute est de deacuteterminer lrsquoauteur veacuteritable des documents officiels
Ils sont drsquoordinaire anonymes ou bien ils indiquent pour auteur le chef du service par
lequel ils ont eacuteteacute publieacutes et crsquoest par les subalternes que le travail a eacuteteacute fait
7 Quant aux documents statistiques on peut ecirctre sucircr qursquoils sont toujours le produit drsquoune
collaboration puisqursquoil est mateacuteriellement impossible agrave un homme de faire seul toutes les
observations reacutesumeacutees dans les chiffres drsquoune statistique Qui pourrait se charger drsquoun
recensement srsquoil nrsquoavait des auxiliaires pour recueillir un agrave un les renseignements
8 Ces auteurs ou ces collaborateurs ne laissent pas tous une trace apparente de leur activiteacute
dans le document qui est leur œuvre Il sera mecircme presque toujours impossible de les
deacuteterminer tous Mais du moins on doit se faire une regravegle de lire avec soin les indications
ndash geacuteneacuteralement deacuteposeacutees dans la preacuteface ou les appendices de la publication ndash sur la faccedilon
dont le document a eacuteteacute preacutepareacute et reacutedigeacute On devra se rendre compte aussi nettement que
possible des auteurs et des collaborateurs de leur caractegravere et de leurs habitudes de la
part que chacun a prise au travail et surtout des proceacutedeacutes qursquoils ont employeacutes pour
recueillir leurs renseignements et pour les reacutesumer en formules Si lrsquoon ne parvient pas agrave
voir clairement par quels proceacutedeacutes le document a eacuteteacute fabriqueacute on sera du moins averti de
garder la deacutefiance que doit toujours inspirer le reacutesultat brut drsquoopeacuterations resteacutees
inconnues
33
Chapitre IV
Critique drsquointerpreacutetation
I Analyse preacutealable ndash Deacutecomposition en eacuteleacutements ndash Proceacutedeacutes pratiques ndash Limites de laconnaissance ndash Rapiditeacute des opeacuterationsII Critique drsquointerpreacutetation ndash Langue ndash Sens litteacuteral ndash Sens deacutetourneacute ndash Reacutesultat des opeacuterations
1 I ndash Une fois la provenance eacutetablie commence le travail sur le contenu du document la
critique On a vu qursquoil ne peut se faire que par lrsquoanalyse
2 Lrsquoanalyse et la critique sont deux opeacuterations distinctes logiquement mais pratiquement
elles se font presque toujours ensemble et mecircme elles se combinent avec les autres
opeacuterations que jrsquoai eacutenumeacutereacutees plus haut la lecture lrsquoexplication du sens lrsquointerpreacutetation
Toutes se font agrave la fois sans qursquoon prenne conscience de faire des actes diffeacuterents comme
en nageant on fait agrave la fois plusieurs mouvements qursquoon a eacuteteacute obligeacute de deacutecomposer pour
les apprendre Quand on a pratiqueacute avec meacutethode ces opeacuterations on arrive assez vite agrave les
faire spontaneacutement On srsquoest accoutumeacute agrave une certaine faccedilon de lire on a contracteacute une
habitude drsquoesprit qui accompagne deacutesormais la lecture de tout document la critique est
devenue organique et inconsciente
3 Le principe fondamental de la critique interne crsquoest qursquoun document eacutetant une
observation mal analyseacutee et mal critiqueacutee il en faut analyser et critiquer seacutepareacutement
toutes les parties et par conseacutequent drsquoabord le deacutecomposer en ses eacuteleacutements Au point de
vue de la critique un eacuteleacutement crsquoest chacune des opeacuterations qursquoa ducirc faire lrsquoobservateur qui
a eacuteteacute lrsquoauteur du document chacune des opeacuterations pour laquelle il a pu proceacuteder
incorrectement et par suite introduire dans son document une cause drsquoerreur Mais cette
critique rencontre deux difficulteacutes
4 1deg Le document nrsquoest que le reacutesultat brut drsquoun grand nombre drsquoopeacuterations intellectuelles
or lrsquoauteur ne nous donne pas le deacutetail de ces opeacuterations Comment parvenir dans le
reacutesultat agrave deacutemecircler chacune drsquoelles
5 2deg Quand mecircme il serait logiquement possible de faire cette analyse comment trouver le
temps de faire la critique speacuteciale de chacune de ces opeacuterations qui souvent se chiffrent
par milliers
6 Ces deux difficulteacutes forment le problegraveme fondamental de la meacutethode critique elle nrsquoest
utile qursquoautant qursquoelle en peut fournir une solution pratique sinon elle resterait agrave lrsquoeacutetat
34
de theacuteorie logique En fait la meacutethode critique a rendu des services voici par quels
moyens
7 a Pour deacuteterminer les opeacuterations par lesquelles srsquoest construit le document nous nrsquoavons
pas il est vrai de renseignements particuliers mais nous pouvons partir des
renseignements geacuteneacuteraux que nous donne la connaissance des lois geacuteneacuterales des
opeacuterations psychologiques Nous savons drsquoavance quelles opeacuterations un homme a ducirc faire
neacutecessairement pour arriver agrave un reacutesultat drsquoune forme donneacutee car ces opeacuterations tiennent
agrave la nature mecircme de lrsquoesprit humain Nous pouvons affirmer qursquoil srsquoest produit au moins
le minimum neacutecessaire drsquoopeacuterations une observation une croyance une conception
aboutissant agrave la reacutedaction du document Nous pourrons donc toujours deacutecomposer au
moins en trois groupes et pour chacun proceacuteder agrave une critique diffeacuterente 1deg critique
drsquointerpreacutetation 2deg critique de sinceacuteriteacute 3deg critique drsquoexactitude
8 Nous savons en outre quels sont les eacuteleacutements seacuteparables dans toute affirmation un
jugement est forceacutement la reacuteunion de plusieurs conceptions nous pouvons les isoler et
affirmer que chacune drsquoelles a eacuteteacute le produit drsquoune opeacuteration drsquoesprit diffeacuterente nous
savons qursquoil faut en faire seacutepareacutement la critique puisque chacune peut avoir une valeur
diffeacuterente drsquoexactitude ou de sinceacuteriteacute Dans un bulletin de recensement lrsquoanalyse est deacutejagrave
faite en forme le bulletin est une reacuteunion de reacuteponses agrave un questionnaire analytique qui a
deacutejagrave isoleacute les eacuteleacutements Il en est de mecircme des tableaux statistiques Mais dans tout
document reacutedigeacute sous la forme syntheacutetique de phrases suivies il faut faire lrsquoanalyse de
chaque phrase
9 La difficulteacute nrsquoest pas drsquoanalyser de faccedilon agrave retrouver les opeacuterations qursquoa ducirc faire lrsquoauteur
puisqursquoelles sont donneacutees par la nature mecircme de lrsquoesprit humain crsquoest de deacuteterminer
comment lrsquoauteur a fait chacune drsquoelles car ce qui importe dans la pratique crsquoest de savoir
srsquoil lrsquoa faite correctement ou non pour deacutecider si le reacutesultat est correct et peut ecirctre utiliseacute
Lagrave-dessus il nrsquoexiste aucun moyen drsquoarriver agrave la certitude aucun moyen sucircr de savoir
comment lrsquoauteur a proceacutedeacute crsquoest cela mecircme qui fait la diffeacuterence entre un document et
une observation
10 Tout ce qursquoon peut savoir crsquoest que dans certains cas lrsquoauteur nrsquoa pas pu opeacuterer
correctement il nrsquoa pas pu observer ou croire ou concevoir ce qui est dans le document
dans ce cas ou bien son affirmation est erroneacutee ou mensongegravere et par conseacutequent nulle
ou bien le document est faussement attribueacute agrave cet auteur Cela permet de mettre agrave part
les affirmations nulles ce qui est un reacutesultat purement neacutegatif mais non pas un reacutesultat
nul car il est neacutecessaire de nrsquoecirctre pas dupe drsquoun document sans valeur
11 Dans les autres cas srsquoil nrsquoy a pas drsquoimpossibiliteacute que les opeacuterations aient eacuteteacute correctes il
ne reste qursquoun proceacutedeacute relatif pour continuer le travail de critique Nous savons par
lrsquoexpeacuterience humaine qursquoil y a des situations ougrave lrsquohomme est plutocirct porteacute agrave proceacuteder
correctement drsquoautres ougrave il lui est plus naturel drsquoopeacuterer incorrectement Nous
connaissons drsquoavance ces situations car elles tiennent aux conditions geacuteneacuterales de
lrsquoesprit Nous pouvons donc dresser drsquoavance un questionnaire geacuteneacuteral de ces conditions
et agrave propos de chaque opeacuteration nous demander laquo Eacutetait-elle dans le cas ougrave la correction
est plus probable ou au contraire dans le cas ougrave crsquoest lrsquoincorrection qui est probable raquo
Nous arriverons ainsi agrave partager les opeacuterations en deux cateacutegories les unes plus
probablement correctes les autres plus probablement incorrectes et par conseacutequent
suspectes Ce nrsquoest lagrave qursquoun reacutesultat relatif et provisoire on verra plus loin comment on
peut le compleacuteter
35
12 b Lrsquoautre difficulteacute qui paraicirct drsquoabord insurmontable crsquoest le grand nombre des
opeacuterations neacutecessaires agrave la critique Ougrave trouver le temps de faire tant drsquoopeacuterations Mais
cette difficulteacute nrsquoest qursquoune illusion dont voici la cause Toute analyse consciente
drsquoopeacuterations qui essaie de deacutecrire par la parole des actes inconscients exige de longues
explications car la parole est un instrument tregraves imparfait pour reproduire des actes Si
lrsquoon essayait drsquoanalyser la marche lrsquoimpression serait la mecircme on pourrait dire Ougrave
trouver le temps de faire tous les mouvements neacutecessaires pour marcher Pour toute
opeacuteration ce qui est long crsquoest drsquoen prendre lrsquohabitude Il faut du temps aussi pour
apprendre agrave marcher En critique il srsquoagit de prendre lrsquohabitude de lrsquoanalyse geacuteneacuterale et
de la deacutefiance meacutethodique Une fois lrsquohabitude prise on critique comme on marche sans
avoir besoin drsquoy penser En lisant chaque phrase on voit aussitocirct de quels eacuteleacutements
logiques elle se compose et par conseacutequent agrave quelles opeacuterations elle correspond sur
chacune on fait aussitocirct et agrave la fois ses trois critiques drsquointerpreacutetation de sinceacuteriteacute
drsquoexactitude sans mecircme prendre conscience qursquoon se pose des questions car le
questionnaire agrave force de se reacutepeacuteter est devenu inconscient Si lrsquoon ne sent rien de
suspect dans la phrase on continue la lecture sans srsquoen apercevoir si la phrase implique
une opeacuteration suspecte on srsquoarrecircte aussitocirct spontaneacutement on remarque un motif de
deacutefiance on prend une note ou mecircme on se contente de srsquoen souvenir sans le formuler
Ces remarques de deacutetail srsquoaccumulent sur les fiches ou dans la meacutemoire et finissent par
produire un jugement sur la valeur du document Si un document nrsquoa donneacute lieu agrave aucune
impression de deacutefiance on sait qursquoil a eacuteteacute composeacute dans des conditions presque aussi
favorables qursquoun procegraves-verbal drsquoobservation mais crsquoest un cas rare Dans les autres cas
on garde une impression de deacutefiance sur certains points qui sert agrave diriger le travail de
critique sur ces points
13 En pratique toutes ces opeacuterations se font ensemble Si lrsquoon est obligeacute ici de les expliquer agrave
part et successivement cela tient seulement aux conditions de la parole humaine Elles
vont ecirctre exposeacutees ici dans lrsquoordre logique
14 II ndash La premiegravere opeacuteration est la critique drsquointerpreacutetation destineacutee agrave deacuteterminer le sens
donneacute par lrsquoauteur du document et par conseacutequent sa conception Elle suppose qursquoon sait
la langue dans laquelle lrsquoauteur a eacutecrit La langue est ainsi une science auxiliaire de la
critique Mais il ne suffit pas de savoir en geacuteneacuteral la langue du document il ne suffit pas
de savoir lrsquoanglais pour interpreacuteter tout document eacutecrit en anglais une langue nrsquoest pas
un systegraveme de symboles absolument preacutecis et invariable
15 Dans ce qursquoon appelle une langue les sens varient beaucoup drsquoune eacutepoque agrave lrsquoautre il y a
mecircme des changements de sens agrave quelques anneacutees de distance Il y a aussi dans le
territoire drsquoune langue des diffeacuterences de sens drsquoune reacutegion agrave une autre Ce qursquoil faut
savoir pour interpreacuteter un document ce nrsquoest pas lrsquoanglais en geacuteneacuteral crsquoest lrsquoanglais de
lrsquoauteur du document qui ne sera pas tout agrave fait le mecircme suivant qursquoil aura eacutecrit au XVIIIe
ou au XIXe siegravecle en Angleterre ou aux Eacutetats-Unis
16 Or la tendance spontaneacutee est de traiter une langue comme un systegraveme invariable de
signes drsquoadmettre un sens fixe pour chaque mot1 Il faut donc ici une premiegravere
preacutecaution une reacuteaction de la critique contre les mouvements de la nature
17 En pratique la variation porte surtout sur certaines espegraveces de mots ceux qui sont le plus
exposeacutes agrave changer de sens sont ceux qui deacutesignent des arrangements sociaux ou des
conceptions sociales toujours difficiles agrave preacuteciser et qui eacutevoluent plus rapidement que les
autres faits ce sont les mots qui deacutesignent un sentiment une conception une institution
36
ou mecircme un acte usuel Crsquoest donc sur ces mots que lrsquoattention doit ecirctre porteacutee
systeacutematiquement On doit se demander dans quel sens lrsquoauteur lrsquoa pris
18 La preacutecaution est particuliegraverement neacutecessaire dans tout document statistique car ici le
sens vulgaire du mot eacutetant souvent trop vague pour reacutepondre aux questions preacutecises que
pose tout recensement lrsquoauteur a eacuteteacute obligeacute de le preacuteciser dans un sens arbitraire pour
deacutecider dans quelle cateacutegorie devait rentrer chacune des reacutealiteacutes qursquoil a eu agrave deacutenombrer
Il lui a fallu se demander par exemple laquo Qursquoest-ce qursquoun crime Que doit-on compter
comme maison Qui doit-on consideacuterer comme un patron raquo Lrsquoauteur a ainsi donneacute agrave ces
mots un sens speacutecial Pour interpreacuteter ce qursquoil a eacutecrit il faut savoir ce sens
19 Par quel proceacutedeacute peut-on deacuteterminer le sens speacutecial drsquoun mot dans un document On doit
opeacuterer comme pour un mot drsquoune langue inconnue reacuteunir les passages du mecircme
document ougrave ce mot se trouve dans un contexte qui rend le sens eacutevident2 Mais il faut
prendre garde qursquoun mecircme mot peut avoir des sens diffeacuterents chez un mecircme auteur et
tenir compte de ces diffeacuterences
20 Il nrsquoa eacuteteacute parleacute ici que du sens des mots mais tout ce qui se dit des mots doit srsquoappliquer
aux expressions formeacutees de la reacuteunion de plusieurs mots Il est bien eacutevident que pour
interpreacuteter lrsquoexpression laquo banque populaire raquo il ne suffira pas de comprendre seacutepareacutement
les deux mots laquo banque raquo et laquo populaire raquo la reacuteunion forme vraiment un mot nouveau
21 Il ne suffit pas pour interpreacuteter la penseacutee drsquoun auteur drsquoavoir compris le sens litteacuteral des
mots Il faut srsquoassurer que lrsquoauteur a employeacute les mots dans leur sens litteacuteral qursquoil ne les a
pas pris dans un sens deacutetourneacute par alleacutegories plaisanteries allusion ou par simple figure
de rheacutetorique telles que meacutetaphore hyperbole ou litote Pratiquement dans les
documents des sciences sociales le sens deacutetourneacute est rare il faut cependant penser aux
plaisanteries Mais surtout il faut prendre garde si lrsquoon est ameneacute agrave faire usage de
documents en langue litteacuteraire ou de lettres priveacutees que dans ces sortes de textes les
figures de rheacutetorique ou les allusions sont freacutequentes Il est dit dans des reacutecits du XIIe
siegravecle que Guillaume le Conqueacuterant avait 60 000 chevaliers agrave son service et que le roi
drsquoAngleterre Henri II avait dans son treacutesor 60 000 marcs Un historien qui prendrait ces
chiffres pour eacutetablir le nombre des domaines feacuteodaux ou le budget des rois drsquoAngleterre
commettrait une lourde erreur Car 60 000 (LX millia) est agrave cette eacutepoque une hyperbole
pour dire beaucoup (Voir Round Feudal England 1895)
22 Le sens deacutetourneacute ne se reacutevegravele par aucun criteacuterium exteacuterieur rien dans la langue eacutecrite ne
marque lrsquoallusion la figure de rheacutetorique ou la plaisanterie lrsquoessence mecircme de la
mystification est drsquoeffacer soigneusement toute trace exteacuterieure de comique Pour
apercevoir ce caractegravere deacutetourneacute il ne reste donc drsquoautre moyen que de comparer le
passage suspect avec le reste du document on est averti qursquoil y a un sens deacutetourneacute quand
le sens litteacuteral est obscur contradictoire ou absurde Drsquoailleurs il nrsquoexiste aucun proceacutedeacute
geacuteneacuteral pour atteindre le vrai sens on nrsquoa drsquoautre ressource que de comparer avec
lrsquoensemble du document les passages suspects de contenir un sens deacutetourneacute
23 Quand on est parvenu agrave deacuteterminer le sens du document la critique drsquointerpreacutetation est
termineacutee Elle aboutit agrave faire connaicirctre la conception de lrsquoauteur Elle la fait connaicirctre avec
certitude car un homme ne peut exprimer que ce qursquoil a conccedilu Elle nous donne donc le
moyen de faire lrsquoinventaire des conceptions avec lesquelles a opeacutereacute lrsquoauteur
37
NOTES
1 Cette tendance va jusqursquoagrave attribuer le mecircme sens agrave un mecircme mot dans deux langues
diffeacuterentes ce qui produit souvent des contresens sur les textes anglais on oublie que le mot
depuis qursquoil a passeacute de lrsquoancien franccedilais dans lrsquoanglais a pris un sens nouveau que control signifie
maintenant laquo domination raquo que education a pris le sens du franccedilais laquo enseignement raquo
2 On trouvera la theacuteorie avec des indications deacutetailleacutees dans Langlois et Seignobos Introduction
aux eacutetudes historiques livre II chap VI III
38
Chapitre V
Critiques de sinceacuteriteacute et drsquoexactitude
I Conditions speacuteciales agrave chacune des deux critiques ndash Sinceacuteriteacute causes drsquoalteacuteration proceacutedeacutesndash Exactitude causes drsquoerreur proceacutedeacutes pour les deacutecouvrirII Opeacuteration commune ndash Questionnaire conditions geacuteneacuterales de la production du documentconditions particuliegraveres de chaque opeacuteration cas suspects ndash Reacutesultat
1 La critique de sinceacuteriteacute et la critique drsquoexactitude sont logiquement des opeacuterations
nettement distinctes puisque chacune aboutit agrave une espegravece diffeacuterente de conclusions La
critique de sinceacuteriteacute ne sert qursquoagrave deacuteterminer ce que lrsquoauteur du document a cru mais elle
nrsquoatteint qursquoun pheacutenomegravene psychologique la croyance de lrsquoauteur La critique
drsquoexactitude fait connaicirctre les faits exteacuterieurs que lrsquoauteur a observeacutes elle peacutenegravetre jusqursquoagrave
la reacutealiteacute Certaines espegraveces de travaux historiques nrsquoont besoin que de la critique de
sinceacuteriteacute quand on a deacutetermineacute ce que lrsquoauteur croyait le travail est fini crsquoest le cas de
toutes les eacutetudes de doctrines qui forment une partie des sciences sociales Il faut donc
analyser successivement les conditions speacuteciales agrave ces deux critiques de sinceacuteriteacute et
drsquoexactitude
2 En pratique pour toutes les eacutetudes de faits exteacuterieurs ndash qui forment la tregraves grande
majoriteacute des cas ndash il nrsquoest pas neacutecessaire de distinguer expresseacutement entre les deux
critiques Le but pratique eacutetant de deacuteterminer ce qui a existeacute dans la reacutealiteacute exteacuterieure il
est indiffeacuterent que ce soit par manque de sinceacuteriteacute ou par deacutefaut drsquoexactitude que lrsquoauteur
ait donneacute un faux renseignement il importe seulement de deacuteterminer srsquoil lrsquoa donneacute exact
ou inexact et le reacutesultat des deux critiques se confond dans une conclusion unique Il
paraicirct donc rationnel drsquoeacutetudier drsquoabord les conditions speacuteciales agrave chacune des deux
critiques puis de deacutecrire lrsquoopeacuteration commune qui dans la pratique les combine
drsquoordinaire toutes deux
3 I ndash On a expliqueacute plus haut que toute opeacuteration de critique commence par lrsquoanalyse Le
document doit ecirctre drsquoabord analyseacute crsquoest-agrave-dire deacutecomposeacute en ses affirmations On doit
seacuteparer chacune des affirmations indeacutependantes contenues dans le document et
lrsquoexaminer agrave part On reconnaicirctra une affirmation indeacutependante agrave ce signe qursquoelle
pourrait ecirctre vraie tandis que toutes les autres sont fausses ou inversement crsquoest la
preuve qursquoelle a eacuteteacute de la part de lrsquoauteur le produit drsquoune opeacuteration indeacutependante qui
39
peut avoir eacuteteacute correcte tandis que toutes les autres eacutetaient incorrectes ou inversement
Crsquoest sur chacune de ces affirmations que doit se faire seacutepareacutement la critique
4 1deg La critique de sinceacuteriteacute part de ce principe ndash qui est un fait drsquoexpeacuterience ndash que les
hommes disent tantocirct ce qursquoils croient tantocirct ce qursquoils ne croient pas on ne doit donc
pas tirer toujours la mecircme conclusion de lrsquoaffirmation drsquoun homme sur sa croyance on ne
doit pas opeacuterer comme srsquoil avait dit neacutecessairement ce qursquoil croyait ndash Entre lrsquoaffirmation
et la croyance il nrsquoy a pas de rapport fixe tantocirct un homme parle sincegraverement tantocirct il
ment ndash Il nrsquoy a pas de signe exteacuterieur qui permette de distinguer ces cas lrsquoun de lrsquoautre
il nrsquoy a pas de criteacuterium de la sinceacuteriteacute ce qursquoon appelle laquo lrsquoaccent de sinceacuteriteacute raquo nrsquoest
que lrsquoapparence de la conviction et ne prouve que lrsquohabileteacute ou lrsquoeffronterie Un bon
acteur un menteur impudent sauront mieux que personne donner cette impression ndash Il
nrsquoy a pas mecircme de rapport fixe entre le caractegravere geacuteneacuteral drsquoun auteur et sa sinceacuteriteacute ou
son manque de sinceacuteriteacute dans un cas particulier tel sera sincegravere sur un article qui
mentira sur un autre il ne suffit donc pas de classer les auteurs en sincegraveres et
mensongers
5 Tous ces proceacutedeacutes sommaires de diagnostic eacutetant eacutecarteacutes il ne reste plus qursquoun moyen
correct crsquoest drsquoexaminer seacutepareacutement chaque affirmation indeacutependante crsquoest-agrave-dire
chacune des opeacuterations que lrsquoauteur a ducirc faire et de rechercher dans quelles conditions
lrsquoauteur se trouvait srsquoil est probable que ces conditions lrsquoont inclineacute plutocirct agrave ecirctre sincegravere
ou plutocirct agrave mentir ou si lrsquoon ne peut rien dire de lrsquoaction qursquoelles doivent avoir eue Le
travail supposera donc deux recherches 1deg en geacuteneacuteral dans quelles conditions a opeacutereacute
lrsquoauteur pour produire lrsquoensemble du document 2deg en particulier dans quelles conditions
il srsquoest trouveacute pour chacune des opeacuterations
6 Le reacutesultat de cette recherche sera relatif et simplement probable elle aboutira agrave classer
les affirmations en suspectes de mensonge et non suspectes Or il se peut qursquoune
affirmation suspecte soit sincegravere et qursquoune affirmation non suspecte soit mensongegravere Ce
ne sera donc qursquoune conclusion provisoire
7 Pour faire cette critique il faut savoir dans quels cas un auteur est enclin agrave nrsquoecirctre pas
sincegravere Ces cas on peut les preacutevoir car ils tiennent aux conditions geacuteneacuterales de lrsquoesprit
humain qui sont les lois empiriques de la psychologie On pourra donc drsquoavance preacutevoir
les cas les plus ordinaires de mensonge les motifs les plus forts drsquoalteacuterations On pourra
en dresser la liste on aura ainsi un questionnaire qursquoon appliquera agrave chacune des
affirmations indeacutependantes (Il est bien entendu que cette opeacuteration devra devenir
instinctive et finira par ecirctre tregraves rapide)
8 Ce travail suffit pour faire lrsquohistoire des doctrines sociales il suffit en effet dans cet
ordre drsquoeacutetudes de deacuteterminer ce qursquoun auteur a cru on ne cherche agrave connaicirctre que ses
opeacuterations intellectuelles sans avoir besoin drsquoatteindre des faits exteacuterieurs Le travail se
ramegravene agrave une simple analyse des œuvres La seule difficulteacute crsquoest de reconstituer
lrsquoeacutevolution de la penseacutee de lrsquoauteur de deacutecouvrir comment chacune de ses doctrines est
neacutee et srsquoest transformeacutee La meacutethode consistera agrave eacutetudier ses doctrines dans lrsquoordre
chronologique ce que les historiens des doctrines ont souvent oublieacute de faire mais ce qui
nrsquoest pas tregraves difficile
9 2deg Pour la critique drsquoexactitude la position de la question est analogue Crsquoest un fait
drsquoexpeacuterience que les hommes affirment souvent ce qursquoils ne savent pas ndash soit parce qursquoils
affirment sans preuve ndash soit parce qursquoils se trompent ou en observant ou en faisant une
des nombreuses opeacuterations intellectuelles neacutecessaires pour aboutir agrave un jugement Crsquoest
40
un fait drsquoexpeacuterience qursquoils se trompent plus souvent encore qursquoils ne mentent parce qursquoil
faut de lrsquoattention pour ne pas se tromper tandis qursquoil suffit de se laisser aller agrave la nature
pour ne pas mentir
10 Il nrsquoy a aucun rapport fixe entre la reacutealiteacute et les affirmations des gens qui croient savoir
pas plus qursquoil nrsquoy a de criteacuterium de sinceacuteriteacute il nrsquoy a un criteacuterium drsquoexactitude La
preacutecision des deacutetails ndash qui fait trop souvent illusion ndash prouve seulement la force
drsquoimagination du narrateur elle nrsquoest qursquoune apparence drsquoexactitude ndash Encore moins y a-
t-il un rapport fixe entre le caractegravere geacuteneacuteral drsquoun homme et son exactitude dans un cas
particulier ndash Il ne reste donc ici comme en matiegravere de sinceacuteriteacute qursquoun proceacutedeacute relatif
crsquoest de rechercher dans quelles conditions lrsquoauteur se trouvait et de se demander si ces
conditions ont ducirc lrsquoincliner plutocirct agrave ecirctre exact ou plutocirct agrave se tromper Il faut faire cette
recherche drsquoabord en geacuteneacuteral puis en particulier pour chaque affirmation
11 Ici comme en matiegravere de sinceacuteriteacute le reacutesultat sera relatif et provisoire on arrivera
seulement agrave classer les affirmations en suspectes drsquoerreur et non suspectes Mais il y aura
une cateacutegorie de plus les cas ougrave lrsquoauteur a eacuteteacute dans des conditions telles qursquoil ne pouvait
rien savoir parce qursquoil nrsquoavait aucun moyen drsquoatteindre le fait qursquoil affirme En ce cas on
sait que son affirmation est sans valeur crsquoest un reacutesultat neacutegatif mais deacutefinitif
12 II ndash Pratiquement sauf dans lrsquoeacutetude des doctrines on nrsquoa pas inteacuterecirct agrave faire seacutepareacutement
les deux critiques de sinceacuteriteacute et drsquoexactitude on nrsquoa pas besoin de distinguer ce que
lrsquoauteur a cru car on ne srsquointeacuteresse en rien agrave sa croyance lrsquoauteur nrsquoest qursquoun
intermeacutediaire pour arriver agrave savoir le fait exteacuterieur qursquoil peut avoir connu Pour abreacuteger
on a donc avantage agrave reacuteunir en un seul le travail des deux critiques
13 Il srsquoagit de savoir dans quelles conditions lrsquoauteur a opeacutereacute ou plutocirct si lrsquoauteur a opeacutereacute
correctement drsquoabord en observant le fait puis en reacutedigeant le document srsquoil ne srsquoest pas
trompeacute et srsquoil nrsquoa pas menti Crsquoest le problegraveme le plus embarrassant de toute la critique
Nous ne connaissons pas vraiment les lois psychologiques du mensonge ou de la
sinceacuteriteacute mecircme en voyant opeacuterer devant nous un homme nous ne pouvons assurer agrave
lrsquoentendre parler srsquoil ment ou srsquoil est sincegravere or nous nrsquoavons pas mecircme vu opeacuterer
lrsquoauteur
14 ndash Drsquoautre part il est vrai que nous connaissons les lois de lrsquoobservation exacte ce sont les
regravegles des sciences drsquoobservation On peut mecircme les formuler
15 1deg Regarder avec une attention soutenue en pensant agrave un fait bien deacutelimiteacute drsquoune espegravece
deacutetermineacutee drsquoavance en eacutetant averti drsquoavance qursquoil va se produire et en nrsquoayant plus qursquoagrave
noter le moment ougrave il se produit
2deg Nrsquoavoir aucun inteacuterecirct pratique au reacutesultat aucune ideacutee preacuteconccedilue sur le reacutesultat
3deg Noter le fait observeacute aussitocirct qursquoon lrsquoa aperccedilu et suivant un systegraveme preacutecis de notation
16 En voyant opeacuterer un homme nous pouvons savoir srsquoil opegravere correctement car nous
voyons srsquoil applique les regravegles Mais lrsquoauteur du document nous ne lrsquoavons pas vu opeacuterer
nous savons seulement qursquoil nrsquoa certainement pas opeacutereacute dans les conditions drsquoune
correction complegravete que quelques-unes de ses opeacuterations doivent avoir eacuteteacute incorrectes
La question se pose donc ainsi deacuteterminer dans quelle mesure un auteur que nous
nrsquoavons pas vu opeacuterer a opeacutereacute correctement et quelles sont les opeacuterations qui ont eacuteteacute
incorrectes Eacutevidemment la reacuteponse ne peut ecirctre pleinement satisfaisante on ne peut
espeacuterer qursquoune solution relative (On indiquera plus tard par quels expeacutedients on peut
tirer parti de ces solutions imparfaites)
17 Voici quels moyens permettent de donner du moins une reacuteponse utilisable en pratique
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18 Drsquoabord on peut reacuteunir les renseignements geacuteneacuteraux sur les conditions geacuteneacuterales dans
lesquelles a opeacutereacute lrsquoauteur soit qursquoon possegravede des renseignements exteacuterieurs fournis par
la critique de provenance soit qursquoon se procure ces connaissances par lrsquoanalyse
intrinsegraveque du document On a donc agrave se poser plusieurs questions Lrsquoauteur donne-t-il
des renseignements sur les conditions ougrave il opeacuterait Sont-ils sincegraveres Y a-t-il trace de la
faccedilon dont il a proceacutedeacute Il srsquoagit surtout de chercher les conditions geacuteneacuterales qui ont pu
lrsquoincliner agrave opeacuterer incorrectement agrave mentir agrave affirmer leacutegegraverement agrave se tromper Il faut
donc dresser un questionnaire geacuteneacuteral ougrave seront preacutevus les motifs les plus puissants
drsquoincorrection ou par insinceacuteriteacute ou par erreur On se demandera Quel inteacuterecirct
personnel ou collectif lrsquoauteur a-t-il eu agrave mentir Quels preacutejugeacutes de sentiment ou de
doctrine quelles habitudes de langue ont pu lui faire deacuteformer la veacuteriteacute A-t-il eu les
eacuteleacutements de connaissances neacutecessaires pour son travail Savait-il travailler A-t-il eu la
possibiliteacute drsquoobserver les faits On doit reacutepondre pour son compte agrave ces questions et
srsquoassimiler les reacutesultats de cet examen car il faudra les avoir constamment preacutesents agrave
lrsquoesprit pendant lrsquoopeacuteration de critique
19 Mais ce questionnaire ne megravene pas loin Car il faut pouvoir faire la critique non pas en
geacuteneacuteral de lrsquoauteur ni mecircme en geacuteneacuteral du document mais en particulier de chacune des
opeacuterations drsquoesprit qui ont produit le document Or en pratique ces conditions ne sont
pas directement connues Il ne reste donc qursquoagrave les imaginer drsquoapregraves la connaissance
geacuteneacuterale que nous avons des proceacutedeacutes habituels de lrsquoesprit humain et de ses deacuteformations
habituelles Mais il faut garder nettement conscience du caractegravere psychologique et par
conseacutequent subjectif de cette pratique afin de nrsquoen jamais perdre de vue le caractegravere
relatif et provisoire
20 Sur chacune des opeacuterations de lrsquoauteur repreacutesenteacutees par une affirmation indeacutependante
on travaillera avec un questionnaire qui pourra ecirctre drsquoabord eacutecrit et conscient et qui
bientocirct deviendra instinctif
21 Essayons drsquoabord de preacutevoir les cas ougrave il est probable que lrsquoauteur aura manqueacute de
sinceacuteriteacute Normalement il est plus commode de dire ce qursquoon croit que de mentir mais il
suffit pour faire deacutevier un homme de la ligne naturelle de sinceacuteriteacute de la moindre
intention de produire sur le lecteur du document une impression que la veacuteriteacute ne
produirait pas Il faut donc dresser la liste des intentions possibles elle servira de
questionnaire pour examiner la sinceacuteriteacute de chaque affirmation Voici une eacutenumeacuteration
des intentions qui peuvent agir sur un auteur et par conseacutequent qui rendent son
affirmation suspecte
22 1deg Lrsquoauteur a eu un but pratique il a voulu obtenir un reacutesultat deacutetermineacute en donnant un
renseignement faux toute affirmation inteacuteresseacutee est suspecte On doit donc chercher quel
inteacuterecirct lrsquoauteur a pu avoir agrave preacutesenter les faits drsquoune certaine faccedilon Il faut preacutevoir non
seulement lrsquointeacuterecirct personnel mais lrsquointeacuterecirct collectif qui nrsquoest pas toujours facile agrave
deacutemecircler inteacuterecirct de parti de secte de corporation de nation Toutes les deacuteclarations
collectives tous les documents officiels rentrent dans cette cateacutegorie
23 2deg Lrsquoauteur a voulu reacutediger un document authentique et il se trouvait dans des
conditions de lieu de personnes de moment contraires aux regravegles prescrites pour
reacutediger ce document il ne pouvait lrsquoavouer il a donc fallu qursquoil menticirct sur tous les points
ougrave il nrsquoeacutetait pas en regravegle Crsquoest le cas de tout document authentique drsquoordinaire il est vrai
dans presque toutes ses parties et faux dans quelques-unes La loi exige qursquoun acte soit
reccedilu par deux notaires le document dira laquo Par-devant maicirctre un tel et son collegravegue raquo et
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il nrsquoy aura pourtant qursquoun seul notaire Si les deacutelais prescrits par le regraveglement pour faire
un acte sont passeacutes lrsquoacte sera antidateacute crsquoest-agrave-dire pourvu drsquoune date fausse Si les
assistants leacutegalement neacutecessaires sont absents on les deacuteclarera preacutesents nouveau
mensonge Les regravegles rigides imposeacutees agrave ce genre drsquoactes sont non comme on le croit
souvent une garantie de sinceacuteriteacute mais au contraire une chance de mensonge
24 3deg Lrsquoauteur a eu des sympathies ou des antipathies pour un individu ou pour un groupe
ou pour certaines ideacutees Il faudra deacuteterminer ces hommes ces groupes ces ideacutees pour
savoir preacuteciseacutement sur quelles affirmations auront agi ces sentiments
25 4deg Lrsquoauteur a eacuteteacute entraicircneacute par une vaniteacute individuelle ou collective Il faudra deacuteterminer
lrsquoespegravece de vaniteacute car la vaniteacute est tregraves variable suivant les temps les pays les
personnes on peut mettre sa vaniteacute agrave massacrer agrave piller agrave tromper et il peut arriver
qursquoun homme par vaniteacute se vante drsquoun meurtre qursquoil nrsquoa pas commis Il faudra aussi
reconnaicirctre de quel groupe lrsquoauteur se sent solidaire et srsquoil est atteint de vaniteacute nationale
corporative eccleacutesiastique etc
26 5deg Lrsquoauteur a eacuteteacute dans lrsquoobligation de se conformer aux ideacutees geacuteneacuterales de son public par
crainte du blacircme ou du scandale ce qui lrsquoa inclineacute agrave conformer ses affirmations aux ideacutees
courantes Il faudra deacutemecircler ces convenances obligatoires qui varient drsquoune eacutepoque agrave
lrsquoautre et qui sont une cause puissante de deacuteformation
27 6deg Lrsquoauteur avait des habitudes litteacuteraires il a fait subir en partie sans en avoir
conscience agrave ses affirmations une deacuteformation dramatique romanesque lyrique
oratoire pour produire plus drsquoimpression sur ses lecteurs Cette cause drsquoalteacuteration est
tregraves importante dans les documents historiques narratifs ou descriptifs
28 7deg Lrsquoauteur a trouveacute plus court drsquoinventer que de se renseigner il a menti par simple
paresse Crsquoest le vice habituel des statistiques et en geacuteneacuteral des documents obtenus par
reacuteponses agrave un questionnaire Vous deacuterangez un employeacute pour lui faire faire un travail qui
ne lrsquointeacuteresse pas il vous reacutepondra au hasard pour se deacutebarrasser de vous Voilagrave
probablement la cause drsquoerreur la plus active dans les sciences sociales ougrave lrsquoon opegravere
surtout sur des documents reacutedigeacutes par des fonctionnaires
29 Ainsi sera dresseacutee la liste des cas ougrave le document risque drsquoinduire en erreur par deacutefaut de
sinceacuteriteacute
30 Une seconde liste comprendra les cas drsquoerreur venant de ce que lrsquoauteur nrsquoa pas opeacutereacute
correctement Ici il faut drsquoabord distinguer les cas ougrave lrsquoauteur nrsquoa pas pu opeacuterer
correctement car srsquoil ne lrsquoa pas pu son affirmation nrsquoest pas seulement suspecte elle est
nulle
31 Voici le questionnaire des conditions qui rendent lrsquoopeacuteration correcte impossible ou tregraves
improbable ndash Quelques-unes sont deacutejagrave preacutevues dans le questionnaire geacuteneacuteral sur les
conditions geacuteneacuterales ougrave opeacuterait lrsquoauteur Savait-il faire les opeacuterations intellectuelles
correctement Savait-il abstraire raisonner geacuteneacuteraliser calculer observer Savait-il
faire la critique dans les cas ougrave il opeacuterait de seconde main avec des renseignements sur
des faits qursquoil nrsquoavait pas observeacutes lui-mecircme Ou a-t-il au contraire montreacute une
incapaciteacute eacutevidente par des erreurs freacutequentes dans un de ces genres drsquoopeacuterations
32 En outre pour chaque opeacuteration particuliegravere il faut un questionnaire ougrave sont preacutevues les
conditions de lrsquoopeacuteration et les chances ordinaires drsquoerreur Et drsquoabord Lrsquoauteur a-t-il
opeacutereacute par un travail personnel Ou reacutepegravete-t-il lrsquoaffirmation drsquoun autre Agrave chacune de ces
deux situations srsquoapplique une seacuterie diffeacuterente de questions
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33 1deg Si lrsquoauteur a opeacutereacute personnellement Comment a-t-il entrepris son travail Srsquoest-il mis
au travail spontaneacutement ou pour reacutepondre agrave une question La distinction est tregraves
importante dans les sciences sociales ougrave lrsquoon use beaucoup de lrsquoenquecircte par
questionnaires On doit se demander si lrsquoauteur ne reacutepondait pas agrave une question qui lui
suggeacuterait la reacuteponse ces reacuteponses suggeacutereacutees nrsquoont pas la mecircme valeur qursquoune deacuteclaration
spontaneacutee
34 2deg Lrsquoauteur a-t-il opeacutereacute en faisant lui-mecircme lrsquoobservation directe sur la reacutealiteacute Ou par
lrsquointermeacutediaire drsquoune opeacuteration intellectuelle Dans le cas ougrave il y a eu une opeacuteration on se
demandera drsquoabord Quelles donneacutees lrsquoauteur pouvait-il avoir La valeur drsquoune opeacuteration
deacutepend avant tout de la valeur des donneacutees sur lesquelles elle srsquoest faite elle ne donnera
aucun reacutesultat utile si elle a au point de deacutepart des donneacutees insuffisantes Crsquoest donc la
question capitale on ne saurait trop le rappeler agrave tous ceux qui ont agrave utiliser des
statistiques ils sont trop porteacutes agrave oublier qursquoun tableau statistique nrsquoest pas une
observation directe et agrave accepter les reacutesultats du calcul sans mecircme chercher agrave srsquoen
repreacutesenter les donneacutees Puis on se demandera quelle opeacuteration lrsquoauteur a faite A-t-il ducirc
abstraire geacuteneacuteraliser calculer Et quelles chances avait-il drsquoopeacuterer incorrectement Il
suffit pour reacutepondre agrave ces questions de se repreacutesenter les opeacuterations neacutecessaires pour
arriver agrave un reacutesultat analogue et les erreurs habituelles agrave chacune de ces opeacuterations
35 3deg Si lrsquoauteur a opeacutereacute par observation directe nrsquoy a-t-il pas eu entre lui et lrsquoobjet agrave
observer une cause drsquoerreur personnelle Lrsquohallucination est rare et on nrsquoa guegravere agrave la
preacutevoir surtout en sciences sociales Mais lrsquoillusion est freacutequente elle provient de
lrsquohabitude de voir les choses se passer drsquoune certaine faccedilon Si les choses viennent agrave se
passer autrement ou si lrsquoon est transporteacute dans un autre milieu on continue agrave voir ce
qursquoon est habitueacute agrave voir Souvent mecircme on nrsquoobserve pas reacuteellement on admet drsquoavance
sans regarder ce qursquoon croit a priori devoir se produire Crsquoest lrsquoaction du preacutejugeacute une
opinion preacuteconccedilue sur un fait empecircche drsquoapercevoir ce fait tel qursquoil se preacutesente
36 4deg En supposant que lrsquoauteur a vraiment observeacute a-t-il eacuteteacute dans des conditions favorables
pour observer placeacute de faccedilon agrave bien voir libre de preacuteoccupation et drsquoopinion preacuteconccedilue
A-t-il noteacute son observation aussitocirct et lrsquoa-t-il noteacutee avec preacutecision Ou bien a-t-il eacuteteacute dans
les conditions inverses et par conseacutequent deacutefavorables Ou mecircme a-t-il eacuteteacute hors drsquoeacutetat
drsquoobserver
37 Si lrsquoauteur nrsquoa pas opeacutereacute personnellement crsquoest qursquoil reproduit lrsquoaffirmation drsquoun autre
Crsquoest le cas habituel la plupart des affirmations contenues dans un document sont de
seconde main ndash quand elles ne sont pas de troisiegraveme ndash Logiquement il faudrait remonter
agrave la source rechercher dans quelles conditions a opeacutereacute lrsquoauteur primitif celui qui a lui-
mecircme observeacute le fait et il faudrait srsquoassurer srsquoil a opeacutereacute correctement Mais en pratique on
nrsquoa presque jamais les renseignements neacutecessaires agrave cette recherche Tout ce qursquoon peut
atteindre quelquefois crsquoest le proceacutedeacute de transmission par lequel lrsquoauteur du document a
reccedilu son affirmation On peut reconnaicirctre si elle lui vient par voie orale ou par voie eacutecrite
En principe la transmission orale perd toute valeur lorsqursquoelle a traverseacute plusieurs
intermeacutediaires elle devient la leacutegende Les historiens nrsquoont pas encore renonceacute agrave la
manipuler pour en tirer des parcelles de veacuteriteacute Mais il nrsquoest pas neacutecessaire ici de discuter
ce proceacutedeacute personne en science sociale nrsquoaura lrsquoideacutee drsquoen faire usage ndash Si la transmission
est eacutecrite il faut savoir quelle est son origine et ce que valaient les eacutecrits par lesquels elle
srsquoest faite
44
38 En appliquant ce questionnaire on arrive agrave classer toutes les affirmations en trois
cateacutegories impossibles suspectes non suspectes On verra plus loin quel parti on peut
tirer de ce classement
45
Chapitre VI
Emploi des faits critiqueacutes
I Difficulteacute drsquoeacutetablir les faits ndash Solution pratiqueII Faits plus probables ndash Cas ougrave le mensonge est difficile ndash Cas ougrave lrsquoerreur est difficile ndash Cas ougravelrsquoaffirmation exceptionnelle est une preacutesomption de veacuteriteacuteIII Concordance entre des observations indeacutependantes ndash Conditions pour que la concordance soitconcluante ndash Proceacutedeacutes pour eacutetablir lrsquoindeacutependance des affirmations critique de sourcesndash Comparaison des observations indeacutependantes
1 I ndash Lrsquoeacutetude des preacutecautions neacutecessaires pour faire la critique drsquoun document nous a
meneacutes agrave des conclusions peu rassurantes On ne peut proceacuteder que par une analyse
minutieuse pousseacutee jusqursquoagrave lrsquoaffirmation eacuteleacutementaire Sur chacune de ces affirmations on
ne peut opeacuterer qursquoindirectement et lrsquoon nrsquoa pas de moyen pour en deacuteterminer exactement
la valeur Les seuls reacutesultats fermes sont neacutegatifs ils avertissent qursquoon ne peut rien tirer
du document ils deacutetruisent de pseudo-documents ils empecircchent de puiser agrave une source
contamineacutee mais ils ne fournissent rien Tous les reacutesultats positifs restent relatifs ils se
formulent ainsi laquo Il y a des chances que telle opeacuteration ait eacuteteacute mal faite et que
lrsquoaffirmation soit sans valeur raquo ou laquo On nrsquoaperccediloit pas de chance drsquoalteacuteration raquo Ce
reacutesultat toujours vague est mecircme douteux car il reste une part drsquoappreacuteciation subjective
qui tient agrave notre ignorance ou agrave notre connaissance imparfaite des conditions de travail
de lrsquoauteur
2 En outre nous ne sommes sucircrs ni que lrsquoauteur placeacute dans de mauvaises conditions aura
menti ou mal observeacute ni de lrsquoinverse Lrsquoexpeacuterience nous montre qursquoil y a des hommes qui
opegraverent autrement que la normale et il peut y avoir des conditions inconnues de nous qui
ont agi en sens inverse de celles que nous connaissons Lrsquoimpression premiegravere de cette
enquecircte est donc qursquoon ne peut atteindre aucune veacuteriteacute par la meacutethode historique
3 En fait cependant cette meacutethode a permis de deacuteterminer des faits incontesteacutes Personne
nrsquoa jamais douteacute de lrsquoexistence de lrsquoesclavage dans lrsquoAntiquiteacute et du servage au Moyen
Acircge Il y a donc des cas ougrave lrsquoon peut arriver agrave la veacuteriteacute en partant des reacutesultats de la
critique historique
4 II ndash Les conditions qui permettent de tirer parti des affirmations drsquoun document sont de
deux sortes elles tiennent soit agrave la nature mecircme de lrsquoaffirmation soit au rapport entre
plusieurs affirmations
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5 La nature des affirmations fait une diffeacuterence tregraves consideacuterable Il y a des faits tregraves faciles
drsquoautres tregraves difficiles agrave eacutetablir Suivant lrsquoespegravece de faits sur lesquels porte une
affirmation cette affirmation est tregraves probable ou tregraves douteuse
6 Ce qursquoon appelle un fait soit dans le langage vulgaire soit mecircme en science crsquoest une
affirmation un jugement qui reacuteunit ensemble plusieurs impressions en affirmant qursquoelles
correspondent agrave une reacutealiteacute exteacuterieure Or il y a suivant les diffeacuterentes espegraveces de faits
une diffeacuterence eacutenorme de difficulteacute entre les opeacuterations par lesquelles on aboutit agrave une
affirmation exacte et sincegravere Sur cette diffeacuterence est eacutetablie une partie des conclusions
positives en matiegravere historique
7 En geacuteneacuteral (on lrsquoa vu plus haut) il y a bien des tentations de mensonge bien des chances
drsquoerreur et cela rend a priori bien douteux qursquoune affirmation ait eacutechappeacute agrave toutes ces
tentations et agrave toutes ces chances Mais il y a aussi des conditions qui rendent le
mensonge si inutile ou lrsquoerreur si difficile que tous deux deviennent tregraves improbables On
en peut distinguer trois cateacutegories
8 1deg Il y a des conditions qui rendent le mensonge improbable Lrsquohomme altegravere la veacuteriteacute
pour produire une impression il faut donc pour qursquoil essaie de mentir qursquoil croie
possible de produire cette impression et qursquoil juge avantageux de la produire Ainsi il y
aura trois espegraveces de cas ougrave le mensonge sera improbable
9 1er cas ndash Quand lrsquoaffirmation va en sens inverse de lrsquoeffet que lrsquoauteur voudrait produire
quand elle est contraire agrave son inteacuterecirct agrave sa passion ou agrave sa vaniteacute individuelle ou collective
ou agrave ses goucircts litteacuteraires ou agrave lrsquoopinion qursquoil cherche agrave meacutenager la sinceacuteriteacute devient tregraves
probable Mais ce criteacuterium est deacutelicat agrave manier car il implique qursquoon sait exactement
lrsquoimpression que lrsquoauteur a voulu produire ce qursquoil a regardeacute comme son inteacuterecirct
dominant ce qui a eacuteteacute sa passion sa vaniteacute dominante son goucirct ou le goucirct de son public
Le danger est drsquoadmettre que ses sentiments ont eacuteteacute semblables aux nocirctres Ce criteacuterium
dont les historiens sont tregraves fiers leur a fait souvent commettre des erreurs On croit
volontiers comme on dit laquo un teacutemoin qui srsquoaccuse lui-mecircme raquo ndash Charles IX se vantant
drsquoavoir preacutepareacute la Saint-Bartheacutelemy ndash sans prendre garde que lrsquoauteur peut avoir mis sa
vaniteacute agrave srsquoattribuer ce que nous regardons comme un crime
10 2e cas ndash On peut preacutesumer la sinceacuteriteacute quand lrsquoauteur srsquoil a eacuteteacute tenteacute de mentir a ducirc ecirctre
arrecircteacute par la certitude que son public verrait le mensonge et qursquoil manquerait son effet
Cela arrive pratiquement dans deux cas ndash 1deg Ou lrsquoauteur a eacutecrit pour un public difficile agrave
tromper un public qui a soit un inteacuterecirct pratique agrave controcircler les dires de lrsquoauteur soit
lrsquohabitude de ne pas se laisser tromper crsquoest aussi un criteacuterium deacutelicat car on ne sait pas
drsquoordinaire exactement quelle ideacutee lrsquoauteur srsquoest faite de son public et il peut lrsquoavoir
imagineacute plus creacutedule qursquoil nrsquoeacutetait 2deg Ou bien lrsquoauteur a vu avec une eacutevidence irreacutesistible
qursquoune affirmation mensongegravere serait trop facile agrave controcircler que le fait est trop connu
ou trop facile agrave veacuterifier Ce criteacuterium beaucoup plus pratique permet de reacuteserver comme
probablement sincegraveres les affirmations qui portent sur les faits eacutenormes mateacuteriels
durables et tout agrave fait proches ndash agrave condition de prendre garde au niveau drsquointelligence de
lrsquoauteur du document car si ce niveau eacutetait tregraves bas le criteacuterium ne srsquoappliquerait plus
11 3e cas ndash Il y a des cas ougrave lrsquoauteur dira la veacuteriteacute parce qursquoil aura eu besoin de ne pas mentir
parce qursquoil srsquoagit drsquoaffirmations secondaires eacutetrangegraveres au but qui exige un mensonge
destineacutees au contraire agrave fortifier lrsquoaffirmation mensongegravere en lui donnant de la
vraisemblance crsquoest ainsi que dans un acte ougrave la deacuteclaration principale est fausse les
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deacutetails accessoires sont sincegraveres et drsquoautant plus sincegraveres qursquoils doivent servir agrave masquer
la partie fausse
12 On arrive ainsi agrave deacutegager de lrsquoensemble drsquoun document quelques affirmations tregraves
probablement sincegraveres
13 2deg Il y a eacutegalement des conditions qui rendent lrsquoerreur improbable Sans doute
lrsquoobservation scientifique est difficile et les conditions drsquoune observation correcte ne sont
jamais reacutealiseacutees par les auteurs de documents en outre la plupart des affirmations de
documents ne viennent mecircme pas directement de lrsquoobservateur elles viennent par
intermeacutediaires drsquoun autre observateur anonyme crsquoest un fait observeacute et reacutedigeacute on ne sait
par qui dans des conditions inconnues Dans les sciences constitueacutees telles que la
physiologie on ne ferait aucun usage drsquoun renseignement qui se preacutesenterait ainsi or
lrsquohistoire nrsquoen a pas drsquoautres Mais par contre on doit tenir compte de la diffeacuterence entre
les faits qursquoil srsquoagit drsquoatteindre dans les sciences objectives et les faits qui constituent les
sciences sociales Une science comme la physique ou la physiologie cherche agrave constater
des mouvements rapides difficiles agrave observer ou agrave deacuteterminer des quantiteacutes tregraves petites
mesureacutees exactement Les sciences sociales portent sur des faits beaucoup plus grossiers
qui exigent des observations beaucoup moins preacutecises elles ont agrave constater lrsquoexistence
drsquoobjets drsquoindividus de groupes ou drsquousages qui durent des anneacutees ou mecircme des siegravecles
ndash le tout constateacute en termes de la langue vulgaire ou par de simples deacutenombrements sans
mesure preacutecise Elles peuvent donc se contenter drsquoobservations beaucoup plus mal faites
Car ce qursquoelles cherchent ce sont des pheacutenomegravenes drsquoensemble superficiels et
grossiegraverement deacutefinis le nombre et la proportion des habitants ou des objets ndash des
cateacutegories grossiegraverement eacutetablies (sexe acircge illettreacutes ouvriers cultivateurs) ndash des
institutions sociales ou eacuteconomiques ndash presque tous faits tregraves faciles agrave constater Ainsi
les documents sont tous grossiers mais les faits qursquoon a besoin de recueillir le sont encore
davantage En science sociale on ne cherche que des approximations on peut donc parmi
ces faits mal observeacutes distinguer ceux qui sont tellement grossiers qursquoil est presque
impossible de mal les observer Voici les principales espegraveces de faits de ce genre
14 a Les faits qui ont dureacute longtemps et qursquoon a ducirc voir ou entendre mentionner souvent
tels que lrsquoexistence drsquoun homme ou drsquoun objet ndash les actes qui se renouvellent
freacutequemment (usages institutions pratiques) ndash les lois regraveglements conventions tarifs
ndash les eacuteveacutenements de longue dureacutee (crises eacutepideacutemies reacutevolutions)
15 b Les faits faciles agrave observer parce qursquoils sont tregraves eacutetendus en espace tels qursquoun groupe
nombreux (peuple socieacuteteacute) un acte ou un eacutetat collectif (loi usage institution) applicable
agrave un grand territoire
16 c Les faits faciles agrave eacutetablir parce que lrsquoaffirmation reste en termes approximatifs et qursquoune
observation tregraves superficielle suffit agrave les constater tels que lrsquoexistence drsquoune institution
en gros sans preacuteciser les deacutetails ou la quantiteacute exprimeacutee par un mot tregraves vague (par
exemple laquo pays deacutesert raquo ou laquo population tregraves dense raquo)
17 Ainsi en se contentant de peu on arrive agrave deacutegager de documents tregraves meacutediocres des
affirmations tregraves probablement exactes On remarquera qursquoexact est en ce cas le contraire
de preacutecis plus une affirmation devient preacutecise plus les chances drsquoerreur augmentent
plus la probabiliteacute drsquoexactitude diminue Lrsquoaffirmation a drsquoautant plus de chances drsquoecirctre
exacte qursquoelle reste vague plus elle se preacutecise plus elle court risque de devenir inexacte
18 3deg Il y a enfin dans quelques cas des conditions qui rendent lrsquoexactitude probable ce sont
celles qui impliquent une contradiction entre lrsquoaffirmation du document et les habitudes
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drsquoesprit de lrsquoauteur Si un homme affirme avoir observeacute un fait tout agrave fait inattendu pour
lui et contraire agrave toutes ses notions sur le monde une parole qursquoil ne comprend pas un
fait qui lui paraicirct absurde en ce cas la chance drsquoerreur est tregraves faible Car pour lui faire
accepter cette notion nouvelle contraire agrave toutes ses autres notions il a fallu une forte
raison exteacuterieure et cette raison ne peut guegravere ecirctre qursquoune perception exacte Un
exemple frappant est celui des bolides et des aeacuterolithes deacutecrits agrave une eacutepoque ougrave on
ignorait ces pheacutenomegravenes Donc tout fait signaleacute comme tregraves invraisemblable par celui qui
le recueille a par lagrave mecircme une valeur exceptionnelle Mais crsquoest un criteacuterium difficile agrave
manier le danger est de se figurer la contradiction drsquoapregraves notre propre esprit Il faut
prendre garde que le fait rapporteacute comme invraisemblable doit ecirctre en contradiction avec
les ideacutees de lrsquoauteur non avec les nocirctres Les gens qui croient au miracle ou au
merveilleux voient facilement des miracles ou des apparitions cela nrsquoest pas
contradictoire avec leurs notions et ne peut pas ecirctre consideacutereacute comme une preacutesomption
drsquoobservation exacte
19 II ndash Lrsquoanalyse permet donc de mettre agrave part tout un groupe drsquoaffirmations grossiegraveres ou
indiffeacuterentes et comme telles beaucoup moins suspectes elle rend par conseacutequent
possible de reacuteunir sur les pheacutenomegravenes sociaux durables et eacutetendus beaucoup de
renseignements tregraves probables qursquoon peut utiliser dans les sciences sociales
20 Pris isoleacutement chacun de ces renseignements resterait agrave cet eacutetat probable on nrsquoaurait
pas le droit de le consideacuterer comme une proposition scientifique crsquoest-agrave-dire une
affirmation indiscutable Comment peut-on atteindre des propositions de ce genre Nous
sommes arriveacutes ici sur le terrain de lrsquoobservation il ne nous reste plus qursquoagrave employer le
proceacutedeacute normal de toute science drsquoobservation
21 Le principe commun agrave toute science crsquoest qursquoon ne peut pas arriver agrave une conclusion
scientifique par une observation unique Toute observation doit ecirctre reacutepeacuteteacutee pour qursquoon
ait le droit de conclure Il en doit ecirctre exactement de mecircme en matiegravere de document
22 Le proceacutedeacute pour arriver agrave une conclusion consiste donc agrave rapprocher plusieurs
observations sur le mecircme fait pour voir si elles concordent Quand elles ne concordent
pas il est certain que lrsquoune drsquoelles est fausse Si elles concordent la concordance ne peut
provenir que de deux causes ou toutes sont fausses et elles se rencontrent par hasard ou
elles sont concordantes entre elles parce qursquoelles concordent toutes avec la reacutealiteacute
23 Or il y a beaucoup de faccedilons de se tromper par suite beaucoup drsquoerreurs possibles sur un
fait il nrsquoy a qursquoune seule faccedilon de voir exactement par suite qursquoune seule affirmation
exacte possible Il est donc tregraves improbable que des observateurs opeacuterant
indeacutependamment lrsquoun de lrsquoautre commettent exactement la mecircme erreur et cet accord
accidentel devient de plus en plus improbable agrave mesure que le nombre drsquoobservations
augmente Il nrsquoy a pas de raison pour que des observations diffeacuterentes qui ne sont pas
lieacutees agrave la reacutealiteacute se ressemblent entre elles Cette ressemblance ne pourrait ecirctre produite
que par le hasard et le mecircme hasard ne se renouvelle pas un grand nombre de fois de
suite Crsquoest lagrave une application du calcul des probabiliteacutes Si des observations
indeacutependantes se ressemblent crsquoest qursquoelles sont relieacutees entre elles par un intermeacutediaire
et cet intermeacutediaire ne peut ecirctre que la reacutealiteacute qui a eacuteteacute leur fondement commun si elles
ont entre elles un lien de ressemblance crsquoest que chacune drsquoelles est lieacutee agrave une mecircme
reacutealiteacute
24 Tel est le principe fondamental dans toutes les sciences drsquoobservation le seul principe
qursquoon puisse employer tant qursquoon nrsquoarrive pas agrave produire le pheacutenomegravene et agrave le faire
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varier crsquoest-agrave-dire agrave opeacuterer par expeacuterimentation Crsquoest un principe empirique qui peut se
formuler ainsi Les erreurs drsquoobservation personnelle ne se rencontrent pas elles
divergent seules les observations exactes concordent entre elles
25 Pour appliquer ce principe aux renseignements tireacutes des documents il faut sur le mecircme
fait reacuteunir plusieurs affirmations concordantes Il faut donc classer les reacutesultats de
lrsquoanalyse critique en reacuteunissant ensemble les affirmations relatives au mecircme fait
26 On commence par reacuteunir ces affirmations puis on les compare en tenant compte des
notes de deacutefaveur ou de faveur que la critique a permis drsquoattacher agrave chacune drsquoelles Srsquoil y
a deacutesaccord entre les affirmations extraites de deux ou plusieurs documents presque
toujours un de ces documents eacutetait deacutejagrave suspect pour des motifs de critique le deacutesaccord
ne fait que confirmer la deacutefiance agrave lrsquoeacutegard de ce document suspect Ou si cette deacutefiance ne
srsquoeacutetait pas encore produite il rend le service de la faire naicirctre
27 Mais pour proceacuteder meacutethodiquement il faut deux opeacuterations distinctes 1deg Srsquoassurer de
combien drsquoobservations reacuteelles on dispose crsquoest-agrave-dire combien on a drsquoaffirmations
indeacutependantes 2deg Rapprocher les observations pour arriver agrave la conclusion deacutefinitive
28 1deg La tendance naturelle est de proceacuteder comme si chaque document constituait une
observation On possegravede sur un mecircme fait dix documents (on a par exemple le reacutecit drsquoune
reacuteunion de syndicat dans dix journaux diffeacuterents) on srsquoimagine avoir dix observations Or
il arrive le plus souvent qursquoun document reproduit un autre document ou pour parler
plus exactement qursquoune affirmation ne fait que reproduire une autre affirmation de
sorte que plusieurs documents reproduisent la mecircme affirmation Mais comme on se
trouve en preacutesence de documents reacutedigeacutes par des auteurs diffeacuterents on subit lrsquoillusion de
plusieurs affirmations diffeacuterentes de lagrave la tendance agrave les compter comme autant
drsquoobservations Plusieurs journaux reproduisent le mecircme reacutecit les reporters de
diffeacuterents journaux se sont entendus un seul drsquoentre eux est alleacute assister agrave la seacuteance il a
reacutedigeacute un compte rendu les autres lrsquoont copieacute chacun dans son journal On possegravede alors
plusieurs documents A-t-on autant drsquoobservations Eacutevidemment non les dix journaux
ne repreacutesentent tous qursquoune seule observation Les compter pour dix ce serait opeacuterer
comme si on comptait pour un document chacun des exemplaires drsquoun mecircme livre
imprimeacute On ne devra compter que les observations indeacutependantes sur un mecircme fait Il faut
donc commencer par eacutetablir la relation entre les documents qui ont lrsquoair diffeacuterents pour
deacuteterminer ceux qui reacuteellement ont chacun pour origine une observation indeacutependante
et ceux qui au contraire ont pour origine commune une mecircme observation Dans la
langue technique cette origine des documents srsquoappelle source
29 La critique de sources qui eacutetudie les origines des documents donne souvent des reacuteveacutelations
inattendues elle constitue une partie importante de la technique historique1 Le principe
en est tregraves simple Quand deux affirmations sont identiques elles se ressemblent trop
pour venir de deux observations diffeacuterentes car lrsquoexpeacuterience montre que deux
observateurs opeacuterant seacutepareacutement nrsquoarrivent jamais agrave des conclusions formuleacutees dans les
mecircmes termes Si donc deux affirmations sont pareilles dans la forme crsquoest qursquoelles sont
copieacutees lrsquoune sur lrsquoautre ou toutes deux copieacutees sur une troisiegraveme en tout cas elles ne
doivent compter que pour une seule Mais la pratique soulegraveve des difficulteacutes dans deux
cas a) Lrsquoauteur qui a reproduit lrsquoaffirmation drsquoun autre cherche agrave dissimuler son emprunt
il modifie expregraves la forme pour deacuterouter son public comme fait un eacutecolier qui a copieacute son
devoir sur un voisin Il faut chercher alors dans le fond mecircme des faits examiner surtout
lrsquoordre et la liaison des faits lrsquoidentiteacute du fond et des rapports eacutetablis entre les faits suffit
entiegraverement pour prouver la deacutependance car jamais deux observateurs indeacutependants ne
50
preacutesentent les faits dans le mecircme ordre ni ne leur attribuent les mecircmes rapports b)
Lrsquoauteur a pris agrave la fois crsquoest-agrave-dire alternativement dans deux ou plusieurs documents
En ce cas le travail est plus compliqueacute il faut comparer son reacutecit avec plusieurs autres
Ce travail qui tient tant de place dans lrsquoeacutetude des sources antiques et du Moyen Acircge nrsquoest
pas moins neacutecessaire pour les documents contemporains rapports enquecirctes tableaux
statistiques Il est tellement tentant de reproduire une observation deacutejagrave faite plutocirct que
de se donner la peine drsquoen faire une nouvelle qursquoon doit toujours se demander quand on
possegravede deux documents sur le mecircme fait srsquoils ne sont pas simplement la reproduction
lrsquoun de lrsquoautre Souvent mecircme on peut srsquoassurer qursquoil ne restait qursquoune seule source un
seul observateur direct auquel il eacutetait commode de srsquoadresser on est sucircr alors que crsquoest
une observation unique qui a servi agrave reacutediger les documents de reacutedacteurs tregraves diffeacuterents
Il en est souvent ainsi pour un chiffre de statistique qui une fois introduit dans une
œuvre connue passe drsquoun auteur agrave lrsquoautre et finit par se trouver reproduit dans un si
grand nombre drsquoouvrages que personne ne songe plus agrave le contester
30 Cette critique de sources ne donnera qursquoun reacutesultat neacutegatif empecirccher drsquoecirctre dupe de
fausses observations indeacutependantes et permettre de ne conserver que celles qui sont
vraiment indeacutependantes
31 2deg La seconde opeacuteration consistera agrave rapprocher les observations reconnues
indeacutependantes afin de voir si eacutetant suffisamment diffeacuterentes pour ecirctre indeacutependantes
elles sont assez ressemblantes pour permettre de tirer une conclusion de leur
ressemblance En histoire comme en toute science la veacuteriteacute se trouve au point de
croisement de plusieurs voies de recherches suivies chacune par un observateur
diffeacuterent
32 On proceacutedera en se posant une seacuterie de questions meacutethodiques 1deg Avons-nous plusieurs
observations du mecircme fait 2deg Sur quelles parties du fait concordent-elles 3deg Comment
les faits sur lesquels nous ne posseacutedons qursquoune seule observation concordent-ils entre
eux Ici on sort de la question de la critique des documents pour passer sur le terrain de
la construction de la science
NOTES
1 Voir Langlois et Seignobos Introduction aux eacutetudes historiques livre II chap IV
51
Chapitre VII
Groupement des faits
I Conditions du groupement des faits ndash Eacutetat des faits tireacutes des documents diffeacuterences de degreacute denature de probabiliteacute II Groupement provisoire ndash Monographies reacutepertoiresIII Nature des faits agrave grouper ndash Faits geacuteneacuteraux ou individuels faits certains ou douteuxndash Existences actes humains motifs
1 Nous voici arriveacutes agrave la deuxiegraveme partie du travail historique agrave la construction Par quels
proceacutedeacutes peut-on grouper les faits tireacutes des documents de faccedilon agrave construire une science
crsquoest-agrave-dire un ensemble meacutethodique Comment la meacutethode historique srsquoapplique-t-elle
agrave la construction de la science sociale
2 I ndash Pour construire une science il faut partir non de notre ideacuteal de la science que nous
deacutesirerions constituer mais de la reacutealiteacute des mateacuteriaux dont nous pouvons disposer Il
serait chimeacuterique de se proposer un plan que les mateacuteriaux ne se precircteraient pas agrave
reacutealiser on ne construira pas une Tour Eiffel avec des moellons Crsquoest lagrave une neacutecessiteacute
pratique qursquooublient les philosophes quand ils veulent construire une science sociale avec
une meacutethode meacutetaphysique ou en imitant le plan des sciences biologiques sans tenir
compte de la diffeacuterence des mateacuteriaux
3 La premiegravere question sera donc De quels mateacuteriaux disposent les sciences sociales
Presque tous sont ndash par suite de neacutecessiteacutes pratiques ndash tireacutes non de lrsquoobservation directe
mais de documents de mateacuteriaux historiques semblables agrave ceux qursquoemploie lrsquohistoire
contemporaine Quelle est la nature de ces mateacuteriaux En quoi diffegraverent-ils des
mateacuteriaux des autres sciences
4 Drsquoabord ils proviennent forceacutement de lrsquoanalyse drsquoun document Ils nous arrivent donc
dans lrsquoeacutetat ougrave lrsquoanalyse nous les livre hacheacutes par cette analyse en affirmations
eacuteleacutementaires1 car dans un document il y a des milliers drsquoaffirmations et mecircme dans la
plupart des affirmations dont se compose une simple phrase il y a plusieurs affirmations
eacuteleacutementaires souvent on accepte lrsquoune on rejette lrsquoautre Chacune de ces affirmations
constitue un fait Mais ces faits sont drsquoespegraveces tregraves diffeacuterentes
5 1deg Ils sont agrave des degreacutes de geacuteneacuteraliteacute tregraves diffeacuterents Dans une statistique par exemple on
aura des cas individuels des additions partielles des totaux geacuteneacuteraux Dans une
52
description on aura cocircte agrave cocircte un cas individuel unique et un reacutesumeacute sur lrsquoensemble
drsquoune institution
6 2deg Ils se rapportent agrave des objets de nature tregraves diffeacuterente Lrsquoauteur du document en
preacutesentant les faits nrsquoa pas eu la mecircme preacuteoccupation que le classificateur aura en les
eacutetudiant Il nrsquoa eu aucune raison pour les preacutesenter dans lrsquoordre ougrave le constructeur aura
besoin de les mettre Les faits arrivent donc toujours dans un pecircle-mecircle ndash plus grand sans
doute pour lrsquohistorien parce qursquoil cherche des faits plus varieacutes (faits de langue
conceptions croyances sentiments institutions) ndash mais tregraves grand encore mecircme dans les
sciences sociales Bien que systeacutematiquement on eacutecarte la plus grande partie des faits
pour se renfermer dans les faits sociaux il en reste encore drsquoassez varieacutes pour produire
une confusion beaucoup plus grande qursquoen aucune science expeacuterimentale Dans les
sciences drsquoobservation directe on choisit les faits qursquoon veut observer dans les sciences
documentaires on les reccediloit de la main drsquoun autre avant de srsquoen servir il faut donc les
trier
7 3deg Les faits extraits des documents arrivent chacun avec une eacutetiquette critique (fait
suspect fait tregraves probable fait douteux etc) qui pratiquement varie depuis une simple
indication de faveur ou de deacutefaveur jusqursquoagrave la quasi-certitude de la fausseteacute ou de la
veacuteriteacute le renseignement est si important qursquoon est obligeacute de conserver cette eacutetiquette
8 Tous ces faits disparates il faut commencer par les reacuteunir avant de pouvoir preacuteparer le
rapprochement avec drsquoautres faits qui permettra une conclusion deacutefinitive Dans les
autres sciences aussi il faut attendre pour conclure drsquoavoir reacuteuni plusieurs observations
sur un mecircme fait mais dans les sciences expeacuterimentales on peut refaire aussitocirct drsquoautres
observations avant de publier En matiegravere historique ougrave lrsquoon deacutepend du hasard des
documents on commence par avoir drsquoabord des cas uniques comparables aux cas
cliniques qui srsquoentassent dans les revues de meacutedecine avant qursquoon en puisse tirer aucune
conclusion
9 Ainsi on trouve drsquoabord devant soi une masse incoheacuterente de menus faits une poussiegravere
de connaissances de deacutetail un nombre eacutenorme drsquoaffirmations de valeur tregraves diffeacuterente
sur des faits drsquoespegraveces tregraves diffeacuterentes agrave des degreacutes de geacuteneacuteraliteacute tregraves diffeacuterents En
science sociale ce sont 1deg des donneacutees statistiques sur des ecirctres ou des objets diffeacuterents
de diffeacuterente valeur suivant lrsquointelligence ou lrsquohonnecircteteacute de lrsquoopeacuterateur agrave des degreacutes de
geacuteneacuteraliteacute divers les unes portant sur un seul individu drsquoautres sur un groupe drsquoautres
prenant la forme drsquoun tableau drsquoensemble soit agrave un moment unique soit agrave des moments
diffeacuterents 2deg des descriptions drsquousages ou drsquoinstitutions ou de conditions mateacuterielles
descriptions drsquoun deacutetail ou drsquoun ensemble drsquoun petit groupe local ou de groupes
reacutegionaux ou drsquoune mecircme nation ou du monde entier toutes drsquoexactitude tregraves variable
3deg des regraveglements drsquoinstitutions locaux geacuteneacuteraux nationaux les uns appliqueacutes si
exactement qursquoils ont la valeur drsquoune description de faits reacuteels drsquoautres purement
nominaux drsquoautres en partie appliqueacutes en partie restant lettre-morte
10 II ndash Pour se reconnaicirctre dans ce pecircle-mecircle il faut un classement il faut trier les faits
extraits des documents de faccedilon agrave les classer drsquoapregraves un mecircme principe Mais la confusion
est si grande le travail est si compliqueacute qursquoen pratique il ne peut guegravere se faire par une
seule opeacuteration Dans toutes les sciences documentaires on est ameneacute agrave une division du
travail ndash Un premier classement pratique et provisoire sert agrave deacutebrouiller les faits et agrave
mettre ensemble les faits de mecircme nature il aboutit agrave un reacutepertoire ou agrave une
monographie ndash Un deuxiegraveme classement scientifique et deacutefinitif part de ce recueil
provisoire (reacutepertoire ou monographie) pour tacirccher de saisir les rapports reacuteguliers
53
drsquoabord entre les faits de mecircme nature puis entre les groupes de diffeacuterente nature Ces
deux opeacuterations tendent mecircme agrave se partager entre les deux espegraveces de travailleurs les
eacuterudits et les speacutecialistes qui aiment surtout le contact direct avec le document brut
preacutefegraverent se limiter au classement provisoire le classement deacutefinitif reste abandonneacute
aux hommes drsquoesprit geacuteneacuteralisateur qui sont souvent des professeurs ou des hommes
politiques
11 Le classement provisoire prend surtout deux formes la monographie et le reacutepertoire
12 La forme la plus simple la monographie repose sur un principe que la plupart des
travailleurs appliquent spontaneacutement On recueille ensemble les faits de mecircme nature qui
se rapportent agrave un groupe de faits limiteacute eacutetroitement dans lrsquoespace et dans le temps On
fait par exemple la monographie des recettes et deacutepenses drsquoune famille la monographie
des syndicats drsquoun meacutetier dans une ville pendant une anneacutee ou une courte peacuteriode Une
autre forme de monographie est le tableau de statistique deacutetailleacute diviseacute en colonnes ougrave
les faits sont agrave la fois analyseacutes et deacutenombreacutes par exemple la statistique analytique de la
population drsquoune ville Les limites eacutetant eacutetroites il devient possible de recueillir tous les
faits connus sur un mecircme sujet Et crsquoest un grand attrait pour beaucoup drsquoesprits leur
plaisir eacutetant non de savoir beaucoup mais de savoir plus que personne au monde sur un
sujet donneacute il leur est agreacuteable de recueillir tout ce qursquoon sait de faire une collection
complegravete crsquoest lrsquoideacuteal du collectionneur
13 Les limites de ces monographies sont fixeacutees par le collectionneur drsquoordinaire pour des
raisons pratiques elles embrassent les faits qursquoil pouvait atteindre complegravetement Le
cadre est donc tregraves diffeacuterent suivant la quantiteacute de documents dont on dispose quand il
y en a peu on tend agrave eacutetendre la monographie sur un groupe drsquohommes plus nombreux ou
sur un temps plus long Les monographies sur le Moyen Acircge ont des sujets plus vastes que
celles qui traitent des pheacutenomegravenes contemporains
14 La raison drsquoecirctre de la monographie crsquoest de permettre de dominer tous les faits qui se
sont produits dans un champ donneacute Elle comporte drsquoabord le groupement des faits de
mecircme nature mais rien nrsquoempecircche en outre de reacuteunir dans une mecircme monographie
plusieurs groupes de faits de plusieurs natures qui ont ce caractegravere commun de srsquoecirctre
produits dans le mecircme champ Crsquoest souvent mecircme une pratique tregraves avantageuse mais agrave
condition de reacutepartir en sections distinctes les faits de natures diffeacuterentes
15 La monographie quand elle est faite au moyen de documents doit conserver lrsquoindication
de provenance de chaque fait crsquoest une preacutecaution qui malheureusement est souvent
neacutegligeacutee Il arrive aux speacutecialistes drsquooublier que leurs lecteurs ont le droit de leur
demander leurs sources et ceux qui ont travailleacute sur des documents ineacutedits sont souvent
les plus neacutegligents faute drsquoavoir adopteacute un systegraveme meacutethodique de renvoi agrave leurs
sources ils se dispensent parfois de toute reacutefeacuterence et se conduisent comme srsquoils
donnaient le reacutesultat drsquoobservations directes
16 Le reacutepertoire nrsquoest qursquoun recueil de monographies souvent œuvres drsquoauteurs diffeacuterents
reacuteunies en un mecircme ouvrage drsquoordinaire sous une direction unique Mais ce sont de
preacutefeacuterence des monographies sommaires et souvent des reacutesumeacutes de monographies
anteacuterieures publieacutees seacutepareacutement Le reacutepertoire est une neacutecessiteacute pratique pour toute
science qui a besoin de reacuteunir un grand nombre de faits particuliers il sert agrave rassembler
les monographies eacuteparses agrave les condenser agrave supprimer les doubles emplois agrave faire
apercevoir les lacunes et mecircme agrave les combler Il doit ecirctre ameacutenageacute suivant des raisons
pratiques car son but est surtout de rendre les recherches rapides et sucircres Tregraves souvent
54
le seul ordre pratique est lrsquoordre alphabeacutetique celui des dictionnaires Il ne faut pas
meacutepriser les reacutepertoires alphabeacutetiques ils ne sont pas encore la science mais ils sont la
condition pratique de la science En statistique les faits se reacutesument en tableaux et en
graphiques qursquoon est obligeacute de ranger un peu arbitrairement en seacuteries lrsquoordre est alors
indiqueacute par un index
17 En pratique crsquoest dans les monographies et les reacutepertoires qursquoon va chercher les faits qui
servent agrave construire la science deacutefinitive crsquoest-agrave-dire agrave trouver des rapports permanents
entre les faits Il est bien entendu que pour se servir des recueils ou des monographies il
faut leur appliquer les mecircmes regravegles qursquoaux documents et commencer par en faire la
critique Mais au lieu drsquoune critique analytique on peut srsquoen tenir agrave une critique geacuteneacuterale
pour constater la faccedilon dont lrsquoauteur a utiliseacute les documents ce sera court car si le
travail est correctement fait lrsquoauteur aura donneacute lrsquoindication de ses sources et on aura
vite fait de voir ce que valent ses mateacuteriaux et comment il les a mis en œuvre
18 III ndash Il est toujours possible de faire un groupement provisoire des faits Mais avant
drsquoessayer une construction scientifique il faut srsquoassurer si elle est possible ce qui oblige
drsquoabord agrave se rendre compte de la nature des faits agrave grouper
19 On peut grouper les faits en cateacutegories suivant deux systegravemes 1deg suivant le degreacute de
geacuteneacuteraliteacute sous lequel ils se preacutesentent agrave nous 2deg suivant lrsquoespegravece drsquoaffirmation par
laquelle ils nous sont connus
20 1deg Suivant le degreacute de geacuteneacuteraliteacute il y a des faits individuels des faits particuliers agrave un
groupe des faits geacuteneacuteraux Les sciences sociales nrsquoeacutetudient pas drsquoordinaire les faits
purement individuels elles ne cherchent pas ce que tel homme a fait agrave tel moment elles
ne srsquointeacuteressent qursquoagrave des groupes et quand elles recueillent un fait individuel ndash comme il
arrive par exemple dans un recensement ndash crsquoest seulement comme un eacuteleacutement destineacute agrave
entrer dans un total agrave moins qursquoil ne srsquoagisse de faits historiques (par exemple la chute de
Bismarck) qui ont eu une reacuteaction consideacuterable sur la vie sociale et en ce cas elles se
bornent agrave prendre le fait sans en eacutetudier les deacutetails Le domaine des sciences sociales crsquoest
lrsquoeacutetude des faits communs agrave tout un groupe
21 2deg Suivant lrsquoespegravece drsquoaffirmation il y a des faits eacutetablis par une concordance suffisante
entre les affirmations drsquoautres probables mais non certains Pratiquement les seuls faits
certains en sciences sociales sont ou des faits sociaux conventionnels connus par des
documents officiels ou des faits mateacuteriels vagues connus par des descriptions car
aussitocirct qursquoon veut preacuteciser par des chiffres la certitude cesse ndash Les faits conventionnels
ont la forme de regraveglements drsquoordres ou de lois crsquoest-agrave-dire drsquoactes officiels or toute
reacutedaction officielle implique un accord entre les gens qui reacutedigent le document mais un
accord purement subjectif sur les regravegles agrave eacutenoncer elle ne donne pas la preuve que ces
regravegles correspondent agrave aucun fait reacuteel exteacuterieur Un regraveglement inappliqueacute reste un
pheacutenomegravene purement psychologique une simple convention il ne devient pas une
reacutealiteacute sociale exteacuterieure ndash Les faits vagues sont les descriptions et les approximations
obtenues en additionnant des chiffres faciles agrave constater par conseacutequent grossiegraverement
approximatifs Encore faudrait-il pour ecirctre certain qursquoil nrsquoy a pas eu erreur dans les
calculs pouvoir comparer le reacutesultat de deux additions indeacutependantes et crsquoest un cas
rare On peut donc admettre qursquoon nrsquoaura guegravere en science sociale agrave opeacuterer que sur des
faits seulement probables Il srsquoagira donc de grouper ces faits probables de faccedilon agrave les
confirmer les uns par les autres pour arriver par groupements successifs jusqursquoagrave la
certitude
55
22 Il est neacutecessaire sans doute de tenir compte ici de cette faccedilon diffeacuterente de connaicirctre les
faits de se rappeler srsquoils sont plus ou moins geacuteneacuteraux et srsquoils sont plus ou moins
probables puisque nous ne pouvons opeacuterer qursquoavec nos connaissances conditionneacutees par
lrsquoinfirmiteacute de nos moyens Mais la diffeacuterence la plus importante tient agrave la nature des faits
eux-mecircmes Il est eacutevident que tout classement scientifique devra se faire non drsquoapregraves le
rapport de connaissance entre nous et les faits qui est un rapport fortuit mais drsquoapregraves les
rapports de nature entre les diffeacuterents objets eux-mecircmes qui sont des rapports
constants
23 Les objets ceux du moins que nous pouvons atteindre peuvent drsquoapregraves leur nature se
grouper en trois cateacutegories il est utile de srsquoen rendre compte puisque ce sont les seules
espegraveces drsquoobjets avec lesquelles nous puissions faire notre construction Ce sont les
mecircmes objets qursquoon atteint indirectement par les documents directement par
lrsquoobservation
24 a Existence drsquoecirctres mateacuteriels directement observables ndash Il y en a deux espegraveces les corps
humains objets de la science sociale en tant qursquoils sont la condition des vies humaines
les objets mateacuteriels objets de la science sociale en tant qursquoils sont en rapport avec des
hommes Dans les corps humains la science sociale ne considegravere que le nombre et des
caractegraveres tregraves apparents acircge sexe maladie accidents etc Les objets mateacuteriels sont tregraves
varieacutes Ce sont les animaux approprieacutes agrave lrsquousage de lrsquohomme (les animaux sauvages
restent en dehors du domaine des sciences sociales) ndash les eacutetendues mateacuterielles de terre ou
drsquoeaux cultiveacutees ou ameacutenageacutees ou utiliseacutees (les deacuteserts les oceacuteans les glaces restent en
dehors) ndash les produits drsquoactiviteacute humaine maisons cultures canaux outils et ateliers
chemins mateacuteriels de transports navires marchandises mobiliers monnaies etc Pour
tous ces objets (corps humains animaux surfaces produits) on peut essayer de connaicirctre
leur existence leur position dans la geacuteographie et la chronologie et quelques-uns de
leurs caractegraveres les plus apparents Ces caractegraveres trop superficiels drsquoordinaire pour faire
peacuteneacutetrer dans la nature intime des objets permettent du moins de les reacutepartir en groupes
et sous-groupes de les deacutenombrer et drsquoen suivre les deacuteplacements numeacuteriques
(accroissements diminution de nombre changement de place) Il nrsquoest pas neacutecessaire
par exemple de connaicirctre lrsquoanatomie drsquoun mouton pour le faire entrer dans la cateacutegorie
des moutons du deacutepartement de lrsquoAube et lui donner sa place dans un deacutenombrement de
la race ovine Ainsi on parvient agrave atteindre les pheacutenomegravenes abstraits de lrsquoexistence du
nombre et de lrsquoemplacement des objets sans avoir besoin de pouvoir les expliquer crsquoest-
agrave-dire les rapporter agrave une cause
25 b Actes humains ndash Ces actes sont toujours passeacutes on ne peut plus les observer Mais on
sait quels actes ont eacuteteacute neacutecessaires pour creacuteer les produits humains ou pour les
transporter on peut donc quand on connaicirct lrsquoexistence lrsquoorigine et la place actuelle de
ces produits retrouver les actes drsquoindustrie et de transport qursquoils ont subis ndash En outre ndash et
crsquoest le principal moyen de connaissance ndash il y a des actes que les auteurs de documents
ont pu observer (des actes ou des paroles ou des eacutecrits) par exemple un suicide une
arrestation une exeacutecution une gregraveve un marcheacute un transport une reacuteunion de
constitution drsquoune socieacuteteacute une reacuteunion de discussion un discours un regraveglement un
compte etc Beaucoup de ces actes sont purement symboliques par exemple ceux qui se
font dans les banques ou les bourses ougrave lrsquoon se borne agrave parler et agrave eacutecrire mais ce sont des
symboles qui entraicircnent des conseacutequences pratiques et finissent par se traduire en actes
mateacuteriels un transport de creacuteances aboutit agrave lrsquoacquisition drsquoobjets mateacuteriels
56
26 Ces actes sont faits ou par un homme seul ou par plusieurs hommes agrave la fois Faits par un
seul on les appelle individuels quand ils sont faits par plusieurs on emploie le mot
collectif Les actes collectifs sont-ils drsquoune autre espegravece que les actes individuels Crsquoest une
question tregraves controverseacutee mais une question philosophique indiffeacuterente pour
lrsquoapplication de la meacutethode pour lrsquoobservateur il nrsquoy a jamais qursquoune somme drsquoactes ou de
paroles drsquoindividus et lrsquoobservation eacutetant le seul proceacutedeacute de connaissance crsquoest de
lrsquoobservation que la science doit partir Srsquoil y a vraiment un caractegravere propre agrave certains
pheacutenomegravenes collectifs crsquoest-agrave-dire accomplis par les individus vivant en socieacuteteacute ce
caractegravere apparaicirctra plus tard par le rapprochement des faits isoleacutes observeacutes comme
dans les sciences biologiques apparaicirct la solidariteacute entre les pheacutenomegravenes observeacutes
drsquoabord isoleacutement dans un mecircme organisme Mais il serait contraire agrave la meacutethode de
toute science empirique de preacutesupposer agrave certains pheacutenomegravenes un caractegravere speacutecifique
pour des raisons a priori
27 3deg Avec les actes on quitte le terrain de lrsquoobservation directe qui est celui de toutes les
sciences drsquoobservation Et pourtant si lrsquoon veut expliquer les faits sociaux il est
impossible de rester sur ce terrain car aucun acte humain social nrsquoa sa cause en lui-
mecircme ou en drsquoautres actes mateacuteriels Aucun acte ndash ni une opeacuteration de commerce ni une
fabrication industrielle ni un marcheacute pas mecircme une arrestation ou un suicide ndash ne peut
ecirctre relieacute directement agrave drsquoautres actes Pour qursquoil se produise il faut toujours un motif
crsquoest-agrave-dire un pheacutenomegravene psychologique Ce mot de motif est vague sans doute crsquoest que
notre connaissance du pheacutenomegravene qursquoil deacutesigne est encore vague On peut donner deux
interpreacutetations agrave un acte Lrsquoune est psychologique lrsquoacte dit-on est produit par une
repreacutesentation consciente de lrsquoesprit (jugement deacutesir volition) qui met en jeu un
meacutecanisme nerveux et musculaire lequel produit directement lrsquoacte Lrsquoautre
interpreacutetation est physiologique lrsquoacte a pour cause directe une impulsion produite par
lrsquoaction directe des centres nerveux de perception la conscience qui nous donne
lrsquoillusion de la volonteacute nrsquoest qursquoun eacutepipheacutenomegravene qui accompagne quelques-uns des
pheacutenomegravenes ceacutereacutebraux sans avoir aucune action sur les mouvements Mais dans les deux
interpreacutetations ce qui reste certain crsquoest que les actes mateacuteriels mecircme symboliques (tels
que les paroles ou les eacutecrits) sont des pheacutenomegravenes peacuteripheacuteriques produits par le
meacutecanisme exteacuterieur tandis que le point de deacutepart de lrsquoacte sinon sa cause est toujours
central et accompagneacute drsquoun pheacutenomegravene conscient du cerveau Les actes humains qui
constituent la matiegravere de la science sociale ne peuvent donc ecirctre compris que par
lrsquointermeacutediaire des pheacutenomegravenes conscients du cerveau Ainsi on est rameneacute
irreacutesistiblement agrave lrsquointerpreacutetation ceacutereacutebrale (crsquoest-agrave-dire psychologique) des faits sociaux
Auguste Comte avait espeacutereacute lrsquoeacuteviter en constituant la sociologie sur lrsquoobservation de faits
exteacuterieurs mais ces faits exteacuterieurs ne sont que les produits des eacutetats inteacuterieurs les
eacutetudier seuls sans connaicirctre les eacutetats psychologiques qui les motivent ce serait vouloir
comprendre les mouvements drsquoun orchestre sans savoir la musique qursquoil joue
57
NOTES
1 Voir plus haut chap II III
58
Chapitre VIII
Construction des faits des sciencessociales
I Nature des faits dans les sciences sociales ndash Caractegravere mateacuteriel et psychologique impossibiliteacutedrsquoune meacutethode exclusivement objectiveII Analyse sociale ndash Diffeacuterence entre lrsquoanalyse sociale et lrsquoanalyse biologique ndash Caractegravere abstraitet subjectif de lrsquoanalyse sociale rocircle de lrsquoimaginationIII Proceacutedeacutes de construction ndash Emploi de lrsquoanalogie ndash Emploi du questionnaire
1 Les faits qui fournissent les mateacuteriaux des sciences sociales se preacutesentent dans des
conditions qui conditionnent elles-mecircmes la construction en lui imposant ses proceacutedeacutes et
ses limites
2 I ndash La plupart des faits sociaux sont connus par une meacutethode historique indirecte au
moyen de documents le propre des faits ainsi connus1 est drsquoecirctre superficiels et vagues
ils se bornent agrave constater lrsquoexistence drsquoecirctres drsquohabitudes de groupes ou drsquoindividus Ce
caractegravere vague et superficiel srsquoimpose donc agrave tous les faits des sciences sociales mecircme
ceux qursquoon pourrait recueillir par une observation directe ne peuvent jamais ecirctre
combineacutes en un ensemble avec les faits extraits des documents que dans la mesure ougrave ils
sont de mecircme degreacute Dans un recensement par exemple les deacutetails circonstancieacutes qursquoon
aurait obtenus par observation directe sur quelques familles ne seront pas utilisables
parce qursquoon ne pourra pas les faire entrer dans les cateacutegories larges et vagues qui auront
servi aux recenseurs De mecircme dans la description de lrsquoorganisation geacuteneacuterale des
syndicats on ne pourra pas faire entrer les connaissances speacuteciales qursquoon aura recueillies
sur quelques-uns drsquoentre eux sinon sous forme de type ou drsquoexemple ce qui est un
artifice peacutedagogique mais non un proceacutedeacute scientifique
3 Ces faits se ramegravenent tous agrave des ecirctres mateacuteriels des actes ou des motifs (qui sont au
moins des repreacutesentations) Mais la partie mateacuterielle la seule qui soit observable
objectivement ne peut pas ecirctre utiliseacutee seacutepareacutement ndash On pourrait il est vrai concevoir
une statistique exclusivement physiologique ougrave seraient deacutenombreacutes les corps sexes
acircges maladies caractegraveres anthropologiques mais cette statistique ne suffirait jamais par
elle-mecircme pour constituer un fait social il faudrait toujours la mettre en rapport avec
une nationaliteacute une religion une classe ndash en un mot avec des pheacutenomegravenes internes
59
ndash pour deacuteterminer la socieacuteteacute dont on aurait fait le deacutenombrement ndash De mecircme une
statistique drsquoobjets de marchandises de numeacuteraire ou drsquoanimaux ne devient un fait
social qursquoautant qursquoon fait intervenir un fait drsquoappropriation crsquoest-agrave-dire subjectif on
fait la statistique des marchandises des animaux appartenant agrave un groupe drsquohommes il
faut donc faire intervenir la notion subjective de proprieacuteteacute ndash Ce qui donne le caractegravere
social crsquoest justement un pheacutenomegravene interne soit politique soit eacuteconomique
4 Il est inutile de deacutemontrer le caractegravere essentiellement subjectif de tout fait politique
Tout groupe politique repose avant tout sur lrsquoideacutee de lrsquoobeacuteissance agrave un mecircme centre ou de
la solidariteacute avec les mecircmes hommes Qursquoil y ait ou non un fait drsquoun autre ordre
(pheacutenomegravene collectif) lieacute agrave une ideacutee drsquoobeacuteissance ou de solidariteacute en tout cas le fait
nrsquoexiste jamais qursquoavec cette ideacutee et nrsquoest aperccedilu que par lrsquointermeacutediaire de cette ideacutee et
quand lrsquoideacutee se modifie lrsquoeacutetat politique se transforme Lrsquoideacutee de la nationaliteacute en
Maceacutedoine change chez les mecircmes individus suivant qursquoils se croient solidaires avec les
Grecs les Bulgares les Valaques ou les Serbes
5 Pour les faits eacuteconomiques ce caractegravere subjectif est moins eacutevident ou du moins agrave cause
du caractegravere mateacuteriel des objets agrave propos desquels se produisent les faits eacuteconomiques il
se voit moins nettement Mais en reacutealiteacute les objets mateacuteriels ne sont jamais que lrsquooccasion
ou la condition des faits eacuteconomiques les veacuteritables faits eacuteconomiques sont les ideacutees des
hommes par rapport agrave ces objets ndash Lrsquoappropriation crsquoest lrsquoideacutee que la disposition drsquoun
certain objet appartient agrave quelqursquoun la preuve crsquoest qursquoil peut y avoir une reacutevolution
dans la proprieacuteteacute comme il est arriveacute en Russie agrave lrsquoabolition du servage sans le moindre
mouvement mateacuteriel ndash Le commerce est un ensemble de conventions crsquoest-agrave-dire de
pheacutenomegravenes psychologiques pour eacutechanger lrsquoappropriation des objets et le transport
nrsquoest qursquoune conseacutequence mateacuterielle de ces conventions ndash La consommation et la
production elles-mecircmes ont une partie mateacuterielle mais leur caractegravere eacuteconomique leur
est donneacute par une notion purement subjective crsquoest la valeur qui dirige le producteur et
deacutecide le consommateur or la valeur est en pratique un pheacutenomegravene subjectif Je dis laquo en
pratique raquo car on pourrait concevoir une notion objective de valeur calculeacutee sur des
reacutealiteacutes mesurables la force et la chaleur on pourrait eacutevaluer tout objet et tout acte
mateacuteriel en uniteacutes de force meacutecanique et en calories Mais lrsquoeacutevaluation qursquoon construirait
sur ces donneacutees meacutecaniques chimiques et biologiques nrsquoaurait aucun rapport avec
lrsquoeacuteconomie politique Eacutevaluer les aliments suivant leur valeur objective en calories
eacutevaluer les actes en uniteacutes de force ou de chaleur objectives ce serait le renversement de
toutes les reacutealiteacutes eacuteconomiques un divertissement de fantaisiste un gramme de charbon
vaudrait un gramme de diamant un petit morceau de fromage vaudrait beaucoup plus
qursquoune truffe Crsquoest que le fait eacuteconomique reacuteel nrsquoest aucunement fondeacute sur cette reacutealiteacute
mateacuterielle la seule pourtant qui soit reacuteelle au sens objectif il est fondeacute uniquement sur
la valeur psychologique celle que les hommes attachent aux objets crsquoest-agrave-dire sur leur
imagination La preuve crsquoest qursquoelle change avec leur imagination dans tous les
domaines mecircme pour les objets les plus exclusivement mateacuteriels Ni le porc ni lrsquoeau-de-
vie nrsquoauront la mecircme valeur en pays musulman qursquoen pays chreacutetien Crsquoest la grande
difficulteacute du commerce avec les sauvages qursquoon ignore les dispositions subjectives qui
leur feront rechercher une eacutetoffe rouge et meacutepriser une eacutetoffe blanche ou inversement
Ce qui nous dissimule ce caractegravere subjectif de la valeur crsquoest lrsquohabitude de vivre dans une
socieacuteteacute tregraves reacuteguliegravere ougrave les ideacutees sur la valeur ne se transforment que lentement Encore
reste-t-il des exemples frappants de cette variation ce sont les objets agrave la mode tels que
peintures ou bibelots dont la valeur hausse ou baisse brusquement
60
6 Puisque le caractegravere subjectif est lieacute aux faits sociaux eux-mecircmes on nrsquoa pas le droit de le
faire disparaicirctre dans la construction de la science sociale Il faudra donc trouver les
rapports qui unissent entre eux des faits sociaux crsquoest-agrave-dire complexes des faits
composeacutes drsquoexistences mateacuterielles lieacutees agrave des pheacutenomegravenes subjectifs (motifs et
repreacutesentations) Ces rapports auront neacutecessairement un caractegravere subjectif
7 II ndash La faccedilon dont les faits nous sont connus doit reacuteagir aussi sur la nature de la
construction Or ces faits viennent pour la plupart des documents ils ont eacuteteacute obtenus par
lrsquoanalyse du document Quelques-uns peut-ecirctre ont eacuteteacute observeacutes directement Mais tous ils
ont eacuteteacute recueillis agrave la suite drsquoune analyse sociale crsquoest-agrave-dire que parmi les faits
innombrables des documents ou de la reacutealiteacute on en a choisi quelques-uns les faits
sociaux tels que recensements ou descriptions drsquoinstitutions ce qui a neacutecessairement
exigeacute une analyse Quel est donc le caractegravere de cette analyse
8 Le nom mecircme drsquoanalyse est en science sociale une cause dangereuse drsquoerreur Lrsquoanalyse
dans les sciences objectives est une opeacuteration objective mateacuterielle άναλύειν signifie
dissoudre deacutecomposer En biologie et en zoologie quand on analyse on opegravere sur un
animal reacuteel par une analyse reacuteelle on le dissegraveque apregraves quoi on fait une synthegravese reacuteelle
en remettant les parties ensemble de faccedilon agrave apercevoir des rapports reacuteels En chimie on
deacutecompose les corps et on les recompose reacuteellement Ces sciences sont fondeacutees sur
lrsquoanalyse reacuteelle et la synthegravese reacuteelle on sait objectivement en quelles parties lrsquoobjet
eacutetudieacute se deacutecompose et comment elles sont relieacutees entre elles
9 Mais lrsquoanalyse historique ou sociale nrsquoest une analyse que par meacutetaphore En ces matiegraveres
on nrsquoa aucun objet reacuteel agrave analyser aucun objet qursquoon puisse deacutetruire et ensuite
reconstruire on ne fait donc aucune opeacuteration reacuteelle On nrsquoopegravere que sur des eacutecrits et la
seule reacutealiteacute mateacuterielle crsquoest le papier eacutecrit Ces eacutecrits sont des symboles ils ne servent
que par les opeacuterations drsquoesprit qursquoils produisent par les images qursquoils eacutevoquent En
histoire on ne travaille jamais que sur ces images Celui qui eacutetudie lrsquoorganisation des
meacutetiers au Moyen Acircge nrsquoa affaire agrave aucune reacutealiteacute concregravete il ne voit pas un seul ouvrier
pas un seul instrument du Moyen Acircge il nrsquoopegravere que sur les images de son esprit qui lui
repreacutesentent ces choses et il ne se les repreacutesente que par analogie avec des ouvriers ou
des outils actuels qursquoil sait ecirctre analogues il nrsquoopegravere que sur les traits qursquoil sait communs
aux ouvriers du Moyen Acircge et aux ouvriers actuels crsquoest-agrave-dire sur des abstractions De
mecircme un recensement implique une analyse drsquoune socieacuteteacute mais lrsquoopeacuteration consiste
seulement agrave se demander combien il y a de gens de tel sexe de tel acircge de telle nation on
procegravede non par observation mais par question Quand mecircme on observe directement
crsquoest seulement pour trouver une reacuteponse agrave une question qursquoon va voir les objets mais
jamais on ne les analyse
10 Lrsquoanalyse sociale comme lrsquoanalyse historique est un proceacutedeacute abstrait purement
intellectuel Elle consiste en preacutesence drsquoun objet ou drsquoun groupe drsquoobjets drsquoun acte ou
drsquoun groupe drsquoactes agrave fixer son attention successivement sur les divers caractegraveres visibles
ou imagineacutes de cet objet ou de cet acte agrave en examiner lrsquoun apregraves lrsquoautre les divers aspects
(crsquoest encore une meacutetaphore) et agrave se demander quels en sont les diffeacuterents caractegraveres
Cette opeacuteration est neacutecessaire agrave cause de la faiblesse de lrsquoesprit humain spontaneacutement
nous nrsquoavons que des impressions confuses drsquoensemble il faut nous astreindre agrave nous
demander successivement les diffeacuterentes impressions particuliegraveres que nous avons
eacuteprouveacutees afin de les preacuteciser en les distinguant Le reacutesultat de ce travail est de rendre
preacutecise une connaissance confuse non de nous donner une connaissance nouvelle Ce
nrsquoest pas comme lrsquoanalyse anatomique une meacutethode objective pour deacutecouvrir de
61
nouveaux objets reacuteels ou des rapports nouveaux entre ces objets crsquoest une meacutethode
subjective pour nous faire apercevoir dans nos impressions leurs eacuteleacutements et les rapports
subjectifs entre ces eacuteleacutements
11 En fait en science sociale on opegravere non pas sur des objets reacuteels mais sur les
repreacutesentations qursquoon se fait des objets On ne voit pas les hommes les animaux les
maisons qursquoon recense on ne voit pas les institutions qursquoon deacutecrit On est obligeacute de
srsquoimaginer les hommes les objets les actes les motifs qursquoon eacutetudie Ce sont ces images qui
sont la matiegravere pratique de la science sociale ce sont ces images qursquoon analyse Quelques-
unes peuvent ecirctre des souvenirs drsquoobjets qursquoon a personnellement observeacutes mais un
souvenir nrsquoest deacutejagrave plus qursquoune image La plupart drsquoailleurs nrsquoont mecircme pas eacuteteacute obtenues
par souvenir nous les inventons agrave lrsquoimage de nos souvenirs crsquoest-agrave-dire par analogie avec
des images obtenues au moyen du souvenir Dans un recensement nous imaginons les
diffeacuterentes espegraveces drsquoobjets agrave recenser Pour deacutecrire le fonctionnement drsquoun syndicat
nous nous figurons les actes et les deacutemarches des membres
12 Ainsi en science sociale comme en histoire on opegravere sur des images crsquoest-agrave-dire sur des
objets imaginaires Il serait donc illeacutegitime de vouloir appliquer agrave cette analyse
imaginaire drsquoobjets imaginaires les regravegles de lrsquoanalyse reacuteelle des objets reacuteels
13 III ndash Peut-on en opeacuterant sur des images arriver agrave des reacutesultats qui ne soient pas
entiegraverement imaginaires crsquoest-agrave-dire sans rapport avec la reacutealiteacute Forceacutement ces
opeacuterations sont subjectives Mais subjectif nrsquoest pas synonyme drsquoirreacuteel Il peut y avoir une
relation preacutecise entre une image subjective et une reacutealiteacute crsquoest le cas du souvenir
Personne ne confond un souvenir avec une chimegravere et en pratique la plupart de nos
actes sont dirigeacutes par des souvenirs Le principe doit donc ecirctre drsquoopeacuterer autant que
possible avec des images fournies par des souvenirs Crsquoest un avantage des sciences
sociales sur les sciences historiques qursquoelles ont une part beaucoup plus grande de
souvenirs dans leurs mateacuteriaux Le travailleur mecircme quand il opegravere sur des documents
eacutecrits a vu des objets de lrsquoespegravece de ceux qursquoil eacutetudie et il srsquoen souvient
14 Mais en pratique le nombre des souvenirs drsquoun homme est bien petit il suffit agrave peine pour
une monographie il est insuffisant pour toute construction eacutetendue en statistique mecircme
on est forceacute drsquoopeacuterer presque uniquement avec des images qui ne sont pas des souvenirs
15 Agrave deacutefaut de souvenirs il faut donc se faire des images analogues agrave celles des souvenirs
Voici par quel proceacutedeacute On suppose que les ecirctres objets actes motifs qursquoon nrsquoa pas pu
observer mais qursquoon connaicirct indirectement par les documents sont analogues agrave ceux
qursquoon connaicirct par lrsquoobservation du monde actuel Crsquoest le postulat neacutecessaire de toutes les
sciences documentaires si les faits rapporteacutes dans les documents nrsquoavaient pas eacuteteacute
analogues agrave ceux que nous observons nous nrsquoy pourrions rien comprendre
16 Mais il ne suffit pas de se repreacutesenter des ecirctres des objets ou des actes isoleacutes Tout au plus
pourrait-on srsquoen contenter pour un deacutenombrement ougrave tout le travail de construction se
borne agrave des additions de chiffres ndash et encore agrave condition de savoir dans quel champ ces
faits isoleacutes se trouvent Degraves qursquoon veut se repreacutesenter un ensemble il faut aussi imaginer
des rapports entre les ecirctres les objets ou les actes On ne peut les imaginer que par analogie
avec les rapports entre les faits qursquoon connaicirct directement On imagine donc une
humaniteacute analogue agrave celle qursquoon connaicirct crsquoest-agrave-dire des hommes et des objets analogues
unis entre eux par des rapports analogues On commence ainsi par une affirmation a priori
des caractegraveres et des rapports geacuteneacuteraux de lrsquohumaniteacute Crsquoest pourquoi il entre forceacutement
une part drsquoa priori dans toute science documentaire (historique ou sociale)
62
17 Pour imaginer cette humaniteacute nous avons besoin de nous repreacutesenter les rapports
habituels principaux entre les hommes et les rapports des hommes avec les choses
Assureacutement nous nrsquoinventons pas ces rapports nous les avons observeacutes dans la vie mais
nos observations sont resteacutees agrave lrsquoeacutetat de souvenirs incorporeacutes dans lrsquoensemble de nos
images il srsquoagit de les en deacutegager Or nous nrsquoavons qursquoun moyen pratique de rechercher
dans nos souvenirs pour deacutegager cette image des rapports qui constituent une socieacuteteacute
crsquoest de proceacuteder par questions
18 Ainsi srsquoexplique le proceacutedeacute du questionnaire qursquoon emploie empiriquement dans les
sciences sociales avant drsquoen avoir connu la justification logique Le questionnaire est le
proceacutedeacute subjectif qui seul rend possible drsquoabord de faire lrsquoanalyse subjective des
pheacutenomegravenes (ou plus exactement des images que nous en avons) ensuite de deacuteterminer
entre les pheacutenomegravenes les rapports preacutesumeacutes qui permettront de grouper les faits isoleacutes
pour en construire un ensemble Il fournit pour assembler les faits eacutepars un cadre de
groupement fondeacute sur les lois geacuteneacuterales de la vie sociale
19 Agrave la suite drsquoune analyse de documents ce sont des images isoleacutees qui encombrent lrsquoesprit
le questionnaire est le moyen drsquoy mettre de lrsquoordre Il consiste agrave se demander dans quelles
conditions les faits dont nous avons lrsquoimage ont ducirc se produire en reacutealiteacute Il faut pour
reacutepondre connaicirctre les conditions dans lesquelles se produisent neacutecessairement (ou tregraves
ordinairement) les faits sociaux Ces conditions on les connaicirct drsquoavance puisqursquoelles sont
les mecircmes dans toute lrsquohumaniteacute Ce sont celles qui tiennent soit aux pheacutenomegravenes
physiologiques communs agrave toute lrsquohumaniteacute (et agrave leurs conditions mateacuterielles) soit aux
habitudes psychologiques communes agrave tous les hommes Il y a il est vrai des varieacuteteacutes
dans ces pheacutenomegravenes et on aura besoin de preacuteciser quelle varieacuteteacute a eacuteteacute reacutealiseacutee dans
chaque cas car on ne le sait pas drsquoavance mais ce qursquoon sait drsquoavance crsquoest le genre de
pheacutenomegravenes qursquoon peut srsquoattendre agrave rencontrer Ainsi on ne sait pas drsquoavance quelle sera
lrsquoespegravece drsquoindustrie drsquoalimentation de commerce drsquoun peuple ni quelle sera la
proportion des sexes ou des acircges Mais drsquoavance on sait qursquoil y aura eu alimentation
fabrication eacutechange qursquoil y aura eu une proportion donneacutee entre le sexe et lrsquoacircge et entre
gens de sexe ou drsquoacircge diffeacuterents Ces pheacutenomegravenes dont on ne sait pas la varieacuteteacute mais dont
on connaicirct le genre forment la matiegravere du questionnaire On peut le construire par une
analyse des conditions geacuteneacuterales de lrsquohumaniteacute
20 Lrsquoemploi drsquoun questionnaire ainsi construit a priori reacutepugnera peut-ecirctre agrave quelques
esprits En fait nous nrsquoavons aucun moyen de proceacuteder autrement Nous ne pouvons
classer des faits imagineacutes que dans des cadres fournis par notre connaissance du monde
reacuteel Qursquoon le veuille ou non on emploiera toujours un questionnaire mecircme si on nrsquoen a
pas conscience quand mecircme on voudrait lrsquoeacuteviter La seule diffeacuterence crsquoest qursquoil sera
inconscient et par suite confus Nous avons le choix non pas entre proceacuteder avec
questionnaire et proceacuteder sans questionnaire mais seulement entre proceacuteder avec un
questionnaire inconscient incomplet vague et proceacuteder avec un questionnaire
conscient complet preacutecis
21 Toute construction historique ou sociale est forceacutement œuvre drsquoimagination puisque
lrsquoobservation ne nous donne jamais la connaissance directe que drsquoindividus ou de
conditions mateacuterielles La socieacuteteacute est un ensemble de rapports qursquoon nrsquoobserve pas
directement on les construit par lrsquoimagination Ce travail consiste agrave chercher soit dans les
documents soit dans lrsquoobservation la reacuteponse agrave des questions poseacutees drsquoavance par un
questionnaire a priori Ce questionnaire uniforme pour tous les cas crsquoest la liste des
conditions geacuteneacuterales communes aux hommes vivant en socieacuteteacute
63
22 Ainsi les faits eux-mecircmes de la science sociale se composent pour une partie drsquoun
pheacutenomegravene interne subjectif ils sont atteints par une analyse abstraite toute subjective
ils ne peuvent ecirctre construits que par un questionnaire subjectif Le caractegravere subjectif
eacutetant inseacuteparable agrave la fois de la nature du mode de connaissance du mode de
construction des faits sociaux la meacutethode sociale est forceacutement une meacutethode subjective
NOTES
1 Voir plus haut chap VI II et chap VII III
64
Chapitre IX
Meacutethode de groupement des faitssimultaneacutes
I Conseacutequences du caractegravere subjectif des faits sociaux ndash Illeacutegitimiteacute de la meacutethode matheacutematiquede la meacutethode biologique de la psychologie deacuteductive ndash Regravegles pratiquesII Proceacutedeacutes de groupement ndash Conditions geacuteneacuterales de la socieacuteteacute ndash Tableau des pheacutenomegravenessociaux essentiels
1 Lrsquohistoire apregraves avoir deacutetermineacute les faits les groupe en deux espegraveces de combinaisons
1deg Elle reacuteunit les faits qui se produisent en diffeacuterents lieux dans le mecircme temps 2deg Elle
reacuteunit ceux qui se sont produits en divers temps ndash Il y a donc deux sortes de
groupements 1deg groupement des faits simultaneacutes auquel correspondent les tableaux
drsquoensemble drsquoune socieacuteteacute 2deg groupement des faits successifs qui constitue lrsquoeacutetude des
eacutevolutions ndash La construction historique deacutefinitive exige deux seacuteries drsquoopeacuterations
1deg dresser le tableau des faits et des rapports entre eux agrave un moment donneacute pour aboutir
agrave la description drsquoun eacutetat de choses 2deg eacutetablir la seacuterie des changements successifs dans le
temps pour aboutir agrave une deacutetermination drsquoeacutevolution
2 I ndash Pour arriver agrave construire le tableau des faits simultaneacutes il faut ne pas perdre de vue le
caractegravere subjectif de tous les faits sociaux Sans doute il y a une part de faits mateacuteriels
qui sont les conditions des actes ce sont les corps les instruments les produits on peut
essayer drsquoen deacuteterminer le nombre et la reacutepartition mais ce ne peut ecirctre qursquoune eacutetude
preacuteparatoire elle ne suffira jamais pour faire comprendre un ensemble social De mecircme
les actes sociaux ont une partie mateacuterielle extraction fabrication transports on peut
essayer de les observer drsquoen deacuteterminer le nombre et la reacutepartition Mais crsquoest encore
une eacutetude qui ne se suffit pas agrave elle-mecircme les actes ainsi eacutetudieacutes isoleacutement restent des
pheacutenomegravenes inintelligibles1 Tout acte humain est un complexe la partie dirigeante celle
qui explique le reste est ou bien lrsquointention drsquoun individu ou bien la convention conclue
entre plusieurs crsquoest-agrave-dire un pheacutenomegravene subjectif mal analyseacute mais ougrave entre
certainement une repreacutesentation il en est agrave cet eacutegard des faits eacuteconomiques comme des
faits politiques Toute construction devra donc conserver ce caractegravere subjectif
fondamental qui rend seul le pheacutenomegravene intelligible ce qursquoil faudra arriver agrave grouper
meacutethodiquement ce sera des faits de repreacutesentation
65
3 Cette neacutecessiteacute a de tregraves graves conseacutequences neacutegatives Elle suffit pour empecirccher
drsquoappliquer aux sciences sociales les meacutethodes qursquoon est tenteacute drsquoy introduire par analogie
avec les autres sciences constitueacutees ou du moins pour restreindre lrsquoemploi de ces
meacutethodes agrave lrsquoeacutetude de quelques faits speacuteciaux annexes (drsquoanthropologie ou de technique)
4 1deg La tentation la plus directe et aussi la plus ancienne historiquement a eacuteteacute drsquoemployer
en science sociale la meacutethode matheacutematique crsquoest ce qursquoa fait Queacutetelet M Bourdeau
(Lrsquohistoire et les historiens) a mecircme preacutetendu eacutetudier les faits historiques par un proceacutedeacute
arithmeacutetique Dans ce systegraveme on groupe les faits en cateacutegories et on les deacutenombre on
compare entre eux les chiffres on en conclut qursquoil existe un rapport entre les faits
exprimeacutes par ces chiffres Dans lrsquoeacutetude des faits simultaneacutes la meacutethode arithmeacutetique
consiste agrave mettre des chiffres sur des faits et agrave conclure de ces chiffres agrave lrsquointensiteacute des
faits M Bourdeau propose par exemple de compter le nombre drsquoexemplaires auquel a eacuteteacute
tireacute un livre pour eacutevaluer lrsquoinfluence de ce livre sur la socieacuteteacute Ce proceacutedeacute repose sur une
confusion entre la mesure et le deacutenombrement
5 En fait la mesure dans les sciences sociales nrsquoest applicable qursquoagrave un petit nombre de
conditions mateacuterielles peu importantes telles que la taille ou lrsquoacircge aux poids des produits
et aux valeurs en numeacuteraire drsquoailleurs conventionnelles Elle peut fournir quelques
renseignements utiles mais elle ne permet pas de constituer le tableau drsquoune socieacuteteacute pas
mecircme drsquoun pheacutenomegravene social Pour tous les autres faits de la statistique les chiffres ne
repreacutesentent qursquoun deacutenombrement Or on a deacutenombreacute en commenccedilant par deacutefinir un
pheacutenomegravene drsquoune faccedilon conventionnelle ou mecircme en prenant un fait conventionnel (tel
que mariage crime journal syndicat) qursquoon reconnaicirct agrave un certain caractegravere convenu Le
deacutenombrement indique seulement le nombre de fois que ce caractegravere convenu srsquoest
trouveacute dans les pheacutenomegravenes qursquoon a compteacutes Ce caractegravere se ramegravene toujours agrave une
repreacutesentation or on ne peut compter des repreacutesentations encore moins les additionner
de faccedilon agrave eacutetablir une proposition scientifique On peut compter les crimes les journaux
les enfants naturels mais de la comparaison des chiffres que pourra-t-on conclure On a
compareacute des incommensurables des faits qui ne sont mecircme pas mesurables Qursquoy a-t-il de
commun entre un assassinat et une heacutereacutesie dans les pays ougrave lrsquoheacutereacutesie est un crime sinon
le caractegravere conventionnel drsquoecirctre tous deux des actes deacutefendus Le chiffre ne sera pas
inutile il pourra servir parfois agrave donner lrsquoideacutee drsquoun pheacutenomegravene anormal qui a besoin
drsquoecirctre eacutetudieacute mais par lui-mecircme il ne donne aucune conclusion sur le pheacutenomegravene Il nrsquoa
de sens qursquoappliqueacute agrave des pheacutenomegravenes deacutejagrave deacutefinis donc connus il ne permet pas de les
classer puisqursquoil ne renseigne pas sur leur nature
6 2deg Une deuxiegraveme tentation plus reacutecente et plus freacutequente a eacuteteacute drsquoappliquer aux sciences
sociales la meacutethode biologique Les faits sociaux eacutetant produits par des ecirctres vivants il
semble naturel de penser qursquoils se conforment aux lois des ecirctres vivants et de voir dans
la sociologie une branche de la biologie En effet une partie des faits sociaux sont des faits
physiologiques les maladies la reproduction la nutrition etc Il peut y avoir une science
physiologique des pheacutenomegravenes humains et en effet il y en a une crsquoest lrsquoanthropologie
ou lrsquoethnologie Mais elle laisse en dehors de son eacutetude preacuteciseacutement les faits sociaux
crsquoest-agrave-dire les rapports eacuteconomiques et la plupart des faits recueillis par la statistique
Crsquoest que ces faits ne srsquoexpliquent pas par la physiologie Ils ont bien une partie
mateacuterielle mais de la mecircme faccedilon que les faits de politique drsquoart ou de religion crsquoest-agrave-
dire comme condition neacutecessaire des actes Quant aux faits eux-mecircmes ce sont des
conventions et des croyances (crsquoest-agrave-dire des repreacutesentations) que la connaissance des
faits biologiques ne suffit jamais agrave expliquer
66
7 Comme on ne pouvait utiliser directement en science sociale les connaissances
biologiques on a eu lrsquoideacutee de prendre du moins la meacutethode et les lois de la biologie et de
les introduire directement dans lrsquoeacutetude des faits sociaux2 Pour cela il a fallu transcrire les
faits sociaux en langue biologique on a appeleacute les individus laquo cellules raquo les institutions
(crsquoest-agrave-dire les conventions et les regravegles) laquo organes raquo les habitudes des hommes
laquo fonctions des organes raquo on a nommeacute laquo organisme raquo lrsquoensemble drsquoun groupe drsquohommes
formeacute par une communauteacute quelconque (langue gouvernement religion) En
transformant ainsi des caractegraveres abstraits en reacutealiteacutes organiques on a construit un
systegraveme de meacutetaphores Puis on a appliqueacute agrave ces meacutetaphores les lois constateacutees par
lrsquoobservation directe des vrais organismes subordination des fonctions adaptation
seacutelection atrophie deacuteveloppement des organes
8 La premiegravere condition pour opeacuterer ainsi eucirct eacuteteacute de prouver lrsquoidentiteacute (ou du moins la
ressemblance de nature) entre un organisme biologique et une socieacuteteacute crsquoest-agrave-dire un
groupe drsquohommes ayant les mecircmes usages les mecircmes goucircts ou le mecircme souverain Or on
nrsquoa pu indiquer que des analogies meacutetaphoriques et on a neacutegligeacute le caractegravere
fondamental qui distingue les faits sociaux le caractegravere subjectif Entre la fonction drsquoun
rein et la fonction drsquoun garde champecirctre on peut trouver une ressemblance mais une
ressemblance meacutetaphorique lrsquoorgane opegravere par un processus biologique le
fonctionnaire par un processus psychologique Une meacutethode correcte ne peut pas
commencer par eacutecarter systeacutematiquement ce qui fait le caractegravere essentiel du
pheacutenomegravene social crsquoest-agrave-dire la repreacutesentation Il faut maintenir dans la construction de
la science sociale la notion de repreacutesentation et cela serait impossible avec une meacutethode
purement biologique En tout cas si lrsquoon veut opeacuterer par cette meacutethode on ne doit
lrsquoappliquer qursquoagrave lrsquoeacutetude des pheacutenomegravenes biologiques On peut nier la possibiliteacute drsquoeacutetudier
drsquoautres pheacutenomegravenes et deacuteclarer qursquoon renonce agrave connaicirctre les faits psychologiques
mais on ne doit pas les deacutefigurer pour leur donner une ressemblance verbale avec des
faits biologiques Par cette meacutethode meacutetaphorique on ne fera qursquoune science verbale
dont on ne tirera aucune lumiegravere sur la nature et lrsquoenchaicircnement des faits puisqursquoil
faudra drsquoabord retraduire les faits de cette langue meacutetaphorique dans la langue naturelle
des faits sociaux qui est forceacutement une langue psychologique
9 3deg Une tentation drsquoune autre nature crsquoest drsquoemployer une meacutethode mixte psychologique
au point de deacutepart logique dans la construction Le type le plus complet en a eacuteteacute donneacute
par lrsquoeacuteconomie politique de la premiegravere moitieacute du XIXe siegravecle (celle qursquoon a surnommeacutee
orthodoxe) On part de ce principe geacuteneacuteral de toute meacutethode en science qursquoon doit
proceacuteder par analyse On commence par une analyse au sens meacutetaphorique une analyse
psychologique On observe des pheacutenomegravenes sociaux tregraves habituels par exemple la vente
on se demande sur quels pheacutenomegravenes psychologiques elle repose On en distingue un ou
deux tregraves habituels qursquoon regarde comme les plus importants lrsquooffre et la demande on
les transforme en un principe Agrave partir de lagrave opeacuterant par deacuteduction on cherche ce qui se
produirait entre gens dont les actes nrsquoauraient qursquoun seul mobile la repreacutesentation de
lrsquoavantage de vendre cher ou bien drsquoacheter agrave bon marcheacute Ce serait peut-ecirctre un proceacutedeacute
provisoire de recherche pour tacirccher de preacuteciser ses propres impressions agrave condition
drsquoeacutetudier ensuite les autres faits psychologiques qui entrent dans la constitution drsquoune
vente et de regarder par lrsquoobservation comment ces faits se combinent dans la reacutealiteacute
Mais on oublie de revenir agrave lrsquoobservation du principe abstrait poseacute au deacutebut on deacuteduit
logiquement ce qui devrait se produire si cette repreacutesentation agissait seule et cette
deacuteduction on lrsquoappelle une loi Crsquoest un proceacutedeacute analogue agrave certaines consideacuterations
67
matheacutematiques Mais quand on veut appliquer agrave la reacutealiteacute les abstractions matheacutematiques
ainsi obtenues on fait rentrer dans son calcul les autres eacuteleacutements de la reacutealiteacute (en
nrsquoeacutecartant que les quantiteacutes neacutegligeables) Dans la meacutethode sociale logique on arrive sans
y penser agrave calculer la reacutealiteacute drsquoapregraves un seul eacuteleacutement
10 Ainsi les trois meacutethodes matheacutematique biologique logique sont incorrectes Si on srsquoest
laisseacute aller agrave les introduire dans les sciences sociales crsquoest par de fausses analogies
Lrsquohistoire peut servir agrave en montrer lrsquoilleacutegitimiteacute En fait aucun historien jusqursquoagrave ces
derniegraveres anneacutees du moins nrsquoa eu lrsquoideacutee de les appliquer agrave lrsquohistoire et cela pour des
raisons pratiques Lrsquohistorien opegravere avec des documents ougrave le caractegravere psychologique est
trop marqueacute pour qursquoil puisse lrsquooublier il nrsquoest donc pas menaceacute de lrsquoillusion biologique
il opegravere sur des documents ougrave les chiffres sont rares ce qui le preacuteserve de lrsquoillusion qursquoon
peut reacuteduire les faits historiques en chiffres il opegravere avec des documents ougrave se
rencontrent pecircle-mecircle des faits de toute nature ce qui le garantit contre lrsquoabstraction
logique Ce qui a eacuteviteacute aux historiens les faux-pas faits dans les eacutetudes sociales directes
crsquoest la situation deacutefavorable de lrsquohistoire la confusion qui lrsquoa empecirccheacutee de srsquoorganiser
avec un appareil scientifique imiteacute des autres sciences en ocirctant aux historiens jusqursquoagrave la
preacutetention de faire de la science
11 La meacutethode historique si peu avanceacutee pourtant peut ainsi rendre quelque service aux
sciences sociales en les empecircchant drsquoadopter une meacutethode qui ne tiendrait pas compte
du caractegravere psychologique des faits sociaux ou de lrsquoimpossibiliteacute de les mesurer ou de la
neacutecessiteacute de ne pas les isoler Cet avertissement peut se formuler en quelques regravegles
pratiques
12 1deg Lrsquohistoire fait voir que tout pheacutenomegravene social doit ecirctre eacutetudieacute par lrsquoobservation jusqursquoagrave
ce qursquoon ait atteint son fond psychologique crsquoest-agrave-dire des intentions et des
repreacutesentations communes agrave un groupe drsquohommes Il faut donc deacuteterminer drsquoabord
quelles sont les intentions et les repreacutesentations des hommes dans les diffeacuterents cas
particuliers qursquoon aura eacutetudieacutes pour servir de types ensuite quelles sont les intentions et
les repreacutesentations communes agrave tous ces cas Ce sont ces traits communs qui serviront agrave
donner la deacutefinition mecircme du fait social apregraves quoi il restera agrave deacuteterminer quels sont les
groupes drsquohommes qui ont ces intentions et ces repreacutesentations Toute eacutetude sociale doit
commencer par ces constatations preacutealables
13 2deg Lrsquohistoire donne lrsquohabitude de voir coexistant dans un mecircme temps des usages sociaux
diffeacuterents des groupes sociaux formeacutes sur des principes diffeacuterents et enchevecirctreacutes les uns
dans les autres des groupes politiques religieux linguistiques eacuteconomiques chacun
opposeacute agrave drsquoautres et cependant formeacutes en partie des mecircmes individus des gens qui
parlent une mecircme langue ou pratiquent une mecircme religion et qui sont soumis agrave des
gouvernements diffeacuterents Elle oblige agrave se rendre compte des groupes et des individus qui
les composent Elle permet de poser cette regravegle applicable agrave la construction des faits
sociaux On doit toujours preacuteciser dans quels groupes sociaux se produit le pheacutenomegravene agrave
eacutetudier et de quels individus se compose chaque groupe Il ne faut donc pas se laisser
prendre agrave lrsquoapparence drsquoorganisme que preacutesentent les socieacuteteacutes humaines et neacutegliger
drsquoexaminer la composition de ces laquo organismes raquo il faut au contraire analyser avec
preacutecision les termes collectifs en se posant une seacuterie de questions Quel groupe eacutetudie-t-
on Par quelle sorte de lien (politique eacuteconomique linguistique) est formeacute ce groupe
Est-il homogegravene ou nrsquoest-il qursquoun agreacutegat heacuteteacuterogegravene de groupes En ce cas de quels
sous-groupes est-il composeacute Dans quelles limites de pays et de temps se sont produits
les faits sociaux qursquoon eacutetudie
68
14 3deg Lrsquohistoire montre qursquoil y a dans une socieacuteteacute beaucoup de faits diffeacuterents crsquoest-agrave-dire
beaucoup de conditions et drsquousages diffeacuterents Elle ne permet pas directement de les
preacutevoir tous de faccedilon agrave dresser le questionnaire qui permettrait de les rechercher ni de
tracer le cadre dans lequel on les groupera Crsquoest au contraire lrsquoobservation du preacutesent qui
seule peut faire connaicirctre les pheacutenomegravenes Mais lrsquohistoire complegravete cette eacutetude directe de
deux faccedilons 1o Elle eacutetudie tous les faits de tout genre dans une socieacuteteacute et cela lrsquoempecircche
drsquooublier lrsquoexistence de certaines cateacutegories de faits ce qui arrive forceacutement aux
speacutecialistes 2deg Elle eacutetudie des socieacuteteacutes varieacutees et cela lrsquoamegravene agrave preacutevoir une plus grande
varieacuteteacute de combinaisons sociales En fait lrsquoideacutee drsquoun questionnaire geacuteneacuteral applicable agrave
toutes les socieacuteteacutes viendra plus naturellement agrave un historien habitueacute agrave une vue geacuteneacuterale
de lrsquohumaniteacute Une fois constitueacute pour les besoins de lrsquohistoire ce proceacutedeacute pourra se
transporter aux sciences sociales ainsi on arrivera agrave dresser le questionnaire universel
ougrave seront preacutevus tous les pheacutenomegravenes sociaux possibles et qui servira de cadre de
groupement agrave tous
15 4deg Lrsquoavantage de ce scheacutema drsquoensemble pourrait nrsquoecirctre pas compris par les speacutecialistes il
leur sera montreacute par lrsquoexpeacuterience des progregraves de lrsquohistoire Un des plus grands progregraves
historiques a eacuteteacute de reconnaicirctre que dans une socieacuteteacute il nrsquoy a pas de faits indeacutependants
que les actes et les usages drsquoun homme ou drsquoun groupe drsquohommes sont lieacutes entre eux
reacuteagissent les uns sur les autres se causent les uns les autres si nous les distinguons ce
nrsquoest que par abstraction Dans la reacutealiteacute il nrsquoy a pas de faits speacuteciaux eacuteconomiques
religieux scientifiques politiques il y a des hommes et des habitudes qui se modifient
constamment les uns les autres Ce lien est appeleacute parfois complexus en allemand
Zusammenhang
16 II ndash Lrsquoeacutetude de ces reacuteactions reacuteciproques est un des objets de recherches de lrsquohistoire Or
les sciences sociales par le fait de leur origine speacuteciale ont une tendance agrave se reacuteduire agrave
des eacutetudes speacutecialiseacutees crsquoest-agrave-dire agrave srsquoenfermer dans lrsquoexamen minutieux drsquoune seule
espegravece drsquoabstraction La marche naturelle de la science est drsquoeacutetudier seacutepareacutement les
pheacutenomegravenes sociaux produits par chaque espegravece drsquoactiviteacute de grouper ceux drsquoune mecircme
espegravece en une cateacutegorie speacuteciale et de rechercher les rapports entre les faits de mecircme
cateacutegorie en eacutecartant systeacutematiquement les faits des autres espegraveces Le linguiste
nrsquoexamine que les faits de langue lrsquoeacuteconomiste que les faits eacuteconomiques Mais chacun de
ces faits reste inintelligible tant qursquoon srsquoenferme dans une eacutetude speacuteciale car ils sont lieacutes
agrave drsquoautres qui en sont la raison drsquoecirctre Agrave quiconque eacutetudie speacutecialement les pheacutenomegravenes
sociaux il est indispensable de rappeler le complexus qui relie entre elles toutes les
activiteacutes humaines
17 Cela est drsquoautant plus neacutecessaire qursquoun fait social nrsquoest pas mecircme un fragment de la
reacutealiteacute comme peut lrsquoecirctre un fait anatomique crsquoest une simple abstraction un acte ou un
eacutetat drsquoun ou de plusieurs individus deacutesigneacute drsquoordinaire par une meacutetaphore qui augmente
les chances drsquoerreur Pour comprendre des faits de ce genre il faut se les repreacutesenter
toujours comme les eacutetats les actes les conditions drsquoindividus vivant en socieacuteteacute et se
repreacutesenter leur place dans lrsquoensemble des faits drsquoune socieacuteteacute Crsquoest lrsquoapplication drsquoun
principe commun agrave toute science On doit isoler les faits pour les constater les rapprocher
pour les comprendre
18 Voici un tableau sommaire des pheacutenomegravenes essentiels de toute socieacuteteacute qui donnera les
cateacutegories geacuteneacuterales de questions agrave preacutevoir
69
19 I ndash Conditions mateacuterielles ndash Elles se divisent en deux sortes
1deg Les corps humains ndash Crsquoest la matiegravere de deux sortes drsquoeacutetudes lrsquoanthropologie eacutetude
geacuteneacuterale des caractegraveres physiques des diffeacuterentes races drsquohommes la deacutemographie eacutetude
de la reacutepartition locale des pheacutenomegravenes corporels ordinaires et de leurs proportions
numeacuteriques
2deg Le milieu mateacuteriel geacuteneacuteral Il se subdivise en milieu naturel objet de la geacuteographie
ndash milieu artificiel reacutesultant de lrsquoameacutenagement fait par les hommes (cultures eacutedifices
voies de transport etc)
20 IIndash Habitudes intellectuelles Les principales sont 1deg la langue et lrsquoeacutecriture 2deg les
beaux-arts diviseacutes eux-mecircmes en plusieurs branches 3deg les arts techniques 4deg la
religion 5deg la morale et la meacutetaphysique 6deg les sciences
21 III ndash Habitudes mateacuterielles non obligatoires
1deg Les coutumes de vie mateacuterielle alimentation vecirctement et parure soins du corps
habitation 2deg les coutumes de vie priveacutee emploi du temps ceacutereacutemonial divertissements
deacuteplacements 3deg les coutumes eacuteconomiques production (agricole miniegravere industrielle)
transports eacutechange appropriation transmissions et contrats
22 IV ndash Institutions sociales
1deg Proprieacuteteacute et succession 2deg famille 3deg eacuteducation 4deg classes sociales
23 V ndash Institutions publiques
1deg Recrutement et organisation du personnel de gouvernement (gouvernement central et
services speacuteciaux) regravegles officielles du gouvernement proceacutedure reacuteelle des opeacuterations de
gouvernement (centrales et speacuteciales) 2deg organisation recrutement regravegles et pratiques
du gouvernement eccleacutesiastique 3deg organisation recrutement regravegles pratiques des
pouvoirs locaux
24 VI ndash Relations entre les groupes sociaux souverains
1deg Organisation du personnel de relations internationales 2deg conventions regravegles usages
communs formant le droit international officiel et reacuteel
NOTES
1 Voir plus haut chap VII III
2 Herbert Spencer lrsquoa essayeacute dans ses Principes de sociologie et Taine a expresseacutement formuleacute cette
meacutethode dans lrsquoIntroduction de lrsquoHistoire de la litteacuterature anglaise Pour les tentatives plus reacutecentes
voir P Barth Die Philosophie der Geschichte als Sociologie 1897
70
Chapitre X
Meacutethode de groupement des faitssuccessifs
I Transformations sociales ndash Transformation et eacutevolution ndash Diffeacuterence entre lrsquoeacutevolution sociale etlrsquoeacutevolution biologiqueII Eacutetude analytique des transformations ndash Opeacuterations successives preacutecautions critiquesIII Comparaison des eacutevolutions ndash Meacutethode statistique ndash Meacutethode psychologique ndash Processushistorique des eacutevolutions changement drsquohabitudes renouvellement des individus ndash Conditionsdrsquoune conclusion scientifique
1 I ndash La derniegravere opeacuteration de la construction historique crsquoest de grouper les pheacutenomegravenes
successifs pour arriver agrave dresser le tableau de lrsquoeacutevolution
2 Qursquoest-ce qursquoune eacutevolution Quelle est la nature de cette relation que nous appelons
eacutevolution La premiegravere notion empirique donneacutee par lrsquoexamen drsquoune seacuterie drsquoeacutetats
successifs crsquoest la notion de changement Dans tous les ordres de pheacutenomegravenes sociaux si
lrsquoon compare soit lrsquoorganisation drsquoensemble drsquoun pays soit un deacutetail de lrsquoorganisation
drsquoun pays agrave deux ou plusieurs moments successifs on constate que les eacutetats ainsi
compareacutes ne sont pas identiques ces diffeacuterences entre les moments ce sont les
changements Mais tout changement nrsquoest pas une eacutevolution Si lrsquoeacutetat de choses a changeacute
du premier au deuxiegraveme moment mais qursquoagrave un troisiegraveme moment il redevienne identique
au premier il nrsquoy a eu qursquoune oscillation Si les mecircmes eacutetats successifs sont tous
diffeacuterents mais que les diffeacuterences successives ne preacutesentent pas de reacutegulariteacute si dans la
seacuterie des eacutetats lrsquoeacutetat ndeg 5 est plus semblable agrave lrsquoeacutetat ndeg 1 que lrsquoeacutetat ndeg 3 il nrsquoy a que des
variations en sens divers il nrsquoy a pas eacutevolution La seacuterie des changements ne devient une
eacutevolution que si elle va dans une direction qui nous paraicirct constante Le mot mecircme est
une meacutetaphore pour indiquer que les eacutetats les plus reacutecents sont de moins en moins
semblables agrave lrsquoeacutetat le plus ancien Lrsquoobjet ou le pheacutenomegravene est compareacute agrave une chaicircne qui
se deacuteroule en srsquoeacuteloignant de son point de deacutepart
3 Lrsquoeacutevolution est un pheacutenomegravene fondamental dans toutes les sciences qui eacutetudient des ecirctres
vivants mais crsquoest en histoire qursquoelle tient la place capitale Lrsquohistoire est avant tout la
science de lrsquoeacutevolution des socieacuteteacutes aussi la pratique de lrsquohistoire a-t-elle obligeacute agrave se poser
plus nettement qursquoen toute autre science la question de lrsquoeacutevolution La science sociale au
contraire risque drsquooublier lrsquoeacutevolution parce qursquoelle se limite agrave des peacuteriodes de temps tregraves
71
courtes ougrave lrsquoeacutevolution est moins sensible Ou bien elle peut ecirctre tenteacutee drsquoemprunter la
notion drsquoeacutevolution agrave la biologie crsquoest une tendance des sociologues drsquoexpliquer les
eacutevolutions sociales en leur appliquant les lois de lrsquoeacutevolution biologique seacutelection lutte
pour lrsquoexistence survie des plus aptes Il suffit de rappeler les travaux de Gumplowicz et
de Patten
4 Lrsquoeacutevolution drsquoune socieacuteteacute ou drsquoun usage est un fait tout diffeacuterent de lrsquoeacutevolution drsquoune
espegravece animale il nrsquoy a de commun entre elles que le fait drsquoune transformation dans un
sens continu Mais quant au processus de la transformation rien a priori nrsquoindique qursquoil soit
semblable dans les deux cas et en fait il est profondeacutement diffeacuterent mecircme quand il
srsquoexprime par des termes identiques tels que heacutereacutediteacute seacutelection parce qursquoil est produit par
des pheacutenomegravenes de nature diffeacuterente En biologie lrsquoeacutevolution est un fait purement
biologique lrsquoheacutereacutediteacute est physiologique les parents transmettent leurs aptitudes
physiologiques agrave leurs descendants par un proceacutedeacute physiologique la seacutelection est
physiologique En matiegravere sociale ce sont des faits mixtes en partie physiologiques en
partie psychologiques lrsquoheacutereacutediteacute crsquoest lrsquoheacuteritage reacutegleacute par des coutumes juridiques la
seacutelection crsquoest le choix fait pour beaucoup de raisons eacutetrangegraveres agrave lrsquoinstinct sexuel Ces
proceacutedeacutes drsquoeacutevolution nrsquoont qursquoune ressemblance meacutetaphorique avec le processus
physiologique ils aboutissent mecircme souvent agrave des reacutesultats inverses
5 II ndash Comment peut-on eacutetudier lrsquoeacutevolution des faits sociaux Ici on retrouve la neacutecessiteacute
commune agrave toute eacutetude scientifique pour constater il faut isoler pour comprendre il
faut rapprocher
6 On devra drsquoabord isoler les eacutevolutions agrave eacutetudier
7 1deg On doit prendre seacutepareacutement les espegraveces de faits sociaux et chercher quelle a eacuteteacute
lrsquoeacutevolution de chacun Ce travail exige une seacuterie drsquoopeacuterations
8 La premiegravere opeacuteration consiste agrave deacuteterminer nettement le fait dont on aura agrave chercher
lrsquoeacutevolution crsquoest forceacutement une abstraction une certaine espegravece drsquoactiviteacute humaine ou
de condition mateacuterielle par exemple le nombre de gens dans une condition donneacutee
(marieacutes ceacutelibataires condamneacutes) ndash ou la proportion entre les cateacutegories ndash ou une
somme drsquoargent ou une quantiteacute drsquoobjets ou drsquoinstruments par exemple le nombre de
kilomegravetres de voie ferreacutee le nombre de machines la somme employeacutee agrave un but (budget
salaire) ndash ou un usage (marcheacute forme de creacutedit) ndash ou une institution (coopeacuterative
syndicat) On doit toujours penser agrave ce caractegravere abstrait pour ne pas oublier la nature du
fait et lrsquoon doit prendre garde de ne pas changer dans le courant de lrsquoeacutetude le nom qursquoon
aura une fois donneacute agrave ce fait
9 La deuxiegraveme opeacuteration crsquoest de deacuteterminer le groupe dans lequel on eacutetudie le pheacutenomegravene
en eacutevolution De quelle espegravece est-il et dans quelles limites est-il fixeacute Il est neacutecessaire
de se tenir en garde contre les cas ougrave le groupe eacutetudieacute au point de deacutepart est remplaceacute par
un autre groupe qui conserve le mecircme nom Dans le cas ougrave le groupe srsquoest conserveacute mais
avec des agrandissements ou des diminutions il faut penser agrave ajouter ou agrave deacutefalquer
Toute eacutetude drsquoeacutevolution sur la France dans la deuxiegraveme moitieacute du XIXe siegravecle doit tenir
compte de lrsquoannexion de la Savoie et de la perte de lrsquoAlsace-Lorraine
10 La troisiegraveme opeacuteration consiste agrave deacuteterminer la dureacutee de temps pendant laquelle on veut
observer lrsquoeacutevolution et les points de repegravere chronologiques Veut-on constater lrsquoeacutetat des
choses seulement agrave chacun des deux bouts de la peacuteriode ou constater les eacutetats
intermeacutediaires Elle implique cette question corollaire Possegravede-t-on les documents
neacutecessaires pour chacun de ces eacutetats
72
11 2deg On compare lrsquoeacutetat du pheacutenomegravene aux diffeacuterents moments et ainsi on obtient
lrsquoeacutevolution agrave lrsquoeacutetat brut on constate la diffeacuterence entre lrsquoeacutetat des choses au
commencement de la peacuteriode et lrsquoeacutetat des choses agrave la fin Mais cette diffeacuterence est
exprimeacutee seulement par des chiffres ou par des descriptions sans explication qui
permette drsquoapercevoir la continuiteacute de lrsquoeacutevolution
12 Il faut ici prendre une preacutecaution critique Les termes employeacutes au commencement et agrave la
fin de la peacuteriode pour reacutesumer le pheacutenomegravene sont-ils reacuteellement comparables entre eux
Ils expriment seulement les pheacutenomegravenes connus non les pheacutenomegravenes reacuteels Pour avoir le
droit de les comparer il faut que la connaissance soit resteacutee agrave peu pregraves la mecircme si elle a
changeacute on comparera sans srsquoen apercevoir des termes diffeacuterents On eacutetudie les chiffres
annuels des suicides ou des crimes agrave deux moments en 1800 et en 1900 mais ce ne sont
que les crimes ou les suicides connus en 1800 et 1900 et la comparaison ne peut donner
que lrsquoeacutevolution des crimes ou des suicides connus Il reste agrave savoir quelle est la relation
avec lrsquoeacutevolution des suicides ou des crimes reacuteels On sait aujourdrsquohui quel eacutecart eacutenorme
seacutepare le chiffre des centenaires preacutetendus et des centenaires reacuteels et que cet eacutecart
diminue fortement agrave mesure que lrsquoeacutetat civil devient plus reacutegulier Si lrsquoon trouve une plus
forte proportion de preacutetendus centenaires il y a cent ans pourra-t-on en conclure que
lrsquoeacutevolution a eacuteteacute la diminution des centenaires Il faut donc toujours srsquoassurer qursquoon
compare des renseignements de mecircme valeur Cette preacutecaution est naturellement
suggeacutereacutee par lrsquohistoire ougrave la diffeacuterence drsquoabondance des renseignements est si grande que
lrsquooubli de cette preacutecaution megravenerait agrave des conclusions trop visiblement absurdes
13 III ndash Apregraves avoir isoleacute les eacutevolutions pour les constater on est obligeacute de les rapprocher
pour les comprendre
14 Le proceacutedeacute normal de comparaison des sciences sociales est la comparaison statistique
on a essayeacute de lrsquoeacuteriger en meacutethode Pour tout pheacutenomegravene exprimable en chiffre
lrsquoeacutevolution peut se repreacutesenter soit par un tableau arithmeacutetique soit par une courbe (qui
en est la traduction geacuteomeacutetrique) Il est naturel de comparer entre elles ces courbes pour
voir si elles preacutesentent quelque rapport constant Si lrsquoon ne trouve aucun rapport on en
conclut que les faits sont le produit de causes indeacutependantes Si les courbes varient
ensemble on conclut que les eacutevolutions sont lieacutees entre elles par quelque lien de cause agrave
effet soit direct soit indirect Mais il est impossible par ce proceacutedeacute de distinguer si le lien
est direct ou indirect crsquoest ce qui arrive quand on compare les courbes de la criminaliteacute
et de lrsquoinstruction ou les variations des prix et le nombre des gregraveves ou le nombre des
mariages et le prix du pain Et mecircme ce nrsquoest pas la seule inspection des chiffres qui a
donneacute lrsquoideacutee de supposer un lien crsquoest une hypothegravese qursquoon a imagineacutee pour des raisons
psychologiques et qursquoon cherche agrave veacuterifier par les chiffres Crsquoest que dans les pheacutenomegravenes
sociaux les conditions mateacuterielles et les produits ou les actes humains sont les seuls faits
qursquoon atteigne par des proceacutedeacutes statistiques Or les actes et les produits ne sont que des
effets de pheacutenomegravenes internes Quant aux conditions elles sont tout au plus des limites
neacutegatives Certaines conditions sont neacutecessaires pour qursquoil se produise un pheacutenomegravene
social (il ne peut pas se creacuteer une ville sans nourriture) mais jamais elles ne sont
suffisantes pour le produire il y faut toujours des hommes
15 Les causes au sens scientifique crsquoest-agrave-dire les conditions deacuteterminantes des faits sociaux
sont toujours des eacutetats inteacuterieurs des motifs or aucun proceacutedeacute statistique nrsquoatteint les
eacutetats inteacuterieurs Voilagrave pourquoi pour expliquer toute eacutevolution sociale il faut remonter agrave
une cause psychologique par conseacutequent faire intervenir une espegravece de pheacutenomegravenes qui
eacutechappe agrave toute meacutethode statistique
73
16 Pour lrsquoexplication derniegravere des eacutevolutions comme des faits eux-mecircmes il faut donc
recourir agrave une meacutethode psychologique qui est celle de lrsquohistoire Lorsqursquoun fait social a
changeacute soit de quantiteacute soit de forme cette eacutevolution a eu pour cause un changement ou
dans les conditions exteacuterieures ou dans lrsquoeacutetat inteacuterieur des hommes Il faut donc se
demander Qursquoy a-t-il de changeacute ou dans les motifs des actes ou dans les conditions
exteacuterieures de ces motifs Et pour se poser les questions avec preacutecision il faut dresser
un questionnaire des changements possibles
17 Ainsi pour comprendre la place drsquoun pheacutenomegravene social dans la dureacutee drsquoune socieacuteteacute on
revient au proceacutedeacute employeacute pour comprendre sa place dans lrsquoensemble des pheacutenomegravenes de
la socieacuteteacute
18 Pour reacutepondre aux questions il suffira de reprendre le questionnaire eacutetabli pour lrsquoeacutetude
des pheacutenomegravenes simultaneacutes et de passer en revue toutes les grandes cateacutegories de
changements de la race du milieu des habitudes intellectuelles mateacuterielles
eacuteconomiques des institutions sociales politiques etc qui peuvent ecirctre causes drsquoune
transformation On aura vite fait de distinguer lrsquoespegravece de changement qui aura pu agir
sur lrsquoeacutevolution particuliegravere qursquoon eacutetudie
19 Il faut ici se tenir en garde contre la tendance naturelle agrave se repreacutesenter chaque espegravece de
pheacutenomegravene social isoleacute par lrsquoabstraction comme un ecirctre reacuteel qui eacutevoluerait par une force
propre agrave la faccedilon drsquoun organisme On a parleacute de la laquo vie des mots raquo de laquo lrsquoeacutevolution des
genres litteacuteraires raquo de la vie des croyances ou des regravegles de droit ou des institutions Crsquoest
une meacutetaphore dangereuse Un mot un genre artistique une croyance une institution ne
sont que des abstractions Une abstraction nrsquoeacutevolue pas au sens reacuteel il nrsquoy a que des ecirctres
qui eacutevoluent Crsquoest un grand danger en histoire de se laisser aller agrave faire la biographie
drsquoecirctres imaginaires tels que lrsquoEacuteglise la royauteacute la Bourse la speacuteculation On peut
employer ces mots abstraits pour abreacuteger mais quand on travaille agrave comprendre les
reacutealiteacutes il faut avoir toujours soin drsquoeacutecarter ces fantocircmes et de remonter dans la
recherche des causes jusqursquoau moment ougrave on atteint des hommes
20 La recherche conduite au moyen du questionnaire nous amegravene agrave deacutecouvrir les
changements de motifs qui ont produit lrsquoeacutevolution Ils nous apparaissent drsquoabord
confuseacutement comme les motifs drsquoun groupe drsquohommes On aperccediloit en gros par exemple
chez un peuple chreacutetien que la crainte de lrsquoenfer a diminueacute ce qui explique
lrsquoaccroissement des suicides
21 Mais ces motifs collectifs ne sont intelligibles que comme une somme de motifs
individuels Et on se trouve ainsi rameneacute agrave se repreacutesenter des individus agrave se les imaginer
tels qursquoils eacutetaient au commencement de lrsquoeacutevolution puis tels qursquoils ont eacuteteacute agrave la fin et agrave se
demander ce qursquoil y a eu de changeacute en eux ou autour drsquoeux qui ait pu produire le
changement constateacute par lrsquoeacutetude analytique de lrsquoeacutevolution
22 Le changement social peut se produire de deux faccedilons qursquoil est neacutecessaire de savoir
distinguer 1deg Ou bien les hommes changent reacuteellement en un point quelconque leur
faccedilon drsquoagir ou leurs regravegles drsquoaction ndash soit volontairement parce que leurs ideacutees sur ce
point ont changeacute ndash soit par la contrainte des conditions mateacuterielles ndash soit par la pression
de leur gouvernement ou de lrsquoopinion de gens dont ils deacutependent 2deg Ou bien les hommes
qui agissaient drsquoune certaine faccedilon au deacutebut de la peacuteriode sont morts et ils ont eacuteteacute
remplaceacutes par drsquoautres hommes (soit leurs descendants soit des eacutetrangers) qui
procegravedent autrement qursquoeux parce qursquoils ont drsquoautres motifs ou drsquoautres habitudes
74
23 Lrsquohumaniteacute se renouvelle par un changement continuel des geacuteneacuterations crsquoest le
pheacutenomegravene fondamental de lrsquohistoire et crsquoest probablement la cause capitale de
lrsquoeacutevolution sociale Ainsi se produisent les eacutevolutions dans les corps constitueacutes (clergeacute
corporations corps de fonctionnaires) le corps conserve un mecircme nom mais tous les
membres sont renouveleacutes Cette continuiteacute du nom donne lrsquoillusion si lrsquoon nrsquoy prend
garde drsquoune eacutevolution organique du corps De mecircme pour le corps social dans son
ensemble lrsquoeacutevolution doit ecirctre expliqueacutee en tenant compte du renouvellement des
geacuteneacuterations Ce pheacutenomegravene fondamental srsquoimpose agrave lrsquoattention de lrsquohistorien agrave moins
qursquoil ne soit tregraves irreacutefleacutechi mais il peut fort bien eacutechapper agrave lrsquohomme des sciences
sociales qui eacutetudie des eacutevolutions beaucoup plus courtes ougrave le renouvellement des
geacuteneacuterations est moins apparent
24 Lrsquoexplication des eacutevolutions par des changements psychologiques a sur les proceacutedeacutes
statistiques lrsquoavantage drsquoecirctre intelligible mais elle reste une hypothegravese Elle permet de
trouver la cause probable du changement social elle ne peut pas prouver qursquoil nrsquoy en ait
pas eu drsquoautre cause Pour arriver agrave une deacutemonstration scientifique il faudrait appliquer
un proceacutedeacute dont on nrsquoa fait que tregraves rarement un usage meacutethodique en histoire et qursquoon
nrsquoa pas eu occasion drsquoappliquer rigoureusement en science sociale la comparaison de
plusieurs eacutevolutions
25 Il ne suffirait pas de comparer lrsquoeacutevolution drsquoun seul pheacutenomegravene speacutecial dans plusieurs
groupes sociaux indeacutependants crsquoest ce qursquoon a essayeacute de faire dans la linguistique
compareacutee la mythologie compareacutee le droit compareacute on compare lrsquoeacutevolution drsquoun mythe
ou drsquoune regravegle de droit chez les Grecs les Romains les Germains Cette comparaison
drsquoabstractions ne fait pas connaicirctre les causes des transformations elle ne sert qursquoagrave en
deacutefinir plus nettement les caractegraveres Crsquoest sur lrsquoensemble des socieacuteteacutes qursquoil faudrait
opeacuterer en comparant les eacutevolutions de plusieurs ensembles On verrait alors quels sont
les pheacutenomegravenes qui manquent ensemble dans plusieurs eacutevolutions et ceux qui srsquoy
trouvent ensemble ceux qui ne se trouvent jamais ensemble et ceux qui tantocirct
srsquoaccompagnent tantocirct se seacuteparent Agrave deacutefaut de lrsquoexpeacuterimentation qui seule permet
drsquoisoler reacuteellement les pheacutenomegravenes la comparaison des ensembles est le seul proceacutedeacute
pour constater quels pheacutenomegravenes sont geacuteneacuteralement lieacutes ensemble et lesquels sont
indeacutependants Mais cette opeacuteration ne peut se faire ni par une meacutethode purement sociale
sur une seule socieacuteteacute observeacutee pendant une courte dureacutee de temps ni par une meacutethode
purement historique sur des socieacuteteacutes observeacutees sans preacutecision Elle ne sera possible que
lorsqursquoon arrivera agrave combiner les meacutethodes des sciences sociales avec la meacutethode
historique Alors seulement pourra ecirctre constitueacutee la science des socieacuteteacutes humaines et de
leurs transformations
75
Deuxiegraveme partie La meacutethodehistorique et lrsquohistoire sociale
76
Chapitre XI
Les diffeacuterentes espegraveces drsquohistoire
I Formation de lrsquohistoire ndash Lrsquohistoire dans lrsquoAntiquiteacute au Moyen Acircge agrave la Renaissance ndash Leshistoires speacuteciales et lrsquohistoire geacuteneacuterale ndash Naissance des histoires speacuteciales histoire universellehistoire geacuteneacuteraleII Rapports entre lrsquohistoire et les sciences sociales ndash Les sciences sociales en tant que sciencesdocumentaires emploient la critique historique ndash Neacutecessiteacute de lrsquoeacutetude du passeacute en science socialendash Divisions de lrsquohistoire sociale
1 I ndash Lrsquohistoire est une creacuteation des Grecs mais leur mot ἱστορία (teacutemoignage) est vague et
ne correspond pas agrave ce que Thucydide et Polybe ont fait de lrsquohistoire Crsquoest
essentiellement le reacutecit des faits humains qui paraissent assez inteacuteressants pour ecirctre
raconteacutes notion vague qui laisse une varieacuteteacute extrecircme dans le choix des faits soit pour
lrsquoeacutetendue du terrain soit pour lrsquoespegravece des faits eux-mecircmes Lrsquoeacutetendue du terrain agrave
observer srsquoest vite agrandie depuis le petit monde des citeacutes grecques jusqursquoagrave la
conception drsquoune histoire srsquoeacutetendant sur tout le champ connaissable de lrsquohumaniteacute deacutejagrave
avec Polybe apparaicirct lrsquohistoire universelle lrsquohistoire du monde civiliseacute connu Cette
conception universaliste de lrsquohistoire srsquoest transmise par les eacutecrivains eccleacutesiastiques du
IVe siegravecle (saint Jeacuterocircme saint Augustin) aux chroniqueurs des siegravecles barbares combineacutee
avec une division tireacutee des Apocalypses la succession des grandes monarchies elle se
perpeacutetue agrave travers tout le Moyen Acircge jusqursquoau Discours sur lrsquohistoire universelle de Bossuet
2 Quant agrave lrsquoespegravece de faits qui doivent faire la matiegravere de lrsquohistoire les anciens ont oscilleacute
entre deux meacutethodes
3 1deg Choisir systeacutematiquement les faits qursquoil peut ecirctre utile de connaicirctre pour la pratique
crsquoest la conception de Thucydide formuleacutee par Polybe Lrsquohistorien recueille ce qui peut
servir drsquoenseignement aux hommes drsquoEacutetat et de guerre On aboutit agrave lrsquohistoire militaire et
diplomatique qui a conserveacute jusqursquoagrave nos jours une place preacutepondeacuterante dans le travail
historique
4 2deg Prendre sans choix les faits conserveacutes par la tradition eacutecrite ou orale crsquoest le systegraveme
des Annales drsquoorigine grecque mais devenu classique chez les Romains Lrsquohistorien
reproduit tout y compris les prodiges les accidents les inondations (il en reste des traces
dans Tite-Live et dans les Annales de Tacite)
77
5 Puis viennent les preacuteoccupations litteacuteraires lrsquohistorien cherche les occasions de discours
(comme Tite-Live) ou de remarques morales et psychologiques (comme Tacite) Lrsquohistoire
devient alors un reacutecit composite ougrave la leccedilon de choses pratique est combineacutee avec une
œuvre drsquoart oratoire Crsquoest dans cette forme qursquoelle a eacuteteacute imiteacutee au Moyen Acircge par
quelques chroniqueurs (en latin puis en langue vulgaire) et qursquoelle a eacuteteacute restaureacutee par les
historiens de la Renaissance et leurs successeurs Jusqursquoau XVIIIe siegravecle on ne voit pas de
progregraves dans la conception de lrsquohistoire aucun des historiens du XVIIe siegravecle nrsquoa une
supeacuterioriteacute scientifique sur les historiens de lrsquoAntiquiteacute
6 La transformation de lrsquohistoire en eacutetude scientifique est venue drsquoun autre cocircteacute Avec la
naissance de lrsquoeacuterudition srsquoeacutetait introduit lrsquousage drsquoeacutetudier les textes antiques et de les
commenter en deacutecrivant les faits de toute nature qui y sont rapporteacutes (ce qursquoon appelait
en Allemagne les realia) On srsquoeacutetait mis aussi agrave reacuteunir des documents et des faits sur les
habitudes les institutions la langue lrsquoeacutecriture du Moyen Acircge Ainsi se sont formeacutes les
traiteacutes speacuteciaux et les reacutepertoires (par exemple le Glossaire de Du Cange) quelques-uns
avaient un caractegravere pratique juridique ou theacuteologique De ce mouvement confus et tregraves
long ndash il commence mecircme avant le XVIe siegravecle pour le droit romain ndash se sont enfin
deacutegageacutes des systegravemes meacutethodiques drsquoeacutetudes On les a deacutesigneacutes longtemps par un nom
geacuteneacuteral vague (antiquiteacutes archeacuteologie)
7 Peu agrave peu surtout dans les Universiteacutes allemandes on a commenceacute agrave eacutetudier les faits par
une meacutethode historique et agrave les grouper en ordre chronologique Alors ont eacuteteacute
constitueacutees les histoires speacuteciales de lrsquoeacutecriture de la langue de lrsquoEacuteglise de la religion du
droit des litteacuteratures de lrsquoarchitecture de la sculpture des institutions des mœurs etc
Chacune de ces histoires speacuteciales reste une partie inteacutegrante de lrsquohistoire totale mais
elle devient une branche autonome constitueacutee avec son personnel de travailleurs
speacuteciaux et ses traditions speacuteciales Comme les historiens avaient gardeacute lrsquohabitude de
srsquooccuper agrave peine des faits de cette espegravece crsquoest en dehors drsquoeux que se sont creacuteeacutees ces
histoires speacuteciales Elles ont pris lrsquoallure de sciences indeacutependantes Agrave cause de lrsquoeacutenorme
quantiteacute des faits speacuteciaux il est devenu pratiquement impossible de les eacutetudier de front
avec lrsquohistoire non speacutecialiseacutee et il a fallu seacuteparer chacune drsquoelles en tranches
chronologiques et geacuteographiques suivant les peuples et les peacuteriodes chaque branche
drsquohistoire speacuteciale a eacuteteacute diviseacutee en sections On a eu ainsi des histoires de la religion du
droit de la litteacuterature ndash drsquoEacutegypte drsquoAssyrie des Grecs des Romains de France
drsquoAngleterre ndash du Moyen Acircge modernes contemporaines
8 Agrave mesure que ces branches se sont seacutepareacutees le terrain de lrsquohistoire non speacutecialiseacutee srsquoest
reacutetreacuteci Les espegraveces de faits auxquels la vieille conception drsquoun enseignement pratique
preacuteparatoire agrave la vie publique donnait la plus large place dans lrsquohistoire sont elles aussi
devenues la matiegravere drsquohistoires speacuteciales (histoire diplomatique histoire militaire
histoire constitutionnelle) Elles ont conserveacute ce caractegravere ou du moins ces preacutetentions
pratiques et continuent agrave ecirctre enseigneacutees comme preacuteparation technique aux professions
drsquoofficier de diplomate drsquohomme politique
9 Alors la conception de lrsquohistoire proprement dite non speacutecialiseacutee a traverseacute une crise
Lrsquohistoire universelle au sens exact crsquoest-agrave-dire srsquoeacutetendant agrave tous les peuples dans tous les
temps neacutee degraves lrsquoAntiquiteacute srsquoeacutetait eacutelargie au XVIIIe siegravecle par la connaissance de pays
inconnus autrefois Inde Chine Japon et Ameacuterique Crsquoest la conception de Voltaire dans
son Essai sur les mœurs elle srsquoest transmise agrave Schlosser et par lui agrave lrsquoeacutecole de Heidelberg
la derniegravere Weltgeschichte celle de Weber est sortie de cette eacutecole Mais lrsquohistoire
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universelle devenue trop vaste a eacuteteacute abandonneacutee dans la seconde moitieacute du XIXe siegravecle
au moins pour un temps1 On en est mecircme venu en Allemagne agrave la tourner en ridicule agrave la
deacuteclarer anti-scientifique reposant sur lrsquoideacutee fausse drsquoune humaniteacute conccedilue comme un
corps On a adopteacute un terme plus restreint Allgemeine Geschichte terme tregraves vague qui
deacutesigne surtout lrsquohistoire des peuples entreacutes dans la civilisation occidentale (les peuples
meacutediterraneacuteens et atlantiques agrave lrsquoexclusion de lrsquoExtrecircme-Orient Ce terme a eacuteteacute transcrit
en franccedilais (histoire geacuteneacuterale) avec le mecircme sens vague
10 Une seacuterie drsquohistoires speacuteciales (histoires des mœurs des arts des religions des
institutions etc) si complegravete qursquoelle soit ne suffirait pas agrave faire connaicirctre lrsquoeacutevolution des
socieacuteteacutes ni lrsquohistoire du monde parce qursquoelle ne donnerait qursquoune description
drsquoabstractions successives Entre tous ces pheacutenomegravenes speacuteciaux crsquoest-agrave-dire abstraits il y
a eu un lien concret ils ont eacuteteacute les pheacutenomegravenes qui se sont produits dans les mecircmes
hommes ou qui ont eacuteteacute produits par eux Et ces hommes ont eu en commun certaines
aventures (migrations guerre reacutevolutions deacutecouvertes) qui sont la cause commune des
eacutevolutions speacuteciales dans diverses espegraveces de pheacutenomegravenes Si on eacutetudiait abstraitement
par exemple lrsquohistoire de chaque branche drsquoactiviteacute humaine (institutions arts
croyances) en Gaule jusqursquoau VIIe siegravecle on verrait les institutions et les arts changer
brusquement au Ier siegravecle avant Jeacutesus-Christ puis au Ve siegravecle apregraves sans aucune raison
inteacuterieure on aurait une eacutevolution inintelligible par elle-mecircme Toutes ces histoires
speacuteciales ne deviennent intelligibles que par lrsquohistoire non speacuteciale qui nous apprend la
conquecircte romaine et lrsquoinvasion des barbares Lrsquohistoire geacuteneacuterale crsquoest en reacutealiteacute lrsquohistoire
commune Voilagrave pourquoi lors mecircme que toutes les branches speacuteciales seraient
constitueacutees il resterait toujours un reacutesidu indispensable agrave la connaissance du passeacute ce
serait lrsquohistoire geacuteneacuterale lrsquohistoire commune Son caractegravere crsquoest drsquoecirctre une description
de la reacutealiteacute concregravete de raconter les actes ou les aventures de lrsquoensemble des hommes
qui ont formeacute la socieacuteteacute crsquoest ainsi qursquoelle forme le lien entre les histoires speacuteciales ndash En
fait ces eacuteveacutenements communs qui relient et dominent les activiteacutes speacuteciales sont surtout
ceux qui atteignent la masse de la population et modifient son eacutetat geacuteneacuteral les transferts
de population par colonisation invasion transplantation la creacuteation de centres de
population la creacuteation ou la transformation de systegravemes geacuteneacuteraux de groupement entre
les hommes (Eacutetat Eacuteglise) De lagrave vient lrsquoimportance de lrsquohistoire politique ainsi srsquoexplique
qursquoelle forme la partie la plus consideacuterable de lrsquohistoire geacuteneacuterale
11 II ndash Quel rapport les sciences sociales ont-elles avec lrsquohistoire Elles ont besoin comme
toute science drsquoabord de constater des faits puis de les grouper
12 Jrsquoai indiqueacute plus haut (Introduction laquo Meacutethode historique raquo et laquo Neacutecessiteacute de la meacutethode
historique dans les sciences sociales raquo) la part de la meacutethode historique dans la
deacutetermination des faits qui forment la matiegravere de ces sciences Ces faits sont obtenus par
trois proceacutedeacutes
1deg Par lrsquoobservation directe des faits actuels
2deg Par lrsquoeacutetude de documents relatifs agrave des faits actuels que pour des raisons pratiques on
nrsquoa pas le temps ou le moyen drsquoobserver
3deg Par lrsquoeacutetude de documents relatifs agrave des faits passeacutes qursquoil est devenu impossible
drsquoobserver
13 Tant que la science sociale emploie seulement lrsquoobservation elle nrsquoa rien agrave demander agrave la
meacutethode historique Mais ce proceacutedeacute est presque toujours insuffisant pour reacuteunir la
masse de faits neacutecessaires agrave une eacutetude sociale Il faut alors recourir au document mecircme
79
pour la connaissance des faits actuels et le document ne peut ecirctre eacutetudieacute que par la
meacutethode historique
14 La diffeacuterence entre la meacutethode historique et la meacutethode scientifique drsquoobservation directe
tient uniquement agrave la diffeacuterence de valeur entre un document et un procegraves-verbal
drsquoobservation Le procegraves-verbal est une observation bien faite crsquoest-agrave-dire faite suivant
une meacutethode rigoureuse drsquoobservation et de reacutedaction le document est un procegraves-verbal
mal fait crsquoest-agrave-dire sans meacutethode Le procegraves-verbal peut ecirctre utiliseacute sans autre opeacuteration
de meacutethode puisque lrsquoopeacuteration a deacutejagrave eacuteteacute faite par lrsquoauteur le document ne peut ecirctre
employeacute qursquoapregraves un examen destineacute agrave suppleacuteer au deacutefaut de meacutethode du reacutedacteur cet
examen crsquoest la critique La critique est indispensable agrave toutes les sciences historiques
parce qursquoelles sont toutes des sciences documentaires
15 Les sciences sociales dans la mesure ougrave elles emploient des renseignements eacutecrits reacutedigeacutes
sans appliquer une meacutethode rigoureuse sont aussi des sciences documentaires elles ont
donc besoin de lrsquoopeacuteration preacutealable de la critique elles appliquent la meacutethode
historique On peut il est vrai concevoir un eacutetat de la science ougrave toutes les observations
et les statistiques sociales auraient eacuteteacute faites suivant une meacutethode correcte et uniforme
comme le sont les opeacuterations des sciences constitueacutees (chimie biologie) alors on nrsquoaurait
plus besoin de documents on ne travaillerait plus que sur des procegraves-verbaux
scientifiques la meacutethode historique deviendrait inutile Mais cet eacutetat est loin drsquoecirctre
reacutealiseacute et tant qursquoil ne le sera pas tant qursquoil restera des documents il faudra les traiter
par la meacutethode historique
16 Une fois les faits recueillis la deuxiegraveme seacuterie drsquoopeacuterations de la science consiste agrave les
grouper On pourrait concevoir un groupement fait uniquement en rapprochant les faits
observeacutes dans le preacutesent sans faire intervenir aucune connaissance historique Mais il est
tregraves probable qursquoen fait la connaissance du preacutesent ne suffit pas pour construire une
science des pheacutenomegravenes sociaux mecircme actuels On peut eacutetudier les pheacutenomegravenes
physiques ou chimiques exclusivement dans le preacutesent parce qursquoil srsquoagit de constater des
relations qui ont eacuteteacute les mecircmes de tout temps Mais deacutejagrave les pheacutenomegravenes biologiques ne
sont plus entiegraverement intelligibles tant qursquoon ne fait pas intervenir lrsquoeacutevolution crsquoest-agrave-
dire le passeacute Et les socieacuteteacutes humaines ne sont pas intelligibles du tout si lrsquoon ne remonte agrave
quelques anneacutees au moins en arriegravere car tous les pheacutenomegravenes sociaux sont ou des
conditions ou des habitudes ou des conventions pour les comprendre il faut remonter au
moins agrave la formation de lrsquohabitude de la condition de la convention En outre il faut
pouvoir comparer les formes varieacutees que preacutesentent les pheacutenomegravenes dans diffeacuterentes
socieacuteteacutes il y a donc une part drsquohistoire dans toute science sociale
17 En fait les eacutetudes de pheacutenomegravenes sociaux sont drsquoordinaire accompagneacutees drsquoune eacutetude
historique sous forme de preacuteambule Les reacutepertoires de sciences sociales tels que le
Handwoumlrterbuch der Staatswissenschaften contiennent des articles drsquohistoire qui exposent
lrsquoeacutevolution des principaux usages eacuteconomiques parfois mecircme depuis lrsquoAntiquiteacute
18 Lrsquohistoire au sens vulgaire crsquoest-agrave-dire lrsquoeacutetude des faits passeacutes tient ainsi une place
incontesteacutee dans les sciences sociales Cette histoire ne peut eacutevidemment ecirctre faite que
par la meacutethode historique Crsquoest lrsquoapplication de la meacutethode historique agrave lrsquohistoire sociale
qui est le sujet de la seconde partie du preacutesent ouvrage Jrsquoy eacutetudie les difficulteacutes speacuteciales
agrave cette espegravece drsquohistoire je cherche comment elle pourra arriver agrave se constituer avec
quelles preacutecautions speacuteciales avec quelles lacunes jrsquoessaie enfin de trouver les rapports
entre cette histoire et les autres branches drsquohistoire afin de voir comment lrsquoeacutevolution des
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faits sociaux (au sens eacutetroit) agit sur lrsquoeacutevolution des autres faits historiques crsquoest-agrave-dire
humains et inversement
19 Lrsquohistoire sociale au sens eacutetroit dont il sera ici question nrsquoest qursquoune partie de lrsquohistoire
des socieacuteteacutes Jrsquoai donneacute plus haut un tableau drsquoensemble des principales espegraveces de
pheacutenomegravenes humains je donne ici un tableau sommaire des branches de lrsquohistoire2
20 I CONDITIONS MATEacuteRIELLES ndash Anthropologie Deacutemographie ndash Eacutetude du milieu naturel et artificiel
geacuteographie physique et eacuteconomique
21 II HABITUDES INTELLECTUELLES ndash Langue Arts Sciences Philosophie et morale Doctrines
eacuteconomiques Religion croyances et pratiques
22 III COUTUMES MATEacuteRIELLES ndash Vie priveacutee
23 IV COUTUMES EacuteCONOMIQUES ndash Production agricole Transports et industries Commerce
Reacutepartition des objets
24 V INSTITUTIONS SOCIALES ndash Famille Organisation de la proprieacuteteacute de famille et des successions
Eacuteducation et instruction Classes sociales
25 VI INSTITUTIONS PUBLIQUES ndash Institutions politiques eccleacutesiastiques internationales
26 Lrsquohistoire sociale comprend toute la quatriegraveme cateacutegorie (coutumes eacuteconomiques) des
fragments de la premiegravere cateacutegorie (deacutemographie) et de la deuxiegraveme (doctrines
eacuteconomiques) Elle se lie seulement par des actions reacuteciproques agrave la troisiegraveme agrave la
cinquiegraveme et agrave la sixiegraveme
NOTES
1 Agrave la fin du XIXe siegravecle apparaicirct une laquo Weltgeschichte raquo reacutedigeacutee en collaboration sous la
direction de Helmolt (en cours de publication) mais elle repose sur une ideacutee nouvelle
geacuteographique non historique
2 Voir chap IX Tableau des pheacutenomegravenes sociaux essentiels Voir aussi Langlois et Seignobos
Introduction aux eacutetudes historiques
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Chapitre XII
Eacutetat de lrsquohistoire sociale
I Comparaison de lrsquoeacutetat des diffeacuterentes histoires ndash Monographies ndash Manuels speacuteciaux et geacuteneacuterauxndash Eacutetat arrieacutereacute de lrsquohistoire socialeII Raisons de cette infeacuterioriteacute provenant de la nature des faits ndash Caractegravere exteacuterieur des faitscaractegravere subjectif des documents faciliteacute plus grande drsquoatteindre la partie subjective des faitsndash Histoire des doctrinesIII Raisons de lrsquoinfeacuterioriteacute provenant de lrsquoespegravece des documents ndash Documents reacutedigeacutes documentsconserveacutes documents publieacutes ndash Preacutefeacuterence donneacutee aux documents narratifs litteacuteraires eacuteducatifspratiques
1 I ndash Lrsquohistoire des faits sociaux au sens restreint crsquoest-agrave-dire des faits eacuteconomiques et
deacutemographiques est moins avanceacutee que toutes les autres branches de lrsquohistoire Le fait ne
peut guegravere ecirctre contesteacute Il suffit de comparer lrsquoeacutetat de lrsquohistoire sociale et des autres
histoires sous les formes diverses que prend le travail historique monographies histoires
partielles manuels geacuteneacuteraux partout on arrive au mecircme reacutesultat le travail est moins
avanceacute en matiegravere drsquohistoire sociale
2 Pour les monographies la deacutemonstration ne pourrait se faire que par un releveacute
bibliographique Mais il suffit de parcourir les bibliographies nationales Waitz pour
lrsquoAllemagne Monod pour la France Gross pour lrsquoAngleterre Pirenne pour la Belgique
Channing et Hart pour les Eacutetats-Unis on sera frappeacute du petit nombre des eacutetudes
importantes en matiegravere sociale encore la plupart sont-elles tregraves reacutecentes
3 La forme normale agrave laquelle aboutit le travail historique quand on commence agrave posseacuteder
assez de reacutesultats de monographies pour formuler des conclusions drsquoensemble crsquoest
lrsquohistoire partielle drsquoune peacuteriode drsquoun pays drsquoune espegravece de faits ndash par exemple lrsquohistoire
de la litteacuterature ou des institutions drsquoun pays dans une peacuteriode Or si lrsquoon passe en revue
les espegraveces de pheacutenomegravenes qui sont les objets de lrsquohistoire on voit que toutes les
branches speacuteciales sont constitueacutees (sauf les cas ougrave les documents font absolument
deacutefaut) quelques-unes mecircme depuis le milieu du XIXe siegravecle On a fait lrsquohistoire des races
humaines (lrsquoanthropologie) la description geacuteographique du monde (milieu naturel et
milieu artificiel) lrsquohistoire des langues (crsquoest une des plus avanceacutees) lrsquohistoire des arts
des litteacuteratures des sciences de la philosophie des religions lrsquohistoire de lrsquoalimentation
du costume de lrsquoarchitecture du mobilier des usages lrsquohistoire des institutions priveacutees
(histoire du droit) lrsquohistoire des institutions politiques eccleacutesiastiques internationales
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On lrsquoa faite pour tous les pays et tous les temps pour lrsquoEacutegypte la Gregravece les Romains les
peuples europeacuteens les Eacutetats-Unis pour lrsquoAntiquiteacute le Moyen Acircge les peacuteriodes modernes
Il ne reste presque plus de champ inexploreacute il y a des histoires mal faites qui seront agrave
refaire mais il ne reste plus guegravere de lacunes ndash (sauf dans une branche lrsquohistoire de la
morale reacuteelle crsquoest-agrave-dire lrsquoeacutetude de la conduite reacuteelle des hommes parce que la question
ne pourra ecirctre poseacutee nettement tant qursquoon ne connaicirctra pas lrsquoensemble des actes et des
habitudes y compris la vie eacuteconomique) ndash Quant agrave lrsquohistoire geacuteneacuterale qui domine toutes
les histoires speacuteciales elle est faite pour tous les pays europeacuteens et pour tout le cours des
temps depuis lrsquoAntiquiteacute
4 Lrsquohistoire des faits sociaux est beaucoup moins avanceacutee La deacutemographie reacutetrospective est
agrave peine eacutebaucheacutee et pleine de conjectures Lrsquohistoire statistique des pheacutenomegravenes les plus
simples lrsquohistoire des prix a eacuteteacute esquisseacutee en Angleterre par Tooke puis par Thorold
Rogers qui a eu en France un imitateur malheureux mais ce ne sont guegravere que des essais
sans meacutethode et sans critique
5 Lrsquohistoire des faits eacuteconomiques nrsquoa eacuteteacute commenceacutee que longtemps apregraves toutes les autres
et est resteacutee beaucoup moins avanceacutee Il nrsquoy a pas encore drsquohistoire de lrsquoagriculture dans
chaque pays Lrsquohistoire de lrsquoagriculture en Allemagne est reacutecente celle drsquoInama-Sternegg
est loin drsquoecirctre acheveacutee et bien que fort supeacuterieure aux essais anteacuterieurs elle est bien loin
drsquoaboutir agrave des conclusions incontestables ndash Lrsquoindustrie en est encore agrave des monographies
(sauf pour lrsquoAngleterre le livre de Cunningham dont la peacuteriode moderne seule a une
valeur historique) ndash Lrsquoeacutetude des transports est encore meacutelangeacutee agrave celle du commerce
lrsquohistoire du commerce et du creacutedit elle-mecircme est encore tregraves incomplegravete Il nrsquoexiste
aucune histoire drsquoensemble depuis le vieil essai de Scherer qui date de 1855 Goldschmidt
nrsquoa eacutetudieacute que lrsquohistoire du droit commercial Toute cette branche nrsquoest guegravere repreacutesenteacutee
que par des monographies sur des institutions speacuteciales chemins de fer Bourse traiteacutes
de commerce etc
6 Parmi les institutions priveacutees qui sont la matiegravere de lrsquohistoire du droit les mieux connues
sont la proprieacuteteacute fonciegravere la famille le reacutegime des successions la partie la moins
avanceacutee est justement celle qui touche aux sciences sociales lrsquoorganisation des classes Le
reacutegime fiscal qui est le mieux connu des pheacutenomegravenes eacuteconomiques est une portion des
institutions politiques
7 Ainsi les autres branches drsquohistoire sont deacutejagrave arriveacutees agrave la forme drsquohistoires partielles qui
en se juxtaposant forment un tableau presque complet lrsquohistoire sociale en est presque
partout encore agrave la peacuteriode des monographies1
8 Une autre marque de lrsquoeacutetat arrieacutereacute de ces branches drsquohistoire crsquoest la place qursquoelles
tiennent dans les manuels drsquoensemble Il en existe trois formes
9 1deg Les manuels drsquohistoire geacuteneacuterale (ou histoire universelle) eacutetudient les pheacutenomegravenes
geacuteneacuteraux communs et expliquent lrsquoeacutevolution des pheacutenomegravenes speacuteciaux on y deacutecrit
surtout les faits politiques et les transferts de populations Il est probable que les
pheacutenomegravenes eacuteconomiques ont aussi une action geacuteneacuterale sur lrsquoeacutevolution des socieacuteteacutes ils
devraient donc former une partie consideacuterable de lrsquohistoire geacuteneacuterale et pourtant agrave peine
sont-ils mentionneacutes dans les histoires geacuteneacuterales Grote Curtius Busolt Meyer Duruy et
les histoires de la collection de Gotha et de lrsquoAllgemeine Geschichte de Oncken on leur a
conceacutedeacute quelques chapitres exclusivement relatifs agrave la France dans lrsquoHistoire geacuteneacuterale de
Lavisse et Rambaud
83
10 2deg Les manuels speacuteciaux drsquoune branche de lrsquohistoire existent deacutejagrave pour certaines branches
histoire des religions de la theacuteologie des sciences du droit priveacute de la litteacuterature du
droit public Il nrsquoexiste pas de manuel parallegravele pour lrsquohistoire des pheacutenomegravenes
eacuteconomiques Ce qui en tient lieu le Handwoumlrterbuch der Staatswissenschaften est le produit
drsquoun effort vigoureux de collaboration mais on peut y voir par la bibliographie mecircme
des articles historiques que ces eacutetudes sont encore agrave lrsquoeacutetat de monographies On nrsquoa pas
trouveacute de cadre pour organiser ces monographies on les a preacutesenteacutees sous forme
drsquoarticles isoleacutes rassembleacutes seulement en un reacutepertoire alphabeacutetique
11 3deg Les manuels geacuteneacuteraux drsquoune peacuteriode de lrsquohistoire qui sont la forme la plus acheveacutee de
concentration du travail historique existent deacutejagrave pour lrsquoAntiquiteacute ce sont les
Alterthuumlmer le travail le plus complet paraicirct depuis une vingtaine drsquoanneacutees en eacuteditions
successives sous le nom de Iwan Muumlller Ils commencent pour le Moyen Acircge avec les
Grundriss de Paul et de Groumlber donneacutes en annexe agrave lrsquohistoire des litteacuteratures germaniques
et romanes Il suffit de regarder la place que tiennent dans ces manuels les faits
eacuteconomiques en proportion des autres branches Dans la collection de Iwan Muumlller en 9
volumes (quelques-uns eacutenormes) ces faits forment une petite partie drsquoune section des
Privatalterthuumlmer Ils occupent encore moins de place dans les Grundriss Eacutevidemment
lrsquoeacutetude du passeacute nrsquoa pas peacuteneacutetreacute profondeacutement dans lrsquohistoire sociale
12 On peut constater une disproportion analogue dans les bibliographies peacuteriodiques Il
suffit de se reporter agrave Langlois Manuel de Bibliographie historique 2e eacuted 1901 ou agrave la
Zeitschrift fuumlr Literatur und Geschichte der Staatswissenschaft qui se publie depuis 1893
13 Cette infeacuterioriteacute tient en partie agrave la formation tardive de lrsquohistoire sociale Ce nrsquoest pas
avant la seconde moitieacute du XIXe siegravecle qursquoil srsquoest formeacute un groupe de speacutecialistes de
lrsquohistoire eacuteconomique et depuis que cette branche est repreacutesenteacutee comme les autres par
des professeurs speacuteciaux les progregraves surtout en Allemagne sont devenus rapides Mais
ce retard provient aussi de difficulteacutes speacuteciales agrave cette histoire difficulteacutes drsquoespegraveces
diffeacuterentes qui tiennent les unes agrave la nature des faits sociaux drsquoautres agrave la nature des
documents de lrsquohistoire sociale drsquoautres au degreacute de connaissance neacutecessaire en ces
matiegraveres drsquoautres enfin agrave la forme que prend lrsquoeacutevolution des faits sociaux
14 II ndash La nature des faits de lrsquohistoire sociale les rend plus difficiles agrave atteindre que la
plupart des faits qui sont la matiegravere des autres branches drsquohistoire Sauf les doctrines
eacuteconomiques ils ont tous ce caractegravere drsquoecirctre des faits exteacuterieurs agrave celui qui les deacutecrit
Tous les faits atteints par la statistique (deacutemographie) sont des faits mateacuteriels Tous les
faits eacuteconomiques sont des actes et des usages mateacuteriels modes de culture technique des
industries organisation du travail transports mecircme le commerce et les opeacuterations de
vente de speacuteculation de creacutedit La partie subjective de toutes ces opeacuterations se reacuteduit agrave
des repreacutesentations et des motifs mais il faut toujours connaicirctre le reacutesultat les actes
exteacuterieurs Lrsquohistoire sociale est donc essentiellement lrsquohistoire de faits mateacuteriels visibles
qui ont une conseacutequence mateacuterielle
15 Il semble drsquoabord que ce soit pour cette histoire une garantie de plus grande certitude
elle eacutetudie des faits reacuteels non des imaginations subjectives elle sera donc plus reacuteelle plus
certaine Crsquoest lrsquoillusion drsquoAuguste Comte qui lrsquoa conduit agrave prendre la sociologie pour une
science positive opposeacutee agrave la psychologie fantaisie subjective et qui lrsquoa ameneacute agrave passer
directement de la physiologie (objective) agrave la sociologie (objective) en sautant par-dessus
la psychologie Elle srsquoexplique par la meacutethode de travail drsquoAuguste Comte qui jamais
84
nrsquoavait opeacutereacute sur un document historique et ignorait le caractegravere forceacutement subjectif des
documents et des faits sociaux
16 Il existe il est vrai des monuments mateacuteriels du passeacute des objets anciens conserveacutes
qursquoon peut eacutetudier objectivement Ce sont des deacutebris reacuteels drsquoossements ou de cuisine ou
drsquoinstruments avec lesquels on fait la paleacuteontologie et lrsquoanthropologie preacutehistorique
ndash ou des monuments au sens vulgaire qui fournissent la matiegravere de lrsquohistoire de
lrsquoarchitecture ou des objets de tout genre bijoux armes eacutetoffes meubles œuvres drsquoart
statues tableaux outils instruments Mais ces objets nrsquoont de rocircle en sciences sociales
que pour lrsquohistoire de la technique En pratique on ne fait guegravere lrsquohistoire sociale qursquoavec
des documents figureacutes ou eacutecrits qui ont pour caractegravere fondamental drsquoecirctre subjectifs
(voir partie 1 chap I I) que ce soit un document figureacute (dessin repreacutesentation) ou un
eacutecrit le proceacutedeacute de transcription seul diffegravere dans les deux cas ce sont les
interpreacutetations qursquoun auteur a donneacutees de choses exteacuterieures le document ne donne que
le reacutesultat du travail drsquoesprit de lrsquoauteur crsquoest-agrave-dire drsquoune opeacuteration subjective
17 Ce caractegravere forceacutement subjectif de tous les documents nrsquoa pas seulement des
conseacutequences capitales pour la meacutethode il explique pourquoi la certitude est plus
difficile agrave atteindre en histoire sociale Ce qursquoon atteint drsquoabord dans un document ce
sont les conceptions de lrsquoauteur les images qui forment le mobilier de son esprit Crsquoest
seulement par raisonnement agrave partir de ces conceptions qursquoon arrive agrave conclure aux
reacutealiteacutes exteacuterieures que lrsquoauteur a connues en tout cas on nrsquoy arrive qursquoindirectement
par un deacutetour et ougrave lrsquoon a grandrsquochance de se tromper car ce raisonnement repose
toujours sur des bases chanceuses (voir chap VIII I )
18 La connaissance historique la moins sujette agrave erreur crsquoest celle qursquoon atteint le plus
directement et crsquoest preacuteciseacutement la connaissance des conceptions non des faits Elle est la
seule qursquoon puisse eacutetablir par un seul document Il suffit drsquoun seul texte pour prouver
lrsquoexistence drsquoun mot drsquoune forme verbale drsquoune doctrine drsquoune forme artistique drsquoune
proposition philosophique ou scientifique drsquoune regravegle de droit Si lrsquoauteur introduit une
de ces conceptions dans son document crsquoest que cette conception existait dans son
esprit ce seul exemple prouve lrsquoexistence de la conception Donc les histoires les plus
faciles agrave eacutetablir parce qursquoelles demandent le moins de comparaison de documents les
histoires les plus certaines parce qursquoelles supposent le moins de raisonnement ce sont les
histoires de faits subjectifs Voilagrave pourquoi les branches drsquohistoire les plus vite
constitueacutees ont eacuteteacute les histoires des langues des litteacuteratures des religions des arts de la
philosophie du droit Au contraire lrsquohistoire des faits exteacuterieurs oblige toujours agrave des
discussions sur la valeur des documents agrave une critique de la sinceacuteriteacute et de lrsquoexactitude de
lrsquoauteur comme un mensonge ou une erreur est toujours possible elle ne permet jamais
de conclure drsquoapregraves un document unique elle exige un travail de comparaison elle est la
plus longue agrave constituer et la plus contestable
19 Les faits exteacuterieurs ne sont pas tous eacutegalement difficiles agrave eacutetablir Il est drsquoautant plus
facile de les atteindre qursquoils contiennent une part plus grande de conception par
conseacutequent de faits subjectifs connus directement Or une bonne part de lrsquohistoire
exteacuterieure des faits politiques est dans ce cas Lrsquoeacutetude des regravegles officielles (qui forme
presque toute lrsquohistoire des institutions) est de mecircme nature que lrsquoeacutetude du droit elle se
contente drsquoatteindre des formules politiques lois regraveglements arrecircts qui sont des
conventions Les actes reacuteels se dissimulent sous les deacuteclarations officielles comme la
pratique reacuteelle du droit se cache sous les formes juridiques surtout pour les eacutepoques
anciennes nous connaissons beaucoup plutocirct les conceptions et les regravegles que les actes
85
politiques Que se passait-il reacuteellement agrave lrsquoAgora au Forum dans le Seacutenat romain Nous
ne le savons guegravere nous connaissons tout au plus ce qui eacutetait censeacute srsquoy passer Et nous ne
sommes pas mieux instruits pour les cours de justice feacuteodale En ces matiegraveres nous
nrsquoatteignons guegravere que des formes il est vrai que la connaissance des formes a deacutejagrave une
valeur Il reste cependant des actes reacuteels qursquoil est neacutecessaire de connaicirctre pour
comprendre lrsquohistoire geacuteneacuterale ce sont les invasions guerres eacutemeutes perseacutecutions qui
changent les conditions reacuteelles de la vie Mais ces actes sont par leur nature mecircme plus
frappants pour lrsquoimagination ils laissent beaucoup plus de traces subjectives dans lrsquoesprit
des auteurs et par suite dans les documents que les faits continus et monotones de la vie
eacuteconomique Ainsi par suite de la nature objective des faits sociaux lrsquohistoire en est plus
difficile agrave constituer avec certitude
20 La conseacutequence crsquoest que dans toutes les sciences sociales la seule partie qui puisse ecirctre
rapidement et sucircrement constitueacutee crsquoest la partie subjective lrsquohistoire des doctrines
eacuteconomiques ou sociales qui nrsquoest guegravere qursquoun fragment de lrsquohistoire des sciences ou de
la philosophie Voilagrave pourquoi les professeurs de science sociale srsquoy sont plus volontiers
renfermeacutes Quand un enseignement social srsquoest creacuteeacute il a commenceacute drsquoordinaire par
prendre pour sujet lrsquoeacutetude des doctrines sociales plutocirct que lrsquohistoire des pheacutenomegravenes
sociaux Cette preacutefeacuterence est conforme agrave la marche normale de la connaissance dans
toutes les eacutetudes qui opegraverent par la meacutethode historique Mais crsquoest aussi une preacutesomption
qursquoune branche drsquohistoire est peu avanceacutee quand ceux qui la professent font porter leurs
recherches et leur enseignement sur les doctrines plus que sur les faits exteacuterieurs
21 III ndash Une seconde difficulteacute de lrsquohistoire sociale tient agrave la nature des documents
historiques et aussi agrave la nature des publications de documents ndash qui pratiquement
importe presque autant car un document manuscrit nrsquoest guegravere utilisable lrsquohistoire ne
se fait pas avec des manuscrits
22 Le caractegravere geacuteneacuteral habituel des documents est drsquoecirctre reacutedigeacutes pour drsquoautres raisons que
des raisons scientifiques Crsquoest mecircme le caractegravere propre du document que lrsquoauteur ait eu
un autre but que drsquoobserver et de deacutecrire exactement la reacutealiteacute Or parmi les faits
humains les faits sociaux sont ceux qursquoon a le moins de motifs non scientifiques de
regarder et de rapporter Pour quels motifs reacutedige-t-on un document
23 Les documents narratifs sont eacutecrits pour conserver la meacutemoire des faits meacutemorables crsquoest-
agrave-dire des faits qui frappent lrsquoimagination ou des faits auxquels la vaniteacute est inteacuteresseacutee
Les premiers documents narratifs sont des inscriptions de victoires en Eacutegypte en
Assyrie en Perse puis viennent les histoires de peuples ou de princes remplies des actes
des rois et des chefs des guerres des reacutevolutions Les seuls faits eacuteconomiques frappants
sont les famines De lagrave le petit nombre de renseignements eacuteconomiques donneacutes par les
histoires et mecircme plus tard par les laquo papiers nouvelles raquo gazettes et journaux jusqursquoau
temps ougrave srsquoy introduisent les annonces commerciales
24 Les documents litteacuteraires sont faits pour plaire au public on lui donne ce qursquoil aime de la
poeacutesie de lrsquoeacuteloquence du comique du romanesque On nrsquoa aucune raison drsquoy mentionner
les faits sociaux le public vit plongeacute au milieu de ces faits il les voit trop souvent pour
avoir aucun deacutesir de les entendre deacutecrire aussi les œuvres litteacuteraires ne donnent-elles
presque pas de renseignements agrave lrsquohistoire sociale
25 Les documents eacuteducatifs sont destineacutes agrave communiquer une doctrine une croyance une
connaissance une regravegle ou des rites Dans cette classe rentrent tous les ouvrages religieux
ou philosophiques ou moraux tous les manuels et traiteacutes drsquoun art ou drsquoune science
86
(grammaire rheacutetorique meacutedecine) tous les livres de science les formulaires de droit On
nrsquoa pas de raison drsquoy deacutecrire des faits sociaux sauf par allusion dans le cas ougrave un usage
eacuteconomique a des conseacutequences et alors on nrsquoy met guegravere que des mentions eacuteparses et
obscures
26 Les documents pratiques sont destineacutes agrave retrouver un fait ou agrave le prouver ce sont les
actes officiels priveacutes et publics recueils de lois registres comptes recensements
statistiques rapports enquecirctes Crsquoest dans cette cateacutegorie que se trouvent les
renseignements les plus consideacuterables pour lrsquohistoire sociale Mais drsquoabord ils sont tregraves
incomplets les faits nrsquoy sont pas deacutecrits meacutethodiquement pour donner une connaissance
drsquoensemble ils ne sont que rappeleacutes dans la mesure ougrave on a cru en avoir besoin pour un
but pratique speacutecial ils laissent donc de grandes lacunes qui peuvent faire commettre
drsquoeacutenormes erreurs (par exemple en matiegravere drsquoimpocircts) En outre lrsquointeacuterecirct qursquoon porte agrave
ces documents est souvent limiteacute agrave la geacuteneacuteration qui srsquoen sert il ne dure guegravere plus
longtemps sauf pour les preuves financiegraveres le sort naturel des documents pratiques est
donc de se perdre en fait il srsquoen est peu conserveacute jusqursquoau moment ougrave on a creacuteeacute des
archives publiques chargeacutees de conserver sans distinction tous les papiers Enfin ce sont
des documents encombrants tregraves longs et sans valeur litteacuteraire on nrsquoa pour les publier
que des raisons scientifiques et lrsquoon publie de preacutefeacuterence ceux qui fournissent des
renseignements politiques
27 Toutes ces raisons expliquent pourquoi lrsquohistoire sociale dispose drsquoun nombre si
insuffisant de documents La masse des documents relatifs agrave la peacuteriode antique est
presque entiegraverement eacutetrangegravere agrave lrsquohistoire sociale Depuis lrsquoAntiquiteacute jusqursquoau XIe siegravecle
on ne sait presque rien on nrsquoa pas un seul recensement sucircr (pas mecircme le census purement
politique des citoyens romains) La vie eacuteconomique reste donc obscure Il nrsquoest mecircme pas
besoin de remonter jusqursquoagrave Boeckh Que de conjectures hasardeacutees mecircme dans les travaux
les plus reacutecents dans Beloch dans Mommsen Que de lacunes incomparablement plus
que dans aucun autre recueil de faits On connaicirct en gros lrsquoorganisation politique des
citeacutes antiques Que sait-on de leur organisation eacuteconomique
28 De mecircme la publication des documents conserveacutes est moins avanceacutee pour lrsquohistoire
sociale que pour toute autre On a preacutefeacutereacute naturellement publier ou les documents qui
inteacuteressaient le public le plus large ou ceux que recommandait leur rareteacute leur antiquiteacute
et leur petit volume On a donc publieacute drsquoabord toutes les œuvres litteacuteraires puis toutes les
œuvres historiques mecircme les chroniques ou les annales les plus segraveches on a publieacute les
traiteacutes drsquoart ou de science les œuvres de doctrines on a reproduit les monuments
artistiques ou drsquoart industriel les speacutecimens des vieilles eacutecritures Les preacuteoccupations des
eacutediteurs de documents ont eacuteteacute parallegraveles agrave celles des reacutedacteurs ils ont chercheacute agrave
atteindre le public Or les documents eacuteconomiques actuels inteacuteressent peu le public les
documents reacutetrospectifs encore moins et pour les publier il faut un gros effort car ils
forment une lourde masse On srsquoexplique ainsi tregraves bien qursquoil ait fallu attendre beaucoup
plus longtemps pour trouver les moyens de publier les documents eacuteconomiques Il a fallu
pouvoir se passer du public et ne faire appel qursquoagrave des fonds drsquoorigine scientifique
Lrsquoentreprise est toute reacutecente on le verra en comparant dans la bibliographie de Waitz
Quellenkunde der deutschen Geschichte eacutedit de 1894 les publications eacuteconomiques de
documents avec les recueils des autres branches drsquohistoire Encore lrsquoAllemagne est-elle
plus avanceacutee que les autres pays parce qursquoelle a maintenant des professeurs speacutecialistes
drsquohistoire eacuteconomique En France le caractegravere dogmatique pris par lrsquoeacuteconomie politique a
probablement empecirccheacute drsquoentreprendre le deacutepouillement meacutethodique des documents En
87
Angleterre il a eacuteteacute fait quelques essais individuels et il semble qursquoaux Eacutetats-Unis on
commence agrave organiser ce travail neacutecessaire de publication mais le mouvement en est
encore agrave ses deacutebuts
NOTES
1 Beloch a essayeacute de leur faire une part plus large dans son Histoire grecque mais ses theacuteories
restent le plus souvent conjecturales faute de documents
88
Chapitre XIII
La construction des faits sociaux
I Neacutecessiteacute de la construction ndash Faits simultaneacutes et faits successifsII Proceacutedeacute de construction des faits simultaneacutes ndash Questionnaire diffeacuterence entre le questionnairehistorique et le questionnaire drsquoenquecircteIII Cadres de lrsquohistoire sociale ndash Sections geacuteographiques ndash Questions agrave poser ndash Tableau despheacutenomegravenes
1 Un autre groupe de difficulteacutes tient non plus agrave la matiegravere de la science sociale crsquoest-agrave-
dire aux faits isoleacutes qursquoil srsquoagit de constater mais agrave la construction qursquoon veut eacutedifier avec
ces faits crsquoest-agrave-dire agrave la nature mecircme de la science Lrsquoexamen de ces difficulteacutes speacuteciales
fournira un enseignement pratique sur les preacutecautions agrave prendre et sur les lacunes
ineacutevitables de la science sociale par conseacutequent sur ses limites et sur les terrains qursquoon
fera mieux drsquoeacuteviter Ces difficulteacutes viennent de deux causes 1deg de lrsquoeacutetendue neacutecessaire
des faits agrave connaicirctre en science sociale 2deg du caractegravere speacutecial de lrsquoeacutevolution en matiegravere
de faits sociaux
2 I ndash La premiegravere difficulteacute tient agrave lrsquoeacutetendue qursquoon est obligeacute de donner agrave la construction
historique en matiegravere sociale Il faut drsquoabord srsquoexpliquer sur le sens preacutecis de ce mot
construction que jrsquoai eacuteteacute obligeacute de creacuteer pour deacutesigner le dernier acte du travail historique
Quand on a eacutetudieacute des documents par la meacutethode historique en leur appliquant les
proceacutedeacutes de lrsquoanalyse et de la critique on arrive agrave la fin de toutes ces opeacuterations agrave
deacuteterminer seulement des produits drsquoanalyse crsquoest-agrave-dire des faits historiques isoleacutes par
exemple Il a existeacute une bourse du commerce agrave Anvers au XVIe siegravecle
3 Il est eacutevident qursquoon ne peut laisser les faits tels qursquoils sortent du travail analytique agrave lrsquoeacutetat
de fragments agrave moins de se contenter drsquoun reacutepertoire par ordre alphabeacutetique Degraves qursquoon
veut essayer de les comprendre il faut les coordonner
4 Pour faire une science il faut reacuteunir tous ces faits isoleacutes en un ensemble la construction Le
principe eacuteleacutementaire1 crsquoest de reacuteunir les faits par deux systegravemes de combinaison les faits
simultaneacutes pour obtenir un tableau des choses agrave un moment donneacute les faits successifs
pour atteindre les transformations et lrsquoeacutevolution La construction historique deacutefinitive
comporte donc toujours deux groupes drsquoopeacuterations 1deg pour dresser le tableau des faits agrave
un moment donneacute description drsquoeacutetat 2deg pour eacutetablir la seacuterie des changements successifs
dans le temps deacutetermination drsquoeacutevolution Cette meacutethode srsquoapplique agrave tous les faits
89
historiques agrave toutes les histoires des usages de tous genre costume habitation
ceacutereacutemonial arts lettres religion sciences institutions politiques elle srsquoapplique agrave toute
lrsquohistoire sociale histoire de la vie eacuteconomique deacutemographie et statistique
reacutetrospectives histoire des doctrines sociales
5 II ndash Pour grouper les faits il faut trouver un cadre de classement crsquoest une neacutecessiteacute
ineacutevitable de toutes les sciences descriptives On a vu plus haut (chap VIII III) que dans
les sciences documentaires on est reacuteduit agrave le creacuteer par un travail drsquoimagination et que ce
cadre imagineacute prendra forceacutement le caractegravere drsquoun questionnaire Crsquoest une neacutecessiteacute que
les historiens nrsquoaiment pas agrave srsquoavouer Dans les sciences sociales les travailleurs ne se font
pas scrupule drsquoen parler ouvertement La pratique des enquecirctes les a familiariseacutes avec
cette ideacutee qursquoon ne peut faire une enquecircte par eacutecrit sans questionnaire Or toute eacutetude
historique faite pour arriver agrave dresser le tableau soit drsquoune organisation soit drsquoun
ensemble drsquousages est une enquecircte reacutetrospective elle comporte forceacutement un
questionnaire
6 Il y a donc une ressemblance essentielle entre le questionnaire qui sert agrave diriger le travail
drsquoune enquecircte sur un pheacutenomegravene social contemporain et le questionnaire historique
dresseacute pour lrsquoeacutetude drsquoun pheacutenomegravene social passeacute Dans les deux cas le travailleur
deacutetermine drsquoavance lrsquoespegravece de faits qursquoil cherchera agrave rassembler et lrsquoordre dans lequel il
les rangera Or il ne peut dresser cette liste de questions et tracer ce cadre drsquoarrangement
qursquoen partant de la connaissance qursquoil a deacutejagrave de pheacutenomegravenes analogues agrave ceux qui vont
faire le sujet de lrsquoenquecircte Pour dresser un questionnaire on se repreacutesente un ensemble
analogue agrave celui qursquoon veut eacutetudier et on lrsquoanalyse mentalement de faccedilon agrave deacutegager un agrave
un les deacutetails sur lesquels devra porter lrsquoenquecircte Il faut donc avoir la connaissance drsquoun
ensemble du mecircme genre Celui qui nrsquoaurait aucune connaissance drsquoun syndicat ne
pourrait pas dresser un questionnaire pour une eacutetude de syndicat Il en est exactement de
mecircme pour un historien il ne pourrait dresser le cadre pour grouper des faits drsquoune
espegravece dont il nrsquoaurait aucune ideacutee
7 Mais il y a des diffeacuterences entre un questionnaire historique et un questionnaire pour
lrsquoeacutetude de faits actuels Pour une eacutetude actuelle le questionnaire peut nrsquoecirctre qursquoun guide
provisoire en faisant lrsquoenquecircte on se trouvera placeacute directement en preacutesence de
lrsquoensemble complet des faits on sera ameneacute naturellement agrave apercevoir les lacunes les
faits qursquoon avait oublieacutes de preacutevoir agrave voir ceux qursquoon avait mal interpreacuteteacutes ou mal
classeacutes la vue directe de lrsquoensemble rectifiera constamment les oublis ou les ideacutees
preacuteconccedilues le tableau traceacute apregraves lrsquoenquecircte pourra ecirctre beaucoup plus complet et moins
arbitraire que le questionnaire Mais le questionnaire historique nrsquoa pas cette ressource
de lrsquoobservation posteacuterieure Il est vrai qursquoon pourra trouver dans les documents la
mention de faits auxquels on nrsquoavait pas penseacute ou lrsquoindication de rapports qursquoon avait mal
interpreacuteteacutes aussi un historien meacutethodique doit-il toujours ecirctre precirct agrave compleacuteter ou agrave
rectifier son questionnaire Mais les documents ne peuvent jamais fournir que des
fragments ils ne donnent pas une vue drsquoensemble ils ne sont intelligibles qursquointerpreacuteteacutes
au moyen drsquoune ideacutee geacuteneacuterale de la socieacuteteacute ougrave les faits se sont produits ideacutee forceacutement
subjective donc ils restent toujours subordonneacutes agrave lrsquoideacutee que lrsquohistorien se fait des
socieacuteteacutes en geacuteneacuteral Voilagrave pourquoi un tableau historique est beaucoup plus subjectif que
le tableau reacutesultant drsquoune enquecircte directe sur le preacutesent Cette subjectiviteacute inheacuterente agrave
tout travail historique tient agrave ce que les menus fragments livreacutes agrave lrsquohistorien par lrsquoeacutetude
des documents ne peuvent jamais ecirctre recolleacutes ensemble qursquoau moyen drsquoun ciment fourni
par lrsquoimagination
90
8 En outre lrsquoenquecircte directe peut arriver agrave reacuteunir tous les faits drsquoune nature donneacutee dans
un rayon donneacute agrave un moment donneacute ndash ou du moins tous les faits assez importants pour
valoir la peine drsquoecirctre connus ndash ceux que lrsquoenquecircteur neacutegligera de recueillir ce sera
volontairement parce qursquoil les jugera inutiles pour lrsquointelligence de lrsquoensemble Dans le
travail historique au contraire les faits recueillis deacutependront des documents agrave la
disposition de lrsquohistorien il faudra qursquoils aient eacuteteacute non seulement observeacutes et deacutecrits par
un contemporain mais transmis par des documents qui se soient conserveacutes et dont
lrsquohistorien aura connaissance Des faits indispensables pourront lui eacutechapper soit parce
qursquoils nrsquoauront pas eacuteteacute noteacutes soit parce que les documents se seront perdus ou mecircme
seulement parce qursquoils lui seront resteacutes inconnus Crsquoest ainsi le hasard qui deacutecidera des
lacunes pour les eacutepoques eacuteloigneacutees elles seront toujours eacutenormes le sort naturel des
documents surtout en matiegravere eacuteconomique eacutetant de se perdre au bout de quelques
siegravecles Lrsquoenquecircte actuelle sera comme un plan drsquoarchitecte ougrave sera traceacute lrsquoensemble de la
construction le tableau historique restera une esquisse avec des lacunes marqueacutees par
des lignes conjecturales Encore les conditions de construction drsquoun eacutedifice mateacuteriel sont-
elles si simples et si uniformes qursquoon peut restituer avec une quasi-certitude les lignes
disparues tandis que les ensembles sociaux sont soumis agrave des lois si compliqueacutees que la
restitution des faits non connus directement reste toujours une conjecture douteuse
9 III ndash Le cadre de lrsquohistoire eacuteconomique est donneacute par la nature mecircme des faits
eacuteconomiques Ils consistent dans les rapports entre les hommes et les objets mateacuteriels en
tant que ces objets sont rechercheacutes pour satisfaire un besoin La limite nrsquoest pas toujours
facile agrave tracer mecircme si lrsquoon prend lrsquoexpression laquo pheacutenomegravenes eacuteconomiques raquo au sens
habituel dans lrsquoeacuteconomie politique europeacuteenne ndash crsquoest-agrave-dire en eacutecartant les
pheacutenomegravenes de consommation et les faits geacuteneacuteraux de deacutemographie et en se restreignant
aux pheacutenomegravenes drsquoappropriation de creacuteation et de distribution des objets Mecircme dans
ces limites aucun classement geacuteneacuteral des pheacutenomegravenes ne srsquoimpose sans discussion en
fait les cadres adopteacutes pour les exposer varient dans les diffeacuterents ouvrages historiques
Je me borne donc agrave proposer le classement qui me paraicirct le plus conforme agrave lrsquoobservation
des pheacutenomegravenes actuels
10 Drsquoabord il est impossible de reacuteunir en un tableau unique les faits du monde entier agrave un
moment donneacute Un sectionnement mateacuteriel srsquoimpose comme une neacutecessiteacute pratique Le
principe pour faire la section doit ecirctre tireacute des conditions les plus geacuteneacuterales de celles qui
srsquoimposent agrave tous les faits Pour les faits eacuteconomiques crsquoest la division naturelle de la
terre drsquoougrave sont tireacutes les mateacuteriaux et sur laquelle se font les eacutechanges crsquoest-agrave-dire la
division geacuteographique On sera donc ameneacute agrave choisir un compartiment de la terre dans
lequel on eacutetudiera les faits eacuteconomiques on fera le tableau eacuteconomique drsquoun mecircme pays
soit une reacutegion (Provence Sicile Irlande) soit un Eacutetat (France Allemagne Angleterre)
La reacuteunion de ces tableaux seacutepareacutes pourra donner ensuite un tableau geacuteneacuteral drsquoune
portion du monde mais il vaut mieux que ce tableau drsquoensemble ne soit que le
groupement de travaux anteacuterieurs faits chacun dans une subdivision geacuteographique Dans
un mecircme pays les pheacutenomegravenes eacuteconomiques de diffeacuterentes espegraveces sont lieacutes entre eux
par des reacuteactions mutuelles lrsquoorganisation de la culture agit sur lrsquoindustrie le commerce
agit sur la culture le reacutegime de proprieacuteteacute agit sur le commerce etc Il vaut donc mieux
construire drsquoabord un tableau geacuteneacuteral de tous les pheacutenomegravenes lieacutes entre eux dans un pays
donneacute et rapprocher ensuite ces ensembles que drsquoeacutetudier une seule espegravece de
pheacutenomegravenes deacutetacheacutee de lrsquoensemble dans tous les pays du monde2 La division
91
fondamentale se fera par pays les subdivisions seules se feront par espegraveces de
pheacutenomegravenes
11 La division en espegraveces doit reposer sur le but et la nature des arts par lesquels sont creacuteeacutes
et distribueacutes les objets ndash La division geacuteneacuterale est 1deg production subdiviseacutee en
production directe des mateacuteriaux transformation des mateacuteriaux (industrie) 2deg transfert
subdiviseacute en transport mateacuteriel eacutechange leacutegal (commerce) 3deg reacutepartition subdiviseacutee en
appropriation jouissance transmission
12 Dans ce cadre geacuteneacuteral se placent agrave propos de chaque espegravece de faits les questions
speacuteciales agrave poser quand on fait lrsquoenquecircte reacutetrospective sur lrsquoeacutetat eacuteconomique drsquoun pays agrave
un moment donneacute Quels sont les systegravemes suivis par les habitants Par qui sont-ils
pratiqueacutes Comment sont-ils distribueacutes entre les diffeacuterentes parties du pays Ce qui
implique une description de lrsquousage une description du personnel speacutecial une carte de
distribution de lrsquousage
13 Voici le deacutetail
14 1er groupe Production
15 1deg Production directe crsquoest-agrave-dire des objets bruts quatre proceacutedeacutes 1deg chasse et pecircche
2deg eacutelevage 3deg culture 4deg extraction des mateacuteriaux bruts (bois carriegraveres mines) qui
forme transition avec lrsquoindustrie Pour chacune des quatre on fera des subdivisions
suivant lrsquoespegravece drsquoanimal ou drsquoobjet Lrsquoenquecircte devra porter seacutepareacutement sur chaque
forme de production et poser trois questions 1deg objets produits et proceacutedeacutes de travail
2deg personnes qui font les opeacuterations comment elles se partagent les opeacuterations comment
elles sont organiseacutees (coordonneacutees ou subordonneacutees) 3deg reacutepartition de ces personnes sur
le sol (centres de production quantiteacutes produites par chacun)
16 2deg Industrie crsquoest-agrave-dire transformation des mateacuteriaux Le nombre des industries est tregraves
grand ce qui les rend difficiles agrave classer le classement drsquoapregraves la nature des mateacuteriaux
est irrationnel le moins arbitraire est le classement drsquoapregraves le but car le but drsquoordinaire
conditionne les proceacutedeacutes On divisera donc en alimentation vecirctement bacirctiment
ameublement outils et armes objets de luxe vie intellectuelle dans chacune les
subdivisions sont nombreuses Forceacutement chaque industrie formera un terrain drsquoenquecircte
speacutecial ougrave lrsquoon retrouvera les mecircmes questions 1deg mateacuteriaux employeacutes et proceacutedeacutes
(technique) 2deg personnel employeacute crsquoest-agrave-dire division et organisation du travail
rapports entre les travailleurs drsquoun mecircme meacutetier rapports avec ceux des autres meacutetiers
et surtout avec les directeurs du commerce 3deg distribution geacuteographique des
travailleurs centres pour chaque espegravece de travail nombre des travailleurs et quantiteacute
des produits
17 2e groupe Transfert
18 1deg Transports transition entre lrsquoindustrie et le commerce ndash II nrsquoy a guegravere agrave distinguer que
deux classes transport par mer transport inteacuterieur mais la deuxiegraveme se subdivise en
voies fluviales voies ferreacutees routes Pour chaque classe se posent les trois questions
1deg proceacutedeacutes de transport voie et mode de traction et drsquoemballage (il faut ici distinguer les
transports drsquoobjets et de personnes) 2deg personnel des transports (mecircmes questions que
pour lrsquoindustrie) 3deg distribution geacuteographique des voies et des centres de transport
quantiteacute des objets transporteacutes
19 2deg Commerce eacutechange des droits Il faut distinguer entre le commerce direct qui se fait par
un eacutechange drsquoobjets mateacuteriels et les commerces symboliques creacutedit et speacuteculation Pour
92
chaque branche reviennent les questions 1deg matiegravere du commerce et proceacutedeacutes de
commerce 2deg personnel des commerccedilants division du travail et organisation rapports
entre les groupes 3deg distribution geacuteographique des centres de commerce et de creacutedit
Quantiteacute des opeacuterations
20 3e groupe Reacutepartition
21 Il nrsquoy a pas lieu agrave subdiviser Il suffit de se poser les questions
22 1deg Appropriation qui comporte les questions suivantes 1deg reacutegime de la proprieacuteteacute sur
quels objets elle porte 2deg personnel des proprieacutetaires organisation en classe rapports
entre groupes 3deg distribution geacuteographique des proprieacutetaires
23 2deg Jouissance des objets 1deg systegravemes de jouissance possession preacutecaire partage des
avantages entre le possesseur et le proprieacutetaire leacutegal 2deg personnel des gens en
possession organisation en classe 3deg distribution des possessions preacutecaires
24 3deg Transmission des droits 1deg proceacutedeacutes de transmission entre vifs par contrat apregraves
deacutecegraves 2deg quantiteacute des transmissions
25 Apregraves avoir fait une enquecircte sur ces usages et cette distribution des pheacutenomegravenes on
aurait un tableau drsquoensemble de lrsquoorganisation eacuteconomique drsquoun pays agrave une eacutepoque
donneacutee Quand le travail serait fait pour tous les pays agrave un mecircme moment on aurait une
seacuterie de tableaux eacuteconomiques On pourrait alors en comparant les organisations
diffeacuterentes constater les traits communs et voir si lrsquoon peut dresser un tableau
eacuteconomique universel de cette eacutepoque
NOTES
1 Derniegravere page du chap VIII
2 Deacutejagrave la pratique de la statistique a ameneacute Meitzen agrave penser qursquoil vaut mieux eacutetudier tous les
faits dans un domaine eacutetroit qursquoune seule espegravece de faits dans un domaine large
93
Chapitre XIV
Difficulteacutes speacuteciales de lrsquohistoire sociale
I Neacutecessiteacute de deacuteterminer la quantiteacute des faits ndash Connaissance qualitative en histoire ndash Neacutecessiteacutede la deacutetermination de quantiteacute en matiegravere socialeII Moyens de deacuteterminer la quantiteacute ndash Mesure ndash Deacutenombrement ndash Eacutevaluation ndash Eacutechantillonnagendash GeacuteneacuteralisationIII Conseacutequences pratiques ndash Preacutecautions speacuteciales ndash Limites de la construction
1 I ndash Le tableau des faits eacuteconomiques a besoin pour se construire de plus de connaissances
auxiliaires et drsquoune plus grande preacutecision de connaissances que la plupart des autres
eacutetudes historiques
2 Il suppose drsquoabord la connaissance du terrain geacuteographique qui sert de support aux
hommes et aux objets Crsquoest une condition commune agrave toutes les eacutetudes historiques La
geacuteographie est une science auxiliaire de lrsquohistoire et drsquoautant plus neacutecessaire que les faits
ont une plus grande part mateacuterielle Mais pour les histoires de faits intellectuels
(sciences art religion) une connaissance geacuteneacuterale peut suffire la connaissance doit ecirctre
plus preacutecise agrave mesure qursquoon opegravere sur des faits plus mateacuteriels soumis plus eacutetroitement
aux conditions du milieu Agrave ce titre lrsquohistoire eacuteconomique est fortement deacutependante de la
geacuteographie et il nrsquoy a pas de statistique historique sans connaissance du terrain
geacuteographique
3 Les faits historiques prennent drsquoabord la forme descriptive on deacutecrit des conceptions
des actes des usages ndash crsquoest-agrave-dire des actes renouveleacutes ndash des objets des conditions des
produits Crsquoest la forme premiegravere de toutes les sciences descriptives (zoologie botanique)
Seulement certaines descriptions sont drsquoune espegravece particuliegravere agrave lrsquohistoire en tant que
science de lrsquohumaniteacute ce sont les descriptions drsquoeacutetats inteacuterieurs par des figures
mateacuterielles non repreacutesentables langue penseacutee imagination regravegles motifs tous faits
psychologiques Jrsquoai montreacute1 que ces faits forment presque seuls toute une des cateacutegories
de lrsquohistoire lrsquohistoire des coutumes intellectuelles et la plus grande partie de deux
autres lrsquohistoire des institutions sociales et politiques De tous ces faits on ne peut jamais
avoir qursquoune connaissance qualitative on peut deacuteterminer le caractegravere la nature de ces
conceptions mais la seule connaissance quantitative serait la freacutequence qursquoil est
impossible de rechercher Combien de fois un homme a-t-il eu une penseacutee Combien
drsquohommes ont eu cette penseacutee On nrsquoa jamais pu mecircme songer agrave faire cette recherche
94
4 Cependant on a pu constituer une histoire des pheacutenomegravenes intellectuels sans sortir de la
description crsquoest-agrave-dire sans chercher au-delagrave de la connaissance qualitative sans
atteindre aucun eacuteleacutement de quantiteacute Crsquoest le cas des histoires de la langue des arts des
sciences des religions On deacutecrit les œuvres drsquoart ou de science et les conceptions qui ont
eacuteteacute manifesteacutees agrave une certaine date sans essayer de faire un tableau de leur reacutepartition
ou de leur freacutequence La preacutetention drsquoarriver agrave appliquer la statistique a eacuteteacute eacutemise par M
Bourdeau LrsquoHistoire et les historiens 1886 il proposait drsquoeacutetudier le nombre drsquoexemplaires
drsquoun ouvrage pour en eacutevaluer quantitativement lrsquoimportance crsquoest une illusion On
nrsquoarriverait agrave savoir ainsi qursquoun chiffre drsquoopeacuterations typographiques on nrsquoatteindrait pas
la freacutequence du pheacutenomegravene litteacuteraire qui est la repreacutesentation dans lrsquoesprit du lecteur de
la conception qursquoavait exprimeacutee lrsquoauteur
5 Pour lrsquohistoire des usages qui consistent en actes mateacuteriels la connaissance qualitative
reste souvent aussi la seule possible Combien de maisons de costumes de fecirctes y a-t-il
eu au XIVe siegravecle Combien de fois a-t-on appliqueacute une regravegle de droit un usage politique
Mais lagrave encore on nrsquoa pas un besoin absolu de connaicirctre la quantiteacute il srsquoagit plutocirct de
savoir qursquoagrave un moment donneacute dans un pays on a pratiqueacute certain usage ou certaines
institutions politiques Lrsquointeacuterecirct est dans lrsquoexistence de lrsquousage pas seulement dans la
freacutequence Pourtant on a deacutejagrave besoin de savoir si les regravegles eacutetaient vraiment appliqueacutees
crsquoest-agrave-dire approximativement dans quelle proportion de cas
6 Lrsquohistoire sociale consiste aussi pour une bonne part dans la description drsquousages
eacuteconomiques proceacutedeacutes drsquoexploitation agricole et industrielle de production de
transport usages de vente de creacutedit de speacuteculation division du travail proprieacuteteacute regravegles
de reacutepartition des produits Mais cette part est insuffisante pour constituer lrsquohistoire
sociale elle aide agrave comprendre les pheacutenomegravenes sociaux elle ne les eacutetablit pas Le tableau
drsquoune socieacuteteacute agrave un moment donneacute ne peut se faire par une simple description de ses
usages Ce tableau comporte toujours des donneacutees de nombre et de reacutepartition Le nombre
des membres la reacutepartition par sexes acircges origines occupations ndash la composition des
classes sociales ou des professions ndash la richesse crsquoest-agrave-dire la quantiteacute des objets de
valeur et la reacutepartition de la richesse entre les cateacutegories drsquohabitants ndash la reacutepartition des
cultures industries moyens de transports ndash toutes ces notions sont indispensables Faute
de les avoir on nrsquoarrive pas du tout agrave se repreacutesenter la socieacuteteacute on nrsquoen a aucune ideacutee
drsquoensemble Mecircme les usages eacuteconomiques nrsquoont presque aucune valeur par eux-mecircmes
ils nrsquoagissent que par leur freacutequence un usage qui nrsquoexiste qursquoentre quelques hommes nrsquoa
pas drsquointeacuterecirct ni pratique ni historique La connaissance drsquoune socieacuteteacute au point de vue de
lrsquohistoire sociale crsquoest la connaissance de la structure crsquoest-agrave-dire des proportions entre les
parties Or le nombre la reacutepartition la freacutequence les proportions sont des notions
toutes quantitatives On ne conccediloit guegravere un tableau de pheacutenomegravenes sociaux purement
qualitatif comme peut lrsquoecirctre un tableau de la litteacuterature des arts des sciences ou mecircme
un tableau du droit ou des institutions politiques On arrive ainsi agrave cette conclusion que
lrsquohistoire sociale a absolument besoin drsquoecirctre une connaissance quantitative
7 II ndash De quels moyens dispose lrsquohistoire pour atteindre une connaissance de quantiteacute A
priori on peut preacutesumer que ces moyens seront meacutediocres puisque lrsquohistoire manque de
tout proceacutedeacute direct drsquoexamen des pheacutenomegravenes Elle reste reacuteduite agrave deux proceacutedeacutes
indirects
8 1deg Elle recueille les renseignements sur les quantiteacutes que fournissent les auteurs de
documents par exemple le chiffre de la population de lrsquoAttique donneacute par Atheacuteneacutee Ce
sont toujours des affirmations non scientifiques on ne peut donc les accepter que sous
95
reacuteserve de critique Mais la critique a besoin pour conclure de savoir dans quelles
conditions lrsquoauteur a opeacutereacute pour atteindre ses reacutesultats or on les connaicirct rarement et on
doit a priori preacutesumer que lrsquoauteur a commis quelque erreur car lrsquoerreur est habituelle en
matiegravere de chiffres
9 2deg Elle reacuteunit les donneacutees isoleacutees obtenues par lrsquoanalyse des documents et elle les
rapproche de faccedilon agrave calculer des quantiteacutes par exemple on additionne les chiffres de
tenanciers fournis par le Domesdaybook pour chacun des domaines recenseacutes on calcule la
proportion drsquohabitants par tenanciers et on en conclut la population de lrsquoAngleterre agrave la
fin du XIe siegravecle
10 Il faut donc examiner les moyens dont dispose lrsquoauteur de document ou lrsquohistorien pour
arriver agrave deacuteterminer et agrave exprimer des quantiteacutes Les voici rangeacutes dans lrsquoordre
deacutecroissant de preacutecision
11 1deg La mesure ndash Crsquoest la seule expression de quantiteacute qui soit entiegraverement scientifique Elle
consiste agrave ramener les pheacutenomegravenes agrave des uniteacutes identiques par conseacutequent exactement
commensurables (telles que longueur surface poids composition chimique
mouvement) Elle tient une place de plus en plus grande dans lrsquoobservation actuelle des
pheacutenomegravenes sociaux surtout eacuteconomiques De plus en plus on se preacuteoccupe de connaicirctre
les longueurs de reacuteseaux de chemins de fer ou de routes les superficies de terrains les
poids de produits les valeurs exprimeacutees en numeacuteraire Mais pour les faits passeacutes nous
nrsquoavons plus aucun moyen direct drsquoobtenir une mesure il ne reste qursquoagrave recueillir les
mesures mentionneacutees dans les documents soit qursquoelles aient eacuteteacute faites par les auteurs
eux-mecircmes ndash ce qui est rare ndash soit que les auteurs des documents aient reproduit les
mesures faites par drsquoautres Or ni les proceacutedeacutes de mesure dont disposaient les siegravecles
anteacuterieurs ni les habitudes de transcription des auteurs de documents ne laissent guegravere
espeacuterer que les mesures doivent ecirctre preacutesumeacutees exactes
12 2deg Le deacutenombrement ndash Crsquoest le proceacutedeacute statistique par excellence Il consiste agrave choisir un
caractegravere abstrait expresseacutement deacutefini et agrave compter dans un champ donneacute combien
drsquohommes ou drsquoobjets drsquoune espegravece donneacutee preacutesentent ce caractegravere Comme le
deacutenombrement arrive agrave srsquoexprimer en chiffres il donne souvent lrsquoillusion de la mesure
crsquoest-agrave-dire de la science exacte Cette illusion nrsquoest qursquoun cas particulier de la tendance
naturelle agrave confondre exact avec preacutecis (voir chap II I) En fait le deacutenombrement ne prend
ce caractegravere preacutecis que gracircce agrave la convention sur laquelle il repose toute sa valeur comme
moyen de connaissance deacutepend de la nature de la convention qui a servi agrave lrsquoeacutetablir Si on a
pris un caractegravere tregraves conventionnel (par exemple crime deacutelit appartement) le
deacutenombrement ne donnera que tregraves peu de renseignements sur la reacutealiteacute On saura
seulement qursquoil y a eu dans un pays donneacute tel chiffre de procegraves rangeacutes dans la cateacutegorie
laquo crime raquo ou laquo deacutelit raquo qursquoon a compteacute dans lrsquoensemble des maisons tant drsquouniteacutes
conventionnelles appeleacutees laquo appartement raquo En tout cas le chiffre drsquoun deacutenombrement ne
deacutesigne pas un total homogegravene il reacuteunit des objets qui ne sont pas entiegraverement
commensurables et qui peuvent nrsquoavoir de commun que des caractegraveres insignifiants
13 Pourtant le deacutenombrement est le seul proceacutedeacute quantitatif possible pour appreacutecier des
masses qui ne sont pas homogegravenes et crsquoest le cas de tous les ecirctres vivants et de tous les
objets produits par eux ndash sauf en tant qursquoon les a rameneacutes agrave la notion du poids ou agrave la
notion abstraite de valeur exprimeacutee en numeacuteraire (on ne mesure pas des moutons mais
on peut mesurer des poids de moutons) Le deacutenombrement est donc indispensable pour
exprimer avec preacutecision la structure drsquoune socieacuteteacute Il faut savoir au moins le chiffre de la
96
population la reacutepartition des habitants dans les centres le nombre des habitations des
animaux etc Aussi le deacutenombrement est-il le proceacutedeacute fondamental de la deacutemographie
mecircme les pheacutenomegravenes eacuteconomiques ne sont vraiment eacutetablis que lorsqursquoon est parvenu agrave
les exprimer en chiffres
14 Lrsquohistoire sociale ne dispose que drsquoun tregraves petit nombre de deacutenombrements attesteacutes par
des documents et presque tous ceux qursquoon possegravede sont suspects ils ont eacuteteacute faits dans
des conditions inconnues de nous et nous devons le preacutesumer avec des proceacutedeacutes
insuffisants Ainsi pour lrsquoAntiquiteacute les chiffres des esclaves drsquoEacutegine ou de la population
drsquoAthegravenes doivent rester suspects Les chiffres du Moyen Acircge ne le sont pas moins
LrsquoAngleterre fournit un exemple caracteacuteristique de lrsquoincapaciteacute des gens du Moyen Acircge
aux deacutenombrements mecircme les plus faciles En 1371 le gouvernement fit voter au
Parlement une taxe de 50 000 livres (agrave reacutepartir entre les paroisses agrave raison de 22 shillings
3 pence) calculeacutee sur le chiffre de 40 000 paroisses quand on voulut la lever on ne
trouva pas 9 000 paroisses On peut voir dans Round Feudal England 1895 ce qursquoon doit
penser du chiffre de 32 000 chevaliers vassaux du roi drsquoAngleterre qursquoon a admis jusqursquoici
sur le teacutemoignage drsquoun homme admirablement placeacute pour ecirctre informeacute puisqursquoil eacutetait
ministre du roi Il est probable aussi qursquoon a tort de reproduire comme le font mecircme des
historiens de la valeur de Ranke les chiffres des fameux rapports des ambassadeurs
veacutenitiens au XVIe siegravecle
15 Resterait la ressource de faire des deacutenombrements reacutetrospectifs en rapprochant les
eacuteleacutements pris dans les documents Mais pour deacutenombrer la condition indispensable est
de connaicirctre tout le champ agrave deacutenombrer car il faut ecirctre sucircr de pouvoir atteindre toutes
les uniteacutes agrave compter Or il deacutepend du hasard qursquoil se soit conserveacute des documents portant
sur le champ entier agrave deacutenombrer et ce hasard est tregraves rare Peut-ecirctre nrsquoy en a-t-il dans
toute lrsquohistoire du monde jusqursquoagrave la fin du Moyen Acircge qursquoun seul cas le Domesdaybook
drsquoAngleterre qui agrave vrai dire est lui-mecircme un deacutenombrement
16 3deg Lrsquoeacutevaluation ndash Crsquoest un expeacutedient pour remplacer le deacutenombrement Lorsqursquoon ne peut
pas (ou qursquoon ne veut pas) deacutenombrer le champ tout entier on en prend une portion et
dans cette portion on compte les objets des diffeacuterentes classes de faccedilon agrave eacutetablir la
proportion numeacuterique tant pour cent de chaque classe On suppose que cette portion est
une image reacuteduite de lrsquoensemble et que la proportion totale sera la mecircme Le danger de ce
proceacutedeacute crsquoest la preacutesomption qui est agrave la base On admet que la portion qursquoon a choisie est
pareille agrave lrsquoensemble et que les proportions y seront les mecircmes mais si cette portion
