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relaient les médias, objet de rejets et de fantasmes, mais un univers fic- f qui évite la queson de la droite ou de la gauche et qui pose des problèmes, quant à eux, bien réels. Avec L’exercice de l’Etat, c’est chose faite: dans un gouvernement rongé par la crise, la dee de la France et les lues de pouvoir, nous suivons le quodien d’un ministre des trans- ports, Bertrand Saint-Jean. Sor le 26 octobre 2011 en salles, prix de la crique internaonale au Fes- val de Cannes 2011, César du meil- leur scénario original… et 500000 spectateurs, ce film n’a pas laissé indifférent. Après Versailles en 2008 qui contait la vie d’un SDF, Pierre Sch- oeller met en scène cee fois, dans une réalisaon puissante, la sphère du pouvoir. «A quels sacrifices les hommes sont-ils prêts ? Jusqu’où endront-ils, dans un Etat qui dévore ceux qui le servent ?» Telles sont les quesons que pose le synopsis. Ce film, mêlant rêve et ré- alité, nous jee dès les premiers in- stants dans la gueule du loup… ou plutôt dans celle du crocodile. La première scène est pour le moins insolite : dans un intérieur digne de celui de l’Elysée, des hommes en- capuchonnés et enèrement vêtus de noir meublent succinctement et scrupuleusement les différentes R aconter le monde polique, voilà ce que Pierre Schoeller cherchait à faire depuis huit ans. Non pas celui que pièces du supposé palais. Deux de ces décorateurs entrent dans la pièce et s’éloignent l’un après l’autre pour laisser place à une femme nue. Cee apparion est une introducon du film, dominée par le jeu des couleurs qui virent du très foncé (avec les cos- tumes noirs) au très clair (le corps nu). La femme connue à avancer d’un pas décidé et entre dans une pièce où est tapi un crocodile. Elle s’assied face à lui et ouvre ses jam- bes ; l’animal la renifle, puis elle se faufile dans la gueule béante du rep- le. Bertrand Saint-Jean se réveille. C’est l’entrée frappante dans le ré- cit, marquée par un important con- traste de teinte : la dominance est jaune et rouge pendant le rêve puis bleue lorsque le ministre est éveillé. A l’image de ce prélude où tout est parfaitement orchestré, ce film est impeccablement construit. Les jeux d’échos et d’opposion sont légion: échos sonores comme le nt - ement étrange d’une cloche ; échos musicaux ; échos dans les couleurs, dans les plans (l’insert sur l’œil de Bertrand Saint-Jean dans la dernière pare du film rappelle celui du croc- odile dans le prélude). Échos thémaques, enfin : vie / mort, paroles / silences, jour / nuit, scènes dans le cabinet ministériel / scènes dans le monde extérieur, sol- itude du ministre / peuple, mouve- ment / immobilité... Autant de connexions qui invitent le spectateur à chercher d’autres liens mondes est essenellement incarné par les personnages de Bertrand Saint-Jean et de Marn Kuypers, chauffeur intérimaire embauché pour quelques semaines par le cabi- net ministériel. Ses yeux clairs, son musme et son visage impassible font de lui un personnage éton- namment aachant. Avec sa cara- vane, ses cheveux longs et sa femme jeune et séduisante, il représente une certaine idée de la liberté. Quant au ministre des transports, si bavard et apparemment si sûr de lui, il est en réalité piégé dans son propre univers. On l’oblige à faire une réforme de privasaon des gares sous peine d’être licencié. Son téléphone compte «4000 con- tacts et pas un ami», constate le personnage ; pas même Gilles, son directeur de cabinet qu’il connaît depuis des années, ne veut nouer de lien inme avec lui. Finalement, ces deux mondes sont incompables, et Pierre Sch- oeller nous le rappelle de manière dramaque. Saint-Jean doit se