la façon dont les enseignants caractérisent leurs élèves

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APPROCHE MÉTHODOLOGIQUE La façon dont les enseignants caractérisent leurs élèves PAR J. FIARD, L. RIA, Suite à une réflexion méthodolo- gique, initiée il y a quatre ans [1] et concernant la caractérisation des élèves dans notre discipline, les auteurs poursuivent dans cet article le débat autour de cette question. Ils rappellent briève- ment l 'économie et la philosophie de leur outil de caractérisation, rapportent ensuite les résultats d'une enquête sur la façon dont des enseignants l'ont utilisée au sein de leur activité profession- nelle, et enfin suggèrent quelques prolongements à leur réflexion. Cette approche méthodologique découlait des constats suivants. Alors que notam- ment, les jurys des concours admet- taient la nécessité de différencier, voire d'individua- liser les disposi- tifs pédagogiques en s appuyant sur une analyse approfondie des caractéristiques des élèves, nos étu- diants se limitaient fréquemment à une description sommaire de caracté- ristiques générales occultant les dimensions motrices des élèves. En même temps il était surprenant de constater le faible nombre de proposi- tions pouvant les aider. RAPPEL DES GRANDES LIGNES DE NOTRE OUTIL DE CARACTÉRISATION Notre présentation initiale [1] avait deux objectifs principaux. Le premier était de montrer la nécessité de choisir des catégories d'analyse pour identi- fier les caractéristiques des élèves en EPS. Le deuxième était de souligner les difficultés inhérentes à l'observa- tion complexe et fugace de l'action d'un nombre important d'élèves en classe, mais aussi de s'interroger sur les limites déontologiques d'une telle investigation de leur intimité. Trois types de caractéristiques ont été identifiés comme autant d'indices mais aussi de contraintes pesant sur tout projet pédagogique. Ces caracté- ristiques étant modifiables pour cer- taines et non pour d'autres, à la suite de l'enseignement dans notre discipline. • Par exemple, les caractéristiques « froides », constituées d'indicateurs du contexte écologique (indicateurs socio-culturels, nombre et âges des élèves, etc.), contraignent fortement un projet éducatif sans pour autant que sa réalisation puisse avoir des effets sur elles d'une quelconque manière. Autrement dit, l'école ne peut pas changer ces caractéristiques constantes. A contrario les caractéristiques « tièdes » (indicateurs relatifs à la relation éducative des élèves avec l'enseignant, leur façon d'être, de se comporter en cours, d'apprendre, etc.), ainsi que les caractéristiques « chaudes » (caractéristiques motrices des élèves) pèsent tout aussi fortement sur les choix de l'enseignant et sont susceptibles d'être transformées à moyen terme pour les premières et à plus court terme pour les secondes : c'est l'enjeu de notre discipline. Par exemple, le repérage de la manière dont une classe respecte les règles en sports collectifs peut constituer, en amont, un état des lieux représentatif de la classe avant de devenir l'objet même de transformations attendues tant au plan individuel que collectif. En conséquence, notre outil méthodo- logique avait pour but de constater à l'instant « t » et de classer d'une manière rationnelle les multiples don- nées possibles - et souvent hétéro- gènes - relatives à la classe et à ses individualités, pour ébaucher un pro- jet de transformation des conduites motrices des élèves au cours d'une année scolaire en EPS. 11 soulignait en quelque sorte l'ensemble des contraintes et la marge de manoeuvre réaliste ou encore « la plage des pos- sibles », aussi minime soit-elle. en fonction des conditions d'enseigne- ment et de sécurité. En aucun cas. il ne constituait une taxonomie figée, déterminant de façon irréversible ce que sont les élèves et ce qu'ils vont devenir, ou encore, par défaut, ce qu'ils ne seront pas. Comme le souli- gnent de façon très explicite les travaux récents en sociologie, par exemple Lahire [2], toute velléité de prévision du devenir d'un acteur achoppe sur la complexité, la maléa- bilité. et l'imprévisibilité de ses conduites dans des contextes sociaux différents. La part du libre-arbitre de l'acteur pondère ainsi les tentatives les plus déterministes d'une pédagogie restrictive soulignant seulement les manques ou les pré requis nécessaires à l'apprentissage. EPS 299 - JANVIER-FÉVRIER 2003 51 Revue EP.S n°299 Janvier-Février 2003 c. Editions EPS. Tous droits de reproduction réservé

