la joie de vivre - numilog · rouillée, de bulles d’acide à moitié éclatées. elles côtoient...

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  • La Joie de vivre

  • SAP 043

  • Thomas Bartherote

    La Joie de vivreroman

    Le Serpent à Plumes

  • © 2018, La Martinière et compagnies, sous la marque Le Serpent à Plumes

    pour la présente édition.

    ISBN 979‑10‑356‑1026‑5

  • 1

    « Agir n’est pas une solution. Agir, c’est comme croire. L’action est vaine. » Il saute sur place. « Ça ne sert à rien, c’est comme danser, ratisser, se mettre à genoux. » Il sourit, sardonique, puis d’un coup me crache dessus. « Ça ne sert à rien ! » hurle‑t‑il avant de disparaître en tonitruant.

    J’ouvre les yeux. J’ai de la bave sèche au coin du menton et j’entends un boucan à l’extérieur. Il est temps. Ce matin, évi‑demment, comme toujours, comme partout, il pleut. Aucune explication rationnelle ne me parvient néanmoins pour me confirmer ce phénomène. Insoumis au radio‑réveil, je ne fais confiance qu’à mes sens.

    Hier, j’ai zappé d’une pensée à une autre, de ma main gauche à ma main droite. Sans aucune notion de la ligne, de l’objectif, ni aucun horizon valable me laissant penser que je pourrai un jour désirer. Le fait est que la musique a disparu et que je dois, maintenant, sans elle, rester en vie. Le suicide n’étant pas une option, il me faut trouver un matériel de subsistance personnalisé.

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  • Je regarde le plafond en soupirant. Quelques raies de clarté viennent le surligner. Je suis allongé sur le dos, le poids de ma bêtise appuyé sur les jambes. J’ai l’horrible sensation d’avoir couru nu toute la nuit avec l’obscénité dans les entrailles et des mots sévères naviguant autour de ma tête. Je balance un raclement de gorge. Il claque dans le silence prévu à cet effet. Je laisse aller doucement. Je dérive dans un futur dictatorial où je contrôlerais tout. L’idée d’un carnage massif et l’air encore frais de mon abri me chatouillent. Je pense à des milliards de dépouilles empêtrées dans des fosses communes. Le résultat de mon simple désir. Écharper, briser, sans cligner de l’œil. Sans un sentiment.

    Obligation de se laver. Il faut être propre pour faire ce genre de chose. Avoir le postérieur luisant. Ça monte encore. Je veux un génocide. Une faille sanguinolente d’avant la nais‑sance. Écharper le bas des ventres. Pourtant, je me rends compte que même si ça paraît excitant de tuer sauvagement la moitié d’un continent, concrètement, ça ne servirait à rien dans mon état actuel.

    J’aligne mentalement une série d’actions à réaliser. Tout geste, aussi vital, aussi salvateur soit‑il, risque d’être le dernier. Envie de creuser au cœur. Je veux un regard à bascule, du papier gribouillé, du rouge, de l’hémoglobine versée pour l’alliance nouvelle.

    Ça tourne. Pour essayer de me calmer, je pose sur le sol impassible, un pied. Puis deux. C’est imprévu. Je bouge. Je sors de ma couche. Je me lève puis me dirige vers la trouée murale. Je ne vais pas plus loin. Ouverture vers l’extérieur, vers

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  • le ciel. Frontière. Il y a deux mondes. Ma tête baissée. Mon dos voûté. Mes jambes ancrées. Dehors les gouttes tombent. Il y a ici et là. Je ne suis qu’ici.

    Je décide de commencer par cet instant.

    Point de situation. Mon étage se situe dans la partie basse de la ville. Je n’évolue pas dans le jardin d’Éden moyen, je m’enracine au rez‑de‑chaussée, au niveau du goudron, près des tièdes diligences métallisées qui prennent les voies rapides et embouteillées. Je dors sur un simple matelas, près de la pous‑sière. Je tousse régulièrement et mes bronches ne s’offusquent pas de cette situation. Je regarde souvent le ciel, et le soleil, quand il est là, m’aime bien. Il lui arrive même parfois de réchauffer ma colonne vertébrale. Le reste du temps, je suis lié à un béton composé de graviers discount et de sables anciens. Assez commun, assez solitaire.

