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A la découverte de L’Histoire Cours d’histoire 2011/2012. G. Durand 1 LA FRANCE ET LA MEDITERRANEE AU MOYEN-ÂGE ET A L’EPOQUE MODERNE Cours 6 : Courses, corso et pirates en Méditerranée au Moyen-Âge et Temps modernes. INTRODUCTION : Pirates et corsaires, s’ils ont quelques similitudes, sont deux types de prédateurs des mers en réalité bien distincts : le pirate est un acteur individuel « sans foi ni loi », motivé par le seul appât du gain et dont les agissements sont unanimement condamnés, tandis que le corsaire est un acteur légal, reconnu et commissionné par les Etats, dont l’activité se nomme tantôt course, tantôt corso. En Méditerranée, entre les XVIe et XIXe siècles, cette activité légale des corsaires se distingue selon leur proie. D’un côté, l’on parle de « course » lorsque le corsaire tente de s’emparer des bâtiments de commerce d’une puissance en guerre contre son souverain : il s’agit donc d’une activité ponctuelle liée aux périodes de conflits, et le corsaire est considéré comme un auxiliaire de la marine de guerre de son pays. De l’autre, l’on appelle « corso » l’activité visant les bâtiments de commerce de l’Infidèle. Ainsi, le corso, s’il s’apparente à la course en ce qu’il vise également les bâtiments de commerce, s’en différencie quant au fond : il s’agit d’une lutte permanente à connotation religieuse, entre Chrétiens et Musulmans, ou plus exactement entre Chrétiens et Barbaresques. La course et le corso, en tant qu'activités légales, étaient reconnus et encouragés par les États dont les souverains délivraient à leurs corsaires des autorisations appelées lettres de marque de courir sus les navires de commerce ennemis. À l'origine, la course représentait une réaction à l'injustice subie par les victimes de la piraterie. Dans l'Occident chrétien, le corsaire barbaresque représenta longtemps l'archétype même du « pirate » méditerranéen ; cependant, sur l'autre rive de la Méditerranée, le « pirate » chrétien était également redouté et chargé d'une

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Page 1: LA FRANCE ET LA MEDITERRANEE AU MOYEN-ÂGE ET A … · (Danois) sur les côtes provençales à l’époque des Carolingiens. Au Moyen Âge, à titre d'exemple, l'historien Ibn Khaldoun,

A la découverte de L’Histoire Cours d’histoire 2011/2012. G. Durand

1

LA FRANCE ET LA MEDITERRANEE

AU MOYEN-ÂGE ET A L’EPOQUE MODERNE

Cours 6 : Courses, corso et pirates en Méditerranée

au Moyen-Âge et Temps modernes.

INTRODUCTION :

Pirates et corsaires, s’ils ont quelques similitudes, sont deux types de prédateurs

des mers en réalité bien distincts : le pirate est un acteur individuel « sans foi ni

loi », motivé par le seul appât du gain et dont les agissements sont unanimement

condamnés, tandis que le corsaire est un acteur légal, reconnu et commissionné

par les Etats, dont l’activité se nomme tantôt course, tantôt corso.

En Méditerranée, entre les XVIe et XIXe siècles, cette activité légale des

corsaires se distingue selon leur proie.

D’un côté, l’on parle de « course » lorsque le corsaire tente de s’emparer des

bâtiments de commerce d’une puissance en guerre contre son souverain : il

s’agit donc d’une activité ponctuelle liée aux périodes de conflits, et le corsaire

est considéré comme un auxiliaire de la marine de guerre de son pays.

De l’autre, l’on appelle « corso » l’activité visant les bâtiments de commerce de

l’Infidèle. Ainsi, le corso, s’il s’apparente à la course en ce qu’il vise également

les bâtiments de commerce, s’en différencie quant au fond : il s’agit d’une lutte

permanente à connotation religieuse, entre Chrétiens et Musulmans, ou plus

exactement entre Chrétiens et Barbaresques.

La course et le corso, en tant qu'activités légales, étaient reconnus et encouragés

par les États dont les souverains délivraient à leurs corsaires des autorisations –

appelées lettres de marque – de courir sus les navires de commerce ennemis. À

l'origine, la course représentait une réaction à l'injustice subie par les victimes de

la piraterie.

Dans l'Occident chrétien, le corsaire barbaresque représenta longtemps

l'archétype même du « pirate » méditerranéen ; cependant, sur l'autre rive de la

Méditerranée, le « pirate » chrétien était également redouté et chargé d'une

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légende analogue tout aussi noire dans l'imaginaire musulman. La lutte fut donc

équitable et équilibrée entre les divers protagonistes, et non, comme le véhicule

trop souvent une historiographie européo-centriste orientée, noble et

chevaleresque chez les chrétiens en lutte contre les affreux pirates barbaresques.

Si ces derniers et particulièrement ceux d'Alger, se montrèrent souvent

indisciplinés vis-à-vis de leurs autorités tutélaires, ils n'en étaient pas moins des

corsaires combattant au nom d'une foi, leur course s'apparentant à une forme

militaire de la guerre sacrée et intégrant de ce fait une dimension légitime et

religieuse. Les marines des Régences, créées à l'origine pour lutter contre la

Reconquista chrétienne, continuèrent la lutte sous cette forme aux siècles

suivants. C'est de cette longue période de trois siècles de luttes maritimes que

s'est forgée, dans l'Occident chrétien, la vision encore trop souvent perpétuée

aujourd'hui, d'une noble lutte chrétienne vouée à l'endiguement du fléau de la

piraterie barbaresque. En réalité, le corso méditerranéen ne fut rien d'autre qu'un

brigandage maritime réciproque et perpétuel entre chrétiens et musulmans, une

quasi piraterie permanente à prétexte religieux qui fut, durant cette période, une

activité largement institutionnalisée.

I) A L’ORIGINE DE LA COURSE ET DU CORSO (XIIe-XVIe

SIECLES)

La piraterie était endémique en Méditerranée depuis le développement des

grandes civilisations antiques (Phéniciens, Carthaginois, Grecs, Romains). Il

n’est qu’à rappeler pour le Haut Moyen-Âge des raids maures ou vikings

(Danois) sur les côtes provençales à l’époque des Carolingiens. Au Moyen Âge,

à titre d'exemple, l'historien Ibn Khaldoun, signale la réputation de pirates que

les habitants de Bougie (Béjaïa en Algérie) s'étaient acquis dès 1364.

Les chrétiens ne sont pas en reste. La Méditerranée est un champ où s'affrontent

de nombreux pouvoirs, grands ou petits (les Guelfes contre les Gibelins, le

monde latin contre l'Empire byzantin, Chrétienté contre Islam, Venise contre

Gênes, etc ...). Une étude détaillée en a été faite par Pinuccia Franca Simbula

(«Îles, corsaires et pirates dans la Méditerranée médiévale», Médiévales, n°47,

2004). Elle résume ainsi la situation : « L'étude de quelques exemples permet de

montrer comment la course et la piraterie se développent, dans les îles

occidentales comme dans celles du Levant, dans un contexte de rivalités diffuses

et de guerres ouvertes entre puissances chrétiennes et entre chrétiens et

musulmans qui les utilisent et les instrumentalisent. Consensus politiques ou

incapacité des pouvoirs centraux à imposer des contrôles stricts des armements

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sont des facteurs déterminants dans la construction des espaces et des

communautés insulaires qui se précipitent avec agressivité sur la mer ».

Jusqu'à la fin du XIIIe siècle, le terme est ambigu, car la distinction entre

corsaires et pirates n'est pas encore établie. M. Balard souligne que dans

l'Alexiade, Anne Comnène compare les expéditions des républiques maritimes

italiennes en Syrie et Palestine à des opérations de piraterie contre l'Empire. Au

XIIe siècle, des commandants, qualifiés de pirates, se voient confier la défense

des territoires byzantins. C'est à une figure comme celle d'Enrico Pescatore

qu'est inféodée, par le souverain sicilien, l'île de Malte, devenue entre la fin du

XIIe et le début du XIIIe siècle, la base d'appui des offensives souabes et

génoises. Pirate pour quelques-uns, courageux guerrier pour d'autres, Enrico

navigue et combat sur les mers avec une flottille, au service de son roi et de sa

patrie, Gênes ; lesquels légitiment ses entreprises, parce qu'elles soutiennent

leurs desseins politico-commerciaux. Entre 1206 et 1216, il arrache la Crète aux

Vénitiens qui le traitent de terrible pirate. Ses attaques visent à la fois les navires

de Pise et de Venise, les cités rivales de Gênes. Son activité assure des bases

solides à cette dernière dans la Méditerranée orientale, alors que la Sérénissime,

confortée par la IVe croisade, se fait plus menaçante. Les vers du trouvère

languedocien Peire Vidal s'opposent cependant aux affirmations vénitiennes ; il

décrit Enrico comme : « Larcs es et arditz e cortes, et estela dels Genoes, e fai

per terra e per mar tots ses enemichs tremelar ». Ce n'est donc pas un brigand,

mais un héros des mers qui inspire la terreur à ses ennemis, un combattant

astucieux et valeureux qui est la gloire de Gênes. Ses relations avec la mère-

patrie et le royaume de Sicile font de ses faits d'armes une guerre de course, et

donc, légale.

