la machine qui a redonné vie à la voix de mandela - le journal du cnrs

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  • 8/15/2019 La Machine Qui a Redonné Vie à La Voix de Mandela - Le journal du cnrs

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    La machine qui a redonné vie à la voix de Mandela

    lejournal.cnrs.fr /print/1202

    Nelson Mandela en mai 1993, un an avant de devenir président de l'Afrique du Sud. Leader de la lutte anti-apartheid, il fut condamné à la prison et aux travaux forcés à perpétuité lors du procès de Rivonia (1963-1964).

    L. GUBB/CORBIS SABA

    Cinquante-deux ans après le procès de Nelson Mandela, les 230 heures de l’audience ont été numérisées etremises à l’Afrique du Sud par l’INA. Une mission accomplie grâce à l’«Archéophone» inventé par HenriChamoux.

    C’est une salle chargée d’histoire, où résonne encore la voix de Nelson Mandela. Il y a cinquante-deux ans,dans la Cour suprême de Pretoria, le leader anti-apartheid et sept de ses compagnons étaient condamnés à laprison à perpétuité. Les audiences du procès, enregistrées sur des cylindres en vinyle, n’avaient encore jamaisété intégralement numérisées pour des raisons de fragilité du support. Le Laboratoire de recherche historiqueRhône-Alpes (Larhra) y est parvenu et, le 17 mars 2016, dans cette même salle, le président de l’Institut nationalde l’audiovisuel (INA), Laurent Vallet, a remis au ministre sud-africain des Arts et de la Culture, NkosinathiEmmanuel Mthethwa, ces enregistrements numérisés. « Une manière de garder l’histoire vivante » s’est réjoui

    Denis Goldberg, 83 ans, l’un des trois anciens condamnés présents ce jour-là, avec Ahmed Kathrada et AndrewMlangeni.

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    Dictabelts du procès de Rivonia. La voix de Mandela et de ses co-accusés est gravée sur ces cylindres en vinylesouple, ici de couleur bleue et posés à plat hors de leurs enveloppes protectrices (NARSSA).

    H. CHAMOUX

    Sur un Dictabelt,la trace laissée par le son est visible.Toute coupe, toutmontage devientdès lors impossible.

    « Toute la difficulté, explique Henri Chamoux, ingénieur d’études à l’ENS de Lyon affecté au Larhra qui s’estchargé de la numérisation, tient au support d’enregistrement choisi à l’époque : le Dictabelt. Conçu en  1947 par la société Dictaphone, il s’agit d’un cylindre en vinyle souple que l’on place dans un enregistreur. Il est mis en

    rotation puis le son est gravé dessus sous la forme d’un sillon, un peu comme sur les phonographes d’Edison.Et comme ce vinyle est souple, le cylindre peut ensuite s’aplatir et se ranger facilement dans une enveloppe.

    Cette technologie a été utilisée jusqu’à la fin des années 1970, par exemple pour enregistrer les conversationstéléphoniques de Kennedy. Pourquoi l’avoir employé en 1963 pour le procès de Rivonia, alors que lesmagnétophones existaient déjà ? Peut-être parce que, sur un Dictabelt, la trace laissée par le son est visible.Toute coupe, tout montage devient dès lors impossible. »

    L’Archéophone au secours des Dictabelts

    Certains Dictabelts du procès avaient déjà été numérisés : en 2001, la British Library s’était vu confier les septcylindres contenant la déposition de Nelson Mandela. Leur numérisation avait été réalisée à l’aide d’un ancienlecteur de Dictabelts remotorisé, placé sur une plaque chauffante de laboratoire. Le but du chauffage était delisser les pliures apparues après des décennies à plat dans les enveloppes. Malheureusement, peut-être àcause de ces manipulations, deux cylindres avaient été sévèrement et définitivement rayés.

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    Lecture d’un Dictabelt du procès de Rivonia sur l’Archéophone inventé par Henri Chamoux. Le cylindre de vinyle(ici de couleur rouge) est monté sur un mandrin spécialement adapté.

    M. FOURNIER

    J’ai eu l’idéede fabriquer unlecteur universelqui s’adapte à tous(les cylindres)et un mandrinspécial pour les Dictabelts.