restreinte diffegravere de lrsquoensemble lrsquoeacutevaluation sera fausse Supposons que pour connaicirctre la
proportion drsquoenfants illeacutegitimes en France on prenne le pourcentage de la population de
Paris lrsquoeacutevaluation sera beaucoup trop eacuteleveacutee Il faut donc ecirctre sucircr que la portion choisie
est pareille et crsquoest ce qursquoil est souvent difficile de savoir De mecircme quand un document
indique une proportion il faudrait savoir par quels proceacutedeacutes lrsquoauteur est arriveacute agrave son
eacutevaluation On reacutepegravete souvent drsquoapregraves les documents du XIVe siegravecle que la grande peste
de 1346-48 a enleveacute la moitieacute ou le tiers de la population on devrait se demander sur
quelle portion de la population a eacuteteacute faite cette eacutevaluation ndash en supposant qursquoil y ait eu
un calcul
17 4deg Lrsquoeacutechantillonnage ndash Crsquoest un expeacutedient pour suppleacuteer au deacutenombrement On prend au
hasard quelques uniteacutes agrave diffeacuterents endroits dans tout le champ agrave deacutenombrer on examine
dans combien de ces uniteacutes se rencontre un certain caractegravere (par exemple combien de
femmes sont veuves) on calcule la proportion des veuves par rapport au total des femmes
examineacutees (par exemple 30 p 100) on admet que la proportion sera la mecircme pour tout le
97
reste du champ Le proceacutedeacute est moins dangereux que lrsquoeacutevaluation en ce sens qursquoon court
moins de risques de tomber sur une portion exceptionnelle du champ mais on srsquoexpose
au danger plus grand encore de prendre pour bases des uniteacutes exceptionnelles on nrsquoa pas
de garantie que ces uniteacutes soient pareilles agrave lrsquoensemble
18 Les conditions sont surtout mauvaises pour un eacutechantillonnage reacutetrospectif ougrave lrsquoon est
reacuteduit agrave opeacuterer avec des documents Quand il srsquoagit de faits actuels comme on domine
lrsquoensemble du champ agrave eacutetudier on peut se faire une impression geacuteneacuterale voir quels sont
les cas aberrants et par suite prendre meacutethodiquement ses uniteacutes parmi celles qui ne
preacutesentent aucun caractegravere exceptionnel Mais dans lrsquoeacutechantillonnage reacutetrospectif on ne
connaicirct que des uniteacutes eacuteparses qursquoon nrsquoa pas choisies qursquoon a reccedilues des documents
crsquoest-agrave-dire du hasard or il est fort possible qursquoune espegravece de documents qui fait
connaicirctre une espegravece de faits exceptionnelle se soit conserveacutee plus qursquoune autre car les
conditions drsquoougrave deacutependent les chances de conservation sont drsquoordinaire les mecircmes pour
chaque groupe de document Les uniteacutes exceptionnelles ainsi obtenues fausseront
gravement lrsquoopeacuteration Qursquoon essaye par exemple pour le XIIe siegravecle de deacuteterminer par
eacutechantillonnage la proportion des terres appartenant agrave lrsquoEacuteglise dans un pays comme la
France Les documents qui se sont conserveacutes sont ceux qui se trouvaient dans les archives
des eacuteglises et qui se rapportent agrave leurs domaines crsquoest lagrave qursquoon ira forceacutement chercher les
eacutechantillons de groupes de domaines la proportion des terres drsquoeacuteglise y sera
naturellement tregraves forte presque toutes les terres paraicirctront appartenir aux eacuteglises
19 5deg La geacuteneacuteralisation ndash Ce proceacutedeacute le plus habituel en histoire nrsquoest qursquoun moyen irreacutefleacutechi
de simplifier les opeacuterations drsquoeacutevaluation Il consiste agrave eacutetendre agrave tout un groupe les
caractegraveres qursquoon a constateacutes chez quelques individus de ce groupe (hommes ou objets)
crsquoest un eacutechantillonnage inconscient et mal fait Le principe rationnel de la
geacuteneacuteralisation crsquoest la preacutesomption que si un caractegravere se rencontre dans plusieurs
uniteacutes drsquoun champ donneacute prises au hasard il se retrouvera dans toutes les uniteacutes de ce
champ autrement dit les cas observeacutes sont preacutesumeacutes repreacutesenter la moyenne
20 Crsquoest le seul proceacutedeacute qui reste possible dans tous les cas ougrave lrsquoon ne dispose pas de la
connaissance complegravete drsquoun champ ou du moins drsquoune portion drsquoun champ ce qui est le
cas normal en histoire ndash dans lrsquohistoire sociale comme dans les autres branches Et crsquoest
assureacutement une des causes drsquoerreur les plus actives en histoire la plus grande masse des
erreurs de construction commises dans les tableaux descriptifs drsquoune socieacuteteacute provient de
geacuteneacuteralisations incorrectes Crsquoest que les documents ne fournissent drsquoordinaire que
quelques cas la plupart exceptionnels qursquoon a reacutedigeacutes justement parce qursquoils eacutetaient
exceptionnels des crimes ou des actes heacuteroiumlques ndash les usages ou les modes des petits
groupes exceptionnels qui attiraient le plus lrsquoattention ou qui avaient une propension
exceptionnelle agrave eacutecrire Instinctivement on prend ces cas pour des cas-types
caracteacuteristiques de toute la socieacuteteacute on les deacuteclare des usages geacuteneacuteraux Tous les ouvrages
historiques de Taine sont pleins de geacuteneacuteralisations obtenues par ce proceacutedeacute
21 Lrsquohistoire sociale est particuliegraverement exposeacutee aux fausses geacuteneacuteralisations Elle a
absolument besoin drsquoarriver agrave un tableau complet pour se repreacutesenter la structure de la
socieacuteteacute et elle ne possegravede que tregraves peu de documents des mentions accidentelles dans les
documents narratifs ou litteacuteraires quelques inscriptions quelques piegraveces drsquoarchives tregraves
ineacutegalement conserveacutees (du Moyen Acircge il ne reste presque aucun document de laiumlques)
La tentation est donc plus grande de proceacuteder en geacuteneacuteralisant agrave partir du petit nombre
des faits eacutetablis Ainsi lrsquohistoire sociale est celle qui aurait le plus besoin de donneacutees
98
drsquoensemble et crsquoest celle qui est la plus exposeacutee agrave se les procurer par un proceacutedeacute
deacutefectueux
22 III ndash La conseacutequence pratique crsquoest que lrsquohistoire sociale doit ecirctre astreinte agrave des
preacutecautions plus seacutevegraveres qursquoaucune autre et soumise plus eacutetroitement agrave la regravegle qursquoavant
drsquoaborder lrsquoeacutetude drsquoun fait on doit constater lrsquoeacutetat des documents afin de renfermer la
recherche dans les limites de la connaissance possible
23 On devra faire la critique de toutes les donneacutees quantitatives plus seacutevegraverement encore que
la critique des descriptions car eacutetant beaucoup plus difficiles agrave atteindre exactement
elles doivent ecirctre plus suspectes Lrsquoauteur drsquoun document nrsquoa pas eu besoin drsquoune
preacutecision exceptionnelle pour connaicirctre et deacutecrire une conception ni mecircme un acte
reacutepeacuteteacute souvent (usage mode institution) Mais degraves qursquoil est intervenu une notion de
quantiteacute il lui a fallu pour la constater une meacutethode de travail souvent mecircme des
proceacutedeacutes speacuteciaux drsquoinformation On doit donc toujours se demander Par quels proceacutedeacutes
lrsquoauteur a-t-il atteint son reacutesultat Et que valait ce proceacutedeacute Quelles pouvaient ecirctre ses
donneacutees Par quelle meacutethode a-t-il pu faire ses calculs Souvent on aura une certitude
neacutegative on saura que lrsquoauteur nrsquoa pas pu opeacuterer exactement par exemple que les
chroniqueurs du Moyen Acircge nrsquoavaient aucun moyen drsquoeacutevaluer le nombre des victimes
drsquoune eacutepideacutemie ou le chiffre drsquoune population En tout cas il faudra toujours examiner de
pregraves Il semble bien que les historiens eacuteconomiques nrsquoont pas encore cette prudence
neacutecessaire il suffit de voir comment procegravedent mecircme les plus scrupuleux pour la peacuteriode
de lrsquoAntiquiteacute
24 Quand on opeacuterera soi-mecircme pour atteindre la quantiteacute lrsquoopeacuteration reacutetrospective devra se
faire avec les mecircmes preacutecautions que pour le calcul sur des faits actuels analogues La
meacutethode est deacutecrite par Meitzen Geschichte Theorie und Technik der Statistik 1886
25 La geacuteneacuteralisation nrsquoest pas eacutetudieacutee en statistique Jrsquoai essayeacute drsquoen faire la theacuteorie2 On doit
la ramener agrave un eacutechantillonnage conscient et meacutethodique ce qui comporte les
preacutecautions suivantes
26 1deg Preacuteciser le champ ougrave lrsquoon va geacuteneacuteraliser crsquoest-agrave-dire ougrave lrsquoon va preacutesumer la
ressemblance entre les uniteacutes prises au hasard Si ce champ est un groupe drsquohommes ne
pas le faire trop grand pour qursquoil ait plus de chances drsquoecirctre homogegravene eacuteviter de
confondre une section avec lrsquoensemble ne pas geacuteneacuteraliser par exemple sur une seule
province pour tout un Eacutetat
27 2deg Srsquoassurer que les faits contenus dans ce champ sont vraiment semblables entre eux
pour que des uniteacutes quelconques aient chance de correspondre agrave la moyenne se deacutefier
surtout des simples ressemblances de nom
28 3deg Srsquoassurer que les cas pris pour geacuteneacuteraliser sont vraiment repreacutesentatifs qursquoils ne sont
pas exceptionnels
29 4deg Srsquoassurer que le nombre des speacutecimens connus est assez grand Il devra ecirctre drsquoautant
plus grand qursquoil y aura moins de motifs que tous les cas se ressemblent moins grand pour
les groupes homogegravenes et les pheacutenomegravenes simples (par exemple lrsquoalimentation drsquoun
groupe de paysans) que pour des groupes heacuteteacuterogegravenes et des faits compliqueacutes (comme le
budget drsquoune famille riche habitant dans une capitale)
30 En prenant toutes les preacutecautions on sera ameneacute agrave reconnaicirctre que dans la plupart des cas
on ne peut pas arriver agrave un reacutesultat certain faute de donneacutees sucircres Ainsi sera poseacutee la
limite de construction de lrsquohistoire sociale Elle variera beaucoup sans doute mais elle
variera suivant la condition des documents crsquoest-agrave-dire la possibiliteacute de remonter agrave des
99
observations correctement faites Si nous nous laissions aller agrave la nature ce ne serait pas
lrsquoeacutetat de nos instruments de connaissance qui poserait la limite agrave nos recherches ce serait
lrsquointensiteacute de notre inteacuterecirct Toute lrsquohistoire de la theacuteologie toute lrsquohistoire de la science
des antiquiteacutes montrent que les speacutecialistes eux-mecircmes sont exposeacutes agrave passer leur vie sur
une question insoluble dont la solution les passionne Il nrsquoest pas inutile de rappeler que
notre deacutesir de connaicirctre une espegravece de faits ne doit jamais ecirctre la mesure de nos
affirmations
NOTES
1 Voir chap XII II
2 Voir Langlois et Seignobos Introduction aux eacutetudes historiques chap IV V
100
Chapitre XV
Deacutetermination des groupes sociaux
I Caractegravere des faits sociaux ndash Faits humains abstraits localiseacutes ndash Actes individuels ndash Actestypiques ndash Actes collectifsII Les groupes ndash Difficulteacute de deacutefinir le groupe social diffeacuterence avec le groupe biologiquendash Caractegravere ordinaire des groupes historiques ndash Difficulteacutes speacuteciales agrave lrsquohistoire sociale preacutecautions et limites
1 La deuxiegraveme seacuterie des opeacuterations consiste agrave grouper ensemble les faits successifs pour
dresser un tableau de lrsquoeacutevolution sociale dans la suite des temps Mais elle exige une
opeacuteration preacutealable neacutecessaire pour se repreacutesenter les faits sociaux dont on eacutetudiera la
succession elle consiste agrave deacuteterminer les groupes drsquohommes qui sont les auteurs ou les
objets des pheacutenomegravenes sociaux Il faut donc avant drsquoeacutetudier lrsquoeacutevolution examiner
comment on peut arriver agrave deacuteterminer les groupes sociaux
2 I ndash Le principe qui domine toute cette opeacuteration de construction des groupes est le
principe de toute science historique principe si simple et si eacutevident qursquoon aurait honte de
le formuler si lrsquoexpeacuterience ne montrait pas qursquoil est tregraves souvent oublieacute par des cateacutegories
entiegraveres de travailleurs ce qui oblige agrave lrsquoeacutenoncer expresseacutement Il peut se formuler ainsi
Les faits sociaux ne sont que des abstractions ce sont toujours les actes les eacutetats ou les
rapports de certains hommes Ce sont ou des usages ndash et un usage nrsquoest qursquoune seacuterie
drsquoactes semblables ndash ou les eacutetats mateacuteriels drsquohommes deacutetermineacutes (acircge sexe maladie)
ndash ou des objets se rapportant indirectement agrave des hommes et eacutetudieacutes seulement en tant
qursquoils sont en rapport avec eux (plantes animaux maisons routes argent produits)
3 Pour qursquoun pheacutenomegravene soit social il faut qursquoil soit lrsquoacte ou lrsquoeacutetat ou la deacutependance
mateacuterielle drsquoun homme ou drsquoun groupe drsquohommes Or le propre des hommes crsquoest drsquoecirctre
des individus deacutetermineacutes La connaissance complegravete drsquoun fait social comporte donc qursquoon
connaicirct le groupe drsquohommes auquel il se rapporte Dans les sciences geacuteneacuterales abstraites
(physique chimie biologie) on opegravere il est vrai sur des pheacutenomegravenes rameneacutes agrave lrsquoeacutetat
drsquoabstractions et lrsquoon a le droit drsquoignorer les objets reacuteels dans lesquels ils se passent Mais
crsquoest qursquoon a pu isoler par lrsquoexpeacuterience et deacutefinir rigoureusement les caractegraveres sur
lesquels on opegravere En science sociale on a essayeacute de construire aussi une science abstraite
des pheacutenomegravenes lrsquoeacuteconomie politique la politique la sociologie mais lrsquoessai a eacuteteacute
preacutematureacute et peut-ecirctre est-il irrationnel Car il faut drsquoabord deacutecrire les faits sociaux dans
101
les conditions sans lesquels ils ne sont pas intelligibles crsquoest-agrave-dire dans les individus
humains Crsquoest ainsi que dans les sciences naturelles on a deacutecrit la structure et le
fonctionnement des organismes veacutegeacutetaux et animaux en les prenant dans lrsquoensemble
concret drsquoun individu longtemps avant drsquoessayer une biologie geacuteneacuterale abstraite
4 En matiegravere sociale les faits donneacutes par lrsquoobservation et par conseacutequent les faits agrave deacutecrire
drsquoabord sont des actes drsquoindividus ou de groupes des eacutetats des objets ils sont
deacutetermineacutes localiseacutes si bien que nous sommes obligeacutes de les eacutetudier drsquoabord avec leurs
noms En preacutesentant un tableau de la population ou la description drsquoun marcheacute il faut
dire qursquoil srsquoagit de la population de lrsquoEspagne ou du marcheacute de Londres ndash La condition
pour comprendre un fait social crsquoest de se repreacutesenter lrsquohomme ou le groupe drsquohommes
qui en sont lrsquoauteur et de pouvoir lier le fait agrave un eacutetat psychologique tregraves vaguement
deacutefini peut-ecirctre mais suffisamment connu pour nous le faire comprendre crsquoest le motif de
lrsquoacte Ainsi un simple transfert drsquoobjets nrsquoest pas intelligible socialement Est-il une
vente une donation un vol un brigandage Pour reacutepondre il nous faut savoir le motif
Une somme drsquoargent ou une quantiteacute drsquoobjets nrsquoest pas un pheacutenomegravene social agrave moins
qursquoon nrsquoy joigne la notion de la valeur attribueacutee agrave cette somme ou agrave ces objets ce qui est
un fait subjectif psychologique Seuls les faits deacutemographiques physiologiques peuvent se
suffire agrave eux-mecircmes mais ils ne sont que les conditions des pheacutenomegravenes sociaux Il faut
donc pour deacutecrire les faits historiques ou sociaux la connaissance des auteurs ou des
sujets de ces faits et de lrsquoun au moins de leurs pheacutenomegravenes psychologiques la
connaissance de leur motif
5 Voyons donc sous quelles formes se preacutesentent les faits soit dans lrsquoobservation directe
soit dans les documents
6 1deg Des actes individuels ou des eacutetats individuels lrsquoacte drsquoun artiste drsquoun homme
politique drsquoun geacuteneacuteral ou drsquoun ouvrier drsquoun acheteur drsquoun speacuteculateur Dans le passeacute la
connaissance de ces actes constitue lrsquohistoire individuelle Elle est souvent difficile agrave
eacutetablir en fait faute de documents mais elle est toujours la plus facile agrave comprendre crsquoest
lrsquohistoire des creacuteations intellectuelles (arts sciences philosophie religion) lrsquohistoire des
directions politiques (reacutevolutions reacuteformes guerres) ce qui forme une grande part de
lrsquohistoire politique Cette histoire individuelle nrsquoa presque aucune place dans lrsquohistoire
sociale sauf lrsquohistoire des inventions et des usages dans le cas ougrave on peut atteindre
lrsquoinventeur ou lrsquoinitiateur Jrsquoindique cette exception pour rappeler que lrsquohistoire
eacuteconomique elle-mecircme nrsquoest pas exclusivement une eacutetude de masses
7 2deg Des actes faits par un individu des eacutetats subis par un individu mais pareils aux actes
ou eacutetats drsquoautres individus du mecircme temps Souvent les documents ne donnent qursquoun
acte ou un eacutetat individuel un cas de vente par exemple mais on peut geacuteneacuteraliser et
eacutetablir que drsquoautres hommes agissaient de mecircme ou eacutetaient dans le mecircme eacutetat Lrsquoacte
individuel devient alors un cas repreacutesentatif de tout un groupe un type Ainsi se fait
lrsquohistoire des actes ou eacutetats typiques qui est une eacutetude de pheacutenomegravenes de masse Dans ce
genre rentrent lrsquohistoire des langues ougrave un mot trouveacute dans un eacutecrivain montre que ses
contemporains employaient ce mot ndash lrsquohistoire des usages priveacutes (alimentation
logement mobilier ceacutereacutemonial distraction etc) ougrave quelques exemples suffisent pour
montrer lrsquohabitude commune agrave tous les gens drsquoun pays ndash lrsquohistoire des croyances et des
doctrines communes ndash lrsquohistoire des regravegles de droit ndash lrsquohistoire des institutions sociales
et politiques Il y faut ranger aussi lrsquohistoire des coutumes eacuteconomiques qui est une
grande part de lrsquohistoire sociale elle se fait en eacutetudiant des cas individuels types de
culture de fabrication de transport drsquoeacutechange etc
102
8 3deg Des actes collectifs faits par un groupe drsquoindividus opeacuterant ensemble ou reacuteagissant
directement les uns sur les autres actes ou eacutetats drsquoune assembleacutee drsquoune armeacutee drsquoun
marcheacute etc Ceux-lagrave apparaissent dans les documents comme collectifs ayant eacuteteacute conccedilus
comme collectifs par les observateurs Ils sont la matiegravere de lrsquohistoire des actes sociaux et
politiques (en exceptant les actes originaux des fondateurs et reacuteformateurs)
9 La plupart des faits sociaux rentrent dans cette classe Ici il nrsquoy a pas seulement des actes
pareils comme dans la fabrication drsquoobjets ou les proceacutedeacutes agricoles il y a un
agencement crsquoest-agrave-dire une action reacuteciproque des actes ou des eacutetats humains les uns sur
les autres qui constitue une organisation du travail un systegraveme de transports un
systegraveme drsquoeacutechanges Ce ne sont pas seulement des pheacutenomegravenes de masse ce sont des
pheacutenomegravenes collectifs
10 II ndash Les faits individuels seuls ont un champ deacutefini drsquoavance qui est lrsquoindividu Tous les
autres faits faits semblables ou faits collectifs ne sont vraiment connus que lorsqursquoon
sait dans quel groupe ils se produisent quel est le groupe drsquohommes qui a des usages
pareils ou qui forme un systegraveme drsquoactes collectifs Il faut donc pour deacutefinir un fait de ces
deux derniers genres preacuteciser le groupe ougrave il se produit et crsquoest lagrave une des principales
difficulteacutes de toute histoire drsquousages
11 La deacutetermination du groupe se subdivise en deux opeacuterations 1deg deacuteterminer lrsquoespegravece de
groupe ougrave srsquoest produit le pheacutenomegravene 2deg deacuteterminer en fait quelles eacutetaient les limites de
ce groupe
12 Un groupe humain nrsquoest pas du tout comparable agrave une espegravece animale On peut discuter
il est vrai sur les limites drsquoune espegravece se demander si certains individus doivent ecirctre
rangeacutes dans une espegravece ou dans la voisine mais on sait qursquoun ecirctre nrsquoappartient pas agrave la
fois agrave deux espegraveces Le groupe humain au contraire est une notion non pas naturelle
mais en partie conventionnelle
13 Un groupe crsquoest un ensemble drsquohommes qui ont des usages pareils (par exemple la
langue la religion les mœurs) et qui collaborent ou sont solidaires pour certaines espegraveces
drsquoactes (par exemple la guerre le gouvernement le commerce) Mais il y a beaucoup
drsquousages et beaucoup de systegravemes drsquoactes produits par des causes multiples et variables
qui ont agi ineacutegalement sur les divers hommes Il en reacutesulte qursquoun mecircme homme ne fait
pas partie exclusivement drsquoun seul groupe parce qursquoil nrsquoa pas en toute matiegravere les mecircmes
usages ou les mecircmes conceptions ou les mecircmes inteacuterecircts que les autres membres du
groupe Il appartient agrave un certain groupe en matiegravere de langue agrave un autre groupe en
matiegravere de religion agrave un autre en matiegravere drsquousages priveacutes il deacutepend drsquoun systegraveme
politique drsquoun systegraveme eccleacutesiastique drsquoun systegraveme drsquointeacuterecircts eacuteconomiques Dans chaque
groupe et dans chaque systegraveme il se rencontre avec des semblables ou avec des
collaborateurs partiels qui en drsquoautres matiegraveres font partie drsquoun autre groupe ou drsquoun
autre systegraveme Un mecircme homme sera Luxembourgeois par la nation Franccedilais par la
langue catholique romain par la religion et lieacute eacuteconomiquement agrave lrsquoAllemagne comme
membre du Zollverein parce que les quatre solidariteacutes diffeacuterentes Eacutetat luxembourgeois
langue franccedilaise religion catholique romaine Zollverein allemand ont eacuteteacute eacutetablies agrave des
eacutepoques diffeacuterentes
14 Crsquoest lrsquoerreur fondamentale de la sociologie forgeacutee drsquoapregraves les analogies biologiques
drsquoavoir neacutegligeacute cette opposition capitale entre les pheacutenomegravenes biologiques et les
pheacutenomegravenes sociaux Elle srsquoest ainsi laisseacute conduire agrave admettre un groupe humain pareil agrave
un organisme animal et comme on ne pouvait utiliser cette analogie en opeacuterant sur des
103
individus membres agrave la fois de plusieurs groupes on a eacuteteacute ameneacute agrave choisir arbitrairement
un des groupes et agrave lrsquoidentifier avec un organisme en ignorant systeacutematiquement les
autres groupes qui eacutetablissent drsquoautres solidariteacutes Drsquoordinaire on a choisi pour
lrsquoassimiler agrave lrsquoespegravece animale le groupe formeacute par lrsquouniteacute de gouvernement le groupe
politique appeleacute aussi national qui en beaucoup de pays coiumlncide grossiegraverement avec le
groupe de langue Cette preacutefeacuterence donneacutee au groupe Eacutetat sur le groupe Eacuteglise ou le
groupe langue ou le groupe civilisation srsquoexplique par lrsquoexaltation du sentiment national
au XIXe siegravecle mais elle nrsquoen est pas moins irrationnelle
15 Crsquoest une des grosses difficulteacutes de lrsquohistoire de choisir lrsquoespegravece de groupe humain dont on
cherchera agrave eacutetudier les manifestations semblables ou collectives Eacutevidemment cette
espegravece varie suivant lrsquoespegravece de pheacutenomegravenes Pour lrsquohistoire de la langue ce sera le
groupe des hommes qui parlent la mecircme langue pour lrsquohistoire des religions le groupe
religieux pour lrsquohistoire politique le groupe national Mais pour les faits sociaux quel
groupe devra-t-on choisir Qursquoest-ce que le groupe eacuteconomique On nrsquoest pas parvenu agrave
le deacutefinir Quels sont en matiegravere eacuteconomique les hommes lieacutes par une solidariteacute ou par
des usages communs Sont-ce les sujets drsquoun mecircme souverain ndash Mais entre les sujets
des Eacutetats diffeacuterents le commerce eacutetablit une solidariteacute eacuteconomique parfois tregraves eacutetroite
qui varie avec les tarifs de douanes et les conditions des traiteacutes de commerce Dans quel
groupe eacuteconomique devra-t-on ranger le Canadien du Manitoba sujet anglais qui
commerce surtout avec les Eacutetats-Unis Et lrsquoHindou
16 La question est deacutejagrave difficile agrave reacutesoudre pour les socieacuteteacutes contemporaines ougrave lrsquoensemble
des faits nous est connu Mais pour les socieacuteteacutes anciennes ougrave il nous faut opeacuterer par
lrsquointermeacutediaire de documents fragmenteacutes comment reconnaicirctre les groupes drsquohommes
eacuteconomiquement solidaires Ces documents deacutesignent les groupes par un nom Mais quel
est le sens preacutecis de ce nom La plupart sont des noms politiques ils deacutesignent seulement
les sujets drsquoun mecircme souverain (Romains Franccedilais Anglais) dans des temps ougrave la
solidariteacute eacuteconomique eacutetait bien plus faible que de nos jours dans lrsquointeacuterieur de chaque
Eacutetat
17 Il nrsquoest pas facile drsquoindiquer une solution agrave cette difficulteacute mais du moins faut-il en ecirctre
averti pour savoir avec quelle sorte de notion on opegravere On devra donc se demander
toujours Agrave quelle sorte de groupe se rapportent les noms employeacutes par les documents
Peut-on savoir en quoi ce groupe consistait Quelle sorte de liens unissait les membres
Et quel rapport y avait-il entre cette solidariteacute et une solidariteacute eacuteconomique On sera
ainsi averti des cas ougrave il faudra deacutecomposer un groupe reacuteuni sous un seul nom et si on ne
peut arriver agrave le deacutecomposer on saura du moins qursquoon fera mieux de srsquoabstenir drsquoaffirmer
et peut-ecirctre mecircme drsquoeacutetudier des faits qursquoon ne pourrait rapporter agrave aucun groupe preacutecis
18 La seconde difficulteacute crsquoest de preacuteciser les limites du groupe crsquoest-agrave-dire les gens qui
appartiennent agrave ce groupe Elle est commune agrave toutes les eacutetudes historiques de groupes et
nrsquoest pas speacuteciale agrave lrsquohistoire sociale Elle tient agrave ce que les documents toujours tregraves
incomplets ne font connaicirctre que quelques cas eacutepars observeacutes et noteacutes pour des raisons
accidentelles conserveacutes par hasard au moyen de ces fragments on restitue lrsquoensemble
des cas de cette espegravece par geacuteneacuteralisation avec tous les dangers inheacuterents agrave ce proceacutedeacute
entre autres la difficulteacute de deacutelimiter le champ de geacuteneacuteralisation Un usage est constateacute
par les documents dans un endroit Mais jusqursquoougrave srsquoeacutetend le champ ougrave lrsquoon a le droit
drsquoadmettre que cet usage a existeacute agrave ce moment Il faut poser la question nettement car
la solution deacutepend des conditions propres agrave chaque cas et la constitution des groupes
104
serait exposeacutee agrave des dangers ineacutevitables si lrsquoon opeacuterait sans meacutethode Voici la liste de ces
dangers
19 1deg Ne pas srsquoapercevoir du caractegravere abstrait des pheacutenomegravenes On exprime le pheacutenomegravene
par un substantif abstrait ndash par exemple le marcheacute lrsquoindustrie textile le machinisme ndash et
on opegravere avec cette formule abstraite comme si elle deacutesignait un ecirctre reacuteel on lui attribue
des actes des motifs des sentiments Quand on a ainsi personnifieacute lrsquoabstraction le
marcheacute lrsquoindustrie le machinisme prennent corps ils semblent agir avec une force
propre instinctivement on leur attribue des actes et une puissance comme srsquoils eacutetaient
des personnes et cette mythologie simpliste fait vite oublier les ecirctres humains plus
complexes qui sont les seuls acteurs veacuteritables de lrsquohistoire mecircme sociale
20 2deg En attribuant les pheacutenomegravenes agrave un groupe neacutegliger drsquoeacutetablir lrsquoexistence de ce groupe
par lrsquoobservation soit directe soit indirecte Il arrive ainsi drsquoadmettre pour causes des
faits un groupe imaginaire ou conjectural comme la communauteacute de village
hypotheacutetique des pays du centre de lrsquoEurope
21 3deg Prendre pour le support des pheacutenomegravenes eacuteconomiques un groupe reacuteel il est vrai mais
formeacute par une solidariteacute sans rapport avec les pheacutenomegravenes qursquoon veut eacutetudier prendre
par exemple un groupe formeacute par la communauteacute de langue comme les Hellegravenes ou les
Germains ou un groupe constitueacute par un lien purement politique comme lrsquoEspagne au
XVIe siegravecle ce qui megravene agrave attribuer agrave toutes les parties du groupe les mecircmes pheacutenomegravenes
eacuteconomiques ou une solidariteacute eacuteconomique contrairement agrave la reacutealiteacute Ce genre drsquoerreur
est facile agrave commettre car les noms que portent la plupart des groupes mentionneacutes dans
les documents deacutesignent des groupes de langue ou de solidariteacute politique sans aucun
caractegravere eacuteconomique
22 4deg Prendre un groupe heacuteteacuterogegravene sans penser agrave le deacutecomposer en des parties homogegravenes
(du moins au point de vue du pheacutenomegravene qursquoon eacutetudie) par exemple expliquer la vie
eacuteconomique de la Grande-Bretagne au XVIIIe siegravecle sans distinguer lrsquoIrlande et lrsquoEacutecosse de
lrsquoAngleterre On arrive agrave se faire une repreacutesentation moyenne qui est fausse pour toutes
les parties
23 5deg Faire son champ de geacuteneacuteralisation trop grand en se trompant sur les limites du
groupe on attribue ainsi les actes et les usages agrave des hommes qui y sont eacutetrangers Si par
exemple on fait entrer dans le groupe des Germains tous les peuples qui habitaient au VIe
siegravecle le territoire actuel de lrsquoAllemagne on y introduira des Celtes ou des Slaves dont les
usages eacuteconomiques eacutetaient diffeacuterents
105
Chapitre XVI
Eacutetude de lrsquoeacutevolution
I Conditions de lrsquoeacutetude de lrsquoeacutevolution ndash Emploi des courbes conditions ndash Diffeacuterences entrelrsquoeacutevolution en biologie et en sciences sociales ndash Diffeacuterentes sortes drsquoeacutevolution ndash Deacutetermination dugroupe ougrave lrsquoeacutevolution srsquoest produiteII Conditions des eacutevolutions speacuteciales ndash Production transfert reacutepartitionIII Conditions pour comprendre lrsquoeacutevolution ndash Constatations des changements drsquousages par lacomparaison ndash Eacutevolution par renouvellement difficulteacute de la constater
1 I ndash La derniegravere opeacuteration consiste agrave grouper les faits successifs de faccedilon agrave constater les
transformations et srsquoil se peut agrave atteindre lrsquoeacutevolution des pheacutenomegravenes Crsquoest par
excellence lrsquoopeacuteration historique elle ne peut ecirctre faite que par voie historique avec les
documents du passeacute Crsquoest la derniegravere opeacuteration de la seacuterie puisqursquoelle ne peut ecirctre faite
qursquoapregraves les deux autres Il faut avoir dresseacute le tableau de lrsquoensemble des faits sociaux (ou
du moins drsquoune espegravece de faits) agrave un moment donneacute et dans un groupe donneacute avant de
pouvoir le comparer agrave lrsquoensemble des faits (ou du moins agrave la mecircme espegravece de faits) dans le
mecircme groupe agrave un autre moment puis agrave une seacuterie de moments successifs
2 Lrsquoeacutevolution a eacuteteacute rendue plus facilement repreacutesentable par lrsquoemploi des courbes Quand
les pheacutenomegravenes sociaux peuvent srsquoexprimer numeacuteriquement la courbe permet drsquoen
figurer graphiquement lrsquoeacutevolution il suffit de transcrire les chiffres en graphiques On
obtient ainsi par exemple la courbe de la production drsquoune denreacutee ou de la quantiteacute des
transports La courbe rend plus saillante la continuiteacute du pheacutenomegravene et la direction des
changements
3 Le proceacutedeacute nrsquoest applicable que dans les cas ougrave on peut exprimer les faits par des
nombres ce qui suppose deux conditions
4 1deg Il faut que les faits soient par leur nature exprimables en nombre qursquoils comportent
une comparaison de quantiteacute au moins approximative entre des eacutetats successifs par
exemple la quantiteacute produite transporteacutee transfeacutereacutee distribueacutee ndash ou le nombre drsquoobjets
drsquoanimaux ou drsquoindividus comparables Le proceacutedeacute ne srsquoapplique donc pas aux conditions
mateacuterielles ni aux rapports entre les hommes qui constituent une organisation
eacuteconomique la description est le seul moyen possible de repreacutesenter les pheacutenomegravenes ougrave
entrent des milieux des conceptions des motifs
106
5 2deg Il faut que les donneacutees des documents soient suffisantes pour fournir des chiffres de
pheacutenomegravenes agrave plusieurs moments ce qui est tregraves rare pour les eacutepoques anciennes Dans
le cas ougrave les documents seront suffisants la description pourra ecirctre accompagneacutee de
tableaux de chiffres ou de courbes crsquoest ainsi qursquoa proceacutedeacute M Bienaimeacute dans ses eacutetudes
sur lrsquoeacutevolution du prix des denreacutees agrave Paris au XIXe siegravecle
6 Pour constater lrsquoeacutevolution on peut se contenter de dresser le tableau complet de toute la
vie eacuteconomique drsquoun pays agrave plusieurs moments successifs et de rapprocher ces tableaux
drsquoensemble Mais pour comprendre lrsquoeacutevolution il faut eacutetablir des comparaisons partielles
entre les faits constateacutes agrave diffeacuterents moments
7 Ici se pose la principale difficulteacute pratique On ne peut pas rapprocher des faits au
hasard il ne faut rapprocher pour les comparer agrave des moments diffeacuterents que les faits
analogues et entre lesquels il y a eu continuiteacute Or la continuiteacute est une notion subjective
une interpreacutetation que notre esprit se donne de la succession des faits lrsquoobservation
directe ne fournit que des eacutetats successifs sans lien Ce lien de continuiteacute est une forme du
lien de causaliteacute une forme beaucoup plus vague et plus sujette agrave erreur
8 En fait la notion drsquoeacutevolution nous est donneacutee par lrsquoobservation biologique Nous voyons
lrsquoecirctre vivant se transformer graduellement sans cesser drsquoecirctre le mecircme individu
lrsquoeacutevolution continue est ici eacutevidente Nous voyons se succeacuteder les individus issus lrsquoun de
lrsquoautre et dans certains cas nous les voyons se diffeacuterencier peu agrave peu chaque geacuteneacuteration
srsquoeacutecartant un peu plus du premier ancecirctre la continuiteacute est ici encore eacutevidente et nous
constatons lrsquoeacutevolution de lrsquoespegravece
9 Cette notion drsquoeacutevolution acquise par la biologie nous la transportons dans la vie sociale
Ici il a fallu proceacuteder par analogie en employant une meacutetaphore inconsciente On a
compareacute un groupe drsquohommes ndash la nation anglaise par exemple ndash agrave un individu
biologique on a compareacute agrave une espegravece animale la succession des hommes dans un mecircme
groupe On est arriveacute ainsi agrave concevoir laquo lrsquoeacutevolution de la socieacuteteacute raquo ce qui est deacutejagrave une
meacutetaphore
10 On est alleacute plus loin Dans la socieacuteteacute on a abstrait un sous-groupe formeacute drsquohommes
distingueacutes des autres par une fonction speacuteciale crsquoest-agrave-dire par un systegraveme de rapports
continu avec la masse de la socieacuteteacute on a isoleacute ainsi le gouvernement lrsquoarmeacutee le clergeacute la
magistrature on a opeacutereacute de mecircme avec une classe la noblesse la bourgeoisie On a pu
alors consideacuterer les changements successifs de cette organisation ou de cette classe
comme une eacutevolution on a eu lrsquoeacutevolution du gouvernement de lrsquoarmeacutee de la
bourgeoisie Crsquoest une meacutetaphore au deuxiegraveme degreacute car on nrsquoa pas la connaissance
directe drsquoune continuiteacute entre les gouvernements ou les bourgeoisies drsquoun mecircme pays agrave
diffeacuterents moments successifs Il nrsquoy a pas de lien biologique entre eux il nrsquoy a pas drsquoecirctre
qui soit le gouvernement ou la bourgeoisie
11 Enfin on en est arriveacute agrave abstraire un usage une langue ou mecircme un simple deacutetail un mot
un proceacutedeacute technique un systegraveme de production ou de reacutepartition et on a parleacute de
lrsquoeacutevolution drsquoun mot ou de lrsquoeacutevolution de lrsquoarchitecture ou de lrsquoindustrie du drap ou du
commerce par canaux Crsquoest une meacutetaphore au troisiegraveme degreacute car ici il nrsquoy a mecircme plus
drsquoindice de continuiteacute biologique il nrsquoy a que la transmission drsquoun usage par imitation
crsquoest-agrave-dire par voie subjective
12 Il faut donc comprendre la porteacutee reacuteelle du mot laquo eacutevolution raquo quand on lrsquoapplique aux
pheacutenomegravenes sociaux Il nrsquoa pas le mecircme sens qursquoen biologie Il nrsquoimplique pas une
continuiteacute mateacuterielle une causaliteacute biologique la seacuterie des eacutetats ou des actes drsquoun mecircme
107
individu ou drsquoune ligneacutee drsquoindividus engendreacutes les uns des autres Il ne deacutesigne qursquoune
ressemblance qui peut parfois avoir son origine dans une transmission heacutereacuteditaire mais
agrave laquelle on peut presque toujours preacutesumer des causes purement subjectives la
convention sociale lrsquoeacuteducation ou lrsquoimitation La continuiteacute est ici abstraite Si nous
appelons eacutevolution toute la seacuterie des changements que nous avons reacuteunis en un groupe
crsquoest parce que nous admettons une continuiteacute entre les eacutetats successifs mais nous ne
savons pas drsquoavance par quel proceacutedeacute srsquoest eacutetablie cette continuiteacute et il est probable a
priori que ce nrsquoest pas par le processus biologique de la transformation individuelle et de
la filiation
13 La continuiteacute ainsi comprise peut ecirctre eacutetablie entre plusieurs espegraveces de faits
14 La plus facile agrave constater et la plus abstraite est lrsquoeacutevolution drsquoune habitude ndash soit drsquoun
proceacutedeacute drsquoaction ou drsquoune conception ndash soit du produit mateacuteriel drsquoune opeacuteration
ndash lrsquoeacutevolution de la technique drsquoun meacutetier ou de lrsquoappreacuteciation de valeur drsquoun objet ou des
objets fabriqueacutes par une industrie donneacutee On peut eacutetudier par exemple lrsquoeacutevolution de la
technique du fer des prix du fer de la forme et de lrsquoemploi des barres de fer Pour eacutetablir
ce genre drsquoeacutevolution il suffit de comparer les descriptions ou les chiffres obtenus par
lrsquoeacutetude des proceacutedeacutes ou des habitudes eacuteconomiques ou des produits agrave plusieurs eacutepoques
successives Le sens de lrsquoeacutevolution ressortira de la comparaison mecircme entre les habitudes
drsquoaction ou de penseacutee en matiegravere eacuteconomique pendant une peacuteriode de la vie drsquoun peuple
15 Puis on peut chercher lrsquoeacutevolution de lrsquoorganisation crsquoest-agrave-dire des rapports entre les
hommes eacutetablis par une convention obligatoire ou volontaire expresse ou tacite ce sont
les institutions de la vie eacuteconomique On eacutetudiera les conventions pour la division et
lrsquoorganisation du travail entre les hommes pour le transfert des objets pour la
reacutepartition de la jouissance des objets Lrsquoeacutevolution apparaicirctra par la comparaison du
systegraveme des institutions eacuteconomiques agrave des eacutepoques successives
16 On aura aussi agrave eacutetudier les changements des conditions mateacuterielles naturelles qui
fournissent aux hommes les moyens mateacuteriels drsquoaction et leur imposent les limites de
leur action le climat le sol la faune et la flore les faciliteacutes de communication On
examinera les changements des conditions mateacuterielles creacuteeacutees par les hommes eux-
mecircmes qui constituent un ameacutenagement durable et un milieu artificiel nouveau On
devra chercher srsquoil y a eu eacutevolution crsquoest-agrave-dire changement dans un mecircme sens de
quelques unes de ces conditions naturelles ou artificielles
17 Enfin apregraves toutes ces comparaisons abstraites ou exteacuterieures il restera agrave examiner
lrsquoeacutevolution proprement biologique le changement des individus eux-mecircmes Il srsquoagit ici
du personnel qui creacutee la vie eacuteconomique Y a-t-il eu un changement de personnes soit
disparition des anciens individus ou introduction de nouveaux soit changement dans le
nombre ou la position reacuteciproque des individus Alors seulement on peut connaicirctre la
nature de lrsquoeacutevolution on peut voir srsquoil y a eu continuiteacute reacuteelle mateacuterielle biologique
entre les individus ou si au contraire les individus ont changeacute et si la continuiteacute est
purement subjective
18 Apregraves avoir deacutetermineacute les diffeacuterentes espegraveces drsquoeacutevolution ndash eacutevolution des habitudes de
lrsquoorganisation du milieu mateacuteriel du personnel ndash on se trouve en preacutesence drsquoune
difficulteacute pratique Comment preacutesenter lrsquoensemble de lrsquoeacutevolution qursquoon aura constateacute
analytiquement Dans quel cadre ranger les faits Crsquoest une difficulteacute drsquoexposition qui
ne comporte pas de solution uniforme
108
19 Si on ne veut faire que la monographie drsquoun fait eacuteconomique on est reacuteduit agrave adopter un
cadre partiel on ne peut preacutesenter que lrsquoeacutevolution drsquoun trait de la vie eacuteconomique Le
cadre naturel en ce cas sera lrsquoeacutetude de lrsquoeacutevolution drsquoune habitude donneacutee (usage proceacutedeacute
organisation) ou drsquoun groupe de proceacutedeacutes ou drsquoinstitutions ayant pour but une espegravece
donneacutee de reacutesultat Crsquoest le reacutesultat qui guidera le choix des faits agrave reacuteunir car le reacutesultat
drsquoune opeacuteration est la conseacutequence du but de lrsquoopeacuteration et le but autrement dit le motif
est le pheacutenomegravene directeur de toute la vie eacuteconomique Il est plus rationnel de chercher
lrsquoeacutevolution des objets destineacutes agrave servir drsquoarmes (lrsquoindustrie des armes) que lrsquoeacutevolution des
objets fabriqueacutes en bois ou en cuir
20 Si lrsquoon veut arriver agrave une eacutetude drsquoensemble il faudra reacuteunir lrsquoeacutevolution des organisations
et des habitudes communes agrave un mecircme groupe drsquohommes La difficulteacute sera de
deacuteterminer le groupe qursquoon doit consideacuterer comme uniteacute en matiegravere de vie eacuteconomique
Les groupes deacutesigneacutes par un nom drsquoensemble sont drsquoordinaire des groupes politiques unis
par la communauteacute de gouvernement des nations le lien eacuteconomique nrsquoest pas identique
au lien national Rationnellement on nrsquoa pas le droit de grouper les faits eacuteconomiques
dans le cadre de nation crsquoest-agrave-dire de gouvernement Pourtant ndash en attendant qursquoon ait
deacutetermineacute le lien eacuteconomique qui constitue les groupes eacuteconomiques ndash on nrsquoa pas drsquoautre
proceacutedeacute que drsquoadopter lrsquoun des cadres construits pour eacutetudier drsquoautres pheacutenomegravenes on
prendra donc une nation un Eacutetat ou une reacutegion geacuteographique mais on devra garder
conscience du caractegravere empirique et provisoire de cet expeacutedient Tant que lrsquohistoire de
lrsquoorganisation eacuteconomique ne peut ecirctre exposeacutee que dans les cadres construits pour
lrsquohistoire politique tant qursquoon en est reacuteduit agrave eacutecrire lrsquohistoire de lrsquoagriculture de
lrsquoindustrie du commerce de la proprieacuteteacute en Angleterre en Allemagne en Gregravece crsquoest que
lrsquohistoire eacuteconomique nrsquoa pas encore eacutetabli la nature de la solidariteacute eacuteconomique Si elle y
parvient elle pourra grouper ses faits dans des cadres agrave elle
21 II ndash Lrsquoeacutetude de lrsquoeacutevolution eacuteconomique comporte des conditions speacuteciales aux trois
branches de lrsquoactiviteacute eacuteconomique production transfert reacutepartition Elles peuvent
srsquoexprimer sous forme de questions
22 1deg Pour la production lrsquoeacutevolution se produit dans 1deg le but que se proposent les
producteurs 2deg le milieu qui rend les opeacuterations plus ou moins faciles ou avantageuses
3deg les proceacutedeacutes techniques des opeacuterations 4deg la division du travail dans chaque espegravece de
profession
23 Apregraves ces questions particuliegraveres se posent les questions drsquoensemble Quelle a eacuteteacute
lrsquoeacutevolution dans la reacutepartition de lrsquoensemble des hommes entre ces diverses occupations
La proportion srsquoest-elle modifieacutee dans un sens constant Y a-t-il eu eacutevolution dans la
proportion de la quantiteacute des diverses espegraveces de produits Y a-t-il eu une eacutevolution
geacuteneacuterale commune agrave plusieurs ou agrave tous les groupes civiliseacutes soit dans les proceacutedeacutes de
travail soit dans la division du travail Y a-t-il eu une eacutevolution constante commune aux
diverses peacuteriodes de lrsquohumaniteacute
24 2deg Pour le transfert lrsquoeacutevolution consiste dans un changement 1deg des proceacutedeacutes de transport
(depuis le sentier jusqursquoau chemin de fer) 2deg des voies de commerce 3deg de lrsquoorganisation
du personnel des transports 4deg des proceacutedeacutes drsquoeacutechanges (depuis le troc jusqursquoagrave la
speacuteculation) 5deg de la distribution des centres
25 Puis viennent les questions drsquoensemble Y a-t-il eu eacutevolution geacuteneacuterale dans la reacutepartition
des proceacutedeacutes de transport et de commerce dans la proportion des quantiteacutes
transporteacutees ou sujettes agrave des opeacuterations commerciales eacutevolution dans la proportion du
109
personnel employeacute eacutevolution dans le systegraveme geacuteneacuteral du commerce Peut-on suivre
une eacutevolution commune agrave plusieurs groupes de peuples ou commune agrave lrsquohistoire de
lrsquohumaniteacute
26 3deg Pour la reacutepartition lrsquoeacutevolution se produit dans les proceacutedeacutes drsquoappropriation de
jouissance de transmission dans la reacutepartition des objets appropriables entre les divers
modes drsquoappropriation et de jouissance dans la proportion des quantiteacutes drsquoobjets
approprieacutes aux mecircmes individus
27 Puis viennent les questions drsquoensemble Y a-t-il eu eacutevolution geacuteneacuterale dans le systegraveme
drsquoappropriation de partage de jouissance de transmission Y a-t-il eu une eacutevolution
commune agrave plusieurs peuples Une eacutevolution continue dans lrsquohistoire de lrsquohumaniteacute
28 II mdash Pour comprendre la transformation on commence par se repreacutesenter deux ou
plusieurs eacutetats du mecircme groupe agrave des moments successifs on cherche ensuite par quels
moyens le groupe a passeacute drsquoun eacutetat agrave un autre Ici intervient la cause au sens empirique
crsquoest-agrave-dire les conditions sans lesquelles lrsquoeacutetat nrsquoaurait pas changeacute Cette constatation
peut se faire par diffeacuterents moyens
29 1deg Directement lrsquoobservateur qui a eacutecrit le document a eu la connaissance ou plutocirct
lrsquoimpression que tel fait a eacuteteacute la cause du changement et il lrsquoa dit Latifundia perdidere
Italiam dit Pline crsquoest qursquoil a eu lrsquoimpression que les grands domaines ont fait
abandonner la culture du bleacute et remplacer les cultivateurs libres par des bergers esclaves
Lrsquoaffirmation des auteurs de documents est agrave vrai dire la principale source ougrave nous
prenons la connaissance des causes en histoire
30 2deg Indirectement apregraves avoir constateacute seacutepareacutement dans les documents les eacutetats
successifs nous infeacuterons des conditions ougrave se trouvaient les choses avant le changement
compareacutees aux conditions ougrave elles se sont trouveacutees apregraves que le changement doit ecirctre
attribueacute agrave tels faits que nous appelons causes Nous cherchons lrsquoeacutetat de la population
dans les pays soumis par les Romains nous trouvons avant la conquecircte une population
drsquohommes libres1 au temps des Antonins une population rurale formeacutee surtout
drsquoesclaves au Ve siegravecle une population tregraves rare Nous en infeacuterons que la conquecircte
romaine a abouti agrave remplacer les cultivateurs libres par des esclaves et qursquoensuite
lrsquoesclavage a eacuteteacute cause de la deacutepopulation
31 La premiegravere difficulteacute est drsquoeacutetablir le changement qui srsquoest produit entre deux moments
Il est bon de preacutevoir sous quelle forme on peut le constater
32 Premier cas ndash On aperccediloit des actes ou des faits apparents qui ont produit un changement
direct voulu par les auteurs des actes Ils sont tregraves freacutequents dans la vie politique ce sont
les guerres les ordres donneacutes par les chefs les lois les reacutevolutions etc Ils sont rares en
matiegravere drsquousages et de faits sociaux ndash sauf les eacuteveacutenements geacuteneacuteraux tels que conquecircte
ou invasion qui reacuteagissent sur toute la vie mecircme sociale et qursquoil faut toujours connaicirctre
pour y chercher drsquoabord lrsquoexplication des changements
33 Deuxiegraveme cas ndash On aperccediloit des changements drsquousages ou drsquoarrangements sociaux ou
drsquoeacutetats en comparant les usages les arrangements les eacutetats agrave deux moments diffeacuterents
crsquoest le proceacutedeacute employeacute pour dresser les tableaux de chiffres et les graphiques il
srsquoapplique mecircme aux cas ougrave la connaissance nrsquoest que qualitative En comparant
lrsquoorganisation des ouvriers anglais en 1824 et de nos jours on nrsquoa pas de peine agrave constater
le changement produit par les trade-unions
110
34 La vraie difficulteacute crsquoest de pouvoir comparer toujours le mecircme groupe agrave des moments
diffeacuterents le danger crsquoest de comparer sans srsquoen apercevoir les usages ou lrsquoorganisation
non pas de moments diffeacuterents mais de groupes diffeacuterents Au sens strict il nrsquoy a de
vraiment comparable que les mecircmes individus agrave des moments diffeacuterents En comparant un
groupe de mecircme nom le Parlement ou une trade-union agrave deux moments diffeacuterents
distants drsquoun siegravecle on ne compare pas ensemble les eacutetats drsquoun mecircme groupe concret agrave
deux eacutepoques successives car les individus du Parlement ou de la trade-union de 1800
sont tous morts en 1900 on compare deux abstractions ou deux formes Le danger est
donc de personnifier ces abstractions drsquoopeacuterer comme si elles avaient eacutevolueacute par une
force interne propre agrave la faccedilon drsquoun organisme Ce nrsquoest pas lrsquoerreur seulement de ceux
qui conccediloivent la socieacuteteacute comme un organisme reacuteel crsquoest lrsquoerreur de presque tous les
historiens de pheacutenomegravenes speacuteciaux enfermeacutes dans une espegravece unique de faits Ils arrivent
presque irreacutesistiblement agrave srsquoimaginer une eacutevolution propre de la langue du droit de
lrsquoEacuteglise des institutions seuls les historiens drsquoeacuteveacutenements eacutechappent agrave cette illusion
parce que leurs eacutetudes leur font voir surtout des individus
35 Troisiegraveme cas ndash On constate des changements de personnes dans un groupe de faccedilon que
la masse du groupe change graduellement par un renouvellement continu des individus
qui la composent Crsquoest probablement le processus normal de lrsquoeacutevolution Les hommes
nrsquoaiment pas agrave changer leurs usages ou leur organisation mais crsquoest le groupe qui change
de matiegravere Les hommes qui le composaient meurent peu agrave peu (ou se retirent) ils sont
remplaceacutes par des hommes diffeacuterents qui agissent autrement Le fait est assez apparent
dans les eacutetablissements de production Le moyen le plus rapide pour changer les proceacutedeacutes
de travail crsquoest de changer les ouvriers
36 Le changement peut mecircme se produire sans que les individus soient morts ou que les
membres nouveaux du groupe aient adopteacute une faccedilon de penser ou drsquoagir diffeacuterente de
celle des membres anciens Crsquoest ce qui arrive lorsque des hommes se deacuteplacent et vont
dans drsquoautres groupes ou bien quand il naicirct de nouveaux hommes lrsquoagencement de la
socieacuteteacute organiseacute pour un nombre donneacute doit alors ecirctre changeacute pour srsquoadapter agrave un
nombre drsquohommes plus grand ou mecircme srsquoil reste pareil en apparence il ne fonctionne
plus de mecircme faccedilon Ainsi la Chambre des repreacutesentants aux Eacutetats-Unis a eacuteteacute transformeacutee
par lrsquoaccroissement du nombre des repreacutesentants
37 Quatriegraveme cas ndash En matiegravere drsquoobjets mateacuteriels les ameacutenagements tels que cultures
digues routes maisons et les produits tels que meubles numeacuteraire capitaux
srsquoaccumulent ou se remplacent par drsquoautres de faccedilon agrave transformer les conditions
mateacuterielles de la vie
38 Toute transformation graduelle est difficile agrave constater parce que les hommes ou les
objets qui se renouvellent se remplacent peu agrave peu Mais la difficulteacute nrsquoest pas eacutegale pour
toutes les histoires Elle est moindre pour les espegraveces de faits ougrave lrsquoaction des individus est
plus apparente ougrave les documents deacutesignent souvent les acteurs par les noms propres ce
qui arrive dans les arts les sciences les doctrines la vie politique On voit dans les
documents une geacuteneacuteration drsquohommes politiques de savants ou drsquoartistes succeacuteder peu agrave
peu agrave la preacuteceacutedente ndash En matiegravere de langue drsquousages priveacutes ou de religion la
constatation est deacutejagrave plus difficile mais encore peut-on atteindre quelques influences
drsquoindividus et voir si le moment ougrave un changement se produit correspond agrave la peacuteriode de
leur vie active ndash La difficulteacute est au maximum pour les faits sociaux deacutemographiques ou
eacuteconomiques Lagrave on voit les pheacutenomegravenes se succeacuteder sans apercevoir les changements
concrets les documents ne montrent pas le renouvellement des geacuteneacuterations
111
39 Cette difficulteacute de constater le changement concret rend plus difficile drsquoatteindre les
causes des faits sociaux par les proceacutedeacutes historiques Les documents indiquent rarement
une cause aux eacutevolutions de ces faits parce que les actes frappants en ces matiegraveres sont
tregraves rares sauf les reacutevolutions produites par une invention technique il ne se produit
guegravere que des transformations lentes et continues Et il est tregraves dangereux drsquoopeacuterer par
infeacuterence parce qursquoon nrsquoatteint pas la cause la plus active des transformations qui est le
changement des individus On doit donc ecirctre particuliegraverement prudent si lrsquoon veut
deacutecouvrir la cause des eacutevolutions sociales
40 Ainsi lrsquohistoire sociale preacutesente des difficulteacutes speacuteciales Les unes tiennent agrave la nature des
documents plus rares et plus exposeacutes agrave lrsquoerreur parce qursquoils portent sur des faits peu
frappants moins souvent observeacutes et noteacutes ndash et sur des faits exteacuterieurs plus difficiles agrave
atteindre avec certitude parce qursquoil faut pour y arriver passer par lrsquointermeacutediaire de la
penseacutee de lrsquoauteur Les autres tiennent agrave la nature mecircme de la construction de lrsquohistoire
sociale agrave la difficulteacute de deacuteterminer les quantiteacutes de preacuteciser les groupes drsquoatteindre
lrsquoeacutevolution Ces difficulteacutes expliquent les lacunes et les erreurs qui ont retardeacute la
constitution de lrsquohistoire sociale
NOTES
1 Dans la mesure assez restreinte ougrave les documents nous font connaicirctre lrsquoeacutetat des pays conquis
au IIe siegravecle
112
Chapitre XVII
Neacutecessiteacute de combiner les diffeacuterentessortes drsquohistoires
I Eacutetude statique ndash Lien entre les faits Montesquieu lrsquoeacutecole allemande ndash Solidariteacute entre leshabitudes solidariteacute entre les actions collectivesII Eacutetude de reacutevolution ndash Lien entre les transformationsIII Meacutethodes de rapprochement des faits ndash Speacutecialistes et geacuteneacuteralistes
1 Il reste agrave indiquer dans quel rapport lrsquohistoire sociale est avec lrsquohistoire en geacuteneacuteral Mais
comme on pourrait se demander srsquoil est vraiment utile de connaicirctre les rapports entre
lrsquohistoire sociale et les autres branches drsquohistoire il est bon de faire voir drsquoabord
lrsquoimportance pratique de cette eacutetude
2 Lrsquoexpeacuterience a montreacute que le seul proceacutedeacute pratique pour constituer une science est
drsquoeacutetudier seacutepareacutement les diverses espegraveces de faits en isolant meacutethodiquement chaque
science speacuteciale Crsquoest par ce proceacutedeacute seulement qursquoon parvient agrave reacutesister agrave la tendance
naturelle qui est de commencer par une vue syntheacutetique de lrsquounivers La marche
spontaneacutee de lrsquoesprit humain serait de chercher drsquoabord agrave connaicirctre lrsquoessence du monde
et la cause premiegravere des choses en Gregravece comme dans lrsquoInde la forme primitive de la
science a eacuteteacute la meacutetaphysique On nrsquoest parvenu enfin agrave se deacutegager de cette confusion
qursquoen creacuteant des sciences speacuteciales uniquement consacreacutees agrave constater les pheacutenomegravenes
Chacune srsquoest constitueacutee seacutepareacutement et reste indeacutependante des sciences voisines la
meacutecanique la physique la chimie la biologie ont des territoires communs mais chacune
se suffit agrave elle-mecircme
3 Il est leacutegitime de se demander si lrsquoon ne peut pas opeacuterer de mecircme avec les sciences des
pheacutenomegravenes humains Ne peut-on pas isoler lrsquohistoire sociale des autres histoires Pour
reacutesoudre la question il faut examiner dans quelle condition se trouvent les pheacutenomegravenes
humains qui sont les objets de lrsquohistoire afin de deacutecider si lrsquoon peut assimiler agrave une
science indeacutependante la connaissance drsquoune seule espegravece de faits et par conseacutequent
chacune des branches drsquohistoire Srsquoil en est autrement on verra quel compte on doit tenir
de ce caractegravere speacutecial de la connaissance historique
4 Lrsquoeacutetude des pheacutenomegravenes humains se fait par deux opeacuterations toutes deux neacutecessaires
1deg lrsquoeacutetude des faits simultaneacutes aboutissant au tableau descriptif de la socieacuteteacute agrave un moment
113
donneacute ce que le vocabulaire de certains sociologues appelle une eacutetude statique 2deg lrsquoeacutetude
des faits successifs aboutissant agrave la description de lrsquoeacutevolution dans la suite des temps ce
que les mecircmes sociologues appellent eacutetude dynamique1
5 I ndash Lrsquoeacutetude statique consiste agrave deacutecrire lrsquoeacutetat de pheacutenomegravenes humains Pour les examiner
on est conduit agrave analyser lrsquoensemble des manifestations drsquoactiviteacute humaine et lrsquoensemble
des conditions mateacuterielles de la vie humaine agrave les grouper en un nombre assez grand de
cateacutegories et agrave eacutetudier seacutepareacutement chaque cateacutegorie Ainsi se fait le tableau drsquoune langue
drsquoun art drsquoune religion drsquoun reacutegime de vie drsquoun systegraveme de droit ou drsquoinstitutions drsquoun
gouvernement ndash De mecircme pour les conditions mateacuterielles on peut abstraire et eacutetudier agrave
part lrsquoeacutetat deacutemographique le systegraveme de routes les cultures etc Mais tous ces tableaux
sont abstraits ils deacutecrivent une espegravece drsquoactiviteacute humaine (ou une espegravece de conditions)
avec la preacutecision neacutecessaire pour la connaissance scientifique mais en lrsquoisolant des autres
espegraveces Or dans la reacutealiteacute les espegraveces diffeacuterentes drsquoactiviteacute ne sont pas isoleacutees car elles
sont les actes diffeacuterents drsquoun mecircme individu ou drsquoun mecircme groupe drsquoindividus La faccedilon
de se conduire ou de penser en religion nrsquoest pas indeacutependante de la faccedilon de penser en
science les habitudes politiques ne sont pas indeacutependantes des habitudes eacuteconomiques
et reacuteciproquement Sans doute en toute espegravece de reacutealiteacute les faits provenant drsquoun mecircme
ensemble reacuteel concret sont lieacutes entre eux cela est tregraves apparent deacutejagrave en physiologie Mais
le lien est bien plus eacutetroit en matiegravere drsquoactes humains Car plus lrsquoactiviteacute est complexe
plus la deacutependance est grande entre les diffeacuterentes formes drsquoactiviteacute drsquoun mecircme ecirctre
6 Ce lien entre les diverses sortes drsquoactiviteacutes drsquoune mecircme socieacuteteacute et par suite entre les
diverses branches drsquoeacutetudes humaines les anciens ne lrsquoont pas formuleacute nettement parce
que la science humaine eacutetait ou trop peu avanceacutee analytiquement ou trop meacutetaphysique
On a commenceacute agrave lrsquoentrevoir au XVIIIe siegravecle quand lrsquohistoire a commenceacute agrave se constituer
Voltaire nrsquoen parle pas parce que son esprit tregraves clair et tregraves prudent lrsquoa retenu dans les
constatations analytiques Montesquieu en a eu une ideacutee mais encore confuse et
restreinte agrave lrsquoespegravece de faits qui lrsquointeacuteressaient directement les lois Il a chercheacute le lien
entre la leacutegislation et lrsquoensemble de la vie sociale peut-ecirctre parce qursquoil ne distinguait pas
bien clairement les lois au sens humain (leacutegislation et droit) des lois au sens scientifique
les laquo rapports neacutecessaires qui deacuterivent de la nature des choses raquo comme il les appelle lui-
mecircme
7 Lrsquoideacutee de ce lien neacutecessaire a eacuteteacute formuleacutee en Allemagne sous une forme philosophique
semi-mystique par Herder elle a pris une forme preacutecise chez ses disciples les creacuteateurs
de laquo lrsquoeacutecole historique raquo Eichhorn Savigny Niebuhr qui ont eacutetudieacute surtout le lien entre
le droit et les autres activiteacutes Ainsi srsquoest formeacutee la notion du Zusammenhang compliqueacutee
encore drsquoune conception confuse semi-mystique le Volksgeist (lrsquoesprit du peuple) par
lequel on expliquait la solidariteacute entre les diverses activiteacutes drsquoun mecircme peuple
8 Au XIXe siegravecle lrsquoideacutee de la solidariteacute entre les pheacutenomegravenes humains srsquoest peu agrave peu
eacuteclaircie lentement parce que la meacutetaphysique de Hegel a longtemps empecirccheacute drsquoen
preacuteciser le meacutecanisme en expliquant la solidariteacute par une formule mystique lrsquoIdeacutee
reacutealiseacutee dans lrsquohistoire Cette partie de la logique et de la meacutethodologie de lrsquohistoire a eacuteteacute
imparfaitement2 deacutebrouilleacutee le meacutecanisme de la solidariteacute entre les pheacutenomegravenes est
encore mal connu
9 Il semble qursquoon peut distinguer deux processus
10 1deg Il existe une solidariteacute entre les habitudes drsquoun mecircme individu Un homme nrsquoest pas un
meacutecanisme agrave compartiments seacutepareacutes dans chacun desquels se ferait une espegravece de travail
114
speacutecial indeacutependant des autres une penseacutee philosophique ou scientifique une croyance
religieuse une conception morale une faccedilon de srsquohabiller de se loger drsquoarranger son
temps de se distraire de gouverner ou drsquoobeacuteir Au contraire tout homme est un
ensemble continu ougrave toutes les activiteacutes partent drsquoun mecircme centre ceacutereacutebral crsquoest le
mecircme homme qui fait sa science son art sa croyance ses actes priveacutes politiques et
eacuteconomiques Ce centre commun dirige agrave la fois les deux espegraveces drsquoopeacuterations qui
constituent la conduite drsquoun homme et par conseacutequent lrsquoensemble de sa vie en socieacuteteacute
ses repreacutesentations (conceptions et motifs) qursquoon appelle intelligence ndash ses impulsions
crsquoest-agrave-dire ses actes exteacuterieurs qursquoon appelle activiteacute
11 Les repreacutesentations drsquoun homme ne se divisent pas en penseacutees entiegraverement
indeacutependantes les unes des autres elles forment un ensemble qui peut ecirctre plein de
contradictions logiques mais ougrave la plupart des conceptions pratiquement importantes
sont lieacutees psychologiquement entre elles Il nrsquoy a pas de terrains intellectuels deacutelimiteacutes
consacreacutes chacun agrave une espegravece unique drsquoactiviteacute toute penseacutee peut avoir des applications
sur plusieurs sortes de terrain Et ce nrsquoest pas mecircme toujours une conception morale
geacuteneacuterale une penseacutee speacuteciale peut aussi agir sur toute espegravece drsquoacte Crsquoest par suite drsquoune
interpreacutetation speacuteciale drsquoun texte que le quaker ne porte pas de boutons que le juif ne
mange pas de porc que lrsquoarchitecte chreacutetien prend pour plan de son eacutedifice une croix De
mecircme une ideacutee scientifique sur lrsquoaction physiologique du theacute du tabac de lrsquoalcool a meneacute
agrave transformer le reacutegime anglais des douanes et le reacutegime des contributions franccedilaises Les
exemples particuliers seraient innombrables de cette action impreacutevue drsquoune conception
particuliegravere sur des branches toutes diffeacuterentes de la vie humaine
12 Agrave plus forte raison le systegraveme drsquoimpulsions inteacuterieures qui fait agir un homme ndash ce que
nous appelons faute de savoir preacuteciser le caractegravere ou le tempeacuterament ndash nrsquoest pas une seacuterie
drsquoimpulsions speacuteciales se rapportant chacune agrave une espegravece drsquoactes deacutetermineacutes Il nrsquoy a pas
des impulsions scientifiques des impulsions religieuses des impulsions eacuteconomiques des
impulsions politiques Lagrave lrsquouniteacute est trop eacutevidente chaque homme apporte son
tempeacuterament unique dans les manifestations multiples de son activiteacute Le classement des
actes par cateacutegories est tout abstrait ce nrsquoest qursquoun proceacutedeacute de recherches il ne reacutepond agrave
aucune reacutealiteacute inteacuterieure dans lrsquoindividu On ne peut donc parler drsquoactiviteacute artistique
religieuse eacuteconomique politique qursquoen se restreignant agrave consideacuterer les conseacutequences des
actes en neacutegligeant le point de deacutepart la production de lrsquoacte Dans la reacutealiteacute il nrsquoexiste
que des centres drsquoactiviteacute drsquoensemble Le tempeacuterament naturel donne agrave toutes les
manifestations drsquoun mecircme homme un mecircme caractegravere Cette solidariteacute est tregraves mal
eacutetudieacutee encore on ne lrsquoaperccediloit nettement que dans les cas extrecircmes en comparant un
barbare agrave un civiliseacute Mais il y a certainement un lien eacutetroit entre les actes drsquoun mecircme
homme ou drsquoun mecircme groupe drsquohommes un lien si eacutetroit qursquoon est enclin agrave lrsquoattribuer agrave
une cause speacuteciale laquo lrsquoesprit raquo ou laquo le geacutenie raquo de lrsquohomme ou de laquo la race raquo faccedilon confuse
semi-mystique anti-scientifique de deacutesigner ce caractegravere drsquoensemble Du moins est-il
eacutevident qursquoon ne pourrait espeacuterer arriver agrave comprendre les faits humains si lrsquoon
neacutegligeait un eacuteleacutement aussi important
13 Outre le tempeacuterament naturel les hommes ont des formes drsquoactiviteacute acquises soit par
lrsquoeacuteducation soit par lrsquoimitation Il est plus facile de preacuteciser ces formes que de deacutemecircler les
activiteacutes spontaneacutees parce qursquoon peut les voir acqueacuterir on peut dans quelques cas au
moins apercevoir des hommes qui reccediloivent une eacuteducation ou qui commencent une
imitation Eacutevidemment ces activiteacutes acquises ont une action sur lrsquoensemble de lrsquoindividu
Peut-ecirctre les habitudes acquises drsquoactes tregraves speacuteciaux tels que lrsquoeacutecriture ou le vecirctement
115
agissent-elles faiblement Mais lrsquoaction est forte quand ce sont les habitudes drsquoactes tregraves
geacuteneacuteraux tels que commander sans reacutesistance obeacuteir sans examiner opeacuterer par violence
ou par ruse Les habitudes agissant sur des domaines tregraves diffeacuterents drsquoactiviteacute religieux
eacuteconomique politique eacutetablissent un lien solide entre les habitudes eccleacutesiastiques
politiques eacuteconomiques drsquoune mecircme socieacuteteacute
14 2deg Lrsquoautre processus est la solidariteacute entre les actions collectives drsquoun mecircme groupe Sans
doute les groupes humains ne sont pas pareils agrave des espegraveces animales3 ils reacuteunissent des
hommes qui ne sont solidaires entre eux que par une partie de leur vie Il serait donc
antiscientifique drsquoadmettre a priori une solidariteacute complegravete entre les hommes drsquoun mecircme
peuple Mais un peuple nrsquoest pourtant pas un groupement drsquohommes reacuteunis par un
systegraveme drsquoinstitutions drsquoune seule espegravece Il nrsquoexiste pas autant de groupes sociaux qursquoil y
a de branches drsquoactiviteacute humaine il nrsquoexiste pas un groupe eccleacutesiastique un groupe
drsquoindustrie un groupe de commerce un groupe de politique Au contraire un groupe
eacutetant drsquoordinaire formeacute de gens qui vivent sur un territoire commun ougrave leurs contacts
sont freacutequents il y a pour chaque groupe beaucoup de systegravemes drsquoactiviteacute commune
15 Entre ces systegravemes drsquoactions collectives on doit preacutesumer une solidariteacute Elle est encore
plus difficile agrave preacuteciser que la solidariteacute du caractegravere individuel Crsquoest lagrave une des questions
les plus controverseacutees de la sociologie on essaie mecircme de la reacutesoudre par des hypothegraveses
meacutetaphysiques laquo le geacutenie du peuple raquo ou laquo lrsquoacircme sociale raquo Dans ce complexe de faits
collectifs nous nrsquoarrivons mecircme pas agrave distinguer nettement les conceptions des
impulsions Y a-t-il mecircme dans lrsquoorganisation des actes collectifs ndash tels que division du
travail commerce gouvernement ndash autre chose que des conceptions transmises par
lrsquoeacuteducation ou lrsquoimitation Y a-t-il une part drsquoimpulsion naturelle de tempeacuterament une
disposition collective ou du moins commune aux descendants drsquoun mecircme peuple agrave
adopter plutocirct une certaine forme drsquoarrangement social par exemple une hieacuterarchie
sans controcircle comme dans le reacutegime de lrsquoEacuteglise catholique ou un systegraveme de deacuteleacutegation
comme dans les reacutegimes repreacutesentatifs ou des liens personnels comme dans le reacutegime
feacuteodal ou des regravegles abstraites comme dans les socieacuteteacutes deacutemocratiques En tout cas il
nrsquoest guegravere possible de distinguer ici le tempeacuterament des habitudes
16 On nrsquoarrive donc qursquoagrave une notion tregraves confuse de laquo quelque chose raquo de collectif qui
pousserait la masse drsquoun peuple agrave adopter une forme drsquoarrangement collectif ce
laquo quelque chose raquo eacutetant ou des conceptions ou un tempeacuterament ou des habitudes Mais
de quelle sorte sont ces conceptions ou ces habitudes Sont-elles dans les individus Ou
dans le peuple On a cru reacutepondre par la formule de la laquo conscience collective raquo La
question est encore trop peu eacutetudieacutee par une meacutethode analytique on nrsquoa pas encore
rechercheacute avec une preacutecision suffisante les actions reacuteciproques des divers meacutecanismes
collectifs pour avoir le droit de formuler une explication Mais il est eacutevident que ces
actions reacuteciproques sont importantes les meacutecanismes eccleacutesiastique politique
eacuteconomique sont lieacutes si eacutetroitement qursquoon ne peut eacutetudier lrsquoun sans connaicirctre lrsquoautre au
moins dans son ensemble
17 Puisque lrsquoorganisation eacuteconomique est lieacutee aux autres espegraveces de faits historiques qursquoelle
en est tantocirct la cause tantocirct lrsquoeffet il est eacutevident qursquoon ne peut isoler la connaissance de
lrsquohistoire eacuteconomique de lrsquoeacutetude des autres histoires Pour des neacutecessiteacutes pratiques on
peut commencer par lrsquoisoler provisoirement on peut drsquoabord analyser les faits pour les
deacuteterminer en deacutetail avec preacutecision Mais il faut ensuite les rapprocher des autres pour
comprendre leur place dans lrsquoensemble social purement analytique des pheacutenomegravenes
sociaux Ainsi il nrsquoest pas possible de se borner agrave une eacutetude on ne peut opeacuterer sans tenir
116
compte et de la solidariteacute entre les conceptions ou les actes drsquoespegraveces diverses et de la
solidariteacute entre les diffeacuterents meacutecanismes collectifs Il faut drsquoabord analyser les
pheacutenomegravenes pour les constater mais il faut embrasser lrsquoensemble pour les comprendre
18 II ndash Lrsquoeacutetude dynamique consiste agrave deacuteterminer lrsquoeacutevolution de chaque espegravece de
pheacutenomegravenes puis lrsquoeacutevolution de chaque socieacuteteacute dans son ensemble enfin lrsquoeacutevolution
geacuteneacuterale de lrsquohumaniteacute Elle commence par constater la seacuterie des transformations de
chaque activiteacute pour voir si elles vont dans le mecircme sens Srsquoil y a eacutevolution4 elle examine
de quelle nature est lrsquoeacutevolution avec quelle rapiditeacute elle se produit suivant quelle
marche Mais pour comprendre vraiment lrsquoeacutevolution il faut arriver jusqursquoagrave en atteindre
les causes ce qui est tout agrave fait impossible tant qursquoon srsquoenferme dans les branches
speacuteciales drsquohistoires tant qursquoon srsquoen tient agrave lrsquohistoire de lrsquoeacutevolution de la langue du
costume de la religion du commerce Car il faut chercher les causes lagrave ougrave elles peuvent se
trouver et rien nrsquoautorise agrave preacutesumer qursquoelles soient preacuteciseacutement dans lrsquoactiviteacute speacuteciale
dont on a traceacute lrsquoeacutevolution que la langue ait changeacute pour des raisons linguistiques le
commerce pour des raisons commerciales Au contraire la solidariteacute des activiteacutes
diffeacuterentes est si eacutetroite que tout changement drsquohabitudes important dans un ordre
drsquoactiviteacute amegravene forceacutement des changements dans les autres ordres Le changement de
religion ou drsquoorganisation politique reacuteagit neacutecessairement sur les habitudes eacuteconomiques
19 Lrsquoexplication est la mecircme que pour la solidariteacute entre les pheacutenomegravenes drsquoune mecircme
socieacuteteacute agrave une eacutepoque donneacutee Quand un homme ou un groupe changent drsquohabitudes dans
une branche drsquoactiviteacute lrsquoensemble de leurs conceptions et de leur conduite est modifieacute et
il peut lrsquoecirctre au point de produire un changement important dans une autre branche Une
cause plus forte encore drsquoeacutevolution crsquoest le changement de meacutecanisme collectif le
passage drsquoun reacutegime politique agrave un autre retentit sur tous les actes de la vie Taine a
mecircme essayeacute drsquoexpliquer toute lrsquoeacutevolution de la litteacuterature anglaise par les changements
drsquoorganisation politique
20 Quant agrave lrsquoeacutetude de lrsquoeacutevolution de lrsquoensemble drsquoune socieacuteteacute elle est par elle-mecircme une
eacutetude drsquoensemble Il est impossible drsquoeacutetudier lrsquoeacutevolution drsquoune socieacuteteacute autrement qursquoen
embrassant les diffeacuterentes espegraveces drsquoactiviteacute par conseacutequent en rapprochant les
diffeacuterentes branches drsquohistoire speacuteciale Crsquoest le seul moyen de voir quelles habitudes
caracteacuteristiques et quels meacutecanismes geacuteneacuteraux ont preacutedomineacute aux diffeacuterents moments de
lrsquoeacutevolution de cette socieacuteteacute
21 Lrsquohistoire des pheacutenomegravenes deacutemographiques et eacuteconomiques ne peut donc ecirctre isoleacutee des
autres branches de lrsquohistoire Pour comprendre le caractegravere de ces faits et leur place dans
la reacutealiteacute il faut les rapprocher des autres pheacutenomegravenes humains
22 III ndash Ce rapprochement peut se faire par deux proceacutedeacutes
23 1deg Le speacutecialiste drsquohistoire sociale peut eacutetudier drsquoapregraves les autres historiens les
pheacutenomegravenes principaux des autres branches Cela nrsquoest possible pratiquement que srsquoil
peut se restreindre aux branches drsquohistoire les plus instructives pour lui il lui faut donc
un guide dans le choix de ces eacutetudes Crsquoest la pratique de lrsquohistoire geacuteneacuterale qui seule peut
le guider en lui montrant quelles espegraveces de faits agissent le plus certainement sur les
faits eacuteconomiques ou deacutemographiques ndash et par conseacutequent quelles sont les branches
drsquohistoire les plus utiles pour lui
24 2deg Les speacutecialistes se borneront agrave constater les faits chacun dans son domaine Apregraves quoi
drsquoautres travailleurs combineront les constatations isoleacutees pour en former un ensemble
ils feront le meacutetier drsquoajusteurs Ceux-lagrave devront se rendre compte de la valeur des
117
reacutesultats exprimeacutes dans les formules des speacutecialistes afin de pouvoir en faire la critique
il leur faudra donc une connaissance preacutecise des proceacutedeacutes de travail des speacutecialistes de
chaque branche Il leur faudra de plus une ideacutee claire et juste des rapports entre les
diffeacuterentes espegraveces de faits pour les ajuster ensemble sans fausser leur importance
relative et sans introduire des conjectures subjectives sur les relations de causaliteacute Ils
auront besoin drsquoune meacutethode rigoureuse qui commence par juxtaposer les reacutesultats et qui
attende drsquoavoir compareacute plusieurs eacutevolutions avant de conclure sur les causes et les
effets
25 Speacutecialistes et laquo geacuteneacuteralistes raquo peuvent ainsi collaborer agrave ce travail neacutecessaire drsquoougrave sortira
la philosophie de lrsquohistoire sociale au sens scientifique
NOTES
1 Ces termes sont employeacutes drsquoune faccedilon meacutethodique par lrsquoeacutecole ameacutericaine de Patten
2 On peut srsquoen assurer en lisant dans Bernheim Lehrbuch der historischen Methode le paragraphe 4
du chapitre V
3 Voir plus haut chap XV II
4 Voir plus haut chap X 1e sous-partie laquo transformations sociales raquo
118
Chapitre XVIII
Systegravemes drsquohistoire sociale
I Tendance agrave lrsquouniteacute ndash Forme mystique et meacutetaphysique ndash Formes contemporaines ndash Formeseacuteconomiques ndash Saint-Simon ndash Marx et son eacutecoleII Critique du mateacuterialisme eacuteconomique ndash Analyse incomplegravete des conditions mateacuterielles ndash Analysefausse du lien entre les actes eacuteconomiques et les autres actes
1 Comment deacuteterminer le lien entre les faits de lrsquohistoire sociale et les autres faits Il serait
preacutematureacute drsquoindiquer une meacutethode positive car la meacutethode est encore agrave chercher Mais il
est neacutecessaire de garder lrsquoesprit libre pour cette recherche et lrsquohistoire empirique fournit
deacutejagrave des connaissances suffisantes pour nous deacutefendre contre la tentation naturelle de
nous placer en dehors des conditions drsquoune opeacuteration scientifique
2 I ndash La tendance la plus naturelle ndash car on la trouve au fond de toute meacutetaphysique ndash crsquoest
le besoin de ramener le chaos des pheacutenomegravenes agrave lrsquouniteacute En matiegravere drsquohistoire sociale
cette tendance nous megravene agrave chercher une cause unique fondamentale agrave tous les faits
3 Tant qursquoon cherche cette cause sous une forme visiblement meacutetaphysique ou mystique
au-dessus des pheacutenomegravenes reacuteels le travail nrsquoaboutit qursquoagrave une construction surajouteacutee agrave la
description des faits comme la formule musulmane laquo Allah lrsquoa voulu ainsi raquo qui peut
paraicirctre inutile mais qui nrsquoempecircche pas de voir les faits reacuteels Mecircme quand on fait
intervenir directement une cause mystique la Providence par exemple dans la direction
des faits on se place clairement sur un terrain qui ne peut pas ecirctre pris pour un terrain
scientifique Mais depuis qursquoon a abandonneacute ces formules anciennes on a remplaceacute cette
meacutetaphysique visible par une meacutetaphysique cacheacutee On a renonceacute agrave supposer une cause
exteacuterieure au monde mais crsquoest dans les faits eux-mecircmes qursquoon srsquoest mis agrave chercher cette
cause unique ou premiegravere
4 La tentation naturelle est de prendre dans une des branches drsquohistoire une cateacutegorie
speacuteciale de faits et de la deacuteclarer la cause fondamentale de tous les autres On a pris la
religion dans les eacutepoques ougrave la religion eacutetait plus apparente crsquoeacutetait la thegravese de Vico la
Citeacute antique de Fustel de Goulanges repose encore sur ce mecircme fondement Au XIXe siegravecle
on a pris la science crsquoest le systegraveme de Buckle et celui de Dubois-Reymond
5 Il eacutetait naturel agrave ceux qui srsquoeacutetaient speacutecialiseacutes dans lrsquohistoire des faits eacuteconomiques de
prendre la vie eacuteconomique pour cause fondamentale Ainsi srsquoest fondeacutee la theacuteorie de
lrsquointerpreacutetation eacuteconomique de lrsquohistoire que les Marxistes surtout ont rendue ceacutelegravebre1
119
6 Lrsquoorigine de lrsquoideacutee paraicirct ecirctre dans Saint-Simon qui a eacuteteacute un grand fournisseur drsquoideacutees
pour les philosophies de lrsquohistoire crsquoest lui qui a fourni agrave Augustin Thierry ses ideacutees
fondamentales Il a aperccedilu lrsquoaction profonde des conditions eacuteconomiques ndash de
lrsquoorganisation du travail et du mode de production ndash sur la formation des classes sociales
et lrsquoaction deacutecisive des classes sur lrsquoorganisation politique Il regardait lrsquoorganisation
sociale comme un pheacutenomegravene qursquoon constate qursquoon ne produit pas qui est une forme
naturelle indeacutependante de la volonteacute des hommes Il a vu que le progregraves technique des
moyens de production change la distribution de la socieacuteteacute et il a indiqueacute comment les
inteacuterecircts eacuteconomiques se lient aux organisations politiques Mais il admet encore deux
espegraveces de causes dominantes et par suite deux histoires parallegraveles coordonneacutees non
subordonneacutees lrsquohistoire eacuteconomique lrsquohistoire ideacuteologique Il nrsquoa pas chercheacute agrave les
reacuteduire agrave lrsquouniteacute et nrsquoa pas construit un systegraveme drsquoensemble
7 Marx reprenant lrsquoideacutee de Saint-Simon en a fait un systegraveme geacuteneacuteral et unique
drsquoexplication de toute lrsquoeacutevolution sociale humaine La theacuteorie esquisseacutee drsquoabord dans ses
œuvres de circonstances a eacuteteacute exposeacutee dans Zur Kritik der politischen Œkonomie 1859 Il a
fini par en faire le fondement de lrsquohistoire Parmi les pheacutenomegravenes eacuteconomiques il en a
choisi un qui lui a paru la cause de toute lrsquoorganisation eacuteconomique et par suite de toute
la socieacuteteacute crsquoest le proceacutedeacute de production crsquoest-agrave-dire la forme du travail Crsquoest le
changement du proceacutedeacute de production qui amegravene les autres changements crsquoest donc lui
qui est la cause derniegravere de lrsquoeacutevolution
8 La theacuteorie perfectionneacutee par Engels a eacuteteacute formuleacutee et appliqueacutee par plusieurs disciples
de Marx en Allemagne Kautsky en Italie Loria et Labriola Essai sur la conception
mateacuterialiste de lrsquohistoire 1896 aux Eacutetats-Unis Brook Adams Law of civilisation and decay
1897 trad franccedil chez Alcan
9 Cette theacuteorie peut se reacutesumer agrave peu pregraves comme il suit Les faits humains de tout genre
politique droit religion art philosophie morale ne sont que des conseacutequences de
lrsquoorganisation eacuteconomique de la socieacuteteacute Sans doute il faut tenir compte de la forme
speacuteciale qursquoils ont prise dans lrsquoimagination des hommes et qui les rend diffeacuterents des faits
eacuteconomiques mais ils ne sont que des formes des illusions des preacutetextes ils ne sont pas
la cause des changements mecircme quand ils le paraissent
10 Tous les faits historiques ne sont que des effets secondaires produits par les faits
eacuteconomiques ou mecircme de simples illusions Les hommes croient agir au nom drsquoune
conception pour obtenir un changement politique eccleacutesiastique religieux mais ils ne
sont agrave leur insu que les repreacutesentants drsquoune classe eacuteconomique porte-paroles drsquoune
reacuteclamation eacuteconomique Crsquoest ce qursquoon exprime par la formule Lrsquoorganisation
eacuteconomique est la structure sous-jacente de toute la socieacuteteacute Luther croyait lutter pour
eacutetablir un dogme mais ce pheacutenomegravene religieux nrsquoeacutetait que la forme de la structure
eacuteconomique sous-jacente Luther nrsquoeacutetait que le champion de la bourgeoisie allemande
luttant contre lrsquoexploitation fiscale de la cour de Rome De mecircme les Hussites
srsquoimaginaient combattre pour obtenir le calice aux laiumlques ils ne faisaient que traduire
lrsquoantagonisme social entre les travailleurs tchegraveques et les classes dominantes
11 On a expliqueacute par cette meacutethode comment lrsquoorganisation eacuteconomique a produit la morale
lrsquoorganisation de la famille lrsquoesclavage la souffrance des travailleurs Crsquoest ce qursquoon a
appeleacute parfois lrsquointerpreacutetation mateacuterialiste de lrsquohistoire terme impropre car le
mateacuterialisme est une doctrine meacutetaphysique Lrsquoexplication de lrsquoeacutevolution de la socieacuteteacute par
lrsquoaction des pheacutenomegravenes mateacuteriels nrsquoest ni du mateacuterialisme ni de la meacutetaphysique et
120
pourrait mecircme logiquement srsquoaccorder avec une meacutetaphysique ideacutealiste Le terme
interpreacutetation eacuteconomique de lrsquohistoire adopteacute drsquoailleurs par Thorold Rogers deacutefinit plus
exactement cette meacutethode
12 II ndash Ce qui explique la naissance de ces systegravemes et leur succegraves temporaire ce nrsquoest pas
seulement qursquoils satisfaisaient un besoin naturel de simplification en ramenant la socieacuteteacute
agrave une cause unique et lrsquohistoire de la civilisation agrave lrsquoeacutevolution drsquoun seul pheacutenomegravene Crsquoest
qursquoils reacutepondaient au deacutesir leacutegitime de reacuteagir contre la conception anteacuterieure de
lrsquohistoire œuvre exclusivement de lettreacutes drsquoeacuterudits de juristes ou de romanciers qui
nrsquoayant jamais eacutetudieacute que des faits litteacuteraires religieux juridiques politiques avaient
oublieacute ou ignoreacute lrsquoaction des conditions eacuteconomiques et expliqueacute toute lrsquoeacutevolution
humaine par des ideacutees Fustel de Coulanges attribuait agrave des changements dans la religion
toute lrsquoeacutevolution des citeacutes antiques Agrave cette conception tout ideacutealiste on a voulu opposer
une conception mateacuterialiste (en prenant le mot en un sens psychologique)
13 Cette reacuteaction eacutetait en partie justifieacutee mais elle a conduit agrave un systegraveme drsquointerpreacutetation
dangereux dont il peut ecirctre utile de signaler les deacutefauts Ce systegraveme est parti de lrsquoideacutee
confuse que lrsquohomme eacutetant un animal les actes humains collectifs comme les actes
individuels et par suite lrsquoorganisation et lrsquoeacutevolution de la socieacuteteacute doivent avoir une cause
mateacuterielle (de lagrave le terme de conception mateacuterialiste) Mais il aurait fallu dresser au
moins un compte complet des conditions mateacuterielles On aurait vu que lrsquoorganisation
eacuteconomique nrsquoest point du tout la seule on en aurait aperccedilu plusieurs autres
14 1deg Le milieu geacuteographique naturel et le milieu artificiel qui deacuteterminent beaucoup
drsquoactes en les rendant plus ou moins faciles et conduisent les socieacuteteacutes agrave adopter certaines
espegraveces drsquoarrangement
15 2deg Les conditions physiologiques heacutereacuteditaires de la race (objet de lrsquoanthropologie) qui
agissent sur les impulsions sur les actes et peut-ecirctre mecircme sur la faciliteacute agrave exeacutecuter
certaines opeacuterations collectives
16 3deg Le groupement actuel des individus humains avec leurs particulariteacutes mateacuterielles sexe
acircge maladie etc (objet de la deacutemographie) qui facilite ou rend difficiles certains actes ou
certains arrangements
17 Toutes ces conditions mateacuterielles auraient ducirc entrer en compte pour expliquer les actes
humains et lrsquoorganisation des socieacuteteacutes Et mecircme si par excegraves de speacutecialisation on
srsquoenferme exclusivement dans la vie eacuteconomique on nrsquoa pas le droit de la reacuteduire agrave un
seul facteur en ne consideacuterant que lrsquoorganisation du travail Le deacutesir de se procurer le
maximum de jouissances avec le minimum de travail est sans doute un facteur important
mais ce nrsquoest qursquoun des pheacutenomegravenes de la vie eacuteconomique Elle deacutepend aussi du degreacute des
connaissances des habitudes techniques qui agissent fortement sur la quantiteacute et la
qualiteacute de la production elle deacutepend des ideacutees sur la valeur relative des objets qui
domine le choix des jouissances agrave rechercher La vie eacuteconomique consiste ainsi pour une
bonne part au moins en pheacutenomegravenes subjectifs (connaissances habileteacute techniques
preacutefeacuterences) dont lrsquoaction se fait sentir constamment et qursquoon nrsquoa pas le droit drsquoeacuteliminer
18 Enfin mecircme si lrsquoon eacutecarte les facteurs subjectifs lrsquoorganisation mateacuterielle de la vie
eacuteconomique ne consiste pas seulement dans la division du travail et dans les proceacutedeacutes
mateacuteriels de production et de transport Elle comprend aussi les habitudes de distribution
(reacutegime de la proprieacuteteacute) qui ne deacutependent pas seulement de la quantiteacute agrave produire mais
de lrsquoensemble des faits anteacuterieurs qui ont creacuteeacute ce reacutegime faits de croyances de morale
de politique
121
19 Ainsi mecircme en acceptant le principe fondamental que lrsquoexplication de toute institution
sociale doit ecirctre chercheacutee dans la vie mateacuterielle lrsquointerpreacutetation laquo mateacuterialiste raquo serait
grossiegraverement incomplegravete Elle neacuteglige systeacutematiquement la plus grande partie des
conditions mateacuterielles et celles mecircme qursquoelle veut exclusivement consideacuterer elle les
mutile arbitrairement
20 La preacuteoccupation des pheacutenomegravenes eacuteconomiques qui domine cette theacuteorie a empecirccheacute de
reconnaicirctre la nature du lien qui unit lrsquoorganisation eacuteconomique avec les autres
arrangements sociaux la politique le droit la religion la morale la science On a admis
que tous les actes de politique de droit de religion de morale eacutetaient ou des
conseacutequences directes des arrangements eacuteconomiques ou des proceacutedeacutes ou des preacutetextes
pour se procurer les biens mateacuteriels (eacuteconomiques)
21 Lrsquoobservation actuelle des faits ne confirme pas ce postulat et lrsquoanalogie nous oblige agrave
admettre que beaucoup drsquoactes anteacuterieurs sont inintelligibles par cette explication Les
apocirctres et les martyrs de toutes les religions de toutes les sciences de toutes les
philosophies de toutes les fois politiques depuis Socrate et Jeacutesus-Christ jusqursquoagrave Blanqui
et agrave Karl Marx ont toujours eacuteteacute et sont encore caracteacuteriseacutes par lrsquoindiffeacuterence aux
jouissances mateacuterielles qui constituent la vie eacuteconomique Les hommes nrsquoagissent pas
uniquement pour se procurer des jouissances mateacuterielles Les jouissances mecircme
mateacuterielles de chaque homme ne sont pas en raison directe de sa place dans
lrsquoorganisation eacuteconomique Lrsquoorganisation sociale nrsquoest pas creacuteeacutee exclusivement par les
classes supeacuterieures ni exclusivement dans leur inteacuterecirct eacuteconomique Les socieacuteteacutes se
forment et se transforment sous lrsquoaction de conditions beaucoup plus varieacutees que ne le
suppose lrsquointerpreacutetation eacuteconomique de lrsquohistoire
NOTES
1 On en trouvera une exposition et une critique deacutetailleacutees dans P Barth Die Philosophie der
Geschichte als Soziologie 1897
122
Chapitre XIX
Lien entre lrsquohistoire sociale et les autreshistoires
I Proceacutedeacutes pour deacuteterminer le lien ndash Causes et conditionsII Faits de deacutemographie ndash Action des conditions mateacuterielles anthropogeacuteographie anthropologieCaractegravere des faits mateacuteriels ils sont des conditions drsquoexistence non de directionIII Faits eacuteconomiques ndash Proceacutedeacutes pour saisir leur action sur les socieacuteteacutes et leur action surlrsquoeacutevolutionIV Rocircle de lrsquohistoire sociale dans la connaissance de lrsquohistoire ndash Rocircle de la statistique ndash Histoireeacuteconomique
1 I ndash Tout systegraveme qui pour expliquer la solidariteacute entre les diverses espegraveces de
pheacutenomegravenes sociaux commence par admettre lrsquouniteacute de la vie sociale repose sur un
besoin meacutetaphysique drsquouniteacute contraire aux conditions de la meacutethode scientifique On nrsquoa
pas le droit drsquoadmettre a priori lrsquouniteacute des pheacutenomegravenes pas plus en science sociale qursquoen
chimie Si lrsquoon doit arriver agrave constater un jour une uniteacute cacheacutee ce ne sera qursquoapregraves avoir
passeacute par une eacutetude empirique qui aura tenu compte de la diversiteacute eacutevidente des faits
constateacutes par lrsquoexpeacuterience ce ne sera qursquoapregraves avoir eacutetabli meacutethodiquement lrsquoespegravece de
deacutependance qui unit les unes aux autres les diffeacuterentes sortes de pheacutenomegravenes Il faut
donc partir de lrsquoobservation empirique pour chercher le lien entre lrsquohistoire des faits
sociaux (eacuteconomiques) et les autres branches drsquohistoire et ce qursquoil srsquoagit de trouver crsquoest
un lien de cause ou de condition
2 La distinction entre la cause et la condition est faite par le langage courant (en allemand
Ursache et Bedingung) En langage scientifique les conditions drsquoun fait sont les faits
neacutecessaires pour que ce fait se produise elles ne diffegraverent donc en rien des causes Quand
on fait sauter un rocher en mettant le feu agrave un tas de poudre le rocher la poudre le feu
sont eacutegalement conditions et causes Mais dans la langue vulgaire ndash qui est celle de
lrsquohistoire et des sciences sociales ndash la cause crsquoest le fait dernier qui preacutecegravede
immeacutediatement le pheacutenomegravene appeleacute effet le fait agrave la suite duquel il se manifeste
aussitocirct crsquoest le feu mis agrave la poudre les conditions ce sont les faits anteacuterieurs ndash le rocher
et la poudre ndash indispensables eacutegalement agrave lrsquoeffet mais insuffisants pour le produire Crsquoest
lagrave une distinction tout empirique Comme les conditions anteacuterieures ne produisent aucun
effet visible on ne les aperccediloit pas drsquoabord la condition derniegravere eacutetant la seule
123
apparente crsquoest elle seule qursquoon appelle cause Les autres causes on ne les trouve qursquoagrave la
reacuteflexion et on les appelle conditions
3 Lrsquohistoire narrative a eacuteteacute exclusivement occupeacutee des causes derniegraveres les seules qui
donnent agrave un reacutecit lrsquointeacuterecirct dramatique Crsquoest lrsquoeacutetude reacutefleacutechie des socieacuteteacutes qui a ameneacute agrave
examiner les conditions Si lrsquoon tient pour parler une langue scientifique agrave reacuteunir sous
une mecircme notion les conditions et les causes on sera du moins obligeacute dans la pratique agrave
distinguer deux cateacutegories 1deg les conditions ou causes passives neacutegatives permanentes
neacutecessaires mais insuffisantes agrave produire lrsquoeffet 2deg la cause ou condition positive active
momentaneacutee qui preacutecegravede immeacutediatement la production du pheacutenomegravene
4 Il se pose ici deux sortes de questions
5 1deg Comment les faits de lrsquohistoire sociale agissent-ils sur les autres espegraveces de faits (ou
plutocirct comment les conditionnent-ils ) Inversement comment les faits des autres
histoires agissent-ils sur la vie eacuteconomique
6 2deg En quoi la connaissance mecircme de ces faits et de leur eacutevolution lrsquohistoire est-elle utile
pour la connaissance des autres faits et eacutevolutions En quoi lrsquohistoire sociale sert-elle agrave la
connaissance des autres branches Et inversement en quoi la connaissance des autres
histoires est-elle utile agrave la connaissance de lrsquohistoire sociale Ces quatre questions vont
ecirctre eacutetudieacutees ici en commenccedilant par lrsquoaction des faits sociaux sur les autres faits et lrsquoutiliteacute
de lrsquohistoire sociale pour les autres histoires Lrsquoaction des autres faits et lrsquoutiliteacute des autres
histoires seront traiteacutees au chapitre suivant
7 Et drsquoabord les faits sociaux eux-mecircmes comment agissent-ils sur les autres Ici encore il
faut distinguer les faits deacutemographiques et les faits eacuteconomiques
8 II ndash Les faits eacutetudieacutes par la deacutemographie sont des faits mateacuteriels faits drsquoexistence de
nombre de reacutepartition des hommes (population drsquoun pays densiteacute de la population acircges
sexes maladies crimes professions) ndash faits drsquoexistence de quantiteacute et de reacutepartition des
objets (richesse totale reacutepartition des cultures animaux monnaies instruments de
production moyens de transports routes canaux chemins de fer quantiteacute de produits
de tout genre ou de numeacuteraire)
9 Il est eacutevident que ces faits ont une action sur la vie sociale sans population pas de vie
sociale sans moyens drsquoexistence et de production pas de vie humaine Crsquoest la condition
indispensable de tous les pheacutenomegravenes humains En ce sens les faits de deacutemographie
seraient la laquo structure sous-jacente raquo de tous les faits historiques Mais on pourrait
attribuer le mecircme rocircle aux faits extra-humains de la geacuteographie Sans un sol et des eaux
pas de culture pas de socieacuteteacute humaine Faut-il donc dire que la geacuteographie est la cause
fondamentale des socieacuteteacutes et que les faits historiques ont leur cause dans les pheacutenomegravenes
geacuteographiques Crsquoest la thegravese de lrsquoanthropogeacuteographie que Ratzel a essayeacute drsquoorganiser en
science
10 Eacutetudieacutees de pregraves les propositions de cette science apparaissent tregraves contestables ndash agrave
moins qursquoelles ne se reacuteduisent agrave cette tautologie laquo Lagrave ougrave lrsquohomme ne peut pas vivre il ne
vit pas raquo Il est tregraves vrai que certain eacutetat geacuteographique rend impossible certaine
organisation humaine un climat glacial rend impossible la culture de lrsquoolivier mais cela
est purement neacutegatif Il est vrai aussi que certain eacutetat geacuteographique rend possible certaine
organisation lagrave ougrave il y a des ports il peut y avoir une marine mais cela est purement
virtuel En fait aucune des lois drsquoanthropogeacuteographie nrsquoest fondeacutee sur lrsquohistoire ou
confirmeacutee par elle Pour avoir le droit de parler de laquo loi anthropogeacuteographique raquo il
faudrait pouvoir dire Tel eacutetat geacuteographique produit crsquoest-agrave-dire rend neacutecessaire tel fait
124
social or cela nrsquoarrive jamais La preuve crsquoest que dans le mecircme pays avec les mecircmes
conditions geacuteographiques agrave chaque eacutepoque diffeacuterente a eacuteteacute reacutealiseacute un eacutetat social tregraves
diffeacuterent LrsquoAngleterre avec le mecircme sol et le mecircme climat qursquoaujourdrsquohui eacutetait au XIVe
siegravecle un pays drsquoeacutelevage de moutons comme lrsquoAustralie drsquoaujourdrsquohui un pays sans
industrie sans commerce sans marine
11 De mecircme on a voulu expliquer lrsquohistoire des peuples par lrsquoanthropologie On admettait
que telle structure anthropologique conduit neacutecessairement les hommes agrave telle
organisation sociale et agrave tels actes La vie et les actes de chaque peuple eacutetaient la
conseacutequence de la race la race grecque eacutetait neacutecessairement porteacutee agrave la philosophie et agrave
la sculpture la race allemande au particularisme Crsquoest ainsi que Savigny et laquo lrsquoeacutecole
historique raquo ont attribueacute les institutions diffeacuterentes agrave la diffeacuterence du Volksgeist (geacutenie du
peuple) et Taine a deacuteveloppeacute ce systegraveme dans la fameuse theacuteorie des races La lacune de
ce raisonnement est eacutevidente Mecircme en admettant que la race crsquoest-agrave-dire les dispositions
heacutereacuteditaires des hommes soit une condition indispensable pour telle organisation ou tels
actes ndash que des Hellegravenes seuls aient eu les dispositions neacutecessaires pour faire de la
sculpture grecque ndash il est certain que la race nrsquoest jamais suffisante puisque dans une
mecircme race les ancecirctres et les descendants nrsquoont pas la mecircme vie la race helleacutenique
nrsquoavait pas produit de sculpture grecque avant le VIIe siegravecle et a cesseacute drsquoen produire au
Bas-Empire
12 Ces deux exemples de lrsquoanthropogeacuteographie et de la theacuteorie des races montrent par
analogie pourquoi on ne peut pas expliquer les pheacutenomegravenes humains uniquement par
lrsquoeacutetat mateacuteriel des hommes qui composent une socieacuteteacute Ce sont des conditions
indispensables mais insuffisantes agrave la production drsquoun pheacutenomegravene Il en est de mecircme des
faits deacutemographiques Eacutevidemment une population nombreuse drsquoune densiteacute supeacuterieure
agrave 1 habitant par 100 kilomegravetres carreacutes est neacutecessaire pour faire un peuple civiliseacute Mais
entre populations de mecircme densiteacute il peut y avoir des diffeacuterences beaucoup plus grandes
qursquoentre populations de densiteacute tregraves diffeacuterente La Belgique est beaucoup plus semblable agrave
la Norvegravege ou aux Eacutetats-Unis qursquoau Bengale ou agrave lrsquoEacutegypte De la densiteacute du pays on ne peut
tirer aucune conclusion positive certaine sur aucune autre espegravece de pheacutenomegravene social
on en tirera au maximum la conclusion que tel pheacutenomegravene a eacuteteacute possible ou impossible
Une population nombreuse est une possibiliteacute drsquoeacutemigrer ou une possibiliteacute de srsquoentasser
une possibiliteacute de creacuteer des industries varieacutees ou de limiter la consommation au minimum
de famine on ne peut drsquoavance preacutedire laquelle de ces solutions opposeacutees se reacutealisera Il
en est de mecircme pour la reacutepartition des sexes des acircges des maladies des professions De
mecircme les faits de richesse les moyens drsquoaction eacuteconomiques ne sont que des possibiliteacutes
drsquoactes mais ils ne produisent pas les actes ils nrsquoobligent mecircme pas agrave agir drsquoune faccedilon
irreacutesistible les hommes en possession de cette richesse Il nrsquoest pas indiffeacuterent sans doute
qursquoun peuple soit riche mais sa richesse ne fait pas preacutevoir comment il se conduira
Lrsquoactiviteacute drsquoun peuple nrsquoest pas proportionneacutee agrave sa richesse pas plus que lrsquoeacutemigration
nrsquoest en raison du nombre des habitants
13 Ainsi tous les faits de deacutemographie sont au maximum des conditions drsquoexistence drsquoune
organisation sociale ils ne sont pas des causes de direction Lrsquoeacutevolution de ces conditions
ne pourra donc ecirctre la cause deacuteterminante drsquoune eacutevolution correspondante des autres
faits que dans la mesure ougrave les conditions seraient transformeacutees de faccedilon agrave rendre
impossible lrsquoexistence de ces faits ndash par exemple dans le cas ougrave la population srsquoest eacuteteinte
ndash ou agrave rendre possible des faits jusque-lagrave impossibles ndash par exemple si une population
125
nouvelle srsquoest creacuteeacutee ndash Mais agrave part ces cas extrecircmes les faits de deacutemographie nrsquoont pas
drsquoinfluence certaine sur drsquoautres faits humains
14 III ndash Les pheacutenomegravenes eacuteconomiques sont surtout des habitudes ou des regraveglements de
travail de reacutepartition de genre de vie Ce sont 1deg des faits de production moyens
techniques et outillage de culture drsquoindustrie de transports division du travail et par
suite speacutecialisation des hommes dans les professions 2deg des faits drsquoappreacuteciations valeur
marcheacute eacutechange commerce creacutedit 3deg des faits de reacutepartition partage des produits
proprieacuteteacute capital rente salaire transmission et contrats 4deg des faits de consommation
et comme conseacutequence des faits de reacutepartition des genres de vie entre les hommes crsquoest
la part de richesse et de consommation de chaque homme avec les diffeacuterences qui en
deacuterivent qui constitue les classes sociales
15 Quelle action ces habitudes et ces regraveglements ont-ils sur le reste de la vie On peut le
constater par lrsquoobservation actuelle des socieacuteteacutes Il est certain que lrsquooccupation speacuteciale
ordinaire drsquoun homme sa part de jouissance dans la richesse sociale lrsquoideacutee que lui-mecircme
et les autres se font de ses moyens drsquoaction et de jouissance lrsquoorganisation de sa
consommation ont une action profonde sur toutes ses autres opeacuterations sur sa vie
politique sur sa vie intellectuelle sur sa conduite Mais il faut regarder les faits concrets
et prendre garde drsquoadmettre lrsquoaction drsquoune abstraction sur une autre abstraction par
exemple lrsquoaction de la structure eacuteconomique sur lrsquoorganisation politique ou sur le droit Il
faut chercher empiriquement comment srsquoexerce lrsquoaction des habitudes et des conditions
16 1deg Individuellement comment les habitudes prises par un homme dans la vie eacuteconomique
comment les conditions mateacuterielles ougrave il est placeacute agissent-elles sur ses autres activiteacutes
Elles peuvent lui donner ou lui enlever les moyens mateacuteriels de se procurer les objets
utiles aux autres espegraveces drsquoactiviteacute ndash tels que mobilier vecirctements de luxe objets drsquoart
moyens drsquoinstruction Elles peuvent lui laisser ou ne pas lui laisser le temps ou la faciliteacute
de se livrer agrave drsquoautres activiteacutes Elles peuvent lui donner les occasions de contact avec
drsquoautres hommes ou lrsquoisoler Elles peuvent deacutevelopper ou atrophier en lui le goucirct ou la
faculteacute pour certains autres actes En examinant ces diffeacuterents moyens drsquoaction on
arrivera agrave eacutetablir empiriquement quelle est lrsquoaction de la profession du loisir de la
jouissance de la richesse sur les diffeacuterents pheacutenomegravenes individuels ndash soit de vie priveacutee
(mœurs modes plaisirs jeux) ndash soit de vie intellectuelle ndash soit de morale pratique ndash soit
mecircme de politique On verra srsquoil y a une tendance constante de certaines professions ou
de certains laquo standards of life raquo vers certaines mœurs certaines croyances certains arts
certaines morales certaines formes drsquoactiviteacute politique
17 2deg Collectivement il faut examiner les habitudes et les regraveglements collectifs
drsquoorganisation eacuteconomique la reacutepartition du travail entre les membres drsquoun mecircme
groupe de production ou de transport ndash le meacutecanisme organiseacute pour diriger les
opeacuterations crsquoest-agrave-dire le personnel de direction son pouvoir ses moyens drsquoaction son
recrutement ndash le meacutecanisme de la valeur et des eacutechanges crsquoest-agrave-dire le personnel qui
deacutetermine la valeur et regravegle les eacutechanges les moyens drsquoaction de ce personnel ndash le
meacutecanisme de la reacutepartition des produits et de la proprieacuteteacute crsquoest-agrave-dire le personnel qui
dirige les regravegles de la proprieacuteteacute et de la jouissance les classes sociales et les rapports
entre ces classes Il faut chercher quelle place les travailleurs subalternes et les directeurs
de chacun de ces meacutecanismes occupent dans les autres hieacuterarchies sociales non
eacuteconomiques dans les corps politiques soit centraux soit locaux dans les corps
eccleacutesiastiques ndash par quels moyens ils agissent sur ces corps quelle part ils ont
directement dans la formation des proceacutedeacutes de gouvernement ou des regravegles officielles
126
(coutume droit jugements lois) et comment ils reacuteagissent indirectement sur les
activiteacutes drsquoautres espegraveces en tant que soumises agrave la coutume ou agrave la loi ndash quelles
habitudes drsquoorganisation collective prises dans la pratique de leur vie eacuteconomique ils
apportent dans la vie politique ou la vie eccleacutesiastique ndash quels inteacuterecircts eacuteconomiques ils
essaient de favoriser Il reste agrave examiner comment les organisations eacuteconomiques
collectives creacuteeacutees pour deacuteterminer la valeur agissent elles-mecircmes sur le gouvernement
ndash comment le personnel qui dirige le marcheacute agit sur le personnel du gouvernement
ndash comment se regraveglent dans la reacutepartition des produits la part du personnel du
gouvernement et la part de lrsquoEacutetat lrsquoimpocirct Enfin il faut chercher srsquoil y a des classes
sociales constitueacutees sur un fondement eacuteconomique
18 On nrsquoa pas seulement agrave eacutetablir empiriquement comment les habitudes et les organisations
eacuteconomiques agrave un moment donneacute agissent sur lrsquoensemble de la vie humaine il faut
chercher ensuite comment lrsquoeacutevolution de la vie eacuteconomique peut agir sur les autres
eacutevolutions Le proceacutedeacute empirique sera de comparer diffeacuterentes eacutevolutions dans la vie
eacuteconomique connues historiquement pour voir si elles ont eacuteteacute suivies constamment
drsquoeacutevolutions dans certaines autres activiteacutes Un changement dans les proceacutedeacutes techniques
du travail ou dans le mode de division du travail par exemple est-il suivi drsquoune
transformation donneacutee dans la vie intellectuelle les mœurs le droit lrsquoorganisation du
gouvernement De mecircme trouve-t-on quelque transformation produite reacuteguliegraverement
par un certain changement dans le proceacutedeacute de deacutetermination de la valeur ou les proceacutedeacutes
drsquoeacutechange ou de creacutedit ou le mode de reacutepartition des produits du travail ou la division en
classes ou les rapports entre les classes
19 Empiriquement on ne voit pas une seule eacutevolution drsquoune organisation eacuteconomique qui
dans des socieacuteteacutes diffeacuterentes ait toujours eacuteteacute suivie de la mecircme eacutevolution de quelque
autre espegravece drsquoorganisation On voit au contraire que tantocirct cette eacutevolution connexe srsquoest
produite tantocirct elle a eacuteteacute absente Le lien entre eacutevolutions nrsquoest pas le mecircme dans
lrsquoAntiquiteacute et les temps modernes dans les socieacuteteacutes chreacutetiennes et les socieacuteteacutes
mulsumanes Si lrsquoon veut trouver une correacutelation reacuteguliegravere il faudra analyser la reacuteunion
de conditions qui a ameneacute lrsquoeacutevolution pour deacuteterminer la part de lrsquoaction speacutecialement
eacuteconomique
20 Ainsi on nrsquoa pas le droit drsquoadmettre a priori une action preacutepondeacuterante des faits sociaux
deacutemographiques ou eacuteconomiques sur les autres faits Non seulement ces faits ne tiennent
pas la place exceptionnelle de cause unique ou fondamentale que leur attribue
lrsquointerpreacutetation eacuteconomique de lrsquohistoire Mais ils sont agrave lrsquoarriegravere-plan ils ne sont pas des
causes au sens vulgaire ils ne sont que des conditions neacutegatives de la vie geacuteneacuterale de la
socieacuteteacute Srsquoils ne se produisaient pas les autres faits seraient impossibles il nrsquoy aurait pas
de socieacuteteacute srsquoil nrsquoy avait une population et un travail eacuteconomique et pour qursquoune socieacuteteacute
arrive agrave un certain degreacute drsquoactiviteacute dans toutes les autres branches il lui faut une certaine
quantiteacute ndash drsquoailleurs indeacutetermineacutee ndash de population et de richesse Mais ce ne sont que des
conditions drsquoexistence Degraves qursquoune socieacuteteacute a atteint ces conditions la direction qursquoelle
adopte en tous les genres sa religion ses arts sa morale sa science sa vie politique
deacutependent de tout autres causes que les faits sociaux et lrsquoeacutevolution de cette socieacuteteacute dans
ses diverses branches deacutepend de tout autres causes que de lrsquoeacutevolution dans les faits
sociaux Les causes au sens vulgaire ndash crsquoest-agrave-dire les faits qui produisent les
changements apparents de la socieacuteteacute et qui lui donnent sa direction ndash ne sont pas les faits
eacuteconomiques ce sont les faits des autres espegraveces
127
21 On doit srsquoattendre agrave ne trouver dans les conditions geacuteneacuterales deacutemographiques ou
eacuteconomiques que des conditions neacutegatives pour deacuteterminer les causes positives de
chaque eacutevolution historique il faudra tenir compte drsquoautres espegraveces de pheacutenomegravenes
Quant agrave lrsquoaction propre des faits sociaux sur lrsquoensemble de la socieacuteteacute on ne pourra
lrsquoeacutetablir que par une eacutetude empirique crsquoest la recherche analytique des actions de chaque
espegravece de faits eacuteconomiques qui seule peut fonder scientifiquement laquo lrsquointerpreacutetation
eacuteconomique de lrsquohistoire raquo crsquoest-agrave-dire lrsquoeacutetude de lrsquoaction des faits eacuteconomiques sur
lrsquoeacutevolution humaine
22 IV ndash Il reste agrave dire en quoi la connaissance des faits de lrsquohistoire sociale est neacutecessaire agrave
celle des autres histoires
23 1 La statistique deacutemographique est-elle neacutecessaire agrave lrsquohistoire des autres branches En
aucun cas elle nrsquoest neacutecessaire agrave lrsquohistoire qualitative On nrsquoa aucun besoin de connaicirctre
mecircme grossiegraverement le chiffre de population drsquoune socieacuteteacute pour eacutetudier lrsquohistoire de sa
vie intellectuelle (langue arts sciences religion) de ses mœurs priveacutees ou de son droit
et mecircme de son organisation politique En fait on connaicirct toutes ces histoires dans
lrsquoAntiquiteacute et au Moyen Acircge sans avoir aucune notion sucircre de deacutemographie Mais degraves
qursquoil srsquoagit de connaissance quantitative la deacutemographie devient une connaissance
indispensable or lrsquohistoire de lrsquoorganisation politique reste incomplegravete tant qursquoon ignore
lrsquoimportance numeacuterique du corps social et les proportions numeacuteriques de ses parties
crsquoest la grande lacune dans lrsquohistoire des institutions antiques Lrsquohistoire des pheacutenomegravenes
deacutemographiques crsquoest-agrave-dire de lrsquoeacutevolution numeacuterique de la population nrsquoest pas
indispensable tant qursquoon se contente drsquoatteindre le caractegravere des autres eacutevolutions sans en
chercher les proportions Mais elle aide agrave comprendre les changements surtout
politiques qui se sont faits pour srsquoadapter aux mouvements de la population et elle
devient neacutecessaire degraves qursquoon veut se repreacutesenter lrsquoeacutevolution dans lrsquoimportance pratique
des pheacutenomegravenes On peut sans aucun appel agrave la deacutemographie comprendre la nature de
lrsquoeacutevolution qui a transformeacute lrsquoesclavage en servage et la chevalerie en noblesse mais il
faudra des chiffres pour eacutetablir comment cette eacutevolution srsquoest reacutepartie dans la reacutealiteacute sur
les diffeacuterents pays et sur les diffeacuterentes eacutepoques
24 2deg Lrsquohistoire eacuteconomique est neacutecessaire aux autres histoires dans la mesure ougrave les faits
eacuteconomiques et leur eacutevolution ont eacuteteacute la condition des autres faits et la cause de leurs
eacutevolutions Lrsquohistoire intellectuelle peut srsquoen passer tant qursquoon nrsquoa pas besoin de se
repreacutesenter les moyens drsquoaction mateacuteriels crsquoest le cas des eacutetudes de croyance de
sciences de doctrines de beaux-arts Mais on ne peut eacutetudier ni lrsquohistoire des mœurs des
institutions et du droit ni lrsquohistoire politique sans tenir compte au moins des conditions
geacuteneacuterales et des grandes transformations de la vie eacuteconomique Lrsquohistoire eacuteconomique est
donc un auxiliaire neacutecessaire de lrsquohistoire des institutions et des eacuteveacutenements
128
Chapitre XX
Lrsquoaction des faits humains individuelssur les faits sociaux
I Position de la question ndash Diffeacuterentes cateacutegories de faits eacuteconomiques et deacutemographiquesII Action des usages ndash Usages intellectuels croyances connaissances usages mateacuteriels viepriveacutee consommationIII Action des eacuteveacutenements individuels ndash Inventions et creacuteations ndash Changements de directionproduits par les chefs
1 Lrsquoeacutetude de lrsquoutiliteacute de lrsquohistoire sociale pour les autres branches drsquohistoire a pour
contrepartie lrsquoeacutetude de lrsquoaction des autres espegraveces drsquoactiviteacute humaine et de leur eacutevolution
sur la vie sociale et sur lrsquoeacutevolution sociale (eacuteconomique et deacutemographique) drsquoougrave
ressortiront les services que lrsquohistoire des autres branches de la vie humaine peut rendre
agrave lrsquohistoire sociale On peut deacuteterminer ainsi les connaissances drsquohistoire geacuteneacuterale ou
speacuteciale qui pratiquement seront utiles agrave lrsquohistorien des faits sociaux
2 Je vais consideacuterer ici seacutepareacutement drsquoabord lrsquoaction des pheacutenomegravenes individuels (actes et
penseacutees) et ensuite lrsquoaction des pheacutenomegravenes collectifs drsquoorganisation
3 I Quelle est lrsquoaction des faits individuels sur les faits sociaux On doit preacuteciser cette
question en analysant les faits sociaux On a montreacute plus haut (chap IX III) qursquoil faut
parler des pheacutenomegravenes eacuteconomiques non en bloc (la structure eacuteconomique est une
meacutetaphore dangereuse) mais en les deacutecrivant drsquoune faccedilon empirique de faccedilon agrave en
apercevoir la nature reacuteelle De mecircme qursquoil nrsquoy a pas de structure eacuteconomique totale qui
deacutetermine lrsquoorganisation politique totale drsquoun peuple il nrsquoy a pas de structure
eacuteconomique qui soit deacutetermineacutee en bloc par quelque autre pheacutenomegravene unique Il y a dans
une socieacuteteacute une seacuterie drsquohabitudes eacuteconomiques et drsquoarrangements collectifs de vie
eacuteconomique Crsquoest sur chaque habitude et chaque arrangement en particulier qursquoon doit
chercher quelle action exercent les faits drsquoune autre nature Il faut donc avoir preacutesente agrave
lrsquoesprit la seacuterie de ces habitudes et de ces arrangements
4 1deg Proceacutedeacutes techniques de production et de transport division du travail par
arrangement collectif entre les travailleurs de tout genre y compris les directeurs
5 2deg Proceacutedeacutes pour fixer la valeur et la repreacutesenter proceacutedeacutes pour faire les eacutechanges
arrangements de commerce monnaie et creacutedit
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6 3deg Proceacutedeacutes de partage et de distribution proceacutedeacutes de transmission des objets et des
valeurs repreacutesentatives reacutegime de proprieacuteteacute et de contrats
7 4deg Classement des membres de la socieacuteteacute drsquoapregraves leur occupation et drsquoapregraves leur part dans
la distribution des valeurs
8 Quant agrave la consommation on discute si elle doit ecirctre classeacutee parmi les faits eacuteconomiques
crsquoest la theacuteorie de lrsquoeacutecole ameacutericaine fondeacutee sur lrsquoaction deacutecisive de la consommation En
Europe lrsquohistoire des habitudes de consommation est resteacutee une partie de lrsquohistoire des
mœurs
9 De mecircme les pheacutenomegravenes deacutemographiques doivent ecirctre analyseacutes car il faut chercher
seacutepareacutement lrsquoaction des autres pheacutenomegravenes humains sur chacun drsquoeux On devrait donc
distinguer 1deg le chiffre total de la population 2deg la densiteacute et la distribution des
agglomeacuterations 3deg la proportion des qualiteacutes acircges sexes religion degreacute drsquoinstruction
4deg les mouvements de la population nataliteacute mortaliteacute mariage eacutemigration 5deg les
accidents reacuteguliers maladies crimes suicides etc
10 Pour chacun de ces pheacutenomegravenes eacuteconomique ou deacutemographique la question se pose
Quelle action subit-il de la part des autres Par quelle habitude ou quel arrangement
intellectuel priveacute politique a-t-il eacuteteacute produit Par quel meacutecanisme mateacuteriel ou
psychique ndash Quand on eacutetudie lrsquoeacutevolution crsquoest-agrave-dire lrsquohistoire de ces faits on doit se
demander quel changement intellectuel priveacute politique a produit ou a influenceacute le
changement eacuteconomique ou deacutemographique Cet interrogatoire organiseacute en meacutethode est
un preacuteservatif contre la tendance agrave chercher lrsquoexplication des faits et des transformations
eacuteconomiques dans ces faits eux-mecircmes contre la tentation de comparer des tableaux ou
des courbes statistiques pour deacuteterminer la cause des eacutevolutions sociales
11 Lrsquoaction des faits individuels sur les faits sociaux se preacutesente sous deux formes 1deg des
usages ou habitudes communes crsquoest la forme la plus importante 2deg des eacuteveacutenements
uniques
12 II ndash Les usages communs aux individus drsquoun mecircme groupe sont soit des conceptions que
tous les individus de ce groupe (ou la plupart) admettent soit des actes qursquoils font et
qursquoils renouvellent en imitant un mecircme modegravele On peut les classer en deux 1deg usages
intellectuels ougrave la partie essentielle est une conception intellectuelle lrsquoacte mateacuteriel
eacutetant seulement un symbole destineacute agrave manifester la conception (croyances arts sciences
doctrines) 2deg usages mateacuteriels ougrave la partie essentielle est mateacuterielle lrsquoacte intellectuel ne
servant qursquoagrave diriger les actes mateacuteriels (alimentation vecirctement habitation
divertissements ceacutereacutemonies
13 Dans lrsquohistoire des usages intellectuels il faut rechercher ceux qui ont une action
appreacuteciable sur lrsquoorganisation de la vie eacuteconomique crsquoest-agrave-dire qui peuvent modifier les
actes ou les arrangements eacuteconomiques (objets produits division du travail voies de
transport commerce proprieacuteteacute)
14 1deg Les croyances On peut attendre a priori qursquoelles auront une action deacutecisive sur toute la
conduite des individus car chaque homme arrange sa vie suivant la conception geacuteneacuterale
qursquoil se fait du monde et de la place qursquoil y tient
15 Cette conception agit directement sur chacun de ses actes par suite sur chacun des
eacuteleacutements deacutemographiques qui deacutependent de la volonteacute le domicile lrsquoeacutemigration la
nataliteacute le mariage le suicide (On voit sans peine combien tous ces faits deacutependent par
exemple de la religion) Elle agit sur tous les faits de la vie eacuteconomique qui deacutependent du
130
choix des individus membres de la socieacuteteacute avant tout sur lrsquoappreacuteciation des objets et des
services sur la valeur Crsquoest uniquement par suite drsquoune croyance que les services des
precirctres ou des sorciers et les actes rituels des religions sont rechercheacutes et payeacutes
chegraverement ndash Neacutegativement cette conception agit pour restreindre la production et la
distribution en faisant consideacuterer comme interdits des actes impurs ou des relations avec
des ecirctres impurs religieusement ou moralement Ainsi le vin le porc les spiritueux sont
sans valeur quand la religion ou la morale les interdisent ndash Indirectement elle agit en
entravant les groupements eacuteconomiques entre les hommes seacutepareacutes par des diffeacuterences de
croyance Il est donc indispensable pour lrsquohistoire sociale de tenir compte de lrsquohistoire de
la croyance
16 Les croyances prennent des formes varieacutees Les plus importantes sont la religion
ensemble de croyances organiseacutees sous forme de rites et de dogmes ndash les doctrines
philosophiques ndash les preacuteceptes moraux Cet ensemble eacutenorme lrsquohistorien des faits
sociaux nrsquoaura pas besoin de le connaicirctre en deacutetail il pourra se borner agrave chercher les
faits qui peuvent avoir eu une action pratique sur la vie sociale Il eacutecartera donc toute la
meacutetaphysique toute la morale theacuteorique toute la theacuteologie doctrinale il srsquoen tiendra aux
croyances religieuses philosophiques et morales qui portent sur le devoir pratique aux
prescriptions rituelles crsquoest-agrave-dire aux croyances et aux prescriptions qui regraveglent la
conduite Tous ces faits sont eacutetudieacutes dans les histoires speacuteciales il suffira de savoir les y
trouver
17 La difficulteacute pratique sera de localiser les croyances de savoir dans quel groupe
drsquohommes elles ont eu une action reacuteelle sur la conduite les speacutecialistes srsquooccupent
beaucoup plus drsquoeacutetudier les formes des croyances que leur reacutepartition et ne srsquooccupent
guegravere de les localiser avec preacutecision
18 Il y a toute une cateacutegorie de croyances sur laquelle on ne trouvera guegravere de
renseignements On a eacutetudieacute surabondamment les doctrines morales et les morales
officielles de tous les temps mais lrsquohistoire des croyances morales effectives nrsquoest pas faite
encore avec preacutecision On ne sait pas drsquoapregraves quelles regravegles de morale pratique les
hommes se conduisaient reacuteellement sur ce point on risque fort de ne trouver dans les
histoires speacuteciales que des donneacutees insuffisantes
19 La connaissance des croyances est drsquoautant plus neacutecessaire pour comprendre la vie
sociale drsquoun peuple que ce peuple est moins avanceacute en civilisation Les croyances se
forment drsquoabord avant toute science et elles commencent par dominer toute la penseacutee et
toute la vie morale elles reculent peu agrave peu agrave mesure que la connaissance par
observation se forme Aussi lrsquohistoire des croyances religieuses et des superstitions est-
elle plus neacutecessaire pour comprendre les socieacuteteacutes les plus anciennes
20 2deg Les arts ont une action beaucoup plus faible que ne lrsquoadmet lrsquoopinion courante
21 Notre culture exclusivement litteacuteraire nous a donneacute une impression fausse sur
lrsquoimportance de la litteacuterature et des arts Parce qursquoon nous a fait passer dix ans de notre
vie agrave ne nous occuper que de pheacutenomegravenes artistiques nous croyons instinctivement que
ces faits ont absorbeacute une forte partie de lrsquoactiviteacute des hommes Cette illusion a eacuteteacute
aggraveacutee par lrsquoinfluence des professeurs de litteacuterature et des archeacuteologues uniquement
occupeacutes drsquoœuvres drsquoart En fait les arts pour lrsquoeacutenorme majoriteacute des hommes
drsquoaujourdrsquohui ne tiennent qursquoune place tregraves petite dans la vie et il paraicirct en avoir eacuteteacute
toujours ainsi mecircme chez les Grecs ndash agrave en juger par le peu drsquoattention que les historiens
grecs apportent aux grands eacuteveacutenements artistiques de leur temps Lrsquoart nrsquoexerce aucune
131
action appreacuteciable sur les faits deacutemographiques on peut les eacutetudier sans rencontrer
jamais lrsquoinfluence de lrsquoart Sur la vie eacuteconomique lrsquoaction des arts se reacuteduit agrave creacuteer
quelques valeurs artistiques en petit nombre ndash sauf lrsquoart industriel qui deacutepend beaucoup
plus de la mode que du goucirct artistique
22 3deg Les connaissances (on peut reacuteunir sous ce terme les sciences pures les connaissances
empiriques et les arts techniques) agissent fortement au contraire sur les faits sociaux
Elles agissent par le mecircme proceacutedeacute que la croyance la conception que lrsquoindividu se fait
du monde et de sa situation soit par la science soit par lrsquoempirisme dirige en grande
partie sa conduite crsquoest le terrain de la concurrence entre la science et la religion (la
morale reste placeacutee sur un terrain indivis ou mal deacutelimiteacute) La connaissance agit sur les
faits deacutemographiques (groupement eacutemigration ou immigration nataliteacute) et sur les faits
eacuteconomiques ndash directement en donnant la notion de la valeur des choses aliments
matiegraveres premiegraveres animaux etc ndash neacutegativement en arrecirctant la fabrication ou la
production drsquoobjets reconnus inutiles ou qursquoon peut avantageusement remplacer par
drsquoautres ndash indirectement en montrant lrsquoavantage de groupements eacuteconomiques auxquels
on nrsquoavait pas encore songeacute ou en deacutegageant des preacutejugeacutes religieux ou moraux qui
faisaient interdire les groupements nouveaux
23 En outre la connaissance a un proceacutedeacute drsquoaction exteacuterieure qui manque agrave la croyance
purement subjective elle fait connaicirctre le monde exteacuterieur et les proceacutedeacutes drsquoaction reacuteels
de lrsquohomme sur le monde Elle enseigne les proceacutedeacutes reacuteels mais psychologiques pour
manier les hommes et les persuader proceacutedeacutes tregraves actifs dans la vie eacuteconomique pour
lrsquoappreacuteciation de la valeur et pour lrsquoorganisation des eacutechanges (il suffira de citer la
publiciteacute le creacutedit la speacuteculation) Elle enseigne les proceacutedeacutes tantocirct psychologiques
(dressage) tantocirct physiologiques (seacutelection) pour tirer parti des animaux Elle enseigne
surtout les proceacutedeacutes reacuteels et mateacuteriels pour agir sur la matiegravere lrsquoensemble des proceacutedeacutes
techniques de production et de transport La connaissance ne suffit pas agrave creacuteer
lrsquoindustrie mais crsquoest elle qui en est la condition neacutecessaire et qui lui donne sa forme
Drsquoautres causes agissent sur la division du travail et par suite sur la quantiteacute de la
production mais la nature de la production deacutepend de la technique crsquoest-agrave-dire de la
connaissance
24 Lrsquohistoire sociale aura donc besoin sinon de connaicirctre en deacutetail lrsquohistoire des sciences et
des arts techniques du moins de savoir lrsquohistoire de la science dans les parties applicables
agrave la vie et agrave la morale pratique et lrsquohistoire des proceacutedeacutes techniques de production Cela
est facile agrave apprendre La seule difficulteacute sera drsquoappreacutecier la diffusion des connaissances et
des proceacutedeacutes dans une socieacuteteacute donneacutee agrave un moment donneacute crsquoest la question qui inteacuteresse
le moins les speacutecialistes de lrsquohistoire des sciences et sur laquelle on trouvera le moins de
renseignements
25 4deg Les usages mateacuteriels ont une action deacutecisive sur la vie eacuteconomique ils sont le but et
par conseacutequent le reacutegulateur de la production On ne produit guegravere que pour satisfaire
des besoins mateacuteriels La vie mateacuterielle consiste surtout dans la consommation des objets
alimentation vecirctement logement mobilier objets drsquoagreacutement crsquoest le terrain
intermeacutediaire entre la vie eacuteconomique et les coutumes de la vie priveacutee Il semble drsquoabord
que ces usages ne soient que le reacutesultat de la vie eacuteconomique car on consomme les objets
produits par la production et reacutepartis par la distribution Mais on ne produit qursquoen vue de
la consommation et crsquoest la consommation qui dirige la production En ce sens les usages
de consommation mateacuterielle seraient la cause de tous les actes eacuteconomiques et devraient
ecirctre lrsquoobjet fondamental des eacutetudes eacuteconomiques pour comprendre la production il
132
faudrait drsquoabord eacutetudier ce que les consommateurs deacutesirent qursquoon produise Lrsquohistoire de
la consommation crsquoest-agrave-dire de la vie mateacuterielle serait le premier chapitre de lrsquohistoire
eacuteconomique
26 En fait la relation est plus complexe ce nrsquoest pas toujours un client qui commande en
vue drsquoune ideacutee arrecircteacutee de consommer crsquoest souvent le vendeur crsquoest-agrave-dire le fabricant
dirigeacute par le commerccedilant qui offre des objets et donne au consommateur lrsquoideacutee de les
consommer Les deux activiteacutes srsquoentremecirclent eacutetroitement il faudrait pour les distinguer
une eacutetude qui nrsquoest pas faite
27 Pourtant lrsquohistoire eacuteconomique ne peut pas se passer de lrsquohistoire de la consommation
elle a besoin de connaicirctre la demande spontaneacutee du consommateur crsquoest-agrave-dire lrsquohistoire
de la vie mateacuterielle Crsquoest assureacutement la partie la plus neacutegligeacutee de la vie sociale soit
contemporaine soit passeacutee et ce serait comme on lrsquoa tregraves bien montreacute aux Eacutetats-Unis
un des champs drsquoeacutetudes les plus instructifs de lrsquohistoire sociale La consommation nrsquoagit
pas seulement sur la production par lrsquoaction directe que la nature de la commande exerce
sur la nature de la production et du commerce ndash par exemple la demande de la pourpre
ou de lrsquoambre dans les temps antiques des eacutepices au Moyen Acircge Indirectement la forme
de demande reacuteagit sur lrsquoorganisation du travail suivant qursquoelle est continue
intermittente ou irreacuteguliegravere elle produit un travail reacutegulier ou une morte-saison ou des
crises suivant qursquoelle vient drsquoun groupe peu nombreux ou drsquoune grande masse
drsquohommes suivant qursquoelle porte sur des objets de luxe ou sur des objets drsquoutiliteacute elle
deacutetermine des systegravemes de production tregraves diffeacuterents Lrsquohistorien des faits sociaux nrsquoa pas
besoin de savoir les deacutetails de lrsquohistoire de la vie mateacuterielle mais il doit connaicirctre en gros
les espegraveces drsquoobjets consommeacutes la nature des matiegraveres premiegraveres les plus employeacutees la
quantiteacute et les eacutepoques de la demande
28 La vie priveacutee se compose drsquoactes ou quotidiens ou peacuteriodiques ou solennels lrsquohistoire de
la vie priveacutee comporte lrsquoeacutetude de lrsquoemploi des journeacutees des heures de repas des usages de
toilette et de meacutedecine des fecirctes reacuteceptions ceacutereacutemonies des divertissements et des
exercices (chasse sport spectacles jeux voyages) Ces actes sont en partie des actes de
consommation en tant qursquoils exigent des objets mateacuteriels ou des services mateacuteriels qui
mettent en mouvement un personnel de domestiques hocircteliers commissionnaires
coiffeurs meacutedecins acteurs Ils agissent donc pour diriger la production des objets ou la
division du travail
29 Ils agissent aussi drsquoune autre faccedilon non plus sur la fabrication seulement mais sur la vie
tout entiegravere des gens consacreacutes agrave des services mateacuteriels car ils les mettent dans une
cateacutegorie eacuteconomique diffeacuterente des producteurs Lrsquohistoire sociale a donc besoin de
connaicirctre sinon tous les usages de vie priveacutee du moins ceux qui exigent une production
drsquoobjets consideacuterable et ceux qui immobilisent un nombre appreacuteciable de travailleurs
dans les services priveacutes Il nrsquoest pas inutile pour comprendre la vie eacuteconomique de
lrsquoEspagne au XVIe siegravecle de savoir qursquoune partie de la population eacutetait dans la domesticiteacute
des seigneurs
30 Lrsquoaction la plus forte est celle de la mode qui creacutee ou deacutetruit des valeurs crsquoest elle qui
domine toutes les industries de luxe et qui est lrsquoagent le plus actif de transformation Il
faut donc savoir lrsquohistoire de la mode au moins dans la mesure ougrave chaque mode nouvelle
a eu pour reacutesultat de produire un changement dans lrsquoespegravece des objets ou des services
demandeacutes il faut connaicirctre la position des centres de la mode et les deacuteplacements de ces
centres car ils sont lieacutes agrave lrsquoorganisation du commerce et du travail Dans les eacutepoques
133
anciennes le pheacutenomegravene de la mode est limiteacute agrave la classe peu nombreuse des
aristocraties mais il nrsquoen est pas moins capital dans lrsquohistoire du commerce parce que le
commerce dans les peacuteriodes de communications difficiles est limiteacute aux objets de luxe
31 III ndash Les actes individuels sont eacutetudieacutes par lrsquohistoire geacuteneacuterale Il suffit agrave lrsquohistoire
eacuteconomique de connaicirctre les principaux ceux qui sont agrave lrsquoorigine drsquoune eacutevolution
mateacuterielle encore nrsquoa-t-elle pas besoin de les eacutetudier en deacutetail Elle nrsquoa que faire de la
biographie de Mahomet ou de Napoleacuteon il lui suffit de connaicirctre ceux de leurs actes qui
ont eu des conseacutequences mateacuterielles geacuteneacuterales telles que lrsquointerdiction de boire du vin
ou le blocus continental
32 Les actes individuels qui peuvent avoir des conseacutequences dans la vie eacuteconomique sont de
deux espegraveces
33 1deg Les inventions ou les creacuteations individuelles sont des exemples donneacutes par un homme
et suivis par une masse drsquoimitateurs Elles se produisent surtout dans la vie intellectuelle
creacuteation drsquoune croyance (religieuse ou morale) drsquoune forme drsquoart drsquoune science drsquoun
ideacuteal Elles se rencontrent aussi dans la vie mateacuterielle sous la forme drsquoune deacutecouverte
geacuteographique drsquoune invention technique ou de la creacuteation drsquoune mode Lrsquoaction de
lrsquoindividu est eacutevidente ici lrsquoinitiateur amegravene la socieacuteteacute agrave changer de conduite ou
drsquoappreacuteciation de la valeur ou de proceacutedeacutes drsquoaction il creacutee ou deacutetruit une valeur une
technique de production une voie de communication un proceacutedeacute drsquoeacutechange ou
indirectement il modifie lrsquoorganisation du travail ou mecircme la distribution drsquoun
pheacutenomegravene deacutemographique en faisant par exemple arriver une population dans un pays
jusque-lagrave deacutesert
34 2deg Le changement de direction peut ecirctre donneacute agrave une socieacuteteacute par un chef officiel ou un
guide improviseacute chef drsquoEacutetat drsquoEacuteglise de parti de groupe qui opegravere soit par un ordre
leacutegal (regraveglement ou loi) soit par une reacutevolution Il agit ainsi directement sur certains
usages eacuteconomiques sur lrsquoorganisation de la production du commerce de la reacutepartition
ou mecircme sur la distribution de la population par exemple en creacuteant ou deacutetruisant une
ville Il peut agir indirectement en changeant lrsquoorganisation politique de faccedilon agrave reacuteagir
sur la vie eacuteconomique comme a fait Pierre le Grand en Russie
35 Il serait impossible mecircme drsquoentrevoir lrsquoeacutevolution eacuteconomique ou deacutemographique de
lrsquohumaniteacute si lrsquoon ignorait ces grands changements impossible drsquoen comprendre la
nature si lrsquoon nrsquoen connaissait pas les auteurs Crsquoest la part neacutecessaire de lrsquohistoire
geacuteneacuterale dans lrsquohistoire sociale
134
Chapitre XXI
Action des faits humains collectifs sur lavie sociale
I Organisation collective ndash Associations priveacutees famille institutions sociales classes institutionspolitiques ndash Gouvernement souverain services speacuteciaux ndash Organisation eccleacutesiastiquendash Organisation internationale ndash LangueII Eacuteveacutenements collectifs ndash Reacutevolutions inteacuterieures ndash Conflits et conventions ndash Relations entreEacutetats
1 Il reste encore agrave chercher comment les faits sociaux deacutependent des faits des autres
espegraveces qui prennent une forme collective et par suite quelle connaissance lrsquohistorien des
faits sociaux doit avoir de lrsquohistoire des pheacutenomegravenes collectifs crsquoest-agrave-dire de ceux qui
impliquent des arrangements et une solidariteacute entre les hommes Ces faits sont de deux
sortes 1deg les faits drsquoorganisation collective tels que famille gouvernement services
publics qui font lrsquoobjet des histoires speacuteciales 2deg les eacuteveacutenements collectifs qui font le
domaine de lrsquohistoire geacuteneacuterale Il faut eacutetudier seacutepareacutement comment ils agissent sur la vie
sociale
2 I ndash Lrsquoorganisation collective consiste en arrangements permanents eacutetablis entre les
hommes soit par des coutumes ou conventions tacites soit par des regravegles officielles
3 On a essayeacute souvent drsquoopposer lrsquoorganisation aux regravegles et de distinguer deux ordres de
faits la structure qursquoon a compareacutee agrave lrsquoanatomie le fonctionnement qursquoon a compareacute agrave la
physiologie Crsquoest une meacutetaphore sans application pratique la structure nrsquoest pas drsquoune
autre nature que le fonctionnement tous deux se ramegravenent agrave des regravegles ou agrave des
pratiques La structure drsquoun gouvernement ce sont les conventions tacites ou expresses
officielles ou coutumiegraveres drsquoapregraves lesquelles certains hommes sont chargeacutes drsquoune
certaine espegravece drsquoopeacuterations crsquoest une speacutecialisation et une division du travail analogue
agrave celle de la vie eacuteconomique Elle donne il est vrai agrave certains hommes des droits et des
devoirs speacuteciaux et creacutee un systegraveme de recrutement pour le personnel Mais ce regraveglement
de partage des opeacuterations nrsquoest pas drsquoune nature speacuteciale qui permette de lrsquoopposer aux
regraveglements sur la faccedilon drsquoopeacuterer (la proceacutedure) sur les principes agrave appliquer (le droit)
sur les opeacuterations agrave faire (la compeacutetence) Les arrangements diffegraverent surtout par lrsquoespegravece
de groupement crsquoest-agrave-dire le principe qui reacuteunit entre eux les membres et par la nature
135
de lrsquoaction organiseacutee crsquoest-agrave-dire lrsquoautoriteacute des chefs Voici les principales espegraveces
drsquoarrangements qui peuvent avoir une action sur la vie eacuteconomique
4 1deg Associations priveacutees ndash La plus importante est la famille groupement formeacute par la
filiation naturelle ou adoptive et dirigeacute par lrsquoautoriteacute du pegravere ou du mari Dans certaines
socieacuteteacutes il existe des associations analogues mais eacutetablies par un lien artificiel ce sont les
communauteacutes la plupart agrave caractegraveres religieux Les associations priveacutees agissent
directement sur lrsquoorganisation eacuteconomique car elles impliquent une consommation en
commun une possession en commun et une transmission des richesses acquises par
conseacutequent un reacutegime de succession Lrsquohistorien des faits sociaux aura donc besoin de
connaicirctre au moins le reacutegime geacuteneacuteral de la famille et des communauteacutes et lrsquoeacutevolution
geacuteneacuterale des institutions priveacutees mariage autoriteacute maritale et paternelle filiation
reacutegime des successions Ce qursquoil lui faudra connaicirctre ce ne sera pas le droit officiel leacutegal
des theacuteories juridiques et des livres de droit ce sera la pratique reacuteelle qui seule agit sur
les reacutealiteacutes eacuteconomiques Il pourra donc lui arriver de ne pas trouver toujours dans les
histoires speacuteciales du droit priveacute eacutecrites par des juristes tous les renseignements
neacutecessaires il fera bien drsquoavoir lrsquoattention attireacutee sur les travaux consacreacutes agrave deacutecrire les
coutumes reacuteelles de famille de communauteacute et de succession
5 2deg Institutions sociales ndash Entre les hommes drsquoun mecircme peuple soumis agrave un mecircme
gouvernement srsquoest eacutetablie dans toutes les socieacuteteacutes agrave mesure qursquoelles se sont civiliseacutees
une reacutepartition ineacutegale des fonctions et des richesses qui a produit des ineacutegaliteacutes
durables devenues mecircme heacutereacuteditaires La socieacuteteacute agrave peu pregraves homogegravene dans lrsquoeacutetat
barbare srsquoest scindeacutee en couches formeacutees chacune par des hommes vivant dans une
condition semblable ou eacutequivalente Crsquoest ce qursquoon a appeleacute les classes sociales le mot
drsquoorigine romaine a deacutesigneacute drsquoabord les diffeacuterents groupes de citoyens rangeacutes pour la
guerre suivant leur richesse
6 Les classes sont en partie drsquoorigine eacuteconomique en tant que la place drsquoun homme dans
une classe lui est assigneacutee par son genre de travail ou sa richesse mais elles ont aussi une
origine politique car les hommes investis de pouvoirs supeacuterieurs officiels concourent agrave
former les classes supeacuterieures Ainsi la division en classes nrsquoest pas purement
eacuteconomique comme les eacutecoles socialistes tendent agrave lrsquoadmettre elle est mixte La
laquo structure sociale raquo est le produit combineacute de pheacutenomegravenes eacuteconomiques et de
pheacutenomegravenes politiques Cette ineacutegaliteacute permanente de pouvoir et de richesse domine
toute la distribution des rocircles dans la vie eacuteconomique elle agit directement sur tout le
systegraveme de production par la division du travail entre les classes et surtout par lrsquoineacutegaliteacute
des moyens drsquoaction drsquoougrave reacutesulte la creacuteation du capital au profit de la classe supeacuterieure et
lrsquoexploitation des classes infeacuterieures sous diverses formes agrave commencer par lrsquoesclavage
7 Lrsquoeacutevolution du reacutegime des classes depuis la socieacuteteacute agrave eacutetages de lrsquoEmpire romain jusqursquoaux
socieacuteteacutes deacutemocratiques du XXe siegravecle a deacutetruit lentement la hieacuterarchie aristocratique et la
division leacutegale en classes elle a entraicircneacute peu agrave peu une transformation correspondante
dans la division du travail la reacutepartition du capital et les modes drsquoexploitation
8 Lrsquoaction de lrsquoorganisation sociale srsquoexerce aussi indirectement sur la valeur et par suite
sur le commerce Tout est diffeacuterent dans la vie eacuteconomique drsquoun peuple suivant qursquoune
aristocratie de quelques individus a le monopole de satisfaire tous ses deacutesirs ou que la
liberteacute et lrsquoaisance devenues geacuteneacuterales font entrer tous les habitants dans la classe des
consommateurs Une socieacuteteacute aristocratique nrsquoa guegravere que des commerces de luxe agrave
mesure que lrsquoorganisation devient deacutemocratique le commerce srsquoeacutetend aux objets de
136
consommation geacuteneacuterale Il faut donc pour comprendre la vie eacuteconomique drsquoun pays
connaicirctre le reacutegime des classes pour comprendre lrsquohistoire sociale il faut connaicirctre
lrsquoeacutevolution de ce reacutegime
9 3deg Institutions politiques ndash Le gouvernement est lrsquoespegravece drsquoorganisation la plus
apparente et dont lrsquoaction sur la vie sociale est la plus eacutevidente Le pouvoir effectif
confeacutereacute aux membres du gouvernement leur donne le moyen pratique drsquoagir
mateacuteriellement sur tous les autres membres de la socieacuteteacute Lrsquoorganisation eacuteconomique
comme tout arrangement mateacuteriel est sous le commandement direct du gouvernement
crsquoest lui qui eacutetablit les regravegles de la proprieacuteteacute des successions et des contrats crsquoest-agrave-dire
de la reacutepartition ndash les regravegles du commerce de la monnaie et du creacutedit crsquoest-agrave-dire des
eacutechanges ndash parfois mecircme les regravegles de la culture des industries des transports des
salaires crsquoest-agrave-dire de la production De plus les hommes investis du pouvoir en
profitent pour srsquoapproprier ndash parfois pour monopoliser ndash les moyens eacuteconomiques de
jouissance Cette action fondamentale de la politique a eacuteteacute fortement indiqueacutee par lrsquoeacutecole
marxiste
10 Pour eacutetudier lrsquoaction des institutions politiques sur la vie eacuteconomique il faut donc eacuteviter
de prendre en bloc lrsquoEacutetat et de chercher comme on lrsquoa fait trop souvent laquo lrsquoaction de
lrsquoEacutetat raquo en geacuteneacuteral il faut analyser et examiner seacutepareacutement les divers personnels de
gouvernement et leurs proceacutedeacutes drsquoaction On commencera par distinguer les agents du
pouvoir central souverain et les agents des services speacuteciaux Le pouvoir central agit sur
la direction mecircme de la vie eacuteconomique en deacutecidant les regravegles de lrsquoorganisation les
pouvoirs speacuteciaux subordonneacutes agissent sur la pratique en facilitant ou en rendant
difficiles les opeacuterations eacuteconomiques Pour deacutemecircler ces actions il faudra suivre une
meacutethode preacutecise examiner seacutepareacutement le souverain ses ministres ou ses favoris les
assembleacutees centrales srsquoil y en a On passera ensuite aux diffeacuterents services drsquoarmeacutee de
finances de justice de police de travaux publics drsquoenseignement ndash puis aux autoriteacutes
locales en ayant soin drsquoexaminer seacutepareacutement lrsquoaction de chaque espegravece de personnel Le
proceacutedeacute le plus pratique sera de deacuteterminer drsquoavance les questions agrave se poser On peut
preacutevoir deux sortes de questions
11 1deg Les diffeacuterentes faces de lrsquoactiviteacute eacuteconomique sur lesquelles agit le personnel
politique production agricole miniegravere industrielle transports valeur et eacutechange
(creacutedit commerce) reacutepartition et transmission consommation
12 2deg Les moyens par lesquels le personnel peut agir Ces moyens sont plus varieacutes qursquoils ne
semblent drsquoabord Le gouvernement agit directement par des ordres directs lois
ordonnances regraveglements agrave caractegravere eacuteconomique comme le budget ou les lois
somptuaires Mais il a plusieurs moyens drsquoaction indirects qui ne doivent pas ecirctre
neacutegligeacutes le privilegravege que le personnel srsquoattribue sur les avantages eacuteconomiques ndash sous
forme de traitements drsquoentreprises publiques drsquoemprunts de fraudes de tout genre ndash
les pratiques que les agents introduisent dans les rapports entre les producteurs et les
diffeacuterents services publics recrutement et cantonnement de soldats justice et police
faveurs ou perseacutecutions reacutegime fiscal avec les abus et les complaisances travaux publics
qui aident la production ou dirigent la consommation ou modifient par influence le
travail priveacute enseignement qui agit sur la diffusion de la technique ou sur les
changements dans la notion de valeur ndash lrsquoaction drsquoexemple du souverain de sa cour du
haut personnel politique sur la mode et toute la production qui en deacutepend
13 4deg Organisation eccleacutesiastique ndash Ce nrsquoest qursquoune forme speacuteciale de gouvernement
diffeacuterente des autres par ses moyens drsquoaction elle agit par des proceacutedeacutes de contrainte
137
indirects ou imaginaires On doit donc la traiter par la mecircme meacutethode que le
gouvernement Il ne faut pas plus parler en bloc de laquo lrsquoaction de lrsquoEacuteglise raquo que de lrsquoaction
de lrsquoEacutetat il faut analyser le personnel eccleacutesiastique et chercher pour chaque espegravece
drsquoagents ses moyens drsquoaction ordres ou interdictions pratiques encourageacutees ou
deacutecourageacutees relations avec les producteurs pour la fabrication des instruments de
religion action drsquoexemple sur la production priveacutee
14 5deg Organisation internationale ndash Les relations eacutetablies entre les Eacutetats arrivent chez les
peuples modernes agrave constituer un systegraveme Ici le personnel nrsquoa qursquoune faible importance
crsquoest lrsquoarrangement des relations entre les peuples qui agit Il faut chercher lrsquoorganisation
drsquoabord dans les conventions officielles entre gouvernements (traiteacutes et regraveglements) qui
agissent sur la valeur (conventions en matiegravere de monnaie) sur les transports les
eacutechanges et le creacutedit (traiteacutes de commerce) Il faut ensuite connaicirctre la pratique reacuteelle en
tant qursquoelle facilite ou rend difficiles ou impossibles les diverses espegraveces de relations
eacuteconomiques on a besoin de savoir comment sont appliqueacutes les tarifs de douane ou de
transports les regraveglements de police politique ou sanitaire les principes de droit priveacute et
commercial Il faut enfin tenir compte au moins au XIXe siegravecle des organisations
mateacuterielles internationales postes lignes de communication agences internationales
Pour chaque espegravece on doit connaicirctre sinon le deacutetail au moins les faits capitaux et leur
eacutevolution afin de pouvoir chercher meacutethodiquement comment chacun a agi sur la vie
eacuteconomique
15 6deg Langue ndash La langue est un fait collectif qui eacutetend son action sur toutes les relations
humaines Crsquoest lrsquoinstrument de communication entre tous les hommes la communauteacute
de langue rend toutes les autres communauteacutes plus faciles y compris la communauteacute
nationale la diffeacuterence de langue rend toutes les autres relations difficiles La
distribution des langues reacuteagit sur tous les groupements deacutemographiques
lrsquoagglomeacuteration le mariage la profession et sur les relations eacuteconomiques division du
travail eacutetablissements de la valeur eacutechanges et commerce reacutepartition de la proprieacuteteacute Il
est inutile agrave lrsquohistorien des faits sociaux de savoir les langues elles-mecircmes et leur
histoire mais il aura besoin de connaicirctre la reacutepartition des langues et les groupes de
mecircmes langues surtout quand ces groupes ne se confondent pas avec une communauteacute
politique il devra connaicirctre les changements de distribution des langues car ils agissent
sur lrsquoeacutevolution deacutemographique et eacuteconomique
16 II ndash Il ne reste plus qursquoagrave examiner les eacuteveacutenements collectifs uniques qui produisent en
partie lrsquoeacutevolution geacuteneacuterale des socieacuteteacutes et par suite lrsquoeacutevolution sociale Ils prennent
surtout deux formes reacutevolutions inteacuterieures et conflits exteacuterieurs internationaux
17 1deg Les reacutevolutions inteacuterieures prennent la forme ou de secousses brusques ou drsquoeacutevolutions
graduelles qui transforment lrsquoorganisation collective des gouvernements de lrsquoEacuteglise des
classes de la famille En transformant soit les groupements politiques ou priveacutes des
hommes soit leurs pratiques collectives elles les amegravenent agrave reacuteadapter leurs groupements
ou leurs pratiques eacuteconomiques Un changement du personnel souverain ou des services
de gouvernement amegravene un changement dans le personnel directeur de la vie
eacuteconomique il change le groupe qui monopolise les jouissances ou qui organise la
production Il faut donc connaicirctre les reacutevolutions et les eacutevolutions importantes dans le
reacutegime politique et eccleacutesiastique et dans les institutions priveacutees du peuple dont on veut
comprendre lrsquohistoire sociale
138
18 2deg Les eacuteveacutenements de lrsquohistoire exteacuterieure consistent en relations entre Eacutetats ils
prennent la forme soit de conflits violents invasions ou guerres soit drsquoaccords traiteacutes et
conventions ils aboutissent agrave des changements dans la distribution des territoires et
dans les arrangements entre Eacutetats Chaque changement de territoire ou de relations
entraicircne une reacuteadaptation geacuteneacuterale de la vie inteacuterieure et par suite de la vie eacuteconomique
Il est inutile de savoir comment le conflit ou lrsquoaccord a eacuteteacute produit les eacutepisodes des
guerres et des neacutegociations nrsquointeacuteressent que les speacutecialistes de lrsquohistoire militaire ou
diplomatique mais le reacutesultat de la guerre ou du traiteacute est un fait geacuteneacuteral qursquoil faut
connaicirctre pour comprendre lrsquohistoire sociale On devra aussi connaicirctre la dureacutee des
conflits qui ont suspendu les relations entre Eacutetats et la nature des traiteacutes surtout
commerciaux et eacuteconomiques
19 Il nrsquoest pas neacutecessaire drsquoen savoir tous les eacutepisodes on peut abandonner ce soin aux
speacutecialistes Mais il est tregraves dangereux drsquoignorer les faits geacuteneacuteraux de lrsquohistoire politique
on srsquoexpose agrave attribuer aux changements eacuteconomiques des causes eacuteconomiques dans des
cas ougrave la cause eacutevidente est un eacuteveacutenement politique comme la Reacutevolution franccedilaise
139
Conclusion
1 On arrive enfin agrave une conclusion pratique sur lrsquoapplication de la meacutethode historique aux
sciences sociales
2 La meacutethode historique est neacutecessaire pour le travail de preacuteparation mecircme dans lrsquoeacutetude
des socieacuteteacutes contemporaines car la plupart des mateacuteriaux des sciences sociales ne sont
pas des observations scientifiques ce ne sont que des documents dont on ne peut tirer
parti qursquoau moyen drsquoun travail critique
3 En outre la construction drsquoune science sociale complegravete comporte une eacutetude de
lrsquoeacutevolution des pheacutenomegravenes sociaux crsquoest-agrave-dire une histoire sociale Or cette histoire
sociale nrsquoexige pas seulement comme toute autre histoire lrsquoemploi de documents
critiqueacutes suivant la meacutethode historique Mais elle-mecircme ne peut pas ecirctre isoleacutee des autres
histoires elle ne peut ecirctre qursquoun fragment de lrsquohistoire totale des socieacuteteacutes une branche
speacuteciale comme lrsquohistoire du droit ou du costume Elle est mecircme plus eacutetroitement lieacutee agrave
lrsquoensemble de lrsquohistoire que ne le sont les histoires des litteacuteratures ou des sciences
4 Lrsquohistoire sociale est science auxiliaire pour les autres histoires dans la mesure ougrave les faits
sociaux sont cause des autres faits ndash mesure beaucoup moins large que ne lrsquoont cru les
speacutecialistes eacuteconomistes Les faits sociaux sont surtout les conditions neacutecessaires
(neacutegatives) des autres faits lagrave ougrave ils ne se produisent pas les autres ne peuvent se
produire mais ils ne sont qursquoun support non une substructure Leur forme speacuteciale agit
faiblement sur la direction des autres faits et par suite leur histoire nrsquoest que faiblement
utile agrave lrsquointelligence de lrsquohistoire des autres pheacutenomegravenes
5 Lrsquohistoire sociale est au contraire eacutetroitement deacutependante des autres histoires Les faits
sociaux nrsquoont pas en eux-mecircmes leur raison drsquoecirctre ils sont ou les produits drsquoautres actes
(crsquoest le cas des faits deacutemographiques) ou des moyens pour une fin eacutetrangegravere (crsquoest le cas
des faits eacuteconomiques) Leur direction est donc non pas en eux-mecircmes mais dans des
faits drsquoautre espegravece Ce nrsquoest pas parce que les hommes produisent dans une forme
donneacutee qursquoils ont une vie intellectuelle des mœurs priveacutees une organisation politique
drsquoune espegravece donneacutee crsquoest au contraire parce que leur vie a cette forme donneacutee
intellectuelle priveacutee politique qursquoelle les entraicircne agrave une certaine forme de vie
eacuteconomique Lrsquohistoire sociale ne peut donc ecirctre comprise que par lrsquoeacutetude des autres
branches de lrsquohistoire elle nrsquoest qursquoun fragment de lrsquohistoire geacuteneacuterale de lrsquohumaniteacute
140
Table des matiegraveres de lrsquooriginal
Fac-simileacute de la Table eacutedition originale
141
142
143
144
- SOMMAIRE
- Preacuteface
- Avertissement
- Meacutethode historique et sciences sociales
- Premiegravere partie La meacutethode historique appliqueacutee aux documents des sciences sociales
-
- Theacuteorie du document
- Les preacutecautions critiques
- Critique de provenance
- Critique drsquointerpreacutetation
- Critiques de sinceacuteriteacute et drsquoexactitude
- Emploi des faits critiqueacutes
- Groupement des faits
- Construction des faits des sciences sociales
- Meacutethode de groupement des faits simultaneacutes
- Meacutethode de groupement des faits successifs
-
- Deuxiegraveme partie La meacutethode historique et lrsquohistoire sociale
-
- Les diffeacuterentes espegraveces drsquohistoire
- Eacutetat de lrsquohistoire sociale
- La construction des faits sociaux
- Difficulteacutes speacuteciales de lrsquohistoire sociale
- Deacutetermination des groupes sociaux
- Eacutetude de lrsquoeacutevolution
- Neacutecessiteacute de combiner les diffeacuterentes sortes drsquohistoires
- Systegravemes drsquohistoire sociale
- Lien entre lrsquohistoire sociale et les autres histoires
- Lrsquoaction des faits humains individuels sur les faits sociaux
- Action des faits humains collectifs sur la vie sociale
-
- Conclusion
- Table des matiegraveres de lrsquooriginal
-
Contribution de premier plan sur les relations entre lrsquohistoire et les sciences sociales cet ouvrage
est eacutecrit au deacutebut du XXe siegravecle alors que les diffeacuterentes disciplines des sciences sociales tentent
de se constituer et de se deacutefinir comme sciences non sans une certaine concurrence Charles
Seignobos y discute des apports et diffeacuterences entre les sciences sociales tout en rappelant la
speacutecificiteacute de la meacutethode historique Publieacute en 1901 ce texte a provoqueacute des deacutebats fondateurs
des sciences sociales initiant notamment la critique de Franccedilois Simiand contre une histoire
qualifieacutee drsquolaquo historisante raquo (1903) Lire cet ouvrage conduit pourtant agrave redeacutecouvrir comme
Antoine Prost nous y invite dans sa preacuteface ineacutedite laquo lrsquoampleur la moderniteacute et lrsquoimportance raquo
de lrsquoeacutepisteacutemologie de lrsquohistoire de Seignobos loin de toutes les caricatures positivistes et
donnant une large place au subjectivisme de lrsquointerpreacutetation
CHARLES SEIGNOBOS
Charles Seignobos (1854-1942) est un historien franccedilais Ancien eacutelegraveve de lrsquoEacutecole normale
supeacuterieure et agreacutegeacute drsquohistoire ce laquo protestant ceacutevenol dreyfusard raquo (Antoine Prost)
effectue un seacutejour de plusieurs anneacutees en Allemagne puis enseigne agrave la faculteacute des lettres
de Dijon puis agrave la Sorbonne Parmi ses nombreux ouvrages on peut citer Histoire politique
de lrsquoEurope contemporaine Evolution des partis et des formes politiques 1814-1896 (Hachette
1897) Introduction aux eacutetudes historiques avec Charles-Victor Langlois (Hachette 1898)
Histoire de la civilisation (3 vol Masson 1885-1890) ou encore Essai drsquoune Histoire compareacutee
des peuples de lrsquoEurope (Rieder 1938) Il a eacutegalement contribueacute agrave lrsquoHistoire de la France
contemporaine dirigeacute par Ernest Lavisse Peacutedagogue il srsquoest surtout speacutecialiseacute dans
lrsquoeacutedification drsquoune meacutethodologie pour la discipline historique et il est consideacutereacute comme
lrsquoun des fondateurs de lrsquolaquo eacutecole meacutethodique historique raquo en France Il meurt en 1942 agrave
lrsquoArcouest ougrave il avait eacuteteacute assigneacute agrave reacutesidence par les Allemands
1
SOMMAIRE
PreacutefaceAntoine Prost
2
Avertissement
Introduction
Meacutethode historique et sciences sociales
Premiegravere partie La meacutethode historique appliqueacutee aux documents dessciences sociales
Chapitre premier
Theacuteorie du document
Chapitre II
Les preacutecautions critiques
Chapitre III
Critique de provenance
Chapitre IV
Critique drsquointerpreacutetation
Chapitre V
Critiques de sinceacuteriteacute et drsquoexactitude
Chapitre VI
Emploi des faits critiqueacutes
Chapitre VII
Groupement des faits
Chapitre VIII
Construction des faits des sciences sociales
Chapitre IX
Meacutethode de groupement des faits simultaneacutes
Chapitre X
Meacutethode de groupement des faits successifs
3
Deuxiegraveme partie La meacutethode historique et lrsquohistoire sociale
Chapitre XI
Les diffeacuterentes espegraveces drsquohistoire
Chapitre XII
Eacutetat de lrsquohistoire sociale
Chapitre XIII
La construction des faits sociaux
Chapitre XIV
Difficulteacutes speacuteciales de lrsquohistoire sociale
Chapitre XV
Deacutetermination des groupes sociaux
Chapitre XVI
Eacutetude de lrsquoeacutevolution
Chapitre XVII
Neacutecessiteacute de combiner les diffeacuterentes sortes drsquohistoires
Chapitre XVIII
Systegravemes drsquohistoire sociale
Chapitre XIX
Lien entre lrsquohistoire sociale et les autres histoires
Chapitre XX
Lrsquoaction des faits humains individuels sur les faits sociaux
Chapitre XXI
Action des faits humains collectifs sur la vie sociale
Conclusion
Table des matiegraveres de lrsquooriginal
4
NOTE DE LrsquoEacuteDITEUR
Eacutedition originale Charles Seignobos La meacutethode historique appliqueacutee aux sciences sociales
Paris Feacutelix Alcan 1901
5
Preacuteface
Antoine Prost
1 Autant lrsquoavouer jrsquoai une certaine sympathie pour Charles Seignobos ce protestant
ceacutevenol dreyfusard que les eacutetudiants drsquoAction franccedilaise chahutaient en Sorbonne au
sortir de la Grande Guerre pour avoir reacutesisteacute agrave lrsquoembrigadement des intelligences Je dois
ma premiegravere rencontre avec lui agrave Jean Zay qui dans ses souvenirs de prison raconte
quand il apprend sa mort la visite qursquoil rendit agrave lrsquoArcouest en 1937 Il eacutevoque la
laquo silhouette trottinante et menue raquo1 de ce vieil historien qui agrave quatre-vingts ans passeacutes
laquo prenait chaque jour son bain de mer et dirigeait lui-mecircme son bateau drsquoune main si
ferme qursquoon lrsquoappelait ldquole capitainerdquo surnom dont il eacutetait plus fier que de tous ses titres
universitaires raquo Seignobos passait en effet ses vacances en Bretagne du nord et il avait
attireacute lagrave une colonie de grands scientifiques Louis Lapicque Eacutemile Borel les Curie et les
Perrin Tous se rendaient visite et il arrivait que le soir on dansacirct laquo la polka ou la valse
au milieu des rires tandis que Madame Maurain ou le ldquocapitainerdquo tenait le piano raquo
2 Ce portrait de Seignobos qui mourut drsquoailleurs agrave lrsquoArcouest ougrave il avait eacuteteacute assigneacute agrave
reacutesidence par les Allemands souligne son ancrage dans un reacuteseau universitaire tregraves
inhabituel pour un historien Est-ce la freacutequentation des meilleurs savants de son temps
qui lui a inspireacute ses reacuteflexions sur lrsquohistoire et les sciences sociales En tout cas il a meneacute
sur lrsquoeacutepisteacutemologie de lrsquohistoire une reacuteflexion de premiegravere importance et qui garde toute
son actualiteacute On cite toujours lrsquoIntroduction aux eacutetudes historiques qursquoil publia en 1898 avec
Langlois mais lrsquoouvrage qursquoon va lire me semble beaucoup plus inteacuteressant plus profond
plus original et plus alerte aussi Crsquoest un grand livre qui meacuteritait assureacutement drsquoecirctre
reacuteeacutediteacute
3 La meacutethode historique que Seignobos veut appliquer aux sciences sociales nrsquoa rien agrave voir
avec le positivisme ou le scientisme Cette caricature dont il serait utile de faire lrsquohistoire
srsquoeffondre pour peu qursquoon accepte de juger sur piegraveces au lieu de reacutepeacuteter des lieux
communs malintentionneacutes Seignobos en effet ne dit pas ce qursquoon lui fait dire
laquo Lrsquohistoire ndash eacutecrit-il drsquoentreacutee de jeu ndash nrsquoest pas une science elle nrsquoest qursquoun proceacutedeacute de
6
connaissance raquo (Introduction) Elle ne peut pas devenir une science parce qursquoelle
nrsquoobserve pas directement mais raisonne sur des documents Et ces documents laquo ougrave se
rencontrent pecircle-mecircle des faits de toute nature raquo lrsquoempecircchent laquo de srsquoorganiser avec un
appareil scientifique imiteacute des autres sciences en ocirctant aux historiens jusqursquoagrave la
preacutetention de faire de la science raquo (chapitre IX)
4 Lrsquoeacutepisteacutemologie de Seignobos repose en effet sur une opposition radicale entre le
document et le procegraves-verbal drsquoexpeacuterience scientifique Le procegraves-verbal repose sur une
observation directe meneacutee suivant un protocole deacutefini Le document est la trace
drsquoobservations indirectes reacutedigeacutees sans meacutethode laquo il est de la mecircme espegravece que le reacutecit
drsquoun garccedilon de laboratoire raquo (chapitre I) Il est le produit des repreacutesentations de ceux tregraves
divers qui lrsquoont eacutelaboreacute Et pour retrouver le reacuteel dont il est la trace lrsquohistorien doit
remonter du document au fait et reconstituer les eacutetapes intermeacutediaires qursquoil ne peut se
repreacutesenter que par analogie avec ses propres repreacutesentations redoublant par sa propre
subjectiviteacute celle des auteurs laquo Voilagrave pourquoi la meacutethode historique est exclusivement
une meacutethode drsquointerpreacutetation psychologique par analogie raquo (chapitre I) psychologique
signifiant ici mental ou intellectuel2
5 La vigilance critique de Seignobos prend ainsi sa source dans une analyse constructiviste
du document qui ne met pas lrsquohistorien en preacutesence du reacuteel mais seulement de
repreacutesentations du reacuteel laquo En fait en science sociale on opegravere non pas sur des objets reacuteels
mais sur les repreacutesentations qursquoon se fait des objets On ne voit pas les hommes les
animaux les maisons qursquoon recense on ne voit pas les institutions qursquoon deacutecrit On est
obligeacute de srsquoimaginer les hommes les objets les actes les motifs qursquoon eacutetudie Ce sont ces
images qui sont la matiegravere pratique de la science sociale ce sont ces images qursquoon eacutetudie
Quelques-unes peuvent ecirctre des souvenirs drsquoobjets qursquoon a personnellement observeacutes
mais un souvenir nrsquoest deacutejagrave plus qursquoune image La plupart drsquoailleurs nrsquoont mecircme pas eacuteteacute
obtenues par souvenir nous les inventons agrave lrsquoimage de nos souvenirs crsquoest-agrave-dire par
analogie avec des images obtenues au moyen du souvenir [hellip] Pour deacutecrire le
fonctionnement drsquoun syndicat nous nous figurons les actes et les deacutemarches des
membres raquo (chapitre VIII)
6 Il est renversant de constater que des geacuteneacuterations drsquohistoriens se sont gausseacutes du
positivisme drsquoun homme qui tient de tels propos Agrave croire qursquoils nrsquoont pas eu la curiositeacute
ou la simple probiteacute de le lire Paradoxalement les critiques de Seignobos sont beaucoup
plus positivistes que lui Agrave commencer par Lucien Febvre qui dans sa leccedilon inaugurale de
Strasbourg affirmait que lrsquohistoire est une science qui devait aboutir agrave des lois et qui ne
cesse de deacutecocher agrave Seignobos des flegraveches aussi brillantes qursquoinjustes lui reprochant par
exemple drsquointituler un livre Histoire sincegravere de la nation franccedilaise laquo Vous serez ldquosincegravererdquo
mais par rapport agrave vous agrave vos faccedilons priveacutees de penser et de sentir [hellip] Le pire des
subjectivismes en reacutealiteacute Soyez veacuteridique vis-agrave-vis des documents que vous utilisez des
faits que vous amassez mais [hellip] ne soyez pas sincegravere Crsquoest le plus grand service que vous
puissiez rendre agrave une histoire drsquoesprit scientifique raquo3 Sans voir que la seule faccedilon pour
lrsquohistorien de tendre agrave la veacuteriteacute scientifique est ce travail de luciditeacute sur le jeu de sa
propre subjectiviteacute que Seignobos nomme sinceacuteriteacute
7 Cette analyse est drsquoune grande moderniteacute Elle introduit une diffeacuterence entre La meacutethode
historique et lrsquoIntroduction aux eacutetudes historiques parue trois anneacutees plus tocirct La meacutethode
7
critique telle que la deacutetaille Langlois dans lrsquoIntroduction est centreacutee sur lrsquoanalyse
objective du document sa mateacuterialiteacute son eacutecriture etc Seignobos srsquointeacuteresse davantage
aux risques subjectifs drsquoerreur il repegravere dans les documents les traits qui risquent de les
faire prendre pour vrais aux historiens trop presseacutes Il met ainsi en garde contre la
confusion entre exactitude et preacutecision on croit geacuteneacuteralement qursquoun chiffre preacutecis est
exact or en fait crsquoest le contraire plus il est preacutecis plus il risque drsquoecirctre faux On a trop de
respect pour ce qui est eacutecrit surtout quand ce sont des autoriteacutes qui lrsquoeacutecrivent laquo Tout
document reacutedigeacute par un fonctionnaire dans des formes consacreacutees prend un caractegravere
semi-magique il devient un document authentique raquo (chapitre II) Dans lrsquoanalyse des
enquecirctes sociales qursquoil oppose aux enquecirctes historiques (chapitre XIII) sans aller jusqursquoagrave
la critique moderne du rocircle de la formulation des questions dans les reacuteponses il souligne
qursquoil nrsquoest pas de question sans connaissance preacutealable du sujet
8 Or ces remarques ne valent pas seulement pour lrsquohistoire Elles visent les sciences
sociales qui comme lrsquohistoire reposent sur des observations indirectes Seignobos deacutefinit
les sciences sociales agrave partir drsquoune histoire rapide de leur creacuteation et elles se composent
pour lui essentiellement de la deacutemographie et de lrsquoeacuteconomie ce qui le conduit agrave prendre
des exemples de documents dans ces domaines comme le bulletin de recensement Il
montre que leur preacutetention agrave constituer une science est vaine Il deacutenonce lrsquoillusion
drsquoAuguste Comte laquo qui lrsquoa conduit agrave prendre la sociologie pour une science positive raquo
(chapitre XII) Il avait espeacutereacute constituer la sociologie laquo sur lrsquoobservation de faits
exteacuterieurs mais ces faits exteacuterieurs ne sont que les produits des eacutetats inteacuterieurs les
eacutetudier seuls sans connaicirctre les eacutetats psychologiques qui les motivent ce serait vouloir
comprendre les mouvements drsquoun orchestre sans savoir la musique qursquoil joue raquo (chapitre
VII) Comme lrsquohistorien le sociologue nrsquoopegravere que sur des repreacutesentations qui sont
siennes par construction laquo Toute construction historique ou sociale est forceacutement œuvre
drsquoimagination raquo (chapitre VIII) Les faits eux-mecircmes de la science sociale laquo sont atteints
par une analyse abstraite toute subjective [hellip] Le caractegravere subjectif eacutetant inseacuteparable agrave la
fois de la nature du mode de connaissance du mode de construction des faits sociaux la
meacutethode sociale est forceacutement une meacutethode subjective raquo (chapitre VIII)
9 On est ici au cœur du deacutebat qui opposera en 1903 Simiand agrave Seignobos et dans lequel le
positiviste est le sociologue qui deacutefend lrsquoobjectiviteacute du fait social laquo Donneacute comme
indeacutependant de notre spontaneacuteiteacute individuelle il est reacutealiteacute au mecircme sens que pour la
connaissance positive est reacutealiteacute lrsquoeacuteleacutement dit mateacuteriel il est objet comme est objet le
monde dit exteacuterieur raquo4 Du fait que le savant ne puisse changer les reacutealiteacutes qursquoil observe
Simiand conclut agrave leur objectiviteacute laquo Une regravegle de droit un dogme religieux une
superstition un usage la forme de la proprieacuteteacute [hellip] tout cela mrsquoest donneacute mrsquoest fourni
tout constitueacute tout cela existe dans ma vie indeacutependamment de mes spontaneacuteiteacutes
propres et quelquefois en deacutepit drsquoelles raquo5 Seignobos nrsquoa jamais soutenu que ce ne soient
pas des reacutealiteacutes exteacuterieures au chercheur sa thegravese se limite agrave dire qursquoon ne peut les
connaicirctre que par observation indirecte et que cette construction propre au chercheur
en science sociale ou en histoire interdit drsquoassimiler ces sciences agrave celles qui reposent sur
des observations directes obeacuteissant agrave un protocole deacutefini
10 Seignobos srsquooppose agrave Simiand sur un second point deacutecisif laquo Un des plus grands progregraves
historiques raquo eacutecrit le premier laquo a eacuteteacute de reconnaicirctre que dans une socieacuteteacute il nrsquoy a pas de
faits indeacutependants que les actes et les usages drsquoun homme ou drsquoun groupe drsquohomme sont
lieacutes entre eux reacuteagissent les uns sur les autres se causent les uns les autres raquo (chapitre
IX) Simiand conteste radicalement ce Zusammenhang Il ne deacutefend pas explicitement dans
8
son article de 1903 la neacutecessiteacute de construire des faits sociaux geacuteneacuteraux comme la
famille mais faire de la science sociale est pour lui chercher et eacutetablir des rapports
scientifiques des lois entre les pheacutenomegravenes constituer des types et des espegraveces6 Cette
ambition qui eacutetait celle des sociologues positivistes de lrsquoeacutepoque srsquoest aveacutereacutee illusoire Le
Zusammenhang de Seignobos que Simiand juge deacutepasseacute est en fait beaucoup plus moderne
Il rejoint lrsquoanalyse des sociologues contemporains comme Jean-Claude Passeron pour qui
les concepts de la science sociale sont toujours contextualiseacutes7 laquo En matiegravere sociale les
faits donneacutes par lrsquoobservation [hellip] sont deacutetermineacutes localiseacutes si bien que nous sommes
obligeacutes de les eacutetudier drsquoabord avec leurs noms En preacutesentant un tableau de la population
ou la description drsquoun marcheacute il faut dire qursquoil srsquoagit de la population de lrsquoEspagne ou du
marcheacute de Londres raquo (chapitre XV) Ce qui ne signifie pas que lrsquoeacutetude des groupes sociaux
soit impossible ou illeacutegitime mais qursquoelle ne saurait constituer une science agrave proprement
parler
11 En revanche le caractegravere contextualiseacute des faits sociaux inspire agrave Seignobos des
preacutecautions meacutethodologiques comme drsquoeacuteviter les geacuteneacuteralisations abusives ou de sous-
estimer lrsquoheacuteteacuterogeacuteneacuteiteacute des groupes Il met en garde eacutegalement contre un risque reacuteel
laquo On exprime le pheacutenomegravene par un substantif abstrait ndash par exemple le marcheacute
lrsquoindustrie textile le machinisme ndash et on opegravere avec cette formule abstraite comme si elle
deacutesignait un ecirctre reacuteel on lui attribue des actes des motifs des sentiments [hellip]
instinctivement on leur attribue des actes et une puissance comme srsquoils eacutetaient des
personnes et cette mythologie simpliste fait vite oublier les ecirctres humains plus
complexes qui sont les seuls acteurs veacuteritables de lrsquohistoire raquo (chapitre XV) Le risque est
reacuteel en effet Faut-il pour autant renoncer agrave lrsquoideacutee drsquoacteurs collectifs Je ne pense pas
que Seignobos irait jusque-lagrave Mais sa critique du marxisme ne discute pas la notion de
lutte des classes Elle se limite agrave contester la reacuteduction de lrsquoensemble des pheacutenomegravenes
sociaux agrave leur soubassement mateacuteriel laquo La preacuteoccupation des pheacutenomegravenes eacuteconomiques
qui domine cette theacuteorie a empecirccheacute de reconnaicirctre la nature du lien qui unit
lrsquoorganisation eacuteconomique avec les autres arrangements sociaux la politique le droit la
religion la morale la science raquo (chapitre XVIII)
12 Ces quelques remarques soulignent lrsquoampleur la moderniteacute et lrsquoimportance de
lrsquoeacutepisteacutemologie de Seignobos Il ne faudrait pas pour autant en masquer les limites La
premiegravere est personnelle jrsquoaurais aimeacute que son œuvre historique ait eacuteteacute agrave la hauteur de
sa reacuteflexion meacutethodologique Or ses livres mecircme srsquoils sont utiles sont passablement
ennuyeux en raison notamment drsquoune eacutecriture froide et purement factuelle Il ne semble
guegravere srsquoecirctre poseacute la question des proceacutedeacutes agrave employer pour que son lecteur se repreacutesente
ce qursquoil raconte Attentif agrave lrsquoimagination de lrsquohistorien il nrsquoa pas chercheacute agrave susciter celle
du lecteur
13 En second lieu Seignobos est un maniaque de lrsquoeacutenumeacuteration dans La meacutethode historique il
multiplie les listes ce qui ne va pas sans irriter et lasser le lecteur Autant il retient
lrsquoattention en donnant des exemples concrets agrave lrsquoappui de son argumentation autant il la
brise en deacutecomposant ad infinitum sa matiegravere Crsquoest un esprit rigoureux mais
essentiellement analytique Par lagrave il precircte le flanc agrave la critique et Simiand a beau jeu de
deacutemonter ses classifications et drsquoen montrer lrsquoarbitraire
9
14 Jrsquoai enfin une critique majeure qui vise la structure mecircme de cette eacutepisteacutemologie Crsquoest
un moteur agrave deux temps premier temps lrsquohistorien eacutetablit les faits second temps il les
regroupe et il les explique Ce scheacutema binaire est drsquoun classicisme incontestable On le
retrouve dans la plupart des ouvrages consacreacutes agrave lrsquoeacutepisteacutemologie de lrsquohistoire Il
structure aussi bien lrsquoIntroduction aux eacutetudes historiques que lrsquoApologie pour lrsquohistoire de
Marc Bloch qui drsquoailleurs rend agrave Seignobos un hommage inattendu laquo Serait-il trop
malicieux raquo se demande-t-il dans son introduction de chercher la devise des historiens
laquo dans ce mot eacutetonnant eacutechappeacute un jour agrave lrsquohomme drsquointelligence si vive que fut pourtant
mon cher maicirctre Seignobos ldquoIl est tregraves utile de se poser des questions mais tregraves dangereux
drsquoy reacutepondrerdquo raquo8
15 Preacuteciseacutement lrsquohistoire ne se construit pas agrave partir des faits dans un second temps mais agrave
partir des questions sans cesse renouveleacutees que les historiens se posent dans un
contexte social et culturel donneacute Ils cherchent une reacuteponse agrave leurs questions dans des
documents des traces dont lrsquoinventaire nrsquoest jamais clos et ils construisent les laquo faits raquo en
fonction de la place qursquoils pourront prendre dans leur argumentation Il nrsquoy a pas drsquoabord
les faits comme des moellons rangeacutes sur des palettes et plus tard un mur qui les cimente
Lagrave reacuteside la principale faiblesse agrave mon sens de cette eacutepisteacutemologie laquo Il est eacutevident qursquoon
ne peut laisser les faits tels qursquoils sortent du travail analytique agrave lrsquoeacutetat de fragments [hellip]
Degraves qursquoon veut essayer de les comprendre il faut les coordonner Pour faire une science
il faut reacuteunir tous ces faits isoleacutes en un ensemble la construction Le principe eacuteleacutementaire
crsquoest de reacuteunir les faits par deux systegravemes de combinaison les faits simultaneacutes pour
obtenir un tableau des choses agrave un moment donneacute les faits successifs pour atteindre les
transformations et lrsquoeacutevolution raquo (chapitre XIII) Cette meacutethode qui va de lrsquoanalyse agrave la
synthegravese ne rend pas compte de la reacutealiteacute du travail historique Il nous appartient
drsquoeacutelaborer une nouvelle eacutepisteacutemologie qui srsquointerroge sur lrsquoargumentation historique et
ses conditions de validiteacute
NOTES
1 Jean Zay Souvenirs et solitude Paris Belin 2010 [1re eacuted Julliard 1946] p 310-311 le 29 avril
1942
2 Le terme laquo psychologique raquo mal choisi sera critiqueacute par Simiand
3 Lucien Febvre laquo Entre lrsquohistoire agrave thegravese et lrsquohistoire-manuel Deux esquisses reacutecentes
drsquoHistoire de France raquo Revue de synthegravese deacutecembre 1933 p 217-8
4 Franccedilois Simiand laquo Meacutethode historique et science sociale Eacutetude critique drsquoapregraves les ouvrages
reacutecents de M Lacombe et de M Seignobos raquo Revue de synthegravese historique feacutevrier 1903 p 1-22 et
avril 1903 p 129-157 Citation p 7 La notion de spontaneacuteiteacute individuelle est de Simiand
5 Ibid
6 Ibid p 147
7 Jean-Claude Passeron Le raisonnement sociologique Lrsquoespace non-poppeacuterien du raisonnement naturel
Paris Nathan 1991
8 Apologie pour lrsquohistoire ou meacutetier drsquohistorien 4e eacutedition Paris A Colin 1961 p XVI italiques dans
le texte
10
AUTEUR
ANTOINE PROST
Antoine Prost professeur eacutemeacuterite agrave lrsquoUniversiteacute de Paris I en a dirigeacute le Centre drsquohistoire
sociale et a beaucoup publieacute sur lrsquohistoire ouvriegravere La CGT agrave lrsquoeacutepoque du Front populaire
(1964) Les nationalisations de la Libeacuteration (1987) Autour du Front populaire (2006) Sa thegravese
sur Les anciens combattants et la socieacuteteacute franccedilaise 1914-1939 (1977) lrsquoa conduit agrave lrsquohistoire de la
Grande Guerre (avec Jay Winter Penser la Grande Guerre Un essai dhistoriographie 2004) et
ses engagements militants agrave celle de lrsquoenseignement (Leacutecole et la famille dans une socieacuteteacute en
mutation 1930-1980 en 2004 Du changement dans lrsquoeacutecole Les reacuteformes de lrsquoenseignement de 1936
agrave nos jours en 2013) Il a consacreacute agrave lrsquoeacutepisteacutemologie de lrsquohistoire une synthegravese plusieurs fois
reacuteeacutediteacutee Douze leccedilons sur lrsquohistoire (1996)
11
Avertissement
1 Ce livre est sorti drsquoun cours professeacute pendant trois anneacutees au Collegravege libre des sciences
sociales Bien qursquoentiegraverement remanieacute il porte encore la trace de son origine les
divisions et subdivisions y sont tregraves apparentes et annonceacutees expresseacutement la langue est
plus familiegravere et moins seacutevegravere qursquoil nrsquoest drsquousage dans les livres eacutecrits directement pour
des lecteurs Je nrsquoai pas cru devoir faire disparaicirctre ces caractegraveres qui mrsquoont paru
convenir agrave un recueil de conseils et drsquoindications de meacutethode Jrsquoai agrave mrsquoexcuser aussi
drsquoavoir discuteacute des opinions sans citer le texte exact des auteurs un reacutesumeacute mrsquoa sembleacute
suffisant pour le but pratique que je me proposais Il mrsquoa paru inutile eacutegalement de
donner une bibliographie des travaux sur les sciences sociales on en trouvera une bien
choisie et bien classeacutee dans le Catalogue bibliographique publieacute en novembre 1899 par la
Socieacuteteacute nouvelle de librairie et drsquoeacutedition
2 La premiegravere partie du preacutesent ouvrage porte sur le mecircme sujet que lrsquoIntroduction aux
Eacutetudes historiques (1897) composeacutee en collaboration avec mon collegravegue et ami Ch-
V Langlois et qui est un traiteacute sommaire de meacutethode historique mais elle nrsquoen est pas la
reproduction Non seulement jrsquoai reacutesumeacute les parties purement theacuteoriques abreacutegeacute celles
qui nrsquointeacuteressaient que les historiens introduit des exemples tireacutes des sciences sociales
je crois aussi avoir rectifieacute et compleacuteteacute la theacuteorie fondamentale
3 La deuxiegraveme partie La meacutethode historique et lrsquohistoire sociale est presque entiegraverement
nouvelle elle traite une matiegravere peu eacutetudieacutee jusqursquoici parce qursquoelle occupe un terrain
intermeacutediaire entre lrsquohistoire et les sciences sociales elle srsquoadresse donc agrave la fois agrave deux
publics diffeacuterents mais je pense qursquoelle doit inteacuteresser plutocirct les speacutecialistes des sciences
sociales que les historiens
12
Introduction
Meacutethode historique et sciences sociales
I Meacutethode historique ndash Nature de lrsquohistoire ndash Caractegravere indirect de la meacutethode historiquendash Opeacuterations historiquesII Sciences sociales ndash Sens primitif de ce mot ndash Sens actuel ndash Caractegravere des sciences socialesIII Neacutecessiteacute de la meacutethode historique dans les sciences sociales 1deg Pour lrsquoeacutetude des pheacutenomegravenesactuels ndash 2deg Pour lrsquoeacutetude de lrsquoeacutevolution des pheacutenomegravenes
1 I ndash La meacutethode historique est la meacutethode employeacutee pour constituer lrsquohistoire elle sert agrave
deacuteterminer scientifiquement les faits historiques puis agrave les grouper en un systegraveme
scientifique
2 Il semble donc au premier abord tant qursquoon reste dans la logique formelle qursquoil existe
une science speacuteciale lrsquohistoire que cette science eacutetudie une certaine cateacutegorie de faits les
faits historiques et qursquoelle les eacutetudie par une meacutethode approprieacutee agrave la nature de ces faits
ndash de mecircme qursquoil y a une science de la chimie qui eacutetudie les faits chimiques par une
meacutethode chimique une science de la biologie qui eacutetudie les faits biologiques ndash ou (pour
prendre comme exemple une science descriptive) une science de la zoologie qui deacutecrit le
monde animal Lrsquohistoire serait une science drsquoobservation Il semble mecircme qursquoon puisse
deacutelimiter la cateacutegorie de faits eacutetudieacutes par lrsquohistoire ce sont toujours des faits passeacutes et
des faits humains Les faits passeacutes relatifs aux animaux ou aux plantes ne sont plus rangeacutes
dans la cateacutegorie de lrsquohistoire le mot histoire naturelle repreacutesente une conception
entiegraverement abandonneacutee Lrsquohistoire au sens moderne se reacuteduit agrave lrsquoeacutetude des hommes
vivant en socieacuteteacute elle est la science des faits humains du passeacute
3 Mais degraves qursquoon cherche agrave deacutelimiter pratiquement le terrain de lrsquohistoire degraves qursquoon essaie
de tracer les limites entre une science historique des faits humains du passeacute et une
science actuelle des faits humains du preacutesent on srsquoaperccediloit que cette limite ne peut pas
ecirctre eacutetablie parce qursquoen reacutealiteacute il nrsquoy a pas de faits qui soient historiques par leur nature
comme il y a des faits physiologiques ou biologiques Dans lrsquousage vulgaire le mot
laquo historique raquo est pris encore dans le sens antique digne drsquoecirctre raconteacute on dit en ce sens
une laquo journeacutee historique raquo un laquo mot historique raquo Mais cette notion de lrsquohistoire est
abandonneacutee tout incident passeacute fait partie de lrsquohistoire aussi bien le costume porteacute par
un paysan du XVIIIe siegravecle que la prise de la Bastille et les motifs qui font paraicirctre un fait
digne de mention sont infiniment variables Lrsquohistoire embrasse lrsquoeacutetude de tous les faits
13
passeacutes politiques intellectuels eacuteconomiques dont la plupart ont passeacute inaperccedilus Il
semblerait donc que les faits historiques puissent ecirctre deacutefinis les laquo faits passeacutes raquo par
opposition aux faits actuels qui sont lrsquoobjet des sciences descriptives de lrsquohumaniteacute Crsquoest
preacuteciseacutement cette opposition qursquoil est impossible de maintenir en pratique Ecirctre preacutesent
ou passeacute nrsquoest pas une diffeacuterence de caractegravere interne tenant agrave la nature drsquoun fait ce
nrsquoest qursquoune diffeacuterence de position par rapport agrave un observateur donneacute La Reacutevolution de
1830 est un fait passeacute pour nous preacutesent pour les gens qui lrsquoont faite Et de mecircme la
seacuteance drsquohier agrave la Chambre est deacutejagrave un fait passeacute
4 Il nrsquoy a donc pas de faits historiques par leur nature il nrsquoy a de faits historiques que par
position Est historique tout fait qursquoon ne peut plus observer directement parce qursquoil a
cesseacute drsquoexister Il nrsquoy a pas de caractegravere historique inheacuterent aux faits il nrsquoy a drsquohistorique
que la faccedilon de les connaicirctre Lrsquohistoire nrsquoest pas une science elle nrsquoest qursquoun proceacutedeacute de
connaissance
5 Alors se pose la question preacutealable agrave toute eacutetude historique Comment peut-on connaicirctre
un fait reacuteel qui nrsquoexiste plus Voici la Reacutevolution de 1830 des Parisiens tous morts
aujourdrsquohui ont pris sur des soldats morts aussi un bacirctiment qui nrsquoexiste plus Pour
prendre en exemple un fait eacuteconomique des ouvriers morts aujourdrsquohui dirigeacutes par un
ministre mort aussi ont fondeacute lrsquoeacutetablissement des Gobelins Comment atteindre un fait
dont aucun eacuteleacutement ne peut plus ecirctre observeacute Comment connaicirctre des actes dont on ne
peut plus voir ni les acteurs ni le theacuteacirctre ndash Voici la solution de cette difficulteacute Si les actes
qursquoil srsquoagit de connaicirctre nrsquoavaient laisseacute aucune trace aucune connaissance nrsquoen serait
possible Mais souvent les faits disparus ont laisseacute des traces quelquefois directement
sous forme drsquoobjets mateacuteriels le plus souvent indirectement sous la forme drsquoeacutecrits reacutedigeacutes
par des gens qui ont eux-mecircmes vu ces faits Ces traces ce sont les documents et la
meacutethode historique consiste agrave examiner les documents pour arriver agrave deacuteterminer les faits
anciens dont ces documents sont les traces Elle prend pour point de deacutepart le document
observeacute directement de lagrave elle remonte par une seacuterie de raisonnements compliqueacutes
jusqursquoau fait ancien qursquoil srsquoagit de connaicirctre Elle diffegravere donc radicalement de toutes les
meacutethodes des autres sciences Au lieu drsquoobserver directement des faits elle opegravere
indirectement en raisonnant sur des documents Toute connaissance historique eacutetant
indirecte lrsquohistoire est essentiellement une science de raisonnement Sa meacutethode est une
meacutethode indirecte par raisonnement
6 Crsquoest une meacutethode eacutevidemment infeacuterieure une meacutethode drsquoexpeacutedient on lrsquoeacutevite tant
qursquoon peut employer la meacutethode normale lrsquoobservation directe On nrsquoen fait aucun usage
dans toutes les sciences geacuteneacuterales physique chimie biologie celles qui cherchent les lois
geacuteneacuterales crsquoest-agrave-dire permanentes des pheacutenomegravenes il suffit ici drsquoexpeacuterimenter et
drsquoobserver Mais quand on a besoin de connaicirctre une eacutevolution il faut pouvoir comparer
avec les faits preacutesents qursquoon observe des faits passeacutes qursquoon ne peut plus observer on est
forceacute alors de recourir agrave la meacutethode indirecte qui seule permet drsquoatteindre les faits
passeacutes ndash Quand on a besoin de connaicirctre un ensemble concret tregraves eacutetendu il faut reacuteunir
des observations sur un grand nombre de faits Par exemple srsquoil srsquoagit de chercher
lrsquoensemble des salaires dans un pays chaque observateur nrsquoen peut observer qursquoun tregraves
petit nombre il faut bien qursquoil ajoute agrave sa connaissance personnelle directe celle des
autres observateurs le voilagrave ainsi obligeacute de combiner ses observations propres avec des
documents reacutedigeacutes par les autres observateurs et pour eacutetudier ces documents il est
rameneacute agrave la meacutethode indirecte qui est la meacutethode historique
14
7 Ainsi la meacutethode drsquoeacutetude indirecte par les documents la meacutethode historique est la seule
qursquoon puisse employer dans deux cas quand on veut atteindre soit des eacutevolutions soit
des ensembles concrets
8 Comme toute autre meacutethode scientifique elle comporte deux seacuteries drsquoopeacuterations
1deg eacutetudier le document pour deacuteterminer quels ont eacuteteacute les faits particuliers passeacutes dont le
document est la trace 2deg apregraves avoir eacutetabli ces faits les grouper en une construction
meacutethodique pour deacutecouvrir les rapports entre eux
9 II ndash Et maintenant qursquoest-ce que les sciences sociales
10 Drsquoapregraves le sens propre du mot social ce devraient ecirctre toutes les sciences qui eacutetudient les
faits sociaux crsquoest-agrave-dire ceux qui se produisent en socieacuteteacute les habitudes humaines de
tout genre (langues mœurs alimentation costume habitation ceacutereacutemonial
divertissements) les pheacutenomegravenes intellectuels (art science religion philosophie
morale) les institutions politiques ou eacuteconomiques
11 Crsquoest avec ce sens geacuteneacuteral qursquoAuguste Comte a fabriqueacute le mot sociologie pour deacutesigner la
science de tous les pheacutenomegravenes de socieacuteteacute Crsquoest encore le sens que lui donnait Herbert
Spencer dans les Principes de sociologie Mais agrave force de se disputer sur les limites de la
sociologie les sociologues tirant chacun de son cocircteacute ont arracheacute au mot la plus grande
partie de sa signification primitive et ne lui ont laisseacute qursquoun sens vague Simmel1 a essayeacute
de le preacuteciser de nouveau en reacuteduisant la sociologie agrave lrsquoeacutetude abstraite des pheacutenomegravenes
communs agrave toutes les espegraveces de socieacuteteacute
12 Le mot sociologie avait eacuteteacute inventeacute par des philosophes il correspondait agrave une tentative
pour grouper des branches de science resteacutees isoleacutees sous une conception philosophique
drsquoensemble Il paraicirct avoir eu le mecircme sort que cette conception apregraves une peacuteriode de
vogue il semble menaceacute de sortir de la langue
13 Le mot sciences sociales est entreacute dans lrsquousage pour indiquer agrave peu pregraves le mecircme ensemble
drsquoeacutetudes
14 Il y a eacuteteacute introduit par des speacutecialistes sans conception drsquoensemble pour reacutepondre agrave un
besoin pratique et crsquoest aussi pour des raisons pratiques accidentelles que le sens srsquoen est
preacuteciseacute et limiteacute aussi ne peut-on comprendre le sens actuel de ce mot qursquoen suivant son
histoire
15 Au XVIIIe siegravecle le terme social a encore son sens geacuteneacuteral le Contrat Social de Rousseau est
essentiellement un contrat politique
16 Dans la premiegravere partie du XIXe siegravecle le sens srsquoest restreint laquo social raquo srsquoest opposeacute agrave
laquo politique raquo il a deacutesigneacute les institutions et les usages qui ne sont pas directement
organiseacutes par le gouvernement famille proprieacuteteacute division en classes on a opposeacute
laquo lrsquoeacutetat social raquo agrave laquo lrsquoeacutetat politique raquo crsquoest en ce sens que lrsquoemploient les manuels
drsquohistoire des institutions Dans lrsquohistoire de Sparte par exemple la description des
classes Hilotes Peacuteriegraveques Spartiates forme lrsquoeacutetat laquo social raquo le gouvernement et lrsquoarmeacutee
rentrent dans lrsquoeacutetat laquo politique raquo En ce sens lrsquohistoire sociale serait lrsquoeacutetude des classes de
leurs privilegraveges de leur recrutement de leurs relations et lrsquohistoire des associations
priveacutees telles que la famille
17 Dans la seconde moitieacute du siegravecle le mot a tendu agrave prendre un autre sens Il srsquoest peu agrave peu
transporteacute aux nouvelles branches drsquoeacutetudes de la socieacuteteacute humaine qui commenccedilaient agrave se
former Plusieurs branches srsquoeacutetaient deacutejagrave constitueacutees avant qursquoon eucirct la conception
distincte de socieacuteteacute et de pheacutenomegravenes sociaux Elles eacutetaient neacutees les unes de lrsquohistoire2
15
ndash eacutetude encore confuse de tous les faits du passeacute science des actes et des institutions
politiques meacutelangeacutee agrave lrsquoeacuterudition et agrave lrsquoarcheacuteologie ndash les autres de certaines eacutetudes
pratiques devenues peu agrave peu historiques la theacuteologie devenue histoire des religions la
jurisprudence devenue histoire du droit la rheacutetorique et la philosophie devenues
histoires des litteacuteratures et des doctrines lrsquoart devenu histoire de lrsquoart Chacune ayant eu
degraves lrsquoorigine ses professeurs et ses speacutecialistes srsquoeacutetait organiseacutee en une science
indeacutependante sous un nom speacutecial
18 Les eacutetudes sur la socieacuteteacute qui se sont organiseacutees les derniegraveres au XIXe siegravecle ont pris le
nom de sociales devenu vacant Ainsi srsquoexplique que ce mot ait eacuteteacute reacuteduit agrave un sens si
restreint Si de lrsquoensemble des sciences qui eacutetudient les pheacutenomegravenes sociaux au sens
large on retire toutes les branches drsquoeacutetudes constitueacutees anteacuterieurement en sciences
speacuteciales le reacutesidu comprend les laquo sciences sociales raquo au sens actuel
19 Ce sont trois groupes drsquoeacutetudes drsquoorigines tregraves eacuteloigneacutees qui ont convergeacute de faccedilon agrave
former les laquo sciences sociales raquo
20 Un de ces groupes srsquoest constitueacute par la creacuteation drsquoune statistique fondeacutee sur une
meacutethode scientifique Les premiers essais remontent agrave la fin du XVIIe siegravecle aux travaux
de Petty et aux tables de mortaliteacute Mais il a fallu attendre qursquoon disposacirct de chiffres assez
complets et portant sur des pheacutenomegravenes assez varieacutes pour donner lrsquoideacutee drsquoeacutetudier
meacutethodiquement ces seacuteries de chiffres et drsquoen tirer des conclusions geacuteneacuterales Ce travail
nrsquoa pu commencer que tard quand les autres branches eacutetaient deacutejagrave constitueacutees sous
forme drsquohistoires speacuteciales et il a commenceacute hors des Universiteacutes ougrave ces sciences
srsquoeacutetaient constitueacutees Quand on a pour la premiegravere fois pris conscience du rocircle de la
statistique on a chercheacute un mot pour lui donner sa place dans lrsquoensemble de la science
Queacutetelet a publieacute son traiteacute Sur la possibiliteacute de mesurer lrsquoinfluence des causes qui modifient les
eacuteleacutements sociaux 1832 et son Essai de physique sociale 1835 Ainsi la statistique est entreacutee
dans le groupe des sciences sociales Quand elle srsquoest subdiviseacutee la branche principale a
formeacute la deacutemographie ougrave le mot δήμος est pris au mecircme sens restreint que le mot
laquo social raquo
21 Un autre groupe ndash et le plus consideacuterable ndash a eacuteteacute formeacute par lrsquoeacutetude des pheacutenomegravenes et
des institutions eacuteconomiques (production eacutechanges reacutepartition) ndash mal deacutelimiteacute du cocircteacute
de la production (on a heacutesiteacute sur la place de lrsquohistoire de la technique) ndash mal deacutelimiteacute
aussi du cocircteacute de la consommation (alimentation vecirctement habitation deacutepenses) Cette
eacutetude srsquoeacutetait appeleacutee longtemps laquo eacuteconomie politique raquo Volkswirthschaft mais le sens de
ce mot a tendu agrave se restreindre aux consideacuterations theacuteoriques qui avaient eacuteteacute la premiegravere
forme de lrsquoeacutetude eacuteconomique De plus en plus crsquoest la description des pheacutenomegravenes reacuteels
qui tend agrave devenir la science sociale eacutetablie au moyen drsquoune meacutethode drsquoobservation
22 Cette deacuteviation de sens a coiumlncideacute avec lrsquoapparition des eacutecoles socialistes et semble srsquoecirctre
produite sous leur influence Lrsquoideacutee fondamentale surtout des disciples de Marx crsquoest que
lrsquoorganisation eacuteconomique est le fondement de toute la socieacuteteacute reacuteformer la socieacuteteacute crsquoest
reacuteformer le reacutegime eacuteconomique Tous les autres faits sociaux passent au second plan non
seulement les faits intellectuels ou religieux mais mecircme les faits politiques Ils ont beau
demander avant tout une reacuteforme politique le suffrage universel montrant ainsi que
lrsquoorganisation eacuteconomique est domineacutee par le reacutegime politique dans leur langue le fait
laquo social raquo par excellence crsquoest le fait eacuteconomique Et crsquoest le sens qursquoils ont fini par
imposer aujourdrsquohui laquo sciences sociales raquo est devenu synonyme de sciences
eacuteconomiques
16
23 Le 3e groupe est drsquoune tout autre nature Les hommes qui eacutetudient les pheacutenomegravenes
eacuteconomiques ont eacuteteacute ameneacutes agrave eacutetudier aussi les theacuteories et les doctrines eacuteconomiques
doctrines speacuteculatives et doctrines pratiques par conseacutequent les reacuteformes et les
reacutevolutions eacuteconomiques Ainsi de lrsquohistoire geacuteneacuterale des doctrines confondue jusque-lagrave
dans lrsquohistoire de la philosophie et des sciences srsquoest deacutetacheacute un fragment lrsquohistoire des
doctrines et des projets eacuteconomiques qui est venu former le troisiegraveme groupe des
sciences sociales
24 Aujourdrsquohui les sciences sociales comprennent donc
1deg Les sciences statistiques y compris la deacutemographie
2deg Les sciences de la vie eacuteconomique
3deg Lrsquohistoire des doctrines et des tentatives eacuteconomiques
25 Crsquoest agrave peu pregraves ainsi que les eacutediteurs du Handwoumlrterbuch der Staatswissenschaften
deacutelimitaient en 1890 le champ de leur reacutepertoire en expliquant qursquoils faisaient de Staats le
synonyme de Sozial drsquoapregraves le sens nouveau que le mot Staat a pris depuis le
Staatssozialism ndash Un des traiteacutes les plus reacutecents en anglais Mayo-Smith reacuteunit sous un
nom analogue (Statistics and sociology 1895) deux sortes drsquoeacutetudes la deacutemographie et
lrsquoeacuteconomie politique ndash Ce sens complexe est aussi celui qursquoa adopteacute en Allemagne degraves
1873 le Verein fuumlr Sozialpolitik suivi par Stammhammer Bibliographie der Sozial politik 1896
ndash Crsquoest le sens donneacute en France au mot social dans le Museacutee social du comte de Chambrun
le Collegravege libre des sciences sociales et lrsquoEacutecole des hautes eacutetudes sociales
26 Les sciences sociales dans le sens que la pratique reacutecente leur a donneacute se limitent donc agrave
une partie restreinte des pheacutenomegravenes
27 Elles sont un amalgame disparate formeacute 1deg de lrsquoeacutetude des actes et des institutions
eacuteconomiques 2deg de la statistique des actes et des produits humains et 3deg de lrsquohistoire des
doctrines Elles nrsquoont qursquoun seul caractegravere commun crsquoest drsquoeacutetudier des pheacutenomegravenes qui
se rapportent aux inteacuterecircts mateacuteriels des hommes
28 Ces pheacutenomegravenes sont de deux espegraveces qui correspondent aux deux sciences entreacutees dans
lrsquoamalgame 1deg les pheacutenomegravenes proprement corporels nombre sexe acircge santeacute maladie
naissance mort qui sont lrsquoobjet de la deacutemographie 2deg les pheacutenomegravenes eacuteconomiques qui
consistent dans les rapports entre les hommes et les objets mateacuteriels pour la production
la distribution la consommation crsquoest le domaine de la science eacuteconomique au sens
large La limite ne peut pas toujours ecirctre traceacutee exactement Il y a des faits eacuteconomiques
purement intellectuels comme les opeacuterations de Bourse qui restent dans les sciences
sociales parce qursquoils sont lieacutes eacutetroitement aux pheacutenomegravenes mateacuteriels de lrsquoeacutechange Mais le
caractegravere geacuteneacuteral des faits eacutetudieacutes par les sciences sociales crsquoest drsquoecirctre des faits mateacuteriels
qursquoon cherche agrave atteindre par lrsquoobservation mateacuterielle3
29 III ndash On voit maintenant pourquoi la meacutethode historique ainsi deacutefinie est indispensable
aux sciences sociales ainsi deacutefinies
30 1deg Toute science sociale soit deacutemographie soit science eacuteconomique doit se constituer
par lrsquoobservation directe des pheacutenomegravenes Mais en pratique lrsquoobservation des
pheacutenomegravenes est toujours limiteacutee agrave un champ tregraves eacutetroit Pour arriver agrave une connaissance
eacutetendue il faut toujours recourir au proceacutedeacute indirect au document Or le document ne
peut srsquoeacutetudier que par la meacutethode historique Qursquoil ait eacuteteacute reacutedigeacute au temps drsquoAuguste ou
en 1900 la meacutethode pour lrsquoeacutetudier est la mecircme au moins dans les regravegles fondamentales
La meacutethode historique est donc neacutecessaire pour utiliser correctement mecircme les
documents contemporains
17
31 2deg Toute science sociale srsquoapplique agrave des pheacutenomegravenes qui ne restent pas constants pour
les comprendre il faut en connaicirctre lrsquoeacutevolution Pour le fait mecircme le plus simple de la
deacutemographie ndash le chiffre de la population ndash lrsquoeacutevolution est un eacuteleacutement essentiel de la
connaissance scientifique Cette neacutecessiteacute de connaicirctre lrsquoeacutevolution est bien plus grande
encore pour la vie eacuteconomique ougrave aucune organisation nrsquoest intelligible que par son
passeacute historique Il faut donc une eacutetude historique des pheacutenomegravenes sociaux anteacuterieurs et
cette eacutetude nrsquoest possible que par une meacutethode historique
32 Ainsi il faut appliquer drsquoabord la meacutethode historique aux sciences sociales pour
interpreacuteter les documents dont on a besoin dans tous les cas ougrave la connaissance ne peut
ecirctre qursquoindirecte (et en pratique presque tous les faits des sciences sociales sont recueillis
par la meacutethode indirecte) ndash Puis quand les faits sont reacuteunis il faut pour les grouper
suivre une meacutethode identique agrave celle de lrsquohistoire car il srsquoagit de former un ensemble
avec des faits recueillis presque tous par des proceacutedeacutes historiques
NOTES
1 Die Probleme der Geschichtsphilosophie 1892
2 Voir plus loin dans la 2 e partie chap XI laquo Naissance des histoires speacuteciales histoire
universelle histoire geacuteneacuterale raquo
3 On verra plus loin 2e partie chap XII si cette preacutetention est justifieacutee
18
Premiegravere partie La meacutethodehistorique appliqueacutee aux documentsdes sciences sociales
19
Chapitre premier
Theacuteorie du document
I Caractegravere du document ndash Le document est une trace drsquoactes anteacuterieurs ndash Analyse des opeacuterationsneacutecessaires pour produire un document eacutecriture langue penseacutee croyance connaissance lien deces opeacuterations avec la reacutealiteacuteII Provenance du document ndash Neacutecessiteacute de localiser le document ndash Opeacuterations pour en deacuteterminerla provenance
1 I ndash Comment un document peut-il servir agrave atteindre la connaissance drsquoun fait Y a-t-il
entre un document et un fait un rapport fixe qui permette agrave celui qui connaicirct le document
drsquoarriver agrave connaicirctre le fait Un document est une trace laisseacutee par un fait ndash Ces traces
peuvent ecirctre de deux espegraveces directes ou indirectes
2 Les traces directes sont des objets mateacuteriels ndash par exemple un bacirctiment une machine un
meacutetier agrave tisser ndash produits de lrsquoactiviteacute des hommes drsquoautrefois et qui peuvent servir agrave
nous faire directement connaicirctre cette activiteacute On peut utiliser les traces directes ndash par
exemple un outil ancien une eacutetoffe ndash quand il srsquoagit de connaicirctre les proceacutedeacutes ou les
produits drsquoune industrie crsquoest le cas dans lrsquohistoire de la technique Mais les sciences
sociales nrsquoont aucune recherche de ce genre agrave faire Et crsquoest mecircme un caractegravere singulier
de ces sciences Elles srsquoappliquent toujours agrave des pheacutenomegravenes sociaux qui ont pour objet
essentiel des choses mateacuterielles la deacutemographie eacutetudie la reacutepartition et les accidents
mateacuteriels des corps humains lrsquoeacuteconomie politique eacutetudie la production et la distribution
des richesses mateacuterielles Mais de ces pheacutenomegravenes mateacuteriels elles eacutecartent la partie
vraiment mateacuterielle lrsquoeacutetude des corps est abandonneacutee agrave lrsquoanthropologie ou agrave
lrsquoethnologie lrsquoeacutetude des proceacutedeacutes industriels reste le domaine de la technique Les
sciences sociales nrsquoeacutetudient dans les pheacutenomegravenes mateacuteriels ni les corps ni les actes elles
cherchent seulement les rapports abstraits entre ces corps ou entre ces actes elles
eacutetudient soit les nombres des corps ou des actes soit les institutions eacuteconomiques crsquoest-
agrave-dire les rapports eacutetablis entre les hommes agrave propos des objets mateacuteriels Il nrsquoy a donc
pas lieu en science sociale de se servir des traces directes du passeacute
3 Les traces indirectes sont les eacutecrits on leur reacuteserve souvent le nom de documents
Directement les documents ne font connaicirctre que la penseacutee de celui qui les a reacutedigeacutes ils
ne sont que les traces de faits psychologiques mais ils peuvent fournir un moyen indirect
drsquoatteindre des faits exteacuterieurs Les sciences sociales nrsquoemploient pas drsquoautre espegravece de
20
document Les documents de la deacutemographie sont ou des eacuteleacutements de calcul
deacutemographique (deacutenombrements et mesures) ou des reacutesultats de calculs sous forme soit
arithmeacutetique soit geacuteomeacutetrique Les documents de la science eacuteconomique sont ou des
statistiques ou des descriptions drsquoinstitutions (enquecirctes rapports monographies) ou des
regraveglements officiels ou priveacutes sur la faccedilon dont les institutions doivent fonctionner Les
documents de lrsquohistoire des doctrines sont les œuvres des eacutecrivains En un mot les
sciences sociales nrsquoutilisent que des eacutecrits il suffira donc ici drsquoeacutetablir la theacuteorie du
document eacutecrit
4 Quel rapport un eacutecrit peut-il avoir avec des faits sociaux Pour comprendre ce rapport
ndash qui est toujours indirect et lointain ndash il faut analyser les conditions dans lesquelles un
document vient au monde et reconstituer la seacuterie des opeacuterations neacutecessaires pour le
produire Alors seulement on pourra savoir srsquoil est possible agrave travers toutes ces
opeacuterations de trouver entre le document et le fait le rapport qui seul permettra drsquoarriver
agrave la connaissance du fait
5 Pour faciliter cette analyse forceacutement abstraite et subtile je prends parmi les documents
sociaux un exemple tregraves simple un bulletin manuscrit du recensement franccedilais Je vais
analyser les opeacuterations par lesquelles il est venu au monde en remontant la seacuterie des
opeacuterations agrave partir du fait qursquoun observateur pourra atteindre directement crsquoest-agrave-dire agrave
partir de lrsquoexistence du papier eacutecrit
6 Lrsquoobservateur prend le bulletin Directement tout ce qursquoil observe ce sont des traits noirs
traceacutes sur du papier blanc Comment ces traits ont-ils eacuteteacute produits Par un acte de la
main de lrsquoauteur du bulletin Voilagrave le premier intermeacutediaire lrsquoeacutecriture et voici la
premiegravere cause drsquoerreur lrsquoauteur peut avoir mal traceacute ses lettres avoir fait des lapsus
7 Ces traits ne sont pas arbitraires ils sont traceacutes suivant un systegraveme drsquoeacutecriture que
lrsquoobservateur connaicirct sinon il ne pourrait pas lire Agrave partir des traits on remonte aux
signes que lrsquoauteur a voulu mettre sur son papier Dans nos systegravemes drsquoeacutecritures
alphabeacutetiques ces signes indiquent des sons drsquoune langue que lrsquoauteur a ducirc prononcer au
moins mentalement Voilagrave le deuxiegraveme intermeacutediaire les signes alphabeacutetiques Et voici la
deuxiegraveme cause drsquoerreur tregraves sensible si lrsquoauteur du bulletin ne sait pas lrsquoorthographe il
peut avoir mal orthographieacute par exemple il peut avoir eacutecrit 420 pour dire quatre-vingts
pour restituer sa vraie penseacutee il faut se repreacutesenter les mots parleacutes
8 La langue elle-mecircme nrsquoest qursquoun signe physiologique drsquoune penseacutee psychologique En
parlant lrsquoauteur a eu une penseacutee Voilagrave le troisiegraveme intermeacutediaire la langue Il faut savoir
la langue de lrsquoauteur du bulletin pour remonter agrave sa penseacutee au sens des mots Et voici une
troisiegraveme cause drsquoerreur lrsquoauteur peut avoir mal su la langue avoir donneacute agrave un mot un
sens qursquoil nrsquoa pas habituellement en franccedilais par exemple avoir dit laquo journaliste raquo pour
laquo journalier raquo
9 Mais la penseacutee exprimeacutee litteacuteralement nrsquoexprime pas neacutecessairement ce que lrsquoauteur a
cru il a dit qursquoil eacutetait bouddhiste par plaisanterie ou il srsquoest dit centenaire par vaniteacute
Voilagrave les quatriegraveme et cinquiegraveme intermeacutediaires agrave travers le sens litteacuteral il faudra
remonter agrave la conception reacuteelle puis agrave travers la conception reacuteelle agrave la croyance sincegravere
de lrsquoauteur Et voici une quatriegraveme et une cinquiegraveme cause drsquoerreur le sens deacutetourneacute
puis le mensonge
10 On arrive ainsi agrave lrsquoeacutetat psychologique profond et permanent de lrsquoauteur On peut dire
alors voilagrave ce qursquoil croyait Srsquoil srsquoagissait seulement de doctrine on nrsquoaurait pas besoin
drsquoaller plus loin le travail serait termineacute car le document aurait donneacute la croyance de
21
lrsquoauteur Et crsquoest lagrave en effet que srsquoarrecirctent les opeacuterations en matiegravere drsquohistoire des
doctrines sociales
11 Mais dans tous les cas ougrave on veut connaicirctre un fait exteacuterieur on ne peut srsquoen tenir agrave une
croyance Ce qursquoon cherche crsquoest la reacutealiteacute exteacuterieure lrsquoauteur peut srsquoecirctre trompeacute par
exemple sur son acircge ou sur le nombre de piegraveces de son logement Or son opinion nrsquoa de
valeur qursquoautant qursquoelle provient drsquoune connaissance exacte des faits reacuteels et la
connaissance nrsquoest exacte que si elle provient drsquoune observation exacte soit faite par
lrsquoauteur lui-mecircme soit reacutepeacuteteacutee drsquoapregraves un autre observateur Voilagrave donc le sixiegraveme et
dernier intermeacutediaire de la croyance inteacuterieure de lrsquoauteur il faut passer agrave lrsquoobservation
drsquoun fait exteacuterieur Alors enfin le document se trouve relieacute par toute cette seacuterie
drsquointermeacutediaires agrave un acte de lrsquoespegravece des opeacuterations scientifiques agrave une observation Un
document vaut exactement dans la mesure ougrave il a pour origine une observation bien faite
12 Il semble donc que la science historique se retrouve en derniegravere analyse semblable agrave
toutes les sciences drsquoobservation il semble que la meacutethode historique repose sur le mecircme
principe que toute meacutethode scientifique puisque le document en derniegravere analyse est
une observation de faits Quand un astronome dans son observatoire un chimiste dans
son laboratoire ont fait une observation et lrsquoont reacutedigeacutee leur observation semble bien un
document pareil agrave un bulletin de recensement Pourtant la langue courante nrsquoappelle pas
laquo document raquo un procegraves-verbal drsquoobservation scientifique Et elle a raison de distinguer
car il y a une diffeacuterence pratique entre un document et une observation Ce nrsquoest pas
comme on lrsquoa dit parfois que le document soit la constatation drsquoun fait disparu qursquoon ne
peut plus observer tandis qursquoune observation scientifique peut ecirctre reacutepeacuteteacutee Il est
impossible en astronomie de recommencer lrsquoobservation du passage drsquoun meacuteteacuteore et
pourtant le procegraves-verbal de lrsquoobservation du passage drsquoun meacuteteacuteore nrsquoest pas un simple
document La diffeacuterence est dans la meacutethode le procegraves-verbal est reacutedigeacute suivant une
meacutethode rigoureuse et fixe le document est reacutedigeacute sans meacutethode il est de mecircme espegravece
que le reacutecit drsquoun garccedilon de laboratoire
13 Ainsi en remontant la seacuterie des opeacuterations agrave partir du bulletin manuscrit voici celles qui
ont neacutecessairement ducirc se produire 1deg un acte de la main de lrsquoauteur qui a eacutecrit le
bulletin 2deg dans lrsquoesprit de cet auteur une conception des signes drsquoeacutecriture agrave tracer
3deg dans ce mecircme esprit la repreacutesentation des sons de la langue dont lrsquoeacutecriture nrsquoest qursquoun
signe 4deg la repreacutesentation des phrases qursquoil a eacutecrites avec leur sens litteacuteral 5deg la
conception du sens qursquoil a entendu leur donner 6deg la croyance qursquoil a eue et qui peut ecirctre
erroneacutee 7deg la connaissance directe des faits qursquoil a atteints par observation Entre les
deux derniegraveres opeacuterations il a pu srsquointercaler un intermeacutediaire si lrsquoauteur a reccedilu sa
connaissance de seconde main srsquoil nrsquoa pas observeacute lui-mecircme le fait qursquoil affirme mais
seulement reacutepeacuteteacute lrsquoaffirmation drsquoun autre En ce cas crsquoest lrsquointermeacutediaire dont il
reproduit lrsquoaffirmation qui a eacuteteacute le seul observateur et il a ducirc faire lui-mecircme toute une
seacuterie drsquoopeacuterations mais de mecircme espegravece
14 Dans le cas ougrave lrsquoon opegravere non plus sur un manuscrit mais sur un imprimeacute il y a une
complication de plus Lrsquoimprimeacute ne repreacutesente par lui-mecircme que lrsquoacte drsquoun typographe
qui a eu un manuscrit agrave lire Il faut donc agrave travers toutes les opeacuterations intellectuelles de
ce typographe arriver au manuscrit qursquoil a observeacute Il y a en ce cas deux seacuteries
drsquoopeacuterations superposeacutees Mais la premiegravere seacuterie a peu drsquointeacuterecirct pratique parce que le
typographe a eacuteteacute dans des conditions exceptionnellement favorables pour observer et
reproduire le manuscrit et que les eacutepreuves ont eacuteteacute corrigeacutees par lrsquoauteur
22
15 Pour tirer drsquoun document la connaissance drsquoun fait il faut donc reconstituer toutes ces
opeacuterations intermeacutediaires comme elles ont ducirc se produire dans lrsquoesprit de lrsquoauteur et se
repreacutesenter toute la chaicircne de ces actes au moins dans le rapport que chacun drsquoeux a eu
avec le point de deacutepart qui eacutetait le fait observeacute Crsquoest le seul moyen de deacuteterminer le
rapport avec le point drsquoarriveacutee qui a eacuteteacute le document
16 En pratique dans cette chaicircne continue qui va depuis le fait agrave connaicirctre jusqursquoau
document crsquoest le point drsquoarriveacutee de lrsquoauteur le document qui est notre point de deacutepart
et crsquoest son point de deacutepart le fait qui est notre point drsquoarriveacutee Et les deux seuls objets
mateacuteriels qui puissent ecirctre observeacutes ce sont les deux anneaux extrecircmes de cette chaicircne
le fait observeacute par lrsquoauteur le document traceacute par lrsquoauteur et observeacute par nous Tous les
anneaux intermeacutediaires croyance conception langue sont des eacutetats psychologiques
nous ne pouvons pas les observer directement nous ne pouvons que nous les repreacutesenter
par analogie avec nos propres eacutetats inteacuterieurs les seuls qui nous soient directement
connus Voilagrave pourquoi la meacutethode historique est exclusivement une meacutethode
drsquointerpreacutetation psychologique par analogie Dans la mesure ougrave les sciences sociales se
constituent par des documents elles sont donc elles-mecircmes subordonneacutees agrave une meacutethode
psychologique
17 II ndash Agrave quelle condition peut-on opeacuterer sur un document avec chance drsquoen tirer une
connaissance Un document nrsquoa de valeur qursquoautant qursquoil est lieacute par un rapport connu
avec le fait sur lequel nous cherchons agrave ecirctre renseigneacute Supposons que je reacutedige un
bulletin de recensement au nom drsquoun personnage de fantaisie ougrave tous les renseignements
seront imaginaires ce ne sera pas un document
18 Il faut qursquoil y ait eu un rapport reacuteel entre ce bulletin et un des habitants qursquoil srsquoagit de
recenser Et il ne suffit pas que ce rapport existe il faut encore qursquoil nous soit connu Un
bulletin de recensement reacutedigeacute par un veacuteritable habitant tombe entre nos mains sans que
nous sachions agrave quelle eacutepoque et dans quel pays il a eacuteteacute eacutecrit il est pour nous sans valeur
parce que nous ne pouvons le rapporter agrave aucune reacutealiteacute preacutecise Pour qursquoun document
soit utilisable il faut que nous sachions preacuteciseacutement avec quels faits le document ou
plutocirct son auteur a eacuteteacute en rapport crsquoest-agrave-dire dans quelles conditions lrsquoauteur lrsquoa
produit Il faut pouvoir le localiser savoir en quel temps en quel lieu et par qui il a eacuteteacute
produit connaicirctre ce qursquoon appelle la provenance Tout travail sur un document doit
commencer par en deacuteterminer la provenance
19 Les opeacuterations pour eacutetablir la provenance des documents forment une partie
indispensable de toute meacutethode historique Elles tiennent une tregraves large place dans le
travail historique surtout quand il srsquoagit de faits tregraves anciens de lrsquoAntiquiteacute ou du Moyen
Acircge les documents de ces temps arrivent presque tous deacutefigureacutes par les copies
successives mal localiseacutes souvent mecircme falsifieacutes Une grande partie de la critique
consiste agrave les reacutetablir dans leur eacutetat primitif agrave les deacutelivrer des falsifications et agrave
deacuteterminer drsquoougrave ils sortent Crsquoest une opeacuteration de nettoyage indispensable pour eacuteviter
drsquoeacutenormes erreurs mais qui nrsquoajoute rien de positif agrave nos connaissances Les sciences
sociales opeacuterant drsquoordinaire sur des peacuteriodes contemporaines sont presque toujours
affranchies de ce travail de critique exteacuterieure Leurs documents se preacutesentent avec des
indications de provenance preacutecises et drsquoordinaire exactes la date le lieu de publication
le nom de lrsquoauteur souvent mecircme les conditions de son travail expliqueacutees dans une
preacuteface La critique de provenance a ici peu drsquooccasion de srsquoappliquer Elle se reacuteduit en
pratique agrave deux cas
23
20 Premier cas ndash On a des motifs de soupccedilonner que le document est accompagneacute drsquoune
fausse indication de date ou drsquoauteur soit que le contenu du document paraisse en
contradiction avec ces indications soit qursquoon soit averti par des renseignements
exteacuterieurs On aura par exemple su que le recenseur nrsquoest pas alleacute faire lrsquoenquecircte dont il
preacutetend srsquoecirctre chargeacute ou bien on aura remarqueacute dans le bulletin lui-mecircme des
expressions eacutetrangegraveres agrave la langue du recenseur
21 On doit alors faire une enquecircte en recherchant les renseignements exteacuterieurs sur la
provenance veacuteritable ou en analysant le document pour y deacutecouvrir des caractegraveres
inteacuterieurs de contradiction et des indices de la vraie provenance On nrsquoaura qursquoagrave
appliquer ici la meacutethode constitueacutee pour lrsquoeacuterudition historique1 En attendant drsquoavoir
trouveacute la provenance on devra tenir en suspicion le document et si on en fait usage
preacutevenir les lecteurs
22 Deuxiegraveme cas ndash Le document paraicirct ne pas ecirctre lrsquoœuvre drsquoun seul auteur (cas tregraves freacutequent
dans les documents officiels) et on a des motifs de soupccedilonner que les diffeacuterents auteurs
ont eu des opinions contradictoires ou ont suivi des meacutethodes de valeur diffeacuterente Il
devient alors neacutecessaire de savoir comment a eacuteteacute partageacute le travail on devra tacirccher de
distinguer les parties faites par chacun des auteurs si lrsquoon nrsquoy parvient pas il faut traiter
ces parties indistinctes avec une grande deacutefiance et si lrsquoon srsquoen sert avertir
expresseacutement
NOTES
1 On la trouvera exposeacutee dans Bernheim Lehrbuch der historischen Methode 2e eacutedition 1894
chap IV et dans Langlois et Seignobos Introduction aux eacutetudes historiques 2e eacuted chap III
24
Chapitre II
Les preacutecautions critiques
I Neacutecessiteacute de la critique ndash Tendance spontaneacutee agrave croire motifs de la creacuteduliteacuteII Formes rudimentaires de la critique ndash Notion du teacutemoignage insuffisance de la theacuteorie juridiquedu teacutemoignage neacutecessiteacute de lrsquoanalyseIII LrsquoanalyseIV Diverses opeacuterations de la critique
1 I ndash Le document est un produit mateacuteriel mais symbolique qui nrsquoa de valeur qursquoautant
qursquoil repreacutesente symboliquement la seacuterie drsquoopeacuterations par lesquelles a passeacute lrsquoesprit de
son auteur toutes ces opeacuterations sont exclusivement psychologiques et dans le cas
mecircme le plus favorable elles ont pour point de deacutepart une observation faite sans
meacutethode en dehors des regravegles de lrsquoobservation scientifique Un document mecircme le
meilleur nrsquoest que le dernier terme drsquoune seacuterie drsquoopeacuterations intellectuelles agrave partir drsquoune
observation mal faite
2 Ce serait donc une neacutegligence coupable drsquoopeacuterer avec un document comme avec une
observation scientifique Il faut avant de pouvoir utiliser un document prendre des
preacutecautions speacuteciales qui constituent toute la premiegravere moitieacute de la meacutethode historique
crsquoest la critique crsquoest-agrave-dire le jugement porteacute sur la valeur du document
3 Cette critique reconnue indispensable en histoire1 est-elle neacutecessaire en sciences
sociales La reacuteponse deacutepend du but qursquoon se propose en eacutetudiant ces sciences Si on y
apporte lrsquoesprit commercial on trouvera la critique non seulement inutile mais
dangereuse Car si lrsquoon tient seulement agrave produire une impression sur son public soit agrave le
convaincre de lrsquoavantage ou des inconveacutenients drsquoune mesure pratique soit agrave lui inspirer
de la consideacuteration pour la science de lrsquoauteur lrsquoessentiel est de publier le plus gros
travail possible drsquoapporter la plus grande masse de faits apparents le public mecircme le
public savant nrsquoa ni le loisir ni le deacutesir de veacuterifier la valeur drsquoune statistique (On a vu
reacutecemment des exemples eacuteclatants de cette neacutegligence) Or tout le temps passeacute agrave la
critique serait perdu pour ramasser des faits ce serait autant de moins drsquoapporteacute agrave la
masse Mais en outre la critique ne peut rien ajouter agrave la masse des preuves2 elle ne peut
qursquoen retrancher des preuves illusoires elle nrsquoa jamais qursquoun reacutesultat neacutegatif elle empecircche
drsquoadmettre des ideacutees fausses elle nrsquoen fait pas acqueacuterir de nouvelles Le public en
sciences sociales nrsquoappreacutecie que la quantiteacute du travail qui se voit drsquoun coup drsquoœil il nrsquoa
25
pas le temps drsquoen discerner la qualiteacute il ne peut distinguer un travail correct drsquoun travail
incorrect On a donc un avantage commercial eacutevident agrave se dispenser de la critique
puisqursquoelle fait perdre du temps et risque de diminuer la quantiteacute des mateacuteriaux Voilagrave
pourquoi sans doute on en fait si peu usage en science sociale
4 La critique nrsquoest utile qursquoautant qursquoon se place agrave un point de vue scientifique qursquoon tient agrave
connaicirctre la veacuteriteacute et agrave eacutecarter lrsquoerreur ou la fantaisie En ce cas seulement elle devient
indispensable car elle est le seul moyen de traiter les documents de faccedilon agrave en tirer une
veacuteriteacute deacutemontreacutee eacutetablie meacutethodiquement qui ne puisse pas ecirctre contesteacutee et crsquoest lagrave ce
qursquoon appelle la veacuteriteacute scientifique Il faut donc avant drsquoentreprendre aucun travail de
critique reacutesoudre pour soi-mecircme cette question preacutejudicielle Veut-on travailler en
savant sans souci du succegraves pour atteindre la veacuteriteacute scientifique Veut-on opeacuterer en
commerccedilant pour inspirer au public de la consideacuteration pour lrsquoentraicircner agrave une deacutecision
