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Bonilla, Yarimar. "Guadeloupe on Strike: A New Political Chapter in the French Antilles." NACLA Report on the Americas. vol.42 no. 3 (May /June 2009) pg 6-10 La Guadeloupe en grève : Une nouvelle page politique se tourne dans les Antilles françaises Traduit de l’anglais par Pierre Dairon. Photographe : Dominique Chomereau-Lamotte AFP Le 20 janvier dernier, l’archipel caribéen de la Guadeloupe a été le témoin du plus large mouvement social de son histoire. Pendant 44 jours, une grève générale a provoqué le blocage complet de ce département français d’outre-mer : les écoles et universités ont fermé, les principaux commerces ont baissé leurs rideaux, les banques ont cessé leurs activités, les chambres d’hôtel se sont vidées, les services gouvernementaux n’ont plus fonctionné que par intermittence, les restaurants se sont arrêtés, les transports publics ont été interrompus, et l’arrêt de la distribution de carburant a transformé les automobilistes en piétons. D’immenses manifestations ont accompagné la grève, regroupant jusqu’à 100 000 personnes dans les rues, et demandant un changement de la situation économique et sociale. Après un mois et demi d’impasse politique, de violentes confrontations avec les forces de l’ordre françaises, et la mort d’un militant syndicaliste, les manifestants guadeloupéens ont finalement abouti à un accord avec le gouvernement français sur 165 demandes, incluant une augmentation du salaire minimum de 200(250$ US), des mesures d’aide destinées aux agriculteurs et aux pêcheurs, la réduction des frais bancaires,

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Bonilla, Yarimar. "Guadeloupe on Strike: A New Political Chapter in the French Antilles." NACLA Report on the Americas. vol.42 no. 3 (May /June 2009) pg 6-10

La Guadeloupe en grève : Une nouvelle page politique se tourne dans les

Antilles françaises Traduit de l’anglais par Pierre Dairon. Photographe : Dominique Chomereau-Lamotte AFP

Le 20 janvier dernier, l’archipel caribéen de la Guadeloupe a été le témoin du plus large mouvement social de son histoire. Pendant 44 jours, une grève générale a provoqué le blocage complet de ce département français d’outre-mer : les écoles et universités ont fermé, les principaux commerces ont baissé leurs rideaux, les banques ont cessé leurs activités, les chambres d’hôtel se sont vidées, les services gouvernementaux n’ont plus fonctionné que par intermittence, les restaurants se sont arrêtés, les transports publics ont été interrompus, et l’arrêt de la distribution de carburant a transformé les automobilistes en piétons. D’immenses manifestations ont accompagné la grève, regroupant jusqu’à 100 000 personnes dans les rues, et demandant un changement de la situation économique et sociale. Après un mois et demi d’impasse politique, de violentes confrontations avec les forces de l’ordre françaises, et la mort d’un militant syndicaliste, les manifestants guadeloupéens ont finalement abouti à un accord avec le gouvernement français sur 165 demandes, incluant une augmentation du salaire minimum de 200€ (250$ US), des mesures d’aide destinées aux agriculteurs et aux pêcheurs, la réduction des frais bancaires,