Plus profondément, l'essor de la piraterie et de la course tient à la politique

expansionniste des États en Méditerranée qui font des îles les confins de

frontières mouvantes. L'activité des corsaires croît quand le pouvoir politique

faiblit ou quand il le légitime en s'appuyant sur des pratiques et des normes

guerrières qui, depuis le XIIe siècle, font de la piraterie un moyen de combattre

l'ennemi. Le conflit qui opposa Pise à Gênes « fut d'abord une lutte de corsaires

» (R.S. Lopez), dont les protagonistes furent à la fois des aristocrates et des

marchands, des membres de puissantes « consorterie » ou des armateurs

autonomes, flanqués d'aventuriers et de mercenaires. La conquête de Bonifacio

par les Génois, dans la dernière décennie du XIIe siècle, fut exclusivement «

l'initiative, plus ou moins soutenue par l'État, de grands corsaires ». Échappant

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aux Pisans, Syracuse tomba aux mains d'Alamanno da Costa, un noble génois,

qui s'en empara avec l'appui de la République ligure, au nom de laquelle il en

prit possession.

Cependant, un discours de justification des prédations se dégage

progressivement. Par exemple, des chercheurs (R. S. Lopez et L. Balletto), cités

par Simbula, ont trouvé à Bonifacio un ensemble de contrats dans lesquels

Gênes, rangée du côté du Pape, légitime les attaques contre les Pisans (qui

soutiennent l'Empereur Frédéric II, adversaire du Pape), ainsi que contre les

Siciliens et les musulmans. A. Tenenti, toujours cité par Simbula, écrit : «

l'esprit de croisade, les conflits internationaux, les dissensions locales, les

rivalités économiques, offrirent au pillard le plus vil suffisamment de prétextes

pour relancer sa propre action sans mettre en avant ses motivations personnelles

».

La guerre de course apparaît donc en même temps que les État féodaux. Au

Moyen Âge, les armateurs obtiennent des suzerains le « droit de représailles »

lorsque leurs navires sont pillés, ce qui consiste à s'emparer d'une quantité de

biens identique à celle qu'ils ont perdu. Rapidement, afin de limiter la violence

sur mer, les souverains ont souhaité contrôler cette activité prédatrice : la

première lettre de marque fut délivrée par Philippe Auguste en mai 1206, pour

courir dans la Manche.

La course remonte donc au XIIIe siècle, mais c'est surtout entre le XVIe et le

début du XIXe siècle qu'elle fut, en Méditerranée, la plus intense. La lutte entre

la Croix et le Croissant, apparue dès le VIIIe siècle en Méditerranée, lui fournit

sa plus efficace couverture idéologique : sous le prétexte d'une lutte perpétuelle

pour la « vraie foi », le corso permit aux marins des deux rives de cette mer de

se livrer à des rapines continuelles sur les marines de commerce ennemies.

II) COURSE ET PIRATERIE : LE ROLE DES ÎLES

Qu'elles soient grandes et dispersées dans la mer Tyrrhénienne, petites,

nombreuses et disséminées au Levant, les îles sont des nœuds essentiels des

circuits commerciaux médiévaux, des bases économiques et militaires

stratégiques, servant à contrôler et protéger les routes de navigation. Leur

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existence est liée, tout au long de l'histoire de la Méditerranée, à la course et à la

piraterie.

Lointaines ou proches de la terre, les îles sont aussi des espaces idéaux pour

tendre des embuscades aux navires de passage. En 1379, dans les eaux de

Rhodes, coram Castro Rubeo, deux galères marseillaises, commandées par

Nicolò Clavuoto et Antonio de Jérusalem, de retour de Beyrouth, sont

surprises par quinze galères vénitiennes qui les dépouillent de leur précieux

chargement de monnaies, de joyaux et de perles. La même année, près de

Majorque, une coque sur laquelle quelques marchands juifs avaient

embarqué des draps, est attaquée par deux galères marseillaises, conduites

par Pasquasio Arnion et Pietro Uguet et armées officiellement pour lutter

contre les Sarrasins. L'île d'Elbe est un repaire excellent pour surprendre

les nombreux bateaux sortant de Porto Pisano ; c'est là que le castillan Joan

Rossell qui avait loué son embarcation à quelques marchands siennois,

résidant à Pise et pour le compte desquels il avait chargé du grain en Sicile,

est surpris par Giovanni Grimaldi, Génois à la solde du seigneur de Milan.

Les îles offrent aussi des refuges : c'est dans les îles de la mer Tyrrhénienne

qu'en 1404, le cavalier castillan Petro Niño pourchasse les corsaires de port

en port. Parti de Toulon, à l'aube après une nuit de tempête, lui apparurent

les îles tyrrhéniennes les plus septentrionales. Une fois reposés à Capraia,

les équipages « prirent les rames et les galères et partirent à la recherche

des corsaires, par toutes les îles petites. Ils allèrent à l'île de la Gorgone, à

l'île de Pianosa et fouillèrent tous les ports dans les bouches de Bonifacio

qui est en Corse. Là ils trouvèrent une embarcation aragonaise. Ils

revinrent alors en Sardaigne, à Longosardo et à Alghero », d'où ils

continuèrent la chasse, explorant l'une après l'autre les côtes de l'île.

Les fréquentes références, dans les sources documentaires, aux incidents qui se

produisent autour des îles sont liées à l'intensité des trafics maritimes qui

prennent appui sur elles, à la densité de la circulation des bateaux autour des

ports et des passes, offrant aux corsaires et aux pirates les moyens d'agir plus

facilement. Souvent cependant, les îles ne sont pas seulement les lieux où se

déroulent les assauts, mais aussi ceux où s'arment les navires. La pauvreté de

leurs ressources économiques – maintes fois soulignée par l'historiographie –

peut expliquer, mais en partie seulement que les îles soient devenues des

repaires de corsaires et de pirates, au point d'être souvent décrite comme une

disposition naturelle des habitants. L'insertion des ports et des escales insulaires

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dans les circuits maritimes réduit sensiblement la distance entre les îles, les unit

par des liens économiques, politiques, militaires et les place au cœur de réseaux

d'échanges. La Crète, Chio, Negroponte, les Baléares, la Sardaigne, la Sicile

comptent parmi ces îles qui constituent des nœuds commerciaux importants au

Moyen Âge.

III) LE CORSO : REGENCES BARBARESQUES ET ORDRES

CHEVALERESQUES

Les trois siècles (XVIe-XIXe siècles) du corso méditerranéen correspondent aux

siècles de la conquête et de la présence turque en Afrique du Nord. Avec la

chute de Grenade en 1492 et la volonté de l'Espagne de poursuivre la

Reconquista sur les côtes de l'Afrique du Nord afin d'en chasser les « Infidèles »,

la menace était réelle pour les musulmans : aussi, les potentats locaux firent-ils

appel au sultan de Constantinople pour qu'il les protégeât. Au début du XVIe

siècle, les frères Barberousse créèrent des royaumes, soumis à l'autorité de

Constantinople et appelés par les chrétiens « Régences barbaresques ». Les

Régences d'Alger, Tunis et Tripoli devinrent dès lors les foyers d'une intense

activité corsaire, à laquelle l'Occident chrétien fit face en confiant la police de la

mer à deux ordres militaires et religieux : l'ordre de Saint-Étienne, créé par le

Grand-Duc de Toscane en 1561 spécialement dans ce but, et surtout l'ordre de

Malte.

Créé à l'époque de la première croisade, cet ordre religieux, appelé à l'origine

ordre des Hospitaliers de Saint-Jean de Jérusalem, avait été chassé de Rhodes

par les Turcs, en 1522, et avait trouvé refuge sur une petite île située au centre

des deux bassins de la Méditerranée, que Charles Quint lui céda en 1530 : Malte.

Cette installation marque la naissance de ce qui semble être une anachronique

perpétuation de la croisade entre un ordre religieux et ces nouveaux micro-États,

dépendants de la Porte ottomane, qu'étaient les Régences barbaresques.

L'ordre de Malte, de la contre-course défensive aux opérations prédatrices

Ainsi, le corso chrétien fut-il tout aussi actif que le corso barbaresque et à partir

du XVIIe siècle, tout aussi institutionnalisé. En effet, la course représenta pour

les Régences barbaresques une ressource d'appoint, voire l'unique façon de

subsister économiquement et fut, à ce titre, soit tolérée soit encouragée et

soutenue par leurs souverains successifs, en dépit des divers traités de paix et

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d'amitié régulièrement renouvelés. Il en alla de même pour l'ordre de Malte,

puissant propriétaire foncier des puissances chrétiennes de l'Europe qui, s'il

voulait survivre politiquement, devait prouver à la chrétienté qu'il pouvait lui

être encore utile, alors même que l'époque des croisades était depuis longtemps

révolue. C'est ce qu'il fit en remplissant la mission de police des mers et de lutte

permanente contre le fléau que représentaient, pour les marines de commerce

chrétiennes, ces corsaires barbaresques.

Mais, s'il fut à l'origine une contre-course défensive qui répondait à la

formidable explosion de l'activité corsaire des ports barbaresques, le corso

maltais acquit, à partir de la défaite navale turque à Lépante (1571), sa véritable

dimension prédatrice. Son activité glissa vers le bassin oriental de la

Méditerranée et visa de plus en plus souvent des cibles civiles : il ne s'agissait

plus dès lors d'une contre-course défensive, mais ni plus ni moins d'un pillage

organisé et systématique destiné à ruiner les marines de commerce musulmanes,

pour le plus grand profit des marines chrétiennes et surtout française.

Au cours des années 1670, la France de Louis XIV renouvela les Capitulations –

accords de paix et de commerce – avec l'Empire ottoman, afin de pacifier la mer

et d'améliorer la sécurité des échanges commerciaux. L'intense activité corsaire

menée depuis Malte et dans laquelle de nombreux chevaliers français étaient

impliqués, allait a contrario de cette politique. Pour y obvier, le roi de France

intima au Grand Maître l'ordre de rappeler ses corsaires, si bien que le corso

chrétien s'effondra.

