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La mort le cadavre et le sacré dans l'ancienne Grèce (compte-rendu des travaux) Depuis 1992, notre Groupe de Recherche, en liaison avec l'Association Mythe et Psychothérapie, s'est attaché à apporter sa part spécifique (essentiellement helléniste, cette fois) à la large enquête dirigée au sein du CRHQ par notre collègue historien de l'Université de Caen, le Professeur Michel Bée, enquête sur "La mort et le sacré". Nos travaux et nos réflexions se sont déroulés au cours de séminaires réguliers et de deux journées d'etudes (18 juin 1993 et 26 novembre 1994). Les lignes qui suivent se veulent une synthèse rapide de l'ensemble de nos travaux l, ce qui n'est pas exclusif de la publication intégrale de telle ou telle contribution dans les prochains numéros de Kentron, comme c'en est le cas dans celui-ci pour l'exposé de Corinne Jouanno sur le discours funèbre du byzantin Psellos. Je me dois enfin de souligner, dans ce propos liminaire, le rôle important qu'à joué dans notre reflexion notre collègue d'histoire ancienne de l'Université de Caen, le Professeur Claude Orrieux, que nous avons eu le chagrin de perdre durant l'été 1994. ****** Je viens de le souligner. Ce sont essentiellement les hellenistes de notre équipe qui ont oeuvré durant ces trois années (1992, 1993, 1994) centrées sur cet axe de reflexion. Serait-ce parce que pour Freud, l'inconscient ignore la mort, comme il ignore le négatif, car personne ne peut avoir une représentation ou une idée de sa propre disparition, aussi que nous l'a montré notre ami Jacquy Chemouni dans son exposé du 31 mars 1993 consacré à Mort et Psyché? Si effectivement pour Freud l'inconscient ignore la mort, J. Chemouni a cependant mis en lumière que "l'angoisse de mort s'avère une réalité essentielle à laquelle l'homme est constamment confronté. Dans Inhibition, Symptome et Angoisse (1926), Freud dit que "dans l'inconscient il n'y a rien qui puisse donner un contenu à notre concept de destruction ... Je m'en tiens fermement à l'idée 1 Nous avons bénéficié aussi des travaux du pôle "Corps! MythelPsyché" du Centre de Recherche Imaginaire et Création (CRIC) de l'Université de Savoie, animé par Marie- Cécile Gühl et de ceux de Bernard Fricker, du même Centre, sur la représentation des cadavres du Moyen Age à la Renaissance : leurs contributions feront l'objet d'une publication spécifique. 69

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Page 1: La mort, le cadavre et le sacré dans l’ancienne Grèce · La mort le cadavre et le sacré dans l'ancienne Grèce (compte-rendu des travaux) Depuis 1992, notre Groupe de Recherche,

La mort le cadavre et le sacré dans l'ancienne Grèce

(compte-rendu des travaux)

Depuis 1992, notre Groupe de Recherche, en liaison avec l'Association Mythe et Psychothérapie, s'est attaché à apporter sa part spécifique (essentiellement helléniste, cette fois) à la large enquête dirigée au sein du CRHQ par notre collègue historien de l'Université de Caen, le Professeur Michel Bée, enquête sur "La mort et le sacré".

Nos travaux et nos réflexions se sont déroulés au cours de séminaires réguliers et de deux journées d'etudes (18 juin 1993 et 26 novembre 1994). Les lignes qui suivent se veulent une synthèse rapide de l'ensemble de nos travaux l, ce qui n'est pas exclusif de la publication intégrale de telle ou telle contribution dans les prochains numéros de Kentron, comme c'en est le cas dans celui-ci pour l'exposé de Corinne Jouanno sur le discours funèbre du byzantin Psellos.

Je me dois enfin de souligner, dans ce propos liminaire, le rôle important qu'à joué dans notre reflexion notre collègue d'histoire ancienne de l'Université de Caen, le Professeur Claude Orrieux, que nous avons eu le chagrin de perdre durant l'été 1994.