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la baisse des prix des vols entre les Antilles et la France, et des réductions de prix sur la nourriture, le logement, l’eau, les carburants et les transports publics. La grève était organisée par une coalition de 48 organisations, incluant les centrales syndicats représentant une large gamme d’activités (les pompistes, le commerce, le tourisme, les employés communaux, les services de santé, l’éducation et l’agriculture, pour n’en nommer que quelques-unes), aussi bien que des associations environnementales, des organisations paysannes, des partis politiques, des ancien leaders indépendantistes, des défenseurs des droits des consommateurs, des associations de défense des droits des handicapés, des associations de droit au logement, des associations culturelles de musique, et un large éventail de responsables politiques, culturels et civils (la liste intégrale des organisations, la formation politique complète de la coalition et les copies des accords signés peuvent être consultés sur le blog du LKP, lkp-gwa.org.) Ce panel diversifié de militants s’est réuni sous le nom de Lyannaj Kont Pwofitasyon (LKP), le plus souventLKP 2.jpg traduit en français dans la presse métropolitaine par « Collectif contre la vie chère » ou « Collectifs contre les profits outranciers »). En créole, lyannaj fait référence au fait de se rassembler dans un but commun. Dans ce cas, les membres du collectif se sont rassemblés dans un lyannaj contre « la vie chère », les profits excessifs, et l’exploitation économique abusive qui ils appellent pwofitasyon. Leur plate-forme de revendications a pris forme en décembre 2008, se cristallisant autour des coûts élevés de l’essence qui avaient atteint des niveaux exorbitants au cours des dernières années – jusqu’à 130 dollars pour faire un plein d’essence. Les militants syndicaux, en particulier ceux de l’UGTG (l’Union générale des travailleurs de Guadeloupe), décidèrent de lancer le mouvement pour faire baisser les prix de l’essence, mais alors que d’autres organisations se joignirent à eux, il devint vite évident que l’essence n’était pas le seul produit de première nécessité ayant subi une telle inflation en Guadeloupe. Au cours d’une série de rassemblements, le collectif développa une plate-forme de revendications qui ne se centra pas simplement sur la question du coût élevé de la vie mais s’interrogea aussi sur des problèmes plus profonds, parmi lesquels le développement de la pêche locale, la promotion des initiatives culturelles locales, une amélioration du système d’enseignement, la planification environnementale et des initiatives pour l’emploi. A l’issue des séances de discussion, le collectif produisit une liste regroupant 120 demandes. Si le mouvement mené par le LKP peut être vu comme une réaction à la crise économique mondiale, ses demandes sont enracinées dans l’histoire de l’exploitation économique et des inégalités raciales particulières à la Guadeloupe. En tant que département français d’Outre-mer, la Guadeloupe bénéficient de salaires et d’un niveau de vie élevés si on les

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compare à d’autres sociétés des Caraïbes. La Guadeloupe profite d’un des plus hauts revenus par habitant de la région, et le salaire minimum est le même qu’en France (presque 1200 dollars par mois au moment où la grève a commencé). Toutefois, à ces salaires élevés correspondent des prix élevés des biens de consommations et des services – supérieurs de 20 à 170% à ceux de la France métropolitaine. De plus, la Guadeloupe est sujette à un malaise économique plus profond ; le taux de chômage y est de 22,7%, alors qu’en France il y est de 8,1%, et le taux de pauvreté y est deux fois plus élevé qu’en métropole (12,5% pour 6,5%), alors que les perspectives économiques y paraissent sombres, en particulier pour la jeunesse locale (le taux de chômage y est de 50% pour les moins de 25 ans). Les commerçants avancent que les coûts élevés de transport, les taxes et les droits de douane les obligent à augmenter les prix sur les produits importés. Les membres du LKP leur répondent que les prix élevés sont aussi le produit de l’histoire raciale et économique de la Guadeloupe. Une petite minorité blanche ancrée en Martinique, communément appelée les békés, détient le monopole sur l’économie guadeloupéenne à travers le contrôle des entreprises d’import-export, des grossistes et des grandes surfaces. Ces élites économiques sont vues comme étant les descendants directs, en terme généalogiques et économiques, des planteurs et esclavagistes de la période coloniale. En fait, c’est en partie la crainte de voir le pouvoir des békés se consolider à la suite de l’indépendance vis-à-vis de la France, qui avait poussé de nombreuses personnes de la région, parmi lesquels l’intellectuel martiniquais Aimé Césaire, à se rallier au projet politique d’intégration à la France. Mais ce projet s’est rapidement révélé décevant : après l’intégration de la Guadeloupe à la République française en 1946, l’économie locale s’est effondrée, le chômage a explosé, les insulaires ont migré en masse, et la dépendance vis-à-vis de l’état français s’est accrue – alors que dans le même temps la classe des békés conservaient plus que jamais la main haute sur l’économie locale. Les membres du LKP avec lesquels j’ai pu parler m’ont dit que le mouvement s’était unifié autour des critiques faites au sujet de la société guadeloupéenne, mais qu’ils n’envisageait pas de solution politique commune. Quelques-unes des formations du collectif sont connues pour leur idéologie indépendantiste, mais d’autres ne la partagent pas ; en fait certaines de ces organisations se revendiquent apolitiques et se cantonnent à une simple opposition à la vie chère. Cet élément est un des caractères distinctifs de ce nouveau mouvement. Contrairement aux projets politiques indépendantistes ou autonomistes des générations précédentes, le LKP ne se présente pas comme une organisation politique faisant la promotion d’un projet politique spécifique. L’objectif initial du mouvement était conjoncturel : le but était de rassembler un groupe hétérogène d’organisations luttant dans le contexte d’une campagne collective destinée à renforcer le travail de chaque organisation, et pas nécessairement à créer un nouvel organisme institutionnel. Mais le LKP est rapidement devenu plus important que les organisateurs ne l’avaient imaginé, en réponse notamment au désir local de changement politique et social. Malgré l’absence de programme politique, le mouvement a été perçu par beaucoup comme une volonté locale de plus de souveraineté et d’autonomie, sans toutefois nécessairement revendiquer l’indépendance. Le LKP lui-même ne revendique pas explicitement une plus grande autonomie. Toutefois, au cours de la grève, un chant populaire est devenu le slogan officiel du mouvement : « La Gwadloup sé tan nou, la Gwadloup sé pa ta yo, yo pé ké fè sa yo vlé, adan péyi an nou! » (La Guadeloupe est notre, la Guadeloupe n’est pas la leur, ils ne peuvent pas faire ce qu’ils veux dans notre pays!). Initialement un chant de