ren- dre à à Châlon pour un meeng et choisit d’emprunter une autoroute en construcon pour gagner du temps. Cee scène repose le spec- tateur quelques instants : le min- istre regarde paisiblement le pay- sage et semble décontracté. C’est d’ailleurs le seul moment du film ou la nature verdoyante s’étend belle et apaisante derrière la fenêtre de la voiture. Soudain, la voiture se et elle est nue, ce qui la rend frag- ile, vulnérable. Elle charme le croc- odile tel un homme polique ac- commodant cherchant à obtenir un bon poste ; puis elle rentre dans la machine étaque, d’où il n’est plus possible de ressorr. Comparons maintenant cee scène aux dernières images du film : Gilles sort, traversant les différentes pièces aux portes ouvertes vers une nouvelle étape de sa carrière. est la même que celle qui accom- pagne la naissance de l’enfant du chauffeur tulaire. Revenons-en au prélude. En une minute et trente-cinq secondes,le réalisateur réussit une entrée en maère fracassante. Qui sont ces êtres cagoulés sinon des hommes des l’ombre veillant à entretenir et à encadrer ce gigantesque mécan- isme ? Et que dire de cee femme ? Elle semble représenter un homme d’État, et son avancée sa carrière: elle progresse d’un pas décidé et regarde droit devant elle, comme si elle dévastait tout sur son pas- sage. En revanche, c’est une femme que les plus évidents. La majorité des transions joue sur les teintes ulisées lors de la scène d’ouverture ; à chacune d’entre elle est associé un monde différent. La présence de couleurs rouge et or du cabinet ministériel marque la puissance, le pouvoir, l’égo et la richesse. A l’inverse, d’après la symbolique des couleurs, le bleu et le blanc, très présents lorsque le ministre est en extérieur, représentent la vérité et la froideur. La neige et la glace ren- forcent cee symbolique : le minis- tre arrive par exemple sur les lieux du dramaque accident d’autobus, a des altercaons avec des syndi- calistes sous la neige. Ce contraste visuel révèle l’existence de deux mondes différents, l’un polique en huis-clos, l’autre “réel” avec les gens du peuple. Le contraste entre les deux Bertrand Saint-Jean, toujours en mouvement, n’est arrêté que par la mort. renverse bruyamment, les plans rap- prochés s’enchaînent rapidement et accentuent la violence du choc. Mar- n décède sur le coup et sa jambe est arrachée, comme si le crocodile l’avait démembré. Moralité ? La vie ne ent qu’à un fil ; le monde poli- que ne ent qu’à un fil ; tout est bancal et peut changer en un dis- cours, une phrase déplacée, en un coup de volant. Dans ce moment de mort, la musique discordante Il est l’un des hommes de l’ombre, à disposion de la grande machine de l’état ; Bertrand, lui, est dans la lu- mière médiaque, mais son sort est le même comme en témoigne cet ul- me plan où il emboîte le pas à son ex directeur de cabinet, vers la sor- e. Finalement, tous ces hommes d’État ne sont que des acteurs, ré- duits à déléguer leur parole à leurs conseillers en communicaon et à se remaquiller pour jouer leur rôle. Ils n’écrivent pas leur histoire ; ils con- struisent l’Histoire avec un grand “H”. Les feuilles qui volent pendant l’accident soulignent le coté éphémère de la profession du ministre. Oublions un instant les divergences poliques et les conflits d’intérêts. Plongeons au cœur de la polique au quodien. Dans L’exercice de l’Etat, Pierre Schoeller nous fait partager la vie du ministre des transports du gou- vernement français, Bertrand Saint-Jean. LA MACHINE INFERNALE Paul Pichon TéléObs 29 TéléObs 28 L’exercice de l’État, un film de Pierre Schoeller avec Olivier Gourmet, Michel Blanc, Zabou Bre- itman. Déjà sor en salles le 26 octobre 2011. CINEMA

