LamaisondesClarke,auseind'unebanlieuecossuedeSanFrancisco,abriteunefamilleheureuse. Ilya làPage,bonneépouseetmèremodèle.Brad,sonmari,publiciste prospère. Andy, leur fils de sept ans, passionné de base-ball. Allisonenfin, leur fille aînée, une adolescente qui voudrait connaître les premièresexpériencesdelavie.AvecsonamieChloéetdeuxgarçonsplusâgés,Allison,àbordd'unevoitured'emprunt, se laissegagnerpar la fièvredu samedi soir.Etc'estledrame:unecollisionavecunautrevéhiculeetquatrejeunesviessontenpéril.Bradétantabsentpouraffaires,c'estPagequiaccourtàl'hôpital.Lepèrede Chloé, Trygve, est déjà sur place. Durant les longues heures d'attenteangoissée,Pageestassailliedequestionssansréponses.Ques'est-ilpassé?Lesjeunesaccidentésétaient-ilsivres?Ou,pis,drogués?Privéedelaprésencedesonmari, la jeunefemmedevraaffronterseule,avecl'aidedeTrygve, lefaitquesafilleAllisonvapeut-êtremourir.Etque,siellesurvit,elleneserasansdouteplusjamaislamême.Ilsuffitd'uninstantfatalpourquelavied'unefamillesoitbriséeàjamais.D'uninstantpourquelebonheurquel'ontavaitcruimmuablebasculedansl'horreur.Mais,mêmeenpleinmalheur,lecourageetl'amourreprésententtoujoursuneultimelueurd'espoir.

Titreoriginal:ACCIDENT

TraduitparVassoulaGalangau

APopeye,toujoursprésentquandc'estnécessaire,quelesproblèmessoientessentielsousansimportance...Atouteheure,àtoutinstant,chaquejour,jet'aimeett'aimeraiàjamaisdetoutmoncœur,toutmonamour,D.S.

1C'était un exquis après-midi d'avril, la fin d'une de ces longues journéesensoleillées,oùlabriselégère,doucecommeunecaresse,inciteàlaflânerie.Versdix-septheures,entraversantlepontduGoldenGâteauvolantdesavieillevoitureendirectiondeMarinCounty,Pageembrassad'unregardémerveillélesplendidepanoramade labaieétincelanteavantdetourner lesyeuxverssonfils,quiétaittout son portrait, assis à la place du passager. Un sourire attendri lui vint auxlèvres. Les cheveux blonds du petit garçon avaient conservé la marque de soncasque de base-ball et une fine poussière veloutait sa frimousse sympathique...AndrewPattersonClarkeavait fêté ses septans lemardiprécédent,mais le faitd'avoir accédé à l'âge de raison n'avait aucunement altéré le lien, puissant etindestructible, qui l'attachait à sa mère. Celle-ci était l'incarnation même de lapersonnequel'onrêvedecompterparmisesamis.Attentive,disponible,toujoursprêteàrendreservice,PageClarkesesignalaitdesurcroîtparsagénérosité,unfabuleux esprit créatif, un caractère enjoué... et une beauté étonnante dont ellesemblaitnetireraucunefiertéparticulière.—Tuasétéformidable,monchéri!D'un geste rapide et tendre, elle caressa la tête ébouriffée de son fils. Il avaithéritéde samèreuneabondante chevelure, blonde comme lesblés, d'immensesyeuxd'azur,unepeauauteintdecrème.Unsemisdetachesderousseurornaitsonpetitnezretroussé.—Quand tu as attrapé cette satanée balle à l'autre bout du terrain, jeme suisretenue pour ne pas crier victoire, reprit-elle. Sinon, l'équipe adverse auraitcertainementmarquéunpoint.Elle assistait à tous lesmatchs qu'Andydisputait, participait volontiers à chaquemanifestationorganiséeparlamaîtressed'école:jeux,excursions,tombolas.Elleadoraitêtreavecsonfilsetcelui-ciluirendaitsonamouravecuneégaleferveur.Andy, qui, récemment, avait perdu deux dents de lait sur le devant, exhiba sesgencivesroséesdansunsouriresatisfait.— Ils risquaientmêmedemarquer un tour complet, observa-t-il. A la vitesse oùBenjie était parti, il aurait pu réussir à revenir à son point de départ. MaisSupermanétaitlà!SaremarquearrachaàPageunrireamusé,dontladernièrenoteseperditdansunsoupir.DommagequeBradn'aitpasétéparmi les spectateurs !Hélas, soncherépouxconsacraittoussessamedisaprès-midiàjoueraugolfavecsesassociésetriennesemblaitpouvoirl'endistraire.Sesloisirsétaientminutieusementélaborés,chronométrés,etnelui laissaientguèreletempsd'untête-à-têteavecsafemme.D'ailleurs, lesraresfoisoùilavaitpuselibérer,c'étaitellequi luiavaitfaitfauxbond, dépassée par le fardeau de ses devoirs maternels : conduire Allison à lapiscinepourunecompétition,àdeskilomètresde lamaison,assisteràunmatchd'Andy,sansoublier les tâchesdiverseset les imprévus telsque l'attenteplusou

moinslongueduplombier,lerendez-vouschezlevétérinairepourlachienne,etc.Adieulesdouxetparesseuxaprès-midid'autrefois!Celafaisaitdeslustresquelesdeuxépouxavaientsacrifiéleurstendressiestesàleurstâchesmultiples.Pageavaitfinipars'enaccommoder.Bien sûr, dès que l'occasion se présentait, leur ancienne fougue ressuscitait.Toutefois,menerde frontunevieamoureuseetunmillierd'obligations familialesreprésentait un défi de tous les instants... défi que l'un comme l'autres'empressaient de relever chaque fois qu'ils le pouvaient, c'est-à-dire en fait demoinsenmoinssouvent.Aprèsseizeannéesdemariageetdeuxmaternités,PageétaittoutaussiéprisedeBradqu'aupremier jour.Elle s'estimaitune femmeheureuse, comblée :unmariadorable,uneaisancecertaine,deuxenfantssuperbes.Sansêtresomptueuse,leurmaisondeRoss—petitevilledelabanlieuerésidentielledeSanFrancisco—offraitcharme et confort et Page, avec son talent de décoratrice et son extraordinaireaptitude à rendre originales les choses les plus banales, avait su donner à lademeureuncachetinimitable.EtudianteauxBeaux-Arts,puisstylisteàNewYork,Pageavaitdéployétoutessesfacultésartistiquespourembellirsonintérieur,quechacuns'accordaitàtrouversuperbe.Elleavaitpeintdanslachambred'Andyunepartie de baseball que la rigueur du trait et le choix des couleurs rendaientfantastiquementvivante,presqueréelle.EtchezAllison,l'annéeoùcelle-cis'étaitentichéedetoutcequiétaitfrançais,lepinceaumagiquedePageavaitfaitsurgirsurunecloisonuneruelletypiquementparisienne,faceàunessaimdeballerinesinspirées de Degas. Plus récemment, en un tour de main enchanteur, elle avait

transformélachambredelajeunefilleenpiscinetapisséed'azulejos[1]céruléens,quidonnaitauxvisiteursl'enviedeseprélasseràl'ombredugrandparasolpeintentrompe l'œil. A la vue de cette nouvelle décoration, les camarades d'Allison,muettesd'admiration,avaientdécernéà l'artiste lestitresde«super-sympa»etd'«hyper-cool»,distinctionsquelesadolescentesréservaientauxseulsadultesquiavaientsugagnerleurestime.Aquinzeans,Allisonvenaitdecommencersatroisièmeannéeaulycéeet ilétaitfréquentquePage,encontemplantsesdeuxenfants,regretteden'avoirpaseuunefamillenombreuse.Maisdès le commencementde leurvie commune,Bradavaitopposéàcevœuunrefuscatégorique.—Ungaminsuffitamplement,avait-ildécrété.Deux,grandmaximum.Lanaissancede leur filleavaitétéune joiepour tous lesdeuxmaissept longuesannéess'étaientécouléesavantquePageleconvainqued'avoirundeuxièmeenfant.Andy avait vu le jour après qu'ils eurent emménagé à Ross. « Son petit bébémiracle!»Pagel'avaitbaptiséainsi,carilétaitnédeuxmoisetdemiavantterme.En effet, la jeune femme était tombée d'un escabeau, alors qu'elle s'évertuait àpeaufiner une esquisse de Winnie l'ourson sur le mur de la nursery. On l'avaittransportée à l'hôpital d'urgence car sa chute avait provoqué des contractionsannonçant la venue prématurée du bébé. Les obstétriciens avaient placé lenouveau-néencouveuseet,pendantdeuxmois,Pageavaitvécudanslahantisedele perdre. Aujourd'hui encore, elle frémissait d'angoisse au souvenir de la

minusculecréature—etenmêmetempssiparfaite—lovéesousleslampesdelacouveuse.Elleavaitdumalà imaginer lavie sansson«petit trésor».Oh, sansdouteaurait-ellesurvécu,pourl'amourd'AllisonetdeBrad,maiselleauraitportéàjamaisdanssoncœurledeuildupetitêtrequ'elleavaitadorésitôtqu'ellel'avaitsentibougerenelle.—As-tuenvied'uneglace?Ils avaient franchi le pont monumental pour emprunter l'embranchement de SirFrancisDrake.—Oh,oui,m'man.Avectendresse,elleconsidéralesourireédentédesonfils.—Disdonc,AndrewClarke,espéronsquelapetitesourisquit'avolétesdentst'enrapporteradesneuvestrèsvite.Sinon,papaseraforcédet'acheterundentier.Tuimagines?—Ouaip,s'esclaffaAndy,çaseraitdrôlementrigolo.Chaque minute passée avec lui tenait de l'enchantement. D'habitude, après unmatch, elle raccompagnait une ribambelle de petits copains d'Andy. Maisaujourd'hui, une autre mère s'était chargée de la corvée et Page se réjouissaitd'avoirsonfilspourelletouteseule.Pendantcetemps,Allisondevaitpapoteravecsesamies,alorsqueBradparcouraitlegreenduclubdegolf.UnnouveausoupirgonflalapoitrinedePage.Depuisquelquesjours,unprojetgrandioseavaitgermédanssonesprit:dessinerunefresquesurlesmursdel'écoleélémentaire...ainsiqueladécorationdusalond'unedesesrelations.Eneffet,PageavaitacquisunegrandenotoriétéendécorantlesmursdulycéedeRossquelquesannéesplustôt.Maisriennepressait.Andychoisituncornetdoubleàlapraline,avecdespépitesdechocolat;quantàsamère, elle opta pour une boule de yaourt glacé parfumé au café. Ils allèrents'asseoirdehors,devantlavitrineduglacier,dansunsilencecomplice.Lementondégoulinantdepraline,AndyléchaitsaglaceavecentraintandisquePagesavouraitlasienneavecdélicetoutenayantlasensationdecommettreunpéché.Ilsrestèrentunmomentàregarderledéfilédesclients,danslaclartéféeriqued'unsomptueux soleil couchant. Après quoi, Page évoqua l'idée d'un pique-nique enfamillepourlesamedisuivant.—Chouette!approuvalepetitgarçonavecunvigoureuxhochementdetête,lenezbarbouillédechantilly.Elleregardasonfilsavectendresse,submergéeparunevagued'amourmaternel.—Il fautbiencélébrertavictoire,poussin.AndrewClarke, la futureterreurdesstades!J'aidelachanced'êtretamaman,tusais?Ellesepenchapourl'embrasser,récoltantsurlajoueunnuagedecrèmeneigeuseetcollante.—Tuesformidable,trésor.— Toi aussi, fit-il, la bouche pleine, en levant sur elle unœil interrogateur. Dis,m'man?—Oui,qu'ya-t-il?Elle avait terminé son yaourt depuis unmoment,mais le cornet d'Andy semblaitn'avoir pasde fin. Lesglaces semblaient doubler de volumeentre lesmainsdes

enfants,ellel'avaitmaintesfoisconstaté.—Est-cequetupensesquenousauronsunautrebébé,unjour,m'man?Surprise,lessourcilsfroncés,elles'accordauntempsderéflexion.Lesgarçonsnes'embarrassaientpasdecegenredeconsidérations.Aplusieursreprises,Allisonavaitramenélaquestionsurletapiset...non!Pagenelepensaitpas.Elleavaittrente-neuf ansmaintenant,mais cen'était pasunequestiond'âge.LeproblèmevenaitplutôtdeBrad,quiétaitfermementopposéàl'idéed'untroisièmeenfant.—Non,monlapin,jenecroispas.Pourquoimedemandes-tucela?—ParcequelamamandeTommySilverbergaeudesjumeauxlasemainedernière.Jelesaivusl'autrejour,quandjesuisalléchezeux.Ilssontidentiques,ajouta-t-ild'untondocte.Ilspèsentdeuxkilossixcentschacun.—Oh,ilsdoiventêtrecraquants!Entoutcas,pourrépondreàtaquestion,jenepensepasquenousauronsdesjumeauxoumêmeunseulbébé,Andy.Unsingulierpincementaucœur!Celafaisaitdesmoisqu'ellelanguissaitd'avoirunautrebébé.—Essaiedoncd'enparleràpapa.—Dequoi?desjumeaux?—Dunouveaubébé.—Çaseraitdrôle,non?TuauraisdûvoirlamaisondeTommy.Unvraifoutoir.Ilyavaitdespaquetsdecouches-culottespartoutetpuisdesberceaux,despoussettes,desbiberons.Etpuisc'étaitrigoloparcequetoutétaitendouble.Sagrand-mère,quiestvenueaider,alaissébrûlerledîneretlepèredeTommys'estmisàhurlerqu'ilenavaitassezdevivredansuneporcherie.—Ettutrouvesçadrôle!(Pagepouvaitfacilements'imaginerlechaosquirégnaitchezlesSilverberg.)Remarque,audébutonestunpeudésorganisé,etpeuàpeu,toutrentredansl'ordre,ons'habitue.— Est-ce que notremaison ressemblait aussi à une porcherie quand je suis né,m'man?Ilavaitenglouti ladernièrebouchéedesaglace, s'étaitessuyé labouchesursamanche,toutenpassantsespaumespoisseusessurl'étoffedéjàplustoutepropredesonpantalon.—Non,maistoituasl'aird'unpetitcochon,pouffa-t-elle.Allez,enroute!Unbonbainterendrafigurehumaine.Leresteiradanslamachineàlaver.Surlecheminduretour,Andyselançadanslerécitd'uncombatmémorableentreMetsetYankees1,auquelsamèreneprêtaqu'uneoreilledistraite.L'histoiredesjumeauxluiavaitgâchésabellehumeur...Unbébé!Oh,c'étaitsûrementlafauteàcette magnifique journée printanière. Trop tard ! Le désir impétueux de sentircontresonseinlaboucheavided'unnourrissonavaitrefaitsurface.Lanostalgiedeses voyages romantiques avec Brad l'assaillit ; le souvenir brûlant de leursétreintes vint la hanter et elle se surprit à regretter un passé à jamais révolu.Aujourd'hui,savieluisemblaituniquementfaitedesoucismaternels.Bradetellenesevoyaientplusqu'entredeuxportes,au termed'une journéeharassante.Lanuit,leplussouvent,lafatigueavaitraisondeleursardeurs,alorsqu'audébutdeleurmariageilsn'étaientjamaisrassasiésl'undel'autre.Lavoitureroulaitàprésentdansleurrue.Enremontantl'alléebordéedemassifs

d'hortensias roses et bleus, Page remarqua la voiture de son mari à sa placehabituelle.Ellesegaraetcoupalemoteur.—Ehbien,jemesuisbienamusée!—Moiaussi.Mercid'êtrevenue,m'man.Riennel'obligeaitàsuivresesexploitssportifs,etilluisavaitgrédel'avoirfait.—Enmaqualitédegroupie, je ferai toujourspartiedevossupporters,monsieurClarke.Vadoncdireàtonpèrequ'ilaengendréunfameuxchampion.Cettejournéeestàmarquerd'unepierreblanchedansl'histoiredubase-ball.Andyavaitrassembléenriantsesaffairesavantdedisparaîtreà l'intérieurdelavilla.D'unpastranquille,Pagelongealecheminaumilieuduquelgisaitlabicycletted'Allison,qu'elleredressa.Lespatinsàroulettesdelajeunefilletraînaientsurlapelouse;ellelesramassapourlesposercontrelemurdebriquedugarage.Surlavéranda, une raquettede tennis était abandonnée sur l'unedes chaises en fonteblanche, tandisqu'uneboîtedeballes trônait sur la tablede jardin.Visiblement,sonaînéeavaiteuunejournéetrépidante.Page l'aperçut dès qu'elle eut franchi la porte de service. Pendue au téléphonemuraldelacuisine,Allisonarboraitencoresatenuedetennis,seslongscheveuxdorés ramassés en une tresse épaisse. Le dos tourné, elle semblait en train deconclureàmi-voixquelquepactemystérieux.Enfin,elleraccrochaetseretournapourfairefaceàsamère.Pageluisourit.Labeautéradieused'Allisonnemanquaitjamaisdel'impressionner.Avecsonalluredefemme-enfantetsaturbulence,Allisonfaisait penser à une tornade.Elle avait toujours quelque chose à faire, à dire, àterminer, tout de suite et, non, cela ne pouvait jamais attendre ! En cemomentmême, son joli minois reflétait cette expression d'urgence absolue, signe qu'elleétaitpressée.Allison ressemblaiténormémentà sonpère.Eternellement sur labrèche, la têtetoujours pleine de projets, incapable de se concentrer sur une seule idée.Nerveuse,excessive,exubérante.Ellen'avaitpasladouceurd'AndyetdePage,cequinel'empêchaitpasdefairepreuved'uneextrêmegentillesse.Parfois,sonespritde rébellion l'emportait sur son bon sens, obligeant alors samère à sévir.Maischaquefois,aprèsdesexplicationsfracassantes,Allisonserangeaitheureusementàl'opiniondesesparents.Duresteseséclatsn'avaientriendesurprenant.Aquinzeans,ellebrûlaitdevolerdesespropresailes,deseforgerunepersonnalitébienàelle,plutôtqued'imiterPageouBrad.Illuifallaitgagnerpasàpassonindépendance,etelles'yemployaitpartouslesmoyens.ContrairementàAndyqui,plustard,suivraitlestracesdeleurpèreetquiressemblaittraitpourtraitàleurmère,Allisonrevendiquaitledroitàladifférence.Asesyeux,sonpetitfrèren'étaitencorequ'unbébé.Lorsqu'ilétaitné,elleavaithuitansetenlevoyantpourlapremièrefoiselles'étaitexclaméequ'ilétait le plus beau bébé du monde et qu'elle n'en avait jamais vu d'aussi petit.Durant les deuxmois critiques qui avaient suivi sa naissance, elle s'était fait dusouci pour lui. Lorsque, enfin, ils purent le ramener à la maison, sa joie faisaitplaisiràvoir.Ellepassaitleplusclairdesontempsàpromenersonpetitfrèrebiencalécontresonépauledanslamaisonoulejardin.QuandlematinPagetrouvaitleberceaudesonfilsvide,ellesavaitimmédiatementoùilétaitpassé:danslelitde

sa grande sœur, qui le dorlotait et s'occupait de lui comme une petite maman.Allison avait adoré Andy. Elle le chérissait toujours tendrement, malgré leurdifférenced'âge,etlecomblaitdecadeaux—gadgets,bandesdessinées,photosdechampionsdebase-ball.Elle avaitmêmeété jusqu'à assister àquelquesmatchs,toutenproclamantqu'elledétestaitcesport.—Salut,Microbe,commentças'estpassé?Ce surnom lui avait été donné à sa naissance alors qu'il était si petit bien qu'ildépassâtàprésentdeplusieurscentimètreslaplupartdesescamaradesdeclasse.—Plutôtbien,répliqua-t-il,modeste.—Aujourd'hui,tonfrèreétaitlehérosdesonéquipe,rectifiaPage.Rougecommeunepivoine,Andys'enfuttrouversonpère.Pagecommençaàpréparerledîner;elleiraitdirebonsoiràBradjusteaprès.— Et toi ? As-tu joué au tennis ? s'enquit-elle auprès de son aînée, tout eninspectantlecontenuducongélateur.Etantdonnéqu'iln'yavaitpasdeprojetparlasoirée,Bradpourraits'occuperdefaireunbarbecue,sedit-elleenseréjouissantàcetteperspective.—Oui,avecChloé.Deuxélèvesd'unautrecollège,Academy,sontvenusauclubetnous avons joué des doubles avant de piquer une tête dans la piscine, réponditAllisond'unevoixdétachée.Comme tous ceux qui ne connaissaient que la Californie, elle ne se rendait pascompte de sa chance. Elle vivait une jeunesse oisive et dorée que ni Brad, issud'une famille pauvre du Midwest, ni Page, originaire de New York, n'avaientconnue.D'emblée, lacôteOuestavait revêtuà leursyeuxdesalluresdeparadisterrestre,qualifiéparPagede«paysducielbleuetdesenfantsinsouciants».Etelle avait patiemment tissé autour de sa progéniture un cocon protecteur, lesmettantàl'abridespérilsquirôdaientdanslesgrandescitéssurpeuplées.—Bravo!Tunet'espasennuyée.Tusorscesoir,outurestesàlamaison?SiAllisonacceptaitdegarderAndy,elleentraîneraitBradaucinéma,décida-t-elle.Maisenvoyantlatêtedesafille,elleréalisaquerienn'étaitmoinssûr.Eneffet,Allisonavaituneexpressionquifaisaitpenseràunmasquedetragédiegrecque,etquisemblaitdire:«Empêche-moidesortiretturuinerastoutesmesespérances.»—LepèredeChloéaproposédenousemmeneraurestaurantetaucinéma.— Ma chérie, ne fais pas cette tête d'enterrement. Je me renseignais, toutsimplement.Les traits crispés de la jeune fille se détendirent tout aussi soudainement qu'ilss'étaient figés. Elle avait frôlé la catastrophe. Page réprima un sourire. Lesadolescents luidonnaientsouvent l'impressiond'êtretombésd'uneautreplanète.Lapubertéavaitsessouffrancessecrètes,mêmeauseind'unefamilleunie,commesichaqueinstantétaitsourcedepetitsmalheurscachés,imprévisibles,ignorésdesadultes.—Quelfilmirez-vousvoir?Elleavaitplacéunmorceaudeviandedanslemicro-ondes,afindeledécongeler.Lemirifiquebarbecuesetransformaitpetitàpetitenunrepasplusmodeste.—Jen'ensaisrien.Ilyenaaumoinstroisquim'intéressent,dontWoodstock,ettouslestroispassentàlacinémathèque.NousdîneronsauLuigi's.

—Mmmm,onneserefuserien.Page avait versé des chips dans un bol et commencé à préparer la sauce de lasalade alors que, juchée sur un tabouret, sa fille la regardait. «Commeelle estbelle!»pensaPageavecémotion.Allisonn'avaitrienàenvierauxtop-modelsquel'on voyait sur les couvertures glacées des revues demode : immenses yeux enamandeauxirisd'unbrunardentmouchetédegris-vert—commeceuxdeBrad—,cheveux blond vénitien, un teint de miel joliment hâlé par le soleil. Des jambesinterminables,unetaillefine,uncoudecygne.Danslarue,lesgensseretournaientsur son passage, les hommes en particulier. Un jour, en plaisantant, Page avaitmenacédesignalerparunécriteaufixésurlapoitrinedesafillequecelle-cin'avaitpasplusdequinzeans,bienqu'elleenparûtdix-huitouvingt.—C'estchicdelapartdeM.Thorensendevousconsacrersonsamedisoir.—Bah,iln'ariend'autreàfaire,alors...Commetouslesjeunesdesonâge,Allisonne possédait aucun sens de la diplomatie et pas une once d'indulgence. Enl'occurrence,ellefaisaitallusionaudivorcequiavaittransforméM.Thorensenenloupsolitaire.—Qu'est-cequetuensais?Pageavaitprotestépourleprincipe,maistoutRossétaitaucourantdesdémêlésconjugaux du père de Chloé. Sa femme l'avait quitté deux ans plus tôt. L'annéesuivante, elle avait obtenu le divorce. Elle avait mollement réclamé à son maril'autorisationd'emmenerleurstroisenfantsàLondres,afindelesinscriredansdespensionnats anglais, à ses yeux infiniment supérieurs aux écoles des Etats-Unis.Elleétaitaméricaine,maisvouaituneadmirationsansbornesausystèmeéducatifbritannique.Naturellement,TrygveThorensenn'avaitnullement l'intentionde seséparer de ses chères têtes blondes et il s'était fait attribuer leur garde. Aprèsquoi,l'ex-MmeThorensenavaitsautédanslepremieravionàdestinationduvieuxcontinent,débarrasséeunefoispourtoutesdesespéniblesdevoirsd'épouseetdemère.Vingtansdeviecommunes'étaientsoldésparuncuisantconstatd'échec.Endressant le bilan de son mariage, Mme Thorensen s'était sentie lésée. Duranttoutescesannées,elleavaitétél'esclavedesonmarietdesesenfants.Elleleuravait servidechauffeur,debonneà tout faire,decuisinière,deprécepteur...Salassituden'avaitpastardéàsemuerenindignation.Elleenavaitpar-dessuslatêtedetoutça:deTrygve,desgosses,deshabitantsdeRossetdeleurscancans.Dana Thorensen souhaitait ardemment monter sa propre affaire. Elle en avaittouchédeuxmotsàsonmari,quiavaitfait lasourdeoreille.Desoncôté,Trygveavait trop rêvé à une famille unie, heureuse, solidaire devant l'adversité, pourdécelerlacolèreetlarévoltedanslesproposdesafemme.Iln'avaitpascomprissadétresse.L'oragequicouvaitavaitéclaté,dévastantavecuneviolenceinattenduelepaisiblefoyerdesThorensen.LebrusquedépartdeDananelaissaquedesépaves.Unmarihagard,desenfantsdésemparés,desamisdésolés.Toutefois,Trygveétaitparvenuàrecollerlesmorceauxunàun.Excellentpère,ilavaittoutnaturellementendosséle rôle de lamère absente. Chroniqueur politique en free-lance, il avait loué unbureauen ville.Des arrangements pris avec ses collaborateurs lui permirent derédiger ses articles chez lui.Contrairement à son épouse, il tirait d'inépuisables

satisfactionsdesesobligationsparentales.Lesdébutsavaientétélaborieux.Maisjouraprèsjour,grâceàsagénérositéetàsabonnehumeur,chacunavaitpeuàpeusurmontésondésarroiet retrouvésonéquilibre.Ilsedébrouillaitpourtravaillerpendantquelesenfantsétaientàl'école,outarddans lanuit,aprèsqu'ils furentcouchés. Il leursacrifiait tousses loisirs.Bientôt, toute la petite famille se promenait dans les rues de Ross, un sourireheureuxaux lèvres.Trygvegagna lasympathiegénérale,d'autantqu'ilnes'étaitjamais apitoyé sur son sort. Toute la ville faisait son éloge, s'émerveillant de lafaçon dont il élevait ses enfants, du temps qu'il parvenait malgré toutes sesoccupationsàleurconsacrer.Lefaitqu'ilaitinvitéAllisonetChloéunsamedisoirn'avait rien d'étonnant. Son fils aîné avait commencé de brillantes étudesuniversitaires, lesecondsuivaitunstaged'apprentissagepourjeuneshandicapés.ChloéetAllisons'étaientliéesd'amitiéaulycée.Ellesavaientlemêmeâge.Chloé Thorensen, qui avait eu quinze ans à Noël, rivalisait de beauté avec sameilleureamie.Petite,menue,unteintdemagnolia,elleavaithéritédescheveuxnoirsdesamèreetdesgrandsyeuxd'unbleunordiquedesonpère.Elleattiraitlesregardsmasculins commeunaimant.D'originenorvégienne,Trygveavait vécuàOslojusqu'àl'âgededouzeans.Aujourd'hui,aprèstoutescesannéessurlesolduNouveauContinent,ilétaitaméricainjusqu'auboutdesongles,malgrélesobriquetde«Viking»dontsesamisl'avaientaffublépourletaquiner.Belhomme,ilséduisaitsanspourautantlerechercher.Sondivorceavaitexcitélesespritsdesélégantesdesenvirons—célibataires,veuves,divorcées—maisc'esten vain qu'elles s'étaient livrées à une véritable compétition pour l'attirer dansleursfilets.Entresontravailetsesenfants,ilnerestaitguèredeplaceàTrygveThorensenpourdesaventuressentimentales.Afindeleuréchapper,ilprétextaitdemultiplesoccupationsauxquellesPagen'avaitjamaiscruqu'àmoitié.Ellepenchaitplutôt pour un manque de confiance, une absence d'intérêt totale, qui avaitdécouragélespluspersévérantesdescandidatesaumariage.Onfinitparconclurequ'ilavaitbanniàjamaislesfemmesdesonesprit.Il avait passionnémentaimé sonépouse, cen'était un secretpourpersonne.Lesdeuxdernièresannéesdeleurunionavaientbasculédansladiscorde.LefaroucheressentimentdeDana avait aigri son caractère et elle s'était ingéniée à le fairesouffriravantdelequitter.C'étaituneâmetourmentée,prisonnièredesliensd'unmariagedont,aufond,ellen'avaitjamaisvoulu.Lejougconjugalportaitbiensonnom: ilpesaitsursesépaulesd'unefaçon insoutenableetellenesouhaitaitplusque s'en libérer. Trygve avait tenté l'impossible pour sauver sonménage : deuxséancesdeconciliationajournées,unprocèsdeséparationdescorpsauquelilavaitfaitappel.Rienn'yfit.Ilexigeaitplusqu'ellenepouvaitluidonner.Luidésiraitunevie de couple normale, unemaison pleine d'enfants, des vacances tranquilles encamping. Et elle rêvait des lumières de la ville : New York, Paris, Hollywood,Londres,etleursétourdissantsplaisirs.DanaThorensenn'étaitpasfaitepourTrygve.Ilss'étaientrencontréstrèsjeunesàLos Angeles, alors que Trygve n'était qu'un scénariste débutant, et Dana uneéblouissantestarletteenquêted'unrôledans laMecqueducinéma.Elleadmirasontalentd'écrivain,ilfutenvoûtéparsescharmes.Lorsqu'illasuppliadelesuivre

àSanFrancisco,elleauraitcertainementrefusésiellen'avaitpasétéaussiéprisedelui...Elleavaitaccepté,poursonmalheur.A San Francisco, elle passa des dizaines d'auditions dans différents théâtres,essuyantdesrefuscinglants.Bientôt,sesancienscompagnonsluimanquèrent.Lanostalgie des nuits blanches passées dans les luxueux night-clubs de SunsetBoulevardencompagniedelafaunedesnoctambuleslasubmergea.Ellesemitàregretterjusqu'auxpetitsrôlessanséclatdefigurantequ'elleavaitassuréspourlecomptedequelquesgrandsstudios...Elleseretrouvaenceintesansl'avoirdésiréetTrygvelademandaenmariage.Unefoisdeplusellecapitula.Aprèsquoicefutladégringolade.Un rôle secondaire dans une pièce moderne ne lui valut que des mauvaisescritiques.EtquandBjorn,leurdeuxièmeenfant,naquitetqu'ilsapprirentqu'ilétaitmongolien, ce fut plus qu'elle n'en pouvait supporter. En son for intérieur sansjamaisluienparler,elleentintrigueuràTrygve.Ellenevoulaitpasd'enfants,n'enavaitjamaisvoulu.LanaissancedeChloéportalecoupdegrâceàsesambitions.Elle avait la sensation de s'enliser, tant son existence lui semblaitmortellementennuyeuse... Trygve, quant à lui, travaillait d'arrache-pied. Ses articles dans leNewYorkTimes,dansdiversmagazinesetjournauxétrangers,luiavaientapportéuneimmensenotoriété.Grâceàsaplume,iloffraituneexistenceconfortableàsafamille.Or, toutcequeDanaavaitsidésespérémentdésirésetrouvaitàprésenthorsdesaportée.Elleavaitconvoitéunecarrièredestar,etelles'étaitretrouvéeconfinée dans le rôle étriqué de la ménagère. Au fil du temps, sa rancune àl'encontre de son mari ne fit que s'accroître. Libre ! Elle voulait être libre ànouveau. Et ce qui lui était intolérable c'était que Trygve ne s'en rendait pascompte. Son côté « père parfait » achevait d'exaspérer Dana. En fait, TrygveThorensenpoursuivaitavecunentêtementpuérilunbonheurimpossible.Ellenetardapasàletaxerd'égoïsme,envintàtoutabhorrerchezlui.Sapatience,sagentillesse,sagénérosité.Etcettemanied'incluredansleursprojetslescopainsde leurs enfants!... Et ces bandes de gosses bruyants qu'il emmenait camper oupêcher!...EtcetacharnementàorganiserdesJeuxOlympiquespour«juniors»,oùmêmeBjorn gagna unemédaille, pour la joie de tous sauf deDana... Lemondes'étaitscindéendeux.Ilyavaitelled'uncôtéduprécipice,touslesautresgroupesde l'autre côté. Sans aucun moyen de communiquer, de se comprendre, mêmequandelleymettaitdusien.Bjornpersonnifiaittoutessesdésillusions.Elleenavaithonte. Elle fit le vide autour d'elle, passant pour une chipie éternellementmécontente, ruminant sans cesse l'iniquité d'undestin qued'autres lui enviaient.Trygvefaisaitfiguredemariidéal,lesenfantsétaientadorables,jusqu'àBjorn,quiétait si attachant, si doux et émouvant. Personne ne s’étonna quand DanaThorensen commit sa première infidélité. D'autres suivirent. On eût dit qu'elleprenaitunmalinplaisiràs'exhiberengalantecompagnie.Enfait,elles'efforçaitdepousserTrygveàmettrefinàcetteunionmalheureuse.Lorsque,enfin,elles'enalla,toutlemondepoussaunoufdesoulagement.ApartTrygve.Desannéesdurant, feignantdenepasapercevoir legouffredans lequelDanaetluitombaientenchaînésl'unàl'autre,ils'étaitinventémillebonnesraisonspour sauver la face. De pieux mensonges auxquels il était le seul à accorder

quelquecrédit.—Elles'habituera...Celan'apasétéfacilepourellederenonceràsacarrière...Hollywood luimanque... Lemariagene lui convientpas, commeà tous les êtrescréatifs...Ellenes'estjamaisremisedel'infirmitédeBjorn.Vingtansd'excusesn'avaientserviàrien.LedépartdeDanalaissaungrandvide.Et aussi quelque chose de plus ambigu, semblable à la disparition d'une douleurconstante.CefutautourdeTrygvedes'attacheràlaliberté.Etàlasolitude.Ilnesesentaitguèreprêtàrefairesavie.Laseuleidéed'unremariage,oumêmed'unesimple liaison, lui donnait la chair de poule. Prudemment, il s'était réfugié dansl'ombre, refusant tout rendez-vous pouvant compromettre le calme de sonexistencesansfemme.CellesdeRossluifaisaientl'effetd'unebandedevautoursenquêtedeproies,etiln'avaitnulleenviedefigurersurleurtableaudechasse.Ilsesentaitparfaitementheureux.Seul,avecsesenfants.—Iln'apaseuunseulflirtdepuisquelamamandeChloéestpartie,ditAllison.Ilpassesesjournéesavecsesenfants.Lesoir,ilrédigesesarticles.D'aprèsChloé,ilacommencéàécrireunlivre.Entoutcas,ilaimebiensortiravecnous.—Vousenavezdelachance!s’exclamaPageavecunsourire.Espéronsqu'undecesjours,ils'intéresseraàquelqu'unde...euh...disonsdeplusmûr.Allisonhaussalesépaules.Poursapart,ellenepouvaitimaginerlepèredeChloéautrement que seul... Mais elle était trop jeune pour comprendre que TrygveThorensenfuyaitlevideterrifiantdesonmariageraté.—D'ailleurs,iladoretenircompagnieàBjorn.Illuiapprendàconduire.—Quelhommecourageux! remarquaPaged'un tonadmiratifen lavant la laituedansl'évier.CommentseporteBjorn?—Commeuncharme.Iljoueaubase-balltouslessamedis,etdepuisquelquetempsilsepassionnepourlebowling.LaforcemoraledeTrygvenemanquaitjamaisd'étonnerPage.Commentaurait-elleréagifaceaudouloureuxproblèmequesoulevaitunpetithandicapémental?Ellel'ignorait. Certainement pas comme Dana, bien que, parfois, elle devinât lepourquoi de ses frustrations. Sans être intime avec Trygve, elle le connaissaitdepuis des années et lui vouait une profonde estime. Il neméritait pas tous lesennuisqu'ilavaiteus.Personneneméritaitlemalheur.—TupasseraslanuitchezlesThorensen?Elleavait finide rincer les feuillesdesalade, s'étaitessuyé lesmains.ElleavaithâtedevoirBrad.Allisonsecoualatête.Ayantabandonnéleboldechipssurlecomptoir,elleavaitsaisiunepommevertequ'ellepolissaitavecunpandesachemise.—Ilsmeramènerontaprès lecinéma.Chloédoitse leverauxaurores.Elleauncoursdedanse.—Undimanche?—Çadoitêtreuncoursdeperfectionnement.—Aquelleheuredois-tusortir?interrogeaPage,alorsquetoutesdeuxquittaientlacuisine.—J'airendez-vousàdix-neufheuresavecChloé.Allisonplongeasesgrandsyeuxbrunsdansceuxdesamère.Deuxpetitesflammesjumellesdansaientaufondde

ses pupilles, lueurs fugitives que Page n'eut pas le temps d'analyser. Encore unsecretdejeunefille,sansdouteguèreimportant.—Maman,tumeprêtestonsweaternoir?—Lecachemireornédestrass?LecadeauqueBradluiavaitoffertàNoël.Unvêtementbeaucouptropchaudpourlasaison,bientropsophistiquépourunegaminedequinzeans.— Je ne crois pas que cette tenue soit appropriée pour le cinéma ou même lerestaurant,monchou.—Lerose,alors?Lerose.Pourquoipaslerose?—Marchéconclu.Elles se séparèrent dans le couloir, Allison se ruant vers sa chambre, alors quePageprenaitladirectiondelasienne.Penché au-dessus d'une valise étalée sur le lit, Brad y empilait quelques effetspersonnels.Unsourireéclaira levisagedePage.Aprèstantd'années, lecharmeirrésistible de son mari opérait sur elle comme au premier jour. Grand, brun,élancé,BradClarke avait toute la séductiond'une vedette de cinéma.Unmètrequatre-vingt-dix, des cheveux aile-de-corbeau coupés court, l'œil velouté, lesépaules larges. Des hanches étroites, de longues jambesmusclées, un sourire àvousfaireperdrelatête.IlseredressaquandPageentradanslapièce.—Lematchs'estbienpassé?CelafaisaitdesmoisqueBrad,tropprisparsesrendez-vousprofessionnels,n'avaitpasassistéàundesmatchsdesonfils.—Merveilleusement.Tonfilsestunchampion.Elles'étaithisséesurlapointedespiedspourl'embrasseretill'avaitenlacée,l'attirantcontrelui.—Iladequitenir.Tum'asmanqué,machérie.—Toiaussi.Ellesedégageadoucementdesonétreinte,puiss'installadanssonfauteuilfavori,lelaissantàsabesogne.D'ordinaire,ilbouclaitsonbagageledimancheaprès-midiavant d'attraper le vol du soir. Ces derniers temps, ses déplacements s'étaientmultipliés et, parfois, il préférait en finir avec ses préparatifs dès le samedi, demanièreàpasserundimanchetranquilleenfamille.— Que dirais-tu d'un mini-barbecue à la belle étoile? J'ai décongelé quelquessteaks.NousseronsseulsavecAndy.Illaregarda,l'airchagriné.—J'enauraisétéravi.Malheureusement,levoldedemainsoirpourClevelandétaitcomplet.Jeparstoutàl'heure.Elleluirenditsonregard,interdite.Toutàl'heure!Sonprojetdebarbecueauclairdelunetombaitàl'eau.—Jesuisdésolé,mapuce.—Pasautantquemoi.J'enairêvétoutelajournée.Pageavaitsourimaislecœurn'yétaitpas.Seigneur!jamaisellenes'habitueraitàcesabsences.C'étaittropluidemander.Bradluimanquaitcruellementchaquefoisqu'ilpartaitenvoyage.Bradsepenchaetcaressalégèrementlajouedesafemme.

— Tu sais, Cleveland le dimanche soir ce n'est pas une sinécure, dit-il d'un tonbadin.Pagehocha la tête.L'agencedepublicitéquiemployait sonmari le chargeaitdemissionsdeplusenplusimportantes.BradClarkeétaitlecadreleplusdynamiquede la société, le seul qui avait le pouvoir de traiter des affaires compliquées,remportantdessuccèséclatantsauprèsdeclientsréputésdifficiles.—Jepasserailajournéededemainàjoueraugolfavecleprésidentd'unegrosseentreprise du coin, poursuivit-il. Je le laisserai gagner, naturellement, etj'emploieraichaqueétapedemadéfaiteàleconvaincredesignerlecontrat.Il l'embrassa, et au contact de ses lèvres, elle sentit le vieux frisson familier laparcourirdelatêteauxpieds.— J'auraismille foispréféré rester ici avec toi et les enfants, susurra-t-il, tandisqu'ellenouaitsesbrasderrièresanuque.—Oubliedonclesenfants!souffla-t-elled'unevoixrauque,quilefitrire.—Mmmm,l'idéeestplaisante.Tiensbonjusqu'àmardisoir.Jeseraideretourdanslanuit.Andyentraentrombedanslapièce,interrompantbrutalementleurbaiser.—M'man,AlliealaisséleschipsdehorsetLizzieestentraindeserégaleravec.Siçacontinue,ellevavomirpartout.Lizzie était leur labrador, aussi connu pour son appétit féroce que pour sesdigestionsdélicates.—J'arrive...j'arrive...Pageadressaunemoued'excuseàBrad,quiluitapotagentimentlederrière,puiselles'élançasurlestracesd'Andy.Lacuisineressemblaitàunchampdebataille:lespommeschipsjonchaientlecarrelageetlachienneenavaitengloutiunebonnemoitiéenpoussantdesglapissementsdebonheur.—Bonsang,Lizzie!Tun'esqu'unecochonne!grondaPage.Ellesemitànettoyerlesol,l'espritailleurs...«Oh,Brad!»Ellenevoulaitpasqu'ilparte à Cleveland. Le besoin de sentir sa présence là, tout près d'elle, se fitimpérieux,presqueinsoutenable.Celafaisaituntempsfouqu'ilsn'avaientpaseuunmomentàeux.ElleregardaAndyd'unairdubitatif.Ils'escrimaitàarracheraulabradorunepartiedesonbutin.—Çatediraitundînerenamoureuxavectavieillemère?Papaprendl'avioncesoir, ta sœur est invitée,mais nous ne nous laisserons pas abattre !Une bonnepizzanousremonteraitlemoral,tunecroispas?—Oh,chic!chic!chic!Toutexcité,legarçonnetseprécipitahorsdelapièce,talonnéparlachienne.Pageregagnalachambreconjugaled'unpaslourd.Ilétaitenvirondix-huitheurestrente.Bradvenaitderefermersavalise. Ilavaitenfiléunélégantcostumedevoyage :blazercroisébleu foncé,chemisebleupâledont il avait laissé lecolentrebâillé,pantalon beige, mocassins de cuir et chaussettes noires... Elle le trouva beau,rajeuni, plein d'allant, et se sentit du même coup centenaire. Brad sillonnait lemonde,fréquentaitdesmembresdela jet-set,discutaitaffairesetcontrats,alorsqu'ellerepassaitseschemisesàlamaisonensurveillantleursenfants.Ellepritsoncourageàdeuxmainsetluifitpartdesesréflexionsd'unevoixfêlée,enpassantses

longsdoigtsdanssescheveuxdéfaits,maisill'interrompitenriant.—Allons,allons,madameClarke,pasdecomplexes!Tueslameilleuremaîtressedemaisonde lacôteOuest, tuprendsmerveilleusementsoindeta familleetdèsquetuasunmomentdelibre,tupeinsdesfresquessensationnellescheztesamis...Ettuteplains!Tudevraisavoirhonte,franchement!Iln'avaitpastort,biensûr,elleenconvenait.Etpourtant,parfois,unesingulièresensation de vide, comme si elle n'existait pas, s'emparait d'elle. Alors, elle sesentait seule aumonde.Désemparée. Inutile. Sans but... Peut-être parce qu'ellen'avaitjamaisrienfaitpourelle-même.Sespeinturesneluiavaientpasrapportéunsoudepuis... depuis ses glorieuses années d'études àBroadway.Broadway!Uneautrevie!Lesmomentsd'exaltation,alorsqueledécord'unepièced'avant-gardeprenaitformesoussesdoigts,fulgurèrentdanssamémoire.Elleserappelaaussilescostumesqu'elleavait crééspourunspectaclehistoriqueetque lescritiquesavaient salués commede purs chefs-d'oeuvre. Etmaintenant, les seuls costumesqu'elleconfectionnaitdesespropresmainsservaientdedéguisementsàsesenfantspourHalloween.—Voyons,monamour,soisraisonnable.Taplaceestplusenviablequelamienne.Passerlanuitdusamediàbordd'unavionbondén'ariend'excitant,crois-moi.Bradavaitdéposésonbagagedansl'entréeoùellel'avaitsuivietl'avaitprisedenouveaudanssesbras.—Jesuisna...vrée,bredouilla-t-elletoutcontresoncou.C'étaitvraiquesonexistenceparaissaitd'unesimplicitéélémentairecomparéeàcelledeBrad.Cederniersetuaitautravail.Sesparentsneluiavaientlaisséqu'unpéculeinsignifiantenhéritage.Ilavaitbâtisacarrièreàlaforcedupoignet,gravilesunesaprèslesautreslesmarchesdelaréussitesociale;iln'avaitpasl'intentionde s'arrêter à mi-chemin. Ambitieux, il entendait atteindre le sommet. Oh, il yarriverait,Pagen'endoutaitpas.Sespatrons lui avaientdonnécarteblanche. Ilvoyageaitenpremièreclasse,résidaitdansdespalacescinqétoiles.Leluxedontils'entouraitenimposaitàsesclientsqui,trèsvite,succombaientàsesarguments.Etàsoncharme.—Jereviendraimardisoir.Jet'appellerai.Ilsedirigeaversleschambresdesenfants,gratifiasafilled'unbaisersonoresurlajoue.Elleresplendissaitdanslesweaterrosedesamèreetsajupettedelinblanc.Le torrent doré de ses cheveux lui balayait la taille, nimbant son adorable petitvisaged'unhalolumineux.—Peut-onsavoiravecquitusorscesoir?—LepèredeChloé.— Ce brave vieux Thorensen ! Pourvu qu'il ne se transforme pas en satyrelibidineux,sinonilauraaffaireàmoi.Tuesravissante,princesse.—Oh,papa!gémit-elleenlevantdesyeuxfaussementexaspérésauplafond,ravieaufonddesoncompliment.M.Thorensenestvraimentâgé,tusais.—Ah,çafaitplaisir!LeVikingestdedeuxansmoncadet.Bradavaitquarante-quatreansmaisparaissaitplusjeune.—Papaaaa!Tusaisbiencequej'aivouludire.—Oui,hélas!Soisgentilleavecmaman,d'accord?Jeterêverraimardisoir.

—Aurevoir,papa.Amuse-toibien.—Oh,sûrement!Clevelandest lavilledetous lesplaisirs, tout lemonde lesait.Commentpuis-jem'amusersansvous?—Tuparstoutdesuite,p'pa?Andyavait fait irruptiondans lapièceets'étaitpenduaubrasdesonpèreen leregardantavecadoration.—Oui,jeunehomme.Pendantmonabsence,tumeremplacerasentantquechefdefamille.Tuprendrassoindetamèreetdetasœur.D'ailleurs,dèsmonretour,tumeferasunrapportdétaillésurlecomportementdecesdames.Le petit garçon hocha vigoureusement la tête. Il avait toujours pris à cœur lesrecommandationspaternelles.—Cesoir,j'emmènemamanàlapizzeria,annonça-t-il,fiercommeArtaban.— Excellente initiative. Prends garde qu'elle n'attrape pas une indigestion, luirétorquasonpèresurletondelaconspiration.TuasbienvucequiestarrivéàLizzie.—Beurk!geignitAndyavecunegrimacedégoûtéequilesfittousrireauxéclats.Ilescortasesparents jusqu'àlaporte.Bradsortit lavoituredugarage,glissasavalisedanslecoffre,serraPageetAndydanssesbras.—Vousmemanquerez.Soyezsages,moussaillons!lança-t-ilenseglissantderrièrelevolantetenclaquantlaportière.—Bonvoyage!criaPage.Elleavaiteutouteslespeinesdumondeàrefoulerseslarmesetpourtant,depuisletemps,elleauraitdûs'habituerauxincessantsalleretretourdesonmari.Maiscen'était pas le cas. Déjà, les départs du dimanche l'irritaient. Ce soir, plus quejamais,elles'estimait flouée.SonrêvedepasserunmomentagréableavecBradavaitfonducommeneigeausoleil...Non,pascesoir,jem'envais.Bonsbaisers,àmardi!Elleleregarda,alorsqu'ilfaisaittournerlemoteuret,commetoujours,sesdémonsfamiliers l'assaillirent. «Pourvuqu'il ne lui arrive rien.Pourvuqu'ilme reviennesainetsauf.»— Sois prudent, murmura-t-elle en penchant la tête par la vitre baissée pourl'embrasser.Jet'aime.Elleauraitbienvoulul'accompagneràl'aéroport,maisBradaimaitbienretrouversavoitureauparking,àsonretour.—Jet'adore,dit-ildoucement,puisilenvoyaunbaiseràAndy.Page avait reculé jusqu'au perron. Un dernier signe de la main... La voituredescendit l'allée.Elle suivit d'un regardhumide les feuxarrière jusqu'à cequ'ilsdisparaissentdans leclair-obscur rougeoyantducrépuscule. Il étaitpresquedix-neufheures.La jeune femme regagna la maison, oppressée par une étrange sensation desolitude,qu'elleessayadesurmonter.C'étaitridiculeàlafin!«Tuesunepersonneadulte,semorigéna-t-elleensilence,tuastortd'êtreaussidépendantedelui.»Deplus, il serait revenudans trois jours. Jugeant sa réactionexcessive,elle soupirad'unairmoqueur.«Qu'est-cequeceseraits'ilpartaitpourunmois!»Finprête,Allisonétaitsortiedesachambre.Unmaquillage légerrehaussaitson

teint d'ambre clair. Ses cils, accentués d'un soupçon de mascara, ravivaient lesombreéclatdesesprunelles,unglossscintillantsoulignaitlacourbepleinedeseslèvres.Jeune,heureuse,enpleinesanté...BellecommeunecouverturedeVogue,songeaPageavecfierté.— Passe une bonne soirée, mon ange. Je t'attends à vingt-trois heures, commed'habitude.—Oh,maman,s'ilteplaît!—C'estuneheureonnepeutplusraisonnable,Allison,insistaPage,inflexible.Aprèstout,safillen'avaitquequinzeans.—Etsilefilmsetermineplustard?— Alors, exceptionnellement, vingt-trois heures trente. Mais pas une minute deplus.—Mercibien!bougonnalapetite,boudeuse.—Derien.Veux-tuquejetedéposechezChloé?—Non,non...jepréfèremarcher.Aplustard,claironna-t-elleensortant.Page se dirigea vers sa chambre. Le téléphone se mit à sonner alors qu'elles'apprêtait à saisir son sac : c'était sa mère qui l'appelait de New York. Pagel'informaqu'elleétaitsurlepointd'allerdîneravecAndy,promitdelarappelerlelendemainetraccrocha.Pageregardasamontre,Allisonétaitprobablementdéjàarrivéechezsonamie.—Anousdeux,belathlète!Quelrestaurantpréférez-vous?LeDomino?ChezSakey's?—LeDomino.NoussommesalléschezSakey'slasemainedernière.—Adjugé!Enroute!Dans la voiture, Andy alluma la radio, se branchant sur une station demusiquerock,lapréféréed'Allison.Ilavaitdesgoûtsassezévoluéspoursonâge.Cheminfaisant, il entreprit d'expliquer à sa mère ses projets d'avenir. Andy Clarkesouhaitaitexercer lanobleprofessiond'instituteur.Lorsqu'elle luiendemanda laraison, il répliqua que les longues vacances d'été, deNoël et de printemps dontbénéficiaientlesmaîtresd'écoleavaientguidésonchoix.—SaufsijerejoinslesGiantsoulesMets.—Jetrouvel'idéetoutaussivalable,dit-elle,déridéeparlebabillagedel'enfant.—M'man?—Oui,trésor?—Tuesuneartiste?—Plus oumoins. Je l'ai été dansma jeunesse. Il y a longtemps que je n'ai plustouchéunpinceau.—Moi,j'aimebienlafresquequetuasfaitepourl'école.—Vraiment?Justement,j'aienviederecommencer.Leurrepasterminé,Andyréglal'additionenlaissantunpourboireauserveur,surlesconseilsde samère.Ensortantdu restaurant, il entoura la tailledePageetc'estenlacésqu'ilsregagnèrentl'antiquevoituredePage.Dixminutesplustard,ilsétaientàlamaison.

Après le rituel bain du soir, Andy retrouva Page dans sa chambre. Alors qu'ilsregardaientdesjeuxtélévisés,ils'assoupitet,tendrement,ellelerecouvritdudrapsatiné en lui effleurant la tempe d'un baiser. Il avait déjà sept ans mais elle leconsidérait toujourscommesonbébé.D'unecertainemanière,Allisonaussiétaitsonbébé.L'imagedesafille,rayonnantedanslesweaterrosepâlequ'elleluiavaitprêté,fitécloreunsouriresurseslèvres.Maissanscesse,sespenséesdérivaientversBrad.Ilavaitlaisséunmessagedel'aéroportsurlerépondeur,luirappelantqu'ill'aimait.Les premières images d'un feuilleton insipide défilaient sur le petit écran. Lafatigue alourdissait les paupières de Page, mais elle lutta contre le sommeil detoutessesforces.Elletenaitàattendreleretourd'Allison,afindes'assurerquesapetitefamilleétaitensécuritéavantdes'accorderunreposbienmérité...Avingt-troisheures,elleregardalejournaldelanuit,notantavecsoulagementqu'aucunecatastrophen'étaitsurvenuedanslesairsouàl'aéroport.EllesefaisaittoujoursdusouciquandBradprenaitl'avion.L'actualitélocaledéployaitletristeéventaildesfaits divers habituels. Échange de coups de feu entre bandes rivales àOakland.Quelquesprisesdebecentrehommespolitiques.Unecrisemineuredansuneusinedetraitementdeseaux...Leprésentateurannonçaqu'àlasuited'unaccidentdelaroute, le pont duGoldenGâte avait été fermé à la circulation,mais Page n'y fîtguèreattention...BraddevaitsomnolerdanslevoldeCleveland,AllisonsillonnaitMarinCountyaveclesThorensen,Andydormaitàpoingsfermésàsoncôté.Riennesemblaitmenacersapetitefamille.Sur la tablede chevet, la pendulette indiquait vingt-trois heures vingt.Dansunedizainedeminutes,Allisonrentreraitàpasdeloupdanslevestibuleenténébré,lesyeux brillants, les cheveux en bataille, avec probablement une grosse tache desaucetomatesursonjolicorsagerose...LevisagedePages'éclairad'unsourireindulgent,puiselles'enfonçadanssonlitpoursuivrelebulletindelamétéo.

2Allisonlongealarueaupasdecourse;elleavaitcinqbonnesminutesderetard...LarésidenceThorensenétaitàtroispâtésdemaisonsdechezlesClarke,maislesdeuxamiesétaientconvenuesdeseretrouveràmi-chemin,aucoindeShadyLaneetLagunitas...ChloéfaisaitlescentpasquandAllisonarriva,lesoufflecourtetlesjouesenfeu.—Oh!là!là!C'estgéant!s'exclamaChloé,admirative.Ilestàtamère?N'ayant plus grand-chose à glaner dans les penderies vides qui avaient abritéautrefoislasomptueusegarde-robedeMmeThorensen,Chloéavaiteurecoursàtoutesoningéniositépourseconfectionnerunetenuedignedescirconstances.Unpull noir emprunté à une camarade de classe lui moulait le buste. (En fait, laprêteusel'avaitdérobéàsagrandesœur,laquelle,àsesdires,nemanqueraitpasdel'étranglersilepull-overneluiétaitpasrenduintactledimanchematin.)Elleluiavait assorti une mini-jupe de cuir noir, concédée par une autre amie, et descollants également noirs que Mme Thorensen avait oubliés dans le tiroir d'unecommodeavantsondépartpourl'Angleterre.—Tuessublimissime!estimaAllisonendétaillantsacompagne.«Auprèsd'elle,jedoisressembleràBécassine»,songea-t-elleamèrement.Chloés'étaiteneffetsurpassée.ElleavaitadoptélepointdevuedeDanaThorensensurlamode,érigeantlenoirencouleursuprêmedel'élégance.Etellesavaitquesonensemble lui seyaità ravir,car ilmettaitenvaleursachevelurede jais,dansuncontrasteépoustouflantavecsapeaulaiteuse.Pourlemoment,Chloésedandinaitnerveusementd'unejambesurl'autre,telleuneballerineminéeparletracavantsonentréeenscène.Ellesuivaitdescoursdedansedepuissaplustendreenfanceet cela se devinait dans chacun de ses mouvements, d'une grâce inimitable. Enautomne, elle s'inscrirait à l'Ecole de ballet de San Francisco où elle avait étéadmiseaprèsdelonguesetéreintantesauditions.—Cessedoncdet'agiter,tumedonnesletournis,protestaAllisonàl'intentiondeson amie, qui examinait tour à tour sa montre et le bas de la rue, toujoursdésespérémentdéserte.Tusais,nousn'aurionspasdûnousembarquerdanscettegalère,acheva-t-elle,lavoixtremblante,teintéederemords.—Commentpeux-tudireuneâneriepareille?objectaChloé.Cesontlesdeuxplusbeauxgarçonsdulycée.Deplus,PhillipChapmanestun«senior».Phillip était le chevalier servant d'Allison. Quant à Jamie Applegate, Chloé seprétendaitéperdumentamoureusedeluidepuisqu'ilavaitquatorzeans.Ilenavaitmaintenantseizeet ilappartenaità lacatégoriedes« juniors».Lesdeux jeunesgensfaisaientpartiedel'équipedenatationdel'école.L'initiativedecettesortierevenaitàJamie.Aussitôt,Chloés'étaitmobilisée.Misedanslesecretdesdieux,Allisonavaitcommencéparrechigner.—Impossible!Mamannemelaisserajamaissortiravecungarçondeterminale.Jusqu'alors,sesdivertissementsconsistaientàsortirengroupe,avecdes filleset

des garçons de son âge qu'elle connaissait depuis toujours. En général, ils secontentaientd'un filmet leurs raressurprises-partiesneseprolongeaient jamaisau-delàdel'heurefatidiquedeonzeheuresdusoir,qu'ilsappelaient«lecouvre-feu». D'ailleurs, aucun de ses camarades ne possédant de permis de conduire, lesparentssechargeaientdevenirrécupérerleurprogénituresurplace.C'était la première fois qu'elle avait un vrai rendez-vous. Avec quelqu'un quipasseraitlachercherenvoiture,pourl'emmeneraurestaurant.Allisonavaitpeineà y croire... Au terme d'interminables conciliabules téléphoniques avec sonsoupirant,Chloéavaittiré,desoncôté,laseuleetuniqueconclusionquis'imposait.Comptetenuqu'ilconnaissaitàpeinelejeuneApplegate,sonpères'opposeraitsansaucundouteàcettepetitefantaisienocturne.Desurcroît,lefaitqueJamiecirculaiten voiture ne ferait qu'accentuer à son endroit la méfiance toute paternelle deTrygveThorensen.Certes,s'ilavaitmieuxconnuJamie,illuiauraitpeut-êtreconfiéplusvolontierssafille.Mais,letempspressait.Pourunefoisquel'éludesoncœuravait émis le souhait de s'amuser en sa compagnie, il était horsdequestionqueChloélaissâtpasserl'occasion.Carpediem.Profitedujourprésent...Elleenavaitfait sa devise. Convaincre Allison que mentir aux parents ne porterait pas àconséquenceneposapasdeproblèmesparticuliers.—Ilsn'yverrontquedufeu,jet'assure!Disonsqu'ils'agitd'unessai,d'accord?Siaprèsça,nousnousdécouvronsdesaffinitésavecPhillipetJamie,ilseratoujourstempsdemettrenosfamillesaucourant.L'hésitationd'Allisonn'avait pasduré longtemps.PhillipChapmanétait l'idoledetoutesleslycéennes,despluspetitesclassesjusqu'àlaterminale.Nepassaisirlachancequesabonneétoileluioffraitrelevaitdelapurebêtise.C'étaittroptentant.Par ailleurs, Chloé avait raison. Si ellesmêlaient les parents à l'histoire, autantrenoncer toute de suite à leurs desseins. Aux messes basses pendant lesrécréations avait succédé un nombre incalculable de coups de fil entre lesintéressées.Peuàpeu, leprojet s'étaitconcrétisé. IlsavaientprisdateetChloéavaitavertiJamiequ'elleslesattendraientaucarrefour,àquelquesblocsdechezelle.— Tiens ! tiens ! avait-il lancé. On dirait que papa t'interdit de fréquenter desgarçons,pasvrai?—Biensûrquenon!Jeveuxjusteéviterquemesfrèresvousvoient.Iln'encrutpasunmot,naturellement,maisnotasoigneusementlelieudurendez-vousqu'ilpromitdecommuniqueràChapman.CedernierlesconduiraitenvoitureauLuigi's,expliqua-t-il.—Etchacunpaierasapart?s'alarmaChloé.Sonargentdepocheétaitpartienfuméepourunepaired'escarpinsàhautstalons.Sans parler des cinq dollars qu'elle devait à Penny Morris qui, forcément, netarderaitpasàlesluiréclamer.Chloéavaitdéjàremarquéque,suivantlaloidesséries,lesennuisavaienttendanceàvoustomberdessusenmêmetemps...LerireensoleillédeJamieinterrompitsesméditationsmoroses.Ilavaitdescheveuxd'unrouxflamboyant,unregardespiègle,unsourireirrésistible.—Maisnon,idiote!Voussereznosinvitées.Chloél'avaitregardé,bouchebée.Ça,c'était le summumde labonneéducation.Lavraieclasse !Elle s'étaitdépêchée

d'annoncer la bonne nouvelle à Allison et les deux complices avaient passé lasemaine àglousserbêtement, dans l'attentedugrand soir.Et voilà, c'était enfinarrivé.Allisonn'yavaitjamaiscruqu'àmoitié.Commelesgarçonsétaientenretard,ellesedemandasoudains'ilnes'agissaitpasd'unvastecanulardestinéàlescouvrirderidicule.— Ils ne viendront pas! déclara-t-elle d'une voix maussade où vibrait une noted'anxiété.Ilsnousontposéunlapin.PourquelleraisonPhillipChapmanvoudrait-ilsortiravecmoi?Iladix-septans,presquedix-huit,ilaurasondiplômedansunmoisetilestlecapitainedel'équipedenatation.—Etalors?Etalors?rétorquaChloéavecunevéhémencequimasquait,enfait,saproprenervosité.Pourquoinousferaient-ilsfauxbond?Tuesbellecommelejour,Allie,Phillipadelachancedesortiravectoi.—Tuesgentille,Chloé,maispeut-êtrequejeneluiplaispas.Leurs chuchotements fiévreux s'interrompirent net, lorsque la silhouettemassived'uneMercedes grismétallisé remontamajestueusement la rue pour s'arrêter àleurhauteur.Elles virentPhillip au volant, Jamie à son côté, tousdeux arborantcostumeetcravate,beauxcommedesastres.— Salut, lança Phillip d'un ton décontracté, en adressant à Allison un sourireenjôleur.Désolédecepetit contretemps.Nousavionsbesoind'essenceetavonsmisuntempsfoupourdénicherunepompeàdiesel.Jamie avait jailli hors de la voiture et s'était précipité pour ouvrir la portièrearrière à Chloé. Fasciné par la masse noire et brillante de sa chevelure, sesimmenses yeux bleus et surtout par la jupette de cuir qui dévoilait ses longuesjambesfuselées,ilserépanditencompliments,toutenseglissantàsescôtéssurlabanquette.Allisonpritplaceprèsduconducteur.Ilsformaientungroupedejeunesgensséduisants,àl'allured'étudiantsplutôtquedelycéens.LaMercedesredémarraendirectiondurestaurant.—Attachezvosceintures!La voix autoritaire dePhillip donna à ses passagers l'agréable impressiond'êtreadultes.LagrossevoituresemitàrouleràtraverslesruessilencieusesdeRoss.Chloé et Jamie jacassaient en pouffant, comme s'ils avaient l'habitude de dînerensembletouslessamedissoirdepuisdessiècles.—Tuesravissante,murmuraPhillip.Jesuisheureuxquetusoisdesnôtres.—M...moiaussi,balbutiaAllison,etunflotincarnatluienflammalespommettes.—D'aprèsJamie,tesparentst'auraientinterditdetejoindreànouss'ilsavaientsu.Dequoiont-ilspeur?Denousoudelavoiture?Tentéeuninstantd'éluderlaquestion,Allisonseravisa.Mieuxvalaitjouerlacartedelavérité.ElleavaitclasséPhillipparmilespersonnesquisemblentapprécierlafranchise.— Probablement des deux, je ne leur ai pas demandé leur avis. De la voiture,surtout.Jecroisqu'ilsontunepeurbleuedesaccidents.—Ilsontraison.Maisnecrainsrien.Tunepouvaismieuxtomber!Monpèrem'aapprisàconduirelorsquej'avaisneufans...Sitesparentsmeconnaissaient,ilsneseferaientaucunsouci.Undecesjours,jepasseraileurdirebonjour,situn'yvois

pasd'inconvénient.Çalesrassurera.«Ou ça les affolera ».Quelle serait la réaction de ses parents s'ils apprenaientqu'elle était sortie avecungarçonde trois ans son aîné?Assezmauvaise, à sonavis.Mais peut-être leur plairait-il, avec son allure aristocratique et sa parfaiteéducation.PhillipChapmann'avaitriend'unvoyou.— Oui, je veux bien, répondit-elle, la gorge sèche, consciente des efforts qu'ildéployaitpourlamettreàl'aise.—Alors,lacauseestentendue.Letrajetsedérouladansuneatmosphèrejoyeuseetdétendue.Chloériaitàgorgedéployée aux plaisanteries de Jamie, qui la régalait des potins qui couraient surl'équipedenatation.Pendant qu'ils choisissaient leurs plats, Allison décida que Phillip lui plaisait. Lejeunehommeavaitcommandéduvin.Lesdeuxlycéenss'étaientmunisdefaussescartesd'identité,aucasoùunmaîtred'hôteltropscrupuleuxeûtvouluconnaîtreleurâge. Ilsn'eurentpasbesoindese justifier,car leserveur leurapportadeuxverresdevinrougedeCalifornie,dontlesfillesacceptèrentdegoûterunegorgée.Audessert,Phillip,quin'avaitpas fini sonverre,pritdeux tassesdecafénoiretcorsé.—Est-ceque tubois toujoursdu vin ? s'enquitAllison, incapablede refréner sacuriosité.Sesconnaissancesenmatièred'alcoolserésumaientàtroisfoisrien:unecoupedeChampagneàNoël,unoudeuxdemisdebièrequ'elleavaitdétestée.— Seulement quand je suis en bonne compagnie. Parfois, nous partageons unebouteilleavecmesparents.En dépit d'une largeur d'esprit indéniable, les Chapman auraient été furieuxd'apprendrequeleurfilsutilisaitunecarted'identitétruquéepoursefaireservirduvinencompagnied'autresmineurs,maisPhillip segardabiend'enparler.Laprésence de ces deux jolies filles à sa table l'avait rendu plus téméraire qued'habitude.—Etçanetegênepaspourconduire?—Absolumentpas.Toutestquestionderéflexesetlesmienssontinfaillibles.Net'enfaispas,Allie,unpetitverren'ajamaisfaitdemalàpersonne.Surtoutquandilaéténoyédansdeuxtassesdecafé.—Oui,jel'airemarqué,dit-elle,avecunsourireconfiant.Leurs regards se cherchèrent et elle le trouva encore plus séduisant que tout àl'heure.Uneforcetranquilleémanaitdetoutesapersonne.Oneûtditunadulteàquionpouvaittoutdiresansaucunecrainte.—Net'inquiètepas,murmura-t-il.Ilposasamainsur lasienne.Troublée,Allisondétourna lesyeuxet lesposasurChloéetJamie,quipoursuivaientunejoyeuseconversationàproposdelafameuseEcoledeballetoùChloéentreraitdèslarentrée.Jamielafélicitadesaprestationlorsd'unefêtescolaire,àlaquelleilavaitassistéavecsasœur.—Merci,jeta-t-elle,rayonnante.Commentas-tutrouvélespectacle?—Toutàfaitmédiocre,cequimettaitdavantageenvaleurtontalent.Masœurt'atrouvéeformidableaussi.

—Nousétionsdanslemêmecoursdedanse.Jenecomprendspaspourquoielleaabandonné.—Lemanquedecourage...Elle estimaitqu'ellen'étaitpasdouée.En revanche,elleatoujoursprétenduquetuesfaitepourdevenirdanseuseétoile.—Ah oui? Peut-être... je ne sais pas. Ilm'arrive d'être à deux doigts de laissertomber.Lesexercicesàlabarreàlongueurdejournée,c'estépuisant.D'unautrecôté,j'adoreladanseclassique.—C'estcommelanatation,conclutPhillip.L'entraînementconstitueuneformedesélection... Dites, si nous allions à Union Street? L'endroit est agréable et on ytrouveletroquetquioffrelemeilleurcapuccinodeSanFrancisco.—Génial!s'enthousiasmaJamie.—Excellenteidée!renchéritChloépresqueenmêmetemps.TouslesregardsavaientconvergéversAllison,quisemblaitenproieàunevagueappréhension. Un tour en ville? A cette heure-ci? Personne ne savait qu'ilsquitteraient Ross et... Oh, après tout quelle importance ? Quel mal y avait-il àprendreunetassedecaféiciouailleurs?—Dumomentquejesuisderetouraubercailàonzeheuresetdemie,iln'yapasdeproblème,déclara-t-ellefinalementd'unevoixquisevoulaitdétachée.—Alors,envoiture.Phillip laissa un pourboire royal, puis ils retournèrent à laMercedes. C'était lavoiturede samère, commenta-t-il.Sesparents l'autorisaientà circulerdansunevieille fourgonnette, une espèce d'antiquité bonne pour la fourrière.M. etMmeChapman étant partis en week-end à Pebble Beach, il en avait profité pouremprunterlaMercedes,unmodèlequidataitd'unequinzained'années.IlstraversèrentlepontduGoldenGâte.Phillipréglaledroitdepassage,aprèsquoiils descendirent Lombard Street et prirent la direction du sud par Phillmore.Parvenusàdestination,ilstournèrentunbonmomentavantdedénicheruneplacepoursegareretpeuaprès,ilsdéambulaientlelongdeUnionStreet,toutilluminéepar les enseignes lumineuses des bars et des boutiques. La foule bigarrée dusamedisoiravaitprisd'assautlesterrassesdescafés.Toutens'avançantaubrasde Phillip dans l'air tiède de la nuit, Allison éprouva une plaisante sensation deflottement...Ils'étaitmisàluiexpliquersesprojetsd'études.IlsesavaitadmisàUCLA.Audébut,sonchoixs'étaitfixésurYalemaissesparentss'yétaientopposés.La côte Est était trop loin, ils préféraient savoir leur fils unique plus près de lamaison.—Ilsnesontplustoutjeunes,alorsjemesuisincliné.Detoutefaçon,UCLAfigureparmilesmeilleuresuniversitésdesEtats-Unis...D'ailleurs,pourquoineviendrais-tupasmerendrevisiteenseptembre?Uneinvitationenbonneetdueforme!Allisonimaginalatêtedesesparents,quandelleleurannonceraitqu'elleprenaitletrainpourLosAngeles.Unrireluiéchappa.—J'aicompris,souritPhillipcommes'ilavaitdevinésespensées.Nousallonstropvitepourunpremierrendez-vous,hein?Ehbien,lesenfants,onleboit,cecafé?Il était drôle, intelligent, compréhensif. Tandis qu'ils savouraient un onctueuxcapuccino, elle se sentait de plus en plus attirée par lui. Il se pencha vers elle,commepourluifaireuneconfidence.Leurslèvressefrôlèrent...Ilsétaientseulsau

monde.ToutcommeChloéetJamie,plongésdansuneconversationanimée.Ils quittèrent le café vers onze heures. Lentement, ils longèrent la rue animéejusqu'à la voiture. A cette heure de la nuit, ils n'auraient aucune difficulté àparcourirlatrentainedekilomètresquilesséparaitdeRoss.Allisonbouclasaceinturedesécurité.—J'aipasséunemerveilleusesoirée,Phillip.—Moiaussi.Ilavaiteuunsourireénigmatiquequelajeunefillenesutcommentinterpréter.Ilparaissait si sûrde lui, si terriblement adulte...Elle sedemanda tout à coup s'iln'avaitpasesquisséunsourired'adieu.«Ilnevoudraplusmerevoir,songea-t-elle,paniquée, il a été simplement gentil, juste pour un soir. » Présumer de l'avenirs'avéraitdifficile.Ellen'étaitsûrequedesonpropredésir : leretrouverauplusvite,sepromeneraveclui,maindanslamain.LaMercedesremontaendouceurLombardStreet,mettant lecapsur lepontduGoldenGâte.Lanuit,chaudeetclaire,enveloppaitlepontdesesimmensescrêpesdemoire.Chaqueétoilesedétachaitsurlefirmamentcommeuncristalétincelant,leclairdelunecouronnaitd'argentlesflotssombresdelabaie,leslumièresdelamégapole brillaient alentour. On eût dit que l'air avait acquis une qualitéexceptionnelle, lumineuse et presque translucide, chose rare à San Franciscoréputépoursonclimathumide.Surlamer,toutetracedebrumeavaitdisparu.Allisonsutalorsqu'elleétaitentraindevivrelanuit laplusromantiquedetoutesonexistence,undecesinstantsprécieuxetmagiques,quineseprésententqu'uneseulefoisaucoursd'unevie.—Commec'estbeau,murmura-t-elle.Des éclats de rire en provenance de la banquette arrièremirent un terme à sarêverie.—Avez-vousmisvosceinturesdesécurité,vousdeux?s'enquitPhillipd'unevoixsérieuse.—Mêle-toidetesaffaires,Chapman,réponditJamieavecunriremoqueur.—Pasquestiondecommettreuneinfraction,monvieux.Vousbouclezvosceinturesouvousdescendez.Aucun cliquetismétallique ne vint rompre le silence qui s'était soudain abattu àl'arrièreduvéhicule.Embarrassée,Allisonregardaleconducteur.—Quefais-tudemainsoir?questionna-t-il.Ellesentitlespulsationsdesoncœurs'accélérer.Ainsi,ilvoulaitlarevoir...—Rien...Jen'aipasledroitdesortirplusd'unefoisparsemaine.Autantjouerlacartedelafranchisejusqu'aubout.Ellen'étaitpasune«senior»,pasmêmeune«junior».Elleavaitquinzeansetdevaitseplieraurèglementétabliparsesparents.Ellevenaitdepasserunesoiréeinoubliablemaisellenesesentaitpas le courage de mentir une fois de plus à sa mère. Elle avait toujours eu lemensongeenhorreur.Toute tremblante, elle attendit une réponse mais il ne parut pas en prendreombrage.Ilsavaitqu'elleétaitjeuneetpourlarevoir,ilétaitprêtàjouerlejeu.Mêmesiceladevaitpasserparl'incontournablevisiteauxparents.—Demainaprès-midi jeseraià l'entraînement.Puis-jepasser tesalueraprès,et

faireainsiconnaissanceavectesparents?—Oui, oui, bien sûr! s'écria-t-elle, transfigurée par un sourire éclatant.Cela net'ennuiepas?Illuilançaunregardquilafitfondre,puissecoualatête.—Non,puisquejetelepropose.—J'étaispersuadéequeçat'embêteraitdedevoirrencontrermafamille.—Illefautbien,non?Onnepeutpascontinuercepetitmanègeéternellement.— Non, on ne peut pas, souffla-t-elle, soulagée par son attitude. Je déteste lescachotteries.Jeseraisincapabledeleurmentirunesecondefois.Mesparentsmetueronts'ilsdécouvrentlavérité.—Mamèreaussi,sielleapprendquej'aiprissavoiture.Ileutunriredepetitgarçonturbulentet,gagnéeparsonhilarité,ellel'imita.Ilsressemblaientàdesenfantsqui,unefoisleurbêtisefaite,imaginentunmoyendeseracheter.La circulation était fluide et ils étaientpratiquement aumilieudupont. Jamie etChloé se parlaient àmi-voix et, de temps à autre, un silence éloquent ponctuaitleurs chuchotements. Phillip avait attiré Allison vers lui, et elle avait relâché lalanière de cuir de sa ceinture de sécurité, afin de pouvoir se blottir contre soncompagnon...Phillipquittalaroutedesyeuxet,l'espaced'unefractiondeseconde,ildévisageaAllisonavecuneintensitéextraordinaire.C'estenreportantsonattentionsurletraficqu'ill'aperçut...maisilétaittroptard!Unéclairdelumièrefulguraensensinverse,sortedebolideéblouissantquileurfonçaitdessusàunevitessehallucinante.AllisonregardaitPhillipquandlechoceutlieu.Al'arrière,ChloéetJamieneserendirentcomptederien.Cefutcommeunarc en fusion dissimulant une masse d'acier. Un coup de tonnerre retentitbrusquement,suivid'uneexplosiondeverre,dont leséclatss'épanouirentenunecorolle luminescente. On eût dit la fin du monde, alors que les deux véhiculess'enroulaient furieusement, comme deux fauves enragés dans unmortel corps àcorps...Lesautresvoituresfaisaientdesembardéespourleséviteretpendantunmomentcenefutplusquecrissementsdepneusetcoupsdeklaxon.Soudain,unesourdedéflagrationdéchiralanuitlimpide.Puis,plusrien.Rienquelesilence.Desbrisdeverrehérissaient lemacadamautourdesdeux formesenchevêtrées,hideuses,tordues.Unlongcrid'angoissefusa,unconcertdiscordantdecoupsdeklaxonbeugladans le lointain,auquels'ajoutabientôt le lugubreululementd'unesirènedepolice.Prudemment, lentement, puis avec hâte, conducteurs et passagers jaillirent desautres véhicules vers lesdeux voitures soudées l'uneà l'autredansuneétreinteterrifiante etmuette. Les sirènes se rapprochaient, alors qu'une foule stupéfaites'agglutinaitautourdutasdeferrailledifforme.Ilétaitdifficiledecroirequ'ilpûtyavoirunseulsurvivant.

