la littérature de la shoah : dire l'indicible · séquence réalisée par m. charly prabel,...

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La littérature de la Shoah : dire l'indicible Séquence réalisée par M. Charly Prabel, professeur certifié de Lettres Modernes, pour une classe de troisième. ([email protected]) Au XXe siècle, le roman saisit le monde et des événements historiques sans précédent pour tenter de les comprendre. Ce chapitre se fonde sur une partie de l'histoire encore récente et qui fait écho à l'actualité : la Shoah. Le chapitre a été précédé d'un groupement de textes sur l'autobiographie et de l'étude d'Antigone de Jean Anouilh. Ainsi, les élèves ont des connaissances sur les marques propres au récit à la première personne, sur la modalisation. Antigone a été l'occasion d'aborder une argumentation indirecte en lien avec le contexte de la Seconde Guerre mondiale : la Résistance. En lien avec le Concours National de la Résistance, les élèves ont rencontré un ancien déporté et un ancien résistant. Leurs connaissances historiques et littéraires sont suffisamment posées pour entrer dans ce nouveau chapitre. Cette étude suivra une progression en trois temps : I. Des persécutions aux camps II. L'expérience des camps III. Après la Shoah : le devoir de mémoire Les élèves seront amenés à s'interroger sur les notions de liberté, de mal, sur l'essence du totalitarisme, sur le rapport à l'autre, à l'étranger, mais jamais de manière abstraite. Les parcours individuels que nous étudierons seront toujours reliés à une période, à un ensemble. Les auteurs ont des parcours différents mais ils ont su résister aux idéologies simplificatrices pour montrer l'ambiguïté et la relativité de toute situation humaine. Nous verrons ainsi que chaque individu a droit à une pensée qui lui soit propre et a le pouvoir d'échapper à la pensée dominante de son époque. Nous aborderons également un questionnement littéraire sur la notion d' « indicible ». Nous verrons en quoi elle consiste et par quels moyens les auteurs vont pouvoir parler. Extraits étudiés : I. Des persécutions aux camps - Écrire pour ne pas oublier, Journal, Anne Frank. - Direction le Vel d'Hiv, Elle s'appelait Sarah, Tatiana de Rosnay, 2010. II. L'expérience des camps - « Comment penser ? », Si c'est un homme, Primo Levi, 1947. - Un rôle purement statistique, La Mort est mon métier , Robert Merle,1952. - Une espèce humaine, L'Espèce humaine, Robert Antelme, 1957. III. Après la Shoah - Maus, Art Spiegelman, 1980. Histoire des arts : Le Tombeau des lucioles, Isao Takhata, 1996. Lecture cursive (au choix) : - L'ami retrouvé, Fred Uhlman, 1971. - Le Silence de la Mer , Vercors, 1941.

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La littérature de la Shoah : dire l'indicible

Séquence réalisée par M. Charly Prabel, professeur certifié de Lettres Modernes, pour une classede troisième. ([email protected])

Au XXe siècle, le roman saisit le monde et des événements historiques sans précédent pourtenter de les comprendre. Ce chapitre se fonde sur une partie de l'histoire encore récente et qui faitécho à l'actualité : la Shoah.

Le chapitre a été précédé d'un groupement de textes sur l'autobiographie et de l'étuded'Antigone de Jean Anouilh. Ainsi, les élèves ont des connaissances sur les marques propres au récità la première personne, sur la modalisation. Antigone a été l'occasion d'aborder une argumentationindirecte en lien avec le contexte de la Seconde Guerre mondiale : la Résistance. En lien avec leConcours National de la Résistance, les élèves ont rencontré un ancien déporté et un ancienrésistant. Leurs connaissances historiques et littéraires sont suffisamment posées pour entrer dans cenouveau chapitre.

Cette étude suivra une progression en trois temps :I. Des persécutions aux campsII. L'expérience des campsIII. Après la Shoah : le devoir de mémoire

Les élèves seront amenés à s'interroger sur les notions de liberté, de mal, sur l'essence dutotalitarisme, sur le rapport à l'autre, à l'étranger, mais jamais de manière abstraite. Les parcoursindividuels que nous étudierons seront toujours reliés à une période, à un ensemble. Les auteurs ontdes parcours différents mais ils ont su résister aux idéologies simplificatrices pour montrerl'ambiguïté et la relativité de toute situation humaine. Nous verrons ainsi que chaque individu adroit à une pensée qui lui soit propre et a le pouvoir d'échapper à la pensée dominante de sonépoque.

Nous aborderons également un questionnement littéraire sur la notion d' « indicible ». Nousverrons en quoi elle consiste et par quels moyens les auteurs vont pouvoir parler.