    Pour lire l’intégralité des cylindres sans les abîmer, il fallait un autre système : celui mis au point par Henri

    Chamoux, également auteur de la numérisation de milliers d’enregistrements de la Belle Époque et titulaired’une thèse de doctorat sur le sujet, semblait tout indiqué. « Mon invention est constituée de deux éléments : unlecteur universel de cylindres, que j’ai baptisé Archéophone, et un mandrin spécialement adapté aux Dictabelts. J’ai inventé l’Archéophone en 1999 pour assouvir ma passion des disques anciens et des cylindres.Le problème, avec les cylindres, c’est qu’il existe différents modèles, avec des diamètres et des vitesses derotation différents. Pour les lire, il faut plusieurs phonographes et ceux-ci les endommagent à la lecture. J’ai eul’idée de fabriquer un lecteur universel, qui s’adapte à tous.

    Une vingtaine d’exemplaires ont depuis été acquis par des institutions comme la Bibliothèque nationale deFrance ou la Bibliothèque du Congrès américain, afin de numériser leurs collections de cylindres. Quant au

    mandrin, il s’agit d’un cylindre au diamètre ajustable : on glisse le Dictabelt dessus puis on élargit le mandrin.Cela bloque le Dictabelt en rotation et fait disparaître les pliures. Plus besoin de chauffage, et donc plus derisques de détérioration ! »

    Des enregistrements classés à l’Unesco

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    http://www.phonobase.org/modemp.php

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    Les enregistrements du procès de Rivonia, confiés par l’Afrique du Sud à l’INA en octobre 2014, ont éténumérisés dans un laboratoire du Larhra, hébergé par l’ENS à Montrouge, en banlieue parisienne. Les591 Dictabelts y sont arrivés dans huit gros albums aux pages jaunies par le temps, chaque cylindre étantaccompagné d’une feuille avec le nom des intervenants et le minutage du contenu. « C’était impressionnant, sesouvient Henri Chamoux. Le procès de Rivonia, qui s’est  tenu d’octobre 1963 à juin 1964, est un repèreemblématique dans l’histoire de la lutte des Noirs sud-africains pour leur liberté. Et j’ai été le premier auditeur del’intégralité des 230 heures d’enregistrement, inscrites en décembre 2006 au registre Mémoire du monde del’Unesco. »

    Dans cette vidéo, écoutez un extrait du procès et les explications de l’inventeur de l’Archéophone.

    Le plus célèbre des accusés, Nelson Mandela, avait commencé son combat contre l’apartheid de manière nonviolente au sein de l’African National Congress (ANC), avant de s’engager en 1961 dans la lutte armée. Arrêtéen 1962, il avait été condamné, lors d’un précédent procès, à cinq ans de prison pour sortie illégale du pays. Lesautres prévenus avaient été arrêtés en juillet 1963 dans une ferme de la région du Rivonia – d’où le nom duprocès. Tous étaient accusés de sabotage, destruction de biens et violation de la loi sur l’interdiction ducommunisme, et risquaient la peine de mort.

    « Une tribune pour la liberté »

    « Pendant les quinze mois qu’ont duré la numérisation, j’ai vécu avec leurs voix : avec celles des accusés et deleurs avocats ; avec celle, profonde et toujours calme, du juge Quartus de Wet ; avec celle du procureur Percy Yutar, qui, à la fin de chaque question, avait une montée chromatique très théâtrale  ; avec celles desnombreux témoins de second rang, dont beaucoup semblaient terrorisés… J’ai été touché par le soutien mutuel des accusés et par la célèbre déclaration finale de Mandela (à écouter ici) : “Toute ma vie, je me suis consacré àla lutte pour le peuple africain. J’ai combattu la domination blanche et j’ai combattu la domination noire. J’ai chéri l’idéal d'une société libre et démocratique, dans laquelle tout le monde vivrait en harmonie et avec les mêmesopportunités. C’est un idéal pour lequel je veux vivre et agir. Mais, si besoin est, c’est un idéal pour lequel je suis

     prêt à mourir.” Ces hommes d’exception ont transformé le procès en une tribune pour la liberté. »

    Pendant lesquinze mois de numérisation,’ai vécu avec leurs voix : avec celles des accusés et de leurs avocats.