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Page 1: LA MACHINE INFERNALE - Paul Pichon · LA MACHINE INFERNALE Paul Pichon 28 TéléObs TéléObs 29 L’exercice de l’État, un film de Pierre Schoeller avec Olivier Gourmet, Michel

relaient les médias, objet de rejets et de fantasmes, mais un univers fic-tif qui évite la question de la droite ou de la gauche et qui pose des problèmes, quant à eux, bien réels. Avec L’exercice de l’Etat, c’est chose faite: dans un gouvernement rongé par la crise, la dette de la France et les luttes de pouvoir, nous suivons le quotidien d’un ministre des trans-ports, Bertrand Saint-Jean. Sorti le 26 octobre 2011 en salles, prix de la critique internationale au Festi-val de Cannes 2011, César du meil-leur scénario original… et 500000 spectateurs, ce film n’a pas laissé indifférent. Après Versailles en 2008 qui contait la vie d’un SDF, Pierre Sch-oeller met en scène cette fois, dans une réalisation puissante, la sphère du pouvoir. «A quels sacrifices les hommes sont-ils prêts ? Jusqu’où tiendront-ils, dans un Etat qui dévore ceux qui le servent ?» Telles sont les questions que pose le synopsis.

Ce film, mêlant rêve et ré-alité, nous jette dès les premiers in-stants dans la gueule du loup… ou plutôt dans celle du crocodile. La première scène est pour le moins insolite : dans un intérieur digne de celui de l’Elysée, des hommes en-capuchonnés et entièrement vêtus de noir meublent succinctement et scrupuleusement les différentes

R aconter le monde politique, voilà ce que Pierre Schoeller cherchait à faire depuis huitans. Non pas celui que

pièces du supposé palais. Deux de ces décorateurs entrent dans la pièce et s’éloignent l’un après l’autre pour laisser place à une femme nue. Cette apparition est une introduction du film, dominée par le jeu des couleurs qui virent du très foncé (avec les cos-tumes noirs) au très clair (le corps nu). La femme continue à avancer d’un pas décidé et entre dans une pièce où est tapi un crocodile. Elle s’assied face à lui et ouvre ses jam-bes ; l’animal la renifle, puis elle se faufile dans la gueule béante du rep-tile. Bertrand Saint-Jean se réveille. C’est l’entrée frappante dans le ré-cit, marquée par un important con-traste de teinte : la dominance est jaune et rouge pendant le rêve puis bleue lorsque le ministre est éveillé.

A l’image de ce prélude où tout est parfaitement orchestré, ce film est impeccablement construit. Les jeux d’échos et d’opposition sont légion: échos sonores comme le tint-ement étrange d’une cloche ; échos musicaux ; échos dans les couleurs, dans les plans (l’insert sur l’œil de Bertrand Saint-Jean dans la dernière partie du film rappelle celui du croc-odile dans le prélude). Échos thématiques, enfin : vie / mort, paroles / silences, jour / nuit, scènes dans le cabinet ministériel / scènes dans le monde extérieur, sol-itude du ministre / peuple, mouve-ment / immobilité...Autant de connexions qui invitent le spectateur à chercher d’autres liens

mondes est essentiellement incarné par les personnages de Bertrand Saint-Jean et de Martin Kuypers, chauffeur intérimaire embauché pour quelques semaines par le cabi-net ministériel. Ses yeux clairs, son mutisme et son visage impassible font de lui un personnage éton-namment attachant. Avec sa cara-vane, ses cheveux longs et sa femme jeune et séduisante, il représente une certaine idée de la liberté. Quant au ministre des transports, si bavard et apparemment si sûr de lui, il est en réalité piégé dans son propre univers. On l’oblige à faire une réforme de privatisation des gares sous peine d’être licencié.Son téléphone compte «4000 con-tacts et pas un ami», constate le personnage ; pas même Gilles, son directeur de cabinet qu’il connaît depuis des années, ne veut nouer de lien intime avec lui.