****** Je viens de le souligner. Ce sont essentiellement les hellenistes de

notre équipe qui ont oeuvré durant ces trois années (1992, 1993, 1994) centrées sur cet axe de reflexion. Serait-ce parce que pour Freud, l'inconscient ignore la mort, comme il ignore le négatif, car personne ne peut avoir une représentation ou une idée de sa propre disparition, aussi que nous l'a montré notre ami Jacquy Chemouni dans son exposé du 31 mars 1993 consacré à Mort et Psyché? Si effectivement pour Freud l'inconscient ignore la mort, J. Chemouni a cependant mis en lumière que "l'angoisse de mort s'avère une réalité essentielle à laquelle l'homme est constamment confronté. Dans Inhibition, Symptome et Angoisse (1926), Freud dit que "dans l'inconscient il n'y a rien qui puisse donner un contenu à notre concept de destruction ... Je m'en tiens fermement à l'idée

1 Nous avons bénéficié aussi des travaux du pôle "Corps! MythelPsyché" du Centre de Recherche Imaginaire et Création (CRIC) de l'Université de Savoie, animé par Marie­Cécile Gühl et de ceux de Bernard Fricker, du même Centre, sur la représentation des cadavres du Moyen Age à la Renaissance : leurs contributions feront l'objet d'une publication spécifique.

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que l'angoisse de mort doit être conçue comme un analogon de l'angoisse de castration". C'est ainsi que l'inconscient ne peut imaginer notre propre disparition et que "personne au fond ne croit à sa propre mort ou, ce qui revient au même : dans l'inconscient chacun de nous est convaincu de son immortalité" (1915, Notre rapport à la mort). La mort a toutefois joué un rôle essentiel dans l'histoire de l'espèce humaine. Elle serait à l'origine même de notre croyance en l'existence d'un autre topos que celui du soma: lorsque l'homme originaire vit l'un de ses proches, qu'il aimait, mourir, il s'insurgea, constatant que dans cette disparition c'est une part de son propre moi aimé qui disparaissait : "Près du cadavre de la personne aimée il imagina les esprits, et sa conscience de culpabilité, relative à la satisfaction qui s'était mêlée au deuil, fit que ces esprits, une fois créés, devinrent de mauvais démons devant lesquels on ne pouvait que s'angoisser. Les modifications dues à la mort l'amenèrent à décomposer l'individu en un corps et une âme - à l'origine plusieurs - ; ainsi donc ses pensées suivaient une démarche parallèle au procès de désagrégation déclenché par la mort. C'est sur le souvenir persistant du défunt qu'il se fonda pour admettre d'autres formes d'existence et cela lui donna l'idée d'une vie poursuivie après la mort apparente" (Notre rapport à la mort).

****** Ce sont donc les Antiquisants de l'Equipe qui se sont livrés à leur

exploration de la mort antique, sinon à leur angoisse de la mort ... Une première ligne de travail avait été choisie dès le début de

l'enquête, sous l'impulsion de C. Orrieux, considérant qu'avant de parler des choses, il fallait connaître les mots. Nous avons donc enquêté sur le vocabulaire de la mort. Le travail a été présenté lors du séminaire du 23 novembre 1992. Michèle Lacore a établi de façon très exhaustive le vocabulaire homérique de la mort. Un débat s'est alors instauré avec Jocelyne Peigney qui a insisté, pour sa part, sur le vocabulaire de l'outrage au cadavre. Sur le canevas établi par M. Lacore, j'ai pu moi-même établir le vocabulaire hésiodique de la mort, et diriger le travail d'une étudiante de DEA sur le vocabulaire tragique de la mort (Eschyle et Sophocle). Le Professeur Lucien Jerphagnon a étudié de son côté le vocabulaire de la mort chez les Présocratiques, lesquels, a-t-il mis en évidence, "s'intéressaient davantage au cosmos qu'à la mort" ("La mort et les mots: dire et penser la mort chez les philosophes grecs jusqu'à Platon", séminaire du 21 avril 1993).

Faisant un saut dans le temps, Claude Orrieux a établi le vocabulaire néo-testamentaire de la mort, tandis que Jean Marie Mathieu étudiait celui des épigrammes funéraires chrétienne, en se fondant surtout sur Grégoire de Nazianze et l'Anthologie Palatine, VIII.