Extraits étudiés :I. Des persécutions aux camps- Écrire pour ne pas oublier, Journal, Anne Frank.- Direction le Vel d'Hiv, Elle s'appelait Sarah, Tatiana de Rosnay, 2010.II. L'expérience des camps- « Comment penser ? », Si c'est un homme, Primo Levi, 1947.- Un rôle purement statistique, La Mort est mon métier, Robert Merle,1952.- Une espèce humaine, L'Espèce humaine, Robert Antelme, 1957.III. Après la Shoah- Maus, Art Spiegelman, 1980.

Histoire des arts :Le Tombeau des lucioles, Isao Takhata, 1996.

Lecture cursive (au choix) :- L'ami retrouvé, Fred Uhlman, 1971.- Le Silence de la Mer, Vercors, 1941.

Séance 1 – Entrer dans l'univers des camps

Objectifs :- redéfinir certaines périodes historiques en lien avec les textes étudiés : situer auteurs et Histoire ;- définir certains termes propres à la période étudiée.

Afin de recontextualiser l'ensemble des notions qui seront abordées, des éléments de définitionssont donnés aux élèves. A partir du livre Paroles de la Shoah (coll. Étonnants classiques), nousinstallons les notions suivantes :- Shoah- Déshumaniser- Rafler- Antisémistisme- Ghettos et rafles- Premiers massacres- Le vocabulaire des camps- Les camps et le monde extérieur

Les élèves possèdent ainsi une feuille de route qui leur permet de mieux se repérer dans la périodehistorique. Les textes sont ainsi plus faciles à aborder.

Séance 2 – Écrire pour ne pas oublier

Objectifs :- revoir des notions liées à l'autobiographie ;- voir une nouvelle forme autobiographique : le journal intime ;- comprendre le besoin qu'éprouvent les individus de raconter l'Histoire.

Support : Journal , Anne Frank, 1942.

Axes d'étude :1. Le jour d'ouverture du journal en lien avec l'Histoire2. Progression du texte à déterminer :

- le désir d'écrire- « l'histoire de ma vie »

3. Les marques de l'énonciation4. A propos de l'écriture5. Les références à l'Histoire

Outre les axes d'étude, une synthèse sur le journal intime sera donnée aux élèves :

Principales caractéristiques du journal intime :

•Il est écrit à la 1ère personne

•Il relate les pensées personnelles et les événements vécus par l’auteur

•Il y a simultanéité du discours et du vécu : c’est une écriture du présent

•Il est rédigé au jour le jour et chaque entrée est datée

•Il n’est pas censé être écrit dans une perspective de publication

•L’unique destinataire du journal intime est l’auteur lui-même

Séance 3 – Les temps du récit

Objectif : revoir les temps du récit.

Il s'agit ici d'un cours mêlant la conjugaison à proprement parler et la valeur des temps. Les textes supports seront les textes déjà étudiés.

Séance 4 – Direction le Vél' d'Hiv

Objectif : étudier le processus de déshumanisation de la foule

Support : Elle s'appelait Sarah , Tatiana de Rosnay, 2010.

Axes d'étude :1. La foule

a. désignationb. les effets de la déshumanisation

2. Une scène pathétiquea. l'évocation du temps météorologiqueb. Images, vocabulaire et sons

3. Le lieua. un lieu angoissant (registre épique)

Ouverture : le discours de Jacques Chirac sur la culpabilité de la France pendant la Seconde Guerremondiale. Accès au discours écrit | Accès au reportage vidéo (ressource INA disponiblegratuitement à l'ensemble des professeurs après s'être inscrit sur la plateforme Eduthèque)

Séance 5 – « Comment penser ? »

Objectifs : – découvrir la littérature testimoniale ;- étudier l'arrivée dans les camps ;- étudier le processus de déshumanisation.

Support : Si c'est un homme , Primo Lévi, 1947. (étude menée grâce au manuel Terre des Lettres 3e,Nathan)

Axes d'étude :1. Une mise en scène absurde2. Une volonté de comprendre

Expression écrite : Peu de temps après ce passage, rongé par la soif, le narrateur se saisit d'un bloc de glace qu'ilespère pouvoir lécher.« je n'ai pas plut tôt détaché le glaçon, qu'un grand et gros gaillard qui faisait les cent pasbrutalement. « Warum ? » [pourquoi ?], dis-je dans mon allemand hésitant. « Hier ist kein warum »[ici, il n'y a pas de pourquoi] ».

→ A partir du texte que vous venez de lire et de cette citation, expliquez ce qui caractérise l'universdécrit par l'auteur.

Séance 6 – Un rôle purement statistique

Objectif: étudier les camps depuis un autre point de vue, celui d'un officier nazi.