3Deuxhommess'étaientapprochésdecequirestaitdelaMercedesgrismétallisé.Une Lincoln noire l'avait percutée de plein fouet et la formidable collision avaitréduit la première voiture en un informe amas de tôles froissées. Les deuxvéhiculess'étaientencastrésl'undansl'autresiintimementqu'ilsnefaisaientplusqu'un;seuleleurcouleurpermettaitdelesdistinguer.Unefemme,errantàproximitédelaLincolnd'unairhagard,prononçaitdesmotssanssuite.Apparemment,ellen'étaitpasblessée.Desmotardsseportaientàsarencontreaumomentoùlesdeuxhommessepenchèrentafindefouillerduregardl'intérieurde laMercedes.Lepremier,ensurvêtementettennis,brandissaitunelampe torche. Le second, plus jeune, habillé d'un costume en jean, avait déclaréqu'ilétaitmédecin.—Vousvoyezquelquechose?interrogeal'hommeàlatorcheélectrique.Il s'efforçait tant bien que mal de maîtriser ses tremblements et tentaitd'apercevoirleoulesoccupantsdelavoiture.Ilavaitdéjàététémoind'accidentsdelacirculationmaiscelui-cidépassaitdelointoutcequ'ilavaitvujusqu'alors.Ilavaitfailliaccrocherunefourgonnettelorsqu'ilavaitvouluserangersurlecôté,enécrasantlapédaledefrein.Maintenant,letrafics'étaitarrêtésurtouteslesvoies.Plusriennebougeaitsurlepontgigantesque.Unsilencesinistrerégnaitdanslavoitureécrasée.C'étaitcommeunegrottedontlesparois,àlasuited'uncataclysmedémentiel,seseraienttordues,déforméesenvolutes bizarres. Le rond lumineux buta contre un écran lisse et opaque deténèbres, puis, soudain, ils le virent : compressé dans l'espace incroyablementrétréci, la tête rejetée en arrière, constellée de taches sanglantes, l'arrière ducrâne fracassé contre le montant de la portière, le cou dessinant un angleimpossible.Ilssurentinstantanémentqu'ilétaitmort,bienquelemédecincherchâtfébrilementunpoulsqu'ilnetrouvajamais.—Leconducteurestmort,dit-ilplatement.Cedernieravaitbraquélalampeverslefonddel'habitacle.Lefaisceaulumineuxsereflétatoutàcoupdanslesyeuxécarquillésd'unautregarçon.Ilétaitconscientmaisaucunmotnefranchitlerempartdeseslèvresblanches,alorsqu'ilregardaitfixementlecercleaveuglantdelalampe.—Çava,petit?Jamie Applegate ébaucha un vague hochement de tête. Une coupure lui lacéraitl'arcadesourcilière. Il avaituneexpressionhébétée,maisaucuneautreblessuren'étaitvisible,cequi relevaitdumiracle.L'hommeà la torche tirade toutessesforces sur la poignée de la portière en accordéon, qui ne bougea pas d'unmillimètre.—Lapoliceroutièresera làdansuneminute, fiston. Jamiesebornaàunnouvelhochementdetête,commes'ilavaitperdul'usagedelaparole.Ilregardaittoujoursfixement le rond lumineux. « Il a dû être salement secoué », se dit l'homme au

survêtement.Ledocteurjetaituncoupd'œilàJamie,quandungémissementrauques'élevadelabanquettearrière,puissemuaenunlongcridéchirant...Chloé!Jamietournaverselleunœil inexpressif.Parquelhasardse trouvait-elle là,prèsde lui? Ilavait latêtevide,incapabledeseremémorercequis'étaitpassé.Lemédecincontournalavoitureencourant, talonnéparsoncompagnon.La lumière jaunâtrede la lampeleur révéla un spectacle plus effroyable encore, presque insoutenable. Enfouieentre le siègeavant et le sien, qui s'étaient imbriqués sous l'impactbrutal de laLincoln,unejeunefilleremuaitfaiblementlebusteetlesbras.Sesjambesavaientdisparu sous un écheveau de bouts de fer habillés de lambeaux de cuir et deressortsdesuspensions.—Mal...j'aimal...jenepeuxpas...bouger...hurla-t-ellebrusquement.Lesdeuxhommestentèrentdelacalmer.Pendantcetemps,Jamielaconsidérait,effaré,puisillançaunephraseinintelligibleàl'adressedePhillip.—Tenezbon!lesencourageal'hommeàlatorche.Lessecoursnetarderontpasàarriver.Levacarmedessirènesn'avaitcessédeserapprocher,maislescrisdelafillesefirentplusperçants.—...Pasbouger...peuxpasrespirer...Sonsoufflesortaitparsaccadesdesapoitrineenfeu,etoppresséeparunepaniqueinnommable,elles'étaitmiseàsuffoquer.— Ça va aller, dit le docteur d'une voix apaisante. Nous vous sortirons de là.Essayezderespirerlentement...régulièrement...tenez,prenezmamain.Ilavaitpassél'avant-brasàtraverslafenêtreàlavitrepulvériséepourluisaisirlamain. Elle avait les doigts gluants de sang. A la lueur vacillante de la lampe, ledocteurnepouvaitsefaireuneidéeprécisedel'ampleurdesdégâts.Entoutcas,ellen'avaitpasperduconscienceetparvenaitàrépondreàsesquestions.Elleétaitvivante.C'était ça l'important. Par ailleurs, son état n'inspirait pas d'inquiétudesparticulières.L'autrehommeétaitrepartiversl'avantduvéhicule.Ilavaitaperçuuneautrefillesurlesiègedupassager.Elle gisait, inconsciente, sous un magma de métal froissé. Il secoua la portièreavant, dans l'espoir de libérer la jeune passagère, littéralement écrasée sous letableau de bord. En vain. Il n'y avait rien à faire pour décoincer cette satanéeporte.Ilsepenchaàlafenêtre,festonnéed'aiguillonsdeverreeffilés.Lajeunefillene réagit pas lorsqu'il la toucha. A mi-voix, il appela le médecin, qui vint à larescousse.Deprimeabord,lepraticiensubodoralepire:elledevaitêtremorte,elle aussi, comme le conducteur. Un instant après, un infime espoir supplantaitl'affreuxdiagnostic.Enluitâtantlecou,ilavaitsentipalpiterunpoulsincertainetchancelant, comme prêt à s'éteindre... Il regarda de plus près. Presque pas derespiration.Descheveuxtrempésdesangunfiletvisqueuxruisselaitsursapetitefigurelivideavantd'imbibersonsweaterrosevif...Elleétaitcouverted'entailles,d'ecchymosesetd'hématomes.«Sévèretraumatismecrânien»,conclut-il,enpriantpourquelessecoursarriventvite.

Sa vie ne tenait plus qu'à un fil. Il n'était même pas sûr qu'elle vivrait assezlongtempspourêtresecourue.Ilnepouvaitrienpourelle.Mêmefaireunepiqûreétaitimpossibleàcausedesonétrangepositionetdesplaiesouvertesdesesbras.Il fallait attendre, sedit-il, terrasséparun sentimentd'impuissance,guettant lessirènes,deplusenplusproches.Unrapidebilandelasituationl'amenaàconclurequelacollisionavaitfaitdeuxvictimes.Lesdeuxgossesàl'arrièreavaienteuunesacréechance.— Nom d'un chien, qu'est-ce qu'ils fichent ? souffla l'homme à la torche avecimpatience.—Danscertainscas,l'attenteestinsupportable,répliqualedocteur.Il avait exercé commemédecin d'ambulance quand il faisait son internat àNewYork, une dizaine d'années plus tôt, et il avait eu l'occasion d'observer les pireshorreurs sur les autoroutes, dans les ruesmal famées et les ghettos. Il lui étaitmême arrivé de mettre des bébés au monde, au fond de quelque contre-alléemalodoranteetobscure.Et il avait souventcontemplédesscènesmorbidessansaucunsurvivant.—Ilsnevontpastarder,répéta-t-il.Unesueurfroideperlaitaufrontdel'autrehomme.LescrisininterrompusdeChloéluivrillaientlestympans.Ilévitaitderegarderlevisageensanglantéd'Allison.Enfin, ils furent là :deuxfourgonsdepompiers,uneambulance,troisvoituresdepolice. Plusieurs témoins avaient bombardé le commissariat de coups de fil.Desbadauds avaient envahi le lieu du drame et avaient appris qu'il y avait quatrepassagersdans laMercedes,dontdeuxgrièvementblessés.Laconductricede laLincoln, miraculeusement épargnée, sanglotait sans retenue dans les bras d'uninconnu.Trois pompiers et deux policiers accoururent vers la voiture défoncée, ainsi quedeuxinfirmiersjaillisdel'ambulance.Lesautresagentsdepolices'occupèrentderétablir la circulation, faisant signe aux automobilistes d'évacuer le pont par lenord.Peuàpeu,lemonstrueuxembouteillageserésorba.Guidéepardescoupsdesiffletstridents,unelonguefiledevéhiculess'ébranlalentementverslasortieduGoldenGâte,enpassantdevantlesdeuxépavesenchevêtrées.—Ques'est-ilpassé?Unofficierdepolices'étaitpenchéàlafenêtreduconducteur.AlavuedePhillip,ilavaitrépriméunsursaut.—Mortsurlecoup,déclaralemédecindontlediagnosticfutconfirméparl'undesinfirmiers.Fini!Uneviefauchéebrutalementenuneseconde!Sajeunesse,sonintelligence,sagentillesse,l'amourdesesparentsn'avaientguèrepesédanslabalanceabsurdede la fatalité... Phillip Chapman, décédé à dix-sept ans, par une belle nuitprintanière,unsamedisoir...Mortsansraison!—Lesportières sontcoincées, continua lemédecin.La jeune filleà l'arrièreestpiégée.Apremièrevue,elle souffredegraves fracturesaux jambes.Elle saigneabondammentmaisjecroisqu'elletiendralecoup.(IlindiquaJamie,quifixaitsurluiunregarddénuéd'expression.)Legarçonestenétatdechoc.Ilfaudralemettreenobservationàl'hôpital.Jepensequ'iln'arien.Toutauplusunecommotion.

Spontanément, les ambulanciers s'étaient portés du côté d'Allison. L'un despompiersétaitrepartiverssescollèguesenréclamantles«mâchoiresdesurvie»,énormescisaillesconçuespourdécouperleslourdspanneauxdemétal.—Etlafilleàl'avant,doc?—Elleestentrèsmauvaisétat.Jecrainsqu'ilnesoitmalheureusementtroptard.Il n'avait cessé de surveiller son pouls. Elle vivait encore mais ses forcesdéclinaientrapidement.Unecoursemortellecontrelamontrevenaitdes'engager.Les infirmiers s'étaient aussitôt activés. L'un d'eux lui avait posé une perfusioncependantquel'autreluiglissaitunpetitsacdesablesouslanuque.—ElleaeuuntraumatismecrânienimportantetDieusaitquoid'autre,soupiralemédecin.Amoitiéengloutiedans leblocd'acier,elleavait l'aird'unepoupéedésarticulée.Chloés'étaitremiseàhurler.Ilétaitdifficiledesavoirsiellepleuraitsesamisousiellenepouvaitplusendurersonsupplice.—Mal...auxjambes...mal...audos...Ses souffrances constituaient pourtant un signe encourageant aux yeux desinfirmiers. Combien d'accidentés de la route n'éprouvaient pratiquement aucunedouleur,parcequ'ilsavaienteulacolonnevertébraleréduiteenbouillie?—Patience, petite. Tenezbonuneminute encore.Nous allons vous sortir de là-dedans!L'undespoliciersavaitréussià forcer laportièreducôtédePhillipà l'aided'unpied-de-biche. Ils déposèrent avecdouceur le corpsdisloqué surunbrancard, lerecouvrirent d'un drap blanc, avant de le transporter vers l'ambulance, sous lesregardschoquésdescurieux.Laportièreouvertepermitaumédecindesefaufilerprèsd'Allison.Sonétatavaitsensiblementempiré,malgrélaperfusionetlemasqueàoxygène,quelesinfirmiersluiavaientposé.C'étaitleseulmoyendelamaintenirenvie,lemédecinlesavait.Lesblessuresauxbrasneluipermettaientpasdeprendresatension,maisiln'avaitnulbesoinde tensiomètrepourestimerque l'inévitable risquaitdeseproduireàtoutinstant.Lajeuneblesséeétaitàl'agonie,etsilessauveteursneladélivraientpas à temps de son carcan de fer, elle subirait certainement le sort de soncompagnon.Illaregarda,unebouled'émotionaucreuxdel'estomac.—Tiensbon,petitefille,tiensbon,murmura-t-il,sachantqu'ellenel'entendaitpas.Cramponne-toià lavie...Allons,unpeuplusd'oxygène!cria-t-ilà l'intentiondesinfirmiers,quis'exécutèrentsansunmot.L'und'eux avait ajouté un tonicardiaquedans le goutte-à-goutte. Ils se battaientcontre des moulins à vent ! S'ils ne la conduisaient pas dans une salle deréanimationtoutdesuite,elleétaitperdue,nulnel'ignorait.Soudain,letempss'accéléra.Labrigadedesauvetagecomposéedecinqmembresarrivaaveclesmâchoires.Unsimplecoupd'oeilleursuffitpourjaugerlasituation.Ilsentrèrentenactionaprèsunrapideéchangedeproposavec ledocteuret lesambulanciers.Chloé balançait entre l'évanouissement et la conscience. Un pompier lui

administraitdel'oxygèneparlafenêtrefracassée.Del'avisgénéral,c'étaitAllisonqui devait être délivrée en premier de sa prison. Sa respiration s'était encoreralentie,soninstinctdesurvies'amenuisaitàchaqueinstant.Chloén'étaitpasendangerdemort,nonplusqueJamie.Ilsnepourraientêtreévacuésquelorsquelesiègeavantseraitdéplacé.L'équipedesauvetagetravaillaàlavitessedel'éclair.Onposadescalesdevantlesroues du véhicule, afin de le stabiliser, on dégonfla les pneus. Deux hommesnettoyèrent les fenêtres latérales des derniers morceaux de verre, deux autresretirèrent lavitrearrière... Ils recouvrirentdebâches lesblessés,demanièreàleur éviter des blessures supplémentaires lorsqu'ils les hisseraient hors de lacarcasse.Lecinquièmehommesemitàtapoteravecunmarteauplatlesbordsdupare-brise auquel le choc avait donné l'aspect d'un puzzle dont les piècesmenaçaientdes'effondreràtoutboutdechamp.Avecefficacité,lesauveteur,lesmainsprotégéspardesgants,retiralepare-briseetledéposaausol.Uneminuteàpeines'étaitécouléedepuis ledébutde leur intervention. Ilssedéplaçaientavecuneprécisiondedanseurquiconnaîtàl'avancechacundesmouvementsquiauraàfaire.Lemédecinavaitreprisespoir...L'un des sauveteurs pénétra à l'intérieur, tranchant d'un coup de ciseaux lesceinturesdesécurité,aprèsquoiunordrebreffutlancé:—Letoit,maintenant.Lascieàmétauxsemitàrongerlatôledansunvacarmeétourdissant,quiarrachauncrideterreuràJamie,alorsqueChloégémissait.SeuleAllisonneréagissaitpassous sonmasque à oxygène... Un instant plus tard, le toit s'envolait. Armé d'unchalumeau,unmembredelabrigadeavaitpratiquéuntrouàlaportièreavant.Ilnerestaitplusqu'àyinsérerlescisailles,afindedépecerlemétal.L'appareilavaitl'airdepeserunetonneetilfallaitlesforcescombinéesdedeuxhommespourlemanipuler.Unbruitdemarteau-piqueurdéchiralanuit.Jamieéclataensanglots,etle tintamarre infernal des « mâchoires » couvrit les hurlements désespérés deChloé. Allison, elle, n'avait pas bougé ni eu la moindre réaction. Un infirmier,agenouillé à son côté, exerçait une pression sur la poche à oxygène... Elle nerespiraitpresqueplus.La lourdeporte enfin démantibulée, les sauveteurs s'appliquèrent à redresser letableaudebordetlevolant,qu'ilssoulevèrentàl'aided'unepouliemunied'uncrocgéant.Entre-temps,lesinfirmiersavaientglisséuneplanchesousAllison.Aprésent,endehorsdusocle,ilnerestaitplusgrand-chosedelavoiture.Lepare-briseavaitétéretiré,lesportesdémolies.Letoitbéaitsurlecielcribléd'étoiles.Les sauveteurs pouvaient maintenant déplacer Allison. En se penchant sur elle,chacun put se rendre compte de la gravité de ses blessures. Elle était d'uneblancheur cadavérique.Une plaie zébrait son front, sa boîte crânienne semblaitenfoncéesurlecôté.Commesi,lorsdel'accident,satêteavaitrebondidanstouslessens.L'opération avait atteint son étape la plus délicate. Il fallait faire preuve d'uneprudence extrême pour l'extraire de son siège et l'allonger sur la civière sansaggraver son état. Le temps pressait, mais la moindre précipitation pouvait serévéler désastreuse. Un geste brusque aurait tranché à jamais le fil ténu qui

l'attachaitencoreàlavie.—Onyva!intimalechefdel'équipe.Les sauveteurs, chargés de leur fardeau, se dirigèrent vers l'ambulance, oùreposait déjà le corps de phillip, d'un pas rapide, en faisant attention à neprovoqueraucunchoc.DeuxautresambulancesapparurentdontlesinfirmiersseprécipitèrentaiderChloéetJamie.Il étaitminuit, quand la première ambulancemit le cap sur l'hôpital général deMarin. Le jeune médecin avait pris place au chevet d'Allison. Il avait confié saproprevoitureàunpolicier,résoluàaccompagnerlajeuneblesséejusqu'aubout.Niluinilesinfirmiersn'avaientlepouvoirdel'aider,maisiltenaitàêtreprésent,de craintequ'ellene rende sondernier soupir durant le trajet.Elle avait besoind'unneurochirurgiendetouteurgence...D'autres véhicules de police étaient arrivés sur les lieux de la tragédie. Unequatrième ambulance surgit, flanquée de deux voitures de pompiers. Le pont duGoldenGâtedemeurant ferméà lacirculationcôtéSanFrancisco, l'interminablechenille d'automobiles rampait, pare-chocs contre pare-chocs le long d'une seulevoie,endirectiondeMarinCounty.— Comment va-t-elle ? s'enquit un pompier en parlant de Chloé, alors que lesinfirmiersattendaientlessecours.Ellesevidait toujoursdesonsang.On luiavaitposéuneperfusionetelles'étaitévanouiequandilsavaienttentédelasoulever.—Elleaperduconsciencedeuxoutroisfoismaiselleestrevenueàelle,réponditl'ambulancier.Ilfautlasortirdelàauplusvite.Ils durent mettre le siège en pièces pour la dégager. De nouveau, la clameurassourdissantedesappareilsdesauvetagebrisalesilencedelanuit.Dixminutesplustard,àtraversleslambeauxdecuirlacéré,lesjambesdeChloéapparurent:cassées à plusieurs endroits, comme broyées, des bouts d'os saillant entre leschairs déchiquetées. Lorsqu'ils l'allongèrent sur le brancard, elle crut sombrerdansunpuitsnoirsansfond.La secondeambulancedémarraen trombe,gyrophareallumé, sirène rugissante.LespompiersaidèrentJamieàmettrepiedàterre.Ilétaitenfinlibre!Tandisqu'ilsletiraienthorsdelavoiture,ils'étaitagrippéàsessauveteurs,secouédesanglotssilencieux,commeunenfantperdu.—Çavaaller,petit.C'estfini.Il fit un oui confus de la tête, incapable de se rappeler ce qui s'était passé. Ilsl'installèrent avec douceur dans la dernière ambulance, qui prit le chemin del'hôpital. Des camionnettes de dépannage, retardées par les embouteillagesqu'avaitprovoquéslafermeturedupont,remontaientverslethéâtredel'accident.—Nomd'une pipe, je hais les samedis soir ! souffla l'un des pompiers. Ça vousdonneenvied'enfermervosgossesàlamaisonàdoubletour.Son collègue opina. Les dépanneuses luttaient pour séparer les deux massessombres, inextricablement mêlées, afin de dégager la chaussée. Une équipe detélévision,dépêchéesurplace,filmaitlascènedudésastre.Chacuns'étonnaitque

laMercedes fût complètement détruite. Les experts n'avaient pas encore renduleurverdict,maiselleavaitdûheurterlaLincolnselonunanglebizarrequil'avaitpresque désintégrée. Dans une voiture moins solide, les passagers seraientprobablementtousmorts.Vêtue d'une robe noire sous un élégant manteau d'été couleur ivoire, lapropriétairede laLincolnattendait sur la route.Si l'onexceptait sonexpressionhallucinée et ses cheveux défaits, elle ne semblait aucunement avoir souffert del'accident.Ellen'avaitpaslamoindreécorchure.Iln'yavaitpastracedesangsurses habits, ce qui, comparé à l'état des jeunes gens de laMercedes, paraissaitincongru,presqueinconcevable.—Onl'emmèneauxurgences,elleaussi?demandaunpompieràl'undesofficiersdepolice.—Ellerefused'yaller.Apparemment,elleseportebien.Naturellement,elleareçuunchocémotionnelterribleetserendresponsabledelamortdugarçon.Nouslareconduironschezelledansuneminute.Tousdeuxlaregardèrent.Laquarantaine,plutôtbelle,desvêtementscoûteux,uneclasse folle. Deux autres femmes l'entouraient ; quelqu'un lui avait tendu unebouteille d'eau minérale. Elle pleurait discrètement dans un mouchoir garni dedentelleensecouantlatête,commesubmergéeparunesensationd'irréalité.—Commentças'estpasséexactement?interrogeaunreporter,unmicroàboutdebras.Lepompierhaussalesépaules.Ilseméfiaitdel'engouementmorbidedesmédiaspour les malheurs d'autrui. Il n'avait nulle envie de leur donner la moindreinformation en pâture... Une vie perdue... Deux peut-être, si la petite blondecoincéesurlesiègeavantrendaitl'âmesurlechemindel'hôpital.Savoirpourquoiet comment le drame s'était déroulé ne changeait rien à l'affaire. Les résultatsétaientlà,inéluctablesetfunestes.—Jen'yétaispas,répliqua-t-ild'untonévasif.Onn'ensaitrienencore.Plustard,ilfitremarqueràundesescollègues:—D'aprèslestracesdespneusondiraitquechaquevoitures'estreportéeverslecentreenmêmetemps.— Bah, fit l'officier de police qui avait entendu ses propos, il suffit de regarderailleurs une fraction de seconde et patatras ! Madame prétend qu'elle n'a pasdépasséla lignededémarcationet iln'yaaucuneraisondemettreendoutesontémoignage...C'estLauraHutchinson,ajouta-t-ilàmi-voix.Lesecondpompierlevaunsourcil,impressionné.—Lafemmedusénateur?—Exact.—Oh,merde,ellel'aéchappébelle!Croyez-vousquelesgossesétaientivres?oudrogués?—Possible...Ilslesaurontàl'hôpital.D'aprèslapositiondesdeuxvoitures,ilestimpossibledesavoirlequeldesdeuxconducteursétaitfautif.LesdépanneusesavaientcommencéàremorquerlesdébrisdelaMercedeset lacarcasse cabossée de la Lincoln. Le pont resterait fermé au trafic jusqu'aulendemainmatin,letempsquelesexpertsaientexaminéchaqueboutdeferraille.

Les cameramen pliaient bagage. Il n'y avait plus rien à filmer. Protégée par uncordondepoliciers,l'épousedusénateurs'étaitrefuséeàtoutcommentaire.Ilétaitminuitetdemiquanddeuxofficiers l'escortèrentchezelle,àClayStreet.Son mari sillonnait l'Etat de Washington pour une campagne électorale et ellerevenaitd'uneréceptionàBelvédère.Sesenfantsdormaient.Lagouvernante,quivint ouvrir la porte de l'imposante demeure, fondit en larmes à la vue de samaîtressebouleversée,encadréeparlesdeuxagents.LauraHutchinsonlesremerciaavecchaleur.Non,ellenesouhaitaitpasserendreàl'hôpital.Ellepréféraitconsultersonmédecindefamillelelendemain.—Jevousenprie,tenez-moiaucourant.Elle savait que le conducteur de la Mercedes était mort, mais elle ignoraitqu'Allisonavaitpeudechancesdesurvivre.Elleavaitéclatéensanglots,lorsqu'elleavaitaperçulecorpssurlacivière,recouvertdudrapblanc.L'ayantsuiviedanslevestibule, l'un des policiers lui suggéra de prendre un calmant ou, à défaut, uneboissonalcoolisée.— J'ai siroté du jus d'orange toute la soirée, dit-elle nerveusement. Je ne boisjamaisquandjesorssansmonmari.—Untranquillisantvousaideraitàdormir.Désirez-vousquejevousenapporteun,madameHutchinson?Aprèsunelégèrehésitation,ellesedirigeaverslebaroùelleseservitunerasadedecognac,dontelleavalaunegorgéeengrimaçant.— Je vous remercie,monsieur l'agent, fit-elle, avec un vague sourire.Monmariapprécieravotregentillesse,j'ensuispersuadée.Merciencore.—Derien,madameHutchinson.Ilretrouvasoncoéquipierdanslejardin.Celui-cisedemandaits'ilsn'auraientpasdûconduirelapropriétairedelaLincolnàl'hôpitalpourluifairesubirunalcootest.—Pourl'amourduciel,Tom!Elleestfemmedesénateuretellevientdedéclarerqu'ellen'avaitpasavaléunegoutted'alcooldelanuit.Saparolemesuffit.L'autrepolicierhaussalesépaules.Soncollègueavaitprobablementraison.Ilétaitabsurded'imaginerunchauffardsouslestraitsd'uneépousedesénateur.— Du reste, sur mon conseil, elle est en train de soigner sa crise de nerfs aucognac,cequirendtonfameuxtestnuletnonavenu.Lapauvrefemmeavaitbesoind'unremontant.—Moiaussi,ricanal'autre.Tuauraispum'apporterunpetitverre.—Trèsdrôle!Toutcommetonidéed'obligerMmeHutchinsonàsoufflerdansunballon.Etpourquoinepasreleversesempreintesdigitales,pendantqu'onyest?—Voilàquinousauraitvalulesfélicitationsdusénateur.Ilss'esclaffèrent,tandisqueleurvéhiculeredescendaitClayStreet.Peuaprès,ilsroulaient dans les larges avenues de San Francisco. La nuit avait été longue,harassante.Etiln'étaitqu'uneheureetdemiedumatin.

4Les images désuètes d'un vieux film en noir et blanc défilaient sur l'écran de latélévision,et,sur latabledenuit, lesaiguillesphosphorescentesdelapenduletteindiquaientminuitmoinsdix...Pages'assitsursonséant.Allisonavaitvingtminutesderetard,calcula-t-elle,agacée.Aminuit,sonagacementconfinaitàl'indignation.Ellebalayalapièceduregard:àsoncôté,AndydormaitpaisiblementLizzieétaitassoupieaupieddulit.Uncalmeabsolurégnaitdanslademeure,unsilenceirritantqui la rendait nerveuse. Voyons... Allison avait promis de rentrer à vingt-troisheurestrenteprécises,cequiconstituaitdéjàuneentorseàleursconventions.Ceretardsupplémentaireétaittoutsimplementinadmissible.Elle se redressa, prête à appeler chez les Thorensen, puis elle se ravisa. S'ilsétaient encore au cinéma, ils ne répondraient pas... A moins qu'ils soienttranquillement attablés à une terrasse de café, en train de déguster une pêcheMelba...Ellepinçaleslèvresenunemouededépit.Visiblement,Allisonavaitomisde signaler au père de Chloé à quelle heure elle s'était engagée à revenir à lamaison.Oh,maiselleneperdaitrienpourattendre!Minuit et demi et toujours rien. Page était maintenant en proie à une colèrefroide...Versuneheuredumatin,saragecédalepasàunesombreappréhension.Passantoutresesréticences,elles'apprêtaitàsaisirletéléphonequandcelui-cisemit à sonner; il était une heure cinq. Allison, sans aucun doute ! Elle imaginaitparfaitement sa fille à l'autre bout de la ligne, se préparant à lui extorquer lapermissiondepasserlanuitchezChloé.Pagedécrochad'ungesteénergique.—Tupeuxtoujoursinsister!jeta-t-ellesèchement.C'estnon!—Allô?Unevoix étrangère.Lointaine.Un inconnu...Quipouvait essayerde la joindreàuneheureaussitardive?Unmauvaisplaisantpeut-être.Ouunfauxnuméro.—JesuisbienchezlesClarke?—Oui...Quiestàl'appareil?Soudain,lapeurluisoufflasonhaleineglacéelelongdelacolonnevertébrale.—Policeroutière,madame...VousêtesbienmadameClarke?—Oui,fît-elle,lagorgeserrée,deplusenplusinquiète.—Désolé,madameClarke.Votrefilleaeuunaccidentdevoiture.—Oh,monDieu!(Ellesentitsesmusclessecontracter,alorsqu'uneffroisansnomlasubmergeait.)Est-elle...—Uneambulancel'atransportéeàl'hôpitaldeMarin.Elleestgrièvementblessée,madameClarke.Quevoulaitdire«grièvementblessée»,aujuste?Lesmotssebousculèrentdanssatête,incompréhensiblesetterrifiants:grièvementblessée...Etait-cegrave?Etàquelpoint?Commentsesentait-elle?Avait-ellemal?Allait-ellesurvivre?—Ques'est-ilpassé?

Laquestionavaitfusé,accompagnéed'uncrirauqueetpathétique.— Une collision sur le Golden Gâte. Ils ont été heurtés de plein fouet par unvéhiculevenantensensinverse,alorsqu'ilssedirigeaientversMarinCounty.—VersMarin...Maisd'où?C'estimpossible.Ildevaits'agird'uneerreur,continua-t-elle.Ellen'ycomprenaitrien.Celan'avaitpaspusepasser.AllisonnepouvaitpasêtredansunevoiturequiremontaitlepontduGoldenGâte.Allisonn'étaitpasalléeàSanFrancisco.—Elleyétait,pourtant,madameClarke.Veuillezvousrendreleplusvitepossibleàl'hôpital.—L'hôpital...Oui...Merci...Elle raccrocha et composa frénétiquement le numéro des renseignements. Ayantobtenu le numéro de l'hôpital, elle demanda les urgences.Oui, AllisonClarke setrouvaitenréanimation...Vivantemaisinconsciente...Non,onn'ensavaitpasplus.Les médecins s'occupaient d'elle actuellement et... Non, aucun d'eux n'avait letempsdevenirautéléphone...AllisonClarkeétaitdansunétatcritique.Grièvementblessée...Etatcritique...Unirrépressibleflotdelarmesluibrouillalavue,tandisqued'unemaintremblanteellecomposaitlenumérodesavoisine.Ilfallaitlaisserquelqu'unauprèsd'Andy...s'habiller...prendre lavoiture...aller là-bas...Ellecomptamachinalementquatresonneries,suffoquéepardessanglotssecsetmuets,enpriantpourqu'Allisonsoitencoreenvielorsqu'elleserendraitàsonchevet.—Oui?fitunevoixensommeilléedansl'écouteur.—Jane?Tupeuxvenir?Elle avait réussi à articuler ces quelques mots avec énormément de difficulté,commesisespoumonss'étaientvidésd'unseulcoupdeleurair.«Pourvuquejenem'évanouissepas...Pourvuqu'Allisonnemeurepas...oh,monDieu,monDieu,monDieu!»—Page,qu'ya-t-il?s'alarmaJaneGilson.(Lanotedepaniquequ'elleavaitdéceléedanslavoixdesonamieneressemblaitguèreàPage.)Tuesmalade?Quelqu'uns'estintroduitcheztoi?Uncambrioleur?— Non, Jane, c'est Allie... Un accident... une collision de face... elle a ététransportée à l'hôpital... dans un état... (que lui avait-on dit déjà?)... un étatcritique.Bradestabsent.JenepeuxpaslaisserAndyseul.—Oh,Seigneur!Jeserailàdansuneminute.Ayant raccroché avec brutalité, Page se rua vers la penderie d'où elle tira lespremiersvêtementsquiluitombèrentsouslamain.Unjean;unvieuxsweaterdejardinagedélavé,pleinde trousetde taches ;unepairedemocassins.L'idéedepasser un peigne dans ses cheveux emmêlés ne lui traversa évidemment pasl'esprit. Elle courut dans le bureau oùBrad laissait toujours en évidence sur unbloc-notes le nom et le numéro de son hôtel lorsqu'il partait en voyage. Ellel'appellerait de l'hôpital, après avoir vu Allison, au cas où son état se seraitamélioré.Leblocétaitàsaplacehabituelle...Sansunmotdessus.Lalumièredelalampeéclairaitunepaged'unblanc immaculé.Pour lapremièrefoisdepuisseizeans,ilavaitoubliéd'yinscriresonadresse...Commesilafatalités'étaitamuséeàleur jouerunmauvais tour.Pagenes'accordapas le luxedes'enoffusquer.Elle

verrait plus tard... Plus tard, elle trouverait une solution...N'importe lequel descollèguesdebureaudeBradsauraitluifournirlerenseignementqu'ellecherchait.Pour lemoment une seule chose comptait : courir à l'hôpital, auprès de sa fillechérie.La sonnette de l'entrée carillonna aumoment où elle attrapait son sac. Elle seprécipitapourouvriret lebattant laissaapparaîtreuneJaneGilsonbouleversée,dontlesbrasserefermèrentautourdesonamieavecaffection.ElleavaitconnulesClarkeaulendemaindeleuremménagementàRoss:àl'époque,Allisonavaitseptans,etelleavaitvunaîtreAndy.—Machérie,calme-toi.Neperdspasespoir.Deloin,leschosessemblenttoujourspires.Necèdepasàl'affolement,Page.Allies'ensortira,j'ensuissûre.Elle l'auraitconduiteelle-mêmeà l'hôpital, si sonmarin'avaitpasemmené leursenfants en camping pour les vacances de printemps : il aurait pu, alors, garderAndy.Cedernierdormaittoujoursàpoingsfermésdanslelitdesamère,ignorantledramequisedéroulait.—Qu'est-cequejeluidiss'ilseréveilleavanttonretour?— Dis-lui qu'Allison est tombée malade, et que j'ai dû aller lui rendre visite àl'hôpital. Jetetiendraiaucourant,dèsquej'ensauraiplus...Et,Jane,siBradsemanifeste,pourl'amourduciel,demande-luisonnuméro.—Jen'ymanqueraipas.Vas-y,maintenant.Soisprudentesurlaroute.Pagesortitdansl'airmoitedelanuit,lescheveuxenbataille,sonsacsouslebraset s'engouffra dans sa voiture qu'elle lança sur la route à vive allure. Huitkilomètres laséparaientde l'hôpital.Durant le trajet,elles'efforçaderecouvrersoncalme,deserassurer.Elles'obligeaàrespirerlentement.«MonDieu,veillezsurAllison.»Elleavaitencoredumalàréalisercequiétaitarrivé.Ellesegaran'importecommentets'élançaencourantvers lebâtiment,oubliantsescléssurlecontact.Brillammentéclairépardestubesdenéon,leservicedesurgencesgrouillaitdemonde:aides-soignantscourantdanstouslessens,chariotsparqués dans un couloir, patients attendant des soins, une femme sur le pointd'accoucher, pesamment appuyée contre son mari. Mais Page ne voyait rien,n'entendaitrien.Elles'approchad'unpaspressédustandardetseprésentaà laréceptionniste.—JevoudraisvoirMlleClarke,s'ilvousplaît.Al'annoncedesonnom,uneombreétaitpasséesurlestraitsdelafemme,quilevasurl'arrivanteunregarddoux,empreintdecompassion.—Vousêtessamère?Tremblantecommeunefeuille,Pageacquiesça,levisagemortellementpâle.—Est-elle...est-elle...— Elle est vivante, rassurez-vous, déclara la réceptionniste en contournant sonbureaupourpasserunbrassolideautourdesépaulesdePage.Malheureusement,elle est trèsmal en point,madameClarke... Un sévère traumatisme crânien, jecrois. L'équipe de neurochirurgie est en train de délibérer sur son cas et nousattendonslepatrond'uninstantàl'autre.Pages'étaiteffondréesurunsiège.Enuninstant,sonexistenceavaitbasculédansunterriblecauchemar.

—Voulez-vousunpeudecafé?Pagesecoua la têteententantdeconserversadignité,maisc'étaitau-dessusdeses forces : un torrent de larmes lui brûla les joues, alors qu'elle s'efforçait dedonner un sens aux paroles de son interlocutrice. La ronde infernale des motsinconnus,effroyables,recommença.Neurochirurgiens...patron...trèsmalenpoint...traumatismecrânien...Maispourquoi?Comment?Commentétait-cearrivé?—Çava,madameClarke?Non,biensûr,çan'allaitpas.Pagesemoucha.Elleauraitvouluremonterletemps.Et dire que le retard d'Allison l'avait mise dans tous ses états ! Dire qu'ellefulminait pendant que sa petite fille gisait, inconsciente, dans une voitureaccidentée...heurtée de plein fouet... une collision de face, avait dit la voix autéléphone.—Ya-t-ileud'autresblessés?parvint-elleàarticulerd'unevoixfaible.— Le conducteur a été tué. Une autre jeune fille a été également grièvementblessée.—MonDieu!Tué?TrygveThorensenavaitététué?Aunomducielcommentcettehorreuravait-ellepuseproduire?Unhommeémergead'unedesnombreusessallesd'attente.Une figure familière.SonétrangeressemblanceavecTrygveThorensenplongeaPagedansunabîmedeperplexité.Illaregardaitsansvraimentlavoiretc'estellequiréalisasubitementquec'étaitbienlui.Trygve,dontonvenaitdeluiannoncerlamort!Aquoitoutcelarimait-il? Était-ce un mirage créé par son esprit perturbé ? une hallucination ?Etait-elleentrainderêver?Hélas, lecauchemarrevêtait tous lesaspectsde laréalité.Lastandardistes'étaitéloignéediscrètement.PlantédevantPage,Trygvela considérait tristement, le frontbarréde ridesprofondes, les yeuxbrillantsdelarmes.—Page,jesuisdésolé.J'auraisdûm'endouter.Voirvenirledésastre.Jen'aipasfaitattention.Cequej'aipuêtrestupide!Il avait avancé lamain pour étreindre celle de la jeune femme, qui lui lança unregardscandalisé.Iln'avaitpasfaitattentionetmaintenantleursenfantsluttaientcontrelamort.Commentosait-ildébiteruneâneriepareille?—Jenecomprendspas,chuchota-t-elle.Ils'étaitlaissétomberlourdementsurlefauteuilvoisin.—Moi, jecommenceàcomprendre.Quand je l'aivuesortiraffubléecommeunepin-up, j'auraisdûavoir lapuceà l'oreille...Quel crétin ! J'étaisen traind'aiderBjornàrépétersesleçonsetjel'ailaisséefiler.Ellem'avaitditqu'ellesortaitavecvousetjel'aicrue.Bonsang,jel'aicrue!—Avecmoi?Vousvoulezdirequevousn'étiezpasauvolantdecettevoiture?Soudain, elle se rendit à l'évidence. Trygve n'avait jamais invité les deux jeunesfilles.Maisalorsavecquiavaient-ellespassélasoirée?Quiétaitleconducteur?—Dans la versiond'Allison, elles devaient sortir avec vous. Je n'ai pas conçu lemoindresoupçon.Les pièces du puzzle s'emboîtèrent brusquement les unes dans les autres : le

sweaterdecachemirerose,lajupetteblanche,lefaitqu'AllisonétaitpartieàpiedchezChloé.—Quelleidiotejefais!—Jesupposequenousavonspéchéparexcèsdecrédulité.(Illaregardaàtraversseslarmesetelleseremitàpleurer.)Chloéadesfracturesmultiplesauxjambes,unehanchebroyée, lebassinbrisé,unehémorragie interne. Ils sont en traindel'opérerdelarate.Lefoieapeut-êtreététouché...Ilsluiposerontuneprothèseàlahanche.Ilestprobablequ'ellenemarcheraplusjamais.Ellequirêvaittantdecettefichueécoledeballet.Nomd'unchien,commentest-cearrivé?Pageleregardait,interloquée.Sonespritserefusaitàenregistrercequ'ellevenaitd'entendre:Chloéquineremarcheraitplus,etAllisonquiluttaitcontrelamort.—Avez-vousvuAllison?Elle désirait désespérément voir sa fille, mais selon la réceptionniste, il fallaitpatienter. Attendre que les neurochirurgiens aient donné leur diagnostic. «MonDieu, faites qu'elle ne meure pas. Faites que je sois près d'elle si jamais... sijamais...»—Ilsnem'ontpaslaissélavoir,réponditTrygvesobrement.Chloéestmaintenantensalledechirurgie. Ilspensentque l'opérationdureraentresixethuitheures,peut-êtredavantage.Lanuitseralongue.Celadépendaitpourqui.Peut-êtrepaspourAllison.—J'aisuquevotrefilleavaituntraumatismecrânien,reprit-ildoucement.— Onm'a dit la même chose. Qu'est-ce que ça veut dire, exactement ? Que lecerveauaététouché?Qu'ellevamourir?Est-cequ'ellevaseremettre?Elleestentre les mains des neurochirurgiens, ajouta-t-elle sans pouvoir cesser desangloter.—Dites-vousqu'elles'ensortira.Nousn'avonspasd'autrechoixpourlemoment.—Etsiellenes'ensortpas?Dans sonmalheur, la providence avait permis qu'elle puisse parler à quelqu'un.Quelqu'unquisedébattaitcommeelledanslesaffresdel'incertitude,àceciprèsqueChloénesemblaitpasendangerdemort.— Tâchez de ne pas vous poser trop de questions, dit-il. Remarquez, je suis lepremier à ne pas suivre ce conseil. Je n'arrête pas de me demander quel seral'avenir de Chloé. Restera-t-elle paralysée ? Pourra-t-elle remarcher, danser,courir? Avoir des enfants? Il y a encore quelques minutes, je me suis surpris àimaginer l'installation de rampes d'accès pour son fauteuil roulant... Mon Dieu,Page,forcez-vousàlapatience.Nousnesavonsencorerien.Toutvasejouerdanslesprochainesheures.Elle se tamponna les yeuxavecunmouchoirenpapier.Toutà l'heure, elleavaitvainement essayé de trouver les mots avec lesquels elle annoncerait à Brad ledécèsd'Allison.Elles'étaitrepriseensuite,chassantcesidéesmorbides.Unetellemortseraitinjuste.—Savez-vousquiconduisait?demanda-t-elle.Lastandardisteavaitditqu'ilétaitmort.—UncertainPhillipChapman.Dix-septans.Jen'ensaispasplus.Chloéétaittropaffaibliepourrépondreàmesquestions.

—Le nomme dit quelque chose. J'ai dû rencontrer les parents quelque part. Avotreavis,commentl'ont-ellesconnu?—Al'école,auseind'unedeleurséquipessportivesouauclubdetennis,quisait?Ellesgrandissent,voussavez.Jen'aijamaiseuàaffronterdetelsproblèmesavecmes garçons. Pas avec Nick, en tout cas. Les flirts n'entrent guère dans lespréoccupations du pauvreBjorn... Les filles sont plus secrètes. Plus audacieusesaussi.Etplusentreprenantes.Dumoins,lesnôtres.IlavaitesquisséunsouriredésabuséquePage,perduedanssespensées,nevitpas.EtsiAllisonnegrandissaitpas?N'avaitplusjamaisderendez-vous?Nipetitami,nimari,nibébé?Quinzebrèvesannéesd'existence,puisplusrien!Denouvelleslarmesinondèrentsesjoues.Trygveluipritlamain.—Jevousenprie,Page,nepleurezpas.Necédezpasàlapanique.—Commentvoulez-vousque je restecalme?murmura-t-elleen retirant samain,tandisqueseslarmessemuaientensanglots.Jenesaismêmepassiellevivra...sielle ne finira pas comme cemalheureux garçon qui conduisait. (Elle tourna sonregardnoyédelarmesverssonvoisin.Unepenséesoudaineluieffleural'esprit:)Avaient-ilsbu?—Jen'ensaisrien,répliqua-t-ilavecfranchise.Jesupposequ'ilsontprisunverreoudeux.Lesanalysesdesanglediront.Unhommes'approcha.Illesavaitlonguementobservésetunpeuplustôt,Trygvel'avait vu discuter avec un agent de police et une infirmière. Un reporter de latélévision,sil'onsefiaitaubadgeépingleàsachemise.— Madame Clarke? attaqua-t-il sans préambule, à l'affût de ses réactions, enbrandissantunpetitmagnétophone.—Oui...monsieur?Quiétait-ce ?Unmédecin ?Elle ledévisagead'unairapeuré tandisqueTrygveaffichaitunairsuspicieux.— Comment va Allison ? poursuivit l'arrivant, comme s'il connaissaitpersonnellementlajeunefille,dontiltenaitenfaitlenomdelaréceptionniste.— Je... ne sais pas... Je croyais que vous saviezmieux quemoi, bredouilla Page(puis,ayantremarquélebadgeoùfiguraientsonnom,saphoto,lesigledelachaînequil'employait:)quemevoulez-vous?— Comment vous sentez-vous ? Comment va Allie ? Est-ce qu'elle fréquentaitdepuislongtempsPhillipChapman?Jeveuxdireétait-ellesapetiteamieattitrée?Quellesortedetypeétait-il?Genrefuturlauréatoupetitvoyou?— Ecoutez, monsieur, ce n'est guère le moment d'importuner Mme Clarke,l'interrompitbrutalementTrygve.Ils'étaitlevébrutalement,uneexpressionhostilesurlevisage,quinesemblaguèreimpressionnerlejeunereporter.—Saviez-vousque la femmedu sénateurHutchinson conduisait l'autre voiture ?Elle s'en est tirée sans une égratignure, ajouta-t-il d'un ton provocant. Quel estvotresentiment,madameClarke?Etes-vousrévoltée?Furieuse?Page s'était redressée, les yeux écarquillés. Le but poursuivi par cet arrogantindividuluiéchappait.Aquoiluiserviraitdeconnaîtrelenomdel'autrepersonne

impliquéedans l'accident?Sonregard,suppliant,dérivaversTrygveetelle levitserrerlespoings.— A votre avis, madame Clarke, les jeunes gens étaient-ils éméchés ? PhillipChapmansortaitrégulièrementavecvotrefille?Ellelefoudroyad'unregardnoir.—Monsieur,jen'airienàvousdire.Mafilleestpeut-êtremourante.Lerestenevousregardepas.Jevouspriedemelaissertranquille.Delongssanglotslasecouèrentetelleserassitenenfouissantsonvisageentresesmains.Trygves'interposaentrel'intrusetlajeunefemme.—Vousêtes sourd?Fichez-lui lapaix.Vousn'avezpas ledroitd'importuner lesgens.— J'ai tous les droits ! Comme le public a le droit de connaître la vérité. Si lesgosses étaient ronds comme des billes, par exemple. Idem pour la dame dusénateur.—Qu'est-cequeçachange?s'emportaTrygve.Laprétenduelibertédelapressen'avaitaucunrapportaveccesragotsdestinésàalimenterlacuriositémalsainedecertainstéléspectateurs.—Avez-vousdemandéqueMmeHutchinsonsubisseunalcootest,madameClarke?Ilétaitrevenuàlacharge.Pageleregardad'unairabsent.Pourquoivenait-onlatourmenter?SeuleAllieoccupaitsespensées.— Je suis sûre que la police a fait le nécessaire. Partezmaintenant, je vous ensupplie.(Etcommeilnebougeaitpas:)Quecherchez-vousexactement?— La vérité, madame. Rien que la vérité. J'espère que votre fille s'en sortira,conclut-ilsansuneombred'émotion.Enfin, ils'éloigna,suividesoncameraman.Lesdeuxhommestraînèrentpourtantencoreuneheuredanslasalled'attente,sanstoutefoisoserimportunerPage.Un garçon aux cheveux poil-de-carotte s'avança vers le couple. Celui-ci, encoresouslechocdesinsinuationsdujournaliste,nel'avaitpasremarqué.Pagenel'avaitjamaisvu.IlsemblavaguementfamilieràTrygve.—MonsieurThorensen?Safigureétaitd'unepâleurdecire.—Oui?Qu'ya-t-ilencore?Trygve l'avait dévisagé sans chaleur aucune, hanté par la vision deChloé sur lebillard.— Je suis Jamie Applegate, monsieur. J'étais avec Chloé au moment de... del'accident.Salèvreinférieuretremblotait.Ilavaiteutouteslespeinesdumondeàterminersaphrase.Trygvesereleva,l'œilfaroucheet,machinalement,legarçonserecula.Ilavaiteuunelégèrecommotioncérébrale,unesériedepointsdesutureornaitsonarcadesourcilière,maisl'horreurquis'étaitabattuesursesamisl'avaitépargné.—Quies-tu?demandaTrygved'unevoixglaciale.—UnamideChloé,monsieur.Je...nousavionstousdînéensembleet...—Etiez-vousivres?

Jamiesecouavigoureusementlatête.Ilavaitpassétrèshonorablementl'alcootest.—Oh,nonmonsieur.NousavonsdînéauLuigi's.J'aibuunverredevinmaisjeneconduisaispas.Phillipn'apasfinilesien.Ensuite,noussommespartisdégusteruncapuccinoàUnionStreet.—Laloidecepays interditauxmineurs lamoindreboissonalcoolisée.Undemi-verredevinconstituedéjàundélit.— Oui, monsieur. Vous avez raison, monsieur. Seulement aucun de nous n'étaitsaoul. J'ignore ce qui s'est passé. Je n'aimême pas eu le temps de voir arriverl'autrevoiture.Chloéetmoinousétionsàl'arrière,surlecheminduretour.Jenemesouviensplusdureste.Jemesuisretrouvéicisanssavoirpourquoi.Unagentdepolicem'atoutraconté...Phillipétaitunexcellentconducteur,monsieur.Ilnousaordonnédebouclernosceinturesdesécurité.Etilétaitparfaitementsobre.Sesnerfslâchèrentetilsemitàpleurer.Sonmeilleuramiétaitmort,alorsqueluiavaitsurvécu.— L'accident serait donc de la faute de l'autre conducteur? demanda Trygve,radouciparlechagrindeJamie.—Jenesaispas,monsieur.Jenesaisrien,àpartqueChloéetAllisonetPhillip...Jesuisdésolé...désolé...Trygveluipassaunbrasautourdesesépaulesminces.—Allons,mon garçon, calme-toi. Tu as eu de la chance, ce soir. C'est la vie. Achacunsondestin.Quipouvaitcomprendrelafatalité?Ellevoustombaitdessus,fauchantunevieaupassage,avantdesefondredanslesténèbres.Ellefrappaitàlavitessedel'éclair.—Maiscen'estpasjuste.Pourquoisuis-jepasséautraversalorsqu'eux...eux...—Onn'ensaitrien,monpetit.Onnelesaurajamais.JamieApplegatesecouamisérablementlatête,écraséparunénormesentimentdeculpabilité. Phillip avait été tué. Chloé et Allison grièvement blessées. Pourquoin'avait-ileuquecettebosseridiculesurlatête?Pourquoin'avait-ilpasprislaplacedePhillip?—Quelqu'un te ramènera chez toi ? s'enquitTrygve, touchépar ledésespoirdugarçon.—Monpèreseralàd'uneminuteàl'autre.Jevousaivuassislàetj'aivouluvousdirecombien...combien...Les yeuxpleinsde larmes, il imploraitPagedu regard ; denouveaux sanglots lesecouèrent.—Allons...allons...murmura-t-elleenluipressantlamainentrelessiennes.Il se pencha pour l'entourer de ses bras et leurs larmes semêlèrent lorsqu'ellel'embrassa.Lepèrede Jamie franchit lehalldesurgences. Ilaccablason filsdereproches tandis que ce dernier pleurait sans relâche. Bill Applegate semblaitbouleversémaisàlacolèresesubstituarapidementlesoulagementderevoirJamievivant. A son tour il fondit en larmes quand il apprit que Phillip Chapman avaittrouvé lamort sur la route. Silencieusement, il remercia le Tout-Puissant de luiavoirrendusonenfantintact.BillApplegateétaitunmembrerespectédelapetitecommunauté de Ross. Trygve l'avait souvent croisé lors de fêtes de l'école. IldiscutaunmomentavecPageetTrygve,s'excusadelapartdesonfilsdumensonge

quis'étaitachevédans ledrame.Hélas,riennepouvaitconsoler lesparentsdesvictimes.BillApplegatelespriadeleteniraucourant.Avant de s'en aller, il demanda à son fils s'ils avaient bu. Une nouvelle fois, legarçonréponditparlanégative.Pouruneobscureraison,ilsfurenttousconvaincusqu'ildisaitlavérité.— Il m'a fait pitié, dit Trygve après le départ des Applegate. Il n'y a pas cinqminutes,j'envoulaisàl'humanitéentière.IlétaitencorefurieuxcontrePhillip,quiavaitbêtementperdulavie,contreChloéqui lui avait menti et contre la conductrice de l'autre véhicule. Il semblaitpratiquementimpossiblededéterminerlaquelledesdeuxvoituresavaitprovoquélacatastrophe. Aux dires des agents de la police routière, la collision avait été siviolente que les experts auraient les plus grandes difficultés à décider, d'aprèsl'examenminutieuxdes tracesdepneus,qui avait franchi enpremier la lignededémarcation fatale. Le laboratoire qui avait analysé le sang de Phillip avaitdécouvert une infime quantité d'alcool, nettement insuffisante en tout cas pourl'accuser d'ivresse au volant. Quant à l'épouse du sénateur, elle avait semblé sisobreauxyeuxdestémoins,quelesofficiersdepolicel'avaientdispenséedecettepénibleformalité.Aussilespoliciersenétaient-ilsvenusàlaconclusionsuivante:distraitparquelquechose,probablementparAllison,lejeuneChapmanavaitperdupendant une fraction de seconde le contrôle de son véhicule. En ce cas, laresponsabilitédel'accidentluirevenait,bienquecenefûtpasunecertitude.Silencieuse, immobile,PagesongeaitàAllison.Ledésirdecourirauprèsd'elle ladévorait.Maisilluifallutattendreuneheuredeplus,avantquelaréceptionnisteneluifassesignedenouveau.L'équipedesneurochirurgiensl'attendait,déclara-t-elle.—Puis-jevoirmafille?— Pas tout de suite, madame Clarke. Les médecins voudraient d'abord vousexpliquerlasituation.Elleselevacommeunesomnambule,sousleregardinquietdeTrygve.Jusqu'alors,leurs relations s'étaient résumées enune série de rencontres fortuites au lycée,lors de manifestations et autres pique-niques auxquels leurs filles participaient.PourTrygve,Pageétait«lamamand'Allison»etriendeplus,maisàtraverslesrécitsdeChloé,ilavaitconçuuneimmenseestimeàsonégard.L'amitiédeleursenfantsconstituaitl'uniquelienentreeux.—Voulez-vousquejevousaccompagne?Elleacceptad'unsignedetête,aprèsunebrèvehésitation,terrifiéeàl'avanceparleverdictdesmédecins.Unefunesteappréhensiontempéraitsonenviedevoirsafille.—Celanevousdérangepas?—Biensûrquenon.Ilss'étaientmisàcourir,longeantlecorridorauboutduquelsetrouvaitlasallederéuniondeschirurgiens.Leurchevelureblondeleurdonnaitunairdefamille.Pagesehâtait,lecœurserré,débordantedegratitudeenversl'hommeàsoncôté.Plusquejamais,elleappréciaitsagentillesseetsesbonnesmanières.Desavieellenes'étaitsentieaussiàl'aiseavecquelqu'un.Maisilsvivaientlamêmechose,songea-t-elletoutenforçantl'allure...Compagnonsdemisère!

Laporteclosedelasalledeconférencedégageaitquelquechosedemenaçant.Laportes'ouvritsurtroishommesenblouseetcoiffedechirurgieentissuvert,assisautour d'une table ovale, leurmasque stérile pendant sur leur poitrine. Avec unfrisson,Pageremarquadestachesdesangsurl'unedesblouses.—Commentva-t-elle?interrogea-t-elledèsqu'ellepénétradanslapièce.—Elleestvivante,madameClarke,grâceàsaconstitutionrobuste.Lechocqu'ellea subiaurait sûrementportéuncoup fatalàunepersonnemoins jeuneetmoinsvigoureuse.Voilàquiestbonsigne,dumoinsnousl'espérons.Nousavonsconstatédeuxgrosproblèmes.Lepremierestvraisemblablementdûàl'impact.Soncerveauaétécomprimécontresaboîtecrânienneou,plussimplement,salementsecoué...Ils'agit d'une sorte de rotation qui a occasionné la rupture de fibres nerveuses,d'artères et de vaisseaux sanguins, entraînant de nombreuses lésions dont il estdifficiledemesurer l'ampleur...Le secondconcerneuneplaieouvertedueàunefractureducrâneprovoquéesansdouteparunobjet tranchantquia transpercél'osjusteaprèsl'impact.Lecerveauestexposéàcetendroit.Page avala sa salive. Un petit gémissement d'épouvante lui avait échappé. Sansqu'elle s'en rendît compte, sa main avait étreint celle de Trygve. « Ne pass'évanouir...nepasvomir...seconcentrersurlediscoursduchirurgienenchef.»— Examinons maintenant nos possibilités, reprit ce dernier. (Il détestait lescommentairesqu'ilétaitforcédefournirauxparentsaffolés,maiscesgensavaientledroitdesavoir. IlavaitprésuméqueTrygveétait lepèred'Allison.) Ilyaunechancequelestissusducerveausoientrestésintactsoualorsnesoientquetrèslégèrement touchés. C'est le premier traumatisme qui nous cause les plus vivesinquiétudes,commelescomplicationssusceptiblesdeseprésenterparlasuite.Uneimportante perte de sang a considérablement affaibli votre fille. Par ailleurs, lecerveau n'a pas été correctement oxygéné pendant un moment. On ignoreexactementcombiendetempscelaaduré,maiscelapourraits'avéreraussibiencatastrophiquequed'une importancemineure.Nous en sauronsplusquandnousauronsouvert...Untravailderéparationdesorbitesestégalementnécessaire,carnouscraignonsdefuturstroublesdelavisionpouvantallerjusqu'àlacécité...Desproblèmessecondairesontaussiretenunotreattention;lerisqued'infection,biensûr, assez fréquent dans ce genre d'accident. Elle souffre visiblement d'uneinsuffisancepulmonaireetafindepalliercettedifficulté,nousl'avonsplacéesousrespirateur, dès son arrivée en salle de réanimation. Entre-temps, nous avonspratiqué une scanographie, grâce à laquelle nous sommes en possessiond'informationsdepremièreimportance.Ils'interrompitpourexaminerPage.Lajeunefemme,toutedroitesursachaise,leregardait comme si ce qu'il venait de dire était du charabia. Elle avait l'airtotalement absente, et quant au père de la patiente, il ne paraissait guère pluslucide.Lechirurgiensetournaverslui.—Avez-vouscompris,monsieurClarke?s'enquit-ild'untoncalme.—JenesuispasmonsieurClarke,parvintàarticulerTrygve,bouleversé.Jesuisunamidelafamille.—Jevois.Ladéceptionsepeignitsurlevisagedupraticienqui,denouveau,duts'adresserà

Page.—Etvous,madameClarke?Décélération, fracture du crâne, rupture de fibres nerveuses, plaie ouverte,cerveauexposé.—Jen'ensuispassûre.D'aprèsvous,mafilleasubideuxtraumatismesmajeurs,une dé... célération du cerveau, plus une fracture du crâne. Ces blessurespourraientaussibienentraînersamort,deslésionspermanentesouunecécité.Ai-jebienrésumélasituation,docteur?—Plusoumoins.Jenevouscacheraipasqu'aprèsl'interventionchirurgicale,descomplications sont à craindre telles que la formation d'un œdème cérébral, decaillots de sang, des hématomes divers. Ce genre de symptôme survienthabituellementvingt-quatreheuresaprèslechocopératoire,ilseraitdoncmalvenudeprédirequoiquecesoitpourl'instant.Unefoisdeplus,Pagevacillasouslepoidsdesmotsterrifiants.Œdème,caillots,hématomes.—Docteur,a-t-elleunechancederécupérertoutessesfacultésaprèscela?Sera-t-ellelamême?Jeveuxdire...normale?—Peut-être,comptetenuqu'ilexistedifférentsdegrésdenormalité.Ellerisquedestroubles moteurs, plus ou moins considérables, momentanés ou définitifs. Sonprocessus intellectuel pourrait se trouver altéré, ainsi que sa personnalité.Maisavecbeaucoupdechance,ellepourraitredevenirnormale,oui,pourquoipas?Iln'avaitpasl'airdecroireauxmiracles.—Pensez-vousqu'uneguérisontotalesoitenvisageable?— Franchement, non. Je n'ai pas l'impression qu'elle puisse échapper à desséquelles,mais j'ai bon espoir que celles-ci seront relativementmineures... Si lachance est de notre côté, répéta-t-il. Je n'ai pas l'intention de vous bercerd'illusions,madameClarke.Vousm'avezposéunequestion,et jevousairéponduquedanslemeilleurdescas,oui,laguérisonestpossible.Celanesignifiepasquenousauronsgaindecause.—Etdanslepiredescas?—Ellenesurvivrapas,oualorsresterasévèrementhandicapée.—Cequiveutdire?— Coma permanent ou cerveau sérieusement endommagé si elle reprendconscience.End'autres termes, elle sera condamnée à une existence végétativemais tout dépend de l'ampleur de l'œdème cérébral, s'il apparaît, et de notrecapacitéde lecontrôler.Nousavonsbesoinde toutesnoscompétences,madameClarke,etvotrefilleaussi.Nousaimerionsopérerimmédiatement,sivousvoulezbiensignerlespapiers.—Je...euh...n'aipasréussiàjoindresonpère,balbutia-t-elleenravalantlagrosseboulequiluiobstruaitlagorge.J'essaieraidelecontacterleplusvitepossible.Sa voix se fêla lamentablement, alors que Trygve, impuissant, l'enveloppait d'unregardcompatissant.—Allisonnepeutpasattendre,madameClarke.D'aprèslesrésultatsduscanner,iln'yapasuneminuteàperdre.—Etsinousattendionsencoreunjour?

Brad avait son mot à dire. C'était sa fille aussi, après tout. Prendre une telledécisionsansleconsulterlaterrorisait.LechirurgienplantasesyeuxdansceuxdePage.— Jene croispasqu'elle vivrait plusdedeuxheures,madameClarke.Et si elleparvenait à survivre, toutes ses fonctions vitales seraient irrémédiablementatteintes,sansoublierqu'elleperdraitprobablementlavue.Ets'ilavaittort?Pagesongeavaguementauxthéoriesdufameux«deuxièmeavismédical».—Vousnemelaissezpaslechoix,docteur,souffla-t-elled'unevoixmalheureuse.—Iln'yenapas.Votremaricomprendra,j'ensuispersuadé.Noustenteronstoutcequiestennotrepouvoirpourlasauver,maisilfautagirvite.Ellehochalatête,rongéeparuneaffreuseincertitude.Lavied'Allisondépendaitdutalentmédicaldecesinconnus.Devait-elleleurfaireconfiance?Ellefermalesyeux :plus quedeuxheures à vivre... comaprolongé...Quelle sorte de victoireremporteraient-ilssurlamort?Lavoixdupraticienlaramenasurterre.—Signerez-vouslesformulairesdeconsentementmaintenant?Elleneputqu'acquiescer.—Quandcomptez-vousl'opérer?—Dansunedemi-heureenviron.—Pourrais-jelavoiravant?—Oui,biensûr.Elle se raidit, pétrifiéepar l'angoisse.Et si c'était la dernière fois qu'elle voyaitAllisonvivante?Oh,Seigneur,pourquoinel'avait-ellepasretenueàlamaisonhiersoir?Pourquoineluiavait-ellepasditplussouventcombienellel'aimait?Sanss'enapercevoir, elle s'était remise à pleurer. Le médecin lui tapota paternellementl'épaule.—Nous feronsdenotremieux,madameClarke. Jevousendonnemaparole. (Ils'étaitretournéverssesdeuxassistantsquin'avaientpasparticipéàladiscussion.)Jevousprésentel'unedeséquipesdeneurochirurgielespluscompétentesdupays.Faites-nousconfiance.Elleinclinalatête,incapablededireunmot,etilseproposadelaconduireverssafille.— Elle est totalement inconsciente et porte des blessures superficielles sur levisage et le corps. Elles cicatriseront assez vite... Ce qui n'est pas le cas de lacontusioncérébrale.Malgré les explications du praticien, rien n'avait préparé Page à affronter lespectaclequis'offritàsesyeuxquandellepénétradanslapièce.Surveilléeparuninterneetdeuxinfirmières,uneformeétaitallongéesurunlit,inanimée.Untubesortaitdelagorge,làoùlesmédecinsavaientpratiquéunetrachéotomie.Elleavaitun autre tubedans le nez, un tuyaude transfusiondans la saignéedubras, uneperfusion sur la cuisse.Et partout, desmachines, des écrans, desmoniteurs.Aumilieudecedécorhallucinantquiévoquaitletableaudeborddequelquevaisseauspatial dans un mauvais film de science-fiction, sa jolie petite Allison gisaitimmobile, comme morte, le visage livide, défiguré. Une bande de gaze stérilerecouvrait ses longs cheveux soyeux qui seraient bientôt sacrifiés, pour

l'opération... Elle était méconnaissable. Mais Page l'avait reconnueinstantanément.Elleauraitreconnusonenfantn'importeoù,dansn'importequellecondition.Elles'approchadelasilhouettefigée,puissepenchapourluimurmureràl'oreille:—Bonjour,machérie.Jet'aime,bébé,toutirabien.Noust'aimonstous,Allie,noust'aimonstant.Ellerépétainlassablementcesphrases,encoreetencore,commeuneincantation,enespérantque,dufonddesoncoma,Allisonentendraitsavoix.Ellecaressatoutdoucementlebrasinerte,puislajouedroitequisemblaitmoinsabîméequeleresteduvisage.Sonregardbrillantdelarmeserrasurlapetitefigureblême.Sanslesbip-biprythmésdesmoniteursellel'auraitcruemorte.—Machérie,noust'aimonstous...tudoisguérir...pournoustous.Pourpapa,pourmoi,pourAndy.Unedesinfirmièreslapriadesortir,afindepréparerAllisonpourlachirurgie.—Qu'allez-vousluifaire?L'infirmièreluiexpliquaqu'ilsallaientcommencerletraitementpréopératoire,luiraserlecrâne,luiposeruncathéter.Allisonnesentiraitrien,biensûr.—Pourrais-jeavoirune...unemèchedesescheveux?s'entendit-elledemander.— Oui, bien sûr. Nous prendrons bien soin d'elle, madame Clarke, je vous lepromets.Pagesepenchapourembrassersafille.—Jet'aimeraipourtoujours,monamour...Pourtoujours.C'étaientlesmotsqu'elleluimurmuraitquandelleétaittoutepetite.Peut-êtrequequelquepart,aufinfonddesoninconscient,Allies'ensouvenait.Elle dut se faire violence pour s'arracher à son chevet et sortit de la pièce,aveuglée par les larmes. La peur de ne plus revoir sa fille vivante lui broyait lecœur. « Je n'avais pas le choix, pas le choix, pas le choix », se répéta-t-ellementalement.Lavoyantarriverdanslehall,Trygveseredressa,mûparunélandecompassion.Le supplicemoral qu'elle venait d'endurer avaitmarqué ses traits d'une terribleempreinte. Elle était hagarde. Lui-même avait jeté un bref coup d'œil dans lachambred'Allison.Ilenétaitressorticonsterné.L'étatdeChloésemblaitpresquesupportablecomparéàceluidesonamie.D'aprèslediscoursduchirurgien,lafilledePageavaitpeudechancesdesurvivre.—Jesuisnavré,chuchota-t-il,avantdel'attirerdanssesbrasoùellefutsubmergéeparunamertorrentdelarmes.Ilsrestèrentenlacésunlongmoment,telsdeuxnaufragéssurunradeaudefortune.Ils étaient en train de vivre la nuit la plus longue, la plus affreuse de toute leurexistence.ChloéavaitététransportéeunpeuplustôtaublocopératoireetTrygvesavaitqued'interminablesheuresd'attentes'étiraientdevantlui.LaréceptionnisteapportalespapiersquePagesignasansunmot.Trygvel'invitaàlacafétéria.—Non,merci.Jenepourraisrienavaler.—Prenezjusteunverred'eau.Vousavezbesoindevouschangerlesidées,devoirautrechose.Lanuitseradure,Page.Ilétaitquatreheuresdumatin.LechirurgienavaitavertiPagequel'opérationne

setermineraitpasavantdouzeouquatorzeheures.—Pourquoin'allez-vouspasvousreposerchezvous?suggéraTrygve.Enquelquesheures,ilss'étaientrapprochés,bienplusquedurantleshuitdernièresannées.Lajeunefemmesecoualatêted'unairfarouche.—Jen'irainullepart.Il la comprenait. Lui non plus ne voulait pas quitter Chloé. Son fils aîné, Nick,veillaitsurBjornàlamaison.Illesavaitdéjàappelésdeuxfois,afindes'assurerquetoutallaitbiendececôté-là.—Avecquiavez-vous laisséAndy?demanda-t-il, tandisqu'ilssirotaientun infâmebreuvagequitenaitlieudecaféàlacafétériaoùPageavaitfinalementacceptédelesuivre.—AvecJaneGilson,notrevoisine.Andyl'aimebien.Elleseraprèsdelui,quandilseréveilleraet...detoutefaçon,jenepeuxpaspartird'ici.C'estau-dessusdemesforces.Maisilfautquej'arriveàcontacterBrad.Pourlapremièrefoisdepuisseizeans,ilaoubliédemelaissersonnumérodetéléphone.—ÇamerappellelejouroùDanaestpartieskieravecdesamis.Elleavaitoublié,elleaussi,demelaisserunnumérooùjepourraislajoindre.Çaaétélepireweek-enddemavie.Bjorns'estperdu,Nicks'estcassélebras,etChloéaattrapéunepneumonie.Pageeutunpâlesourirequi,aussitôt,s'effaça.— Je tremble à l'idée d'annoncer la nouvelle à Brad. Il est si proche d'Allié. Jecrainsqu'ilneréagisseexcessivementmal.—Vousaviserezentempsetenheure.Pensezàcepauvregossequiaététué.Audésespoirdesesparents.Les Chapman arrivèrent épuisés à l'hôpital à six heures dumatin. Ils avaient lasoixantaine et formaient un couple élégant. Mme Chapman avait des cheveuxblancs bien coiffés, M. Chapman ressemblait à un banquier. Ils avaient quittéCarmeldèsqu'ilsavaientappris lanouvelleetavaient roulé toute lanuit.Phillipétaitleurseulenfant.Ilsl'avaienteusurletard...Raisonpourlaquelleilss'étaientopposésàsoninscriptionàYale.Ilsnesupportaientpasl'idéedelesavoirsiloin.Etvoilàqu'unhommeenblouseblancheleurexpliquaitqueleurfilsadorélesavaitdéfinitivementquittés.Têtebaissée,MmeChapmanpleuraitdoucement.Sonmaril'avaitenlacéed'unbrasprotecteur.IlavaitsanglotésansretenuequandilavaitsuquePhillipétaitmort,tuésurlecoup,lescervicalesbriséesnet.— Les analyses ont révélé une petite quantité d'alcool dans son sang. Passuffisammentcependantpour leconsidérercomme ivreaumomentde l'accident,bienquesesréflexesaientpuenêtreamoindris.Le docteur ne l'avait pas ouvertement mis en cause, mais l'allusion n'avait paséchappéauxparentsdésolés.MmeHutchinson,laconductricedel'autrevéhicule,avaiteuunecrisedenerfs,poursuivit-il,cequineparutpasémouvoirlesChapman.Lenomdecettefemmeleurimportaitpeu.Leurfilsétaitmort,etc'étaitlaseulechosequi comptait. Ils semoquaient du reste. Les expertsn'avaient tiré aucuneconclusionquantàquiincombaitlaresponsabilitédel'accident...LechagrindelamèredePhillipsemuasoudainencolère.Elleredressalatêteet,lementonhaut,elle dévisagea son interlocuteur d'un œil implacable, semblable à la lionne se

préparantàdéfendresonpetit.—Est-cequeMmeHutchinsonapassél'alcootest,monsieur?On lui répondit par la négative. Aux policiers chargés de l'affaire, la femme dusénateuravait fait l'effetd'unepersonnesobre,au-dessusde toutsoupçon.MmeChapmanlançaunregardconsternéàsonmari.Furieux,ilpritlarelève.Avocatderenom, Tom Chapman exprima son indignation devant ce qu'il n'hésita pas àqualifierdebavurepolicière.Lefameuxtestportaitatteinteàlaréputationdesonfils,alorsque,surleurintimeconviction,sanspreuveaucune,lesreprésentantsdel'ordreavaientomisd'appliquerlaloiàlaconductricedelaLincoln.—Qu'est-cequevousessayezd'insinuer?gronda-t-il.Quemonfilsestresponsabledel'accidentparcequ'iln'avaitquedix-septansetavaitingurgitéundemi-verredevin?Alorsqu'unefemmeadulte,revenantd'uneréceptionoùelleapus'enivrerentoutequiétude,aétéjugée«au-dessusdetoutsoupçon»sursabonnemine,sousprétextequ'elleestmariéeàunhommepolitique?Tremblantd'uneragequinedemandaitqu'àexploser,TomChapmanagitaundoigtvindicatifsouslenezdudocteur.—Jevousinterdisdetraitermonfilsd'ivrogne,rugit-il,sivousnevoulezpasvousretrouver avec une plainte pour diffamation sur le dos. D'après le test, sonalcoolémieétaitloindutauxlégal.Jeconnaismongarçon,monsieur.Ilneboitpas.Oualorstrèspeu.Certainementpasquandilconduit...LavoixdeTomChapmanavaitdéraillé.Sacolèretombad'unseulcoup,alorsquel'intolérabledouleurd'avoir perduPhillip refaisait surface. Il avait voulu jeter leblâmesurquelqu'un,commepourvengersonfilsmortetadoucirsaproprepeine...Et ils'étaitsoudainrenducomptequ'iln'existaitpasderemèdeàsonchagrin.Aprésent, ses reproches se retournaient contre lui. Pourquoi étaient-ils partis àCarmel ? Pourquoi l'avaient-ils laissé tout seul ? Phillip n'était qu'un adolescent,aprèstout,presqueunenfant...lapreuve!Deslarmesluibrûlèrentlesyeuxetilregardasafemmedont leregardreflétait lemêmedésespoir.Faireunesclandrel'avaitaidéàsurmontersondeuilpendantunbrefinstantmais,revenueenforce,l'atrocesouffrance le transperçait commeunglaive.Peuaprès,dans la salledesurgences,ilpritsafemmedanssesbrasettousdeuxsanglotèrentlonguement.Enpleurs,ilss'étaientassisdansuncoind'unedesnombreusessallesd'attente.Unflash les fit sursauter. Un photographe les avait reconnus. Tom fit mine de seredresser,commepourempoignerl'intrus,etretombalourdementsursachaise...Ilnepermettraitplusàsadétressedel'emportersursadignité.Ilavaitcompris,tout comme sa femme, que leur douleur s'étalerait le lendemain à la une desjournaux, parce que la conductrice de la Lincoln était une célébrité locale. Unscoopbientroptentantpourlesreporters.Harassé,Tomfermalesyeux,croyantapercevoirdansuntourbillonlesmanchettesdesjournaux,lestitresdesactualitéstélévisées.Lafemmedusénateuravait-elleprovoquél'accidentmortel?Etait-elleuneinnocentevictimedescirconstances?Alors,àquilafaute?AujeuneChapman?Etait-il ivre? irresponsable? simplement trop jeune? Certains journalistes nemanqueraientpasdefouinerdanslepassédeLauraHutchinsonàlarecherchedequelque faille.Et, naturellement, l'inévitable questionde la drogue seposerait àproposdesoccupantsdelaMercedes.Ladisparitiond'ungarçondedix-septans,le

deuilcrueldesesparents,lefaitqu'unejeunefillesoitestropiéeetqu'uneautreaitfrôlélamort,serviraientd'appâtsàlapresseàsensation.Ils quittèrent l'hôpital un peu plus tard, il était inutile de rester dans ce lieu dedouleur.Unepartiedeleurâmeétaitrestéedanslachambrefroideoùladépouillede Phillip reposait sur un chariot. Mary et Tom Chapman avaient contemplé ensilencelafiguredeleuruniqueenfantsurlaquellelamortavaitapposésonmasquelivide.DenouveauxsanglotsavaientsecouéTom,tandisqueMarysepenchaitsurlefrontglacépourydéposerunultimebaiser.Duboutdesdoigts,elleavaitcaressélevisagedesonfilsavecunedouceurinfinie.Elleseremémorasanaissance,dix-septansplustôt,lorsqu'ellel'avaittenudanssesbras,submergéeparlajoied'êtresamère.Letempsn'effaceraitjamaiscesouvenir.LamortluiavaitarrachéPhillipbrutalement.Ellenelereverraitplus.Ellen'entendraitplussonrire,nelesuivraitplus du regard quand il traversait la pelouse à grandes enjambées. La ported'entréeneclaqueraitplussursonpassage,elleneriraitplusàsesplaisanteries,nerecevraitplussesbouquetsdefleurspourlafêtedesmères...Elleneleverraitpasdeveniradulte.Sadernièreimagesegravaàjamaisdanssamémoire,figureblafardeetfigée.Lesphotographeslesguettaientàlasortieetilseurenttouteslespeinesdumondeàsefrayerunpassagejusqu'àleurvoiture.Surlecheminduretour,TomChapmandéclara qu'il comptait se battre pour préserver la mémoire de leur fils. Il nelaisseraitpersonneutiliserPhillipàseulefindeprotégerl'épousedusénateuroulesiègedecelui-cilorsdesprochainesélections.Marynel'entendaitpas...Sonespritreproduisait inlassablement levisagelividedePhillip,quandelle l'avaitembrassépourladernièrefois.Lanuitpâlissait...Assiscôteàcôtedansunesalled'attentepresquedéserte,PageetTrygves'étaientretranchésdansl'attente.Leursfillessetrouvaienttoujoursenchirurgieettousdeuxavaientl'impressionqu'uneéternités'étaitécoulée...Enfin,lesoleilpointapar-dessuslescollinesverdoyantesdeMarinCounty.Lesténèbresreculèrentdevantlalumière,cequiauraitpupasserpourunbonaugure.Maisquipouvaitledire?Lanouvellejournéeprintanières'annonçaitaussisplendidequelaprécédente.Paspourtoutlemonde.DanslecœurdePagerégnaitl'hiver,avecsasinistrecohortedeneige,debrouillardetdeglace.—JerepenseàcequeleDrHammermanaditausujetd'Allison,dit-elledansunmurmure.Comaprofondousévères infirmitésphysiquesoumentales.Seigneur !Commentpeut-onvivreavecça?(SesouvenantsoudaindeBjorn,elleréprimaunsursaut.)Oh,Trygve,jevousdemandepardon.—Nevousexcusezpas.Jecomprendsvotredésarroi.JeressenslamêmechoseàproposdeChloéetsesjambes.J'aiéprouvélemêmeeffroiquandj'aisuqueBjornétaitatteintdemongolisme.Elleleregarda:cheveuxébouriffés,chemiseétriquéesurunjeandélavé,unepairedetennisusésauxpiedsetpasdechaussettes.Elleabaissalesyeuxsursonpropresweaterdejardinageetellesesouvintqu'ellenes'étaitpasdonnélapeinedesecoiffer.