Il renaquit au début du XVIIIe siècle sous un autre vocable : l'idée même de

croisade contre l'ennemi du nom chrétien étant devenue par trop anachronique

en ce début du siècle des Lumières, l'Ordre se devait de considérer un autre

ennemi : ce n'était plus l'Islam qui était visé, mais le mauvais musulman, le

pirate barbaresque. Cependant, ce renouveau du corso chrétien n'atteignit jamais

plus son niveau du siècle précédent et perdura à un niveau médiocre jusqu'à

l'éviction de l'ordre de Malte par Bonaparte en 1798.

La mise en esclavage par les corsaires chrétiens :

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Les récits des razzie perpétrés par les Chrétiens sont les témoins de

l’extraordinaire développement du corso en Méditerranée. L’historiographie

s’est longuement penchée sur le sort des Chrétiens ravis par les Barbaresques.

La situation inverse a par contre fait l’objet de bien moins d’études.

Tableau 2 : Origine géographique de 1473 esclaves chrétiens rachetés à

Tunis dans la seconde moitié du XVIIe siècle

1651-1660 1681- 1700

Pays d’origine nb sous-total % nb sous-total %

Scandinaves 1 1

Allemands 10 4

Néerlandais 40 27

Flamands 10 5 9%

Total des “Nordiques” 61 7,2% 37 8,8%

Provençaux 184 2

autres régnicoles 42 0

Total des Français 226 26,5% 2 0,5%

Portugais 14 4

Espagnols 30 6

Total des Ibériques 44 5,2% 10 2,4%

Italiens non localisés 7 1

Milanais 1 2

Sujets de la Sérénissime 9 5

Niçois 6 1

Corses 54 44

Génois 98 105

Sujets du Grand Duc 19 7

Sujets du Pape 9 5

Sardes 12 11

Napolitains 143 117

Siciliens 48 38

Total des Italiens 406 47,6% 336 80%

Malte 94 11% 29 29 6,9%

Raguse et Lussin 3 0,4%

Grecs 19 2,2% 6 6 1,4%

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Total général 853 100% 420 100%

Pourtant, nombreux sont les documents d’archives, souvent inédits, les

témoignages, les correspondances, les traités conclus avec Alger faisant mention

de la tragédie vécue par les captifs musulmans. Ces sources peuvent être

divisées en quatre catégories selon les dangers qui pouvaient guetter les

Musulmans : L’enlèvement sur leur propre littoral, la chasse organisée sur mer,

les risques des côtes et ports européens et les incessantes batailles navales.

L’enlèvement sur leur propre littoral :

Le voyageur oriental Abd al Basat ibn Khalal visita le Maghreb en 1464.

Pour ce faire, il prit le bateau d’Oran vers Tunis. Mais les vicissitudes de la

navigation obligèrent les passagers à descendre à Bougie. Ecoutons le récit

de l’auteur : « Nous y trouvâmes, dit-il, des Berbères qui, à notre vue,

prirent la fuite, croyant que notre bateau était celui des corsaires chrétiens

qui avaient volontairement et par ruse, changé de costumes pour s’emparer

des Musulmans ».

Chaque année, l’Ordre de Malte « armait une douzaine de galères et

opérait contre les côtes non défendues ».

Alenzo de Contreras fut un chasseur d’esclaves et de butin. Ses confessions

montrent qu’il écumait les rivages du Maghreb et du Proche-Orient ; il s’en

vantait sans rougir : « Nous y fîmes tant de prises que ce serait long à

compter, l’on revint, dit-il, tous riches… Nous y fîmes d’incroyables

voleries sur mer et sur terre ».

Juan Rey, patron de barque de La Ciotat, longeant le littoral algérien,

enleva en 1563 une vingtaine d’habitants et s’en alla les vendre à Gênes

comme galériens. Quelques années plus tard (1579), quatre galères des

Chevaliers de Saint Etienne, commandées par Marantonio Calefati firent

une incursion près de Collo, enlevant trente-six Musulmans.

Au XVIIe siècle, les coups de main se multiplièrent. En 1607, les chevaliers

de Saint Etienne se rabattaient sur Bône et s’emparèrent d’un riche butin et

de deux cents riverains. Puis en 1611, une flotte, sous les ordres du Marquis

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Santa Cruz ; ravagea l’île de Kerkenna et, en revenant, incendia la ville de

Gigel, arrachant des dizaines de citadins à leurs foyers.

Vers 1612, plusieurs jeunes, dont le propre fils du pacha, avaient été

kidnappés par un corsaire génois, alors que « cette jeunesse algérienne sur

la sérée d’un jour de printemps prenait ses bats au rivage de la mer ».

Quant à Monsieur le Chevallier N. de Clerville, il n’arriva pas à Cagliari en

janvier 1662 les mains vides. En route, il s’empara d’un sandale turc avec

ses quarante-huit hommes, « puis, passant à Stor (Stora) il prit douze mores

qu’il a vendus ici ».

La liste des corsaires capturant des Musulmans est longue. Le Sieur Piquet

commandait Bastion de France, près de la Calle. En 1698, pour se

soustraire à ses devoirs envers le gouvernement d’Alger, « il fit armer ceux

qui pêchaient le corail, chargea si diligemment ce qu’il avait de meilleur

dans la place… avec cinquante Mores » qu’il partit vendre à Livourne aux

galères de Toscane.

Parlant des habitants de Majorque, Dancour disait qu’ils sont « tous bons

matelots, corsaires et grands voleurs, écumant continuellement les côtes de

Barbarie d’où ils enlèvent quantités d’esclaves ». En effet, la course

chrétienne sévissait d’Oran à la Calle. Les razzias concernaient les endroits

mal défendus. Le valencien Juan Canète, Maître d’un brigantin de quatorze

bancs, basé à Majorque « arrivait de nuit, y ramassait les Musulmans qui

dormaient sous les remparts ».

*L’activité des Espagnols restait soutenue tout le long de la période. En

1717, un brigantin de Majorque « prit cinq Turcs sur le bâtiment de service

du Bastion qui allait de cette ville à Bône ». Deux corsaires d’Iviza

ramassèrent en 1755 « sept bâtiments et quatre- vingt esclaves sur la côte

algérienne ».

De tous les ports d’Espagne, des navires armés parvenaient jusque devant

le rivage algérien pratiquant le rapt et le pillage. Le 21 mai 1775 plusieurs

galiotes européennes donnèrent la chasse, sous les remparts de la Calle, à

trois sandales de la région. « Si un bâtiment put se sauver, les autres furent

capturés avec vingt-deux membres de l’équipage qui furent vendus à Malte

».

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Le chevalier de Valbelle, écrit de Grammont, débarquait à l’improviste et

enlevait des hommes dont le nombre atteignit cinq cents qui allèrent grossir

la chiourme de Malte. Le comte de Verée s’embusquait hardiment dans une

petite crique voisine d’Alger. Il s’empara à la pointe du jour, d’un bateau «

sur lequel il trouva quatre gentilshommes maures et le neveu du Pacha ».

Des années durant, les incursions maltaises avaient entretenu sur les côtes

algériennes, un état permanent d’insécurité. Gosse avoue que « les

chevaliers de Saint-Jean vécurent du pillage des ennemis de la foi ».

La chasse organisée sur mer,

Le péril majeur pour les marins et les passagers était d’être enlevés en mer.

Une rencontre inattendue, un abordage réussi et voilà la fin de la liberté et

le commencement d’une vie de tourmente et d’enfer ! Les corsaires

chrétiens, très actifs, sillonnaient la Méditerranée et l’Atlantique.

Perafon de Ribera commandait la place de Bougie en 1534. Dans une lettre

adressée à Charles Quint le 17 mai, il rappelait la décision de son maître

par laquelle ce dernier lui accordait le 1/5 sur les prises faites avec sa galiote

« sauf, dit-il, en ce qui concerne les Maures et les Turcs qui doivent servir

sur les galères », ce qui lui paraissait juste.

Après avoir relâché à Oran (occupée par les Espagnols), Ph. De Condi,

général des galères de France, enleva à l’abordage le 22 juillet 1620 deux

bâtiments algériens et « mit aux fers une cinquantaine de marins ».

*Le Chevalier Razilly, en mission au Maroc, rencontra en 1629, non loin de

Salé, un bateau d’Alger, commandé par Muhammad Khodja, s’en empara

et l’équipage tomba en esclavage. La même année, une tartane algérienne se

laissa prendre par un bateau et l’équipage envoyé aux galères.

Les accrochages avec le chevalier Garnier, en septembre 1634, coûtèrent à

la flotte d’Alger des centaines de tués et de prisonniers. Deux galiotes

algériennes allaient à Istanbul en 1638 quand elles furent attaquées et prises

par des galères toscanes. Le Pacha tomba prisonnier ainsi que d’autres «

chefs et gens de marque ».

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Dans une lettre de Cadiz (le 27 novembre 1655), on peut lire : « Le

commandant Gidéon de Wilde a capturé en pleine mer et amené ici un

navire turc de qualité, équipé de 32 pièces. A bord se trouvaient 250 turcs et

environ quarante esclaves. Les Turcs seront vendus pour le remboursement

des frais et, en plus, pour le butin des officiers et matelots. Avant-hier, les

esclaves chrétiens sont partis à bord d’un navire hollandais qui allait de

Venise à Amsterdam ».

*Le Chevalier d’Escrainville, représentant de la France à Malte, se vantait

d’avoir enlevé en 1664 et 1665, avec deux vaisseaux seulement, quatre

bâtiments musulmans d’un convoi, ce qui rapporta deux cent mille écus. Et

les corsaires anglais Prince Frédéric et Prince George, s’attaquant à un

bâtiment français, non loin de nos cités, s’emparèrent de six Algériens qui

se rendaient à Livourne.