    Manque de musique. Encore. Toujours. Le regard dans le vague, je commence à fantasmer sur une base rythmique droite, chaude, perpétuelle. Elle posséderait un soupçon de simplicité qui la rendrait profonde. Elle viendrait à bout du nécessaire dans la sueur. Elle éradiquerait la problématique du ventre vide. Elle aurait dans l’œil une odeur fraîche. Mal‑heureusement, je n’ai pas de courage, je n’entendrai jamais ce que mes tripes peuvent jouer. Tout ça restera à l’état de songe. Je le sens. Je m’en persuade. Je porte la médiocrité en bandoulière. Faiblesse et lâcheté sont cousues sur mon éten‑dard. J’attends. Tout le temps. Juste à la marge du monde. Juste au bord de la falaise.

    Velléités. Bâillements. Errements.

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  • Mes mains se baladent, puis mes doigts saisissent un sachet en plastique que je chiffonne. Un groupe non identifié de neurones décide de s’en débarrasser. Shoot vers le réceptacle à déchets. Trop court. Rebond irréversible, j’ai loupé l’entrée de la poubelle. Il se retrouve sur le carreau. Micro‑défaite. Je voulais avoir l’impression de maîtriser mon espace, d’être capable de tout. Un détritus, un bout insignifiant de matière, me met en échec.

    C’est le moment où ma flore intestinale choisit de me rappeler son existence. Elle gratte, crisse, gronde. J’entends un corbeau. Je ne sais pas s’il est dans mon estomac ou quelque part sur un toit. Derrière la fenêtre, la pluie brouil‑lonne. Elle n’arrête pas de continuer, ça me gêne. Ces pré‑cipitations exacerbent ma distance avec l’externe. J’hésite. Je me dis qu’avec cette météo, les carcasses n’ont que deux choix pour s’amplifier, pour exister. Soit elles deviennent divines, libératrices, elles enfoncent jusqu’au plus profond de la moelle leurs racines et s’étendent ensuite en un chant sonnant et sincère. La beauté d’une cime enneigée. Un som‑met qui ne craint de défier aucune limite. Soit rien. Les carcasses crèvent. Sans oser. Elles se rétractent. Elles creusent en elles‑mêmes, jusqu’aux tréfonds. Elles s’émancipent à l’intérieur du foie, de la rate, dans un bruit de vieille machine rouillée, de bulles d’acide à moitié éclatées. Elles côtoient alors la limite vaine et friable qui sépare le sexe alcoolisé et la folie crasseuse. Ce moment où les gens se refusent à approcher, qui sent l’urine et les membres ecchymosés. Une autodestruction alambiquée.

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  • Mes yeux se noient. Je me convaincs que les gouttes veulent briser les fenêtres.

    Je grince. Mes boyaux demandent un répit. J’attends un peu, un moment, juste pour voir. Pour savoir s’il peut exister plus que ce néant. Peut‑être que toute cette fumée devant mes yeux va se transformer. Mon esprit dérape, mes cheveux poussent à leur allure.

    L’instant d’après, je suis déjà loin. Je saisis une bouteille en polymère de mauvaise qualité à moitié vide. Et j’ingurgite un ensemble de molécules d’eau agglomérées qui y stagne. Intérieur inondé. Le goulot a une odeur de plastique rassis. Des morceaux de vie semblent prendre forme à sa lisière. Je déglutis.