—Nousformonsuncurieuxtandem,tous lesdeux,vousnetrouvezpas?dit-elleavecunsourire.Enfait,vousavezl'airplussoignéquemoi.J'aiquittélamaisonsivite!Encoreheureuxquejenesoispassortieenchemisedenuit.Illuisouritpourlapremièrefois,etsonvisagepritalorsuneexpressionjuvénile,encoreadoucieparlesgrandsyeuxbleusauxcilsépais.—LepantalonappartientàNick,lachemiseàBjorn.Dieuseulsaitàquisontleschaussures.Pasàmoientoutcas.Jelesaitrouvéesdanslegarage,sinonjeseraisvenupiedsnus.Ellehochalatête.Ilsavaienteulamêmeréactionenapprenantl'atrocenouvelle.Elleseditqu'ilfallaitabsolumentjoindreBrad.Uncauchemardeplus.Siseulementellepouvaitluiannoncerqu'Allisonétaitvivante,qu'ilyavaiteuuneamélioration,silégèrefût-elle,unelueurd'espoir...LavoixdeTrygveinterrompitlefluxdesespensées.—QuandlemédecinnousaexpliquélehandicapdeBjorn,çaaétéaffreux.Danas'estmiseàdétestertoutlemonde,ycomprismoi.EtBjorn,biensûr.Ellerefusaitd'admettrequ'ellen'avaitpasmisaumondeunbébéparfaitementsain.Pourelle,ce bébé était une véritable calamité, et puis elle a décidé de le confier à uneinstitutionspécialisée.—Pourquoinel'avez-vouspasfait?«Bradn'auraitsansdoutepasacceptédevivreavecunenfantanormal»,pensa-t-elle.—Parcequejen'ycroispas.Peut-êtreàcausedemonéducationnorvégienne.Onne résout pas un problème simplement en lui tournant le dos. Les vieillards, leshandicapésmentaux,lesinfirmesfontpartiedelavie.Lemonden'estpasparfait.Chacunmérite saplaceau soleil.Danaayant rejetéBjorn, j'ai décidéde l'aider.Nous nous sommes débrouillés pasmal, vous savez. Il estmoins handicapé qued'autres... Il est limité, c'est vrai, mais pas dépourvu de capacités. C'est unexcellentcharpentier,parexemple.Ilestcréatif,affectueux,loyal,ilnemanquepasd'humour et en plus, il est bon cuisinier. Son sens des responsabilités s'estdéveloppéàunpointtelqu'actuellement,jeluiapprendsàconduire.BjornneserajamaiscommeNick,oucommevousetmoi.Iln'irapasàl'université,nedirigerajamaisunebanque,nedeviendrapasmédecin.Ilseralui-même,avecsespropresjoies,sesproprespeines.Ilmènerasavieselonsescapacités,dumoinsjel'espère.—Vousluiavezénormémentapporté,fitremarquerPage.Ilaeudelachancedevousavoir.« Brad aussi avait eu de la chance », songea-t-il. Il estimait que Page était unefemmeremarquable.Ellevenaitd'encaisseruncoupquiauraitanéantiplusd'unepersonnedesaconnaissance.Etelleavaitencorelecouragedepenserauxautres:sonfils,sonmari,lesChapman.—Il lemérite,répondit-il.Bjornestungosseépatant. J'ignorecomment ilauraitévoluédansuneinstitution.Entoutcas,cheznousilasaplace.C'estluiquifaitlescoursesetilentireunegrandefierté.Ilarrivemêmequejepuissecomptersurluidavantagequesurmesautresenfants.—Vousneregrettezjamaisqu'ilnesoitpasplus...plusdoué?—Ilestaussidouéqu'ilpeutl'êtredanssoncas.Ilafournideseffortssurhumains

pourprogresseretjesuisfierdelui.—Jen'arrêtepasdemedemandercommentjeparviendraiàm'habitueraunouvelétatd'Allison,murmuraPage,songeuse.Amoinsdenepastenircomptedupassé.Detoutrecommenceràzéro.Etdesecontenterdesprogrèsqu'elle fera,mêmes'ilssontinfimes.Mais,monDieu,commentoubliercequ'elleaété?Commentsecontenterdesipeu?—Jenesaispas...Commencezparvousréjouirdufaitqu'ellesoittoujoursenvie.Pageinclinalatête,réalisantsoudaincombienilavaitraison...Ilétaitpresquehuitheures du matin à la pendule murale lorsqu'elle décida d'appeler un descollaborateursdeBrad,afind'essayerde le joindre.Elles'excusaauprèsdeDanBallantinedeledérangersitôt,puisluiexpliquabrièvementlaraisondesonappel.— Brad doit jouer au golf avec le PDG d'une grosse entreprise de Clevelandaujourd'hui. Un de vos clients... Je vous en prie, Dan, tâchez de le joindre parl'intermédiairedecethomme.Soncorrespondantle luipromit.Il laisseraitausecrétariatduPDGlenumérodel'hôpitalàl'intentiondeBrad,sanstropdedétails,afindenepasl'affoler.—JesuisnavrépourAllie,Page.J'espèrequetoutsepasserabien.—Moiaussi.Mercipourvotreaide.Danlarappelaaustandarddesurgencesuneheureplustardenviron.Ilavaiteuautéléphone le président de la compagnie avec laquelle ils étaient en affaires àCleveland.Cedernier avait bien rendez-vous avecM.Clarke,mais seulement lelendemain, avait-il dit. Ils n'avaient jamais projeté de partie de golf le dimanchedanslajournée.—C'estbizarre.Bradadit...oh,çanefaitrien,j'aidûmalcomprendre.Ehbien,jen'aiplusqu'àattendresoncoupdefil,dit-elled'unevoixlasse.Ellen'avaitnilaforcenilecouragedeseposerdesquestions.C'étaitsansdouteunmalentendu,unrendez-vousannuléàladernièreheure.Elleretournadanslasalled'attente,ets'assitprèsdeTrygve,surunechaiseinconfortable.—Ilsn'ontpaspulecontacter.Ilestprobablequ'ilappelleraàlamaisonetJanelerenverraici.PauvreBrad!J'ensuismaladepourlui.Trygve lui adressa un sourire compréhensif. Il avait les traits tirés, une barbenaissanteluihérissaitlesjoues.—J'aiappeléDanaàLondres,pendantquevousétiezautéléphone.Ellerentraitd'uneexcursionàVenise.Elleacommencéparverserquelqueslarmes,aprèsquoiellem'aaccablédereproches,commed'habitude.Toutestmafaute!J'auraisdûsavoiravecquiChloésortait,mieuxsurveillersesalléesetvenues,luiimposerunedisciplineplus stricte.Peut-êtrea-t-elle raison.L'ennui, c'estque lesadolescentsontsoifd'indépendance.Onnepeutpasjouerlescerbèresvingt-quatreheuressurvingt-quatre. D'ailleurs, la plupart du temps, elle méritait ma confiance. Jusqu'àhiersoir...—CommeAllie.C'estdeleurâge,jesuppose.Ellesn'ontdecessedevolerdeleurspropresailes.Saufqu'ellesavaientpayécherleursdésirsd'indépendance.—D'aprèsDana,toutestarrivéparmafaute.—Etvouslepensezaussi?demanda-t-elletranquillement.

—Pasvraiment.Jenesaispas...Jemeledemande...Ellepourraitavoirraison.—Elleatortetvouslesavez.Ils'agitd'unmalheureuxconcoursdecirconstances.Amoinsqu'onn'incriminelaconductricedel'autrevoiture...Curieusement, rejeter la faute sur LauraHutchinson leur procurait une obscuresatisfaction.Commesil'innocencedePhillippûtchangerquelquechoseàl'incidenttragiquequiluiavaitcoûtélavie.Le chirurgien orthopédiste passa la tête par la porte entrebâillée de la salled'attenteetTrygvebonditsursespieds.—Bonnesnouvelles,monsieurThorensen,l'opérations'estbiendéroulée.Chloéavaitperdubeaucoupdesang,poursuivit-il.Son invalidité la ferait souffrirpendantuncertaintempsmaiselleréussiraitsansdouteàrécupérerl'usagedesesjambes.Lebassinavaitétéréparé,laprothèsedehanchemiseenplace,elleavaitdes broches dans les deux jambes, que l'on retirerait d'ici un ou deux ans.Naturellement,sacarrièrededanseuseétaitterminée.Pourtant,grâceàdesexercicesderééducation,elleremarcherait,danseraitmêmeàl'occasion,auraitpeut-êtredesenfants.Toutdépendaitdessemainesàvenir.Trygvesentitdeslarmesdegratitudeluimouillerlesjoues,pendantquelechirurgienluiparlait.Chloésetrouvaitensallederéveiloùelleresteraitjusqu'àmidi.Ensuite,elleseraittransportéedansl'unitédessoinsintensifsavantd'êtreinstalléedansunechambreindividuelle. Le chirurgien évoqua la possibilité d'une ou deux transfusions, plustarddanslajournée,puisdemandaàTrygvesiluiouundesesfilsavaientlemêmegroupesanguinquelapatiente.—Tous!réponditTrygve,àlagrandejoiedupraticien.—MonsieurThorensen,allezdoncvousreposerquelquesheureschezvous.Votrefille va bien, maintenant. Quand vous reviendrez cet après-midi, elle sera enréanimation.Votremauvaiseminepourraitl'inquiéter.Trygve ébaucha un sourire. Il mourait d'envie de faire une bonne sieste maisdétestait l'idéedelaisserPagetouteseule.Allisonn'étaitpasencoresortiedelasalled'opération... Ildécidaderester,etallas'étendresuruncanapéauconforttoutrelatif,aufonddelasalled'attente.Pageauraitagidemêmepourlui,iln'endoutaitpas.Combien d'heures s'écoulèrent ? La notion du temps avait acquis cette espèced'irréalitépropreauxrêves.Midivintetpassa.Chloéquittalasallederéveilpourleservicedessoinsintensifs.Elleseremettaittoutdoucementdel'anesthésie,maiselle reconnut son père, comme à travers une nappe de brouillard. Ses douleursavaientdisparu,bienqued'innombrablestuyauxlarelientàdifférentsappareils.—Commentva-t-elle?demandaPageàl'instantoùellel'aperçut.Elle avait appelé chez elle pendant qu'il était auprès de sa fille. Jane avaitdécroché, fidèle au poste, puis la voix d'Andy avait retenti sur la ligne. Le petitgarçons'inquiétaitdudépartdesamère,toutautantquedelaprétenduemaladiedesasœur.IIétaitencoretropjeunepourqu'onluidiselavérité,estimaPage.Dumoinspastantqu'ellen'avaitpasparléàBrad...Brad,quin'avaitpasencoredonnésignedevie.SelonJane,ilnetarderaitplusàsemanifester.— Complètement dans les vapes, sourit Trygve. Elle a l'air d'aller, si l'on fait

abstraction de toutes cesmachines diaboliques auxquelles elle est branchée. Lapauvre petite est exsanguemais elle a échappé au pire.Rien que pour ça, nousdevrionsenêtrereconnaissants.—Lareconnaissance!fitPage,circonspecte.Encoreungrandmot!Acetteheure-ci,hier,Allieétaitunefilledequinzeansenpleinesanté,quimetarabustaitpourm'empruntermonsweaterdecachemirerose.Aujourd'hui,elleestsurune tabled'opération en train de livrer une bataille contre la mort et je suis supposéeéprouverdelagratitude,sousprétextequ'ellen'estpastotalementmorte...Vousvoyezcequejeveuxdire?Il comprenait parfaitement. Les gens ne cessaient de lui dire la même chose àpropos de Bjorn. Il avait bien de la chance, son garçon étaitmoins attardé qued'autres... Comme si la souffrance d'autrui pouvait le consoler de la sienne. Etquandonluidisaitqu'ilyavaitpire,ilavaitenviedehurlerqu'ilyavaitmieuxetquesonfilsauraitpunaîtrenormal.Ilfinitparrentrerchezluiauxalentoursdequinzeheures,justepourprendreunedouche, sechangeret rassurer lesgarçons.Durantsonabsence, lanervositédeBjornn'avaitcesséd'augmenter.Sonangoisses'apaiseraitpeut-êtres'ilvoyaitsasœur,car iln'arrivaitàappréhenderque lessituationsconcrètes.Le faitque lesgensqu'ilaimaitpouvaientmourirleterrorisaitlittéralement;lanotionmêmedelamort,tropabstraite,perturbaitl'espritdupetitgarçonqu'ilétaitresté,malgrésesdix-huitans.—N'hésitezpasàm'appelerencasdebesoin,avaitditTrygveavantdes'enaller.Pageavaitcontinuéàmonterlagardedanslasalled'attentequ'emplissaientpeuàpeudesbrouhahasdevoix.Elleavaitsongéàappelersamèremaisavaitchangéd'avis.Ellenes'ensentaitpaslecourage.Nilaforce.EtBradquinesavaitrienencore!«Qu'ilm'appelle,monDieu,qu'ilm'appelle!»Elle n'eut aucune nouvelle d'Allison jusqu'à seize heures. La porte vitrées'entrouvritsurunaide-soignantqui lui fitsigned'approcher.Ellebondit.Sa filleavaitbiensupportél'opération,déclara-t-il.Sonétatdemeuraitstationnaire,cequiétaitprévisible,etelleavaitbesoind'unetransfusion.—Noussommesdumêmegroupesanguin,luiditPage.Ellelesuivitdansunepetitepiècemaléclairéeoùilluipritundemi-litredesang...Cefutjusteaprèsquelecoupdefiltantattenduarrivaaustandarddesurgences.Brad,enfin!Pagepritlacommunicationdansl'unedescabinesquis'alignaientaufondduhall.—BonDieu,Page,oùes-tu?Janem'aditdetecontacteràcenuméro.Quelqu'unadécrochéendisant«hôpitalgénéraldeMarin,j'écoute».—Oui,Brad,jesuisàl'hôpital.(Elleluttavaillammentcontresafatigue,cherchantdésespérémentlesmotsadéquats.)Ecoute,monchéri...Deslarmesnoyèrentsavoix.—Page,tuvasbien?Quesepasse-t-il?Pendantunbrefinstant,ils'étaitdemandésiellen'étaitpasenceinte...siellen'étaitpastombéedel'escabeau,commel'autrefois...—Chéri,Allieaeuunaccident.Laquestionfusaaussitôt!—Ellevabien?

—Non,malheureusement.Elleaétéblesséedansunaccidentdevoiturehiersoir.Jesuisdésoléedete l'annonceraussibrutalement. J'ai tenté l'impossiblepourtejoindreàClevelandmaistuavaisannulétapartiedegolf.—Ah...oui,biensûr...j'aieuàfaire...Quias-tuappelé?— Dan Ballantine. Il a téléphoné à ton client de Cleveland pour lui laisser unmessageàtonintention.Tunem'aspaslaissélenometlenumérodetonhôtel.—J'aioublié!répondit-ild'unevoixdanslaquellepointaitunsoupçond'irritation.Mais parle-moi d'Allie. Comment va-t-elle ? Que veux-tu dire par accident devoiture?Quiconduisait?Thorensen?—Non...Enfait,elleetChloésontsortiesavecdeuxgarçons. IlssontentrésencollisionavecuneLincoln.(Savoixdéraillaetelledutdéployerunefforttitanesquepourpoursuivre).Elleaeuunefractureducrâne,Brad.Plusunesévèrecontusioncérébrale. Elle a été hospitalisée dans un état critique. Actuellement, elle estencoreenchirurgie.—Quoi?Tulesaslaissésl'opérersansmedemandermonavis?Nomd'unchien,Page,qu'est-cequit'apris?—Jen'avaispaslechoix.D'aprèslechirurgien,c'étaitunequestiondevieoudemort.—Balivernes!Tuavaisledroitd'exigerundeuxièmediagnostic.Tunousledevais,àAllieetàmoi.Ilsemblaitincapabledeseraisonner,deréagirautrementqueparlacolère.—Jen'avaispas letemps.Jenepouvaisqueprier,espérerunmiracle.ElleétaitentrelesmainsdeDieu...etdeschirurgiens.—Etmaintenant?Commentva-t-elle?—Jetel'aidit.Elleesttoujoursaublocopératoire.Çafaitplusdedouzeheures.—OhmonDieu,marmonna-t-ild'unevoixindistincte.Commentest-cearrivé?Quiconduisaitlavoiture?—UngarçondunomdePhillipChapman.—Enétatd'ivresse,jesuppose.Jevaisluicasserlafigure,àcepetitsaligaud.Savoixchevrotaitàl'autreboutdelaligne.-Oh,Brad,ilestmort.Ilsétaientquatredanslavoiture.L'und'euxs'enestsortiavec une légère commotion. Chloé a été grièvement blessée, elle aussi, mais jecroisqu'elles'enremettra.EtAllie...onn'ensaitrienencore.Tudevraisrentrer,monchéri,nousavonsbesoindetoi.—Jeserailàdansuneheure.Pagesesentitrassurée.EllesavaitbienqueBradneseraitpaslàd'iciuneheure.Clevelandétait bien trop loin,mêmes'il trouvaituneplacedans leprochain vol.Mais il venait.Un soupir de soulagement souleva la poitrine de Page. Elle avaitdésespérémentbesoindesaprésence.LecielluiavaitenvoyéTrygvedurantcetterudeépreuve,maisBradétaitsonmari.—J'arrivedèsquepossible,dit-ild'unevoixoppressée.—Jet'aime,chuchota-t-elle.Jesuiscontentequetureviennes.—Moiaussi,dit-il,etilraccrocha.Bradpoussalaportedesurgencesàdix-huitheures,uneheureexactementaprèsleur entretien téléphonique. Page venait d'apprendre qu'Allison avait survécu à

l'opérationetquelesheuressuivantesseraientdécisives.—Elleesttoujoursdansunétatcritique.Aucun autre commentaire n'avait franchi les lèvres du chirurgien. Il fallait secontenterdesavoirqu'elleétaittoujoursenvie.«Enfin,unebonnenouvellepourBrad», avait-elle obscurément songé sansparvenir à comprendre, toutefois, parquelmiracle il était revenuaussi vite. Immédiatement il exigeade rencontrer lechirurgienqu'ilbombardadequestions.Endépitdesoninsistance,lepraticiennel'autorisa pas à voir Allison, qui resterait en salle de réveil jusqu'au lendemainmatin.— Comment as-tu accompli cet exploit ? s'enquit Page peu après, par-dessus legobeletcontenantuncaféinsipide.Commentes-turevenuaussivitedeCleveland?Ilsavaientprisplacedansunesalled'attentepleinedemonde.Ilhaussalesépaulesensirotantunegorgéedesonbreuvagetiède.Leursyeuxserencontrèrentetunesensationsingulièreenvahitlajeunefemme.—Brad,oùétais-tu?PlusieursheuresdevolséparaientClevelanddel'aéroportdeSanFrancisco,sansparlerdutrajetenvoiturejusqu'àl'hôpital.—Qu'est-cequeçachange?Iln'yaqu'Allisonquicompte.LeregarddePagecherchafébrilementceluidesonmari,quisedérobait.—Jenesuispasd'accord.Noussommesimportantsaussi.Oùétais-tu?répéta-t-elled'unevoixaiguë,discordante.Jet'aiposéunequestion.Il finit par soutenir son regard. Il y avait dans ses prunelles sombres une drôled'expressionqu'elleneluiavaitjamaisvueauparavant.—Etj'aichoisidenepasterépondre,celatesuffit?Jesuisrevenuaussivitequej'aipu,pointfinal.UnemainglacéeempoignalecœurdePage.«Cen'estpasjuste!»Perdredeuxêtreschersdanslamêmejournéerelevaitdel'absurde.—Tun'étaispasàCleveland!assena-t-elle.Ildétournalatête,sansunmot.

5

Les visites en salle de réveil étant interdites,Brad jugea sa présence à l'hôpitalinutile.—Atoutàl'heure,dit-iltranquillementàPage,avantdes'éclipser,commes'ilnes'étaitrienpassé.Elle était sur le point de partir à son tour, lorsque Trygve arriva. Ses deux filsl'accompagnaient.—BradestrentrédeCleveland,annonça-t-elle,ensegardantbiendementionnerlereste.Il la regarda en fronçant les sourcils, alors qu'elle saluait aimablement les deuxgarçons. Il lui trouva unemine de papiermâché. Elle avait décidé de retournerchezellependantdeuxoutroisheuresmaisellecomptaitrepasserdanslasoirée,ajouta-t-elle.—Tâchezdevousreposerunpeu,suggéra-t-il.Vousenavezbesoin.—J'essaierai.Elle lui adressa un petit sourire, mais l'angoisse lui tirait les traits et ses yeuxressemblaientàdeuxgouffrespleinsdetristesse.—Prenezsoindevous,cria-t-il,alorsqu'elles'éloignait.Lorsqu'elle arriva à la maison, Jane Gilson était partie. Brad avait entrepris deraconteràAndylesmésaventuresdesagrandesœur.Celle-cis'étaitblesséeàlatête, luiexpliqua-t-il, etelleavait subiune interventionchirurgicaleavecsuccès.Elle recouvrirait très vite la santé, serait bientôt de retour parmi eux et toutredeviendraitcommeavant.Rassuré, le petit garçon alla jouer dans le jardin, suivi de Lizzie. Par la porte-fenêtredusalon,Pagepouvaitlevoircourirsurlapelousevertpomme,lachiennesursestalons.— Je crains que tu ne lui aies brossé un tableau trop optimiste de la situation,observa-t-elleàl'adressedesonmari,sansseretourner.Unepléthoredequestions sebousculaientdans sonespritmaiselleavaitpris larésolutiondenepasenparleravantqueleurfilssoitcouché.—Qu'est-cequej'aiditencore?protestaBradd'unevoixtendue.Sonvisageaccusaitune immensefatigue.Ason inquiétudepourAllisonsemêlaitunefrayeurnouvelle.Ilsavaitquel'accidentallaitentraînerdanssonménageunecrisesusceptiblederavagerplusdeseizeansdeviecommune.—Qu'elleallaitrécupérer,ditPagelentementenluifaisantface.Nousn'ensavonsrien.—Hammermanm'aditqu'elleavaitunebonnechancedes'ensortir.—Oui,maisdansquelétat?Dans lecoma?commeun légume?ousévèrementhandicapée?Tun'avaispasledroitdedénaturersesproposàseulefindedonneràAndydefauxespoirs.

—Etquevoulais-tuquejefasse?Quejeluimontrelesradiosdesoncrâne,peut-être?Pourl'amourduciel!Page,Andyn'estencorequ'unenfant.Laisse-lesoufflerunpeu.TusaiscombienilaimeAllie.—Jel'aimeaussi,commeAndy...ettoi...pourtantjerefusedelebercerdefaussesillusions.Etsiellemeurtcesoir?Siellenesurvitpasauchocopératoire?Nousluidironsquoi,alors?—Je...jenesaispas.Nousaviserons,murmura-t-il,désarçonnéparladuretédesproposdesafemme.—Etnous?neput-elles'empêcherd'ajouter,deslarmestraçantdessillonsbrillantssursesjouespâles.Quandaurons-nousuneexplication?Quesepasse-t-il,Brad?—Pasmaintenant,jet'ensupplie!Sansl'accidentd'Allie,tun'auraisjamaisriensu.D'ailleurs,tuaseutortdedemanderàDandem'appeleràCleveland.—Pourquoidonc?Elle le fusilla d'un regard outré. Leur fille avait failli mourir et il lui reprochaitd'avoiressayédeleprévenir.—Parcequemaintenant,ilatoutcomprisetiln'apasàsemêlerdemesaffaires.— Tout compris, quoi? Et moi, que dois-je comprendre ? Que j'ai été stupide ?Combiendefoism'as-tumenti?Elleignoraitoùilétaitallé.Entoutcas,ellesavaitquecen'étaitpasàCleveland.—Làn'estpaslaquestion.Il avait adoptéuneexpressionennuyée,presquedésinvolte,mais ellen'avaitpasl'intentiondeluilaisserunesecondederépit.—Si, justement!hurla-t-elle. Je t'aipris lamaindans le sacceweek-end. J'ai ledroitdesavoiroùtuétaisetavecqui.Ils'agitdemavieaussi,aucasoùtul'auraisoublié. Tu n'es pas libre de t'amuser derrière mon dos en me racontant deshistoiresàdormirdebout.Ehbien,j'attends!Quesepasse-t-ilexactement?Ilhaussalesépaulesaveclassitude.—Tuastrèsbiencompris!Faut-ilquejetefasseundessin?Elle blêmit, et le regarda fixement, les yeux agrandis de stupeur.Quelle était lasommedepeinequepouvaitconteniruncœuravantd'exploserenmillemorceaux?Elleauraitsouhaitéqu'ilnie tout farouchement,qu'ilproclameson innocence,aulieudeluirévélercrûmentlavérité.Unevéritéque,aufond,ellen'avaitnulleenvied'entendre.—C'estnouveau?—Jenecomptepasentamerunediscussionavectoiàcesujet,Page.—Non?Moisi,enrevanche.Nousavonscommencécepetitjeuamusant,ayonslecouraged'allerjusqu'aubout.S'agit-ild'unepersonneimportantepourtoi?—Chérie,jet'ensupplie!Pourquoiparlerdeçamaintenant?— Parce que ça ne peut pas attendre. Je ne me contenterai pas d'explicationsnébuleuses.Puisquetuespasséauxaveuxsifacilement,dis-moitout.Depuisquanddure cette petite fantaisie ?M'as-tu déjà trompée par le passé... et pour quelleraison?Ellel'enveloppad'unregardempreintdedétresse,savoixnefutplusqu'unmurmure:Quenousest-ilarrivé?Pourquoiest-ceque jenemesuisaperçuederien?Etait-elleaveugleaupointd'ignorerquesonmariageallaitàladérive?Yavait-ileu

des signes qu'elle n'avait pas su déchiffrer? Elle n'aurait pas su le dire... Brads'était laissé tomberpesammentsur lecanapé, levisagecrispé. Il avait toujoursdétesté lesconfrontationsavecelle. Ilauraitdonnédixansdesaviepourévitercettedispute.Pouresquiverceregardaccusateurquilebrûlait.Hélas,dorénavant,la chose semblait inévitable. Peut-être était-ce aussi bien... De toute façon ellel'auraitappristôtoutard.—J'airencontréquelqu'un,ilyaunmoment.Jenet'enaipasparlé,croyantqu'ils'agissaitd'unflirtsanslendemain.—Maisiladuré.C'estsérieux?Ilneréponditpas,maissesyeuxl'avaienttrahi.LecœurdePagecessadebattre...Cetteaventuren'avaitriend'uneidylleéphémère.Çasentaitàpleinnezlaliaisonrégulière.Elledéglutitpéniblementensedemandantsicetteinfidélitén'avaitpassonnéleglasdeleurmariage.—C'estsérieux?répéta-t-elledansuneglapissementrauque.—Çasepourrait.Jen'ensaisrienencore.Lafaçondontilavaitcourbél'échinédénotaitunprofonddésarroi...Ellerevintàlachargesansmerci.—Depuisquandvois-tucettepersonne?Depuisquand,danssacrédulitéimbécile,seprenait-ellepouruneépouseheureuseenménage?—Depuishuitmoisenviron.Toutacommencépendantunvoyaged'affaires.Elletravaille pour notre département créatif et nous sommes allés ensemble à NewYork,afindeprésenterunprojetdepubàunclient.—Commentest-elle?Une vague de nausée lui souleva l'estomac mais elle avait besoin de réponsesclairesetnettes.Huitmois.Bonsang,huitmoispendantlesquelsellen'avaitpasconçulemoindresoupçon.Fallait-ilêtregourde!—Stéphanieesttrèsdifférente...detoi, jeveuxdire.Elleest indépendante,trèslibre,trèsspirituelle.OriginairedeLosAngeles,elleafaitsesétudesàStanfordetelles'estinstalléeàSanFrancisco.Elleavingt-sixans.Elle...nousnoussommesdécouvertuntasdepointscommuns.Lesmêmesgoûts.Depuisledébut,jen'aipascessédemedirequejedevaisrompreavecelle.Seulement,voilà,jen'aipaspu.IlavaitlevésurPageunregardéperdu,commes'ilquémandaitsacompréhension,samagnanimité,alorsqu'illuiavaitassenélecoupdegrâce.Indépendante...libre...spirituelle...D'autresquestionss'accumulaient,qu'ellen'osaformuler.Elleauraitvoulusavoirsil'autrefemmeétaitbelle,siellefaisaitbienl'amour,s'ill'aimaitvraiment.Maisellesecontentadedire:—Est-cequetuvasmequitter,Brad?—Jen'aiprisaucunedécision.Jesaisquejenepeuxpascontinuercommeça.MonDieu, jemesenssiconfus... (Ilpassanerveusement lesdoigtsdanssachevelurenoire.)Simalheureux.Page continuait de le fixer d'un regard incrédule, comme si elle avait du mal àcroireàcenouveaudésastre.Sespirescauchemarss'étaientréalisés.Allisongisaitsurunlitd'hôpital,inconsciente,etBradétaittombéamoureuxd'uneautrefemme.

—Oùétais-jependanttoutcetemps,chuchota-t-elle,effarée.Pourquoin'yai-jevuquedufeu?Quenousarrive-t-il,Brad?Oùtoutcelanousmènera-t-il?Pourquoies-tutoujoursparmontsetparvauxàjoueraugolf,alorsquejesuisclouéeici,àjouerleschauffeursderamassagescolaire?Nousnoussommeséloignésl'undel'autresansmêmequejem'enrendecompte!—Cen'estpastafaute,commença-t-il.Enfin,si,peut-être,dit-ilaprèsuninstantderéflexion.Nousavonschacunnotrepartderesponsabilitédansl'affaire.Aforcedenouslaissergrignoterparlaroutine...Nemedemandeplusrien,jet'enconjure.Jen'aipaslaréponse.Laréponse,ill'avaitvainementcherchéehuitmoisdurant.—Cesseras-tudelavoir?interrogea-t-elleouvertement.Il parut hésiter un instant, puis elle le vit secouer lentement la tête et elle eutl'impressionquelesolsedérobaitsoussespieds.—Qu'attends-tudemoi,aujuste?Quejefermelesyeuxpendantquetut'envoiesenl'airavecMissCréative?Une fureur sans nom l'avait envahie. Son désespoir le disputait à la colère. Lesmains la démangeaient de gifler Brad. Un désir incontrôlable de le frapper àl'aveuglette,àcoupsdepoing.Desoncôté,Brads'étaitcantonnédanslemutisme.IlcomprenaitparfaitementleressentimentdePage.Ils'enétaitterriblementvouludelatromper,enparticulieràchaquefoisqu'ellel'enveloppaitdesatendresse,desonimmensebesoind'affection.Leshuitderniersmoisn'avaientétéqu'unelonguedescente aux enfers. Il se sentait affreusement coupable vis-à-vis de Page, sanstrouver toutefois le courage de rompre avec Stéphanie. En fait, il n'était prêt àrenoncerniàl'uneniàl'autre.Ilenavaitconcluqu'illesaimaittouteslesdeux.Pasdelamêmemanière,naturellement... IlchérissaittendrementPage, luivouaitunimmense respect. A ses yeux, Page représentait une mère exceptionnelle, uneépouseexemplaire.Unepersonneextraordinaire,unecompagnehorsducommun.Elleincarnaitlafemmequetouthommeauraitvouluavoir.Or,ellen'éveillaitplusson désir. Contrairement à Stéphanie. A la seule vue de celle-ci, ses senss'enflammaient et rien ne semblait pouvoir éteindre le brasier dans lequel il seconsumait.—Qu'est-cequetumeproposes?repritPage,lesyeuxpleinsdelarmes.Faut-ilquejedisparaisse,afinquevouspuissiezfilerlibrementleparfaitamour?Uneondedepurepaniquelatraversasoudain.Allait-ill'abandonner?Déménager?EtAndy?Quelleseraitlaréactiond'Andy?EtAllie?Lavisiondesafillesursonlitde douleur revint la hanter. Son esprit vacilla tout à coup et elle se sentitsubmergéeparuneangoissefolle.—Qu'attends-tudemoi?parvint-elleàmurmureràtraversseslarmes.—Jen'attendsrien.Allisonpasseavanttout.Nousenreparleronsplustard.Onnepeutpasrésoudredeuxproblèmesenmêmetemps.Unesuggestionlogique,quiarrachanéanmoinsàPageunricanementamer.—Ahoui?Quand,alors?LorsqueAllieseréveilleraou...aprèslesobsèques?Letondesavoixfrisaitl'hystérie,maisiln'esquissapaslemoindregesteverselle.Il s'en sentait incapable, trop désemparé pour tenter de la consoler. Un motapaisant,ungestetendreneferaientqu'envenimerlasituation.

—Jenesaispasquelledécisionnousdevronsprendre,Page.Voilàdessemainesetdesmoisquej'yréfléchis,sansaucunrésultat.Iln'yavaitpasd'issue.Iln'étaitpasprêtàquitterPage.NiStéphanie.Celle-cinel'avaitjamaispousséàdemanderledivorce.Sachantqu'ilnepouvaitplussepasserd'elle,elleavaitadoptélastratégiedel'araignée.Bradseraitbienobligéunjourdechoisir.Continueràvivredanslemensongenefaisaitqu'alimentersaculpabilitéàl'égard de Page. Peu à peu, il s'était enlisé dans une situation inextricable.MaintenantquePageétaitaucourantdesaliaison,leursrapportsnetarderaientpasàsedégrader,illesavait.Ilavaitabusédesaconfiancependanthuitmois.Sesfameux voyages d'affaires avaient souvent servi d'alibi à ses escapadesamoureuses.Aprésent,lepièges'étaitrefermésurlui.Ils'étaitbeletbienfichudanslepétrin.CommentensortirsansblesserPage,sesenfantsouStéphanie?—Chérie,jet'enprie,accordons-nousunetrêve.Attendonsqu'Allisonaillemieux,qu'ellesoitaumoinshorsdedanger.—Etaprès?Elleprenaitunmalinplaisiràletourmenteretàsefairedumal.—Jen'ensaisrien...rienencore...—Ehbien,tâchedesavoir.Ettiens-moiaucourantdufruitdetesréflexions.Elle le regardait, se rendant compte soudain qu'elle dévisageait un étranger.L'homme qu'elle avait aimé toute sa vie, auquel elle avait accordé toute saconfiance, lamenait en bateau depuis presque un an.Une partie d'elle-même lehaïssait...l'autretremblaitàl'idéedeleperdre.—Jesuisdésolé,dit-ilaprèsunsilence.Lemotpeuttesemblerpathétiquemais...—Jediraisinadéquat,coupa-t-elle,cinglante.Tumedoisplusquedesexcuses,tunecroispas?Deslarmesétincelaientdanssesyeux,tandisqu'ilssetoisaientàtraverslapièce.LestraitsdePagereflétaientunmépris,unerévolteetunesouffrancequ'ilneluiavaitjamaisvus.— J'ai toujours pensé que de nous deux tu étais la plus forte. Tu avais l'air sioccupée...Jemesuismêmedemandésij'allaistemanquer.L'avait-ellelassé,àsoninsu?Etait-ellefautive?L'avait-elleincitéparsonattitudeàneplusfaireattentionàelle?—Jesupposequenousformonsunbeaucoupledecrétins,déclara-t-elle,d'unevoixpleinedesarcasme.Entoutcas,maperspicacitélaisseàdésirer.—Tuneméritaispasça,dit-ilavecfranchise.Maisluinonplus,pensa-t-ilaussitôt.Ilavaitledroitdevivresapassionjusqu'aubout,aulieudesetraînerauxpiedsdesafemmeenimplorantsonpardon.—Nousméritionstouslesdeuxmieuxqueça,rétorqua-t-elleavantdetournerlestalons.Elle pénétradans la cuisine commeun automate.Avecdesgestes de robot, elleenfournadanslemicro-ondesunepizzapourAndy,qu'elleappelacinqminutesplustard...Impossibledemaîtriserlestremblementsdesesmains.Chaquefoisquelasonnerie du téléphone retentissait, elle se précipitait pour répondre, rongée parune terreur effroyable, croyant à un appel de l'hôpital. Elle oscillait entrel'épouvantedeperdreAllieetledégoûtqueluiinspiraitladuplicitédeBrad.

—Commentçava,champion?demanda-t-elleàAndy,enluiservantsondîner.Bradn'avaitpasbougédusalonetelleavaitlasensationquesavievenaitdefinir.—Çava...Tuasl'airfatiguée,m'man.Lasollicitudedesonpetitgarçonluimitunpeudebaumeaucœur.—Jesuisépuisée,monchéri.Allieesttrèsmalade.—Papaaditqu'elleguériratrèsvite.L'EvangileselonsaintBrad!Etsielleneguérissaitpas?Sielle...qu'avait-doncditBradàcesujet?Ah,oui,ilsaviseraient...—Espérons-le.Lessourcilsblondsd'Andysejoignirent.—Pourquoidis-tuça,m'man?Tunecroispasqu'ellevaguérir?—Jel'espère,répondit-ellesimplement.Ilavaitterminésonrepasetellel'avaitprissursesgenoux,l'entourantdesesbras.Ilétaitencoreassezpetitpourseblottircontreelle.—Jet'aime,m'man.— Je t'aimeaussi,mon trésor,murmura-t-elle d'une voix douce, l'esprit obnubiléparAllie.EtparlatrahisondeBrad.Elle mit Andy au lit après son bain du soir, lui lut un de ses contes préférés.Lorsqu'il s'endormit, elle se réfugia dans sa chambre... la chambre qu'elle avaitpartagéependantseizeansavecsonmari.Lestorebaissé,elles'allongea,fermales yeux, mais le sommeil la fuyait. Son esprit enfiévré cherchait un sens auxévénementsqui,depuislaveille,avaientmisfinàlapériodelaplusinsouciantedesonexistence.Unkaléidoscoped'imageséclatasurl'écrandesespaupières:Allie,inconsciente;Brad,assisdanslesalon,l'airindécis.Unbruitdepasfeutrésluifitlever la tête. La silhouette deBrad se découpait dans le chambranle, en ombrechinoisesurlecouloiréclairé.—Veux-tuquejet'apportequelquechose?Ilnesavaitplusquoiluidire,commentl'aborder.Oneûtditqu'ilsn'étaientpluslesmêmespersonnes.Leuranciennecomplicités'étaitirrémédiablementévanouie.—Tuasdîné?interrogea-t-il.—Non,merci.Ellen'avaitaucunappétit.—Tun'asbesoinderien?Elle fitnonde la tête. Il lui était impossibledevoirBradsanspenseraussitôtàl'autrefemmeetauxhuitmoisqu'ilavaitpassésavecelle.Etavantcela?Quil'avaitprécédée ? Avait-il eu d'autres maîtresses ? Depuis quand la trompait-il ? Etpourquoi?Parcequ'ilnesesentaitplusattiréparelle?Parcequ'ils'ennuyaitàlamaison?Celatournaitàl'obsession...Elleréalisatoutàcoupqu'elleportaitencorelevieuxsweater de jardinage, son blue-jean élimé ; sa main remonta vers ses cheveuxemmêlés.Lacompétitionentreunejeuneetbouillantepublicistedevingt-sixans,diplômée de Stanford et dégagée de toute responsabilité familiale ne laissaitabsolumentaucunechanceàPage.Toutétaitensadéfaveur.—Oùl'as-tuemmenéeceweek-end?Ellefaisaittoutpourlepousserdanssesderniersretranchements.

—Quelleimportance?L'irritationquivibraitdanssavoixranimalacolèresous-jacentedePage.— Aucune. Je me demandais où tu étais passé pendant que je te cherchais àCleveland.—NoussommesallésàJohnGardiner.Ils fréquentaient assidûment ce luxueux clubde tennis àCarmelValley... Il avaitregagné l'appartement de Stéphanie en ville, lorsqu'il avait appelé Page auxurgences.C'étaitlaraisonpourlaquelleilétaitarrivéàl'hôpitalaussivite.Ilavaitattendu autant qu'il l'avait pu, afin de ne pas éveiller des soupçons, mais sonimpatience avait tout gâché. Il avait été incapable de tenir en place plus d'unedemi-heure.—Tudevraismangerunmorceau,dit-il,désireuxdechangerdesujet.SarelationavecStéphanieétaitladernièrechoseaumondedontilavaitenviedediscuteravecPage.—Jen'aipasfaim.Jeprendraiunbain,puisjeretourneraiàl'hôpital.Ellen'avaitplusrienàfaireàlamaison.Etellevoulaitêtreauprèsd'Allie.—Ilsnetelaisserontpaslavoir,tusais.—Celam'estégal.Jepréfèreattendrelà-bas.—EtAndy?s'enquit-ilaprèsunbrefsilence.Reviendras-tuavantdemainmatin?—Tupeuxparfaitementt'enoccuper.Tun'aspasbesoindemoipourleconduireàl'école.C'étaitdoncça?Asesyeux,ellen'occupaitplusquelesfonctionsdemèreetdegouvernante?—D'accord,convint-il.Maisj'aibesoindetoipourautrechose.—Ahoui?railla-t-elle.Commequoi,parexemple?—Page...jet'aime.Desmots...Desmotsvides...perfides...—Vraiment,Brad?Jen'enaipasl'impression.J'aiétémapropredupedepuispasmal de temps. Toi aussi, sans doute. Finalement, ce n'est pas plusmal que nousl'ayonsdécouvertmaintenant.Unedécouvertequineluiavaitprocuréquedelasouffrance.Unesortedeblessureprofonde,quinecicatriseraitjamais.—Désolé,murmura-t-il,sansungesteverselle.Unfossévertigineuxlesséparait.—Moiaussi.Elles'étaitlevéepourpasserdanslasalledebains,oùelleouvritlesrobinetsdelabaignoireengrand,aprèsavoir refermé laporte.Une foisdans l'eau,elle laissalibrecoursàseslarmes.Brad...Allie...Ellesedemanda,affolée,cequelafinduweek-endluiréservait.

6

Pagepassalanuitdudimanchepelotonnéesurunechaiseinconfortabledansunesalled'attentevide.C'estàpeinesielledormit,alorsquelesheuress'égrenaientavecunelenteurexaspérante.ToutsonêtreétaittenduversAllison.Lesdifférentsbruitsdel'hôpital,désormaisfamiliers,lesécœurantesodeursdesdésinfectants,lacraintepermanentequel'onvienneluiannoncerunemauvaisenouvellelatinrentéveillée.Asixheuresdumatin,onl'autorisaenfinàvoirsafille.Unejeuneetjolieinfirmièrelaguidaverslasallederéveil,àtraversundédaledecouloirs.Durantletrajet,l’infirmièrefitl'éloged'Allison:sabeauté,saminceur,sachevelureadmirable.Ellessortirentdel'ascenseurdansuncorridormunideportescoulissantesautomatiques.Pageseforçaitaucalme.Dèsl'instantoùellereverraitAllison,riend'autreneluiimporterait,pasmêmeBrad,ellelesavait.Lavuedesapetite fille couchée sur un lit étroit acheva de la décourager. Son état semblaitavoirempiré.Effarée,Pagedétaillalasilhouetteimmobile.Lebandagestérilequienserraitsoncrânerasé,safigurecreusée.Lesmoniteursetautresmachinesdecontrôle, les écrans cathodiques où serpentaient de mystérieux graphiqueshachurés.Sonregardrevintverslevisaged'Allie;elleétaitàcentlieuesdelà,dansuncomaprofond.L'infirmièredegardetenditàPageunelonguemèchedecheveuxblondsetsoyeuxqu'elle saisit comme s'il s'agissait d'un talisman, les yeux brillant de larmes. Del'autremain,elleeffleuradoucementlajouelivide.Elle resta longtemps debout, les yeux fixés sur le petit visage figé, contenant àgrand-peine ses sanglots. Seulement deux jours plus tôt, la vie leur souriait...Comment en étaient-ils arrivés là en si peu de temps ? De quelle manière leurbonheur s'était-il effrité aussi vite ? Du fond de sa mémoire surgit le souvenird'Andydanssacouveuse,soncorpsminusculecriblédetuyaux.Làaussi,elleavaitpassé des heures à le regarder, en priant pour qu'il vive. Et le miracle s'étaitproduit.Elle finit par s'asseoir sur un petit tabouret près du lit, glissant doucement àl'oreilleenfouiesouslespansements:—Jenetelaisseraipaspartir,machérie.Jamais...Nousavonstropbesoindetoi.Jet'aimetellement.Ilvafalloirquetutebattes,monamour,monbébé...tuserastoujoursmonbébé,tusais?Allie dégageait une drôle d'odeur à dominante chimique. En dehors des hoquetsrépétitifs des moniteurs et de l'horripilante soufflerie du respirateur, rien neprouvait que la blessée était vivante. Elle n'avait pas eu un geste dereconnaissance,pasunfrémissementdepaupières.Aucunsonnes'étaitéchappédeseslèvresmarbrées.LesinfirmièreslaissèrentPageavecsafilleunlongmoment.Lorsquel'équipedejourarriva,àseptheures,quelqu'unluisuggérad'allerprendre

uncafé.Elle retournadans lehall, sansmême songer à s'arrêter à la cafétéria. L'imagerayonnante de l'Allie d'avant l'accident fit surface, chassée presque aussitôt parl'espècedemasquemortuairequ'ellevenaitdecontempler.Elles'étaiteffondréesur l'une des chaises en vinyle, les yeux dans le vague. Quelqu'un lui toucha lebras...Elle relevabrusquement la tête.Trygveétait là,douché, rasé,vêtud'unechemise immaculée et d'un jean propre. Ses épais cheveux blonds fraîchementlavésbrillaient.Illaconsidérait,alarmé.OnétaitlelundimatinetPageparaissaittotalementharassée.Illuitrouvaunemineépouvantable,pireencorequelorsdelanuitprécédente.—Vousavezpassélanuitici?—Oui,dansunesalled'attente.Elleeutunsouriremaisvisiblementlecœurn'yétaitpas.—Etvousn'avezpasfermél'œil.—Si,unpeu.Suffisamment.J'aivuAlliecematin.—Commentva-t-elle?—Pasmieux,jelecrains.Maisj'étaiscontented'êtrelà,auprèsd'elle.Elleseraitbienrestéedanslasallederéveiljusqu'àlafindumonde.Aumoins,ellepouvaitlatoucher,laregarder,luidirecombienellel'aimait.—EtChloé?— Elle dort, répondit-il en s'asseyant sur la chaise voisine. Ils l'ont gavéed'antalgiquesetc'esttantmieux.Elleneressentplusladouleur.—Vosfilsvontbien?—Bjornestencoretrèschoqué.J'aidemandél'avisdesonmédecintraitantavantde l'emmener ici. Il ne comprend pas les notions abstraites comme « Chloé estmalade»,parexemple,àmoinsqu'onnelesluirendeconcrètesenlesluimettantsouslenez.Çaaétéunerudeexpériencepourlui.Ilapleuréunepartiedelanuitetilafaitdescauchemars.—Pauvregarçon...Elleleplaignaitdetoutsoncœur.«MonDieu,quelavieestdure,parfois.Injuste.Entoutcasdifficileàcomprendre.»—CommentvaAndy?— Il a eu très peur. Brad lui a raconté qu'Allie se remettrait bientôt de sesblessures.J'aiéténettementmoinsrassurante,demanièreànepasluidonnerdefauxespoirs.—Jesuisd'accordavecvous.Braddoitéprouverquelquesdifficultésàadmettrelaréalité.Lanierestparfoispluscommode.—Sansdoute,fit-elled'unevoixdésenchantée.—Maisvous,Page,commentvoussentez-vous?Vousavezl'airéreintée.—Etjesuiséreintée.Maisjem'yhabituerai.Ons'habitueàtout.—Saufaumanquedenourriture.Quandavez-vousmangépourladernièrefois?—Jenesaisplus...hiersoir...j'aipréparéunepizzapourAndy.J'enaimangéunebouchéeoudeux.—C'estunegraveerreur!Vousdevezménagervosforces.Allons,levez-vous!Jevousinviteàdéjeuner.

Il s'était redressé et elle lui lança un regard de détresse. L'idée même des'alimenter luidonnaitenviedevomir.Elleaurait voulu rentrerdanssacoquille,oublierlerestedumonde,s'éteindreenmêmetempsqu'Allie.Enlalaissantdanssasinistrepetitecellule,elleavaiteulasensationdeportersondeuil...Ledeuildecequ'Allieavaitété,celuidesonamouravecBrad,deleurmariageraté,detouteuneviequineseraitplusjamaislamême.—Jevousremercie,Trygve,maisjen'aipasfaim.—Vousvousforcerez.Jenevouslâcheraipasd'unesemelletantquevousn'aurezpas eu un repas convenable. A moins que vous ne préfériez être nourrie parperfusion,vousaussi.Allez!intima-t-ilenlatirantparlamain.Sinon,j'appellelemédecin.Ellelesuivitàcontrecœurverslacafétériaoùplanaituneépouvantableodeurdechoubouilli.Trygvesourit.—Lecuisiniern'estpasundiscipledeBocuse,maisnousn'avonsriend'autresouslamain.Il avait saisi un plateau sur lequel il déposa œufs brouillés au bacon, toasts,confiture,café.—Sivouscroyezquejevaisavalertoutça,vousêtesfou!— Prenez-en la moitié. Vous vous sentirez mieux ensuite. Ne pas s'affamer partempsfroidniparpériodedestress...C'estunvieiladagenorvégien.QuandDanam'aquitté,j'avaisperdul'appétit.Jemesuisforcé.Jemesuistoujourssentiplusenformeaprèsunfestin.—Jen'arriveraipasàingurgiteruneseulebouchée.— Le manque de nourriture et de sommeil n'a jamais rien arrangé. Soyezraisonnable, Page. Allez vous reposer quelques heures. Demandez à Brad deprendrelarelève.—Ilvoudrasûrementpasseràsonbureau.Jem'accorderaiunintermèdepourallerchercherAndy.J'aioubliédedemanderàJanedel'emmeneraubaseballcetaprès-midi.— Si je peux vous rendre service, n'hésitez pas. Nick retourne au collège dansquelques jours, Bjorn sera à l'école et Chloé dans son lit, ici même. Je peuxparfaitementm'occuperd'Andy,acheva-t-ilavecunlargesourireamical.—C'esttrèsgentilàvous.Merci.—Derien. J'ai toutmontemps. Je travaille lanuit. Jen'ai jamaisécritune lignedanslajournée.Ilsedonnaitunmalfoupourladistraire,passantducoqàl'ânetoutencomptantmentalement les rares bouchées qu'elle absorbait. Il évoqua ses écrits. SonenfanceenNorvège.Sesparents.Illabombardadequestionssursapeintureendéclarantqu'il adorait ses fresques.Saprésenceavait ledonde ladétendre.Aumilieu du cyclone, il rappelait un chêne solide que rienne pouvait abattre... Parmoments,Pageperdaitlefildelaconversation;sespenséesvoguaientalorsversAllison.EtversBrad...Trygvese levapourprendrecongé.Aujourd'hui,Bjornpasseraitunnouveau testd'aptitudeetilcomptaityalleravecluipourlesoutenirmoralement.Ilssedirentau revoir et Page lui promit d'aller voir Chloé de temps en temps, pendant son

absence.LafilledeTrygvesomnolatoutelamatinée.Quandl'effetdesdroguessedissipait,ellepoussaitdepetitsgémissementsenessayantpéniblementdeseretournersursa couche. L'infirmière de garde lui administrait alors une nouvelle dose deDemerolqui,denouveau,lacalmait.Versmidi, les aides-soignants transportèrent Allison aux soins intensifs et ce futplusfaciledesurveillerlesdeuxjeunesfillesàlafois.Bradarrivapeuaprès.QuandilvitAllison,iléclataensanglotsetn'eutqu'unehâte,repartir.Enquittantlapièce,ilattiraPagedanslecouloir.—Jesuisnavrédetecauserunsoucisupplémentaire,mapuce,oui,navré,jetelejure.IlsemblaitaussiabattuquePage.—Ilfallaitbienquejel'apprenneunjour.—Jeregrettequeçasesoitpasséainsi.Danscescirconstancesdramatiques.Prisenflagrantdélitdemensonge,Bradétaitenproieàunviolentremordstandisque, étrangement, Page avait surmonté son désarroi du début. A son ancienneconfiance insouciante s'était substituée une amère certitude. Son mariage avaitprisun tournant fatidique.Mieuxvalaitenavoirconscienceplutôtqued'assister,impuissante,aunaufragesansrienycomprendre.Stéphanieétait-elleaucourantdeleursquerelles?Enéprouvait-elledelasatisfaction?Pagen'ensavaitrien,toutcommeelleignoraitquelseraitledénouementdecettelamentablehistoire.—J'ignorepourquoic'estarrivé,dit-elledoucement. Ils avaient débouché dans le vaste hall plein demonde, venu voir desmalades.C'étaitunlieumalindiquépourunediscussionintime!Maisdetoutefaçon,est-cequ'il n'était pas préférable de renoncer à toutes ces questions?C'était arrivé etvoilà tout. Bon nombre de couples se séparaient après s'être juré qu'ilss'aimeraientjusqu'àcequelamortlessépare.Leurunionseterminaitlà,commetantd'autres.ElledévisageaBrad,unecurieuseexpressionsurlevisage.—Queveux-tu,j'aiétéledindondelafarce.Tum'excuserasmaisj'aidumalàledigérer.Pendantquetut'amusaisavectadulcinée,labravepetiteménagèrequejesuist'attendaitsagementàlamaison.La description qu'il avait faite de Stéphanie s'était gravée au fer rouge dans samémoire. Indépendante... éprise de liberté... créative... originale...Forcément !Pas de mari, pas d'enfants, personne à qui rendre des comptes. Elle était librecomme l'air.LibredevivresapassionavecBrad, tandisquePagesepliaitàsesinnombrablesdevoirsdemaîtressedemaison.Uneragefroidelasubmergeaitenypensant.—Cessedoncdetedéprécier,répliquaBradàmi-voix,demanièreàn'êtreentenduqueparelle.J'étaisprisentredeuxfeux,jetelerépète.Jet'aitoujoursrespectée,Page,tuasétélavictimed'unesituationquimedépassait.—Enfinunpointsurlequelnoussommesd'accord.—Aprésent,ilfauttrouverunesolution.— Vraiment ? Je n'en vois qu'une et qui me semble d'une évidence absolue,pourtant.Elleavaitdéployéunefforttitanesquepouradopteruntondistant,maisaufondde

sesprunelleslafureuralternaitavecunprofonddésespoir.—Rienn'estévident.Paspourmoi,entoutcas...Nemequittepas,jet'ensupplie,lasupplia-t-ilsoudain.Lefantômed'unsouriremoqueurpassasurleslèvresdePage.—Nerenversepaslesrôles!Jusqu'àprésent,c'esttoiquiprojetaisdemequitter,sijenem'abuse.—Jen'aijamaisditça!J'aiseulementditquejenesavaispasoùj'enétais.—Ahoui?Ehbien,moinonplus.Aprèsmûreréflexionj'ensuisvenueàconclureque la séparation serait la solution laplusappropriéeànotreproblème.Au fait,pourquoi hésites-tu au juste ? Tu ne peux pas garder ta femme sans perdre tamaîtresse,moncher!Qu'est-cequit'arrive,Brad?Tun'espassûrdecettefilleoutucrèvesdepeuràl'idéedechangerteshabitudes?Elleavaithausséleton,etilébauchaungesteapaisant.—Jet'enprie!Inutiledemettretoutl'hôpitalaucourantdenotrevieprivée.—Tesscrupulest'honorent.Pourtant,tescollèguesdoiventbienêtreaucourantdetesfrasques.Evidemment,lesmarisoulesfemmestrompéssontlesderniersàenêtreinformés.—Oh, Seigneur ! j'aurais payé cher pour que tu n'en saches rien. Pas de cettefaçon,entoutcas.—Jel'auraissuunjouroul'autre.Andyauraiteuunaccidentàlaplaced'Allie.Oujeseraistombéemaladelorsd'undetesprétendusdéplacementspouraffaires.Oumême,nousaurionsputombernezàneztouslestrois.—Page...Page...—Quoi?Qu'est-cequetuvasmedire,encore?Quetoutecettemascaraden'étaitqu'une passade ? Hier soir, tu m'as laissé entendre que tu étais éperdumentamoureux de cettemerveilleuse femme libérée et que tu ne comptais nullementmettrefinàvosrelations.Ai-jemalcompris?Suis-jefolle?Mêmesielleavaitmalinterprétésesparoles,sessentimentsvis-à-visdeBradneseraient plus jamais comme avant. La colère qui l'habitait finirait peut-être pars'apaisermaissafoienluiresteraitàjamaisébranlée.Ellenepourraitpasvivredanslasuspicionpermanente.MêmesonamourpourBrads'enressentirait.Cedernieraffichaitcetteexpressionennuyéequ'elleenétaitvenueàabhorrer.— Jen'ai pasparléde ruptureavecelle... J'ai simplementdit qu'il était trop tôtpourprendreunedécision.Surtouttantqu'Allieestdanscetétat.—Ahjevois!fulmina-t-elle,àvoixbassecettefois.Lebeurreetl'argentdubeurre!Tucontinuerasàvoir tamaîtresse,sanstoutefois tepriverduconfortdenotrepetit foyer douillet. Et ce sous prétexte que le moment n'est pas propice...D'accord, Brad, pas de problème! Reste à la maison aussi longtemps que celat'arrange.Etn'oubliepasdem'envoyerunfaire-partdevotremariage.Ses prunelles bleues, noyées de larmes, lançaient des éclairs, ses lèvrestremblaient.Ilétait impossiblederésoudreunproblèmeaussicompliquédansunhalld'hôpital,pendantque leur fillegisaitensallederéanimation,dans lecoma.Tousdeuxlesavaient.—Jeproposequenousnouscalmionsenattendantqu'ilyaitdunouveauausujetd'Allié,ditBradd'unevoixferme.Etpuis,sinousnousséparionsmaintenant,Andy

nelesupporteraitpas.Pagefutobligéed'enconvenir.—Jesupposequetuasraison.Donc,tucontinueston...euh...tapetiteaffaire,etnousenreparleronsuneautrefois,c'estça?—Plusoumoins,marmonna-t-ilenévitantsonregard.Illuiendemandaittrop.Asaplace,ilauraitétéfouderage.Ilattenditsaréponse,lesoufflecourt.— Autrement dit, je ferme les yeux et la vie continue. Plutôt pratique, tasuggestion...Enfin,çadépendpourqui.—Jenesaispasoùj'ensuis,Page!répéta-t-ild'untonrude.Essaiedecomprendre.Il avait l'air sincère. Brad nageait dans un océan d'incertitudes. Il n'avaitabsolument pas le courage de rompre avec Stéphanie, et il s'accrochait à sonmariage commeà unebouéede sauvetage. Il avait opté pour la solution la plusfacile,cequiportal'exaspérationdePageàsonparoxysme.Maisunefoisdeplus,ellen'avaitpaslechoix.Onl'avaitmise,denouveau,devantlefaitaccompli.Ellen'aurait pas la force d'assumer en même temps l'accident d'Allison, le départdéfinitifdeBradetlaréactiond'Andyàleurdivorce.—Enfait,tumedemandeslapermissiondecontinuertadoublevie,articula-t-elled'unevoixglaciale.Tunel'auraspas,autantquetulesachestoutdesuite.Jenelèveraipaslepetitdoigtpourtefaciliterlatâche.Quetuleveuillesounon,tôtoutardtusubiraslesconséquencesdetesactes.LeregarddeBradsefitfuyantetilfitsemblantdeconsultersonbracelet-montre.Ilavaitdésespérémentbesoind'uninstantderépit;d'unbold'airfrais,loindecedécordéprimant.—Nousenreparleronsuneautrefois,d'accord?Ilfautquejefileaubureau.—Oùpeut-ontecontacterencasd'urgence?Elledevinaitqu'ilavaithâtedepartir,delafuir,desecacherquelquepart,loindumalheur qui avait frappé Allie, à l'agence de publicité ou dans les bras deStéphanie.—Queveux-tudireparoùonpeutmecontacter?rétorqua-t-ild'untondéplaisant.Jet'aiditquejeseraisàmonbureau.— Parfait! Au cas où tu déciderais d'aller... te promener ailleurs, laisse-moi unnumérodetéléphoneaustandard.Elleeutl'amèresatisfactiondelevoirrougir.—Naturellement,bredouilla-t-il.Elle faillit luidemanders'ilcomptaitrentrerà lamaisoncettenuitmais lesmotsexpirèrentsurses lèvres.Sesmensongesnemanqueraientpasdeprovoquerunenouvelle dispute qu'elle n'avait guère le courage d'endurer. Leur conversationl'avaitvidéedupeud'énergiequiluirestaitetellesesentaitfourbue.—Jet'appelleraiplustard...cria-t-ilensefondantdanslafoule.Alorsqu'ilsehâtaitverslasortie,ellelesuivitd'unregardacéré,lecœurpleinderessentiment, dansun état prochede la haine.Elle se sentait submergée tour àtourparlafureur,ladéception,lapeuretlechagrin.Etuneinsoutenablesensationdesolitude.

Elleretournaauprèsd'Allison.Versquinzeheures,ellerepritenvoiturelechemindel'écoleprimairedeRossoùAndyl'attendait.L'environnementfamilier,lesgestesderoutine,lebabillagedesonfilsluifirentoubliertemporairementlecauchemarqu'elle vivait. Elle passa l'après-midi avec Andy, avant de le conduire chez JaneGilson à l'heure du dîner. Brad passerait sûrement le chercher à son retour dubureau.—Ademainmatin,champion!dit-elleenl'embrassantetenrespirantavecplaisirledouxparfumdesapeauetdesescheveux.Jet'aime.IlavaitnouésespetitsbrasautourducoudePage.—Moiaussijet'aime,m'man.EmbrasseAlliepourmoi.—Jen'ymanqueraipas,poussin.ElleremerciaJane,quil'exhortaàseménagerdavantage.—Tuvoudraispeut-êtrequejeresteàlamaisondevantlatélé?serebiffaPage.Jenepeuxpas.Comptetenudesonétat,ilfautquejesoisàsescôtés.—Jelesais,machérie,maissoisraisonnable.N'abusepasdetesforces.—D'accord...d'accord...Lajeunefemmegrimpadanssavoitureetdémarra.Adix-neufheuresquinze,elleétaitdenouveauprèsd'Allison.Ellerestaassiseàcôtédupetitlitaussilongtempsqu'elleleputavantdeseretirerdansl'unedessallesd'attente,oùellepritplacesur un siège inconfortable, la tête appuyée contre le mur, les paupières closes.Dansquelquetemps,unedesinfirmièresdegardel'appelleraitetelleretourneraitauchevetdesa fille.Lerèglementne toléraitpas les longuesvisitesensallederéanimation,demanièreànepasdérangerunpersonneldébordé.—Vousn'avezpasl'aird'êtreconfortablementinstallée.LavoixfamilièredeTrygve.Ellerouvritlentementlesyeuxetluisourit.Autermed'unejournéeinterminable,l'épuisementl'avaittotalementgagnéeetellesesentaitcomme paralysée. Allison restait plongée dans le coma. Les chances qu'ellereprenne conscience semblaient avoir diminué, car les aides-soignantes l'avaientplacéesoussurveillanceconstante.—Comments'estpasséevotrejournée?s'enquit-ilenprenantplaceàsoncôté.La sienne avait été harassante. Chloé souffrait le martyre, en dépit desmédicamentsqu'onluiadministraitrégulièrement.—Pasterrible...(Puis,serappelantlenombreimpressionnantdemessagessursonrépondeur:)jesupposequevousavezreçudesdizainesdecoupsdefil,vousaussi?— En effet. Tous les camarades de Chloém'ont appelé. Un groupe de gosses adébarquéiciaprès l'écolemais ilssesontvuinterdire l'accèsdessoins intensifs.Quelques-unsvoulaientvoirAllie.Biensûr, les infirmières leurontditquec'étaitimpossible.—Ellesrecevronttoutes lesvisitesqu'ellesvoudrontquandelles irontmieux.(SitoutefoisAllisonallait jamaismieux,songea-t-ellesanstropycroire.)Lanouvelledel'accidentafaitletourdulycéecommeunetraînéedepoudre.LamortdePhillipChapmanaproduituneviveémotionparmilesélèves.— Deux ou trois journalistes ont montré le bout de leur nez dans la cour derécréation. Ilsmenaient une enquête sur Phillip. Il était, paraît-il, la vedette de

l'équipe de natation. L'un des meilleurs éléments de sa promotion. Voilà quidonneradufilàretordreauxcolporteursdepotins.Le journal local avait publié le jourmême un rapport complet de l'accident surplusieurscolonnes,avec lesphotosdesquatre jeunesprisonniersde laMercedestragique.LetexteétaitprincipalementconsacréàLauraHutchinson.Celle-ciayantrefusétouteslesinterviews,lesecrétariatdusénateuravaitfourniàlapresseunemagnifiquephotodela jeunefemme,ainsiqu'unenoticebiographique.D'après leporte-parole du sénateur, Mme Hutchinson était soignée pour une dépressionnerveuse consécutive à l'accident. Mère de trois enfants, elle compatissaitpleinement au chagrin des Chapman et s'inquiétait du sort des autres victimes.Visiblement, le papier avait été conçu pour la laver de tout soupçon. Tout enproclamant que le taux d'alcoolémie du conducteur de la Mercedes excluait undiagnosticd'ivresse,l'auteurducompterendulaissaitentendrequelesadolescentsavaientbeletbienbuquelquesverres.Alafindelalecture,l'impressionquePhillipavaitprovoquélacollisionprédominait.— Voilà un article fichtrement bien ficelé, remarqua Trygve. Sans accuserouvertementlejeuneChapman,ilréussitpardesmoyensdétournésàconforterleslecteurs dans une opinion défavorable à son encontre. Naturellement, MmeHutchinson y apparaît comme l'innocence personnifiée. Membre éminent de lahaute société, épouse modèle, excellente mère. Qui oserait mettre en doute laparoledecetteblanchecolombe?—Vousn'avezpasl'airdelaporterdansvotrecœur.Pour sapart,Pagene savait quepenser.Lesanalysesdu laboratoire indiquaientquePhillipn'étaitpasenétatd'ivresse.Certes,l'undesdeuxconducteursportaitlaresponsabilité de l'accident,mais à quoi bon pousser plus avant les recherches?Mettreunnomsurlecoupablen'arracheraitpasAllisonàsoncoma,nerépareraitpaslesjambesdeChloé.Aquoiserviraituneéventuellepoursuiteenjustice?RienneramèneraitPhillipàlavie.—En effet, je n'éprouve pas de grande sympathie pourMmeHutchinson, avouaTrygve,maisleproblèmen'estpaslà.Jesaiscommentlesjournalistess'yprennentpourrédigerunarticle.Ilsn'hésitentpasàrecouriràtoutessortesdesubterfugesallantde l'insinuationperfideaumensongedéguisé,àseule finde faireprévaloirleur propre version des faits. Les chroniqueurs politiques font la même chose.Leurs écrits sont le miroir de leur point de vue personnel ou de celui de leurjournal...Detoutefaçon,aucunrécitnepeutcontenirtoutelavérité.Ilestfaçonnépourrefléteruneimageprécise.LesassistantsdusénateurontorientéleurrécitdemanièreàprésenterMmeHutchinsonsoussonmeilleurjour.Peut-êtren'est-ellepasfautive,maisonn'ensaitrien,etilstiennentàs'assurerqu'ellepasseraauprèsdupublicpourlafemmeidéaledoubléedelaparfaiteconductrice.—Maisvous,vousnecroyezpasàsoninnocence.—Niàsoninnocenceniàsaculpabilité.Aencroirelespoliciers,ilestdifficiledetireruneconclusion.Lafameuselignededémarcationaétédépasséeparlesdeuxvéhicules.SaufquePhillipn'étaitqu'ungosse,etdoncunchauffeurinexpérimentéparrapportàLauraHutchinson...Aforcedeprétendrequelesjeunesdeviennentfous au volant, lamajoritédesgens sontprêts à le croire... J'aimenémapetite

enquêteauprèsdescamaradesdePhillip.Ilétaitconnupoursonsensprofonddeses responsabilités. Et puis, rappelez-vous, selon JamieApplegate, il avait bu undemi-verrede vin suivi dedeux tassesde cafénoir, sansoublier le capuccino. Ilm'est arrivé de prendre le volant avec plus d'alcool dans les veines... C'était unjeune homme robuste. Un demi-verre n'aurait pas influé sur ses réflexes. Enrevanche,MmeHutchinsonaprétendun'avoirpasprisuneseulegoutted'alcoolde la nuit. Elle est plus âgée, sobre, connue, plus respectable, bref, c'est uneadulte!Sansautrepreuveàl'appui,Phillipcommenceàsusciterledoute.Pourunpeu, on le déclarerait coupable... Ce n'est pas juste! Voilà ce quime gêne. Lesjeunesonttoujourstortfaceàleursaînés,quellesquesoientlescirconstances.OnestprêtàrejeterleblâmesurPhillipparcequ'ilavaitdix-septans...Jetrouvecelaparticulièrementdéplaisantpoursafamille.Trygves'interrompituninstant,avantdepoursuivre:— J'ai parlé une nouvelle fois avec Jamie aujourd'hui. Il continue de jurer qu'ilsn'étaientpasivres.QuePhillipavaittoujoursfaitpreuved'uneextrêmeprudenceenvoiture.Moiaussijel'aicrucoupableaudébut...Soitditentrenous,lapremièrefoisque j'aivu lepetitApplegate, je l'auraisétrangléavecplaisir. Il représentaitpour moi l'instigateur de cette soirée qui s'est achevée dans le sang. Je lui envoulaisd'avoirincitéChloéàmementiretdel'avoirentraînéedanscettemauditegalère... Peu à peu, j'ai changéd'avis. Jamie est quelqu'unde correct.Ungossebien élevé. Il voudrait rendre visite à Chloé. Je lui ai simplement demandéd'attendrequelquesjours.Après,onverra.— Le laisserez-vous la voir? questionna Page, impressionnée par son sens de lajustice.La suspicion de Trygve à rencontre de Laura Hutchinson l'intriguait. La véritédevait pourtant êtrebeaucoupplus simple : unaccidentde la circulation commetantd'autres.Aquilafaute?Laplupartdesacteursdecedrameavaientpayétrèscherunmomentd'inattention,l'échangefugitifd'unregard,ungestefurtif.Legraindesabledansunmécanismebienhuilé...Pagen'envoulaitàpersonne.—SiChloédésire lerevoirégalement, jenem'yopposeraipas,répliquaTrygve.Elle prendra sa décision quand elle ira un peu mieux. J'ai eu M. Applegate autéléphone.IlditqueJamieapeurque...(DanslesoucideménagerlasensibilitédePage,ilcherchalesmotsadéquats)qu'aucundesesamisnesurviveàl'accident.Ilsembleavoirdéveloppéunénormecomplexedeculpabilitépar rapportàPhillip.C'étaitsonmeilleurami.Elleneréponditrien,etils'enquitgentiment:—Irez-vousauxobsèquesdePhillipdemain?Lentement, elle inclina la tête.Elle ledevait bienauxparents. Ils avaientperduleur unique enfant. Comme elle avait presque perdu Allie. Leur douleur, elle laressentaitcommeuneflècheacéréeenpleincœur.—Oui,souffla-t-elle.Pauvresgens...—Est-cequeBradvousaccompagnera?Sinon jepasseraivousprendre.Ceseramoinspéniblequed'yallerseule.Pagerespiraàfondl'airmoiteetdouceâtredel'hôpital.Pourvuqu'ellen'aitpasàendureràsontour lesupplicede lamèredePhillip...Qu'ellenesoitpasobligée

d'accompagnerAllisonàsadernièredemeure.—JenepensepasqueBradvoudrayaller.Il détestait les enterrements et persistait à rendre le fils Chapman entièrementresponsabledel'accident.— Seule une force psychique extraordinaire permet de traverser de tellesépreuves, reprit-elle dans un murmure, ses yeux humides tournés vers Trygve.Depuisdeux jours, j'ai l'impressionque la terre s'estarrêtéede tourner.Maviepasséeme fait l'effetd'unchâteaudecartesquiseseraitbrusquementeffondré.Commentpeut-onfairefaceàunehorreurpareillesansquelecielvoustombesurlatête?Elles'étaitexpriméeentouteconfiance,commeons'épanchesurl'épauled'unvieilamioud'unfrère.— Je suppose qu'il faut laisser le ciel vous tomber sur la tête... et recoller lesmorceauxaprès.—Oui, sans doute, soupira-t-elle, l'esprit accaparé par la dernière vision qu'elleavaiteuedeBrad,sehâtantverslasortiedel'hôpital,commes'ilétaitpoursuivi.—CommentréagitBrad?interrogeaTrygve,commes'ilavaitludanssespensées.IladûrecevoirunsacréchocàCleveland,quandilasupourl'accident.L'espaced'uneseconde,elle fut tentéede luiavouerquesonmarin'avait jamaismislespiedsàCleveland.Maiselleyrenonça.—Assezmal. L'inquiétude, je suppose, ajoutée à la peur, puis la colère. Il tientPhillippourlesuspectnumérounet... jecroisquejeviensendeuxièmeposition.Oh,ilnel'apasclairementaffirmémaisdeuxoutroisallusionsàmonlaxismequantàl'éducationdenotrefilleontfaitmouche.Inconsciemment,Bradn'était que trop contentdepouvoir lui aussi lui reprocherquelquechose.PageregardaTrygve,lesyeuxpleinsdelarmes.—Lepire,c'estqu'ilaraison.Sij'avaisétéplusattentive,moinscrédule,sijeluiavaisposédesquestionsplusprécisescesoir-là,nousn'enserionspaslà.Unsanglotd'épuisementluilabouralagorge.Trygveluientouralesépaulesd'unbrasprotecteur.—Voyons, Page, nous en avons déjà parlé. Et nous avons conclu que le rôle deparents ne consistait pas à jouer les gardes-chiourmes. Nous n'allons pas nousblâmeréternellementdeleuravoirfaitconfiance.Leurpetitmensongen'avaitriend'uncrime.Sileursortienes'étaitpassimalterminée...MonDieu,quipouvaitleprévoir?—Moi!Dumoins,c'estl'opiniondeBrad.— Dana pense la même chose. Il leur faut un bouc émissaire. C'est une façoncommeuneautredesedéchargerd'untrop-pleind'angoisse.—Oui,peut-être.Devantsesyeuxdéfilaitunesuccessiondechiffres,desstatistiquessurlesdivorcesqu'elleavaitparcouruesrécemment,selonlesquelles,lesaccidentsdesenfantsouleurmort servaient souvent de révélateur d'une faille au sein de la famille... Ehbien,danssoncouple,lafailleenquestionprenaitdesalluresdeGrandCanyon.—Actuellement,s'entendit-elledéclarer,çanevapastrèsfortentreBradetmoi.Laconfidenceluiavaitéchappé.Elleavaitbesoind'uneoreilleattentive,d'uneâme

compatissante.Desavieellenes'étaitsentieaussiseule,aussimalheureuse,etlanécessité de partager son infortune avec quelqu'un se faisait plus impérieuse àchaqueinstant.Ellen'avaittoujourspasappelésamèreàNewYork.Sonuniverss'étaitsubitementréduitauxmursdecethôpital.—Bradetmoi...Elleneputallerplusloin.—Vousn'êtespasobligéedevousjustifier.Ilexistedesmomentsdanslaviequ'onnepeutsurmonter.Sij'étaisencoremariéavecDana,notreunionnerésisteraitpasàcedrame.Dana n'avait pas exprimé le désir d'accourir auprès de sa fille. Elle s'étaitcontentée de l'accuser de négligence, mais l'idée de sauter dans un avion àdestination de San Francisco ne l'avait pas effleurée. « Je serai heureuse derecevoirChloéquandelleiramieux»avaitétésonseulcommentaire.Le reste du respect que Trygve éprouvait encore pour elle avait disparu à cemoment-là, d'un seul coup, et il s'était traité d'imbécile d'avoir vécu avec cettefemmependantvingtans,sousprétextedenepasperturberleursenfants.—...notreproblèmen'a rienàvoiravec l'accident,disaitPage. Il estapparuenpleindrame,parpurecoïncidence.Trygve n'essaya pas d'interpréter ces paroles sibyllines. Visiblement, quelquechosenetournaitpasrondentreelleetsonmari.Cedernieraurait-iluneliaison?Ilneconnaissaitquetropbienceproblèmemaisilrepoussacettehypothèse.BradClarken'avaitjamaisappartenuàlacatégoriedescoureursdejupons.—Evitezdetirerdesconclusionsenpériodedecrise,dit-il.—Mêmesij'aidécouvertquej'aiétéabuséedesannéesdurant?Quetoutcequimeliaitàluin'étaitqu'illusion?—Si c'est vrai, vous le saurezplus tard.N'émettezaucun jugementmaintenant.Aucundevousdeuxn'estenmesuredeprendrelabonnedécision.—Qu'ensavez-vous?— J'ai une longue expérience en la matière. Les mensonges, les apparencestrompeuses,jeneconnaiscelaquetropbien.Encequivousconcerne,jesuissûrque vous n'êtes pas en état d'y voir clair. Enfin, Page, regardez-vous. Vous êtesexténuée,vousn'aveznimangénifermél'œildepuisdeuxjours.Votreenfantafaillimourir, vous êtes encore sous le choc.Commemoi... commeBrad... commenosautresenfants.Commentvoulez-vousvousfieràvosréactions?Moi,parexemple,jen'osepluspasserdecommandechezmonépicierdepeurd'êtrecomplètementincohérentetderéclamerdesgrainespourlechienoudesboîtesdepâtéepourlecanari. Accordez-vous une trêve. Tâchez de ne plus y penser. Enfin, pas tout letemps.UnsourireinattendubrillasurleslèvresdePage.—Vousferiezunexcellentconseillermatrimonial.—Jesuislespécialistedescausesperdues.—Votremariageadoncétésidécevant?Trygvelatenaittoujoursenlacée,commepourluicommuniquersaforce.—Pire que ça ! fit-il avec un sourire plein d'humour. Je crois que j'ai gagné lespalmesdumariageleplusdésastreuxdel'histoiredel'humanité.Jem'ensuisremis

maisl'idéederecommencermefaitdresserlescheveuxsurlatête.« Iln'apaseuun seul flirtdepuisque lamamandeChloéestpartie», avaitditAllison, pas plus tard que le samedi soir. C'était pourtant un homme intelligent,séduisant,d'uneraregentillesse.—Avec le temps, vous changerezd'avis, dit-elle, et cette affirmation arrachaunriredésabuséàsoncompagnon.—Dansunecinquantained'années,alors!Jenesuispaspresséderefairelamêmebêtise.Niderendremesenfantsmalheureux.—Quandvouscesserezd'avoirpeurdumariage,vousrencontrerezcertainementquelqu'undignedevous.—Leplustardpossible!Lebonheurdemesenfantspasseavanttout.—J'aiétémariéeaumêmehommedepuisl'âgedevingt-troisans.Etpendanttoutce temps, j'ai acquis la conviction que tout était parfait. Et pourtant, je metrompais.Jenesaisplusquoipenser,j'ignoremêmequij'aiépousé.Jesuisdanslaconfusionlaplustotale.Ettoutcela,endeuxjours.Enquelquesheures.Enuneminute.—Rappelez-vousceque jevousaidit.N'émettezaucun jugementenpériodedecrise.—J'essaieraidem'ensouvenir,murmura-t-elle,étonnéedelafacilitéaveclaquelleelleseconfiaitàcethomme.Enquarante-huitheures,elleenétaitvenueàleconsidérercommesonseulami.ApartJane,sesrelationsnes'étaientsignaléesquepardescoupsdefildesympathie.Même Brad l'avait laissée tomber. Seul Trygve avait été présent; cela, elle nel'oublieraitjamais.Ilétaitpresqueminuit. Ilsavaientdiscuté longuement,enretournantde tempsàautreauxsoinsintensifs.Chloédormait,Allisonétaittoujoursinconsciente.Trygvesepréparaitàrentrerchez lui,quand lemédecinchefdemandaàparleràPage.Allison présentait des complications post-opératoires, déclara-t-il. Ils avaientdétecté les premiers signes de l'œdème cérébral qu'ils avaient redouté dès ledébut. L'inflammation exerçait une forte pression sur la blessure suturée et lavoûtecrânienne,favorisantlaformationdecaillotsdesang.TrygvedécidaaussitôtderesteravecPage.L'équipechirurgicales'étaitréunieaucomplet autour d'Allison. Son état général s'était dégradé : la tension artérielleétaitmontéeàdeshauteursvertigineuses,lepoulss'étaitralenti.Versuneheuredumatin,Hammerman,appeléd'urgence,neputqueconstaterladétérioration.Œdème,pression,caillotsdesang.Pageconsidéraittouràtourlesmédecins,l'airéperdu.Uneheureplustôt,l'internede service avait parlé d'état stationnaire. Subitement, les choses s'étaientaggravées. En attendant que l'équipe de neurochirurgie délibère, elle avaitvainementessayédejoindreBradàlamaisonetluiavaitlaisséplusieursmessagessur le répondeur. En désespoir de cause, elle pria Trygve de téléphoner à JaneGilson. Son mari avait dû s'endormir, Jane le réveillerait en allant sonner à saporte.