La chasse aux Musulmans était soit le fait de corsaires « privés » qui se

moquaient des traits conclus, soit le fait d’escadres. L’état de guerre

permanent ou presque avec la Régence en fournissait le prétexte.

Godefroi d’Estrades écrivait de Londres à Louis XIV le 9 mars 1662, la

lettre dont voici un extrait : « Le meilleur parti que votre Majesté puisse

prendre pour exécuter ce dessein, c’est d’obliger la flotte que le Roi

d’Angleterre tient dans le Levant et à Tanger d’amener à Toulon tous les

esclaves qu’elle fait dans ces mers et de les vendre à un commissaire que

Votre Majesté commettra pour cela au lieu des les aller trafiquer en

Espagne comme elle fait… Et de cette façon, l’on m’assure que dans peu de

temps, elle en aura un nombre suffisant mais qui lui en coûtera 360 qui est

le même prix qu’ils vendent en Espagne. Comme ce sont tous des gens faits

à la mer et accoutumés à l’air de nos côtes, il est sans doute que V/M. en

tirera un meilleur service que ceux de Guinée ».

*Interpellant le Diwan d’Alger, le général Mortemart disait en 1687 : « J’ai

arrêté un de vos navires parce que son passeport était trop vieux…A

l’égard des six Turcs retenus par un navire de mon escadre, sur ce que le

passeport de leur caravelle s’est trouvé daté de deux ans… ».

*Quelques jours après le fameux vaisseau algérien Le Soleil tomba

également entre les mains des corsaires avec ses cent vingt-cinq hommes

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d’équipage. Le bâtiment revenait du Texel lorsque se fiant au traité de paix

de 1684, il se laissa contrôler par un navire français, opération qui aboutit à

la capture des « marins, raïs, écrivain, timonier, soldats, teinturier,

boulanger, barbier… » tous prenant le chemin de la détention. Le 5 août, ce

fut le tour d’une caravelle avec ses soixante-cinq matelots.

Le Sieur Fourmilier coutumier de ces pratiques eut souvent l’occasion

d’enlever des Algériens. En janvier 1687, il confia trois esclaves au duc de

Mortemart « dont le vaisseau amiral Le Magnifique touchait Marseille le 16

».

*Les croisières rapportaient beaucoup plus que les razzias isolées. Une seule

sortie permit au duc de Noailles de capturer cinquante et un Algériens.

L’année suivante un autre vaisseau de la Régence fut pris par d’Amfreville,

chef d’escadre qui commandait Le Sérieux : il rencontra fin novembre dans

la « mer de Sardaigne » le bâtiment algérien qui, se jugeant hors d’état de

combattre fut contraint d’aller s’échouer sur la côte méridionale de l’île

près de San Antonio et de Vaca. Il était pourvu de trente-six canons et de

trois cents hommes… On ramena tout ce monde à Toulon.

*L’année suivante, cinq Algériens en mission à Salé furent pris ainsi que

leur barque chargée de blé par un navire français qui confisqua leurs biens

et les conduisit à Marseille.

A la tête de douze vaisseaux de guerre, Tourville captura un bâtiment

algérien dans le détroit de Gibraltar : le Raïs Vali se défendit vaillamment

avec son artillerie et sa mousqueterie mais son navire fût coulé et ses

hommes prirent le chemin de la captivité.

Une barque espagnole qu’on avait armée à Pignon « qui est tout proche du

dit Mellit, prit une frégate d’Alger avec dix-sept Maures et trois femmes :

une Juive et deux Maures ».

Au total, près de deux cents Algériens capturés en deux mois.

Cette chasse en mer permettait à l’Europe et plus particulièrement au Roi

de France, de pourvoir ses galères en rameurs. Si, en vingt-sept mois, Louis

XIV ne put acheter que 257 galériens, ses vaisseaux mirent la main, en deux

mois de croisière, sur 241 captifs. Peu importait leur âge ! Muhammad

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Ibn’Abd al Rahmès d’Alger, matricule 3653, avait dix ans… Un de ses

compagnons d’infortune en avait soixante-dix-neuf !

*Deux corsaires de Malte s’emparèrent, en 1711, d’une unité de la Régence

qui fut conduite à Majorque avec ses deux cents hommes d’équipage.

*Parallèlement, de grands drames endeuillaient la capitale. Celui du navire

Le Dantzik en fut un. L’Augustus III fut enlevé aux Dantzikois en 1749.

Grand, beau, neuf… Le Dey en fit un vaisseau amiral. Mais en décembre

1751, lors d’un violent combat contre les navires de guerre espagnols, et

après une résistance qui dura quatre jours, il fut incendié. Les pertes

humaines furent considérables ! Trois cent quatre-vingt marins capturés et

quatre-vingt blessés dont le raïs Chérif.

*Quatre années plus tard, une formation de chebecs espagnols appuyée par

des vaisseaux, coula trois unités algériennes, non loin du Cap Saint Martin.

Plus de cinq cents matelots furent conduits à Carthagène. L’armement de

ces bâtiments comprenait mille cent hommes « tous jeunes, choisis et

embarqués de bonne volonté sous le commandement des trois plus fameux

Raïs de la Régence : Hadj Mïs, Husayn Barboucha et Husayn dit le petit ».

*Barcelo, corsaire espagnol promu amiral, prit entre 1762 et 1769 dix-neuf

navires dont les équipages furent envoyés aux galères. Dans un dossier des

archives espagnoles, il est question, en 1784, de prisonniers maures pris sur

un navire français.

*Après une délicate mission à Istanbul, Si Hasan, sur le chemin du retour à

bord du navire français La Septimane, spécialement affrétée par le Dey, fut

enlevé par les Espagnols. Il venait de quitter Tunis et, arrivé en face de l’île

de la Galite, il fut assailli par deux bâtiments de guerre. Avec sa suite et sa

cargaison, il fut conduit à Carthagène où il subit « toutes sortes de mauvais

traitements ».

*Le Marquis de Castries donnait en novembre 1781 au dey Muhammad

Ibn’Uthmin des nouvelles du Raïs Cadoucy capturé par les Gênois dans les

eaux de France, entre Saint-Tropez et l’île Sainte Marguerite.

*Parfois en mer, une mutinerie des captifs chrétiens se déclenchait quand la

surveillance se relâchait. En cas de réussite, on vendait les Musulmans

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marins ou voyageurs comme esclaves. On s’emparait du navire et on

libérait les esclaves chrétiens.

Les pèlerins n’échappaient pas à ces captures, sur leur route vers

Alexandrie. En effet, il partait annuellement, deux ou trois bâtiments,

chargés de fidèles, malgré les risques de l’entreprise.

Un vaisseau d’Alger, commandé par le Raïs Bostandji cinglait en mai 1687

vers l’Egypte, avec « cent trente passagers de Fès qui passaient à Alger

pour aller à la Mecque ». Il fut capturé par les Anglais. « On a pris

beaucoup d’or » dit un document.

*Deux années plus tard, huit Algériens qui voulaient accomplir leur devoir

religieux, embarquèrent sur un navire anglais. A leur sortie de Tunis, ils

furent enlevés par des corsaires français. La prise endeuilla tout Alger. Le

drame de ces victimes amena le gouvernement à adresser requête sur

requête. En décembre 1690, un mémoire envoyé à Louis XIV à leur sujet

décrit le triste sort de ces captifs et les préoccupations des Algériens qui

réclamaient : « qu’il leur soit restitué huit pauvres pèlerins … gens de place

et de vertu exemplaires, qui n’avaient aucune part à la guerre et qui furent

pris les années passées sur un vaisseau anglais en compagnie des Tunisiens.

Ces pauvres gens, ajoute le mémoire, avaient abandonné leur patrie,

comme des religieux en dessein d’aller se prosterner au pied de la Maison

de Dieu qui est à la Mecque et ils ont été amenés esclaves… ».

Tout Algérien, important ou pas, commerçant ou matelot, soldat ou pèlerin

était concerné. La capture nécessitait corruption, complicité ou trahison.

En pleine guerre turco-russe, des négociants algériens, en 1771, montés sur

la polacre française La Rose, venaient d’Alexandrie à Alger. Ils furent

arraisonnés par un navire russe, faits esclaves et conduits à Malte.

Le capitaine Claude Bartole, de Saint-Tropez, commandait en 1777 la

polacre L’heureux Saint Victor. Il fut arrêté le 28 août de cette année par

une frégate espagnole La Vierge des Carmes et conduit à Carthagène avec

ses 184 passagers algériens qui regagnaient Alexandrie, dans le but

d’accomplir leur devoir religieux.

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Quelques années plus tard, Hadj’Uthman voyageant d’Alger à Istanbul

signalait en 1796 à Hassan Pacha, la capture « dans les eaux orientales » de

cinquante Musulmans qui se trouvaient à bord d’un bâtiment Maltais

Les risques des côtes et ports européens :

*Certains Algériens se trouvaient, pour une raison ou pour une autre

(voyage d’affaires, commerce, transit) dans un port étranger. Il arrivait

aussi aux marins de la Régence de mouiller dans les ports européens,

conformément aux accords conclus. Dans ces cas le danger était toujours

présent.

Un brigantin français, chargé d’orge et venant de Tripoli, via Malte,

accosta en Espagne. A peine arrivés, les cinq passagers musulmans, dont un

Algérien, Qara Muhammad, furent arrêtés par la douane espagnole44.

On n’était à l’abri nulle part, pas même chez des amis. Incidents et drames

se multipliaient. Début 1620, un navire algérien, fut jeté par la tempête près

de Cherbourg. On s’empara violemment du bâtiment, de sa cargaison et de

son équipage « qui n’avait donné lieu à aucune plainte ». Quelques jours

après, las de nourrir et de garder les captifs, on les lâcha à travers champs,

en plein hiver, sans vivres ni ressources… Quant au Raïs, on le jugea. Le

lieutenant de l’Amirauté le condamna à être pendu45.