pratique pour arriver agrave lrsquoInstitut ndash Crsquoest agrave vrai dire une question de conscience Que
doit faire un commerccedilant drsquoune marchandise avarieacutee qursquoil peut eacutecouler sans que le public
srsquoen aperccediloive Doit-il la laisser perdre ou la vendre Cette mecircme question peut servir
de proceacutedeacute pour faire la critique drsquoun ouvrage de sciences sociales Si lrsquoon a besoin de
savoir la valeur scientifique drsquoun travail on fera bien de se poser cette question Lrsquoauteur
a-t-il eu un but commercial ou un but scientifique Ou plutocirct Dans quelle mesure
lrsquoauteur a-t-il voulu faire de la science De cette mesure deacutependra le degreacute de confiance
5 Si lrsquoon veut vraiment atteindre un reacutesultat scientifique il faut drsquoabord se peacuteneacutetrer de la
neacutecessiteacute de la critique En principe tout le monde lrsquoadmet mais crsquoest un de ces postulats
dont parle Carlyle facilement admis en theacuteorie et qui passent difficilement dans la
pratique Crsquoest que la critique est contraire agrave la tournure normale de lrsquointelligence
humaine la tendance spontaneacutee de lrsquohomme est de croire ce qursquoon lui dit Il est naturel
drsquoaccepter toute affirmation surtout une affirmation eacutecrite ndash plus facilement si elle est
eacutecrite en chiffres ndash encore plus facilement si elle provient drsquoune autoriteacute officielle si elle
est comme on dit authentique Appliquer la critique crsquoest donc adopter un mode de
penser contraire agrave la penseacutee spontaneacutee une attitude drsquoesprit contre nature Or il faut
lrsquoappliquer sans relacircche agrave tous les instants du travail historique il faut que cette allure
contre nature devienne une habitude organique On nrsquoy parvient pas sans effort Le
mouvement spontaneacute drsquoun homme qui tombe agrave lrsquoeau est de faire tout ce qursquoil faut pour se
noyer apprendre agrave nager crsquoest acqueacuterir lrsquohabitude de refreacutener ses mouvements
spontaneacutes et de faire des mouvements contre nature
6 Le mouvement spontaneacute drsquoun homme qui lit un document est de croire tout ce qursquoil lit
apprendre la critique crsquoest acqueacuterir lrsquohabitude de reacutesister agrave la creacuteduliteacute naturelle et
drsquoexaminer ce qursquoon lit La critique comme la natation doit devenir organique par
lrsquoexercice
7 Je ne puis ici qursquoindiquer les actes dont se compose la critique crsquoest la situation drsquoun
maicirctre nageur qui serait reacuteduit agrave montrer les mouvements en laissant chacun de ses
eacutelegraveves srsquoexercer en son particulier
8 Il faut drsquoabord se mettre en garde contre les mouvements spontaneacutes qui font noyer
Lrsquoexpeacuterience universelle de lrsquohistoire montre que lrsquohomme est naturellement creacutedule il
croit ce qursquoon lui affirme il a fallu des siegravecles pour produire une lueur de critique et
encore dans un seul pays en Gregravece Il est donc utile drsquoanalyser les motifs de cette
creacuteduliteacute universelle
26
9 1deg Le motif le plus geacuteneacuteral est la confusion drsquoesprit on entend un reacutecit on fait une
lecture on imagine aussitocirct le fait qursquoon vient drsquoentendre raconter ou de lire lrsquoimage
ainsi formeacutee se confond avec les autres images venues drsquoune autre source il faudrait un
effort de meacutemoire pour la distinguer et tout effort est contre nature Spontaneacutement
donc lrsquohomme croit tout ce qui lui est entreacute dans lrsquoesprit sans distinguer si cela lui vient
de son observation personnelle ou drsquoune affirmation exteacuterieure
10 2deg Un motif tregraves geacuteneacuteral est le respect pour lrsquoeacutecrit surtout pour lrsquoimprimeacute chacun de
nous en voit chaque jour la forme la plus frappante la creacuteduliteacute vis-agrave-vis du journal La
penseacutee fixeacutee par lrsquoeacutecriture plus encore par lrsquoimpression acquiert une autoriteacute presque
irreacutesistible Mecircme les gens cultiveacutes qui ont pourtant appris agrave se tenir en garde contre les
journaux ont besoin de reacuteagir sans cesse contre ce respect et parfois oublient de le faire
11 3deg Lrsquoimpression speacuteciale produite par les chiffres est particuliegraverement importante en
sciences sociales Le chiffre a un aspect matheacutematique qui donne lrsquoillusion du fait
scientifique Spontaneacutement on tend agrave confondre laquo preacutecis et exact raquo une notion vague ne
peut ecirctre entiegraverement exacte de lrsquoopposition entre vague et exact on conclut agrave lrsquoidentiteacute
entre laquo exact raquo et laquo preacutecis raquo On oublie qursquoun renseignement tregraves preacutecis est souvent tregraves
faux Si je dis qursquoil y a agrave Paris 525 637 acircmes ce sera un chiffre preacutecis beaucoup plus preacutecis
que laquo 2 millions et demi raquo et pourtant beaucoup moins vrai On dit vulgairement
laquo brutal comme un chiffre raquo agrave peu pregraves dans le mecircme sens que laquo la veacuteriteacute brutale raquo ce qui
sous-entend que le chiffre est la forme parfaite de la veacuteriteacute On dit aussi laquo Ce sont des
chiffres cela raquo comme si toute proposition devenait vraie degraves qursquoelle prend une forme
arithmeacutetique La tendance est encore plus forte lorsqursquoau lieu drsquoun chiffre isoleacute on voit
une seacuterie de chiffres lieacutes par des opeacuterations drsquoarithmeacutetique Les opeacuterations sont
scientifiques et certaines elles inspirent une impression de confiance qui srsquoeacutetend aux
donneacutees de fait sur lesquelles on a opeacutereacute il faut un effort de critique pour distinguer
pour admettre que dans un calcul juste les donneacutees peuvent ecirctre fausses ce qui enlegraveve
toute valeur aux reacutesultats Crsquoest une illusion de ce genre qui explique le succegraves drsquoun
ouvrage de statistique fantaisiste comme Mulhall The progress of the World ougrave la richesse
de chaque pays est calculeacutee avec une preacutecision eacutetonnante agrave partir de chiffres admis sans
aucun controcircle
12 4deg On ressent un respect naturel pour les autoriteacutes officielles politiques ou scientifiques
les bureaux de ministegravere les offices de statistique ou les corps savants Tout document
reacutedigeacute par un fonctionnaire dans des formes consacreacutees prend un caractegravere semi-
magique il devient un document authentique On oublie que le caractegravere authentique
consiste dans les formes de lrsquoacte non dans son contenu et que drsquoordinaire les
deacuteclarations inscrites dans lrsquoacte ne sont pas controcircleacutees on confond souvent
laquo authentique raquo avec exact3 on dit parfois mecircme agrave la Chambre laquo fait authentique raquo pour
dire un fait eacutetabli sucircrement Il faut une tournure drsquoesprit ou une eacuteducation
exceptionnelles pour reacutesister agrave cet entraicircnement Des professionnels de la critique des
eacuterudits en sont parfois incapables respectueux des autoriteacutes eacutetablies ils souffriraient
comme drsquoun acte reacutevolutionnaire de refuser leur croyance agrave un acte reacutedigeacute par un
fonctionnaire
13 5deg Le motif le plus puissant de tous est la paresse Il faut se donner plus de peine pour
critiquer une affirmation que pour lrsquoadmettre sans controcircle surtout en matiegravere de travail
scientifique ougrave le controcircle est toujours long La tentation est tregraves forte de traiter les
documents comme des observations scientifiques drsquoougrave il ne reste qursquoagrave extraire des
27
mateacuteriaux tout precircts et agrave les grouper en une construction Vita brevis ars longa On abregravege
lrsquoart en supprimant la critique le travail est plus vite fait
14 6deg Enfin pour le motif commercial indiqueacute plus haut on trouve avantage agrave sacrifier le
moins possible de documents on ferait une mauvaise affaire en employant son temps agrave
diminuer la quantiteacute de mateacuteriaux qursquoon pourra mettre en œuvre on ne veut pas jeter
une marchandise avarieacutee qui peut figurer encore agrave lrsquoeacutetalage on compte que le public nrsquoy
regardera pas de trop pregraves et drsquoordinaire on nrsquoa pas agrave srsquoen repentir commercialement du
moins
15 Il est utile de se rendre compte expresseacutement de ces motifs inconscients pour bien voir la
neacutecessiteacute de faire meacutethodiquement son examen de conscience et de se tenir en garde
contre toutes les tentations et tous les mouvements spontaneacutes Il serait utile que cette
connaissance entracirct dans le domaine commun elle pourrait creacuteer une opinion publique
qui servirait de frein aux travailleurs sans conscience et de sanction peacutenale contre les
mauvais travaux
16 Une opinion publique a eacuteteacute creacuteeacutee ainsi en France en matiegravere drsquoeacuterudition historique et
philologique depuis une trentaine drsquoanneacutees par la Revue critique et elle a servi par la
terreur agrave empecirccher de se produire beaucoup drsquoouvrages mal faits Les sciences sociales
ont un besoin non moins urgent de cette police scientifique
17 II ndash Quand on est parvenu agrave sortir de lrsquoeacutetat de nature qui est la creacuteduliteacute totale on
commence agrave entrer sur le terrain de la critique mais on nrsquoarrive pas du premier coup agrave
des proceacutedeacutes meacutethodiques La critique naissante prend drsquoabord une forme vague Comme
on a eacuteteacute grossiegraverement trompeacute par des documents sans aucune valeur on se met agrave
distinguer entre ceux-lagrave et les autres et lrsquoon admet que certains documents provenant de
faussaires ou de menteurs aveacutereacutes doivent ecirctre rejeteacutes Dans un paquet de bulletins de
recensement on deacutecouvre des marques eacutevidentes de fraude on met agrave part comme
suspects tous les bulletins de ce paquet parce qursquoils eacutemanent drsquoune personne peu digne de
foi
18 Combineacutee avec la pratique des tribunaux cette distinction a produit la theacuteorie du
teacutemoignage4 Elle repose sur lrsquoideacutee qursquoil y a de bons et de mauvais teacutemoins Les bons
teacutemoins dignes de foi sont ceux qui ont connu la veacuteriteacute et voulu la dire les teacutemoins
sincegraveres et bien informeacutes les mauvais teacutemoins sont les menteurs et les hommes mal
informeacutes ils nrsquoont pas su la veacuteriteacute ou nrsquoont pas voulu la dire Cette distinction srsquoapplique
drsquoabord aux personnes En la transportant aux eacutecrits on classe les documents suivant leur
auteur comme en justice on classe les teacutemoignages drsquoun cocircteacute les documents dignes de
foi de lrsquoautre les documents suspects crsquoest la vieille notion juridique qursquoil y a des
teacutemoins dont la deacuteclaration doit emporter le jugement Elle se combine avec une autre
notion juridique celle de lrsquoacte authentique crsquoest-agrave-dire reacutegulier qui doit ecirctre accepteacute
parce qursquoil est dans les formes tandis que le document apocryphe doit ecirctre rejeteacute agrave cause
de sa forme Ces notions ne sont nullement scientifiques et quand on les introduit dans la
critique historique on oublie les diffeacuterences profondes entre un problegraveme scientifique et
une affaire juridique
19 1deg En justice il y a deux parties Le juge doit deacutecider dans tous les cas entre les deux
reacutepondre oui ou non crsquoest une balance qui doit finir par pencher drsquoun cocircteacute Il est ameneacute
ainsi par des neacutecessiteacutes pratiques agrave eacutetablir des criteacuteriums conventionnels qui sont lrsquoacte
authentique le teacutemoignage recevable la balance penche du cocircteacute ougrave ces criteacuteriums se
trouvent Cela suffit pour emporter la deacutecision car il srsquoagit seulement drsquoune deacutecision
28
exteacuterieure non drsquoune conviction inteacuterieure Mais en science on nrsquoest jamais forceacute de
reacutepondre agrave une question et il faut savoir veacuteritablement avant de pouvoir rien affirmer En
preacutesence drsquoune question scientifique il peut y avoir non pas seulement deux mais trois
attitudes laquo Oui ndash Non ndash Je ne sais pas raquo Si donc un acte ou un teacutemoin paraissent
insuffisants pour conclure on peut ndash et on doit ndash suspendre son jugement Il serait
dangereux de traiter le teacutemoignage en science comme en justice car si lrsquoon nrsquoa sur une
question qursquoun seul document en preacutesence de cette affirmation unique non contredite
on aura de la peine agrave garder lrsquoattitude du doute on semblerait insulter le teacutemoin en
doutant de sa parole Et ainsi on se laissera aller agrave dire Nous nrsquoavons pas de raison de
douter du teacutemoin nous pouvons donc affirmer On oublie qursquoen science pour affirmer une
solution il faut avoir la preuve qursquoelle est exacte et qursquoon doit dire Nous nrsquoavons pas de
raison drsquoaffirmer donc nous devons douter En justice le doute eacutequivaut agrave une affirmation
en faveur drsquoune des deux parties en science il ne doit aboutir qursquoagrave une neacutegation
provisoire
20 2deg En justice il y a entre deux parties un duel soumis agrave des regravegles drsquoattaque et de deacutefense
lrsquoun des adversaires produit un teacutemoignage ou un acte lrsquoautre doit produire un teacutemoin ou
un acte en sens inverse sinon il perd Transporteacutee sur le terrain historique cette regravegle
devient une entrave agrave la science En fait elle aboutit agrave donner agrave lrsquoopinion la plus ancienne
une sorte de possession drsquoeacutetat on deacuteclare qursquoelle sera admise provisoirement en
attendant la preuve contraire Or en science on doit rejeter provisoirement tout ce qui
nrsquoest pas prouveacute Lrsquoapplication de cette regravegle est encore plus dangereuse en matiegravere de
document On srsquoaperccediloit qursquoun document est suspect crsquoest-agrave-dire ne paraicirct pas provenir
drsquoune observation exacte on devrait lrsquoeacutecarter provisoirement mais en vertu de la regravegle
de la possession drsquoeacutetat on continue provisoirement agrave le traiter comme un document sucircr
crsquoest-agrave-dire agrave admettre comme exactes ses affirmations jusqursquoagrave ce qursquoon ait pu prouver
qursquoil est mauvais On encombre ainsi la science de constructions fragiles qui srsquoeacutecroulent le
jour ougrave la preuve est faite que le document ne vaut rien
21 3deg En justice on nrsquoa qursquoagrave deacutecider une question deacutelimiteacutee par les termes de lrsquoaffaire On
prend le teacutemoignage en bloc on lrsquoadmet ou on le rejette tout entier En science il srsquoagit
drsquoune quantiteacute innombrable de questions Le mecircme teacutemoin a drsquoordinaire laisseacute des
affirmations sur des milliers de faits Un seul tableau de statistique un simple bulletin de
recensement un seul document contient des renseignements tregraves divers Le principe
juridique est de consideacuterer en bloc un teacutemoignage La critique historique doit employer le
proceacutedeacute inverse analyser le document en ses eacuteleacutements les plus menus car chacun de ces
eacuteleacutements repreacutesente une opeacuteration drsquoesprit diffeacuterente faite par lrsquoauteur du document il
donne donc un renseignement de valeur tout agrave fait diffeacuterente Le document le plus
mensonger renferme toujours des conceptions exactes Lrsquoauteur drsquoune deacuteclaration
frauduleuse de vente peut avoir trompeacute sur le prix et donner exactement la contenance
de la terre vendue
22 Ainsi on est conduit agrave formuler trois regravegles opposeacutees agrave celles du teacutemoignage juridique
1deg La critique ne doit affirmer ou nier que srsquoil y a des raisons concluantes agrave deacutefaut de ces
raisons elle doit suspendre la conclusion 2deg Elle ne doit tenir aucun compte de ce qui a
eacuteteacute admis anteacuterieurement sans preuves suffisantes il nrsquoy a pas en science de preacutevention
favorable 3deg Elle doit opeacuterer toujours en commenccedilant par analyser le document
23 III ndash Analyser crsquoest deacutecomposer jusqursquoagrave lrsquoeacuteleacutement irreacuteductible Cet eacuteleacutement est diffeacuterent
suivant lrsquoespegravece de faits qursquoon cherche agrave connaicirctre ndash En matiegravere de langue on doit arriver
jusqursquoau mot et mecircme jusqursquoagrave lrsquoeacuteleacutement qui entre dans la composition du mot ndash En
29
matiegravere de conception on arrive jusqursquoaux ideacutees et aux images qui entrent dans la
composition drsquoune phrase non seulement jusqursquoaux jugements eacuteleacutementaires mais
jusqursquoaux meacutetaphores ndash En matiegravere de faits exteacuterieurs (crsquoest le domaine propre des
sciences sociales) lrsquoeacuteleacutement dernier ce nrsquoest pas le fait total crsquoest lrsquoaffirmation de
lrsquoexistence de chacune des conditions du fait la date le lieu la personne le chiffre etc
Cette phrase laquo Ahellip maccedilon agrave Xhellip veuf raquo contient quatre eacuteleacutements distincts 1deg Ahellip 2deg sa
profession 3deg son domicile 4deg sa qualiteacute de veuf Il faut examiner chacun agrave part pour
deacuteterminer si lrsquoauteur a opeacutereacute correctement en lrsquointroduisant dans le document car il
peut avoir observeacute ou reacutedigeacute correctement un des eacuteleacutements et pas lrsquoautre Il se peut qursquoil
ait eu raison de dire Ahellip maccedilon et tort de le dire veuf ou demeurant agrave Xhellip
24 Nous voici rameneacutes agrave la diffeacuterence capitale entre la meacutethode historique et celle des
sciences drsquoobservation directe Le document sur lequel opegravere la meacutethode historique nrsquoest
qursquoun moyen de connaissance indirecte mais en suivant toute la seacuterie des opeacuterations par
lesquelles il srsquoest formeacute on peut remonter agrave une observation directe Et lrsquoobservation
directe dans une science drsquoobservation prend elle-mecircme en pratique la forme drsquoun
procegraves-verbal eacutecrit qui ressemble bien agrave un document Il semble donc qursquoon pourrait les
traiter par la mecircme meacutethode En fait un savant prend le procegraves-verbal drsquoobservation
reacutedigeacute par un autre savant et srsquoen sert pour conclure sans faire drsquoautre opeacuteration En
pratique il se contente de savoir que un tel laquo travaille bien raquo ou laquo travaille mal raquo et il
accepte ou rejette lrsquoobservation suivant lrsquoopinion qursquoil a de lrsquoobservateur Crsquoest un
proceacutedeacute semblable agrave celui de la critique de teacutemoignage un jugement en bloc Pourquoi ce
proceacutedeacute serait-il leacutegitime en science et condamneacute en histoire Pourquoi appliquer la
meacutethode critique aux documents puisqursquoon ne lrsquoapplique pas aux procegraves-verbaux
drsquoexpeacuterience
25 Crsquoest qursquoil y a une diffeacuterence pratique entre une observation et un document
Lrsquoobservation est un document fait suivant des regravegles preacutecises et fixes drsquoobservation et de
notation ces regravegles obligent lrsquoobservateur agrave analyser avec preacutecision les faits qursquoil observe
et agrave faire la critique de ses impressions Le travail drsquoanalyse et de critique a eacuteteacute fait par
lrsquoobservateur lui-mecircme pendant lrsquoopeacuteration On peut donc se contenter de veacuterifier si
lrsquoobservateur travaille bien ou mal crsquoest-agrave-dire srsquoil applique correctement les regravegles et
cette veacuterification suffit pour accepter ou rejeter en bloc son travail
26 Le document est une observation venue au monde sans regravegles Il se compose drsquoeacuteleacutements
dont chacun peut avoir eacuteteacute obtenu par une meacutethode diffeacuterente il faut donc bien
lrsquoanalyser crsquoest-agrave-dire distinguer ces eacuteleacutements afin de rechercher seacutepareacutement pour
chacun srsquoil a eacuteteacute obtenu par une meacutethode correcte ou non Ce travail nrsquoayant pas eacuteteacute fait
pendant lrsquoobservation il faut le faire sur le document crsquoest proprement lrsquoœuvre de la
critique Or lrsquohistoire nrsquoopegravere jamais que sur des documents et les sciences sociales seront
dans la mocircme condition tant qursquoelles nrsquoauront pas constitueacute une meacutethode scientifique
avec des regravegles preacutecises sur la maniegravere de recueillir les renseignements sociaux Elles ne
peuvent donc pas se passer de lrsquoanalyse et de la critique
27 IV ndash La critique se divise pratiquement en trois seacuteries drsquoopeacuterations qursquoon peut deacutesigner
par les noms suivants
28 1deg La critique drsquointerpreacutetation qui consiste agrave deacuteterminer le sens du document crsquoest-agrave-
dire la conception de lrsquoauteur
29 2deg La critique de sinceacuteriteacute qui consiste agrave discerner si lrsquoauteur a menti ou parleacute
sincegraverement de faccedilon agrave deacuteterminer sa croyance sur chaque point
30
30 3deg La critique drsquoexactitude qui consiste agrave examiner si lrsquoauteur srsquoest trompeacute ou a observeacute
correctement de faccedilon agrave deacuteterminer les faits exteacuterieurs qursquoil a observeacutes
31 Il faut y ajouter une opeacuteration preacutealable la critique de provenance destineacutee agrave deacuteterminer
par qui a eacuteteacute reacutedigeacute le document
NOTES
1 Voir Langlois et Seignobos Introduction aux eacutetudes historiques livre I chap II II
2 Voir Langlois et Seignobos Introduction aux eacutetudes historiques livre I chap II II
3 M drsquoAvenel Histoire eacuteconomique de la proprieacuteteacute etc 1804 Introduction donne comme certains
tous les prix indiqueacutes dans des actes drsquoenregistrement parce que ces actes sont authentiques
4 Elle a eacuteteacute exposeacutee par le P de Smedt Principes de la critique historique 1887 et reproduite par
Tardif Principes de critique
31
Chapitre III
Critique de provenance
I Conditions de la critique de provenanceII Difficulteacutes speacuteciales aux documents des sciences sociales
1 Les principes geacuteneacuteraux de la critique exposeacutes dans le chapitre preacuteceacutedent sont applicables
aux opeacuterations des sciences sociales dans la mesure ougrave elles se servent de documents
2 I ndash Drsquoabord srsquoimpose une opeacuteration preacutealable eacutetablir la provenance du document Cette
opeacuteration longue et difficile pour les documents anciens est drsquoordinaire tregraves facile pour
les documents reacutecents Elle consiste agrave reacuteunir les renseignements sur la faccedilon dont le
document srsquoest formeacute De notre temps les renseignements les plus neacutecessaires lrsquoeacutepoque
le lieu le nom et la qualiteacute de lrsquoauteur sont drsquoordinaire joints au document lui-mecircme Il
ne reste qursquoagrave se demander si ces indications sont exactes En geacuteneacuteral au XIXe siegravecle depuis
lrsquoorganisation reacuteguliegravere de lrsquoimprimerie et de la bibliographie elles sont exactes en gros
il ne se fabrique plus guegravere comme autrefois de documents apocryphes
3 Mais il se fait encore beaucoup de menues falsifications drsquoinexactitudes volontaires
surtout dans la date exacte de publication et les noms des auteurs veacuteritables Comme on a
rarement les moyens de les rectifier il est sage de ne prendre ces renseignements que
pour des donneacutees approximatives de ce qursquoun livre porte la date 1901 il ne faudrait pas
conclure qursquoil nrsquoa pas eacuteteacute publieacute en 1900
4 On fera bien de srsquoinformer des conditions de travail speacuteciales au pays agrave lrsquoeacutepoque au genre
dans lequel a travailleacute lrsquoauteur On saura quelles espegraveces drsquoinexactitudes sont habituelles
dans ce pays agrave cette eacutepoque dans ce genre et par conseacutequent quelles indications de
provenance ont chance drsquoecirctre inexactes Crsquoest lagrave une notion bien vague mais on ne peut
pas preacuteciser cet examen ne peut produire qursquoun eacutetat de deacutefiance vague Mais ce soupccedilon
conccedilu au commencement du travail accompagnera toute lrsquoeacutetude du document et rendra
plus facile drsquoapercevoir dans le document lui-mecircme les indices preacutecis drsquoun faux
renseignement de provenance qui seront les contradictions entre le contenu mecircme du
document et la date le pays lrsquoauteur indiqueacutes en tecircte
5 Pratiquement il ne serait pas raisonnable de proceacuteder avec les documents contemporains
comme on fait pour les textes anciens lrsquoeacutediteur commence par lire et eacutetudier lrsquoensemble
du document pour trouver des contradictions et des renseignements de deacutetail qui
32
permettent de fixer la vraie provenance Crsquoest un luxe que permet lrsquoextrecircme rareteacute des
documents sur ces peacuteriodes Mais en science sociale le travail serait trop long et on ne
dispose pas drsquoun nombre suffisant de speacutecialistes Il faut donc que celui qui veut utiliser le
document fasse lui-mecircme sa critique de provenance Ce travail pratiquement se reacuteduit agrave
un controcircle sur les affirmations inscrites en tecircte du document il suffit donc de lire avec
la preacuteoccupation de recueillir les indices de contradiction entre le contenu du document
et sa provenance deacuteclareacutee
6 II ndash La principale difficulteacute est de deacuteterminer lrsquoauteur veacuteritable des documents officiels
Ils sont drsquoordinaire anonymes ou bien ils indiquent pour auteur le chef du service par
lequel ils ont eacuteteacute publieacutes et crsquoest par les subalternes que le travail a eacuteteacute fait
7 Quant aux documents statistiques on peut ecirctre sucircr qursquoils sont toujours le produit drsquoune
collaboration puisqursquoil est mateacuteriellement impossible agrave un homme de faire seul toutes les
observations reacutesumeacutees dans les chiffres drsquoune statistique Qui pourrait se charger drsquoun
recensement srsquoil nrsquoavait des auxiliaires pour recueillir un agrave un les renseignements
8 Ces auteurs ou ces collaborateurs ne laissent pas tous une trace apparente de leur activiteacute
dans le document qui est leur œuvre Il sera mecircme presque toujours impossible de les
deacuteterminer tous Mais du moins on doit se faire une regravegle de lire avec soin les indications
ndash geacuteneacuteralement deacuteposeacutees dans la preacuteface ou les appendices de la publication ndash sur la faccedilon
dont le document a eacuteteacute preacutepareacute et reacutedigeacute On devra se rendre compte aussi nettement que
possible des auteurs et des collaborateurs de leur caractegravere et de leurs habitudes de la
part que chacun a prise au travail et surtout des proceacutedeacutes qursquoils ont employeacutes pour
recueillir leurs renseignements et pour les reacutesumer en formules Si lrsquoon ne parvient pas agrave
voir clairement par quels proceacutedeacutes le document a eacuteteacute fabriqueacute on sera du moins averti de
garder la deacutefiance que doit toujours inspirer le reacutesultat brut drsquoopeacuterations resteacutees
inconnues
33
Chapitre IV
Critique drsquointerpreacutetation
I Analyse preacutealable ndash Deacutecomposition en eacuteleacutements ndash Proceacutedeacutes pratiques ndash Limites de laconnaissance ndash Rapiditeacute des opeacuterationsII Critique drsquointerpreacutetation ndash Langue ndash Sens litteacuteral ndash Sens deacutetourneacute ndash Reacutesultat des opeacuterations
1 I ndash Une fois la provenance eacutetablie commence le travail sur le contenu du document la
critique On a vu qursquoil ne peut se faire que par lrsquoanalyse
2 Lrsquoanalyse et la critique sont deux opeacuterations distinctes logiquement mais pratiquement
elles se font presque toujours ensemble et mecircme elles se combinent avec les autres
opeacuterations que jrsquoai eacutenumeacutereacutees plus haut la lecture lrsquoexplication du sens lrsquointerpreacutetation
Toutes se font agrave la fois sans qursquoon prenne conscience de faire des actes diffeacuterents comme
en nageant on fait agrave la fois plusieurs mouvements qursquoon a eacuteteacute obligeacute de deacutecomposer pour
les apprendre Quand on a pratiqueacute avec meacutethode ces opeacuterations on arrive assez vite agrave les
faire spontaneacutement On srsquoest accoutumeacute agrave une certaine faccedilon de lire on a contracteacute une
habitude drsquoesprit qui accompagne deacutesormais la lecture de tout document la critique est
devenue organique et inconsciente
3 Le principe fondamental de la critique interne crsquoest qursquoun document eacutetant une
observation mal analyseacutee et mal critiqueacutee il en faut analyser et critiquer seacutepareacutement
toutes les parties et par conseacutequent drsquoabord le deacutecomposer en ses eacuteleacutements Au point de
vue de la critique un eacuteleacutement crsquoest chacune des opeacuterations qursquoa ducirc faire lrsquoobservateur qui
a eacuteteacute lrsquoauteur du document chacune des opeacuterations pour laquelle il a pu proceacuteder
incorrectement et par suite introduire dans son document une cause drsquoerreur Mais cette
critique rencontre deux difficulteacutes
4 1deg Le document nrsquoest que le reacutesultat brut drsquoun grand nombre drsquoopeacuterations intellectuelles
or lrsquoauteur ne nous donne pas le deacutetail de ces opeacuterations Comment parvenir dans le
reacutesultat agrave deacutemecircler chacune drsquoelles
5 2deg Quand mecircme il serait logiquement possible de faire cette analyse comment trouver le
temps de faire la critique speacuteciale de chacune de ces opeacuterations qui souvent se chiffrent
par milliers
6 Ces deux difficulteacutes forment le problegraveme fondamental de la meacutethode critique elle nrsquoest
utile qursquoautant qursquoelle en peut fournir une solution pratique sinon elle resterait agrave lrsquoeacutetat
34
de theacuteorie logique En fait la meacutethode critique a rendu des services voici par quels
moyens
7 a Pour deacuteterminer les opeacuterations par lesquelles srsquoest construit le document nous nrsquoavons
pas il est vrai de renseignements particuliers mais nous pouvons partir des
renseignements geacuteneacuteraux que nous donne la connaissance des lois geacuteneacuterales des
opeacuterations psychologiques Nous savons drsquoavance quelles opeacuterations un homme a ducirc faire
neacutecessairement pour arriver agrave un reacutesultat drsquoune forme donneacutee car ces opeacuterations tiennent
agrave la nature mecircme de lrsquoesprit humain Nous pouvons affirmer qursquoil srsquoest produit au moins
le minimum neacutecessaire drsquoopeacuterations une observation une croyance une conception
aboutissant agrave la reacutedaction du document Nous pourrons donc toujours deacutecomposer au
moins en trois groupes et pour chacun proceacuteder agrave une critique diffeacuterente 1deg critique
drsquointerpreacutetation 2deg critique de sinceacuteriteacute 3deg critique drsquoexactitude
8 Nous savons en outre quels sont les eacuteleacutements seacuteparables dans toute affirmation un
jugement est forceacutement la reacuteunion de plusieurs conceptions nous pouvons les isoler et
affirmer que chacune drsquoelles a eacuteteacute le produit drsquoune opeacuteration drsquoesprit diffeacuterente nous
savons qursquoil faut en faire seacutepareacutement la critique puisque chacune peut avoir une valeur
diffeacuterente drsquoexactitude ou de sinceacuteriteacute Dans un bulletin de recensement lrsquoanalyse est deacutejagrave
faite en forme le bulletin est une reacuteunion de reacuteponses agrave un questionnaire analytique qui a
deacutejagrave isoleacute les eacuteleacutements Il en est de mecircme des tableaux statistiques Mais dans tout
document reacutedigeacute sous la forme syntheacutetique de phrases suivies il faut faire lrsquoanalyse de
chaque phrase
9 La difficulteacute nrsquoest pas drsquoanalyser de faccedilon agrave retrouver les opeacuterations qursquoa ducirc faire lrsquoauteur
puisqursquoelles sont donneacutees par la nature mecircme de lrsquoesprit humain crsquoest de deacuteterminer
comment lrsquoauteur a fait chacune drsquoelles car ce qui importe dans la pratique crsquoest de savoir
srsquoil lrsquoa faite correctement ou non pour deacutecider si le reacutesultat est correct et peut ecirctre utiliseacute
Lagrave-dessus il nrsquoexiste aucun moyen drsquoarriver agrave la certitude aucun moyen sucircr de savoir
comment lrsquoauteur a proceacutedeacute crsquoest cela mecircme qui fait la diffeacuterence entre un document et
une observation
10 Tout ce qursquoon peut savoir crsquoest que dans certains cas lrsquoauteur nrsquoa pas pu opeacuterer
correctement il nrsquoa pas pu observer ou croire ou concevoir ce qui est dans le document
dans ce cas ou bien son affirmation est erroneacutee ou mensongegravere et par conseacutequent nulle
ou bien le document est faussement attribueacute agrave cet auteur Cela permet de mettre agrave part
les affirmations nulles ce qui est un reacutesultat purement neacutegatif mais non pas un reacutesultat
nul car il est neacutecessaire de nrsquoecirctre pas dupe drsquoun document sans valeur
11 Dans les autres cas srsquoil nrsquoy a pas drsquoimpossibiliteacute que les opeacuterations aient eacuteteacute correctes il
ne reste qursquoun proceacutedeacute relatif pour continuer le travail de critique Nous savons par
lrsquoexpeacuterience humaine qursquoil y a des situations ougrave lrsquohomme est plutocirct porteacute agrave proceacuteder
correctement drsquoautres ougrave il lui est plus naturel drsquoopeacuterer incorrectement Nous
connaissons drsquoavance ces situations car elles tiennent aux conditions geacuteneacuterales de
lrsquoesprit Nous pouvons donc dresser drsquoavance un questionnaire geacuteneacuteral de ces conditions
et agrave propos de chaque opeacuteration nous demander laquo Eacutetait-elle dans le cas ougrave la correction
est plus probable ou au contraire dans le cas ougrave crsquoest lrsquoincorrection qui est probable raquo
Nous arriverons ainsi agrave partager les opeacuterations en deux cateacutegories les unes plus
probablement correctes les autres plus probablement incorrectes et par conseacutequent
suspectes Ce nrsquoest lagrave qursquoun reacutesultat relatif et provisoire on verra plus loin comment on
peut le compleacuteter
35
12 b Lrsquoautre difficulteacute qui paraicirct drsquoabord insurmontable crsquoest le grand nombre des
opeacuterations neacutecessaires agrave la critique Ougrave trouver le temps de faire tant drsquoopeacuterations Mais
cette difficulteacute nrsquoest qursquoune illusion dont voici la cause Toute analyse consciente
drsquoopeacuterations qui essaie de deacutecrire par la parole des actes inconscients exige de longues
explications car la parole est un instrument tregraves imparfait pour reproduire des actes Si
lrsquoon essayait drsquoanalyser la marche lrsquoimpression serait la mecircme on pourrait dire Ougrave
trouver le temps de faire tous les mouvements neacutecessaires pour marcher Pour toute
opeacuteration ce qui est long crsquoest drsquoen prendre lrsquohabitude Il faut du temps aussi pour
apprendre agrave marcher En critique il srsquoagit de prendre lrsquohabitude de lrsquoanalyse geacuteneacuterale et
de la deacutefiance meacutethodique Une fois lrsquohabitude prise on critique comme on marche sans
avoir besoin drsquoy penser En lisant chaque phrase on voit aussitocirct de quels eacuteleacutements
logiques elle se compose et par conseacutequent agrave quelles opeacuterations elle correspond sur
chacune on fait aussitocirct et agrave la fois ses trois critiques drsquointerpreacutetation de sinceacuteriteacute
drsquoexactitude sans mecircme prendre conscience qursquoon se pose des questions car le
questionnaire agrave force de se reacutepeacuteter est devenu inconscient Si lrsquoon ne sent rien de
suspect dans la phrase on continue la lecture sans srsquoen apercevoir si la phrase implique
une opeacuteration suspecte on srsquoarrecircte aussitocirct spontaneacutement on remarque un motif de
deacutefiance on prend une note ou mecircme on se contente de srsquoen souvenir sans le formuler
Ces remarques de deacutetail srsquoaccumulent sur les fiches ou dans la meacutemoire et finissent par
produire un jugement sur la valeur du document Si un document nrsquoa donneacute lieu agrave aucune
impression de deacutefiance on sait qursquoil a eacuteteacute composeacute dans des conditions presque aussi
favorables qursquoun procegraves-verbal drsquoobservation mais crsquoest un cas rare Dans les autres cas
on garde une impression de deacutefiance sur certains points qui sert agrave diriger le travail de
critique sur ces points
13 En pratique toutes ces opeacuterations se font ensemble Si lrsquoon est obligeacute ici de les expliquer agrave
part et successivement cela tient seulement aux conditions de la parole humaine Elles
vont ecirctre exposeacutees ici dans lrsquoordre logique
14 II ndash La premiegravere opeacuteration est la critique drsquointerpreacutetation destineacutee agrave deacuteterminer le sens
donneacute par lrsquoauteur du document et par conseacutequent sa conception Elle suppose qursquoon sait
la langue dans laquelle lrsquoauteur a eacutecrit La langue est ainsi une science auxiliaire de la
critique Mais il ne suffit pas de savoir en geacuteneacuteral la langue du document il ne suffit pas
de savoir lrsquoanglais pour interpreacuteter tout document eacutecrit en anglais une langue nrsquoest pas
un systegraveme de symboles absolument preacutecis et invariable
15 Dans ce qursquoon appelle une langue les sens varient beaucoup drsquoune eacutepoque agrave lrsquoautre il y a
mecircme des changements de sens agrave quelques anneacutees de distance Il y a aussi dans le
territoire drsquoune langue des diffeacuterences de sens drsquoune reacutegion agrave une autre Ce qursquoil faut
savoir pour interpreacuteter un document ce nrsquoest pas lrsquoanglais en geacuteneacuteral crsquoest lrsquoanglais de
lrsquoauteur du document qui ne sera pas tout agrave fait le mecircme suivant qursquoil aura eacutecrit au XVIIIe
ou au XIXe siegravecle en Angleterre ou aux Eacutetats-Unis
16 Or la tendance spontaneacutee est de traiter une langue comme un systegraveme invariable de
signes drsquoadmettre un sens fixe pour chaque mot1 Il faut donc ici une premiegravere
preacutecaution une reacuteaction de la critique contre les mouvements de la nature
17 En pratique la variation porte surtout sur certaines espegraveces de mots ceux qui sont le plus
exposeacutes agrave changer de sens sont ceux qui deacutesignent des arrangements sociaux ou des
conceptions sociales toujours difficiles agrave preacuteciser et qui eacutevoluent plus rapidement que les
autres faits ce sont les mots qui deacutesignent un sentiment une conception une institution
36
ou mecircme un acte usuel Crsquoest donc sur ces mots que lrsquoattention doit ecirctre porteacutee
systeacutematiquement On doit se demander dans quel sens lrsquoauteur lrsquoa pris
18 La preacutecaution est particuliegraverement neacutecessaire dans tout document statistique car ici le
sens vulgaire du mot eacutetant souvent trop vague pour reacutepondre aux questions preacutecises que
pose tout recensement lrsquoauteur a eacuteteacute obligeacute de le preacuteciser dans un sens arbitraire pour
deacutecider dans quelle cateacutegorie devait rentrer chacune des reacutealiteacutes qursquoil a eu agrave deacutenombrer
Il lui a fallu se demander par exemple laquo Qursquoest-ce qursquoun crime Que doit-on compter
comme maison Qui doit-on consideacuterer comme un patron raquo Lrsquoauteur a ainsi donneacute agrave ces
mots un sens speacutecial Pour interpreacuteter ce qursquoil a eacutecrit il faut savoir ce sens
19 Par quel proceacutedeacute peut-on deacuteterminer le sens speacutecial drsquoun mot dans un document On doit
opeacuterer comme pour un mot drsquoune langue inconnue reacuteunir les passages du mecircme
document ougrave ce mot se trouve dans un contexte qui rend le sens eacutevident2 Mais il faut
prendre garde qursquoun mecircme mot peut avoir des sens diffeacuterents chez un mecircme auteur et
tenir compte de ces diffeacuterences
20 Il nrsquoa eacuteteacute parleacute ici que du sens des mots mais tout ce qui se dit des mots doit srsquoappliquer
aux expressions formeacutees de la reacuteunion de plusieurs mots Il est bien eacutevident que pour
interpreacuteter lrsquoexpression laquo banque populaire raquo il ne suffira pas de comprendre seacutepareacutement
les deux mots laquo banque raquo et laquo populaire raquo la reacuteunion forme vraiment un mot nouveau
21 Il ne suffit pas pour interpreacuteter la penseacutee drsquoun auteur drsquoavoir compris le sens litteacuteral des
mots Il faut srsquoassurer que lrsquoauteur a employeacute les mots dans leur sens litteacuteral qursquoil ne les a
pas pris dans un sens deacutetourneacute par alleacutegories plaisanteries allusion ou par simple figure
de rheacutetorique telles que meacutetaphore hyperbole ou litote Pratiquement dans les
documents des sciences sociales le sens deacutetourneacute est rare il faut cependant penser aux
plaisanteries Mais surtout il faut prendre garde si lrsquoon est ameneacute agrave faire usage de
documents en langue litteacuteraire ou de lettres priveacutees que dans ces sortes de textes les
figures de rheacutetorique ou les allusions sont freacutequentes Il est dit dans des reacutecits du XIIe
siegravecle que Guillaume le Conqueacuterant avait 60 000 chevaliers agrave son service et que le roi
drsquoAngleterre Henri II avait dans son treacutesor 60 000 marcs Un historien qui prendrait ces
chiffres pour eacutetablir le nombre des domaines feacuteodaux ou le budget des rois drsquoAngleterre
commettrait une lourde erreur Car 60 000 (LX millia) est agrave cette eacutepoque une hyperbole
pour dire beaucoup (Voir Round Feudal England 1895)
22 Le sens deacutetourneacute ne se reacutevegravele par aucun criteacuterium exteacuterieur rien dans la langue eacutecrite ne
marque lrsquoallusion la figure de rheacutetorique ou la plaisanterie lrsquoessence mecircme de la
mystification est drsquoeffacer soigneusement toute trace exteacuterieure de comique Pour
apercevoir ce caractegravere deacutetourneacute il ne reste donc drsquoautre moyen que de comparer le
passage suspect avec le reste du document on est averti qursquoil y a un sens deacutetourneacute quand
le sens litteacuteral est obscur contradictoire ou absurde Drsquoailleurs il nrsquoexiste aucun proceacutedeacute
geacuteneacuteral pour atteindre le vrai sens on nrsquoa drsquoautre ressource que de comparer avec
lrsquoensemble du document les passages suspects de contenir un sens deacutetourneacute
23 Quand on est parvenu agrave deacuteterminer le sens du document la critique drsquointerpreacutetation est
termineacutee Elle aboutit agrave faire connaicirctre la conception de lrsquoauteur Elle la fait connaicirctre avec
certitude car un homme ne peut exprimer que ce qursquoil a conccedilu Elle nous donne donc le
moyen de faire lrsquoinventaire des conceptions avec lesquelles a opeacutereacute lrsquoauteur
37
NOTES
1 Cette tendance va jusqursquoagrave attribuer le mecircme sens agrave un mecircme mot dans deux langues
diffeacuterentes ce qui produit souvent des contresens sur les textes anglais on oublie que le mot
depuis qursquoil a passeacute de lrsquoancien franccedilais dans lrsquoanglais a pris un sens nouveau que control signifie
maintenant laquo domination raquo que education a pris le sens du franccedilais laquo enseignement raquo
2 On trouvera la theacuteorie avec des indications deacutetailleacutees dans Langlois et Seignobos Introduction
aux eacutetudes historiques livre II chap VI III
38
Chapitre V
Critiques de sinceacuteriteacute et drsquoexactitude
I Conditions speacuteciales agrave chacune des deux critiques ndash Sinceacuteriteacute causes drsquoalteacuteration proceacutedeacutesndash Exactitude causes drsquoerreur proceacutedeacutes pour les deacutecouvrirII Opeacuteration commune ndash Questionnaire conditions geacuteneacuterales de la production du documentconditions particuliegraveres de chaque opeacuteration cas suspects ndash Reacutesultat
1 La critique de sinceacuteriteacute et la critique drsquoexactitude sont logiquement des opeacuterations
nettement distinctes puisque chacune aboutit agrave une espegravece diffeacuterente de conclusions La
critique de sinceacuteriteacute ne sert qursquoagrave deacuteterminer ce que lrsquoauteur du document a cru mais elle
nrsquoatteint qursquoun pheacutenomegravene psychologique la croyance de lrsquoauteur La critique
drsquoexactitude fait connaicirctre les faits exteacuterieurs que lrsquoauteur a observeacutes elle peacutenegravetre jusqursquoagrave
la reacutealiteacute Certaines espegraveces de travaux historiques nrsquoont besoin que de la critique de
sinceacuteriteacute quand on a deacutetermineacute ce que lrsquoauteur croyait le travail est fini crsquoest le cas de
toutes les eacutetudes de doctrines qui forment une partie des sciences sociales Il faut donc
analyser successivement les conditions speacuteciales agrave ces deux critiques de sinceacuteriteacute et
drsquoexactitude
2 En pratique pour toutes les eacutetudes de faits exteacuterieurs ndash qui forment la tregraves grande
majoriteacute des cas ndash il nrsquoest pas neacutecessaire de distinguer expresseacutement entre les deux
critiques Le but pratique eacutetant de deacuteterminer ce qui a existeacute dans la reacutealiteacute exteacuterieure il
est indiffeacuterent que ce soit par manque de sinceacuteriteacute ou par deacutefaut drsquoexactitude que lrsquoauteur
ait donneacute un faux renseignement il importe seulement de deacuteterminer srsquoil lrsquoa donneacute exact
ou inexact et le reacutesultat des deux critiques se confond dans une conclusion unique Il
paraicirct donc rationnel drsquoeacutetudier drsquoabord les conditions speacuteciales agrave chacune des deux
critiques puis de deacutecrire lrsquoopeacuteration commune qui dans la pratique les combine
drsquoordinaire toutes deux
3 I ndash On a expliqueacute plus haut que toute opeacuteration de critique commence par lrsquoanalyse Le
document doit ecirctre drsquoabord analyseacute crsquoest-agrave-dire deacutecomposeacute en ses affirmations On doit
seacuteparer chacune des affirmations indeacutependantes contenues dans le document et
lrsquoexaminer agrave part On reconnaicirctra une affirmation indeacutependante agrave ce signe qursquoelle
pourrait ecirctre vraie tandis que toutes les autres sont fausses ou inversement crsquoest la
preuve qursquoelle a eacuteteacute de la part de lrsquoauteur le produit drsquoune opeacuteration indeacutependante qui
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peut avoir eacuteteacute correcte tandis que toutes les autres eacutetaient incorrectes ou inversement
Crsquoest sur chacune de ces affirmations que doit se faire seacutepareacutement la critique
4 1deg La critique de sinceacuteriteacute part de ce principe ndash qui est un fait drsquoexpeacuterience ndash que les
hommes disent tantocirct ce qursquoils croient tantocirct ce qursquoils ne croient pas on ne doit donc
pas tirer toujours la mecircme conclusion de lrsquoaffirmation drsquoun homme sur sa croyance on ne
doit pas opeacuterer comme srsquoil avait dit neacutecessairement ce qursquoil croyait ndash Entre lrsquoaffirmation
et la croyance il nrsquoy a pas de rapport fixe tantocirct un homme parle sincegraverement tantocirct il
ment ndash Il nrsquoy a pas de signe exteacuterieur qui permette de distinguer ces cas lrsquoun de lrsquoautre
il nrsquoy a pas de criteacuterium de la sinceacuteriteacute ce qursquoon appelle laquo lrsquoaccent de sinceacuteriteacute raquo nrsquoest
que lrsquoapparence de la conviction et ne prouve que lrsquohabileteacute ou lrsquoeffronterie Un bon
acteur un menteur impudent sauront mieux que personne donner cette impression ndash Il
nrsquoy a pas mecircme de rapport fixe entre le caractegravere geacuteneacuteral drsquoun auteur et sa sinceacuteriteacute ou
son manque de sinceacuteriteacute dans un cas particulier tel sera sincegravere sur un article qui
mentira sur un autre il ne suffit donc pas de classer les auteurs en sincegraveres et
mensongers
5 Tous ces proceacutedeacutes sommaires de diagnostic eacutetant eacutecarteacutes il ne reste plus qursquoun moyen
correct crsquoest drsquoexaminer seacutepareacutement chaque affirmation indeacutependante crsquoest-agrave-dire
chacune des opeacuterations que lrsquoauteur a ducirc faire et de rechercher dans quelles conditions
lrsquoauteur se trouvait srsquoil est probable que ces conditions lrsquoont inclineacute plutocirct agrave ecirctre sincegravere
ou plutocirct agrave mentir ou si lrsquoon ne peut rien dire de lrsquoaction qursquoelles doivent avoir eue Le
travail supposera donc deux recherches 1deg en geacuteneacuteral dans quelles conditions a opeacutereacute
lrsquoauteur pour produire lrsquoensemble du document 2deg en particulier dans quelles conditions
il srsquoest trouveacute pour chacune des opeacuterations
6 Le reacutesultat de cette recherche sera relatif et simplement probable elle aboutira agrave classer
les affirmations en suspectes de mensonge et non suspectes Or il se peut qursquoune
affirmation suspecte soit sincegravere et qursquoune affirmation non suspecte soit mensongegravere Ce
ne sera donc qursquoune conclusion provisoire
7 Pour faire cette critique il faut savoir dans quels cas un auteur est enclin agrave nrsquoecirctre pas
sincegravere Ces cas on peut les preacutevoir car ils tiennent aux conditions geacuteneacuterales de lrsquoesprit
humain qui sont les lois empiriques de la psychologie On pourra donc drsquoavance preacutevoir
les cas les plus ordinaires de mensonge les motifs les plus forts drsquoalteacuterations On pourra
en dresser la liste on aura ainsi un questionnaire qursquoon appliquera agrave chacune des
affirmations indeacutependantes (Il est bien entendu que cette opeacuteration devra devenir
instinctive et finira par ecirctre tregraves rapide)
8 Ce travail suffit pour faire lrsquohistoire des doctrines sociales il suffit en effet dans cet
ordre drsquoeacutetudes de deacuteterminer ce qursquoun auteur a cru on ne cherche agrave connaicirctre que ses
opeacuterations intellectuelles sans avoir besoin drsquoatteindre des faits exteacuterieurs Le travail se
ramegravene agrave une simple analyse des œuvres La seule difficulteacute crsquoest de reconstituer
lrsquoeacutevolution de la penseacutee de lrsquoauteur de deacutecouvrir comment chacune de ses doctrines est
neacutee et srsquoest transformeacutee La meacutethode consistera agrave eacutetudier ses doctrines dans lrsquoordre
chronologique ce que les historiens des doctrines ont souvent oublieacute de faire mais ce qui
nrsquoest pas tregraves difficile
9 2deg Pour la critique drsquoexactitude la position de la question est analogue Crsquoest un fait
drsquoexpeacuterience que les hommes affirment souvent ce qursquoils ne savent pas ndash soit parce qursquoils
affirment sans preuve ndash soit parce qursquoils se trompent ou en observant ou en faisant une
des nombreuses opeacuterations intellectuelles neacutecessaires pour aboutir agrave un jugement Crsquoest
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un fait drsquoexpeacuterience qursquoils se trompent plus souvent encore qursquoils ne mentent parce qursquoil
faut de lrsquoattention pour ne pas se tromper tandis qursquoil suffit de se laisser aller agrave la nature
pour ne pas mentir
10 Il nrsquoy a aucun rapport fixe entre la reacutealiteacute et les affirmations des gens qui croient savoir
pas plus qursquoil nrsquoy a de criteacuterium de sinceacuteriteacute il nrsquoy a un criteacuterium drsquoexactitude La
preacutecision des deacutetails ndash qui fait trop souvent illusion ndash prouve seulement la force
drsquoimagination du narrateur elle nrsquoest qursquoune apparence drsquoexactitude ndash Encore moins y a-
t-il un rapport fixe entre le caractegravere geacuteneacuteral drsquoun homme et son exactitude dans un cas
particulier ndash Il ne reste donc ici comme en matiegravere de sinceacuteriteacute qursquoun proceacutedeacute relatif
crsquoest de rechercher dans quelles conditions lrsquoauteur se trouvait et de se demander si ces
conditions ont ducirc lrsquoincliner plutocirct agrave ecirctre exact ou plutocirct agrave se tromper Il faut faire cette
recherche drsquoabord en geacuteneacuteral puis en particulier pour chaque affirmation
11 Ici comme en matiegravere de sinceacuteriteacute le reacutesultat sera relatif et provisoire on arrivera
seulement agrave classer les affirmations en suspectes drsquoerreur et non suspectes Mais il y aura
une cateacutegorie de plus les cas ougrave lrsquoauteur a eacuteteacute dans des conditions telles qursquoil ne pouvait
rien savoir parce qursquoil nrsquoavait aucun moyen drsquoatteindre le fait qursquoil affirme En ce cas on
sait que son affirmation est sans valeur crsquoest un reacutesultat neacutegatif mais deacutefinitif
12 II ndash Pratiquement sauf dans lrsquoeacutetude des doctrines on nrsquoa pas inteacuterecirct agrave faire seacutepareacutement
les deux critiques de sinceacuteriteacute et drsquoexactitude on nrsquoa pas besoin de distinguer ce que
lrsquoauteur a cru car on ne srsquointeacuteresse en rien agrave sa croyance lrsquoauteur nrsquoest qursquoun
intermeacutediaire pour arriver agrave savoir le fait exteacuterieur qursquoil peut avoir connu Pour abreacuteger
on a donc avantage agrave reacuteunir en un seul le travail des deux critiques
13 Il srsquoagit de savoir dans quelles conditions lrsquoauteur a opeacutereacute ou plutocirct si lrsquoauteur a opeacutereacute
correctement drsquoabord en observant le fait puis en reacutedigeant le document srsquoil ne srsquoest pas
trompeacute et srsquoil nrsquoa pas menti Crsquoest le problegraveme le plus embarrassant de toute la critique
Nous ne connaissons pas vraiment les lois psychologiques du mensonge ou de la
sinceacuteriteacute mecircme en voyant opeacuterer devant nous un homme nous ne pouvons assurer agrave
lrsquoentendre parler srsquoil ment ou srsquoil est sincegravere or nous nrsquoavons pas mecircme vu opeacuterer
lrsquoauteur
14 ndash Drsquoautre part il est vrai que nous connaissons les lois de lrsquoobservation exacte ce sont les
regravegles des sciences drsquoobservation On peut mecircme les formuler
15 1deg Regarder avec une attention soutenue en pensant agrave un fait bien deacutelimiteacute drsquoune espegravece
deacutetermineacutee drsquoavance en eacutetant averti drsquoavance qursquoil va se produire et en nrsquoayant plus qursquoagrave
noter le moment ougrave il se produit
2deg Nrsquoavoir aucun inteacuterecirct pratique au reacutesultat aucune ideacutee preacuteconccedilue sur le reacutesultat
3deg Noter le fait observeacute aussitocirct qursquoon lrsquoa aperccedilu et suivant un systegraveme preacutecis de notation
16 En voyant opeacuterer un homme nous pouvons savoir srsquoil opegravere correctement car nous
voyons srsquoil applique les regravegles Mais lrsquoauteur du document nous ne lrsquoavons pas vu opeacuterer
nous savons seulement qursquoil nrsquoa certainement pas opeacutereacute dans les conditions drsquoune
correction complegravete que quelques-unes de ses opeacuterations doivent avoir eacuteteacute incorrectes
La question se pose donc ainsi deacuteterminer dans quelle mesure un auteur que nous
nrsquoavons pas vu opeacuterer a opeacutereacute correctement et quelles sont les opeacuterations qui ont eacuteteacute
incorrectes Eacutevidemment la reacuteponse ne peut ecirctre pleinement satisfaisante on ne peut
espeacuterer qursquoune solution relative (On indiquera plus tard par quels expeacutedients on peut
tirer parti de ces solutions imparfaites)
17 Voici quels moyens permettent de donner du moins une reacuteponse utilisable en pratique
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18 Drsquoabord on peut reacuteunir les renseignements geacuteneacuteraux sur les conditions geacuteneacuterales dans
lesquelles a opeacutereacute lrsquoauteur soit qursquoon possegravede des renseignements exteacuterieurs fournis par
la critique de provenance soit qursquoon se procure ces connaissances par lrsquoanalyse
intrinsegraveque du document On a donc agrave se poser plusieurs questions Lrsquoauteur donne-t-il
des renseignements sur les conditions ougrave il opeacuterait Sont-ils sincegraveres Y a-t-il trace de la
faccedilon dont il a proceacutedeacute Il srsquoagit surtout de chercher les conditions geacuteneacuterales qui ont pu
lrsquoincliner agrave opeacuterer incorrectement agrave mentir agrave affirmer leacutegegraverement agrave se tromper Il faut
donc dresser un questionnaire geacuteneacuteral ougrave seront preacutevus les motifs les plus puissants
drsquoincorrection ou par insinceacuteriteacute ou par erreur On se demandera Quel inteacuterecirct
personnel ou collectif lrsquoauteur a-t-il eu agrave mentir Quels preacutejugeacutes de sentiment ou de
doctrine quelles habitudes de langue ont pu lui faire deacuteformer la veacuteriteacute A-t-il eu les
eacuteleacutements de connaissances neacutecessaires pour son travail Savait-il travailler A-t-il eu la
possibiliteacute drsquoobserver les faits On doit reacutepondre pour son compte agrave ces questions et
srsquoassimiler les reacutesultats de cet examen car il faudra les avoir constamment preacutesents agrave
lrsquoesprit pendant lrsquoopeacuteration de critique
19 Mais ce questionnaire ne megravene pas loin Car il faut pouvoir faire la critique non pas en
geacuteneacuteral de lrsquoauteur ni mecircme en geacuteneacuteral du document mais en particulier de chacune des
opeacuterations drsquoesprit qui ont produit le document Or en pratique ces conditions ne sont
pas directement connues Il ne reste donc qursquoagrave les imaginer drsquoapregraves la connaissance
geacuteneacuterale que nous avons des proceacutedeacutes habituels de lrsquoesprit humain et de ses deacuteformations
habituelles Mais il faut garder nettement conscience du caractegravere psychologique et par
conseacutequent subjectif de cette pratique afin de nrsquoen jamais perdre de vue le caractegravere
relatif et provisoire
20 Sur chacune des opeacuterations de lrsquoauteur repreacutesenteacutees par une affirmation indeacutependante
on travaillera avec un questionnaire qui pourra ecirctre drsquoabord eacutecrit et conscient et qui
bientocirct deviendra instinctif
21 Essayons drsquoabord de preacutevoir les cas ougrave il est probable que lrsquoauteur aura manqueacute de
sinceacuteriteacute Normalement il est plus commode de dire ce qursquoon croit que de mentir mais il
suffit pour faire deacutevier un homme de la ligne naturelle de sinceacuteriteacute de la moindre
intention de produire sur le lecteur du document une impression que la veacuteriteacute ne
produirait pas Il faut donc dresser la liste des intentions possibles elle servira de
questionnaire pour examiner la sinceacuteriteacute de chaque affirmation Voici une eacutenumeacuteration
des intentions qui peuvent agir sur un auteur et par conseacutequent qui rendent son
affirmation suspecte
22 1deg Lrsquoauteur a eu un but pratique il a voulu obtenir un reacutesultat deacutetermineacute en donnant un
renseignement faux toute affirmation inteacuteresseacutee est suspecte On doit donc chercher quel
inteacuterecirct lrsquoauteur a pu avoir agrave preacutesenter les faits drsquoune certaine faccedilon Il faut preacutevoir non
seulement lrsquointeacuterecirct personnel mais lrsquointeacuterecirct collectif qui nrsquoest pas toujours facile agrave
deacutemecircler inteacuterecirct de parti de secte de corporation de nation Toutes les deacuteclarations
collectives tous les documents officiels rentrent dans cette cateacutegorie
23 2deg Lrsquoauteur a voulu reacutediger un document authentique et il se trouvait dans des
conditions de lieu de personnes de moment contraires aux regravegles prescrites pour
reacutediger ce document il ne pouvait lrsquoavouer il a donc fallu qursquoil menticirct sur tous les points
ougrave il nrsquoeacutetait pas en regravegle Crsquoest le cas de tout document authentique drsquoordinaire il est vrai
dans presque toutes ses parties et faux dans quelques-unes La loi exige qursquoun acte soit
reccedilu par deux notaires le document dira laquo Par-devant maicirctre un tel et son collegravegue raquo et
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il nrsquoy aura pourtant qursquoun seul notaire Si les deacutelais prescrits par le regraveglement pour faire
un acte sont passeacutes lrsquoacte sera antidateacute crsquoest-agrave-dire pourvu drsquoune date fausse Si les
assistants leacutegalement neacutecessaires sont absents on les deacuteclarera preacutesents nouveau
mensonge Les regravegles rigides imposeacutees agrave ce genre drsquoactes sont non comme on le croit
souvent une garantie de sinceacuteriteacute mais au contraire une chance de mensonge
24 3deg Lrsquoauteur a eu des sympathies ou des antipathies pour un individu ou pour un groupe
ou pour certaines ideacutees Il faudra deacuteterminer ces hommes ces groupes ces ideacutees pour
savoir preacuteciseacutement sur quelles affirmations auront agi ces sentiments
25 4deg Lrsquoauteur a eacuteteacute entraicircneacute par une vaniteacute individuelle ou collective Il faudra deacuteterminer
lrsquoespegravece de vaniteacute car la vaniteacute est tregraves variable suivant les temps les pays les
personnes on peut mettre sa vaniteacute agrave massacrer agrave piller agrave tromper et il peut arriver
qursquoun homme par vaniteacute se vante drsquoun meurtre qursquoil nrsquoa pas commis Il faudra aussi
reconnaicirctre de quel groupe lrsquoauteur se sent solidaire et srsquoil est atteint de vaniteacute nationale
corporative eccleacutesiastique etc
26 5deg Lrsquoauteur a eacuteteacute dans lrsquoobligation de se conformer aux ideacutees geacuteneacuterales de son public par
crainte du blacircme ou du scandale ce qui lrsquoa inclineacute agrave conformer ses affirmations aux ideacutees
courantes Il faudra deacutemecircler ces convenances obligatoires qui varient drsquoune eacutepoque agrave
lrsquoautre et qui sont une cause puissante de deacuteformation
27 6deg Lrsquoauteur avait des habitudes litteacuteraires il a fait subir en partie sans en avoir
conscience agrave ses affirmations une deacuteformation dramatique romanesque lyrique
oratoire pour produire plus drsquoimpression sur ses lecteurs Cette cause drsquoalteacuteration est
tregraves importante dans les documents historiques narratifs ou descriptifs
28 7deg Lrsquoauteur a trouveacute plus court drsquoinventer que de se renseigner il a menti par simple
paresse Crsquoest le vice habituel des statistiques et en geacuteneacuteral des documents obtenus par
reacuteponses agrave un questionnaire Vous deacuterangez un employeacute pour lui faire faire un travail qui
ne lrsquointeacuteresse pas il vous reacutepondra au hasard pour se deacutebarrasser de vous Voilagrave
probablement la cause drsquoerreur la plus active dans les sciences sociales ougrave lrsquoon opegravere
surtout sur des documents reacutedigeacutes par des fonctionnaires
29 Ainsi sera dresseacutee la liste des cas ougrave le document risque drsquoinduire en erreur par deacutefaut de
sinceacuteriteacute
30 Une seconde liste comprendra les cas drsquoerreur venant de ce que lrsquoauteur nrsquoa pas opeacutereacute
correctement Ici il faut drsquoabord distinguer les cas ougrave lrsquoauteur nrsquoa pas pu opeacuterer
correctement car srsquoil ne lrsquoa pas pu son affirmation nrsquoest pas seulement suspecte elle est
nulle
31 Voici le questionnaire des conditions qui rendent lrsquoopeacuteration correcte impossible ou tregraves
improbable ndash Quelques-unes sont deacutejagrave preacutevues dans le questionnaire geacuteneacuteral sur les
conditions geacuteneacuterales ougrave opeacuterait lrsquoauteur Savait-il faire les opeacuterations intellectuelles
correctement Savait-il abstraire raisonner geacuteneacuteraliser calculer observer Savait-il
faire la critique dans les cas ougrave il opeacuterait de seconde main avec des renseignements sur
des faits qursquoil nrsquoavait pas observeacutes lui-mecircme Ou a-t-il au contraire montreacute une
incapaciteacute eacutevidente par des erreurs freacutequentes dans un de ces genres drsquoopeacuterations
32 En outre pour chaque opeacuteration particuliegravere il faut un questionnaire ougrave sont preacutevues les
conditions de lrsquoopeacuteration et les chances ordinaires drsquoerreur Et drsquoabord Lrsquoauteur a-t-il
opeacutereacute par un travail personnel Ou reacutepegravete-t-il lrsquoaffirmation drsquoun autre Agrave chacune de ces
deux situations srsquoapplique une seacuterie diffeacuterente de questions
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33 1deg Si lrsquoauteur a opeacutereacute personnellement Comment a-t-il entrepris son travail Srsquoest-il mis
au travail spontaneacutement ou pour reacutepondre agrave une question La distinction est tregraves
importante dans les sciences sociales ougrave lrsquoon use beaucoup de lrsquoenquecircte par
questionnaires On doit se demander si lrsquoauteur ne reacutepondait pas agrave une question qui lui
suggeacuterait la reacuteponse ces reacuteponses suggeacutereacutees nrsquoont pas la mecircme valeur qursquoune deacuteclaration
spontaneacutee
34 2deg Lrsquoauteur a-t-il opeacutereacute en faisant lui-mecircme lrsquoobservation directe sur la reacutealiteacute Ou par
lrsquointermeacutediaire drsquoune opeacuteration intellectuelle Dans le cas ougrave il y a eu une opeacuteration on se
demandera drsquoabord Quelles donneacutees lrsquoauteur pouvait-il avoir La valeur drsquoune opeacuteration
deacutepend avant tout de la valeur des donneacutees sur lesquelles elle srsquoest faite elle ne donnera
aucun reacutesultat utile si elle a au point de deacutepart des donneacutees insuffisantes Crsquoest donc la
question capitale on ne saurait trop le rappeler agrave tous ceux qui ont agrave utiliser des
statistiques ils sont trop porteacutes agrave oublier qursquoun tableau statistique nrsquoest pas une
observation directe et agrave accepter les reacutesultats du calcul sans mecircme chercher agrave srsquoen
repreacutesenter les donneacutees Puis on se demandera quelle opeacuteration lrsquoauteur a faite A-t-il ducirc
abstraire geacuteneacuteraliser calculer Et quelles chances avait-il drsquoopeacuterer incorrectement Il
suffit pour reacutepondre agrave ces questions de se repreacutesenter les opeacuterations neacutecessaires pour
arriver agrave un reacutesultat analogue et les erreurs habituelles agrave chacune de ces opeacuterations
35 3deg Si lrsquoauteur a opeacutereacute par observation directe nrsquoy a-t-il pas eu entre lui et lrsquoobjet agrave
observer une cause drsquoerreur personnelle Lrsquohallucination est rare et on nrsquoa guegravere agrave la
preacutevoir surtout en sciences sociales Mais lrsquoillusion est freacutequente elle provient de
lrsquohabitude de voir les choses se passer drsquoune certaine faccedilon Si les choses viennent agrave se
passer autrement ou si lrsquoon est transporteacute dans un autre milieu on continue agrave voir ce
qursquoon est habitueacute agrave voir Souvent mecircme on nrsquoobserve pas reacuteellement on admet drsquoavance
sans regarder ce qursquoon croit a priori devoir se produire Crsquoest lrsquoaction du preacutejugeacute une
opinion preacuteconccedilue sur un fait empecircche drsquoapercevoir ce fait tel qursquoil se preacutesente
36 4deg En supposant que lrsquoauteur a vraiment observeacute a-t-il eacuteteacute dans des conditions favorables
pour observer placeacute de faccedilon agrave bien voir libre de preacuteoccupation et drsquoopinion preacuteconccedilue
A-t-il noteacute son observation aussitocirct et lrsquoa-t-il noteacutee avec preacutecision Ou bien a-t-il eacuteteacute dans
les conditions inverses et par conseacutequent deacutefavorables Ou mecircme a-t-il eacuteteacute hors drsquoeacutetat
drsquoobserver
37 Si lrsquoauteur nrsquoa pas opeacutereacute personnellement crsquoest qursquoil reproduit lrsquoaffirmation drsquoun autre
Crsquoest le cas habituel la plupart des affirmations contenues dans un document sont de
seconde main ndash quand elles ne sont pas de troisiegraveme ndash Logiquement il faudrait remonter
agrave la source rechercher dans quelles conditions a opeacutereacute lrsquoauteur primitif celui qui a lui-
mecircme observeacute le fait et il faudrait srsquoassurer srsquoil a opeacutereacute correctement Mais en pratique on
nrsquoa presque jamais les renseignements neacutecessaires agrave cette recherche Tout ce qursquoon peut
atteindre quelquefois crsquoest le proceacutedeacute de transmission par lequel lrsquoauteur du document a
reccedilu son affirmation On peut reconnaicirctre si elle lui vient par voie orale ou par voie eacutecrite
En principe la transmission orale perd toute valeur lorsqursquoelle a traverseacute plusieurs
intermeacutediaires elle devient la leacutegende Les historiens nrsquoont pas encore renonceacute agrave la
manipuler pour en tirer des parcelles de veacuteriteacute Mais il nrsquoest pas neacutecessaire ici de discuter
ce proceacutedeacute personne en science sociale nrsquoaura lrsquoideacutee drsquoen faire usage ndash Si la transmission
est eacutecrite il faut savoir quelle est son origine et ce que valaient les eacutecrits par lesquels elle
srsquoest faite
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38 En appliquant ce questionnaire on arrive agrave classer toutes les affirmations en trois
cateacutegories impossibles suspectes non suspectes On verra plus loin quel parti on peut
tirer de ce classement
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Chapitre VI
Emploi des faits critiqueacutes
I Difficulteacute drsquoeacutetablir les faits ndash Solution pratiqueII Faits plus probables ndash Cas ougrave le mensonge est difficile ndash Cas ougrave lrsquoerreur est difficile ndash Cas ougravelrsquoaffirmation exceptionnelle est une preacutesomption de veacuteriteacuteIII Concordance entre des observations indeacutependantes ndash Conditions pour que la concordance soitconcluante ndash Proceacutedeacutes pour eacutetablir lrsquoindeacutependance des affirmations critique de sourcesndash Comparaison des observations indeacutependantes
1 I ndash Lrsquoeacutetude des preacutecautions neacutecessaires pour faire la critique drsquoun document nous a
meneacutes agrave des conclusions peu rassurantes On ne peut proceacuteder que par une analyse
minutieuse pousseacutee jusqursquoagrave lrsquoaffirmation eacuteleacutementaire Sur chacune de ces affirmations on
ne peut opeacuterer qursquoindirectement et lrsquoon nrsquoa pas de moyen pour en deacuteterminer exactement
la valeur Les seuls reacutesultats fermes sont neacutegatifs ils avertissent qursquoon ne peut rien tirer
du document ils deacutetruisent de pseudo-documents ils empecircchent de puiser agrave une source
contamineacutee mais ils ne fournissent rien Tous les reacutesultats positifs restent relatifs ils se
formulent ainsi laquo Il y a des chances que telle opeacuteration ait eacuteteacute mal faite et que
lrsquoaffirmation soit sans valeur raquo ou laquo On nrsquoaperccediloit pas de chance drsquoalteacuteration raquo Ce
reacutesultat toujours vague est mecircme douteux car il reste une part drsquoappreacuteciation subjective
qui tient agrave notre ignorance ou agrave notre connaissance imparfaite des conditions de travail
de lrsquoauteur
2 En outre nous ne sommes sucircrs ni que lrsquoauteur placeacute dans de mauvaises conditions aura
menti ou mal observeacute ni de lrsquoinverse Lrsquoexpeacuterience nous montre qursquoil y a des hommes qui
opegraverent autrement que la normale et il peut y avoir des conditions inconnues de nous qui
ont agi en sens inverse de celles que nous connaissons Lrsquoimpression premiegravere de cette
enquecircte est donc qursquoon ne peut atteindre aucune veacuteriteacute par la meacutethode historique
3 En fait cependant cette meacutethode a permis de deacuteterminer des faits incontesteacutes Personne
nrsquoa jamais douteacute de lrsquoexistence de lrsquoesclavage dans lrsquoAntiquiteacute et du servage au Moyen
Acircge Il y a donc des cas ougrave lrsquoon peut arriver agrave la veacuteriteacute en partant des reacutesultats de la
critique historique
4 II ndash Les conditions qui permettent de tirer parti des affirmations drsquoun document sont de
deux sortes elles tiennent soit agrave la nature mecircme de lrsquoaffirmation soit au rapport entre
plusieurs affirmations
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5 La nature des affirmations fait une diffeacuterence tregraves consideacuterable Il y a des faits tregraves faciles
drsquoautres tregraves difficiles agrave eacutetablir Suivant lrsquoespegravece de faits sur lesquels porte une
affirmation cette affirmation est tregraves probable ou tregraves douteuse
6 Ce qursquoon appelle un fait soit dans le langage vulgaire soit mecircme en science crsquoest une
affirmation un jugement qui reacuteunit ensemble plusieurs impressions en affirmant qursquoelles
correspondent agrave une reacutealiteacute exteacuterieure Or il y a suivant les diffeacuterentes espegraveces de faits
une diffeacuterence eacutenorme de difficulteacute entre les opeacuterations par lesquelles on aboutit agrave une
affirmation exacte et sincegravere Sur cette diffeacuterence est eacutetablie une partie des conclusions
positives en matiegravere historique
7 En geacuteneacuteral (on lrsquoa vu plus haut) il y a bien des tentations de mensonge bien des chances
drsquoerreur et cela rend a priori bien douteux qursquoune affirmation ait eacutechappeacute agrave toutes ces
tentations et agrave toutes ces chances Mais il y a aussi des conditions qui rendent le
mensonge si inutile ou lrsquoerreur si difficile que tous deux deviennent tregraves improbables On
en peut distinguer trois cateacutegories
8 1deg Il y a des conditions qui rendent le mensonge improbable Lrsquohomme altegravere la veacuteriteacute
pour produire une impression il faut donc pour qursquoil essaie de mentir qursquoil croie
possible de produire cette impression et qursquoil juge avantageux de la produire Ainsi il y
aura trois espegraveces de cas ougrave le mensonge sera improbable
9 1er cas ndash Quand lrsquoaffirmation va en sens inverse de lrsquoeffet que lrsquoauteur voudrait produire
quand elle est contraire agrave son inteacuterecirct agrave sa passion ou agrave sa vaniteacute individuelle ou collective
ou agrave ses goucircts litteacuteraires ou agrave lrsquoopinion qursquoil cherche agrave meacutenager la sinceacuteriteacute devient tregraves
probable Mais ce criteacuterium est deacutelicat agrave manier car il implique qursquoon sait exactement
lrsquoimpression que lrsquoauteur a voulu produire ce qursquoil a regardeacute comme son inteacuterecirct
dominant ce qui a eacuteteacute sa passion sa vaniteacute dominante son goucirct ou le goucirct de son public
Le danger est drsquoadmettre que ses sentiments ont eacuteteacute semblables aux nocirctres Ce criteacuterium
dont les historiens sont tregraves fiers leur a fait souvent commettre des erreurs On croit
volontiers comme on dit laquo un teacutemoin qui srsquoaccuse lui-mecircme raquo ndash Charles IX se vantant
drsquoavoir preacutepareacute la Saint-Bartheacutelemy ndash sans prendre garde que lrsquoauteur peut avoir mis sa
vaniteacute agrave srsquoattribuer ce que nous regardons comme un crime
10 2e cas ndash On peut preacutesumer la sinceacuteriteacute quand lrsquoauteur srsquoil a eacuteteacute tenteacute de mentir a ducirc ecirctre
arrecircteacute par la certitude que son public verrait le mensonge et qursquoil manquerait son effet
Cela arrive pratiquement dans deux cas ndash 1deg Ou lrsquoauteur a eacutecrit pour un public difficile agrave
tromper un public qui a soit un inteacuterecirct pratique agrave controcircler les dires de lrsquoauteur soit
lrsquohabitude de ne pas se laisser tromper crsquoest aussi un criteacuterium deacutelicat car on ne sait pas
drsquoordinaire exactement quelle ideacutee lrsquoauteur srsquoest faite de son public et il peut lrsquoavoir
imagineacute plus creacutedule qursquoil nrsquoeacutetait 2deg Ou bien lrsquoauteur a vu avec une eacutevidence irreacutesistible
qursquoune affirmation mensongegravere serait trop facile agrave controcircler que le fait est trop connu
ou trop facile agrave veacuterifier Ce criteacuterium beaucoup plus pratique permet de reacuteserver comme
probablement sincegraveres les affirmations qui portent sur les faits eacutenormes mateacuteriels
durables et tout agrave fait proches ndash agrave condition de prendre garde au niveau drsquointelligence de
lrsquoauteur du document car si ce niveau eacutetait tregraves bas le criteacuterium ne srsquoappliquerait plus
11 3e cas ndash Il y a des cas ougrave lrsquoauteur dira la veacuteriteacute parce qursquoil aura eu besoin de ne pas mentir
parce qursquoil srsquoagit drsquoaffirmations secondaires eacutetrangegraveres au but qui exige un mensonge
destineacutees au contraire agrave fortifier lrsquoaffirmation mensongegravere en lui donnant de la
vraisemblance crsquoest ainsi que dans un acte ougrave la deacuteclaration principale est fausse les
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deacutetails accessoires sont sincegraveres et drsquoautant plus sincegraveres qursquoils doivent servir agrave masquer
la partie fausse
12 On arrive ainsi agrave deacutegager de lrsquoensemble drsquoun document quelques affirmations tregraves
probablement sincegraveres
13 2deg Il y a eacutegalement des conditions qui rendent lrsquoerreur improbable Sans doute
lrsquoobservation scientifique est difficile et les conditions drsquoune observation correcte ne sont
jamais reacutealiseacutees par les auteurs de documents en outre la plupart des affirmations de
documents ne viennent mecircme pas directement de lrsquoobservateur elles viennent par
intermeacutediaires drsquoun autre observateur anonyme crsquoest un fait observeacute et reacutedigeacute on ne sait
par qui dans des conditions inconnues Dans les sciences constitueacutees telles que la
physiologie on ne ferait aucun usage drsquoun renseignement qui se preacutesenterait ainsi or
lrsquohistoire nrsquoen a pas drsquoautres Mais par contre on doit tenir compte de la diffeacuterence entre
les faits qursquoil srsquoagit drsquoatteindre dans les sciences objectives et les faits qui constituent les
sciences sociales Une science comme la physique ou la physiologie cherche agrave constater
des mouvements rapides difficiles agrave observer ou agrave deacuteterminer des quantiteacutes tregraves petites
mesureacutees exactement Les sciences sociales portent sur des faits beaucoup plus grossiers
qui exigent des observations beaucoup moins preacutecises elles ont agrave constater lrsquoexistence
drsquoobjets drsquoindividus de groupes ou drsquousages qui durent des anneacutees ou mecircme des siegravecles
ndash le tout constateacute en termes de la langue vulgaire ou par de simples deacutenombrements sans
mesure preacutecise Elles peuvent donc se contenter drsquoobservations beaucoup plus mal faites
Car ce qursquoelles cherchent ce sont des pheacutenomegravenes drsquoensemble superficiels et
grossiegraverement deacutefinis le nombre et la proportion des habitants ou des objets ndash des
cateacutegories grossiegraverement eacutetablies (sexe acircge illettreacutes ouvriers cultivateurs) ndash des
institutions sociales ou eacuteconomiques ndash presque tous faits tregraves faciles agrave constater Ainsi
les documents sont tous grossiers mais les faits qursquoon a besoin de recueillir le sont encore
davantage En science sociale on ne cherche que des approximations on peut donc parmi
ces faits mal observeacutes distinguer ceux qui sont tellement grossiers qursquoil est presque
impossible de mal les observer Voici les principales espegraveces de faits de ce genre
14 a Les faits qui ont dureacute longtemps et qursquoon a ducirc voir ou entendre mentionner souvent
tels que lrsquoexistence drsquoun homme ou drsquoun objet ndash les actes qui se renouvellent
freacutequemment (usages institutions pratiques) ndash les lois regraveglements conventions tarifs
ndash les eacuteveacutenements de longue dureacutee (crises eacutepideacutemies reacutevolutions)
15 b Les faits faciles agrave observer parce qursquoils sont tregraves eacutetendus en espace tels qursquoun groupe
nombreux (peuple socieacuteteacute) un acte ou un eacutetat collectif (loi usage institution) applicable
agrave un grand territoire
16 c Les faits faciles agrave eacutetablir parce que lrsquoaffirmation reste en termes approximatifs et qursquoune
observation tregraves superficielle suffit agrave les constater tels que lrsquoexistence drsquoune institution
en gros sans preacuteciser les deacutetails ou la quantiteacute exprimeacutee par un mot tregraves vague (par
exemple laquo pays deacutesert raquo ou laquo population tregraves dense raquo)
17 Ainsi en se contentant de peu on arrive agrave deacutegager de documents tregraves meacutediocres des
affirmations tregraves probablement exactes On remarquera qursquoexact est en ce cas le contraire
de preacutecis plus une affirmation devient preacutecise plus les chances drsquoerreur augmentent
plus la probabiliteacute drsquoexactitude diminue Lrsquoaffirmation a drsquoautant plus de chances drsquoecirctre
exacte qursquoelle reste vague plus elle se preacutecise plus elle court risque de devenir inexacte
18 3deg Il y a enfin dans quelques cas des conditions qui rendent lrsquoexactitude probable ce sont
celles qui impliquent une contradiction entre lrsquoaffirmation du document et les habitudes
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drsquoesprit de lrsquoauteur Si un homme affirme avoir observeacute un fait tout agrave fait inattendu pour
lui et contraire agrave toutes ses notions sur le monde une parole qursquoil ne comprend pas un
fait qui lui paraicirct absurde en ce cas la chance drsquoerreur est tregraves faible Car pour lui faire
accepter cette notion nouvelle contraire agrave toutes ses autres notions il a fallu une forte
raison exteacuterieure et cette raison ne peut guegravere ecirctre qursquoune perception exacte Un
exemple frappant est celui des bolides et des aeacuterolithes deacutecrits agrave une eacutepoque ougrave on
ignorait ces pheacutenomegravenes Donc tout fait signaleacute comme tregraves invraisemblable par celui qui
le recueille a par lagrave mecircme une valeur exceptionnelle Mais crsquoest un criteacuterium difficile agrave
manier le danger est de se figurer la contradiction drsquoapregraves notre propre esprit Il faut
prendre garde que le fait rapporteacute comme invraisemblable doit ecirctre en contradiction avec
les ideacutees de lrsquoauteur non avec les nocirctres Les gens qui croient au miracle ou au
merveilleux voient facilement des miracles ou des apparitions cela nrsquoest pas
contradictoire avec leurs notions et ne peut pas ecirctre consideacutereacute comme une preacutesomption
drsquoobservation exacte
19 II ndash Lrsquoanalyse permet donc de mettre agrave part tout un groupe drsquoaffirmations grossiegraveres ou
indiffeacuterentes et comme telles beaucoup moins suspectes elle rend par conseacutequent
possible de reacuteunir sur les pheacutenomegravenes sociaux durables et eacutetendus beaucoup de
renseignements tregraves probables qursquoon peut utiliser dans les sciences sociales
20 Pris isoleacutement chacun de ces renseignements resterait agrave cet eacutetat probable on nrsquoaurait
pas le droit de le consideacuterer comme une proposition scientifique crsquoest-agrave-dire une
affirmation indiscutable Comment peut-on atteindre des propositions de ce genre Nous
sommes arriveacutes ici sur le terrain de lrsquoobservation il ne nous reste plus qursquoagrave employer le
proceacutedeacute normal de toute science drsquoobservation
21 Le principe commun agrave toute science crsquoest qursquoon ne peut pas arriver agrave une conclusion
scientifique par une observation unique Toute observation doit ecirctre reacutepeacuteteacutee pour qursquoon
ait le droit de conclure Il en doit ecirctre exactement de mecircme en matiegravere de document
22 Le proceacutedeacute pour arriver agrave une conclusion consiste donc agrave rapprocher plusieurs
observations sur le mecircme fait pour voir si elles concordent Quand elles ne concordent
pas il est certain que lrsquoune drsquoelles est fausse Si elles concordent la concordance ne peut
provenir que de deux causes ou toutes sont fausses et elles se rencontrent par hasard ou
elles sont concordantes entre elles parce qursquoelles concordent toutes avec la reacutealiteacute
23 Or il y a beaucoup de faccedilons de se tromper par suite beaucoup drsquoerreurs possibles sur un
fait il nrsquoy a qursquoune seule faccedilon de voir exactement par suite qursquoune seule affirmation
exacte possible Il est donc tregraves improbable que des observateurs opeacuterant
indeacutependamment lrsquoun de lrsquoautre commettent exactement la mecircme erreur et cet accord
accidentel devient de plus en plus improbable agrave mesure que le nombre drsquoobservations
augmente Il nrsquoy a pas de raison pour que des observations diffeacuterentes qui ne sont pas
lieacutees agrave la reacutealiteacute se ressemblent entre elles Cette ressemblance ne pourrait ecirctre produite
que par le hasard et le mecircme hasard ne se renouvelle pas un grand nombre de fois de
suite Crsquoest lagrave une application du calcul des probabiliteacutes Si des observations
indeacutependantes se ressemblent crsquoest qursquoelles sont relieacutees entre elles par un intermeacutediaire
et cet intermeacutediaire ne peut ecirctre que la reacutealiteacute qui a eacuteteacute leur fondement commun si elles
ont entre elles un lien de ressemblance crsquoest que chacune drsquoelles est lieacutee agrave une mecircme
reacutealiteacute
24 Tel est le principe fondamental dans toutes les sciences drsquoobservation le seul principe
qursquoon puisse employer tant qursquoon nrsquoarrive pas agrave produire le pheacutenomegravene et agrave le faire
49
varier crsquoest-agrave-dire agrave opeacuterer par expeacuterimentation Crsquoest un principe empirique qui peut se
formuler ainsi Les erreurs drsquoobservation personnelle ne se rencontrent pas elles
divergent seules les observations exactes concordent entre elles
25 Pour appliquer ce principe aux renseignements tireacutes des documents il faut sur le mecircme
fait reacuteunir plusieurs affirmations concordantes Il faut donc classer les reacutesultats de
lrsquoanalyse critique en reacuteunissant ensemble les affirmations relatives au mecircme fait
26 On commence par reacuteunir ces affirmations puis on les compare en tenant compte des
notes de deacutefaveur ou de faveur que la critique a permis drsquoattacher agrave chacune drsquoelles Srsquoil y
a deacutesaccord entre les affirmations extraites de deux ou plusieurs documents presque
toujours un de ces documents eacutetait deacutejagrave suspect pour des motifs de critique le deacutesaccord
ne fait que confirmer la deacutefiance agrave lrsquoeacutegard de ce document suspect Ou si cette deacutefiance ne
srsquoeacutetait pas encore produite il rend le service de la faire naicirctre
27 Mais pour proceacuteder meacutethodiquement il faut deux opeacuterations distinctes 1deg Srsquoassurer de
combien drsquoobservations reacuteelles on dispose crsquoest-agrave-dire combien on a drsquoaffirmations
indeacutependantes 2deg Rapprocher les observations pour arriver agrave la conclusion deacutefinitive
28 1deg La tendance naturelle est de proceacuteder comme si chaque document constituait une
observation On possegravede sur un mecircme fait dix documents (on a par exemple le reacutecit drsquoune
reacuteunion de syndicat dans dix journaux diffeacuterents) on srsquoimagine avoir dix observations Or
il arrive le plus souvent qursquoun document reproduit un autre document ou pour parler
plus exactement qursquoune affirmation ne fait que reproduire une autre affirmation de
sorte que plusieurs documents reproduisent la mecircme affirmation Mais comme on se
trouve en preacutesence de documents reacutedigeacutes par des auteurs diffeacuterents on subit lrsquoillusion de
plusieurs affirmations diffeacuterentes de lagrave la tendance agrave les compter comme autant
drsquoobservations Plusieurs journaux reproduisent le mecircme reacutecit les reporters de
diffeacuterents journaux se sont entendus un seul drsquoentre eux est alleacute assister agrave la seacuteance il a
reacutedigeacute un compte rendu les autres lrsquoont copieacute chacun dans son journal On possegravede alors
plusieurs documents A-t-on autant drsquoobservations Eacutevidemment non les dix journaux
ne repreacutesentent tous qursquoune seule observation Les compter pour dix ce serait opeacuterer
comme si on comptait pour un document chacun des exemplaires drsquoun mecircme livre
imprimeacute On ne devra compter que les observations indeacutependantes sur un mecircme fait Il faut
donc commencer par eacutetablir la relation entre les documents qui ont lrsquoair diffeacuterents pour
deacuteterminer ceux qui reacuteellement ont chacun pour origine une observation indeacutependante
et ceux qui au contraire ont pour origine commune une mecircme observation Dans la
langue technique cette origine des documents srsquoappelle source
29 La critique de sources qui eacutetudie les origines des documents donne souvent des reacuteveacutelations
inattendues elle constitue une partie importante de la technique historique1 Le principe
en est tregraves simple Quand deux affirmations sont identiques elles se ressemblent trop
pour venir de deux observations diffeacuterentes car lrsquoexpeacuterience montre que deux
observateurs opeacuterant seacutepareacutement nrsquoarrivent jamais agrave des conclusions formuleacutees dans les
mecircmes termes Si donc deux affirmations sont pareilles dans la forme crsquoest qursquoelles sont
copieacutees lrsquoune sur lrsquoautre ou toutes deux copieacutees sur une troisiegraveme en tout cas elles ne
doivent compter que pour une seule Mais la pratique soulegraveve des difficulteacutes dans deux
cas a) Lrsquoauteur qui a reproduit lrsquoaffirmation drsquoun autre cherche agrave dissimuler son emprunt
il modifie expregraves la forme pour deacuterouter son public comme fait un eacutecolier qui a copieacute son
devoir sur un voisin Il faut chercher alors dans le fond mecircme des faits examiner surtout
lrsquoordre et la liaison des faits lrsquoidentiteacute du fond et des rapports eacutetablis entre les faits suffit
entiegraverement pour prouver la deacutependance car jamais deux observateurs indeacutependants ne
50
preacutesentent les faits dans le mecircme ordre ni ne leur attribuent les mecircmes rapports b)
Lrsquoauteur a pris agrave la fois crsquoest-agrave-dire alternativement dans deux ou plusieurs documents
En ce cas le travail est plus compliqueacute il faut comparer son reacutecit avec plusieurs autres
Ce travail qui tient tant de place dans lrsquoeacutetude des sources antiques et du Moyen Acircge nrsquoest
pas moins neacutecessaire pour les documents contemporains rapports enquecirctes tableaux
statistiques Il est tellement tentant de reproduire une observation deacutejagrave faite plutocirct que
de se donner la peine drsquoen faire une nouvelle qursquoon doit toujours se demander quand on
possegravede deux documents sur le mecircme fait srsquoils ne sont pas simplement la reproduction
lrsquoun de lrsquoautre Souvent mecircme on peut srsquoassurer qursquoil ne restait qursquoune seule source un
seul observateur direct auquel il eacutetait commode de srsquoadresser on est sucircr alors que crsquoest
une observation unique qui a servi agrave reacutediger les documents de reacutedacteurs tregraves diffeacuterents
Il en est souvent ainsi pour un chiffre de statistique qui une fois introduit dans une
œuvre connue passe drsquoun auteur agrave lrsquoautre et finit par se trouver reproduit dans un si
grand nombre drsquoouvrages que personne ne songe plus agrave le contester
30 Cette critique de sources ne donnera qursquoun reacutesultat neacutegatif empecirccher drsquoecirctre dupe de
fausses observations indeacutependantes et permettre de ne conserver que celles qui sont
vraiment indeacutependantes
31 2deg La seconde opeacuteration consistera agrave rapprocher les observations reconnues
indeacutependantes afin de voir si eacutetant suffisamment diffeacuterentes pour ecirctre indeacutependantes
elles sont assez ressemblantes pour permettre de tirer une conclusion de leur
ressemblance En histoire comme en toute science la veacuteriteacute se trouve au point de
croisement de plusieurs voies de recherches suivies chacune par un observateur
diffeacuterent
32 On proceacutedera en se posant une seacuterie de questions meacutethodiques 1deg Avons-nous plusieurs
observations du mecircme fait 2deg Sur quelles parties du fait concordent-elles 3deg Comment
les faits sur lesquels nous ne posseacutedons qursquoune seule observation concordent-ils entre
eux Ici on sort de la question de la critique des documents pour passer sur le terrain de
la construction de la science
NOTES
1 Voir Langlois et Seignobos Introduction aux eacutetudes historiques livre II chap IV
51
Chapitre VII
Groupement des faits
I Conditions du groupement des faits ndash Eacutetat des faits tireacutes des documents diffeacuterences de degreacute denature de probabiliteacute II Groupement provisoire ndash Monographies reacutepertoiresIII Nature des faits agrave grouper ndash Faits geacuteneacuteraux ou individuels faits certains ou douteuxndash Existences actes humains motifs
1 Nous voici arriveacutes agrave la deuxiegraveme partie du travail historique agrave la construction Par quels
proceacutedeacutes peut-on grouper les faits tireacutes des documents de faccedilon agrave construire une science
crsquoest-agrave-dire un ensemble meacutethodique Comment la meacutethode historique srsquoapplique-t-elle
agrave la construction de la science sociale
2 I ndash Pour construire une science il faut partir non de notre ideacuteal de la science que nous
deacutesirerions constituer mais de la reacutealiteacute des mateacuteriaux dont nous pouvons disposer Il
serait chimeacuterique de se proposer un plan que les mateacuteriaux ne se precircteraient pas agrave
reacutealiser on ne construira pas une Tour Eiffel avec des moellons Crsquoest lagrave une neacutecessiteacute
pratique qursquooublient les philosophes quand ils veulent construire une science sociale avec
une meacutethode meacutetaphysique ou en imitant le plan des sciences biologiques sans tenir
compte de la diffeacuterence des mateacuteriaux
3 La premiegravere question sera donc De quels mateacuteriaux disposent les sciences sociales
Presque tous sont ndash par suite de neacutecessiteacutes pratiques ndash tireacutes non de lrsquoobservation directe
mais de documents de mateacuteriaux historiques semblables agrave ceux qursquoemploie lrsquohistoire
contemporaine Quelle est la nature de ces mateacuteriaux En quoi diffegraverent-ils des
mateacuteriaux des autres sciences
4 Drsquoabord ils proviennent forceacutement de lrsquoanalyse drsquoun document Ils nous arrivent donc
dans lrsquoeacutetat ougrave lrsquoanalyse nous les livre hacheacutes par cette analyse en affirmations
eacuteleacutementaires1 car dans un document il y a des milliers drsquoaffirmations et mecircme dans la
plupart des affirmations dont se compose une simple phrase il y a plusieurs affirmations
eacuteleacutementaires souvent on accepte lrsquoune on rejette lrsquoautre Chacune de ces affirmations
constitue un fait Mais ces faits sont drsquoespegraveces tregraves diffeacuterentes
5 1deg Ils sont agrave des degreacutes de geacuteneacuteraliteacute tregraves diffeacuterents Dans une statistique par exemple on
aura des cas individuels des additions partielles des totaux geacuteneacuteraux Dans une
52
description on aura cocircte agrave cocircte un cas individuel unique et un reacutesumeacute sur lrsquoensemble
drsquoune institution
6 2deg Ils se rapportent agrave des objets de nature tregraves diffeacuterente Lrsquoauteur du document en
preacutesentant les faits nrsquoa pas eu la mecircme preacuteoccupation que le classificateur aura en les
eacutetudiant Il nrsquoa eu aucune raison pour les preacutesenter dans lrsquoordre ougrave le constructeur aura
besoin de les mettre Les faits arrivent donc toujours dans un pecircle-mecircle ndash plus grand sans
doute pour lrsquohistorien parce qursquoil cherche des faits plus varieacutes (faits de langue
conceptions croyances sentiments institutions) ndash mais tregraves grand encore mecircme dans les
sciences sociales Bien que systeacutematiquement on eacutecarte la plus grande partie des faits
pour se renfermer dans les faits sociaux il en reste encore drsquoassez varieacutes pour produire
une confusion beaucoup plus grande qursquoen aucune science expeacuterimentale Dans les
sciences drsquoobservation directe on choisit les faits qursquoon veut observer dans les sciences
documentaires on les reccediloit de la main drsquoun autre avant de srsquoen servir il faut donc les
trier
7 3deg Les faits extraits des documents arrivent chacun avec une eacutetiquette critique (fait
suspect fait tregraves probable fait douteux etc) qui pratiquement varie depuis une simple
indication de faveur ou de deacutefaveur jusqursquoagrave la quasi-certitude de la fausseteacute ou de la
veacuteriteacute le renseignement est si important qursquoon est obligeacute de conserver cette eacutetiquette
8 Tous ces faits disparates il faut commencer par les reacuteunir avant de pouvoir preacuteparer le
rapprochement avec drsquoautres faits qui permettra une conclusion deacutefinitive Dans les
autres sciences aussi il faut attendre pour conclure drsquoavoir reacuteuni plusieurs observations
sur un mecircme fait mais dans les sciences expeacuterimentales on peut refaire aussitocirct drsquoautres
observations avant de publier En matiegravere historique ougrave lrsquoon deacutepend du hasard des
documents on commence par avoir drsquoabord des cas uniques comparables aux cas
cliniques qui srsquoentassent dans les revues de meacutedecine avant qursquoon en puisse tirer aucune
conclusion
9 Ainsi on trouve drsquoabord devant soi une masse incoheacuterente de menus faits une poussiegravere
de connaissances de deacutetail un nombre eacutenorme drsquoaffirmations de valeur tregraves diffeacuterente
sur des faits drsquoespegraveces tregraves diffeacuterentes agrave des degreacutes de geacuteneacuteraliteacute tregraves diffeacuterents En
science sociale ce sont 1deg des donneacutees statistiques sur des ecirctres ou des objets diffeacuterents
de diffeacuterente valeur suivant lrsquointelligence ou lrsquohonnecircteteacute de lrsquoopeacuterateur agrave des degreacutes de
geacuteneacuteraliteacute divers les unes portant sur un seul individu drsquoautres sur un groupe drsquoautres
prenant la forme drsquoun tableau drsquoensemble soit agrave un moment unique soit agrave des moments
diffeacuterents 2deg des descriptions drsquousages ou drsquoinstitutions ou de conditions mateacuterielles
descriptions drsquoun deacutetail ou drsquoun ensemble drsquoun petit groupe local ou de groupes
reacutegionaux ou drsquoune mecircme nation ou du monde entier toutes drsquoexactitude tregraves variable
3deg des regraveglements drsquoinstitutions locaux geacuteneacuteraux nationaux les uns appliqueacutes si
exactement qursquoils ont la valeur drsquoune description de faits reacuteels drsquoautres purement
nominaux drsquoautres en partie appliqueacutes en partie restant lettre-morte
10 II ndash Pour se reconnaicirctre dans ce pecircle-mecircle il faut un classement il faut trier les faits
extraits des documents de faccedilon agrave les classer drsquoapregraves un mecircme principe Mais la confusion
est si grande le travail est si compliqueacute qursquoen pratique il ne peut guegravere se faire par une
seule opeacuteration Dans toutes les sciences documentaires on est ameneacute agrave une division du
travail ndash Un premier classement pratique et provisoire sert agrave deacutebrouiller les faits et agrave
mettre ensemble les faits de mecircme nature il aboutit agrave un reacutepertoire ou agrave une
monographie ndash Un deuxiegraveme classement scientifique et deacutefinitif part de ce recueil
provisoire (reacutepertoire ou monographie) pour tacirccher de saisir les rapports reacuteguliers
53
drsquoabord entre les faits de mecircme nature puis entre les groupes de diffeacuterente nature Ces
deux opeacuterations tendent mecircme agrave se partager entre les deux espegraveces de travailleurs les
eacuterudits et les speacutecialistes qui aiment surtout le contact direct avec le document brut
preacutefegraverent se limiter au classement provisoire le classement deacutefinitif reste abandonneacute
aux hommes drsquoesprit geacuteneacuteralisateur qui sont souvent des professeurs ou des hommes
politiques
11 Le classement provisoire prend surtout deux formes la monographie et le reacutepertoire
12 La forme la plus simple la monographie repose sur un principe que la plupart des
travailleurs appliquent spontaneacutement On recueille ensemble les faits de mecircme nature qui
se rapportent agrave un groupe de faits limiteacute eacutetroitement dans lrsquoespace et dans le temps On
fait par exemple la monographie des recettes et deacutepenses drsquoune famille la monographie
des syndicats drsquoun meacutetier dans une ville pendant une anneacutee ou une courte peacuteriode Une
autre forme de monographie est le tableau de statistique deacutetailleacute diviseacute en colonnes ougrave
les faits sont agrave la fois analyseacutes et deacutenombreacutes par exemple la statistique analytique de la
population drsquoune ville Les limites eacutetant eacutetroites il devient possible de recueillir tous les
faits connus sur un mecircme sujet Et crsquoest un grand attrait pour beaucoup drsquoesprits leur
plaisir eacutetant non de savoir beaucoup mais de savoir plus que personne au monde sur un
sujet donneacute il leur est agreacuteable de recueillir tout ce qursquoon sait de faire une collection
complegravete crsquoest lrsquoideacuteal du collectionneur
13 Les limites de ces monographies sont fixeacutees par le collectionneur drsquoordinaire pour des
raisons pratiques elles embrassent les faits qursquoil pouvait atteindre complegravetement Le
cadre est donc tregraves diffeacuterent suivant la quantiteacute de documents dont on dispose quand il
y en a peu on tend agrave eacutetendre la monographie sur un groupe drsquohommes plus nombreux ou
sur un temps plus long Les monographies sur le Moyen Acircge ont des sujets plus vastes que
celles qui traitent des pheacutenomegravenes contemporains
14 La raison drsquoecirctre de la monographie crsquoest de permettre de dominer tous les faits qui se
sont produits dans un champ donneacute Elle comporte drsquoabord le groupement des faits de
mecircme nature mais rien nrsquoempecircche en outre de reacuteunir dans une mecircme monographie
plusieurs groupes de faits de plusieurs natures qui ont ce caractegravere commun de srsquoecirctre
produits dans le mecircme champ Crsquoest souvent mecircme une pratique tregraves avantageuse mais agrave
condition de reacutepartir en sections distinctes les faits de natures diffeacuterentes
15 La monographie quand elle est faite au moyen de documents doit conserver lrsquoindication
de provenance de chaque fait crsquoest une preacutecaution qui malheureusement est souvent
neacutegligeacutee Il arrive aux speacutecialistes drsquooublier que leurs lecteurs ont le droit de leur
demander leurs sources et ceux qui ont travailleacute sur des documents ineacutedits sont souvent
les plus neacutegligents faute drsquoavoir adopteacute un systegraveme meacutethodique de renvoi agrave leurs
sources ils se dispensent parfois de toute reacutefeacuterence et se conduisent comme srsquoils
donnaient le reacutesultat drsquoobservations directes
16 Le reacutepertoire nrsquoest qursquoun recueil de monographies souvent œuvres drsquoauteurs diffeacuterents
reacuteunies en un mecircme ouvrage drsquoordinaire sous une direction unique Mais ce sont de
preacutefeacuterence des monographies sommaires et souvent des reacutesumeacutes de monographies
anteacuterieures publieacutees seacutepareacutement Le reacutepertoire est une neacutecessiteacute pratique pour toute
science qui a besoin de reacuteunir un grand nombre de faits particuliers il sert agrave rassembler
les monographies eacuteparses agrave les condenser agrave supprimer les doubles emplois agrave faire
apercevoir les lacunes et mecircme agrave les combler Il doit ecirctre ameacutenageacute suivant des raisons
pratiques car son but est surtout de rendre les recherches rapides et sucircres Tregraves souvent
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le seul ordre pratique est lrsquoordre alphabeacutetique celui des dictionnaires Il ne faut pas
meacutepriser les reacutepertoires alphabeacutetiques ils ne sont pas encore la science mais ils sont la
condition pratique de la science En statistique les faits se reacutesument en tableaux et en
graphiques qursquoon est obligeacute de ranger un peu arbitrairement en seacuteries lrsquoordre est alors
indiqueacute par un index
17 En pratique crsquoest dans les monographies et les reacutepertoires qursquoon va chercher les faits qui
servent agrave construire la science deacutefinitive crsquoest-agrave-dire agrave trouver des rapports permanents
entre les faits Il est bien entendu que pour se servir des recueils ou des monographies il
faut leur appliquer les mecircmes regravegles qursquoaux documents et commencer par en faire la
critique Mais au lieu drsquoune critique analytique on peut srsquoen tenir agrave une critique geacuteneacuterale
pour constater la faccedilon dont lrsquoauteur a utiliseacute les documents ce sera court car si le
travail est correctement fait lrsquoauteur aura donneacute lrsquoindication de ses sources et on aura
vite fait de voir ce que valent ses mateacuteriaux et comment il les a mis en œuvre
18 III ndash Il est toujours possible de faire un groupement provisoire des faits Mais avant
drsquoessayer une construction scientifique il faut srsquoassurer si elle est possible ce qui oblige
drsquoabord agrave se rendre compte de la nature des faits agrave grouper
19 On peut grouper les faits en cateacutegories suivant deux systegravemes 1deg suivant le degreacute de
geacuteneacuteraliteacute sous lequel ils se preacutesentent agrave nous 2deg suivant lrsquoespegravece drsquoaffirmation par
laquelle ils nous sont connus
20 1deg Suivant le degreacute de geacuteneacuteraliteacute il y a des faits individuels des faits particuliers agrave un
groupe des faits geacuteneacuteraux Les sciences sociales nrsquoeacutetudient pas drsquoordinaire les faits
purement individuels elles ne cherchent pas ce que tel homme a fait agrave tel moment elles
ne srsquointeacuteressent qursquoagrave des groupes et quand elles recueillent un fait individuel ndash comme il
arrive par exemple dans un recensement ndash crsquoest seulement comme un eacuteleacutement destineacute agrave
entrer dans un total agrave moins qursquoil ne srsquoagisse de faits historiques (par exemple la chute de
Bismarck) qui ont eu une reacuteaction consideacuterable sur la vie sociale et en ce cas elles se
bornent agrave prendre le fait sans en eacutetudier les deacutetails Le domaine des sciences sociales crsquoest
lrsquoeacutetude des faits communs agrave tout un groupe
21 2deg Suivant lrsquoespegravece drsquoaffirmation il y a des faits eacutetablis par une concordance suffisante
entre les affirmations drsquoautres probables mais non certains Pratiquement les seuls faits
certains en sciences sociales sont ou des faits sociaux conventionnels connus par des
documents officiels ou des faits mateacuteriels vagues connus par des descriptions car
aussitocirct qursquoon veut preacuteciser par des chiffres la certitude cesse ndash Les faits conventionnels
ont la forme de regraveglements drsquoordres ou de lois crsquoest-agrave-dire drsquoactes officiels or toute
reacutedaction officielle implique un accord entre les gens qui reacutedigent le document mais un
accord purement subjectif sur les regravegles agrave eacutenoncer elle ne donne pas la preuve que ces
regravegles correspondent agrave aucun fait reacuteel exteacuterieur Un regraveglement inappliqueacute reste un
pheacutenomegravene purement psychologique une simple convention il ne devient pas une
reacutealiteacute sociale exteacuterieure ndash Les faits vagues sont les descriptions et les approximations
obtenues en additionnant des chiffres faciles agrave constater par conseacutequent grossiegraverement
approximatifs Encore faudrait-il pour ecirctre certain qursquoil nrsquoy a pas eu erreur dans les
calculs pouvoir comparer le reacutesultat de deux additions indeacutependantes et crsquoest un cas
rare On peut donc admettre qursquoon nrsquoaura guegravere en science sociale agrave opeacuterer que sur des
faits seulement probables Il srsquoagira donc de grouper ces faits probables de faccedilon agrave les
confirmer les uns par les autres pour arriver par groupements successifs jusqursquoagrave la
certitude
55
22 Il est neacutecessaire sans doute de tenir compte ici de cette faccedilon diffeacuterente de connaicirctre les
faits de se rappeler srsquoils sont plus ou moins geacuteneacuteraux et srsquoils sont plus ou moins
probables puisque nous ne pouvons opeacuterer qursquoavec nos connaissances conditionneacutees par
lrsquoinfirmiteacute de nos moyens Mais la diffeacuterence la plus importante tient agrave la nature des faits
eux-mecircmes Il est eacutevident que tout classement scientifique devra se faire non drsquoapregraves le
rapport de connaissance entre nous et les faits qui est un rapport fortuit mais drsquoapregraves les
rapports de nature entre les diffeacuterents objets eux-mecircmes qui sont des rapports
constants
23 Les objets ceux du moins que nous pouvons atteindre peuvent drsquoapregraves leur nature se
grouper en trois cateacutegories il est utile de srsquoen rendre compte puisque ce sont les seules
espegraveces drsquoobjets avec lesquelles nous puissions faire notre construction Ce sont les
mecircmes objets qursquoon atteint indirectement par les documents directement par
lrsquoobservation
24 a Existence drsquoecirctres mateacuteriels directement observables ndash Il y en a deux espegraveces les corps
humains objets de la science sociale en tant qursquoils sont la condition des vies humaines
les objets mateacuteriels objets de la science sociale en tant qursquoils sont en rapport avec des
hommes Dans les corps humains la science sociale ne considegravere que le nombre et des
caractegraveres tregraves apparents acircge sexe maladie accidents etc Les objets mateacuteriels sont tregraves
varieacutes Ce sont les animaux approprieacutes agrave lrsquousage de lrsquohomme (les animaux sauvages
restent en dehors du domaine des sciences sociales) ndash les eacutetendues mateacuterielles de terre ou
drsquoeaux cultiveacutees ou ameacutenageacutees ou utiliseacutees (les deacuteserts les oceacuteans les glaces restent en
dehors) ndash les produits drsquoactiviteacute humaine maisons cultures canaux outils et ateliers
chemins mateacuteriels de transports navires marchandises mobiliers monnaies etc Pour
tous ces objets (corps humains animaux surfaces produits) on peut essayer de connaicirctre
leur existence leur position dans la geacuteographie et la chronologie et quelques-uns de
leurs caractegraveres les plus apparents Ces caractegraveres trop superficiels drsquoordinaire pour faire
peacuteneacutetrer dans la nature intime des objets permettent du moins de les reacutepartir en groupes
et sous-groupes de les deacutenombrer et drsquoen suivre les deacuteplacements numeacuteriques
(accroissements diminution de nombre changement de place) Il nrsquoest pas neacutecessaire
par exemple de connaicirctre lrsquoanatomie drsquoun mouton pour le faire entrer dans la cateacutegorie
des moutons du deacutepartement de lrsquoAube et lui donner sa place dans un deacutenombrement de
la race ovine Ainsi on parvient agrave atteindre les pheacutenomegravenes abstraits de lrsquoexistence du
nombre et de lrsquoemplacement des objets sans avoir besoin de pouvoir les expliquer crsquoest-
agrave-dire les rapporter agrave une cause
25 b Actes humains ndash Ces actes sont toujours passeacutes on ne peut plus les observer Mais on
sait quels actes ont eacuteteacute neacutecessaires pour creacuteer les produits humains ou pour les
transporter on peut donc quand on connaicirct lrsquoexistence lrsquoorigine et la place actuelle de
ces produits retrouver les actes drsquoindustrie et de transport qursquoils ont subis ndash En outre ndash et
crsquoest le principal moyen de connaissance ndash il y a des actes que les auteurs de documents
ont pu observer (des actes ou des paroles ou des eacutecrits) par exemple un suicide une
arrestation une exeacutecution une gregraveve un marcheacute un transport une reacuteunion de
constitution drsquoune socieacuteteacute une reacuteunion de discussion un discours un regraveglement un
compte etc Beaucoup de ces actes sont purement symboliques par exemple ceux qui se
font dans les banques ou les bourses ougrave lrsquoon se borne agrave parler et agrave eacutecrire mais ce sont des
symboles qui entraicircnent des conseacutequences pratiques et finissent par se traduire en actes
mateacuteriels un transport de creacuteances aboutit agrave lrsquoacquisition drsquoobjets mateacuteriels
56
26 Ces actes sont faits ou par un homme seul ou par plusieurs hommes agrave la fois Faits par un
seul on les appelle individuels quand ils sont faits par plusieurs on emploie le mot
collectif Les actes collectifs sont-ils drsquoune autre espegravece que les actes individuels Crsquoest une
question tregraves controverseacutee mais une question philosophique indiffeacuterente pour
lrsquoapplication de la meacutethode pour lrsquoobservateur il nrsquoy a jamais qursquoune somme drsquoactes ou de
paroles drsquoindividus et lrsquoobservation eacutetant le seul proceacutedeacute de connaissance crsquoest de
lrsquoobservation que la science doit partir Srsquoil y a vraiment un caractegravere propre agrave certains
pheacutenomegravenes collectifs crsquoest-agrave-dire accomplis par les individus vivant en socieacuteteacute ce
caractegravere apparaicirctra plus tard par le rapprochement des faits isoleacutes observeacutes comme
dans les sciences biologiques apparaicirct la solidariteacute entre les pheacutenomegravenes observeacutes
drsquoabord isoleacutement dans un mecircme organisme Mais il serait contraire agrave la meacutethode de
toute science empirique de preacutesupposer agrave certains pheacutenomegravenes un caractegravere speacutecifique
pour des raisons a priori
27 3deg Avec les actes on quitte le terrain de lrsquoobservation directe qui est celui de toutes les
sciences drsquoobservation Et pourtant si lrsquoon veut expliquer les faits sociaux il est
impossible de rester sur ce terrain car aucun acte humain social nrsquoa sa cause en lui-
mecircme ou en drsquoautres actes mateacuteriels Aucun acte ndash ni une opeacuteration de commerce ni une
fabrication industrielle ni un marcheacute pas mecircme une arrestation ou un suicide ndash ne peut
ecirctre relieacute directement agrave drsquoautres actes Pour qursquoil se produise il faut toujours un motif
crsquoest-agrave-dire un pheacutenomegravene psychologique Ce mot de motif est vague sans doute crsquoest que
notre connaissance du pheacutenomegravene qursquoil deacutesigne est encore vague On peut donner deux
interpreacutetations agrave un acte Lrsquoune est psychologique lrsquoacte dit-on est produit par une
repreacutesentation consciente de lrsquoesprit (jugement deacutesir volition) qui met en jeu un
meacutecanisme nerveux et musculaire lequel produit directement lrsquoacte Lrsquoautre
interpreacutetation est physiologique lrsquoacte a pour cause directe une impulsion produite par
lrsquoaction directe des centres nerveux de perception la conscience qui nous donne
lrsquoillusion de la volonteacute nrsquoest qursquoun eacutepipheacutenomegravene qui accompagne quelques-uns des
pheacutenomegravenes ceacutereacutebraux sans avoir aucune action sur les mouvements Mais dans les deux
interpreacutetations ce qui reste certain crsquoest que les actes mateacuteriels mecircme symboliques (tels
que les paroles ou les eacutecrits) sont des pheacutenomegravenes peacuteripheacuteriques produits par le
meacutecanisme exteacuterieur tandis que le point de deacutepart de lrsquoacte sinon sa cause est toujours
central et accompagneacute drsquoun pheacutenomegravene conscient du cerveau Les actes humains qui
constituent la matiegravere de la science sociale ne peuvent donc ecirctre compris que par
lrsquointermeacutediaire des pheacutenomegravenes conscients du cerveau Ainsi on est rameneacute
irreacutesistiblement agrave lrsquointerpreacutetation ceacutereacutebrale (crsquoest-agrave-dire psychologique) des faits sociaux
Auguste Comte avait espeacutereacute lrsquoeacuteviter en constituant la sociologie sur lrsquoobservation de faits
exteacuterieurs mais ces faits exteacuterieurs ne sont que les produits des eacutetats inteacuterieurs les
eacutetudier seuls sans connaicirctre les eacutetats psychologiques qui les motivent ce serait vouloir
comprendre les mouvements drsquoun orchestre sans savoir la musique qursquoil joue
57
NOTES
1 Voir plus haut chap II III
58
Chapitre VIII
Construction des faits des sciencessociales
I Nature des faits dans les sciences sociales ndash Caractegravere mateacuteriel et psychologique impossibiliteacutedrsquoune meacutethode exclusivement objectiveII Analyse sociale ndash Diffeacuterence entre lrsquoanalyse sociale et lrsquoanalyse biologique ndash Caractegravere abstraitet subjectif de lrsquoanalyse sociale rocircle de lrsquoimaginationIII Proceacutedeacutes de construction ndash Emploi de lrsquoanalogie ndash Emploi du questionnaire
1 Les faits qui fournissent les mateacuteriaux des sciences sociales se preacutesentent dans des
conditions qui conditionnent elles-mecircmes la construction en lui imposant ses proceacutedeacutes et
ses limites
2 I ndash La plupart des faits sociaux sont connus par une meacutethode historique indirecte au
moyen de documents le propre des faits ainsi connus1 est drsquoecirctre superficiels et vagues
ils se bornent agrave constater lrsquoexistence drsquoecirctres drsquohabitudes de groupes ou drsquoindividus Ce
caractegravere vague et superficiel srsquoimpose donc agrave tous les faits des sciences sociales mecircme
ceux qursquoon pourrait recueillir par une observation directe ne peuvent jamais ecirctre
combineacutes en un ensemble avec les faits extraits des documents que dans la mesure ougrave ils
sont de mecircme degreacute Dans un recensement par exemple les deacutetails circonstancieacutes qursquoon
aurait obtenus par observation directe sur quelques familles ne seront pas utilisables
parce qursquoon ne pourra pas les faire entrer dans les cateacutegories larges et vagues qui auront
servi aux recenseurs De mecircme dans la description de lrsquoorganisation geacuteneacuterale des
syndicats on ne pourra pas faire entrer les connaissances speacuteciales qursquoon aura recueillies
sur quelques-uns drsquoentre eux sinon sous forme de type ou drsquoexemple ce qui est un
artifice peacutedagogique mais non un proceacutedeacute scientifique
3 Ces faits se ramegravenent tous agrave des ecirctres mateacuteriels des actes ou des motifs (qui sont au
moins des repreacutesentations) Mais la partie mateacuterielle la seule qui soit observable
objectivement ne peut pas ecirctre utiliseacutee seacutepareacutement ndash On pourrait il est vrai concevoir
une statistique exclusivement physiologique ougrave seraient deacutenombreacutes les corps sexes
acircges maladies caractegraveres anthropologiques mais cette statistique ne suffirait jamais par
elle-mecircme pour constituer un fait social il faudrait toujours la mettre en rapport avec
une nationaliteacute une religion une classe ndash en un mot avec des pheacutenomegravenes internes
59
ndash pour deacuteterminer la socieacuteteacute dont on aurait fait le deacutenombrement ndash De mecircme une
statistique drsquoobjets de marchandises de numeacuteraire ou drsquoanimaux ne devient un fait
social qursquoautant qursquoon fait intervenir un fait drsquoappropriation crsquoest-agrave-dire subjectif on
fait la statistique des marchandises des animaux appartenant agrave un groupe drsquohommes il
faut donc faire intervenir la notion subjective de proprieacuteteacute ndash Ce qui donne le caractegravere
social crsquoest justement un pheacutenomegravene interne soit politique soit eacuteconomique
4 Il est inutile de deacutemontrer le caractegravere essentiellement subjectif de tout fait politique
Tout groupe politique repose avant tout sur lrsquoideacutee de lrsquoobeacuteissance agrave un mecircme centre ou de
la solidariteacute avec les mecircmes hommes Qursquoil y ait ou non un fait drsquoun autre ordre
(pheacutenomegravene collectif) lieacute agrave une ideacutee drsquoobeacuteissance ou de solidariteacute en tout cas le fait
nrsquoexiste jamais qursquoavec cette ideacutee et nrsquoest aperccedilu que par lrsquointermeacutediaire de cette ideacutee et
quand lrsquoideacutee se modifie lrsquoeacutetat politique se transforme Lrsquoideacutee de la nationaliteacute en
Maceacutedoine change chez les mecircmes individus suivant qursquoils se croient solidaires avec les
Grecs les Bulgares les Valaques ou les Serbes
5 Pour les faits eacuteconomiques ce caractegravere subjectif est moins eacutevident ou du moins agrave cause
du caractegravere mateacuteriel des objets agrave propos desquels se produisent les faits eacuteconomiques il
se voit moins nettement Mais en reacutealiteacute les objets mateacuteriels ne sont jamais que lrsquooccasion
ou la condition des faits eacuteconomiques les veacuteritables faits eacuteconomiques sont les ideacutees des
hommes par rapport agrave ces objets ndash Lrsquoappropriation crsquoest lrsquoideacutee que la disposition drsquoun
certain objet appartient agrave quelqursquoun la preuve crsquoest qursquoil peut y avoir une reacutevolution
dans la proprieacuteteacute comme il est arriveacute en Russie agrave lrsquoabolition du servage sans le moindre
mouvement mateacuteriel ndash Le commerce est un ensemble de conventions crsquoest-agrave-dire de
pheacutenomegravenes psychologiques pour eacutechanger lrsquoappropriation des objets et le transport
nrsquoest qursquoune conseacutequence mateacuterielle de ces conventions ndash La consommation et la
production elles-mecircmes ont une partie mateacuterielle mais leur caractegravere eacuteconomique leur
est donneacute par une notion purement subjective crsquoest la valeur qui dirige le producteur et
deacutecide le consommateur or la valeur est en pratique un pheacutenomegravene subjectif Je dis laquo en
pratique raquo car on pourrait concevoir une notion objective de valeur calculeacutee sur des
reacutealiteacutes mesurables la force et la chaleur on pourrait eacutevaluer tout objet et tout acte
mateacuteriel en uniteacutes de force meacutecanique et en calories Mais lrsquoeacutevaluation qursquoon construirait
sur ces donneacutees meacutecaniques chimiques et biologiques nrsquoaurait aucun rapport avec
lrsquoeacuteconomie politique Eacutevaluer les aliments suivant leur valeur objective en calories
eacutevaluer les actes en uniteacutes de force ou de chaleur objectives ce serait le renversement de
toutes les reacutealiteacutes eacuteconomiques un divertissement de fantaisiste un gramme de charbon
vaudrait un gramme de diamant un petit morceau de fromage vaudrait beaucoup plus
qursquoune truffe Crsquoest que le fait eacuteconomique reacuteel nrsquoest aucunement fondeacute sur cette reacutealiteacute
mateacuterielle la seule pourtant qui soit reacuteelle au sens objectif il est fondeacute uniquement sur
la valeur psychologique celle que les hommes attachent aux objets crsquoest-agrave-dire sur leur
imagination La preuve crsquoest qursquoelle change avec leur imagination dans tous les
domaines mecircme pour les objets les plus exclusivement mateacuteriels Ni le porc ni lrsquoeau-de-
vie nrsquoauront la mecircme valeur en pays musulman qursquoen pays chreacutetien Crsquoest la grande
difficulteacute du commerce avec les sauvages qursquoon ignore les dispositions subjectives qui
leur feront rechercher une eacutetoffe rouge et meacutepriser une eacutetoffe blanche ou inversement
Ce qui nous dissimule ce caractegravere subjectif de la valeur crsquoest lrsquohabitude de vivre dans une
socieacuteteacute tregraves reacuteguliegravere ougrave les ideacutees sur la valeur ne se transforment que lentement Encore
reste-t-il des exemples frappants de cette variation ce sont les objets agrave la mode tels que
peintures ou bibelots dont la valeur hausse ou baisse brusquement
60
6 Puisque le caractegravere subjectif est lieacute aux faits sociaux eux-mecircmes on nrsquoa pas le droit de le
faire disparaicirctre dans la construction de la science sociale Il faudra donc trouver les
rapports qui unissent entre eux des faits sociaux crsquoest-agrave-dire complexes des faits
composeacutes drsquoexistences mateacuterielles lieacutees agrave des pheacutenomegravenes subjectifs (motifs et
repreacutesentations) Ces rapports auront neacutecessairement un caractegravere subjectif
7 II ndash La faccedilon dont les faits nous sont connus doit reacuteagir aussi sur la nature de la
construction Or ces faits viennent pour la plupart des documents ils ont eacuteteacute obtenus par
lrsquoanalyse du document Quelques-uns peut-ecirctre ont eacuteteacute observeacutes directement Mais tous ils
ont eacuteteacute recueillis agrave la suite drsquoune analyse sociale crsquoest-agrave-dire que parmi les faits
innombrables des documents ou de la reacutealiteacute on en a choisi quelques-uns les faits
sociaux tels que recensements ou descriptions drsquoinstitutions ce qui a neacutecessairement
exigeacute une analyse Quel est donc le caractegravere de cette analyse
8 Le nom mecircme drsquoanalyse est en science sociale une cause dangereuse drsquoerreur Lrsquoanalyse
dans les sciences objectives est une opeacuteration objective mateacuterielle άναλύειν signifie
dissoudre deacutecomposer En biologie et en zoologie quand on analyse on opegravere sur un
animal reacuteel par une analyse reacuteelle on le dissegraveque apregraves quoi on fait une synthegravese reacuteelle
en remettant les parties ensemble de faccedilon agrave apercevoir des rapports reacuteels En chimie on
deacutecompose les corps et on les recompose reacuteellement Ces sciences sont fondeacutees sur
lrsquoanalyse reacuteelle et la synthegravese reacuteelle on sait objectivement en quelles parties lrsquoobjet
eacutetudieacute se deacutecompose et comment elles sont relieacutees entre elles
9 Mais lrsquoanalyse historique ou sociale nrsquoest une analyse que par meacutetaphore En ces matiegraveres
on nrsquoa aucun objet reacuteel agrave analyser aucun objet qursquoon puisse deacutetruire et ensuite
reconstruire on ne fait donc aucune opeacuteration reacuteelle On nrsquoopegravere que sur des eacutecrits et la
seule reacutealiteacute mateacuterielle crsquoest le papier eacutecrit Ces eacutecrits sont des symboles ils ne servent
que par les opeacuterations drsquoesprit qursquoils produisent par les images qursquoils eacutevoquent En
histoire on ne travaille jamais que sur ces images Celui qui eacutetudie lrsquoorganisation des
meacutetiers au Moyen Acircge nrsquoa affaire agrave aucune reacutealiteacute concregravete il ne voit pas un seul ouvrier
pas un seul instrument du Moyen Acircge il nrsquoopegravere que sur les images de son esprit qui lui
repreacutesentent ces choses et il ne se les repreacutesente que par analogie avec des ouvriers ou
des outils actuels qursquoil sait ecirctre analogues il nrsquoopegravere que sur les traits qursquoil sait communs
aux ouvriers du Moyen Acircge et aux ouvriers actuels crsquoest-agrave-dire sur des abstractions De
mecircme un recensement implique une analyse drsquoune socieacuteteacute mais lrsquoopeacuteration consiste
seulement agrave se demander combien il y a de gens de tel sexe de tel acircge de telle nation on
procegravede non par observation mais par question Quand mecircme on observe directement
crsquoest seulement pour trouver une reacuteponse agrave une question qursquoon va voir les objets mais
jamais on ne les analyse
10 Lrsquoanalyse sociale comme lrsquoanalyse historique est un proceacutedeacute abstrait purement
intellectuel Elle consiste en preacutesence drsquoun objet ou drsquoun groupe drsquoobjets drsquoun acte ou
drsquoun groupe drsquoactes agrave fixer son attention successivement sur les divers caractegraveres visibles
ou imagineacutes de cet objet ou de cet acte agrave en examiner lrsquoun apregraves lrsquoautre les divers aspects
(crsquoest encore une meacutetaphore) et agrave se demander quels en sont les diffeacuterents caractegraveres
Cette opeacuteration est neacutecessaire agrave cause de la faiblesse de lrsquoesprit humain spontaneacutement
nous nrsquoavons que des impressions confuses drsquoensemble il faut nous astreindre agrave nous
demander successivement les diffeacuterentes impressions particuliegraveres que nous avons
eacuteprouveacutees afin de les preacuteciser en les distinguant Le reacutesultat de ce travail est de rendre
preacutecise une connaissance confuse non de nous donner une connaissance nouvelle Ce
nrsquoest pas comme lrsquoanalyse anatomique une meacutethode objective pour deacutecouvrir de
61
nouveaux objets reacuteels ou des rapports nouveaux entre ces objets crsquoest une meacutethode
subjective pour nous faire apercevoir dans nos impressions leurs eacuteleacutements et les rapports
subjectifs entre ces eacuteleacutements
11 En fait en science sociale on opegravere non pas sur des objets reacuteels mais sur les
repreacutesentations qursquoon se fait des objets On ne voit pas les hommes les animaux les
maisons qursquoon recense on ne voit pas les institutions qursquoon deacutecrit On est obligeacute de
srsquoimaginer les hommes les objets les actes les motifs qursquoon eacutetudie Ce sont ces images qui
sont la matiegravere pratique de la science sociale ce sont ces images qursquoon analyse Quelques-
unes peuvent ecirctre des souvenirs drsquoobjets qursquoon a personnellement observeacutes mais un
souvenir nrsquoest deacutejagrave plus qursquoune image La plupart drsquoailleurs nrsquoont mecircme pas eacuteteacute obtenues
par souvenir nous les inventons agrave lrsquoimage de nos souvenirs crsquoest-agrave-dire par analogie avec
des images obtenues au moyen du souvenir Dans un recensement nous imaginons les
diffeacuterentes espegraveces drsquoobjets agrave recenser Pour deacutecrire le fonctionnement drsquoun syndicat
nous nous figurons les actes et les deacutemarches des membres
12 Ainsi en science sociale comme en histoire on opegravere sur des images crsquoest-agrave-dire sur des
objets imaginaires Il serait donc illeacutegitime de vouloir appliquer agrave cette analyse
imaginaire drsquoobjets imaginaires les regravegles de lrsquoanalyse reacuteelle des objets reacuteels
13 III ndash Peut-on en opeacuterant sur des images arriver agrave des reacutesultats qui ne soient pas
entiegraverement imaginaires crsquoest-agrave-dire sans rapport avec la reacutealiteacute Forceacutement ces
opeacuterations sont subjectives Mais subjectif nrsquoest pas synonyme drsquoirreacuteel Il peut y avoir une
relation preacutecise entre une image subjective et une reacutealiteacute crsquoest le cas du souvenir
Personne ne confond un souvenir avec une chimegravere et en pratique la plupart de nos
actes sont dirigeacutes par des souvenirs Le principe doit donc ecirctre drsquoopeacuterer autant que
possible avec des images fournies par des souvenirs Crsquoest un avantage des sciences
sociales sur les sciences historiques qursquoelles ont une part beaucoup plus grande de
souvenirs dans leurs mateacuteriaux Le travailleur mecircme quand il opegravere sur des documents
eacutecrits a vu des objets de lrsquoespegravece de ceux qursquoil eacutetudie et il srsquoen souvient
14 Mais en pratique le nombre des souvenirs drsquoun homme est bien petit il suffit agrave peine pour
une monographie il est insuffisant pour toute construction eacutetendue en statistique mecircme
on est forceacute drsquoopeacuterer presque uniquement avec des images qui ne sont pas des souvenirs
15 Agrave deacutefaut de souvenirs il faut donc se faire des images analogues agrave celles des souvenirs
Voici par quel proceacutedeacute On suppose que les ecirctres objets actes motifs qursquoon nrsquoa pas pu
observer mais qursquoon connaicirct indirectement par les documents sont analogues agrave ceux
qursquoon connaicirct par lrsquoobservation du monde actuel Crsquoest le postulat neacutecessaire de toutes les
sciences documentaires si les faits rapporteacutes dans les documents nrsquoavaient pas eacuteteacute
analogues agrave ceux que nous observons nous nrsquoy pourrions rien comprendre
16 Mais il ne suffit pas de se repreacutesenter des ecirctres des objets ou des actes isoleacutes Tout au plus
pourrait-on srsquoen contenter pour un deacutenombrement ougrave tout le travail de construction se
borne agrave des additions de chiffres ndash et encore agrave condition de savoir dans quel champ ces
faits isoleacutes se trouvent Degraves qursquoon veut se repreacutesenter un ensemble il faut aussi imaginer
des rapports entre les ecirctres les objets ou les actes On ne peut les imaginer que par analogie
avec les rapports entre les faits qursquoon connaicirct directement On imagine donc une
humaniteacute analogue agrave celle qursquoon connaicirct crsquoest-agrave-dire des hommes et des objets analogues
unis entre eux par des rapports analogues On commence ainsi par une affirmation a priori
des caractegraveres et des rapports geacuteneacuteraux de lrsquohumaniteacute Crsquoest pourquoi il entre forceacutement
une part drsquoa priori dans toute science documentaire (historique ou sociale)
62
17 Pour imaginer cette humaniteacute nous avons besoin de nous repreacutesenter les rapports
habituels principaux entre les hommes et les rapports des hommes avec les choses
Assureacutement nous nrsquoinventons pas ces rapports nous les avons observeacutes dans la vie mais
nos observations sont resteacutees agrave lrsquoeacutetat de souvenirs incorporeacutes dans lrsquoensemble de nos
images il srsquoagit de les en deacutegager Or nous nrsquoavons qursquoun moyen pratique de rechercher
dans nos souvenirs pour deacutegager cette image des rapports qui constituent une socieacuteteacute
crsquoest de proceacuteder par questions
18 Ainsi srsquoexplique le proceacutedeacute du questionnaire qursquoon emploie empiriquement dans les
sciences sociales avant drsquoen avoir connu la justification logique Le questionnaire est le
proceacutedeacute subjectif qui seul rend possible drsquoabord de faire lrsquoanalyse subjective des
pheacutenomegravenes (ou plus exactement des images que nous en avons) ensuite de deacuteterminer
entre les pheacutenomegravenes les rapports preacutesumeacutes qui permettront de grouper les faits isoleacutes
pour en construire un ensemble Il fournit pour assembler les faits eacutepars un cadre de
groupement fondeacute sur les lois geacuteneacuterales de la vie sociale
19 Agrave la suite drsquoune analyse de documents ce sont des images isoleacutees qui encombrent lrsquoesprit
le questionnaire est le moyen drsquoy mettre de lrsquoordre Il consiste agrave se demander dans quelles
conditions les faits dont nous avons lrsquoimage ont ducirc se produire en reacutealiteacute Il faut pour
reacutepondre connaicirctre les conditions dans lesquelles se produisent neacutecessairement (ou tregraves
ordinairement) les faits sociaux Ces conditions on les connaicirct drsquoavance puisqursquoelles sont
les mecircmes dans toute lrsquohumaniteacute Ce sont celles qui tiennent soit aux pheacutenomegravenes
physiologiques communs agrave toute lrsquohumaniteacute (et agrave leurs conditions mateacuterielles) soit aux
habitudes psychologiques communes agrave tous les hommes Il y a il est vrai des varieacuteteacutes
dans ces pheacutenomegravenes et on aura besoin de preacuteciser quelle varieacuteteacute a eacuteteacute reacutealiseacutee dans
chaque cas car on ne le sait pas drsquoavance mais ce qursquoon sait drsquoavance crsquoest le genre de
pheacutenomegravenes qursquoon peut srsquoattendre agrave rencontrer Ainsi on ne sait pas drsquoavance quelle sera
lrsquoespegravece drsquoindustrie drsquoalimentation de commerce drsquoun peuple ni quelle sera la
proportion des sexes ou des acircges Mais drsquoavance on sait qursquoil y aura eu alimentation
fabrication eacutechange qursquoil y aura eu une proportion donneacutee entre le sexe et lrsquoacircge et entre
gens de sexe ou drsquoacircge diffeacuterents Ces pheacutenomegravenes dont on ne sait pas la varieacuteteacute mais dont
on connaicirct le genre forment la matiegravere du questionnaire On peut le construire par une
analyse des conditions geacuteneacuterales de lrsquohumaniteacute
20 Lrsquoemploi drsquoun questionnaire ainsi construit a priori reacutepugnera peut-ecirctre agrave quelques
esprits En fait nous nrsquoavons aucun moyen de proceacuteder autrement Nous ne pouvons
classer des faits imagineacutes que dans des cadres fournis par notre connaissance du monde
reacuteel Qursquoon le veuille ou non on emploiera toujours un questionnaire mecircme si on nrsquoen a
pas conscience quand mecircme on voudrait lrsquoeacuteviter La seule diffeacuterence crsquoest qursquoil sera
inconscient et par suite confus Nous avons le choix non pas entre proceacuteder avec
questionnaire et proceacuteder sans questionnaire mais seulement entre proceacuteder avec un
questionnaire inconscient incomplet vague et proceacuteder avec un questionnaire
conscient complet preacutecis
21 Toute construction historique ou sociale est forceacutement œuvre drsquoimagination puisque
lrsquoobservation ne nous donne jamais la connaissance directe que drsquoindividus ou de
conditions mateacuterielles La socieacuteteacute est un ensemble de rapports qursquoon nrsquoobserve pas
directement on les construit par lrsquoimagination Ce travail consiste agrave chercher soit dans les
documents soit dans lrsquoobservation la reacuteponse agrave des questions poseacutees drsquoavance par un
questionnaire a priori Ce questionnaire uniforme pour tous les cas crsquoest la liste des
conditions geacuteneacuterales communes aux hommes vivant en socieacuteteacute
63
22 Ainsi les faits eux-mecircmes de la science sociale se composent pour une partie drsquoun
pheacutenomegravene interne subjectif ils sont atteints par une analyse abstraite toute subjective
ils ne peuvent ecirctre construits que par un questionnaire subjectif Le caractegravere subjectif
eacutetant inseacuteparable agrave la fois de la nature du mode de connaissance du mode de
construction des faits sociaux la meacutethode sociale est forceacutement une meacutethode subjective
NOTES
1 Voir plus haut chap VI II et chap VII III
64
Chapitre IX
Meacutethode de groupement des faitssimultaneacutes
I Conseacutequences du caractegravere subjectif des faits sociaux ndash Illeacutegitimiteacute de la meacutethode matheacutematiquede la meacutethode biologique de la psychologie deacuteductive ndash Regravegles pratiquesII Proceacutedeacutes de groupement ndash Conditions geacuteneacuterales de la socieacuteteacute ndash Tableau des pheacutenomegravenessociaux essentiels
1 Lrsquohistoire apregraves avoir deacutetermineacute les faits les groupe en deux espegraveces de combinaisons
1deg Elle reacuteunit les faits qui se produisent en diffeacuterents lieux dans le mecircme temps 2deg Elle
reacuteunit ceux qui se sont produits en divers temps ndash Il y a donc deux sortes de
groupements 1deg groupement des faits simultaneacutes auquel correspondent les tableaux
drsquoensemble drsquoune socieacuteteacute 2deg groupement des faits successifs qui constitue lrsquoeacutetude des
eacutevolutions ndash La construction historique deacutefinitive exige deux seacuteries drsquoopeacuterations
1deg dresser le tableau des faits et des rapports entre eux agrave un moment donneacute pour aboutir
agrave la description drsquoun eacutetat de choses 2deg eacutetablir la seacuterie des changements successifs dans le
temps pour aboutir agrave une deacutetermination drsquoeacutevolution
2 I ndash Pour arriver agrave construire le tableau des faits simultaneacutes il faut ne pas perdre de vue le
caractegravere subjectif de tous les faits sociaux Sans doute il y a une part de faits mateacuteriels
qui sont les conditions des actes ce sont les corps les instruments les produits on peut
essayer drsquoen deacuteterminer le nombre et la reacutepartition mais ce ne peut ecirctre qursquoune eacutetude
preacuteparatoire elle ne suffira jamais pour faire comprendre un ensemble social De mecircme
les actes sociaux ont une partie mateacuterielle extraction fabrication transports on peut
essayer de les observer drsquoen deacuteterminer le nombre et la reacutepartition Mais crsquoest encore
une eacutetude qui ne se suffit pas agrave elle-mecircme les actes ainsi eacutetudieacutes isoleacutement restent des
pheacutenomegravenes inintelligibles1 Tout acte humain est un complexe la partie dirigeante celle
qui explique le reste est ou bien lrsquointention drsquoun individu ou bien la convention conclue
entre plusieurs crsquoest-agrave-dire un pheacutenomegravene subjectif mal analyseacute mais ougrave entre
certainement une repreacutesentation il en est agrave cet eacutegard des faits eacuteconomiques comme des
faits politiques Toute construction devra donc conserver ce caractegravere subjectif
fondamental qui rend seul le pheacutenomegravene intelligible ce qursquoil faudra arriver agrave grouper
meacutethodiquement ce sera des faits de repreacutesentation
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3 Cette neacutecessiteacute a de tregraves graves conseacutequences neacutegatives Elle suffit pour empecirccher
drsquoappliquer aux sciences sociales les meacutethodes qursquoon est tenteacute drsquoy introduire par analogie
avec les autres sciences constitueacutees ou du moins pour restreindre lrsquoemploi de ces
meacutethodes agrave lrsquoeacutetude de quelques faits speacuteciaux annexes (drsquoanthropologie ou de technique)
4 1deg La tentation la plus directe et aussi la plus ancienne historiquement a eacuteteacute drsquoemployer
en science sociale la meacutethode matheacutematique crsquoest ce qursquoa fait Queacutetelet M Bourdeau
(Lrsquohistoire et les historiens) a mecircme preacutetendu eacutetudier les faits historiques par un proceacutedeacute
arithmeacutetique Dans ce systegraveme on groupe les faits en cateacutegories et on les deacutenombre on
compare entre eux les chiffres on en conclut qursquoil existe un rapport entre les faits
exprimeacutes par ces chiffres Dans lrsquoeacutetude des faits simultaneacutes la meacutethode arithmeacutetique
consiste agrave mettre des chiffres sur des faits et agrave conclure de ces chiffres agrave lrsquointensiteacute des
faits M Bourdeau propose par exemple de compter le nombre drsquoexemplaires auquel a eacuteteacute
tireacute un livre pour eacutevaluer lrsquoinfluence de ce livre sur la socieacuteteacute Ce proceacutedeacute repose sur une
confusion entre la mesure et le deacutenombrement
5 En fait la mesure dans les sciences sociales nrsquoest applicable qursquoagrave un petit nombre de
conditions mateacuterielles peu importantes telles que la taille ou lrsquoacircge aux poids des produits
et aux valeurs en numeacuteraire drsquoailleurs conventionnelles Elle peut fournir quelques
renseignements utiles mais elle ne permet pas de constituer le tableau drsquoune socieacuteteacute pas
mecircme drsquoun pheacutenomegravene social Pour tous les autres faits de la statistique les chiffres ne
repreacutesentent qursquoun deacutenombrement Or on a deacutenombreacute en commenccedilant par deacutefinir un
pheacutenomegravene drsquoune faccedilon conventionnelle ou mecircme en prenant un fait conventionnel (tel
que mariage crime journal syndicat) qursquoon reconnaicirct agrave un certain caractegravere convenu Le
deacutenombrement indique seulement le nombre de fois que ce caractegravere convenu srsquoest
trouveacute dans les pheacutenomegravenes qursquoon a compteacutes Ce caractegravere se ramegravene toujours agrave une
repreacutesentation or on ne peut compter des repreacutesentations encore moins les additionner
de faccedilon agrave eacutetablir une proposition scientifique On peut compter les crimes les journaux
les enfants naturels mais de la comparaison des chiffres que pourra-t-on conclure On a
compareacute des incommensurables des faits qui ne sont mecircme pas mesurables Qursquoy a-t-il de
commun entre un assassinat et une heacutereacutesie dans les pays ougrave lrsquoheacutereacutesie est un crime sinon
le caractegravere conventionnel drsquoecirctre tous deux des actes deacutefendus Le chiffre ne sera pas
inutile il pourra servir parfois agrave donner lrsquoideacutee drsquoun pheacutenomegravene anormal qui a besoin
drsquoecirctre eacutetudieacute mais par lui-mecircme il ne donne aucune conclusion sur le pheacutenomegravene Il nrsquoa
de sens qursquoappliqueacute agrave des pheacutenomegravenes deacutejagrave deacutefinis donc connus il ne permet pas de les
classer puisqursquoil ne renseigne pas sur leur nature
6 2deg Une deuxiegraveme tentation plus reacutecente et plus freacutequente a eacuteteacute drsquoappliquer aux sciences
sociales la meacutethode biologique Les faits sociaux eacutetant produits par des ecirctres vivants il
semble naturel de penser qursquoils se conforment aux lois des ecirctres vivants et de voir dans
la sociologie une branche de la biologie En effet une partie des faits sociaux sont des faits
physiologiques les maladies la reproduction la nutrition etc Il peut y avoir une science
physiologique des pheacutenomegravenes humains et en effet il y en a une crsquoest lrsquoanthropologie
ou lrsquoethnologie Mais elle laisse en dehors de son eacutetude preacuteciseacutement les faits sociaux
crsquoest-agrave-dire les rapports eacuteconomiques et la plupart des faits recueillis par la statistique
Crsquoest que ces faits ne srsquoexpliquent pas par la physiologie Ils ont bien une partie
mateacuterielle mais de la mecircme faccedilon que les faits de politique drsquoart ou de religion crsquoest-agrave-
dire comme condition neacutecessaire des actes Quant aux faits eux-mecircmes ce sont des
conventions et des croyances (crsquoest-agrave-dire des repreacutesentations) que la connaissance des
faits biologiques ne suffit jamais agrave expliquer
66
7 Comme on ne pouvait utiliser directement en science sociale les connaissances
biologiques on a eu lrsquoideacutee de prendre du moins la meacutethode et les lois de la biologie et de
les introduire directement dans lrsquoeacutetude des faits sociaux2 Pour cela il a fallu transcrire les
faits sociaux en langue biologique on a appeleacute les individus laquo cellules raquo les institutions
(crsquoest-agrave-dire les conventions et les regravegles) laquo organes raquo les habitudes des hommes
laquo fonctions des organes raquo on a nommeacute laquo organisme raquo lrsquoensemble drsquoun groupe drsquohommes
formeacute par une communauteacute quelconque (langue gouvernement religion) En
transformant ainsi des caractegraveres abstraits en reacutealiteacutes organiques on a construit un
systegraveme de meacutetaphores Puis on a appliqueacute agrave ces meacutetaphores les lois constateacutees par
lrsquoobservation directe des vrais organismes subordination des fonctions adaptation
seacutelection atrophie deacuteveloppement des organes
8 La premiegravere condition pour opeacuterer ainsi eucirct eacuteteacute de prouver lrsquoidentiteacute (ou du moins la
ressemblance de nature) entre un organisme biologique et une socieacuteteacute crsquoest-agrave-dire un
groupe drsquohommes ayant les mecircmes usages les mecircmes goucircts ou le mecircme souverain Or on
nrsquoa pu indiquer que des analogies meacutetaphoriques et on a neacutegligeacute le caractegravere
fondamental qui distingue les faits sociaux le caractegravere subjectif Entre la fonction drsquoun
rein et la fonction drsquoun garde champecirctre on peut trouver une ressemblance mais une
ressemblance meacutetaphorique lrsquoorgane opegravere par un processus biologique le
fonctionnaire par un processus psychologique Une meacutethode correcte ne peut pas
commencer par eacutecarter systeacutematiquement ce qui fait le caractegravere essentiel du
pheacutenomegravene social crsquoest-agrave-dire la repreacutesentation Il faut maintenir dans la construction de
la science sociale la notion de repreacutesentation et cela serait impossible avec une meacutethode
purement biologique En tout cas si lrsquoon veut opeacuterer par cette meacutethode on ne doit
lrsquoappliquer qursquoagrave lrsquoeacutetude des pheacutenomegravenes biologiques On peut nier la possibiliteacute drsquoeacutetudier
drsquoautres pheacutenomegravenes et deacuteclarer qursquoon renonce agrave connaicirctre les faits psychologiques
mais on ne doit pas les deacutefigurer pour leur donner une ressemblance verbale avec des
faits biologiques Par cette meacutethode meacutetaphorique on ne fera qursquoune science verbale
dont on ne tirera aucune lumiegravere sur la nature et lrsquoenchaicircnement des faits puisqursquoil
faudra drsquoabord retraduire les faits de cette langue meacutetaphorique dans la langue naturelle
des faits sociaux qui est forceacutement une langue psychologique
9 3deg Une tentation drsquoune autre nature crsquoest drsquoemployer une meacutethode mixte psychologique
au point de deacutepart logique dans la construction Le type le plus complet en a eacuteteacute donneacute
par lrsquoeacuteconomie politique de la premiegravere moitieacute du XIXe siegravecle (celle qursquoon a surnommeacutee
orthodoxe) On part de ce principe geacuteneacuteral de toute meacutethode en science qursquoon doit
proceacuteder par analyse On commence par une analyse au sens meacutetaphorique une analyse
psychologique On observe des pheacutenomegravenes sociaux tregraves habituels par exemple la vente
on se demande sur quels pheacutenomegravenes psychologiques elle repose On en distingue un ou
deux tregraves habituels qursquoon regarde comme les plus importants lrsquooffre et la demande on
les transforme en un principe Agrave partir de lagrave opeacuterant par deacuteduction on cherche ce qui se
produirait entre gens dont les actes nrsquoauraient qursquoun seul mobile la repreacutesentation de
lrsquoavantage de vendre cher ou bien drsquoacheter agrave bon marcheacute Ce serait peut-ecirctre un proceacutedeacute
provisoire de recherche pour tacirccher de preacuteciser ses propres impressions agrave condition
drsquoeacutetudier ensuite les autres faits psychologiques qui entrent dans la constitution drsquoune
vente et de regarder par lrsquoobservation comment ces faits se combinent dans la reacutealiteacute
Mais on oublie de revenir agrave lrsquoobservation du principe abstrait poseacute au deacutebut on deacuteduit
logiquement ce qui devrait se produire si cette repreacutesentation agissait seule et cette
deacuteduction on lrsquoappelle une loi Crsquoest un proceacutedeacute analogue agrave certaines consideacuterations
67
matheacutematiques Mais quand on veut appliquer agrave la reacutealiteacute les abstractions matheacutematiques
ainsi obtenues on fait rentrer dans son calcul les autres eacuteleacutements de la reacutealiteacute (en
nrsquoeacutecartant que les quantiteacutes neacutegligeables) Dans la meacutethode sociale logique on arrive sans
y penser agrave calculer la reacutealiteacute drsquoapregraves un seul eacuteleacutement
10 Ainsi les trois meacutethodes matheacutematique biologique logique sont incorrectes Si on srsquoest
laisseacute aller agrave les introduire dans les sciences sociales crsquoest par de fausses analogies
Lrsquohistoire peut servir agrave en montrer lrsquoilleacutegitimiteacute En fait aucun historien jusqursquoagrave ces
derniegraveres anneacutees du moins nrsquoa eu lrsquoideacutee de les appliquer agrave lrsquohistoire et cela pour des
raisons pratiques Lrsquohistorien opegravere avec des documents ougrave le caractegravere psychologique est
trop marqueacute pour qursquoil puisse lrsquooublier il nrsquoest donc pas menaceacute de lrsquoillusion biologique
il opegravere sur des documents ougrave les chiffres sont rares ce qui le preacuteserve de lrsquoillusion qursquoon
peut reacuteduire les faits historiques en chiffres il opegravere avec des documents ougrave se
rencontrent pecircle-mecircle des faits de toute nature ce qui le garantit contre lrsquoabstraction
logique Ce qui a eacuteviteacute aux historiens les faux-pas faits dans les eacutetudes sociales directes
crsquoest la situation deacutefavorable de lrsquohistoire la confusion qui lrsquoa empecirccheacutee de srsquoorganiser
avec un appareil scientifique imiteacute des autres sciences en ocirctant aux historiens jusqursquoagrave la
preacutetention de faire de la science
11 La meacutethode historique si peu avanceacutee pourtant peut ainsi rendre quelque service aux
sciences sociales en les empecircchant drsquoadopter une meacutethode qui ne tiendrait pas compte
du caractegravere psychologique des faits sociaux ou de lrsquoimpossibiliteacute de les mesurer ou de la
neacutecessiteacute de ne pas les isoler Cet avertissement peut se formuler en quelques regravegles
pratiques
12 1deg Lrsquohistoire fait voir que tout pheacutenomegravene social doit ecirctre eacutetudieacute par lrsquoobservation jusqursquoagrave
ce qursquoon ait atteint son fond psychologique crsquoest-agrave-dire des intentions et des
repreacutesentations communes agrave un groupe drsquohommes Il faut donc deacuteterminer drsquoabord
quelles sont les intentions et les repreacutesentations des hommes dans les diffeacuterents cas
particuliers qursquoon aura eacutetudieacutes pour servir de types ensuite quelles sont les intentions et
les repreacutesentations communes agrave tous ces cas Ce sont ces traits communs qui serviront agrave
donner la deacutefinition mecircme du fait social apregraves quoi il restera agrave deacuteterminer quels sont les
groupes drsquohommes qui ont ces intentions et ces repreacutesentations Toute eacutetude sociale doit
commencer par ces constatations preacutealables
13 2deg Lrsquohistoire donne lrsquohabitude de voir coexistant dans un mecircme temps des usages sociaux
diffeacuterents des groupes sociaux formeacutes sur des principes diffeacuterents et enchevecirctreacutes les uns
dans les autres des groupes politiques religieux linguistiques eacuteconomiques chacun
opposeacute agrave drsquoautres et cependant formeacutes en partie des mecircmes individus des gens qui
parlent une mecircme langue ou pratiquent une mecircme religion et qui sont soumis agrave des
gouvernements diffeacuterents Elle oblige agrave se rendre compte des groupes et des individus qui
les composent Elle permet de poser cette regravegle applicable agrave la construction des faits
sociaux On doit toujours preacuteciser dans quels groupes sociaux se produit le pheacutenomegravene agrave
eacutetudier et de quels individus se compose chaque groupe Il ne faut donc pas se laisser
prendre agrave lrsquoapparence drsquoorganisme que preacutesentent les socieacuteteacutes humaines et neacutegliger
drsquoexaminer la composition de ces laquo organismes raquo il faut au contraire analyser avec
preacutecision les termes collectifs en se posant une seacuterie de questions Quel groupe eacutetudie-t-
on Par quelle sorte de lien (politique eacuteconomique linguistique) est formeacute ce groupe
Est-il homogegravene ou nrsquoest-il qursquoun agreacutegat heacuteteacuterogegravene de groupes En ce cas de quels
sous-groupes est-il composeacute Dans quelles limites de pays et de temps se sont produits
les faits sociaux qursquoon eacutetudie
68
14 3deg Lrsquohistoire montre qursquoil y a dans une socieacuteteacute beaucoup de faits diffeacuterents crsquoest-agrave-dire
beaucoup de conditions et drsquousages diffeacuterents Elle ne permet pas directement de les
preacutevoir tous de faccedilon agrave dresser le questionnaire qui permettrait de les rechercher ni de
tracer le cadre dans lequel on les groupera Crsquoest au contraire lrsquoobservation du preacutesent qui
seule peut faire connaicirctre les pheacutenomegravenes Mais lrsquohistoire complegravete cette eacutetude directe de
deux faccedilons 1o Elle eacutetudie tous les faits de tout genre dans une socieacuteteacute et cela lrsquoempecircche
drsquooublier lrsquoexistence de certaines cateacutegories de faits ce qui arrive forceacutement aux
speacutecialistes 2deg Elle eacutetudie des socieacuteteacutes varieacutees et cela lrsquoamegravene agrave preacutevoir une plus grande
varieacuteteacute de combinaisons sociales En fait lrsquoideacutee drsquoun questionnaire geacuteneacuteral applicable agrave
toutes les socieacuteteacutes viendra plus naturellement agrave un historien habitueacute agrave une vue geacuteneacuterale
de lrsquohumaniteacute Une fois constitueacute pour les besoins de lrsquohistoire ce proceacutedeacute pourra se
transporter aux sciences sociales ainsi on arrivera agrave dresser le questionnaire universel
ougrave seront preacutevus tous les pheacutenomegravenes sociaux possibles et qui servira de cadre de
groupement agrave tous
15 4deg Lrsquoavantage de ce scheacutema drsquoensemble pourrait nrsquoecirctre pas compris par les speacutecialistes il
leur sera montreacute par lrsquoexpeacuterience des progregraves de lrsquohistoire Un des plus grands progregraves
historiques a eacuteteacute de reconnaicirctre que dans une socieacuteteacute il nrsquoy a pas de faits indeacutependants
que les actes et les usages drsquoun homme ou drsquoun groupe drsquohommes sont lieacutes entre eux
reacuteagissent les uns sur les autres se causent les uns les autres si nous les distinguons ce
nrsquoest que par abstraction Dans la reacutealiteacute il nrsquoy a pas de faits speacuteciaux eacuteconomiques
religieux scientifiques politiques il y a des hommes et des habitudes qui se modifient
constamment les uns les autres Ce lien est appeleacute parfois complexus en allemand
Zusammenhang
16 II ndash Lrsquoeacutetude de ces reacuteactions reacuteciproques est un des objets de recherches de lrsquohistoire Or
les sciences sociales par le fait de leur origine speacuteciale ont une tendance agrave se reacuteduire agrave
des eacutetudes speacutecialiseacutees crsquoest-agrave-dire agrave srsquoenfermer dans lrsquoexamen minutieux drsquoune seule
espegravece drsquoabstraction La marche naturelle de la science est drsquoeacutetudier seacutepareacutement les
pheacutenomegravenes sociaux produits par chaque espegravece drsquoactiviteacute de grouper ceux drsquoune mecircme
espegravece en une cateacutegorie speacuteciale et de rechercher les rapports entre les faits de mecircme
cateacutegorie en eacutecartant systeacutematiquement les faits des autres espegraveces Le linguiste
nrsquoexamine que les faits de langue lrsquoeacuteconomiste que les faits eacuteconomiques Mais chacun de
ces faits reste inintelligible tant qursquoon srsquoenferme dans une eacutetude speacuteciale car ils sont lieacutes
agrave drsquoautres qui en sont la raison drsquoecirctre Agrave quiconque eacutetudie speacutecialement les pheacutenomegravenes
sociaux il est indispensable de rappeler le complexus qui relie entre elles toutes les
activiteacutes humaines
17 Cela est drsquoautant plus neacutecessaire qursquoun fait social nrsquoest pas mecircme un fragment de la
reacutealiteacute comme peut lrsquoecirctre un fait anatomique crsquoest une simple abstraction un acte ou un
eacutetat drsquoun ou de plusieurs individus deacutesigneacute drsquoordinaire par une meacutetaphore qui augmente
les chances drsquoerreur Pour comprendre des faits de ce genre il faut se les repreacutesenter
toujours comme les eacutetats les actes les conditions drsquoindividus vivant en socieacuteteacute et se
repreacutesenter leur place dans lrsquoensemble des faits drsquoune socieacuteteacute Crsquoest lrsquoapplication drsquoun
principe commun agrave toute science On doit isoler les faits pour les constater les rapprocher
pour les comprendre
18 Voici un tableau sommaire des pheacutenomegravenes essentiels de toute socieacuteteacute qui donnera les
cateacutegories geacuteneacuterales de questions agrave preacutevoir
69
19 I ndash Conditions mateacuterielles ndash Elles se divisent en deux sortes
1deg Les corps humains ndash Crsquoest la matiegravere de deux sortes drsquoeacutetudes lrsquoanthropologie eacutetude
geacuteneacuterale des caractegraveres physiques des diffeacuterentes races drsquohommes la deacutemographie eacutetude
de la reacutepartition locale des pheacutenomegravenes corporels ordinaires et de leurs proportions
numeacuteriques
2deg Le milieu mateacuteriel geacuteneacuteral Il se subdivise en milieu naturel objet de la geacuteographie
ndash milieu artificiel reacutesultant de lrsquoameacutenagement fait par les hommes (cultures eacutedifices
voies de transport etc)
20 IIndash Habitudes intellectuelles Les principales sont 1deg la langue et lrsquoeacutecriture 2deg les
beaux-arts diviseacutes eux-mecircmes en plusieurs branches 3deg les arts techniques 4deg la
religion 5deg la morale et la meacutetaphysique 6deg les sciences
21 III ndash Habitudes mateacuterielles non obligatoires
1deg Les coutumes de vie mateacuterielle alimentation vecirctement et parure soins du corps
habitation 2deg les coutumes de vie priveacutee emploi du temps ceacutereacutemonial divertissements
deacuteplacements 3deg les coutumes eacuteconomiques production (agricole miniegravere industrielle)
transports eacutechange appropriation transmissions et contrats
22 IV ndash Institutions sociales
1deg Proprieacuteteacute et succession 2deg famille 3deg eacuteducation 4deg classes sociales
23 V ndash Institutions publiques
1deg Recrutement et organisation du personnel de gouvernement (gouvernement central et
services speacuteciaux) regravegles officielles du gouvernement proceacutedure reacuteelle des opeacuterations de
gouvernement (centrales et speacuteciales) 2deg organisation recrutement regravegles et pratiques
du gouvernement eccleacutesiastique 3deg organisation recrutement regravegles pratiques des
pouvoirs locaux
24 VI ndash Relations entre les groupes sociaux souverains
1deg Organisation du personnel de relations internationales 2deg conventions regravegles usages
communs formant le droit international officiel et reacuteel
NOTES
1 Voir plus haut chap VII III
2 Herbert Spencer lrsquoa essayeacute dans ses Principes de sociologie et Taine a expresseacutement formuleacute cette
meacutethode dans lrsquoIntroduction de lrsquoHistoire de la litteacuterature anglaise Pour les tentatives plus reacutecentes
voir P Barth Die Philosophie der Geschichte als Sociologie 1897
70
Chapitre X
Meacutethode de groupement des faitssuccessifs
I Transformations sociales ndash Transformation et eacutevolution ndash Diffeacuterence entre lrsquoeacutevolution sociale etlrsquoeacutevolution biologiqueII Eacutetude analytique des transformations ndash Opeacuterations successives preacutecautions critiquesIII Comparaison des eacutevolutions ndash Meacutethode statistique ndash Meacutethode psychologique ndash Processushistorique des eacutevolutions changement drsquohabitudes renouvellement des individus ndash Conditionsdrsquoune conclusion scientifique
1 I ndash La derniegravere opeacuteration de la construction historique crsquoest de grouper les pheacutenomegravenes
successifs pour arriver agrave dresser le tableau de lrsquoeacutevolution
2 Qursquoest-ce qursquoune eacutevolution Quelle est la nature de cette relation que nous appelons
eacutevolution La premiegravere notion empirique donneacutee par lrsquoexamen drsquoune seacuterie drsquoeacutetats
successifs crsquoest la notion de changement Dans tous les ordres de pheacutenomegravenes sociaux si
lrsquoon compare soit lrsquoorganisation drsquoensemble drsquoun pays soit un deacutetail de lrsquoorganisation
drsquoun pays agrave deux ou plusieurs moments successifs on constate que les eacutetats ainsi
compareacutes ne sont pas identiques ces diffeacuterences entre les moments ce sont les
changements Mais tout changement nrsquoest pas une eacutevolution Si lrsquoeacutetat de choses a changeacute
du premier au deuxiegraveme moment mais qursquoagrave un troisiegraveme moment il redevienne identique
au premier il nrsquoy a eu qursquoune oscillation Si les mecircmes eacutetats successifs sont tous
diffeacuterents mais que les diffeacuterences successives ne preacutesentent pas de reacutegulariteacute si dans la
seacuterie des eacutetats lrsquoeacutetat ndeg 5 est plus semblable agrave lrsquoeacutetat ndeg 1 que lrsquoeacutetat ndeg 3 il nrsquoy a que des
variations en sens divers il nrsquoy a pas eacutevolution La seacuterie des changements ne devient une
eacutevolution que si elle va dans une direction qui nous paraicirct constante Le mot mecircme est
une meacutetaphore pour indiquer que les eacutetats les plus reacutecents sont de moins en moins
semblables agrave lrsquoeacutetat le plus ancien Lrsquoobjet ou le pheacutenomegravene est compareacute agrave une chaicircne qui
se deacuteroule en srsquoeacuteloignant de son point de deacutepart
3 Lrsquoeacutevolution est un pheacutenomegravene fondamental dans toutes les sciences qui eacutetudient des ecirctres
vivants mais crsquoest en histoire qursquoelle tient la place capitale Lrsquohistoire est avant tout la
science de lrsquoeacutevolution des socieacuteteacutes aussi la pratique de lrsquohistoire a-t-elle obligeacute agrave se poser
plus nettement qursquoen toute autre science la question de lrsquoeacutevolution La science sociale au
contraire risque drsquooublier lrsquoeacutevolution parce qursquoelle se limite agrave des peacuteriodes de temps tregraves
71
courtes ougrave lrsquoeacutevolution est moins sensible Ou bien elle peut ecirctre tenteacutee drsquoemprunter la
notion drsquoeacutevolution agrave la biologie crsquoest une tendance des sociologues drsquoexpliquer les
eacutevolutions sociales en leur appliquant les lois de lrsquoeacutevolution biologique seacutelection lutte
pour lrsquoexistence survie des plus aptes Il suffit de rappeler les travaux de Gumplowicz et
de Patten
4 Lrsquoeacutevolution drsquoune socieacuteteacute ou drsquoun usage est un fait tout diffeacuterent de lrsquoeacutevolution drsquoune
espegravece animale il nrsquoy a de commun entre elles que le fait drsquoune transformation dans un
sens continu Mais quant au processus de la transformation rien a priori nrsquoindique qursquoil soit
semblable dans les deux cas et en fait il est profondeacutement diffeacuterent mecircme quand il
srsquoexprime par des termes identiques tels que heacutereacutediteacute seacutelection parce qursquoil est produit par
des pheacutenomegravenes de nature diffeacuterente En biologie lrsquoeacutevolution est un fait purement
biologique lrsquoheacutereacutediteacute est physiologique les parents transmettent leurs aptitudes
physiologiques agrave leurs descendants par un proceacutedeacute physiologique la seacutelection est
physiologique En matiegravere sociale ce sont des faits mixtes en partie physiologiques en
partie psychologiques lrsquoheacutereacutediteacute crsquoest lrsquoheacuteritage reacutegleacute par des coutumes juridiques la
seacutelection crsquoest le choix fait pour beaucoup de raisons eacutetrangegraveres agrave lrsquoinstinct sexuel Ces
proceacutedeacutes drsquoeacutevolution nrsquoont qursquoune ressemblance meacutetaphorique avec le processus
physiologique ils aboutissent mecircme souvent agrave des reacutesultats inverses
5 II ndash Comment peut-on eacutetudier lrsquoeacutevolution des faits sociaux Ici on retrouve la neacutecessiteacute
commune agrave toute eacutetude scientifique pour constater il faut isoler pour comprendre il
faut rapprocher
6 On devra drsquoabord isoler les eacutevolutions agrave eacutetudier
7 1deg On doit prendre seacutepareacutement les espegraveces de faits sociaux et chercher quelle a eacuteteacute
lrsquoeacutevolution de chacun Ce travail exige une seacuterie drsquoopeacuterations
8 La premiegravere opeacuteration consiste agrave deacuteterminer nettement le fait dont on aura agrave chercher
lrsquoeacutevolution crsquoest forceacutement une abstraction une certaine espegravece drsquoactiviteacute humaine ou
de condition mateacuterielle par exemple le nombre de gens dans une condition donneacutee
(marieacutes ceacutelibataires condamneacutes) ndash ou la proportion entre les cateacutegories ndash ou une
somme drsquoargent ou une quantiteacute drsquoobjets ou drsquoinstruments par exemple le nombre de
kilomegravetres de voie ferreacutee le nombre de machines la somme employeacutee agrave un but (budget
salaire) ndash ou un usage (marcheacute forme de creacutedit) ndash ou une institution (coopeacuterative
syndicat) On doit toujours penser agrave ce caractegravere abstrait pour ne pas oublier la nature du
fait et lrsquoon doit prendre garde de ne pas changer dans le courant de lrsquoeacutetude le nom qursquoon
aura une fois donneacute agrave ce fait
9 La deuxiegraveme opeacuteration crsquoest de deacuteterminer le groupe dans lequel on eacutetudie le pheacutenomegravene
en eacutevolution De quelle espegravece est-il et dans quelles limites est-il fixeacute Il est neacutecessaire
de se tenir en garde contre les cas ougrave le groupe eacutetudieacute au point de deacutepart est remplaceacute par
un autre groupe qui conserve le mecircme nom Dans le cas ougrave le groupe srsquoest conserveacute mais
avec des agrandissements ou des diminutions il faut penser agrave ajouter ou agrave deacutefalquer
Toute eacutetude drsquoeacutevolution sur la France dans la deuxiegraveme moitieacute du XIXe siegravecle doit tenir
compte de lrsquoannexion de la Savoie et de la perte de lrsquoAlsace-Lorraine
10 La troisiegraveme opeacuteration consiste agrave deacuteterminer la dureacutee de temps pendant laquelle on veut
observer lrsquoeacutevolution et les points de repegravere chronologiques Veut-on constater lrsquoeacutetat des
choses seulement agrave chacun des deux bouts de la peacuteriode ou constater les eacutetats
intermeacutediaires Elle implique cette question corollaire Possegravede-t-on les documents
neacutecessaires pour chacun de ces eacutetats
72
11 2deg On compare lrsquoeacutetat du pheacutenomegravene aux diffeacuterents moments et ainsi on obtient
lrsquoeacutevolution agrave lrsquoeacutetat brut on constate la diffeacuterence entre lrsquoeacutetat des choses au
commencement de la peacuteriode et lrsquoeacutetat des choses agrave la fin Mais cette diffeacuterence est
exprimeacutee seulement par des chiffres ou par des descriptions sans explication qui
permette drsquoapercevoir la continuiteacute de lrsquoeacutevolution
12 Il faut ici prendre une preacutecaution critique Les termes employeacutes au commencement et agrave la
fin de la peacuteriode pour reacutesumer le pheacutenomegravene sont-ils reacuteellement comparables entre eux
Ils expriment seulement les pheacutenomegravenes connus non les pheacutenomegravenes reacuteels Pour avoir le
droit de les comparer il faut que la connaissance soit resteacutee agrave peu pregraves la mecircme si elle a
changeacute on comparera sans srsquoen apercevoir des termes diffeacuterents On eacutetudie les chiffres
annuels des suicides ou des crimes agrave deux moments en 1800 et en 1900 mais ce ne sont
que les crimes ou les suicides connus en 1800 et 1900 et la comparaison ne peut donner
que lrsquoeacutevolution des crimes ou des suicides connus Il reste agrave savoir quelle est la relation
avec lrsquoeacutevolution des suicides ou des crimes reacuteels On sait aujourdrsquohui quel eacutecart eacutenorme
seacutepare le chiffre des centenaires preacutetendus et des centenaires reacuteels et que cet eacutecart
diminue fortement agrave mesure que lrsquoeacutetat civil devient plus reacutegulier Si lrsquoon trouve une plus
forte proportion de preacutetendus centenaires il y a cent ans pourra-t-on en conclure que
lrsquoeacutevolution a eacuteteacute la diminution des centenaires Il faut donc toujours srsquoassurer qursquoon
compare des renseignements de mecircme valeur Cette preacutecaution est naturellement
suggeacutereacutee par lrsquohistoire ougrave la diffeacuterence drsquoabondance des renseignements est si grande que
lrsquooubli de cette preacutecaution megravenerait agrave des conclusions trop visiblement absurdes
13 III ndash Apregraves avoir isoleacute les eacutevolutions pour les constater on est obligeacute de les rapprocher
pour les comprendre
14 Le proceacutedeacute normal de comparaison des sciences sociales est la comparaison statistique
on a essayeacute de lrsquoeacuteriger en meacutethode Pour tout pheacutenomegravene exprimable en chiffre
lrsquoeacutevolution peut se repreacutesenter soit par un tableau arithmeacutetique soit par une courbe (qui
en est la traduction geacuteomeacutetrique) Il est naturel de comparer entre elles ces courbes pour
voir si elles preacutesentent quelque rapport constant Si lrsquoon ne trouve aucun rapport on en
conclut que les faits sont le produit de causes indeacutependantes Si les courbes varient
ensemble on conclut que les eacutevolutions sont lieacutees entre elles par quelque lien de cause agrave
effet soit direct soit indirect Mais il est impossible par ce proceacutedeacute de distinguer si le lien
est direct ou indirect crsquoest ce qui arrive quand on compare les courbes de la criminaliteacute
et de lrsquoinstruction ou les variations des prix et le nombre des gregraveves ou le nombre des
mariages et le prix du pain Et mecircme ce nrsquoest pas la seule inspection des chiffres qui a
donneacute lrsquoideacutee de supposer un lien crsquoest une hypothegravese qursquoon a imagineacutee pour des raisons
psychologiques et qursquoon cherche agrave veacuterifier par les chiffres Crsquoest que dans les pheacutenomegravenes
sociaux les conditions mateacuterielles et les produits ou les actes humains sont les seuls faits
qursquoon atteigne par des proceacutedeacutes statistiques Or les actes et les produits ne sont que des
effets de pheacutenomegravenes internes Quant aux conditions elles sont tout au plus des limites
neacutegatives Certaines conditions sont neacutecessaires pour qursquoil se produise un pheacutenomegravene
social (il ne peut pas se creacuteer une ville sans nourriture) mais jamais elles ne sont
suffisantes pour le produire il y faut toujours des hommes
15 Les causes au sens scientifique crsquoest-agrave-dire les conditions deacuteterminantes des faits sociaux
sont toujours des eacutetats inteacuterieurs des motifs or aucun proceacutedeacute statistique nrsquoatteint les
eacutetats inteacuterieurs Voilagrave pourquoi pour expliquer toute eacutevolution sociale il faut remonter agrave
une cause psychologique par conseacutequent faire intervenir une espegravece de pheacutenomegravenes qui
eacutechappe agrave toute meacutethode statistique
73
16 Pour lrsquoexplication derniegravere des eacutevolutions comme des faits eux-mecircmes il faut donc
recourir agrave une meacutethode psychologique qui est celle de lrsquohistoire Lorsqursquoun fait social a
changeacute soit de quantiteacute soit de forme cette eacutevolution a eu pour cause un changement ou
dans les conditions exteacuterieures ou dans lrsquoeacutetat inteacuterieur des hommes Il faut donc se
demander Qursquoy a-t-il de changeacute ou dans les motifs des actes ou dans les conditions
exteacuterieures de ces motifs Et pour se poser les questions avec preacutecision il faut dresser
un questionnaire des changements possibles
17 Ainsi pour comprendre la place drsquoun pheacutenomegravene social dans la dureacutee drsquoune socieacuteteacute on
revient au proceacutedeacute employeacute pour comprendre sa place dans lrsquoensemble des pheacutenomegravenes de
la socieacuteteacute
18 Pour reacutepondre aux questions il suffira de reprendre le questionnaire eacutetabli pour lrsquoeacutetude
des pheacutenomegravenes simultaneacutes et de passer en revue toutes les grandes cateacutegories de
changements de la race du milieu des habitudes intellectuelles mateacuterielles
eacuteconomiques des institutions sociales politiques etc qui peuvent ecirctre causes drsquoune
transformation On aura vite fait de distinguer lrsquoespegravece de changement qui aura pu agir
sur lrsquoeacutevolution particuliegravere qursquoon eacutetudie
19 Il faut ici se tenir en garde contre la tendance naturelle agrave se repreacutesenter chaque espegravece de
pheacutenomegravene social isoleacute par lrsquoabstraction comme un ecirctre reacuteel qui eacutevoluerait par une force
propre agrave la faccedilon drsquoun organisme On a parleacute de la laquo vie des mots raquo de laquo lrsquoeacutevolution des
genres litteacuteraires raquo de la vie des croyances ou des regravegles de droit ou des institutions Crsquoest
une meacutetaphore dangereuse Un mot un genre artistique une croyance une institution ne
sont que des abstractions Une abstraction nrsquoeacutevolue pas au sens reacuteel il nrsquoy a que des ecirctres
qui eacutevoluent Crsquoest un grand danger en histoire de se laisser aller agrave faire la biographie
drsquoecirctres imaginaires tels que lrsquoEacuteglise la royauteacute la Bourse la speacuteculation On peut
employer ces mots abstraits pour abreacuteger mais quand on travaille agrave comprendre les
reacutealiteacutes il faut avoir toujours soin drsquoeacutecarter ces fantocircmes et de remonter dans la
recherche des causes jusqursquoau moment ougrave on atteint des hommes
20 La recherche conduite au moyen du questionnaire nous amegravene agrave deacutecouvrir les
changements de motifs qui ont produit lrsquoeacutevolution Ils nous apparaissent drsquoabord
confuseacutement comme les motifs drsquoun groupe drsquohommes On aperccediloit en gros par exemple
chez un peuple chreacutetien que la crainte de lrsquoenfer a diminueacute ce qui explique
lrsquoaccroissement des suicides
21 Mais ces motifs collectifs ne sont intelligibles que comme une somme de motifs
individuels Et on se trouve ainsi rameneacute agrave se repreacutesenter des individus agrave se les imaginer
tels qursquoils eacutetaient au commencement de lrsquoeacutevolution puis tels qursquoils ont eacuteteacute agrave la fin et agrave se
demander ce qursquoil y a eu de changeacute en eux ou autour drsquoeux qui ait pu produire le
changement constateacute par lrsquoeacutetude analytique de lrsquoeacutevolution
22 Le changement social peut se produire de deux faccedilons qursquoil est neacutecessaire de savoir
distinguer 1deg Ou bien les hommes changent reacuteellement en un point quelconque leur
faccedilon drsquoagir ou leurs regravegles drsquoaction ndash soit volontairement parce que leurs ideacutees sur ce
point ont changeacute ndash soit par la contrainte des conditions mateacuterielles ndash soit par la pression
de leur gouvernement ou de lrsquoopinion de gens dont ils deacutependent 2deg Ou bien les hommes
qui agissaient drsquoune certaine faccedilon au deacutebut de la peacuteriode sont morts et ils ont eacuteteacute
remplaceacutes par drsquoautres hommes (soit leurs descendants soit des eacutetrangers) qui
procegravedent autrement qursquoeux parce qursquoils ont drsquoautres motifs ou drsquoautres habitudes
74
23 Lrsquohumaniteacute se renouvelle par un changement continuel des geacuteneacuterations crsquoest le
pheacutenomegravene fondamental de lrsquohistoire et crsquoest probablement la cause capitale de
lrsquoeacutevolution sociale Ainsi se produisent les eacutevolutions dans les corps constitueacutes (clergeacute
corporations corps de fonctionnaires) le corps conserve un mecircme nom mais tous les
membres sont renouveleacutes Cette continuiteacute du nom donne lrsquoillusion si lrsquoon nrsquoy prend
garde drsquoune eacutevolution organique du corps De mecircme pour le corps social dans son
ensemble lrsquoeacutevolution doit ecirctre expliqueacutee en tenant compte du renouvellement des
geacuteneacuterations Ce pheacutenomegravene fondamental srsquoimpose agrave lrsquoattention de lrsquohistorien agrave moins
qursquoil ne soit tregraves irreacutefleacutechi mais il peut fort bien eacutechapper agrave lrsquohomme des sciences
sociales qui eacutetudie des eacutevolutions beaucoup plus courtes ougrave le renouvellement des
geacuteneacuterations est moins apparent
24 Lrsquoexplication des eacutevolutions par des changements psychologiques a sur les proceacutedeacutes
statistiques lrsquoavantage drsquoecirctre intelligible mais elle reste une hypothegravese Elle permet de
trouver la cause probable du changement social elle ne peut pas prouver qursquoil nrsquoy en ait
pas eu drsquoautre cause Pour arriver agrave une deacutemonstration scientifique il faudrait appliquer
un proceacutedeacute dont on nrsquoa fait que tregraves rarement un usage meacutethodique en histoire et qursquoon
nrsquoa pas eu occasion drsquoappliquer rigoureusement en science sociale la comparaison de
plusieurs eacutevolutions
25 Il ne suffirait pas de comparer lrsquoeacutevolution drsquoun seul pheacutenomegravene speacutecial dans plusieurs
groupes sociaux indeacutependants crsquoest ce qursquoon a essayeacute de faire dans la linguistique
compareacutee la mythologie compareacutee le droit compareacute on compare lrsquoeacutevolution drsquoun mythe
ou drsquoune regravegle de droit chez les Grecs les Romains les Germains Cette comparaison
drsquoabstractions ne fait pas connaicirctre les causes des transformations elle ne sert qursquoagrave en
deacutefinir plus nettement les caractegraveres Crsquoest sur lrsquoensemble des socieacuteteacutes qursquoil faudrait
opeacuterer en comparant les eacutevolutions de plusieurs ensembles On verrait alors quels sont
les pheacutenomegravenes qui manquent ensemble dans plusieurs eacutevolutions et ceux qui srsquoy
trouvent ensemble ceux qui ne se trouvent jamais ensemble et ceux qui tantocirct
srsquoaccompagnent tantocirct se seacuteparent Agrave deacutefaut de lrsquoexpeacuterimentation qui seule permet
drsquoisoler reacuteellement les pheacutenomegravenes la comparaison des ensembles est le seul proceacutedeacute
pour constater quels pheacutenomegravenes sont geacuteneacuteralement lieacutes ensemble et lesquels sont
indeacutependants Mais cette opeacuteration ne peut se faire ni par une meacutethode purement sociale
sur une seule socieacuteteacute observeacutee pendant une courte dureacutee de temps ni par une meacutethode
purement historique sur des socieacuteteacutes observeacutees sans preacutecision Elle ne sera possible que
lorsqursquoon arrivera agrave combiner les meacutethodes des sciences sociales avec la meacutethode
historique Alors seulement pourra ecirctre constitueacutee la science des socieacuteteacutes humaines et de
leurs transformations
75
Deuxiegraveme partie La meacutethodehistorique et lrsquohistoire sociale
76
Chapitre XI
Les diffeacuterentes espegraveces drsquohistoire
I Formation de lrsquohistoire ndash Lrsquohistoire dans lrsquoAntiquiteacute au Moyen Acircge agrave la Renaissance ndash Leshistoires speacuteciales et lrsquohistoire geacuteneacuterale ndash Naissance des histoires speacuteciales histoire universellehistoire geacuteneacuteraleII Rapports entre lrsquohistoire et les sciences sociales ndash Les sciences sociales en tant que sciencesdocumentaires emploient la critique historique ndash Neacutecessiteacute de lrsquoeacutetude du passeacute en science socialendash Divisions de lrsquohistoire sociale
1 I ndash Lrsquohistoire est une creacuteation des Grecs mais leur mot ἱστορία (teacutemoignage) est vague et
ne correspond pas agrave ce que Thucydide et Polybe ont fait de lrsquohistoire Crsquoest
essentiellement le reacutecit des faits humains qui paraissent assez inteacuteressants pour ecirctre
raconteacutes notion vague qui laisse une varieacuteteacute extrecircme dans le choix des faits soit pour
lrsquoeacutetendue du terrain soit pour lrsquoespegravece des faits eux-mecircmes Lrsquoeacutetendue du terrain agrave
observer srsquoest vite agrandie depuis le petit monde des citeacutes grecques jusqursquoagrave la
conception drsquoune histoire srsquoeacutetendant sur tout le champ connaissable de lrsquohumaniteacute deacutejagrave
avec Polybe apparaicirct lrsquohistoire universelle lrsquohistoire du monde civiliseacute connu Cette
conception universaliste de lrsquohistoire srsquoest transmise par les eacutecrivains eccleacutesiastiques du
IVe siegravecle (saint Jeacuterocircme saint Augustin) aux chroniqueurs des siegravecles barbares combineacutee
avec une division tireacutee des Apocalypses la succession des grandes monarchies elle se
perpeacutetue agrave travers tout le Moyen Acircge jusqursquoau Discours sur lrsquohistoire universelle de Bossuet
2 Quant agrave lrsquoespegravece de faits qui doivent faire la matiegravere de lrsquohistoire les anciens ont oscilleacute
entre deux meacutethodes
3 1deg Choisir systeacutematiquement les faits qursquoil peut ecirctre utile de connaicirctre pour la pratique
crsquoest la conception de Thucydide formuleacutee par Polybe Lrsquohistorien recueille ce qui peut
servir drsquoenseignement aux hommes drsquoEacutetat et de guerre On aboutit agrave lrsquohistoire militaire et
diplomatique qui a conserveacute jusqursquoagrave nos jours une place preacutepondeacuterante dans le travail
historique
4 2deg Prendre sans choix les faits conserveacutes par la tradition eacutecrite ou orale crsquoest le systegraveme
des Annales drsquoorigine grecque mais devenu classique chez les Romains Lrsquohistorien
reproduit tout y compris les prodiges les accidents les inondations (il en reste des traces
dans Tite-Live et dans les Annales de Tacite)
77
5 Puis viennent les preacuteoccupations litteacuteraires lrsquohistorien cherche les occasions de discours
(comme Tite-Live) ou de remarques morales et psychologiques (comme Tacite) Lrsquohistoire
devient alors un reacutecit composite ougrave la leccedilon de choses pratique est combineacutee avec une
œuvre drsquoart oratoire Crsquoest dans cette forme qursquoelle a eacuteteacute imiteacutee au Moyen Acircge par
quelques chroniqueurs (en latin puis en langue vulgaire) et qursquoelle a eacuteteacute restaureacutee par les
historiens de la Renaissance et leurs successeurs Jusqursquoau XVIIIe siegravecle on ne voit pas de
progregraves dans la conception de lrsquohistoire aucun des historiens du XVIIe siegravecle nrsquoa une
supeacuterioriteacute scientifique sur les historiens de lrsquoAntiquiteacute
6 La transformation de lrsquohistoire en eacutetude scientifique est venue drsquoun autre cocircteacute Avec la
naissance de lrsquoeacuterudition srsquoeacutetait introduit lrsquousage drsquoeacutetudier les textes antiques et de les
commenter en deacutecrivant les faits de toute nature qui y sont rapporteacutes (ce qursquoon appelait
en Allemagne les realia) On srsquoeacutetait mis aussi agrave reacuteunir des documents et des faits sur les
habitudes les institutions la langue lrsquoeacutecriture du Moyen Acircge Ainsi se sont formeacutes les
traiteacutes speacuteciaux et les reacutepertoires (par exemple le Glossaire de Du Cange) quelques-uns
avaient un caractegravere pratique juridique ou theacuteologique De ce mouvement confus et tregraves
long ndash il commence mecircme avant le XVIe siegravecle pour le droit romain ndash se sont enfin
deacutegageacutes des systegravemes meacutethodiques drsquoeacutetudes On les a deacutesigneacutes longtemps par un nom
geacuteneacuteral vague (antiquiteacutes archeacuteologie)
7 Peu agrave peu surtout dans les Universiteacutes allemandes on a commenceacute agrave eacutetudier les faits par
une meacutethode historique et agrave les grouper en ordre chronologique Alors ont eacuteteacute
constitueacutees les histoires speacuteciales de lrsquoeacutecriture de la langue de lrsquoEacuteglise de la religion du
droit des litteacuteratures de lrsquoarchitecture de la sculpture des institutions des mœurs etc
Chacune de ces histoires speacuteciales reste une partie inteacutegrante de lrsquohistoire totale mais
elle devient une branche autonome constitueacutee avec son personnel de travailleurs
speacuteciaux et ses traditions speacuteciales Comme les historiens avaient gardeacute lrsquohabitude de
srsquooccuper agrave peine des faits de cette espegravece crsquoest en dehors drsquoeux que se sont creacuteeacutees ces
histoires speacuteciales Elles ont pris lrsquoallure de sciences indeacutependantes Agrave cause de lrsquoeacutenorme
quantiteacute des faits speacuteciaux il est devenu pratiquement impossible de les eacutetudier de front
avec lrsquohistoire non speacutecialiseacutee et il a fallu seacuteparer chacune drsquoelles en tranches
chronologiques et geacuteographiques suivant les peuples et les peacuteriodes chaque branche
drsquohistoire speacuteciale a eacuteteacute diviseacutee en sections On a eu ainsi des histoires de la religion du
droit de la litteacuterature ndash drsquoEacutegypte drsquoAssyrie des Grecs des Romains de France
drsquoAngleterre ndash du Moyen Acircge modernes contemporaines
8 Agrave mesure que ces branches se sont seacutepareacutees le terrain de lrsquohistoire non speacutecialiseacutee srsquoest
reacutetreacuteci Les espegraveces de faits auxquels la vieille conception drsquoun enseignement pratique
preacuteparatoire agrave la vie publique donnait la plus large place dans lrsquohistoire sont elles aussi
devenues la matiegravere drsquohistoires speacuteciales (histoire diplomatique histoire militaire
histoire constitutionnelle) Elles ont conserveacute ce caractegravere ou du moins ces preacutetentions
pratiques et continuent agrave ecirctre enseigneacutees comme preacuteparation technique aux professions
drsquoofficier de diplomate drsquohomme politique
9 Alors la conception de lrsquohistoire proprement dite non speacutecialiseacutee a traverseacute une crise
Lrsquohistoire universelle au sens exact crsquoest-agrave-dire srsquoeacutetendant agrave tous les peuples dans tous les
temps neacutee degraves lrsquoAntiquiteacute srsquoeacutetait eacutelargie au XVIIIe siegravecle par la connaissance de pays
inconnus autrefois Inde Chine Japon et Ameacuterique Crsquoest la conception de Voltaire dans
son Essai sur les mœurs elle srsquoest transmise agrave Schlosser et par lui agrave lrsquoeacutecole de Heidelberg
la derniegravere Weltgeschichte celle de Weber est sortie de cette eacutecole Mais lrsquohistoire
78
universelle devenue trop vaste a eacuteteacute abandonneacutee dans la seconde moitieacute du XIXe siegravecle
au moins pour un temps1 On en est mecircme venu en Allemagne agrave la tourner en ridicule agrave la
deacuteclarer anti-scientifique reposant sur lrsquoideacutee fausse drsquoune humaniteacute conccedilue comme un
corps On a adopteacute un terme plus restreint Allgemeine Geschichte terme tregraves vague qui
deacutesigne surtout lrsquohistoire des peuples entreacutes dans la civilisation occidentale (les peuples
meacutediterraneacuteens et atlantiques agrave lrsquoexclusion de lrsquoExtrecircme-Orient Ce terme a eacuteteacute transcrit
en franccedilais (histoire geacuteneacuterale) avec le mecircme sens vague
10 Une seacuterie drsquohistoires speacuteciales (histoires des mœurs des arts des religions des
institutions etc) si complegravete qursquoelle soit ne suffirait pas agrave faire connaicirctre lrsquoeacutevolution des
socieacuteteacutes ni lrsquohistoire du monde parce qursquoelle ne donnerait qursquoune description
drsquoabstractions successives Entre tous ces pheacutenomegravenes speacuteciaux crsquoest-agrave-dire abstraits il y
a eu un lien concret ils ont eacuteteacute les pheacutenomegravenes qui se sont produits dans les mecircmes
hommes ou qui ont eacuteteacute produits par eux Et ces hommes ont eu en commun certaines
aventures (migrations guerre reacutevolutions deacutecouvertes) qui sont la cause commune des
eacutevolutions speacuteciales dans diverses espegraveces de pheacutenomegravenes Si on eacutetudiait abstraitement
par exemple lrsquohistoire de chaque branche drsquoactiviteacute humaine (institutions arts
croyances) en Gaule jusqursquoau VIIe siegravecle on verrait les institutions et les arts changer
brusquement au Ier siegravecle avant Jeacutesus-Christ puis au Ve siegravecle apregraves sans aucune raison
inteacuterieure on aurait une eacutevolution inintelligible par elle-mecircme Toutes ces histoires
speacuteciales ne deviennent intelligibles que par lrsquohistoire non speacuteciale qui nous apprend la
conquecircte romaine et lrsquoinvasion des barbares Lrsquohistoire geacuteneacuterale crsquoest en reacutealiteacute lrsquohistoire
commune Voilagrave pourquoi lors mecircme que toutes les branches speacuteciales seraient
constitueacutees il resterait toujours un reacutesidu indispensable agrave la connaissance du passeacute ce
serait lrsquohistoire geacuteneacuterale lrsquohistoire commune Son caractegravere crsquoest drsquoecirctre une description
de la reacutealiteacute concregravete de raconter les actes ou les aventures de lrsquoensemble des hommes
qui ont formeacute la socieacuteteacute crsquoest ainsi qursquoelle forme le lien entre les histoires speacuteciales ndash En
fait ces eacuteveacutenements communs qui relient et dominent les activiteacutes speacuteciales sont surtout
ceux qui atteignent la masse de la population et modifient son eacutetat geacuteneacuteral les transferts
de population par colonisation invasion transplantation la creacuteation de centres de
population la creacuteation ou la transformation de systegravemes geacuteneacuteraux de groupement entre
les hommes (Eacutetat Eacuteglise) De lagrave vient lrsquoimportance de lrsquohistoire politique ainsi srsquoexplique
qursquoelle forme la partie la plus consideacuterable de lrsquohistoire geacuteneacuterale
11 II ndash Quel rapport les sciences sociales ont-elles avec lrsquohistoire Elles ont besoin comme
toute science drsquoabord de constater des faits puis de les grouper
12 Jrsquoai indiqueacute plus haut (Introduction laquo Meacutethode historique raquo et laquo Neacutecessiteacute de la meacutethode
historique dans les sciences sociales raquo) la part de la meacutethode historique dans la
deacutetermination des faits qui forment la matiegravere de ces sciences Ces faits sont obtenus par
trois proceacutedeacutes
1deg Par lrsquoobservation directe des faits actuels
2deg Par lrsquoeacutetude de documents relatifs agrave des faits actuels que pour des raisons pratiques on
nrsquoa pas le temps ou le moyen drsquoobserver
3deg Par lrsquoeacutetude de documents relatifs agrave des faits passeacutes qursquoil est devenu impossible
drsquoobserver
13 Tant que la science sociale emploie seulement lrsquoobservation elle nrsquoa rien agrave demander agrave la
meacutethode historique Mais ce proceacutedeacute est presque toujours insuffisant pour reacuteunir la
masse de faits neacutecessaires agrave une eacutetude sociale Il faut alors recourir au document mecircme
79
pour la connaissance des faits actuels et le document ne peut ecirctre eacutetudieacute que par la
meacutethode historique
14 La diffeacuterence entre la meacutethode historique et la meacutethode scientifique drsquoobservation directe
tient uniquement agrave la diffeacuterence de valeur entre un document et un procegraves-verbal
drsquoobservation Le procegraves-verbal est une observation bien faite crsquoest-agrave-dire faite suivant
une meacutethode rigoureuse drsquoobservation et de reacutedaction le document est un procegraves-verbal
mal fait crsquoest-agrave-dire sans meacutethode Le procegraves-verbal peut ecirctre utiliseacute sans autre opeacuteration
de meacutethode puisque lrsquoopeacuteration a deacutejagrave eacuteteacute faite par lrsquoauteur le document ne peut ecirctre
employeacute qursquoapregraves un examen destineacute agrave suppleacuteer au deacutefaut de meacutethode du reacutedacteur cet
examen crsquoest la critique La critique est indispensable agrave toutes les sciences historiques
parce qursquoelles sont toutes des sciences documentaires
15 Les sciences sociales dans la mesure ougrave elles emploient des renseignements eacutecrits reacutedigeacutes
sans appliquer une meacutethode rigoureuse sont aussi des sciences documentaires elles ont
donc besoin de lrsquoopeacuteration preacutealable de la critique elles appliquent la meacutethode
historique On peut il est vrai concevoir un eacutetat de la science ougrave toutes les observations
et les statistiques sociales auraient eacuteteacute faites suivant une meacutethode correcte et uniforme
comme le sont les opeacuterations des sciences constitueacutees (chimie biologie) alors on nrsquoaurait
plus besoin de documents on ne travaillerait plus que sur des procegraves-verbaux
scientifiques la meacutethode historique deviendrait inutile Mais cet eacutetat est loin drsquoecirctre
reacutealiseacute et tant qursquoil ne le sera pas tant qursquoil restera des documents il faudra les traiter
par la meacutethode historique
16 Une fois les faits recueillis la deuxiegraveme seacuterie drsquoopeacuterations de la science consiste agrave les
grouper On pourrait concevoir un groupement fait uniquement en rapprochant les faits
observeacutes dans le preacutesent sans faire intervenir aucune connaissance historique Mais il est
tregraves probable qursquoen fait la connaissance du preacutesent ne suffit pas pour construire une
science des pheacutenomegravenes sociaux mecircme actuels On peut eacutetudier les pheacutenomegravenes
physiques ou chimiques exclusivement dans le preacutesent parce qursquoil srsquoagit de constater des
relations qui ont eacuteteacute les mecircmes de tout temps Mais deacutejagrave les pheacutenomegravenes biologiques ne
sont plus entiegraverement intelligibles tant qursquoon ne fait pas intervenir lrsquoeacutevolution crsquoest-agrave-
dire le passeacute Et les socieacuteteacutes humaines ne sont pas intelligibles du tout si lrsquoon ne remonte agrave
quelques anneacutees au moins en arriegravere car tous les pheacutenomegravenes sociaux sont ou des
conditions ou des habitudes ou des conventions pour les comprendre il faut remonter au
moins agrave la formation de lrsquohabitude de la condition de la convention En outre il faut
pouvoir comparer les formes varieacutees que preacutesentent les pheacutenomegravenes dans diffeacuterentes
socieacuteteacutes il y a donc une part drsquohistoire dans toute science sociale
17 En fait les eacutetudes de pheacutenomegravenes sociaux sont drsquoordinaire accompagneacutees drsquoune eacutetude
historique sous forme de preacuteambule Les reacutepertoires de sciences sociales tels que le
Handwoumlrterbuch der Staatswissenschaften contiennent des articles drsquohistoire qui exposent
lrsquoeacutevolution des principaux usages eacuteconomiques parfois mecircme depuis lrsquoAntiquiteacute
18 Lrsquohistoire au sens vulgaire crsquoest-agrave-dire lrsquoeacutetude des faits passeacutes tient ainsi une place
incontesteacutee dans les sciences sociales Cette histoire ne peut eacutevidemment ecirctre faite que
par la meacutethode historique Crsquoest lrsquoapplication de la meacutethode historique agrave lrsquohistoire sociale
qui est le sujet de la seconde partie du preacutesent ouvrage Jrsquoy eacutetudie les difficulteacutes speacuteciales
agrave cette espegravece drsquohistoire je cherche comment elle pourra arriver agrave se constituer avec
quelles preacutecautions speacuteciales avec quelles lacunes jrsquoessaie enfin de trouver les rapports
entre cette histoire et les autres branches drsquohistoire afin de voir comment lrsquoeacutevolution des
80
faits sociaux (au sens eacutetroit) agit sur lrsquoeacutevolution des autres faits historiques crsquoest-agrave-dire
humains et inversement
19 Lrsquohistoire sociale au sens eacutetroit dont il sera ici question nrsquoest qursquoune partie de lrsquohistoire
des socieacuteteacutes Jrsquoai donneacute plus haut un tableau drsquoensemble des principales espegraveces de
pheacutenomegravenes humains je donne ici un tableau sommaire des branches de lrsquohistoire2
20 I CONDITIONS MATEacuteRIELLES ndash Anthropologie Deacutemographie ndash Eacutetude du milieu naturel et artificiel
geacuteographie physique et eacuteconomique
21 II HABITUDES INTELLECTUELLES ndash Langue Arts Sciences Philosophie et morale Doctrines
eacuteconomiques Religion croyances et pratiques
22 III COUTUMES MATEacuteRIELLES ndash Vie priveacutee
23 IV COUTUMES EacuteCONOMIQUES ndash Production agricole Transports et industries Commerce
Reacutepartition des objets
24 V INSTITUTIONS SOCIALES ndash Famille Organisation de la proprieacuteteacute de famille et des successions
Eacuteducation et instruction Classes sociales
25 VI INSTITUTIONS PUBLIQUES ndash Institutions politiques eccleacutesiastiques internationales
26 Lrsquohistoire sociale comprend toute la quatriegraveme cateacutegorie (coutumes eacuteconomiques) des
fragments de la premiegravere cateacutegorie (deacutemographie) et de la deuxiegraveme (doctrines
eacuteconomiques) Elle se lie seulement par des actions reacuteciproques agrave la troisiegraveme agrave la
cinquiegraveme et agrave la sixiegraveme
NOTES
1 Agrave la fin du XIXe siegravecle apparaicirct une laquo Weltgeschichte raquo reacutedigeacutee en collaboration sous la
direction de Helmolt (en cours de publication) mais elle repose sur une ideacutee nouvelle
geacuteographique non historique
2 Voir chap IX Tableau des pheacutenomegravenes sociaux essentiels Voir aussi Langlois et Seignobos
Introduction aux eacutetudes historiques
81
Chapitre XII
Eacutetat de lrsquohistoire sociale
I Comparaison de lrsquoeacutetat des diffeacuterentes histoires ndash Monographies ndash Manuels speacuteciaux et geacuteneacuterauxndash Eacutetat arrieacutereacute de lrsquohistoire socialeII Raisons de cette infeacuterioriteacute provenant de la nature des faits ndash Caractegravere exteacuterieur des faitscaractegravere subjectif des documents faciliteacute plus grande drsquoatteindre la partie subjective des faitsndash Histoire des doctrinesIII Raisons de lrsquoinfeacuterioriteacute provenant de lrsquoespegravece des documents ndash Documents reacutedigeacutes documentsconserveacutes documents publieacutes ndash Preacutefeacuterence donneacutee aux documents narratifs litteacuteraires eacuteducatifspratiques
1 I ndash Lrsquohistoire des faits sociaux au sens restreint crsquoest-agrave-dire des faits eacuteconomiques et
deacutemographiques est moins avanceacutee que toutes les autres branches de lrsquohistoire Le fait ne
peut guegravere ecirctre contesteacute Il suffit de comparer lrsquoeacutetat de lrsquohistoire sociale et des autres
histoires sous les formes diverses que prend le travail historique monographies histoires
partielles manuels geacuteneacuteraux partout on arrive au mecircme reacutesultat le travail est moins
avanceacute en matiegravere drsquohistoire sociale
2 Pour les monographies la deacutemonstration ne pourrait se faire que par un releveacute
bibliographique Mais il suffit de parcourir les bibliographies nationales Waitz pour
lrsquoAllemagne Monod pour la France Gross pour lrsquoAngleterre Pirenne pour la Belgique
Channing et Hart pour les Eacutetats-Unis on sera frappeacute du petit nombre des eacutetudes
importantes en matiegravere sociale encore la plupart sont-elles tregraves reacutecentes
3 La forme normale agrave laquelle aboutit le travail historique quand on commence agrave posseacuteder
assez de reacutesultats de monographies pour formuler des conclusions drsquoensemble crsquoest
lrsquohistoire partielle drsquoune peacuteriode drsquoun pays drsquoune espegravece de faits ndash par exemple lrsquohistoire
de la litteacuterature ou des institutions drsquoun pays dans une peacuteriode Or si lrsquoon passe en revue
les espegraveces de pheacutenomegravenes qui sont les objets de lrsquohistoire on voit que toutes les
branches speacuteciales sont constitueacutees (sauf les cas ougrave les documents font absolument
deacutefaut) quelques-unes mecircme depuis le milieu du XIXe siegravecle On a fait lrsquohistoire des races
humaines (lrsquoanthropologie) la description geacuteographique du monde (milieu naturel et
milieu artificiel) lrsquohistoire des langues (crsquoest une des plus avanceacutees) lrsquohistoire des arts
des litteacuteratures des sciences de la philosophie des religions lrsquohistoire de lrsquoalimentation
du costume de lrsquoarchitecture du mobilier des usages lrsquohistoire des institutions priveacutees
(histoire du droit) lrsquohistoire des institutions politiques eccleacutesiastiques internationales
82
On lrsquoa faite pour tous les pays et tous les temps pour lrsquoEacutegypte la Gregravece les Romains les
peuples europeacuteens les Eacutetats-Unis pour lrsquoAntiquiteacute le Moyen Acircge les peacuteriodes modernes
Il ne reste presque plus de champ inexploreacute il y a des histoires mal faites qui seront agrave
refaire mais il ne reste plus guegravere de lacunes ndash (sauf dans une branche lrsquohistoire de la
morale reacuteelle crsquoest-agrave-dire lrsquoeacutetude de la conduite reacuteelle des hommes parce que la question
ne pourra ecirctre poseacutee nettement tant qursquoon ne connaicirctra pas lrsquoensemble des actes et des
habitudes y compris la vie eacuteconomique) ndash Quant agrave lrsquohistoire geacuteneacuterale qui domine toutes
les histoires speacuteciales elle est faite pour tous les pays europeacuteens et pour tout le cours des
temps depuis lrsquoAntiquiteacute
4 Lrsquohistoire des faits sociaux est beaucoup moins avanceacutee La deacutemographie reacutetrospective est
agrave peine eacutebaucheacutee et pleine de conjectures Lrsquohistoire statistique des pheacutenomegravenes les plus
simples lrsquohistoire des prix a eacuteteacute esquisseacutee en Angleterre par Tooke puis par Thorold
Rogers qui a eu en France un imitateur malheureux mais ce ne sont guegravere que des essais
sans meacutethode et sans critique
5 Lrsquohistoire des faits eacuteconomiques nrsquoa eacuteteacute commenceacutee que longtemps apregraves toutes les autres
et est resteacutee beaucoup moins avanceacutee Il nrsquoy a pas encore drsquohistoire de lrsquoagriculture dans
chaque pays Lrsquohistoire de lrsquoagriculture en Allemagne est reacutecente celle drsquoInama-Sternegg
est loin drsquoecirctre acheveacutee et bien que fort supeacuterieure aux essais anteacuterieurs elle est bien loin
drsquoaboutir agrave des conclusions incontestables ndash Lrsquoindustrie en est encore agrave des monographies
(sauf pour lrsquoAngleterre le livre de Cunningham dont la peacuteriode moderne seule a une
valeur historique) ndash Lrsquoeacutetude des transports est encore meacutelangeacutee agrave celle du commerce
lrsquohistoire du commerce et du creacutedit elle-mecircme est encore tregraves incomplegravete Il nrsquoexiste
aucune histoire drsquoensemble depuis le vieil essai de Scherer qui date de 1855 Goldschmidt
nrsquoa eacutetudieacute que lrsquohistoire du droit commercial Toute cette branche nrsquoest guegravere repreacutesenteacutee
que par des monographies sur des institutions speacuteciales chemins de fer Bourse traiteacutes
de commerce etc
6 Parmi les institutions priveacutees qui sont la matiegravere de lrsquohistoire du droit les mieux connues
sont la proprieacuteteacute fonciegravere la famille le reacutegime des successions la partie la moins
avanceacutee est justement celle qui touche aux sciences sociales lrsquoorganisation des classes Le
reacutegime fiscal qui est le mieux connu des pheacutenomegravenes eacuteconomiques est une portion des
institutions politiques
7 Ainsi les autres branches drsquohistoire sont deacutejagrave arriveacutees agrave la forme drsquohistoires partielles qui
en se juxtaposant forment un tableau presque complet lrsquohistoire sociale en est presque
partout encore agrave la peacuteriode des monographies1
8 Une autre marque de lrsquoeacutetat arrieacutereacute de ces branches drsquohistoire crsquoest la place qursquoelles
tiennent dans les manuels drsquoensemble Il en existe trois formes
9 1deg Les manuels drsquohistoire geacuteneacuterale (ou histoire universelle) eacutetudient les pheacutenomegravenes
geacuteneacuteraux communs et expliquent lrsquoeacutevolution des pheacutenomegravenes speacuteciaux on y deacutecrit
surtout les faits politiques et les transferts de populations Il est probable que les
pheacutenomegravenes eacuteconomiques ont aussi une action geacuteneacuterale sur lrsquoeacutevolution des socieacuteteacutes ils
devraient donc former une partie consideacuterable de lrsquohistoire geacuteneacuterale et pourtant agrave peine
sont-ils mentionneacutes dans les histoires geacuteneacuterales Grote Curtius Busolt Meyer Duruy et
les histoires de la collection de Gotha et de lrsquoAllgemeine Geschichte de Oncken on leur a
conceacutedeacute quelques chapitres exclusivement relatifs agrave la France dans lrsquoHistoire geacuteneacuterale de
Lavisse et Rambaud
83
10 2deg Les manuels speacuteciaux drsquoune branche de lrsquohistoire existent deacutejagrave pour certaines branches
histoire des religions de la theacuteologie des sciences du droit priveacute de la litteacuterature du
droit public Il nrsquoexiste pas de manuel parallegravele pour lrsquohistoire des pheacutenomegravenes
eacuteconomiques Ce qui en tient lieu le Handwoumlrterbuch der Staatswissenschaften est le produit
drsquoun effort vigoureux de collaboration mais on peut y voir par la bibliographie mecircme
des articles historiques que ces eacutetudes sont encore agrave lrsquoeacutetat de monographies On nrsquoa pas
trouveacute de cadre pour organiser ces monographies on les a preacutesenteacutees sous forme
drsquoarticles isoleacutes rassembleacutes seulement en un reacutepertoire alphabeacutetique
11 3deg Les manuels geacuteneacuteraux drsquoune peacuteriode de lrsquohistoire qui sont la forme la plus acheveacutee de
concentration du travail historique existent deacutejagrave pour lrsquoAntiquiteacute ce sont les
Alterthuumlmer le travail le plus complet paraicirct depuis une vingtaine drsquoanneacutees en eacuteditions
successives sous le nom de Iwan Muumlller Ils commencent pour le Moyen Acircge avec les
Grundriss de Paul et de Groumlber donneacutes en annexe agrave lrsquohistoire des litteacuteratures germaniques
et romanes Il suffit de regarder la place que tiennent dans ces manuels les faits
eacuteconomiques en proportion des autres branches Dans la collection de Iwan Muumlller en 9
volumes (quelques-uns eacutenormes) ces faits forment une petite partie drsquoune section des
Privatalterthuumlmer Ils occupent encore moins de place dans les Grundriss Eacutevidemment
lrsquoeacutetude du passeacute nrsquoa pas peacuteneacutetreacute profondeacutement dans lrsquohistoire sociale
12 On peut constater une disproportion analogue dans les bibliographies peacuteriodiques Il
suffit de se reporter agrave Langlois Manuel de Bibliographie historique 2e eacuted 1901 ou agrave la
Zeitschrift fuumlr Literatur und Geschichte der Staatswissenschaft qui se publie depuis 1893
13 Cette infeacuterioriteacute tient en partie agrave la formation tardive de lrsquohistoire sociale Ce nrsquoest pas
avant la seconde moitieacute du XIXe siegravecle qursquoil srsquoest formeacute un groupe de speacutecialistes de
lrsquohistoire eacuteconomique et depuis que cette branche est repreacutesenteacutee comme les autres par
des professeurs speacuteciaux les progregraves surtout en Allemagne sont devenus rapides Mais
ce retard provient aussi de difficulteacutes speacuteciales agrave cette histoire difficulteacutes drsquoespegraveces
diffeacuterentes qui tiennent les unes agrave la nature des faits sociaux drsquoautres agrave la nature des
documents de lrsquohistoire sociale drsquoautres au degreacute de connaissance neacutecessaire en ces
matiegraveres drsquoautres enfin agrave la forme que prend lrsquoeacutevolution des faits sociaux
14 II ndash La nature des faits de lrsquohistoire sociale les rend plus difficiles agrave atteindre que la
plupart des faits qui sont la matiegravere des autres branches drsquohistoire Sauf les doctrines
eacuteconomiques ils ont tous ce caractegravere drsquoecirctre des faits exteacuterieurs agrave celui qui les deacutecrit
Tous les faits atteints par la statistique (deacutemographie) sont des faits mateacuteriels Tous les
faits eacuteconomiques sont des actes et des usages mateacuteriels modes de culture technique des
industries organisation du travail transports mecircme le commerce et les opeacuterations de
vente de speacuteculation de creacutedit La partie subjective de toutes ces opeacuterations se reacuteduit agrave
des repreacutesentations et des motifs mais il faut toujours connaicirctre le reacutesultat les actes
exteacuterieurs Lrsquohistoire sociale est donc essentiellement lrsquohistoire de faits mateacuteriels visibles
qui ont une conseacutequence mateacuterielle
15 Il semble drsquoabord que ce soit pour cette histoire une garantie de plus grande certitude
elle eacutetudie des faits reacuteels non des imaginations subjectives elle sera donc plus reacuteelle plus
certaine Crsquoest lrsquoillusion drsquoAuguste Comte qui lrsquoa conduit agrave prendre la sociologie pour une
science positive opposeacutee agrave la psychologie fantaisie subjective et qui lrsquoa ameneacute agrave passer
directement de la physiologie (objective) agrave la sociologie (objective) en sautant par-dessus
la psychologie Elle srsquoexplique par la meacutethode de travail drsquoAuguste Comte qui jamais
84
nrsquoavait opeacutereacute sur un document historique et ignorait le caractegravere forceacutement subjectif des
documents et des faits sociaux
16 Il existe il est vrai des monuments mateacuteriels du passeacute des objets anciens conserveacutes
qursquoon peut eacutetudier objectivement Ce sont des deacutebris reacuteels drsquoossements ou de cuisine ou
drsquoinstruments avec lesquels on fait la paleacuteontologie et lrsquoanthropologie preacutehistorique
ndash ou des monuments au sens vulgaire qui fournissent la matiegravere de lrsquohistoire de
lrsquoarchitecture ou des objets de tout genre bijoux armes eacutetoffes meubles œuvres drsquoart
statues tableaux outils instruments Mais ces objets nrsquoont de rocircle en sciences sociales
que pour lrsquohistoire de la technique En pratique on ne fait guegravere lrsquohistoire sociale qursquoavec
des documents figureacutes ou eacutecrits qui ont pour caractegravere fondamental drsquoecirctre subjectifs
(voir partie 1 chap I I) que ce soit un document figureacute (dessin repreacutesentation) ou un
eacutecrit le proceacutedeacute de transcription seul diffegravere dans les deux cas ce sont les
interpreacutetations qursquoun auteur a donneacutees de choses exteacuterieures le document ne donne que
le reacutesultat du travail drsquoesprit de lrsquoauteur crsquoest-agrave-dire drsquoune opeacuteration subjective
17 Ce caractegravere forceacutement subjectif de tous les documents nrsquoa pas seulement des
conseacutequences capitales pour la meacutethode il explique pourquoi la certitude est plus
difficile agrave atteindre en histoire sociale Ce qursquoon atteint drsquoabord dans un document ce
sont les conceptions de lrsquoauteur les images qui forment le mobilier de son esprit Crsquoest
seulement par raisonnement agrave partir de ces conceptions qursquoon arrive agrave conclure aux
reacutealiteacutes exteacuterieures que lrsquoauteur a connues en tout cas on nrsquoy arrive qursquoindirectement
par un deacutetour et ougrave lrsquoon a grandrsquochance de se tromper car ce raisonnement repose
toujours sur des bases chanceuses (voir chap VIII I )
18 La connaissance historique la moins sujette agrave erreur crsquoest celle qursquoon atteint le plus
directement et crsquoest preacuteciseacutement la connaissance des conceptions non des faits Elle est la
seule qursquoon puisse eacutetablir par un seul document Il suffit drsquoun seul texte pour prouver
lrsquoexistence drsquoun mot drsquoune forme verbale drsquoune doctrine drsquoune forme artistique drsquoune
proposition philosophique ou scientifique drsquoune regravegle de droit Si lrsquoauteur introduit une
de ces conceptions dans son document crsquoest que cette conception existait dans son
esprit ce seul exemple prouve lrsquoexistence de la conception Donc les histoires les plus
faciles agrave eacutetablir parce qursquoelles demandent le moins de comparaison de documents les
histoires les plus certaines parce qursquoelles supposent le moins de raisonnement ce sont les
histoires de faits subjectifs Voilagrave pourquoi les branches drsquohistoire les plus vite
constitueacutees ont eacuteteacute les histoires des langues des litteacuteratures des religions des arts de la
philosophie du droit Au contraire lrsquohistoire des faits exteacuterieurs oblige toujours agrave des
discussions sur la valeur des documents agrave une critique de la sinceacuteriteacute et de lrsquoexactitude de
lrsquoauteur comme un mensonge ou une erreur est toujours possible elle ne permet jamais
de conclure drsquoapregraves un document unique elle exige un travail de comparaison elle est la
plus longue agrave constituer et la plus contestable
19 Les faits exteacuterieurs ne sont pas tous eacutegalement difficiles agrave eacutetablir Il est drsquoautant plus
facile de les atteindre qursquoils contiennent une part plus grande de conception par
conseacutequent de faits subjectifs connus directement Or une bonne part de lrsquohistoire
exteacuterieure des faits politiques est dans ce cas Lrsquoeacutetude des regravegles officielles (qui forme
presque toute lrsquohistoire des institutions) est de mecircme nature que lrsquoeacutetude du droit elle se
contente drsquoatteindre des formules politiques lois regraveglements arrecircts qui sont des
conventions Les actes reacuteels se dissimulent sous les deacuteclarations officielles comme la
pratique reacuteelle du droit se cache sous les formes juridiques surtout pour les eacutepoques
anciennes nous connaissons beaucoup plutocirct les conceptions et les regravegles que les actes
85
politiques Que se passait-il reacuteellement agrave lrsquoAgora au Forum dans le Seacutenat romain Nous
ne le savons guegravere nous connaissons tout au plus ce qui eacutetait censeacute srsquoy passer Et nous ne
sommes pas mieux instruits pour les cours de justice feacuteodale En ces matiegraveres nous
nrsquoatteignons guegravere que des formes il est vrai que la connaissance des formes a deacutejagrave une
valeur Il reste cependant des actes reacuteels qursquoil est neacutecessaire de connaicirctre pour
comprendre lrsquohistoire geacuteneacuterale ce sont les invasions guerres eacutemeutes perseacutecutions qui
changent les conditions reacuteelles de la vie Mais ces actes sont par leur nature mecircme plus
frappants pour lrsquoimagination ils laissent beaucoup plus de traces subjectives dans lrsquoesprit
des auteurs et par suite dans les documents que les faits continus et monotones de la vie
eacuteconomique Ainsi par suite de la nature objective des faits sociaux lrsquohistoire en est plus
difficile agrave constituer avec certitude
20 La conseacutequence crsquoest que dans toutes les sciences sociales la seule partie qui puisse ecirctre
rapidement et sucircrement constitueacutee crsquoest la partie subjective lrsquohistoire des doctrines
eacuteconomiques ou sociales qui nrsquoest guegravere qursquoun fragment de lrsquohistoire des sciences ou de
la philosophie Voilagrave pourquoi les professeurs de science sociale srsquoy sont plus volontiers
renfermeacutes Quand un enseignement social srsquoest creacuteeacute il a commenceacute drsquoordinaire par
prendre pour sujet lrsquoeacutetude des doctrines sociales plutocirct que lrsquohistoire des pheacutenomegravenes
sociaux Cette preacutefeacuterence est conforme agrave la marche normale de la connaissance dans
toutes les eacutetudes qui opegraverent par la meacutethode historique Mais crsquoest aussi une preacutesomption
qursquoune branche drsquohistoire est peu avanceacutee quand ceux qui la professent font porter leurs
recherches et leur enseignement sur les doctrines plus que sur les faits exteacuterieurs
21 III ndash Une seconde difficulteacute de lrsquohistoire sociale tient agrave la nature des documents
historiques et aussi agrave la nature des publications de documents ndash qui pratiquement
importe presque autant car un document manuscrit nrsquoest guegravere utilisable lrsquohistoire ne
se fait pas avec des manuscrits
22 Le caractegravere geacuteneacuteral habituel des documents est drsquoecirctre reacutedigeacutes pour drsquoautres raisons que
des raisons scientifiques Crsquoest mecircme le caractegravere propre du document que lrsquoauteur ait eu
un autre but que drsquoobserver et de deacutecrire exactement la reacutealiteacute Or parmi les faits
humains les faits sociaux sont ceux qursquoon a le moins de motifs non scientifiques de
regarder et de rapporter Pour quels motifs reacutedige-t-on un document
23 Les documents narratifs sont eacutecrits pour conserver la meacutemoire des faits meacutemorables crsquoest-
agrave-dire des faits qui frappent lrsquoimagination ou des faits auxquels la vaniteacute est inteacuteresseacutee
Les premiers documents narratifs sont des inscriptions de victoires en Eacutegypte en
Assyrie en Perse puis viennent les histoires de peuples ou de princes remplies des actes
des rois et des chefs des guerres des reacutevolutions Les seuls faits eacuteconomiques frappants
sont les famines De lagrave le petit nombre de renseignements eacuteconomiques donneacutes par les
histoires et mecircme plus tard par les laquo papiers nouvelles raquo gazettes et journaux jusqursquoau
temps ougrave srsquoy introduisent les annonces commerciales
24 Les documents litteacuteraires sont faits pour plaire au public on lui donne ce qursquoil aime de la
poeacutesie de lrsquoeacuteloquence du comique du romanesque On nrsquoa aucune raison drsquoy mentionner
les faits sociaux le public vit plongeacute au milieu de ces faits il les voit trop souvent pour
avoir aucun deacutesir de les entendre deacutecrire aussi les œuvres litteacuteraires ne donnent-elles
presque pas de renseignements agrave lrsquohistoire sociale
25 Les documents eacuteducatifs sont destineacutes agrave communiquer une doctrine une croyance une
connaissance une regravegle ou des rites Dans cette classe rentrent tous les ouvrages religieux
ou philosophiques ou moraux tous les manuels et traiteacutes drsquoun art ou drsquoune science
86
(grammaire rheacutetorique meacutedecine) tous les livres de science les formulaires de droit On
nrsquoa pas de raison drsquoy deacutecrire des faits sociaux sauf par allusion dans le cas ougrave un usage
eacuteconomique a des conseacutequences et alors on nrsquoy met guegravere que des mentions eacuteparses et
obscures
26 Les documents pratiques sont destineacutes agrave retrouver un fait ou agrave le prouver ce sont les
actes officiels priveacutes et publics recueils de lois registres comptes recensements
statistiques rapports enquecirctes Crsquoest dans cette cateacutegorie que se trouvent les
renseignements les plus consideacuterables pour lrsquohistoire sociale Mais drsquoabord ils sont tregraves
incomplets les faits nrsquoy sont pas deacutecrits meacutethodiquement pour donner une connaissance
drsquoensemble ils ne sont que rappeleacutes dans la mesure ougrave on a cru en avoir besoin pour un
but pratique speacutecial ils laissent donc de grandes lacunes qui peuvent faire commettre
drsquoeacutenormes erreurs (par exemple en matiegravere drsquoimpocircts) En outre lrsquointeacuterecirct qursquoon porte agrave
ces documents est souvent limiteacute agrave la geacuteneacuteration qui srsquoen sert il ne dure guegravere plus
longtemps sauf pour les preuves financiegraveres le sort naturel des documents pratiques est
donc de se perdre en fait il srsquoen est peu conserveacute jusqursquoau moment ougrave on a creacuteeacute des
archives publiques chargeacutees de conserver sans distinction tous les papiers Enfin ce sont
des documents encombrants tregraves longs et sans valeur litteacuteraire on nrsquoa pour les publier
que des raisons scientifiques et lrsquoon publie de preacutefeacuterence ceux qui fournissent des
renseignements politiques
27 Toutes ces raisons expliquent pourquoi lrsquohistoire sociale dispose drsquoun nombre si
insuffisant de documents La masse des documents relatifs agrave la peacuteriode antique est
presque entiegraverement eacutetrangegravere agrave lrsquohistoire sociale Depuis lrsquoAntiquiteacute jusqursquoau XIe siegravecle
on ne sait presque rien on nrsquoa pas un seul recensement sucircr (pas mecircme le census purement
politique des citoyens romains) La vie eacuteconomique reste donc obscure Il nrsquoest mecircme pas
besoin de remonter jusqursquoagrave Boeckh Que de conjectures hasardeacutees mecircme dans les travaux
les plus reacutecents dans Beloch dans Mommsen Que de lacunes incomparablement plus
que dans aucun autre recueil de faits On connaicirct en gros lrsquoorganisation politique des
citeacutes antiques Que sait-on de leur organisation eacuteconomique
28 De mecircme la publication des documents conserveacutes est moins avanceacutee pour lrsquohistoire
sociale que pour toute autre On a preacutefeacutereacute naturellement publier ou les documents qui
inteacuteressaient le public le plus large ou ceux que recommandait leur rareteacute leur antiquiteacute
et leur petit volume On a donc publieacute drsquoabord toutes les œuvres litteacuteraires puis toutes les
œuvres historiques mecircme les chroniques ou les annales les plus segraveches on a publieacute les
traiteacutes drsquoart ou de science les œuvres de doctrines on a reproduit les monuments
artistiques ou drsquoart industriel les speacutecimens des vieilles eacutecritures Les preacuteoccupations des
eacutediteurs de documents ont eacuteteacute parallegraveles agrave celles des reacutedacteurs ils ont chercheacute agrave
atteindre le public Or les documents eacuteconomiques actuels inteacuteressent peu le public les
documents reacutetrospectifs encore moins et pour les publier il faut un gros effort car ils
forment une lourde masse On srsquoexplique ainsi tregraves bien qursquoil ait fallu attendre beaucoup
plus longtemps pour trouver les moyens de publier les documents eacuteconomiques Il a fallu
pouvoir se passer du public et ne faire appel qursquoagrave des fonds drsquoorigine scientifique
Lrsquoentreprise est toute reacutecente on le verra en comparant dans la bibliographie de Waitz
Quellenkunde der deutschen Geschichte eacutedit de 1894 les publications eacuteconomiques de
documents avec les recueils des autres branches drsquohistoire Encore lrsquoAllemagne est-elle
plus avanceacutee que les autres pays parce qursquoelle a maintenant des professeurs speacutecialistes
drsquohistoire eacuteconomique En France le caractegravere dogmatique pris par lrsquoeacuteconomie politique a
probablement empecirccheacute drsquoentreprendre le deacutepouillement meacutethodique des documents En
87
Angleterre il a eacuteteacute fait quelques essais individuels et il semble qursquoaux Eacutetats-Unis on
commence agrave organiser ce travail neacutecessaire de publication mais le mouvement en est
encore agrave ses deacutebuts
NOTES
1 Beloch a essayeacute de leur faire une part plus large dans son Histoire grecque mais ses theacuteories
restent le plus souvent conjecturales faute de documents
88
Chapitre XIII
La construction des faits sociaux
I Neacutecessiteacute de la construction ndash Faits simultaneacutes et faits successifsII Proceacutedeacute de construction des faits simultaneacutes ndash Questionnaire diffeacuterence entre le questionnairehistorique et le questionnaire drsquoenquecircteIII Cadres de lrsquohistoire sociale ndash Sections geacuteographiques ndash Questions agrave poser ndash Tableau despheacutenomegravenes
1 Un autre groupe de difficulteacutes tient non plus agrave la matiegravere de la science sociale crsquoest-agrave-
dire aux faits isoleacutes qursquoil srsquoagit de constater mais agrave la construction qursquoon veut eacutedifier avec
ces faits crsquoest-agrave-dire agrave la nature mecircme de la science Lrsquoexamen de ces difficulteacutes speacuteciales
fournira un enseignement pratique sur les preacutecautions agrave prendre et sur les lacunes
ineacutevitables de la science sociale par conseacutequent sur ses limites et sur les terrains qursquoon
fera mieux drsquoeacuteviter Ces difficulteacutes viennent de deux causes 1deg de lrsquoeacutetendue neacutecessaire
des faits agrave connaicirctre en science sociale 2deg du caractegravere speacutecial de lrsquoeacutevolution en matiegravere
de faits sociaux
2 I ndash La premiegravere difficulteacute tient agrave lrsquoeacutetendue qursquoon est obligeacute de donner agrave la construction
historique en matiegravere sociale Il faut drsquoabord srsquoexpliquer sur le sens preacutecis de ce mot
construction que jrsquoai eacuteteacute obligeacute de creacuteer pour deacutesigner le dernier acte du travail historique
Quand on a eacutetudieacute des documents par la meacutethode historique en leur appliquant les
proceacutedeacutes de lrsquoanalyse et de la critique on arrive agrave la fin de toutes ces opeacuterations agrave
deacuteterminer seulement des produits drsquoanalyse crsquoest-agrave-dire des faits historiques isoleacutes par
exemple Il a existeacute une bourse du commerce agrave Anvers au XVIe siegravecle
3 Il est eacutevident qursquoon ne peut laisser les faits tels qursquoils sortent du travail analytique agrave lrsquoeacutetat
de fragments agrave moins de se contenter drsquoun reacutepertoire par ordre alphabeacutetique Degraves qursquoon
veut essayer de les comprendre il faut les coordonner
4 Pour faire une science il faut reacuteunir tous ces faits isoleacutes en un ensemble la construction Le
principe eacuteleacutementaire1 crsquoest de reacuteunir les faits par deux systegravemes de combinaison les faits
simultaneacutes pour obtenir un tableau des choses agrave un moment donneacute les faits successifs
pour atteindre les transformations et lrsquoeacutevolution La construction historique deacutefinitive
comporte donc toujours deux groupes drsquoopeacuterations 1deg pour dresser le tableau des faits agrave
un moment donneacute description drsquoeacutetat 2deg pour eacutetablir la seacuterie des changements successifs
dans le temps deacutetermination drsquoeacutevolution Cette meacutethode srsquoapplique agrave tous les faits
89
historiques agrave toutes les histoires des usages de tous genre costume habitation
ceacutereacutemonial arts lettres religion sciences institutions politiques elle srsquoapplique agrave toute
lrsquohistoire sociale histoire de la vie eacuteconomique deacutemographie et statistique
reacutetrospectives histoire des doctrines sociales
5 II ndash Pour grouper les faits il faut trouver un cadre de classement crsquoest une neacutecessiteacute
ineacutevitable de toutes les sciences descriptives On a vu plus haut (chap VIII III) que dans
les sciences documentaires on est reacuteduit agrave le creacuteer par un travail drsquoimagination et que ce
cadre imagineacute prendra forceacutement le caractegravere drsquoun questionnaire Crsquoest une neacutecessiteacute que
les historiens nrsquoaiment pas agrave srsquoavouer Dans les sciences sociales les travailleurs ne se font
pas scrupule drsquoen parler ouvertement La pratique des enquecirctes les a familiariseacutes avec
cette ideacutee qursquoon ne peut faire une enquecircte par eacutecrit sans questionnaire Or toute eacutetude
historique faite pour arriver agrave dresser le tableau soit drsquoune organisation soit drsquoun
ensemble drsquousages est une enquecircte reacutetrospective elle comporte forceacutement un
questionnaire
6 Il y a donc une ressemblance essentielle entre le questionnaire qui sert agrave diriger le travail
drsquoune enquecircte sur un pheacutenomegravene social contemporain et le questionnaire historique
dresseacute pour lrsquoeacutetude drsquoun pheacutenomegravene social passeacute Dans les deux cas le travailleur
deacutetermine drsquoavance lrsquoespegravece de faits qursquoil cherchera agrave rassembler et lrsquoordre dans lequel il
les rangera Or il ne peut dresser cette liste de questions et tracer ce cadre drsquoarrangement
qursquoen partant de la connaissance qursquoil a deacutejagrave de pheacutenomegravenes analogues agrave ceux qui vont
faire le sujet de lrsquoenquecircte Pour dresser un questionnaire on se repreacutesente un ensemble
analogue agrave celui qursquoon veut eacutetudier et on lrsquoanalyse mentalement de faccedilon agrave deacutegager un agrave
un les deacutetails sur lesquels devra porter lrsquoenquecircte Il faut donc avoir la connaissance drsquoun
ensemble du mecircme genre Celui qui nrsquoaurait aucune connaissance drsquoun syndicat ne
pourrait pas dresser un questionnaire pour une eacutetude de syndicat Il en est exactement de
mecircme pour un historien il ne pourrait dresser le cadre pour grouper des faits drsquoune
espegravece dont il nrsquoaurait aucune ideacutee
7 Mais il y a des diffeacuterences entre un questionnaire historique et un questionnaire pour
lrsquoeacutetude de faits actuels Pour une eacutetude actuelle le questionnaire peut nrsquoecirctre qursquoun guide
provisoire en faisant lrsquoenquecircte on se trouvera placeacute directement en preacutesence de
lrsquoensemble complet des faits on sera ameneacute naturellement agrave apercevoir les lacunes les
faits qursquoon avait oublieacutes de preacutevoir agrave voir ceux qursquoon avait mal interpreacuteteacutes ou mal
classeacutes la vue directe de lrsquoensemble rectifiera constamment les oublis ou les ideacutees
preacuteconccedilues le tableau traceacute apregraves lrsquoenquecircte pourra ecirctre beaucoup plus complet et moins
arbitraire que le questionnaire Mais le questionnaire historique nrsquoa pas cette ressource
de lrsquoobservation posteacuterieure Il est vrai qursquoon pourra trouver dans les documents la
mention de faits auxquels on nrsquoavait pas penseacute ou lrsquoindication de rapports qursquoon avait mal
interpreacuteteacutes aussi un historien meacutethodique doit-il toujours ecirctre precirct agrave compleacuteter ou agrave
rectifier son questionnaire Mais les documents ne peuvent jamais fournir que des
fragments ils ne donnent pas une vue drsquoensemble ils ne sont intelligibles qursquointerpreacuteteacutes
au moyen drsquoune ideacutee geacuteneacuterale de la socieacuteteacute ougrave les faits se sont produits ideacutee forceacutement
subjective donc ils restent toujours subordonneacutes agrave lrsquoideacutee que lrsquohistorien se fait des
socieacuteteacutes en geacuteneacuteral Voilagrave pourquoi un tableau historique est beaucoup plus subjectif que
le tableau reacutesultant drsquoune enquecircte directe sur le preacutesent Cette subjectiviteacute inheacuterente agrave
tout travail historique tient agrave ce que les menus fragments livreacutes agrave lrsquohistorien par lrsquoeacutetude
des documents ne peuvent jamais ecirctre recolleacutes ensemble qursquoau moyen drsquoun ciment fourni
par lrsquoimagination
90
8 En outre lrsquoenquecircte directe peut arriver agrave reacuteunir tous les faits drsquoune nature donneacutee dans
un rayon donneacute agrave un moment donneacute ndash ou du moins tous les faits assez importants pour
valoir la peine drsquoecirctre connus ndash ceux que lrsquoenquecircteur neacutegligera de recueillir ce sera
volontairement parce qursquoil les jugera inutiles pour lrsquointelligence de lrsquoensemble Dans le