Ces travaux ont permis de mettre en lumière la continuité, la constance des emplois du vocabulaire utilisé (Jean Marie Mathieu parlant à propos des épigrammes funéraires chrétiennes de "praséologie dominante de variation sur la tradition classique, voire homérique"), tout en éclairant l'évolution des sensibilités, ou plutôt ces emplois s'éclairant différemment en fonction de l'évolution des sensibilités. On peut par

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exemple noter la permanence de l'idée de l'endormissement dans la mort; Hésiode, Travaux v. 116 ; Homère, voir ci-après ; Présocratiques, 12 occurrences sur 40 ; les tragiques, Sept, v. 1004, Ajax, v. 832, etc. ; la "dormition" dans le vocabulaire néo-testamentaire.

Michèle Lacore à propos de "Mort et sommeil dans l'épopée homérique" (exposé lors de la journée d'études du 18 juin 1993), a insisté sur la rationalité de la mise en oeuvre du mythe chez Homère car "C'est le cadavre seul de Sarpédon, fils de Zeus, que les dieux jumeaux Mort et Sommeil (Hypnos et Thanatos) convoient en Lycie, pour lui permettre de recevoir dans sa communauté d'origine les honneurs des rites funéraires, et les limites données à leur intervention par Zeus lui-même sont significatives de cette rationalité à l'oeuvre sous le vêtement du mythe". Elle a insisté aussi sur "le réalisme de l'expérience qui sous-tend différents types de rapprochements stylistiques entre mort et sommeil, qui explicitent ce que suggère leur parenté mythique. Il peut s'agir d'un rapprochement indirect par l'emploi de formules similaires qui décrivent la même extériorité chez le dormeur et chez le mort (avec les deux participes parfaits dedmèménos"dompté" et lélasménos "oublieux de", ayant perdu l'activité et la conscience/mémoire) ; ces rapprochements ont une valeur pathétique en suggérant, par-delà la ressemblance apparente, le caractère non plus passager mais définitif de cette totale extériorité de la mort. Plus vigoureuse encore est la métaphore, dans laquelle le rapprochement, qui semble aller jusqu'à l'assimilation, fait éclater tragiquement le caractère irréductible des deux réalités: qu'il s'agisse du "sommeil d'airain" qui frappe un guerrier - formulation unique dans le récit -, qu'il s'agisse de l'évocation du guerrier ennemi qui "dort" formulée par son meurtrier exultant, qu'il s'agisse de 'Thorrible coucher" qui accueille les grives prises au filet tendu sur leur nid, image des servantes infidèles pendues toutes ensemble (respectivement Od 21, 241 ; 14, 482 ; 22, 470.). En revanche, en deux passages de l'Odyssée, le rapprochement, sous la forme d'une comparaison explicite, dont l'articulation rétablit la distance entre les deux réalités, suggère l'idée d'une mort douce, par l'image d'un sommeil dont on ne se réveille pas : le sommeil surnaturel d'Ulysse sur le bateau des Phéaciens (13, 73-80, à rapprocher de 7, 318-320) est dit "tout semblable à la mort" et Pénélope, s'éveillant d'une torpeur surnaturelle, oeuvre d'Athéna, souhaite (18,201-205) qu'une mort aussi apaisante que cette torpeur la délivre de ses douleurs."

****** Après les mots, nous avons, pour rester sur les données de base,

abordé les rites funéraires, sur lesquels François Jouan nous a fait un exposé, lors de notre séminaire du 27 janvier 1993.

"Les morts, dans la Grèce classique, pour reprendre ses propre termes, restent des éléments de la communauté. Le passage de la maison funéraire à la tombe obéit à des règles strictes, et une relation complexe, en partie irrationnelle, règne entre vivants et morts.

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Les textes et l'iconographie nous permettent une connaissance assez précise des rites funéraires de la société civile : toilette et exposition du mort, cortège funèbre, déposition au tombeau ou crémation, remise et incinération des offrandes, purification des participants. Les morts au combat sont, si possible, incinérés et les cendres ramenées dans la cité pour une cérémonie funèbre (pour les manquants on édifie un cénotaphe), et l'Etat pratique une cérémonie annuelle avec éloge funèbre.

Les monuments funéraires sont bien connus par les fouilles des cimetières antiques et les peintures de vases (lécythes à fond blanc) : stèles inscrites, colonnes, vases de pierre, enclos familiaux et tombes collectives. Aux Ve et IVe s., la tombe peut être surmontée de grandes stèles sculptées représentant les adieux aux défunts.