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APPROCHE MÉTHODOLOGIQUE

La façon dont les enseignants

caractérisent leurs élèves

PAR J. FIARD, L. RIA,

Suite à une réflexion méthodolo­gique, initiée il y a quatre ans [ 1 ] et concernant la caractérisation des élèves dans notre discipline, les auteurs poursuivent dans cet article le débat autour de cette question. Ils rappellent briève­ment l'économie et la philosophie de leur outil de caractérisation, rapportent ensuite les résultats d'une enquête sur la façon dont des enseignants l'ont utilisée au sein de leur activité profession­nelle, et enfin suggèrent quelques prolongements à leur réflexion.

Cette approche méthodologique découlait des constats suivants. Alors que notam­ment, les jurys des concours admet­taient la nécessité de différencier, voire d'individua­liser les disposi­tifs pédagogiques

en s appuyan t sur une analyse approfondie des caractéristiques des élèves, nos étu­diants se limitaient fréquemment à une description sommaire de caracté­ristiques générales occultant les dimensions motrices des élèves. En même temps i l était surprenant de constater le faible nombre de proposi­tions pouvant les aider.

RAPPEL DES GRANDES LIGNES DE NOTRE OUTIL DE CARACTÉRISATION

Notre présentation initiale [1] avait deux objectifs principaux. Le premier était de montrer la nécessité de choisir des catégories d'analyse pour identi­fier les caractéristiques des élèves en EPS. Le deuxième était de souligner les difficultés inhérentes à l'observa­tion complexe et fugace de l'action d'un nombre important d'élèves en classe, mais aussi de s'interroger sur

les limites déontologiques d'une telle investigation de leur intimité. Trois types de caractéristiques ont été identifiés comme autant d'indices mais aussi de contraintes pesant sur tout projet pédagogique. Ces caracté­ristiques étant modifiables pour cer­taines et non pour d'autres, à la suite de l'enseignement dans notre discipline. • Par exemple, les caractéristiques « froides », constituées d'indicateurs du contexte écologique (indicateurs socio-culturels, nombre et âges des élèves, etc.), contraignent fortement un projet éducatif sans pour autant que sa réalisation puisse avoir des effets sur elles d'une quelconque manière. Autrement dit, l'école ne peut pas changer ces caractéristiques constantes. • A contrario les caractéristiques « tièdes » (indicateurs relatifs à la relation éducative des élèves avec l'enseignant, leur façon d'être, de se comporter en cours, d'apprendre, etc.), ainsi que les caractéristiques « chaudes » (caractéristiques motrices des élèves) pèsent tout aussi fortement sur les choix de l'enseignant et sont susceptibles d'être transformées à moyen terme pour les premières et à plus court terme pour les secondes : c'est l'enjeu de notre discipline. Par exemple, le repérage de la manière dont une classe respecte les règles en sports collectifs peut constituer, en amont, un état des lieux représentatif

de la classe avant de devenir l'objet même de transformations attendues tant au plan individuel que collectif. En conséquence, notre outil méthodo­logique avait pour but de constater à l ' instant « t » et de classer d'une manière rationnelle les multiples don­nées possibles - et souvent hétéro­gènes - relatives à la classe et à ses individualités, pour ébaucher un pro­jet de transformation des conduites motrices des élèves au cours d'une année scolaire en EPS. 11 soulignait en quelque sorte l 'ensemble des contraintes et la marge de manœuvre réaliste ou encore « la plage des pos­sibles », aussi minime soit-elle. en fonction des conditions d'enseigne­ment et de sécurité. En aucun cas. il ne constituait une taxonomie f igée, déterminant de façon irréversible ce que sont les élèves et ce qu'ils vont devenir, ou encore, par défaut, ce qu'ils ne seront pas. Comme le souli­gnent de façon très expl ic i te les travaux récents en sociologie, par exemple Lahire [2], toute velléité de prévision du devenir d 'un acteur achoppe sur la complexité, la malléa-bilité. et l'imprévisibilité de ses conduites dans des contextes sociaux différents. La part du libre-arbitre de l'acteur pondère ainsi les tentatives les plus déterministes d'une pédagogie restrictive soulignant seulement les manques ou les pré requis nécessaires à l'apprentissage.