    C’est agréable, rafraîchissant. J’ai le sentiment de ne plus rien entendre. Neutralité générale. Le voisinage n’a pas l’idée d’exister. J’ai un espace. Je rebondis. Je l’utilise. Ça revient. Envie d’accomplir un crime. Même un petit fera l’affaire, un petit fait divers. Un truc frappant à rendre public. Anéantir définitivement autrui. Mettre un point final à un destin. Poser une pierre blanche sur une frise chronologique. Dévoiler mon talent pour l’étripage. La puissance de mon cerveau reptilien enfin reconnue, mon imbécilité prise au sérieux. Ouais, je vais prendre un fusil, ou un truc plus vicieux.

    Un temps.

    Je me ravise légèrement. Je ne me domine pas. J’hésite. Je ne devrais pourtant pas avoir ce genre d’appréhension, faire

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  • ce genre de reculade. Vivre par procuration ses désirs, ça ne fait jamais un bon héros.

    Scénario possible. J’entre armé dans une échoppe. Je tire. Trois coups de flingue. Trois douilles, trois trous dans un corps. Ce serait si bon. Tuer, tuer, tuer. Par pur plaisir, sans visée pratique. Mettre fin à une histoire. Arrêter arbitraire‑ment un battement.

    Je me répète. Ça revient.

    Ce serait si bon. Stopper des semblables en enfonçant des ogives dans des poitrines. Remplir un corps avec de la matière vicieuse, pénétrante, pour rien. Sans sourciller, sans aucun sentiment. Une crise, une préparation, un ragoût et un trou.

    Je souffle. Un espace perdu se dessine, entre une pointe et un crayon mais avec du sang. Une teinte au présent. Faire entendre le bruit de la sève, un cri primaire. Mener une lutte vaine. Tracer un sillon dans des cadavres.

    J’inspire.

    Le bruit du frigo offre une nappe sonore. Dans le couloir on entend des cliquetis, des clapetis, des frottements, des voix et des pas petits. Les habitués sont de retour.

    J’attends.

    Mon corps s’absente. Il s’échappe amené par l’odeur per‑sistante de la pluie. Elle m’envahit. Elle s’immisce à travers

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  • l’épaisseur des vitres. Elle me ramollit. Stérile, je suis un mélange nombriliste sans saveur. Mes envolées s’écroulent. À côté, mon contenant réfrigérant persiste. Il gargouille. Au‑dessus, les placards de ma cuisine subsistent. Rien ne bouge. Des boîtes de conserve, un paquet de pâtes et un de riz prennent la poussière. Une odeur de cramé vient effleurer mes narines. Sa source est ailleurs. Ce doit être là‑bas. Jamais rien ne se passe dans le coton protecteur de ma fébrilité. Ici, le réel est fastidieux. Même pas un verre renversé, ou un sentiment véritable. Seules les gouttes se mettent en scène à l’extérieur. Des morceaux mobiles de substance qui me défient derrière le verre. Les rideaux trépignent. Eux aussi voudraient participer à la bataille. Se mouiller.

    Je me retourne vers moi. Comme si je pouvais donner du sens. Vrille et voltige dans mon capiton. Il n’y a plus rien à tirer de ma position actuelle. Je vais me rendre aux toilettes.

    Avant, j’écoute. Je veux savoir si quelqu’un m’y attend. Je limite mes souffles. Je crains les couinements. Je désespère d’une solitude nu, ou en caleçon, pour aller déféquer. Les bruits dans le couloir ont fui avec l’horaire devenu tardif, le gardien ne surveille pas, les chiens terribles sont calmes, les autres sont en promenade ou en train de faire leurs TIG. Brise et bascule. En un instant, je dérive. Je me prends pour cet homme qui fume des cigarettes en carton derrière un reflet violet. Celui qui écoute, après la note finale, après l’ultime mise en scène, les bras croisés. Ses mots morts empestent sa langue. Sa tête grince. La mienne aussi. De la poussière se trouve sous la plante de mes pieds. Je frotte puis ramasse. Je devrais retourner me coucher, ou pisser dans le lavabo.

