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La figure du « turc généreux » dans le théâtre de Chamfort i « La vraie Turquie d’Europe, c’est la France » affirme Chamfort dans Produits de la civilisation perfectionnée ii . Si l’Afrique demeure, dans une large mesure, terra incognita de la philosophie des Lumières iii , tel n’est pas le cas de l’Orient musulman voisin, et en particulier de l’Empire ottoman, qui fascine la France absolutiste dès le règne de Louis XIV iv au moins autant qu’il l’effraie (les guerres ottomanes ne sont pas si lointaines, puisque le siège de Vienne remonte seulement à 1683 et que la piraterie barbaresque prospère pour longtemps encore tout autour du bassin méditerranéen, attisant une des grandes peurs récurrentes de l’Âge classique v ). Les efforts de Colbert pour commercer avec la Sublime Porte vi , les ambassades réciproques, ou encore les récits de voyage se succèdent. Négociants, scientifiques, ambassadeurs, administrateurs, militaires ou encore simples voyageurs vii , concourent à rapporter ou faire connaître toutes sortes de textes viii et d’objets destinés à alimenter les cabinets de curiosités, mais aussi à produire un vaste corpus de textes à la valeur et à la fiabilité variables, qui participent d’une certaine forme d’imaginaire oriental dans l’opinion cultivée et nourrissent la fiction littéraire ix . « La science des langues orientales et les voyages qui ont été faits ont appris qu’il y a de la valeur et de la politesse partout », écrit Lamarre dans son Histoire […] des Maures (1708), montrant le mélange de relativisme et d’ethnocentrisme qui préside à la vision occidentale de l’Orient à la fin du XVIIe et tout au cours du XVIIIe siècles. Révélateur des contradictions (c’est déjà le principe du Persan des Lettres persanes de Montesquieu ou du Siamois des Amusements sérieux et comiques de Dufresny), mais surtout des potentialités d’une Europe éclairée, le « Levant » (c’est seulement au XIXe siècle que la région prendra l’appellation d’« Orient ») est à l’époque de mieux en mieux connu, grâce aux contributions, parfois sujettes à caution, de Tavernier, Bernier, Chardin et, surtout, Galland. Dans le même temps, on assiste à une mutation importante dans l’histoire culturelle, qui passe par la vulgarisation du discours savant (premier orientalisme des sciences religieuses), relayé et amplifié par les arts. Dans la seconde moitié du règne de Louis XIV, Lettres édifiantes et curieuses de missionnaires jésuites, relations de voyage x , souvent richement illustrées xi , et travaux à caractère historique, tels que L’Histoire de l’Empire ottoman de Dimitri Cantemir, prince de Moldavie (traduit de l’anglais par Prévost en 1740), apportent un second souffle au mythe orientaliste, profondément enraciné dans l’inconscient culturel occidental. Ainsi de contributions essentielles comme la Bibliothèque orientale (1697) de Barthélemy d’Herbelot : elle est l’indice d’un recentrement sur l’Orient islamique, envisagé depuis les origines arabes jusqu’aux civilisations turque, persane ou encore, mongole, nettement distincte de la Chine, du Japon et d’une grande partie de l’Asie Mineure, et marque un intérêt nouveau pour un monde arabo-musulman enfin considéré comme cohérent, à défaut d’être dépouillé de stéréotypes. Boulainvilliers et sa Vie de Mahomed avec des réflexions sur la religion mahométane, & les coutumes des musulmans (1730) peut à bon droit être considéré comme une exception à la règle, dans la mesure où sa représentation tranche nettement avec la vision dualiste inspirée par le christianisme que l’on trouve parfois chez d’Herbelot (double face, à la fois « ingénieuse » et « sanguinaire », de la civilisation arabo-persane, dont il offre pourtant par ailleurs une perception fine et informée) xii et s’inscrit très tôt dans une forme de réhabilitation des Arabes, considérés pour leurs qualités morales. Rompant avec cette ambivalence traditionnelle de la figure mauresque ou barbaresque, il propose ainsi un contre-modèle de civilisation, l’associant aux valeurs de l’homme et de la nature, lui donnant ses lettres de noblesse dans la hiérarchie implicite de l’esprit des peuples. L’esprit des Lumières, en s’affranchissant progressivement d’une haine de l’islam qui remonte aux croisades et à l’invasion mauresque, longtemps entretenue par la propagande

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La figure du « turc généreux » dans le théâtre de Chamforti

« La vraie Turquie d’Europe, c’est la France » affirme Chamfort dans Produits de lacivilisation perfectionnéeii. Si l’Afrique demeure, dans une large mesure, terra incognita de laphilosophie des Lumièresiii, tel n’est pas le cas de l’Orient musulman voisin, et en particulierde l’Empire ottoman, qui fascine la France absolutiste dès le règne de Louis XIViv au moinsautant qu’il l’effraie (les guerres ottomanes ne sont pas si lointaines, puisque le siège deVienne remonte seulement à 1683 et que la piraterie barbaresque prospère pour longtempsencore tout autour du bassin méditerranéen, attisant une des grandes peurs récurrentes del’Âge classiquev). Les efforts de Colbert pour commercer avec la Sublime Portevi, lesambassades réciproques, ou encore les récits de voyage se succèdent. Négociants,scientifiques, ambassadeurs, administrateurs, militaires ou encore simples voyageursvii,concourent à rapporter ou faire connaître toutes sortes de textesviii et d’objets destinés àalimenter les cabinets de curiosités, mais aussi à produire un vaste corpus de textes à la valeuret à la fiabilité variables, qui participent d’une certaine forme d’imaginaire oriental dansl’opinion cultivée et nourrissent la fiction littéraireix. « La science des langues orientales et lesvoyages qui ont été faits ont appris qu’il y a de la valeur et de la politesse partout », écritLamarre dans son Histoire […] des Maures (1708), montrant le mélange de relativisme etd’ethnocentrisme qui préside à la vision occidentale de l’Orient à la fin du XVIIe et tout aucours du XVIIIe siècles. Révélateur des contradictions (c’est déjà le principe du Persan desLettres persanes de Montesquieu ou du Siamois des Amusements sérieux et comiques deDufresny), mais surtout des potentialités d’une Europe éclairée, le « Levant » (c’est seulementau XIXe siècle que la région prendra l’appellation d’« Orient ») est à l’époque de mieux enmieux connu, grâce aux contributions, parfois sujettes à caution, de Tavernier, Bernier,Chardin et, surtout, Galland.

Dans le même temps, on assiste à une mutation importante dans l’histoire culturelle,qui passe par la vulgarisation du discours savant (premier orientalisme des sciencesreligieuses), relayé et amplifié par les arts. Dans la seconde moitié du règne de Louis XIV,Lettres édifiantes et curieuses de missionnaires jésuites, relations de voyagex, souventrichement illustréesxi, et travaux à caractère historique, tels que L’Histoire de l’Empireottoman de Dimitri Cantemir, prince de Moldavie (traduit de l’anglais par Prévost en 1740),apportent un second souffle au mythe orientaliste, profondément enraciné dans l’inconscientculturel occidental. Ainsi de contributions essentielles comme la Bibliothèque orientale(1697) de Barthélemy d’Herbelot : elle est l’indice d’un recentrement sur l’Orient islamique,envisagé depuis les origines arabes jusqu’aux civilisations turque, persane ou encore,mongole, nettement distincte de la Chine, du Japon et d’une grande partie de l’Asie Mineure,et marque un intérêt nouveau pour un monde arabo-musulman enfin considéré commecohérent, à défaut d’être dépouillé de stéréotypes. Boulainvilliers et sa Vie de Mahomed avecdes réflexions sur la religion mahométane, & les coutumes des musulmans (1730) peut à bondroit être considéré comme une exception à la règle, dans la mesure où sa représentationtranche nettement avec la vision dualiste inspirée par le christianisme que l’on trouve parfoischez d’Herbelot (double face, à la fois « ingénieuse » et « sanguinaire », de la civilisationarabo-persane, dont il offre pourtant par ailleurs une perception fine et informée)xii et s’inscrittrès tôt dans une forme de réhabilitation des Arabes, considérés pour leurs qualités morales.Rompant avec cette ambivalence traditionnelle de la figure mauresque ou barbaresque, ilpropose ainsi un contre-modèle de civilisation, l’associant aux valeurs de l’homme et de lanature, lui donnant ses lettres de noblesse dans la hiérarchie implicite de l’esprit des peuples.

L’esprit des Lumières, en s’affranchissant progressivement d’une haine de l’islam quiremonte aux croisades et à l’invasion mauresque, longtemps entretenue par la propagande

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ecclésiastique, développe ainsi, à la faveur du recul de la menace musulmane sur le territoireeuropéen, dès la fin du XVIIe siècle, un regard nouveau, empreint de curiosité etd’appréhension mêlées, sur ce monde arabe méconnu, et en particulier sur l’empire ottoman.Ainsi de Richard Simon qui dresse, dans son Histoire critique de la créance et des coutumesdes Nations du Levant (1694), chapitre XV, un exposé « de la créance et des coutumes desMahométans », « afin que ceux qui voyagent en Levant se défassent de quantité de préjugéscontre cette religion » ; mais aussi, des récits de voyages, tels que Le Voyage de l’Arabieheureuse, par l’océan oriental, fait par les français pour la première fois dans les années1708, 1709, 1710 (1716) de Jean de La Roque ; ou encore, des traductions du Coran, qui sedémarquent nettement de la propagande cléricale à l’encontre du Prophète et de la religionmusulmane ; sans compter l’adaptation « belle infidèle » de contes orientaux des Mille et UneNuits par Antoine Galland, imprimés en français entre 1704 et 1717 (date de publication desvolumes XI et XII)xiii, constamment réédités ensuite, contribuant à créer, dans l’Europeentière, la vogue du « conte arabe » et, à travers elle, la diffusion des traditions de la cultureorale populaire des conteurs au sein de la République des lettres.

Pendant que les ouvrages d’histoire et d’érudition se multiplient au sujet de l’islam, etqu’un certain nombre d’écrits politiques persistent à prendre cette religion perçue commeconcurrente et même, adversaire du Christianisme pour contre-modèle répulsif, non sanscertaines ambiguïtésxiv, émerge donc progressivement un mouvement contraire des idées etdes représentations : bien souvent, on rend justice à une tolérance musulmane qui accable desa magnanimité le fanatisme chrétien, comme dans L’Essai sur les mœurs où Voltaire loue latolérance du règne des Turcs et réhabilite en partie au moins leurs croyances, en vertu de leurincitation à la paix des religions (on pense également, bien entendu, au scandale de sonMahomet). Certains vont même, comme le marquis Boyer d’Argens dans ses Lettres juives(1736), jusqu’à voir dans l’islam modéré une forme de religion naturelle proche du déisme etpartant, compatible avec l’esprit des Lumières.

Le courant « orientaliste », envisagé sur le double plan scientifique et artistique, donton place généralement la naissance à la fin du XVIIe siècle et l’épanouissement au cours duXVIIIe sièclexv, relève d’enjeux idéologiques majeurs auxquels le théâtre de Chamfort, dont ilest question ici, n’échappe qu’en partie : il participe, sous les formes d’un « orientalismelatent » et d’un « orientalisme manifeste », d’une construction socioculturelle spéculaire quien dit plus long sur la cohérence d’un regard projeté par l’Occident sur cet ailleursfantasmatique que sur la situation historique effective de cette aire géographique etculturellexvi. Il est donc, à proprement parler, un élément à part entière du dispositif dereprésentation, de discours, de savoir, autrement dit une projection imaginaire collective,historiquement datée et idéologiquement construite qu’il convient aujourd’hui de réexaminerà nouveaux frais... Forme privilégiée d’un regard indirect sur soi, il permet de construiretantôt des modèles projectifs (terre de toutes les voluptés, véritable paradis sensuel, même sile plus souvent déceptif, de Crébillonxvii et du courant libertin), tantôt répulsifs (sérail impurdu despotisme selon Montesquieu et un certain courant de la philosophie politiquexviii ; mythedu bédouin…). Ainsi, la matière orientale est-elle prise dans une série de contradictionsinéluctables et de représentations contradictoires : Orient-miroir qui nous renvoie notre imageinversée ou déformée de nous-mêmes, altérité de proximité, constitutive d’une certaineidentité nationale, étape fondamentale dans la naissance de la conscience occidentale, àtravers un double mouvement contradictoire de dépréciation (territoire de tous les maléfices,fascination perverse pour la flagellation et les châtiments corporels) et d’appréciation tantôtreligieuse (le paradis est situé en Orient, terre du Sauveur) tantôt païenne, voire franchementpaillarde (terre de tous les délices, de toutes les rêveries érotiques)… l’Orient, cet empire ducentre, situé à mi chemin entre les Indes orientales et les Indes occidentales, si loin et siproche à la fois de l’Europe avec laquelle il a eu, pendant longtemps, destin lié, apporte bien

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malgré lui une contribution majeure à la volonté de puissance et à l’ethnocentrismeoccidentaux.