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• Si notre outil constituait sans nul doute un prisme orienté et détonnant, réduisant maladroitement ce que sont les élèves, i l annonçait a priori la nature de nos catégories d'observation et d'analyse de leur motricité. Cette démarche objectivante tendait à réduire les modes implicites de caté­gorisation des élèves qui fonctionnent régulièrement à notre insu. Nous connaissons depuis les travaux d'Har-greaves [ 3 ] . dans le prolongement des théories auto-prédictives, les dérives d'un étiquetage implicite des élèves (ou labelling) : au fil des expériences, les enseignants développent des typo­logies syncrétiques hautement élabo­rées, entraînant des processus insi­dieux de catégorisation des élèves et

de leurs agissements en classe. Par exemple, la tendance à sur-généraliser une caractéristique sur la base d'une seule observation : tel élève a été remarqué ponctuellement par son comportement bruyant, i l est ensuite étiqueté durablement par l'enseignant comme « un élève bruyant ». Ce qui peut ensuite entraîner des effets sur le comportement même de l'élève : l'en­seignant adoptant vis-à-vis de lui une attitude singulière liée à ses attentes implicites, i l modifie lui-même son comportement de manière tout aussi implicite. Notre effort de caractérisation expli­cite vise ainsi à limiter ces dérives insidieuses qui détermineraient un regard, un jugement, et qui pourraient parfois avoir des effets désastreux sur la relation avec les élèves.

MISE À L'ÉPREUVE DE NOTRE OUTIL

Nous avons proposé cet outil métho­dologique à trois populations dis­tinctes d'enseignants stagiaires et titu­laires ayant accepté dans l'académie de Clermont-Ferrand de le mettre à l'épreuve dans leurs pratiques profes­sionnelles : - des PLC1 [4] avant le concours du CAPEPS.

- des PLC2 lors de leur année de titu­larisation. - des enseignants titulaires en activité professionnelle depuis plus d'une dizaine d'années. Nous avons recueilli et traité environ une centaine de caractérisations d'élèves, correspondant de façon rela­tivement équitable aux trois popula­tions distinguées ci-dessus, et accom­pagnées d'un questionnaire dans lequel les enseignants pouvaient décrire leur façon de caractériser les élèves. Nous présentons les tendances les plus typiques distinguant ces trois populations.

Les PLC1

Ils éprouvent une grande difficulté à caractériser leurs élèves en EPS. Ils ont tendance à privilégier la documentation mas­sée de caractéristiques « froides ». c'est-à-dire à établir un profil géné­ral de la classe. Ils s'at­tachent pêle-mêle au nombre de redoublants, aux familles séparées ou encore au bassin socio-culturel et aux résultats scolaires généraux de leurs élèves.

Concernant les caracté­ristiques « chaudes ». ils décrivent souvent leur motr ic i té par

défaut de façon lapidaire et morcelée (sans que la complémentarité entre ces différents critères ne soit interro­gée) : manque de coordination, traite­ment de l'information limité, regard centré uniquement sur la balle, peu de déplacements, attitude à l'effort insuf­fisant, etc. Ils expriment aussi des dif­ficultés à repérer des caractéristiques remarquables chez les élèves : ces élèves sont conformes aux autres élèves de l'établissement ou à d'autres élèves de sixième, ces élèves sont sans caractéristiques particu­lières. Cette caractérisation « en creux », puisque plus initiée par le relevé des manques qu'orientée par celui des acquis, reste la plupart du temps descriptive et statique. Elle met en évidence les croyances et les valeurs que véhiculent ces étudiants de façon implicite en fonction de leur formation initiale, de leur expérience sportive et de leur conception de l'ap­prentissage. Finalement, sans véri­table projet d'enseignement lors de l'année de PLCI - et parfois sans étayage théorique - la caractérisation des élèves par les candidats au CAPEPS reste plus formelle que fonc­tionnelle. Elle est vécue comme une propédeutique, une contrainte institu­tionnelle préalable au concours.

