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La Double Inconstance Marivaux Livret pédagogique correspondant au livre élève n° 46 établi par Isabelle de Lisle, agrégée de Lettres modernes, docteur ès Lettres, et Éric Le Grandic, agrégé de Lettres modernes, docteur ès Lettres

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La Double Inconstance

Marivaux

L i v r e t p é d a g o g i q u e correspondant au livre élève n° 46

établi par Isabelle de Lisle,

agrégée de Lettres modernes, docteur ès Lettres, et Éric Le Grandic,

agrégé de Lettres modernes, docteur ès Lettres

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Sommaire – 2

S O M M A I R E

A V A N T - P R O P O S . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 3

T A B L E D E S C O R P U S . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 4

RÉ P O N S E S A U X Q U E S T I O N S . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 5

Bilan de première lecture (p. 174) ..................................................................................................................................................................5

Scène 2 de l’acte I (pp. 15 à 18) ......................................................................................................................................................................5 ◆ Lecture analytique de la scène (pp. 19-20).................................................................................................................................5 ◆ Lectures croisées et travaux d’écriture (pp. 21 à 29)................................................................................................................12

Scène 4 de l’acte I (pp. 33 à 40) ....................................................................................................................................................................17 ◆ Lecture analytique de l’extrait (pp. 41 à 43).............................................................................................................................17 ◆ Lectures croisées et travaux d’écriture (pp. 44 à 55)................................................................................................................19

Scène 11 de l’acte II (pp. 98 à 101) ...............................................................................................................................................................24 ◆ Lecture analytique de l’extrait (pp. 102 à 104) ........................................................................................................................24 ◆ Lectures croisées et travaux d’écriture (pp. 105 à 118)............................................................................................................30

Scène 4 de l’acte III (pp. 131 à 136)..............................................................................................................................................................35 ◆ Lecture analytique de l’extrait (pp. 137-138)...........................................................................................................................35 ◆ Lectures croisées et travaux d’écriture (pp. 139 à 147)............................................................................................................40

Scène 8 de l’acte III (pp. 156 à 158)..............................................................................................................................................................45 ◆ Lecture analytique de l’extrait (pp. 159 à 161) ........................................................................................................................45 ◆ Lectures croisées et travaux d’écriture (pp. 162 à 169)............................................................................................................49

C O M P L É M E N T S A U X L E C T U R E S D ’ I M A G E S . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 55

B I B L I O G R A P H I E C O M P L É M E N T A I R E . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 61

Tous droits de traduction, de représentation et d’adaptation réservés pour tous pays. © Hachette Livre, 2007. 43, quai de Grenelle, 75905 Paris Cedex 15. www.hachette-education.com

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La Double Inconstance – 3

A V A N T - P R O P O S

Les programmes de français au lycée sont ambitieux. Pour les mettre en œuvre, il est demandé à la fois de conduire des lectures qui éclairent les différents objets d’étude au programme et, par ces lectures, de préparer les élèves aux techniques de l’épreuve écrite (lecture efficace d’un corpus de textes, analyse d’une ou deux questions préliminaires, techniques du commentaire, de la dissertation, de l’argumentation contextualisée, de l’imitation…). Ainsi, l’étude d’une même œuvre peut répondre à plusieurs objectifs. La Double Inconstance de Marivaux permettra d’étudier le genre théâtral et plus particulièrement la comédie telle que Marivaux pouvait la concevoir au XVIIIe siècle pour le théâtre des Italiens. Des groupements de textes (la confidence, les valets) viennent compléter ce regard sur un genre. D’autres groupements viennent approfondir des perspectives ouvertes par l’étude de la pièce du côté de l’esthétique d’une époque (vraies et fausses ingénues au XVIIIe siècle) ou d’une réflexion politique. Dans ce contexte, il nous a semblé opportun de concevoir une nouvelle collection d’œuvres classiques, Bibliolycée, qui puisse à la fois : – motiver les élèves en leur offrant une nouvelle présentation du texte, moderne et aérée, qui facilite la lecture de l’œuvre grâce à des notes claires et quelques repères fondamentaux ; – vous aider à mettre en œuvre les programmes et à préparer les élèves aux travaux d’écriture. Cette double perspective a présidé aux choix suivants : • Le texte de l’œuvre est annoté très précisément, en bas de page, afin d’en favoriser la pleine compréhension. • Il est accompagné de documents iconographiques visant à rendre la lecture attrayante et enrichissante, la plupart des reproductions pouvant donner lieu à une exploitation en classe, notamment au travers des lectures d’images proposées dans les questionnaires des corpus. • En fin d’ouvrage, le « dossier Bibliolycée » propose des études synthétiques et des tableaux qui donnent à l’élève les repères indispensables : biographie de l’auteur, contexte historique, liens de l’œuvre avec son époque, genres et registres du texte… • Enfin, chaque Bibliolycée offre un appareil pédagogique destiné à faciliter l’analyse de l’œuvre intégrale en classe. Présenté sur des pages de couleur bleue afin de ne pas nuire à la cohérence du texte (sur fond blanc), il comprend : – Un bilan de première lecture qui peut être proposé à la classe après un parcours cursif de l’œuvre. Il se compose de questions courtes qui permettent de s’assurer que les élèves ont bien saisi le sens général de l’œuvre. – Des questionnaires raisonnés en accompagnement des extraits les plus représentatifs de l’œuvre : l’élève est invité à observer et à analyser le passage. On pourra procéder en classe à une correction du questionnaire ou interroger les élèves pour construire avec eux l’analyse du texte. – Des corpus de textes (accompagnés le plus souvent d’un document iconographique) pour éclairer chacun des extraits ayant fait l’objet d’un questionnaire ; ces corpus sont suivis d’un questionnaire d’analyse des textes (et éventuellement de lecture d’image) et de travaux d’écriture pouvant constituer un entraînement à l’épreuve écrite du bac. Ils peuvent aussi figurer, pour la classe de Première, sur le « descriptif des lectures et activités » à titre de groupement de textes en rapport avec un objet d’étude ou de documents complémentaires. Nous espérons ainsi que la collection Bibliolycée sera, pour vous et vos élèves, un outil de travail efficace, favorisant le plaisir de la lecture et la réflexion.

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Table des corpus – 4

T A B L E D E S C O R P U S

Corpus Composition du corpus Objet(s) d’étude et niveau

Compléments aux travaux d’écriture destinés aux séries technologiques

Des royaumes imaginaires (p. 21)

Texte A : Scène 2 de l’acte I de La Double Inconstance de Marivaux (pp. 15-18). Texte B : Extrait du chapitre XXVIII de Gargantua de François Rabelais (pp. 21-23). Texte C : Extrait du chapitre XVIII de Candide de Voltaire (pp. 23-24). Texte D : Premier extrait de la lettre XXXV d’Aline et Valcour de Sade (pp. 24-25). Texte E : Second extrait de la lettre XXXV d’Aline et Valcour de Sade (pp. 25-26). Document : Frontispice de Léon Benett pour Les Cinq Cents Millions de la Bégum de Jules Verne (pp. 26-27).

L’argumentation (Première)

Question préliminaire Quelles représentations d’un royaume les cinq textes proposent-ils ? Commentaire Vous montrerez notamment comment l’évocation d’un monde merveilleux véhicule une réflexion sur la société que connaît Voltaire.

Le débat d’idées dans le dialogue de théâtre (p. 44)

Texte A : Extrait de la scène 4 de l’acte I de La Double Inconstance de Marivaux (p. 36, l. 314, à p. 40, l. 429). Texte B : Scène 2 de l’acte II de Cinna de Pierre Corneille (pp. 45-48). Texte C : Extrait de la scène 1 de l’acte I de L’École des femmes de Molière (pp. 48-50). Texte D : Extrait de la scène 1 de l’acte I du Misanthrope de Molière (pp. 50-52). Texte E : Extrait de l’acte II des Justes d’Albert Camus (pp. 52-53).

L’argumentation et le théâtre (Première)

Question préliminaire Quel est l’enjeu du débat dans chacun des textes ? Commentaire Vous montrerez comment la condam-nation de la politesse à la mode s’accompagne de la défense de certaines valeurs.

Confidentes et confidences au théâtre (p. 105)

Texte A : Scène 11 de l’acte II de La Double Inconstance de Marivaux (pp. 98-101). Texte B : Extrait de la scène 3 de l’acte I de Phèdre de Jean Racine (pp. 106-110). Texte C : Extrait de la scène 4 de l’acte I du Malade imaginaire de Molière (pp. 110-111). Texte D : Scène 7 de l’acte II du Jeu de l’amour et du hasard de Marivaux (pp. 111-114). Texte E : Extrait de l’acte III d’Oncle Vania d’Anton Tchekhov (pp. 114-115). Document : Œnone et Phèdre dans la mise en scène de Phèdre par Jean-Paul Le Chanois (p. 116).

Le théâtre (Seconde et Première)

Question préliminaire Quelles relations entretiennent l’héroïne et sa confidente dans les textes et le document ? Commentaire Vous pourrez étudier le récit que Phèdre fait de son amour et la façon dont l’expression de sa passion fait d’elle une héroïne tragique.

Le valet, juge de son maître (p. 139)

Texte A : Scène 4 de l’acte III de La Double Inconstance de Marivaux (pp. 131-136). Texte B : Extrait de la scène 1 de l’acte I de Dom Juan de Molière (pp. 140-141). Texte C : Extrait de la scène 4 de l’acte II de L’Avare de Molière (pp. 141-142). Texte D : Extrait de la scène 2 de l’acte I du Barbier de Séville de Beaumarchais (pp. 142-144). Texte E : Extrait de la scène 3 de l’acte V du Mariage de Figaro de Beaumarchais (pp. 144-145). Document : L’acteur Dominique dans le rôle d’Arlequin (p. 145).

Le théâtre L’argumentation (Seconde et Première)

Question préliminaire Quelles relations maîtres et valets entretiennent-ils dans les différents textes ? Commentaire Vous examinez les relations du maître et du valet et vous montrerez comment la critique sociale se double de l’expression de la philosophie de Figaro.

Vraies et fausses ingénues dans quelques fictions du XVIIIe siècle (p. 162)

Texte A : Scène 8 de l’acte III de La Double Inconstance de Marivaux (pp. 156-158). Texte B : Extrait de la 1re partie de Manon Lescaut de l’abbé Prévost (pp. 163-164). Texte C : Extrait de la 2e partie de La Vie de Marianne de Marivaux (pp. 164-165). Texte D : Extrait des Confessions du Comte de *** de Charles Pinot-Duclos (pp. 165-167). Texte E : Extrait de la lettre XXVII des Liaisons dangereuses de Choderlos de Laclos (pp. 167-168).

Un mouvement littéraire (Première)

Question préliminaire Quelles sont, dans les différents textes, les manifestations de l’ingénuité ou de l’ingénuité simulée ? Commentaire Vous vous attacherez à l’analyse du récit de la naissance de l’amour en mettant l’accent sur l’importance du regard.

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La Double Inconstance – 5

R É P O N S E S A U X Q U E S T I O N S

B i l a n d e p r e m i è r e l e c t u r e ( p . 1 7 4 )

u Silvia a été enlevée par le Prince qui souhaite l’épouser. v Trivelin est un officier du palais au service du Prince. Dans la commedia dell’arte, Trivelin est le nom d’un valet. w Flaminia, parce qu’elle est au service du Prince, souhaite favoriser le mariage de son souverain avec Silvia, la jeune villageoise dont il est épris ; pour cela, elle se propose de détruire l’amour de Silvia et d’Arlequin. x Lisette est la sœur de Flaminia et toutes deux sont les filles d’un ancien domestique du Prince. y Silvia situe son amour pour Arlequin dans le contexte de son village. À l’écart du chatoiement de la Cour, Arlequin est « le garçon le plus passable de nos cantons » (II, 11). U S’écartant de sa « troupe » (les courtisans sans doute) à l’occasion d’une chasse, le Prince rencontre Silvia devant chez elle et lui demande à boire. V Lisette, selon le plan de Flaminia, se fait passer pour une dame de la Cour afin de piquer au vif l’amour-propre de Silvia en lui laissant entendre qu’elle n’est pas à la hauteur du rang auquel le Prince la destine. W Arlequin refuse au départ tout ce que Trivelin peut lui proposer en échange de Silvia ; comme il est très gourmand, il finit par accepter un repas lorsque Flaminia insiste pour qu’il le prenne (fin de l’acte I). X Dans la scène 7 de l’acte II, le Seigneur vient demander à Arlequin d’intervenir en sa faveur auprès du Prince car il est tombé en disgrâce après avoir manifesté son mépris pour le jeune villageois devant le souverain. at Dans la scène 4 de l’acte III, le Seigneur apporte à Arlequin la possibilité de devenir noble. ak Depuis leur première rencontre devant la maison de Silvia, le Prince se fait passer pour un officier du Palais auprès de la jeune fille. al Flaminia, dès l’acte I, évoque un amant mort qui ressemble à Arlequin. « Il était fait comme vous », souligne-t-elle dans la scène 6 de l’acte II. am Trivelin, lorsqu’il s’adresse à Arlequin, dans la scène 2 de l’acte III, affirme aimer Flaminia en secret depuis deux ans. an L’amour réciproque d’Arlequin et de Silvia, si fortement affiché au début de la pièce, disparaît de lui-même lorsque Silvia cède à son penchant pour l’officier du palais (le Prince), tandis qu’Arlequin comprend que son amitié pour Flaminia est en réalité de l’amour. ao Dans la dernière réplique de la pièce, Arlequin annonce un possible revirement de la situation, comme si le glissement qui s’était opéré au cours de la pièce avait définitivement fait vaciller le sentiment amoureux, laissant la place au règne de l’inconstance.