Support : La Mort est mon métier , Robert Merle, 1952. (étude menée grâce au manuel Terre desLettres 3e, Nathan)

Préparation : Faites une recherche sur l'expérience de Milgram : en quoi consiste-t-elle ? Que vise-t-elle à démontrer ? Vous sentez-vous concerné par les conclusions de cette expérience ? Pourquoi ?

Axes d'étude :1. Un langage au service d'un projet2. Des relations de pouvoir

Séance 7 – Une espèce humaine ?

Objectifs: - étudier le rapport entre le monde intérieur et le monde extérieur ;- réfléchir sur ce qu'est l'être humain.

Support : L'Espèce humaine , Robert Antelme, 1947.

Axes d'étude :1. Différence entre l'homme et la naturel2. La déshumanisation

Séance 8 – Le devoir de mémoire

Objectifs : - lire un témoignage moderne ;- lire une bande dessinée testimoniale et biographique.

Support : Maus , Art Spiegelman, 1980.

Pistes de travail : 1. Présentation de l'auteur et de l'œuvre2. Description de la planche

a. le fonctionnement du récit et le va-et-vient entre passé et présentb. le décorc. procédé narratif

3. Analyse de l'œuvre a. les personnages : choix et gestesb. les textesc. un récit témoignage

4. Pourquoi Art Spiegelman a-t-il voulu rendre hommage à son père ?

Séance 9 – Histoire des arts

Objectifs : analyser un film d'animation en lien avec la Seconde Guerre mondiale.

Support : Le Tombeau des lucioles, Isao Takhata, 1996.

Il s'agit de voir que la déshumanisation n'a pas seulement lieu en Europe mais que la guerre a bienun aspect mondial. Le Tombeau des lucioles met également en avant des personnages qui luttentpour survivre et qui sont dépouillés. Ce film adapté de la nouvelle semi-autobiographique La Tombedes Lucioles d'Akiyuki Nosaka (1967) entre dans les champs d'étude de l'autobiographie et desrécits d'histoire.

[Pour rester dans la problématique des camps, vous pouvez visionner et étudier le film La Vie estbelle de Roberto Begnini (1998).]

Séance 10 – Écriture

Sujet : Documentez-vous sur la libération des camps de concentration et racontez les événements à traversle regard d'un personnage que vous aurez imaginé.

Texte 1 - Écrire pour ne pas oublier

C’est une sensation très étrange, pour quelqu’un dans mon genre, d’écrire un journal. Nonseulement je n’ai jamais écrit, mais il me semble que plus tard, ni moi ni personne ne s’intéresseraaux confidences d’une écolière de treize ans. Mais à vrai dire, cela n’a pas d’importance, j’ai envied’écrire et bien plus encore de dire vraiment ce que j’ai sur le cœur une bonne fois pour toutes àpropos d’un tas de choses. Le papier a plus de patience que les gens : ce dicton m’est venu à l’espritpar un de ces jours de légère mélancolie où je m’ennuyais, la tête dans les mains, en me demandantdans mon apathie s’il fallait sortir ou rester à la maison et où, au bout du compte, je restais plantéelà à me morfondre. Oui, c’est vrai, le papier a de la patience, et comme je n’ai pas l’intention dejamais faire lire à qui que ce soit ce cahier cartonné paré du titre pompeux de "Journal", à moins derencontrer une fois dans ma vie un ami ou une amie qui devienne l’ami ou l’amie avec un grand A,personne n’y verra probablement d’inconvénient.

Me voici arrivée à la constatation d’où est partie cette idée de journal ; je n’ai pas d’amie.Pour être encore plus claire, il faut donner une explication, car personne ne comprendrait

qu’une fille de treize ans soit complètement seule au monde, ce qui n’est pas vrai non plus : j’ai desparents adorables et une sœur de seize ans, j’ai, tout bien compté, au moins trente camarades etamies, comme on dit, j’ai une nuée d’admirateurs, qui ne me quittent pas des yeux et qui en classe,faute de mieux, tentent de capter mon image dans un petit éclat de miroir de poche. J’ai ma familleet un chez-moi. Non, à première vue, rien ne me manque, sauf l’amie avec un grand A. Avec mescamarades, je m’amuse et c’est tout, je n’arrive jamais à parler d’autre chose que des petiteshistoires de tous les jours, ou à me rapprocher d’elles, voilà le hic. Peut-être ce manque d’intimitévient-il de moi, en tout cas le fait est là et malheureusement, on ne peut rien y changer. De là cejournal. Et pour renforcer encore dans mon imagination l’idée de l’amie tant attendue, je ne veuxpas me contenter d’aligner les faits dans ce journal comme ferait n’importe qui d’autre, mais jeveux faire de ce journal l’amie elle-même et cette amie s’appellera Kitty.Idiote ! Mon histoire ! on n’oublie pas ces choses-là.