Les PLC2

À la différence des premiers, ils ne s'attardent pas à décrire les contraintes générales de leur classe, mais ils se saisissent de tous les indi­cateurs susceptibles de les renseigner sur leurs conditions d'enseignement. Les caractéristiques « tièdes » rela­tives aux relations pédagogiques sont les plus documentées : élèves convi­viaux mais vite dissipés, mauvaise écoute, des leaders perturbateurs, élèves très peu autonomes, des atti­tudes dangereuses à l'égard de ses camarades. Le contrôle des élèves prime. L'outil de caractérisation rem­plit alors pour eux une fonction de prédiction plus ou moins étayée de leurs difficultés potentielles à mainte­nir l'ordre en classe et à faire travailler leurs élèves. Ce recueil de critères sur les élèves est ainsi orienté par leurs principales préoccupations profes­sionnelles et alimenté par le doute récurrent concernant leur compétence à enseigner, et notamment leur crainte de se laisser déborder. D'autre part, peu d'entre eux analysent dans les détails la motricité individuelle des élèves. Ils se contentent souvent de repérer et de s' interroger sur les moyens possibles de transformer la motricité de quelques-uns d'entre eux. souvent en marge du profil moyen de leurs classes.

Les enseignants plus expérimentés

Ils se distinguent également dans leur façon de caractériser les élèves. Notre invitation à documenter les caractéris­tiques de leurs élèves, les a obligés à expliciter des critères de catégorisa­tion souvent implicites dans leur acti­vité quotidienne. Peu attachés à décrire de façon exhaustive les carac­téristiques « froides » et « tièdes », ils utilisent des indices peu nombreux pour cerner globalement la motricité d'un élève : je me centre uniquement sur le regard en sport collectif, le reste est presque inutile. Le regard est orga­nisateur du mouvement, il me ren­seigne sur les intentions de l'élève ; la qualité des appuis est essentielle, c 'est pour moi le premier critère que je repère pour me faire une idée de leur motricité. Ils caractérisent leurs élèves directement en liaison avec les objec­tifs qu'ils se sont fixés au niveau de la transformation de la motricité de la classe : ne pas toujours avoir le ballon reste difficile à accepter pour un élève de sixième. Alors j'observe toujours leur comportement sans ballon, leur disponibilité. C'est mon objectif de transformation en sixième. Se rendre utile même quand on n'a pas le ballon. • Même si la présentation de ces diffé­rentes manières de caractériser les élèves en EPS appelle à la plus grande prudence, une évolution se dessine nettement entre la tendance des PLC 1

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à collecter, de façon soit exhaustive, soit parcellaire, des indices sans cohé­rence les uns par rapport aux autres (puisqu'ils n'ont pas de véritable pro­jet d'enseignement), et la délimitation plus économe d'indices organisateurs autour d'un projet d'enseignement réaliste pour les enseignants plus experts. La façon de ces derniers de caractériser leurs élèves est à ce point bien rôdée qu'elle se passe de forma­lisation explicite. Ils perçoivent les élèves de façon syncrétique (plus qu'ils ne les caractérisent exhaustive­ment) sur la base de l'ensemble des connaissances incorporées, construites au fil de leur expérience profession­nelle et mobilisées dans l'action. Deux éléments de discussion décou­lent de ces résultats génériques. Le premier est relatif à la diversité des manières de caractériser les élèves en EPS : le deuxième à la très forte liai­son entre la façon de caractériser les élèves et le niveau d'exigence profes­sionnelle des enseignants.

Une double caractérisation des « caractériseurs » et des caractérisés

Caractériser les élèves est une activité d'interprétation du monde éducatif, révélatr ice de sa conception de l'élève, de l'apprentissage et de ses valeurs éducatives. Des enseignants se focalisent sur la dimension sociale de l'élève en classe, sur les dimensions éducatives et morales, d'autres sur les composantes cognitives de la motri­cité, sur les valeurs d'effort ou de plai­sir, etc. Nous pourrions en forçant un peu le trait constater davantage de portraits différents pour une même classe que d'observateurs présents, nous renseignant indirectement plus sur eux-mêmes et leurs valeurs que sur les élèves. Ainsi, le regard porté oriente l'angle de vue et construit par projection une réalité éducative liée fondamentalement à ses convictions. Mais l'annonce a priori des catégories d'analyse adoptées permet de tendre vers une objectivisation préliminaire de cette subjectivité. C'est pourquoi le travail des PLC1 n'est pas inuti le même s'il reste peu productif. Il leur permet de réfléchir aux problèmes inhérents à toute catégorisation de la motricité humaine et de rendre plus explicite leur point de vue, et par conséquent de réduire les effets d'éti­quetages implicites.