Deretourde lacabine téléphonique,Trygve lui répéta lesparolesde Jane.Bradn'étaitpaspasséchercherAndy.Janeavaitfaitdînerlepetitgarçonetl'avaitmisaulitoùilavaitfinipars'endormir.Ellen'avaitpaslamoindreidéedel'endroitoùBradpouvaitbienêtre.Ilnel'avaitmêmepasappelée.—Pasappelée?répétaPage,interdite.Etait-ildoncdevenuunmonstred'insensibilité?Sapassionl'avaitdoncemportésurtoutlereste?Mêmesursonamourpoursaproprefille?—Non,Page.Jesuisdésolé.Trygvepritsamainentrelessiennes.Ilavaitpeutêtrevujuste,finalement,pensa-t-il.BradClarkedevaitavoirunemaîtresse,àmoinsqu'ilnefîtlatournéedesbars,afindenoyersesangoissesdansl'alcool.IleutpitiédePage.Envérité,plusriennel'étonnait.Danaluienavaitfaitvoirdetouteslescouleurs.—Nevousmettezpasmartelentête.Ilfiniraparréapparaître.Ilaprobablementlaphobiedeshôpitaux.J'étaiscommelui,avant.Ilsattendaientlediagnosticdesmédecinsdanslecouloir,souslalumièreblafardedestubesdenéon.—Qu'est-cequivousaguéridevotrephobie?—Mesgosses.IlfallaitbienendosserlesresponsabilitésqueDanarefusait.Votremarin'estpaslàparcequ'ilsaitquevousveillezsurAllison,ajouta-t-ilgentiment.Lesmédecinsréapparurentetenscrutant leurs traitssoucieux, lecœurdePages'arrêta, le temps d'un battement. Le pronostic s'avérait des plus sombres.L'œdèmecérébralamenuisaitleschancesdesurviedeleurpatiente.Sil'onsefiaitauxapparences,Allien'enavaitpluspourlongtemps.LecridésespérédePageserépercutasurlescloisonslissesducorridor.—Vousvoulezdire...maintenant?Cesoir?Elleavait vacillé, s'étaitappuyéecontre lemurblanc, levisagedécomposé.Unefoisdeplussonespritbutacontrelasignificationdesmots.Inflammation...voûtecrânienne...pression...dégradation.Qu'avaient-ilsvoululuifairecomprendre?Qu'Allieétaitentraindemourir?«Oh,non,non,non,monDieu,jevousensupplie,non!»Elles'élançadanslasallederéanimation, la figure ravagée par les larmes. Samain agrippa celle de sa fille,commepourl'empêcherdesombrer,latirerverslavie,tandisquel'ombrehideusede lamort planait au-dessus de lamince silhouette blanche, surmontée d'écranslumineuxoùdéfilaientdestracésincompréhensibles...Elles'assitprèsdulitétroit,sansquitterduregardlevisageémaciéd'Allison.Faisantuneentorseaurèglement,lesinfirmièresdenuitfeignirentdenepasleremarquer,pauvremèredontlebustes'inclinaitverssonenfantàl'agonie,sesdoigtspressantlapetitemainglacée,uneferventeprièresurseslèvres.—Jet'aime,chuchotait-elledetempsàautre.Jet'aime.Al'aube,elleétaittoujourslà.L'œdèmecérébrals'étaitstabilisé.Allisoninspirait,puisexpiraitd'unefaçonmécanique,àl'aidedurespirateur.Iln'yavaiteuaucuneaméliorationmaisellevivait.Denouveau,lesmédecinssepenchèrentsursoncas,optèrent pour un lourd traitement chimique destiné à combattre les effetssecondairesde l'opération.L'und'euxsuggéraàPagederentrerchezelleen luipromettantdel'avertirimmédiatementsiunchangementvenaitàseproduiredans

unsensoudansl'autre.Lapendulemuraleindiquaitsixheuresetdemiedumatin,lorsqu'ellequittal'unitédessoinsintensifs.Ellelongealecouloircommeunautomate,lecorpsfourbu,lesjambes flageolantes et s'engouffra dans un ascenseur. Dans le hall, elle aperçutTrygve. Il somnolaitsurunechaised'où iln'avaitpasbougéde lanuit. IlvoulaitêtreprésentaucasoùAllisonauraitrendusonderniersoupir...EtBradquin'avaitpasappelé.«Quelsalaud!»s'était-ilditensegardantbiend'exprimersapenséeàvoixhaute.Trygvesecontentade se réjouir, lorsquePage luiannonçaqu'Allisonavaitsurvécuàcenouveaucoupdusort.— Je vais vous déposer, offrit-il. Laissez votre voiture ici. Je repasserai vousprendreplustard.Elle le suivit, trop éreintée pour discuter. Si l'œdème se résorbait... Si Allisonreprenait conscience... Si seulement... Elle prit place sur le siège avant de lavoiture.—Vousavezététrèscourageuse,lafélicitaTrygveensepenchantversellepourl'embrassersurlajoue,avantdefairetournerlemoteur.—J'aieusipeur!J'auraisvoulumeterrerquelquepart.Prendremesjambesàmoncou.Disparaître.—Maisvousêtesrestée.Etelleatenubon.Lesprogrèss'accomplirontpasàpas,observa-t-ilavecsagesse.La voiture traversaRoss encoreendormiedans lespremières lueursd'uneaubenouvelle. Arrivé devant la résidence des Clarke, Trygve jeta à sa passagère unregard attendri. Elle dormait profondément, la tête penchée sur sa poitrine,vaincuepar la fatigue.Pendantun instant ileutscrupuleà la réveiller,puis il luisecouadoucementl'épaule.—Oooh!fit-elledansuntressaillement.Merci,Trygve.Mercidevotreamitié.— J'aurais préféré que notre amitié voie le jour dans d'autres circonstances...Autour de l'équipe de natation, par exemple, ou en admirant vos fresques.Souhaitez-voustoujoursvousrendreauxobsèquesdePhillipChapmanaujourd'hui?Elleacquiesça.IlétaitinutiledecomptersurBrad.—Jeviendraivouschercherversquinzeheures.Essayezdedormirunpeuentre-temps.—Jeferaidemonmieux.Elle luieffleura lamainavantdepousser laportière. Il lasuivitduregard,alorsqu'elle gravissait la volée de marches, puis glissait sa clé dans la serrure del'entrée.Visiblement,lavillaétaitvide...Ilétaitseptheuresdumatin.Page refermadoucement la porte derrière elle et s'adossa aubattant de chêne.Que dirait-elle à Brad quand ils se reverraient ?Qu'avaient-ils encore à se diresinon«adieu»?Maisn'était-cepasdéjàfait?

7Debout aumilieu du vestibule, Page jeta autour d'elle un regard embrumé. Elletitubaitdefatigue,unbesoinlancinantdesommeilluitiraillaitlesmuscles,chaquefibredesoncorpsaspiraitaurepos...maisAndyavaitbesoind'elle.Rassemblantles forces qui lui restaient, elle passa dans la salle de bains où elle se rinçalonguement le visage à l'eau froide. Le répondeur téléphonique était saturéd'appelsd'amisinquiets...maispaslemoindremessagedeBrad.UnefureursubiteenflammalespommettesdePage.Leurfillesedébattaitcontrelamortetcelâcheavaitchoisi la fuite.LadénomméeStéphaniedevaitexercersur luiune influenceconsidérable, puisqu'elle comptait apparemment davantage que toute sa familleréunie.Elleserenditchez JaneGilson.Andydégustaituncopieuxpetitdéjeunerdans lacuisine,latélévisionétaitbranchée.Enfredonnant,Janedisposaitsurlatableunefournéedegaufresausirop.— Bonjour, petit veinard ! dit Page d'une voix que l'épuisement rendaitpratiquementinaudible,enembrassantsonpetitgarçonsurlesommetdelatête.ElleadressaunsourireàJane,quiluiadressaenretourunregardatterré.Riennelui avait échappé, ni les cernes mauves sous les yeux de Page ni ses traitschiffonnés.—CommentvaAllie?demandaimmédiatementAndy.Elleravalaseslarmes.Ellenesavaitquedireàsonfilspournepastropl'effrayer.Allieavaitfaillilesquitterpour toujours, cette nuit-là. Grâce àDieu, elle était encore parmi eux... Jusqu'àquand?Janeluitouchal'épauleenluitendantunetassedecaféfumant.—Elle...vamieuxmaintenant,réussit-elleàarticuleràl'adressed'Andy.Elleaeuune nuit difficile, reprit-elle en se tournant vers Jane. Un œdème cérébralprobablementdûàl'intervention,doubléd'uneinsuffisancerespiratoire.—Est-cequ'ellevamourir,m'man?Lesyeuxd'Andy,agrandisparlapeur,interrogeaientsamère,quisecoualatête.—Non,monchéri.J'espèrequenon.Ilobservaunbrefsilencecirconspectavantdeposeruneautrequestiontoutaussiembarrassante.—Oùestpapa?Iln'estpasvenumechercherhiersoir.—Papatravaillebeaucoup,tusais.Ilestrestétardaubureau.Tudormaisquandilestrentré,etiln'apasvouluteréveiller.Andyeutl'airsoulagé.Iln'avaitpasassistéàleurquerelledelaveillemaisilavaitbiensentiquesesparentsnes'entendaientpluscommeavant.L'accidentd'Allisonavait tout chamboulé. Son père et samère se comportaient bizarrement.Ne separlaient pratiquement plus ou alors sur un ton acerbe, hostile, voire agressif.Submergéparunsentimentd'insécurité,legarçonnets'accrochaàsamère.—Est-cequejeverraiAllie,aujourd'hui,m'man?—Pasencore,monlapin.

Pourrienaumondeelleneluiinfligeraitlespectacled'uneAllisonsanscheveux,latête enfouie sous lespansements, les yeuxbandés, le corpshérisséde tuyaux lareliantauxmachines,l'infecteodeurdelamortplanantdanslachambre.— Tu la verras quand elle ira mieux... quand elle se réveillera, promit-elle endétournantlatêtepourluicacherseslarmes.Janelapritparlesépaules.—Tutombesdesommeil,Page.Vavitetecoucher.J'emmèneraiAndyàl'école.—Jeveuxmamaman!pleurnichalepetitgarçon.Pagetenaitàpeinedebout,maisilétaittropjeunepourlecomprendre.—Jevaisl'emmener,soupiraPageens'octroyantunegorgéedecafécorsé.Jeseraideretourdansdixminutesetmemettraiaulit.Elle s'accorderait quelques heures de repos avant que Trygve ne vienne lachercherpourlacérémoniefunèbre.Lepersonnelhospitaliersavaitoùlajoindreencasd'urgence.ElleavaitempruntélavoituredeJaneetelledutsebattrepournepass'endormirauvolantenemmenantAndyàl'école.Auretour,elleroulaauralenti,depeurdecéderausommeil.Iln'yavaittoujoursaucunmessagedeBradsurlerépondeur,etilétaitencoretroptôtpour l'appelerà sonbureau.Commentavait-il osépasser lanuitdehorssansl'avertir?Etqu'aurait-ildits'ill'avaiteueauboutdufil?(Excuse-moi,maisjevaiscoucherchezmapetiteamie.)Enquelques jours, l'édificequ'ilsavaientconstruitensembleseizeannéesdurants'était lézardé,commel'undeses fameuxtrompe-l'œil,sihabilementpeintsqu'ilsavaientl'airréels.Ilétaitneufheuresdumatin,lorsquePages'effondrasursonlit.Allisonaccaparaitsespenséesmaissoncorps,tropexténué,eutraisondesterreursquihantaientsonesprit.Unedemi-heureplustard,elledormaitàpoingsfermés,touthabillée.Versmidi,lasonneriestridentedutéléphonelatiradesatorpeur.Ellebonditlittéralementhorsdulit,affoléeàl'idéequeçapouvaitêtrel'hôpital.—Allô?allô?croassa-t-elle,aucombledel'angoisse.—Seigneur,Page,quesepasse-t-il?Es-tumalade?—Ah...maman...non.Jedormais.Ilnefallaitpascomptersursamèrepourluirendrelatâchemoinspénible.—Acetteheure-ci?Voilàquiestinhabituel.Serais-tuenceinte?—Maisnon.Jemesuiscouchéetard.«Parcequetapetite-filleestàl'articledelamort.»Elleregrettadenel'avoirpasprévenueplustôt.—Ladernièrefoisquejet'aieueautéléphone,tum'aspromisdemerappelerceweek-end.J'attendsencoretoncoupdefil.Mme Addison avait érigé le sous-entendu acide en art de vivre. Elle adorait seplaindre de ce qu'elle appelait la négligence de Page. Elle était beaucoup plusproched'Alexis,safilleaînée,quivivaitelleaussiàNewYork.— Pardonne-moi, maman, j'ai été très occupée. (Comment annonce-t-on descatastrophes ? Yeux fermés, elle aspira à pleins poumons, en s'efforçant demaîtrisersonémotion.)Allisonaeuunaccidentsamedisoir.—Ellevabien?questionnalavieilledamesansdissimulersastupeur.

CessimplesmotssuffirentàdéprimerdavantagePage.Samères'étaitinventéunmondedanslequelladouleur,lechagrinoulesordiden'avaientpasplace.C'étaitununiverspersonnel,régiparlaperfection.—Non, elle ne va pas bien. Elle est dans le coma. Elle a subi une interventionchirurgicaleaucerveausamedi.Nousignoronscommentcelaévoluera.Désoléedenepastel'avoirditplustôt.J'attendaisqu'elleaillemieux,afindenepast'alarmer.—EtBrad?«Bonnequestion!»seditPage.—Bradvabien.Iln'étaitpasdanslavoitureaccidentée.Allisonétaitsortieavecdescamarades.— Le pauvre homme doit être dans tous ses états. Une autre manie de MmeAddisonconsistaitàtoutrameneràBrad.Ladétressedesafille,lefaitqu'Allisonpouvaitsuccomberàsesblessures,semblaientlapréoccupernettementmoinsquelesétatsd'âmedesonchergendre.—C'estdurpournoustous,maman.PourBrad,pourAndy,pourmoi...pourAllieégalement.—Elles'ensortira,voyons!—Nousn'ensavonsrienencore.—Sutout,netelaissepasabattre.Cegenredechosesparaîtdéroutantdeprimeabord,maislesgenssurviventauxaccidentslesplusgravestoutletemps.Bonsang,cettevolontéférocedefuirlaréalitéàtoutprix!Evidemment, ilétaitdifficiled'évaluerlesdégâtssansavoirvuAllison.—J'ailuuntasd'histoiresàproposdepatientsquisontdansdesétatscomateuxàlasuited'untraumatismecrânien.Ehbien,unbeaujour,ilssortentducomaethop!toutrepartcommes'ilsn'avaientjamaisrieneu.Allieestjeune.Elles'entirera.—Espérons-le,murmuraPage,regrettantdenepouvoirpartagerl'optimismedesamère.Jetetiendraiaucourant.Ellesn'avaientjamaisréussiàcommuniquer.DepuisquePageavaitquatorzeans,rienn'avaitvraimentchangé.Duhautdesatourd'ivoire,samèren'entendaitquecequ'ellevoulaitbienentendre,necroyaitqu'àcequil'arrangeait.—Dis-lui que je l'aime! déclara fermementMaribelle Addison. Les gens dans lecomaentendenttout.Est-cequetuluiparles,aumoins?Pagehochalatête,alorsquedeslarmescoulaientlentementsursesjoues...Sielleluiparlait!Ellen'avaitcessédeluirappelercombienellel'aimait,lasuppliantdenepasmourir.—Oui,biensûr,chuchota-t-elled'unevoixenrouée.—Parfait!Dis-luiquegrand-mèreettanteAlexispensentàelle.Veux-tuquenousvenions?ajouta-t-ellecommesiellevenaitseulementd'ysonger.MmeAddisonetsafilleaînéeneseséparaientjamais.Etc'étaitladernièrechoseaumondequePagesouhaitait.—Oh,non.Jevousferaisignesij'aibesoindevous.—N'hésitepas,machérie.Jeterappelledemainàlamêmeheure,d'accord?Oneûtditqu'elleprenaitrendez-vouspourunepartiedebridge.MmeAddison,quipratiquaitdepuisdeslustreslapenséepositive,s'étaitvitepersuadéequeriennepouvaitmenacerAllison.Saconvictionabsolueavaitunefoisdeplustriomphéde

tout ce qu'elle considérait comme des sentiments négatifs : appréhension, peur,inquiétude.Etcommetoujours,ellen'offritaucunréconfortmoralàsafillecadette.—Merci,maman.Maisje...—Allons,courage,machérie.Alexisetmoinousallonsfairedushoppingdemain.Jetepasseraiuncoupdefildèsmonretour.EmbrassepourmoiBradetAndy.—Jen'ymanqueraipas.Après qu'elle eut raccroché, Page, immobile, s'abîma longuement dans lacontemplationduparquet.Ilfallaitcoûtequecoûtearrêterderessasserlepassé...sa vie d'avant, avec Allie, Andy et Brad... Cette vie-là n'existait pas, n'existeraitplus. Les odieuxmensonges cumulés aumalheur qui avait frappé si cruellementl'avaient détruite.Mais quelle que fût la réalité, Page était résolue à l'affronter.Tout,plutôtquecettefuiteéperdueenavant,chèreàMaribelleAddison...SasœurAlexis excellait également à ce petit jeu. Elle avait épousé les théories de leurmère.Toutallaitpour lemieuxdans lemeilleurdesmondes.Si,parhasard,unefaussenotedétonnaitaumilieudelasublimemélodiedeleurbonheurfactice,ehbien,ilsuffisaitdel'ignorer,sansjamaislamentionner.Lenavireenchantédeleurexistencecroisaitau larged'unemermythique, sousunciel sansnuages. Jamaisl'oragenerisquaitd'éclater,aucunpérilnerôdaitalentour.Ellesauraienttenucediscourslénifiantenpleinnaufrage...Page,elle,avaitbienfaillisenoyer.Duranttoutesonenfance,elleavaitsuffoquésous le poids écrasant d'une félicité artificielle qui, semblable à un voile diapré,dissimulaitdesombressecretsdefamillequel'onn'évoquaitjamais.Adolescente,ellen'avaiteudecessedequitterlamaison.ElleavaitprofitédesoninscriptionauxBeaux-Artspourdéménager.Sesparents,mécontents,luiavaientcoupélesvivres,mais larebellen'avaitpascédéà leurchantage.Unemploideserveusedansunrestaurant lui avait permis de payer ses études et son loyer. Elle aurait faitn'importequoipourgagnersaliberté...pour«sauversapeau»,commeelledisaitàl'époque.Perduedanssespensées,ellenel'entenditpasentrer.Bradétaitsurleseuildelachambre, lorsque, dans la pénombre, Page esquissa un mouvement, et chacunsursautaenapercevantbrusquementl'autre.—Nomd'unchien!cria-t-il.Pourquoitun'asriendit?—J'ignoraisquetuavaisréintégré ledomicileconjugal.Quelbonventt'amène?railla-t-elle.Elle était assise auborddu lit, les cheveux emmêlés, les vêtements froissés, lespaupièresencorebouffiesdesommeil.— Je suis venu rapporter quelques affaires, grommela-t-il d'un ton vague ens'éclipsantdanslasalledebainsattenanteoùilfourraunechemisedanslepanieràlingesale.—Jevois.Monsieursechangeenprévisiondesaprochainesortienocturne.Tunecroispasquetuexagères?Ouest-cequenousarrêtonsdefairesemblantd'êtremarietfemme?Pourquoin'as-tupasdaigném'appeler?—Parcequejesavaisquetun'étaispaslà.Elleletoisa,furieuse,luttantcontreuneenviefolledeluiflanquerunegifle.— Tu avais le numéro des soins intensifs, et celui de Jane. Andy t'a attendu en

vain...Andy!Tonfils,Andy,tut'ensouviens?...Aufait,Allisonafaillimourirhiersoir.Ilsefigea,lascrutantd'unairconsterné.—Co...commentest-elle?—Vivante.Sil'onpeutdire.Une drôle d'expression passa comme une ombre fugitive dans les prunelles deBrad,quiparutsur lepointdefondreenlarmes.Ilavaitvouluéchapperpendantune nuit à l'enfer qu'était devenue sa vie, ne plus penser à l'hôpital, à Page, etmêmeàAndy.—J'aioubliéd'appeler.C'étaitunepiètreexcuse,illesavait.—Tuasdelachancedepouvoiroublier.Moijen'yarrivepas,tuvois.Seulement trois jours plus tôt, rien ne laissait présager la crise. Une crise àlaquellePagedevaitfairefacesansBrad.Elleleregarda,lesyeuxmi-clos.—Lapolitiquedel'autruchen'ajamaiséloignél'orage,tusais?Sorsdonclatêtedusableetessaiederegarderlaréalitéenface.Commenttesentirais-tusinotrefillenousavaitquittéshiersoir?—Atonavis?murmura-t-il,labouchetordued'unegrimacedouloureuse.—Andy a besoin de son père, Brad. Par ailleurs, il faut que tu voies Allison. Sijamais...ellepartait,tut'envoudraisdenepasavoirétéprésent.Ellelevitsecouerlatêteenunsignedefarouchedénégation.—ResterassissurunechaiseàregarderAllisonnechangerarien,grogna-t-il,surladéfensive.Quejesoislàoupas,ellevivraoumourra.S'acharneràlareteniràlavienesertàrien,tum'entends?Elleledévisagea,stupéfaite,horrifiée,retenantuncriindigné.—Qu'est-cequetuessaiesdemedireexactement?— Que je veux retrouver Allie. Mon Allie. La jeune fille qu'elle était avantl'accident. Belle, forte, intelligente, faite pour réussir dans tout ce qu'elleentreprenait.Mais toi, Page?Souhaites-tumaternerpour le restant de tes joursunepetitehandicapéementale?C'estçaquetuveux?Prolongersamisère?Parceque moi, je m'y oppose ! Je préfère la savoir morte plutôt que d'assister à sadéchéance.Jen'aipaslaforcederegarderrespirercettemachinemonstrueuseàsaplace...Puisquenoussommescondamnésàattendre,quenouslefassionslà-basouailleurs,oùestladifférence?Iln'yenavaitpas,probablement.Saufsi,dufonddesacatalepsie,Alliesentaitleurprésence... Les mains de Page remontèrent vers ses tempes comme pourcomprimerundébutdemigraine.LesaffirmationsdeBradlarendaientmalade.—Andyaautantbesoindetoiqu'elle.Ouest-ceencoretroptedemander?Aufonddesaconscience,quelquechosed'inhabituelcommençaitàprendreforme.Quelquechosequiressemblaitàdumépris.Bradétaitprêtàlesabandonneràleurtristesort,pourdesraisonspurementégoïstes.—Oui,peut-êtreest-cetropmedemander,rétorqua-t-ild'untonsec,provocant.Ilexécraitcespéniblestête-à-tête,cesreprochesamers,cesaccusationssansfin.—Ehbien,aumoinstuaslecouragedetesopinions!Maisletempsnes'estpas

arrêté sous prétexte que ça t'arrange. Les aiguilles des horloges continuent detourner.Iln'yaurapasd'intermèdeparcequetuasdécidédet'offrirleluxed'uneidylle...Quetuleveuillesounon,Allisonabesoindetaprésence.ToutcommeAndy.Le pauvre petit est complètement retourné. Les valeurs familiales que nous luiavons inculquées s'effondrent sous ses yeux, sa grande sœur est à l'agonie, sonpèredisparaîtdesnuitsentièresetilseretrouvehébergéparlavoisine.—Encecas,tupourraispasserplusdetempsaveclui.Illavits'avancerversluid'unpasferme.—Laissez-moivousdireunebonnechose,BradClarke.Jen'abandonneraipasAlliejusqu'à ce que nous sachions si elle vivra. Et si elle meurt... (des larmes luibrûlèrentlesyeuxmaissavoixnefaiblitpas),jeserailà.Etjelatiendraidansmesbraspendantqu'elles'enira,commejel'aifaitlorsqu'elleestvenueaumonde.Jen'attendrai pas calmement ici de ses nouvelles, àmoins que tu neme relaies àl'hôpital, ce dont je doute fort... J'ai l'intention d'accompagner ma fille jusqu'aubout,moi,aulieudem'envoyerenl'airavecunepetitetraînée,enm'efforçantdemeconvaincrequeriennes'estpassé.Elleluitournaledos,écœurée.—Page?Il y avait des larmes dans la voix de Brad. Elle se retourna. Il s'était effondrélourdementsurlelit,levisageenfouientresesmains.—Jenepeuxpaslavoircommeça...C'estau-dessusdemesforces...Ondiraitunemorte-vivante...Ondiraitqu'elleestdéjàpartie.MonDieu,c'estinsupportable.— Elle n'est pas encore partie, répondit-elle, radoucie. Elle a une chance desurvivre.—Elleseraitmieuxaufondd'unetombequeclouéesurceliteffroyable,danslecomajusqu'àlafindesesjours.—Nedispasça!s'écria-t-elle,outrée.Bradavaitbaissélatête.Ilavaithontedesespropressentiments,maisc'étaitplusfortquelui.—Quandjel'aivue...j'aicomprisqu'iln'yavaitplusd'espoir.Quelestl'intérêtdesurvivrecommeun légume?Rappelle-toidoncceque lesmédecinsontdit... tousces termes effrayants... coma, convulsions, paralysie, perte des fonctionsintellectuelles...Commentpeux-tucroireencorequ'elleredeviendranormale?—Tantqu'ellevivra,ilyaunespoir.Peut-êtrenerecouvrira-t-ellepastoutessesfacultés. Peut-être même ne survivra-t-elle pas. Mais quoi qu'il arrive, il est denotredevoirdel'aider.Illaconsidéraàtraverslevoiledeseslarmes.—Jenepeuxpas.Jenepeuxpaslesupporter,Page.Uneaffreusefrayeurl'enveloppait.Unesortedeterreursurgiedufonddesâges.Lapeurdevantlasouffranceetlamort.Elleserapprochadeluipourl'enlaceretillaissasatêtereposercontresapoitrineréconfortante.Duboutdesdoigts,Pageluicaressa les cheveux... Elle avait la sensation qu'ils se tenaient au bord d'unprécipice. Comment étaient-ils parvenus à se détruire ? Hélas, rien ne pourraiteffacerlatrahisondeBrad,pasplusquel'accidentd'Allison.—J'aipeur,souffla-t-ild'unevoixindistincte.Jeneveuxpasqu'ellemeure.Etl'idée

qu'ellepourraitcontinueràvivrediminuéemedonnelevertige...Jesuisnavrépourhiersoir.Jen'auraispasdûmedéfiler.Maisilm'étaitimpossibledefairefaceauxévénements,pardonne-moi.Il s'interrompit, àboutde forces.Pagepoussaun soupir.ElleavaitparfaitementsaisidansquellesaffressedébattaitBrad.Ilavaitvoulus'évaderducauchemar.Etill'avaitlaisséel'affronterseule.—Etsiellemeurt?chuchota-t-il,lesyeuxemplisd'effroi.—J'aicruqu'ellepartiraithiersoir.Maiselleestrestée.Nousavonsunenouvellejournéedevantnous.Un frisson parcourut Brad. Il aurait voulu avoir sa force. Sa peur viscérale lepoussaitdenouveauàprendrelafuite.Stéphaniel'accueilleraitdansledouxrefugedesesbras.Elleleconsolerait,luiconfirmeraitquesaprésencedanscettelugubresallederéanimationn'étaitpas indispensable.CelledePagesuffisaitamplement.SelonStéphanie,Allisonneressentaitrien,n'entendaitrien.Toutefois,unbrûlantsentimentdeculpabilitéconsumaitBradchaquefoisqu'ilcroisait leregarddesafemme.Alorsqu'ils'appuyaitcontreelle,uneondededésir l'envahit;undésirtotalementincongrucomptetenudescirconstances.L'enlaçantàsontour,ill'attiraàlui,afinde la faire asseoir sur ses genoux. Ses lèvres se tendirent avidement vers lessiennes,maisPageseraidit.—Arrête!Commentoses-tu!L'idéedelamoindreintimitéphysiqueavecluilarévulsait.—Oh,chérie...—Tachérien'estpasici.Tumedégoûtes!Il avaitStéphanie.Que lui fallait-il deplus?Unharem?Bradavait resserré sonétreinte,insensibleàsesprotestations.Sabouches'écrasasurlasienneavecunepassionprochedudélire.Maisaucunbaiser,aucunecaresse,aucunmotdouxneparviendraientàapaiserlarancunedePage.Ilétaitdevenuunétrangerpourelle.Ilappartenaitàuneautrefemme.Elle lerepoussabrutalement,brisant l'étaudesesbras.—Désolée,monbonhomme!Ellesortitdelapièced'unpasvifetillaregardas'éloigner,sansungestepourlaretenir, se sentant ridicule. Il avait tort d'agir ainsi, se dit-il, furieux contre sesfaiblesses. Il n'avait pas le droit de tourmenter Page tout en se cramponnant àStéphanie.Il larejoignitpeuaprèsdanslacuisine,oùelles'étaitpréparéunetassedecafé.Ellenelevapaslesyeuxlorsqu'elleentenditsonpassurlecarrelage.—Pardonne-moicegestedéplacé,s'excusa-t-ild'untonacide.Elleneréponditrien.Unesemaineplustôt,ilsavaientfaitl'amour.Mais,alors,elleignorait qu'elle le partageait avec une autre. A présent, tout avait changé. Ellen'avait nulle envie qu'il la touche. Plus jamais... Aurait-il exprimé un repentir,promis de mettre fin à sa liaison, c'aurait été différent. Il n'avait pris aucunengagementdecettesorte.Ils'étaitempressédedisparaîtredanslanature,alorsquesafamilleétaitàladérive.Stéphaniecomptaitplusqu'euxtousréunis.—Tudevraismelaissersonnumérodetéléphone,dit-elle,lenezdanssatasse.Au

moins,jesauraisoùtejoindreencasd'urgence.—Celan'arriveraplus.Cesoir,jeresteraiiciavecAndy.Elleluilançaunregardquileglaça.Visiblement,latrêveétaitterminée.—Jem'enfiche!Turecommenceras,j'ensuiscertaine.J'exigecenuméro.—Trèsbien.Jel'inscriraisurlebloc-notes...Est-cequeturetournesàl'hôpitalcetaprès-midi?—J'iraid'abordauxfunéraillesdePhillipChapman.Situveuxm'accompagner...—Non,merci.Cepetitcrétinapresquetuémonenfant.Commentpeux-tuyaller?—LesChapmanontperdu leur filsunique.Rienneprouvequ'ilétait fautif.Pourquelleraisonn'irais-tupas?—Jeneleurdoisrien.Lestestsdelaboratoireontrévélédestracesd'alcooldanssonsang.— En très faible quantité. La conductrice de l'autre voiture a été dispensée del'alcootest.Trygve s'était longuement penché sur la question. La réponse semblait plusévidentepourBrad.AccuserPhillipChapmans'avéraitpluscommode.—LauraHutchinsonestl'époused'unsénateuretmèredetroisenfants.Ellen'estpasdugenreàconduireenétatd'ébriété.Ils'étaitexpriméavecunecertitudeabsolue.—Commentpeux-tuenêtreaussisûr?—J'ailulesrapportsdepolicecommetoutlemonde.S'ilsneluiontpasfaitpasserl'alcootest, c'est que sa sobriété ne faisait aucun doute. D'ailleurs, aucuneaccusationn'aétéretenuecontreelle.—Sansdouteont-ilsétéimpressionnésparsonnom.(Denouveau,elleavaithausséle tonsansmêmes'enrendrecompte.Heureusementqu'Andyn'étaitpas là.)Entoutcas,j'aidécidéd'assisterauxobsèques.TrygveThorensenpasserameprendreversquinzeheures.Bradhaussaunsourcil,étonné.—Vraiment?Commec'esttouchant.—Epargne-moicegenredecritiques,s'ilteplaît.Trygveetmoiavonspassédesheuresentièresdanscethôpitalquetudétestestant,alorsquenosfillesétaientaublocopératoire.ChloésetrouvaitelleaussidanslavoituredePhillip,maiscelanel'empêchepasdetémoignersasympathieauxparents.—Ehbien,çadoitêtreuntypeépatant,Thorensen.—Oui,ilestformidable.Unexcellentami,quim'aréconfortéehiersoir,quandtut'étaisvolatilisé,quim'atenulamainlanuitdel'accident,pendantquetuétaisàJohn Gardiner avec l'élue de ton cœur. C'est un homme merveilleux. Assezintelligent, en plus, pour s'occuper de ses enfants plutôt que de ses conquêtesféminines...Alors,inutiledemecherchernoise.TrygveThorensenn'ariend'undonJuan,etquantàmoi, jenesuispasenquêted'aventures. J'ai simplementbesoind'unami,puisque,apparemment,jen'aiplusdemari.Elledisparutendirectionde la salledebains,dontelle claqua laporte, sans luilaisserletempsderépondre.Furieux,ilseruahorsdelamaison,claquantlaporteàsontour...Pagesemordit leslèvres.Ilavaitbienfaitdes'enaller,ellel'auraitétranglé avec plaisir... L'amertume pointa bientôt sous sa colère. Leur union se

délitait à une allure incroyable. Une tension indescriptible, presque palpable,régnaitdans lamaisonautrefoissipaisible. Ilsuffisaitqu'ilssoientdans lamêmepiècepourquel'airsechargeaussitôtd'électricité.Ilétaitinutilederechercherlesraisonsd'unetelledébâcle.Ellesedouchalonguement,sepréparapourl'enterrement.Trygvesonnaàl'entréeàl'heureconvenue.Ilétaitplusséduisantquejamaisdanssoncomplet-vestonbleusombre et sa chemise blanche barrée d'une cravate noire. Page avait revêtu untailleurdelinnoirachetéàNewYork,lorsdesadernièrevisiteàsamère.L'église épiscopale Saint-John était bondée. Des dizaines d'adolescents à l'airattristéavaientprisplacesurlesbancs.Unephotodujeunecapitaineentourédesmembresdesonéquipedenatationtrônaitenbonneplace.Sescamaradesavaientconstitué un service d'ordre qui convoyait les assistants à leurs places. Pageaperçut Jamie Applegate, assis entre ses parents. Ses traits juvéniles reflétaientunesouffranceinsoutenable,etsonpèreluientouraitlesépaulesdesonbras...Lamusiqueemplitl'édifice.Unrefraincheràl'assembléedesjeunesgens.DeslarmespiquèrentlesyeuxdePage,lorsqu'ellereconnutlespremièresnotes.Allisonauraitétéparmi lesadolescentsendeuilléssiellen'avaitpasétéplongéedans lecoma,surunlitd'hôpital.LesparentsdePhillipavaientgagnéleurssiègesaupremierrang,avecunedignitéqui rendait leur douleur encore plus poignante. Un couple plus âgé lesaccompagnait: lesgrands-parentsdujeunehommequelamortavaitfauchésanspitiésurlaroute.Leministreduculterappelabrièvementl'amourdeDieupourtoutessescréatures.Les voiesduSeigneur étaient impénétrables, ajouta-t-il, avantd'évoquer l'atrocepeinequesuscitelaperted'unêtrecher.IlbrossaensuiteunportraitélogieuxdePhillip.Sonintelligence.Sabonté.L'admirationdesesamisàsonégard.Lebrillantavenir qu'il aurait eu... Des sanglots étouffèrent Page, tandis qu'elle songeait àl'oraisonfunèbrequiseraitprononcéesiAllisondécédait.Ceseraitpratiquementlamême. Elle aussi était admirée, aimée par tous... Et la peine de la perdredépasseraitleslimitesdel'entendement.Mme Chapman ne cessa de pleurer durant la cérémonie. La chorale du lycéeentonnaunchantdegrâce,tandisqu'unefileseformaitdevantlecatafalque,afinquechacunpuisseadresserunultimeadieuaudisparu.Lesjeuness'yrendirentpargroupes,enpleurs, lamaindans lamain.Desgerbesetdescouronnesde fleursrecouvrirent peu à peu le bois sombre du cercueil. Il n'y avait pas une seulepersonnedansl'églisequinesanglotaitpas...LauraHutchinsonelle-mêmepleurait.Elle se tenait derrière Page et Trygve et versait des larmes qui ne semblaientnullementfeintes.Une fois dehors, ils aperçurent les journalistes. Caméras au poing, ils voulurententourer Mme Hutchinson, qui s'engouffra à l'intérieur d'une limousine noire.Déçus, ils se rabattirent sur un gibiermoins intéressant. Les appareils-photo setournèrentverslesadolescents,quipleuraientsansretenue,puislecerclehumainse referma sur les Chapman. Les flashes lancèrent des lueurs blafardes et, à

travers ses larmes, le père de Phillip se mit à injurier les représentants de lapresse,tandisquedesamisl'entraînaientdoucementendirectionducimetière.Lesreporters suivirent la procession. Il s'agissait toujours d'un sujet brûlant et ilsentendaientenrégalerleurslecteurs.LeslycéensavaientorganiséuneveilléeàlamémoiredePhillipdansl'auditoriumde l'école, les Chapman recevraient chez eux quelques amis, mais Page déclinadiscrètementlesdeuxinvitations.Laviveémotionressentiependantlacérémonieluiserraitlagorge,lebesoindesolitudesefaisaitfortementsentir.C'étaitdevenuunenécessitéabsolue.— Venez, murmura Trygve, alors qu'ils descendaient les marches de l'église. Jevousdéposechezvous.Ellelesuivitverslavoiture.Ilsn'avaientplusrevulesChapman,n'avaientpaseulecouragedeleurdireaurevoir,maisavaientsignélelivred'orenarrivant.—Oh,monDieu,quellejournée!souffla-t-elle.—Etquelspectacleaffligeant,renchéritTrygve,lesyeuxrougis.J'espèrequejenevivraipasassezvieuxpourenterrerundemesenfants.Ilsetutbrusquement,serappelantsoudainquelavied'Allisonnetenaitqu'àunfil,maisPageneluientintpasrigueur.—MmeHutchinsonétaitlà,dit-elle.C'estunbeaugestedesapart.—Jediraisplutôtqu'ils'agitd'unehabilestratégie.Lapressenemanquerapasdelerelaterdemain.Chacunfaitsapublicitécommeilpeut.—Trygve!Nesoyezpascynique.Elleestpeut-êtresincère.—Permettez-moid'endouter. Jeconnais lesmilieuxpolitiquescommemapoche.Elleauraprobablementobéiauxinstructionsdesonmari.Cesgens-lànereculentdevantrienpoursoignerleurimagedemarque.—Vousvoulezdirequ'elleajouélacomédie?—Jen'iraipasjusqu'àlataxerd'hypocrisie.Pourtant,monpetitdoigtmeditqu'ellen'est pas pour rien dans l'accident. J'ignore sima sympathie à l'égard de Phillipm'induit en erreur. En tout cas, je n'admets pas qu'il ait été le seul et uniqueresponsable.LesChapmanavaientlamêmeconviction...Trygvedémarraetilssemêlèrentauxvéhicules qui quittaient l'enceinte de l'édifice. Sur le chemin, Page exprima lesouhaitdefaireundétourparl'hôpital.Neserait-cequepourrécupérersavoiture,prétexta-t-elle.En fait,uneobscureenviederevoirAllison luicommandaitdeserendresurplace.—Celavousennuieraitdemeconduirelà-bas? Dans l'après-midi, avant d'assister aux obsèques de Phillip, elle avait appelé àplusieurs reprises les soins intensifs. A chaque fois, une voix anonyme l'avaitrenseignéehâtivementpar lesempiternel«étatstation-naire»,sortedeformuleconsacréevoulantdirequelapatienteétaittoujoursenvie.—Pasdeproblème.J'enprofiteraipourvoirChloé.JeneremercieraijamaisassezleTout-Puissantdel'avoirpréservée.LesparolesdeBradbourdonnaientencoreauxoreillesdePage.«Mieuxvaut lavoirmorte,plutôtqued'assisteràsadéchéance.»—JepréfèregarderAlliedansn'importequelétatplutôtquede laperdre.Brad

n'estpasdumêmeavis.Selonlui,mourirestplussupportablequevivrediminué.—Voilàquiapportedel'eauaumoulindespartisansdel'eugénisme.Unevisiondumondeterriblementmanichéenne,àmonavis.Pourmapart,j'aimemieuxsauvercequejepeux,plutôtquedetoutperdre.«Saufunmariagebancal»,neputs'empêcherdesongerlajeunefemme.—Brad semble avoir pasmal dedifficultés à faire face aux événements, dit-elled'unevoixneutre.Quandlaréalitéluidéplaît,ilatendanceàprendrelafuite.—Certainespersonnesréagissentainsi,eneffet.—CommeDana,n'est-cepas?Bradestpareil...Serions-nousdoncdeshéros?Outoutsimplementdesimbéciles?—L'unn'empêchepasl'autre,sourit-il.Disonsquenousn'avonspasd'autrechoix.Page l'intriguaitdeplusenplus. Ilavait toujoursconsidéré lesClarkecommeuncoupleharmonieux.Aprésent,ildevinaitunpointnoirdansletableauidylliquequ'ils'était brossé. Depuis l'accident, quelque chose ne tournait pas rond entre eux.Brads'étaitàpeinemontréàl'hôpital,Trygveétaitbienplacépourlesavoir.—Sonattitudem'exaspère,jel'avoue.Amidi,nousnoussommeschamailléscommedeschiffonniers.— Oh, mais vous êtes humaine! la taquina-t-il. Dana brillait toujours par sonabsenceaumomentoùnousavionsbesoind'elle.Celamerendaitfurieux.—Dansnotrecas,ilyaunautreproblème.Pardiscrétion,ilobserva,toutd'abord,unsilencedebonaloi,maissacuriositéfutlaplusforte.—Unproblèmesérieux?—Oui...Très...—Etc'estarrivéparsurprise?s'enquit-ilgentiment.—Exactement.Noussommesmariésdepuisdesannéesetilyaencoretroisjours,je baignais dans un bien-être aussi total qu'illusoire. Apparemment, je me suistrompée.Lourdementtrompée.—Touslescouplestraversentdespériodesdecrise.—Ilyaeutropdecachotteries,tropdemensonges.Jemesuislaisséemenerenbateau des années durant. Maintenant, j'ai du mal à faire comme si tout allaitbien...C'esttroptard,acheva-t-elle,avecunegrimacededépit.—Certainespersonnesperdentlatête,lorsqu'ellessetrouventconfrontéesàuneréalitédésagréable.—Bradaperdulatêtedepuisunbonboutdetemps,semble-t-il.Etpasseulementlatête,malheureusement.J'aitoutdécouvertceweek-end.—Iln'apaseudechance,ditTrygveavecunsourire.Evoquer avec lui ses déboires conjugaux rendait la chose presque amusante,s'étonna Page. Et si facile... De sa vie, elle ne s'était confiée à quelqu'un aussispontanément. Elle n'aurait pas avoué son infortune à Jane Gilson, son amie delonguedate,encoremoinsàsasœur...Seizeansdemariagel'avaientéloignéedetout. Brad avait été son seul confident, ce qui rendait sa duplicité encore plusodieuse.Parvenusàl'hôpital,ilsprirentladirectiondessoinsintensifs,s'efforçantd'oublierla morne atmosphère de l'enterrement. Chloé remuait faiblement dans son lit,

Allisonétaittoujoursplongéedansuneprofondeléthargie.—Etatstationnaire,déclaral'internedeservice.UnephrasestéréotypéequePageconnaissaitparcœur.Ellerepritlechemindelasortie,laissantTrygvesurplace.LecarderamassagescolaireavaitemmenéAndyàl'entraînementdebase-balletilnetarderaitpasàleredéposerchezJane.Lechantfunèbredelachoralerésonnaitàsesoreilles,quandellesonnaàlaportedesavoisine.—Salut,çava?lançaJane,puissonvisagerondserembrunit.Ouai-jetortdeteledemander?fit-elleenscrutantlesyeuxcernésdesonamie.—Jesuisalléeàl'enterrementdePhillipChapman,réponditPageens'affalantsurle canapé garni de coussins fleuris. Il y avait au moins quatre cents gosses enlarmes,sansparlerdeleursparents.—Seigneur,Page,tun'avaispasbesoindeça.Est-cequeBradt'aaccompagnée?—Non. J'ysuisalléeavecTrygveThorensen.Lafemmedusénateurahonoré lacérémoniedesaprésence.D'aprèsTrygve, il s'agitd'unemanœuvrepublicitairedestinéeàjeterdelapoudreauxyeuxdesreprésentantsdelapresse.—Ettoi?Lacrois-tuinnocente?—Le saurons-nous jamais ? Il y a euunmalheureux concours de circonstances.Pourquoifaut-iltoujoursdésigneruncoupable?—Parceque les journalistessont làpourça. Jesupposequ'ilsavaient investi leslieux.—Oui...ilssuiventLauraHutchinsonàlatrace.— L'article que j'ai lu hier attribue plus ou moins la faute au jeune Chapman.D'aprèslarumeur,ilforçaitsurlabouteille.— C'est faux ! M. Chapman compte porter plainte contre ce journal, afin deblanchir le nom de son fils. On manque singulièrement de preuves dans cetteaffaire.Elle enavait longuementdevisé avecTrygveet ils enétaient arrivés à lamêmeconclusion.Personnen'ensavaitplussurlescirconstancesdel'accident.Lehasardavaitplacélesdeuxvoituresdansunface-à-facemortel.OnnepouvaitenvouloirauxChapmand'organiserunecampagnepourdéfendrelamémoiredeleurenfant.Le car de ramassage scolaire s'arrêta devant la grille du jardin et Andy enémergea,arborantavecfiertésatenuedebase-ball.Enlevoyantcourirverselle,Pageletrouvasimignonqu'elleeneutleslarmesauxyeux.Quelquesjoursplustôt,c'est elle qui l'avait accompagné à l'entraînement.Mais alors, la vie était doucepoureux.AllieseportaitcommeuncharmeetPageignoraittoutdeladoubleviedeBrad.Elleluiouvritlesbrasetilsependitàsoncou.—Comments'estpasséevotrejournée,monsieurAndrewClarke?—J'aimarquéuntourcomplet!triompha-t-il,sapetitefigureilluminéed'unlargesourire.—Tuesgénial!Blottidanssesbras,lepetitgarçonlevasurelleunregardanxieux.

—Tuvasencoreàl'hôpital?Est-cequejeresteici?—Non,montrésor.Tuviensavecmoiàlamaison.Elleavaitdécidédeluiaccorderunenuit.Avecunvrairepas,àlaplacedespizzascongelées dont elle l'avait gavé ces derniers jours. Depuis l'accident, Andy sesentaitrejeté,ellelesavait.Ilfallaitluiôtercetteidéedelatête.—Est-cequepapanousferaunbarbecue,m'man?N'ayantpaslamoindreidéedesprojetsdeBradpourlasoirée,Pages'abstintdetoutepromesse.—Papatravailleraasseztard,jecrois.Pourquoi?Unsucculentdîneravectavieillemèrenetesuffitpas?Andyfitunouienchantédelatêteetpeuaprès,enlacés,ilsgagnèrentlavilla.Pagefitgrillerdeshamburgers,avecdespommesdeterreaufour,letoutaccompagnéd'une énorme salade composée d'avocats, de tomates et de crevettes. A peines'étaient-ilsattablésquelaclédeBradtournadanslaserrure.—Papa!Andy s'élança joyeusement à la rencontre de l'arrivant. Il lui fallait ses deuxparents,seditPage,lecœurserré.—Oh,quellesurprise!dit-elleentrelesdents.Bradluijetaunregardsombre.—Nerecommencepas!intima-t-il,irrité.Ya-t-ilassezpouruntroisièmeconvive?demanda-t-ilenobservantlatabledresséepourdeuxpersonnes.—Oui,biensûr,dit-elleenluiservantaussitôtuneassiettepleine.Andy semit à raconter ses exploits à son père. Le tour complet à la quatrièmemanche,lespointsmarqués,toutypassa.Ilparlaitvite,commepourmasquerunefrayeurindicible.Endépitdesamineréjouie,l'enfantavaitpeur,conclutPageavecémotion. Peur de perdre sa sœur, qu'il n'avait pas encore vue. Peur de perdrel'amourdesesparents.Unesortedepaniqueirraisonnée,presqueanimale.—Pourrai-jevoirAllieceweek-end?interrogea-t-il,toutengrignotantunepommedeterrefondante.Voir Allie risquait de perturber sa sensibilité exacerbée. Non, décida-t-elle, cen'étaitpaslebonmoment.—Je crains que ce ne soit pas possible,mon chéri. Tu dois patienter jusqu'à cequ'elleailleunpeumieux.Ilfallaitavoiraumoinsonzeanspourêtreadmisdanslasallederéanimation,maisleDrHammermanavaitacceptédefaireuneexceptionpourAndy.—Maisquandira-t-ellemieux?Jeveuxlavoir!Ils'étaitmisàpleurnicher.PagecherchafébrilementàcapterleregarddeBrad,quis'abîmaitdanslalecturedesonjournal.Sonvisagetendutémoignaitd'unerudejournée.Stéphanieavaitlaissééclatersafureur,lorsqu'illuiavaitannoncéqu'ilneresteraitpasdîner.Bah,ilenavaitprissonparti.Constamment,Bradessuyaitlacolèredequelqu'un.Desafemmeoudesamaîtresse.—On verra... on verra...murmura Page àAndy, tandis qu'ils débarrassaient lesassiettes.Le dessert, de la glace nappée de chocolat chaud, ne remporta pas le succèsescompté.Lecharmeétaitrompu...Elles'assitdevantunetassedecafé,jetantuncoupd'oeilenbiaisàsonmari.—Tunepeuxpaslireçaaprèsledîner?

Elledétestaitlevoirplongédanssalecturependantlesrepas,etillesavait.—Pourquoi?aurais-tuquelquechoseàmedire?lâcha-t-il,agressif.Andylesregardait,apeuré.Leursdisputesdeplusenplusfréquentesdécuplaientsoninquiétude.Sesépaulesmincessevoûtèrent. Ilquitta lapièce,dédaignantsaglace,suiviparLizzie,etBradenprofitapourseréfugierdanssonbureau.Restéeseuledanslacuisine,Pagerangealesassiettesdanslelave-vaisselleavantde préparer la table pour le petit déjeuner. Peu après, elle fit défiler la bandeenregistreuse du répondeur, comptant une bonne douzaine de messages. Desjeunes gens demandant des nouvelles d'Allié. La plupart souhaitaient la voir.Heureusement, le personnel hospitalier renvoyait le flot des visiteurs. Les fleursn'étantpasadmisesenréanimation,ellesétaientenvoyéesaupavillondesenfants.Ledernierappelémanaitd'unjournalistesollicitantunentretien.Ellenesedonnapaslapeinedenotersescoordonnées.Elles'obligeaàrappelerlesamieslesplusprochesdesafille.Celle-cisetrouvaittoujoursdansunétatdésespéréqu'ilétaitpénibled'expliquer.Elleavaitsongéàlaisser un message spécial sur le répondeur, une sorte de bulletin de santéconcernant Allie, puis avait renoncé. L'espoir d'une amélioration était si mincequ'ellen'eutpaslecouragedemettresonprojetàexécution.Lorsqu'elle entra dans la chambre d'Andy, celui-ci, assis sur son lit, pleurait àchaudes larmes.Ilavaitentreprisderaconter l'accidentdesasœuràLizzie,quil'écoutaitenremuantlaqueue.—Elledort,tusais,etonnesaitpasquandest-cequ'ellevaseréveiller.—Ehbien,champion,qu'est-cequi t'arrive?demandaPageens'asseyantsur leborddulit.Elleavaitbienfaitderesteràlamaisoncesoir.Elleluidevaitbienunenuit.—Pourquoipapaettoivousvousbagarreztout letemps? fit-ild'unepetitevoixmisérable.—Noussommesinquietsausujetd'Allie,monchéri.Parfois,lesgrandespersonnessont tristes, fatiguées, effrayées aussi. Le stress, l'énervement, les rendentsusceptibles.Alors,ellessemettentàcrier.Jesuisnavrée,monbiquet,nesoispastriste,tun'yespourrien.—Maistuasl'airdeledétestermaintenant.Pages'efforçadesourire.—Non,pasdutout...Cen'estpasfaciled'êtreàl'hôpitalprèsd'Allié.—Pourquoi?Puisqu'elledort.Elle avala sa salive avec difficulté. Le sens d'une situation trop compliquéeéchappaitauraisonnementd'unenfantdeseptans.—Jemefaisdusoucipourelle.Commepourtoi,monchéri.Illascruta,lessourcilsfroncés.—Etpourpapa?Tunetefaispasdesoucipourpapa?—Biensûrquesi.C'estmontravaildem'inquiéterpourvoustous.Elleluifitcoulerunbain,lemitaulitetluiracontaunedeseshistoiresfavorites.Prêtàs'assoupir,Andyserelevapourallerdirebonnenuitàsonpère,maiscelui-ciparlaitautéléphone,etlepetitgarçonfutrenvoyéd'ungestebrusquedelamain.Bradétaitàboutdenerfs.Revenirdîneràlamaisonavaitdéclenchélesfoudresde

Stéphanie. Il savait qu'elle lui ferait payer cher cette initiative. Dès l'instant oùPageavaitétéaucourantdeleurliaison,Stéphanies'étaitmiseàdéfendrebecetonglessonterritoire.Brad.Ellelevoulaittoutàelle.PagebordaAndy,puisl'embrassa.—Tuveuxbienlaisserlalumièreducouloirallumée,m'man?Ilyavaittrèslongtempsqu'iln'avaitpaseupeurdanslenoir.Pagel'embrassadenouveau.—D'accord,monchéri.Jeteverraidemainmatin.Bonnenuit,monpeuttrésor.Alors qu'elle regagnait la cuisine, elle aperçutBrad par la porte entrebâillée dusalon, et força le pas. Ils n'avaient plus rien à se dire. Il devait converser avecStéphanieautéléphone,quandAndyl'avaitinterrompu.Elle sortit les assiettes du lave-vaisselle, les empila dans le placard, se fit unenouvelle tasse de café. Page ingurgitait des quantités phénoménales de café cesdernierstemps.Ellesentaitsesnerfstenduscommedesressorts,etpasseulementàcausedelacaféine...Ilétaitprèsdevingt-deuxheures,lorsqueBradentradanslacuisine,arborantsonéternelairdemécontentement.Leurdîners'étaitachevésurunnouveauconstatd'échec.Pagelevalesyeuxducourrierqu'elleétaitentraindeparcourir. Il y avait plusdedeux joursqu'ellen'avait pasouvert laboîte auxlettres.Soussonregardhostile,lemalaisedeBradnefitques'accroître.—Nosaffairesnes'arrangentpas,marmonna-t-il.Ilavaitenfiléuntee-shirtetunblue-jeanquiluiconféraientl'allurejuvéniledesesvingtans...LejeunehommeauquelPages'étaitattachéeavectoutel'ardeurd'unpremieramour.Dorénavant,c'étaitunétrangerquisetenaitdevantelle.Ilsavaienteudeuxenfants,avaientpartagélesjoiesetlespeinesdetouteunevie,etellenelereconnaissaitplus.—Onpeutledire,reconnut-elleavectristesse.Andyatoutcompris,jecrois.N'importe qui aurait ressenti l'animosité qui avait remplacé leur anciennecomplicité.Leurmésententeexplosaitdèsqu'ilséchangeaientdeuxmots,mêmelesplusanodins.—BonDieu,onn'apasarrêtédelasemaine!souffla-t-ilenpassantlesdoigtsdanslesnoiresondulationsdesescheveux.—Oui,onafaitd'unepierredeuxcoups.Illaregarda,lesyeuxplissés,sursesgardes.IlseméfiaitàprésentdesformulessibyllinesdePage.—Deux...coups?—Allieetnotremariage.— Peut-être s'agit-il de deux volets d'un seul et même problème. Si Allie seremettaitdesesblessures,nouspourrionsrecommenceràzéro.Elleleconsidéra,sanscomprendre,méfianteelleaussi.Qu'est-cequ'ilvoulaitdire,aujuste?Uneinvitationàunnouveaudépart?EtStéphanie?Ilavaitl'aird'ytenircommeàlaprunelledesesyeux.Amoinsquequelquechosesefûtproduit?Qu'unespoiraitsurgi?Avait-ilchangéd'avis?— Nous pourrions arriver à un compromis, reprit-il, sans grande conviction. Sichacunymetdusien...—Chacun?Tuveuxdiretoi,Stéphanieetmoi?Jolieproposition,Brad!(Sanss'en

apercevoir,elleavaitpresquehurlé.)Netedonnepastantdemal.Cessonscettefarce sinistre, je t'en supplie.Commençonspar ramenerAllisonà la vie. Pour lereste,nousverronsplustard.Brad eut un hochement de tête maussade. Il était constamment sous pression.Stéphanie n'avait cessé de l'accabler d'exigences. Comme si l'accident d'Allisonconstituait un péril inattendu, la jeune femme s'était mise à accumuler lesrevendications.Elleentendaitlevoirconstamment,passertouteslesnuitsaveclui,leharcelantsansrépitpourqu'ildemandeimmédiatementledivorce.IlouvritlabouchepourrépondreàPage,lorsqu'uncriaigu,unesortedehurlementdeterreur,lesfitbondir.Bradarrivalepremierdanslachambred'Andy,qu'ilsaisitdanssesbras.—Çaira,poussin,remets-toi.Cen'estqu'unmauvaisrêve.Lepetitgarçons'étaitredressé,ennage.Ilavaitrêvéqu'ilsavaienteuunaccident.SeulsLizzieetluiavaientsurvécuàlacollision.—Ilyavaitduverrebrisépartout...ettoutcesang!hoqueta-t-il,étoufféparsessanglots.L'accidentavaiteu lieuparcequepapaetmamansedisputaient,poursuivit-il,etBradéchangeaun regardpleinde remords avecPage.Celle-ci avait attiréAndycontre elle. Il avaitmouillé son lit, ce qui ne lui était pas arrivé depuis l'âge dequatre ans. Elle changea draps et alaise, écrasée par un terrible sentiment defaute.—Nulbesoind'êtrepsychiatrepourinterprétercerêve,fitremarquerBrad,peuaprès.—Lepauvrepetitcrèvedepeur.Sasœurestdans lecoma. Ilnousentendsanscesseenparleretilnel'amêmepasvue.—Allien'estpassonseulsujetdepréoccupation,objectaBrad.—C'estvrai.Ilnefautplusnousquerellerdevantlui.—Cequiestpratiquementimpossible.Situveux,jepourraisdéménagerpendantquelquesjours,jusqu'àcequ'ilsoitcalmé.SasuggestionfitàPagel'effetd'unnouveaucoupdepoignarddansledos.—Déménager?Vas-tuvivreavecelle?—Jeloueraiunechambred'hôtelouunstudiomeubléenville.L'occasionidéalepourfréquenterStéphaniesanssubirlesreprochesdesafemme.Pourunefois,Pagerestasilencieuse.C'étaitpeut-êtreunesolutionvalable.—Jenesaispas...jenesaisquoidire.Ils avaient atteint un point de non-retour. Une semaine plus tôt, qui aurait puimaginer qu'ils en arriveraient là ? La sonnerie du téléphone rompit soudain lesilence.Elledécrochainstantanément,assaillied'uneprémonitionfuneste.C'étaitl'hôpital... L'œdème cérébral d'Allison ne s'était pas résorbé, et lesneurochirurgiensdemandaientauxparentsl'autorisationderéopérerlelendemainmatin. Ce serait la deuxième intervention en quatre jours, mais d'après le DrHammerman,iln'yavaitguèred'autrealternative.— Une nouvelle opération ? grogna Brad, effondré. Et puis quoi encore ? Pourl'amourduciel,combiendefoisvont-ilslacharcuter?—Aussi souvent qu'ils le jugeront utile, jusqu'à ce que son cerveau retrouve sa

formenormale.—Etsiçanemarchepas?Ellecoupacourtàsestergiversations.—Jesignerailespapiers.Ellealedroitdebénéficierdetoutcequelasciencepeutluioffrir.—Faiscequetudoisfaire,Page,murmura-t-il,lesbrasballants,désireuxdenepasselancerdansunnouveauconflit.Il la laissaautéléphone,battitenretraitedansleurchambreoùils'allongea, lesmains derrière la nuque, l'esprit empli des images d'Allison— lesmerveilleusesimagesd'unejeunesserayonnante,éclatantedesanté:cessouvenirsétrangementlointains étaient encore plus insoutenables lorsqu'il évoquait le pauvre corpsmaintenuartificiellementenviedansunesalledesoinsintensifs.—Tudorsici?demanda-t-il,voyantPagepénétrerdanslapiècepourprendreunechemisedenuitdanslapenderie.—JedormiraiavecAndy.—Tupeuxrester,fit-ilavecunsourirehésitant.Jesaismetenir.Ilséchangèrentunsouriresansjoie.Ilsétaientarrivésàuncroisementfatidiquedeleur parcours commun. Les choses les plus ordinaires avaient acquis desdimensionsdisproportionnées.Quidormiraiticiouailleurs,quirestait,etquidevaitdéménager.Uncauchemardontjamaisilsneseréveilleraient.Page ressortit de la chambre sans unmot. Elle alla se glisser près d'Andy. Elleentoura de ses bras le petit garçon endormi. Un flot de larmes l'aveugla, luimouillantlesjoues,puistrempantpeuàpeusonoreiller.Ellepleuralongtempsensilencesurtoutcequ'elleavaitperduensipeudetemps.Andys'étonnalelendemainmatindevoirsamèreàsoncôté,maisneposaaucunequestion.Ilselevaets'habilla,pendantqu'ellepréparaitlepetitdéjeunerpourtousles trois.Lepetitgarçonnementionnapas le rêvequi l'avait tantbouleversé. Ilétait très calme lorsque sa mère le déposa à l'école. Brad avait consenti à laretrouveràl'hôpitalunpeuplustard.Elleavaitrendez-vousàneufheuresmoinsdix,afind'apposersasignaturesur le formulairedeconsentement.Lesmédecinsavaientdécidéd'opéreràdixheures.

8

Le chirurgien en chef l'attendait devant le service de réanimation. Aucuneaméliorationn'avaitétéconstatéedepuis laveilleausoir.Pagesignad'unemainrapide l'autorisation d'opérer, puis se rendit au chevet de sa fille. Les relentsd'hôpital, familiers, l'enveloppèrent, alors que son regard se portait sur lasilhouetteinerteetsiblanche:Allison,plongéedanssoncoma.Sanslasouffleriecaverneusedurespirateuronl'auraitcruemorte.Iln'yavaitaucunautrevisiteuràcetteheurematinale,et les infirmièresavaientlaissémèreetfilleseules,danslapièce.Ellesavaientlapossibilitédecontrôlerlesmoniteursàpartirdelaconsoledel'ordinateurcentral.Pagepritplaceprèsd'Allie.Sesdoigtsluiétreignirentlamain,desmotsdouxs'échappèrentdeseslèvres.Ellelui effleura le front d'un tendre baiser, lorsque deux aides-soignants vinrentsouleverlesextrémitésdelacoucheétroite,dontlesroulettess'abaissèrentavecunbruit sec.Transforméenchariot, le lit futpiloté le longducouloiréclairéaunéon,avantdedisparaîtreparuneporteàbattants.Ilétaitneufheuresetdemie.Pendantqu'onpréparaitAlliepourl'opération,Pageseréfugiadansl'unedessallesd'attente du rez-de-chaussée. Le Dr Hammerman lui avait dit que l'interventiondureraitplusieursheures.Huitoudix.Lamêmeéquipeofficierait,avait-ilajouté,commes'ils'agissaitd'uneopérationderoutine,maisPagesavaitqueceneseraitpas le cas. S'ils ne réussissaient pas à réduire l'œdème, plus aucun espoir nesubsisterait. La pression exercée sur les tissus du cerveau provoquerait denouvelles lésions, et l'issue ne pourrait s'avérer qu'irréversible, voire fatale...Paupières closes, Page se plongea dans une attente interminable. Plus aucunenotiondutemps.Atoutinstantquelqu'unpouvaitfaireirruptiondanslapetitepiècepour lui annoncer lamortd'Allié...Neplusypenser.Neplus se représenter lesscalpels, les pinces, les bistouris alignés sur un plateau d'acier, semblables àd'étincelantsinstrumentsdetorture.Bradarrivaavecunedemi-heurederetard.—Qu'est-cequ'ilsontdit?s'enquit-ilnerveusement.—Riendebiennouveau.Ellesemblaitsipaisiblesursonlit,quandilssontvenuslachercher.Elleavaitdétournélatête,afindeluicacherseslarmes,nevoulantpasluimontrersadétresse.Laconfiance,lacomplicité,leurancienneentente,touts'étaitenvolé,laissant un vide immense dans son cœur. L'homme assis à son côté n'avait plusgrand-chose à voir avec le Brad qu'elle avait adoré... Bizarre, la rapidité aveclaquelle toute une partie de votre existence se changeait en un désert jonchéd'épaves ! Etrange, la façon dont le malheur prenait subitement la place dubonheur!Maisàquoibonseremémorerlepassé?Ilfallaitseulementsecontenterd'attendre,encoreetencore.Lesminutesdevenaientdesheuresquis'écoulaientauralenti,alorsque lesdeux

épouxdemeuraientassis,silencieux,parmilebrouhahadesvisiteursdepassage.Apeine s'ils échangèrent deuxmots. Parler d'Allison constituait leur seul sujet deconversation,unsujettropdouloureuxpourchacund'eux.Seullesilencesemblaitde rigueur entre ces deux êtres que plus rien ne liait, hormis leur angoissecommunepourleurenfant.Quatreheuresde l'après-midi et toujours pasdenouvelles. Ils allèrent chercherdes sandwiches à la cafétéria. Dans le hall, ils tombèrent sur Trygve, qui leursouhaita bonne chance avant demonter voir Chloé. Les Clarke se retrouvèrentdanslapetitepièceoùilsserassirent,lesyeuxfixéssurlapendulemurale.Hammermanreparutverssixheuresdusoir—Commentças'estpassé?Brads'étaitdresséd'unbond,l'œilbraquésurlepraticien.Celui-cihochalatête.—Bien.Beaucoupmieuxquenousnel'espérions.—C'est-à-dire?réattaquaBrad,d'unevoixagressive.Pageétaitrestéeassise,incapabledeselever.—C'est-à-direqu'elleasurvécu.Lesrésultatssontsatisfaisants.Nousavonseuunepetitealerteenmilieud'interventionmaisfinalementtoutestrentrédansl'ordre.Nous l'avons soulagéede lapressionautantquenous l'avonspu.L'œdèmeavaitprisdesproportionsalarmantes...Danslesprochainsjours,elledevraitprésenterunenetteamélioration.Certes,resteàsavoircombiendetempsdurerasoncoma.Pour le moment, nous la maintenons dans un sommeil artificiel au moyen demédicaments appropriés, de manière à permettre à son cerveau de récupérer.Dansquelquessemaines,nousseronsaptesàémettreunpronosticplusprécis.— Dans quelques semaines ? s'écria Brad, horrifié. Parce que son coma seprolongerapendantdessemaines?—Oui,trèscertainement.Cegenredelésionexigebeaucoupdepatience,monsieurClarke.Bradgrommelaunephraseinintelligibleentresesdents,etlepraticiensetournaversPage.— Elle va aussi bien que possible, madame Clarke, fit-il avec un sourireencourageant.Ellen'estpasencorehorsdedanger,maisnousavonsaccompliunpetitpasenavant.Elle vientde triompherd'unnouveau traumatisme.C'estbonsigne.Lerestedépendrad'untasdechosesqu'ilvautmieuxnepasénumérerpourlemoment.Il sevoulait rassurantmais,derrièresesparoles,Pageavaitdevinédenouvellesmenaces.Pression... œdème... proportions alarmantes... nouveau traumatisme... comaprolongé...Elle parvenait à traduire maintenant le jargon médical. La santé trop fragiled'Allisonn'excluait pas unenouvelle rechute. « Seigneur, donnez-moi la force desupportercetteattente.»—Elle sera en salle de réveil dans la soirée. En attendant, je vous conseille derentrerchezvous.— Docteur, est-ce que d'autres complications sont à craindre ? réussit-elle àdemander.

—Soyonsréalistes,réponditHammermanaprèsuneinfimehésitation.Votrefilleasubi deux importantes opérations chirurgicales en quatre jours, après un graveaccident.Lesrisquessontnombreux,jenevouslecachepas,avantquesonétatnesestabilise.Enattendant,nouslasurveillonsdetrèsprès.—A-t-elleplusoumoinsdechancesdesurvivrequelorsdesapremièreopération?—Elleestaffaiblie,biensûr.Maisnousgardonsespoir.Espoir...Elle en était venue à abhorrer cemot. Elle avait parfaitement reçu lemessage du chirurgien. Allie avait survécu une fois de plus. Mais la nouvelleinterventionn'avaitfaitquediminuerunpeuplussesdéfenses.Lemédecinsorti,Bradselaissatombersurunechaiseenpoussantunlourdsoupir.Ilsavaientl'airdedeuxnaufragéséchouéssuruneplageinconnue.—J'ail'impressiond’avoirescaladél'Everest.Jesuisvidé.—J'auraismieuxaiméescaladerl'Everest,répondit-elleenécho.—Dumoins,lesnouvellesn'ontriendecatastrophique.Allieestvivante.Onnepeutpasendemanderpluspourl'instant.Levœuintensequ'ellesurvivel'avaitemportésursesanciennesréticences.Qu'elleviveuneheuredeplus...unjourdeplus...c'étaittoujoursçadepris.—Veux-tuquenousrentrions?Pagesecoualatête.—Jenebougepasd'ici.—Ilsnetelaisserontpaslavoir.Ilsnouspréviendronts'ilyaunproblème.—Non,jereste.Elle avait réagi de la même façon, lorsque Andy gisait sous les lampes de lacouveuse.Illuifallaitêtreici,dansl'hôpital,prèsdesafille.—Rentre,toi.Andydoits'inquiéter.L'incidentdelaveillelesavaitrendusplusattentifs.Page avait appelé le pédiatre qui soignait Andy, dans l'après-midi. Rien de plusnormal,avait-ildécrété,comptetenudel'anxiétéconstantedel'enfant.IlenavaitprofitépourfairepartàPagedesatristesseausujetd'Allison.—Tuneveuxpasquejeresteavectoi?Tuenessûre?Ellefitouidelatête,enleremerciant.Enlevantleregardsurlui,unemyriadedequestions fulgurèrentdanssonesprit.Depuisquands'était-il éloignéd'elle?Pourquelleraisons'était-ilenferrédanslemensonge?Pourquoineluisuffisait-elleplus?Pourquoine l'aimait-ilplus?Ellese forçaausilence...PhysiquementBradn'avaitpas changé. Il était toujours aussi séduisant. Sauf que maintenant il ne luiappartenaitplus.«Unétranger,serépéta-t-elle,presqueuninconnu.»—EmbrasseAndypourmoi.Dis-luiquejel'aime.Bradagitalamainensigned'aurevoirendéclarantqu'ill'appelleraitlelendemainàlapremièreheure.Pageregagnalapetitesalled'attente,réalisantqueBradnel'avaitpasembrasséenimêmetouchéeavantdes'enaller.Lefilquilesliaitl'unàl'autresemblaitdéfinitivementrompu.Trygveluirenditunebrèvevisite.Bjornl'accompagnait.Pageleurdédiaunsourireforcé. Elle n'était pas d'humeur à discuter, et c'est à peine si elle parvint àdesserrerlesdents.Bjornvoulutsavoirsisafilles'étaitcassélesjambes,commeChloé.Non,répondit-elle,lesblessuresd'Alliesesituaientàlatête.—Moiaussij'aimalàlatête,parfois,compatitBjorn.

Ils lui tendirentdessandwiches,etTrygve luiserra lebras.Elleparaissait toutepetite,toutemince,commeunepoupéedésarticulée.—Tenezbon,murmura-t-il.Elleacquiesçaàtraversseslarmes.Unefoisseule,ellesesentitunpeumieux.Elleenavaitassezdepleurerchaquefoisquequelqu'unprononçaitlenomd'Allison.Encoreunelongue,uneinterminablenuit...Pages'était installéesurundivan,aufonddelapièce,complètementvideàprésent.Lafatigueluiengourdissaitlecorps,maissonespritveillait...EllepensaàBrad,àleurbonheurperdu...Alanaissanced'Allie,àsadouceur.Yeuxclos,elleserevitdansleurpremierappartementenville.Unesortederuine,quandilsl'avaientacheté.Unpetitbijou,lejouroùilsl'avaientrevendu.LavisiondeleurvillaàMarinCountysesuperposaàl'imageprécédente.Lesouvenird'Andybébé,minusculeet fragile...desbribesdephrasesdécousuesprononcéesautrefoisparBradouAllison...Maisc'étaitverscettedernièrequesespensées dérivaient, inéluctablement. La radieuse petite fille qu'elle avait été luiapparutavecunetelleacuitéqu'uninstantellelacrutlà,danslasalled'attente...Et lorsque l'infirmièredenuit vint la chercher,Pagenemontraaucune surprise.Sitôt que le battant vitré s'ouvrit, elle bondit instantanément sur ses jambes,commesielleavaitpressenticequ'onallaitluidire.Ilétaitplusdeminuit.—MadameClarke?—Oui?Qu'ya-t-il?Ellesemouvaitcommedansunrêveet,pourtant,c'étaitlaréalité.—Allisonprésentedescomplicationspost-opératoires.—Avez-vousprévenulechirurgien?LevisagedePageétaitdevenud'unepâleurmortelle.—Ilestenroute.Jecroisquevousdevriezmonterlavoir.Jevaisvousyconduire.-Merci...Mademoiselle,est-ceque...est-cequ'elleestentraindemourir?L'infirmièreparuthésiter.—Elledécline,dit-ellefinalement.Ayezducourage,madameClarke.Lesautresinfirmièresdegardepensaient,commeelle,quelafinétaitproche.Ellesavaient téléphoné au chirurgien en chef en pensant que leur petite patientedécéderaitsûrementavantsonarrivée.—Ai-jeletempsdetéléphoneràmonmari?Lesondesaproprevoix lasurprit.Unevoixcalme,détachée,commesi,sans lesavoir,ellen'avaitfaitqueseprépareràcetinstant.Elleavaitétélàlorsqu'Allisonétait venue au monde et maintenant qu'elle s'apprêtait à le quitter, Page setiendrait également là, auprès d'elle. Des larmes perlèrent à ses yeux, mais uninexplicableapaisementintérieurl'avaitenvahie.Elles'engouffraderrièrel'infirmièredansl'ascenseur.—Mieuxvautquevoussoyezlà-hautleplusvitepossible.Nousappelleronsvotremaridubureau.Nousavonsvotrenuméro.Pauvre Brad ! songea-t-elle avec commisération. Il apprendrait la mauvaisenouvelle par une voix étrangère. Elle aurait souhaité lui annoncer elle-même lefunestedénouementmais,d'unautrecôté,ellevoulaitêtreprèsd'Allielorsqu'elleles quitterait. Parceque, du tréfondsde sa torpeur, celle-ci saurait que samèreétaitlà,elleeneutsoudainlaconviction.

Elle enfila à la hâte une blouse d'hôpital, puis le masque de gaze stérile quel'infirmièreluitendit,avantdepénétrerdanslasallederéveil.Allison,allongée,latêteenveloppéedepansements,luiparuttoutemenuedanslelonglitétroit,ceintdemachines.Siblancheetsitranquille.—Bonsoir,machérie,chuchotaPage.(Atraverslevoileétincelantdeseslarmes,lavuedesonenfantl'inondad'unbien-êtresingulier.)Papaetmoit'aimonstant...Jevoudraisquetulesaches.EtAndyt'aimeaussi.Jesaisquetuserasavecnouspourtoujours.L'une des infirmières avait avancé un tabouret où Page s'était assisemachinalement.Sespaumesenserrèrentlamaind'Allison,unepetitemainfrêleetsèche. Ses doigts et ses bras étaient rigides, symptôme classique de lésionscérébrales considérables. Obscurément, Page se félicita d'avoir épargné à Andycettevisionaffreuse.—Nousavonstéléphonéàvotremari,murmurauneinfirmière.— Va-t-il venir ? s'enquit Page de cette drôle de voix sans timbre, étrangementsereine.Lapeurl'avaitquittée.Desavie,ellenes'étaitsentiedansunetellefusionavecAllison.Ellesétaientensembleàprésent,mèreetenfant,soudéesàjamaispardesattachesindestructibles.Commeaujourdesanaissance,songea-t-elle.Iln'yavaitpasvraimentdedifférence.Ledébutetlafin...Lecercleétaitbouclé,plustôtqueprévu,malheureusement.—Iladitqu'ilnepouvaitlaisservotrefilsseul.Biensûrqu'illepouvait.IlluiauraitsuffidefaireappelàJane.Riend'étonnantqueBradn'oseaffrontercetinstantcrucialetultime.Ellesentitlamaindel'infirmièresursonépaule,aprèsquoiellefutseule,denouveau.—N'aiepaspeurAllie,toutvabiensepasser.Jeserailà,machérie,jusqu'aubout.Allison avait toujours détesté les lieux qu'elle ne connaissait pas. Etmaintenant,elle s'apprêtait à se rendre quelque part où Page ne serait pas près d'elle pourl'aider.Ellenepouvaitquel'assisterdurantleredoutablepassageentreleroyaumedesvivantsetceluidesombres.—MadameClarke?(C'étaitlavoixduDrHammerman.Ellenel'avaitpasentenduentrer.)Jecrainsquenousn'ayonsperdulabataille.—Jesais,murmura-t-elleenlevantversluisesyeuxembués,emplisdedésespoir.—Nous avons tenté l'impossible. Lesdégâts étaient trop importants.Cet après-midij'aicruqu'elles'ensortirait.Jesuisdésolé.Il examina les écrans lumineux, consulta pour la centième fois le tracéencéphalographique, tâta le poignet d'Allie à la recherche d'un pouls presqueinexistant.—MadameClarke,ya-t-ilquelquechosequenouspuissionsfaire?Désirez-vousunprêtre?—Non,merci,celaira.ElleserappelaitdanslemoindredétaillepremierinstantoùelleavaittenuAllisoncontre son cœur. Un bébé vigoureux, débordant de vie, avec un drôle de petitminoisrosesurmontéd'unehouppedecheveuxblonds,etdegrandsyeuxétonnésquiavaientarrachéunrirejoyeuxàPage...Lesouveniravaitfaitécloreunsourire

surseslèvres.EnsetournantversAllison,ellesemitàluiconterl'histoiredesanaissance,souslesregardshumidesdesinfirmières.Lechirurgien,quiavaitquittélapièce,revintuneheureplustard.Ilallumaletubecathodique, vérifia les écrans des appareils. Rien n'avait changé. Aucuneamélioration,biensûr,maisl'étatdelapatienten'avaitpasempiré.Quelquepart,dufonddesoncoma,Allies'accrochaitàlavie.Assiseàlamêmeplace,Pageluitenaitlamainetluiparlaitd'unevoixdouce.Elleavait ouvert les portesde son cœur, afin de la laisser partir.Elle n'avait plus ledroitderetenirl'âmequisedisposaitàprendresonenvol.Allisonsetrouvaitdéjàsur l'autrerive,parmi lesanges,et le faitd'êtresimplementàsoncôtécomblaitPaged'unbonheurinsolite.—Jet'aime...jet'aime,Allie,jet'aime,mapetitefille.Unepartied'elle-mêmes'attendaitàcequeAllisonouvrîtlesyeuxendisant«moiaussijet'aime,maman»,maisellesavaitquecelan'étaitpluspossible.LeDrHammermans'étaitremisàsesmachines,avaitvérifiépourlaénièmefoisl'encéphalogramme, avant de s'éclipser de nouveau. Deux heures s'étaientécoulées. Page regrettait l'absence de Brad. La voix de Hammerman la fitsursauter.Lechirurgiens'étaitapprochéd'ellesansbruit.—Regardezcetappareil,fit-ilàmi-voix,ledoigtpointésurlemoniteurcardiaque.Le pouls a l'air de se stabiliser. Je crois qu'Allie n'a pas encore décidé de nousquitter,madameClarke.Pageleregarda.Curieusement,ellenepouvaitpenserqu'aujouroùAllieavaitfaillisenoyerdanslapiscine.—Enêtes-voussûr?—Attendonsunpeu.Pagen'avaitpas l'intentiondebouger.Ensepenchantverssa fille,elle luinarral'épisodedelapiscine.Al'époque,Allieavaitcinqans.Ettroisansplustard,alorsquePageétaitenceinted'Andy,Allie luiavaitcauséunenouvellefrayeur,carelleavaitfaillisefaireécraserparuncamion,entraversantlarueàbicyclette.Elleluiracontaaussicetteanecdote,ennelaquittantpasdesyeuxuneseconde.L'aubeteintaitd'orpâlelesommetdescollinesdeMarinCounty.Allisonsemblaitplongéedansunsommeilpaisible,etPagecrutpercevoirunfaiblesoupirpasseràtraversseslèvresaussiblanchesquelemarbre.Oneûtditqu'Allisonrevenaitdeloinetquece longcheminparcourudurant lanuit l'avaitépuisée...Alentour, lesombres pâlissaient. La sensation d'un départ imminent s'était diluée dans lespremiersrayonsdusoleilprintanier.—J'enaivudesmiraclesdansmacarrière,déclaraleDrHammerman,lestraitséclairésd'unsourire.Cettejeunepersonnen'apasencoreditsonderniermot.Etmoinonplus.Les infirmières échangeaient des propos à voix basse. Elles avaient toutes étépersuadéesquelapauvrepetiteMlleClarkenepasseraitpaslanuit.—Merci,réponditPage,inondéed'uneindicibleémotion.Ellevenaitdevivrelanuitlaplusextraordinairedetoutesonexistence.Detoutessesforces,elleavaitsoutenulamourante.Sanscrainteniinquiétude.Commeuneflammedebougiequelevents'acharnaitàsouffler,Allieavaitfaillis'éteindre.Or,

lapetiteflammebrûlaittoujours,infimelueurd'espoirdanslesténèbres.Pagesepenchapourembrasserlesdoigtsdesafille,sachantqueplusjamaisellen'auraitpeur. A sa fatigue se mêlait une certaine exaltation. La main de Dieu les avaitprotégéespendant lecombateffroyablequ'ellesavaient livréensemblecontre lamort.L'impressionqu'Allieétaitensécuritéavaittriomphédesaffreuxdoutes.L'espritenpaix,PagerepritlechemindeRossenvoiture,danslalumièrediffusedupetitmatin.