Comme on ne comprendra rien à ce que je raconte à Kitty si je commence de but en blanc, ilfaut que je résume l’histoire de ma vie, quoi qu’il m’en coûte.

Mon père, le plus chou des petits papas que j’aie jamais rencontrés, avait déjà trente-six ansquand il a épousé ma mère, qui en avait alors vingt-cinq. Ma sœur Margot est née en 1926, àFrancfort-sur-le-Main en Allemagne. Le 12 juin 1929, c’était mon tour.

J’ai habité Francfort jusqu’à l’âge de quatre ans.Comme nous sommes juifs à cent pour cent, mon père est venu en Hollande en 1933, où il a

été nommé directeur de la société néerlandaise Opekta, spécialisée dans la préparation deconfitures. Ma mère, Edith Frank-Holländer, est venue le rejoindre en Hollande en septembre.Margot et moi sommes allées à Aix-la-Chapelle, où habitait notre grand-mère. Margot est venue enHollande en décembre et moi en février et on m’a mise sur la table, parmi les cadeauxd’anniversaire de Margot.

Peu de temps après, je suis entrée à la maternelle de l’école Montessori, la sixième. J’y suisrestée jusqu’à six ans, puis je suis allée au cours préparatoire. En CM2, je me suis retrouvée avec ladirectrice, Mme Kuperus, nous nous sommes faits des adieux déchirants à la fin de l’année scolaireet nous avons pleuré toutes les deux, parce que j’ai été admise au lycée juif où va aussi Margot.

Notre vie a connu les tensions qu’on imagine, puisque les lois antijuives de Hitler n’ont pasépargné les membres de la famille qui étaient restés en Allemagne. En 1938, après les pogroms, mesdeux oncles, les frères de maman, ont pris la fuite et se sont retrouvés sains et saufs en Amérique duNord, ma grand-mère est venue s’installer chez nous, elle avait alors soixante-treize ans.

A partir de mai 1940, c’en était fini du bon temps, d’abord la guerre, la capitulation, l’entréedes Allemands, et nos misères, à nous les juifs, ont commencé. Les lois antijuives se sont succédésans interruption et notre liberté de mouvement fut de plus en plus restreinte. Les juifs doiventporter l’étoile jaune ; les juifs doivent rendre leurs vélos, les juifs n’ont pas le droit de prendre letram ; les juifs n’ont pas le droit de circuler en autobus, ni même dans une voiture particulière ; les

juifs ne peuvent faire leurs courses que de trois heures à cinq heures, les juifs ne peuvent aller quechez un coiffeur juif ; les juifs n’ont pas le droit de sortir dans la rue de huit heures du soir à sixheures du matin ; les juifs n’ont pas le droit de fréquenter les théâtres, les cinémas et autres lieux dedivertissement ; les juifs n’ont pas le droit d’aller à la piscine, ou de jouer au tennis, au hockey ou àd’autres sports ; les juifs n’ont pas le droit de faire de l’aviron ; les juifs ne peuvent pratiqueraucune sorte de sport en public. Les juifs n’ont plus le droit de se tenir dans un jardin chez eux ouchez des amis après huit heures du soir ; les juifs n’ont pas le droit d’entrer chez des chrétiens ; lesjuifs doivent fréquenter des écoles juives, et ainsi de suite, voilà comment nous vivotions et il nousétait interdit de faire ceci ou cela. Jacques me disait toujours : "Je n’ose plus rien faire, j’ai peur quece soit interdit."

Dans l’été de 1941, grand-mère est tombée gravement malade, il a fallu l’opérer, et on a unpeu oublié mon anniversaire. Comme d’ailleurs dans l’été de 1940, parce que la guerre venait de seterminer aux Pays-Bas. Grand-mère est morte en janvier 1942. Personne ne sait à quel point moi, jepense à elle et comme je l’aime encore. Cette année, en 1942, on a voulu rattraper le temps perdu enfêtant mon anniversaire et la petite bougie de grand-mère était allumée près de nous.

Pour nous quatre, tout va bien pour le moment, et j’en suis arrivée ainsi à la dated’aujourd’hui, celle de l’inauguration solennelle de mon journal, 20 juin 1942.

Journal, Anne Frank.

Texte 2 - Direction le Vel d'Hiv

Un coup de tonnerre soudain les fit sursauter. La pluie s’abattit sur Paris, si dense que le busdut s’arrêter. La fillette écoutait les gouttes s’écraser sur le toit du bus. La pause ne dura qu’uninstant. Le bus reprit bientôt sa route, dans un crissement de pneus sur le pavé. Le soleil réapparut.

Le bus stoppa et on les fit descendre, dans un désordre de paquets, de valises et d’enfants enpleurs. La fillette ne connaissait pas cette rue. Elle n’était jamais venue dans ce quartier. Elle vit laligne du métro aérien à l’autre bout de la rue.