Finalement, ces deux mondes sont incompatibles, et Pierre Sch-oeller nous le rappelle de manière dramatique. Saint-Jean doit se ren-dre à à Châlon pour un meeting et choisit d’emprunter une autoroute en construction pour gagner du temps. Cette scène repose le spec-tateur quelques instants : le min-istre regarde paisiblement le pay-sage et semble décontracté. C’est d’ailleurs le seul moment du film ou la nature verdoyante s’étend belle et apaisante derrière la fenêtre de la voiture. Soudain, la voiture se

et elle est nue, ce qui la rend frag-ile, vulnérable. Elle charme le croc-odile tel un homme politique ac-commodant cherchant à obtenir un bon poste ; puis elle rentre dans la machine étatique, d’où il n’est plus possible de ressortir. Comparons maintenant cette scène aux dernières images du film : Gilles sort, traversant les différentes pièces aux portes ouvertes vers une nouvelle étape de sa carrière.

est la même que celle qui accom-pagne la naissance de l’enfant du chauffeur titulaire.

Revenons-en au prélude. En une minute et trente-cinq secondes,le réalisateur réussit une entrée en matière fracassante. Qui sont ces êtres cagoulés sinon des hommes des l’ombre veillant à entretenir et à encadrer ce gigantesque mécan-isme ? Et que dire de cette femme ? Elle semble représenter un homme d’État, et son avancée sa carrière: elle progresse d’un pas décidé et regarde droit devant elle, comme si elle dévastait tout sur son pas-sage. En revanche, c’est une femme

que les plus évidents.

La majorité des transitions joue sur les teintes utilisées lors de la scène d’ouverture ; à chacune d’entre elle est associé un monde différent. La présence de couleurs rouge et or du cabinet ministériel marque la puissance, le pouvoir, l’égo et la richesse.A l’inverse, d’après la symbolique des couleurs, le bleu et le blanc, très présents lorsque le ministre est en extérieur, représentent la vérité et la froideur. La neige et la glace ren-forcent cette symbolique : le minis-tre arrive par exemple sur les lieux du dramatique accident d’autobus, a des altercations avec des syndi-calistes sous la neige. Ce contraste visuel révèle l’existence de deux mondes différents, l’un politique en huis-clos, l’autre “réel” avec les gens du peuple.

Le contraste entre les deux

Bertrand Saint-Jean, toujours en mouvement, n’est arrêté que par la mort.

renverse bruyamment, les plans rap-prochés s’enchaînent rapidement et accentuent la violence du choc. Mar-tin décède sur le coup et sa jambe est arrachée, comme si le crocodile l’avait démembré. Moralité ? La vie ne tient qu’à un fil ; le monde poli-tique ne tient qu’à un fil ; tout est bancal et peut changer en un dis-cours, une phrase déplacée, en un coup de volant. Dans ce moment de mort, la musique discordante

Il est l’un des hommes de l’ombre, à disposition de la grande machine de l’état ; Bertrand, lui, est dans la lu-mière médiatique, mais son sort est le même comme en témoigne cet ul-time plan où il emboîte le pas à son ex directeur de cabinet, vers la sor-tie. Finalement, tous ces hommes d’État ne sont que des acteurs, ré-duits à déléguer leur parole à leurs conseillers en communication et à se remaquiller pour jouer leur rôle. Ils n’écrivent pas leur histoire ; ils con-struisent l’Histoire avec un grand “H”.

Les feuilles qui volent pendant l’accident soulignent le coté éphémère de la profession du ministre.

Oublions un instant les divergences politiques et les conflits d’intérêts. Plongeons au cœur de la politique au quotidien. Dans L’exercice de l’Etat, Pierre Schoeller nous fait partager la vie du ministre des transports du gou-vernement français, Bertrand Saint-Jean.

LA MACHINE INFERNALE

Paul Pichon

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L’exercice de l’État, un film de Pierre Schoeller avec Olivier Gourmet, Michel Blanc, Zabou Bre-itman. Déjà sorti en salles le 26 octobre 2011.

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