S c è n e 2 d e l ’ a c t e I ( p p . 1 5 à 1 8 )

◆ Lecture analytique de la scène (pp. 19-20)

L’exposition : les meneurs de jeu

Les enjeux de l’exposition : séduire pour mieux informer u La souplesse de l’écriture dramatique de Marivaux réside, entre autres, dans la finesse des articulations. La scène 1 met en présence Silvia et Trivelin et la scène 3 Flaminia et Lisette. La scène 2 n’est pas qu’une simple scène de transition, puisqu’elle voit apparaître le Prince que les deux personnages de la scène 1 ont évoqué. Entre une scène qui présente l’héroïne et une scène où se met en

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Réponses aux questions – 6

place une stratégie qui s’avérera inopérante (Lisette chargée de séduire Arlequin), la scène 2 nous montre la réflexion des stratèges. Elle dresse le bilan de la scène 1 et ancre ainsi les informations. Elle annonce aussi la scène 3 qui sera comme une illustration du projet formé par Flaminia dans la scène 2. Les premières répliques de la scène assurent la liaison avec la scène précédente. Silvia, tournant le dos à Trivelin, quitte les lieux, tandis que le Prince et Flaminia, approchant, la regardent sortir (position dominante de ceux qui voient et savent). Les premiers mots du Prince sont destinés à Trivelin comme l’indique la didascalie ; et le pronom « elle », qui n’est pas précédé du nom qu’il remplace, désigne Silvia qui vient de sortir et qui est encore présente dans l’esprit des spectateurs. Ensuite l’échange porte sur le contenu de la scène 1. On peut examiner notamment le jeu de reprise du verbe dire. Désignant d’abord les propos de Silvia (« que dit-elle ? », « Ce qu’elle dit »), il se rapporte ensuite, dans la troisième réplique, aux paroles de Trivelin (« dis toujours »). On voit bien ici que Trivelin est un porte-parole, un relais. Il fait le compte rendu de ce qui a été dit après avoir annoncé ne pas pouvoir le faire : « ce sont de petites bagatelles dont le récit vous ennuierait ». La scène 2 se construit sur les bases du bilan de la scène 1. À l’autre extrémité de la scène, les dernières répliques préparent la scène suivante. La venue de Lisette est présentée comme attendue, faisant partie du plan de Flaminia : « va-t’en dire à ma sœur qu’elle tarde trop à venir. » De plus, la scène 2 participe de l’illusion réaliste en évoquant un temps hors de la représentation. Au début de la scène, Flaminia mentionne des propos qu’elle aurait tenus au Prince (« J’ai déjà dit la même chose au Prince ») et, vers la fin, une autre allusion à un événement antérieur confère à l’intrigue son épaisseur (« on l’a déjà prévenue que vous ne la verriez pas sitôt »). Ainsi la scène 2 s’insère avec souplesse dans le tissu de la pièce : elle reprend la scène 1 et annonce la scène 3 tout en évoquant des éléments antérieurs qui contribuent à créer l’illusion réaliste. v Marivaux met en présence trois personnages dans la scène 2. Bien souvent au théâtre, comme le rappelle le préfixe du mot dialogue, l’échange de paroles se fait entre deux personnages. Ici, la parole circule de manière équilibrée entre trois personnages. Alternent, pour tous les trois, des répliques brèves et des répliques longues, si bien que l’on ne saurait dire, comme c’est le cas dans certaines scènes chez Molière, lequel des protagonistes domine la situation. Cette alternance de répliques brèves et longues ainsi que l’équilibre des temps de parole concourent à créer une impression de naturel. Au début de la scène, la parole circule entre le Prince et Trivelin autour du compte rendu de la scène 1. Puis Flaminia vient ajouter sa voix en reprenant le même thème : « J’ai déjà dit la même chose au Prince. » Employant la 1re personne du pluriel, elle s’adresse aux deux personnages à la fois : « ainsi continuons, et ne songeons qu’à détruire l’amour de Silvia pour Arlequin ». Pendant quelques répliques, nous avons bien affaire à un « trialogue ». Par exemple, Flaminia s’adresse au Prince (« Eh ! seigneur ne l’écoutez pas ») puis à Trivelin (« Est-on allé chercher Arlequin ? ») dans la même réplique (l. 128-133). Ensuite s’installe, comme pour répondre à l’échange entre Trivelin et le Prince, un dialogue entre le Prince et Flaminia, tandis que l’intervention de Trivelin (« Oui, mais si elle ne le voit, l’esprit lui tournera ») n’est qu’un écho de la position de Flaminia. En donnant un ordre à la 3e personne du subjonctif et en employant le pronom « on » (« qu’on l’arrête autant qu’on pourra »), puis en utilisant une 2e personne du pluriel ambiguë (Flaminia ? Flaminia et Trivelin ?), le Prince élargit à nouveau l’échange. Après deux répliques entre le Prince et Trivelin (« Il n’y a qu’à […] »/« Non, la loi […] »), nous assistons à nouveau à un dialogue entre le Prince et Flaminia. Trivelin n’intervient qu’après le départ du Prince pour introduire Lisette. C’est donc avec beaucoup de souplesse et de naturel que la parole circule dans cette scène d’exposition. On remarque que les personnages occupent chacun une place importante et que le Prince (l’autre volet de l’exposition après Silvia) a un rôle central. w La souplesse séduisante de la scène repose sur l’insertion du dialogue triangulaire dans le fil de l’exposition, ainsi que sur l’équilibre des temps de parole et le choix de la diversité quant à la longueur des répliques. Cette diversité est aussi celle des modalités. On relève des phrases interrogatives qui visent à lancer ou relancer le dialogue : « que dit-elle ? » au début de la scène ; « Silvia vous connaît déjà, sans savoir que vous êtes déjà le Prince, n’est-il pas vrai ? » pour informer le spectateur de la double identité du Prince et appeler une explication complémentaire. On trouve également de nombreuses phrases injonctives – ce qui n’est pas surprenant dans la bouche des meneurs de jeu. La diversité est aussi celle des registres – ce qu’expriment les didascalies. Au début de la scène, le Prince, ayant entendu le compte

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La Double Inconstance – 7

rendu de Trivelin, « rêve tristement ». Un peu plus loin, le ton est différent et l’on entend Flaminia s’exclamer « en riant ». Les marques de l’oralité, telles que l’interjection « eh ! » ou la forte présence des apostrophes et des adverbes « oui » et « non », rendent naturelle et vivante cette scène d’exposition. On pourra remarquer également la brièveté des phrases et l’abondance des points-virgules qui matérialisent le plus souvent une écriture en asyndète. Séduisant par son naturel et son dynamisme tout en délivrant les informations nécessaires, la scène 2 relève avec souplesse le défi de l’exposition.

Les informations quant à l’intrigue x Le naturel passe par l’illusion d’un relief ; en effet, comme la scène 1 qui affirme que la résistance de Silvia dure depuis deux jours, la scène 2 crée une épaisseur temporelle en évoquant différents événements passés. Le plus ancien est évoqué par le Prince au passé simple et relève du genre de la pastorale ; il s’agit de la première rencontre avec Silvia sous une identité falsifiée. Au cours de cette réplique, l’alternance de l’imparfait et du passé simple fait place à un passé composé qui introduit une durée et noue l’événement initial à la situation présente : « Je l’ai vue cinq ou six fois de la même manière. » Comme il a déjà été question de séparer Silvia d’Arlequin, le « je n’ai pu la faire renoncer à Arlequin » se fait un écho des propos déterminés de Silvia dans la scène 1 mais aussi de la résolution de Flaminia : « ainsi continuons, et ne songeons qu’à détruire l’amour de Silvia pour Arlequin ». Le verbe continuer employé par Flaminia ici contribue aussi à créer l’illusion de réalité. D’autres événements au passé composé s’inscrivent également entre la rencontre initiale et le présent du dialogue. Ce sont des faits secondaires qui émaillent la scène et font miroiter l’illusion. On peut relever « J’ai déjà dit la même chose au Prince » qui, dans la bouche de Flaminia, dessine une rencontre antérieure entre les deux personnages. Il est aussi fait allusion à cette rencontre lorsque Flaminia dit : « Seigneur, je vous ai déjà dit qu’Arlequin nous était nécessaire. » Et lorsque Flaminia demande : « Est-on allé chercher Arlequin ? », cette interrogation montre que la stratégie expliquée dans la scène est déjà en place – ce qui sera confirmé par la dernière réplique de Flaminia concernant la venue attendue de Lisette. La stratégie suppose aussi de différer la rencontre entre le Prince et sa prisonnière et Flaminia crée l’illusion d’une scène dans laquelle Silvia aurait été informée de ce report : « on l’a déjà prévenue que vous ne la verriez pas sitôt ». Le pronom « on » ajoute une touche de mystère ; le spectateur se demande combien de personnes sont au service des intérêts du Prince dans cette intrigue. La scène 2 nous donne des informations quant à l’intrigue en nous montrant que la situation présente s’enracine dans une épaisseur temporelle dont le point d’origine serait la première rencontre entre le Prince et Silvia, l’amour d’Arlequin et de la jeune fille semblant s’inscrire en toile de fond comme dans un temps non daté. y La scène 2 dresse le bilan de la scène 1 et vient souligner la détermination de Silvia. Trivelin, au début de la scène, après avoir refusé de rapporter les propos de Silvia, esquisse un compte rendu de la rencontre qui vient d’avoir lieu. Pour éviter un rapport au discours indirect demandé pourtant par le « dis toujours » du Prince, Trivelin procède par petites touches. Une énumération de substantifs, autour desquels s’organisent cinq groupes nominaux, précède un récapitulatif : « voilà l’abrégé de ses dispositions ». D’abord les substantifs se rapportent à l’amour de Silvia pour Arlequin, puis il s’agit de ses sentiments envers le Prince. Le rejet du ravisseur est souligné par l’emploi de trois substantifs se rapportant au Prince contre deux concernant Arlequin, ainsi que par les intensifs « nulle », « force » et « violent ». La réplique est destinée au Prince et Trivelin cherche à le détourner de ses projets comme on le voit dans la conclusion tirée du récit : « le meilleur serait de la remettre où on l’a prise ». Le compte rendu est elliptique et l’accent est mis sur la double leçon à déduire des propos de Silvia. Les paroles de la jeune fille ne sont pas rapportées directement et Trivelin dégage le sens de la scène. Cette démarche se justifie dans le cadre de l’intrigue car elle est censée éviter au Prince un récit douloureux. L’ellipse, soulignée par l’énumération de substantifs sans déterminants, s’explique par une volonté de ne pas insister sur la scène qui vient d’avoir lieu. Ce n’est pas tout bien sûr : le dramaturge ne veut pas lasser le spectateur et il convient simplement de mettre en relief l’attitude de Silvia afin que le spectateur comprenne bien son amour pour Arlequin et son rejet du Prince, deux sentiments qui vont être le point de départ de la stratégie de Flaminia.

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Réponses aux questions – 8

U Si la scène prend appui sur des événements antérieurs, tels que la première rencontre de Silvia et du Prince ou la scène précédente, elle annonce également ce qui va se passer. On peut mentionner le futur imminent de l’arrivée de Lisette (« la voilà qui entre »), mais il s’agit surtout du projet de Flaminia qui s’exprime au futur. Le mode indicatif de la certitude donne sa force à la stratégie en la présentant comme indubitablement efficace. « Je saurai bien la ranger à son devoir de femme », dit Flaminia, affirmant que Silvia, quoi qu’ait pu dire Trivelin, est aussi animée par l’amour-propre et la vanité. Trivelin, au contraire, refuse cet avenir lorsqu’il dit : « n’allons pas plus loin ». C’est un personnage subalterne et le futur (avec sa valeur de certitude) lui semble interdit. Il ne peut l’envisager qu’au conditionnel, qu’émettre une suggestion : « le meilleur serait de la remettre où on l’a prise ». Seuls les personnages dominants s’autorisent à tracer l’avenir de Silvia et d’Arlequin de façon certaine. C’est le cas – on vient de le voir – de Flaminia ; c’est aussi celui du Prince : « Je vous avoue, Flaminia, que nous risquons beaucoup à lui montrer son amant, sa tendresse pour lui n’en deviendra que plus forte. » L’hypothèse est ici exprimée au futur car le Prince représente l’autorité. Un peu plus loin, futur et impératif se rejoignent et l’on voit bien alors que, dans la bouche des meneurs de jeu, l’avenir s’évoque de manière injonctive. Dire ce qui sera, c’est décider de ce qui sera : « Oui, qu’on l’arrête autant qu’on pourra, vous pouvez lui promettre que je le comblerai de biens et de faveurs, s’il veut en épouser une autre que sa maîtresse. » À la fin de la scène, une réplique de Silvia conjugue également le futur et le pouvoir : « je me charge du reste, pourvu que vous vouliez bien agir comme je voudrai ».

Les informations quant aux personnages V Les trois personnages en présence ne se situent pas sur la même marche de l’échelle sociale. Le Prince domine et Trivelin n’est qu’un instrument. Trivelin vouvoie le Prince et utilise à plusieurs reprises l’apostrophe « seigneur », alors que le Prince le tutoie (« dis toujours »). Flaminia occupe une position intermédiaire. Elle et le Prince se vouvoient mais elle emploie, comme Trivelin, l’apostrophe « seigneur », alors que le Prince l’appelle par son prénom. D’autres indices peuvent être relevés. Flaminia évoque la position politique du Prince (« Silvia vous connaît déjà, sans savoir que vous êtres le Prince, n’est-il pas vrai ? »), au moment où le Prince venait de mentionner lui-même son autorité en recourant à l’expression « mes sujettes ». L’impératif « qu’on l’arrête » est également un signe du pouvoir tout comme la possibilité d’accorder « biens » et « faveurs » à Arlequin ou « reconnaissance » infinie à Flaminia. Par ailleurs, la réplique de Trivelin « Il n’y a qu’à réduire ce drôle-là, s’il ne veut pas » révèle un personnage sans nuance à la différence de Flaminia. Cette dernière a recours aux impératifs comme le Prince. W Le Prince incarne l’autorité politique. Il exerce un pouvoir absolu qui s’est manifesté par l’enlèvement de Silvia et d’Arlequin. Il utilise des impératifs et n’entend pas renoncer à son projet malgré les conseils de Trivelin et le compte rendu de la scène 1. Il utilise sa fortune et sa position pour parvenir à ses fins : il promet « biens » et « faveurs » à Arlequin puis à Flaminia (« ma reconnaissance »). Mais son pouvoir se heurte à l’échec : « je n’ai pu la faire renoncer à Arlequin ». Sa vision de la conduite à adopter n’est pas partagée par Flaminia et Trivelin, et ce n’est pas lui qui a le dernier mot dans le débat. En effet, lorsqu’il dit : « nous risquons beaucoup à lui montrer son amant, sa tendresse pour lui n’en deviendra que plus forte », Flaminia et Trivelin lui assurent le contraire et il se range aussitôt à leur opinion : « Oui, qu’on l’arrête autant qu’on pourra. » On a l’impression que le Prince hérite des jeunes gens inexpérimentés de la comédie latine ou de celle de Molière. Il est plus habile lorsqu’il s’agit d’exprimer son amour (« Et c’est ce prodige qui augmente encore l’amour que j’ai conçu pour elle » – le récit de la première rencontre) que lorsqu’il faut élaborer une stratégie. Il fait alors confiance à un personnage subalterne, Flaminia, qui, elle, hérite des servantes et intrigantes de la comédie. C’est donc plutôt Flaminia qui mène le jeu. Elle entend exercer une autorité sur Silvia (« je saurai bien la ranger à son devoir de femme ») mais aussi sur le Prince lui-même (« je me charge du reste, pourvu que vous vouliez bien agir comme je voudrai »). Elle décide de la stratégie à adopter et paraît déplacer les autres personnages comme des pions. Elle demande : « Est-on allé chercher Arlequin ? » – ce qui fait de l’amant de Silvia un objet de sa stratégie. Et il en va de même pour Lisette à la fin de la scène. Trivelin est aussi à ses ordres, comme on le voit lorsqu’il est question d’aller chercher Arlequin ou, plus nettement encore, lorsqu’elle emploie à son intention l’impératif dans sa dernière réplique : « Toi, Trivelin, va-t’en dire à ma sœur qu’elle tarde trop à venir. » Flaminia mène donc le jeu, un jeu au service des désirs du Prince. Ce dernier accepte de lui obéir et l’on trouve trace ici de l’inversion des valeurs caractéristiques de la comédie (cf. question suivante).