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protestation imaginé par Jacky Richard, un employé de banque local, « La Guadeloupe sé tan nou » à été mis en musique par le groupe Akyo et est vite devenu un tube. Pendant la grève, la chanson semblait sourdre de partout en Guadeloupe : des milliers de manifestants la criaient, des enfants la chantaient sur les terrains de jeu, on l’entendait sortir des radios des voitures et des fenêtres ouvertes des maisons, et ses paroles furent imprimées sur des milliers t-shirts vendus à l’arrière des voitures. L’ambiguïté du slogan est susceptible d’expliquer sa popularité. Il n’est pas évident de déterminer ce qui constitue exactement le « nous » et le « vous ». Et quelles sont par ailleurs les implications du possessif et de l’appartenance dans ce contexte? Cette ambiguïté est à corréler à un objectif politique différent des projets politiques d’intégration et d’indépendance. Ainsi que Raymond Gama, un membre du LKP, me l’a rapporté : « Nous essayons d’inventer une nouvelle forme d’organisation collective. Peut-être la trouverons-nous dans la collectivité française – en n’étant pas Français tout en étant dans le même temps dans l’ensemble français. Je ne sais pas. Ce que je sais c’est que nous sommes en train de créer quelque chose que personne ne peut imaginer sauf nous. »

Le 25 janvier, après presque une semaine de paralysie sociale, l’Etat français, représenté localement par le préfet Nicolas Desforges, accepta de rencontrer les responsables du LKP. La négociation de trois jours qui s’en suivit regroupait des employeurs locaux, des leaders du LKP, des représentants du gouvernement français et des politiciens locaux. Ces élus locaux décidèrent que le rencontre seraient retransmis en direct à la télévision guadeloupéenne et sur les radios locales, probablement pour mettre leur rôle en exergue dans le règlement de l’affaire. La diffusion pris toutefois un tournant inattendu qui attira encore plus de sympathie vis-à-vis du LKP. « Pendant trois jours, m’a rapporté un résident de Guadeloupe, nous étions capables d’assister de nos propres yeux à l’incompétence de l’Etat français, à l’impudeur des employeurs, à l’inutilité des politiciens, et au professionnalisme et à la ténacité du LKP ». Le principal protagoniste de ces discussions de trois jours fut Elie Domota, le porte-parole principal du LKP. Au cours des différentes sessions de négociation, il formula un puissant réquisitoire, confrontant directement l’Etat français à son manque de vision et dénonçant publiquement les pratiques de corruption et les profits outranciers des employeurs locaux. Des témoins ont décrit l’événement comme étant plus un procès qu’une simple négociation, avec Domota présenté comme l’avocat du peuple, dévoilant les relations