On les conduisit vers un grand immeuble clair. Quelque chose était inscrit sur la façade enimmenses lettres noires, mais elle ne parvint pas à lire. Elle vit alors que la rue entière était pleinede familles comme la sienne, descendant des bus, sous les hurlements de la police. La policefrançaise, et elle seule.

Accrochée à la main de son père, elle fut bousculée et poussée jusque sous une gigantesque arènecouverte. Une foule innombrable était déjà massée ici, au centre de l’arène, et sur les sièges durs etmétalliques des gradins. Combien étaient-ils ? Elle n’aurait su dire. Des centaines ? Il en arrivaitsans arrêt. La fillette leva les yeux vers l’immense verrière bleue en forme de dôme. Un soleil sansmerci perçait à travers.

Son père trouva un endroit où s’asseoir. La fillette observait le flot ininterrompu qui venaitgrossir la foule. Le bruit se fit de plus en plus intense, c’était une rumeur qui enflait, celle demilliers de voix, de sanglots d’enfants, de gémissements de femmes. La chaleur devintinsupportable, de plus en plus étouffante à mesure que le soleil montait dans le ciel. Il y avait demoins en moins d’espace et ils étaient collés les uns contre les autres. Elle observa les hommes, lesfemmes, les enfants, leurs visages crispés, leurs yeux pleins d’effroi.

« Papa, dit-elle, combien de temps allons-nous rester ici ?

Elle s'appelait Sarah, Tatiana de Rosnay, 2010.

Texte 3 - « Comment penser ? »

Si c'est un homme est un récit autobiographique dans lequel l'auteur raconte son expérience dans lecamp d'extermination d'Auschwitz, en Pologne. Arrêté en Italie, il effectue le trajet vers le camp, entassé avec sescompatriotes dans des wagons à bestiaux, sans nourriture et sans eau.

Le voyage1 ne dura qu'une vingtaine de minutes. Puis le camion s'est arrêté et nous avons vuapparaître une grande porte surmontée d'une inscription vivement éclairée (aujourd'hui encore sonsouvenir me poursuit en rêve) : ARBEIT MACHT FREI, le travail rend libre.

Nous sommes descendus, on nous a fait entrer dans une vaste pièce nue, à peine chauffée ; quenous avons soif ! Le léger bruissement de l'eau dans les radiateurs nous rend fous : nous n'avons rien budepuis quatre jours. Il y a bien un robinet, mais un écriteau accroché au dessus dit qu'il est interdit deboire parce que l'eau est polluée. C'est de la blague, aucun doute possible, on veut se payer notre têteavec cet écriteau : « ils » savent que nous mourrons de soif, et ils nous mettent dans un chambre avec unrobinet, et Wassertrinken verboten2. Je bois résolument et invite les autres à en faire autant ; mais il mefaut recracher, l'eau est tiède, douceâtre et nauséabonde.

C'est cela, l'enfer. Aujourd'hui, dans le monde actuel, ce doit être cela : une grande salle vide, etnous qui n'en pouvons plus d'être debout, et il y a un robinet qui goutte avec de l'eau qu'on ne peut pasboire, et nous qui attendons quelque chose qui ne peut être que terrible, et il ne se passe rien, il continueà ne rien se passer. Comment penser ? On ne peut plus penser, c'est comme si on était déjà mort.Quelques-uns s'assoient par terre. Le temps passe goutte à goutte.

Nous ne sommes pas morts : la porte s'ouvre, et un SS3 entre, le cigarette à la bouche. Il nousexamine sans se presser : « Wer kann Deutsch ? 4» demande-il ; l'un de nous se désigne ; quelqu'un queje n'ai jamais vu et qui s'appelle Flesch ; ce sera lui notre interprète. Le SS fait un long discours d'unevoix calme, et l'interprète traduit : il faut se mettre en rang par cinq, à deux mètres l'un de l'autre, puis sedéshabiller en faisant un paquet de ses vêtements, mais d'un certaine façon : ce qui est en laine d'un côté,le reste de l'autre ; et enfin enlever ses chaussures, mais en faisant bien attention de ne pas se les fairevoler.

Voler, par qui ? Pourquoi devrait-on nous voler nos chaussures ? Et nos papiers, nos montres, lepeu que nous avons en poche ? Nous nous tournons tous vers l'interprète. Et l'interprète interrogeal'Allemand, et l'Allemand, qui fumait toujours, le traversa du regard comme s'il était transparent, commesi personne n'avait parlé.