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La Double Inconstance – 9

Les repères et leur détournement

Les ressorts de la comédie X Le Prince exerce bien une autorité et l’enlèvement de Silvia en est la preuve. Il entend épouser « une de ses sujettes » et peu lui importe que celle-ci en aime un autre. Pour parvenir à ses fins, il s’appuie sur deux personnages qui lui sont acquis : Flaminia et Trivelin. Tel est le schéma de l’intrigue. Mais sous la plume de Marivaux, qui connaît bien les ressorts de la comédie et les canevas de la commedia dell’arte, on voit s’inverser les valeurs : c’est Flaminia, comme on l’a montré en réponse à la question précédente, qui mène le jeu. Elle se permet de critiquer les choix stratégiques du Prince et impose son propre plan. Elle peut aussi prendre les rênes en demandant au Prince de se soumettre à ses décisions. C’est elle qui se fait l’arbitre des positions, comme on le remarque lorsqu’elle dit au Prince : « Vous avez raison. » Le Prince venait juste de définir son pouvoir politique et Flaminia se pose alors en juge suprême. Nous sommes bien là dans la situation d’inversion caractéristique de la comédie et, de manière plus générale, de la littérature populaire, comme Mikail Bachktine a pu l’étudier chez Rabelais. L’inversion est une source efficace de comique : on ne résiste pas à la scène des Fourberies de Scapin dans laquelle le valet frappe son maître enfermé dans un sac. La dramaturgie de Marivaux est plus subtile car elle se joue des fondements mêmes de la comédie. Si elle a recours au moteur reconnu de l’inversion, c’est pour mieux le détourner. at Flaminia donne des ordres à Trivelin mais également au Prince et c’est elle qui a pris en main le destin de son monarque. À sa manière, elle exerce le pouvoir et les autres personnages n’ont d’autre solution que de se plier ou de se « ranger », pour employer un verbe qui se rapporte à Silvia (« je saurai bien la ranger à son devoir de femme »). Nous relevons là le principe d’inversion qui anime bien souvent la comédie. Mais l’inversion des valeurs s’inscrit dans le cadre d’un conflit. Si Scapin a enfermé son maître dans un sac pour le frapper sans être vu, c’est parce qu’il veut se venger. Il y a conflit. Marivaux détourne le ressort traditionnel de l’inversion en désamorçant les conflits aussitôt qu’ils apparaissent. C’est ce que l’on peut voir en suivant la progression de la scène. Tout d’abord, un conflit s’amorce entre le Prince d’une part et Trivelin et Silvia de l’autre. Ce conflit, qui pourrait être l’objet d’un échange violent chez Molière (comme Dorine s’opposant à Orgon, par exemple), est atténué par les modalisateurs employés par Trivelin : « si j’osais dire ma pensée », « mon sentiment à moi ». Un peu plus loin, c’est le revirement brusque du Prince qui désamorce le conflit. Après avoir déjà atténué son opposition à la stratégie de Flaminia par un « Je vous avoue », il se range à son avis avec un « oui » et un impératif (« qu’on l’arrête autant qu’on pourra ») qui s’avère être, autant qu’une expression de son pouvoir absolu, une soumission au plan de Flaminia. Le conflit latent réapparaît lorsque le Prince s’oppose à Trivelin (« Non, la loi qui veut […] ») mais il est alors désamorcé par Flaminia qui approuve le Prince (« Vous avez raison ») et l’amène sur son terrain favori : le récit de ses rencontres avec Silvia. La scène s’achève sur le mode du consensus lorsque le Prince dira : « J’y consens. » Le conflit traditionnel entre le maître et son valet, cadre nécessaire de l’inversion des valeurs dans la comédie, est bien mis en place dans la scène 2 mais il est sans cesse désamorcé et l’on voit bien que Marivaux se joue des codes de la comédie autant que de la hiérarchie sociale.

Le sentiment amoureux ak Le personnage de Silvia et le sentiment amoureux sont idéalisés dans la scène 2 par Trivelin et le Prince. Trivelin, après avoir fait le compte rendu de la scène précédente, fait l’éloge de Silvia en utilisant un champ lexical de l’extraordinaire : « extraordinaire », « point naturel », « une espèce à nous inconnue », « un prodige ». Silvia est opposée aux femmes bien réelles : « avec une femme nous irions notre train ». Et ce qui motive ce semblant d’explication surnaturelle de la scène 1, c’est non pas l’intensité de l’amour de la jeune fille pour Arlequin, mais plutôt sa capacité à refuser ce qu’on lui propose. Au nom de l’amour, Silvia n’est pas vénale : voilà ce qui surprend Trivelin. Cette idéalisation de la jeune fille est aussi une critique des femmes : si la constance de Silvia est un « prodige », c’est que les autres femmes se laissent séduire par les « biens » et les « faveurs ». Flaminia et le cours des événements qu’elle dirige se chargeront de montrer que Silvia n’est pas différente des autres femmes. Le Prince fait lui aussi un éloge de Silvia et cet éloge s’appuie sur le portrait dressé par Trivelin. Le Prince aime une jeune fille extraordinaire et c’est sur la différence que repose le sentiment amoureux. « Et c’est ce prodige qui augmente encore l’amour que j’ai conçu pour elle », dit-il en se faisant l’écho de

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Trivelin. Le récit de la première rencontre est aussi prétexte à une évocation idéalisée de la jeune fille et du sentiment amoureux. Le cadre joue un rôle important ; la scène se déroule loin du palais, à l’occasion d’une chasse, près de la maison de Silvia. Le Prince est « écarté de [sa] troupe » ; il a perdu son identité et n’est plus qu’un « simple officier du palais ». La simplicité, implicitement opposée aux artifices du palais que le Prince utilise pourtant pour parvenir à ses fins, est le maître mot de la scène : Silvia frappe le Prince par sa « simplicité » et ce qu’elle lui offre est simple également puisqu’il s’agit de l’eau pour étancher sa soif. La rencontre est un coup de foudre, comme le suggère, dans son sens fort, le participe « enchanté » qui rime avec « beauté » et « simplicité ». Le déroulement de la scène est simple lui aussi, puisque, sans la mise en place d’une quelconque stratégie, le coup de foudre est suivi d’une déclaration : « et je lui en fis l’aveu ». La conjonction « et » a ici une fonction autant logique que chronologique. Dans le monde simple de Silvia, la transparence (celle de l’eau servie à boire ?) est de rigueur et il est donc évident que l’aveu suive immédiatement le coup de foudre. On peut dire également que la rencontre est placée sous le signe du désir satisfait. Le Prince a soif et Silvia lui donne à boire. La jeune fille ne demande rien, n’attend rien : elle offre. Cette scène de première rencontre, idéalisée, dans la tradition de la pastorale, est confortée par sa réitération : « Je l’ai vue cinq ou six fois de la même manière. » Mais progressivement le désir satisfait de la première rencontre se transforme en insatisfaction et la scène initiale, lorsqu’elle est rejouée (« quoiqu’elle m’ait traité avec beaucoup de douceur », comme lors de la partie de chasse), n’enchante plus le Prince car son désir, devenu tout autre, n’est pas satisfait : « je n’ai pu la faire renoncer à Arlequin ». al Comme on l’a vu en réponse à la question précédente, l’éloge de Silvia par Trivelin fonctionne de manière paradoxale puisqu’il se double d’une critique sévère des femmes, critique à laquelle souscrit Flaminia lorsqu’elle affirme que Silvia, aussi fortes que soient ses protestations de fidélité, n’est pas différente des autres et ne saurait échapper à l’amour-propre et à la vanité. On a même l’impression que la pièce va s’ingénier justement à montrer que la femme ne saurait être idéalisée. Même en quittant l’univers artificiel du palais (de la Cour, entendons-nous) et en choisissant la jeune fille la plus simple et la plus fidèle, on n’échappe pas à l’emprise de l’amour-propre. Du côté du Prince, un autre élément vient remettre en cause cette idéalisation : c’est le même personnage qui fait l’éloge de la transparence (cf. réponse précédente) et qui a enlevé la jeune fille ! Le naturel et le spontané de la première rencontre ont fait place à la violence. Le Prince a rencontré Silvia en s’écartant de ses troupes, loin du palais, à l’occasion d’une scène toute bucolique. Une belle histoire de prince et de bergère… Mais ce n’est pas ainsi que les choses se passent. N’oublions pas que le Prince était à la chasse, une quête qui s’accomplit par la violence et qui est bien différente de la soif que l’eau offerte par la jeune fille a pu satisfaire. La chasse, Silvia : le Prince agit selon son bon plaisir et son comportement n’est pas sans rappeler celui des libertins. On pense aux Liaisons dangereuses, lorsqu’il s’agit de dresser un plan pour satisfaire son désir, et même à Sade, puisqu’il est question de rapt et d’enfermement. Dans ces conditions, on ne saurait croire totalement à la simplicité et à la pureté de l’amour du Prince. Certes, en se faisant passer pour un « simple officier du palais », il cherche à se faire aimer pour lui-même, dans sa vérité, et non pour ce qu’il représente socialement. Mais les méthodes qu’il emploie, de l’enlèvement à l’élaboration froide d’une stratégie de destruction (« ne songeons qu’à détruire l’amour de Silvia pour Arlequin », dit Flaminia avec l’approbation du Prince), contribuent à désacraliser l’amour passionnel évoqué à l’occasion du récit de la première rencontre. De la même manière que, pour Silvia, on a l’impression qu’il s’agit ici de montrer, en choisissant un Prince sensible à la simplicité et à la transparence, que les hommes n’échappent pas à la violence. Dans l’acte III, Arlequin saura rappeler au Prince et au spectateur l’existence de cet enlèvement sur lequel repose le jeu de la double inconstance. am Apparemment, on oppose avec le Prince et Flaminia deux conceptions de l’amour : une vision idéalisée et une vision pragmatique. Mais la scène ne présente pas deux personnages opposés ; tous deux en effet sont à la recherche d’une stratégie. En tant que meneurs de jeu, ils partagent nécessairement une conception d’un amour dans lequel le calcul et la force ont leur place, un amour où la femme est un objet que l’on doit « ranger » à son devoir. Si le Prince souscrit à l’éloge de Silvia fait par Trivelin en reprenant le terme « prodige » et en s’opposant de ce fait à Flaminia, il n’en demeure pas moins qu’il est prêt à tout pour séparer la jeune fille d’Arlequin (« vous pouvez lui promettre que je le comblerai de biens et de faveurs »). Celui qui a décidé de se faire aimer pour lui-même, en « simple officier du palais », n’hésite pas à recourir à ses prérogatives de monarque : l’autorité ou la fortune.

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La Double Inconstance – 11

Le pouvoir an L’étude précédemment conduite a rappelé que l’amour du Prince, même s’il s’affiche pur et simple, repose sur la violence, celle de l’enlèvement et celle de la stratégie. Le Prince exerce un pouvoir. On l’a entendu employer l’impératif, parler de « ses sujettes », accepter les marques de respect de Trivelin et de Flaminia. Et si Flaminia mène le jeu, c’est au service des désirs du Prince et non dans son intérêt propre, à moins qu’elle ait à cœur de démontrer qu’aucune femme n’échappe à l’amour-propre, même pas Silvia. Le Prince quitte la scène avant les autres, comme s’il laissait à Flaminia et à Trivelin le souci de la mise en pratique. Il est celui qui dirige, celui qui ordonne et non celui qui exécute. C’est pour cela qu’il n’envisage pas encore de rencontrer Arlequin et qu’il demande à un « on » anonyme de transmettre ses propositions : « qu’on l’arrête autant qu’on pourra […]. » ao L’intrigue se déroule dans un univers imaginaire, un royaume sans nom. Cela n’empêche pas, bien au contraire, une réflexion sur le pouvoir en place. Le Prince prononce une réplique fort intéressante à ce propos : « la loi qui veut que j’épouse une de mes sujettes me défend d’user de violence contre qui que ce soit ». Le pouvoir est posé et en même temps borné par une loi. Le Prince a des « sujettes » mais c’est la loi qui « veut ». Le pouvoir n’appartient pas au monarque et la force est proscrite. Il est question ici d’Arlequin. Mais on ne peut s’empêcher de penser à Silvia. La violence a bien été employée à son égard et aucun des trois personnages en présence ne semble remarquer l’incohérence du propos tenu. Le Prince doit se soumettre à la loi mais il est Prince et peut ne pas s’y soumettre… Arlequin pointera cette contradiction dans l’acte III. Marivaux nous met sur la voie d’une réflexion sur le pouvoir politique. En effet, la dédicace de la pièce nous invite à voir dans ce royaume imaginaire une représentation stylisée non pas du système français, mais des débats occasionnés par ce système. Il y est question du pouvoir absolu et de ses limites. On pourrait même penser à une image du monarque éclairé, lorsque le Prince pose les limites de son autorité et que Flaminia évoque la raison (« vous avez raison »). Mais Marivaux nous montre en même temps les abus du pouvoir. Le principe de plaisir semble gouverner et tous les moyens sont bons pour le satisfaire, quoi que veuille la loi… ap Sous le couvert d’un dialogue léger se déroulant dans un royaume imaginaire, Marivaux met en scène les repères de ses contemporains pour mieux les brouiller et semer le doute. En effet, l’amour transparent du Prince évoqué dans le récit de la première rencontre, la fidélité incorruptible de Silvia soulignée par Trivelin, l’autorité politique consciente de ses limites sont affichés comme pour installer le spectateur sur un terrain de connaissance. Mais les valeurs sont subtilement détournées. L’autorité est tempérée par la loi mais c’est tout de même le bon plaisir du Prince – un Prince que l’on voit davantage chassant et faisant sa cour à une villageoise que gouvernant son royaume – qui est le principe moteur. La violence est proscrite mais elle est tout de même en vigueur dès lors justement qu’il s’agit de satisfaire les désirs du monarque. Et Flaminia représente bien la Cour, une Cour qui loin de dénoncer les incohérences du Prince les approuve : « Vous avez raison. » La raison est bien un critère au Siècle des lumières et l’on a entrevu la silhouette du despote éclairé mais ici elle est un masque, une illusion. Nous ne sommes pas si loin des Animaux malades de la peste, fable dans laquelle La Fontaine analyse les liens complexes qui unissent la Cour et le roi. Et, dans la pièce comme dans la fable, il y a une victime. Bien entendu, le ton n’est pas le même. On ne meurt pas chez Marivaux et Silvia deviendra une victime consentante. La vérité est elle aussi une valeur affichée. En effet, le Prince veut se faire aimer pour lui-même et apprécie par-dessus tout la simplicité de la jeune villageoise. Mais, dès le départ, la dissimulation est de mise et le Prince se fera passer pour un « simple officier du palais ». Dans quelques scènes, Flaminia se fera passer pour une amie de Silvia. On se déguise et on se masque dans le palais du Prince et Silvia se laissera prendre à ces mirages. Le mensonge triomphe de la vérité. Marivaux n’est pas sans avoir des points communs avec Rousseau ; la société pervertit les cœurs les plus purs et la vérité affichée n’est qu’un idéal inaccessible ou bien un leurre. On a vu que l’amour idéalisé n’est « pas naturel » ; on ne le rencontre pas dans le royaume imaginaire du Prince. Il n’existe pas, malgré la démonstration conduite dans la scène 1. Dans la scène 2, en dépit des propos tenus par le Prince, l’amour est affaire de pouvoir, de désir et de plaisir, quitte à priver l’autre de sa liberté en le réduisant à l’état d’objet. À une idéalisation de l’amour et de la femme se substitue un constat proche de celui de La Rochefoucauld dans ses Maximes : l’homme est gouverné par la vanité et l’amour-propre. Il n’échappe pas à sa définition. Comme le clame Flaminia, Silvia doit se « ranger à son devoir de femme ». Son « devoir », c’est ici son statut mais aussi son essence même. « Elle

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Réponses aux questions – 12

a un cœur, et par conséquent de la vanité » : le présent de vérité générale et le connecteur logique soulignent l’universalité de la définition. L’idéal esquissé par Trivelin et repris par le Prince dans sa rêverie bucolique n’a cours que dans les « contes de fées » ou dans les pastorales. La réalité est bien différente et Marivaux entend la représenter dans le miroir que constitue son palais imaginaire.