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inégalitaires qui prévalent en Guadeloupe. Il devint vite une star pour le public guadeloupéen – de nombreux fans apparurent sur Internet, des t-shirts portant son nom furent imprimés en grand nombre, et partout où il allait les gens scandaient son nom et lui demandaient des autographes. La presse nationale française s’enticha aussi de Domota, consacrant à sa personne de nombreux articles et reportages télévisés.

Malgré l’attention des médias et le soutien local massif, les négociations prirent fin au bout de trois jours, quand Desforges quitta la table des pourparlers, apparemment gêné par la tournure d’audience publique que prenait l’événement. Mais les négociations télévisées ayant contribué à renforcer le soutien apporté au mouvement, le LKP fut en mesure de répondre au départ du préfet par une recrudescence des manifestations de masse. Pendant que l’état français essayait de temporiser, les Guadeloupéens descendaient toujours plus nombreux dans les rues : 20.000 au départ, puis 40.000 et 60.000 manifestants défilèrent en signe de soutien au LKP. En plus des manifestations de masse, il y eu aussi des incidents violents, en particulier la nuit, quand des bandes de jeunes manifestants mirent le feu à des voitures et à des poubelles, et vandalisèrent des magasins et des bâtiments publics. Le 4 février, après deux semaines ininterrompues de conflit, le Secrétaire d’état à l’Outre-mer, Yves Jégo, arrivait en Guadeloupe et s’asseyait à la table des négociations avec les représentants du LKP. Cette fois-ci les négociations ne furent pas télévisées, mais ceci n’entama pas le soutien apporté au LKP. Les manifestants se rassemblèrent devant la préfecture de Basse Terre, lieu où se tenaient les négociations, jouant du tambour et dansant toute la nuit jusqu’aux premières lueurs du jour. La musique des tambours se faisait entendre jusque dans la salle des négociations où les représentants du LKP faisaient le point sur la situation économique dans les départements d’outre-mer à l’intention d’un Jégo qui ne semblait pas maitriser les tenants et les aboutissants de la situation. Finalement, le 8 février, après 20 heures d’une séance de négociations qui ne s’arrêta qu’à 8h du matin, les négociateurs du LKP crurent qu’un accord avait finalement été trouvé. Mais au cours de l’après-midi, alors que les représentants du LKP et les élus locaux étaient sur le point de signer un accord finalisé, ils apprirent que Jégo était dans un avion en route pour la France, sans avoir rien signé. Avant de conclure tout accord, Jégo confia ultérieurement qu’il devait d’abord consulter le gouvernement à Paris. Le préfet et le secrétaire d’état à l’Outre-mer ayant tous les deux abandonnés la table des négociations, les tensions en Guadeloupe atteignirent rapidement des sommets. Dans le même un temps, le quotidien national Le Monde publiait un rapport détaillant la corruption et les pratiques illégales dans les raffineries guadeloupéennes. Cet article allait dans le sens de la plupart des revendications avancées par le LKP durant les négociations, et renforçait les arguments dénonçant l’absurdité des prix locaux de l’essence. A la même période, la chaîne de télévision française Canal+ diffusait Les derniers maîtres de la Martinique, un documentaire sur les békés qui présentait aux spectateurs des