*Rappelons qu’un traité de paix et de commerce avait été conclu le 21 mars

1619 entre la Régence et la France !

*Le cas n’est pas isolé. Le 31 octobre 1689, à Palma, une tartane algérienne

était retenue au lazaret, arraisonnée par les Mayorquins. Les Musulmans

(ils étaient 74 aux ordres de Méhmet Bibi, alias Robocalis) furent faits

prisonniers.

*La passivité ou la complicité française encourageait les assaillants. Les

traités signés restaient souvent lettre morte. En septembre 1716, un

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vaisseau français coula au fond dans un endroit peu profond du port de

Syracuse. Il avait à bord 159 passagers musulmans (Turcs et Algériens)

dont 26 femmes et enfants. Les Siciliens se saisirent sur le champ de tout ce

monde et de leurs biens…Voici une longue lettre envoyée par les captifs au

Dey Bib‘Al le 27 janvier 1717 : « Gloire à Dieu, le Tout puissant et

miséricordieux… A notre roi et souverain maître, à nos seigneurs du conseil

et à tous nos frères, les vrais croyants d’Alger, nous vous certifions qu’étant

sortis… du port d’Alger à bord du vaisseau français commandé par le

capitaine Guillaume Aquilton nous arrivâmes à Tunis en bonne santé. Ils

s’y embarqua avec nous plusieurs personnes pour le Levant.

Nous mouillâmes dans peu de jours à Malte munis de lettres pour le consul

français… Une tempête dans le golfe de Tibes… Nous priâmes le capitaine

de cingler vers Tripoli que nous avions sous le vent ; mais il nous répondit

que Malte ou la Sicile lui convenait également.

Enfin, après avoir battu les mers pendant 4 jours, nous abordâmes

Syracuse. Nous formâmes un petit camp sur le rivage avec les voiles du

vaisseau et nous abordâmes le pavillon blanc en signe d’amitié. Nous fûmes

entourés d’une multitude de gens à pied et à cheval. Ils pillèrent tous nos

effets et nous menèrent à Syracuse, puis à un endroit où on nous obligea à

une quarantaine de quatre lunes (mois).

Nous fûmes ensuite partagés en deux compagnies et confinés pendant deux

mois dans des châteaux forts séparés. Nous sommes présentement enfermés

tous ensemble dans une maison où l’on a enregistré nos noms, nos qualité et

lieu de naissance ».

Ceux qui ont de quoi payer une bonne rançon resteront ici, mais les

indigents vont avoir les galères en partage.

Quelle affligeante pensée que 159 Musulmans, outre 26 femmes ou enfants

gémissent ici dans l’esclavage ! Ceux de notre sexe pourraient supporter la

servitude avec quelque fermeté ; mais Seigneur ! les femmes et les enfants

réclament votre secours… Si vous qui êtes ici bas notre roi et notre père, le

leur procurez bientôt, vous deviendrez responsable de tous les pêchés qu’ils

pourront commettre… »

A Syracuse vers la fin de Muharram, l’an 1129 47

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Ibrahim Cheri Ben Assem Muhammad ben Hadj Mustapha

‘Ali ben Ramdhène

Les incessantes batailles navales.

*L’assistance permanente accordée par Alger au Sultan ottoman dans ses

nombreuses guerres mobilisa une grande partie de la flotte. Les

accrochages ne manquaient pas : « Aucun événement, notait Baudicour, ne

s’accomplissait sur le bassin de la Méditerranée sans que les corsaires

algériens y prissent part. La force principale de toute la marine ottomane

reposait sur eux ».

*Mais ces heurts coûtaient cher. Ils causaient des pertes en hommes et en

matériel. De très nombreux marins et parmi les meilleurs, tombaient entre

les mains de l’adversaire.

La bataille de Tunis en 1535 fit perdre à Khayr al Dine, des fustes et des

hommes. Celle de Preveza en 1538 également. En 1540, alors qu’une

formation algérienne voguait vers Gibraltar, elle fut surprise par une

escadre espagnole. Le choc fut bref mais dur. Des dizaines de matelots y

laissèrent ou leur vie, ou leur liberté.

La guerre de Lépante, en 1571, coûta cher à la Régence : des morts, des

blessés et des prisonniers par centaines. Le butin de Lépante (1571) a-t-on

dit, fut d’abord un butin humain. Parmi ces derniers, on citera l’ex-pacha

d’Alger, Muhammad ainsi que plusieurs notables, dont le fils du Pacha‘Ali.

Ils passèrent de longues années en captivité.

Le témoignage de Haedo, même s’il se rapporte à la fin du XVIe siècle laisse

deviner l’ampleur des pertes humaines : « En 1590 nous dit-il, quatorze

Raïs de galiotes et brigantins se trouvaient dans les prisons de Castel Novo,

pris à différentes époques et par diverses personnes, parmi eux, Mostefa

Arnaout, célèbre corsaire algérien, homme puissant, marié à une parente

du capitaine Arnaout Mami ».

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*Les pertes étaient encore plus élevées quand les marines espagnole et

française coopéraient contre les Algériens. Ouvertement parfois,

secrètement souvent, les deux flottes assenèrent des coups sensibles aux

Raïs.

*Ainsi le Chevalier Garnier, en septembre 1634, mena une action contre la

marine de la Régence qui perdit nombre de tués et de captifs.

*Puis vint le grand désastre. Les combats de la Vélone en août 1638

permirent aux Vénitiens de détruire dix-huit navires. L’amiral Capello,

avec ses vingt bâtiments, surprit la flotte ancrée dans le port. Entassés, les

Algériens ne purent ni manœuvrer ni se servir de leur artillerie. Quant au

total des tués, et des prisonniers, il fut impressionnant.

*En 1657, l’Amiral Husayn se battait dans les Dardanelles mais il fut fait

prisonnier par les Vénitiens.

*La coalition des marines chrétiennes privait la flotte algérienne de ses

meilleurs capitaines et de ses meilleures unités.

*La capture de La Perle d’Alger eut lieu en juin 1663. Ce navire avait livré

bataille, un an auparavant, au vaisseau français La Lune. Il dut, cette fois,

se rendre au bâtiment français Le Soleil commandé par Duquesne.

*En 1695, deux cents Algériens et en 1698 quatre-vingt furent victimes des

corsaires du Souverain pontife.

*Toutes les nations chrétiennes avaient pour but d’affaiblir voire de

détruire cette importante marine. En 1709, les chevaliers de Malte,

commandés par Mongon, avaient pris La Capitaine d’Alger, pourvue de

650 hommes et de 46 captifs chrétiens. Le combat des trois vaisseaux

d’Alger contre les quatre maltais fut si dur que deux cents Turcs et deux

esclaves furent tués et tout l’équipage fait prisonnier. Les Espagnols,

malgré la résistance des Algériens, purent en 1751 mettre la main sur le

fleuron de la flotte de la régence, Le Dantzik. La bataille, longue et

meurtrière, se solda par 320 matelots capturés, 80 blessés dont le Raïs et 22

tués.

*Il serait trop long et fastidieux de relater ici tous les évènements tragiques

qui endeuillèrent la Marine, la privant de ses meilleurs hommes. En effet,

de Preveza à Navarin (1827) (Il y eut « Djerba 1560, le siège de Malte 1565,

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Lepante 1571, Tunis 1574, la guerre contre Venise 1638, celle contre les

Grecs et les Russes 1770-1820, l’insurrection grecque 1820-1827 »), les

guerres d’escadre avaient causé la perte de centaines de Raïs et de marins.

Les coups de mains, les croisières et les blocus firent le reste.

Cette longue période de conflits armés et de tensions persistantes vit un

grand monde de Raïs, matelots, mousses, enfants, femmes, vieillards,

commerçants ou pèlerins prendre le douloureux chemin de l’esclavage pour

de longues années ou pour la vie.

Le monument dit "des Quatre Maures" à Livourne (XVIIes)

http://www.oroc-crlc.paris-sorbonne.fr/index.php/visiteur/Projet-

CORSO/Ressources

Description de l'ensemble dit des "Quattro Mori" (XVIIe s), célébrant les

victoires de l’Ordre des Chevaliers de Santo Stefano à Livourne (L. Pestre

de Almeida, UFF Brésil).

On connaît assez bien l’histoire du monument au Grand-Duc Ferdinand I des

Médicis, dit « dei quattro mori ». L’ensemble, au bord du quai, piazza della

Darsena, constitue encore de nos jours le monument le plus célèbre de la ville de

Livourne, en grande partie reconstruite après la guerre.

La statue est érigée sur le nouveau port de la ville, créé au XVIe siècle par les

Médicis, pour remplacer celui de Pise, sur les marges de l’Arno, lentement et

irrémédiablement ensablé. Elle exalte les victoires de l’Ordre des Chevaliers de

Santo Stefano contre les pirates barbaresques dans la Méditerranée.

L’ordre est fondé, sous le pontificat de Pie IV, le 15 mars 1561. Le grand

magistère en est attribué aux Grands Ducs de Toscane et son siège principal est

l’église de Santo Stefano dei Cavalieri, à Pise. Les campagnes militaires de

l’ordre se déroulent en trois phases. Lors de la première, l’ordre lutte aux côtés

de l’Espagne contre les Ottomans, notamment lors de la défense de Malte

(1565), à Lépante (1571) où il envoie 12 galères, enfin lors de la prise de Bône,

en Algérie. Il nous reste un témoignage important de ces campagnes : le journal

manuscrit du galérien Aurelio Scetti (Le Journal d'Aurelio Scetti (15675-1587).