◆ Lectures croisées et travaux d’écriture (pp. 21 à 29)

Examen des textes et de l’image u À l’image de ce qu’il fait souvent dans l’ensemble de ses récits de géants, Rabelais, dans ce passage, donne à ses personnages une dimension plus humaine que gigantesque. Alors que, par ailleurs, on verra Gargantua faire tomber en se peignant les « boulletz d’artillerye » accrochés à « ses cheveulx » (chap. XXXVII), le chapitre XXVIII, qui constitue le quatrième chapitre consacré à la guerre contre Picrochole, nous présente un roi des plus humains. D’abord, pas de disproportion notable entre Grandgousier et le berger venu lui rendre compte de ce qui se passait. Ensuite, au tout début du passage, le roi se livre à des occupations ordinaires : « se chauffe les couilles », « attendent graisler des chastaines », « faisant à sa femme et famille de beaulx contes du temps jadis ». Rabelais, ici comme dans toute son œuvre, met l’accent sur la dimension physique de la condition humaine : « le souper », « les couilles », les « chastaines » ; Grandgousier n’est surtout pas un homme au-dessus des autres, différent de nature, et Rabelais insiste sur tout ce qui le rattache à la tradition collective : la scène des « chastaines », « sa femme et famille », les « beaulx contes du temps jadis ». On est bien loin de l’image royale qui prévaudra dans la seconde moitié du XVIIe siècle. Le discours de Grandgousier, en réponse à la démarche du berger, manifeste également des qualités qui ne sont pas celles d’un héros de chevalerie : Grandgousier s’interroge (les interrogatives se multiplient), fait appel à Dieu et songe à réunir son conseil. Il rappelle les fondements de son autorité royale : « La raison le veult ainsi, car de leur labeur je suis entretenu et de leur sueur je suis nourry, moy, mes enfans et ma famille. » Son pouvoir s’enracine dans la tradition féodale qui fonde la hiérarchie sociale sur un échange de services. Tout concourt à désacraliser la monarchie, notamment l’évocation de la vieillesse du roi : « mes pauvres espaules lasses et foibles », « ma main tremblante ». Et l’on remarque qu’en définitive la décision – bien modérée – sera prise par le conseil et non par un monarque absolu : « et fut conclud qu’on envoiroit quelque homme prudent devers Picrochole ». La tournure passive sans complément d’agent exprime le caractère collectif de la décision et fait de Grandgousier un homme comme les autres. v Les chapitres XVII et XVIII de Candide se déroulent dans un univers en totale opposition avec le reste du monde. Après avoir subi de terribles malheurs et avant d’en connaître d’autres, Candide pénètre miraculeusement dans un pays « bordé de montagnes inaccessibles » (chap. XVII) pour découvrir un monde littéralement extraordinaire, voire contraire à tout ce qui existe. Voltaire renoue de façon mi-sérieuse, mi-parodique avec la tradition du conte merveilleux. L’exotisme est à la mode : « un tissu de duvet de colibri », des « liqueurs de canne à sucre », « une odeur semblable à celle du gérofle et de la cannelle ». On est surtout frappé par la profusion exprimée par les pluriels, les énumérations, les nombres (« deux cent vingt pieds de haut, et de cent de large », « mille musiciens », mille colonnes »…) et par l’évocation d’un espace rempli (« jusqu’aux nues », « grande place », « toute pleine d’instruments de mathématique et de physique »). La richesse est également une des caractéristiques de l’Eldorado et souvent il n’est pas de nom pour désigner les matériaux employés tant ils sont extraordinaires et précieux : « il est impossible d’exprimer quelle en était la matière », « une espèce de pierreries », « une odeur semblable à celle du gérofle et de la cannelle ». Le monde merveilleux imaginé par Voltaire est éminemment civilisé et la nature n’y a de place que domestiquée et utilisée (le « tissu de duvet de colibri », « les fontaines d’eau rose »…) : le monde extraordinaire est urbanisé et cultivé ; les « édifices publics » y occupent une place essentielle ; l’art n’est pas absent (l’architecture et la musique) et la science, représentée par les « instruments de mathématique et de physique », a le dernier mot. Le caractère extraordinaire du royaume est paradoxalement souligné par son aspect ordinaire : « sur ces cailloux, et sur ce sable que nous nommons or et pierreries », « chacune de mille musiciens, selon l’usage ordinaire », « qui coulaient continuellement ». Ce monde extraordinaire, dans la tradition populaire du carnaval, peut être lu comme un monde à l’envers ; c’est ainsi qu’au lieu de saluer le roi avec force révérences, on doit « le baiser des deux côtés ».

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La Double Inconstance – 13

Comme dans une farce, « Candide et Cacambo sautèrent au cou de sa Majesté ». Mais le rire et le merveilleux n’ont pas comme unique fonction de nous divertir ; l’utopie tend un miroir au réel. w Ce que le lecteur du XVIIIe siècle lit dans le miroir de l’utopie, c’est un écart ; en mesurant la distance qui sépare le réel de l’univers merveilleux de l’Eldorado, il pose un regard critique sur son environnement car le monde plein du pays inaccessible dessine en creux la réalité. La richesse déployée et – les chapitres XVII et XVIII le montrent – partagée souligne la misère de La France. La place accordée aux arts et aux sciences dénonce leur rôle insuffisant dans la politique royale. Le Siècle des lumières prône le développement des sciences et la suprématie de la raison. L’absence utopique de cour de justice et de prison vient souligner les insuffisances d’une société qui ne parvient pas à satisfaire tout le monde. De même, la cérémonie qui consiste à embrasser le roi sur les deux joues critique implicitement un monarque de droit divin, inaccessible, prisonnier d’une étiquette. Lorsqu’on lit que le roi « les pria poliment à souper », on ne peut s’empêcher de penser aux cérémonies de la cour de Versailles inaugurées par louis XIV. x Sade oppose deux royaumes, celui de Butua (une contre-utopie), dans lequel règne la violence exercée par un despote, et celui de Tamoé (une utopie), dans lequel s’expriment les valeurs des Lumières. Cette opposition se lit notamment dans le sort réservé aux femmes. Le texte D expose un monde où les femmes sont réduites à l’état d’objet. Le despote « forme lui-même ces classes à mesure qu’il reçoit les femmes de celui qui les lui choisit » : à trois reprises (« ces classes », « les femmes », « les »), les femmes sont grammaticalement des compléments d’objet ; elles sont choisies, classées puis utilisées selon leur âge et leurs caractéristiques physiques : « les plus grandes, les plus fortes, les mieux constituées », « tout ce qu’il y a de plus délicat et de plus joli depuis l’enfance jusqu’à seize ans ». La famille du verbe servir, à laquelle appartiennent par ailleurs les mots servus (en latin, « esclave »), servantes et serviles, définit le rôle des femmes, quels que soient leur âge et leur aspect physique. Les plus âgées et « les mieux constituées » sont destinées au « service intérieur du palais » (« les travaux des jardins, et généralement toutes les corvées ») ; les femmes de la troisième classe « servent aux sacrifices : c’est parmi elles que se prennent les victimes immolées à son dieu ». La « quatrième classe », qui comprend « tout ce qu’il y a de plus délicat et de plus joli », « sert plus particulièrement à ses plaisirs ». Ainsi la séparation en classes n’induit pas un sort différent, comme le souligne d’ailleurs Sarmiento : « Malgré ces divisions, reprit le Portugais, toutes ces femmes, de quelques classes qu’elles soient, n’en satisfont pas moins la brutalité de ce despote ». La violence est en effet le triste dénominateur commun de ces classes ; certaines femmes sont destinées à être immolées, toutes (« il en emploie souvent un grand nombre dans le même jour ») sont battues (« cent coups d’étrivières ») avant de satisfaire les désirs sexuels du despote. Le texte E présente un univers en tout point contraire au précédent. De manière générale, la structure rigide évoquée dans le texte D (les classes, les hommes chargés de choisir les femmes ou de donner les coups de fouet) a fait place à la spontanéité des relations : « Cet homme respectable, venu pour nous recevoir lui-même à la porte de son palais, fut indifféremment abordé par tous ceux qui nous guidaient ou nous accompagnaient. » Le texte E ne présente pas particulièrement le sort des femmes, comme le texte D, mais elles apparaissent à la fin du passage entourant le roi : « Six femmes, fort belles, en entouraient une d’environ soixante ans, et toutes se levèrent à notre arrivée. Voilà ma femme, me dit Zamé en me présentant la plus vieille ; ces trois-ci sont mes filles ; ces trois autres sont nos amies. » S’il existe des catégories comme dans la contre-utopie, elles se définissent non pas par une forme particulière de service (entendons : d’esclavage) mais par un lien de parenté ou d’affection : « ma femme », « mes filles », « nos amies » ; le déterminant possessif installe ici une proximité affective et non un rapport de possession. y Rabelais dans Gargantua et Sade dans Aline et Valcour opposent deux rois : un despote dépourvu de raison et un monarque sage dont les qualités sont avant tout ordinairement humaines. Picrochole et le despote de Butua incarnent tout ce que l’on pourrait reprocher à un roi. C’est le berger qui, dans Gargantua, évoque les exactions de Picrochole : « les excès et pillaiges que faisoit Picrochole, roy de Lerné, en ses terres et dommaines ». Picrochole est désigné comme roi et il est le sujet grammatical d’une énumération de verbes exprimant débordements et violences. De même, le despote qui règne sur Butua exerce une violence et soumet son entourage (les femmes mais aussi les hommes qui sont ses agents) à son pouvoir par la force, comme le suggèrent les cent coups d’étrivières destinés à désigner la favorite du moment. À l’opposé, Grandgousier et Zamé représentent le roi idéal et, de l’humanisme de Rabelais aux valeurs des Lumières, on retrouve les mêmes qualités humaines. Le monarque n’est pas au-dessus des autres hommes et on peut l’approcher ; c’est ce que souligne le début du texte E et c’est aussi ce que l’on voit

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Réponses aux questions – 14

avec le berger qui vient sans façon s’adresser à Grandgousier. Le roi idéal n’exerce pas un pouvoir absolu, il prend conseil comme Grandgousier et affiche des qualités simplement humaines. Dans les deux textes, on le voit entouré de sa famille et son grand âge est signe de sagesse. En cela, il se démarque des souverains européens, comme le fait remarquer Sade en faisant parler Zamé : « On vous a dit que j’étais le chef de cette nation, et vous êtes tout surpris qu’à l’exemple de vos souverains d’Europe, je ne fasse pas consister ma grandeur dans la morgue et dans le silence. Et savez-vous pourquoi je ne leur ressemble point ? C’est qu’ils ne savent qu’être rois, et que j’ai appris à être homme. » Dans les deux textes, l’accent est mis sur la simplicité : Grandgousier est présenté en train de faire griller ses châtaignes et l’on apprend à propos du palais de Zamé que « les meubles en étaient simples et propres ». Cette simplicité est une image du raisonnable opposé à la démesure de Picrochole, du despote de Butua et peut-être aussi des monarques européens auxquels Sade fait allusion. Paradoxalement, dans le monde de la démesure qu’est celui des géants, le raisonnable et le mesuré s’entendent dans les propos de Grandgousier : « Ce non obstant, je n’entreprendray guerre que je n’aye essayé tous les ars et moyens de paix. » U De même que les textes B, D et E opposent le monarque belliqueux et déraisonnable au souverain qui gouverne avec sagesse, les défauts du premier soulignant les qualités idéales du second, de même la gravure liminaire des Cinq Cents Millions de la Bégum met en image une utopie (France-Ville) et une contre-utopie (la cité guerrière de Herr Schultze). Le médaillon de gauche représente la ville idéale et l’on voit bien un village français (bien que la ville soit implantée aux États-Unis) serré autour de son clocher. L’environnement naturel que constituent les pentes douces à l’horizon et les façades claires exprime une douceur de vivre en tout point contraire à l’atmosphère qui se dégage du médaillon de droite. Le ciel clair et la luminosité naturelle ont fait place à l’obscurité (ciel et bâtiments). La verticalité rassurante et fédératrice du clocher trouve son écho dans les cheminées multiples qui se dressent comme autant de tours de Babel agressives. Le décor naturel a disparu et l’industrie occupe l’intégralité de l’espace. Le médaillon central reprend le noir métallique du paysage industriel dans le canon. L’arme est pointée vers France-Ville et le lecteur qui ouvre le livre comprend d’emblée la menace qui plane sur la cité idéale du docteur Sarrazin. Quand l’utopie se contente de la tradition (le village), la contre-utopie est guerrière et conquérante. On voit là transposée la tension qui prépare, après la défaite de 1870, la guerre de 1914-1918 et pressentie la montée des totalitarismes qui déchireront et endeuilleront le XXe siècle.