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commentaires candides et racistes prononcés par les élites antillaises locales. Le documentaire ainsi que l’article du Monde furent largement vus et diffusés dans les Antilles françaises, et une fois de plus les Guadeloupéens descendirent dans la rue – ce furent cette fois-ci 100.000 personnes qui manifestèrent, soit près d’un quart de la population du territoire. Dans le même temps, le mouvement se répandit en Martinique, où une coalition baptisée « Collectif du 5 février » annonça de son côté le déclenchement d’une grève autour des mêmes motifs. Après un mois de protestation pacifique, Domota déclara que le mouvement avait « assez marché » et qu’il était temps de changer d’approche. Le matin suivant, on érigea des barricades qui bloquèrent les principales voies de communications à travers le territoire, et au cours de la semaine du 16 au 21 février, la Guadeloupe fut complètement paralysée. Les barricades, faites de branches de palmiers, de vieux pneus, de carcasses de voitures, servirent à la fois de symbole et de lieu d’action politique. Des personnes y montèrent la garde, recevant souvent la visite de personnes offrant leur soutien et leur solidarité au mouvement. Un des supporters du LKP qui était impliqué dans l’organisation des barricades de la ville de Gosier, me raconta que ce qui importait le plus sur les barricades était le développement de liens de solidarité et de partage. Les voisins venaient quotidiennement apporter de la nourriture, du café et des cigarettes aux protestataires. Ils passaient quelque temps avec eux sur les barricades, discutant des événements récents, des objectifs du mouvement et des actions à venir. Alors que les barricades constituaient un espace communautaire pendant la journée, les violences apparaissaient pendant la nuit, au moment où des bandes de jeunes désœuvrés prenaient la place des manifestants (ceci en particulier à Pointe-à-Pitre et dans la région Pontoise). Portant souvent des cagoules, des groupes composés majoritairement de jeunes hommes tiraient des coups de feu en l’air et mettaient le feu aux barricades, aux voitures, aux poubelles et même aux magasins locaux. Certains rejoignaient les barricades en signe de protestation, mais d’autres cherchaient seulement à en tirer profit en faisant payer le passage des barrages ou en pillant les magasins. Ce type de protestation n’est pas rare dans les Antilles françaises, où les conflits sociaux liés à l’emploi s’accompagnent souvent de mouvements de violence pendant la nuit. Il n’est pas rare non plus de retrouver ces mouvements dans la société française au sens large, ainsi qu’on a pu le constater lors des émeutes des banlieues fin 2005. Mais dans le cas de la Guadeloupe, l’état français opta pour la confrontation, déployant des centaines de gendarmes dans les zones concernées. Selon les journaux, les gendarmes arrêtèrent plus de 50 manifestants et en violentèrent un grand nombre, notamment Alex Lollia, un délégué du LKP et dirigeant de la Centrale des travailleurs unis (CTU), qui fut hospitalisé après une confrontation sur un barrage. Des journalistes amateurs et professionnels furent témoin de ces altercations entre les forces de l’ordre françaises lourdement armées et les manifestants locaux désarmés, ce qui ne fit qu’attiser les tensions.