Galères toscanes et corsaires barbaresques, éd. par L. Monga, Paris, Bouchène

2008). Dans un second temps, la lutte contre les Turcs et les Barbaresques se

poursuit avec une série d’incursions sur la mer Égée, des campagnes en

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Dalmatie et dans la mer Noire, puis lors de la guerre de Corfou. Enfin, dasn un

troisième temps, vers 1640, l’ordre participe à la défense des côtes d’Italie et

apporte son appui aux Vénitiens dans leurs luttes contre les Ottomans.

Ferdinand I, duc de Florence en 1587, développe le nouveau port fortifié sur la

mer Tyrrhénienne. Il donne à la nouvelle ville des chartes de tolérance qui

attirent des étrangers venus de tous les coins d’Europe. Il commande alors au

sculpteur Giovanni Bandini un monument sur les exploits de ses flottes dans la

mer Méditerranée. Bandini travaille à Carrare à partir de 1595. L’œuvre sera

transportée à Livourne par mer en 1601, et installée sur son piédestal en

présence de Côme II, successeur de son père en 1609.

À partir de 1621, un autre sculpteur, Pietro Tacca, ajoute à l’œuvre de Bandini

quatre figures de condamnés dans les chaînes aux quatre coins du piédestal : ces

ajouts, réalisés entre 1623 et 1626, complètent le programme iconographique.

Un élève de ce second sculpteur, Taddeo di Michele, ajoutera encore quatre

trophées barbaresques placés sur le socle de la statue. L’ensemble devait être

encore complété par deux fontaines décorées de monstres marins, réalisées dans

les années 1630 par Pietro Tacca, mais qui ne seront pas installées à Livourne, et

ornent aujourd’hui la place de la Santissima Annunziata, à Florence.

Le monument, assez complexe, court le risque d’être détruit pendant l’invasion

française de Livourne en 1799 : l’armée révolutionnaire a vu, semble-t-il, dans

les Maures enchaînés le symbole de la tyrannie des Rois, et un début de

destruction eut lieu. Les trophées barbaresques furent alors enlevés. Ils font

partie aujourd’hui des collections du Louvre, (Département des sculptures).

En 1943, lors du bombardement du port de Livourne par l’aviation anglo-

américaine, les différents éléments de l’ensemble sont dispersés dans de

différents endroits de la région pour les protéger. L’ensemble, recomposé,

revient à sa place en 1950, toujours au bord du quai dans une ville encore

dévastée par les bombardements.

Un programme iconographique: le prince chrétien vainqueur des corsaires

barbaresques de la Méditerranée.

L’œuvre est constituée de quatre maures en bronze, enchaînés à la base d’un

grand piédestal sur lequel s’élève la statue du Grand Duc Ferdinand I. Celui-ci

porte l’uniforme et la croix des Chevaliers de San Stefano, institution fondée par

son père Côme, pour lutter contre les Ottomans et les pirates de la Méditerranée.

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Il porte l’épée à son côté gauche, le bâton de commandement et la couronne de

laurier du héros (Pl. 1 à 4).

L’idée n’est pas en soi originale ni unique. Nous connaissons, par des dessins ou

des gravures, d’autres statues de la même période qui représentent, par exemple,

le Roi de France, Henri IV sur le Pont Neuf (1614), oeuvre abattue par la

Révolution en 1792[1]. Le Musée du Louvre présente un autre groupe de captifs

en bronze : l’ensemble provient du désir du duc de Feuillade d’honorer Louis

XIV. Le duc avait commandé une statue de son souverain (aujourd’hui perdue),

avec en piédestal, différents captifs (Pl. 8)[2]. Autre exemple encore : le Prince

électeur Maximilien Emmanuel se fait représenter, d’après un dessin conservé

dans un musée de Bavière, selon un modèle semblable : une statue équestre

avec, au devant et en bas, deux figures de Maures enchaînés.

Représenter des captifs maures dans les fers constitue donc un programme

iconographique assez fréquent des princes européens dans leur lutte contre les

corsaires de la Méditerranée au XVIIe siècle.

Une recherche plus systématique pourrait sans doute montrer l’évolution du

thème des esclaves enchaînés, à partir des œuvres de Michel-Ange conservées

au Louvre, ou du Barghello à Florence. Ces sculptures, inachevées, représentent

des prisonniers dans leur souffrance de condamnés. Ils ne sont pas au départ

identifiés comme des captifs de la guerre de course. Au XVIIe siècle, ce que

l’on représente, c’est avant tout des guerriers vaincus, capturés dans les batailles

navales de la Méditerranée.

La représentation des captifs renoue ainsi, à distance, avec un motif répandu

dans l’art romain, celui des Triomphes (grandes cérémonies pour honorer un

général victorieux), de retour à Rome.

Des quatre rives de la Méditerranée, les différents types de corsaires.

Les torsions des quatre captifs et leurs visages représentent la condition du

prisonnier enchaîné (Pl. 5). On dit que Pietro Tacca aurait pris ses modèles dans

le bagne de Livourne, dans la prison toute proche de la Fortezza Vecchia. Les

modèles représenteraient les quatre âges de l’homme — on l’affirme souvent —,

ce qui nous paraît contestable pour deux raisons : il n’y a pas de référence à

l’enfance et il est plus fréquent de trouver les trois âges plutôt que les quatre.

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Par contre, l’habitude populaire en Italie de donner des noms aux statues qui

frappent l’esprit de la foule nous suggère que ces quatre prisonniers représentent

les différents types d’hommes dans les équipages des bateaux pirates. Ils sont de

différentes ethnies, tous marqués par la douleur et la soumission. Les prisonniers

disposés sur chaque coin du piédestal carré forment toujours une paire

contrastive avec la figure d’à côté et un contrepoint à distance, en diagonale.

Enfin, affublés d’un nom traditionnel, ils laissent supposer une élaboration

fictionnelle collective[3]. Ils sont disposés par paire : ils ne se regardent pas

mutuellement, ce qui renforce leur terrible solitude dans la captivité; mais leurs

attitudes se répondent dans un jeu complexe de lignes.

Partant du devant du socle et tournant en sens inverse des aiguilles d’une

montre, le promeneur trouvera successivement :

a) un homme vigoureux, le plus jeune de tous, connu sous le nom de

Morgiano[4], regarde le ciel (Pl. 6): son profil est clairement européen, malgré

le crâne rasé et sa touffe de cheveux à l’ « orientale » ; il suggère ou rappelle

tous les slaves enlevés jeunes et convertis de force à l’Islam (Albanais, Ioniens,

Roumains, enfants de la mer Noire etc.) ;

b) le captif suivant est le type même du vieux corsaire, probablement Turc ou

Ottoman, connu traditionnellement sous le nom d’Ali Melioco : la fermeté de

son air, l’âge avancé de son corps encore musculeux, les rides qui sillonnent son

visage, la moustache retournée suggèrent le chef ou capitaine d’une galère (pl.

7)

c) le troisième, de nouveau un homme jeune, est un Noir, venu de l’Afrique

noire ou subsaharienne (voir pl. 2 et 3); il fait contrepoint à distance avec le

jeune slave, dit Morgiano. Celui-ci lève encore les yeux au ciel, car il fut sans

doute jadis un chrétien, celui-là regarde la terre ; si le contrepoint est porteur de

sens, le captif noir renvoie au paganisme et aux cultes animistes . Cette paire

formée en quelque sorte en diagonale, se caractérise encore par un pied qui

descend jusqu’à la première marche du piédestal ;

d) le quatrième captif enfin, connu sous le nom d’Ali Salettino (de la ville de

Salé[5], sur la côte occidentale du Maroc), représente l’Algérien, autrement dit :

le Maghrébin (pl. 5). Il établit un contrepoint à distance avec le vieil Ottoman.

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De façon révélatrice, ils portent tous les deux le même prénom (Ali) et tiennent

leurs jambes sur la deuxième marche du piédestal.

e) le quatrième captif forme, à son tour, une autre paire avec le premier

(Morgiano) : on y retrouve l’opposition jeune vs vieux qui caractérise chaque

façade du socle.

Les quatre prisonniers viennent donc des quatre rives de la Méditerranée. Ils

fournissent au spectateur une galerie saisissante de pirates barbaresques et

suggèrent des histoires de vie qui correspondent aux différents types de récits de

prisonniers. Mais au lieu des processions d’esclaves rachetés[6] qui provoquent

la compassion des spectateurs, ces prisonniers en bronze sont destinés à servir

d'exemple de la juste punition des mécréants.

[1] Cette statue d’Henri IV, commandée par sa femme Marie de Médicis en

1604, portait sur son socle des captifs . Ceux-ci, de grandeur nature, flanquaient

les quatre angles du piédestal. Élancés et nerveux, les bras attachés dans le dos

par une corde (les Maures de Livourne portent des chaînes), assis en équilibre

précaire sur des trophées d’armes, ils n’ont pas la tension ni la souffrance des

figures du port italien. Lors de la destruction du monument à la Révolution, en

1792, seuls les captifs de la statue d’Henri IV furent épargnés. Ils sont

aujourd’hui au Louvre, Département des Sculptures.

[2] Mais ces captifs sont essentiellement des vaincus ; ils ne sont pas

caractérisés comme des Barbaresques (Voir Pl.8).

[3] Le phénomène est assez courant en Italie. On connaît les figures parlantes (le

statue parlanti), parmi lesquelles le célèbre Pasquino, de Rome. Dans cette ville,

il y en a au moins cinq ou six: Abate Luigi, Babuino, Madama Lucrezia,

Marforio et Facchino. Elles portent témoignage d’une tendance populaire à la

fabulation déjà en germe dans les « quattro mori » de Livourne avec leurs noms.