Travaux d’écriture

Question préliminaire Les cinq textes du corpus posent le décor d’un royaume imaginaire, qu’il s’agisse de ceux de Picrochole et de Grandgousier, de celui de La Double Inconstance, de l’Eldorado de Candide ou des pays opposés par Sade dans Aline et Valcour. Dans six contextes différents, un roi est à la tête de ces sociétés imaginaires, qui renvoie au lecteur une image des monarchies réelles ou désirées. Car ces représentations imaginaires du roi permettent à la fois de critiquer les régimes en place et de proposer des valeurs humanistes. Comme dans la gravure placée en ouverture du roman de Jules Verne Les Cinq Cents Millions de La Begum, deux des auteurs réunis dans le corpus jouent explicitement sur l’opposition entre deux royaumes, l’un gouverné par un roi tyrannique (le pays de Picrochole, Butua), l’autre par un monarque raisonnable et humain (Grandgousier, Zamé). Voltaire joue sur la même opposition mais de manière implicite : en effet, les deux chapitres consacrés à l’Eldorado dans Candide s’opposent au reste du conte censé nous donner une image fidèle de la réalité et, de ce fait, la réalité de la monarchie absolue en France se devine en filigrane du portrait du roi de l’Eldorado. Marivaux met en scène, quant à lui, un Prince mi-tyran, mi-raisonnable qui concentre les contradictions soulignées dans les autres œuvres. Les mauvais monarques adoptent un même comportement : ils abusent de leur autorité en s’emparant de territoires qui ne leur appartiennent pas (Rabelais) ou en privant de liberté les femmes de leur royaume (Marivaux et Sade). La violence est leur méthode : le Prince de Marivaux, comme le despote de Butua, a recours à l’enlèvement pour satisfaire ses désirs ; chez Sade, au rapt s’ajoutent les coups de fouet ; et chez Rabelais, le berger dénonce les pillages auxquels se livre Picrochole. La Fontaine, dans Le Loup et l’Agneau et Les Animaux malades de la peste, s’en prend aussi, par le biais d’une argumentation indirecte qui le met à l’abri de la censure, aux exactions des monarques absolus.

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Au contraire, dans les royaumes utopiques que sont le pays des géants, l’Eldorado voltairien, Tamoé et, dans une certaine mesure, les États de La Double Inconstance, les monarques sont humains et respectueux de leurs sujets. Rabelais s’applique à faire de Grandgousier un homme comme les autres, occupé à griller ses châtaignes ; le roi de l’Eldorado prie ses hôtes à souper sans cérémonie ; Zamé, lui aussi, reçoit les voyageurs avec simplicité et bienveillance ; le Prince de Marivaux ne cache pas à sa servante une souffrance et un amour bien humains. Ni protocole, ni étiquette ; le roi n’est pas au-dessus des hommes et, chez Rabelais, il se souvient du fondement de son pouvoir : « La raison le veult ainsi, car de leur labeur je suis entretenu et de leur sueur je suis nourry, moy, mes enfans et ma famille. » Quant à Zamé, en critiquant les monarchies européennes, il rappelle sa nature humaine : « On vous a dit que j’étais le chef de cette nation, et vous êtes surpris qu’à l’exemple de vos souverains d’Europe, je ne fasse pas consister ma grandeur dans la morgue et dans le silence. Et savez-vous pourquoi je ne leur ressemble point ? C’est qu’ils ne savent qu’être rois, et que j’ai appris à être homme. » La construction restrictive de la dernière phrase introduit un renversement qui installe de nouvelles valeurs, les mêmes finalement que celles exprimées par Beaumarchais dans le célèbre monologue de Figaro. L’âge des rois imaginés est un signe de sagesse et l’on voit Grandgousier tenter d’abord de résoudre le conflit par la diplomatie. On le voit également réunir un conseil, même si la décision en définitive lui incombe. Le Prince de Marivaux est jeune, comme l’oblige son rôle d’amoureux, mais il peut aussi faire preuve de modération et de raison en se rangeant derrière les lois de son pays : « la loi qui veut que j’épouse une de mes sujettes me défend d’user de violence contre qui que ce soit ». Ainsi les rois raisonnables de notre corpus soulignent, par contraste, les dérives de la monarchie absolue incarnées par les mauvais monarques et expriment les valeurs de leur temps, de l’humanisme de la Renaissance à la raison des Lumières.

Commentaire On pourra développer le plan suivant :

1. Un royaume extraordinaire A. Un monde merveilleux • L’exotisme à la mode : voir question 2. • Les formes du mélioratif (quantité, richesse) : voir question 2. B. L’expression de la différence par rapport à la réalité • Le jeu des comparaisons qui permettent de définir les éléments de l’Eldorado en se référant à des éléments connus mais en exprimant une différence (quantitative ou qualitative). • Le regard de Candide : le jeu du point de vue étranger permet d’installer une distance et de souligner la différence par rapport au réel et notamment ce qui a été montré dans les chapitres précédents du conte. C. L’expression d’une inversion et les caractéristiques d’une utopie • L’Eldorado se construit en prenant le contre-pied du réel : les cailloux / les pierres précieuses, l’étiquette du palais, les prisons. • Tout concourt à faire de l’Eldorado un monde utopique : des matières inconnues, un urbanisme nouveau, une société opposée à celles que connaissent Candide et Cacambo.

2. L’utopie au service de la critique et de l’expression des valeurs A. La critique du réel en filigrane • Une dénonciation de la misère et de l’importance de l’argent. • Une critique de la monarchie absolue et de l’étiquette. B. Un bonheur inaccessible • Par définition, l’utopie est un non-lieu. • Le statut particulier de l’Eldorado dans Candide : un monde merveilleux au milieu d’un conte cruellement réaliste ; une des fonctions de l’Eldorado est de faire ressortir, par contraste, la noirceur du réel ; le bonheur est un mirage. • Dans le contexte du conte, les hyperboles qui caractérisent l’Eldorado sont suspectes ; relevant du merveilleux du conte traditionnel, elles sont aussi des indices d’une parodie : la société rêvée par Voltaire en est doublement inaccessible, puisque le rêve même n’est qu’un mirage.

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C. Les valeurs des Lumières • Le triomphe de l’homme, un nouvel humanisme : un espace dominé par l’homme (architecture), la place de l’art, de la raison et de la science. • Un monarque éclairé : un roi accessible et accueillant, simplement humain. • Une société où la raison prime sur la violence : absence de prison.

Dissertation

1. La fiction est d’abord un mensonge destiné à plaire A. La fiction est mensonge La fiction met en page un univers qui s’écarte délibérément du réel : le merveilleux du conte, la fiction animalière de la fable, l’inversion utopique, la projection dans l’avenir (la science-fiction). B. La fiction est destinée à plaire • Le plaisir de la distraction : se distraire, c’est littéralement se soustraire au réel pour mieux l’oublier ; la fiction est au service du divertissement. • La séduction par l’émotion : le registre pathétique dans le roman (par exemple, chez Victor Hugo dans Le Dernier Jour d’un condamné ou Claude Gueux) ; le registre tragique au théâtre. • La séduction par le rire : la comédie a une fonction divertissante ; elle nous séduit en nous faisant rire grâce à une vision exagérée ou inversée de la réalité.

2. La fiction peut être un instrument plus qu’une finalité A. La fiction permet de contourner la censure • De nombreux écrivains se sont engagés dans les débats de leurs époques et ont transmis des idées qui les mettaient en péril : Voltaire, Victor Hugo… • Certaines fictions ont été interdites : Le Tartuffe (Molière), Le Mariage de Figaro (Beaumarchais). B. La fiction pour travestir le réel • Les animaux de La Fontaine ont des caractéristiques bien humaines : comportement, société… • Les royaumes imaginaires du corpus ressemblent aux royaumes européens. • Les utopies : Utopia de Thomas More, l’épisode des Troglodytes dans les Lettres persanes de Montesquieu… • Les romans de science-fiction transposent dans le futur des questions bien réelles : Le Meilleur des mondes (Aldous Huxley), 1984 (George Orwell)…

3. La fiction peut être un miroir du réel A. Les romans réalistes ou naturalistes revendiquent ce rôle de miroir • Le roman réaliste de Balzac : une fresque qui donne à voir la société du début du XIXe siècle, qu’il s’agisse de la Province (Eugénie Grandet) ou de Paris (Illusions perdues), de la haute société ou des bas-fonds (Le Père Goriot et Vautrin, Ferragus). • Le roman naturaliste de Zola : le projet d’inspiration scientifique des Rougon-Macquart. B. Certains auteurs ont recours à la fiction pour parler d’eux La fiction est parfois plus parlante et vraie que la vérité elle-même. On peut le voir en lisant W ou le Souvenir d’enfance de Georges Perec ou les romans d’inspiration autobiographique de Marguerite Duras : Un barrage contre le Pacifique, L’Amant, L’Amant de la Chine du Nord. C. La fiction stylise et souligne la réalité • L’analyse psychologique des personnages de fiction met en avant des traits universels : passions, souffrances… • Tout est exacerbé et le dénouement parfois mortel vient souligner les forces exprimées : la mort des héros tragiques, la mort de Madame Bovary…

Écriture d’invention L’attente du sujet est double : la création d’un univers imaginaire, d’une part, et la réflexion sur une situation réelle, d’autre part. Le registre n’est pas précisé, ni le caractère positif ou négatif de la fiction. On pourra valoriser : – la précision de l’évocation du monde imaginaire ;

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La Double Inconstance – 17

– la qualité de la réflexion sur la situation réelle ; – la finesse de la transposition (par exagération, inversion…) ; – l’aptitude à jouer sur l’implicite ; – l’écriture.

S c è n e 4 d e l ’ a c t e I ( p p . 3 3 à 4 0 )

◆ Lecture analytique de l’extrait (pp. 41 à 43)

Une scène d’affrontement u L’échange entre Arlequin et Trivelin présente un discours totalement argumentatif. En effet, Trivelin essaie de persuader Arlequin d’abandonner Silvia au Prince ; à cette fin, il argumente, en assurant, par exemple, qu’il est « écrit là-haut » que Silvia doit être la femme du Prince. Arlequin exprime des objections à tous les arguments de son interlocuteur, les réfutant systématiquement. À la fin de la scène, Trivelin a manqué son objectif. v Trivelin s’adresse davantage à l’affectivité d’Arlequin qu’à sa seule raison. Ainsi il essaie d’éveiller les remords d’Arlequin en évoquant l’affliction du Prince. w Voyant qu’Arlequin n’éprouverait aucun sentiment de culpabilité envers le Prince, l’habile Trivelin invoque alors les ordres du destin : « on lui a prédit l’aventure qui la lui a fait connaître, et qu’elle doit être sa femme ». Il utilise le lexique de l’obligation : « elle doit », « il faut que cela arrive », cherchant ainsi à insuffler à Arlequin, qu’il croit naïf et impressionnable, la crainte de la Providence et, du même coup, un certain fatalisme qui se traduirait par le renoncement à Silvia. Mais Arlequin rebondit sur l’expression « là-haut » et retourne la référence au Destin, à la Providence, contre Trivelin, son objection contenant aussi une menace à peine voilée : « si on avait prédit que je dois vous assommer ». On voit ici que les coups de bâton de la farce ont cédé la place à une joute verbale où celui qu’on pressentait plus faible prend l’avantage, réfute habilement et met les rieurs de son côté. Entrant dans le rôle du tentateur, Trivelin a recours à l’évocation de tous les plaisirs de la chair. Ce sont d’abord les « aimables filles », disponibles pour le mariage. L’agent du Prince joue alors sur l’inconstance possible d’Arlequin. Celle-ci pourrait être stimulée par l’ambition ; c’est pourquoi Trivelin parle de « l’amitié du Prince », allant de pair avec un mariage avec une autre fille du palais. Cette dernière laissant insensible Arlequin, il en vient « aux richesses », immédiatement qualifiées de « babioles » par l’amant de Silvia. Pensant que des choses concrètes sont plus tentantes, il mentionne les maisons de ville et de campagne, les domestiques, puis le luxe d’un carrosse, d’un équipage et de meubles de prix. Tout cela laissant Arlequin indifférent, il reste à Trivelin tout ce qui peut attiser la gourmandise de son interlocuteur : « la bonne chère » et « une cave remplie de vins exquis ». Dans toutes ces répliques, à partir de « nous avons ici d’aimables filles » (l. 342), Trivelin ne s’adresse pas à la faculté de raisonner d’Arlequin mais bien à la sensualité, à l’ambition, au goût du confort et du luxe, à la gourmandise. Mais tous ces sentiments sont encore bien faibles chez Arlequin au regard de son amour pour Silvia. x Trivelin ne s’attendait pas à une telle résistance et à une telle vigueur dans le débat de la part d’un villageois sans instruction. C’est pourquoi il constate, un peu désarmé : « Mais rien ne vous touche, vous êtes bien étrange. » Il sait, par la suite, trouver d’autres objets de tentation, mais, dans l’instant, il ne peut qu’avancer l’argument du plus grand nombre : « cependant tout le monde est charmé d’avoir de grands appartements ». Argument qui n’a rien de convaincant, puisque le goût majoritaire ne réduit en rien celui, « étrange », d’Arlequin, indifférent au luxe. y « […] car il n’aurait que la femme, moi j’aurais le cœur » : telle est l’antithèse avancée par Arlequin, faisant une distinction pleine de justesse entre les sentiments amoureux véritables et la simple personne physique, que serait Silvia, contrainte par le Prince. Arlequin a bien compris que le Prince pourrait posséder Silvia, mais sans avoir son affection ni son assentiment, tandis que lui serait toujours aimé d’elle. U Arlequin fait très justement remarquer qu’en lui laissant Silvia, le Prince « aura fait le devoir d’un brave homme » et qu’une belle action apporte une joie qui compensera l’amour contrarié. Arlequin choisit avec pertinence une objection recourant à la morale, juste après que Trivelin a essayé de lui donner mauvaise conscience.

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Réponses aux questions – 18

V L’amant de Silvia n’a que des termes péjoratifs et méprisants pour ces deux réalités. Les premières sont qualifiées de « babioles », inessentielles, incapables de faire succomber Arlequin. Les seconds sont traités de « canailles » : l’insulte vise bien sûr Trivelin qui importune Arlequin et sur qui le villageois passe sa mauvaise humeur, mais, en même temps, toute la corporation qui n’est pas aimée des paysans. Plus bas, Arlequin les qualifie de « fainéants », exprimant la mentalité villageoise qui oppose les « honnêtes laboureurs » aux domestiques qu’elle juge fourbes, soumis aux caprices des puissants. Paysans et valets sont les deux classes populaires représentées par la comédie, qui ne les montre jamais solidaires. Doté d’un vernis de culture urbaine, imitant plus ou moins consciemment son maître, le valet regarde de haut le paysan et son patois ; celui-ci lui rend son mépris et le juge moins utile que lui au bien commun.