9Lerestedelajournéesedéroulacommesurunnuage.Pourlapremièrefoisdepuisla nuit de l'accident, Page se sentit le cœur léger... Etranges sensations,impossiblesàdécrireouàexpliquer !Elleéprouvaitunesortedebéatitude,unesérénitéintérieure,uneimpressiond'harmonieabsolueaveclemondeenvironnantqueplusrien,aucunpéril,aucunemisère,nepourraitentamer.Bradavaitimmédiatementremarquélechangement.DanslesgrandsyeuxbleucieldePagepétillaitunelueurvive,presquejoyeuse;salongueveilléenocturnen'avaitnullementbrouillél'éclatdesonteint,niceluidesonregard...Elleluiavaitracontécomment,auseuildelamort,Allisonavaitrebrousséchemin,commentunparfumderésurrectionl'avaitenveloppée.Bouleversé,Bradavaitdonnélibrecoursàseslarmes.Avantd'emmenerAndyàl'école,ildéclaraqu'ildîneraitàlamaison.Aprèsqu'ilsfurentpartis,Pageappelasamère.MmeAddisonrenouvelasapropositiondeveniràlarescousseet,denouveau,Pagedéclinal'offre.Bizarrement,l'optimismeexcessifdesacorrespondantenel'agaçaguère,pourunefois.Elleraccrocha,nonsans avoir promis de rappeler dans quelques jours, après quoi elle tâcha de seremémorerl'expérienceextraordinairequ'elleavaitvécue:laparfaitefusionavecAllie, lacertitude,au-delàdumoindredoute,quecettedernièreétaitensécuritéentre les mains d'une puissance supérieure. Dès lors, sa présence constante àl'hôpitalneluiparutplusindispensable.Ellesedoucha,semitaulit,sombrantaussitôtdansunsommeilréparateur.Elleseréveillajusteàtempspourfaireunsautauxurgences,avantd'allerchercherAndyàl'école.Allisonavaitététransportéeentre-tempsauxsoinsintensifsoùPagepénétra,avecl'impressionquetoutesdeuxrevenaientd'untrèslongvoyage.Ens'asseyantprèsdulit,elleluipritlamain.—Bonjour,chérie.Bienvenueparminous.Ellesavaitqu'Alliel'entendait.Qu'unepartiedesonsubconscientenregistraitsesparoles.—Tum'asfaitunebonneblague,hiersoir,petitecoquine.Etjesuiscontentedeterevoir,Allie,parcequejet'aime.L'espaced'uneseconde,ellecrutapercevoirunsourirefugitifsurleslèvrespâlesetcloses...Lesourireespiègled'Allie.Ellel'avaitimaginé,naturellement,maisellesutenmêmetempsquelacommunicationpassaitentreelles,au-delàdesmots.—J'aibesoindetoi ici,mapetite fille.Noust'attendonstous, tusais...Oh,Allie,dépêche-toideguérir.Tunousmanquesterriblement.Elle lui parla longuement, à voix basse, dominée par la certitude que fillel'entendait.Trygve arriva au moment où Page traversait le hall bruyant en direction de lasortie.Illaregarda,étonné.«Transfigurée!»songea-t-il.C'étaitbienlemotquiconvenait.Lajeunefemmes'avançaitd'unpasalerte,sescheveuxblondsflottant

sursesépaules,unsourirelumineuxsurleslèvres,lepremierdepuisdesjoursetdesjours.—MonDieu,Page,quevousest-ilarrivé?—Jenesaispas.Jevousraconteraitoutuneautrefois.—CommentvaAllison?—Mieux...Non!Pareil.Elleasurvécuàladeuxièmeintervention.Nousavonsfaillilaperdrehiersoir,maisaujourd'huisonétats'eststabilisé.Apropos,jesuispasséevoirChloé.Ellevientdeserendormir.Quandjel'aivue,elleseplaignaitdumanquedeconfort,cequiestàmonavisbonsigne.Elleavraimentmeilleuremine.— Dieu merci ! Reviendrez-vous plus tard ? interrogea-t-il avec un intérêt nondissimulé.—Jenecroispas.J'aipromisàAndydel'accompagneràsonentraînementdebase-ball.Cesoir,jeresteraichezmoi,àmoinsqueMlleAllisonnerecommenceàfairedessiennes.Aufond,ellenelepensaitpas.Desexpériencescommecelledelanuitprécédenteneseproduisaientqu'uneseulefoisaucoursd'unevie.—Jevousverraidemain,alors?Ladéceptionselisaitsursonvisage.—Oui.Jeviendraidèsquej'auraiconduitAndyàl'école.Illaregardagrimperdanssonantiquevoiture.L'après-midiavecAndyfutagréable,bienqu'ilnemarquâtaucunpointpendantlematch.Ilsehissaà laplacedupassagerdans lavoiture,uncornetdeglaceà lamain.CelarappelaàPagelesamediprécédent.Ilétaitdifficiledecroirequecinqjours plus tôt, ils menaient une vie normale. Cinq jours avaient passé depuisl'accident,quatredepuisladécouvertedel'infidélitédesonmari.Uneéternité.Bradnerentrapasdînercesoir-là;néanmoins,ilsedonnalapeinedelaprévenirpartéléphone.Ildevaitrestertardaubureau,afind'étudierundossierurgent.Ilseraitpluscommodequ'ilpassâtlanuitenville.Ledossierenquestionavaitpournom Stéphanie, Page n'en douta pas un instant, mais elle raccrocha sanscommentaire,sansmêmes'énerver.EllemitAndyau lit,puiscomposa lenumérodeJane.Toutexcitée,savoisine luirépétaunesombrehistoirequeluiavaitrapportéelejourmêmeunedesesamies;cettedernièreavaitfréquentéautrefoisLauraHutchinson.Selonelle,Lauraavaiteu des problèmes avec l'alcool dans sa jeunesse. Elle avait subi une cure dedésintoxication des années auparavant. Apparemment, d'après des informationsglanéesàdroiteetàgauche,l'épousedusénateurn'avaitjamaisrechuté.—Amoinsquecefameuxsamedisoir,ellen'aitsuccombéàsesanciensdémons,conclutJane.Page eut un haussement d'épaules.Qui pouvait se targuer de pouvoir distinguerlequel, parmi les multiples visages de la vérité, était le bon ? Elle détestait lesragots.—Elleestprobablementinnocente,affirma-t-elledansunespritd'équité.— Pas sûr... Les chroniqueurs des feuilles de choudoivent se frotter lesmains.Quelscoop,surtoutenpériodeélectorale!

—Ilsvontcertainementbeaucoups'agiter.Inutilement,àmonavis.Lespotinsn'ontjamaisserviqu'àbrouillerlespistes.—J'aicruquecerenseignementt'intéresserait,répliquaJane,désarçonnéeparlaréaction mitigée de son interlocutrice. Si Mme Hutchinson est responsable del'accident,lejeuneChapmanseramishorsdecause.—Certes!Seulementonn'apasledroitdela jugersuruneerreurdejeunesse.Mercipourl'informationentoutcas.Elleséchangèrentensuiteleshabituelsproposausujetd'Allison.Ayantraccroché,Pageréglaquelquesfacturesetparcourutsoncourrier,danslesilenceouatédelanuit.Le lendemain, la routine avait repris le dessus : déposer Andy à l'école, puisretournerà l'hôpital.Répondreauxdemandesde sesdeuxenfantsconstituaitunexploitdontellesesentaitfière.Andyavaitdésespérémentbesoindesamère,toutautantqu'Allison.Les infirmières de l'unité des soins intensifs la saluèrent aimablement. Ellescommençaient à bien la connaître et appréciaient sa gentillesse. Elles avaientapprisparleurscollèguesdel'équipedenuitquelapetiteMlleClarkeavaitfrôlélamort,l'avant-veille.—Commentva-t-ellecematin?s'enquitPage.Elleavaittéléphonéàplusieursreprisesdanslanuitpours'entendredirequ'aucunchangementnes'étaitproduit.—Elleeststable,réponditFrances,l'infirmièredeservice,enluisouriant.LeDrHammermanl'aexaminéeilyauneheure,reprit-elle.Ilaeul'airplutôtsatisfait.—Est-cequel'œdèmearégressé?Commentledeviner?Auprofondcomas'étaitsubstituéunsommeilpluspaisibleetlapâleurd'Allisons'étaitatténuée.—Oui,unpeu.Leschirurgiensontréussiàréduirelapression.Page s'assit près de sa fille et lui prit doucement la main, en un geste devenufamilier.Aucuneaméliorationvisiblen'étaitsurvenuedepuislaveille.Page,elle,sesentait mieux... Mieux armée pour affronter les événements, plus apte à lescomprendre.SacolèremêmecontreBradétait tombée.Ellen'auraitpassudirepourquoi.Saufqu'unesingulièremétamorphoses'étaitopéréeenelle.Trygve entra dans la pièce et lui tendit un sac de papier brun contenant descroissants.—Voussemblezbeaucoupmieux,remarqua-t-ilensouriant.Jesuisheureuxdeleconstater.L'habitude ! songea-t-il en même temps. L'extraordinaire faculté des humains às'adapter au pire. Voilà six jours qu'il venait voir Chloé à l'hôpital. Aujourd'hui,cette démarche lui paraissait presque normale. Sa fille avait quitté les soinsintensifspourunechambreindividuelle.Dansquelquessemaines,ellerentreraitàlamaison.Lespremièresimagesducauchemarcommençaientàs'estomper.EnquittantAllison,PagefitundétourparlachambredeChloé.Lajeunefille,moinsgroggy,disaitsouffrirlemartyredanssoncarcandeplâtre.Maisdesbouquetsdefleurs trônaient un peu partout et ses amies avaient été autorisées à lui rendrevisite.Jusqu'alors,ellen'avaitvuquesonpèreetsesfrères.JamieApplegateavait

appeléàplusieursreprises,etTrygveluiavaitsuggérédepasseràl'hôpitaldurantleweek-end.Ilenétaitvenuàappréciersagentillesseetsesbonnesmanières.LesApplegateavaientenvoyéàChloéuneénormegerbederosesresplendissantes.Pendantquesafillerecevaitsesamies,Trygvesetenaitdanslecouloir.—Ehbien,souritPageens'approchant,ondiraitquetouts'arrange.—Riendemoinssûr,soupira-t-il,espiègle.Amonavis,l'étapenumérodeuxneserapasdetoutrepos.Mademoiselleexigesamusique,sesamies,voudraitretournercheznouslasemaineprochaine,cequiestimpossible,etellen'apascessédemeharcelerpourquejeluilavelescheveux.—Vousavezdelachance,réponditPagecalmement.ElleauraitdonnédixansdesaviepouravoirlesmêmesproblèmesavecAllie.— Je sais... J'ai entendu dire que vous avez failli perdre Allison la nuit de sasecondeopération.L'unedesinfirmièresluiavaitracontétoutel'histoire.—Oui,ditPage.Çaaétél'expériencelaplusextraordinairequej'aiejamaiseue.(Ellecherchafébrilementsesmots,decraintedepasserpourunefolle.)J'aieulepressentimentdecequiallaitsepasser,avantquel'infirmièreviennemechercher.Je savaisquema fille semourait, comprenez-vous ?Etdemavie, jeneme suisjamais sentie aussi proche d'elle. Je lui tenais la main en pleurant, je la voyaiss'éteindre, et pourtant une sorte de paix indicible m'avait envahie. Soudain, j'aiperçuunesubtilemodification.Jel'aisentierevenir...revenirdetrèsloin...Jen'aijamaisrienéprouvéd'aussipuissantetenmêmetempsd'aussimerveilleux.C'estincroyable!Trygven'avaitpasperduunmotdesonrécit.Aprésent,illadévisageait,regrettantdenepasavoirétéàsoncôté.Ilavaitsuparl'infirmièreque,unefoisdeplus,Bradavaitbrilléparsonabsence.—J'aidéjàentendudetelleshistoires,murmura-t-il,aucombledel'émotion.Dieumerci,ellenousestrevenue.—Oui,ellenousafaitunebonnesurprise,ditPageavecunsourirechaleureux.—Etellenousenferad'autres,vousverrez.—Jel'espère,fit-elled'unevoixdouce.—EtAndy?Est-cequ'iltientlecoup?—Pastrèsbien.Ilaeudescauchemarset...(letondesavoixbaissad'uneoctave)ilamouillésonlit.Lechocémotionnel,sansdoute,puislefaitqu'iln'apasencorevuAllie.Pourl'instant,jem'yoppose.—J'auraisagicommevous.L'aspect cadavériqued'Allieaurait achevéd'effrayer lepetitgarçon.Chloéavaitéclatéensanglots,lorsqu'elles'étaitrenducomptedequioccupaitlelitvoisindanslasalledesoinsintensifs.Elleavaitàpeinereconnusameilleureamie.—VousavezraisondepréserverAndyd'uneépreuveaussitraumatisante.—D'autantquesespropresparentsluidonnentdufilàretordre,confiaPage,aprèsunsilence.Mes rapportsavecBradn'ontpascesséde sedégraderet,bien sûr,Andy est terrorisé. Brad n'est pas souvent à lamaison ces temps-ci. Il voudraitdéménager,jecrois.Elleavaitexposélasituationavecunsang-froiddontellefutlapremièreétonnée.

Aprèsseizeansdeviecommune,sonmarilaplantaitlà,etelleétaitlà,àenparlertranquillement à Trygve. D'ailleurs, ne l'avait-il pas déjà quittée ? Ce matin, ill'avaitrappeléepourluidirequ'ilseraitabsenttoutleweek-end.-—Vraiment!C'esttropdemanderàuneseuleetmêmepersonne,explosaTrygve,sanslaquitterdesyeux.—Jen'airienditàAndypourleweek-end.Evidemment,ilsubodorequequelquechosenetournepasrond,etcelaletourmenteterriblement.—Cen'estpasàAndyquejefaisaisallusionmaisàvous,Page.Atoutcequevousavezenduré.Audébut,j'aiattribuél'attitudedeBradàunmomentd'égarementdûàl'accident.Aprésent,sij'aibiencompris,l'affaireestplusgrave.— Il a une liaison depuis huit mois avec quelqu'un dont il semble éperdumentamoureux. Le pire, c'est que je ne m'étais rendu compte de rien. J'étais tropaccaparéeparmescorvéesdefemmeaufoyer.Elleavaitadoptéun tonbadin,quineparutpas trèsconvaincantauxoreillesdeTrygve.—Jesaiscequ'onressentdanscescas-là,murmura-t-il.Pagehaussalesépaules.—Onditbienquel'amourestaveugle.Jepeuxdirequ'ilestégalementsourdetstupide.Brad lui avait infligé une blessure mortelle. Elle se sentait trahie, rejetée.Abandonnée.Affreusementseule.—Jeconnaisbiença.Tout lecomtéétaitaucourantdesfrasquesdeDana,et jedéployaisdestrésorsd'énergiepourmeconvaincrequenotremariageétaitsolidecommeunroc.—Moiaussi...Jen'airienvouluvoir.Elleavaitlevésurluidegrandsyeuxembuésdelarmes,etildutseretenirpournepaslaprendredanssesbras.—Etunbeaujour,toutm'esttombédessusenmêmetemps,reprit-elle.Allie,puisBrad...Deuxchocs,coupsurcoup.Pendantcetemps,monpauvreAndyessaied'ycomprendre quelque chose.Moi aussi, d'ailleurs, bien que je sois supposée êtreadulte.—Nevousforcezpasàvouscomporterenadulteàtoutprix.LaprochainefoisquevousverrezBrad,décochez-luiunboncoupdepieddansletibia.Çafaittrèsmal,etçavoussoulagera.SaremarquearrachaàPageunrired'unefraîcheurinattendue.— Nousnous sommesenvoyédes coupsbas toute la semaine... Puis, quand j'aifailliperdreAllie,monproblèmeavecBradm'estapparusousunjournouveau.J'aicomprisquerienn'étaitcatastrophique,àpartlamortd'unêtreprécieux.Leresten'aqu'une importance relative... Toutpeutêtre résolu, sauf l'irréversible. Jemesensplusforte,àprésent,mêmevis-à-visdel'accidentd'Allié.—Jevouscrois.L'esprithumainpossèdede fabuleuses facultésd'adaptation.Enlui,noustrouvonslesressourcesnécessairespourtraverserlesépreuveslespluspénibles. (Elleacquiesçaet il lui lançaun regardpresque timide.)Avez-vousdesprojetspourdemainaprès-midi?—Riendebiendéfini.Andyn'apasdematchdebase-ballpourunefois.Jesongeais

leconfieràmavoisine.JenevoudraispaslaisserAllieseuletoutelajournée.—Venezdéjeunercheznous,touslesdeux.Bjornadorelesenfants.Andypourraitresteravecnous,sivousavezenviedefaireunsautàl'hôpital.Vousreviendriezlechercheraprèsdîner,àmoinsquevousnepréfériezvousjoindreànous.Elleleconsidéra,hésitante,touchéeparsasollicitude.—Celanevousdérangerapas,vousenêtessûr?VousnevouliezpasrendrevisiteàChloé?—Bjornetmoipasseronslasaluerdanslamatinée.L'après-midi,ellerecevrasesamies.Jamieviendraégalement.Jerepasseraipeut-êtrebrièvementdanslasoirée.—Ehbien,voilàunejournéebienremplie.Du regard, il la suppliait d'accepter son invitation. Il appréciait sa compagnie,aimaitbienAndy,etpensaitquetousdeuxavaientbesoindesouffler.— Venez,Page, j'enseraisravi.Andys'amuseramieuxavecBjornqu'avecvotrevoisine.«Ilenoublierapeut-êtrel'absencedesonpère»,sedit-elle.—Celameferaplaisir.Jevousremercie,Trygve.DeuxécolièressortirentdelachambredeChloéetTrygvesepréparaàretournerauprèsdesafille.—Ademainmidi,dit-il.DitesàAndyd'apportersongantdebase-ball.Bjornn'estpasmauvaisàlabatte.—Jeleluidirai.L'invitationsuscitachezAndyunenthousiasmemodéré.Pageluiavaitracontéqueson père repartait en voyage d'affaires, et une lueur suspicieuse s'était alluméedanslesyeuxbleusdupetitgarçon.— Ah bon... Et il sera absent samedi etdimanche? Page ramena habilement laconversationsurBjorn.Andyleconnaissaitdevue.Iln'avaitjamaisjouéaveclui.Ilsavaitqu'ilfréquentaituneécolespécialisée.Le lendemain, les Thorensen leur réservèrent un accueil grandiose. Bjorn avaitparticipéàlapréparationd'unsucculentdéjeunercomposédehamburgers-frites.Deplus,Trygveavaitfaitgrillerdeshot-dogsaubarbecue,qu'ilaccompagnad'unegigantesque salade de riz aux champignons, accompagnée de noix de pécan,carottes,céleri,rondellesd'oignonetpersil.BjorndéclaratoutdegoquesonfrèreNick,quiétaitrepartiaucollège,réussissaitleshot-dogsmieuxquepersonne.—Nickestuncordon-bleu,conclut-il,etl'expressionavaitfaitrireAndy.—Oùsonttesdents?s'enquitBjorn,intrigué.—Lapetitesourislesavolées,expliquaAndy.Ils avaient l'air de bien s'entendre. Le fait que Bjorn ait dix-huit ans n'avaitnullementimpressionnésonjeuneinvité.C'étaitl'enfantleplusâgéqu'Andyavaitjamaisconnu.—Ledentistetelesremplacera,décrétaBjorn,trèsintéresséparlesujet.Lenôtreestvraimentdoué.Jemesuiscasséunedentl'annéedernièreetilm'enafabriquéuneautre,exactementlamême.Ilmontraàsonnouveaucopainladentenquestion.—Lesmiennesvontrepousser.Tuasdûperdrelestiennesquandtuavaismonâge.

Tunet'ensouvienspas?—Oui,peut-être.Jen'aipasfaitattention.Lascènesedéroulaitsous lesregardsenchantésdePageetdeTrygve.BjornetAndypoursuivirentleurbavardagecommes'ilsseconnaissaientdepuistoujours.Ilsétaientassisàunetabledejardin,dansl'éclatantelumièreduprintemps.—Tujouesaubase-ball,toi?demandaBjorn.Andy,quiavaitengloutideuxhot-dogs,seservitunhamburger.—Ouais!sourit-il.—Moiaussi.J'aimebienlebowling.Ettoi?—Jen'aijamaisessayé.Mamanprétendquejenesuispasassezgrand.Ilparaîtquelesboulessontdrôlementlourdes.—Oh,oui,approuvaBjorn.Ellessontplutôtlourdes.C'estpapaquim'emmèneaubowling. Parfois, j'y vais avec Nick ou Chloé. Enfin, pas depuis qu'elle est àl'hôpital.Elles'estcassélesjambeslasemainedernièremaisellereviendrabientôtàlamaison.— Masœurestà l'hôpitalégalement, réponditAndyd'un tonsérieux.Elles'estblesséeàlatête.—Ellel'acasséeaussi?voulutsavoirBjorn.Ilcouvaitsonpetitinterlocuteurd'unregardcompatissant.Lui-mêmeavaitpleuré,lorsqu'ilavaitvuChloé,lesjambesdansleplâtre.—Oui,onpeutledirecommeça.Jenel'aipasvue,ellenesesentpasencoretrèsbien.—Ahbon,fîtBjorn,ravidedécouvrirqu'ilsavaientdeuxpointscommuns:lebase-balletdessœursmalades.Cetteannée,jeparticiperaiauxjeuxolympiquespour«juniors».Papam'aideàm'entraîner.—C'estchouette!Quelleesttaspécialité?—Lesautenlongueur.Pendantqueladiscussionbattaitsonplein,TrygveetPageétaientalléss'asseoiràl'ombred'unchênetouffu,àl'autreboutdujardin.—C'estunsuccès!jubilaTrygve.Mentalement,Bjornaentredixetdouzeans.Andyalebonâge...etilestadorable.LenaturelaveclequelAndyavaitabordéBjornl'avaitprofondémenttouché.— Bjorn aussi. Nous avons des gosses formidables... Dommage que nos deuxbouillantesdemoisellesaienttoutfichuenl'airavecleursatanémensonge.Unesemaineplustôtleurviesedéroulaitsanslamoindreanicroche.Ilavaitsuffid'une minute pour que tous soient catapultés en enfer... Elle jeta un regard àTrygve,remarquantpourlapremièrefoiscombienilétaitséduisant.—Commej'auraisvoulupouvoirremonterletemps,ditTrygve.Pageétaitallongéesurunechaiselongue,sonpetitvisagetriangulairetournéverslalumière,nimbéparlehaloblonddesachevelure.—Ressasserlepassén'apportepastoujourslaréponseànosquestions.Pourmapart, jepréfèremepropulserdanslefutur,ajouta-t-elleensouriant.J'auraialorslaisséloinderrièremoicesmauvaismoments.—Avez-vousremarquéquelesmauvaismomentssontbeaucouppluslongsquelesbons?

Ilséclatèrentd'unmêmerire.—Oh,oui!Jesouhaitemeretrouver,paruncoupdebaguettemagique,aujouroùAllieiramieux.— Cela finira bien par arriver, l'encouragea-t-il. Mais il faut vous armer depatience.— Je le sais. Lemédecinm'a prévenue. Il lui faudra des années pour redevenirnormale.—Ça sepourrait.Bjorn aportédes couches-culottes jusqu'à l'âgede six ans.Aonzeans,ilavaittouteslesdifficultésdumondeàtraverserlaruesansrisquerdesefaireécraser.Ils'estbrûléenfaisantlacuisineàdouzeans.Lesprogrèssesontaccomplistrèslentement.Trèsprogressivement.VousrencontrerezprobablementlesmêmesproblèmesavecAllie.Chaquepasenavantseraunesortedevictoire.Il se tut, craignant d'en avoir trop dit. Tous deux savaient qu'Allison neredeviendraitpeut-être jamaisnormale.Quesiellesurvivaitàsesblessures,elleresteraitprobablementplusdiminuéequeBjorn.—Oh,Trygve,jepréfèrelagarderdansn'importequelétatplutôtquedelaperdre.—Jecomprends.Elleseraitbienrestéesurcettechaiselonguejusqu'àlafindestemps.Néanmoins,elleseleva.L'hôpital,lehallbondé,lecouloirsinistremenantauxsoinsintensifs,lasoufflerierégulièredurespirateur, tout lui revintavecprécision. Il fallaityaller.Par ailleurs, Chloé avait réclamé une pile demagazines ainsi que sa trousse demaquillage,etPageavaitpromisdelesluiapporter.Lesdeuxgarçons jouaientaubase-ball sur lapelouse, lorsqu'elleprit savoiture.Parlerétroviseur,ellevitTrygvequiagitaitlamain,deboutsurleperron,etpourla première fois depuis longtemps, elle eut un soupir de contentement. En pleindésastre,elleavaitaumoinstrouvéunami.Saprésenceluifaisaitl'effetd'uneîleverdoyanteaumilieud'unocéandéchaîné.Cejour-là,uncalmereposantrégnaitàl'hôpital.PagelaissaerrersonregardsurAllie, figée dans son coma, vivant grâce au respirateur. Son état était considérécommecritiquemaisstable.Pagepritplacesurletabouret,luiracontasajournée,sanscesserdeluimurmurerdesmotstendres...Aucuneréaction,biensûr.UnetoutautreambianceanimaitlachambredeChloé.JamieApplegateétaitlà.IlavaitapportéunlecteurdeCD.etlesdeuxadolescentsécoutaientleurschanteurspréférés.Unnouveaubouquetresplendissaitsurlacommode.LejeunehommeselevaàlavuedePage,etdemandapoliments'ilpourraitbientôtvoirAllison.— Non... non... pas encore... je vous ferai signe dès que les visites serontautorisées.ElleretournachezTrygveenfind'après-midi.Engagésdansunepartiedecartes,lesdeuxgarçonsriaientauxéclats.Ilsjouaiententrichant,cequirendaitbiensûrlejeuhilarant.Trygves'agitaitdevantsesfourneaux.—Vousaurezl'honneurdegoûteràunefameuserecettenorvégienne,annonça-t-il.Ragoûtdepâtesauxboulettesdeviande.—Lesboulettessontextra!criaBjornentraversantlacuisine,Andysursestalons,

enrouteversl'étageoùilscomptaientregarderunfilmenvidéo.— Je ne crois pas qu'Andy ait envie de rentrer maintenant, reprit le maître demaison.Jecrainsquevousnesoyezobligéedepartagernotrerepas...CommentseporteChloé?demanda-t-ilensurveillantsescasserolesd'oùs'échappaitunfumetdélicieux.—Trèsbien.Jamieluitenaitcompagnie.Vousavezraison,cejeunehommeestbiensympathique.Ilsécoutaientdelamusiquequandjesuispartie...OnnepeutpasendireautantdemapauvreAllie,ajouta-t-elle,etsonsourires'effaça.Samedidernier,il y a huit jours exactement, elle me demandait de lui prêter mon sweater decachemirerose.Samedidernier,àcetteheure-ci.L'idéeluitraversal'espritpourlapremièrefois.Les infirmièresavaientdécoupé le fameux sweater, dès l'arrivéede lablesséeàl'hôpital,cedontPagesemoquaitéperdument.Ellevoulaitseulementsafille.—J'aimeraispouvoirvousaider.Ils s'étaient assis à la table de la cuisine. Trygve avait servi deux verres de vinblancfrappéqu'ilsdégustèrentpensivement.—Vousm'avezbeaucoupaidée,déjà.L'avenirnes'annoncepasbrillant,soupira-t-elle.Au trainoùvont leschoses,Bradne tarderapasàdéménager.CeseradurpourAndy...pourmoiaussi,quoiqu'iladvienned'Allie...Ellelaissasaphraseensuspens.L'exaltationdelaveillecédaitprogressivementlepasàdenouveauxdoutes,qu'elles'efforçad'ignorer.Lasemaineécouléeluiavaitapprisuntasdechoses:larésignation,l'acceptation,lapatience.—Avotreavisquelleseralaréactiond'AndysiBradsedécideàpartir?—Neditespassi.Ditesplutôtquand.Ilal'airdesavoircequ'ilveutpourunefois.CeseradurpourAndy.Iladoresonpère.Naturellement,ilnesedouteencorederien,mais...—Souvent,lesgossesvoussurprennent.Ilscomprennenttout,àleurmanière.—Vousavezsansdouteraison.Lesgarçonsretraversèrentlacuisineaupasdecourse.—Dites,lescow-boys!appelaTrygve.Lerepasestprêt.Illeurintimadeselaverles mains, puis récita les grâces avec Bjorn. Page baissa la tête, se laissantimprégnerparlesmotsréconfortantsdelaprière.Sanstropsavoirpourquoi,ellepensaàsonenfance:lesAddisonn'étaientpaspratiquants.Ilsn'allaientjamaisàlamessesaufenderaresoccasions.—Jevaisaucatéchismetouslesdimanches,expliquaBjornàsonnouvelami.OnnousparledeDieu.Untypesympa.Ilteplairait,j'ensuissûr.Pageréprimaunsourire,jetantuncoupd'œilàladérobéeversTrygve.Ilsouriaitaussi.Après dîner, Trygve entraîna son invitée sur la terrasse inondée de la splendidelumièreorangéeducouchant.Débarrasser la table faisaitpartiedesattributionsdeBjorn.Andyrestadanslacuisinepourl'aider.— Bjorn est un garçon extraordinaire, dit-elle doucement, les yeux fixés sur lescollinesverdoyantes.—Eneffet.Heureusement,NicketChloépensentlamêmechose.Ilss'occuperontdeleurfrèrequandjeneseraipluslà.J'aiprojetédeluilouerunappartement,plus

tard,maisiln'estpasencoreprêt.Et Allie? se demanda-t-elle avec angoisse. Si Allie restait handicapée, Andyhériteraitd'unelourdecharge.Ellen'yavaitencorejamaissongé.Ellen'avaitpaseu le temps. Tout s'était soudain précipité, le chaos avait fait irruptiondans sonunivers,bouleversantàtoutjamaisl'ordredeschoses.—...amusantdevousavoiravecnous,disaitTrygve.J'ensuisréellementenchanté,Page.—Moiaussi.Grâceàvous,nousavonspunousdétendre,oublieruninstanttoutecettepagaille.—Lapagaillenedurerapaséternellement.—Pour l'instant, jen'envoispas lebout.Jenesaismêmepasquelledirectionjedois prendre... Les choses vont si vite... ellesme dépassent. Il y a à peine unesemaine, j'étaisuneautrefemme,menantuneautrevie...Aujourd'hui, j'avoueneriencomprendre.Jepataugedansunemaredeconfusion.Trygve luiprit lamainqu'ilgarda longtempsentre lessiennes.L'aura fragilequiémanaitdetoutesapersonnel'incitaitàlaprotéger.— Jusqu'ici, vous vous êtes très bien débrouillée. La règle d'or en période degrandetensionconsisteàavancerlentement.Unpasaprèsl'autre.Ilentenditsonrireclair,alorsqu'ellerenversaitlatêteenarrière.—Moi, je vais lentement, s'esclaffa-t-elle. Je suis bien la seule, d'ailleurs, car lerestes'effondreàunetelleallurequejen'aimêmepasletempsderamasserlesmorceaux.LeriredeTrygvefitéchoausien,etpendantunlongmoment,ilscontemplèrentensilencelarichelumièrepourpreducrépuscule.—Lavien'estpasaussisimplequ'elleenal'air,soupiraTrygve.Onsecroitàl'abride tout et brusquement on se retrouvedans l'œil du cyclone... il n'y a plusqu'àattendre que ça se passe. On tire des satisfactions insoupçonnées à réparer lesdégâts.—J'aimeraistantvouscroire.Lesoleilavaitdisparuderrièrelescollines,etTrygvecontemplauninstantlecielembrasé.—Jesuisplusheureuxaujourd'hui,affirma-t-ilavechonnêteté. Jamais jen'auraiscruquej'yarriverais.Jemeficheéperdumentdemeremarier...Monseulregret,c'estdenepasavoird'autresenfants.Maisonnepeutpastoutavoir,n'est-cepas?Sijenerencontrepaslabonnepersonne,jemecontenteraidemavieactuelle.Jeme sens parfaitement bien dans ma peau, j'adore mes gosses et mon travail...Avant,jepassaisleplusclairdemontempsàpoursuivreunbonheurinaccessibleavecDana.J'allaisd'échecenéchec,biensûr,etm'enrendaisresponsable.Jemecomplaisais dans ma misère, par une sorte d'entêtement auquel j'ai fini parrenoncer.EnacceptantdeperdreDana, j'aigagnélapaixintérieure.C'estça, lebonheur... Vous le constaterez plus tard, vous aussi. Vous avez des enfantsmerveilleux,untalentfou,unepersonnalitéhorsducommun.Vousméritezd'êtreheureuse,Page,etvousleserez,avecousanshomme.—Pouvez-vousmelemettreparécrit,s'ilvousplaît?—Jepersisteetsigne!Toutvas'arranger,vousverrez.

—J'aihâted'yêtre,dit-elledoucement.Illaregardalonguement,puissepenchaverselleetelleeutsoudainl'impressionqu'ilallait l'embrasser...Lesdeuxgaminsdéboulèrentalorssurlapelouse,munisdelabatteetdugantdebase-ball.—Holà, petits chenapans ! cria Trygve. Il est trop tard pour jouer. Allez plutôtregarderlatélé.Bientôt,ceseral'heuredesecoucher,tuentends,Bjorn?L'instant magique avait été rompu. Page se demandait si elle n'avait pas rêvé,lorsqueTrygvesetournadenouveauverselle.—Voulez-vousnouslaisserAndypourlanuit?Allez-vousretourneràl'hôpital?—Jepréfèrerentreràlamaison.Bradviendrapeut-êtrecherchersonfilsdemain.Danscecas,jepasserail'après-midiavecAllie.Etvous?Irez-vousvoirChloécesoir?Leurexistenceserésumaitenalleretretouràl'hôpital.Tousdeuxsedémenaientpours'occuperenmêmetempsdeleursautresenfants,cequi,parfois,lesvidaitdetouteleurénergie.—Oui,jeferaiunsaut,répondit-il.—Nousallonsrentrer,ditPageàcontrecœur.Ils restèrent néanmoins assis, en silence, au clair de lune, humant les parfumsgrisants de la forêt toute proche. Il n'avait plus esquissé lemoindremouvementverselle,etsurlecheminduretour,elleconclutquecegesteambiguàsonendroitn'étaitqu'unpurproduitdeson imagination.Trygve tenaitpar-dessus toutà sonindépendance. Il avait sa vie.Dana lui avait assenéuncoupdepoignarddans ledos...CommeBrad!Curieusement,leursdestinssemblaientsesuivre.Jusqu'alors,ellen'avaitpasréaliséqueTrygvel'attirait.Unsourireinvolontaireluieffleuraleslèvresetcefutalorsquelavoixd'Andy,enprovenancedelabanquettearrière,luicoupalesouffle.—M'man,quiestStéphanie?—Pardon?fit-elle,lecœurbattantàtoutrompre.—Tut'esdisputéeavecpapaàcaused'elle,l'autrejour,j'aitoutentendu.Etpuis,papaluiatéléphoné.—Ils'agitd'unedamequitravailleaveclui,réponditPaged'unevoixblanche.LesparolesdeTrygveémergèrentdesamémoire.Lesenfantsdevinaientaisémentlessecretsdesadultes.Ainsi,illesavaitentendus,lanuitdesoncauchemar.—Est-ellegentille?insista-t-il.—Jenelaconnaispas.—Alorspourquoituascriéaprèspapa?Page s'accorda une profonde inspiration, dans l'espoir de contrôler sonénervement.—Jen'aipascriéaprèspapapourça...ohetpuiszut!jen'aipasenvied'enparler.—Pourquoipas?Elleal'airgentilleautéléphone.LesdoigtsdePagesecrispèrentsurlevolant.Elleexhalaunlongsoupircommesielleavaitreçuuncoupdepoingdansleplexus.—Quanda-t-elleappelé?— Hier, lorsque vous étiez à l'hôpital. Elle voulait que papa la rappelleimmédiatementàsonretour.

—L'a-t-ilfait?—J'aioubliédeluidire.J'espèrequ'iln'estpasfâchécontremoi.—Oh,non,celam'étonnerait,marmonnaPage,alorsqu'ellemanœuvraitpourgarerlavoituredansl'allée.Lepetitgarçonsuivitsamèredanslavillavide.Etpeuaprès,alorsqu'ellel'aidaitàsedéshabiller:—M'man,tuesfâchéecontremoi?s'enquit-ild'unetoutepetitevoixmalheureuse.Elleluiébouriffalescheveux.Andyn'étaitpasresponsabledel'inconséquencedesonpère.—Maisnon,monchéri.Jesuisjusteunpeufatiguée.—Tuestoujoursfatiguée,depuisl'accidentd'Allie.—Ehbien,c'estnormal,tunecroispas?—Etcontrepapa?Est-cequetuesfâchéecontrepapa?—Parfois...Ecoute,Andy,tun'yesstrictementpourriendansnosdisputesavectonpère.Tousdeuxt'aimonstendrement,et...—Alorsc'estStéphaniequitemetencolère?Pagesentitsagorgesedessécher.Andycherchaitvisiblementàappréhenderunesituationquilepréoccupait.Ilétaittropintelligentpourselaisserbernerpardesréponsesvagues.—Jenelaconnaismêmepas,sedéfenditPage,malàl'aise.C'étaitàBradqu'elleenvoulait.Brad,quiavaitmenti.Brad,quiluiavaitbrisélecœur.Toutétaitsafaute!Stéphanien'avaitfaitqueprofiterdesafaiblesse.—Jenesuisfâchéeavecpersonne,monchéri,reprit-elle.Pasmêmeavecpapa.— Bien, fit-il avec un sourire de soulagement et, affolée, elle se dit qu'ils luidevraientdesexplicationssiBraddéménageaitprochainement.J'aimebienBjorn.—Moiaussi.C'estungentilgarçon.—Ilestmonplusvieilami.Iladix-huitansetilestspécial.—Eneffet,sourit-elle.Toiaussituesspécial.Etjet'aime,monpetittrésor.Ellel'embrassaavantdelemettreaulit.Peuaprès,allongéedanssachambre,lesyeuxgrandsouvertssurl'obscurité,ellerepensaàleurvie...Leurviequel'orageavait ravagéeenunesemaine.Huit joursplus tôt, à cetteheure-ci,PagecroyaitAllison au cinéma avec les Thorensen et Brad dans l'avion de Cleveland. Toutparaissait si simple, alors. Et un petit mensonge d'adolescents, un subterfugeinnocent,avaittoutbalayécommeunouragand'uneviolenceinouïe.

10Pagepassaunepartiedudimancheà l'hôpital.ElleavaitconfiéAndyà la familled'undesescamaradesdeclasse.Debonmatin,Bradavaitappelésignalantqu'iln'avaitpasuneminuteàconsacreràsonfils.Déçu,lepetitgarçonavaitfonduenlarmes,etc'avaitétélacroixetlabannièrepourqu'ilconsenteàserendrechezsonami.Trygvefituneapparitiondanslasalled'attentedessoinsintensifs,lesbraschargésdesandwichesetdecookies. Ilavait laisséChloéaumilieud'unecourde jeunesvisiteurs.—Bjornaétéenchantédesajournéed'hier,déclara-t-ilenmordantàpleinesdentsdansunsandwichauthon.Pagehochalatête,unpeuhonteusedesarêverieromantiquedelaveille.Trygveparaissaittoujoursheureuxdelavoir.Ilétaitgentil,amical...etriendeplus.—Andyégalement.Ils'estbienamusé.Ilauraitbienrecommencéaujourd'hui,maisilétaitinvitéchezdesamis.Finalement,Bradn'estpasvenulechercher.—CommentAndya-t-ilprislachose?—Assezmalaudébut.Ensuite,ilafaitcontremauvaisefortuneboncœur.Ilséchangèrentquelquesproposanodins,aprèsquoiTrygveregagnalachambredeChloé. Page récupéraAndy en fin d'après-midi. En route vers lamaison, elle luioffrituneglace...Dansununiversqui,enunenuit,semblaitavoirbasculédansundésordre de fin du monde, elle s'accrochait à ce genre de petits rituelsréconfortantsqui,seuls,luirappelaientleuranciennefélicité.Bradlessurpritenarrivantinopinément.Ildécrétaqu'ildîneraitaveceux,s'enquitdes nouvelles d'Allie. Page lui dit la vérité : le fameux « état stationnaire » seprolongeait.Lesmédecinsn'avaientconstatéaucuneamélioration.Ilseurentunrepastranquille,touslestrois,danslacuisine.Etplustard,danslasoirée,Bradrassemblaquelquesaffairesdansunevalise.— Tu déménages? demanda Page d'une voix dans laquelle ne perçait aucunétonnement.Enl'espacedehuitjours,larupturesemblaitconsommée.—JeparsàChicagopourmontravail.Ilomitd'ajouterqueStéphaniel'accompagnerait.—Quand?s'enquit-elled'untonrésigné.—Cesoir.Jeprendsletrain.—EtAllie?SiAlliemouraitpendantsonabsence?Commentparviendrait-ilàselepardonner?Maiselleconnaissaitdéjàsaréponse.—Jedoisyaller.Ils'agitd'uneaffaireimportante.—Unevraie?neput-elles'empêcherdericaner.PascommecelledeCleveland?—Jet'enprie,Page,nerecommencepas!s'emporta-t-il.Jesuissérieux.—Moiaussi.

Elleavaitperduàjamaissaconfianceenluiet,sachantqu'iln'yavaitpasd'issue,nemanquaitpasuneoccasionpourlemortifier.— Je continue à exercer mon métier, au cas où tu ne l'aurais pas remarqué.Accidentoupas, il fautquejetravaille.Etmontravailsupposedesdéplacementsdansd'autresvilles.—Jesais,dit-elleavantdequitterlapièce.IlallaembrasserAndy,laissalenometlenumérodetéléphonedesonhôtelsurlebloc-notes,dans lacuisine. Ils'absenterait trois joursmaisPagenebronchapas.D'unecertainemanière,çal'arrangeait.Elleaussiavaitbesoindefuircehuisclosinfernal,cettedélectationmorbidequeluiprocuraientleursaffrontements.—Jereviendraimercredi,dit-il,puisils'enfutsansunmotdeplus.Ni«jet'aime»ni«aurevoir».Ils'étaitcontentédeclaquerlaportederrièrelui.L'instantsuivant,savoiturefonçaitàvivealluredanslanuittombante.Ilavaitjusteletempsd'allerchercherStéphanieavantdeserendreàlagare.—Tuesfâchéecontrelui,m'man?Andy,enpyjama,setenaitsurleseuildesachambre.Ilavaitentenduleurspropos,avait décelé dans le ton de leur voix cet aiguillon vénéneux qu'il avait appris àreconnaîtreetavaitenfouisatêtesousl'oreiller.— Non, pas du tout, affirma-t-elle, mais son visage n'exprimait que dépit etressentiment.Andycouché,elledemeuraunmomentdanslesalon,unlivreàlamain,dontelleneparvintd'ailleurspasàlireunepage,enproieàsesobsessionshabituelles.Cequiaété,cequin'étaitplus,cequ'elleavaitperdu...Uncoupdefilàl'hôpital,nouveauritequiàprésentgéraitsavie.Etatstationnaire.Elleéteignitleslumièresetpartitsecoucher.Le lendemain, Page accomplit les gestes de son nouveau train-train quotidiencomme une somnambule. Déposer Andy à l'école. Se rendre à l'hôpital pour ypasser la journée.Frances, l'infirmièreenchef, fermaitvolontiers lesyeuxsur lerèglementetPagepouvaitresterdesheuresdurantassisesurletabouret...Autreroutine bien établie que plus rien ne semblait pouvoir altérer. Entre la maison,l'école et l'hôpital, sa vie s'était étrécie commeunepeaude chagrin.Ses seulesfonctions consistaient à répondre aux besoins d'Andy et àmonter la garde prèsd'Allison.Lamachine respirait toujours à sa placemais aujourd'hui on lui avait retiré lesbandagesdesyeux,etl'espaced'uneinfimefractiondeseconde,Pageavaitcruvoirfrémir un cil, puis, ayant fixé attentivement le visage inexpressif de sa fille, elleconclutàune inventiondeson imagination.Rienn'avaitbougésur levisagesansexpression qu'elle était en train de contempler fixement, intensément, dansl'attented'unchangementquin'arrivaitjamais.Maisellecontinuaàprierensilencejusqu'àcequelapressiond'unemainsursonépaulelafîtsursauter.—MadameClarke?EllelevalesyeuxsurlevisageavenantdeFrances.—Oui?—Téléphone!Vouspouvezprendrelacommunicationdansmonbureau.

—Merci.Brad, sans doute, dans le rôle du gentil papa inquiet pour sa fille. Elle saisit lecombiné.Unevoixqu'ellenereconnutpasfusadansl'écouteur.—Icil'écoledeRoss,madameClarke.Excusez-moidevousdéranger.Votrefilsaétéblessé.—Monfils?fit-elled'unevoixsanstimbre,tandisquechaquefibredesoncorpsserétractaitviolemment.Quevoulez-vousdire?—Jesuisdésolée,madameClarke.(C'étaitlasecrétairedel'établissementetPagenel'avaitpascroiséeplusdedeuxoutroisfois.)Andyaeuunaccident.Ilesttombédelabarredegymnastique.Accident...blessé...blessé...blessé...Oh, Seigneur, il étaitmort ! Il était tombé sur la tête, s'était fendu le crâne ourompulacolonnevertébrale.Elleéclataensanglots.Ellenevoulaitpasrevivrelemêmecauchemar.Nepouvaient-ilsdoncpascomprendre?—Ques'est-il...passé?parvint-elleàbredouiller.— Il semble qu'il se soit cassé l'épaule. Il est en route vers l'hôpital général deMarin.Sivousdescendezauxurgences,vousleverrez.—Oui, d'accord. (Elle raccrocha en oubliant de remercier sa correspondante etlaissa errer alentour un regard égaré.) Mon petit garçon... mon fils... a eu unaccident.Franceslafitasseoiretluitenditunverred'eau.—Allons,calmez-vous.Iln'aprobablementriendegrave.Oùest-il?—Surlechemindesurgences.—Jevousyaccompagne,déclaraposémentl'infirmière.Venez.Elle l'escorta au rez-de-chaussée. Page s'appuyait au bras de sa compagne.Destremblementsnerveuxl'agitaient.Andyn'étaitpasencorearrivé.Franceslaconfiaaupersonneldesurgencesavantderemonterenréanimation.Lajeunefemmesedirigea d'un pas incertain vers l'une des cabines téléphoniques. C'était stupide,mais pour la première fois de sa vie, elle se sentait incapable de faire face auxévénements. Lui seul pouvait l'aider, il fallait qu'elle le joigne, il le fallaitabsolument.Ilréponditdèsladeuxièmesonnerie,d'unevoixdistraite.Ildevaitécrirecetarticledontilavaitvaguementparlél'autresoir.—Allô?Dieumerci,c'étaitlui.Trygve.—Excusez-moi...devousimportuner...maisilyaeuunaccidentàl'école.Ilyeutunsilenceauboutdelaligne,commesiTrygveessayaitdemettreunvisagesurcettevoixapeurée,àl'élocutionpresqueindistincte.Ileutd'abordl'impressionquelemessageconcernaitBjorn,puis,soudain,ilréalisaquielleétait.—C'estvous,Page?Quesepasse-t-il?— ... sais...pas,hoqueta-t-elle.C'estAndy... j'ai reçuunappelde l'école... il esttombédelabarredegymnastique...Leresteseperditenunsanglotdésespéré.—J'arrive!Oùêtes-vous?—Danslasalledesurgencesdel'hôpital.

Unlieudevenutristementfamilier.Ilraccrochaetsautadanssavoiturequ'illançaàtombeauouvertendirectiondel'hôpital.Ilvenaitdesegarer, lorsqu'ilaperçutAndy, émergeant d'un véhicule privé. Un instituteur l'accompagnait. Trygve seprécipitaverslesarrivants.Lepetitgarçonétaitd'unepâleurextrême.Ilsemblaitsouffrirénormément,maisn'avaitpasperduconnaissance.—Quefaites-vousici,jeunehomme?Cetendroitestréservéauxmaladesetvousm'avezl'airenparfaitesanté,letaquinagentimentTrygve.— Je me suis fait mal au bras... et au dos... Je suis tombé de la barred'entraînement, expliqua Andy, tandis que Trygve tenait la porte ouverte ens'effaçantpourlaisserpasserlepetitgarçonetsonescorte.Leprofesseurdegym,enjoggingettennis,unsiffletsuspenduautourdesoncou,ponctuaitlescommentairesdesonélèvepardeshochementsdetêteanxieux.—Tamamant'attend,ditTrygveavecunsourire.IlsvirentPagequiarrivaitverseux,blême,tremblante.Deslarmesjaillirentdesesyeux sitôt qu'elle aperçut Andy. Toute la force qui l'avait animée jusqu'alorssemblait l'avoir brusquement quittée. Trygve l'entoura d'un bras solide, commepourarrêtersestremblements.Pendantcetemps,leprofesseurtransportal'enfantdans l'une des salles d'examen, où une infirmière vérifia scrupuleusement sesréflexes,puispalpadoucement lebrasblessé.Ellepouvaitsentirsoussesdoigtsl'osbrisé.L'épauleétaitdémise.Elleexaminanéanmoinslespupillesdel'enfantàl'aided'unepetitelampe,àlarecherched'unecontusioncérébrale.—Attends ici uneminute, lui dit Trygve d'un ton léger. Tu es aussi étourdi queChloé,tusais.Ellenepeutplusmarcherettevoilàavecunbrascassé...C'estdupropre!JecroisquejechargeraiBjorndevoussurveiller,touslesdeux.Andygrimaçaunsourire.Sonbrasletiraillaitviolemmentet ildutsemordreleslèvres pour ne pas crier. Deux aides-soignantes le pilotèrent vers le service deradiographie,surunechaiseroulante.TrygveretournaauprèsdePage.— Calmez-vous, murmura-t-il. Ça va s'arranger. Elle tourna vers lui un visagemortellementpâle.—J'ignorecequim'apris.J'aipaniqué.Jesuisdésoléedevousavoirappelé.Ellen'avaitpaspuagirautrement.ElleavaitunbesoinviscéraldesentirTrygveàsescôtés,commelorsdecettenuitcauchemardesqueoùAllieavaitététransportéeenréanimation.C'étaitàTrygvequ'elleavaitpensé immédiatement.PasàBrad.Ellesavaitqu'ellepouvaitcomptersurTrygve,etellenes'étaitpastrompée.—Nevousexcusezpas.Vousavezbienfait.L'instituteur reparti, Trygve alla près d'Andy. Il lui tint fermement la main,lorsqu'uninterneluiremitl'épauleenplaceavantdeluiplâtrerlebras.Ilressortitdans le hall, le bras en écharpe, muni d'un tube d'analgésiques. Lemédecin luiconseilla de rester au lit une journée. Le plâtre ne serait pas ôté avant sixsemaines.—Laradioarévéléunevilainefracturedel'humérus.Acetâge,ilnerisquepasdeproblèmesàlongterme.Leresteestnormal.—Jevousconduistouslesdeuxchezvous,déclaraTrygve.Page n'était pas en état de prendre le volant. Elle remonta aux soins intensifscherchersonsac,alorsqueTrygveallaitdirebonjouràChloé.

—Décidément,lemauvaissortnouspoursuit,gémitcelle-ci.DisàAndyquejeveuxbiensignersonplâtre.—Ilseracontent.Aplustard,machérie.Il regagna le rez-de-chaussée, puis transporta Andy dans ses bras jusqu'à lavoiture.Lapiqûredesédatifqu'ilavaitreçueunpeuplustôtcommençaitàagir,etils'étaitmisàsomnoler... Il letransportadelamêmemanièreà l'intérieurdelamaison, pendant que Page leur ouvrait les portes, et lemit au lit. Andy dormaitavantmêmequesatêtetouchel'oreiller.Or,plusquelepetitgarçon,c'étaitPagequiinquiétaitTrygve.—Allezvousallonger,vousaussi.Vousavezunemineépouvantable.—MonDieu,j'aieusipeur.J'aipensé...—Jesaistrèsbienàquoivousavezpensé.Riendeplusnormal,aprèstoutcequevousavezenduré.Ilfautvousreposer,allez!Oùestvotrechambre?Ill'yaccompagna,attenditqu'ellesecouche,touthabillée.—C'esttropbête...Jemesensbienmaintenant.—Vous n'en avez pas l'air. Prenez une goutte de cognac.Rien de tel pour vousremettred'aplomb.Elle eut un sourire en secouant la tête, puis s'assit dans son lit afin de mieuxconsidérerl'hommequiavaittoutlaissétomberpourvoleràsonsecours.—Vousêtesunamiprécieux,Trygve,etjevousenremercie.Jevousaitéléphonésansmêmeréfléchir.Toutcequejesavais,c'étaitquej'avaisbesoindevous.Ilavaitprisplacedanslefauteuilconfortableprèsdulit.—Jesuiscontentquevousm'ayezappelé.N'allez-vouspasprévenirBrad?Ellefitnondelatêtesansl'ombred'unehésitation.—Plus tard,peut-être. IlestàChicago...Bizarrement, l'idéede le joindreàsonhôtelnem'amêmepastraversél'esprit,ajouta-t-elle,songeuse.Jen'aipenséqu'àvous.C'étaitpresquecommeunréflexe.Elletenaitàcequ'illesache.—Unexcellentréflexe,dit-ilensepenchantverselle.(Unesingulièreémotion,unesorte d'envie impétueuse qu'il n'avait pas éprouvée depuis des annéesmonta enlui.) Page, reprit-il d'une voix enrouée, je ne voudrais pas vous entraîner dansquelquechosequevousregretteriezparlasuite...dontvousnevoudriezpas...Il la dévisageait intensément, se rapprochant davantage, comme attiré par lapuissancemagnétiqued'unaimant.Ellesutalorsque, l'autresoir,dans le jardin,ellen'avaitpasrêvé.Ilavaitétésurlepointdel'embrasser...Commemaintenant...Ilyavaitlongtempsqueledésirledévorait,alorsque,jouraprèsjour,nuitaprèsnuit,ilssecôtoyaientdanslessinistressallesd'attentedel'hôpital.LesyeuxbleusdePagesoutinrentvaillammentsonregard.—Jenesaispascequejeveux,dit-elleavecsafranchisecoutumière.Ilyaencoredix jours, je me croyais heureuse en ménage. J'ai soudain découvert que monprétendu bonheur n'était qu'un mirage. Que mon mariage n'existait plus. Et aumilieudemonnaufrage,jevousairencontré.Unami.Unconfident.Leseulhommeauprèsduqueljemesensbien...tropbien,peut-être.Oh,Trygve,jenesaisplusoùj'ensuis...jenesaisplusriensaufque...Lesmotsexpirèrentsurseslèvres.Lorsqu'ils'extirpadufauteuiletvints'asseoirsurlelit,ellen'ébauchaaucungestepourl'arrêter.

—Chut...neditesrien...chuchota-t-ilenl'attirantdanssesbras.Ses lèvres se pressèrent contre celles de la jeune femme, ils s'embrassèrentdoucementetlonguement.Leurs souffles semêlèrent, leurs corps se joignirent. Elle répondit à son baiseravecuneardeurquilalaissapantelante.Cethomme,ellelevoulait.Soncorpsleréclamait.Undésirbrûlantlaconsumaetellesutquecelan'avaitrienàvoiravecune vengeance contre Brad. L'homme qui l'embrassait représentait l'uniquepersonneaumondequil'avaitsoutenuedurantlespiresmomentsdesonexistence.Sansjamaisfaillir.Sansjamaisl'abandonner.—Qu'allons-nousfaire?murmura-t-elle lorsqu'ilsedétachad'elle,afind'admirersabeautéblondetoutembraséeparsonétreinte.—Nenousprécipitonspaspourlemoment.Aumoinsjesaiscommentramenerunpeudecouleursurvosjoues.Voussemblezbienmieuxquetoutàl'heure,répondit-ilavecunsourireéblouissant.—Non,arrêtez,protesta-t-ellemollement,maisc'étaittroptard.LeslèvresdeTrygvecherchèrentlessiennesavecunefougueprochedelapassion.Ill'embrassaànouveau.Iln'avaitpasressentiunteldésirdepuisDana...etmêmeavant.—Jenem'arrêteraipas,l'informa-t-il.Jamais.J'aioubliéqueçapouvaitêtreaussibon.—Moiaussi,fit-elle,avechonnêteté.Brad ne songeait qu'à son propre plaisir, réalisa-t-elle soudain, abasourdie... UnnouveaubaiserdeTrygveluicoupalesouffle,luiarrachantunpetitcridebonheur.Heureusementqu'Andydormaitprofondément.Ellesesentitfondredanslesbrasquil'étreignaient,toutensedisantobscurémentqu'ilfallaitenresterlà.Nil'unnil'autre n'était prêt à assumer cette folie ! Elle devait d'abordmettre de l'ordredanssavie,avantderecommenceràaimer.Trygvelesavaitaussi.—MonDieu,quevais-jedevenir?soupira-t-elle,avecunsouriredejeunefillelorsdesonpremierbal.Ilsourit.—Vousverrezplustard.Detoutefaçon,laviesechargedessolutions.Jen'aipasl'intentiondevousbousculer... Jemecontenteraidemerendre indispensable,desortequevousnepuissiezplusvouspasserdemoi!Elleeutunsouriremalicieux.Cettefois-ci,c'estellequiluioffritseslèvres.—Qu'est-cequinousarrive?murmura-t-ellelorsque,enfin,ilssedétachèrentl'undel'autre.—Nousavonsdûattraperunvirusauxsoinsintensifs.La peur, le chagrin, l'incertitude les avaient rapprochés. Des liens invisibless'étaient tissés entre eux, au fil de ces atroces heures d'attente. Leur angoissecommuneavaitcrééunecomplicitéquisepassaitdemots.Oneûtditlessurvivantsd'une gigantesque catastrophe et cette victoire sur la terreur, ils ne la devaientqu'àeux-mêmesetàpersonned'autre.SurtoutpasàBrad.—Lavieestpleinedesurprises,conclut-elled'unairpensif.Jesupposequ'ilnousfaudrapatienter.Bradn'apasencoreprisdedécisionconcernantsonavenir.—Amonavis,ildoitavoirdesprojetsdontilnevousapasencoreparlé.Maisvous,

Page?Savez-vousmaintenantcequevousvoulezvraiment?Il la scrutait d'un air interrogateur.Un long chapitre de son existence venait des'achever.Ilétaitdifficiledeluiarracheruneréponseimmédiate.—ChaquefoisquejevoisBrad,jeréaliseunpeuplusquetoutestfinientrenous.Ilvitpratiquementavecsapetiteamie.Maisjesuisencoresafemme.—Prenezvotretemps,répondit-ilavecdouceur.Luiaussiétaitpasséparlà.Ilcomprenaitparfaitementlasituation.Etiln'avaitpasl'intention d'exercer la moindre pression sur elle. La décision lui appartenait. «Pourvuqu'ellelaprennevite!»pria-t-ilmentalement.Iln'avait jamaisrencontréunefemmecommeelle.Lasonneriedutéléphoneinterrompitbrutalementleurdiscussion.Pagesursauta.Soncœurbattaitlachamade.Quicelapouvait-ilêtre,endehorsdel'hôpital?EllesentitlamaindeTrygvesursonavant-bras,lorsqu'elledécrocha.—Allô?dit-elle,d'unevoixprudente,redoutantcequ'elleallaitentendre.Elle rouvrit les yeux en secouant la tête. Ce n'était pas l'hôpital,mais samère.Mauvaisesnouvelles!articula-t-ellesilencieusementàl'adressedeTrygve.Aprèsmoultréflexions,MmeAddisons'étaitrésolueàseporterausecoursdesacadette.AvecAlexis,naturellement.—Nevousdérangezpas,jet'assurequetoutvabien,insistaPageinutilement.Pourl'instant,l'étatd'Allisoneststationnaire.—Çapourrait changerd'un jourà l'autre.De toute façon,Alexis veut teparler.Davidluiadonnélenomd'unchirurgienplastiquefabuleux,pourplustard.—Oui,peut-être,sinousavionsbesoin...Leplusimportantsemblaitavoiréchappéàsasœuraînée.Alexisportaitunintérêtillimitéàl'apparencephysique.L'aspectdesaniècecomptaitbiendavantagequesavie.—Maman,vousnedevriezpasvousdéplacer.Jelepensesincèrement,reprit-elleens'efforçantdemontreruncalmequ'elleétaitloinderessentir.Oh,non, laprésencedesamèreetdesasœurétait ladernièrechoseaumondequ'ellesouhaitait.—Nediscutepas!coupasèchementMmeAddison.Nousseronslàdimanche.— Mais maman, c'est impossible. Je n'aurai pas une minute à moi. Je doism'occupersanscessed'Allie,etAndyvientd'avoirunaccident.Elle poussa un soupir, cherchant désespérément un argument, n'importe lequel,capabledelesdissuaderdedébarquerchezelle.—Quoi?s'écriasamèreàl'autreboutdelaligne,pourunefoisdésarçonnée.—Riendesérieux.Ils'estcasséunbras.J'aibesoindetoutmontempspourmesenfants,comprends-tu?—Voilàpourquoinousvenons,machérie.Pourt'aider.—C'esttrèsgentil,maisçatombevraimentmal.—Nousarriveronsdimancheàdeuxheuresdel'après-midi.DavidenverraàBradunfaxavectouslesdétails.Abientôt.La communication fut interrompue et Page s'assit pesamment, les yeux fixés surTrygve.—Sivoussaviez,dit-elled'unepetitevoixmalheureuse.

—J'aideviné.MamanarrivedelacôteEst.Etcelasemblevouscauserquelquessoucis.—Dessoucis?Vousplaisantez?Tâchezd'imaginerlavisitedeDalilaàSamson,oudeGoliathàDavid,àmoinsquecenesoitcelledel'aspicàCléopâtre.Nomd'unchien,voilàunesemainequejem'escrimeàlaraisonner...Enplus,elleemmènemasœuravecelle.—Quevousdétestez!dit-ilenessayantd'apprendrel'histoiredesafamilleenuneleçon.—Quimedéteste...Alexisn'aimequ'uneseulepersonnesurterre.Elle-même.Elleestl'êtreleplusnarcissiquedelacréation.Ellen'ajamaiseud'enfantsetaépouséune sommitéde la chirurgieesthétiqueàNewYork.Aquarante-deuxans, elle achangédeux fois la formede ses yeux, trois fois celle de sonnez.Elle s'est faitrefairelesseins,aeurecoursàjenesaispluscombiendeliposuccions,ainsiqu'àunlifting.Toutenelleestparfait,delapointedescheveuxauboutdesongles.Ellepasse le plus clair de son temps devant sonmiroir. Alexis ne s'est jamais sentieconcernéeparquiquecesoit,toutcommemamère.Laissez-moivousrésumerlescénario:cesgentesdamesviendrontsefairedorlotertoutens'assurantquetoutvabienducôtéd'Allison.Lasouffranceestunmotqu'ellesontdéfinitivementbannideleurvocabulaire.— D'après le portrait que vous venez de brosser, elles ne sont pas du genre àtendreunemainsecourable.Amusépar sadescription, il l'embrassaen riant sur leboutdunez.Sespropresparentsavaientvouluvenirpendantunesemaine.Retraités, ilsétaientretournésenNorvègeetTrygveavaitgentimentdéclinéleurproposition.IlregardaPage,quiparaissaitfranchementdéprimée.—Secourablen'estpasunadjectifquilescaractérise,marmonna-t-elled'unevoixmorne.Elles'étaitredresséemaisTrygvelasaisitdanssesbras.—Oùallez-vous?—Mettrelefeuàlachambred'amis.Ill'embrassaavecuneimpétuositéquiluifittoutoublier,jusqu'àsamère.— J'ai une meilleure idée, chuchota-t-il d'une voix rauque, tout contre la peausensibledesoncou.Pagefermalesyeux, inondéed'unplaisir insensé.Commentétait-cepossible?Endixjourselleavaitperduleseulhommequ'elleavaitjamaisaiméet,soudain,ellesepâmait dans les bras de quelqu'un d'autre. Un ami, un homme qu'elle avaitcommencéparestimeretque,maintenant,elledésiraitavecunesoifinextinguible.—Non...pasencore...murmura-t-elleentredeuxbaisers,sesentantchavirer.Illarelâcha,puisluisourit.—Jelesais,petitefille.Jenesuispasidiot!Nousavonstoutnotretemps.Jenesuispaspressé.—Pourquoipas? fit-ellesemblantdes'offusquer. Il lascrutadroitdans lesyeuxd'unairgrave.—Parceque,situviensàmoi,j'ail'intentiondetegarderlongtemps,monamour.Jeneveuxpasteperdre.

Leurslèvress'unirentànouveau.Uneéternités'écoulaavantqu'ellenerecouvreses esprits. Il ferait mieux de partir, le supplia-t-elle, avant qu'Andy ne lessurprennedanssachambre.Illuipromitderevenirenfind'après-midi,peut-êtreavecBjorn.—J'iraivoirAllie,l'assura-t-il.RestezavecAndy.Ils'occuperaitdetout,ajouta-t-il.Mêmedudîner.—Puis-jefairequelquechosed'autrepourvous?cria-t-ildesavoiture,alorsqu'ellesetenaitsurleperron.—Oui!—Quoi?—Tuermamère!Il démarra avec un rire. Peu après, il roulait tranquillement à travers Ross, levisageéclairéd'unsouriredecollégien.

11BradneputcachersacontrariétélorsquePageluiannonçal'accidentd'Andy.—Lebrasdroit,dis-tu?Es-tucertainequ'ilvabien?Unepointedeblâmevibraitdanssavoix,bienqu'iln'exprimâtpasouvertementsonmécontentement.—Oui,lebrasdroit.Unevilainefracturequidevrait,comptetenudesonjeuneâge,cicatriser facilement. L'épaule demande plus d'attention. Le pauvre chou estinterditdebase-ballpendantunan.—Oh,merde!râlaBradauboutdufil.Il semblait aussi bouleversé que lors de l'accident d'Allie. On eût dit qu'unemalédiction pesait depuis quelque temps sur les Clarke, une accumulation dedramesquiavaitportél'angoissequil'habitaitàsonparoxysme.—Jesuisdésolée,Brad.—Ouais...marmonna-t-il,soulagé,aufond,desetrouveràChicago.EtAllie?—Rienàsignaler.Jenel'aipasvuedepuiscematin.J'aidûresteràlamaisonavecAndy.Elleomitd'ajouterqueTrygveetBjornleuravaientapportéundélicieuxdînerlaveille au soir et, curieusement, lorsque son père le réclama au téléphone, Andypassaégalementsoussilencecedétail.Malgrésesseptans,ilavaitcomprisquelavisitedesThorensennemanqueraitpasdehérissersonpère.Iln'avaitpasperdul'espoirdevoirsesparentsseréconcilier.Soninstinctl'incitaitàéviterdejeterdel'huilesurlefeu.Laveilleausoir,ilavaitétéravidejoueravecBjorndanssachambreoùLizzielesavait rejoints. Bjorn s'était extasié devant la collection de posters des stars dubaseballdesonjeunehôte,puisilavaitvoulujouerauxcartesmais,tropfatigué,Andyavaitpréférés'allonger.PageetTrygveavaientadoptéuneattitudepurementamicaledurantledîner.Pourtant,unsubtilchangementavaiteulieuetAndyl'avaitparfaitement senti, sans pouvoir toutefois l'analyser. Une sorte de courantchaleureux, un sourire vite réprimé chaque fois qu'ils échangeaient un regard,commes'ilsnepouvaientpascacherleurbonheurd'êtreensemble.Lorsqu'ils furentpartis,AndyetPageregardèrent tristementdisparaître les feuxarrièredelavoiturepuisilss'enfurentsecoucherdanslemêmelitet,cettefois,Andy ne mouilla pas le matelas. Depuis l'accident d'Allison, il avait vécu dansl'attente d'une nouvelle catastrophe. Blotti contre sa mère, assommé par lesanalgésiques,ils'endormitaussitôt.Pagel'enlaçaenluicaressantsescheveuxfins,blondsetsoyeux.SespenséesallaientdeBradàTrygveet,commelaspectatriced'une pièce de théâtre ignorant le dénouement, elle chercha en vain un sens audramequisejouait,malgréelle.Trygve,l'amicher,quil'attiraitcommeunaimant.Etfaceàlui,Brad,sonmaridepuisseizeans.Elleavaitpeineàcroirequ'uneautrele lui avait pris et, pourtant, la vérité sautait aux yeux... Page ne l'avait jamaistrompé, ne lui avait jamais menti et mêmemaintenant, elle avait scrupule à se

donneràTrygve,bienqu'elleenmourûtd'envie.Onnecèdepasàunhommeparcequ'on a été quittée, lui soufflait sa petite voix intérieure. Une relation doit êtrebâtiesurunebasesolide.Etpropre.AsonretourdeChicago, lemercredisoir,Bradaffichaituneexpressiondistante,voireglaciale,traitantPagecommeuneétrangère.Ilrestainvisibletoutelanuitdujeudi, sans téléphoner, et le vendredi, lors d'un bref passage à la maison, il luiadressa à peine la parole. Leur mariage était arrivé à son terme, il aurait étéridiculedeprétendrelecontraire.Bradportaitsurlui l'empreintedeStéphanie:cravatesdesoieàrayures,costumesàlamode,nouvellecoupedecheveux...Pageavait noté ce changement sans rien dire. Peu lui importait que Brad tire sur lacorde,ellen'iraitpasversTrygveenépousedélaissée.Ellerépondraitàsonamourd'unemanièreresponsable,lorsqu'elleseraitlibéréedeschaînesdupassé.Lepire,c'était que Brad évitait toute discussion comme la peste. Le seul sujet quiaccaparait son attention— et qui semblait le sortir de ses gonds— concernaitl'arrivéeimminentedesabelle-mère.—Bonsang,commentas-tuputelaisserembarquerdanscettegalère?Etavectasœur,par-dessuslemarché.J'espèrequetuasembauchéuncoiffeuràdomicile!Ilavait laissésacolèreexploser levendredisoir,alorsqu'ilsepréparaitàsortir,soi-disantavecdesclients.— J'ai tout tenté pour les décourager, se défendit Page. Il n'y a rien eu à faire.Allisonestdansunétatcritique,onnepeutpaslesempêcherdelavoir.Detoutefaçon,ellesm'ontmisedevantlefaitaccompli.ElleredoutaitautantqueBradleurarrivée.LesouhaitdeMmeAddisondevoirsapetite-fille aurait pu paraître raisonnable dans un autre contexte. Sauf queMaribelle etAlexis n'avaient rien de raisonnable.Brad les détestait et, au fond,ellesluirendaientlamonnaiedesapiècetoutenfeignantdel'adorer.IlensavaittropsurlepassédesAddison,etMaribelleenavaittoujoursvouluàPaged'avoirtrahi des secrets, qui, selon elle, n'auraient jamais dû franchir le strict cerclefamilial.—Tun'asqu'àlesmettredevantlefaitaccompliàtontour.Dis-leurquenousnepouvonspaslesrecevoirici,grommelaBrad,furibond.— Je ne peux pas refuser l'hospitalité àmamère et àma sœur tout demême,répondit-elle,malàl'aise.Elleavaitprislafuitedesannéesauparavantmaisn'étaitpasparvenueàromprecomplètementlesponts.—Alors,débrouille-toi,puisquetuasdécidéden'enfairequ'àtatête.Elleleregarda,lesjouesempourpréesdecolère.—Parlepourtoi,moncher.Evidemment,ellespeuventconstituerunegênepourlegenredeviequetumènessiouvertement.Ilss'affrontèrentd'unregardhostile,prêtsàsedéchirer.Laguerrerecommençait,plusférocequejamais.—Montravailm'obligeàrestertardaubureauetàrecevoirdesclients.—Tuparles!CommeàCleveland!CommeàChicago,peut-être!Duregard,illuiintimadesetaire.Sesachantdanssontort,ildevenaitsusceptible.D'ailleurs,ilnesupportaitplusaucunepression.

-Celaneteregardepas!lâcha-t-ild'untoncassant.—Ahoui?Etpourquoidonc?—Leschosesvonttropvitepourmoi.«Pourmoiaussi»,seditPage.— Je souhaite me calmer, continua-t-il, avant de procéder à des choix d'uneimportancecapitale...Jenesuispasprêtàdéménager.—Vraiment?fît-elle,essayantdemodulersaquestionsuruntonironique.Soncœurs'étaitemballé.Yavait-ildunouveau?Nefilait-ilplusleparfaitamouravec Stéphanie ? Une partie d'elle-même demeurait désespérément attachée àBrad.Elleattendit,àl'affûtd'uneréponse.—Jen'ensaisrien,grommela-t-ilaprèsunsilence.Déménagerreprésenteungrandpasenavantet jenemesenspasencorecapablede l'accomplir...Toutcelameperturbeénormément,Page,essaiedemecomprendre.Ilavaitpeurdeprendreunedécisiondéfinitiveetdepartirpourdebon,songea-t-elle,peurde revenir. Il lui faisait l'effetd'un funambule surun fil d'uneextrêmefragilité.Unpasenavantouenarrièrerisquaitdel'entraînerdansunechutedontilneseremettraitjamais.RenonceràStéphanieétaithorsdequestion.EtquitterPagesignifiaitquitterAndy...Ilyavaitlonguementréfléchilorsd'unedesesnuitsblanchesetavaiteul'impressionquesoncœursebriserait,siceladevaitarriver.Stéphanie n'adhérait nullement à ses états d'âme... Elle ne pouvait pascomprendre.Oùétait le problème ? s'était-elle écriée, à boutdepatience.Andyviendraitleurrendrevisiteetvoilàtout.Touslesenfantsdedivorcésfinissaientpars'adapterparfaitementàleurnouvellesituation.MaispasAndy,Bradlesavait.— Je n'en sais rien, répéta-t-il misérablement. Il s'était assis sur le bord du lit,passantetrepassantseslongsdoigtsdanssachevelurecommechaquefoisqu'ilsesentait la proie d'une angoisse, sous le regard écœuré et attristé de Page,inconscientdesnouvellesblessuresqu'illuiinfligeait.—Attendonsetnousverrons,proposa-t-elled'unevoixincertaine.Pourquoin'irais-tupasconsulterunavocat?—Non.Pasencore,dit-ilensecouantlatête.Ilnageaitdanslaconfusionlaplustotale.IncapabledequitterPage,nevoulantpasperdreStéphanie...Stéphaniel'avaitenvoûté.Ellereprésentaitlajeunesse,l'espoirdansl'avenir,unpeucommeAllie.—Jenevoispasquoitesuggérer,àpartunjuriste.—Moinonplus...murmura-t-il,enlafixantdroitdanslesyeux,accepterais-tude...depatienteruncertaintemps?Ouest-cetropdur,pourtoi?—Jenesuispascertainedelepouvoir.Celanepeutpasdureréternellement,Brad.Nimême«uncertaintemps».—Oui,biensûr,admit-ild'unevoixlasse.Stéphanie n'avait pas cessé de le harceler. A mesure que l'indécision de Brads'éternisait, elle ne lui laissait plus un instant de répit. Elle entendait se faireépouser au plus vite et lui posait chaque jour des ultimatums qu'il ne pouvaitaccepter.C'était vraique l'accidentavaitdétruit toutcequ'il avaitpartagéavecPage. Chaque minute qui passait détériorait le peu qui restait, d'une manièreirréversible.Leurmariage,leursenfants,leurrelation,leurconfianceavaientétébalayés.AlorsquePagereprésentaitlepassé,Stéphanieincarnaitlefutur...Etce

soir-là,danslevastelitconjugal,lepasséseranimabrusquementenlui.Andydormait, laportede leur chambreétait close.Page lisait dans son coin, etsoudain, il se mit à l'embrasser passionnément, enflammé par une excitationinhabituelle.Ellevoulutlerepoussermaisilnelâchapasprise.Sondésirexacerbéeut bientôt raison des réticences de Page. Avant qu'elle puisse réagir, il avaitremontélafineétoffedesachemisedenuitsurseslonguesjambesgalbéesetsepressait contreelle,brûlantde fièvre.Sa résistance fonditalorscomme laglaceprèsdufeu.Aprèstout,Bradétaitsonmarietencorequelquessemainesplustôtelleétaitéperdumentéprisedelui.Il la pénétra doucement, avec une lenteur exquise,mais dès qu'il fut en elle, sapassion s'éteignit d'un seul coup. Il déploya un effort surhumain pour ranimerl'ardeurqui,l'espaced'uninstant,l'avaitbrûléjusqu'autréfondsdesonâme.Sansrésultat.Sondésirétaitmort.—Excuse-moi,souffla-t-il,ensedétachantd'ellepours'abattresurlecôté,furieuxcontrelui-même.Unsilencesuivit.Pageétaitrestéeimmobile.Aprésent,elleregrettaitdeluiavoircédé.Ellen'avaitnulleenvied'êtrelasolutionderemplacementtoutjustebonneàsatisfairelesélanssexuelsdecethomme,fût-ilsonmari.Elleavaitassezsouffertcommeça.—Tunepeuxpasmentiràtoncorps,Brad,dit-elleauboutd'unmoment,d'unevoixtriste.Lavoilàpeut-êtrelaréponsequetucherchais.—Jesuisridicule,fulmina-t-il.Ils'étaitlevéetarpentaitlapiècecommeunfauveencage,maisPagedétournalesyeuxdelalonguesilhouettemusclée.Onpouvaitfeindrel'affection.Onnepouvaittricheravecledésir.Ellel'avaitpassionnémentaimé,maisellesavaitàprésentquetoutétaitfinientreeux.Ajamais.— Il faudraitque tu teprennesenchargeavantque la situationne sedétérioredavantage,luiconseilla-t-elleavecsagesse.Ilacquiesça.Durantl'annéepassée,ilavait,àmaintesreprises,faitl'amouràPage,ensortantdesbrasdeStéphanie,sanslemoindreproblème.Or,depuisquePagesavait,toutavaitchangé.Ilregrettaitpresqued'êtrepasséauxaveuxmaisilavaitunetellesoifdeliberté!Stéphaniel'avaitensorcelé.Leurententeétaitparfaiteàtouspointsdevues.Dernièrement,elleavaitmenacédelequitters'ilnesedécidaitpasà vivreavecelle.Pourquoihésitait-il encore ? Il aurait vouluenfermerPagedansunecage,passerunanavecStéphanie,puisrevenircommesiriennes'étaitpassé.Oui,c'étaitunrêveetlesrêvesn'existaientpas,illesavaitbien.—Oui,jeferaismieuxdedéménager,murmura-t-ilenserasseyantsurlelit.IleutsoudainenviederevoirStéphanie,sur-le-champ,afindeseprouverquesadéfaillanceétaitpassagère.—Jecroisqu'ilfautmettreuntermeàtestergiversations.Acesalléesetvenuesinopinées qui perturbent Andy au lieu de le rassurer. Les enfants sontparticulièrementsensiblesàtoutcequ'ilsneconsidèrentpascomme«normal».—Jesais...jesais...(Plusriennesedéroulaitnormalementdepuisdeuxsemaines.)Laisse-moiletempsdemeretourner.Elleébauchaunvaguegesteaffïrmatif,puiss'enfutprendreunlongbainrelaxant.