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  • Pourtant, je prends quelques fragments de toile manufac‑turée qui traînent et me les enfile. À peine une caresse, ça réussit presque à me réchauffer. Je suis parcouru d’un léger sentiment de plaisir. Je me sens capable d’une action. J’avance alors mes doigts de brebis vers le cercle métallique comman‑dant la porte. Il verrouille. Je dois le libérer pour ensuite engendrer la poignée. Elle attend, passive, comme le reste.

    Arrêt. Je fais revenir ma main le long de ma hanche. Les courtes chaînes noires de la stupidité me ralentissent. Je fatigue de ma lenteur. Je tourne vers mon tiroir. Réflexion. Exa‑men sensible de l’ensemble des chairs déterministes. Visage mélancolique, vêtements chaotiques. Répétition. J’essaye de découvrir quelque chose dans sa réflexion. Ce qui éclaire ne s’affiche pas. Nous verrons quand je serai en scène. Envie subite d’exploser. Ma vessie aussi. Volonté d’épuiser tous les recours pour offrir un terme à cette esquive. Je dérive vers une catatonie classique. Il n’y a plus aucune intention.

    Ma tête tourne.

    Je cligne des yeux. Je déconsolide les figures fixes qui m’entourent. Ma nécessité grimpe à nouveau. Je fais trois ou quatre pas mesurés vers le point de départ. Je tends à nouveau ma main de nourrisson vers le verrou. Je me regarde faire. Mes ongles sont tendres, ils n’ont aucun des stigmates de ceux qui fabriquent ces murs. Je n’ai pas la force de la claque, je n’ai que l’odeur de la mère. Ça advient quand même. En moins d’une seconde, sans même y penser, la porte s’ouvre. Le relatif se montre. Je découvre l’envers de mon

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  • cube. Parfums, murmures, horizon. Fébrilité d’une première rencontre avec la différence.

    Le couloir est pourpre. Le sol y est plastifié. À sa surface, entre deux rainures perpendiculaires et une griffure d’origine inconnue, des déchets capillaires se lient avec des moutons en pleine prise de poids. Un souffle clair se précipite. Les bords sont laqués. Je n’ai pas le temps de constater dans le détail. Pas tranquille. Il peut se passer quelque chose. J’effleure mes limites. N’importe qui peut arriver à n’importe quel moment. Je prépare dans ma tête les mots pour un évitement social. Je me les répète. Je les remâche sans interruption. En cas. Mes molaires s’agacent et commencent à se crisper. Mon dos se tend. Il y a un tintement dans mon oreille qui m’oblige à rester sur mes gardes. Si j’avais des muscles, ils seraient bandés. Mes sens guettent le moindre soubresaut de cet intérieur commun. Le moindre indice qui pourrait indiquer un changement. La zone devant moi a jauni maintenant que ma porte est entrouverte. Des jointures grises traversent et un point orange clamille. À ma gauche, la perspective est vitrée‑bloquée.

    Je fais mon premier pas dans l’espace libre. Derrière mon dos, la porte cherche à se fermer, elle débute un grincement. Je voudrais la bâillonner, la faire taire. Je vais me faire repérer. Un souffle glisse sur ma nuque, le panneau de bois qui com‑mande l’accès de mon antre vient de se clore. Je suis obligé de lancer mon deuxième pas. Je ne peux pas faire marche arrière. Vite. Troisième pas. Je n’entends rien. Personne ne survient. Ma main droite se pose sur un bout de métal qu’il me semble nécessaire de tourner. Puis mon instinct m’ordonne de tirer. Je le fais. Fermement, en essayant d’être efficace. Je

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  • dois conforter mon avance sur d’hypothétiques poursuivants. Ils ne doivent pas m’atteindre.

    Ça y est, j’y suis. J’accède à un nouvel espace. Un nouveau repaire, plus précaire, plus exigu. Au centre, une chiotte.

    Elle est inoccupée. Je m’isole. Je referme dans mon dos. Mon bras en torsion, mon poignet en tension. La porte se positionne en claquant légèrement. Je me retourne pour finir le travail. Réalisation. Mon regard se baisse et constate. Loquet vrillé. Je tranquille. J’arrête mon apnée. Expiration.