L’esprit et le caractère d’Arlequin W Rien ne trouve grâce aux yeux d’Arlequin dans tout ce qu’on pourrait appeler « les signes extérieurs de richesse et de puissance ». Trivelin dépité les récapitule dans une phrase négative : « ni d’honneurs, ni de richesses, ni de belles maisons, ni de magnificence, ni de crédit, ni d’équipages ». Restent la bonne chère, le vin de grande qualité, dernière arme de Trivelin pour fléchir Arlequin qui avoue être gourmand. Rien d’étonnant, car un personnage venu de la commedia dell’arte est doté de quelques traits de caractère fort simples, comme la gourmandise, voire un penchant marqué pour le vin. X L’amour bien réel pour Silvia donne de l’esprit à Arlequin, ainsi que la force de résister aux offres successives de Trivelin. On est d’abord frappé par la justesse de ses objections, la vivacité de ses réparties. Par exemple, dans la réplique qui commence par « Qu’il fasse donc l’amour ailleurs », Arlequin expose avec clarté une situation malheureuse pour les trois protagonistes (le Prince, Silvia et lui) ; le jeu des pronoms en opposition (« il n’aurait », « moi, j’aurais », « il nous manquerait […] et nous serions ») et la syntaxe simple, sans subordonnées, montrent qu’Arlequin conçoit clairement ce qui résulterait d’un mariage forcément imposé entre le Prince et Silvia. En outre, la défense de son amour lui offre l’occasion d’exprimer son mépris pour les biens matériels et de porter un regard critique sur les privilégiés (cf. les réponses aux questions 15 à 17). Enfin, l’amour s’exprime aussi dans la franchise de ses objections et dans le ton désinvolte et irrité pris avec Trivelin. at Arlequin n’hésite pas à rudoyer Trivelin, son valet, quand celui-ci lui propose d’échanger en quelque sorte Silvia contre « d’aimables filles » ou lorsqu’il s’avise de mettre Silvia en comparaison avec des biens matériels comme « un bon équipage », « un bon carrosse ». Il traite d’abord Trivelin de « butor » puis de « grand nigaud ». L’idée que sa bien-aimée puisse être évaluée ainsi comme une marchandise le remplit d’une indignation inspirée par l’amour. ak Arlequin peut faire sourire par des répliques exprimant une naïveté peut-être feinte ou exagérée. Ainsi, lorsque Trivelin évoque la perspective d’avoir deux maisons, à la ville et à la campagne, la réaction d’Arlequin paraît amusante et candide : « il n’y a qu’une chose qui m’embarrasse ; qui est-ce qui habitera ma maison de ville, quand je serai à ma maison de campagne ? ». Réitérée, la question fait du reste rire Trivelin. L’idée de pouvoir à loisir changer de domicile ne dessine à ses yeux aucune cause de satisfaction, mais plutôt des occasions de dérangement – d’où cette conclusion qui désarme un moment Trivelin : « À ce compte je donnerai donc ma maîtresse pour avoir le plaisir de déménager souvent ? » La naïveté de la première question révèle rapidement le peu de prix qu’accorde Arlequin aux marques du confort et de l’aisance. al La série de cinq questions rhétoriques de cette réplique présente des objections claires à l’offre de Trivelin, qui défendent une vie simple, étrangère au luxe, se contentant du nécessaire. Une maison ne sert qu’à se reposer et à manger, et n’a besoin que d’un lit, d’une table et de chaises. Un homme solidement constitué a ses jambes pour le porter. Arlequin se livre à une critique du luxe et du superflu. am Arlequin n’est jamais dépourvu de bon sens – ce qui donne du poids à ses objections. Il est aussi capable d’un regard critique sur la société et est conscient des inégalités lorsqu’il déclare : « laissez vos chevaux à tant d’honnêtes laboureurs qui n’en ont point, cela nous fera du pain ». Précédemment il avait fait preuve d’un esprit très logique lorsqu’il décrivait ce qui se passerait si le Prince lui ravissait Silvia : « car il n’aurait que la femme, moi j’aurais le cœur, il nous manquerait quelque chose à l’un et à l’autre, et nous serions

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tous trois mal à notre aise ». On appréciera dans cette phrase, commentée dans la réponse à la question 6, le parfait enchaînement des énoncés, révélé par les propositions indépendantes.

Les valeurs d’Arlequin et la critique sociale an Arlequin considère comme superflue la possession de deux maisons, caractéristique des bourgeois et des nobles qui aiment à passer la belle saison loin des villes. Une maison vide est pour lui inutile, alors que de pauvres gens n’ont pas toujours un toit. La critique de nature politique est plus explicite quand Arlequin s’en prend aux carrosses qui requièrent les chevaux dont ont besoin les laboureurs. ao Arlequin prend clairement le parti des « honnêtes laboureurs », son propre milieu, le seul qui soit composé de gens travailleurs. Il l’oppose au monde des domestiques, qu’il exècre. Ceux-ci ont droit aux qualificatifs de « canailles », de « fainéants ». Enfin, dans cette injonction : « paresseux, laissez vos chevaux à tant d’honnêtes laboureurs qui n’en ont point », Arlequin vise les riches, nobles ou bourgeois, qui ne se déplacent qu’à cheval. ap Brusquement éloigné de son village et privé de celle qu’il aime, Arlequin ne peut qu’avoir la nostalgie de la vie qu’il menait auparavant, celle d’un villageois à son aise. Un confort simple lui suffit (« un bon lit », « une bonne table »), il se satisfait d’avoir la santé et « de quoi vivre ». Rien de luxueux ne le tente, ni les équipages, ni de « grands appartements ». Son bonheur tient avant tout à la présence de Silvia et peut se réaliser à la campagne dans une vie de labeur et de joies simples. aq Le sens de l’effort, l’honnêteté, une certaine frugalité, l’absence de cupidité et de vanité rendent ce bonheur accessible. Toutes qualités qu’Arlequin possède sans doute et qui ne le disposent pas à la vie nouvelle que lui propose Trivelin.

◆ Lectures croisées et travaux d’écriture (pp. 44 à 55)

Examen des textes u Tandis que Cinna presse Auguste de ne pas renoncer au trône afin de mener à bien son projet d’assassinat, Maxime au contraire se réjouit de voir un despote quitter le pouvoir. La liberté pour lui n’attend pas, elle passe avant tout : « Je veux voir Rome libre. » Cinna pense que cette liberté va de pair avec la vengeance et que le despotisme ne peut rester impuni. Maxime craint que leur conjuration n’entraîne une répression plus cruelle et juge imprudent de ne pas saisir l’opportunité qui se présente avec l’abdication possible d’Auguste. Pour lui, qu’importe comment l’on retrouve la liberté : « Pour sortir de ses fers jamais on ne rougit. » Enfin, lorsque Cinna invoque Émilie, qu’il veut épouser pour seul prix de la vengeance, Maxime lui fait observer que celle-ci ne pourra peut-être plus l’aimer après qu’il aura tué Auguste « qu’elle aime comme un père ». Maxime apparaît comme un sincère défenseur de la liberté et de la république, redoutant l’engrenage des conjurations et de la répression, instruit par les événements passés. Cinna subordonne la liberté du peuple romain à la « vertu », c’est-à-dire à l’énergie virile et à la bravoure, à la gloire obtenue dans la mise en péril de sa vie. v Arnolphe se vante d’avoir trouvé le moyen de ne jamais devenir un mari trompé. Il suffit de prendre une femme sotte, à l’opposé des précieuses qui se font courtiser par de « beaux esprits ». Mais une sotte, explique le sage Chrysalde, n’a aucune notion de l’honnêteté, du bien et du mal. Son ignorance, son irréflexion peuvent la conduire à l’infidélité. w La première valeur morale proclamée par Alceste est bien sûr la sincérité constante, sans faille. Il accorde aussi le plus grand prix au mérite ; c’est lui qui dicte les marques d’estime que l’on doit témoigner. La politesse et le respect devraient être à proportion des qualités que l’on reconnaît chez autrui. Ce qu’Alceste défend avec le mérite, c’est la satisfaction de l’amour-propre. Une politesse uniforme, traitant de la même façon « l’honnête homme et le fat », ne peut satisfaire cet amour-propre : « Je veux qu’on me distingue », proclame-t-il. L’exigence de sincérité s’oppose à la sociabilité de l’honnête homme défendue par Philinte. Elle est indissociable d’une conception aristocratique des rapports humains, qui, poussée à l’extrême, conduit au mépris affiché et agressif à l’encontre des « fats »… bref, qui instaure un climat d’agressivité dans toute la société.

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x Le renoncement de Kaliayev au dernier moment a mis Stepan hors de lui. Les états d’âme de Kaliayev, qui ont déréglé toute l’organisation de l’attentat, lui sont insupportables. Il est le seul à défendre la ligne la plus implacable, qui consiste à lancer la bombe sur l’archiduc en sacrifiant aussi ses enfants. Stepan incarne le dévouement aveugle à la cause terroriste, l’indifférence aux existences individuelles, sacrifiées à un idéal révolutionnaire. Dora a remarqué que Stepan fermait un instant les yeux quand il répondait à sa question : « Pourrais-tu, […] les yeux ouverts, tirer à bout portant sur un enfant ? » Dora voit dans ce mouvement instinctif un signe qui contredit la réponse tranchante : « je le pourrais si l’Organisation le commandait ». Dans sa dernière réplique, on peut donc comprendre l’objection suivante : « Tu dis cela, mais tu penses le contraire, tu fermes les yeux pour ne pas imaginer la scène. » y L’extrait de La Double Inconstance ne porte pas sur un sujet général, puisque l’un des interlocuteurs tente d’amadouer l’autre. Mais Trivelin et Arlequin en viennent à opposer deux modes de vie : celui des gens riches, que Trivelin fait miroiter à Arlequin, et la paisible existence villageoise, à laquelle celui-ci est attaché. Deux autres extraits abordent des questions de stratégies politiques dans un contexte d’oppression et de réplique violente. Dans Cinna, le personnage éponyme et son ami Maxime s’opposent sur la manière de restaurer la liberté à Rome. Dans Les Justes de Camus, il n’est plus question d’honneur ni de vertu, mais plutôt d’humanité. À la question « La fin – ici l’idéal révolutionnaire – justifie-t-elle tous les moyens – y compris le meurtre d’innocents ? », Stepan et Kaliayev apportent par leur conduite des réponses opposées. Le premier défend l’idéalisme révolutionnaire au mépris des vies humaines, le second n’a pu jeter la bombe en voyant des enfants. Son refus traduit une réaction d’humanité. Les extraits des comédies de Molière parlent des mœurs. Dans L’École des femmes, il est question de fidélité conjugale et de la condition de la femme. Arnolphe, monomaniaque obsédé par le cocuage, veut une épouse ignorante et soumise, il s’oppose à la tendance précieuse qui aspire à l’émancipation des femmes. Son ami Chrysalde juge son choix dépourvu de bon sens. C’est tout simplement de la conduite de l’homme en société que parlent Alceste et Philinte dans l’extrait du Misanthrope. Ils abordent la question essentielle de la politesse et de la sincérité.

Travaux d’écriture

Question préliminaire Le corpus proposé présente des dialogues entre deux personnages, à l’exception de l’extrait des Justes où cinq protagonistes discutent. Le caractère dramatique de ces dialogues est à l’aune des enjeux exposés par l’intrigue et dépend aussi de la présence du comique. Ainsi Trivelin et Arlequin traitent-ils d’un sujet grave, engageant toute la vie de ce dernier : céder Silvia, la femme qu’il aime, au Prince, moyennant quelques compensations. Mais le drame que constituerait le renoncement d’Arlequin à Silvia est amplement atténué par les répliques comiques de celui-ci. De même, dans L’École des femmes, la conversation entre Chrysalde et Arnolphe portant sur la fidélité des femmes et les maris trompés appartient au registre comique. Le public s’attend à rire des précautions d’Arnolphe et de ses futures infortunes. L’irritation d’Alceste, en revanche, et sa conception des relations humaines sont à prendre au sérieux. Le ton comme le contenu de sa conversation avec Philinte a quelque chose de dramatique. Alceste dénonce avec emportement l’hypocrisie régnant dans la société, Philinte objecte avec calme la nécessité de la politesse. Leur désaccord et l’opposition de leurs caractères laissent craindre, dès cette scène d’exposition, une rupture. Mais la vie des protagonistes n’est pas en jeu, ni leur liberté, ni leur destin. Et c’est là toute la différence avec les extraits de Cinna, tragédie de Corneille, et des Justes de Camus. Dans l’échange entre Maxime et Cinna, deux conjurés, il est bien question du pouvoir et de la liberté. Comment mettre fin au despotisme d’Auguste et rendre au peuple sa liberté et sa dignité ? Comment accomplir la vengeance qu’attend Émilie ? Faut-il accepter l’abdication d’Auguste, comme le pense Maxime, et éviter ainsi que la liberté se paie au prix de la violence ? Faut-il rester fidèle à une promesse – donc à son honneur – et abattre le tyran sur son trône, comme entend le faire Cinna ? De telles questions associant le sort du peuple romain, celui de deux conjurés, et l’amour entre Émilie et Cinna constituent toute la matière d’un drame à venir. La tension dramatique de l’extrait est perceptible à travers la stichomythie.

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On pourrait accorder aux deux extraits de Corneille et de Camus une égale force dramatique, parce que la politique, la morale et l’Histoire se conjuguent. Dans Les Justes toutefois, le conflit entre les personnages éclate avec plus de violence. Stepan laisse éclater sa colère devant la conduite de Kaliayev. Les autres protagonistes prennent parti, notamment Dora, avec beaucoup de virulence, en faveur de Kaliayev qui n’a pas lancé la bombe pour épargner des innocents. La tension dramatique naît d’abord de la situation – des révolutionnaires ayant choisi la voie terroriste – ; elle se prolonge et s’accentue dans le problème que pose Kaliayev : la cause de la révolution justifie-t-elle le sacrifice d’enfants innocents ? Enfin Dora renforce cette tension lorsqu’elle tente d’ébranler la certitude de Stepan avec cette question : « Pourrais-tu, toi, Stepan, les yeux ouverts, tirer à bout portant sur un enfant ? »

Commentaire

Introduction • Une scène d’exposition. Deux éléments de l’intrigue : le procès d’Alceste (1re allusion au vers 124) et l’amour d’Alceste pour Célimène (v. 208, réplique de Philinte). • Une scène de dispute, qui s’est ouverte sur un vif reproche d’Alceste à Philinte. Alceste veut rompre son amitié avec Philinte, parce qu’il a fait des politesses à un homme qui lui était au fond indifférent. • La ligne de conduite d’Alceste : la sincérité absolue, qui est seule digne d’un homme d’honneur. Plan :

1. Une condamnation de la politesse à la mode A. Alceste, moraliste implacable • Observateur sévère de l’air du temps. Alceste, ennemi de la mode (voir scène suivante : Alceste se heurte à Oronte ; celui-ci défend avec son sonnet la poésie précieuse, tandis qu’Alceste préfère « une vieille chanson »). • Longue phrase (v. 7-14). Vocabulaire péjoratif et outré pour désigner les marques de politesse (« contorsions », « embrassades frivoles »). Énumération de qualificatifs accablant les gens de la ville et de la Cour. Parallélisme de construction des vers 11 et 12 (« donneurs »/« diseurs »). Adjectifs dérivés du verbe + démonstratif « ces » qui accable, en dénonçant. • Trois expressions redondantes, symétriquement construites en trois vers. Importance des épithètes. « Affable » et « obligeant » sont dévalorisés par « inutiles » et « frivoles », et prennent même un accent ironique. Idée que la politesse n’est qu’une comédie. Condamnation accentuée par l’idée que les gens à la mode rivalisent de politesse (« font combat »). B. La politesse mondaine abolit toute distinction • Un des arguments pour condamner les mœurs du moment, qui apparaît dans l’antithèse du vers 14, laquelle accentue l’idée d’un nivellement scandaleux et injuste. Question rhétorique au vers 15. Ce qu’Alceste ne supporte pas, c’est que la politesse et l’amabilité ne soient pas sélectives ; que le « vous » (qui l’inclut aussi) soit confondu avec le « premier faquin ». • Déséquilibre de la phrase des vers 15 à 18. Accumulation des propositions (principales) et des COD pour désigner les marques de politesse. Contraste avec la subordonnée (1 vers) temporelle. • L’âme « un peu bien située » (socialement et moralement) veut être distinguée, traitée différemment. Terme du blâme : ainsi « prostituée », politesse qui se vend et se déshonore. • Conclusion du vers 26, antithèse « rien »/« tout le monde » (v. 24). Nivellement.