Je n'avais jamais vu de veil homme nu. M. Bergmann, qui portait un bandage herniaire, demandaà l'interprète s'il devait l'enlever, et l'interprète hésita. Mais l'Allemand comprit et parla d'un ton grave àl'interprète en indiquant quelqu'un ; alors nous avons vu l'interprète avaler sa salive, puis il a dit :« l'adjudant vous demande d'ôter votre bandage, on vous donnera celui de M. Coen. » Ces mots làavaient été prononcés d'un ton amer, c'était le genre d'humour qui plaisait à l'Allemand.

Arrive alors un autre Allemand, qui nous dit de mettre nos chaussures dans un coin ; et nousobtempérons car désormais c'est fini, nous nous sentons hors du monde : il ne nous reste plus qu'à obéir.Arrive un type avec un balai, qui pousse toutes nos chaussures dehors en tas; Il est fou, il les mélangetoutes, quatre vingt seize paires : elles vont être dépareillées. Un vent glacial entre par la porte ouverte :nous sommes nus et nous nous couvrons le ventre et nos bras. Un coup de vent referme la porte :l'Allemand la rouvre et reste là à regarder d'un air pénétré les contorsions que nous faisons pour nousprotéger du froid les uns derrière les autres. Puis il s'en va en refermant derrière lui.

Nous voici maintenant au deuxième acte. Quatre hommes armés de rasoirs, de blaireaux et detondeuses font irruption dans la pièce ; ils ont des pantalons et des vestes rayées, et un numéro cousu surla poitrine ; ils sont peut être de l'espèce de ceux de ce soir (de ce soir ou d'hier soir ?) ; mais ceux-ci 5

sont robustes et respirent la santé. Nous les assaillons de questions,, mais eux nous empoignent et en un

1 Le trajet depuis la descente du train jusqu'à l'arrivé au camp d'extermination.2 Interdiction de boire de l'eau.3 SS : membre de la SS, une des principales organisations du régime nazi, chargée notamment de la gestion des

camps.4 « Qui parle allemand ? »5 Ceux-ci : les prisonniers de droit commun qui ont des privilèges à l'intérieur du camp ; il existe en effet une

hiérarchie complexe parmi les prisonniers.

tournemain nous voilà rasés et tondus. Quelle drôle de tête on a sans cheveux ! Les quatre individusparlent une langue qui ne semble pas de ce monde ; en tous cas ce n'est pas de l'allemand, sinon jesaisirais quelques mots.

Finalement un autre porte s'ouvre : nous nous retrouvons tous debout, nus et tondus, les piedsdans l'eau : c'est une salle de douche. On nous a laissés seuls, et peu à peu notre stupeur se dissipe et leslangues se délient, tout le monde pose des questions et personne ne répond. Si nous sommes nus dansune salle de douche, c'est qu'ils ne vont pas encore nous tuer. Et alors pourquoi nous faire rester debout,sans boire, sans personne pour nous expliquer, sans chaussures, sans vêtements, nus les pieds dans l'eauavec le froid qu'il fait et après un voyage de cinq jours, et sans pouvoir nous asseoir ?

Primo Levi, Si c'est un homme, 1947 (1999 pour la traduction française).

Texte 4 - Une espèce humaine ?

« A nous-mêmes, ce que nous avions à dire commençait alors à nous paraîtreinimaginable », écrit Robert Antelme pour montrer la difficulté de parler au retour de ladéportation. Et pourtant, L'Espèce humaine tente de mettre en mots une tentative bien réelle de ladéshumanisation.