    En position face à la céramique. J’écarte un peu les jambes et saisis mon intime. Activité d’usage. Ça se déverse. Odeur rance, débit normal. Fracas de liquide sombrant dans une mare agricole. Bouillonnement vain. Je lève ma tête. L’humidité a fait naître des boursoufflures sur les peintures murales. Elles gonflent inexorablement. Sur le sol, un tapis de particules est en train de se tisser. Il y a des poils, des insectes en décompo‑sition, des fibres indéterminées. Mon regard continue et vogue vers la cuvette nacrée. Le fond est plein. Je suis vide. Rotation quart gauche. Ma main appuie sur un bouton, l’eau potable noie ma vidange. Puis ça se déverse par ailleurs, ça s’enfuit.

    Mon cœur se crispe. Je ne vois plus rien. Voile blanc. Mon épaule se pose sur la paroi. Quelque chose peut arriver à nouveau. Je tangue. J’entends des sirènes qui se gaussent, au loin, dans la rue.

    J’attends. Bloqué. Scellé dans ce débarras.

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  • L’ampoule est nue. Lumière crue. J’appuie mon dos contre la muraille. Aucune trace ne reste. Je ne peux pas remuer. Suis au fond du couloir, près du trou, acculé à la liquéfaction des valeurs, à l’inutilité de l’action. Existence de laquais. Une seconde encore, je reste adossé dans l’espace clos. Le temps de penser au retour. La porte blanche. Je l’ouvre. Je m’évacue. Tout est silencieux. Trois pas inverses. Je ne crains pas, je suis désemparé. Regard vers un futur qui sent le fade et la perpétuation des rotations.

    Je pense aux cabots, ceux qui vivent dans les appartements, et dont les propriétaires ramassent les tiédasses déjections dans des sacs de salubrité publique. Je pense à ce que je n’expulse pas. Je pense aux souvenirs.

    Quand tout à coup, une porte grince. Pas la mienne. J’entends un bruissement de moineau apeuré. Un soupir d’araignée prête à succomber. Je me pétrifie. Je m’écrase. Elle est là. La possibilité d’autrui en train se réaliser. Une main appuie sur l’interrupteur. Projecteur droit dans les yeux. Je ne peux pas flancher. Je dois rester digne. Même pris au piège.

    C’est la voisine. Elle vit à 5,50 mètres de ma piaule. Je vois ses jambes jaunes, ses cheveux frisés. Elle porte une robe de chambre rose satinée. J’ai des relents sombres. Je hais cette lumière qu’elle ose me mettre devant le visage.

    Vraiment.

    Un jus visqueux me vient aux narines. Je déteste cette cor‑dialité de lieu commun qui émane d’elle. Ça me paraît com‑plément insincère. Comment pourrait‑on être aussi coloré ?

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  • Elle a des pantoufles bleu clair avec des froufrous rouges sur le sommet et un liseré blanc quasiment immaculé qui fait le tour de la semelle. Elles ont l’air bien molletonné. Semelle souple. Collante à l’intérieur. Transpiration entre les orteils. Léger couinement sous le talon gauche. Ça doit être un défaut de fabrication.

    Son printemps est un mensonge. Ici, il n’existe que les odeurs froides et denses des carreaux usagés, que les poils pubiens des inconnus, que la propreté des terminaisons de couloirs d’immeubles. Voilà les certitudes.

    On vit toujours dans le néant, jamais dans les floraisons. À quel moment peut‑elle bien vouloir avoir un échange avec moi !? Je n’y crois pas. Sa peau doit être fripée d’aigreur. D’ailleurs son parfum n’a pas vocation à transcender le désir, c’est une eau de Cologne. Elle saisit mes narines. J’ai plus confiance en ma sueur poisseuse.