2. Les valeurs défendues par Alceste : le mérite et la sincérité A. L’amour-propre et le mérite • Une conception ancienne et aristocratique de la politesse. Être distingué des faquins, des fats. Le mérite n’est pas reconnu (mais quels sont les critères du mérite ?). • Présence de la 1re personne en début de phrase (v. 27/v. 29) : « Je veux qu’on me distingue. » Amour-propre exigeant, anxieux, attendant dans la marque de politesse non un usage mais une récompense, une reconnaissance de ses qualités. Au fond, s’il veut rompre avec Philinte, c’est parce que celui-ci ne le distingue pas comme ami (v. 26). • Vers 30 : le philanthrope condamné au nom d’une politesse sélective, élitiste.

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B. La sincérité impérieuse • Ridicule réplique des vers 33-34. • Sincérité sans compromis et impérieuse : « je veux que […] et qu’en […] que […] et que […] » (v. 35 à 37). Quatre complétives exprimant les exigences d’Alceste. Condamnation de la politesse comme masque. Valorisation de la sincérité, de la transparence du cœur (Rousseau !). Abolir la distance entre intérieur et extérieur.

3. La modération de Philinte A. L’impératif de sociabilité • « quand on est du monde » : quand on appartient à la société et qu’on la fréquente de manière agréable. La vie sociale a des contraintes, des nécessités : « il faut bien » (v. 4, 31). • L’apparence « civile » est au cœur de la conduite de l’honnête homme (Il Cortigiano – Le Courtisan, 1528 –, ouvrage de l’Italien Castiglione, définit le modèle de l’homme parfait en société). Crainte du ridicule dans la sincérité. Souci de bienséance. Deux questions rhétoriques dictées par le bon sens. « mille gens »/« quelqu’un ». Ne pas être sincère avec n’importe qui, ne pas l’être non plus avec une personne antipathique. B. L’honnête homme ennemi des extrêmes • La modération, le compromis permettent la vie en société. On remarque que Philinte n’emploie pas ici le pronom je mais le nous et surtout le on. Le souci de la vie en société est constant chez Philinte, alors que l’affirmation d’un point de vue personnel et d’une humeur domine chez Alceste. Des objections de bon sens, dites sur un ton modéré. • Modération dans le « il est bon », recommandation. Qu’on opposera à « on devrait », « je veux que », dans la réplique d’Alceste.

Conclusion • Une discussion contradictoire faisant apparaître la position décalée, anachronique par rapport à la société polie qui s’affirme de plus en plus au début du Grand Siècle. • Expression d’une humeur sombre, réplique ponctuée par le non (v. 7, 19, 33).

Dissertation

Introduction • Rappeler la diversité des formes de conflits au théâtre : la haine et la rivalité entre deux familles, la rivalité amoureuse, l’opposition entre générations, etc. • Conflit dans l’essence même de la comédie, comme de la tragédie. Quel profit le spectateur peut-il retirer de la représentation du conflit ? La réponse à cette question peut définir le but recherché par l’auteur dramatique. Plan détaillé :

1. Montrer le conflit pour émouvoir et purger le spectateur de ses passions A. La catharsis • Rappeler la catharsis accomplie par la tragédie grecque. En montrant ce qui éveille la frayeur et la pitié, elle purifie l’âme du spectateur. • Le conflit naît de la haine qui se transmet au sein d’une famille, sur plusieurs générations. Pensons aux Atrides dont Eschyle peint le destin tragique dans L’Orestie (trilogie comprenant Agamemnon, Les Choéphores, Les Euménides). B. Le conflit fait voir des êtres dominés par leurs passions, il est l’expression d’une situation tragique Phèdre de Racine. L’héroïne éponyme subit la passion amoureuse pour son beau-fils Hippolyte ; elle connaît aussi la jalousie lorsqu’elle comprend qu’Hippolyte lui préfère la princesse Aricie. C. Le conflit est également intérieur ; le drame ou la tragédie le montrent par la parole Le dilemme de Rodrigue, dans Le Cid de Corneille, exprimé dans les stances de la scène 6 de l’acte I.

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2. Faire vivre le débat pour inviter à la réflexion A. Les comédies de Molière représentent des débats entre le héros comique et l’honnête homme, partisan de choix raisonnables • Débat entre Arnolphe et Chrysalde dans L’École des femmes, entre un fantasque, obsédé par le cocuage et fabriquant un système absurde et inhumain pour épouser une femme qui ne lui sera pas infidèle, et un simple bourgeois, prêt à s’accommoder de quelques écarts de son épouse. • Débat entre Alceste, le misanthrope, « l’homme aux rubans verts », exigeant constamment la sincérité et l’amitié fondée sur le mérite, et son ami Philinte, conciliant et sociable. Un tel débat fait réfléchir aux fonctions de la politesse, à ce qu’on doit estimer chez l’autre. B. Le théâtre aborde des questions éthiques et philosophiques • Dans son drame Chatterton, Alfred de Vigny fait s’affronter le héros éponyme, poète misérable et méprisé, et des bourgeois anglais, pragmatiques, jugeant la poésie inutile. • Le théâtre de Sartre (Les Mains sales, Les Séquestrés d’Altona) et celui de Camus (Les Justes) abordent les relations entre la morale et la politique. L’action politique au service d’une cause considérée comme juste justifie-t-elle des atteintes à la morale universelle ?

3. Refléter les conflits réels A. Les comédies de Beaumarchais • Celles montrant les antagonismes entre un valet et son maître font entendre le mécontentement et les aspirations d’une bourgeoisie – dont Beaumarchais par sa vie est l’incarnation éclatante – qui ne supporte plus les prérogatives de la noblesse. • Il suffit de relire le monologue de Figaro (Le Mariage de Figaro) pour comprendre cet antagonisme. B. Les comédies de Molière Loin du champ politique, elles ont presque toutes une intrigue reposant sur le conflit entre parents et enfants sur la question du mariage. Conflit qui devait avoir une réalité, à une époque où le mariage est d’abord, et pour longtemps, une transaction entre deux familles.

Conclusion La notion de drame contient celle de conflit. Pas d’action au théâtre, pas d’intrigue sans conflit. Le conflit nous amuse, nous émeut, nous instruit. Seul un théâtre refusant l’intrigue, une représentation psychologique des personnages, pourrait s’éloigner du conflit. On pense à Beckett : dans En attendant Godot, Vladimir et Estragon se querellent certes quelquefois, mais à propos de rien, parce qu’il n’y a plus rien à convoiter, à désirer ; il n’y a que l’attente. Si le théâtre sous tous ses genres montre le conflit, c’est que la vie inscrite dans une société, dans l’Histoire, est conflit.

Écriture d’invention 1. Les personnages : leur caractère, leur mode de pensée doivent apparaître dans leurs répliques. On peut envisager : – Deux adolescents, camarades de classe, ayant des activités et des centres d’intérêt en commun, mais un sujet de désaccord. Ils se parlent librement et peuvent se critiquer sans ménagement, mais ils sont proches et s’estiment. On acceptera une certaine familiarité. – Deux collègues de travail, deux voisins ou bien deux amis. Dans tous les cas, une brève introduction narrative présentera les protagonistes. 2. Le sujet d’actualité. Il doit être précis et faire l’objet d’un échange d’arguments développés. On préférera au contexte des élections françaises, qui peut donner lieu à un échange de jugements à l’emporte-pièce sur les candidats, un sujet de société plus profond comme : – le rôle de l’Europe dans le monde (faut-il une Constitution pour l’Europe ?) ; – la place de la religion dans la vie en société ; – l’éducation (ce qu’il faut réformer à l’école, etc.). Mais aussi des sujets plus étroits comme le téléchargement des œuvres musicales, les 35 heures, etc. 3. Ne pas oublier d’insérer des remarques ironiques.

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S c è n e 1 1 d e l ’ a c t e I I ( p p . 9 8 à 1 0 1 )

◆ Lecture analytique de l’extrait (pp. 102 à 104)

L’apparence d’une complicité féminine

Flaminia, confidente de Silvia ? u Les phrases interrogatives se rencontrent principalement dans les répliques de Flaminia. On en trouve cependant cinq chez Silvia. « Est-ce que je n’ai pas raison d’être piquée ? » est une interro-négative qui recherche une approbation. C’est la même chose un peu plus loin, lorsque Silvia demande : « Ne trouvez-vous pas qu’il est un peu négligent depuis que nous sommes ici, Arlequin ? » L’interro-négative traduit l’inquiétude de Silvia, son besoin d’être approuvée et réconfortée dans la situation trouble où elle évolue. Les questions ne sont pas ouvertes, mais repliées sur l’histoire de la jeune fille. La question « Il ne m’aimera pas tant, voulez-vous dire ? » est également fermée sur ce qui a été dit ; ce n’est qu’une demande de confirmation, comme les interrogations précédentes. La question « qui est-ce qui voudrait d’Arlequin ici, rude et bourru comme il est ? » joue un rôle différent, puisqu’elle est ouverte, mais elle n’en concerne pas moins l’histoire de la jeune fille et on voit bien qu’à aucun moment Silvia ne se préoccupe des sentiments de Flaminia ; l’amitié semble univoque ici et c’est en ce sens que Flaminia est bien la confidente. Cette question peut être également considérée comme une interrogation rhétorique, une manière de dire qu’Arlequin ne peut intéresser personne à la Cour et que donc Silvia reste prisonnière de sa fidélité. La dernière question « Mais mon plaisir où est-il ? » est l’expression du désarroi de Silvia. Cette question ne semble même pas être destinée à Flaminia qui d’ailleurs ne lui répondra pas et se contentera de clore la scène en introduisant le Prince. Cette interrogation, que l’on aurait pu rencontrer dans un monologue délibératif, montre l’évolution de la jeune fille depuis la scène d’ouverture où elle affirmait une constance infaillible. Les questions de Flaminia visent à faire évoluer le dialogue. Comme celles de Silvia, elles dynamisent la scène, à cette différence près qu’elles sont entièrement tournées vers l’autre. « Qu’avez-vous Silvia ? » est la question qui ouvre le dialogue ; elle s’appuie sur la scène qui précède et suppose que Flaminia sache observer la jeune fille. On a vu plus haut que ce souci de l’autre – aussi calculé soit-il – n’est pas réciproque et Silvia ne domine pas la situation, comme le montre sa dernière interrogation. Flaminia occupe ici pleinement son rôle de confidente : elle fait parler Silvia et l’aide à progresser dans sa réflexion. Elle avance un argument sous la forme interrogative, de façon sans doute à ne pas brusquer Silvia : « Mais si Arlequin vous voit sortir de la Cour et méprisée, pensez-vous que cela le réjouisse ? » ; le « pensez-vous » autour duquel s’articule la question donne l’illusion de laisser à Silvia la maîtrise de la réflexion. Plus loin, les interrogations de Flaminia visent à clarifier la pensée trouble de Silvia. Elle lui demande d’identifier, de nommer les sentiments qu’elle éprouve : « l’aimez-vous tant, ce garçon ? » s’agissant d’Arlequin, « L’aimez-vous ? » à propos du Prince. Dans La Double Inconstance, l’objet du dialogue est à la fois la naissance d’un nouveau sentiment et sa reconnaissance par le personnage. Il s’agit de nommer ce que l’on éprouve et le personnage est en général bien en retard sur le spectateur dont le plaisir est justement de voir la jeune fille ou le jeune homme se débattre dans le brouillard de l’innommé quand lui-même a déjà réussi à identifier le sentiment éprouvé. « À quoi vous déterminez-vous donc ? » demande Flaminia afin d’obliger Silvia à fixer sa pensée et ses choix. Les phrases interrogatives sont celles d’une confidente traditionnelle mais elles sont avant tout celles d’un meneur de jeu. Flaminia guide une Silvia aveugle et désorientée (sa dernière interrogation) sur le chemin qu’elle a tracé. Ainsi la répartition et les fonctions des différentes questions révèlent la position des personnages et montrent que Marivaux renouvelle le rôle traditionnel de la confidente. v On a vu plus haut que Flaminia jouait le rôle d’une confidente et que le dialogue portait exclusivement sur les préoccupations de Silvia et on a dit que l’amitié entre les deux jeunes femmes était à sens unique. Seule Flaminia manifeste sa sollicitude pour Silvia. On sait que les phrases interrogatives expriment cet intérêt prétendument amical pour Silvia. On peut relever d’autres signes de cette apparente amitié. La phrase exclamative qui ouvre la scène (« vous êtes bien émue ! ») montre la sollicitude de Flaminia. La didascalie qui accompagne la réplique suivante du personnage va dans le même sens et l’on peut s’interroger sur le sens à donner à l’expression « d’un air ». C’est un conseil destiné à l’actrice ; c’est aussi peut-être une invitation à

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accentuer cet « air vif et d’intérêt », afin d’indiquer au spectateur le jeu du théâtre dans le théâtre. Flaminia joue le rôle de l’amie, alors que son projet est d’abord destructeur (I, 2 : « ne songeons qu’à détruire l’amour de Silvia pour Arlequin »). L’écriture de Marivaux affectionne particulièrement le jeu de la double énonciation. De nombreuses expressions ont une fonction conative ; il s’agit pour Flaminia d’établir un lien avec Silvia, de se rapprocher d’elle par la parole. On peut ainsi relever : « Écoutez », « je vous entends », « nous nous parlons de fille à fille », « dites-moi », « Voulez-vous que je vous dise ? ». w Le fait que Flaminia mène le dialogue et que ce soit elle qui pose majoritairement les questions, tandis que Silvia se contente de répondre et de suivre la réflexion inaugurée par sa confidente, est déjà un signe de l’autorité de Flaminia. Cette autorité est plus marquée vers la fin de la scène, notamment lorsque Flaminia se pose en arbitre et juge du comportement de Silvia sans que celle-ci y trouve à redire : « Si vous négligiez de vous venger pour l’épouser, je vous le pardonnerais. » C’est elle aussi qui rythme l’action, maîtrise ainsi le temps dans lequel s’inscrit l’apparente amitié qui unit les deux personnages ; en effet, elle dit à Silvia qu’« il n’y a pas presse entre [elles] ». La dernière réplique de Flaminia, qui clôt la scène, emploie un futur de certitude, assez proche de l’injonction. Flaminia sait que Silvia verra le Prince aujourd’hui parce qu’elle mène le jeu et décide du cours des événements – ce que Silvia n’a pas perçu. On peut commenter de la même manière le dernier futur « nous nous retrouverons tantôt ». L’impératif « tâchez de prendre votre parti » semble un écho de la question posée plus haut par Flaminia (« Mais à quoi vous déterminez-vous donc ? ») et le changement de modalité exprime bien l’autorité de Flaminia sur Silvia et la progression de la stratégie mise en place.