travail historique au contraire les faits recueillis deacutependront des documents agrave la
disposition de lrsquohistorien il faudra qursquoils aient eacuteteacute non seulement observeacutes et deacutecrits par
un contemporain mais transmis par des documents qui se soient conserveacutes et dont
lrsquohistorien aura connaissance Des faits indispensables pourront lui eacutechapper soit parce
qursquoils nrsquoauront pas eacuteteacute noteacutes soit parce que les documents se seront perdus ou mecircme
seulement parce qursquoils lui seront resteacutes inconnus Crsquoest ainsi le hasard qui deacutecidera des
lacunes pour les eacutepoques eacuteloigneacutees elles seront toujours eacutenormes le sort naturel des
documents surtout en matiegravere eacuteconomique eacutetant de se perdre au bout de quelques
siegravecles Lrsquoenquecircte actuelle sera comme un plan drsquoarchitecte ougrave sera traceacute lrsquoensemble de la
construction le tableau historique restera une esquisse avec des lacunes marqueacutees par
des lignes conjecturales Encore les conditions de construction drsquoun eacutedifice mateacuteriel sont-
elles si simples et si uniformes qursquoon peut restituer avec une quasi-certitude les lignes
disparues tandis que les ensembles sociaux sont soumis agrave des lois si compliqueacutees que la
restitution des faits non connus directement reste toujours une conjecture douteuse
9 III ndash Le cadre de lrsquohistoire eacuteconomique est donneacute par la nature mecircme des faits
eacuteconomiques Ils consistent dans les rapports entre les hommes et les objets mateacuteriels en
tant que ces objets sont rechercheacutes pour satisfaire un besoin La limite nrsquoest pas toujours
facile agrave tracer mecircme si lrsquoon prend lrsquoexpression laquo pheacutenomegravenes eacuteconomiques raquo au sens
habituel dans lrsquoeacuteconomie politique europeacuteenne ndash crsquoest-agrave-dire en eacutecartant les
pheacutenomegravenes de consommation et les faits geacuteneacuteraux de deacutemographie et en se restreignant
aux pheacutenomegravenes drsquoappropriation de creacuteation et de distribution des objets Mecircme dans
ces limites aucun classement geacuteneacuteral des pheacutenomegravenes ne srsquoimpose sans discussion en
fait les cadres adopteacutes pour les exposer varient dans les diffeacuterents ouvrages historiques
Je me borne donc agrave proposer le classement qui me paraicirct le plus conforme agrave lrsquoobservation
des pheacutenomegravenes actuels
10 Drsquoabord il est impossible de reacuteunir en un tableau unique les faits du monde entier agrave un
moment donneacute Un sectionnement mateacuteriel srsquoimpose comme une neacutecessiteacute pratique Le
principe pour faire la section doit ecirctre tireacute des conditions les plus geacuteneacuterales de celles qui
srsquoimposent agrave tous les faits Pour les faits eacuteconomiques crsquoest la division naturelle de la
terre drsquoougrave sont tireacutes les mateacuteriaux et sur laquelle se font les eacutechanges crsquoest-agrave-dire la
division geacuteographique On sera donc ameneacute agrave choisir un compartiment de la terre dans
lequel on eacutetudiera les faits eacuteconomiques on fera le tableau eacuteconomique drsquoun mecircme pays
soit une reacutegion (Provence Sicile Irlande) soit un Eacutetat (France Allemagne Angleterre)
La reacuteunion de ces tableaux seacutepareacutes pourra donner ensuite un tableau geacuteneacuteral drsquoune
portion du monde mais il vaut mieux que ce tableau drsquoensemble ne soit que le
groupement de travaux anteacuterieurs faits chacun dans une subdivision geacuteographique Dans
un mecircme pays les pheacutenomegravenes eacuteconomiques de diffeacuterentes espegraveces sont lieacutes entre eux
par des reacuteactions mutuelles lrsquoorganisation de la culture agit sur lrsquoindustrie le commerce
agit sur la culture le reacutegime de proprieacuteteacute agit sur le commerce etc Il vaut donc mieux
construire drsquoabord un tableau geacuteneacuteral de tous les pheacutenomegravenes lieacutes entre eux dans un pays
donneacute et rapprocher ensuite ces ensembles que drsquoeacutetudier une seule espegravece de
pheacutenomegravenes deacutetacheacutee de lrsquoensemble dans tous les pays du monde2 La division
91
fondamentale se fera par pays les subdivisions seules se feront par espegraveces de
pheacutenomegravenes
11 La division en espegraveces doit reposer sur le but et la nature des arts par lesquels sont creacuteeacutes
et distribueacutes les objets ndash La division geacuteneacuterale est 1deg production subdiviseacutee en
production directe des mateacuteriaux transformation des mateacuteriaux (industrie) 2deg transfert
subdiviseacute en transport mateacuteriel eacutechange leacutegal (commerce) 3deg reacutepartition subdiviseacutee en
appropriation jouissance transmission
12 Dans ce cadre geacuteneacuteral se placent agrave propos de chaque espegravece de faits les questions
speacuteciales agrave poser quand on fait lrsquoenquecircte reacutetrospective sur lrsquoeacutetat eacuteconomique drsquoun pays agrave
un moment donneacute Quels sont les systegravemes suivis par les habitants Par qui sont-ils
pratiqueacutes Comment sont-ils distribueacutes entre les diffeacuterentes parties du pays Ce qui
implique une description de lrsquousage une description du personnel speacutecial une carte de
distribution de lrsquousage
13 Voici le deacutetail
14 1er groupe Production
15 1deg Production directe crsquoest-agrave-dire des objets bruts quatre proceacutedeacutes 1deg chasse et pecircche
2deg eacutelevage 3deg culture 4deg extraction des mateacuteriaux bruts (bois carriegraveres mines) qui
forme transition avec lrsquoindustrie Pour chacune des quatre on fera des subdivisions
suivant lrsquoespegravece drsquoanimal ou drsquoobjet Lrsquoenquecircte devra porter seacutepareacutement sur chaque
forme de production et poser trois questions 1deg objets produits et proceacutedeacutes de travail
2deg personnes qui font les opeacuterations comment elles se partagent les opeacuterations comment
elles sont organiseacutees (coordonneacutees ou subordonneacutees) 3deg reacutepartition de ces personnes sur
le sol (centres de production quantiteacutes produites par chacun)
16 2deg Industrie crsquoest-agrave-dire transformation des mateacuteriaux Le nombre des industries est tregraves
grand ce qui les rend difficiles agrave classer le classement drsquoapregraves la nature des mateacuteriaux
est irrationnel le moins arbitraire est le classement drsquoapregraves le but car le but drsquoordinaire
conditionne les proceacutedeacutes On divisera donc en alimentation vecirctement bacirctiment
ameublement outils et armes objets de luxe vie intellectuelle dans chacune les
subdivisions sont nombreuses Forceacutement chaque industrie formera un terrain drsquoenquecircte
speacutecial ougrave lrsquoon retrouvera les mecircmes questions 1deg mateacuteriaux employeacutes et proceacutedeacutes
(technique) 2deg personnel employeacute crsquoest-agrave-dire division et organisation du travail
rapports entre les travailleurs drsquoun mecircme meacutetier rapports avec ceux des autres meacutetiers
et surtout avec les directeurs du commerce 3deg distribution geacuteographique des
travailleurs centres pour chaque espegravece de travail nombre des travailleurs et quantiteacute
des produits
17 2e groupe Transfert
18 1deg Transports transition entre lrsquoindustrie et le commerce ndash II nrsquoy a guegravere agrave distinguer que
deux classes transport par mer transport inteacuterieur mais la deuxiegraveme se subdivise en
voies fluviales voies ferreacutees routes Pour chaque classe se posent les trois questions
1deg proceacutedeacutes de transport voie et mode de traction et drsquoemballage (il faut ici distinguer les
transports drsquoobjets et de personnes) 2deg personnel des transports (mecircmes questions que
pour lrsquoindustrie) 3deg distribution geacuteographique des voies et des centres de transport
quantiteacute des objets transporteacutes
19 2deg Commerce eacutechange des droits Il faut distinguer entre le commerce direct qui se fait par
un eacutechange drsquoobjets mateacuteriels et les commerces symboliques creacutedit et speacuteculation Pour
92
chaque branche reviennent les questions 1deg matiegravere du commerce et proceacutedeacutes de
commerce 2deg personnel des commerccedilants division du travail et organisation rapports
entre les groupes 3deg distribution geacuteographique des centres de commerce et de creacutedit
Quantiteacute des opeacuterations
20 3e groupe Reacutepartition
21 Il nrsquoy a pas lieu agrave subdiviser Il suffit de se poser les questions
22 1deg Appropriation qui comporte les questions suivantes 1deg reacutegime de la proprieacuteteacute sur
quels objets elle porte 2deg personnel des proprieacutetaires organisation en classe rapports
entre groupes 3deg distribution geacuteographique des proprieacutetaires
23 2deg Jouissance des objets 1deg systegravemes de jouissance possession preacutecaire partage des
avantages entre le possesseur et le proprieacutetaire leacutegal 2deg personnel des gens en
possession organisation en classe 3deg distribution des possessions preacutecaires
24 3deg Transmission des droits 1deg proceacutedeacutes de transmission entre vifs par contrat apregraves
deacutecegraves 2deg quantiteacute des transmissions
25 Apregraves avoir fait une enquecircte sur ces usages et cette distribution des pheacutenomegravenes on
aurait un tableau drsquoensemble de lrsquoorganisation eacuteconomique drsquoun pays agrave une eacutepoque
donneacutee Quand le travail serait fait pour tous les pays agrave un mecircme moment on aurait une
seacuterie de tableaux eacuteconomiques On pourrait alors en comparant les organisations
diffeacuterentes constater les traits communs et voir si lrsquoon peut dresser un tableau
eacuteconomique universel de cette eacutepoque
NOTES
1 Derniegravere page du chap VIII
2 Deacutejagrave la pratique de la statistique a ameneacute Meitzen agrave penser qursquoil vaut mieux eacutetudier tous les
faits dans un domaine eacutetroit qursquoune seule espegravece de faits dans un domaine large
93
Chapitre XIV
Difficulteacutes speacuteciales de lrsquohistoire sociale
I Neacutecessiteacute de deacuteterminer la quantiteacute des faits ndash Connaissance qualitative en histoire ndash Neacutecessiteacutede la deacutetermination de quantiteacute en matiegravere socialeII Moyens de deacuteterminer la quantiteacute ndash Mesure ndash Deacutenombrement ndash Eacutevaluation ndash Eacutechantillonnagendash GeacuteneacuteralisationIII Conseacutequences pratiques ndash Preacutecautions speacuteciales ndash Limites de la construction
1 I ndash Le tableau des faits eacuteconomiques a besoin pour se construire de plus de connaissances
auxiliaires et drsquoune plus grande preacutecision de connaissances que la plupart des autres
eacutetudes historiques
2 Il suppose drsquoabord la connaissance du terrain geacuteographique qui sert de support aux
hommes et aux objets Crsquoest une condition commune agrave toutes les eacutetudes historiques La
geacuteographie est une science auxiliaire de lrsquohistoire et drsquoautant plus neacutecessaire que les faits
ont une plus grande part mateacuterielle Mais pour les histoires de faits intellectuels
(sciences art religion) une connaissance geacuteneacuterale peut suffire la connaissance doit ecirctre
plus preacutecise agrave mesure qursquoon opegravere sur des faits plus mateacuteriels soumis plus eacutetroitement
aux conditions du milieu Agrave ce titre lrsquohistoire eacuteconomique est fortement deacutependante de la
geacuteographie et il nrsquoy a pas de statistique historique sans connaissance du terrain
geacuteographique
3 Les faits historiques prennent drsquoabord la forme descriptive on deacutecrit des conceptions
des actes des usages ndash crsquoest-agrave-dire des actes renouveleacutes ndash des objets des conditions des
produits Crsquoest la forme premiegravere de toutes les sciences descriptives (zoologie botanique)
Seulement certaines descriptions sont drsquoune espegravece particuliegravere agrave lrsquohistoire en tant que
science de lrsquohumaniteacute ce sont les descriptions drsquoeacutetats inteacuterieurs par des figures
mateacuterielles non repreacutesentables langue penseacutee imagination regravegles motifs tous faits
psychologiques Jrsquoai montreacute1 que ces faits forment presque seuls toute une des cateacutegories
de lrsquohistoire lrsquohistoire des coutumes intellectuelles et la plus grande partie de deux
autres lrsquohistoire des institutions sociales et politiques De tous ces faits on ne peut jamais
avoir qursquoune connaissance qualitative on peut deacuteterminer le caractegravere la nature de ces
conceptions mais la seule connaissance quantitative serait la freacutequence qursquoil est
impossible de rechercher Combien de fois un homme a-t-il eu une penseacutee Combien
drsquohommes ont eu cette penseacutee On nrsquoa jamais pu mecircme songer agrave faire cette recherche
94
4 Cependant on a pu constituer une histoire des pheacutenomegravenes intellectuels sans sortir de la
description crsquoest-agrave-dire sans chercher au-delagrave de la connaissance qualitative sans
atteindre aucun eacuteleacutement de quantiteacute Crsquoest le cas des histoires de la langue des arts des
sciences des religions On deacutecrit les œuvres drsquoart ou de science et les conceptions qui ont
eacuteteacute manifesteacutees agrave une certaine date sans essayer de faire un tableau de leur reacutepartition
ou de leur freacutequence La preacutetention drsquoarriver agrave appliquer la statistique a eacuteteacute eacutemise par M
Bourdeau LrsquoHistoire et les historiens 1886 il proposait drsquoeacutetudier le nombre drsquoexemplaires
drsquoun ouvrage pour en eacutevaluer quantitativement lrsquoimportance crsquoest une illusion On
nrsquoarriverait agrave savoir ainsi qursquoun chiffre drsquoopeacuterations typographiques on nrsquoatteindrait pas
la freacutequence du pheacutenomegravene litteacuteraire qui est la repreacutesentation dans lrsquoesprit du lecteur de
la conception qursquoavait exprimeacutee lrsquoauteur
5 Pour lrsquohistoire des usages qui consistent en actes mateacuteriels la connaissance qualitative
reste souvent aussi la seule possible Combien de maisons de costumes de fecirctes y a-t-il
eu au XIVe siegravecle Combien de fois a-t-on appliqueacute une regravegle de droit un usage politique
Mais lagrave encore on nrsquoa pas un besoin absolu de connaicirctre la quantiteacute il srsquoagit plutocirct de
savoir qursquoagrave un moment donneacute dans un pays on a pratiqueacute certain usage ou certaines
institutions politiques Lrsquointeacuterecirct est dans lrsquoexistence de lrsquousage pas seulement dans la
freacutequence Pourtant on a deacutejagrave besoin de savoir si les regravegles eacutetaient vraiment appliqueacutees
crsquoest-agrave-dire approximativement dans quelle proportion de cas
6 Lrsquohistoire sociale consiste aussi pour une bonne part dans la description drsquousages
eacuteconomiques proceacutedeacutes drsquoexploitation agricole et industrielle de production de
transport usages de vente de creacutedit de speacuteculation division du travail proprieacuteteacute regravegles
de reacutepartition des produits Mais cette part est insuffisante pour constituer lrsquohistoire
sociale elle aide agrave comprendre les pheacutenomegravenes sociaux elle ne les eacutetablit pas Le tableau
drsquoune socieacuteteacute agrave un moment donneacute ne peut se faire par une simple description de ses
usages Ce tableau comporte toujours des donneacutees de nombre et de reacutepartition Le nombre
des membres la reacutepartition par sexes acircges origines occupations ndash la composition des
classes sociales ou des professions ndash la richesse crsquoest-agrave-dire la quantiteacute des objets de
valeur et la reacutepartition de la richesse entre les cateacutegories drsquohabitants ndash la reacutepartition des
cultures industries moyens de transports ndash toutes ces notions sont indispensables Faute
de les avoir on nrsquoarrive pas du tout agrave se repreacutesenter la socieacuteteacute on nrsquoen a aucune ideacutee
drsquoensemble Mecircme les usages eacuteconomiques nrsquoont presque aucune valeur par eux-mecircmes
ils nrsquoagissent que par leur freacutequence un usage qui nrsquoexiste qursquoentre quelques hommes nrsquoa
pas drsquointeacuterecirct ni pratique ni historique La connaissance drsquoune socieacuteteacute au point de vue de
lrsquohistoire sociale crsquoest la connaissance de la structure crsquoest-agrave-dire des proportions entre les
parties Or le nombre la reacutepartition la freacutequence les proportions sont des notions
toutes quantitatives On ne conccediloit guegravere un tableau de pheacutenomegravenes sociaux purement
qualitatif comme peut lrsquoecirctre un tableau de la litteacuterature des arts des sciences ou mecircme
un tableau du droit ou des institutions politiques On arrive ainsi agrave cette conclusion que
lrsquohistoire sociale a absolument besoin drsquoecirctre une connaissance quantitative
7 II ndash De quels moyens dispose lrsquohistoire pour atteindre une connaissance de quantiteacute A
priori on peut preacutesumer que ces moyens seront meacutediocres puisque lrsquohistoire manque de
tout proceacutedeacute direct drsquoexamen des pheacutenomegravenes Elle reste reacuteduite agrave deux proceacutedeacutes
indirects
8 1deg Elle recueille les renseignements sur les quantiteacutes que fournissent les auteurs de
documents par exemple le chiffre de la population de lrsquoAttique donneacute par Atheacuteneacutee Ce
sont toujours des affirmations non scientifiques on ne peut donc les accepter que sous
95
reacuteserve de critique Mais la critique a besoin pour conclure de savoir dans quelles
conditions lrsquoauteur a opeacutereacute pour atteindre ses reacutesultats or on les connaicirct rarement et on
doit a priori preacutesumer que lrsquoauteur a commis quelque erreur car lrsquoerreur est habituelle en
matiegravere de chiffres
9 2deg Elle reacuteunit les donneacutees isoleacutees obtenues par lrsquoanalyse des documents et elle les
rapproche de faccedilon agrave calculer des quantiteacutes par exemple on additionne les chiffres de
tenanciers fournis par le Domesdaybook pour chacun des domaines recenseacutes on calcule la
proportion drsquohabitants par tenanciers et on en conclut la population de lrsquoAngleterre agrave la
fin du XIe siegravecle
10 Il faut donc examiner les moyens dont dispose lrsquoauteur de document ou lrsquohistorien pour
arriver agrave deacuteterminer et agrave exprimer des quantiteacutes Les voici rangeacutes dans lrsquoordre
deacutecroissant de preacutecision
11 1deg La mesure ndash Crsquoest la seule expression de quantiteacute qui soit entiegraverement scientifique Elle
consiste agrave ramener les pheacutenomegravenes agrave des uniteacutes identiques par conseacutequent exactement
commensurables (telles que longueur surface poids composition chimique
mouvement) Elle tient une place de plus en plus grande dans lrsquoobservation actuelle des
pheacutenomegravenes sociaux surtout eacuteconomiques De plus en plus on se preacuteoccupe de connaicirctre
les longueurs de reacuteseaux de chemins de fer ou de routes les superficies de terrains les
poids de produits les valeurs exprimeacutees en numeacuteraire Mais pour les faits passeacutes nous
nrsquoavons plus aucun moyen direct drsquoobtenir une mesure il ne reste qursquoagrave recueillir les
mesures mentionneacutees dans les documents soit qursquoelles aient eacuteteacute faites par les auteurs
eux-mecircmes ndash ce qui est rare ndash soit que les auteurs des documents aient reproduit les
mesures faites par drsquoautres Or ni les proceacutedeacutes de mesure dont disposaient les siegravecles
anteacuterieurs ni les habitudes de transcription des auteurs de documents ne laissent guegravere
espeacuterer que les mesures doivent ecirctre preacutesumeacutees exactes
12 2deg Le deacutenombrement ndash Crsquoest le proceacutedeacute statistique par excellence Il consiste agrave choisir un
caractegravere abstrait expresseacutement deacutefini et agrave compter dans un champ donneacute combien
drsquohommes ou drsquoobjets drsquoune espegravece donneacutee preacutesentent ce caractegravere Comme le
deacutenombrement arrive agrave srsquoexprimer en chiffres il donne souvent lrsquoillusion de la mesure
crsquoest-agrave-dire de la science exacte Cette illusion nrsquoest qursquoun cas particulier de la tendance
naturelle agrave confondre exact avec preacutecis (voir chap II I) En fait le deacutenombrement ne prend
ce caractegravere preacutecis que gracircce agrave la convention sur laquelle il repose toute sa valeur comme
moyen de connaissance deacutepend de la nature de la convention qui a servi agrave lrsquoeacutetablir Si on a
pris un caractegravere tregraves conventionnel (par exemple crime deacutelit appartement) le
deacutenombrement ne donnera que tregraves peu de renseignements sur la reacutealiteacute On saura
seulement qursquoil y a eu dans un pays donneacute tel chiffre de procegraves rangeacutes dans la cateacutegorie
laquo crime raquo ou laquo deacutelit raquo qursquoon a compteacute dans lrsquoensemble des maisons tant drsquouniteacutes
conventionnelles appeleacutees laquo appartement raquo En tout cas le chiffre drsquoun deacutenombrement ne
deacutesigne pas un total homogegravene il reacuteunit des objets qui ne sont pas entiegraverement
commensurables et qui peuvent nrsquoavoir de commun que des caractegraveres insignifiants
13 Pourtant le deacutenombrement est le seul proceacutedeacute quantitatif possible pour appreacutecier des
masses qui ne sont pas homogegravenes et crsquoest le cas de tous les ecirctres vivants et de tous les
objets produits par eux ndash sauf en tant qursquoon les a rameneacutes agrave la notion du poids ou agrave la
notion abstraite de valeur exprimeacutee en numeacuteraire (on ne mesure pas des moutons mais
on peut mesurer des poids de moutons) Le deacutenombrement est donc indispensable pour
exprimer avec preacutecision la structure drsquoune socieacuteteacute Il faut savoir au moins le chiffre de la
96
population la reacutepartition des habitants dans les centres le nombre des habitations des
animaux etc Aussi le deacutenombrement est-il le proceacutedeacute fondamental de la deacutemographie
mecircme les pheacutenomegravenes eacuteconomiques ne sont vraiment eacutetablis que lorsqursquoon est parvenu agrave
les exprimer en chiffres
14 Lrsquohistoire sociale ne dispose que drsquoun tregraves petit nombre de deacutenombrements attesteacutes par
des documents et presque tous ceux qursquoon possegravede sont suspects ils ont eacuteteacute faits dans
des conditions inconnues de nous et nous devons le preacutesumer avec des proceacutedeacutes
insuffisants Ainsi pour lrsquoAntiquiteacute les chiffres des esclaves drsquoEacutegine ou de la population
drsquoAthegravenes doivent rester suspects Les chiffres du Moyen Acircge ne le sont pas moins
LrsquoAngleterre fournit un exemple caracteacuteristique de lrsquoincapaciteacute des gens du Moyen Acircge
aux deacutenombrements mecircme les plus faciles En 1371 le gouvernement fit voter au
Parlement une taxe de 50 000 livres (agrave reacutepartir entre les paroisses agrave raison de 22 shillings
3 pence) calculeacutee sur le chiffre de 40 000 paroisses quand on voulut la lever on ne
trouva pas 9 000 paroisses On peut voir dans Round Feudal England 1895 ce qursquoon doit
penser du chiffre de 32 000 chevaliers vassaux du roi drsquoAngleterre qursquoon a admis jusqursquoici
sur le teacutemoignage drsquoun homme admirablement placeacute pour ecirctre informeacute puisqursquoil eacutetait
ministre du roi Il est probable aussi qursquoon a tort de reproduire comme le font mecircme des
historiens de la valeur de Ranke les chiffres des fameux rapports des ambassadeurs
veacutenitiens au XVIe siegravecle
15 Resterait la ressource de faire des deacutenombrements reacutetrospectifs en rapprochant les
eacuteleacutements pris dans les documents Mais pour deacutenombrer la condition indispensable est
de connaicirctre tout le champ agrave deacutenombrer car il faut ecirctre sucircr de pouvoir atteindre toutes
les uniteacutes agrave compter Or il deacutepend du hasard qursquoil se soit conserveacute des documents portant
sur le champ entier agrave deacutenombrer et ce hasard est tregraves rare Peut-ecirctre nrsquoy en a-t-il dans
toute lrsquohistoire du monde jusqursquoagrave la fin du Moyen Acircge qursquoun seul cas le Domesdaybook
drsquoAngleterre qui agrave vrai dire est lui-mecircme un deacutenombrement
16 3deg Lrsquoeacutevaluation ndash Crsquoest un expeacutedient pour remplacer le deacutenombrement Lorsqursquoon ne peut
pas (ou qursquoon ne veut pas) deacutenombrer le champ tout entier on en prend une portion et
dans cette portion on compte les objets des diffeacuterentes classes de faccedilon agrave eacutetablir la
proportion numeacuterique tant pour cent de chaque classe On suppose que cette portion est
une image reacuteduite de lrsquoensemble et que la proportion totale sera la mecircme Le danger de ce
proceacutedeacute crsquoest la preacutesomption qui est agrave la base On admet que la portion qursquoon a choisie est
pareille agrave lrsquoensemble et que les proportions y seront les mecircmes mais si cette portion
restreinte diffegravere de lrsquoensemble lrsquoeacutevaluation sera fausse Supposons que pour connaicirctre la
proportion drsquoenfants illeacutegitimes en France on prenne le pourcentage de la population de
Paris lrsquoeacutevaluation sera beaucoup trop eacuteleveacutee Il faut donc ecirctre sucircr que la portion choisie
est pareille et crsquoest ce qursquoil est souvent difficile de savoir De mecircme quand un document
indique une proportion il faudrait savoir par quels proceacutedeacutes lrsquoauteur est arriveacute agrave son
eacutevaluation On reacutepegravete souvent drsquoapregraves les documents du XIVe siegravecle que la grande peste
de 1346-48 a enleveacute la moitieacute ou le tiers de la population on devrait se demander sur
quelle portion de la population a eacuteteacute faite cette eacutevaluation ndash en supposant qursquoil y ait eu
un calcul
17 4deg Lrsquoeacutechantillonnage ndash Crsquoest un expeacutedient pour suppleacuteer au deacutenombrement On prend au
hasard quelques uniteacutes agrave diffeacuterents endroits dans tout le champ agrave deacutenombrer on examine
dans combien de ces uniteacutes se rencontre un certain caractegravere (par exemple combien de
femmes sont veuves) on calcule la proportion des veuves par rapport au total des femmes
examineacutees (par exemple 30 p 100) on admet que la proportion sera la mecircme pour tout le
97
reste du champ Le proceacutedeacute est moins dangereux que lrsquoeacutevaluation en ce sens qursquoon court
moins de risques de tomber sur une portion exceptionnelle du champ mais on srsquoexpose
au danger plus grand encore de prendre pour bases des uniteacutes exceptionnelles on nrsquoa pas
de garantie que ces uniteacutes soient pareilles agrave lrsquoensemble
18 Les conditions sont surtout mauvaises pour un eacutechantillonnage reacutetrospectif ougrave lrsquoon est
reacuteduit agrave opeacuterer avec des documents Quand il srsquoagit de faits actuels comme on domine
lrsquoensemble du champ agrave eacutetudier on peut se faire une impression geacuteneacuterale voir quels sont
les cas aberrants et par suite prendre meacutethodiquement ses uniteacutes parmi celles qui ne
preacutesentent aucun caractegravere exceptionnel Mais dans lrsquoeacutechantillonnage reacutetrospectif on ne
connaicirct que des uniteacutes eacuteparses qursquoon nrsquoa pas choisies qursquoon a reccedilues des documents
crsquoest-agrave-dire du hasard or il est fort possible qursquoune espegravece de documents qui fait
connaicirctre une espegravece de faits exceptionnelle se soit conserveacutee plus qursquoune autre car les
conditions drsquoougrave deacutependent les chances de conservation sont drsquoordinaire les mecircmes pour
chaque groupe de document Les uniteacutes exceptionnelles ainsi obtenues fausseront
gravement lrsquoopeacuteration Qursquoon essaye par exemple pour le XIIe siegravecle de deacuteterminer par
eacutechantillonnage la proportion des terres appartenant agrave lrsquoEacuteglise dans un pays comme la
France Les documents qui se sont conserveacutes sont ceux qui se trouvaient dans les archives
des eacuteglises et qui se rapportent agrave leurs domaines crsquoest lagrave qursquoon ira forceacutement chercher les
eacutechantillons de groupes de domaines la proportion des terres drsquoeacuteglise y sera
naturellement tregraves forte presque toutes les terres paraicirctront appartenir aux eacuteglises
19 5deg La geacuteneacuteralisation ndash Ce proceacutedeacute le plus habituel en histoire nrsquoest qursquoun moyen irreacutefleacutechi
de simplifier les opeacuterations drsquoeacutevaluation Il consiste agrave eacutetendre agrave tout un groupe les
caractegraveres qursquoon a constateacutes chez quelques individus de ce groupe (hommes ou objets)
crsquoest un eacutechantillonnage inconscient et mal fait Le principe rationnel de la
geacuteneacuteralisation crsquoest la preacutesomption que si un caractegravere se rencontre dans plusieurs
uniteacutes drsquoun champ donneacute prises au hasard il se retrouvera dans toutes les uniteacutes de ce
champ autrement dit les cas observeacutes sont preacutesumeacutes repreacutesenter la moyenne
20 Crsquoest le seul proceacutedeacute qui reste possible dans tous les cas ougrave lrsquoon ne dispose pas de la
connaissance complegravete drsquoun champ ou du moins drsquoune portion drsquoun champ ce qui est le
cas normal en histoire ndash dans lrsquohistoire sociale comme dans les autres branches Et crsquoest
assureacutement une des causes drsquoerreur les plus actives en histoire la plus grande masse des
erreurs de construction commises dans les tableaux descriptifs drsquoune socieacuteteacute provient de
geacuteneacuteralisations incorrectes Crsquoest que les documents ne fournissent drsquoordinaire que
quelques cas la plupart exceptionnels qursquoon a reacutedigeacutes justement parce qursquoils eacutetaient
exceptionnels des crimes ou des actes heacuteroiumlques ndash les usages ou les modes des petits
groupes exceptionnels qui attiraient le plus lrsquoattention ou qui avaient une propension
exceptionnelle agrave eacutecrire Instinctivement on prend ces cas pour des cas-types
caracteacuteristiques de toute la socieacuteteacute on les deacuteclare des usages geacuteneacuteraux Tous les ouvrages
historiques de Taine sont pleins de geacuteneacuteralisations obtenues par ce proceacutedeacute
21 Lrsquohistoire sociale est particuliegraverement exposeacutee aux fausses geacuteneacuteralisations Elle a
absolument besoin drsquoarriver agrave un tableau complet pour se repreacutesenter la structure de la
socieacuteteacute et elle ne possegravede que tregraves peu de documents des mentions accidentelles dans les
documents narratifs ou litteacuteraires quelques inscriptions quelques piegraveces drsquoarchives tregraves
ineacutegalement conserveacutees (du Moyen Acircge il ne reste presque aucun document de laiumlques)
La tentation est donc plus grande de proceacuteder en geacuteneacuteralisant agrave partir du petit nombre
des faits eacutetablis Ainsi lrsquohistoire sociale est celle qui aurait le plus besoin de donneacutees
98
drsquoensemble et crsquoest celle qui est la plus exposeacutee agrave se les procurer par un proceacutedeacute
deacutefectueux
22 III ndash La conseacutequence pratique crsquoest que lrsquohistoire sociale doit ecirctre astreinte agrave des
preacutecautions plus seacutevegraveres qursquoaucune autre et soumise plus eacutetroitement agrave la regravegle qursquoavant
drsquoaborder lrsquoeacutetude drsquoun fait on doit constater lrsquoeacutetat des documents afin de renfermer la
recherche dans les limites de la connaissance possible
23 On devra faire la critique de toutes les donneacutees quantitatives plus seacutevegraverement encore que
la critique des descriptions car eacutetant beaucoup plus difficiles agrave atteindre exactement
elles doivent ecirctre plus suspectes Lrsquoauteur drsquoun document nrsquoa pas eu besoin drsquoune
preacutecision exceptionnelle pour connaicirctre et deacutecrire une conception ni mecircme un acte
reacutepeacuteteacute souvent (usage mode institution) Mais degraves qursquoil est intervenu une notion de
quantiteacute il lui a fallu pour la constater une meacutethode de travail souvent mecircme des
proceacutedeacutes speacuteciaux drsquoinformation On doit donc toujours se demander Par quels proceacutedeacutes
lrsquoauteur a-t-il atteint son reacutesultat Et que valait ce proceacutedeacute Quelles pouvaient ecirctre ses
donneacutees Par quelle meacutethode a-t-il pu faire ses calculs Souvent on aura une certitude
neacutegative on saura que lrsquoauteur nrsquoa pas pu opeacuterer exactement par exemple que les
chroniqueurs du Moyen Acircge nrsquoavaient aucun moyen drsquoeacutevaluer le nombre des victimes
drsquoune eacutepideacutemie ou le chiffre drsquoune population En tout cas il faudra toujours examiner de
pregraves Il semble bien que les historiens eacuteconomiques nrsquoont pas encore cette prudence
neacutecessaire il suffit de voir comment procegravedent mecircme les plus scrupuleux pour la peacuteriode
de lrsquoAntiquiteacute
24 Quand on opeacuterera soi-mecircme pour atteindre la quantiteacute lrsquoopeacuteration reacutetrospective devra se
faire avec les mecircmes preacutecautions que pour le calcul sur des faits actuels analogues La
meacutethode est deacutecrite par Meitzen Geschichte Theorie und Technik der Statistik 1886
25 La geacuteneacuteralisation nrsquoest pas eacutetudieacutee en statistique Jrsquoai essayeacute drsquoen faire la theacuteorie2 On doit
la ramener agrave un eacutechantillonnage conscient et meacutethodique ce qui comporte les
preacutecautions suivantes
26 1deg Preacuteciser le champ ougrave lrsquoon va geacuteneacuteraliser crsquoest-agrave-dire ougrave lrsquoon va preacutesumer la
ressemblance entre les uniteacutes prises au hasard Si ce champ est un groupe drsquohommes ne
pas le faire trop grand pour qursquoil ait plus de chances drsquoecirctre homogegravene eacuteviter de
confondre une section avec lrsquoensemble ne pas geacuteneacuteraliser par exemple sur une seule
province pour tout un Eacutetat
27 2deg Srsquoassurer que les faits contenus dans ce champ sont vraiment semblables entre eux
pour que des uniteacutes quelconques aient chance de correspondre agrave la moyenne se deacutefier
surtout des simples ressemblances de nom
28 3deg Srsquoassurer que les cas pris pour geacuteneacuteraliser sont vraiment repreacutesentatifs qursquoils ne sont
pas exceptionnels
29 4deg Srsquoassurer que le nombre des speacutecimens connus est assez grand Il devra ecirctre drsquoautant
plus grand qursquoil y aura moins de motifs que tous les cas se ressemblent moins grand pour
les groupes homogegravenes et les pheacutenomegravenes simples (par exemple lrsquoalimentation drsquoun
groupe de paysans) que pour des groupes heacuteteacuterogegravenes et des faits compliqueacutes (comme le
budget drsquoune famille riche habitant dans une capitale)
30 En prenant toutes les preacutecautions on sera ameneacute agrave reconnaicirctre que dans la plupart des cas
on ne peut pas arriver agrave un reacutesultat certain faute de donneacutees sucircres Ainsi sera poseacutee la
limite de construction de lrsquohistoire sociale Elle variera beaucoup sans doute mais elle
variera suivant la condition des documents crsquoest-agrave-dire la possibiliteacute de remonter agrave des
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observations correctement faites Si nous nous laissions aller agrave la nature ce ne serait pas
lrsquoeacutetat de nos instruments de connaissance qui poserait la limite agrave nos recherches ce serait
lrsquointensiteacute de notre inteacuterecirct Toute lrsquohistoire de la theacuteologie toute lrsquohistoire de la science
des antiquiteacutes montrent que les speacutecialistes eux-mecircmes sont exposeacutes agrave passer leur vie sur
une question insoluble dont la solution les passionne Il nrsquoest pas inutile de rappeler que
notre deacutesir de connaicirctre une espegravece de faits ne doit jamais ecirctre la mesure de nos
affirmations
NOTES
1 Voir chap XII II
2 Voir Langlois et Seignobos Introduction aux eacutetudes historiques chap IV V
100
Chapitre XV
Deacutetermination des groupes sociaux
I Caractegravere des faits sociaux ndash Faits humains abstraits localiseacutes ndash Actes individuels ndash Actestypiques ndash Actes collectifsII Les groupes ndash Difficulteacute de deacutefinir le groupe social diffeacuterence avec le groupe biologiquendash Caractegravere ordinaire des groupes historiques ndash Difficulteacutes speacuteciales agrave lrsquohistoire sociale preacutecautions et limites
1 La deuxiegraveme seacuterie des opeacuterations consiste agrave grouper ensemble les faits successifs pour
dresser un tableau de lrsquoeacutevolution sociale dans la suite des temps Mais elle exige une
opeacuteration preacutealable neacutecessaire pour se repreacutesenter les faits sociaux dont on eacutetudiera la
succession elle consiste agrave deacuteterminer les groupes drsquohommes qui sont les auteurs ou les
objets des pheacutenomegravenes sociaux Il faut donc avant drsquoeacutetudier lrsquoeacutevolution examiner
comment on peut arriver agrave deacuteterminer les groupes sociaux
2 I ndash Le principe qui domine toute cette opeacuteration de construction des groupes est le
principe de toute science historique principe si simple et si eacutevident qursquoon aurait honte de
le formuler si lrsquoexpeacuterience ne montrait pas qursquoil est tregraves souvent oublieacute par des cateacutegories
entiegraveres de travailleurs ce qui oblige agrave lrsquoeacutenoncer expresseacutement Il peut se formuler ainsi
Les faits sociaux ne sont que des abstractions ce sont toujours les actes les eacutetats ou les
rapports de certains hommes Ce sont ou des usages ndash et un usage nrsquoest qursquoune seacuterie
drsquoactes semblables ndash ou les eacutetats mateacuteriels drsquohommes deacutetermineacutes (acircge sexe maladie)
ndash ou des objets se rapportant indirectement agrave des hommes et eacutetudieacutes seulement en tant
qursquoils sont en rapport avec eux (plantes animaux maisons routes argent produits)
3 Pour qursquoun pheacutenomegravene soit social il faut qursquoil soit lrsquoacte ou lrsquoeacutetat ou la deacutependance
mateacuterielle drsquoun homme ou drsquoun groupe drsquohommes Or le propre des hommes crsquoest drsquoecirctre
des individus deacutetermineacutes La connaissance complegravete drsquoun fait social comporte donc qursquoon
connaicirct le groupe drsquohommes auquel il se rapporte Dans les sciences geacuteneacuterales abstraites
(physique chimie biologie) on opegravere il est vrai sur des pheacutenomegravenes rameneacutes agrave lrsquoeacutetat
drsquoabstractions et lrsquoon a le droit drsquoignorer les objets reacuteels dans lesquels ils se passent Mais
crsquoest qursquoon a pu isoler par lrsquoexpeacuterience et deacutefinir rigoureusement les caractegraveres sur
lesquels on opegravere En science sociale on a essayeacute de construire aussi une science abstraite
des pheacutenomegravenes lrsquoeacuteconomie politique la politique la sociologie mais lrsquoessai a eacuteteacute
preacutematureacute et peut-ecirctre est-il irrationnel Car il faut drsquoabord deacutecrire les faits sociaux dans
101
les conditions sans lesquels ils ne sont pas intelligibles crsquoest-agrave-dire dans les individus
humains Crsquoest ainsi que dans les sciences naturelles on a deacutecrit la structure et le
fonctionnement des organismes veacutegeacutetaux et animaux en les prenant dans lrsquoensemble
concret drsquoun individu longtemps avant drsquoessayer une biologie geacuteneacuterale abstraite
4 En matiegravere sociale les faits donneacutes par lrsquoobservation et par conseacutequent les faits agrave deacutecrire
drsquoabord sont des actes drsquoindividus ou de groupes des eacutetats des objets ils sont
deacutetermineacutes localiseacutes si bien que nous sommes obligeacutes de les eacutetudier drsquoabord avec leurs
noms En preacutesentant un tableau de la population ou la description drsquoun marcheacute il faut
dire qursquoil srsquoagit de la population de lrsquoEspagne ou du marcheacute de Londres ndash La condition
pour comprendre un fait social crsquoest de se repreacutesenter lrsquohomme ou le groupe drsquohommes
qui en sont lrsquoauteur et de pouvoir lier le fait agrave un eacutetat psychologique tregraves vaguement
deacutefini peut-ecirctre mais suffisamment connu pour nous le faire comprendre crsquoest le motif de
lrsquoacte Ainsi un simple transfert drsquoobjets nrsquoest pas intelligible socialement Est-il une
vente une donation un vol un brigandage Pour reacutepondre il nous faut savoir le motif
Une somme drsquoargent ou une quantiteacute drsquoobjets nrsquoest pas un pheacutenomegravene social agrave moins
qursquoon nrsquoy joigne la notion de la valeur attribueacutee agrave cette somme ou agrave ces objets ce qui est
un fait subjectif psychologique Seuls les faits deacutemographiques physiologiques peuvent se
suffire agrave eux-mecircmes mais ils ne sont que les conditions des pheacutenomegravenes sociaux Il faut
donc pour deacutecrire les faits historiques ou sociaux la connaissance des auteurs ou des
sujets de ces faits et de lrsquoun au moins de leurs pheacutenomegravenes psychologiques la
connaissance de leur motif
5 Voyons donc sous quelles formes se preacutesentent les faits soit dans lrsquoobservation directe
soit dans les documents
6 1deg Des actes individuels ou des eacutetats individuels lrsquoacte drsquoun artiste drsquoun homme
politique drsquoun geacuteneacuteral ou drsquoun ouvrier drsquoun acheteur drsquoun speacuteculateur Dans le passeacute la
connaissance de ces actes constitue lrsquohistoire individuelle Elle est souvent difficile agrave
eacutetablir en fait faute de documents mais elle est toujours la plus facile agrave comprendre crsquoest
lrsquohistoire des creacuteations intellectuelles (arts sciences philosophie religion) lrsquohistoire des
directions politiques (reacutevolutions reacuteformes guerres) ce qui forme une grande part de
lrsquohistoire politique Cette histoire individuelle nrsquoa presque aucune place dans lrsquohistoire
sociale sauf lrsquohistoire des inventions et des usages dans le cas ougrave on peut atteindre
lrsquoinventeur ou lrsquoinitiateur Jrsquoindique cette exception pour rappeler que lrsquohistoire
eacuteconomique elle-mecircme nrsquoest pas exclusivement une eacutetude de masses
7 2deg Des actes faits par un individu des eacutetats subis par un individu mais pareils aux actes
ou eacutetats drsquoautres individus du mecircme temps Souvent les documents ne donnent qursquoun
acte ou un eacutetat individuel un cas de vente par exemple mais on peut geacuteneacuteraliser et
eacutetablir que drsquoautres hommes agissaient de mecircme ou eacutetaient dans le mecircme eacutetat Lrsquoacte
individuel devient alors un cas repreacutesentatif de tout un groupe un type Ainsi se fait
lrsquohistoire des actes ou eacutetats typiques qui est une eacutetude de pheacutenomegravenes de masse Dans ce
genre rentrent lrsquohistoire des langues ougrave un mot trouveacute dans un eacutecrivain montre que ses
contemporains employaient ce mot ndash lrsquohistoire des usages priveacutes (alimentation
logement mobilier ceacutereacutemonial distraction etc) ougrave quelques exemples suffisent pour
montrer lrsquohabitude commune agrave tous les gens drsquoun pays ndash lrsquohistoire des croyances et des
doctrines communes ndash lrsquohistoire des regravegles de droit ndash lrsquohistoire des institutions sociales
et politiques Il y faut ranger aussi lrsquohistoire des coutumes eacuteconomiques qui est une
grande part de lrsquohistoire sociale elle se fait en eacutetudiant des cas individuels types de
culture de fabrication de transport drsquoeacutechange etc
102
8 3deg Des actes collectifs faits par un groupe drsquoindividus opeacuterant ensemble ou reacuteagissant
directement les uns sur les autres actes ou eacutetats drsquoune assembleacutee drsquoune armeacutee drsquoun
marcheacute etc Ceux-lagrave apparaissent dans les documents comme collectifs ayant eacuteteacute conccedilus
comme collectifs par les observateurs Ils sont la matiegravere de lrsquohistoire des actes sociaux et
politiques (en exceptant les actes originaux des fondateurs et reacuteformateurs)
9 La plupart des faits sociaux rentrent dans cette classe Ici il nrsquoy a pas seulement des actes
pareils comme dans la fabrication drsquoobjets ou les proceacutedeacutes agricoles il y a un
agencement crsquoest-agrave-dire une action reacuteciproque des actes ou des eacutetats humains les uns sur
les autres qui constitue une organisation du travail un systegraveme de transports un
systegraveme drsquoeacutechanges Ce ne sont pas seulement des pheacutenomegravenes de masse ce sont des
pheacutenomegravenes collectifs
10 II ndash Les faits individuels seuls ont un champ deacutefini drsquoavance qui est lrsquoindividu Tous les
autres faits faits semblables ou faits collectifs ne sont vraiment connus que lorsqursquoon
sait dans quel groupe ils se produisent quel est le groupe drsquohommes qui a des usages
pareils ou qui forme un systegraveme drsquoactes collectifs Il faut donc pour deacutefinir un fait de ces
deux derniers genres preacuteciser le groupe ougrave il se produit et crsquoest lagrave une des principales
difficulteacutes de toute histoire drsquousages
11 La deacutetermination du groupe se subdivise en deux opeacuterations 1deg deacuteterminer lrsquoespegravece de
groupe ougrave srsquoest produit le pheacutenomegravene 2deg deacuteterminer en fait quelles eacutetaient les limites de
ce groupe
12 Un groupe humain nrsquoest pas du tout comparable agrave une espegravece animale On peut discuter
il est vrai sur les limites drsquoune espegravece se demander si certains individus doivent ecirctre
rangeacutes dans une espegravece ou dans la voisine mais on sait qursquoun ecirctre nrsquoappartient pas agrave la
fois agrave deux espegraveces Le groupe humain au contraire est une notion non pas naturelle
mais en partie conventionnelle
13 Un groupe crsquoest un ensemble drsquohommes qui ont des usages pareils (par exemple la
langue la religion les mœurs) et qui collaborent ou sont solidaires pour certaines espegraveces
drsquoactes (par exemple la guerre le gouvernement le commerce) Mais il y a beaucoup
drsquousages et beaucoup de systegravemes drsquoactes produits par des causes multiples et variables
qui ont agi ineacutegalement sur les divers hommes Il en reacutesulte qursquoun mecircme homme ne fait
pas partie exclusivement drsquoun seul groupe parce qursquoil nrsquoa pas en toute matiegravere les mecircmes
usages ou les mecircmes conceptions ou les mecircmes inteacuterecircts que les autres membres du
groupe Il appartient agrave un certain groupe en matiegravere de langue agrave un autre groupe en
matiegravere de religion agrave un autre en matiegravere drsquousages priveacutes il deacutepend drsquoun systegraveme
politique drsquoun systegraveme eccleacutesiastique drsquoun systegraveme drsquointeacuterecircts eacuteconomiques Dans chaque
groupe et dans chaque systegraveme il se rencontre avec des semblables ou avec des
collaborateurs partiels qui en drsquoautres matiegraveres font partie drsquoun autre groupe ou drsquoun
autre systegraveme Un mecircme homme sera Luxembourgeois par la nation Franccedilais par la
langue catholique romain par la religion et lieacute eacuteconomiquement agrave lrsquoAllemagne comme
membre du Zollverein parce que les quatre solidariteacutes diffeacuterentes Eacutetat luxembourgeois
langue franccedilaise religion catholique romaine Zollverein allemand ont eacuteteacute eacutetablies agrave des
eacutepoques diffeacuterentes
14 Crsquoest lrsquoerreur fondamentale de la sociologie forgeacutee drsquoapregraves les analogies biologiques
drsquoavoir neacutegligeacute cette opposition capitale entre les pheacutenomegravenes biologiques et les
pheacutenomegravenes sociaux Elle srsquoest ainsi laisseacute conduire agrave admettre un groupe humain pareil agrave
un organisme animal et comme on ne pouvait utiliser cette analogie en opeacuterant sur des
103
individus membres agrave la fois de plusieurs groupes on a eacuteteacute ameneacute agrave choisir arbitrairement
un des groupes et agrave lrsquoidentifier avec un organisme en ignorant systeacutematiquement les
autres groupes qui eacutetablissent drsquoautres solidariteacutes Drsquoordinaire on a choisi pour
lrsquoassimiler agrave lrsquoespegravece animale le groupe formeacute par lrsquouniteacute de gouvernement le groupe
politique appeleacute aussi national qui en beaucoup de pays coiumlncide grossiegraverement avec le
groupe de langue Cette preacutefeacuterence donneacutee au groupe Eacutetat sur le groupe Eacuteglise ou le
groupe langue ou le groupe civilisation srsquoexplique par lrsquoexaltation du sentiment national
au XIXe siegravecle mais elle nrsquoen est pas moins irrationnelle
15 Crsquoest une des grosses difficulteacutes de lrsquohistoire de choisir lrsquoespegravece de groupe humain dont on
cherchera agrave eacutetudier les manifestations semblables ou collectives Eacutevidemment cette
espegravece varie suivant lrsquoespegravece de pheacutenomegravenes Pour lrsquohistoire de la langue ce sera le
groupe des hommes qui parlent la mecircme langue pour lrsquohistoire des religions le groupe
religieux pour lrsquohistoire politique le groupe national Mais pour les faits sociaux quel
groupe devra-t-on choisir Qursquoest-ce que le groupe eacuteconomique On nrsquoest pas parvenu agrave
le deacutefinir Quels sont en matiegravere eacuteconomique les hommes lieacutes par une solidariteacute ou par
des usages communs Sont-ce les sujets drsquoun mecircme souverain ndash Mais entre les sujets
des Eacutetats diffeacuterents le commerce eacutetablit une solidariteacute eacuteconomique parfois tregraves eacutetroite
qui varie avec les tarifs de douanes et les conditions des traiteacutes de commerce Dans quel
groupe eacuteconomique devra-t-on ranger le Canadien du Manitoba sujet anglais qui
commerce surtout avec les Eacutetats-Unis Et lrsquoHindou
16 La question est deacutejagrave difficile agrave reacutesoudre pour les socieacuteteacutes contemporaines ougrave lrsquoensemble
des faits nous est connu Mais pour les socieacuteteacutes anciennes ougrave il nous faut opeacuterer par
lrsquointermeacutediaire de documents fragmenteacutes comment reconnaicirctre les groupes drsquohommes
eacuteconomiquement solidaires Ces documents deacutesignent les groupes par un nom Mais quel
est le sens preacutecis de ce nom La plupart sont des noms politiques ils deacutesignent seulement
les sujets drsquoun mecircme souverain (Romains Franccedilais Anglais) dans des temps ougrave la
solidariteacute eacuteconomique eacutetait bien plus faible que de nos jours dans lrsquointeacuterieur de chaque
Eacutetat
17 Il nrsquoest pas facile drsquoindiquer une solution agrave cette difficulteacute mais du moins faut-il en ecirctre
averti pour savoir avec quelle sorte de notion on opegravere On devra donc se demander
toujours Agrave quelle sorte de groupe se rapportent les noms employeacutes par les documents
Peut-on savoir en quoi ce groupe consistait Quelle sorte de liens unissait les membres
Et quel rapport y avait-il entre cette solidariteacute et une solidariteacute eacuteconomique On sera
ainsi averti des cas ougrave il faudra deacutecomposer un groupe reacuteuni sous un seul nom et si on ne
peut arriver agrave le deacutecomposer on saura du moins qursquoon fera mieux de srsquoabstenir drsquoaffirmer
et peut-ecirctre mecircme drsquoeacutetudier des faits qursquoon ne pourrait rapporter agrave aucun groupe preacutecis
18 La seconde difficulteacute crsquoest de preacuteciser les limites du groupe crsquoest-agrave-dire les gens qui
appartiennent agrave ce groupe Elle est commune agrave toutes les eacutetudes historiques de groupes et
nrsquoest pas speacuteciale agrave lrsquohistoire sociale Elle tient agrave ce que les documents toujours tregraves
incomplets ne font connaicirctre que quelques cas eacutepars observeacutes et noteacutes pour des raisons
accidentelles conserveacutes par hasard au moyen de ces fragments on restitue lrsquoensemble
des cas de cette espegravece par geacuteneacuteralisation avec tous les dangers inheacuterents agrave ce proceacutedeacute
entre autres la difficulteacute de deacutelimiter le champ de geacuteneacuteralisation Un usage est constateacute
par les documents dans un endroit Mais jusqursquoougrave srsquoeacutetend le champ ougrave lrsquoon a le droit
drsquoadmettre que cet usage a existeacute agrave ce moment Il faut poser la question nettement car
la solution deacutepend des conditions propres agrave chaque cas et la constitution des groupes
104
serait exposeacutee agrave des dangers ineacutevitables si lrsquoon opeacuterait sans meacutethode Voici la liste de ces
dangers
19 1deg Ne pas srsquoapercevoir du caractegravere abstrait des pheacutenomegravenes On exprime le pheacutenomegravene
par un substantif abstrait ndash par exemple le marcheacute lrsquoindustrie textile le machinisme ndash et
on opegravere avec cette formule abstraite comme si elle deacutesignait un ecirctre reacuteel on lui attribue
des actes des motifs des sentiments Quand on a ainsi personnifieacute lrsquoabstraction le
marcheacute lrsquoindustrie le machinisme prennent corps ils semblent agir avec une force
propre instinctivement on leur attribue des actes et une puissance comme srsquoils eacutetaient
des personnes et cette mythologie simpliste fait vite oublier les ecirctres humains plus
complexes qui sont les seuls acteurs veacuteritables de lrsquohistoire mecircme sociale
20 2deg En attribuant les pheacutenomegravenes agrave un groupe neacutegliger drsquoeacutetablir lrsquoexistence de ce groupe
par lrsquoobservation soit directe soit indirecte Il arrive ainsi drsquoadmettre pour causes des
faits un groupe imaginaire ou conjectural comme la communauteacute de village
hypotheacutetique des pays du centre de lrsquoEurope
21 3deg Prendre pour le support des pheacutenomegravenes eacuteconomiques un groupe reacuteel il est vrai mais
formeacute par une solidariteacute sans rapport avec les pheacutenomegravenes qursquoon veut eacutetudier prendre
par exemple un groupe formeacute par la communauteacute de langue comme les Hellegravenes ou les
Germains ou un groupe constitueacute par un lien purement politique comme lrsquoEspagne au
XVIe siegravecle ce qui megravene agrave attribuer agrave toutes les parties du groupe les mecircmes pheacutenomegravenes
eacuteconomiques ou une solidariteacute eacuteconomique contrairement agrave la reacutealiteacute Ce genre drsquoerreur
est facile agrave commettre car les noms que portent la plupart des groupes mentionneacutes dans
les documents deacutesignent des groupes de langue ou de solidariteacute politique sans aucun
caractegravere eacuteconomique
22 4deg Prendre un groupe heacuteteacuterogegravene sans penser agrave le deacutecomposer en des parties homogegravenes
(du moins au point de vue du pheacutenomegravene qursquoon eacutetudie) par exemple expliquer la vie
eacuteconomique de la Grande-Bretagne au XVIIIe siegravecle sans distinguer lrsquoIrlande et lrsquoEacutecosse de
lrsquoAngleterre On arrive agrave se faire une repreacutesentation moyenne qui est fausse pour toutes
les parties
23 5deg Faire son champ de geacuteneacuteralisation trop grand en se trompant sur les limites du
groupe on attribue ainsi les actes et les usages agrave des hommes qui y sont eacutetrangers Si par
exemple on fait entrer dans le groupe des Germains tous les peuples qui habitaient au VIe
siegravecle le territoire actuel de lrsquoAllemagne on y introduira des Celtes ou des Slaves dont les
usages eacuteconomiques eacutetaient diffeacuterents
105
Chapitre XVI
Eacutetude de lrsquoeacutevolution
I Conditions de lrsquoeacutetude de lrsquoeacutevolution ndash Emploi des courbes conditions ndash Diffeacuterences entrelrsquoeacutevolution en biologie et en sciences sociales ndash Diffeacuterentes sortes drsquoeacutevolution ndash Deacutetermination dugroupe ougrave lrsquoeacutevolution srsquoest produiteII Conditions des eacutevolutions speacuteciales ndash Production transfert reacutepartitionIII Conditions pour comprendre lrsquoeacutevolution ndash Constatations des changements drsquousages par lacomparaison ndash Eacutevolution par renouvellement difficulteacute de la constater
1 I ndash La derniegravere opeacuteration consiste agrave grouper les faits successifs de faccedilon agrave constater les
transformations et srsquoil se peut agrave atteindre lrsquoeacutevolution des pheacutenomegravenes Crsquoest par
excellence lrsquoopeacuteration historique elle ne peut ecirctre faite que par voie historique avec les
documents du passeacute Crsquoest la derniegravere opeacuteration de la seacuterie puisqursquoelle ne peut ecirctre faite
qursquoapregraves les deux autres Il faut avoir dresseacute le tableau de lrsquoensemble des faits sociaux (ou
du moins drsquoune espegravece de faits) agrave un moment donneacute et dans un groupe donneacute avant de
pouvoir le comparer agrave lrsquoensemble des faits (ou du moins agrave la mecircme espegravece de faits) dans le
mecircme groupe agrave un autre moment puis agrave une seacuterie de moments successifs
2 Lrsquoeacutevolution a eacuteteacute rendue plus facilement repreacutesentable par lrsquoemploi des courbes Quand
les pheacutenomegravenes sociaux peuvent srsquoexprimer numeacuteriquement la courbe permet drsquoen
figurer graphiquement lrsquoeacutevolution il suffit de transcrire les chiffres en graphiques On
obtient ainsi par exemple la courbe de la production drsquoune denreacutee ou de la quantiteacute des
transports La courbe rend plus saillante la continuiteacute du pheacutenomegravene et la direction des
changements
3 Le proceacutedeacute nrsquoest applicable que dans les cas ougrave on peut exprimer les faits par des
nombres ce qui suppose deux conditions
4 1deg Il faut que les faits soient par leur nature exprimables en nombre qursquoils comportent
une comparaison de quantiteacute au moins approximative entre des eacutetats successifs par
exemple la quantiteacute produite transporteacutee transfeacutereacutee distribueacutee ndash ou le nombre drsquoobjets
drsquoanimaux ou drsquoindividus comparables Le proceacutedeacute ne srsquoapplique donc pas aux conditions
mateacuterielles ni aux rapports entre les hommes qui constituent une organisation
eacuteconomique la description est le seul moyen possible de repreacutesenter les pheacutenomegravenes ougrave
entrent des milieux des conceptions des motifs
106
5 2deg Il faut que les donneacutees des documents soient suffisantes pour fournir des chiffres de
pheacutenomegravenes agrave plusieurs moments ce qui est tregraves rare pour les eacutepoques anciennes Dans
le cas ougrave les documents seront suffisants la description pourra ecirctre accompagneacutee de
tableaux de chiffres ou de courbes crsquoest ainsi qursquoa proceacutedeacute M Bienaimeacute dans ses eacutetudes
sur lrsquoeacutevolution du prix des denreacutees agrave Paris au XIXe siegravecle
6 Pour constater lrsquoeacutevolution on peut se contenter de dresser le tableau complet de toute la
vie eacuteconomique drsquoun pays agrave plusieurs moments successifs et de rapprocher ces tableaux
drsquoensemble Mais pour comprendre lrsquoeacutevolution il faut eacutetablir des comparaisons partielles
entre les faits constateacutes agrave diffeacuterents moments
7 Ici se pose la principale difficulteacute pratique On ne peut pas rapprocher des faits au
hasard il ne faut rapprocher pour les comparer agrave des moments diffeacuterents que les faits
analogues et entre lesquels il y a eu continuiteacute Or la continuiteacute est une notion subjective
une interpreacutetation que notre esprit se donne de la succession des faits lrsquoobservation
directe ne fournit que des eacutetats successifs sans lien Ce lien de continuiteacute est une forme du
lien de causaliteacute une forme beaucoup plus vague et plus sujette agrave erreur
8 En fait la notion drsquoeacutevolution nous est donneacutee par lrsquoobservation biologique Nous voyons
lrsquoecirctre vivant se transformer graduellement sans cesser drsquoecirctre le mecircme individu
lrsquoeacutevolution continue est ici eacutevidente Nous voyons se succeacuteder les individus issus lrsquoun de
lrsquoautre et dans certains cas nous les voyons se diffeacuterencier peu agrave peu chaque geacuteneacuteration
srsquoeacutecartant un peu plus du premier ancecirctre la continuiteacute est ici encore eacutevidente et nous
constatons lrsquoeacutevolution de lrsquoespegravece
9 Cette notion drsquoeacutevolution acquise par la biologie nous la transportons dans la vie sociale
Ici il a fallu proceacuteder par analogie en employant une meacutetaphore inconsciente On a
compareacute un groupe drsquohommes ndash la nation anglaise par exemple ndash agrave un individu
biologique on a compareacute agrave une espegravece animale la succession des hommes dans un mecircme
groupe On est arriveacute ainsi agrave concevoir laquo lrsquoeacutevolution de la socieacuteteacute raquo ce qui est deacutejagrave une
meacutetaphore
10 On est alleacute plus loin Dans la socieacuteteacute on a abstrait un sous-groupe formeacute drsquohommes
distingueacutes des autres par une fonction speacuteciale crsquoest-agrave-dire par un systegraveme de rapports
continu avec la masse de la socieacuteteacute on a isoleacute ainsi le gouvernement lrsquoarmeacutee le clergeacute la
magistrature on a opeacutereacute de mecircme avec une classe la noblesse la bourgeoisie On a pu
alors consideacuterer les changements successifs de cette organisation ou de cette classe
comme une eacutevolution on a eu lrsquoeacutevolution du gouvernement de lrsquoarmeacutee de la
bourgeoisie Crsquoest une meacutetaphore au deuxiegraveme degreacute car on nrsquoa pas la connaissance
directe drsquoune continuiteacute entre les gouvernements ou les bourgeoisies drsquoun mecircme pays agrave
diffeacuterents moments successifs Il nrsquoy a pas de lien biologique entre eux il nrsquoy a pas drsquoecirctre
qui soit le gouvernement ou la bourgeoisie
11 Enfin on en est arriveacute agrave abstraire un usage une langue ou mecircme un simple deacutetail un mot
un proceacutedeacute technique un systegraveme de production ou de reacutepartition et on a parleacute de
lrsquoeacutevolution drsquoun mot ou de lrsquoeacutevolution de lrsquoarchitecture ou de lrsquoindustrie du drap ou du
commerce par canaux Crsquoest une meacutetaphore au troisiegraveme degreacute car ici il nrsquoy a mecircme plus
drsquoindice de continuiteacute biologique il nrsquoy a que la transmission drsquoun usage par imitation
crsquoest-agrave-dire par voie subjective
12 Il faut donc comprendre la porteacutee reacuteelle du mot laquo eacutevolution raquo quand on lrsquoapplique aux
pheacutenomegravenes sociaux Il nrsquoa pas le mecircme sens qursquoen biologie Il nrsquoimplique pas une
continuiteacute mateacuterielle une causaliteacute biologique la seacuterie des eacutetats ou des actes drsquoun mecircme
107
individu ou drsquoune ligneacutee drsquoindividus engendreacutes les uns des autres Il ne deacutesigne qursquoune
ressemblance qui peut parfois avoir son origine dans une transmission heacutereacuteditaire mais
agrave laquelle on peut presque toujours preacutesumer des causes purement subjectives la
convention sociale lrsquoeacuteducation ou lrsquoimitation La continuiteacute est ici abstraite Si nous
appelons eacutevolution toute la seacuterie des changements que nous avons reacuteunis en un groupe
crsquoest parce que nous admettons une continuiteacute entre les eacutetats successifs mais nous ne
savons pas drsquoavance par quel proceacutedeacute srsquoest eacutetablie cette continuiteacute et il est probable a
priori que ce nrsquoest pas par le processus biologique de la transformation individuelle et de
la filiation
13 La continuiteacute ainsi comprise peut ecirctre eacutetablie entre plusieurs espegraveces de faits
14 La plus facile agrave constater et la plus abstraite est lrsquoeacutevolution drsquoune habitude ndash soit drsquoun
proceacutedeacute drsquoaction ou drsquoune conception ndash soit du produit mateacuteriel drsquoune opeacuteration
ndash lrsquoeacutevolution de la technique drsquoun meacutetier ou de lrsquoappreacuteciation de valeur drsquoun objet ou des
objets fabriqueacutes par une industrie donneacutee On peut eacutetudier par exemple lrsquoeacutevolution de la
technique du fer des prix du fer de la forme et de lrsquoemploi des barres de fer Pour eacutetablir
ce genre drsquoeacutevolution il suffit de comparer les descriptions ou les chiffres obtenus par
lrsquoeacutetude des proceacutedeacutes ou des habitudes eacuteconomiques ou des produits agrave plusieurs eacutepoques
successives Le sens de lrsquoeacutevolution ressortira de la comparaison mecircme entre les habitudes
drsquoaction ou de penseacutee en matiegravere eacuteconomique pendant une peacuteriode de la vie drsquoun peuple
15 Puis on peut chercher lrsquoeacutevolution de lrsquoorganisation crsquoest-agrave-dire des rapports entre les
hommes eacutetablis par une convention obligatoire ou volontaire expresse ou tacite ce sont
les institutions de la vie eacuteconomique On eacutetudiera les conventions pour la division et
lrsquoorganisation du travail entre les hommes pour le transfert des objets pour la
reacutepartition de la jouissance des objets Lrsquoeacutevolution apparaicirctra par la comparaison du
systegraveme des institutions eacuteconomiques agrave des eacutepoques successives
16 On aura aussi agrave eacutetudier les changements des conditions mateacuterielles naturelles qui
fournissent aux hommes les moyens mateacuteriels drsquoaction et leur imposent les limites de
leur action le climat le sol la faune et la flore les faciliteacutes de communication On
examinera les changements des conditions mateacuterielles creacuteeacutees par les hommes eux-
mecircmes qui constituent un ameacutenagement durable et un milieu artificiel nouveau On
devra chercher srsquoil y a eu eacutevolution crsquoest-agrave-dire changement dans un mecircme sens de
quelques unes de ces conditions naturelles ou artificielles
17 Enfin apregraves toutes ces comparaisons abstraites ou exteacuterieures il restera agrave examiner
lrsquoeacutevolution proprement biologique le changement des individus eux-mecircmes Il srsquoagit ici
du personnel qui creacutee la vie eacuteconomique Y a-t-il eu un changement de personnes soit
disparition des anciens individus ou introduction de nouveaux soit changement dans le
nombre ou la position reacuteciproque des individus Alors seulement on peut connaicirctre la
nature de lrsquoeacutevolution on peut voir srsquoil y a eu continuiteacute reacuteelle mateacuterielle biologique
entre les individus ou si au contraire les individus ont changeacute et si la continuiteacute est
purement subjective
18 Apregraves avoir deacutetermineacute les diffeacuterentes espegraveces drsquoeacutevolution ndash eacutevolution des habitudes de
lrsquoorganisation du milieu mateacuteriel du personnel ndash on se trouve en preacutesence drsquoune
difficulteacute pratique Comment preacutesenter lrsquoensemble de lrsquoeacutevolution qursquoon aura constateacute
analytiquement Dans quel cadre ranger les faits Crsquoest une difficulteacute drsquoexposition qui
ne comporte pas de solution uniforme
108
19 Si on ne veut faire que la monographie drsquoun fait eacuteconomique on est reacuteduit agrave adopter un
cadre partiel on ne peut preacutesenter que lrsquoeacutevolution drsquoun trait de la vie eacuteconomique Le
cadre naturel en ce cas sera lrsquoeacutetude de lrsquoeacutevolution drsquoune habitude donneacutee (usage proceacutedeacute
organisation) ou drsquoun groupe de proceacutedeacutes ou drsquoinstitutions ayant pour but une espegravece
donneacutee de reacutesultat Crsquoest le reacutesultat qui guidera le choix des faits agrave reacuteunir car le reacutesultat
drsquoune opeacuteration est la conseacutequence du but de lrsquoopeacuteration et le but autrement dit le motif
est le pheacutenomegravene directeur de toute la vie eacuteconomique Il est plus rationnel de chercher
lrsquoeacutevolution des objets destineacutes agrave servir drsquoarmes (lrsquoindustrie des armes) que lrsquoeacutevolution des
objets fabriqueacutes en bois ou en cuir
20 Si lrsquoon veut arriver agrave une eacutetude drsquoensemble il faudra reacuteunir lrsquoeacutevolution des organisations
et des habitudes communes agrave un mecircme groupe drsquohommes La difficulteacute sera de
deacuteterminer le groupe qursquoon doit consideacuterer comme uniteacute en matiegravere de vie eacuteconomique
Les groupes deacutesigneacutes par un nom drsquoensemble sont drsquoordinaire des groupes politiques unis
par la communauteacute de gouvernement des nations le lien eacuteconomique nrsquoest pas identique
au lien national Rationnellement on nrsquoa pas le droit de grouper les faits eacuteconomiques
dans le cadre de nation crsquoest-agrave-dire de gouvernement Pourtant ndash en attendant qursquoon ait
deacutetermineacute le lien eacuteconomique qui constitue les groupes eacuteconomiques ndash on nrsquoa pas drsquoautre
proceacutedeacute que drsquoadopter lrsquoun des cadres construits pour eacutetudier drsquoautres pheacutenomegravenes on
prendra donc une nation un Eacutetat ou une reacutegion geacuteographique mais on devra garder
conscience du caractegravere empirique et provisoire de cet expeacutedient Tant que lrsquohistoire de
lrsquoorganisation eacuteconomique ne peut ecirctre exposeacutee que dans les cadres construits pour
lrsquohistoire politique tant qursquoon en est reacuteduit agrave eacutecrire lrsquohistoire de lrsquoagriculture de
lrsquoindustrie du commerce de la proprieacuteteacute en Angleterre en Allemagne en Gregravece crsquoest que
lrsquohistoire eacuteconomique nrsquoa pas encore eacutetabli la nature de la solidariteacute eacuteconomique Si elle y
parvient elle pourra grouper ses faits dans des cadres agrave elle
21 II ndash Lrsquoeacutetude de lrsquoeacutevolution eacuteconomique comporte des conditions speacuteciales aux trois
branches de lrsquoactiviteacute eacuteconomique production transfert reacutepartition Elles peuvent
srsquoexprimer sous forme de questions
22 1deg Pour la production lrsquoeacutevolution se produit dans 1deg le but que se proposent les
producteurs 2deg le milieu qui rend les opeacuterations plus ou moins faciles ou avantageuses
3deg les proceacutedeacutes techniques des opeacuterations 4deg la division du travail dans chaque espegravece de
profession
23 Apregraves ces questions particuliegraveres se posent les questions drsquoensemble Quelle a eacuteteacute
lrsquoeacutevolution dans la reacutepartition de lrsquoensemble des hommes entre ces diverses occupations
La proportion srsquoest-elle modifieacutee dans un sens constant Y a-t-il eu eacutevolution dans la
proportion de la quantiteacute des diverses espegraveces de produits Y a-t-il eu une eacutevolution
geacuteneacuterale commune agrave plusieurs ou agrave tous les groupes civiliseacutes soit dans les proceacutedeacutes de
travail soit dans la division du travail Y a-t-il eu une eacutevolution constante commune aux
diverses peacuteriodes de lrsquohumaniteacute
24 2deg Pour le transfert lrsquoeacutevolution consiste dans un changement 1deg des proceacutedeacutes de transport
(depuis le sentier jusqursquoau chemin de fer) 2deg des voies de commerce 3deg de lrsquoorganisation
du personnel des transports 4deg des proceacutedeacutes drsquoeacutechanges (depuis le troc jusqursquoagrave la
speacuteculation) 5deg de la distribution des centres
25 Puis viennent les questions drsquoensemble Y a-t-il eu eacutevolution geacuteneacuterale dans la reacutepartition
des proceacutedeacutes de transport et de commerce dans la proportion des quantiteacutes
transporteacutees ou sujettes agrave des opeacuterations commerciales eacutevolution dans la proportion du
109
personnel employeacute eacutevolution dans le systegraveme geacuteneacuteral du commerce Peut-on suivre
une eacutevolution commune agrave plusieurs groupes de peuples ou commune agrave lrsquohistoire de
lrsquohumaniteacute
26 3deg Pour la reacutepartition lrsquoeacutevolution se produit dans les proceacutedeacutes drsquoappropriation de
jouissance de transmission dans la reacutepartition des objets appropriables entre les divers
modes drsquoappropriation et de jouissance dans la proportion des quantiteacutes drsquoobjets
approprieacutes aux mecircmes individus
27 Puis viennent les questions drsquoensemble Y a-t-il eu eacutevolution geacuteneacuterale dans le systegraveme
drsquoappropriation de partage de jouissance de transmission Y a-t-il eu une eacutevolution
commune agrave plusieurs peuples Une eacutevolution continue dans lrsquohistoire de lrsquohumaniteacute
28 II mdash Pour comprendre la transformation on commence par se repreacutesenter deux ou
plusieurs eacutetats du mecircme groupe agrave des moments successifs on cherche ensuite par quels
moyens le groupe a passeacute drsquoun eacutetat agrave un autre Ici intervient la cause au sens empirique
crsquoest-agrave-dire les conditions sans lesquelles lrsquoeacutetat nrsquoaurait pas changeacute Cette constatation
peut se faire par diffeacuterents moyens
29 1deg Directement lrsquoobservateur qui a eacutecrit le document a eu la connaissance ou plutocirct
lrsquoimpression que tel fait a eacuteteacute la cause du changement et il lrsquoa dit Latifundia perdidere
Italiam dit Pline crsquoest qursquoil a eu lrsquoimpression que les grands domaines ont fait
abandonner la culture du bleacute et remplacer les cultivateurs libres par des bergers esclaves
Lrsquoaffirmation des auteurs de documents est agrave vrai dire la principale source ougrave nous
prenons la connaissance des causes en histoire
30 2deg Indirectement apregraves avoir constateacute seacutepareacutement dans les documents les eacutetats
successifs nous infeacuterons des conditions ougrave se trouvaient les choses avant le changement
compareacutees aux conditions ougrave elles se sont trouveacutees apregraves que le changement doit ecirctre
attribueacute agrave tels faits que nous appelons causes Nous cherchons lrsquoeacutetat de la population
dans les pays soumis par les Romains nous trouvons avant la conquecircte une population
drsquohommes libres1 au temps des Antonins une population rurale formeacutee surtout
drsquoesclaves au Ve siegravecle une population tregraves rare Nous en infeacuterons que la conquecircte
romaine a abouti agrave remplacer les cultivateurs libres par des esclaves et qursquoensuite
lrsquoesclavage a eacuteteacute cause de la deacutepopulation
31 La premiegravere difficulteacute est drsquoeacutetablir le changement qui srsquoest produit entre deux moments
Il est bon de preacutevoir sous quelle forme on peut le constater
32 Premier cas ndash On aperccediloit des actes ou des faits apparents qui ont produit un changement
direct voulu par les auteurs des actes Ils sont tregraves freacutequents dans la vie politique ce sont
les guerres les ordres donneacutes par les chefs les lois les reacutevolutions etc Ils sont rares en
matiegravere drsquousages et de faits sociaux ndash sauf les eacuteveacutenements geacuteneacuteraux tels que conquecircte
ou invasion qui reacuteagissent sur toute la vie mecircme sociale et qursquoil faut toujours connaicirctre
pour y chercher drsquoabord lrsquoexplication des changements
33 Deuxiegraveme cas ndash On aperccediloit des changements drsquousages ou drsquoarrangements sociaux ou
drsquoeacutetats en comparant les usages les arrangements les eacutetats agrave deux moments diffeacuterents
crsquoest le proceacutedeacute employeacute pour dresser les tableaux de chiffres et les graphiques il
srsquoapplique mecircme aux cas ougrave la connaissance nrsquoest que qualitative En comparant
lrsquoorganisation des ouvriers anglais en 1824 et de nos jours on nrsquoa pas de peine agrave constater
le changement produit par les trade-unions
110
34 La vraie difficulteacute crsquoest de pouvoir comparer toujours le mecircme groupe agrave des moments
diffeacuterents le danger crsquoest de comparer sans srsquoen apercevoir les usages ou lrsquoorganisation
non pas de moments diffeacuterents mais de groupes diffeacuterents Au sens strict il nrsquoy a de
vraiment comparable que les mecircmes individus agrave des moments diffeacuterents En comparant un
groupe de mecircme nom le Parlement ou une trade-union agrave deux moments diffeacuterents
distants drsquoun siegravecle on ne compare pas ensemble les eacutetats drsquoun mecircme groupe concret agrave
deux eacutepoques successives car les individus du Parlement ou de la trade-union de 1800
sont tous morts en 1900 on compare deux abstractions ou deux formes Le danger est
donc de personnifier ces abstractions drsquoopeacuterer comme si elles avaient eacutevolueacute par une
force interne propre agrave la faccedilon drsquoun organisme Ce nrsquoest pas lrsquoerreur seulement de ceux
qui conccediloivent la socieacuteteacute comme un organisme reacuteel crsquoest lrsquoerreur de presque tous les
historiens de pheacutenomegravenes speacuteciaux enfermeacutes dans une espegravece unique de faits Ils arrivent
presque irreacutesistiblement agrave srsquoimaginer une eacutevolution propre de la langue du droit de
lrsquoEacuteglise des institutions seuls les historiens drsquoeacuteveacutenements eacutechappent agrave cette illusion
parce que leurs eacutetudes leur font voir surtout des individus
35 Troisiegraveme cas ndash On constate des changements de personnes dans un groupe de faccedilon que
la masse du groupe change graduellement par un renouvellement continu des individus
qui la composent Crsquoest probablement le processus normal de lrsquoeacutevolution Les hommes
nrsquoaiment pas agrave changer leurs usages ou leur organisation mais crsquoest le groupe qui change
de matiegravere Les hommes qui le composaient meurent peu agrave peu (ou se retirent) ils sont
remplaceacutes par des hommes diffeacuterents qui agissent autrement Le fait est assez apparent
dans les eacutetablissements de production Le moyen le plus rapide pour changer les proceacutedeacutes
de travail crsquoest de changer les ouvriers
36 Le changement peut mecircme se produire sans que les individus soient morts ou que les
membres nouveaux du groupe aient adopteacute une faccedilon de penser ou drsquoagir diffeacuterente de
celle des membres anciens Crsquoest ce qui arrive lorsque des hommes se deacuteplacent et vont
dans drsquoautres groupes ou bien quand il naicirct de nouveaux hommes lrsquoagencement de la
socieacuteteacute organiseacute pour un nombre donneacute doit alors ecirctre changeacute pour srsquoadapter agrave un
nombre drsquohommes plus grand ou mecircme srsquoil reste pareil en apparence il ne fonctionne
plus de mecircme faccedilon Ainsi la Chambre des repreacutesentants aux Eacutetats-Unis a eacuteteacute transformeacutee
par lrsquoaccroissement du nombre des repreacutesentants
37 Quatriegraveme cas ndash En matiegravere drsquoobjets mateacuteriels les ameacutenagements tels que cultures
digues routes maisons et les produits tels que meubles numeacuteraire capitaux
srsquoaccumulent ou se remplacent par drsquoautres de faccedilon agrave transformer les conditions
mateacuterielles de la vie
38 Toute transformation graduelle est difficile agrave constater parce que les hommes ou les
objets qui se renouvellent se remplacent peu agrave peu Mais la difficulteacute nrsquoest pas eacutegale pour
toutes les histoires Elle est moindre pour les espegraveces de faits ougrave lrsquoaction des individus est
plus apparente ougrave les documents deacutesignent souvent les acteurs par les noms propres ce
qui arrive dans les arts les sciences les doctrines la vie politique On voit dans les
documents une geacuteneacuteration drsquohommes politiques de savants ou drsquoartistes succeacuteder peu agrave
peu agrave la preacuteceacutedente ndash En matiegravere de langue drsquousages priveacutes ou de religion la
constatation est deacutejagrave plus difficile mais encore peut-on atteindre quelques influences
drsquoindividus et voir si le moment ougrave un changement se produit correspond agrave la peacuteriode de
leur vie active ndash La difficulteacute est au maximum pour les faits sociaux deacutemographiques ou
eacuteconomiques Lagrave on voit les pheacutenomegravenes se succeacuteder sans apercevoir les changements
concrets les documents ne montrent pas le renouvellement des geacuteneacuterations
111
39 Cette difficulteacute de constater le changement concret rend plus difficile drsquoatteindre les
causes des faits sociaux par les proceacutedeacutes historiques Les documents indiquent rarement
une cause aux eacutevolutions de ces faits parce que les actes frappants en ces matiegraveres sont
tregraves rares sauf les reacutevolutions produites par une invention technique il ne se produit
guegravere que des transformations lentes et continues Et il est tregraves dangereux drsquoopeacuterer par
infeacuterence parce qursquoon nrsquoatteint pas la cause la plus active des transformations qui est le
changement des individus On doit donc ecirctre particuliegraverement prudent si lrsquoon veut
deacutecouvrir la cause des eacutevolutions sociales
40 Ainsi lrsquohistoire sociale preacutesente des difficulteacutes speacuteciales Les unes tiennent agrave la nature des
documents plus rares et plus exposeacutes agrave lrsquoerreur parce qursquoils portent sur des faits peu
frappants moins souvent observeacutes et noteacutes ndash et sur des faits exteacuterieurs plus difficiles agrave
atteindre avec certitude parce qursquoil faut pour y arriver passer par lrsquointermeacutediaire de la
penseacutee de lrsquoauteur Les autres tiennent agrave la nature mecircme de la construction de lrsquohistoire
sociale agrave la difficulteacute de deacuteterminer les quantiteacutes de preacuteciser les groupes drsquoatteindre
lrsquoeacutevolution Ces difficulteacutes expliquent les lacunes et les erreurs qui ont retardeacute la
constitution de lrsquohistoire sociale
NOTES
1 Dans la mesure assez restreinte ougrave les documents nous font connaicirctre lrsquoeacutetat des pays conquis
au IIe siegravecle
112
Chapitre XVII
Neacutecessiteacute de combiner les diffeacuterentessortes drsquohistoires
I Eacutetude statique ndash Lien entre les faits Montesquieu lrsquoeacutecole allemande ndash Solidariteacute entre leshabitudes solidariteacute entre les actions collectivesII Eacutetude de reacutevolution ndash Lien entre les transformationsIII Meacutethodes de rapprochement des faits ndash Speacutecialistes et geacuteneacuteralistes
1 Il reste agrave indiquer dans quel rapport lrsquohistoire sociale est avec lrsquohistoire en geacuteneacuteral Mais
comme on pourrait se demander srsquoil est vraiment utile de connaicirctre les rapports entre
lrsquohistoire sociale et les autres branches drsquohistoire il est bon de faire voir drsquoabord
lrsquoimportance pratique de cette eacutetude
2 Lrsquoexpeacuterience a montreacute que le seul proceacutedeacute pratique pour constituer une science est
drsquoeacutetudier seacutepareacutement les diverses espegraveces de faits en isolant meacutethodiquement chaque
science speacuteciale Crsquoest par ce proceacutedeacute seulement qursquoon parvient agrave reacutesister agrave la tendance
naturelle qui est de commencer par une vue syntheacutetique de lrsquounivers La marche
spontaneacutee de lrsquoesprit humain serait de chercher drsquoabord agrave connaicirctre lrsquoessence du monde
et la cause premiegravere des choses en Gregravece comme dans lrsquoInde la forme primitive de la
science a eacuteteacute la meacutetaphysique On nrsquoest parvenu enfin agrave se deacutegager de cette confusion
qursquoen creacuteant des sciences speacuteciales uniquement consacreacutees agrave constater les pheacutenomegravenes
Chacune srsquoest constitueacutee seacutepareacutement et reste indeacutependante des sciences voisines la
meacutecanique la physique la chimie la biologie ont des territoires communs mais chacune
se suffit agrave elle-mecircme
3 Il est leacutegitime de se demander si lrsquoon ne peut pas opeacuterer de mecircme avec les sciences des
pheacutenomegravenes humains Ne peut-on pas isoler lrsquohistoire sociale des autres histoires Pour
reacutesoudre la question il faut examiner dans quelle condition se trouvent les pheacutenomegravenes
humains qui sont les objets de lrsquohistoire afin de deacutecider si lrsquoon peut assimiler agrave une
science indeacutependante la connaissance drsquoune seule espegravece de faits et par conseacutequent
chacune des branches drsquohistoire Srsquoil en est autrement on verra quel compte on doit tenir
de ce caractegravere speacutecial de la connaissance historique
4 Lrsquoeacutetude des pheacutenomegravenes humains se fait par deux opeacuterations toutes deux neacutecessaires
1deg lrsquoeacutetude des faits simultaneacutes aboutissant au tableau descriptif de la socieacuteteacute agrave un moment
113
donneacute ce que le vocabulaire de certains sociologues appelle une eacutetude statique 2deg lrsquoeacutetude
des faits successifs aboutissant agrave la description de lrsquoeacutevolution dans la suite des temps ce
que les mecircmes sociologues appellent eacutetude dynamique1
5 I ndash Lrsquoeacutetude statique consiste agrave deacutecrire lrsquoeacutetat de pheacutenomegravenes humains Pour les examiner
on est conduit agrave analyser lrsquoensemble des manifestations drsquoactiviteacute humaine et lrsquoensemble
des conditions mateacuterielles de la vie humaine agrave les grouper en un nombre assez grand de
cateacutegories et agrave eacutetudier seacutepareacutement chaque cateacutegorie Ainsi se fait le tableau drsquoune langue
drsquoun art drsquoune religion drsquoun reacutegime de vie drsquoun systegraveme de droit ou drsquoinstitutions drsquoun
gouvernement ndash De mecircme pour les conditions mateacuterielles on peut abstraire et eacutetudier agrave
part lrsquoeacutetat deacutemographique le systegraveme de routes les cultures etc Mais tous ces tableaux
sont abstraits ils deacutecrivent une espegravece drsquoactiviteacute humaine (ou une espegravece de conditions)
avec la preacutecision neacutecessaire pour la connaissance scientifique mais en lrsquoisolant des autres
espegraveces Or dans la reacutealiteacute les espegraveces diffeacuterentes drsquoactiviteacute ne sont pas isoleacutees car elles
sont les actes diffeacuterents drsquoun mecircme individu ou drsquoun mecircme groupe drsquoindividus La faccedilon
de se conduire ou de penser en religion nrsquoest pas indeacutependante de la faccedilon de penser en
science les habitudes politiques ne sont pas indeacutependantes des habitudes eacuteconomiques
et reacuteciproquement Sans doute en toute espegravece de reacutealiteacute les faits provenant drsquoun mecircme
ensemble reacuteel concret sont lieacutes entre eux cela est tregraves apparent deacutejagrave en physiologie Mais
le lien est bien plus eacutetroit en matiegravere drsquoactes humains Car plus lrsquoactiviteacute est complexe
plus la deacutependance est grande entre les diffeacuterentes formes drsquoactiviteacute drsquoun mecircme ecirctre
6 Ce lien entre les diverses sortes drsquoactiviteacutes drsquoune mecircme socieacuteteacute et par suite entre les
diverses branches drsquoeacutetudes humaines les anciens ne lrsquoont pas formuleacute nettement parce
que la science humaine eacutetait ou trop peu avanceacutee analytiquement ou trop meacutetaphysique
On a commenceacute agrave lrsquoentrevoir au XVIIIe siegravecle quand lrsquohistoire a commenceacute agrave se constituer
Voltaire nrsquoen parle pas parce que son esprit tregraves clair et tregraves prudent lrsquoa retenu dans les
constatations analytiques Montesquieu en a eu une ideacutee mais encore confuse et
restreinte agrave lrsquoespegravece de faits qui lrsquointeacuteressaient directement les lois Il a chercheacute le lien
entre la leacutegislation et lrsquoensemble de la vie sociale peut-ecirctre parce qursquoil ne distinguait pas
bien clairement les lois au sens humain (leacutegislation et droit) des lois au sens scientifique
les laquo rapports neacutecessaires qui deacuterivent de la nature des choses raquo comme il les appelle lui-
mecircme
7 Lrsquoideacutee de ce lien neacutecessaire a eacuteteacute formuleacutee en Allemagne sous une forme philosophique
semi-mystique par Herder elle a pris une forme preacutecise chez ses disciples les creacuteateurs
de laquo lrsquoeacutecole historique raquo Eichhorn Savigny Niebuhr qui ont eacutetudieacute surtout le lien entre
le droit et les autres activiteacutes Ainsi srsquoest formeacutee la notion du Zusammenhang compliqueacutee
encore drsquoune conception confuse semi-mystique le Volksgeist (lrsquoesprit du peuple) par
lequel on expliquait la solidariteacute entre les diverses activiteacutes drsquoun mecircme peuple
8 Au XIXe siegravecle lrsquoideacutee de la solidariteacute entre les pheacutenomegravenes humains srsquoest peu agrave peu
eacuteclaircie lentement parce que la meacutetaphysique de Hegel a longtemps empecirccheacute drsquoen
preacuteciser le meacutecanisme en expliquant la solidariteacute par une formule mystique lrsquoIdeacutee
reacutealiseacutee dans lrsquohistoire Cette partie de la logique et de la meacutethodologie de lrsquohistoire a eacuteteacute
imparfaitement2 deacutebrouilleacutee le meacutecanisme de la solidariteacute entre les pheacutenomegravenes est
encore mal connu
9 Il semble qursquoon peut distinguer deux processus
10 1deg Il existe une solidariteacute entre les habitudes drsquoun mecircme individu Un homme nrsquoest pas un
meacutecanisme agrave compartiments seacutepareacutes dans chacun desquels se ferait une espegravece de travail
114
speacutecial indeacutependant des autres une penseacutee philosophique ou scientifique une croyance
religieuse une conception morale une faccedilon de srsquohabiller de se loger drsquoarranger son
temps de se distraire de gouverner ou drsquoobeacuteir Au contraire tout homme est un
ensemble continu ougrave toutes les activiteacutes partent drsquoun mecircme centre ceacutereacutebral crsquoest le
mecircme homme qui fait sa science son art sa croyance ses actes priveacutes politiques et
eacuteconomiques Ce centre commun dirige agrave la fois les deux espegraveces drsquoopeacuterations qui
constituent la conduite drsquoun homme et par conseacutequent lrsquoensemble de sa vie en socieacuteteacute
ses repreacutesentations (conceptions et motifs) qursquoon appelle intelligence ndash ses impulsions
crsquoest-agrave-dire ses actes exteacuterieurs qursquoon appelle activiteacute
11 Les repreacutesentations drsquoun homme ne se divisent pas en penseacutees entiegraverement
indeacutependantes les unes des autres elles forment un ensemble qui peut ecirctre plein de
contradictions logiques mais ougrave la plupart des conceptions pratiquement importantes
sont lieacutees psychologiquement entre elles Il nrsquoy a pas de terrains intellectuels deacutelimiteacutes
consacreacutes chacun agrave une espegravece unique drsquoactiviteacute toute penseacutee peut avoir des applications
sur plusieurs sortes de terrain Et ce nrsquoest pas mecircme toujours une conception morale
geacuteneacuterale une penseacutee speacuteciale peut aussi agir sur toute espegravece drsquoacte Crsquoest par suite drsquoune
interpreacutetation speacuteciale drsquoun texte que le quaker ne porte pas de boutons que le juif ne
mange pas de porc que lrsquoarchitecte chreacutetien prend pour plan de son eacutedifice une croix De
mecircme une ideacutee scientifique sur lrsquoaction physiologique du theacute du tabac de lrsquoalcool a meneacute
agrave transformer le reacutegime anglais des douanes et le reacutegime des contributions franccedilaises Les
exemples particuliers seraient innombrables de cette action impreacutevue drsquoune conception
particuliegravere sur des branches toutes diffeacuterentes de la vie humaine
12 Agrave plus forte raison le systegraveme drsquoimpulsions inteacuterieures qui fait agir un homme ndash ce que
nous appelons faute de savoir preacuteciser le caractegravere ou le tempeacuterament ndash nrsquoest pas une seacuterie
drsquoimpulsions speacuteciales se rapportant chacune agrave une espegravece drsquoactes deacutetermineacutes Il nrsquoy a pas
des impulsions scientifiques des impulsions religieuses des impulsions eacuteconomiques des
impulsions politiques Lagrave lrsquouniteacute est trop eacutevidente chaque homme apporte son
tempeacuterament unique dans les manifestations multiples de son activiteacute Le classement des
actes par cateacutegories est tout abstrait ce nrsquoest qursquoun proceacutedeacute de recherches il ne reacutepond agrave
aucune reacutealiteacute inteacuterieure dans lrsquoindividu On ne peut donc parler drsquoactiviteacute artistique
religieuse eacuteconomique politique qursquoen se restreignant agrave consideacuterer les conseacutequences des
actes en neacutegligeant le point de deacutepart la production de lrsquoacte Dans la reacutealiteacute il nrsquoexiste
que des centres drsquoactiviteacute drsquoensemble Le tempeacuterament naturel donne agrave toutes les
manifestations drsquoun mecircme homme un mecircme caractegravere Cette solidariteacute est tregraves mal
eacutetudieacutee encore on ne lrsquoaperccediloit nettement que dans les cas extrecircmes en comparant un
barbare agrave un civiliseacute Mais il y a certainement un lien eacutetroit entre les actes drsquoun mecircme
homme ou drsquoun mecircme groupe drsquohommes un lien si eacutetroit qursquoon est enclin agrave lrsquoattribuer agrave
une cause speacuteciale laquo lrsquoesprit raquo ou laquo le geacutenie raquo de lrsquohomme ou de laquo la race raquo faccedilon confuse
semi-mystique anti-scientifique de deacutesigner ce caractegravere drsquoensemble Du moins est-il
eacutevident qursquoon ne pourrait espeacuterer arriver agrave comprendre les faits humains si lrsquoon
neacutegligeait un eacuteleacutement aussi important
13 Outre le tempeacuterament naturel les hommes ont des formes drsquoactiviteacute acquises soit par
lrsquoeacuteducation soit par lrsquoimitation Il est plus facile de preacuteciser ces formes que de deacutemecircler les
activiteacutes spontaneacutees parce qursquoon peut les voir acqueacuterir on peut dans quelques cas au
moins apercevoir des hommes qui reccediloivent une eacuteducation ou qui commencent une
imitation Eacutevidemment ces activiteacutes acquises ont une action sur lrsquoensemble de lrsquoindividu
Peut-ecirctre les habitudes acquises drsquoactes tregraves speacuteciaux tels que lrsquoeacutecriture ou le vecirctement
115
agissent-elles faiblement Mais lrsquoaction est forte quand ce sont les habitudes drsquoactes tregraves
geacuteneacuteraux tels que commander sans reacutesistance obeacuteir sans examiner opeacuterer par violence
ou par ruse Les habitudes agissant sur des domaines tregraves diffeacuterents drsquoactiviteacute religieux
eacuteconomique politique eacutetablissent un lien solide entre les habitudes eccleacutesiastiques
politiques eacuteconomiques drsquoune mecircme socieacuteteacute
14 2deg Lrsquoautre processus est la solidariteacute entre les actions collectives drsquoun mecircme groupe Sans
doute les groupes humains ne sont pas pareils agrave des espegraveces animales3 ils reacuteunissent des
hommes qui ne sont solidaires entre eux que par une partie de leur vie Il serait donc
antiscientifique drsquoadmettre a priori une solidariteacute complegravete entre les hommes drsquoun mecircme
peuple Mais un peuple nrsquoest pourtant pas un groupement drsquohommes reacuteunis par un
systegraveme drsquoinstitutions drsquoune seule espegravece Il nrsquoexiste pas autant de groupes sociaux qursquoil y
a de branches drsquoactiviteacute humaine il nrsquoexiste pas un groupe eccleacutesiastique un groupe
drsquoindustrie un groupe de commerce un groupe de politique Au contraire un groupe
eacutetant drsquoordinaire formeacute de gens qui vivent sur un territoire commun ougrave leurs contacts
sont freacutequents il y a pour chaque groupe beaucoup de systegravemes drsquoactiviteacute commune
15 Entre ces systegravemes drsquoactions collectives on doit preacutesumer une solidariteacute Elle est encore
plus difficile agrave preacuteciser que la solidariteacute du caractegravere individuel Crsquoest lagrave une des questions
les plus controverseacutees de la sociologie on essaie mecircme de la reacutesoudre par des hypothegraveses
meacutetaphysiques laquo le geacutenie du peuple raquo ou laquo lrsquoacircme sociale raquo Dans ce complexe de faits
collectifs nous nrsquoarrivons mecircme pas agrave distinguer nettement les conceptions des
impulsions Y a-t-il mecircme dans lrsquoorganisation des actes collectifs ndash tels que division du
travail commerce gouvernement ndash autre chose que des conceptions transmises par
lrsquoeacuteducation ou lrsquoimitation Y a-t-il une part drsquoimpulsion naturelle de tempeacuterament une
disposition collective ou du moins commune aux descendants drsquoun mecircme peuple agrave
adopter plutocirct une certaine forme drsquoarrangement social par exemple une hieacuterarchie
sans controcircle comme dans le reacutegime de lrsquoEacuteglise catholique ou un systegraveme de deacuteleacutegation
comme dans les reacutegimes repreacutesentatifs ou des liens personnels comme dans le reacutegime
feacuteodal ou des regravegles abstraites comme dans les socieacuteteacutes deacutemocratiques En tout cas il
nrsquoest guegravere possible de distinguer ici le tempeacuterament des habitudes
16 On nrsquoarrive donc qursquoagrave une notion tregraves confuse de laquo quelque chose raquo de collectif qui
pousserait la masse drsquoun peuple agrave adopter une forme drsquoarrangement collectif ce
laquo quelque chose raquo eacutetant ou des conceptions ou un tempeacuterament ou des habitudes Mais
de quelle sorte sont ces conceptions ou ces habitudes Sont-elles dans les individus Ou
dans le peuple On a cru reacutepondre par la formule de la laquo conscience collective raquo La
question est encore trop peu eacutetudieacutee par une meacutethode analytique on nrsquoa pas encore
rechercheacute avec une preacutecision suffisante les actions reacuteciproques des divers meacutecanismes
collectifs pour avoir le droit de formuler une explication Mais il est eacutevident que ces
actions reacuteciproques sont importantes les meacutecanismes eccleacutesiastique politique
eacuteconomique sont lieacutes si eacutetroitement qursquoon ne peut eacutetudier lrsquoun sans connaicirctre lrsquoautre au
moins dans son ensemble
17 Puisque lrsquoorganisation eacuteconomique est lieacutee aux autres espegraveces de faits historiques qursquoelle
en est tantocirct la cause tantocirct lrsquoeffet il est eacutevident qursquoon ne peut isoler la connaissance de
lrsquohistoire eacuteconomique de lrsquoeacutetude des autres histoires Pour des neacutecessiteacutes pratiques on
peut commencer par lrsquoisoler provisoirement on peut drsquoabord analyser les faits pour les
deacuteterminer en deacutetail avec preacutecision Mais il faut ensuite les rapprocher des autres pour
comprendre leur place dans lrsquoensemble social purement analytique des pheacutenomegravenes
sociaux Ainsi il nrsquoest pas possible de se borner agrave une eacutetude on ne peut opeacuterer sans tenir
116
compte et de la solidariteacute entre les conceptions ou les actes drsquoespegraveces diverses et de la
solidariteacute entre les diffeacuterents meacutecanismes collectifs Il faut drsquoabord analyser les
pheacutenomegravenes pour les constater mais il faut embrasser lrsquoensemble pour les comprendre
18 II ndash Lrsquoeacutetude dynamique consiste agrave deacuteterminer lrsquoeacutevolution de chaque espegravece de
pheacutenomegravenes puis lrsquoeacutevolution de chaque socieacuteteacute dans son ensemble enfin lrsquoeacutevolution
geacuteneacuterale de lrsquohumaniteacute Elle commence par constater la seacuterie des transformations de
chaque activiteacute pour voir si elles vont dans le mecircme sens Srsquoil y a eacutevolution4 elle examine
de quelle nature est lrsquoeacutevolution avec quelle rapiditeacute elle se produit suivant quelle
marche Mais pour comprendre vraiment lrsquoeacutevolution il faut arriver jusqursquoagrave en atteindre
les causes ce qui est tout agrave fait impossible tant qursquoon srsquoenferme dans les branches
speacuteciales drsquohistoires tant qursquoon srsquoen tient agrave lrsquohistoire de lrsquoeacutevolution de la langue du
costume de la religion du commerce Car il faut chercher les causes lagrave ougrave elles peuvent se
trouver et rien nrsquoautorise agrave preacutesumer qursquoelles soient preacuteciseacutement dans lrsquoactiviteacute speacuteciale
dont on a traceacute lrsquoeacutevolution que la langue ait changeacute pour des raisons linguistiques le
commerce pour des raisons commerciales Au contraire la solidariteacute des activiteacutes
diffeacuterentes est si eacutetroite que tout changement drsquohabitudes important dans un ordre
drsquoactiviteacute amegravene forceacutement des changements dans les autres ordres Le changement de
religion ou drsquoorganisation politique reacuteagit neacutecessairement sur les habitudes eacuteconomiques
19 Lrsquoexplication est la mecircme que pour la solidariteacute entre les pheacutenomegravenes drsquoune mecircme
socieacuteteacute agrave une eacutepoque donneacutee Quand un homme ou un groupe changent drsquohabitudes dans
une branche drsquoactiviteacute lrsquoensemble de leurs conceptions et de leur conduite est modifieacute et
il peut lrsquoecirctre au point de produire un changement important dans une autre branche Une
cause plus forte encore drsquoeacutevolution crsquoest le changement de meacutecanisme collectif le
passage drsquoun reacutegime politique agrave un autre retentit sur tous les actes de la vie Taine a
mecircme essayeacute drsquoexpliquer toute lrsquoeacutevolution de la litteacuterature anglaise par les changements
drsquoorganisation politique
20 Quant agrave lrsquoeacutetude de lrsquoeacutevolution de lrsquoensemble drsquoune socieacuteteacute elle est par elle-mecircme une
eacutetude drsquoensemble Il est impossible drsquoeacutetudier lrsquoeacutevolution drsquoune socieacuteteacute autrement qursquoen
embrassant les diffeacuterentes espegraveces drsquoactiviteacute par conseacutequent en rapprochant les
diffeacuterentes branches drsquohistoire speacuteciale Crsquoest le seul moyen de voir quelles habitudes
caracteacuteristiques et quels meacutecanismes geacuteneacuteraux ont preacutedomineacute aux diffeacuterents moments de
lrsquoeacutevolution de cette socieacuteteacute
21 Lrsquohistoire des pheacutenomegravenes deacutemographiques et eacuteconomiques ne peut donc ecirctre isoleacutee des
autres branches de lrsquohistoire Pour comprendre le caractegravere de ces faits et leur place dans
la reacutealiteacute il faut les rapprocher des autres pheacutenomegravenes humains
22 III ndash Ce rapprochement peut se faire par deux proceacutedeacutes
23 1deg Le speacutecialiste drsquohistoire sociale peut eacutetudier drsquoapregraves les autres historiens les
pheacutenomegravenes principaux des autres branches Cela nrsquoest possible pratiquement que srsquoil
peut se restreindre aux branches drsquohistoire les plus instructives pour lui il lui faut donc
un guide dans le choix de ces eacutetudes Crsquoest la pratique de lrsquohistoire geacuteneacuterale qui seule peut
le guider en lui montrant quelles espegraveces de faits agissent le plus certainement sur les
faits eacuteconomiques ou deacutemographiques ndash et par conseacutequent quelles sont les branches
drsquohistoire les plus utiles pour lui
24 2deg Les speacutecialistes se borneront agrave constater les faits chacun dans son domaine Apregraves quoi
drsquoautres travailleurs combineront les constatations isoleacutees pour en former un ensemble
ils feront le meacutetier drsquoajusteurs Ceux-lagrave devront se rendre compte de la valeur des
117
reacutesultats exprimeacutes dans les formules des speacutecialistes afin de pouvoir en faire la critique
il leur faudra donc une connaissance preacutecise des proceacutedeacutes de travail des speacutecialistes de
chaque branche Il leur faudra de plus une ideacutee claire et juste des rapports entre les
diffeacuterentes espegraveces de faits pour les ajuster ensemble sans fausser leur importance
relative et sans introduire des conjectures subjectives sur les relations de causaliteacute Ils
auront besoin drsquoune meacutethode rigoureuse qui commence par juxtaposer les reacutesultats et qui
attende drsquoavoir compareacute plusieurs eacutevolutions avant de conclure sur les causes et les
effets
25 Speacutecialistes et laquo geacuteneacuteralistes raquo peuvent ainsi collaborer agrave ce travail neacutecessaire drsquoougrave sortira
la philosophie de lrsquohistoire sociale au sens scientifique
NOTES
1 Ces termes sont employeacutes drsquoune faccedilon meacutethodique par lrsquoeacutecole ameacutericaine de Patten
2 On peut srsquoen assurer en lisant dans Bernheim Lehrbuch der historischen Methode le paragraphe 4
du chapitre V
3 Voir plus haut chap XV II
4 Voir plus haut chap X 1e sous-partie laquo transformations sociales raquo
118
Chapitre XVIII
Systegravemes drsquohistoire sociale
I Tendance agrave lrsquouniteacute ndash Forme mystique et meacutetaphysique ndash Formes contemporaines ndash Formeseacuteconomiques ndash Saint-Simon ndash Marx et son eacutecoleII Critique du mateacuterialisme eacuteconomique ndash Analyse incomplegravete des conditions mateacuterielles ndash Analysefausse du lien entre les actes eacuteconomiques et les autres actes
1 Comment deacuteterminer le lien entre les faits de lrsquohistoire sociale et les autres faits Il serait
preacutematureacute drsquoindiquer une meacutethode positive car la meacutethode est encore agrave chercher Mais il
est neacutecessaire de garder lrsquoesprit libre pour cette recherche et lrsquohistoire empirique fournit
deacutejagrave des connaissances suffisantes pour nous deacutefendre contre la tentation naturelle de
nous placer en dehors des conditions drsquoune opeacuteration scientifique
2 I ndash La tendance la plus naturelle ndash car on la trouve au fond de toute meacutetaphysique ndash crsquoest
le besoin de ramener le chaos des pheacutenomegravenes agrave lrsquouniteacute En matiegravere drsquohistoire sociale
cette tendance nous megravene agrave chercher une cause unique fondamentale agrave tous les faits
3 Tant qursquoon cherche cette cause sous une forme visiblement meacutetaphysique ou mystique
au-dessus des pheacutenomegravenes reacuteels le travail nrsquoaboutit qursquoagrave une construction surajouteacutee agrave la
description des faits comme la formule musulmane laquo Allah lrsquoa voulu ainsi raquo qui peut
paraicirctre inutile mais qui nrsquoempecircche pas de voir les faits reacuteels Mecircme quand on fait
intervenir directement une cause mystique la Providence par exemple dans la direction
des faits on se place clairement sur un terrain qui ne peut pas ecirctre pris pour un terrain
scientifique Mais depuis qursquoon a abandonneacute ces formules anciennes on a remplaceacute cette
meacutetaphysique visible par une meacutetaphysique cacheacutee On a renonceacute agrave supposer une cause
exteacuterieure au monde mais crsquoest dans les faits eux-mecircmes qursquoon srsquoest mis agrave chercher cette
cause unique ou premiegravere
4 La tentation naturelle est de prendre dans une des branches drsquohistoire une cateacutegorie
speacuteciale de faits et de la deacuteclarer la cause fondamentale de tous les autres On a pris la
religion dans les eacutepoques ougrave la religion eacutetait plus apparente crsquoeacutetait la thegravese de Vico la
Citeacute antique de Fustel de Goulanges repose encore sur ce mecircme fondement Au XIXe siegravecle
on a pris la science crsquoest le systegraveme de Buckle et celui de Dubois-Reymond
5 Il eacutetait naturel agrave ceux qui srsquoeacutetaient speacutecialiseacutes dans lrsquohistoire des faits eacuteconomiques de
prendre la vie eacuteconomique pour cause fondamentale Ainsi srsquoest fondeacutee la theacuteorie de
lrsquointerpreacutetation eacuteconomique de lrsquohistoire que les Marxistes surtout ont rendue ceacutelegravebre1
119
6 Lrsquoorigine de lrsquoideacutee paraicirct ecirctre dans Saint-Simon qui a eacuteteacute un grand fournisseur drsquoideacutees
pour les philosophies de lrsquohistoire crsquoest lui qui a fourni agrave Augustin Thierry ses ideacutees
fondamentales Il a aperccedilu lrsquoaction profonde des conditions eacuteconomiques ndash de
lrsquoorganisation du travail et du mode de production ndash sur la formation des classes sociales
et lrsquoaction deacutecisive des classes sur lrsquoorganisation politique Il regardait lrsquoorganisation
sociale comme un pheacutenomegravene qursquoon constate qursquoon ne produit pas qui est une forme
naturelle indeacutependante de la volonteacute des hommes Il a vu que le progregraves technique des
moyens de production change la distribution de la socieacuteteacute et il a indiqueacute comment les
inteacuterecircts eacuteconomiques se lient aux organisations politiques Mais il admet encore deux
espegraveces de causes dominantes et par suite deux histoires parallegraveles coordonneacutees non
subordonneacutees lrsquohistoire eacuteconomique lrsquohistoire ideacuteologique Il nrsquoa pas chercheacute agrave les
reacuteduire agrave lrsquouniteacute et nrsquoa pas construit un systegraveme drsquoensemble
7 Marx reprenant lrsquoideacutee de Saint-Simon en a fait un systegraveme geacuteneacuteral et unique
drsquoexplication de toute lrsquoeacutevolution sociale humaine La theacuteorie esquisseacutee drsquoabord dans ses
œuvres de circonstances a eacuteteacute exposeacutee dans Zur Kritik der politischen Œkonomie 1859 Il a
fini par en faire le fondement de lrsquohistoire Parmi les pheacutenomegravenes eacuteconomiques il en a
choisi un qui lui a paru la cause de toute lrsquoorganisation eacuteconomique et par suite de toute
la socieacuteteacute crsquoest le proceacutedeacute de production crsquoest-agrave-dire la forme du travail Crsquoest le
changement du proceacutedeacute de production qui amegravene les autres changements crsquoest donc lui
qui est la cause derniegravere de lrsquoeacutevolution
8 La theacuteorie perfectionneacutee par Engels a eacuteteacute formuleacutee et appliqueacutee par plusieurs disciples
de Marx en Allemagne Kautsky en Italie Loria et Labriola Essai sur la conception
mateacuterialiste de lrsquohistoire 1896 aux Eacutetats-Unis Brook Adams Law of civilisation and decay
1897 trad franccedil chez Alcan
9 Cette theacuteorie peut se reacutesumer agrave peu pregraves comme il suit Les faits humains de tout genre
politique droit religion art philosophie morale ne sont que des conseacutequences de
lrsquoorganisation eacuteconomique de la socieacuteteacute Sans doute il faut tenir compte de la forme
speacuteciale qursquoils ont prise dans lrsquoimagination des hommes et qui les rend diffeacuterents des faits
eacuteconomiques mais ils ne sont que des formes des illusions des preacutetextes ils ne sont pas
la cause des changements mecircme quand ils le paraissent
10 Tous les faits historiques ne sont que des effets secondaires produits par les faits
eacuteconomiques ou mecircme de simples illusions Les hommes croient agir au nom drsquoune
conception pour obtenir un changement politique eccleacutesiastique religieux mais ils ne
sont agrave leur insu que les repreacutesentants drsquoune classe eacuteconomique porte-paroles drsquoune
reacuteclamation eacuteconomique Crsquoest ce qursquoon exprime par la formule Lrsquoorganisation
eacuteconomique est la structure sous-jacente de toute la socieacuteteacute Luther croyait lutter pour
eacutetablir un dogme mais ce pheacutenomegravene religieux nrsquoeacutetait que la forme de la structure
eacuteconomique sous-jacente Luther nrsquoeacutetait que le champion de la bourgeoisie allemande
luttant contre lrsquoexploitation fiscale de la cour de Rome De mecircme les Hussites
srsquoimaginaient combattre pour obtenir le calice aux laiumlques ils ne faisaient que traduire
lrsquoantagonisme social entre les travailleurs tchegraveques et les classes dominantes
11 On a expliqueacute par cette meacutethode comment lrsquoorganisation eacuteconomique a produit la morale
lrsquoorganisation de la famille lrsquoesclavage la souffrance des travailleurs Crsquoest ce qursquoon a
appeleacute parfois lrsquointerpreacutetation mateacuterialiste de lrsquohistoire terme impropre car le
mateacuterialisme est une doctrine meacutetaphysique Lrsquoexplication de lrsquoeacutevolution de la socieacuteteacute par
lrsquoaction des pheacutenomegravenes mateacuteriels nrsquoest ni du mateacuterialisme ni de la meacutetaphysique et
120
pourrait mecircme logiquement srsquoaccorder avec une meacutetaphysique ideacutealiste Le terme
interpreacutetation eacuteconomique de lrsquohistoire adopteacute drsquoailleurs par Thorold Rogers deacutefinit plus
exactement cette meacutethode
12 II ndash Ce qui explique la naissance de ces systegravemes et leur succegraves temporaire ce nrsquoest pas
seulement qursquoils satisfaisaient un besoin naturel de simplification en ramenant la socieacuteteacute
agrave une cause unique et lrsquohistoire de la civilisation agrave lrsquoeacutevolution drsquoun seul pheacutenomegravene Crsquoest
qursquoils reacutepondaient au deacutesir leacutegitime de reacuteagir contre la conception anteacuterieure de
lrsquohistoire œuvre exclusivement de lettreacutes drsquoeacuterudits de juristes ou de romanciers qui
nrsquoayant jamais eacutetudieacute que des faits litteacuteraires religieux juridiques politiques avaient
oublieacute ou ignoreacute lrsquoaction des conditions eacuteconomiques et expliqueacute toute lrsquoeacutevolution
humaine par des ideacutees Fustel de Coulanges attribuait agrave des changements dans la religion
toute lrsquoeacutevolution des citeacutes antiques Agrave cette conception tout ideacutealiste on a voulu opposer
une conception mateacuterialiste (en prenant le mot en un sens psychologique)
13 Cette reacuteaction eacutetait en partie justifieacutee mais elle a conduit agrave un systegraveme drsquointerpreacutetation
dangereux dont il peut ecirctre utile de signaler les deacutefauts Ce systegraveme est parti de lrsquoideacutee
confuse que lrsquohomme eacutetant un animal les actes humains collectifs comme les actes
individuels et par suite lrsquoorganisation et lrsquoeacutevolution de la socieacuteteacute doivent avoir une cause
mateacuterielle (de lagrave le terme de conception mateacuterialiste) Mais il aurait fallu dresser au
moins un compte complet des conditions mateacuterielles On aurait vu que lrsquoorganisation
eacuteconomique nrsquoest point du tout la seule on en aurait aperccedilu plusieurs autres
14 1deg Le milieu geacuteographique naturel et le milieu artificiel qui deacuteterminent beaucoup
drsquoactes en les rendant plus ou moins faciles et conduisent les socieacuteteacutes agrave adopter certaines
espegraveces drsquoarrangement
15 2deg Les conditions physiologiques heacutereacuteditaires de la race (objet de lrsquoanthropologie) qui
agissent sur les impulsions sur les actes et peut-ecirctre mecircme sur la faciliteacute agrave exeacutecuter
certaines opeacuterations collectives
16 3deg Le groupement actuel des individus humains avec leurs particulariteacutes mateacuterielles sexe
acircge maladie etc (objet de la deacutemographie) qui facilite ou rend difficiles certains actes ou
certains arrangements
17 Toutes ces conditions mateacuterielles auraient ducirc entrer en compte pour expliquer les actes
humains et lrsquoorganisation des socieacuteteacutes Et mecircme si par excegraves de speacutecialisation on
srsquoenferme exclusivement dans la vie eacuteconomique on nrsquoa pas le droit de la reacuteduire agrave un
seul facteur en ne consideacuterant que lrsquoorganisation du travail Le deacutesir de se procurer le
maximum de jouissances avec le minimum de travail est sans doute un facteur important
mais ce nrsquoest qursquoun des pheacutenomegravenes de la vie eacuteconomique Elle deacutepend aussi du degreacute des
connaissances des habitudes techniques qui agissent fortement sur la quantiteacute et la
qualiteacute de la production elle deacutepend des ideacutees sur la valeur relative des objets qui
domine le choix des jouissances agrave rechercher La vie eacuteconomique consiste ainsi pour une
bonne part au moins en pheacutenomegravenes subjectifs (connaissances habileteacute techniques
preacutefeacuterences) dont lrsquoaction se fait sentir constamment et qursquoon nrsquoa pas le droit drsquoeacuteliminer
18 Enfin mecircme si lrsquoon eacutecarte les facteurs subjectifs lrsquoorganisation mateacuterielle de la vie
eacuteconomique ne consiste pas seulement dans la division du travail et dans les proceacutedeacutes
mateacuteriels de production et de transport Elle comprend aussi les habitudes de distribution
(reacutegime de la proprieacuteteacute) qui ne deacutependent pas seulement de la quantiteacute agrave produire mais
de lrsquoensemble des faits anteacuterieurs qui ont creacuteeacute ce reacutegime faits de croyances de morale
de politique
121
19 Ainsi mecircme en acceptant le principe fondamental que lrsquoexplication de toute institution
sociale doit ecirctre chercheacutee dans la vie mateacuterielle lrsquointerpreacutetation laquo mateacuterialiste raquo serait
grossiegraverement incomplegravete Elle neacuteglige systeacutematiquement la plus grande partie des
conditions mateacuterielles et celles mecircme qursquoelle veut exclusivement consideacuterer elle les
mutile arbitrairement
20 La preacuteoccupation des pheacutenomegravenes eacuteconomiques qui domine cette theacuteorie a empecirccheacute de
reconnaicirctre la nature du lien qui unit lrsquoorganisation eacuteconomique avec les autres
arrangements sociaux la politique le droit la religion la morale la science On a admis
que tous les actes de politique de droit de religion de morale eacutetaient ou des
conseacutequences directes des arrangements eacuteconomiques ou des proceacutedeacutes ou des preacutetextes
pour se procurer les biens mateacuteriels (eacuteconomiques)
21 Lrsquoobservation actuelle des faits ne confirme pas ce postulat et lrsquoanalogie nous oblige agrave
admettre que beaucoup drsquoactes anteacuterieurs sont inintelligibles par cette explication Les
apocirctres et les martyrs de toutes les religions de toutes les sciences de toutes les
philosophies de toutes les fois politiques depuis Socrate et Jeacutesus-Christ jusqursquoagrave Blanqui
et agrave Karl Marx ont toujours eacuteteacute et sont encore caracteacuteriseacutes par lrsquoindiffeacuterence aux
jouissances mateacuterielles qui constituent la vie eacuteconomique Les hommes nrsquoagissent pas
uniquement pour se procurer des jouissances mateacuterielles Les jouissances mecircme
mateacuterielles de chaque homme ne sont pas en raison directe de sa place dans
lrsquoorganisation eacuteconomique Lrsquoorganisation sociale nrsquoest pas creacuteeacutee exclusivement par les
classes supeacuterieures ni exclusivement dans leur inteacuterecirct eacuteconomique Les socieacuteteacutes se
forment et se transforment sous lrsquoaction de conditions beaucoup plus varieacutees que ne le
suppose lrsquointerpreacutetation eacuteconomique de lrsquohistoire
NOTES
1 On en trouvera une exposition et une critique deacutetailleacutees dans P Barth Die Philosophie der
Geschichte als Soziologie 1897
122
Chapitre XIX
Lien entre lrsquohistoire sociale et les autreshistoires
I Proceacutedeacutes pour deacuteterminer le lien ndash Causes et conditionsII Faits de deacutemographie ndash Action des conditions mateacuterielles anthropogeacuteographie anthropologieCaractegravere des faits mateacuteriels ils sont des conditions drsquoexistence non de directionIII Faits eacuteconomiques ndash Proceacutedeacutes pour saisir leur action sur les socieacuteteacutes et leur action surlrsquoeacutevolutionIV Rocircle de lrsquohistoire sociale dans la connaissance de lrsquohistoire ndash Rocircle de la statistique ndash Histoireeacuteconomique
1 I ndash Tout systegraveme qui pour expliquer la solidariteacute entre les diverses espegraveces de
pheacutenomegravenes sociaux commence par admettre lrsquouniteacute de la vie sociale repose sur un
besoin meacutetaphysique drsquouniteacute contraire aux conditions de la meacutethode scientifique On nrsquoa
pas le droit drsquoadmettre a priori lrsquouniteacute des pheacutenomegravenes pas plus en science sociale qursquoen
chimie Si lrsquoon doit arriver agrave constater un jour une uniteacute cacheacutee ce ne sera qursquoapregraves avoir
passeacute par une eacutetude empirique qui aura tenu compte de la diversiteacute eacutevidente des faits
constateacutes par lrsquoexpeacuterience ce ne sera qursquoapregraves avoir eacutetabli meacutethodiquement lrsquoespegravece de
deacutependance qui unit les unes aux autres les diffeacuterentes sortes de pheacutenomegravenes Il faut
donc partir de lrsquoobservation empirique pour chercher le lien entre lrsquohistoire des faits
sociaux (eacuteconomiques) et les autres branches drsquohistoire et ce qursquoil srsquoagit de trouver crsquoest
un lien de cause ou de condition
2 La distinction entre la cause et la condition est faite par le langage courant (en allemand
Ursache et Bedingung) En langage scientifique les conditions drsquoun fait sont les faits
neacutecessaires pour que ce fait se produise elles ne diffegraverent donc en rien des causes Quand
on fait sauter un rocher en mettant le feu agrave un tas de poudre le rocher la poudre le feu
sont eacutegalement conditions et causes Mais dans la langue vulgaire ndash qui est celle de
lrsquohistoire et des sciences sociales ndash la cause crsquoest le fait dernier qui preacutecegravede
immeacutediatement le pheacutenomegravene appeleacute effet le fait agrave la suite duquel il se manifeste
aussitocirct crsquoest le feu mis agrave la poudre les conditions ce sont les faits anteacuterieurs ndash le rocher
et la poudre ndash indispensables eacutegalement agrave lrsquoeffet mais insuffisants pour le produire Crsquoest
lagrave une distinction tout empirique Comme les conditions anteacuterieures ne produisent aucun
effet visible on ne les aperccediloit pas drsquoabord la condition derniegravere eacutetant la seule
123
apparente crsquoest elle seule qursquoon appelle cause Les autres causes on ne les trouve qursquoagrave la
reacuteflexion et on les appelle conditions
3 Lrsquohistoire narrative a eacuteteacute exclusivement occupeacutee des causes derniegraveres les seules qui
donnent agrave un reacutecit lrsquointeacuterecirct dramatique Crsquoest lrsquoeacutetude reacutefleacutechie des socieacuteteacutes qui a ameneacute agrave
examiner les conditions Si lrsquoon tient pour parler une langue scientifique agrave reacuteunir sous
une mecircme notion les conditions et les causes on sera du moins obligeacute dans la pratique agrave
distinguer deux cateacutegories 1deg les conditions ou causes passives neacutegatives permanentes
neacutecessaires mais insuffisantes agrave produire lrsquoeffet 2deg la cause ou condition positive active
momentaneacutee qui preacutecegravede immeacutediatement la production du pheacutenomegravene
4 Il se pose ici deux sortes de questions
5 1deg Comment les faits de lrsquohistoire sociale agissent-ils sur les autres espegraveces de faits (ou
plutocirct comment les conditionnent-ils ) Inversement comment les faits des autres
histoires agissent-ils sur la vie eacuteconomique
6 2deg En quoi la connaissance mecircme de ces faits et de leur eacutevolution lrsquohistoire est-elle utile
pour la connaissance des autres faits et eacutevolutions En quoi lrsquohistoire sociale sert-elle agrave la
connaissance des autres branches Et inversement en quoi la connaissance des autres
histoires est-elle utile agrave la connaissance de lrsquohistoire sociale Ces quatre questions vont
ecirctre eacutetudieacutees ici en commenccedilant par lrsquoaction des faits sociaux sur les autres faits et lrsquoutiliteacute
de lrsquohistoire sociale pour les autres histoires Lrsquoaction des autres faits et lrsquoutiliteacute des autres
histoires seront traiteacutees au chapitre suivant
7 Et drsquoabord les faits sociaux eux-mecircmes comment agissent-ils sur les autres Ici encore il
faut distinguer les faits deacutemographiques et les faits eacuteconomiques
8 II ndash Les faits eacutetudieacutes par la deacutemographie sont des faits mateacuteriels faits drsquoexistence de
nombre de reacutepartition des hommes (population drsquoun pays densiteacute de la population acircges
sexes maladies crimes professions) ndash faits drsquoexistence de quantiteacute et de reacutepartition des
objets (richesse totale reacutepartition des cultures animaux monnaies instruments de
production moyens de transports routes canaux chemins de fer quantiteacute de produits
de tout genre ou de numeacuteraire)
9 Il est eacutevident que ces faits ont une action sur la vie sociale sans population pas de vie
sociale sans moyens drsquoexistence et de production pas de vie humaine Crsquoest la condition
indispensable de tous les pheacutenomegravenes humains En ce sens les faits de deacutemographie
seraient la laquo structure sous-jacente raquo de tous les faits historiques Mais on pourrait
attribuer le mecircme rocircle aux faits extra-humains de la geacuteographie Sans un sol et des eaux
pas de culture pas de socieacuteteacute humaine Faut-il donc dire que la geacuteographie est la cause
fondamentale des socieacuteteacutes et que les faits historiques ont leur cause dans les pheacutenomegravenes
geacuteographiques Crsquoest la thegravese de lrsquoanthropogeacuteographie que Ratzel a essayeacute drsquoorganiser en
science
10 Eacutetudieacutees de pregraves les propositions de cette science apparaissent tregraves contestables ndash agrave
moins qursquoelles ne se reacuteduisent agrave cette tautologie laquo Lagrave ougrave lrsquohomme ne peut pas vivre il ne
vit pas raquo Il est tregraves vrai que certain eacutetat geacuteographique rend impossible certaine
organisation humaine un climat glacial rend impossible la culture de lrsquoolivier mais cela
est purement neacutegatif Il est vrai aussi que certain eacutetat geacuteographique rend possible certaine
organisation lagrave ougrave il y a des ports il peut y avoir une marine mais cela est purement
virtuel En fait aucune des lois drsquoanthropogeacuteographie nrsquoest fondeacutee sur lrsquohistoire ou
confirmeacutee par elle Pour avoir le droit de parler de laquo loi anthropogeacuteographique raquo il
faudrait pouvoir dire Tel eacutetat geacuteographique produit crsquoest-agrave-dire rend neacutecessaire tel fait
124
social or cela nrsquoarrive jamais La preuve crsquoest que dans le mecircme pays avec les mecircmes
conditions geacuteographiques agrave chaque eacutepoque diffeacuterente a eacuteteacute reacutealiseacute un eacutetat social tregraves
diffeacuterent LrsquoAngleterre avec le mecircme sol et le mecircme climat qursquoaujourdrsquohui eacutetait au XIVe
siegravecle un pays drsquoeacutelevage de moutons comme lrsquoAustralie drsquoaujourdrsquohui un pays sans
industrie sans commerce sans marine
11 De mecircme on a voulu expliquer lrsquohistoire des peuples par lrsquoanthropologie On admettait
que telle structure anthropologique conduit neacutecessairement les hommes agrave telle
organisation sociale et agrave tels actes La vie et les actes de chaque peuple eacutetaient la
conseacutequence de la race la race grecque eacutetait neacutecessairement porteacutee agrave la philosophie et agrave
la sculpture la race allemande au particularisme Crsquoest ainsi que Savigny et laquo lrsquoeacutecole
historique raquo ont attribueacute les institutions diffeacuterentes agrave la diffeacuterence du Volksgeist (geacutenie du
peuple) et Taine a deacuteveloppeacute ce systegraveme dans la fameuse theacuteorie des races La lacune de
ce raisonnement est eacutevidente Mecircme en admettant que la race crsquoest-agrave-dire les dispositions
heacutereacuteditaires des hommes soit une condition indispensable pour telle organisation ou tels
actes ndash que des Hellegravenes seuls aient eu les dispositions neacutecessaires pour faire de la
sculpture grecque ndash il est certain que la race nrsquoest jamais suffisante puisque dans une
mecircme race les ancecirctres et les descendants nrsquoont pas la mecircme vie la race helleacutenique
nrsquoavait pas produit de sculpture grecque avant le VIIe siegravecle et a cesseacute drsquoen produire au
Bas-Empire
12 Ces deux exemples de lrsquoanthropogeacuteographie et de la theacuteorie des races montrent par
analogie pourquoi on ne peut pas expliquer les pheacutenomegravenes humains uniquement par
lrsquoeacutetat mateacuteriel des hommes qui composent une socieacuteteacute Ce sont des conditions
indispensables mais insuffisantes agrave la production drsquoun pheacutenomegravene Il en est de mecircme des
faits deacutemographiques Eacutevidemment une population nombreuse drsquoune densiteacute supeacuterieure
agrave 1 habitant par 100 kilomegravetres carreacutes est neacutecessaire pour faire un peuple civiliseacute Mais
entre populations de mecircme densiteacute il peut y avoir des diffeacuterences beaucoup plus grandes
qursquoentre populations de densiteacute tregraves diffeacuterente La Belgique est beaucoup plus semblable agrave
la Norvegravege ou aux Eacutetats-Unis qursquoau Bengale ou agrave lrsquoEacutegypte De la densiteacute du pays on ne peut
tirer aucune conclusion positive certaine sur aucune autre espegravece de pheacutenomegravene social
on en tirera au maximum la conclusion que tel pheacutenomegravene a eacuteteacute possible ou impossible
Une population nombreuse est une possibiliteacute drsquoeacutemigrer ou une possibiliteacute de srsquoentasser
une possibiliteacute de creacuteer des industries varieacutees ou de limiter la consommation au minimum
de famine on ne peut drsquoavance preacutedire laquelle de ces solutions opposeacutees se reacutealisera Il
en est de mecircme pour la reacutepartition des sexes des acircges des maladies des professions De
mecircme les faits de richesse les moyens drsquoaction eacuteconomiques ne sont que des possibiliteacutes
drsquoactes mais ils ne produisent pas les actes ils nrsquoobligent mecircme pas agrave agir drsquoune faccedilon
irreacutesistible les hommes en possession de cette richesse Il nrsquoest pas indiffeacuterent sans doute
qursquoun peuple soit riche mais sa richesse ne fait pas preacutevoir comment il se conduira
Lrsquoactiviteacute drsquoun peuple nrsquoest pas proportionneacutee agrave sa richesse pas plus que lrsquoeacutemigration
nrsquoest en raison du nombre des habitants
13 Ainsi tous les faits de deacutemographie sont au maximum des conditions drsquoexistence drsquoune
organisation sociale ils ne sont pas des causes de direction Lrsquoeacutevolution de ces conditions
ne pourra donc ecirctre la cause deacuteterminante drsquoune eacutevolution correspondante des autres
faits que dans la mesure ougrave les conditions seraient transformeacutees de faccedilon agrave rendre
impossible lrsquoexistence de ces faits ndash par exemple dans le cas ougrave la population srsquoest eacuteteinte
ndash ou agrave rendre possible des faits jusque-lagrave impossibles ndash par exemple si une population
125
nouvelle srsquoest creacuteeacutee ndash Mais agrave part ces cas extrecircmes les faits de deacutemographie nrsquoont pas
drsquoinfluence certaine sur drsquoautres faits humains
14 III ndash Les pheacutenomegravenes eacuteconomiques sont surtout des habitudes ou des regraveglements de
travail de reacutepartition de genre de vie Ce sont 1deg des faits de production moyens
techniques et outillage de culture drsquoindustrie de transports division du travail et par
suite speacutecialisation des hommes dans les professions 2deg des faits drsquoappreacuteciations valeur
marcheacute eacutechange commerce creacutedit 3deg des faits de reacutepartition partage des produits
proprieacuteteacute capital rente salaire transmission et contrats 4deg des faits de consommation
et comme conseacutequence des faits de reacutepartition des genres de vie entre les hommes crsquoest
la part de richesse et de consommation de chaque homme avec les diffeacuterences qui en
deacuterivent qui constitue les classes sociales
15 Quelle action ces habitudes et ces regraveglements ont-ils sur le reste de la vie On peut le
constater par lrsquoobservation actuelle des socieacuteteacutes Il est certain que lrsquooccupation speacuteciale
ordinaire drsquoun homme sa part de jouissance dans la richesse sociale lrsquoideacutee que lui-mecircme
et les autres se font de ses moyens drsquoaction et de jouissance lrsquoorganisation de sa
consommation ont une action profonde sur toutes ses autres opeacuterations sur sa vie
politique sur sa vie intellectuelle sur sa conduite Mais il faut regarder les faits concrets
et prendre garde drsquoadmettre lrsquoaction drsquoune abstraction sur une autre abstraction par
exemple lrsquoaction de la structure eacuteconomique sur lrsquoorganisation politique ou sur le droit Il
faut chercher empiriquement comment srsquoexerce lrsquoaction des habitudes et des conditions
16 1deg Individuellement comment les habitudes prises par un homme dans la vie eacuteconomique
comment les conditions mateacuterielles ougrave il est placeacute agissent-elles sur ses autres activiteacutes
Elles peuvent lui donner ou lui enlever les moyens mateacuteriels de se procurer les objets
utiles aux autres espegraveces drsquoactiviteacute ndash tels que mobilier vecirctements de luxe objets drsquoart
moyens drsquoinstruction Elles peuvent lui laisser ou ne pas lui laisser le temps ou la faciliteacute
de se livrer agrave drsquoautres activiteacutes Elles peuvent lui donner les occasions de contact avec
drsquoautres hommes ou lrsquoisoler Elles peuvent deacutevelopper ou atrophier en lui le goucirct ou la
faculteacute pour certains autres actes En examinant ces diffeacuterents moyens drsquoaction on
arrivera agrave eacutetablir empiriquement quelle est lrsquoaction de la profession du loisir de la
jouissance de la richesse sur les diffeacuterents pheacutenomegravenes individuels ndash soit de vie priveacutee
(mœurs modes plaisirs jeux) ndash soit de vie intellectuelle ndash soit de morale pratique ndash soit
mecircme de politique On verra srsquoil y a une tendance constante de certaines professions ou
de certains laquo standards of life raquo vers certaines mœurs certaines croyances certains arts
certaines morales certaines formes drsquoactiviteacute politique
17 2deg Collectivement il faut examiner les habitudes et les regraveglements collectifs
drsquoorganisation eacuteconomique la reacutepartition du travail entre les membres drsquoun mecircme
groupe de production ou de transport ndash le meacutecanisme organiseacute pour diriger les
opeacuterations crsquoest-agrave-dire le personnel de direction son pouvoir ses moyens drsquoaction son
recrutement ndash le meacutecanisme de la valeur et des eacutechanges crsquoest-agrave-dire le personnel qui
deacutetermine la valeur et regravegle les eacutechanges les moyens drsquoaction de ce personnel ndash le
meacutecanisme de la reacutepartition des produits et de la proprieacuteteacute crsquoest-agrave-dire le personnel qui
dirige les regravegles de la proprieacuteteacute et de la jouissance les classes sociales et les rapports
entre ces classes Il faut chercher quelle place les travailleurs subalternes et les directeurs
de chacun de ces meacutecanismes occupent dans les autres hieacuterarchies sociales non
eacuteconomiques dans les corps politiques soit centraux soit locaux dans les corps
eccleacutesiastiques ndash par quels moyens ils agissent sur ces corps quelle part ils ont
directement dans la formation des proceacutedeacutes de gouvernement ou des regravegles officielles
126
(coutume droit jugements lois) et comment ils reacuteagissent indirectement sur les
activiteacutes drsquoautres espegraveces en tant que soumises agrave la coutume ou agrave la loi ndash quelles
habitudes drsquoorganisation collective prises dans la pratique de leur vie eacuteconomique ils
apportent dans la vie politique ou la vie eccleacutesiastique ndash quels inteacuterecircts eacuteconomiques ils
essaient de favoriser Il reste agrave examiner comment les organisations eacuteconomiques
collectives creacuteeacutees pour deacuteterminer la valeur agissent elles-mecircmes sur le gouvernement
ndash comment le personnel qui dirige le marcheacute agit sur le personnel du gouvernement
ndash comment se regraveglent dans la reacutepartition des produits la part du personnel du
gouvernement et la part de lrsquoEacutetat lrsquoimpocirct Enfin il faut chercher srsquoil y a des classes
sociales constitueacutees sur un fondement eacuteconomique
18 On nrsquoa pas seulement agrave eacutetablir empiriquement comment les habitudes et les organisations
eacuteconomiques agrave un moment donneacute agissent sur lrsquoensemble de la vie humaine il faut
chercher ensuite comment lrsquoeacutevolution de la vie eacuteconomique peut agir sur les autres
eacutevolutions Le proceacutedeacute empirique sera de comparer diffeacuterentes eacutevolutions dans la vie
eacuteconomique connues historiquement pour voir si elles ont eacuteteacute suivies constamment
drsquoeacutevolutions dans certaines autres activiteacutes Un changement dans les proceacutedeacutes techniques
du travail ou dans le mode de division du travail par exemple est-il suivi drsquoune
transformation donneacutee dans la vie intellectuelle les mœurs le droit lrsquoorganisation du
gouvernement De mecircme trouve-t-on quelque transformation produite reacuteguliegraverement
par un certain changement dans le proceacutedeacute de deacutetermination de la valeur ou les proceacutedeacutes
drsquoeacutechange ou de creacutedit ou le mode de reacutepartition des produits du travail ou la division en
classes ou les rapports entre les classes
19 Empiriquement on ne voit pas une seule eacutevolution drsquoune organisation eacuteconomique qui
dans des socieacuteteacutes diffeacuterentes ait toujours eacuteteacute suivie de la mecircme eacutevolution de quelque
autre espegravece drsquoorganisation On voit au contraire que tantocirct cette eacutevolution connexe srsquoest
produite tantocirct elle a eacuteteacute absente Le lien entre eacutevolutions nrsquoest pas le mecircme dans
lrsquoAntiquiteacute et les temps modernes dans les socieacuteteacutes chreacutetiennes et les socieacuteteacutes
mulsumanes Si lrsquoon veut trouver une correacutelation reacuteguliegravere il faudra analyser la reacuteunion
de conditions qui a ameneacute lrsquoeacutevolution pour deacuteterminer la part de lrsquoaction speacutecialement
eacuteconomique
20 Ainsi on nrsquoa pas le droit drsquoadmettre a priori une action preacutepondeacuterante des faits sociaux
deacutemographiques ou eacuteconomiques sur les autres faits Non seulement ces faits ne tiennent
pas la place exceptionnelle de cause unique ou fondamentale que leur attribue
lrsquointerpreacutetation eacuteconomique de lrsquohistoire Mais ils sont agrave lrsquoarriegravere-plan ils ne sont pas des
causes au sens vulgaire ils ne sont que des conditions neacutegatives de la vie geacuteneacuterale de la
socieacuteteacute Srsquoils ne se produisaient pas les autres faits seraient impossibles il nrsquoy aurait pas
de socieacuteteacute srsquoil nrsquoy avait une population et un travail eacuteconomique et pour qursquoune socieacuteteacute
arrive agrave un certain degreacute drsquoactiviteacute dans toutes les autres branches il lui faut une certaine
quantiteacute ndash drsquoailleurs indeacutetermineacutee ndash de population et de richesse Mais ce ne sont que des
conditions drsquoexistence Degraves qursquoune socieacuteteacute a atteint ces conditions la direction qursquoelle
adopte en tous les genres sa religion ses arts sa morale sa science sa vie politique
deacutependent de tout autres causes que les faits sociaux et lrsquoeacutevolution de cette socieacuteteacute dans
ses diverses branches deacutepend de tout autres causes que de lrsquoeacutevolution dans les faits
sociaux Les causes au sens vulgaire ndash crsquoest-agrave-dire les faits qui produisent les
changements apparents de la socieacuteteacute et qui lui donnent sa direction ndash ne sont pas les faits
eacuteconomiques ce sont les faits des autres espegraveces
127
21 On doit srsquoattendre agrave ne trouver dans les conditions geacuteneacuterales deacutemographiques ou
eacuteconomiques que des conditions neacutegatives pour deacuteterminer les causes positives de
chaque eacutevolution historique il faudra tenir compte drsquoautres espegraveces de pheacutenomegravenes
Quant agrave lrsquoaction propre des faits sociaux sur lrsquoensemble de la socieacuteteacute on ne pourra
lrsquoeacutetablir que par une eacutetude empirique crsquoest la recherche analytique des actions de chaque
espegravece de faits eacuteconomiques qui seule peut fonder scientifiquement laquo lrsquointerpreacutetation
eacuteconomique de lrsquohistoire raquo crsquoest-agrave-dire lrsquoeacutetude de lrsquoaction des faits eacuteconomiques sur
lrsquoeacutevolution humaine
22 IV ndash Il reste agrave dire en quoi la connaissance des faits de lrsquohistoire sociale est neacutecessaire agrave
celle des autres histoires
23 1 La statistique deacutemographique est-elle neacutecessaire agrave lrsquohistoire des autres branches En
aucun cas elle nrsquoest neacutecessaire agrave lrsquohistoire qualitative On nrsquoa aucun besoin de connaicirctre
mecircme grossiegraverement le chiffre de population drsquoune socieacuteteacute pour eacutetudier lrsquohistoire de sa
vie intellectuelle (langue arts sciences religion) de ses mœurs priveacutees ou de son droit
et mecircme de son organisation politique En fait on connaicirct toutes ces histoires dans
lrsquoAntiquiteacute et au Moyen Acircge sans avoir aucune notion sucircre de deacutemographie Mais degraves
qursquoil srsquoagit de connaissance quantitative la deacutemographie devient une connaissance
indispensable or lrsquohistoire de lrsquoorganisation politique reste incomplegravete tant qursquoon ignore
lrsquoimportance numeacuterique du corps social et les proportions numeacuteriques de ses parties
crsquoest la grande lacune dans lrsquohistoire des institutions antiques Lrsquohistoire des pheacutenomegravenes
deacutemographiques crsquoest-agrave-dire de lrsquoeacutevolution numeacuterique de la population nrsquoest pas
indispensable tant qursquoon se contente drsquoatteindre le caractegravere des autres eacutevolutions sans en
chercher les proportions Mais elle aide agrave comprendre les changements surtout
politiques qui se sont faits pour srsquoadapter aux mouvements de la population et elle
devient neacutecessaire degraves qursquoon veut se repreacutesenter lrsquoeacutevolution dans lrsquoimportance pratique
des pheacutenomegravenes On peut sans aucun appel agrave la deacutemographie comprendre la nature de
lrsquoeacutevolution qui a transformeacute lrsquoesclavage en servage et la chevalerie en noblesse mais il
faudra des chiffres pour eacutetablir comment cette eacutevolution srsquoest reacutepartie dans la reacutealiteacute sur
les diffeacuterents pays et sur les diffeacuterentes eacutepoques
24 2deg Lrsquohistoire eacuteconomique est neacutecessaire aux autres histoires dans la mesure ougrave les faits
eacuteconomiques et leur eacutevolution ont eacuteteacute la condition des autres faits et la cause de leurs
eacutevolutions Lrsquohistoire intellectuelle peut srsquoen passer tant qursquoon nrsquoa pas besoin de se
repreacutesenter les moyens drsquoaction mateacuteriels crsquoest le cas des eacutetudes de croyance de
sciences de doctrines de beaux-arts Mais on ne peut eacutetudier ni lrsquohistoire des mœurs des
institutions et du droit ni lrsquohistoire politique sans tenir compte au moins des conditions
geacuteneacuterales et des grandes transformations de la vie eacuteconomique Lrsquohistoire eacuteconomique est
donc un auxiliaire neacutecessaire de lrsquohistoire des institutions et des eacuteveacutenements
128
Chapitre XX
Lrsquoaction des faits humains individuelssur les faits sociaux
I Position de la question ndash Diffeacuterentes cateacutegories de faits eacuteconomiques et deacutemographiquesII Action des usages ndash Usages intellectuels croyances connaissances usages mateacuteriels viepriveacutee consommationIII Action des eacuteveacutenements individuels ndash Inventions et creacuteations ndash Changements de directionproduits par les chefs
1 Lrsquoeacutetude de lrsquoutiliteacute de lrsquohistoire sociale pour les autres branches drsquohistoire a pour
contrepartie lrsquoeacutetude de lrsquoaction des autres espegraveces drsquoactiviteacute humaine et de leur eacutevolution
sur la vie sociale et sur lrsquoeacutevolution sociale (eacuteconomique et deacutemographique) drsquoougrave
ressortiront les services que lrsquohistoire des autres branches de la vie humaine peut rendre
agrave lrsquohistoire sociale On peut deacuteterminer ainsi les connaissances drsquohistoire geacuteneacuterale ou
speacuteciale qui pratiquement seront utiles agrave lrsquohistorien des faits sociaux
2 Je vais consideacuterer ici seacutepareacutement drsquoabord lrsquoaction des pheacutenomegravenes individuels (actes et
penseacutees) et ensuite lrsquoaction des pheacutenomegravenes collectifs drsquoorganisation
3 I Quelle est lrsquoaction des faits individuels sur les faits sociaux On doit preacuteciser cette
question en analysant les faits sociaux On a montreacute plus haut (chap IX III) qursquoil faut
parler des pheacutenomegravenes eacuteconomiques non en bloc (la structure eacuteconomique est une
meacutetaphore dangereuse) mais en les deacutecrivant drsquoune faccedilon empirique de faccedilon agrave en
apercevoir la nature reacuteelle De mecircme qursquoil nrsquoy a pas de structure eacuteconomique totale qui
deacutetermine lrsquoorganisation politique totale drsquoun peuple il nrsquoy a pas de structure
eacuteconomique qui soit deacutetermineacutee en bloc par quelque autre pheacutenomegravene unique Il y a dans
une socieacuteteacute une seacuterie drsquohabitudes eacuteconomiques et drsquoarrangements collectifs de vie
eacuteconomique Crsquoest sur chaque habitude et chaque arrangement en particulier qursquoon doit
chercher quelle action exercent les faits drsquoune autre nature Il faut donc avoir preacutesente agrave
lrsquoesprit la seacuterie de ces habitudes et de ces arrangements
4 1deg Proceacutedeacutes techniques de production et de transport division du travail par
arrangement collectif entre les travailleurs de tout genre y compris les directeurs
5 2deg Proceacutedeacutes pour fixer la valeur et la repreacutesenter proceacutedeacutes pour faire les eacutechanges
arrangements de commerce monnaie et creacutedit
129
6 3deg Proceacutedeacutes de partage et de distribution proceacutedeacutes de transmission des objets et des
valeurs repreacutesentatives reacutegime de proprieacuteteacute et de contrats
7 4deg Classement des membres de la socieacuteteacute drsquoapregraves leur occupation et drsquoapregraves leur part dans
la distribution des valeurs
8 Quant agrave la consommation on discute si elle doit ecirctre classeacutee parmi les faits eacuteconomiques
crsquoest la theacuteorie de lrsquoeacutecole ameacutericaine fondeacutee sur lrsquoaction deacutecisive de la consommation En
Europe lrsquohistoire des habitudes de consommation est resteacutee une partie de lrsquohistoire des
mœurs
9 De mecircme les pheacutenomegravenes deacutemographiques doivent ecirctre analyseacutes car il faut chercher
seacutepareacutement lrsquoaction des autres pheacutenomegravenes humains sur chacun drsquoeux On devrait donc
distinguer 1deg le chiffre total de la population 2deg la densiteacute et la distribution des
agglomeacuterations 3deg la proportion des qualiteacutes acircges sexes religion degreacute drsquoinstruction
4deg les mouvements de la population nataliteacute mortaliteacute mariage eacutemigration 5deg les
accidents reacuteguliers maladies crimes suicides etc
10 Pour chacun de ces pheacutenomegravenes eacuteconomique ou deacutemographique la question se pose
Quelle action subit-il de la part des autres Par quelle habitude ou quel arrangement
intellectuel priveacute politique a-t-il eacuteteacute produit Par quel meacutecanisme mateacuteriel ou
psychique ndash Quand on eacutetudie lrsquoeacutevolution crsquoest-agrave-dire lrsquohistoire de ces faits on doit se
demander quel changement intellectuel priveacute politique a produit ou a influenceacute le
changement eacuteconomique ou deacutemographique Cet interrogatoire organiseacute en meacutethode est
un preacuteservatif contre la tendance agrave chercher lrsquoexplication des faits et des transformations
eacuteconomiques dans ces faits eux-mecircmes contre la tentation de comparer des tableaux ou
des courbes statistiques pour deacuteterminer la cause des eacutevolutions sociales
11 Lrsquoaction des faits individuels sur les faits sociaux se preacutesente sous deux formes 1deg des
usages ou habitudes communes crsquoest la forme la plus importante 2deg des eacuteveacutenements
uniques
12 II ndash Les usages communs aux individus drsquoun mecircme groupe sont soit des conceptions que
tous les individus de ce groupe (ou la plupart) admettent soit des actes qursquoils font et
qursquoils renouvellent en imitant un mecircme modegravele On peut les classer en deux 1deg usages
intellectuels ougrave la partie essentielle est une conception intellectuelle lrsquoacte mateacuteriel
eacutetant seulement un symbole destineacute agrave manifester la conception (croyances arts sciences
doctrines) 2deg usages mateacuteriels ougrave la partie essentielle est mateacuterielle lrsquoacte intellectuel ne
servant qursquoagrave diriger les actes mateacuteriels (alimentation vecirctement habitation
divertissements ceacutereacutemonies
13 Dans lrsquohistoire des usages intellectuels il faut rechercher ceux qui ont une action
appreacuteciable sur lrsquoorganisation de la vie eacuteconomique crsquoest-agrave-dire qui peuvent modifier les
actes ou les arrangements eacuteconomiques (objets produits division du travail voies de
transport commerce proprieacuteteacute)
14 1deg Les croyances On peut attendre a priori qursquoelles auront une action deacutecisive sur toute la
conduite des individus car chaque homme arrange sa vie suivant la conception geacuteneacuterale
qursquoil se fait du monde et de la place qursquoil y tient
15 Cette conception agit directement sur chacun de ses actes par suite sur chacun des
eacuteleacutements deacutemographiques qui deacutependent de la volonteacute le domicile lrsquoeacutemigration la
nataliteacute le mariage le suicide (On voit sans peine combien tous ces faits deacutependent par
exemple de la religion) Elle agit sur tous les faits de la vie eacuteconomique qui deacutependent du
130
choix des individus membres de la socieacuteteacute avant tout sur lrsquoappreacuteciation des objets et des
services sur la valeur Crsquoest uniquement par suite drsquoune croyance que les services des
precirctres ou des sorciers et les actes rituels des religions sont rechercheacutes et payeacutes
chegraverement ndash Neacutegativement cette conception agit pour restreindre la production et la
distribution en faisant consideacuterer comme interdits des actes impurs ou des relations avec
des ecirctres impurs religieusement ou moralement Ainsi le vin le porc les spiritueux sont
sans valeur quand la religion ou la morale les interdisent ndash Indirectement elle agit en
entravant les groupements eacuteconomiques entre les hommes seacutepareacutes par des diffeacuterences de
croyance Il est donc indispensable pour lrsquohistoire sociale de tenir compte de lrsquohistoire de
la croyance
16 Les croyances prennent des formes varieacutees Les plus importantes sont la religion
ensemble de croyances organiseacutees sous forme de rites et de dogmes ndash les doctrines
philosophiques ndash les preacuteceptes moraux Cet ensemble eacutenorme lrsquohistorien des faits
sociaux nrsquoaura pas besoin de le connaicirctre en deacutetail il pourra se borner agrave chercher les
faits qui peuvent avoir eu une action pratique sur la vie sociale Il eacutecartera donc toute la
meacutetaphysique toute la morale theacuteorique toute la theacuteologie doctrinale il srsquoen tiendra aux
croyances religieuses philosophiques et morales qui portent sur le devoir pratique aux
prescriptions rituelles crsquoest-agrave-dire aux croyances et aux prescriptions qui regraveglent la
conduite Tous ces faits sont eacutetudieacutes dans les histoires speacuteciales il suffira de savoir les y
trouver
17 La difficulteacute pratique sera de localiser les croyances de savoir dans quel groupe
drsquohommes elles ont eu une action reacuteelle sur la conduite les speacutecialistes srsquooccupent
beaucoup plus drsquoeacutetudier les formes des croyances que leur reacutepartition et ne srsquooccupent
guegravere de les localiser avec preacutecision
18 Il y a toute une cateacutegorie de croyances sur laquelle on ne trouvera guegravere de
renseignements On a eacutetudieacute surabondamment les doctrines morales et les morales
officielles de tous les temps mais lrsquohistoire des croyances morales effectives nrsquoest pas faite
encore avec preacutecision On ne sait pas drsquoapregraves quelles regravegles de morale pratique les
hommes se conduisaient reacuteellement sur ce point on risque fort de ne trouver dans les
histoires speacuteciales que des donneacutees insuffisantes
19 La connaissance des croyances est drsquoautant plus neacutecessaire pour comprendre la vie
sociale drsquoun peuple que ce peuple est moins avanceacute en civilisation Les croyances se
forment drsquoabord avant toute science et elles commencent par dominer toute la penseacutee et
toute la vie morale elles reculent peu agrave peu agrave mesure que la connaissance par
observation se forme Aussi lrsquohistoire des croyances religieuses et des superstitions est-
elle plus neacutecessaire pour comprendre les socieacuteteacutes les plus anciennes
20 2deg Les arts ont une action beaucoup plus faible que ne lrsquoadmet lrsquoopinion courante
21 Notre culture exclusivement litteacuteraire nous a donneacute une impression fausse sur
lrsquoimportance de la litteacuterature et des arts Parce qursquoon nous a fait passer dix ans de notre
vie agrave ne nous occuper que de pheacutenomegravenes artistiques nous croyons instinctivement que
ces faits ont absorbeacute une forte partie de lrsquoactiviteacute des hommes Cette illusion a eacuteteacute
aggraveacutee par lrsquoinfluence des professeurs de litteacuterature et des archeacuteologues uniquement
occupeacutes drsquoœuvres drsquoart En fait les arts pour lrsquoeacutenorme majoriteacute des hommes
drsquoaujourdrsquohui ne tiennent qursquoune place tregraves petite dans la vie et il paraicirct en avoir eacuteteacute
toujours ainsi mecircme chez les Grecs ndash agrave en juger par le peu drsquoattention que les historiens
grecs apportent aux grands eacuteveacutenements artistiques de leur temps Lrsquoart nrsquoexerce aucune
131
action appreacuteciable sur les faits deacutemographiques on peut les eacutetudier sans rencontrer
jamais lrsquoinfluence de lrsquoart Sur la vie eacuteconomique lrsquoaction des arts se reacuteduit agrave creacuteer
quelques valeurs artistiques en petit nombre ndash sauf lrsquoart industriel qui deacutepend beaucoup
plus de la mode que du goucirct artistique
22 3deg Les connaissances (on peut reacuteunir sous ce terme les sciences pures les connaissances
empiriques et les arts techniques) agissent fortement au contraire sur les faits sociaux
Elles agissent par le mecircme proceacutedeacute que la croyance la conception que lrsquoindividu se fait
du monde et de sa situation soit par la science soit par lrsquoempirisme dirige en grande
partie sa conduite crsquoest le terrain de la concurrence entre la science et la religion (la
morale reste placeacutee sur un terrain indivis ou mal deacutelimiteacute) La connaissance agit sur les
faits deacutemographiques (groupement eacutemigration ou immigration nataliteacute) et sur les faits
eacuteconomiques ndash directement en donnant la notion de la valeur des choses aliments
matiegraveres premiegraveres animaux etc ndash neacutegativement en arrecirctant la fabrication ou la
production drsquoobjets reconnus inutiles ou qursquoon peut avantageusement remplacer par
drsquoautres ndash indirectement en montrant lrsquoavantage de groupements eacuteconomiques auxquels
on nrsquoavait pas encore songeacute ou en deacutegageant des preacutejugeacutes religieux ou moraux qui
faisaient interdire les groupements nouveaux
23 En outre la connaissance a un proceacutedeacute drsquoaction exteacuterieure qui manque agrave la croyance
purement subjective elle fait connaicirctre le monde exteacuterieur et les proceacutedeacutes drsquoaction reacuteels
de lrsquohomme sur le monde Elle enseigne les proceacutedeacutes reacuteels mais psychologiques pour
manier les hommes et les persuader proceacutedeacutes tregraves actifs dans la vie eacuteconomique pour
lrsquoappreacuteciation de la valeur et pour lrsquoorganisation des eacutechanges (il suffira de citer la
publiciteacute le creacutedit la speacuteculation) Elle enseigne les proceacutedeacutes tantocirct psychologiques
(dressage) tantocirct physiologiques (seacutelection) pour tirer parti des animaux Elle enseigne
surtout les proceacutedeacutes reacuteels et mateacuteriels pour agir sur la matiegravere lrsquoensemble des proceacutedeacutes
techniques de production et de transport La connaissance ne suffit pas agrave creacuteer
lrsquoindustrie mais crsquoest elle qui en est la condition neacutecessaire et qui lui donne sa forme
Drsquoautres causes agissent sur la division du travail et par suite sur la quantiteacute de la
production mais la nature de la production deacutepend de la technique crsquoest-agrave-dire de la
connaissance
24 Lrsquohistoire sociale aura donc besoin sinon de connaicirctre en deacutetail lrsquohistoire des sciences et
des arts techniques du moins de savoir lrsquohistoire de la science dans les parties applicables
agrave la vie et agrave la morale pratique et lrsquohistoire des proceacutedeacutes techniques de production Cela
est facile agrave apprendre La seule difficulteacute sera drsquoappreacutecier la diffusion des connaissances et
des proceacutedeacutes dans une socieacuteteacute donneacutee agrave un moment donneacute crsquoest la question qui inteacuteresse
le moins les speacutecialistes de lrsquohistoire des sciences et sur laquelle on trouvera le moins de
renseignements
25 4deg Les usages mateacuteriels ont une action deacutecisive sur la vie eacuteconomique ils sont le but et
par conseacutequent le reacutegulateur de la production On ne produit guegravere que pour satisfaire
des besoins mateacuteriels La vie mateacuterielle consiste surtout dans la consommation des objets
alimentation vecirctement logement mobilier objets drsquoagreacutement crsquoest le terrain
intermeacutediaire entre la vie eacuteconomique et les coutumes de la vie priveacutee Il semble drsquoabord
que ces usages ne soient que le reacutesultat de la vie eacuteconomique car on consomme les objets
produits par la production et reacutepartis par la distribution Mais on ne produit qursquoen vue de
la consommation et crsquoest la consommation qui dirige la production En ce sens les usages
de consommation mateacuterielle seraient la cause de tous les actes eacuteconomiques et devraient
ecirctre lrsquoobjet fondamental des eacutetudes eacuteconomiques pour comprendre la production il
132
faudrait drsquoabord eacutetudier ce que les consommateurs deacutesirent qursquoon produise Lrsquohistoire de
la consommation crsquoest-agrave-dire de la vie mateacuterielle serait le premier chapitre de lrsquohistoire
eacuteconomique
26 En fait la relation est plus complexe ce nrsquoest pas toujours un client qui commande en
vue drsquoune ideacutee arrecircteacutee de consommer crsquoest souvent le vendeur crsquoest-agrave-dire le fabricant
dirigeacute par le commerccedilant qui offre des objets et donne au consommateur lrsquoideacutee de les
consommer Les deux activiteacutes srsquoentremecirclent eacutetroitement il faudrait pour les distinguer
une eacutetude qui nrsquoest pas faite
27 Pourtant lrsquohistoire eacuteconomique ne peut pas se passer de lrsquohistoire de la consommation
elle a besoin de connaicirctre la demande spontaneacutee du consommateur crsquoest-agrave-dire lrsquohistoire
de la vie mateacuterielle Crsquoest assureacutement la partie la plus neacutegligeacutee de la vie sociale soit
contemporaine soit passeacutee et ce serait comme on lrsquoa tregraves bien montreacute aux Eacutetats-Unis
un des champs drsquoeacutetudes les plus instructifs de lrsquohistoire sociale La consommation nrsquoagit
pas seulement sur la production par lrsquoaction directe que la nature de la commande exerce
sur la nature de la production et du commerce ndash par exemple la demande de la pourpre
ou de lrsquoambre dans les temps antiques des eacutepices au Moyen Acircge Indirectement la forme
de demande reacuteagit sur lrsquoorganisation du travail suivant qursquoelle est continue
intermittente ou irreacuteguliegravere elle produit un travail reacutegulier ou une morte-saison ou des
crises suivant qursquoelle vient drsquoun groupe peu nombreux ou drsquoune grande masse
drsquohommes suivant qursquoelle porte sur des objets de luxe ou sur des objets drsquoutiliteacute elle
deacutetermine des systegravemes de production tregraves diffeacuterents Lrsquohistorien des faits sociaux nrsquoa pas
besoin de savoir les deacutetails de lrsquohistoire de la vie mateacuterielle mais il doit connaicirctre en gros
les espegraveces drsquoobjets consommeacutes la nature des matiegraveres premiegraveres les plus employeacutees la
quantiteacute et les eacutepoques de la demande
28 La vie priveacutee se compose drsquoactes ou quotidiens ou peacuteriodiques ou solennels lrsquohistoire de
la vie priveacutee comporte lrsquoeacutetude de lrsquoemploi des journeacutees des heures de repas des usages de
toilette et de meacutedecine des fecirctes reacuteceptions ceacutereacutemonies des divertissements et des
exercices (chasse sport spectacles jeux voyages) Ces actes sont en partie des actes de
consommation en tant qursquoils exigent des objets mateacuteriels ou des services mateacuteriels qui
mettent en mouvement un personnel de domestiques hocircteliers commissionnaires
coiffeurs meacutedecins acteurs Ils agissent donc pour diriger la production des objets ou la
division du travail
29 Ils agissent aussi drsquoune autre faccedilon non plus sur la fabrication seulement mais sur la vie
tout entiegravere des gens consacreacutes agrave des services mateacuteriels car ils les mettent dans une
cateacutegorie eacuteconomique diffeacuterente des producteurs Lrsquohistoire sociale a donc besoin de
connaicirctre sinon tous les usages de vie priveacutee du moins ceux qui exigent une production
drsquoobjets consideacuterable et ceux qui immobilisent un nombre appreacuteciable de travailleurs
dans les services priveacutes Il nrsquoest pas inutile pour comprendre la vie eacuteconomique de
lrsquoEspagne au XVIe siegravecle de savoir qursquoune partie de la population eacutetait dans la domesticiteacute
des seigneurs
30 Lrsquoaction la plus forte est celle de la mode qui creacutee ou deacutetruit des valeurs crsquoest elle qui
domine toutes les industries de luxe et qui est lrsquoagent le plus actif de transformation Il
faut donc savoir lrsquohistoire de la mode au moins dans la mesure ougrave chaque mode nouvelle
a eu pour reacutesultat de produire un changement dans lrsquoespegravece des objets ou des services
demandeacutes il faut connaicirctre la position des centres de la mode et les deacuteplacements de ces
centres car ils sont lieacutes agrave lrsquoorganisation du commerce et du travail Dans les eacutepoques
133
anciennes le pheacutenomegravene de la mode est limiteacute agrave la classe peu nombreuse des
aristocraties mais il nrsquoen est pas moins capital dans lrsquohistoire du commerce parce que le
commerce dans les peacuteriodes de communications difficiles est limiteacute aux objets de luxe
31 III ndash Les actes individuels sont eacutetudieacutes par lrsquohistoire geacuteneacuterale Il suffit agrave lrsquohistoire
eacuteconomique de connaicirctre les principaux ceux qui sont agrave lrsquoorigine drsquoune eacutevolution
mateacuterielle encore nrsquoa-t-elle pas besoin de les eacutetudier en deacutetail Elle nrsquoa que faire de la
biographie de Mahomet ou de Napoleacuteon il lui suffit de connaicirctre ceux de leurs actes qui
ont eu des conseacutequences mateacuterielles geacuteneacuterales telles que lrsquointerdiction de boire du vin
ou le blocus continental
32 Les actes individuels qui peuvent avoir des conseacutequences dans la vie eacuteconomique sont de
deux espegraveces
33 1deg Les inventions ou les creacuteations individuelles sont des exemples donneacutes par un homme
et suivis par une masse drsquoimitateurs Elles se produisent surtout dans la vie intellectuelle
creacuteation drsquoune croyance (religieuse ou morale) drsquoune forme drsquoart drsquoune science drsquoun
ideacuteal Elles se rencontrent aussi dans la vie mateacuterielle sous la forme drsquoune deacutecouverte
geacuteographique drsquoune invention technique ou de la creacuteation drsquoune mode Lrsquoaction de
lrsquoindividu est eacutevidente ici lrsquoinitiateur amegravene la socieacuteteacute agrave changer de conduite ou
drsquoappreacuteciation de la valeur ou de proceacutedeacutes drsquoaction il creacutee ou deacutetruit une valeur une
technique de production une voie de communication un proceacutedeacute drsquoeacutechange ou
indirectement il modifie lrsquoorganisation du travail ou mecircme la distribution drsquoun
pheacutenomegravene deacutemographique en faisant par exemple arriver une population dans un pays
jusque-lagrave deacutesert
34 2deg Le changement de direction peut ecirctre donneacute agrave une socieacuteteacute par un chef officiel ou un
guide improviseacute chef drsquoEacutetat drsquoEacuteglise de parti de groupe qui opegravere soit par un ordre
leacutegal (regraveglement ou loi) soit par une reacutevolution Il agit ainsi directement sur certains
usages eacuteconomiques sur lrsquoorganisation de la production du commerce de la reacutepartition
ou mecircme sur la distribution de la population par exemple en creacuteant ou deacutetruisant une
ville Il peut agir indirectement en changeant lrsquoorganisation politique de faccedilon agrave reacuteagir
sur la vie eacuteconomique comme a fait Pierre le Grand en Russie
35 Il serait impossible mecircme drsquoentrevoir lrsquoeacutevolution eacuteconomique ou deacutemographique de
lrsquohumaniteacute si lrsquoon ignorait ces grands changements impossible drsquoen comprendre la
nature si lrsquoon nrsquoen connaissait pas les auteurs Crsquoest la part neacutecessaire de lrsquohistoire
geacuteneacuterale dans lrsquohistoire sociale
134
Chapitre XXI
Action des faits humains collectifs sur lavie sociale
I Organisation collective ndash Associations priveacutees famille institutions sociales classes institutionspolitiques ndash Gouvernement souverain services speacuteciaux ndash Organisation eccleacutesiastiquendash Organisation internationale ndash LangueII Eacuteveacutenements collectifs ndash Reacutevolutions inteacuterieures ndash Conflits et conventions ndash Relations entreEacutetats
1 Il reste encore agrave chercher comment les faits sociaux deacutependent des faits des autres
espegraveces qui prennent une forme collective et par suite quelle connaissance lrsquohistorien des
faits sociaux doit avoir de lrsquohistoire des pheacutenomegravenes collectifs crsquoest-agrave-dire de ceux qui
impliquent des arrangements et une solidariteacute entre les hommes Ces faits sont de deux
sortes 1deg les faits drsquoorganisation collective tels que famille gouvernement services
publics qui font lrsquoobjet des histoires speacuteciales 2deg les eacuteveacutenements collectifs qui font le
domaine de lrsquohistoire geacuteneacuterale Il faut eacutetudier seacutepareacutement comment ils agissent sur la vie
sociale
2 I ndash Lrsquoorganisation collective consiste en arrangements permanents eacutetablis entre les
hommes soit par des coutumes ou conventions tacites soit par des regravegles officielles
3 On a essayeacute souvent drsquoopposer lrsquoorganisation aux regravegles et de distinguer deux ordres de
faits la structure qursquoon a compareacutee agrave lrsquoanatomie le fonctionnement qursquoon a compareacute agrave la
physiologie Crsquoest une meacutetaphore sans application pratique la structure nrsquoest pas drsquoune
autre nature que le fonctionnement tous deux se ramegravenent agrave des regravegles ou agrave des
pratiques La structure drsquoun gouvernement ce sont les conventions tacites ou expresses
officielles ou coutumiegraveres drsquoapregraves lesquelles certains hommes sont chargeacutes drsquoune
certaine espegravece drsquoopeacuterations crsquoest une speacutecialisation et une division du travail analogue
agrave celle de la vie eacuteconomique Elle donne il est vrai agrave certains hommes des droits et des
devoirs speacuteciaux et creacutee un systegraveme de recrutement pour le personnel Mais ce regraveglement
de partage des opeacuterations nrsquoest pas drsquoune nature speacuteciale qui permette de lrsquoopposer aux
regraveglements sur la faccedilon drsquoopeacuterer (la proceacutedure) sur les principes agrave appliquer (le droit)
sur les opeacuterations agrave faire (la compeacutetence) Les arrangements diffegraverent surtout par lrsquoespegravece
de groupement crsquoest-agrave-dire le principe qui reacuteunit entre eux les membres et par la nature
135
de lrsquoaction organiseacutee crsquoest-agrave-dire lrsquoautoriteacute des chefs Voici les principales espegraveces
drsquoarrangements qui peuvent avoir une action sur la vie eacuteconomique
4 1deg Associations priveacutees ndash La plus importante est la famille groupement formeacute par la
filiation naturelle ou adoptive et dirigeacute par lrsquoautoriteacute du pegravere ou du mari Dans certaines
socieacuteteacutes il existe des associations analogues mais eacutetablies par un lien artificiel ce sont les
communauteacutes la plupart agrave caractegraveres religieux Les associations priveacutees agissent
directement sur lrsquoorganisation eacuteconomique car elles impliquent une consommation en
commun une possession en commun et une transmission des richesses acquises par
conseacutequent un reacutegime de succession Lrsquohistorien des faits sociaux aura donc besoin de
connaicirctre au moins le reacutegime geacuteneacuteral de la famille et des communauteacutes et lrsquoeacutevolution
geacuteneacuterale des institutions priveacutees mariage autoriteacute maritale et paternelle filiation
reacutegime des successions Ce qursquoil lui faudra connaicirctre ce ne sera pas le droit officiel leacutegal
des theacuteories juridiques et des livres de droit ce sera la pratique reacuteelle qui seule agit sur
les reacutealiteacutes eacuteconomiques Il pourra donc lui arriver de ne pas trouver toujours dans les
histoires speacuteciales du droit priveacute eacutecrites par des juristes tous les renseignements
neacutecessaires il fera bien drsquoavoir lrsquoattention attireacutee sur les travaux consacreacutes agrave deacutecrire les
coutumes reacuteelles de famille de communauteacute et de succession
5 2deg Institutions sociales ndash Entre les hommes drsquoun mecircme peuple soumis agrave un mecircme
gouvernement srsquoest eacutetablie dans toutes les socieacuteteacutes agrave mesure qursquoelles se sont civiliseacutees
une reacutepartition ineacutegale des fonctions et des richesses qui a produit des ineacutegaliteacutes
durables devenues mecircme heacutereacuteditaires La socieacuteteacute agrave peu pregraves homogegravene dans lrsquoeacutetat
barbare srsquoest scindeacutee en couches formeacutees chacune par des hommes vivant dans une
condition semblable ou eacutequivalente Crsquoest ce qursquoon a appeleacute les classes sociales le mot
drsquoorigine romaine a deacutesigneacute drsquoabord les diffeacuterents groupes de citoyens rangeacutes pour la
guerre suivant leur richesse
6 Les classes sont en partie drsquoorigine eacuteconomique en tant que la place drsquoun homme dans
une classe lui est assigneacutee par son genre de travail ou sa richesse mais elles ont aussi une
origine politique car les hommes investis de pouvoirs supeacuterieurs officiels concourent agrave
former les classes supeacuterieures Ainsi la division en classes nrsquoest pas purement
eacuteconomique comme les eacutecoles socialistes tendent agrave lrsquoadmettre elle est mixte La
laquo structure sociale raquo est le produit combineacute de pheacutenomegravenes eacuteconomiques et de
pheacutenomegravenes politiques Cette ineacutegaliteacute permanente de pouvoir et de richesse domine
toute la distribution des rocircles dans la vie eacuteconomique elle agit directement sur tout le
systegraveme de production par la division du travail entre les classes et surtout par lrsquoineacutegaliteacute
des moyens drsquoaction drsquoougrave reacutesulte la creacuteation du capital au profit de la classe supeacuterieure et
lrsquoexploitation des classes infeacuterieures sous diverses formes agrave commencer par lrsquoesclavage
7 Lrsquoeacutevolution du reacutegime des classes depuis la socieacuteteacute agrave eacutetages de lrsquoEmpire romain jusqursquoaux
socieacuteteacutes deacutemocratiques du XXe siegravecle a deacutetruit lentement la hieacuterarchie aristocratique et la
division leacutegale en classes elle a entraicircneacute peu agrave peu une transformation correspondante
dans la division du travail la reacutepartition du capital et les modes drsquoexploitation
8 Lrsquoaction de lrsquoorganisation sociale srsquoexerce aussi indirectement sur la valeur et par suite
sur le commerce Tout est diffeacuterent dans la vie eacuteconomique drsquoun peuple suivant qursquoune
aristocratie de quelques individus a le monopole de satisfaire tous ses deacutesirs ou que la
liberteacute et lrsquoaisance devenues geacuteneacuterales font entrer tous les habitants dans la classe des
consommateurs Une socieacuteteacute aristocratique nrsquoa guegravere que des commerces de luxe agrave
mesure que lrsquoorganisation devient deacutemocratique le commerce srsquoeacutetend aux objets de
136
consommation geacuteneacuterale Il faut donc pour comprendre la vie eacuteconomique drsquoun pays
connaicirctre le reacutegime des classes pour comprendre lrsquohistoire sociale il faut connaicirctre
lrsquoeacutevolution de ce reacutegime
9 3deg Institutions politiques ndash Le gouvernement est lrsquoespegravece drsquoorganisation la plus
apparente et dont lrsquoaction sur la vie sociale est la plus eacutevidente Le pouvoir effectif
confeacutereacute aux membres du gouvernement leur donne le moyen pratique drsquoagir
mateacuteriellement sur tous les autres membres de la socieacuteteacute Lrsquoorganisation eacuteconomique
comme tout arrangement mateacuteriel est sous le commandement direct du gouvernement
crsquoest lui qui eacutetablit les regravegles de la proprieacuteteacute des successions et des contrats crsquoest-agrave-dire
de la reacutepartition ndash les regravegles du commerce de la monnaie et du creacutedit crsquoest-agrave-dire des
eacutechanges ndash parfois mecircme les regravegles de la culture des industries des transports des
salaires crsquoest-agrave-dire de la production De plus les hommes investis du pouvoir en
profitent pour srsquoapproprier ndash parfois pour monopoliser ndash les moyens eacuteconomiques de
jouissance Cette action fondamentale de la politique a eacuteteacute fortement indiqueacutee par lrsquoeacutecole
marxiste
10 Pour eacutetudier lrsquoaction des institutions politiques sur la vie eacuteconomique il faut donc eacuteviter
de prendre en bloc lrsquoEacutetat et de chercher comme on lrsquoa fait trop souvent laquo lrsquoaction de
lrsquoEacutetat raquo en geacuteneacuteral il faut analyser et examiner seacutepareacutement les divers personnels de
gouvernement et leurs proceacutedeacutes drsquoaction On commencera par distinguer les agents du
pouvoir central souverain et les agents des services speacuteciaux Le pouvoir central agit sur
la direction mecircme de la vie eacuteconomique en deacutecidant les regravegles de lrsquoorganisation les
pouvoirs speacuteciaux subordonneacutes agissent sur la pratique en facilitant ou en rendant
difficiles les opeacuterations eacuteconomiques Pour deacutemecircler ces actions il faudra suivre une
meacutethode preacutecise examiner seacutepareacutement le souverain ses ministres ou ses favoris les
assembleacutees centrales srsquoil y en a On passera ensuite aux diffeacuterents services drsquoarmeacutee de
finances de justice de police de travaux publics drsquoenseignement ndash puis aux autoriteacutes
locales en ayant soin drsquoexaminer seacutepareacutement lrsquoaction de chaque espegravece de personnel Le
proceacutedeacute le plus pratique sera de deacuteterminer drsquoavance les questions agrave se poser On peut
preacutevoir deux sortes de questions
11 1deg Les diffeacuterentes faces de lrsquoactiviteacute eacuteconomique sur lesquelles agit le personnel
politique production agricole miniegravere industrielle transports valeur et eacutechange
(creacutedit commerce) reacutepartition et transmission consommation
12 2deg Les moyens par lesquels le personnel peut agir Ces moyens sont plus varieacutes qursquoils ne
semblent drsquoabord Le gouvernement agit directement par des ordres directs lois
ordonnances regraveglements agrave caractegravere eacuteconomique comme le budget ou les lois
somptuaires Mais il a plusieurs moyens drsquoaction indirects qui ne doivent pas ecirctre
neacutegligeacutes le privilegravege que le personnel srsquoattribue sur les avantages eacuteconomiques ndash sous
forme de traitements drsquoentreprises publiques drsquoemprunts de fraudes de tout genre ndash
les pratiques que les agents introduisent dans les rapports entre les producteurs et les
diffeacuterents services publics recrutement et cantonnement de soldats justice et police
faveurs ou perseacutecutions reacutegime fiscal avec les abus et les complaisances travaux publics
qui aident la production ou dirigent la consommation ou modifient par influence le
travail priveacute enseignement qui agit sur la diffusion de la technique ou sur les
changements dans la notion de valeur ndash lrsquoaction drsquoexemple du souverain de sa cour du
haut personnel politique sur la mode et toute la production qui en deacutepend
13 4deg Organisation eccleacutesiastique ndash Ce nrsquoest qursquoune forme speacuteciale de gouvernement
diffeacuterente des autres par ses moyens drsquoaction elle agit par des proceacutedeacutes de contrainte
137
indirects ou imaginaires On doit donc la traiter par la mecircme meacutethode que le
gouvernement Il ne faut pas plus parler en bloc de laquo lrsquoaction de lrsquoEacuteglise raquo que de lrsquoaction
de lrsquoEacutetat il faut analyser le personnel eccleacutesiastique et chercher pour chaque espegravece
drsquoagents ses moyens drsquoaction ordres ou interdictions pratiques encourageacutees ou
deacutecourageacutees relations avec les producteurs pour la fabrication des instruments de
religion action drsquoexemple sur la production priveacutee
14 5deg Organisation internationale ndash Les relations eacutetablies entre les Eacutetats arrivent chez les
peuples modernes agrave constituer un systegraveme Ici le personnel nrsquoa qursquoune faible importance
crsquoest lrsquoarrangement des relations entre les peuples qui agit Il faut chercher lrsquoorganisation
drsquoabord dans les conventions officielles entre gouvernements (traiteacutes et regraveglements) qui
agissent sur la valeur (conventions en matiegravere de monnaie) sur les transports les
eacutechanges et le creacutedit (traiteacutes de commerce) Il faut ensuite connaicirctre la pratique reacuteelle en
tant qursquoelle facilite ou rend difficiles ou impossibles les diverses espegraveces de relations
eacuteconomiques on a besoin de savoir comment sont appliqueacutes les tarifs de douane ou de
transports les regraveglements de police politique ou sanitaire les principes de droit priveacute et
commercial Il faut enfin tenir compte au moins au XIXe siegravecle des organisations
mateacuterielles internationales postes lignes de communication agences internationales
Pour chaque espegravece on doit connaicirctre sinon le deacutetail au moins les faits capitaux et leur
eacutevolution afin de pouvoir chercher meacutethodiquement comment chacun a agi sur la vie
eacuteconomique
15 6deg Langue ndash La langue est un fait collectif qui eacutetend son action sur toutes les relations
humaines Crsquoest lrsquoinstrument de communication entre tous les hommes la communauteacute
de langue rend toutes les autres communauteacutes plus faciles y compris la communauteacute
nationale la diffeacuterence de langue rend toutes les autres relations difficiles La
distribution des langues reacuteagit sur tous les groupements deacutemographiques
lrsquoagglomeacuteration le mariage la profession et sur les relations eacuteconomiques division du
travail eacutetablissements de la valeur eacutechanges et commerce reacutepartition de la proprieacuteteacute Il
est inutile agrave lrsquohistorien des faits sociaux de savoir les langues elles-mecircmes et leur
histoire mais il aura besoin de connaicirctre la reacutepartition des langues et les groupes de
mecircmes langues surtout quand ces groupes ne se confondent pas avec une communauteacute
politique il devra connaicirctre les changements de distribution des langues car ils agissent
sur lrsquoeacutevolution deacutemographique et eacuteconomique
16 II ndash Il ne reste plus qursquoagrave examiner les eacuteveacutenements collectifs uniques qui produisent en
partie lrsquoeacutevolution geacuteneacuterale des socieacuteteacutes et par suite lrsquoeacutevolution sociale Ils prennent
surtout deux formes reacutevolutions inteacuterieures et conflits exteacuterieurs internationaux
17 1deg Les reacutevolutions inteacuterieures prennent la forme ou de secousses brusques ou drsquoeacutevolutions
graduelles qui transforment lrsquoorganisation collective des gouvernements de lrsquoEacuteglise des
classes de la famille En transformant soit les groupements politiques ou priveacutes des
hommes soit leurs pratiques collectives elles les amegravenent agrave reacuteadapter leurs groupements
ou leurs pratiques eacuteconomiques Un changement du personnel souverain ou des services
de gouvernement amegravene un changement dans le personnel directeur de la vie
eacuteconomique il change le groupe qui monopolise les jouissances ou qui organise la
production Il faut donc connaicirctre les reacutevolutions et les eacutevolutions importantes dans le
reacutegime politique et eccleacutesiastique et dans les institutions priveacutees du peuple dont on veut
comprendre lrsquohistoire sociale
138
18 2deg Les eacuteveacutenements de lrsquohistoire exteacuterieure consistent en relations entre Eacutetats ils
prennent la forme soit de conflits violents invasions ou guerres soit drsquoaccords traiteacutes et
conventions ils aboutissent agrave des changements dans la distribution des territoires et
dans les arrangements entre Eacutetats Chaque changement de territoire ou de relations
entraicircne une reacuteadaptation geacuteneacuterale de la vie inteacuterieure et par suite de la vie eacuteconomique
Il est inutile de savoir comment le conflit ou lrsquoaccord a eacuteteacute produit les eacutepisodes des
guerres et des neacutegociations nrsquointeacuteressent que les speacutecialistes de lrsquohistoire militaire ou
diplomatique mais le reacutesultat de la guerre ou du traiteacute est un fait geacuteneacuteral qursquoil faut
connaicirctre pour comprendre lrsquohistoire sociale On devra aussi connaicirctre la dureacutee des
conflits qui ont suspendu les relations entre Eacutetats et la nature des traiteacutes surtout
commerciaux et eacuteconomiques
19 Il nrsquoest pas neacutecessaire drsquoen savoir tous les eacutepisodes on peut abandonner ce soin aux
speacutecialistes Mais il est tregraves dangereux drsquoignorer les faits geacuteneacuteraux de lrsquohistoire politique
on srsquoexpose agrave attribuer aux changements eacuteconomiques des causes eacuteconomiques dans des
cas ougrave la cause eacutevidente est un eacuteveacutenement politique comme la Reacutevolution franccedilaise
139
Conclusion
1 On arrive enfin agrave une conclusion pratique sur lrsquoapplication de la meacutethode historique aux
sciences sociales
2 La meacutethode historique est neacutecessaire pour le travail de preacuteparation mecircme dans lrsquoeacutetude
des socieacuteteacutes contemporaines car la plupart des mateacuteriaux des sciences sociales ne sont
pas des observations scientifiques ce ne sont que des documents dont on ne peut tirer
parti qursquoau moyen drsquoun travail critique
3 En outre la construction drsquoune science sociale complegravete comporte une eacutetude de
lrsquoeacutevolution des pheacutenomegravenes sociaux crsquoest-agrave-dire une histoire sociale Or cette histoire
sociale nrsquoexige pas seulement comme toute autre histoire lrsquoemploi de documents
critiqueacutes suivant la meacutethode historique Mais elle-mecircme ne peut pas ecirctre isoleacutee des autres
histoires elle ne peut ecirctre qursquoun fragment de lrsquohistoire totale des socieacuteteacutes une branche
speacuteciale comme lrsquohistoire du droit ou du costume Elle est mecircme plus eacutetroitement lieacutee agrave
lrsquoensemble de lrsquohistoire que ne le sont les histoires des litteacuteratures ou des sciences
4 Lrsquohistoire sociale est science auxiliaire pour les autres histoires dans la mesure ougrave les faits
sociaux sont cause des autres faits ndash mesure beaucoup moins large que ne lrsquoont cru les
speacutecialistes eacuteconomistes Les faits sociaux sont surtout les conditions neacutecessaires
(neacutegatives) des autres faits lagrave ougrave ils ne se produisent pas les autres ne peuvent se
produire mais ils ne sont qursquoun support non une substructure Leur forme speacuteciale agit
faiblement sur la direction des autres faits et par suite leur histoire nrsquoest que faiblement
utile agrave lrsquointelligence de lrsquohistoire des autres pheacutenomegravenes
5 Lrsquohistoire sociale est au contraire eacutetroitement deacutependante des autres histoires Les faits
sociaux nrsquoont pas en eux-mecircmes leur raison drsquoecirctre ils sont ou les produits drsquoautres actes
(crsquoest le cas des faits deacutemographiques) ou des moyens pour une fin eacutetrangegravere (crsquoest le cas
des faits eacuteconomiques) Leur direction est donc non pas en eux-mecircmes mais dans des
faits drsquoautre espegravece Ce nrsquoest pas parce que les hommes produisent dans une forme
donneacutee qursquoils ont une vie intellectuelle des mœurs priveacutees une organisation politique
drsquoune espegravece donneacutee crsquoest au contraire parce que leur vie a cette forme donneacutee
intellectuelle priveacutee politique qursquoelle les entraicircne agrave une certaine forme de vie
eacuteconomique Lrsquohistoire sociale ne peut donc ecirctre comprise que par lrsquoeacutetude des autres
branches de lrsquohistoire elle nrsquoest qursquoun fragment de lrsquohistoire geacuteneacuterale de lrsquohumaniteacute
140
Table des matiegraveres de lrsquooriginal
Fac-simileacute de la Table eacutedition originale
141
142
143
144
- SOMMAIRE
- Preacuteface
- Avertissement
- Meacutethode historique et sciences sociales
- Premiegravere partie La meacutethode historique appliqueacutee aux documents des sciences sociales
-
- Theacuteorie du document
- Les preacutecautions critiques
- Critique de provenance
- Critique drsquointerpreacutetation
- Critiques de sinceacuteriteacute et drsquoexactitude
- Emploi des faits critiqueacutes
- Groupement des faits
- Construction des faits des sciences sociales
- Meacutethode de groupement des faits simultaneacutes
- Meacutethode de groupement des faits successifs
-
- Deuxiegraveme partie La meacutethode historique et lrsquohistoire sociale
-
- Les diffeacuterentes espegraveces drsquohistoire
- Eacutetat de lrsquohistoire sociale
- La construction des faits sociaux
- Difficulteacutes speacuteciales de lrsquohistoire sociale
- Deacutetermination des groupes sociaux
- Eacutetude de lrsquoeacutevolution
- Neacutecessiteacute de combiner les diffeacuterentes sortes drsquohistoires
- Systegravemes drsquohistoire sociale
- Lien entre lrsquohistoire sociale et les autres histoires
- Lrsquoaction des faits humains individuels sur les faits sociaux
- Action des faits humains collectifs sur la vie sociale
-
- Conclusion
- Table des matiegraveres de lrsquooriginal
-
SOMMAIRE
PreacutefaceAntoine Prost
2
Avertissement
Introduction
Meacutethode historique et sciences sociales
Premiegravere partie La meacutethode historique appliqueacutee aux documents dessciences sociales
Chapitre premier
Theacuteorie du document
Chapitre II
Les preacutecautions critiques
Chapitre III
Critique de provenance
Chapitre IV
Critique drsquointerpreacutetation
Chapitre V
Critiques de sinceacuteriteacute et drsquoexactitude
Chapitre VI
Emploi des faits critiqueacutes
Chapitre VII
Groupement des faits
Chapitre VIII
Construction des faits des sciences sociales
Chapitre IX
Meacutethode de groupement des faits simultaneacutes
Chapitre X
Meacutethode de groupement des faits successifs
3
Deuxiegraveme partie La meacutethode historique et lrsquohistoire sociale
Chapitre XI
Les diffeacuterentes espegraveces drsquohistoire
Chapitre XII
Eacutetat de lrsquohistoire sociale
Chapitre XIII
La construction des faits sociaux
Chapitre XIV
Difficulteacutes speacuteciales de lrsquohistoire sociale
Chapitre XV
Deacutetermination des groupes sociaux
Chapitre XVI
Eacutetude de lrsquoeacutevolution
Chapitre XVII
Neacutecessiteacute de combiner les diffeacuterentes sortes drsquohistoires
Chapitre XVIII
Systegravemes drsquohistoire sociale
Chapitre XIX
Lien entre lrsquohistoire sociale et les autres histoires
Chapitre XX
Lrsquoaction des faits humains individuels sur les faits sociaux
Chapitre XXI
Action des faits humains collectifs sur la vie sociale
Conclusion
Table des matiegraveres de lrsquooriginal
4
NOTE DE LrsquoEacuteDITEUR
Eacutedition originale Charles Seignobos La meacutethode historique appliqueacutee aux sciences sociales
Paris Feacutelix Alcan 1901
5
Preacuteface
Antoine Prost
1 Autant lrsquoavouer jrsquoai une certaine sympathie pour Charles Seignobos ce protestant
ceacutevenol dreyfusard que les eacutetudiants drsquoAction franccedilaise chahutaient en Sorbonne au
sortir de la Grande Guerre pour avoir reacutesisteacute agrave lrsquoembrigadement des intelligences Je dois
ma premiegravere rencontre avec lui agrave Jean Zay qui dans ses souvenirs de prison raconte
quand il apprend sa mort la visite qursquoil rendit agrave lrsquoArcouest en 1937 Il eacutevoque la
laquo silhouette trottinante et menue raquo1 de ce vieil historien qui agrave quatre-vingts ans passeacutes
laquo prenait chaque jour son bain de mer et dirigeait lui-mecircme son bateau drsquoune main si
ferme qursquoon lrsquoappelait ldquole capitainerdquo surnom dont il eacutetait plus fier que de tous ses titres
universitaires raquo Seignobos passait en effet ses vacances en Bretagne du nord et il avait
attireacute lagrave une colonie de grands scientifiques Louis Lapicque Eacutemile Borel les Curie et les
Perrin Tous se rendaient visite et il arrivait que le soir on dansacirct laquo la polka ou la valse
au milieu des rires tandis que Madame Maurain ou le ldquocapitainerdquo tenait le piano raquo
2 Ce portrait de Seignobos qui mourut drsquoailleurs agrave lrsquoArcouest ougrave il avait eacuteteacute assigneacute agrave
reacutesidence par les Allemands souligne son ancrage dans un reacuteseau universitaire tregraves
inhabituel pour un historien Est-ce la freacutequentation des meilleurs savants de son temps
qui lui a inspireacute ses reacuteflexions sur lrsquohistoire et les sciences sociales En tout cas il a meneacute
sur lrsquoeacutepisteacutemologie de lrsquohistoire une reacuteflexion de premiegravere importance et qui garde toute
son actualiteacute On cite toujours lrsquoIntroduction aux eacutetudes historiques qursquoil publia en 1898 avec
Langlois mais lrsquoouvrage qursquoon va lire me semble beaucoup plus inteacuteressant plus profond
plus original et plus alerte aussi Crsquoest un grand livre qui meacuteritait assureacutement drsquoecirctre
reacuteeacutediteacute
3 La meacutethode historique que Seignobos veut appliquer aux sciences sociales nrsquoa rien agrave voir
avec le positivisme ou le scientisme Cette caricature dont il serait utile de faire lrsquohistoire
srsquoeffondre pour peu qursquoon accepte de juger sur piegraveces au lieu de reacutepeacuteter des lieux
communs malintentionneacutes Seignobos en effet ne dit pas ce qursquoon lui fait dire
laquo Lrsquohistoire ndash eacutecrit-il drsquoentreacutee de jeu ndash nrsquoest pas une science elle nrsquoest qursquoun proceacutedeacute de
6
connaissance raquo (Introduction) Elle ne peut pas devenir une science parce qursquoelle
nrsquoobserve pas directement mais raisonne sur des documents Et ces documents laquo ougrave se
rencontrent pecircle-mecircle des faits de toute nature raquo lrsquoempecircchent laquo de srsquoorganiser avec un
appareil scientifique imiteacute des autres sciences en ocirctant aux historiens jusqursquoagrave la
preacutetention de faire de la science raquo (chapitre IX)
4 Lrsquoeacutepisteacutemologie de Seignobos repose en effet sur une opposition radicale entre le
document et le procegraves-verbal drsquoexpeacuterience scientifique Le procegraves-verbal repose sur une
observation directe meneacutee suivant un protocole deacutefini Le document est la trace
drsquoobservations indirectes reacutedigeacutees sans meacutethode laquo il est de la mecircme espegravece que le reacutecit
drsquoun garccedilon de laboratoire raquo (chapitre I) Il est le produit des repreacutesentations de ceux tregraves
divers qui lrsquoont eacutelaboreacute Et pour retrouver le reacuteel dont il est la trace lrsquohistorien doit
remonter du document au fait et reconstituer les eacutetapes intermeacutediaires qursquoil ne peut se
repreacutesenter que par analogie avec ses propres repreacutesentations redoublant par sa propre
subjectiviteacute celle des auteurs laquo Voilagrave pourquoi la meacutethode historique est exclusivement
une meacutethode drsquointerpreacutetation psychologique par analogie raquo (chapitre I) psychologique
signifiant ici mental ou intellectuel2
5 La vigilance critique de Seignobos prend ainsi sa source dans une analyse constructiviste
du document qui ne met pas lrsquohistorien en preacutesence du reacuteel mais seulement de
repreacutesentations du reacuteel laquo En fait en science sociale on opegravere non pas sur des objets reacuteels
mais sur les repreacutesentations qursquoon se fait des objets On ne voit pas les hommes les
animaux les maisons qursquoon recense on ne voit pas les institutions qursquoon deacutecrit On est
obligeacute de srsquoimaginer les hommes les objets les actes les motifs qursquoon eacutetudie Ce sont ces
images qui sont la matiegravere pratique de la science sociale ce sont ces images qursquoon eacutetudie
Quelques-unes peuvent ecirctre des souvenirs drsquoobjets qursquoon a personnellement observeacutes
mais un souvenir nrsquoest deacutejagrave plus qursquoune image La plupart drsquoailleurs nrsquoont mecircme pas eacuteteacute
obtenues par souvenir nous les inventons agrave lrsquoimage de nos souvenirs crsquoest-agrave-dire par
analogie avec des images obtenues au moyen du souvenir [hellip] Pour deacutecrire le
fonctionnement drsquoun syndicat nous nous figurons les actes et les deacutemarches des
membres raquo (chapitre VIII)
6 Il est renversant de constater que des geacuteneacuterations drsquohistoriens se sont gausseacutes du
positivisme drsquoun homme qui tient de tels propos Agrave croire qursquoils nrsquoont pas eu la curiositeacute
ou la simple probiteacute de le lire Paradoxalement les critiques de Seignobos sont beaucoup
plus positivistes que lui Agrave commencer par Lucien Febvre qui dans sa leccedilon inaugurale de
Strasbourg affirmait que lrsquohistoire est une science qui devait aboutir agrave des lois et qui ne
cesse de deacutecocher agrave Seignobos des flegraveches aussi brillantes qursquoinjustes lui reprochant par
exemple drsquointituler un livre Histoire sincegravere de la nation franccedilaise laquo Vous serez ldquosincegravererdquo
mais par rapport agrave vous agrave vos faccedilons priveacutees de penser et de sentir [hellip] Le pire des
subjectivismes en reacutealiteacute Soyez veacuteridique vis-agrave-vis des documents que vous utilisez des
faits que vous amassez mais [hellip] ne soyez pas sincegravere Crsquoest le plus grand service que vous
puissiez rendre agrave une histoire drsquoesprit scientifique raquo3 Sans voir que la seule faccedilon pour
lrsquohistorien de tendre agrave la veacuteriteacute scientifique est ce travail de luciditeacute sur le jeu de sa
propre subjectiviteacute que Seignobos nomme sinceacuteriteacute
7 Cette analyse est drsquoune grande moderniteacute Elle introduit une diffeacuterence entre La meacutethode
historique et lrsquoIntroduction aux eacutetudes historiques parue trois anneacutees plus tocirct La meacutethode
7
critique telle que la deacutetaille Langlois dans lrsquoIntroduction est centreacutee sur lrsquoanalyse
objective du document sa mateacuterialiteacute son eacutecriture etc Seignobos srsquointeacuteresse davantage
aux risques subjectifs drsquoerreur il repegravere dans les documents les traits qui risquent de les
faire prendre pour vrais aux historiens trop presseacutes Il met ainsi en garde contre la
confusion entre exactitude et preacutecision on croit geacuteneacuteralement qursquoun chiffre preacutecis est
exact or en fait crsquoest le contraire plus il est preacutecis plus il risque drsquoecirctre faux On a trop de
respect pour ce qui est eacutecrit surtout quand ce sont des autoriteacutes qui lrsquoeacutecrivent laquo Tout
document reacutedigeacute par un fonctionnaire dans des formes consacreacutees prend un caractegravere
semi-magique il devient un document authentique raquo (chapitre II) Dans lrsquoanalyse des
enquecirctes sociales qursquoil oppose aux enquecirctes historiques (chapitre XIII) sans aller jusqursquoagrave
la critique moderne du rocircle de la formulation des questions dans les reacuteponses il souligne
qursquoil nrsquoest pas de question sans connaissance preacutealable du sujet
8 Or ces remarques ne valent pas seulement pour lrsquohistoire Elles visent les sciences
sociales qui comme lrsquohistoire reposent sur des observations indirectes Seignobos deacutefinit
les sciences sociales agrave partir drsquoune histoire rapide de leur creacuteation et elles se composent
pour lui essentiellement de la deacutemographie et de lrsquoeacuteconomie ce qui le conduit agrave prendre
des exemples de documents dans ces domaines comme le bulletin de recensement Il
montre que leur preacutetention agrave constituer une science est vaine Il deacutenonce lrsquoillusion
drsquoAuguste Comte laquo qui lrsquoa conduit agrave prendre la sociologie pour une science positive raquo
(chapitre XII) Il avait espeacutereacute constituer la sociologie laquo sur lrsquoobservation de faits
exteacuterieurs mais ces faits exteacuterieurs ne sont que les produits des eacutetats inteacuterieurs les
eacutetudier seuls sans connaicirctre les eacutetats psychologiques qui les motivent ce serait vouloir
comprendre les mouvements drsquoun orchestre sans savoir la musique qursquoil joue raquo (chapitre
VII) Comme lrsquohistorien le sociologue nrsquoopegravere que sur des repreacutesentations qui sont
siennes par construction laquo Toute construction historique ou sociale est forceacutement œuvre
drsquoimagination raquo (chapitre VIII) Les faits eux-mecircmes de la science sociale laquo sont atteints
par une analyse abstraite toute subjective [hellip] Le caractegravere subjectif eacutetant inseacuteparable agrave la
fois de la nature du mode de connaissance du mode de construction des faits sociaux la
meacutethode sociale est forceacutement une meacutethode subjective raquo (chapitre VIII)
9 On est ici au cœur du deacutebat qui opposera en 1903 Simiand agrave Seignobos et dans lequel le
positiviste est le sociologue qui deacutefend lrsquoobjectiviteacute du fait social laquo Donneacute comme
indeacutependant de notre spontaneacuteiteacute individuelle il est reacutealiteacute au mecircme sens que pour la
connaissance positive est reacutealiteacute lrsquoeacuteleacutement dit mateacuteriel il est objet comme est objet le
monde dit exteacuterieur raquo4 Du fait que le savant ne puisse changer les reacutealiteacutes qursquoil observe
Simiand conclut agrave leur objectiviteacute laquo Une regravegle de droit un dogme religieux une
superstition un usage la forme de la proprieacuteteacute [hellip] tout cela mrsquoest donneacute mrsquoest fourni
tout constitueacute tout cela existe dans ma vie indeacutependamment de mes spontaneacuteiteacutes
propres et quelquefois en deacutepit drsquoelles raquo5 Seignobos nrsquoa jamais soutenu que ce ne soient
pas des reacutealiteacutes exteacuterieures au chercheur sa thegravese se limite agrave dire qursquoon ne peut les
connaicirctre que par observation indirecte et que cette construction propre au chercheur
en science sociale ou en histoire interdit drsquoassimiler ces sciences agrave celles qui reposent sur
des observations directes obeacuteissant agrave un protocole deacutefini
10 Seignobos srsquooppose agrave Simiand sur un second point deacutecisif laquo Un des plus grands progregraves
historiques raquo eacutecrit le premier laquo a eacuteteacute de reconnaicirctre que dans une socieacuteteacute il nrsquoy a pas de
faits indeacutependants que les actes et les usages drsquoun homme ou drsquoun groupe drsquohomme sont
lieacutes entre eux reacuteagissent les uns sur les autres se causent les uns les autres raquo (chapitre
IX) Simiand conteste radicalement ce Zusammenhang Il ne deacutefend pas explicitement dans
8
son article de 1903 la neacutecessiteacute de construire des faits sociaux geacuteneacuteraux comme la
famille mais faire de la science sociale est pour lui chercher et eacutetablir des rapports
scientifiques des lois entre les pheacutenomegravenes constituer des types et des espegraveces6 Cette
ambition qui eacutetait celle des sociologues positivistes de lrsquoeacutepoque srsquoest aveacutereacutee illusoire Le
Zusammenhang de Seignobos que Simiand juge deacutepasseacute est en fait beaucoup plus moderne
Il rejoint lrsquoanalyse des sociologues contemporains comme Jean-Claude Passeron pour qui
les concepts de la science sociale sont toujours contextualiseacutes7 laquo En matiegravere sociale les
faits donneacutes par lrsquoobservation [hellip] sont deacutetermineacutes localiseacutes si bien que nous sommes
obligeacutes de les eacutetudier drsquoabord avec leurs noms En preacutesentant un tableau de la population
ou la description drsquoun marcheacute il faut dire qursquoil srsquoagit de la population de lrsquoEspagne ou du
marcheacute de Londres raquo (chapitre XV) Ce qui ne signifie pas que lrsquoeacutetude des groupes sociaux
soit impossible ou illeacutegitime mais qursquoelle ne saurait constituer une science agrave proprement
parler
11 En revanche le caractegravere contextualiseacute des faits sociaux inspire agrave Seignobos des
preacutecautions meacutethodologiques comme drsquoeacuteviter les geacuteneacuteralisations abusives ou de sous-
estimer lrsquoheacuteteacuterogeacuteneacuteiteacute des groupes Il met en garde eacutegalement contre un risque reacuteel
laquo On exprime le pheacutenomegravene par un substantif abstrait ndash par exemple le marcheacute
lrsquoindustrie textile le machinisme ndash et on opegravere avec cette formule abstraite comme si elle
deacutesignait un ecirctre reacuteel on lui attribue des actes des motifs des sentiments [hellip]
instinctivement on leur attribue des actes et une puissance comme srsquoils eacutetaient des
personnes et cette mythologie simpliste fait vite oublier les ecirctres humains plus
complexes qui sont les seuls acteurs veacuteritables de lrsquohistoire raquo (chapitre XV) Le risque est
reacuteel en effet Faut-il pour autant renoncer agrave lrsquoideacutee drsquoacteurs collectifs Je ne pense pas
que Seignobos irait jusque-lagrave Mais sa critique du marxisme ne discute pas la notion de
lutte des classes Elle se limite agrave contester la reacuteduction de lrsquoensemble des pheacutenomegravenes
sociaux agrave leur soubassement mateacuteriel laquo La preacuteoccupation des pheacutenomegravenes eacuteconomiques
qui domine cette theacuteorie a empecirccheacute de reconnaicirctre la nature du lien qui unit
lrsquoorganisation eacuteconomique avec les autres arrangements sociaux la politique le droit la
religion la morale la science raquo (chapitre XVIII)
12 Ces quelques remarques soulignent lrsquoampleur la moderniteacute et lrsquoimportance de
lrsquoeacutepisteacutemologie de Seignobos Il ne faudrait pas pour autant en masquer les limites La
premiegravere est personnelle jrsquoaurais aimeacute que son œuvre historique ait eacuteteacute agrave la hauteur de
sa reacuteflexion meacutethodologique Or ses livres mecircme srsquoils sont utiles sont passablement
ennuyeux en raison notamment drsquoune eacutecriture froide et purement factuelle Il ne semble
guegravere srsquoecirctre poseacute la question des proceacutedeacutes agrave employer pour que son lecteur se repreacutesente
ce qursquoil raconte Attentif agrave lrsquoimagination de lrsquohistorien il nrsquoa pas chercheacute agrave susciter celle
du lecteur
13 En second lieu Seignobos est un maniaque de lrsquoeacutenumeacuteration dans La meacutethode historique il
multiplie les listes ce qui ne va pas sans irriter et lasser le lecteur Autant il retient
lrsquoattention en donnant des exemples concrets agrave lrsquoappui de son argumentation autant il la
brise en deacutecomposant ad infinitum sa matiegravere Crsquoest un esprit rigoureux mais
essentiellement analytique Par lagrave il precircte le flanc agrave la critique et Simiand a beau jeu de
deacutemonter ses classifications et drsquoen montrer lrsquoarbitraire
9
14 Jrsquoai enfin une critique majeure qui vise la structure mecircme de cette eacutepisteacutemologie Crsquoest
un moteur agrave deux temps premier temps lrsquohistorien eacutetablit les faits second temps il les
regroupe et il les explique Ce scheacutema binaire est drsquoun classicisme incontestable On le
retrouve dans la plupart des ouvrages consacreacutes agrave lrsquoeacutepisteacutemologie de lrsquohistoire Il
structure aussi bien lrsquoIntroduction aux eacutetudes historiques que lrsquoApologie pour lrsquohistoire de
Marc Bloch qui drsquoailleurs rend agrave Seignobos un hommage inattendu laquo Serait-il trop
malicieux raquo se demande-t-il dans son introduction de chercher la devise des historiens
laquo dans ce mot eacutetonnant eacutechappeacute un jour agrave lrsquohomme drsquointelligence si vive que fut pourtant
mon cher maicirctre Seignobos ldquoIl est tregraves utile de se poser des questions mais tregraves dangereux
drsquoy reacutepondrerdquo raquo8
15 Preacuteciseacutement lrsquohistoire ne se construit pas agrave partir des faits dans un second temps mais agrave
partir des questions sans cesse renouveleacutees que les historiens se posent dans un
contexte social et culturel donneacute Ils cherchent une reacuteponse agrave leurs questions dans des
documents des traces dont lrsquoinventaire nrsquoest jamais clos et ils construisent les laquo faits raquo en
fonction de la place qursquoils pourront prendre dans leur argumentation Il nrsquoy a pas drsquoabord
les faits comme des moellons rangeacutes sur des palettes et plus tard un mur qui les cimente
Lagrave reacuteside la principale faiblesse agrave mon sens de cette eacutepisteacutemologie laquo Il est eacutevident qursquoon
ne peut laisser les faits tels qursquoils sortent du travail analytique agrave lrsquoeacutetat de fragments [hellip]
Degraves qursquoon veut essayer de les comprendre il faut les coordonner Pour faire une science
il faut reacuteunir tous ces faits isoleacutes en un ensemble la construction Le principe eacuteleacutementaire
crsquoest de reacuteunir les faits par deux systegravemes de combinaison les faits simultaneacutes pour
obtenir un tableau des choses agrave un moment donneacute les faits successifs pour atteindre les
transformations et lrsquoeacutevolution raquo (chapitre XIII) Cette meacutethode qui va de lrsquoanalyse agrave la
synthegravese ne rend pas compte de la reacutealiteacute du travail historique Il nous appartient
drsquoeacutelaborer une nouvelle eacutepisteacutemologie qui srsquointerroge sur lrsquoargumentation historique et
ses conditions de validiteacute
NOTES
1 Jean Zay Souvenirs et solitude Paris Belin 2010 [1re eacuted Julliard 1946] p 310-311 le 29 avril
1942
2 Le terme laquo psychologique raquo mal choisi sera critiqueacute par Simiand
3 Lucien Febvre laquo Entre lrsquohistoire agrave thegravese et lrsquohistoire-manuel Deux esquisses reacutecentes
drsquoHistoire de France raquo Revue de synthegravese deacutecembre 1933 p 217-8
4 Franccedilois Simiand laquo Meacutethode historique et science sociale Eacutetude critique drsquoapregraves les ouvrages
reacutecents de M Lacombe et de M Seignobos raquo Revue de synthegravese historique feacutevrier 1903 p 1-22 et
avril 1903 p 129-157 Citation p 7 La notion de spontaneacuteiteacute individuelle est de Simiand
5 Ibid
6 Ibid p 147
7 Jean-Claude Passeron Le raisonnement sociologique Lrsquoespace non-poppeacuterien du raisonnement naturel
Paris Nathan 1991
8 Apologie pour lrsquohistoire ou meacutetier drsquohistorien 4e eacutedition Paris A Colin 1961 p XVI italiques dans
le texte
10
AUTEUR
ANTOINE PROST
Antoine Prost professeur eacutemeacuterite agrave lrsquoUniversiteacute de Paris I en a dirigeacute le Centre drsquohistoire
sociale et a beaucoup publieacute sur lrsquohistoire ouvriegravere La CGT agrave lrsquoeacutepoque du Front populaire
(1964) Les nationalisations de la Libeacuteration (1987) Autour du Front populaire (2006) Sa thegravese
sur Les anciens combattants et la socieacuteteacute franccedilaise 1914-1939 (1977) lrsquoa conduit agrave lrsquohistoire de la
Grande Guerre (avec Jay Winter Penser la Grande Guerre Un essai dhistoriographie 2004) et
ses engagements militants agrave celle de lrsquoenseignement (Leacutecole et la famille dans une socieacuteteacute en
mutation 1930-1980 en 2004 Du changement dans lrsquoeacutecole Les reacuteformes de lrsquoenseignement de 1936
agrave nos jours en 2013) Il a consacreacute agrave lrsquoeacutepisteacutemologie de lrsquohistoire une synthegravese plusieurs fois
reacuteeacutediteacutee Douze leccedilons sur lrsquohistoire (1996)
11
Avertissement
1 Ce livre est sorti drsquoun cours professeacute pendant trois anneacutees au Collegravege libre des sciences
sociales Bien qursquoentiegraverement remanieacute il porte encore la trace de son origine les
divisions et subdivisions y sont tregraves apparentes et annonceacutees expresseacutement la langue est
plus familiegravere et moins seacutevegravere qursquoil nrsquoest drsquousage dans les livres eacutecrits directement pour
des lecteurs Je nrsquoai pas cru devoir faire disparaicirctre ces caractegraveres qui mrsquoont paru
convenir agrave un recueil de conseils et drsquoindications de meacutethode Jrsquoai agrave mrsquoexcuser aussi
drsquoavoir discuteacute des opinions sans citer le texte exact des auteurs un reacutesumeacute mrsquoa sembleacute
suffisant pour le but pratique que je me proposais Il mrsquoa paru inutile eacutegalement de
donner une bibliographie des travaux sur les sciences sociales on en trouvera une bien
choisie et bien classeacutee dans le Catalogue bibliographique publieacute en novembre 1899 par la
Socieacuteteacute nouvelle de librairie et drsquoeacutedition
2 La premiegravere partie du preacutesent ouvrage porte sur le mecircme sujet que lrsquoIntroduction aux
Eacutetudes historiques (1897) composeacutee en collaboration avec mon collegravegue et ami Ch-
V Langlois et qui est un traiteacute sommaire de meacutethode historique mais elle nrsquoen est pas la
reproduction Non seulement jrsquoai reacutesumeacute les parties purement theacuteoriques abreacutegeacute celles
qui nrsquointeacuteressaient que les historiens introduit des exemples tireacutes des sciences sociales
je crois aussi avoir rectifieacute et compleacuteteacute la theacuteorie fondamentale
3 La deuxiegraveme partie La meacutethode historique et lrsquohistoire sociale est presque entiegraverement
nouvelle elle traite une matiegravere peu eacutetudieacutee jusqursquoici parce qursquoelle occupe un terrain
intermeacutediaire entre lrsquohistoire et les sciences sociales elle srsquoadresse donc agrave la fois agrave deux
publics diffeacuterents mais je pense qursquoelle doit inteacuteresser plutocirct les speacutecialistes des sciences
sociales que les historiens
12
Introduction
Meacutethode historique et sciences sociales
I Meacutethode historique ndash Nature de lrsquohistoire ndash Caractegravere indirect de la meacutethode historiquendash Opeacuterations historiquesII Sciences sociales ndash Sens primitif de ce mot ndash Sens actuel ndash Caractegravere des sciences socialesIII Neacutecessiteacute de la meacutethode historique dans les sciences sociales 1deg Pour lrsquoeacutetude des pheacutenomegravenesactuels ndash 2deg Pour lrsquoeacutetude de lrsquoeacutevolution des pheacutenomegravenes
1 I ndash La meacutethode historique est la meacutethode employeacutee pour constituer lrsquohistoire elle sert agrave
deacuteterminer scientifiquement les faits historiques puis agrave les grouper en un systegraveme
scientifique
2 Il semble donc au premier abord tant qursquoon reste dans la logique formelle qursquoil existe
une science speacuteciale lrsquohistoire que cette science eacutetudie une certaine cateacutegorie de faits les
faits historiques et qursquoelle les eacutetudie par une meacutethode approprieacutee agrave la nature de ces faits
ndash de mecircme qursquoil y a une science de la chimie qui eacutetudie les faits chimiques par une
meacutethode chimique une science de la biologie qui eacutetudie les faits biologiques ndash ou (pour
prendre comme exemple une science descriptive) une science de la zoologie qui deacutecrit le
monde animal Lrsquohistoire serait une science drsquoobservation Il semble mecircme qursquoon puisse
deacutelimiter la cateacutegorie de faits eacutetudieacutes par lrsquohistoire ce sont toujours des faits passeacutes et
des faits humains Les faits passeacutes relatifs aux animaux ou aux plantes ne sont plus rangeacutes
dans la cateacutegorie de lrsquohistoire le mot histoire naturelle repreacutesente une conception
entiegraverement abandonneacutee Lrsquohistoire au sens moderne se reacuteduit agrave lrsquoeacutetude des hommes
vivant en socieacuteteacute elle est la science des faits humains du passeacute
3 Mais degraves qursquoon cherche agrave deacutelimiter pratiquement le terrain de lrsquohistoire degraves qursquoon essaie
de tracer les limites entre une science historique des faits humains du passeacute et une
science actuelle des faits humains du preacutesent on srsquoaperccediloit que cette limite ne peut pas
ecirctre eacutetablie parce qursquoen reacutealiteacute il nrsquoy a pas de faits qui soient historiques par leur nature
comme il y a des faits physiologiques ou biologiques Dans lrsquousage vulgaire le mot
laquo historique raquo est pris encore dans le sens antique digne drsquoecirctre raconteacute on dit en ce sens
une laquo journeacutee historique raquo un laquo mot historique raquo Mais cette notion de lrsquohistoire est
abandonneacutee tout incident passeacute fait partie de lrsquohistoire aussi bien le costume porteacute par
un paysan du XVIIIe siegravecle que la prise de la Bastille et les motifs qui font paraicirctre un fait
digne de mention sont infiniment variables Lrsquohistoire embrasse lrsquoeacutetude de tous les faits
13
passeacutes politiques intellectuels eacuteconomiques dont la plupart ont passeacute inaperccedilus Il
semblerait donc que les faits historiques puissent ecirctre deacutefinis les laquo faits passeacutes raquo par
opposition aux faits actuels qui sont lrsquoobjet des sciences descriptives de lrsquohumaniteacute Crsquoest
preacuteciseacutement cette opposition qursquoil est impossible de maintenir en pratique Ecirctre preacutesent
ou passeacute nrsquoest pas une diffeacuterence de caractegravere interne tenant agrave la nature drsquoun fait ce
nrsquoest qursquoune diffeacuterence de position par rapport agrave un observateur donneacute La Reacutevolution de
1830 est un fait passeacute pour nous preacutesent pour les gens qui lrsquoont faite Et de mecircme la
seacuteance drsquohier agrave la Chambre est deacutejagrave un fait passeacute
4 Il nrsquoy a donc pas de faits historiques par leur nature il nrsquoy a de faits historiques que par
position Est historique tout fait qursquoon ne peut plus observer directement parce qursquoil a
cesseacute drsquoexister Il nrsquoy a pas de caractegravere historique inheacuterent aux faits il nrsquoy a drsquohistorique
que la faccedilon de les connaicirctre Lrsquohistoire nrsquoest pas une science elle nrsquoest qursquoun proceacutedeacute de
connaissance
5 Alors se pose la question preacutealable agrave toute eacutetude historique Comment peut-on connaicirctre
un fait reacuteel qui nrsquoexiste plus Voici la Reacutevolution de 1830 des Parisiens tous morts
aujourdrsquohui ont pris sur des soldats morts aussi un bacirctiment qui nrsquoexiste plus Pour
prendre en exemple un fait eacuteconomique des ouvriers morts aujourdrsquohui dirigeacutes par un
ministre mort aussi ont fondeacute lrsquoeacutetablissement des Gobelins Comment atteindre un fait
dont aucun eacuteleacutement ne peut plus ecirctre observeacute Comment connaicirctre des actes dont on ne
peut plus voir ni les acteurs ni le theacuteacirctre ndash Voici la solution de cette difficulteacute Si les actes
qursquoil srsquoagit de connaicirctre nrsquoavaient laisseacute aucune trace aucune connaissance nrsquoen serait
possible Mais souvent les faits disparus ont laisseacute des traces quelquefois directement
sous forme drsquoobjets mateacuteriels le plus souvent indirectement sous la forme drsquoeacutecrits reacutedigeacutes
par des gens qui ont eux-mecircmes vu ces faits Ces traces ce sont les documents et la
meacutethode historique consiste agrave examiner les documents pour arriver agrave deacuteterminer les faits
anciens dont ces documents sont les traces Elle prend pour point de deacutepart le document
observeacute directement de lagrave elle remonte par une seacuterie de raisonnements compliqueacutes
jusqursquoau fait ancien qursquoil srsquoagit de connaicirctre Elle diffegravere donc radicalement de toutes les
meacutethodes des autres sciences Au lieu drsquoobserver directement des faits elle opegravere
indirectement en raisonnant sur des documents Toute connaissance historique eacutetant
indirecte lrsquohistoire est essentiellement une science de raisonnement Sa meacutethode est une
meacutethode indirecte par raisonnement
6 Crsquoest une meacutethode eacutevidemment infeacuterieure une meacutethode drsquoexpeacutedient on lrsquoeacutevite tant
qursquoon peut employer la meacutethode normale lrsquoobservation directe On nrsquoen fait aucun usage
dans toutes les sciences geacuteneacuterales physique chimie biologie celles qui cherchent les lois
geacuteneacuterales crsquoest-agrave-dire permanentes des pheacutenomegravenes il suffit ici drsquoexpeacuterimenter et
drsquoobserver Mais quand on a besoin de connaicirctre une eacutevolution il faut pouvoir comparer
avec les faits preacutesents qursquoon observe des faits passeacutes qursquoon ne peut plus observer on est
forceacute alors de recourir agrave la meacutethode indirecte qui seule permet drsquoatteindre les faits
passeacutes ndash Quand on a besoin de connaicirctre un ensemble concret tregraves eacutetendu il faut reacuteunir
des observations sur un grand nombre de faits Par exemple srsquoil srsquoagit de chercher
lrsquoensemble des salaires dans un pays chaque observateur nrsquoen peut observer qursquoun tregraves
petit nombre il faut bien qursquoil ajoute agrave sa connaissance personnelle directe celle des
autres observateurs le voilagrave ainsi obligeacute de combiner ses observations propres avec des
documents reacutedigeacutes par les autres observateurs et pour eacutetudier ces documents il est
rameneacute agrave la meacutethode indirecte qui est la meacutethode historique
14
7 Ainsi la meacutethode drsquoeacutetude indirecte par les documents la meacutethode historique est la seule
qursquoon puisse employer dans deux cas quand on veut atteindre soit des eacutevolutions soit
des ensembles concrets
8 Comme toute autre meacutethode scientifique elle comporte deux seacuteries drsquoopeacuterations
1deg eacutetudier le document pour deacuteterminer quels ont eacuteteacute les faits particuliers passeacutes dont le
document est la trace 2deg apregraves avoir eacutetabli ces faits les grouper en une construction
meacutethodique pour deacutecouvrir les rapports entre eux
9 II ndash Et maintenant qursquoest-ce que les sciences sociales
10 Drsquoapregraves le sens propre du mot social ce devraient ecirctre toutes les sciences qui eacutetudient les
faits sociaux crsquoest-agrave-dire ceux qui se produisent en socieacuteteacute les habitudes humaines de
tout genre (langues mœurs alimentation costume habitation ceacutereacutemonial
divertissements) les pheacutenomegravenes intellectuels (art science religion philosophie
morale) les institutions politiques ou eacuteconomiques
11 Crsquoest avec ce sens geacuteneacuteral qursquoAuguste Comte a fabriqueacute le mot sociologie pour deacutesigner la
science de tous les pheacutenomegravenes de socieacuteteacute Crsquoest encore le sens que lui donnait Herbert
Spencer dans les Principes de sociologie Mais agrave force de se disputer sur les limites de la
sociologie les sociologues tirant chacun de son cocircteacute ont arracheacute au mot la plus grande
partie de sa signification primitive et ne lui ont laisseacute qursquoun sens vague Simmel1 a essayeacute
de le preacuteciser de nouveau en reacuteduisant la sociologie agrave lrsquoeacutetude abstraite des pheacutenomegravenes
communs agrave toutes les espegraveces de socieacuteteacute
12 Le mot sociologie avait eacuteteacute inventeacute par des philosophes il correspondait agrave une tentative
pour grouper des branches de science resteacutees isoleacutees sous une conception philosophique
drsquoensemble Il paraicirct avoir eu le mecircme sort que cette conception apregraves une peacuteriode de
vogue il semble menaceacute de sortir de la langue
13 Le mot sciences sociales est entreacute dans lrsquousage pour indiquer agrave peu pregraves le mecircme ensemble
drsquoeacutetudes
14 Il y a eacuteteacute introduit par des speacutecialistes sans conception drsquoensemble pour reacutepondre agrave un
besoin pratique et crsquoest aussi pour des raisons pratiques accidentelles que le sens srsquoen est
preacuteciseacute et limiteacute aussi ne peut-on comprendre le sens actuel de ce mot qursquoen suivant son
histoire
15 Au XVIIIe siegravecle le terme social a encore son sens geacuteneacuteral le Contrat Social de Rousseau est
essentiellement un contrat politique
16 Dans la premiegravere partie du XIXe siegravecle le sens srsquoest restreint laquo social raquo srsquoest opposeacute agrave
laquo politique raquo il a deacutesigneacute les institutions et les usages qui ne sont pas directement
organiseacutes par le gouvernement famille proprieacuteteacute division en classes on a opposeacute
laquo lrsquoeacutetat social raquo agrave laquo lrsquoeacutetat politique raquo crsquoest en ce sens que lrsquoemploient les manuels
drsquohistoire des institutions Dans lrsquohistoire de Sparte par exemple la description des
classes Hilotes Peacuteriegraveques Spartiates forme lrsquoeacutetat laquo social raquo le gouvernement et lrsquoarmeacutee
rentrent dans lrsquoeacutetat laquo politique raquo En ce sens lrsquohistoire sociale serait lrsquoeacutetude des classes de
leurs privilegraveges de leur recrutement de leurs relations et lrsquohistoire des associations
priveacutees telles que la famille
17 Dans la seconde moitieacute du siegravecle le mot a tendu agrave prendre un autre sens Il srsquoest peu agrave peu
transporteacute aux nouvelles branches drsquoeacutetudes de la socieacuteteacute humaine qui commenccedilaient agrave se
former Plusieurs branches srsquoeacutetaient deacutejagrave constitueacutees avant qursquoon eucirct la conception
distincte de socieacuteteacute et de pheacutenomegravenes sociaux Elles eacutetaient neacutees les unes de lrsquohistoire2
15
ndash eacutetude encore confuse de tous les faits du passeacute science des actes et des institutions
politiques meacutelangeacutee agrave lrsquoeacuterudition et agrave lrsquoarcheacuteologie ndash les autres de certaines eacutetudes
pratiques devenues peu agrave peu historiques la theacuteologie devenue histoire des religions la
jurisprudence devenue histoire du droit la rheacutetorique et la philosophie devenues
histoires des litteacuteratures et des doctrines lrsquoart devenu histoire de lrsquoart Chacune ayant eu
degraves lrsquoorigine ses professeurs et ses speacutecialistes srsquoeacutetait organiseacutee en une science
indeacutependante sous un nom speacutecial
18 Les eacutetudes sur la socieacuteteacute qui se sont organiseacutees les derniegraveres au XIXe siegravecle ont pris le
nom de sociales devenu vacant Ainsi srsquoexplique que ce mot ait eacuteteacute reacuteduit agrave un sens si
restreint Si de lrsquoensemble des sciences qui eacutetudient les pheacutenomegravenes sociaux au sens
large on retire toutes les branches drsquoeacutetudes constitueacutees anteacuterieurement en sciences
speacuteciales le reacutesidu comprend les laquo sciences sociales raquo au sens actuel
19 Ce sont trois groupes drsquoeacutetudes drsquoorigines tregraves eacuteloigneacutees qui ont convergeacute de faccedilon agrave
former les laquo sciences sociales raquo
20 Un de ces groupes srsquoest constitueacute par la creacuteation drsquoune statistique fondeacutee sur une
meacutethode scientifique Les premiers essais remontent agrave la fin du XVIIe siegravecle aux travaux
de Petty et aux tables de mortaliteacute Mais il a fallu attendre qursquoon disposacirct de chiffres assez
complets et portant sur des pheacutenomegravenes assez varieacutes pour donner lrsquoideacutee drsquoeacutetudier
meacutethodiquement ces seacuteries de chiffres et drsquoen tirer des conclusions geacuteneacuterales Ce travail
nrsquoa pu commencer que tard quand les autres branches eacutetaient deacutejagrave constitueacutees sous
forme drsquohistoires speacuteciales et il a commenceacute hors des Universiteacutes ougrave ces sciences
srsquoeacutetaient constitueacutees Quand on a pour la premiegravere fois pris conscience du rocircle de la
statistique on a chercheacute un mot pour lui donner sa place dans lrsquoensemble de la science
Queacutetelet a publieacute son traiteacute Sur la possibiliteacute de mesurer lrsquoinfluence des causes qui modifient les
eacuteleacutements sociaux 1832 et son Essai de physique sociale 1835 Ainsi la statistique est entreacutee
dans le groupe des sciences sociales Quand elle srsquoest subdiviseacutee la branche principale a
formeacute la deacutemographie ougrave le mot δήμος est pris au mecircme sens restreint que le mot
laquo social raquo
21 Un autre groupe ndash et le plus consideacuterable ndash a eacuteteacute formeacute par lrsquoeacutetude des pheacutenomegravenes et
des institutions eacuteconomiques (production eacutechanges reacutepartition) ndash mal deacutelimiteacute du cocircteacute
de la production (on a heacutesiteacute sur la place de lrsquohistoire de la technique) ndash mal deacutelimiteacute
aussi du cocircteacute de la consommation (alimentation vecirctement habitation deacutepenses) Cette
eacutetude srsquoeacutetait appeleacutee longtemps laquo eacuteconomie politique raquo Volkswirthschaft mais le sens de
ce mot a tendu agrave se restreindre aux consideacuterations theacuteoriques qui avaient eacuteteacute la premiegravere
forme de lrsquoeacutetude eacuteconomique De plus en plus crsquoest la description des pheacutenomegravenes reacuteels
qui tend agrave devenir la science sociale eacutetablie au moyen drsquoune meacutethode drsquoobservation
22 Cette deacuteviation de sens a coiumlncideacute avec lrsquoapparition des eacutecoles socialistes et semble srsquoecirctre
produite sous leur influence Lrsquoideacutee fondamentale surtout des disciples de Marx crsquoest que
lrsquoorganisation eacuteconomique est le fondement de toute la socieacuteteacute reacuteformer la socieacuteteacute crsquoest
reacuteformer le reacutegime eacuteconomique Tous les autres faits sociaux passent au second plan non
seulement les faits intellectuels ou religieux mais mecircme les faits politiques Ils ont beau
demander avant tout une reacuteforme politique le suffrage universel montrant ainsi que
lrsquoorganisation eacuteconomique est domineacutee par le reacutegime politique dans leur langue le fait
laquo social raquo par excellence crsquoest le fait eacuteconomique Et crsquoest le sens qursquoils ont fini par
imposer aujourdrsquohui laquo sciences sociales raquo est devenu synonyme de sciences
eacuteconomiques
16
23 Le 3e groupe est drsquoune tout autre nature Les hommes qui eacutetudient les pheacutenomegravenes
eacuteconomiques ont eacuteteacute ameneacutes agrave eacutetudier aussi les theacuteories et les doctrines eacuteconomiques
doctrines speacuteculatives et doctrines pratiques par conseacutequent les reacuteformes et les
reacutevolutions eacuteconomiques Ainsi de lrsquohistoire geacuteneacuterale des doctrines confondue jusque-lagrave
dans lrsquohistoire de la philosophie et des sciences srsquoest deacutetacheacute un fragment lrsquohistoire des
doctrines et des projets eacuteconomiques qui est venu former le troisiegraveme groupe des
sciences sociales
24 Aujourdrsquohui les sciences sociales comprennent donc
1deg Les sciences statistiques y compris la deacutemographie
2deg Les sciences de la vie eacuteconomique
3deg Lrsquohistoire des doctrines et des tentatives eacuteconomiques
25 Crsquoest agrave peu pregraves ainsi que les eacutediteurs du Handwoumlrterbuch der Staatswissenschaften
deacutelimitaient en 1890 le champ de leur reacutepertoire en expliquant qursquoils faisaient de Staats le
synonyme de Sozial drsquoapregraves le sens nouveau que le mot Staat a pris depuis le
Staatssozialism ndash Un des traiteacutes les plus reacutecents en anglais Mayo-Smith reacuteunit sous un
nom analogue (Statistics and sociology 1895) deux sortes drsquoeacutetudes la deacutemographie et
lrsquoeacuteconomie politique ndash Ce sens complexe est aussi celui qursquoa adopteacute en Allemagne degraves
1873 le Verein fuumlr Sozialpolitik suivi par Stammhammer Bibliographie der Sozial politik 1896
ndash Crsquoest le sens donneacute en France au mot social dans le Museacutee social du comte de Chambrun
le Collegravege libre des sciences sociales et lrsquoEacutecole des hautes eacutetudes sociales
26 Les sciences sociales dans le sens que la pratique reacutecente leur a donneacute se limitent donc agrave
une partie restreinte des pheacutenomegravenes
27 Elles sont un amalgame disparate formeacute 1deg de lrsquoeacutetude des actes et des institutions
eacuteconomiques 2deg de la statistique des actes et des produits humains et 3deg de lrsquohistoire des
doctrines Elles nrsquoont qursquoun seul caractegravere commun crsquoest drsquoeacutetudier des pheacutenomegravenes qui
se rapportent aux inteacuterecircts mateacuteriels des hommes
28 Ces pheacutenomegravenes sont de deux espegraveces qui correspondent aux deux sciences entreacutees dans
lrsquoamalgame 1deg les pheacutenomegravenes proprement corporels nombre sexe acircge santeacute maladie
naissance mort qui sont lrsquoobjet de la deacutemographie 2deg les pheacutenomegravenes eacuteconomiques qui
consistent dans les rapports entre les hommes et les objets mateacuteriels pour la production
la distribution la consommation crsquoest le domaine de la science eacuteconomique au sens
large La limite ne peut pas toujours ecirctre traceacutee exactement Il y a des faits eacuteconomiques
purement intellectuels comme les opeacuterations de Bourse qui restent dans les sciences
sociales parce qursquoils sont lieacutes eacutetroitement aux pheacutenomegravenes mateacuteriels de lrsquoeacutechange Mais le
caractegravere geacuteneacuteral des faits eacutetudieacutes par les sciences sociales crsquoest drsquoecirctre des faits mateacuteriels
qursquoon cherche agrave atteindre par lrsquoobservation mateacuterielle3
29 III ndash On voit maintenant pourquoi la meacutethode historique ainsi deacutefinie est indispensable
aux sciences sociales ainsi deacutefinies
30 1deg Toute science sociale soit deacutemographie soit science eacuteconomique doit se constituer
par lrsquoobservation directe des pheacutenomegravenes Mais en pratique lrsquoobservation des
pheacutenomegravenes est toujours limiteacutee agrave un champ tregraves eacutetroit Pour arriver agrave une connaissance
eacutetendue il faut toujours recourir au proceacutedeacute indirect au document Or le document ne
peut srsquoeacutetudier que par la meacutethode historique Qursquoil ait eacuteteacute reacutedigeacute au temps drsquoAuguste ou
en 1900 la meacutethode pour lrsquoeacutetudier est la mecircme au moins dans les regravegles fondamentales
La meacutethode historique est donc neacutecessaire pour utiliser correctement mecircme les
documents contemporains
17
31 2deg Toute science sociale srsquoapplique agrave des pheacutenomegravenes qui ne restent pas constants pour
les comprendre il faut en connaicirctre lrsquoeacutevolution Pour le fait mecircme le plus simple de la
deacutemographie ndash le chiffre de la population ndash lrsquoeacutevolution est un eacuteleacutement essentiel de la
connaissance scientifique Cette neacutecessiteacute de connaicirctre lrsquoeacutevolution est bien plus grande
encore pour la vie eacuteconomique ougrave aucune organisation nrsquoest intelligible que par son
passeacute historique Il faut donc une eacutetude historique des pheacutenomegravenes sociaux anteacuterieurs et
cette eacutetude nrsquoest possible que par une meacutethode historique
32 Ainsi il faut appliquer drsquoabord la meacutethode historique aux sciences sociales pour
interpreacuteter les documents dont on a besoin dans tous les cas ougrave la connaissance ne peut
ecirctre qursquoindirecte (et en pratique presque tous les faits des sciences sociales sont recueillis