L’empire ottoman occupe une place de choix dans une telle configuration à la foisscientifique, esthétique et idéologique. En 1770, moment de la création du Marchand deSmyrne, la Turquie ottomane retrouve un regain d’actualité : elle est en proie aux pressionsinternes des revendications autonomistes (Égypte puis Syrie) et externes (Autriche, Russie).L’islam est précisément, au temps des Lumières, essentiellement associé à l’Empire ottoman,qui domine le monde arabe et la Mer Méditerranée dans la vision européenne. Un des pointsde cristallisation de cet imaginaire, véhiculé et relayé dans la culture populaire par l’Égliseest, précisément, le topos récurrent des pirates barbaresquesxix qui réduisent en esclavage leschrétiens et les forcent à se convertir sous la menace, à mourir ou à alimenter les marchésd’esclaves de l’Afrique du Nordxx. On reconnaît là, trait pour trait, le fond du Marchand deSmyrne. Un autre topos récurrent est celui de l’itinérance : souvent associé à l’imaginairefantasmatique de la razzia, du fanatisme et du nomadisme, le peuple des Bédouins est en effetconsidéré par une grande partie des hommes de Lettres du siècle des Lumières commel’envers du monde civilisé, particulièrement dans l’Histoire naturelle de Buffon et dansl’Encyclopédiexxi.

Ici comme ailleurs, la littérature de voyage évolue progressivement de la perspectivesymbolique du voyage initiatique à la construction d’un véritable discours de savoir, sinonanthropologique, du moins ethnographique, dont les présupposés idéologiques sont lourds designification. Antoine Galland, dans Smyrne ancienne et moderne (1678) et dans Voyage auLevant, montre très bien ce changement de regard, entre érudition et ethnographie, qu’il estbien à même de développer, grâce à sa connaissance approfondie des langues parlées dans larégion (grec moderne, arabe, persan, turc)xxii. La quatrième partie de son manuscrit, Smyrneancienne et moderne, est particulièrement significative. Il y établit, à l’aide d’aphorismes, uneanalyse comparée des mœurs et coutumes des Turcs et des Européens, envisagées sous desangles divers et réparties en rubriques : l’habillement, les pratiques alimentaires, les femmes,la literie, l’équitation, les pratiques culturelles, l’enseignement, les chiens, les jardins, lesvoyages, les pratiques de la vie quotidienne, le calendrier, les pratiques mortuaires, la justice,le souverain, la médecine, la musique, la maison ou encore, l’armée… On peut lire, au seuilde ce relevé méticuleux des « aphorismes ou […] mœurs des Turcs comparées à celles desFrançais », un avertissement explicite quant à la disposition d’esprit de l’auteur : « Vousverrez les mœurs et les façons de faire de cette nation opposées aux nôtres, article par article,et vous serez étonnés comment les hommes peuvent avoir si peu de ressemblance les uns auxautres ».

Le théâtre de Chamfort est emblématique à la fois des idées reçues de la littératureviatique concernant l’empire ottoman et de la volonté de les dépasser, en partie au moins.Aussi bien dans Mustapha et Zéangir que, de façon plus complexe, dans Le Marchand deSmyrne, il joue sur ces stéréotypes de l’esprit des peuples, sans pour autant y échappertotalement, révélant par l’écriture les ambivalences du motif oriental, mais aussi l’émergenced’une figure nouvelle dans le théâtre et la pensée des Lumières : celle du « généreuxmusulman ».

Sébastien Roch Nicolas, dit Chamfort (1741-1794) est aujourd’hui connu comme ledernier des moralistes français du siècle des Lumières, auteur de maximes et de discours surMolière et La Fontaine qui lui valurent un siège à l’Académie françaisexxiii. Mais on a oubliéque cet auteur, saluée par Albert Camus et Jean Cocteau pour sa modernité, a également étél’un des dramaturges les plus célèbres de son temps, offrant notamment à la Comédie-Française deux de ses plus gros succès, très souvent repris pendant la Révolution française,dont il sera pourtant la victime – il se suicidera, pour ne pas tomber aux mains de plusradicaux que lui. Du moraliste, ce théâtre a conservé à la fois l’acuité d’un regard critique

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sans concession et la précision d’une écriture sans fioritures d’une grande précision, tout endéveloppant une dramaturgie à la fois représentative de son temps et d’une grande originalité.Dans la droite ligne de la refonte du « genre dramatique sérieux » dans la seconde moitié duXVIIIe siècle, ce théâtre met en scène une forme nouvelle de sensibilité et interroge avec forceles grandes questions sociales, politiques et philosophiques de son temps : état de nature,injustice sociale, statut de la femme, esclavage, gouvernement juste, contact entrecivilisations, place de l’argent dans les rapports sociaux…

Chamfort est bien loin de partager les solides certitudes d’un Occident peu enclin às’appliquer les préceptes qu’il prétend imposer au monde. Ainsi, dans Le Marchand deSmyrne, fait-il dire à Kaled, marchand d’esclaves européens : « Que veut-il donc dire ? Nevendez-vous pas des Nègres ? Eh bien ! moi, je vous vends… N’est-ce pas la même chose ? Iln’y a jamais que la différence du blanc au noir » (scène VIII). Dans Mustapha et Zéangir,c’est de la bouche du Sultan ottoman Soliman lui-même que vient la satire à peine voilée et leprocédé d’ironie visant les abus de la monarchie absolue occidentale, qui résonne comme unprécepte de philosophie politique et une mise en garde, en comparaison du despotismeoriental :

Monarques des chrétiens, que je vous porte envie !Moins craints et plus chéris, vous êtes plus heureux.Vous voyez de vos lois vos peuples amoureuxJoindre un plus doux hommage à leur obéissance ;Ou, si quelque coupable a besoin d’indulgence,Vos cœurs à la pitié peuvent s’abandonner ;Et, sans effroi du moins, vous pouvez pardonner.(Acte IV, scène 3)

L’empire ottoman est donc bien placée au cœur de l’œuvre dramatique du moraliste,puisqu’il lui consacre deux de ses trois principales pièces, une comédie, Le Marchand deSmyrne (1770) et une tragédie, Mustapha et Zéangir (1776), qui amplifie la figure du « turcgénéreux » déjà éprouvée dans la pièce précédente. Les deux œuvres participent d’un mêmeprojet indissociablement esthétique et idéologique, qui lui-même fait écho aux écrits dumoraliste, publiés à titre posthume.

Le marchand de Smyrne, ou l’émergence de la figure du « turc généreux »

C’est la plus « moliéresque » des œuvres de Chamfort. L’auteur vient d’écrire sonÉloge de Molière et partant, se positionner dans le champ littéraire, en régler ses comptes avecla comédie classique, dans une optique très rousseauiste, dénonçant le mélange desconditions, l’absence de « toute morale » et de « toute sensibilité » de la jeunesse, mais aussison conformisme (ce « souci d’être comme tout le monde »)xxiv. Sa comédie programmatiquese situe clairement dans une forme de néo-classicisme dont il espère tirer avantage et qui luivaudra effectivement, mais un peu plus tard, lorsqu’il reprendra le filon orientaliste dans satragédie de 1777, Mustapha et Zéangir, d’être comparé à Racine, avant de renoncer authéâtre : « Prenons exemple sur les héros et les génies du XVIIe siècle. Luttons contre ledéclin du caractère et la civilisation de l’instant. Rendons notre siècle majeur si nous nevoulons finir en auteurs mineurs »… Particulièrement occupé, mais conscient de l’importancede sa tentative, il diffère, pour la réaliser, un projet de tragédie (peut-être l’embryon deMustapha et Zéangir, qui relève, sur un autre mode, du même type de « turquerie » et faitpleurer Marie-Antoinette mais aussi le Roi)xxv, confiant non sans provocation à Thomas, quilui conseille de terminer plutôt sa tragédie, qu’« il est doux de devenir immortel en riant ». SiLa Jeune Indienne, pièce sensible, l’avait fait connaître à 31 ans, il attend maintenant la

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consécration du Marchand de Smyrne, son pendant comique. Écrite en quelques mois, lapièce est en effet couronnée de succès, mais s’attire les foudres de la critique littéraire. C’estpourtant l’occasion pour l’auteur d’affiner sa dramaturgie et de prendre position nonseulement par rapport à l’héritage classique, avec lequel il rompt en partie, mais encore parrapport à la refondation en cours du genre dramatique sérieux, avec lequel il marque sesdistances, tout en subissant son influence.

La première entrée des Indes galantes de Fuzelier, sur une musique de Jean-PhilippeRameau (1735), s’intitule Le Turc généreuxxxvi. Elle s’inspire d’une histoire racontée dans leMercure de Francexxvii, mais innove dans la manière de présenter au public occidental l’imagedu souverain mahométan. Abandonnant le stéréotype du sultan qui règne férocement sur unsérail de prisonnières arrachées à leur famille par les corsaires et livrées aux désirs d’unmaître inhumain, Fuzelier présente une des premières figures de turc généreux, comme le seraplus tard le sultan de Mozart dans L’Enlèvement au sérail. Chamfort, sur le même mode, etdans la lignée du dernier épisode de l’histoire de Zéïla, traitée par Dorat, s’inspire aussi durécit de la vieille qui, dans Candide, de Voltaire, raconte ses tribulations d’esclave, vendue àAlexandrie, puis à Smyrne et enfin à Constantinople. Smyrne est réputée à l’époque comme laplaque tournante d’un fructueux commerce, port de mouillage des corsaires qui ont pourhabitude de se débarrasser des conquêtes et prises de guerre de la course sans craindre lespoursuites.

Le Marchand de Smyrne raconte, sur fond de trafic d’esclaves, de piraterie, de récitsde voyages et d’aventures, dans le décor exotique d’un Moyen-Orient fort en vogue, la façondont un riche musulman sauver de l’esclavage, par une succession de hasards heureux, unjeune aristocrate chrétien qui lui avait précisément rendu le même service dans descirconstances similaires quelque temps auparavant, cependant que sa femme sauve, dans lesmêmes conditions, l’amante du jeune homme. Une façon d’analyser les relations entrecivilisations orientale et européenne, musulmane et chrétienne, et de militer en faveur del’assistance mutuelle des peuples et de la solidarité des hommes, au-delà des différencessociales et culturelles.

La pièce mérite sa longue carrière théâtrale, notamment à l’époque révolutionnaire, surla scène patriotique du Théâtre de la République, dominé par Talma et Dugazon. L’Orient serthabilement de couverture à une satire mordante qui touche au racisme et aux inégalitéssociales. La bonté, la tolérance religieuse et la reconnaissance servent de ressort à l’intrigue,pudiquement recouverte d’un voile d’exotisme fort au goût du jour et dans l’esprit du temps.L’esclavage est ouvertement mis en cause, et avec lui le honteux commerce que certains fontde leurs semblables. Sous l’aimable badinage d’une comédie spirituelle et joliment écritesurgissent quelques idées fortes dont la moindre n’est pas celle qu’exprime le marchandd’esclaves devant la réprobation du Français : « Que veut-il donc dire ? Ne vendez-vous pasdes nègres ? Eh bien ! moi, je vous vends. N’est-ce pas la même chose ? Il n’y a jamais que ladifférence du blanc au noir ! » (Scène 8).

Écrite en prose, avec plus de légèreté et de liberté que La Jeune Indienne, la piècepermet à l’auteur une plus grande audace d’expression et des plaisanteries plus faciles, sur unrythme rapide et dans un style aphoristique qui rappelle l’art de la formule du moraliste. Ilexerce sa verve satirique non seulement sur la société occidentale qui tolère le commerce desnoirs, mais sur d’autres formes d’esclavage, y compris celui imposé à la condition féminine,qui faisait déjà l’objet de La Jeune Indienne. Au passage il égratigne, sans grande originalité,mais avec bonhomie et dans une atmosphère de jubilation légère, les Allemands, les Anglais,la noblesse, les médecins, les savants ou encore, les juges, dans la plus pure tradition de lacomédie épisodique.

Chamfort lui-même, dans son Dictionnaire dramatique, donne de sa pièce le synopsissuivant :

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Hassan avait été esclave, et conduit à Marseille. Il pleurait la perte de sa liberté, et surtout celle deZaïde, qu’il adorait, et dont il était aimé. Un Français, témoin de sa douleur, l’interroge, s’attendrit,le délivre, et n’exige de lui, pour toute reconnaissance, que de ne pas haïr les Chrétiens. Hassan, deretour dans sa patrie, épouse Zaïre, et tous les ans achète un esclave chrétien, et lui rend la liberté,en mémoire de ce que le Français a fait pour lui. Parmi les esclaves qu’il délivre se trouve leFrançais auquel il a tant d’obligations. Il avait été pris par les Turcs en revenant de Malte, avec unemaîtresse qu’il devait épouser. Zaïde achète la liberté de cette femme ; et les deux amants finissentla pièce en se mariant.