[4] On retrouve Morgiana (féminin de Morgiano) dans le nom donné à l’esclave

rusée d’une histoire des Mille et une nuits : « Ali Baba et les quarante voleurs ».

[5] Rappelons qu'avant de devenir le décor de prédilection des récits anglais de

captivité, la ville de Salé apparaît dans de nombreux romances hispaniques, en

portugais ou en espagnol. « Me levaram a vender a Salé / que é a sua terra. »

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[6] Ces processions apparaissent surtout au Portugal avec le thème, que nous

avons déjà analysé ailleurs, des Martyrs du Maroc. Le jeu sur la compassion

apparaît, en particulier, dans le motif caractéristique de l’art portugais, sous

forme de sculptures à caractère religieux.

IV) LA GUERRE DE COURSE

À l'inverse du corso chrétien, quasi moribond au XVIIIe siècle, la guerre de

course représenta pour les souverains une arme de plus en plus appréciée au

cours de ce siècle où la maîtrise des mers devint un enjeu vital pour les

économies. Les États ne pouvaient seuls se charger, par l'intermédiaire de leurs

flottes militaires, de cette activité : ils associèrent donc, aux coûts et profits de

cette guerre maritime, des armateurs privés à qui était délégué le pouvoir

régalien de faire la guerre. Mais, pour ces derniers, elle ne remplaçait que

médiocrement leur activité traditionnelle de négoce, étant une reconversion

forcée, faute de ne pouvoir exercer librement leur vrai métier. Cette activité était

donc exceptionnelle, puisqu'elle n'existait qu'en période de guerre. L'île de Malte

continua de jouer un rôle essentiel au cours de ce siècle. De par ses statuts, il

était interdit à l'ordre de Malte de se battre aux côtés d'une puissance chrétienne

en guerre contre une autre. Il ne pouvait donc armer en course contre des

bâtiments chrétiens. Cependant, sa communauté d'intérêts avec le royaume de

France l'obligea à mener une politique bienveillante à l'égard de ce pays, si bien

que les bateaux corsaires et de commerce français, plus que tous les autres, y

trouvèrent, au cours des conflits qui ponctuèrent le siècle, les infrastructures

nécessaires à leurs activités.

En dehors de la « grande histoire maritime », cabotage et risques en mer :

La Provence au XVIe siècle.

De toutes les activités maritimes, le cabotage apparaît, ainsi que le rappelait à

juste titre Michel Morineau, comme « la plus insaisissable5 ». Le premier

obstacle surgit en effet dès sa définition.

L’évocation du cabotage conduit irrésistiblement à imaginer de très petits

bâtiments de mer ne s’éloignant guère des côtes, évitant le large, allant « comme

les crabes, de rocher en rocher6 ». La présence du littoral est si forte dans nos

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représentations que la route maritime du caboteur semble se confondre avec «

une simple rivière » côtière. Pour reprendre l’observation faite par Fernand

Braudel après l’examen des dépenses de bouche d’un caboteur de Raguse,

caboter « c’est acheter son beurre à Villefranche, son vinaigre à Nice, son huile

et son lard à Toulon. » Nous ajouterions volontiers: « ses fruits à Antibes et son

vin à Saint-Tropez ». Le cabotage ou « capotage » ne serait-il pas, selon une de

ses origines étymologiques, une navigation allant précisément « de cap en cap ?

» Les Encyclopédistes ne qualifient-ils pas eux-mêmes de capotage la « science

du pilote qui consiste dans la connaissance du chemin que le vaisseau fait à la

surface de la mer »?

Dans ces différentes approches se croisent les notions d’espace fréquenté, de

distance parcourue et de forme de navigation. Qu’en est-il?

Les textes publiés sous l’Ancien Régime, sous la forme d’une dizaine

d’ordonnances et de règlements, essentiellement entre 1664 et 1740, déterminent

moins un type que des espaces de navigation.

Jusqu’en 1740, le cabotage revêt deux aspects complémentaires. Alors que le

petit cabotage désigne les transports dans les ports et côtes du royaume, le grand

cabotage représente les relations maritimes entre les ports du royaume et ceux de

l’étranger. Ainsi, le vaisseau Aimable Honorée, venant à Marseille en

provenance de Dunkerque, sous le commandement du capitaine Nicolas

Bachelié, pratique du petit cabotage alors que la tartane Notre Dame de Bon

Rencontre, venant de Gênes à Marseille sous la conduite du patron Jean Daniel,

de La Seyne, effectue du grand cabotage.

En 1740, une ordonnance royale, inspirée par Maurepas, corrige cette définition

« politique » du cabotage et lui substitue une approche géographique. Établissant

une hiérarchie des espaces fréquentés, le texte rappelle en son article Premier

que: « seront réputés voyages au long cours ceux aux Indes, tant Indes

orientales qu’occidentales, au Canada, Terre-Neuve, Groenland et isles

d’Amérique méridionale et septentrionale, aux Açores, Canaries, Madère et en

toutes les costes et pays situés sur l’océan au-delà des détroits de Gibraltar et du

Sund, et ce conformément au règlement du 20 aoust 1673. ».

Les deux articles suivants concernent le cabotage, sous ces deux dimensions.

Selon l’article II: « Les voyages en Angleterre, Ecosse, Irlande, Hollande,

Danemarck, Hambourg et autres isles et terre au-deçà du Sund, en Espagne,

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Portugal ou autres isles et terre au-deçà du détroit de Gibraltar seront censés au

grand cabotage, aux termes dudit règlement du 20 aoust 1673 ? ».

Précocité provençale: au début du XVIe siècle un contrat d'assurance couvre

les risques d'un petit transport de blé d'Arles à Gênes. Par sa rédaction le

document met en relief les dangers de la navigation côtière entre la Ligurie et la

Provence. Par ailleurs le contrat suscite des questions sur la forme de l'assurance

ainsi que sur les moyens techniques de la pratique de cabotage et l'outillage

nautique mis en œuvre.

Des navigateurs génois animaient, depuis la fin du XVe siècle, une intense

activité de cabotage en direction de la basse vallée du Rhône1. Arles, en tête du

delta, véritable grenier à blé des métropoles méditerranéennes, fournissait ce

ravitaillement indispensable2. Pour ce trafic il était nécessaire de disposer de

navires capables à la fois d'affronter les « mers de Provence » et de remonter le

fleuve jusqu'en Arles. En effet, une difficulté technique majeure se posait à

l'entrée du Rhône: le passage de la barre, avec ses hauts-fonds changeants

et ses bancs de sables mouvants. Cette contrainte naturelle limitait de fait la

capacité en fret des navires de transport, dans la mesure où le faible tirant

d'eau des bâtiments limitait nécessairement l'ampleur des charges. Cette

obligation technique exigeait que les rives arlésiennes soient essentiellement

fréquentées par de petites embarcations de transport telles que barcas,

sagetieras, lembs et lahuts. Ces différents types de bâtiments, relativement

légers et maniables, restaient toutefois vulnérables pour un voyage souvent

risqué.

De fait, les dangers étaient nombreux, liés aux caprices de la mer et aux

agissements des hommes. Parmi les premiers, la grosse mer et des vents

contraires occasionnaient la perte de la marchandise, par la pratique du « jet à la

mer » lorsque pour prévenir la casse du navire on le délestait en urgence, avant

que ne se produise le redouté naufrage « corps et biens ».

La baraterie, c'est-à-dire la fraude par détournement de la marchandise, voire du

bâtiment, et la piraterie, très active le long des côtes provençales et aux

embouchures du Rhône, accroissaient les périls de la navigation côtière5.

L'instabilité de la situation politique en Méditerranée aux XVe et XVIe siècles

renforça l'insécurité des relations maritimes.

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Ainsi, il arrivait assez souvent, malgré les voyages en convois, ou « de

conserves », que les navires marchands soient interceptés par des galères,

galiotes, fustes ou brigantins, montés par des Marseillais, des Maures ou des

Catalans. En 1467, la sortie du fleuve fut bloquée par un corsaire catalan,

nommé Alonso, qui empêcha les barques génoises chargées de blé de gagner la

mer sous risque de confiscation de leurs chargements6. En 1473, une fuste

catalane fut capturée par une sagetia appartenant à Percival Vento de Marseille.

Dans ce temps de troubles, les villes côtières, comme Marseille ou Toulon,

n'hésitèrent pas, à l'occasion, à arraisonner des navires chargés de blé pour

assurer le ravitaillement de la cité. En 1491, Arles envoya à Marseille une

ambassade pour protester contre la prise de barques génoises et arlésiennes avec

leurs cargaisons de blés, malgré la suspension de la marque contre Gênes7. En

1496, une saytiera niçoise, chargée de 330 sestiers de seigle venant d'Arles, fut

retenue à Toulon8. De même, en mars 1501, un convoi de barques génoises fut

intercepté par des galères, près du Cap Sicié au large de Toulon, « une d'elles

s'échoua, une autre fut capturée ».

Le développement des assurances maritimes couvrant ces risques se fit jour

dès le XIVe siècle en Italie. La pratique se généralisa à Gênes, Pise et

Florence dans le courant du XVe siècle siècle10. Cependant, il semble que les

assurances en Provence, et à Marseille en particulier, ne se soient

développées que vers la fin du XVIe siècle11. Il y eut toutefois des cas

particuliers, tel celui de cet assureur demandant, en 1427, une prime de 4 % pour

garantir une cargaison transportée de Marseille en Avignon par le Rhône.