Lesimulacred'amourauquelBradl'avaitsoumiseavaitfaitsurgir,plusimpérieuxquejamais,lesouvenirdesbaisersdeTrygve.Oh,non,ellen'iraitpaslerelancerparce que Brad la rejetait, ni par réaction à l'accident d'Allie. Leur relation, sitoutefois elle évoluait vers un sentiment plus profond, ne devait en aucun casrésulterd'unedéception...AprèslatrahisondeBrad,ellesavaitqu'elleauraitdumalàredonnersaconfianceàunhomme,mêmeàTrygve.Braddormait lorsqu'ellesortitde lasalledebains,et le lendemainmatin,quandelleseréveilla,ilétaitdéjàparti.Ilavaitlaisséunmotévoquantunevaguepartiedegolfetindiquantqu'ilnerentreraitpasdîner.Biensûr,ilavaitdélibérémentomisdementionnerlenomduclub...Instantanément,Pageflairalemensonge.Effrayéparsonfiascoamoureuxdelaveille, ils'étaitsûrementprécipitéchezStéphanie,afindetestersavirilité...Ellefroissarageusementlemessage,etletéléphonesemitàsonner.—Bonjour,Page,jevenaisauxnouvelles.Sachantqu'avecsonbrascasséAndyétait interditdebase-ball,Trygve l'invitaitgentimentchezlui,afinquePagesoitlibredesesfaitsetgestes.—Ma femme deménage, qui sera là, surveillera nos deux petits chenapans. JevoudraispasservoirChloé.— Andy sera ravi, répondit Page, reconnaissante. A quelle heure puis-je vousl'amener?—Quandvousvoudrez.Vousn'aurezqu'àledéposerenallantàl'hôpital.JevaisledireàBjorn,quiserafoudejoie.IlavaitenviederendrevisiteàChloémaisunefoissurplace,iln'adecessederepartir.Iltoucheàtout,cequimetlesinfirmièreshorsd'elles.Uneheureplustard,PagelaissaitunAndyenchantéchezlesThorensen.Lafemmedeménagepromitdenepasquitterdesyeuxlesdeuxgarçons.Songentilsouriregagna immédiatement la sympathie de Page. Bjorn attendait son ami avecimpatience.Ilss'installèrentaussitôtdevantlatélévision,alorsqueTrygvegrimpaitdanslavoituredePage,quidémarraendirectiondel'hôpital.— Où en êtes-vous avec Brad ? voulut-il savoir sur le chemin. Mais peut-êtredevrais-jem'occuperdemesaffaires?Ilavait toutdesuitedécelé l'ombrequiobscurcissait lesyeuxazuréensdePage.Celle-ci luidédiaunsouriretimide,presqueunsourired'excuse.Bizarrement,sabrèveétreinteavecBradluiavaitprocuréunsentimentdeculpabilitéàl'égarddeTrygve.—Difficile à dire. Visiblement, nous vivons les ultimes soubresauts de notre viecommune.Or,Bradsembleavoirpeurdel'admettre,unefoisencore.—Etvous?Etes-vousprêteàtoutflanquerparterre?Ils'étaitjurédenejamaislabousculermaisilluifallaituneréponse.Elleluijetaunregardoblique.—Pastoutdesuite... jeveuxdiresansprécipitation... je... (Elles'interrompituninstant,enquêted'inspiration,puisreprit:)Jeneveuxpascommettreuneerreurquenousregretterionsplustard,Trygve.—Vousavezraison,répondit-ilcalmement,ensepenchantpour luiembrasser lajoue. Prenez tout votre temps. Et si, d'aventure, vous et Brad vous remettiez

ensemble, j'en seraisdésolé,bien sûr,mais je resterais toujours votreami.Vouspourreztoujourscomptersurmondévouement.Lavoitures'immobilisasurleparkingdel'hôpital.Pageéteignitlemoteuravantdesetournerverssonpassager.—Qu'ai-jefaitpourmériterunetellechance?—Lachancen'arienàvoirlà-dedans.Nousavonspayéchernosillusions,touslesdeux.Mariages ratés— lemien encore plus que le vôtre—, l'accident, où nousavons failli perdrenos enfants.Peut-êtrequenous avonsgagnéunbillet pour lepaysdubonheur.Pagehochalentementlatête.Ilnesetrompaitpas.L'accidentavaitsaccagéleursexistencesmais sans doute l'avenir semontrerait-il plus clément. C'était encoretroptôtpourl'affirmer.—Jet'aime,Page.Ill'attiradanssesbras,toutcontresoncœur,etl'embrassa.Puisilsrestèrentunlongmomentenlacés,àl'intérieurdelavoiture,danslarutilantelumièredemai.Deuxsemainesexactements'étaientécouléesdepuisl'accident.Ils se séparèrent dans le hall, chacun se rendant auprès de sa fille. Il vint luiapporterunpetiten-casauservicederéanimationquelquesheuresplustard,puisl'accompagnaversl'unedessallesd'attenteoùilluitenditunsandwichàladindeetun gobelet de café. Une fois de plus, elle fut touchée par sa sollicitude. Satendresse.Safaçondelaprotégeretde larespecter.Autantdechosesdontelleressentaitcruellementlanécessité.—CommentvaAllieaujourd'hui?Pageréponditparunhaussementd'épaules.Denouveau,ledécouragementl'avaitemporté sur l'espoir. Elle avait aidé le kinésithérapeute à masser les membresamaigrisd'Allié.Maisl'étatdesafillecontinuaitdedéclinerinexorablement.— Elle a perdu du poids, finit-elle par murmurer. J'ai l'impression qu'il y a dessièclesqu'elleestdanslecoma.J'avaisespéréunmiracle,jecrois,mêmeuntoutpetit.Mais rien ne s'était produit. Dix jours après sa deuxième opération, Allie étaittoujours maintenue en vie artificiellement. Elle n'allait pas vraiment plus mal,l'œdèmeavaitrégressé,maisellen'avaitpasouvertlesyeux.—D'aprèslesmédecins,cettesituationrisquedeseprolonger.Peut-êtrependantdesmois,dit-ildoucement.Ilnefautpasbaisserlesbras.Bien sûr, il n'affrontait pas les mêmes problèmes avec Chloé. Celle-ci seraitréopérée l'année suivante. Et elle allait devoir renoncer à son rêve de devenirdanseuse étoile. Or, elle ne courait plus aucun danger, contrairement à Allison,suspendue entre la vie et lamort. Le cœur serré, il regarda Page en se disantqu'ellen'étaitpasauboutdesespeines.— Je ne baisse pas les bras, dit-elle en grignotant le sandwich qu'il lui avaitapporté.Seulement,jemesenssi...siimpuissante.—Etvousl'êtes,pourlemoment.Vousfaitestoutcequevouspouvez,Page,toutcommelesmédecins.—Ilsontditques'iln'yaaucunsigned'améliorationbientôt,ellerisquaitderesterindéfinimentdanslecoma.

—Maisellepeutaussiensortir.IIyaeud'autrescasanalogues,parlepassé.LesyeuxdePages'étaientembués.Sonenduranceavaitatteintsonextrêmelimite.—Oh,Trygve,jen'aipluslecouragedecontinuer.Sesnerfs lâchèrent,etelleposa la têtecontre lapoitrinedeTrygve,secouéedesanglots. Chacune de ses larmes la soulageait de sa colère contre Brad, soninquiétudepourlebrascasséd'Andy,saterreurdeperdreAllie.—Allons,vousvousdébrouillez trèsbien,machérie, laconsola-t-ilen laserrantdanssesbras.Vousfaitesdevotremieux.LeresteestentrelesmainsdeDieu.Ellesaisitlemouchoirqu'illuitendaitetsemoucha.—Alors,qu'ilsedépêche!—Donnez-luiunpeudetemps.—Ilacréélemondeenseptjoursetilluiafalluunesecondepourdétruiremavie.—Tenezbonetvotrefoivoussauvera.Lafoienquoi?Enqui?SansTrygve,ellen'auraitjamaissurmontécetteeffroyablesuccessiondecoupsdusort.Bradavaitoptédéfinitivementpourlafuite.Elleavaitsuparlesinfirmièresqu'ilétaitvenudeuxoutroisfoisauxsoinsintensifs.Iln'étaitjamais restéplusdedixminutes.Sa terreurde la souffranceetde ladéchéancephysique le poussait hors de la pièce lugubre et silencieuse où seul le bruit desmachinesrythmaitletemps,commeunehorlogemenaçante...Ils'étaitmontrépluscoopératif à la naissance d'Andy. Mais ils étaient plus jeunes, alors, et puis lacouveuse représentait la vie, alors que dans la salle de réanimation régnait leparfumfunèbredelamort.AfinderedonnerunpeudetonusàPage,Trygvesemitàlataquinerausujetdesamère.MaribelleAddisondébarqueraitlelendemain,etcetteseuleidéedécuplaitlanervositédelajeunefemme.—Pourquoiladétestez-vousàcepoint?CelaressemblaitsipeuàPage.— Je vousen supplie,ne réveillezpasmesvieuxdémons.Disonsque j'ai euuneenfancedifficile.—Laplupartdesgenspeuventendireautant.Jeporteencore,surlesfesses,lescicatricesd'unebastonnadequemonvieuxpèrem'aadministrée,jenesaisplusàquelleoccasion.—Quellehorreur!—L'éducationdel'époque,quevoulez-vous!Ilrecommenceraitbien,s'ilavaitdesenfantsmaintenant.Parfois,jemedemandeparquelmiraclejesuisdevenuunpèreaussi libéral... Enfin, mes parents sont bien plus heureux depuis qu'ils sontretournésenNorvège.—Iriez-vousvivrelà-bas?interrogea-t-elle,oubliantuninstantsoninquiétudepourAllie.— Jamais de la vie ! Aux rigueurs des hivers interminables je préfère le soleilradieuxdelaCalifornie.—Moiaussi.Pour rienaumondeellene retournerait àNewYork.Et si c'était à refaire, ellerepartirait, abandonnant tout, jusqu'à ses ambitions artistiques. Elle aurait pucontinueràpeindreiciaussi.Seulementellenes'étaitpasaccordéceluxe.Brad,lamaison,leursenfants,leursamis,l'avaienttropaccaparéedesannéesdurant.Elle

avait fini par se rallier à l'opinion de son mari. L'art passait après ses devoirsd'épouseetdemère.Ellesongeavaguementàlafresquequ'elleavaitpromiseàladirectriced'écoleetqu'ellen'avaitpaseuletempsderéaliser.—Agrémentezdoncd'unedevosmerveilleusespeinturescelieusidéprimant.Lesgens l'admireraient tout en restant en salle d'attente. Cela leur remonterait lemoral.— Pourquoi pas? avait-elle répondu, rougissant, l'œil rivé sur l'un des mursgrisâtresquileurfaisaitface.Pourvuqu'Alliesoitsortiedel'hôpitalavantquelafresquesoitterminée...LavoixchaleureusedeTrygvelatiradesesréflexions.—Aurai-je l'honneurde faire laconnaissancedeMmeAddisondurantsonséjourdansnoscontrées?Elleréponditparunrire,enlevantlesyeuxauciel.—Voyons,Page,ellenepeutpasêtresimauvaisequeça.—Non.Elleestpire.Mamanabannidesonuniverstoutcequiluidéplaît.Elleal'artetlamanièred'occulterledésagréable.VoirAllieconstitueraunfameuxdéfipourelle.—Vousvoyez?Elleestprêteàfairedesefforts.Etvotresœur?UnnouveaurireéchappaàPage.— Alexis est spéciale. Elles sont toutes les deux spéciales. Quand je me suisinstalléesurlacôteOuest,jenelesaipasvuespendantquelquesannées.Aprèsledécèsdemonpère,j'aieul'idéegénialed'invitermamèrechezmoi.Lourdeerreur! Elle et Brad n'ont pas cessé de se chamailler comme chien et chat. Mamandissimuleuneincroyableagressivitésousuneapparencepassive.Biensûr,ellen'apascessédecritiquerlafaçondontj'élevaisAllison.—Ellenepourrapass'enplaindrecettefois-ci.—Non,maistoutleresteypassera.L'hôpitalneserapasassezluxueuxàsongoût,les médecins manqueront de compétence. Sans parler du plus important : lecoiffeurduquartierquin'arriverapasàlachevilledeleurcoiffeurnew-yorkais.—Nooon!Ellesnepeuventpasêtreaussisnobs!—Disonsqu'ellesmanquentdesimplicité!Sous l'humourcorrosif, ildevinaquelquechosed'incroyablementdouloureuxqu'iln'osa essayer de découvrir. Page personnifiait la générosité; elle ne pouvaitdétestercesdeuxfemmessansunebonneraison.Dessecretsdefamille,conclut-ilpensivement. Des réminiscences d'une enfance qui comportait d'étranges zonesd'ombre.Chacun s'en fut visiter sa fille et vers dix-sept heures, Page, en quittant Allison,passa latêtepar laporteentrebâilléedeChloé.Celle-ciseplaignaitàJamiedesappareilsd'élongation,desbrochesetdespoidsquilafaisaientatrocementsouffrir,maiselleavaituneminesuperbe,etPageleluidit.—CommentvaAllie?Ellesefaisaitunsangd'encrepoursameilleureamie.— Pareil, répondit Page. Et toi ? Combien de soupirants comptes-tu parmi lesjeunesinternes?luidemanda-t-elleensouriant.LerirecristallindeChloés'égrenadanslapièce.

—Oh,maistous!intervintTrygve.Ilssontcapablesdetraverserlavillepourluiramenerunepizzaàminuit.Pageéclatad'unrirequis'éteignitpresqueaussitôt.Elleauraitbienvouluqu'Allisonfasselesmêmescaprices.Sespenséesglissèrentvers lesChapman,etelleréprimaunfrisson.Aumoins,Allieétaitencoreenvie.Alorsquepoureux,iln'yavaitplusaucunespoir.Jamiedéclaraqu'illesavaitrencontrésparhasardunesemaineplustôt.— Ilsn'ontpas l'air bien.M.Chapmanm'adit qu'il avait entamédespoursuitescontrelejournalquiavaitternilamémoiredePhillip...J'aieumoi-mêmelavisited'un reporter. Il voulait savoir comment on se sent lorsqu'onest le seul rescapéd'unecatastrophe.Peuàpeu,l'intérêtdelapressesetournaversdessujetsplusbrûlants.Aufildessemaines,oncommençaàjeterauxoublietteslacollisionentrelavoituredequatreadolescents et celle d'une femme de sénateur... Un livreur apporta la pizza queTrygve avait commandée pour sa fille. Jamie ayant accepté de la partager avecChloé, Page et Trygve prirent congé. Peu après, ils roulaient en direction de larésidencedesThorensen,dansleslueursdiapréesducouchant.—Resterez-vousdîneravecnous?demanda-t-il,pleind'espoir,maisellesecoualatête.—J'auraisbienvoulu,vous lesavez.Mais je rentreà lamaison,aucasoùBradnousferaitl'aumôned'unevisite.Andys'envoudraits'illeratait.Insensible aux protestations deBjorn et d'Andy,elle reprit le chemin de la villa.Brad,quicommençaitàexcellerdanslerôledel'Arlésienne,nesemontrapasdelanuit.Cenefutquelelendemainmatin,asseztard,quePageentenditsaclédanslaserrurede l'entrée.Elle l'accueillit, lespoings sur leshanches,dans levestibulequ'iltraversaitd'unpasnonchalant.Toutessesbonnesrésolutionsbalayéesparleventimpétueuxd'unecolèrejustifiée,elleexplosa:—Nonmaisdequitemoques-tuavectesairsdepauvregaminirrésolu?(Ellelesingearageusement:)«J'sais-pas-si-je-veux-rester,j'sais-pas-si-je-veux-partir.»Jetepréviens,monpetitvieux,jenemarcheplusdanstessalescombines.—Jesuisnavré.J'auraisdût'appeler.Jenesaispluscequis'estpassémaisjen'aipaspu.Ilsavaitparfaitementcequis'étaitpassé. Ilavait louéunechambred'hôtelavecStéphanieetcelle-cinel'avaitpasquitté.Ilavaiteudroitàunescène,lelendemain,lorsqu'il avait dit devoir « faire un saut chez lui ».Mais la fureur de Stéphanien'étaitquebroutille,encomparaisondecelledePage...Ilétaitpresquemidietellesepréparaitàpartirpourl'aéroportavecAndy.—Ecoute,jesuisdésolé,murmura-t-il,deguerrelasse.Il s'était cruassez fortpour imposer savolonté,et il avait l'impressiond'être lejouetdesespropresmanigances.—TunemedemandespassiAllieest toujoursvivante?demandaPaged'un toncruel.—Oh,monDieu...est-elle...oh,Page...Sous le regard glacial de son épouse, il porta lesmains à ses yeux brillants delarmes.

—Non,ellen'estpasmorte.Maissiellel'avaitétéoùaurait-onpujoindresonpère?Tun'asmêmepasdaignénouspasseruncoupdefil.—Ah,garce!Ilclaquaviolemmentlaportedeleurchambrederrièrelui.Andyéclataensanglots.Ses parents n'avaient pas cessé de se déchirer depuis... depuis si longtemps, luisemblait-il.—Nepleurepasmonchéri,murmuraPageensepenchantpourleprendredanssesbras.Bradneressortitpasdelachambreetellen'allapaslechercher.Bienplustard,Page et Andy prirent le chemin de l'aéroport en silence. Durant le trajet, Andydemeuraétrangementcalme.L'imagedeBradrentrantcommesiderienn'étaitàlamaison fît grincerdesdentsPage. Il avait l'air rajeuni, toutguilleret, presqueheureux de vivre, jusqu'à ce qu'il l'ait aperçue... Andy avait cessé de pleurer etregardaitdistraitementlepaysageparlafenêtre.Pageeneutlecœurserré.Samère etAlexis figuraient parmi les premiers débarqués du vol deNewYork.MmeAddisons'approchalapremière.Sescheveuxblancargentés'enroulaientenunmacaronsurlanuque,soncostumebleumarinemettaitenvaleursasilhouettelongiligne. Alexis suivait, blonde créature de rêve impeccablement coiffée,maquillée comme unmodèle de couverture demagazine féminin. Elle portait unruineux tailleur Chanel, des accessoires Hermès en croco noir, et embrassaconsciencieusementl'airprèsdes jouesdePage,avantdemurmurerun«hello»circonspectàl'adressed'Andy.— Tu as unemine superbe,mon chou ! s'exclamaMaribelle Addison d'une voixoptimiste,sansregarderPage.OùestBrad?— A la maison. Il est désolé de n'avoir pu venir, il travaille énormément en cemoment.Les bagages glissaient sur le tapis roulant. Unemontagne de valises et de sacsGucciqu'unporteurentassasurdeuxchariotspourlesporterjusqu'àlavoiture.—Comment va Allison ? demanda précautionneusement Alexis sur le chemin duretour.—Elleesttoujoursdanslecoma.Pagevenaitdeselancerdansunedescriptiondel'étatactueldesafille,quandsamèrel'interrompit.—IlafaituntempsmagnifiqueàNewYork...Et,grâceàsanouvelledécoration,l'appartementd'Alexisesttoutsimplementdivin.—C'estformidable,ditPage.Rienn'avaitchangé.Pasleplusinfimedétail.Lemystèrerésidaitdanssonattenteabsurde, chaque fois, de retrouverdeuxpersonnesdifférentes.Toute sa vie, elleavaitrêvéd'unemèreattentive,chaleureuse,maternelle.Etelleavaitespéréqu'unbeaumatinAlexis, renonçantà sonairdepoupéeBarbie, semettrait àavoiruncœur à la place d'un iceberg. Mais la métamorphose n'avait jamais eu lieu.Maribelle ne racontait que des choses agréables. Alexis, quant à elle, tropobnubiléeparsaproprebeauté,ouvraitàpeinelabouche.Maisdequoipouvait-elleparleravecDavid?Chirurgienplastiquederenom,cedernierpassaitleplusclair de son temps à exercer ses talents sur sa jeune épouse, qui se prêtait

volontiersàcetteexpériencepassionnante.—Avez-vouseubeautemps?s'enquitsamère.IlsétaiententraindefranchirleGoldenGâteoùlavied'Allisonavaitétédétruite.Unevaguedenauséesoulevaitl'estomacdePagechaquefoisqu'elleseretrouvaitsurlepontgigantesque.—Letemps?fit-elled'unevoixblanche.Qui se souciait du temps ? Elle s'épuisait en visites à l'hôpital, quand elle ne sedisputaitpasavecBrad.—Euh...ilafaitassezbeau,bredouilla-t-elle.Jen'aipasvraimentremarqué.— Eh bien, Andy, comment va ton bras? Quelle bêtise, mon Dieu ! poursuivitMaribelle, alors que le petit garçon montrait à sa tante les signatures quirecouvraientsonplâtre.BjornyavaitdessinéunpetitchienquitenaitplutôtduhamsteretAndynepouvaits'empêcherdesourireenleregardant.IléprouvaituneréelleaffectionpourBjornet tirait une très grande fierté de leur amitié. Il avaitmaintes fois répété à sescamarades de classe qu'il avait un copain de dix-huit ans et, naturellement,personnenel'avaitcru.Brad les attendait à la maison, ce qui ne manqua pas de surprendre Page. Ilaccueillitlesarrivantesavecunecordialitémerveilleusementsimuléeettransportamême leurs innombrables bagages à l'intérieur de la maison. Mme Addisonoccuperaitlachambred'ami.Normalement,Alexisauraitdûdormiravecelle,maiscettefois-cielleexprimalesouhaitdedisposerdelachambred'Allison.Pageouvritlabouchepourrefuser.Ellen'avaitriendéplacédepuislafunestenuitdel'accidentetnesupportaitaucune intrusiondanscequ'elleconsidéraitsecrètementcommeunsanctuaire.—Oui,biensûr,ladevançaBrad.Lajeunefemmeseforçaàtairesesréticences.Laprésencedequelqu'und'autreencelieunefaisaitquerendrel'absenced'Alliepluscruelleencore.Alexisréclamauneboisson.Del'eaud'Eviansansglaçons,précisa-t-elle.Samèredemandaunetassedecaféetuncroque-monsieur.Ellessefaisaientservircommesitoutleurétaitdû,Pageenavaitl'habitude.Ellepritladirectiondelacuisinesansunmot.Ilétaitseizeheures trenteà lapendule.Lanécessitédeserendreà l'hôpitalsefaisaitsentird'unemanièreimpérative.Pagen'avaitpasvusafilledelajournée.Samère et sa sœur voudraient sûrement l'accompagner. Elle attendit que les deuxfemmes veuillent bien la rejoindre au salon. Sa mère lui fit compliment desnouvelleshoussesducanapé,ainsiquedesesfresques.—Tufabriquesdesijolieschoses,machérie.Al'instardeBrad,samèreavaitcataloguélapassiondePagepourlapeinturedansla catégoriedeshobbies.Elle s'était violemment opposéeaubref passagede safilleàBroadway.Dieumerci,ellen'avaitpasrecommencélesmêmesenfantillagesenCalifornie.Pageluijetauncoupd'œilanxieux.— Il est grand tempsquenous allions à l'hôpital. J'imagineque vous voulez voirAllie.

Auregardquesesdeuxinvitéeséchangèrent,elleréalisaqu'unefoisdeplus,elles'étaittrompée.L'hôpitalnefiguraitpassurleuragenda.— Nous avons eu une journée si harassante, soupira Maribelle Addison en serenversantsurlecanapé.Alexisestmortedefatigue...Elleaeuunmauvaisrhumedontellesortàpeine...Ilseraitpréférablequenousyallionsdemainmatin.—Ah...oui...euh...j'avaisjustepensé...Comment une idée aussi stupide avait-elle pu lui traverser l'esprit ? Samère etAlexis avaient sûrement une peur bleue des hôpitaux, sans parler des salles deréanimation.Ellesétaientsimplementvenuespoursedonnerbonneconscience.—Ehbien,nousironsdemain,décidaMmeAddison.Ceseramieux,necroyez-vouspas,Brad?Celui-ciavalasasalive.Pendantqu'illesattendait,Stéphaniel'avaitbombardédecoups de fil menaçants. Ou il l'emmenait dîner en ville, ou ils pouvaient se direadieu.Ellesavaitqu'enagitantl'épouvantaildelarupture,ellearrivaittoujoursàsesfins.— Oui, vous avez raison, Maribelle... Vous êtes fatiguées toutes les deux. Parailleurs,voirAllien'estpastrèsréjouissant.—Parfait! lâchaPage,surlepointd'exploser.Moij'yvais.Jerentreraiversdix-huitheurespourm'occuperdudîner.Bradlarattrapa,alorsqu'ellesaisissaitsonsac.—Tut'occupesunpeud'Andy?s'enquit-elle.—Oui,d'accord,maisquandtureviendras,jedoissortir.Celateconvient?—Ai-jelechoix?ironisa-t-elle.— Il faut que j'aille en ville, pour me procurer certains journaux dans lesquelsl'agenceaachetédesespacespublicitaires.Ellehaussa lesépaules,écœuréeparcemensonge flagrant.Enrepassantpar lesalon,elleditaurevoiràsamère.Alexissereposaitdanslachambred'Allison.Ellefulminaduranttoutletrajet,setraitantdefichueidiote.Puisunrirenerveuxlasecoua.Elleavait réussi à semettredansdebeauxdraps !Allisonétaitdans lecoma,Bradavaitunemaîtresse,Andys'étaitcasséunbras.Pourcouronnerletout,sa mère et sa sœur s'étaient installées chez elle... La définition classique ducauchemar!EllecroisaTrygvedanslehalléternellementbondé.—Commentseportelareinemère?Pageémitunriremoqueur.—Ellessontsiprévisiblesquec'enestpresqueamusant.—Oùsont-elles?demanda-t-il,étonnédenepaslesvoir.—Mamèreestplongéedanslacontemplationdemonnouveaucanapé.Masœurserepose. Elle a l'air plus anorexique que jamais... Elle est arrivée à l'aéroportaffublée d'un tailleur Chanel, un sac et des chaussures en croco noir. Et desbagagesGucci,naturellement.—Jesuistrès impressionné.Jesupposequ'ellesn'ontpaseulecouragedevenirjusqu'àl'hôpital.—La fatigueduvoyage !ditPaged'un ton railleur.Alexis se remetpéniblementd'unrhume.EtquantàBrad,ilatrouvélemoyendeleurexpliquerquelespectacled'Allisonn'avaitrienderéjouissant.

—Oh,monDieu!—Vousaveztoutcompris.Demainserapeut-êtrelegrandjour,àmoinsqu'Alexisdécidedesefairelesongles.— Et vous, qu'est-ce qui vous est arrivé ? Comment avez-vous échappé aunombrilisme?Pourquoin'êtes-vouspas chez le coiffeurà longueurde journéeaulieudepeindredesfresquesetdeconduiredesvoituresderamassagescolaire?—Ilfautbienunvilainpetitcanarddanschaquefamille,jesuppose.—J'oseespérerquevousaviezunalliéenlapersonnedevotrepère.—Pasvraiment,murmura-t-elle,leregarddétourné.Jesuisuneaberrationauseind'unefamilledegenschic.Quand nous étions petites, ma sœur prétendait que j'étais une enfant adoptée.Malheureusement,ellementait.Riennem'auraitfaitplusplaisir.—Nickdisait lamêmechoseàChloé,ditTrygveenriant.Lesgossesadorentsetortureraveccegenredemauvaiseplaisanterie.—Dansmoncas,c'auraitétéunebénédiction.(Unrapidecoupd'œilàsamontrelafit sursauter. Elle était terriblement en retard, compte tenu qu'elle allait devoirpréparerledîner.)JemontechezAllie.—Jesuispassélavoir.Elleétaitaveclekinésithérapeute.Laséances'estdérouléenormalement.—Merci...(Ilsepenchaverselle, leurslèvress'effleurèrentrapidement.)Jesuiscontentedevousavoirvu.—Moiaussi,cria-t-il,alorsqu'elles'éloignaitendirectiondesascenseurs.ElletrouvaAllisondanslemêmeétat,s'assitprèsdulitblancentourédemachinespendantuneheure.Grand-mèreettanteAlexisétaientàlamaison,luidit-elle.Puis,elle lui répéta les dernières réflexions d'Andy sur différents sujets. Encore etencore,elleluirappelacombienellel'aimait.Elleluinarraàpeuprèstout,saufquesonmariageétaitentraindetomberenpoussière,parcequeBradavaitunepetiteamie... Elle déposa un tendre baiser sur le front pâle. Avant de s'en aller, ellecontempla longuement les pansements. Les paroles de Brad lui revinrent enmémoire. Le spectacle était loin d'être réjouissant. Page s'y était habituée,néanmoins.Lecheminduretours'effectuadansunmorneabattement.Commesitouteénergieavaitétédrainéehorsdesoncorps.Lafatigues'abattitcommeunechapedeplombsursesépaules,lorsqu'elleouvritlaported'entrée.Ellepouvaitentendrelavoixdesamère,quelquepartdanslademeure.Alexisétaitpendueautéléphone.ElleavaitappeléDavidàNewYork,afindeseplaindreduservice déplorable dans l'avion. Pas un mot au sujet d'Allison. Seul Andy luidemandadesesnouvelles,alorsquePages'attaquaitaudîner.—M'man,est-cequ'ellevaseréveillerunjour?questionna-t-ilenlafixantdesesgrandsyeuxinquiets.Elledélaissauninstantsesoccupations,pourleserrerdanssesbras.—Jenesaispas,montrésor.Personnenepeutledire.J'espèrequ'ellesortiradeson coma, oui... (Elle s'efforçait de rassembler les mots. Andy avait le droit desavoirlavérité.)Tusais,sijamaiselleseréveille,ellepourraitêtrecommeavantou...restermentalementdiminuée.CommeBjorn.Onn'ensaitrienencore.

—CommeBjorn?s'étonna-t-il,sanscomprendre.—Plusoumoins...Larondeinfernaledespronosticsrefitsoudainsurface.Handicapéepsychomotrice,Attardée,Aveugle.—Ehbien,àquoirimentcesmessesbasses?lesinterrompitsamèreenpénétrantdanslacuisine.—Nousparlionsd'Allison.— Justement, j'ai dit àAndrewqu'elle ira demieux enmieux, déclaraMaribelleavecunlargesourirequidonnaàPagedesenviesdemeurtre.EllenepermettraitàpersonnededuperAndy.—Nousn'ensommespassûrs,répondit-ellefermement.Onnelesauraquequandellesortiraducoma,sitoutefoiselleensort.—C'estcommesielledormait,saufqu'elleneseréveillepas,expliquaAndyàsagrand-mère.Bradapparutàl'entréedelacuisine.Ilavaitenfiléunetenuedesoirée.Pagesemorditleslèvres,étouffantuncommentaireacerbe.—Aplustard,dit-iltranquillementàsafemme,quihaussaunsourcil.—Vraiment?Necomptepassurmoipourt'attendre.—Merci, fit-il d'un ton crispé, en caressant les cheveux de son fils. Bonne nuit,Maribelle.—Passezunebonnesoirée,moncher.Cequ'ilestbeau!sepâma-t-elle,lorsqu'ilfutparti.Tuasunechancefolle,mafille.Pagesecontentadeserrerlesdents.Commeellel'avaitprévu,lerepasfutpénible.Alexismastiqualaborieusementunefeuilledelaitue,toutendécoupantàl'infiniunminusculemorceaudeviande,auquelfinalementellenetouchapas.Maribellemenaitlaconversationenparlantdesesamis, de son appartement new-yorkais, et du fabuleux jardin d'Alexis à EastHampton.—Elleatroisjardiniersjaponais,monDieu,tuverraisça.Unepuremerveille.Al'enthousiasmedesachèremère,l'intéresséen'affichaqu'indifférence.Riennelapassionnait vraiment, en dehors des nouvelles collections de Chanel.Naturellement,aucunedesdeuxfemmesnementionnaAllisondetoutelasoirée.Toutesdeuxseretirèrentdansleurchambredebonneheure.Ledécalagehoraireleur avait fourni unbonprétextepour laisserPageavec la vaisselle sale sur lesbras. Elle rangea tout, l'oreille aux aguets, sursautant chaque fois qu'un bruitfeutré provenait de la chambre d'Allison. Page ferma la porte de sa chambredésireuse de ne plus rien entendre. A ses yeux, l'intrusion de sa sœur dans lachambred'Allieétaitunvéritablesacrilège.Ellerestalongtempséveillée,latêteempliedesouvenirs.Lepassésurgitdufonddesonsubconscient:saviemisérableenfamille,l'enferqu'elleavaitvécujusqu'àsondépart.Ilenétaittoujoursainsi.Chaquefoisqu'ellelesrevoyait,lesfantômesdupasséressuscitaient.Il était minuit passé, quand Brad rentra. Page veillait encore, toutes lumièreséteintes.Elleleregardadansl'obscurité.—Tut'esbienamusé?

Tous deux savaient où il avait été. Il se figea aumilieu de la pièce enténébrée,commes'ils'accordaituntempsderéflexionavantderépondre.—Pasvraiment.Ilnes'agitnullementdelasituationidylliquequetuimagines.—Moinonplus,jenem'amusepas.—Jesaiscombienceladoitêtredurpour toi,dit-ildoucement,et l'espaced'unefractiondeseconde,ellecrutque l'ancienBradétait revenu.Sansdouteai-jeeutort de tout t'avouer. D'un autre côté, il nous aurait été impossible de vivreéternellementdanslemensonge.L'ennui,c'étaitqu'elleauraitpu.Ellen'avaitrienvuvenir.—J'essaiedetrouverunesolutionquiarrangetoutlemonde,reprit-il.Cen'estpasfacile.—Iln'existepasdesolutionsatisfaisantepourtous.Pourl'instant, l'étatd'Allisont'empêchedeprendreunedécision.—Jelesais.SiseulementStéphanieacceptaitde le laissersouffler !Siseulementellevoulaitbiencomprendre.Naturellement,n'ayantjamaisrencontréPageouAllison,ellenepouvaitcompatir à leurs malheurs.Ellenesouhaitaitqu'unechose :avoirBradtout à elle.Et ellene comptait pasattendreplus longtemps.Pendantunan, elles'étaitprêtéeàcejeudecache-cache,quemaintenantelleabhorrait,secontentantd'unoccasionnelvoyaged'affaires,d'unrareweek-endvoléàsafamille.Aprésent,ellenesecontenaitplus.Elleavaitvingt-sixanset,selonelle,ilétaitgrandtempsdesemarieretd'avoirdesenfants.EtBradClarkeétaitl'hommequ'illuifallait...IlseglissasilencieusementprèsdePage,n'osantlatoucherdecrainted'affronterunnouveaufiasco.Ellenes'endormitpasavanttroisheuresdumatin.Aseptheures,elleétaitdeboutpourréveillerAndy.Lepetitgarçonavaitentraînéle labrador dans son lit. Brad, déjà debout, douché, rasé et habillé, avalarapidementunetassedecafé.Ilavaithâtedes'éclipser.Uneréuniond'affairesleretiendraitenvilleaudéjeuner,déclara-t-il,etPageneluiposaaucunequestion.Aumoins,ilavaiteuladécencederentrerlanuitprécédente,luiépargnantainsidesexplicationsqu'ellen'avaitnullementenviedefourniràsamère,àconditionbiensûrquecelle-ciaitremarquél'absencedeBrad.ElledéposaAndyà l'école, revintà lavillaoùellesemità triersoncourrierenattendantquesamèreetsasœursoientprêtes.Aonzeheures,ellesnes'étaienttoujourspasmontrées.Alexisavaitfaitsagymnastiquemaiselleavaitencoresesbigoudis.Elle s'étaitbaignée,puismaquillée.Elleneseraitpas«visible»avantunebonneheure,répondit-elle,lorsquePageallatambourineràsaporte.—Maman,jeveuxalleràl'hôpital.—Maisbiensûr,monchou,nousvoulonsaussiyaller.Tun'asqu'ànouspréparerunlégerrepasetpuisnoust'accompagnerons.Page serra les poings. Cette fois-ci elle déjouerait tous leurs pièges. Elle ne seplieraitpasà leurscaprices.Ellesétaientsoi-disantvenuesvoirAllisonetenfaitellesnepensaientqu'àelles,commed'habitude.—Nouspouvonsgrignoterunmorceauàlacafétéria,sivousavezfaim.— Oh, non, cette nourriture ne convient pas à l'estomac délicat d'Alexis... Tuconnaisbienlacuisinedeshôpitaux.

—Jeregrette,jen'ypeuxrien.Ilétaitmidimoinscinq,elleavaitperdulamoitiédelajournéeetAndyterminaitsescoursàquinzeheurestrente.—Peut-êtrepréféreriez-vousprendreun taxi après ledéjeuneroumêmeyalleravecBradcesoir?—Biensûrquenon.Nousironsavectoi.Ellesfinirentparsortirdeleurschambresàmidietdemi.Alexis,exquisedansunerobeChaneldesoieblanchequ'elleavaitcoordonnéeàdeschaussuresàtalonsetsacdecuirnoir,avaitparachevésamiseavecundélicieuxchapeaudepailleuniemaisquisemblait totalement incongru,compte tenude leurdestination.Samèreavaitrevêtuunensemblerougevif.Oneûtditqu'ellesétaientsurlepointd'allerprendreunbrunchdansunrestaurantnew-yorkaisbranchéplutôtquederendrevisiteàunemourante.— Vous êtes ravissantes, complimenta Page avec complaisance, alors qu'elless'installaientenvoiture.Elleportaitundesesvieuxsweatersavecunjeanfraîchementlavéetrepassé,etlesmocassinsqu'ellen'avaitpasquittésdepuisdeuxsemaines.Elleavaitjugéquec'était une tenue que convenait parfaitement aux halls et salles d'attente danslesquelsellepassaitleplusclairdesontempsetpuis,l'élégancen'étaitpascequilapréoccupaitleplusactuellement.MmeAddisonémitdes commentaires sur la chaleur tout le longduchemin,puisvoulutsavoirquelendroitBradetPageavaientchoisipour leursvacancesd'été.Elleespéraitqu'ilsviendraientsurlacôteEst.ALongIsland,ilyavaitunepléthoredepimpantspetitscottagesàlouer.Pagesegara,puis lesguidavers lesurgences.ElleregrettaitamèrementquesamèreetAlexissoientvenuesàRoss.Leurprésencen'étaitpassouhaitableet luisemblaitmêmeinacceptable.Biensûr,Allisonétait leurpetite-filleetniècemais,auxyeuxdePage,ellesnelaméritaientpas.L'ascenseur.Lesinistrecouloirauxportesbattantes.Desinfirmièreslessaluantaupassage. Enfin, l'unité des soins intensifs. Page les dirigea calmement vers le litd'Allison.Ellevitsamèreblêmir,entenditpresquesonsoufflesebloqueraufonddesagorge.Elle luioffritunechaisequeMaribellerefusad'unsignede la tête.Lechoc émotionnel l'avait transformée en statue de pierre et, émue, Page l'enlaça.Alexisn'avaitpasosés'approcher.Elles'étaitfigéesurleseuildelaporte.La soufflerie du respirateur brisait seule le silence, semblable à quelque forgemaléfique.Auboutdequelquesminutes, lamèredePage se tourna vers sa filleaînée qui n'avait pas bougé de sa place. Sous son maquillage, Alexis étaitmortellementpâle.—Jenecroispasquetasœurdoiveresterici,murmura-t-elle.«Allienonplus»,auraitvoulurétorquerPage,maiselleacquiesça.Pourquoinesesentaient-elles concernées que par elles-mêmes? Pourquoi n'exprimaient-ellesjamais un sentiment humain? Pendant une fraction de seconde, sa mère avaitconsenti à voir Allison telle qu'elle était. L'instant suivant, elle cherchait refugeauprès d'Alexis. Il en avait toujours été ainsi. Mme Addison ne s'était jamaisaperçuedelapeinedePage.SauverAlexisconstituaitsonuniquesouci.Alexis,qui

avaitendosséledéguisementd'unepoupéedeluxeenhabitsruineuxetregardaitlemondeàtraverslemasquedesonmaquillageparfait.Ellesseretrouvèrentdanslehall.Maribelleavaitpasséunbrasautourdesépaulesdesafilleaînée.—J'oublieparfoiscequ'elleestdevenue,s'excusaPage.Undesesprofesseursestvenue,l'autrejour,etelleenestrepartiebouleversée.Moi,jelavoistouslesjours,c'estdifférent.Jesuisdésolée.—Enfait,elleal'airdedormircommeunange,décrétasamère,ayantretrouvéquelquescouleurs.Ondiraitqu'ellevaseréveillerd'uninstantàl'autre.Envérité,Allieressemblaitàuncadavrebranchéàunrespirateur.C'étaitlaraisonpour laquelle Page refusait à Andy une visite que pourtant il n'avait cessé deréclamer.—Pasdutout,répliqua-t-elled'unevoixferme.Elleaunemineépouvantable.Elleenavaitpar-dessuslatêtedecetoptimismeàtoutcrin.Samèreluitapotalamain.—Çairamieuxdemain.Dis-le-toibien...Etmaintenant,ajouta-t-elleensouriantàsesfilles,oùallons-nousdéjeuner?— Je reste ici, déclara Page. (Elle n'avait pas l'intention de sacrifier auxmondanités.)Jepeuxvousappeleruntaxi,sivousvoulez.Maisjenebougeraipasd'ici.—Celatechangeraitlesidées,tusais.Bradnerestepasassisicitoutelajournée,non?—Non.Maismoi,si.Unegrimacededépitquepersonneneremarqua,luiavaitdéformélabouche.—Jevousinviteenville,insistasamère.—Paspourmoi,non.Jevousappelleuntaxi.—Aquelleheurerentres-tu?—J'iraichercherAndy.Ilveutassisteràunmatchdebase-ball.Jeseraideretourversdix-septheures.—Alors,àplustard.Atouthasard,elleleurappritqu'ilyavaituneclédansl'undespotsdefleurs,surlaterrasse,aucasoùellesrentreraientavantelle.Riendemoinssûr.Aprèsdéjeuner,ellesferaientcertainementunerazziachezMagnin.Elle retournaauprèsd'Allison.Trygvearrivaaumilieude l'après-midi. Il jetaunregardalentour,àlarecherchedesdeuxinvitéesdePage.—Oùsont-elles?—La fiancéedeFrankensteinet samamansontenville.Oh,ellesontun tasdechosesàfaire:déjeuner,shopping,coiffeur...—Ont-ellesvuAllison?—Oui,pendantenvirondixminutes.Mamanafaillitournerdel'œil,masœurn'apasétécapabledepasserlaporte.Elleétaitverte.Ellesenontconcluqu'unbonrepaslesremettraitdeleursémotions.—Nesoyezpassidure.Celan'apasdûêtrefacilepourelles.

—Çane l'estpaspourmoinonplus.Mais jesuis là.Ellesvoulaientm'emmenerdéjeuner.—Cen'étaitpeut-êtrepasunemauvaiseidée.Ellehaussalesépaules.Ilnelesconnaissaitpas.Page retourna à la maison avec Andy vers dix-sept heures. Comme elle l'avaitprévu, samère et sa sœur arrivèrent une heure plus tard, les bras chargés depaquets.EllesavaientsongéàoffrirunflacondeparfumàPageetavaientachetéunadorablepeignoirendentellepourAllison.— Il estmagnifique,maman, je vous remercie. Elle ne prit pas la peine de leurexpliquer qu'Allie ne pourrait pas le porter et, d'ailleurs, elles n'auraient pascomprispourquoi.EllesavaientdécouvertdessoldesfabuleuxchezMagnin.— Tu n'as pas idée des trésors qu'on peut dénicher, s'exclama Maribelle,inconscientedel'expressionatterréedePage.—Tantmieux,ditcettedernièrefroidement.Al'évidence,ellesavaienttotalementoubliélebutdeleurvoyage.PagepréparaledîneroùBradbrillaparsonabsence.Iln'avaitpasdaignéappeler.Ellemarmonna une vague excuse qui passa inaperçue. Et plus tard, elle trouvaAndy en larmes, dans sa chambre. Elle s'assit au bord de son lit et tenta de leconsolermaisilluicoupalaparoled'unevoixapeurée.—Vousêtesdenouveaufâchés,papaettoi,n'est-cepas?—Pasvraiment,mentit-elle.Ilestsimplementoccupé.—Cen'estpasvrai!Jevousaientendusvousdisputer.— Les mamans et les papas ont parfois des problèmes, dit-elle doucement, enravalantseslarmes.—Vousn'enaviezpasavant...Bjornm'aditquesesparentssedisputaienttoutletemps. Puis samaman est partie. Elle est enAngleterre et il ne la voit presquejamais.—Cen'estpaslamêmechose...Est-cequ'elleluimanque?—Non, réponditAndysanshésiter. Ilditqu'elleétaitméchanteavec lui. Il aimebeaucoupplussonpère.Moiaussij'aimebiensonpère...ilestgentil.Ellehochalatêtemais,denouveau,ils'accrochaitàelle,aucombledel'angoisse.—Est-cequepapaaussis'eniraenAngleterre,m'man?—Non,biensûrquenon.Pourquoiirait-illà-bas?—Jenesaispas.LamèredeBjornyestbienallée...Est-cequ'ilvanousquitter,m'man?—Jenelecroispas.C'étaitlapremièrefoisqu'elleavaitrecoursaumensonge.Elle resta près de lui, jusqu'à ce qu'il se soit endormi. Peu après, sa mère luidemandaunetassedethéàlamenthe.—Soisgentilled'apporterunebouteilled'Evianetunpeudecamomilleàtasœur,sicelanetedérangepas.—Pasdutout,murmuraPage.Elle regagna la cuisine en réprimant un sourire moqueur. Décidément, elles

n'avaientguèrechangé.Ellenonplus,puisqu'elle secomplaisait toujoursdans lerôledeCendrillon.

12La semaine s'écoula au ralenti, comme dans un mauvais rêve. Page passait sesjournées à l'hôpital, après avoir conduit son fils à l'école. Pendant ce temps, samèreetsasœurallaientd'uneboutiquede luxeà l'autre,àSanFrancisco.Leurcircuit comprenait Hermès, Chanel, Tiffany, Cartier, Saks, et elles dévalisèrentjoyeusementMagnin.EllessefirentcoifferparlecélèbreM.Lee,déjeunèrenttouslesjoursdanslesétablissementslespluschics:TraderVic's,Postrio,sansoublierlefameuxrestaurantpanoramiquequisurplombaitNeiman-Marcus.Touslesdeuxjours,elless'obligeaientàfaireunsautauxsoinsintensifsoùellesnerestaientpasplusdecinqminutes.Aprèsleurpremièrevisite,ayantressentileseffetspernicieuxd'unnouveaurhume,Alexis préféra attendre dans le hall, afin de ne pas contaminer Allison. MmeAddison,pluscourageuse,prenaitl'ascenseurconduisantàlasallederéanimationoù,pendantquelquesminutes,elletenaitcompagnieàPage,sansjamaisposerunregardsurAllison.Leprogrammedelajournéeconstituaitsonsujetdeprédilection: où irait-on ?Dans quel restaurant servait-on des spécialités régionales?Est-ceque Page ne voulait pas les accompagner pour une fois? A la fin de la semaine,devantlesrefuscatégoriquesdesafille,Maribelleluiproposadel'emmenerdînerunsoiravecBrad.Pagefitpartdel'invitationàsonmari,lorsd'undesesrarespassagesàlamaison.C'étaitvendrediaprès-midietlaprésenceenvahissantedesamèreetdesasœurcommençait à luiporter sur lesnerfs.Brad s'étaitmerveilleusementadaptéà lasituationquiluipermettaitdedisparaîtretoutelajournée.Duranttoutelasemaine,il n'avait dîné qu'une seule fois à la maison. Il rentrait après minuit, pourdisparaîtreauxaurores,avantquelesautressoientlevésetunefois,ilrestadehorstoutelanuitsansaucuneexplication.— Maman voudrait nous inviter au restaurant, déclara Page, en déployant destrésorsd'énergiepourconserversoncalme.Avraidire, jenecroispasqueje lesupporterai.—Pourquoipas?Elles'estamélioréeavecl'âge.—Qu'est-cequetuensais?glapitPage,horsd'elle.Tunelesaspratiquementpasvues, depuis leur arrivée. Comment diable en es-tu venu à cette brillanteconclusion?Tun'esjamaislà.—Pour l'amourduciel, ne recommencepas ! Jene suispas leurbaby-sitter.TamèreesticipourvoirAllie,dumoinsc'estcequej'aicrucomprendre.Lui-mêmeavaitespacésesvisitesà l'hôpital,sous lesempiternelprétextedesontravail.—Erreur!Mamèresepaiedesvacancessurmondos.SesjournéessedéroulentagréablementchezChanel,HermèsouCartier.Etelleestenchantéedesonséjour.—Tuauraistoutintérêtàfaireunpeudelèche-vitrinesavecelle!rétorqua-t-ild'untonagressif.Tuseraissûrementdemeilleurehumeuretturessembleraispeut-être

unpeuplusàtasœur.Ilregrettaaussitôtsesparolesmaisilétaittroptard.UnrireamersecouaPage.—Parlons-en,demasœur!Aforcedesefairesculpterparlescalpeldesonmari,ellen'aplusriend'humain.Si tudésiraisunepoupéemannequinà laplaced'unefemme,tuauraisdûm'avertiravantdemedemanderenmariage.Elleécumait,maislaremarquedeBradl'avaitmarquéeauferrouge.Aprèstroissemainesauchevetd'Allison,elleavaittotalementnégligésonapparence.Dureste,elles'enmoquaitéperdument.Toutcequ'ellevoulait,c'étaitqu'Alliesortedesoncoma.Aprèsunevivediscussion,Bradconsentitàdîner«enfamille»lesamedisuivant.Ilsserendirentenville,chezMason's,àFairmont.Pageavaitramassésa lourdechevelureblondeencatoganetavaitrevêtuunesimplerobenoire.Ellenes'étaitpasmaquillée.Elleétait l'imagemêmede latristesse.Etde ladéception.Alexis,paréecommeunereine,dansunsplendidemodèledeGivenchyensoiemagnoliadontleprofonddécolletédévoilaitsessuperbesseins,fitsensation.—Tuesravissante,luiditBrad.Elle sourit. Aucune chaleur n'animait ce sourire inexpressif. Pas même unquelconquedésirdeséduire.Toutsonuniverstournaitautourdesapersonne,desabeauté,desagarde-robe.Sonmaril'avaittrèsbiencompris.Oneûtdituncorpssansâme,unecoquillevide,unmirageauxcontoursparfaitementciselés.Durantledîner,Maribelleannonçaqu'elleprolongeraitsonséjourd'unehuitaine.«Oh,non,monDieu,non!»songeaPage,lagorgesèche.Voilàunesemainequ'ellesepliaitàleursquatrevolontés,leurfournissant,suivantleurscapricesdumoment,infusions de camomille, thés à lamenthe, sandwiches chauds, sandwiches froids,demi-bouteillesd'Evian,déjeuners, lunchs,dîners,sansoublier lesoreillerset lesdrapschangéstouslesdeuxjours.ElleavaitmêmedûfaireletourdesmagasinsdeMarinCountypouracheterunecouvertureélectriqueàsamère,quicraignait lafraîcheurdelanuit.Ellesnerépondaientjamaisautéléphone,étaientincapablesderéglerlespostesdetélévisiondansleurschambres,nesavaientpascuireunœufsansfaireappelàPage.Aucunedesdeuxnesesentaitàl'aiseavecAndy.EtleursvisitesàAllien'avaientpasdépassélequartd'heureenunesemaine.—JecroisquevousdevriezrentreràNewYorkaprèsleweek-end,suggéraPaged'untonferme.Samèrebattitdescils,d'unairdemajestéoutragée.—Nousn'allonstoutdemêmepastelaissertouteseuleavecAllison,voyons.Page resta sans voix. Brad, qui semblait avoir opté pour la galanterie, fit laconversation à Maribelle et renouvela ses compliments à Alexis, qui n'avaitpratiquementpasouvert labouchede lasoirée...Deretourà lamaison, lorsqueleursinvitéesdisparurentdansleurschambres,Braddéclaraqu'ilallaitressortir.—Aonzeheuresdusoir?s'étonnaPage.Maispourquelleraisons'étonnait-elle?songea-t-elleaussitôt.Leurmariagen'étaitplusqu'unemascarade,unesorted'absurderespectdesconvenances.Unecomédiequ'ilscontinuaientàse joueretsur laquelle lerideaune tarderaitpasà tomber.Ellelevithocherlatête.—Excuse-moi,Page.J'ail'impressiondemeteniraubordd'unprécipice.

—Jesais,répondit-elleendégrafantsarobe.CommeAllison.—Çan'arienàvoir.Toutétaitlà,aucontraire.L'accidentavaitagicommeundétonateur.Commeuneexplosionqui,dansunsouffleterrifiant,auraitaboliseizeansdemariage.Page disparut dans la salle de bains. Lorsqu'elle en ressortit, Brad avait pris lapoudre d'escampette. Elle fut tentée d'appeler Trygve, puis se ravisa. Sonproblème, elle devait le résoudre seule. Le sommeil la fuyaitmais elle demeuraallongéedanslachambreobscure,lesyeuxanormalementsecs,l'espritenfiévré.Lelendemain,alorsqu'ellesprenaientlepetitdéjeuner,samèresemitàlouersongendre.Quelhommeracé,bienélevéetquelbonmarietbonpère.Pageavalasansriendiresatassedecafé,quiluilaissaunarrière-goûtamerdanslabouche.—Jevaisàl'hôpital,dit-elle.JeteconfieAndy.Maribelleébauchaunmouvementdepanique.—Andy?MonDieu?Ilestsijeune.Ets'ilaenvied'allerauxtoilettes?Onavaitdumalàcroirequ'elleavaitélevédeuxenfantsetqu'elleavaitépouséunmédecin.—Andyaseptans,maman.Ilsedébrouilleratoutseul.Ilpourraitmêmevousfairelacuisine.Il fallait bien que quelqu'un s'occupe d'elles à temps complet, fulmina-t-elle engrimpantdanssavoiture.Heureusement,Trygveétaitàl'hôpital.Ilseurentunelonguediscussiondansl'unedespetitessallesd'attente.Pagebaissaitlatête,abattue,découragée.— Je n'en peux plus, gémit-elle. Le fait qu'elles soient là me démoralisecomplètement.—Maispourquoi?Qu'est-cequivousdéprimeàcepoint?-Tout.Lafaçondontellessecomportent.Leursexigences.Leurégoïsmeforcené.Ellessontsiencombrantes.Jedétestemêmel'idéequ'ellespuissents'approcherdemesenfants.—Seigneur,ellesnesontquandmêmepasdesmonstres,dit-il,désarçonnéparsavéhémence.Quelquechose,auseindecettefamille,avaitirrémédiablementblesséPage,maisquoi?—C'estàcaused'elles,quejesuisvenueici.Enfait,jesuispartieavecBrad.Maisj'auraisquittéNewYorkde toute façon.Afindem'éloigner,demettre leplusdedistancepossibleentreellesetmoi.Elle avait cru leur échapper en épousantBrad.Unmauvais calcul, en définitive,maiscommentaurait-ellepuledevineràl'époque?—J'enaipar-dessuslatête,reprit-elle.Bradestodieux,latensionentrenousestinsoutenable.J'aipeurquecesoittropdurpourAndy.Cen'estpasjuste.—Jesais.AndyenatouchédeuxmotsàBjorn.Iladitquevousvousdisputieztoutletemps.Ilpensequ'Allieestbienplusmaladequevousnevoulezleluidire.—Mamèreaentreprisdeluiinculquersonoptimisme.Ellenecessedeluirépéterqu'Allievabien...Sesallégationsm'exaspèrent.Il scruta le petit visage aux joues creusées, aux pommettes décolorées par lafatigue. « Elle a épuisé ce qui lui restait d'énergie », s'alarma-t-il. Les trois

semaines d'agonie qu'elle venait de vivre avaient exacerbé sa sensibilité.Visiblement,elleétaitàboutdeforces.—Quandvont-ellesrepartir?demanda-t-il.Il n'avait pas les moyens de l'aider, de l'alléger de ce fardeau supplémentaire.C'étaitl'amiinvisibledontlesvisiteusesdePageignoraientjusqu'àl'existence.—Jeleuraisuggéréderentreraprèsleweek-end.Mamèreaprétenduqu'ellenevoulaitpasmelaissertouteseuleavecAllie.Un rire semblable à un sanglot la secoua. Il lui enlaça les épaules d'un brasvigoureuxavantdel'embrasser.—Jesuisnavré.Allievouscausesuffisammentdesoucis.Soyezpatiente,machérie,àl'oragesuccèdetoujoursl'accalmie.—Pasdansmoncas,apparemment.Jesupposequ'ils'agitd'unemiseàl'épreuve.Saufquejemesensflancher.Deslarmesjaillirentdesesyeuxetill'embrassaunenouvellefois,aucœurdelapetitepiècevide.—Vousavezunegrandeforceenvous,Page.Elles'étaitblottiecontrelui,enquêted'unpeuderéconfort.Paupièrescloses,ellesecoualatête.—C'estcequevouspensez,soupira-t-elle.Dieu,quellefatigue!Oh,Trygve,quandtoutcelava-t-ils'arrêter?—D'iciunan,toutseraoublié.—Jenevivraipasjusque-là.Il lui prit lementon, la forçant à relever la tête, afin demieux sonder ses yeuxlimpides.—Jecomptesurvous!dit-ilsolennellement.Etiln'yapasquemoi,voussavez.Elle hocha la tête, puis ils demeurèrent assis un long moment dans un silencecomplice,avantqu'elleneselèvepourserendreauprèsd'Allison.Les sonneries du téléphone s'égrenaient dans la villa, au moment où Page fitirruptiondanslevestibule.Auboutdufil,unedesesrelationsvenaitauxnouvelles.Safilleavaitfaitpartiedumêmegroupededansequ'Allison.Elleétaitaucourantdel'accidentetdemandaitsiellepouvaitserendreutileàquelquechose.Pagelaremercia,presséederaccrocher.— N'hésite pas à m'appeler si tu as besoin de quelque chose, insista soninterlocutrice...Apropos,quesepasse-t-ilentreBradettoi?Allez-vousdivorcer?—Non.Pourquoi?Le sang de Page s'était mis à bouillonner dans ses veines. Ses oreillesbourdonnaient. A l'assurance avec laquelle sa correspondante avait posé laquestion,elledevinaqu'ellesavaitquelquechose.— Peut-être aurais-je dû me taire, mais je l'ai aperçu à plusieurs reprises encompagnied'unejeunefille...d'unevingtained'années.Audébut,jemesuisditqu'ils'agissaitd'uneamied'Allie,maisjemesuisrenducompteparlasuitequ'elleestplusâgée.Ellehabiteàunblocdechezmoietj'aieul'impressionqueBradvivaitavecelle...Enfaitjelesaivusfairedujoggingcematin,avantledéjeuner.

Formidable!Ilnemanquaitplusqueça.LapetitecommunautécancanièredeRossfaisantdesgorgeschaudesàsonsujet...Unefilledel'âged'Allie...Seigneur!Lahonte lui enflamma les joues, ses épaules se voûtèrent. Elle se lança dans uneexplication nébuleuse, avec la sensation d'avoir pris deuxmille ans... Mais non,chèreamie...Biensûr,qu'ellelaconnaissait.Ils'agissaitd'une...unejeunefemmetrèsdouée,unedescollaboratricesdeBrad.Oh,maisoui,ilsfaisaientsouventdujoggingensembleetilsenprofitaientpourpasserenrevueleursprojets.Elle finit par reposer le combiné, épuisée. Son interlocutrice n'avait pas eu l'airconvaincuemaisPageauraitpréférémourirplutôtqued'avoueràquiconquequeBradavaituneliaison...Sacolèresetournacontrelafemmequiavaitosél'appeler,sûrementdansl'espoirdeglanerdesinformations.C'étaitsimesquin!—CommentseporteAllisonaujourd'hui?interrogeasamère,quandPagepénétradanslacuisine.—Pareil...Etvous?Commentvousêtes-vousdébrouilléesavecAndy?A-t-iltrouvétoutseullestoilettes?Ellesouritetsamèreémitunpetitgloussementamusé.—Biensûr.C'estunpetitgarçonadorable.Ilaconcoctéunfameuxdéjeunerpoursatanteetmoi,etnousl'aservidanslejardin.Andyjouaitdanssachambre.Illevaleregard,sitôtquesamèrepassalatêteparla porte entrebâillée. Ses grands yeux interrogateurs, où depuis quelque tempsbrûlait constamment une lueur inquiète, firent se serrer le cœur de Page. Elles'assitsur le lit, luiébouriffa lescheveuxmaismêmecegestefamilier leurparutincongru,commeunrirejoyeuxaumilieud'unincendie.—Ças'estbienpasséavectagrand-mère?—Elle est rigolote, sourit-il.Ellene sait rien faire.TanteAlexisnonplus, parcequ'ellealesonglestroplongs.Ellen'arrivemêmepasàdécapsulerunebouteilled'Evian.Grand-mèrem'ademandédeluiremontersamontre.Ellenevoitpasclairetellen'avaitpasseslunettessouslamain.—Touslesprétextessontbonspoursefaireservir.Ilséchangèrentunsouriredeconnivencemaistoutdesuitelalueurd'inquiétudeserallumadanslesprunellesclairesd'Andy.—Etpapa?Oùest-il?—Entraindetravaillerenville.—Undimanche?Ilétaitloind'êtreidiot.—Ilaénormémentdetravail,mentit-ellecommetoujours.—Ilvientdîneràlamaison,cesoir?—Jenesaispas.Andygrimpasursesgenouxetelleleserracontresoncœur.Elleauraitvoululuidirequ'ellel'aimeraitjusqu'àlafindestemps,quoiqu'iladvîntdesonpère.Maiselledit:—Jet'adore,champion.Peu après, elle s'attaqua aux préparatifs du dîner. A sa surprise, Brad fit uneapparition inopinée...Poli,bienélevé,presquenaturel.Evitantsoigneusementdecroiser leregarddePage,mais faisantmontred'unecordialité feintevis-à-visde

leurs invitées. Il s'offritpourorganiserunbarbecueen leurhonneur,demandaàAndydel'aideràgrillerdeshamburgers,dessteaksetdupoulet,pendantquePagedresserait la tabledans le jardin.Maribellesemontraenchantée.Alexisdécrétaqu'ellenemangeraitpasdeviandeetpriaAndydeluiapporterunedemi-bouteilled'Evian.Lasoirées'annonçaitagréable.Pages'arrangeapoursetrouverseuleavecBrad,devantlebarbecue,pendantquelesautresavaientcommencéàdégusterlesgrillades.—Ilparaîtquetut'adonnesauxsainesjoiesdujogging,lâcha-t-elleàmi-voix.—Quitel'adit?grommela-t-ild'unairrageuretcoupableàlafois.—Qu'importe?—Mêle-toidetesaffaires,marmonna-t-il.Elleluilançaunregardnoir.—Cesontmesaffaires,justement.Jenetelaisseraipasdétruiremavie,nisurtoutcelled'Andyetd'Allie.Tuprendstonfilspouruncrétinouquoi?Ilatoutcompris,figure-toi.Ilsaittout.—Parfait!Qu'est-cequetuluiasdit,espècedegarce?Sansattendrederéponse,ils'élançacommeunetornadeàl'intérieurdelamaison.Furieuse,Pagevoulutéteindrelegriletneparvintqu'àsebrûler.L'instantsuivant,Andypartaitencourantsurlestracesdesonpère.Lepetitgarçonétaitenlarmes.Il avait entendu laquerelle de sesparents. L'und'eux àunmomentdonnéavaitprononcésonnom.Oh,ilavaitbiencomprisquetoutétaitsafaute.Safaute,sisesparentssedisputaient,safautesiAllieavaitétéblesséeetpaslui.Voilàpourquoison père lui en voulait, il en fut soudain convaincu. Brad parut à la porte de lacuisine,portantlessteakssurunplat,qu'ildéposasurlatableavecuneviolenceinutile.Désespéré,Andyserassit.Oui,toutétaitsafaute...LesClarkesemirentàdînerdansuncalmeabsolu.Etcommetoujours,MaribelleetAlexisnes'aperçurentderien.—Vousêtesunvraicordon-bleu,moncher!s'écriaMaribelleàl'adressedeBrad.(Lessteaksétaientsucculentsetl'atmosphèreempoisonnée.)Alexis,monchou,tudevraisengoûterunebouchée.Alexisfitnondelatête,tropheureusedepicorersestroisfeuillesdelaitue.Andyavait baissé le nez dans son assiette et Page tenait un glaçon entre ses doigtsbrûlésoùunevilaineampoules'étaitformée.—Tuasmal,m'man?—Non,monchéri,jemesensbeaucoupmieux.Brad ne desserra pas les dents de tout le repas. Pas une fois son regard nes'attardasursafemme.Persuadéqu'elleavaitrévéléàAndysonaffairedecœur,ildutsecontenirpourravalerlesinsultesquiluimontaientàlagorge.L'affrontementrepritdanslacuisine,plusâpreetplusviolent,tandisqu'ilsvidaientles assiettes avant de les empiler dans le lave-vaisselle. Aucun des deux neremarquaAndy,setenant,tremblantcommeunefeuille,àl'autreboutdelacuisine.—Tuleluiasdit,hein?Tun'aspasput'empêcherdemedénigreràsesyeux!— Non, non et non ! hurla-t-elle. Au contraire, je lui mens sans arrêt pour tecouvrir...D'ailleurs, tu feraisbiende le luidiretoi-même.Tun'es jamais là.Queveux-tu qu'il en pense? Sans oublier les potins qui doivent aller bon train dansRoss...Illesauraàl'écoleundecesjours.

—Bonsang!Çaneleregardepasnonplus!vitupéraBrad.Ils'étaitruéhorsdelacuisinedontilclaqualaporteavecfracas.Lesyeuxbrillantdelarmes,Pagefinitderangerlesassiettes.Laporteserouvritsursamère.—Félicitations,ma chère. Le repas était exquis...Nous nous sentons si à l'aisechezvous,Alexisetmoi.Pagelaregarda,incrédule,commesiparlagrâced'unsonge,elles'étaitretrouvéecatapultéedansununiverssurréaliste.—Jesuiscontentequevousayezapprécié.Bradestexpertensteaks.Sansdouteviendrait-illeurfairedesgrilladesledimanche,aprèssonremariage.—Vousformezuncouplesiuni,renchéritMaribelle,levisageilluminéd'unlargesourire.Pagerelâchasontorchonetconsidérasamère.—Enfait,maman,leschosesnevontpassibienqueçaentrenous.Jesuissûrequetul'asremarqué.—Pasdutout.VousêtesinquietspourAllison,touslesdeux,quoideplusnormal?Dansquelquessemaines,tafilleiramieuxettoutrentreradansl'ordre.—Riendemoinssûr...marmottaPage,aprèsquoiellecroisalesbrassanscesserdefixerlevisageimpassibledeMmeAddison.«Dis-luidonclavérité!luisoufflasavoixintérieure.Onverrabiensiellecontinueàfairelasourdeoreille.»— Brad a une liaison depuis un certain temps,maman. Nous sommes tous souspression.—Allons,monchou,tutefaisdesidées!Bradn'estpasuncoureurdejupons.Ilnemettraitjamaisvotremariageendanger.—C'estcequ'ilestentraindefaire,précisément,insistaPage,d'unevoixplate.—L'éternellecraintedesfemmes!philosophaMmeAddison.Situveuxmonavis,tut'estoutsimplementlaisséesubmergerparleproblèmed'Allison.—Allisonaunproblème?Tuveuxparlerdufaitqu'elleestdanslecomadepuistroissemainesetdemie?Ah!Ceproblème-là!— Tu sais, entre ton père et moi, ça n'a pas toujours été rose, reprit sa mèrecalmement.Nousavionsparfoisdesopinionsdifférentessurteloutelsujet...Riendesérieux,naturellement.Tudevraistemontrerpluscompréhensive.Interdite, Page dévisagea sa mère. Elle voulait bien évoquer avec elle l'obscursecret de famille qui avait hanté toute son adolescence, mais comme àl'accoutumée,Maribelleprétendaitquecelan'avaitjamaisexisté.—Jen'encroispasmesoreilles,dit-elled'unevoixrauque.—C'est pourtant vrai. Comme chaque couple, ton père etmoi avons connu desmomentsdifficiles.— Quels moments difficiles ? Enfin, maman, aurais-tu oublié ce que nous avonsenduré?—J'ignoredequoituveuxparler,murmuraMaribelleentournantlestalons,prêteàquitterlacuisine.—Maman!hurlaPage, lesyeuxbrûlantsderage.Cessedonccettecomédie.Tusais très bien qui tu as épousé, et ce qu'il nous a fait subir des années durant.Commentpeux-tucontinueràtecomplairedanslemensonge?Regarde-moi,jet'en

supplie.Maribelleseretourna lentement.Aucuneexpressionn'altérait lemasquelissedesonvisage.Revenuparlaportedeservice,aprèsavoirrangélebarbecue,Bradsefigea sur le seuil. Le visage de sa femme racontait une histoire qu'il n'avait pasenvie d'entendre. Ayant saisi de quoi il s'agissait, il essaya maladroitement des'interposer.—Peut-êtrepourriez-vousenparleruneautrefois.Pagesetournaverslui,commeunefurie.—Tuesladernièrepersonneaumondequialedroitdemedirecequejedoisfaireoupas.Contente-toidetespartiesdejambesenl'airetfiche-moilapaix.Etelle,ellen'apasledroitdemeraconterdeshistoires.(Elles'étaitdenouveautournéeverssamère.)Tunemeferasplusmarcherdanscepetitjeu-là!hurla-t-elle.Tuasbeletbienétésacomplice.Nonseulementtul'aslaisséabuserdemoimaistul'asaidé.«Noussommeslàpourrendrepapaheureux,hein,machérie?»voilàcequetumedisais.Jen'avaisquetreizeans.Treizeans!Tum'asforcéeàcoucheravecmonpère.EtAlexis,quantàelle,n'étaitquetropheureusequecesoitmontouretpluslesien.Parcequ'elleadûseplieràcesaimablesfantaisiesdèsl'âgededouzeans.Commentoses-tuaffirmeraujourd'huiqu'ilnes'estrienpassé?Maribelle ouvrit la bouchemais aucun son ne franchit ses lèvres blanches. SonteintavaitviréaugrisetBradremarquaqu'elletremblaitviolemment.—Quelles accusations injustes, Page! dit-elle, comme si on lui arrachait chaquemot.Terriblesetfausses,tulesais.Qu'est-cequitepousseàproférercesaffreusescalomniescontretonpère?Iln'auraitjamaistouchésespropresenfants.—Ilnes'estpourtantpasgênéettuétaisparfaitementaucourant.(Dessanglotstrop longtemps refoulés jaillirent, mais Brad n'osa l'approcher.) J'ai passé desannéesàessayerd'oublier.Ameguérir.Jet'auraispardonnésituavaisexpriméunregret,leplusinfimeremords,maisnon!Tutecontentesd'expédiertouscespéniblessouvenirsauxoubliettes!Alexis fit irruption dans la cuisine, inconsciente du redoutable face-à-face quiopposaitsasœurà leurmère.EllevenaitdeparleràDavidautéléphoneet jetaalentourunregardaffairé.—Jeprendraisbienuneinfusiondecamomille,déclara-t-ellesuavement.Avecungémissement,Pages'appuyacontrelereborddelatable.— Je ne vous crois pas! hurla-t-elle soudain, secouée par une nouvelle crise delarmes.Vousvousêtessibiencachélavéritéetpendantsilongtempsquevousêtesdevenues incapablesde regarder la réalité laplus flagranteen face.Toi, tun'esmêmepasfichuedet'ouvrirunebouteilled'eau!Commentpouvez-vousvousmentiràcepoint?Pourlapremièrefois,unevagueexpressionquiressemblaitàdelapeuraltéralestraitsparfaitsd'Alexis.—Jesuisdésolée,bredouilla-t-elle...Jepeuxmepasserdecamomille.— Prends-la ! cria Page en lui lançant une bouteille d'Evian à travers la pièce,qu'Alexisattrapaauvol.Mamanétaiten traindem'expliquerquenotrepèrenenousajamaisvioléesquandnousétionspetites.T'ensouviens-tu,Alexis?Oues-tudevenueamnésique,toiaussi...