Dehors, la vallée est noire. Aucun bruit n'en arrive. Les chiens dorment d'un sommeil sain etrepu. Les arbres respirent calmement. Les insectes nocturnes se nourrissent dans les prés. Lesfeuilles transpirent, et l'air se gorge d'eau. Les prés se couvrent de rosée et brilleront tout à l'heureau soleil. Ils sont là, tout près, on doit pouvoir les toucher, caresser cet immense pelage. Qu'est-cequi se caresse et comment caresse-t-on ? Qu'est-ce qui est doux aux doigts, qu'est-ce qui estseulement à être caressé ? Jamais on n'aura été aussi sensible à la santé de la nature. Jamais onn'aura été aussi près de confondre avec la toute-puissance de l'arbre qui sera sûrement encore vivantdemain. On a oublié tout ce qui meurt et qui pourrit dans cette nuit forte, et les bêtes malades etseules. La mort a été chassée par nous des choses de la nature, parce que l'on n'y voit aucun géniequi s'exerce contre elles et les poursuive. Nous nous sentons comme ayant pompé toutpourrissement possible. Ce qui est dans cette salle apparaît comme la maladie extraordinaire, etnotre mort ici comme la seule véritable. Si ressemblants aux bêtes, toute bête nous est devenuesomptueuse ; si semblables à toute plante pourrissante, le destin de cette plante nous paraît aussiluxueux que celui qui s'achève par la mort dans le lit. Nous sommes au point de ressembler à tout cequi ne se bat que pour manger et meurt de ne pas manger, au point de nous nive¬ler sur une autreespèce, qui ne sera jamais nôtre et vers laquelle on tend ; mais celle-ci qui vit du moins selon sa loiauthentique - les bêtes ne peuvent pas devenir plus bêtes - apparaît aussi somptueuse que la nôtre «véritable» dont la loi peut être aussi de nous conduire ici. Mais il n'y a pas d'ambi¬guïté, nousrestons des hommes, nous ne finirons qu'en hommes. La distance qui nous sépare d'une autre espècereste intacte, elle n'est pas historique. C'est un rêve SS de croire que nous avons pour missionhistorique de changer d'espèce, et comme cette mutation se fait trop lentement, ils tuent. Non, cettemaladie extraordinaire n'est autre chose qu'un moment culminant de l'histoire des hommes. Et celapeut signifier deux choses : d'abord que l'on fait l'épreuve de la solidité de cette espèce, de sa fixité.Ensuite, que la variété des rapports entre les hommes, leur couleur, leurs coutumes, leur formationen classes masquent une vérité qui apparaît ici éclatante, au bord de la nature, à l'approche de noslimites : il n'y a pas des espèces humaines, il y a une espèce humaine. C'est parce que nous sommesdes hommes comme eux que les SS seront en définitive impuissants devant nous. C'est parce qu'ilsauront tenté de mettre en cause l'unité de l'espèce qu'ils seront fina¬lement écrasés. Mais leurcomportement et notre situation ne sont que le grossissement, la caricature extrême - où personne neveut, ni ne peut sans doute se reconnaître - de comportements, de situations qui sont dans le mondeet qui sont même cet « ancien monde véritable» auquel nous rêvons. Tout se passe effectivement là-bas comme s'il y avait des espèces - ou plus exactement comme si l'appartenance à l'espèce n'étaitpas sûre, comme si l'on pouvait y entrer et en sortir, n'y être qu'à demi ou y parvenir pleinement, oun'y jamais parvenir même au prix de générations -, la division en races ou en classes étant le canonde l'espèce6 et entretenant l'axiome7 toujours prêt, la ligne ultime de défense : « Ce ne sont pas desgens comme nous. »

Eh bien, ici, la bête est luxueuse, l'arbre est la divinité et nous ne pou¬vons devenir ni la bêteni l'arbre. Nous ne pouvons pas et les SS ne peuvent pas nous y faire aboutir. Et c'est au moment oùle masque a emprunté la figure la plus hideuse, au moment où il va devenir notre figure, qu'iltombe. Et si nous pensons alors cette chose qui, d'ici, est certainement la chose la plus considérableque l'on puisse penser: « Les SS ne sont que des hommes comme nous » [...] nous sommes obligésde dire qu'il n'y a qu'une espèce humaine.

Robert ANTELME, L'Espèce humaine, 1947, Ed. Gallimard, 1957.

6 Canon de l'espèce : le moyen d'évaluation, le critère de reconnaissance et de mesure de l'espèce.7 Principe, fondement d'un système.

Texte 5 - Un rôle purement statistique

La mort est mon métier retrace le parcours d'un officier nazi, Rudolf Lang, depuis son enfance jusqu'à lafin de la guerre. A travers ce récit à la première personne, l'auteur s'interroge sur la manière dont un être humainpeut en arriver à commettre les actes les plus barbares qui soient. Ce roman a été écrit à partir des entretiens, àNüremberg, de psychologues américains avec Rudolf Hob, commandant du camp d'Auschwitz. Dans cet extrait, lenarrateur vient d'apprendre qu'il est chargé de la solution finale.

Deux jours après, comme le Reichsführer8 me l'avait annoncé, je reçus la visite del'Obersturmbannführer9 Wulfslang. C'était un gros homme roux, rond et jovial, qui fit honneur aurepas qu'Elsie10 lui servit.

Après le repas, je lui offris un cigare, je l'emmenai à la Kommandantur11 et m'enfermai aveclui dans mon bureau. Il posa la casquette sur ma table, s'assit et allongea ses jambes, et son visagerond et rieur se ferma.- Sturmbannführer12, dit-il d'un ton officiel, vous devez savoir que mon rôle est uniquement d'établirune liaison orale entre le Reichsführer et vous-même.

Il fit une pause.- A ce stade, je n'ai que peu de choses à vous dire. Le Reichsführer a insisté particulièrement surdeux points. Premier point : Pour les six premiers mois, vous devez prendre vos dispositions pourun chiffre global d'arrivages se montant environ à 500 000 unités.