Le culte privé des morts comporte des cérémonies au 3e, ge, 30e jour et à l'anniversaire des funérailles: prières aux dieux et péan pour le mort, offrandes diverses et libations. De même pour les visites individuelles. Il y a aussi des fêtes civiques (par ex. le 30è jour du mois). La plus importante est celle du 3e jour des Anthestéries (en février), la "fête des Marmites", où l'on offre de la nourriture aux morts qui sont censés se répandre dans les rues pour la journée.

Il n'y a pas en Grèce de doctrine officielle sur la survie de l'âme, mais tous les rites tablent sur un certain pouvoir des morts et sur certaines formes de besoins "physiques" (d'où les offrandes). On craint leur pouvoir maléfique, mais on peut en obtenir de l'aide (ainsi pour les tombes des héros). Ceci n'exclut pas la croyance générale à l'existence de l'empire des morts, avec ses divinités, ses châtiments pour les criminels, mais le bonheur pour les initiés au coeur pur."

****** L'essentiel de nos travaux a porté sur le cadavre (sujet de notre journée

d'études du 18 juin 1993) et, d'une façon qui nous à évité toute redondance avec d'autres travaux sur la belle mort héroïque, nous avons surtout insisté, pour l'époque archaique et l'épopée, sur le pauvre cadavre, sur le cadavre maltraité. Jocelyne Peigney, dans une communication intitulée "Cadavres maltraités ou argile insensible?" s'est interrogée sur "la question du mauvais traitement infligé aux guerriers morts dans l'lliade et du sort que réserve Achille au corps d'Hector avant d'accepter de le rendre. Plus que le seul itinéraire moral d'un héros que la critique voit, avec des orientations différentes, oubliant les valeurs humaines par l'outrage au cadavre et le refus des funérailles, ou bien sombrant dans un excès de violence parce qu'il répète un geste qui n'est pas condamné en soi, on peut déceler dans l'épopée l'opposition entre deux visions concurrentes de la mort et des morts, cadavres toujours susceptibles d'être maltraités ou "argile insensible", selon les paroles d'Apollon 24, 54). La première vision offerte est celle d'un cadavre devenu "proie", "jouet", en fait, toujours pris dans le réseau des relations privées, voué soit à la protection que la parenté, parfois divine, ou la proximité assurent avant les honneurs funèbres, soit à la vengeance d'un héros vainqueur qui n'a à s'en remettre pour le traitement du mort qu'à son

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"coeur" c'est à dire le plus souvent à sa "colère". Ensuite, le cadavre est dépeint comme une image à composer que la mort met en désordre sur le champ de bataille en le désarticulant, en le figeant - les descriptions faites en témoignent avec cruauté -, ou que l'ennemi défait définitivement pour annihiler le vaincu. A cette vision d'un mort "vulnérable" dont l'atteinte a un sens s'oppose une autre conception: la fin du discours d'Apollon notamment (24, 33-54) évoque le réprobation divine, exprimée de manière exceptionnelle dans le poème (cf. vers 53), contre le mauvais traitement infligé à un cadavre exceptionnellement aussi et symbo­liquement rendu insensible à l'aikia qui apparaît comme un vain acharnement: "Qu'il craigne donc, tout courageux qu'il soit, de s'attirer notre indignation, car c'est une argile insensible qu'il outrage en son ressentiment" .

Nous sommes donc confrontés à une symbolique du cadavre à un sens social, dans le traitement qu'il reçoit, ou à une absence totale de sens.

Cette question du sens est, d'une autre manière, au coeur des représentations iconographiques des cadavres dans l'imagerie grecque, qui ont inspiré deux communications: -celle de Monique HalmTisserant "Iconographie, et statut du cadavre: dislocation, misère et profanation" (dans le cadre de la journée d'études du 18 juin 1993) et celle d'Odette Touchefeu : "Images attiques de cadavres troyens" (exposé lors du séminaire du 13 avril 1994).

Selon Monique Halm Tisserant, chercheur de l'Université de Strasbourg," la fixité des représentations des VIle et VIe s. tient aux conventions qui permettent de distinguer le cadavre :1) de l'être vivant, 2) du dormeur. L'appartenance à l'au-delà est suggérée par la relégation à l'arrière-plan, par l'occultation du défunt sous son armement, ainsi que par des règles graphiques affectant l'anatomie et la gestuelle. Aux traits physionomiques (oeil clos ou révulsé, bouche ouverte), aux tétanies et torsions des membres, s'ajoutent des signes pathologiques: blessure et flots de sang. La disposition anti-naturelle du mort, informe ou disloqué dans l'imagerie archaïque, indique une perception négative du cadavre, héritée de l'épopée, en opposition avec la figure du mort respecté, héroïsé, des scènes funéraires de la peinture à figures rouges."