Une caractérisation des élèves en fonction des préoccupations profes­sionnelles Au-delà de l'impression kaléidosco-pique formée par les multiples carac­téristiques recueillies, le niveau d'exi­gence professionnelle constitue le principal organisateur du regard des enseignants. Durand [5] a souligné l'organisation hiérarchique des préoc­cupations professionnelles selon l'ex­

périence. Les enseignants en début de carrière [6] sont principalement pré­occupés par le contrôle des élèves, l'obéissance aux règles disciplinaires et l'engagement de leurs élèves dans les tâches scolaires. Les enseignants plus chevronnés ont généralement des exigences plus élevées de mise au tra­vail de tous les élèves, favorisant des apprentissages davantage individuali­sés. Les premiers ne pouvant être ani­més par des préoccupations de travail qualitatif de tous leurs élèves qu'à partir du moment où ils ont surmonté les difficultés inhérentes au maintien de l'ordre en classe (ce qui reste une condi t ion prél iminaire pour les seconds aussi). À ce titre, les débu­tants tentent de se faire une idée glo­bale du comportement de leurs classes pour anticiper quelles devraient être leurs conditions d'enseignement. Les plus expérimentés, en fonction de leur degré d'exigence professionnelle, pré­lèvent les indices typiques repérés comme les plus utiles à leur projet de transformation de la motricité des élèves (le regard, la disponibil i té, l'équilibre).

Une circularité s'opère ainsi entre les caractéristiques des élèves et les exi­gences professionnelles des ensei­gnants : le niveau d'exigence de leur projet éducatif oriente singulièrement leur grille de lecture des caractéris­tiques des élèves, en même temps que ce projet est fortement contraint par les particularités collectives et indivi­duelles de ces derniers.

COMMENT INTERPRÉTER LES COMPORTEMENTS DES ÉLÈVES ?

La question de la caractérisation des élèves renvoie à l'analyse des concep­tions sous-jacentes des enseignants. Celle relative à l'interprétation des comportements des élèves n'en est pas moins difficile. Quelles sont leurs raisons d'agir dont le comportement n'en est que l'émergence ? Dès 1981, Parlebas [7] affirmait que la conduite motrice est l'organisation signifiante du comportement moteur [ . . . ] . Il s'agit donc de l'organisation signifiante des actions et réactions d'une personne agissante dont la perti­nence de l'expression est alors de nature motrice. La conduite motrice n'est pas réductible à sa seule manifes­tation comportementale, mais elle répond à une totalité agissante, ou encore à une signification agie. Si nous souscrivons pleinement à cette défini­tion, l'analyse de la dynamique intrin­sèque des élèves, de leurs raisons d'agir ou encore de leurs désirs, consti­tue une investigation délicate dans le cadre de notre discipline pour au moins deux raisons. La première est relative à la durée nécessaire d'étude des raisons d'agir des élèves au regard du nombre

important dont l'enseignant a la charge. La deuxième achoppe sur la question des méthodes à adopter pour conjuguer dans une même synthèse, le point de vue de l'observation exté­rieure et le point de vue de l'élève agis­sant pour qu'il puisse dévoiler et faire partager le sens donné à son action. L'entretien préliminaire, le question­naire rempli dans l'urgence d'un cycle d'EPS se révèlent souvent d'une faible utilité. Les entretiens d'autoconfronta-tion. au cours desquels les élèves com­menteraient pas à pas leur action à par­tir de l'enregistrement vidéo de leur activité, constitueraient certainement un moyen d'investigation fécond si tant est que l'on puisse obtenir leur collabo­ration. Subsiste encore le doute quant à

la capacité des jeunes enfants à rendre compte de façon authentique et intelli­gible du sens qu' i ls donnent à leur action. • Différents procédés sont régulière­ment adoptés par les candidats aux concours pour interpréter le compor­tement de leurs élèves en EPS : - le recours à des hypothèses s'ap-puyant sur des principes bioméca­niques : la dissociation segmentaire est limitée [8], - le repérage des conséquences des contraintes de la situation pédago­gique sur la motricité des élèves : le déplacement est inadapté [8], - la convocation d'une théorie de l'ac­tion, reposant dans l'exemple suivant, sur le postulat d'un traitement de fin-formation par l 'élève : le volant constitue le centre d'attention de l'élève qui se traduit par une impossi­bilité de prendre des informations sur l'environnement [8|, - une interprétation selon les dimen­sions culturelles de l'activité proposée à l'élève : l'élève joue un jeu de renvoi direct dans l'axe sans logique de rup­ture (8]. Ce qui sous-tend que l'action pertinente serait de jouer de façon indirecte avec une intention de rupture de l'échange. Cette analyse décrit une absence d'intention ; ce qui revient à