Le Marchand de Smyrne est créé le vendredi 26 janvier 1770 en « baisser de rideau »,à la suite d’une représentation de Phèdre de Racine, quelques jours après la création des Deuxamis, de Beaumarchais. Un millier de spectateurs assiste à la première, pour une recette de2 814 livres, légèrement inférieure à celle des Deux amis (3 327 livres). La pièce deBeaumarchais, éreintée par la critique, n’aura que 11 représentations, contre 13 pour celle deChamfort, avec des recettes qui se maintiennent 5 fois au-dessus de 2 500 livres et le reste dutemps, à une exception près, autour de 1 500 livres. Comme pour La Jeune Indienne, Molé,Préville et Mlle Doligny en sont les principaux interprètes. Cette fois, il a fallu faire un décor,pour rendre compte de la bipartition de cette scène compartimentée à deux actionssimultanées. Les mémoires du décorateur Paul Brunettixxviii signalent « deux parties demuraille formant appui de terrasse et qui traversent le théâtre ». Un portique et un fond demer, avec quelques arbres, complètent le tableau. Pour les costumes, le tailleur Pontusdépense 262 livres, essentiellement pour du voile, des rubans (dans les tons de rose, de gris etd’or), des gazes rayées ou dorées (pour Mlle Hus et Mlle Doligny), des cabochons et desturbans (pour Feulie et pour des danseurs), 2 habits d’icoglans, une coiffure arménienne(Préville), un habit pour Desnoyers (danseur)... La musique du divertissement final est copiéeen février 1770 par Victor, mémoire contresigné par Dauberval. En 1774, la copie, parDoublet, comprend un second violon, deux parties de basse, 2 hautbois et 2 cors ». Lapartition est à nouveau copiée par M. Mielle en mars 1780, avec d’autres partitions pour despièces à agréments (Le Marchand de Smyrne, Le Moulin de Javelle, La Nouveauté, LeCurieux de Compiègne), soit un total de 244 pages, volume qui semble, à notre connaissance,avoir disparu aujourd’hui des archives de la Bibliothèque-Musée de la Comédie-Française. Lamême année, pour les représentations du Marchand de Smyrne « avec ses divertissements »,les comptes du corps de ballet font état d’un ou deux danseurs et de deux danseuses.

Dès l’année de sa création, la pièce est donnée en province et par les troupes françaisesstationnées à l’étranger. Selon les Anecdotes dramatiquesxxix, Laus de Boissy, dit Alétophileserait l’auteur d’une Suite du Marchand de Smyrne, représentée en 1778 en province, et citéeau Catalogue de la Bibliothèque dramatique de Soleinne sous le n° 2232 sans qu’il soitpossible de se procurer le manuscrit... Elle est également jouée par Casanova et sa troupe àFlorence, et inspire même un opéra au maître de musique de la princesse d’Orange.

En dépit (ou peut-être en raison même) de son grand succès auprès du public, la pièceest copieusement étrillée par la critique, qui supporte mal l’estime dont les spectateursgratifient cet intrus dans le monde des lettres. Si Le Mercure de France lui accorde unecertaine indulgence, en raison de l’interprétation remarquée du comédien Prévillexxx, lerédacteur des Mémoires secrets fait, comme souvent en pareille circonstance, la fine bouche :

Les Comédiens Français ont donné avant-hier la première représentation du Marchand de Smyrne,petite pièce en un acte et en prose, avec ses agréments. Ces histrions avaient annoncé le Drame enquestion avec les plus grands éloges, et l’un d’eux avait osé assurer l’avant-veille en plein foyer,qu’il aurait un succès prodigieux. Quoique le public soit partagé à l’égard de la pièce, on paraîtconvenir généralement que c’est très peu de chose, et qu’elle ne mérite pas l’annonce emphatiquequ’en faisaient les acteurs. Elle est du sieur de Chamfort, jeune homme qui méritequelqu’encouragement. xxxi

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Grimm affirme avec véhémence : « Les idées de M. de Chamfort sur l’art dramatique netiennent à rien, parce qu’elles ne viennent pas de souche ; on voit qu’on peut les prendre parpoignées et les arracher de la tête »xxxii. Turgot invective son « patriotisme d’antichambre »,pendant que Collé calomnie dans son Journal ses « saillies pas très saillantes » et que LaHarpe, son ancien protecteur, devenu entre temps son rival, l’accuse, de façon très injuste,d’avoir pris son sujet dans Les Captifs de Plautexxxiii…

Le Marchand de Smyrne aura pourtant en tout, jusqu’en 1806, 139 représentations à laComédie-Française, 7 représentations à la Cour et une seconde et brillante carrière au Théâtrede la République, pour 46 représentations, entre 1791 et 1797, avec Talma dans le rôled’Hassan. Ces représentations, exaltant l’aspect patriotique et humaniste de la pièce, donnentmême lieu à la composition, par Dugazon, interprète du marchand Kaled, de coupletspatriotiques additionnels destinés à mettre en lumière la morale révolutionnaire de la pièce.Comme à l’accoutumée, le Théâtre de la République fait de grands efforts de mise en scènepour reprendre cette pièce qui entre de plain-pied dans son programme d’éducation du peuplepar le théâtre, et les costumes orientaux, très fidèles aux modèles suivis, qui ont servi dans lesnombreuses œuvres « exotiques » de son répertoire, trouvent ici une juste utilisation. Lacritique ne se trompe pas sur la pertinence de la satire exercée par Chamfort, et réhabilitél’œuvre désavouée par la critique d’Ancien Régime. La Chronique de Paris parle ainsi à sonsujet d’une « pièce prophétique » « si fort à l’ordre du jour qu’on la dirait faite depuis quinzejours », et se demande comment elle a pu traverser sans encombre l’Ancien Régime, comptetenu de sa valeur subversive manifestexxxiv. C’est pourtant dans une tragédie plus tardive etplus aboutie que la représentation de l’empire ottoman prendra toute son ampleur chezChamfort, et la figure du turc généreux consistance.

Mustapha et Zéangir, tragédie ottomane d’un orient bien tempéré

Mustapha et Zéangir, tragédie aujourd’hui très peu lue et jamais montée, est surtoutconnue pour avoir fait pleurer le Roi et Marie-Antoinette. Elle a bénéficié d’un triomphe à laCour et subi un échec total à la ville, ces deux réceptions contradictoires n’étant pas sansrapport : « J’ai été dans l’état du Métromane jusqu’au dernier moment », aurait confessé cettereine amie des arts et en particulier, du théâtrexxxv au moment de la création, en référence àl’angoisse du personnage éponyme de la pièce de Piron avant la première représentation deson œuvre. « Vous avez plu à Versailles, non pas à cause de votre esprit, mais malgré votreesprit », aurait-elle ensuite déclaré dans les compliments qu’elle adresse à Chamfort, parl’intermédiaire de Rulhièrexxxvi, alors qu’elle met la dernière main aux turqueries de sonboudoir à Fontainebleau, librement inspiré du cadre orientalisant de la pièce. Force est dereconnaître que ce soutien inconditionnel de la part d’une Reine de France qui ne brille paspar sa popularité a bien de quoi faire du tort à la pièce auprès du peuple de Paris, et expliquedans une large mesure la cabale dont elle fait l’objet au moment de sa reprise à la villexxxvii.

Cette tragédie est pourtant centrale dans l’œuvre comme dans la pensée de l’auteur, etlui a valu d’être comparé par Voltaire, pourtant prévenu contre elle, au digne héritier deRacinexxxviii. Chamfort fait en effet grand cas du genre tragique, par lequel il aspire à atteindrela consécration littéraire à laquelle il prétend déjà depuis La Jeune indienne et ses éloges deMolière et La Fontaine. Longtemps différée par la mauvaise volonté des Comédiens-Français,la création de Mustapha et Zéangir entre ainsi dans une stratégie de consécration auctoriale etde recherche de légitimité au sein du champ culturel, puisqu’elle est représentée l’annéemême où Chamfort adhère à la Société des auteurs créée par Beaumarchais, dont il seconde lecombat contre les « histrions » de la Comédie-Française, et précède de cinq ans son élection à

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l’Académie française, à laquelle elle a contribué indirectement et de façon différée. Avec cettepièce, « Chamfort s’engage dans son premier combat public pour la liberté »xxxix.

En dépit des polémiques qui l’entourent, et notamment de l’accusation de plagiatenvers la pièce de Belin de 1705, dont Chamfort a conservé jusqu’au titre même, cettetragédie est un travail de longue haleine, dont on trouve la trace dans sa correspondance dès1767, bien qu’il mette près de 10 ans à en voir la création (La Harpe, qui l’a bien connu etbeaucoup fréquenté à cette période, fait l’hypothèse d’un travail d’écriture de près de 12 ans).L’auteur, conscient du risque d’accusation de plagiat, compte tenu de la vogue du thèmeorientaliste dans le théâtre de son temps et de ses nombreux modèles dans le théâtre classique,fait part de ses difficultés dans une lettre du 24 mai 1767 au clermontois Antoine-LéonardThomas :

Enfin je suis dans les grandes affaires et Soliman m’occupe tout de bon. Chaque jour je découvre desbeautés nouvelles et de nouvelles difficultés. J’ai à craindre plus de ressemblances que je n’avais crud’abord (…). Les difficultés sont de fonder la mort de Mustapha sans avilir Soliman, et de mettre authéâtre la situation de Zéangir qui se tue sur le corps de son frère.xl

Sa correspondance des mois suivants mentionne de très nombreux remaniements du manuscritdès cette période précoce de son travail de composition, et signale une réécriture complète ducinquième acte, sur lequel l’auteur confie avec angoisse ses propres réserves : « J’étaisd’abord très amoureux de ma nouvelle façon, mais il m’est revenu des doutes ». La réceptioncritique de la pièce lui donnera raison, comme on va le voir plus loin.

La pièce de Chamfort, qui se déroule à Constantinople, « autrement dit Byzance »,comme le rappelle la didascalie liminaire, puise son sujet dans l’histoire de l’Empire ottomanpendant la guerre avec la Hongrie, dans la première moitié du XVIe siècle, exploitant un goûtdu temps pour les « turqueries » qui ne se dément pas au théâtre depuis la fin du XVIIe

sièclexli. Soliman le Magnifique (1495-1566), dixième sultan de la dynastie ottomane,puissant autocrate et conquérant de la Hongrie et des pays voisins a pris pour troisième épousel’influente Roxelane, sultane d’origine ukrainienne – d’autres disent italienne, ce à quoi lapièce fait allusion. Selon la loi ottomane, le successeur du sultan doit être son premier mâle.Mustapha, fils aîné de Soliman, est l’enfant d’une autre épouse de Soliman décédée depuis.Une lettre de Mustapha au shah de Perse le fait accuser de haute trahison envers l’Empire etSoliman, par peur d’un complot et d’un de ces coups d’Etat nombreux dans l’histoire del’Empire, tue son fils, pourtant revenu des colonies auprès de lui pour se justifier. Roxelaneaurait eu quatre fils, dont le second, Cihangir, devient le héros des adaptations littéraires del’histoire. En fait c’est son quatrième fils, Sélim qui va succéder à Soliman, après avoir livréune guerre sans pitié à Bajazet, troisième fils de Roxelane. Soliman meurt en Hongrie à laveille d’une grande bataille, et est enterré aux côtés de Roxelane, dans la grande mosquéequ’il a fait construire à Istanbul.

Plus que dans ce matériau historique sommairement évoqué par la pièce, c’est dansson traitement par différentes sources littéraires qu’il faut principalement chercherl’inspiration du sujet de la tragédie de Chamfort. Mustapha et Zéangir est en effet loin d’êtrela première adaptation de ce matériau historique et exotique. Dès le XVIe siècle, GabrielBounin tire du meurtre de Mustapha le sujet de La Sultane (Paris, Guillaume Morel, 1561),première tragédie française fondée sur un événement contemporain, qui entre dans la voguede la « tragédie mahométiste », souvent sanglante et irrégulière. Jean Mairet reprend à soncompte le sujet dans une tragédie intitulée le Grand Solyman, ou la Mort de Mustapha (Paris,Courbé, 1639). Au XVIIe siècle, un autre épisode de la vie de Soliman inspire une nouvelleadaptation littéraire, le roman en 4 parties et 4 tomes de Madeleine de Scudéry, paru sous lenom de son frère Georges de Scudéry en 1641, Ibrahim ou l’Illustre Bassa. Ce roman

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remportant un grand succès, il est réédité à Rouen en 1665, puis à Paris, chez P. Witte, en1723, avec pour illustrations de belles gravures. Dès le XVIIe siècle, il est traduit en allemand,en italien et en anglais. Georges de Scudéry en a entre-temps tiré une tragi-comédie jouéeavec succès en 1642 et imprimée en 1643. L’épisode que raconte cette pièce est postérieur à lamort de Mustapha : Soliman est amoureux d’Isabelle de Monaco, sa captive, qui aime de soncôté le grand vizir Ibrahim (en réalité le chrétien Justinian, au service de Soliman, quil’apprécie beaucoup). Poussé par la jalousie de Roxelane, secondée par Roustan et le muphti,Soliman est prêt à sacrifier Ibrahim et Isabelle, qui ont décidé de s’enfuir, mais la clémencel’emporte finalement et il leur pardonne, les renvoyant en Italie. Le traître Roustan et lemuphti sont alors massacrés par le peuple et Roxelane en meurt « de rage et de colère ».Enfin, dans L’Histoire des favorites (1698), mademoiselle de La Roche-Guilhen fait allusionà un épisode ou Zéangir « donna toute son amitié à Mustapha », étant lié à son demi-frère « dela plus parfaite amitié qui eut jamais été »xlii, ce qui explique que Zéangir se suicide à lanouvelle de l’exécution de Mustapha par l’homme de main de Roxelane. Enfin, on ne peutminimiser l’influence du cadre turc de Bajazet (1672) sur la pièce de Chamfort, en dépit de ladisgrâce de la pièce auprès du public des théâtres au cours du XVIIIe siècle.