par la meacutethode indirecte) ndash Puis quand les faits sont reacuteunis il faut pour les grouper
suivre une meacutethode identique agrave celle de lrsquohistoire car il srsquoagit de former un ensemble
avec des faits recueillis presque tous par des proceacutedeacutes historiques
NOTES
1 Die Probleme der Geschichtsphilosophie 1892
2 Voir plus loin dans la 2 e partie chap XI laquo Naissance des histoires speacuteciales histoire
universelle histoire geacuteneacuterale raquo
3 On verra plus loin 2e partie chap XII si cette preacutetention est justifieacutee
18
Premiegravere partie La meacutethodehistorique appliqueacutee aux documentsdes sciences sociales
19
Chapitre premier
Theacuteorie du document
I Caractegravere du document ndash Le document est une trace drsquoactes anteacuterieurs ndash Analyse des opeacuterationsneacutecessaires pour produire un document eacutecriture langue penseacutee croyance connaissance lien deces opeacuterations avec la reacutealiteacuteII Provenance du document ndash Neacutecessiteacute de localiser le document ndash Opeacuterations pour en deacuteterminerla provenance
1 I ndash Comment un document peut-il servir agrave atteindre la connaissance drsquoun fait Y a-t-il
entre un document et un fait un rapport fixe qui permette agrave celui qui connaicirct le document
drsquoarriver agrave connaicirctre le fait Un document est une trace laisseacutee par un fait ndash Ces traces
peuvent ecirctre de deux espegraveces directes ou indirectes
2 Les traces directes sont des objets mateacuteriels ndash par exemple un bacirctiment une machine un
meacutetier agrave tisser ndash produits de lrsquoactiviteacute des hommes drsquoautrefois et qui peuvent servir agrave
nous faire directement connaicirctre cette activiteacute On peut utiliser les traces directes ndash par
exemple un outil ancien une eacutetoffe ndash quand il srsquoagit de connaicirctre les proceacutedeacutes ou les
produits drsquoune industrie crsquoest le cas dans lrsquohistoire de la technique Mais les sciences
sociales nrsquoont aucune recherche de ce genre agrave faire Et crsquoest mecircme un caractegravere singulier
de ces sciences Elles srsquoappliquent toujours agrave des pheacutenomegravenes sociaux qui ont pour objet
essentiel des choses mateacuterielles la deacutemographie eacutetudie la reacutepartition et les accidents
mateacuteriels des corps humains lrsquoeacuteconomie politique eacutetudie la production et la distribution
des richesses mateacuterielles Mais de ces pheacutenomegravenes mateacuteriels elles eacutecartent la partie
vraiment mateacuterielle lrsquoeacutetude des corps est abandonneacutee agrave lrsquoanthropologie ou agrave
lrsquoethnologie lrsquoeacutetude des proceacutedeacutes industriels reste le domaine de la technique Les
sciences sociales nrsquoeacutetudient dans les pheacutenomegravenes mateacuteriels ni les corps ni les actes elles
cherchent seulement les rapports abstraits entre ces corps ou entre ces actes elles
eacutetudient soit les nombres des corps ou des actes soit les institutions eacuteconomiques crsquoest-
agrave-dire les rapports eacutetablis entre les hommes agrave propos des objets mateacuteriels Il nrsquoy a donc
pas lieu en science sociale de se servir des traces directes du passeacute
3 Les traces indirectes sont les eacutecrits on leur reacuteserve souvent le nom de documents
Directement les documents ne font connaicirctre que la penseacutee de celui qui les a reacutedigeacutes ils
ne sont que les traces de faits psychologiques mais ils peuvent fournir un moyen indirect
drsquoatteindre des faits exteacuterieurs Les sciences sociales nrsquoemploient pas drsquoautre espegravece de
20
document Les documents de la deacutemographie sont ou des eacuteleacutements de calcul
deacutemographique (deacutenombrements et mesures) ou des reacutesultats de calculs sous forme soit
arithmeacutetique soit geacuteomeacutetrique Les documents de la science eacuteconomique sont ou des
statistiques ou des descriptions drsquoinstitutions (enquecirctes rapports monographies) ou des
regraveglements officiels ou priveacutes sur la faccedilon dont les institutions doivent fonctionner Les
documents de lrsquohistoire des doctrines sont les œuvres des eacutecrivains En un mot les
sciences sociales nrsquoutilisent que des eacutecrits il suffira donc ici drsquoeacutetablir la theacuteorie du
document eacutecrit
4 Quel rapport un eacutecrit peut-il avoir avec des faits sociaux Pour comprendre ce rapport
ndash qui est toujours indirect et lointain ndash il faut analyser les conditions dans lesquelles un
document vient au monde et reconstituer la seacuterie des opeacuterations neacutecessaires pour le
produire Alors seulement on pourra savoir srsquoil est possible agrave travers toutes ces
opeacuterations de trouver entre le document et le fait le rapport qui seul permettra drsquoarriver
agrave la connaissance du fait
5 Pour faciliter cette analyse forceacutement abstraite et subtile je prends parmi les documents
sociaux un exemple tregraves simple un bulletin manuscrit du recensement franccedilais Je vais
analyser les opeacuterations par lesquelles il est venu au monde en remontant la seacuterie des
opeacuterations agrave partir du fait qursquoun observateur pourra atteindre directement crsquoest-agrave-dire agrave
partir de lrsquoexistence du papier eacutecrit
6 Lrsquoobservateur prend le bulletin Directement tout ce qursquoil observe ce sont des traits noirs
traceacutes sur du papier blanc Comment ces traits ont-ils eacuteteacute produits Par un acte de la
main de lrsquoauteur du bulletin Voilagrave le premier intermeacutediaire lrsquoeacutecriture et voici la
premiegravere cause drsquoerreur lrsquoauteur peut avoir mal traceacute ses lettres avoir fait des lapsus
7 Ces traits ne sont pas arbitraires ils sont traceacutes suivant un systegraveme drsquoeacutecriture que
lrsquoobservateur connaicirct sinon il ne pourrait pas lire Agrave partir des traits on remonte aux
signes que lrsquoauteur a voulu mettre sur son papier Dans nos systegravemes drsquoeacutecritures
alphabeacutetiques ces signes indiquent des sons drsquoune langue que lrsquoauteur a ducirc prononcer au
moins mentalement Voilagrave le deuxiegraveme intermeacutediaire les signes alphabeacutetiques Et voici la
deuxiegraveme cause drsquoerreur tregraves sensible si lrsquoauteur du bulletin ne sait pas lrsquoorthographe il
peut avoir mal orthographieacute par exemple il peut avoir eacutecrit 420 pour dire quatre-vingts
pour restituer sa vraie penseacutee il faut se repreacutesenter les mots parleacutes
8 La langue elle-mecircme nrsquoest qursquoun signe physiologique drsquoune penseacutee psychologique En
parlant lrsquoauteur a eu une penseacutee Voilagrave le troisiegraveme intermeacutediaire la langue Il faut savoir
la langue de lrsquoauteur du bulletin pour remonter agrave sa penseacutee au sens des mots Et voici une
troisiegraveme cause drsquoerreur lrsquoauteur peut avoir mal su la langue avoir donneacute agrave un mot un
sens qursquoil nrsquoa pas habituellement en franccedilais par exemple avoir dit laquo journaliste raquo pour
laquo journalier raquo
9 Mais la penseacutee exprimeacutee litteacuteralement nrsquoexprime pas neacutecessairement ce que lrsquoauteur a
cru il a dit qursquoil eacutetait bouddhiste par plaisanterie ou il srsquoest dit centenaire par vaniteacute
Voilagrave les quatriegraveme et cinquiegraveme intermeacutediaires agrave travers le sens litteacuteral il faudra
remonter agrave la conception reacuteelle puis agrave travers la conception reacuteelle agrave la croyance sincegravere
de lrsquoauteur Et voici une quatriegraveme et une cinquiegraveme cause drsquoerreur le sens deacutetourneacute
puis le mensonge
10 On arrive ainsi agrave lrsquoeacutetat psychologique profond et permanent de lrsquoauteur On peut dire
alors voilagrave ce qursquoil croyait Srsquoil srsquoagissait seulement de doctrine on nrsquoaurait pas besoin
drsquoaller plus loin le travail serait termineacute car le document aurait donneacute la croyance de
21
lrsquoauteur Et crsquoest lagrave en effet que srsquoarrecirctent les opeacuterations en matiegravere drsquohistoire des
doctrines sociales
11 Mais dans tous les cas ougrave on veut connaicirctre un fait exteacuterieur on ne peut srsquoen tenir agrave une
croyance Ce qursquoon cherche crsquoest la reacutealiteacute exteacuterieure lrsquoauteur peut srsquoecirctre trompeacute par
exemple sur son acircge ou sur le nombre de piegraveces de son logement Or son opinion nrsquoa de
valeur qursquoautant qursquoelle provient drsquoune connaissance exacte des faits reacuteels et la
connaissance nrsquoest exacte que si elle provient drsquoune observation exacte soit faite par
lrsquoauteur lui-mecircme soit reacutepeacuteteacutee drsquoapregraves un autre observateur Voilagrave donc le sixiegraveme et
dernier intermeacutediaire de la croyance inteacuterieure de lrsquoauteur il faut passer agrave lrsquoobservation
drsquoun fait exteacuterieur Alors enfin le document se trouve relieacute par toute cette seacuterie
drsquointermeacutediaires agrave un acte de lrsquoespegravece des opeacuterations scientifiques agrave une observation Un
document vaut exactement dans la mesure ougrave il a pour origine une observation bien faite
12 Il semble donc que la science historique se retrouve en derniegravere analyse semblable agrave
toutes les sciences drsquoobservation il semble que la meacutethode historique repose sur le mecircme
principe que toute meacutethode scientifique puisque le document en derniegravere analyse est
une observation de faits Quand un astronome dans son observatoire un chimiste dans
son laboratoire ont fait une observation et lrsquoont reacutedigeacutee leur observation semble bien un
document pareil agrave un bulletin de recensement Pourtant la langue courante nrsquoappelle pas
laquo document raquo un procegraves-verbal drsquoobservation scientifique Et elle a raison de distinguer
car il y a une diffeacuterence pratique entre un document et une observation Ce nrsquoest pas
comme on lrsquoa dit parfois que le document soit la constatation drsquoun fait disparu qursquoon ne
peut plus observer tandis qursquoune observation scientifique peut ecirctre reacutepeacuteteacutee Il est
impossible en astronomie de recommencer lrsquoobservation du passage drsquoun meacuteteacuteore et
pourtant le procegraves-verbal de lrsquoobservation du passage drsquoun meacuteteacuteore nrsquoest pas un simple
document La diffeacuterence est dans la meacutethode le procegraves-verbal est reacutedigeacute suivant une
meacutethode rigoureuse et fixe le document est reacutedigeacute sans meacutethode il est de mecircme espegravece
que le reacutecit drsquoun garccedilon de laboratoire
13 Ainsi en remontant la seacuterie des opeacuterations agrave partir du bulletin manuscrit voici celles qui
ont neacutecessairement ducirc se produire 1deg un acte de la main de lrsquoauteur qui a eacutecrit le
bulletin 2deg dans lrsquoesprit de cet auteur une conception des signes drsquoeacutecriture agrave tracer
3deg dans ce mecircme esprit la repreacutesentation des sons de la langue dont lrsquoeacutecriture nrsquoest qursquoun
signe 4deg la repreacutesentation des phrases qursquoil a eacutecrites avec leur sens litteacuteral 5deg la
conception du sens qursquoil a entendu leur donner 6deg la croyance qursquoil a eue et qui peut ecirctre
erroneacutee 7deg la connaissance directe des faits qursquoil a atteints par observation Entre les
deux derniegraveres opeacuterations il a pu srsquointercaler un intermeacutediaire si lrsquoauteur a reccedilu sa
connaissance de seconde main srsquoil nrsquoa pas observeacute lui-mecircme le fait qursquoil affirme mais
seulement reacutepeacuteteacute lrsquoaffirmation drsquoun autre En ce cas crsquoest lrsquointermeacutediaire dont il
reproduit lrsquoaffirmation qui a eacuteteacute le seul observateur et il a ducirc faire lui-mecircme toute une
seacuterie drsquoopeacuterations mais de mecircme espegravece
14 Dans le cas ougrave lrsquoon opegravere non plus sur un manuscrit mais sur un imprimeacute il y a une
complication de plus Lrsquoimprimeacute ne repreacutesente par lui-mecircme que lrsquoacte drsquoun typographe
qui a eu un manuscrit agrave lire Il faut donc agrave travers toutes les opeacuterations intellectuelles de
ce typographe arriver au manuscrit qursquoil a observeacute Il y a en ce cas deux seacuteries
drsquoopeacuterations superposeacutees Mais la premiegravere seacuterie a peu drsquointeacuterecirct pratique parce que le
typographe a eacuteteacute dans des conditions exceptionnellement favorables pour observer et
reproduire le manuscrit et que les eacutepreuves ont eacuteteacute corrigeacutees par lrsquoauteur
22
15 Pour tirer drsquoun document la connaissance drsquoun fait il faut donc reconstituer toutes ces
opeacuterations intermeacutediaires comme elles ont ducirc se produire dans lrsquoesprit de lrsquoauteur et se
repreacutesenter toute la chaicircne de ces actes au moins dans le rapport que chacun drsquoeux a eu
avec le point de deacutepart qui eacutetait le fait observeacute Crsquoest le seul moyen de deacuteterminer le
rapport avec le point drsquoarriveacutee qui a eacuteteacute le document
16 En pratique dans cette chaicircne continue qui va depuis le fait agrave connaicirctre jusqursquoau
document crsquoest le point drsquoarriveacutee de lrsquoauteur le document qui est notre point de deacutepart
et crsquoest son point de deacutepart le fait qui est notre point drsquoarriveacutee Et les deux seuls objets
mateacuteriels qui puissent ecirctre observeacutes ce sont les deux anneaux extrecircmes de cette chaicircne
le fait observeacute par lrsquoauteur le document traceacute par lrsquoauteur et observeacute par nous Tous les
anneaux intermeacutediaires croyance conception langue sont des eacutetats psychologiques
nous ne pouvons pas les observer directement nous ne pouvons que nous les repreacutesenter
par analogie avec nos propres eacutetats inteacuterieurs les seuls qui nous soient directement
connus Voilagrave pourquoi la meacutethode historique est exclusivement une meacutethode
drsquointerpreacutetation psychologique par analogie Dans la mesure ougrave les sciences sociales se
constituent par des documents elles sont donc elles-mecircmes subordonneacutees agrave une meacutethode
psychologique
17 II ndash Agrave quelle condition peut-on opeacuterer sur un document avec chance drsquoen tirer une
connaissance Un document nrsquoa de valeur qursquoautant qursquoil est lieacute par un rapport connu
avec le fait sur lequel nous cherchons agrave ecirctre renseigneacute Supposons que je reacutedige un
bulletin de recensement au nom drsquoun personnage de fantaisie ougrave tous les renseignements
seront imaginaires ce ne sera pas un document
18 Il faut qursquoil y ait eu un rapport reacuteel entre ce bulletin et un des habitants qursquoil srsquoagit de
recenser Et il ne suffit pas que ce rapport existe il faut encore qursquoil nous soit connu Un
bulletin de recensement reacutedigeacute par un veacuteritable habitant tombe entre nos mains sans que
nous sachions agrave quelle eacutepoque et dans quel pays il a eacuteteacute eacutecrit il est pour nous sans valeur
parce que nous ne pouvons le rapporter agrave aucune reacutealiteacute preacutecise Pour qursquoun document
soit utilisable il faut que nous sachions preacuteciseacutement avec quels faits le document ou
plutocirct son auteur a eacuteteacute en rapport crsquoest-agrave-dire dans quelles conditions lrsquoauteur lrsquoa
produit Il faut pouvoir le localiser savoir en quel temps en quel lieu et par qui il a eacuteteacute
produit connaicirctre ce qursquoon appelle la provenance Tout travail sur un document doit
commencer par en deacuteterminer la provenance
19 Les opeacuterations pour eacutetablir la provenance des documents forment une partie
indispensable de toute meacutethode historique Elles tiennent une tregraves large place dans le
travail historique surtout quand il srsquoagit de faits tregraves anciens de lrsquoAntiquiteacute ou du Moyen
Acircge les documents de ces temps arrivent presque tous deacutefigureacutes par les copies
successives mal localiseacutes souvent mecircme falsifieacutes Une grande partie de la critique
consiste agrave les reacutetablir dans leur eacutetat primitif agrave les deacutelivrer des falsifications et agrave
deacuteterminer drsquoougrave ils sortent Crsquoest une opeacuteration de nettoyage indispensable pour eacuteviter
drsquoeacutenormes erreurs mais qui nrsquoajoute rien de positif agrave nos connaissances Les sciences
sociales opeacuterant drsquoordinaire sur des peacuteriodes contemporaines sont presque toujours
affranchies de ce travail de critique exteacuterieure Leurs documents se preacutesentent avec des
indications de provenance preacutecises et drsquoordinaire exactes la date le lieu de publication
le nom de lrsquoauteur souvent mecircme les conditions de son travail expliqueacutees dans une
preacuteface La critique de provenance a ici peu drsquooccasion de srsquoappliquer Elle se reacuteduit en
pratique agrave deux cas
23
20 Premier cas ndash On a des motifs de soupccedilonner que le document est accompagneacute drsquoune
fausse indication de date ou drsquoauteur soit que le contenu du document paraisse en
contradiction avec ces indications soit qursquoon soit averti par des renseignements
exteacuterieurs On aura par exemple su que le recenseur nrsquoest pas alleacute faire lrsquoenquecircte dont il
preacutetend srsquoecirctre chargeacute ou bien on aura remarqueacute dans le bulletin lui-mecircme des
expressions eacutetrangegraveres agrave la langue du recenseur
21 On doit alors faire une enquecircte en recherchant les renseignements exteacuterieurs sur la
provenance veacuteritable ou en analysant le document pour y deacutecouvrir des caractegraveres
inteacuterieurs de contradiction et des indices de la vraie provenance On nrsquoaura qursquoagrave
appliquer ici la meacutethode constitueacutee pour lrsquoeacuterudition historique1 En attendant drsquoavoir
trouveacute la provenance on devra tenir en suspicion le document et si on en fait usage
preacutevenir les lecteurs
22 Deuxiegraveme cas ndash Le document paraicirct ne pas ecirctre lrsquoœuvre drsquoun seul auteur (cas tregraves freacutequent
dans les documents officiels) et on a des motifs de soupccedilonner que les diffeacuterents auteurs
ont eu des opinions contradictoires ou ont suivi des meacutethodes de valeur diffeacuterente Il
devient alors neacutecessaire de savoir comment a eacuteteacute partageacute le travail on devra tacirccher de
distinguer les parties faites par chacun des auteurs si lrsquoon nrsquoy parvient pas il faut traiter
ces parties indistinctes avec une grande deacutefiance et si lrsquoon srsquoen sert avertir
expresseacutement
NOTES
1 On la trouvera exposeacutee dans Bernheim Lehrbuch der historischen Methode 2e eacutedition 1894
chap IV et dans Langlois et Seignobos Introduction aux eacutetudes historiques 2e eacuted chap III
24
Chapitre II
Les preacutecautions critiques
I Neacutecessiteacute de la critique ndash Tendance spontaneacutee agrave croire motifs de la creacuteduliteacuteII Formes rudimentaires de la critique ndash Notion du teacutemoignage insuffisance de la theacuteorie juridiquedu teacutemoignage neacutecessiteacute de lrsquoanalyseIII LrsquoanalyseIV Diverses opeacuterations de la critique
1 I ndash Le document est un produit mateacuteriel mais symbolique qui nrsquoa de valeur qursquoautant
qursquoil repreacutesente symboliquement la seacuterie drsquoopeacuterations par lesquelles a passeacute lrsquoesprit de
son auteur toutes ces opeacuterations sont exclusivement psychologiques et dans le cas
mecircme le plus favorable elles ont pour point de deacutepart une observation faite sans
meacutethode en dehors des regravegles de lrsquoobservation scientifique Un document mecircme le
meilleur nrsquoest que le dernier terme drsquoune seacuterie drsquoopeacuterations intellectuelles agrave partir drsquoune
observation mal faite
2 Ce serait donc une neacutegligence coupable drsquoopeacuterer avec un document comme avec une
observation scientifique Il faut avant de pouvoir utiliser un document prendre des
preacutecautions speacuteciales qui constituent toute la premiegravere moitieacute de la meacutethode historique
crsquoest la critique crsquoest-agrave-dire le jugement porteacute sur la valeur du document
3 Cette critique reconnue indispensable en histoire1 est-elle neacutecessaire en sciences
sociales La reacuteponse deacutepend du but qursquoon se propose en eacutetudiant ces sciences Si on y
apporte lrsquoesprit commercial on trouvera la critique non seulement inutile mais
dangereuse Car si lrsquoon tient seulement agrave produire une impression sur son public soit agrave le
convaincre de lrsquoavantage ou des inconveacutenients drsquoune mesure pratique soit agrave lui inspirer
de la consideacuteration pour la science de lrsquoauteur lrsquoessentiel est de publier le plus gros
travail possible drsquoapporter la plus grande masse de faits apparents le public mecircme le
public savant nrsquoa ni le loisir ni le deacutesir de veacuterifier la valeur drsquoune statistique (On a vu
reacutecemment des exemples eacuteclatants de cette neacutegligence) Or tout le temps passeacute agrave la
critique serait perdu pour ramasser des faits ce serait autant de moins drsquoapporteacute agrave la
masse Mais en outre la critique ne peut rien ajouter agrave la masse des preuves2 elle ne peut
qursquoen retrancher des preuves illusoires elle nrsquoa jamais qursquoun reacutesultat neacutegatif elle empecircche
drsquoadmettre des ideacutees fausses elle nrsquoen fait pas acqueacuterir de nouvelles Le public en
sciences sociales nrsquoappreacutecie que la quantiteacute du travail qui se voit drsquoun coup drsquoœil il nrsquoa
25
pas le temps drsquoen discerner la qualiteacute il ne peut distinguer un travail correct drsquoun travail
incorrect On a donc un avantage commercial eacutevident agrave se dispenser de la critique
puisqursquoelle fait perdre du temps et risque de diminuer la quantiteacute des mateacuteriaux Voilagrave
pourquoi sans doute on en fait si peu usage en science sociale
4 La critique nrsquoest utile qursquoautant qursquoon se place agrave un point de vue scientifique qursquoon tient agrave
connaicirctre la veacuteriteacute et agrave eacutecarter lrsquoerreur ou la fantaisie En ce cas seulement elle devient
indispensable car elle est le seul moyen de traiter les documents de faccedilon agrave en tirer une
veacuteriteacute deacutemontreacutee eacutetablie meacutethodiquement qui ne puisse pas ecirctre contesteacutee et crsquoest lagrave ce
qursquoon appelle la veacuteriteacute scientifique Il faut donc avant drsquoentreprendre aucun travail de
critique reacutesoudre pour soi-mecircme cette question preacutejudicielle Veut-on travailler en
savant sans souci du succegraves pour atteindre la veacuteriteacute scientifique Veut-on opeacuterer en
commerccedilant pour inspirer au public de la consideacuteration pour lrsquoentraicircner agrave une deacutecision
pratique pour arriver agrave lrsquoInstitut ndash Crsquoest agrave vrai dire une question de conscience Que
doit faire un commerccedilant drsquoune marchandise avarieacutee qursquoil peut eacutecouler sans que le public
srsquoen aperccediloive Doit-il la laisser perdre ou la vendre Cette mecircme question peut servir
de proceacutedeacute pour faire la critique drsquoun ouvrage de sciences sociales Si lrsquoon a besoin de
savoir la valeur scientifique drsquoun travail on fera bien de se poser cette question Lrsquoauteur
a-t-il eu un but commercial ou un but scientifique Ou plutocirct Dans quelle mesure
lrsquoauteur a-t-il voulu faire de la science De cette mesure deacutependra le degreacute de confiance
5 Si lrsquoon veut vraiment atteindre un reacutesultat scientifique il faut drsquoabord se peacuteneacutetrer de la
neacutecessiteacute de la critique En principe tout le monde lrsquoadmet mais crsquoest un de ces postulats
dont parle Carlyle facilement admis en theacuteorie et qui passent difficilement dans la
pratique Crsquoest que la critique est contraire agrave la tournure normale de lrsquointelligence
humaine la tendance spontaneacutee de lrsquohomme est de croire ce qursquoon lui dit Il est naturel
drsquoaccepter toute affirmation surtout une affirmation eacutecrite ndash plus facilement si elle est
eacutecrite en chiffres ndash encore plus facilement si elle provient drsquoune autoriteacute officielle si elle
est comme on dit authentique Appliquer la critique crsquoest donc adopter un mode de
penser contraire agrave la penseacutee spontaneacutee une attitude drsquoesprit contre nature Or il faut
lrsquoappliquer sans relacircche agrave tous les instants du travail historique il faut que cette allure
contre nature devienne une habitude organique On nrsquoy parvient pas sans effort Le
mouvement spontaneacute drsquoun homme qui tombe agrave lrsquoeau est de faire tout ce qursquoil faut pour se
noyer apprendre agrave nager crsquoest acqueacuterir lrsquohabitude de refreacutener ses mouvements
spontaneacutes et de faire des mouvements contre nature
6 Le mouvement spontaneacute drsquoun homme qui lit un document est de croire tout ce qursquoil lit
apprendre la critique crsquoest acqueacuterir lrsquohabitude de reacutesister agrave la creacuteduliteacute naturelle et
drsquoexaminer ce qursquoon lit La critique comme la natation doit devenir organique par
lrsquoexercice
7 Je ne puis ici qursquoindiquer les actes dont se compose la critique crsquoest la situation drsquoun
maicirctre nageur qui serait reacuteduit agrave montrer les mouvements en laissant chacun de ses
eacutelegraveves srsquoexercer en son particulier
8 Il faut drsquoabord se mettre en garde contre les mouvements spontaneacutes qui font noyer
Lrsquoexpeacuterience universelle de lrsquohistoire montre que lrsquohomme est naturellement creacutedule il
croit ce qursquoon lui affirme il a fallu des siegravecles pour produire une lueur de critique et
encore dans un seul pays en Gregravece Il est donc utile drsquoanalyser les motifs de cette
creacuteduliteacute universelle
26
9 1deg Le motif le plus geacuteneacuteral est la confusion drsquoesprit on entend un reacutecit on fait une
lecture on imagine aussitocirct le fait qursquoon vient drsquoentendre raconter ou de lire lrsquoimage
ainsi formeacutee se confond avec les autres images venues drsquoune autre source il faudrait un
effort de meacutemoire pour la distinguer et tout effort est contre nature Spontaneacutement
donc lrsquohomme croit tout ce qui lui est entreacute dans lrsquoesprit sans distinguer si cela lui vient
de son observation personnelle ou drsquoune affirmation exteacuterieure
10 2deg Un motif tregraves geacuteneacuteral est le respect pour lrsquoeacutecrit surtout pour lrsquoimprimeacute chacun de
nous en voit chaque jour la forme la plus frappante la creacuteduliteacute vis-agrave-vis du journal La
penseacutee fixeacutee par lrsquoeacutecriture plus encore par lrsquoimpression acquiert une autoriteacute presque
irreacutesistible Mecircme les gens cultiveacutes qui ont pourtant appris agrave se tenir en garde contre les
journaux ont besoin de reacuteagir sans cesse contre ce respect et parfois oublient de le faire
11 3deg Lrsquoimpression speacuteciale produite par les chiffres est particuliegraverement importante en
sciences sociales Le chiffre a un aspect matheacutematique qui donne lrsquoillusion du fait
scientifique Spontaneacutement on tend agrave confondre laquo preacutecis et exact raquo une notion vague ne
peut ecirctre entiegraverement exacte de lrsquoopposition entre vague et exact on conclut agrave lrsquoidentiteacute
entre laquo exact raquo et laquo preacutecis raquo On oublie qursquoun renseignement tregraves preacutecis est souvent tregraves
faux Si je dis qursquoil y a agrave Paris 525 637 acircmes ce sera un chiffre preacutecis beaucoup plus preacutecis
que laquo 2 millions et demi raquo et pourtant beaucoup moins vrai On dit vulgairement
laquo brutal comme un chiffre raquo agrave peu pregraves dans le mecircme sens que laquo la veacuteriteacute brutale raquo ce qui
sous-entend que le chiffre est la forme parfaite de la veacuteriteacute On dit aussi laquo Ce sont des
chiffres cela raquo comme si toute proposition devenait vraie degraves qursquoelle prend une forme
arithmeacutetique La tendance est encore plus forte lorsqursquoau lieu drsquoun chiffre isoleacute on voit
une seacuterie de chiffres lieacutes par des opeacuterations drsquoarithmeacutetique Les opeacuterations sont
scientifiques et certaines elles inspirent une impression de confiance qui srsquoeacutetend aux
donneacutees de fait sur lesquelles on a opeacutereacute il faut un effort de critique pour distinguer
pour admettre que dans un calcul juste les donneacutees peuvent ecirctre fausses ce qui enlegraveve
toute valeur aux reacutesultats Crsquoest une illusion de ce genre qui explique le succegraves drsquoun
ouvrage de statistique fantaisiste comme Mulhall The progress of the World ougrave la richesse
de chaque pays est calculeacutee avec une preacutecision eacutetonnante agrave partir de chiffres admis sans
aucun controcircle
12 4deg On ressent un respect naturel pour les autoriteacutes officielles politiques ou scientifiques
les bureaux de ministegravere les offices de statistique ou les corps savants Tout document
reacutedigeacute par un fonctionnaire dans des formes consacreacutees prend un caractegravere semi-
magique il devient un document authentique On oublie que le caractegravere authentique
consiste dans les formes de lrsquoacte non dans son contenu et que drsquoordinaire les
deacuteclarations inscrites dans lrsquoacte ne sont pas controcircleacutees on confond souvent
laquo authentique raquo avec exact3 on dit parfois mecircme agrave la Chambre laquo fait authentique raquo pour
dire un fait eacutetabli sucircrement Il faut une tournure drsquoesprit ou une eacuteducation
exceptionnelles pour reacutesister agrave cet entraicircnement Des professionnels de la critique des
eacuterudits en sont parfois incapables respectueux des autoriteacutes eacutetablies ils souffriraient
comme drsquoun acte reacutevolutionnaire de refuser leur croyance agrave un acte reacutedigeacute par un
fonctionnaire
13 5deg Le motif le plus puissant de tous est la paresse Il faut se donner plus de peine pour
critiquer une affirmation que pour lrsquoadmettre sans controcircle surtout en matiegravere de travail
scientifique ougrave le controcircle est toujours long La tentation est tregraves forte de traiter les
documents comme des observations scientifiques drsquoougrave il ne reste qursquoagrave extraire des
27
mateacuteriaux tout precircts et agrave les grouper en une construction Vita brevis ars longa On abregravege
lrsquoart en supprimant la critique le travail est plus vite fait
14 6deg Enfin pour le motif commercial indiqueacute plus haut on trouve avantage agrave sacrifier le
moins possible de documents on ferait une mauvaise affaire en employant son temps agrave
diminuer la quantiteacute de mateacuteriaux qursquoon pourra mettre en œuvre on ne veut pas jeter
une marchandise avarieacutee qui peut figurer encore agrave lrsquoeacutetalage on compte que le public nrsquoy
regardera pas de trop pregraves et drsquoordinaire on nrsquoa pas agrave srsquoen repentir commercialement du
moins
15 Il est utile de se rendre compte expresseacutement de ces motifs inconscients pour bien voir la
neacutecessiteacute de faire meacutethodiquement son examen de conscience et de se tenir en garde
contre toutes les tentations et tous les mouvements spontaneacutes Il serait utile que cette
connaissance entracirct dans le domaine commun elle pourrait creacuteer une opinion publique
qui servirait de frein aux travailleurs sans conscience et de sanction peacutenale contre les
mauvais travaux
16 Une opinion publique a eacuteteacute creacuteeacutee ainsi en France en matiegravere drsquoeacuterudition historique et
philologique depuis une trentaine drsquoanneacutees par la Revue critique et elle a servi par la
terreur agrave empecirccher de se produire beaucoup drsquoouvrages mal faits Les sciences sociales
ont un besoin non moins urgent de cette police scientifique
17 II ndash Quand on est parvenu agrave sortir de lrsquoeacutetat de nature qui est la creacuteduliteacute totale on
commence agrave entrer sur le terrain de la critique mais on nrsquoarrive pas du premier coup agrave
des proceacutedeacutes meacutethodiques La critique naissante prend drsquoabord une forme vague Comme
on a eacuteteacute grossiegraverement trompeacute par des documents sans aucune valeur on se met agrave
distinguer entre ceux-lagrave et les autres et lrsquoon admet que certains documents provenant de
faussaires ou de menteurs aveacutereacutes doivent ecirctre rejeteacutes Dans un paquet de bulletins de
recensement on deacutecouvre des marques eacutevidentes de fraude on met agrave part comme
suspects tous les bulletins de ce paquet parce qursquoils eacutemanent drsquoune personne peu digne de
foi
18 Combineacutee avec la pratique des tribunaux cette distinction a produit la theacuteorie du
teacutemoignage4 Elle repose sur lrsquoideacutee qursquoil y a de bons et de mauvais teacutemoins Les bons
teacutemoins dignes de foi sont ceux qui ont connu la veacuteriteacute et voulu la dire les teacutemoins
sincegraveres et bien informeacutes les mauvais teacutemoins sont les menteurs et les hommes mal
informeacutes ils nrsquoont pas su la veacuteriteacute ou nrsquoont pas voulu la dire Cette distinction srsquoapplique
drsquoabord aux personnes En la transportant aux eacutecrits on classe les documents suivant leur
auteur comme en justice on classe les teacutemoignages drsquoun cocircteacute les documents dignes de
foi de lrsquoautre les documents suspects crsquoest la vieille notion juridique qursquoil y a des
teacutemoins dont la deacuteclaration doit emporter le jugement Elle se combine avec une autre
notion juridique celle de lrsquoacte authentique crsquoest-agrave-dire reacutegulier qui doit ecirctre accepteacute
parce qursquoil est dans les formes tandis que le document apocryphe doit ecirctre rejeteacute agrave cause
de sa forme Ces notions ne sont nullement scientifiques et quand on les introduit dans la
critique historique on oublie les diffeacuterences profondes entre un problegraveme scientifique et
une affaire juridique
19 1deg En justice il y a deux parties Le juge doit deacutecider dans tous les cas entre les deux
reacutepondre oui ou non crsquoest une balance qui doit finir par pencher drsquoun cocircteacute Il est ameneacute
ainsi par des neacutecessiteacutes pratiques agrave eacutetablir des criteacuteriums conventionnels qui sont lrsquoacte
authentique le teacutemoignage recevable la balance penche du cocircteacute ougrave ces criteacuteriums se
trouvent Cela suffit pour emporter la deacutecision car il srsquoagit seulement drsquoune deacutecision
28
exteacuterieure non drsquoune conviction inteacuterieure Mais en science on nrsquoest jamais forceacute de
reacutepondre agrave une question et il faut savoir veacuteritablement avant de pouvoir rien affirmer En
preacutesence drsquoune question scientifique il peut y avoir non pas seulement deux mais trois
attitudes laquo Oui ndash Non ndash Je ne sais pas raquo Si donc un acte ou un teacutemoin paraissent
insuffisants pour conclure on peut ndash et on doit ndash suspendre son jugement Il serait
dangereux de traiter le teacutemoignage en science comme en justice car si lrsquoon nrsquoa sur une
question qursquoun seul document en preacutesence de cette affirmation unique non contredite
on aura de la peine agrave garder lrsquoattitude du doute on semblerait insulter le teacutemoin en
doutant de sa parole Et ainsi on se laissera aller agrave dire Nous nrsquoavons pas de raison de
douter du teacutemoin nous pouvons donc affirmer On oublie qursquoen science pour affirmer une
solution il faut avoir la preuve qursquoelle est exacte et qursquoon doit dire Nous nrsquoavons pas de
raison drsquoaffirmer donc nous devons douter En justice le doute eacutequivaut agrave une affirmation
en faveur drsquoune des deux parties en science il ne doit aboutir qursquoagrave une neacutegation
provisoire
20 2deg En justice il y a entre deux parties un duel soumis agrave des regravegles drsquoattaque et de deacutefense
lrsquoun des adversaires produit un teacutemoignage ou un acte lrsquoautre doit produire un teacutemoin ou
un acte en sens inverse sinon il perd Transporteacutee sur le terrain historique cette regravegle
devient une entrave agrave la science En fait elle aboutit agrave donner agrave lrsquoopinion la plus ancienne
une sorte de possession drsquoeacutetat on deacuteclare qursquoelle sera admise provisoirement en
attendant la preuve contraire Or en science on doit rejeter provisoirement tout ce qui
nrsquoest pas prouveacute Lrsquoapplication de cette regravegle est encore plus dangereuse en matiegravere de
document On srsquoaperccediloit qursquoun document est suspect crsquoest-agrave-dire ne paraicirct pas provenir
drsquoune observation exacte on devrait lrsquoeacutecarter provisoirement mais en vertu de la regravegle
de la possession drsquoeacutetat on continue provisoirement agrave le traiter comme un document sucircr
crsquoest-agrave-dire agrave admettre comme exactes ses affirmations jusqursquoagrave ce qursquoon ait pu prouver
qursquoil est mauvais On encombre ainsi la science de constructions fragiles qui srsquoeacutecroulent le
jour ougrave la preuve est faite que le document ne vaut rien
21 3deg En justice on nrsquoa qursquoagrave deacutecider une question deacutelimiteacutee par les termes de lrsquoaffaire On
prend le teacutemoignage en bloc on lrsquoadmet ou on le rejette tout entier En science il srsquoagit
drsquoune quantiteacute innombrable de questions Le mecircme teacutemoin a drsquoordinaire laisseacute des
affirmations sur des milliers de faits Un seul tableau de statistique un simple bulletin de
recensement un seul document contient des renseignements tregraves divers Le principe
juridique est de consideacuterer en bloc un teacutemoignage La critique historique doit employer le
proceacutedeacute inverse analyser le document en ses eacuteleacutements les plus menus car chacun de ces
eacuteleacutements repreacutesente une opeacuteration drsquoesprit diffeacuterente faite par lrsquoauteur du document il
donne donc un renseignement de valeur tout agrave fait diffeacuterente Le document le plus
mensonger renferme toujours des conceptions exactes Lrsquoauteur drsquoune deacuteclaration
frauduleuse de vente peut avoir trompeacute sur le prix et donner exactement la contenance
de la terre vendue
22 Ainsi on est conduit agrave formuler trois regravegles opposeacutees agrave celles du teacutemoignage juridique
1deg La critique ne doit affirmer ou nier que srsquoil y a des raisons concluantes agrave deacutefaut de ces
raisons elle doit suspendre la conclusion 2deg Elle ne doit tenir aucun compte de ce qui a
eacuteteacute admis anteacuterieurement sans preuves suffisantes il nrsquoy a pas en science de preacutevention
favorable 3deg Elle doit opeacuterer toujours en commenccedilant par analyser le document
23 III ndash Analyser crsquoest deacutecomposer jusqursquoagrave lrsquoeacuteleacutement irreacuteductible Cet eacuteleacutement est diffeacuterent
suivant lrsquoespegravece de faits qursquoon cherche agrave connaicirctre ndash En matiegravere de langue on doit arriver
jusqursquoau mot et mecircme jusqursquoagrave lrsquoeacuteleacutement qui entre dans la composition du mot ndash En
29
matiegravere de conception on arrive jusqursquoaux ideacutees et aux images qui entrent dans la
composition drsquoune phrase non seulement jusqursquoaux jugements eacuteleacutementaires mais
jusqursquoaux meacutetaphores ndash En matiegravere de faits exteacuterieurs (crsquoest le domaine propre des
sciences sociales) lrsquoeacuteleacutement dernier ce nrsquoest pas le fait total crsquoest lrsquoaffirmation de
lrsquoexistence de chacune des conditions du fait la date le lieu la personne le chiffre etc
Cette phrase laquo Ahellip maccedilon agrave Xhellip veuf raquo contient quatre eacuteleacutements distincts 1deg Ahellip 2deg sa
profession 3deg son domicile 4deg sa qualiteacute de veuf Il faut examiner chacun agrave part pour
deacuteterminer si lrsquoauteur a opeacutereacute correctement en lrsquointroduisant dans le document car il
peut avoir observeacute ou reacutedigeacute correctement un des eacuteleacutements et pas lrsquoautre Il se peut qursquoil
ait eu raison de dire Ahellip maccedilon et tort de le dire veuf ou demeurant agrave Xhellip
24 Nous voici rameneacutes agrave la diffeacuterence capitale entre la meacutethode historique et celle des
sciences drsquoobservation directe Le document sur lequel opegravere la meacutethode historique nrsquoest
qursquoun moyen de connaissance indirecte mais en suivant toute la seacuterie des opeacuterations par
lesquelles il srsquoest formeacute on peut remonter agrave une observation directe Et lrsquoobservation
directe dans une science drsquoobservation prend elle-mecircme en pratique la forme drsquoun
procegraves-verbal eacutecrit qui ressemble bien agrave un document Il semble donc qursquoon pourrait les
traiter par la mecircme meacutethode En fait un savant prend le procegraves-verbal drsquoobservation
reacutedigeacute par un autre savant et srsquoen sert pour conclure sans faire drsquoautre opeacuteration En
pratique il se contente de savoir que un tel laquo travaille bien raquo ou laquo travaille mal raquo et il
accepte ou rejette lrsquoobservation suivant lrsquoopinion qursquoil a de lrsquoobservateur Crsquoest un
proceacutedeacute semblable agrave celui de la critique de teacutemoignage un jugement en bloc Pourquoi ce
proceacutedeacute serait-il leacutegitime en science et condamneacute en histoire Pourquoi appliquer la
meacutethode critique aux documents puisqursquoon ne lrsquoapplique pas aux procegraves-verbaux
drsquoexpeacuterience
25 Crsquoest qursquoil y a une diffeacuterence pratique entre une observation et un document
Lrsquoobservation est un document fait suivant des regravegles preacutecises et fixes drsquoobservation et de
notation ces regravegles obligent lrsquoobservateur agrave analyser avec preacutecision les faits qursquoil observe
et agrave faire la critique de ses impressions Le travail drsquoanalyse et de critique a eacuteteacute fait par
lrsquoobservateur lui-mecircme pendant lrsquoopeacuteration On peut donc se contenter de veacuterifier si
lrsquoobservateur travaille bien ou mal crsquoest-agrave-dire srsquoil applique correctement les regravegles et
cette veacuterification suffit pour accepter ou rejeter en bloc son travail
26 Le document est une observation venue au monde sans regravegles Il se compose drsquoeacuteleacutements
dont chacun peut avoir eacuteteacute obtenu par une meacutethode diffeacuterente il faut donc bien
lrsquoanalyser crsquoest-agrave-dire distinguer ces eacuteleacutements afin de rechercher seacutepareacutement pour
chacun srsquoil a eacuteteacute obtenu par une meacutethode correcte ou non Ce travail nrsquoayant pas eacuteteacute fait
pendant lrsquoobservation il faut le faire sur le document crsquoest proprement lrsquoœuvre de la
critique Or lrsquohistoire nrsquoopegravere jamais que sur des documents et les sciences sociales seront
dans la mocircme condition tant qursquoelles nrsquoauront pas constitueacute une meacutethode scientifique
avec des regravegles preacutecises sur la maniegravere de recueillir les renseignements sociaux Elles ne
peuvent donc pas se passer de lrsquoanalyse et de la critique
27 IV ndash La critique se divise pratiquement en trois seacuteries drsquoopeacuterations qursquoon peut deacutesigner
par les noms suivants
28 1deg La critique drsquointerpreacutetation qui consiste agrave deacuteterminer le sens du document crsquoest-agrave-
dire la conception de lrsquoauteur
29 2deg La critique de sinceacuteriteacute qui consiste agrave discerner si lrsquoauteur a menti ou parleacute
sincegraverement de faccedilon agrave deacuteterminer sa croyance sur chaque point
30
30 3deg La critique drsquoexactitude qui consiste agrave examiner si lrsquoauteur srsquoest trompeacute ou a observeacute
correctement de faccedilon agrave deacuteterminer les faits exteacuterieurs qursquoil a observeacutes
31 Il faut y ajouter une opeacuteration preacutealable la critique de provenance destineacutee agrave deacuteterminer
par qui a eacuteteacute reacutedigeacute le document
NOTES
1 Voir Langlois et Seignobos Introduction aux eacutetudes historiques livre I chap II II
2 Voir Langlois et Seignobos Introduction aux eacutetudes historiques livre I chap II II
3 M drsquoAvenel Histoire eacuteconomique de la proprieacuteteacute etc 1804 Introduction donne comme certains
tous les prix indiqueacutes dans des actes drsquoenregistrement parce que ces actes sont authentiques
4 Elle a eacuteteacute exposeacutee par le P de Smedt Principes de la critique historique 1887 et reproduite par
Tardif Principes de critique
31
Chapitre III
Critique de provenance
I Conditions de la critique de provenanceII Difficulteacutes speacuteciales aux documents des sciences sociales
1 Les principes geacuteneacuteraux de la critique exposeacutes dans le chapitre preacuteceacutedent sont applicables
aux opeacuterations des sciences sociales dans la mesure ougrave elles se servent de documents
2 I ndash Drsquoabord srsquoimpose une opeacuteration preacutealable eacutetablir la provenance du document Cette
opeacuteration longue et difficile pour les documents anciens est drsquoordinaire tregraves facile pour
les documents reacutecents Elle consiste agrave reacuteunir les renseignements sur la faccedilon dont le
document srsquoest formeacute De notre temps les renseignements les plus neacutecessaires lrsquoeacutepoque
le lieu le nom et la qualiteacute de lrsquoauteur sont drsquoordinaire joints au document lui-mecircme Il
ne reste qursquoagrave se demander si ces indications sont exactes En geacuteneacuteral au XIXe siegravecle depuis
lrsquoorganisation reacuteguliegravere de lrsquoimprimerie et de la bibliographie elles sont exactes en gros
il ne se fabrique plus guegravere comme autrefois de documents apocryphes
3 Mais il se fait encore beaucoup de menues falsifications drsquoinexactitudes volontaires
surtout dans la date exacte de publication et les noms des auteurs veacuteritables Comme on a
rarement les moyens de les rectifier il est sage de ne prendre ces renseignements que
pour des donneacutees approximatives de ce qursquoun livre porte la date 1901 il ne faudrait pas
conclure qursquoil nrsquoa pas eacuteteacute publieacute en 1900
4 On fera bien de srsquoinformer des conditions de travail speacuteciales au pays agrave lrsquoeacutepoque au genre
dans lequel a travailleacute lrsquoauteur On saura quelles espegraveces drsquoinexactitudes sont habituelles
dans ce pays agrave cette eacutepoque dans ce genre et par conseacutequent quelles indications de
provenance ont chance drsquoecirctre inexactes Crsquoest lagrave une notion bien vague mais on ne peut
pas preacuteciser cet examen ne peut produire qursquoun eacutetat de deacutefiance vague Mais ce soupccedilon
conccedilu au commencement du travail accompagnera toute lrsquoeacutetude du document et rendra
plus facile drsquoapercevoir dans le document lui-mecircme les indices preacutecis drsquoun faux
renseignement de provenance qui seront les contradictions entre le contenu mecircme du
document et la date le pays lrsquoauteur indiqueacutes en tecircte
5 Pratiquement il ne serait pas raisonnable de proceacuteder avec les documents contemporains
comme on fait pour les textes anciens lrsquoeacutediteur commence par lire et eacutetudier lrsquoensemble
du document pour trouver des contradictions et des renseignements de deacutetail qui
32
permettent de fixer la vraie provenance Crsquoest un luxe que permet lrsquoextrecircme rareteacute des
documents sur ces peacuteriodes Mais en science sociale le travail serait trop long et on ne
dispose pas drsquoun nombre suffisant de speacutecialistes Il faut donc que celui qui veut utiliser le
document fasse lui-mecircme sa critique de provenance Ce travail pratiquement se reacuteduit agrave
un controcircle sur les affirmations inscrites en tecircte du document il suffit donc de lire avec
la preacuteoccupation de recueillir les indices de contradiction entre le contenu du document
et sa provenance deacuteclareacutee
6 II ndash La principale difficulteacute est de deacuteterminer lrsquoauteur veacuteritable des documents officiels
Ils sont drsquoordinaire anonymes ou bien ils indiquent pour auteur le chef du service par
lequel ils ont eacuteteacute publieacutes et crsquoest par les subalternes que le travail a eacuteteacute fait
7 Quant aux documents statistiques on peut ecirctre sucircr qursquoils sont toujours le produit drsquoune
collaboration puisqursquoil est mateacuteriellement impossible agrave un homme de faire seul toutes les
observations reacutesumeacutees dans les chiffres drsquoune statistique Qui pourrait se charger drsquoun
recensement srsquoil nrsquoavait des auxiliaires pour recueillir un agrave un les renseignements
8 Ces auteurs ou ces collaborateurs ne laissent pas tous une trace apparente de leur activiteacute
dans le document qui est leur œuvre Il sera mecircme presque toujours impossible de les
deacuteterminer tous Mais du moins on doit se faire une regravegle de lire avec soin les indications
ndash geacuteneacuteralement deacuteposeacutees dans la preacuteface ou les appendices de la publication ndash sur la faccedilon
dont le document a eacuteteacute preacutepareacute et reacutedigeacute On devra se rendre compte aussi nettement que
possible des auteurs et des collaborateurs de leur caractegravere et de leurs habitudes de la
part que chacun a prise au travail et surtout des proceacutedeacutes qursquoils ont employeacutes pour
recueillir leurs renseignements et pour les reacutesumer en formules Si lrsquoon ne parvient pas agrave
voir clairement par quels proceacutedeacutes le document a eacuteteacute fabriqueacute on sera du moins averti de
garder la deacutefiance que doit toujours inspirer le reacutesultat brut drsquoopeacuterations resteacutees
inconnues
33
Chapitre IV
Critique drsquointerpreacutetation
I Analyse preacutealable ndash Deacutecomposition en eacuteleacutements ndash Proceacutedeacutes pratiques ndash Limites de laconnaissance ndash Rapiditeacute des opeacuterationsII Critique drsquointerpreacutetation ndash Langue ndash Sens litteacuteral ndash Sens deacutetourneacute ndash Reacutesultat des opeacuterations
1 I ndash Une fois la provenance eacutetablie commence le travail sur le contenu du document la
critique On a vu qursquoil ne peut se faire que par lrsquoanalyse
2 Lrsquoanalyse et la critique sont deux opeacuterations distinctes logiquement mais pratiquement
elles se font presque toujours ensemble et mecircme elles se combinent avec les autres
opeacuterations que jrsquoai eacutenumeacutereacutees plus haut la lecture lrsquoexplication du sens lrsquointerpreacutetation
Toutes se font agrave la fois sans qursquoon prenne conscience de faire des actes diffeacuterents comme
en nageant on fait agrave la fois plusieurs mouvements qursquoon a eacuteteacute obligeacute de deacutecomposer pour
les apprendre Quand on a pratiqueacute avec meacutethode ces opeacuterations on arrive assez vite agrave les
faire spontaneacutement On srsquoest accoutumeacute agrave une certaine faccedilon de lire on a contracteacute une
habitude drsquoesprit qui accompagne deacutesormais la lecture de tout document la critique est
devenue organique et inconsciente
3 Le principe fondamental de la critique interne crsquoest qursquoun document eacutetant une
observation mal analyseacutee et mal critiqueacutee il en faut analyser et critiquer seacutepareacutement
toutes les parties et par conseacutequent drsquoabord le deacutecomposer en ses eacuteleacutements Au point de
vue de la critique un eacuteleacutement crsquoest chacune des opeacuterations qursquoa ducirc faire lrsquoobservateur qui
a eacuteteacute lrsquoauteur du document chacune des opeacuterations pour laquelle il a pu proceacuteder
incorrectement et par suite introduire dans son document une cause drsquoerreur Mais cette
critique rencontre deux difficulteacutes
4 1deg Le document nrsquoest que le reacutesultat brut drsquoun grand nombre drsquoopeacuterations intellectuelles
or lrsquoauteur ne nous donne pas le deacutetail de ces opeacuterations Comment parvenir dans le
reacutesultat agrave deacutemecircler chacune drsquoelles
5 2deg Quand mecircme il serait logiquement possible de faire cette analyse comment trouver le
temps de faire la critique speacuteciale de chacune de ces opeacuterations qui souvent se chiffrent
par milliers
6 Ces deux difficulteacutes forment le problegraveme fondamental de la meacutethode critique elle nrsquoest
utile qursquoautant qursquoelle en peut fournir une solution pratique sinon elle resterait agrave lrsquoeacutetat
34
de theacuteorie logique En fait la meacutethode critique a rendu des services voici par quels
moyens
7 a Pour deacuteterminer les opeacuterations par lesquelles srsquoest construit le document nous nrsquoavons
pas il est vrai de renseignements particuliers mais nous pouvons partir des
renseignements geacuteneacuteraux que nous donne la connaissance des lois geacuteneacuterales des
opeacuterations psychologiques Nous savons drsquoavance quelles opeacuterations un homme a ducirc faire
neacutecessairement pour arriver agrave un reacutesultat drsquoune forme donneacutee car ces opeacuterations tiennent
agrave la nature mecircme de lrsquoesprit humain Nous pouvons affirmer qursquoil srsquoest produit au moins
le minimum neacutecessaire drsquoopeacuterations une observation une croyance une conception
aboutissant agrave la reacutedaction du document Nous pourrons donc toujours deacutecomposer au
moins en trois groupes et pour chacun proceacuteder agrave une critique diffeacuterente 1deg critique
drsquointerpreacutetation 2deg critique de sinceacuteriteacute 3deg critique drsquoexactitude
8 Nous savons en outre quels sont les eacuteleacutements seacuteparables dans toute affirmation un
jugement est forceacutement la reacuteunion de plusieurs conceptions nous pouvons les isoler et
affirmer que chacune drsquoelles a eacuteteacute le produit drsquoune opeacuteration drsquoesprit diffeacuterente nous
savons qursquoil faut en faire seacutepareacutement la critique puisque chacune peut avoir une valeur
diffeacuterente drsquoexactitude ou de sinceacuteriteacute Dans un bulletin de recensement lrsquoanalyse est deacutejagrave
faite en forme le bulletin est une reacuteunion de reacuteponses agrave un questionnaire analytique qui a
deacutejagrave isoleacute les eacuteleacutements Il en est de mecircme des tableaux statistiques Mais dans tout
document reacutedigeacute sous la forme syntheacutetique de phrases suivies il faut faire lrsquoanalyse de
chaque phrase
9 La difficulteacute nrsquoest pas drsquoanalyser de faccedilon agrave retrouver les opeacuterations qursquoa ducirc faire lrsquoauteur
puisqursquoelles sont donneacutees par la nature mecircme de lrsquoesprit humain crsquoest de deacuteterminer
comment lrsquoauteur a fait chacune drsquoelles car ce qui importe dans la pratique crsquoest de savoir
srsquoil lrsquoa faite correctement ou non pour deacutecider si le reacutesultat est correct et peut ecirctre utiliseacute
Lagrave-dessus il nrsquoexiste aucun moyen drsquoarriver agrave la certitude aucun moyen sucircr de savoir
comment lrsquoauteur a proceacutedeacute crsquoest cela mecircme qui fait la diffeacuterence entre un document et
une observation
10 Tout ce qursquoon peut savoir crsquoest que dans certains cas lrsquoauteur nrsquoa pas pu opeacuterer
correctement il nrsquoa pas pu observer ou croire ou concevoir ce qui est dans le document
dans ce cas ou bien son affirmation est erroneacutee ou mensongegravere et par conseacutequent nulle
ou bien le document est faussement attribueacute agrave cet auteur Cela permet de mettre agrave part
les affirmations nulles ce qui est un reacutesultat purement neacutegatif mais non pas un reacutesultat
nul car il est neacutecessaire de nrsquoecirctre pas dupe drsquoun document sans valeur
11 Dans les autres cas srsquoil nrsquoy a pas drsquoimpossibiliteacute que les opeacuterations aient eacuteteacute correctes il
ne reste qursquoun proceacutedeacute relatif pour continuer le travail de critique Nous savons par
lrsquoexpeacuterience humaine qursquoil y a des situations ougrave lrsquohomme est plutocirct porteacute agrave proceacuteder
correctement drsquoautres ougrave il lui est plus naturel drsquoopeacuterer incorrectement Nous
connaissons drsquoavance ces situations car elles tiennent aux conditions geacuteneacuterales de
lrsquoesprit Nous pouvons donc dresser drsquoavance un questionnaire geacuteneacuteral de ces conditions
et agrave propos de chaque opeacuteration nous demander laquo Eacutetait-elle dans le cas ougrave la correction
est plus probable ou au contraire dans le cas ougrave crsquoest lrsquoincorrection qui est probable raquo
Nous arriverons ainsi agrave partager les opeacuterations en deux cateacutegories les unes plus
probablement correctes les autres plus probablement incorrectes et par conseacutequent
suspectes Ce nrsquoest lagrave qursquoun reacutesultat relatif et provisoire on verra plus loin comment on
peut le compleacuteter
35
12 b Lrsquoautre difficulteacute qui paraicirct drsquoabord insurmontable crsquoest le grand nombre des
opeacuterations neacutecessaires agrave la critique Ougrave trouver le temps de faire tant drsquoopeacuterations Mais
cette difficulteacute nrsquoest qursquoune illusion dont voici la cause Toute analyse consciente
drsquoopeacuterations qui essaie de deacutecrire par la parole des actes inconscients exige de longues
explications car la parole est un instrument tregraves imparfait pour reproduire des actes Si
lrsquoon essayait drsquoanalyser la marche lrsquoimpression serait la mecircme on pourrait dire Ougrave
trouver le temps de faire tous les mouvements neacutecessaires pour marcher Pour toute
opeacuteration ce qui est long crsquoest drsquoen prendre lrsquohabitude Il faut du temps aussi pour
apprendre agrave marcher En critique il srsquoagit de prendre lrsquohabitude de lrsquoanalyse geacuteneacuterale et
de la deacutefiance meacutethodique Une fois lrsquohabitude prise on critique comme on marche sans
avoir besoin drsquoy penser En lisant chaque phrase on voit aussitocirct de quels eacuteleacutements
logiques elle se compose et par conseacutequent agrave quelles opeacuterations elle correspond sur
chacune on fait aussitocirct et agrave la fois ses trois critiques drsquointerpreacutetation de sinceacuteriteacute
drsquoexactitude sans mecircme prendre conscience qursquoon se pose des questions car le
questionnaire agrave force de se reacutepeacuteter est devenu inconscient Si lrsquoon ne sent rien de
suspect dans la phrase on continue la lecture sans srsquoen apercevoir si la phrase implique
une opeacuteration suspecte on srsquoarrecircte aussitocirct spontaneacutement on remarque un motif de
deacutefiance on prend une note ou mecircme on se contente de srsquoen souvenir sans le formuler
Ces remarques de deacutetail srsquoaccumulent sur les fiches ou dans la meacutemoire et finissent par
produire un jugement sur la valeur du document Si un document nrsquoa donneacute lieu agrave aucune
impression de deacutefiance on sait qursquoil a eacuteteacute composeacute dans des conditions presque aussi
favorables qursquoun procegraves-verbal drsquoobservation mais crsquoest un cas rare Dans les autres cas
on garde une impression de deacutefiance sur certains points qui sert agrave diriger le travail de
critique sur ces points
13 En pratique toutes ces opeacuterations se font ensemble Si lrsquoon est obligeacute ici de les expliquer agrave
part et successivement cela tient seulement aux conditions de la parole humaine Elles
vont ecirctre exposeacutees ici dans lrsquoordre logique
14 II ndash La premiegravere opeacuteration est la critique drsquointerpreacutetation destineacutee agrave deacuteterminer le sens
donneacute par lrsquoauteur du document et par conseacutequent sa conception Elle suppose qursquoon sait
la langue dans laquelle lrsquoauteur a eacutecrit La langue est ainsi une science auxiliaire de la
critique Mais il ne suffit pas de savoir en geacuteneacuteral la langue du document il ne suffit pas
de savoir lrsquoanglais pour interpreacuteter tout document eacutecrit en anglais une langue nrsquoest pas
un systegraveme de symboles absolument preacutecis et invariable
15 Dans ce qursquoon appelle une langue les sens varient beaucoup drsquoune eacutepoque agrave lrsquoautre il y a
mecircme des changements de sens agrave quelques anneacutees de distance Il y a aussi dans le
territoire drsquoune langue des diffeacuterences de sens drsquoune reacutegion agrave une autre Ce qursquoil faut
savoir pour interpreacuteter un document ce nrsquoest pas lrsquoanglais en geacuteneacuteral crsquoest lrsquoanglais de
lrsquoauteur du document qui ne sera pas tout agrave fait le mecircme suivant qursquoil aura eacutecrit au XVIIIe
ou au XIXe siegravecle en Angleterre ou aux Eacutetats-Unis
16 Or la tendance spontaneacutee est de traiter une langue comme un systegraveme invariable de
signes drsquoadmettre un sens fixe pour chaque mot1 Il faut donc ici une premiegravere
preacutecaution une reacuteaction de la critique contre les mouvements de la nature
17 En pratique la variation porte surtout sur certaines espegraveces de mots ceux qui sont le plus
exposeacutes agrave changer de sens sont ceux qui deacutesignent des arrangements sociaux ou des
conceptions sociales toujours difficiles agrave preacuteciser et qui eacutevoluent plus rapidement que les
autres faits ce sont les mots qui deacutesignent un sentiment une conception une institution
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ou mecircme un acte usuel Crsquoest donc sur ces mots que lrsquoattention doit ecirctre porteacutee
systeacutematiquement On doit se demander dans quel sens lrsquoauteur lrsquoa pris
18 La preacutecaution est particuliegraverement neacutecessaire dans tout document statistique car ici le
sens vulgaire du mot eacutetant souvent trop vague pour reacutepondre aux questions preacutecises que
pose tout recensement lrsquoauteur a eacuteteacute obligeacute de le preacuteciser dans un sens arbitraire pour
deacutecider dans quelle cateacutegorie devait rentrer chacune des reacutealiteacutes qursquoil a eu agrave deacutenombrer
Il lui a fallu se demander par exemple laquo Qursquoest-ce qursquoun crime Que doit-on compter
comme maison Qui doit-on consideacuterer comme un patron raquo Lrsquoauteur a ainsi donneacute agrave ces
mots un sens speacutecial Pour interpreacuteter ce qursquoil a eacutecrit il faut savoir ce sens
19 Par quel proceacutedeacute peut-on deacuteterminer le sens speacutecial drsquoun mot dans un document On doit
opeacuterer comme pour un mot drsquoune langue inconnue reacuteunir les passages du mecircme
document ougrave ce mot se trouve dans un contexte qui rend le sens eacutevident2 Mais il faut
prendre garde qursquoun mecircme mot peut avoir des sens diffeacuterents chez un mecircme auteur et
tenir compte de ces diffeacuterences
20 Il nrsquoa eacuteteacute parleacute ici que du sens des mots mais tout ce qui se dit des mots doit srsquoappliquer
aux expressions formeacutees de la reacuteunion de plusieurs mots Il est bien eacutevident que pour
interpreacuteter lrsquoexpression laquo banque populaire raquo il ne suffira pas de comprendre seacutepareacutement
les deux mots laquo banque raquo et laquo populaire raquo la reacuteunion forme vraiment un mot nouveau
21 Il ne suffit pas pour interpreacuteter la penseacutee drsquoun auteur drsquoavoir compris le sens litteacuteral des
mots Il faut srsquoassurer que lrsquoauteur a employeacute les mots dans leur sens litteacuteral qursquoil ne les a
pas pris dans un sens deacutetourneacute par alleacutegories plaisanteries allusion ou par simple figure
de rheacutetorique telles que meacutetaphore hyperbole ou litote Pratiquement dans les
documents des sciences sociales le sens deacutetourneacute est rare il faut cependant penser aux
plaisanteries Mais surtout il faut prendre garde si lrsquoon est ameneacute agrave faire usage de
documents en langue litteacuteraire ou de lettres priveacutees que dans ces sortes de textes les
figures de rheacutetorique ou les allusions sont freacutequentes Il est dit dans des reacutecits du XIIe
siegravecle que Guillaume le Conqueacuterant avait 60 000 chevaliers agrave son service et que le roi
drsquoAngleterre Henri II avait dans son treacutesor 60 000 marcs Un historien qui prendrait ces
chiffres pour eacutetablir le nombre des domaines feacuteodaux ou le budget des rois drsquoAngleterre
commettrait une lourde erreur Car 60 000 (LX millia) est agrave cette eacutepoque une hyperbole
pour dire beaucoup (Voir Round Feudal England 1895)
22 Le sens deacutetourneacute ne se reacutevegravele par aucun criteacuterium exteacuterieur rien dans la langue eacutecrite ne
marque lrsquoallusion la figure de rheacutetorique ou la plaisanterie lrsquoessence mecircme de la
mystification est drsquoeffacer soigneusement toute trace exteacuterieure de comique Pour
apercevoir ce caractegravere deacutetourneacute il ne reste donc drsquoautre moyen que de comparer le
passage suspect avec le reste du document on est averti qursquoil y a un sens deacutetourneacute quand
le sens litteacuteral est obscur contradictoire ou absurde Drsquoailleurs il nrsquoexiste aucun proceacutedeacute
geacuteneacuteral pour atteindre le vrai sens on nrsquoa drsquoautre ressource que de comparer avec
lrsquoensemble du document les passages suspects de contenir un sens deacutetourneacute
23 Quand on est parvenu agrave deacuteterminer le sens du document la critique drsquointerpreacutetation est
termineacutee Elle aboutit agrave faire connaicirctre la conception de lrsquoauteur Elle la fait connaicirctre avec
certitude car un homme ne peut exprimer que ce qursquoil a conccedilu Elle nous donne donc le
moyen de faire lrsquoinventaire des conceptions avec lesquelles a opeacutereacute lrsquoauteur
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NOTES
1 Cette tendance va jusqursquoagrave attribuer le mecircme sens agrave un mecircme mot dans deux langues
diffeacuterentes ce qui produit souvent des contresens sur les textes anglais on oublie que le mot
depuis qursquoil a passeacute de lrsquoancien franccedilais dans lrsquoanglais a pris un sens nouveau que control signifie
maintenant laquo domination raquo que education a pris le sens du franccedilais laquo enseignement raquo
2 On trouvera la theacuteorie avec des indications deacutetailleacutees dans Langlois et Seignobos Introduction
aux eacutetudes historiques livre II chap VI III
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Chapitre V
Critiques de sinceacuteriteacute et drsquoexactitude
I Conditions speacuteciales agrave chacune des deux critiques ndash Sinceacuteriteacute causes drsquoalteacuteration proceacutedeacutesndash Exactitude causes drsquoerreur proceacutedeacutes pour les deacutecouvrirII Opeacuteration commune ndash Questionnaire conditions geacuteneacuterales de la production du documentconditions particuliegraveres de chaque opeacuteration cas suspects ndash Reacutesultat
1 La critique de sinceacuteriteacute et la critique drsquoexactitude sont logiquement des opeacuterations
nettement distinctes puisque chacune aboutit agrave une espegravece diffeacuterente de conclusions La
critique de sinceacuteriteacute ne sert qursquoagrave deacuteterminer ce que lrsquoauteur du document a cru mais elle
nrsquoatteint qursquoun pheacutenomegravene psychologique la croyance de lrsquoauteur La critique
drsquoexactitude fait connaicirctre les faits exteacuterieurs que lrsquoauteur a observeacutes elle peacutenegravetre jusqursquoagrave
la reacutealiteacute Certaines espegraveces de travaux historiques nrsquoont besoin que de la critique de
sinceacuteriteacute quand on a deacutetermineacute ce que lrsquoauteur croyait le travail est fini crsquoest le cas de
toutes les eacutetudes de doctrines qui forment une partie des sciences sociales Il faut donc
analyser successivement les conditions speacuteciales agrave ces deux critiques de sinceacuteriteacute et
drsquoexactitude
2 En pratique pour toutes les eacutetudes de faits exteacuterieurs ndash qui forment la tregraves grande
majoriteacute des cas ndash il nrsquoest pas neacutecessaire de distinguer expresseacutement entre les deux
critiques Le but pratique eacutetant de deacuteterminer ce qui a existeacute dans la reacutealiteacute exteacuterieure il
est indiffeacuterent que ce soit par manque de sinceacuteriteacute ou par deacutefaut drsquoexactitude que lrsquoauteur
ait donneacute un faux renseignement il importe seulement de deacuteterminer srsquoil lrsquoa donneacute exact
ou inexact et le reacutesultat des deux critiques se confond dans une conclusion unique Il
paraicirct donc rationnel drsquoeacutetudier drsquoabord les conditions speacuteciales agrave chacune des deux
critiques puis de deacutecrire lrsquoopeacuteration commune qui dans la pratique les combine
drsquoordinaire toutes deux
3 I ndash On a expliqueacute plus haut que toute opeacuteration de critique commence par lrsquoanalyse Le
document doit ecirctre drsquoabord analyseacute crsquoest-agrave-dire deacutecomposeacute en ses affirmations On doit
seacuteparer chacune des affirmations indeacutependantes contenues dans le document et
lrsquoexaminer agrave part On reconnaicirctra une affirmation indeacutependante agrave ce signe qursquoelle
pourrait ecirctre vraie tandis que toutes les autres sont fausses ou inversement crsquoest la
preuve qursquoelle a eacuteteacute de la part de lrsquoauteur le produit drsquoune opeacuteration indeacutependante qui
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peut avoir eacuteteacute correcte tandis que toutes les autres eacutetaient incorrectes ou inversement
Crsquoest sur chacune de ces affirmations que doit se faire seacutepareacutement la critique
4 1deg La critique de sinceacuteriteacute part de ce principe ndash qui est un fait drsquoexpeacuterience ndash que les
hommes disent tantocirct ce qursquoils croient tantocirct ce qursquoils ne croient pas on ne doit donc
pas tirer toujours la mecircme conclusion de lrsquoaffirmation drsquoun homme sur sa croyance on ne
doit pas opeacuterer comme srsquoil avait dit neacutecessairement ce qursquoil croyait ndash Entre lrsquoaffirmation
et la croyance il nrsquoy a pas de rapport fixe tantocirct un homme parle sincegraverement tantocirct il
ment ndash Il nrsquoy a pas de signe exteacuterieur qui permette de distinguer ces cas lrsquoun de lrsquoautre
il nrsquoy a pas de criteacuterium de la sinceacuteriteacute ce qursquoon appelle laquo lrsquoaccent de sinceacuteriteacute raquo nrsquoest
que lrsquoapparence de la conviction et ne prouve que lrsquohabileteacute ou lrsquoeffronterie Un bon
acteur un menteur impudent sauront mieux que personne donner cette impression ndash Il
nrsquoy a pas mecircme de rapport fixe entre le caractegravere geacuteneacuteral drsquoun auteur et sa sinceacuteriteacute ou
son manque de sinceacuteriteacute dans un cas particulier tel sera sincegravere sur un article qui
mentira sur un autre il ne suffit donc pas de classer les auteurs en sincegraveres et
mensongers
5 Tous ces proceacutedeacutes sommaires de diagnostic eacutetant eacutecarteacutes il ne reste plus qursquoun moyen
correct crsquoest drsquoexaminer seacutepareacutement chaque affirmation indeacutependante crsquoest-agrave-dire
chacune des opeacuterations que lrsquoauteur a ducirc faire et de rechercher dans quelles conditions
lrsquoauteur se trouvait srsquoil est probable que ces conditions lrsquoont inclineacute plutocirct agrave ecirctre sincegravere
ou plutocirct agrave mentir ou si lrsquoon ne peut rien dire de lrsquoaction qursquoelles doivent avoir eue Le
travail supposera donc deux recherches 1deg en geacuteneacuteral dans quelles conditions a opeacutereacute
lrsquoauteur pour produire lrsquoensemble du document 2deg en particulier dans quelles conditions
il srsquoest trouveacute pour chacune des opeacuterations
6 Le reacutesultat de cette recherche sera relatif et simplement probable elle aboutira agrave classer
les affirmations en suspectes de mensonge et non suspectes Or il se peut qursquoune
affirmation suspecte soit sincegravere et qursquoune affirmation non suspecte soit mensongegravere Ce
ne sera donc qursquoune conclusion provisoire
7 Pour faire cette critique il faut savoir dans quels cas un auteur est enclin agrave nrsquoecirctre pas
sincegravere Ces cas on peut les preacutevoir car ils tiennent aux conditions geacuteneacuterales de lrsquoesprit
humain qui sont les lois empiriques de la psychologie On pourra donc drsquoavance preacutevoir
les cas les plus ordinaires de mensonge les motifs les plus forts drsquoalteacuterations On pourra
en dresser la liste on aura ainsi un questionnaire qursquoon appliquera agrave chacune des
affirmations indeacutependantes (Il est bien entendu que cette opeacuteration devra devenir
instinctive et finira par ecirctre tregraves rapide)
8 Ce travail suffit pour faire lrsquohistoire des doctrines sociales il suffit en effet dans cet
ordre drsquoeacutetudes de deacuteterminer ce qursquoun auteur a cru on ne cherche agrave connaicirctre que ses
opeacuterations intellectuelles sans avoir besoin drsquoatteindre des faits exteacuterieurs Le travail se
ramegravene agrave une simple analyse des œuvres La seule difficulteacute crsquoest de reconstituer
lrsquoeacutevolution de la penseacutee de lrsquoauteur de deacutecouvrir comment chacune de ses doctrines est
neacutee et srsquoest transformeacutee La meacutethode consistera agrave eacutetudier ses doctrines dans lrsquoordre
chronologique ce que les historiens des doctrines ont souvent oublieacute de faire mais ce qui
nrsquoest pas tregraves difficile
9 2deg Pour la critique drsquoexactitude la position de la question est analogue Crsquoest un fait
drsquoexpeacuterience que les hommes affirment souvent ce qursquoils ne savent pas ndash soit parce qursquoils
affirment sans preuve ndash soit parce qursquoils se trompent ou en observant ou en faisant une
des nombreuses opeacuterations intellectuelles neacutecessaires pour aboutir agrave un jugement Crsquoest
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un fait drsquoexpeacuterience qursquoils se trompent plus souvent encore qursquoils ne mentent parce qursquoil
faut de lrsquoattention pour ne pas se tromper tandis qursquoil suffit de se laisser aller agrave la nature
pour ne pas mentir
10 Il nrsquoy a aucun rapport fixe entre la reacutealiteacute et les affirmations des gens qui croient savoir
pas plus qursquoil nrsquoy a de criteacuterium de sinceacuteriteacute il nrsquoy a un criteacuterium drsquoexactitude La
preacutecision des deacutetails ndash qui fait trop souvent illusion ndash prouve seulement la force
drsquoimagination du narrateur elle nrsquoest qursquoune apparence drsquoexactitude ndash Encore moins y a-
t-il un rapport fixe entre le caractegravere geacuteneacuteral drsquoun homme et son exactitude dans un cas
particulier ndash Il ne reste donc ici comme en matiegravere de sinceacuteriteacute qursquoun proceacutedeacute relatif
crsquoest de rechercher dans quelles conditions lrsquoauteur se trouvait et de se demander si ces
conditions ont ducirc lrsquoincliner plutocirct agrave ecirctre exact ou plutocirct agrave se tromper Il faut faire cette
recherche drsquoabord en geacuteneacuteral puis en particulier pour chaque affirmation
11 Ici comme en matiegravere de sinceacuteriteacute le reacutesultat sera relatif et provisoire on arrivera
seulement agrave classer les affirmations en suspectes drsquoerreur et non suspectes Mais il y aura
une cateacutegorie de plus les cas ougrave lrsquoauteur a eacuteteacute dans des conditions telles qursquoil ne pouvait
rien savoir parce qursquoil nrsquoavait aucun moyen drsquoatteindre le fait qursquoil affirme En ce cas on
sait que son affirmation est sans valeur crsquoest un reacutesultat neacutegatif mais deacutefinitif
12 II ndash Pratiquement sauf dans lrsquoeacutetude des doctrines on nrsquoa pas inteacuterecirct agrave faire seacutepareacutement
les deux critiques de sinceacuteriteacute et drsquoexactitude on nrsquoa pas besoin de distinguer ce que
lrsquoauteur a cru car on ne srsquointeacuteresse en rien agrave sa croyance lrsquoauteur nrsquoest qursquoun
intermeacutediaire pour arriver agrave savoir le fait exteacuterieur qursquoil peut avoir connu Pour abreacuteger
on a donc avantage agrave reacuteunir en un seul le travail des deux critiques
13 Il srsquoagit de savoir dans quelles conditions lrsquoauteur a opeacutereacute ou plutocirct si lrsquoauteur a opeacutereacute
correctement drsquoabord en observant le fait puis en reacutedigeant le document srsquoil ne srsquoest pas
trompeacute et srsquoil nrsquoa pas menti Crsquoest le problegraveme le plus embarrassant de toute la critique
Nous ne connaissons pas vraiment les lois psychologiques du mensonge ou de la
sinceacuteriteacute mecircme en voyant opeacuterer devant nous un homme nous ne pouvons assurer agrave
lrsquoentendre parler srsquoil ment ou srsquoil est sincegravere or nous nrsquoavons pas mecircme vu opeacuterer
lrsquoauteur
14 ndash Drsquoautre part il est vrai que nous connaissons les lois de lrsquoobservation exacte ce sont les
regravegles des sciences drsquoobservation On peut mecircme les formuler
15 1deg Regarder avec une attention soutenue en pensant agrave un fait bien deacutelimiteacute drsquoune espegravece
deacutetermineacutee drsquoavance en eacutetant averti drsquoavance qursquoil va se produire et en nrsquoayant plus qursquoagrave
noter le moment ougrave il se produit
2deg Nrsquoavoir aucun inteacuterecirct pratique au reacutesultat aucune ideacutee preacuteconccedilue sur le reacutesultat
3deg Noter le fait observeacute aussitocirct qursquoon lrsquoa aperccedilu et suivant un systegraveme preacutecis de notation
16 En voyant opeacuterer un homme nous pouvons savoir srsquoil opegravere correctement car nous
voyons srsquoil applique les regravegles Mais lrsquoauteur du document nous ne lrsquoavons pas vu opeacuterer
nous savons seulement qursquoil nrsquoa certainement pas opeacutereacute dans les conditions drsquoune
correction complegravete que quelques-unes de ses opeacuterations doivent avoir eacuteteacute incorrectes
La question se pose donc ainsi deacuteterminer dans quelle mesure un auteur que nous
nrsquoavons pas vu opeacuterer a opeacutereacute correctement et quelles sont les opeacuterations qui ont eacuteteacute
incorrectes Eacutevidemment la reacuteponse ne peut ecirctre pleinement satisfaisante on ne peut
espeacuterer qursquoune solution relative (On indiquera plus tard par quels expeacutedients on peut
tirer parti de ces solutions imparfaites)
17 Voici quels moyens permettent de donner du moins une reacuteponse utilisable en pratique
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18 Drsquoabord on peut reacuteunir les renseignements geacuteneacuteraux sur les conditions geacuteneacuterales dans
lesquelles a opeacutereacute lrsquoauteur soit qursquoon possegravede des renseignements exteacuterieurs fournis par
la critique de provenance soit qursquoon se procure ces connaissances par lrsquoanalyse
intrinsegraveque du document On a donc agrave se poser plusieurs questions Lrsquoauteur donne-t-il
des renseignements sur les conditions ougrave il opeacuterait Sont-ils sincegraveres Y a-t-il trace de la
faccedilon dont il a proceacutedeacute Il srsquoagit surtout de chercher les conditions geacuteneacuterales qui ont pu
lrsquoincliner agrave opeacuterer incorrectement agrave mentir agrave affirmer leacutegegraverement agrave se tromper Il faut
donc dresser un questionnaire geacuteneacuteral ougrave seront preacutevus les motifs les plus puissants
drsquoincorrection ou par insinceacuteriteacute ou par erreur On se demandera Quel inteacuterecirct
personnel ou collectif lrsquoauteur a-t-il eu agrave mentir Quels preacutejugeacutes de sentiment ou de
doctrine quelles habitudes de langue ont pu lui faire deacuteformer la veacuteriteacute A-t-il eu les
eacuteleacutements de connaissances neacutecessaires pour son travail Savait-il travailler A-t-il eu la
possibiliteacute drsquoobserver les faits On doit reacutepondre pour son compte agrave ces questions et
srsquoassimiler les reacutesultats de cet examen car il faudra les avoir constamment preacutesents agrave
lrsquoesprit pendant lrsquoopeacuteration de critique
19 Mais ce questionnaire ne megravene pas loin Car il faut pouvoir faire la critique non pas en
geacuteneacuteral de lrsquoauteur ni mecircme en geacuteneacuteral du document mais en particulier de chacune des
opeacuterations drsquoesprit qui ont produit le document Or en pratique ces conditions ne sont
pas directement connues Il ne reste donc qursquoagrave les imaginer drsquoapregraves la connaissance
geacuteneacuterale que nous avons des proceacutedeacutes habituels de lrsquoesprit humain et de ses deacuteformations
habituelles Mais il faut garder nettement conscience du caractegravere psychologique et par
conseacutequent subjectif de cette pratique afin de nrsquoen jamais perdre de vue le caractegravere
relatif et provisoire
20 Sur chacune des opeacuterations de lrsquoauteur repreacutesenteacutees par une affirmation indeacutependante
on travaillera avec un questionnaire qui pourra ecirctre drsquoabord eacutecrit et conscient et qui
bientocirct deviendra instinctif
21 Essayons drsquoabord de preacutevoir les cas ougrave il est probable que lrsquoauteur aura manqueacute de
sinceacuteriteacute Normalement il est plus commode de dire ce qursquoon croit que de mentir mais il
suffit pour faire deacutevier un homme de la ligne naturelle de sinceacuteriteacute de la moindre
intention de produire sur le lecteur du document une impression que la veacuteriteacute ne
produirait pas Il faut donc dresser la liste des intentions possibles elle servira de
questionnaire pour examiner la sinceacuteriteacute de chaque affirmation Voici une eacutenumeacuteration
des intentions qui peuvent agir sur un auteur et par conseacutequent qui rendent son
affirmation suspecte
22 1deg Lrsquoauteur a eu un but pratique il a voulu obtenir un reacutesultat deacutetermineacute en donnant un
renseignement faux toute affirmation inteacuteresseacutee est suspecte On doit donc chercher quel
inteacuterecirct lrsquoauteur a pu avoir agrave preacutesenter les faits drsquoune certaine faccedilon Il faut preacutevoir non
seulement lrsquointeacuterecirct personnel mais lrsquointeacuterecirct collectif qui nrsquoest pas toujours facile agrave
deacutemecircler inteacuterecirct de parti de secte de corporation de nation Toutes les deacuteclarations
collectives tous les documents officiels rentrent dans cette cateacutegorie
23 2deg Lrsquoauteur a voulu reacutediger un document authentique et il se trouvait dans des
conditions de lieu de personnes de moment contraires aux regravegles prescrites pour
reacutediger ce document il ne pouvait lrsquoavouer il a donc fallu qursquoil menticirct sur tous les points
ougrave il nrsquoeacutetait pas en regravegle Crsquoest le cas de tout document authentique drsquoordinaire il est vrai
dans presque toutes ses parties et faux dans quelques-unes La loi exige qursquoun acte soit
reccedilu par deux notaires le document dira laquo Par-devant maicirctre un tel et son collegravegue raquo et
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il nrsquoy aura pourtant qursquoun seul notaire Si les deacutelais prescrits par le regraveglement pour faire
un acte sont passeacutes lrsquoacte sera antidateacute crsquoest-agrave-dire pourvu drsquoune date fausse Si les
assistants leacutegalement neacutecessaires sont absents on les deacuteclarera preacutesents nouveau
mensonge Les regravegles rigides imposeacutees agrave ce genre drsquoactes sont non comme on le croit
souvent une garantie de sinceacuteriteacute mais au contraire une chance de mensonge
24 3deg Lrsquoauteur a eu des sympathies ou des antipathies pour un individu ou pour un groupe
ou pour certaines ideacutees Il faudra deacuteterminer ces hommes ces groupes ces ideacutees pour
savoir preacuteciseacutement sur quelles affirmations auront agi ces sentiments
25 4deg Lrsquoauteur a eacuteteacute entraicircneacute par une vaniteacute individuelle ou collective Il faudra deacuteterminer
lrsquoespegravece de vaniteacute car la vaniteacute est tregraves variable suivant les temps les pays les
personnes on peut mettre sa vaniteacute agrave massacrer agrave piller agrave tromper et il peut arriver
qursquoun homme par vaniteacute se vante drsquoun meurtre qursquoil nrsquoa pas commis Il faudra aussi
reconnaicirctre de quel groupe lrsquoauteur se sent solidaire et srsquoil est atteint de vaniteacute nationale
corporative eccleacutesiastique etc
26 5deg Lrsquoauteur a eacuteteacute dans lrsquoobligation de se conformer aux ideacutees geacuteneacuterales de son public par
crainte du blacircme ou du scandale ce qui lrsquoa inclineacute agrave conformer ses affirmations aux ideacutees
courantes Il faudra deacutemecircler ces convenances obligatoires qui varient drsquoune eacutepoque agrave
lrsquoautre et qui sont une cause puissante de deacuteformation
27 6deg Lrsquoauteur avait des habitudes litteacuteraires il a fait subir en partie sans en avoir
conscience agrave ses affirmations une deacuteformation dramatique romanesque lyrique
oratoire pour produire plus drsquoimpression sur ses lecteurs Cette cause drsquoalteacuteration est
tregraves importante dans les documents historiques narratifs ou descriptifs
28 7deg Lrsquoauteur a trouveacute plus court drsquoinventer que de se renseigner il a menti par simple
paresse Crsquoest le vice habituel des statistiques et en geacuteneacuteral des documents obtenus par
reacuteponses agrave un questionnaire Vous deacuterangez un employeacute pour lui faire faire un travail qui
ne lrsquointeacuteresse pas il vous reacutepondra au hasard pour se deacutebarrasser de vous Voilagrave
probablement la cause drsquoerreur la plus active dans les sciences sociales ougrave lrsquoon opegravere
surtout sur des documents reacutedigeacutes par des fonctionnaires
29 Ainsi sera dresseacutee la liste des cas ougrave le document risque drsquoinduire en erreur par deacutefaut de
sinceacuteriteacute
30 Une seconde liste comprendra les cas drsquoerreur venant de ce que lrsquoauteur nrsquoa pas opeacutereacute
correctement Ici il faut drsquoabord distinguer les cas ougrave lrsquoauteur nrsquoa pas pu opeacuterer
correctement car srsquoil ne lrsquoa pas pu son affirmation nrsquoest pas seulement suspecte elle est
nulle
31 Voici le questionnaire des conditions qui rendent lrsquoopeacuteration correcte impossible ou tregraves
improbable ndash Quelques-unes sont deacutejagrave preacutevues dans le questionnaire geacuteneacuteral sur les
conditions geacuteneacuterales ougrave opeacuterait lrsquoauteur Savait-il faire les opeacuterations intellectuelles
correctement Savait-il abstraire raisonner geacuteneacuteraliser calculer observer Savait-il
faire la critique dans les cas ougrave il opeacuterait de seconde main avec des renseignements sur
des faits qursquoil nrsquoavait pas observeacutes lui-mecircme Ou a-t-il au contraire montreacute une
incapaciteacute eacutevidente par des erreurs freacutequentes dans un de ces genres drsquoopeacuterations
32 En outre pour chaque opeacuteration particuliegravere il faut un questionnaire ougrave sont preacutevues les
conditions de lrsquoopeacuteration et les chances ordinaires drsquoerreur Et drsquoabord Lrsquoauteur a-t-il
opeacutereacute par un travail personnel Ou reacutepegravete-t-il lrsquoaffirmation drsquoun autre Agrave chacune de ces
deux situations srsquoapplique une seacuterie diffeacuterente de questions
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33 1deg Si lrsquoauteur a opeacutereacute personnellement Comment a-t-il entrepris son travail Srsquoest-il mis
au travail spontaneacutement ou pour reacutepondre agrave une question La distinction est tregraves
importante dans les sciences sociales ougrave lrsquoon use beaucoup de lrsquoenquecircte par
questionnaires On doit se demander si lrsquoauteur ne reacutepondait pas agrave une question qui lui
suggeacuterait la reacuteponse ces reacuteponses suggeacutereacutees nrsquoont pas la mecircme valeur qursquoune deacuteclaration
spontaneacutee
34 2deg Lrsquoauteur a-t-il opeacutereacute en faisant lui-mecircme lrsquoobservation directe sur la reacutealiteacute Ou par
lrsquointermeacutediaire drsquoune opeacuteration intellectuelle Dans le cas ougrave il y a eu une opeacuteration on se
demandera drsquoabord Quelles donneacutees lrsquoauteur pouvait-il avoir La valeur drsquoune opeacuteration
deacutepend avant tout de la valeur des donneacutees sur lesquelles elle srsquoest faite elle ne donnera
aucun reacutesultat utile si elle a au point de deacutepart des donneacutees insuffisantes Crsquoest donc la
question capitale on ne saurait trop le rappeler agrave tous ceux qui ont agrave utiliser des
statistiques ils sont trop porteacutes agrave oublier qursquoun tableau statistique nrsquoest pas une
observation directe et agrave accepter les reacutesultats du calcul sans mecircme chercher agrave srsquoen
repreacutesenter les donneacutees Puis on se demandera quelle opeacuteration lrsquoauteur a faite A-t-il ducirc
abstraire geacuteneacuteraliser calculer Et quelles chances avait-il drsquoopeacuterer incorrectement Il
suffit pour reacutepondre agrave ces questions de se repreacutesenter les opeacuterations neacutecessaires pour
arriver agrave un reacutesultat analogue et les erreurs habituelles agrave chacune de ces opeacuterations
35 3deg Si lrsquoauteur a opeacutereacute par observation directe nrsquoy a-t-il pas eu entre lui et lrsquoobjet agrave
observer une cause drsquoerreur personnelle Lrsquohallucination est rare et on nrsquoa guegravere agrave la
preacutevoir surtout en sciences sociales Mais lrsquoillusion est freacutequente elle provient de
lrsquohabitude de voir les choses se passer drsquoune certaine faccedilon Si les choses viennent agrave se
passer autrement ou si lrsquoon est transporteacute dans un autre milieu on continue agrave voir ce
qursquoon est habitueacute agrave voir Souvent mecircme on nrsquoobserve pas reacuteellement on admet drsquoavance
sans regarder ce qursquoon croit a priori devoir se produire Crsquoest lrsquoaction du preacutejugeacute une
opinion preacuteconccedilue sur un fait empecircche drsquoapercevoir ce fait tel qursquoil se preacutesente
36 4deg En supposant que lrsquoauteur a vraiment observeacute a-t-il eacuteteacute dans des conditions favorables
pour observer placeacute de faccedilon agrave bien voir libre de preacuteoccupation et drsquoopinion preacuteconccedilue
A-t-il noteacute son observation aussitocirct et lrsquoa-t-il noteacutee avec preacutecision Ou bien a-t-il eacuteteacute dans
les conditions inverses et par conseacutequent deacutefavorables Ou mecircme a-t-il eacuteteacute hors drsquoeacutetat
drsquoobserver
37 Si lrsquoauteur nrsquoa pas opeacutereacute personnellement crsquoest qursquoil reproduit lrsquoaffirmation drsquoun autre
Crsquoest le cas habituel la plupart des affirmations contenues dans un document sont de
seconde main ndash quand elles ne sont pas de troisiegraveme ndash Logiquement il faudrait remonter
agrave la source rechercher dans quelles conditions a opeacutereacute lrsquoauteur primitif celui qui a lui-
mecircme observeacute le fait et il faudrait srsquoassurer srsquoil a opeacutereacute correctement Mais en pratique on
nrsquoa presque jamais les renseignements neacutecessaires agrave cette recherche Tout ce qursquoon peut
atteindre quelquefois crsquoest le proceacutedeacute de transmission par lequel lrsquoauteur du document a
reccedilu son affirmation On peut reconnaicirctre si elle lui vient par voie orale ou par voie eacutecrite
En principe la transmission orale perd toute valeur lorsqursquoelle a traverseacute plusieurs
intermeacutediaires elle devient la leacutegende Les historiens nrsquoont pas encore renonceacute agrave la
manipuler pour en tirer des parcelles de veacuteriteacute Mais il nrsquoest pas neacutecessaire ici de discuter
ce proceacutedeacute personne en science sociale nrsquoaura lrsquoideacutee drsquoen faire usage ndash Si la transmission
est eacutecrite il faut savoir quelle est son origine et ce que valaient les eacutecrits par lesquels elle
srsquoest faite
44
38 En appliquant ce questionnaire on arrive agrave classer toutes les affirmations en trois
cateacutegories impossibles suspectes non suspectes On verra plus loin quel parti on peut
tirer de ce classement
45
Chapitre VI
Emploi des faits critiqueacutes
I Difficulteacute drsquoeacutetablir les faits ndash Solution pratiqueII Faits plus probables ndash Cas ougrave le mensonge est difficile ndash Cas ougrave lrsquoerreur est difficile ndash Cas ougravelrsquoaffirmation exceptionnelle est une preacutesomption de veacuteriteacuteIII Concordance entre des observations indeacutependantes ndash Conditions pour que la concordance soitconcluante ndash Proceacutedeacutes pour eacutetablir lrsquoindeacutependance des affirmations critique de sourcesndash Comparaison des observations indeacutependantes
1 I ndash Lrsquoeacutetude des preacutecautions neacutecessaires pour faire la critique drsquoun document nous a
meneacutes agrave des conclusions peu rassurantes On ne peut proceacuteder que par une analyse
minutieuse pousseacutee jusqursquoagrave lrsquoaffirmation eacuteleacutementaire Sur chacune de ces affirmations on
ne peut opeacuterer qursquoindirectement et lrsquoon nrsquoa pas de moyen pour en deacuteterminer exactement
la valeur Les seuls reacutesultats fermes sont neacutegatifs ils avertissent qursquoon ne peut rien tirer
du document ils deacutetruisent de pseudo-documents ils empecircchent de puiser agrave une source
contamineacutee mais ils ne fournissent rien Tous les reacutesultats positifs restent relatifs ils se
formulent ainsi laquo Il y a des chances que telle opeacuteration ait eacuteteacute mal faite et que
lrsquoaffirmation soit sans valeur raquo ou laquo On nrsquoaperccediloit pas de chance drsquoalteacuteration raquo Ce
reacutesultat toujours vague est mecircme douteux car il reste une part drsquoappreacuteciation subjective
qui tient agrave notre ignorance ou agrave notre connaissance imparfaite des conditions de travail
de lrsquoauteur
2 En outre nous ne sommes sucircrs ni que lrsquoauteur placeacute dans de mauvaises conditions aura
menti ou mal observeacute ni de lrsquoinverse Lrsquoexpeacuterience nous montre qursquoil y a des hommes qui
opegraverent autrement que la normale et il peut y avoir des conditions inconnues de nous qui
ont agi en sens inverse de celles que nous connaissons Lrsquoimpression premiegravere de cette
enquecircte est donc qursquoon ne peut atteindre aucune veacuteriteacute par la meacutethode historique
3 En fait cependant cette meacutethode a permis de deacuteterminer des faits incontesteacutes Personne
nrsquoa jamais douteacute de lrsquoexistence de lrsquoesclavage dans lrsquoAntiquiteacute et du servage au Moyen
Acircge Il y a donc des cas ougrave lrsquoon peut arriver agrave la veacuteriteacute en partant des reacutesultats de la
critique historique
4 II ndash Les conditions qui permettent de tirer parti des affirmations drsquoun document sont de
deux sortes elles tiennent soit agrave la nature mecircme de lrsquoaffirmation soit au rapport entre
plusieurs affirmations
46
5 La nature des affirmations fait une diffeacuterence tregraves consideacuterable Il y a des faits tregraves faciles
drsquoautres tregraves difficiles agrave eacutetablir Suivant lrsquoespegravece de faits sur lesquels porte une
affirmation cette affirmation est tregraves probable ou tregraves douteuse
6 Ce qursquoon appelle un fait soit dans le langage vulgaire soit mecircme en science crsquoest une
affirmation un jugement qui reacuteunit ensemble plusieurs impressions en affirmant qursquoelles
correspondent agrave une reacutealiteacute exteacuterieure Or il y a suivant les diffeacuterentes espegraveces de faits
une diffeacuterence eacutenorme de difficulteacute entre les opeacuterations par lesquelles on aboutit agrave une
affirmation exacte et sincegravere Sur cette diffeacuterence est eacutetablie une partie des conclusions
positives en matiegravere historique
7 En geacuteneacuteral (on lrsquoa vu plus haut) il y a bien des tentations de mensonge bien des chances
drsquoerreur et cela rend a priori bien douteux qursquoune affirmation ait eacutechappeacute agrave toutes ces
tentations et agrave toutes ces chances Mais il y a aussi des conditions qui rendent le
mensonge si inutile ou lrsquoerreur si difficile que tous deux deviennent tregraves improbables On
en peut distinguer trois cateacutegories
8 1deg Il y a des conditions qui rendent le mensonge improbable Lrsquohomme altegravere la veacuteriteacute
pour produire une impression il faut donc pour qursquoil essaie de mentir qursquoil croie
possible de produire cette impression et qursquoil juge avantageux de la produire Ainsi il y
aura trois espegraveces de cas ougrave le mensonge sera improbable
9 1er cas ndash Quand lrsquoaffirmation va en sens inverse de lrsquoeffet que lrsquoauteur voudrait produire
quand elle est contraire agrave son inteacuterecirct agrave sa passion ou agrave sa vaniteacute individuelle ou collective
ou agrave ses goucircts litteacuteraires ou agrave lrsquoopinion qursquoil cherche agrave meacutenager la sinceacuteriteacute devient tregraves
probable Mais ce criteacuterium est deacutelicat agrave manier car il implique qursquoon sait exactement
lrsquoimpression que lrsquoauteur a voulu produire ce qursquoil a regardeacute comme son inteacuterecirct
dominant ce qui a eacuteteacute sa passion sa vaniteacute dominante son goucirct ou le goucirct de son public
Le danger est drsquoadmettre que ses sentiments ont eacuteteacute semblables aux nocirctres Ce criteacuterium
dont les historiens sont tregraves fiers leur a fait souvent commettre des erreurs On croit
volontiers comme on dit laquo un teacutemoin qui srsquoaccuse lui-mecircme raquo ndash Charles IX se vantant
drsquoavoir preacutepareacute la Saint-Bartheacutelemy ndash sans prendre garde que lrsquoauteur peut avoir mis sa
vaniteacute agrave srsquoattribuer ce que nous regardons comme un crime
10 2e cas ndash On peut preacutesumer la sinceacuteriteacute quand lrsquoauteur srsquoil a eacuteteacute tenteacute de mentir a ducirc ecirctre
arrecircteacute par la certitude que son public verrait le mensonge et qursquoil manquerait son effet
Cela arrive pratiquement dans deux cas ndash 1deg Ou lrsquoauteur a eacutecrit pour un public difficile agrave
tromper un public qui a soit un inteacuterecirct pratique agrave controcircler les dires de lrsquoauteur soit
lrsquohabitude de ne pas se laisser tromper crsquoest aussi un criteacuterium deacutelicat car on ne sait pas
drsquoordinaire exactement quelle ideacutee lrsquoauteur srsquoest faite de son public et il peut lrsquoavoir
imagineacute plus creacutedule qursquoil nrsquoeacutetait 2deg Ou bien lrsquoauteur a vu avec une eacutevidence irreacutesistible
qursquoune affirmation mensongegravere serait trop facile agrave controcircler que le fait est trop connu
ou trop facile agrave veacuterifier Ce criteacuterium beaucoup plus pratique permet de reacuteserver comme
probablement sincegraveres les affirmations qui portent sur les faits eacutenormes mateacuteriels
durables et tout agrave fait proches ndash agrave condition de prendre garde au niveau drsquointelligence de
lrsquoauteur du document car si ce niveau eacutetait tregraves bas le criteacuterium ne srsquoappliquerait plus
11 3e cas ndash Il y a des cas ougrave lrsquoauteur dira la veacuteriteacute parce qursquoil aura eu besoin de ne pas mentir
parce qursquoil srsquoagit drsquoaffirmations secondaires eacutetrangegraveres au but qui exige un mensonge
destineacutees au contraire agrave fortifier lrsquoaffirmation mensongegravere en lui donnant de la
vraisemblance crsquoest ainsi que dans un acte ougrave la deacuteclaration principale est fausse les
47
deacutetails accessoires sont sincegraveres et drsquoautant plus sincegraveres qursquoils doivent servir agrave masquer
la partie fausse
12 On arrive ainsi agrave deacutegager de lrsquoensemble drsquoun document quelques affirmations tregraves
probablement sincegraveres
13 2deg Il y a eacutegalement des conditions qui rendent lrsquoerreur improbable Sans doute
lrsquoobservation scientifique est difficile et les conditions drsquoune observation correcte ne sont
jamais reacutealiseacutees par les auteurs de documents en outre la plupart des affirmations de
documents ne viennent mecircme pas directement de lrsquoobservateur elles viennent par
intermeacutediaires drsquoun autre observateur anonyme crsquoest un fait observeacute et reacutedigeacute on ne sait
par qui dans des conditions inconnues Dans les sciences constitueacutees telles que la
physiologie on ne ferait aucun usage drsquoun renseignement qui se preacutesenterait ainsi or
lrsquohistoire nrsquoen a pas drsquoautres Mais par contre on doit tenir compte de la diffeacuterence entre
les faits qursquoil srsquoagit drsquoatteindre dans les sciences objectives et les faits qui constituent les
sciences sociales Une science comme la physique ou la physiologie cherche agrave constater
des mouvements rapides difficiles agrave observer ou agrave deacuteterminer des quantiteacutes tregraves petites
mesureacutees exactement Les sciences sociales portent sur des faits beaucoup plus grossiers
qui exigent des observations beaucoup moins preacutecises elles ont agrave constater lrsquoexistence
drsquoobjets drsquoindividus de groupes ou drsquousages qui durent des anneacutees ou mecircme des siegravecles
ndash le tout constateacute en termes de la langue vulgaire ou par de simples deacutenombrements sans
mesure preacutecise Elles peuvent donc se contenter drsquoobservations beaucoup plus mal faites
Car ce qursquoelles cherchent ce sont des pheacutenomegravenes drsquoensemble superficiels et
grossiegraverement deacutefinis le nombre et la proportion des habitants ou des objets ndash des
cateacutegories grossiegraverement eacutetablies (sexe acircge illettreacutes ouvriers cultivateurs) ndash des
institutions sociales ou eacuteconomiques ndash presque tous faits tregraves faciles agrave constater Ainsi
les documents sont tous grossiers mais les faits qursquoon a besoin de recueillir le sont encore
davantage En science sociale on ne cherche que des approximations on peut donc parmi
ces faits mal observeacutes distinguer ceux qui sont tellement grossiers qursquoil est presque
impossible de mal les observer Voici les principales espegraveces de faits de ce genre
14 a Les faits qui ont dureacute longtemps et qursquoon a ducirc voir ou entendre mentionner souvent
tels que lrsquoexistence drsquoun homme ou drsquoun objet ndash les actes qui se renouvellent
freacutequemment (usages institutions pratiques) ndash les lois regraveglements conventions tarifs
ndash les eacuteveacutenements de longue dureacutee (crises eacutepideacutemies reacutevolutions)
15 b Les faits faciles agrave observer parce qursquoils sont tregraves eacutetendus en espace tels qursquoun groupe
nombreux (peuple socieacuteteacute) un acte ou un eacutetat collectif (loi usage institution) applicable
agrave un grand territoire
16 c Les faits faciles agrave eacutetablir parce que lrsquoaffirmation reste en termes approximatifs et qursquoune
observation tregraves superficielle suffit agrave les constater tels que lrsquoexistence drsquoune institution
en gros sans preacuteciser les deacutetails ou la quantiteacute exprimeacutee par un mot tregraves vague (par
exemple laquo pays deacutesert raquo ou laquo population tregraves dense raquo)
17 Ainsi en se contentant de peu on arrive agrave deacutegager de documents tregraves meacutediocres des
affirmations tregraves probablement exactes On remarquera qursquoexact est en ce cas le contraire
de preacutecis plus une affirmation devient preacutecise plus les chances drsquoerreur augmentent
plus la probabiliteacute drsquoexactitude diminue Lrsquoaffirmation a drsquoautant plus de chances drsquoecirctre
exacte qursquoelle reste vague plus elle se preacutecise plus elle court risque de devenir inexacte
18 3deg Il y a enfin dans quelques cas des conditions qui rendent lrsquoexactitude probable ce sont
celles qui impliquent une contradiction entre lrsquoaffirmation du document et les habitudes
48
drsquoesprit de lrsquoauteur Si un homme affirme avoir observeacute un fait tout agrave fait inattendu pour
lui et contraire agrave toutes ses notions sur le monde une parole qursquoil ne comprend pas un
fait qui lui paraicirct absurde en ce cas la chance drsquoerreur est tregraves faible Car pour lui faire
accepter cette notion nouvelle contraire agrave toutes ses autres notions il a fallu une forte
raison exteacuterieure et cette raison ne peut guegravere ecirctre qursquoune perception exacte Un
exemple frappant est celui des bolides et des aeacuterolithes deacutecrits agrave une eacutepoque ougrave on
ignorait ces pheacutenomegravenes Donc tout fait signaleacute comme tregraves invraisemblable par celui qui
le recueille a par lagrave mecircme une valeur exceptionnelle Mais crsquoest un criteacuterium difficile agrave
manier le danger est de se figurer la contradiction drsquoapregraves notre propre esprit Il faut
prendre garde que le fait rapporteacute comme invraisemblable doit ecirctre en contradiction avec
les ideacutees de lrsquoauteur non avec les nocirctres Les gens qui croient au miracle ou au
merveilleux voient facilement des miracles ou des apparitions cela nrsquoest pas
contradictoire avec leurs notions et ne peut pas ecirctre consideacutereacute comme une preacutesomption
drsquoobservation exacte
19 II ndash Lrsquoanalyse permet donc de mettre agrave part tout un groupe drsquoaffirmations grossiegraveres ou
indiffeacuterentes et comme telles beaucoup moins suspectes elle rend par conseacutequent
possible de reacuteunir sur les pheacutenomegravenes sociaux durables et eacutetendus beaucoup de
renseignements tregraves probables qursquoon peut utiliser dans les sciences sociales
20 Pris isoleacutement chacun de ces renseignements resterait agrave cet eacutetat probable on nrsquoaurait
pas le droit de le consideacuterer comme une proposition scientifique crsquoest-agrave-dire une
affirmation indiscutable Comment peut-on atteindre des propositions de ce genre Nous
sommes arriveacutes ici sur le terrain de lrsquoobservation il ne nous reste plus qursquoagrave employer le
proceacutedeacute normal de toute science drsquoobservation
21 Le principe commun agrave toute science crsquoest qursquoon ne peut pas arriver agrave une conclusion
scientifique par une observation unique Toute observation doit ecirctre reacutepeacuteteacutee pour qursquoon
ait le droit de conclure Il en doit ecirctre exactement de mecircme en matiegravere de document
22 Le proceacutedeacute pour arriver agrave une conclusion consiste donc agrave rapprocher plusieurs
observations sur le mecircme fait pour voir si elles concordent Quand elles ne concordent
pas il est certain que lrsquoune drsquoelles est fausse Si elles concordent la concordance ne peut
provenir que de deux causes ou toutes sont fausses et elles se rencontrent par hasard ou
elles sont concordantes entre elles parce qursquoelles concordent toutes avec la reacutealiteacute
23 Or il y a beaucoup de faccedilons de se tromper par suite beaucoup drsquoerreurs possibles sur un
fait il nrsquoy a qursquoune seule faccedilon de voir exactement par suite qursquoune seule affirmation
exacte possible Il est donc tregraves improbable que des observateurs opeacuterant
indeacutependamment lrsquoun de lrsquoautre commettent exactement la mecircme erreur et cet accord
accidentel devient de plus en plus improbable agrave mesure que le nombre drsquoobservations
augmente Il nrsquoy a pas de raison pour que des observations diffeacuterentes qui ne sont pas
lieacutees agrave la reacutealiteacute se ressemblent entre elles Cette ressemblance ne pourrait ecirctre produite
que par le hasard et le mecircme hasard ne se renouvelle pas un grand nombre de fois de
suite Crsquoest lagrave une application du calcul des probabiliteacutes Si des observations
indeacutependantes se ressemblent crsquoest qursquoelles sont relieacutees entre elles par un intermeacutediaire
et cet intermeacutediaire ne peut ecirctre que la reacutealiteacute qui a eacuteteacute leur fondement commun si elles
ont entre elles un lien de ressemblance crsquoest que chacune drsquoelles est lieacutee agrave une mecircme
reacutealiteacute
24 Tel est le principe fondamental dans toutes les sciences drsquoobservation le seul principe
qursquoon puisse employer tant qursquoon nrsquoarrive pas agrave produire le pheacutenomegravene et agrave le faire
49
varier crsquoest-agrave-dire agrave opeacuterer par expeacuterimentation Crsquoest un principe empirique qui peut se
formuler ainsi Les erreurs drsquoobservation personnelle ne se rencontrent pas elles
divergent seules les observations exactes concordent entre elles
25 Pour appliquer ce principe aux renseignements tireacutes des documents il faut sur le mecircme
fait reacuteunir plusieurs affirmations concordantes Il faut donc classer les reacutesultats de
lrsquoanalyse critique en reacuteunissant ensemble les affirmations relatives au mecircme fait
26 On commence par reacuteunir ces affirmations puis on les compare en tenant compte des
notes de deacutefaveur ou de faveur que la critique a permis drsquoattacher agrave chacune drsquoelles Srsquoil y
a deacutesaccord entre les affirmations extraites de deux ou plusieurs documents presque
toujours un de ces documents eacutetait deacutejagrave suspect pour des motifs de critique le deacutesaccord
ne fait que confirmer la deacutefiance agrave lrsquoeacutegard de ce document suspect Ou si cette deacutefiance ne
srsquoeacutetait pas encore produite il rend le service de la faire naicirctre
27 Mais pour proceacuteder meacutethodiquement il faut deux opeacuterations distinctes 1deg Srsquoassurer de
combien drsquoobservations reacuteelles on dispose crsquoest-agrave-dire combien on a drsquoaffirmations
indeacutependantes 2deg Rapprocher les observations pour arriver agrave la conclusion deacutefinitive
28 1deg La tendance naturelle est de proceacuteder comme si chaque document constituait une
observation On possegravede sur un mecircme fait dix documents (on a par exemple le reacutecit drsquoune
reacuteunion de syndicat dans dix journaux diffeacuterents) on srsquoimagine avoir dix observations Or
il arrive le plus souvent qursquoun document reproduit un autre document ou pour parler
plus exactement qursquoune affirmation ne fait que reproduire une autre affirmation de
sorte que plusieurs documents reproduisent la mecircme affirmation Mais comme on se
trouve en preacutesence de documents reacutedigeacutes par des auteurs diffeacuterents on subit lrsquoillusion de
plusieurs affirmations diffeacuterentes de lagrave la tendance agrave les compter comme autant
drsquoobservations Plusieurs journaux reproduisent le mecircme reacutecit les reporters de
diffeacuterents journaux se sont entendus un seul drsquoentre eux est alleacute assister agrave la seacuteance il a
reacutedigeacute un compte rendu les autres lrsquoont copieacute chacun dans son journal On possegravede alors
plusieurs documents A-t-on autant drsquoobservations Eacutevidemment non les dix journaux
ne repreacutesentent tous qursquoune seule observation Les compter pour dix ce serait opeacuterer
comme si on comptait pour un document chacun des exemplaires drsquoun mecircme livre
imprimeacute On ne devra compter que les observations indeacutependantes sur un mecircme fait Il faut
donc commencer par eacutetablir la relation entre les documents qui ont lrsquoair diffeacuterents pour
deacuteterminer ceux qui reacuteellement ont chacun pour origine une observation indeacutependante
et ceux qui au contraire ont pour origine commune une mecircme observation Dans la
langue technique cette origine des documents srsquoappelle source
29 La critique de sources qui eacutetudie les origines des documents donne souvent des reacuteveacutelations
inattendues elle constitue une partie importante de la technique historique1 Le principe
en est tregraves simple Quand deux affirmations sont identiques elles se ressemblent trop
pour venir de deux observations diffeacuterentes car lrsquoexpeacuterience montre que deux
observateurs opeacuterant seacutepareacutement nrsquoarrivent jamais agrave des conclusions formuleacutees dans les
mecircmes termes Si donc deux affirmations sont pareilles dans la forme crsquoest qursquoelles sont
copieacutees lrsquoune sur lrsquoautre ou toutes deux copieacutees sur une troisiegraveme en tout cas elles ne
doivent compter que pour une seule Mais la pratique soulegraveve des difficulteacutes dans deux
cas a) Lrsquoauteur qui a reproduit lrsquoaffirmation drsquoun autre cherche agrave dissimuler son emprunt
il modifie expregraves la forme pour deacuterouter son public comme fait un eacutecolier qui a copieacute son
devoir sur un voisin Il faut chercher alors dans le fond mecircme des faits examiner surtout
lrsquoordre et la liaison des faits lrsquoidentiteacute du fond et des rapports eacutetablis entre les faits suffit
entiegraverement pour prouver la deacutependance car jamais deux observateurs indeacutependants ne
50
preacutesentent les faits dans le mecircme ordre ni ne leur attribuent les mecircmes rapports b)
Lrsquoauteur a pris agrave la fois crsquoest-agrave-dire alternativement dans deux ou plusieurs documents
En ce cas le travail est plus compliqueacute il faut comparer son reacutecit avec plusieurs autres
Ce travail qui tient tant de place dans lrsquoeacutetude des sources antiques et du Moyen Acircge nrsquoest
pas moins neacutecessaire pour les documents contemporains rapports enquecirctes tableaux
statistiques Il est tellement tentant de reproduire une observation deacutejagrave faite plutocirct que
de se donner la peine drsquoen faire une nouvelle qursquoon doit toujours se demander quand on
possegravede deux documents sur le mecircme fait srsquoils ne sont pas simplement la reproduction
lrsquoun de lrsquoautre Souvent mecircme on peut srsquoassurer qursquoil ne restait qursquoune seule source un
seul observateur direct auquel il eacutetait commode de srsquoadresser on est sucircr alors que crsquoest
une observation unique qui a servi agrave reacutediger les documents de reacutedacteurs tregraves diffeacuterents
Il en est souvent ainsi pour un chiffre de statistique qui une fois introduit dans une
œuvre connue passe drsquoun auteur agrave lrsquoautre et finit par se trouver reproduit dans un si
grand nombre drsquoouvrages que personne ne songe plus agrave le contester
30 Cette critique de sources ne donnera qursquoun reacutesultat neacutegatif empecirccher drsquoecirctre dupe de
fausses observations indeacutependantes et permettre de ne conserver que celles qui sont
vraiment indeacutependantes
31 2deg La seconde opeacuteration consistera agrave rapprocher les observations reconnues
indeacutependantes afin de voir si eacutetant suffisamment diffeacuterentes pour ecirctre indeacutependantes
elles sont assez ressemblantes pour permettre de tirer une conclusion de leur
ressemblance En histoire comme en toute science la veacuteriteacute se trouve au point de
croisement de plusieurs voies de recherches suivies chacune par un observateur
diffeacuterent
32 On proceacutedera en se posant une seacuterie de questions meacutethodiques 1deg Avons-nous plusieurs
observations du mecircme fait 2deg Sur quelles parties du fait concordent-elles 3deg Comment
les faits sur lesquels nous ne posseacutedons qursquoune seule observation concordent-ils entre
eux Ici on sort de la question de la critique des documents pour passer sur le terrain de
la construction de la science
NOTES
1 Voir Langlois et Seignobos Introduction aux eacutetudes historiques livre II chap IV
51
Chapitre VII
Groupement des faits
I Conditions du groupement des faits ndash Eacutetat des faits tireacutes des documents diffeacuterences de degreacute denature de probabiliteacute II Groupement provisoire ndash Monographies reacutepertoiresIII Nature des faits agrave grouper ndash Faits geacuteneacuteraux ou individuels faits certains ou douteuxndash Existences actes humains motifs
1 Nous voici arriveacutes agrave la deuxiegraveme partie du travail historique agrave la construction Par quels
proceacutedeacutes peut-on grouper les faits tireacutes des documents de faccedilon agrave construire une science
crsquoest-agrave-dire un ensemble meacutethodique Comment la meacutethode historique srsquoapplique-t-elle
agrave la construction de la science sociale
2 I ndash Pour construire une science il faut partir non de notre ideacuteal de la science que nous
deacutesirerions constituer mais de la reacutealiteacute des mateacuteriaux dont nous pouvons disposer Il
serait chimeacuterique de se proposer un plan que les mateacuteriaux ne se precircteraient pas agrave
reacutealiser on ne construira pas une Tour Eiffel avec des moellons Crsquoest lagrave une neacutecessiteacute
pratique qursquooublient les philosophes quand ils veulent construire une science sociale avec
une meacutethode meacutetaphysique ou en imitant le plan des sciences biologiques sans tenir
compte de la diffeacuterence des mateacuteriaux
3 La premiegravere question sera donc De quels mateacuteriaux disposent les sciences sociales
Presque tous sont ndash par suite de neacutecessiteacutes pratiques ndash tireacutes non de lrsquoobservation directe
mais de documents de mateacuteriaux historiques semblables agrave ceux qursquoemploie lrsquohistoire
contemporaine Quelle est la nature de ces mateacuteriaux En quoi diffegraverent-ils des
mateacuteriaux des autres sciences
4 Drsquoabord ils proviennent forceacutement de lrsquoanalyse drsquoun document Ils nous arrivent donc
dans lrsquoeacutetat ougrave lrsquoanalyse nous les livre hacheacutes par cette analyse en affirmations
eacuteleacutementaires1 car dans un document il y a des milliers drsquoaffirmations et mecircme dans la
plupart des affirmations dont se compose une simple phrase il y a plusieurs affirmations
eacuteleacutementaires souvent on accepte lrsquoune on rejette lrsquoautre Chacune de ces affirmations
constitue un fait Mais ces faits sont drsquoespegraveces tregraves diffeacuterentes
5 1deg Ils sont agrave des degreacutes de geacuteneacuteraliteacute tregraves diffeacuterents Dans une statistique par exemple on
aura des cas individuels des additions partielles des totaux geacuteneacuteraux Dans une
52
description on aura cocircte agrave cocircte un cas individuel unique et un reacutesumeacute sur lrsquoensemble
drsquoune institution
6 2deg Ils se rapportent agrave des objets de nature tregraves diffeacuterente Lrsquoauteur du document en
preacutesentant les faits nrsquoa pas eu la mecircme preacuteoccupation que le classificateur aura en les
eacutetudiant Il nrsquoa eu aucune raison pour les preacutesenter dans lrsquoordre ougrave le constructeur aura
besoin de les mettre Les faits arrivent donc toujours dans un pecircle-mecircle ndash plus grand sans
doute pour lrsquohistorien parce qursquoil cherche des faits plus varieacutes (faits de langue
conceptions croyances sentiments institutions) ndash mais tregraves grand encore mecircme dans les
sciences sociales Bien que systeacutematiquement on eacutecarte la plus grande partie des faits
pour se renfermer dans les faits sociaux il en reste encore drsquoassez varieacutes pour produire
une confusion beaucoup plus grande qursquoen aucune science expeacuterimentale Dans les
sciences drsquoobservation directe on choisit les faits qursquoon veut observer dans les sciences
documentaires on les reccediloit de la main drsquoun autre avant de srsquoen servir il faut donc les
trier
7 3deg Les faits extraits des documents arrivent chacun avec une eacutetiquette critique (fait
suspect fait tregraves probable fait douteux etc) qui pratiquement varie depuis une simple
indication de faveur ou de deacutefaveur jusqursquoagrave la quasi-certitude de la fausseteacute ou de la
veacuteriteacute le renseignement est si important qursquoon est obligeacute de conserver cette eacutetiquette
8 Tous ces faits disparates il faut commencer par les reacuteunir avant de pouvoir preacuteparer le
rapprochement avec drsquoautres faits qui permettra une conclusion deacutefinitive Dans les
autres sciences aussi il faut attendre pour conclure drsquoavoir reacuteuni plusieurs observations
sur un mecircme fait mais dans les sciences expeacuterimentales on peut refaire aussitocirct drsquoautres
observations avant de publier En matiegravere historique ougrave lrsquoon deacutepend du hasard des
documents on commence par avoir drsquoabord des cas uniques comparables aux cas
cliniques qui srsquoentassent dans les revues de meacutedecine avant qursquoon en puisse tirer aucune
conclusion
9 Ainsi on trouve drsquoabord devant soi une masse incoheacuterente de menus faits une poussiegravere
de connaissances de deacutetail un nombre eacutenorme drsquoaffirmations de valeur tregraves diffeacuterente
sur des faits drsquoespegraveces tregraves diffeacuterentes agrave des degreacutes de geacuteneacuteraliteacute tregraves diffeacuterents En
science sociale ce sont 1deg des donneacutees statistiques sur des ecirctres ou des objets diffeacuterents
de diffeacuterente valeur suivant lrsquointelligence ou lrsquohonnecircteteacute de lrsquoopeacuterateur agrave des degreacutes de
geacuteneacuteraliteacute divers les unes portant sur un seul individu drsquoautres sur un groupe drsquoautres
prenant la forme drsquoun tableau drsquoensemble soit agrave un moment unique soit agrave des moments
diffeacuterents 2deg des descriptions drsquousages ou drsquoinstitutions ou de conditions mateacuterielles
descriptions drsquoun deacutetail ou drsquoun ensemble drsquoun petit groupe local ou de groupes
reacutegionaux ou drsquoune mecircme nation ou du monde entier toutes drsquoexactitude tregraves variable
3deg des regraveglements drsquoinstitutions locaux geacuteneacuteraux nationaux les uns appliqueacutes si
exactement qursquoils ont la valeur drsquoune description de faits reacuteels drsquoautres purement
nominaux drsquoautres en partie appliqueacutes en partie restant lettre-morte
10 II ndash Pour se reconnaicirctre dans ce pecircle-mecircle il faut un classement il faut trier les faits
extraits des documents de faccedilon agrave les classer drsquoapregraves un mecircme principe Mais la confusion
est si grande le travail est si compliqueacute qursquoen pratique il ne peut guegravere se faire par une
seule opeacuteration Dans toutes les sciences documentaires on est ameneacute agrave une division du
travail ndash Un premier classement pratique et provisoire sert agrave deacutebrouiller les faits et agrave
mettre ensemble les faits de mecircme nature il aboutit agrave un reacutepertoire ou agrave une
monographie ndash Un deuxiegraveme classement scientifique et deacutefinitif part de ce recueil
provisoire (reacutepertoire ou monographie) pour tacirccher de saisir les rapports reacuteguliers
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drsquoabord entre les faits de mecircme nature puis entre les groupes de diffeacuterente nature Ces
deux opeacuterations tendent mecircme agrave se partager entre les deux espegraveces de travailleurs les
eacuterudits et les speacutecialistes qui aiment surtout le contact direct avec le document brut
preacutefegraverent se limiter au classement provisoire le classement deacutefinitif reste abandonneacute
aux hommes drsquoesprit geacuteneacuteralisateur qui sont souvent des professeurs ou des hommes
politiques
11 Le classement provisoire prend surtout deux formes la monographie et le reacutepertoire
12 La forme la plus simple la monographie repose sur un principe que la plupart des
travailleurs appliquent spontaneacutement On recueille ensemble les faits de mecircme nature qui
se rapportent agrave un groupe de faits limiteacute eacutetroitement dans lrsquoespace et dans le temps On
fait par exemple la monographie des recettes et deacutepenses drsquoune famille la monographie
des syndicats drsquoun meacutetier dans une ville pendant une anneacutee ou une courte peacuteriode Une
autre forme de monographie est le tableau de statistique deacutetailleacute diviseacute en colonnes ougrave
les faits sont agrave la fois analyseacutes et deacutenombreacutes par exemple la statistique analytique de la
population drsquoune ville Les limites eacutetant eacutetroites il devient possible de recueillir tous les
faits connus sur un mecircme sujet Et crsquoest un grand attrait pour beaucoup drsquoesprits leur
plaisir eacutetant non de savoir beaucoup mais de savoir plus que personne au monde sur un
sujet donneacute il leur est agreacuteable de recueillir tout ce qursquoon sait de faire une collection
complegravete crsquoest lrsquoideacuteal du collectionneur
13 Les limites de ces monographies sont fixeacutees par le collectionneur drsquoordinaire pour des
raisons pratiques elles embrassent les faits qursquoil pouvait atteindre complegravetement Le
cadre est donc tregraves diffeacuterent suivant la quantiteacute de documents dont on dispose quand il
y en a peu on tend agrave eacutetendre la monographie sur un groupe drsquohommes plus nombreux ou
sur un temps plus long Les monographies sur le Moyen Acircge ont des sujets plus vastes que
celles qui traitent des pheacutenomegravenes contemporains
14 La raison drsquoecirctre de la monographie crsquoest de permettre de dominer tous les faits qui se
sont produits dans un champ donneacute Elle comporte drsquoabord le groupement des faits de
mecircme nature mais rien nrsquoempecircche en outre de reacuteunir dans une mecircme monographie
plusieurs groupes de faits de plusieurs natures qui ont ce caractegravere commun de srsquoecirctre
produits dans le mecircme champ Crsquoest souvent mecircme une pratique tregraves avantageuse mais agrave
condition de reacutepartir en sections distinctes les faits de natures diffeacuterentes
15 La monographie quand elle est faite au moyen de documents doit conserver lrsquoindication
de provenance de chaque fait crsquoest une preacutecaution qui malheureusement est souvent
neacutegligeacutee Il arrive aux speacutecialistes drsquooublier que leurs lecteurs ont le droit de leur
demander leurs sources et ceux qui ont travailleacute sur des documents ineacutedits sont souvent
les plus neacutegligents faute drsquoavoir adopteacute un systegraveme meacutethodique de renvoi agrave leurs
sources ils se dispensent parfois de toute reacutefeacuterence et se conduisent comme srsquoils
donnaient le reacutesultat drsquoobservations directes
16 Le reacutepertoire nrsquoest qursquoun recueil de monographies souvent œuvres drsquoauteurs diffeacuterents
reacuteunies en un mecircme ouvrage drsquoordinaire sous une direction unique Mais ce sont de
preacutefeacuterence des monographies sommaires et souvent des reacutesumeacutes de monographies
anteacuterieures publieacutees seacutepareacutement Le reacutepertoire est une neacutecessiteacute pratique pour toute
science qui a besoin de reacuteunir un grand nombre de faits particuliers il sert agrave rassembler
les monographies eacuteparses agrave les condenser agrave supprimer les doubles emplois agrave faire
apercevoir les lacunes et mecircme agrave les combler Il doit ecirctre ameacutenageacute suivant des raisons
pratiques car son but est surtout de rendre les recherches rapides et sucircres Tregraves souvent
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le seul ordre pratique est lrsquoordre alphabeacutetique celui des dictionnaires Il ne faut pas
meacutepriser les reacutepertoires alphabeacutetiques ils ne sont pas encore la science mais ils sont la
condition pratique de la science En statistique les faits se reacutesument en tableaux et en
graphiques qursquoon est obligeacute de ranger un peu arbitrairement en seacuteries lrsquoordre est alors
indiqueacute par un index
17 En pratique crsquoest dans les monographies et les reacutepertoires qursquoon va chercher les faits qui
servent agrave construire la science deacutefinitive crsquoest-agrave-dire agrave trouver des rapports permanents
entre les faits Il est bien entendu que pour se servir des recueils ou des monographies il
faut leur appliquer les mecircmes regravegles qursquoaux documents et commencer par en faire la
critique Mais au lieu drsquoune critique analytique on peut srsquoen tenir agrave une critique geacuteneacuterale
pour constater la faccedilon dont lrsquoauteur a utiliseacute les documents ce sera court car si le
travail est correctement fait lrsquoauteur aura donneacute lrsquoindication de ses sources et on aura
vite fait de voir ce que valent ses mateacuteriaux et comment il les a mis en œuvre
18 III ndash Il est toujours possible de faire un groupement provisoire des faits Mais avant
drsquoessayer une construction scientifique il faut srsquoassurer si elle est possible ce qui oblige
drsquoabord agrave se rendre compte de la nature des faits agrave grouper
19 On peut grouper les faits en cateacutegories suivant deux systegravemes 1deg suivant le degreacute de
geacuteneacuteraliteacute sous lequel ils se preacutesentent agrave nous 2deg suivant lrsquoespegravece drsquoaffirmation par
laquelle ils nous sont connus
20 1deg Suivant le degreacute de geacuteneacuteraliteacute il y a des faits individuels des faits particuliers agrave un
groupe des faits geacuteneacuteraux Les sciences sociales nrsquoeacutetudient pas drsquoordinaire les faits
purement individuels elles ne cherchent pas ce que tel homme a fait agrave tel moment elles
ne srsquointeacuteressent qursquoagrave des groupes et quand elles recueillent un fait individuel ndash comme il
arrive par exemple dans un recensement ndash crsquoest seulement comme un eacuteleacutement destineacute agrave
entrer dans un total agrave moins qursquoil ne srsquoagisse de faits historiques (par exemple la chute de
Bismarck) qui ont eu une reacuteaction consideacuterable sur la vie sociale et en ce cas elles se
bornent agrave prendre le fait sans en eacutetudier les deacutetails Le domaine des sciences sociales crsquoest
lrsquoeacutetude des faits communs agrave tout un groupe
21 2deg Suivant lrsquoespegravece drsquoaffirmation il y a des faits eacutetablis par une concordance suffisante
entre les affirmations drsquoautres probables mais non certains Pratiquement les seuls faits
certains en sciences sociales sont ou des faits sociaux conventionnels connus par des
documents officiels ou des faits mateacuteriels vagues connus par des descriptions car
aussitocirct qursquoon veut preacuteciser par des chiffres la certitude cesse ndash Les faits conventionnels
ont la forme de regraveglements drsquoordres ou de lois crsquoest-agrave-dire drsquoactes officiels or toute
reacutedaction officielle implique un accord entre les gens qui reacutedigent le document mais un
accord purement subjectif sur les regravegles agrave eacutenoncer elle ne donne pas la preuve que ces
regravegles correspondent agrave aucun fait reacuteel exteacuterieur Un regraveglement inappliqueacute reste un
pheacutenomegravene purement psychologique une simple convention il ne devient pas une
reacutealiteacute sociale exteacuterieure ndash Les faits vagues sont les descriptions et les approximations
obtenues en additionnant des chiffres faciles agrave constater par conseacutequent grossiegraverement
approximatifs Encore faudrait-il pour ecirctre certain qursquoil nrsquoy a pas eu erreur dans les
calculs pouvoir comparer le reacutesultat de deux additions indeacutependantes et crsquoest un cas
rare On peut donc admettre qursquoon nrsquoaura guegravere en science sociale agrave opeacuterer que sur des
faits seulement probables Il srsquoagira donc de grouper ces faits probables de faccedilon agrave les
confirmer les uns par les autres pour arriver par groupements successifs jusqursquoagrave la
certitude
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22 Il est neacutecessaire sans doute de tenir compte ici de cette faccedilon diffeacuterente de connaicirctre les
faits de se rappeler srsquoils sont plus ou moins geacuteneacuteraux et srsquoils sont plus ou moins
probables puisque nous ne pouvons opeacuterer qursquoavec nos connaissances conditionneacutees par
lrsquoinfirmiteacute de nos moyens Mais la diffeacuterence la plus importante tient agrave la nature des faits
eux-mecircmes Il est eacutevident que tout classement scientifique devra se faire non drsquoapregraves le
rapport de connaissance entre nous et les faits qui est un rapport fortuit mais drsquoapregraves les
rapports de nature entre les diffeacuterents objets eux-mecircmes qui sont des rapports
constants
23 Les objets ceux du moins que nous pouvons atteindre peuvent drsquoapregraves leur nature se
grouper en trois cateacutegories il est utile de srsquoen rendre compte puisque ce sont les seules
espegraveces drsquoobjets avec lesquelles nous puissions faire notre construction Ce sont les
mecircmes objets qursquoon atteint indirectement par les documents directement par
lrsquoobservation
24 a Existence drsquoecirctres mateacuteriels directement observables ndash Il y en a deux espegraveces les corps
humains objets de la science sociale en tant qursquoils sont la condition des vies humaines
les objets mateacuteriels objets de la science sociale en tant qursquoils sont en rapport avec des
hommes Dans les corps humains la science sociale ne considegravere que le nombre et des
caractegraveres tregraves apparents acircge sexe maladie accidents etc Les objets mateacuteriels sont tregraves
varieacutes Ce sont les animaux approprieacutes agrave lrsquousage de lrsquohomme (les animaux sauvages
restent en dehors du domaine des sciences sociales) ndash les eacutetendues mateacuterielles de terre ou
drsquoeaux cultiveacutees ou ameacutenageacutees ou utiliseacutees (les deacuteserts les oceacuteans les glaces restent en
dehors) ndash les produits drsquoactiviteacute humaine maisons cultures canaux outils et ateliers
chemins mateacuteriels de transports navires marchandises mobiliers monnaies etc Pour
tous ces objets (corps humains animaux surfaces produits) on peut essayer de connaicirctre
leur existence leur position dans la geacuteographie et la chronologie et quelques-uns de
leurs caractegraveres les plus apparents Ces caractegraveres trop superficiels drsquoordinaire pour faire
peacuteneacutetrer dans la nature intime des objets permettent du moins de les reacutepartir en groupes
et sous-groupes de les deacutenombrer et drsquoen suivre les deacuteplacements numeacuteriques
(accroissements diminution de nombre changement de place) Il nrsquoest pas neacutecessaire
par exemple de connaicirctre lrsquoanatomie drsquoun mouton pour le faire entrer dans la cateacutegorie
des moutons du deacutepartement de lrsquoAube et lui donner sa place dans un deacutenombrement de
la race ovine Ainsi on parvient agrave atteindre les pheacutenomegravenes abstraits de lrsquoexistence du
nombre et de lrsquoemplacement des objets sans avoir besoin de pouvoir les expliquer crsquoest-
agrave-dire les rapporter agrave une cause
25 b Actes humains ndash Ces actes sont toujours passeacutes on ne peut plus les observer Mais on
sait quels actes ont eacuteteacute neacutecessaires pour creacuteer les produits humains ou pour les
transporter on peut donc quand on connaicirct lrsquoexistence lrsquoorigine et la place actuelle de
ces produits retrouver les actes drsquoindustrie et de transport qursquoils ont subis ndash En outre ndash et
crsquoest le principal moyen de connaissance ndash il y a des actes que les auteurs de documents
ont pu observer (des actes ou des paroles ou des eacutecrits) par exemple un suicide une
arrestation une exeacutecution une gregraveve un marcheacute un transport une reacuteunion de
constitution drsquoune socieacuteteacute une reacuteunion de discussion un discours un regraveglement un
compte etc Beaucoup de ces actes sont purement symboliques par exemple ceux qui se
font dans les banques ou les bourses ougrave lrsquoon se borne agrave parler et agrave eacutecrire mais ce sont des
symboles qui entraicircnent des conseacutequences pratiques et finissent par se traduire en actes
mateacuteriels un transport de creacuteances aboutit agrave lrsquoacquisition drsquoobjets mateacuteriels
56
26 Ces actes sont faits ou par un homme seul ou par plusieurs hommes agrave la fois Faits par un
seul on les appelle individuels quand ils sont faits par plusieurs on emploie le mot
collectif Les actes collectifs sont-ils drsquoune autre espegravece que les actes individuels Crsquoest une
question tregraves controverseacutee mais une question philosophique indiffeacuterente pour
lrsquoapplication de la meacutethode pour lrsquoobservateur il nrsquoy a jamais qursquoune somme drsquoactes ou de
paroles drsquoindividus et lrsquoobservation eacutetant le seul proceacutedeacute de connaissance crsquoest de
lrsquoobservation que la science doit partir Srsquoil y a vraiment un caractegravere propre agrave certains
pheacutenomegravenes collectifs crsquoest-agrave-dire accomplis par les individus vivant en socieacuteteacute ce
caractegravere apparaicirctra plus tard par le rapprochement des faits isoleacutes observeacutes comme
dans les sciences biologiques apparaicirct la solidariteacute entre les pheacutenomegravenes observeacutes
drsquoabord isoleacutement dans un mecircme organisme Mais il serait contraire agrave la meacutethode de
toute science empirique de preacutesupposer agrave certains pheacutenomegravenes un caractegravere speacutecifique
pour des raisons a priori
27 3deg Avec les actes on quitte le terrain de lrsquoobservation directe qui est celui de toutes les
sciences drsquoobservation Et pourtant si lrsquoon veut expliquer les faits sociaux il est
impossible de rester sur ce terrain car aucun acte humain social nrsquoa sa cause en lui-
mecircme ou en drsquoautres actes mateacuteriels Aucun acte ndash ni une opeacuteration de commerce ni une
fabrication industrielle ni un marcheacute pas mecircme une arrestation ou un suicide ndash ne peut
ecirctre relieacute directement agrave drsquoautres actes Pour qursquoil se produise il faut toujours un motif
crsquoest-agrave-dire un pheacutenomegravene psychologique Ce mot de motif est vague sans doute crsquoest que
notre connaissance du pheacutenomegravene qursquoil deacutesigne est encore vague On peut donner deux
interpreacutetations agrave un acte Lrsquoune est psychologique lrsquoacte dit-on est produit par une
repreacutesentation consciente de lrsquoesprit (jugement deacutesir volition) qui met en jeu un
meacutecanisme nerveux et musculaire lequel produit directement lrsquoacte Lrsquoautre
interpreacutetation est physiologique lrsquoacte a pour cause directe une impulsion produite par
lrsquoaction directe des centres nerveux de perception la conscience qui nous donne
lrsquoillusion de la volonteacute nrsquoest qursquoun eacutepipheacutenomegravene qui accompagne quelques-uns des
pheacutenomegravenes ceacutereacutebraux sans avoir aucune action sur les mouvements Mais dans les deux
interpreacutetations ce qui reste certain crsquoest que les actes mateacuteriels mecircme symboliques (tels
que les paroles ou les eacutecrits) sont des pheacutenomegravenes peacuteripheacuteriques produits par le
meacutecanisme exteacuterieur tandis que le point de deacutepart de lrsquoacte sinon sa cause est toujours
central et accompagneacute drsquoun pheacutenomegravene conscient du cerveau Les actes humains qui
constituent la matiegravere de la science sociale ne peuvent donc ecirctre compris que par
lrsquointermeacutediaire des pheacutenomegravenes conscients du cerveau Ainsi on est rameneacute
irreacutesistiblement agrave lrsquointerpreacutetation ceacutereacutebrale (crsquoest-agrave-dire psychologique) des faits sociaux
Auguste Comte avait espeacutereacute lrsquoeacuteviter en constituant la sociologie sur lrsquoobservation de faits
exteacuterieurs mais ces faits exteacuterieurs ne sont que les produits des eacutetats inteacuterieurs les
eacutetudier seuls sans connaicirctre les eacutetats psychologiques qui les motivent ce serait vouloir
comprendre les mouvements drsquoun orchestre sans savoir la musique qursquoil joue
57
NOTES
1 Voir plus haut chap II III
58
Chapitre VIII
Construction des faits des sciencessociales
I Nature des faits dans les sciences sociales ndash Caractegravere mateacuteriel et psychologique impossibiliteacutedrsquoune meacutethode exclusivement objectiveII Analyse sociale ndash Diffeacuterence entre lrsquoanalyse sociale et lrsquoanalyse biologique ndash Caractegravere abstraitet subjectif de lrsquoanalyse sociale rocircle de lrsquoimaginationIII Proceacutedeacutes de construction ndash Emploi de lrsquoanalogie ndash Emploi du questionnaire
1 Les faits qui fournissent les mateacuteriaux des sciences sociales se preacutesentent dans des
conditions qui conditionnent elles-mecircmes la construction en lui imposant ses proceacutedeacutes et
ses limites
2 I ndash La plupart des faits sociaux sont connus par une meacutethode historique indirecte au
moyen de documents le propre des faits ainsi connus1 est drsquoecirctre superficiels et vagues
ils se bornent agrave constater lrsquoexistence drsquoecirctres drsquohabitudes de groupes ou drsquoindividus Ce
caractegravere vague et superficiel srsquoimpose donc agrave tous les faits des sciences sociales mecircme
ceux qursquoon pourrait recueillir par une observation directe ne peuvent jamais ecirctre
combineacutes en un ensemble avec les faits extraits des documents que dans la mesure ougrave ils
sont de mecircme degreacute Dans un recensement par exemple les deacutetails circonstancieacutes qursquoon
aurait obtenus par observation directe sur quelques familles ne seront pas utilisables
parce qursquoon ne pourra pas les faire entrer dans les cateacutegories larges et vagues qui auront
servi aux recenseurs De mecircme dans la description de lrsquoorganisation geacuteneacuterale des
syndicats on ne pourra pas faire entrer les connaissances speacuteciales qursquoon aura recueillies
sur quelques-uns drsquoentre eux sinon sous forme de type ou drsquoexemple ce qui est un
artifice peacutedagogique mais non un proceacutedeacute scientifique
3 Ces faits se ramegravenent tous agrave des ecirctres mateacuteriels des actes ou des motifs (qui sont au
moins des repreacutesentations) Mais la partie mateacuterielle la seule qui soit observable
objectivement ne peut pas ecirctre utiliseacutee seacutepareacutement ndash On pourrait il est vrai concevoir
une statistique exclusivement physiologique ougrave seraient deacutenombreacutes les corps sexes
acircges maladies caractegraveres anthropologiques mais cette statistique ne suffirait jamais par
elle-mecircme pour constituer un fait social il faudrait toujours la mettre en rapport avec
une nationaliteacute une religion une classe ndash en un mot avec des pheacutenomegravenes internes
59
ndash pour deacuteterminer la socieacuteteacute dont on aurait fait le deacutenombrement ndash De mecircme une
statistique drsquoobjets de marchandises de numeacuteraire ou drsquoanimaux ne devient un fait
social qursquoautant qursquoon fait intervenir un fait drsquoappropriation crsquoest-agrave-dire subjectif on
fait la statistique des marchandises des animaux appartenant agrave un groupe drsquohommes il
faut donc faire intervenir la notion subjective de proprieacuteteacute ndash Ce qui donne le caractegravere
social crsquoest justement un pheacutenomegravene interne soit politique soit eacuteconomique
4 Il est inutile de deacutemontrer le caractegravere essentiellement subjectif de tout fait politique
Tout groupe politique repose avant tout sur lrsquoideacutee de lrsquoobeacuteissance agrave un mecircme centre ou de
la solidariteacute avec les mecircmes hommes Qursquoil y ait ou non un fait drsquoun autre ordre
(pheacutenomegravene collectif) lieacute agrave une ideacutee drsquoobeacuteissance ou de solidariteacute en tout cas le fait
nrsquoexiste jamais qursquoavec cette ideacutee et nrsquoest aperccedilu que par lrsquointermeacutediaire de cette ideacutee et
quand lrsquoideacutee se modifie lrsquoeacutetat politique se transforme Lrsquoideacutee de la nationaliteacute en
Maceacutedoine change chez les mecircmes individus suivant qursquoils se croient solidaires avec les
Grecs les Bulgares les Valaques ou les Serbes
5 Pour les faits eacuteconomiques ce caractegravere subjectif est moins eacutevident ou du moins agrave cause
du caractegravere mateacuteriel des objets agrave propos desquels se produisent les faits eacuteconomiques il
se voit moins nettement Mais en reacutealiteacute les objets mateacuteriels ne sont jamais que lrsquooccasion
ou la condition des faits eacuteconomiques les veacuteritables faits eacuteconomiques sont les ideacutees des
hommes par rapport agrave ces objets ndash Lrsquoappropriation crsquoest lrsquoideacutee que la disposition drsquoun
certain objet appartient agrave quelqursquoun la preuve crsquoest qursquoil peut y avoir une reacutevolution
dans la proprieacuteteacute comme il est arriveacute en Russie agrave lrsquoabolition du servage sans le moindre
mouvement mateacuteriel ndash Le commerce est un ensemble de conventions crsquoest-agrave-dire de
pheacutenomegravenes psychologiques pour eacutechanger lrsquoappropriation des objets et le transport
nrsquoest qursquoune conseacutequence mateacuterielle de ces conventions ndash La consommation et la
production elles-mecircmes ont une partie mateacuterielle mais leur caractegravere eacuteconomique leur
est donneacute par une notion purement subjective crsquoest la valeur qui dirige le producteur et
deacutecide le consommateur or la valeur est en pratique un pheacutenomegravene subjectif Je dis laquo en
pratique raquo car on pourrait concevoir une notion objective de valeur calculeacutee sur des
reacutealiteacutes mesurables la force et la chaleur on pourrait eacutevaluer tout objet et tout acte
mateacuteriel en uniteacutes de force meacutecanique et en calories Mais lrsquoeacutevaluation qursquoon construirait
sur ces donneacutees meacutecaniques chimiques et biologiques nrsquoaurait aucun rapport avec
lrsquoeacuteconomie politique Eacutevaluer les aliments suivant leur valeur objective en calories
eacutevaluer les actes en uniteacutes de force ou de chaleur objectives ce serait le renversement de
toutes les reacutealiteacutes eacuteconomiques un divertissement de fantaisiste un gramme de charbon
vaudrait un gramme de diamant un petit morceau de fromage vaudrait beaucoup plus
qursquoune truffe Crsquoest que le fait eacuteconomique reacuteel nrsquoest aucunement fondeacute sur cette reacutealiteacute
mateacuterielle la seule pourtant qui soit reacuteelle au sens objectif il est fondeacute uniquement sur
la valeur psychologique celle que les hommes attachent aux objets crsquoest-agrave-dire sur leur
imagination La preuve crsquoest qursquoelle change avec leur imagination dans tous les
domaines mecircme pour les objets les plus exclusivement mateacuteriels Ni le porc ni lrsquoeau-de-
vie nrsquoauront la mecircme valeur en pays musulman qursquoen pays chreacutetien Crsquoest la grande
difficulteacute du commerce avec les sauvages qursquoon ignore les dispositions subjectives qui
leur feront rechercher une eacutetoffe rouge et meacutepriser une eacutetoffe blanche ou inversement
Ce qui nous dissimule ce caractegravere subjectif de la valeur crsquoest lrsquohabitude de vivre dans une
socieacuteteacute tregraves reacuteguliegravere ougrave les ideacutees sur la valeur ne se transforment que lentement Encore
reste-t-il des exemples frappants de cette variation ce sont les objets agrave la mode tels que
peintures ou bibelots dont la valeur hausse ou baisse brusquement
60
6 Puisque le caractegravere subjectif est lieacute aux faits sociaux eux-mecircmes on nrsquoa pas le droit de le
faire disparaicirctre dans la construction de la science sociale Il faudra donc trouver les
rapports qui unissent entre eux des faits sociaux crsquoest-agrave-dire complexes des faits
composeacutes drsquoexistences mateacuterielles lieacutees agrave des pheacutenomegravenes subjectifs (motifs et
repreacutesentations) Ces rapports auront neacutecessairement un caractegravere subjectif
7 II ndash La faccedilon dont les faits nous sont connus doit reacuteagir aussi sur la nature de la
construction Or ces faits viennent pour la plupart des documents ils ont eacuteteacute obtenus par
lrsquoanalyse du document Quelques-uns peut-ecirctre ont eacuteteacute observeacutes directement Mais tous ils
ont eacuteteacute recueillis agrave la suite drsquoune analyse sociale crsquoest-agrave-dire que parmi les faits
innombrables des documents ou de la reacutealiteacute on en a choisi quelques-uns les faits
sociaux tels que recensements ou descriptions drsquoinstitutions ce qui a neacutecessairement
exigeacute une analyse Quel est donc le caractegravere de cette analyse
8 Le nom mecircme drsquoanalyse est en science sociale une cause dangereuse drsquoerreur Lrsquoanalyse
dans les sciences objectives est une opeacuteration objective mateacuterielle άναλύειν signifie
dissoudre deacutecomposer En biologie et en zoologie quand on analyse on opegravere sur un
animal reacuteel par une analyse reacuteelle on le dissegraveque apregraves quoi on fait une synthegravese reacuteelle
en remettant les parties ensemble de faccedilon agrave apercevoir des rapports reacuteels En chimie on
deacutecompose les corps et on les recompose reacuteellement Ces sciences sont fondeacutees sur
lrsquoanalyse reacuteelle et la synthegravese reacuteelle on sait objectivement en quelles parties lrsquoobjet
eacutetudieacute se deacutecompose et comment elles sont relieacutees entre elles
9 Mais lrsquoanalyse historique ou sociale nrsquoest une analyse que par meacutetaphore En ces matiegraveres
on nrsquoa aucun objet reacuteel agrave analyser aucun objet qursquoon puisse deacutetruire et ensuite
reconstruire on ne fait donc aucune opeacuteration reacuteelle On nrsquoopegravere que sur des eacutecrits et la
seule reacutealiteacute mateacuterielle crsquoest le papier eacutecrit Ces eacutecrits sont des symboles ils ne servent
que par les opeacuterations drsquoesprit qursquoils produisent par les images qursquoils eacutevoquent En
histoire on ne travaille jamais que sur ces images Celui qui eacutetudie lrsquoorganisation des
meacutetiers au Moyen Acircge nrsquoa affaire agrave aucune reacutealiteacute concregravete il ne voit pas un seul ouvrier
pas un seul instrument du Moyen Acircge il nrsquoopegravere que sur les images de son esprit qui lui
repreacutesentent ces choses et il ne se les repreacutesente que par analogie avec des ouvriers ou
des outils actuels qursquoil sait ecirctre analogues il nrsquoopegravere que sur les traits qursquoil sait communs
aux ouvriers du Moyen Acircge et aux ouvriers actuels crsquoest-agrave-dire sur des abstractions De
mecircme un recensement implique une analyse drsquoune socieacuteteacute mais lrsquoopeacuteration consiste
seulement agrave se demander combien il y a de gens de tel sexe de tel acircge de telle nation on
procegravede non par observation mais par question Quand mecircme on observe directement
crsquoest seulement pour trouver une reacuteponse agrave une question qursquoon va voir les objets mais
jamais on ne les analyse
10 Lrsquoanalyse sociale comme lrsquoanalyse historique est un proceacutedeacute abstrait purement
intellectuel Elle consiste en preacutesence drsquoun objet ou drsquoun groupe drsquoobjets drsquoun acte ou
drsquoun groupe drsquoactes agrave fixer son attention successivement sur les divers caractegraveres visibles
ou imagineacutes de cet objet ou de cet acte agrave en examiner lrsquoun apregraves lrsquoautre les divers aspects
(crsquoest encore une meacutetaphore) et agrave se demander quels en sont les diffeacuterents caractegraveres
Cette opeacuteration est neacutecessaire agrave cause de la faiblesse de lrsquoesprit humain spontaneacutement
nous nrsquoavons que des impressions confuses drsquoensemble il faut nous astreindre agrave nous
demander successivement les diffeacuterentes impressions particuliegraveres que nous avons
eacuteprouveacutees afin de les preacuteciser en les distinguant Le reacutesultat de ce travail est de rendre
preacutecise une connaissance confuse non de nous donner une connaissance nouvelle Ce
nrsquoest pas comme lrsquoanalyse anatomique une meacutethode objective pour deacutecouvrir de
61
nouveaux objets reacuteels ou des rapports nouveaux entre ces objets crsquoest une meacutethode
subjective pour nous faire apercevoir dans nos impressions leurs eacuteleacutements et les rapports
subjectifs entre ces eacuteleacutements
11 En fait en science sociale on opegravere non pas sur des objets reacuteels mais sur les
repreacutesentations qursquoon se fait des objets On ne voit pas les hommes les animaux les
maisons qursquoon recense on ne voit pas les institutions qursquoon deacutecrit On est obligeacute de
srsquoimaginer les hommes les objets les actes les motifs qursquoon eacutetudie Ce sont ces images qui
sont la matiegravere pratique de la science sociale ce sont ces images qursquoon analyse Quelques-
unes peuvent ecirctre des souvenirs drsquoobjets qursquoon a personnellement observeacutes mais un
souvenir nrsquoest deacutejagrave plus qursquoune image La plupart drsquoailleurs nrsquoont mecircme pas eacuteteacute obtenues
par souvenir nous les inventons agrave lrsquoimage de nos souvenirs crsquoest-agrave-dire par analogie avec
des images obtenues au moyen du souvenir Dans un recensement nous imaginons les
diffeacuterentes espegraveces drsquoobjets agrave recenser Pour deacutecrire le fonctionnement drsquoun syndicat
nous nous figurons les actes et les deacutemarches des membres
12 Ainsi en science sociale comme en histoire on opegravere sur des images crsquoest-agrave-dire sur des
objets imaginaires Il serait donc illeacutegitime de vouloir appliquer agrave cette analyse
imaginaire drsquoobjets imaginaires les regravegles de lrsquoanalyse reacuteelle des objets reacuteels
13 III ndash Peut-on en opeacuterant sur des images arriver agrave des reacutesultats qui ne soient pas
entiegraverement imaginaires crsquoest-agrave-dire sans rapport avec la reacutealiteacute Forceacutement ces
opeacuterations sont subjectives Mais subjectif nrsquoest pas synonyme drsquoirreacuteel Il peut y avoir une
relation preacutecise entre une image subjective et une reacutealiteacute crsquoest le cas du souvenir
Personne ne confond un souvenir avec une chimegravere et en pratique la plupart de nos
actes sont dirigeacutes par des souvenirs Le principe doit donc ecirctre drsquoopeacuterer autant que
possible avec des images fournies par des souvenirs Crsquoest un avantage des sciences
sociales sur les sciences historiques qursquoelles ont une part beaucoup plus grande de
souvenirs dans leurs mateacuteriaux Le travailleur mecircme quand il opegravere sur des documents
eacutecrits a vu des objets de lrsquoespegravece de ceux qursquoil eacutetudie et il srsquoen souvient
14 Mais en pratique le nombre des souvenirs drsquoun homme est bien petit il suffit agrave peine pour
une monographie il est insuffisant pour toute construction eacutetendue en statistique mecircme
on est forceacute drsquoopeacuterer presque uniquement avec des images qui ne sont pas des souvenirs
15 Agrave deacutefaut de souvenirs il faut donc se faire des images analogues agrave celles des souvenirs
Voici par quel proceacutedeacute On suppose que les ecirctres objets actes motifs qursquoon nrsquoa pas pu
observer mais qursquoon connaicirct indirectement par les documents sont analogues agrave ceux
qursquoon connaicirct par lrsquoobservation du monde actuel Crsquoest le postulat neacutecessaire de toutes les
sciences documentaires si les faits rapporteacutes dans les documents nrsquoavaient pas eacuteteacute
analogues agrave ceux que nous observons nous nrsquoy pourrions rien comprendre
16 Mais il ne suffit pas de se repreacutesenter des ecirctres des objets ou des actes isoleacutes Tout au plus
pourrait-on srsquoen contenter pour un deacutenombrement ougrave tout le travail de construction se
borne agrave des additions de chiffres ndash et encore agrave condition de savoir dans quel champ ces
faits isoleacutes se trouvent Degraves qursquoon veut se repreacutesenter un ensemble il faut aussi imaginer
des rapports entre les ecirctres les objets ou les actes On ne peut les imaginer que par analogie
avec les rapports entre les faits qursquoon connaicirct directement On imagine donc une
humaniteacute analogue agrave celle qursquoon connaicirct crsquoest-agrave-dire des hommes et des objets analogues
unis entre eux par des rapports analogues On commence ainsi par une affirmation a priori
des caractegraveres et des rapports geacuteneacuteraux de lrsquohumaniteacute Crsquoest pourquoi il entre forceacutement
une part drsquoa priori dans toute science documentaire (historique ou sociale)
62
17 Pour imaginer cette humaniteacute nous avons besoin de nous repreacutesenter les rapports
habituels principaux entre les hommes et les rapports des hommes avec les choses
Assureacutement nous nrsquoinventons pas ces rapports nous les avons observeacutes dans la vie mais
nos observations sont resteacutees agrave lrsquoeacutetat de souvenirs incorporeacutes dans lrsquoensemble de nos
images il srsquoagit de les en deacutegager Or nous nrsquoavons qursquoun moyen pratique de rechercher
dans nos souvenirs pour deacutegager cette image des rapports qui constituent une socieacuteteacute
crsquoest de proceacuteder par questions
18 Ainsi srsquoexplique le proceacutedeacute du questionnaire qursquoon emploie empiriquement dans les
sciences sociales avant drsquoen avoir connu la justification logique Le questionnaire est le
proceacutedeacute subjectif qui seul rend possible drsquoabord de faire lrsquoanalyse subjective des
pheacutenomegravenes (ou plus exactement des images que nous en avons) ensuite de deacuteterminer
entre les pheacutenomegravenes les rapports preacutesumeacutes qui permettront de grouper les faits isoleacutes
pour en construire un ensemble Il fournit pour assembler les faits eacutepars un cadre de
groupement fondeacute sur les lois geacuteneacuterales de la vie sociale
19 Agrave la suite drsquoune analyse de documents ce sont des images isoleacutees qui encombrent lrsquoesprit
le questionnaire est le moyen drsquoy mettre de lrsquoordre Il consiste agrave se demander dans quelles
conditions les faits dont nous avons lrsquoimage ont ducirc se produire en reacutealiteacute Il faut pour
reacutepondre connaicirctre les conditions dans lesquelles se produisent neacutecessairement (ou tregraves
ordinairement) les faits sociaux Ces conditions on les connaicirct drsquoavance puisqursquoelles sont
les mecircmes dans toute lrsquohumaniteacute Ce sont celles qui tiennent soit aux pheacutenomegravenes
physiologiques communs agrave toute lrsquohumaniteacute (et agrave leurs conditions mateacuterielles) soit aux
habitudes psychologiques communes agrave tous les hommes Il y a il est vrai des varieacuteteacutes
dans ces pheacutenomegravenes et on aura besoin de preacuteciser quelle varieacuteteacute a eacuteteacute reacutealiseacutee dans
chaque cas car on ne le sait pas drsquoavance mais ce qursquoon sait drsquoavance crsquoest le genre de
pheacutenomegravenes qursquoon peut srsquoattendre agrave rencontrer Ainsi on ne sait pas drsquoavance quelle sera
lrsquoespegravece drsquoindustrie drsquoalimentation de commerce drsquoun peuple ni quelle sera la
proportion des sexes ou des acircges Mais drsquoavance on sait qursquoil y aura eu alimentation
fabrication eacutechange qursquoil y aura eu une proportion donneacutee entre le sexe et lrsquoacircge et entre
gens de sexe ou drsquoacircge diffeacuterents Ces pheacutenomegravenes dont on ne sait pas la varieacuteteacute mais dont
on connaicirct le genre forment la matiegravere du questionnaire On peut le construire par une
analyse des conditions geacuteneacuterales de lrsquohumaniteacute
20 Lrsquoemploi drsquoun questionnaire ainsi construit a priori reacutepugnera peut-ecirctre agrave quelques
esprits En fait nous nrsquoavons aucun moyen de proceacuteder autrement Nous ne pouvons
classer des faits imagineacutes que dans des cadres fournis par notre connaissance du monde
reacuteel Qursquoon le veuille ou non on emploiera toujours un questionnaire mecircme si on nrsquoen a
pas conscience quand mecircme on voudrait lrsquoeacuteviter La seule diffeacuterence crsquoest qursquoil sera
inconscient et par suite confus Nous avons le choix non pas entre proceacuteder avec
questionnaire et proceacuteder sans questionnaire mais seulement entre proceacuteder avec un
questionnaire inconscient incomplet vague et proceacuteder avec un questionnaire
conscient complet preacutecis
21 Toute construction historique ou sociale est forceacutement œuvre drsquoimagination puisque
lrsquoobservation ne nous donne jamais la connaissance directe que drsquoindividus ou de
conditions mateacuterielles La socieacuteteacute est un ensemble de rapports qursquoon nrsquoobserve pas
directement on les construit par lrsquoimagination Ce travail consiste agrave chercher soit dans les
documents soit dans lrsquoobservation la reacuteponse agrave des questions poseacutees drsquoavance par un
questionnaire a priori Ce questionnaire uniforme pour tous les cas crsquoest la liste des
conditions geacuteneacuterales communes aux hommes vivant en socieacuteteacute
63
22 Ainsi les faits eux-mecircmes de la science sociale se composent pour une partie drsquoun
pheacutenomegravene interne subjectif ils sont atteints par une analyse abstraite toute subjective
ils ne peuvent ecirctre construits que par un questionnaire subjectif Le caractegravere subjectif
eacutetant inseacuteparable agrave la fois de la nature du mode de connaissance du mode de
construction des faits sociaux la meacutethode sociale est forceacutement une meacutethode subjective
NOTES
1 Voir plus haut chap VI II et chap VII III
64
Chapitre IX
Meacutethode de groupement des faitssimultaneacutes
I Conseacutequences du caractegravere subjectif des faits sociaux ndash Illeacutegitimiteacute de la meacutethode matheacutematiquede la meacutethode biologique de la psychologie deacuteductive ndash Regravegles pratiquesII Proceacutedeacutes de groupement ndash Conditions geacuteneacuterales de la socieacuteteacute ndash Tableau des pheacutenomegravenessociaux essentiels
1 Lrsquohistoire apregraves avoir deacutetermineacute les faits les groupe en deux espegraveces de combinaisons
1deg Elle reacuteunit les faits qui se produisent en diffeacuterents lieux dans le mecircme temps 2deg Elle
reacuteunit ceux qui se sont produits en divers temps ndash Il y a donc deux sortes de
groupements 1deg groupement des faits simultaneacutes auquel correspondent les tableaux
drsquoensemble drsquoune socieacuteteacute 2deg groupement des faits successifs qui constitue lrsquoeacutetude des
eacutevolutions ndash La construction historique deacutefinitive exige deux seacuteries drsquoopeacuterations
1deg dresser le tableau des faits et des rapports entre eux agrave un moment donneacute pour aboutir
agrave la description drsquoun eacutetat de choses 2deg eacutetablir la seacuterie des changements successifs dans le
temps pour aboutir agrave une deacutetermination drsquoeacutevolution
2 I ndash Pour arriver agrave construire le tableau des faits simultaneacutes il faut ne pas perdre de vue le
caractegravere subjectif de tous les faits sociaux Sans doute il y a une part de faits mateacuteriels
qui sont les conditions des actes ce sont les corps les instruments les produits on peut
essayer drsquoen deacuteterminer le nombre et la reacutepartition mais ce ne peut ecirctre qursquoune eacutetude
preacuteparatoire elle ne suffira jamais pour faire comprendre un ensemble social De mecircme
les actes sociaux ont une partie mateacuterielle extraction fabrication transports on peut
essayer de les observer drsquoen deacuteterminer le nombre et la reacutepartition Mais crsquoest encore
une eacutetude qui ne se suffit pas agrave elle-mecircme les actes ainsi eacutetudieacutes isoleacutement restent des
pheacutenomegravenes inintelligibles1 Tout acte humain est un complexe la partie dirigeante celle
qui explique le reste est ou bien lrsquointention drsquoun individu ou bien la convention conclue
entre plusieurs crsquoest-agrave-dire un pheacutenomegravene subjectif mal analyseacute mais ougrave entre
certainement une repreacutesentation il en est agrave cet eacutegard des faits eacuteconomiques comme des
faits politiques Toute construction devra donc conserver ce caractegravere subjectif
fondamental qui rend seul le pheacutenomegravene intelligible ce qursquoil faudra arriver agrave grouper
meacutethodiquement ce sera des faits de repreacutesentation
65
3 Cette neacutecessiteacute a de tregraves graves conseacutequences neacutegatives Elle suffit pour empecirccher
drsquoappliquer aux sciences sociales les meacutethodes qursquoon est tenteacute drsquoy introduire par analogie
avec les autres sciences constitueacutees ou du moins pour restreindre lrsquoemploi de ces
meacutethodes agrave lrsquoeacutetude de quelques faits speacuteciaux annexes (drsquoanthropologie ou de technique)
4 1deg La tentation la plus directe et aussi la plus ancienne historiquement a eacuteteacute drsquoemployer
en science sociale la meacutethode matheacutematique crsquoest ce qursquoa fait Queacutetelet M Bourdeau
(Lrsquohistoire et les historiens) a mecircme preacutetendu eacutetudier les faits historiques par un proceacutedeacute
arithmeacutetique Dans ce systegraveme on groupe les faits en cateacutegories et on les deacutenombre on
compare entre eux les chiffres on en conclut qursquoil existe un rapport entre les faits
exprimeacutes par ces chiffres Dans lrsquoeacutetude des faits simultaneacutes la meacutethode arithmeacutetique
consiste agrave mettre des chiffres sur des faits et agrave conclure de ces chiffres agrave lrsquointensiteacute des
faits M Bourdeau propose par exemple de compter le nombre drsquoexemplaires auquel a eacuteteacute
tireacute un livre pour eacutevaluer lrsquoinfluence de ce livre sur la socieacuteteacute Ce proceacutedeacute repose sur une
confusion entre la mesure et le deacutenombrement
5 En fait la mesure dans les sciences sociales nrsquoest applicable qursquoagrave un petit nombre de
conditions mateacuterielles peu importantes telles que la taille ou lrsquoacircge aux poids des produits
et aux valeurs en numeacuteraire drsquoailleurs conventionnelles Elle peut fournir quelques
renseignements utiles mais elle ne permet pas de constituer le tableau drsquoune socieacuteteacute pas
mecircme drsquoun pheacutenomegravene social Pour tous les autres faits de la statistique les chiffres ne
repreacutesentent qursquoun deacutenombrement Or on a deacutenombreacute en commenccedilant par deacutefinir un
pheacutenomegravene drsquoune faccedilon conventionnelle ou mecircme en prenant un fait conventionnel (tel
que mariage crime journal syndicat) qursquoon reconnaicirct agrave un certain caractegravere convenu Le
deacutenombrement indique seulement le nombre de fois que ce caractegravere convenu srsquoest
trouveacute dans les pheacutenomegravenes qursquoon a compteacutes Ce caractegravere se ramegravene toujours agrave une
repreacutesentation or on ne peut compter des repreacutesentations encore moins les additionner
de faccedilon agrave eacutetablir une proposition scientifique On peut compter les crimes les journaux
les enfants naturels mais de la comparaison des chiffres que pourra-t-on conclure On a
compareacute des incommensurables des faits qui ne sont mecircme pas mesurables Qursquoy a-t-il de
commun entre un assassinat et une heacutereacutesie dans les pays ougrave lrsquoheacutereacutesie est un crime sinon
le caractegravere conventionnel drsquoecirctre tous deux des actes deacutefendus Le chiffre ne sera pas
inutile il pourra servir parfois agrave donner lrsquoideacutee drsquoun pheacutenomegravene anormal qui a besoin
drsquoecirctre eacutetudieacute mais par lui-mecircme il ne donne aucune conclusion sur le pheacutenomegravene Il nrsquoa
de sens qursquoappliqueacute agrave des pheacutenomegravenes deacutejagrave deacutefinis donc connus il ne permet pas de les
classer puisqursquoil ne renseigne pas sur leur nature
6 2deg Une deuxiegraveme tentation plus reacutecente et plus freacutequente a eacuteteacute drsquoappliquer aux sciences
sociales la meacutethode biologique Les faits sociaux eacutetant produits par des ecirctres vivants il
semble naturel de penser qursquoils se conforment aux lois des ecirctres vivants et de voir dans
la sociologie une branche de la biologie En effet une partie des faits sociaux sont des faits
physiologiques les maladies la reproduction la nutrition etc Il peut y avoir une science
physiologique des pheacutenomegravenes humains et en effet il y en a une crsquoest lrsquoanthropologie
ou lrsquoethnologie Mais elle laisse en dehors de son eacutetude preacuteciseacutement les faits sociaux
crsquoest-agrave-dire les rapports eacuteconomiques et la plupart des faits recueillis par la statistique
Crsquoest que ces faits ne srsquoexpliquent pas par la physiologie Ils ont bien une partie
mateacuterielle mais de la mecircme faccedilon que les faits de politique drsquoart ou de religion crsquoest-agrave-
dire comme condition neacutecessaire des actes Quant aux faits eux-mecircmes ce sont des
conventions et des croyances (crsquoest-agrave-dire des repreacutesentations) que la connaissance des
faits biologiques ne suffit jamais agrave expliquer
66
7 Comme on ne pouvait utiliser directement en science sociale les connaissances
biologiques on a eu lrsquoideacutee de prendre du moins la meacutethode et les lois de la biologie et de
les introduire directement dans lrsquoeacutetude des faits sociaux2 Pour cela il a fallu transcrire les
faits sociaux en langue biologique on a appeleacute les individus laquo cellules raquo les institutions
(crsquoest-agrave-dire les conventions et les regravegles) laquo organes raquo les habitudes des hommes
laquo fonctions des organes raquo on a nommeacute laquo organisme raquo lrsquoensemble drsquoun groupe drsquohommes
formeacute par une communauteacute quelconque (langue gouvernement religion) En
transformant ainsi des caractegraveres abstraits en reacutealiteacutes organiques on a construit un
systegraveme de meacutetaphores Puis on a appliqueacute agrave ces meacutetaphores les lois constateacutees par
lrsquoobservation directe des vrais organismes subordination des fonctions adaptation
seacutelection atrophie deacuteveloppement des organes
8 La premiegravere condition pour opeacuterer ainsi eucirct eacuteteacute de prouver lrsquoidentiteacute (ou du moins la
ressemblance de nature) entre un organisme biologique et une socieacuteteacute crsquoest-agrave-dire un
groupe drsquohommes ayant les mecircmes usages les mecircmes goucircts ou le mecircme souverain Or on
nrsquoa pu indiquer que des analogies meacutetaphoriques et on a neacutegligeacute le caractegravere
fondamental qui distingue les faits sociaux le caractegravere subjectif Entre la fonction drsquoun
rein et la fonction drsquoun garde champecirctre on peut trouver une ressemblance mais une
ressemblance meacutetaphorique lrsquoorgane opegravere par un processus biologique le
fonctionnaire par un processus psychologique Une meacutethode correcte ne peut pas
commencer par eacutecarter systeacutematiquement ce qui fait le caractegravere essentiel du
pheacutenomegravene social crsquoest-agrave-dire la repreacutesentation Il faut maintenir dans la construction de
la science sociale la notion de repreacutesentation et cela serait impossible avec une meacutethode
purement biologique En tout cas si lrsquoon veut opeacuterer par cette meacutethode on ne doit
lrsquoappliquer qursquoagrave lrsquoeacutetude des pheacutenomegravenes biologiques On peut nier la possibiliteacute drsquoeacutetudier
drsquoautres pheacutenomegravenes et deacuteclarer qursquoon renonce agrave connaicirctre les faits psychologiques
mais on ne doit pas les deacutefigurer pour leur donner une ressemblance verbale avec des
faits biologiques Par cette meacutethode meacutetaphorique on ne fera qursquoune science verbale
dont on ne tirera aucune lumiegravere sur la nature et lrsquoenchaicircnement des faits puisqursquoil
faudra drsquoabord retraduire les faits de cette langue meacutetaphorique dans la langue naturelle
des faits sociaux qui est forceacutement une langue psychologique
9 3deg Une tentation drsquoune autre nature crsquoest drsquoemployer une meacutethode mixte psychologique
au point de deacutepart logique dans la construction Le type le plus complet en a eacuteteacute donneacute
par lrsquoeacuteconomie politique de la premiegravere moitieacute du XIXe siegravecle (celle qursquoon a surnommeacutee
orthodoxe) On part de ce principe geacuteneacuteral de toute meacutethode en science qursquoon doit
proceacuteder par analyse On commence par une analyse au sens meacutetaphorique une analyse
psychologique On observe des pheacutenomegravenes sociaux tregraves habituels par exemple la vente
on se demande sur quels pheacutenomegravenes psychologiques elle repose On en distingue un ou
deux tregraves habituels qursquoon regarde comme les plus importants lrsquooffre et la demande on
les transforme en un principe Agrave partir de lagrave opeacuterant par deacuteduction on cherche ce qui se
produirait entre gens dont les actes nrsquoauraient qursquoun seul mobile la repreacutesentation de
lrsquoavantage de vendre cher ou bien drsquoacheter agrave bon marcheacute Ce serait peut-ecirctre un proceacutedeacute
provisoire de recherche pour tacirccher de preacuteciser ses propres impressions agrave condition
drsquoeacutetudier ensuite les autres faits psychologiques qui entrent dans la constitution drsquoune
vente et de regarder par lrsquoobservation comment ces faits se combinent dans la reacutealiteacute
Mais on oublie de revenir agrave lrsquoobservation du principe abstrait poseacute au deacutebut on deacuteduit
logiquement ce qui devrait se produire si cette repreacutesentation agissait seule et cette
deacuteduction on lrsquoappelle une loi Crsquoest un proceacutedeacute analogue agrave certaines consideacuterations
67
matheacutematiques Mais quand on veut appliquer agrave la reacutealiteacute les abstractions matheacutematiques
ainsi obtenues on fait rentrer dans son calcul les autres eacuteleacutements de la reacutealiteacute (en
nrsquoeacutecartant que les quantiteacutes neacutegligeables) Dans la meacutethode sociale logique on arrive sans
y penser agrave calculer la reacutealiteacute drsquoapregraves un seul eacuteleacutement
10 Ainsi les trois meacutethodes matheacutematique biologique logique sont incorrectes Si on srsquoest
laisseacute aller agrave les introduire dans les sciences sociales crsquoest par de fausses analogies
Lrsquohistoire peut servir agrave en montrer lrsquoilleacutegitimiteacute En fait aucun historien jusqursquoagrave ces
derniegraveres anneacutees du moins nrsquoa eu lrsquoideacutee de les appliquer agrave lrsquohistoire et cela pour des
raisons pratiques Lrsquohistorien opegravere avec des documents ougrave le caractegravere psychologique est
trop marqueacute pour qursquoil puisse lrsquooublier il nrsquoest donc pas menaceacute de lrsquoillusion biologique
il opegravere sur des documents ougrave les chiffres sont rares ce qui le preacuteserve de lrsquoillusion qursquoon
peut reacuteduire les faits historiques en chiffres il opegravere avec des documents ougrave se
rencontrent pecircle-mecircle des faits de toute nature ce qui le garantit contre lrsquoabstraction
logique Ce qui a eacuteviteacute aux historiens les faux-pas faits dans les eacutetudes sociales directes
crsquoest la situation deacutefavorable de lrsquohistoire la confusion qui lrsquoa empecirccheacutee de srsquoorganiser
avec un appareil scientifique imiteacute des autres sciences en ocirctant aux historiens jusqursquoagrave la
preacutetention de faire de la science
11 La meacutethode historique si peu avanceacutee pourtant peut ainsi rendre quelque service aux
sciences sociales en les empecircchant drsquoadopter une meacutethode qui ne tiendrait pas compte
du caractegravere psychologique des faits sociaux ou de lrsquoimpossibiliteacute de les mesurer ou de la
neacutecessiteacute de ne pas les isoler Cet avertissement peut se formuler en quelques regravegles
pratiques
12 1deg Lrsquohistoire fait voir que tout pheacutenomegravene social doit ecirctre eacutetudieacute par lrsquoobservation jusqursquoagrave
ce qursquoon ait atteint son fond psychologique crsquoest-agrave-dire des intentions et des
repreacutesentations communes agrave un groupe drsquohommes Il faut donc deacuteterminer drsquoabord
quelles sont les intentions et les repreacutesentations des hommes dans les diffeacuterents cas
particuliers qursquoon aura eacutetudieacutes pour servir de types ensuite quelles sont les intentions et
les repreacutesentations communes agrave tous ces cas Ce sont ces traits communs qui serviront agrave
donner la deacutefinition mecircme du fait social apregraves quoi il restera agrave deacuteterminer quels sont les
groupes drsquohommes qui ont ces intentions et ces repreacutesentations Toute eacutetude sociale doit
commencer par ces constatations preacutealables
13 2deg Lrsquohistoire donne lrsquohabitude de voir coexistant dans un mecircme temps des usages sociaux
diffeacuterents des groupes sociaux formeacutes sur des principes diffeacuterents et enchevecirctreacutes les uns
dans les autres des groupes politiques religieux linguistiques eacuteconomiques chacun
opposeacute agrave drsquoautres et cependant formeacutes en partie des mecircmes individus des gens qui
parlent une mecircme langue ou pratiquent une mecircme religion et qui sont soumis agrave des
gouvernements diffeacuterents Elle oblige agrave se rendre compte des groupes et des individus qui
les composent Elle permet de poser cette regravegle applicable agrave la construction des faits
sociaux On doit toujours preacuteciser dans quels groupes sociaux se produit le pheacutenomegravene agrave
eacutetudier et de quels individus se compose chaque groupe Il ne faut donc pas se laisser
prendre agrave lrsquoapparence drsquoorganisme que preacutesentent les socieacuteteacutes humaines et neacutegliger
drsquoexaminer la composition de ces laquo organismes raquo il faut au contraire analyser avec
preacutecision les termes collectifs en se posant une seacuterie de questions Quel groupe eacutetudie-t-
on Par quelle sorte de lien (politique eacuteconomique linguistique) est formeacute ce groupe
Est-il homogegravene ou nrsquoest-il qursquoun agreacutegat heacuteteacuterogegravene de groupes En ce cas de quels
sous-groupes est-il composeacute Dans quelles limites de pays et de temps se sont produits
les faits sociaux qursquoon eacutetudie
68
14 3deg Lrsquohistoire montre qursquoil y a dans une socieacuteteacute beaucoup de faits diffeacuterents crsquoest-agrave-dire
beaucoup de conditions et drsquousages diffeacuterents Elle ne permet pas directement de les
preacutevoir tous de faccedilon agrave dresser le questionnaire qui permettrait de les rechercher ni de
tracer le cadre dans lequel on les groupera Crsquoest au contraire lrsquoobservation du preacutesent qui
seule peut faire connaicirctre les pheacutenomegravenes Mais lrsquohistoire complegravete cette eacutetude directe de
deux faccedilons 1o Elle eacutetudie tous les faits de tout genre dans une socieacuteteacute et cela lrsquoempecircche
drsquooublier lrsquoexistence de certaines cateacutegories de faits ce qui arrive forceacutement aux
speacutecialistes 2deg Elle eacutetudie des socieacuteteacutes varieacutees et cela lrsquoamegravene agrave preacutevoir une plus grande
varieacuteteacute de combinaisons sociales En fait lrsquoideacutee drsquoun questionnaire geacuteneacuteral applicable agrave
toutes les socieacuteteacutes viendra plus naturellement agrave un historien habitueacute agrave une vue geacuteneacuterale
de lrsquohumaniteacute Une fois constitueacute pour les besoins de lrsquohistoire ce proceacutedeacute pourra se
transporter aux sciences sociales ainsi on arrivera agrave dresser le questionnaire universel
ougrave seront preacutevus tous les pheacutenomegravenes sociaux possibles et qui servira de cadre de
groupement agrave tous
15 4deg Lrsquoavantage de ce scheacutema drsquoensemble pourrait nrsquoecirctre pas compris par les speacutecialistes il
leur sera montreacute par lrsquoexpeacuterience des progregraves de lrsquohistoire Un des plus grands progregraves
historiques a eacuteteacute de reconnaicirctre que dans une socieacuteteacute il nrsquoy a pas de faits indeacutependants
que les actes et les usages drsquoun homme ou drsquoun groupe drsquohommes sont lieacutes entre eux
reacuteagissent les uns sur les autres se causent les uns les autres si nous les distinguons ce
nrsquoest que par abstraction Dans la reacutealiteacute il nrsquoy a pas de faits speacuteciaux eacuteconomiques
religieux scientifiques politiques il y a des hommes et des habitudes qui se modifient
constamment les uns les autres Ce lien est appeleacute parfois complexus en allemand
Zusammenhang
16 II ndash Lrsquoeacutetude de ces reacuteactions reacuteciproques est un des objets de recherches de lrsquohistoire Or
les sciences sociales par le fait de leur origine speacuteciale ont une tendance agrave se reacuteduire agrave
des eacutetudes speacutecialiseacutees crsquoest-agrave-dire agrave srsquoenfermer dans lrsquoexamen minutieux drsquoune seule
espegravece drsquoabstraction La marche naturelle de la science est drsquoeacutetudier seacutepareacutement les
pheacutenomegravenes sociaux produits par chaque espegravece drsquoactiviteacute de grouper ceux drsquoune mecircme
espegravece en une cateacutegorie speacuteciale et de rechercher les rapports entre les faits de mecircme
cateacutegorie en eacutecartant systeacutematiquement les faits des autres espegraveces Le linguiste
nrsquoexamine que les faits de langue lrsquoeacuteconomiste que les faits eacuteconomiques Mais chacun de
ces faits reste inintelligible tant qursquoon srsquoenferme dans une eacutetude speacuteciale car ils sont lieacutes
agrave drsquoautres qui en sont la raison drsquoecirctre Agrave quiconque eacutetudie speacutecialement les pheacutenomegravenes
sociaux il est indispensable de rappeler le complexus qui relie entre elles toutes les
activiteacutes humaines
17 Cela est drsquoautant plus neacutecessaire qursquoun fait social nrsquoest pas mecircme un fragment de la
reacutealiteacute comme peut lrsquoecirctre un fait anatomique crsquoest une simple abstraction un acte ou un
eacutetat drsquoun ou de plusieurs individus deacutesigneacute drsquoordinaire par une meacutetaphore qui augmente
les chances drsquoerreur Pour comprendre des faits de ce genre il faut se les repreacutesenter
toujours comme les eacutetats les actes les conditions drsquoindividus vivant en socieacuteteacute et se
repreacutesenter leur place dans lrsquoensemble des faits drsquoune socieacuteteacute Crsquoest lrsquoapplication drsquoun
principe commun agrave toute science On doit isoler les faits pour les constater les rapprocher
pour les comprendre
18 Voici un tableau sommaire des pheacutenomegravenes essentiels de toute socieacuteteacute qui donnera les
cateacutegories geacuteneacuterales de questions agrave preacutevoir
69
19 I ndash Conditions mateacuterielles ndash Elles se divisent en deux sortes
1deg Les corps humains ndash Crsquoest la matiegravere de deux sortes drsquoeacutetudes lrsquoanthropologie eacutetude
geacuteneacuterale des caractegraveres physiques des diffeacuterentes races drsquohommes la deacutemographie eacutetude
de la reacutepartition locale des pheacutenomegravenes corporels ordinaires et de leurs proportions
numeacuteriques
2deg Le milieu mateacuteriel geacuteneacuteral Il se subdivise en milieu naturel objet de la geacuteographie
ndash milieu artificiel reacutesultant de lrsquoameacutenagement fait par les hommes (cultures eacutedifices
voies de transport etc)
20 IIndash Habitudes intellectuelles Les principales sont 1deg la langue et lrsquoeacutecriture 2deg les
beaux-arts diviseacutes eux-mecircmes en plusieurs branches 3deg les arts techniques 4deg la
religion 5deg la morale et la meacutetaphysique 6deg les sciences
21 III ndash Habitudes mateacuterielles non obligatoires
1deg Les coutumes de vie mateacuterielle alimentation vecirctement et parure soins du corps
habitation 2deg les coutumes de vie priveacutee emploi du temps ceacutereacutemonial divertissements
deacuteplacements 3deg les coutumes eacuteconomiques production (agricole miniegravere industrielle)
transports eacutechange appropriation transmissions et contrats
22 IV ndash Institutions sociales
1deg Proprieacuteteacute et succession 2deg famille 3deg eacuteducation 4deg classes sociales
23 V ndash Institutions publiques
1deg Recrutement et organisation du personnel de gouvernement (gouvernement central et
services speacuteciaux) regravegles officielles du gouvernement proceacutedure reacuteelle des opeacuterations de
gouvernement (centrales et speacuteciales) 2deg organisation recrutement regravegles et pratiques
du gouvernement eccleacutesiastique 3deg organisation recrutement regravegles pratiques des
pouvoirs locaux
24 VI ndash Relations entre les groupes sociaux souverains
1deg Organisation du personnel de relations internationales 2deg conventions regravegles usages
communs formant le droit international officiel et reacuteel
NOTES
1 Voir plus haut chap VII III
2 Herbert Spencer lrsquoa essayeacute dans ses Principes de sociologie et Taine a expresseacutement formuleacute cette
meacutethode dans lrsquoIntroduction de lrsquoHistoire de la litteacuterature anglaise Pour les tentatives plus reacutecentes
voir P Barth Die Philosophie der Geschichte als Sociologie 1897
70
Chapitre X
Meacutethode de groupement des faitssuccessifs
I Transformations sociales ndash Transformation et eacutevolution ndash Diffeacuterence entre lrsquoeacutevolution sociale etlrsquoeacutevolution biologiqueII Eacutetude analytique des transformations ndash Opeacuterations successives preacutecautions critiquesIII Comparaison des eacutevolutions ndash Meacutethode statistique ndash Meacutethode psychologique ndash Processushistorique des eacutevolutions changement drsquohabitudes renouvellement des individus ndash Conditionsdrsquoune conclusion scientifique
1 I ndash La derniegravere opeacuteration de la construction historique crsquoest de grouper les pheacutenomegravenes
successifs pour arriver agrave dresser le tableau de lrsquoeacutevolution
2 Qursquoest-ce qursquoune eacutevolution Quelle est la nature de cette relation que nous appelons
eacutevolution La premiegravere notion empirique donneacutee par lrsquoexamen drsquoune seacuterie drsquoeacutetats
successifs crsquoest la notion de changement Dans tous les ordres de pheacutenomegravenes sociaux si
lrsquoon compare soit lrsquoorganisation drsquoensemble drsquoun pays soit un deacutetail de lrsquoorganisation
drsquoun pays agrave deux ou plusieurs moments successifs on constate que les eacutetats ainsi
compareacutes ne sont pas identiques ces diffeacuterences entre les moments ce sont les
changements Mais tout changement nrsquoest pas une eacutevolution Si lrsquoeacutetat de choses a changeacute
du premier au deuxiegraveme moment mais qursquoagrave un troisiegraveme moment il redevienne identique
au premier il nrsquoy a eu qursquoune oscillation Si les mecircmes eacutetats successifs sont tous
diffeacuterents mais que les diffeacuterences successives ne preacutesentent pas de reacutegulariteacute si dans la
seacuterie des eacutetats lrsquoeacutetat ndeg 5 est plus semblable agrave lrsquoeacutetat ndeg 1 que lrsquoeacutetat ndeg 3 il nrsquoy a que des
variations en sens divers il nrsquoy a pas eacutevolution La seacuterie des changements ne devient une
eacutevolution que si elle va dans une direction qui nous paraicirct constante Le mot mecircme est
une meacutetaphore pour indiquer que les eacutetats les plus reacutecents sont de moins en moins
semblables agrave lrsquoeacutetat le plus ancien Lrsquoobjet ou le pheacutenomegravene est compareacute agrave une chaicircne qui
se deacuteroule en srsquoeacuteloignant de son point de deacutepart
3 Lrsquoeacutevolution est un pheacutenomegravene fondamental dans toutes les sciences qui eacutetudient des ecirctres
vivants mais crsquoest en histoire qursquoelle tient la place capitale Lrsquohistoire est avant tout la
science de lrsquoeacutevolution des socieacuteteacutes aussi la pratique de lrsquohistoire a-t-elle obligeacute agrave se poser
plus nettement qursquoen toute autre science la question de lrsquoeacutevolution La science sociale au
contraire risque drsquooublier lrsquoeacutevolution parce qursquoelle se limite agrave des peacuteriodes de temps tregraves
71
courtes ougrave lrsquoeacutevolution est moins sensible Ou bien elle peut ecirctre tenteacutee drsquoemprunter la
notion drsquoeacutevolution agrave la biologie crsquoest une tendance des sociologues drsquoexpliquer les
eacutevolutions sociales en leur appliquant les lois de lrsquoeacutevolution biologique seacutelection lutte
pour lrsquoexistence survie des plus aptes Il suffit de rappeler les travaux de Gumplowicz et
de Patten
4 Lrsquoeacutevolution drsquoune socieacuteteacute ou drsquoun usage est un fait tout diffeacuterent de lrsquoeacutevolution drsquoune
espegravece animale il nrsquoy a de commun entre elles que le fait drsquoune transformation dans un
sens continu Mais quant au processus de la transformation rien a priori nrsquoindique qursquoil soit
semblable dans les deux cas et en fait il est profondeacutement diffeacuterent mecircme quand il
srsquoexprime par des termes identiques tels que heacutereacutediteacute seacutelection parce qursquoil est produit par
des pheacutenomegravenes de nature diffeacuterente En biologie lrsquoeacutevolution est un fait purement
biologique lrsquoheacutereacutediteacute est physiologique les parents transmettent leurs aptitudes
physiologiques agrave leurs descendants par un proceacutedeacute physiologique la seacutelection est
physiologique En matiegravere sociale ce sont des faits mixtes en partie physiologiques en
partie psychologiques lrsquoheacutereacutediteacute crsquoest lrsquoheacuteritage reacutegleacute par des coutumes juridiques la
seacutelection crsquoest le choix fait pour beaucoup de raisons eacutetrangegraveres agrave lrsquoinstinct sexuel Ces
proceacutedeacutes drsquoeacutevolution nrsquoont qursquoune ressemblance meacutetaphorique avec le processus
physiologique ils aboutissent mecircme souvent agrave des reacutesultats inverses
5 II ndash Comment peut-on eacutetudier lrsquoeacutevolution des faits sociaux Ici on retrouve la neacutecessiteacute
commune agrave toute eacutetude scientifique pour constater il faut isoler pour comprendre il
faut rapprocher
6 On devra drsquoabord isoler les eacutevolutions agrave eacutetudier
7 1deg On doit prendre seacutepareacutement les espegraveces de faits sociaux et chercher quelle a eacuteteacute
lrsquoeacutevolution de chacun Ce travail exige une seacuterie drsquoopeacuterations
8 La premiegravere opeacuteration consiste agrave deacuteterminer nettement le fait dont on aura agrave chercher
lrsquoeacutevolution crsquoest forceacutement une abstraction une certaine espegravece drsquoactiviteacute humaine ou
de condition mateacuterielle par exemple le nombre de gens dans une condition donneacutee
(marieacutes ceacutelibataires condamneacutes) ndash ou la proportion entre les cateacutegories ndash ou une
somme drsquoargent ou une quantiteacute drsquoobjets ou drsquoinstruments par exemple le nombre de
kilomegravetres de voie ferreacutee le nombre de machines la somme employeacutee agrave un but (budget
salaire) ndash ou un usage (marcheacute forme de creacutedit) ndash ou une institution (coopeacuterative
syndicat) On doit toujours penser agrave ce caractegravere abstrait pour ne pas oublier la nature du
fait et lrsquoon doit prendre garde de ne pas changer dans le courant de lrsquoeacutetude le nom qursquoon
aura une fois donneacute agrave ce fait
9 La deuxiegraveme opeacuteration crsquoest de deacuteterminer le groupe dans lequel on eacutetudie le pheacutenomegravene
en eacutevolution De quelle espegravece est-il et dans quelles limites est-il fixeacute Il est neacutecessaire
de se tenir en garde contre les cas ougrave le groupe eacutetudieacute au point de deacutepart est remplaceacute par
un autre groupe qui conserve le mecircme nom Dans le cas ougrave le groupe srsquoest conserveacute mais
avec des agrandissements ou des diminutions il faut penser agrave ajouter ou agrave deacutefalquer
Toute eacutetude drsquoeacutevolution sur la France dans la deuxiegraveme moitieacute du XIXe siegravecle doit tenir
compte de lrsquoannexion de la Savoie et de la perte de lrsquoAlsace-Lorraine
10 La troisiegraveme opeacuteration consiste agrave deacuteterminer la dureacutee de temps pendant laquelle on veut
observer lrsquoeacutevolution et les points de repegravere chronologiques Veut-on constater lrsquoeacutetat des
choses seulement agrave chacun des deux bouts de la peacuteriode ou constater les eacutetats
intermeacutediaires Elle implique cette question corollaire Possegravede-t-on les documents
neacutecessaires pour chacun de ces eacutetats
72
11 2deg On compare lrsquoeacutetat du pheacutenomegravene aux diffeacuterents moments et ainsi on obtient
lrsquoeacutevolution agrave lrsquoeacutetat brut on constate la diffeacuterence entre lrsquoeacutetat des choses au
commencement de la peacuteriode et lrsquoeacutetat des choses agrave la fin Mais cette diffeacuterence est
exprimeacutee seulement par des chiffres ou par des descriptions sans explication qui
permette drsquoapercevoir la continuiteacute de lrsquoeacutevolution
12 Il faut ici prendre une preacutecaution critique Les termes employeacutes au commencement et agrave la
fin de la peacuteriode pour reacutesumer le pheacutenomegravene sont-ils reacuteellement comparables entre eux
Ils expriment seulement les pheacutenomegravenes connus non les pheacutenomegravenes reacuteels Pour avoir le
droit de les comparer il faut que la connaissance soit resteacutee agrave peu pregraves la mecircme si elle a
changeacute on comparera sans srsquoen apercevoir des termes diffeacuterents On eacutetudie les chiffres
annuels des suicides ou des crimes agrave deux moments en 1800 et en 1900 mais ce ne sont
que les crimes ou les suicides connus en 1800 et 1900 et la comparaison ne peut donner
que lrsquoeacutevolution des crimes ou des suicides connus Il reste agrave savoir quelle est la relation
avec lrsquoeacutevolution des suicides ou des crimes reacuteels On sait aujourdrsquohui quel eacutecart eacutenorme
seacutepare le chiffre des centenaires preacutetendus et des centenaires reacuteels et que cet eacutecart
diminue fortement agrave mesure que lrsquoeacutetat civil devient plus reacutegulier Si lrsquoon trouve une plus
forte proportion de preacutetendus centenaires il y a cent ans pourra-t-on en conclure que
lrsquoeacutevolution a eacuteteacute la diminution des centenaires Il faut donc toujours srsquoassurer qursquoon
compare des renseignements de mecircme valeur Cette preacutecaution est naturellement
suggeacutereacutee par lrsquohistoire ougrave la diffeacuterence drsquoabondance des renseignements est si grande que
lrsquooubli de cette preacutecaution megravenerait agrave des conclusions trop visiblement absurdes
13 III ndash Apregraves avoir isoleacute les eacutevolutions pour les constater on est obligeacute de les rapprocher
pour les comprendre
14 Le proceacutedeacute normal de comparaison des sciences sociales est la comparaison statistique
on a essayeacute de lrsquoeacuteriger en meacutethode Pour tout pheacutenomegravene exprimable en chiffre
lrsquoeacutevolution peut se repreacutesenter soit par un tableau arithmeacutetique soit par une courbe (qui
en est la traduction geacuteomeacutetrique) Il est naturel de comparer entre elles ces courbes pour
voir si elles preacutesentent quelque rapport constant Si lrsquoon ne trouve aucun rapport on en
conclut que les faits sont le produit de causes indeacutependantes Si les courbes varient
ensemble on conclut que les eacutevolutions sont lieacutees entre elles par quelque lien de cause agrave
effet soit direct soit indirect Mais il est impossible par ce proceacutedeacute de distinguer si le lien
est direct ou indirect crsquoest ce qui arrive quand on compare les courbes de la criminaliteacute
et de lrsquoinstruction ou les variations des prix et le nombre des gregraveves ou le nombre des
mariages et le prix du pain Et mecircme ce nrsquoest pas la seule inspection des chiffres qui a
donneacute lrsquoideacutee de supposer un lien crsquoest une hypothegravese qursquoon a imagineacutee pour des raisons
psychologiques et qursquoon cherche agrave veacuterifier par les chiffres Crsquoest que dans les pheacutenomegravenes
sociaux les conditions mateacuterielles et les produits ou les actes humains sont les seuls faits
qursquoon atteigne par des proceacutedeacutes statistiques Or les actes et les produits ne sont que des
effets de pheacutenomegravenes internes Quant aux conditions elles sont tout au plus des limites
neacutegatives Certaines conditions sont neacutecessaires pour qursquoil se produise un pheacutenomegravene
social (il ne peut pas se creacuteer une ville sans nourriture) mais jamais elles ne sont
suffisantes pour le produire il y faut toujours des hommes
15 Les causes au sens scientifique crsquoest-agrave-dire les conditions deacuteterminantes des faits sociaux
sont toujours des eacutetats inteacuterieurs des motifs or aucun proceacutedeacute statistique nrsquoatteint les
eacutetats inteacuterieurs Voilagrave pourquoi pour expliquer toute eacutevolution sociale il faut remonter agrave
une cause psychologique par conseacutequent faire intervenir une espegravece de pheacutenomegravenes qui
eacutechappe agrave toute meacutethode statistique
73
16 Pour lrsquoexplication derniegravere des eacutevolutions comme des faits eux-mecircmes il faut donc
recourir agrave une meacutethode psychologique qui est celle de lrsquohistoire Lorsqursquoun fait social a
changeacute soit de quantiteacute soit de forme cette eacutevolution a eu pour cause un changement ou
dans les conditions exteacuterieures ou dans lrsquoeacutetat inteacuterieur des hommes Il faut donc se
demander Qursquoy a-t-il de changeacute ou dans les motifs des actes ou dans les conditions
exteacuterieures de ces motifs Et pour se poser les questions avec preacutecision il faut dresser
un questionnaire des changements possibles
17 Ainsi pour comprendre la place drsquoun pheacutenomegravene social dans la dureacutee drsquoune socieacuteteacute on
revient au proceacutedeacute employeacute pour comprendre sa place dans lrsquoensemble des pheacutenomegravenes de
la socieacuteteacute
18 Pour reacutepondre aux questions il suffira de reprendre le questionnaire eacutetabli pour lrsquoeacutetude
des pheacutenomegravenes simultaneacutes et de passer en revue toutes les grandes cateacutegories de
changements de la race du milieu des habitudes intellectuelles mateacuterielles
eacuteconomiques des institutions sociales politiques etc qui peuvent ecirctre causes drsquoune
transformation On aura vite fait de distinguer lrsquoespegravece de changement qui aura pu agir
sur lrsquoeacutevolution particuliegravere qursquoon eacutetudie
19 Il faut ici se tenir en garde contre la tendance naturelle agrave se repreacutesenter chaque espegravece de
pheacutenomegravene social isoleacute par lrsquoabstraction comme un ecirctre reacuteel qui eacutevoluerait par une force
propre agrave la faccedilon drsquoun organisme On a parleacute de la laquo vie des mots raquo de laquo lrsquoeacutevolution des
genres litteacuteraires raquo de la vie des croyances ou des regravegles de droit ou des institutions Crsquoest
une meacutetaphore dangereuse Un mot un genre artistique une croyance une institution ne
sont que des abstractions Une abstraction nrsquoeacutevolue pas au sens reacuteel il nrsquoy a que des ecirctres
qui eacutevoluent Crsquoest un grand danger en histoire de se laisser aller agrave faire la biographie
drsquoecirctres imaginaires tels que lrsquoEacuteglise la royauteacute la Bourse la speacuteculation On peut
employer ces mots abstraits pour abreacuteger mais quand on travaille agrave comprendre les
reacutealiteacutes il faut avoir toujours soin drsquoeacutecarter ces fantocircmes et de remonter dans la
recherche des causes jusqursquoau moment ougrave on atteint des hommes
20 La recherche conduite au moyen du questionnaire nous amegravene agrave deacutecouvrir les
changements de motifs qui ont produit lrsquoeacutevolution Ils nous apparaissent drsquoabord
confuseacutement comme les motifs drsquoun groupe drsquohommes On aperccediloit en gros par exemple
chez un peuple chreacutetien que la crainte de lrsquoenfer a diminueacute ce qui explique
lrsquoaccroissement des suicides
21 Mais ces motifs collectifs ne sont intelligibles que comme une somme de motifs
individuels Et on se trouve ainsi rameneacute agrave se repreacutesenter des individus agrave se les imaginer
tels qursquoils eacutetaient au commencement de lrsquoeacutevolution puis tels qursquoils ont eacuteteacute agrave la fin et agrave se
demander ce qursquoil y a eu de changeacute en eux ou autour drsquoeux qui ait pu produire le
changement constateacute par lrsquoeacutetude analytique de lrsquoeacutevolution
22 Le changement social peut se produire de deux faccedilons qursquoil est neacutecessaire de savoir
distinguer 1deg Ou bien les hommes changent reacuteellement en un point quelconque leur
faccedilon drsquoagir ou leurs regravegles drsquoaction ndash soit volontairement parce que leurs ideacutees sur ce
point ont changeacute ndash soit par la contrainte des conditions mateacuterielles ndash soit par la pression
de leur gouvernement ou de lrsquoopinion de gens dont ils deacutependent 2deg Ou bien les hommes
qui agissaient drsquoune certaine faccedilon au deacutebut de la peacuteriode sont morts et ils ont eacuteteacute
remplaceacutes par drsquoautres hommes (soit leurs descendants soit des eacutetrangers) qui
procegravedent autrement qursquoeux parce qursquoils ont drsquoautres motifs ou drsquoautres habitudes
74
23 Lrsquohumaniteacute se renouvelle par un changement continuel des geacuteneacuterations crsquoest le
pheacutenomegravene fondamental de lrsquohistoire et crsquoest probablement la cause capitale de
lrsquoeacutevolution sociale Ainsi se produisent les eacutevolutions dans les corps constitueacutes (clergeacute
corporations corps de fonctionnaires) le corps conserve un mecircme nom mais tous les
membres sont renouveleacutes Cette continuiteacute du nom donne lrsquoillusion si lrsquoon nrsquoy prend
garde drsquoune eacutevolution organique du corps De mecircme pour le corps social dans son
ensemble lrsquoeacutevolution doit ecirctre expliqueacutee en tenant compte du renouvellement des
geacuteneacuterations Ce pheacutenomegravene fondamental srsquoimpose agrave lrsquoattention de lrsquohistorien agrave moins
qursquoil ne soit tregraves irreacutefleacutechi mais il peut fort bien eacutechapper agrave lrsquohomme des sciences
sociales qui eacutetudie des eacutevolutions beaucoup plus courtes ougrave le renouvellement des
geacuteneacuterations est moins apparent
24 Lrsquoexplication des eacutevolutions par des changements psychologiques a sur les proceacutedeacutes
statistiques lrsquoavantage drsquoecirctre intelligible mais elle reste une hypothegravese Elle permet de
trouver la cause probable du changement social elle ne peut pas prouver qursquoil nrsquoy en ait
pas eu drsquoautre cause Pour arriver agrave une deacutemonstration scientifique il faudrait appliquer
un proceacutedeacute dont on nrsquoa fait que tregraves rarement un usage meacutethodique en histoire et qursquoon
nrsquoa pas eu occasion drsquoappliquer rigoureusement en science sociale la comparaison de
plusieurs eacutevolutions
25 Il ne suffirait pas de comparer lrsquoeacutevolution drsquoun seul pheacutenomegravene speacutecial dans plusieurs
groupes sociaux indeacutependants crsquoest ce qursquoon a essayeacute de faire dans la linguistique
compareacutee la mythologie compareacutee le droit compareacute on compare lrsquoeacutevolution drsquoun mythe
ou drsquoune regravegle de droit chez les Grecs les Romains les Germains Cette comparaison
drsquoabstractions ne fait pas connaicirctre les causes des transformations elle ne sert qursquoagrave en
deacutefinir plus nettement les caractegraveres Crsquoest sur lrsquoensemble des socieacuteteacutes qursquoil faudrait
opeacuterer en comparant les eacutevolutions de plusieurs ensembles On verrait alors quels sont
les pheacutenomegravenes qui manquent ensemble dans plusieurs eacutevolutions et ceux qui srsquoy
trouvent ensemble ceux qui ne se trouvent jamais ensemble et ceux qui tantocirct
srsquoaccompagnent tantocirct se seacuteparent Agrave deacutefaut de lrsquoexpeacuterimentation qui seule permet
drsquoisoler reacuteellement les pheacutenomegravenes la comparaison des ensembles est le seul proceacutedeacute
pour constater quels pheacutenomegravenes sont geacuteneacuteralement lieacutes ensemble et lesquels sont
indeacutependants Mais cette opeacuteration ne peut se faire ni par une meacutethode purement sociale
sur une seule socieacuteteacute observeacutee pendant une courte dureacutee de temps ni par une meacutethode
purement historique sur des socieacuteteacutes observeacutees sans preacutecision Elle ne sera possible que
lorsqursquoon arrivera agrave combiner les meacutethodes des sciences sociales avec la meacutethode
historique Alors seulement pourra ecirctre constitueacutee la science des socieacuteteacutes humaines et de
leurs transformations
75
Deuxiegraveme partie La meacutethodehistorique et lrsquohistoire sociale
76
Chapitre XI
Les diffeacuterentes espegraveces drsquohistoire
I Formation de lrsquohistoire ndash Lrsquohistoire dans lrsquoAntiquiteacute au Moyen Acircge agrave la Renaissance ndash Leshistoires speacuteciales et lrsquohistoire geacuteneacuterale ndash Naissance des histoires speacuteciales histoire universellehistoire geacuteneacuteraleII Rapports entre lrsquohistoire et les sciences sociales ndash Les sciences sociales en tant que sciencesdocumentaires emploient la critique historique ndash Neacutecessiteacute de lrsquoeacutetude du passeacute en science socialendash Divisions de lrsquohistoire sociale
1 I ndash Lrsquohistoire est une creacuteation des Grecs mais leur mot ἱστορία (teacutemoignage) est vague et
ne correspond pas agrave ce que Thucydide et Polybe ont fait de lrsquohistoire Crsquoest
essentiellement le reacutecit des faits humains qui paraissent assez inteacuteressants pour ecirctre
raconteacutes notion vague qui laisse une varieacuteteacute extrecircme dans le choix des faits soit pour
lrsquoeacutetendue du terrain soit pour lrsquoespegravece des faits eux-mecircmes Lrsquoeacutetendue du terrain agrave
observer srsquoest vite agrandie depuis le petit monde des citeacutes grecques jusqursquoagrave la
conception drsquoune histoire srsquoeacutetendant sur tout le champ connaissable de lrsquohumaniteacute deacutejagrave
avec Polybe apparaicirct lrsquohistoire universelle lrsquohistoire du monde civiliseacute connu Cette
conception universaliste de lrsquohistoire srsquoest transmise par les eacutecrivains eccleacutesiastiques du
IVe siegravecle (saint Jeacuterocircme saint Augustin) aux chroniqueurs des siegravecles barbares combineacutee
avec une division tireacutee des Apocalypses la succession des grandes monarchies elle se
perpeacutetue agrave travers tout le Moyen Acircge jusqursquoau Discours sur lrsquohistoire universelle de Bossuet
2 Quant agrave lrsquoespegravece de faits qui doivent faire la matiegravere de lrsquohistoire les anciens ont oscilleacute
entre deux meacutethodes
3 1deg Choisir systeacutematiquement les faits qursquoil peut ecirctre utile de connaicirctre pour la pratique
crsquoest la conception de Thucydide formuleacutee par Polybe Lrsquohistorien recueille ce qui peut
servir drsquoenseignement aux hommes drsquoEacutetat et de guerre On aboutit agrave lrsquohistoire militaire et
diplomatique qui a conserveacute jusqursquoagrave nos jours une place preacutepondeacuterante dans le travail
historique
4 2deg Prendre sans choix les faits conserveacutes par la tradition eacutecrite ou orale crsquoest le systegraveme
des Annales drsquoorigine grecque mais devenu classique chez les Romains Lrsquohistorien
reproduit tout y compris les prodiges les accidents les inondations (il en reste des traces
dans Tite-Live et dans les Annales de Tacite)
77
5 Puis viennent les preacuteoccupations litteacuteraires lrsquohistorien cherche les occasions de discours
(comme Tite-Live) ou de remarques morales et psychologiques (comme Tacite) Lrsquohistoire
devient alors un reacutecit composite ougrave la leccedilon de choses pratique est combineacutee avec une
œuvre drsquoart oratoire Crsquoest dans cette forme qursquoelle a eacuteteacute imiteacutee au Moyen Acircge par
quelques chroniqueurs (en latin puis en langue vulgaire) et qursquoelle a eacuteteacute restaureacutee par les
historiens de la Renaissance et leurs successeurs Jusqursquoau XVIIIe siegravecle on ne voit pas de
progregraves dans la conception de lrsquohistoire aucun des historiens du XVIIe siegravecle nrsquoa une
supeacuterioriteacute scientifique sur les historiens de lrsquoAntiquiteacute
6 La transformation de lrsquohistoire en eacutetude scientifique est venue drsquoun autre cocircteacute Avec la
naissance de lrsquoeacuterudition srsquoeacutetait introduit lrsquousage drsquoeacutetudier les textes antiques et de les
commenter en deacutecrivant les faits de toute nature qui y sont rapporteacutes (ce qursquoon appelait
en Allemagne les realia) On srsquoeacutetait mis aussi agrave reacuteunir des documents et des faits sur les
habitudes les institutions la langue lrsquoeacutecriture du Moyen Acircge Ainsi se sont formeacutes les
traiteacutes speacuteciaux et les reacutepertoires (par exemple le Glossaire de Du Cange) quelques-uns
avaient un caractegravere pratique juridique ou theacuteologique De ce mouvement confus et tregraves
long ndash il commence mecircme avant le XVIe siegravecle pour le droit romain ndash se sont enfin
deacutegageacutes des systegravemes meacutethodiques drsquoeacutetudes On les a deacutesigneacutes longtemps par un nom
geacuteneacuteral vague (antiquiteacutes archeacuteologie)
7 Peu agrave peu surtout dans les Universiteacutes allemandes on a commenceacute agrave eacutetudier les faits par
une meacutethode historique et agrave les grouper en ordre chronologique Alors ont eacuteteacute
constitueacutees les histoires speacuteciales de lrsquoeacutecriture de la langue de lrsquoEacuteglise de la religion du
droit des litteacuteratures de lrsquoarchitecture de la sculpture des institutions des mœurs etc
Chacune de ces histoires speacuteciales reste une partie inteacutegrante de lrsquohistoire totale mais
elle devient une branche autonome constitueacutee avec son personnel de travailleurs
speacuteciaux et ses traditions speacuteciales Comme les historiens avaient gardeacute lrsquohabitude de
srsquooccuper agrave peine des faits de cette espegravece crsquoest en dehors drsquoeux que se sont creacuteeacutees ces
histoires speacuteciales Elles ont pris lrsquoallure de sciences indeacutependantes Agrave cause de lrsquoeacutenorme
quantiteacute des faits speacuteciaux il est devenu pratiquement impossible de les eacutetudier de front
avec lrsquohistoire non speacutecialiseacutee et il a fallu seacuteparer chacune drsquoelles en tranches
chronologiques et geacuteographiques suivant les peuples et les peacuteriodes chaque branche
drsquohistoire speacuteciale a eacuteteacute diviseacutee en sections On a eu ainsi des histoires de la religion du
droit de la litteacuterature ndash drsquoEacutegypte drsquoAssyrie des Grecs des Romains de France
drsquoAngleterre ndash du Moyen Acircge modernes contemporaines
8 Agrave mesure que ces branches se sont seacutepareacutees le terrain de lrsquohistoire non speacutecialiseacutee srsquoest
reacutetreacuteci Les espegraveces de faits auxquels la vieille conception drsquoun enseignement pratique
preacuteparatoire agrave la vie publique donnait la plus large place dans lrsquohistoire sont elles aussi
devenues la matiegravere drsquohistoires speacuteciales (histoire diplomatique histoire militaire
histoire constitutionnelle) Elles ont conserveacute ce caractegravere ou du moins ces preacutetentions
pratiques et continuent agrave ecirctre enseigneacutees comme preacuteparation technique aux professions
drsquoofficier de diplomate drsquohomme politique
9 Alors la conception de lrsquohistoire proprement dite non speacutecialiseacutee a traverseacute une crise
Lrsquohistoire universelle au sens exact crsquoest-agrave-dire srsquoeacutetendant agrave tous les peuples dans tous les
temps neacutee degraves lrsquoAntiquiteacute srsquoeacutetait eacutelargie au XVIIIe siegravecle par la connaissance de pays
inconnus autrefois Inde Chine Japon et Ameacuterique Crsquoest la conception de Voltaire dans
son Essai sur les mœurs elle srsquoest transmise agrave Schlosser et par lui agrave lrsquoeacutecole de Heidelberg
la derniegravere Weltgeschichte celle de Weber est sortie de cette eacutecole Mais lrsquohistoire
78
universelle devenue trop vaste a eacuteteacute abandonneacutee dans la seconde moitieacute du XIXe siegravecle
au moins pour un temps1 On en est mecircme venu en Allemagne agrave la tourner en ridicule agrave la
deacuteclarer anti-scientifique reposant sur lrsquoideacutee fausse drsquoune humaniteacute conccedilue comme un
corps On a adopteacute un terme plus restreint Allgemeine Geschichte terme tregraves vague qui
deacutesigne surtout lrsquohistoire des peuples entreacutes dans la civilisation occidentale (les peuples
meacutediterraneacuteens et atlantiques agrave lrsquoexclusion de lrsquoExtrecircme-Orient Ce terme a eacuteteacute transcrit
en franccedilais (histoire geacuteneacuterale) avec le mecircme sens vague
10 Une seacuterie drsquohistoires speacuteciales (histoires des mœurs des arts des religions des
institutions etc) si complegravete qursquoelle soit ne suffirait pas agrave faire connaicirctre lrsquoeacutevolution des
socieacuteteacutes ni lrsquohistoire du monde parce qursquoelle ne donnerait qursquoune description
drsquoabstractions successives Entre tous ces pheacutenomegravenes speacuteciaux crsquoest-agrave-dire abstraits il y
a eu un lien concret ils ont eacuteteacute les pheacutenomegravenes qui se sont produits dans les mecircmes
hommes ou qui ont eacuteteacute produits par eux Et ces hommes ont eu en commun certaines
aventures (migrations guerre reacutevolutions deacutecouvertes) qui sont la cause commune des
eacutevolutions speacuteciales dans diverses espegraveces de pheacutenomegravenes Si on eacutetudiait abstraitement
par exemple lrsquohistoire de chaque branche drsquoactiviteacute humaine (institutions arts
croyances) en Gaule jusqursquoau VIIe siegravecle on verrait les institutions et les arts changer
brusquement au Ier siegravecle avant Jeacutesus-Christ puis au Ve siegravecle apregraves sans aucune raison
inteacuterieure on aurait une eacutevolution inintelligible par elle-mecircme Toutes ces histoires
speacuteciales ne deviennent intelligibles que par lrsquohistoire non speacuteciale qui nous apprend la
conquecircte romaine et lrsquoinvasion des barbares Lrsquohistoire geacuteneacuterale crsquoest en reacutealiteacute lrsquohistoire
commune Voilagrave pourquoi lors mecircme que toutes les branches speacuteciales seraient
constitueacutees il resterait toujours un reacutesidu indispensable agrave la connaissance du passeacute ce
serait lrsquohistoire geacuteneacuterale lrsquohistoire commune Son caractegravere crsquoest drsquoecirctre une description
de la reacutealiteacute concregravete de raconter les actes ou les aventures de lrsquoensemble des hommes
qui ont formeacute la socieacuteteacute crsquoest ainsi qursquoelle forme le lien entre les histoires speacuteciales ndash En
fait ces eacuteveacutenements communs qui relient et dominent les activiteacutes speacuteciales sont surtout
ceux qui atteignent la masse de la population et modifient son eacutetat geacuteneacuteral les transferts
de population par colonisation invasion transplantation la creacuteation de centres de
population la creacuteation ou la transformation de systegravemes geacuteneacuteraux de groupement entre
les hommes (Eacutetat Eacuteglise) De lagrave vient lrsquoimportance de lrsquohistoire politique ainsi srsquoexplique
qursquoelle forme la partie la plus consideacuterable de lrsquohistoire geacuteneacuterale
11 II ndash Quel rapport les sciences sociales ont-elles avec lrsquohistoire Elles ont besoin comme
toute science drsquoabord de constater des faits puis de les grouper
12 Jrsquoai indiqueacute plus haut (Introduction laquo Meacutethode historique raquo et laquo Neacutecessiteacute de la meacutethode
historique dans les sciences sociales raquo) la part de la meacutethode historique dans la
deacutetermination des faits qui forment la matiegravere de ces sciences Ces faits sont obtenus par
trois proceacutedeacutes
1deg Par lrsquoobservation directe des faits actuels
2deg Par lrsquoeacutetude de documents relatifs agrave des faits actuels que pour des raisons pratiques on
nrsquoa pas le temps ou le moyen drsquoobserver
3deg Par lrsquoeacutetude de documents relatifs agrave des faits passeacutes qursquoil est devenu impossible
drsquoobserver
13 Tant que la science sociale emploie seulement lrsquoobservation elle nrsquoa rien agrave demander agrave la
meacutethode historique Mais ce proceacutedeacute est presque toujours insuffisant pour reacuteunir la
masse de faits neacutecessaires agrave une eacutetude sociale Il faut alors recourir au document mecircme
79
pour la connaissance des faits actuels et le document ne peut ecirctre eacutetudieacute que par la
meacutethode historique
14 La diffeacuterence entre la meacutethode historique et la meacutethode scientifique drsquoobservation directe
tient uniquement agrave la diffeacuterence de valeur entre un document et un procegraves-verbal
drsquoobservation Le procegraves-verbal est une observation bien faite crsquoest-agrave-dire faite suivant
une meacutethode rigoureuse drsquoobservation et de reacutedaction le document est un procegraves-verbal
mal fait crsquoest-agrave-dire sans meacutethode Le procegraves-verbal peut ecirctre utiliseacute sans autre opeacuteration
de meacutethode puisque lrsquoopeacuteration a deacutejagrave eacuteteacute faite par lrsquoauteur le document ne peut ecirctre
employeacute qursquoapregraves un examen destineacute agrave suppleacuteer au deacutefaut de meacutethode du reacutedacteur cet
examen crsquoest la critique La critique est indispensable agrave toutes les sciences historiques
parce qursquoelles sont toutes des sciences documentaires
15 Les sciences sociales dans la mesure ougrave elles emploient des renseignements eacutecrits reacutedigeacutes
sans appliquer une meacutethode rigoureuse sont aussi des sciences documentaires elles ont
donc besoin de lrsquoopeacuteration preacutealable de la critique elles appliquent la meacutethode
historique On peut il est vrai concevoir un eacutetat de la science ougrave toutes les observations
et les statistiques sociales auraient eacuteteacute faites suivant une meacutethode correcte et uniforme
comme le sont les opeacuterations des sciences constitueacutees (chimie biologie) alors on nrsquoaurait
plus besoin de documents on ne travaillerait plus que sur des procegraves-verbaux
scientifiques la meacutethode historique deviendrait inutile Mais cet eacutetat est loin drsquoecirctre
reacutealiseacute et tant qursquoil ne le sera pas tant qursquoil restera des documents il faudra les traiter
par la meacutethode historique
16 Une fois les faits recueillis la deuxiegraveme seacuterie drsquoopeacuterations de la science consiste agrave les
grouper On pourrait concevoir un groupement fait uniquement en rapprochant les faits
observeacutes dans le preacutesent sans faire intervenir aucune connaissance historique Mais il est
tregraves probable qursquoen fait la connaissance du preacutesent ne suffit pas pour construire une
science des pheacutenomegravenes sociaux mecircme actuels On peut eacutetudier les pheacutenomegravenes
physiques ou chimiques exclusivement dans le preacutesent parce qursquoil srsquoagit de constater des
relations qui ont eacuteteacute les mecircmes de tout temps Mais deacutejagrave les pheacutenomegravenes biologiques ne
sont plus entiegraverement intelligibles tant qursquoon ne fait pas intervenir lrsquoeacutevolution crsquoest-agrave-
dire le passeacute Et les socieacuteteacutes humaines ne sont pas intelligibles du tout si lrsquoon ne remonte agrave
quelques anneacutees au moins en arriegravere car tous les pheacutenomegravenes sociaux sont ou des
conditions ou des habitudes ou des conventions pour les comprendre il faut remonter au
moins agrave la formation de lrsquohabitude de la condition de la convention En outre il faut
pouvoir comparer les formes varieacutees que preacutesentent les pheacutenomegravenes dans diffeacuterentes
socieacuteteacutes il y a donc une part drsquohistoire dans toute science sociale
17 En fait les eacutetudes de pheacutenomegravenes sociaux sont drsquoordinaire accompagneacutees drsquoune eacutetude
historique sous forme de preacuteambule Les reacutepertoires de sciences sociales tels que le
Handwoumlrterbuch der Staatswissenschaften contiennent des articles drsquohistoire qui exposent
lrsquoeacutevolution des principaux usages eacuteconomiques parfois mecircme depuis lrsquoAntiquiteacute
18 Lrsquohistoire au sens vulgaire crsquoest-agrave-dire lrsquoeacutetude des faits passeacutes tient ainsi une place
incontesteacutee dans les sciences sociales Cette histoire ne peut eacutevidemment ecirctre faite que
par la meacutethode historique Crsquoest lrsquoapplication de la meacutethode historique agrave lrsquohistoire sociale
qui est le sujet de la seconde partie du preacutesent ouvrage Jrsquoy eacutetudie les difficulteacutes speacuteciales
agrave cette espegravece drsquohistoire je cherche comment elle pourra arriver agrave se constituer avec
quelles preacutecautions speacuteciales avec quelles lacunes jrsquoessaie enfin de trouver les rapports
entre cette histoire et les autres branches drsquohistoire afin de voir comment lrsquoeacutevolution des
80
faits sociaux (au sens eacutetroit) agit sur lrsquoeacutevolution des autres faits historiques crsquoest-agrave-dire
humains et inversement
19 Lrsquohistoire sociale au sens eacutetroit dont il sera ici question nrsquoest qursquoune partie de lrsquohistoire
des socieacuteteacutes Jrsquoai donneacute plus haut un tableau drsquoensemble des principales espegraveces de
pheacutenomegravenes humains je donne ici un tableau sommaire des branches de lrsquohistoire2
20 I CONDITIONS MATEacuteRIELLES ndash Anthropologie Deacutemographie ndash Eacutetude du milieu naturel et artificiel
geacuteographie physique et eacuteconomique
21 II HABITUDES INTELLECTUELLES ndash Langue Arts Sciences Philosophie et morale Doctrines
eacuteconomiques Religion croyances et pratiques
22 III COUTUMES MATEacuteRIELLES ndash Vie priveacutee
23 IV COUTUMES EacuteCONOMIQUES ndash Production agricole Transports et industries Commerce
Reacutepartition des objets
24 V INSTITUTIONS SOCIALES ndash Famille Organisation de la proprieacuteteacute de famille et des successions
Eacuteducation et instruction Classes sociales
25 VI INSTITUTIONS PUBLIQUES ndash Institutions politiques eccleacutesiastiques internationales
26 Lrsquohistoire sociale comprend toute la quatriegraveme cateacutegorie (coutumes eacuteconomiques) des
fragments de la premiegravere cateacutegorie (deacutemographie) et de la deuxiegraveme (doctrines
eacuteconomiques) Elle se lie seulement par des actions reacuteciproques agrave la troisiegraveme agrave la
cinquiegraveme et agrave la sixiegraveme
NOTES
1 Agrave la fin du XIXe siegravecle apparaicirct une laquo Weltgeschichte raquo reacutedigeacutee en collaboration sous la
direction de Helmolt (en cours de publication) mais elle repose sur une ideacutee nouvelle
geacuteographique non historique
2 Voir chap IX Tableau des pheacutenomegravenes sociaux essentiels Voir aussi Langlois et Seignobos
Introduction aux eacutetudes historiques
81
Chapitre XII
Eacutetat de lrsquohistoire sociale
I Comparaison de lrsquoeacutetat des diffeacuterentes histoires ndash Monographies ndash Manuels speacuteciaux et geacuteneacuterauxndash Eacutetat arrieacutereacute de lrsquohistoire socialeII Raisons de cette infeacuterioriteacute provenant de la nature des faits ndash Caractegravere exteacuterieur des faitscaractegravere subjectif des documents faciliteacute plus grande drsquoatteindre la partie subjective des faitsndash Histoire des doctrinesIII Raisons de lrsquoinfeacuterioriteacute provenant de lrsquoespegravece des documents ndash Documents reacutedigeacutes documentsconserveacutes documents publieacutes ndash Preacutefeacuterence donneacutee aux documents narratifs litteacuteraires eacuteducatifspratiques
1 I ndash Lrsquohistoire des faits sociaux au sens restreint crsquoest-agrave-dire des faits eacuteconomiques et
deacutemographiques est moins avanceacutee que toutes les autres branches de lrsquohistoire Le fait ne
peut guegravere ecirctre contesteacute Il suffit de comparer lrsquoeacutetat de lrsquohistoire sociale et des autres
histoires sous les formes diverses que prend le travail historique monographies histoires
partielles manuels geacuteneacuteraux partout on arrive au mecircme reacutesultat le travail est moins
avanceacute en matiegravere drsquohistoire sociale
2 Pour les monographies la deacutemonstration ne pourrait se faire que par un releveacute
bibliographique Mais il suffit de parcourir les bibliographies nationales Waitz pour
lrsquoAllemagne Monod pour la France Gross pour lrsquoAngleterre Pirenne pour la Belgique
Channing et Hart pour les Eacutetats-Unis on sera frappeacute du petit nombre des eacutetudes
importantes en matiegravere sociale encore la plupart sont-elles tregraves reacutecentes
3 La forme normale agrave laquelle aboutit le travail historique quand on commence agrave posseacuteder
assez de reacutesultats de monographies pour formuler des conclusions drsquoensemble crsquoest
lrsquohistoire partielle drsquoune peacuteriode drsquoun pays drsquoune espegravece de faits ndash par exemple lrsquohistoire
de la litteacuterature ou des institutions drsquoun pays dans une peacuteriode Or si lrsquoon passe en revue
les espegraveces de pheacutenomegravenes qui sont les objets de lrsquohistoire on voit que toutes les
branches speacuteciales sont constitueacutees (sauf les cas ougrave les documents font absolument
deacutefaut) quelques-unes mecircme depuis le milieu du XIXe siegravecle On a fait lrsquohistoire des races
humaines (lrsquoanthropologie) la description geacuteographique du monde (milieu naturel et
milieu artificiel) lrsquohistoire des langues (crsquoest une des plus avanceacutees) lrsquohistoire des arts
des litteacuteratures des sciences de la philosophie des religions lrsquohistoire de lrsquoalimentation
du costume de lrsquoarchitecture du mobilier des usages lrsquohistoire des institutions priveacutees
(histoire du droit) lrsquohistoire des institutions politiques eccleacutesiastiques internationales
82
On lrsquoa faite pour tous les pays et tous les temps pour lrsquoEacutegypte la Gregravece les Romains les
peuples europeacuteens les Eacutetats-Unis pour lrsquoAntiquiteacute le Moyen Acircge les peacuteriodes modernes
Il ne reste presque plus de champ inexploreacute il y a des histoires mal faites qui seront agrave
refaire mais il ne reste plus guegravere de lacunes ndash (sauf dans une branche lrsquohistoire de la
morale reacuteelle crsquoest-agrave-dire lrsquoeacutetude de la conduite reacuteelle des hommes parce que la question
ne pourra ecirctre poseacutee nettement tant qursquoon ne connaicirctra pas lrsquoensemble des actes et des
habitudes y compris la vie eacuteconomique) ndash Quant agrave lrsquohistoire geacuteneacuterale qui domine toutes
les histoires speacuteciales elle est faite pour tous les pays europeacuteens et pour tout le cours des
temps depuis lrsquoAntiquiteacute
4 Lrsquohistoire des faits sociaux est beaucoup moins avanceacutee La deacutemographie reacutetrospective est
agrave peine eacutebaucheacutee et pleine de conjectures Lrsquohistoire statistique des pheacutenomegravenes les plus
simples lrsquohistoire des prix a eacuteteacute esquisseacutee en Angleterre par Tooke puis par Thorold
Rogers qui a eu en France un imitateur malheureux mais ce ne sont guegravere que des essais
sans meacutethode et sans critique
5 Lrsquohistoire des faits eacuteconomiques nrsquoa eacuteteacute commenceacutee que longtemps apregraves toutes les autres
et est resteacutee beaucoup moins avanceacutee Il nrsquoy a pas encore drsquohistoire de lrsquoagriculture dans
chaque pays Lrsquohistoire de lrsquoagriculture en Allemagne est reacutecente celle drsquoInama-Sternegg
est loin drsquoecirctre acheveacutee et bien que fort supeacuterieure aux essais anteacuterieurs elle est bien loin
drsquoaboutir agrave des conclusions incontestables ndash Lrsquoindustrie en est encore agrave des monographies
(sauf pour lrsquoAngleterre le livre de Cunningham dont la peacuteriode moderne seule a une
valeur historique) ndash Lrsquoeacutetude des transports est encore meacutelangeacutee agrave celle du commerce
lrsquohistoire du commerce et du creacutedit elle-mecircme est encore tregraves incomplegravete Il nrsquoexiste
aucune histoire drsquoensemble depuis le vieil essai de Scherer qui date de 1855 Goldschmidt
nrsquoa eacutetudieacute que lrsquohistoire du droit commercial Toute cette branche nrsquoest guegravere repreacutesenteacutee
que par des monographies sur des institutions speacuteciales chemins de fer Bourse traiteacutes
de commerce etc
6 Parmi les institutions priveacutees qui sont la matiegravere de lrsquohistoire du droit les mieux connues
sont la proprieacuteteacute fonciegravere la famille le reacutegime des successions la partie la moins
avanceacutee est justement celle qui touche aux sciences sociales lrsquoorganisation des classes Le
reacutegime fiscal qui est le mieux connu des pheacutenomegravenes eacuteconomiques est une portion des
institutions politiques
7 Ainsi les autres branches drsquohistoire sont deacutejagrave arriveacutees agrave la forme drsquohistoires partielles qui
en se juxtaposant forment un tableau presque complet lrsquohistoire sociale en est presque
partout encore agrave la peacuteriode des monographies1
8 Une autre marque de lrsquoeacutetat arrieacutereacute de ces branches drsquohistoire crsquoest la place qursquoelles
tiennent dans les manuels drsquoensemble Il en existe trois formes
9 1deg Les manuels drsquohistoire geacuteneacuterale (ou histoire universelle) eacutetudient les pheacutenomegravenes
geacuteneacuteraux communs et expliquent lrsquoeacutevolution des pheacutenomegravenes speacuteciaux on y deacutecrit
surtout les faits politiques et les transferts de populations Il est probable que les
pheacutenomegravenes eacuteconomiques ont aussi une action geacuteneacuterale sur lrsquoeacutevolution des socieacuteteacutes ils
devraient donc former une partie consideacuterable de lrsquohistoire geacuteneacuterale et pourtant agrave peine
sont-ils mentionneacutes dans les histoires geacuteneacuterales Grote Curtius Busolt Meyer Duruy et
les histoires de la collection de Gotha et de lrsquoAllgemeine Geschichte de Oncken on leur a
conceacutedeacute quelques chapitres exclusivement relatifs agrave la France dans lrsquoHistoire geacuteneacuterale de
Lavisse et Rambaud
83
10 2deg Les manuels speacuteciaux drsquoune branche de lrsquohistoire existent deacutejagrave pour certaines branches
histoire des religions de la theacuteologie des sciences du droit priveacute de la litteacuterature du
droit public Il nrsquoexiste pas de manuel parallegravele pour lrsquohistoire des pheacutenomegravenes
eacuteconomiques Ce qui en tient lieu le Handwoumlrterbuch der Staatswissenschaften est le produit
drsquoun effort vigoureux de collaboration mais on peut y voir par la bibliographie mecircme
des articles historiques que ces eacutetudes sont encore agrave lrsquoeacutetat de monographies On nrsquoa pas
trouveacute de cadre pour organiser ces monographies on les a preacutesenteacutees sous forme
drsquoarticles isoleacutes rassembleacutes seulement en un reacutepertoire alphabeacutetique
11 3deg Les manuels geacuteneacuteraux drsquoune peacuteriode de lrsquohistoire qui sont la forme la plus acheveacutee de
concentration du travail historique existent deacutejagrave pour lrsquoAntiquiteacute ce sont les
Alterthuumlmer le travail le plus complet paraicirct depuis une vingtaine drsquoanneacutees en eacuteditions
successives sous le nom de Iwan Muumlller Ils commencent pour le Moyen Acircge avec les
Grundriss de Paul et de Groumlber donneacutes en annexe agrave lrsquohistoire des litteacuteratures germaniques
et romanes Il suffit de regarder la place que tiennent dans ces manuels les faits
eacuteconomiques en proportion des autres branches Dans la collection de Iwan Muumlller en 9
volumes (quelques-uns eacutenormes) ces faits forment une petite partie drsquoune section des
Privatalterthuumlmer Ils occupent encore moins de place dans les Grundriss Eacutevidemment
lrsquoeacutetude du passeacute nrsquoa pas peacuteneacutetreacute profondeacutement dans lrsquohistoire sociale
12 On peut constater une disproportion analogue dans les bibliographies peacuteriodiques Il
suffit de se reporter agrave Langlois Manuel de Bibliographie historique 2e eacuted 1901 ou agrave la
Zeitschrift fuumlr Literatur und Geschichte der Staatswissenschaft qui se publie depuis 1893
13 Cette infeacuterioriteacute tient en partie agrave la formation tardive de lrsquohistoire sociale Ce nrsquoest pas
avant la seconde moitieacute du XIXe siegravecle qursquoil srsquoest formeacute un groupe de speacutecialistes de
lrsquohistoire eacuteconomique et depuis que cette branche est repreacutesenteacutee comme les autres par
des professeurs speacuteciaux les progregraves surtout en Allemagne sont devenus rapides Mais
ce retard provient aussi de difficulteacutes speacuteciales agrave cette histoire difficulteacutes drsquoespegraveces
diffeacuterentes qui tiennent les unes agrave la nature des faits sociaux drsquoautres agrave la nature des
documents de lrsquohistoire sociale drsquoautres au degreacute de connaissance neacutecessaire en ces
matiegraveres drsquoautres enfin agrave la forme que prend lrsquoeacutevolution des faits sociaux
14 II ndash La nature des faits de lrsquohistoire sociale les rend plus difficiles agrave atteindre que la
plupart des faits qui sont la matiegravere des autres branches drsquohistoire Sauf les doctrines
eacuteconomiques ils ont tous ce caractegravere drsquoecirctre des faits exteacuterieurs agrave celui qui les deacutecrit
Tous les faits atteints par la statistique (deacutemographie) sont des faits mateacuteriels Tous les
faits eacuteconomiques sont des actes et des usages mateacuteriels modes de culture technique des
industries organisation du travail transports mecircme le commerce et les opeacuterations de