Danslesilencelourdquisuivit,elleregardatouràtourlesdeuxfemmes.—Ilm'atraînéedanssonlitjusqu'àl'âgedeseizeans.J'avaismêmemenacédeledénonceràlapolice,vousnevousrappelezpas?Maisvousétiezdesoncôté.Onnelavepassonlingesaleenpublic,n'est-cepas?Jenevouspardonnerai jamaisvotreattitude.Elleleurenavaitvouludavantagedepuisqu'elleavaiteudesenfants.Deviolentssanglotsl'étouffèrent,etelles'appuyacontrel'évierensuffoquant.Bradesquissaunvaguemouvementverselle,puisfitmarchearrière.Elleluiavaittoutraconté,biensûr,maiscebrusquerèglementdecompteslemettaitmalàl'aise.—Qu'est-cequeturacontes?murmuraAlexis,horrifiée.Papaétaitdocteur.—Ahoui!lançaPageàtraversseslarmes.LebondocteurAddison!Ilm'afalludesannéespourmerésoudreàconsulterungynécologue,surtoutpendantmapremièregrossesse.C'étaituntypefabuleux,papa,unhommemerveilleux,unscientifiquedegranderéputation.—C'étaitunsaint!répliquaMaribelled'untonénergique.Machinalement,Alexiss'étaitrapprochéedesamèreetlesdeuxfemmess'étaientenlacées, comme pour faire front contre l'adversité. A l'évidence, ellescombattraient farouchement les allégations de Page. Celle-ci les enveloppa d'unregardempreintdecommisération.—Tusaiscequiesttriste,Alexis?Tuasdisparu,aprèscettemerveilleusetranchede vie familiale. Tu as épousé David à l'âge de dix-huit ans. Nouvelle identité,nouveauvisage,nouveauxseins,demanièreàneplusêtrel'ancienneAlexis.Tut'estransforméeenquelqu'und'autre,àseulefind'oubliercequetuasété.—Allons,Page,s'interposaBrad.Tutefaisdumalinutilement.—Ahoui?Parcequelesautresnem'enontpasfait?Toi,lepremier,Brad,tunet'espasprivé.Ceseraitplusdistingué,naturellement,deproclamerpartoutque toutestparfaitetmerveilleux,alorsque tudécouchespratiquementtouslessoirs.Ehbien,jamaisjenem'enfouirailatêtedanslesable.J'enmourrais!Jerefusedemelaisserbercerd'illusionscommevousautres!—L'idéequecertainespersonnesseréfugientdansleurpropremondedevantunesituationtroppéniblenet'ajamaiseffleurée?demanda-t-ild'unevoixchevrotante.—J'yailonguementréfléchi.—Ilsontbesoind'unecachettepourseterrer.—Peut-être.Maismoi,j'aimevivreaugrandair.—Jesais,dit-ildoucement.J'aitoujoursappréciécetaspectdetoncaractère.Samèreetsasœurenavaientprofitépours'éclipserdiscrètement.Pagefermalesyeux.Sarespirationétaitsaccadée.—Çava?s'enquitBrad.Ilsavaitàprésentqu'ilnepourraitjamaisluidonnercedontelleavaitbesoin.— Je suis contente de leur avoir dit leurs quatre vérités. Je me suis toujoursdemandésiellesmentaientousiellesavaientfiniparcroireàleursbalivernes.—Quelle importance?Tamèren'admettra jamais lavérité,Page.EncoremoinsAlexis.Ellehochalatête,puisseredressa,commelibéréed'ungrandpoids.Ellepoussalebattantdelaportedeserviceetsortitdansl'airhumidedelanuit,qu'elleaspiraà

pleinspoumons.LebesoindevoirAlliel'assaillit.Ilétaittard,maiselleavaithâtedeserendreauchevetdesafille.ElleallaprévenirBrad,puiss'enallasansunmotdeplus.Unquartd'heureplustard,elles'asseyaitprèsdulitétroit.Cettefois-ci,ellerestamuette,lesyeuxfixéssurAllie...Alliequi,depuistroissemaines,luimanquaitcruellement.— Madame Clarke, vous allez bien? interrogea l'une des infirmières de nuit,étonnéedelavoirassiselà,àneufheuresdusoir.Pageébauchaunouidelatête.Elledemeuraimmobilesurletabouretàcôtédelasilhouetteblanche.Unedemi-heureplustard,Trygvepénétradanslapièceempliedubruitrégulierdesmachines.—Jesavaisquevousseriezici,fit-il.Jepensaisàvous.Illuisourit,puisremarquasesyeuxrouges.Visiblement,elleavaitpleuré.—Vousallezbien?—Plusoumoins,soupira-t-elleenhaussantlesépaules.J'aipiquéunesacréecrisedenerfs,cesoir.—A-t-elleserviàquelquechose?—Pasvraiment,àpartquejemesuisdéfoulée.—Alors,disonsqu'ellen'aurapasétéinutile.Voulez-vousuncafé?Ellelevaversluiunpetitvisageravagéparlechagrinetlesinsomnies.Denouveau,ellehaussalesépaules,maisellelesuivitlelongducouloiréclairéaunéon,sousleregardcompatissantdel'infirmièredegarde.— Que se passe-t-il ? questionna Trygve gentiment, alors qu'elle avalaitpensivementunegorgéedecaféchaud.—Jenesaispastrèsbien.Jecroisquej'aicraqué.Allie...Brad...mamère...c'estplusquejen'enpeuxsupporter.—Qu'est-ilarrivé?—Riend'extraordinaire.Mamèrenousjouaitsonéternelrefraindelavieenroseet ça m'a rendue folle. J'ai eu sans doute tort, mais j'ai essayé de lui fairecomprendrequ'entreBradetmoi lesrelationsétaientnettementmoins idylliquesquecequ'elleimaginait.Alors,ellen'apastrouvémieuxquederappelermonpèreàmonbonsouvenir...Elles'interrompituninstant,nesachantcommentpoursuivre,etilattendit,n'osantleluidemander.—Monpère... reprit-elle,hésitante,ens'accordantunenouvellegorgéedecafé,euh...monpèreetmoiavonseuunerelationplutôtbizarre.Sesyeuxsefermèrentsurleslarmesqui,silencieusement,semirentàcouler.Lesmotssedérobaient,commechaquefoisqu'elleabordaitcesujetdouloureux,maisellenepouvaitplussetaire.—Nevoussentezpasobligéedem'enparlersivousn'enavezpasenvie.Elleleregardaàtraversseslarmes.—Si,j'enaienvie,murmura-t-elle.J'aipeuraussi...Voyez-vous,il... ilaabusédemoiquandj'avaistreizeans.Ilm'aobligéeàcoucheravecluijusqu'àl'âgedeseizeans.Mamère était au courant... Et ellem'a forcée à continuer. Peut-être pourépargnerAlexis.Ilavaitfaitlamêmechoseavecellependantquatreans.Mamère

lecraignait.C'étaitunhommemalade.Ungrandpervers. Il labattait,alorselles'inclinait. Elle disait que nous devions « le rendre heureux », afin qu'il ne nousmaltraitepas...C'étaitellequil'emmenaitdansmachambre,ellequirefermaitlaporte...Saphraseseperditdansunsanglot.Trygvel'attiradanssesbras.—MonDieu,Page,quellehorreur...—Ilm'afalludesannéespoursurmontermondégoût.J'aiquittélamaisonàdix-sept ans. J'ai travaillé comme serveuse, pour payermon loyer.Mamèrem'en avoulu. J'avais brisé le cœur de mon père, m'a-t-elle dit, lorsqu'il est mort, etpendantuncertaintemps,ellearéussiàmefairecroireque je l'avaistué...Peuaprès,j'airencontréBradàNewYork.Nousnoussommesmariésetnoussommesvenusici.J'aisuiviunepsychanalysegrâceàlaquellej'aitrouvélapaixdel'esprit.Maismamèrecontinueàsoutenirqueriennes'estpassé.Jen'ai jamaiscomprispourquoi.Commentelleapusupportercesrapportssimalsains...Cesoir,elleadépeintmonpèrecommeunsaint.Alors,j'aiexplosé.— Cela ne m'étonne pas, murmura-t-il en la serrant dans ses bras et en luicaressantdoucementlescheveux.Vousêtesencoretropbonnedelarevoir.—Jel'évite, laplupartdutemps.J'aiacceptéqu'ellevienneàcausedel'accidentd'Allie.Maisc'estplus fortquemoi.Chaquefoisque je lavois, jemeretrouveàtreizeans.Ellen'apaschangé.Paslamoindreremiseenquestion.EtAlexisnonplus.—Comments'enest-ellesortie?—Quandilacommencéavecmoi,ill'alaisséetranquille.Elles'estmariéeàdix-huitans.Al'époquej'enavaisquinze.Elles'estenfuieavecunhommedequaranteans.Ilssonttoujoursmariés...Ilesthomosexuel,cequiarrangeparfaitementmasœur.Ellechercheenluiunefigurepaternelle.L'ancienneAlexisn'existeplus.J'aisubitementcomprislaraisondetoutessesopérationsesthétiques.Elleestdevenuequelqu'und'autre.Ettoutcommenotremère,ellefaitsemblantdenagerdanslebonheur.—A-t-elle consulté un psychiatre ? fit-il, étonné que Page ait survécu à l'odieuxincestedontelleavaitétévictime.—Jenecroispas.Chacunes'estdébrouilléeavecsonpetitholocaustepersonnelàsamanière.Alexismoinsbienquemoi,jel'avoue.Elleestanorexique,boulimique,n'ajamaiseud'enfants.Ellen'estplusqu'unmannequindevitrine.Habillée,elleestsuperbe. David dépense des fortunes pour elle... Nous sommes très différentes,conclut-elle.—Totalement...Bienquevoussoyezégalementsuperbe,habillée,sourit-il.—Pasdelamêmefaçon.L'uniquepassiond'Alexisc'estsonapparence.Sonvisage,soncorps.Elleestconstammentaurégime,sepurge,s'affame,sansparlerdesonobsessiondelapropreté.—Autrementdit,elles'enferredanssanévrose.—Oui...Ellesecachepournepassouffrir,ditPaged'untontriste.Maisellesesentaitpluslégère,commedébarrasséed'unlourdfardeau.—J'aienvaincherchécequipouvaitrendrevotremèresiantipathiqueàvosyeux.Jemesuismêmedemandésivousneplaisantiezpas.

— Maintenant, vous savez. Loin d'elles, je me préserve de leur folie.Malheureusement,detempsàautrejesuisobligéedelesrevoir.Ilacquiesça,bouleverséparsonrécit,quandl'unedesinfirmièresapparut.—MadameClarke,téléphone.Elle se leva à contrecœur. Sa mère, présuma-t-elle. Mme Addison devait avoirbesoindequelquechose,carjamaiselleneferaitallusionàleurconfrontationdetoutàl'heure.C'étaitBradàl'autreboutdelaligne.—Pagesouffla-t-il,horsd'haleine.C'estAndy.—Qu'ya-t-il?Ils'estblessé?(Laterreurresurgit,plusatrocequejamais.Sanss'enapercevoir,ellevivaitdanslahantiseconstanted'unemauvaisenouvelle,d'unnouveaumalheur.)Qu'ya-t-il,Brad?—Iladisparu.—Tuasbienregardédanssachambre?C'étaitridicule.Oùaurait-ilpualler?Ils'étaitsansdouteendormiavecLizzie,etBradnel'avaitpasvu.—Biensûrquej'airegardé!criaBrad.Ilestparti,jetedis.Ilamêmelaisséunmot.—Quedit-il?demanda-t-elle,enserrantdetoutessesforceslamaindeTrygve.— Je n'en sais trop rien... c'est presque illisible... Il dit en gros que nous nousdisputons par sa faute et qu'il voudrait que nous soyons heureux... (Brad parlaitbizarrement, commes'il allait fondreen larmes.) Jeviensd'appeler lapolice.Tuferaismieuxderentrer,ilsnevontpastarder.Iladûnousentendre...OhmonDieu,Page,oùpeut-ilbienêtre?—Jen'enaipaslamoindreidée,dit-elledansunmurmureapeuré.Ilsecachepeut-êtredehors?L'as-tucherchédanslejardin?—J'aipassélesenvironsaupeignefin.Iln'estnullepart.—Est-cequemamèreestaucourant?Commesicelapouvaitchangerquoiquecesoit.—Oui,répliquaBrad,d'untonirrité.Asonavis,Andyestprobablementalléchezundesesamis...Adixheuresdusoir,àsonâge!—Aprèsquoi, elleetAlexis se sont retiréesen t'assurantquedemain toutallaits'arranger.Ilémitunrirenerveux,malgrélui.—Aumoins,ellesnenousréserventjamaisaucunesurprise.—Ehoui,certaineschosessontirréversibles.—Page,s'ilteplaît,tuviens?—Oui,j'arrive.ElleraccrochaetregardaTrygveavecunairaffolé.—Andy...afaitunefugue.Ilalaisséunmotdisantquetoutestdesafaute...Oh,Seigneur,pourvuqu'ilneluisoitrienarrivé.Destasdegossesdesonâgesefontenleveraujourd'hui.—Machérie,calmez-vous.Lapoliceleretrouvera,iln'apaspuallerloin.Voulez-vousquejevousraccompagne?— Je ne crois pas que ça soit une bonne idée. Il l'escorta jusqu'à sa voiture etl'embrassa.

—Ilsleretrouveront,Page.—Jel'espère...MonDieu,oui,jel'espère.—Moiaussi.Ilsuivitduregardlavieilleguimbardequis'enfonçaitdanslanuit.Lespoliciersavaientenvahilavilla,lorsqu'ellearriva.Ilsétaiententraindenoteruntasd'informations:lesnomsdesamisd'Andy,l'écoleàlaquelleilétaitinscrit,lesvêtementsqu'ilportaitaumomentdesadisparition.Ungrouped'agents,des lampesdepocheà lamain, fouillait le jardin.Page leurdonna deux photos de son fils. Naturellement, ni sa mère ni Alexis ne semontrèrent. Rien ne perturberait jamais leur bonheur, si illusoire soit-il. Tout,plutôtqued'affronteruneréalitédéplaisante.Unjeuqu'ellesjouaientàmerveillecarmalgréleremue-menagedanslamaisonetleslueursdeslampestorches,leursportesrestèrentcloses.Enfin, la voiture de police partit faire le tour du quartier. Ils revinrent un quartd'heureaprèsendemandantsilepetitgarçons'étaitmontré.Aumomentoùilss'enallaientdenouveau,letéléphonesemitàsonner.C'étaitTrygve.—Ilestici,dit-ilàPaged'unevoixcalme.Bjornl'acachédanssachambre.Jelesaigrondés,biensûr,maisAndyrefusederetournerchezvous,sousprétextequelamaisonesttroptristemaintenant.Enlarmes,PagesetournaversBrad.—IlestchezTrygve.—Pourquoilà-bas?s'étonna-t-il,lessourcilsfroncés.— Bjorn est son copain. Il y est allé parce que, ici, c'est trop triste... (Ilséchangèrentunregardconsternéet,denouveau,Pageparladanslerécepteur.)Jevienslecherchertoutdesuite,dit-elle,avecunsoupirdesoulagement.Trygvetoussota.—Ilneveutpasrevenir.—Maispourquoi?—D'après lui, sonpère aurait préféréqu'il soit à l'hôpital à la placed'Allie... Ilprétendquevousavezeuunescènedeménageetquesonpèreétaitfurieuxcontrelui.—Ilétaitfurieuxcontremoi,pascontreAndy.Bradpense,àtortd'ailleurs,quej'aidévoilésaliaisonàsonfils.—Andy ne le comprend pas.De plus, il a confié àBjorn qu'à son avis, Allie estmorteetquevousnevoulezpasleluidire.Ilal'impressionquevousêtestousentraindeluimentir...Jesuisdésolé,Page,maisjecroisqu'ilfautquevouslesachiez.—J'enconclusquejedoisl'autoriseràvoirsasœur.—Avousdedécider.J'aiemmenémesfilsvoirChloéparcequ'ilssontplusâgés,biensûr,etqu'avecBjornjen'avaispasd'autrechoix.SansoublierqueChloéétaitenmeilleurétatqu'Allie.—Nousviendronslechercher.—Bjornetmoileramènerons,dèsqu'ilaurafinisatassedechocolatchaud.—Merci,dit-elle,reconnaissante.Brads'étaitréfugiédanslesalon,etelleallalemettreaucourant.— Il est vrai que nous lui devons quelques explications, dit-il d'une voix

malheureuse.— Oui. Nous l'avons laissé dans l'incertitude. On ne peut pas continuer à luiracontern'importequoi...Etjel'emmèneraivoirAllie,ajouta-t-ellepéniblement.Elle reprit le téléphone, afin d'avertir le commissariat que l'enfant avait étéretrouvé.Une demi-heure plus tard, Andy passait le porche accompagné de Bjorn et deTrygve.Ilavaitunepetitefigurepâle,desyeuxapeurés.Pagefonditenlarmessitôtqu'ellel'aperçut,puislesaisitdanssesbras.—Jet'ensupplie,Andy,nerecommenceplusjamaisça.Jamais,tum'entends?Tuauraispufaireunemauvaiserencontre...ouDieusaitquoi.—Vousétiezfâchéscontremoi!répondit-ilenpleurant,penduàsoncou,leregardtournéversBrad,quiluttaitpourravalerseslarmes.—Jen'étaispasfâchéecontretoi.Papanonplus.EtAllien'estpasmorte.Elleesttrèstrèsmalade,exactementcommejetel'airaconté.—Alorspourquoijenepeuxpaslavoir?demanda-t-il,suspicieux.—Tulaverras.Dèsdemain.Lapetitefigurepâles'illuminad'unsourire.—Demain?Pourdevrai?Ils'étaitadresséàTrygveetàBjorn,commepourlesprendreàtémoin.Ilignoraitquesasœurqu'iladoraitnelereconnaîtraitpas,neluiparleraitpas.—Ilacruquesasœurétaitmorte,expliquaBjornàsaplace.—Jesais,réponditPage.Jeteremercied'avoirprissoindelui.—C'estnormal.Andyestmoncopain.Ellelesconduisitverslachambred'Andy.Bjornl'aidaàlemettreaulit.Ilembrassasonami,puiss'enfutretrouversonpèredanslacuisine.— Est-ce que papa va s'en aller? questionna nerveusement Andy, alors qu'elleéteignaitleslumières.— Jene sais pas. Il n'a encorepris aucunedécision. Je te tiendrai au courant...Mais quoi qu'il arrive, nous t'aimons tendrement, lui comme moi. Il s'agit d'unproblèmeentrenous.—C'estlafauted'Allie,alors?Ilcherchait,avecsonraisonnementd'enfantdeseptans,àdécouvrirl'originedelatempêtequiavaitdévastéleurfoyer.—Non,cen'estlafautedepersonne.C'estarrivé,voilàtout.—Commel'accident?—Comme l'accident.Parfois, les chosesarrivent sansquece soitde la fautedepersonne.— Alors pourquoi tu te bagarres avec papa? Je t'ai entendue crier que tu étaisfatiguée.—Noussommesfatiguéstouslesdeux.Etilyad'autresproblèmes.Maistun'yespourrienmonchéri,jet'assure.Cesontdesaffairesdegrandespersonnes.Ilhocha la têtesans laquitterdesyeux.Lesnouvellesn'étaientpas trèsbonnesmaislavéritévalaitmillefoismieuxqueledoute.Ilavaiteusipeurd'êtrerejeté.Pageluisourit.—Jet'aimebeaucoup,beaucoup,montrésor,etpapat'aimeaussi.

Ilpassasespetitsbrasautourducoudesamèreetdéposaunbaisersonoresursajoue.—Moiaussijet'aime,m'man.JevaisvraimentvoirAllie?—Jetelepromets.Aumomentoùelles'apprêtaitàlelaisser,ilréclamasonpère.PageluienvoyaBradetenprofitapourdirebonnenuitàBjornetàTrygve.—Bonnenuit,réponditcedernieravecunsouriredeconnivence.Les liens qui les attachaient s'étaient consolidés, se dit-elle, tandis qu'elle lesregardaitreprendreleurvoiture.Ellen'avaitplusaucunsecretpourTrygve.Leursdestinées se mêlaient chaque jour davantage. Même leurs enfants s'adoraient.ChloéetAllison.BjornetAndy...Bradavaitsentil'impalpablecourantquisemblaitpasserdel'unàl'autre.—Ilyaquelquechoseentrevousdeux?voulut-ilsavoir,deretourdanslacuisine.—Non.D'ailleurs,làn'estpaslaquestion.—Vousparaissezbienvousentendre.—Nousavonspassédesheuresensembleàl'hôpital.C'estunexcellentpère.Untrèsbonami.Bradluilançaunregardscrutateur.Soudain,sesyeuxs'embuèrentetildétournalatête.—Jen'aipasétéàlahauteur,j'enaiconscience,murmura-t-il.Jen'aipassouventété à ton côté, je le sais. Seulement, je n'ai pas le courage de la voir.Denoterchaquefoiscombienelleachangé...Ondiraitquecen'estplusAllie.—J'essaiedenepastropypenser.Maismaplaceestauprèsd'elle.Un silence suivit, pendant lequel Brad considéra sa femme sans cacher sonadmiration.—Qu'allons-nousfaire?demanda-t-il,commes'ilseparlaitàlui-même,enpoussantlaportequidonnaitsurlejardin.Allonsdehors,situveuxbien,nouspourronsenparlersansêtreentendus.Ellelesuivitetilsprirentplacesurdeuxchaisesenfonteblanche,dansl'obscuritécomplice.— Mes hésitations n'auront servi qu'à perturber Andy, admit Brad à mi-voix.J'espérais qu'avec le temps je parviendrais à trouver une solution équitable.Résultat,jenesuisjamaislà,celaterendfurieuse,etjemesenstirailléentredeuxdirectionsopposées.Chaquefoisqu'Andyposesonregardsurmoiouquejevoislacolèredanssesyeux,ouquandjemesensincapablederendrevisiteàAllie...Saphraserestaensuspens.Stéphanieleharcelaitpourqu'ilemménagechezellemaisiln'étaitpassûrd'êtreprêtàsauterlepas.—Peut-être vaudrait-ilmieux que j'aille vivre ailleurs pendant un certain temps,reprit-il.J'auraispréférérestericimaisçadevientimpossible.Page réfléchit silencieusement. Au début, elle avait espéré qu'il resterait à lamaison.Malgréleursquerellesquotidiennes,unepartied'elle-mêmes'attendaitàcequeleursrapportss'améliorent.Sonattentes'étaitrévéléevaine,àprésentelleenavaitlaconviction.Ilfallaitregarderleschosesenface.C'étaitfini.Elleavalalaborieusementsasaliveavantderépondre.Elleavaitpeséchaquemot.Unmoisplustôtjamaisellen'auraitcruqu'ilsenarriveraientlà.

—Jepensequ'ilestgrandtempsquetudéménages.Savoixétaitàpeineaudible,maisBradsursauta.—Vraiment?Une fois de plus elle l'avait pris de court. D'un autre côté, une vague desoulagementdéferlasurlui.—Vraiment, répondit-elle lentement.Aquoiboncontinuerànousduper tous lesdeux?Mettonsfinàcettefarcequenousnousjouonsdepuisdesjoursetdesjours.Amonavis,c'étaitfinientrenous,bienavantquejesachepourStéphanie.Etc'esttantmieux.Tun'aurais jamaisosém'avouertadoublevie...Et jen'aurais jamaisriensoupçonné.—Tuaspeut-êtreraison.Sansdouteai-jeeutortdete ledire... J'aimeraisbienconnaîtrelabonneréponse.—Moiaussi,soupira-t-elle,encherchant lacausedudésastre. (L'accident?Maisn'était-ce pas un simple révélateur d'une situation qui s'était dégradée depuislongtemps?) J'ai toujours cru que nous formions un couple parfait. Mêmemaintenant, jen'arrivepasàcomprendreoùest la faille.Qu'avons-nous fait?Ouqu'aurions-nousdûfaire?—Riendutout,répondit-ilavecfranchise.Jetetrompaisdepuisdesannées.Saufquetun'asjamaisriensu.Ellefronçalessourcils,étonnée.Encoreheureuxqu'ellenesesoitaperçuederienplustôt!Elleavaiteuseizeansdebonheurqu'ellechérissaittendrement.—Qu'allons-nousdireàAndy?interrogea-t-elle.C'étaitinsensé!Ilsétaientassisdanslejardin,entraind'évoquertranquillementleurséparationcommes'ilsefûtagid'unediscussionordinaire.—Lavérité,jesuppose...Quejesuisunbeausalaud!Elleluisouritdansl'obscurité.Unbeausalaudqu'elleaimaitencore,parfois.Troissemainesdediscordeavaientsuffiàdétruireseizeansd'amour.Commeunnavirequiprendl'eauavantdesombrerdéfinitivement,leurmariages'étaiteffondréd'unseulcoup.—Tuvasvivreavecelle?demanda-t-elled'untonserein.— Pas tout de suite. Elle aurait bien voulu mais j'ai besoin d'une période detransition.SaliaisonavecStéphaniereposaitsur lemensonge.Ilétaitdifficiledeconstruiresurdessablesmouvants,songea-t-ilpourlapremièrefois...IlsetournaversPage.—Quandveux-tuquejeparte?L'espaced'uneseconde,ellesouhaitaqu'ilseravise,qu'ilredevienneceluiqu'elleavaitprispourl'hommedesavie.— Avant que nous achevions de détruire Andy, répondit-elle avec une légèretédélibérée.C'est-à-dire,leplusvitepossible.Bradneputs'empêcherd'admirersonsang-froid.C'étaitlaconversationlaplusciviliséequ'ilsavaienteuedepuislongtemps.L'ultimemiseaupointavantlarupturedéfinitive.— J'essaierai de ne pas aggraver les choses, le tempsdem'organiser. Je pars àNewYorkdemain. Je rentre jeudiprochain... Jepourraidéménagermesaffairesdurantleweek-end.Tamèreresteiciencorejusqu'àquand?

Illuiseraitpéniblederassemblersesbagagesavecsabelle-mèredanslachambred'ami.—J'ail'intentiondeluidemanderdedébarrasserleplancherdemainmatin.Ilesthorsdequestionqu'elleresteuneminutedeplus.SaprésenceestnéfasteautantpourmoiquepourAndy.Le grand nettoyage ! se dit-elle, surprise par sa propre détermination. Tout lemonde dehors ! Brad, sa mère, Alexis. Tous ceux qui l'avaient utilisée, bernée,mortifiée.—... éprouveun immense respect pour toi, disaitBradd'un ton sincère. J'ignorepourquoinousavonséchoué.Jen'étaispasprêtàrecevoirtoutcequetuavaisàmedonner.Ilavaitvingt-huitansquandilss'étaientmariésmaisiln'avaitjamaisrenoncéàsachèreindépendance.Uneindépendancecherpayée,pensa-t-ilsoudain.—Tutesentirasmieuxquandjeneseraipluslà,reprit-il.—Jemesentiraiseule...Iln'yapasdebonnerupture,Brad,ceseradifficilepournoustous.(Elle leconsidéraàtraverslesténèbres.)EtAllie? Queferons-nousavecAllie?—Nous n'y pouvons rien. Te savoir assise dans cette pièce sinistre des heuresdurantmebriselecœur.—Etsielleneseréveillaitplusjamais?chuchota-t-elle.— Je ne cesse d'y penser. L'idée qu'elle ne serait plus lamêmeme terrifie : seréveiller pour ressembler à ce garçon... comment s'appelle-t-il déjà... Bjorn...quelle horreur! Je t'en supplie, Page.Si elle reste indéfinimentdans le coma, nerestepasassiseainsipendantdesannées.Çatedétruirait.Troissemainess'étaientécouléesdepuisl'accident.D'aprèslesmédecins,elleavaitencoretoutesleschancesd'émergerdesatorpeur.— Ne laisse pas cette tragédie te pourrir la vie. Tu mérites bien davantage...beaucoupplusquejen'aiputedonner.Pageneréponditrien,s'efforçantdenepasimaginersondésarroilorsqu'ill'auraitquittée. Elle leva les yeux vers les étoiles... Quelle erreur avait-elle commise etquand ? se demanda-t-elle en frissonnant. Qu'est-ce qui avait désintégré en uneminuteuneuniondeseizelonguesannées?Etcommentlemalheurs'était-ilabattusureux...etsurAllie?

13Lelendemainvinttropvite.Accaparéeparlespréparatifsdupetitdéjeunerdanslacuisine,Pageattenditensuiteleleverdeseshôtesd'unpiedferme.Tandisqu'elleleur servait thé, lait écrémé et céréales, elle leur annonça tranquillement leurdépart. Une semaine était plus que suffisante, déclara-t-elle sans la moindreallusionàl'esclandredelaveille;parailleurs,leurvisitetombaitonnepeutplusmal. En conséquence, prolonger ce séjour s'avérait superflu. Quelque chosed'étrangementdistantetfermedansletondesavoixcoupacourtauxéventuellesremarques. Comme par hasard, David souhaitait ardemment le retour d'Alexis,répliqua Maribelle. Et quant à elle — suis-je sotte, mon Dieu —, elle avaitcomplètementoubliéquedespeintresvenaientrefairesonappartement.Lesdeuxvisiteusesinventèrentmilleexcusesdestinéesàsauverlafacesousl'œilimpassible de leur hôtesse. Pour la première fois de sa vie, la nécessité de leschasser de son espace vital avait triomphé de ses anciennes hésitations. Afind'atteindresonbut,elleavaitpris lesdevants.Augrandétonnementdesamère,Pageleuravaitréservédeuxplacesenpremièreclassedanslevoldeseizeheuresetavaitpoussélezèlejusqu'àlouerunelimousineavecchauffeur,quilesconduiraitàl'aéroportdeSanFrancisco.Lavoitureseraitdevantlaporteàquatorzeheures,cequileurlaissaitlargementletempsdeflânerdanslesboutiquesdel'aérogareetmême,siellesledésiraient,derendreunedernièrevisiteàAllison.—Hélas,ilmefautdesheurespourbouclermesbagages.EtAlexiscommenceàsouffrird'unedesesfameusesmigraines,expliquaMmeAddison.NaturellementsitutiensàcequenousdisionsaurevoiràAllison,nousprendronslevoldedemain.« Pas tant que je suis vivante », songea Page. Le grand nettoyage qu'elle avaitentreprislaveilleausoirallaittoutemporter.Brad,puissamèreetsasœur.—Allisonnevousenvoudrapas,répondit-elled'untonbadin.Sanssaisirlamoquerie,MaribelleetAlexislaprièrentdetransmettresansfauteàlajeunefilleleursaffectueusessalutations.Lorsque,enfin,ellesfurenthorsdelamaison,Page,animéed'uneénergienouvelle,changea les draps, avant de passer l'aspirateur dans toutes les pièces,méticuleusement,commepoureffacerlestracesdeleurpassage.Les adieux s'étaient signalés par une remarquable absence d'émotion. Sa mèreavaitmisl'éléganttailleurqu'elles'étaitacheté,Alexiss'étaitcoifféed'unchapeauneuf. Elles avaient soufflé des baisers en l'air, sans effleurer les joues de Page,aprèsquoielless'étaientengouffréesà l'intérieurde larutilante limousinegaréedevantleperron.UnsoulagementintensesubmergeaPage.Enfinseule,elleentrepritdenettoyerdefond en comble la chambre d'Allison où Alexis avait oublié une impressionnantequantitédelaxatifs...Décidément,sasœuravaitbattulesrecordsdelanévrose,cedontleurmèresefichaitéperdument.Alexiss'acharnaitàdisparaître,commepourestomper les images insoutenables de son enfance. A sa manière, puérile et

pathétique,elles'efforçaitderedevenirunepetitefille, lapetitefillequ'elleavaitétéavantd'êtrevioléeparleurpère.Aseizeheures,PagerécupéraAndy.Ellenes'étaitpassentieaussibiendepuisdessemaines.Lepetitgarçon luidemandades'arrêterchezun fleuristeoù il voulutprendre un bouquet de roses pour Allie. Elle lui suggéra de les offrir à Chloé,puisque le règlementde l'hôpital interdisait les fleursau servicede réanimation.Andyacquiesça,puisgrimpaàsoncôté,toutexcitéparlaperspectivederevoirsasœur. Sur le chemin, il ne cessa de parler d'elle et Page lui rappela, avec unmaximumdediplomatie,qu'Allieétaitplongéedansuncomaprofond.—Jesais,jesais,répondit-il.C'estcommesielledormait.—Non,trésor,cen'estpaslamêmechose.Ellealatêtebandée,sesbrasetsesjambessonttoutmaigres,etellerespiregrâceàuntuyauplantédanssagorge,quilarelieàunemachine...Tulatrouveraschangée.Tupeuxluiparlermaiselleneterépondrapas.—Oui,jesais.Elledort...Toutelajournée,àl'école,iln'avaitcesséd'ysonger.Ilavaithâted'yêtreetsautadevoituredèsquePagesegara.En traversant lehall, elle sentit samenotte seglisserdanssamain.IlsavaientchoisiunravissantbouquetderosesblanchespourChloéetAndyavaitprisungardéniaqu'ildestinaitàsasœur.—Elleval'adorer,déclara-t-il,toutfier.En dépit de ses avertissements, Page vit la surprise se peindre sur la frimoussed'Andylorsque,enfin,ilsetintaupieddulitoùgisaitsasœuraînée.Elleessayadelavoir,elleaussi,aveclesyeuxd'unenfantdeseptans.Commeparunfaitexprès,la malade aujourd'hui arborait un teint de cendre. Les aides-soignantes avaienttroqué son pansement contre un bandage plus important, d'une blancheurimmaculée. On pouvait facilement remarquer l'absence de cheveux et, pour uneraisoninconnue,lesmoniteursluiparurentplusnombreuxqued'habitude.Sousleregardattentifdesamère, lepetitgarçonavaitmarquéunepause infime,aprèsquoi il s'avança d'un pas égal vers la forme immobile et déposa le gardénia surl'oreiller.—Salut,Allie,murmura-t-ilenluitouchantlamain.Net'enfaispas,jesaisquetudors,m'manmel'adit.Ilsepenchaetposaleslèvressurlajouelivide.Alasenteurchimiqueambiantesesubstituaitleparfumenivrantdugardénia.—PapaestàNewYorkaujourd'hui,reprit-il.M'manaditquejepourrairevenirtevoirsouvent.Jesuisdésolédenepasêtrevenuplustôt.Pasunmusclenetressaillitsurlevisagefigé,aucunbruitnevintromprelesilence,endehorsduchuintementcontinudesmachines,etPagesemitàpleurersansbruit,tandisquelesinfirmièreshochaientlatête.—Jet'aime,Allie...lamaisonsanstoi,c'estpasmarrant.Ilauraitvoululuiapprendrequeleursparentsn'arrêtaientpasdesebagarrermaispréféraménagerlasusceptibilitédesamère.—J'aiunnouvelami.Bjorn.LefrèredeChloé.Ungarçondedix-huitansmaisquifaitplusjeune,tuleconnais,non?Ilseretournaverssamère,parutsurprisdelavoirenpleurs.

—Qu'est-cequinevapas,m'man?—Rien.Toutvabien,monchéri.Elleétaitsi fièrede lui !Aprésent,elleneregrettaitpasde l'avoiremmené ici.Même si Allie les quittait, il lui aurait au moins dit au revoir. Il n'aurait pasl'impressionqu'elles'étaitvolatiliséedanslesairs,aumilieudelanuit.La voix claire et enfantine poursuivit son babillage que rythmait le staccatoincessantdesmoniteurs.Auboutd'unmoment,ilsedéclaraprêtàallervoirChloé.Alors,ilregardasasœurunlongmomentetsepenchapourl'embrasser.—Abientôt,d'accord?Tâchedeteréveillervite,Al,tunousmanquesbeaucoup,tusais...N'oubliepasquejet'aime.Sur cesmots, il prit lamain de samère et sortit des soins intensifs en portantl'éclatantbouquetde rosesneigeuses. Il fallutunebonneminuteàPagepour secomposeruneexpressiondecirconstance.—Tuesunbravepetitgars, tu le savais ?dit-elleenembrassantAndy, lecœurgonflédefierté.—Tucroisqu'ellem'aentendu,m'man?—J'ensuissûre,champion.—Jel'espèreaussi,dit-iltristement.Iln'avaitpaseupeur,n'avaitpaspleuré.Ils'étaitcomportéavecunedignitéquel'onn'auraitpasattendued'unenfantdesonâge.IlsentrèrentdanslachambredeChloéoù,avecunsérieuxd'adulte,Andyoffritsonbouquet.Bjornétait là, etpeuaprès, lesdeuxgarçons sepoursuivaient en riantdanslescouloirs.—Bon!ditTrygveensouriant.Nousferionsmieuxdenousenaller,avantquelesinfirmièresnenousjettentdehors...Comments'estpasséevotrevisiteàAllie?— Il a montré beaucoup de courage, répondit Page, encore sous le coup del'émotion.Ilaétéabsolumentparfait.Etilalaisséungardéniasurl'oreillerdesasœur.—Jen'enattendaispasmoinsdelui.Ilal'airmoinsangoisséaujourd'hui.—Etmoiaussi.J'aieuunelonguediscussionavecBradautermedelaquellenoussommes tombés d'accord sur un point essentiel. II déménagera bientôt. Reste àannoncerlanouvelleàAndy.—Cequineserapasfacile,dit-ilaveccompréhensionenluiprenantlamain.Maischaquechoseensontemps.Cesoir, j'invitenoscow-boysàlapizzeria...Amoinsquevousnesoyezobligéedefairelacuisineàvotremèreetvotresœur.—Oh,non!Ellesnesontpluslà.Jelesairenvoyéeschezellesparlevoldeseizeheures,ditPage,avecunsourireravi.— Tante Alexis est bizarre, intervint Andy, qui n'avait pas perdu unmot de leuraparté.Ellepassesesjournéesauxtoilettes.Encomparaisondelaprécédente,lasoiréesedéroulaagréablement,presquedansl'allégresse. Bjorn et Andy dévorèrent une énorme pizza en se racontant deshistoires tandis que Page et Trygve savouraient ces quelques heures de détenteavec un plaisir évident. La jeune femme énuméra ses projets : reprendre lapeinture,sefairerémunérerpoursesfresques.Plustard,lorsqu'Allieiraitmieux,ellecomptaitlouerunatelier.

— Voilà une grande idée ! l'encouragea chaleureusement Trygve. Vous avez untalentfouetvousn'aurezaucunmalàvousconstitueruneclientèle.Vosfresquessontsensationnelles.Elle aussi était sensationnelle, pensa-t-il, effaré par l'attirance qu'il éprouvait.Hélas,l'heuredesequitteravaitsonné.IldevaitramenerBjornàlamaison.Chloérentrerait dans une semaine ou deux, ce qui occasionnerait un travailsupplémentaire.Mais il avait l'intention de s'organiser demanière à réserver àPageunepartiedesontemps. Ildétestait l'idéede la laissercontinuerseulesesvisites à l'hôpital. Par ailleurs, il tenait à s'occuper le plus possible d'Andy. LedépartdeBradnemanqueraitpasd'écorcherlasensibilitéàfleurdepeaudupetitgarçon. Il savait par expérience dans quel vide se retrouverait Page, quand sonmariseraitparti...«Pourvuqu'iln'arriverienàAllison»,pria-t-ilsilencieusement.Carl'ombredelamortplanaittoujourssurlajeunefilleendormie...

14BradrevintdeNewYorklemercredi,maisPagenelevitpas,carilnerentrapasdelanuit.Lelendemain,ilrenditunebrèvevisiteàAllisonàl'heuredudéjeuner—elle le sut par les infirmières — et, là aussi, elle le manqua. Le même soir, enregagnant la villa avec Andy, qu'elle avait confié à Jane l'après-midi, elle trouvaBradentraindefairesesbagages.Laportedeleurchambreétaitfermée,maisilsavaientaperçusavoituredanslegarageetaussitôt,Andys'étaitruéàl'intérieurdelamaisonencriant:«Papa!papa!»Lepetitgarçonpoussalebattantclos,révélantunspectaclequilelaissasansvoix.Ilyavaitdeuxgrossesmallesparterre,unevalisesurlelit.LesvêtementsdeBrad,sortis de la penderie, gisaient pêle-mêle un peu partout. En les voyant, Pageéprouvaundouloureuxpincementaucœur.Lepetitgarçonpromenalesyeuxalentour,notantledésordre.—Papa, qu'est-ce que tu fais ? s'enquit-il d'une voix larmoyante... Tu repars envoyage?L'incompréhensionselisaitsursestraitstiraillésparl'angoisseetPageeutpitiédelui. Brad se retourna et leurs regards se croisèrent. Tous deux savaient que cen'était pas la façon idéale de mettre leur fils au courant de leur séparation.Malheureusement,ilsn'avaientpasd'autrealternative.— En quelque sorte, champion, dit Brad sur un ton qui se voulait léger, ens'asseyantsurlelitetenattirantlegarçonnetprèsdelui.Jedéménage.— Et moi ? demanda Andy, interdit. Personne ne lui avait dit qu'ils allaientdéménager.—Toituresterasiciavecmaman...Il faillit ajouter « et Allie » mais se reprit à temps. Qui pouvait dire si Allieretourneraitunjouràlamaison?—Nous...vousallezdivorcer?Des larmes brûlantes aveuglèrent Andy, tandis que son père le serrait dans sesbras.—Nousn'ensavonsrienencore.Simplement,jepensequ'ilvautmieuxquenousnevivionsplussouslemêmetoit.Nousavonseuuntasdedisputes,tamamanetmoicesdernierstemps.—Pourquoipars-tu,p'pa?Parcequej'aidisparucettenuit-là?—Non.J'ysongedepuisunbonmoment.Lasituations'estsérieusementdétérioréedernièrement,commetuaspuleremarquer.Leschosesnevontpastoujoursselonnossouhaits.—C'estàcausedel'accident?Andy avait désespérément besoin d'une raison. Mais peut-être n'y en avait-ilaucune.—Jen'ensaisrien.Parfois,onestobligédeprendrecegenrededécision.Celane

veutpasdirequejenet'aimepas.Jet'aimetrèsfort,monange,etmamanaussi.Nousseronstoujourslàpourtoi.Tuviendrasmevoirquandtuenaurasenvie.Adossée à la porte, dans une attitude figée, Page sentit une boule se former aucreuxde sonestomac.Soudain,elle réalisait lescomplicationsàvenir.Droitsdevisite,paperasses,avocats.Lalourdemachineriedel'administrationsemettraitenmarche,broyantdéfinitivement lesvestigesde leurancienamour...Et lepartagedesaffaires!sedit-elle,paniquée,ladivisionendeuxpartségalesdetoutcequ'ilsavaient accumulé en seize ans : linge demaison, argenterie, serviettes de bain,mobilier,leurscadeauxdemariage...Unevieentièreréduiteànéant.—Oùvas-tuhabiter,p'pa?Tuasunemaison?—J'ailouéunappartement.Jetelaisseraiunnumérodetéléphoneoùtupourrasmejoindre.Et,biensûr,ilyamalignedirecteaubureau.Andyfonditenlarmesdanslesbrasdesonpère.—Jeneveuxpasquetut'enailles!s'écria-t-ilmisérablement,etPagedutfaireuneffortpourrefoulersespropreslarmes.—J'auraisbienvoulurester,fiston.Malheureusement,cen'estpaspossible.—Pourquoi?Ilnepouvaitpascomprendre...PasplusquePage,d'ailleurs.Commentenétaient-ilsarrivéslà?Commentavaient-ilspuêtreaussistupides?—C'estdifficileàdire.Souvent,leschosesnouséchappent.—Ettunepeuxpaslesrattraper?C'étaitunesuggestionraisonnablequifitécloreunsouriretristesurleslèvresdeBrad.—J'auraisbienvoulu,murmura-t-il.Envérité,ilavaithâted'enfinir.Maintenantquesadécisionétaitprise,plusriennepouvaitlefairechangerd'avis,pasmêmesonimmenseaffectionpourAndy.Ilavaitenvie de vivre sa vie, dans son propre appartement. Et il voulait Stéphanie.Lorsqu'illuiavaitannoncéqu'ilquittaitlamaisondeRosselleavaitsautédejoie.Elleauraitaiméqu'ilsviventensembletoutdesuite,maisil luiavaitdemandédepatienterunmoisoudeux.Les larmes de son fils ternissaient la joie de ce nouveau départ. Ses ancienneshésitationsrefirentsurfaceuninstant.Or,ilsavaitquerestervoudraitdirereculerpourmieuxsauter.Non,ilsesentaitprêtàs'enaller,malgrésatristessededevoirquitterAndy.—Net'envapas,p'pa,suppliacelui-ci.—Voyons,monchéri,nepleurepas.Jenet'abandonnepas.Nousnousreverronsautantquecelateferaplaisir.—QuevadireAlliequandellereviendra?Lepetitgarçons'accrochaitàdeschimères,sesparentslesavaient.—Ehbien,nousluiexpliquerons.Etellecomprendra,j'ensuissûr.Désespéré,Andys'élançaalorsverssamère,quilesoulevadanssesbras.C'étaitladernièrenuitqu'ilspassaientensemble.Lesheuress'égrenèrentdanslafièvredespréparatifs.Brad termina sesbagages, tria sespapiers.Le lendemainmatin,ilsavaienttouslestroisl'impressiond'êtreendeuil.Page prépara un petit déjeuner composé de crêpes et de saucisses auxquels

personnesnetoucha.Leprogrammed'Andycomportaitunmatchdebase-balldansl'après-midi. Son bras cassé l'empêchait de jouer et il imploraBrad, une fois deplus, de rester. En vain, car à la fin de la matinée, ce dernier déclara qu'il serendaitenville.Stéphaniel'attendait.— Quand est-ce que je vais te revoir, p'pa? cria Andy, au comble de l'angoisse,tandisqueBradentassaitsesbagagesdanslecoffredesavoiture.—Samediprochain,jetelepromets.Ecoute,onfaitcommesijepartaisenvoyage,d'accord?Tupeuxm'appelertouslesjoursaubureau.Des sanglots étouffèrent le petit garçon. Lesmots, les promesses formaient desnotionstropvaguespourlui.Ilsemitàpleurersansretenuedanslesbrasdesamère,tandisquelavoituredémarrait,puisdévalaitlapenteendirectiondelarue.Pageserraitsonfilssursoncœur,enlarmeselleaussi.Hormisl'accidentd'Allie,c'était lepire jourde savie.Toutescesespérances, toutescesannées, touscesvisagesheureuxavaientdisparuàjamais,commehappésparuntourbillonnoir.Ilsrestèrentlongtempsdanslejardin,àcontemplerlesgrillesouvertessurlaruevide.Leslarmesd'Andysemblaientintarissables.Enfin,ilsregagnèrentlamaison,s'assirenttouslesdeuxsurlecanapé,aveclasensationquequelqu'unétaitmort.Ilsavaientperdudeuxêtreschers...Versmidi,MmeAddisonappeladeNewYork:voixclaire,souriante.Elleremerciasafillecadettedesonhospitalité.—Alexisgardeunsouvenirenchantédenotreséjour.NousavonseugrandplaisiràvoirAllison.Jesuissûrequ'ellevabeaucoupmieuxdepuis...—Jeterappelle,coupaPagesèchement.Elleraccrochavite,avantderetournerauprèsd'Andy.Allongésursonlit,ilarrosaitson oreiller de larmes. La gorge de Page se noua. Pourtant, en son âme etconscience,ellesesentaitbeaucoupmieuxdepuisqueBradn'étaitpluslà.C'étaitmoinspéniblequeconstaterquotidiennementl'ampleurdeleuréchec.—Jesaiscombientuesmalheureux,monchéri.Maisilfaudrat'armerdecourage.Andyroulasurledos.Sesyeuxbrillantsdelarmessefixèrentsursamère.—Tuvoulaisqu'ils'enaille,n'est-cepas?Aquilafaute?Andycherchaitfrénétiquementuneréponse.—Non,montrésor,jenevoulaispas.Onn'obtientpastoujourscequ'onveut.Lavieestainsifaite.D'uncommunaccord,tonpèreetmoiavonsdécidédemettrefinànosdisputes.—Pourquoi?Pourquoivousvousdisputiez?—Jenesaispas.Nousn'arrivionsplusànousentendre.Comment expliquer à un enfant de sept ans ce qu'elle-même ne parvenait pasencoreàcomprendre?UncoupdefildeTrygveégayaleurmorneaprès-midi.MisaucourantdesderniersévénementsparPage,illesinvitaàdégusterundesesfameuxragoûtsnorvégiens.Audébut,Andysemontraréticent.Ilnevoulaitvoirpersonne,pasmêmeBjorn.Ilfinitparcéder,montaenvoitureàcontrecœur,entrimballantavecluisonoursenpeluchepréféré.—Bjornenaunaussi,dit-ilàPage.Ill'appelleCharlie.Bjorn trouva mauvaise mine à son ami, sitôt qu'il l'aperçut. Les deux garçonss'assirentdanslejardinetAndyracontaàsoncopainsesmalheurs.

—Commenta-t-ilréagi?s'inquiétaTrygve.— Il est complètement retourné, naturellement. Ça a été pire que tout ce quej'avaisimaginé.Affreux!—Jenelesaisquetropbien.(Iln'avaitpasoubliélejouroùDanaétaitpartie.Toutlemondeavaitpleurépendantdesheures,ycomprislui.)Vousavezl'airlessivée.—Quineleseraitpas,essaya-t-elledeplaisanter.CommentseporteChloé?—Ellenetientplusenplace.Elledoitrevenirlasemaineprochaine,dèsquenousauronsinstallélesrampesd'accès...ElledormiradanslachambredeNickquisetrouveaurez-de-chaussée.Ilavaitde lachance,neputs'empêcherdepenserPage.Aprèsquatresemaines,Allie était toujours dans le coma. Le peu d'espoir qui restait ne durerait paslongtemps.Ledînerfutsucculent,commed'habitude.Atable,Trygveévoqualebarbecuequ'ilorganiseraitpourlacélébrationduMémorialDaypuisilfitlireàPagesondernierarticle.Ilfaisaitpartied'unesériedechroniquessurlaviepolitiqueaméricaine,quiseraitpubliéesdansleNewYorkTimes.Lasentanttendue,ilnefitaucuneallusionàBrad...C'estellequienparla,aprèslerepas,alorsqu'ilss'étaientinstalléssurlaterrasseenvahieparunenuéedemoustiques.—J'ignoraisquej'auraiseuautantdepeineenlevoyantpartir,avoua-t-elle.—Lecontraireauraitétésurprenant.Vousavezvécuseizeansaveclui.Ilm'afalludesmois pourme remettre demondivorce... Le tempsguérit, dit-on, toutes lesblessures.—J'ail'impressiond'êtreanesthésiée.Commesimavien'avaitplusdesens.—Au contraire, elle en a un nouveaumaintenant. Que se passe-t-il avec Allie ?Qu'enpenseleDrHammerman?—Seschancesdesurvien'ontpasaugmenté.Maissiellenesortpasducoma,àquoicelaservira-t-il?...Oh,Trygve,jecommenceàmedemandersielleouvriraunjourlesyeux.Il lui prit gentiment la main, et pendant un long moment, ils contemplèrent lefirmamentparseméd'étoiles.—Gardezespoir,murmura-t-ilfinalement.J'aiapprisunfaitplutôtintéressantcettesemaine.Jenevousenaipasparlé,sachantcombienvousétiezoccupée.—Dequois'agit-il?—OnauraitvuLauraHutchinsonenétatd'ébriétéàuneréception...Enfin,lemotébriétéestundouxeuphémisme.Elleétaitivremorte!Ilparaîtquelessbiresdesonmari l'ontdiscrètementemmenée, aprèsquoi onaétouffé l'affaire.Etrange,vousnetrouvezpas?Sil'undenouss'enivrait,onlelaisseraitcuvertranquillementson alcool. A mon avis, Mme Hutchinson est une véritable alcoolique. D'où lesprécautions dont elle est entourée... Je n'ai pas cessé de me demander si ellen'étaitpasivrecettenuit-là.Sinon,pourquois'enserait-ellevouluepourlamortdujeuneChapman ?Elle a fait une énormedonation au nomdePhillip au lycée deRedwood.J'enaiconcluqu'ellesesentaitcoupable.—Lesentimentdeculpabilitén'estpasunepreuvedesaresponsabilité...Ellem'a

écritunegentillelettredanslaquelleelleexprimesesregretspourAllie,réponditPage,sansuneombredesuspiciondanslavoix.—Ellem'aégalementenvoyéuncourrierauqueljen'aipasrépondu.Quevoulez-vousquejeluidise:«Chèremadame,vousavezfaillituermafille,quifinirapeut-êtresesjoursdansunfauteuilroulant,mais,tantpis,onpassel'éponge»?Ilavaitparlésurletondelacolère,aprèsquoiilregardaPaged'unairsongeur.— J'ai eu une idée qui vous paraîtra sûrement insensée, reprit-il. Parmi mesrelations,ilyaunreporterquidirigeunerubriquedechiensécrasés...Legenrefeuilleàscandale.Ilpourraits'avérerunemined'orderenseignements.—Quecherchez-vousaujuste?demanda-t-elle,sanscachersacuriosité.—Oh,sansdouteuneaiguilledansunebottedefoin.Jusqu'àprésent,toutcequiaunrapportavecl'accidentbaignedansleflouleplustotal.Disonsquejecherchequelquechosedeplusconcret...Parexemple,siLauraHutchinsonavéritablementunproblèmeavecl'alcool.Nousavonsledroitdelesavoir.— Alors, qu'attendez-vous pour faire appel à votre détective? Les Chapmanrecherchentcegenred'information.LesparentsdePhillipvenaientdentamerdespoursuitesjudiciairescontrelesdeuxjournauxlocaux.—Nousformonsunjolitandemdefomentateursdetroubles,sourit-il.—Peut-êtrequ'ellelemérite,finalement,conclutPagedansunmurmure.

15Lesdeuxsemainesquisuivirentpassèrentàunevitesseincroyable.LespremiersjoursaprèsledépartdeBradfurentpénibles.Andypleuratouteslesnuits,etPagedutallerlechercherdeuxfoisàl'écoleavantlafindescours.Unsoir,elleeutpeurqu'il refasse une fuguemais elle le découvrit dans le jardin, Lizzie à ses pieds,soliloquanttristementàl'intentiondesonoursenpeluchequinelequittaitplus.FidèleàsaparoleBradvintlechercherlesamedisuivant,maislorsqu'illeramena,Andylui fitunescène.Ilsavaientpourtantpasséunaprès-mididerêveàMarineWorld .Andys'accrochaitàsonpèrecommeunnoyé, l'implorantderester,maisBraddéclara«qu'ilavaitàfaire».Il l'auraitbienemmenéchezlui,mais ilétaittrop tôt pour lui présenter Stéphanie. Celle-ci avait pratiquement investi sonappartement, et Andy ne manquerait pas de l'associer au déchirement de laséparation.Ladeuxièmesemainefutricheenémotions:AndyrenditànouveauvisiteàAllie,ilsdînèrentdeuxfoisaveclesThorensen,ilrevitBradlesamedi,etlelendemainChloéquittal'hôpital,sixsemainesaprèsl'accidentquiavaitfailliluicoûterlavie.TrygvelaconduisitàlamaisonqueBjornavaitdécoréedepanneauxmulticoloresdebienvenueetdebouquetsdefleursdujardin.Laveille, ilavaitmisaufourunénormegâteauauchocolatetavaitconcocté,pourledéjeuner,unassortimentdessandwichespréférésdesenfants.Revenuducollègepourunlongweek-end,Nicks'étaitjointaucomitéd'accueil.A peine avait-il installé Chloé sur le vaste canapé du salon, que les visiteursaffluèrent.JamieApplegate,PageetAndy.Chloéavaitlasensationderevenird'unautremonde.N'étaitlesourdélancementquilatenaillait,malgrélesanalgésiquesdont elle avait délibérémentdiminué lesdoses, et son incapacité àmarcher, elleaurait cru rêver. Sitôt qu'il l'aperçut, les jambes recouvertes d'une courtepointeparme—uncadeaudePage—Jamiesentitleslarmesluipiquerlesyeux.Letempsn'avait guère atténué son complexe de culpabilité : sonmeilleur ami étaitmort,Allisonétaitgrièvementblessée,Chloéparalysée,alorsquelui,àcausedequitoutétaitarrivé,enétaitsortiindemne.—Commec'estbizarre,chuchotaChloé, lesyeuxembués.Noussommeslà,sansAllieetsansPhillip.Ilsavaientmillefoisévoquél'accident,lorsdesvisitesdeJamieàl'hôpital.GrâceauxparolesencourageantesdeChloé, ilétaitparvenuàsurmonterplusoumoinssonécrasantsentimentdefaute.Illuiavaitavouéqu'ilsuivaitunepsychothérapieetellel'avaitencouragéàpoursuivrecettedémarche.—Qu'allons-nousfaireaujourd'hui?demanda-t-il.Durantcessixsemaines,ilss'étaientliésd'uneprofondeamitié.Aprésent,ilsavaittoutd'elle:lamusiquequ'elleaimait,sesacteursetactricesfavoris,lesnomsdeses amis, les gens qu'elle détestait, la maison de ses rêves, lorsqu'elle seraitgrande,lenombred'enfantsqu'ellesouhaitait,l'universitéoùellecomptaitfaireses

études...Ilssedisaienttout,duplusfutileauplusimportant.—Sionallaitdanser!letaquina-t-elle.Ellen'avaitpasperdusonsensdel'humour.Jamieluipritlamain.— Nous irons, un jour. Je te le promets. Je louerai une énorme Cadillac avecchauffeuret jeteconduiraiaubaldefind'année,aprèsquoinousfinironslanuitdansundancing.Elleluisourit.Jamiecombinaitlesérieuxautouchant.D'unecertainefaçon,ilavaitprislaplaced'Allie,carChloéleconsidéraitcommesonmeilleurami...plusqu'unsimpleami,bienqu'ilsn'aientjamaisclarifiéleursrapports.Ilssavaientsimplementqu'ilspouvaientcompterl'unsurl'autre.— Qu'est-ce que vous complotez, vous deux? dit Trygve en apparaissant par laportedelacuisine.—Nousparlionsdechosesetd'autres,réponditJamie.LepèredeChloéavaitledondelemettreparfaitementàl'aise.Jamieluisavaitgrédel'avoirlaisséfréquentersafille.Audébut,ilavaitenpeurqueleursrencontresnecessentquandChloéquitteraitl'hôpital,maisTrygvel'avaitlui-mêmeinvitéàlamaison.—Puis-jemerendreutile?demandalegarçon.—Oui, jeunehomme.Gardeunœil vigilant sur cette petite chipie.Elle pourraitavoir l'idéedesauterpardessus lecanapé.Appelle-moisielleaenvied'allerauxtoilettes.EtlorsqueJamiel'appelaprécisémentpourcetteraison,Pagel'aidaàsouleverlajeunefille.LeretourdeChloéàlamaisonmarquaitledébutd'unnouveaudéfi.PagelesignalaàTrygve,tandisqu'ilsbuvaientuncafédanslacuisine.—Jesais,j'yaidéjàpensé.Etjemesuisorganiséenconséquence.L'infirmitédeChloélarendaitentièrementdépendantedesonentourage.L'usagedesesjambesneluiseraitpasrendudesitôt.Larééducationconstituaitunlongcheminseméd'embûches.Sesjournéesn'auraientplusrienàvoiravecl'existencedoréequ'elleavaitconnueauparavant.— J'ai embauchéune infirmièreplusieursheurespar jour, pourpouvoir sortir ettravailler. Bjorn m'est d'un grand secours. Chloé n'a pas encore réalisél'importancedesobstacles,maisj'aitrèsvitecompris.Nousallonsnousdébrouilleretjesuissûrquenousnousensortirons.Pageluiadressaunsourireadmiratif.C'étaitunhommesolidesurquionavaitenviede s'appuyer, elle la première... Elle quitta la résidence des Thorensen en find'après-midi,avecAndy.Ilsavaientlouédescassettesvidéopourpasserunesoiréetranquille. Page lui servit son menu favori. Ils grignotèrent du pop-corn enregardantlatélévisionets'endormirentdanslemêmelit.Lelendemain,c'étaitleMémorialDay.TrygveavaitpréparéunbarbecueetréuniquatreoucinqamisdeChloé,dontJamieApplegateet,biensûr,PageetAndy.—Ilssontcharmants,cesgosses,dit-ilens'asseyantprèsdePage,portantencoresontablier,unverredevinblancàlamain.Ilavaitlestraitstirés.Toutelanuit,ils'étaitoccupédeChloé.— Comme ils sont heureux de la revoir! répondit Page avec un doux sourire,

regrettantqu'Allisonnefûtpasparmieux.EnprésencedelafilledeTrygve,ellenepouvaits'empêcherdepenseràlasienne,etillesavait.—Nousavons touseuunedrôled'expérience,soupira-t-il.Parfois, jemedisqueplusaucundenousneserajamaispareil.(SurtoutAllie,pensa-t-il.)Maisvous,Page?Oùenêtes-vous?Ils s'étaient moins vus pendant les quinze derniers jours et elle lui avaitterriblementmanqué.Fidèleàsapromessedenepaslabousculer,ilsouhaitaitluidonner le tempsdes'adapterà sanouvelle situation.Elle l'avait remarqué,avecreconnaissance,bienqu'illuimanquâtcruellementaussi.—Jevaisbien,répondit-ellesereinement.C'avaitétépirequetoutcequ'elleavaitimaginé.—Vousmemanquez,murmura-t-ilenlafixantavecintensité.—Vousaussi...J'ignoraisqueledépartdeBradlaisseraituntelvide.Lamaisonestsi tristemaintenant.Enmême temps, j'éprouveun réel soulagement...Parfois jem'estimecourageuse.Pourtant,jeressenscommeuneabsencede...(ellecherchalemotjuste)...deprotection.—C'estuneimpressionfausse.Vousaveztoujourstoutprisencharge.Bradn'apasvraimentlesensdesresponsabilités.Ilavaitraison.Pagecommençaitseulementàs'enrendrecompte.Sonmariavaitréduit ses passages à l'hôpital à une ou deux brèves visites par semaine. Dieumerci,ilcontinuaitàvoirAndy.—Jesuisd'accord.Maisc'estquandmêmebizarre,aprèsseizeansdemariage,deseretrouveràlacasedépart,avecquelquesserviettesdebainenmoins,lamoitiédel'argenterieetpasdegrille-pain.—Ehoui!s'exclama-t-ildansunrire.Danaaemportéexactementlamoitiédenosbiens.L'unedesdeuxlampeschinoises,troisdessixchaisesdelasalleàmanger,sansparlerdescouvertsenargent.Résultat,mabatteriedecuisineestdépareilléeetilm'arrivedepesterquand,surlepointdefaireuneomelette,jem'aperçoisquel'ustensiledontj'aibesoinsetrouveenAngleterre.—Jevois...Audébut,Bradadécrétéqu'ilnevoulaitrien.Apparemment,Stéphanieestmoins bien équipée qu'il ne l'avait pensé. Alors, chaque fois qu'il passe à lamaison,ilemportequelquechose.J'aidécouvertqu'ilavaitprisledessous-de-platenargentquemamèrem'avaitoffert.—Lepartagetombebienvitedanslamesquinerie.—Eneffet...gantsdefour...casseroles...pairesdeskis...ondiraitunefoireàlabrocante.Onliquidetout,objetsetsentiments.Ileutunsourire,puisposalaquestionqui,depuisdesjours,luibrûlaitleslèvres.—Queferez-vouscetétéavecAndy?—Cetété...Seigneur,noussommespresqueenjuin...Jenesaispas.JenepeuxpaslaisserAllie.—Siriennechange,pensez-vouspouvoirvousabsenterpendantquelquesjours?Ellerestaunmomentsilencieuse.Siriennechange...Fallait-ils'habituerà l'idéequ'Allieresteraitindéfinimentdanslecoma?—Qu'avez-vousentête?interrogea-t-elle.

—DeuxsemainesauborddulacTahoe.Nousyallonstouslesans.BjornadoreraitavoirAndyaveclui...etj'adoreraisvousavoirprèsdemoi.— Jen'ensais rien...Onverra...Toutdépendrade l'étatd'Allieàcemoment-là.Quandpartirez-vous?—Enaoût.—Dansdeuxmois.Untasdechosespeuventchangerd'icilà.SoitAllisonbougerait,soitelledemeureraitplongéeàjamaisdanssaléthargie.—Pensez-y,dit-ilsanslaquitterdesyeux.—Jevouslepromets.Elle lui sourit. Leursmains s'effleurèrent et tous deux furent traversés par unesortededéchargeélectrique.Leurdésir,intact,nedemandaitqu'àrejaillir,pareilàlalaved'unvolcanassoupi.IlspartirenttardetAndys'assoupitdanslavoiture.Trygvel'appelaaprèsqu'elleeutmissonfilsaulit.Elles'étaitcouchéedanslegrandlitsolitaire.—Tumemanques,chuchota-t-ildans l'écouteurd'unevoixrauque,quiarrachaàPageunsourire.Uneminutesanstoiestunsupplice.A l'évidence, le retour de Chloé à la maison allait perturber leur routine. Ilsn'auraientplus l'occasiondesecroiserà l'hôpital,àmoinsqueTrygves'y rendîtexprès. Et Page avait besoin de temps, afin d'accepter totalement le départ deBrad,leurmariageraté...toutenselanguissantdeTrygve.—Quandnousreverrons-nous?questionna-t-il.J'espèrequenousnepasseronspaslerestantdenosviesdansdessallesd'attente.Tous deux se rappelaient les heures interminables, et les baisers furtifs qu'ilsavaientéchangéslà-bas.—Jel'espèreégalement,murmura-t-elle.— En attendant, que diriez-vous d'un vrai rendez-vous ? Sans enfants, sansinfirmières,rienquevousetmoi,devantundélicieuxrepasquinouschangeradelasempiternellepizzaauxpoivrons?Elleéclatad'unrireamusé.Ilyavaitdessièclesqu'unhommeneluiavaitpasfaitlacour.—Pourquoipas?Vousvoulezdirequejen'auraispasàm'occuperdelacuisine?—Non!rétorqua-t-ilavecemphase.Finilesragoûtsnorvégiens,lessandwichesetautrespaquetsdechips.Onparledechosessérieuses.Demetsraffinéspourpalaisavertis.LeSilverDove,mercrediprochain,vousconvient-il?Il s'agissait d'un établissement feutré et romantique, situé au centre de MarinCountyoùl'onpourraitlescontacterrapidementencasd'urgence.—Celameconvientparfaitement.Pourlapremièrefoisdepuisdessemaines,unflotdebien-êtrelasubmergea.Grâceaux pouvoirs magiques de Trygve, elle se sentait à nouveau jeune et désirable.Malgré sesvieux sweaters, ses jeanspasséset sesespadrilleséculées, lemiroirbleudesesyeuxluirenvoyaitlerefletd'unebeautééclatante.—Jepasseraivousprendremercredisoiràseptheuresetdemie.—Parfait.Elle confierait Andy aux bons soins de Jane ou louerait les services d'une baby-sitter.Unrireinattenduluiéchappa.

—Qu'est-cequivousamusetant?voulutsavoirTrygveàl'autreboutdelaligne.—Ceseramonpremierrendez-vousdepuisdix-septans...J'aicomplètementoubliécommentunefemmeestcenséesecomporterdanscecas.—Jevousmontrerai,n'ayezcrainte.Ils eurent un rire complice, puis bavardèrent encore un long moment, dans lesilence feutré de la nuit. Des sujets désormais familiers les réunissaient : leursenfants, ledernierarticledeTrygve,leprojetdelanouvellefresquedePage.LechaletdesThorensenàTahoe.L'amireporter,queTrygveavaitlancésurlapistedeLauraHutchinson...—Ademain,dit-ilavantderaccrocher,etellesedemandas'ilnes'étaitpastrompédejour.Lelendemain,ilpénétradansleservicedessoinsintensifs,unegerbedecaméliasblancsetunpanierdepique-niqueàlamain.Pageassistaitlekinésithérapeute,quiprocédait à un massage attentif des muscles de la jeune patiente. Les jambesd'Allisonavaientperduleurflexibilité,sespiedspointaientverslehaut,blêmesetrigides.Elleavait lescoudesbloqués, lesbrasraides, lespoingshermétiquementfermés. D'interminables exercices d'assouplissement n'avaient rien donné. Soncorps,commesonesprit,nerépondaitplusauxstimulationsextérieures...L'arrivéeinopinéedeTrygvefitàPagel'effetd'uneboufféed'oxygène.—Venez,sortonsunpeu.Ilfaituntempsmagnifique.Ill'entraînahorsdubâtimentetelleclignadespaupièresdanslavibrantelumièrede juin. Un soleil radieux brillait dans un ciel bleu cobalt. Ils s'assirent sur lapelouse de devant, parmi les étudiants enmédecine et les résidents, comme uncoupled'amoureux.— Le printemps dans toute sa splendeur, déclama Trygve, couché dans l'herbegrasseàsoncôté,alorsqu'ellehumait leparfumsucrédubouquetqu'il luiavaitapporté.Sanss'enapercevoir,elleavaitavancélamainverslevisagedeTrygve.Duboutdesdoigts,elleluifrôlalajoueetillevasurelleunregardaufondduquelbrûlaitunevibrantepassion.Aucunhommenel'avaitdévisagéeainsidepuisdesannées...Nimêmejamais.—Vousêtesbelle!D'unebeauté...quejequalifieraisdeScandinave.Lecomplimentfitvenirunsourirejuvénilesurleslèvrespleinesdelajeunefemme.—Pourtant,jen'airiendeScandinave.Addisonestunnomd'originebritannique.—Peum'importe.Amesyeux,vous incarnezunedéessenordique...Quelsbeauxenfantsnousaurions,ajouta-t-il,l'aircoquin...Vousenvoulezencore?Il avait repris un ton sérieux. Il avait envie de tout connaître d'elle, et passeulementsesangoissespourAllison.Ilvoulaitsondersessouhaitslesplussecrets.—J'auraisvoulud'autresenfants,autrefois. J'ai trente-neufanset...c'estunpeutardpourmettreunbébéaumonde.Par ailleurs, je suis suffisammentpriseparmesdevoirsvis-à-visd'Allisonetd'Andy.—Iln'enserapastoujoursainsi...J'aiquarante-deuxansetjeneressemblepasàunvieillard.Jevoudraisbienfabriquerencoreunoudeuxpetits.Quantàvous,à

votreâge,vouspourriezfacilementenavoiraumoinsunedemi-douzaine.—Quelledrôled'idée!s'esclaffa-t-elle,puisellepenchalatêtesurlecôté,commesi elle réfléchissait à la question. C'est Andy qui serait content. Il m'en parlaitjustementlejouroùAllieaeusonaccident.Etpuistoutachangéalors.Il acquiesça. Six semaines et demie plus tard, elle ne vivait plus avec sonmari,Chloénedeviendraitjamaisunedanseuse,sansparlerdePhillip,tuésurlecoup,oud'Allieclouéeaulit,peut-êtrepourtoujours.—En tout cas, j'aimerais bien avoir d'autres enfants, reprit-elle. Aumoins un...Pour lemoment, Allie a la priorité, etmon travail passe en second. J'ai songé àvotre proposition de fresque pour l'hôpital, j'en ai touché deuxmots à Frances,l'infirmièreenchef,etellem'aditqu'elleenparleraitàladirection.— Je verrais bien une de vos peintures murales chez moi. M'accepteriez-vouscommeclient?Aconditionquevoussoyezrémunérée,celavadesoi.—Avecplaisir.—Parfait.Réuniondetravaildemainsoiraprèsdîner.EmmenezAndyavecvous.— Etes-vous sûr que vous ne vous lasserez pas de moi, si nous nous voyonségalementmercredi?—Jenecroispasquejemelasseraijamaisdevous,PageClarke,mêmesijevousvoyaisnuitetjour.Dureste,jem'appliqueraiàvousleprouver...(Lavoyantrougir,ill'attiraversluietluipritleslèvres.)Jesuisamoureuxdetoi,Page,murmura-t-il.Eperdument,désespérément,follementamoureux.Etjenemelasseraijamaisdetaprésence...jamais,jamais,jamais!Leurslèvress'unirentenunlongbaiserquileslaissasanssouffle.Pagesedégageades bras de Trygve. Ils étaient assis sur le gazon, à s'embrasser comme descollégiens, alors qu'Allison, là-haut... Il fallait qu'elle y retourne. Rien que d'ysonger, un frisson glacé la parcourut. Les exercices, les massages inutiles, lerespirateur, le silence, l'apathie totale d'Allison, la profondeurde son coma, toutrefitsurfaced'unseulcoup.Illuiarrivaitdetempsàautredesefaireviolencepoury retourner,maisellen'avait jamais failli à sondevoir.Les infirmièrespouvaientrégler leursmontresaurythmedesesvisites.Matinetsoir,elleétait là.Parfoiselle revenait dans la nuit et s'asseyait près de lamince forme pâle pendant desheures, en lui caressant la joue sans cesser de lui murmurer des mots doux,inlassablement.—Jevousaccompagne,dit-il.Ilss'étaientrelevés.Trygvelatenaitenlacéeetelleportaitlepanierdepique-niqueetlebouquetdecamélias.Ilsmontèrentauxsoinsintensifs,reposésetpaisibles.—Avez-vousbienmangé? lança l'unedes infirmières, unepetitenouvelle, tandisquePagesedirigeaitverslelitd'Allié.Lesrelentsmédicamenteux,lessons,leslumièresclignotantes,lesbruitsfamiliersl'encerclèrent.—Oui,jevousremercie.EllesouritàTrygvequise tenaitàsoncôté,aupieddu lit.Pageavaitrepris lesexercices d'assouplissement. C'était la mère la plus dévouée qu'il eût jamaisconnue. Infatigable, douce, persévérante, parlantgentiment àAllie, lui racontantmille histoires, tandis qu'elle essayait de fléchir ses membres rigides ou de lui

desserrerlespoings.Elleétaitentraindeluinarrerleurpique-niquesurl'herbe,quand, soudain, l'impossible se produisit. Allison émit un petit gémissement, puistournalentementlatêteverssamère.Pagesetut,lesyeuxécarquillés...L'instantsuivant, Allie s'était immobilisée, au milieu du perpétuel ronronnement desmoniteurs.PagesetournaversTrygve,stupéfaite.—Elleabougé!Oh,monDieu,Trygve,elleabougé!Deuxinfirmièress'approchèrentetPagerecommença:—Elleatournélatêteversmoi!Deslarmesjaillirentdesesyeux.SousleregardhumidedeTrygve,ellesepenchapourcouvrirlapetitefigureblafardedebaisers.—Tuasbougé,machérie. Je t'aivue.Et je t'aientendue.Oh,monbébé, je t'aientendue.L'unedesinfirmièresappelaleDrHammermanàl'interphone.Ilapparutdanslaminute qui suivit. Page lui décrivit l'incident et Trygve confirma ses propos. Lemédecinétudialetracéencéphalographiquedelapatientesurl'undesmoniteurs.Lesondescérébralesavaientenregistrélesonetlemouvement.—Voilàquiestdifficileàinterpréter,marmonna-t-il,circonspect.Çapourraitêtrebonsignemaisrienn'estcertain.Onestendroitdeconclurequ'elleestplusprèsdelaconscience.Toutefois,madameClarke,ungesteouunsoupirnesignifiepasautomatiquement que son cerveau fonctionne de nouveaunormalement.Ne vousdécouragezpas...c'estpeut-êtreundébut.Enfin, je l'espère,ajouta-t-il,prudent,maisriennepouvaitentamerlajoiedePage.Allie ne bougea plus de la journée. Et le lendemainmatin, alors que Page étaitassise à sa place habituelle, le même incident eut lieu... Un léger soupir, unmouvementfugacedelatête,puisplusrien.Page s'élança vers la première cabine téléphonique. La secrétaire de Brad luiréponditqueM.ClarkeétaitàSaint-Louis.Ellelepoursuivitjusqu'àsonhôtel,oùelleréussitàl'avoirtarddanslanuit.Ilparutcontent,bienquenettementmoinsenthousiaste qu'elle. A l'instar du Dr Hammerman, il lui rappela qu'il s'agissaitpeut-êtrederéflexespurementmécaniques.— Elle m'entend, Trygve, j'en suis sûre, déclara-t-elle le même soir, d'une voixanimée. (Elle et Andy avaient dîné chez les Thorensen.) C'est comme si on sepenchaitau-dessusd'unpuitsnoir.Pendant longtemps,personnenerépondàvosappels, sauf l'échode votre propre voix.Et tout à coup, on entendquelqu'undutréfonds,etonsedit:«Çayest,ilyaquelqu'un,là-dedans.»Trygveacquiesçaitsansunmot,decraintedeluidonnerdefauxespoirs.Chaquejour,Allieremuaitunpeu.Uninfimemouvementdesdoigtsoudelatête,unbras qui se détend, un minuscule déplacement de la jambe. Mais ses yeuxdemeuraientclos;aucunsignedecompréhensionn'altéraitsestraitsinexpressifs,pasunsonnesortaitdeseslèvresblêmes,endehorsd'unvaguegémissementdetempsàautre.Hammermanrestaitattentifmaissceptique.Et l'espoirgonflait le

cœurdePage.LemercrediTrygvepassalaprendreàl'heureconvenue.ElleavaitconfiéAndyàJaneGilsonchezquielle irait lerécupérersiellenerentraitpas trop tard. Janel'avaitmiseàl'aise:—Pourunefoisquetusors,essaiedet'amuser.Andydormiraitsurunlitdecamp,danslachambredesenfants.Trygve,quantàlui,avaitembauchéunebaby-sitter,quiveilleraitsurChloé.—Vousêtessuperbe!IlavaitdétailléPaged'unœilconnaisseur,arrondissantleslèvresenunsifflementadmiratif.Lajeunefemmeavaitouvert laportedèslepremiercoupdeklaxonetdescendaitmaintenantlavoléedemarches.Elleportaitunerobedesoieneigeusesans bretelles, des perles autour du cou, un léger châle bleu pâle, de la mêmenuancequesesprunelles,sescheveuxflottaientlibrementsursesépaulesetdanssondos.—Waow!s'écria-t-il,alorsqu'ellemontaitenvoitureetqu'ildémarraitendirectiondeCorteMadera.Il avait réservé une table de deux couverts... Un groupe demusiciens jouait delancinantesmélodies des sixties, quelques couples semouvaient sur la piste. Ilsprirent place à l'écart. Il commanda un chablis, puis chacun étudia le menu.Consommé froid pour commencer. Page se laissa ensuite tenter par la sole à laflorentine et Trygve opta pour un magret de canard sur paillasson de pommessautées.Undélicieuxfestindansunendroitaucharmeromantique,pourunesoiréeparfaite.Ill'invitaensuiteàdanseretquandilss'enlacèrentsurlapisteaurythmelangoureuxdublues,ellesentitcontresoncorpsceluideTrygve,étonnammentfortet souple. Il était un cavalier extraordinaire et leurs pas s'accordèrentimmédiatementcommes'ilsavaientl'habitudededanserensemble.Ussortirentde l'établissementàonzeheuresdusoir.Unesorted'ivresses'étaitemparéedePage,quin'étaitpasduequ'auchablis.— Cendrillon quitte le bal, murmura-t-elle. Quand vais-je me transformer ensouillon?—Jamais,matoutebelle.Ils reprirent le chemin du retour. Trygve avait branché la radio et une doucemélodieemplissaitlavoiture.Ill'escortajusqu'àsaporte,sesentantrajeuni.Surleperron,ill'embrassaettousdeuxfurentgagnésparlamêmefièvre.—Voulez-vousentreruneminute?demanda-t-elle,lesoufflecourt.—Vousnem'accordezdoncqu'uneminute?sourit-il.Elle fit glisser sa clé dans la serrure, et ils entrèrent dans le vestibule maisn'allèrentpasplusloin.Ellen'eutmêmepasletempsd'allumerleplafonnier,carill'avait reprise dans ses bras et, de nouveau, leurs bouches se cherchèrentavidementdansl'obscuritéveloutée.—Jet'aime,chuchota-t-ildanslenoir.Jet'aimetant...Il avait attendu deux mois cet instant, dans l'ouragan qui avait dévasté leursfamilles.Enfait,ill'avaitattendudepuispluslongtemps,sedit-il,peut-êtretoutesavie.Un nouveau baiser les réunit, plus ardent que les précédents. Leur désir darda

comme une flamme vive que plus rien ne pourrait éteindre. Sans un mot, ill'entraînaà travers le couloir sombrevers sachambre,où il semità ladévêtir,sansqu'elleesquissâtlemoindregestepourl'arrêter.—Tuessibelle,dit-ilquandlarobeglissaàterre,formantunepetitemareclaireetsoyeusesurletapis.Oh,Page...Illadévoraitdebaisers.Lesdoigtsdelajeunefemmes'attaquèrentauxhabitsdesoncompagnonetpeuaprès,ilssetenaientnus,danslesrayonsobliquesdelalune.Il lasoulevacommeuneplumepour ladéposersur le lit,explorantdeses lèvreschaque parcelle de sa peau douce. Sous l'exquise torture elle s'arc-bouta enexhalant un gémissement de plaisir, avant de le guider en elle. Leurs corps sesoudèrentenuneétreintepassionnée,presquesauvage,troplongtempscontenue.Ensemble ils atteignirent les sommets de l'extase et, soudain, comme dans unéblouissement,chacuncrutexpirerdanslesbrasdel'autre,avecuneviolencequiles laissa sans souffle... Ils restèrent longtemps enlacés dans la position où lavolupté les avait surpris, incapables de parler. Enfin, au bout d'un temps infini,Trygvesehissasuruncoude.SesdoigtsplongèrentdanslescheveuxdePage,seslèvresseposantdoucementsurlessiennes.—Jelesavaisdepuisdeuxmois,murmura-t-ild'unevoixenrouée.Jet'auraisbienramenéechezmoilanuitmêmedel'accident.—Cequetupeuxêtrebête!rit-elle...etcommejet'aime,situsavais.C'étaitlavérité,aussisurprenantequ'ellepûtparaître.Trygveluiavaitprocuréunplaisirfulgurantqu'ellen'avaitencorejamaisconnu,mêmeavecBrad...Aprésent,commeàtraversunvoilequisedéchire,l'évidenceluisautaauxyeux.Ilsétaientfaitsl'unpourl'autre,telsdeuxamantslégendairesquiseseraientenfinretrouvés.Trygvelaserracontreluiavecfougue.—Dis,Boucles-d'or,oùétais-tuilyavingtans?lataquina-t-il.—Entraindefabriquerdesdécorspourdespiècesd'avant-gardeàBroadway.—Jet'auraisadorée,sijet'avaisrencontréeàcemoment-là.—Moiaussi,répondit-elled'unevoixdouce.(Al'époqueelleessayaitdeseguérirdesbrutalitésdesonpère.)Commetoutestétonnant!Nousaurionspucontinueràvivreàquelquespâtésdemaisonsl'undel'autre,sansjamaisnousrencontrer.—Ledestin,machérie.Lafatalitéaudoublevisage:celuiquidétruitetceluiquivouscombledebienfaits.Us bavardèrent longtemps, blottis l'un contre l'autre. A contrecœur, Trygve seredressa.Ledevoir l'appelaità lamaison.Ilétaittroisheuresdumatin, lababy-sitterdevaits'impatienter.Andy,lui,dormaittrèscertainementàpoingsferméssursonpetitlitdecampchezJane.—Bonsang,jedétestel'idéedetelaisserseuletoutelanuit.Quelgâchis!soupira-t-il.Il s'était rassis sur le lit pour l'embrasser. Le désir l'envahit tout entier, et ilsbasculèrententraversdulitdéfait,dansundouxcorpsàcorps,plusvoluptueuxetplusardentencorequelapremièrefois.Ilétaitquatreheuresdumatin,lorsquePage,enpeignoir,leraccompagnajusqu'àlaporte.—A quelle heure comptes-tu emmener Andy à l'école ? demanda-t-il entre deux

baisers.—Ahuitheures.—Aquelleheureseras-tuderetour?—Ahuitheuresetquart.—J'arriveraiàhuitheuresetdemie.—Seigneur!tuneseraispasunpetitpeuobsédé,parhasard?Ilhaussaunsourcil,narquois.—Jenetel'avaispasdit?C'estlaraisonpourlaquelleDanam'aquitté.Lapauvrechérien'avaitpluslaforcedesatisfairemesappétitsféroces.Ilséclatèrentderire.Envérité,Danaetluiavaientfaitchambreàpartpendantlesdeuxdernièresannéesdeleurmariage.Trygveavaitcrusondésirmortàjamais.Etmaintenantqu'ils'étaitranimé,ilcomptaitrattraperletempsperdu.—Quelesttonprogrammepourdemain?questionna-t-il.—L'hôpital,biensûr...—Ehbien, jeviendraiprendre lepetitdéjeuneravectoi,puis jetedéposerai là-bas.Un ultime baiser... Grâce à un effort héroïque, il parvint à s'arracher à elle etregagnasavoiture.Lamainsurlapoignéedelaportière,ilrebroussacheminencourant,quémandantunbaisersupplémentairequi lui futaccordéaussitôt,aprèsquoi ils se mirent à rire comme des collégiens. Enfin, il s'en fut, dans la nuitpâlissante.Fidèleàsaparole,ilréapparutàhuitheuresetdemietapantes,lelendemainmatin.Andy était à l'école et Page faisait tourner unemachine de linge en fredonnant,lorsqueTrygvesonna.Asavue,unsourireilluminalevisagedelajeunefemme.— Bonjour mon amour, déclama-t-il, romantique à souhait, en lui tendant unravissantbouquetd'églantines.Prêtepourlepetitdéjeuner?Evidemment,ilsn'arrivèrentjamaisjusqu'àlacuisine.Enrevanche,ilneleurfallutpasplusd'unesecondepourseretrouveraumilieudesdrapstoutfroissésdulitdePage.—Crois-tuquenousparviendronsà faireautre chose?demanda-t-il plus tard, lacouvantd'unregardattendri.—J'endoute.Jerenonceraiprobablementàlapeinture.—Etmoiàmesécrits.Leurshorairesflexibles,l'absoluelibertédontilsdisposaient,leursoifinextinguibled'amourleurpermettaientdesevoirsouventetd'assouvirlafaimqu'ilsavaientl'undel'autre.—Iln'yapasdegarderied'enfantsàl'écoled'Andy?plaisanta-t-il.Elle lechassadu lit.Onzeheuresapprochaientet lebesoindeserendreauprèsd'Alliesefaisaitimpératif.Depuisquesafilleavaitmanifestéunsoupçonderetouràlavie,siminimefût-il,Pagen'avaitdecessed'êtreprèsd'elle.Trygverestaavecelleàl'hôpitalpendantuneheure.AvantderepartirchezluioùBjornetChloél'attendaient,ilattiraPageàl'écart.—Onsevoitcesoir?s'enquit-ild'untonpleind'espoir.—Impossible.Andyseralà,sourit-elle.—Etdemain?