Mais c’est surtout chez Belin qu’il faut chercher le principal intertexte de la tragédiede Chamfort. En 1705, François Belin, probablement assisté de Marie-Anne Mancini,duchesse de Bouillon, donne un premier Mustapha et Zéangir, créé à la Comédie-Française.La Porte et Chamfort, dans leur Dictionnaire dramatique, la présentent comme inspirée duroman L’Illustre Bassa, et en donnent le résumé suivant :

La Pièce commence par une conversation entre Rozanc et le Grand vizir Rustan, qui conspirentensemble la mort de Mustapha. Zéangir, alarmé du péril qui semble menacer ce prince, court implorer,en sa faveur, l’appui de la sultane ; et Sophie, princesse de Perse, amante de Mustapha, vient à son tourdemander le secours de Zéangir. Rustan emploie toutes ses ruses pour animer Soliman contreMustapha ; Zéangir obtient cependant que l’empereur entende la justification de ce prince ; et le Sultan,qui ne veut écouter que sa clémence, fait grâce à son fils, à condition qu’il renoncera pour jamais àSophie. Cette punition paraît trop rigoureuse à l’amant Mustapha. Il ne peut se résoudre à partir sansvoir sa maîtresse, et ne se rend enfin qu’avec beaucoup de peine aux conseils de son frère, en leconjurant de voir, de consoler la princesse. Cette commission embarrasse fort Zéangir, qui aimesecrètement Sophie, sans espérance de retour. Il promet cependant d’obéir ; quelques soupirsinterrompus, et quelques paroles qui lui échappent indiscrètement, font naître de cruels soupçons dansl’esprit de Mustapha. Il s’abandonne ensuite aux transports de la jalousie ; la conversation qu’il a avecSophie sert à dissiper ces soupçons : mais, par malheur, ces deux amants surpris par l’Empereurachèvent de l’irriter. Rustan profite de la conjoncture pour faire jurer à Soliman la perte de l’infortunéMustapha. Pendant ce temps-là, Zéangir tranquille sur le sort de son frère, dont il croit les jours ensûreté, ne songe qu’à s’éloigner de la Cour, pour éviter les charmes de Sophie ; on vient, sur cesentrefaites, lui apprendre la mort du prince.xliii

C’est bien ce sujet que reprend Chamfort en 1776, tandis que Maisonneuve, quelquesannées plus tard, donnera sur la même structure dramatique Roxelane et Mustapha (1785). LaHarpe, comme à son habitude, se plaît, dans le long compte rendu qu’il consacre à la pièce aumoment de sa reprise parisienne, en 1777, et alors que la tragédie de Belin est, comme pourlui faire du tort, rééditée, à établir la table des correspondances entre les deux œuvres, déjàrelevée par une partie de la critiquexliv et signalée par d’Argental à Voltaire dès la premièrereprésentation à la Cour de Fontainebleau en 1776xlv. Sans nier les influences manifestes,reconnues par l’auteur lui-même, entre les deux pièces, et l’emprunt presque littéral, conscientou pas, de certaines séquences, voire d’un certain nombre de vers remaniésxlvi, il convient dementionner chez Chamfort des changements notables dans l’intrigue, comme le fait quel’action ne se situe plus à Alep, mais à Constantinople, ou que Rustan devienne Osman. Maisil faut surtout reconnaître à la tragédie de 1776, - et là réside une grande partie de son intérêtaujourd’hui - une configuration esthétique et idéologique bien différente de celle de 1705 qui

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en fournit pourtant la matière : entrant de plain-pied dans le projet de rénovation de la tragédieau contact des formes pathétiques et larmoyantes dans lesquelles l’auteur s’est essayé parailleurs, elle relève en outre d’un imaginaire orientaliste composite et ambivalent et deprésupposés socioculturels qui méritent d’être étudiés en tant que tels.

On se souvient de l’affirmation catégorique de Racine dans sa Seconde préface àBajazet :

Il ne faut pas lire l’histoire des Turcs ; on verra partout le mépris qu’ils font de la vie ; on verra enplusieurs endroits à quel excès ils portent les passions, et ce que la simple amitié est capable de leurfaire faire : témoin un des fils de Soliman, qui se tua lui-même sur le corps de son frère aîné qu’il aimaittendrement, et que l’on avait fait mourir pour lui assurer l’empire.

C’est pourtant bien le sujet dont s’empare en toute connaissance de cause Chamfortpour écrire Mustapha et Zéangir, tragédie souvent comparée, précisément, à Bajazet. Lapièce, qui se déroule à Constantinople, montre les intrigues de palais de Roxelane, secondeépouse de Soliman, empereur des Turcs, secondée par le Grand-Vizir Osman, destinées àspolier Mustapha, héritier légitime du trône, en tant que fils aîné du sultan avec une autrefemme du sérail, au profit de son propre fils Zéangir. Pour ce faire, elle cherche vainement àexciter le courroux du sultan à l’encontre de ce jeune fils, gouverneur de la provinced’Amasie, revenu victorieux d’un conflit avec l’ennemi héréditaire de Soliman, le roi desperses Thamas. Aimé du peuple, respecté de l’armée, craint de ses ennemis, ce jeune princede sang aurait en effet de quoi représenter une menace pour son père, à en juger par l’histoirelongue de l’Empire ottoman, et Roxelane compte bien utiliser, pour l’accabler, unemalheureuse lettre signée de son seing et susceptible de passer pour un accord secret entreMustapha et le roi de Perse défait militairement. La lettre fait en effet allusion à unengagement matrimonial envers la princesse Azémire, fille du roi ennemi, maintenue encaptivité par Soliman, amante secrète de Mustapha et également aimée de Zéangir.

Ce complot est un temps contrarié par la piété filiale sans faille de Mustapha, par sonamitié fraternelle indestructible (elle résiste aussi bien à la rivalité amoureuse qu’à lacompétition politique) avec Zéangir, qui cherche à le sauver, et par le sens de l’équité deSoliman en personne, qui refuse d’émettre sans preuve une sentence de mort envers son fils etdécide d’aller par lui-même éprouver la loyauté de ses armées et la fidélité de son peuple.Pendant ce temps, il se contente de le faire provisoirement enfermer, mais donne cependantpar précaution ordre de l’assassiner si le peuple venait à se soulever en sa faveur dansl’intervalle.

L’intervention bienveillante de Zéangir pour chercher à faire libérer son frère estpourtant la cause de son exécution par un homme de main du sultan. Comprenant lesconséquences de son acte sur l’assassinat politique, Zéangir se donne alors lui-même la mortsur le corps ensanglanté de son frère, laissant Soliman sans descendance, sa mère Roxelane audésespoir et Azémire éplorée, doublement privée d’un amant et d’un ami.

Bien qu’il prenne appui sur l’imaginaire orientaliste au goût du public du temps, et surdes recettes dramaturgiques qui ont déjà fait leurs preuvesxlvii, Chamfort laisse au second planles thèmes habituels du despotisme oriental et plus précisément de la cruauté turque (même sila conspiration entre Roxelane et le Grand Vizir relève de ce type de clichés propres à l’espritdes peuples) ; mais aussi les considérations idéologiques sur la religion islamique destinées àdénoncer le fatalisme et le fanatisme religieux de façon générale (contrairement à Voltairedans Mahomet, dès 1739) ; ou encore, les détails exotiques et pittoresques sur la viequotidienne des arabo-musulmans colportés par les récits de voyageurs, d’ambassadeurs, demissionnaires ou d’explorateurs. Rares sont en effet dans la tragédie les évocations littéraleset explicites aux conflits militaires avec les provinces de l’Empire, aux guerres de conquêteaux frontières (« Vizir, à ces soldats, aux vainqueurs de l’Asie, / Opposez vos guerriers,

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vainqueurs de la Hongrie », acte IV, scène 5) ou encore, aux conflits religieux, ethniques etculturels :

Voyez le transylvain, le hongrois, le moldave,Infecter à l’envi le Danube et la Brave.Rhodes n’est plus ! D’où vient que ses fiers défenseurs,Sur le rocher de Malte insultent les vainqueurs ?Et que sont devenus ces projets d’un grand homme,Quand vous deviez, Seigneur, dans les remparts de Rome,Détruisant des chrétiens le culte florissant,Aux murs du Capitole arborer le croissant ?(Acte IV, scène 2)

Plus rares encore sont les évocations à caractère « ethnographique » sur les mœurs et lescroyances arabo-musulmanes. Si l’auteur évoque dans le dernier acte un « dieu vengeur » etse réfère au fatalisme supposé du peuple musulman, c’est uniquement en modalisant à l’excèsson discours et pour servir de structure dramatique naturelle au dénouement tragique et à laréaffirmation du fatum consubstantiel au genre :

Le musulman, je pense, et je le crois enfin,D’une fatalité terrible, irrévocable,Nous enchaîne à ses lois, de son joug nous accable,Qu’un Dieu près de l’abîme où nous devons périr,Même en nous le montrant, nous force d’y courir !(Acte V, scène 5)

Ce qui intéresse au premier chef Chamfort dans cette fable à sujet oriental, c’estd’abord l’analyse de la vie de famille, et en particulier l’exposé d’un cas exemplaire d’amitiéfraternelle dont le titre d’une des éditions de la pièce porte la marque : Mustapha et Zéangirou l’amitié fraternelle, anecdote ottomanexlviii. Il donne lieu à de touchantes scènes de la viede famille et à l’expression nouvelle de l’affection fraternelle, mais aussi paternelle si envogue dans le théâtre du temps. Un tel motif est alors très courant dans la nouvelledramaturgie préconisée par Diderot et par les artisans du genre dramatique sérieux, de mêmeque dans la philosophie politique des Lumières. C’est en effet cet agôn de générosité entrefrères, qui prolonge l’image du « turc généreux », déjà mise en œuvre par Chamfort six ansplus tôt dans Le Marchand de Smyrne, qui fait ainsi l’argument principal et l’originalité de latragédie par rapport à celles de ses devanciers. S’il est incontestable que l’amplification àl’excès de cette thématique de la philia antique contribue à ralentir l’intrigue, et surtout àdésamorcer une partie du potentiel tragique de la pièce, en simplifiant les dilemmes deconscience, en estompant les contours de la rivalité amoureuse et politique entre frères, enlimitant les coups de théâtre, en repoussant sans cesse l’acmé tragique et en en forçant ledénouement grandiloquent, elle permet aussi à Chamfort, précisément, de renouveler lastructure dramaturgique tragique en en déplaçant l’intérêt.

Elle l’autorise aussi à affiner son programme idéologique et esthétique deréhabilitation des peuples d’Orient, et surtout, à radicaliser sa lutte contre les préjugésoccidentaux envers les peuples lointains. La fraternité entre les êtres, comme entre lespeuples, seule susceptible de les faire renoncer aux honneurs et de contrecarrer la raisond’État, lui permet en effet d’opposer une forme de solidarité horizontale aux systèmesd’assujettissement et aux hiérarchies verticales. Elle amorce également, sur un mode théâtral,ce qui sera l’œuvre du moraliste, au moyen d’une écriture volontiers aphoristique et deconsidérations éthiques, philosophiques et politiques qui émaillent le texte : celles-ci portentaussi bien sur la vanité des honneurs, les corruptions du pouvoir personnel que sur lesimpératifs de la Raison d’État ou encore l’influence délétère des passions sur le juste

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gouvernement politique... Au détour de certaines répliques d’une rare économie verbale, ondiscerne déjà des formulations dignes des maximes qu’il rassemblera jusqu’à sa mort, commedans le vibrant hommage de Zéangir aux soins que Mustapha, de peu son aîné, lui aprodigués, et à leur fraternité de combat, autre grand sujet antiquisant :

Sa tendresse inquiète au milieu des combats,Prodigue de ses jours, m’arrachait au trépas ;La gloire enfin, ce bien qu’avec excès on aime,Dont le cœur est avare envers l’amitié même,Lui semblait le trahir, et manquait à ses vœux,Si son éclat du moins ne nous couvrait tous deux.(Acte III, scène 8)

C’est encore plus flagrant dans les phrases sentencieuses de Roxelane affirmant, au moyend’une question faussement rhétorique qui tourne à l’aphorisme : « Qui pourrait triompher enun jour / Des charmes de l’Empire et de ceux de l’amour ? » (Acte III, scène 8).