Quant à Odette Touchefeu, Professeur à l'Université de Nantes, posant à propos des vases peints en Attique des VIe et ve s. la question: '1à quoi sert-il de montrer des cadavres en images ?", elle nous a apporté, 4 travers différents exemples, la réponse, qu'elle a rendue une évidence (dans le même sens que Monique Halm-Tisserant) qu'il s'agit d'un langage particulier, un code parfois très conventionnel, parfois plus subtil, comme pour "La mort d'Astyanax", "où l'enfant devient dans les mains de Néoptolème l'instrument même de la mort de son grand-père évoquant ainsi, en un raccourci saisissant, l'anéantissement de la lignée royale de Troie." De même pour "Le rachat d'Hector", où les schémas iconographiques conventionnels du banquet et de la prothesis sont utilisés à contre-emploi dans un contexte inhabituel, évoquant ainsi fortement, sur le mode tragique, la victoire d'Achille et l'humiliation d'Hector. "Il est

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clair qu'il existe" un traitement iconographique original, un langage iconographique avec ses ressources propres, pour raconter des scènes connues, sous des formes bien différentes, par les textes subsistants."

****** Je ne suis pas loin de penser, à travers mes propres travaux sur les

cadavres tragiques, qu'il y a là également un code, passage d'un code rituel à un code scènique.

J'ai donné sur ce thème deux communications, l'une sur la mort tragique en général, plus précisement sur "La mort sur scène ou Tuer n'est pas jouer" (journée d'études du 18 juin 1993), l'autre sur le suicide et le cadavre d'Ajax chez Sophocle (le glaive d'Ajax, séminaire du 9 fevrier 1994). Dans la première, je me suis attaqué au prétendu tabou de la mort sur scène, montrant en particulier que les deux procédés inventés par Eschyle de la mort "hors scène" dans le palais ou rapportée par un messager étaient des procédés formidables destinés non pas à occulter mais à intensifier la présence de la mort dans ses manifestations les plus horribles - et à un degré que seul le cinéma peut atteindre aujourd'hui. Dans la seconde, dans la même ligne, j'ai tenté de démontrer que dans une recherche quasiment inverse il y avait de l'exploit dans la volonté de Sophocle de montrer tout crument sur scène la mort d'Ajax (après le récit eschyléen d'une mort acrobatique), puis durant presque la moitié de la tragédie (v. 658 à la fin) son cadavre sur la scène.

A ce thème d'étude de "la mort tragique" se sont attachés durant ces années un certain nombre de nos étudiants de DEA, ce dont témoigne en particulier la publication dans ce numéro de Kentron de l'article de Françoise Guérin.

Sillonnant ainsi tous ces morts des tragédies, côtoyant tous les cadavres qu'elles recèlent, nous ne rencontrons pas que l'horreur, il y a par exemple la "disparition" d'Oedipe; il Y a la mort et la divinisation des Erechthéides, qui faisait le sujet du drame d'Euripide Erechthée ; il Y a les fausses morts, les non-morts de l'Hélène du même Tragique.

Michèle Lacore, lors de notre séminaire du 18 mai 1994, nous a fait un exposé sur "La mort et la divinisation dans l'Erechthée d'Euripide". Je la cite : "Dans cette tragédie patriotique particulièrement sombre et sanglante, la restauration de la sérénité au dénouement s'opère par la divinisation, proclamée par la déesse Athéna, des quatre morts de la famille royale d'Athènes. Ces divinisations semblent avoir une double fonction : glorification de la cité et mise en ordre de mythes et de cultes attiques complexes. Ainsi la divinisation d'Erechthée, mort pour la cité, en victime expiatoire de la colère de Poséidon, prend-elle la forme d'une fusion cultuelle avec son divin meurtrier. Le sort commun réservé au groupe indissociable des trois vierges, filles du roi d'Athènes, n'est pas moins remarquable, car les jeunes princesses ont affronté des types de mort que le poète habituellement ne confond jamais : l'une a été sacrifiée par ses parents après avoir été désignée peut-être par un tirage au sort, les deux autres se sont donné la mort en accomplissement du serment fait à leur soeur sacrifiée. Aucune des trois ne représente à elle seule la