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allouer de façon extrinsèque des intentions (et des non-intentions) aux élèves comparativement à celles de joueurs de meilleur niveau en situa­tion identique. • Ces procédés d'interprétation tentent de mettre à jour les causes des com­portements observés. Ils demeurent insatisfaisants dans la mesure où ils procèdent par une succession de confrontations tacites entre ce qui est attendu de l'élève et ce qui en est observé dans la situation pédago­gique. Un « meilleur niveau » est sou­vent en mire, et le décalage entre la mire et la réalité s'effectue sur la base d'une théorie implicite. D'autre part, ces procédés continuent d'appréhen­der l'organisation motrice de l'élève comme un comportement, à partir de modèles explicatifs exogènes. Ils ignorent le sujet agissant, son expé­rience et le sens qu ' i l donne à son action. Dans certaines analyses, l' in­terprétation des émotions des élèves recourt à des postulats psycholo­giques. Par exemple : l'élève est inhibé par la peur du contact corporel [8]. Mais là encore, l'interprétation procède, par inférence. à l'objectivisa-tion de ce qui est par essence intime et privé.

Pour éviter ces difficultés d'interpré­tation, il nous semble essentiel d'asso­cier les élèves pour qu'ils soient les auteurs principaux d'une caractérisa­tion co-construite.

UNE CARACTÉRISATION DES ÉLÈVES À PARTIR DES POSSIBLES DE LEUR ACTION

Une bonne part des pratiques profes­sionnelles reflète cette volonté d'en­gager les élèves dans une démarche active d'identification de leurs carac­téristiques, et particulièrement de leurs pouvoirs d'agir : les gri l les d'auto-évaluation, de co-évaluation participent à cette réflexion indivi­duelle et/ou collective que certains rapprocheraient des analyses méta-cognitives. • Le premier temps concerne l'identi­fication par l'élève de ce qu ' i l sait faire dans une situation pédagogique : quels possibles maîtrise-t-il dans la situation proposée et dans une classe de situations relativement similaires ? Quelles sont les conduites motrices qui lui sont - pour l'instant - impos­sibles ? Quelle est la « situation cri­tique » dans laquelle ses pouvoirs d'action montrent leur limite ? Cette estimation du caractère potentiel de sa motricité (et non « en creux ») renvoie l'élève à l ' identif ication selon son point de vue - et non seulement selon

celui de l'enseignant - de ses ressources et des contraintes de la situation. • Dans un second temps, l'élève est sol­licité pour pouvoir estimer ce qu'il lui semble possible de faire dans la situa­tion en fonction des offres de cette der­nière. Cette projection intentionnelle peut être à l'origine d'une mise en pro­jet, de l'émergence d'un désir, sans pour autant réduire l'action à la simple exécution de ce projet. Ensuite, l'action devrait lui permettre de développer les capacités d'appréciation d'une situa­tion, de sa complexité, de ses risques, et de ses ressemblances ou dissemblances avec d'autres connues. L'action consti­tue un apprentissage de soi par la recon­naissance de ses pouvoirs moteurs. A l'enseignant de distiller des formes d'impromptu ou encore ce que nous avons appelé ailleurs des « paramètres désorganisateurs » |9| qui troublent l'action sans pour autant la bouleverser. Cette caractérisation co-construite des pouvoirs d'agir de l'élève évite l'unique constat déficitaire où seules les prescriptions l'emportent. L'élève a le droit à l'erreur, mais si l'erreur persiste, il est nécessaire de s'interroger sur la pertinence de l'enregistrer comme élé­ment fondateur de sa caractérisation. Lorsqu'une erreur récurrente est constatée, il est opportun de modifier le seuil d'exigence de la situation pédago­gique pour que l'élève éprouve un sen­timent « minimum de réussite ». Comme le soulignent Delignières et Garsault [10]. se sentir en confiance ou encore compétent (même ponctuelle­ment) est bien la condition première pour un investissement durable des élèves dans notre discipline. Finalement, cette caractérisation devrait permettre une double dyna­mique :

- celle de l'enseignant à la recherche de situations d'apprentissage favori­sant l'ouverture et le développement des possibles de l'élève ; - celle de l'élève dont la responsabilité engagée devrait lui permettre de déve­lopper à terme des conduites plus lucides et responsables dans la pratique d'activités sportives extrascolaires.