Porté par cette interrogation philosophique sur les comportements humains, Chamfortne renonce pour autant ni à l’argument politique fort de la pièce, ni à la fonction éthique decette tragédie, qui sous couvert d’exhiber ostensiblement un cas de despotisme oriental portel’analyse sur l’« art de régner » (acte IV, scène 4). L’auteur s’autorise en effet, au moyen duprocédé d’ironie et d’un dispositif spéculaire en miroirs, tout comme dans Le Marchand deSmyrne, une confrontation symbolique de l’Occident chrétien à ses propres contradictions, quis’exprime par de faciles mises en garde à l’encontre de la monarchie absolue de droit divin :

Monarques des chrétiens, que je vous porte envie !Moins craints et plus chéris, vous êtes plus heureux.Vous voyez de vos lois vos peuples amoureuxJoindre un plus doux hommage à leur obéissance ;Ou, si quelque coupable a besoin d’indulgence,Vos cœurs à la pitié peuvent s’abandonner ;Et, sans effroi du moins, vous pouvez pardonner.(Acte IV, scène 3)

L’auteur met également en examen un certain nombre de principes machiavéliens de laphilosophie politique, et offre une première formulation de ce qui deviendra sa préoccupationconstante dans l’écriture de maximes et surtout, son engagement politique ferme durant lapériode révolutionnaire : le pouvoir d’émancipation , de contestation et d’autodéterminationdes peuples maintenus en situation de domination et de dépendance. C’est ainsi qu’on peutcomprendre les très nombreuses évocations de la situation insurrectionnelle du régimedespotique et de la montée toujours possible des contestations sociales, qu’elles soient réellesou supposées, et notamment l’évocation par le Grand-Vizir du soulèvement d’un peupleopprimé dont on sent confusément la force et la détermination de ceux qui n’ont rien à perdreet peuvent tout envisager :

Séditieux sans chef, unis par la douleur,Ils marchent. Leur maintien, leur silence menace.En pâlissant de crainte, ils frémissent d’audace ;Leur calme est effrayant ; leurs yeux avec horreurDes remparts du sérail mesurent la hauteur.Déjà, devançant l’heure aux prières marquée,Les flots d’un peuple immense inondent la mosquée ;Tandis que, dans le camp, un deuil séditieuxD’un désespoir farouche épouvante les yeux,Que des plus forcenés l’emportement funesteDes drapeaux déchirés ensevelit le reste ;

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(Acte IV, scène 5)

La déploration de Mustapha, dans sa prison, est également symptomatique d’une conceptionnouvelle, vertueuse et héroïque du peuple en armes, qui fait contraste avec les « espritsrampants, à l’intérêt soumis » de la Cour du sérail : « C’est le peuple qui plaint l’innocenceopprimée » (acte V, scène 5).

La matière orientale, à laquelle il consacre, après Le Marchand de Smyrne, cetteseconde pièce, à quelques années d’intervalle, n’est pas non plus pour autant à prendre à lalégèrexlix : sa représentation est emblématique des ambivalences d’une conception qui resteoccidentaliste et demeure tributaire de la réforme en cours de la poétique des genresdramatiques à laquelle Chamfort n’a pas peu contribué Certes, le dramaturge ne résiste pastotalement aux préjugés relatifs à l’« esprit des peuples » propres à une certaine philosophiedes Lumières, et en particulier, aux stéréotypes dont l’Empire ottoman était l’objet au momentde l’écriture de la pièce. C’est ainsi qu’il exploite abondamment un lieu commun, voire unponcif de la philosophie politique de l’époque concernant le « despotisme oriental »l, par sesnombreuses allusions indirectes à la « cruauté ottomane ». C’est ainsi qu’il multiplie lesévocations de la loi implacable du sérail ; des « cruels sultans », avec leurs « sanglantscaprices » (acte III, scène 1) et leurs « arrêts sanguinaires » (acte IV, scène 1) ou tout aussibien leurs « ordres sanguinaires » (acte V, scène 4) ; des « murs affreux » du sérail et del’« enceinte sacrée », « séjour des noirs soupçons » (acte IV, scène 3) ; de l’« éclat dessultans » et de leur « pompe imposante » (acte III, scène 8) ; ou encore, des « sanglantesleçons » (acte IV, scène 3) des complots familiaux qui ont endeuillé la dynastie des sultansottomans et entraîné la longue série des décapitations de félons et de traîtres, souvent issus deleurs propres familles (« quel autre dans leur camp n’eût fait voler sa tête », menace Soliman,acte IV, scène 2) : « Triste sort des sultans, / Réduits à redouter leurs sujets, leurs enfants ! »(Acte IV, scène 3).

Par ses soupirs indignés, Roxelane justifie auprès de son fils ses noirs desseins en sedéfaussant de toute responsabilité criminelle (« Des attentats d’autrui je profite pour toi ») eten invoquant la « barbarie » de ces terres hostiles à seule fin de l’exhorter au fratricide :

Mon fils, songes-tu dans quels lieux ?...Encor si tu vivais dans ces climats heureux,Qui, grâce à d’autres mœurs, à des lois moins sévères,Peuvent offrir des rois que chérissent leurs frères ;(…) je conçois cet effort. Mais en ces lieux ! mais toi !(Acte III, scène 8)

Dans la lamentation finale de Mustapha, placé en détention par un père trop prudent,l’allusion au topos de la « cruauté ottomane » est encore plus explicite :

(…) On me laisse en ces lieux,En ces lieux teints d’un sang précieux,Ou tant de criminels et d’innocents, peut-être,Sont morts sacrifiés aux noirs soupçons d’un maître.(Acte V, scène 1)

Et les derniers mots de la pièce, dans sa version primitive, reviennent au sultan Soliman, àpeine remis de la mort de ses deux fils, évoquant les supplices raffinés auxquels il comptesoumettre Roxelane, qu’à cette fin il empêche de se donner par elle-même une mort jugée tropdouce pour son châtiment :

Que le Ciel, prolongeant ton obscure vieillesse,T’abandonne au courroux de ces mânes sanglants,

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Que mon ombre bientôt redouble tes tourments,Et puisse en inventer de qui la barbarieÉgale mes malheurs, ma haine et ta furie.(Acte V, scène finale)

Chamfort puise également, tout comme pour Le Marchand de Smyrne, dans le folkloredes récits de « piraterie barbaresque » et de trafics des femmes, et dans le stéréotype issu descontes orientaux de la farouche captive qui force le respect du sultan, comme dans le récitparticulièrement romanesque des origines de Roxelane :

Née, on vous l’a pu dire, au sein de l’Italie,Surprise sur les mers qui baignent ma patrie,Esclave, je parus aux yeux de Soliman ;Je lui plus ; il pensa qu’éprise d’un sultan,M’honorant d’un caprice, heureuse de ma honte,Je briguerais moi-même une défaite prompte.Qu’il se vit détrompé ! Ma main, ma propre main,Prévenant mon outrage, allait percer mon sein ;Il pâlit à mes pieds, il connut sa maîtresse.(Acte I, scène 2)

Pour se faire, l’auteur n’hésite pas à s’affranchir de l’Histoire (Roxelane est russe) et àprendre ses libertés par rapport à la civilisation turco-musulmane (la loi islamique ne permetpas le mariage avec une femme de confession chrétienne) pour mieux forcer le trait etvéhiculer l’image d’un « turc généreux » aux mœurs occidentalisées :

(…) une orgueilleuse loiDéfendait que l’hymen assujettit sa foi ;Cette loi fut proscrite ; et la terre étonnéeVit un sultan soumis au joug de l’hyménée.(Acte I, scène 2)

Il joue encore, dans une moindre mesure, de l’imaginaire libertin en vogue dans le conteorientalisant, chez Crébillon ou Gueullette notamment, de la sensualité du sérail et del’esclavage sexuel des femmes, par ses allusions aux intrigues de Roxelane, qui joue de laséduction pour reconquérir les faveurs du sultan ; mais aussi, indirectement, par l’évocationdes appâts d’Azémire, figure de la « belle captive » et prise de guerre qui sans le vouloir asuscité la violente mais respectueuse passion des deux frères, ainsi placés dans une situationde rivalité amoureuse qui pourtant ne viendra pas à bout de leur amitié fraternelle. C’est ainsiqu’Achmet, ancien gouverneur de Mustapha et loyal conseiller, dénonce l’« art de feindre »,et l’« art de la vengeance » de la sultane qui, par sa duplicité et sa faculté d’enflammer lessens, « présidé aux destinées de l’Empire Ottoman » :

Son âme, aux profondeurs de ses déguisements,Joint l’audace et l’orgueil de nos fiers musulmans.Sous un maître absolu souveraine maîtresse,Elle osa dédaigner, même dans sa jeunesse,Ce frivole artifice et ces soins séducteursPar qui son faible sexe, enchaînant de grands cœurs,Offre aux yeux indignés la douloureuse imageD’un héros avili dans un long esclavage.(Acte II, scène 1)

Bien plus tard, Roxelane se dédouanera de son projet factieux en invoquant devant son fils lafrustration, l’humiliation, des situations de répudiation ou de disgrâce dont sont susceptiblesde faire l’objet les femmes du harem : « Je cours dans l’opprobre ensevelir la fin ; / Et ramper,

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vile esclave, et rebut de sa haine, / En ces lieux où vingt ans j’ai marché souveraine ». À peineplus loin, au sujet de la mère biologique de Mustapha, elle témoigne encore : « Sous les yeuxde son fils ma rivale en silence / Vingt ans de ses appas a pleuré l’impuissance. / Il l’a vueexhaler, dans ses derniers soupirs, / L’amertume et le fiel de ses longs déplaisirs ; » (acte III,scène 8).

Mais si la pièce se fait volontiers l’écho, bien que d’une façon plus subtile que dans laplupart des œuvres qui lui sont contemporaines, de tels stéréotypes, discours et imaginairesd’inspiration « orientaliste », au sens dépréciatif et ethnocentrique défini par Edward Saïdli,c’est pour mieux brosser par contraste le portrait de « cœurs sensibles », de héros presque touspositifs, et finalement développer le modèle du « turc généreux » déjà cher à des dramaturgestels que Favart. C’est particulièrement sensible dans une réplique telle que celle du PrinceMustapha :

Mais prends pitié d’un cœur déchiré dès l’enfance,Que d’horreur, d’amertume, on se plut à nourrir,D’un cœur fait pour aimer, qu’on force de haïr.(Acte II, scène 1)

C’est également flagrant dans le portrait à décharge brossé par Zéangir de son frère, pourtantqualifié par Roxelane de « plus fier des humains » :

Je vais vous étonner ; le plus fier des humainsVerrait, sans se venger, la vengeance en ses mains ;Le plus fier des humains est encore le plus tendre…(Acte III, scène 8)

Tout comme la dette morale entre chrétien et musulman dans Le Marchand de Smyrne,le tendre attachement entre les deux frères rendus ennemis, élevés ensemble dès la plus tendreenfance, permet à Chamfort de développer un thème qui lui est cher et une situationdramatique déjà éprouvée : celle de l’agôn de générosité et du plaisir trouble des cœurssensibles (« Laisse-moi ce bonheur que donnent les vertus ; / Il me coûte assez cher pour quej’ose y prétendre », acte II, scène 3). Cette préoccupation conduit à une surenchère dansl’exhibition de la vertu sacrificielle qui fait notamment la faiblesse dramaturgique ducinquième acte, au moins dans sa version initiale : elle trouve à s’exprimer dans des tiradestelles que celle d’Azémire (« Heureuse, si j’avais, en voulant le sauver, / Et des périls plusgrands, et la mort à braver ! », acte IV, scène 1), avant de sombrer dans la série de meurtres(Mustapha) et de suicides, qu’ils soient réels (celui de Zéangir) ou supposés (celui ardemmentsouhaité par Roxelane).

Mais ce type de traitement « sensible » très particulier de la matière orientale en faitégalement toute la complexité. Ainsi, le dilemme du sultan Soliman, déchiré entre lesimpératifs de la raison d’État invoqués par Roxelane et par le Grand Vizir à dessein de le fairecommettre l’infanticide, et les exigences d’un tendre attachement paternel, permet de mettreen avant la « clémence » de l’Empereur, dont le destin tragique est d’autant plus injuste queson avis était sûr et son jugement a priori équitable. Tel est le sens des nombreuses mises engarde pernicieuses de Roxelane, qui cherche en vain à effrayer Soliman par la menace desambitions supposées de son fils et par le risque constant de régicide venant d’un « peupleingrat », « un peuple de mutins, d’esclaves factieux » :

La clémence en ces lieux fit entendre sa voix ;Une autre voix peut-être parle plus haut qu’elle,La voix de ces sultans qu’une main criminelle,Sanglants, a renversés aux genoux de leurs fils ;La voix des fils encore qui, près du trône assis,

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N’ont point devant ce trône assez courbé la tête.(Acte III, scène 1)

Mais c’est aussi le sens du système de défense adopté par le sultan, affirmant « Le nom deSoliman, Madame, a mérité, / De parvenir sans tache à la postérité » (Acte III, scène 1) ;balançant tout au long de la pièce entre les rigueurs d’un « ordre nécessaire » et les douceursd’une « douleur magnanime » (acte IV, scène 2) ; confessant « ce reste de bonté, quim’enchaîne le bras » (acte IV, scène 2) ; enfin, révélant la sensibilité d’un père aimantdissimulée sous la solennité de la fonction politique :

Ô nature ! Ô plaisirs trop longtemps oubliés !Ô doux épanchements qu’une contrainte austèreA longtemps interdits aux tendresses d’un père !Vous rendez quelque calme à mes sens oppressés,Egalez vos douceurs à mes ennuis passés.(Acte IV, scène 3)

Par cette troisième pièce à sujet exotique, et plus spécifiquement, cette seconde pièce àsujet oriental, Chamfort parachève ainsi l’anthropologie positive d’un ailleurs réconcilié avecles valeurs morales qu’il avait commencé à esquisser dès La Jeune indienne et qui trancheaussi bien avec les discours de savoirs de son temps qu’avec une certaine anthropologie desLumières. Il radicalise également son engagement idéologique en faveur d’une visionvertueuse des peuples et place le système de représentation politique dans l’ère du soupçon.Tirant volontiers la tragédie vers le pathétique et le larmoyant (« Pleurant devant le trône ettremblant d’y monter », acte IV, scène 2), affectant une sensibilité dans le traitement de lafable et de l’Histoire qui parfois confine à la sensiblerie et à une certaine grandiloquence(« Ce peuple consterné, ce silence, ces larmes, / Qu’arrache ma disgrâce aux publiquesalarmes », acte V, scène 1), il infléchit en outre durablement la lettre, mais aussi l’esprit de latragédie néo-classique au goût du temps, qu’on pourrait résumer à l’aide de la répliquesuivante, à valeur fortement métatextuelle : « Hélas ! Prier, gémir, est-ce trop de licence ? /Est-on rebelle enfin pour pleurer l’innocence ? » (Acte V, scène 1).