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situation la plus héroïque, celle du sacrifice volontaire pour la cité. Or, Hélène mise à part, elles sont les seules héroïnes d'Euripide à recevoir les honneurs d'une divinisation, qui ressemble à celle d'Hélène et des Dioscures puisqu'elle prend la forme du catastérisme. Les trois jeunes filles sont devenues des étoiles, leurs âmes ont été fixées dans l'éther. Peut-être faut-il voir là le symbole de l'hommage rendu par la cité aux soldats morts pour sa défense, leur mort étant à la fois envisagée comme l'effet du hasard et pourtant assumée à l'avance par leur engagement de combattants, ce serait alors un des nombreux traits de parenté entre cette tragédie et les oraisons funèbres : N. Loraux souligne de même à propos des thèmes développés dans les oraisons funèbres qu"'un équilibre s'instaure au sein même de la belle mort entre choix et hasard". En même temps ce catastérisme permet au poète d'unifier plusieurs groupes de divinités féminines comme en témoigne la pluralité des noms divins conférés aux jeunes filles (compensant leur parfait anonymat dans les fragments de la tragédie). Elles seront appelées Hyades et Hyacinthides - et non simplement Erechthéides -, noms qui à n'en pas douter recouvrent des divinités primitivement distinctes, réduites au rang d'épiclèses comme Erechthée lui-même face à Poséidon."

La mort,noeud, axe, centre, sinon source de la tragédie, voilà qui pourrait définir spécifiquement, nous semble-t-il, la tragédie grecque ; cependant Gyorgy Karsai, Professeur à l'Université de Budapest, est venu nuancer cette opinion, à travers deux communications. Dans l'une, portant sur "Les fausses morts dans l'Hélène d'Euripide" (journée d'études du 26 novembre 1994), il a montré comme, à la fin du ve s., chez Euripide et sans doute chez ses contemporains, la valeur de la mort a changé. D'une certaine façon, c'est la vie qui est la mort. "Le sujet de la mort est omniprésent dans cette pièce, où, pourtant, tous les personnages restent en vie. Quel est le rôle de la mort dans la structure de l'Hélène? Tout le monde parle de la mort : Teucros, Ménélas, Théonoé, Théoclymène, le Marin, la Gardienne, et surtout Hélène. Elle veut rentrer à Sparte à tout prix, et si elle ne réussissait pas, elle voudrait mourir. Ménélas a échappé à la mort à Troie et au cours de son voyage, mais ici, en Egypte, il doit se rendre à l'évidence que la guerre de Troie - sa guerre à lui! - n'avait aucun sens. Hélène, une fois son mari arrivé, prépare un plan de fuite génial, mettant l'accent sur la mort (évidemment fausse) de Ménélas. Voilà ce que la fin possible et tragique d'autrefois - la mort du héros -devient en 412 av J-C dans la dramaturgie euripidéenne : un mensonge, un moyen pour tromper l'ennemi. Mais l'élimination de la mort en tant qu'enjeu final, en tant que solution-punition finale ne signifie point une fin heureuse pour le héros. Ménélas, dont l'avenir à côté d'une Hélène innocente serait la preuve de l'échec de toute sa vie, n'a plus le droit de choisir la mort - comme p. ex. un Ajax a pu encore le faire. C'est la victoire d'Hélène d'Egypte : un monde détruit autour d'elle, les vertus de Ménélas. Théoclymène, Théonoé, Teucros, du passé (l'histoire!) ; Grec et Troyen sont éliminés en faveur du bonheur du foyer d'Hélène."

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Dans son autre communication ("La mort dans le théâtre indien", séminaire du 12 janvier 1994) G. Karsai a combattu l'idée couramment admise que le théâtre indien se différenciait totalement du théâtre grec, par l'absence totale du noeud essentiel de la mort. On peut dire, depuis la découverte des oeuvres de Bhasa, qu'il n'en est rien: morts sur scène, scènes clairement tragiques caractérisent en effet son oeuvre ; on peut donc en conclure avec G. Karsai que "on devrait essayer d'interpréter les oeuvres du théâtre indien selon les mêmes critères esthétiques qu'on applique aux pièces de toutes les époques et de toutes les cultures".