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Au cours de la nuit du 17 février, après l’hospitalisation de Lollia, le niveau des violences monta encore d’un cran suite au décès de Jacques Bino, un sympathisant du LKP et militant syndical. Bino sortait d’un meeting du LKP et rentrait chez lui en voiture quand il se dirigea vers une barricade en flammes. Alors qu’il commençait à faire demi-tour, il fut touché mortellement à la poitrine par un coup de feu. Selon les autorités, le tir venait de jeunes manifestants se trouvant sur les barricades et qui avaient confondu Bino avec un officier de police. Mais beaucoup en Guadeloupe remettent en question la version officielle et suspectent une action criminelle. L’enquête sur son décès est encore en cours mais beaucoup craignent que la vérité ne soit jamais dévoilée. Au cours de ma visite en mars, on me répéta souvent : « C’est notre affaire Kennedy ». Beaucoup croient que Bino a été assassiné pour affaiblir ou discréditer le mouvement. Mais sa mort contribua en fait à rallier encore plus de supporters. Ses funérailles se transformèrent en une immense manifestation de 25.000 personnes venues lui rendre un dernier hommage dans la petite ville de Petit Canal. Cette mort violente attira de nouveau l’attention des médias, et cette fois-ci même le Président français y prêta attention. Le 19 février, Nicolas Sarkozy rencontrait à Paris les représentants élus des Antilles et s’adressait publiquement à la population antillaise sur RFO, la chaîne de télévision française d’outre-mer. Il promettait de résoudre la crise et reconnaissait la nécessité pour la France de reconsidérer sa relation avec ses départements d’outre-mer. Toutefois, en Guadeloupe, les déclarations de Sarkozy laissèrent la plupart des intéressés sceptiques et insatisfaits. Que ces réactions aient été diffusées sur le réseau d’outre-mer plutôt que les chaînes nationales fut interprété comme le signe d’un manque de considération vis-à-vis des Antilles, posant ces dernières en élément marginal de la nation française. Peu après la déclaration de Sarkozy, les dirigeants du LKP retournèrent à la table des négociations avec un nouveau groupe de médiateurs venus de la métropole. La puissante élite économique de Guadeloupe, représentée par la section locale du MEDEF, l’association des patrons français, refusa tout accord. Toutefois, une nouvelle organisation patronale avait fait son apparition au cours de la grève : il s’agissait de l’UCEG – l’Union des chefs d’entreprises guadeloupéens - représentant les patrons de petites entreprises et de petits commerces locaux, dont la plupart étaient depuis longtemps en lutte contre le monopole économique des békés. Ces petits entrepreneurs furent en mesure de proposer un accord interprofessionnel garantissant une augmentation de 200 euros des plus bas salaires, et qui fut aussi ratifié par les élus locaux. Le 26 février, la délégation du LKP, les organisations professionnelles d’employeurs et les élus locaux signèrent officiellement cet accord qui pris le nom d’« Accord Jacques Bino ». Le préfet déclara la fin de la grève générale, mais dans les faits celle-ci se poursuivit jusqu’au 4 mars, date à laquelle l’ensemble des 165 points constituant l’accord furent signés. Ce n’est qu’à cette date que le LKP appela à lever la grève générale ; les écoles et les banques ouvrirent de nouveau et de nombreux Guadeloupéens retournèrent au travail. Toutefois, de petites grèves et des négociations se poursuivirent, alors que les travailleurs s’attachaient à mettre en application les éléments de l’Accord Bino sur leurs lieux de travail. Les représentants du LKP continuèrent à négocier plusieurs points de l’accord, notamment la finalisation d’une liste de produits de première nécessité dont ils veulent voir baisser les prix. Entre-temps, un accord fut entériné le 11 mars en Martinique, mais un nouveau mouvement se déclencha sur l’île française de la Réunion, dans l’Océan indien, et une grève générale fut organisée le 19 mars en métropole – alimentant la crainte d’un risque de contagion de la crise antillaise au reste de la République.

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Bien que les mouvements de grèves soient fréquents dans les Antilles françaises, le profond impact qu’a eu cette grève, le soutien massif qu’elle a obtenu et la variété des revendications qui l’ont caractérisée, en font un événement unique dans l’histoire de la Guadeloupe. Beaucoup pensent que cet épisode marque le début d’un nouveau chapitre dans le mouvement politique et social des Antilles françaises. Bien que le LKP fut conçu à l’origine comme une alliance éphémère, le fort soutien populaire que reçut le mouvement durant ce mois et demi de soulèvement l’a conduit à se transformer en un nouvel acteur politique. Les leaders du mouvement ont enclenché un processus d’institutionnalisation du LKP, ceci bien que la forme ultime qu’il va prendre ne soit pas encore clairement définie. L’impact que le mouvement pourra avoir sur le long terme et la manière dont il affectera l’évolution socioéconomique de la Guadeloupe restent encore incertains, mais une chose est claire, ainsi que l’affirme le nouveau slogan présent sur les t-shirts et les banderoles de l’après grève : « ayen péké kon avan » (rien ne sera plus comme avant).

************ Yarimar Bonilla est professeure de anthropologie à l’Université de Virginie. Elle travaille actuellement à la rédaction d’une étude ethnographique des mouvements syndicaux contemporains au regard de la mémoire collective en Guadeloupe. Contact : [email protected]