La pièce de Chamfort est créée à Fontainebleau le 30 octobre 1776 : abstraction faitedu cinquième actelii, dont l’auteur n’ignore pas les faiblesses, elle recueille un grand succèsauprès de la Cour, mais surtout de Marie-Antoinette, vivement émue, qui obtient du roi à cetteoccasion pour Chamfort une pension de 1200 livres sur sa cassette, tandis que le prince deCondé le nomme secrétaire de ses commandements. Marie-Antoinette, séduite parl’atmosphère orientale de la pièce, confie dans la foulée aux frères Rousseau le projet deréalisation d’un boudoir turc pour l’entresol de Fontainebleau et au sculpteur Pierre Gouthièrela réalisation de bronzes d’ameublement inspirés par la pièce. Il ne reste aujourd’hui de ceboudoir, qui participe du goût mondain de l’époque pour les « turqueries », partagé à la Courpar le comte d’Artois et Mme Elisabeth, que les lambris et la cheminée.

Mais en dépit de ce succès, le dénouement de la pièce déplaît au public de la Cour,contraignant Chamfort à le modifier à plusieurs reprises, d’abord pour la secondereprésentation donnée à Fontainebleau, l’année suivante, puis pour la reprise de la pièce àParis, dans une série de représentations données en décembre 1777. L’enthousiasme parisienest bien moindre que celui de la Cour, et les réserves émises, en dépit des modificationssignificatives du texteliii, bien plus fortes. La réédition simultanée (sans doute guidée par lacabale) de la pièce au même titre et sur le même sujet de Belin, dont Chamfort s’est largementinspiré, n’arrange rien à l’affaire, et permet à la critique d’orchestrer le scandale, en suggérantinjustement un simple plagiat. Il faut dire que les Comédiens-Français sont insensibles auxexhortations enthousiastes et exaltées de Chamfortliv : Lekain refuse purement et simplement

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de reprendre ce rôle oriental dont il s’est pourtant fait une spécialité, avec des personnagestels que Gengis Kahn dans L’Orphelin de la Chine de Voltaire, tandis que Larive n’accepted’y être distribué que par ordre exprès de la Reinelv, et que la reprise en est longtempsdifférée, ce que ne manque pas de souligner la presse périodiquelvi, beaucoup plus sévère àl’encontre des représentations parisiennes qu’elle ne l’avait été lors de la création à la Courlvii.

Lors de sa création à Fontainbleau, le 20 octobre 1776, la pièce est jouée seule dansune distribution prestigieuse, puisque Soliman est interprété par Brizard, Mustapha parLekain, Zéangir par Molé, Osman par Monvel, l’Aga par Larive et du côté des rôles féminins,Roxelane par Vestris et Azémire par Mlle Vadé. La pièce est représentée une seconde fois àFontainebleau le 7 novembre 1777, partageant l’affiche avec La Gageure imprévue. Dans ladistribution, Larive a remplacé Lekain dans le rôle de Mustapha, Dusaulx joue Osman, etVanhove l’Aga, cependant que Mlle Saint-Val cadette interprète Azémire et Mademoiselle LaChassaigne Félime. Elle est enfin reprise à la Comédie-Française, dans la Salle des Tuileries,le lundi 15 décembre 1778, avec en complément de programme La Métamorphoseamoureuse, pour une recette de 2935 livres (sans les petites loges), et se maintient à l’affiche,sans modification notable de texte ni de distribution, pendant 15 représentations d’affilée.

Les Mémoires secrets rendent compte de la création à Fontainebleau avec unenthousiasme qui a tout lieu d’étonner lorsqu’on connaît la suite de l’histoire et la tonalitéhabituelle du périodique :

Monsieur de Chamfort n’a point trompé la Cour dans son attente du succès de Mustapha et Zéangir.Cette tragédie a été aux nues, et le méritait. Un plan bien net, une conduite sage, une marcheparfaitement suivie, des beautés de détail, du génie, des vers harmonieux, des idées les plus heureuses,l’amour fraternel peint au plus haut degré, ont valu au poète des applaudissements universels. On désirecependant quelques légers changements dans le dénouement... Le roi, à son coucher, a paru très satisfaitde l’ouvrage... Molé s’est surpassé dans son jeu, mais son rôle est si beau ! lviii

Cette exaltation répond au plaisir qu’éprouve la Cour de trouver dans la tragédie l’écho de laconcorde qui semble animer les rapports entre le jeune roi et ses frères (on sait ce qu’il endeviendra ultérieurement). Pourtant, la cabale ne tarde guère à se déchaîner contre la pièce,dont on découvre à point nommé et, comme par hasard, à quelques mois de la candidature deChamfort à l’Académie française, qu’elle est fortement inspirée de la tragédie de Belin crééepar les Comédiens-Français en 1705. Lekain, pour des raisons que l’on ignore, et bienqu’ayant consciencieusement recopié une des versions des modifications apportées parChamfort au cinquième acte, qu’il dut remettre plusieurs fois sur le métier, refusera dereprendre le rôle de Mustapha, qu’il a pourtant créé. Est-ce parce que le rôle est moinsgratifiant – et moins long – que celui de Zéangir, dans lequel Molé fut applaudi ? Est-ce pourdes raisons personnelles de santé (il mourra un an plus tard) ? Toujours est-il que c’est Larive,pressé par les circonstances, qui va lui succéder. Les Mémoires secrets, lors de la reprise de lapièce à la ville, plus d’un an après la création, et à la suite d’une reprise à Fontainebleau, avecun nouveau dénouement, tiennent un tout autre langage que lors de la création :

En général, on a trouvé la tragédie très médiocre, faible d’intrigue, sans action, sans mouvement, sanscaractères vigoureusement frappés ; il y a quelque sensibilité, de beaux vers par intervalle. Le quatrièmeacte produit un grand effet. Mais le second, le trois et le cinq surtout n’ont pas réussi : le dénouement,changé si souvent, est encore détestable et contre toutes les règles de la tragédie, puisque les deux frères,les seuls personnages vertueux de la pièce, succombent. Du reste, beaucoup de froideur, et une longueurexcessive rendent ce spectacle horriblement ennuyeux.lix

Si la Correspondance littéraire de Grimm paraît plus indulgente, ce n’est cependantpas sans une certaine perfidie qu’elle rend compte de la représentation et de la réception de lapièce lors de sa reprise parisienne :

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Mustapha et Zéangir, (…) qui avait eu le plus grand succès l’année dernière sur le théâtre deFontainebleau, a reparu cette année-ci sur le même théâtre avec moins d’éclat. Représentée à Paris pourla première fois, le lundi 15, elle y a été reçue sans enthousiasme, mais avec une estime calme etsoutenue. Le sujet de cette tragédie, tiré d’une anecdote historique connue sous le même titre, avait déjàété traité, et même avec assez de succès. Le Mustapha de M. Belin, auquel on soupçonna dans le tempsmadame la duchesse de Bouillon d’avoir eu beaucoup de part, donné en 1705, eut vingt-sixreprésentations consécutives. M. de Chamfort a suivi presque toute la marche de l’ancienne pièce ; il aemployé les mêmes caractères, les mêmes incidents, les mêmes motifs de scènes, les a liés avec plusd’art, peut-être aussi quelquefois avec moins de chaleur ; mais son style nous a paru en général aussisupérieur à celui de Belin que le style de Racine l’est à celui de Pradon.On a trouvé dans la tragédie de M. Chamfort des caractères pleins de noblesse, des sentiments doux, desdéveloppements très précieux ; et c’est, sans contredit, la pièce la mieux écrite que nous ayons vue authéâtre depuis vingt ans : mais l’intérêt en est faible, parce qu’elle manque non seulement d’action, maisde situations et de mouvement. Il n’y a que le quatrième acte qui offre deux ou trois scènes infinimenttouchantes, le dénouement est de nul effet : tout le reste n’est qu’une suite de discours plus ou moinséloquents, plus ou moins heureusement liés. Ce n’est qu’à la fin du quatrième acte que l’actioncommence, et c’est aussi là qu’elle s’arrête. Tout ce qui arrive au cinquième acte pouvait arriver plustôt, et la situation des personnages n’a presque pas changé. Quoique le style de la pièce soit en généraltrès soutenu, très pur, souvent même rempli de douceur et d’élégance, il a peu de couleur, peu d’énergie,et l’on aperçoit trop souvent ce qu’il en a coûté de peine à l’auteur pour écrire si bien. C’est un tort,parce qu’il est impossible que le lecteur ne partage cette peine et n’en soit fâché.lx

Devant une réception aussi négative, après quinze représentations aux recettes pourtanthonorables, la tragédie disparait finalement de l’affiche ; contrairement au Marchand deSmyrne, et dans une moindre mesure à La Jeune Indienne, elle ne sera jamais reprise etterminera là sa carrière sur scène.

On reproche beaucoup à la pièce, dès la création, la faiblesse d’un dénouement qui,pratiquement sans nécessité dramaturgique – autres étaient les nécessités de l’Histoire – faitmourir deux personnages qui par leurs vertus n’ont pu qu’attirer la sympathie du public, etdont la mort plonge dans le désespoir un père dont on a pu admirer tout au long de la tragédiele tendre attachement. S’ajoute à cette faiblesse la représentation sur scène de cette doublemort violente, à quoi répugnent encore les bienséances du siècle, sinon un public de plus enplus porté au spectaculaire. Après un quatrième acte dont l’ensemble de la presse périodiqueet de la critique dramatique s’accorde à reconnaître la grande qualité littéraire et dramatique,le cinquième acte semble se hâter vers une fin attendue mais non souhaitée. Chamfort estparticulièrement conscient des lacunes du premier dénouement, trop rapide et trop économeen développements pathétiques. Il cherche rapidement à y remédier en offrant au personnagede Mustapha la possibilité d’exhaler ses sentiments, en lui offrant deux longs monologues eten les chargeant de l’émotion toujours poignante de la représentation d’un prisonnier dans lesfers. À la même époque, que ce soit au théâtre ou dans le roman, le topos de la prison et del’emprisonnement injuste prends une importance décisive qui atteindra son point culminant àl’époque du théâtre révolutionnaire. Ces monologues destinés à Lekain, dont on sait qu’ilbrillait particulièrement dans le pathétique, avec sa voix voilée aux intonations brisées, n’ontmalheureusement pas la chance d’être défendus par cet interprète d’exception qui boude lesreprises successives de la pièce, à la Cour comme à la ville. Larive, acteur physiquement plusbeau mais au jeu infiniment plus froid, est dépourvu du don de faire pleurer les spectateurs, etles efforts de réécriture de l’auteur n’aboutissent finalement qu’à allonger l’attente dudénouement. Pourtant, à relire le premier monologue, on s’aperçoit de toute la forced’émotion contenue dans des vers harmonieux, qui rappellent dans la première scène ducinquième acte les enjeux dramaturgiques de la pièce : la sensibilité revendiquée comme undroit de l’humanité (« Hélas ! Prier, gémir, est-ce trop de licence ? / Est-on rebelle enfin pourpleurer l’innocence ? ») ; le rappel des cruautés liées à l’Histoire du pouvoir turc (« On nevient point : ô ciel ! On me laisse en ces lieux, / En ces lieux si souvent teints d’un sangprécieux, / Où tant de criminels et d’innocents, peut-être, / Sont morts sacrifiés aux noirs

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soupçons d’un maître ») ; enfin, l’amitié virile qui unit les deux frères et la réciproqueindulgence qu’ils manifestent l’un envers l’autre :

Et Zéangir ! Mon frère, ô vertus ! Ô tendresse !Mon frère, je le vois, il s’alarme, il s’empresse ;De sa cruelle mère il fléchit les fureurs ;Il rassure Azémire, il lui donne des pleurs,Lui prodigue des soins, me sert dans ce que j’aime :Une seconde fois il s’immole lui-même.Quelle ardeur enflammait sa générosité,En se chargeant du crime à moi seul imputé !Quels combats ! Quels transports ! Il me rendait mon père ;C’est un de ses bienfaits, je dois tout à mon frère.