vente de speacuteculation de creacutedit La partie subjective de toutes ces opeacuterations se reacuteduit agrave
des repreacutesentations et des motifs mais il faut toujours connaicirctre le reacutesultat les actes
exteacuterieurs Lrsquohistoire sociale est donc essentiellement lrsquohistoire de faits mateacuteriels visibles
qui ont une conseacutequence mateacuterielle
15 Il semble drsquoabord que ce soit pour cette histoire une garantie de plus grande certitude
elle eacutetudie des faits reacuteels non des imaginations subjectives elle sera donc plus reacuteelle plus
certaine Crsquoest lrsquoillusion drsquoAuguste Comte qui lrsquoa conduit agrave prendre la sociologie pour une
science positive opposeacutee agrave la psychologie fantaisie subjective et qui lrsquoa ameneacute agrave passer
directement de la physiologie (objective) agrave la sociologie (objective) en sautant par-dessus
la psychologie Elle srsquoexplique par la meacutethode de travail drsquoAuguste Comte qui jamais
84
nrsquoavait opeacutereacute sur un document historique et ignorait le caractegravere forceacutement subjectif des
documents et des faits sociaux
16 Il existe il est vrai des monuments mateacuteriels du passeacute des objets anciens conserveacutes
qursquoon peut eacutetudier objectivement Ce sont des deacutebris reacuteels drsquoossements ou de cuisine ou
drsquoinstruments avec lesquels on fait la paleacuteontologie et lrsquoanthropologie preacutehistorique
ndash ou des monuments au sens vulgaire qui fournissent la matiegravere de lrsquohistoire de
lrsquoarchitecture ou des objets de tout genre bijoux armes eacutetoffes meubles œuvres drsquoart
statues tableaux outils instruments Mais ces objets nrsquoont de rocircle en sciences sociales
que pour lrsquohistoire de la technique En pratique on ne fait guegravere lrsquohistoire sociale qursquoavec
des documents figureacutes ou eacutecrits qui ont pour caractegravere fondamental drsquoecirctre subjectifs
(voir partie 1 chap I I) que ce soit un document figureacute (dessin repreacutesentation) ou un
eacutecrit le proceacutedeacute de transcription seul diffegravere dans les deux cas ce sont les
interpreacutetations qursquoun auteur a donneacutees de choses exteacuterieures le document ne donne que
le reacutesultat du travail drsquoesprit de lrsquoauteur crsquoest-agrave-dire drsquoune opeacuteration subjective
17 Ce caractegravere forceacutement subjectif de tous les documents nrsquoa pas seulement des
conseacutequences capitales pour la meacutethode il explique pourquoi la certitude est plus
difficile agrave atteindre en histoire sociale Ce qursquoon atteint drsquoabord dans un document ce
sont les conceptions de lrsquoauteur les images qui forment le mobilier de son esprit Crsquoest
seulement par raisonnement agrave partir de ces conceptions qursquoon arrive agrave conclure aux
reacutealiteacutes exteacuterieures que lrsquoauteur a connues en tout cas on nrsquoy arrive qursquoindirectement
par un deacutetour et ougrave lrsquoon a grandrsquochance de se tromper car ce raisonnement repose
toujours sur des bases chanceuses (voir chap VIII I )
18 La connaissance historique la moins sujette agrave erreur crsquoest celle qursquoon atteint le plus
directement et crsquoest preacuteciseacutement la connaissance des conceptions non des faits Elle est la
seule qursquoon puisse eacutetablir par un seul document Il suffit drsquoun seul texte pour prouver
lrsquoexistence drsquoun mot drsquoune forme verbale drsquoune doctrine drsquoune forme artistique drsquoune
proposition philosophique ou scientifique drsquoune regravegle de droit Si lrsquoauteur introduit une
de ces conceptions dans son document crsquoest que cette conception existait dans son
esprit ce seul exemple prouve lrsquoexistence de la conception Donc les histoires les plus
faciles agrave eacutetablir parce qursquoelles demandent le moins de comparaison de documents les
histoires les plus certaines parce qursquoelles supposent le moins de raisonnement ce sont les
histoires de faits subjectifs Voilagrave pourquoi les branches drsquohistoire les plus vite
constitueacutees ont eacuteteacute les histoires des langues des litteacuteratures des religions des arts de la
philosophie du droit Au contraire lrsquohistoire des faits exteacuterieurs oblige toujours agrave des
discussions sur la valeur des documents agrave une critique de la sinceacuteriteacute et de lrsquoexactitude de
lrsquoauteur comme un mensonge ou une erreur est toujours possible elle ne permet jamais
de conclure drsquoapregraves un document unique elle exige un travail de comparaison elle est la
plus longue agrave constituer et la plus contestable
19 Les faits exteacuterieurs ne sont pas tous eacutegalement difficiles agrave eacutetablir Il est drsquoautant plus
facile de les atteindre qursquoils contiennent une part plus grande de conception par
conseacutequent de faits subjectifs connus directement Or une bonne part de lrsquohistoire
exteacuterieure des faits politiques est dans ce cas Lrsquoeacutetude des regravegles officielles (qui forme
presque toute lrsquohistoire des institutions) est de mecircme nature que lrsquoeacutetude du droit elle se
contente drsquoatteindre des formules politiques lois regraveglements arrecircts qui sont des
conventions Les actes reacuteels se dissimulent sous les deacuteclarations officielles comme la
pratique reacuteelle du droit se cache sous les formes juridiques surtout pour les eacutepoques
anciennes nous connaissons beaucoup plutocirct les conceptions et les regravegles que les actes
85
politiques Que se passait-il reacuteellement agrave lrsquoAgora au Forum dans le Seacutenat romain Nous
ne le savons guegravere nous connaissons tout au plus ce qui eacutetait censeacute srsquoy passer Et nous ne
sommes pas mieux instruits pour les cours de justice feacuteodale En ces matiegraveres nous
nrsquoatteignons guegravere que des formes il est vrai que la connaissance des formes a deacutejagrave une
valeur Il reste cependant des actes reacuteels qursquoil est neacutecessaire de connaicirctre pour
comprendre lrsquohistoire geacuteneacuterale ce sont les invasions guerres eacutemeutes perseacutecutions qui
changent les conditions reacuteelles de la vie Mais ces actes sont par leur nature mecircme plus
frappants pour lrsquoimagination ils laissent beaucoup plus de traces subjectives dans lrsquoesprit
des auteurs et par suite dans les documents que les faits continus et monotones de la vie
eacuteconomique Ainsi par suite de la nature objective des faits sociaux lrsquohistoire en est plus
difficile agrave constituer avec certitude
20 La conseacutequence crsquoest que dans toutes les sciences sociales la seule partie qui puisse ecirctre
rapidement et sucircrement constitueacutee crsquoest la partie subjective lrsquohistoire des doctrines
eacuteconomiques ou sociales qui nrsquoest guegravere qursquoun fragment de lrsquohistoire des sciences ou de
la philosophie Voilagrave pourquoi les professeurs de science sociale srsquoy sont plus volontiers
renfermeacutes Quand un enseignement social srsquoest creacuteeacute il a commenceacute drsquoordinaire par
prendre pour sujet lrsquoeacutetude des doctrines sociales plutocirct que lrsquohistoire des pheacutenomegravenes
sociaux Cette preacutefeacuterence est conforme agrave la marche normale de la connaissance dans
toutes les eacutetudes qui opegraverent par la meacutethode historique Mais crsquoest aussi une preacutesomption
qursquoune branche drsquohistoire est peu avanceacutee quand ceux qui la professent font porter leurs
recherches et leur enseignement sur les doctrines plus que sur les faits exteacuterieurs
21 III ndash Une seconde difficulteacute de lrsquohistoire sociale tient agrave la nature des documents
historiques et aussi agrave la nature des publications de documents ndash qui pratiquement
importe presque autant car un document manuscrit nrsquoest guegravere utilisable lrsquohistoire ne
se fait pas avec des manuscrits
22 Le caractegravere geacuteneacuteral habituel des documents est drsquoecirctre reacutedigeacutes pour drsquoautres raisons que
des raisons scientifiques Crsquoest mecircme le caractegravere propre du document que lrsquoauteur ait eu
un autre but que drsquoobserver et de deacutecrire exactement la reacutealiteacute Or parmi les faits
humains les faits sociaux sont ceux qursquoon a le moins de motifs non scientifiques de
regarder et de rapporter Pour quels motifs reacutedige-t-on un document
23 Les documents narratifs sont eacutecrits pour conserver la meacutemoire des faits meacutemorables crsquoest-
agrave-dire des faits qui frappent lrsquoimagination ou des faits auxquels la vaniteacute est inteacuteresseacutee
Les premiers documents narratifs sont des inscriptions de victoires en Eacutegypte en
Assyrie en Perse puis viennent les histoires de peuples ou de princes remplies des actes
des rois et des chefs des guerres des reacutevolutions Les seuls faits eacuteconomiques frappants
sont les famines De lagrave le petit nombre de renseignements eacuteconomiques donneacutes par les
histoires et mecircme plus tard par les laquo papiers nouvelles raquo gazettes et journaux jusqursquoau
temps ougrave srsquoy introduisent les annonces commerciales
24 Les documents litteacuteraires sont faits pour plaire au public on lui donne ce qursquoil aime de la
poeacutesie de lrsquoeacuteloquence du comique du romanesque On nrsquoa aucune raison drsquoy mentionner
les faits sociaux le public vit plongeacute au milieu de ces faits il les voit trop souvent pour
avoir aucun deacutesir de les entendre deacutecrire aussi les œuvres litteacuteraires ne donnent-elles
presque pas de renseignements agrave lrsquohistoire sociale
25 Les documents eacuteducatifs sont destineacutes agrave communiquer une doctrine une croyance une
connaissance une regravegle ou des rites Dans cette classe rentrent tous les ouvrages religieux
ou philosophiques ou moraux tous les manuels et traiteacutes drsquoun art ou drsquoune science
86
(grammaire rheacutetorique meacutedecine) tous les livres de science les formulaires de droit On
nrsquoa pas de raison drsquoy deacutecrire des faits sociaux sauf par allusion dans le cas ougrave un usage
eacuteconomique a des conseacutequences et alors on nrsquoy met guegravere que des mentions eacuteparses et
obscures
26 Les documents pratiques sont destineacutes agrave retrouver un fait ou agrave le prouver ce sont les
actes officiels priveacutes et publics recueils de lois registres comptes recensements
statistiques rapports enquecirctes Crsquoest dans cette cateacutegorie que se trouvent les
renseignements les plus consideacuterables pour lrsquohistoire sociale Mais drsquoabord ils sont tregraves
incomplets les faits nrsquoy sont pas deacutecrits meacutethodiquement pour donner une connaissance
drsquoensemble ils ne sont que rappeleacutes dans la mesure ougrave on a cru en avoir besoin pour un
but pratique speacutecial ils laissent donc de grandes lacunes qui peuvent faire commettre
drsquoeacutenormes erreurs (par exemple en matiegravere drsquoimpocircts) En outre lrsquointeacuterecirct qursquoon porte agrave
ces documents est souvent limiteacute agrave la geacuteneacuteration qui srsquoen sert il ne dure guegravere plus
longtemps sauf pour les preuves financiegraveres le sort naturel des documents pratiques est
donc de se perdre en fait il srsquoen est peu conserveacute jusqursquoau moment ougrave on a creacuteeacute des
archives publiques chargeacutees de conserver sans distinction tous les papiers Enfin ce sont
des documents encombrants tregraves longs et sans valeur litteacuteraire on nrsquoa pour les publier
que des raisons scientifiques et lrsquoon publie de preacutefeacuterence ceux qui fournissent des
renseignements politiques
27 Toutes ces raisons expliquent pourquoi lrsquohistoire sociale dispose drsquoun nombre si
insuffisant de documents La masse des documents relatifs agrave la peacuteriode antique est
presque entiegraverement eacutetrangegravere agrave lrsquohistoire sociale Depuis lrsquoAntiquiteacute jusqursquoau XIe siegravecle
on ne sait presque rien on nrsquoa pas un seul recensement sucircr (pas mecircme le census purement
politique des citoyens romains) La vie eacuteconomique reste donc obscure Il nrsquoest mecircme pas
besoin de remonter jusqursquoagrave Boeckh Que de conjectures hasardeacutees mecircme dans les travaux
les plus reacutecents dans Beloch dans Mommsen Que de lacunes incomparablement plus
que dans aucun autre recueil de faits On connaicirct en gros lrsquoorganisation politique des
citeacutes antiques Que sait-on de leur organisation eacuteconomique
28 De mecircme la publication des documents conserveacutes est moins avanceacutee pour lrsquohistoire
sociale que pour toute autre On a preacutefeacutereacute naturellement publier ou les documents qui
inteacuteressaient le public le plus large ou ceux que recommandait leur rareteacute leur antiquiteacute
et leur petit volume On a donc publieacute drsquoabord toutes les œuvres litteacuteraires puis toutes les
œuvres historiques mecircme les chroniques ou les annales les plus segraveches on a publieacute les
traiteacutes drsquoart ou de science les œuvres de doctrines on a reproduit les monuments
artistiques ou drsquoart industriel les speacutecimens des vieilles eacutecritures Les preacuteoccupations des
eacutediteurs de documents ont eacuteteacute parallegraveles agrave celles des reacutedacteurs ils ont chercheacute agrave
atteindre le public Or les documents eacuteconomiques actuels inteacuteressent peu le public les
documents reacutetrospectifs encore moins et pour les publier il faut un gros effort car ils
forment une lourde masse On srsquoexplique ainsi tregraves bien qursquoil ait fallu attendre beaucoup
plus longtemps pour trouver les moyens de publier les documents eacuteconomiques Il a fallu
pouvoir se passer du public et ne faire appel qursquoagrave des fonds drsquoorigine scientifique
Lrsquoentreprise est toute reacutecente on le verra en comparant dans la bibliographie de Waitz
Quellenkunde der deutschen Geschichte eacutedit de 1894 les publications eacuteconomiques de
documents avec les recueils des autres branches drsquohistoire Encore lrsquoAllemagne est-elle
plus avanceacutee que les autres pays parce qursquoelle a maintenant des professeurs speacutecialistes
drsquohistoire eacuteconomique En France le caractegravere dogmatique pris par lrsquoeacuteconomie politique a
probablement empecirccheacute drsquoentreprendre le deacutepouillement meacutethodique des documents En
87
Angleterre il a eacuteteacute fait quelques essais individuels et il semble qursquoaux Eacutetats-Unis on
commence agrave organiser ce travail neacutecessaire de publication mais le mouvement en est
encore agrave ses deacutebuts
NOTES
1 Beloch a essayeacute de leur faire une part plus large dans son Histoire grecque mais ses theacuteories
restent le plus souvent conjecturales faute de documents
88
Chapitre XIII
La construction des faits sociaux
I Neacutecessiteacute de la construction ndash Faits simultaneacutes et faits successifsII Proceacutedeacute de construction des faits simultaneacutes ndash Questionnaire diffeacuterence entre le questionnairehistorique et le questionnaire drsquoenquecircteIII Cadres de lrsquohistoire sociale ndash Sections geacuteographiques ndash Questions agrave poser ndash Tableau despheacutenomegravenes
1 Un autre groupe de difficulteacutes tient non plus agrave la matiegravere de la science sociale crsquoest-agrave-
dire aux faits isoleacutes qursquoil srsquoagit de constater mais agrave la construction qursquoon veut eacutedifier avec
ces faits crsquoest-agrave-dire agrave la nature mecircme de la science Lrsquoexamen de ces difficulteacutes speacuteciales
fournira un enseignement pratique sur les preacutecautions agrave prendre et sur les lacunes
ineacutevitables de la science sociale par conseacutequent sur ses limites et sur les terrains qursquoon
fera mieux drsquoeacuteviter Ces difficulteacutes viennent de deux causes 1deg de lrsquoeacutetendue neacutecessaire
des faits agrave connaicirctre en science sociale 2deg du caractegravere speacutecial de lrsquoeacutevolution en matiegravere
de faits sociaux
2 I ndash La premiegravere difficulteacute tient agrave lrsquoeacutetendue qursquoon est obligeacute de donner agrave la construction
historique en matiegravere sociale Il faut drsquoabord srsquoexpliquer sur le sens preacutecis de ce mot
construction que jrsquoai eacuteteacute obligeacute de creacuteer pour deacutesigner le dernier acte du travail historique
Quand on a eacutetudieacute des documents par la meacutethode historique en leur appliquant les
proceacutedeacutes de lrsquoanalyse et de la critique on arrive agrave la fin de toutes ces opeacuterations agrave
deacuteterminer seulement des produits drsquoanalyse crsquoest-agrave-dire des faits historiques isoleacutes par
exemple Il a existeacute une bourse du commerce agrave Anvers au XVIe siegravecle
3 Il est eacutevident qursquoon ne peut laisser les faits tels qursquoils sortent du travail analytique agrave lrsquoeacutetat
de fragments agrave moins de se contenter drsquoun reacutepertoire par ordre alphabeacutetique Degraves qursquoon
veut essayer de les comprendre il faut les coordonner
4 Pour faire une science il faut reacuteunir tous ces faits isoleacutes en un ensemble la construction Le
principe eacuteleacutementaire1 crsquoest de reacuteunir les faits par deux systegravemes de combinaison les faits
simultaneacutes pour obtenir un tableau des choses agrave un moment donneacute les faits successifs
pour atteindre les transformations et lrsquoeacutevolution La construction historique deacutefinitive
comporte donc toujours deux groupes drsquoopeacuterations 1deg pour dresser le tableau des faits agrave
un moment donneacute description drsquoeacutetat 2deg pour eacutetablir la seacuterie des changements successifs
dans le temps deacutetermination drsquoeacutevolution Cette meacutethode srsquoapplique agrave tous les faits
89
historiques agrave toutes les histoires des usages de tous genre costume habitation
ceacutereacutemonial arts lettres religion sciences institutions politiques elle srsquoapplique agrave toute
lrsquohistoire sociale histoire de la vie eacuteconomique deacutemographie et statistique
reacutetrospectives histoire des doctrines sociales
5 II ndash Pour grouper les faits il faut trouver un cadre de classement crsquoest une neacutecessiteacute
ineacutevitable de toutes les sciences descriptives On a vu plus haut (chap VIII III) que dans
les sciences documentaires on est reacuteduit agrave le creacuteer par un travail drsquoimagination et que ce
cadre imagineacute prendra forceacutement le caractegravere drsquoun questionnaire Crsquoest une neacutecessiteacute que
les historiens nrsquoaiment pas agrave srsquoavouer Dans les sciences sociales les travailleurs ne se font
pas scrupule drsquoen parler ouvertement La pratique des enquecirctes les a familiariseacutes avec
cette ideacutee qursquoon ne peut faire une enquecircte par eacutecrit sans questionnaire Or toute eacutetude
historique faite pour arriver agrave dresser le tableau soit drsquoune organisation soit drsquoun
ensemble drsquousages est une enquecircte reacutetrospective elle comporte forceacutement un
questionnaire
6 Il y a donc une ressemblance essentielle entre le questionnaire qui sert agrave diriger le travail
drsquoune enquecircte sur un pheacutenomegravene social contemporain et le questionnaire historique
dresseacute pour lrsquoeacutetude drsquoun pheacutenomegravene social passeacute Dans les deux cas le travailleur
deacutetermine drsquoavance lrsquoespegravece de faits qursquoil cherchera agrave rassembler et lrsquoordre dans lequel il
les rangera Or il ne peut dresser cette liste de questions et tracer ce cadre drsquoarrangement
qursquoen partant de la connaissance qursquoil a deacutejagrave de pheacutenomegravenes analogues agrave ceux qui vont
faire le sujet de lrsquoenquecircte Pour dresser un questionnaire on se repreacutesente un ensemble
analogue agrave celui qursquoon veut eacutetudier et on lrsquoanalyse mentalement de faccedilon agrave deacutegager un agrave
un les deacutetails sur lesquels devra porter lrsquoenquecircte Il faut donc avoir la connaissance drsquoun
ensemble du mecircme genre Celui qui nrsquoaurait aucune connaissance drsquoun syndicat ne
pourrait pas dresser un questionnaire pour une eacutetude de syndicat Il en est exactement de
mecircme pour un historien il ne pourrait dresser le cadre pour grouper des faits drsquoune
espegravece dont il nrsquoaurait aucune ideacutee
7 Mais il y a des diffeacuterences entre un questionnaire historique et un questionnaire pour
lrsquoeacutetude de faits actuels Pour une eacutetude actuelle le questionnaire peut nrsquoecirctre qursquoun guide
provisoire en faisant lrsquoenquecircte on se trouvera placeacute directement en preacutesence de
lrsquoensemble complet des faits on sera ameneacute naturellement agrave apercevoir les lacunes les
faits qursquoon avait oublieacutes de preacutevoir agrave voir ceux qursquoon avait mal interpreacuteteacutes ou mal
classeacutes la vue directe de lrsquoensemble rectifiera constamment les oublis ou les ideacutees
preacuteconccedilues le tableau traceacute apregraves lrsquoenquecircte pourra ecirctre beaucoup plus complet et moins
arbitraire que le questionnaire Mais le questionnaire historique nrsquoa pas cette ressource
de lrsquoobservation posteacuterieure Il est vrai qursquoon pourra trouver dans les documents la
mention de faits auxquels on nrsquoavait pas penseacute ou lrsquoindication de rapports qursquoon avait mal
interpreacuteteacutes aussi un historien meacutethodique doit-il toujours ecirctre precirct agrave compleacuteter ou agrave
rectifier son questionnaire Mais les documents ne peuvent jamais fournir que des
fragments ils ne donnent pas une vue drsquoensemble ils ne sont intelligibles qursquointerpreacuteteacutes
au moyen drsquoune ideacutee geacuteneacuterale de la socieacuteteacute ougrave les faits se sont produits ideacutee forceacutement
subjective donc ils restent toujours subordonneacutes agrave lrsquoideacutee que lrsquohistorien se fait des
socieacuteteacutes en geacuteneacuteral Voilagrave pourquoi un tableau historique est beaucoup plus subjectif que
le tableau reacutesultant drsquoune enquecircte directe sur le preacutesent Cette subjectiviteacute inheacuterente agrave
tout travail historique tient agrave ce que les menus fragments livreacutes agrave lrsquohistorien par lrsquoeacutetude
des documents ne peuvent jamais ecirctre recolleacutes ensemble qursquoau moyen drsquoun ciment fourni
par lrsquoimagination
90
8 En outre lrsquoenquecircte directe peut arriver agrave reacuteunir tous les faits drsquoune nature donneacutee dans
un rayon donneacute agrave un moment donneacute ndash ou du moins tous les faits assez importants pour
valoir la peine drsquoecirctre connus ndash ceux que lrsquoenquecircteur neacutegligera de recueillir ce sera
volontairement parce qursquoil les jugera inutiles pour lrsquointelligence de lrsquoensemble Dans le
travail historique au contraire les faits recueillis deacutependront des documents agrave la
disposition de lrsquohistorien il faudra qursquoils aient eacuteteacute non seulement observeacutes et deacutecrits par
un contemporain mais transmis par des documents qui se soient conserveacutes et dont
lrsquohistorien aura connaissance Des faits indispensables pourront lui eacutechapper soit parce
qursquoils nrsquoauront pas eacuteteacute noteacutes soit parce que les documents se seront perdus ou mecircme
seulement parce qursquoils lui seront resteacutes inconnus Crsquoest ainsi le hasard qui deacutecidera des
lacunes pour les eacutepoques eacuteloigneacutees elles seront toujours eacutenormes le sort naturel des
documents surtout en matiegravere eacuteconomique eacutetant de se perdre au bout de quelques
siegravecles Lrsquoenquecircte actuelle sera comme un plan drsquoarchitecte ougrave sera traceacute lrsquoensemble de la
construction le tableau historique restera une esquisse avec des lacunes marqueacutees par
des lignes conjecturales Encore les conditions de construction drsquoun eacutedifice mateacuteriel sont-
elles si simples et si uniformes qursquoon peut restituer avec une quasi-certitude les lignes
disparues tandis que les ensembles sociaux sont soumis agrave des lois si compliqueacutees que la
restitution des faits non connus directement reste toujours une conjecture douteuse
9 III ndash Le cadre de lrsquohistoire eacuteconomique est donneacute par la nature mecircme des faits
eacuteconomiques Ils consistent dans les rapports entre les hommes et les objets mateacuteriels en
tant que ces objets sont rechercheacutes pour satisfaire un besoin La limite nrsquoest pas toujours
facile agrave tracer mecircme si lrsquoon prend lrsquoexpression laquo pheacutenomegravenes eacuteconomiques raquo au sens
habituel dans lrsquoeacuteconomie politique europeacuteenne ndash crsquoest-agrave-dire en eacutecartant les
pheacutenomegravenes de consommation et les faits geacuteneacuteraux de deacutemographie et en se restreignant
aux pheacutenomegravenes drsquoappropriation de creacuteation et de distribution des objets Mecircme dans
ces limites aucun classement geacuteneacuteral des pheacutenomegravenes ne srsquoimpose sans discussion en
fait les cadres adopteacutes pour les exposer varient dans les diffeacuterents ouvrages historiques
Je me borne donc agrave proposer le classement qui me paraicirct le plus conforme agrave lrsquoobservation
des pheacutenomegravenes actuels
10 Drsquoabord il est impossible de reacuteunir en un tableau unique les faits du monde entier agrave un
moment donneacute Un sectionnement mateacuteriel srsquoimpose comme une neacutecessiteacute pratique Le
principe pour faire la section doit ecirctre tireacute des conditions les plus geacuteneacuterales de celles qui
srsquoimposent agrave tous les faits Pour les faits eacuteconomiques crsquoest la division naturelle de la
terre drsquoougrave sont tireacutes les mateacuteriaux et sur laquelle se font les eacutechanges crsquoest-agrave-dire la
division geacuteographique On sera donc ameneacute agrave choisir un compartiment de la terre dans
lequel on eacutetudiera les faits eacuteconomiques on fera le tableau eacuteconomique drsquoun mecircme pays
soit une reacutegion (Provence Sicile Irlande) soit un Eacutetat (France Allemagne Angleterre)
La reacuteunion de ces tableaux seacutepareacutes pourra donner ensuite un tableau geacuteneacuteral drsquoune
portion du monde mais il vaut mieux que ce tableau drsquoensemble ne soit que le
groupement de travaux anteacuterieurs faits chacun dans une subdivision geacuteographique Dans
un mecircme pays les pheacutenomegravenes eacuteconomiques de diffeacuterentes espegraveces sont lieacutes entre eux
par des reacuteactions mutuelles lrsquoorganisation de la culture agit sur lrsquoindustrie le commerce
agit sur la culture le reacutegime de proprieacuteteacute agit sur le commerce etc Il vaut donc mieux
construire drsquoabord un tableau geacuteneacuteral de tous les pheacutenomegravenes lieacutes entre eux dans un pays
donneacute et rapprocher ensuite ces ensembles que drsquoeacutetudier une seule espegravece de
pheacutenomegravenes deacutetacheacutee de lrsquoensemble dans tous les pays du monde2 La division
91
fondamentale se fera par pays les subdivisions seules se feront par espegraveces de
pheacutenomegravenes
11 La division en espegraveces doit reposer sur le but et la nature des arts par lesquels sont creacuteeacutes
et distribueacutes les objets ndash La division geacuteneacuterale est 1deg production subdiviseacutee en
production directe des mateacuteriaux transformation des mateacuteriaux (industrie) 2deg transfert
subdiviseacute en transport mateacuteriel eacutechange leacutegal (commerce) 3deg reacutepartition subdiviseacutee en
appropriation jouissance transmission
12 Dans ce cadre geacuteneacuteral se placent agrave propos de chaque espegravece de faits les questions
speacuteciales agrave poser quand on fait lrsquoenquecircte reacutetrospective sur lrsquoeacutetat eacuteconomique drsquoun pays agrave
un moment donneacute Quels sont les systegravemes suivis par les habitants Par qui sont-ils
pratiqueacutes Comment sont-ils distribueacutes entre les diffeacuterentes parties du pays Ce qui
implique une description de lrsquousage une description du personnel speacutecial une carte de
distribution de lrsquousage
13 Voici le deacutetail
14 1er groupe Production
15 1deg Production directe crsquoest-agrave-dire des objets bruts quatre proceacutedeacutes 1deg chasse et pecircche
2deg eacutelevage 3deg culture 4deg extraction des mateacuteriaux bruts (bois carriegraveres mines) qui
forme transition avec lrsquoindustrie Pour chacune des quatre on fera des subdivisions
suivant lrsquoespegravece drsquoanimal ou drsquoobjet Lrsquoenquecircte devra porter seacutepareacutement sur chaque
forme de production et poser trois questions 1deg objets produits et proceacutedeacutes de travail
2deg personnes qui font les opeacuterations comment elles se partagent les opeacuterations comment
elles sont organiseacutees (coordonneacutees ou subordonneacutees) 3deg reacutepartition de ces personnes sur
le sol (centres de production quantiteacutes produites par chacun)
16 2deg Industrie crsquoest-agrave-dire transformation des mateacuteriaux Le nombre des industries est tregraves
grand ce qui les rend difficiles agrave classer le classement drsquoapregraves la nature des mateacuteriaux
est irrationnel le moins arbitraire est le classement drsquoapregraves le but car le but drsquoordinaire
conditionne les proceacutedeacutes On divisera donc en alimentation vecirctement bacirctiment
ameublement outils et armes objets de luxe vie intellectuelle dans chacune les
subdivisions sont nombreuses Forceacutement chaque industrie formera un terrain drsquoenquecircte
speacutecial ougrave lrsquoon retrouvera les mecircmes questions 1deg mateacuteriaux employeacutes et proceacutedeacutes
(technique) 2deg personnel employeacute crsquoest-agrave-dire division et organisation du travail
rapports entre les travailleurs drsquoun mecircme meacutetier rapports avec ceux des autres meacutetiers
et surtout avec les directeurs du commerce 3deg distribution geacuteographique des
travailleurs centres pour chaque espegravece de travail nombre des travailleurs et quantiteacute
des produits
17 2e groupe Transfert
18 1deg Transports transition entre lrsquoindustrie et le commerce ndash II nrsquoy a guegravere agrave distinguer que
deux classes transport par mer transport inteacuterieur mais la deuxiegraveme se subdivise en
voies fluviales voies ferreacutees routes Pour chaque classe se posent les trois questions
1deg proceacutedeacutes de transport voie et mode de traction et drsquoemballage (il faut ici distinguer les
transports drsquoobjets et de personnes) 2deg personnel des transports (mecircmes questions que
pour lrsquoindustrie) 3deg distribution geacuteographique des voies et des centres de transport
quantiteacute des objets transporteacutes
19 2deg Commerce eacutechange des droits Il faut distinguer entre le commerce direct qui se fait par
un eacutechange drsquoobjets mateacuteriels et les commerces symboliques creacutedit et speacuteculation Pour
92
chaque branche reviennent les questions 1deg matiegravere du commerce et proceacutedeacutes de
commerce 2deg personnel des commerccedilants division du travail et organisation rapports
entre les groupes 3deg distribution geacuteographique des centres de commerce et de creacutedit
Quantiteacute des opeacuterations
20 3e groupe Reacutepartition
21 Il nrsquoy a pas lieu agrave subdiviser Il suffit de se poser les questions
22 1deg Appropriation qui comporte les questions suivantes 1deg reacutegime de la proprieacuteteacute sur
quels objets elle porte 2deg personnel des proprieacutetaires organisation en classe rapports
entre groupes 3deg distribution geacuteographique des proprieacutetaires
23 2deg Jouissance des objets 1deg systegravemes de jouissance possession preacutecaire partage des
avantages entre le possesseur et le proprieacutetaire leacutegal 2deg personnel des gens en
possession organisation en classe 3deg distribution des possessions preacutecaires
24 3deg Transmission des droits 1deg proceacutedeacutes de transmission entre vifs par contrat apregraves
deacutecegraves 2deg quantiteacute des transmissions
25 Apregraves avoir fait une enquecircte sur ces usages et cette distribution des pheacutenomegravenes on
aurait un tableau drsquoensemble de lrsquoorganisation eacuteconomique drsquoun pays agrave une eacutepoque
donneacutee Quand le travail serait fait pour tous les pays agrave un mecircme moment on aurait une
seacuterie de tableaux eacuteconomiques On pourrait alors en comparant les organisations
diffeacuterentes constater les traits communs et voir si lrsquoon peut dresser un tableau
eacuteconomique universel de cette eacutepoque
NOTES
1 Derniegravere page du chap VIII
2 Deacutejagrave la pratique de la statistique a ameneacute Meitzen agrave penser qursquoil vaut mieux eacutetudier tous les
faits dans un domaine eacutetroit qursquoune seule espegravece de faits dans un domaine large
93
Chapitre XIV
Difficulteacutes speacuteciales de lrsquohistoire sociale
I Neacutecessiteacute de deacuteterminer la quantiteacute des faits ndash Connaissance qualitative en histoire ndash Neacutecessiteacutede la deacutetermination de quantiteacute en matiegravere socialeII Moyens de deacuteterminer la quantiteacute ndash Mesure ndash Deacutenombrement ndash Eacutevaluation ndash Eacutechantillonnagendash GeacuteneacuteralisationIII Conseacutequences pratiques ndash Preacutecautions speacuteciales ndash Limites de la construction
1 I ndash Le tableau des faits eacuteconomiques a besoin pour se construire de plus de connaissances
auxiliaires et drsquoune plus grande preacutecision de connaissances que la plupart des autres
eacutetudes historiques
2 Il suppose drsquoabord la connaissance du terrain geacuteographique qui sert de support aux
hommes et aux objets Crsquoest une condition commune agrave toutes les eacutetudes historiques La
geacuteographie est une science auxiliaire de lrsquohistoire et drsquoautant plus neacutecessaire que les faits
ont une plus grande part mateacuterielle Mais pour les histoires de faits intellectuels
(sciences art religion) une connaissance geacuteneacuterale peut suffire la connaissance doit ecirctre
plus preacutecise agrave mesure qursquoon opegravere sur des faits plus mateacuteriels soumis plus eacutetroitement
aux conditions du milieu Agrave ce titre lrsquohistoire eacuteconomique est fortement deacutependante de la
geacuteographie et il nrsquoy a pas de statistique historique sans connaissance du terrain
geacuteographique
3 Les faits historiques prennent drsquoabord la forme descriptive on deacutecrit des conceptions
des actes des usages ndash crsquoest-agrave-dire des actes renouveleacutes ndash des objets des conditions des
produits Crsquoest la forme premiegravere de toutes les sciences descriptives (zoologie botanique)
Seulement certaines descriptions sont drsquoune espegravece particuliegravere agrave lrsquohistoire en tant que
science de lrsquohumaniteacute ce sont les descriptions drsquoeacutetats inteacuterieurs par des figures
mateacuterielles non repreacutesentables langue penseacutee imagination regravegles motifs tous faits
psychologiques Jrsquoai montreacute1 que ces faits forment presque seuls toute une des cateacutegories
de lrsquohistoire lrsquohistoire des coutumes intellectuelles et la plus grande partie de deux
autres lrsquohistoire des institutions sociales et politiques De tous ces faits on ne peut jamais
avoir qursquoune connaissance qualitative on peut deacuteterminer le caractegravere la nature de ces
conceptions mais la seule connaissance quantitative serait la freacutequence qursquoil est
impossible de rechercher Combien de fois un homme a-t-il eu une penseacutee Combien
drsquohommes ont eu cette penseacutee On nrsquoa jamais pu mecircme songer agrave faire cette recherche
94
4 Cependant on a pu constituer une histoire des pheacutenomegravenes intellectuels sans sortir de la
description crsquoest-agrave-dire sans chercher au-delagrave de la connaissance qualitative sans
atteindre aucun eacuteleacutement de quantiteacute Crsquoest le cas des histoires de la langue des arts des
sciences des religions On deacutecrit les œuvres drsquoart ou de science et les conceptions qui ont
eacuteteacute manifesteacutees agrave une certaine date sans essayer de faire un tableau de leur reacutepartition
ou de leur freacutequence La preacutetention drsquoarriver agrave appliquer la statistique a eacuteteacute eacutemise par M
Bourdeau LrsquoHistoire et les historiens 1886 il proposait drsquoeacutetudier le nombre drsquoexemplaires
drsquoun ouvrage pour en eacutevaluer quantitativement lrsquoimportance crsquoest une illusion On
nrsquoarriverait agrave savoir ainsi qursquoun chiffre drsquoopeacuterations typographiques on nrsquoatteindrait pas
la freacutequence du pheacutenomegravene litteacuteraire qui est la repreacutesentation dans lrsquoesprit du lecteur de
la conception qursquoavait exprimeacutee lrsquoauteur
5 Pour lrsquohistoire des usages qui consistent en actes mateacuteriels la connaissance qualitative
reste souvent aussi la seule possible Combien de maisons de costumes de fecirctes y a-t-il
eu au XIVe siegravecle Combien de fois a-t-on appliqueacute une regravegle de droit un usage politique
Mais lagrave encore on nrsquoa pas un besoin absolu de connaicirctre la quantiteacute il srsquoagit plutocirct de
savoir qursquoagrave un moment donneacute dans un pays on a pratiqueacute certain usage ou certaines
institutions politiques Lrsquointeacuterecirct est dans lrsquoexistence de lrsquousage pas seulement dans la
freacutequence Pourtant on a deacutejagrave besoin de savoir si les regravegles eacutetaient vraiment appliqueacutees
crsquoest-agrave-dire approximativement dans quelle proportion de cas
6 Lrsquohistoire sociale consiste aussi pour une bonne part dans la description drsquousages
eacuteconomiques proceacutedeacutes drsquoexploitation agricole et industrielle de production de
transport usages de vente de creacutedit de speacuteculation division du travail proprieacuteteacute regravegles
de reacutepartition des produits Mais cette part est insuffisante pour constituer lrsquohistoire
sociale elle aide agrave comprendre les pheacutenomegravenes sociaux elle ne les eacutetablit pas Le tableau
drsquoune socieacuteteacute agrave un moment donneacute ne peut se faire par une simple description de ses
usages Ce tableau comporte toujours des donneacutees de nombre et de reacutepartition Le nombre
des membres la reacutepartition par sexes acircges origines occupations ndash la composition des
classes sociales ou des professions ndash la richesse crsquoest-agrave-dire la quantiteacute des objets de
valeur et la reacutepartition de la richesse entre les cateacutegories drsquohabitants ndash la reacutepartition des
cultures industries moyens de transports ndash toutes ces notions sont indispensables Faute
de les avoir on nrsquoarrive pas du tout agrave se repreacutesenter la socieacuteteacute on nrsquoen a aucune ideacutee
drsquoensemble Mecircme les usages eacuteconomiques nrsquoont presque aucune valeur par eux-mecircmes
ils nrsquoagissent que par leur freacutequence un usage qui nrsquoexiste qursquoentre quelques hommes nrsquoa
pas drsquointeacuterecirct ni pratique ni historique La connaissance drsquoune socieacuteteacute au point de vue de
lrsquohistoire sociale crsquoest la connaissance de la structure crsquoest-agrave-dire des proportions entre les
parties Or le nombre la reacutepartition la freacutequence les proportions sont des notions
toutes quantitatives On ne conccediloit guegravere un tableau de pheacutenomegravenes sociaux purement
qualitatif comme peut lrsquoecirctre un tableau de la litteacuterature des arts des sciences ou mecircme
un tableau du droit ou des institutions politiques On arrive ainsi agrave cette conclusion que
lrsquohistoire sociale a absolument besoin drsquoecirctre une connaissance quantitative
7 II ndash De quels moyens dispose lrsquohistoire pour atteindre une connaissance de quantiteacute A
priori on peut preacutesumer que ces moyens seront meacutediocres puisque lrsquohistoire manque de
tout proceacutedeacute direct drsquoexamen des pheacutenomegravenes Elle reste reacuteduite agrave deux proceacutedeacutes
indirects
8 1deg Elle recueille les renseignements sur les quantiteacutes que fournissent les auteurs de
documents par exemple le chiffre de la population de lrsquoAttique donneacute par Atheacuteneacutee Ce
sont toujours des affirmations non scientifiques on ne peut donc les accepter que sous
95
reacuteserve de critique Mais la critique a besoin pour conclure de savoir dans quelles
conditions lrsquoauteur a opeacutereacute pour atteindre ses reacutesultats or on les connaicirct rarement et on
doit a priori preacutesumer que lrsquoauteur a commis quelque erreur car lrsquoerreur est habituelle en
matiegravere de chiffres
9 2deg Elle reacuteunit les donneacutees isoleacutees obtenues par lrsquoanalyse des documents et elle les
rapproche de faccedilon agrave calculer des quantiteacutes par exemple on additionne les chiffres de
tenanciers fournis par le Domesdaybook pour chacun des domaines recenseacutes on calcule la
proportion drsquohabitants par tenanciers et on en conclut la population de lrsquoAngleterre agrave la
fin du XIe siegravecle
10 Il faut donc examiner les moyens dont dispose lrsquoauteur de document ou lrsquohistorien pour
arriver agrave deacuteterminer et agrave exprimer des quantiteacutes Les voici rangeacutes dans lrsquoordre
deacutecroissant de preacutecision
11 1deg La mesure ndash Crsquoest la seule expression de quantiteacute qui soit entiegraverement scientifique Elle
consiste agrave ramener les pheacutenomegravenes agrave des uniteacutes identiques par conseacutequent exactement
commensurables (telles que longueur surface poids composition chimique
mouvement) Elle tient une place de plus en plus grande dans lrsquoobservation actuelle des
pheacutenomegravenes sociaux surtout eacuteconomiques De plus en plus on se preacuteoccupe de connaicirctre
les longueurs de reacuteseaux de chemins de fer ou de routes les superficies de terrains les
poids de produits les valeurs exprimeacutees en numeacuteraire Mais pour les faits passeacutes nous
nrsquoavons plus aucun moyen direct drsquoobtenir une mesure il ne reste qursquoagrave recueillir les
mesures mentionneacutees dans les documents soit qursquoelles aient eacuteteacute faites par les auteurs
eux-mecircmes ndash ce qui est rare ndash soit que les auteurs des documents aient reproduit les
mesures faites par drsquoautres Or ni les proceacutedeacutes de mesure dont disposaient les siegravecles
anteacuterieurs ni les habitudes de transcription des auteurs de documents ne laissent guegravere
espeacuterer que les mesures doivent ecirctre preacutesumeacutees exactes
12 2deg Le deacutenombrement ndash Crsquoest le proceacutedeacute statistique par excellence Il consiste agrave choisir un
caractegravere abstrait expresseacutement deacutefini et agrave compter dans un champ donneacute combien
drsquohommes ou drsquoobjets drsquoune espegravece donneacutee preacutesentent ce caractegravere Comme le
deacutenombrement arrive agrave srsquoexprimer en chiffres il donne souvent lrsquoillusion de la mesure
crsquoest-agrave-dire de la science exacte Cette illusion nrsquoest qursquoun cas particulier de la tendance
naturelle agrave confondre exact avec preacutecis (voir chap II I) En fait le deacutenombrement ne prend
ce caractegravere preacutecis que gracircce agrave la convention sur laquelle il repose toute sa valeur comme
moyen de connaissance deacutepend de la nature de la convention qui a servi agrave lrsquoeacutetablir Si on a
pris un caractegravere tregraves conventionnel (par exemple crime deacutelit appartement) le
deacutenombrement ne donnera que tregraves peu de renseignements sur la reacutealiteacute On saura
seulement qursquoil y a eu dans un pays donneacute tel chiffre de procegraves rangeacutes dans la cateacutegorie
laquo crime raquo ou laquo deacutelit raquo qursquoon a compteacute dans lrsquoensemble des maisons tant drsquouniteacutes
conventionnelles appeleacutees laquo appartement raquo En tout cas le chiffre drsquoun deacutenombrement ne
deacutesigne pas un total homogegravene il reacuteunit des objets qui ne sont pas entiegraverement
commensurables et qui peuvent nrsquoavoir de commun que des caractegraveres insignifiants
13 Pourtant le deacutenombrement est le seul proceacutedeacute quantitatif possible pour appreacutecier des
masses qui ne sont pas homogegravenes et crsquoest le cas de tous les ecirctres vivants et de tous les
objets produits par eux ndash sauf en tant qursquoon les a rameneacutes agrave la notion du poids ou agrave la
notion abstraite de valeur exprimeacutee en numeacuteraire (on ne mesure pas des moutons mais
on peut mesurer des poids de moutons) Le deacutenombrement est donc indispensable pour
exprimer avec preacutecision la structure drsquoune socieacuteteacute Il faut savoir au moins le chiffre de la
96
population la reacutepartition des habitants dans les centres le nombre des habitations des
animaux etc Aussi le deacutenombrement est-il le proceacutedeacute fondamental de la deacutemographie
mecircme les pheacutenomegravenes eacuteconomiques ne sont vraiment eacutetablis que lorsqursquoon est parvenu agrave
les exprimer en chiffres
14 Lrsquohistoire sociale ne dispose que drsquoun tregraves petit nombre de deacutenombrements attesteacutes par
des documents et presque tous ceux qursquoon possegravede sont suspects ils ont eacuteteacute faits dans
des conditions inconnues de nous et nous devons le preacutesumer avec des proceacutedeacutes
insuffisants Ainsi pour lrsquoAntiquiteacute les chiffres des esclaves drsquoEacutegine ou de la population
drsquoAthegravenes doivent rester suspects Les chiffres du Moyen Acircge ne le sont pas moins
LrsquoAngleterre fournit un exemple caracteacuteristique de lrsquoincapaciteacute des gens du Moyen Acircge
aux deacutenombrements mecircme les plus faciles En 1371 le gouvernement fit voter au
Parlement une taxe de 50 000 livres (agrave reacutepartir entre les paroisses agrave raison de 22 shillings
3 pence) calculeacutee sur le chiffre de 40 000 paroisses quand on voulut la lever on ne
trouva pas 9 000 paroisses On peut voir dans Round Feudal England 1895 ce qursquoon doit
penser du chiffre de 32 000 chevaliers vassaux du roi drsquoAngleterre qursquoon a admis jusqursquoici
sur le teacutemoignage drsquoun homme admirablement placeacute pour ecirctre informeacute puisqursquoil eacutetait
ministre du roi Il est probable aussi qursquoon a tort de reproduire comme le font mecircme des
historiens de la valeur de Ranke les chiffres des fameux rapports des ambassadeurs
veacutenitiens au XVIe siegravecle
15 Resterait la ressource de faire des deacutenombrements reacutetrospectifs en rapprochant les
eacuteleacutements pris dans les documents Mais pour deacutenombrer la condition indispensable est
de connaicirctre tout le champ agrave deacutenombrer car il faut ecirctre sucircr de pouvoir atteindre toutes
les uniteacutes agrave compter Or il deacutepend du hasard qursquoil se soit conserveacute des documents portant
sur le champ entier agrave deacutenombrer et ce hasard est tregraves rare Peut-ecirctre nrsquoy en a-t-il dans
toute lrsquohistoire du monde jusqursquoagrave la fin du Moyen Acircge qursquoun seul cas le Domesdaybook
drsquoAngleterre qui agrave vrai dire est lui-mecircme un deacutenombrement
16 3deg Lrsquoeacutevaluation ndash Crsquoest un expeacutedient pour remplacer le deacutenombrement Lorsqursquoon ne peut
pas (ou qursquoon ne veut pas) deacutenombrer le champ tout entier on en prend une portion et
dans cette portion on compte les objets des diffeacuterentes classes de faccedilon agrave eacutetablir la
proportion numeacuterique tant pour cent de chaque classe On suppose que cette portion est
une image reacuteduite de lrsquoensemble et que la proportion totale sera la mecircme Le danger de ce
proceacutedeacute crsquoest la preacutesomption qui est agrave la base On admet que la portion qursquoon a choisie est
pareille agrave lrsquoensemble et que les proportions y seront les mecircmes mais si cette portion
restreinte diffegravere de lrsquoensemble lrsquoeacutevaluation sera fausse Supposons que pour connaicirctre la
proportion drsquoenfants illeacutegitimes en France on prenne le pourcentage de la population de
Paris lrsquoeacutevaluation sera beaucoup trop eacuteleveacutee Il faut donc ecirctre sucircr que la portion choisie
est pareille et crsquoest ce qursquoil est souvent difficile de savoir De mecircme quand un document
indique une proportion il faudrait savoir par quels proceacutedeacutes lrsquoauteur est arriveacute agrave son
eacutevaluation On reacutepegravete souvent drsquoapregraves les documents du XIVe siegravecle que la grande peste
de 1346-48 a enleveacute la moitieacute ou le tiers de la population on devrait se demander sur
quelle portion de la population a eacuteteacute faite cette eacutevaluation ndash en supposant qursquoil y ait eu
un calcul
17 4deg Lrsquoeacutechantillonnage ndash Crsquoest un expeacutedient pour suppleacuteer au deacutenombrement On prend au
hasard quelques uniteacutes agrave diffeacuterents endroits dans tout le champ agrave deacutenombrer on examine
dans combien de ces uniteacutes se rencontre un certain caractegravere (par exemple combien de
femmes sont veuves) on calcule la proportion des veuves par rapport au total des femmes
examineacutees (par exemple 30 p 100) on admet que la proportion sera la mecircme pour tout le
97
reste du champ Le proceacutedeacute est moins dangereux que lrsquoeacutevaluation en ce sens qursquoon court
moins de risques de tomber sur une portion exceptionnelle du champ mais on srsquoexpose
au danger plus grand encore de prendre pour bases des uniteacutes exceptionnelles on nrsquoa pas
de garantie que ces uniteacutes soient pareilles agrave lrsquoensemble
18 Les conditions sont surtout mauvaises pour un eacutechantillonnage reacutetrospectif ougrave lrsquoon est
reacuteduit agrave opeacuterer avec des documents Quand il srsquoagit de faits actuels comme on domine
lrsquoensemble du champ agrave eacutetudier on peut se faire une impression geacuteneacuterale voir quels sont
les cas aberrants et par suite prendre meacutethodiquement ses uniteacutes parmi celles qui ne
preacutesentent aucun caractegravere exceptionnel Mais dans lrsquoeacutechantillonnage reacutetrospectif on ne
connaicirct que des uniteacutes eacuteparses qursquoon nrsquoa pas choisies qursquoon a reccedilues des documents
crsquoest-agrave-dire du hasard or il est fort possible qursquoune espegravece de documents qui fait
connaicirctre une espegravece de faits exceptionnelle se soit conserveacutee plus qursquoune autre car les
conditions drsquoougrave deacutependent les chances de conservation sont drsquoordinaire les mecircmes pour
chaque groupe de document Les uniteacutes exceptionnelles ainsi obtenues fausseront
gravement lrsquoopeacuteration Qursquoon essaye par exemple pour le XIIe siegravecle de deacuteterminer par
eacutechantillonnage la proportion des terres appartenant agrave lrsquoEacuteglise dans un pays comme la
France Les documents qui se sont conserveacutes sont ceux qui se trouvaient dans les archives
des eacuteglises et qui se rapportent agrave leurs domaines crsquoest lagrave qursquoon ira forceacutement chercher les
eacutechantillons de groupes de domaines la proportion des terres drsquoeacuteglise y sera
naturellement tregraves forte presque toutes les terres paraicirctront appartenir aux eacuteglises
19 5deg La geacuteneacuteralisation ndash Ce proceacutedeacute le plus habituel en histoire nrsquoest qursquoun moyen irreacutefleacutechi
de simplifier les opeacuterations drsquoeacutevaluation Il consiste agrave eacutetendre agrave tout un groupe les
caractegraveres qursquoon a constateacutes chez quelques individus de ce groupe (hommes ou objets)
crsquoest un eacutechantillonnage inconscient et mal fait Le principe rationnel de la
geacuteneacuteralisation crsquoest la preacutesomption que si un caractegravere se rencontre dans plusieurs
uniteacutes drsquoun champ donneacute prises au hasard il se retrouvera dans toutes les uniteacutes de ce
champ autrement dit les cas observeacutes sont preacutesumeacutes repreacutesenter la moyenne
20 Crsquoest le seul proceacutedeacute qui reste possible dans tous les cas ougrave lrsquoon ne dispose pas de la
connaissance complegravete drsquoun champ ou du moins drsquoune portion drsquoun champ ce qui est le
cas normal en histoire ndash dans lrsquohistoire sociale comme dans les autres branches Et crsquoest
assureacutement une des causes drsquoerreur les plus actives en histoire la plus grande masse des
erreurs de construction commises dans les tableaux descriptifs drsquoune socieacuteteacute provient de
geacuteneacuteralisations incorrectes Crsquoest que les documents ne fournissent drsquoordinaire que
quelques cas la plupart exceptionnels qursquoon a reacutedigeacutes justement parce qursquoils eacutetaient
exceptionnels des crimes ou des actes heacuteroiumlques ndash les usages ou les modes des petits
groupes exceptionnels qui attiraient le plus lrsquoattention ou qui avaient une propension
exceptionnelle agrave eacutecrire Instinctivement on prend ces cas pour des cas-types
caracteacuteristiques de toute la socieacuteteacute on les deacuteclare des usages geacuteneacuteraux Tous les ouvrages
historiques de Taine sont pleins de geacuteneacuteralisations obtenues par ce proceacutedeacute
21 Lrsquohistoire sociale est particuliegraverement exposeacutee aux fausses geacuteneacuteralisations Elle a
absolument besoin drsquoarriver agrave un tableau complet pour se repreacutesenter la structure de la
socieacuteteacute et elle ne possegravede que tregraves peu de documents des mentions accidentelles dans les
documents narratifs ou litteacuteraires quelques inscriptions quelques piegraveces drsquoarchives tregraves
ineacutegalement conserveacutees (du Moyen Acircge il ne reste presque aucun document de laiumlques)
La tentation est donc plus grande de proceacuteder en geacuteneacuteralisant agrave partir du petit nombre
des faits eacutetablis Ainsi lrsquohistoire sociale est celle qui aurait le plus besoin de donneacutees
98
drsquoensemble et crsquoest celle qui est la plus exposeacutee agrave se les procurer par un proceacutedeacute
deacutefectueux
22 III ndash La conseacutequence pratique crsquoest que lrsquohistoire sociale doit ecirctre astreinte agrave des
preacutecautions plus seacutevegraveres qursquoaucune autre et soumise plus eacutetroitement agrave la regravegle qursquoavant
drsquoaborder lrsquoeacutetude drsquoun fait on doit constater lrsquoeacutetat des documents afin de renfermer la
recherche dans les limites de la connaissance possible
23 On devra faire la critique de toutes les donneacutees quantitatives plus seacutevegraverement encore que
la critique des descriptions car eacutetant beaucoup plus difficiles agrave atteindre exactement
elles doivent ecirctre plus suspectes Lrsquoauteur drsquoun document nrsquoa pas eu besoin drsquoune
preacutecision exceptionnelle pour connaicirctre et deacutecrire une conception ni mecircme un acte
reacutepeacuteteacute souvent (usage mode institution) Mais degraves qursquoil est intervenu une notion de
quantiteacute il lui a fallu pour la constater une meacutethode de travail souvent mecircme des
proceacutedeacutes speacuteciaux drsquoinformation On doit donc toujours se demander Par quels proceacutedeacutes
lrsquoauteur a-t-il atteint son reacutesultat Et que valait ce proceacutedeacute Quelles pouvaient ecirctre ses
donneacutees Par quelle meacutethode a-t-il pu faire ses calculs Souvent on aura une certitude
neacutegative on saura que lrsquoauteur nrsquoa pas pu opeacuterer exactement par exemple que les
chroniqueurs du Moyen Acircge nrsquoavaient aucun moyen drsquoeacutevaluer le nombre des victimes
drsquoune eacutepideacutemie ou le chiffre drsquoune population En tout cas il faudra toujours examiner de
pregraves Il semble bien que les historiens eacuteconomiques nrsquoont pas encore cette prudence
neacutecessaire il suffit de voir comment procegravedent mecircme les plus scrupuleux pour la peacuteriode
de lrsquoAntiquiteacute
24 Quand on opeacuterera soi-mecircme pour atteindre la quantiteacute lrsquoopeacuteration reacutetrospective devra se
faire avec les mecircmes preacutecautions que pour le calcul sur des faits actuels analogues La
meacutethode est deacutecrite par Meitzen Geschichte Theorie und Technik der Statistik 1886
25 La geacuteneacuteralisation nrsquoest pas eacutetudieacutee en statistique Jrsquoai essayeacute drsquoen faire la theacuteorie2 On doit
la ramener agrave un eacutechantillonnage conscient et meacutethodique ce qui comporte les
preacutecautions suivantes
26 1deg Preacuteciser le champ ougrave lrsquoon va geacuteneacuteraliser crsquoest-agrave-dire ougrave lrsquoon va preacutesumer la
ressemblance entre les uniteacutes prises au hasard Si ce champ est un groupe drsquohommes ne
pas le faire trop grand pour qursquoil ait plus de chances drsquoecirctre homogegravene eacuteviter de
confondre une section avec lrsquoensemble ne pas geacuteneacuteraliser par exemple sur une seule
province pour tout un Eacutetat
27 2deg Srsquoassurer que les faits contenus dans ce champ sont vraiment semblables entre eux
pour que des uniteacutes quelconques aient chance de correspondre agrave la moyenne se deacutefier
surtout des simples ressemblances de nom
28 3deg Srsquoassurer que les cas pris pour geacuteneacuteraliser sont vraiment repreacutesentatifs qursquoils ne sont
pas exceptionnels
29 4deg Srsquoassurer que le nombre des speacutecimens connus est assez grand Il devra ecirctre drsquoautant
plus grand qursquoil y aura moins de motifs que tous les cas se ressemblent moins grand pour
les groupes homogegravenes et les pheacutenomegravenes simples (par exemple lrsquoalimentation drsquoun
groupe de paysans) que pour des groupes heacuteteacuterogegravenes et des faits compliqueacutes (comme le
budget drsquoune famille riche habitant dans une capitale)
30 En prenant toutes les preacutecautions on sera ameneacute agrave reconnaicirctre que dans la plupart des cas
on ne peut pas arriver agrave un reacutesultat certain faute de donneacutees sucircres Ainsi sera poseacutee la
limite de construction de lrsquohistoire sociale Elle variera beaucoup sans doute mais elle
variera suivant la condition des documents crsquoest-agrave-dire la possibiliteacute de remonter agrave des
99
observations correctement faites Si nous nous laissions aller agrave la nature ce ne serait pas
lrsquoeacutetat de nos instruments de connaissance qui poserait la limite agrave nos recherches ce serait
lrsquointensiteacute de notre inteacuterecirct Toute lrsquohistoire de la theacuteologie toute lrsquohistoire de la science
des antiquiteacutes montrent que les speacutecialistes eux-mecircmes sont exposeacutes agrave passer leur vie sur
une question insoluble dont la solution les passionne Il nrsquoest pas inutile de rappeler que
notre deacutesir de connaicirctre une espegravece de faits ne doit jamais ecirctre la mesure de nos
affirmations
NOTES
1 Voir chap XII II
2 Voir Langlois et Seignobos Introduction aux eacutetudes historiques chap IV V
100
Chapitre XV
Deacutetermination des groupes sociaux
I Caractegravere des faits sociaux ndash Faits humains abstraits localiseacutes ndash Actes individuels ndash Actestypiques ndash Actes collectifsII Les groupes ndash Difficulteacute de deacutefinir le groupe social diffeacuterence avec le groupe biologiquendash Caractegravere ordinaire des groupes historiques ndash Difficulteacutes speacuteciales agrave lrsquohistoire sociale preacutecautions et limites
1 La deuxiegraveme seacuterie des opeacuterations consiste agrave grouper ensemble les faits successifs pour
dresser un tableau de lrsquoeacutevolution sociale dans la suite des temps Mais elle exige une
opeacuteration preacutealable neacutecessaire pour se repreacutesenter les faits sociaux dont on eacutetudiera la
succession elle consiste agrave deacuteterminer les groupes drsquohommes qui sont les auteurs ou les
objets des pheacutenomegravenes sociaux Il faut donc avant drsquoeacutetudier lrsquoeacutevolution examiner
comment on peut arriver agrave deacuteterminer les groupes sociaux
2 I ndash Le principe qui domine toute cette opeacuteration de construction des groupes est le
principe de toute science historique principe si simple et si eacutevident qursquoon aurait honte de
le formuler si lrsquoexpeacuterience ne montrait pas qursquoil est tregraves souvent oublieacute par des cateacutegories
entiegraveres de travailleurs ce qui oblige agrave lrsquoeacutenoncer expresseacutement Il peut se formuler ainsi
Les faits sociaux ne sont que des abstractions ce sont toujours les actes les eacutetats ou les
rapports de certains hommes Ce sont ou des usages ndash et un usage nrsquoest qursquoune seacuterie
drsquoactes semblables ndash ou les eacutetats mateacuteriels drsquohommes deacutetermineacutes (acircge sexe maladie)
ndash ou des objets se rapportant indirectement agrave des hommes et eacutetudieacutes seulement en tant
qursquoils sont en rapport avec eux (plantes animaux maisons routes argent produits)
3 Pour qursquoun pheacutenomegravene soit social il faut qursquoil soit lrsquoacte ou lrsquoeacutetat ou la deacutependance
mateacuterielle drsquoun homme ou drsquoun groupe drsquohommes Or le propre des hommes crsquoest drsquoecirctre
des individus deacutetermineacutes La connaissance complegravete drsquoun fait social comporte donc qursquoon
connaicirct le groupe drsquohommes auquel il se rapporte Dans les sciences geacuteneacuterales abstraites
(physique chimie biologie) on opegravere il est vrai sur des pheacutenomegravenes rameneacutes agrave lrsquoeacutetat
drsquoabstractions et lrsquoon a le droit drsquoignorer les objets reacuteels dans lesquels ils se passent Mais
crsquoest qursquoon a pu isoler par lrsquoexpeacuterience et deacutefinir rigoureusement les caractegraveres sur
lesquels on opegravere En science sociale on a essayeacute de construire aussi une science abstraite
des pheacutenomegravenes lrsquoeacuteconomie politique la politique la sociologie mais lrsquoessai a eacuteteacute
preacutematureacute et peut-ecirctre est-il irrationnel Car il faut drsquoabord deacutecrire les faits sociaux dans
101
les conditions sans lesquels ils ne sont pas intelligibles crsquoest-agrave-dire dans les individus
humains Crsquoest ainsi que dans les sciences naturelles on a deacutecrit la structure et le
fonctionnement des organismes veacutegeacutetaux et animaux en les prenant dans lrsquoensemble
concret drsquoun individu longtemps avant drsquoessayer une biologie geacuteneacuterale abstraite
4 En matiegravere sociale les faits donneacutes par lrsquoobservation et par conseacutequent les faits agrave deacutecrire
drsquoabord sont des actes drsquoindividus ou de groupes des eacutetats des objets ils sont
deacutetermineacutes localiseacutes si bien que nous sommes obligeacutes de les eacutetudier drsquoabord avec leurs
noms En preacutesentant un tableau de la population ou la description drsquoun marcheacute il faut
dire qursquoil srsquoagit de la population de lrsquoEspagne ou du marcheacute de Londres ndash La condition
pour comprendre un fait social crsquoest de se repreacutesenter lrsquohomme ou le groupe drsquohommes
qui en sont lrsquoauteur et de pouvoir lier le fait agrave un eacutetat psychologique tregraves vaguement
deacutefini peut-ecirctre mais suffisamment connu pour nous le faire comprendre crsquoest le motif de
lrsquoacte Ainsi un simple transfert drsquoobjets nrsquoest pas intelligible socialement Est-il une
vente une donation un vol un brigandage Pour reacutepondre il nous faut savoir le motif
Une somme drsquoargent ou une quantiteacute drsquoobjets nrsquoest pas un pheacutenomegravene social agrave moins
qursquoon nrsquoy joigne la notion de la valeur attribueacutee agrave cette somme ou agrave ces objets ce qui est
un fait subjectif psychologique Seuls les faits deacutemographiques physiologiques peuvent se
suffire agrave eux-mecircmes mais ils ne sont que les conditions des pheacutenomegravenes sociaux Il faut
donc pour deacutecrire les faits historiques ou sociaux la connaissance des auteurs ou des
sujets de ces faits et de lrsquoun au moins de leurs pheacutenomegravenes psychologiques la
connaissance de leur motif
5 Voyons donc sous quelles formes se preacutesentent les faits soit dans lrsquoobservation directe
soit dans les documents
6 1deg Des actes individuels ou des eacutetats individuels lrsquoacte drsquoun artiste drsquoun homme
politique drsquoun geacuteneacuteral ou drsquoun ouvrier drsquoun acheteur drsquoun speacuteculateur Dans le passeacute la
connaissance de ces actes constitue lrsquohistoire individuelle Elle est souvent difficile agrave
eacutetablir en fait faute de documents mais elle est toujours la plus facile agrave comprendre crsquoest
lrsquohistoire des creacuteations intellectuelles (arts sciences philosophie religion) lrsquohistoire des
directions politiques (reacutevolutions reacuteformes guerres) ce qui forme une grande part de
lrsquohistoire politique Cette histoire individuelle nrsquoa presque aucune place dans lrsquohistoire
sociale sauf lrsquohistoire des inventions et des usages dans le cas ougrave on peut atteindre
lrsquoinventeur ou lrsquoinitiateur Jrsquoindique cette exception pour rappeler que lrsquohistoire
eacuteconomique elle-mecircme nrsquoest pas exclusivement une eacutetude de masses
7 2deg Des actes faits par un individu des eacutetats subis par un individu mais pareils aux actes
ou eacutetats drsquoautres individus du mecircme temps Souvent les documents ne donnent qursquoun
acte ou un eacutetat individuel un cas de vente par exemple mais on peut geacuteneacuteraliser et
eacutetablir que drsquoautres hommes agissaient de mecircme ou eacutetaient dans le mecircme eacutetat Lrsquoacte
individuel devient alors un cas repreacutesentatif de tout un groupe un type Ainsi se fait
lrsquohistoire des actes ou eacutetats typiques qui est une eacutetude de pheacutenomegravenes de masse Dans ce
genre rentrent lrsquohistoire des langues ougrave un mot trouveacute dans un eacutecrivain montre que ses
contemporains employaient ce mot ndash lrsquohistoire des usages priveacutes (alimentation
logement mobilier ceacutereacutemonial distraction etc) ougrave quelques exemples suffisent pour
montrer lrsquohabitude commune agrave tous les gens drsquoun pays ndash lrsquohistoire des croyances et des
doctrines communes ndash lrsquohistoire des regravegles de droit ndash lrsquohistoire des institutions sociales
et politiques Il y faut ranger aussi lrsquohistoire des coutumes eacuteconomiques qui est une
grande part de lrsquohistoire sociale elle se fait en eacutetudiant des cas individuels types de
culture de fabrication de transport drsquoeacutechange etc
102
8 3deg Des actes collectifs faits par un groupe drsquoindividus opeacuterant ensemble ou reacuteagissant
directement les uns sur les autres actes ou eacutetats drsquoune assembleacutee drsquoune armeacutee drsquoun
marcheacute etc Ceux-lagrave apparaissent dans les documents comme collectifs ayant eacuteteacute conccedilus
comme collectifs par les observateurs Ils sont la matiegravere de lrsquohistoire des actes sociaux et
politiques (en exceptant les actes originaux des fondateurs et reacuteformateurs)
9 La plupart des faits sociaux rentrent dans cette classe Ici il nrsquoy a pas seulement des actes
pareils comme dans la fabrication drsquoobjets ou les proceacutedeacutes agricoles il y a un
agencement crsquoest-agrave-dire une action reacuteciproque des actes ou des eacutetats humains les uns sur
les autres qui constitue une organisation du travail un systegraveme de transports un
systegraveme drsquoeacutechanges Ce ne sont pas seulement des pheacutenomegravenes de masse ce sont des
pheacutenomegravenes collectifs
10 II ndash Les faits individuels seuls ont un champ deacutefini drsquoavance qui est lrsquoindividu Tous les
autres faits faits semblables ou faits collectifs ne sont vraiment connus que lorsqursquoon
sait dans quel groupe ils se produisent quel est le groupe drsquohommes qui a des usages
pareils ou qui forme un systegraveme drsquoactes collectifs Il faut donc pour deacutefinir un fait de ces
deux derniers genres preacuteciser le groupe ougrave il se produit et crsquoest lagrave une des principales
difficulteacutes de toute histoire drsquousages
11 La deacutetermination du groupe se subdivise en deux opeacuterations 1deg deacuteterminer lrsquoespegravece de
groupe ougrave srsquoest produit le pheacutenomegravene 2deg deacuteterminer en fait quelles eacutetaient les limites de
ce groupe
12 Un groupe humain nrsquoest pas du tout comparable agrave une espegravece animale On peut discuter
il est vrai sur les limites drsquoune espegravece se demander si certains individus doivent ecirctre
rangeacutes dans une espegravece ou dans la voisine mais on sait qursquoun ecirctre nrsquoappartient pas agrave la
fois agrave deux espegraveces Le groupe humain au contraire est une notion non pas naturelle
mais en partie conventionnelle
13 Un groupe crsquoest un ensemble drsquohommes qui ont des usages pareils (par exemple la
langue la religion les mœurs) et qui collaborent ou sont solidaires pour certaines espegraveces
drsquoactes (par exemple la guerre le gouvernement le commerce) Mais il y a beaucoup
drsquousages et beaucoup de systegravemes drsquoactes produits par des causes multiples et variables
qui ont agi ineacutegalement sur les divers hommes Il en reacutesulte qursquoun mecircme homme ne fait
pas partie exclusivement drsquoun seul groupe parce qursquoil nrsquoa pas en toute matiegravere les mecircmes
usages ou les mecircmes conceptions ou les mecircmes inteacuterecircts que les autres membres du
groupe Il appartient agrave un certain groupe en matiegravere de langue agrave un autre groupe en
matiegravere de religion agrave un autre en matiegravere drsquousages priveacutes il deacutepend drsquoun systegraveme
politique drsquoun systegraveme eccleacutesiastique drsquoun systegraveme drsquointeacuterecircts eacuteconomiques Dans chaque
groupe et dans chaque systegraveme il se rencontre avec des semblables ou avec des
collaborateurs partiels qui en drsquoautres matiegraveres font partie drsquoun autre groupe ou drsquoun
autre systegraveme Un mecircme homme sera Luxembourgeois par la nation Franccedilais par la
langue catholique romain par la religion et lieacute eacuteconomiquement agrave lrsquoAllemagne comme
membre du Zollverein parce que les quatre solidariteacutes diffeacuterentes Eacutetat luxembourgeois
langue franccedilaise religion catholique romaine Zollverein allemand ont eacuteteacute eacutetablies agrave des
eacutepoques diffeacuterentes
14 Crsquoest lrsquoerreur fondamentale de la sociologie forgeacutee drsquoapregraves les analogies biologiques
drsquoavoir neacutegligeacute cette opposition capitale entre les pheacutenomegravenes biologiques et les
pheacutenomegravenes sociaux Elle srsquoest ainsi laisseacute conduire agrave admettre un groupe humain pareil agrave
un organisme animal et comme on ne pouvait utiliser cette analogie en opeacuterant sur des
103
individus membres agrave la fois de plusieurs groupes on a eacuteteacute ameneacute agrave choisir arbitrairement
un des groupes et agrave lrsquoidentifier avec un organisme en ignorant systeacutematiquement les
autres groupes qui eacutetablissent drsquoautres solidariteacutes Drsquoordinaire on a choisi pour
lrsquoassimiler agrave lrsquoespegravece animale le groupe formeacute par lrsquouniteacute de gouvernement le groupe
politique appeleacute aussi national qui en beaucoup de pays coiumlncide grossiegraverement avec le
groupe de langue Cette preacutefeacuterence donneacutee au groupe Eacutetat sur le groupe Eacuteglise ou le
groupe langue ou le groupe civilisation srsquoexplique par lrsquoexaltation du sentiment national
au XIXe siegravecle mais elle nrsquoen est pas moins irrationnelle
15 Crsquoest une des grosses difficulteacutes de lrsquohistoire de choisir lrsquoespegravece de groupe humain dont on
cherchera agrave eacutetudier les manifestations semblables ou collectives Eacutevidemment cette
espegravece varie suivant lrsquoespegravece de pheacutenomegravenes Pour lrsquohistoire de la langue ce sera le
groupe des hommes qui parlent la mecircme langue pour lrsquohistoire des religions le groupe
religieux pour lrsquohistoire politique le groupe national Mais pour les faits sociaux quel
groupe devra-t-on choisir Qursquoest-ce que le groupe eacuteconomique On nrsquoest pas parvenu agrave
le deacutefinir Quels sont en matiegravere eacuteconomique les hommes lieacutes par une solidariteacute ou par
des usages communs Sont-ce les sujets drsquoun mecircme souverain ndash Mais entre les sujets
des Eacutetats diffeacuterents le commerce eacutetablit une solidariteacute eacuteconomique parfois tregraves eacutetroite
qui varie avec les tarifs de douanes et les conditions des traiteacutes de commerce Dans quel
groupe eacuteconomique devra-t-on ranger le Canadien du Manitoba sujet anglais qui
commerce surtout avec les Eacutetats-Unis Et lrsquoHindou
16 La question est deacutejagrave difficile agrave reacutesoudre pour les socieacuteteacutes contemporaines ougrave lrsquoensemble
des faits nous est connu Mais pour les socieacuteteacutes anciennes ougrave il nous faut opeacuterer par
lrsquointermeacutediaire de documents fragmenteacutes comment reconnaicirctre les groupes drsquohommes
eacuteconomiquement solidaires Ces documents deacutesignent les groupes par un nom Mais quel
est le sens preacutecis de ce nom La plupart sont des noms politiques ils deacutesignent seulement
les sujets drsquoun mecircme souverain (Romains Franccedilais Anglais) dans des temps ougrave la
solidariteacute eacuteconomique eacutetait bien plus faible que de nos jours dans lrsquointeacuterieur de chaque
Eacutetat
17 Il nrsquoest pas facile drsquoindiquer une solution agrave cette difficulteacute mais du moins faut-il en ecirctre
averti pour savoir avec quelle sorte de notion on opegravere On devra donc se demander
toujours Agrave quelle sorte de groupe se rapportent les noms employeacutes par les documents
Peut-on savoir en quoi ce groupe consistait Quelle sorte de liens unissait les membres
Et quel rapport y avait-il entre cette solidariteacute et une solidariteacute eacuteconomique On sera
ainsi averti des cas ougrave il faudra deacutecomposer un groupe reacuteuni sous un seul nom et si on ne
peut arriver agrave le deacutecomposer on saura du moins qursquoon fera mieux de srsquoabstenir drsquoaffirmer
et peut-ecirctre mecircme drsquoeacutetudier des faits qursquoon ne pourrait rapporter agrave aucun groupe preacutecis
18 La seconde difficulteacute crsquoest de preacuteciser les limites du groupe crsquoest-agrave-dire les gens qui
appartiennent agrave ce groupe Elle est commune agrave toutes les eacutetudes historiques de groupes et
nrsquoest pas speacuteciale agrave lrsquohistoire sociale Elle tient agrave ce que les documents toujours tregraves
incomplets ne font connaicirctre que quelques cas eacutepars observeacutes et noteacutes pour des raisons
accidentelles conserveacutes par hasard au moyen de ces fragments on restitue lrsquoensemble
des cas de cette espegravece par geacuteneacuteralisation avec tous les dangers inheacuterents agrave ce proceacutedeacute
entre autres la difficulteacute de deacutelimiter le champ de geacuteneacuteralisation Un usage est constateacute
par les documents dans un endroit Mais jusqursquoougrave srsquoeacutetend le champ ougrave lrsquoon a le droit
drsquoadmettre que cet usage a existeacute agrave ce moment Il faut poser la question nettement car
la solution deacutepend des conditions propres agrave chaque cas et la constitution des groupes
104
serait exposeacutee agrave des dangers ineacutevitables si lrsquoon opeacuterait sans meacutethode Voici la liste de ces
dangers
19 1deg Ne pas srsquoapercevoir du caractegravere abstrait des pheacutenomegravenes On exprime le pheacutenomegravene
par un substantif abstrait ndash par exemple le marcheacute lrsquoindustrie textile le machinisme ndash et
on opegravere avec cette formule abstraite comme si elle deacutesignait un ecirctre reacuteel on lui attribue
des actes des motifs des sentiments Quand on a ainsi personnifieacute lrsquoabstraction le
marcheacute lrsquoindustrie le machinisme prennent corps ils semblent agir avec une force
propre instinctivement on leur attribue des actes et une puissance comme srsquoils eacutetaient
des personnes et cette mythologie simpliste fait vite oublier les ecirctres humains plus
complexes qui sont les seuls acteurs veacuteritables de lrsquohistoire mecircme sociale
20 2deg En attribuant les pheacutenomegravenes agrave un groupe neacutegliger drsquoeacutetablir lrsquoexistence de ce groupe
par lrsquoobservation soit directe soit indirecte Il arrive ainsi drsquoadmettre pour causes des
faits un groupe imaginaire ou conjectural comme la communauteacute de village
hypotheacutetique des pays du centre de lrsquoEurope
21 3deg Prendre pour le support des pheacutenomegravenes eacuteconomiques un groupe reacuteel il est vrai mais
formeacute par une solidariteacute sans rapport avec les pheacutenomegravenes qursquoon veut eacutetudier prendre
par exemple un groupe formeacute par la communauteacute de langue comme les Hellegravenes ou les
Germains ou un groupe constitueacute par un lien purement politique comme lrsquoEspagne au
XVIe siegravecle ce qui megravene agrave attribuer agrave toutes les parties du groupe les mecircmes pheacutenomegravenes
eacuteconomiques ou une solidariteacute eacuteconomique contrairement agrave la reacutealiteacute Ce genre drsquoerreur
est facile agrave commettre car les noms que portent la plupart des groupes mentionneacutes dans
les documents deacutesignent des groupes de langue ou de solidariteacute politique sans aucun
caractegravere eacuteconomique
22 4deg Prendre un groupe heacuteteacuterogegravene sans penser agrave le deacutecomposer en des parties homogegravenes
(du moins au point de vue du pheacutenomegravene qursquoon eacutetudie) par exemple expliquer la vie
eacuteconomique de la Grande-Bretagne au XVIIIe siegravecle sans distinguer lrsquoIrlande et lrsquoEacutecosse de
lrsquoAngleterre On arrive agrave se faire une repreacutesentation moyenne qui est fausse pour toutes
les parties
23 5deg Faire son champ de geacuteneacuteralisation trop grand en se trompant sur les limites du
groupe on attribue ainsi les actes et les usages agrave des hommes qui y sont eacutetrangers Si par
exemple on fait entrer dans le groupe des Germains tous les peuples qui habitaient au VIe
siegravecle le territoire actuel de lrsquoAllemagne on y introduira des Celtes ou des Slaves dont les
usages eacuteconomiques eacutetaient diffeacuterents
105
Chapitre XVI
Eacutetude de lrsquoeacutevolution
I Conditions de lrsquoeacutetude de lrsquoeacutevolution ndash Emploi des courbes conditions ndash Diffeacuterences entrelrsquoeacutevolution en biologie et en sciences sociales ndash Diffeacuterentes sortes drsquoeacutevolution ndash Deacutetermination dugroupe ougrave lrsquoeacutevolution srsquoest produiteII Conditions des eacutevolutions speacuteciales ndash Production transfert reacutepartitionIII Conditions pour comprendre lrsquoeacutevolution ndash Constatations des changements drsquousages par lacomparaison ndash Eacutevolution par renouvellement difficulteacute de la constater
1 I ndash La derniegravere opeacuteration consiste agrave grouper les faits successifs de faccedilon agrave constater les
transformations et srsquoil se peut agrave atteindre lrsquoeacutevolution des pheacutenomegravenes Crsquoest par
excellence lrsquoopeacuteration historique elle ne peut ecirctre faite que par voie historique avec les
documents du passeacute Crsquoest la derniegravere opeacuteration de la seacuterie puisqursquoelle ne peut ecirctre faite
qursquoapregraves les deux autres Il faut avoir dresseacute le tableau de lrsquoensemble des faits sociaux (ou
du moins drsquoune espegravece de faits) agrave un moment donneacute et dans un groupe donneacute avant de
pouvoir le comparer agrave lrsquoensemble des faits (ou du moins agrave la mecircme espegravece de faits) dans le
mecircme groupe agrave un autre moment puis agrave une seacuterie de moments successifs
2 Lrsquoeacutevolution a eacuteteacute rendue plus facilement repreacutesentable par lrsquoemploi des courbes Quand
les pheacutenomegravenes sociaux peuvent srsquoexprimer numeacuteriquement la courbe permet drsquoen
figurer graphiquement lrsquoeacutevolution il suffit de transcrire les chiffres en graphiques On
obtient ainsi par exemple la courbe de la production drsquoune denreacutee ou de la quantiteacute des
transports La courbe rend plus saillante la continuiteacute du pheacutenomegravene et la direction des
changements
3 Le proceacutedeacute nrsquoest applicable que dans les cas ougrave on peut exprimer les faits par des
nombres ce qui suppose deux conditions
4 1deg Il faut que les faits soient par leur nature exprimables en nombre qursquoils comportent
une comparaison de quantiteacute au moins approximative entre des eacutetats successifs par
exemple la quantiteacute produite transporteacutee transfeacutereacutee distribueacutee ndash ou le nombre drsquoobjets
drsquoanimaux ou drsquoindividus comparables Le proceacutedeacute ne srsquoapplique donc pas aux conditions
mateacuterielles ni aux rapports entre les hommes qui constituent une organisation
eacuteconomique la description est le seul moyen possible de repreacutesenter les pheacutenomegravenes ougrave
entrent des milieux des conceptions des motifs
106
5 2deg Il faut que les donneacutees des documents soient suffisantes pour fournir des chiffres de
pheacutenomegravenes agrave plusieurs moments ce qui est tregraves rare pour les eacutepoques anciennes Dans
le cas ougrave les documents seront suffisants la description pourra ecirctre accompagneacutee de
tableaux de chiffres ou de courbes crsquoest ainsi qursquoa proceacutedeacute M Bienaimeacute dans ses eacutetudes
sur lrsquoeacutevolution du prix des denreacutees agrave Paris au XIXe siegravecle
6 Pour constater lrsquoeacutevolution on peut se contenter de dresser le tableau complet de toute la
vie eacuteconomique drsquoun pays agrave plusieurs moments successifs et de rapprocher ces tableaux
drsquoensemble Mais pour comprendre lrsquoeacutevolution il faut eacutetablir des comparaisons partielles
entre les faits constateacutes agrave diffeacuterents moments
7 Ici se pose la principale difficulteacute pratique On ne peut pas rapprocher des faits au
hasard il ne faut rapprocher pour les comparer agrave des moments diffeacuterents que les faits
analogues et entre lesquels il y a eu continuiteacute Or la continuiteacute est une notion subjective
une interpreacutetation que notre esprit se donne de la succession des faits lrsquoobservation
directe ne fournit que des eacutetats successifs sans lien Ce lien de continuiteacute est une forme du
lien de causaliteacute une forme beaucoup plus vague et plus sujette agrave erreur
8 En fait la notion drsquoeacutevolution nous est donneacutee par lrsquoobservation biologique Nous voyons
lrsquoecirctre vivant se transformer graduellement sans cesser drsquoecirctre le mecircme individu
lrsquoeacutevolution continue est ici eacutevidente Nous voyons se succeacuteder les individus issus lrsquoun de
lrsquoautre et dans certains cas nous les voyons se diffeacuterencier peu agrave peu chaque geacuteneacuteration
srsquoeacutecartant un peu plus du premier ancecirctre la continuiteacute est ici encore eacutevidente et nous
constatons lrsquoeacutevolution de lrsquoespegravece
9 Cette notion drsquoeacutevolution acquise par la biologie nous la transportons dans la vie sociale
Ici il a fallu proceacuteder par analogie en employant une meacutetaphore inconsciente On a
compareacute un groupe drsquohommes ndash la nation anglaise par exemple ndash agrave un individu
biologique on a compareacute agrave une espegravece animale la succession des hommes dans un mecircme
groupe On est arriveacute ainsi agrave concevoir laquo lrsquoeacutevolution de la socieacuteteacute raquo ce qui est deacutejagrave une
meacutetaphore
10 On est alleacute plus loin Dans la socieacuteteacute on a abstrait un sous-groupe formeacute drsquohommes
distingueacutes des autres par une fonction speacuteciale crsquoest-agrave-dire par un systegraveme de rapports
continu avec la masse de la socieacuteteacute on a isoleacute ainsi le gouvernement lrsquoarmeacutee le clergeacute la
magistrature on a opeacutereacute de mecircme avec une classe la noblesse la bourgeoisie On a pu
alors consideacuterer les changements successifs de cette organisation ou de cette classe
comme une eacutevolution on a eu lrsquoeacutevolution du gouvernement de lrsquoarmeacutee de la
bourgeoisie Crsquoest une meacutetaphore au deuxiegraveme degreacute car on nrsquoa pas la connaissance
directe drsquoune continuiteacute entre les gouvernements ou les bourgeoisies drsquoun mecircme pays agrave
diffeacuterents moments successifs Il nrsquoy a pas de lien biologique entre eux il nrsquoy a pas drsquoecirctre
qui soit le gouvernement ou la bourgeoisie
11 Enfin on en est arriveacute agrave abstraire un usage une langue ou mecircme un simple deacutetail un mot
un proceacutedeacute technique un systegraveme de production ou de reacutepartition et on a parleacute de
lrsquoeacutevolution drsquoun mot ou de lrsquoeacutevolution de lrsquoarchitecture ou de lrsquoindustrie du drap ou du
commerce par canaux Crsquoest une meacutetaphore au troisiegraveme degreacute car ici il nrsquoy a mecircme plus
drsquoindice de continuiteacute biologique il nrsquoy a que la transmission drsquoun usage par imitation
crsquoest-agrave-dire par voie subjective
12 Il faut donc comprendre la porteacutee reacuteelle du mot laquo eacutevolution raquo quand on lrsquoapplique aux
pheacutenomegravenes sociaux Il nrsquoa pas le mecircme sens qursquoen biologie Il nrsquoimplique pas une
continuiteacute mateacuterielle une causaliteacute biologique la seacuterie des eacutetats ou des actes drsquoun mecircme
107
individu ou drsquoune ligneacutee drsquoindividus engendreacutes les uns des autres Il ne deacutesigne qursquoune
ressemblance qui peut parfois avoir son origine dans une transmission heacutereacuteditaire mais
agrave laquelle on peut presque toujours preacutesumer des causes purement subjectives la
convention sociale lrsquoeacuteducation ou lrsquoimitation La continuiteacute est ici abstraite Si nous
appelons eacutevolution toute la seacuterie des changements que nous avons reacuteunis en un groupe
crsquoest parce que nous admettons une continuiteacute entre les eacutetats successifs mais nous ne
savons pas drsquoavance par quel proceacutedeacute srsquoest eacutetablie cette continuiteacute et il est probable a
priori que ce nrsquoest pas par le processus biologique de la transformation individuelle et de
la filiation
13 La continuiteacute ainsi comprise peut ecirctre eacutetablie entre plusieurs espegraveces de faits
14 La plus facile agrave constater et la plus abstraite est lrsquoeacutevolution drsquoune habitude ndash soit drsquoun
proceacutedeacute drsquoaction ou drsquoune conception ndash soit du produit mateacuteriel drsquoune opeacuteration
ndash lrsquoeacutevolution de la technique drsquoun meacutetier ou de lrsquoappreacuteciation de valeur drsquoun objet ou des
objets fabriqueacutes par une industrie donneacutee On peut eacutetudier par exemple lrsquoeacutevolution de la
technique du fer des prix du fer de la forme et de lrsquoemploi des barres de fer Pour eacutetablir
ce genre drsquoeacutevolution il suffit de comparer les descriptions ou les chiffres obtenus par
lrsquoeacutetude des proceacutedeacutes ou des habitudes eacuteconomiques ou des produits agrave plusieurs eacutepoques
successives Le sens de lrsquoeacutevolution ressortira de la comparaison mecircme entre les habitudes
drsquoaction ou de penseacutee en matiegravere eacuteconomique pendant une peacuteriode de la vie drsquoun peuple
15 Puis on peut chercher lrsquoeacutevolution de lrsquoorganisation crsquoest-agrave-dire des rapports entre les
hommes eacutetablis par une convention obligatoire ou volontaire expresse ou tacite ce sont
les institutions de la vie eacuteconomique On eacutetudiera les conventions pour la division et
lrsquoorganisation du travail entre les hommes pour le transfert des objets pour la
reacutepartition de la jouissance des objets Lrsquoeacutevolution apparaicirctra par la comparaison du
systegraveme des institutions eacuteconomiques agrave des eacutepoques successives
16 On aura aussi agrave eacutetudier les changements des conditions mateacuterielles naturelles qui
fournissent aux hommes les moyens mateacuteriels drsquoaction et leur imposent les limites de
leur action le climat le sol la faune et la flore les faciliteacutes de communication On
examinera les changements des conditions mateacuterielles creacuteeacutees par les hommes eux-
mecircmes qui constituent un ameacutenagement durable et un milieu artificiel nouveau On
devra chercher srsquoil y a eu eacutevolution crsquoest-agrave-dire changement dans un mecircme sens de
quelques unes de ces conditions naturelles ou artificielles
17 Enfin apregraves toutes ces comparaisons abstraites ou exteacuterieures il restera agrave examiner
lrsquoeacutevolution proprement biologique le changement des individus eux-mecircmes Il srsquoagit ici
du personnel qui creacutee la vie eacuteconomique Y a-t-il eu un changement de personnes soit
disparition des anciens individus ou introduction de nouveaux soit changement dans le
nombre ou la position reacuteciproque des individus Alors seulement on peut connaicirctre la
nature de lrsquoeacutevolution on peut voir srsquoil y a eu continuiteacute reacuteelle mateacuterielle biologique
entre les individus ou si au contraire les individus ont changeacute et si la continuiteacute est
purement subjective
18 Apregraves avoir deacutetermineacute les diffeacuterentes espegraveces drsquoeacutevolution ndash eacutevolution des habitudes de
lrsquoorganisation du milieu mateacuteriel du personnel ndash on se trouve en preacutesence drsquoune
difficulteacute pratique Comment preacutesenter lrsquoensemble de lrsquoeacutevolution qursquoon aura constateacute
analytiquement Dans quel cadre ranger les faits Crsquoest une difficulteacute drsquoexposition qui
ne comporte pas de solution uniforme
108
19 Si on ne veut faire que la monographie drsquoun fait eacuteconomique on est reacuteduit agrave adopter un
cadre partiel on ne peut preacutesenter que lrsquoeacutevolution drsquoun trait de la vie eacuteconomique Le
cadre naturel en ce cas sera lrsquoeacutetude de lrsquoeacutevolution drsquoune habitude donneacutee (usage proceacutedeacute
organisation) ou drsquoun groupe de proceacutedeacutes ou drsquoinstitutions ayant pour but une espegravece
donneacutee de reacutesultat Crsquoest le reacutesultat qui guidera le choix des faits agrave reacuteunir car le reacutesultat
drsquoune opeacuteration est la conseacutequence du but de lrsquoopeacuteration et le but autrement dit le motif
est le pheacutenomegravene directeur de toute la vie eacuteconomique Il est plus rationnel de chercher
lrsquoeacutevolution des objets destineacutes agrave servir drsquoarmes (lrsquoindustrie des armes) que lrsquoeacutevolution des
objets fabriqueacutes en bois ou en cuir
20 Si lrsquoon veut arriver agrave une eacutetude drsquoensemble il faudra reacuteunir lrsquoeacutevolution des organisations
et des habitudes communes agrave un mecircme groupe drsquohommes La difficulteacute sera de
deacuteterminer le groupe qursquoon doit consideacuterer comme uniteacute en matiegravere de vie eacuteconomique
Les groupes deacutesigneacutes par un nom drsquoensemble sont drsquoordinaire des groupes politiques unis
par la communauteacute de gouvernement des nations le lien eacuteconomique nrsquoest pas identique
au lien national Rationnellement on nrsquoa pas le droit de grouper les faits eacuteconomiques
dans le cadre de nation crsquoest-agrave-dire de gouvernement Pourtant ndash en attendant qursquoon ait
deacutetermineacute le lien eacuteconomique qui constitue les groupes eacuteconomiques ndash on nrsquoa pas drsquoautre
proceacutedeacute que drsquoadopter lrsquoun des cadres construits pour eacutetudier drsquoautres pheacutenomegravenes on
prendra donc une nation un Eacutetat ou une reacutegion geacuteographique mais on devra garder
conscience du caractegravere empirique et provisoire de cet expeacutedient Tant que lrsquohistoire de
lrsquoorganisation eacuteconomique ne peut ecirctre exposeacutee que dans les cadres construits pour
lrsquohistoire politique tant qursquoon en est reacuteduit agrave eacutecrire lrsquohistoire de lrsquoagriculture de
lrsquoindustrie du commerce de la proprieacuteteacute en Angleterre en Allemagne en Gregravece crsquoest que
lrsquohistoire eacuteconomique nrsquoa pas encore eacutetabli la nature de la solidariteacute eacuteconomique Si elle y
parvient elle pourra grouper ses faits dans des cadres agrave elle
21 II ndash Lrsquoeacutetude de lrsquoeacutevolution eacuteconomique comporte des conditions speacuteciales aux trois
branches de lrsquoactiviteacute eacuteconomique production transfert reacutepartition Elles peuvent
srsquoexprimer sous forme de questions
22 1deg Pour la production lrsquoeacutevolution se produit dans 1deg le but que se proposent les
producteurs 2deg le milieu qui rend les opeacuterations plus ou moins faciles ou avantageuses
3deg les proceacutedeacutes techniques des opeacuterations 4deg la division du travail dans chaque espegravece de
profession
23 Apregraves ces questions particuliegraveres se posent les questions drsquoensemble Quelle a eacuteteacute
lrsquoeacutevolution dans la reacutepartition de lrsquoensemble des hommes entre ces diverses occupations
La proportion srsquoest-elle modifieacutee dans un sens constant Y a-t-il eu eacutevolution dans la
proportion de la quantiteacute des diverses espegraveces de produits Y a-t-il eu une eacutevolution
geacuteneacuterale commune agrave plusieurs ou agrave tous les groupes civiliseacutes soit dans les proceacutedeacutes de
travail soit dans la division du travail Y a-t-il eu une eacutevolution constante commune aux
diverses peacuteriodes de lrsquohumaniteacute
24 2deg Pour le transfert lrsquoeacutevolution consiste dans un changement 1deg des proceacutedeacutes de transport
(depuis le sentier jusqursquoau chemin de fer) 2deg des voies de commerce 3deg de lrsquoorganisation
du personnel des transports 4deg des proceacutedeacutes drsquoeacutechanges (depuis le troc jusqursquoagrave la
speacuteculation) 5deg de la distribution des centres
25 Puis viennent les questions drsquoensemble Y a-t-il eu eacutevolution geacuteneacuterale dans la reacutepartition
des proceacutedeacutes de transport et de commerce dans la proportion des quantiteacutes
transporteacutees ou sujettes agrave des opeacuterations commerciales eacutevolution dans la proportion du
109
personnel employeacute eacutevolution dans le systegraveme geacuteneacuteral du commerce Peut-on suivre
une eacutevolution commune agrave plusieurs groupes de peuples ou commune agrave lrsquohistoire de
lrsquohumaniteacute
26 3deg Pour la reacutepartition lrsquoeacutevolution se produit dans les proceacutedeacutes drsquoappropriation de
jouissance de transmission dans la reacutepartition des objets appropriables entre les divers
modes drsquoappropriation et de jouissance dans la proportion des quantiteacutes drsquoobjets
approprieacutes aux mecircmes individus
27 Puis viennent les questions drsquoensemble Y a-t-il eu eacutevolution geacuteneacuterale dans le systegraveme
drsquoappropriation de partage de jouissance de transmission Y a-t-il eu une eacutevolution
commune agrave plusieurs peuples Une eacutevolution continue dans lrsquohistoire de lrsquohumaniteacute
28 II mdash Pour comprendre la transformation on commence par se repreacutesenter deux ou
plusieurs eacutetats du mecircme groupe agrave des moments successifs on cherche ensuite par quels
moyens le groupe a passeacute drsquoun eacutetat agrave un autre Ici intervient la cause au sens empirique
crsquoest-agrave-dire les conditions sans lesquelles lrsquoeacutetat nrsquoaurait pas changeacute Cette constatation
peut se faire par diffeacuterents moyens
29 1deg Directement lrsquoobservateur qui a eacutecrit le document a eu la connaissance ou plutocirct
lrsquoimpression que tel fait a eacuteteacute la cause du changement et il lrsquoa dit Latifundia perdidere
Italiam dit Pline crsquoest qursquoil a eu lrsquoimpression que les grands domaines ont fait
abandonner la culture du bleacute et remplacer les cultivateurs libres par des bergers esclaves
Lrsquoaffirmation des auteurs de documents est agrave vrai dire la principale source ougrave nous
prenons la connaissance des causes en histoire
30 2deg Indirectement apregraves avoir constateacute seacutepareacutement dans les documents les eacutetats
successifs nous infeacuterons des conditions ougrave se trouvaient les choses avant le changement
compareacutees aux conditions ougrave elles se sont trouveacutees apregraves que le changement doit ecirctre
attribueacute agrave tels faits que nous appelons causes Nous cherchons lrsquoeacutetat de la population
dans les pays soumis par les Romains nous trouvons avant la conquecircte une population
drsquohommes libres1 au temps des Antonins une population rurale formeacutee surtout
drsquoesclaves au Ve siegravecle une population tregraves rare Nous en infeacuterons que la conquecircte
romaine a abouti agrave remplacer les cultivateurs libres par des esclaves et qursquoensuite
lrsquoesclavage a eacuteteacute cause de la deacutepopulation
31 La premiegravere difficulteacute est drsquoeacutetablir le changement qui srsquoest produit entre deux moments
Il est bon de preacutevoir sous quelle forme on peut le constater
32 Premier cas ndash On aperccediloit des actes ou des faits apparents qui ont produit un changement
direct voulu par les auteurs des actes Ils sont tregraves freacutequents dans la vie politique ce sont
les guerres les ordres donneacutes par les chefs les lois les reacutevolutions etc Ils sont rares en
matiegravere drsquousages et de faits sociaux ndash sauf les eacuteveacutenements geacuteneacuteraux tels que conquecircte
ou invasion qui reacuteagissent sur toute la vie mecircme sociale et qursquoil faut toujours connaicirctre
pour y chercher drsquoabord lrsquoexplication des changements
33 Deuxiegraveme cas ndash On aperccediloit des changements drsquousages ou drsquoarrangements sociaux ou
drsquoeacutetats en comparant les usages les arrangements les eacutetats agrave deux moments diffeacuterents
crsquoest le proceacutedeacute employeacute pour dresser les tableaux de chiffres et les graphiques il
srsquoapplique mecircme aux cas ougrave la connaissance nrsquoest que qualitative En comparant
lrsquoorganisation des ouvriers anglais en 1824 et de nos jours on nrsquoa pas de peine agrave constater
le changement produit par les trade-unions
110
34 La vraie difficulteacute crsquoest de pouvoir comparer toujours le mecircme groupe agrave des moments
diffeacuterents le danger crsquoest de comparer sans srsquoen apercevoir les usages ou lrsquoorganisation
non pas de moments diffeacuterents mais de groupes diffeacuterents Au sens strict il nrsquoy a de
vraiment comparable que les mecircmes individus agrave des moments diffeacuterents En comparant un
groupe de mecircme nom le Parlement ou une trade-union agrave deux moments diffeacuterents
distants drsquoun siegravecle on ne compare pas ensemble les eacutetats drsquoun mecircme groupe concret agrave
deux eacutepoques successives car les individus du Parlement ou de la trade-union de 1800
sont tous morts en 1900 on compare deux abstractions ou deux formes Le danger est
donc de personnifier ces abstractions drsquoopeacuterer comme si elles avaient eacutevolueacute par une
force interne propre agrave la faccedilon drsquoun organisme Ce nrsquoest pas lrsquoerreur seulement de ceux
qui conccediloivent la socieacuteteacute comme un organisme reacuteel crsquoest lrsquoerreur de presque tous les
historiens de pheacutenomegravenes speacuteciaux enfermeacutes dans une espegravece unique de faits Ils arrivent
presque irreacutesistiblement agrave srsquoimaginer une eacutevolution propre de la langue du droit de
lrsquoEacuteglise des institutions seuls les historiens drsquoeacuteveacutenements eacutechappent agrave cette illusion
parce que leurs eacutetudes leur font voir surtout des individus
35 Troisiegraveme cas ndash On constate des changements de personnes dans un groupe de faccedilon que
la masse du groupe change graduellement par un renouvellement continu des individus
qui la composent Crsquoest probablement le processus normal de lrsquoeacutevolution Les hommes
nrsquoaiment pas agrave changer leurs usages ou leur organisation mais crsquoest le groupe qui change
de matiegravere Les hommes qui le composaient meurent peu agrave peu (ou se retirent) ils sont
remplaceacutes par des hommes diffeacuterents qui agissent autrement Le fait est assez apparent
dans les eacutetablissements de production Le moyen le plus rapide pour changer les proceacutedeacutes
de travail crsquoest de changer les ouvriers
36 Le changement peut mecircme se produire sans que les individus soient morts ou que les
membres nouveaux du groupe aient adopteacute une faccedilon de penser ou drsquoagir diffeacuterente de
celle des membres anciens Crsquoest ce qui arrive lorsque des hommes se deacuteplacent et vont
dans drsquoautres groupes ou bien quand il naicirct de nouveaux hommes lrsquoagencement de la
socieacuteteacute organiseacute pour un nombre donneacute doit alors ecirctre changeacute pour srsquoadapter agrave un
nombre drsquohommes plus grand ou mecircme srsquoil reste pareil en apparence il ne fonctionne
plus de mecircme faccedilon Ainsi la Chambre des repreacutesentants aux Eacutetats-Unis a eacuteteacute transformeacutee
par lrsquoaccroissement du nombre des repreacutesentants
37 Quatriegraveme cas ndash En matiegravere drsquoobjets mateacuteriels les ameacutenagements tels que cultures
digues routes maisons et les produits tels que meubles numeacuteraire capitaux
srsquoaccumulent ou se remplacent par drsquoautres de faccedilon agrave transformer les conditions
mateacuterielles de la vie
38 Toute transformation graduelle est difficile agrave constater parce que les hommes ou les
objets qui se renouvellent se remplacent peu agrave peu Mais la difficulteacute nrsquoest pas eacutegale pour
toutes les histoires Elle est moindre pour les espegraveces de faits ougrave lrsquoaction des individus est
plus apparente ougrave les documents deacutesignent souvent les acteurs par les noms propres ce
qui arrive dans les arts les sciences les doctrines la vie politique On voit dans les
documents une geacuteneacuteration drsquohommes politiques de savants ou drsquoartistes succeacuteder peu agrave
peu agrave la preacuteceacutedente ndash En matiegravere de langue drsquousages priveacutes ou de religion la
constatation est deacutejagrave plus difficile mais encore peut-on atteindre quelques influences
drsquoindividus et voir si le moment ougrave un changement se produit correspond agrave la peacuteriode de
leur vie active ndash La difficulteacute est au maximum pour les faits sociaux deacutemographiques ou
eacuteconomiques Lagrave on voit les pheacutenomegravenes se succeacuteder sans apercevoir les changements
concrets les documents ne montrent pas le renouvellement des geacuteneacuterations
111
39 Cette difficulteacute de constater le changement concret rend plus difficile drsquoatteindre les
causes des faits sociaux par les proceacutedeacutes historiques Les documents indiquent rarement
une cause aux eacutevolutions de ces faits parce que les actes frappants en ces matiegraveres sont
tregraves rares sauf les reacutevolutions produites par une invention technique il ne se produit
guegravere que des transformations lentes et continues Et il est tregraves dangereux drsquoopeacuterer par
infeacuterence parce qursquoon nrsquoatteint pas la cause la plus active des transformations qui est le
changement des individus On doit donc ecirctre particuliegraverement prudent si lrsquoon veut
deacutecouvrir la cause des eacutevolutions sociales
40 Ainsi lrsquohistoire sociale preacutesente des difficulteacutes speacuteciales Les unes tiennent agrave la nature des
documents plus rares et plus exposeacutes agrave lrsquoerreur parce qursquoils portent sur des faits peu
frappants moins souvent observeacutes et noteacutes ndash et sur des faits exteacuterieurs plus difficiles agrave
atteindre avec certitude parce qursquoil faut pour y arriver passer par lrsquointermeacutediaire de la
penseacutee de lrsquoauteur Les autres tiennent agrave la nature mecircme de la construction de lrsquohistoire
sociale agrave la difficulteacute de deacuteterminer les quantiteacutes de preacuteciser les groupes drsquoatteindre
lrsquoeacutevolution Ces difficulteacutes expliquent les lacunes et les erreurs qui ont retardeacute la
constitution de lrsquohistoire sociale
NOTES
1 Dans la mesure assez restreinte ougrave les documents nous font connaicirctre lrsquoeacutetat des pays conquis
au IIe siegravecle
112
Chapitre XVII
Neacutecessiteacute de combiner les diffeacuterentessortes drsquohistoires
I Eacutetude statique ndash Lien entre les faits Montesquieu lrsquoeacutecole allemande ndash Solidariteacute entre leshabitudes solidariteacute entre les actions collectivesII Eacutetude de reacutevolution ndash Lien entre les transformationsIII Meacutethodes de rapprochement des faits ndash Speacutecialistes et geacuteneacuteralistes
1 Il reste agrave indiquer dans quel rapport lrsquohistoire sociale est avec lrsquohistoire en geacuteneacuteral Mais
comme on pourrait se demander srsquoil est vraiment utile de connaicirctre les rapports entre
lrsquohistoire sociale et les autres branches drsquohistoire il est bon de faire voir drsquoabord
lrsquoimportance pratique de cette eacutetude
2 Lrsquoexpeacuterience a montreacute que le seul proceacutedeacute pratique pour constituer une science est
drsquoeacutetudier seacutepareacutement les diverses espegraveces de faits en isolant meacutethodiquement chaque
science speacuteciale Crsquoest par ce proceacutedeacute seulement qursquoon parvient agrave reacutesister agrave la tendance
naturelle qui est de commencer par une vue syntheacutetique de lrsquounivers La marche
spontaneacutee de lrsquoesprit humain serait de chercher drsquoabord agrave connaicirctre lrsquoessence du monde
et la cause premiegravere des choses en Gregravece comme dans lrsquoInde la forme primitive de la
science a eacuteteacute la meacutetaphysique On nrsquoest parvenu enfin agrave se deacutegager de cette confusion
qursquoen creacuteant des sciences speacuteciales uniquement consacreacutees agrave constater les pheacutenomegravenes
Chacune srsquoest constitueacutee seacutepareacutement et reste indeacutependante des sciences voisines la
meacutecanique la physique la chimie la biologie ont des territoires communs mais chacune
se suffit agrave elle-mecircme
3 Il est leacutegitime de se demander si lrsquoon ne peut pas opeacuterer de mecircme avec les sciences des
pheacutenomegravenes humains Ne peut-on pas isoler lrsquohistoire sociale des autres histoires Pour
reacutesoudre la question il faut examiner dans quelle condition se trouvent les pheacutenomegravenes
humains qui sont les objets de lrsquohistoire afin de deacutecider si lrsquoon peut assimiler agrave une
science indeacutependante la connaissance drsquoune seule espegravece de faits et par conseacutequent
chacune des branches drsquohistoire Srsquoil en est autrement on verra quel compte on doit tenir
de ce caractegravere speacutecial de la connaissance historique
4 Lrsquoeacutetude des pheacutenomegravenes humains se fait par deux opeacuterations toutes deux neacutecessaires
1deg lrsquoeacutetude des faits simultaneacutes aboutissant au tableau descriptif de la socieacuteteacute agrave un moment
113
donneacute ce que le vocabulaire de certains sociologues appelle une eacutetude statique 2deg lrsquoeacutetude
des faits successifs aboutissant agrave la description de lrsquoeacutevolution dans la suite des temps ce
que les mecircmes sociologues appellent eacutetude dynamique1
5 I ndash Lrsquoeacutetude statique consiste agrave deacutecrire lrsquoeacutetat de pheacutenomegravenes humains Pour les examiner
on est conduit agrave analyser lrsquoensemble des manifestations drsquoactiviteacute humaine et lrsquoensemble
des conditions mateacuterielles de la vie humaine agrave les grouper en un nombre assez grand de
cateacutegories et agrave eacutetudier seacutepareacutement chaque cateacutegorie Ainsi se fait le tableau drsquoune langue
drsquoun art drsquoune religion drsquoun reacutegime de vie drsquoun systegraveme de droit ou drsquoinstitutions drsquoun
gouvernement ndash De mecircme pour les conditions mateacuterielles on peut abstraire et eacutetudier agrave
part lrsquoeacutetat deacutemographique le systegraveme de routes les cultures etc Mais tous ces tableaux
sont abstraits ils deacutecrivent une espegravece drsquoactiviteacute humaine (ou une espegravece de conditions)
avec la preacutecision neacutecessaire pour la connaissance scientifique mais en lrsquoisolant des autres
espegraveces Or dans la reacutealiteacute les espegraveces diffeacuterentes drsquoactiviteacute ne sont pas isoleacutees car elles
sont les actes diffeacuterents drsquoun mecircme individu ou drsquoun mecircme groupe drsquoindividus La faccedilon
de se conduire ou de penser en religion nrsquoest pas indeacutependante de la faccedilon de penser en
science les habitudes politiques ne sont pas indeacutependantes des habitudes eacuteconomiques
et reacuteciproquement Sans doute en toute espegravece de reacutealiteacute les faits provenant drsquoun mecircme
ensemble reacuteel concret sont lieacutes entre eux cela est tregraves apparent deacutejagrave en physiologie Mais
le lien est bien plus eacutetroit en matiegravere drsquoactes humains Car plus lrsquoactiviteacute est complexe
plus la deacutependance est grande entre les diffeacuterentes formes drsquoactiviteacute drsquoun mecircme ecirctre
6 Ce lien entre les diverses sortes drsquoactiviteacutes drsquoune mecircme socieacuteteacute et par suite entre les
diverses branches drsquoeacutetudes humaines les anciens ne lrsquoont pas formuleacute nettement parce
que la science humaine eacutetait ou trop peu avanceacutee analytiquement ou trop meacutetaphysique
On a commenceacute agrave lrsquoentrevoir au XVIIIe siegravecle quand lrsquohistoire a commenceacute agrave se constituer
Voltaire nrsquoen parle pas parce que son esprit tregraves clair et tregraves prudent lrsquoa retenu dans les
constatations analytiques Montesquieu en a eu une ideacutee mais encore confuse et
restreinte agrave lrsquoespegravece de faits qui lrsquointeacuteressaient directement les lois Il a chercheacute le lien
entre la leacutegislation et lrsquoensemble de la vie sociale peut-ecirctre parce qursquoil ne distinguait pas
bien clairement les lois au sens humain (leacutegislation et droit) des lois au sens scientifique
les laquo rapports neacutecessaires qui deacuterivent de la nature des choses raquo comme il les appelle lui-
mecircme
7 Lrsquoideacutee de ce lien neacutecessaire a eacuteteacute formuleacutee en Allemagne sous une forme philosophique
semi-mystique par Herder elle a pris une forme preacutecise chez ses disciples les creacuteateurs
de laquo lrsquoeacutecole historique raquo Eichhorn Savigny Niebuhr qui ont eacutetudieacute surtout le lien entre
le droit et les autres activiteacutes Ainsi srsquoest formeacutee la notion du Zusammenhang compliqueacutee
encore drsquoune conception confuse semi-mystique le Volksgeist (lrsquoesprit du peuple) par
lequel on expliquait la solidariteacute entre les diverses activiteacutes drsquoun mecircme peuple
8 Au XIXe siegravecle lrsquoideacutee de la solidariteacute entre les pheacutenomegravenes humains srsquoest peu agrave peu
eacuteclaircie lentement parce que la meacutetaphysique de Hegel a longtemps empecirccheacute drsquoen
preacuteciser le meacutecanisme en expliquant la solidariteacute par une formule mystique lrsquoIdeacutee
reacutealiseacutee dans lrsquohistoire Cette partie de la logique et de la meacutethodologie de lrsquohistoire a eacuteteacute
imparfaitement2 deacutebrouilleacutee le meacutecanisme de la solidariteacute entre les pheacutenomegravenes est
encore mal connu
9 Il semble qursquoon peut distinguer deux processus
10 1deg Il existe une solidariteacute entre les habitudes drsquoun mecircme individu Un homme nrsquoest pas un
meacutecanisme agrave compartiments seacutepareacutes dans chacun desquels se ferait une espegravece de travail
114
speacutecial indeacutependant des autres une penseacutee philosophique ou scientifique une croyance
religieuse une conception morale une faccedilon de srsquohabiller de se loger drsquoarranger son
temps de se distraire de gouverner ou drsquoobeacuteir Au contraire tout homme est un
ensemble continu ougrave toutes les activiteacutes partent drsquoun mecircme centre ceacutereacutebral crsquoest le
mecircme homme qui fait sa science son art sa croyance ses actes priveacutes politiques et
eacuteconomiques Ce centre commun dirige agrave la fois les deux espegraveces drsquoopeacuterations qui
constituent la conduite drsquoun homme et par conseacutequent lrsquoensemble de sa vie en socieacuteteacute
ses repreacutesentations (conceptions et motifs) qursquoon appelle intelligence ndash ses impulsions
crsquoest-agrave-dire ses actes exteacuterieurs qursquoon appelle activiteacute
11 Les repreacutesentations drsquoun homme ne se divisent pas en penseacutees entiegraverement
indeacutependantes les unes des autres elles forment un ensemble qui peut ecirctre plein de
contradictions logiques mais ougrave la plupart des conceptions pratiquement importantes
sont lieacutees psychologiquement entre elles Il nrsquoy a pas de terrains intellectuels deacutelimiteacutes
consacreacutes chacun agrave une espegravece unique drsquoactiviteacute toute penseacutee peut avoir des applications
sur plusieurs sortes de terrain Et ce nrsquoest pas mecircme toujours une conception morale
geacuteneacuterale une penseacutee speacuteciale peut aussi agir sur toute espegravece drsquoacte Crsquoest par suite drsquoune
interpreacutetation speacuteciale drsquoun texte que le quaker ne porte pas de boutons que le juif ne
mange pas de porc que lrsquoarchitecte chreacutetien prend pour plan de son eacutedifice une croix De
mecircme une ideacutee scientifique sur lrsquoaction physiologique du theacute du tabac de lrsquoalcool a meneacute
agrave transformer le reacutegime anglais des douanes et le reacutegime des contributions franccedilaises Les
exemples particuliers seraient innombrables de cette action impreacutevue drsquoune conception
particuliegravere sur des branches toutes diffeacuterentes de la vie humaine
12 Agrave plus forte raison le systegraveme drsquoimpulsions inteacuterieures qui fait agir un homme ndash ce que
nous appelons faute de savoir preacuteciser le caractegravere ou le tempeacuterament ndash nrsquoest pas une seacuterie
drsquoimpulsions speacuteciales se rapportant chacune agrave une espegravece drsquoactes deacutetermineacutes Il nrsquoy a pas
des impulsions scientifiques des impulsions religieuses des impulsions eacuteconomiques des
impulsions politiques Lagrave lrsquouniteacute est trop eacutevidente chaque homme apporte son
tempeacuterament unique dans les manifestations multiples de son activiteacute Le classement des
actes par cateacutegories est tout abstrait ce nrsquoest qursquoun proceacutedeacute de recherches il ne reacutepond agrave
aucune reacutealiteacute inteacuterieure dans lrsquoindividu On ne peut donc parler drsquoactiviteacute artistique
religieuse eacuteconomique politique qursquoen se restreignant agrave consideacuterer les conseacutequences des
actes en neacutegligeant le point de deacutepart la production de lrsquoacte Dans la reacutealiteacute il nrsquoexiste
que des centres drsquoactiviteacute drsquoensemble Le tempeacuterament naturel donne agrave toutes les
manifestations drsquoun mecircme homme un mecircme caractegravere Cette solidariteacute est tregraves mal
eacutetudieacutee encore on ne lrsquoaperccediloit nettement que dans les cas extrecircmes en comparant un
barbare agrave un civiliseacute Mais il y a certainement un lien eacutetroit entre les actes drsquoun mecircme
homme ou drsquoun mecircme groupe drsquohommes un lien si eacutetroit qursquoon est enclin agrave lrsquoattribuer agrave
une cause speacuteciale laquo lrsquoesprit raquo ou laquo le geacutenie raquo de lrsquohomme ou de laquo la race raquo faccedilon confuse
semi-mystique anti-scientifique de deacutesigner ce caractegravere drsquoensemble Du moins est-il
eacutevident qursquoon ne pourrait espeacuterer arriver agrave comprendre les faits humains si lrsquoon
neacutegligeait un eacuteleacutement aussi important
13 Outre le tempeacuterament naturel les hommes ont des formes drsquoactiviteacute acquises soit par
lrsquoeacuteducation soit par lrsquoimitation Il est plus facile de preacuteciser ces formes que de deacutemecircler les
activiteacutes spontaneacutees parce qursquoon peut les voir acqueacuterir on peut dans quelques cas au
moins apercevoir des hommes qui reccediloivent une eacuteducation ou qui commencent une
imitation Eacutevidemment ces activiteacutes acquises ont une action sur lrsquoensemble de lrsquoindividu
Peut-ecirctre les habitudes acquises drsquoactes tregraves speacuteciaux tels que lrsquoeacutecriture ou le vecirctement
115
agissent-elles faiblement Mais lrsquoaction est forte quand ce sont les habitudes drsquoactes tregraves
geacuteneacuteraux tels que commander sans reacutesistance obeacuteir sans examiner opeacuterer par violence
ou par ruse Les habitudes agissant sur des domaines tregraves diffeacuterents drsquoactiviteacute religieux
eacuteconomique politique eacutetablissent un lien solide entre les habitudes eccleacutesiastiques
politiques eacuteconomiques drsquoune mecircme socieacuteteacute
14 2deg Lrsquoautre processus est la solidariteacute entre les actions collectives drsquoun mecircme groupe Sans
doute les groupes humains ne sont pas pareils agrave des espegraveces animales3 ils reacuteunissent des
hommes qui ne sont solidaires entre eux que par une partie de leur vie Il serait donc
antiscientifique drsquoadmettre a priori une solidariteacute complegravete entre les hommes drsquoun mecircme
peuple Mais un peuple nrsquoest pourtant pas un groupement drsquohommes reacuteunis par un
systegraveme drsquoinstitutions drsquoune seule espegravece Il nrsquoexiste pas autant de groupes sociaux qursquoil y
a de branches drsquoactiviteacute humaine il nrsquoexiste pas un groupe eccleacutesiastique un groupe
drsquoindustrie un groupe de commerce un groupe de politique Au contraire un groupe
eacutetant drsquoordinaire formeacute de gens qui vivent sur un territoire commun ougrave leurs contacts
sont freacutequents il y a pour chaque groupe beaucoup de systegravemes drsquoactiviteacute commune
15 Entre ces systegravemes drsquoactions collectives on doit preacutesumer une solidariteacute Elle est encore
plus difficile agrave preacuteciser que la solidariteacute du caractegravere individuel Crsquoest lagrave une des questions
les plus controverseacutees de la sociologie on essaie mecircme de la reacutesoudre par des hypothegraveses
meacutetaphysiques laquo le geacutenie du peuple raquo ou laquo lrsquoacircme sociale raquo Dans ce complexe de faits
collectifs nous nrsquoarrivons mecircme pas agrave distinguer nettement les conceptions des
impulsions Y a-t-il mecircme dans lrsquoorganisation des actes collectifs ndash tels que division du
travail commerce gouvernement ndash autre chose que des conceptions transmises par
lrsquoeacuteducation ou lrsquoimitation Y a-t-il une part drsquoimpulsion naturelle de tempeacuterament une
disposition collective ou du moins commune aux descendants drsquoun mecircme peuple agrave
adopter plutocirct une certaine forme drsquoarrangement social par exemple une hieacuterarchie
sans controcircle comme dans le reacutegime de lrsquoEacuteglise catholique ou un systegraveme de deacuteleacutegation
comme dans les reacutegimes repreacutesentatifs ou des liens personnels comme dans le reacutegime
feacuteodal ou des regravegles abstraites comme dans les socieacuteteacutes deacutemocratiques En tout cas il
nrsquoest guegravere possible de distinguer ici le tempeacuterament des habitudes
16 On nrsquoarrive donc qursquoagrave une notion tregraves confuse de laquo quelque chose raquo de collectif qui
pousserait la masse drsquoun peuple agrave adopter une forme drsquoarrangement collectif ce
laquo quelque chose raquo eacutetant ou des conceptions ou un tempeacuterament ou des habitudes Mais
de quelle sorte sont ces conceptions ou ces habitudes Sont-elles dans les individus Ou
dans le peuple On a cru reacutepondre par la formule de la laquo conscience collective raquo La
question est encore trop peu eacutetudieacutee par une meacutethode analytique on nrsquoa pas encore
rechercheacute avec une preacutecision suffisante les actions reacuteciproques des divers meacutecanismes
collectifs pour avoir le droit de formuler une explication Mais il est eacutevident que ces
actions reacuteciproques sont importantes les meacutecanismes eccleacutesiastique politique
eacuteconomique sont lieacutes si eacutetroitement qursquoon ne peut eacutetudier lrsquoun sans connaicirctre lrsquoautre au
moins dans son ensemble
17 Puisque lrsquoorganisation eacuteconomique est lieacutee aux autres espegraveces de faits historiques qursquoelle
en est tantocirct la cause tantocirct lrsquoeffet il est eacutevident qursquoon ne peut isoler la connaissance de
lrsquohistoire eacuteconomique de lrsquoeacutetude des autres histoires Pour des neacutecessiteacutes pratiques on
peut commencer par lrsquoisoler provisoirement on peut drsquoabord analyser les faits pour les
deacuteterminer en deacutetail avec preacutecision Mais il faut ensuite les rapprocher des autres pour
comprendre leur place dans lrsquoensemble social purement analytique des pheacutenomegravenes
sociaux Ainsi il nrsquoest pas possible de se borner agrave une eacutetude on ne peut opeacuterer sans tenir
116
compte et de la solidariteacute entre les conceptions ou les actes drsquoespegraveces diverses et de la
solidariteacute entre les diffeacuterents meacutecanismes collectifs Il faut drsquoabord analyser les
pheacutenomegravenes pour les constater mais il faut embrasser lrsquoensemble pour les comprendre
18 II ndash Lrsquoeacutetude dynamique consiste agrave deacuteterminer lrsquoeacutevolution de chaque espegravece de
pheacutenomegravenes puis lrsquoeacutevolution de chaque socieacuteteacute dans son ensemble enfin lrsquoeacutevolution
geacuteneacuterale de lrsquohumaniteacute Elle commence par constater la seacuterie des transformations de
chaque activiteacute pour voir si elles vont dans le mecircme sens Srsquoil y a eacutevolution4 elle examine
de quelle nature est lrsquoeacutevolution avec quelle rapiditeacute elle se produit suivant quelle
marche Mais pour comprendre vraiment lrsquoeacutevolution il faut arriver jusqursquoagrave en atteindre
les causes ce qui est tout agrave fait impossible tant qursquoon srsquoenferme dans les branches
speacuteciales drsquohistoires tant qursquoon srsquoen tient agrave lrsquohistoire de lrsquoeacutevolution de la langue du
costume de la religion du commerce Car il faut chercher les causes lagrave ougrave elles peuvent se
trouver et rien nrsquoautorise agrave preacutesumer qursquoelles soient preacuteciseacutement dans lrsquoactiviteacute speacuteciale
dont on a traceacute lrsquoeacutevolution que la langue ait changeacute pour des raisons linguistiques le
commerce pour des raisons commerciales Au contraire la solidariteacute des activiteacutes
diffeacuterentes est si eacutetroite que tout changement drsquohabitudes important dans un ordre
drsquoactiviteacute amegravene forceacutement des changements dans les autres ordres Le changement de
religion ou drsquoorganisation politique reacuteagit neacutecessairement sur les habitudes eacuteconomiques
19 Lrsquoexplication est la mecircme que pour la solidariteacute entre les pheacutenomegravenes drsquoune mecircme
socieacuteteacute agrave une eacutepoque donneacutee Quand un homme ou un groupe changent drsquohabitudes dans
une branche drsquoactiviteacute lrsquoensemble de leurs conceptions et de leur conduite est modifieacute et
il peut lrsquoecirctre au point de produire un changement important dans une autre branche Une
cause plus forte encore drsquoeacutevolution crsquoest le changement de meacutecanisme collectif le
passage drsquoun reacutegime politique agrave un autre retentit sur tous les actes de la vie Taine a
mecircme essayeacute drsquoexpliquer toute lrsquoeacutevolution de la litteacuterature anglaise par les changements
drsquoorganisation politique
20 Quant agrave lrsquoeacutetude de lrsquoeacutevolution de lrsquoensemble drsquoune socieacuteteacute elle est par elle-mecircme une
eacutetude drsquoensemble Il est impossible drsquoeacutetudier lrsquoeacutevolution drsquoune socieacuteteacute autrement qursquoen
embrassant les diffeacuterentes espegraveces drsquoactiviteacute par conseacutequent en rapprochant les
diffeacuterentes branches drsquohistoire speacuteciale Crsquoest le seul moyen de voir quelles habitudes
caracteacuteristiques et quels meacutecanismes geacuteneacuteraux ont preacutedomineacute aux diffeacuterents moments de
lrsquoeacutevolution de cette socieacuteteacute
21 Lrsquohistoire des pheacutenomegravenes deacutemographiques et eacuteconomiques ne peut donc ecirctre isoleacutee des
autres branches de lrsquohistoire Pour comprendre le caractegravere de ces faits et leur place dans
la reacutealiteacute il faut les rapprocher des autres pheacutenomegravenes humains
22 III ndash Ce rapprochement peut se faire par deux proceacutedeacutes
23 1deg Le speacutecialiste drsquohistoire sociale peut eacutetudier drsquoapregraves les autres historiens les
pheacutenomegravenes principaux des autres branches Cela nrsquoest possible pratiquement que srsquoil
peut se restreindre aux branches drsquohistoire les plus instructives pour lui il lui faut donc
un guide dans le choix de ces eacutetudes Crsquoest la pratique de lrsquohistoire geacuteneacuterale qui seule peut
le guider en lui montrant quelles espegraveces de faits agissent le plus certainement sur les
faits eacuteconomiques ou deacutemographiques ndash et par conseacutequent quelles sont les branches
drsquohistoire les plus utiles pour lui
24 2deg Les speacutecialistes se borneront agrave constater les faits chacun dans son domaine Apregraves quoi
drsquoautres travailleurs combineront les constatations isoleacutees pour en former un ensemble
ils feront le meacutetier drsquoajusteurs Ceux-lagrave devront se rendre compte de la valeur des
117
reacutesultats exprimeacutes dans les formules des speacutecialistes afin de pouvoir en faire la critique
il leur faudra donc une connaissance preacutecise des proceacutedeacutes de travail des speacutecialistes de
chaque branche Il leur faudra de plus une ideacutee claire et juste des rapports entre les
diffeacuterentes espegraveces de faits pour les ajuster ensemble sans fausser leur importance
relative et sans introduire des conjectures subjectives sur les relations de causaliteacute Ils
auront besoin drsquoune meacutethode rigoureuse qui commence par juxtaposer les reacutesultats et qui
attende drsquoavoir compareacute plusieurs eacutevolutions avant de conclure sur les causes et les
effets
25 Speacutecialistes et laquo geacuteneacuteralistes raquo peuvent ainsi collaborer agrave ce travail neacutecessaire drsquoougrave sortira
la philosophie de lrsquohistoire sociale au sens scientifique
NOTES
1 Ces termes sont employeacutes drsquoune faccedilon meacutethodique par lrsquoeacutecole ameacutericaine de Patten
2 On peut srsquoen assurer en lisant dans Bernheim Lehrbuch der historischen Methode le paragraphe 4
du chapitre V
3 Voir plus haut chap XV II
4 Voir plus haut chap X 1e sous-partie laquo transformations sociales raquo
118
Chapitre XVIII
Systegravemes drsquohistoire sociale
I Tendance agrave lrsquouniteacute ndash Forme mystique et meacutetaphysique ndash Formes contemporaines ndash Formeseacuteconomiques ndash Saint-Simon ndash Marx et son eacutecoleII Critique du mateacuterialisme eacuteconomique ndash Analyse incomplegravete des conditions mateacuterielles ndash Analysefausse du lien entre les actes eacuteconomiques et les autres actes
1 Comment deacuteterminer le lien entre les faits de lrsquohistoire sociale et les autres faits Il serait
preacutematureacute drsquoindiquer une meacutethode positive car la meacutethode est encore agrave chercher Mais il
est neacutecessaire de garder lrsquoesprit libre pour cette recherche et lrsquohistoire empirique fournit
deacutejagrave des connaissances suffisantes pour nous deacutefendre contre la tentation naturelle de
nous placer en dehors des conditions drsquoune opeacuteration scientifique
2 I ndash La tendance la plus naturelle ndash car on la trouve au fond de toute meacutetaphysique ndash crsquoest
le besoin de ramener le chaos des pheacutenomegravenes agrave lrsquouniteacute En matiegravere drsquohistoire sociale
cette tendance nous megravene agrave chercher une cause unique fondamentale agrave tous les faits
3 Tant qursquoon cherche cette cause sous une forme visiblement meacutetaphysique ou mystique
au-dessus des pheacutenomegravenes reacuteels le travail nrsquoaboutit qursquoagrave une construction surajouteacutee agrave la
description des faits comme la formule musulmane laquo Allah lrsquoa voulu ainsi raquo qui peut
paraicirctre inutile mais qui nrsquoempecircche pas de voir les faits reacuteels Mecircme quand on fait
intervenir directement une cause mystique la Providence par exemple dans la direction
des faits on se place clairement sur un terrain qui ne peut pas ecirctre pris pour un terrain
scientifique Mais depuis qursquoon a abandonneacute ces formules anciennes on a remplaceacute cette
meacutetaphysique visible par une meacutetaphysique cacheacutee On a renonceacute agrave supposer une cause
exteacuterieure au monde mais crsquoest dans les faits eux-mecircmes qursquoon srsquoest mis agrave chercher cette
cause unique ou premiegravere
4 La tentation naturelle est de prendre dans une des branches drsquohistoire une cateacutegorie
speacuteciale de faits et de la deacuteclarer la cause fondamentale de tous les autres On a pris la
religion dans les eacutepoques ougrave la religion eacutetait plus apparente crsquoeacutetait la thegravese de Vico la
Citeacute antique de Fustel de Goulanges repose encore sur ce mecircme fondement Au XIXe siegravecle
on a pris la science crsquoest le systegraveme de Buckle et celui de Dubois-Reymond
5 Il eacutetait naturel agrave ceux qui srsquoeacutetaient speacutecialiseacutes dans lrsquohistoire des faits eacuteconomiques de
prendre la vie eacuteconomique pour cause fondamentale Ainsi srsquoest fondeacutee la theacuteorie de
lrsquointerpreacutetation eacuteconomique de lrsquohistoire que les Marxistes surtout ont rendue ceacutelegravebre1
119
6 Lrsquoorigine de lrsquoideacutee paraicirct ecirctre dans Saint-Simon qui a eacuteteacute un grand fournisseur drsquoideacutees
pour les philosophies de lrsquohistoire crsquoest lui qui a fourni agrave Augustin Thierry ses ideacutees
fondamentales Il a aperccedilu lrsquoaction profonde des conditions eacuteconomiques ndash de
lrsquoorganisation du travail et du mode de production ndash sur la formation des classes sociales
et lrsquoaction deacutecisive des classes sur lrsquoorganisation politique Il regardait lrsquoorganisation
sociale comme un pheacutenomegravene qursquoon constate qursquoon ne produit pas qui est une forme
naturelle indeacutependante de la volonteacute des hommes Il a vu que le progregraves technique des
moyens de production change la distribution de la socieacuteteacute et il a indiqueacute comment les
inteacuterecircts eacuteconomiques se lient aux organisations politiques Mais il admet encore deux
espegraveces de causes dominantes et par suite deux histoires parallegraveles coordonneacutees non
subordonneacutees lrsquohistoire eacuteconomique lrsquohistoire ideacuteologique Il nrsquoa pas chercheacute agrave les
reacuteduire agrave lrsquouniteacute et nrsquoa pas construit un systegraveme drsquoensemble
7 Marx reprenant lrsquoideacutee de Saint-Simon en a fait un systegraveme geacuteneacuteral et unique
drsquoexplication de toute lrsquoeacutevolution sociale humaine La theacuteorie esquisseacutee drsquoabord dans ses
œuvres de circonstances a eacuteteacute exposeacutee dans Zur Kritik der politischen Œkonomie 1859 Il a
fini par en faire le fondement de lrsquohistoire Parmi les pheacutenomegravenes eacuteconomiques il en a
choisi un qui lui a paru la cause de toute lrsquoorganisation eacuteconomique et par suite de toute
la socieacuteteacute crsquoest le proceacutedeacute de production crsquoest-agrave-dire la forme du travail Crsquoest le
changement du proceacutedeacute de production qui amegravene les autres changements crsquoest donc lui
qui est la cause derniegravere de lrsquoeacutevolution
8 La theacuteorie perfectionneacutee par Engels a eacuteteacute formuleacutee et appliqueacutee par plusieurs disciples
de Marx en Allemagne Kautsky en Italie Loria et Labriola Essai sur la conception
mateacuterialiste de lrsquohistoire 1896 aux Eacutetats-Unis Brook Adams Law of civilisation and decay
1897 trad franccedil chez Alcan
9 Cette theacuteorie peut se reacutesumer agrave peu pregraves comme il suit Les faits humains de tout genre
politique droit religion art philosophie morale ne sont que des conseacutequences de
lrsquoorganisation eacuteconomique de la socieacuteteacute Sans doute il faut tenir compte de la forme
speacuteciale qursquoils ont prise dans lrsquoimagination des hommes et qui les rend diffeacuterents des faits
eacuteconomiques mais ils ne sont que des formes des illusions des preacutetextes ils ne sont pas
la cause des changements mecircme quand ils le paraissent
10 Tous les faits historiques ne sont que des effets secondaires produits par les faits
eacuteconomiques ou mecircme de simples illusions Les hommes croient agir au nom drsquoune
conception pour obtenir un changement politique eccleacutesiastique religieux mais ils ne
sont agrave leur insu que les repreacutesentants drsquoune classe eacuteconomique porte-paroles drsquoune
reacuteclamation eacuteconomique Crsquoest ce qursquoon exprime par la formule Lrsquoorganisation
eacuteconomique est la structure sous-jacente de toute la socieacuteteacute Luther croyait lutter pour
eacutetablir un dogme mais ce pheacutenomegravene religieux nrsquoeacutetait que la forme de la structure
eacuteconomique sous-jacente Luther nrsquoeacutetait que le champion de la bourgeoisie allemande
luttant contre lrsquoexploitation fiscale de la cour de Rome De mecircme les Hussites
srsquoimaginaient combattre pour obtenir le calice aux laiumlques ils ne faisaient que traduire
lrsquoantagonisme social entre les travailleurs tchegraveques et les classes dominantes
11 On a expliqueacute par cette meacutethode comment lrsquoorganisation eacuteconomique a produit la morale
lrsquoorganisation de la famille lrsquoesclavage la souffrance des travailleurs Crsquoest ce qursquoon a
appeleacute parfois lrsquointerpreacutetation mateacuterialiste de lrsquohistoire terme impropre car le
mateacuterialisme est une doctrine meacutetaphysique Lrsquoexplication de lrsquoeacutevolution de la socieacuteteacute par
lrsquoaction des pheacutenomegravenes mateacuteriels nrsquoest ni du mateacuterialisme ni de la meacutetaphysique et
120
pourrait mecircme logiquement srsquoaccorder avec une meacutetaphysique ideacutealiste Le terme
interpreacutetation eacuteconomique de lrsquohistoire adopteacute drsquoailleurs par Thorold Rogers deacutefinit plus
exactement cette meacutethode
12 II ndash Ce qui explique la naissance de ces systegravemes et leur succegraves temporaire ce nrsquoest pas
seulement qursquoils satisfaisaient un besoin naturel de simplification en ramenant la socieacuteteacute
agrave une cause unique et lrsquohistoire de la civilisation agrave lrsquoeacutevolution drsquoun seul pheacutenomegravene Crsquoest
qursquoils reacutepondaient au deacutesir leacutegitime de reacuteagir contre la conception anteacuterieure de
lrsquohistoire œuvre exclusivement de lettreacutes drsquoeacuterudits de juristes ou de romanciers qui
nrsquoayant jamais eacutetudieacute que des faits litteacuteraires religieux juridiques politiques avaient
oublieacute ou ignoreacute lrsquoaction des conditions eacuteconomiques et expliqueacute toute lrsquoeacutevolution
humaine par des ideacutees Fustel de Coulanges attribuait agrave des changements dans la religion
toute lrsquoeacutevolution des citeacutes antiques Agrave cette conception tout ideacutealiste on a voulu opposer
une conception mateacuterialiste (en prenant le mot en un sens psychologique)
13 Cette reacuteaction eacutetait en partie justifieacutee mais elle a conduit agrave un systegraveme drsquointerpreacutetation
dangereux dont il peut ecirctre utile de signaler les deacutefauts Ce systegraveme est parti de lrsquoideacutee
confuse que lrsquohomme eacutetant un animal les actes humains collectifs comme les actes
individuels et par suite lrsquoorganisation et lrsquoeacutevolution de la socieacuteteacute doivent avoir une cause
mateacuterielle (de lagrave le terme de conception mateacuterialiste) Mais il aurait fallu dresser au
moins un compte complet des conditions mateacuterielles On aurait vu que lrsquoorganisation
eacuteconomique nrsquoest point du tout la seule on en aurait aperccedilu plusieurs autres
14 1deg Le milieu geacuteographique naturel et le milieu artificiel qui deacuteterminent beaucoup
drsquoactes en les rendant plus ou moins faciles et conduisent les socieacuteteacutes agrave adopter certaines
espegraveces drsquoarrangement
15 2deg Les conditions physiologiques heacutereacuteditaires de la race (objet de lrsquoanthropologie) qui
agissent sur les impulsions sur les actes et peut-ecirctre mecircme sur la faciliteacute agrave exeacutecuter
certaines opeacuterations collectives
16 3deg Le groupement actuel des individus humains avec leurs particulariteacutes mateacuterielles sexe
acircge maladie etc (objet de la deacutemographie) qui facilite ou rend difficiles certains actes ou
certains arrangements
17 Toutes ces conditions mateacuterielles auraient ducirc entrer en compte pour expliquer les actes
humains et lrsquoorganisation des socieacuteteacutes Et mecircme si par excegraves de speacutecialisation on
srsquoenferme exclusivement dans la vie eacuteconomique on nrsquoa pas le droit de la reacuteduire agrave un
seul facteur en ne consideacuterant que lrsquoorganisation du travail Le deacutesir de se procurer le
maximum de jouissances avec le minimum de travail est sans doute un facteur important
mais ce nrsquoest qursquoun des pheacutenomegravenes de la vie eacuteconomique Elle deacutepend aussi du degreacute des
connaissances des habitudes techniques qui agissent fortement sur la quantiteacute et la
qualiteacute de la production elle deacutepend des ideacutees sur la valeur relative des objets qui
domine le choix des jouissances agrave rechercher La vie eacuteconomique consiste ainsi pour une
bonne part au moins en pheacutenomegravenes subjectifs (connaissances habileteacute techniques
preacutefeacuterences) dont lrsquoaction se fait sentir constamment et qursquoon nrsquoa pas le droit drsquoeacuteliminer
18 Enfin mecircme si lrsquoon eacutecarte les facteurs subjectifs lrsquoorganisation mateacuterielle de la vie
eacuteconomique ne consiste pas seulement dans la division du travail et dans les proceacutedeacutes
mateacuteriels de production et de transport Elle comprend aussi les habitudes de distribution
(reacutegime de la proprieacuteteacute) qui ne deacutependent pas seulement de la quantiteacute agrave produire mais
de lrsquoensemble des faits anteacuterieurs qui ont creacuteeacute ce reacutegime faits de croyances de morale
de politique
121
19 Ainsi mecircme en acceptant le principe fondamental que lrsquoexplication de toute institution
sociale doit ecirctre chercheacutee dans la vie mateacuterielle lrsquointerpreacutetation laquo mateacuterialiste raquo serait
grossiegraverement incomplegravete Elle neacuteglige systeacutematiquement la plus grande partie des
conditions mateacuterielles et celles mecircme qursquoelle veut exclusivement consideacuterer elle les
mutile arbitrairement
20 La preacuteoccupation des pheacutenomegravenes eacuteconomiques qui domine cette theacuteorie a empecirccheacute de
reconnaicirctre la nature du lien qui unit lrsquoorganisation eacuteconomique avec les autres
arrangements sociaux la politique le droit la religion la morale la science On a admis
que tous les actes de politique de droit de religion de morale eacutetaient ou des
conseacutequences directes des arrangements eacuteconomiques ou des proceacutedeacutes ou des preacutetextes
pour se procurer les biens mateacuteriels (eacuteconomiques)
21 Lrsquoobservation actuelle des faits ne confirme pas ce postulat et lrsquoanalogie nous oblige agrave
admettre que beaucoup drsquoactes anteacuterieurs sont inintelligibles par cette explication Les
apocirctres et les martyrs de toutes les religions de toutes les sciences de toutes les
philosophies de toutes les fois politiques depuis Socrate et Jeacutesus-Christ jusqursquoagrave Blanqui
et agrave Karl Marx ont toujours eacuteteacute et sont encore caracteacuteriseacutes par lrsquoindiffeacuterence aux
jouissances mateacuterielles qui constituent la vie eacuteconomique Les hommes nrsquoagissent pas
uniquement pour se procurer des jouissances mateacuterielles Les jouissances mecircme
mateacuterielles de chaque homme ne sont pas en raison directe de sa place dans
lrsquoorganisation eacuteconomique Lrsquoorganisation sociale nrsquoest pas creacuteeacutee exclusivement par les
classes supeacuterieures ni exclusivement dans leur inteacuterecirct eacuteconomique Les socieacuteteacutes se
forment et se transforment sous lrsquoaction de conditions beaucoup plus varieacutees que ne le
suppose lrsquointerpreacutetation eacuteconomique de lrsquohistoire
NOTES
1 On en trouvera une exposition et une critique deacutetailleacutees dans P Barth Die Philosophie der
Geschichte als Soziologie 1897
122
Chapitre XIX
Lien entre lrsquohistoire sociale et les autreshistoires
I Proceacutedeacutes pour deacuteterminer le lien ndash Causes et conditionsII Faits de deacutemographie ndash Action des conditions mateacuterielles anthropogeacuteographie anthropologieCaractegravere des faits mateacuteriels ils sont des conditions drsquoexistence non de directionIII Faits eacuteconomiques ndash Proceacutedeacutes pour saisir leur action sur les socieacuteteacutes et leur action surlrsquoeacutevolutionIV Rocircle de lrsquohistoire sociale dans la connaissance de lrsquohistoire ndash Rocircle de la statistique ndash Histoireeacuteconomique
1 I ndash Tout systegraveme qui pour expliquer la solidariteacute entre les diverses espegraveces de
pheacutenomegravenes sociaux commence par admettre lrsquouniteacute de la vie sociale repose sur un
besoin meacutetaphysique drsquouniteacute contraire aux conditions de la meacutethode scientifique On nrsquoa
pas le droit drsquoadmettre a priori lrsquouniteacute des pheacutenomegravenes pas plus en science sociale qursquoen
chimie Si lrsquoon doit arriver agrave constater un jour une uniteacute cacheacutee ce ne sera qursquoapregraves avoir
passeacute par une eacutetude empirique qui aura tenu compte de la diversiteacute eacutevidente des faits
constateacutes par lrsquoexpeacuterience ce ne sera qursquoapregraves avoir eacutetabli meacutethodiquement lrsquoespegravece de
deacutependance qui unit les unes aux autres les diffeacuterentes sortes de pheacutenomegravenes Il faut
donc partir de lrsquoobservation empirique pour chercher le lien entre lrsquohistoire des faits
sociaux (eacuteconomiques) et les autres branches drsquohistoire et ce qursquoil srsquoagit de trouver crsquoest
un lien de cause ou de condition
2 La distinction entre la cause et la condition est faite par le langage courant (en allemand
Ursache et Bedingung) En langage scientifique les conditions drsquoun fait sont les faits
neacutecessaires pour que ce fait se produise elles ne diffegraverent donc en rien des causes Quand
on fait sauter un rocher en mettant le feu agrave un tas de poudre le rocher la poudre le feu
sont eacutegalement conditions et causes Mais dans la langue vulgaire ndash qui est celle de
lrsquohistoire et des sciences sociales ndash la cause crsquoest le fait dernier qui preacutecegravede
immeacutediatement le pheacutenomegravene appeleacute effet le fait agrave la suite duquel il se manifeste
aussitocirct crsquoest le feu mis agrave la poudre les conditions ce sont les faits anteacuterieurs ndash le rocher
et la poudre ndash indispensables eacutegalement agrave lrsquoeffet mais insuffisants pour le produire Crsquoest
lagrave une distinction tout empirique Comme les conditions anteacuterieures ne produisent aucun
effet visible on ne les aperccediloit pas drsquoabord la condition derniegravere eacutetant la seule
123
apparente crsquoest elle seule qursquoon appelle cause Les autres causes on ne les trouve qursquoagrave la
reacuteflexion et on les appelle conditions
3 Lrsquohistoire narrative a eacuteteacute exclusivement occupeacutee des causes derniegraveres les seules qui
donnent agrave un reacutecit lrsquointeacuterecirct dramatique Crsquoest lrsquoeacutetude reacutefleacutechie des socieacuteteacutes qui a ameneacute agrave
examiner les conditions Si lrsquoon tient pour parler une langue scientifique agrave reacuteunir sous
une mecircme notion les conditions et les causes on sera du moins obligeacute dans la pratique agrave
distinguer deux cateacutegories 1deg les conditions ou causes passives neacutegatives permanentes
neacutecessaires mais insuffisantes agrave produire lrsquoeffet 2deg la cause ou condition positive active
momentaneacutee qui preacutecegravede immeacutediatement la production du pheacutenomegravene
4 Il se pose ici deux sortes de questions
5 1deg Comment les faits de lrsquohistoire sociale agissent-ils sur les autres espegraveces de faits (ou
plutocirct comment les conditionnent-ils ) Inversement comment les faits des autres
histoires agissent-ils sur la vie eacuteconomique
6 2deg En quoi la connaissance mecircme de ces faits et de leur eacutevolution lrsquohistoire est-elle utile
pour la connaissance des autres faits et eacutevolutions En quoi lrsquohistoire sociale sert-elle agrave la
connaissance des autres branches Et inversement en quoi la connaissance des autres
histoires est-elle utile agrave la connaissance de lrsquohistoire sociale Ces quatre questions vont
ecirctre eacutetudieacutees ici en commenccedilant par lrsquoaction des faits sociaux sur les autres faits et lrsquoutiliteacute
de lrsquohistoire sociale pour les autres histoires Lrsquoaction des autres faits et lrsquoutiliteacute des autres
histoires seront traiteacutees au chapitre suivant
7 Et drsquoabord les faits sociaux eux-mecircmes comment agissent-ils sur les autres Ici encore il
faut distinguer les faits deacutemographiques et les faits eacuteconomiques
8 II ndash Les faits eacutetudieacutes par la deacutemographie sont des faits mateacuteriels faits drsquoexistence de
nombre de reacutepartition des hommes (population drsquoun pays densiteacute de la population acircges
sexes maladies crimes professions) ndash faits drsquoexistence de quantiteacute et de reacutepartition des
objets (richesse totale reacutepartition des cultures animaux monnaies instruments de
production moyens de transports routes canaux chemins de fer quantiteacute de produits
de tout genre ou de numeacuteraire)
9 Il est eacutevident que ces faits ont une action sur la vie sociale sans population pas de vie
sociale sans moyens drsquoexistence et de production pas de vie humaine Crsquoest la condition
indispensable de tous les pheacutenomegravenes humains En ce sens les faits de deacutemographie
seraient la laquo structure sous-jacente raquo de tous les faits historiques Mais on pourrait
attribuer le mecircme rocircle aux faits extra-humains de la geacuteographie Sans un sol et des eaux
pas de culture pas de socieacuteteacute humaine Faut-il donc dire que la geacuteographie est la cause
fondamentale des socieacuteteacutes et que les faits historiques ont leur cause dans les pheacutenomegravenes
geacuteographiques Crsquoest la thegravese de lrsquoanthropogeacuteographie que Ratzel a essayeacute drsquoorganiser en
science
10 Eacutetudieacutees de pregraves les propositions de cette science apparaissent tregraves contestables ndash agrave
moins qursquoelles ne se reacuteduisent agrave cette tautologie laquo Lagrave ougrave lrsquohomme ne peut pas vivre il ne
vit pas raquo Il est tregraves vrai que certain eacutetat geacuteographique rend impossible certaine
organisation humaine un climat glacial rend impossible la culture de lrsquoolivier mais cela
est purement neacutegatif Il est vrai aussi que certain eacutetat geacuteographique rend possible certaine
organisation lagrave ougrave il y a des ports il peut y avoir une marine mais cela est purement
virtuel En fait aucune des lois drsquoanthropogeacuteographie nrsquoest fondeacutee sur lrsquohistoire ou
confirmeacutee par elle Pour avoir le droit de parler de laquo loi anthropogeacuteographique raquo il
faudrait pouvoir dire Tel eacutetat geacuteographique produit crsquoest-agrave-dire rend neacutecessaire tel fait
124
social or cela nrsquoarrive jamais La preuve crsquoest que dans le mecircme pays avec les mecircmes
conditions geacuteographiques agrave chaque eacutepoque diffeacuterente a eacuteteacute reacutealiseacute un eacutetat social tregraves
diffeacuterent LrsquoAngleterre avec le mecircme sol et le mecircme climat qursquoaujourdrsquohui eacutetait au XIVe
siegravecle un pays drsquoeacutelevage de moutons comme lrsquoAustralie drsquoaujourdrsquohui un pays sans
industrie sans commerce sans marine
11 De mecircme on a voulu expliquer lrsquohistoire des peuples par lrsquoanthropologie On admettait
que telle structure anthropologique conduit neacutecessairement les hommes agrave telle
organisation sociale et agrave tels actes La vie et les actes de chaque peuple eacutetaient la
conseacutequence de la race la race grecque eacutetait neacutecessairement porteacutee agrave la philosophie et agrave
la sculpture la race allemande au particularisme Crsquoest ainsi que Savigny et laquo lrsquoeacutecole
historique raquo ont attribueacute les institutions diffeacuterentes agrave la diffeacuterence du Volksgeist (geacutenie du
peuple) et Taine a deacuteveloppeacute ce systegraveme dans la fameuse theacuteorie des races La lacune de
ce raisonnement est eacutevidente Mecircme en admettant que la race crsquoest-agrave-dire les dispositions
heacutereacuteditaires des hommes soit une condition indispensable pour telle organisation ou tels
actes ndash que des Hellegravenes seuls aient eu les dispositions neacutecessaires pour faire de la
sculpture grecque ndash il est certain que la race nrsquoest jamais suffisante puisque dans une
mecircme race les ancecirctres et les descendants nrsquoont pas la mecircme vie la race helleacutenique
nrsquoavait pas produit de sculpture grecque avant le VIIe siegravecle et a cesseacute drsquoen produire au
Bas-Empire
12 Ces deux exemples de lrsquoanthropogeacuteographie et de la theacuteorie des races montrent par
analogie pourquoi on ne peut pas expliquer les pheacutenomegravenes humains uniquement par
lrsquoeacutetat mateacuteriel des hommes qui composent une socieacuteteacute Ce sont des conditions
indispensables mais insuffisantes agrave la production drsquoun pheacutenomegravene Il en est de mecircme des
faits deacutemographiques Eacutevidemment une population nombreuse drsquoune densiteacute supeacuterieure
agrave 1 habitant par 100 kilomegravetres carreacutes est neacutecessaire pour faire un peuple civiliseacute Mais
entre populations de mecircme densiteacute il peut y avoir des diffeacuterences beaucoup plus grandes
qursquoentre populations de densiteacute tregraves diffeacuterente La Belgique est beaucoup plus semblable agrave
la Norvegravege ou aux Eacutetats-Unis qursquoau Bengale ou agrave lrsquoEacutegypte De la densiteacute du pays on ne peut
tirer aucune conclusion positive certaine sur aucune autre espegravece de pheacutenomegravene social
on en tirera au maximum la conclusion que tel pheacutenomegravene a eacuteteacute possible ou impossible
Une population nombreuse est une possibiliteacute drsquoeacutemigrer ou une possibiliteacute de srsquoentasser
une possibiliteacute de creacuteer des industries varieacutees ou de limiter la consommation au minimum
de famine on ne peut drsquoavance preacutedire laquelle de ces solutions opposeacutees se reacutealisera Il
en est de mecircme pour la reacutepartition des sexes des acircges des maladies des professions De
mecircme les faits de richesse les moyens drsquoaction eacuteconomiques ne sont que des possibiliteacutes
drsquoactes mais ils ne produisent pas les actes ils nrsquoobligent mecircme pas agrave agir drsquoune faccedilon
irreacutesistible les hommes en possession de cette richesse Il nrsquoest pas indiffeacuterent sans doute
qursquoun peuple soit riche mais sa richesse ne fait pas preacutevoir comment il se conduira
Lrsquoactiviteacute drsquoun peuple nrsquoest pas proportionneacutee agrave sa richesse pas plus que lrsquoeacutemigration
nrsquoest en raison du nombre des habitants
13 Ainsi tous les faits de deacutemographie sont au maximum des conditions drsquoexistence drsquoune
organisation sociale ils ne sont pas des causes de direction Lrsquoeacutevolution de ces conditions
ne pourra donc ecirctre la cause deacuteterminante drsquoune eacutevolution correspondante des autres
faits que dans la mesure ougrave les conditions seraient transformeacutees de faccedilon agrave rendre
impossible lrsquoexistence de ces faits ndash par exemple dans le cas ougrave la population srsquoest eacuteteinte
ndash ou agrave rendre possible des faits jusque-lagrave impossibles ndash par exemple si une population
125
nouvelle srsquoest creacuteeacutee ndash Mais agrave part ces cas extrecircmes les faits de deacutemographie nrsquoont pas
drsquoinfluence certaine sur drsquoautres faits humains
14 III ndash Les pheacutenomegravenes eacuteconomiques sont surtout des habitudes ou des regraveglements de
travail de reacutepartition de genre de vie Ce sont 1deg des faits de production moyens
techniques et outillage de culture drsquoindustrie de transports division du travail et par
suite speacutecialisation des hommes dans les professions 2deg des faits drsquoappreacuteciations valeur
marcheacute eacutechange commerce creacutedit 3deg des faits de reacutepartition partage des produits
proprieacuteteacute capital rente salaire transmission et contrats 4deg des faits de consommation
et comme conseacutequence des faits de reacutepartition des genres de vie entre les hommes crsquoest
la part de richesse et de consommation de chaque homme avec les diffeacuterences qui en
deacuterivent qui constitue les classes sociales
15 Quelle action ces habitudes et ces regraveglements ont-ils sur le reste de la vie On peut le
constater par lrsquoobservation actuelle des socieacuteteacutes Il est certain que lrsquooccupation speacuteciale
ordinaire drsquoun homme sa part de jouissance dans la richesse sociale lrsquoideacutee que lui-mecircme
et les autres se font de ses moyens drsquoaction et de jouissance lrsquoorganisation de sa
consommation ont une action profonde sur toutes ses autres opeacuterations sur sa vie
politique sur sa vie intellectuelle sur sa conduite Mais il faut regarder les faits concrets
et prendre garde drsquoadmettre lrsquoaction drsquoune abstraction sur une autre abstraction par
exemple lrsquoaction de la structure eacuteconomique sur lrsquoorganisation politique ou sur le droit Il
faut chercher empiriquement comment srsquoexerce lrsquoaction des habitudes et des conditions
16 1deg Individuellement comment les habitudes prises par un homme dans la vie eacuteconomique
comment les conditions mateacuterielles ougrave il est placeacute agissent-elles sur ses autres activiteacutes
Elles peuvent lui donner ou lui enlever les moyens mateacuteriels de se procurer les objets
utiles aux autres espegraveces drsquoactiviteacute ndash tels que mobilier vecirctements de luxe objets drsquoart
moyens drsquoinstruction Elles peuvent lui laisser ou ne pas lui laisser le temps ou la faciliteacute
de se livrer agrave drsquoautres activiteacutes Elles peuvent lui donner les occasions de contact avec
drsquoautres hommes ou lrsquoisoler Elles peuvent deacutevelopper ou atrophier en lui le goucirct ou la
faculteacute pour certains autres actes En examinant ces diffeacuterents moyens drsquoaction on
arrivera agrave eacutetablir empiriquement quelle est lrsquoaction de la profession du loisir de la
jouissance de la richesse sur les diffeacuterents pheacutenomegravenes individuels ndash soit de vie priveacutee
(mœurs modes plaisirs jeux) ndash soit de vie intellectuelle ndash soit de morale pratique ndash soit
mecircme de politique On verra srsquoil y a une tendance constante de certaines professions ou
de certains laquo standards of life raquo vers certaines mœurs certaines croyances certains arts
certaines morales certaines formes drsquoactiviteacute politique
17 2deg Collectivement il faut examiner les habitudes et les regraveglements collectifs
drsquoorganisation eacuteconomique la reacutepartition du travail entre les membres drsquoun mecircme
groupe de production ou de transport ndash le meacutecanisme organiseacute pour diriger les
opeacuterations crsquoest-agrave-dire le personnel de direction son pouvoir ses moyens drsquoaction son
recrutement ndash le meacutecanisme de la valeur et des eacutechanges crsquoest-agrave-dire le personnel qui
deacutetermine la valeur et regravegle les eacutechanges les moyens drsquoaction de ce personnel ndash le
meacutecanisme de la reacutepartition des produits et de la proprieacuteteacute crsquoest-agrave-dire le personnel qui
dirige les regravegles de la proprieacuteteacute et de la jouissance les classes sociales et les rapports
entre ces classes Il faut chercher quelle place les travailleurs subalternes et les directeurs
de chacun de ces meacutecanismes occupent dans les autres hieacuterarchies sociales non
eacuteconomiques dans les corps politiques soit centraux soit locaux dans les corps
eccleacutesiastiques ndash par quels moyens ils agissent sur ces corps quelle part ils ont
directement dans la formation des proceacutedeacutes de gouvernement ou des regravegles officielles
126
(coutume droit jugements lois) et comment ils reacuteagissent indirectement sur les
activiteacutes drsquoautres espegraveces en tant que soumises agrave la coutume ou agrave la loi ndash quelles
habitudes drsquoorganisation collective prises dans la pratique de leur vie eacuteconomique ils
apportent dans la vie politique ou la vie eccleacutesiastique ndash quels inteacuterecircts eacuteconomiques ils
essaient de favoriser Il reste agrave examiner comment les organisations eacuteconomiques
collectives creacuteeacutees pour deacuteterminer la valeur agissent elles-mecircmes sur le gouvernement
ndash comment le personnel qui dirige le marcheacute agit sur le personnel du gouvernement
ndash comment se regraveglent dans la reacutepartition des produits la part du personnel du
gouvernement et la part de lrsquoEacutetat lrsquoimpocirct Enfin il faut chercher srsquoil y a des classes
sociales constitueacutees sur un fondement eacuteconomique
18 On nrsquoa pas seulement agrave eacutetablir empiriquement comment les habitudes et les organisations
eacuteconomiques agrave un moment donneacute agissent sur lrsquoensemble de la vie humaine il faut
chercher ensuite comment lrsquoeacutevolution de la vie eacuteconomique peut agir sur les autres
eacutevolutions Le proceacutedeacute empirique sera de comparer diffeacuterentes eacutevolutions dans la vie
eacuteconomique connues historiquement pour voir si elles ont eacuteteacute suivies constamment
drsquoeacutevolutions dans certaines autres activiteacutes Un changement dans les proceacutedeacutes techniques
du travail ou dans le mode de division du travail par exemple est-il suivi drsquoune
transformation donneacutee dans la vie intellectuelle les mœurs le droit lrsquoorganisation du
gouvernement De mecircme trouve-t-on quelque transformation produite reacuteguliegraverement
par un certain changement dans le proceacutedeacute de deacutetermination de la valeur ou les proceacutedeacutes
drsquoeacutechange ou de creacutedit ou le mode de reacutepartition des produits du travail ou la division en
classes ou les rapports entre les classes
19 Empiriquement on ne voit pas une seule eacutevolution drsquoune organisation eacuteconomique qui
dans des socieacuteteacutes diffeacuterentes ait toujours eacuteteacute suivie de la mecircme eacutevolution de quelque
autre espegravece drsquoorganisation On voit au contraire que tantocirct cette eacutevolution connexe srsquoest
produite tantocirct elle a eacuteteacute absente Le lien entre eacutevolutions nrsquoest pas le mecircme dans
lrsquoAntiquiteacute et les temps modernes dans les socieacuteteacutes chreacutetiennes et les socieacuteteacutes
mulsumanes Si lrsquoon veut trouver une correacutelation reacuteguliegravere il faudra analyser la reacuteunion
de conditions qui a ameneacute lrsquoeacutevolution pour deacuteterminer la part de lrsquoaction speacutecialement
eacuteconomique
20 Ainsi on nrsquoa pas le droit drsquoadmettre a priori une action preacutepondeacuterante des faits sociaux
deacutemographiques ou eacuteconomiques sur les autres faits Non seulement ces faits ne tiennent
pas la place exceptionnelle de cause unique ou fondamentale que leur attribue
lrsquointerpreacutetation eacuteconomique de lrsquohistoire Mais ils sont agrave lrsquoarriegravere-plan ils ne sont pas des
causes au sens vulgaire ils ne sont que des conditions neacutegatives de la vie geacuteneacuterale de la
socieacuteteacute Srsquoils ne se produisaient pas les autres faits seraient impossibles il nrsquoy aurait pas
de socieacuteteacute srsquoil nrsquoy avait une population et un travail eacuteconomique et pour qursquoune socieacuteteacute
arrive agrave un certain degreacute drsquoactiviteacute dans toutes les autres branches il lui faut une certaine
quantiteacute ndash drsquoailleurs indeacutetermineacutee ndash de population et de richesse Mais ce ne sont que des
conditions drsquoexistence Degraves qursquoune socieacuteteacute a atteint ces conditions la direction qursquoelle
adopte en tous les genres sa religion ses arts sa morale sa science sa vie politique
deacutependent de tout autres causes que les faits sociaux et lrsquoeacutevolution de cette socieacuteteacute dans
ses diverses branches deacutepend de tout autres causes que de lrsquoeacutevolution dans les faits
sociaux Les causes au sens vulgaire ndash crsquoest-agrave-dire les faits qui produisent les
changements apparents de la socieacuteteacute et qui lui donnent sa direction ndash ne sont pas les faits
eacuteconomiques ce sont les faits des autres espegraveces
127
21 On doit srsquoattendre agrave ne trouver dans les conditions geacuteneacuterales deacutemographiques ou
eacuteconomiques que des conditions neacutegatives pour deacuteterminer les causes positives de
chaque eacutevolution historique il faudra tenir compte drsquoautres espegraveces de pheacutenomegravenes
Quant agrave lrsquoaction propre des faits sociaux sur lrsquoensemble de la socieacuteteacute on ne pourra
lrsquoeacutetablir que par une eacutetude empirique crsquoest la recherche analytique des actions de chaque
espegravece de faits eacuteconomiques qui seule peut fonder scientifiquement laquo lrsquointerpreacutetation
eacuteconomique de lrsquohistoire raquo crsquoest-agrave-dire lrsquoeacutetude de lrsquoaction des faits eacuteconomiques sur
lrsquoeacutevolution humaine
22 IV ndash Il reste agrave dire en quoi la connaissance des faits de lrsquohistoire sociale est neacutecessaire agrave
celle des autres histoires
23 1 La statistique deacutemographique est-elle neacutecessaire agrave lrsquohistoire des autres branches En
aucun cas elle nrsquoest neacutecessaire agrave lrsquohistoire qualitative On nrsquoa aucun besoin de connaicirctre
mecircme grossiegraverement le chiffre de population drsquoune socieacuteteacute pour eacutetudier lrsquohistoire de sa
vie intellectuelle (langue arts sciences religion) de ses mœurs priveacutees ou de son droit
et mecircme de son organisation politique En fait on connaicirct toutes ces histoires dans
lrsquoAntiquiteacute et au Moyen Acircge sans avoir aucune notion sucircre de deacutemographie Mais degraves
qursquoil srsquoagit de connaissance quantitative la deacutemographie devient une connaissance
indispensable or lrsquohistoire de lrsquoorganisation politique reste incomplegravete tant qursquoon ignore
lrsquoimportance numeacuterique du corps social et les proportions numeacuteriques de ses parties
crsquoest la grande lacune dans lrsquohistoire des institutions antiques Lrsquohistoire des pheacutenomegravenes
deacutemographiques crsquoest-agrave-dire de lrsquoeacutevolution numeacuterique de la population nrsquoest pas
indispensable tant qursquoon se contente drsquoatteindre le caractegravere des autres eacutevolutions sans en
chercher les proportions Mais elle aide agrave comprendre les changements surtout
politiques qui se sont faits pour srsquoadapter aux mouvements de la population et elle
devient neacutecessaire degraves qursquoon veut se repreacutesenter lrsquoeacutevolution dans lrsquoimportance pratique
des pheacutenomegravenes On peut sans aucun appel agrave la deacutemographie comprendre la nature de
lrsquoeacutevolution qui a transformeacute lrsquoesclavage en servage et la chevalerie en noblesse mais il
faudra des chiffres pour eacutetablir comment cette eacutevolution srsquoest reacutepartie dans la reacutealiteacute sur
les diffeacuterents pays et sur les diffeacuterentes eacutepoques
24 2deg Lrsquohistoire eacuteconomique est neacutecessaire aux autres histoires dans la mesure ougrave les faits
eacuteconomiques et leur eacutevolution ont eacuteteacute la condition des autres faits et la cause de leurs
eacutevolutions Lrsquohistoire intellectuelle peut srsquoen passer tant qursquoon nrsquoa pas besoin de se
repreacutesenter les moyens drsquoaction mateacuteriels crsquoest le cas des eacutetudes de croyance de
sciences de doctrines de beaux-arts Mais on ne peut eacutetudier ni lrsquohistoire des mœurs des
institutions et du droit ni lrsquohistoire politique sans tenir compte au moins des conditions
geacuteneacuterales et des grandes transformations de la vie eacuteconomique Lrsquohistoire eacuteconomique est
donc un auxiliaire neacutecessaire de lrsquohistoire des institutions et des eacuteveacutenements
128
Chapitre XX
Lrsquoaction des faits humains individuelssur les faits sociaux
I Position de la question ndash Diffeacuterentes cateacutegories de faits eacuteconomiques et deacutemographiquesII Action des usages ndash Usages intellectuels croyances connaissances usages mateacuteriels viepriveacutee consommationIII Action des eacuteveacutenements individuels ndash Inventions et creacuteations ndash Changements de directionproduits par les chefs
1 Lrsquoeacutetude de lrsquoutiliteacute de lrsquohistoire sociale pour les autres branches drsquohistoire a pour
contrepartie lrsquoeacutetude de lrsquoaction des autres espegraveces drsquoactiviteacute humaine et de leur eacutevolution
sur la vie sociale et sur lrsquoeacutevolution sociale (eacuteconomique et deacutemographique) drsquoougrave
ressortiront les services que lrsquohistoire des autres branches de la vie humaine peut rendre
agrave lrsquohistoire sociale On peut deacuteterminer ainsi les connaissances drsquohistoire geacuteneacuterale ou
speacuteciale qui pratiquement seront utiles agrave lrsquohistorien des faits sociaux
2 Je vais consideacuterer ici seacutepareacutement drsquoabord lrsquoaction des pheacutenomegravenes individuels (actes et
penseacutees) et ensuite lrsquoaction des pheacutenomegravenes collectifs drsquoorganisation
3 I Quelle est lrsquoaction des faits individuels sur les faits sociaux On doit preacuteciser cette
question en analysant les faits sociaux On a montreacute plus haut (chap IX III) qursquoil faut
parler des pheacutenomegravenes eacuteconomiques non en bloc (la structure eacuteconomique est une
meacutetaphore dangereuse) mais en les deacutecrivant drsquoune faccedilon empirique de faccedilon agrave en
apercevoir la nature reacuteelle De mecircme qursquoil nrsquoy a pas de structure eacuteconomique totale qui
deacutetermine lrsquoorganisation politique totale drsquoun peuple il nrsquoy a pas de structure
eacuteconomique qui soit deacutetermineacutee en bloc par quelque autre pheacutenomegravene unique Il y a dans
une socieacuteteacute une seacuterie drsquohabitudes eacuteconomiques et drsquoarrangements collectifs de vie
eacuteconomique Crsquoest sur chaque habitude et chaque arrangement en particulier qursquoon doit
chercher quelle action exercent les faits drsquoune autre nature Il faut donc avoir preacutesente agrave
lrsquoesprit la seacuterie de ces habitudes et de ces arrangements
4 1deg Proceacutedeacutes techniques de production et de transport division du travail par
arrangement collectif entre les travailleurs de tout genre y compris les directeurs
5 2deg Proceacutedeacutes pour fixer la valeur et la repreacutesenter proceacutedeacutes pour faire les eacutechanges
arrangements de commerce monnaie et creacutedit
129
6 3deg Proceacutedeacutes de partage et de distribution proceacutedeacutes de transmission des objets et des
valeurs repreacutesentatives reacutegime de proprieacuteteacute et de contrats
7 4deg Classement des membres de la socieacuteteacute drsquoapregraves leur occupation et drsquoapregraves leur part dans
la distribution des valeurs
8 Quant agrave la consommation on discute si elle doit ecirctre classeacutee parmi les faits eacuteconomiques
crsquoest la theacuteorie de lrsquoeacutecole ameacutericaine fondeacutee sur lrsquoaction deacutecisive de la consommation En
Europe lrsquohistoire des habitudes de consommation est resteacutee une partie de lrsquohistoire des
mœurs
9 De mecircme les pheacutenomegravenes deacutemographiques doivent ecirctre analyseacutes car il faut chercher
seacutepareacutement lrsquoaction des autres pheacutenomegravenes humains sur chacun drsquoeux On devrait donc
distinguer 1deg le chiffre total de la population 2deg la densiteacute et la distribution des
agglomeacuterations 3deg la proportion des qualiteacutes acircges sexes religion degreacute drsquoinstruction
4deg les mouvements de la population nataliteacute mortaliteacute mariage eacutemigration 5deg les
accidents reacuteguliers maladies crimes suicides etc
10 Pour chacun de ces pheacutenomegravenes eacuteconomique ou deacutemographique la question se pose
Quelle action subit-il de la part des autres Par quelle habitude ou quel arrangement
intellectuel priveacute politique a-t-il eacuteteacute produit Par quel meacutecanisme mateacuteriel ou
psychique ndash Quand on eacutetudie lrsquoeacutevolution crsquoest-agrave-dire lrsquohistoire de ces faits on doit se
demander quel changement intellectuel priveacute politique a produit ou a influenceacute le
changement eacuteconomique ou deacutemographique Cet interrogatoire organiseacute en meacutethode est
un preacuteservatif contre la tendance agrave chercher lrsquoexplication des faits et des transformations
eacuteconomiques dans ces faits eux-mecircmes contre la tentation de comparer des tableaux ou
des courbes statistiques pour deacuteterminer la cause des eacutevolutions sociales
11 Lrsquoaction des faits individuels sur les faits sociaux se preacutesente sous deux formes 1deg des
usages ou habitudes communes crsquoest la forme la plus importante 2deg des eacuteveacutenements
uniques
12 II ndash Les usages communs aux individus drsquoun mecircme groupe sont soit des conceptions que
tous les individus de ce groupe (ou la plupart) admettent soit des actes qursquoils font et
qursquoils renouvellent en imitant un mecircme modegravele On peut les classer en deux 1deg usages
intellectuels ougrave la partie essentielle est une conception intellectuelle lrsquoacte mateacuteriel
eacutetant seulement un symbole destineacute agrave manifester la conception (croyances arts sciences
doctrines) 2deg usages mateacuteriels ougrave la partie essentielle est mateacuterielle lrsquoacte intellectuel ne
servant qursquoagrave diriger les actes mateacuteriels (alimentation vecirctement habitation
divertissements ceacutereacutemonies
13 Dans lrsquohistoire des usages intellectuels il faut rechercher ceux qui ont une action
appreacuteciable sur lrsquoorganisation de la vie eacuteconomique crsquoest-agrave-dire qui peuvent modifier les
actes ou les arrangements eacuteconomiques (objets produits division du travail voies de
transport commerce proprieacuteteacute)
14 1deg Les croyances On peut attendre a priori qursquoelles auront une action deacutecisive sur toute la
conduite des individus car chaque homme arrange sa vie suivant la conception geacuteneacuterale
qursquoil se fait du monde et de la place qursquoil y tient
15 Cette conception agit directement sur chacun de ses actes par suite sur chacun des
eacuteleacutements deacutemographiques qui deacutependent de la volonteacute le domicile lrsquoeacutemigration la
nataliteacute le mariage le suicide (On voit sans peine combien tous ces faits deacutependent par
exemple de la religion) Elle agit sur tous les faits de la vie eacuteconomique qui deacutependent du
130
choix des individus membres de la socieacuteteacute avant tout sur lrsquoappreacuteciation des objets et des
services sur la valeur Crsquoest uniquement par suite drsquoune croyance que les services des
precirctres ou des sorciers et les actes rituels des religions sont rechercheacutes et payeacutes
chegraverement ndash Neacutegativement cette conception agit pour restreindre la production et la
distribution en faisant consideacuterer comme interdits des actes impurs ou des relations avec
des ecirctres impurs religieusement ou moralement Ainsi le vin le porc les spiritueux sont
sans valeur quand la religion ou la morale les interdisent ndash Indirectement elle agit en
entravant les groupements eacuteconomiques entre les hommes seacutepareacutes par des diffeacuterences de
croyance Il est donc indispensable pour lrsquohistoire sociale de tenir compte de lrsquohistoire de
la croyance
16 Les croyances prennent des formes varieacutees Les plus importantes sont la religion
ensemble de croyances organiseacutees sous forme de rites et de dogmes ndash les doctrines
philosophiques ndash les preacuteceptes moraux Cet ensemble eacutenorme lrsquohistorien des faits
sociaux nrsquoaura pas besoin de le connaicirctre en deacutetail il pourra se borner agrave chercher les
faits qui peuvent avoir eu une action pratique sur la vie sociale Il eacutecartera donc toute la
meacutetaphysique toute la morale theacuteorique toute la theacuteologie doctrinale il srsquoen tiendra aux
croyances religieuses philosophiques et morales qui portent sur le devoir pratique aux
prescriptions rituelles crsquoest-agrave-dire aux croyances et aux prescriptions qui regraveglent la
conduite Tous ces faits sont eacutetudieacutes dans les histoires speacuteciales il suffira de savoir les y
trouver
17 La difficulteacute pratique sera de localiser les croyances de savoir dans quel groupe
drsquohommes elles ont eu une action reacuteelle sur la conduite les speacutecialistes srsquooccupent
beaucoup plus drsquoeacutetudier les formes des croyances que leur reacutepartition et ne srsquooccupent
guegravere de les localiser avec preacutecision
18 Il y a toute une cateacutegorie de croyances sur laquelle on ne trouvera guegravere de
renseignements On a eacutetudieacute surabondamment les doctrines morales et les morales
officielles de tous les temps mais lrsquohistoire des croyances morales effectives nrsquoest pas faite
encore avec preacutecision On ne sait pas drsquoapregraves quelles regravegles de morale pratique les
hommes se conduisaient reacuteellement sur ce point on risque fort de ne trouver dans les
histoires speacuteciales que des donneacutees insuffisantes
19 La connaissance des croyances est drsquoautant plus neacutecessaire pour comprendre la vie
sociale drsquoun peuple que ce peuple est moins avanceacute en civilisation Les croyances se
forment drsquoabord avant toute science et elles commencent par dominer toute la penseacutee et
toute la vie morale elles reculent peu agrave peu agrave mesure que la connaissance par
observation se forme Aussi lrsquohistoire des croyances religieuses et des superstitions est-
elle plus neacutecessaire pour comprendre les socieacuteteacutes les plus anciennes
20 2deg Les arts ont une action beaucoup plus faible que ne lrsquoadmet lrsquoopinion courante
21 Notre culture exclusivement litteacuteraire nous a donneacute une impression fausse sur
lrsquoimportance de la litteacuterature et des arts Parce qursquoon nous a fait passer dix ans de notre
vie agrave ne nous occuper que de pheacutenomegravenes artistiques nous croyons instinctivement que
ces faits ont absorbeacute une forte partie de lrsquoactiviteacute des hommes Cette illusion a eacuteteacute
aggraveacutee par lrsquoinfluence des professeurs de litteacuterature et des archeacuteologues uniquement
occupeacutes drsquoœuvres drsquoart En fait les arts pour lrsquoeacutenorme majoriteacute des hommes
drsquoaujourdrsquohui ne tiennent qursquoune place tregraves petite dans la vie et il paraicirct en avoir eacuteteacute
toujours ainsi mecircme chez les Grecs ndash agrave en juger par le peu drsquoattention que les historiens
grecs apportent aux grands eacuteveacutenements artistiques de leur temps Lrsquoart nrsquoexerce aucune
131
action appreacuteciable sur les faits deacutemographiques on peut les eacutetudier sans rencontrer
jamais lrsquoinfluence de lrsquoart Sur la vie eacuteconomique lrsquoaction des arts se reacuteduit agrave creacuteer
quelques valeurs artistiques en petit nombre ndash sauf lrsquoart industriel qui deacutepend beaucoup
plus de la mode que du goucirct artistique
22 3deg Les connaissances (on peut reacuteunir sous ce terme les sciences pures les connaissances
empiriques et les arts techniques) agissent fortement au contraire sur les faits sociaux
Elles agissent par le mecircme proceacutedeacute que la croyance la conception que lrsquoindividu se fait
du monde et de sa situation soit par la science soit par lrsquoempirisme dirige en grande
partie sa conduite crsquoest le terrain de la concurrence entre la science et la religion (la
morale reste placeacutee sur un terrain indivis ou mal deacutelimiteacute) La connaissance agit sur les
faits deacutemographiques (groupement eacutemigration ou immigration nataliteacute) et sur les faits
eacuteconomiques ndash directement en donnant la notion de la valeur des choses aliments
matiegraveres premiegraveres animaux etc ndash neacutegativement en arrecirctant la fabrication ou la
production drsquoobjets reconnus inutiles ou qursquoon peut avantageusement remplacer par
drsquoautres ndash indirectement en montrant lrsquoavantage de groupements eacuteconomiques auxquels
on nrsquoavait pas encore songeacute ou en deacutegageant des preacutejugeacutes religieux ou moraux qui
faisaient interdire les groupements nouveaux
23 En outre la connaissance a un proceacutedeacute drsquoaction exteacuterieure qui manque agrave la croyance
purement subjective elle fait connaicirctre le monde exteacuterieur et les proceacutedeacutes drsquoaction reacuteels
de lrsquohomme sur le monde Elle enseigne les proceacutedeacutes reacuteels mais psychologiques pour
manier les hommes et les persuader proceacutedeacutes tregraves actifs dans la vie eacuteconomique pour
lrsquoappreacuteciation de la valeur et pour lrsquoorganisation des eacutechanges (il suffira de citer la
publiciteacute le creacutedit la speacuteculation) Elle enseigne les proceacutedeacutes tantocirct psychologiques
(dressage) tantocirct physiologiques (seacutelection) pour tirer parti des animaux Elle enseigne
surtout les proceacutedeacutes reacuteels et mateacuteriels pour agir sur la matiegravere lrsquoensemble des proceacutedeacutes
techniques de production et de transport La connaissance ne suffit pas agrave creacuteer
lrsquoindustrie mais crsquoest elle qui en est la condition neacutecessaire et qui lui donne sa forme
Drsquoautres causes agissent sur la division du travail et par suite sur la quantiteacute de la
production mais la nature de la production deacutepend de la technique crsquoest-agrave-dire de la
connaissance
24 Lrsquohistoire sociale aura donc besoin sinon de connaicirctre en deacutetail lrsquohistoire des sciences et
des arts techniques du moins de savoir lrsquohistoire de la science dans les parties applicables
agrave la vie et agrave la morale pratique et lrsquohistoire des proceacutedeacutes techniques de production Cela
est facile agrave apprendre La seule difficulteacute sera drsquoappreacutecier la diffusion des connaissances et
des proceacutedeacutes dans une socieacuteteacute donneacutee agrave un moment donneacute crsquoest la question qui inteacuteresse
le moins les speacutecialistes de lrsquohistoire des sciences et sur laquelle on trouvera le moins de
renseignements
25 4deg Les usages mateacuteriels ont une action deacutecisive sur la vie eacuteconomique ils sont le but et
par conseacutequent le reacutegulateur de la production On ne produit guegravere que pour satisfaire
des besoins mateacuteriels La vie mateacuterielle consiste surtout dans la consommation des objets
alimentation vecirctement logement mobilier objets drsquoagreacutement crsquoest le terrain
intermeacutediaire entre la vie eacuteconomique et les coutumes de la vie priveacutee Il semble drsquoabord
que ces usages ne soient que le reacutesultat de la vie eacuteconomique car on consomme les objets
produits par la production et reacutepartis par la distribution Mais on ne produit qursquoen vue de
la consommation et crsquoest la consommation qui dirige la production En ce sens les usages
de consommation mateacuterielle seraient la cause de tous les actes eacuteconomiques et devraient
ecirctre lrsquoobjet fondamental des eacutetudes eacuteconomiques pour comprendre la production il
132
faudrait drsquoabord eacutetudier ce que les consommateurs deacutesirent qursquoon produise Lrsquohistoire de
la consommation crsquoest-agrave-dire de la vie mateacuterielle serait le premier chapitre de lrsquohistoire
eacuteconomique
26 En fait la relation est plus complexe ce nrsquoest pas toujours un client qui commande en
vue drsquoune ideacutee arrecircteacutee de consommer crsquoest souvent le vendeur crsquoest-agrave-dire le fabricant
dirigeacute par le commerccedilant qui offre des objets et donne au consommateur lrsquoideacutee de les
consommer Les deux activiteacutes srsquoentremecirclent eacutetroitement il faudrait pour les distinguer
une eacutetude qui nrsquoest pas faite
27 Pourtant lrsquohistoire eacuteconomique ne peut pas se passer de lrsquohistoire de la consommation
elle a besoin de connaicirctre la demande spontaneacutee du consommateur crsquoest-agrave-dire lrsquohistoire
de la vie mateacuterielle Crsquoest assureacutement la partie la plus neacutegligeacutee de la vie sociale soit
contemporaine soit passeacutee et ce serait comme on lrsquoa tregraves bien montreacute aux Eacutetats-Unis
un des champs drsquoeacutetudes les plus instructifs de lrsquohistoire sociale La consommation nrsquoagit
pas seulement sur la production par lrsquoaction directe que la nature de la commande exerce
sur la nature de la production et du commerce ndash par exemple la demande de la pourpre
ou de lrsquoambre dans les temps antiques des eacutepices au Moyen Acircge Indirectement la forme
de demande reacuteagit sur lrsquoorganisation du travail suivant qursquoelle est continue
intermittente ou irreacuteguliegravere elle produit un travail reacutegulier ou une morte-saison ou des
crises suivant qursquoelle vient drsquoun groupe peu nombreux ou drsquoune grande masse
drsquohommes suivant qursquoelle porte sur des objets de luxe ou sur des objets drsquoutiliteacute elle
deacutetermine des systegravemes de production tregraves diffeacuterents Lrsquohistorien des faits sociaux nrsquoa pas
besoin de savoir les deacutetails de lrsquohistoire de la vie mateacuterielle mais il doit connaicirctre en gros
les espegraveces drsquoobjets consommeacutes la nature des matiegraveres premiegraveres les plus employeacutees la
quantiteacute et les eacutepoques de la demande
28 La vie priveacutee se compose drsquoactes ou quotidiens ou peacuteriodiques ou solennels lrsquohistoire de
la vie priveacutee comporte lrsquoeacutetude de lrsquoemploi des journeacutees des heures de repas des usages de
toilette et de meacutedecine des fecirctes reacuteceptions ceacutereacutemonies des divertissements et des
exercices (chasse sport spectacles jeux voyages) Ces actes sont en partie des actes de
consommation en tant qursquoils exigent des objets mateacuteriels ou des services mateacuteriels qui
mettent en mouvement un personnel de domestiques hocircteliers commissionnaires
coiffeurs meacutedecins acteurs Ils agissent donc pour diriger la production des objets ou la
division du travail
29 Ils agissent aussi drsquoune autre faccedilon non plus sur la fabrication seulement mais sur la vie
tout entiegravere des gens consacreacutes agrave des services mateacuteriels car ils les mettent dans une
cateacutegorie eacuteconomique diffeacuterente des producteurs Lrsquohistoire sociale a donc besoin de
connaicirctre sinon tous les usages de vie priveacutee du moins ceux qui exigent une production
drsquoobjets consideacuterable et ceux qui immobilisent un nombre appreacuteciable de travailleurs
dans les services priveacutes Il nrsquoest pas inutile pour comprendre la vie eacuteconomique de
lrsquoEspagne au XVIe siegravecle de savoir qursquoune partie de la population eacutetait dans la domesticiteacute
des seigneurs
30 Lrsquoaction la plus forte est celle de la mode qui creacutee ou deacutetruit des valeurs crsquoest elle qui
domine toutes les industries de luxe et qui est lrsquoagent le plus actif de transformation Il
faut donc savoir lrsquohistoire de la mode au moins dans la mesure ougrave chaque mode nouvelle
a eu pour reacutesultat de produire un changement dans lrsquoespegravece des objets ou des services
demandeacutes il faut connaicirctre la position des centres de la mode et les deacuteplacements de ces
centres car ils sont lieacutes agrave lrsquoorganisation du commerce et du travail Dans les eacutepoques
133
anciennes le pheacutenomegravene de la mode est limiteacute agrave la classe peu nombreuse des
aristocraties mais il nrsquoen est pas moins capital dans lrsquohistoire du commerce parce que le
commerce dans les peacuteriodes de communications difficiles est limiteacute aux objets de luxe
31 III ndash Les actes individuels sont eacutetudieacutes par lrsquohistoire geacuteneacuterale Il suffit agrave lrsquohistoire
eacuteconomique de connaicirctre les principaux ceux qui sont agrave lrsquoorigine drsquoune eacutevolution
mateacuterielle encore nrsquoa-t-elle pas besoin de les eacutetudier en deacutetail Elle nrsquoa que faire de la
biographie de Mahomet ou de Napoleacuteon il lui suffit de connaicirctre ceux de leurs actes qui
ont eu des conseacutequences mateacuterielles geacuteneacuterales telles que lrsquointerdiction de boire du vin
ou le blocus continental
32 Les actes individuels qui peuvent avoir des conseacutequences dans la vie eacuteconomique sont de
deux espegraveces
33 1deg Les inventions ou les creacuteations individuelles sont des exemples donneacutes par un homme
et suivis par une masse drsquoimitateurs Elles se produisent surtout dans la vie intellectuelle
creacuteation drsquoune croyance (religieuse ou morale) drsquoune forme drsquoart drsquoune science drsquoun
ideacuteal Elles se rencontrent aussi dans la vie mateacuterielle sous la forme drsquoune deacutecouverte
geacuteographique drsquoune invention technique ou de la creacuteation drsquoune mode Lrsquoaction de
lrsquoindividu est eacutevidente ici lrsquoinitiateur amegravene la socieacuteteacute agrave changer de conduite ou
drsquoappreacuteciation de la valeur ou de proceacutedeacutes drsquoaction il creacutee ou deacutetruit une valeur une
technique de production une voie de communication un proceacutedeacute drsquoeacutechange ou
indirectement il modifie lrsquoorganisation du travail ou mecircme la distribution drsquoun
pheacutenomegravene deacutemographique en faisant par exemple arriver une population dans un pays
jusque-lagrave deacutesert
34 2deg Le changement de direction peut ecirctre donneacute agrave une socieacuteteacute par un chef officiel ou un
guide improviseacute chef drsquoEacutetat drsquoEacuteglise de parti de groupe qui opegravere soit par un ordre
leacutegal (regraveglement ou loi) soit par une reacutevolution Il agit ainsi directement sur certains
usages eacuteconomiques sur lrsquoorganisation de la production du commerce de la reacutepartition
ou mecircme sur la distribution de la population par exemple en creacuteant ou deacutetruisant une
ville Il peut agir indirectement en changeant lrsquoorganisation politique de faccedilon agrave reacuteagir
sur la vie eacuteconomique comme a fait Pierre le Grand en Russie
35 Il serait impossible mecircme drsquoentrevoir lrsquoeacutevolution eacuteconomique ou deacutemographique de
lrsquohumaniteacute si lrsquoon ignorait ces grands changements impossible drsquoen comprendre la
nature si lrsquoon nrsquoen connaissait pas les auteurs Crsquoest la part neacutecessaire de lrsquohistoire
geacuteneacuterale dans lrsquohistoire sociale
134
Chapitre XXI
Action des faits humains collectifs sur lavie sociale
I Organisation collective ndash Associations priveacutees famille institutions sociales classes institutionspolitiques ndash Gouvernement souverain services speacuteciaux ndash Organisation eccleacutesiastiquendash Organisation internationale ndash LangueII Eacuteveacutenements collectifs ndash Reacutevolutions inteacuterieures ndash Conflits et conventions ndash Relations entreEacutetats
1 Il reste encore agrave chercher comment les faits sociaux deacutependent des faits des autres
espegraveces qui prennent une forme collective et par suite quelle connaissance lrsquohistorien des
faits sociaux doit avoir de lrsquohistoire des pheacutenomegravenes collectifs crsquoest-agrave-dire de ceux qui
impliquent des arrangements et une solidariteacute entre les hommes Ces faits sont de deux
sortes 1deg les faits drsquoorganisation collective tels que famille gouvernement services
publics qui font lrsquoobjet des histoires speacuteciales 2deg les eacuteveacutenements collectifs qui font le
domaine de lrsquohistoire geacuteneacuterale Il faut eacutetudier seacutepareacutement comment ils agissent sur la vie
sociale
2 I ndash Lrsquoorganisation collective consiste en arrangements permanents eacutetablis entre les
hommes soit par des coutumes ou conventions tacites soit par des regravegles officielles
3 On a essayeacute souvent drsquoopposer lrsquoorganisation aux regravegles et de distinguer deux ordres de
faits la structure qursquoon a compareacutee agrave lrsquoanatomie le fonctionnement qursquoon a compareacute agrave la
physiologie Crsquoest une meacutetaphore sans application pratique la structure nrsquoest pas drsquoune
autre nature que le fonctionnement tous deux se ramegravenent agrave des regravegles ou agrave des
pratiques La structure drsquoun gouvernement ce sont les conventions tacites ou expresses
officielles ou coutumiegraveres drsquoapregraves lesquelles certains hommes sont chargeacutes drsquoune
certaine espegravece drsquoopeacuterations crsquoest une speacutecialisation et une division du travail analogue
agrave celle de la vie eacuteconomique Elle donne il est vrai agrave certains hommes des droits et des
devoirs speacuteciaux et creacutee un systegraveme de recrutement pour le personnel Mais ce regraveglement
de partage des opeacuterations nrsquoest pas drsquoune nature speacuteciale qui permette de lrsquoopposer aux
regraveglements sur la faccedilon drsquoopeacuterer (la proceacutedure) sur les principes agrave appliquer (le droit)
sur les opeacuterations agrave faire (la compeacutetence) Les arrangements diffegraverent surtout par lrsquoespegravece
de groupement crsquoest-agrave-dire le principe qui reacuteunit entre eux les membres et par la nature
135
de lrsquoaction organiseacutee crsquoest-agrave-dire lrsquoautoriteacute des chefs Voici les principales espegraveces
drsquoarrangements qui peuvent avoir une action sur la vie eacuteconomique
4 1deg Associations priveacutees ndash La plus importante est la famille groupement formeacute par la
filiation naturelle ou adoptive et dirigeacute par lrsquoautoriteacute du pegravere ou du mari Dans certaines
socieacuteteacutes il existe des associations analogues mais eacutetablies par un lien artificiel ce sont les
communauteacutes la plupart agrave caractegraveres religieux Les associations priveacutees agissent
directement sur lrsquoorganisation eacuteconomique car elles impliquent une consommation en
commun une possession en commun et une transmission des richesses acquises par
conseacutequent un reacutegime de succession Lrsquohistorien des faits sociaux aura donc besoin de
connaicirctre au moins le reacutegime geacuteneacuteral de la famille et des communauteacutes et lrsquoeacutevolution
geacuteneacuterale des institutions priveacutees mariage autoriteacute maritale et paternelle filiation
reacutegime des successions Ce qursquoil lui faudra connaicirctre ce ne sera pas le droit officiel leacutegal
des theacuteories juridiques et des livres de droit ce sera la pratique reacuteelle qui seule agit sur
les reacutealiteacutes eacuteconomiques Il pourra donc lui arriver de ne pas trouver toujours dans les
histoires speacuteciales du droit priveacute eacutecrites par des juristes tous les renseignements
neacutecessaires il fera bien drsquoavoir lrsquoattention attireacutee sur les travaux consacreacutes agrave deacutecrire les
coutumes reacuteelles de famille de communauteacute et de succession
5 2deg Institutions sociales ndash Entre les hommes drsquoun mecircme peuple soumis agrave un mecircme
gouvernement srsquoest eacutetablie dans toutes les socieacuteteacutes agrave mesure qursquoelles se sont civiliseacutees
une reacutepartition ineacutegale des fonctions et des richesses qui a produit des ineacutegaliteacutes
durables devenues mecircme heacutereacuteditaires La socieacuteteacute agrave peu pregraves homogegravene dans lrsquoeacutetat
barbare srsquoest scindeacutee en couches formeacutees chacune par des hommes vivant dans une
condition semblable ou eacutequivalente Crsquoest ce qursquoon a appeleacute les classes sociales le mot
drsquoorigine romaine a deacutesigneacute drsquoabord les diffeacuterents groupes de citoyens rangeacutes pour la
guerre suivant leur richesse
6 Les classes sont en partie drsquoorigine eacuteconomique en tant que la place drsquoun homme dans
une classe lui est assigneacutee par son genre de travail ou sa richesse mais elles ont aussi une
origine politique car les hommes investis de pouvoirs supeacuterieurs officiels concourent agrave
former les classes supeacuterieures Ainsi la division en classes nrsquoest pas purement
eacuteconomique comme les eacutecoles socialistes tendent agrave lrsquoadmettre elle est mixte La
laquo structure sociale raquo est le produit combineacute de pheacutenomegravenes eacuteconomiques et de
pheacutenomegravenes politiques Cette ineacutegaliteacute permanente de pouvoir et de richesse domine
toute la distribution des rocircles dans la vie eacuteconomique elle agit directement sur tout le
systegraveme de production par la division du travail entre les classes et surtout par lrsquoineacutegaliteacute
des moyens drsquoaction drsquoougrave reacutesulte la creacuteation du capital au profit de la classe supeacuterieure et
lrsquoexploitation des classes infeacuterieures sous diverses formes agrave commencer par lrsquoesclavage
7 Lrsquoeacutevolution du reacutegime des classes depuis la socieacuteteacute agrave eacutetages de lrsquoEmpire romain jusqursquoaux
socieacuteteacutes deacutemocratiques du XXe siegravecle a deacutetruit lentement la hieacuterarchie aristocratique et la
division leacutegale en classes elle a entraicircneacute peu agrave peu une transformation correspondante
dans la division du travail la reacutepartition du capital et les modes drsquoexploitation
8 Lrsquoaction de lrsquoorganisation sociale srsquoexerce aussi indirectement sur la valeur et par suite
sur le commerce Tout est diffeacuterent dans la vie eacuteconomique drsquoun peuple suivant qursquoune
aristocratie de quelques individus a le monopole de satisfaire tous ses deacutesirs ou que la
liberteacute et lrsquoaisance devenues geacuteneacuterales font entrer tous les habitants dans la classe des
consommateurs Une socieacuteteacute aristocratique nrsquoa guegravere que des commerces de luxe agrave
mesure que lrsquoorganisation devient deacutemocratique le commerce srsquoeacutetend aux objets de
136
consommation geacuteneacuterale Il faut donc pour comprendre la vie eacuteconomique drsquoun pays
connaicirctre le reacutegime des classes pour comprendre lrsquohistoire sociale il faut connaicirctre
lrsquoeacutevolution de ce reacutegime
9 3deg Institutions politiques ndash Le gouvernement est lrsquoespegravece drsquoorganisation la plus
apparente et dont lrsquoaction sur la vie sociale est la plus eacutevidente Le pouvoir effectif
confeacutereacute aux membres du gouvernement leur donne le moyen pratique drsquoagir
mateacuteriellement sur tous les autres membres de la socieacuteteacute Lrsquoorganisation eacuteconomique
comme tout arrangement mateacuteriel est sous le commandement direct du gouvernement
crsquoest lui qui eacutetablit les regravegles de la proprieacuteteacute des successions et des contrats crsquoest-agrave-dire
de la reacutepartition ndash les regravegles du commerce de la monnaie et du creacutedit crsquoest-agrave-dire des
eacutechanges ndash parfois mecircme les regravegles de la culture des industries des transports des
salaires crsquoest-agrave-dire de la production De plus les hommes investis du pouvoir en
profitent pour srsquoapproprier ndash parfois pour monopoliser ndash les moyens eacuteconomiques de
jouissance Cette action fondamentale de la politique a eacuteteacute fortement indiqueacutee par lrsquoeacutecole
marxiste
10 Pour eacutetudier lrsquoaction des institutions politiques sur la vie eacuteconomique il faut donc eacuteviter
de prendre en bloc lrsquoEacutetat et de chercher comme on lrsquoa fait trop souvent laquo lrsquoaction de
lrsquoEacutetat raquo en geacuteneacuteral il faut analyser et examiner seacutepareacutement les divers personnels de
gouvernement et leurs proceacutedeacutes drsquoaction On commencera par distinguer les agents du
pouvoir central souverain et les agents des services speacuteciaux Le pouvoir central agit sur
la direction mecircme de la vie eacuteconomique en deacutecidant les regravegles de lrsquoorganisation les
pouvoirs speacuteciaux subordonneacutes agissent sur la pratique en facilitant ou en rendant
difficiles les opeacuterations eacuteconomiques Pour deacutemecircler ces actions il faudra suivre une
meacutethode preacutecise examiner seacutepareacutement le souverain ses ministres ou ses favoris les
assembleacutees centrales srsquoil y en a On passera ensuite aux diffeacuterents services drsquoarmeacutee de
finances de justice de police de travaux publics drsquoenseignement ndash puis aux autoriteacutes
locales en ayant soin drsquoexaminer seacutepareacutement lrsquoaction de chaque espegravece de personnel Le
proceacutedeacute le plus pratique sera de deacuteterminer drsquoavance les questions agrave se poser On peut
preacutevoir deux sortes de questions
11 1deg Les diffeacuterentes faces de lrsquoactiviteacute eacuteconomique sur lesquelles agit le personnel
politique production agricole miniegravere industrielle transports valeur et eacutechange
(creacutedit commerce) reacutepartition et transmission consommation
12 2deg Les moyens par lesquels le personnel peut agir Ces moyens sont plus varieacutes qursquoils ne
semblent drsquoabord Le gouvernement agit directement par des ordres directs lois
ordonnances regraveglements agrave caractegravere eacuteconomique comme le budget ou les lois
somptuaires Mais il a plusieurs moyens drsquoaction indirects qui ne doivent pas ecirctre
neacutegligeacutes le privilegravege que le personnel srsquoattribue sur les avantages eacuteconomiques ndash sous
forme de traitements drsquoentreprises publiques drsquoemprunts de fraudes de tout genre ndash
les pratiques que les agents introduisent dans les rapports entre les producteurs et les
diffeacuterents services publics recrutement et cantonnement de soldats justice et police
faveurs ou perseacutecutions reacutegime fiscal avec les abus et les complaisances travaux publics
qui aident la production ou dirigent la consommation ou modifient par influence le
travail priveacute enseignement qui agit sur la diffusion de la technique ou sur les
changements dans la notion de valeur ndash lrsquoaction drsquoexemple du souverain de sa cour du
haut personnel politique sur la mode et toute la production qui en deacutepend
13 4deg Organisation eccleacutesiastique ndash Ce nrsquoest qursquoune forme speacuteciale de gouvernement
diffeacuterente des autres par ses moyens drsquoaction elle agit par des proceacutedeacutes de contrainte
137
indirects ou imaginaires On doit donc la traiter par la mecircme meacutethode que le
gouvernement Il ne faut pas plus parler en bloc de laquo lrsquoaction de lrsquoEacuteglise raquo que de lrsquoaction
de lrsquoEacutetat il faut analyser le personnel eccleacutesiastique et chercher pour chaque espegravece
drsquoagents ses moyens drsquoaction ordres ou interdictions pratiques encourageacutees ou
deacutecourageacutees relations avec les producteurs pour la fabrication des instruments de
religion action drsquoexemple sur la production priveacutee
14 5deg Organisation internationale ndash Les relations eacutetablies entre les Eacutetats arrivent chez les
peuples modernes agrave constituer un systegraveme Ici le personnel nrsquoa qursquoune faible importance
crsquoest lrsquoarrangement des relations entre les peuples qui agit Il faut chercher lrsquoorganisation
drsquoabord dans les conventions officielles entre gouvernements (traiteacutes et regraveglements) qui
agissent sur la valeur (conventions en matiegravere de monnaie) sur les transports les
eacutechanges et le creacutedit (traiteacutes de commerce) Il faut ensuite connaicirctre la pratique reacuteelle en
tant qursquoelle facilite ou rend difficiles ou impossibles les diverses espegraveces de relations
eacuteconomiques on a besoin de savoir comment sont appliqueacutes les tarifs de douane ou de
transports les regraveglements de police politique ou sanitaire les principes de droit priveacute et
commercial Il faut enfin tenir compte au moins au XIXe siegravecle des organisations
mateacuterielles internationales postes lignes de communication agences internationales
Pour chaque espegravece on doit connaicirctre sinon le deacutetail au moins les faits capitaux et leur
eacutevolution afin de pouvoir chercher meacutethodiquement comment chacun a agi sur la vie
eacuteconomique
15 6deg Langue ndash La langue est un fait collectif qui eacutetend son action sur toutes les relations
humaines Crsquoest lrsquoinstrument de communication entre tous les hommes la communauteacute
de langue rend toutes les autres communauteacutes plus faciles y compris la communauteacute
nationale la diffeacuterence de langue rend toutes les autres relations difficiles La
distribution des langues reacuteagit sur tous les groupements deacutemographiques
lrsquoagglomeacuteration le mariage la profession et sur les relations eacuteconomiques division du
travail eacutetablissements de la valeur eacutechanges et commerce reacutepartition de la proprieacuteteacute Il
est inutile agrave lrsquohistorien des faits sociaux de savoir les langues elles-mecircmes et leur
histoire mais il aura besoin de connaicirctre la reacutepartition des langues et les groupes de
mecircmes langues surtout quand ces groupes ne se confondent pas avec une communauteacute
politique il devra connaicirctre les changements de distribution des langues car ils agissent
sur lrsquoeacutevolution deacutemographique et eacuteconomique
16 II ndash Il ne reste plus qursquoagrave examiner les eacuteveacutenements collectifs uniques qui produisent en
partie lrsquoeacutevolution geacuteneacuterale des socieacuteteacutes et par suite lrsquoeacutevolution sociale Ils prennent
surtout deux formes reacutevolutions inteacuterieures et conflits exteacuterieurs internationaux
17 1deg Les reacutevolutions inteacuterieures prennent la forme ou de secousses brusques ou drsquoeacutevolutions
graduelles qui transforment lrsquoorganisation collective des gouvernements de lrsquoEacuteglise des
classes de la famille En transformant soit les groupements politiques ou priveacutes des
hommes soit leurs pratiques collectives elles les amegravenent agrave reacuteadapter leurs groupements
ou leurs pratiques eacuteconomiques Un changement du personnel souverain ou des services
de gouvernement amegravene un changement dans le personnel directeur de la vie
eacuteconomique il change le groupe qui monopolise les jouissances ou qui organise la
production Il faut donc connaicirctre les reacutevolutions et les eacutevolutions importantes dans le
reacutegime politique et eccleacutesiastique et dans les institutions priveacutees du peuple dont on veut
comprendre lrsquohistoire sociale
138
18 2deg Les eacuteveacutenements de lrsquohistoire exteacuterieure consistent en relations entre Eacutetats ils
prennent la forme soit de conflits violents invasions ou guerres soit drsquoaccords traiteacutes et
conventions ils aboutissent agrave des changements dans la distribution des territoires et
dans les arrangements entre Eacutetats Chaque changement de territoire ou de relations
entraicircne une reacuteadaptation geacuteneacuterale de la vie inteacuterieure et par suite de la vie eacuteconomique
Il est inutile de savoir comment le conflit ou lrsquoaccord a eacuteteacute produit les eacutepisodes des
guerres et des neacutegociations nrsquointeacuteressent que les speacutecialistes de lrsquohistoire militaire ou
diplomatique mais le reacutesultat de la guerre ou du traiteacute est un fait geacuteneacuteral qursquoil faut
connaicirctre pour comprendre lrsquohistoire sociale On devra aussi connaicirctre la dureacutee des
conflits qui ont suspendu les relations entre Eacutetats et la nature des traiteacutes surtout
commerciaux et eacuteconomiques
19 Il nrsquoest pas neacutecessaire drsquoen savoir tous les eacutepisodes on peut abandonner ce soin aux
speacutecialistes Mais il est tregraves dangereux drsquoignorer les faits geacuteneacuteraux de lrsquohistoire politique
on srsquoexpose agrave attribuer aux changements eacuteconomiques des causes eacuteconomiques dans des
cas ougrave la cause eacutevidente est un eacuteveacutenement politique comme la Reacutevolution franccedilaise
139
Conclusion
1 On arrive enfin agrave une conclusion pratique sur lrsquoapplication de la meacutethode historique aux
sciences sociales
2 La meacutethode historique est neacutecessaire pour le travail de preacuteparation mecircme dans lrsquoeacutetude
des socieacuteteacutes contemporaines car la plupart des mateacuteriaux des sciences sociales ne sont
pas des observations scientifiques ce ne sont que des documents dont on ne peut tirer
parti qursquoau moyen drsquoun travail critique
3 En outre la construction drsquoune science sociale complegravete comporte une eacutetude de
lrsquoeacutevolution des pheacutenomegravenes sociaux crsquoest-agrave-dire une histoire sociale Or cette histoire
sociale nrsquoexige pas seulement comme toute autre histoire lrsquoemploi de documents
critiqueacutes suivant la meacutethode historique Mais elle-mecircme ne peut pas ecirctre isoleacutee des autres
histoires elle ne peut ecirctre qursquoun fragment de lrsquohistoire totale des socieacuteteacutes une branche
speacuteciale comme lrsquohistoire du droit ou du costume Elle est mecircme plus eacutetroitement lieacutee agrave
lrsquoensemble de lrsquohistoire que ne le sont les histoires des litteacuteratures ou des sciences
4 Lrsquohistoire sociale est science auxiliaire pour les autres histoires dans la mesure ougrave les faits
sociaux sont cause des autres faits ndash mesure beaucoup moins large que ne lrsquoont cru les
speacutecialistes eacuteconomistes Les faits sociaux sont surtout les conditions neacutecessaires
(neacutegatives) des autres faits lagrave ougrave ils ne se produisent pas les autres ne peuvent se
produire mais ils ne sont qursquoun support non une substructure Leur forme speacuteciale agit
faiblement sur la direction des autres faits et par suite leur histoire nrsquoest que faiblement
utile agrave lrsquointelligence de lrsquohistoire des autres pheacutenomegravenes
5 Lrsquohistoire sociale est au contraire eacutetroitement deacutependante des autres histoires Les faits
sociaux nrsquoont pas en eux-mecircmes leur raison drsquoecirctre ils sont ou les produits drsquoautres actes
(crsquoest le cas des faits deacutemographiques) ou des moyens pour une fin eacutetrangegravere (crsquoest le cas
des faits eacuteconomiques) Leur direction est donc non pas en eux-mecircmes mais dans des
faits drsquoautre espegravece Ce nrsquoest pas parce que les hommes produisent dans une forme
donneacutee qursquoils ont une vie intellectuelle des mœurs priveacutees une organisation politique
drsquoune espegravece donneacutee crsquoest au contraire parce que leur vie a cette forme donneacutee
intellectuelle priveacutee politique qursquoelle les entraicircne agrave une certaine forme de vie
eacuteconomique Lrsquohistoire sociale ne peut donc ecirctre comprise que par lrsquoeacutetude des autres
branches de lrsquohistoire elle nrsquoest qursquoun fragment de lrsquohistoire geacuteneacuterale de lrsquohumaniteacute
140
Table des matiegraveres de lrsquooriginal
Fac-simileacute de la Table eacutedition originale
141
142
143
144
- SOMMAIRE
- Preacuteface
- Avertissement
- Meacutethode historique et sciences sociales
- Premiegravere partie La meacutethode historique appliqueacutee aux documents des sciences sociales
-
- Theacuteorie du document
- Les preacutecautions critiques
- Critique de provenance
- Critique drsquointerpreacutetation
- Critiques de sinceacuteriteacute et drsquoexactitude
- Emploi des faits critiqueacutes
- Groupement des faits
- Construction des faits des sciences sociales
- Meacutethode de groupement des faits simultaneacutes
- Meacutethode de groupement des faits successifs
-
- Deuxiegraveme partie La meacutethode historique et lrsquohistoire sociale
-
- Les diffeacuterentes espegraveces drsquohistoire
- Eacutetat de lrsquohistoire sociale
- La construction des faits sociaux
- Difficulteacutes speacuteciales de lrsquohistoire sociale
- Deacutetermination des groupes sociaux
- Eacutetude de lrsquoeacutevolution
- Neacutecessiteacute de combiner les diffeacuterentes sortes drsquohistoires
- Systegravemes drsquohistoire sociale
- Lien entre lrsquohistoire sociale et les autres histoires
- Lrsquoaction des faits humains individuels sur les faits sociaux
- Action des faits humains collectifs sur la vie sociale
-
- Conclusion
- Table des matiegraveres de lrsquooriginal
-
Avertissement
Introduction
Meacutethode historique et sciences sociales
Premiegravere partie La meacutethode historique appliqueacutee aux documents dessciences sociales
Chapitre premier
Theacuteorie du document
Chapitre II
Les preacutecautions critiques
Chapitre III
Critique de provenance
Chapitre IV
Critique drsquointerpreacutetation
Chapitre V
Critiques de sinceacuteriteacute et drsquoexactitude
Chapitre VI
Emploi des faits critiqueacutes
Chapitre VII
Groupement des faits
Chapitre VIII
Construction des faits des sciences sociales
Chapitre IX
Meacutethode de groupement des faits simultaneacutes
Chapitre X
Meacutethode de groupement des faits successifs
3
Deuxiegraveme partie La meacutethode historique et lrsquohistoire sociale
Chapitre XI
Les diffeacuterentes espegraveces drsquohistoire
Chapitre XII
Eacutetat de lrsquohistoire sociale
Chapitre XIII
La construction des faits sociaux
Chapitre XIV
Difficulteacutes speacuteciales de lrsquohistoire sociale
Chapitre XV
Deacutetermination des groupes sociaux
Chapitre XVI
Eacutetude de lrsquoeacutevolution
Chapitre XVII
Neacutecessiteacute de combiner les diffeacuterentes sortes drsquohistoires
Chapitre XVIII
Systegravemes drsquohistoire sociale
Chapitre XIX
Lien entre lrsquohistoire sociale et les autres histoires
Chapitre XX
Lrsquoaction des faits humains individuels sur les faits sociaux
Chapitre XXI
Action des faits humains collectifs sur la vie sociale
Conclusion
Table des matiegraveres de lrsquooriginal
4
NOTE DE LrsquoEacuteDITEUR
Eacutedition originale Charles Seignobos La meacutethode historique appliqueacutee aux sciences sociales
Paris Feacutelix Alcan 1901
5
Preacuteface
Antoine Prost
1 Autant lrsquoavouer jrsquoai une certaine sympathie pour Charles Seignobos ce protestant
ceacutevenol dreyfusard que les eacutetudiants drsquoAction franccedilaise chahutaient en Sorbonne au
sortir de la Grande Guerre pour avoir reacutesisteacute agrave lrsquoembrigadement des intelligences Je dois
ma premiegravere rencontre avec lui agrave Jean Zay qui dans ses souvenirs de prison raconte
quand il apprend sa mort la visite qursquoil rendit agrave lrsquoArcouest en 1937 Il eacutevoque la
laquo silhouette trottinante et menue raquo1 de ce vieil historien qui agrave quatre-vingts ans passeacutes
laquo prenait chaque jour son bain de mer et dirigeait lui-mecircme son bateau drsquoune main si
ferme qursquoon lrsquoappelait ldquole capitainerdquo surnom dont il eacutetait plus fier que de tous ses titres
universitaires raquo Seignobos passait en effet ses vacances en Bretagne du nord et il avait
attireacute lagrave une colonie de grands scientifiques Louis Lapicque Eacutemile Borel les Curie et les
Perrin Tous se rendaient visite et il arrivait que le soir on dansacirct laquo la polka ou la valse
au milieu des rires tandis que Madame Maurain ou le ldquocapitainerdquo tenait le piano raquo
2 Ce portrait de Seignobos qui mourut drsquoailleurs agrave lrsquoArcouest ougrave il avait eacuteteacute assigneacute agrave
reacutesidence par les Allemands souligne son ancrage dans un reacuteseau universitaire tregraves
inhabituel pour un historien Est-ce la freacutequentation des meilleurs savants de son temps
qui lui a inspireacute ses reacuteflexions sur lrsquohistoire et les sciences sociales En tout cas il a meneacute
sur lrsquoeacutepisteacutemologie de lrsquohistoire une reacuteflexion de premiegravere importance et qui garde toute
son actualiteacute On cite toujours lrsquoIntroduction aux eacutetudes historiques qursquoil publia en 1898 avec
Langlois mais lrsquoouvrage qursquoon va lire me semble beaucoup plus inteacuteressant plus profond
plus original et plus alerte aussi Crsquoest un grand livre qui meacuteritait assureacutement drsquoecirctre
reacuteeacutediteacute
3 La meacutethode historique que Seignobos veut appliquer aux sciences sociales nrsquoa rien agrave voir
avec le positivisme ou le scientisme Cette caricature dont il serait utile de faire lrsquohistoire
srsquoeffondre pour peu qursquoon accepte de juger sur piegraveces au lieu de reacutepeacuteter des lieux
communs malintentionneacutes Seignobos en effet ne dit pas ce qursquoon lui fait dire
laquo Lrsquohistoire ndash eacutecrit-il drsquoentreacutee de jeu ndash nrsquoest pas une science elle nrsquoest qursquoun proceacutedeacute de
6
connaissance raquo (Introduction) Elle ne peut pas devenir une science parce qursquoelle
nrsquoobserve pas directement mais raisonne sur des documents Et ces documents laquo ougrave se
rencontrent pecircle-mecircle des faits de toute nature raquo lrsquoempecircchent laquo de srsquoorganiser avec un
appareil scientifique imiteacute des autres sciences en ocirctant aux historiens jusqursquoagrave la
preacutetention de faire de la science raquo (chapitre IX)
4 Lrsquoeacutepisteacutemologie de Seignobos repose en effet sur une opposition radicale entre le
document et le procegraves-verbal drsquoexpeacuterience scientifique Le procegraves-verbal repose sur une
observation directe meneacutee suivant un protocole deacutefini Le document est la trace
drsquoobservations indirectes reacutedigeacutees sans meacutethode laquo il est de la mecircme espegravece que le reacutecit
drsquoun garccedilon de laboratoire raquo (chapitre I) Il est le produit des repreacutesentations de ceux tregraves
divers qui lrsquoont eacutelaboreacute Et pour retrouver le reacuteel dont il est la trace lrsquohistorien doit
remonter du document au fait et reconstituer les eacutetapes intermeacutediaires qursquoil ne peut se
repreacutesenter que par analogie avec ses propres repreacutesentations redoublant par sa propre
subjectiviteacute celle des auteurs laquo Voilagrave pourquoi la meacutethode historique est exclusivement
une meacutethode drsquointerpreacutetation psychologique par analogie raquo (chapitre I) psychologique
signifiant ici mental ou intellectuel2
5 La vigilance critique de Seignobos prend ainsi sa source dans une analyse constructiviste
du document qui ne met pas lrsquohistorien en preacutesence du reacuteel mais seulement de
repreacutesentations du reacuteel laquo En fait en science sociale on opegravere non pas sur des objets reacuteels
mais sur les repreacutesentations qursquoon se fait des objets On ne voit pas les hommes les
animaux les maisons qursquoon recense on ne voit pas les institutions qursquoon deacutecrit On est
obligeacute de srsquoimaginer les hommes les objets les actes les motifs qursquoon eacutetudie Ce sont ces
images qui sont la matiegravere pratique de la science sociale ce sont ces images qursquoon eacutetudie
Quelques-unes peuvent ecirctre des souvenirs drsquoobjets qursquoon a personnellement observeacutes
mais un souvenir nrsquoest deacutejagrave plus qursquoune image La plupart drsquoailleurs nrsquoont mecircme pas eacuteteacute
obtenues par souvenir nous les inventons agrave lrsquoimage de nos souvenirs crsquoest-agrave-dire par
analogie avec des images obtenues au moyen du souvenir [hellip] Pour deacutecrire le
fonctionnement drsquoun syndicat nous nous figurons les actes et les deacutemarches des
membres raquo (chapitre VIII)
6 Il est renversant de constater que des geacuteneacuterations drsquohistoriens se sont gausseacutes du
positivisme drsquoun homme qui tient de tels propos Agrave croire qursquoils nrsquoont pas eu la curiositeacute
ou la simple probiteacute de le lire Paradoxalement les critiques de Seignobos sont beaucoup
plus positivistes que lui Agrave commencer par Lucien Febvre qui dans sa leccedilon inaugurale de
Strasbourg affirmait que lrsquohistoire est une science qui devait aboutir agrave des lois et qui ne
cesse de deacutecocher agrave Seignobos des flegraveches aussi brillantes qursquoinjustes lui reprochant par
exemple drsquointituler un livre Histoire sincegravere de la nation franccedilaise laquo Vous serez ldquosincegravererdquo
mais par rapport agrave vous agrave vos faccedilons priveacutees de penser et de sentir [hellip] Le pire des
subjectivismes en reacutealiteacute Soyez veacuteridique vis-agrave-vis des documents que vous utilisez des
faits que vous amassez mais [hellip] ne soyez pas sincegravere Crsquoest le plus grand service que vous
puissiez rendre agrave une histoire drsquoesprit scientifique raquo3 Sans voir que la seule faccedilon pour
lrsquohistorien de tendre agrave la veacuteriteacute scientifique est ce travail de luciditeacute sur le jeu de sa
propre subjectiviteacute que Seignobos nomme sinceacuteriteacute
7 Cette analyse est drsquoune grande moderniteacute Elle introduit une diffeacuterence entre La meacutethode
historique et lrsquoIntroduction aux eacutetudes historiques parue trois anneacutees plus tocirct La meacutethode
7
critique telle que la deacutetaille Langlois dans lrsquoIntroduction est centreacutee sur lrsquoanalyse
objective du document sa mateacuterialiteacute son eacutecriture etc Seignobos srsquointeacuteresse davantage
aux risques subjectifs drsquoerreur il repegravere dans les documents les traits qui risquent de les
faire prendre pour vrais aux historiens trop presseacutes Il met ainsi en garde contre la
confusion entre exactitude et preacutecision on croit geacuteneacuteralement qursquoun chiffre preacutecis est
exact or en fait crsquoest le contraire plus il est preacutecis plus il risque drsquoecirctre faux On a trop de
respect pour ce qui est eacutecrit surtout quand ce sont des autoriteacutes qui lrsquoeacutecrivent laquo Tout
document reacutedigeacute par un fonctionnaire dans des formes consacreacutees prend un caractegravere
semi-magique il devient un document authentique raquo (chapitre II) Dans lrsquoanalyse des
enquecirctes sociales qursquoil oppose aux enquecirctes historiques (chapitre XIII) sans aller jusqursquoagrave
la critique moderne du rocircle de la formulation des questions dans les reacuteponses il souligne
qursquoil nrsquoest pas de question sans connaissance preacutealable du sujet
8 Or ces remarques ne valent pas seulement pour lrsquohistoire Elles visent les sciences
sociales qui comme lrsquohistoire reposent sur des observations indirectes Seignobos deacutefinit
les sciences sociales agrave partir drsquoune histoire rapide de leur creacuteation et elles se composent
pour lui essentiellement de la deacutemographie et de lrsquoeacuteconomie ce qui le conduit agrave prendre
des exemples de documents dans ces domaines comme le bulletin de recensement Il
montre que leur preacutetention agrave constituer une science est vaine Il deacutenonce lrsquoillusion
drsquoAuguste Comte laquo qui lrsquoa conduit agrave prendre la sociologie pour une science positive raquo
(chapitre XII) Il avait espeacutereacute constituer la sociologie laquo sur lrsquoobservation de faits
exteacuterieurs mais ces faits exteacuterieurs ne sont que les produits des eacutetats inteacuterieurs les
eacutetudier seuls sans connaicirctre les eacutetats psychologiques qui les motivent ce serait vouloir
comprendre les mouvements drsquoun orchestre sans savoir la musique qursquoil joue raquo (chapitre
VII) Comme lrsquohistorien le sociologue nrsquoopegravere que sur des repreacutesentations qui sont
siennes par construction laquo Toute construction historique ou sociale est forceacutement œuvre
drsquoimagination raquo (chapitre VIII) Les faits eux-mecircmes de la science sociale laquo sont atteints
par une analyse abstraite toute subjective [hellip] Le caractegravere subjectif eacutetant inseacuteparable agrave la
fois de la nature du mode de connaissance du mode de construction des faits sociaux la
meacutethode sociale est forceacutement une meacutethode subjective raquo (chapitre VIII)
9 On est ici au cœur du deacutebat qui opposera en 1903 Simiand agrave Seignobos et dans lequel le
positiviste est le sociologue qui deacutefend lrsquoobjectiviteacute du fait social laquo Donneacute comme
indeacutependant de notre spontaneacuteiteacute individuelle il est reacutealiteacute au mecircme sens que pour la
connaissance positive est reacutealiteacute lrsquoeacuteleacutement dit mateacuteriel il est objet comme est objet le
monde dit exteacuterieur raquo4 Du fait que le savant ne puisse changer les reacutealiteacutes qursquoil observe
Simiand conclut agrave leur objectiviteacute laquo Une regravegle de droit un dogme religieux une
superstition un usage la forme de la proprieacuteteacute [hellip] tout cela mrsquoest donneacute mrsquoest fourni
tout constitueacute tout cela existe dans ma vie indeacutependamment de mes spontaneacuteiteacutes
propres et quelquefois en deacutepit drsquoelles raquo5 Seignobos nrsquoa jamais soutenu que ce ne soient
pas des reacutealiteacutes exteacuterieures au chercheur sa thegravese se limite agrave dire qursquoon ne peut les
connaicirctre que par observation indirecte et que cette construction propre au chercheur
en science sociale ou en histoire interdit drsquoassimiler ces sciences agrave celles qui reposent sur
des observations directes obeacuteissant agrave un protocole deacutefini
10 Seignobos srsquooppose agrave Simiand sur un second point deacutecisif laquo Un des plus grands progregraves
historiques raquo eacutecrit le premier laquo a eacuteteacute de reconnaicirctre que dans une socieacuteteacute il nrsquoy a pas de
faits indeacutependants que les actes et les usages drsquoun homme ou drsquoun groupe drsquohomme sont
lieacutes entre eux reacuteagissent les uns sur les autres se causent les uns les autres raquo (chapitre
IX) Simiand conteste radicalement ce Zusammenhang Il ne deacutefend pas explicitement dans
8
son article de 1903 la neacutecessiteacute de construire des faits sociaux geacuteneacuteraux comme la
famille mais faire de la science sociale est pour lui chercher et eacutetablir des rapports
scientifiques des lois entre les pheacutenomegravenes constituer des types et des espegraveces6 Cette
ambition qui eacutetait celle des sociologues positivistes de lrsquoeacutepoque srsquoest aveacutereacutee illusoire Le
Zusammenhang de Seignobos que Simiand juge deacutepasseacute est en fait beaucoup plus moderne
Il rejoint lrsquoanalyse des sociologues contemporains comme Jean-Claude Passeron pour qui
les concepts de la science sociale sont toujours contextualiseacutes7 laquo En matiegravere sociale les
faits donneacutes par lrsquoobservation [hellip] sont deacutetermineacutes localiseacutes si bien que nous sommes
obligeacutes de les eacutetudier drsquoabord avec leurs noms En preacutesentant un tableau de la population
ou la description drsquoun marcheacute il faut dire qursquoil srsquoagit de la population de lrsquoEspagne ou du
marcheacute de Londres raquo (chapitre XV) Ce qui ne signifie pas que lrsquoeacutetude des groupes sociaux
soit impossible ou illeacutegitime mais qursquoelle ne saurait constituer une science agrave proprement
parler
11 En revanche le caractegravere contextualiseacute des faits sociaux inspire agrave Seignobos des
preacutecautions meacutethodologiques comme drsquoeacuteviter les geacuteneacuteralisations abusives ou de sous-
estimer lrsquoheacuteteacuterogeacuteneacuteiteacute des groupes Il met en garde eacutegalement contre un risque reacuteel
laquo On exprime le pheacutenomegravene par un substantif abstrait ndash par exemple le marcheacute
lrsquoindustrie textile le machinisme ndash et on opegravere avec cette formule abstraite comme si elle
deacutesignait un ecirctre reacuteel on lui attribue des actes des motifs des sentiments [hellip]
instinctivement on leur attribue des actes et une puissance comme srsquoils eacutetaient des
personnes et cette mythologie simpliste fait vite oublier les ecirctres humains plus
complexes qui sont les seuls acteurs veacuteritables de lrsquohistoire raquo (chapitre XV) Le risque est
reacuteel en effet Faut-il pour autant renoncer agrave lrsquoideacutee drsquoacteurs collectifs Je ne pense pas
que Seignobos irait jusque-lagrave Mais sa critique du marxisme ne discute pas la notion de
lutte des classes Elle se limite agrave contester la reacuteduction de lrsquoensemble des pheacutenomegravenes
sociaux agrave leur soubassement mateacuteriel laquo La preacuteoccupation des pheacutenomegravenes eacuteconomiques
qui domine cette theacuteorie a empecirccheacute de reconnaicirctre la nature du lien qui unit
lrsquoorganisation eacuteconomique avec les autres arrangements sociaux la politique le droit la
religion la morale la science raquo (chapitre XVIII)
12 Ces quelques remarques soulignent lrsquoampleur la moderniteacute et lrsquoimportance de
lrsquoeacutepisteacutemologie de Seignobos Il ne faudrait pas pour autant en masquer les limites La
premiegravere est personnelle jrsquoaurais aimeacute que son œuvre historique ait eacuteteacute agrave la hauteur de
sa reacuteflexion meacutethodologique Or ses livres mecircme srsquoils sont utiles sont passablement
ennuyeux en raison notamment drsquoune eacutecriture froide et purement factuelle Il ne semble
guegravere srsquoecirctre poseacute la question des proceacutedeacutes agrave employer pour que son lecteur se repreacutesente
ce qursquoil raconte Attentif agrave lrsquoimagination de lrsquohistorien il nrsquoa pas chercheacute agrave susciter celle
du lecteur
13 En second lieu Seignobos est un maniaque de lrsquoeacutenumeacuteration dans La meacutethode historique il
multiplie les listes ce qui ne va pas sans irriter et lasser le lecteur Autant il retient
lrsquoattention en donnant des exemples concrets agrave lrsquoappui de son argumentation autant il la
brise en deacutecomposant ad infinitum sa matiegravere Crsquoest un esprit rigoureux mais
essentiellement analytique Par lagrave il precircte le flanc agrave la critique et Simiand a beau jeu de
deacutemonter ses classifications et drsquoen montrer lrsquoarbitraire
9
14 Jrsquoai enfin une critique majeure qui vise la structure mecircme de cette eacutepisteacutemologie Crsquoest
un moteur agrave deux temps premier temps lrsquohistorien eacutetablit les faits second temps il les
regroupe et il les explique Ce scheacutema binaire est drsquoun classicisme incontestable On le
retrouve dans la plupart des ouvrages consacreacutes agrave lrsquoeacutepisteacutemologie de lrsquohistoire Il
structure aussi bien lrsquoIntroduction aux eacutetudes historiques que lrsquoApologie pour lrsquohistoire de
Marc Bloch qui drsquoailleurs rend agrave Seignobos un hommage inattendu laquo Serait-il trop
malicieux raquo se demande-t-il dans son introduction de chercher la devise des historiens
laquo dans ce mot eacutetonnant eacutechappeacute un jour agrave lrsquohomme drsquointelligence si vive que fut pourtant
mon cher maicirctre Seignobos ldquoIl est tregraves utile de se poser des questions mais tregraves dangereux
drsquoy reacutepondrerdquo raquo8
15 Preacuteciseacutement lrsquohistoire ne se construit pas agrave partir des faits dans un second temps mais agrave
partir des questions sans cesse renouveleacutees que les historiens se posent dans un
contexte social et culturel donneacute Ils cherchent une reacuteponse agrave leurs questions dans des
documents des traces dont lrsquoinventaire nrsquoest jamais clos et ils construisent les laquo faits raquo en
fonction de la place qursquoils pourront prendre dans leur argumentation Il nrsquoy a pas drsquoabord
les faits comme des moellons rangeacutes sur des palettes et plus tard un mur qui les cimente
Lagrave reacuteside la principale faiblesse agrave mon sens de cette eacutepisteacutemologie laquo Il est eacutevident qursquoon
ne peut laisser les faits tels qursquoils sortent du travail analytique agrave lrsquoeacutetat de fragments [hellip]
Degraves qursquoon veut essayer de les comprendre il faut les coordonner Pour faire une science
il faut reacuteunir tous ces faits isoleacutes en un ensemble la construction Le principe eacuteleacutementaire
crsquoest de reacuteunir les faits par deux systegravemes de combinaison les faits simultaneacutes pour
obtenir un tableau des choses agrave un moment donneacute les faits successifs pour atteindre les
transformations et lrsquoeacutevolution raquo (chapitre XIII) Cette meacutethode qui va de lrsquoanalyse agrave la
synthegravese ne rend pas compte de la reacutealiteacute du travail historique Il nous appartient
drsquoeacutelaborer une nouvelle eacutepisteacutemologie qui srsquointerroge sur lrsquoargumentation historique et
ses conditions de validiteacute
NOTES
1 Jean Zay Souvenirs et solitude Paris Belin 2010 [1re eacuted Julliard 1946] p 310-311 le 29 avril
1942
2 Le terme laquo psychologique raquo mal choisi sera critiqueacute par Simiand
3 Lucien Febvre laquo Entre lrsquohistoire agrave thegravese et lrsquohistoire-manuel Deux esquisses reacutecentes
drsquoHistoire de France raquo Revue de synthegravese deacutecembre 1933 p 217-8
4 Franccedilois Simiand laquo Meacutethode historique et science sociale Eacutetude critique drsquoapregraves les ouvrages
reacutecents de M Lacombe et de M Seignobos raquo Revue de synthegravese historique feacutevrier 1903 p 1-22 et
avril 1903 p 129-157 Citation p 7 La notion de spontaneacuteiteacute individuelle est de Simiand
5 Ibid
6 Ibid p 147
7 Jean-Claude Passeron Le raisonnement sociologique Lrsquoespace non-poppeacuterien du raisonnement naturel
Paris Nathan 1991
8 Apologie pour lrsquohistoire ou meacutetier drsquohistorien 4e eacutedition Paris A Colin 1961 p XVI italiques dans
le texte
10
AUTEUR
ANTOINE PROST
Antoine Prost professeur eacutemeacuterite agrave lrsquoUniversiteacute de Paris I en a dirigeacute le Centre drsquohistoire
sociale et a beaucoup publieacute sur lrsquohistoire ouvriegravere La CGT agrave lrsquoeacutepoque du Front populaire
(1964) Les nationalisations de la Libeacuteration (1987) Autour du Front populaire (2006) Sa thegravese
sur Les anciens combattants et la socieacuteteacute franccedilaise 1914-1939 (1977) lrsquoa conduit agrave lrsquohistoire de la
Grande Guerre (avec Jay Winter Penser la Grande Guerre Un essai dhistoriographie 2004) et
ses engagements militants agrave celle de lrsquoenseignement (Leacutecole et la famille dans une socieacuteteacute en
mutation 1930-1980 en 2004 Du changement dans lrsquoeacutecole Les reacuteformes de lrsquoenseignement de 1936
agrave nos jours en 2013) Il a consacreacute agrave lrsquoeacutepisteacutemologie de lrsquohistoire une synthegravese plusieurs fois
reacuteeacutediteacutee Douze leccedilons sur lrsquohistoire (1996)
11
Avertissement
1 Ce livre est sorti drsquoun cours professeacute pendant trois anneacutees au Collegravege libre des sciences
sociales Bien qursquoentiegraverement remanieacute il porte encore la trace de son origine les
divisions et subdivisions y sont tregraves apparentes et annonceacutees expresseacutement la langue est
plus familiegravere et moins seacutevegravere qursquoil nrsquoest drsquousage dans les livres eacutecrits directement pour
des lecteurs Je nrsquoai pas cru devoir faire disparaicirctre ces caractegraveres qui mrsquoont paru
convenir agrave un recueil de conseils et drsquoindications de meacutethode Jrsquoai agrave mrsquoexcuser aussi
drsquoavoir discuteacute des opinions sans citer le texte exact des auteurs un reacutesumeacute mrsquoa sembleacute
suffisant pour le but pratique que je me proposais Il mrsquoa paru inutile eacutegalement de
donner une bibliographie des travaux sur les sciences sociales on en trouvera une bien
choisie et bien classeacutee dans le Catalogue bibliographique publieacute en novembre 1899 par la
Socieacuteteacute nouvelle de librairie et drsquoeacutedition