Pour quitter la tragédie et le théâtre, mais rester en compagnie des cadavres, nous avons entendu Jean-Marie Mathieu nous parler de la tradition des "corps qui ne pourrissent pas" (communication donnée lors de notre journée d'étude du 18 juin 1993), qu'on trouve dans des textes du judaïsme hellénistique (Vie grecque d'Adam et Eve ; Testament grec d'Abraham) "dont la thématique n'est pas sans se retrouver dans les premiers récits de la dormition de Marie rédigés lors du premier byzantinisme. Un système sous jacent se dégage de ces textes: 1) la Mort affreuse, pourrie et pourrissante, à odeur de cadavre (mort subite, maladie, etc.) est celle de l'injuste; au juste, c'est Michel qui se présente, ou, si c'est la Mort, c'est avec l'éclat de la lumière, l'odeur du parfum. 2) Le juste ne meurt que s'il consent à mourir. 3) D'ailleurs le juste meurt-il? il y a transport dans les aromates du corps (qui peut être modèle de l'embaumement) ; ou de l'âme et du corps, chacun en un lieu, ou dans un même lieu en tout cas sacré, qui est volontiers celui des régions du Paradis. Bref, pour le juste, c'est l'absence de mort, et en tout cas de pourrissement qui est la norme; la mort ne lui est pas naturelle."

Cette imputrescibilité se rencontre aussi dans une sorte d'hagiographie paienne si je puis dire, à propos d'Alexandre, comme nous l'a montré Corinne Jouanno, dans sa communication sur "Alexandre post mortem. Cadavre imputrescible et reliques efficaces" (également lors de notre journée d'étude du 18 juin 1993) : "Selon certains auteurs (Quinte-Curee, Plutarque), le corps du Conquérant aurait été miraculeusement préservé de la putréfaction, bénéficiant du même privilège que l'épopée homérique réservait à ses héros les plus prestigieux. Signe d'élection, pareille incorruptibilité confirme Alexandre dans le statut de theios anêr que lui ont valu ses aventures extraordinaires. D'autre part, le prestige quasi­surnaturel du Conquérant a donné lieu à de multiples tentatives d'exploitation de sa dépouille et de ses reliques. Prêtant au corps du roi une puissance agissante, les Diadoques n'ont pas hésité à l'utiliser en des mises en scènes sophistiquées, afin de légitimer leurs décisions politiques. Bien plus, Perdiccas et Ptolémée se sont livré une âpre lutte pour s'assurer la possession de la dépouille royale, qui devait, selon les prédications, assurer le bonheur de la terre qui l'accueillerait. Le corps du Conquérant se voit donc transformé en talisman, selon un processus qui tient du culte héroïque. Les manifestations de vénération à l'égard des reliques d'Alexandre ont perduré pendant plusieurs siècles, comme l'atteste la visite rendue par Octave au tombeau du Conquérant, à la

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suite de sa victoire sur Antoine et Cléopâtre : après avoir cautionné le pouvoir des Lagides, Alexandre post mortem devient à Rome le patron du culte impérial. Il est évidemment difficile de faire la part de la politique et celle de la croyance dans tous ces hommages rendus à la dépouille du Conquérant, de même qu'il n'est pas aisé de distinguer entre mythe et réalité dans l'historiographie d'Alexandre - ceci sans doute parce que, dès son vivant, la légende s'était emparée du Conquérant."