CONCLUSION

Connaître ce que l'élève sait faire, ce qu ' i l ne sait pas faire et ce qu ' i l devrait pouvoir faire ici et maintenant, constitue l'objectif premier de notre état des lieux. C'est lui donner les outils pour se connaître dans et par l 'act ion, mais aussi lu i o f f r i r les moyens de se dépasser. C'est ensuite à l'enseignant de redoubler d'ingénio­sité pour lui proposer des situations d'apprentissage adaptées. Cependant

un paradoxe subsiste, puisqu'au moment même où Metzler [11] réaf­firme le rôle innovant que doivent jouer les enseignants d'EPS pour adapter les pratiques sportives aux élèves, l'observatoire des pratiques de Créteil [12] constate le conservatisme immuable de l'EPS leur proposant pour plus de 80 % les mêmes activités traditionnelles. Si ce conservatisme perdure, grands sont les risques de voir notre discipline classée au rang des fossiles. Même si cette dernière ne peut pas s'affranchir de sa mission prioritaire d'éducation aux valeurs morales et citoyennes (et par là même, s'affranchir de valeurs conserva­trices), elle est à nos yeux dans l'obli­gation de permettre aux collégiens et lycéens de découvrir une « culture motrice en mouvement » se déroulant dans de nouveaux espaces sportifs et leur procurant des expériences corpo­relles qu'ils souhaiteront prolonger en dehors de l'école.

Jacques Fiard Maître de conférences.

IUFM Auvergne.

Luc Ria Professeur agrégé d'EPS

et docteur STAPS. UFR STAPS de Clermont-Ferrand.

Bibl iographie

[1] Ria ( L . ) . Fïard (J.), « Les caractéristiques des

élèves en EPS », Revue EPS n° 269. 59-64, jan­

vier-février 1998.

[ 2 | Lahire ( B . ) , L'homme pluriel ; les ressorts de

l'action, Nathan. Paris. 1998.

|3 ] A lire par exemple dans Berthier ( P . ) . 1996.

L'ethnographie de l 'école. Éloge critique. Paris.

Éd. Anthropos.

| 4 | Professeur des lycées et collèges 1re année à

l ' I L ' F M d'Auvergne.

| 5 | Durand ( M . ) . L'enseignement en milieu sco­laire. PUF. Paris. 1996.

| 6 | Ria ( L . ) , Les préoccupat ions des enseignants

débutants en EPS. Etude de l'expérience profes­

sionnelle et conception d'aides à la formation.

Thèse de doctorat S T A P S . université de Mont­

pellier 1. 2001.

[ ? | Parlehas ( P ) . Contribution à un lexique com­

menté en sciences de l'action motrice. Publica­

tions INSEP. Paris. 1981 p27.

|81 Extra i t du rapport de ju ry du C A P E P S

externe, session 2tKX).

[ 9 | Thomas ( L . ) , Fiard (J.) , Soulard (Ch . ) . Chau-

temps ( G . ) . Gymnastique sportive, c o l l . De

l ' école . . . aux associations, Editions Revue E P S .

Paris. 1989.

[10] Delignières ( D . ) . Garsault ( C ) . «Conna i s ­

sances et compétences en EPS » . Revue EP.S

n = 280.43-47. novembre-décembre l999.

[11] Metz le r ( J . ) . « Adaptation des situations-

jeu » , Revue EPS n° 296. 57-61 . juil let-août

2002.

[12] Durali ( S . ) , Geay ( S . ) . Perriot ( C ) . Rolan ( H . ) , « L a réa l i t é des p ra t iques en E P S . L'exemple de la Seine-Saint-Denis » . Revue EP.S n° 296. 35-38. juillet-août 2002.

Note : Nous remercions ici vivement Stéphanie Mazeron et Vincent Vergne qui, dans le cadre de leur mémoire profession­nel de PLC2, se sont engagés avec nous dans le traitement de l'ensemble des questionnaires et plus largement dans la discussion des résultats. Nous remercions aussi tous les étudiants et les enseignants d'EPS de l'académie de Clermont-Ferrand, ayant participé à cette enquête.

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