— Il sortira avec son père comme tous les samedis après-midi, répondit-elle enréprimantunsourireespiègle.—Parfait.Qu'est-cequivousferaitplaisirpourlelunch,chèremadame?Caviar?Champagne?Omelettenorvégienne?Ellesepenchaàsonoreille,demanièrequ'ilsoitleseulàl'entendre.—Jepréfèrevivred'amouretd'eaufraîche.—Excellenteidée.Jem'occupedetout.Piquanteouplate,l'eau?—Tuesfou!s'esclaffa-t-elle.—Oui,detoi!susurra-t-ilenl'embrassant.Lorsque Page se retourna vers la silhouette immobile d'Allison, un sourireinvolontairefleurissaitsurleslèvresdelajeunefille.

16BradprésentaStéphanieàAndy,unsamedidejuin.LarencontreeutlieuauPrego,charmant petit restaurant de Union Street, au cœur de la ville. D'emblée, legarçonnet examina la jeune femme d'un œil soupçonneux, ce qui la mit mal àl'aise... Elle portait un tee-shirt carmin sur un jean blanc qui lui moulait leshanches. C'était indéniablement une jolie fille, avec de longs cheveux bruns etd'immenses yeux de jade, mais sa beauté ne produisit aucun effet sur Andy.Visiblement,nulélandesympathienelepoussaitversellecar,contrairementàseshabitudes,ilnecessadurantlerepasdel'agacerpardesremarquesdéplaisantes,surun tondouxamer, toutens'ingéniantàmettreenévidence les innombrablesqualitésdesamère.Sonpèreluifitdesgrosyeux,par-dessussongâteauaufromage.—Andy,jetepriedeprésenterdesexcusesàStéphanie.—Non,jamais,marmonnalepetitgarçon,lenezdanssaglaceàlafraise.—Tun'espaspoliavecelle.Onneditpasàunedamequ'elleaungrandnez.Brad réprimaun sourire. Stéphanie, vexée, s'étaitmise à bouder dans son coin.Andynel'amusaitpas.Maisqu'attendaitdoncBradpourluiadministrerunebonnefessée?Parcequelepetitimpertinentluiavaitcherchénoise,dèsl'instantoùill'avaitaperçue.Ilavaitosé porter sur elle des jugements franchement désagréables. Et non content del'avoir critiquée sans l'ombre d'un remords, l'affreux gamin ne ratait pas uneoccasion pour chanter les louanges de sa mère comme pour souligner, parcontraste, les défauts réels ou imaginaires de Stéphanie. M'man peignait desfresquesadmirables,étaitbellecommelejouretexcellentecuisinière,alorsque,àsonavis,Stéphanienesavaitpascuireunœufauplat...C'enétait trop!Sans lesavoir,AndyavaitsurtoutdémontréqueStéphanieneconnaissaitrienauxenfantsetqu'elleavaitunsensdel'humourplutôtlimité.—Jeladéteste,marmonna-t-ild'unevoixpresqueinaudible,lesyeuxfixéssursondessert.— En ce cas, rétorqua Stéphanie à la place de Brad, tu peux dire adieu auxdéjeunersavecnous,monpetitvieux.Jenevoispaspourquoinousnousdonnerionslapeinedetesortirtouslessamedis,puisquetunousdétestes!—Biensûrquenoust'emmènerons,intervintBrad,enposantunemainrassurantesurcelledesonfils.Ildevinaitparfaitementl'insécuritéqu'iléprouvait,maistenaitpar-dessustoutàcequ'ils'attacheàStéphanie.Certes,cepremiercontactnes'étaitpasdéroulésousdebonsauspices:StéphanieetAndyétaientàcouteauxtirésetilfallaitcoûtequecoûteleurimposerunetrêve.—Nous nous verrons toujours le samedi, les week-ends, etmême plus souvent,reprit-il, en faisait appel à toute sa diplomatie. Nous sortirons, nous nousamuserons,touslestrois.

— Elle n'est pas marrante, répliqua Andy, s'adressant à son père comme siStéphanien'existaitpas.Pourquoifaut-ilqu'ellevienneavecnous?Stéphanieécumait,maisBradluicoupalaparole.—Parcequ'ellemeplaît.Elleestmonamie. Jesupposequetuaimesbiensortiravectesamis.—Pourquoiest-cequejenepeuxpasveniravecm'man?«Parceque,précisément,çan'amuseraitpersonne»,songeaBrad,maisildit:— Elle refuserait de se joindre à nous. Tu te disais malheureux quand on sebagarrait, n'est-ce pas? Eh bien, avec Stéphanie, je neme dispute jamais.Nousnousamusonscommedesfous.Nouspourrionsalleraucinéma,àlaplageouàunmatchdebase-ball,siseulementtuconsentaisàymettredutien.Leregarddupetitgarçondérivaverslajeunefemme,empreintd'unméprissansnom.—Jepariequ'elleneconnaîtrienaubase-ball.—Encecas,nousluiexpliqueronslesrèglesdujeu,ditBradcalmement.Seul le silence lui répondit. Manifestement, ses deux invités ne s'appréciaientguère,s'ilenjugeaitàleurfaçondesetoiser,telsdeuxboxeursavantdemontersur le ring. Peut-être avait-il eu tort de les forcer à se voir, pensa-t-il, la gorgeserrée. Peut-être était-ce trop tôt. En tout cas, Andy n'aurait pas d'autrealternativeques'habitueràStéphanie.Celle-ciexigeait lemariage,refusant toutautrecompromis.Labagueaudoigtoulafindel'idylle,avait-elledéclarélorsdeleurdernièrediscussionàcesujet.Voilàdixmoisqu'ilsétaientensemble,etelleestimaitavoirétéplusqueconciliante.Aprésent,elleentendaitrécolterlesfruitsde sa patience. Ou Brad l'épousait, ou elle cessait de le voir et semettait à larecherched'unautremari...Ellesavaitqu'elleatteindraitsonbutcar,pourrienaumonde, Brad n'accepterait de la perdre. Stéphanie représentait maintenant saseuleissuecontrelasolitudequil'oppressaitdepuisqu'ilavaitquittéPage,Allisonet Andy. Sauf que son fils ne l'entendait pas de cette oreille. Décidément, la vien'étaitpassimple.—Faitesuneffort,touslesdeux,reprit-ild'untonimplorant.Jevousaimetouslesdeuxetjesouhaitequevoussoyezbonscopains.D'accord?Marchéconclu?—D'accord,grommelaAndy,enlançantunregardvenimeuxàStéphanie.—Tuasintérêtàbientetenir!luilança-t-elle.—Arrêtezdevouschamailler.Enpoussantunsoupir,Bradréglal'addition.Le reste de l'après-midi se déroula dans un silence chargé d'hostilité. Unepromenade sur la plage n'adoucit en rien l'humeur des deux belligérants.Prétextant que le temps s'était rafraîchi, Stéphanie décida de rentrer. Andy nedesserraitpas lesdents.Quandsonpère luiposaitunequestion, il répondaitparmonosyllabes.Iln'adressapasuneseulefoislaparoleàStéphanieetlorsqu'ildutluidireaurevoir,aprèsqu'ilsl'eurentdéposéeenbasdechezelle,ilsecontentademarmonnerunephraseinintelligible.Surlecheminduretour,ilsfirentunebrèvehalteàl'appartementdeBrad.Danslasalledebains,Andyremarquasurlelavaboun verre avec deux brosses à dents et un tube de lait démaquillant, ainsi qu'unpeignoirfuchsiaaccrochéderrièrelaporte,cequiachevadeledéprimer.

—Tu n'as vraiment pas été gentil avec elle, fit remarquer tranquillement Brad,alorsqu'illeramenaitàlamaison.Cen'estpasjuste.Ellecomptebeaucouppourmoietellenedemandequ'àtedorloter.—C'estpasvrai.Ellemedéteste.Jelesais.—Ellene tedétestepas !Simplement, ellen'apas l'habitudede fréquenterdesenfants.Donne-luiunechance.Stéphanieallaitsûrementluifaireunescèneépouvantable.—Allieladétesteraaussi,affirmaAndy.LecœurdeBradseserra.Iln'étaitpassûrqu'Alliefûtcapabled'aimeroudehaïrdenouveauquelqu'un.— Je ne crois pas qu'elle déplaira à Allie, répondit-il, cependant, à seule fin depoursuivrelaconversation.—M'mannonplusnel'aimerapas.Elleesttropmaigre.Etelleestbête.—Elle n'est pas bête, s'emporta Brad. Elle est diplômée de Stanford, elle a untravailintéressantetc'estunefillebrillante.—Jem'enfiche,s'entêtaAndy.Elleestbête,etjeladéteste!Ilétaitinutiled'insisterpourlemoment.Brads'efforçadechangerdesujet.Ilfitchou blanc. Cantonné dans un mutisme glacial, Andy regardait fixement par lafenêtre.Il le déposadevant lesgrillesdu jardin, ébauchantunamical signede lamain àl'adressedePage,qu'ilaperçutdansl'allée.Ilredémarradèsquelepetitgarçoneut mis pied à terre et disparut dans un crissement de pneus. Il avait hâte deretrouverStéphanie,afindelarassurer.Elledevaitêtredanstoussesétats.Andyavaitétéimpoli,biensûr,voiregrossier,maisiln'avaitqueseptans,etStéphanien'avaitriententépours'enrapprocher.Elleétaitpuérile,elleaussi,parmoments.Toutelasoirée,Andyfitmontred'uncalmequinemanquapasdefrapperPage.Enlebordantdanssonlit,elledemanda:—Quelquechosenevapas?C'esttoutjustes'ilavaitditdeuxmotspendantledîner,alorsqued'habitudeilluiracontaitendétailsespromenadesavecsonpère.—Tunetesenspasbien?s'alarma-t-elleenluitouchantlefront,puislecou.Il n'avait pas de fièvre. Seuls ses yeux, où dansait une flamme courroucée,témoignaientquelasortied'aujourd'huines'étaitpaspasséecommed'habitude.—Papaadit,commença-t-il,auborddeslarmes...Non!jenepeuxpasteledire.—Vousvousêtesdisputés?Andy avait-il fait une bêtise qui lui avait valu une réprimande? Le petit garçonsecoua la tête d'un air sombre, puis, ne pouvant plus se contenir, il éclata ensanglots.—Oh,mon chéri,murmura-t-elle, en le serrant dans ses bras, tu sais que papat'adore,quoiqu'ilaitputedire...—Oui,mais...il...il...(Lesmotsfranchirentlaborieusementleslèvrestremblantesd'Andy.)Ilauneamie.Elles'appelleStéphanie.Celaluiavaitéchappé.Ilscrutasamère,craignantdeluiavoirfaitdelapeine,maiselleluisourit.—Jesais.Jesaistout,Andy.

—Tul'asvue?questionna-t-il,sansdissimulersasurprise.—Non,jamais.Ettoi?—Oui. Au déjeuner. Elle est horrible. On dirait un squelette et elle est bête etvilaine.Etellemedéteste.—Jesuissûrequenon.Tul'assimplementintimidée.—Ehbien,moijel'aitoutdesuitedétestée.Etpapaquin'arrêtepasdemerépéterquejedoisl'aimer!SiBradexerçaitsurAndycegenredepression,sansdouteétait-cequ'ilprojetaitd'épouserStéphanie.Page ressentitunpetitpincementaucœur.Chaque jour luiapportaitlapreuvequeBradl'avaitbanniedesavie.— Essaie, dit-elle gentiment. Elle est sûrement mieux que tu ne le penses,puisqu'elleplaîtàpapa.—Non,elleestméchante,décrétaAndyens'essuyantlesyeux.Jenepeuxpaslasentir!...Oh,m'man,tucroisquep'pareviendraunjour?C'étaitdonccela.IlavaitperçuStéphaniecommeunerivaledesamère.—Jenesaispas,répondit-ellehonnêtement.Jenelecroispas.—Maissiilsemarieavecelle,ilnereviendraplus...Jeladéteste!— Voyons, mon chéri. Tu la connais à peine. D'ailleurs papa ne l'a pas encoreépousée.Andyavaitvujuste,pourtant,ellelesavait.—IlsirontenEuropecetété.Cequiveutdirequenousnepartonspasenvacancesavecpapa.EnEurope.Iln'avaitjamaisproposéàPagedevoyageenEurope,bienquesachantpertinemmentqu'elleauraitadorévisiterlaFranceetl'Italie.Elleyétaitalléeunefois avec ses parentsmais elle n'y était plus retournéedepuis sonmariage avecBrad.—Detoutefaçon,nousn'aurionspaslaisséAllie,n'est-cepas?Maintenant,sitonpèresouhaitet'yemmener...—Ilsyvonttoutseuls.Pendantunmois.Pagehochalatête.Bradavaitsapropreviemaintenant;ilsavaientlaleur.EtelleavaitTrygve.—Nenousfaisonspasdesoucipourça,d'accord?Papatienténormémentàtoi,toutcommemoi.Sonamieteparaîtraplusgentille,quandtulaconnaîtrasmieux.Il grommela une phrase indistincte, alors qu'elle l'embrassait. Le lendemain, ils'assitdevant sonpetitdéjeuner l'air sombre.A sesyeux,Stéphaniene signifiaitqu'unechose:sonpèrenereviendraitplusàlamaison.Soudain,ilregardasamèreetunenouvellequestionfusa:—Qu'est-cequ'onvadireàAllie,pourpapa?Quandelleseréveillera,jeveuxdire.Pagedétournalesyeuxverslafenêtreetsemoucha.Pourvuqu'ilspuissentunjourenparleravecAllie!—Nousverronsbien.—Peut-êtrequeStéphanievamourir!fulmina-t-il.Ilétaitsimignondanssacolère,quePageréprimaunrire.

Peuaprès,ellereçutuncoupdefildeNewYork.MmeAddisonn'avaitpasgrand-chose à lui raconter, si ce n'est qu'Alexis souffrait d'un ulcère à l'estomac. Riend'étonnant, compte tenu de son anorexie chronique et des quantités énormes delaxatifs qu'elle consommait. Naturellement, sa mère s'empressa de mettre sonulcèresurlecompted'unesensibilitéàfleurdepeau.Mme Addison tomba des nues, lorsque sa fille cadette lui expliqua que Bradn'habitaitpluslà.Selonsonhabitude,elledécrétaquetoutallaits'arranger,aprèsquoiellesraccrochèrent.Plustarddansl'après-midi,PagerapportasaconversationavecsamèreàTrygve.Ilavaitpeineàcroirequ'unefamilleentièrepuissevivreainsi dans l'illusion. Ses parents à lui, dit-il, étaient tellement normaux qu'ils enétaientassommants.—Quelsveinards!s'écriaPage.Ilsétaientassissur laterrassedeTrygve,quidonnaitsur lapelouseoùBjornetAndyjouaientauballon.BjornlelançaitetAndyleluirenvoyaitdelamaingauche.Bientôt, il serait libéré de son plâtre. Chloé, installée sur son fauteuil roulant,potassaituneleçonavecJamie.—BradaprésentéStéphanieàAndyhier,ditPageàmi-voix,tandisqu'ilssuivaientleballondesyeux.—Commenta-t-ilprislachose?— Pas très bien. On ne peut pas lui en vouloir. Dans son esprit, Stéphaniereprésenteunemenace.Ilatoujoursespéréquesonpèrereviendrait...Iladitqu'illadétestait...Seigneur,ilsontdûpasserunbonmoment!—Touslesenfantssontpareils.Ilsrêventqu'unjourleursparentsseremettrontensemble.LesmiensdésirentsecrètementqueDanaréapparaisseunbeaumatin,j'ensuispersuadé.—Ettoi?demanda-t-elle,intéressée.Ilsepenchaverselleensouriant.—Bonsang,non!Jequitteraislaville...avectoidansmesbagages.—Ah,bien!soupira-t-elle,alorsqueleursmainss'effleuraientrapidement.L'après-miditiraitparesseusementàsafin.TrygveetPagepréparèrentlerepas,tandis que Chloé mettait la table en se déplaçant habilement sur son fauteuilroulant.Aprèsdîner,BjornetAndy,chargésdelavaisselle,accomplirentleurtâcheavecunsérieuxabsolu.Ilsformaientuneéquipeformidable.Nicknetarderaitpasàregagnerledomicilefamilial.Ilavaittrouvéunjobpourl'étéauclubdetennisdeTiburón,àquelqueskilomètresdeRoss.Ilnemanqueraitplusqu'Allie...MaisAllieétaittoujoursauxsoinsintensifs.Plus tard, dans la soirée, la conversation roula sur elle, et les yeux de Chloés'embuèrent.—Commeellememanque!J'espèredetoutmoncœurqu'elleserabientôtparminous.Ils l'espéraient tous. Un vague espoir subsistait encore. Elle avait entamé sontroisièmemois de coma. D'après le DrHammerman, au-delà de troismois, ellen'avaitpratiquementplusaucunechancedeseréveiller.Pageessayaitdenepasysonger,maistouteslesnuits,lespectred'uneAllisonendormieàjamaislahantaitdesheuresdurant.—J'airencontréMmeChapmanausupermarché,hier,ditPage.Lapauvrefemme

n'estplusquel'ombred'elle-même.Trygveeutunhochementdetête.IlsemettaitaisémentàlaplacedesparentsdePhillip.Celui-ciauraitdûterminerlelycéequelquesjoursplustôt.Pendantlaremisedesdiplômes,ledirecteuravaitimposéauxlauréatsuneminutedesilenceàsamémoire.Lesyeuxhumides,Chloéavaitdétournélatête.Lesimagesdelanuittragiquedel'accidentresurgirentbrutalement...Elles'envoulaitterriblementd'avoirentraînéAllisonavecelle.TrygveinterrompitleurstristespenséesenproposantunepartiedeMonopoly.Lesjeunes se jetèrent à corps perdu dans le jeu, négociant, achetant, revendant ettrichant tantqu'ilspouvaient.Alorsqu'ilsamassaientetdilapidaientdes fortunesimaginaires,TrygveattiraPagedanssonbureau.—Enfinseuls!chuchota-t-il,enl'enlaçant,avantdel'embrasseravecfougue.Toutl'après-midiils'étaitlanguideleursétreintes.Ilavaithâtedel'avoirpourluiseul,depasserunenuitentièredanssesbras,etmêmedepartirenvacancesavecelle.Hélas,c'était trop tôt.PagenepouvaitpasquitterAllison,etdesoncôté ildevaits'occuperdesesenfants.—Siseulementnouspouvionsleuréchapper!soupira-t-iltoutcontreleslèvresdePage.Neserait-cequepourunweek-end.—Mmmm,ceseraitmerveilleux.Unrêveimpossible.Elles'étaitsouventimaginéeaulacTahoe,avecTrygve.Maisilétaithorsdequestiond'abandonnerAllie.Sonexistenceserésumaitenvisitesauservice des soins intensifs. Parfois, elle avait l'impression de négliger Andy. Or,maintenantqueBradn'étaitpluslà,Allieavaitlapriorité.Cesoir-là,ellequittaTrygvelecœurlourd.Ilspourraientêtreheureuxensemble,osa-t-ellesedirepourlapremièrefois.Oui,ilsformeraientunegrandetribuunie,euxetleursenfants.Toutlemondeavaitl'airdesibiens'entendre!Surlecheminduretour,ellejetauncoupd'œilobliqueàAndy,installésurlesiègedupassageretluitrouvaunairpresquedétendu.—Ehbien,champion,as-tupasséunebonnesoirée?—Géniale ! Chloé nous a battus auMonopolymais Bjorn dit qu'elle a triché. Ilparaîtqu'elletrichetoujours...CommeAllie.Pageluisourit.SiseulementAllisonavaitétéparmieuxcesoir...Siseulement...—Bjornditquetuplaisàsonpère,poursuivitAndysuruntonégal.—Vraiment?fit-elle,lecœurbattantàtoutrompre.Elleregardalamincefigured'Andyàladérobée.Ellesouhaitaittantqu'ilaccepteTrygve... Brad aussi aurait aimé qu'il accepte Stéphanie,mais il l'avait prise engrippe.—Iladitqu'ilvousabienobservés,continuaAndy.D'ailleursBjornt'aimebien.Etsonpèretetrouvejolie.Ilparaîtquevousvousêtesembrasséssurlabouche.C'étaitunesimpleconstatation.Pasuneaccusation.Pagecommençanéanmoinspargarder un silence prudent. Pas plus tard que la veille, Andy avait reçu un chocémotionnelenrencontrantStéphanie.Supporterait-ilunenouvellerévélationensipeudetemps?—Oui, c'est vrai, en nous disant au revoir, éluda-t-elle en pesant chacun de ses

mots.Ilestvraiquej'aimebienTrygve.—Comme...commepapa?—Bien sûr que non. Je le considère comme un ami... un très grand ami. Ilm'abeaucoupsoutenuequandAllisonaeusonaccident,tusais?Unsilence.Lentement,Andyacquiesçadelatête.—Moi aussi je l'aime bien, Trygve, déclara-t-il finalement. Et Bjorn aussi.Maisj'aimepapadavantage.—Ton papa sera toujours ton papa. Personne ne le remplacera jamais dans toncœur.— Vous allez divorcer, m'man ? interrogea-t-il, pris de nouveau d'une nervositéincontrôlable.Ça voudrait dire que tout était fini. Un tas de ses camarades de classe étaientenfants de divorcés. La plupart des parents s'étaient remariés. Andy savait trèsbiencequeledivorcesignifiait:unerupturedéfinitive,irréparable.—Jenesaispas,monchéri.Ellen'avait pas eu le cœurde contacterunavocat et, de son côté,Bradn'avaitentaméaucunedémarche.Trygveluiavaitdonnélenomdesonhommedeloi.Ellenel'avaitpasappelé,sousdifférentsprétextes,entreautreslemanquedetemps.Etpourtant,elledevraitbienenpasserparlà,unjour,sedit-elle,lagorgesèche.EllerevitBradlesurlendemain.Ilarriva inopinémentà l'hôpital,où iln'étaitpasvenu depuis plus d'une semaine. Assise près d'Allie, Page, sentant une présence,levalesyeuxpourdécouvrirBrad.—Salut,tuvasbien?dit-il,visiblementmalàl'aise.—Trèsbien,merci.Inutiledeluiposerlamêmequestion,ilparaissaitenpleineforme.—Ya-t-ildunouveaupourAllie?—Riendespectaculaire.Ellecontinueàlégèrementbougerenémettantdessons.Onnesaitpasexactementàquoicessignescorrespondent.LescannerenregistraituntracéhachuréchaquefoisquePageprononçaitsonnom.A quoi cela rimait-il? Qui pourrait le dire ? Allie dormait toujours, alors que lerespirateursoufflaitdel'airdanssespoumons.Brad resta sur place aussi longtemps qu'il le pouvait, c'est-à-dire cinq minutes,aprèsquoiildemandaàPagedelesuivredanslehall.—Tuasbonnemine,constata-t-il.Elleavaitperducetteexpression tourmentée,bienquesesyeux fussent toujoursaussi tristes.Une partie de lui-même désirait la prendre dans ses bras. Il n'osaébaucherlemoindregeste.Stéphaniel'auraittuésielleavaitsu.Elleétaitd'unejalousieféroce,contrairementàPagequiluiavaitdonnétoutesaconfiance.Parfois,elleluimanquaitsincèrement,maisc'étaittroptard,ilenavaitconscience.—Commentvas-tu?s'enquit-il.—Jem'accroche.ElleétaitheureuseavecTrygve.Sonuniverss'étaitsingulièrementrétréci,entrelamaison,lesvisitesàl'hôpital,lesdînerschezlesThorensen.Sessouhaitss'étaient

réduitsauseulespoirdevoirAllieémergerdesoncoma.—Jevoulaisteparlermaisjen'aipaseuletempsdet'appeler,repritBrad.Jecroisqu'ilesttempsquenouscontactionsnosavocats.Elleleregarda,etsesyeuxluirappelèrentceuxd'Andy.—Tuasraison,répondit-elle.C'étaitlafindeleurmariage.— Il n'y a pas de raison de traîner. C'est pénible pour tout le monde et plusparticulièrementpourAndy.Ilnefautpaslenourrirdefauxespoirs.Ils'adapteramieuxàunesituationclaireetnette.Parailleurs,tuasaussiledroit,mesemble-t-il,derefairetavie.Elleyavaitdéjàréfléchi.Elleavaitdroitàuntasdechoses:unmari,unefamille,lasécuritéaffective.—Enes-tusûr?Es-tudécidéàdivorcer?Il acquiesça et elle inclina la tête. Brad avait hâte d'épouser Stéphanie, derecommencer une nouvelle vie avec elle. Elle le comprenait. Et elle l'acceptait.C'étaitfini.—Voilà...acheva-t-il,morose.Connais-tuunavocat?—Oui,maisjenel'aipasencorerencontré.J'ignoraisquetuétaisaussipressé.Unepointed'ironieavaitpercésousletoncalmedesavoix.L'espaced'uninstantsonanciennecolèrefaillitrejaillir.Queltoupet,toutdemême,devenirlarelancerencelieuimprégnédetantdemauvaissouvenirs!— Nous obtiendrons le divorce avant la fin de l'année, reprit-il sobrement.ProbablementavantNoël.Stéphaniel'avaitdécidéainsi.EllevoulaitquelacérémoniesoitcélébréelaveilledeNoël.—Ehbien,joyeuxNoël,donc...J'appelleraimonavocatdemainmatin.—Merci. J'apprécie énormément ta... compréhension. Je... (Il prit une profondeinspirationavantdepoursuivre:)jesuisdésolé,Page.—Oui.Moiaussi.Elleluitouchalamainavantdetournerlestalons.Allienebougeapasdelajournée.Pasungeste,pasunsoupir.Commesielleavaitsenti le désarroi de samère, elle se taisait, elle aussi. Page resta là de longuesheures,àlaregarder.Lesoir,lorsqu'ellemitAndyaulit,ellesecouchasansmêmeappelerTrygve.Pourune fois,elleavaitbesoindesolitude.Et les larmesqu'elleversasurl'échecdesonmariageétaientlesdernières,ellelesavait.Elleseréveillademeilleurehumeur,presséedecomposer lenumérodeTrygve.Comme d'habitude, il sut trouver les mots réconfortants. En raccrochant, elletéléphonaàl'avocatetpritrendez-vous.L'hommedeloiluiconfirmalesdiresdeBrad.Parconsentementmutuel,ledivorceserait prononcé aux alentours de Noël. Trygve l'avait invitée à dîner et ils seretrouvèrentàleurtablefavoriteauSilverDove.IlsfaisaientpenseràunsuperbecoupleScandinave.Combiendefois,ayantremarqué leurressemblance, lesgensleuravaient-ilsdemandés'ilsétaientfrèreetsœur?«Onditquecertainsépouxseressemblent»,s'étaitditPage.Puiselleavaitpenséqu'avecBrad,cen'étaitpaslecas.—Tueslapremièrepersonnequimedonneenviedemeremarier,luiditTrygve.

Page lutde la sincéritédanssesyeux.Unesensationdevertiges'emparad'elle.Depuisl'accident,toutsemblaitseprécipiteràunevitessehallucinante.—Inconsciemment,onsaittoutdesuitequel'onestdanslevrai,continua-t-il.Jel'aisudès l'instantoù je t'aiaperçueà l'hôpital.Evidemment, jen'aipasvouluycroire.Tuétaismariée...puistoutasubitementprisunenouvelletournure.Jeveuxte rendre heureuse, ma chérie, jusqu'à la fin de mes jours. Et je crois que tuéprouveslemêmedésir.Elleneleniaitpas.Maisunepeursourdelarendaitindécise.—Jemesuisbientrompéelapremièrefois.Pourquoiverrais-jejustecettefois-ci?Serais-jedevenueplusintelligenteensipeudetemps?—L'intelligencen'arienàvoirlà-dedans.Ilfautsefieràsoninstinct.Asoncœur.Achaque fibredesoncorpsquivousdit : «Vas-y !Tuas fait lebonchoix !» J'aitoujourssuquej'avaiseutortdejetermondévolusurDana.Jel'avaispressentidèsle début. Elle avait essayé de me faire changer d'avis, mais je n'ai rien vouluentendre.—C'estdrôle,hasardaPage.J'avaistentél'impossiblepourdissuaderBrad.Jenemesentaispasprête.Lemotmêmedefamilleéveillaitenmoil'échodouloureuxdece que j'avais subi chez mes parents. Brad était pressé de se marier avant des'installerenCalifornie.J'aicédé,malgrémapeurviscéraledumariage,parcequejecroyaisavoirfaitlebonchoix,justement.—Ill'étaitpeut-être,àl'époque.Ecoute-moi,machérie,cettefois-ci,nousnenoustromponspas,j'ensuisconvaincu.Etjesuispressé,moiaussi.J'aipassélamoitiédemavieaveclamauvaisepersonne,alors...sansvouloirtebousculer...Ils'étaitinterrompu,craignantd'allertropvite.Pageluisourit.—Pourunefois,mamèrearaison.—C'est-à-dire?—Ellem'atoujoursditquej'avaisdelachance.—C'estmoiquiaidelachance!Etjem'exerceàlapatience.(Ilbutunegorgéedevin, puis lui dédia un sourire éblouissant.) Toutefois, je ne suis pas certain depouvoir attendre longtemps. Le père Noël m'a promis un fameux cadeau, cetteannée.Ilsavaitqu'elleseraitdivorcéeàcemoment-là.—Tun'espasraisonnable.Aufondjesuisinvivable!Sinon,Bradneseseraitpaslassé.—Dieumerci, ce typeest stupide.Donne-moiunechancededécouvrirparmoi-mêmesituesunecompagneagréable...sansêtreobligédem'enallercommeunvoleuràquatreheuresdumatin,depeurqu'Andynoussurprenne.Il brûlait de l'avoir toute à lui. De s'endormir dans lemême lit, de se réveillerauprès d'elle. Comme il désirait ardemment passer un week-end entier en sacompagnie.—Gardeladatedu25décembredansuncoindetamémoire.—Inscris-moisurtestablettesdeNoël,répliqua-t-elle,malicieuse,etileutunrirejoyeux.—Jen'ymanqueraipas.

17

Vers la fin juin, Page attaqua les peintures murales qu'elle avait conçues pourl'hôpital. Le projet, qui comportait deux fresques dédiées à Allie, avait soulevél'enthousiasme du personnel. La première, un paysage de Toscane, où le Tibrecreusait depaisibles vallées ombreuses aumilieude collines aux formesdouces,orneraitlehalldessoinsintensifs;elledestinaitlasecondeàlatristepetitesalled'attente:unevuepanoramiqueduportdeSanRemodominéparlesarcadesdelavieillecathédraleetdebustespeintssur fonddégradé...Elleavaitdessinéàceteffetplusieursesquissesetcroquisqu'elleavaitsoumisaujugementdeTrygve.Ils'étaitdéclarétrèsimpressionné.Lestravauxdureraientdeuxmoisenviron,aprèsquoielletermineraitlafresquedel'écoledeRoss.Elleavaitdécidéd'enfairesonmétieràpartirdel'automne.—Ilfaudrabienquejegagnemavie,avait-elleditàTrygve.La sommequeBrad lui versaitpour les enfants, à laquelle s'ajoutaitunemaigrepensionalimentairependantdeuxans,nesuffisaitplusàmaintenirsonancientraindevie.Pagecomptaitsurd'éventuellescommandessusceptiblesd'arrondirsesfinsdemois.Elleorganiseraitsontravailàpartirdeshorairesd'Andy.QuantàAllison,nulnepouvaitprévoirsesbesoinsfuturs.Au fil du temps, le risque que sa fille demeurât dans le coma commençait àl'emportersursesanciennesespérances.Sansformulersescraintes,pasmêmeàTrygve, Page se résignait peu à peu à cette éventualité. Les fresquesconstitueraientunhommageàAllison,àlarayonnanteadolescentequ'elleavaitétéjadis.—Lesgensoublientsivite,avoua-t-elletristementàTrygve.Encontemplantmespeintures, ils se souviendront peut-être de l'Allie d'autrefois. Car à présent, ellen'estplustoutàfaitlamêmepersonne.—Jesais,répondit-ilsimplement.Page se jetadans le travail à corpsperdu.Vêtued'une salopetteusée jusqu'à latrame,muniedenombreuxpinceaux,elleavaitressentil'excitationquis'emparaitd'ellechaquefoisqu'unsujetprenaitformesoussesdoigts.Ellenes'arrêtaitquepourseglisserdans lasallederéanimationoùAllierespirait toujoursgrâceà lamachine.On lui avait retiré son pansement et son crâne se veloutait d'un fin etsoyeuxduvetdoré.—Jet'aime,luichuchotaitPage,avantderetourneràsabesogne.Enmêmetemps,unautreprojetavaitgermédanssonesprit,à lagrandejoiedeTrygve. Lentement mais sûrement, Page revenait à la vie. Elle s'était proposéecommeprofesseurd'artsplastiquesàl'institutionspécialiséequefréquentaitBjornet s'y rendait deux fois par semaine. Pendant ses cours, les élèves faisaient dupapiermâché,delasculpture,delapoterieetdel'aquarelle.C'étaitlemétierleplusgratifiantqu'elleavaitjamaisexercé,confia-t-elleàTrygve

unsoir,alorsqu'ilspréparaientledînerdesenfants.BjornnepouvaitplussepasserdePage.Illasuivaitpartoutetn'hésitaitpasàluimanifestersonaffectionàtoutboutdechamp.Ilvoulaitqu'elleluiraconteunehistoireaulit,commeàAndy.—Ilestsimignon,soupira-t-elleunenuit,aprèsl'avoirbordécommes'ilavaitétésonpropreenfant.Trygvel'avaitserréedanssesbras,aucombledel'émotion.Pageétaitleurbonnefée.Desheuresdurant,elleaidaitChloéàexécutersesexercicesderééducation.—J'auraisvouluquetusoisleurmère,dit-ild'unevoixrauque.—Bjornm'aditlamêmechose,sourit-elle.J'ensuistrèsflattée.Maintenantqu'elleétaitsonprofesseur, ilsavaientdéveloppéunerelationàpart.Bjorn s'appliquait autant qu'il pouvait, dans l'espoir d'être à la hauteur desexigencesdePageetplusd'une fois, enexaminant sesdessins, celle-ci avait étésubmergéedefierté.Ledirecteurdel'écoleluiavaitsuggéréuncontratenbonneet due forme qui prendrait effet à partir de la rentrée. Cela correspondait àmerveilleàl'emploidutempsd'Andy.Ilspassèrent leweek-endde l'IndépendanceDaychez lesThorensen.Pagesevitattribuer la chambre d'ami, Andy dormit dans celle de Bjorn. Evidemment, aumilieudelanuit,Trygvesefaufiladanslelitdelajeunefemme,etilsgloussèrentcomme des collégiens avant de pousser le verrou, afin d'échapper à une visiteintempestived'undesenfants.— Bon sang, allons-nous continuer à nous cacher jusqu'à la fin des temps ?grommelaTrygve.Ilfaudrabienqu'ilsapprennentunjourlavérité.Saufquenil'unnil'autren'avaientlecouragedeleurdévoilerlavraienaturedeleurs rapports, de crainte de les choquer. En particulier Chloé, particulièrementpossessiveavecsonpèredepuissonaccident.—SiChloénoussurprenait,elleiraitsecouerAlliehistoiredelamettreaucourantdenosfollesnuits,ritPage.Trygve cueillit sur ses lèvres un baiser ardent, qui leur fit oublier le reste dumonde.Ilorchestramagistralementlebarbecueannueldu4juillet,auquelilavaitconviéquelques amis. Jane Gilson et sonmari, ainsi que quatre autres couples. A partJane, c'était la première fois que les autres voyaient Page depuis l'accident... etsans Brad. Aucun ne l'embarrassa de la moindre question indiscrète et chacunaffichaunebonnehumeurdecirconstance.Deboutderrièrelegril,Trygveofficiaittandis que Page et les enfants servaient les invités. En début de soirée, Bjornextorquaàsonpèrel'autorisationdedémarrerlefeud'artifice,aidéparAndy.Lebouquet final, immense corolle d'un rouge flamboyant, arracha des crisd'admirationàl'assistance.—MonDieu,seplaignitPage,n'est-cepastropdangereux?EllecouvaitAndyd'unœilattentif.Personnenesongeaàluireprochersaphobiedes accidents. Elle ne respira que lorsque la pluie des dernières flammèchesretombalentementsurlegazon.Les derniers invités venaient de partir et Page et Trygve nettoyaient la cuisine,

lorsqueChloéfitirruption,appuyéesursesbéquilles.—Venez,venezvite!Lapâleurdesonvisage inquiétaPage.Ques'était-ilpassé?L'undesgarçonsseserait-il blessé ? Ils s'élancèrent à la suitede la jeune fille.Celle-ci s'arrêtanetdevant le poste de télévision allumé. Incrédules, ils contemplèrent les scènesabominablesquidéfilaientsurl'écran.—...épousedusénateurJohnHutchinson,commentaitlavoixdujournaliste,àLaJolla, aujourd'hui, lors d'une collision de plein fouet, a provoqué la mort d'unefamilledequatrepersonnes.Saproprefillededouzeansestatteintedeblessures.Nous ignorons pour l'instant leur gravité. Mme Hutchinson a été arrêtée pourconduite en état d'ivresse et homicide involontaire. Les tests ont révélé un tauxd'alcoolémie trèsélevé.Nousn'avonspasencorepu joindre le sénateurmaisdetouteévidence,laresponsabilitédeMmeHutchinsonnefaitaucundoute.Leprésentateurmarquaunepausedélibérée,avantdesetournervers l'objectif.Son visage emplit l'écran et, le cœur battant, Page eut l'impression qu'il laregardaitdroitdanslesyeux.—LauraHutchinsonaétéimpliquéedansunaccidentanalogueenavrildernier,àSanFrancisco,reprit-il.Unecollisiondeface.Unjeunehommededix-septansyatrouvé lamort, et deux jeunes filles de quinze ans ont été grièvement blessées.Aucune accusation n'avait été retenue, alors, contreMmeHutchinson,mais à lalumière des événements tragiques de La Jolla, l'affaire va être certainementréouverte.Lacaméraserecula,tandisqueleprésentateurévoquaitdesémeutessanglantesàLos Angeles. Figés de stupeur, Page, Chloé et Trygve fixaient toujours l'écran.LauraHutchinson venait de tuer une famille entière. Et elle était inculpée pourconduiteenétatd'ivresse.—Oh,monDieu...monDieu...murmuraPage,elleétait ivreaussi, ce soir-là, etvousaveztousfailliypasser.Elle s'était effondrée sur le canapé, la têtedans lesmains, secouéede sanglots.Chloé s'était assise également, en larmes. Trygve éteignit le poste avant deprendre place, incrédule, entre les deux femmes qui pleuraient. Les Applegateappelèrent dans laminute qui suivit. Page aurait voulu téléphoner auxChapmanmaislecourageluimanqua.Trygve ralluma la télé. Sur une autre chaînepassait un reportage similaire. Lesnouvelles étaient pires : Laura Hutchinson avait causé la mort d'une femme devingt-huit ans, de son mari de trente-deux ans, de leur petite fille et leur petitgarçon,respectivementâgésdedeuxetcinqans.Lafemmeétaitenceintedehuitmois.Cenouveaufaitportaitlenombredevictimesàcinq.Saproprefilleavaiteuun bras cassé, quinze points de suture sur la joue gauche, ainsi qu'une légèrecommotioncérébrale.Ambulances, fourgonsdepompiersetvoituresdepoliceavaient investi le lieududrame.Uncarambolagemonstreavaitsuivilacollisionetdesinfirmiersévacuaientlesblesséslégers.—Seigneur,murmuraPage,ensedisantquePhillipChapmanvenaitd'êtrevengé,tucroisqu'elleiraenprison?

Elles'étaittournéeversTrygve,quiopina.—Absolument.Flagrantdélitd'ivresseauvolant!Sonmarivaavoirdupainsurlaplanche.Deplus, ilpeutdireadieuàsonsiègedesénateur.Cette femmeestundangerpublic.Ellevientdemassacrercinqpersonnes.— Six, avec Phillip, répondit Page. (Sept, si Allie succombait.) Quand je pensequ'elleaoséassisterauxobsèques!—Politiqueoblige!raillaTrygve.Songestel'avaitrenduesympathiqueauxyeuxdupublic.—Quellehorreur!chuchotèrentleslèvrespâlesdePage.Ellepleuralongtemps,cettenuit-là,danslesbrasdeTrygve,commeunemèreàquil'onapprendtoutàcouplenomdel'assassindesonenfant.Carplusaucundoutenesubsistait.LauraHutchinsondevaitêtreivreauvolantdesaLincoln,lanuitoùelleavaitpercutélavoituredePhillip.Lelendemain,leséditionsdumatinrelataientlenouveaucauchemar.Etdurantlejournaltélévisé,JohnHutchinson,visiblementaccablé,fitunebrèvedéclarationàla presse... Il commença par se dire effondré, puis offrit d'assumer les frais desfunéraillesdesvictimesetréclamaquetoutelalumièresoitfaite.Incidemment,ilajoutaque laboîtededirectionet les freinsde la voiturede sonépouseétaientdéfectueux. Il s'était fait interviewer en compagnie de sa fille, qui exhibaitostensiblement son bras plâtré avec un sourire crispé. LauraHutchinson restaitinvisible.D'aprèsleporte-paroledesonépoux,elleétaitdansunétatdechocquiavaitnécessitéqu'onlametteimmédiatementsoussédatifs.—Ditesplutôtqu'elleestencurededésintoxication!s'exclamaPage,outrée.Sitôtqu'ilsouvrirentlaportepourserendreàl'hôpital,ilsfurentassaillisparunenuéede reporters, qui voulaient photographierChloé sur son fauteuil roulant ouavecsesbéquilles.—MonsieurThorensen,quepensez-vousde l'accidentdeLauraHutchinsonàLaJolla?demandal'und'eux.—Cequiestarrivéestunetragédie,pasunmystère,rétorqua-t-ilsobrementensefrayantunpassageverssavoiture.Il avait sèchement refusé de les autoriser à prendre Chloé en photo. Lesjournalistes devaient tenir un siège devant l'hôpital, s'affola Page, en se glissantdans la voiture. Dès qu'ils furent arrivés, elle courut aux soins intensifs. Ellevivante, personne ne donnerait Allie en spectacle, la transformant en objet decuriosité.Ellenelepermettraitjamais,mêmepourconfondreLauraHutchinson.Eneffet,unefouledereportersetphotographess'agglutinaitdanslehallduservicede réanimation, devant la fresque inachevée. Un remous parcourut le groupe, àl'approchedePage.—Madame Clarke, rendez-vous Laura Hutchinson responsable de l'accident devotrefille?—Votrefilleesttoujoursdansuncomaprofond,n'est-cepas,madameClarke?Ya-t-ilunespoirqu'elleseréveilleunjour?Pagejouaitdescoudespourpasser.Derrièreelle,Trygvesommaitlesjournalistesdelalaissertranquille.Ceux-ciavaienttentéenvaindevoirleDrHammermanetavaientmêmeessayéde soudoyerFrances, espérantprendreunoudeuxclichés

d'Allison,mais l'infirmièreenchef lesavaitrenvoyés,menaçantdeporterplaintepourtentativedecorruption.—Pasdecommentaire!criaPage.—Donnez-nous votre sentiment. A cause de cette femme, votre fille est dans lecoma.Çanevousrendpasfurieuse?—Çamerendtriste,répondit-ellesanstournerlatête.Jevoudraisprésentermescondoléancesauxparentsdelafamilledisparue.Sansunmotdeplus,ellefranchitladoubleportedessoinsintensifs,Trygvesursestalons.Les infirmières refermèrentaussitôt lesbattants.Ellesavaientbaissé lesstores, de manière à soustraire Allie et Page à la curiosité malsaine desphotographes.L'après-midi,Trygvepassauncoupdefilàsonamijournaliste.Enbondétective,cedernieravaitmenéuneenquêtedontlesrésultatsenfonçaientdéfinitivementMmeHutchinson.—QuatreséjoursdansunecliniquededésintoxicationdeLosAngelespendantlestrois dernières années, sous un nom d'emprunt. Un de mes indicateurs qui faitpartiedupersonnelm'aconfirméqu'ils'agissaitbiend'elle.Parailleurs,d'aprèslesrapportsdelapoliceroutière,LauraHutchinsonaétéàl'origined'unebonnedemi-douzained'accidentsmineursde la circulation,dontunassez sérieuxàMartha'sVineyardoùellepassehabituellementsesvacancesd'été.Leshommesdemaindusénateur ont réussi, moyennant finances très certainement, à faire classer lesdossiers.Ainsi,unedangereusealcooliqueavaitcontinuéàcirculersur lesroutesentoutequiétude.Enuneseuleannée,elleavaitréussiàblessersaproprefilleetàcauserlamortdesixpersonnes.Elleenavaitestropiéuneseptièmeetlaisséunehuitièmedanslecoma.—Jolirecord!grommelaTrygve.Lavindictepopulaireexplosaenfindejournée.LesMèrescontrel'alcoolauvolantavaientsignédespétitionscontrecellequ'ellesconsidéraientàprésentcommeunemeurtrière.Interviewés,lesChapmanrappelèrentqueLauraHutchinsonavaitôtélavieàleuruniqueenfanttoutensouillantsamémoire.Pendantcetemps,leporte-paroledusénateurrépétaitinlassablementquelaboîtededirectionetlesfreinsdelavoituredel'épousedesonpatronnefonctionnaientpasnormalement...Unsondeclochequelesénateurauraitdumalàfaireentendreàsesélecteurs.La semaine suivante, la cabale se déchaîna. Oprah et Donahue publièrent desentretiens de personnes qui avaient perdu des êtres chers lors d'accidentssimilaires.Enfin,onaperçutLauraHutchinsonaujournaltélévisé.Vêtuedenoir,leregard masqué de lunettes teintées, se hâtant vers le palais de justice. Sesantécédents ne faisaient qu'aggraver son cas. Elle risquait d'être inculpée pourhomicide par imprudence, encourant une peine maximale de quarante ans deprison.

Maigreconsolationauregarddesesvictimes,pensaPage.Chaque fois qu'elle voyait Allie, elle ne pouvait s'empêcher de penser à LauraHutchinsonetàlajeunefemmequiétaitmorte,enceinte.Vers lemilieude lasemaine, lacampagnedepressecontre l'épousedusénateurconfinaaudélire.Les journaux firentparaîtreplusieurs interviewsdesChapman,alorsquedesreportersprenaientenchasselesApplegate,Page,Brad,etTrygve.Des équipes de télévision continuèrent le siège des soins intensifs à l'hôpitalgénéral de Marin. Le producteur d'une émission essaya de convaincre Page depermettreàsescameramendefilmerAllison.Ellerefusaénergiquement.—Vousnevoulezpasqued'autresmèressachentcequivousestarrivé?hurlaunejeunejournaliste,d'untonagressif.Vousn'avezpasenviedevoirLauraHutchinsonderrièrelesbarreaux?—VousmontrerAllisonnechangerarien.—Acceptez-vousaumoinsdenousenparler?Aprèsréflexion,elleconsentitàdonnerunbrefentretiendanslehall,neserait-cequepour étoffer les arguments de l'accusation.Unprocès serait intenté àMmeHutchinsonàproposde laboucheriedeLaJolla.D'unevoixcalme,Pageracontacomment, à la suite d'un traumatisme crânien, Allison se trouvait dans le comadepuis trois mois. Elle se sentit plus légère lorsqu'elle eut terminé mais,apparemment,cen'étaitpasassez,carlamêmejournalisteréattaqua:— Est-ce que l'accident n'a pas eu d'autres conséquences sur votre vie privée,madameClarke?ElledevaitêtreaucourantdesaséparationavecBrad.Or,Page,n'ayantnullementl'intentiondesusciterlapitiédestéléspectateurs,éludalaquestion.—Avez-vousd'autresenfants,madameClarke?—Unfils.Andrew.—A-t-ilétéaffectéparledrame?— Oui, comme nous tous, répondit-elle prêtant, sans s'en apercevoir, le flanc àl'attaquesuivante.—Est-il vrai que votre petit garçon a fait une fugue, à la suite du traumatismepsychologiquequ'ilasubi?Ilsavaientdûéplucherlesrapportsdepolice.Pageravalauneboufféederage.—Commejevousl'aidéjàdit,nousenavonstoussouffertetnousnousefforçonsdesurmonternotrechagrin,répliqua-t-elleengrimaçantunsourire.MmeHutchinsonrépondra de ses actes devant la loi... bien que pour nous, cela ne changera pasgrand-chose.Si les Hutchinson avaient eu l'honnêteté d'affronter l'alcoolisme de Laura desannéesplustôt,peut-êtrequesoncheminn'auraitpascroiséceluidelaMercedesdesChapman,cettefatalenuitd'avril.Page n'aima pas son interview lorsqu'elle la regarda à la télévision. Un habilemontageconféraitàsesparolesunsensdifférent.Elleavaitl'airpathétique.LauraHutchinsonserait jugéeuniquementpour l'accidentdeLa Jolla.CeluidupontduGoldenGâteseraitréfutéparladéfense,fautedepreuves.C'étaitpourquoiPageavait accepté d'apporter son témoignage en répondant aux questions desjournalistes... Bien sûr, la condamnation de la coupable ne sortirait pas Allie du

coma. Cependant, la punition de celle qui avait été la cause de leur malheurapportaitunpeudebaumeaucœurbrisédePage.Leprocèsavaitété fixéà lapremièresemainedeseptembre.

18LesThorensenprirentlaroutedulacTahoelepremieraoût.Pageavaitpromisdelesrejoindrequinzejoursplustard.BradétaitenEuropeavecStéphanie,lesGilsonétaient absents et elle dut inscrire Andy dans un camp de vacances où elle lerécupérait le soir. Trygveavait proposéd'emmenerAndyaveceux,mais lepetitgarçonavaitpréféréresteràMarinCounty.Etreprèsdesamèrelerassuraitetatténuaitlesentimentd'insécuritéquil'habitait.Parfois,uncauchemarleréveillaitenpleinenuit,aprèsquoi ilallaitseblottircontrePage,commepourconjurersapeuretsoninquiétudeconstantes.L'accident datait presque de quatremoismaintenant. Le cap fatidique des troismoisavaitété franchi,sans lemoindresigned'amélioration.Allierestaitplongéedans l'inconscience. Page en était presque venue à l'accepter. Elle avaitpassionnémentsouhaitéquesafilleseréveille,qu'unjour,enentrantdansl'unitédes soins intensifs, Allie l'accueille d'un regard, même s'il lui avait fallu ensuitelivrer bataille pour redevenir elle-même. Page aurait fait n'importe quoi pour laramener à la vie. Hélas, tout doucement, l'idée que cela n'arriverait peut-êtrejamaiscommençaitàfairesonchemin.LescoupsdefilquotidiensdeTrygveluiétaientd'ungrandsecours.Sesjournéessedéroulaient suivant une routine immuable : déposer Andy au camp, aider lekinésithérapeuteàmasserlesmembresatrophiésd'Allie,travaillersursafresquependantquelquesheures,avantderepartirchercherAndyetpréparerledîner.Elleavaitapportélatouchefinaleàlapremièrefresqueverslafindelapremièresemaine d'août et s'était attaquée à la seconde, sur la cloison de la petite salled'attente.LeportdeSanRemocommençaitàdécoupersesfaçadesocresurlemurgris, recouvertd'un fondverdâtrequidonneraitplus tardauxcouleursun lustreinimitable.Lorsd'unepause,elles'étaitinstalléeprèsd'Allie.C'étaitunaprès-midilumineuxetpaisibleet,àtraverslesstoresvénitiensfiltraientlesrayonsd'unsoleilradieux. Suivant son habitude, Page s'était mise à décrire à Allie la nouvellefresque,dont lacompositioncomportaitquelquesproblèmesdeperspective.Toutenparlant,elle remarqua...oh, trois fois rien...un infimemouvementde lamaindécharnée d'Allié sur le drap. De tels gestes correspondaient, selon le DrHammerman, à des réactions musculaires machinales... sans significationparticulière,àprésentellelesavait.Pageseleva.Postéedevantlafenêtre,elles'abîmauninstantdanssesquestionsdeperspective en mâchonnant son crayon gras, crut trouver la solution dans unaudacieuxdégradédenuances.Sonœildérivadistraitementverslaformeblancheprostréesurlelit.Lesmainsbougèrentànouveau.Lesdoigtssaisirentledrap,puiss'ouvrirentcommes'ilss'avançaientàlarencontredePage.Allisonn'avaitjamaisébauché un geste aussi complexe. Sa mère la considéra, les sourcils froncés, àl'affûtdumouvementsuivant,s'efforçantdesaisirunedifférenceparrapportauxréflexesmécaniqueshabituels.

La tête d'Allie remua imperceptiblement, pivotant lentement sur l'oreiller. Lesoufflebloqué,Pagel'observadeplusprès.Oneûtditque,sentantuneprésence,Alliecherchaitàlalocaliser.Maisn'était-cepasuneinterprétationpureetsimpled'unphénomènebanal?—Allie,tueslà?Est-cequetupeuxm'entendre?Pageavaitposésoncarnetdecroquisetlecrayon,pours'emparerdelamaindesafille.—Allie,ouvrelesyeux,machérie.N'aiepaspeur.C'estmaman,supplia-t-elledansunmurmure.Lesdoigtsdelajeunefilleserrèrentfaiblementsamain,etPagefonditenlarmes.Elle l'avaitentendue.Dufonddesontunnelnoir,Allisonavaitperçu lesondesavoix.—Allie,tum'asserrélamain.Jel'aisenti.Jesaisquetum'entends,bébé.Allons,ouvrelesyeuxmaintenant.Lescilsdelajeunefillepapillotèrent.Oh,sipeu,d'unefaçonàpeinevisible.Puis,plusriendenouveau.Commesil'effortl'avaitépuisée.Pagelascrutaitintensémentàtraversl'écranfluidedeseslarmes.Etait-elleplusprèsdelaconscience?Avait-elle,aucontraire,glisséplusprofondémentdanssatorpeur?Plusaucunsignedevie.Puis,soudain,lamaind'AllieserracelledePage,unpeuplusfort,cettefois.Page se contint difficilement. Elle n'avait qu'une envie : secouer Allie jusqu'à cequ'elle se réveille.Du fond de sa gorgemontait un cri de joie qu'elle réprima àgrand-peine.Allie est toujours là.Quelque part au tréfonds de ses ténèbres, elle est vivante.Vivante!Maisaucunsonneluiéchappa.Ellerestaassise,commefoudroyée,lesyeuxfixéssur le petit visage où l'épaisse frange de cils jetait une ombre mouvante...mouvante ! Un infime frémissement avait parcouru les paupières closes. Unnouveau flot de larmes piqua les yeux de Page. Qu'est-ce que cela voulait dire.Etait-cedesspasmessansaucunrapportaveclavolonté?Sonimaginationneluijouait-ellepasundecestourscruels?—Monbébé,monamour,s'ilteplaît,ouvrelesyeux.Jet'aimetellement.Oh,Allie,jet'ensupplie.Dessanglotssilencieux lasecouèrent, tandisqu'elleembrassait lesdoigtscrispéssur sa main. Et de nouveau, les cils d'Allie tremblotèrent, puis avec une infinielenteur,elleouvrit lesyeux,etpour lapremièrefoisdepuispresquequatremois,sonregardseposasursamère.Allieneparaissaitpascapabledereconnaîtrecequ'ellevoyait,aprèsquoiellefixaPagedroitdanslesyeux.—Ma...ma...Pagesemitàcouvrirdebaiserslevisaged'Allie,sonfront,sescheveux,seslarmesruisselantsurlapetitefigureexsangue,puisAllierépéta:—Mam...man...Le mot jaillit comme un croassement rauque mais résonna comme une divinemélodieauxoreillesdePage.Maman...Elledemeuraimmobile,pleurantetriantàlafois,etlorsqueFrancespénétradans

lapièce,ellen'encrutpassesyeux.—MonDieu,elleestréveillée!Elle se précipita dehors, à la recherche du Dr Hammerman. Le temps que lepraticien accoure, Allie s'était assoupie. Mais elle n'était pas retombée dans lecoma.Lemédecinexaminacalmementlapatiente,quirouvritlesyeux.Lesmincesarcsdesessourcilssejoignirent.Quiétaitcetinconnu?Ellesemitàpleurerenregardantsamère.—N'aiepaspeur,machérie.LeDrHammermanestnotreami.Grâceàlui,tuvasguérir.Mêmes'il leurfallaitmilleanspouryarriver.Pagenes'inquiétaitpas.Allieavaitouvertlesyeux.Etluiavaitparlé.Leresteluiimportaitpeu...Lemédecindemandaà la jeune fillede lui serrer lamain,puisde le regarder, cequ'elle fit. Il lapriaensuite de lui dire quelque chose, mais une fois de plus, elle tourna des yeuxapeurés vers sa mère, en secouant la tête. Peu après, dans le hall, le docteurexpliqua à Page que sa fille avait probablement perdu une grande partie de sonvocabulaire, tout comme ses facultés motrices, ce qui confirmait l'étendue desdommagessubisparlecerveau.—Maisellepourraréapprendreuntasdechoses.Marcher,s'asseoir,senourrirelle-même. Parler même. Dans les prochains jours, nous nous rendrons mieuxcompteàquelrythmelesprogrèss'accompliront.Leplusrapidementpossible,pensaPage.Ellesebattraitàsoncôté,detoutessesforces.Hammermanparti,elletéléphonaàTrygve.—Attends...attendsuneminute...parlemoinsvite...Ill'entendaittrèsmaldansl'écouteurdesonappareilsansfil,qu'ilavaitprisaveclui au bord du lac. Il avait juste saisi une partie du flot de paroles que Pagedéversait à l'autre bout de la ligne, quelque chosequeHammerman aurait dit àproposdetroublespsychomoteursconcernantAllison.—Recommencedèsledébut!cria-t-il.—Ellem'a parlé ! Parlé ! hurla Page, et Trygve faillit lâcher le combiné. Elle aouvertlesyeux,ellem'aregardéeetelleaditmaman.C'étaitleplusbeaujourdesavie,depuislanaissanced'Allie...etlemomentoùelleavaitsuqu'Andyétaitsauvé.—Oh,Trygve...ElleselançadansunrécitincohérentqueTrygveécoutaitenpleurant.Sesenfantsl'avaiententouré,alarmés,nesachants'ils'agissaitd'unebonneoud'unemauvaisenouvelle.Allieest-ellemorte?demandaChloé,horrifiée,etilluifitsignequenon.—Nousrentronscesoir,dit-ilrapidement.Jeterappellerai.J'aihâted'annoncerçaauxenfants.Lacommunicationfutinterrompue.AlorsquePageregagnaitencourantlasallederéanimation,Trygveappritàsesenfantsqu'Allies'étaitréveillée.—Ellevabien?s'enquitChloé,enlarmes.—Ilestencoretroptôtpourledire,machérie,répondit-ilenlaserrantdanssesbras.

Toute la famille regagnaMarin County dans la soirée. Allison dormait lorsqu'ilsarrivèrent à l'hôpital.Mais on voyait aisément qu'elle n'était plus dans le coma,qu'elleavaitsimplementsombrédansunsommeilréparateur.Onluiavaitretirélerespirateur.Elleresteraitencorequelquetempsauxsoinsintensifs,demanièrequelesmédecinspuissentl'observersansrelâche.—Qu'est-cequ'elleadit?voulutsavoirChloé,quandtousfurentinstallésautourdelatabledecuisine,chezlesThorensen.—Elleaditmaman.Pageleurnarraunefoisdeplusleréveild'Allison.Ellenepouvaits'empêcherdepleurer, mais c'étaient des larmes d'émotion et de joie. Trygve pour retenir lessiennes.ChloésemitàpleurerégalementetBjornl'imita,parcequelespleursdesgensaltéraientsonéquilibretropfragile.IltenaitAndyparlamain,ettousdeuxétaientsuspendusauxlèvresdePage.Le bonheur, si longtemps envolé, était revenu. Le lendemain, Chloé accompagnaPage à l'hôpital. Allison ouvrit les yeux, regarda la nouvelle arrivante un longmoment.—Fille...Fille...bredouilla-t-elleenlamontrantdudoigt.—Chloé,rectifiasamèreavecprudence.Chloéesttonamie,Allie.Allisonhochalatête.Commesiellelesavaitmaisquelesmotsluimanquaient.Elledonnaitl'impressiond'atterrird'uneautreplanète.—Jecroisqu'ellem'areconnue,ditChloéenquittantl'hôpital.Plustard,elleavouaàsonpèresadéception.—Donne-lui letempsdes'adapter, luiconseillaTrygve.Ellerevientde loin, il luifaudraunbonmomentpourretrouversesfacultés.—Combiendetemps,papa?— Peut-être deux ou trois ans, d'après le Dr Hammerman. Elle va devoirreconstituer son vocabulaire, autrement dit réapprendre à parler. Il pense quelorsqu'elleauradix-huitans,elledevraitavoirretrouvéunepartiedesonancienneautonomie.Unpeuplus tard,Page futplus explicite.Uneéquipede rééducateurs s'occupaitd'Allieàpleintemps: lekiné,pour l'aideràseremuscler,unspécialistepourlestroublesmoteurs,unautrepourlestroublesdulangage.—Onpeutdirequ'elleseratrèsoccupéependantlesprochainsmois,sourit-elle.Et,ducoup,moiaussi.—Viendras-tuàTahoe?luidemandaTrygveplustard,lorsqu'ilsfurentseuls.Toutelafamillerepartaitlelendemain.—Jenesaispas...Jen'osepaslalaissermaintenant.Etsielleretombaitdanslecoma?Siellearrêtaitdebouger,deparler?D'aprèsHammerman,iln'yavaitpasdedangermaisPageavaitscrupuleàabandonnersafille.— Pourquoi n'attends-tu pas une semaine ou deux ? Tu prendras alors plusfacilementunedécision.Tahoen'estpasloin,tupourraisrevenirtouslestroisouquatrejours.Jeteramèneraisenvoiture,nouspasserionslanuiticietrepartirionsle lendemain matin... Tes vacances ne seraient pas de tout repos, mais ça techangeraitlesidées.Réfléchis.

—Jeveuxbien,dit-elleensouriant,puisellel'embrassa.—J'aienvied'emmenerAndydèsdemain,aprèssavisiteàl'hôpital.Jecroisqu'ilserad'accord.Tous deux savaient qu'il serait déçu si Allison ne le reconnaissait pasimmédiatement.—Oui,çaluiferaleplusgrandbien,admitPage.ElleavaitbesoindeconsacrertoutsontempsàAllison.— Je reviendrai te chercher la semaine prochaine. Si tu ne te sens pas prête àpartir,jepasseraiquelquesjoursavectoietjeserailàlasemained'après.—Pourquoies-tusibonavecmoi?interrogea-t-elle,tandisqu'il l'attiraitdanssesbras.—Parcequej'essaiedeteséduire,luifut-ilrépondu.ElleavaitappeléBradenEurope,dèsqu'Allieavaitouvertlesyeux.Enthousiasmé,ilavaitdéclaréqu'ilavaithâtede la revoir,cequ'il fitdèssonretourauxEtats-Unis.ToutcommeChloéetAndy,ilneputdissimulersondésappointement.Ils'étaitattenduàcequ'Alliel'accueilleàbrasouvertsencriant:«Oh,monpapachéri!»,mais elle l'avait scruté d'un œil circonspect avant de se tourner vers Page, ensecouantlatête.—Homme...Homme...L'effortqu'elledéployaitpourmettreunnomsurcevisageluichiffonnaitlestraits.EtalorsqueBrads'enallait,ulcéré,ellemurmura:—Pa...pa...—Ellel'adit!criaPageenfaisantsigneàBradderevenir.Elleaditpapa.Bradenavaiteuleslarmesauxyeux.Cependant,ils'étaithâtédepartir.Iln'avaitpas la forcede resterplus longtemps.Allie luiparaissait sidifférente, si limitée.Elleétaitassisemaisnepouvaitpasencoremarcheretellebutaitsurchaquemot,commeuneenfantdecinqans.LorsqueTrygverevint,unesemaineplus tard, il sedéclara impressionnéparsesprogrès.—Chloé ! s'écria-t-elle, sitôt qu'elle l'aperçut.Chloé.^-Trygve, corrigea-t-il. Jesuis le père deChloé. Allie eut un hochement de tête.Un instant après, elle luisourit.C'étaitnouveau.Uncertaindécalagesemblaitrégirsesfaitsetgestes.Soncerveauenregistraituneémotionetlaréactionarrivaitavecunlégerretard.AuxdiresdeHammerman,lacoordinationentrelesordreslancésparlecerveauetleurexécutionparlecorps,seremettraitpeuàpeuenplace,grâceàuntravailintensedetouslesinstants.—Elleal'airenpleineforme!s'exclamaTrygve,avecsincérité.En effet, il n'y avait aucune comparaison entre la vie végétative qui était celled'Allie,encorequinze joursplus tôt,et l'êtrecourageuxqui luttaitconsciemmentpoursasurvie.—Tutrouvesaussi?demandaPage,levisageilluminéd'unsourire.Ellecomprendpresque tout. Sauf qu'elle confond les mots. Hier, je lui ai montré son oursonpréféré.Aussitôt,elleadit«sandwich»,alorsqu'enfaitils'appelleSam,cequiestphonétiquement assez proche. Ensuite, elle a éclaté de rire tout en fondant enlarmesenmêmetemps.Ondiraitdesmontagnesrusses,maisc'estfantastique!

—Qu'enpenseHammerman?—Qu'ilesttroptôtpourmesurerlarapiditéaveclaquelleelleprogresse.Pourtant,d'aprèslestests,ilestpersuadéqu'Allierecouvriraquatre-vingt-quinzepourcentdesesfacultés...Celaveutdirequ'elleauraquelquesdifficultésàgérersonbudget,ouàconduireunevoiture,sisesréflexesnes'ajustentpas.Enrevanche,elleauraune vie normale, ira à l'université, pourra travailler, fonder un foyer, rire à uneplaisanterie,apprécierunbonbouquin,raconterunehistoire.Bref,elleatteindra,àpeudechosesprès,leniveauintellectuelqu'elleauraiteusil'accidentn'avaitpaseulieu.C'était unmiracle, compte tenuqu'elle était restéependant quatremois dans lecoma.—C'estformidable!jubilaTrygve.Chloéaffronteraitlemêmegenredehandicap.Ellenedeviendraitjamaisdanseuse.Mais elle parviendrait à remarcher, à bouger, à vivre. Elle avait perdu quelquechosemais pas tout. Contrairement au pauvre Phillip ou aux autres victimes deLauraHutchinson.Lelendemain,PagemitAllisonaucourantdesonprojetdepartiràTahoe.Lapetitecommençaparpleurer,puisunsourireéclairasafigure,lorsqu'ellesutquesamèrereviendraittouslesdeuxoutroisjours.TrygvecomprenaitparfaitementlebesoindePaged'êtreprèsdesafille.Ilauraitagidemême.L'airfraisdelamontagneagitsurl'espritfatiguédePagecommeunpuissantélixirdejouvence.AmesurequelavoituredeTrygvegrimpaitlaroutesinueusebordéed'une végétation luxuriante, elle eut l'impression que son cœur allait éclater debonheur.—Qu'est-ce qui te fait sourire ? interrogea le conducteur. Tu ressembles à unechattequironronneausoleil.Luiaussisesentaitgagnéparunbien-êtremerveilleux.Lasemainequ'ilvenaitdepasser loin de Page lui avait paru longue etmonotone. La retrouver l'emplissaitd'unefélicitéqu'iln'avaitencorejamaiséprouvéejusqu'alors.—Jesuissimplementheureuse,répondit-elle.—Jen'arrivepasàcomprendrepourquoi,lataquina-t-il.—Moisi!J'aitoutcequipeutcomblerunefemme.Deuxenfantsmiraculés,unhommemerveilleux,ettroisautresenfantsquej'adore.—Ilyalargementlaplacepourunoudeuxautresmouflets.—Netentonspaslediable.Cinqgrandsenfantssontplusquejenesauraismériter.—Balivernes!marmonna-t-il,déterminéàfonderlafamillelaplusnombreuseducomté.Evidemment, c'était peut-être trop demander, alors que la guérison d'Allie avaitexaucéleursvœuxlespluschers.Son bref séjour à Tahoe se déroula comme dans un rêve. Trygve et Pagepartagèrentlamêmechambreet,àpartquelquesricanementsamusésdeBjornet

d'Andy, tout lemondeparut accepter la nouvelle situation avecnaturel et bonnehumeur. La paix régnait sur les montagnes et ils passèrent des journéesmagnifiques auborddu lacmiroitant à pêcher, à se promener, à parler demillechoses.Ilsallumèrentdesfeuxetserégalèrentdedélicieusesgrilladesdeviandeoudepoisson,dormirentunefoisàlabelleétoile.Desvacancesparfaites,pourunegrande famille heureuse et unie. Les fréquents retours de Page à Ross étaient,certes,fatigants,maisutiles.Etlesprogrèsd'Allies'avérèrentétonnants.A la fin de la seconde semaine, elle arrivait à se tenir debout, assistée par uneinfirmière. Et quandPage pénétra dans la pièce, sa fille lui sourit en lançant unjoyeux:—Salut,maman,çava?ElleserappelaitlenomdeTrygve,nemanquaitjamaisdedemanderdesnouvellesdeChloé.Etelledéclaraqu'ellevoulaitrevoirAndy.—Tonpetitfrères'adonnegaiementàlapêche,aulacTahoe,réponditPage.—Poisson...pue...yark!criaAllie,avecunegrimacedégoûtéequilesfitéclaterderire.—Ohoui,tuasraison,confirmaTrygve,toutsourire.Ilssententtrèsmauvais.— Poubelle ! jeta Allie en cherchant frénétiquement ses mots, déclenchant denouveauxriresautourd'elle.— Je n'irai pas jusque-là. Laprochaine fois, tu viendras avecnous et tu pourraspartiraussiàlapêcheàlapoubelle.Elle rit à sa plaisanterie, et Trygve la serra dans ses bras. Elle avait presqueretrouvé sa beauté, malgré sa maigreur et ses cheveux trop courts. Aucuneblessure apparente n'altérait l'harmonie de ses traits. Les dégâts avaient étéintérieurs.Trygve etPage retournèrent àTahoepour leweek-enddeLaborDay. Le tempss'était rafraîchi et quelque chose d'une ineffable mélancolie au fond de l'airannonçaitlafindel'été.Les journaux signalaient le début du procès de Laura Hutchinson à La Jolla, lemardisuivant.—J'espèrequ'ilsl'emprisonnerontpendantcentans!bougonnaChloé.Elle songeait au calvaire d'Allie et, bien sûr, à Phillip. L'élégante épouse dusénateur avait bien berné sonmonde ! Sobre, distinguée, excellente mère defamille.Laconductriceidéale.Ellen'avaitétéquetropcontentedelaisserjeterleblâmesurPhillipChapman.Maislesmédiass'étaientmisenchassed'informations.Un témoin de dernière heure prétendait que, ce soir-là, elle avait quitté laréceptionentitubant.Pourquoilesofficiersdepolicen'avaient-ilsrienremarqué?Pourquoi ne l'avaient-ils pas soumise à l'alcootest? Aumoins, les victimes de LaJollavengeraienttouteslesautres.—Bizarre,commelaviepeutchanger!murmuraPage.ElleetTrygveétaientassisauborddulac,danslesrayonsobliquesducouchant.IlsrentreraientàRossle lendemain,etafindefêter leurdépart,Trygveavait invitétoutsonpetitmondeaurestaurant.

—Ilyacinqmois,j'étaisuneautrepersonne,reprit-elle.Menantuneautrevie.Onnesaitjamaiscequelelendemainvousapportera.Jen'arrivepasàcroirequenousavonsvécudetellesépreuves.Desépreuvesdontilsétaientsortisvictorieux,maisàquelprix!—Jamaisjenevoudraisrevivrecejouraffreux,ditTrygve,songeur.Jemerappelleparfaitementlemomentoùletéléphoneasonné...etceluioùjet'aivueàl'hôpital.Alorsquejecroyaisqu'ellesétaientavectoi.—Etmoijetecroyaismort,puisquelaréceptionnistem'avaitditqueleconducteuravait été tué sur le coup.Seigneur,quel cauchemar...En findecompte,nousnenousensommespastropmalsortis.Ellevoueraitunrespectéternelaudestin,touràtourimpitoyableetgénéreux.EllesouritàTrygveenluiprenantlamain.—Tuasétésimerveilleuxavecmoicesderniersmois,monchéri.— Tu le méritais. Tu mérites tout le bonheur du monde... As-tu réfléchi à nosprojets?Ilvoulaitl'épouseràNoël,dèsqueledivorceauraitétéofficiellementprononcé.—Oui,répondit-elleencontemplantl'étenduecalmedulac,puisellesetournaverslui,l'enveloppantd'undrôlederegard.Es-tusûrquetuleveux,Trygve?J'aideuxenfants.Laconvalescenced'Allieneprometpasd'êtrefacile.—CelledeChloénonplus.EtBjornseratoujourscommeilest.Ettoi,Page?Tesens-tuprêteàendossermesfardeaux?—Absolument.Jen'auraisjamaisimaginéquejepourraisaimerautantlesenfantsdequelqu'und'autre.Elle s'était prise d'affection pour Bjorn, Chloé ainsi que pourNick, qu'elle avaitmieuxconnudurantl'été.— L'échange est équitable, sourit Trygve. Je n'osais envisager un remariage àcausedeBjorn,étantpersuadéqu'aucunefemmenesaurait l'aimersincèrement.Puis,tuesvenue...Ilmérited'êtreentouréd'affection.C'estunbongarçon.—Commesonpère,dit-elleenseblottissantcontrelui.—Fixonsunedate.Noëlteconvient-il?—Enfait,j'aimeraisquenousenparlions.—C'estsérieux?demanda-t-il,toutexcité.Ilconnaissaitsesréticences.Toutefois,depuisqu'Allisonétaitsortieducoma,ellesemblaitavoirchangéd'avis.—Ilfautquejet'avouequelquechose...Illascruta,lagorgesèche.Quelquechoseàproposd'Allie?OudeBrad?Allait-elle lui apprendre qu'elle était toujours amoureuse de son ex-mari ? Le soufflecourt,ilattenditlasuite.—Tuassouventditquetuvoudraisunbébé,commença-t-elled'unairnerveuxquiluiarrachaunrire.C'étaitdonccela.Elles'estimaittropâgéeetentendaitseconsacrerentièrementàAllie.—Oui,jel'aidit.J'adoreraisavoirunbébéavectoi.Maisnemeprendspasaumot,situn'enaspasenvie.Ilnes'agitpasd'uneclauseobligatoiredansuncontrat.Ilsrestèrentuninstantsilencieux,allongéssurleplaidqueTrygveavaitétendusur

l'herbeondoyante,danslalumièrepoudreuseducrépuscule,puisPagesehissasuruncoude,afindemieuxobserversoncompagnon.— Laisse-moi te soumettre le problème sous un autre angle, déclara-t-elle.Admettonsque lemariageait lieuàNoël...Lamariéeseraalorsenceintedesixmois.—Quoi?Ils'étaitassissursonséant,affoléetravi.—Ehoui, confirmaPageenriant. Iladûyavoirune failledansmaméthodedecontraception...Çafaitenvironsixsemaines.Audébutjemesuisditquejerêvais.Or,jenerêvaispas.Voilàquiajouteradupimentaumariage.Elle eut un sourire d'excuse. C'était incroyable, mais cette nouvelle vie quigrandissaitenellel'emplissaitd'unindiciblebonheur.Elleavaittoujoursvouluunautrebébé...Etelleavaitl'impressiond'avoirétécatapultéedansunautremondeàlavitessedel'éclairetd'avoiratterridansunchampdefleurs.—Tusaisquetum'étonnes!murmuraTrygveenseblottissantcontreelleetenl'enlaçant.Jeprésumequenousauronsencoreunbébé-miracle,ajouta-t-ilenriant.—Queveux-tudire?—Bjornestspécialàsamanière,tuasfailliperdreAndyàsanaissance,ChloéetAlliesontdesmiraculées.NousseronsunisdevantDieuetleshommesàNoëlet...nouveaumiracle!Unbébé,troismoisplustard.—Tuesodieux!Penseàl'embarrasdenospauvresenfants.—Maisnon!Ilscomprendrontparfaitementquelesadultesaussifontdesbêtisesdetempsàautre.Etpuisquoi?Dieunousoffreunsuperbecadeau,allons-nouslerefuser?Jeletiendraicontremoncœur,avectoi,ettouslessoirsjeremercieraileSeigneurdenousavoir réunis.Et jebénirainotreamour,aussi longtempsque jevivrai.Ill'attiradanssesbrasetl'embrassaenpensantqu'ilsavaientbeaucoupsouffert,qu'ilsavaientaccostésurdesrivagesdangereux,maisqu'ilsavaient lachanceetl'immensebonheurdes'êtrerencontrés,des'aimer,etd'êtretoutl'unpourl'autre.

[1]Carreauxdefaïenceémaillée.(N.d.T.)