Une autre idée concernant le corps et caractérisant aussi l'hellénisme tardif, a fait l'objet d'un autre exposé de Jean-Marie Mathieu: "Le corps, le vêtement, la mort dans l'hellénisme tardif' (journée d'études du 26 novembre 1994). Je le cite :"L'idée selon laquelle la mort est dépouillement poussé jusqu'au bout, le corps pouvant être alors présenté comme une "dernière tunique" est ancienne (descente d'Inanna aux enfers. Platon - Phédon 57 e, et surtout Platon interprété - Athénée Xl, 507). Dans l'hellénisme chrétien (typiquement Ive s. A.D.), elle peut prendre une forme particulière. Dans le rituel des funérailles, quelles que soient les modifications et les polémiques qui orientent la christianisation d'un rituel facilement conservateur, le minimum conservé paraît être le dépouillement du corps nu pour la toilette funéraire et le revêtement d'un nouveau vêtement pour l'ensevelissement (étude d'après deux textes d'orientation différente: Grégoire de Nysse, Vie de Macrine et Athanase, Vie d'Antoine). Certains aspects communs à ces textes peuvent s'expliquer par une tradition anthropologique bien connue ( dans la "théologie du judéo-christianisme", chez Origène, chez Grégoire de Nysse) et courante au IVe s., en dehors même de la tradition origénienne, selon laquelle les tuniques de peau revêtues lors de l'expulsion du paradis terrestre sont le corps dans ses aspects d'épaisseur, de lourdeur, de mort et de sexualité, cependant que salut et résurrection sont un revêtement de lumière (ainsi Grégoire de Nazianze; mais aussi Jean Chrysostome). Par conséquent, dans le rituel funèbre, un nouveau vêtement éclatant symbolise le retour assuré à la vie ; mais on peut être aussi conduit à réduire au minimum les honneurs funèbres rendus à un corps déjà éclatant et assuré de la . " Vle.

Corinne Jouanno nous a conduits, sur notre thème, jusqu'à la fin de l'hellénisme, jusqu'à Byzance, à travers sa communication (donnée aussi lors de notre dernière journée d'étude du 26 novembre 1994), consacrée au "Discours funèbre de Psellos sur la mort de sa fille 8tyliané. Reflextions sur le cadavre défigué et le travail de deuil". Je n'y insisterai pas puisque cette communication est publiée dans ce numéro de Kentron. Je soulignerai simplement avec Corinne Jouanno que "la présence récurrente du motif du corps défiguré dans la littérature romanesque grecque et byzantine vient confirmer combien la destruction de l'intégrité physique est pour l'esprit humain un sujet de hantise: le thème est en effet toujours exploité avec le même mélange de répulsion fascinée."

****** Pour quitter les cadavres et la mort antique, je terminerai sur une

note d'humour, celle de Lucien Jerphagnon qui, dans la seconde

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communication qu'il nous a donnée, communication sur "La mort, le mythe et la raison. Ce que les Anciens ont retenu du Phédon de Platon" (séminaire du 8 décembre 1993), a mis en lumière le contresens que les auteurs classiques ont fait sur le sens du Phédon, cette oeuvre péri psukhès, posant la question - que devient l'âme, de par son essence, une fois séparée du corps? - , "où pour la première fois le problème de l'après­mort tombe sous la mouvance de la raison. Or, du Phédon, les auteurs classiques n'auront guère retenu que le réconfort à en tirer à l'heure de quitter ce monde, car il laisse raisonnablement espérer le bonheur dans l'autre. Espérance qui eut un effet pervers chez ce Cléombrotus d'Ambracie dont parle Callimaque, et qui mit fin à ses jours pour parvenir plus vite à la félicité éternelle. Ressassée huit siècles durant, cette anecdote absurde devint un topos, ce qui eût médiocrement enchanté Platon !"

****** Au terme de ces travaux et études sur "le cadavre, la mort et le sacré",

conduits essentiellement dans la réalité, la littérature, l'art et l'imaginaire grecs, nous pouvons dire que le sacré qui est né, aux temps de la préhistoire, de la conscience et de la considération de la mort, est resté indissoluble de cette méditation. Paul Valéry, dans Le Cimetière Marin n'exprime rien d'autre:

" Fermé, sacré, plein d'un feu sans matière, Fragment terrestre offert à la lumière, Le lieu me plaît, dominé de flambeaux, Composé d'or, de pierre et d'arbres sombres, Où tant de marbre est tremblant sur tant d'ombres; La mer fidèle y dort sur mes tombeaux" 2.

Le sacré c'est ce qui nous dépasse, a pu écrire R. Otto: et ce qui nous dépasse, et nous terrasse, c'est bien la mort, et l'extravagant sinon le scandaleux, c'est que cette force suprême du sacré est en nous: dans notre propre mort en marche 3.

Bernard DEFORGE Université de Caen

2 Yvette Mousson, Maître de Conférences de linguistique de l'Université de Caen, nous a donné, lors de notre séminaire du 13 janvier 1993, une communication sur "Représentation de la mort dans Le cimetière marin de Paul Valéry", 3 Ce texte de synthèse a, pour essentiel, été prononcé lors de notre journée d'étude conclusive du 26 novembre 1994,

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