C’est en déchiffrant, avec les méthodes de la critique génétique, les différentes variantescontenues dans les manuscrits de souffleur et de rôle qu’on peut évaluer la somme dedifficultés rencontrées par Chamfort au cours de ses remaniements, qui consistent parfois ensimples modifications de vocabulaire (suppressions ou remplacements de termes), parfois enréécritures de scènes entières, mais témoignent toujours de son acharnement à aller au plussignificatif et au plus efficace, en prenant en considération des réactions des publics. Lesinterventions du secrétaire-souffleur Delaporte ne sont certes pas innocentes, et témoignentdes dernières variantes adoptées par les acteurs au cours même des répétitions. À considérerces documents extrêmement complexes, on peut imaginer que Chamfort (dont on retrouve,parmi d’autres, l’écriture) a dû suivre une partie des répétitions le crayon à la main, tandis queDelaporte notait la leçon adoptée en définitive...

Mais cette démarche, en elle-même précieuse pour l’analyse de la généalogie et desglissements de l’écriture, est également fondamentale pour retrouver un certain nombre departis pris de représentation du texte. On peut en effet suivre, sur ces archives vivantesaccompagnées de didascalies, les consignes de jeu données aux interprètes : ainsi des pausesoratoires à effet pathétique, comme la réplique du Prince à son père, prononcée « après unmoment de silence », acte IV, scène 4 ; ou comme le « moment de silence » qui précède ladécision d’enfermement de son fils par Soliman à la fin de la scène ; ou encore, comme le« assis et après un moment de silence » qui précède la découverte, par le Prince de l’ordred’exécution apporté par Osman, acte V, scène 2…

On peut en outre retrouver dans ces archives de plateau certaines directives de « miseen scène », au sens moderne du terme. Tel est le cas, notamment, de la mort des deux héros,véritable défi scénique puisqu’il faut faire mourir en scène et ensemble les deux protagonistesde l’action sans heurter les bienséances et en se conformant au goût nouveau du public de laseconde moitié du XVIIIe siècle pour la monstration spectaculaire, qui se substitueprogressivement au récit et à l’hypotypose. Dans l’édition définitive de la pièce, la didascaliequi précède l’exécution montre l’homme de main et les gardes armant leurs bras pour frapperle Prince : « Au bruit qu’on entend, les gardes tirent leurs coutelas. Nessir tire son poignard.Nessir écoute s’il entend un second bruit. ». Mustapha, se sachant perdu, veut hâter sa fin etcourageusement s’écrie : « Frappe, ta main chancelle ; / Frappe. ». C’est là qu’interviennentles bienséances :

Le second bruit se fait entendre. Ceux des gardes qui sont à la droite du Prince, passent devant pouraller vers la porte de la prison, et en passant forment un rideau, qui doit cacher absolument l’action deNessir aux yeux du public.

La didascalie du manuscrit (294 bis) suggère vaguement l’exécution, sans préciser l’objectifvisé par le mouvement de la figuration : « (les soldats forment un rideau d’un des côtés duthéâtre et tandis que la suite de Zéangir se mêle à celle de Nessir, ce dernier exécute son

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ordre) ». Lorsque Zéangir entre en scène « sans voir son frère mourant », l’édition définitiveprécise qu’il arrive « de l’autre côté du théâtre » et la figuration intervient à nouveau pourjeter un voile pudique sur cette scène de carnage : « En ce moment les gardes qui environnentle Prince mourant, se rangent et se développent de manière à laisser voir le prince à Zéangiret aux spectateurs ».

La complexité des corrections qui accompagnent la mort de Zéangir, les repentirs, lesbiffures, les coupures finales pour raccourcir son texte et le rendre plus violent montrent assezl’embarras dans lequel se trouve l’auteur, qui tient à garder le bénéfice du pathétique del’amitié fraternelle et de la culpabilité que ressent Zéangir. La dernière réplique de Mustapha,dans le texte définitivement imprimé (« Je te revois encor : je ne l’espérais pas ; / Ta présenceadoucit l’horreur de mon trépas. ») appelle la réaction de Zéangir : « Tu meurs ! Ah ! C’en estfait ! » La scène est sensiblement raccourcie par rapport à ce que l’on peut lire dans lesmanuscrits, surchargés de ratures, échappant à ce qui pouvait paraître plus froid et plusconventionnel dans le manuscrit. Ainsi, par exemple, dans le Ms 294 :

LE PRINCEDe mon malheur n’accusez que le sort

Tout ce qui m’a chéri me conduit à la mort.C’est l’arrêt du destin, mais du moins sa colèreNe m’a point envié les regrets de mon père.Je suis moins malheureux, je vois couler vos pleurs,Et toi, mon frère, approche, embrassons-nous...je meurs.

ZEANGIRTu meurs ! Ah, c’en est fait, ô victime trop chère !Et je respire encor, je survis à mon frère !

En dépit du travail acharné de l’auteur pour améliorer son dénouement, il n’a jamaisréussi à satisfaire entièrement le public de son temps. Mais il est particulièrement intéressantde pouvoir suivre une partie (car nous ne disposons pas de l’ensemble des modifications dejeu et de mise en scène, qui n’ont d’ailleurs pas toutes été consignées par écrit) de cetaccouchement dans la douleur qu’a été le remaniement du cinquième acte de la tragédie, etsurtout d’admirer le perfectionnisme d’un écrivain qui allait rester dans l’histoire commel’auteur des aphorismes parmi les plus parfaits et les plus concis de la littérature française.

Les deux pièces de Chamfort, Le Marchand de Smyrne et Mustapha et Zéangir,peuvent ainsi à bon droit être considérées comme des « textes tiers », qui dans une largemesure échappent au courant « orientaliste » dénoncé par Edward Saïd dans son ouvragefondateur (bien que discuté), et brouillent l’horizon d’attente de leurs contemporains, commeen atteste leur réception critique contrastée et leur fortune scénique. Pour autant Chamfort, endépit de sa contribution essentielle au renouvellement de l’imaginaire associé à l’Empireottoman, et de la cohérence de la figure du « turc généreux » dont il fait la promotion, nepropose pas une vision réellement alternative de l’altérité culturelle orientale, qui dans unelarge mesure demeure un impensé ou pour le moins, un point aveugle pour le théâtre et plusgénéralement, pour la pensée des Lumières.

Martial PoirsonUniversité Stendhal-Grenoble III

UMR LIRE-CNRS

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i L’essentiel de l’argumentaire développé dans la présente contribution à la journée d’étude renvoie au travailréalisé dans Théâtre de Chamfort, édition réalisée par Martial Poirson et Jacqueline Razzgonnikoff, Paris,Lampsaque, « Studiolo théâtre », 2009.ii Chamfort, Maximes, pensées, caractères et anecdotes, édition Jean Dagen, Paris, Garnier-Flammarion, 1968,maxime 487.iii « Comme pour la majorité de ses contemporains, l’Afrique n’existe guère pour Voltaire. L’attention qu’il luiaccorde n’est rien si on la compare à son intérêt pour la Chine, l’Inde, ou même l’Amérique amérindienne »,précise avec justesse Jean Goulemot dans la notice « Afrique » de Jean Goulemot, André Magnan, DidierMasseau (dir.), Inventaire Voltaire, Paris, Gallimard, 1995, p. 32. On lira sur cette question, Anny Wynchank etPhilippe-Joseph Salazar, Afriques imaginaires. Regards réciproques et discours littéraires (XVIII-XXe siècles),Paris, L’Harmattan, 1005, mais aussi, les travaux de Sylvie Chalaye sur l’émergence problématique d’unimaginaire « noir » sur la scène théâtrale, dans Du Noir au nègre : l’image du Noir au théâtre de Margueritte deNavarre à Jean Genet (1550-1960), Paris, L’Harmattan, « Images plurielles », 1998 et du même auteur, Nègresen image, Paris, L’Harmattan, « Africulture », 2002.iv Les deux pays entretiennent tout au long du siècle des relations privilégiées, mais complexes, comme le montreGilles Veinstein dans « Ambigüités de l’alliance franco-ottomane », publié dans Mohammed Arkoun (dir.),Histoire de l’islam et des musulmans en France du Moyen-âge à nos jours, Paris, Albin Michel, 2006, p. 318-352 ; mais aussi Mehmed Efendi et Gilles Veinstein, Le Paradis des Infidèles. Un ambassadeur ottoman enFrance sous la Régence, Paris, Maspero, 1981 [rééd. La Découverte, 2004].v. François Moureau, Le Théâtre des voyages. Une scénographie de l’Âge classique, Paris, Presses universitairesde La Sorbonne, 2005, section IV, chap. II, « Pirates barbaresques, récits de voyage et littérature : une peur del’Âge classique », p. 307-321 : « Parmi les grandes peurs qui hantent, à l’Âge classique, l’imaginaire des peuplesvivant sur les rives septentrionales de la Méditerranée, la piraterie barbaresque est, avec la peste, le fantasmerécurrent des relations de voyage et de la littérature inspirée par le choc culturel des deux mondes que toutsemble séparer malgré leur proximité ». Voir aussi Guy Turbet-Delof, L’Afrique barbaresque dans la littératurefrançaise aux XVIIe et XVIIIe siècles, Genève, Droz, 1973 ; Sylvie Requemara et Sophie Linon-Chipon (dir.), LesTyrans de la mer. Pirates, corsaires et flibustiers, Paris, PUPS, 2002.vi. Bertold Spulter, La Diplomatie européenne à la Sublime Porte aux XVIIe et XVIIIe siècles, Paris, Geuthner,1971 ; Numa Broc, La Géographie des philosophes. Géographie et voyageurs français au XVIIIe siècle, Paris,Ophrys, 1974.vii. Gharavi Duverdier, Européens en Orient au XVIIIe siècle, Paris, L’Harmattan, 2004.viii. Annie Berthier, Les Manuscrits orientaux et la connaissance de l’Orient, éléments pour une enquêteculturelle, Paris, Société d’histoire de l’Orient, 1985.ix. Clarence Rouillard, The Turk in French History, Thought and Literature, Paris, Boivin, 1941 ; MaximeRodinson, La Fascination de l’islam, Paris, Maspero, 1980 ; Olivier Bonnerot, La Perse dans la littérature et lapensée française des Lumières, Paris, Champion, 1988.x. Thévenot, Voyage du Levant (1664) et Suite du voyage (1674), Troisième partie (1684) ; Tavernier, Voyage enTurquie, en Perse et aux Indes (1676) ; Chardin, Voyage en Perse (1686, 1711) ; Chardin, Voyage contenant ladescription des Etats du Grand Moghol (1699)…xi. On pense notamment aux planches illustrées telles que les Amoenitates exoticae (1712) de Kempfler ou auxCent estampes représentant différentes nations du Levant (1714) de Van Mour.xii. Il reste cependant une source essentielle de connaissance, dont Galland, qui l’a relu et complété avant d’endonner une édition post-mortem, reconnaît les mérites.xiii. Il existe deux manuscrits (dont l’un est perdu) des contes, que Galland traduit intégralement, ajoutant lui-même quelques contes pour les derniers volumes à partir de notes provenant de récits oraux fournis par un de sesinformateurs. Voir sur cette question l’ouvrage de référence de Mohamed Abdel-Halim, Antoine Galland, sa vie,son œuvre, Paris, Nizet, 1964, Aboubakr Chraïbi (dir.), Les Mille et Une Nuits en partage, Arles, Actes Sud,2004, et l’édition refaite par Aboubakr Chraïbi et Jean-Paul Sermain, des Mille et Une Nuits, Paris, Flammarion,GF, 2004, 3 volumes. Georges May, dans « Les Mille et Une Nuits » d’Antoine Galland, Paris, PUF, 1986, parlede « chef d’œuvre invisible » pour désigner l’influence sourde mais omniprésente du texte de Galland sur lalittérature du siècle, bien qu’il ne soit pas reconnu comme tel et continue à appartenir à un genre considérécomme mineur.xiv. La figure du Prophète, imposteur, chef de guerre, mais aussi législateur de génie, focalise très nettement cescontradictions idéologiques. Ainsi de l’article « Mahomet » du Dictionnaire de Bayle, qui oscille entre critiquede l’obscurantisme et de l’imposture religieuse et relativisme culturel soucieux de combattre l’intolérance et lefanatisme de l’Église chrétienne. Même type de problème pour les articles « Alcoran », et « Mahométisme » del’Encyclopédie.xv. Edward W. Saïd, L’Orientalisme. L’Orient créé par l’Occident [traduction française], Paris, Seuil, 2005 [pourla réédition augmentée d’une préface et d’une postface auctoriales qui en nuancent le propos]. Il y a un certain