J'ouvris la bouche, il agita son cigare devant lui, et dit vivement :- Einen Moment, bitte13. A chaque transport, vous pratiquerez une sélection parmi les arrivés, etvous mettrez les personnes aptes au travail à la disposition des industries et entreprises agricoles deBirkenau-Auschwitz.

Je fis signe que je voulais parler, mais il agita de nouveau impérieusement son cigare etreprit :- Deuxième point : Vous me ferez parvenir, pour chaque transport, un état statistique des inaptessoumis par vous au traitement spécial. Cependant, vous ne devrez pas conserver un double de cesétats. En d'autres termes, le chiffre global des gens traités par vous pendant toute la durée de votrecommandement, doit vous rester inconnu.

Je dis :- Je ne vois pas comment cela est possible. Vous avez vous-même parlé de 500 000 unités pour lespremiers six mois.

Il agita son cigare avec impatience :- Bitte ! Bitte !14 Le chiffre cité par moi de 500 000 unités comprend à la fois les aptes au travail etles inaptes. Vous aurez à les séparer à chaque convoi. Vous voyez donc que vous ne pouvez pasconnaître d'avance le chiffre total des inaptes à traiter. Et ce sont ceux-là dont nous parlons.

Je réfléchis et je dis :- Si je comprends bien, je dois vous faire connaître, pour chaque transport, le chiffre des inaptessoumis au traitement spécial, mais je ne dois pas garder trace de ce chiffre, et je dois ignorer, parconséquent, le chiffre global des inaptes traités par moi pour l'ensemble des transports ?

Il fit un signe d'approbation avec son cigare :- Vous avez parfaitement compris. Selon l'ordre express du Reichsführer, ce chiffre global ne doitêtre connu que de moi. En d'autres termes, c'est à moi et à moi seul, qu'il est incombe d'additionnerles chiffres partiels fournis par vous, et d'en dresser pour le Reichsführer une statistique complète.

Il reprit :- C'est tout ce que j'ai à vous communiquer pour le moment.

8 Maréchal ; il s'agit ici d'Himmler, chef des SS et responsable de la « solution finale ».9 Général.10 La femme du narrateur.11 Poste de commandement.12 Commandant.13 Un moment, je vous prie.14 S'il vous plaît, s'il vous plaît

Il y eut un silence et je dis :- Puis-je présenter une remarque sur votre premier point ?

Il mit son cigare entre ses dents, et articula brièvement :- Bitte.- Si je me base sur le chiffre global de 500 000 unités pour les six premiers mois, j'aboutis à unemoyenne de 84 000 unités environ par mois, soit environ 2 800 unités à soumettre par 24 heures autraitement spécial. C'est un chiffre énorme.

Il enleva son cigare de sa bouche et leva la main qui le tenait :- Erreur. Vous oubliez que sur ces 500 000 unités, il y aura un nombre probablement assez élevéd'aptes au travail que vous n'aurez pas à traiter.

Je réfléchis là-dessus et dis :- À mon avis, cela ne fait que reculer le problème. D'après mon expérience de Lagerkommandant15,la durée moyenne d'utilisation au travail d'un détenu est de trois mois. Après quoi, il devient inapte.À supposer, par conséquent, que sur un transport de 5 000 unités, 2 000 soient déclarées aptes autravail, il est évident que ces 2 000 me reviendront au bout de trois mois, et qu'il faudra alors lestraiter.- Gewiss16. Mais vous aurez au moins gagné du temps. Et tant que votre installation ne sera pas aupoint, ce répit vous sera dans doute très précieux.

Il mit son cigare dans sa bouche et croisa sa jambe droite sur sa jambe gauche.- Vous devez savoir qu'après les six premiers mois, le rythme des transports sera considérablementaugmenté.

Je le regardai, incrédule. Il sourit, et son visage redevint rond et criant.Je dis :

- Mais c'est tout bonnement impossible !Son sourire s'accentua. Il se leva et commença à enfiler ses gants.

- Mein Lieber17, dit-il d'un air jovial et important, Napoléon a dit qu' « impossible » n'était pas unmot français. Depuis 34, nous essayons de prouver au monde que ce n'est pas un mot allemand.

Il regarda sa montre.- Je pense qu'il serait temps que vous me raccompagniez à la gare.

Il saisit sa casquette. Je me levai.- Herr Obersturmbannführer, bitte.

Il me regarda.- Ja ?- Je voulais dire que c'est techniquement impossible.

Son visage se figea.- Permettez, dit-il d'un ton glacé. C'est à vous, et à vous seul qu'incombe le côté technique de latâche. Je n'ai pas à connaître cet aspect de la question. […] Mon rôle est purement statistique.

Robert Merle, La Mort est mon métier, 1952.

15 Commandant du camp.16 Certainement.17 Mon cher.