2 La premiegravere partie du preacutesent ouvrage porte sur le mecircme sujet que lrsquoIntroduction aux
Eacutetudes historiques (1897) composeacutee en collaboration avec mon collegravegue et ami Ch-
V Langlois et qui est un traiteacute sommaire de meacutethode historique mais elle nrsquoen est pas la
reproduction Non seulement jrsquoai reacutesumeacute les parties purement theacuteoriques abreacutegeacute celles
qui nrsquointeacuteressaient que les historiens introduit des exemples tireacutes des sciences sociales
je crois aussi avoir rectifieacute et compleacuteteacute la theacuteorie fondamentale
3 La deuxiegraveme partie La meacutethode historique et lrsquohistoire sociale est presque entiegraverement
nouvelle elle traite une matiegravere peu eacutetudieacutee jusqursquoici parce qursquoelle occupe un terrain
intermeacutediaire entre lrsquohistoire et les sciences sociales elle srsquoadresse donc agrave la fois agrave deux
publics diffeacuterents mais je pense qursquoelle doit inteacuteresser plutocirct les speacutecialistes des sciences
sociales que les historiens
12
Introduction
Meacutethode historique et sciences sociales
I Meacutethode historique ndash Nature de lrsquohistoire ndash Caractegravere indirect de la meacutethode historiquendash Opeacuterations historiquesII Sciences sociales ndash Sens primitif de ce mot ndash Sens actuel ndash Caractegravere des sciences socialesIII Neacutecessiteacute de la meacutethode historique dans les sciences sociales 1deg Pour lrsquoeacutetude des pheacutenomegravenesactuels ndash 2deg Pour lrsquoeacutetude de lrsquoeacutevolution des pheacutenomegravenes
1 I ndash La meacutethode historique est la meacutethode employeacutee pour constituer lrsquohistoire elle sert agrave
deacuteterminer scientifiquement les faits historiques puis agrave les grouper en un systegraveme
scientifique
2 Il semble donc au premier abord tant qursquoon reste dans la logique formelle qursquoil existe
une science speacuteciale lrsquohistoire que cette science eacutetudie une certaine cateacutegorie de faits les
faits historiques et qursquoelle les eacutetudie par une meacutethode approprieacutee agrave la nature de ces faits
ndash de mecircme qursquoil y a une science de la chimie qui eacutetudie les faits chimiques par une
meacutethode chimique une science de la biologie qui eacutetudie les faits biologiques ndash ou (pour
prendre comme exemple une science descriptive) une science de la zoologie qui deacutecrit le
monde animal Lrsquohistoire serait une science drsquoobservation Il semble mecircme qursquoon puisse
deacutelimiter la cateacutegorie de faits eacutetudieacutes par lrsquohistoire ce sont toujours des faits passeacutes et
des faits humains Les faits passeacutes relatifs aux animaux ou aux plantes ne sont plus rangeacutes
dans la cateacutegorie de lrsquohistoire le mot histoire naturelle repreacutesente une conception
entiegraverement abandonneacutee Lrsquohistoire au sens moderne se reacuteduit agrave lrsquoeacutetude des hommes
vivant en socieacuteteacute elle est la science des faits humains du passeacute
3 Mais degraves qursquoon cherche agrave deacutelimiter pratiquement le terrain de lrsquohistoire degraves qursquoon essaie
de tracer les limites entre une science historique des faits humains du passeacute et une
science actuelle des faits humains du preacutesent on srsquoaperccediloit que cette limite ne peut pas
ecirctre eacutetablie parce qursquoen reacutealiteacute il nrsquoy a pas de faits qui soient historiques par leur nature
comme il y a des faits physiologiques ou biologiques Dans lrsquousage vulgaire le mot
laquo historique raquo est pris encore dans le sens antique digne drsquoecirctre raconteacute on dit en ce sens
une laquo journeacutee historique raquo un laquo mot historique raquo Mais cette notion de lrsquohistoire est
abandonneacutee tout incident passeacute fait partie de lrsquohistoire aussi bien le costume porteacute par
un paysan du XVIIIe siegravecle que la prise de la Bastille et les motifs qui font paraicirctre un fait
digne de mention sont infiniment variables Lrsquohistoire embrasse lrsquoeacutetude de tous les faits
13
passeacutes politiques intellectuels eacuteconomiques dont la plupart ont passeacute inaperccedilus Il
semblerait donc que les faits historiques puissent ecirctre deacutefinis les laquo faits passeacutes raquo par
opposition aux faits actuels qui sont lrsquoobjet des sciences descriptives de lrsquohumaniteacute Crsquoest
preacuteciseacutement cette opposition qursquoil est impossible de maintenir en pratique Ecirctre preacutesent
ou passeacute nrsquoest pas une diffeacuterence de caractegravere interne tenant agrave la nature drsquoun fait ce
nrsquoest qursquoune diffeacuterence de position par rapport agrave un observateur donneacute La Reacutevolution de
1830 est un fait passeacute pour nous preacutesent pour les gens qui lrsquoont faite Et de mecircme la
seacuteance drsquohier agrave la Chambre est deacutejagrave un fait passeacute
4 Il nrsquoy a donc pas de faits historiques par leur nature il nrsquoy a de faits historiques que par
position Est historique tout fait qursquoon ne peut plus observer directement parce qursquoil a
cesseacute drsquoexister Il nrsquoy a pas de caractegravere historique inheacuterent aux faits il nrsquoy a drsquohistorique
que la faccedilon de les connaicirctre Lrsquohistoire nrsquoest pas une science elle nrsquoest qursquoun proceacutedeacute de
connaissance
5 Alors se pose la question preacutealable agrave toute eacutetude historique Comment peut-on connaicirctre
un fait reacuteel qui nrsquoexiste plus Voici la Reacutevolution de 1830 des Parisiens tous morts
aujourdrsquohui ont pris sur des soldats morts aussi un bacirctiment qui nrsquoexiste plus Pour
prendre en exemple un fait eacuteconomique des ouvriers morts aujourdrsquohui dirigeacutes par un
ministre mort aussi ont fondeacute lrsquoeacutetablissement des Gobelins Comment atteindre un fait
dont aucun eacuteleacutement ne peut plus ecirctre observeacute Comment connaicirctre des actes dont on ne
peut plus voir ni les acteurs ni le theacuteacirctre ndash Voici la solution de cette difficulteacute Si les actes
qursquoil srsquoagit de connaicirctre nrsquoavaient laisseacute aucune trace aucune connaissance nrsquoen serait
possible Mais souvent les faits disparus ont laisseacute des traces quelquefois directement
sous forme drsquoobjets mateacuteriels le plus souvent indirectement sous la forme drsquoeacutecrits reacutedigeacutes
par des gens qui ont eux-mecircmes vu ces faits Ces traces ce sont les documents et la
meacutethode historique consiste agrave examiner les documents pour arriver agrave deacuteterminer les faits
anciens dont ces documents sont les traces Elle prend pour point de deacutepart le document
observeacute directement de lagrave elle remonte par une seacuterie de raisonnements compliqueacutes
jusqursquoau fait ancien qursquoil srsquoagit de connaicirctre Elle diffegravere donc radicalement de toutes les
meacutethodes des autres sciences Au lieu drsquoobserver directement des faits elle opegravere
indirectement en raisonnant sur des documents Toute connaissance historique eacutetant
indirecte lrsquohistoire est essentiellement une science de raisonnement Sa meacutethode est une
meacutethode indirecte par raisonnement
6 Crsquoest une meacutethode eacutevidemment infeacuterieure une meacutethode drsquoexpeacutedient on lrsquoeacutevite tant
qursquoon peut employer la meacutethode normale lrsquoobservation directe On nrsquoen fait aucun usage
dans toutes les sciences geacuteneacuterales physique chimie biologie celles qui cherchent les lois
geacuteneacuterales crsquoest-agrave-dire permanentes des pheacutenomegravenes il suffit ici drsquoexpeacuterimenter et
drsquoobserver Mais quand on a besoin de connaicirctre une eacutevolution il faut pouvoir comparer
avec les faits preacutesents qursquoon observe des faits passeacutes qursquoon ne peut plus observer on est
forceacute alors de recourir agrave la meacutethode indirecte qui seule permet drsquoatteindre les faits
passeacutes ndash Quand on a besoin de connaicirctre un ensemble concret tregraves eacutetendu il faut reacuteunir
des observations sur un grand nombre de faits Par exemple srsquoil srsquoagit de chercher
lrsquoensemble des salaires dans un pays chaque observateur nrsquoen peut observer qursquoun tregraves
petit nombre il faut bien qursquoil ajoute agrave sa connaissance personnelle directe celle des
autres observateurs le voilagrave ainsi obligeacute de combiner ses observations propres avec des
documents reacutedigeacutes par les autres observateurs et pour eacutetudier ces documents il est
rameneacute agrave la meacutethode indirecte qui est la meacutethode historique
14
7 Ainsi la meacutethode drsquoeacutetude indirecte par les documents la meacutethode historique est la seule
qursquoon puisse employer dans deux cas quand on veut atteindre soit des eacutevolutions soit
des ensembles concrets
8 Comme toute autre meacutethode scientifique elle comporte deux seacuteries drsquoopeacuterations
1deg eacutetudier le document pour deacuteterminer quels ont eacuteteacute les faits particuliers passeacutes dont le
document est la trace 2deg apregraves avoir eacutetabli ces faits les grouper en une construction
meacutethodique pour deacutecouvrir les rapports entre eux
9 II ndash Et maintenant qursquoest-ce que les sciences sociales
10 Drsquoapregraves le sens propre du mot social ce devraient ecirctre toutes les sciences qui eacutetudient les
faits sociaux crsquoest-agrave-dire ceux qui se produisent en socieacuteteacute les habitudes humaines de
tout genre (langues mœurs alimentation costume habitation ceacutereacutemonial
divertissements) les pheacutenomegravenes intellectuels (art science religion philosophie
morale) les institutions politiques ou eacuteconomiques
11 Crsquoest avec ce sens geacuteneacuteral qursquoAuguste Comte a fabriqueacute le mot sociologie pour deacutesigner la
science de tous les pheacutenomegravenes de socieacuteteacute Crsquoest encore le sens que lui donnait Herbert
Spencer dans les Principes de sociologie Mais agrave force de se disputer sur les limites de la
sociologie les sociologues tirant chacun de son cocircteacute ont arracheacute au mot la plus grande
partie de sa signification primitive et ne lui ont laisseacute qursquoun sens vague Simmel1 a essayeacute
de le preacuteciser de nouveau en reacuteduisant la sociologie agrave lrsquoeacutetude abstraite des pheacutenomegravenes
communs agrave toutes les espegraveces de socieacuteteacute
12 Le mot sociologie avait eacuteteacute inventeacute par des philosophes il correspondait agrave une tentative
pour grouper des branches de science resteacutees isoleacutees sous une conception philosophique
drsquoensemble Il paraicirct avoir eu le mecircme sort que cette conception apregraves une peacuteriode de
vogue il semble menaceacute de sortir de la langue
13 Le mot sciences sociales est entreacute dans lrsquousage pour indiquer agrave peu pregraves le mecircme ensemble
drsquoeacutetudes
14 Il y a eacuteteacute introduit par des speacutecialistes sans conception drsquoensemble pour reacutepondre agrave un
besoin pratique et crsquoest aussi pour des raisons pratiques accidentelles que le sens srsquoen est
preacuteciseacute et limiteacute aussi ne peut-on comprendre le sens actuel de ce mot qursquoen suivant son
histoire
15 Au XVIIIe siegravecle le terme social a encore son sens geacuteneacuteral le Contrat Social de Rousseau est
essentiellement un contrat politique
16 Dans la premiegravere partie du XIXe siegravecle le sens srsquoest restreint laquo social raquo srsquoest opposeacute agrave
laquo politique raquo il a deacutesigneacute les institutions et les usages qui ne sont pas directement
organiseacutes par le gouvernement famille proprieacuteteacute division en classes on a opposeacute
laquo lrsquoeacutetat social raquo agrave laquo lrsquoeacutetat politique raquo crsquoest en ce sens que lrsquoemploient les manuels
drsquohistoire des institutions Dans lrsquohistoire de Sparte par exemple la description des
classes Hilotes Peacuteriegraveques Spartiates forme lrsquoeacutetat laquo social raquo le gouvernement et lrsquoarmeacutee
rentrent dans lrsquoeacutetat laquo politique raquo En ce sens lrsquohistoire sociale serait lrsquoeacutetude des classes de
leurs privilegraveges de leur recrutement de leurs relations et lrsquohistoire des associations
priveacutees telles que la famille
17 Dans la seconde moitieacute du siegravecle le mot a tendu agrave prendre un autre sens Il srsquoest peu agrave peu
transporteacute aux nouvelles branches drsquoeacutetudes de la socieacuteteacute humaine qui commenccedilaient agrave se
former Plusieurs branches srsquoeacutetaient deacutejagrave constitueacutees avant qursquoon eucirct la conception
distincte de socieacuteteacute et de pheacutenomegravenes sociaux Elles eacutetaient neacutees les unes de lrsquohistoire2
15
ndash eacutetude encore confuse de tous les faits du passeacute science des actes et des institutions
politiques meacutelangeacutee agrave lrsquoeacuterudition et agrave lrsquoarcheacuteologie ndash les autres de certaines eacutetudes
pratiques devenues peu agrave peu historiques la theacuteologie devenue histoire des religions la
jurisprudence devenue histoire du droit la rheacutetorique et la philosophie devenues
histoires des litteacuteratures et des doctrines lrsquoart devenu histoire de lrsquoart Chacune ayant eu
degraves lrsquoorigine ses professeurs et ses speacutecialistes srsquoeacutetait organiseacutee en une science
indeacutependante sous un nom speacutecial
18 Les eacutetudes sur la socieacuteteacute qui se sont organiseacutees les derniegraveres au XIXe siegravecle ont pris le
nom de sociales devenu vacant Ainsi srsquoexplique que ce mot ait eacuteteacute reacuteduit agrave un sens si
restreint Si de lrsquoensemble des sciences qui eacutetudient les pheacutenomegravenes sociaux au sens
large on retire toutes les branches drsquoeacutetudes constitueacutees anteacuterieurement en sciences
speacuteciales le reacutesidu comprend les laquo sciences sociales raquo au sens actuel
19 Ce sont trois groupes drsquoeacutetudes drsquoorigines tregraves eacuteloigneacutees qui ont convergeacute de faccedilon agrave
former les laquo sciences sociales raquo
20 Un de ces groupes srsquoest constitueacute par la creacuteation drsquoune statistique fondeacutee sur une
meacutethode scientifique Les premiers essais remontent agrave la fin du XVIIe siegravecle aux travaux
de Petty et aux tables de mortaliteacute Mais il a fallu attendre qursquoon disposacirct de chiffres assez
complets et portant sur des pheacutenomegravenes assez varieacutes pour donner lrsquoideacutee drsquoeacutetudier
meacutethodiquement ces seacuteries de chiffres et drsquoen tirer des conclusions geacuteneacuterales Ce travail
nrsquoa pu commencer que tard quand les autres branches eacutetaient deacutejagrave constitueacutees sous
forme drsquohistoires speacuteciales et il a commenceacute hors des Universiteacutes ougrave ces sciences
srsquoeacutetaient constitueacutees Quand on a pour la premiegravere fois pris conscience du rocircle de la
statistique on a chercheacute un mot pour lui donner sa place dans lrsquoensemble de la science
Queacutetelet a publieacute son traiteacute Sur la possibiliteacute de mesurer lrsquoinfluence des causes qui modifient les
eacuteleacutements sociaux 1832 et son Essai de physique sociale 1835 Ainsi la statistique est entreacutee
dans le groupe des sciences sociales Quand elle srsquoest subdiviseacutee la branche principale a
formeacute la deacutemographie ougrave le mot δήμος est pris au mecircme sens restreint que le mot
laquo social raquo
21 Un autre groupe ndash et le plus consideacuterable ndash a eacuteteacute formeacute par lrsquoeacutetude des pheacutenomegravenes et
des institutions eacuteconomiques (production eacutechanges reacutepartition) ndash mal deacutelimiteacute du cocircteacute
de la production (on a heacutesiteacute sur la place de lrsquohistoire de la technique) ndash mal deacutelimiteacute
aussi du cocircteacute de la consommation (alimentation vecirctement habitation deacutepenses) Cette
eacutetude srsquoeacutetait appeleacutee longtemps laquo eacuteconomie politique raquo Volkswirthschaft mais le sens de
ce mot a tendu agrave se restreindre aux consideacuterations theacuteoriques qui avaient eacuteteacute la premiegravere
forme de lrsquoeacutetude eacuteconomique De plus en plus crsquoest la description des pheacutenomegravenes reacuteels
qui tend agrave devenir la science sociale eacutetablie au moyen drsquoune meacutethode drsquoobservation
22 Cette deacuteviation de sens a coiumlncideacute avec lrsquoapparition des eacutecoles socialistes et semble srsquoecirctre
produite sous leur influence Lrsquoideacutee fondamentale surtout des disciples de Marx crsquoest que
lrsquoorganisation eacuteconomique est le fondement de toute la socieacuteteacute reacuteformer la socieacuteteacute crsquoest
reacuteformer le reacutegime eacuteconomique Tous les autres faits sociaux passent au second plan non
seulement les faits intellectuels ou religieux mais mecircme les faits politiques Ils ont beau
demander avant tout une reacuteforme politique le suffrage universel montrant ainsi que
lrsquoorganisation eacuteconomique est domineacutee par le reacutegime politique dans leur langue le fait
laquo social raquo par excellence crsquoest le fait eacuteconomique Et crsquoest le sens qursquoils ont fini par
imposer aujourdrsquohui laquo sciences sociales raquo est devenu synonyme de sciences
eacuteconomiques
16
23 Le 3e groupe est drsquoune tout autre nature Les hommes qui eacutetudient les pheacutenomegravenes
eacuteconomiques ont eacuteteacute ameneacutes agrave eacutetudier aussi les theacuteories et les doctrines eacuteconomiques
doctrines speacuteculatives et doctrines pratiques par conseacutequent les reacuteformes et les
reacutevolutions eacuteconomiques Ainsi de lrsquohistoire geacuteneacuterale des doctrines confondue jusque-lagrave
dans lrsquohistoire de la philosophie et des sciences srsquoest deacutetacheacute un fragment lrsquohistoire des
doctrines et des projets eacuteconomiques qui est venu former le troisiegraveme groupe des
sciences sociales
24 Aujourdrsquohui les sciences sociales comprennent donc
1deg Les sciences statistiques y compris la deacutemographie
2deg Les sciences de la vie eacuteconomique
3deg Lrsquohistoire des doctrines et des tentatives eacuteconomiques
25 Crsquoest agrave peu pregraves ainsi que les eacutediteurs du Handwoumlrterbuch der Staatswissenschaften
deacutelimitaient en 1890 le champ de leur reacutepertoire en expliquant qursquoils faisaient de Staats le
synonyme de Sozial drsquoapregraves le sens nouveau que le mot Staat a pris depuis le
Staatssozialism ndash Un des traiteacutes les plus reacutecents en anglais Mayo-Smith reacuteunit sous un
nom analogue (Statistics and sociology 1895) deux sortes drsquoeacutetudes la deacutemographie et
lrsquoeacuteconomie politique ndash Ce sens complexe est aussi celui qursquoa adopteacute en Allemagne degraves
1873 le Verein fuumlr Sozialpolitik suivi par Stammhammer Bibliographie der Sozial politik 1896
ndash Crsquoest le sens donneacute en France au mot social dans le Museacutee social du comte de Chambrun
le Collegravege libre des sciences sociales et lrsquoEacutecole des hautes eacutetudes sociales
26 Les sciences sociales dans le sens que la pratique reacutecente leur a donneacute se limitent donc agrave
une partie restreinte des pheacutenomegravenes
27 Elles sont un amalgame disparate formeacute 1deg de lrsquoeacutetude des actes et des institutions
eacuteconomiques 2deg de la statistique des actes et des produits humains et 3deg de lrsquohistoire des
doctrines Elles nrsquoont qursquoun seul caractegravere commun crsquoest drsquoeacutetudier des pheacutenomegravenes qui
se rapportent aux inteacuterecircts mateacuteriels des hommes
28 Ces pheacutenomegravenes sont de deux espegraveces qui correspondent aux deux sciences entreacutees dans
lrsquoamalgame 1deg les pheacutenomegravenes proprement corporels nombre sexe acircge santeacute maladie
naissance mort qui sont lrsquoobjet de la deacutemographie 2deg les pheacutenomegravenes eacuteconomiques qui
consistent dans les rapports entre les hommes et les objets mateacuteriels pour la production
la distribution la consommation crsquoest le domaine de la science eacuteconomique au sens
large La limite ne peut pas toujours ecirctre traceacutee exactement Il y a des faits eacuteconomiques
purement intellectuels comme les opeacuterations de Bourse qui restent dans les sciences
sociales parce qursquoils sont lieacutes eacutetroitement aux pheacutenomegravenes mateacuteriels de lrsquoeacutechange Mais le
caractegravere geacuteneacuteral des faits eacutetudieacutes par les sciences sociales crsquoest drsquoecirctre des faits mateacuteriels
qursquoon cherche agrave atteindre par lrsquoobservation mateacuterielle3
29 III ndash On voit maintenant pourquoi la meacutethode historique ainsi deacutefinie est indispensable
aux sciences sociales ainsi deacutefinies
30 1deg Toute science sociale soit deacutemographie soit science eacuteconomique doit se constituer
par lrsquoobservation directe des pheacutenomegravenes Mais en pratique lrsquoobservation des
pheacutenomegravenes est toujours limiteacutee agrave un champ tregraves eacutetroit Pour arriver agrave une connaissance
eacutetendue il faut toujours recourir au proceacutedeacute indirect au document Or le document ne
peut srsquoeacutetudier que par la meacutethode historique Qursquoil ait eacuteteacute reacutedigeacute au temps drsquoAuguste ou
en 1900 la meacutethode pour lrsquoeacutetudier est la mecircme au moins dans les regravegles fondamentales
La meacutethode historique est donc neacutecessaire pour utiliser correctement mecircme les
documents contemporains
17
31 2deg Toute science sociale srsquoapplique agrave des pheacutenomegravenes qui ne restent pas constants pour
les comprendre il faut en connaicirctre lrsquoeacutevolution Pour le fait mecircme le plus simple de la
deacutemographie ndash le chiffre de la population ndash lrsquoeacutevolution est un eacuteleacutement essentiel de la
connaissance scientifique Cette neacutecessiteacute de connaicirctre lrsquoeacutevolution est bien plus grande
encore pour la vie eacuteconomique ougrave aucune organisation nrsquoest intelligible que par son
passeacute historique Il faut donc une eacutetude historique des pheacutenomegravenes sociaux anteacuterieurs et
cette eacutetude nrsquoest possible que par une meacutethode historique
32 Ainsi il faut appliquer drsquoabord la meacutethode historique aux sciences sociales pour
interpreacuteter les documents dont on a besoin dans tous les cas ougrave la connaissance ne peut
ecirctre qursquoindirecte (et en pratique presque tous les faits des sciences sociales sont recueillis
par la meacutethode indirecte) ndash Puis quand les faits sont reacuteunis il faut pour les grouper
suivre une meacutethode identique agrave celle de lrsquohistoire car il srsquoagit de former un ensemble
avec des faits recueillis presque tous par des proceacutedeacutes historiques
NOTES
1 Die Probleme der Geschichtsphilosophie 1892
2 Voir plus loin dans la 2 e partie chap XI laquo Naissance des histoires speacuteciales histoire
universelle histoire geacuteneacuterale raquo
3 On verra plus loin 2e partie chap XII si cette preacutetention est justifieacutee
18
Premiegravere partie La meacutethodehistorique appliqueacutee aux documentsdes sciences sociales
19
Chapitre premier
Theacuteorie du document
I Caractegravere du document ndash Le document est une trace drsquoactes anteacuterieurs ndash Analyse des opeacuterationsneacutecessaires pour produire un document eacutecriture langue penseacutee croyance connaissance lien deces opeacuterations avec la reacutealiteacuteII Provenance du document ndash Neacutecessiteacute de localiser le document ndash Opeacuterations pour en deacuteterminerla provenance
1 I ndash Comment un document peut-il servir agrave atteindre la connaissance drsquoun fait Y a-t-il
entre un document et un fait un rapport fixe qui permette agrave celui qui connaicirct le document
drsquoarriver agrave connaicirctre le fait Un document est une trace laisseacutee par un fait ndash Ces traces
peuvent ecirctre de deux espegraveces directes ou indirectes
2 Les traces directes sont des objets mateacuteriels ndash par exemple un bacirctiment une machine un
meacutetier agrave tisser ndash produits de lrsquoactiviteacute des hommes drsquoautrefois et qui peuvent servir agrave
nous faire directement connaicirctre cette activiteacute On peut utiliser les traces directes ndash par
exemple un outil ancien une eacutetoffe ndash quand il srsquoagit de connaicirctre les proceacutedeacutes ou les
produits drsquoune industrie crsquoest le cas dans lrsquohistoire de la technique Mais les sciences
sociales nrsquoont aucune recherche de ce genre agrave faire Et crsquoest mecircme un caractegravere singulier
de ces sciences Elles srsquoappliquent toujours agrave des pheacutenomegravenes sociaux qui ont pour objet
essentiel des choses mateacuterielles la deacutemographie eacutetudie la reacutepartition et les accidents
mateacuteriels des corps humains lrsquoeacuteconomie politique eacutetudie la production et la distribution
des richesses mateacuterielles Mais de ces pheacutenomegravenes mateacuteriels elles eacutecartent la partie
vraiment mateacuterielle lrsquoeacutetude des corps est abandonneacutee agrave lrsquoanthropologie ou agrave
lrsquoethnologie lrsquoeacutetude des proceacutedeacutes industriels reste le domaine de la technique Les
sciences sociales nrsquoeacutetudient dans les pheacutenomegravenes mateacuteriels ni les corps ni les actes elles
cherchent seulement les rapports abstraits entre ces corps ou entre ces actes elles
eacutetudient soit les nombres des corps ou des actes soit les institutions eacuteconomiques crsquoest-
agrave-dire les rapports eacutetablis entre les hommes agrave propos des objets mateacuteriels Il nrsquoy a donc
pas lieu en science sociale de se servir des traces directes du passeacute
3 Les traces indirectes sont les eacutecrits on leur reacuteserve souvent le nom de documents
Directement les documents ne font connaicirctre que la penseacutee de celui qui les a reacutedigeacutes ils
ne sont que les traces de faits psychologiques mais ils peuvent fournir un moyen indirect
drsquoatteindre des faits exteacuterieurs Les sciences sociales nrsquoemploient pas drsquoautre espegravece de
20
document Les documents de la deacutemographie sont ou des eacuteleacutements de calcul
deacutemographique (deacutenombrements et mesures) ou des reacutesultats de calculs sous forme soit
arithmeacutetique soit geacuteomeacutetrique Les documents de la science eacuteconomique sont ou des
statistiques ou des descriptions drsquoinstitutions (enquecirctes rapports monographies) ou des
regraveglements officiels ou priveacutes sur la faccedilon dont les institutions doivent fonctionner Les
documents de lrsquohistoire des doctrines sont les œuvres des eacutecrivains En un mot les
sciences sociales nrsquoutilisent que des eacutecrits il suffira donc ici drsquoeacutetablir la theacuteorie du
document eacutecrit
4 Quel rapport un eacutecrit peut-il avoir avec des faits sociaux Pour comprendre ce rapport
ndash qui est toujours indirect et lointain ndash il faut analyser les conditions dans lesquelles un
document vient au monde et reconstituer la seacuterie des opeacuterations neacutecessaires pour le
produire Alors seulement on pourra savoir srsquoil est possible agrave travers toutes ces
opeacuterations de trouver entre le document et le fait le rapport qui seul permettra drsquoarriver
agrave la connaissance du fait
5 Pour faciliter cette analyse forceacutement abstraite et subtile je prends parmi les documents
sociaux un exemple tregraves simple un bulletin manuscrit du recensement franccedilais Je vais
analyser les opeacuterations par lesquelles il est venu au monde en remontant la seacuterie des
opeacuterations agrave partir du fait qursquoun observateur pourra atteindre directement crsquoest-agrave-dire agrave
partir de lrsquoexistence du papier eacutecrit
6 Lrsquoobservateur prend le bulletin Directement tout ce qursquoil observe ce sont des traits noirs
traceacutes sur du papier blanc Comment ces traits ont-ils eacuteteacute produits Par un acte de la
main de lrsquoauteur du bulletin Voilagrave le premier intermeacutediaire lrsquoeacutecriture et voici la
premiegravere cause drsquoerreur lrsquoauteur peut avoir mal traceacute ses lettres avoir fait des lapsus
7 Ces traits ne sont pas arbitraires ils sont traceacutes suivant un systegraveme drsquoeacutecriture que
lrsquoobservateur connaicirct sinon il ne pourrait pas lire Agrave partir des traits on remonte aux
signes que lrsquoauteur a voulu mettre sur son papier Dans nos systegravemes drsquoeacutecritures
alphabeacutetiques ces signes indiquent des sons drsquoune langue que lrsquoauteur a ducirc prononcer au
moins mentalement Voilagrave le deuxiegraveme intermeacutediaire les signes alphabeacutetiques Et voici la
deuxiegraveme cause drsquoerreur tregraves sensible si lrsquoauteur du bulletin ne sait pas lrsquoorthographe il
peut avoir mal orthographieacute par exemple il peut avoir eacutecrit 420 pour dire quatre-vingts
pour restituer sa vraie penseacutee il faut se repreacutesenter les mots parleacutes
8 La langue elle-mecircme nrsquoest qursquoun signe physiologique drsquoune penseacutee psychologique En
parlant lrsquoauteur a eu une penseacutee Voilagrave le troisiegraveme intermeacutediaire la langue Il faut savoir
la langue de lrsquoauteur du bulletin pour remonter agrave sa penseacutee au sens des mots Et voici une
troisiegraveme cause drsquoerreur lrsquoauteur peut avoir mal su la langue avoir donneacute agrave un mot un
sens qursquoil nrsquoa pas habituellement en franccedilais par exemple avoir dit laquo journaliste raquo pour
laquo journalier raquo
9 Mais la penseacutee exprimeacutee litteacuteralement nrsquoexprime pas neacutecessairement ce que lrsquoauteur a
cru il a dit qursquoil eacutetait bouddhiste par plaisanterie ou il srsquoest dit centenaire par vaniteacute
Voilagrave les quatriegraveme et cinquiegraveme intermeacutediaires agrave travers le sens litteacuteral il faudra
remonter agrave la conception reacuteelle puis agrave travers la conception reacuteelle agrave la croyance sincegravere
de lrsquoauteur Et voici une quatriegraveme et une cinquiegraveme cause drsquoerreur le sens deacutetourneacute
puis le mensonge
10 On arrive ainsi agrave lrsquoeacutetat psychologique profond et permanent de lrsquoauteur On peut dire
alors voilagrave ce qursquoil croyait Srsquoil srsquoagissait seulement de doctrine on nrsquoaurait pas besoin
drsquoaller plus loin le travail serait termineacute car le document aurait donneacute la croyance de
21
lrsquoauteur Et crsquoest lagrave en effet que srsquoarrecirctent les opeacuterations en matiegravere drsquohistoire des
doctrines sociales
11 Mais dans tous les cas ougrave on veut connaicirctre un fait exteacuterieur on ne peut srsquoen tenir agrave une
croyance Ce qursquoon cherche crsquoest la reacutealiteacute exteacuterieure lrsquoauteur peut srsquoecirctre trompeacute par
exemple sur son acircge ou sur le nombre de piegraveces de son logement Or son opinion nrsquoa de
valeur qursquoautant qursquoelle provient drsquoune connaissance exacte des faits reacuteels et la
connaissance nrsquoest exacte que si elle provient drsquoune observation exacte soit faite par
lrsquoauteur lui-mecircme soit reacutepeacuteteacutee drsquoapregraves un autre observateur Voilagrave donc le sixiegraveme et
dernier intermeacutediaire de la croyance inteacuterieure de lrsquoauteur il faut passer agrave lrsquoobservation
drsquoun fait exteacuterieur Alors enfin le document se trouve relieacute par toute cette seacuterie
drsquointermeacutediaires agrave un acte de lrsquoespegravece des opeacuterations scientifiques agrave une observation Un
document vaut exactement dans la mesure ougrave il a pour origine une observation bien faite
12 Il semble donc que la science historique se retrouve en derniegravere analyse semblable agrave
toutes les sciences drsquoobservation il semble que la meacutethode historique repose sur le mecircme
principe que toute meacutethode scientifique puisque le document en derniegravere analyse est
une observation de faits Quand un astronome dans son observatoire un chimiste dans
son laboratoire ont fait une observation et lrsquoont reacutedigeacutee leur observation semble bien un
document pareil agrave un bulletin de recensement Pourtant la langue courante nrsquoappelle pas
laquo document raquo un procegraves-verbal drsquoobservation scientifique Et elle a raison de distinguer
car il y a une diffeacuterence pratique entre un document et une observation Ce nrsquoest pas
comme on lrsquoa dit parfois que le document soit la constatation drsquoun fait disparu qursquoon ne
peut plus observer tandis qursquoune observation scientifique peut ecirctre reacutepeacuteteacutee Il est
impossible en astronomie de recommencer lrsquoobservation du passage drsquoun meacuteteacuteore et
pourtant le procegraves-verbal de lrsquoobservation du passage drsquoun meacuteteacuteore nrsquoest pas un simple
document La diffeacuterence est dans la meacutethode le procegraves-verbal est reacutedigeacute suivant une
meacutethode rigoureuse et fixe le document est reacutedigeacute sans meacutethode il est de mecircme espegravece
que le reacutecit drsquoun garccedilon de laboratoire
13 Ainsi en remontant la seacuterie des opeacuterations agrave partir du bulletin manuscrit voici celles qui
ont neacutecessairement ducirc se produire 1deg un acte de la main de lrsquoauteur qui a eacutecrit le
bulletin 2deg dans lrsquoesprit de cet auteur une conception des signes drsquoeacutecriture agrave tracer
3deg dans ce mecircme esprit la repreacutesentation des sons de la langue dont lrsquoeacutecriture nrsquoest qursquoun
signe 4deg la repreacutesentation des phrases qursquoil a eacutecrites avec leur sens litteacuteral 5deg la
conception du sens qursquoil a entendu leur donner 6deg la croyance qursquoil a eue et qui peut ecirctre
erroneacutee 7deg la connaissance directe des faits qursquoil a atteints par observation Entre les
deux derniegraveres opeacuterations il a pu srsquointercaler un intermeacutediaire si lrsquoauteur a reccedilu sa
connaissance de seconde main srsquoil nrsquoa pas observeacute lui-mecircme le fait qursquoil affirme mais
seulement reacutepeacuteteacute lrsquoaffirmation drsquoun autre En ce cas crsquoest lrsquointermeacutediaire dont il
reproduit lrsquoaffirmation qui a eacuteteacute le seul observateur et il a ducirc faire lui-mecircme toute une
seacuterie drsquoopeacuterations mais de mecircme espegravece
14 Dans le cas ougrave lrsquoon opegravere non plus sur un manuscrit mais sur un imprimeacute il y a une
complication de plus Lrsquoimprimeacute ne repreacutesente par lui-mecircme que lrsquoacte drsquoun typographe
qui a eu un manuscrit agrave lire Il faut donc agrave travers toutes les opeacuterations intellectuelles de
ce typographe arriver au manuscrit qursquoil a observeacute Il y a en ce cas deux seacuteries
drsquoopeacuterations superposeacutees Mais la premiegravere seacuterie a peu drsquointeacuterecirct pratique parce que le
typographe a eacuteteacute dans des conditions exceptionnellement favorables pour observer et
reproduire le manuscrit et que les eacutepreuves ont eacuteteacute corrigeacutees par lrsquoauteur
22
15 Pour tirer drsquoun document la connaissance drsquoun fait il faut donc reconstituer toutes ces
opeacuterations intermeacutediaires comme elles ont ducirc se produire dans lrsquoesprit de lrsquoauteur et se
repreacutesenter toute la chaicircne de ces actes au moins dans le rapport que chacun drsquoeux a eu
avec le point de deacutepart qui eacutetait le fait observeacute Crsquoest le seul moyen de deacuteterminer le
rapport avec le point drsquoarriveacutee qui a eacuteteacute le document
16 En pratique dans cette chaicircne continue qui va depuis le fait agrave connaicirctre jusqursquoau
document crsquoest le point drsquoarriveacutee de lrsquoauteur le document qui est notre point de deacutepart
et crsquoest son point de deacutepart le fait qui est notre point drsquoarriveacutee Et les deux seuls objets
mateacuteriels qui puissent ecirctre observeacutes ce sont les deux anneaux extrecircmes de cette chaicircne
le fait observeacute par lrsquoauteur le document traceacute par lrsquoauteur et observeacute par nous Tous les
anneaux intermeacutediaires croyance conception langue sont des eacutetats psychologiques
nous ne pouvons pas les observer directement nous ne pouvons que nous les repreacutesenter
par analogie avec nos propres eacutetats inteacuterieurs les seuls qui nous soient directement
connus Voilagrave pourquoi la meacutethode historique est exclusivement une meacutethode
drsquointerpreacutetation psychologique par analogie Dans la mesure ougrave les sciences sociales se
constituent par des documents elles sont donc elles-mecircmes subordonneacutees agrave une meacutethode
psychologique
17 II ndash Agrave quelle condition peut-on opeacuterer sur un document avec chance drsquoen tirer une
connaissance Un document nrsquoa de valeur qursquoautant qursquoil est lieacute par un rapport connu
avec le fait sur lequel nous cherchons agrave ecirctre renseigneacute Supposons que je reacutedige un
bulletin de recensement au nom drsquoun personnage de fantaisie ougrave tous les renseignements
seront imaginaires ce ne sera pas un document
18 Il faut qursquoil y ait eu un rapport reacuteel entre ce bulletin et un des habitants qursquoil srsquoagit de
recenser Et il ne suffit pas que ce rapport existe il faut encore qursquoil nous soit connu Un
bulletin de recensement reacutedigeacute par un veacuteritable habitant tombe entre nos mains sans que
nous sachions agrave quelle eacutepoque et dans quel pays il a eacuteteacute eacutecrit il est pour nous sans valeur
parce que nous ne pouvons le rapporter agrave aucune reacutealiteacute preacutecise Pour qursquoun document
soit utilisable il faut que nous sachions preacuteciseacutement avec quels faits le document ou
plutocirct son auteur a eacuteteacute en rapport crsquoest-agrave-dire dans quelles conditions lrsquoauteur lrsquoa
produit Il faut pouvoir le localiser savoir en quel temps en quel lieu et par qui il a eacuteteacute
produit connaicirctre ce qursquoon appelle la provenance Tout travail sur un document doit
commencer par en deacuteterminer la provenance
19 Les opeacuterations pour eacutetablir la provenance des documents forment une partie
indispensable de toute meacutethode historique Elles tiennent une tregraves large place dans le
travail historique surtout quand il srsquoagit de faits tregraves anciens de lrsquoAntiquiteacute ou du Moyen
Acircge les documents de ces temps arrivent presque tous deacutefigureacutes par les copies
successives mal localiseacutes souvent mecircme falsifieacutes Une grande partie de la critique
consiste agrave les reacutetablir dans leur eacutetat primitif agrave les deacutelivrer des falsifications et agrave
deacuteterminer drsquoougrave ils sortent Crsquoest une opeacuteration de nettoyage indispensable pour eacuteviter
drsquoeacutenormes erreurs mais qui nrsquoajoute rien de positif agrave nos connaissances Les sciences
sociales opeacuterant drsquoordinaire sur des peacuteriodes contemporaines sont presque toujours
affranchies de ce travail de critique exteacuterieure Leurs documents se preacutesentent avec des
indications de provenance preacutecises et drsquoordinaire exactes la date le lieu de publication
le nom de lrsquoauteur souvent mecircme les conditions de son travail expliqueacutees dans une
preacuteface La critique de provenance a ici peu drsquooccasion de srsquoappliquer Elle se reacuteduit en
pratique agrave deux cas
23
20 Premier cas ndash On a des motifs de soupccedilonner que le document est accompagneacute drsquoune
fausse indication de date ou drsquoauteur soit que le contenu du document paraisse en
contradiction avec ces indications soit qursquoon soit averti par des renseignements
exteacuterieurs On aura par exemple su que le recenseur nrsquoest pas alleacute faire lrsquoenquecircte dont il
preacutetend srsquoecirctre chargeacute ou bien on aura remarqueacute dans le bulletin lui-mecircme des
expressions eacutetrangegraveres agrave la langue du recenseur
21 On doit alors faire une enquecircte en recherchant les renseignements exteacuterieurs sur la
provenance veacuteritable ou en analysant le document pour y deacutecouvrir des caractegraveres
inteacuterieurs de contradiction et des indices de la vraie provenance On nrsquoaura qursquoagrave
appliquer ici la meacutethode constitueacutee pour lrsquoeacuterudition historique1 En attendant drsquoavoir
trouveacute la provenance on devra tenir en suspicion le document et si on en fait usage
preacutevenir les lecteurs
22 Deuxiegraveme cas ndash Le document paraicirct ne pas ecirctre lrsquoœuvre drsquoun seul auteur (cas tregraves freacutequent
dans les documents officiels) et on a des motifs de soupccedilonner que les diffeacuterents auteurs
ont eu des opinions contradictoires ou ont suivi des meacutethodes de valeur diffeacuterente Il
devient alors neacutecessaire de savoir comment a eacuteteacute partageacute le travail on devra tacirccher de
distinguer les parties faites par chacun des auteurs si lrsquoon nrsquoy parvient pas il faut traiter
ces parties indistinctes avec une grande deacutefiance et si lrsquoon srsquoen sert avertir
expresseacutement
NOTES
1 On la trouvera exposeacutee dans Bernheim Lehrbuch der historischen Methode 2e eacutedition 1894
chap IV et dans Langlois et Seignobos Introduction aux eacutetudes historiques 2e eacuted chap III
24
Chapitre II
Les preacutecautions critiques
I Neacutecessiteacute de la critique ndash Tendance spontaneacutee agrave croire motifs de la creacuteduliteacuteII Formes rudimentaires de la critique ndash Notion du teacutemoignage insuffisance de la theacuteorie juridiquedu teacutemoignage neacutecessiteacute de lrsquoanalyseIII LrsquoanalyseIV Diverses opeacuterations de la critique
1 I ndash Le document est un produit mateacuteriel mais symbolique qui nrsquoa de valeur qursquoautant
qursquoil repreacutesente symboliquement la seacuterie drsquoopeacuterations par lesquelles a passeacute lrsquoesprit de
son auteur toutes ces opeacuterations sont exclusivement psychologiques et dans le cas
mecircme le plus favorable elles ont pour point de deacutepart une observation faite sans
meacutethode en dehors des regravegles de lrsquoobservation scientifique Un document mecircme le
meilleur nrsquoest que le dernier terme drsquoune seacuterie drsquoopeacuterations intellectuelles agrave partir drsquoune
observation mal faite
2 Ce serait donc une neacutegligence coupable drsquoopeacuterer avec un document comme avec une
observation scientifique Il faut avant de pouvoir utiliser un document prendre des
preacutecautions speacuteciales qui constituent toute la premiegravere moitieacute de la meacutethode historique
crsquoest la critique crsquoest-agrave-dire le jugement porteacute sur la valeur du document
3 Cette critique reconnue indispensable en histoire1 est-elle neacutecessaire en sciences
sociales La reacuteponse deacutepend du but qursquoon se propose en eacutetudiant ces sciences Si on y
apporte lrsquoesprit commercial on trouvera la critique non seulement inutile mais
dangereuse Car si lrsquoon tient seulement agrave produire une impression sur son public soit agrave le
convaincre de lrsquoavantage ou des inconveacutenients drsquoune mesure pratique soit agrave lui inspirer
de la consideacuteration pour la science de lrsquoauteur lrsquoessentiel est de publier le plus gros
travail possible drsquoapporter la plus grande masse de faits apparents le public mecircme le
public savant nrsquoa ni le loisir ni le deacutesir de veacuterifier la valeur drsquoune statistique (On a vu
reacutecemment des exemples eacuteclatants de cette neacutegligence) Or tout le temps passeacute agrave la
critique serait perdu pour ramasser des faits ce serait autant de moins drsquoapporteacute agrave la
masse Mais en outre la critique ne peut rien ajouter agrave la masse des preuves2 elle ne peut
qursquoen retrancher des preuves illusoires elle nrsquoa jamais qursquoun reacutesultat neacutegatif elle empecircche
drsquoadmettre des ideacutees fausses elle nrsquoen fait pas acqueacuterir de nouvelles Le public en
sciences sociales nrsquoappreacutecie que la quantiteacute du travail qui se voit drsquoun coup drsquoœil il nrsquoa
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pas le temps drsquoen discerner la qualiteacute il ne peut distinguer un travail correct drsquoun travail
incorrect On a donc un avantage commercial eacutevident agrave se dispenser de la critique
puisqursquoelle fait perdre du temps et risque de diminuer la quantiteacute des mateacuteriaux Voilagrave
pourquoi sans doute on en fait si peu usage en science sociale
4 La critique nrsquoest utile qursquoautant qursquoon se place agrave un point de vue scientifique qursquoon tient agrave
connaicirctre la veacuteriteacute et agrave eacutecarter lrsquoerreur ou la fantaisie En ce cas seulement elle devient
indispensable car elle est le seul moyen de traiter les documents de faccedilon agrave en tirer une
veacuteriteacute deacutemontreacutee eacutetablie meacutethodiquement qui ne puisse pas ecirctre contesteacutee et crsquoest lagrave ce
qursquoon appelle la veacuteriteacute scientifique Il faut donc avant drsquoentreprendre aucun travail de
critique reacutesoudre pour soi-mecircme cette question preacutejudicielle Veut-on travailler en
savant sans souci du succegraves pour atteindre la veacuteriteacute scientifique Veut-on opeacuterer en
commerccedilant pour inspirer au public de la consideacuteration pour lrsquoentraicircner agrave une deacutecision
pratique pour arriver agrave lrsquoInstitut ndash Crsquoest agrave vrai dire une question de conscience Que
doit faire un commerccedilant drsquoune marchandise avarieacutee qursquoil peut eacutecouler sans que le public
srsquoen aperccediloive Doit-il la laisser perdre ou la vendre Cette mecircme question peut servir
de proceacutedeacute pour faire la critique drsquoun ouvrage de sciences sociales Si lrsquoon a besoin de
savoir la valeur scientifique drsquoun travail on fera bien de se poser cette question Lrsquoauteur
a-t-il eu un but commercial ou un but scientifique Ou plutocirct Dans quelle mesure
lrsquoauteur a-t-il voulu faire de la science De cette mesure deacutependra le degreacute de confiance
5 Si lrsquoon veut vraiment atteindre un reacutesultat scientifique il faut drsquoabord se peacuteneacutetrer de la
neacutecessiteacute de la critique En principe tout le monde lrsquoadmet mais crsquoest un de ces postulats
dont parle Carlyle facilement admis en theacuteorie et qui passent difficilement dans la
pratique Crsquoest que la critique est contraire agrave la tournure normale de lrsquointelligence
humaine la tendance spontaneacutee de lrsquohomme est de croire ce qursquoon lui dit Il est naturel
drsquoaccepter toute affirmation surtout une affirmation eacutecrite ndash plus facilement si elle est
eacutecrite en chiffres ndash encore plus facilement si elle provient drsquoune autoriteacute officielle si elle
est comme on dit authentique Appliquer la critique crsquoest donc adopter un mode de
penser contraire agrave la penseacutee spontaneacutee une attitude drsquoesprit contre nature Or il faut
lrsquoappliquer sans relacircche agrave tous les instants du travail historique il faut que cette allure
contre nature devienne une habitude organique On nrsquoy parvient pas sans effort Le
mouvement spontaneacute drsquoun homme qui tombe agrave lrsquoeau est de faire tout ce qursquoil faut pour se
noyer apprendre agrave nager crsquoest acqueacuterir lrsquohabitude de refreacutener ses mouvements
spontaneacutes et de faire des mouvements contre nature
6 Le mouvement spontaneacute drsquoun homme qui lit un document est de croire tout ce qursquoil lit
apprendre la critique crsquoest acqueacuterir lrsquohabitude de reacutesister agrave la creacuteduliteacute naturelle et
drsquoexaminer ce qursquoon lit La critique comme la natation doit devenir organique par
lrsquoexercice
7 Je ne puis ici qursquoindiquer les actes dont se compose la critique crsquoest la situation drsquoun
maicirctre nageur qui serait reacuteduit agrave montrer les mouvements en laissant chacun de ses
eacutelegraveves srsquoexercer en son particulier
8 Il faut drsquoabord se mettre en garde contre les mouvements spontaneacutes qui font noyer
Lrsquoexpeacuterience universelle de lrsquohistoire montre que lrsquohomme est naturellement creacutedule il
croit ce qursquoon lui affirme il a fallu des siegravecles pour produire une lueur de critique et
encore dans un seul pays en Gregravece Il est donc utile drsquoanalyser les motifs de cette
creacuteduliteacute universelle
26
9 1deg Le motif le plus geacuteneacuteral est la confusion drsquoesprit on entend un reacutecit on fait une
lecture on imagine aussitocirct le fait qursquoon vient drsquoentendre raconter ou de lire lrsquoimage
ainsi formeacutee se confond avec les autres images venues drsquoune autre source il faudrait un
effort de meacutemoire pour la distinguer et tout effort est contre nature Spontaneacutement
donc lrsquohomme croit tout ce qui lui est entreacute dans lrsquoesprit sans distinguer si cela lui vient
de son observation personnelle ou drsquoune affirmation exteacuterieure
10 2deg Un motif tregraves geacuteneacuteral est le respect pour lrsquoeacutecrit surtout pour lrsquoimprimeacute chacun de
nous en voit chaque jour la forme la plus frappante la creacuteduliteacute vis-agrave-vis du journal La
penseacutee fixeacutee par lrsquoeacutecriture plus encore par lrsquoimpression acquiert une autoriteacute presque
irreacutesistible Mecircme les gens cultiveacutes qui ont pourtant appris agrave se tenir en garde contre les
journaux ont besoin de reacuteagir sans cesse contre ce respect et parfois oublient de le faire
11 3deg Lrsquoimpression speacuteciale produite par les chiffres est particuliegraverement importante en
sciences sociales Le chiffre a un aspect matheacutematique qui donne lrsquoillusion du fait
scientifique Spontaneacutement on tend agrave confondre laquo preacutecis et exact raquo une notion vague ne
peut ecirctre entiegraverement exacte de lrsquoopposition entre vague et exact on conclut agrave lrsquoidentiteacute
entre laquo exact raquo et laquo preacutecis raquo On oublie qursquoun renseignement tregraves preacutecis est souvent tregraves
faux Si je dis qursquoil y a agrave Paris 525 637 acircmes ce sera un chiffre preacutecis beaucoup plus preacutecis
que laquo 2 millions et demi raquo et pourtant beaucoup moins vrai On dit vulgairement
laquo brutal comme un chiffre raquo agrave peu pregraves dans le mecircme sens que laquo la veacuteriteacute brutale raquo ce qui
sous-entend que le chiffre est la forme parfaite de la veacuteriteacute On dit aussi laquo Ce sont des
chiffres cela raquo comme si toute proposition devenait vraie degraves qursquoelle prend une forme
arithmeacutetique La tendance est encore plus forte lorsqursquoau lieu drsquoun chiffre isoleacute on voit
une seacuterie de chiffres lieacutes par des opeacuterations drsquoarithmeacutetique Les opeacuterations sont
scientifiques et certaines elles inspirent une impression de confiance qui srsquoeacutetend aux
donneacutees de fait sur lesquelles on a opeacutereacute il faut un effort de critique pour distinguer
pour admettre que dans un calcul juste les donneacutees peuvent ecirctre fausses ce qui enlegraveve
toute valeur aux reacutesultats Crsquoest une illusion de ce genre qui explique le succegraves drsquoun
ouvrage de statistique fantaisiste comme Mulhall The progress of the World ougrave la richesse
de chaque pays est calculeacutee avec une preacutecision eacutetonnante agrave partir de chiffres admis sans
aucun controcircle
12 4deg On ressent un respect naturel pour les autoriteacutes officielles politiques ou scientifiques
les bureaux de ministegravere les offices de statistique ou les corps savants Tout document
reacutedigeacute par un fonctionnaire dans des formes consacreacutees prend un caractegravere semi-
magique il devient un document authentique On oublie que le caractegravere authentique
consiste dans les formes de lrsquoacte non dans son contenu et que drsquoordinaire les
deacuteclarations inscrites dans lrsquoacte ne sont pas controcircleacutees on confond souvent
laquo authentique raquo avec exact3 on dit parfois mecircme agrave la Chambre laquo fait authentique raquo pour
dire un fait eacutetabli sucircrement Il faut une tournure drsquoesprit ou une eacuteducation
exceptionnelles pour reacutesister agrave cet entraicircnement Des professionnels de la critique des
eacuterudits en sont parfois incapables respectueux des autoriteacutes eacutetablies ils souffriraient
comme drsquoun acte reacutevolutionnaire de refuser leur croyance agrave un acte reacutedigeacute par un
fonctionnaire
13 5deg Le motif le plus puissant de tous est la paresse Il faut se donner plus de peine pour
critiquer une affirmation que pour lrsquoadmettre sans controcircle surtout en matiegravere de travail
scientifique ougrave le controcircle est toujours long La tentation est tregraves forte de traiter les
documents comme des observations scientifiques drsquoougrave il ne reste qursquoagrave extraire des
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mateacuteriaux tout precircts et agrave les grouper en une construction Vita brevis ars longa On abregravege
lrsquoart en supprimant la critique le travail est plus vite fait
14 6deg Enfin pour le motif commercial indiqueacute plus haut on trouve avantage agrave sacrifier le
moins possible de documents on ferait une mauvaise affaire en employant son temps agrave
diminuer la quantiteacute de mateacuteriaux qursquoon pourra mettre en œuvre on ne veut pas jeter
une marchandise avarieacutee qui peut figurer encore agrave lrsquoeacutetalage on compte que le public nrsquoy
regardera pas de trop pregraves et drsquoordinaire on nrsquoa pas agrave srsquoen repentir commercialement du
moins
15 Il est utile de se rendre compte expresseacutement de ces motifs inconscients pour bien voir la
neacutecessiteacute de faire meacutethodiquement son examen de conscience et de se tenir en garde
contre toutes les tentations et tous les mouvements spontaneacutes Il serait utile que cette
connaissance entracirct dans le domaine commun elle pourrait creacuteer une opinion publique
qui servirait de frein aux travailleurs sans conscience et de sanction peacutenale contre les
mauvais travaux
16 Une opinion publique a eacuteteacute creacuteeacutee ainsi en France en matiegravere drsquoeacuterudition historique et
philologique depuis une trentaine drsquoanneacutees par la Revue critique et elle a servi par la
terreur agrave empecirccher de se produire beaucoup drsquoouvrages mal faits Les sciences sociales
ont un besoin non moins urgent de cette police scientifique
17 II ndash Quand on est parvenu agrave sortir de lrsquoeacutetat de nature qui est la creacuteduliteacute totale on
commence agrave entrer sur le terrain de la critique mais on nrsquoarrive pas du premier coup agrave
des proceacutedeacutes meacutethodiques La critique naissante prend drsquoabord une forme vague Comme
on a eacuteteacute grossiegraverement trompeacute par des documents sans aucune valeur on se met agrave
distinguer entre ceux-lagrave et les autres et lrsquoon admet que certains documents provenant de
faussaires ou de menteurs aveacutereacutes doivent ecirctre rejeteacutes Dans un paquet de bulletins de
recensement on deacutecouvre des marques eacutevidentes de fraude on met agrave part comme
suspects tous les bulletins de ce paquet parce qursquoils eacutemanent drsquoune personne peu digne de
foi
18 Combineacutee avec la pratique des tribunaux cette distinction a produit la theacuteorie du
teacutemoignage4 Elle repose sur lrsquoideacutee qursquoil y a de bons et de mauvais teacutemoins Les bons
teacutemoins dignes de foi sont ceux qui ont connu la veacuteriteacute et voulu la dire les teacutemoins
sincegraveres et bien informeacutes les mauvais teacutemoins sont les menteurs et les hommes mal
informeacutes ils nrsquoont pas su la veacuteriteacute ou nrsquoont pas voulu la dire Cette distinction srsquoapplique
drsquoabord aux personnes En la transportant aux eacutecrits on classe les documents suivant leur
auteur comme en justice on classe les teacutemoignages drsquoun cocircteacute les documents dignes de
foi de lrsquoautre les documents suspects crsquoest la vieille notion juridique qursquoil y a des
teacutemoins dont la deacuteclaration doit emporter le jugement Elle se combine avec une autre
notion juridique celle de lrsquoacte authentique crsquoest-agrave-dire reacutegulier qui doit ecirctre accepteacute
parce qursquoil est dans les formes tandis que le document apocryphe doit ecirctre rejeteacute agrave cause
de sa forme Ces notions ne sont nullement scientifiques et quand on les introduit dans la
critique historique on oublie les diffeacuterences profondes entre un problegraveme scientifique et
une affaire juridique
19 1deg En justice il y a deux parties Le juge doit deacutecider dans tous les cas entre les deux
reacutepondre oui ou non crsquoest une balance qui doit finir par pencher drsquoun cocircteacute Il est ameneacute
ainsi par des neacutecessiteacutes pratiques agrave eacutetablir des criteacuteriums conventionnels qui sont lrsquoacte
authentique le teacutemoignage recevable la balance penche du cocircteacute ougrave ces criteacuteriums se
trouvent Cela suffit pour emporter la deacutecision car il srsquoagit seulement drsquoune deacutecision
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exteacuterieure non drsquoune conviction inteacuterieure Mais en science on nrsquoest jamais forceacute de
reacutepondre agrave une question et il faut savoir veacuteritablement avant de pouvoir rien affirmer En
preacutesence drsquoune question scientifique il peut y avoir non pas seulement deux mais trois
attitudes laquo Oui ndash Non ndash Je ne sais pas raquo Si donc un acte ou un teacutemoin paraissent
insuffisants pour conclure on peut ndash et on doit ndash suspendre son jugement Il serait
dangereux de traiter le teacutemoignage en science comme en justice car si lrsquoon nrsquoa sur une
question qursquoun seul document en preacutesence de cette affirmation unique non contredite
on aura de la peine agrave garder lrsquoattitude du doute on semblerait insulter le teacutemoin en
doutant de sa parole Et ainsi on se laissera aller agrave dire Nous nrsquoavons pas de raison de
douter du teacutemoin nous pouvons donc affirmer On oublie qursquoen science pour affirmer une
solution il faut avoir la preuve qursquoelle est exacte et qursquoon doit dire Nous nrsquoavons pas de
raison drsquoaffirmer donc nous devons douter En justice le doute eacutequivaut agrave une affirmation
en faveur drsquoune des deux parties en science il ne doit aboutir qursquoagrave une neacutegation
provisoire
20 2deg En justice il y a entre deux parties un duel soumis agrave des regravegles drsquoattaque et de deacutefense
lrsquoun des adversaires produit un teacutemoignage ou un acte lrsquoautre doit produire un teacutemoin ou
un acte en sens inverse sinon il perd Transporteacutee sur le terrain historique cette regravegle
devient une entrave agrave la science En fait elle aboutit agrave donner agrave lrsquoopinion la plus ancienne
une sorte de possession drsquoeacutetat on deacuteclare qursquoelle sera admise provisoirement en
attendant la preuve contraire Or en science on doit rejeter provisoirement tout ce qui
nrsquoest pas prouveacute Lrsquoapplication de cette regravegle est encore plus dangereuse en matiegravere de
document On srsquoaperccediloit qursquoun document est suspect crsquoest-agrave-dire ne paraicirct pas provenir
drsquoune observation exacte on devrait lrsquoeacutecarter provisoirement mais en vertu de la regravegle
de la possession drsquoeacutetat on continue provisoirement agrave le traiter comme un document sucircr
crsquoest-agrave-dire agrave admettre comme exactes ses affirmations jusqursquoagrave ce qursquoon ait pu prouver
qursquoil est mauvais On encombre ainsi la science de constructions fragiles qui srsquoeacutecroulent le
jour ougrave la preuve est faite que le document ne vaut rien
21 3deg En justice on nrsquoa qursquoagrave deacutecider une question deacutelimiteacutee par les termes de lrsquoaffaire On
prend le teacutemoignage en bloc on lrsquoadmet ou on le rejette tout entier En science il srsquoagit
drsquoune quantiteacute innombrable de questions Le mecircme teacutemoin a drsquoordinaire laisseacute des
affirmations sur des milliers de faits Un seul tableau de statistique un simple bulletin de
recensement un seul document contient des renseignements tregraves divers Le principe
juridique est de consideacuterer en bloc un teacutemoignage La critique historique doit employer le
proceacutedeacute inverse analyser le document en ses eacuteleacutements les plus menus car chacun de ces
eacuteleacutements repreacutesente une opeacuteration drsquoesprit diffeacuterente faite par lrsquoauteur du document il
donne donc un renseignement de valeur tout agrave fait diffeacuterente Le document le plus
mensonger renferme toujours des conceptions exactes Lrsquoauteur drsquoune deacuteclaration
frauduleuse de vente peut avoir trompeacute sur le prix et donner exactement la contenance
de la terre vendue
22 Ainsi on est conduit agrave formuler trois regravegles opposeacutees agrave celles du teacutemoignage juridique
1deg La critique ne doit affirmer ou nier que srsquoil y a des raisons concluantes agrave deacutefaut de ces
raisons elle doit suspendre la conclusion 2deg Elle ne doit tenir aucun compte de ce qui a
eacuteteacute admis anteacuterieurement sans preuves suffisantes il nrsquoy a pas en science de preacutevention
favorable 3deg Elle doit opeacuterer toujours en commenccedilant par analyser le document
23 III ndash Analyser crsquoest deacutecomposer jusqursquoagrave lrsquoeacuteleacutement irreacuteductible Cet eacuteleacutement est diffeacuterent
suivant lrsquoespegravece de faits qursquoon cherche agrave connaicirctre ndash En matiegravere de langue on doit arriver
jusqursquoau mot et mecircme jusqursquoagrave lrsquoeacuteleacutement qui entre dans la composition du mot ndash En
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matiegravere de conception on arrive jusqursquoaux ideacutees et aux images qui entrent dans la
composition drsquoune phrase non seulement jusqursquoaux jugements eacuteleacutementaires mais
jusqursquoaux meacutetaphores ndash En matiegravere de faits exteacuterieurs (crsquoest le domaine propre des
sciences sociales) lrsquoeacuteleacutement dernier ce nrsquoest pas le fait total crsquoest lrsquoaffirmation de
lrsquoexistence de chacune des conditions du fait la date le lieu la personne le chiffre etc
Cette phrase laquo Ahellip maccedilon agrave Xhellip veuf raquo contient quatre eacuteleacutements distincts 1deg Ahellip 2deg sa
profession 3deg son domicile 4deg sa qualiteacute de veuf Il faut examiner chacun agrave part pour
deacuteterminer si lrsquoauteur a opeacutereacute correctement en lrsquointroduisant dans le document car il
peut avoir observeacute ou reacutedigeacute correctement un des eacuteleacutements et pas lrsquoautre Il se peut qursquoil
ait eu raison de dire Ahellip maccedilon et tort de le dire veuf ou demeurant agrave Xhellip
24 Nous voici rameneacutes agrave la diffeacuterence capitale entre la meacutethode historique et celle des
sciences drsquoobservation directe Le document sur lequel opegravere la meacutethode historique nrsquoest
qursquoun moyen de connaissance indirecte mais en suivant toute la seacuterie des opeacuterations par
lesquelles il srsquoest formeacute on peut remonter agrave une observation directe Et lrsquoobservation
directe dans une science drsquoobservation prend elle-mecircme en pratique la forme drsquoun
procegraves-verbal eacutecrit qui ressemble bien agrave un document Il semble donc qursquoon pourrait les
traiter par la mecircme meacutethode En fait un savant prend le procegraves-verbal drsquoobservation
reacutedigeacute par un autre savant et srsquoen sert pour conclure sans faire drsquoautre opeacuteration En
pratique il se contente de savoir que un tel laquo travaille bien raquo ou laquo travaille mal raquo et il
accepte ou rejette lrsquoobservation suivant lrsquoopinion qursquoil a de lrsquoobservateur Crsquoest un
proceacutedeacute semblable agrave celui de la critique de teacutemoignage un jugement en bloc Pourquoi ce
proceacutedeacute serait-il leacutegitime en science et condamneacute en histoire Pourquoi appliquer la
meacutethode critique aux documents puisqursquoon ne lrsquoapplique pas aux procegraves-verbaux
drsquoexpeacuterience
25 Crsquoest qursquoil y a une diffeacuterence pratique entre une observation et un document
Lrsquoobservation est un document fait suivant des regravegles preacutecises et fixes drsquoobservation et de
notation ces regravegles obligent lrsquoobservateur agrave analyser avec preacutecision les faits qursquoil observe
et agrave faire la critique de ses impressions Le travail drsquoanalyse et de critique a eacuteteacute fait par
lrsquoobservateur lui-mecircme pendant lrsquoopeacuteration On peut donc se contenter de veacuterifier si
lrsquoobservateur travaille bien ou mal crsquoest-agrave-dire srsquoil applique correctement les regravegles et
cette veacuterification suffit pour accepter ou rejeter en bloc son travail
26 Le document est une observation venue au monde sans regravegles Il se compose drsquoeacuteleacutements
dont chacun peut avoir eacuteteacute obtenu par une meacutethode diffeacuterente il faut donc bien
lrsquoanalyser crsquoest-agrave-dire distinguer ces eacuteleacutements afin de rechercher seacutepareacutement pour
chacun srsquoil a eacuteteacute obtenu par une meacutethode correcte ou non Ce travail nrsquoayant pas eacuteteacute fait
pendant lrsquoobservation il faut le faire sur le document crsquoest proprement lrsquoœuvre de la
critique Or lrsquohistoire nrsquoopegravere jamais que sur des documents et les sciences sociales seront
dans la mocircme condition tant qursquoelles nrsquoauront pas constitueacute une meacutethode scientifique
avec des regravegles preacutecises sur la maniegravere de recueillir les renseignements sociaux Elles ne
peuvent donc pas se passer de lrsquoanalyse et de la critique
27 IV ndash La critique se divise pratiquement en trois seacuteries drsquoopeacuterations qursquoon peut deacutesigner
par les noms suivants
28 1deg La critique drsquointerpreacutetation qui consiste agrave deacuteterminer le sens du document crsquoest-agrave-
dire la conception de lrsquoauteur
29 2deg La critique de sinceacuteriteacute qui consiste agrave discerner si lrsquoauteur a menti ou parleacute
sincegraverement de faccedilon agrave deacuteterminer sa croyance sur chaque point
30
30 3deg La critique drsquoexactitude qui consiste agrave examiner si lrsquoauteur srsquoest trompeacute ou a observeacute
correctement de faccedilon agrave deacuteterminer les faits exteacuterieurs qursquoil a observeacutes
31 Il faut y ajouter une opeacuteration preacutealable la critique de provenance destineacutee agrave deacuteterminer
par qui a eacuteteacute reacutedigeacute le document
NOTES
1 Voir Langlois et Seignobos Introduction aux eacutetudes historiques livre I chap II II
2 Voir Langlois et Seignobos Introduction aux eacutetudes historiques livre I chap II II
3 M drsquoAvenel Histoire eacuteconomique de la proprieacuteteacute etc 1804 Introduction donne comme certains
tous les prix indiqueacutes dans des actes drsquoenregistrement parce que ces actes sont authentiques
4 Elle a eacuteteacute exposeacutee par le P de Smedt Principes de la critique historique 1887 et reproduite par
Tardif Principes de critique
31
Chapitre III
Critique de provenance
I Conditions de la critique de provenanceII Difficulteacutes speacuteciales aux documents des sciences sociales
1 Les principes geacuteneacuteraux de la critique exposeacutes dans le chapitre preacuteceacutedent sont applicables
aux opeacuterations des sciences sociales dans la mesure ougrave elles se servent de documents
2 I ndash Drsquoabord srsquoimpose une opeacuteration preacutealable eacutetablir la provenance du document Cette
opeacuteration longue et difficile pour les documents anciens est drsquoordinaire tregraves facile pour
les documents reacutecents Elle consiste agrave reacuteunir les renseignements sur la faccedilon dont le
document srsquoest formeacute De notre temps les renseignements les plus neacutecessaires lrsquoeacutepoque
le lieu le nom et la qualiteacute de lrsquoauteur sont drsquoordinaire joints au document lui-mecircme Il
ne reste qursquoagrave se demander si ces indications sont exactes En geacuteneacuteral au XIXe siegravecle depuis
lrsquoorganisation reacuteguliegravere de lrsquoimprimerie et de la bibliographie elles sont exactes en gros
il ne se fabrique plus guegravere comme autrefois de documents apocryphes
3 Mais il se fait encore beaucoup de menues falsifications drsquoinexactitudes volontaires
surtout dans la date exacte de publication et les noms des auteurs veacuteritables Comme on a
rarement les moyens de les rectifier il est sage de ne prendre ces renseignements que
pour des donneacutees approximatives de ce qursquoun livre porte la date 1901 il ne faudrait pas
conclure qursquoil nrsquoa pas eacuteteacute publieacute en 1900
4 On fera bien de srsquoinformer des conditions de travail speacuteciales au pays agrave lrsquoeacutepoque au genre
dans lequel a travailleacute lrsquoauteur On saura quelles espegraveces drsquoinexactitudes sont habituelles
dans ce pays agrave cette eacutepoque dans ce genre et par conseacutequent quelles indications de
provenance ont chance drsquoecirctre inexactes Crsquoest lagrave une notion bien vague mais on ne peut
pas preacuteciser cet examen ne peut produire qursquoun eacutetat de deacutefiance vague Mais ce soupccedilon
conccedilu au commencement du travail accompagnera toute lrsquoeacutetude du document et rendra
plus facile drsquoapercevoir dans le document lui-mecircme les indices preacutecis drsquoun faux
renseignement de provenance qui seront les contradictions entre le contenu mecircme du
document et la date le pays lrsquoauteur indiqueacutes en tecircte
5 Pratiquement il ne serait pas raisonnable de proceacuteder avec les documents contemporains
comme on fait pour les textes anciens lrsquoeacutediteur commence par lire et eacutetudier lrsquoensemble
du document pour trouver des contradictions et des renseignements de deacutetail qui
32
permettent de fixer la vraie provenance Crsquoest un luxe que permet lrsquoextrecircme rareteacute des
documents sur ces peacuteriodes Mais en science sociale le travail serait trop long et on ne
dispose pas drsquoun nombre suffisant de speacutecialistes Il faut donc que celui qui veut utiliser le
document fasse lui-mecircme sa critique de provenance Ce travail pratiquement se reacuteduit agrave
un controcircle sur les affirmations inscrites en tecircte du document il suffit donc de lire avec
la preacuteoccupation de recueillir les indices de contradiction entre le contenu du document
et sa provenance deacuteclareacutee
6 II ndash La principale difficulteacute est de deacuteterminer lrsquoauteur veacuteritable des documents officiels
Ils sont drsquoordinaire anonymes ou bien ils indiquent pour auteur le chef du service par
lequel ils ont eacuteteacute publieacutes et crsquoest par les subalternes que le travail a eacuteteacute fait
7 Quant aux documents statistiques on peut ecirctre sucircr qursquoils sont toujours le produit drsquoune
collaboration puisqursquoil est mateacuteriellement impossible agrave un homme de faire seul toutes les
observations reacutesumeacutees dans les chiffres drsquoune statistique Qui pourrait se charger drsquoun
recensement srsquoil nrsquoavait des auxiliaires pour recueillir un agrave un les renseignements
8 Ces auteurs ou ces collaborateurs ne laissent pas tous une trace apparente de leur activiteacute
dans le document qui est leur œuvre Il sera mecircme presque toujours impossible de les
deacuteterminer tous Mais du moins on doit se faire une regravegle de lire avec soin les indications
ndash geacuteneacuteralement deacuteposeacutees dans la preacuteface ou les appendices de la publication ndash sur la faccedilon
dont le document a eacuteteacute preacutepareacute et reacutedigeacute On devra se rendre compte aussi nettement que
possible des auteurs et des collaborateurs de leur caractegravere et de leurs habitudes de la
part que chacun a prise au travail et surtout des proceacutedeacutes qursquoils ont employeacutes pour
recueillir leurs renseignements et pour les reacutesumer en formules Si lrsquoon ne parvient pas agrave
voir clairement par quels proceacutedeacutes le document a eacuteteacute fabriqueacute on sera du moins averti de
garder la deacutefiance que doit toujours inspirer le reacutesultat brut drsquoopeacuterations resteacutees
inconnues
33
Chapitre IV
Critique drsquointerpreacutetation
I Analyse preacutealable ndash Deacutecomposition en eacuteleacutements ndash Proceacutedeacutes pratiques ndash Limites de laconnaissance ndash Rapiditeacute des opeacuterationsII Critique drsquointerpreacutetation ndash Langue ndash Sens litteacuteral ndash Sens deacutetourneacute ndash Reacutesultat des opeacuterations
1 I ndash Une fois la provenance eacutetablie commence le travail sur le contenu du document la
critique On a vu qursquoil ne peut se faire que par lrsquoanalyse
2 Lrsquoanalyse et la critique sont deux opeacuterations distinctes logiquement mais pratiquement
elles se font presque toujours ensemble et mecircme elles se combinent avec les autres
opeacuterations que jrsquoai eacutenumeacutereacutees plus haut la lecture lrsquoexplication du sens lrsquointerpreacutetation
Toutes se font agrave la fois sans qursquoon prenne conscience de faire des actes diffeacuterents comme
en nageant on fait agrave la fois plusieurs mouvements qursquoon a eacuteteacute obligeacute de deacutecomposer pour
les apprendre Quand on a pratiqueacute avec meacutethode ces opeacuterations on arrive assez vite agrave les
faire spontaneacutement On srsquoest accoutumeacute agrave une certaine faccedilon de lire on a contracteacute une
habitude drsquoesprit qui accompagne deacutesormais la lecture de tout document la critique est
devenue organique et inconsciente
3 Le principe fondamental de la critique interne crsquoest qursquoun document eacutetant une
observation mal analyseacutee et mal critiqueacutee il en faut analyser et critiquer seacutepareacutement
toutes les parties et par conseacutequent drsquoabord le deacutecomposer en ses eacuteleacutements Au point de
vue de la critique un eacuteleacutement crsquoest chacune des opeacuterations qursquoa ducirc faire lrsquoobservateur qui
a eacuteteacute lrsquoauteur du document chacune des opeacuterations pour laquelle il a pu proceacuteder
incorrectement et par suite introduire dans son document une cause drsquoerreur Mais cette
critique rencontre deux difficulteacutes
4 1deg Le document nrsquoest que le reacutesultat brut drsquoun grand nombre drsquoopeacuterations intellectuelles
or lrsquoauteur ne nous donne pas le deacutetail de ces opeacuterations Comment parvenir dans le
reacutesultat agrave deacutemecircler chacune drsquoelles
5 2deg Quand mecircme il serait logiquement possible de faire cette analyse comment trouver le
temps de faire la critique speacuteciale de chacune de ces opeacuterations qui souvent se chiffrent
par milliers
6 Ces deux difficulteacutes forment le problegraveme fondamental de la meacutethode critique elle nrsquoest
utile qursquoautant qursquoelle en peut fournir une solution pratique sinon elle resterait agrave lrsquoeacutetat
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de theacuteorie logique En fait la meacutethode critique a rendu des services voici par quels
moyens
7 a Pour deacuteterminer les opeacuterations par lesquelles srsquoest construit le document nous nrsquoavons
pas il est vrai de renseignements particuliers mais nous pouvons partir des
renseignements geacuteneacuteraux que nous donne la connaissance des lois geacuteneacuterales des
opeacuterations psychologiques Nous savons drsquoavance quelles opeacuterations un homme a ducirc faire
neacutecessairement pour arriver agrave un reacutesultat drsquoune forme donneacutee car ces opeacuterations tiennent
agrave la nature mecircme de lrsquoesprit humain Nous pouvons affirmer qursquoil srsquoest produit au moins
le minimum neacutecessaire drsquoopeacuterations une observation une croyance une conception
aboutissant agrave la reacutedaction du document Nous pourrons donc toujours deacutecomposer au
moins en trois groupes et pour chacun proceacuteder agrave une critique diffeacuterente 1deg critique
drsquointerpreacutetation 2deg critique de sinceacuteriteacute 3deg critique drsquoexactitude
8 Nous savons en outre quels sont les eacuteleacutements seacuteparables dans toute affirmation un
jugement est forceacutement la reacuteunion de plusieurs conceptions nous pouvons les isoler et
affirmer que chacune drsquoelles a eacuteteacute le produit drsquoune opeacuteration drsquoesprit diffeacuterente nous
savons qursquoil faut en faire seacutepareacutement la critique puisque chacune peut avoir une valeur
diffeacuterente drsquoexactitude ou de sinceacuteriteacute Dans un bulletin de recensement lrsquoanalyse est deacutejagrave
faite en forme le bulletin est une reacuteunion de reacuteponses agrave un questionnaire analytique qui a
deacutejagrave isoleacute les eacuteleacutements Il en est de mecircme des tableaux statistiques Mais dans tout
document reacutedigeacute sous la forme syntheacutetique de phrases suivies il faut faire lrsquoanalyse de
chaque phrase
9 La difficulteacute nrsquoest pas drsquoanalyser de faccedilon agrave retrouver les opeacuterations qursquoa ducirc faire lrsquoauteur
puisqursquoelles sont donneacutees par la nature mecircme de lrsquoesprit humain crsquoest de deacuteterminer
comment lrsquoauteur a fait chacune drsquoelles car ce qui importe dans la pratique crsquoest de savoir
srsquoil lrsquoa faite correctement ou non pour deacutecider si le reacutesultat est correct et peut ecirctre utiliseacute
Lagrave-dessus il nrsquoexiste aucun moyen drsquoarriver agrave la certitude aucun moyen sucircr de savoir
comment lrsquoauteur a proceacutedeacute crsquoest cela mecircme qui fait la diffeacuterence entre un document et
une observation
10 Tout ce qursquoon peut savoir crsquoest que dans certains cas lrsquoauteur nrsquoa pas pu opeacuterer
correctement il nrsquoa pas pu observer ou croire ou concevoir ce qui est dans le document
dans ce cas ou bien son affirmation est erroneacutee ou mensongegravere et par conseacutequent nulle
ou bien le document est faussement attribueacute agrave cet auteur Cela permet de mettre agrave part
les affirmations nulles ce qui est un reacutesultat purement neacutegatif mais non pas un reacutesultat
nul car il est neacutecessaire de nrsquoecirctre pas dupe drsquoun document sans valeur
11 Dans les autres cas srsquoil nrsquoy a pas drsquoimpossibiliteacute que les opeacuterations aient eacuteteacute correctes il
ne reste qursquoun proceacutedeacute relatif pour continuer le travail de critique Nous savons par
lrsquoexpeacuterience humaine qursquoil y a des situations ougrave lrsquohomme est plutocirct porteacute agrave proceacuteder
correctement drsquoautres ougrave il lui est plus naturel drsquoopeacuterer incorrectement Nous
connaissons drsquoavance ces situations car elles tiennent aux conditions geacuteneacuterales de
lrsquoesprit Nous pouvons donc dresser drsquoavance un questionnaire geacuteneacuteral de ces conditions
et agrave propos de chaque opeacuteration nous demander laquo Eacutetait-elle dans le cas ougrave la correction
est plus probable ou au contraire dans le cas ougrave crsquoest lrsquoincorrection qui est probable raquo
Nous arriverons ainsi agrave partager les opeacuterations en deux cateacutegories les unes plus
probablement correctes les autres plus probablement incorrectes et par conseacutequent
suspectes Ce nrsquoest lagrave qursquoun reacutesultat relatif et provisoire on verra plus loin comment on
peut le compleacuteter
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12 b Lrsquoautre difficulteacute qui paraicirct drsquoabord insurmontable crsquoest le grand nombre des
opeacuterations neacutecessaires agrave la critique Ougrave trouver le temps de faire tant drsquoopeacuterations Mais
cette difficulteacute nrsquoest qursquoune illusion dont voici la cause Toute analyse consciente
drsquoopeacuterations qui essaie de deacutecrire par la parole des actes inconscients exige de longues
explications car la parole est un instrument tregraves imparfait pour reproduire des actes Si
lrsquoon essayait drsquoanalyser la marche lrsquoimpression serait la mecircme on pourrait dire Ougrave
trouver le temps de faire tous les mouvements neacutecessaires pour marcher Pour toute
opeacuteration ce qui est long crsquoest drsquoen prendre lrsquohabitude Il faut du temps aussi pour
apprendre agrave marcher En critique il srsquoagit de prendre lrsquohabitude de lrsquoanalyse geacuteneacuterale et
de la deacutefiance meacutethodique Une fois lrsquohabitude prise on critique comme on marche sans
avoir besoin drsquoy penser En lisant chaque phrase on voit aussitocirct de quels eacuteleacutements
logiques elle se compose et par conseacutequent agrave quelles opeacuterations elle correspond sur
chacune on fait aussitocirct et agrave la fois ses trois critiques drsquointerpreacutetation de sinceacuteriteacute
drsquoexactitude sans mecircme prendre conscience qursquoon se pose des questions car le
questionnaire agrave force de se reacutepeacuteter est devenu inconscient Si lrsquoon ne sent rien de
suspect dans la phrase on continue la lecture sans srsquoen apercevoir si la phrase implique
une opeacuteration suspecte on srsquoarrecircte aussitocirct spontaneacutement on remarque un motif de
deacutefiance on prend une note ou mecircme on se contente de srsquoen souvenir sans le formuler
Ces remarques de deacutetail srsquoaccumulent sur les fiches ou dans la meacutemoire et finissent par
produire un jugement sur la valeur du document Si un document nrsquoa donneacute lieu agrave aucune
impression de deacutefiance on sait qursquoil a eacuteteacute composeacute dans des conditions presque aussi
favorables qursquoun procegraves-verbal drsquoobservation mais crsquoest un cas rare Dans les autres cas
on garde une impression de deacutefiance sur certains points qui sert agrave diriger le travail de
critique sur ces points
13 En pratique toutes ces opeacuterations se font ensemble Si lrsquoon est obligeacute ici de les expliquer agrave
part et successivement cela tient seulement aux conditions de la parole humaine Elles
vont ecirctre exposeacutees ici dans lrsquoordre logique
14 II ndash La premiegravere opeacuteration est la critique drsquointerpreacutetation destineacutee agrave deacuteterminer le sens
donneacute par lrsquoauteur du document et par conseacutequent sa conception Elle suppose qursquoon sait
la langue dans laquelle lrsquoauteur a eacutecrit La langue est ainsi une science auxiliaire de la
critique Mais il ne suffit pas de savoir en geacuteneacuteral la langue du document il ne suffit pas
de savoir lrsquoanglais pour interpreacuteter tout document eacutecrit en anglais une langue nrsquoest pas
un systegraveme de symboles absolument preacutecis et invariable
15 Dans ce qursquoon appelle une langue les sens varient beaucoup drsquoune eacutepoque agrave lrsquoautre il y a
mecircme des changements de sens agrave quelques anneacutees de distance Il y a aussi dans le
territoire drsquoune langue des diffeacuterences de sens drsquoune reacutegion agrave une autre Ce qursquoil faut
savoir pour interpreacuteter un document ce nrsquoest pas lrsquoanglais en geacuteneacuteral crsquoest lrsquoanglais de
lrsquoauteur du document qui ne sera pas tout agrave fait le mecircme suivant qursquoil aura eacutecrit au XVIIIe
ou au XIXe siegravecle en Angleterre ou aux Eacutetats-Unis
16 Or la tendance spontaneacutee est de traiter une langue comme un systegraveme invariable de
signes drsquoadmettre un sens fixe pour chaque mot1 Il faut donc ici une premiegravere
preacutecaution une reacuteaction de la critique contre les mouvements de la nature
17 En pratique la variation porte surtout sur certaines espegraveces de mots ceux qui sont le plus
exposeacutes agrave changer de sens sont ceux qui deacutesignent des arrangements sociaux ou des
conceptions sociales toujours difficiles agrave preacuteciser et qui eacutevoluent plus rapidement que les
autres faits ce sont les mots qui deacutesignent un sentiment une conception une institution
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ou mecircme un acte usuel Crsquoest donc sur ces mots que lrsquoattention doit ecirctre porteacutee
systeacutematiquement On doit se demander dans quel sens lrsquoauteur lrsquoa pris
18 La preacutecaution est particuliegraverement neacutecessaire dans tout document statistique car ici le
sens vulgaire du mot eacutetant souvent trop vague pour reacutepondre aux questions preacutecises que
pose tout recensement lrsquoauteur a eacuteteacute obligeacute de le preacuteciser dans un sens arbitraire pour
deacutecider dans quelle cateacutegorie devait rentrer chacune des reacutealiteacutes qursquoil a eu agrave deacutenombrer
Il lui a fallu se demander par exemple laquo Qursquoest-ce qursquoun crime Que doit-on compter
comme maison Qui doit-on consideacuterer comme un patron raquo Lrsquoauteur a ainsi donneacute agrave ces
mots un sens speacutecial Pour interpreacuteter ce qursquoil a eacutecrit il faut savoir ce sens
19 Par quel proceacutedeacute peut-on deacuteterminer le sens speacutecial drsquoun mot dans un document On doit
opeacuterer comme pour un mot drsquoune langue inconnue reacuteunir les passages du mecircme
document ougrave ce mot se trouve dans un contexte qui rend le sens eacutevident2 Mais il faut
prendre garde qursquoun mecircme mot peut avoir des sens diffeacuterents chez un mecircme auteur et
tenir compte de ces diffeacuterences
20 Il nrsquoa eacuteteacute parleacute ici que du sens des mots mais tout ce qui se dit des mots doit srsquoappliquer
aux expressions formeacutees de la reacuteunion de plusieurs mots Il est bien eacutevident que pour
interpreacuteter lrsquoexpression laquo banque populaire raquo il ne suffira pas de comprendre seacutepareacutement
les deux mots laquo banque raquo et laquo populaire raquo la reacuteunion forme vraiment un mot nouveau
21 Il ne suffit pas pour interpreacuteter la penseacutee drsquoun auteur drsquoavoir compris le sens litteacuteral des
mots Il faut srsquoassurer que lrsquoauteur a employeacute les mots dans leur sens litteacuteral qursquoil ne les a
pas pris dans un sens deacutetourneacute par alleacutegories plaisanteries allusion ou par simple figure
de rheacutetorique telles que meacutetaphore hyperbole ou litote Pratiquement dans les
documents des sciences sociales le sens deacutetourneacute est rare il faut cependant penser aux
plaisanteries Mais surtout il faut prendre garde si lrsquoon est ameneacute agrave faire usage de
documents en langue litteacuteraire ou de lettres priveacutees que dans ces sortes de textes les
figures de rheacutetorique ou les allusions sont freacutequentes Il est dit dans des reacutecits du XIIe
siegravecle que Guillaume le Conqueacuterant avait 60 000 chevaliers agrave son service et que le roi
drsquoAngleterre Henri II avait dans son treacutesor 60 000 marcs Un historien qui prendrait ces
chiffres pour eacutetablir le nombre des domaines feacuteodaux ou le budget des rois drsquoAngleterre
commettrait une lourde erreur Car 60 000 (LX millia) est agrave cette eacutepoque une hyperbole
pour dire beaucoup (Voir Round Feudal England 1895)
22 Le sens deacutetourneacute ne se reacutevegravele par aucun criteacuterium exteacuterieur rien dans la langue eacutecrite ne
marque lrsquoallusion la figure de rheacutetorique ou la plaisanterie lrsquoessence mecircme de la
mystification est drsquoeffacer soigneusement toute trace exteacuterieure de comique Pour
apercevoir ce caractegravere deacutetourneacute il ne reste donc drsquoautre moyen que de comparer le
passage suspect avec le reste du document on est averti qursquoil y a un sens deacutetourneacute quand
le sens litteacuteral est obscur contradictoire ou absurde Drsquoailleurs il nrsquoexiste aucun proceacutedeacute
geacuteneacuteral pour atteindre le vrai sens on nrsquoa drsquoautre ressource que de comparer avec
lrsquoensemble du document les passages suspects de contenir un sens deacutetourneacute
23 Quand on est parvenu agrave deacuteterminer le sens du document la critique drsquointerpreacutetation est
termineacutee Elle aboutit agrave faire connaicirctre la conception de lrsquoauteur Elle la fait connaicirctre avec
certitude car un homme ne peut exprimer que ce qursquoil a conccedilu Elle nous donne donc le
moyen de faire lrsquoinventaire des conceptions avec lesquelles a opeacutereacute lrsquoauteur
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NOTES
1 Cette tendance va jusqursquoagrave attribuer le mecircme sens agrave un mecircme mot dans deux langues
diffeacuterentes ce qui produit souvent des contresens sur les textes anglais on oublie que le mot
depuis qursquoil a passeacute de lrsquoancien franccedilais dans lrsquoanglais a pris un sens nouveau que control signifie
maintenant laquo domination raquo que education a pris le sens du franccedilais laquo enseignement raquo
2 On trouvera la theacuteorie avec des indications deacutetailleacutees dans Langlois et Seignobos Introduction
aux eacutetudes historiques livre II chap VI III
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Chapitre V
Critiques de sinceacuteriteacute et drsquoexactitude
I Conditions speacuteciales agrave chacune des deux critiques ndash Sinceacuteriteacute causes drsquoalteacuteration proceacutedeacutesndash Exactitude causes drsquoerreur proceacutedeacutes pour les deacutecouvrirII Opeacuteration commune ndash Questionnaire conditions geacuteneacuterales de la production du documentconditions particuliegraveres de chaque opeacuteration cas suspects ndash Reacutesultat
1 La critique de sinceacuteriteacute et la critique drsquoexactitude sont logiquement des opeacuterations
nettement distinctes puisque chacune aboutit agrave une espegravece diffeacuterente de conclusions La
critique de sinceacuteriteacute ne sert qursquoagrave deacuteterminer ce que lrsquoauteur du document a cru mais elle
nrsquoatteint qursquoun pheacutenomegravene psychologique la croyance de lrsquoauteur La critique
drsquoexactitude fait connaicirctre les faits exteacuterieurs que lrsquoauteur a observeacutes elle peacutenegravetre jusqursquoagrave
la reacutealiteacute Certaines espegraveces de travaux historiques nrsquoont besoin que de la critique de
sinceacuteriteacute quand on a deacutetermineacute ce que lrsquoauteur croyait le travail est fini crsquoest le cas de
toutes les eacutetudes de doctrines qui forment une partie des sciences sociales Il faut donc
analyser successivement les conditions speacuteciales agrave ces deux critiques de sinceacuteriteacute et
drsquoexactitude
2 En pratique pour toutes les eacutetudes de faits exteacuterieurs ndash qui forment la tregraves grande
majoriteacute des cas ndash il nrsquoest pas neacutecessaire de distinguer expresseacutement entre les deux
critiques Le but pratique eacutetant de deacuteterminer ce qui a existeacute dans la reacutealiteacute exteacuterieure il
est indiffeacuterent que ce soit par manque de sinceacuteriteacute ou par deacutefaut drsquoexactitude que lrsquoauteur
ait donneacute un faux renseignement il importe seulement de deacuteterminer srsquoil lrsquoa donneacute exact
ou inexact et le reacutesultat des deux critiques se confond dans une conclusion unique Il
paraicirct donc rationnel drsquoeacutetudier drsquoabord les conditions speacuteciales agrave chacune des deux
critiques puis de deacutecrire lrsquoopeacuteration commune qui dans la pratique les combine
drsquoordinaire toutes deux
3 I ndash On a expliqueacute plus haut que toute opeacuteration de critique commence par lrsquoanalyse Le
document doit ecirctre drsquoabord analyseacute crsquoest-agrave-dire deacutecomposeacute en ses affirmations On doit
seacuteparer chacune des affirmations indeacutependantes contenues dans le document et
lrsquoexaminer agrave part On reconnaicirctra une affirmation indeacutependante agrave ce signe qursquoelle
pourrait ecirctre vraie tandis que toutes les autres sont fausses ou inversement crsquoest la
preuve qursquoelle a eacuteteacute de la part de lrsquoauteur le produit drsquoune opeacuteration indeacutependante qui
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peut avoir eacuteteacute correcte tandis que toutes les autres eacutetaient incorrectes ou inversement
Crsquoest sur chacune de ces affirmations que doit se faire seacutepareacutement la critique
4 1deg La critique de sinceacuteriteacute part de ce principe ndash qui est un fait drsquoexpeacuterience ndash que les
hommes disent tantocirct ce qursquoils croient tantocirct ce qursquoils ne croient pas on ne doit donc
pas tirer toujours la mecircme conclusion de lrsquoaffirmation drsquoun homme sur sa croyance on ne
doit pas opeacuterer comme srsquoil avait dit neacutecessairement ce qursquoil croyait ndash Entre lrsquoaffirmation
et la croyance il nrsquoy a pas de rapport fixe tantocirct un homme parle sincegraverement tantocirct il
ment ndash Il nrsquoy a pas de signe exteacuterieur qui permette de distinguer ces cas lrsquoun de lrsquoautre
il nrsquoy a pas de criteacuterium de la sinceacuteriteacute ce qursquoon appelle laquo lrsquoaccent de sinceacuteriteacute raquo nrsquoest
que lrsquoapparence de la conviction et ne prouve que lrsquohabileteacute ou lrsquoeffronterie Un bon
acteur un menteur impudent sauront mieux que personne donner cette impression ndash Il
nrsquoy a pas mecircme de rapport fixe entre le caractegravere geacuteneacuteral drsquoun auteur et sa sinceacuteriteacute ou
son manque de sinceacuteriteacute dans un cas particulier tel sera sincegravere sur un article qui
mentira sur un autre il ne suffit donc pas de classer les auteurs en sincegraveres et
mensongers
5 Tous ces proceacutedeacutes sommaires de diagnostic eacutetant eacutecarteacutes il ne reste plus qursquoun moyen
correct crsquoest drsquoexaminer seacutepareacutement chaque affirmation indeacutependante crsquoest-agrave-dire
chacune des opeacuterations que lrsquoauteur a ducirc faire et de rechercher dans quelles conditions
lrsquoauteur se trouvait srsquoil est probable que ces conditions lrsquoont inclineacute plutocirct agrave ecirctre sincegravere
ou plutocirct agrave mentir ou si lrsquoon ne peut rien dire de lrsquoaction qursquoelles doivent avoir eue Le
travail supposera donc deux recherches 1deg en geacuteneacuteral dans quelles conditions a opeacutereacute
lrsquoauteur pour produire lrsquoensemble du document 2deg en particulier dans quelles conditions
il srsquoest trouveacute pour chacune des opeacuterations
6 Le reacutesultat de cette recherche sera relatif et simplement probable elle aboutira agrave classer
les affirmations en suspectes de mensonge et non suspectes Or il se peut qursquoune
affirmation suspecte soit sincegravere et qursquoune affirmation non suspecte soit mensongegravere Ce
ne sera donc qursquoune conclusion provisoire
7 Pour faire cette critique il faut savoir dans quels cas un auteur est enclin agrave nrsquoecirctre pas
sincegravere Ces cas on peut les preacutevoir car ils tiennent aux conditions geacuteneacuterales de lrsquoesprit
humain qui sont les lois empiriques de la psychologie On pourra donc drsquoavance preacutevoir
les cas les plus ordinaires de mensonge les motifs les plus forts drsquoalteacuterations On pourra
en dresser la liste on aura ainsi un questionnaire qursquoon appliquera agrave chacune des
affirmations indeacutependantes (Il est bien entendu que cette opeacuteration devra devenir
instinctive et finira par ecirctre tregraves rapide)
8 Ce travail suffit pour faire lrsquohistoire des doctrines sociales il suffit en effet dans cet
ordre drsquoeacutetudes de deacuteterminer ce qursquoun auteur a cru on ne cherche agrave connaicirctre que ses
opeacuterations intellectuelles sans avoir besoin drsquoatteindre des faits exteacuterieurs Le travail se
ramegravene agrave une simple analyse des œuvres La seule difficulteacute crsquoest de reconstituer
lrsquoeacutevolution de la penseacutee de lrsquoauteur de deacutecouvrir comment chacune de ses doctrines est
neacutee et srsquoest transformeacutee La meacutethode consistera agrave eacutetudier ses doctrines dans lrsquoordre
chronologique ce que les historiens des doctrines ont souvent oublieacute de faire mais ce qui
nrsquoest pas tregraves difficile
9 2deg Pour la critique drsquoexactitude la position de la question est analogue Crsquoest un fait
drsquoexpeacuterience que les hommes affirment souvent ce qursquoils ne savent pas ndash soit parce qursquoils
affirment sans preuve ndash soit parce qursquoils se trompent ou en observant ou en faisant une
des nombreuses opeacuterations intellectuelles neacutecessaires pour aboutir agrave un jugement Crsquoest
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un fait drsquoexpeacuterience qursquoils se trompent plus souvent encore qursquoils ne mentent parce qursquoil
faut de lrsquoattention pour ne pas se tromper tandis qursquoil suffit de se laisser aller agrave la nature
pour ne pas mentir
10 Il nrsquoy a aucun rapport fixe entre la reacutealiteacute et les affirmations des gens qui croient savoir
pas plus qursquoil nrsquoy a de criteacuterium de sinceacuteriteacute il nrsquoy a un criteacuterium drsquoexactitude La
preacutecision des deacutetails ndash qui fait trop souvent illusion ndash prouve seulement la force
drsquoimagination du narrateur elle nrsquoest qursquoune apparence drsquoexactitude ndash Encore moins y a-
t-il un rapport fixe entre le caractegravere geacuteneacuteral drsquoun homme et son exactitude dans un cas
particulier ndash Il ne reste donc ici comme en matiegravere de sinceacuteriteacute qursquoun proceacutedeacute relatif
crsquoest de rechercher dans quelles conditions lrsquoauteur se trouvait et de se demander si ces
conditions ont ducirc lrsquoincliner plutocirct agrave ecirctre exact ou plutocirct agrave se tromper Il faut faire cette
recherche drsquoabord en geacuteneacuteral puis en particulier pour chaque affirmation
11 Ici comme en matiegravere de sinceacuteriteacute le reacutesultat sera relatif et provisoire on arrivera
seulement agrave classer les affirmations en suspectes drsquoerreur et non suspectes Mais il y aura
une cateacutegorie de plus les cas ougrave lrsquoauteur a eacuteteacute dans des conditions telles qursquoil ne pouvait
rien savoir parce qursquoil nrsquoavait aucun moyen drsquoatteindre le fait qursquoil affirme En ce cas on
sait que son affirmation est sans valeur crsquoest un reacutesultat neacutegatif mais deacutefinitif
12 II ndash Pratiquement sauf dans lrsquoeacutetude des doctrines on nrsquoa pas inteacuterecirct agrave faire seacutepareacutement
les deux critiques de sinceacuteriteacute et drsquoexactitude on nrsquoa pas besoin de distinguer ce que
lrsquoauteur a cru car on ne srsquointeacuteresse en rien agrave sa croyance lrsquoauteur nrsquoest qursquoun
intermeacutediaire pour arriver agrave savoir le fait exteacuterieur qursquoil peut avoir connu Pour abreacuteger
on a donc avantage agrave reacuteunir en un seul le travail des deux critiques
13 Il srsquoagit de savoir dans quelles conditions lrsquoauteur a opeacutereacute ou plutocirct si lrsquoauteur a opeacutereacute
correctement drsquoabord en observant le fait puis en reacutedigeant le document srsquoil ne srsquoest pas
trompeacute et srsquoil nrsquoa pas menti Crsquoest le problegraveme le plus embarrassant de toute la critique
Nous ne connaissons pas vraiment les lois psychologiques du mensonge ou de la
sinceacuteriteacute mecircme en voyant opeacuterer devant nous un homme nous ne pouvons assurer agrave
lrsquoentendre parler srsquoil ment ou srsquoil est sincegravere or nous nrsquoavons pas mecircme vu opeacuterer
lrsquoauteur
14 ndash Drsquoautre part il est vrai que nous connaissons les lois de lrsquoobservation exacte ce sont les
regravegles des sciences drsquoobservation On peut mecircme les formuler
15 1deg Regarder avec une attention soutenue en pensant agrave un fait bien deacutelimiteacute drsquoune espegravece
deacutetermineacutee drsquoavance en eacutetant averti drsquoavance qursquoil va se produire et en nrsquoayant plus qursquoagrave
noter le moment ougrave il se produit
2deg Nrsquoavoir aucun inteacuterecirct pratique au reacutesultat aucune ideacutee preacuteconccedilue sur le reacutesultat
3deg Noter le fait observeacute aussitocirct qursquoon lrsquoa aperccedilu et suivant un systegraveme preacutecis de notation
16 En voyant opeacuterer un homme nous pouvons savoir srsquoil opegravere correctement car nous
voyons srsquoil applique les regravegles Mais lrsquoauteur du document nous ne lrsquoavons pas vu opeacuterer
nous savons seulement qursquoil nrsquoa certainement pas opeacutereacute dans les conditions drsquoune
correction complegravete que quelques-unes de ses opeacuterations doivent avoir eacuteteacute incorrectes
La question se pose donc ainsi deacuteterminer dans quelle mesure un auteur que nous
nrsquoavons pas vu opeacuterer a opeacutereacute correctement et quelles sont les opeacuterations qui ont eacuteteacute
incorrectes Eacutevidemment la reacuteponse ne peut ecirctre pleinement satisfaisante on ne peut
espeacuterer qursquoune solution relative (On indiquera plus tard par quels expeacutedients on peut
tirer parti de ces solutions imparfaites)
17 Voici quels moyens permettent de donner du moins une reacuteponse utilisable en pratique
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18 Drsquoabord on peut reacuteunir les renseignements geacuteneacuteraux sur les conditions geacuteneacuterales dans
lesquelles a opeacutereacute lrsquoauteur soit qursquoon possegravede des renseignements exteacuterieurs fournis par
la critique de provenance soit qursquoon se procure ces connaissances par lrsquoanalyse
intrinsegraveque du document On a donc agrave se poser plusieurs questions Lrsquoauteur donne-t-il
des renseignements sur les conditions ougrave il opeacuterait Sont-ils sincegraveres Y a-t-il trace de la
faccedilon dont il a proceacutedeacute Il srsquoagit surtout de chercher les conditions geacuteneacuterales qui ont pu
lrsquoincliner agrave opeacuterer incorrectement agrave mentir agrave affirmer leacutegegraverement agrave se tromper Il faut
donc dresser un questionnaire geacuteneacuteral ougrave seront preacutevus les motifs les plus puissants
drsquoincorrection ou par insinceacuteriteacute ou par erreur On se demandera Quel inteacuterecirct
personnel ou collectif lrsquoauteur a-t-il eu agrave mentir Quels preacutejugeacutes de sentiment ou de
doctrine quelles habitudes de langue ont pu lui faire deacuteformer la veacuteriteacute A-t-il eu les
eacuteleacutements de connaissances neacutecessaires pour son travail Savait-il travailler A-t-il eu la
possibiliteacute drsquoobserver les faits On doit reacutepondre pour son compte agrave ces questions et
srsquoassimiler les reacutesultats de cet examen car il faudra les avoir constamment preacutesents agrave
lrsquoesprit pendant lrsquoopeacuteration de critique
19 Mais ce questionnaire ne megravene pas loin Car il faut pouvoir faire la critique non pas en
geacuteneacuteral de lrsquoauteur ni mecircme en geacuteneacuteral du document mais en particulier de chacune des
opeacuterations drsquoesprit qui ont produit le document Or en pratique ces conditions ne sont
pas directement connues Il ne reste donc qursquoagrave les imaginer drsquoapregraves la connaissance
geacuteneacuterale que nous avons des proceacutedeacutes habituels de lrsquoesprit humain et de ses deacuteformations
habituelles Mais il faut garder nettement conscience du caractegravere psychologique et par
conseacutequent subjectif de cette pratique afin de nrsquoen jamais perdre de vue le caractegravere
relatif et provisoire
20 Sur chacune des opeacuterations de lrsquoauteur repreacutesenteacutees par une affirmation indeacutependante
on travaillera avec un questionnaire qui pourra ecirctre drsquoabord eacutecrit et conscient et qui
bientocirct deviendra instinctif
21 Essayons drsquoabord de preacutevoir les cas ougrave il est probable que lrsquoauteur aura manqueacute de
sinceacuteriteacute Normalement il est plus commode de dire ce qursquoon croit que de mentir mais il
suffit pour faire deacutevier un homme de la ligne naturelle de sinceacuteriteacute de la moindre
intention de produire sur le lecteur du document une impression que la veacuteriteacute ne
produirait pas Il faut donc dresser la liste des intentions possibles elle servira de
questionnaire pour examiner la sinceacuteriteacute de chaque affirmation Voici une eacutenumeacuteration
des intentions qui peuvent agir sur un auteur et par conseacutequent qui rendent son
affirmation suspecte
22 1deg Lrsquoauteur a eu un but pratique il a voulu obtenir un reacutesultat deacutetermineacute en donnant un
renseignement faux toute affirmation inteacuteresseacutee est suspecte On doit donc chercher quel
inteacuterecirct lrsquoauteur a pu avoir agrave preacutesenter les faits drsquoune certaine faccedilon Il faut preacutevoir non
seulement lrsquointeacuterecirct personnel mais lrsquointeacuterecirct collectif qui nrsquoest pas toujours facile agrave
deacutemecircler inteacuterecirct de parti de secte de corporation de nation Toutes les deacuteclarations
collectives tous les documents officiels rentrent dans cette cateacutegorie
23 2deg Lrsquoauteur a voulu reacutediger un document authentique et il se trouvait dans des
conditions de lieu de personnes de moment contraires aux regravegles prescrites pour
reacutediger ce document il ne pouvait lrsquoavouer il a donc fallu qursquoil menticirct sur tous les points
ougrave il nrsquoeacutetait pas en regravegle Crsquoest le cas de tout document authentique drsquoordinaire il est vrai
dans presque toutes ses parties et faux dans quelques-unes La loi exige qursquoun acte soit
reccedilu par deux notaires le document dira laquo Par-devant maicirctre un tel et son collegravegue raquo et
42
il nrsquoy aura pourtant qursquoun seul notaire Si les deacutelais prescrits par le regraveglement pour faire
un acte sont passeacutes lrsquoacte sera antidateacute crsquoest-agrave-dire pourvu drsquoune date fausse Si les
assistants leacutegalement neacutecessaires sont absents on les deacuteclarera preacutesents nouveau
mensonge Les regravegles rigides imposeacutees agrave ce genre drsquoactes sont non comme on le croit
souvent une garantie de sinceacuteriteacute mais au contraire une chance de mensonge
24 3deg Lrsquoauteur a eu des sympathies ou des antipathies pour un individu ou pour un groupe
ou pour certaines ideacutees Il faudra deacuteterminer ces hommes ces groupes ces ideacutees pour
savoir preacuteciseacutement sur quelles affirmations auront agi ces sentiments
25 4deg Lrsquoauteur a eacuteteacute entraicircneacute par une vaniteacute individuelle ou collective Il faudra deacuteterminer
lrsquoespegravece de vaniteacute car la vaniteacute est tregraves variable suivant les temps les pays les
personnes on peut mettre sa vaniteacute agrave massacrer agrave piller agrave tromper et il peut arriver
qursquoun homme par vaniteacute se vante drsquoun meurtre qursquoil nrsquoa pas commis Il faudra aussi
reconnaicirctre de quel groupe lrsquoauteur se sent solidaire et srsquoil est atteint de vaniteacute nationale
corporative eccleacutesiastique etc
26 5deg Lrsquoauteur a eacuteteacute dans lrsquoobligation de se conformer aux ideacutees geacuteneacuterales de son public par
crainte du blacircme ou du scandale ce qui lrsquoa inclineacute agrave conformer ses affirmations aux ideacutees
courantes Il faudra deacutemecircler ces convenances obligatoires qui varient drsquoune eacutepoque agrave
lrsquoautre et qui sont une cause puissante de deacuteformation
27 6deg Lrsquoauteur avait des habitudes litteacuteraires il a fait subir en partie sans en avoir
conscience agrave ses affirmations une deacuteformation dramatique romanesque lyrique
oratoire pour produire plus drsquoimpression sur ses lecteurs Cette cause drsquoalteacuteration est
tregraves importante dans les documents historiques narratifs ou descriptifs
28 7deg Lrsquoauteur a trouveacute plus court drsquoinventer que de se renseigner il a menti par simple
paresse Crsquoest le vice habituel des statistiques et en geacuteneacuteral des documents obtenus par
reacuteponses agrave un questionnaire Vous deacuterangez un employeacute pour lui faire faire un travail qui
ne lrsquointeacuteresse pas il vous reacutepondra au hasard pour se deacutebarrasser de vous Voilagrave
probablement la cause drsquoerreur la plus active dans les sciences sociales ougrave lrsquoon opegravere
surtout sur des documents reacutedigeacutes par des fonctionnaires
29 Ainsi sera dresseacutee la liste des cas ougrave le document risque drsquoinduire en erreur par deacutefaut de
sinceacuteriteacute
30 Une seconde liste comprendra les cas drsquoerreur venant de ce que lrsquoauteur nrsquoa pas opeacutereacute
correctement Ici il faut drsquoabord distinguer les cas ougrave lrsquoauteur nrsquoa pas pu opeacuterer
correctement car srsquoil ne lrsquoa pas pu son affirmation nrsquoest pas seulement suspecte elle est
nulle
31 Voici le questionnaire des conditions qui rendent lrsquoopeacuteration correcte impossible ou tregraves
improbable ndash Quelques-unes sont deacutejagrave preacutevues dans le questionnaire geacuteneacuteral sur les
conditions geacuteneacuterales ougrave opeacuterait lrsquoauteur Savait-il faire les opeacuterations intellectuelles
correctement Savait-il abstraire raisonner geacuteneacuteraliser calculer observer Savait-il
faire la critique dans les cas ougrave il opeacuterait de seconde main avec des renseignements sur
des faits qursquoil nrsquoavait pas observeacutes lui-mecircme Ou a-t-il au contraire montreacute une
incapaciteacute eacutevidente par des erreurs freacutequentes dans un de ces genres drsquoopeacuterations
32 En outre pour chaque opeacuteration particuliegravere il faut un questionnaire ougrave sont preacutevues les
conditions de lrsquoopeacuteration et les chances ordinaires drsquoerreur Et drsquoabord Lrsquoauteur a-t-il
opeacutereacute par un travail personnel Ou reacutepegravete-t-il lrsquoaffirmation drsquoun autre Agrave chacune de ces
deux situations srsquoapplique une seacuterie diffeacuterente de questions
43
33 1deg Si lrsquoauteur a opeacutereacute personnellement Comment a-t-il entrepris son travail Srsquoest-il mis
au travail spontaneacutement ou pour reacutepondre agrave une question La distinction est tregraves
importante dans les sciences sociales ougrave lrsquoon use beaucoup de lrsquoenquecircte par
questionnaires On doit se demander si lrsquoauteur ne reacutepondait pas agrave une question qui lui
suggeacuterait la reacuteponse ces reacuteponses suggeacutereacutees nrsquoont pas la mecircme valeur qursquoune deacuteclaration
spontaneacutee
34 2deg Lrsquoauteur a-t-il opeacutereacute en faisant lui-mecircme lrsquoobservation directe sur la reacutealiteacute Ou par
lrsquointermeacutediaire drsquoune opeacuteration intellectuelle Dans le cas ougrave il y a eu une opeacuteration on se
demandera drsquoabord Quelles donneacutees lrsquoauteur pouvait-il avoir La valeur drsquoune opeacuteration
deacutepend avant tout de la valeur des donneacutees sur lesquelles elle srsquoest faite elle ne donnera
aucun reacutesultat utile si elle a au point de deacutepart des donneacutees insuffisantes Crsquoest donc la
question capitale on ne saurait trop le rappeler agrave tous ceux qui ont agrave utiliser des
statistiques ils sont trop porteacutes agrave oublier qursquoun tableau statistique nrsquoest pas une
observation directe et agrave accepter les reacutesultats du calcul sans mecircme chercher agrave srsquoen
repreacutesenter les donneacutees Puis on se demandera quelle opeacuteration lrsquoauteur a faite A-t-il ducirc
abstraire geacuteneacuteraliser calculer Et quelles chances avait-il drsquoopeacuterer incorrectement Il
suffit pour reacutepondre agrave ces questions de se repreacutesenter les opeacuterations neacutecessaires pour
arriver agrave un reacutesultat analogue et les erreurs habituelles agrave chacune de ces opeacuterations
35 3deg Si lrsquoauteur a opeacutereacute par observation directe nrsquoy a-t-il pas eu entre lui et lrsquoobjet agrave
observer une cause drsquoerreur personnelle Lrsquohallucination est rare et on nrsquoa guegravere agrave la
preacutevoir surtout en sciences sociales Mais lrsquoillusion est freacutequente elle provient de
lrsquohabitude de voir les choses se passer drsquoune certaine faccedilon Si les choses viennent agrave se
passer autrement ou si lrsquoon est transporteacute dans un autre milieu on continue agrave voir ce
qursquoon est habitueacute agrave voir Souvent mecircme on nrsquoobserve pas reacuteellement on admet drsquoavance
sans regarder ce qursquoon croit a priori devoir se produire Crsquoest lrsquoaction du preacutejugeacute une
opinion preacuteconccedilue sur un fait empecircche drsquoapercevoir ce fait tel qursquoil se preacutesente
36 4deg En supposant que lrsquoauteur a vraiment observeacute a-t-il eacuteteacute dans des conditions favorables
pour observer placeacute de faccedilon agrave bien voir libre de preacuteoccupation et drsquoopinion preacuteconccedilue
A-t-il noteacute son observation aussitocirct et lrsquoa-t-il noteacutee avec preacutecision Ou bien a-t-il eacuteteacute dans
les conditions inverses et par conseacutequent deacutefavorables Ou mecircme a-t-il eacuteteacute hors drsquoeacutetat
drsquoobserver
37 Si lrsquoauteur nrsquoa pas opeacutereacute personnellement crsquoest qursquoil reproduit lrsquoaffirmation drsquoun autre
Crsquoest le cas habituel la plupart des affirmations contenues dans un document sont de
seconde main ndash quand elles ne sont pas de troisiegraveme ndash Logiquement il faudrait remonter
agrave la source rechercher dans quelles conditions a opeacutereacute lrsquoauteur primitif celui qui a lui-
mecircme observeacute le fait et il faudrait srsquoassurer srsquoil a opeacutereacute correctement Mais en pratique on
nrsquoa presque jamais les renseignements neacutecessaires agrave cette recherche Tout ce qursquoon peut
atteindre quelquefois crsquoest le proceacutedeacute de transmission par lequel lrsquoauteur du document a
reccedilu son affirmation On peut reconnaicirctre si elle lui vient par voie orale ou par voie eacutecrite
En principe la transmission orale perd toute valeur lorsqursquoelle a traverseacute plusieurs
intermeacutediaires elle devient la leacutegende Les historiens nrsquoont pas encore renonceacute agrave la
manipuler pour en tirer des parcelles de veacuteriteacute Mais il nrsquoest pas neacutecessaire ici de discuter
ce proceacutedeacute personne en science sociale nrsquoaura lrsquoideacutee drsquoen faire usage ndash Si la transmission
est eacutecrite il faut savoir quelle est son origine et ce que valaient les eacutecrits par lesquels elle
srsquoest faite
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38 En appliquant ce questionnaire on arrive agrave classer toutes les affirmations en trois
cateacutegories impossibles suspectes non suspectes On verra plus loin quel parti on peut
tirer de ce classement
45
Chapitre VI
Emploi des faits critiqueacutes
I Difficulteacute drsquoeacutetablir les faits ndash Solution pratiqueII Faits plus probables ndash Cas ougrave le mensonge est difficile ndash Cas ougrave lrsquoerreur est difficile ndash Cas ougravelrsquoaffirmation exceptionnelle est une preacutesomption de veacuteriteacuteIII Concordance entre des observations indeacutependantes ndash Conditions pour que la concordance soitconcluante ndash Proceacutedeacutes pour eacutetablir lrsquoindeacutependance des affirmations critique de sourcesndash Comparaison des observations indeacutependantes
1 I ndash Lrsquoeacutetude des preacutecautions neacutecessaires pour faire la critique drsquoun document nous a
meneacutes agrave des conclusions peu rassurantes On ne peut proceacuteder que par une analyse
minutieuse pousseacutee jusqursquoagrave lrsquoaffirmation eacuteleacutementaire Sur chacune de ces affirmations on
ne peut opeacuterer qursquoindirectement et lrsquoon nrsquoa pas de moyen pour en deacuteterminer exactement
la valeur Les seuls reacutesultats fermes sont neacutegatifs ils avertissent qursquoon ne peut rien tirer
du document ils deacutetruisent de pseudo-documents ils empecircchent de puiser agrave une source
contamineacutee mais ils ne fournissent rien Tous les reacutesultats positifs restent relatifs ils se
formulent ainsi laquo Il y a des chances que telle opeacuteration ait eacuteteacute mal faite et que
lrsquoaffirmation soit sans valeur raquo ou laquo On nrsquoaperccediloit pas de chance drsquoalteacuteration raquo Ce
reacutesultat toujours vague est mecircme douteux car il reste une part drsquoappreacuteciation subjective
qui tient agrave notre ignorance ou agrave notre connaissance imparfaite des conditions de travail
de lrsquoauteur
2 En outre nous ne sommes sucircrs ni que lrsquoauteur placeacute dans de mauvaises conditions aura
menti ou mal observeacute ni de lrsquoinverse Lrsquoexpeacuterience nous montre qursquoil y a des hommes qui
opegraverent autrement que la normale et il peut y avoir des conditions inconnues de nous qui
ont agi en sens inverse de celles que nous connaissons Lrsquoimpression premiegravere de cette
enquecircte est donc qursquoon ne peut atteindre aucune veacuteriteacute par la meacutethode historique
3 En fait cependant cette meacutethode a permis de deacuteterminer des faits incontesteacutes Personne
nrsquoa jamais douteacute de lrsquoexistence de lrsquoesclavage dans lrsquoAntiquiteacute et du servage au Moyen
Acircge Il y a donc des cas ougrave lrsquoon peut arriver agrave la veacuteriteacute en partant des reacutesultats de la
critique historique
4 II ndash Les conditions qui permettent de tirer parti des affirmations drsquoun document sont de
deux sortes elles tiennent soit agrave la nature mecircme de lrsquoaffirmation soit au rapport entre
plusieurs affirmations
46
5 La nature des affirmations fait une diffeacuterence tregraves consideacuterable Il y a des faits tregraves faciles
drsquoautres tregraves difficiles agrave eacutetablir Suivant lrsquoespegravece de faits sur lesquels porte une
affirmation cette affirmation est tregraves probable ou tregraves douteuse
6 Ce qursquoon appelle un fait soit dans le langage vulgaire soit mecircme en science crsquoest une
affirmation un jugement qui reacuteunit ensemble plusieurs impressions en affirmant qursquoelles
correspondent agrave une reacutealiteacute exteacuterieure Or il y a suivant les diffeacuterentes espegraveces de faits
une diffeacuterence eacutenorme de difficulteacute entre les opeacuterations par lesquelles on aboutit agrave une
affirmation exacte et sincegravere Sur cette diffeacuterence est eacutetablie une partie des conclusions
positives en matiegravere historique
7 En geacuteneacuteral (on lrsquoa vu plus haut) il y a bien des tentations de mensonge bien des chances
drsquoerreur et cela rend a priori bien douteux qursquoune affirmation ait eacutechappeacute agrave toutes ces
tentations et agrave toutes ces chances Mais il y a aussi des conditions qui rendent le
mensonge si inutile ou lrsquoerreur si difficile que tous deux deviennent tregraves improbables On
en peut distinguer trois cateacutegories
8 1deg Il y a des conditions qui rendent le mensonge improbable Lrsquohomme altegravere la veacuteriteacute
pour produire une impression il faut donc pour qursquoil essaie de mentir qursquoil croie
possible de produire cette impression et qursquoil juge avantageux de la produire Ainsi il y
aura trois espegraveces de cas ougrave le mensonge sera improbable
9 1er cas ndash Quand lrsquoaffirmation va en sens inverse de lrsquoeffet que lrsquoauteur voudrait produire
quand elle est contraire agrave son inteacuterecirct agrave sa passion ou agrave sa vaniteacute individuelle ou collective
ou agrave ses goucircts litteacuteraires ou agrave lrsquoopinion qursquoil cherche agrave meacutenager la sinceacuteriteacute devient tregraves
probable Mais ce criteacuterium est deacutelicat agrave manier car il implique qursquoon sait exactement
lrsquoimpression que lrsquoauteur a voulu produire ce qursquoil a regardeacute comme son inteacuterecirct
dominant ce qui a eacuteteacute sa passion sa vaniteacute dominante son goucirct ou le goucirct de son public
Le danger est drsquoadmettre que ses sentiments ont eacuteteacute semblables aux nocirctres Ce criteacuterium
dont les historiens sont tregraves fiers leur a fait souvent commettre des erreurs On croit
volontiers comme on dit laquo un teacutemoin qui srsquoaccuse lui-mecircme raquo ndash Charles IX se vantant
drsquoavoir preacutepareacute la Saint-Bartheacutelemy ndash sans prendre garde que lrsquoauteur peut avoir mis sa
vaniteacute agrave srsquoattribuer ce que nous regardons comme un crime
10 2e cas ndash On peut preacutesumer la sinceacuteriteacute quand lrsquoauteur srsquoil a eacuteteacute tenteacute de mentir a ducirc ecirctre
arrecircteacute par la certitude que son public verrait le mensonge et qursquoil manquerait son effet
Cela arrive pratiquement dans deux cas ndash 1deg Ou lrsquoauteur a eacutecrit pour un public difficile agrave
tromper un public qui a soit un inteacuterecirct pratique agrave controcircler les dires de lrsquoauteur soit
lrsquohabitude de ne pas se laisser tromper crsquoest aussi un criteacuterium deacutelicat car on ne sait pas
drsquoordinaire exactement quelle ideacutee lrsquoauteur srsquoest faite de son public et il peut lrsquoavoir
imagineacute plus creacutedule qursquoil nrsquoeacutetait 2deg Ou bien lrsquoauteur a vu avec une eacutevidence irreacutesistible
qursquoune affirmation mensongegravere serait trop facile agrave controcircler que le fait est trop connu
ou trop facile agrave veacuterifier Ce criteacuterium beaucoup plus pratique permet de reacuteserver comme
probablement sincegraveres les affirmations qui portent sur les faits eacutenormes mateacuteriels
durables et tout agrave fait proches ndash agrave condition de prendre garde au niveau drsquointelligence de
lrsquoauteur du document car si ce niveau eacutetait tregraves bas le criteacuterium ne srsquoappliquerait plus
11 3e cas ndash Il y a des cas ougrave lrsquoauteur dira la veacuteriteacute parce qursquoil aura eu besoin de ne pas mentir
parce qursquoil srsquoagit drsquoaffirmations secondaires eacutetrangegraveres au but qui exige un mensonge
destineacutees au contraire agrave fortifier lrsquoaffirmation mensongegravere en lui donnant de la
vraisemblance crsquoest ainsi que dans un acte ougrave la deacuteclaration principale est fausse les
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deacutetails accessoires sont sincegraveres et drsquoautant plus sincegraveres qursquoils doivent servir agrave masquer
la partie fausse
12 On arrive ainsi agrave deacutegager de lrsquoensemble drsquoun document quelques affirmations tregraves
probablement sincegraveres
13 2deg Il y a eacutegalement des conditions qui rendent lrsquoerreur improbable Sans doute
lrsquoobservation scientifique est difficile et les conditions drsquoune observation correcte ne sont
jamais reacutealiseacutees par les auteurs de documents en outre la plupart des affirmations de
documents ne viennent mecircme pas directement de lrsquoobservateur elles viennent par
intermeacutediaires drsquoun autre observateur anonyme crsquoest un fait observeacute et reacutedigeacute on ne sait
par qui dans des conditions inconnues Dans les sciences constitueacutees telles que la
physiologie on ne ferait aucun usage drsquoun renseignement qui se preacutesenterait ainsi or
lrsquohistoire nrsquoen a pas drsquoautres Mais par contre on doit tenir compte de la diffeacuterence entre
les faits qursquoil srsquoagit drsquoatteindre dans les sciences objectives et les faits qui constituent les
sciences sociales Une science comme la physique ou la physiologie cherche agrave constater
des mouvements rapides difficiles agrave observer ou agrave deacuteterminer des quantiteacutes tregraves petites
mesureacutees exactement Les sciences sociales portent sur des faits beaucoup plus grossiers
qui exigent des observations beaucoup moins preacutecises elles ont agrave constater lrsquoexistence
drsquoobjets drsquoindividus de groupes ou drsquousages qui durent des anneacutees ou mecircme des siegravecles
ndash le tout constateacute en termes de la langue vulgaire ou par de simples deacutenombrements sans
mesure preacutecise Elles peuvent donc se contenter drsquoobservations beaucoup plus mal faites
Car ce qursquoelles cherchent ce sont des pheacutenomegravenes drsquoensemble superficiels et
grossiegraverement deacutefinis le nombre et la proportion des habitants ou des objets ndash des
cateacutegories grossiegraverement eacutetablies (sexe acircge illettreacutes ouvriers cultivateurs) ndash des
institutions sociales ou eacuteconomiques ndash presque tous faits tregraves faciles agrave constater Ainsi
les documents sont tous grossiers mais les faits qursquoon a besoin de recueillir le sont encore
davantage En science sociale on ne cherche que des approximations on peut donc parmi
ces faits mal observeacutes distinguer ceux qui sont tellement grossiers qursquoil est presque
impossible de mal les observer Voici les principales espegraveces de faits de ce genre
14 a Les faits qui ont dureacute longtemps et qursquoon a ducirc voir ou entendre mentionner souvent
tels que lrsquoexistence drsquoun homme ou drsquoun objet ndash les actes qui se renouvellent
freacutequemment (usages institutions pratiques) ndash les lois regraveglements conventions tarifs
ndash les eacuteveacutenements de longue dureacutee (crises eacutepideacutemies reacutevolutions)
15 b Les faits faciles agrave observer parce qursquoils sont tregraves eacutetendus en espace tels qursquoun groupe
nombreux (peuple socieacuteteacute) un acte ou un eacutetat collectif (loi usage institution) applicable
agrave un grand territoire
16 c Les faits faciles agrave eacutetablir parce que lrsquoaffirmation reste en termes approximatifs et qursquoune
observation tregraves superficielle suffit agrave les constater tels que lrsquoexistence drsquoune institution
en gros sans preacuteciser les deacutetails ou la quantiteacute exprimeacutee par un mot tregraves vague (par
exemple laquo pays deacutesert raquo ou laquo population tregraves dense raquo)
17 Ainsi en se contentant de peu on arrive agrave deacutegager de documents tregraves meacutediocres des
affirmations tregraves probablement exactes On remarquera qursquoexact est en ce cas le contraire
de preacutecis plus une affirmation devient preacutecise plus les chances drsquoerreur augmentent
plus la probabiliteacute drsquoexactitude diminue Lrsquoaffirmation a drsquoautant plus de chances drsquoecirctre
exacte qursquoelle reste vague plus elle se preacutecise plus elle court risque de devenir inexacte
18 3deg Il y a enfin dans quelques cas des conditions qui rendent lrsquoexactitude probable ce sont
celles qui impliquent une contradiction entre lrsquoaffirmation du document et les habitudes
48
drsquoesprit de lrsquoauteur Si un homme affirme avoir observeacute un fait tout agrave fait inattendu pour
lui et contraire agrave toutes ses notions sur le monde une parole qursquoil ne comprend pas un
fait qui lui paraicirct absurde en ce cas la chance drsquoerreur est tregraves faible Car pour lui faire
accepter cette notion nouvelle contraire agrave toutes ses autres notions il a fallu une forte
raison exteacuterieure et cette raison ne peut guegravere ecirctre qursquoune perception exacte Un
exemple frappant est celui des bolides et des aeacuterolithes deacutecrits agrave une eacutepoque ougrave on
ignorait ces pheacutenomegravenes Donc tout fait signaleacute comme tregraves invraisemblable par celui qui
le recueille a par lagrave mecircme une valeur exceptionnelle Mais crsquoest un criteacuterium difficile agrave
manier le danger est de se figurer la contradiction drsquoapregraves notre propre esprit Il faut
prendre garde que le fait rapporteacute comme invraisemblable doit ecirctre en contradiction avec
les ideacutees de lrsquoauteur non avec les nocirctres Les gens qui croient au miracle ou au
merveilleux voient facilement des miracles ou des apparitions cela nrsquoest pas
contradictoire avec leurs notions et ne peut pas ecirctre consideacutereacute comme une preacutesomption
drsquoobservation exacte
19 II ndash Lrsquoanalyse permet donc de mettre agrave part tout un groupe drsquoaffirmations grossiegraveres ou
indiffeacuterentes et comme telles beaucoup moins suspectes elle rend par conseacutequent
possible de reacuteunir sur les pheacutenomegravenes sociaux durables et eacutetendus beaucoup de
renseignements tregraves probables qursquoon peut utiliser dans les sciences sociales
20 Pris isoleacutement chacun de ces renseignements resterait agrave cet eacutetat probable on nrsquoaurait
pas le droit de le consideacuterer comme une proposition scientifique crsquoest-agrave-dire une
affirmation indiscutable Comment peut-on atteindre des propositions de ce genre Nous
sommes arriveacutes ici sur le terrain de lrsquoobservation il ne nous reste plus qursquoagrave employer le
proceacutedeacute normal de toute science drsquoobservation
21 Le principe commun agrave toute science crsquoest qursquoon ne peut pas arriver agrave une conclusion
scientifique par une observation unique Toute observation doit ecirctre reacutepeacuteteacutee pour qursquoon
ait le droit de conclure Il en doit ecirctre exactement de mecircme en matiegravere de document
22 Le proceacutedeacute pour arriver agrave une conclusion consiste donc agrave rapprocher plusieurs
observations sur le mecircme fait pour voir si elles concordent Quand elles ne concordent
pas il est certain que lrsquoune drsquoelles est fausse Si elles concordent la concordance ne peut
provenir que de deux causes ou toutes sont fausses et elles se rencontrent par hasard ou
elles sont concordantes entre elles parce qursquoelles concordent toutes avec la reacutealiteacute
23 Or il y a beaucoup de faccedilons de se tromper par suite beaucoup drsquoerreurs possibles sur un
fait il nrsquoy a qursquoune seule faccedilon de voir exactement par suite qursquoune seule affirmation
exacte possible Il est donc tregraves improbable que des observateurs opeacuterant
indeacutependamment lrsquoun de lrsquoautre commettent exactement la mecircme erreur et cet accord
accidentel devient de plus en plus improbable agrave mesure que le nombre drsquoobservations
augmente Il nrsquoy a pas de raison pour que des observations diffeacuterentes qui ne sont pas
lieacutees agrave la reacutealiteacute se ressemblent entre elles Cette ressemblance ne pourrait ecirctre produite
que par le hasard et le mecircme hasard ne se renouvelle pas un grand nombre de fois de
suite Crsquoest lagrave une application du calcul des probabiliteacutes Si des observations
indeacutependantes se ressemblent crsquoest qursquoelles sont relieacutees entre elles par un intermeacutediaire
et cet intermeacutediaire ne peut ecirctre que la reacutealiteacute qui a eacuteteacute leur fondement commun si elles
ont entre elles un lien de ressemblance crsquoest que chacune drsquoelles est lieacutee agrave une mecircme
reacutealiteacute
24 Tel est le principe fondamental dans toutes les sciences drsquoobservation le seul principe
qursquoon puisse employer tant qursquoon nrsquoarrive pas agrave produire le pheacutenomegravene et agrave le faire
49
varier crsquoest-agrave-dire agrave opeacuterer par expeacuterimentation Crsquoest un principe empirique qui peut se
formuler ainsi Les erreurs drsquoobservation personnelle ne se rencontrent pas elles
divergent seules les observations exactes concordent entre elles
25 Pour appliquer ce principe aux renseignements tireacutes des documents il faut sur le mecircme
fait reacuteunir plusieurs affirmations concordantes Il faut donc classer les reacutesultats de
lrsquoanalyse critique en reacuteunissant ensemble les affirmations relatives au mecircme fait
26 On commence par reacuteunir ces affirmations puis on les compare en tenant compte des
notes de deacutefaveur ou de faveur que la critique a permis drsquoattacher agrave chacune drsquoelles Srsquoil y
a deacutesaccord entre les affirmations extraites de deux ou plusieurs documents presque
toujours un de ces documents eacutetait deacutejagrave suspect pour des motifs de critique le deacutesaccord
ne fait que confirmer la deacutefiance agrave lrsquoeacutegard de ce document suspect Ou si cette deacutefiance ne
srsquoeacutetait pas encore produite il rend le service de la faire naicirctre
27 Mais pour proceacuteder meacutethodiquement il faut deux opeacuterations distinctes 1deg Srsquoassurer de
combien drsquoobservations reacuteelles on dispose crsquoest-agrave-dire combien on a drsquoaffirmations
indeacutependantes 2deg Rapprocher les observations pour arriver agrave la conclusion deacutefinitive
28 1deg La tendance naturelle est de proceacuteder comme si chaque document constituait une
observation On possegravede sur un mecircme fait dix documents (on a par exemple le reacutecit drsquoune
reacuteunion de syndicat dans dix journaux diffeacuterents) on srsquoimagine avoir dix observations Or
il arrive le plus souvent qursquoun document reproduit un autre document ou pour parler
plus exactement qursquoune affirmation ne fait que reproduire une autre affirmation de
sorte que plusieurs documents reproduisent la mecircme affirmation Mais comme on se
trouve en preacutesence de documents reacutedigeacutes par des auteurs diffeacuterents on subit lrsquoillusion de
plusieurs affirmations diffeacuterentes de lagrave la tendance agrave les compter comme autant
drsquoobservations Plusieurs journaux reproduisent le mecircme reacutecit les reporters de
diffeacuterents journaux se sont entendus un seul drsquoentre eux est alleacute assister agrave la seacuteance il a
reacutedigeacute un compte rendu les autres lrsquoont copieacute chacun dans son journal On possegravede alors
plusieurs documents A-t-on autant drsquoobservations Eacutevidemment non les dix journaux
ne repreacutesentent tous qursquoune seule observation Les compter pour dix ce serait opeacuterer
comme si on comptait pour un document chacun des exemplaires drsquoun mecircme livre
imprimeacute On ne devra compter que les observations indeacutependantes sur un mecircme fait Il faut
donc commencer par eacutetablir la relation entre les documents qui ont lrsquoair diffeacuterents pour
deacuteterminer ceux qui reacuteellement ont chacun pour origine une observation indeacutependante
et ceux qui au contraire ont pour origine commune une mecircme observation Dans la
langue technique cette origine des documents srsquoappelle source
29 La critique de sources qui eacutetudie les origines des documents donne souvent des reacuteveacutelations
inattendues elle constitue une partie importante de la technique historique1 Le principe
en est tregraves simple Quand deux affirmations sont identiques elles se ressemblent trop
pour venir de deux observations diffeacuterentes car lrsquoexpeacuterience montre que deux
observateurs opeacuterant seacutepareacutement nrsquoarrivent jamais agrave des conclusions formuleacutees dans les
mecircmes termes Si donc deux affirmations sont pareilles dans la forme crsquoest qursquoelles sont
copieacutees lrsquoune sur lrsquoautre ou toutes deux copieacutees sur une troisiegraveme en tout cas elles ne
doivent compter que pour une seule Mais la pratique soulegraveve des difficulteacutes dans deux
cas a) Lrsquoauteur qui a reproduit lrsquoaffirmation drsquoun autre cherche agrave dissimuler son emprunt
il modifie expregraves la forme pour deacuterouter son public comme fait un eacutecolier qui a copieacute son
devoir sur un voisin Il faut chercher alors dans le fond mecircme des faits examiner surtout
lrsquoordre et la liaison des faits lrsquoidentiteacute du fond et des rapports eacutetablis entre les faits suffit
entiegraverement pour prouver la deacutependance car jamais deux observateurs indeacutependants ne
50
preacutesentent les faits dans le mecircme ordre ni ne leur attribuent les mecircmes rapports b)
Lrsquoauteur a pris agrave la fois crsquoest-agrave-dire alternativement dans deux ou plusieurs documents
En ce cas le travail est plus compliqueacute il faut comparer son reacutecit avec plusieurs autres
Ce travail qui tient tant de place dans lrsquoeacutetude des sources antiques et du Moyen Acircge nrsquoest
pas moins neacutecessaire pour les documents contemporains rapports enquecirctes tableaux
statistiques Il est tellement tentant de reproduire une observation deacutejagrave faite plutocirct que
de se donner la peine drsquoen faire une nouvelle qursquoon doit toujours se demander quand on
possegravede deux documents sur le mecircme fait srsquoils ne sont pas simplement la reproduction
lrsquoun de lrsquoautre Souvent mecircme on peut srsquoassurer qursquoil ne restait qursquoune seule source un
seul observateur direct auquel il eacutetait commode de srsquoadresser on est sucircr alors que crsquoest
une observation unique qui a servi agrave reacutediger les documents de reacutedacteurs tregraves diffeacuterents
Il en est souvent ainsi pour un chiffre de statistique qui une fois introduit dans une
œuvre connue passe drsquoun auteur agrave lrsquoautre et finit par se trouver reproduit dans un si
grand nombre drsquoouvrages que personne ne songe plus agrave le contester
30 Cette critique de sources ne donnera qursquoun reacutesultat neacutegatif empecirccher drsquoecirctre dupe de
fausses observations indeacutependantes et permettre de ne conserver que celles qui sont
vraiment indeacutependantes
31 2deg La seconde opeacuteration consistera agrave rapprocher les observations reconnues
indeacutependantes afin de voir si eacutetant suffisamment diffeacuterentes pour ecirctre indeacutependantes
elles sont assez ressemblantes pour permettre de tirer une conclusion de leur
ressemblance En histoire comme en toute science la veacuteriteacute se trouve au point de
croisement de plusieurs voies de recherches suivies chacune par un observateur
diffeacuterent
32 On proceacutedera en se posant une seacuterie de questions meacutethodiques 1deg Avons-nous plusieurs
observations du mecircme fait 2deg Sur quelles parties du fait concordent-elles 3deg Comment
les faits sur lesquels nous ne posseacutedons qursquoune seule observation concordent-ils entre
eux Ici on sort de la question de la critique des documents pour passer sur le terrain de
la construction de la science
NOTES
1 Voir Langlois et Seignobos Introduction aux eacutetudes historiques livre II chap IV
51
Chapitre VII
Groupement des faits
I Conditions du groupement des faits ndash Eacutetat des faits tireacutes des documents diffeacuterences de degreacute denature de probabiliteacute II Groupement provisoire ndash Monographies reacutepertoiresIII Nature des faits agrave grouper ndash Faits geacuteneacuteraux ou individuels faits certains ou douteuxndash Existences actes humains motifs
1 Nous voici arriveacutes agrave la deuxiegraveme partie du travail historique agrave la construction Par quels
proceacutedeacutes peut-on grouper les faits tireacutes des documents de faccedilon agrave construire une science
crsquoest-agrave-dire un ensemble meacutethodique Comment la meacutethode historique srsquoapplique-t-elle
agrave la construction de la science sociale
2 I ndash Pour construire une science il faut partir non de notre ideacuteal de la science que nous
deacutesirerions constituer mais de la reacutealiteacute des mateacuteriaux dont nous pouvons disposer Il
serait chimeacuterique de se proposer un plan que les mateacuteriaux ne se precircteraient pas agrave
reacutealiser on ne construira pas une Tour Eiffel avec des moellons Crsquoest lagrave une neacutecessiteacute
pratique qursquooublient les philosophes quand ils veulent construire une science sociale avec
une meacutethode meacutetaphysique ou en imitant le plan des sciences biologiques sans tenir
compte de la diffeacuterence des mateacuteriaux
3 La premiegravere question sera donc De quels mateacuteriaux disposent les sciences sociales
Presque tous sont ndash par suite de neacutecessiteacutes pratiques ndash tireacutes non de lrsquoobservation directe
mais de documents de mateacuteriaux historiques semblables agrave ceux qursquoemploie lrsquohistoire
contemporaine Quelle est la nature de ces mateacuteriaux En quoi diffegraverent-ils des
mateacuteriaux des autres sciences
4 Drsquoabord ils proviennent forceacutement de lrsquoanalyse drsquoun document Ils nous arrivent donc
dans lrsquoeacutetat ougrave lrsquoanalyse nous les livre hacheacutes par cette analyse en affirmations
eacuteleacutementaires1 car dans un document il y a des milliers drsquoaffirmations et mecircme dans la
plupart des affirmations dont se compose une simple phrase il y a plusieurs affirmations
eacuteleacutementaires souvent on accepte lrsquoune on rejette lrsquoautre Chacune de ces affirmations
constitue un fait Mais ces faits sont drsquoespegraveces tregraves diffeacuterentes
5 1deg Ils sont agrave des degreacutes de geacuteneacuteraliteacute tregraves diffeacuterents Dans une statistique par exemple on
aura des cas individuels des additions partielles des totaux geacuteneacuteraux Dans une
52
description on aura cocircte agrave cocircte un cas individuel unique et un reacutesumeacute sur lrsquoensemble
drsquoune institution
6 2deg Ils se rapportent agrave des objets de nature tregraves diffeacuterente Lrsquoauteur du document en
preacutesentant les faits nrsquoa pas eu la mecircme preacuteoccupation que le classificateur aura en les
eacutetudiant Il nrsquoa eu aucune raison pour les preacutesenter dans lrsquoordre ougrave le constructeur aura
besoin de les mettre Les faits arrivent donc toujours dans un pecircle-mecircle ndash plus grand sans
doute pour lrsquohistorien parce qursquoil cherche des faits plus varieacutes (faits de langue
conceptions croyances sentiments institutions) ndash mais tregraves grand encore mecircme dans les
sciences sociales Bien que systeacutematiquement on eacutecarte la plus grande partie des faits
pour se renfermer dans les faits sociaux il en reste encore drsquoassez varieacutes pour produire
une confusion beaucoup plus grande qursquoen aucune science expeacuterimentale Dans les
sciences drsquoobservation directe on choisit les faits qursquoon veut observer dans les sciences
documentaires on les reccediloit de la main drsquoun autre avant de srsquoen servir il faut donc les
trier
7 3deg Les faits extraits des documents arrivent chacun avec une eacutetiquette critique (fait
suspect fait tregraves probable fait douteux etc) qui pratiquement varie depuis une simple
indication de faveur ou de deacutefaveur jusqursquoagrave la quasi-certitude de la fausseteacute ou de la
veacuteriteacute le renseignement est si important qursquoon est obligeacute de conserver cette eacutetiquette
8 Tous ces faits disparates il faut commencer par les reacuteunir avant de pouvoir preacuteparer le
rapprochement avec drsquoautres faits qui permettra une conclusion deacutefinitive Dans les
autres sciences aussi il faut attendre pour conclure drsquoavoir reacuteuni plusieurs observations
sur un mecircme fait mais dans les sciences expeacuterimentales on peut refaire aussitocirct drsquoautres
observations avant de publier En matiegravere historique ougrave lrsquoon deacutepend du hasard des
documents on commence par avoir drsquoabord des cas uniques comparables aux cas
cliniques qui srsquoentassent dans les revues de meacutedecine avant qursquoon en puisse tirer aucune
conclusion
9 Ainsi on trouve drsquoabord devant soi une masse incoheacuterente de menus faits une poussiegravere
de connaissances de deacutetail un nombre eacutenorme drsquoaffirmations de valeur tregraves diffeacuterente
sur des faits drsquoespegraveces tregraves diffeacuterentes agrave des degreacutes de geacuteneacuteraliteacute tregraves diffeacuterents En
science sociale ce sont 1deg des donneacutees statistiques sur des ecirctres ou des objets diffeacuterents
de diffeacuterente valeur suivant lrsquointelligence ou lrsquohonnecircteteacute de lrsquoopeacuterateur agrave des degreacutes de
geacuteneacuteraliteacute divers les unes portant sur un seul individu drsquoautres sur un groupe drsquoautres
prenant la forme drsquoun tableau drsquoensemble soit agrave un moment unique soit agrave des moments
diffeacuterents 2deg des descriptions drsquousages ou drsquoinstitutions ou de conditions mateacuterielles
descriptions drsquoun deacutetail ou drsquoun ensemble drsquoun petit groupe local ou de groupes
reacutegionaux ou drsquoune mecircme nation ou du monde entier toutes drsquoexactitude tregraves variable
3deg des regraveglements drsquoinstitutions locaux geacuteneacuteraux nationaux les uns appliqueacutes si
exactement qursquoils ont la valeur drsquoune description de faits reacuteels drsquoautres purement
nominaux drsquoautres en partie appliqueacutes en partie restant lettre-morte
10 II ndash Pour se reconnaicirctre dans ce pecircle-mecircle il faut un classement il faut trier les faits
extraits des documents de faccedilon agrave les classer drsquoapregraves un mecircme principe Mais la confusion
est si grande le travail est si compliqueacute qursquoen pratique il ne peut guegravere se faire par une
seule opeacuteration Dans toutes les sciences documentaires on est ameneacute agrave une division du
travail ndash Un premier classement pratique et provisoire sert agrave deacutebrouiller les faits et agrave
mettre ensemble les faits de mecircme nature il aboutit agrave un reacutepertoire ou agrave une
monographie ndash Un deuxiegraveme classement scientifique et deacutefinitif part de ce recueil
provisoire (reacutepertoire ou monographie) pour tacirccher de saisir les rapports reacuteguliers
53
drsquoabord entre les faits de mecircme nature puis entre les groupes de diffeacuterente nature Ces
deux opeacuterations tendent mecircme agrave se partager entre les deux espegraveces de travailleurs les
eacuterudits et les speacutecialistes qui aiment surtout le contact direct avec le document brut
preacutefegraverent se limiter au classement provisoire le classement deacutefinitif reste abandonneacute
aux hommes drsquoesprit geacuteneacuteralisateur qui sont souvent des professeurs ou des hommes
politiques
11 Le classement provisoire prend surtout deux formes la monographie et le reacutepertoire
12 La forme la plus simple la monographie repose sur un principe que la plupart des
travailleurs appliquent spontaneacutement On recueille ensemble les faits de mecircme nature qui
se rapportent agrave un groupe de faits limiteacute eacutetroitement dans lrsquoespace et dans le temps On
fait par exemple la monographie des recettes et deacutepenses drsquoune famille la monographie
des syndicats drsquoun meacutetier dans une ville pendant une anneacutee ou une courte peacuteriode Une
autre forme de monographie est le tableau de statistique deacutetailleacute diviseacute en colonnes ougrave
les faits sont agrave la fois analyseacutes et deacutenombreacutes par exemple la statistique analytique de la
population drsquoune ville Les limites eacutetant eacutetroites il devient possible de recueillir tous les
faits connus sur un mecircme sujet Et crsquoest un grand attrait pour beaucoup drsquoesprits leur
plaisir eacutetant non de savoir beaucoup mais de savoir plus que personne au monde sur un
sujet donneacute il leur est agreacuteable de recueillir tout ce qursquoon sait de faire une collection
complegravete crsquoest lrsquoideacuteal du collectionneur
13 Les limites de ces monographies sont fixeacutees par le collectionneur drsquoordinaire pour des
raisons pratiques elles embrassent les faits qursquoil pouvait atteindre complegravetement Le
cadre est donc tregraves diffeacuterent suivant la quantiteacute de documents dont on dispose quand il
y en a peu on tend agrave eacutetendre la monographie sur un groupe drsquohommes plus nombreux ou
sur un temps plus long Les monographies sur le Moyen Acircge ont des sujets plus vastes que
celles qui traitent des pheacutenomegravenes contemporains
14 La raison drsquoecirctre de la monographie crsquoest de permettre de dominer tous les faits qui se
sont produits dans un champ donneacute Elle comporte drsquoabord le groupement des faits de
mecircme nature mais rien nrsquoempecircche en outre de reacuteunir dans une mecircme monographie
plusieurs groupes de faits de plusieurs natures qui ont ce caractegravere commun de srsquoecirctre
produits dans le mecircme champ Crsquoest souvent mecircme une pratique tregraves avantageuse mais agrave
condition de reacutepartir en sections distinctes les faits de natures diffeacuterentes
15 La monographie quand elle est faite au moyen de documents doit conserver lrsquoindication
de provenance de chaque fait crsquoest une preacutecaution qui malheureusement est souvent
neacutegligeacutee Il arrive aux speacutecialistes drsquooublier que leurs lecteurs ont le droit de leur
demander leurs sources et ceux qui ont travailleacute sur des documents ineacutedits sont souvent
les plus neacutegligents faute drsquoavoir adopteacute un systegraveme meacutethodique de renvoi agrave leurs
sources ils se dispensent parfois de toute reacutefeacuterence et se conduisent comme srsquoils
donnaient le reacutesultat drsquoobservations directes
16 Le reacutepertoire nrsquoest qursquoun recueil de monographies souvent œuvres drsquoauteurs diffeacuterents
reacuteunies en un mecircme ouvrage drsquoordinaire sous une direction unique Mais ce sont de
preacutefeacuterence des monographies sommaires et souvent des reacutesumeacutes de monographies
anteacuterieures publieacutees seacutepareacutement Le reacutepertoire est une neacutecessiteacute pratique pour toute
science qui a besoin de reacuteunir un grand nombre de faits particuliers il sert agrave rassembler
les monographies eacuteparses agrave les condenser agrave supprimer les doubles emplois agrave faire
apercevoir les lacunes et mecircme agrave les combler Il doit ecirctre ameacutenageacute suivant des raisons
pratiques car son but est surtout de rendre les recherches rapides et sucircres Tregraves souvent
54
le seul ordre pratique est lrsquoordre alphabeacutetique celui des dictionnaires Il ne faut pas
meacutepriser les reacutepertoires alphabeacutetiques ils ne sont pas encore la science mais ils sont la
condition pratique de la science En statistique les faits se reacutesument en tableaux et en
graphiques qursquoon est obligeacute de ranger un peu arbitrairement en seacuteries lrsquoordre est alors
indiqueacute par un index
17 En pratique crsquoest dans les monographies et les reacutepertoires qursquoon va chercher les faits qui
servent agrave construire la science deacutefinitive crsquoest-agrave-dire agrave trouver des rapports permanents
entre les faits Il est bien entendu que pour se servir des recueils ou des monographies il
faut leur appliquer les mecircmes regravegles qursquoaux documents et commencer par en faire la
critique Mais au lieu drsquoune critique analytique on peut srsquoen tenir agrave une critique geacuteneacuterale
pour constater la faccedilon dont lrsquoauteur a utiliseacute les documents ce sera court car si le
travail est correctement fait lrsquoauteur aura donneacute lrsquoindication de ses sources et on aura
vite fait de voir ce que valent ses mateacuteriaux et comment il les a mis en œuvre
18 III ndash Il est toujours possible de faire un groupement provisoire des faits Mais avant
drsquoessayer une construction scientifique il faut srsquoassurer si elle est possible ce qui oblige
drsquoabord agrave se rendre compte de la nature des faits agrave grouper
19 On peut grouper les faits en cateacutegories suivant deux systegravemes 1deg suivant le degreacute de
geacuteneacuteraliteacute sous lequel ils se preacutesentent agrave nous 2deg suivant lrsquoespegravece drsquoaffirmation par
laquelle ils nous sont connus
20 1deg Suivant le degreacute de geacuteneacuteraliteacute il y a des faits individuels des faits particuliers agrave un
groupe des faits geacuteneacuteraux Les sciences sociales nrsquoeacutetudient pas drsquoordinaire les faits
purement individuels elles ne cherchent pas ce que tel homme a fait agrave tel moment elles
ne srsquointeacuteressent qursquoagrave des groupes et quand elles recueillent un fait individuel ndash comme il
arrive par exemple dans un recensement ndash crsquoest seulement comme un eacuteleacutement destineacute agrave
entrer dans un total agrave moins qursquoil ne srsquoagisse de faits historiques (par exemple la chute de
Bismarck) qui ont eu une reacuteaction consideacuterable sur la vie sociale et en ce cas elles se
bornent agrave prendre le fait sans en eacutetudier les deacutetails Le domaine des sciences sociales crsquoest
lrsquoeacutetude des faits communs agrave tout un groupe
21 2deg Suivant lrsquoespegravece drsquoaffirmation il y a des faits eacutetablis par une concordance suffisante
entre les affirmations drsquoautres probables mais non certains Pratiquement les seuls faits
certains en sciences sociales sont ou des faits sociaux conventionnels connus par des
documents officiels ou des faits mateacuteriels vagues connus par des descriptions car
aussitocirct qursquoon veut preacuteciser par des chiffres la certitude cesse ndash Les faits conventionnels
ont la forme de regraveglements drsquoordres ou de lois crsquoest-agrave-dire drsquoactes officiels or toute
reacutedaction officielle implique un accord entre les gens qui reacutedigent le document mais un
accord purement subjectif sur les regravegles agrave eacutenoncer elle ne donne pas la preuve que ces
regravegles correspondent agrave aucun fait reacuteel exteacuterieur Un regraveglement inappliqueacute reste un
pheacutenomegravene purement psychologique une simple convention il ne devient pas une
reacutealiteacute sociale exteacuterieure ndash Les faits vagues sont les descriptions et les approximations
obtenues en additionnant des chiffres faciles agrave constater par conseacutequent grossiegraverement
approximatifs Encore faudrait-il pour ecirctre certain qursquoil nrsquoy a pas eu erreur dans les
calculs pouvoir comparer le reacutesultat de deux additions indeacutependantes et crsquoest un cas
rare On peut donc admettre qursquoon nrsquoaura guegravere en science sociale agrave opeacuterer que sur des
faits seulement probables Il srsquoagira donc de grouper ces faits probables de faccedilon agrave les
confirmer les uns par les autres pour arriver par groupements successifs jusqursquoagrave la
certitude
55
22 Il est neacutecessaire sans doute de tenir compte ici de cette faccedilon diffeacuterente de connaicirctre les
faits de se rappeler srsquoils sont plus ou moins geacuteneacuteraux et srsquoils sont plus ou moins
probables puisque nous ne pouvons opeacuterer qursquoavec nos connaissances conditionneacutees par
lrsquoinfirmiteacute de nos moyens Mais la diffeacuterence la plus importante tient agrave la nature des faits
eux-mecircmes Il est eacutevident que tout classement scientifique devra se faire non drsquoapregraves le
rapport de connaissance entre nous et les faits qui est un rapport fortuit mais drsquoapregraves les
rapports de nature entre les diffeacuterents objets eux-mecircmes qui sont des rapports
constants
23 Les objets ceux du moins que nous pouvons atteindre peuvent drsquoapregraves leur nature se
grouper en trois cateacutegories il est utile de srsquoen rendre compte puisque ce sont les seules
espegraveces drsquoobjets avec lesquelles nous puissions faire notre construction Ce sont les
mecircmes objets qursquoon atteint indirectement par les documents directement par
lrsquoobservation
24 a Existence drsquoecirctres mateacuteriels directement observables ndash Il y en a deux espegraveces les corps
humains objets de la science sociale en tant qursquoils sont la condition des vies humaines
les objets mateacuteriels objets de la science sociale en tant qursquoils sont en rapport avec des
hommes Dans les corps humains la science sociale ne considegravere que le nombre et des
caractegraveres tregraves apparents acircge sexe maladie accidents etc Les objets mateacuteriels sont tregraves
varieacutes Ce sont les animaux approprieacutes agrave lrsquousage de lrsquohomme (les animaux sauvages
restent en dehors du domaine des sciences sociales) ndash les eacutetendues mateacuterielles de terre ou
drsquoeaux cultiveacutees ou ameacutenageacutees ou utiliseacutees (les deacuteserts les oceacuteans les glaces restent en
dehors) ndash les produits drsquoactiviteacute humaine maisons cultures canaux outils et ateliers
chemins mateacuteriels de transports navires marchandises mobiliers monnaies etc Pour
tous ces objets (corps humains animaux surfaces produits) on peut essayer de connaicirctre
leur existence leur position dans la geacuteographie et la chronologie et quelques-uns de
leurs caractegraveres les plus apparents Ces caractegraveres trop superficiels drsquoordinaire pour faire
peacuteneacutetrer dans la nature intime des objets permettent du moins de les reacutepartir en groupes
et sous-groupes de les deacutenombrer et drsquoen suivre les deacuteplacements numeacuteriques
(accroissements diminution de nombre changement de place) Il nrsquoest pas neacutecessaire
par exemple de connaicirctre lrsquoanatomie drsquoun mouton pour le faire entrer dans la cateacutegorie
des moutons du deacutepartement de lrsquoAube et lui donner sa place dans un deacutenombrement de
la race ovine Ainsi on parvient agrave atteindre les pheacutenomegravenes abstraits de lrsquoexistence du
nombre et de lrsquoemplacement des objets sans avoir besoin de pouvoir les expliquer crsquoest-
agrave-dire les rapporter agrave une cause
25 b Actes humains ndash Ces actes sont toujours passeacutes on ne peut plus les observer Mais on
sait quels actes ont eacuteteacute neacutecessaires pour creacuteer les produits humains ou pour les
transporter on peut donc quand on connaicirct lrsquoexistence lrsquoorigine et la place actuelle de
ces produits retrouver les actes drsquoindustrie et de transport qursquoils ont subis ndash En outre ndash et
crsquoest le principal moyen de connaissance ndash il y a des actes que les auteurs de documents
ont pu observer (des actes ou des paroles ou des eacutecrits) par exemple un suicide une
arrestation une exeacutecution une gregraveve un marcheacute un transport une reacuteunion de
constitution drsquoune socieacuteteacute une reacuteunion de discussion un discours un regraveglement un
compte etc Beaucoup de ces actes sont purement symboliques par exemple ceux qui se
font dans les banques ou les bourses ougrave lrsquoon se borne agrave parler et agrave eacutecrire mais ce sont des
symboles qui entraicircnent des conseacutequences pratiques et finissent par se traduire en actes
mateacuteriels un transport de creacuteances aboutit agrave lrsquoacquisition drsquoobjets mateacuteriels
56
26 Ces actes sont faits ou par un homme seul ou par plusieurs hommes agrave la fois Faits par un
seul on les appelle individuels quand ils sont faits par plusieurs on emploie le mot
collectif Les actes collectifs sont-ils drsquoune autre espegravece que les actes individuels Crsquoest une
question tregraves controverseacutee mais une question philosophique indiffeacuterente pour
lrsquoapplication de la meacutethode pour lrsquoobservateur il nrsquoy a jamais qursquoune somme drsquoactes ou de
paroles drsquoindividus et lrsquoobservation eacutetant le seul proceacutedeacute de connaissance crsquoest de
lrsquoobservation que la science doit partir Srsquoil y a vraiment un caractegravere propre agrave certains
pheacutenomegravenes collectifs crsquoest-agrave-dire accomplis par les individus vivant en socieacuteteacute ce
caractegravere apparaicirctra plus tard par le rapprochement des faits isoleacutes observeacutes comme
dans les sciences biologiques apparaicirct la solidariteacute entre les pheacutenomegravenes observeacutes
drsquoabord isoleacutement dans un mecircme organisme Mais il serait contraire agrave la meacutethode de
toute science empirique de preacutesupposer agrave certains pheacutenomegravenes un caractegravere speacutecifique
pour des raisons a priori
27 3deg Avec les actes on quitte le terrain de lrsquoobservation directe qui est celui de toutes les
sciences drsquoobservation Et pourtant si lrsquoon veut expliquer les faits sociaux il est
impossible de rester sur ce terrain car aucun acte humain social nrsquoa sa cause en lui-
mecircme ou en drsquoautres actes mateacuteriels Aucun acte ndash ni une opeacuteration de commerce ni une
fabrication industrielle ni un marcheacute pas mecircme une arrestation ou un suicide ndash ne peut
ecirctre relieacute directement agrave drsquoautres actes Pour qursquoil se produise il faut toujours un motif
crsquoest-agrave-dire un pheacutenomegravene psychologique Ce mot de motif est vague sans doute crsquoest que
notre connaissance du pheacutenomegravene qursquoil deacutesigne est encore vague On peut donner deux
interpreacutetations agrave un acte Lrsquoune est psychologique lrsquoacte dit-on est produit par une
repreacutesentation consciente de lrsquoesprit (jugement deacutesir volition) qui met en jeu un
meacutecanisme nerveux et musculaire lequel produit directement lrsquoacte Lrsquoautre
interpreacutetation est physiologique lrsquoacte a pour cause directe une impulsion produite par
lrsquoaction directe des centres nerveux de perception la conscience qui nous donne
lrsquoillusion de la volonteacute nrsquoest qursquoun eacutepipheacutenomegravene qui accompagne quelques-uns des
pheacutenomegravenes ceacutereacutebraux sans avoir aucune action sur les mouvements Mais dans les deux
interpreacutetations ce qui reste certain crsquoest que les actes mateacuteriels mecircme symboliques (tels
que les paroles ou les eacutecrits) sont des pheacutenomegravenes peacuteripheacuteriques produits par le
meacutecanisme exteacuterieur tandis que le point de deacutepart de lrsquoacte sinon sa cause est toujours
central et accompagneacute drsquoun pheacutenomegravene conscient du cerveau Les actes humains qui
constituent la matiegravere de la science sociale ne peuvent donc ecirctre compris que par
lrsquointermeacutediaire des pheacutenomegravenes conscients du cerveau Ainsi on est rameneacute
irreacutesistiblement agrave lrsquointerpreacutetation ceacutereacutebrale (crsquoest-agrave-dire psychologique) des faits sociaux
Auguste Comte avait espeacutereacute lrsquoeacuteviter en constituant la sociologie sur lrsquoobservation de faits
exteacuterieurs mais ces faits exteacuterieurs ne sont que les produits des eacutetats inteacuterieurs les
eacutetudier seuls sans connaicirctre les eacutetats psychologiques qui les motivent ce serait vouloir
comprendre les mouvements drsquoun orchestre sans savoir la musique qursquoil joue
57
NOTES
1 Voir plus haut chap II III
58
Chapitre VIII
Construction des faits des sciencessociales
I Nature des faits dans les sciences sociales ndash Caractegravere mateacuteriel et psychologique impossibiliteacutedrsquoune meacutethode exclusivement objectiveII Analyse sociale ndash Diffeacuterence entre lrsquoanalyse sociale et lrsquoanalyse biologique ndash Caractegravere abstraitet subjectif de lrsquoanalyse sociale rocircle de lrsquoimaginationIII Proceacutedeacutes de construction ndash Emploi de lrsquoanalogie ndash Emploi du questionnaire
1 Les faits qui fournissent les mateacuteriaux des sciences sociales se preacutesentent dans des
conditions qui conditionnent elles-mecircmes la construction en lui imposant ses proceacutedeacutes et
ses limites
2 I ndash La plupart des faits sociaux sont connus par une meacutethode historique indirecte au
moyen de documents le propre des faits ainsi connus1 est drsquoecirctre superficiels et vagues
ils se bornent agrave constater lrsquoexistence drsquoecirctres drsquohabitudes de groupes ou drsquoindividus Ce
caractegravere vague et superficiel srsquoimpose donc agrave tous les faits des sciences sociales mecircme
ceux qursquoon pourrait recueillir par une observation directe ne peuvent jamais ecirctre
combineacutes en un ensemble avec les faits extraits des documents que dans la mesure ougrave ils
sont de mecircme degreacute Dans un recensement par exemple les deacutetails circonstancieacutes qursquoon
aurait obtenus par observation directe sur quelques familles ne seront pas utilisables
parce qursquoon ne pourra pas les faire entrer dans les cateacutegories larges et vagues qui auront
servi aux recenseurs De mecircme dans la description de lrsquoorganisation geacuteneacuterale des
syndicats on ne pourra pas faire entrer les connaissances speacuteciales qursquoon aura recueillies
sur quelques-uns drsquoentre eux sinon sous forme de type ou drsquoexemple ce qui est un
artifice peacutedagogique mais non un proceacutedeacute scientifique
3 Ces faits se ramegravenent tous agrave des ecirctres mateacuteriels des actes ou des motifs (qui sont au
moins des repreacutesentations) Mais la partie mateacuterielle la seule qui soit observable
objectivement ne peut pas ecirctre utiliseacutee seacutepareacutement ndash On pourrait il est vrai concevoir
une statistique exclusivement physiologique ougrave seraient deacutenombreacutes les corps sexes
acircges maladies caractegraveres anthropologiques mais cette statistique ne suffirait jamais par
elle-mecircme pour constituer un fait social il faudrait toujours la mettre en rapport avec
une nationaliteacute une religion une classe ndash en un mot avec des pheacutenomegravenes internes
59
ndash pour deacuteterminer la socieacuteteacute dont on aurait fait le deacutenombrement ndash De mecircme une
statistique drsquoobjets de marchandises de numeacuteraire ou drsquoanimaux ne devient un fait
social qursquoautant qursquoon fait intervenir un fait drsquoappropriation crsquoest-agrave-dire subjectif on
fait la statistique des marchandises des animaux appartenant agrave un groupe drsquohommes il
faut donc faire intervenir la notion subjective de proprieacuteteacute ndash Ce qui donne le caractegravere
social crsquoest justement un pheacutenomegravene interne soit politique soit eacuteconomique
4 Il est inutile de deacutemontrer le caractegravere essentiellement subjectif de tout fait politique
Tout groupe politique repose avant tout sur lrsquoideacutee de lrsquoobeacuteissance agrave un mecircme centre ou de
la solidariteacute avec les mecircmes hommes Qursquoil y ait ou non un fait drsquoun autre ordre
(pheacutenomegravene collectif) lieacute agrave une ideacutee drsquoobeacuteissance ou de solidariteacute en tout cas le fait
nrsquoexiste jamais qursquoavec cette ideacutee et nrsquoest aperccedilu que par lrsquointermeacutediaire de cette ideacutee et
quand lrsquoideacutee se modifie lrsquoeacutetat politique se transforme Lrsquoideacutee de la nationaliteacute en
Maceacutedoine change chez les mecircmes individus suivant qursquoils se croient solidaires avec les
Grecs les Bulgares les Valaques ou les Serbes
5 Pour les faits eacuteconomiques ce caractegravere subjectif est moins eacutevident ou du moins agrave cause
du caractegravere mateacuteriel des objets agrave propos desquels se produisent les faits eacuteconomiques il
se voit moins nettement Mais en reacutealiteacute les objets mateacuteriels ne sont jamais que lrsquooccasion
ou la condition des faits eacuteconomiques les veacuteritables faits eacuteconomiques sont les ideacutees des
hommes par rapport agrave ces objets ndash Lrsquoappropriation crsquoest lrsquoideacutee que la disposition drsquoun
certain objet appartient agrave quelqursquoun la preuve crsquoest qursquoil peut y avoir une reacutevolution
dans la proprieacuteteacute comme il est arriveacute en Russie agrave lrsquoabolition du servage sans le moindre
mouvement mateacuteriel ndash Le commerce est un ensemble de conventions crsquoest-agrave-dire de
pheacutenomegravenes psychologiques pour eacutechanger lrsquoappropriation des objets et le transport
nrsquoest qursquoune conseacutequence mateacuterielle de ces conventions ndash La consommation et la
production elles-mecircmes ont une partie mateacuterielle mais leur caractegravere eacuteconomique leur
est donneacute par une notion purement subjective crsquoest la valeur qui dirige le producteur et
deacutecide le consommateur or la valeur est en pratique un pheacutenomegravene subjectif Je dis laquo en
pratique raquo car on pourrait concevoir une notion objective de valeur calculeacutee sur des
reacutealiteacutes mesurables la force et la chaleur on pourrait eacutevaluer tout objet et tout acte
mateacuteriel en uniteacutes de force meacutecanique et en calories Mais lrsquoeacutevaluation qursquoon construirait
sur ces donneacutees meacutecaniques chimiques et biologiques nrsquoaurait aucun rapport avec
lrsquoeacuteconomie politique Eacutevaluer les aliments suivant leur valeur objective en calories
eacutevaluer les actes en uniteacutes de force ou de chaleur objectives ce serait le renversement de
toutes les reacutealiteacutes eacuteconomiques un divertissement de fantaisiste un gramme de charbon
vaudrait un gramme de diamant un petit morceau de fromage vaudrait beaucoup plus
qursquoune truffe Crsquoest que le fait eacuteconomique reacuteel nrsquoest aucunement fondeacute sur cette reacutealiteacute
mateacuterielle la seule pourtant qui soit reacuteelle au sens objectif il est fondeacute uniquement sur
la valeur psychologique celle que les hommes attachent aux objets crsquoest-agrave-dire sur leur
imagination La preuve crsquoest qursquoelle change avec leur imagination dans tous les
domaines mecircme pour les objets les plus exclusivement mateacuteriels Ni le porc ni lrsquoeau-de-
vie nrsquoauront la mecircme valeur en pays musulman qursquoen pays chreacutetien Crsquoest la grande
difficulteacute du commerce avec les sauvages qursquoon ignore les dispositions subjectives qui
leur feront rechercher une eacutetoffe rouge et meacutepriser une eacutetoffe blanche ou inversement
Ce qui nous dissimule ce caractegravere subjectif de la valeur crsquoest lrsquohabitude de vivre dans une
socieacuteteacute tregraves reacuteguliegravere ougrave les ideacutees sur la valeur ne se transforment que lentement Encore
reste-t-il des exemples frappants de cette variation ce sont les objets agrave la mode tels que
peintures ou bibelots dont la valeur hausse ou baisse brusquement
60
6 Puisque le caractegravere subjectif est lieacute aux faits sociaux eux-mecircmes on nrsquoa pas le droit de le
faire disparaicirctre dans la construction de la science sociale Il faudra donc trouver les
rapports qui unissent entre eux des faits sociaux crsquoest-agrave-dire complexes des faits
composeacutes drsquoexistences mateacuterielles lieacutees agrave des pheacutenomegravenes subjectifs (motifs et
repreacutesentations) Ces rapports auront neacutecessairement un caractegravere subjectif
7 II ndash La faccedilon dont les faits nous sont connus doit reacuteagir aussi sur la nature de la
construction Or ces faits viennent pour la plupart des documents ils ont eacuteteacute obtenus par
lrsquoanalyse du document Quelques-uns peut-ecirctre ont eacuteteacute observeacutes directement Mais tous ils
ont eacuteteacute recueillis agrave la suite drsquoune analyse sociale crsquoest-agrave-dire que parmi les faits
innombrables des documents ou de la reacutealiteacute on en a choisi quelques-uns les faits
sociaux tels que recensements ou descriptions drsquoinstitutions ce qui a neacutecessairement
exigeacute une analyse Quel est donc le caractegravere de cette analyse
8 Le nom mecircme drsquoanalyse est en science sociale une cause dangereuse drsquoerreur Lrsquoanalyse
dans les sciences objectives est une opeacuteration objective mateacuterielle άναλύειν signifie
dissoudre deacutecomposer En biologie et en zoologie quand on analyse on opegravere sur un
animal reacuteel par une analyse reacuteelle on le dissegraveque apregraves quoi on fait une synthegravese reacuteelle
en remettant les parties ensemble de faccedilon agrave apercevoir des rapports reacuteels En chimie on
deacutecompose les corps et on les recompose reacuteellement Ces sciences sont fondeacutees sur
lrsquoanalyse reacuteelle et la synthegravese reacuteelle on sait objectivement en quelles parties lrsquoobjet
eacutetudieacute se deacutecompose et comment elles sont relieacutees entre elles
9 Mais lrsquoanalyse historique ou sociale nrsquoest une analyse que par meacutetaphore En ces matiegraveres
on nrsquoa aucun objet reacuteel agrave analyser aucun objet qursquoon puisse deacutetruire et ensuite
reconstruire on ne fait donc aucune opeacuteration reacuteelle On nrsquoopegravere que sur des eacutecrits et la
seule reacutealiteacute mateacuterielle crsquoest le papier eacutecrit Ces eacutecrits sont des symboles ils ne servent
que par les opeacuterations drsquoesprit qursquoils produisent par les images qursquoils eacutevoquent En
histoire on ne travaille jamais que sur ces images Celui qui eacutetudie lrsquoorganisation des
meacutetiers au Moyen Acircge nrsquoa affaire agrave aucune reacutealiteacute concregravete il ne voit pas un seul ouvrier
pas un seul instrument du Moyen Acircge il nrsquoopegravere que sur les images de son esprit qui lui
repreacutesentent ces choses et il ne se les repreacutesente que par analogie avec des ouvriers ou
des outils actuels qursquoil sait ecirctre analogues il nrsquoopegravere que sur les traits qursquoil sait communs
aux ouvriers du Moyen Acircge et aux ouvriers actuels crsquoest-agrave-dire sur des abstractions De
mecircme un recensement implique une analyse drsquoune socieacuteteacute mais lrsquoopeacuteration consiste
seulement agrave se demander combien il y a de gens de tel sexe de tel acircge de telle nation on
procegravede non par observation mais par question Quand mecircme on observe directement
crsquoest seulement pour trouver une reacuteponse agrave une question qursquoon va voir les objets mais
jamais on ne les analyse
10 Lrsquoanalyse sociale comme lrsquoanalyse historique est un proceacutedeacute abstrait purement
intellectuel Elle consiste en preacutesence drsquoun objet ou drsquoun groupe drsquoobjets drsquoun acte ou
drsquoun groupe drsquoactes agrave fixer son attention successivement sur les divers caractegraveres visibles
ou imagineacutes de cet objet ou de cet acte agrave en examiner lrsquoun apregraves lrsquoautre les divers aspects
(crsquoest encore une meacutetaphore) et agrave se demander quels en sont les diffeacuterents caractegraveres
Cette opeacuteration est neacutecessaire agrave cause de la faiblesse de lrsquoesprit humain spontaneacutement
nous nrsquoavons que des impressions confuses drsquoensemble il faut nous astreindre agrave nous
demander successivement les diffeacuterentes impressions particuliegraveres que nous avons
eacuteprouveacutees afin de les preacuteciser en les distinguant Le reacutesultat de ce travail est de rendre
preacutecise une connaissance confuse non de nous donner une connaissance nouvelle Ce
nrsquoest pas comme lrsquoanalyse anatomique une meacutethode objective pour deacutecouvrir de
61
nouveaux objets reacuteels ou des rapports nouveaux entre ces objets crsquoest une meacutethode
subjective pour nous faire apercevoir dans nos impressions leurs eacuteleacutements et les rapports
subjectifs entre ces eacuteleacutements
11 En fait en science sociale on opegravere non pas sur des objets reacuteels mais sur les
repreacutesentations qursquoon se fait des objets On ne voit pas les hommes les animaux les
maisons qursquoon recense on ne voit pas les institutions qursquoon deacutecrit On est obligeacute de
srsquoimaginer les hommes les objets les actes les motifs qursquoon eacutetudie Ce sont ces images qui
sont la matiegravere pratique de la science sociale ce sont ces images qursquoon analyse Quelques-
unes peuvent ecirctre des souvenirs drsquoobjets qursquoon a personnellement observeacutes mais un
souvenir nrsquoest deacutejagrave plus qursquoune image La plupart drsquoailleurs nrsquoont mecircme pas eacuteteacute obtenues
par souvenir nous les inventons agrave lrsquoimage de nos souvenirs crsquoest-agrave-dire par analogie avec
des images obtenues au moyen du souvenir Dans un recensement nous imaginons les
diffeacuterentes espegraveces drsquoobjets agrave recenser Pour deacutecrire le fonctionnement drsquoun syndicat
nous nous figurons les actes et les deacutemarches des membres
12 Ainsi en science sociale comme en histoire on opegravere sur des images crsquoest-agrave-dire sur des
objets imaginaires Il serait donc illeacutegitime de vouloir appliquer agrave cette analyse
imaginaire drsquoobjets imaginaires les regravegles de lrsquoanalyse reacuteelle des objets reacuteels
13 III ndash Peut-on en opeacuterant sur des images arriver agrave des reacutesultats qui ne soient pas
entiegraverement imaginaires crsquoest-agrave-dire sans rapport avec la reacutealiteacute Forceacutement ces
opeacuterations sont subjectives Mais subjectif nrsquoest pas synonyme drsquoirreacuteel Il peut y avoir une
relation preacutecise entre une image subjective et une reacutealiteacute crsquoest le cas du souvenir
Personne ne confond un souvenir avec une chimegravere et en pratique la plupart de nos
actes sont dirigeacutes par des souvenirs Le principe doit donc ecirctre drsquoopeacuterer autant que
possible avec des images fournies par des souvenirs Crsquoest un avantage des sciences
sociales sur les sciences historiques qursquoelles ont une part beaucoup plus grande de
souvenirs dans leurs mateacuteriaux Le travailleur mecircme quand il opegravere sur des documents
eacutecrits a vu des objets de lrsquoespegravece de ceux qursquoil eacutetudie et il srsquoen souvient
14 Mais en pratique le nombre des souvenirs drsquoun homme est bien petit il suffit agrave peine pour
une monographie il est insuffisant pour toute construction eacutetendue en statistique mecircme
on est forceacute drsquoopeacuterer presque uniquement avec des images qui ne sont pas des souvenirs
15 Agrave deacutefaut de souvenirs il faut donc se faire des images analogues agrave celles des souvenirs
Voici par quel proceacutedeacute On suppose que les ecirctres objets actes motifs qursquoon nrsquoa pas pu
observer mais qursquoon connaicirct indirectement par les documents sont analogues agrave ceux
qursquoon connaicirct par lrsquoobservation du monde actuel Crsquoest le postulat neacutecessaire de toutes les
sciences documentaires si les faits rapporteacutes dans les documents nrsquoavaient pas eacuteteacute
analogues agrave ceux que nous observons nous nrsquoy pourrions rien comprendre
16 Mais il ne suffit pas de se repreacutesenter des ecirctres des objets ou des actes isoleacutes Tout au plus
pourrait-on srsquoen contenter pour un deacutenombrement ougrave tout le travail de construction se
borne agrave des additions de chiffres ndash et encore agrave condition de savoir dans quel champ ces
faits isoleacutes se trouvent Degraves qursquoon veut se repreacutesenter un ensemble il faut aussi imaginer
des rapports entre les ecirctres les objets ou les actes On ne peut les imaginer que par analogie
avec les rapports entre les faits qursquoon connaicirct directement On imagine donc une
humaniteacute analogue agrave celle qursquoon connaicirct crsquoest-agrave-dire des hommes et des objets analogues
unis entre eux par des rapports analogues On commence ainsi par une affirmation a priori
des caractegraveres et des rapports geacuteneacuteraux de lrsquohumaniteacute Crsquoest pourquoi il entre forceacutement
une part drsquoa priori dans toute science documentaire (historique ou sociale)
62
17 Pour imaginer cette humaniteacute nous avons besoin de nous repreacutesenter les rapports
habituels principaux entre les hommes et les rapports des hommes avec les choses
Assureacutement nous nrsquoinventons pas ces rapports nous les avons observeacutes dans la vie mais
nos observations sont resteacutees agrave lrsquoeacutetat de souvenirs incorporeacutes dans lrsquoensemble de nos
images il srsquoagit de les en deacutegager Or nous nrsquoavons qursquoun moyen pratique de rechercher
dans nos souvenirs pour deacutegager cette image des rapports qui constituent une socieacuteteacute
crsquoest de proceacuteder par questions
18 Ainsi srsquoexplique le proceacutedeacute du questionnaire qursquoon emploie empiriquement dans les
sciences sociales avant drsquoen avoir connu la justification logique Le questionnaire est le
proceacutedeacute subjectif qui seul rend possible drsquoabord de faire lrsquoanalyse subjective des
pheacutenomegravenes (ou plus exactement des images que nous en avons) ensuite de deacuteterminer
entre les pheacutenomegravenes les rapports preacutesumeacutes qui permettront de grouper les faits isoleacutes
pour en construire un ensemble Il fournit pour assembler les faits eacutepars un cadre de
groupement fondeacute sur les lois geacuteneacuterales de la vie sociale
19 Agrave la suite drsquoune analyse de documents ce sont des images isoleacutees qui encombrent lrsquoesprit
le questionnaire est le moyen drsquoy mettre de lrsquoordre Il consiste agrave se demander dans quelles
conditions les faits dont nous avons lrsquoimage ont ducirc se produire en reacutealiteacute Il faut pour
reacutepondre connaicirctre les conditions dans lesquelles se produisent neacutecessairement (ou tregraves
ordinairement) les faits sociaux Ces conditions on les connaicirct drsquoavance puisqursquoelles sont
les mecircmes dans toute lrsquohumaniteacute Ce sont celles qui tiennent soit aux pheacutenomegravenes
physiologiques communs agrave toute lrsquohumaniteacute (et agrave leurs conditions mateacuterielles) soit aux
habitudes psychologiques communes agrave tous les hommes Il y a il est vrai des varieacuteteacutes
dans ces pheacutenomegravenes et on aura besoin de preacuteciser quelle varieacuteteacute a eacuteteacute reacutealiseacutee dans
chaque cas car on ne le sait pas drsquoavance mais ce qursquoon sait drsquoavance crsquoest le genre de
pheacutenomegravenes qursquoon peut srsquoattendre agrave rencontrer Ainsi on ne sait pas drsquoavance quelle sera
lrsquoespegravece drsquoindustrie drsquoalimentation de commerce drsquoun peuple ni quelle sera la
proportion des sexes ou des acircges Mais drsquoavance on sait qursquoil y aura eu alimentation
fabrication eacutechange qursquoil y aura eu une proportion donneacutee entre le sexe et lrsquoacircge et entre
gens de sexe ou drsquoacircge diffeacuterents Ces pheacutenomegravenes dont on ne sait pas la varieacuteteacute mais dont
on connaicirct le genre forment la matiegravere du questionnaire On peut le construire par une
analyse des conditions geacuteneacuterales de lrsquohumaniteacute
20 Lrsquoemploi drsquoun questionnaire ainsi construit a priori reacutepugnera peut-ecirctre agrave quelques
esprits En fait nous nrsquoavons aucun moyen de proceacuteder autrement Nous ne pouvons
classer des faits imagineacutes que dans des cadres fournis par notre connaissance du monde
reacuteel Qursquoon le veuille ou non on emploiera toujours un questionnaire mecircme si on nrsquoen a
pas conscience quand mecircme on voudrait lrsquoeacuteviter La seule diffeacuterence crsquoest qursquoil sera
inconscient et par suite confus Nous avons le choix non pas entre proceacuteder avec
questionnaire et proceacuteder sans questionnaire mais seulement entre proceacuteder avec un
questionnaire inconscient incomplet vague et proceacuteder avec un questionnaire
conscient complet preacutecis
21 Toute construction historique ou sociale est forceacutement œuvre drsquoimagination puisque
lrsquoobservation ne nous donne jamais la connaissance directe que drsquoindividus ou de
conditions mateacuterielles La socieacuteteacute est un ensemble de rapports qursquoon nrsquoobserve pas
directement on les construit par lrsquoimagination Ce travail consiste agrave chercher soit dans les
documents soit dans lrsquoobservation la reacuteponse agrave des questions poseacutees drsquoavance par un
questionnaire a priori Ce questionnaire uniforme pour tous les cas crsquoest la liste des
conditions geacuteneacuterales communes aux hommes vivant en socieacuteteacute
63
22 Ainsi les faits eux-mecircmes de la science sociale se composent pour une partie drsquoun
pheacutenomegravene interne subjectif ils sont atteints par une analyse abstraite toute subjective
ils ne peuvent ecirctre construits que par un questionnaire subjectif Le caractegravere subjectif
eacutetant inseacuteparable agrave la fois de la nature du mode de connaissance du mode de
construction des faits sociaux la meacutethode sociale est forceacutement une meacutethode subjective
NOTES
1 Voir plus haut chap VI II et chap VII III
64
Chapitre IX
Meacutethode de groupement des faitssimultaneacutes
I Conseacutequences du caractegravere subjectif des faits sociaux ndash Illeacutegitimiteacute de la meacutethode matheacutematiquede la meacutethode biologique de la psychologie deacuteductive ndash Regravegles pratiquesII Proceacutedeacutes de groupement ndash Conditions geacuteneacuterales de la socieacuteteacute ndash Tableau des pheacutenomegravenessociaux essentiels
1 Lrsquohistoire apregraves avoir deacutetermineacute les faits les groupe en deux espegraveces de combinaisons
1deg Elle reacuteunit les faits qui se produisent en diffeacuterents lieux dans le mecircme temps 2deg Elle
reacuteunit ceux qui se sont produits en divers temps ndash Il y a donc deux sortes de
groupements 1deg groupement des faits simultaneacutes auquel correspondent les tableaux
drsquoensemble drsquoune socieacuteteacute 2deg groupement des faits successifs qui constitue lrsquoeacutetude des
eacutevolutions ndash La construction historique deacutefinitive exige deux seacuteries drsquoopeacuterations
1deg dresser le tableau des faits et des rapports entre eux agrave un moment donneacute pour aboutir
agrave la description drsquoun eacutetat de choses 2deg eacutetablir la seacuterie des changements successifs dans le
temps pour aboutir agrave une deacutetermination drsquoeacutevolution
2 I ndash Pour arriver agrave construire le tableau des faits simultaneacutes il faut ne pas perdre de vue le
caractegravere subjectif de tous les faits sociaux Sans doute il y a une part de faits mateacuteriels
qui sont les conditions des actes ce sont les corps les instruments les produits on peut
essayer drsquoen deacuteterminer le nombre et la reacutepartition mais ce ne peut ecirctre qursquoune eacutetude
preacuteparatoire elle ne suffira jamais pour faire comprendre un ensemble social De mecircme
les actes sociaux ont une partie mateacuterielle extraction fabrication transports on peut
essayer de les observer drsquoen deacuteterminer le nombre et la reacutepartition Mais crsquoest encore
une eacutetude qui ne se suffit pas agrave elle-mecircme les actes ainsi eacutetudieacutes isoleacutement restent des
pheacutenomegravenes inintelligibles1 Tout acte humain est un complexe la partie dirigeante celle
qui explique le reste est ou bien lrsquointention drsquoun individu ou bien la convention conclue
entre plusieurs crsquoest-agrave-dire un pheacutenomegravene subjectif mal analyseacute mais ougrave entre
certainement une repreacutesentation il en est agrave cet eacutegard des faits eacuteconomiques comme des
faits politiques Toute construction devra donc conserver ce caractegravere subjectif
fondamental qui rend seul le pheacutenomegravene intelligible ce qursquoil faudra arriver agrave grouper
meacutethodiquement ce sera des faits de repreacutesentation
65
3 Cette neacutecessiteacute a de tregraves graves conseacutequences neacutegatives Elle suffit pour empecirccher
drsquoappliquer aux sciences sociales les meacutethodes qursquoon est tenteacute drsquoy introduire par analogie
avec les autres sciences constitueacutees ou du moins pour restreindre lrsquoemploi de ces
meacutethodes agrave lrsquoeacutetude de quelques faits speacuteciaux annexes (drsquoanthropologie ou de technique)
4 1deg La tentation la plus directe et aussi la plus ancienne historiquement a eacuteteacute drsquoemployer
en science sociale la meacutethode matheacutematique crsquoest ce qursquoa fait Queacutetelet M Bourdeau
(Lrsquohistoire et les historiens) a mecircme preacutetendu eacutetudier les faits historiques par un proceacutedeacute
arithmeacutetique Dans ce systegraveme on groupe les faits en cateacutegories et on les deacutenombre on
compare entre eux les chiffres on en conclut qursquoil existe un rapport entre les faits
exprimeacutes par ces chiffres Dans lrsquoeacutetude des faits simultaneacutes la meacutethode arithmeacutetique
consiste agrave mettre des chiffres sur des faits et agrave conclure de ces chiffres agrave lrsquointensiteacute des
faits M Bourdeau propose par exemple de compter le nombre drsquoexemplaires auquel a eacuteteacute
tireacute un livre pour eacutevaluer lrsquoinfluence de ce livre sur la socieacuteteacute Ce proceacutedeacute repose sur une
confusion entre la mesure et le deacutenombrement
5 En fait la mesure dans les sciences sociales nrsquoest applicable qursquoagrave un petit nombre de
conditions mateacuterielles peu importantes telles que la taille ou lrsquoacircge aux poids des produits
et aux valeurs en numeacuteraire drsquoailleurs conventionnelles Elle peut fournir quelques
renseignements utiles mais elle ne permet pas de constituer le tableau drsquoune socieacuteteacute pas
mecircme drsquoun pheacutenomegravene social Pour tous les autres faits de la statistique les chiffres ne
repreacutesentent qursquoun deacutenombrement Or on a deacutenombreacute en commenccedilant par deacutefinir un
pheacutenomegravene drsquoune faccedilon conventionnelle ou mecircme en prenant un fait conventionnel (tel
que mariage crime journal syndicat) qursquoon reconnaicirct agrave un certain caractegravere convenu Le
deacutenombrement indique seulement le nombre de fois que ce caractegravere convenu srsquoest
trouveacute dans les pheacutenomegravenes qursquoon a compteacutes Ce caractegravere se ramegravene toujours agrave une
repreacutesentation or on ne peut compter des repreacutesentations encore moins les additionner
de faccedilon agrave eacutetablir une proposition scientifique On peut compter les crimes les journaux
les enfants naturels mais de la comparaison des chiffres que pourra-t-on conclure On a
compareacute des incommensurables des faits qui ne sont mecircme pas mesurables Qursquoy a-t-il de
commun entre un assassinat et une heacutereacutesie dans les pays ougrave lrsquoheacutereacutesie est un crime sinon
le caractegravere conventionnel drsquoecirctre tous deux des actes deacutefendus Le chiffre ne sera pas
inutile il pourra servir parfois agrave donner lrsquoideacutee drsquoun pheacutenomegravene anormal qui a besoin
drsquoecirctre eacutetudieacute mais par lui-mecircme il ne donne aucune conclusion sur le pheacutenomegravene Il nrsquoa
de sens qursquoappliqueacute agrave des pheacutenomegravenes deacutejagrave deacutefinis donc connus il ne permet pas de les
classer puisqursquoil ne renseigne pas sur leur nature
6 2deg Une deuxiegraveme tentation plus reacutecente et plus freacutequente a eacuteteacute drsquoappliquer aux sciences
sociales la meacutethode biologique Les faits sociaux eacutetant produits par des ecirctres vivants il
semble naturel de penser qursquoils se conforment aux lois des ecirctres vivants et de voir dans
la sociologie une branche de la biologie En effet une partie des faits sociaux sont des faits
physiologiques les maladies la reproduction la nutrition etc Il peut y avoir une science
physiologique des pheacutenomegravenes humains et en effet il y en a une crsquoest lrsquoanthropologie
ou lrsquoethnologie Mais elle laisse en dehors de son eacutetude preacuteciseacutement les faits sociaux
crsquoest-agrave-dire les rapports eacuteconomiques et la plupart des faits recueillis par la statistique
Crsquoest que ces faits ne srsquoexpliquent pas par la physiologie Ils ont bien une partie
mateacuterielle mais de la mecircme faccedilon que les faits de politique drsquoart ou de religion crsquoest-agrave-
dire comme condition neacutecessaire des actes Quant aux faits eux-mecircmes ce sont des
conventions et des croyances (crsquoest-agrave-dire des repreacutesentations) que la connaissance des
faits biologiques ne suffit jamais agrave expliquer
66
7 Comme on ne pouvait utiliser directement en science sociale les connaissances
biologiques on a eu lrsquoideacutee de prendre du moins la meacutethode et les lois de la biologie et de
les introduire directement dans lrsquoeacutetude des faits sociaux2 Pour cela il a fallu transcrire les
faits sociaux en langue biologique on a appeleacute les individus laquo cellules raquo les institutions
(crsquoest-agrave-dire les conventions et les regravegles) laquo organes raquo les habitudes des hommes
laquo fonctions des organes raquo on a nommeacute laquo organisme raquo lrsquoensemble drsquoun groupe drsquohommes
formeacute par une communauteacute quelconque (langue gouvernement religion) En
transformant ainsi des caractegraveres abstraits en reacutealiteacutes organiques on a construit un
systegraveme de meacutetaphores Puis on a appliqueacute agrave ces meacutetaphores les lois constateacutees par
lrsquoobservation directe des vrais organismes subordination des fonctions adaptation
seacutelection atrophie deacuteveloppement des organes
8 La premiegravere condition pour opeacuterer ainsi eucirct eacuteteacute de prouver lrsquoidentiteacute (ou du moins la
ressemblance de nature) entre un organisme biologique et une socieacuteteacute crsquoest-agrave-dire un
groupe drsquohommes ayant les mecircmes usages les mecircmes goucircts ou le mecircme souverain Or on
nrsquoa pu indiquer que des analogies meacutetaphoriques et on a neacutegligeacute le caractegravere
fondamental qui distingue les faits sociaux le caractegravere subjectif Entre la fonction drsquoun
rein et la fonction drsquoun garde champecirctre on peut trouver une ressemblance mais une
ressemblance meacutetaphorique lrsquoorgane opegravere par un processus biologique le
fonctionnaire par un processus psychologique Une meacutethode correcte ne peut pas
commencer par eacutecarter systeacutematiquement ce qui fait le caractegravere essentiel du
pheacutenomegravene social crsquoest-agrave-dire la repreacutesentation Il faut maintenir dans la construction de
la science sociale la notion de repreacutesentation et cela serait impossible avec une meacutethode
purement biologique En tout cas si lrsquoon veut opeacuterer par cette meacutethode on ne doit
lrsquoappliquer qursquoagrave lrsquoeacutetude des pheacutenomegravenes biologiques On peut nier la possibiliteacute drsquoeacutetudier
drsquoautres pheacutenomegravenes et deacuteclarer qursquoon renonce agrave connaicirctre les faits psychologiques
mais on ne doit pas les deacutefigurer pour leur donner une ressemblance verbale avec des
faits biologiques Par cette meacutethode meacutetaphorique on ne fera qursquoune science verbale
dont on ne tirera aucune lumiegravere sur la nature et lrsquoenchaicircnement des faits puisqursquoil
faudra drsquoabord retraduire les faits de cette langue meacutetaphorique dans la langue naturelle
des faits sociaux qui est forceacutement une langue psychologique
9 3deg Une tentation drsquoune autre nature crsquoest drsquoemployer une meacutethode mixte psychologique
au point de deacutepart logique dans la construction Le type le plus complet en a eacuteteacute donneacute
par lrsquoeacuteconomie politique de la premiegravere moitieacute du XIXe siegravecle (celle qursquoon a surnommeacutee
orthodoxe) On part de ce principe geacuteneacuteral de toute meacutethode en science qursquoon doit
proceacuteder par analyse On commence par une analyse au sens meacutetaphorique une analyse
psychologique On observe des pheacutenomegravenes sociaux tregraves habituels par exemple la vente
on se demande sur quels pheacutenomegravenes psychologiques elle repose On en distingue un ou
deux tregraves habituels qursquoon regarde comme les plus importants lrsquooffre et la demande on
les transforme en un principe Agrave partir de lagrave opeacuterant par deacuteduction on cherche ce qui se
produirait entre gens dont les actes nrsquoauraient qursquoun seul mobile la repreacutesentation de
lrsquoavantage de vendre cher ou bien drsquoacheter agrave bon marcheacute Ce serait peut-ecirctre un proceacutedeacute
provisoire de recherche pour tacirccher de preacuteciser ses propres impressions agrave condition
drsquoeacutetudier ensuite les autres faits psychologiques qui entrent dans la constitution drsquoune
vente et de regarder par lrsquoobservation comment ces faits se combinent dans la reacutealiteacute
Mais on oublie de revenir agrave lrsquoobservation du principe abstrait poseacute au deacutebut on deacuteduit
logiquement ce qui devrait se produire si cette repreacutesentation agissait seule et cette
deacuteduction on lrsquoappelle une loi Crsquoest un proceacutedeacute analogue agrave certaines consideacuterations
67
matheacutematiques Mais quand on veut appliquer agrave la reacutealiteacute les abstractions matheacutematiques
ainsi obtenues on fait rentrer dans son calcul les autres eacuteleacutements de la reacutealiteacute (en
nrsquoeacutecartant que les quantiteacutes neacutegligeables) Dans la meacutethode sociale logique on arrive sans
y penser agrave calculer la reacutealiteacute drsquoapregraves un seul eacuteleacutement
10 Ainsi les trois meacutethodes matheacutematique biologique logique sont incorrectes Si on srsquoest
laisseacute aller agrave les introduire dans les sciences sociales crsquoest par de fausses analogies
Lrsquohistoire peut servir agrave en montrer lrsquoilleacutegitimiteacute En fait aucun historien jusqursquoagrave ces
derniegraveres anneacutees du moins nrsquoa eu lrsquoideacutee de les appliquer agrave lrsquohistoire et cela pour des
raisons pratiques Lrsquohistorien opegravere avec des documents ougrave le caractegravere psychologique est
trop marqueacute pour qursquoil puisse lrsquooublier il nrsquoest donc pas menaceacute de lrsquoillusion biologique
il opegravere sur des documents ougrave les chiffres sont rares ce qui le preacuteserve de lrsquoillusion qursquoon
peut reacuteduire les faits historiques en chiffres il opegravere avec des documents ougrave se
rencontrent pecircle-mecircle des faits de toute nature ce qui le garantit contre lrsquoabstraction
logique Ce qui a eacuteviteacute aux historiens les faux-pas faits dans les eacutetudes sociales directes
crsquoest la situation deacutefavorable de lrsquohistoire la confusion qui lrsquoa empecirccheacutee de srsquoorganiser
avec un appareil scientifique imiteacute des autres sciences en ocirctant aux historiens jusqursquoagrave la
preacutetention de faire de la science
11 La meacutethode historique si peu avanceacutee pourtant peut ainsi rendre quelque service aux
sciences sociales en les empecircchant drsquoadopter une meacutethode qui ne tiendrait pas compte
du caractegravere psychologique des faits sociaux ou de lrsquoimpossibiliteacute de les mesurer ou de la
neacutecessiteacute de ne pas les isoler Cet avertissement peut se formuler en quelques regravegles
pratiques
12 1deg Lrsquohistoire fait voir que tout pheacutenomegravene social doit ecirctre eacutetudieacute par lrsquoobservation jusqursquoagrave
ce qursquoon ait atteint son fond psychologique crsquoest-agrave-dire des intentions et des
repreacutesentations communes agrave un groupe drsquohommes Il faut donc deacuteterminer drsquoabord
quelles sont les intentions et les repreacutesentations des hommes dans les diffeacuterents cas
particuliers qursquoon aura eacutetudieacutes pour servir de types ensuite quelles sont les intentions et
les repreacutesentations communes agrave tous ces cas Ce sont ces traits communs qui serviront agrave
donner la deacutefinition mecircme du fait social apregraves quoi il restera agrave deacuteterminer quels sont les
groupes drsquohommes qui ont ces intentions et ces repreacutesentations Toute eacutetude sociale doit
commencer par ces constatations preacutealables
13 2deg Lrsquohistoire donne lrsquohabitude de voir coexistant dans un mecircme temps des usages sociaux
diffeacuterents des groupes sociaux formeacutes sur des principes diffeacuterents et enchevecirctreacutes les uns
dans les autres des groupes politiques religieux linguistiques eacuteconomiques chacun
opposeacute agrave drsquoautres et cependant formeacutes en partie des mecircmes individus des gens qui
parlent une mecircme langue ou pratiquent une mecircme religion et qui sont soumis agrave des
gouvernements diffeacuterents Elle oblige agrave se rendre compte des groupes et des individus qui
les composent Elle permet de poser cette regravegle applicable agrave la construction des faits
sociaux On doit toujours preacuteciser dans quels groupes sociaux se produit le pheacutenomegravene agrave
eacutetudier et de quels individus se compose chaque groupe Il ne faut donc pas se laisser
prendre agrave lrsquoapparence drsquoorganisme que preacutesentent les socieacuteteacutes humaines et neacutegliger
drsquoexaminer la composition de ces laquo organismes raquo il faut au contraire analyser avec
preacutecision les termes collectifs en se posant une seacuterie de questions Quel groupe eacutetudie-t-
on Par quelle sorte de lien (politique eacuteconomique linguistique) est formeacute ce groupe
Est-il homogegravene ou nrsquoest-il qursquoun agreacutegat heacuteteacuterogegravene de groupes En ce cas de quels
sous-groupes est-il composeacute Dans quelles limites de pays et de temps se sont produits
les faits sociaux qursquoon eacutetudie
68
14 3deg Lrsquohistoire montre qursquoil y a dans une socieacuteteacute beaucoup de faits diffeacuterents crsquoest-agrave-dire
beaucoup de conditions et drsquousages diffeacuterents Elle ne permet pas directement de les
preacutevoir tous de faccedilon agrave dresser le questionnaire qui permettrait de les rechercher ni de
tracer le cadre dans lequel on les groupera Crsquoest au contraire lrsquoobservation du preacutesent qui
seule peut faire connaicirctre les pheacutenomegravenes Mais lrsquohistoire complegravete cette eacutetude directe de
deux faccedilons 1o Elle eacutetudie tous les faits de tout genre dans une socieacuteteacute et cela lrsquoempecircche
drsquooublier lrsquoexistence de certaines cateacutegories de faits ce qui arrive forceacutement aux
speacutecialistes 2deg Elle eacutetudie des socieacuteteacutes varieacutees et cela lrsquoamegravene agrave preacutevoir une plus grande
varieacuteteacute de combinaisons sociales En fait lrsquoideacutee drsquoun questionnaire geacuteneacuteral applicable agrave
toutes les socieacuteteacutes viendra plus naturellement agrave un historien habitueacute agrave une vue geacuteneacuterale
de lrsquohumaniteacute Une fois constitueacute pour les besoins de lrsquohistoire ce proceacutedeacute pourra se
transporter aux sciences sociales ainsi on arrivera agrave dresser le questionnaire universel
ougrave seront preacutevus tous les pheacutenomegravenes sociaux possibles et qui servira de cadre de
groupement agrave tous
15 4deg Lrsquoavantage de ce scheacutema drsquoensemble pourrait nrsquoecirctre pas compris par les speacutecialistes il
leur sera montreacute par lrsquoexpeacuterience des progregraves de lrsquohistoire Un des plus grands progregraves
historiques a eacuteteacute de reconnaicirctre que dans une socieacuteteacute il nrsquoy a pas de faits indeacutependants
que les actes et les usages drsquoun homme ou drsquoun groupe drsquohommes sont lieacutes entre eux
reacuteagissent les uns sur les autres se causent les uns les autres si nous les distinguons ce
nrsquoest que par abstraction Dans la reacutealiteacute il nrsquoy a pas de faits speacuteciaux eacuteconomiques
religieux scientifiques politiques il y a des hommes et des habitudes qui se modifient
constamment les uns les autres Ce lien est appeleacute parfois complexus en allemand
Zusammenhang
16 II ndash Lrsquoeacutetude de ces reacuteactions reacuteciproques est un des objets de recherches de lrsquohistoire Or
les sciences sociales par le fait de leur origine speacuteciale ont une tendance agrave se reacuteduire agrave
des eacutetudes speacutecialiseacutees crsquoest-agrave-dire agrave srsquoenfermer dans lrsquoexamen minutieux drsquoune seule
espegravece drsquoabstraction La marche naturelle de la science est drsquoeacutetudier seacutepareacutement les
pheacutenomegravenes sociaux produits par chaque espegravece drsquoactiviteacute de grouper ceux drsquoune mecircme
espegravece en une cateacutegorie speacuteciale et de rechercher les rapports entre les faits de mecircme
cateacutegorie en eacutecartant systeacutematiquement les faits des autres espegraveces Le linguiste
nrsquoexamine que les faits de langue lrsquoeacuteconomiste que les faits eacuteconomiques Mais chacun de
ces faits reste inintelligible tant qursquoon srsquoenferme dans une eacutetude speacuteciale car ils sont lieacutes
agrave drsquoautres qui en sont la raison drsquoecirctre Agrave quiconque eacutetudie speacutecialement les pheacutenomegravenes
sociaux il est indispensable de rappeler le complexus qui relie entre elles toutes les
activiteacutes humaines
17 Cela est drsquoautant plus neacutecessaire qursquoun fait social nrsquoest pas mecircme un fragment de la
reacutealiteacute comme peut lrsquoecirctre un fait anatomique crsquoest une simple abstraction un acte ou un
eacutetat drsquoun ou de plusieurs individus deacutesigneacute drsquoordinaire par une meacutetaphore qui augmente
les chances drsquoerreur Pour comprendre des faits de ce genre il faut se les repreacutesenter
toujours comme les eacutetats les actes les conditions drsquoindividus vivant en socieacuteteacute et se
repreacutesenter leur place dans lrsquoensemble des faits drsquoune socieacuteteacute Crsquoest lrsquoapplication drsquoun
principe commun agrave toute science On doit isoler les faits pour les constater les rapprocher
pour les comprendre
18 Voici un tableau sommaire des pheacutenomegravenes essentiels de toute socieacuteteacute qui donnera les
cateacutegories geacuteneacuterales de questions agrave preacutevoir
69
19 I ndash Conditions mateacuterielles ndash Elles se divisent en deux sortes
1deg Les corps humains ndash Crsquoest la matiegravere de deux sortes drsquoeacutetudes lrsquoanthropologie eacutetude
geacuteneacuterale des caractegraveres physiques des diffeacuterentes races drsquohommes la deacutemographie eacutetude
de la reacutepartition locale des pheacutenomegravenes corporels ordinaires et de leurs proportions
numeacuteriques
2deg Le milieu mateacuteriel geacuteneacuteral Il se subdivise en milieu naturel objet de la geacuteographie
ndash milieu artificiel reacutesultant de lrsquoameacutenagement fait par les hommes (cultures eacutedifices
voies de transport etc)
20 IIndash Habitudes intellectuelles Les principales sont 1deg la langue et lrsquoeacutecriture 2deg les
beaux-arts diviseacutes eux-mecircmes en plusieurs branches 3deg les arts techniques 4deg la
religion 5deg la morale et la meacutetaphysique 6deg les sciences
21 III ndash Habitudes mateacuterielles non obligatoires
1deg Les coutumes de vie mateacuterielle alimentation vecirctement et parure soins du corps
habitation 2deg les coutumes de vie priveacutee emploi du temps ceacutereacutemonial divertissements
deacuteplacements 3deg les coutumes eacuteconomiques production (agricole miniegravere industrielle)
transports eacutechange appropriation transmissions et contrats
22 IV ndash Institutions sociales
1deg Proprieacuteteacute et succession 2deg famille 3deg eacuteducation 4deg classes sociales
23 V ndash Institutions publiques
1deg Recrutement et organisation du personnel de gouvernement (gouvernement central et
services speacuteciaux) regravegles officielles du gouvernement proceacutedure reacuteelle des opeacuterations de
gouvernement (centrales et speacuteciales) 2deg organisation recrutement regravegles et pratiques
du gouvernement eccleacutesiastique 3deg organisation recrutement regravegles pratiques des
pouvoirs locaux
24 VI ndash Relations entre les groupes sociaux souverains
1deg Organisation du personnel de relations internationales 2deg conventions regravegles usages
communs formant le droit international officiel et reacuteel
NOTES
1 Voir plus haut chap VII III
2 Herbert Spencer lrsquoa essayeacute dans ses Principes de sociologie et Taine a expresseacutement formuleacute cette
meacutethode dans lrsquoIntroduction de lrsquoHistoire de la litteacuterature anglaise Pour les tentatives plus reacutecentes
voir P Barth Die Philosophie der Geschichte als Sociologie 1897
70
Chapitre X
Meacutethode de groupement des faitssuccessifs
I Transformations sociales ndash Transformation et eacutevolution ndash Diffeacuterence entre lrsquoeacutevolution sociale etlrsquoeacutevolution biologiqueII Eacutetude analytique des transformations ndash Opeacuterations successives preacutecautions critiquesIII Comparaison des eacutevolutions ndash Meacutethode statistique ndash Meacutethode psychologique ndash Processushistorique des eacutevolutions changement drsquohabitudes renouvellement des individus ndash Conditionsdrsquoune conclusion scientifique
1 I ndash La derniegravere opeacuteration de la construction historique crsquoest de grouper les pheacutenomegravenes
successifs pour arriver agrave dresser le tableau de lrsquoeacutevolution
2 Qursquoest-ce qursquoune eacutevolution Quelle est la nature de cette relation que nous appelons
eacutevolution La premiegravere notion empirique donneacutee par lrsquoexamen drsquoune seacuterie drsquoeacutetats
successifs crsquoest la notion de changement Dans tous les ordres de pheacutenomegravenes sociaux si
lrsquoon compare soit lrsquoorganisation drsquoensemble drsquoun pays soit un deacutetail de lrsquoorganisation
drsquoun pays agrave deux ou plusieurs moments successifs on constate que les eacutetats ainsi
compareacutes ne sont pas identiques ces diffeacuterences entre les moments ce sont les
changements Mais tout changement nrsquoest pas une eacutevolution Si lrsquoeacutetat de choses a changeacute
du premier au deuxiegraveme moment mais qursquoagrave un troisiegraveme moment il redevienne identique
au premier il nrsquoy a eu qursquoune oscillation Si les mecircmes eacutetats successifs sont tous
diffeacuterents mais que les diffeacuterences successives ne preacutesentent pas de reacutegulariteacute si dans la
seacuterie des eacutetats lrsquoeacutetat ndeg 5 est plus semblable agrave lrsquoeacutetat ndeg 1 que lrsquoeacutetat ndeg 3 il nrsquoy a que des
variations en sens divers il nrsquoy a pas eacutevolution La seacuterie des changements ne devient une
eacutevolution que si elle va dans une direction qui nous paraicirct constante Le mot mecircme est
une meacutetaphore pour indiquer que les eacutetats les plus reacutecents sont de moins en moins
semblables agrave lrsquoeacutetat le plus ancien Lrsquoobjet ou le pheacutenomegravene est compareacute agrave une chaicircne qui
se deacuteroule en srsquoeacuteloignant de son point de deacutepart
3 Lrsquoeacutevolution est un pheacutenomegravene fondamental dans toutes les sciences qui eacutetudient des ecirctres
vivants mais crsquoest en histoire qursquoelle tient la place capitale Lrsquohistoire est avant tout la
science de lrsquoeacutevolution des socieacuteteacutes aussi la pratique de lrsquohistoire a-t-elle obligeacute agrave se poser
plus nettement qursquoen toute autre science la question de lrsquoeacutevolution La science sociale au
contraire risque drsquooublier lrsquoeacutevolution parce qursquoelle se limite agrave des peacuteriodes de temps tregraves
71
courtes ougrave lrsquoeacutevolution est moins sensible Ou bien elle peut ecirctre tenteacutee drsquoemprunter la
notion drsquoeacutevolution agrave la biologie crsquoest une tendance des sociologues drsquoexpliquer les
eacutevolutions sociales en leur appliquant les lois de lrsquoeacutevolution biologique seacutelection lutte
pour lrsquoexistence survie des plus aptes Il suffit de rappeler les travaux de Gumplowicz et
de Patten
4 Lrsquoeacutevolution drsquoune socieacuteteacute ou drsquoun usage est un fait tout diffeacuterent de lrsquoeacutevolution drsquoune
espegravece animale il nrsquoy a de commun entre elles que le fait drsquoune transformation dans un
sens continu Mais quant au processus de la transformation rien a priori nrsquoindique qursquoil soit
semblable dans les deux cas et en fait il est profondeacutement diffeacuterent mecircme quand il
srsquoexprime par des termes identiques tels que heacutereacutediteacute seacutelection parce qursquoil est produit par
des pheacutenomegravenes de nature diffeacuterente En biologie lrsquoeacutevolution est un fait purement
biologique lrsquoheacutereacutediteacute est physiologique les parents transmettent leurs aptitudes
physiologiques agrave leurs descendants par un proceacutedeacute physiologique la seacutelection est
physiologique En matiegravere sociale ce sont des faits mixtes en partie physiologiques en
partie psychologiques lrsquoheacutereacutediteacute crsquoest lrsquoheacuteritage reacutegleacute par des coutumes juridiques la
seacutelection crsquoest le choix fait pour beaucoup de raisons eacutetrangegraveres agrave lrsquoinstinct sexuel Ces
proceacutedeacutes drsquoeacutevolution nrsquoont qursquoune ressemblance meacutetaphorique avec le processus
physiologique ils aboutissent mecircme souvent agrave des reacutesultats inverses
5 II ndash Comment peut-on eacutetudier lrsquoeacutevolution des faits sociaux Ici on retrouve la neacutecessiteacute
commune agrave toute eacutetude scientifique pour constater il faut isoler pour comprendre il
faut rapprocher
6 On devra drsquoabord isoler les eacutevolutions agrave eacutetudier
7 1deg On doit prendre seacutepareacutement les espegraveces de faits sociaux et chercher quelle a eacuteteacute
lrsquoeacutevolution de chacun Ce travail exige une seacuterie drsquoopeacuterations
8 La premiegravere opeacuteration consiste agrave deacuteterminer nettement le fait dont on aura agrave chercher
lrsquoeacutevolution crsquoest forceacutement une abstraction une certaine espegravece drsquoactiviteacute humaine ou
de condition mateacuterielle par exemple le nombre de gens dans une condition donneacutee
(marieacutes ceacutelibataires condamneacutes) ndash ou la proportion entre les cateacutegories ndash ou une
somme drsquoargent ou une quantiteacute drsquoobjets ou drsquoinstruments par exemple le nombre de
kilomegravetres de voie ferreacutee le nombre de machines la somme employeacutee agrave un but (budget
salaire) ndash ou un usage (marcheacute forme de creacutedit) ndash ou une institution (coopeacuterative
syndicat) On doit toujours penser agrave ce caractegravere abstrait pour ne pas oublier la nature du
fait et lrsquoon doit prendre garde de ne pas changer dans le courant de lrsquoeacutetude le nom qursquoon
aura une fois donneacute agrave ce fait
9 La deuxiegraveme opeacuteration crsquoest de deacuteterminer le groupe dans lequel on eacutetudie le pheacutenomegravene
en eacutevolution De quelle espegravece est-il et dans quelles limites est-il fixeacute Il est neacutecessaire
de se tenir en garde contre les cas ougrave le groupe eacutetudieacute au point de deacutepart est remplaceacute par
un autre groupe qui conserve le mecircme nom Dans le cas ougrave le groupe srsquoest conserveacute mais
avec des agrandissements ou des diminutions il faut penser agrave ajouter ou agrave deacutefalquer
Toute eacutetude drsquoeacutevolution sur la France dans la deuxiegraveme moitieacute du XIXe siegravecle doit tenir
compte de lrsquoannexion de la Savoie et de la perte de lrsquoAlsace-Lorraine
10 La troisiegraveme opeacuteration consiste agrave deacuteterminer la dureacutee de temps pendant laquelle on veut
observer lrsquoeacutevolution et les points de repegravere chronologiques Veut-on constater lrsquoeacutetat des
choses seulement agrave chacun des deux bouts de la peacuteriode ou constater les eacutetats
intermeacutediaires Elle implique cette question corollaire Possegravede-t-on les documents
neacutecessaires pour chacun de ces eacutetats
72
11 2deg On compare lrsquoeacutetat du pheacutenomegravene aux diffeacuterents moments et ainsi on obtient
lrsquoeacutevolution agrave lrsquoeacutetat brut on constate la diffeacuterence entre lrsquoeacutetat des choses au
commencement de la peacuteriode et lrsquoeacutetat des choses agrave la fin Mais cette diffeacuterence est
exprimeacutee seulement par des chiffres ou par des descriptions sans explication qui
permette drsquoapercevoir la continuiteacute de lrsquoeacutevolution
12 Il faut ici prendre une preacutecaution critique Les termes employeacutes au commencement et agrave la
fin de la peacuteriode pour reacutesumer le pheacutenomegravene sont-ils reacuteellement comparables entre eux
Ils expriment seulement les pheacutenomegravenes connus non les pheacutenomegravenes reacuteels Pour avoir le
droit de les comparer il faut que la connaissance soit resteacutee agrave peu pregraves la mecircme si elle a
changeacute on comparera sans srsquoen apercevoir des termes diffeacuterents On eacutetudie les chiffres
annuels des suicides ou des crimes agrave deux moments en 1800 et en 1900 mais ce ne sont
que les crimes ou les suicides connus en 1800 et 1900 et la comparaison ne peut donner
que lrsquoeacutevolution des crimes ou des suicides connus Il reste agrave savoir quelle est la relation
avec lrsquoeacutevolution des suicides ou des crimes reacuteels On sait aujourdrsquohui quel eacutecart eacutenorme
seacutepare le chiffre des centenaires preacutetendus et des centenaires reacuteels et que cet eacutecart
diminue fortement agrave mesure que lrsquoeacutetat civil devient plus reacutegulier Si lrsquoon trouve une plus
forte proportion de preacutetendus centenaires il y a cent ans pourra-t-on en conclure que
lrsquoeacutevolution a eacuteteacute la diminution des centenaires Il faut donc toujours srsquoassurer qursquoon
compare des renseignements de mecircme valeur Cette preacutecaution est naturellement
suggeacutereacutee par lrsquohistoire ougrave la diffeacuterence drsquoabondance des renseignements est si grande que
lrsquooubli de cette preacutecaution megravenerait agrave des conclusions trop visiblement absurdes
13 III ndash Apregraves avoir isoleacute les eacutevolutions pour les constater on est obligeacute de les rapprocher
pour les comprendre
14 Le proceacutedeacute normal de comparaison des sciences sociales est la comparaison statistique
on a essayeacute de lrsquoeacuteriger en meacutethode Pour tout pheacutenomegravene exprimable en chiffre
lrsquoeacutevolution peut se repreacutesenter soit par un tableau arithmeacutetique soit par une courbe (qui
en est la traduction geacuteomeacutetrique) Il est naturel de comparer entre elles ces courbes pour
voir si elles preacutesentent quelque rapport constant Si lrsquoon ne trouve aucun rapport on en
conclut que les faits sont le produit de causes indeacutependantes Si les courbes varient
ensemble on conclut que les eacutevolutions sont lieacutees entre elles par quelque lien de cause agrave
effet soit direct soit indirect Mais il est impossible par ce proceacutedeacute de distinguer si le lien
est direct ou indirect crsquoest ce qui arrive quand on compare les courbes de la criminaliteacute
et de lrsquoinstruction ou les variations des prix et le nombre des gregraveves ou le nombre des
mariages et le prix du pain Et mecircme ce nrsquoest pas la seule inspection des chiffres qui a
donneacute lrsquoideacutee de supposer un lien crsquoest une hypothegravese qursquoon a imagineacutee pour des raisons
psychologiques et qursquoon cherche agrave veacuterifier par les chiffres Crsquoest que dans les pheacutenomegravenes
sociaux les conditions mateacuterielles et les produits ou les actes humains sont les seuls faits
qursquoon atteigne par des proceacutedeacutes statistiques Or les actes et les produits ne sont que des
effets de pheacutenomegravenes internes Quant aux conditions elles sont tout au plus des limites
neacutegatives Certaines conditions sont neacutecessaires pour qursquoil se produise un pheacutenomegravene
social (il ne peut pas se creacuteer une ville sans nourriture) mais jamais elles ne sont
suffisantes pour le produire il y faut toujours des hommes
15 Les causes au sens scientifique crsquoest-agrave-dire les conditions deacuteterminantes des faits sociaux
sont toujours des eacutetats inteacuterieurs des motifs or aucun proceacutedeacute statistique nrsquoatteint les
eacutetats inteacuterieurs Voilagrave pourquoi pour expliquer toute eacutevolution sociale il faut remonter agrave
une cause psychologique par conseacutequent faire intervenir une espegravece de pheacutenomegravenes qui
eacutechappe agrave toute meacutethode statistique
73
16 Pour lrsquoexplication derniegravere des eacutevolutions comme des faits eux-mecircmes il faut donc
recourir agrave une meacutethode psychologique qui est celle de lrsquohistoire Lorsqursquoun fait social a
changeacute soit de quantiteacute soit de forme cette eacutevolution a eu pour cause un changement ou
dans les conditions exteacuterieures ou dans lrsquoeacutetat inteacuterieur des hommes Il faut donc se
demander Qursquoy a-t-il de changeacute ou dans les motifs des actes ou dans les conditions
exteacuterieures de ces motifs Et pour se poser les questions avec preacutecision il faut dresser
un questionnaire des changements possibles
17 Ainsi pour comprendre la place drsquoun pheacutenomegravene social dans la dureacutee drsquoune socieacuteteacute on
revient au proceacutedeacute employeacute pour comprendre sa place dans lrsquoensemble des pheacutenomegravenes de
la socieacuteteacute
18 Pour reacutepondre aux questions il suffira de reprendre le questionnaire eacutetabli pour lrsquoeacutetude
des pheacutenomegravenes simultaneacutes et de passer en revue toutes les grandes cateacutegories de
changements de la race du milieu des habitudes intellectuelles mateacuterielles
eacuteconomiques des institutions sociales politiques etc qui peuvent ecirctre causes drsquoune
transformation On aura vite fait de distinguer lrsquoespegravece de changement qui aura pu agir
sur lrsquoeacutevolution particuliegravere qursquoon eacutetudie
19 Il faut ici se tenir en garde contre la tendance naturelle agrave se repreacutesenter chaque espegravece de
pheacutenomegravene social isoleacute par lrsquoabstraction comme un ecirctre reacuteel qui eacutevoluerait par une force
propre agrave la faccedilon drsquoun organisme On a parleacute de la laquo vie des mots raquo de laquo lrsquoeacutevolution des
genres litteacuteraires raquo de la vie des croyances ou des regravegles de droit ou des institutions Crsquoest
une meacutetaphore dangereuse Un mot un genre artistique une croyance une institution ne
sont que des abstractions Une abstraction nrsquoeacutevolue pas au sens reacuteel il nrsquoy a que des ecirctres
qui eacutevoluent Crsquoest un grand danger en histoire de se laisser aller agrave faire la biographie
drsquoecirctres imaginaires tels que lrsquoEacuteglise la royauteacute la Bourse la speacuteculation On peut
employer ces mots abstraits pour abreacuteger mais quand on travaille agrave comprendre les
reacutealiteacutes il faut avoir toujours soin drsquoeacutecarter ces fantocircmes et de remonter dans la
recherche des causes jusqursquoau moment ougrave on atteint des hommes
20 La recherche conduite au moyen du questionnaire nous amegravene agrave deacutecouvrir les
changements de motifs qui ont produit lrsquoeacutevolution Ils nous apparaissent drsquoabord
confuseacutement comme les motifs drsquoun groupe drsquohommes On aperccediloit en gros par exemple
chez un peuple chreacutetien que la crainte de lrsquoenfer a diminueacute ce qui explique
lrsquoaccroissement des suicides
21 Mais ces motifs collectifs ne sont intelligibles que comme une somme de motifs
individuels Et on se trouve ainsi rameneacute agrave se repreacutesenter des individus agrave se les imaginer
tels qursquoils eacutetaient au commencement de lrsquoeacutevolution puis tels qursquoils ont eacuteteacute agrave la fin et agrave se
demander ce qursquoil y a eu de changeacute en eux ou autour drsquoeux qui ait pu produire le
changement constateacute par lrsquoeacutetude analytique de lrsquoeacutevolution
22 Le changement social peut se produire de deux faccedilons qursquoil est neacutecessaire de savoir
distinguer 1deg Ou bien les hommes changent reacuteellement en un point quelconque leur
faccedilon drsquoagir ou leurs regravegles drsquoaction ndash soit volontairement parce que leurs ideacutees sur ce
point ont changeacute ndash soit par la contrainte des conditions mateacuterielles ndash soit par la pression
de leur gouvernement ou de lrsquoopinion de gens dont ils deacutependent 2deg Ou bien les hommes
qui agissaient drsquoune certaine faccedilon au deacutebut de la peacuteriode sont morts et ils ont eacuteteacute
remplaceacutes par drsquoautres hommes (soit leurs descendants soit des eacutetrangers) qui
procegravedent autrement qursquoeux parce qursquoils ont drsquoautres motifs ou drsquoautres habitudes
74
23 Lrsquohumaniteacute se renouvelle par un changement continuel des geacuteneacuterations crsquoest le
pheacutenomegravene fondamental de lrsquohistoire et crsquoest probablement la cause capitale de
lrsquoeacutevolution sociale Ainsi se produisent les eacutevolutions dans les corps constitueacutes (clergeacute
corporations corps de fonctionnaires) le corps conserve un mecircme nom mais tous les
membres sont renouveleacutes Cette continuiteacute du nom donne lrsquoillusion si lrsquoon nrsquoy prend
garde drsquoune eacutevolution organique du corps De mecircme pour le corps social dans son
ensemble lrsquoeacutevolution doit ecirctre expliqueacutee en tenant compte du renouvellement des
geacuteneacuterations Ce pheacutenomegravene fondamental srsquoimpose agrave lrsquoattention de lrsquohistorien agrave moins
qursquoil ne soit tregraves irreacutefleacutechi mais il peut fort bien eacutechapper agrave lrsquohomme des sciences
sociales qui eacutetudie des eacutevolutions beaucoup plus courtes ougrave le renouvellement des
geacuteneacuterations est moins apparent
24 Lrsquoexplication des eacutevolutions par des changements psychologiques a sur les proceacutedeacutes
statistiques lrsquoavantage drsquoecirctre intelligible mais elle reste une hypothegravese Elle permet de
trouver la cause probable du changement social elle ne peut pas prouver qursquoil nrsquoy en ait
pas eu drsquoautre cause Pour arriver agrave une deacutemonstration scientifique il faudrait appliquer
un proceacutedeacute dont on nrsquoa fait que tregraves rarement un usage meacutethodique en histoire et qursquoon
nrsquoa pas eu occasion drsquoappliquer rigoureusement en science sociale la comparaison de
plusieurs eacutevolutions
25 Il ne suffirait pas de comparer lrsquoeacutevolution drsquoun seul pheacutenomegravene speacutecial dans plusieurs
groupes sociaux indeacutependants crsquoest ce qursquoon a essayeacute de faire dans la linguistique
compareacutee la mythologie compareacutee le droit compareacute on compare lrsquoeacutevolution drsquoun mythe
ou drsquoune regravegle de droit chez les Grecs les Romains les Germains Cette comparaison
drsquoabstractions ne fait pas connaicirctre les causes des transformations elle ne sert qursquoagrave en
deacutefinir plus nettement les caractegraveres Crsquoest sur lrsquoensemble des socieacuteteacutes qursquoil faudrait
opeacuterer en comparant les eacutevolutions de plusieurs ensembles On verrait alors quels sont
les pheacutenomegravenes qui manquent ensemble dans plusieurs eacutevolutions et ceux qui srsquoy
trouvent ensemble ceux qui ne se trouvent jamais ensemble et ceux qui tantocirct
srsquoaccompagnent tantocirct se seacuteparent Agrave deacutefaut de lrsquoexpeacuterimentation qui seule permet
drsquoisoler reacuteellement les pheacutenomegravenes la comparaison des ensembles est le seul proceacutedeacute
pour constater quels pheacutenomegravenes sont geacuteneacuteralement lieacutes ensemble et lesquels sont
indeacutependants Mais cette opeacuteration ne peut se faire ni par une meacutethode purement sociale
sur une seule socieacuteteacute observeacutee pendant une courte dureacutee de temps ni par une meacutethode
purement historique sur des socieacuteteacutes observeacutees sans preacutecision Elle ne sera possible que
lorsqursquoon arrivera agrave combiner les meacutethodes des sciences sociales avec la meacutethode
historique Alors seulement pourra ecirctre constitueacutee la science des socieacuteteacutes humaines et de
leurs transformations
75
Deuxiegraveme partie La meacutethodehistorique et lrsquohistoire sociale
76
Chapitre XI
Les diffeacuterentes espegraveces drsquohistoire
I Formation de lrsquohistoire ndash Lrsquohistoire dans lrsquoAntiquiteacute au Moyen Acircge agrave la Renaissance ndash Leshistoires speacuteciales et lrsquohistoire geacuteneacuterale ndash Naissance des histoires speacuteciales histoire universellehistoire geacuteneacuteraleII Rapports entre lrsquohistoire et les sciences sociales ndash Les sciences sociales en tant que sciencesdocumentaires emploient la critique historique ndash Neacutecessiteacute de lrsquoeacutetude du passeacute en science socialendash Divisions de lrsquohistoire sociale
1 I ndash Lrsquohistoire est une creacuteation des Grecs mais leur mot ἱστορία (teacutemoignage) est vague et
ne correspond pas agrave ce que Thucydide et Polybe ont fait de lrsquohistoire Crsquoest
essentiellement le reacutecit des faits humains qui paraissent assez inteacuteressants pour ecirctre
raconteacutes notion vague qui laisse une varieacuteteacute extrecircme dans le choix des faits soit pour
lrsquoeacutetendue du terrain soit pour lrsquoespegravece des faits eux-mecircmes Lrsquoeacutetendue du terrain agrave
observer srsquoest vite agrandie depuis le petit monde des citeacutes grecques jusqursquoagrave la
conception drsquoune histoire srsquoeacutetendant sur tout le champ connaissable de lrsquohumaniteacute deacutejagrave
avec Polybe apparaicirct lrsquohistoire universelle lrsquohistoire du monde civiliseacute connu Cette
conception universaliste de lrsquohistoire srsquoest transmise par les eacutecrivains eccleacutesiastiques du
IVe siegravecle (saint Jeacuterocircme saint Augustin) aux chroniqueurs des siegravecles barbares combineacutee
avec une division tireacutee des Apocalypses la succession des grandes monarchies elle se
perpeacutetue agrave travers tout le Moyen Acircge jusqursquoau Discours sur lrsquohistoire universelle de Bossuet
2 Quant agrave lrsquoespegravece de faits qui doivent faire la matiegravere de lrsquohistoire les anciens ont oscilleacute
entre deux meacutethodes
3 1deg Choisir systeacutematiquement les faits qursquoil peut ecirctre utile de connaicirctre pour la pratique
crsquoest la conception de Thucydide formuleacutee par Polybe Lrsquohistorien recueille ce qui peut
servir drsquoenseignement aux hommes drsquoEacutetat et de guerre On aboutit agrave lrsquohistoire militaire et
diplomatique qui a conserveacute jusqursquoagrave nos jours une place preacutepondeacuterante dans le travail
historique
4 2deg Prendre sans choix les faits conserveacutes par la tradition eacutecrite ou orale crsquoest le systegraveme
des Annales drsquoorigine grecque mais devenu classique chez les Romains Lrsquohistorien
reproduit tout y compris les prodiges les accidents les inondations (il en reste des traces
dans Tite-Live et dans les Annales de Tacite)
77
5 Puis viennent les preacuteoccupations litteacuteraires lrsquohistorien cherche les occasions de discours
(comme Tite-Live) ou de remarques morales et psychologiques (comme Tacite) Lrsquohistoire
devient alors un reacutecit composite ougrave la leccedilon de choses pratique est combineacutee avec une
œuvre drsquoart oratoire Crsquoest dans cette forme qursquoelle a eacuteteacute imiteacutee au Moyen Acircge par
quelques chroniqueurs (en latin puis en langue vulgaire) et qursquoelle a eacuteteacute restaureacutee par les
historiens de la Renaissance et leurs successeurs Jusqursquoau XVIIIe siegravecle on ne voit pas de
progregraves dans la conception de lrsquohistoire aucun des historiens du XVIIe siegravecle nrsquoa une
supeacuterioriteacute scientifique sur les historiens de lrsquoAntiquiteacute
6 La transformation de lrsquohistoire en eacutetude scientifique est venue drsquoun autre cocircteacute Avec la
naissance de lrsquoeacuterudition srsquoeacutetait introduit lrsquousage drsquoeacutetudier les textes antiques et de les
commenter en deacutecrivant les faits de toute nature qui y sont rapporteacutes (ce qursquoon appelait
en Allemagne les realia) On srsquoeacutetait mis aussi agrave reacuteunir des documents et des faits sur les
habitudes les institutions la langue lrsquoeacutecriture du Moyen Acircge Ainsi se sont formeacutes les
traiteacutes speacuteciaux et les reacutepertoires (par exemple le Glossaire de Du Cange) quelques-uns
avaient un caractegravere pratique juridique ou theacuteologique De ce mouvement confus et tregraves
long ndash il commence mecircme avant le XVIe siegravecle pour le droit romain ndash se sont enfin
deacutegageacutes des systegravemes meacutethodiques drsquoeacutetudes On les a deacutesigneacutes longtemps par un nom
geacuteneacuteral vague (antiquiteacutes archeacuteologie)
7 Peu agrave peu surtout dans les Universiteacutes allemandes on a commenceacute agrave eacutetudier les faits par
une meacutethode historique et agrave les grouper en ordre chronologique Alors ont eacuteteacute
constitueacutees les histoires speacuteciales de lrsquoeacutecriture de la langue de lrsquoEacuteglise de la religion du
droit des litteacuteratures de lrsquoarchitecture de la sculpture des institutions des mœurs etc
Chacune de ces histoires speacuteciales reste une partie inteacutegrante de lrsquohistoire totale mais
elle devient une branche autonome constitueacutee avec son personnel de travailleurs
speacuteciaux et ses traditions speacuteciales Comme les historiens avaient gardeacute lrsquohabitude de
srsquooccuper agrave peine des faits de cette espegravece crsquoest en dehors drsquoeux que se sont creacuteeacutees ces
histoires speacuteciales Elles ont pris lrsquoallure de sciences indeacutependantes Agrave cause de lrsquoeacutenorme
quantiteacute des faits speacuteciaux il est devenu pratiquement impossible de les eacutetudier de front
avec lrsquohistoire non speacutecialiseacutee et il a fallu seacuteparer chacune drsquoelles en tranches
chronologiques et geacuteographiques suivant les peuples et les peacuteriodes chaque branche
drsquohistoire speacuteciale a eacuteteacute diviseacutee en sections On a eu ainsi des histoires de la religion du
droit de la litteacuterature ndash drsquoEacutegypte drsquoAssyrie des Grecs des Romains de France
drsquoAngleterre ndash du Moyen Acircge modernes contemporaines
8 Agrave mesure que ces branches se sont seacutepareacutees le terrain de lrsquohistoire non speacutecialiseacutee srsquoest
reacutetreacuteci Les espegraveces de faits auxquels la vieille conception drsquoun enseignement pratique