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flou dans la périodisation qu’il propose. S’il fait remonter l’orientalisme, comme discours occidental surl’Orient, à d’Herbelot, il n’est pas rare qu’il convoque pour les besoins de la démonstration Dante, voire Eschyle.Sa condamnation des présupposés idéologiques des textes même les plus laudatifs sur l’Orient, réel ou fantasmé,est sans appel. Mais il semble bien que l’œuvre de Chamfort, comme celle d’une part non négligeable du corpusdu second XVIIIe siècle, échappe en grande partie au modèle qu’il met en œuvre, dans une perspective qui sera,en partie au moins, celle des Postcolonial Studies anglo-saxonnes.xvi. Edward Saïd, déjà mentionné, démontre que l’orientalisme n’est ni scientifique, ni artistique, mais relèved’un discours (au sens de Foucault) susceptible d’être réassimilé et réapproprié dans toutes sortes d’écrits,fictionnels ou non. Sur la question plus restrictive du regard et non plus des discours, Françoise Bléchet affirmedans sa présentation de Dix-huitième siècle, n° 28, 1996 : « L’Orient » : « l’orientalisme est un regard occidentalporté par les Européens sur le monde musulman et asiatique ».xvii. Yves Citton, Impuissances. Défaillances masculines et pouvoir politique de Montaigne à Stendhal, Paris,Aubier, 1994.xviii. Alain Grosrichard, Structure du Sérail. La Fiction du despotisme asiatique dans l’Occident classique, Paris,Seuil, 1979. L’auteur isole un paradigme du « despotisme oriental ». Voir aussi Thierry Hentsch, L’Orientimaginaire. La vision politique occidentale de l’Est méditerranéen, Paris, Minuit, 1988 et Abderrehman Moalla,Orient et Lumières, Presses universitaires de Grenoble, 1987.xix. On le trouve déjà, sous forme parodique, chez Molière, dans L’Avare, où Marianne a connu « dix ansd’esclavage » à la suite d’un « triste naufrage » qui l’a livrée aux mains des corsaires, cependant que son frèreValère a été sauvé par un vaisseau espagnol. Il en est de même dans Les Fourberies de Scapin, où Zerbinette,« crue Égyptienne » (le terme signifie parfois à l’époque bohémienne, ou tsigane), a été « dérobée à l’âge dequatre ans »… Sans oublier Le Cid (1637) qui repousse les Maures de Séville.xx Sur cette question, Martial Poirson, « L’autre regard sur l’esclavage : les captifs blancs chrétiens en terred’islam dans le théâtre français (XVII-XVIIIe siècles) », publié dans Sarga Moussa (dir.), Littérature etesclavage, Paris, Desjonquères, 2010.xxi. Sarga Moussa, « Le Bédouin, le voyageur et le philosophe », Dix-huitième siècle n° 28, 1996, p. 141-158 ; etdu même auteur, « Une peur vaincue. L’émergence du mythe bédouin chez les voyageurs français du XVIIIesiècle », Jacques Berchtold et Michel Porret (dir.), La Peur au XVIIIe siècle, Genève, Droz, 1994.xxii. Antoine Galland, dans un texte resté à l’état de manuscrit mais ayant sans doute circulé, Smyrne ancienne etmoderne, raconte de façon quasi ethnographique le séjour de plusieurs mois effectué dans la ville par le célèbreorientaliste en 1678, qui complète celui effectué en compagnie de l’ambassadeur Charles-Olivier de Nointel en1670 à Constantinople. Il n’est pas impossible que Chamfort ait eu accès au texte, conservé dans les archives desbibliothèques de Colbert et du Roi. On y trouve, outre les ingrédients habituels du récit de son voyage de Toulonà Messine, et de Messine à Smyrne, l’histoire de la ville depuis ses origines antiques jusqu’à la conquêteottomane, envisagée à partir des vestiges, de l’épigraphie, de la numismatique, enfin, de l’archéologie ; unedescription de la ville moderne et de son administration turque, comportant un relevé topographique précis, desdonnées démographiques, des observations relatives à la religion, aux activités commerciales, aux autoritésciviles, juridiques, militaires, politiques ; enfin, et c’est là l’originalité du propos, une analyse comparée desmœurs et coutumes turques et européennes, qu’on peut à bon droit considérer comme un témoignaged’anthropologie culturelle. La structure aphoristique de ces observations présente de troublantes similitudes avecle style et même l’esprit de Chamfort. Le Voyage à Smyrne. Un manuscrit d’Antoine Galland (1678), présentépar André Michel et Frédéric Bauden, Paris, Chandeigne, 2000 [contient Smyrne ancienne et moderne et desextraits du Voyage fait en Levant] ; on lira aussi avec profit l’édition savante, par Manuel Couvreur, d’AntoineGalland, Voyages inédits, volume I : Smyrne ancienne et moderne, Paris, Champion, 2001.xxiii Pour une biographie de l’auteur, on lira Claude Arnaud, Chamfort, Paris, Robert Laffont, 1988.xxiv. Œuvres de Chamfort, op. cit., vol. I, p. 28-31.xxv. L’auteur traverse manifestement une période de suractivité : « Je suis retenu par toutes sortes d’engagements,Le Marchand de Smyrne, qui sera peut-être joué cet hiver, une autre bagatelle qui se fera à la Cour aucommencement de novembre, ma tragédie qui doit être prête au printemps prochain » (Œuvres de Chamfort, op.cit., vol. I, p. 217).xxvi. Cette source est signalée par Clément et La Porte dans les Anecdotes dramatiques, Paris, Duchesne, 1775,vol. I, p. 514 : « Le fond du sujet de cette pièce est le même que celui du Turc généreux, acte du ballet des Indesgalantes de Fuzelier ». Favart en propose à la même période une parodie sous le titre Le Turc généreux…xxvii. On peut en effet lire dans la préface de l’édition, par Louis Fuzelier : « La première Entrée du Ballet qu'onhasarde aujourd'hui est copiée d'après un illustre Original. C'est le grand-Vizir Topal Osman, si connu par l'excèsde sa générosité. On peut en lire l'histoire dans le Mercure de France du mois de janvier 1734 ».xxviii. Archives de la Comédie-Française, dossier Brunetti, « Mémoires pour les années 1769 à 1771 ».xxix. Clément et La Porte, Anecdotes dramatiques, Paris, Duchesne, 1775, 3 volumes.

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xxx. Mercure de France, avril 1770, 1er vol., p. 150 : « Il faut lire cette petite comédie, dont un extrait ne sauraitdonner une bien juste idée, parce qu’elle est semée de traits heureux qui en rendent le dialogue très agréable, etdont on ne peut rapporter qu’un petit nombre. Le rôle de Kaled est très plaisant, et a été fort bien joué par M.Préville qui saisit toujours avec beaucoup de justesse le caractère de tous ses rôles. »xxxi. Mémoires secrets, t. V, 28 janvier 1770, p. 70.xxxii. Grimm, Correspondance littéraire, 1er février 1770. L’auteur ajoute ce trait acerbe : « Pour du talent, du vraitalent, je crains qu’il n’en ait pas ; du moins son Marchand de Smyrne n’annonce rien du tout et ne tient pas plusque sa Jeune Indienne ne promettait autrefois ».xxxiii. La Harpe est ici pris en flagrant délit de mauvaise foi, car la pièce de Plaute, excellente au demeurant, estune des rares pièces de l’auteur sans personnages féminins, où dominent la reconnaissance, l’argent et une bonnedose de cynismexxxiv Chronique de Paris, 9 août 1791.xxxv Voir sur ces questions Chantal Thomas, La Lectrice-Adjointe, suivi de Marie-Antoinette et le théâtre, Paris,Mercure de France, 2003.xxxvi Cité par Antonina Vallentin, Mirabeau, Paris, Grasset, 1946, volume I, p. 296.xxxvii Pour la chronologie détaillée de cette cabale, située dans le champ artistique de l’époque, on lira ClaudeArnaud, Chamfort, op. cit., pp. 88-96.xxxviii Voltaire, Correspondance, éd. Théodore Besterman, Genève et Oxford, 1968-1976, D. 20453 : « Si Racinea laissé quelques héritiers de son style, il m’a paru qu’il avait sa succession entre Mr de Laharpe et Mr deChampfort ».xxxix Claude Arnaud, Chamfort, op. cit., p. 89.xl Voir, pour cette situation et les suivantes, Maurice Henriet, « Thomas et ses amis », Bulletin de bibliophilie,1918, pp. 318-338.xli Sylvie Requemora, « Les ‘ turqueries’ : une vogue théâtrale en mode mineur », Littératures classiques n°51,« Le théâtre du XVIIe siècle : pratiques du mineur », Eté 2004, pp. 133-157 ; voir aussi André Vovard, Lesturqueries dans la littérature française. Le cycle barbaresque, Paris, Privat, 1959, notamment pp. 88-100.xlii Mademoiselle de La Roche Guilhen, Histoire des favorites, Amsterdam, 1698, p. 127.xliii La Porte et Chamfort, Dictionnaire dramatique, Paris, Lacombe, 1776, volume II, p. 232-283.xliv Jean-François La Harpe, Lycée ou Cours de littérature, nouvelle édition, Paris, 1813, volume XIII, pp.69-73.Ce reproche lui est également adressé par Friedrich Melchior Grimm dans la Correspondance littéraire,philosophique et critique, éd. Maurice Tourneux, Paris, 1877-1882, décembre 1777, p. 32, et par Louis Petit deBachaumont, Mémoires secrets pour servir à l’histoire de la république des lettres en France, depuisMDCCLXI jusqu’à nos jours, Londres, 1780-1789, volume X, 22 novembre 1776, p. 315.xlv Voltaire, Correspondance, op. cit., lettre du comte d’Argental, 19 novembre 1776, D 20412 : « cette tragédiene prouve pas un grand génie de la part de l’auteur… elle est calquée sur celle de Belin ».xlvi Aimé Coulaudon, « Chamfort fut-il un plagiaire ? », Bulletin historique et scientifique de l’Auvergue, volumeLXXI, 1951, p. 155. Voir aussi l’introduction de Simon Davies à son édition de Mustapha et Zéangir, Exeter,University of Exeter Press, 1992, pp. VIII-XI.xlvii Jean-Luc Doutrelant, « L’orient tragique au XVIIIe siècle », Revue des sciences humaines n° XXXVII, avril-juin 1972, pp. 283-300.xlviii Chamfort, Mustapha et Zéangir ou l’amitié fraternelle, anecdote ottomane, Paris, Veuve Duchesne, 1777,in-8°.xlix De ce point de vue, l’introduction de Simon Davies à son édition, déjà mentionnée, qui semble réduirel’orientalisme à un décor exotique de fantaisie, a tout lieu de surprendre.l Alain Grosrichard, Structure du Sérail. La Fiction du despotisme asiatique dans l’Occident classique, Paris,Seuil, 1979 ; Thierry Hentsch, L’Orient imaginaire. La vision politique occidentale de l’Est méditerranéen,Paris, Minuit, 1988 et Abderrehman Moalla, Orient et Lumières, Presses universitaires de Grenoble, 1987.li Edward Saïd, L’Orientalisme. L’Orient créé par l’Occident, Paris, Seuil, 1980 [trad. de l’édition américaine de1978].lii Voltaire, Correspondance, op. cit., Lettre de Larcher du 2 novembre 1776, précisant « Mustapha (…) a eu ungrand succès. C’est la seule nouveauté qui ait complètement réussi » D. 20381. Succès confirmé par laCorrespondance littéraire, volume XI, p. 360, par Les Mémoires secrets, volume IX, pp. 247-248, ou encore parL’Année littéraire, 1776, volume V, pp. 280-281.liii Chamfort aurait changé 6 ou 7 fois le dénouement, selon les Mémoires secrets, op. cit., volume X, p. 308, cedont le manuscrit de souffleur et le manuscrit de rôle conservés à la Bibliothèque-Musée de la Comédie-Française porte en partie la trace, bien que dans des proportions moindres.liv Chamfort, Lettre autographe aux Comédiens-Français, datée du 21 juin 1777, affirmant avec confiance : « Ilne me reste plus qu’à recommander mon ouvrage à vos talents. Je leur dois l’indulgence qu’il a obtenue à

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Fontainebleau et la ville n’est pas moins favorable que la Cour à ceux auxquels il est redevable de son succès »[Archives de la BMCF, dossier Chamfort].lv Mémoires secrets, op. cit., volume X, p. 271.lvi Mercure de France, décembre 1777, p. 163.lvii Les Mémoires secrets, op. cit., volume X, p. 313 ; Le Journal de politique et de littérature, décembre 1777,volume III, p. 526. Cependant que Charles Collé, dans son Journal et Mémoires, Paris, 1868, volume III, p. 254,en note de bas de page, ironise cruellement sur le fait que « Corneille et Racine doivent faire place à Chamfort ».Certains journaux sont moins sévères, comme le Journal Français par Messieurs Palissot et Clément, 30décembre 1777, numéro xxiv, volume III, pp. 367-369, qui reconnaît les mérites de son style, soutenu par « uneversification noble, élégante, et soutenue » (p. 369). Seul Linguet, dans les Annales politiques, civiles etlittéraires du dix huitième siècle, Londres, 1777, volume III, p. 154, évoque le succès de la pièce et parle àpropos de son auteur d’un « jeune homme qui donne les plus grandes espérances ». Quant au Journalencyclopédique, février 1778, volume I, 3ème partie, p. 490, il risque même le seul compte rendu élogieux de lapièce, dont il ne critique pas même le cinquième acte, et sur laquelle il n’exprime aucune réserve consistante,voyant même dans la tragédie « l’une de celles qui feront, sans doute, le plus grand honneur à notre siècle ».lviii Mémoires secrets, op.cit., extrait d’une lettre de Fontainebleau du 1er novembre 1776.lix Ibid., 18 décembre 1777.lx Correspondance littéraire, op. cit., décembre 1777, volume IX, p. 465.