    Pour rendre à cette page d’histoire la meilleure qualité sonore possible, Henri Chamoux a travaillé environ deuxheures sur chaque Dictabelt, d’une durée pourtant inférieure à trente minutes. « À certains moments, la pointede lecture sautait toujours au même endroit du sillon, empêchant d’entendre le mot qui suivait. Plus souvent encore, et sans qu'il y ait de saut, la voix de l’orateur disparaissait par endroits, à cause de l'état du sillongravé. Il me fallait alors retourner le cylindre et le numériser à l’envers : la pointe ne sautait plus et les parolesdevenaient audibles intégralement… mais à l’envers ! Grâce à un logiciel de traitement du son, je les remettaisà l’endroit et les collais sur l’enregistrement numérique  . »

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    http://www.archeophone.org/dictabelt/Example_of_a_groove_fading_and_the_same_played_backwards_and_reversed_885.mp3http://www.archeophone.org/dictabelt/Mandela_it_is_an_ideal_19640420_007.mp3http://www.archeophone.org/dictabelt/Mandela_it_is_an_ideal_19640420_007.mp3http://www.archeophone.org/dictabelt/Mandela_prend_la_parole_19640420_001.mp3

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    Cylindre de Celluloïd sur lequel fut gravé en 1897 «La Sérénade du pavé», interprétée par Eugénie Buffet.L’inventeur de l’Archéophone est aussi l’auteur de la numérisation de milliers d’enregistrements de la BelleÉpoque comme celui-ci.

    H. CHAMOUX

    Un procès désormais accessible aux chercheurs

     Après ce travail de titan, les enregistrements numériques sont partis à l’INA pour un ultime dépoussiéragesonore. Il ne s’agissait pas d’effacer les claquements de strapontins, les réactions du public ou les bruits demicro qui émaillent les enregistrements et participent à leur donner vie, mais les crépitements parasites dus auxDictabelts eux-mêmes, défauts bien connus des amateurs de disques vinyles.

    J’ai chéri l’idéald’une société libre

    et démocratique(…). C’est un idéalpour lequel je veuxvivre et agir. Maissi besoin est, c’estun idéal pour lequel je suis prêt àmourir. (Nelson Mandela)

    Et c’est ainsi que, cinquante-deux ans après la fin du procès, vingt-six ans après la libération de Mandela et la

    fin de l’apartheid, les enregistrements numérisés ont été remis à l’Afrique du Sud. L’INA en a conservé unecopie, qui sera bientôt mise à la disposition des chercheurs, des étudiants et des enseignants dans ses centresde consultation Ina THEQUE. Et, dans les années à venir, un transfert de compétences devrait se mettre enplace pour permettre aux Sud-Africains de numériser eux-mêmes les dizaines de milliers Dictabelts en leur possession, comme ceux d’autres procès, moins médiatiques mais tout aussi représentatifs de cette époque.

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    En attendant, dans le laboratoire de Montrouge, la voix de Nelson Mandela s’est tue, remplacée par deschansons, des concerts, des saynètes en français et en flamand. Le VIAA, Institut flamand d’archivage, a eneffet confié au Larhra plus de 400 cylindres provenant de musées, d’archives municipales ou d’universitésbelges. Ces fragiles cylindres en cire, dont certains sont déjà trop abîmés pour être écoutés, doivent êtrerapidement numérisés pour être sauvés. Un travail sur mesure pour l’archéologue du son qu’est Henri Chamouxet pour son ingénieux Archéophone.

    Pour en savoir plus :

    - La page d’Henri Chamoux sur son invention, l’Archéophone, avec plus de photos et de vidéos, notammentcelle-ci qui retrace l’histoire des Dictabelts .- La page de l’Ina THEQUE .

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    http://www.inatheque.fr/https://www.youtube.com/watch?v=UcWAjKrve7Ahttp://www.archeophone.org/http://www.archeophone.org/dictabelt/index.php