preacuteparatoire agrave la vie publique donnait la plus large place dans lrsquohistoire sont elles aussi
devenues la matiegravere drsquohistoires speacuteciales (histoire diplomatique histoire militaire
histoire constitutionnelle) Elles ont conserveacute ce caractegravere ou du moins ces preacutetentions
pratiques et continuent agrave ecirctre enseigneacutees comme preacuteparation technique aux professions
drsquoofficier de diplomate drsquohomme politique
9 Alors la conception de lrsquohistoire proprement dite non speacutecialiseacutee a traverseacute une crise
Lrsquohistoire universelle au sens exact crsquoest-agrave-dire srsquoeacutetendant agrave tous les peuples dans tous les
temps neacutee degraves lrsquoAntiquiteacute srsquoeacutetait eacutelargie au XVIIIe siegravecle par la connaissance de pays
inconnus autrefois Inde Chine Japon et Ameacuterique Crsquoest la conception de Voltaire dans
son Essai sur les mœurs elle srsquoest transmise agrave Schlosser et par lui agrave lrsquoeacutecole de Heidelberg
la derniegravere Weltgeschichte celle de Weber est sortie de cette eacutecole Mais lrsquohistoire
78
universelle devenue trop vaste a eacuteteacute abandonneacutee dans la seconde moitieacute du XIXe siegravecle
au moins pour un temps1 On en est mecircme venu en Allemagne agrave la tourner en ridicule agrave la
deacuteclarer anti-scientifique reposant sur lrsquoideacutee fausse drsquoune humaniteacute conccedilue comme un
corps On a adopteacute un terme plus restreint Allgemeine Geschichte terme tregraves vague qui
deacutesigne surtout lrsquohistoire des peuples entreacutes dans la civilisation occidentale (les peuples
meacutediterraneacuteens et atlantiques agrave lrsquoexclusion de lrsquoExtrecircme-Orient Ce terme a eacuteteacute transcrit
en franccedilais (histoire geacuteneacuterale) avec le mecircme sens vague
10 Une seacuterie drsquohistoires speacuteciales (histoires des mœurs des arts des religions des
institutions etc) si complegravete qursquoelle soit ne suffirait pas agrave faire connaicirctre lrsquoeacutevolution des
socieacuteteacutes ni lrsquohistoire du monde parce qursquoelle ne donnerait qursquoune description
drsquoabstractions successives Entre tous ces pheacutenomegravenes speacuteciaux crsquoest-agrave-dire abstraits il y
a eu un lien concret ils ont eacuteteacute les pheacutenomegravenes qui se sont produits dans les mecircmes
hommes ou qui ont eacuteteacute produits par eux Et ces hommes ont eu en commun certaines
aventures (migrations guerre reacutevolutions deacutecouvertes) qui sont la cause commune des
eacutevolutions speacuteciales dans diverses espegraveces de pheacutenomegravenes Si on eacutetudiait abstraitement
par exemple lrsquohistoire de chaque branche drsquoactiviteacute humaine (institutions arts
croyances) en Gaule jusqursquoau VIIe siegravecle on verrait les institutions et les arts changer
brusquement au Ier siegravecle avant Jeacutesus-Christ puis au Ve siegravecle apregraves sans aucune raison
inteacuterieure on aurait une eacutevolution inintelligible par elle-mecircme Toutes ces histoires
speacuteciales ne deviennent intelligibles que par lrsquohistoire non speacuteciale qui nous apprend la
conquecircte romaine et lrsquoinvasion des barbares Lrsquohistoire geacuteneacuterale crsquoest en reacutealiteacute lrsquohistoire
commune Voilagrave pourquoi lors mecircme que toutes les branches speacuteciales seraient
constitueacutees il resterait toujours un reacutesidu indispensable agrave la connaissance du passeacute ce
serait lrsquohistoire geacuteneacuterale lrsquohistoire commune Son caractegravere crsquoest drsquoecirctre une description
de la reacutealiteacute concregravete de raconter les actes ou les aventures de lrsquoensemble des hommes
qui ont formeacute la socieacuteteacute crsquoest ainsi qursquoelle forme le lien entre les histoires speacuteciales ndash En
fait ces eacuteveacutenements communs qui relient et dominent les activiteacutes speacuteciales sont surtout
ceux qui atteignent la masse de la population et modifient son eacutetat geacuteneacuteral les transferts
de population par colonisation invasion transplantation la creacuteation de centres de
population la creacuteation ou la transformation de systegravemes geacuteneacuteraux de groupement entre
les hommes (Eacutetat Eacuteglise) De lagrave vient lrsquoimportance de lrsquohistoire politique ainsi srsquoexplique
qursquoelle forme la partie la plus consideacuterable de lrsquohistoire geacuteneacuterale
11 II ndash Quel rapport les sciences sociales ont-elles avec lrsquohistoire Elles ont besoin comme
toute science drsquoabord de constater des faits puis de les grouper
12 Jrsquoai indiqueacute plus haut (Introduction laquo Meacutethode historique raquo et laquo Neacutecessiteacute de la meacutethode
historique dans les sciences sociales raquo) la part de la meacutethode historique dans la
deacutetermination des faits qui forment la matiegravere de ces sciences Ces faits sont obtenus par
trois proceacutedeacutes
1deg Par lrsquoobservation directe des faits actuels
2deg Par lrsquoeacutetude de documents relatifs agrave des faits actuels que pour des raisons pratiques on
nrsquoa pas le temps ou le moyen drsquoobserver
3deg Par lrsquoeacutetude de documents relatifs agrave des faits passeacutes qursquoil est devenu impossible
drsquoobserver
13 Tant que la science sociale emploie seulement lrsquoobservation elle nrsquoa rien agrave demander agrave la
meacutethode historique Mais ce proceacutedeacute est presque toujours insuffisant pour reacuteunir la
masse de faits neacutecessaires agrave une eacutetude sociale Il faut alors recourir au document mecircme
79
pour la connaissance des faits actuels et le document ne peut ecirctre eacutetudieacute que par la
meacutethode historique
14 La diffeacuterence entre la meacutethode historique et la meacutethode scientifique drsquoobservation directe
tient uniquement agrave la diffeacuterence de valeur entre un document et un procegraves-verbal
drsquoobservation Le procegraves-verbal est une observation bien faite crsquoest-agrave-dire faite suivant
une meacutethode rigoureuse drsquoobservation et de reacutedaction le document est un procegraves-verbal
mal fait crsquoest-agrave-dire sans meacutethode Le procegraves-verbal peut ecirctre utiliseacute sans autre opeacuteration
de meacutethode puisque lrsquoopeacuteration a deacutejagrave eacuteteacute faite par lrsquoauteur le document ne peut ecirctre
employeacute qursquoapregraves un examen destineacute agrave suppleacuteer au deacutefaut de meacutethode du reacutedacteur cet
examen crsquoest la critique La critique est indispensable agrave toutes les sciences historiques
parce qursquoelles sont toutes des sciences documentaires
15 Les sciences sociales dans la mesure ougrave elles emploient des renseignements eacutecrits reacutedigeacutes
sans appliquer une meacutethode rigoureuse sont aussi des sciences documentaires elles ont
donc besoin de lrsquoopeacuteration preacutealable de la critique elles appliquent la meacutethode
historique On peut il est vrai concevoir un eacutetat de la science ougrave toutes les observations
et les statistiques sociales auraient eacuteteacute faites suivant une meacutethode correcte et uniforme
comme le sont les opeacuterations des sciences constitueacutees (chimie biologie) alors on nrsquoaurait
plus besoin de documents on ne travaillerait plus que sur des procegraves-verbaux
scientifiques la meacutethode historique deviendrait inutile Mais cet eacutetat est loin drsquoecirctre
reacutealiseacute et tant qursquoil ne le sera pas tant qursquoil restera des documents il faudra les traiter
par la meacutethode historique
16 Une fois les faits recueillis la deuxiegraveme seacuterie drsquoopeacuterations de la science consiste agrave les
grouper On pourrait concevoir un groupement fait uniquement en rapprochant les faits
observeacutes dans le preacutesent sans faire intervenir aucune connaissance historique Mais il est
tregraves probable qursquoen fait la connaissance du preacutesent ne suffit pas pour construire une
science des pheacutenomegravenes sociaux mecircme actuels On peut eacutetudier les pheacutenomegravenes
physiques ou chimiques exclusivement dans le preacutesent parce qursquoil srsquoagit de constater des
relations qui ont eacuteteacute les mecircmes de tout temps Mais deacutejagrave les pheacutenomegravenes biologiques ne
sont plus entiegraverement intelligibles tant qursquoon ne fait pas intervenir lrsquoeacutevolution crsquoest-agrave-
dire le passeacute Et les socieacuteteacutes humaines ne sont pas intelligibles du tout si lrsquoon ne remonte agrave
quelques anneacutees au moins en arriegravere car tous les pheacutenomegravenes sociaux sont ou des
conditions ou des habitudes ou des conventions pour les comprendre il faut remonter au
moins agrave la formation de lrsquohabitude de la condition de la convention En outre il faut
pouvoir comparer les formes varieacutees que preacutesentent les pheacutenomegravenes dans diffeacuterentes
socieacuteteacutes il y a donc une part drsquohistoire dans toute science sociale
17 En fait les eacutetudes de pheacutenomegravenes sociaux sont drsquoordinaire accompagneacutees drsquoune eacutetude
historique sous forme de preacuteambule Les reacutepertoires de sciences sociales tels que le
Handwoumlrterbuch der Staatswissenschaften contiennent des articles drsquohistoire qui exposent
lrsquoeacutevolution des principaux usages eacuteconomiques parfois mecircme depuis lrsquoAntiquiteacute
18 Lrsquohistoire au sens vulgaire crsquoest-agrave-dire lrsquoeacutetude des faits passeacutes tient ainsi une place
incontesteacutee dans les sciences sociales Cette histoire ne peut eacutevidemment ecirctre faite que
par la meacutethode historique Crsquoest lrsquoapplication de la meacutethode historique agrave lrsquohistoire sociale
qui est le sujet de la seconde partie du preacutesent ouvrage Jrsquoy eacutetudie les difficulteacutes speacuteciales
agrave cette espegravece drsquohistoire je cherche comment elle pourra arriver agrave se constituer avec
quelles preacutecautions speacuteciales avec quelles lacunes jrsquoessaie enfin de trouver les rapports
entre cette histoire et les autres branches drsquohistoire afin de voir comment lrsquoeacutevolution des
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faits sociaux (au sens eacutetroit) agit sur lrsquoeacutevolution des autres faits historiques crsquoest-agrave-dire
humains et inversement
19 Lrsquohistoire sociale au sens eacutetroit dont il sera ici question nrsquoest qursquoune partie de lrsquohistoire
des socieacuteteacutes Jrsquoai donneacute plus haut un tableau drsquoensemble des principales espegraveces de
pheacutenomegravenes humains je donne ici un tableau sommaire des branches de lrsquohistoire2
20 I CONDITIONS MATEacuteRIELLES ndash Anthropologie Deacutemographie ndash Eacutetude du milieu naturel et artificiel
geacuteographie physique et eacuteconomique
21 II HABITUDES INTELLECTUELLES ndash Langue Arts Sciences Philosophie et morale Doctrines
eacuteconomiques Religion croyances et pratiques
22 III COUTUMES MATEacuteRIELLES ndash Vie priveacutee
23 IV COUTUMES EacuteCONOMIQUES ndash Production agricole Transports et industries Commerce
Reacutepartition des objets
24 V INSTITUTIONS SOCIALES ndash Famille Organisation de la proprieacuteteacute de famille et des successions
Eacuteducation et instruction Classes sociales
25 VI INSTITUTIONS PUBLIQUES ndash Institutions politiques eccleacutesiastiques internationales
26 Lrsquohistoire sociale comprend toute la quatriegraveme cateacutegorie (coutumes eacuteconomiques) des
fragments de la premiegravere cateacutegorie (deacutemographie) et de la deuxiegraveme (doctrines
eacuteconomiques) Elle se lie seulement par des actions reacuteciproques agrave la troisiegraveme agrave la
cinquiegraveme et agrave la sixiegraveme
NOTES
1 Agrave la fin du XIXe siegravecle apparaicirct une laquo Weltgeschichte raquo reacutedigeacutee en collaboration sous la
direction de Helmolt (en cours de publication) mais elle repose sur une ideacutee nouvelle
geacuteographique non historique
2 Voir chap IX Tableau des pheacutenomegravenes sociaux essentiels Voir aussi Langlois et Seignobos
Introduction aux eacutetudes historiques
81
Chapitre XII
Eacutetat de lrsquohistoire sociale
I Comparaison de lrsquoeacutetat des diffeacuterentes histoires ndash Monographies ndash Manuels speacuteciaux et geacuteneacuterauxndash Eacutetat arrieacutereacute de lrsquohistoire socialeII Raisons de cette infeacuterioriteacute provenant de la nature des faits ndash Caractegravere exteacuterieur des faitscaractegravere subjectif des documents faciliteacute plus grande drsquoatteindre la partie subjective des faitsndash Histoire des doctrinesIII Raisons de lrsquoinfeacuterioriteacute provenant de lrsquoespegravece des documents ndash Documents reacutedigeacutes documentsconserveacutes documents publieacutes ndash Preacutefeacuterence donneacutee aux documents narratifs litteacuteraires eacuteducatifspratiques
1 I ndash Lrsquohistoire des faits sociaux au sens restreint crsquoest-agrave-dire des faits eacuteconomiques et
deacutemographiques est moins avanceacutee que toutes les autres branches de lrsquohistoire Le fait ne
peut guegravere ecirctre contesteacute Il suffit de comparer lrsquoeacutetat de lrsquohistoire sociale et des autres
histoires sous les formes diverses que prend le travail historique monographies histoires
partielles manuels geacuteneacuteraux partout on arrive au mecircme reacutesultat le travail est moins
avanceacute en matiegravere drsquohistoire sociale
2 Pour les monographies la deacutemonstration ne pourrait se faire que par un releveacute
bibliographique Mais il suffit de parcourir les bibliographies nationales Waitz pour
lrsquoAllemagne Monod pour la France Gross pour lrsquoAngleterre Pirenne pour la Belgique
Channing et Hart pour les Eacutetats-Unis on sera frappeacute du petit nombre des eacutetudes
importantes en matiegravere sociale encore la plupart sont-elles tregraves reacutecentes
3 La forme normale agrave laquelle aboutit le travail historique quand on commence agrave posseacuteder
assez de reacutesultats de monographies pour formuler des conclusions drsquoensemble crsquoest
lrsquohistoire partielle drsquoune peacuteriode drsquoun pays drsquoune espegravece de faits ndash par exemple lrsquohistoire
de la litteacuterature ou des institutions drsquoun pays dans une peacuteriode Or si lrsquoon passe en revue
les espegraveces de pheacutenomegravenes qui sont les objets de lrsquohistoire on voit que toutes les
branches speacuteciales sont constitueacutees (sauf les cas ougrave les documents font absolument
deacutefaut) quelques-unes mecircme depuis le milieu du XIXe siegravecle On a fait lrsquohistoire des races
humaines (lrsquoanthropologie) la description geacuteographique du monde (milieu naturel et
milieu artificiel) lrsquohistoire des langues (crsquoest une des plus avanceacutees) lrsquohistoire des arts
des litteacuteratures des sciences de la philosophie des religions lrsquohistoire de lrsquoalimentation
du costume de lrsquoarchitecture du mobilier des usages lrsquohistoire des institutions priveacutees
(histoire du droit) lrsquohistoire des institutions politiques eccleacutesiastiques internationales
82
On lrsquoa faite pour tous les pays et tous les temps pour lrsquoEacutegypte la Gregravece les Romains les
peuples europeacuteens les Eacutetats-Unis pour lrsquoAntiquiteacute le Moyen Acircge les peacuteriodes modernes
Il ne reste presque plus de champ inexploreacute il y a des histoires mal faites qui seront agrave
refaire mais il ne reste plus guegravere de lacunes ndash (sauf dans une branche lrsquohistoire de la
morale reacuteelle crsquoest-agrave-dire lrsquoeacutetude de la conduite reacuteelle des hommes parce que la question
ne pourra ecirctre poseacutee nettement tant qursquoon ne connaicirctra pas lrsquoensemble des actes et des
habitudes y compris la vie eacuteconomique) ndash Quant agrave lrsquohistoire geacuteneacuterale qui domine toutes
les histoires speacuteciales elle est faite pour tous les pays europeacuteens et pour tout le cours des
temps depuis lrsquoAntiquiteacute
4 Lrsquohistoire des faits sociaux est beaucoup moins avanceacutee La deacutemographie reacutetrospective est
agrave peine eacutebaucheacutee et pleine de conjectures Lrsquohistoire statistique des pheacutenomegravenes les plus
simples lrsquohistoire des prix a eacuteteacute esquisseacutee en Angleterre par Tooke puis par Thorold
Rogers qui a eu en France un imitateur malheureux mais ce ne sont guegravere que des essais
sans meacutethode et sans critique
5 Lrsquohistoire des faits eacuteconomiques nrsquoa eacuteteacute commenceacutee que longtemps apregraves toutes les autres
et est resteacutee beaucoup moins avanceacutee Il nrsquoy a pas encore drsquohistoire de lrsquoagriculture dans
chaque pays Lrsquohistoire de lrsquoagriculture en Allemagne est reacutecente celle drsquoInama-Sternegg
est loin drsquoecirctre acheveacutee et bien que fort supeacuterieure aux essais anteacuterieurs elle est bien loin
drsquoaboutir agrave des conclusions incontestables ndash Lrsquoindustrie en est encore agrave des monographies
(sauf pour lrsquoAngleterre le livre de Cunningham dont la peacuteriode moderne seule a une
valeur historique) ndash Lrsquoeacutetude des transports est encore meacutelangeacutee agrave celle du commerce
lrsquohistoire du commerce et du creacutedit elle-mecircme est encore tregraves incomplegravete Il nrsquoexiste
aucune histoire drsquoensemble depuis le vieil essai de Scherer qui date de 1855 Goldschmidt
nrsquoa eacutetudieacute que lrsquohistoire du droit commercial Toute cette branche nrsquoest guegravere repreacutesenteacutee
que par des monographies sur des institutions speacuteciales chemins de fer Bourse traiteacutes
de commerce etc
6 Parmi les institutions priveacutees qui sont la matiegravere de lrsquohistoire du droit les mieux connues
sont la proprieacuteteacute fonciegravere la famille le reacutegime des successions la partie la moins
avanceacutee est justement celle qui touche aux sciences sociales lrsquoorganisation des classes Le
reacutegime fiscal qui est le mieux connu des pheacutenomegravenes eacuteconomiques est une portion des
institutions politiques
7 Ainsi les autres branches drsquohistoire sont deacutejagrave arriveacutees agrave la forme drsquohistoires partielles qui
en se juxtaposant forment un tableau presque complet lrsquohistoire sociale en est presque
partout encore agrave la peacuteriode des monographies1
8 Une autre marque de lrsquoeacutetat arrieacutereacute de ces branches drsquohistoire crsquoest la place qursquoelles
tiennent dans les manuels drsquoensemble Il en existe trois formes
9 1deg Les manuels drsquohistoire geacuteneacuterale (ou histoire universelle) eacutetudient les pheacutenomegravenes
geacuteneacuteraux communs et expliquent lrsquoeacutevolution des pheacutenomegravenes speacuteciaux on y deacutecrit
surtout les faits politiques et les transferts de populations Il est probable que les
pheacutenomegravenes eacuteconomiques ont aussi une action geacuteneacuterale sur lrsquoeacutevolution des socieacuteteacutes ils
devraient donc former une partie consideacuterable de lrsquohistoire geacuteneacuterale et pourtant agrave peine
sont-ils mentionneacutes dans les histoires geacuteneacuterales Grote Curtius Busolt Meyer Duruy et
les histoires de la collection de Gotha et de lrsquoAllgemeine Geschichte de Oncken on leur a
conceacutedeacute quelques chapitres exclusivement relatifs agrave la France dans lrsquoHistoire geacuteneacuterale de
Lavisse et Rambaud
83
10 2deg Les manuels speacuteciaux drsquoune branche de lrsquohistoire existent deacutejagrave pour certaines branches
histoire des religions de la theacuteologie des sciences du droit priveacute de la litteacuterature du
droit public Il nrsquoexiste pas de manuel parallegravele pour lrsquohistoire des pheacutenomegravenes
eacuteconomiques Ce qui en tient lieu le Handwoumlrterbuch der Staatswissenschaften est le produit
drsquoun effort vigoureux de collaboration mais on peut y voir par la bibliographie mecircme
des articles historiques que ces eacutetudes sont encore agrave lrsquoeacutetat de monographies On nrsquoa pas
trouveacute de cadre pour organiser ces monographies on les a preacutesenteacutees sous forme
drsquoarticles isoleacutes rassembleacutes seulement en un reacutepertoire alphabeacutetique
11 3deg Les manuels geacuteneacuteraux drsquoune peacuteriode de lrsquohistoire qui sont la forme la plus acheveacutee de
concentration du travail historique existent deacutejagrave pour lrsquoAntiquiteacute ce sont les
Alterthuumlmer le travail le plus complet paraicirct depuis une vingtaine drsquoanneacutees en eacuteditions
successives sous le nom de Iwan Muumlller Ils commencent pour le Moyen Acircge avec les
Grundriss de Paul et de Groumlber donneacutes en annexe agrave lrsquohistoire des litteacuteratures germaniques
et romanes Il suffit de regarder la place que tiennent dans ces manuels les faits
eacuteconomiques en proportion des autres branches Dans la collection de Iwan Muumlller en 9
volumes (quelques-uns eacutenormes) ces faits forment une petite partie drsquoune section des
Privatalterthuumlmer Ils occupent encore moins de place dans les Grundriss Eacutevidemment
lrsquoeacutetude du passeacute nrsquoa pas peacuteneacutetreacute profondeacutement dans lrsquohistoire sociale
12 On peut constater une disproportion analogue dans les bibliographies peacuteriodiques Il
suffit de se reporter agrave Langlois Manuel de Bibliographie historique 2e eacuted 1901 ou agrave la
Zeitschrift fuumlr Literatur und Geschichte der Staatswissenschaft qui se publie depuis 1893
13 Cette infeacuterioriteacute tient en partie agrave la formation tardive de lrsquohistoire sociale Ce nrsquoest pas
avant la seconde moitieacute du XIXe siegravecle qursquoil srsquoest formeacute un groupe de speacutecialistes de
lrsquohistoire eacuteconomique et depuis que cette branche est repreacutesenteacutee comme les autres par
des professeurs speacuteciaux les progregraves surtout en Allemagne sont devenus rapides Mais
ce retard provient aussi de difficulteacutes speacuteciales agrave cette histoire difficulteacutes drsquoespegraveces
diffeacuterentes qui tiennent les unes agrave la nature des faits sociaux drsquoautres agrave la nature des
documents de lrsquohistoire sociale drsquoautres au degreacute de connaissance neacutecessaire en ces
matiegraveres drsquoautres enfin agrave la forme que prend lrsquoeacutevolution des faits sociaux
14 II ndash La nature des faits de lrsquohistoire sociale les rend plus difficiles agrave atteindre que la
plupart des faits qui sont la matiegravere des autres branches drsquohistoire Sauf les doctrines
eacuteconomiques ils ont tous ce caractegravere drsquoecirctre des faits exteacuterieurs agrave celui qui les deacutecrit
Tous les faits atteints par la statistique (deacutemographie) sont des faits mateacuteriels Tous les
faits eacuteconomiques sont des actes et des usages mateacuteriels modes de culture technique des
industries organisation du travail transports mecircme le commerce et les opeacuterations de
vente de speacuteculation de creacutedit La partie subjective de toutes ces opeacuterations se reacuteduit agrave
des repreacutesentations et des motifs mais il faut toujours connaicirctre le reacutesultat les actes
exteacuterieurs Lrsquohistoire sociale est donc essentiellement lrsquohistoire de faits mateacuteriels visibles
qui ont une conseacutequence mateacuterielle
15 Il semble drsquoabord que ce soit pour cette histoire une garantie de plus grande certitude
elle eacutetudie des faits reacuteels non des imaginations subjectives elle sera donc plus reacuteelle plus
certaine Crsquoest lrsquoillusion drsquoAuguste Comte qui lrsquoa conduit agrave prendre la sociologie pour une
science positive opposeacutee agrave la psychologie fantaisie subjective et qui lrsquoa ameneacute agrave passer
directement de la physiologie (objective) agrave la sociologie (objective) en sautant par-dessus
la psychologie Elle srsquoexplique par la meacutethode de travail drsquoAuguste Comte qui jamais
84
nrsquoavait opeacutereacute sur un document historique et ignorait le caractegravere forceacutement subjectif des
documents et des faits sociaux
16 Il existe il est vrai des monuments mateacuteriels du passeacute des objets anciens conserveacutes
qursquoon peut eacutetudier objectivement Ce sont des deacutebris reacuteels drsquoossements ou de cuisine ou
drsquoinstruments avec lesquels on fait la paleacuteontologie et lrsquoanthropologie preacutehistorique
ndash ou des monuments au sens vulgaire qui fournissent la matiegravere de lrsquohistoire de
lrsquoarchitecture ou des objets de tout genre bijoux armes eacutetoffes meubles œuvres drsquoart
statues tableaux outils instruments Mais ces objets nrsquoont de rocircle en sciences sociales
que pour lrsquohistoire de la technique En pratique on ne fait guegravere lrsquohistoire sociale qursquoavec
des documents figureacutes ou eacutecrits qui ont pour caractegravere fondamental drsquoecirctre subjectifs
(voir partie 1 chap I I) que ce soit un document figureacute (dessin repreacutesentation) ou un
eacutecrit le proceacutedeacute de transcription seul diffegravere dans les deux cas ce sont les
interpreacutetations qursquoun auteur a donneacutees de choses exteacuterieures le document ne donne que
le reacutesultat du travail drsquoesprit de lrsquoauteur crsquoest-agrave-dire drsquoune opeacuteration subjective
17 Ce caractegravere forceacutement subjectif de tous les documents nrsquoa pas seulement des
conseacutequences capitales pour la meacutethode il explique pourquoi la certitude est plus
difficile agrave atteindre en histoire sociale Ce qursquoon atteint drsquoabord dans un document ce
sont les conceptions de lrsquoauteur les images qui forment le mobilier de son esprit Crsquoest
seulement par raisonnement agrave partir de ces conceptions qursquoon arrive agrave conclure aux
reacutealiteacutes exteacuterieures que lrsquoauteur a connues en tout cas on nrsquoy arrive qursquoindirectement
par un deacutetour et ougrave lrsquoon a grandrsquochance de se tromper car ce raisonnement repose
toujours sur des bases chanceuses (voir chap VIII I )
18 La connaissance historique la moins sujette agrave erreur crsquoest celle qursquoon atteint le plus
directement et crsquoest preacuteciseacutement la connaissance des conceptions non des faits Elle est la
seule qursquoon puisse eacutetablir par un seul document Il suffit drsquoun seul texte pour prouver
lrsquoexistence drsquoun mot drsquoune forme verbale drsquoune doctrine drsquoune forme artistique drsquoune
proposition philosophique ou scientifique drsquoune regravegle de droit Si lrsquoauteur introduit une
de ces conceptions dans son document crsquoest que cette conception existait dans son
esprit ce seul exemple prouve lrsquoexistence de la conception Donc les histoires les plus
faciles agrave eacutetablir parce qursquoelles demandent le moins de comparaison de documents les
histoires les plus certaines parce qursquoelles supposent le moins de raisonnement ce sont les
histoires de faits subjectifs Voilagrave pourquoi les branches drsquohistoire les plus vite
constitueacutees ont eacuteteacute les histoires des langues des litteacuteratures des religions des arts de la
philosophie du droit Au contraire lrsquohistoire des faits exteacuterieurs oblige toujours agrave des
discussions sur la valeur des documents agrave une critique de la sinceacuteriteacute et de lrsquoexactitude de
lrsquoauteur comme un mensonge ou une erreur est toujours possible elle ne permet jamais
de conclure drsquoapregraves un document unique elle exige un travail de comparaison elle est la
plus longue agrave constituer et la plus contestable
19 Les faits exteacuterieurs ne sont pas tous eacutegalement difficiles agrave eacutetablir Il est drsquoautant plus
facile de les atteindre qursquoils contiennent une part plus grande de conception par
conseacutequent de faits subjectifs connus directement Or une bonne part de lrsquohistoire
exteacuterieure des faits politiques est dans ce cas Lrsquoeacutetude des regravegles officielles (qui forme
presque toute lrsquohistoire des institutions) est de mecircme nature que lrsquoeacutetude du droit elle se
contente drsquoatteindre des formules politiques lois regraveglements arrecircts qui sont des
conventions Les actes reacuteels se dissimulent sous les deacuteclarations officielles comme la
pratique reacuteelle du droit se cache sous les formes juridiques surtout pour les eacutepoques
anciennes nous connaissons beaucoup plutocirct les conceptions et les regravegles que les actes
85
politiques Que se passait-il reacuteellement agrave lrsquoAgora au Forum dans le Seacutenat romain Nous
ne le savons guegravere nous connaissons tout au plus ce qui eacutetait censeacute srsquoy passer Et nous ne
sommes pas mieux instruits pour les cours de justice feacuteodale En ces matiegraveres nous
nrsquoatteignons guegravere que des formes il est vrai que la connaissance des formes a deacutejagrave une
valeur Il reste cependant des actes reacuteels qursquoil est neacutecessaire de connaicirctre pour
comprendre lrsquohistoire geacuteneacuterale ce sont les invasions guerres eacutemeutes perseacutecutions qui
changent les conditions reacuteelles de la vie Mais ces actes sont par leur nature mecircme plus
frappants pour lrsquoimagination ils laissent beaucoup plus de traces subjectives dans lrsquoesprit
des auteurs et par suite dans les documents que les faits continus et monotones de la vie
eacuteconomique Ainsi par suite de la nature objective des faits sociaux lrsquohistoire en est plus
difficile agrave constituer avec certitude
20 La conseacutequence crsquoest que dans toutes les sciences sociales la seule partie qui puisse ecirctre
rapidement et sucircrement constitueacutee crsquoest la partie subjective lrsquohistoire des doctrines
eacuteconomiques ou sociales qui nrsquoest guegravere qursquoun fragment de lrsquohistoire des sciences ou de
la philosophie Voilagrave pourquoi les professeurs de science sociale srsquoy sont plus volontiers
renfermeacutes Quand un enseignement social srsquoest creacuteeacute il a commenceacute drsquoordinaire par
prendre pour sujet lrsquoeacutetude des doctrines sociales plutocirct que lrsquohistoire des pheacutenomegravenes
sociaux Cette preacutefeacuterence est conforme agrave la marche normale de la connaissance dans
toutes les eacutetudes qui opegraverent par la meacutethode historique Mais crsquoest aussi une preacutesomption
qursquoune branche drsquohistoire est peu avanceacutee quand ceux qui la professent font porter leurs
recherches et leur enseignement sur les doctrines plus que sur les faits exteacuterieurs
21 III ndash Une seconde difficulteacute de lrsquohistoire sociale tient agrave la nature des documents
historiques et aussi agrave la nature des publications de documents ndash qui pratiquement
importe presque autant car un document manuscrit nrsquoest guegravere utilisable lrsquohistoire ne
se fait pas avec des manuscrits
22 Le caractegravere geacuteneacuteral habituel des documents est drsquoecirctre reacutedigeacutes pour drsquoautres raisons que
des raisons scientifiques Crsquoest mecircme le caractegravere propre du document que lrsquoauteur ait eu
un autre but que drsquoobserver et de deacutecrire exactement la reacutealiteacute Or parmi les faits
humains les faits sociaux sont ceux qursquoon a le moins de motifs non scientifiques de
regarder et de rapporter Pour quels motifs reacutedige-t-on un document
23 Les documents narratifs sont eacutecrits pour conserver la meacutemoire des faits meacutemorables crsquoest-
agrave-dire des faits qui frappent lrsquoimagination ou des faits auxquels la vaniteacute est inteacuteresseacutee
Les premiers documents narratifs sont des inscriptions de victoires en Eacutegypte en
Assyrie en Perse puis viennent les histoires de peuples ou de princes remplies des actes
des rois et des chefs des guerres des reacutevolutions Les seuls faits eacuteconomiques frappants
sont les famines De lagrave le petit nombre de renseignements eacuteconomiques donneacutes par les
histoires et mecircme plus tard par les laquo papiers nouvelles raquo gazettes et journaux jusqursquoau
temps ougrave srsquoy introduisent les annonces commerciales
24 Les documents litteacuteraires sont faits pour plaire au public on lui donne ce qursquoil aime de la
poeacutesie de lrsquoeacuteloquence du comique du romanesque On nrsquoa aucune raison drsquoy mentionner
les faits sociaux le public vit plongeacute au milieu de ces faits il les voit trop souvent pour
avoir aucun deacutesir de les entendre deacutecrire aussi les œuvres litteacuteraires ne donnent-elles
presque pas de renseignements agrave lrsquohistoire sociale
25 Les documents eacuteducatifs sont destineacutes agrave communiquer une doctrine une croyance une
connaissance une regravegle ou des rites Dans cette classe rentrent tous les ouvrages religieux
ou philosophiques ou moraux tous les manuels et traiteacutes drsquoun art ou drsquoune science
86
(grammaire rheacutetorique meacutedecine) tous les livres de science les formulaires de droit On
nrsquoa pas de raison drsquoy deacutecrire des faits sociaux sauf par allusion dans le cas ougrave un usage
eacuteconomique a des conseacutequences et alors on nrsquoy met guegravere que des mentions eacuteparses et
obscures
26 Les documents pratiques sont destineacutes agrave retrouver un fait ou agrave le prouver ce sont les
actes officiels priveacutes et publics recueils de lois registres comptes recensements
statistiques rapports enquecirctes Crsquoest dans cette cateacutegorie que se trouvent les
renseignements les plus consideacuterables pour lrsquohistoire sociale Mais drsquoabord ils sont tregraves
incomplets les faits nrsquoy sont pas deacutecrits meacutethodiquement pour donner une connaissance
drsquoensemble ils ne sont que rappeleacutes dans la mesure ougrave on a cru en avoir besoin pour un
but pratique speacutecial ils laissent donc de grandes lacunes qui peuvent faire commettre
drsquoeacutenormes erreurs (par exemple en matiegravere drsquoimpocircts) En outre lrsquointeacuterecirct qursquoon porte agrave
ces documents est souvent limiteacute agrave la geacuteneacuteration qui srsquoen sert il ne dure guegravere plus
longtemps sauf pour les preuves financiegraveres le sort naturel des documents pratiques est
donc de se perdre en fait il srsquoen est peu conserveacute jusqursquoau moment ougrave on a creacuteeacute des
archives publiques chargeacutees de conserver sans distinction tous les papiers Enfin ce sont
des documents encombrants tregraves longs et sans valeur litteacuteraire on nrsquoa pour les publier
que des raisons scientifiques et lrsquoon publie de preacutefeacuterence ceux qui fournissent des
renseignements politiques
27 Toutes ces raisons expliquent pourquoi lrsquohistoire sociale dispose drsquoun nombre si
insuffisant de documents La masse des documents relatifs agrave la peacuteriode antique est
presque entiegraverement eacutetrangegravere agrave lrsquohistoire sociale Depuis lrsquoAntiquiteacute jusqursquoau XIe siegravecle
on ne sait presque rien on nrsquoa pas un seul recensement sucircr (pas mecircme le census purement
politique des citoyens romains) La vie eacuteconomique reste donc obscure Il nrsquoest mecircme pas
besoin de remonter jusqursquoagrave Boeckh Que de conjectures hasardeacutees mecircme dans les travaux
les plus reacutecents dans Beloch dans Mommsen Que de lacunes incomparablement plus
que dans aucun autre recueil de faits On connaicirct en gros lrsquoorganisation politique des
citeacutes antiques Que sait-on de leur organisation eacuteconomique
28 De mecircme la publication des documents conserveacutes est moins avanceacutee pour lrsquohistoire
sociale que pour toute autre On a preacutefeacutereacute naturellement publier ou les documents qui
inteacuteressaient le public le plus large ou ceux que recommandait leur rareteacute leur antiquiteacute
et leur petit volume On a donc publieacute drsquoabord toutes les œuvres litteacuteraires puis toutes les
œuvres historiques mecircme les chroniques ou les annales les plus segraveches on a publieacute les
traiteacutes drsquoart ou de science les œuvres de doctrines on a reproduit les monuments
artistiques ou drsquoart industriel les speacutecimens des vieilles eacutecritures Les preacuteoccupations des
eacutediteurs de documents ont eacuteteacute parallegraveles agrave celles des reacutedacteurs ils ont chercheacute agrave
atteindre le public Or les documents eacuteconomiques actuels inteacuteressent peu le public les
documents reacutetrospectifs encore moins et pour les publier il faut un gros effort car ils
forment une lourde masse On srsquoexplique ainsi tregraves bien qursquoil ait fallu attendre beaucoup
plus longtemps pour trouver les moyens de publier les documents eacuteconomiques Il a fallu
pouvoir se passer du public et ne faire appel qursquoagrave des fonds drsquoorigine scientifique
Lrsquoentreprise est toute reacutecente on le verra en comparant dans la bibliographie de Waitz
Quellenkunde der deutschen Geschichte eacutedit de 1894 les publications eacuteconomiques de
documents avec les recueils des autres branches drsquohistoire Encore lrsquoAllemagne est-elle
plus avanceacutee que les autres pays parce qursquoelle a maintenant des professeurs speacutecialistes
drsquohistoire eacuteconomique En France le caractegravere dogmatique pris par lrsquoeacuteconomie politique a
probablement empecirccheacute drsquoentreprendre le deacutepouillement meacutethodique des documents En
87
Angleterre il a eacuteteacute fait quelques essais individuels et il semble qursquoaux Eacutetats-Unis on
commence agrave organiser ce travail neacutecessaire de publication mais le mouvement en est
encore agrave ses deacutebuts
NOTES
1 Beloch a essayeacute de leur faire une part plus large dans son Histoire grecque mais ses theacuteories
restent le plus souvent conjecturales faute de documents
88
Chapitre XIII
La construction des faits sociaux
I Neacutecessiteacute de la construction ndash Faits simultaneacutes et faits successifsII Proceacutedeacute de construction des faits simultaneacutes ndash Questionnaire diffeacuterence entre le questionnairehistorique et le questionnaire drsquoenquecircteIII Cadres de lrsquohistoire sociale ndash Sections geacuteographiques ndash Questions agrave poser ndash Tableau despheacutenomegravenes
1 Un autre groupe de difficulteacutes tient non plus agrave la matiegravere de la science sociale crsquoest-agrave-
dire aux faits isoleacutes qursquoil srsquoagit de constater mais agrave la construction qursquoon veut eacutedifier avec
ces faits crsquoest-agrave-dire agrave la nature mecircme de la science Lrsquoexamen de ces difficulteacutes speacuteciales
fournira un enseignement pratique sur les preacutecautions agrave prendre et sur les lacunes
ineacutevitables de la science sociale par conseacutequent sur ses limites et sur les terrains qursquoon
fera mieux drsquoeacuteviter Ces difficulteacutes viennent de deux causes 1deg de lrsquoeacutetendue neacutecessaire
des faits agrave connaicirctre en science sociale 2deg du caractegravere speacutecial de lrsquoeacutevolution en matiegravere
de faits sociaux
2 I ndash La premiegravere difficulteacute tient agrave lrsquoeacutetendue qursquoon est obligeacute de donner agrave la construction
historique en matiegravere sociale Il faut drsquoabord srsquoexpliquer sur le sens preacutecis de ce mot
construction que jrsquoai eacuteteacute obligeacute de creacuteer pour deacutesigner le dernier acte du travail historique
Quand on a eacutetudieacute des documents par la meacutethode historique en leur appliquant les
proceacutedeacutes de lrsquoanalyse et de la critique on arrive agrave la fin de toutes ces opeacuterations agrave
deacuteterminer seulement des produits drsquoanalyse crsquoest-agrave-dire des faits historiques isoleacutes par
exemple Il a existeacute une bourse du commerce agrave Anvers au XVIe siegravecle
3 Il est eacutevident qursquoon ne peut laisser les faits tels qursquoils sortent du travail analytique agrave lrsquoeacutetat
de fragments agrave moins de se contenter drsquoun reacutepertoire par ordre alphabeacutetique Degraves qursquoon
veut essayer de les comprendre il faut les coordonner
4 Pour faire une science il faut reacuteunir tous ces faits isoleacutes en un ensemble la construction Le
principe eacuteleacutementaire1 crsquoest de reacuteunir les faits par deux systegravemes de combinaison les faits
simultaneacutes pour obtenir un tableau des choses agrave un moment donneacute les faits successifs
pour atteindre les transformations et lrsquoeacutevolution La construction historique deacutefinitive
comporte donc toujours deux groupes drsquoopeacuterations 1deg pour dresser le tableau des faits agrave
un moment donneacute description drsquoeacutetat 2deg pour eacutetablir la seacuterie des changements successifs
dans le temps deacutetermination drsquoeacutevolution Cette meacutethode srsquoapplique agrave tous les faits
89
historiques agrave toutes les histoires des usages de tous genre costume habitation
ceacutereacutemonial arts lettres religion sciences institutions politiques elle srsquoapplique agrave toute
lrsquohistoire sociale histoire de la vie eacuteconomique deacutemographie et statistique
reacutetrospectives histoire des doctrines sociales
5 II ndash Pour grouper les faits il faut trouver un cadre de classement crsquoest une neacutecessiteacute
ineacutevitable de toutes les sciences descriptives On a vu plus haut (chap VIII III) que dans
les sciences documentaires on est reacuteduit agrave le creacuteer par un travail drsquoimagination et que ce
cadre imagineacute prendra forceacutement le caractegravere drsquoun questionnaire Crsquoest une neacutecessiteacute que
les historiens nrsquoaiment pas agrave srsquoavouer Dans les sciences sociales les travailleurs ne se font
pas scrupule drsquoen parler ouvertement La pratique des enquecirctes les a familiariseacutes avec
cette ideacutee qursquoon ne peut faire une enquecircte par eacutecrit sans questionnaire Or toute eacutetude
historique faite pour arriver agrave dresser le tableau soit drsquoune organisation soit drsquoun
ensemble drsquousages est une enquecircte reacutetrospective elle comporte forceacutement un
questionnaire
6 Il y a donc une ressemblance essentielle entre le questionnaire qui sert agrave diriger le travail
drsquoune enquecircte sur un pheacutenomegravene social contemporain et le questionnaire historique
dresseacute pour lrsquoeacutetude drsquoun pheacutenomegravene social passeacute Dans les deux cas le travailleur
deacutetermine drsquoavance lrsquoespegravece de faits qursquoil cherchera agrave rassembler et lrsquoordre dans lequel il
les rangera Or il ne peut dresser cette liste de questions et tracer ce cadre drsquoarrangement
qursquoen partant de la connaissance qursquoil a deacutejagrave de pheacutenomegravenes analogues agrave ceux qui vont
faire le sujet de lrsquoenquecircte Pour dresser un questionnaire on se repreacutesente un ensemble
analogue agrave celui qursquoon veut eacutetudier et on lrsquoanalyse mentalement de faccedilon agrave deacutegager un agrave
un les deacutetails sur lesquels devra porter lrsquoenquecircte Il faut donc avoir la connaissance drsquoun
ensemble du mecircme genre Celui qui nrsquoaurait aucune connaissance drsquoun syndicat ne
pourrait pas dresser un questionnaire pour une eacutetude de syndicat Il en est exactement de
mecircme pour un historien il ne pourrait dresser le cadre pour grouper des faits drsquoune
espegravece dont il nrsquoaurait aucune ideacutee
7 Mais il y a des diffeacuterences entre un questionnaire historique et un questionnaire pour
lrsquoeacutetude de faits actuels Pour une eacutetude actuelle le questionnaire peut nrsquoecirctre qursquoun guide
provisoire en faisant lrsquoenquecircte on se trouvera placeacute directement en preacutesence de
lrsquoensemble complet des faits on sera ameneacute naturellement agrave apercevoir les lacunes les
faits qursquoon avait oublieacutes de preacutevoir agrave voir ceux qursquoon avait mal interpreacuteteacutes ou mal
classeacutes la vue directe de lrsquoensemble rectifiera constamment les oublis ou les ideacutees
preacuteconccedilues le tableau traceacute apregraves lrsquoenquecircte pourra ecirctre beaucoup plus complet et moins
arbitraire que le questionnaire Mais le questionnaire historique nrsquoa pas cette ressource
de lrsquoobservation posteacuterieure Il est vrai qursquoon pourra trouver dans les documents la
mention de faits auxquels on nrsquoavait pas penseacute ou lrsquoindication de rapports qursquoon avait mal
interpreacuteteacutes aussi un historien meacutethodique doit-il toujours ecirctre precirct agrave compleacuteter ou agrave
rectifier son questionnaire Mais les documents ne peuvent jamais fournir que des
fragments ils ne donnent pas une vue drsquoensemble ils ne sont intelligibles qursquointerpreacuteteacutes
au moyen drsquoune ideacutee geacuteneacuterale de la socieacuteteacute ougrave les faits se sont produits ideacutee forceacutement
subjective donc ils restent toujours subordonneacutes agrave lrsquoideacutee que lrsquohistorien se fait des
socieacuteteacutes en geacuteneacuteral Voilagrave pourquoi un tableau historique est beaucoup plus subjectif que
le tableau reacutesultant drsquoune enquecircte directe sur le preacutesent Cette subjectiviteacute inheacuterente agrave
tout travail historique tient agrave ce que les menus fragments livreacutes agrave lrsquohistorien par lrsquoeacutetude
des documents ne peuvent jamais ecirctre recolleacutes ensemble qursquoau moyen drsquoun ciment fourni
par lrsquoimagination
90
8 En outre lrsquoenquecircte directe peut arriver agrave reacuteunir tous les faits drsquoune nature donneacutee dans
un rayon donneacute agrave un moment donneacute ndash ou du moins tous les faits assez importants pour
valoir la peine drsquoecirctre connus ndash ceux que lrsquoenquecircteur neacutegligera de recueillir ce sera
volontairement parce qursquoil les jugera inutiles pour lrsquointelligence de lrsquoensemble Dans le
travail historique au contraire les faits recueillis deacutependront des documents agrave la
disposition de lrsquohistorien il faudra qursquoils aient eacuteteacute non seulement observeacutes et deacutecrits par
un contemporain mais transmis par des documents qui se soient conserveacutes et dont
lrsquohistorien aura connaissance Des faits indispensables pourront lui eacutechapper soit parce
qursquoils nrsquoauront pas eacuteteacute noteacutes soit parce que les documents se seront perdus ou mecircme
seulement parce qursquoils lui seront resteacutes inconnus Crsquoest ainsi le hasard qui deacutecidera des
lacunes pour les eacutepoques eacuteloigneacutees elles seront toujours eacutenormes le sort naturel des
documents surtout en matiegravere eacuteconomique eacutetant de se perdre au bout de quelques
siegravecles Lrsquoenquecircte actuelle sera comme un plan drsquoarchitecte ougrave sera traceacute lrsquoensemble de la
construction le tableau historique restera une esquisse avec des lacunes marqueacutees par
des lignes conjecturales Encore les conditions de construction drsquoun eacutedifice mateacuteriel sont-
elles si simples et si uniformes qursquoon peut restituer avec une quasi-certitude les lignes
disparues tandis que les ensembles sociaux sont soumis agrave des lois si compliqueacutees que la
restitution des faits non connus directement reste toujours une conjecture douteuse
9 III ndash Le cadre de lrsquohistoire eacuteconomique est donneacute par la nature mecircme des faits
eacuteconomiques Ils consistent dans les rapports entre les hommes et les objets mateacuteriels en
tant que ces objets sont rechercheacutes pour satisfaire un besoin La limite nrsquoest pas toujours
facile agrave tracer mecircme si lrsquoon prend lrsquoexpression laquo pheacutenomegravenes eacuteconomiques raquo au sens
habituel dans lrsquoeacuteconomie politique europeacuteenne ndash crsquoest-agrave-dire en eacutecartant les
pheacutenomegravenes de consommation et les faits geacuteneacuteraux de deacutemographie et en se restreignant
aux pheacutenomegravenes drsquoappropriation de creacuteation et de distribution des objets Mecircme dans
ces limites aucun classement geacuteneacuteral des pheacutenomegravenes ne srsquoimpose sans discussion en
fait les cadres adopteacutes pour les exposer varient dans les diffeacuterents ouvrages historiques
Je me borne donc agrave proposer le classement qui me paraicirct le plus conforme agrave lrsquoobservation
des pheacutenomegravenes actuels
10 Drsquoabord il est impossible de reacuteunir en un tableau unique les faits du monde entier agrave un
moment donneacute Un sectionnement mateacuteriel srsquoimpose comme une neacutecessiteacute pratique Le
principe pour faire la section doit ecirctre tireacute des conditions les plus geacuteneacuterales de celles qui
srsquoimposent agrave tous les faits Pour les faits eacuteconomiques crsquoest la division naturelle de la
terre drsquoougrave sont tireacutes les mateacuteriaux et sur laquelle se font les eacutechanges crsquoest-agrave-dire la
division geacuteographique On sera donc ameneacute agrave choisir un compartiment de la terre dans
lequel on eacutetudiera les faits eacuteconomiques on fera le tableau eacuteconomique drsquoun mecircme pays
soit une reacutegion (Provence Sicile Irlande) soit un Eacutetat (France Allemagne Angleterre)
La reacuteunion de ces tableaux seacutepareacutes pourra donner ensuite un tableau geacuteneacuteral drsquoune
portion du monde mais il vaut mieux que ce tableau drsquoensemble ne soit que le
groupement de travaux anteacuterieurs faits chacun dans une subdivision geacuteographique Dans
un mecircme pays les pheacutenomegravenes eacuteconomiques de diffeacuterentes espegraveces sont lieacutes entre eux
par des reacuteactions mutuelles lrsquoorganisation de la culture agit sur lrsquoindustrie le commerce
agit sur la culture le reacutegime de proprieacuteteacute agit sur le commerce etc Il vaut donc mieux
construire drsquoabord un tableau geacuteneacuteral de tous les pheacutenomegravenes lieacutes entre eux dans un pays
donneacute et rapprocher ensuite ces ensembles que drsquoeacutetudier une seule espegravece de
pheacutenomegravenes deacutetacheacutee de lrsquoensemble dans tous les pays du monde2 La division
91
fondamentale se fera par pays les subdivisions seules se feront par espegraveces de
pheacutenomegravenes
11 La division en espegraveces doit reposer sur le but et la nature des arts par lesquels sont creacuteeacutes
et distribueacutes les objets ndash La division geacuteneacuterale est 1deg production subdiviseacutee en
production directe des mateacuteriaux transformation des mateacuteriaux (industrie) 2deg transfert
subdiviseacute en transport mateacuteriel eacutechange leacutegal (commerce) 3deg reacutepartition subdiviseacutee en
appropriation jouissance transmission
12 Dans ce cadre geacuteneacuteral se placent agrave propos de chaque espegravece de faits les questions
speacuteciales agrave poser quand on fait lrsquoenquecircte reacutetrospective sur lrsquoeacutetat eacuteconomique drsquoun pays agrave
un moment donneacute Quels sont les systegravemes suivis par les habitants Par qui sont-ils
pratiqueacutes Comment sont-ils distribueacutes entre les diffeacuterentes parties du pays Ce qui
implique une description de lrsquousage une description du personnel speacutecial une carte de
distribution de lrsquousage
13 Voici le deacutetail
14 1er groupe Production
15 1deg Production directe crsquoest-agrave-dire des objets bruts quatre proceacutedeacutes 1deg chasse et pecircche
2deg eacutelevage 3deg culture 4deg extraction des mateacuteriaux bruts (bois carriegraveres mines) qui
forme transition avec lrsquoindustrie Pour chacune des quatre on fera des subdivisions
suivant lrsquoespegravece drsquoanimal ou drsquoobjet Lrsquoenquecircte devra porter seacutepareacutement sur chaque
forme de production et poser trois questions 1deg objets produits et proceacutedeacutes de travail
2deg personnes qui font les opeacuterations comment elles se partagent les opeacuterations comment
elles sont organiseacutees (coordonneacutees ou subordonneacutees) 3deg reacutepartition de ces personnes sur
le sol (centres de production quantiteacutes produites par chacun)
16 2deg Industrie crsquoest-agrave-dire transformation des mateacuteriaux Le nombre des industries est tregraves
grand ce qui les rend difficiles agrave classer le classement drsquoapregraves la nature des mateacuteriaux
est irrationnel le moins arbitraire est le classement drsquoapregraves le but car le but drsquoordinaire
conditionne les proceacutedeacutes On divisera donc en alimentation vecirctement bacirctiment
ameublement outils et armes objets de luxe vie intellectuelle dans chacune les
subdivisions sont nombreuses Forceacutement chaque industrie formera un terrain drsquoenquecircte
speacutecial ougrave lrsquoon retrouvera les mecircmes questions 1deg mateacuteriaux employeacutes et proceacutedeacutes
(technique) 2deg personnel employeacute crsquoest-agrave-dire division et organisation du travail
rapports entre les travailleurs drsquoun mecircme meacutetier rapports avec ceux des autres meacutetiers
et surtout avec les directeurs du commerce 3deg distribution geacuteographique des
travailleurs centres pour chaque espegravece de travail nombre des travailleurs et quantiteacute
des produits
17 2e groupe Transfert
18 1deg Transports transition entre lrsquoindustrie et le commerce ndash II nrsquoy a guegravere agrave distinguer que
deux classes transport par mer transport inteacuterieur mais la deuxiegraveme se subdivise en
voies fluviales voies ferreacutees routes Pour chaque classe se posent les trois questions
1deg proceacutedeacutes de transport voie et mode de traction et drsquoemballage (il faut ici distinguer les
transports drsquoobjets et de personnes) 2deg personnel des transports (mecircmes questions que
pour lrsquoindustrie) 3deg distribution geacuteographique des voies et des centres de transport
quantiteacute des objets transporteacutes
19 2deg Commerce eacutechange des droits Il faut distinguer entre le commerce direct qui se fait par
un eacutechange drsquoobjets mateacuteriels et les commerces symboliques creacutedit et speacuteculation Pour
92
chaque branche reviennent les questions 1deg matiegravere du commerce et proceacutedeacutes de
commerce 2deg personnel des commerccedilants division du travail et organisation rapports
entre les groupes 3deg distribution geacuteographique des centres de commerce et de creacutedit
Quantiteacute des opeacuterations
20 3e groupe Reacutepartition
21 Il nrsquoy a pas lieu agrave subdiviser Il suffit de se poser les questions
22 1deg Appropriation qui comporte les questions suivantes 1deg reacutegime de la proprieacuteteacute sur
quels objets elle porte 2deg personnel des proprieacutetaires organisation en classe rapports
entre groupes 3deg distribution geacuteographique des proprieacutetaires
23 2deg Jouissance des objets 1deg systegravemes de jouissance possession preacutecaire partage des
avantages entre le possesseur et le proprieacutetaire leacutegal 2deg personnel des gens en
possession organisation en classe 3deg distribution des possessions preacutecaires
24 3deg Transmission des droits 1deg proceacutedeacutes de transmission entre vifs par contrat apregraves
deacutecegraves 2deg quantiteacute des transmissions
25 Apregraves avoir fait une enquecircte sur ces usages et cette distribution des pheacutenomegravenes on
aurait un tableau drsquoensemble de lrsquoorganisation eacuteconomique drsquoun pays agrave une eacutepoque
donneacutee Quand le travail serait fait pour tous les pays agrave un mecircme moment on aurait une
seacuterie de tableaux eacuteconomiques On pourrait alors en comparant les organisations
diffeacuterentes constater les traits communs et voir si lrsquoon peut dresser un tableau
eacuteconomique universel de cette eacutepoque
NOTES
1 Derniegravere page du chap VIII
2 Deacutejagrave la pratique de la statistique a ameneacute Meitzen agrave penser qursquoil vaut mieux eacutetudier tous les
faits dans un domaine eacutetroit qursquoune seule espegravece de faits dans un domaine large
93
Chapitre XIV
Difficulteacutes speacuteciales de lrsquohistoire sociale
I Neacutecessiteacute de deacuteterminer la quantiteacute des faits ndash Connaissance qualitative en histoire ndash Neacutecessiteacutede la deacutetermination de quantiteacute en matiegravere socialeII Moyens de deacuteterminer la quantiteacute ndash Mesure ndash Deacutenombrement ndash Eacutevaluation ndash Eacutechantillonnagendash GeacuteneacuteralisationIII Conseacutequences pratiques ndash Preacutecautions speacuteciales ndash Limites de la construction
1 I ndash Le tableau des faits eacuteconomiques a besoin pour se construire de plus de connaissances
auxiliaires et drsquoune plus grande preacutecision de connaissances que la plupart des autres
eacutetudes historiques
2 Il suppose drsquoabord la connaissance du terrain geacuteographique qui sert de support aux
hommes et aux objets Crsquoest une condition commune agrave toutes les eacutetudes historiques La
geacuteographie est une science auxiliaire de lrsquohistoire et drsquoautant plus neacutecessaire que les faits
ont une plus grande part mateacuterielle Mais pour les histoires de faits intellectuels
(sciences art religion) une connaissance geacuteneacuterale peut suffire la connaissance doit ecirctre
plus preacutecise agrave mesure qursquoon opegravere sur des faits plus mateacuteriels soumis plus eacutetroitement
aux conditions du milieu Agrave ce titre lrsquohistoire eacuteconomique est fortement deacutependante de la
geacuteographie et il nrsquoy a pas de statistique historique sans connaissance du terrain
geacuteographique
3 Les faits historiques prennent drsquoabord la forme descriptive on deacutecrit des conceptions
des actes des usages ndash crsquoest-agrave-dire des actes renouveleacutes ndash des objets des conditions des
produits Crsquoest la forme premiegravere de toutes les sciences descriptives (zoologie botanique)
Seulement certaines descriptions sont drsquoune espegravece particuliegravere agrave lrsquohistoire en tant que
science de lrsquohumaniteacute ce sont les descriptions drsquoeacutetats inteacuterieurs par des figures
mateacuterielles non repreacutesentables langue penseacutee imagination regravegles motifs tous faits
psychologiques Jrsquoai montreacute1 que ces faits forment presque seuls toute une des cateacutegories
de lrsquohistoire lrsquohistoire des coutumes intellectuelles et la plus grande partie de deux
autres lrsquohistoire des institutions sociales et politiques De tous ces faits on ne peut jamais
avoir qursquoune connaissance qualitative on peut deacuteterminer le caractegravere la nature de ces
conceptions mais la seule connaissance quantitative serait la freacutequence qursquoil est
impossible de rechercher Combien de fois un homme a-t-il eu une penseacutee Combien
drsquohommes ont eu cette penseacutee On nrsquoa jamais pu mecircme songer agrave faire cette recherche
94
4 Cependant on a pu constituer une histoire des pheacutenomegravenes intellectuels sans sortir de la
description crsquoest-agrave-dire sans chercher au-delagrave de la connaissance qualitative sans
atteindre aucun eacuteleacutement de quantiteacute Crsquoest le cas des histoires de la langue des arts des
sciences des religions On deacutecrit les œuvres drsquoart ou de science et les conceptions qui ont
eacuteteacute manifesteacutees agrave une certaine date sans essayer de faire un tableau de leur reacutepartition
ou de leur freacutequence La preacutetention drsquoarriver agrave appliquer la statistique a eacuteteacute eacutemise par M
Bourdeau LrsquoHistoire et les historiens 1886 il proposait drsquoeacutetudier le nombre drsquoexemplaires
drsquoun ouvrage pour en eacutevaluer quantitativement lrsquoimportance crsquoest une illusion On
nrsquoarriverait agrave savoir ainsi qursquoun chiffre drsquoopeacuterations typographiques on nrsquoatteindrait pas
la freacutequence du pheacutenomegravene litteacuteraire qui est la repreacutesentation dans lrsquoesprit du lecteur de
la conception qursquoavait exprimeacutee lrsquoauteur
5 Pour lrsquohistoire des usages qui consistent en actes mateacuteriels la connaissance qualitative
reste souvent aussi la seule possible Combien de maisons de costumes de fecirctes y a-t-il
eu au XIVe siegravecle Combien de fois a-t-on appliqueacute une regravegle de droit un usage politique
Mais lagrave encore on nrsquoa pas un besoin absolu de connaicirctre la quantiteacute il srsquoagit plutocirct de
savoir qursquoagrave un moment donneacute dans un pays on a pratiqueacute certain usage ou certaines
institutions politiques Lrsquointeacuterecirct est dans lrsquoexistence de lrsquousage pas seulement dans la
freacutequence Pourtant on a deacutejagrave besoin de savoir si les regravegles eacutetaient vraiment appliqueacutees
crsquoest-agrave-dire approximativement dans quelle proportion de cas
6 Lrsquohistoire sociale consiste aussi pour une bonne part dans la description drsquousages
eacuteconomiques proceacutedeacutes drsquoexploitation agricole et industrielle de production de
transport usages de vente de creacutedit de speacuteculation division du travail proprieacuteteacute regravegles
de reacutepartition des produits Mais cette part est insuffisante pour constituer lrsquohistoire
sociale elle aide agrave comprendre les pheacutenomegravenes sociaux elle ne les eacutetablit pas Le tableau
drsquoune socieacuteteacute agrave un moment donneacute ne peut se faire par une simple description de ses
usages Ce tableau comporte toujours des donneacutees de nombre et de reacutepartition Le nombre
des membres la reacutepartition par sexes acircges origines occupations ndash la composition des
classes sociales ou des professions ndash la richesse crsquoest-agrave-dire la quantiteacute des objets de
valeur et la reacutepartition de la richesse entre les cateacutegories drsquohabitants ndash la reacutepartition des
cultures industries moyens de transports ndash toutes ces notions sont indispensables Faute
de les avoir on nrsquoarrive pas du tout agrave se repreacutesenter la socieacuteteacute on nrsquoen a aucune ideacutee
drsquoensemble Mecircme les usages eacuteconomiques nrsquoont presque aucune valeur par eux-mecircmes
ils nrsquoagissent que par leur freacutequence un usage qui nrsquoexiste qursquoentre quelques hommes nrsquoa
pas drsquointeacuterecirct ni pratique ni historique La connaissance drsquoune socieacuteteacute au point de vue de
lrsquohistoire sociale crsquoest la connaissance de la structure crsquoest-agrave-dire des proportions entre les
parties Or le nombre la reacutepartition la freacutequence les proportions sont des notions
toutes quantitatives On ne conccediloit guegravere un tableau de pheacutenomegravenes sociaux purement
qualitatif comme peut lrsquoecirctre un tableau de la litteacuterature des arts des sciences ou mecircme
un tableau du droit ou des institutions politiques On arrive ainsi agrave cette conclusion que
lrsquohistoire sociale a absolument besoin drsquoecirctre une connaissance quantitative
7 II ndash De quels moyens dispose lrsquohistoire pour atteindre une connaissance de quantiteacute A
priori on peut preacutesumer que ces moyens seront meacutediocres puisque lrsquohistoire manque de
tout proceacutedeacute direct drsquoexamen des pheacutenomegravenes Elle reste reacuteduite agrave deux proceacutedeacutes
indirects
8 1deg Elle recueille les renseignements sur les quantiteacutes que fournissent les auteurs de
documents par exemple le chiffre de la population de lrsquoAttique donneacute par Atheacuteneacutee Ce
sont toujours des affirmations non scientifiques on ne peut donc les accepter que sous
95
reacuteserve de critique Mais la critique a besoin pour conclure de savoir dans quelles
conditions lrsquoauteur a opeacutereacute pour atteindre ses reacutesultats or on les connaicirct rarement et on
doit a priori preacutesumer que lrsquoauteur a commis quelque erreur car lrsquoerreur est habituelle en
matiegravere de chiffres
9 2deg Elle reacuteunit les donneacutees isoleacutees obtenues par lrsquoanalyse des documents et elle les
rapproche de faccedilon agrave calculer des quantiteacutes par exemple on additionne les chiffres de
tenanciers fournis par le Domesdaybook pour chacun des domaines recenseacutes on calcule la
proportion drsquohabitants par tenanciers et on en conclut la population de lrsquoAngleterre agrave la
fin du XIe siegravecle
10 Il faut donc examiner les moyens dont dispose lrsquoauteur de document ou lrsquohistorien pour
arriver agrave deacuteterminer et agrave exprimer des quantiteacutes Les voici rangeacutes dans lrsquoordre
deacutecroissant de preacutecision
11 1deg La mesure ndash Crsquoest la seule expression de quantiteacute qui soit entiegraverement scientifique Elle
consiste agrave ramener les pheacutenomegravenes agrave des uniteacutes identiques par conseacutequent exactement
commensurables (telles que longueur surface poids composition chimique
mouvement) Elle tient une place de plus en plus grande dans lrsquoobservation actuelle des
pheacutenomegravenes sociaux surtout eacuteconomiques De plus en plus on se preacuteoccupe de connaicirctre
les longueurs de reacuteseaux de chemins de fer ou de routes les superficies de terrains les
poids de produits les valeurs exprimeacutees en numeacuteraire Mais pour les faits passeacutes nous
nrsquoavons plus aucun moyen direct drsquoobtenir une mesure il ne reste qursquoagrave recueillir les
mesures mentionneacutees dans les documents soit qursquoelles aient eacuteteacute faites par les auteurs
eux-mecircmes ndash ce qui est rare ndash soit que les auteurs des documents aient reproduit les
mesures faites par drsquoautres Or ni les proceacutedeacutes de mesure dont disposaient les siegravecles
anteacuterieurs ni les habitudes de transcription des auteurs de documents ne laissent guegravere
espeacuterer que les mesures doivent ecirctre preacutesumeacutees exactes
12 2deg Le deacutenombrement ndash Crsquoest le proceacutedeacute statistique par excellence Il consiste agrave choisir un
caractegravere abstrait expresseacutement deacutefini et agrave compter dans un champ donneacute combien
drsquohommes ou drsquoobjets drsquoune espegravece donneacutee preacutesentent ce caractegravere Comme le
deacutenombrement arrive agrave srsquoexprimer en chiffres il donne souvent lrsquoillusion de la mesure
crsquoest-agrave-dire de la science exacte Cette illusion nrsquoest qursquoun cas particulier de la tendance
naturelle agrave confondre exact avec preacutecis (voir chap II I) En fait le deacutenombrement ne prend
ce caractegravere preacutecis que gracircce agrave la convention sur laquelle il repose toute sa valeur comme
moyen de connaissance deacutepend de la nature de la convention qui a servi agrave lrsquoeacutetablir Si on a
pris un caractegravere tregraves conventionnel (par exemple crime deacutelit appartement) le
deacutenombrement ne donnera que tregraves peu de renseignements sur la reacutealiteacute On saura
seulement qursquoil y a eu dans un pays donneacute tel chiffre de procegraves rangeacutes dans la cateacutegorie
laquo crime raquo ou laquo deacutelit raquo qursquoon a compteacute dans lrsquoensemble des maisons tant drsquouniteacutes
conventionnelles appeleacutees laquo appartement raquo En tout cas le chiffre drsquoun deacutenombrement ne
deacutesigne pas un total homogegravene il reacuteunit des objets qui ne sont pas entiegraverement
commensurables et qui peuvent nrsquoavoir de commun que des caractegraveres insignifiants
13 Pourtant le deacutenombrement est le seul proceacutedeacute quantitatif possible pour appreacutecier des
masses qui ne sont pas homogegravenes et crsquoest le cas de tous les ecirctres vivants et de tous les
objets produits par eux ndash sauf en tant qursquoon les a rameneacutes agrave la notion du poids ou agrave la
notion abstraite de valeur exprimeacutee en numeacuteraire (on ne mesure pas des moutons mais
on peut mesurer des poids de moutons) Le deacutenombrement est donc indispensable pour
exprimer avec preacutecision la structure drsquoune socieacuteteacute Il faut savoir au moins le chiffre de la
96
population la reacutepartition des habitants dans les centres le nombre des habitations des
animaux etc Aussi le deacutenombrement est-il le proceacutedeacute fondamental de la deacutemographie
mecircme les pheacutenomegravenes eacuteconomiques ne sont vraiment eacutetablis que lorsqursquoon est parvenu agrave
les exprimer en chiffres
14 Lrsquohistoire sociale ne dispose que drsquoun tregraves petit nombre de deacutenombrements attesteacutes par
des documents et presque tous ceux qursquoon possegravede sont suspects ils ont eacuteteacute faits dans
des conditions inconnues de nous et nous devons le preacutesumer avec des proceacutedeacutes
insuffisants Ainsi pour lrsquoAntiquiteacute les chiffres des esclaves drsquoEacutegine ou de la population
drsquoAthegravenes doivent rester suspects Les chiffres du Moyen Acircge ne le sont pas moins
LrsquoAngleterre fournit un exemple caracteacuteristique de lrsquoincapaciteacute des gens du Moyen Acircge
aux deacutenombrements mecircme les plus faciles En 1371 le gouvernement fit voter au
Parlement une taxe de 50 000 livres (agrave reacutepartir entre les paroisses agrave raison de 22 shillings
3 pence) calculeacutee sur le chiffre de 40 000 paroisses quand on voulut la lever on ne
trouva pas 9 000 paroisses On peut voir dans Round Feudal England 1895 ce qursquoon doit
penser du chiffre de 32 000 chevaliers vassaux du roi drsquoAngleterre qursquoon a admis jusqursquoici
sur le teacutemoignage drsquoun homme admirablement placeacute pour ecirctre informeacute puisqursquoil eacutetait
ministre du roi Il est probable aussi qursquoon a tort de reproduire comme le font mecircme des
historiens de la valeur de Ranke les chiffres des fameux rapports des ambassadeurs
veacutenitiens au XVIe siegravecle
15 Resterait la ressource de faire des deacutenombrements reacutetrospectifs en rapprochant les
eacuteleacutements pris dans les documents Mais pour deacutenombrer la condition indispensable est
de connaicirctre tout le champ agrave deacutenombrer car il faut ecirctre sucircr de pouvoir atteindre toutes
les uniteacutes agrave compter Or il deacutepend du hasard qursquoil se soit conserveacute des documents portant
sur le champ entier agrave deacutenombrer et ce hasard est tregraves rare Peut-ecirctre nrsquoy en a-t-il dans
toute lrsquohistoire du monde jusqursquoagrave la fin du Moyen Acircge qursquoun seul cas le Domesdaybook
drsquoAngleterre qui agrave vrai dire est lui-mecircme un deacutenombrement
16 3deg Lrsquoeacutevaluation ndash Crsquoest un expeacutedient pour remplacer le deacutenombrement Lorsqursquoon ne peut
pas (ou qursquoon ne veut pas) deacutenombrer le champ tout entier on en prend une portion et
dans cette portion on compte les objets des diffeacuterentes classes de faccedilon agrave eacutetablir la
proportion numeacuterique tant pour cent de chaque classe On suppose que cette portion est
une image reacuteduite de lrsquoensemble et que la proportion totale sera la mecircme Le danger de ce
proceacutedeacute crsquoest la preacutesomption qui est agrave la base On admet que la portion qursquoon a choisie est
pareille agrave lrsquoensemble et que les proportions y seront les mecircmes mais si cette portion
restreinte diffegravere de lrsquoensemble lrsquoeacutevaluation sera fausse Supposons que pour connaicirctre la
proportion drsquoenfants illeacutegitimes en France on prenne le pourcentage de la population de
Paris lrsquoeacutevaluation sera beaucoup trop eacuteleveacutee Il faut donc ecirctre sucircr que la portion choisie
est pareille et crsquoest ce qursquoil est souvent difficile de savoir De mecircme quand un document
indique une proportion il faudrait savoir par quels proceacutedeacutes lrsquoauteur est arriveacute agrave son
eacutevaluation On reacutepegravete souvent drsquoapregraves les documents du XIVe siegravecle que la grande peste
de 1346-48 a enleveacute la moitieacute ou le tiers de la population on devrait se demander sur
quelle portion de la population a eacuteteacute faite cette eacutevaluation ndash en supposant qursquoil y ait eu
un calcul
17 4deg Lrsquoeacutechantillonnage ndash Crsquoest un expeacutedient pour suppleacuteer au deacutenombrement On prend au
hasard quelques uniteacutes agrave diffeacuterents endroits dans tout le champ agrave deacutenombrer on examine
dans combien de ces uniteacutes se rencontre un certain caractegravere (par exemple combien de
femmes sont veuves) on calcule la proportion des veuves par rapport au total des femmes
examineacutees (par exemple 30 p 100) on admet que la proportion sera la mecircme pour tout le
97
reste du champ Le proceacutedeacute est moins dangereux que lrsquoeacutevaluation en ce sens qursquoon court
moins de risques de tomber sur une portion exceptionnelle du champ mais on srsquoexpose
au danger plus grand encore de prendre pour bases des uniteacutes exceptionnelles on nrsquoa pas
de garantie que ces uniteacutes soient pareilles agrave lrsquoensemble
18 Les conditions sont surtout mauvaises pour un eacutechantillonnage reacutetrospectif ougrave lrsquoon est
reacuteduit agrave opeacuterer avec des documents Quand il srsquoagit de faits actuels comme on domine
lrsquoensemble du champ agrave eacutetudier on peut se faire une impression geacuteneacuterale voir quels sont
les cas aberrants et par suite prendre meacutethodiquement ses uniteacutes parmi celles qui ne
preacutesentent aucun caractegravere exceptionnel Mais dans lrsquoeacutechantillonnage reacutetrospectif on ne
connaicirct que des uniteacutes eacuteparses qursquoon nrsquoa pas choisies qursquoon a reccedilues des documents
crsquoest-agrave-dire du hasard or il est fort possible qursquoune espegravece de documents qui fait
connaicirctre une espegravece de faits exceptionnelle se soit conserveacutee plus qursquoune autre car les
conditions drsquoougrave deacutependent les chances de conservation sont drsquoordinaire les mecircmes pour
chaque groupe de document Les uniteacutes exceptionnelles ainsi obtenues fausseront
gravement lrsquoopeacuteration Qursquoon essaye par exemple pour le XIIe siegravecle de deacuteterminer par
eacutechantillonnage la proportion des terres appartenant agrave lrsquoEacuteglise dans un pays comme la
France Les documents qui se sont conserveacutes sont ceux qui se trouvaient dans les archives
des eacuteglises et qui se rapportent agrave leurs domaines crsquoest lagrave qursquoon ira forceacutement chercher les
eacutechantillons de groupes de domaines la proportion des terres drsquoeacuteglise y sera
naturellement tregraves forte presque toutes les terres paraicirctront appartenir aux eacuteglises
19 5deg La geacuteneacuteralisation ndash Ce proceacutedeacute le plus habituel en histoire nrsquoest qursquoun moyen irreacutefleacutechi
de simplifier les opeacuterations drsquoeacutevaluation Il consiste agrave eacutetendre agrave tout un groupe les
caractegraveres qursquoon a constateacutes chez quelques individus de ce groupe (hommes ou objets)
crsquoest un eacutechantillonnage inconscient et mal fait Le principe rationnel de la
geacuteneacuteralisation crsquoest la preacutesomption que si un caractegravere se rencontre dans plusieurs
uniteacutes drsquoun champ donneacute prises au hasard il se retrouvera dans toutes les uniteacutes de ce
champ autrement dit les cas observeacutes sont preacutesumeacutes repreacutesenter la moyenne
20 Crsquoest le seul proceacutedeacute qui reste possible dans tous les cas ougrave lrsquoon ne dispose pas de la
connaissance complegravete drsquoun champ ou du moins drsquoune portion drsquoun champ ce qui est le
cas normal en histoire ndash dans lrsquohistoire sociale comme dans les autres branches Et crsquoest
assureacutement une des causes drsquoerreur les plus actives en histoire la plus grande masse des
erreurs de construction commises dans les tableaux descriptifs drsquoune socieacuteteacute provient de
geacuteneacuteralisations incorrectes Crsquoest que les documents ne fournissent drsquoordinaire que
quelques cas la plupart exceptionnels qursquoon a reacutedigeacutes justement parce qursquoils eacutetaient
exceptionnels des crimes ou des actes heacuteroiumlques ndash les usages ou les modes des petits
groupes exceptionnels qui attiraient le plus lrsquoattention ou qui avaient une propension
exceptionnelle agrave eacutecrire Instinctivement on prend ces cas pour des cas-types
caracteacuteristiques de toute la socieacuteteacute on les deacuteclare des usages geacuteneacuteraux Tous les ouvrages
historiques de Taine sont pleins de geacuteneacuteralisations obtenues par ce proceacutedeacute
21 Lrsquohistoire sociale est particuliegraverement exposeacutee aux fausses geacuteneacuteralisations Elle a
absolument besoin drsquoarriver agrave un tableau complet pour se repreacutesenter la structure de la
socieacuteteacute et elle ne possegravede que tregraves peu de documents des mentions accidentelles dans les
documents narratifs ou litteacuteraires quelques inscriptions quelques piegraveces drsquoarchives tregraves
ineacutegalement conserveacutees (du Moyen Acircge il ne reste presque aucun document de laiumlques)
La tentation est donc plus grande de proceacuteder en geacuteneacuteralisant agrave partir du petit nombre
des faits eacutetablis Ainsi lrsquohistoire sociale est celle qui aurait le plus besoin de donneacutees
98
drsquoensemble et crsquoest celle qui est la plus exposeacutee agrave se les procurer par un proceacutedeacute
deacutefectueux
22 III ndash La conseacutequence pratique crsquoest que lrsquohistoire sociale doit ecirctre astreinte agrave des
preacutecautions plus seacutevegraveres qursquoaucune autre et soumise plus eacutetroitement agrave la regravegle qursquoavant
drsquoaborder lrsquoeacutetude drsquoun fait on doit constater lrsquoeacutetat des documents afin de renfermer la
recherche dans les limites de la connaissance possible
23 On devra faire la critique de toutes les donneacutees quantitatives plus seacutevegraverement encore que
la critique des descriptions car eacutetant beaucoup plus difficiles agrave atteindre exactement
elles doivent ecirctre plus suspectes Lrsquoauteur drsquoun document nrsquoa pas eu besoin drsquoune
preacutecision exceptionnelle pour connaicirctre et deacutecrire une conception ni mecircme un acte
reacutepeacuteteacute souvent (usage mode institution) Mais degraves qursquoil est intervenu une notion de
quantiteacute il lui a fallu pour la constater une meacutethode de travail souvent mecircme des
proceacutedeacutes speacuteciaux drsquoinformation On doit donc toujours se demander Par quels proceacutedeacutes
lrsquoauteur a-t-il atteint son reacutesultat Et que valait ce proceacutedeacute Quelles pouvaient ecirctre ses
donneacutees Par quelle meacutethode a-t-il pu faire ses calculs Souvent on aura une certitude
neacutegative on saura que lrsquoauteur nrsquoa pas pu opeacuterer exactement par exemple que les
chroniqueurs du Moyen Acircge nrsquoavaient aucun moyen drsquoeacutevaluer le nombre des victimes
drsquoune eacutepideacutemie ou le chiffre drsquoune population En tout cas il faudra toujours examiner de
pregraves Il semble bien que les historiens eacuteconomiques nrsquoont pas encore cette prudence
neacutecessaire il suffit de voir comment procegravedent mecircme les plus scrupuleux pour la peacuteriode
de lrsquoAntiquiteacute
24 Quand on opeacuterera soi-mecircme pour atteindre la quantiteacute lrsquoopeacuteration reacutetrospective devra se
faire avec les mecircmes preacutecautions que pour le calcul sur des faits actuels analogues La
meacutethode est deacutecrite par Meitzen Geschichte Theorie und Technik der Statistik 1886
25 La geacuteneacuteralisation nrsquoest pas eacutetudieacutee en statistique Jrsquoai essayeacute drsquoen faire la theacuteorie2 On doit
la ramener agrave un eacutechantillonnage conscient et meacutethodique ce qui comporte les
preacutecautions suivantes
26 1deg Preacuteciser le champ ougrave lrsquoon va geacuteneacuteraliser crsquoest-agrave-dire ougrave lrsquoon va preacutesumer la
ressemblance entre les uniteacutes prises au hasard Si ce champ est un groupe drsquohommes ne
pas le faire trop grand pour qursquoil ait plus de chances drsquoecirctre homogegravene eacuteviter de
confondre une section avec lrsquoensemble ne pas geacuteneacuteraliser par exemple sur une seule
province pour tout un Eacutetat
27 2deg Srsquoassurer que les faits contenus dans ce champ sont vraiment semblables entre eux
pour que des uniteacutes quelconques aient chance de correspondre agrave la moyenne se deacutefier
surtout des simples ressemblances de nom
28 3deg Srsquoassurer que les cas pris pour geacuteneacuteraliser sont vraiment repreacutesentatifs qursquoils ne sont
pas exceptionnels
29 4deg Srsquoassurer que le nombre des speacutecimens connus est assez grand Il devra ecirctre drsquoautant
plus grand qursquoil y aura moins de motifs que tous les cas se ressemblent moins grand pour
les groupes homogegravenes et les pheacutenomegravenes simples (par exemple lrsquoalimentation drsquoun
groupe de paysans) que pour des groupes heacuteteacuterogegravenes et des faits compliqueacutes (comme le
budget drsquoune famille riche habitant dans une capitale)
30 En prenant toutes les preacutecautions on sera ameneacute agrave reconnaicirctre que dans la plupart des cas
on ne peut pas arriver agrave un reacutesultat certain faute de donneacutees sucircres Ainsi sera poseacutee la
limite de construction de lrsquohistoire sociale Elle variera beaucoup sans doute mais elle
variera suivant la condition des documents crsquoest-agrave-dire la possibiliteacute de remonter agrave des
99
observations correctement faites Si nous nous laissions aller agrave la nature ce ne serait pas
lrsquoeacutetat de nos instruments de connaissance qui poserait la limite agrave nos recherches ce serait
lrsquointensiteacute de notre inteacuterecirct Toute lrsquohistoire de la theacuteologie toute lrsquohistoire de la science
des antiquiteacutes montrent que les speacutecialistes eux-mecircmes sont exposeacutes agrave passer leur vie sur
une question insoluble dont la solution les passionne Il nrsquoest pas inutile de rappeler que
notre deacutesir de connaicirctre une espegravece de faits ne doit jamais ecirctre la mesure de nos
affirmations
NOTES
1 Voir chap XII II
2 Voir Langlois et Seignobos Introduction aux eacutetudes historiques chap IV V
100
Chapitre XV
Deacutetermination des groupes sociaux
I Caractegravere des faits sociaux ndash Faits humains abstraits localiseacutes ndash Actes individuels ndash Actestypiques ndash Actes collectifsII Les groupes ndash Difficulteacute de deacutefinir le groupe social diffeacuterence avec le groupe biologiquendash Caractegravere ordinaire des groupes historiques ndash Difficulteacutes speacuteciales agrave lrsquohistoire sociale preacutecautions et limites
1 La deuxiegraveme seacuterie des opeacuterations consiste agrave grouper ensemble les faits successifs pour
dresser un tableau de lrsquoeacutevolution sociale dans la suite des temps Mais elle exige une
opeacuteration preacutealable neacutecessaire pour se repreacutesenter les faits sociaux dont on eacutetudiera la
succession elle consiste agrave deacuteterminer les groupes drsquohommes qui sont les auteurs ou les
objets des pheacutenomegravenes sociaux Il faut donc avant drsquoeacutetudier lrsquoeacutevolution examiner
comment on peut arriver agrave deacuteterminer les groupes sociaux
2 I ndash Le principe qui domine toute cette opeacuteration de construction des groupes est le
principe de toute science historique principe si simple et si eacutevident qursquoon aurait honte de
le formuler si lrsquoexpeacuterience ne montrait pas qursquoil est tregraves souvent oublieacute par des cateacutegories
entiegraveres de travailleurs ce qui oblige agrave lrsquoeacutenoncer expresseacutement Il peut se formuler ainsi
Les faits sociaux ne sont que des abstractions ce sont toujours les actes les eacutetats ou les
rapports de certains hommes Ce sont ou des usages ndash et un usage nrsquoest qursquoune seacuterie
drsquoactes semblables ndash ou les eacutetats mateacuteriels drsquohommes deacutetermineacutes (acircge sexe maladie)
ndash ou des objets se rapportant indirectement agrave des hommes et eacutetudieacutes seulement en tant
qursquoils sont en rapport avec eux (plantes animaux maisons routes argent produits)
3 Pour qursquoun pheacutenomegravene soit social il faut qursquoil soit lrsquoacte ou lrsquoeacutetat ou la deacutependance
mateacuterielle drsquoun homme ou drsquoun groupe drsquohommes Or le propre des hommes crsquoest drsquoecirctre
des individus deacutetermineacutes La connaissance complegravete drsquoun fait social comporte donc qursquoon
connaicirct le groupe drsquohommes auquel il se rapporte Dans les sciences geacuteneacuterales abstraites
(physique chimie biologie) on opegravere il est vrai sur des pheacutenomegravenes rameneacutes agrave lrsquoeacutetat
drsquoabstractions et lrsquoon a le droit drsquoignorer les objets reacuteels dans lesquels ils se passent Mais
crsquoest qursquoon a pu isoler par lrsquoexpeacuterience et deacutefinir rigoureusement les caractegraveres sur
lesquels on opegravere En science sociale on a essayeacute de construire aussi une science abstraite
des pheacutenomegravenes lrsquoeacuteconomie politique la politique la sociologie mais lrsquoessai a eacuteteacute
preacutematureacute et peut-ecirctre est-il irrationnel Car il faut drsquoabord deacutecrire les faits sociaux dans
101
les conditions sans lesquels ils ne sont pas intelligibles crsquoest-agrave-dire dans les individus
humains Crsquoest ainsi que dans les sciences naturelles on a deacutecrit la structure et le
fonctionnement des organismes veacutegeacutetaux et animaux en les prenant dans lrsquoensemble
concret drsquoun individu longtemps avant drsquoessayer une biologie geacuteneacuterale abstraite
4 En matiegravere sociale les faits donneacutes par lrsquoobservation et par conseacutequent les faits agrave deacutecrire
drsquoabord sont des actes drsquoindividus ou de groupes des eacutetats des objets ils sont
deacutetermineacutes localiseacutes si bien que nous sommes obligeacutes de les eacutetudier drsquoabord avec leurs
noms En preacutesentant un tableau de la population ou la description drsquoun marcheacute il faut
dire qursquoil srsquoagit de la population de lrsquoEspagne ou du marcheacute de Londres ndash La condition
pour comprendre un fait social crsquoest de se repreacutesenter lrsquohomme ou le groupe drsquohommes
qui en sont lrsquoauteur et de pouvoir lier le fait agrave un eacutetat psychologique tregraves vaguement
deacutefini peut-ecirctre mais suffisamment connu pour nous le faire comprendre crsquoest le motif de
lrsquoacte Ainsi un simple transfert drsquoobjets nrsquoest pas intelligible socialement Est-il une
vente une donation un vol un brigandage Pour reacutepondre il nous faut savoir le motif
Une somme drsquoargent ou une quantiteacute drsquoobjets nrsquoest pas un pheacutenomegravene social agrave moins
qursquoon nrsquoy joigne la notion de la valeur attribueacutee agrave cette somme ou agrave ces objets ce qui est
un fait subjectif psychologique Seuls les faits deacutemographiques physiologiques peuvent se
suffire agrave eux-mecircmes mais ils ne sont que les conditions des pheacutenomegravenes sociaux Il faut
donc pour deacutecrire les faits historiques ou sociaux la connaissance des auteurs ou des
sujets de ces faits et de lrsquoun au moins de leurs pheacutenomegravenes psychologiques la
connaissance de leur motif
5 Voyons donc sous quelles formes se preacutesentent les faits soit dans lrsquoobservation directe
soit dans les documents
6 1deg Des actes individuels ou des eacutetats individuels lrsquoacte drsquoun artiste drsquoun homme
politique drsquoun geacuteneacuteral ou drsquoun ouvrier drsquoun acheteur drsquoun speacuteculateur Dans le passeacute la
connaissance de ces actes constitue lrsquohistoire individuelle Elle est souvent difficile agrave
eacutetablir en fait faute de documents mais elle est toujours la plus facile agrave comprendre crsquoest
lrsquohistoire des creacuteations intellectuelles (arts sciences philosophie religion) lrsquohistoire des
directions politiques (reacutevolutions reacuteformes guerres) ce qui forme une grande part de
lrsquohistoire politique Cette histoire individuelle nrsquoa presque aucune place dans lrsquohistoire
sociale sauf lrsquohistoire des inventions et des usages dans le cas ougrave on peut atteindre
lrsquoinventeur ou lrsquoinitiateur Jrsquoindique cette exception pour rappeler que lrsquohistoire
eacuteconomique elle-mecircme nrsquoest pas exclusivement une eacutetude de masses
7 2deg Des actes faits par un individu des eacutetats subis par un individu mais pareils aux actes
ou eacutetats drsquoautres individus du mecircme temps Souvent les documents ne donnent qursquoun
acte ou un eacutetat individuel un cas de vente par exemple mais on peut geacuteneacuteraliser et
eacutetablir que drsquoautres hommes agissaient de mecircme ou eacutetaient dans le mecircme eacutetat Lrsquoacte
individuel devient alors un cas repreacutesentatif de tout un groupe un type Ainsi se fait
lrsquohistoire des actes ou eacutetats typiques qui est une eacutetude de pheacutenomegravenes de masse Dans ce
genre rentrent lrsquohistoire des langues ougrave un mot trouveacute dans un eacutecrivain montre que ses
contemporains employaient ce mot ndash lrsquohistoire des usages priveacutes (alimentation
logement mobilier ceacutereacutemonial distraction etc) ougrave quelques exemples suffisent pour
montrer lrsquohabitude commune agrave tous les gens drsquoun pays ndash lrsquohistoire des croyances et des
doctrines communes ndash lrsquohistoire des regravegles de droit ndash lrsquohistoire des institutions sociales
et politiques Il y faut ranger aussi lrsquohistoire des coutumes eacuteconomiques qui est une
grande part de lrsquohistoire sociale elle se fait en eacutetudiant des cas individuels types de
culture de fabrication de transport drsquoeacutechange etc
102
8 3deg Des actes collectifs faits par un groupe drsquoindividus opeacuterant ensemble ou reacuteagissant
directement les uns sur les autres actes ou eacutetats drsquoune assembleacutee drsquoune armeacutee drsquoun
marcheacute etc Ceux-lagrave apparaissent dans les documents comme collectifs ayant eacuteteacute conccedilus
comme collectifs par les observateurs Ils sont la matiegravere de lrsquohistoire des actes sociaux et
politiques (en exceptant les actes originaux des fondateurs et reacuteformateurs)
9 La plupart des faits sociaux rentrent dans cette classe Ici il nrsquoy a pas seulement des actes
pareils comme dans la fabrication drsquoobjets ou les proceacutedeacutes agricoles il y a un
agencement crsquoest-agrave-dire une action reacuteciproque des actes ou des eacutetats humains les uns sur
les autres qui constitue une organisation du travail un systegraveme de transports un
systegraveme drsquoeacutechanges Ce ne sont pas seulement des pheacutenomegravenes de masse ce sont des
pheacutenomegravenes collectifs
10 II ndash Les faits individuels seuls ont un champ deacutefini drsquoavance qui est lrsquoindividu Tous les
autres faits faits semblables ou faits collectifs ne sont vraiment connus que lorsqursquoon
sait dans quel groupe ils se produisent quel est le groupe drsquohommes qui a des usages
pareils ou qui forme un systegraveme drsquoactes collectifs Il faut donc pour deacutefinir un fait de ces
deux derniers genres preacuteciser le groupe ougrave il se produit et crsquoest lagrave une des principales
difficulteacutes de toute histoire drsquousages
11 La deacutetermination du groupe se subdivise en deux opeacuterations 1deg deacuteterminer lrsquoespegravece de
groupe ougrave srsquoest produit le pheacutenomegravene 2deg deacuteterminer en fait quelles eacutetaient les limites de
ce groupe
12 Un groupe humain nrsquoest pas du tout comparable agrave une espegravece animale On peut discuter
il est vrai sur les limites drsquoune espegravece se demander si certains individus doivent ecirctre
rangeacutes dans une espegravece ou dans la voisine mais on sait qursquoun ecirctre nrsquoappartient pas agrave la
fois agrave deux espegraveces Le groupe humain au contraire est une notion non pas naturelle
mais en partie conventionnelle
13 Un groupe crsquoest un ensemble drsquohommes qui ont des usages pareils (par exemple la
langue la religion les mœurs) et qui collaborent ou sont solidaires pour certaines espegraveces
drsquoactes (par exemple la guerre le gouvernement le commerce) Mais il y a beaucoup
drsquousages et beaucoup de systegravemes drsquoactes produits par des causes multiples et variables
qui ont agi ineacutegalement sur les divers hommes Il en reacutesulte qursquoun mecircme homme ne fait
pas partie exclusivement drsquoun seul groupe parce qursquoil nrsquoa pas en toute matiegravere les mecircmes
usages ou les mecircmes conceptions ou les mecircmes inteacuterecircts que les autres membres du
groupe Il appartient agrave un certain groupe en matiegravere de langue agrave un autre groupe en
matiegravere de religion agrave un autre en matiegravere drsquousages priveacutes il deacutepend drsquoun systegraveme
politique drsquoun systegraveme eccleacutesiastique drsquoun systegraveme drsquointeacuterecircts eacuteconomiques Dans chaque
groupe et dans chaque systegraveme il se rencontre avec des semblables ou avec des
collaborateurs partiels qui en drsquoautres matiegraveres font partie drsquoun autre groupe ou drsquoun
autre systegraveme Un mecircme homme sera Luxembourgeois par la nation Franccedilais par la
langue catholique romain par la religion et lieacute eacuteconomiquement agrave lrsquoAllemagne comme
membre du Zollverein parce que les quatre solidariteacutes diffeacuterentes Eacutetat luxembourgeois
langue franccedilaise religion catholique romaine Zollverein allemand ont eacuteteacute eacutetablies agrave des
eacutepoques diffeacuterentes
14 Crsquoest lrsquoerreur fondamentale de la sociologie forgeacutee drsquoapregraves les analogies biologiques
drsquoavoir neacutegligeacute cette opposition capitale entre les pheacutenomegravenes biologiques et les
pheacutenomegravenes sociaux Elle srsquoest ainsi laisseacute conduire agrave admettre un groupe humain pareil agrave
un organisme animal et comme on ne pouvait utiliser cette analogie en opeacuterant sur des
103
individus membres agrave la fois de plusieurs groupes on a eacuteteacute ameneacute agrave choisir arbitrairement
un des groupes et agrave lrsquoidentifier avec un organisme en ignorant systeacutematiquement les
autres groupes qui eacutetablissent drsquoautres solidariteacutes Drsquoordinaire on a choisi pour
lrsquoassimiler agrave lrsquoespegravece animale le groupe formeacute par lrsquouniteacute de gouvernement le groupe
politique appeleacute aussi national qui en beaucoup de pays coiumlncide grossiegraverement avec le
groupe de langue Cette preacutefeacuterence donneacutee au groupe Eacutetat sur le groupe Eacuteglise ou le
groupe langue ou le groupe civilisation srsquoexplique par lrsquoexaltation du sentiment national
au XIXe siegravecle mais elle nrsquoen est pas moins irrationnelle
15 Crsquoest une des grosses difficulteacutes de lrsquohistoire de choisir lrsquoespegravece de groupe humain dont on
cherchera agrave eacutetudier les manifestations semblables ou collectives Eacutevidemment cette
espegravece varie suivant lrsquoespegravece de pheacutenomegravenes Pour lrsquohistoire de la langue ce sera le
groupe des hommes qui parlent la mecircme langue pour lrsquohistoire des religions le groupe
religieux pour lrsquohistoire politique le groupe national Mais pour les faits sociaux quel
groupe devra-t-on choisir Qursquoest-ce que le groupe eacuteconomique On nrsquoest pas parvenu agrave
le deacutefinir Quels sont en matiegravere eacuteconomique les hommes lieacutes par une solidariteacute ou par
des usages communs Sont-ce les sujets drsquoun mecircme souverain ndash Mais entre les sujets
des Eacutetats diffeacuterents le commerce eacutetablit une solidariteacute eacuteconomique parfois tregraves eacutetroite
qui varie avec les tarifs de douanes et les conditions des traiteacutes de commerce Dans quel
groupe eacuteconomique devra-t-on ranger le Canadien du Manitoba sujet anglais qui
commerce surtout avec les Eacutetats-Unis Et lrsquoHindou
16 La question est deacutejagrave difficile agrave reacutesoudre pour les socieacuteteacutes contemporaines ougrave lrsquoensemble
des faits nous est connu Mais pour les socieacuteteacutes anciennes ougrave il nous faut opeacuterer par
lrsquointermeacutediaire de documents fragmenteacutes comment reconnaicirctre les groupes drsquohommes
eacuteconomiquement solidaires Ces documents deacutesignent les groupes par un nom Mais quel
est le sens preacutecis de ce nom La plupart sont des noms politiques ils deacutesignent seulement
les sujets drsquoun mecircme souverain (Romains Franccedilais Anglais) dans des temps ougrave la
solidariteacute eacuteconomique eacutetait bien plus faible que de nos jours dans lrsquointeacuterieur de chaque
Eacutetat
17 Il nrsquoest pas facile drsquoindiquer une solution agrave cette difficulteacute mais du moins faut-il en ecirctre
averti pour savoir avec quelle sorte de notion on opegravere On devra donc se demander
toujours Agrave quelle sorte de groupe se rapportent les noms employeacutes par les documents
Peut-on savoir en quoi ce groupe consistait Quelle sorte de liens unissait les membres
Et quel rapport y avait-il entre cette solidariteacute et une solidariteacute eacuteconomique On sera
ainsi averti des cas ougrave il faudra deacutecomposer un groupe reacuteuni sous un seul nom et si on ne
peut arriver agrave le deacutecomposer on saura du moins qursquoon fera mieux de srsquoabstenir drsquoaffirmer
et peut-ecirctre mecircme drsquoeacutetudier des faits qursquoon ne pourrait rapporter agrave aucun groupe preacutecis
18 La seconde difficulteacute crsquoest de preacuteciser les limites du groupe crsquoest-agrave-dire les gens qui
appartiennent agrave ce groupe Elle est commune agrave toutes les eacutetudes historiques de groupes et
nrsquoest pas speacuteciale agrave lrsquohistoire sociale Elle tient agrave ce que les documents toujours tregraves
incomplets ne font connaicirctre que quelques cas eacutepars observeacutes et noteacutes pour des raisons
accidentelles conserveacutes par hasard au moyen de ces fragments on restitue lrsquoensemble
des cas de cette espegravece par geacuteneacuteralisation avec tous les dangers inheacuterents agrave ce proceacutedeacute
entre autres la difficulteacute de deacutelimiter le champ de geacuteneacuteralisation Un usage est constateacute
par les documents dans un endroit Mais jusqursquoougrave srsquoeacutetend le champ ougrave lrsquoon a le droit
drsquoadmettre que cet usage a existeacute agrave ce moment Il faut poser la question nettement car
la solution deacutepend des conditions propres agrave chaque cas et la constitution des groupes
104
serait exposeacutee agrave des dangers ineacutevitables si lrsquoon opeacuterait sans meacutethode Voici la liste de ces
dangers
19 1deg Ne pas srsquoapercevoir du caractegravere abstrait des pheacutenomegravenes On exprime le pheacutenomegravene
par un substantif abstrait ndash par exemple le marcheacute lrsquoindustrie textile le machinisme ndash et
on opegravere avec cette formule abstraite comme si elle deacutesignait un ecirctre reacuteel on lui attribue
des actes des motifs des sentiments Quand on a ainsi personnifieacute lrsquoabstraction le
marcheacute lrsquoindustrie le machinisme prennent corps ils semblent agir avec une force
propre instinctivement on leur attribue des actes et une puissance comme srsquoils eacutetaient
des personnes et cette mythologie simpliste fait vite oublier les ecirctres humains plus
complexes qui sont les seuls acteurs veacuteritables de lrsquohistoire mecircme sociale
20 2deg En attribuant les pheacutenomegravenes agrave un groupe neacutegliger drsquoeacutetablir lrsquoexistence de ce groupe
par lrsquoobservation soit directe soit indirecte Il arrive ainsi drsquoadmettre pour causes des
faits un groupe imaginaire ou conjectural comme la communauteacute de village
hypotheacutetique des pays du centre de lrsquoEurope
21 3deg Prendre pour le support des pheacutenomegravenes eacuteconomiques un groupe reacuteel il est vrai mais
formeacute par une solidariteacute sans rapport avec les pheacutenomegravenes qursquoon veut eacutetudier prendre
par exemple un groupe formeacute par la communauteacute de langue comme les Hellegravenes ou les
Germains ou un groupe constitueacute par un lien purement politique comme lrsquoEspagne au
XVIe siegravecle ce qui megravene agrave attribuer agrave toutes les parties du groupe les mecircmes pheacutenomegravenes
eacuteconomiques ou une solidariteacute eacuteconomique contrairement agrave la reacutealiteacute Ce genre drsquoerreur
est facile agrave commettre car les noms que portent la plupart des groupes mentionneacutes dans
les documents deacutesignent des groupes de langue ou de solidariteacute politique sans aucun
caractegravere eacuteconomique
22 4deg Prendre un groupe heacuteteacuterogegravene sans penser agrave le deacutecomposer en des parties homogegravenes
(du moins au point de vue du pheacutenomegravene qursquoon eacutetudie) par exemple expliquer la vie
eacuteconomique de la Grande-Bretagne au XVIIIe siegravecle sans distinguer lrsquoIrlande et lrsquoEacutecosse de
lrsquoAngleterre On arrive agrave se faire une repreacutesentation moyenne qui est fausse pour toutes
les parties
23 5deg Faire son champ de geacuteneacuteralisation trop grand en se trompant sur les limites du
groupe on attribue ainsi les actes et les usages agrave des hommes qui y sont eacutetrangers Si par
exemple on fait entrer dans le groupe des Germains tous les peuples qui habitaient au VIe
siegravecle le territoire actuel de lrsquoAllemagne on y introduira des Celtes ou des Slaves dont les
usages eacuteconomiques eacutetaient diffeacuterents
105
Chapitre XVI
Eacutetude de lrsquoeacutevolution
I Conditions de lrsquoeacutetude de lrsquoeacutevolution ndash Emploi des courbes conditions ndash Diffeacuterences entrelrsquoeacutevolution en biologie et en sciences sociales ndash Diffeacuterentes sortes drsquoeacutevolution ndash Deacutetermination dugroupe ougrave lrsquoeacutevolution srsquoest produiteII Conditions des eacutevolutions speacuteciales ndash Production transfert reacutepartitionIII Conditions pour comprendre lrsquoeacutevolution ndash Constatations des changements drsquousages par lacomparaison ndash Eacutevolution par renouvellement difficulteacute de la constater
1 I ndash La derniegravere opeacuteration consiste agrave grouper les faits successifs de faccedilon agrave constater les
transformations et srsquoil se peut agrave atteindre lrsquoeacutevolution des pheacutenomegravenes Crsquoest par
excellence lrsquoopeacuteration historique elle ne peut ecirctre faite que par voie historique avec les
documents du passeacute Crsquoest la derniegravere opeacuteration de la seacuterie puisqursquoelle ne peut ecirctre faite
qursquoapregraves les deux autres Il faut avoir dresseacute le tableau de lrsquoensemble des faits sociaux (ou
du moins drsquoune espegravece de faits) agrave un moment donneacute et dans un groupe donneacute avant de
pouvoir le comparer agrave lrsquoensemble des faits (ou du moins agrave la mecircme espegravece de faits) dans le
mecircme groupe agrave un autre moment puis agrave une seacuterie de moments successifs
2 Lrsquoeacutevolution a eacuteteacute rendue plus facilement repreacutesentable par lrsquoemploi des courbes Quand
les pheacutenomegravenes sociaux peuvent srsquoexprimer numeacuteriquement la courbe permet drsquoen
figurer graphiquement lrsquoeacutevolution il suffit de transcrire les chiffres en graphiques On
obtient ainsi par exemple la courbe de la production drsquoune denreacutee ou de la quantiteacute des
transports La courbe rend plus saillante la continuiteacute du pheacutenomegravene et la direction des
changements
3 Le proceacutedeacute nrsquoest applicable que dans les cas ougrave on peut exprimer les faits par des
nombres ce qui suppose deux conditions
4 1deg Il faut que les faits soient par leur nature exprimables en nombre qursquoils comportent
une comparaison de quantiteacute au moins approximative entre des eacutetats successifs par
exemple la quantiteacute produite transporteacutee transfeacutereacutee distribueacutee ndash ou le nombre drsquoobjets
drsquoanimaux ou drsquoindividus comparables Le proceacutedeacute ne srsquoapplique donc pas aux conditions
mateacuterielles ni aux rapports entre les hommes qui constituent une organisation
eacuteconomique la description est le seul moyen possible de repreacutesenter les pheacutenomegravenes ougrave
entrent des milieux des conceptions des motifs
106
5 2deg Il faut que les donneacutees des documents soient suffisantes pour fournir des chiffres de
pheacutenomegravenes agrave plusieurs moments ce qui est tregraves rare pour les eacutepoques anciennes Dans
le cas ougrave les documents seront suffisants la description pourra ecirctre accompagneacutee de
tableaux de chiffres ou de courbes crsquoest ainsi qursquoa proceacutedeacute M Bienaimeacute dans ses eacutetudes
sur lrsquoeacutevolution du prix des denreacutees agrave Paris au XIXe siegravecle
6 Pour constater lrsquoeacutevolution on peut se contenter de dresser le tableau complet de toute la
vie eacuteconomique drsquoun pays agrave plusieurs moments successifs et de rapprocher ces tableaux
drsquoensemble Mais pour comprendre lrsquoeacutevolution il faut eacutetablir des comparaisons partielles
entre les faits constateacutes agrave diffeacuterents moments
7 Ici se pose la principale difficulteacute pratique On ne peut pas rapprocher des faits au
hasard il ne faut rapprocher pour les comparer agrave des moments diffeacuterents que les faits
analogues et entre lesquels il y a eu continuiteacute Or la continuiteacute est une notion subjective
une interpreacutetation que notre esprit se donne de la succession des faits lrsquoobservation
directe ne fournit que des eacutetats successifs sans lien Ce lien de continuiteacute est une forme du
lien de causaliteacute une forme beaucoup plus vague et plus sujette agrave erreur
8 En fait la notion drsquoeacutevolution nous est donneacutee par lrsquoobservation biologique Nous voyons
lrsquoecirctre vivant se transformer graduellement sans cesser drsquoecirctre le mecircme individu
lrsquoeacutevolution continue est ici eacutevidente Nous voyons se succeacuteder les individus issus lrsquoun de
lrsquoautre et dans certains cas nous les voyons se diffeacuterencier peu agrave peu chaque geacuteneacuteration
srsquoeacutecartant un peu plus du premier ancecirctre la continuiteacute est ici encore eacutevidente et nous
constatons lrsquoeacutevolution de lrsquoespegravece
9 Cette notion drsquoeacutevolution acquise par la biologie nous la transportons dans la vie sociale
Ici il a fallu proceacuteder par analogie en employant une meacutetaphore inconsciente On a
compareacute un groupe drsquohommes ndash la nation anglaise par exemple ndash agrave un individu
biologique on a compareacute agrave une espegravece animale la succession des hommes dans un mecircme
groupe On est arriveacute ainsi agrave concevoir laquo lrsquoeacutevolution de la socieacuteteacute raquo ce qui est deacutejagrave une
meacutetaphore
10 On est alleacute plus loin Dans la socieacuteteacute on a abstrait un sous-groupe formeacute drsquohommes
distingueacutes des autres par une fonction speacuteciale crsquoest-agrave-dire par un systegraveme de rapports
continu avec la masse de la socieacuteteacute on a isoleacute ainsi le gouvernement lrsquoarmeacutee le clergeacute la
magistrature on a opeacutereacute de mecircme avec une classe la noblesse la bourgeoisie On a pu
alors consideacuterer les changements successifs de cette organisation ou de cette classe
comme une eacutevolution on a eu lrsquoeacutevolution du gouvernement de lrsquoarmeacutee de la
bourgeoisie Crsquoest une meacutetaphore au deuxiegraveme degreacute car on nrsquoa pas la connaissance
directe drsquoune continuiteacute entre les gouvernements ou les bourgeoisies drsquoun mecircme pays agrave
diffeacuterents moments successifs Il nrsquoy a pas de lien biologique entre eux il nrsquoy a pas drsquoecirctre
qui soit le gouvernement ou la bourgeoisie
11 Enfin on en est arriveacute agrave abstraire un usage une langue ou mecircme un simple deacutetail un mot
un proceacutedeacute technique un systegraveme de production ou de reacutepartition et on a parleacute de
lrsquoeacutevolution drsquoun mot ou de lrsquoeacutevolution de lrsquoarchitecture ou de lrsquoindustrie du drap ou du
commerce par canaux Crsquoest une meacutetaphore au troisiegraveme degreacute car ici il nrsquoy a mecircme plus
drsquoindice de continuiteacute biologique il nrsquoy a que la transmission drsquoun usage par imitation
crsquoest-agrave-dire par voie subjective
12 Il faut donc comprendre la porteacutee reacuteelle du mot laquo eacutevolution raquo quand on lrsquoapplique aux
pheacutenomegravenes sociaux Il nrsquoa pas le mecircme sens qursquoen biologie Il nrsquoimplique pas une
continuiteacute mateacuterielle une causaliteacute biologique la seacuterie des eacutetats ou des actes drsquoun mecircme
107
individu ou drsquoune ligneacutee drsquoindividus engendreacutes les uns des autres Il ne deacutesigne qursquoune
ressemblance qui peut parfois avoir son origine dans une transmission heacutereacuteditaire mais
agrave laquelle on peut presque toujours preacutesumer des causes purement subjectives la
convention sociale lrsquoeacuteducation ou lrsquoimitation La continuiteacute est ici abstraite Si nous
appelons eacutevolution toute la seacuterie des changements que nous avons reacuteunis en un groupe
crsquoest parce que nous admettons une continuiteacute entre les eacutetats successifs mais nous ne
savons pas drsquoavance par quel proceacutedeacute srsquoest eacutetablie cette continuiteacute et il est probable a
priori que ce nrsquoest pas par le processus biologique de la transformation individuelle et de
la filiation
13 La continuiteacute ainsi comprise peut ecirctre eacutetablie entre plusieurs espegraveces de faits
14 La plus facile agrave constater et la plus abstraite est lrsquoeacutevolution drsquoune habitude ndash soit drsquoun
proceacutedeacute drsquoaction ou drsquoune conception ndash soit du produit mateacuteriel drsquoune opeacuteration
ndash lrsquoeacutevolution de la technique drsquoun meacutetier ou de lrsquoappreacuteciation de valeur drsquoun objet ou des
objets fabriqueacutes par une industrie donneacutee On peut eacutetudier par exemple lrsquoeacutevolution de la
technique du fer des prix du fer de la forme et de lrsquoemploi des barres de fer Pour eacutetablir
ce genre drsquoeacutevolution il suffit de comparer les descriptions ou les chiffres obtenus par
lrsquoeacutetude des proceacutedeacutes ou des habitudes eacuteconomiques ou des produits agrave plusieurs eacutepoques
successives Le sens de lrsquoeacutevolution ressortira de la comparaison mecircme entre les habitudes
drsquoaction ou de penseacutee en matiegravere eacuteconomique pendant une peacuteriode de la vie drsquoun peuple
15 Puis on peut chercher lrsquoeacutevolution de lrsquoorganisation crsquoest-agrave-dire des rapports entre les
hommes eacutetablis par une convention obligatoire ou volontaire expresse ou tacite ce sont
les institutions de la vie eacuteconomique On eacutetudiera les conventions pour la division et
lrsquoorganisation du travail entre les hommes pour le transfert des objets pour la
reacutepartition de la jouissance des objets Lrsquoeacutevolution apparaicirctra par la comparaison du
systegraveme des institutions eacuteconomiques agrave des eacutepoques successives
16 On aura aussi agrave eacutetudier les changements des conditions mateacuterielles naturelles qui
fournissent aux hommes les moyens mateacuteriels drsquoaction et leur imposent les limites de
leur action le climat le sol la faune et la flore les faciliteacutes de communication On
examinera les changements des conditions mateacuterielles creacuteeacutees par les hommes eux-
mecircmes qui constituent un ameacutenagement durable et un milieu artificiel nouveau On
devra chercher srsquoil y a eu eacutevolution crsquoest-agrave-dire changement dans un mecircme sens de
quelques unes de ces conditions naturelles ou artificielles
17 Enfin apregraves toutes ces comparaisons abstraites ou exteacuterieures il restera agrave examiner
lrsquoeacutevolution proprement biologique le changement des individus eux-mecircmes Il srsquoagit ici
du personnel qui creacutee la vie eacuteconomique Y a-t-il eu un changement de personnes soit
disparition des anciens individus ou introduction de nouveaux soit changement dans le
nombre ou la position reacuteciproque des individus Alors seulement on peut connaicirctre la
nature de lrsquoeacutevolution on peut voir srsquoil y a eu continuiteacute reacuteelle mateacuterielle biologique
entre les individus ou si au contraire les individus ont changeacute et si la continuiteacute est
purement subjective
18 Apregraves avoir deacutetermineacute les diffeacuterentes espegraveces drsquoeacutevolution ndash eacutevolution des habitudes de
lrsquoorganisation du milieu mateacuteriel du personnel ndash on se trouve en preacutesence drsquoune
difficulteacute pratique Comment preacutesenter lrsquoensemble de lrsquoeacutevolution qursquoon aura constateacute
analytiquement Dans quel cadre ranger les faits Crsquoest une difficulteacute drsquoexposition qui
ne comporte pas de solution uniforme
108
19 Si on ne veut faire que la monographie drsquoun fait eacuteconomique on est reacuteduit agrave adopter un
cadre partiel on ne peut preacutesenter que lrsquoeacutevolution drsquoun trait de la vie eacuteconomique Le
cadre naturel en ce cas sera lrsquoeacutetude de lrsquoeacutevolution drsquoune habitude donneacutee (usage proceacutedeacute
organisation) ou drsquoun groupe de proceacutedeacutes ou drsquoinstitutions ayant pour but une espegravece
donneacutee de reacutesultat Crsquoest le reacutesultat qui guidera le choix des faits agrave reacuteunir car le reacutesultat
drsquoune opeacuteration est la conseacutequence du but de lrsquoopeacuteration et le but autrement dit le motif
est le pheacutenomegravene directeur de toute la vie eacuteconomique Il est plus rationnel de chercher
lrsquoeacutevolution des objets destineacutes agrave servir drsquoarmes (lrsquoindustrie des armes) que lrsquoeacutevolution des
objets fabriqueacutes en bois ou en cuir
20 Si lrsquoon veut arriver agrave une eacutetude drsquoensemble il faudra reacuteunir lrsquoeacutevolution des organisations
et des habitudes communes agrave un mecircme groupe drsquohommes La difficulteacute sera de
deacuteterminer le groupe qursquoon doit consideacuterer comme uniteacute en matiegravere de vie eacuteconomique
Les groupes deacutesigneacutes par un nom drsquoensemble sont drsquoordinaire des groupes politiques unis
par la communauteacute de gouvernement des nations le lien eacuteconomique nrsquoest pas identique
au lien national Rationnellement on nrsquoa pas le droit de grouper les faits eacuteconomiques
dans le cadre de nation crsquoest-agrave-dire de gouvernement Pourtant ndash en attendant qursquoon ait
deacutetermineacute le lien eacuteconomique qui constitue les groupes eacuteconomiques ndash on nrsquoa pas drsquoautre
proceacutedeacute que drsquoadopter lrsquoun des cadres construits pour eacutetudier drsquoautres pheacutenomegravenes on
prendra donc une nation un Eacutetat ou une reacutegion geacuteographique mais on devra garder
conscience du caractegravere empirique et provisoire de cet expeacutedient Tant que lrsquohistoire de
lrsquoorganisation eacuteconomique ne peut ecirctre exposeacutee que dans les cadres construits pour
lrsquohistoire politique tant qursquoon en est reacuteduit agrave eacutecrire lrsquohistoire de lrsquoagriculture de
lrsquoindustrie du commerce de la proprieacuteteacute en Angleterre en Allemagne en Gregravece crsquoest que
lrsquohistoire eacuteconomique nrsquoa pas encore eacutetabli la nature de la solidariteacute eacuteconomique Si elle y
parvient elle pourra grouper ses faits dans des cadres agrave elle
21 II ndash Lrsquoeacutetude de lrsquoeacutevolution eacuteconomique comporte des conditions speacuteciales aux trois
branches de lrsquoactiviteacute eacuteconomique production transfert reacutepartition Elles peuvent
srsquoexprimer sous forme de questions
22 1deg Pour la production lrsquoeacutevolution se produit dans 1deg le but que se proposent les
producteurs 2deg le milieu qui rend les opeacuterations plus ou moins faciles ou avantageuses
3deg les proceacutedeacutes techniques des opeacuterations 4deg la division du travail dans chaque espegravece de
profession
23 Apregraves ces questions particuliegraveres se posent les questions drsquoensemble Quelle a eacuteteacute
lrsquoeacutevolution dans la reacutepartition de lrsquoensemble des hommes entre ces diverses occupations
La proportion srsquoest-elle modifieacutee dans un sens constant Y a-t-il eu eacutevolution dans la
proportion de la quantiteacute des diverses espegraveces de produits Y a-t-il eu une eacutevolution
geacuteneacuterale commune agrave plusieurs ou agrave tous les groupes civiliseacutes soit dans les proceacutedeacutes de
travail soit dans la division du travail Y a-t-il eu une eacutevolution constante commune aux
diverses peacuteriodes de lrsquohumaniteacute
24 2deg Pour le transfert lrsquoeacutevolution consiste dans un changement 1deg des proceacutedeacutes de transport
(depuis le sentier jusqursquoau chemin de fer) 2deg des voies de commerce 3deg de lrsquoorganisation
du personnel des transports 4deg des proceacutedeacutes drsquoeacutechanges (depuis le troc jusqursquoagrave la
speacuteculation) 5deg de la distribution des centres
25 Puis viennent les questions drsquoensemble Y a-t-il eu eacutevolution geacuteneacuterale dans la reacutepartition
des proceacutedeacutes de transport et de commerce dans la proportion des quantiteacutes
transporteacutees ou sujettes agrave des opeacuterations commerciales eacutevolution dans la proportion du
109
personnel employeacute eacutevolution dans le systegraveme geacuteneacuteral du commerce Peut-on suivre
une eacutevolution commune agrave plusieurs groupes de peuples ou commune agrave lrsquohistoire de
lrsquohumaniteacute
26 3deg Pour la reacutepartition lrsquoeacutevolution se produit dans les proceacutedeacutes drsquoappropriation de
jouissance de transmission dans la reacutepartition des objets appropriables entre les divers
modes drsquoappropriation et de jouissance dans la proportion des quantiteacutes drsquoobjets
approprieacutes aux mecircmes individus
27 Puis viennent les questions drsquoensemble Y a-t-il eu eacutevolution geacuteneacuterale dans le systegraveme
drsquoappropriation de partage de jouissance de transmission Y a-t-il eu une eacutevolution
commune agrave plusieurs peuples Une eacutevolution continue dans lrsquohistoire de lrsquohumaniteacute
28 II mdash Pour comprendre la transformation on commence par se repreacutesenter deux ou
plusieurs eacutetats du mecircme groupe agrave des moments successifs on cherche ensuite par quels
moyens le groupe a passeacute drsquoun eacutetat agrave un autre Ici intervient la cause au sens empirique
crsquoest-agrave-dire les conditions sans lesquelles lrsquoeacutetat nrsquoaurait pas changeacute Cette constatation
peut se faire par diffeacuterents moyens
29 1deg Directement lrsquoobservateur qui a eacutecrit le document a eu la connaissance ou plutocirct
lrsquoimpression que tel fait a eacuteteacute la cause du changement et il lrsquoa dit Latifundia perdidere
Italiam dit Pline crsquoest qursquoil a eu lrsquoimpression que les grands domaines ont fait
abandonner la culture du bleacute et remplacer les cultivateurs libres par des bergers esclaves
Lrsquoaffirmation des auteurs de documents est agrave vrai dire la principale source ougrave nous
prenons la connaissance des causes en histoire
30 2deg Indirectement apregraves avoir constateacute seacutepareacutement dans les documents les eacutetats
successifs nous infeacuterons des conditions ougrave se trouvaient les choses avant le changement
compareacutees aux conditions ougrave elles se sont trouveacutees apregraves que le changement doit ecirctre
attribueacute agrave tels faits que nous appelons causes Nous cherchons lrsquoeacutetat de la population
dans les pays soumis par les Romains nous trouvons avant la conquecircte une population
drsquohommes libres1 au temps des Antonins une population rurale formeacutee surtout
drsquoesclaves au Ve siegravecle une population tregraves rare Nous en infeacuterons que la conquecircte
romaine a abouti agrave remplacer les cultivateurs libres par des esclaves et qursquoensuite
lrsquoesclavage a eacuteteacute cause de la deacutepopulation
31 La premiegravere difficulteacute est drsquoeacutetablir le changement qui srsquoest produit entre deux moments
Il est bon de preacutevoir sous quelle forme on peut le constater
32 Premier cas ndash On aperccediloit des actes ou des faits apparents qui ont produit un changement
direct voulu par les auteurs des actes Ils sont tregraves freacutequents dans la vie politique ce sont
les guerres les ordres donneacutes par les chefs les lois les reacutevolutions etc Ils sont rares en
matiegravere drsquousages et de faits sociaux ndash sauf les eacuteveacutenements geacuteneacuteraux tels que conquecircte
ou invasion qui reacuteagissent sur toute la vie mecircme sociale et qursquoil faut toujours connaicirctre
pour y chercher drsquoabord lrsquoexplication des changements
33 Deuxiegraveme cas ndash On aperccediloit des changements drsquousages ou drsquoarrangements sociaux ou
drsquoeacutetats en comparant les usages les arrangements les eacutetats agrave deux moments diffeacuterents
crsquoest le proceacutedeacute employeacute pour dresser les tableaux de chiffres et les graphiques il
srsquoapplique mecircme aux cas ougrave la connaissance nrsquoest que qualitative En comparant
lrsquoorganisation des ouvriers anglais en 1824 et de nos jours on nrsquoa pas de peine agrave constater
le changement produit par les trade-unions
110
34 La vraie difficulteacute crsquoest de pouvoir comparer toujours le mecircme groupe agrave des moments
diffeacuterents le danger crsquoest de comparer sans srsquoen apercevoir les usages ou lrsquoorganisation
non pas de moments diffeacuterents mais de groupes diffeacuterents Au sens strict il nrsquoy a de
vraiment comparable que les mecircmes individus agrave des moments diffeacuterents En comparant un
groupe de mecircme nom le Parlement ou une trade-union agrave deux moments diffeacuterents
distants drsquoun siegravecle on ne compare pas ensemble les eacutetats drsquoun mecircme groupe concret agrave
deux eacutepoques successives car les individus du Parlement ou de la trade-union de 1800
sont tous morts en 1900 on compare deux abstractions ou deux formes Le danger est
donc de personnifier ces abstractions drsquoopeacuterer comme si elles avaient eacutevolueacute par une
force interne propre agrave la faccedilon drsquoun organisme Ce nrsquoest pas lrsquoerreur seulement de ceux
qui conccediloivent la socieacuteteacute comme un organisme reacuteel crsquoest lrsquoerreur de presque tous les
historiens de pheacutenomegravenes speacuteciaux enfermeacutes dans une espegravece unique de faits Ils arrivent
presque irreacutesistiblement agrave srsquoimaginer une eacutevolution propre de la langue du droit de
lrsquoEacuteglise des institutions seuls les historiens drsquoeacuteveacutenements eacutechappent agrave cette illusion
parce que leurs eacutetudes leur font voir surtout des individus
35 Troisiegraveme cas ndash On constate des changements de personnes dans un groupe de faccedilon que
la masse du groupe change graduellement par un renouvellement continu des individus
qui la composent Crsquoest probablement le processus normal de lrsquoeacutevolution Les hommes
nrsquoaiment pas agrave changer leurs usages ou leur organisation mais crsquoest le groupe qui change
de matiegravere Les hommes qui le composaient meurent peu agrave peu (ou se retirent) ils sont
remplaceacutes par des hommes diffeacuterents qui agissent autrement Le fait est assez apparent
dans les eacutetablissements de production Le moyen le plus rapide pour changer les proceacutedeacutes
de travail crsquoest de changer les ouvriers
36 Le changement peut mecircme se produire sans que les individus soient morts ou que les
membres nouveaux du groupe aient adopteacute une faccedilon de penser ou drsquoagir diffeacuterente de
celle des membres anciens Crsquoest ce qui arrive lorsque des hommes se deacuteplacent et vont
dans drsquoautres groupes ou bien quand il naicirct de nouveaux hommes lrsquoagencement de la
socieacuteteacute organiseacute pour un nombre donneacute doit alors ecirctre changeacute pour srsquoadapter agrave un
nombre drsquohommes plus grand ou mecircme srsquoil reste pareil en apparence il ne fonctionne
plus de mecircme faccedilon Ainsi la Chambre des repreacutesentants aux Eacutetats-Unis a eacuteteacute transformeacutee
par lrsquoaccroissement du nombre des repreacutesentants
37 Quatriegraveme cas ndash En matiegravere drsquoobjets mateacuteriels les ameacutenagements tels que cultures
digues routes maisons et les produits tels que meubles numeacuteraire capitaux
srsquoaccumulent ou se remplacent par drsquoautres de faccedilon agrave transformer les conditions
mateacuterielles de la vie
38 Toute transformation graduelle est difficile agrave constater parce que les hommes ou les
objets qui se renouvellent se remplacent peu agrave peu Mais la difficulteacute nrsquoest pas eacutegale pour
toutes les histoires Elle est moindre pour les espegraveces de faits ougrave lrsquoaction des individus est
plus apparente ougrave les documents deacutesignent souvent les acteurs par les noms propres ce
qui arrive dans les arts les sciences les doctrines la vie politique On voit dans les
documents une geacuteneacuteration drsquohommes politiques de savants ou drsquoartistes succeacuteder peu agrave
peu agrave la preacuteceacutedente ndash En matiegravere de langue drsquousages priveacutes ou de religion la
constatation est deacutejagrave plus difficile mais encore peut-on atteindre quelques influences
drsquoindividus et voir si le moment ougrave un changement se produit correspond agrave la peacuteriode de
leur vie active ndash La difficulteacute est au maximum pour les faits sociaux deacutemographiques ou
eacuteconomiques Lagrave on voit les pheacutenomegravenes se succeacuteder sans apercevoir les changements
concrets les documents ne montrent pas le renouvellement des geacuteneacuterations
111
39 Cette difficulteacute de constater le changement concret rend plus difficile drsquoatteindre les
causes des faits sociaux par les proceacutedeacutes historiques Les documents indiquent rarement
une cause aux eacutevolutions de ces faits parce que les actes frappants en ces matiegraveres sont
tregraves rares sauf les reacutevolutions produites par une invention technique il ne se produit
guegravere que des transformations lentes et continues Et il est tregraves dangereux drsquoopeacuterer par
infeacuterence parce qursquoon nrsquoatteint pas la cause la plus active des transformations qui est le
changement des individus On doit donc ecirctre particuliegraverement prudent si lrsquoon veut
deacutecouvrir la cause des eacutevolutions sociales
40 Ainsi lrsquohistoire sociale preacutesente des difficulteacutes speacuteciales Les unes tiennent agrave la nature des
documents plus rares et plus exposeacutes agrave lrsquoerreur parce qursquoils portent sur des faits peu
frappants moins souvent observeacutes et noteacutes ndash et sur des faits exteacuterieurs plus difficiles agrave
atteindre avec certitude parce qursquoil faut pour y arriver passer par lrsquointermeacutediaire de la
penseacutee de lrsquoauteur Les autres tiennent agrave la nature mecircme de la construction de lrsquohistoire
sociale agrave la difficulteacute de deacuteterminer les quantiteacutes de preacuteciser les groupes drsquoatteindre
lrsquoeacutevolution Ces difficulteacutes expliquent les lacunes et les erreurs qui ont retardeacute la
constitution de lrsquohistoire sociale
NOTES
1 Dans la mesure assez restreinte ougrave les documents nous font connaicirctre lrsquoeacutetat des pays conquis
au IIe siegravecle
112
Chapitre XVII
Neacutecessiteacute de combiner les diffeacuterentessortes drsquohistoires
I Eacutetude statique ndash Lien entre les faits Montesquieu lrsquoeacutecole allemande ndash Solidariteacute entre leshabitudes solidariteacute entre les actions collectivesII Eacutetude de reacutevolution ndash Lien entre les transformationsIII Meacutethodes de rapprochement des faits ndash Speacutecialistes et geacuteneacuteralistes
1 Il reste agrave indiquer dans quel rapport lrsquohistoire sociale est avec lrsquohistoire en geacuteneacuteral Mais
comme on pourrait se demander srsquoil est vraiment utile de connaicirctre les rapports entre
lrsquohistoire sociale et les autres branches drsquohistoire il est bon de faire voir drsquoabord
lrsquoimportance pratique de cette eacutetude
2 Lrsquoexpeacuterience a montreacute que le seul proceacutedeacute pratique pour constituer une science est
drsquoeacutetudier seacutepareacutement les diverses espegraveces de faits en isolant meacutethodiquement chaque
science speacuteciale Crsquoest par ce proceacutedeacute seulement qursquoon parvient agrave reacutesister agrave la tendance
naturelle qui est de commencer par une vue syntheacutetique de lrsquounivers La marche
spontaneacutee de lrsquoesprit humain serait de chercher drsquoabord agrave connaicirctre lrsquoessence du monde
et la cause premiegravere des choses en Gregravece comme dans lrsquoInde la forme primitive de la
science a eacuteteacute la meacutetaphysique On nrsquoest parvenu enfin agrave se deacutegager de cette confusion
qursquoen creacuteant des sciences speacuteciales uniquement consacreacutees agrave constater les pheacutenomegravenes
Chacune srsquoest constitueacutee seacutepareacutement et reste indeacutependante des sciences voisines la
meacutecanique la physique la chimie la biologie ont des territoires communs mais chacune
se suffit agrave elle-mecircme
3 Il est leacutegitime de se demander si lrsquoon ne peut pas opeacuterer de mecircme avec les sciences des
pheacutenomegravenes humains Ne peut-on pas isoler lrsquohistoire sociale des autres histoires Pour
reacutesoudre la question il faut examiner dans quelle condition se trouvent les pheacutenomegravenes
humains qui sont les objets de lrsquohistoire afin de deacutecider si lrsquoon peut assimiler agrave une
science indeacutependante la connaissance drsquoune seule espegravece de faits et par conseacutequent
chacune des branches drsquohistoire Srsquoil en est autrement on verra quel compte on doit tenir
de ce caractegravere speacutecial de la connaissance historique
4 Lrsquoeacutetude des pheacutenomegravenes humains se fait par deux opeacuterations toutes deux neacutecessaires
1deg lrsquoeacutetude des faits simultaneacutes aboutissant au tableau descriptif de la socieacuteteacute agrave un moment
113
donneacute ce que le vocabulaire de certains sociologues appelle une eacutetude statique 2deg lrsquoeacutetude
des faits successifs aboutissant agrave la description de lrsquoeacutevolution dans la suite des temps ce
que les mecircmes sociologues appellent eacutetude dynamique1
5 I ndash Lrsquoeacutetude statique consiste agrave deacutecrire lrsquoeacutetat de pheacutenomegravenes humains Pour les examiner
on est conduit agrave analyser lrsquoensemble des manifestations drsquoactiviteacute humaine et lrsquoensemble
des conditions mateacuterielles de la vie humaine agrave les grouper en un nombre assez grand de
cateacutegories et agrave eacutetudier seacutepareacutement chaque cateacutegorie Ainsi se fait le tableau drsquoune langue
drsquoun art drsquoune religion drsquoun reacutegime de vie drsquoun systegraveme de droit ou drsquoinstitutions drsquoun
gouvernement ndash De mecircme pour les conditions mateacuterielles on peut abstraire et eacutetudier agrave
part lrsquoeacutetat deacutemographique le systegraveme de routes les cultures etc Mais tous ces tableaux
sont abstraits ils deacutecrivent une espegravece drsquoactiviteacute humaine (ou une espegravece de conditions)
avec la preacutecision neacutecessaire pour la connaissance scientifique mais en lrsquoisolant des autres
espegraveces Or dans la reacutealiteacute les espegraveces diffeacuterentes drsquoactiviteacute ne sont pas isoleacutees car elles
sont les actes diffeacuterents drsquoun mecircme individu ou drsquoun mecircme groupe drsquoindividus La faccedilon
de se conduire ou de penser en religion nrsquoest pas indeacutependante de la faccedilon de penser en
science les habitudes politiques ne sont pas indeacutependantes des habitudes eacuteconomiques
et reacuteciproquement Sans doute en toute espegravece de reacutealiteacute les faits provenant drsquoun mecircme
ensemble reacuteel concret sont lieacutes entre eux cela est tregraves apparent deacutejagrave en physiologie Mais
le lien est bien plus eacutetroit en matiegravere drsquoactes humains Car plus lrsquoactiviteacute est complexe
plus la deacutependance est grande entre les diffeacuterentes formes drsquoactiviteacute drsquoun mecircme ecirctre
6 Ce lien entre les diverses sortes drsquoactiviteacutes drsquoune mecircme socieacuteteacute et par suite entre les
diverses branches drsquoeacutetudes humaines les anciens ne lrsquoont pas formuleacute nettement parce
que la science humaine eacutetait ou trop peu avanceacutee analytiquement ou trop meacutetaphysique
On a commenceacute agrave lrsquoentrevoir au XVIIIe siegravecle quand lrsquohistoire a commenceacute agrave se constituer
Voltaire nrsquoen parle pas parce que son esprit tregraves clair et tregraves prudent lrsquoa retenu dans les
constatations analytiques Montesquieu en a eu une ideacutee mais encore confuse et
restreinte agrave lrsquoespegravece de faits qui lrsquointeacuteressaient directement les lois Il a chercheacute le lien
entre la leacutegislation et lrsquoensemble de la vie sociale peut-ecirctre parce qursquoil ne distinguait pas
bien clairement les lois au sens humain (leacutegislation et droit) des lois au sens scientifique
les laquo rapports neacutecessaires qui deacuterivent de la nature des choses raquo comme il les appelle lui-
mecircme
7 Lrsquoideacutee de ce lien neacutecessaire a eacuteteacute formuleacutee en Allemagne sous une forme philosophique
semi-mystique par Herder elle a pris une forme preacutecise chez ses disciples les creacuteateurs
de laquo lrsquoeacutecole historique raquo Eichhorn Savigny Niebuhr qui ont eacutetudieacute surtout le lien entre
le droit et les autres activiteacutes Ainsi srsquoest formeacutee la notion du Zusammenhang compliqueacutee
encore drsquoune conception confuse semi-mystique le Volksgeist (lrsquoesprit du peuple) par
lequel on expliquait la solidariteacute entre les diverses activiteacutes drsquoun mecircme peuple
8 Au XIXe siegravecle lrsquoideacutee de la solidariteacute entre les pheacutenomegravenes humains srsquoest peu agrave peu
eacuteclaircie lentement parce que la meacutetaphysique de Hegel a longtemps empecirccheacute drsquoen
preacuteciser le meacutecanisme en expliquant la solidariteacute par une formule mystique lrsquoIdeacutee
reacutealiseacutee dans lrsquohistoire Cette partie de la logique et de la meacutethodologie de lrsquohistoire a eacuteteacute
imparfaitement2 deacutebrouilleacutee le meacutecanisme de la solidariteacute entre les pheacutenomegravenes est
encore mal connu
9 Il semble qursquoon peut distinguer deux processus
10 1deg Il existe une solidariteacute entre les habitudes drsquoun mecircme individu Un homme nrsquoest pas un
meacutecanisme agrave compartiments seacutepareacutes dans chacun desquels se ferait une espegravece de travail
114
speacutecial indeacutependant des autres une penseacutee philosophique ou scientifique une croyance
religieuse une conception morale une faccedilon de srsquohabiller de se loger drsquoarranger son
temps de se distraire de gouverner ou drsquoobeacuteir Au contraire tout homme est un
ensemble continu ougrave toutes les activiteacutes partent drsquoun mecircme centre ceacutereacutebral crsquoest le
mecircme homme qui fait sa science son art sa croyance ses actes priveacutes politiques et
eacuteconomiques Ce centre commun dirige agrave la fois les deux espegraveces drsquoopeacuterations qui
constituent la conduite drsquoun homme et par conseacutequent lrsquoensemble de sa vie en socieacuteteacute
ses repreacutesentations (conceptions et motifs) qursquoon appelle intelligence ndash ses impulsions
crsquoest-agrave-dire ses actes exteacuterieurs qursquoon appelle activiteacute
11 Les repreacutesentations drsquoun homme ne se divisent pas en penseacutees entiegraverement
indeacutependantes les unes des autres elles forment un ensemble qui peut ecirctre plein de
contradictions logiques mais ougrave la plupart des conceptions pratiquement importantes
sont lieacutees psychologiquement entre elles Il nrsquoy a pas de terrains intellectuels deacutelimiteacutes
consacreacutes chacun agrave une espegravece unique drsquoactiviteacute toute penseacutee peut avoir des applications
sur plusieurs sortes de terrain Et ce nrsquoest pas mecircme toujours une conception morale
geacuteneacuterale une penseacutee speacuteciale peut aussi agir sur toute espegravece drsquoacte Crsquoest par suite drsquoune
interpreacutetation speacuteciale drsquoun texte que le quaker ne porte pas de boutons que le juif ne
mange pas de porc que lrsquoarchitecte chreacutetien prend pour plan de son eacutedifice une croix De
mecircme une ideacutee scientifique sur lrsquoaction physiologique du theacute du tabac de lrsquoalcool a meneacute
agrave transformer le reacutegime anglais des douanes et le reacutegime des contributions franccedilaises Les
exemples particuliers seraient innombrables de cette action impreacutevue drsquoune conception
particuliegravere sur des branches toutes diffeacuterentes de la vie humaine
12 Agrave plus forte raison le systegraveme drsquoimpulsions inteacuterieures qui fait agir un homme ndash ce que
nous appelons faute de savoir preacuteciser le caractegravere ou le tempeacuterament ndash nrsquoest pas une seacuterie
drsquoimpulsions speacuteciales se rapportant chacune agrave une espegravece drsquoactes deacutetermineacutes Il nrsquoy a pas
des impulsions scientifiques des impulsions religieuses des impulsions eacuteconomiques des
impulsions politiques Lagrave lrsquouniteacute est trop eacutevidente chaque homme apporte son
tempeacuterament unique dans les manifestations multiples de son activiteacute Le classement des
actes par cateacutegories est tout abstrait ce nrsquoest qursquoun proceacutedeacute de recherches il ne reacutepond agrave
aucune reacutealiteacute inteacuterieure dans lrsquoindividu On ne peut donc parler drsquoactiviteacute artistique
religieuse eacuteconomique politique qursquoen se restreignant agrave consideacuterer les conseacutequences des
actes en neacutegligeant le point de deacutepart la production de lrsquoacte Dans la reacutealiteacute il nrsquoexiste
que des centres drsquoactiviteacute drsquoensemble Le tempeacuterament naturel donne agrave toutes les
manifestations drsquoun mecircme homme un mecircme caractegravere Cette solidariteacute est tregraves mal
eacutetudieacutee encore on ne lrsquoaperccediloit nettement que dans les cas extrecircmes en comparant un
barbare agrave un civiliseacute Mais il y a certainement un lien eacutetroit entre les actes drsquoun mecircme
homme ou drsquoun mecircme groupe drsquohommes un lien si eacutetroit qursquoon est enclin agrave lrsquoattribuer agrave
une cause speacuteciale laquo lrsquoesprit raquo ou laquo le geacutenie raquo de lrsquohomme ou de laquo la race raquo faccedilon confuse
semi-mystique anti-scientifique de deacutesigner ce caractegravere drsquoensemble Du moins est-il
eacutevident qursquoon ne pourrait espeacuterer arriver agrave comprendre les faits humains si lrsquoon
neacutegligeait un eacuteleacutement aussi important
13 Outre le tempeacuterament naturel les hommes ont des formes drsquoactiviteacute acquises soit par
lrsquoeacuteducation soit par lrsquoimitation Il est plus facile de preacuteciser ces formes que de deacutemecircler les
activiteacutes spontaneacutees parce qursquoon peut les voir acqueacuterir on peut dans quelques cas au
moins apercevoir des hommes qui reccediloivent une eacuteducation ou qui commencent une
imitation Eacutevidemment ces activiteacutes acquises ont une action sur lrsquoensemble de lrsquoindividu
Peut-ecirctre les habitudes acquises drsquoactes tregraves speacuteciaux tels que lrsquoeacutecriture ou le vecirctement
115
agissent-elles faiblement Mais lrsquoaction est forte quand ce sont les habitudes drsquoactes tregraves
geacuteneacuteraux tels que commander sans reacutesistance obeacuteir sans examiner opeacuterer par violence
ou par ruse Les habitudes agissant sur des domaines tregraves diffeacuterents drsquoactiviteacute religieux
eacuteconomique politique eacutetablissent un lien solide entre les habitudes eccleacutesiastiques
politiques eacuteconomiques drsquoune mecircme socieacuteteacute
14 2deg Lrsquoautre processus est la solidariteacute entre les actions collectives drsquoun mecircme groupe Sans
doute les groupes humains ne sont pas pareils agrave des espegraveces animales3 ils reacuteunissent des
hommes qui ne sont solidaires entre eux que par une partie de leur vie Il serait donc
antiscientifique drsquoadmettre a priori une solidariteacute complegravete entre les hommes drsquoun mecircme
peuple Mais un peuple nrsquoest pourtant pas un groupement drsquohommes reacuteunis par un
systegraveme drsquoinstitutions drsquoune seule espegravece Il nrsquoexiste pas autant de groupes sociaux qursquoil y
a de branches drsquoactiviteacute humaine il nrsquoexiste pas un groupe eccleacutesiastique un groupe
drsquoindustrie un groupe de commerce un groupe de politique Au contraire un groupe
eacutetant drsquoordinaire formeacute de gens qui vivent sur un territoire commun ougrave leurs contacts
sont freacutequents il y a pour chaque groupe beaucoup de systegravemes drsquoactiviteacute commune
15 Entre ces systegravemes drsquoactions collectives on doit preacutesumer une solidariteacute Elle est encore
plus difficile agrave preacuteciser que la solidariteacute du caractegravere individuel Crsquoest lagrave une des questions
les plus controverseacutees de la sociologie on essaie mecircme de la reacutesoudre par des hypothegraveses
meacutetaphysiques laquo le geacutenie du peuple raquo ou laquo lrsquoacircme sociale raquo Dans ce complexe de faits
collectifs nous nrsquoarrivons mecircme pas agrave distinguer nettement les conceptions des
impulsions Y a-t-il mecircme dans lrsquoorganisation des actes collectifs ndash tels que division du
travail commerce gouvernement ndash autre chose que des conceptions transmises par
lrsquoeacuteducation ou lrsquoimitation Y a-t-il une part drsquoimpulsion naturelle de tempeacuterament une
disposition collective ou du moins commune aux descendants drsquoun mecircme peuple agrave
adopter plutocirct une certaine forme drsquoarrangement social par exemple une hieacuterarchie
sans controcircle comme dans le reacutegime de lrsquoEacuteglise catholique ou un systegraveme de deacuteleacutegation
comme dans les reacutegimes repreacutesentatifs ou des liens personnels comme dans le reacutegime
feacuteodal ou des regravegles abstraites comme dans les socieacuteteacutes deacutemocratiques En tout cas il
nrsquoest guegravere possible de distinguer ici le tempeacuterament des habitudes
16 On nrsquoarrive donc qursquoagrave une notion tregraves confuse de laquo quelque chose raquo de collectif qui
pousserait la masse drsquoun peuple agrave adopter une forme drsquoarrangement collectif ce
laquo quelque chose raquo eacutetant ou des conceptions ou un tempeacuterament ou des habitudes Mais
de quelle sorte sont ces conceptions ou ces habitudes Sont-elles dans les individus Ou
dans le peuple On a cru reacutepondre par la formule de la laquo conscience collective raquo La
question est encore trop peu eacutetudieacutee par une meacutethode analytique on nrsquoa pas encore
rechercheacute avec une preacutecision suffisante les actions reacuteciproques des divers meacutecanismes
collectifs pour avoir le droit de formuler une explication Mais il est eacutevident que ces
actions reacuteciproques sont importantes les meacutecanismes eccleacutesiastique politique
eacuteconomique sont lieacutes si eacutetroitement qursquoon ne peut eacutetudier lrsquoun sans connaicirctre lrsquoautre au
moins dans son ensemble
17 Puisque lrsquoorganisation eacuteconomique est lieacutee aux autres espegraveces de faits historiques qursquoelle
en est tantocirct la cause tantocirct lrsquoeffet il est eacutevident qursquoon ne peut isoler la connaissance de
lrsquohistoire eacuteconomique de lrsquoeacutetude des autres histoires Pour des neacutecessiteacutes pratiques on
peut commencer par lrsquoisoler provisoirement on peut drsquoabord analyser les faits pour les
deacuteterminer en deacutetail avec preacutecision Mais il faut ensuite les rapprocher des autres pour
comprendre leur place dans lrsquoensemble social purement analytique des pheacutenomegravenes
sociaux Ainsi il nrsquoest pas possible de se borner agrave une eacutetude on ne peut opeacuterer sans tenir
116
compte et de la solidariteacute entre les conceptions ou les actes drsquoespegraveces diverses et de la
solidariteacute entre les diffeacuterents meacutecanismes collectifs Il faut drsquoabord analyser les
pheacutenomegravenes pour les constater mais il faut embrasser lrsquoensemble pour les comprendre
18 II ndash Lrsquoeacutetude dynamique consiste agrave deacuteterminer lrsquoeacutevolution de chaque espegravece de
pheacutenomegravenes puis lrsquoeacutevolution de chaque socieacuteteacute dans son ensemble enfin lrsquoeacutevolution
geacuteneacuterale de lrsquohumaniteacute Elle commence par constater la seacuterie des transformations de
chaque activiteacute pour voir si elles vont dans le mecircme sens Srsquoil y a eacutevolution4 elle examine
de quelle nature est lrsquoeacutevolution avec quelle rapiditeacute elle se produit suivant quelle
marche Mais pour comprendre vraiment lrsquoeacutevolution il faut arriver jusqursquoagrave en atteindre
les causes ce qui est tout agrave fait impossible tant qursquoon srsquoenferme dans les branches
speacuteciales drsquohistoires tant qursquoon srsquoen tient agrave lrsquohistoire de lrsquoeacutevolution de la langue du
costume de la religion du commerce Car il faut chercher les causes lagrave ougrave elles peuvent se
trouver et rien nrsquoautorise agrave preacutesumer qursquoelles soient preacuteciseacutement dans lrsquoactiviteacute speacuteciale
dont on a traceacute lrsquoeacutevolution que la langue ait changeacute pour des raisons linguistiques le
commerce pour des raisons commerciales Au contraire la solidariteacute des activiteacutes
diffeacuterentes est si eacutetroite que tout changement drsquohabitudes important dans un ordre
drsquoactiviteacute amegravene forceacutement des changements dans les autres ordres Le changement de
religion ou drsquoorganisation politique reacuteagit neacutecessairement sur les habitudes eacuteconomiques
19 Lrsquoexplication est la mecircme que pour la solidariteacute entre les pheacutenomegravenes drsquoune mecircme
socieacuteteacute agrave une eacutepoque donneacutee Quand un homme ou un groupe changent drsquohabitudes dans
une branche drsquoactiviteacute lrsquoensemble de leurs conceptions et de leur conduite est modifieacute et
il peut lrsquoecirctre au point de produire un changement important dans une autre branche Une
cause plus forte encore drsquoeacutevolution crsquoest le changement de meacutecanisme collectif le
passage drsquoun reacutegime politique agrave un autre retentit sur tous les actes de la vie Taine a
mecircme essayeacute drsquoexpliquer toute lrsquoeacutevolution de la litteacuterature anglaise par les changements
drsquoorganisation politique
20 Quant agrave lrsquoeacutetude de lrsquoeacutevolution de lrsquoensemble drsquoune socieacuteteacute elle est par elle-mecircme une
eacutetude drsquoensemble Il est impossible drsquoeacutetudier lrsquoeacutevolution drsquoune socieacuteteacute autrement qursquoen
embrassant les diffeacuterentes espegraveces drsquoactiviteacute par conseacutequent en rapprochant les
diffeacuterentes branches drsquohistoire speacuteciale Crsquoest le seul moyen de voir quelles habitudes
caracteacuteristiques et quels meacutecanismes geacuteneacuteraux ont preacutedomineacute aux diffeacuterents moments de
lrsquoeacutevolution de cette socieacuteteacute
21 Lrsquohistoire des pheacutenomegravenes deacutemographiques et eacuteconomiques ne peut donc ecirctre isoleacutee des
autres branches de lrsquohistoire Pour comprendre le caractegravere de ces faits et leur place dans
la reacutealiteacute il faut les rapprocher des autres pheacutenomegravenes humains
22 III ndash Ce rapprochement peut se faire par deux proceacutedeacutes
23 1deg Le speacutecialiste drsquohistoire sociale peut eacutetudier drsquoapregraves les autres historiens les
pheacutenomegravenes principaux des autres branches Cela nrsquoest possible pratiquement que srsquoil
peut se restreindre aux branches drsquohistoire les plus instructives pour lui il lui faut donc
un guide dans le choix de ces eacutetudes Crsquoest la pratique de lrsquohistoire geacuteneacuterale qui seule peut
le guider en lui montrant quelles espegraveces de faits agissent le plus certainement sur les
faits eacuteconomiques ou deacutemographiques ndash et par conseacutequent quelles sont les branches
drsquohistoire les plus utiles pour lui
24 2deg Les speacutecialistes se borneront agrave constater les faits chacun dans son domaine Apregraves quoi
drsquoautres travailleurs combineront les constatations isoleacutees pour en former un ensemble
ils feront le meacutetier drsquoajusteurs Ceux-lagrave devront se rendre compte de la valeur des
117
reacutesultats exprimeacutes dans les formules des speacutecialistes afin de pouvoir en faire la critique
il leur faudra donc une connaissance preacutecise des proceacutedeacutes de travail des speacutecialistes de
chaque branche Il leur faudra de plus une ideacutee claire et juste des rapports entre les
diffeacuterentes espegraveces de faits pour les ajuster ensemble sans fausser leur importance
relative et sans introduire des conjectures subjectives sur les relations de causaliteacute Ils
auront besoin drsquoune meacutethode rigoureuse qui commence par juxtaposer les reacutesultats et qui
attende drsquoavoir compareacute plusieurs eacutevolutions avant de conclure sur les causes et les
effets
25 Speacutecialistes et laquo geacuteneacuteralistes raquo peuvent ainsi collaborer agrave ce travail neacutecessaire drsquoougrave sortira
la philosophie de lrsquohistoire sociale au sens scientifique
NOTES
1 Ces termes sont employeacutes drsquoune faccedilon meacutethodique par lrsquoeacutecole ameacutericaine de Patten
2 On peut srsquoen assurer en lisant dans Bernheim Lehrbuch der historischen Methode le paragraphe 4
du chapitre V
3 Voir plus haut chap XV II
4 Voir plus haut chap X 1e sous-partie laquo transformations sociales raquo
118
Chapitre XVIII
Systegravemes drsquohistoire sociale
I Tendance agrave lrsquouniteacute ndash Forme mystique et meacutetaphysique ndash Formes contemporaines ndash Formeseacuteconomiques ndash Saint-Simon ndash Marx et son eacutecoleII Critique du mateacuterialisme eacuteconomique ndash Analyse incomplegravete des conditions mateacuterielles ndash Analysefausse du lien entre les actes eacuteconomiques et les autres actes
1 Comment deacuteterminer le lien entre les faits de lrsquohistoire sociale et les autres faits Il serait
preacutematureacute drsquoindiquer une meacutethode positive car la meacutethode est encore agrave chercher Mais il
est neacutecessaire de garder lrsquoesprit libre pour cette recherche et lrsquohistoire empirique fournit
deacutejagrave des connaissances suffisantes pour nous deacutefendre contre la tentation naturelle de
nous placer en dehors des conditions drsquoune opeacuteration scientifique
2 I ndash La tendance la plus naturelle ndash car on la trouve au fond de toute meacutetaphysique ndash crsquoest
le besoin de ramener le chaos des pheacutenomegravenes agrave lrsquouniteacute En matiegravere drsquohistoire sociale
cette tendance nous megravene agrave chercher une cause unique fondamentale agrave tous les faits
3 Tant qursquoon cherche cette cause sous une forme visiblement meacutetaphysique ou mystique
au-dessus des pheacutenomegravenes reacuteels le travail nrsquoaboutit qursquoagrave une construction surajouteacutee agrave la
description des faits comme la formule musulmane laquo Allah lrsquoa voulu ainsi raquo qui peut
paraicirctre inutile mais qui nrsquoempecircche pas de voir les faits reacuteels Mecircme quand on fait
intervenir directement une cause mystique la Providence par exemple dans la direction
des faits on se place clairement sur un terrain qui ne peut pas ecirctre pris pour un terrain
scientifique Mais depuis qursquoon a abandonneacute ces formules anciennes on a remplaceacute cette
meacutetaphysique visible par une meacutetaphysique cacheacutee On a renonceacute agrave supposer une cause
exteacuterieure au monde mais crsquoest dans les faits eux-mecircmes qursquoon srsquoest mis agrave chercher cette
cause unique ou premiegravere
4 La tentation naturelle est de prendre dans une des branches drsquohistoire une cateacutegorie
speacuteciale de faits et de la deacuteclarer la cause fondamentale de tous les autres On a pris la
religion dans les eacutepoques ougrave la religion eacutetait plus apparente crsquoeacutetait la thegravese de Vico la
Citeacute antique de Fustel de Goulanges repose encore sur ce mecircme fondement Au XIXe siegravecle
on a pris la science crsquoest le systegraveme de Buckle et celui de Dubois-Reymond
5 Il eacutetait naturel agrave ceux qui srsquoeacutetaient speacutecialiseacutes dans lrsquohistoire des faits eacuteconomiques de
prendre la vie eacuteconomique pour cause fondamentale Ainsi srsquoest fondeacutee la theacuteorie de
lrsquointerpreacutetation eacuteconomique de lrsquohistoire que les Marxistes surtout ont rendue ceacutelegravebre1
119
6 Lrsquoorigine de lrsquoideacutee paraicirct ecirctre dans Saint-Simon qui a eacuteteacute un grand fournisseur drsquoideacutees
pour les philosophies de lrsquohistoire crsquoest lui qui a fourni agrave Augustin Thierry ses ideacutees
fondamentales Il a aperccedilu lrsquoaction profonde des conditions eacuteconomiques ndash de
lrsquoorganisation du travail et du mode de production ndash sur la formation des classes sociales
et lrsquoaction deacutecisive des classes sur lrsquoorganisation politique Il regardait lrsquoorganisation
sociale comme un pheacutenomegravene qursquoon constate qursquoon ne produit pas qui est une forme
naturelle indeacutependante de la volonteacute des hommes Il a vu que le progregraves technique des
moyens de production change la distribution de la socieacuteteacute et il a indiqueacute comment les
inteacuterecircts eacuteconomiques se lient aux organisations politiques Mais il admet encore deux
espegraveces de causes dominantes et par suite deux histoires parallegraveles coordonneacutees non
subordonneacutees lrsquohistoire eacuteconomique lrsquohistoire ideacuteologique Il nrsquoa pas chercheacute agrave les
reacuteduire agrave lrsquouniteacute et nrsquoa pas construit un systegraveme drsquoensemble
7 Marx reprenant lrsquoideacutee de Saint-Simon en a fait un systegraveme geacuteneacuteral et unique
drsquoexplication de toute lrsquoeacutevolution sociale humaine La theacuteorie esquisseacutee drsquoabord dans ses
œuvres de circonstances a eacuteteacute exposeacutee dans Zur Kritik der politischen Œkonomie 1859 Il a
fini par en faire le fondement de lrsquohistoire Parmi les pheacutenomegravenes eacuteconomiques il en a
choisi un qui lui a paru la cause de toute lrsquoorganisation eacuteconomique et par suite de toute
la socieacuteteacute crsquoest le proceacutedeacute de production crsquoest-agrave-dire la forme du travail Crsquoest le
changement du proceacutedeacute de production qui amegravene les autres changements crsquoest donc lui
qui est la cause derniegravere de lrsquoeacutevolution
8 La theacuteorie perfectionneacutee par Engels a eacuteteacute formuleacutee et appliqueacutee par plusieurs disciples
de Marx en Allemagne Kautsky en Italie Loria et Labriola Essai sur la conception
mateacuterialiste de lrsquohistoire 1896 aux Eacutetats-Unis Brook Adams Law of civilisation and decay
1897 trad franccedil chez Alcan
9 Cette theacuteorie peut se reacutesumer agrave peu pregraves comme il suit Les faits humains de tout genre
politique droit religion art philosophie morale ne sont que des conseacutequences de
lrsquoorganisation eacuteconomique de la socieacuteteacute Sans doute il faut tenir compte de la forme
speacuteciale qursquoils ont prise dans lrsquoimagination des hommes et qui les rend diffeacuterents des faits
eacuteconomiques mais ils ne sont que des formes des illusions des preacutetextes ils ne sont pas
la cause des changements mecircme quand ils le paraissent
10 Tous les faits historiques ne sont que des effets secondaires produits par les faits
eacuteconomiques ou mecircme de simples illusions Les hommes croient agir au nom drsquoune
conception pour obtenir un changement politique eccleacutesiastique religieux mais ils ne
sont agrave leur insu que les repreacutesentants drsquoune classe eacuteconomique porte-paroles drsquoune
reacuteclamation eacuteconomique Crsquoest ce qursquoon exprime par la formule Lrsquoorganisation
eacuteconomique est la structure sous-jacente de toute la socieacuteteacute Luther croyait lutter pour
eacutetablir un dogme mais ce pheacutenomegravene religieux nrsquoeacutetait que la forme de la structure
eacuteconomique sous-jacente Luther nrsquoeacutetait que le champion de la bourgeoisie allemande
luttant contre lrsquoexploitation fiscale de la cour de Rome De mecircme les Hussites
srsquoimaginaient combattre pour obtenir le calice aux laiumlques ils ne faisaient que traduire
lrsquoantagonisme social entre les travailleurs tchegraveques et les classes dominantes
11 On a expliqueacute par cette meacutethode comment lrsquoorganisation eacuteconomique a produit la morale
lrsquoorganisation de la famille lrsquoesclavage la souffrance des travailleurs Crsquoest ce qursquoon a
appeleacute parfois lrsquointerpreacutetation mateacuterialiste de lrsquohistoire terme impropre car le
mateacuterialisme est une doctrine meacutetaphysique Lrsquoexplication de lrsquoeacutevolution de la socieacuteteacute par
lrsquoaction des pheacutenomegravenes mateacuteriels nrsquoest ni du mateacuterialisme ni de la meacutetaphysique et
120
pourrait mecircme logiquement srsquoaccorder avec une meacutetaphysique ideacutealiste Le terme
interpreacutetation eacuteconomique de lrsquohistoire adopteacute drsquoailleurs par Thorold Rogers deacutefinit plus
exactement cette meacutethode
12 II ndash Ce qui explique la naissance de ces systegravemes et leur succegraves temporaire ce nrsquoest pas
seulement qursquoils satisfaisaient un besoin naturel de simplification en ramenant la socieacuteteacute
agrave une cause unique et lrsquohistoire de la civilisation agrave lrsquoeacutevolution drsquoun seul pheacutenomegravene Crsquoest
qursquoils reacutepondaient au deacutesir leacutegitime de reacuteagir contre la conception anteacuterieure de
lrsquohistoire œuvre exclusivement de lettreacutes drsquoeacuterudits de juristes ou de romanciers qui
nrsquoayant jamais eacutetudieacute que des faits litteacuteraires religieux juridiques politiques avaient
oublieacute ou ignoreacute lrsquoaction des conditions eacuteconomiques et expliqueacute toute lrsquoeacutevolution
humaine par des ideacutees Fustel de Coulanges attribuait agrave des changements dans la religion
toute lrsquoeacutevolution des citeacutes antiques Agrave cette conception tout ideacutealiste on a voulu opposer
une conception mateacuterialiste (en prenant le mot en un sens psychologique)
13 Cette reacuteaction eacutetait en partie justifieacutee mais elle a conduit agrave un systegraveme drsquointerpreacutetation
dangereux dont il peut ecirctre utile de signaler les deacutefauts Ce systegraveme est parti de lrsquoideacutee
confuse que lrsquohomme eacutetant un animal les actes humains collectifs comme les actes
individuels et par suite lrsquoorganisation et lrsquoeacutevolution de la socieacuteteacute doivent avoir une cause
mateacuterielle (de lagrave le terme de conception mateacuterialiste) Mais il aurait fallu dresser au
moins un compte complet des conditions mateacuterielles On aurait vu que lrsquoorganisation
eacuteconomique nrsquoest point du tout la seule on en aurait aperccedilu plusieurs autres
14 1deg Le milieu geacuteographique naturel et le milieu artificiel qui deacuteterminent beaucoup
drsquoactes en les rendant plus ou moins faciles et conduisent les socieacuteteacutes agrave adopter certaines
espegraveces drsquoarrangement
15 2deg Les conditions physiologiques heacutereacuteditaires de la race (objet de lrsquoanthropologie) qui
agissent sur les impulsions sur les actes et peut-ecirctre mecircme sur la faciliteacute agrave exeacutecuter
certaines opeacuterations collectives
16 3deg Le groupement actuel des individus humains avec leurs particulariteacutes mateacuterielles sexe
acircge maladie etc (objet de la deacutemographie) qui facilite ou rend difficiles certains actes ou
certains arrangements
17 Toutes ces conditions mateacuterielles auraient ducirc entrer en compte pour expliquer les actes
humains et lrsquoorganisation des socieacuteteacutes Et mecircme si par excegraves de speacutecialisation on
srsquoenferme exclusivement dans la vie eacuteconomique on nrsquoa pas le droit de la reacuteduire agrave un
seul facteur en ne consideacuterant que lrsquoorganisation du travail Le deacutesir de se procurer le
maximum de jouissances avec le minimum de travail est sans doute un facteur important
mais ce nrsquoest qursquoun des pheacutenomegravenes de la vie eacuteconomique Elle deacutepend aussi du degreacute des
connaissances des habitudes techniques qui agissent fortement sur la quantiteacute et la
qualiteacute de la production elle deacutepend des ideacutees sur la valeur relative des objets qui
domine le choix des jouissances agrave rechercher La vie eacuteconomique consiste ainsi pour une
bonne part au moins en pheacutenomegravenes subjectifs (connaissances habileteacute techniques
preacutefeacuterences) dont lrsquoaction se fait sentir constamment et qursquoon nrsquoa pas le droit drsquoeacuteliminer
18 Enfin mecircme si lrsquoon eacutecarte les facteurs subjectifs lrsquoorganisation mateacuterielle de la vie
eacuteconomique ne consiste pas seulement dans la division du travail et dans les proceacutedeacutes
mateacuteriels de production et de transport Elle comprend aussi les habitudes de distribution
(reacutegime de la proprieacuteteacute) qui ne deacutependent pas seulement de la quantiteacute agrave produire mais
de lrsquoensemble des faits anteacuterieurs qui ont creacuteeacute ce reacutegime faits de croyances de morale
de politique
121
19 Ainsi mecircme en acceptant le principe fondamental que lrsquoexplication de toute institution
sociale doit ecirctre chercheacutee dans la vie mateacuterielle lrsquointerpreacutetation laquo mateacuterialiste raquo serait
grossiegraverement incomplegravete Elle neacuteglige systeacutematiquement la plus grande partie des
conditions mateacuterielles et celles mecircme qursquoelle veut exclusivement consideacuterer elle les
mutile arbitrairement
20 La preacuteoccupation des pheacutenomegravenes eacuteconomiques qui domine cette theacuteorie a empecirccheacute de
reconnaicirctre la nature du lien qui unit lrsquoorganisation eacuteconomique avec les autres
arrangements sociaux la politique le droit la religion la morale la science On a admis
que tous les actes de politique de droit de religion de morale eacutetaient ou des
conseacutequences directes des arrangements eacuteconomiques ou des proceacutedeacutes ou des preacutetextes
pour se procurer les biens mateacuteriels (eacuteconomiques)
21 Lrsquoobservation actuelle des faits ne confirme pas ce postulat et lrsquoanalogie nous oblige agrave
admettre que beaucoup drsquoactes anteacuterieurs sont inintelligibles par cette explication Les
apocirctres et les martyrs de toutes les religions de toutes les sciences de toutes les
philosophies de toutes les fois politiques depuis Socrate et Jeacutesus-Christ jusqursquoagrave Blanqui
et agrave Karl Marx ont toujours eacuteteacute et sont encore caracteacuteriseacutes par lrsquoindiffeacuterence aux
jouissances mateacuterielles qui constituent la vie eacuteconomique Les hommes nrsquoagissent pas
uniquement pour se procurer des jouissances mateacuterielles Les jouissances mecircme
mateacuterielles de chaque homme ne sont pas en raison directe de sa place dans
lrsquoorganisation eacuteconomique Lrsquoorganisation sociale nrsquoest pas creacuteeacutee exclusivement par les
classes supeacuterieures ni exclusivement dans leur inteacuterecirct eacuteconomique Les socieacuteteacutes se
forment et se transforment sous lrsquoaction de conditions beaucoup plus varieacutees que ne le
suppose lrsquointerpreacutetation eacuteconomique de lrsquohistoire
NOTES
1 On en trouvera une exposition et une critique deacutetailleacutees dans P Barth Die Philosophie der
Geschichte als Soziologie 1897
122
Chapitre XIX
Lien entre lrsquohistoire sociale et les autreshistoires
I Proceacutedeacutes pour deacuteterminer le lien ndash Causes et conditionsII Faits de deacutemographie ndash Action des conditions mateacuterielles anthropogeacuteographie anthropologieCaractegravere des faits mateacuteriels ils sont des conditions drsquoexistence non de directionIII Faits eacuteconomiques ndash Proceacutedeacutes pour saisir leur action sur les socieacuteteacutes et leur action surlrsquoeacutevolutionIV Rocircle de lrsquohistoire sociale dans la connaissance de lrsquohistoire ndash Rocircle de la statistique ndash Histoireeacuteconomique
1 I ndash Tout systegraveme qui pour expliquer la solidariteacute entre les diverses espegraveces de
pheacutenomegravenes sociaux commence par admettre lrsquouniteacute de la vie sociale repose sur un
besoin meacutetaphysique drsquouniteacute contraire aux conditions de la meacutethode scientifique On nrsquoa
pas le droit drsquoadmettre a priori lrsquouniteacute des pheacutenomegravenes pas plus en science sociale qursquoen
chimie Si lrsquoon doit arriver agrave constater un jour une uniteacute cacheacutee ce ne sera qursquoapregraves avoir
passeacute par une eacutetude empirique qui aura tenu compte de la diversiteacute eacutevidente des faits
constateacutes par lrsquoexpeacuterience ce ne sera qursquoapregraves avoir eacutetabli meacutethodiquement lrsquoespegravece de
deacutependance qui unit les unes aux autres les diffeacuterentes sortes de pheacutenomegravenes Il faut
donc partir de lrsquoobservation empirique pour chercher le lien entre lrsquohistoire des faits
sociaux (eacuteconomiques) et les autres branches drsquohistoire et ce qursquoil srsquoagit de trouver crsquoest
un lien de cause ou de condition
2 La distinction entre la cause et la condition est faite par le langage courant (en allemand
Ursache et Bedingung) En langage scientifique les conditions drsquoun fait sont les faits
neacutecessaires pour que ce fait se produise elles ne diffegraverent donc en rien des causes Quand
on fait sauter un rocher en mettant le feu agrave un tas de poudre le rocher la poudre le feu
sont eacutegalement conditions et causes Mais dans la langue vulgaire ndash qui est celle de
lrsquohistoire et des sciences sociales ndash la cause crsquoest le fait dernier qui preacutecegravede
immeacutediatement le pheacutenomegravene appeleacute effet le fait agrave la suite duquel il se manifeste
aussitocirct crsquoest le feu mis agrave la poudre les conditions ce sont les faits anteacuterieurs ndash le rocher
et la poudre ndash indispensables eacutegalement agrave lrsquoeffet mais insuffisants pour le produire Crsquoest
lagrave une distinction tout empirique Comme les conditions anteacuterieures ne produisent aucun
effet visible on ne les aperccediloit pas drsquoabord la condition derniegravere eacutetant la seule
123
apparente crsquoest elle seule qursquoon appelle cause Les autres causes on ne les trouve qursquoagrave la
reacuteflexion et on les appelle conditions
3 Lrsquohistoire narrative a eacuteteacute exclusivement occupeacutee des causes derniegraveres les seules qui
donnent agrave un reacutecit lrsquointeacuterecirct dramatique Crsquoest lrsquoeacutetude reacutefleacutechie des socieacuteteacutes qui a ameneacute agrave
examiner les conditions Si lrsquoon tient pour parler une langue scientifique agrave reacuteunir sous
une mecircme notion les conditions et les causes on sera du moins obligeacute dans la pratique agrave
distinguer deux cateacutegories 1deg les conditions ou causes passives neacutegatives permanentes
neacutecessaires mais insuffisantes agrave produire lrsquoeffet 2deg la cause ou condition positive active
momentaneacutee qui preacutecegravede immeacutediatement la production du pheacutenomegravene
4 Il se pose ici deux sortes de questions
5 1deg Comment les faits de lrsquohistoire sociale agissent-ils sur les autres espegraveces de faits (ou
plutocirct comment les conditionnent-ils ) Inversement comment les faits des autres
histoires agissent-ils sur la vie eacuteconomique
6 2deg En quoi la connaissance mecircme de ces faits et de leur eacutevolution lrsquohistoire est-elle utile
pour la connaissance des autres faits et eacutevolutions En quoi lrsquohistoire sociale sert-elle agrave la
connaissance des autres branches Et inversement en quoi la connaissance des autres
histoires est-elle utile agrave la connaissance de lrsquohistoire sociale Ces quatre questions vont
ecirctre eacutetudieacutees ici en commenccedilant par lrsquoaction des faits sociaux sur les autres faits et lrsquoutiliteacute
de lrsquohistoire sociale pour les autres histoires Lrsquoaction des autres faits et lrsquoutiliteacute des autres
histoires seront traiteacutees au chapitre suivant
7 Et drsquoabord les faits sociaux eux-mecircmes comment agissent-ils sur les autres Ici encore il
faut distinguer les faits deacutemographiques et les faits eacuteconomiques
8 II ndash Les faits eacutetudieacutes par la deacutemographie sont des faits mateacuteriels faits drsquoexistence de
nombre de reacutepartition des hommes (population drsquoun pays densiteacute de la population acircges
sexes maladies crimes professions) ndash faits drsquoexistence de quantiteacute et de reacutepartition des
objets (richesse totale reacutepartition des cultures animaux monnaies instruments de
production moyens de transports routes canaux chemins de fer quantiteacute de produits
de tout genre ou de numeacuteraire)
9 Il est eacutevident que ces faits ont une action sur la vie sociale sans population pas de vie
sociale sans moyens drsquoexistence et de production pas de vie humaine Crsquoest la condition
indispensable de tous les pheacutenomegravenes humains En ce sens les faits de deacutemographie
seraient la laquo structure sous-jacente raquo de tous les faits historiques Mais on pourrait
attribuer le mecircme rocircle aux faits extra-humains de la geacuteographie Sans un sol et des eaux
pas de culture pas de socieacuteteacute humaine Faut-il donc dire que la geacuteographie est la cause
fondamentale des socieacuteteacutes et que les faits historiques ont leur cause dans les pheacutenomegravenes
geacuteographiques Crsquoest la thegravese de lrsquoanthropogeacuteographie que Ratzel a essayeacute drsquoorganiser en
science
10 Eacutetudieacutees de pregraves les propositions de cette science apparaissent tregraves contestables ndash agrave
moins qursquoelles ne se reacuteduisent agrave cette tautologie laquo Lagrave ougrave lrsquohomme ne peut pas vivre il ne
vit pas raquo Il est tregraves vrai que certain eacutetat geacuteographique rend impossible certaine
organisation humaine un climat glacial rend impossible la culture de lrsquoolivier mais cela
est purement neacutegatif Il est vrai aussi que certain eacutetat geacuteographique rend possible certaine
organisation lagrave ougrave il y a des ports il peut y avoir une marine mais cela est purement
virtuel En fait aucune des lois drsquoanthropogeacuteographie nrsquoest fondeacutee sur lrsquohistoire ou
confirmeacutee par elle Pour avoir le droit de parler de laquo loi anthropogeacuteographique raquo il
faudrait pouvoir dire Tel eacutetat geacuteographique produit crsquoest-agrave-dire rend neacutecessaire tel fait
124
social or cela nrsquoarrive jamais La preuve crsquoest que dans le mecircme pays avec les mecircmes
conditions geacuteographiques agrave chaque eacutepoque diffeacuterente a eacuteteacute reacutealiseacute un eacutetat social tregraves
diffeacuterent LrsquoAngleterre avec le mecircme sol et le mecircme climat qursquoaujourdrsquohui eacutetait au XIVe
siegravecle un pays drsquoeacutelevage de moutons comme lrsquoAustralie drsquoaujourdrsquohui un pays sans
industrie sans commerce sans marine
11 De mecircme on a voulu expliquer lrsquohistoire des peuples par lrsquoanthropologie On admettait
que telle structure anthropologique conduit neacutecessairement les hommes agrave telle
organisation sociale et agrave tels actes La vie et les actes de chaque peuple eacutetaient la
conseacutequence de la race la race grecque eacutetait neacutecessairement porteacutee agrave la philosophie et agrave
la sculpture la race allemande au particularisme Crsquoest ainsi que Savigny et laquo lrsquoeacutecole
historique raquo ont attribueacute les institutions diffeacuterentes agrave la diffeacuterence du Volksgeist (geacutenie du
peuple) et Taine a deacuteveloppeacute ce systegraveme dans la fameuse theacuteorie des races La lacune de
ce raisonnement est eacutevidente Mecircme en admettant que la race crsquoest-agrave-dire les dispositions
heacutereacuteditaires des hommes soit une condition indispensable pour telle organisation ou tels
actes ndash que des Hellegravenes seuls aient eu les dispositions neacutecessaires pour faire de la
sculpture grecque ndash il est certain que la race nrsquoest jamais suffisante puisque dans une
mecircme race les ancecirctres et les descendants nrsquoont pas la mecircme vie la race helleacutenique
nrsquoavait pas produit de sculpture grecque avant le VIIe siegravecle et a cesseacute drsquoen produire au
Bas-Empire
12 Ces deux exemples de lrsquoanthropogeacuteographie et de la theacuteorie des races montrent par
analogie pourquoi on ne peut pas expliquer les pheacutenomegravenes humains uniquement par
lrsquoeacutetat mateacuteriel des hommes qui composent une socieacuteteacute Ce sont des conditions
indispensables mais insuffisantes agrave la production drsquoun pheacutenomegravene Il en est de mecircme des
faits deacutemographiques Eacutevidemment une population nombreuse drsquoune densiteacute supeacuterieure
agrave 1 habitant par 100 kilomegravetres carreacutes est neacutecessaire pour faire un peuple civiliseacute Mais
entre populations de mecircme densiteacute il peut y avoir des diffeacuterences beaucoup plus grandes
qursquoentre populations de densiteacute tregraves diffeacuterente La Belgique est beaucoup plus semblable agrave
la Norvegravege ou aux Eacutetats-Unis qursquoau Bengale ou agrave lrsquoEacutegypte De la densiteacute du pays on ne peut
tirer aucune conclusion positive certaine sur aucune autre espegravece de pheacutenomegravene social
on en tirera au maximum la conclusion que tel pheacutenomegravene a eacuteteacute possible ou impossible
Une population nombreuse est une possibiliteacute drsquoeacutemigrer ou une possibiliteacute de srsquoentasser
une possibiliteacute de creacuteer des industries varieacutees ou de limiter la consommation au minimum
de famine on ne peut drsquoavance preacutedire laquelle de ces solutions opposeacutees se reacutealisera Il
en est de mecircme pour la reacutepartition des sexes des acircges des maladies des professions De
mecircme les faits de richesse les moyens drsquoaction eacuteconomiques ne sont que des possibiliteacutes
drsquoactes mais ils ne produisent pas les actes ils nrsquoobligent mecircme pas agrave agir drsquoune faccedilon
irreacutesistible les hommes en possession de cette richesse Il nrsquoest pas indiffeacuterent sans doute
qursquoun peuple soit riche mais sa richesse ne fait pas preacutevoir comment il se conduira
Lrsquoactiviteacute drsquoun peuple nrsquoest pas proportionneacutee agrave sa richesse pas plus que lrsquoeacutemigration
nrsquoest en raison du nombre des habitants
13 Ainsi tous les faits de deacutemographie sont au maximum des conditions drsquoexistence drsquoune
organisation sociale ils ne sont pas des causes de direction Lrsquoeacutevolution de ces conditions
ne pourra donc ecirctre la cause deacuteterminante drsquoune eacutevolution correspondante des autres
faits que dans la mesure ougrave les conditions seraient transformeacutees de faccedilon agrave rendre
impossible lrsquoexistence de ces faits ndash par exemple dans le cas ougrave la population srsquoest eacuteteinte
ndash ou agrave rendre possible des faits jusque-lagrave impossibles ndash par exemple si une population
125
nouvelle srsquoest creacuteeacutee ndash Mais agrave part ces cas extrecircmes les faits de deacutemographie nrsquoont pas
drsquoinfluence certaine sur drsquoautres faits humains
14 III ndash Les pheacutenomegravenes eacuteconomiques sont surtout des habitudes ou des regraveglements de
travail de reacutepartition de genre de vie Ce sont 1deg des faits de production moyens
techniques et outillage de culture drsquoindustrie de transports division du travail et par
suite speacutecialisation des hommes dans les professions 2deg des faits drsquoappreacuteciations valeur
marcheacute eacutechange commerce creacutedit 3deg des faits de reacutepartition partage des produits
proprieacuteteacute capital rente salaire transmission et contrats 4deg des faits de consommation
et comme conseacutequence des faits de reacutepartition des genres de vie entre les hommes crsquoest
la part de richesse et de consommation de chaque homme avec les diffeacuterences qui en
deacuterivent qui constitue les classes sociales
15 Quelle action ces habitudes et ces regraveglements ont-ils sur le reste de la vie On peut le
constater par lrsquoobservation actuelle des socieacuteteacutes Il est certain que lrsquooccupation speacuteciale
ordinaire drsquoun homme sa part de jouissance dans la richesse sociale lrsquoideacutee que lui-mecircme
et les autres se font de ses moyens drsquoaction et de jouissance lrsquoorganisation de sa
consommation ont une action profonde sur toutes ses autres opeacuterations sur sa vie
politique sur sa vie intellectuelle sur sa conduite Mais il faut regarder les faits concrets
et prendre garde drsquoadmettre lrsquoaction drsquoune abstraction sur une autre abstraction par
exemple lrsquoaction de la structure eacuteconomique sur lrsquoorganisation politique ou sur le droit Il
faut chercher empiriquement comment srsquoexerce lrsquoaction des habitudes et des conditions
16 1deg Individuellement comment les habitudes prises par un homme dans la vie eacuteconomique
comment les conditions mateacuterielles ougrave il est placeacute agissent-elles sur ses autres activiteacutes
Elles peuvent lui donner ou lui enlever les moyens mateacuteriels de se procurer les objets
utiles aux autres espegraveces drsquoactiviteacute ndash tels que mobilier vecirctements de luxe objets drsquoart
moyens drsquoinstruction Elles peuvent lui laisser ou ne pas lui laisser le temps ou la faciliteacute
de se livrer agrave drsquoautres activiteacutes Elles peuvent lui donner les occasions de contact avec
drsquoautres hommes ou lrsquoisoler Elles peuvent deacutevelopper ou atrophier en lui le goucirct ou la
faculteacute pour certains autres actes En examinant ces diffeacuterents moyens drsquoaction on
arrivera agrave eacutetablir empiriquement quelle est lrsquoaction de la profession du loisir de la
jouissance de la richesse sur les diffeacuterents pheacutenomegravenes individuels ndash soit de vie priveacutee
(mœurs modes plaisirs jeux) ndash soit de vie intellectuelle ndash soit de morale pratique ndash soit
mecircme de politique On verra srsquoil y a une tendance constante de certaines professions ou
de certains laquo standards of life raquo vers certaines mœurs certaines croyances certains arts
certaines morales certaines formes drsquoactiviteacute politique
17 2deg Collectivement il faut examiner les habitudes et les regraveglements collectifs
drsquoorganisation eacuteconomique la reacutepartition du travail entre les membres drsquoun mecircme
groupe de production ou de transport ndash le meacutecanisme organiseacute pour diriger les
opeacuterations crsquoest-agrave-dire le personnel de direction son pouvoir ses moyens drsquoaction son
recrutement ndash le meacutecanisme de la valeur et des eacutechanges crsquoest-agrave-dire le personnel qui
deacutetermine la valeur et regravegle les eacutechanges les moyens drsquoaction de ce personnel ndash le
meacutecanisme de la reacutepartition des produits et de la proprieacuteteacute crsquoest-agrave-dire le personnel qui
dirige les regravegles de la proprieacuteteacute et de la jouissance les classes sociales et les rapports
entre ces classes Il faut chercher quelle place les travailleurs subalternes et les directeurs
de chacun de ces meacutecanismes occupent dans les autres hieacuterarchies sociales non
eacuteconomiques dans les corps politiques soit centraux soit locaux dans les corps
eccleacutesiastiques ndash par quels moyens ils agissent sur ces corps quelle part ils ont
directement dans la formation des proceacutedeacutes de gouvernement ou des regravegles officielles
126
(coutume droit jugements lois) et comment ils reacuteagissent indirectement sur les
activiteacutes drsquoautres espegraveces en tant que soumises agrave la coutume ou agrave la loi ndash quelles
habitudes drsquoorganisation collective prises dans la pratique de leur vie eacuteconomique ils
apportent dans la vie politique ou la vie eccleacutesiastique ndash quels inteacuterecircts eacuteconomiques ils
essaient de favoriser Il reste agrave examiner comment les organisations eacuteconomiques
collectives creacuteeacutees pour deacuteterminer la valeur agissent elles-mecircmes sur le gouvernement
ndash comment le personnel qui dirige le marcheacute agit sur le personnel du gouvernement
ndash comment se regraveglent dans la reacutepartition des produits la part du personnel du
gouvernement et la part de lrsquoEacutetat lrsquoimpocirct Enfin il faut chercher srsquoil y a des classes
sociales constitueacutees sur un fondement eacuteconomique
18 On nrsquoa pas seulement agrave eacutetablir empiriquement comment les habitudes et les organisations
eacuteconomiques agrave un moment donneacute agissent sur lrsquoensemble de la vie humaine il faut
chercher ensuite comment lrsquoeacutevolution de la vie eacuteconomique peut agir sur les autres
eacutevolutions Le proceacutedeacute empirique sera de comparer diffeacuterentes eacutevolutions dans la vie
eacuteconomique connues historiquement pour voir si elles ont eacuteteacute suivies constamment
drsquoeacutevolutions dans certaines autres activiteacutes Un changement dans les proceacutedeacutes techniques
du travail ou dans le mode de division du travail par exemple est-il suivi drsquoune
transformation donneacutee dans la vie intellectuelle les mœurs le droit lrsquoorganisation du
gouvernement De mecircme trouve-t-on quelque transformation produite reacuteguliegraverement
par un certain changement dans le proceacutedeacute de deacutetermination de la valeur ou les proceacutedeacutes
drsquoeacutechange ou de creacutedit ou le mode de reacutepartition des produits du travail ou la division en
classes ou les rapports entre les classes
19 Empiriquement on ne voit pas une seule eacutevolution drsquoune organisation eacuteconomique qui
dans des socieacuteteacutes diffeacuterentes ait toujours eacuteteacute suivie de la mecircme eacutevolution de quelque
autre espegravece drsquoorganisation On voit au contraire que tantocirct cette eacutevolution connexe srsquoest
produite tantocirct elle a eacuteteacute absente Le lien entre eacutevolutions nrsquoest pas le mecircme dans
lrsquoAntiquiteacute et les temps modernes dans les socieacuteteacutes chreacutetiennes et les socieacuteteacutes
mulsumanes Si lrsquoon veut trouver une correacutelation reacuteguliegravere il faudra analyser la reacuteunion
de conditions qui a ameneacute lrsquoeacutevolution pour deacuteterminer la part de lrsquoaction speacutecialement
eacuteconomique
20 Ainsi on nrsquoa pas le droit drsquoadmettre a priori une action preacutepondeacuterante des faits sociaux
deacutemographiques ou eacuteconomiques sur les autres faits Non seulement ces faits ne tiennent
pas la place exceptionnelle de cause unique ou fondamentale que leur attribue
lrsquointerpreacutetation eacuteconomique de lrsquohistoire Mais ils sont agrave lrsquoarriegravere-plan ils ne sont pas des
causes au sens vulgaire ils ne sont que des conditions neacutegatives de la vie geacuteneacuterale de la
socieacuteteacute Srsquoils ne se produisaient pas les autres faits seraient impossibles il nrsquoy aurait pas
de socieacuteteacute srsquoil nrsquoy avait une population et un travail eacuteconomique et pour qursquoune socieacuteteacute
arrive agrave un certain degreacute drsquoactiviteacute dans toutes les autres branches il lui faut une certaine
quantiteacute ndash drsquoailleurs indeacutetermineacutee ndash de population et de richesse Mais ce ne sont que des
conditions drsquoexistence Degraves qursquoune socieacuteteacute a atteint ces conditions la direction qursquoelle
adopte en tous les genres sa religion ses arts sa morale sa science sa vie politique
deacutependent de tout autres causes que les faits sociaux et lrsquoeacutevolution de cette socieacuteteacute dans
ses diverses branches deacutepend de tout autres causes que de lrsquoeacutevolution dans les faits
sociaux Les causes au sens vulgaire ndash crsquoest-agrave-dire les faits qui produisent les
changements apparents de la socieacuteteacute et qui lui donnent sa direction ndash ne sont pas les faits
eacuteconomiques ce sont les faits des autres espegraveces
127
21 On doit srsquoattendre agrave ne trouver dans les conditions geacuteneacuterales deacutemographiques ou
eacuteconomiques que des conditions neacutegatives pour deacuteterminer les causes positives de
chaque eacutevolution historique il faudra tenir compte drsquoautres espegraveces de pheacutenomegravenes
Quant agrave lrsquoaction propre des faits sociaux sur lrsquoensemble de la socieacuteteacute on ne pourra
lrsquoeacutetablir que par une eacutetude empirique crsquoest la recherche analytique des actions de chaque
espegravece de faits eacuteconomiques qui seule peut fonder scientifiquement laquo lrsquointerpreacutetation
eacuteconomique de lrsquohistoire raquo crsquoest-agrave-dire lrsquoeacutetude de lrsquoaction des faits eacuteconomiques sur
lrsquoeacutevolution humaine
22 IV ndash Il reste agrave dire en quoi la connaissance des faits de lrsquohistoire sociale est neacutecessaire agrave
celle des autres histoires
23 1 La statistique deacutemographique est-elle neacutecessaire agrave lrsquohistoire des autres branches En
aucun cas elle nrsquoest neacutecessaire agrave lrsquohistoire qualitative On nrsquoa aucun besoin de connaicirctre
mecircme grossiegraverement le chiffre de population drsquoune socieacuteteacute pour eacutetudier lrsquohistoire de sa
vie intellectuelle (langue arts sciences religion) de ses mœurs priveacutees ou de son droit
et mecircme de son organisation politique En fait on connaicirct toutes ces histoires dans
lrsquoAntiquiteacute et au Moyen Acircge sans avoir aucune notion sucircre de deacutemographie Mais degraves
qursquoil srsquoagit de connaissance quantitative la deacutemographie devient une connaissance
indispensable or lrsquohistoire de lrsquoorganisation politique reste incomplegravete tant qursquoon ignore
lrsquoimportance numeacuterique du corps social et les proportions numeacuteriques de ses parties
crsquoest la grande lacune dans lrsquohistoire des institutions antiques Lrsquohistoire des pheacutenomegravenes
deacutemographiques crsquoest-agrave-dire de lrsquoeacutevolution numeacuterique de la population nrsquoest pas
indispensable tant qursquoon se contente drsquoatteindre le caractegravere des autres eacutevolutions sans en
chercher les proportions Mais elle aide agrave comprendre les changements surtout
politiques qui se sont faits pour srsquoadapter aux mouvements de la population et elle
devient neacutecessaire degraves qursquoon veut se repreacutesenter lrsquoeacutevolution dans lrsquoimportance pratique
des pheacutenomegravenes On peut sans aucun appel agrave la deacutemographie comprendre la nature de
lrsquoeacutevolution qui a transformeacute lrsquoesclavage en servage et la chevalerie en noblesse mais il
faudra des chiffres pour eacutetablir comment cette eacutevolution srsquoest reacutepartie dans la reacutealiteacute sur
les diffeacuterents pays et sur les diffeacuterentes eacutepoques
24 2deg Lrsquohistoire eacuteconomique est neacutecessaire aux autres histoires dans la mesure ougrave les faits
eacuteconomiques et leur eacutevolution ont eacuteteacute la condition des autres faits et la cause de leurs
eacutevolutions Lrsquohistoire intellectuelle peut srsquoen passer tant qursquoon nrsquoa pas besoin de se
repreacutesenter les moyens drsquoaction mateacuteriels crsquoest le cas des eacutetudes de croyance de
sciences de doctrines de beaux-arts Mais on ne peut eacutetudier ni lrsquohistoire des mœurs des
institutions et du droit ni lrsquohistoire politique sans tenir compte au moins des conditions
geacuteneacuterales et des grandes transformations de la vie eacuteconomique Lrsquohistoire eacuteconomique est
donc un auxiliaire neacutecessaire de lrsquohistoire des institutions et des eacuteveacutenements
128
Chapitre XX
Lrsquoaction des faits humains individuelssur les faits sociaux
I Position de la question ndash Diffeacuterentes cateacutegories de faits eacuteconomiques et deacutemographiquesII Action des usages ndash Usages intellectuels croyances connaissances usages mateacuteriels viepriveacutee consommationIII Action des eacuteveacutenements individuels ndash Inventions et creacuteations ndash Changements de directionproduits par les chefs
1 Lrsquoeacutetude de lrsquoutiliteacute de lrsquohistoire sociale pour les autres branches drsquohistoire a pour
contrepartie lrsquoeacutetude de lrsquoaction des autres espegraveces drsquoactiviteacute humaine et de leur eacutevolution
sur la vie sociale et sur lrsquoeacutevolution sociale (eacuteconomique et deacutemographique) drsquoougrave
ressortiront les services que lrsquohistoire des autres branches de la vie humaine peut rendre
agrave lrsquohistoire sociale On peut deacuteterminer ainsi les connaissances drsquohistoire geacuteneacuterale ou
speacuteciale qui pratiquement seront utiles agrave lrsquohistorien des faits sociaux
2 Je vais consideacuterer ici seacutepareacutement drsquoabord lrsquoaction des pheacutenomegravenes individuels (actes et
penseacutees) et ensuite lrsquoaction des pheacutenomegravenes collectifs drsquoorganisation
3 I Quelle est lrsquoaction des faits individuels sur les faits sociaux On doit preacuteciser cette
question en analysant les faits sociaux On a montreacute plus haut (chap IX III) qursquoil faut
parler des pheacutenomegravenes eacuteconomiques non en bloc (la structure eacuteconomique est une
meacutetaphore dangereuse) mais en les deacutecrivant drsquoune faccedilon empirique de faccedilon agrave en
apercevoir la nature reacuteelle De mecircme qursquoil nrsquoy a pas de structure eacuteconomique totale qui
deacutetermine lrsquoorganisation politique totale drsquoun peuple il nrsquoy a pas de structure
eacuteconomique qui soit deacutetermineacutee en bloc par quelque autre pheacutenomegravene unique Il y a dans
une socieacuteteacute une seacuterie drsquohabitudes eacuteconomiques et drsquoarrangements collectifs de vie
eacuteconomique Crsquoest sur chaque habitude et chaque arrangement en particulier qursquoon doit
chercher quelle action exercent les faits drsquoune autre nature Il faut donc avoir preacutesente agrave
lrsquoesprit la seacuterie de ces habitudes et de ces arrangements
4 1deg Proceacutedeacutes techniques de production et de transport division du travail par
arrangement collectif entre les travailleurs de tout genre y compris les directeurs
5 2deg Proceacutedeacutes pour fixer la valeur et la repreacutesenter proceacutedeacutes pour faire les eacutechanges
arrangements de commerce monnaie et creacutedit
129
6 3deg Proceacutedeacutes de partage et de distribution proceacutedeacutes de transmission des objets et des
valeurs repreacutesentatives reacutegime de proprieacuteteacute et de contrats
7 4deg Classement des membres de la socieacuteteacute drsquoapregraves leur occupation et drsquoapregraves leur part dans
la distribution des valeurs
8 Quant agrave la consommation on discute si elle doit ecirctre classeacutee parmi les faits eacuteconomiques
crsquoest la theacuteorie de lrsquoeacutecole ameacutericaine fondeacutee sur lrsquoaction deacutecisive de la consommation En
Europe lrsquohistoire des habitudes de consommation est resteacutee une partie de lrsquohistoire des
mœurs
9 De mecircme les pheacutenomegravenes deacutemographiques doivent ecirctre analyseacutes car il faut chercher
seacutepareacutement lrsquoaction des autres pheacutenomegravenes humains sur chacun drsquoeux On devrait donc
distinguer 1deg le chiffre total de la population 2deg la densiteacute et la distribution des
agglomeacuterations 3deg la proportion des qualiteacutes acircges sexes religion degreacute drsquoinstruction
4deg les mouvements de la population nataliteacute mortaliteacute mariage eacutemigration 5deg les
accidents reacuteguliers maladies crimes suicides etc
10 Pour chacun de ces pheacutenomegravenes eacuteconomique ou deacutemographique la question se pose
Quelle action subit-il de la part des autres Par quelle habitude ou quel arrangement
intellectuel priveacute politique a-t-il eacuteteacute produit Par quel meacutecanisme mateacuteriel ou
psychique ndash Quand on eacutetudie lrsquoeacutevolution crsquoest-agrave-dire lrsquohistoire de ces faits on doit se
demander quel changement intellectuel priveacute politique a produit ou a influenceacute le
changement eacuteconomique ou deacutemographique Cet interrogatoire organiseacute en meacutethode est
un preacuteservatif contre la tendance agrave chercher lrsquoexplication des faits et des transformations
eacuteconomiques dans ces faits eux-mecircmes contre la tentation de comparer des tableaux ou
des courbes statistiques pour deacuteterminer la cause des eacutevolutions sociales
11 Lrsquoaction des faits individuels sur les faits sociaux se preacutesente sous deux formes 1deg des
usages ou habitudes communes crsquoest la forme la plus importante 2deg des eacuteveacutenements
uniques
12 II ndash Les usages communs aux individus drsquoun mecircme groupe sont soit des conceptions que
tous les individus de ce groupe (ou la plupart) admettent soit des actes qursquoils font et
qursquoils renouvellent en imitant un mecircme modegravele On peut les classer en deux 1deg usages
intellectuels ougrave la partie essentielle est une conception intellectuelle lrsquoacte mateacuteriel
eacutetant seulement un symbole destineacute agrave manifester la conception (croyances arts sciences
doctrines) 2deg usages mateacuteriels ougrave la partie essentielle est mateacuterielle lrsquoacte intellectuel ne
servant qursquoagrave diriger les actes mateacuteriels (alimentation vecirctement habitation
divertissements ceacutereacutemonies
13 Dans lrsquohistoire des usages intellectuels il faut rechercher ceux qui ont une action
appreacuteciable sur lrsquoorganisation de la vie eacuteconomique crsquoest-agrave-dire qui peuvent modifier les
actes ou les arrangements eacuteconomiques (objets produits division du travail voies de
transport commerce proprieacuteteacute)
14 1deg Les croyances On peut attendre a priori qursquoelles auront une action deacutecisive sur toute la
conduite des individus car chaque homme arrange sa vie suivant la conception geacuteneacuterale
qursquoil se fait du monde et de la place qursquoil y tient
15 Cette conception agit directement sur chacun de ses actes par suite sur chacun des
eacuteleacutements deacutemographiques qui deacutependent de la volonteacute le domicile lrsquoeacutemigration la
nataliteacute le mariage le suicide (On voit sans peine combien tous ces faits deacutependent par
exemple de la religion) Elle agit sur tous les faits de la vie eacuteconomique qui deacutependent du
130
choix des individus membres de la socieacuteteacute avant tout sur lrsquoappreacuteciation des objets et des
services sur la valeur Crsquoest uniquement par suite drsquoune croyance que les services des
precirctres ou des sorciers et les actes rituels des religions sont rechercheacutes et payeacutes
chegraverement ndash Neacutegativement cette conception agit pour restreindre la production et la
distribution en faisant consideacuterer comme interdits des actes impurs ou des relations avec
des ecirctres impurs religieusement ou moralement Ainsi le vin le porc les spiritueux sont
sans valeur quand la religion ou la morale les interdisent ndash Indirectement elle agit en
entravant les groupements eacuteconomiques entre les hommes seacutepareacutes par des diffeacuterences de
croyance Il est donc indispensable pour lrsquohistoire sociale de tenir compte de lrsquohistoire de
la croyance
16 Les croyances prennent des formes varieacutees Les plus importantes sont la religion
ensemble de croyances organiseacutees sous forme de rites et de dogmes ndash les doctrines
philosophiques ndash les preacuteceptes moraux Cet ensemble eacutenorme lrsquohistorien des faits
sociaux nrsquoaura pas besoin de le connaicirctre en deacutetail il pourra se borner agrave chercher les
faits qui peuvent avoir eu une action pratique sur la vie sociale Il eacutecartera donc toute la
meacutetaphysique toute la morale theacuteorique toute la theacuteologie doctrinale il srsquoen tiendra aux
croyances religieuses philosophiques et morales qui portent sur le devoir pratique aux
prescriptions rituelles crsquoest-agrave-dire aux croyances et aux prescriptions qui regraveglent la
conduite Tous ces faits sont eacutetudieacutes dans les histoires speacuteciales il suffira de savoir les y
trouver
17 La difficulteacute pratique sera de localiser les croyances de savoir dans quel groupe
drsquohommes elles ont eu une action reacuteelle sur la conduite les speacutecialistes srsquooccupent
beaucoup plus drsquoeacutetudier les formes des croyances que leur reacutepartition et ne srsquooccupent
guegravere de les localiser avec preacutecision
18 Il y a toute une cateacutegorie de croyances sur laquelle on ne trouvera guegravere de
renseignements On a eacutetudieacute surabondamment les doctrines morales et les morales
officielles de tous les temps mais lrsquohistoire des croyances morales effectives nrsquoest pas faite
encore avec preacutecision On ne sait pas drsquoapregraves quelles regravegles de morale pratique les
hommes se conduisaient reacuteellement sur ce point on risque fort de ne trouver dans les
histoires speacuteciales que des donneacutees insuffisantes
19 La connaissance des croyances est drsquoautant plus neacutecessaire pour comprendre la vie
sociale drsquoun peuple que ce peuple est moins avanceacute en civilisation Les croyances se
forment drsquoabord avant toute science et elles commencent par dominer toute la penseacutee et
toute la vie morale elles reculent peu agrave peu agrave mesure que la connaissance par
observation se forme Aussi lrsquohistoire des croyances religieuses et des superstitions est-
elle plus neacutecessaire pour comprendre les socieacuteteacutes les plus anciennes
20 2deg Les arts ont une action beaucoup plus faible que ne lrsquoadmet lrsquoopinion courante
21 Notre culture exclusivement litteacuteraire nous a donneacute une impression fausse sur
lrsquoimportance de la litteacuterature et des arts Parce qursquoon nous a fait passer dix ans de notre
vie agrave ne nous occuper que de pheacutenomegravenes artistiques nous croyons instinctivement que
ces faits ont absorbeacute une forte partie de lrsquoactiviteacute des hommes Cette illusion a eacuteteacute
aggraveacutee par lrsquoinfluence des professeurs de litteacuterature et des archeacuteologues uniquement
occupeacutes drsquoœuvres drsquoart En fait les arts pour lrsquoeacutenorme majoriteacute des hommes
drsquoaujourdrsquohui ne tiennent qursquoune place tregraves petite dans la vie et il paraicirct en avoir eacuteteacute
toujours ainsi mecircme chez les Grecs ndash agrave en juger par le peu drsquoattention que les historiens
grecs apportent aux grands eacuteveacutenements artistiques de leur temps Lrsquoart nrsquoexerce aucune
131
action appreacuteciable sur les faits deacutemographiques on peut les eacutetudier sans rencontrer
jamais lrsquoinfluence de lrsquoart Sur la vie eacuteconomique lrsquoaction des arts se reacuteduit agrave creacuteer
quelques valeurs artistiques en petit nombre ndash sauf lrsquoart industriel qui deacutepend beaucoup
plus de la mode que du goucirct artistique
22 3deg Les connaissances (on peut reacuteunir sous ce terme les sciences pures les connaissances
empiriques et les arts techniques) agissent fortement au contraire sur les faits sociaux
Elles agissent par le mecircme proceacutedeacute que la croyance la conception que lrsquoindividu se fait
du monde et de sa situation soit par la science soit par lrsquoempirisme dirige en grande
partie sa conduite crsquoest le terrain de la concurrence entre la science et la religion (la
morale reste placeacutee sur un terrain indivis ou mal deacutelimiteacute) La connaissance agit sur les
faits deacutemographiques (groupement eacutemigration ou immigration nataliteacute) et sur les faits
eacuteconomiques ndash directement en donnant la notion de la valeur des choses aliments
matiegraveres premiegraveres animaux etc ndash neacutegativement en arrecirctant la fabrication ou la
production drsquoobjets reconnus inutiles ou qursquoon peut avantageusement remplacer par
drsquoautres ndash indirectement en montrant lrsquoavantage de groupements eacuteconomiques auxquels
on nrsquoavait pas encore songeacute ou en deacutegageant des preacutejugeacutes religieux ou moraux qui
faisaient interdire les groupements nouveaux
23 En outre la connaissance a un proceacutedeacute drsquoaction exteacuterieure qui manque agrave la croyance
purement subjective elle fait connaicirctre le monde exteacuterieur et les proceacutedeacutes drsquoaction reacuteels
de lrsquohomme sur le monde Elle enseigne les proceacutedeacutes reacuteels mais psychologiques pour
manier les hommes et les persuader proceacutedeacutes tregraves actifs dans la vie eacuteconomique pour
lrsquoappreacuteciation de la valeur et pour lrsquoorganisation des eacutechanges (il suffira de citer la
publiciteacute le creacutedit la speacuteculation) Elle enseigne les proceacutedeacutes tantocirct psychologiques
(dressage) tantocirct physiologiques (seacutelection) pour tirer parti des animaux Elle enseigne
surtout les proceacutedeacutes reacuteels et mateacuteriels pour agir sur la matiegravere lrsquoensemble des proceacutedeacutes
techniques de production et de transport La connaissance ne suffit pas agrave creacuteer
lrsquoindustrie mais crsquoest elle qui en est la condition neacutecessaire et qui lui donne sa forme
Drsquoautres causes agissent sur la division du travail et par suite sur la quantiteacute de la
production mais la nature de la production deacutepend de la technique crsquoest-agrave-dire de la
connaissance
24 Lrsquohistoire sociale aura donc besoin sinon de connaicirctre en deacutetail lrsquohistoire des sciences et
des arts techniques du moins de savoir lrsquohistoire de la science dans les parties applicables
agrave la vie et agrave la morale pratique et lrsquohistoire des proceacutedeacutes techniques de production Cela
est facile agrave apprendre La seule difficulteacute sera drsquoappreacutecier la diffusion des connaissances et
des proceacutedeacutes dans une socieacuteteacute donneacutee agrave un moment donneacute crsquoest la question qui inteacuteresse
le moins les speacutecialistes de lrsquohistoire des sciences et sur laquelle on trouvera le moins de
renseignements
25 4deg Les usages mateacuteriels ont une action deacutecisive sur la vie eacuteconomique ils sont le but et
par conseacutequent le reacutegulateur de la production On ne produit guegravere que pour satisfaire
des besoins mateacuteriels La vie mateacuterielle consiste surtout dans la consommation des objets
alimentation vecirctement logement mobilier objets drsquoagreacutement crsquoest le terrain
intermeacutediaire entre la vie eacuteconomique et les coutumes de la vie priveacutee Il semble drsquoabord
que ces usages ne soient que le reacutesultat de la vie eacuteconomique car on consomme les objets
produits par la production et reacutepartis par la distribution Mais on ne produit qursquoen vue de
la consommation et crsquoest la consommation qui dirige la production En ce sens les usages
de consommation mateacuterielle seraient la cause de tous les actes eacuteconomiques et devraient
ecirctre lrsquoobjet fondamental des eacutetudes eacuteconomiques pour comprendre la production il
132
faudrait drsquoabord eacutetudier ce que les consommateurs deacutesirent qursquoon produise Lrsquohistoire de
la consommation crsquoest-agrave-dire de la vie mateacuterielle serait le premier chapitre de lrsquohistoire
eacuteconomique
26 En fait la relation est plus complexe ce nrsquoest pas toujours un client qui commande en
vue drsquoune ideacutee arrecircteacutee de consommer crsquoest souvent le vendeur crsquoest-agrave-dire le fabricant
dirigeacute par le commerccedilant qui offre des objets et donne au consommateur lrsquoideacutee de les
consommer Les deux activiteacutes srsquoentremecirclent eacutetroitement il faudrait pour les distinguer
une eacutetude qui nrsquoest pas faite
27 Pourtant lrsquohistoire eacuteconomique ne peut pas se passer de lrsquohistoire de la consommation
elle a besoin de connaicirctre la demande spontaneacutee du consommateur crsquoest-agrave-dire lrsquohistoire
de la vie mateacuterielle Crsquoest assureacutement la partie la plus neacutegligeacutee de la vie sociale soit
contemporaine soit passeacutee et ce serait comme on lrsquoa tregraves bien montreacute aux Eacutetats-Unis
un des champs drsquoeacutetudes les plus instructifs de lrsquohistoire sociale La consommation nrsquoagit
pas seulement sur la production par lrsquoaction directe que la nature de la commande exerce
sur la nature de la production et du commerce ndash par exemple la demande de la pourpre
ou de lrsquoambre dans les temps antiques des eacutepices au Moyen Acircge Indirectement la forme
de demande reacuteagit sur lrsquoorganisation du travail suivant qursquoelle est continue
intermittente ou irreacuteguliegravere elle produit un travail reacutegulier ou une morte-saison ou des
crises suivant qursquoelle vient drsquoun groupe peu nombreux ou drsquoune grande masse
drsquohommes suivant qursquoelle porte sur des objets de luxe ou sur des objets drsquoutiliteacute elle
deacutetermine des systegravemes de production tregraves diffeacuterents Lrsquohistorien des faits sociaux nrsquoa pas
besoin de savoir les deacutetails de lrsquohistoire de la vie mateacuterielle mais il doit connaicirctre en gros
les espegraveces drsquoobjets consommeacutes la nature des matiegraveres premiegraveres les plus employeacutees la
quantiteacute et les eacutepoques de la demande
28 La vie priveacutee se compose drsquoactes ou quotidiens ou peacuteriodiques ou solennels lrsquohistoire de
la vie priveacutee comporte lrsquoeacutetude de lrsquoemploi des journeacutees des heures de repas des usages de
toilette et de meacutedecine des fecirctes reacuteceptions ceacutereacutemonies des divertissements et des
exercices (chasse sport spectacles jeux voyages) Ces actes sont en partie des actes de
consommation en tant qursquoils exigent des objets mateacuteriels ou des services mateacuteriels qui
mettent en mouvement un personnel de domestiques hocircteliers commissionnaires
coiffeurs meacutedecins acteurs Ils agissent donc pour diriger la production des objets ou la
division du travail
29 Ils agissent aussi drsquoune autre faccedilon non plus sur la fabrication seulement mais sur la vie
tout entiegravere des gens consacreacutes agrave des services mateacuteriels car ils les mettent dans une
cateacutegorie eacuteconomique diffeacuterente des producteurs Lrsquohistoire sociale a donc besoin de
connaicirctre sinon tous les usages de vie priveacutee du moins ceux qui exigent une production
drsquoobjets consideacuterable et ceux qui immobilisent un nombre appreacuteciable de travailleurs
dans les services priveacutes Il nrsquoest pas inutile pour comprendre la vie eacuteconomique de
lrsquoEspagne au XVIe siegravecle de savoir qursquoune partie de la population eacutetait dans la domesticiteacute
des seigneurs
30 Lrsquoaction la plus forte est celle de la mode qui creacutee ou deacutetruit des valeurs crsquoest elle qui
domine toutes les industries de luxe et qui est lrsquoagent le plus actif de transformation Il
faut donc savoir lrsquohistoire de la mode au moins dans la mesure ougrave chaque mode nouvelle
a eu pour reacutesultat de produire un changement dans lrsquoespegravece des objets ou des services
demandeacutes il faut connaicirctre la position des centres de la mode et les deacuteplacements de ces
centres car ils sont lieacutes agrave lrsquoorganisation du commerce et du travail Dans les eacutepoques
133
anciennes le pheacutenomegravene de la mode est limiteacute agrave la classe peu nombreuse des
aristocraties mais il nrsquoen est pas moins capital dans lrsquohistoire du commerce parce que le
commerce dans les peacuteriodes de communications difficiles est limiteacute aux objets de luxe
31 III ndash Les actes individuels sont eacutetudieacutes par lrsquohistoire geacuteneacuterale Il suffit agrave lrsquohistoire
eacuteconomique de connaicirctre les principaux ceux qui sont agrave lrsquoorigine drsquoune eacutevolution
mateacuterielle encore nrsquoa-t-elle pas besoin de les eacutetudier en deacutetail Elle nrsquoa que faire de la
biographie de Mahomet ou de Napoleacuteon il lui suffit de connaicirctre ceux de leurs actes qui
ont eu des conseacutequences mateacuterielles geacuteneacuterales telles que lrsquointerdiction de boire du vin
ou le blocus continental
32 Les actes individuels qui peuvent avoir des conseacutequences dans la vie eacuteconomique sont de
deux espegraveces
33 1deg Les inventions ou les creacuteations individuelles sont des exemples donneacutes par un homme
et suivis par une masse drsquoimitateurs Elles se produisent surtout dans la vie intellectuelle
creacuteation drsquoune croyance (religieuse ou morale) drsquoune forme drsquoart drsquoune science drsquoun
ideacuteal Elles se rencontrent aussi dans la vie mateacuterielle sous la forme drsquoune deacutecouverte
geacuteographique drsquoune invention technique ou de la creacuteation drsquoune mode Lrsquoaction de
lrsquoindividu est eacutevidente ici lrsquoinitiateur amegravene la socieacuteteacute agrave changer de conduite ou
drsquoappreacuteciation de la valeur ou de proceacutedeacutes drsquoaction il creacutee ou deacutetruit une valeur une
technique de production une voie de communication un proceacutedeacute drsquoeacutechange ou
indirectement il modifie lrsquoorganisation du travail ou mecircme la distribution drsquoun
pheacutenomegravene deacutemographique en faisant par exemple arriver une population dans un pays
jusque-lagrave deacutesert
34 2deg Le changement de direction peut ecirctre donneacute agrave une socieacuteteacute par un chef officiel ou un
guide improviseacute chef drsquoEacutetat drsquoEacuteglise de parti de groupe qui opegravere soit par un ordre
leacutegal (regraveglement ou loi) soit par une reacutevolution Il agit ainsi directement sur certains
usages eacuteconomiques sur lrsquoorganisation de la production du commerce de la reacutepartition
ou mecircme sur la distribution de la population par exemple en creacuteant ou deacutetruisant une
ville Il peut agir indirectement en changeant lrsquoorganisation politique de faccedilon agrave reacuteagir
sur la vie eacuteconomique comme a fait Pierre le Grand en Russie
35 Il serait impossible mecircme drsquoentrevoir lrsquoeacutevolution eacuteconomique ou deacutemographique de
lrsquohumaniteacute si lrsquoon ignorait ces grands changements impossible drsquoen comprendre la
nature si lrsquoon nrsquoen connaissait pas les auteurs Crsquoest la part neacutecessaire de lrsquohistoire
geacuteneacuterale dans lrsquohistoire sociale
134
Chapitre XXI
Action des faits humains collectifs sur lavie sociale
I Organisation collective ndash Associations priveacutees famille institutions sociales classes institutionspolitiques ndash Gouvernement souverain services speacuteciaux ndash Organisation eccleacutesiastiquendash Organisation internationale ndash LangueII Eacuteveacutenements collectifs ndash Reacutevolutions inteacuterieures ndash Conflits et conventions ndash Relations entreEacutetats
1 Il reste encore agrave chercher comment les faits sociaux deacutependent des faits des autres
espegraveces qui prennent une forme collective et par suite quelle connaissance lrsquohistorien des
faits sociaux doit avoir de lrsquohistoire des pheacutenomegravenes collectifs crsquoest-agrave-dire de ceux qui
impliquent des arrangements et une solidariteacute entre les hommes Ces faits sont de deux
sortes 1deg les faits drsquoorganisation collective tels que famille gouvernement services
publics qui font lrsquoobjet des histoires speacuteciales 2deg les eacuteveacutenements collectifs qui font le
domaine de lrsquohistoire geacuteneacuterale Il faut eacutetudier seacutepareacutement comment ils agissent sur la vie
sociale
2 I ndash Lrsquoorganisation collective consiste en arrangements permanents eacutetablis entre les
hommes soit par des coutumes ou conventions tacites soit par des regravegles officielles
3 On a essayeacute souvent drsquoopposer lrsquoorganisation aux regravegles et de distinguer deux ordres de
faits la structure qursquoon a compareacutee agrave lrsquoanatomie le fonctionnement qursquoon a compareacute agrave la
physiologie Crsquoest une meacutetaphore sans application pratique la structure nrsquoest pas drsquoune
autre nature que le fonctionnement tous deux se ramegravenent agrave des regravegles ou agrave des
pratiques La structure drsquoun gouvernement ce sont les conventions tacites ou expresses
officielles ou coutumiegraveres drsquoapregraves lesquelles certains hommes sont chargeacutes drsquoune
certaine espegravece drsquoopeacuterations crsquoest une speacutecialisation et une division du travail analogue
agrave celle de la vie eacuteconomique Elle donne il est vrai agrave certains hommes des droits et des
devoirs speacuteciaux et creacutee un systegraveme de recrutement pour le personnel Mais ce regraveglement
de partage des opeacuterations nrsquoest pas drsquoune nature speacuteciale qui permette de lrsquoopposer aux
regraveglements sur la faccedilon drsquoopeacuterer (la proceacutedure) sur les principes agrave appliquer (le droit)
sur les opeacuterations agrave faire (la compeacutetence) Les arrangements diffegraverent surtout par lrsquoespegravece
de groupement crsquoest-agrave-dire le principe qui reacuteunit entre eux les membres et par la nature
135
de lrsquoaction organiseacutee crsquoest-agrave-dire lrsquoautoriteacute des chefs Voici les principales espegraveces
drsquoarrangements qui peuvent avoir une action sur la vie eacuteconomique
4 1deg Associations priveacutees ndash La plus importante est la famille groupement formeacute par la
filiation naturelle ou adoptive et dirigeacute par lrsquoautoriteacute du pegravere ou du mari Dans certaines
socieacuteteacutes il existe des associations analogues mais eacutetablies par un lien artificiel ce sont les
communauteacutes la plupart agrave caractegraveres religieux Les associations priveacutees agissent
directement sur lrsquoorganisation eacuteconomique car elles impliquent une consommation en
commun une possession en commun et une transmission des richesses acquises par
conseacutequent un reacutegime de succession Lrsquohistorien des faits sociaux aura donc besoin de
connaicirctre au moins le reacutegime geacuteneacuteral de la famille et des communauteacutes et lrsquoeacutevolution
geacuteneacuterale des institutions priveacutees mariage autoriteacute maritale et paternelle filiation
reacutegime des successions Ce qursquoil lui faudra connaicirctre ce ne sera pas le droit officiel leacutegal
des theacuteories juridiques et des livres de droit ce sera la pratique reacuteelle qui seule agit sur
les reacutealiteacutes eacuteconomiques Il pourra donc lui arriver de ne pas trouver toujours dans les
histoires speacuteciales du droit priveacute eacutecrites par des juristes tous les renseignements
neacutecessaires il fera bien drsquoavoir lrsquoattention attireacutee sur les travaux consacreacutes agrave deacutecrire les
coutumes reacuteelles de famille de communauteacute et de succession
5 2deg Institutions sociales ndash Entre les hommes drsquoun mecircme peuple soumis agrave un mecircme
gouvernement srsquoest eacutetablie dans toutes les socieacuteteacutes agrave mesure qursquoelles se sont civiliseacutees
une reacutepartition ineacutegale des fonctions et des richesses qui a produit des ineacutegaliteacutes
durables devenues mecircme heacutereacuteditaires La socieacuteteacute agrave peu pregraves homogegravene dans lrsquoeacutetat
barbare srsquoest scindeacutee en couches formeacutees chacune par des hommes vivant dans une
condition semblable ou eacutequivalente Crsquoest ce qursquoon a appeleacute les classes sociales le mot
drsquoorigine romaine a deacutesigneacute drsquoabord les diffeacuterents groupes de citoyens rangeacutes pour la
guerre suivant leur richesse
6 Les classes sont en partie drsquoorigine eacuteconomique en tant que la place drsquoun homme dans
une classe lui est assigneacutee par son genre de travail ou sa richesse mais elles ont aussi une
origine politique car les hommes investis de pouvoirs supeacuterieurs officiels concourent agrave
former les classes supeacuterieures Ainsi la division en classes nrsquoest pas purement
eacuteconomique comme les eacutecoles socialistes tendent agrave lrsquoadmettre elle est mixte La
laquo structure sociale raquo est le produit combineacute de pheacutenomegravenes eacuteconomiques et de
pheacutenomegravenes politiques Cette ineacutegaliteacute permanente de pouvoir et de richesse domine
toute la distribution des rocircles dans la vie eacuteconomique elle agit directement sur tout le
systegraveme de production par la division du travail entre les classes et surtout par lrsquoineacutegaliteacute
des moyens drsquoaction drsquoougrave reacutesulte la creacuteation du capital au profit de la classe supeacuterieure et
lrsquoexploitation des classes infeacuterieures sous diverses formes agrave commencer par lrsquoesclavage
7 Lrsquoeacutevolution du reacutegime des classes depuis la socieacuteteacute agrave eacutetages de lrsquoEmpire romain jusqursquoaux
socieacuteteacutes deacutemocratiques du XXe siegravecle a deacutetruit lentement la hieacuterarchie aristocratique et la
division leacutegale en classes elle a entraicircneacute peu agrave peu une transformation correspondante
dans la division du travail la reacutepartition du capital et les modes drsquoexploitation
8 Lrsquoaction de lrsquoorganisation sociale srsquoexerce aussi indirectement sur la valeur et par suite
sur le commerce Tout est diffeacuterent dans la vie eacuteconomique drsquoun peuple suivant qursquoune
aristocratie de quelques individus a le monopole de satisfaire tous ses deacutesirs ou que la
liberteacute et lrsquoaisance devenues geacuteneacuterales font entrer tous les habitants dans la classe des
consommateurs Une socieacuteteacute aristocratique nrsquoa guegravere que des commerces de luxe agrave
mesure que lrsquoorganisation devient deacutemocratique le commerce srsquoeacutetend aux objets de
136
consommation geacuteneacuterale Il faut donc pour comprendre la vie eacuteconomique drsquoun pays
connaicirctre le reacutegime des classes pour comprendre lrsquohistoire sociale il faut connaicirctre
lrsquoeacutevolution de ce reacutegime
9 3deg Institutions politiques ndash Le gouvernement est lrsquoespegravece drsquoorganisation la plus
apparente et dont lrsquoaction sur la vie sociale est la plus eacutevidente Le pouvoir effectif
confeacutereacute aux membres du gouvernement leur donne le moyen pratique drsquoagir
mateacuteriellement sur tous les autres membres de la socieacuteteacute Lrsquoorganisation eacuteconomique
comme tout arrangement mateacuteriel est sous le commandement direct du gouvernement
crsquoest lui qui eacutetablit les regravegles de la proprieacuteteacute des successions et des contrats crsquoest-agrave-dire
de la reacutepartition ndash les regravegles du commerce de la monnaie et du creacutedit crsquoest-agrave-dire des
eacutechanges ndash parfois mecircme les regravegles de la culture des industries des transports des
salaires crsquoest-agrave-dire de la production De plus les hommes investis du pouvoir en
profitent pour srsquoapproprier ndash parfois pour monopoliser ndash les moyens eacuteconomiques de
jouissance Cette action fondamentale de la politique a eacuteteacute fortement indiqueacutee par lrsquoeacutecole
marxiste
10 Pour eacutetudier lrsquoaction des institutions politiques sur la vie eacuteconomique il faut donc eacuteviter
de prendre en bloc lrsquoEacutetat et de chercher comme on lrsquoa fait trop souvent laquo lrsquoaction de
lrsquoEacutetat raquo en geacuteneacuteral il faut analyser et examiner seacutepareacutement les divers personnels de
gouvernement et leurs proceacutedeacutes drsquoaction On commencera par distinguer les agents du
pouvoir central souverain et les agents des services speacuteciaux Le pouvoir central agit sur
la direction mecircme de la vie eacuteconomique en deacutecidant les regravegles de lrsquoorganisation les
pouvoirs speacuteciaux subordonneacutes agissent sur la pratique en facilitant ou en rendant
difficiles les opeacuterations eacuteconomiques Pour deacutemecircler ces actions il faudra suivre une
meacutethode preacutecise examiner seacutepareacutement le souverain ses ministres ou ses favoris les
assembleacutees centrales srsquoil y en a On passera ensuite aux diffeacuterents services drsquoarmeacutee de
finances de justice de police de travaux publics drsquoenseignement ndash puis aux autoriteacutes
locales en ayant soin drsquoexaminer seacutepareacutement lrsquoaction de chaque espegravece de personnel Le
proceacutedeacute le plus pratique sera de deacuteterminer drsquoavance les questions agrave se poser On peut
preacutevoir deux sortes de questions
11 1deg Les diffeacuterentes faces de lrsquoactiviteacute eacuteconomique sur lesquelles agit le personnel
politique production agricole miniegravere industrielle transports valeur et eacutechange
(creacutedit commerce) reacutepartition et transmission consommation
12 2deg Les moyens par lesquels le personnel peut agir Ces moyens sont plus varieacutes qursquoils ne
semblent drsquoabord Le gouvernement agit directement par des ordres directs lois
ordonnances regraveglements agrave caractegravere eacuteconomique comme le budget ou les lois
somptuaires Mais il a plusieurs moyens drsquoaction indirects qui ne doivent pas ecirctre
neacutegligeacutes le privilegravege que le personnel srsquoattribue sur les avantages eacuteconomiques ndash sous
forme de traitements drsquoentreprises publiques drsquoemprunts de fraudes de tout genre ndash
les pratiques que les agents introduisent dans les rapports entre les producteurs et les
diffeacuterents services publics recrutement et cantonnement de soldats justice et police
faveurs ou perseacutecutions reacutegime fiscal avec les abus et les complaisances travaux publics
qui aident la production ou dirigent la consommation ou modifient par influence le
travail priveacute enseignement qui agit sur la diffusion de la technique ou sur les
changements dans la notion de valeur ndash lrsquoaction drsquoexemple du souverain de sa cour du
haut personnel politique sur la mode et toute la production qui en deacutepend
13 4deg Organisation eccleacutesiastique ndash Ce nrsquoest qursquoune forme speacuteciale de gouvernement
diffeacuterente des autres par ses moyens drsquoaction elle agit par des proceacutedeacutes de contrainte
137
indirects ou imaginaires On doit donc la traiter par la mecircme meacutethode que le
gouvernement Il ne faut pas plus parler en bloc de laquo lrsquoaction de lrsquoEacuteglise raquo que de lrsquoaction
de lrsquoEacutetat il faut analyser le personnel eccleacutesiastique et chercher pour chaque espegravece
drsquoagents ses moyens drsquoaction ordres ou interdictions pratiques encourageacutees ou
deacutecourageacutees relations avec les producteurs pour la fabrication des instruments de
religion action drsquoexemple sur la production priveacutee
14 5deg Organisation internationale ndash Les relations eacutetablies entre les Eacutetats arrivent chez les
peuples modernes agrave constituer un systegraveme Ici le personnel nrsquoa qursquoune faible importance
crsquoest lrsquoarrangement des relations entre les peuples qui agit Il faut chercher lrsquoorganisation
drsquoabord dans les conventions officielles entre gouvernements (traiteacutes et regraveglements) qui
agissent sur la valeur (conventions en matiegravere de monnaie) sur les transports les
eacutechanges et le creacutedit (traiteacutes de commerce) Il faut ensuite connaicirctre la pratique reacuteelle en
tant qursquoelle facilite ou rend difficiles ou impossibles les diverses espegraveces de relations
eacuteconomiques on a besoin de savoir comment sont appliqueacutes les tarifs de douane ou de
transports les regraveglements de police politique ou sanitaire les principes de droit priveacute et
commercial Il faut enfin tenir compte au moins au XIXe siegravecle des organisations
mateacuterielles internationales postes lignes de communication agences internationales
Pour chaque espegravece on doit connaicirctre sinon le deacutetail au moins les faits capitaux et leur
eacutevolution afin de pouvoir chercher meacutethodiquement comment chacun a agi sur la vie
eacuteconomique
15 6deg Langue ndash La langue est un fait collectif qui eacutetend son action sur toutes les relations
humaines Crsquoest lrsquoinstrument de communication entre tous les hommes la communauteacute
de langue rend toutes les autres communauteacutes plus faciles y compris la communauteacute
nationale la diffeacuterence de langue rend toutes les autres relations difficiles La
distribution des langues reacuteagit sur tous les groupements deacutemographiques
lrsquoagglomeacuteration le mariage la profession et sur les relations eacuteconomiques division du
travail eacutetablissements de la valeur eacutechanges et commerce reacutepartition de la proprieacuteteacute Il
est inutile agrave lrsquohistorien des faits sociaux de savoir les langues elles-mecircmes et leur
histoire mais il aura besoin de connaicirctre la reacutepartition des langues et les groupes de
mecircmes langues surtout quand ces groupes ne se confondent pas avec une communauteacute
politique il devra connaicirctre les changements de distribution des langues car ils agissent
sur lrsquoeacutevolution deacutemographique et eacuteconomique
16 II ndash Il ne reste plus qursquoagrave examiner les eacuteveacutenements collectifs uniques qui produisent en
partie lrsquoeacutevolution geacuteneacuterale des socieacuteteacutes et par suite lrsquoeacutevolution sociale Ils prennent
surtout deux formes reacutevolutions inteacuterieures et conflits exteacuterieurs internationaux
17 1deg Les reacutevolutions inteacuterieures prennent la forme ou de secousses brusques ou drsquoeacutevolutions
graduelles qui transforment lrsquoorganisation collective des gouvernements de lrsquoEacuteglise des
classes de la famille En transformant soit les groupements politiques ou priveacutes des
hommes soit leurs pratiques collectives elles les amegravenent agrave reacuteadapter leurs groupements
ou leurs pratiques eacuteconomiques Un changement du personnel souverain ou des services
de gouvernement amegravene un changement dans le personnel directeur de la vie
eacuteconomique il change le groupe qui monopolise les jouissances ou qui organise la
production Il faut donc connaicirctre les reacutevolutions et les eacutevolutions importantes dans le
reacutegime politique et eccleacutesiastique et dans les institutions priveacutees du peuple dont on veut
comprendre lrsquohistoire sociale
138
18 2deg Les eacuteveacutenements de lrsquohistoire exteacuterieure consistent en relations entre Eacutetats ils
prennent la forme soit de conflits violents invasions ou guerres soit drsquoaccords traiteacutes et
conventions ils aboutissent agrave des changements dans la distribution des territoires et
dans les arrangements entre Eacutetats Chaque changement de territoire ou de relations
entraicircne une reacuteadaptation geacuteneacuterale de la vie inteacuterieure et par suite de la vie eacuteconomique
Il est inutile de savoir comment le conflit ou lrsquoaccord a eacuteteacute produit les eacutepisodes des
guerres et des neacutegociations nrsquointeacuteressent que les speacutecialistes de lrsquohistoire militaire ou
diplomatique mais le reacutesultat de la guerre ou du traiteacute est un fait geacuteneacuteral qursquoil faut
connaicirctre pour comprendre lrsquohistoire sociale On devra aussi connaicirctre la dureacutee des
conflits qui ont suspendu les relations entre Eacutetats et la nature des traiteacutes surtout
commerciaux et eacuteconomiques
19 Il nrsquoest pas neacutecessaire drsquoen savoir tous les eacutepisodes on peut abandonner ce soin aux
speacutecialistes Mais il est tregraves dangereux drsquoignorer les faits geacuteneacuteraux de lrsquohistoire politique
on srsquoexpose agrave attribuer aux changements eacuteconomiques des causes eacuteconomiques dans des
cas ougrave la cause eacutevidente est un eacuteveacutenement politique comme la Reacutevolution franccedilaise
139
Conclusion
1 On arrive enfin agrave une conclusion pratique sur lrsquoapplication de la meacutethode historique aux
sciences sociales
2 La meacutethode historique est neacutecessaire pour le travail de preacuteparation mecircme dans lrsquoeacutetude
des socieacuteteacutes contemporaines car la plupart des mateacuteriaux des sciences sociales ne sont
pas des observations scientifiques ce ne sont que des documents dont on ne peut tirer
parti qursquoau moyen drsquoun travail critique
3 En outre la construction drsquoune science sociale complegravete comporte une eacutetude de
lrsquoeacutevolution des pheacutenomegravenes sociaux crsquoest-agrave-dire une histoire sociale Or cette histoire
sociale nrsquoexige pas seulement comme toute autre histoire lrsquoemploi de documents
critiqueacutes suivant la meacutethode historique Mais elle-mecircme ne peut pas ecirctre isoleacutee des autres
histoires elle ne peut ecirctre qursquoun fragment de lrsquohistoire totale des socieacuteteacutes une branche
speacuteciale comme lrsquohistoire du droit ou du costume Elle est mecircme plus eacutetroitement lieacutee agrave
lrsquoensemble de lrsquohistoire que ne le sont les histoires des litteacuteratures ou des sciences
4 Lrsquohistoire sociale est science auxiliaire pour les autres histoires dans la mesure ougrave les faits
sociaux sont cause des autres faits ndash mesure beaucoup moins large que ne lrsquoont cru les
speacutecialistes eacuteconomistes Les faits sociaux sont surtout les conditions neacutecessaires
(neacutegatives) des autres faits lagrave ougrave ils ne se produisent pas les autres ne peuvent se
produire mais ils ne sont qursquoun support non une substructure Leur forme speacuteciale agit
faiblement sur la direction des autres faits et par suite leur histoire nrsquoest que faiblement
utile agrave lrsquointelligence de lrsquohistoire des autres pheacutenomegravenes
5 Lrsquohistoire sociale est au contraire eacutetroitement deacutependante des autres histoires Les faits
sociaux nrsquoont pas en eux-mecircmes leur raison drsquoecirctre ils sont ou les produits drsquoautres actes
(crsquoest le cas des faits deacutemographiques) ou des moyens pour une fin eacutetrangegravere (crsquoest le cas
des faits eacuteconomiques) Leur direction est donc non pas en eux-mecircmes mais dans des
faits drsquoautre espegravece Ce nrsquoest pas parce que les hommes produisent dans une forme
donneacutee qursquoils ont une vie intellectuelle des mœurs priveacutees une organisation politique
drsquoune espegravece donneacutee crsquoest au contraire parce que leur vie a cette forme donneacutee
intellectuelle priveacutee politique qursquoelle les entraicircne agrave une certaine forme de vie
eacuteconomique Lrsquohistoire sociale ne peut donc ecirctre comprise que par lrsquoeacutetude des autres
branches de lrsquohistoire elle nrsquoest qursquoun fragment de lrsquohistoire geacuteneacuterale de lrsquohumaniteacute
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Table des matiegraveres de lrsquooriginal
Fac-simileacute de la Table eacutedition originale
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142
143
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- SOMMAIRE
- Preacuteface
- Avertissement
- Meacutethode historique et sciences sociales
- Premiegravere partie La meacutethode historique appliqueacutee aux documents des sciences sociales
-
- Theacuteorie du document
- Les preacutecautions critiques
- Critique de provenance
- Critique drsquointerpreacutetation
- Critiques de sinceacuteriteacute et drsquoexactitude
- Emploi des faits critiqueacutes
- Groupement des faits
- Construction des faits des sciences sociales
- Meacutethode de groupement des faits simultaneacutes
- Meacutethode de groupement des faits successifs
-
- Deuxiegraveme partie La meacutethode historique et lrsquohistoire sociale
-
- Les diffeacuterentes espegraveces drsquohistoire
- Eacutetat de lrsquohistoire sociale
- La construction des faits sociaux
- Difficulteacutes speacuteciales de lrsquohistoire sociale
- Deacutetermination des groupes sociaux
- Eacutetude de lrsquoeacutevolution
- Neacutecessiteacute de combiner les diffeacuterentes sortes drsquohistoires
- Systegravemes drsquohistoire sociale
- Lien entre lrsquohistoire sociale et les autres histoires
- Lrsquoaction des faits humains individuels sur les faits sociaux
- Action des faits humains collectifs sur la vie sociale
-
- Conclusion
- Table des matiegraveres de lrsquooriginal
-