La relative rareté de ce type de document dans les archives provençales nous

invite à marquer un temps d'arrêt sur un contrat d'assurance arlésien daté de

1502. Ce contrat, classé dans un registre appartenant à la série « Impôts et

comptabilité », a l'intéressante particularité d'être écrit en occitan13. En effet,

la langue employée dans ce texte, le dialecte provençal-rhodanien, est encore

bien inscrite dans une normalité scriptive bientôt soumise à l'influence

française14. Si l'on a transcrit ce contrat en occitan, et non pas en latin qui était

encore à l'époque la langue administrative écrite, c'était probablement dans le

but d'être bien compris de tous pour éviter toute ambiguïté ou mauvaise

interprétation: « sia manifesta causa a tota persona qui veyra vo ausira lo

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present scrit… ». Il est à noter, par ailleurs, que ce texte n'a pas été rédigé par un

notaire, comme il était d'usage à l'époque car il l'aurait en effet probablement

écrit en latin. En réalité, ce contrat d'assurance est un document passé sous

seing privé: « …aquest scrit sia de valor obligatoria ansi coma si el fossa fach et

stat de man de notary… ».

Six assureurs prennent en charge le transport de blé pour Gênes. Une telle

association semble être une pratique courante et prudente dans la mesure où les

frais à engager, en cas de sinistre, se trouveraient moins importants à supporter

pour chacun d'eux15. Parmi les six co-assureurs, figure Simon Grille, le seul

d'ailleurs à soussigner en latin. Ce personnage, issu d'une vieille famille

d'armateurs et de marchands génois installés en Arles depuis le XIVe siècle,

était certainement bien placé pour favoriser les transactions et autres

négociations nécessaires au commerce entre la ville et ses compatriotes16. Il

participe de la sorte au transfert de techniques commerciales, à la diffusion du

savoir-faire marchand. L'influence gênoise est bien réelle en Arles où le Conseil

de la ville a autorisé les Gênois à se doter d'un consul pour représenter les

intérêts de leur communauté marchande.

Les conditions de l'assurance

Lors de la signature du contrat, les assureurs doivent prouver leur solvabilité

tant pour la somme couverte que pour tous les intérêts engendrés par un

éventuel retard. Ils s'engagent sur leurs biens propres ainsi que sur ceux à

venir. Ils s'obligent à se soumettre à toute cour de justice temporelle ou

spirituelle choisie par les consuls d'Arles pour tout litige intervenant entre

la ville et les co-assureurs. Les engagements de ceux-ci figurent, écrits de leurs

mains, à la suite du contrat. Le taux pratiqué en cette époque troublée est

relativement élevé, dans la mesure où la prime représente 5 % de la valeur

assurée. Il est, de plus, établi par les assurés, c'est-à-dire les consuls de la

ville d'Arles et non par les assureurs: volonté des assurés d'obtenir de la

sorte une solide couverture des risques en payant un prix élevé?

Les garanties et les risques, tant pour des raisons naturelles qu'humaines (

...alcuna ocasion faire divinals vo humanals…) sont d'ailleurs nommément

spécifiés: échouage volontaire ou non, chavirage, pertes, détournement.

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Les assureurs ont trois mois, après avoir eu connaissance du sinistre, pour

dédommager les consuls d'Arles ou toute autre personne nommée par ceux-

ci sans aucune acception ni exclusion de garanties.

Ce modeste épisode, relatif à une non moins modeste cargaison, a cependant

l'intérêt de rappeler les dangers multiples et réels de la navigation « à la côte ».

Ne s'éloignant guère des rivages les caboteurs n'ignorent pas pour autant les

dangers de la navigation qui ne sont nullement réservés à la seule circulation

transocéanique. Faut-il rappeler que l'écrasante majorité des naufrages, avaries

et autres fortunes de mer se produisent à quelques encablures seulement des

côtes familières?

De tels risques conduisent dans une certaine mesure les utilisateurs des

transports maritimes à envisager des moyens pour les atténuer sinon les faire

disparaître. La pratique du contrat d'assurance, qui est appelée à une large

diffusion, s'inscrit dans cette logique, se situant à un moment où se conjuguent

insécurité et intensité des échanges.

CONCLUSION : Des traités de paix fragiles mais coûteux avec les

Régences barbaresques

Parallèlement au corso chrétien, le corso barbaresque connut également une

évolution sensible. Plus proche de la piraterie que de la course au XVIe siècle, à

l'époque où les jeunes Régences barbaresques n'avaient pas encore réellement

assis leurs positions internes et internationales, il devint une activité plus policée

aux siècles suivants, grâce à la signature de multiples traités de paix avec les

puissances chrétiennes, traités qui mettaient les divers protagonistes sur un

même pied d'égalité : ils étaient avantageux pour les Européens qui évitaient

ainsi les frais d'une guerre massive contre ces nids de corsaires, tout comme ils

l'étaient pour les Régences qui, en passant d'une alliance à l'autre, c'est-à-dire en

n'étant jamais en paix avec tous les pays d'Europe à la fois, conservaient

perpétuellement un cheptel de proies quasi inépuisable. En outre, pour ces pays,

les traités étaient toujours assortis de conditions financières compensatoires et de

présents tels qu'il leur était intéressant de les renouveler régulièrement. Mais

pour qu'il y eût renouvellement, il fallait au préalable rompre la paix en

relançant le corso, ce que les Régences firent à maintes reprises, sous divers

prétextes. Les multiples bombardements qu'Alger, Tunis et Tripoli eurent à subir

ne freinèrent que momentanément les ardeurs des barbaresques, si bien que

malgré une nette supériorité maritime des chrétiens, avérée dès le XVIe siècle,

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ces derniers se résolurent, jusqu'au début du XIXe siècle, à payer pour maintenir

un semblant de paix avec ces vassales peu disciplinées de l'Empire ottoman.

Libéralisme et humanisme, nouvelle donne ou nouveaux prétextes ?

Cependant, les Européens supportèrent de plus en plus mal cette activité : avec

la Révolution française et son idéal de libéralisme économique, la guerre de

course apparaissait désormais comme un anachronisme économique cruel eu

égard à la notion nouvelle de droits de l'homme, qui faisait ressortir l'aspect

monstrueux de l'esclavage. En 1818, au congrès d'Aix-la-Chapelle, la résolution

fut prise de persuader les Régences barbaresques de mettre un terme à l'activité

de leurs corsaires, en les menaçant d'une action concertée des puissances

européennes. Il fallut encore attendre douze années et l'expédition française sur

Alger de juillet 1830 pour mettre un terme à ce fléau. Sous couvert de croisades

de la foi, le corso chrétien et le corso musulman ne furent en réalité rien d'autre

qu'un brigandage maritime continu des années 1570 à 1830. Le libéralisme

économique du XIXe siècle mettait ainsi un terme, cette fois sous couvert

d'humanisme, à une activité pluriséculaire qui entravait sa progression.

Aussi surprenant que cela paraisse, ce sont les Etats-Unis qui vont intervenir

dans la lutte contre les pirates barbaresques durant la période de latence

européenne due aux guerres de la révolution et de l’Empire. Le célèbre corps des

marines doit sa naissance à la décision que prend la jeune nation de sécuriser son

commerce méditerranéen. A la fin du XVIIIe siècle, le commerce maritime des

Etats-Unis, déjà très actif en Méditerranée, ne peut s’accommoder de ces

attaques. Jeune démocratie qui s’est formée contre le despotisme (constitution

fédérale de 1787), les Etats-Unis perçoivent là une nouvelle manifestation de

despotisme contre une liberté essentielle, vitale, celle des mers.

Thomas Jefferson va être l’artisan de la riposte. Lors d’une mission de

négociation à Londres en 1785 aux côtés de John Adams, il apprend de

l’envoyé du pacha de Tripoli que ceux qui refusent de payer tribut pour

transiter en Méditerranée font offense aux pachas berbères et que le djihad

maritime est dans ce cas prescrit par le Coran !

En 1801, les Etats-Unis rejettent une nouvelle fois une demande de tribut.

Le pacha de Tripoli leur déclare alors ostensiblement la « guerre pirate »,

tandis que d’autres attaques venant de la côte algérienne se multiplient. La

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même année, les Etats-Unis déplorent la capture de la nouvelle frégate

Philadelphia, fleuron de leur flotte, par les pirates de Tripoli.

Cette même année 1801, Jefferson organise la première opération

américaine contre la piraterie barbaresque. Il se passe de l’accord initial du

Congrès tout en faisant à cette occasion la démonstration de l’utilité d’un

pouvoir fédéral fort et de la nécessité pour le pays de disposer d’une marine

de guerre puissante. Une escadre américaine bombarde par surprise Alger

et Tripoli. Elle inflige de lourdes pertes et destructions à ces deux ports,

reprend la frégate Philadelphia, et contraint les pachas à libérer tous les

otages américains détenus. A posteriori, en 1802, le Congrès des Etats-Unis

valide l’opération navale en même temps que la nécessité d’une présence

durable de l’US Navy en Méditerranée.

Une nouvelle et audacieuse opération est menée en 1805. Débarqué en

Égypte, à Alexandrie, un commando du nouveau corps des Marines,

constitué à cet effet, parcourt 800 km par la voie de terre et atteint la ville

de Derna. Il s’en empare le 27 avril 1805 avec l’aide des canons des navires

américains qui suivent au large son cheminement. Le commando ne

parvient toutefois pas à atteindre Tripoli. Reste que la puissance des pirates

barbaresques ne sera plus jamais ce qu’elle était avant ces opérations. Un

nouveau coup est porté aux Barbaresques par une escadre anglo-

hollandaise (la flotte britannique était accompagnée de six navires

hollandais) en 1816. Cette escadre attaquera également les refuges des

pirates des Caraïbes. En 1830, la colonisation française de l’Algérie signe

l’arrêt définitif de l’activité des pirates de la côte berbère.