    Pas à pas elle se rapproche de moi. Je suis coincé dans mon crâne. Son regard me sourit pour me tenir à distance. Elle ajuste ses lunettes d’une main. Dans l’autre elle porte une bouteille rose et du tissu à essuyer.

    Qui va lâcher le premier ? Mes lèvres restent serrées. Mes épaules frôlent de plus en plus le mur. Lui laisser de la place. Semblant de cordialité. En fait c’est de la peur. Je sais qu’elle sait. Je sais qu’elle regarde la télévision toute la journée. Je sais qu’elle court pour survivre. Je sais qu’elle n’a pas d’intention. Je sais que rien ne va changer. Jamais nous ne deviserons sur l’état du monde. Jamais nous ne

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  • dépasserons l’écume, l’infime perle d’eau. Ce n’est qu’un postillon de contact. Nous évitons de nous mouiller. Trop de l’autre, ça nous tuerait. On le sait. Alors on se prépare pour effleurer, passer rapidement, en baissant les yeux tout aussi rapidement.

    Je vais lui montrer que moi aussi je sais jouer. Moi aussi je peux faire semblant que je me sens bien, que je suis fier de mon corps, que je sais où je vais en permanence. Que je n’ai jamais de troubles gastriques. Que finalement je suis dépourvu de variations.

    Elle se lance. Sans prévenir, sans m’avoir consulté. Elle fait sonner un « Bonjour » dans le corridor. Voix trop aigüe pour être sereine. Il est suivi d’au moins trois points d’exclamation.

    Je lui réponds du bout des lèvres. Je marmonne un « ’jour ». Je ne sais même pas si elle entend. Je veux m’enfuir, je ne veux pas qu’elle continue avec un « Ça va !? » qui ne nourrit rien, qui a une odeur d’égout. Elle sourit, crispée. Merde.

    Elle ajoute un « Comment allez‑vous ?! » Encore une fois elle s’exclame. Comme si je pouvais savoir si ça va bien. Comme si j’avais un plan pour aller. Elle sourit, mais n’attend pas que je continue la discussion.

    Elle passe à quelques centimètres de moi, mon regard s’échappe vers le sol. Elle disparaît dans mon dos.

    Je retourne dans la tanière. Je me dépêche de fermer, un tour de molette, le verrou s’insère dans la gâche. Je retire et

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  • multiplie sans rien poser. Je ne trouve pas la somme exacte. Je me remets à creuser. Rien n’est à vif.

    Il pleut toujours dehors. La grisaille tiraille. Il ne pourrait pas en être autrement.

    Mes organes commencent à s’exprimer avec emphase. Pensées vaines. Je glisse vers les fantasmes mous, les préjugés tièdes. Ma bêtise grasse s’épaissit. Heureusement, je fais un pas. Une partie de mon pied appréhende le sol. Une impres‑sion agréable se propage. Je ne comprends pas. Ça monte. Je m’égorgerais de joie si j’avais une bassine.

    Je dérive. Je cajole complaisamment ma post‑histoire et imagine que je déclenche une guerre. À nouveau. Un coup de force débile. Mots liquéfiés, infondés, inutiles. Je suis sans air, sans perspective.

    Pause.

    Je dois arrêter de tourner, de siphonner du vide. Stabilisa‑tion. Je m’allonge sur ma couchette. Mes yeux s’accrochent au plafond crasseux et approximativement blanc. Les murs sou‑tiennent. Voilà des limites. Ça redémarre pourtant. Je tente de me persuader que l’on peut tout dire, qu’on peut enfoncer ses ongles dans des terres en friche et faire pousser des montagnes. Je veux parier qu’au fond il y a toujours plus profond. Derrière ces marges, il y a peut‑être quelque chose que l’on ne voit pas.

    Je ne tourne pas sur moi‑même, je me difforme. Le réel s’échappe.

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  • réalisation : nord compo à villeneuve‑d’ascqimpression : rodesa en espagne

    dépôt légal : mai 2018. n° 139835 (00000)imprimé en france

    La Joie de vivreChapitre 1