Le souci de la vérité x Dans la scène 11 de l’acte II, la question de la vérité est au cœur du dialogue. En effet, c’est une des conditions indispensables de la confidence. À la fin de la scène, Flaminia emploie l’expression « voilà la vérité » qui montre bien cette volonté de transparence. Mais chacune des répliques va dans ce sens. Lorsque Flaminia demande à Silvia, au tout début de la scène, la cause de son émotion, Silvia répond en toute franchise, comme le montrent le verbe être et la reprise du verbe avoir utilisé dans la question « qu’avez-vous ? » (« J’ai que je suis en colère »). Le recours au discours indirect dans cette même réplique de Silvia exprime une volonté de rapporter fidèlement la scène qui vient d’avoir lieu. Un peu plus loin, lorsque Silvia demande à Flaminia de confirmer ou d’expliciter sa pensée (« Il ne m’aimera pas tant, voulez-vous dire ? »), on retrouve le même souci d’exactitude et de vérité. La vérité est liée à la sincérité. Dans le domaine très subjectif des sentiments, peut-être n’existe-t-il pas de vérité objective et Flaminia prend toutes les précautions nécessaires pour énoncer son opinion personnelle concernant l’amour de Silvia pour Arlequin : « Voulez-vous que je vous dise ? Vous me paraissez mal assortis ensemble. […] je vous dirai même que cela vous fait tort. » Il est également possible de voir le souci de vérité des deux femmes dans leur volonté de généraliser ou de situer l’événement présent dans un contexte temporel plus large susceptible d’en porter l’explication. Ainsi, lorsque Flaminia dit à Silvia que son amour pour Arlequin lui semble « mal placé », la jeune fille élargit la remarque pour la confirmer par une généralisation explicative : « j’ai toujours eu du guignon dans les rencontres ». De même, quand Flaminia revient sur le sujet en disant ne pas comprendre l’amour de Silvia pour Arlequin (« je ne comprends pas comment vous l’avez aimé »), Silvia effectue un retour en arrière pour situer la naissance de cet amour dans un contexte temporel et géographique (« C’était le garçon le plus passable de nos cantons »)… y Le dialogue lui-même constitue une marche vers la vérité guidée par Flaminia. On a vu précédemment comment Silvia se montrait désireuse de préciser ce que lui disait sa confidente ou de confirmer sa propre pensée. On peut ajouter à cela les deux passages délibératifs que l’on rencontre dans cette scène. Silvia est à la recherche de la vérité et aucune réponse ne s’impose avec évidence à son esprit : « Je ne puis que dire ; il me passe tant de oui et de non par la tête, que je ne sais auquel entendre » ; « Mais mon plaisir où est-il ? Il n’est ni là ni là, je le cherche ». Par ailleurs, les questions posées par Flaminia visent à guider Silvia vers la vérité. Il s’agit de l’amener à voir clair dans ses sentiments : celui qu’elle éprouve pour Arlequin (« l’aimez-vous tant, ce garçon ? ») et celui qu’elle éprouve pour l’officier du palais qu’elle a rencontré (« L’aimez-vous ? »). Dans cette quête de transparence, le langage qui permettra de nommer joue un rôle déterminant. U Le souci commun de vérité (à nuancer du côté de Flaminia, bien entendu) permet d’établir une complicité entre les deux personnages. Par exemple, lorsque Flaminia dit : « Je l’ai remarqué comme

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vous », on voit bien que la transparence (« remarqué ») permet la connivence (« comme vous »). Plus loin, la proposition « Mettez-vous à ma place » noue plus intimement le lien entre les deux femmes. Le secret conforte la complicité ; les vérités énoncées doivent rester dans le cercle de la confidence : « Mais ne me trahissez pas au moins », demande Flaminia ; « Je vous le dis en secret », affirme Silvia. Cependant, cette complicité, tout comme la confidence et la vérité auxquelles elle est liée, est brouillée par le projet de Flaminia. D’abord, on remarque que les confidences sont déséquilibrées et que ce qui concerne Silvia occupe une place infiniment plus grande que la réplique dans laquelle Flaminia exprime son goût pour la vie des champs. D’ailleurs, lorsque Flaminia se raconte ainsi, Silvia ne prête pas attention à ce qui a été dit et continue sa propre quête de vérité (« Mais mon plaisir où est-il ?). Certes, elle rebondit sur le mot « plaisir » qui achève la confidence de Flaminia mais c’est pour mieux revenir sur sa propre situation. De plus, le spectateur, qui a entendu dans l’acte I les projets froids de Flaminia, se demande si ce qui est dit est vrai. Peut-il y avoir vérité, confidence et complicité quand il y a stratégie ? Autant il est facile de mettre un nom sur les sentiments de Silvia avant que le personnage ne parvienne lui-même à les identifier, autant il est difficile de lire dans le jeu de Flaminia. « Je ne l’aime point, mais je ne le hais pas » : est-ce un écho de Chimène (Le Cid : « Je ne te hais point ») qui exprime l’amour encore inconscient de Flaminia pour Arlequin ? est-ce au contraire un froid calcul de la jeune fille ? Dans ce déséquilibre des confidences apparaît le parallélisme faussé des deux intrigues amoureuses.

La stratégie de Flaminia

La place de la scène dans l’intrigue V Comme toujours, Marivaux soigne l’enchaînement des scènes et la scène 11 prend appui sur la scène précédente. On le voit tout d’abord en entendant la première réplique de Flaminia qui porte sur la réaction de Silvia à la rencontre précédente. Pas de didascalie ici, mais cette réplique impose un jeu à Silvia ; la transition entre les scènes s’effectue dans le cadre de la dimension spectaculaire du théâtre et pas seulement par la parole. La réponse de Silvia à la question liminaire de Flaminia introduit un compte rendu de la scène 10. Le discours indirect est utilisé mais, comme au début de la scène 2 du premier acte, le compte rendu vise à faire ressortir les caractéristiques majeures de la scène, celles qui vont nourrir le dialogue. Le « pati, pata » nous montre bien qu’il ne s’agit que d’une esquisse et non d’un récit fidèle. C’est à partir de ce bilan de la scène précédente que le dialogue entre Silvia et Flaminia va se construire. En effet, la seconde réplique de Flaminia, qui cherche à toucher l’amour-propre de Silvia, reprend la scène avec Lisette en parlant de « ces gens-là ». Les paroles rapportées par Silvia autorisent le faire taire. Et on note les procédés d’insistance : « tous ces gens-là » pour désigner principalement Lisette, « toute votre vie ». Flaminia n’aborde pas directement le sujet d’Arlequin et c’est Silvia elle-même qui, s’appuyant sur le ressort posé par son interlocutrice, soulève le problème. « Je ne manque pas de bonne volonté ; mais c’est Arlequin qui m’embarrasse », dit-elle ; la conjonction « mais » marque le lien entre la conclusion de la scène précédente tirée par Flaminia et l’amour d’Arlequin. À partir de là, le dialogue destructeur (« détruire l’amour de Silvia pour Arlequin ») initié par Flaminia peut mener Silvia sur le chemin de l’inconstance. W De même qu’elle s’appuie sur la scène qui la précède, la scène 11 prépare la rencontre entre le Prince et Silvia. On verra tout d’abord que la dernière réplique de Flaminia a pour fonction d’assurer la transition en introduisant le Prince. Cette réplique joue sur la double énonciation en annonçant d’abord la visite du Prince (« Vous verrez le Prince aujourd’hui »), puis l’arrivée du « cavalier ». Silvia ne sait pas que ces deux personnages annoncés ne sont qu’une seule et même personne mais le spectateur est au courant et se réjouit de voir se dérouler la stratégie sans faille des meneurs de jeu. X D’une façon plus profonde, c’est l’enjeu même de la scène 11 qui prépare la venue du Prince dans la scène 12. En effet, une fois le lien noué entre la question de l’amour-propre soulevée par Lisette et soulignée par Flaminia au début de la scène et l’amour de Silvia pour Arlequin, on mesure l’évolution de l’héroïne depuis l’ouverture de la pièce. Arlequin est devenu quelqu’un qui « embarrasse », un obstacle, un devoir (« il le faut bien »), alors que petit à petit apparaît la figure de l’officier du palais que la jeune fille a rencontré.

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La Double Inconstance – 27

« D’un autre côté, ce monsieur que j’ai retrouvé ici […] » : le connecteur logique introduit le second volet de la scène et l’on voit alors que le mouvement d’ensemble de cette scène 11 prépare la rencontre qui va clore l’acte II en marquant la progression de l’inconstance.

Flaminia, meneuse du jeu at Dans la scène 2 de l’acte I, Flaminia s’opposait à Trivelin en affirmant que Silvia ne pouvait être la personne extraordinaire qu’il dépeignait et que, comme toutes les femmes, « elle [avait] un cœur, et par conséquent de la vanité ». L’espace de la pièce semblait le terrain d’une démonstration : « avec cela, je saurai bien la ranger à son devoir de femme ». La vanité est présentée comme un ressort efficace de la stratégie à construire pour favoriser l’amour du Prince et Flaminia semble vouloir prouver que Silvia n’y est pas insensible. La scène 11 de l’acte II est la démonstration de cette conception de la nature féminine ainsi qu’un maillon essentiel dans la stratégie élaborée par Flaminia. En effet, dès le début de la scène, Flaminia, s’appuyant sur le compte rendu de la rencontre avec Lisette, actionne le ressort de la vanité : « si vous ne faites taire tous ces gens-là, il faut vous cacher pour toute votre vie ». Dans cette réplique, le regard et la parole des autres sont déterminants et on est loin de la scène d’ouverture de la pièce dans laquelle Silvia affirmait ne pas être influencée par la Cour. Dans la proposition subordonnée de condition, il est question de la parole des autres, une parole collective comme le suggère le substantif « gens », tandis que la proposition principale évoque plutôt le regard – anonyme également – auquel on souhaite échapper. Un peu plus loin, la vanité est actionnée par la flatterie ; Flaminia emploie des qualificatifs mélioratifs à l’égard de Silvia : « Vous avez du goût, de l’esprit, l’air fin et distingué » ; « l’aimable et tendre Silvia ». Cette attitude s’oppose à celle de Lisette et l’on voit que par là Flaminia atteint l’amour-propre de Silvia tout en obtenant sa confiance. Le procédé va plus loin lorsqu’il consiste à dire qu’Arlequin n’est pas digne de Silvia. La flatterie est poussée jusqu’au bout et Flaminia atteint son but. En toute logique, si Arlequin et Silvia sont « mal assortis ensemble », c’est qu’ils doivent se séparer ; Silvia devrait regarder du côté de quelqu’un qui est digne d’elle : la scène 11 prépare la rencontre avec le Prince. Ainsi, la scène 11, en se nourrissant de l’effet produit par la rencontre avec Lisette et les dames de la Cour, actionne le ressort de la vanité et pousse le sentiment jusqu’à ses conséquences logiques les plus graves ; on comprend que Silvia soit troublée et déchirée entre son sens du devoir (« il le faut bien ») et cette logique enclenchée par Flaminia sous couvert d’une amitié sincère. ak Le principal argument utilisé pour inciter Silvia à s’éloigner d’Arlequin est bien sûr la vanité. Mais Flaminia s’emploie également à dévaloriser Arlequin aux yeux de Silvia afin de lui montrer qu’il n’est pas digne d’elle. Elle a recours à un vocabulaire péjoratif pour le qualifier : « il a l’air pesant, les manières grossières ». L’écart qui se forme entre le portrait mélioratif de Silvia et cette représentation négative d’Arlequin est justement l’espace de la séparation. La vanité activée a permis de creuser cette faille dans laquelle est en train de sombrer l’amour de Silvia pour Arlequin. Un autre argument, proche du précédent, consiste à souligner le comportement négligent d’Arlequin, de sorte que la distance qui se crée entre les deux fiancés pourrait sembler le fait de la froideur nouvelle d’Arlequin. L’acte II a montré un Arlequin attiré, sans le savoir encore, par Flaminia ; mais, dans cette scène, il s’agit plutôt d’aider Silvia à se débarrasser à bon compte d’une mauvaise conscience liée à son sens moral. C’est d’ailleurs Silvia qui évoque la première cette négligence (« ne trouvez-vous pas qu’il est un peu négligent depuis que nous sommes ici, Arlequin ? ») et Flaminia ne fait que conforter la jeune fille dans ce sentiment qui sert sa stratégie (« Je l’ai remarqué comme vous »). Dans le second volet de la scène, Flaminia, de façon légère mais efficace, c’est-à-dire sans risquer de choquer Silvia dans son sens du devoir, va inviter la jeune fille à songer davantage à l’officier du palais qu’elle a rencontré. C’est d’abord un « quoi ? » qui relance le dialogue sans prendre explicitement parti, puis, dans une réplique brève, elle esquissera un portrait mélioratif du Prince déguisé : « C’est un homme aimable. » Il ne restera plus alors qu’à passer de l’« aimable » à l’aimé… On remarquera la finesse de la stratégie de Flaminia qui consiste principalement à souligner les sentiments et réactions de Silvia sans avancer elle-même des arguments qui pourraient la choquer, l’inquiéter et la ramener à ses sentiments premiers. Il s’agit plutôt pour la confidente de guider l’héroïne sur un chemin qu’elle a choisi. Elle se contente de la conforter dans ses impressions et de l’amener à identifier ce qu’elle ressent.

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D’un amour à l’autre : l’inconstance de Silvia

L’amour pour Arlequin al En réponse à une remarque de Flaminia concernant les jeunes gens qu’elle juge « mal assortis ensemble », Silvia effectue un retour en arrière pour expliquer, en le situant dans son contexte, son amour pour Arlequin. On remarquera en effet la place accordée dans la réplique de Silvia au cadre spatio-temporel de cet amour : « nos cantons », « mon village », « mon voisin ». L’espace est restreint et modeste, bien différent de celui de la Cour. Le passé de cet amour est évoqué dans sa stabilité car l’imparfait installe une durée indéfinie que l’adverbe « quelquefois » et le substantif répété « coutume » viennent souligner. On peut aussi donner au verbe « demeurait » toute son épaisseur sémantique en ajoutant au sens d’« habiter » celui de « la permanence ». Dans ce contexte restreint, Arlequin est présenté comme « le garçon le plus passable de nos cantons » ; le superlatif à valeur méliorative est fortement nuancé par sa valeur relative et cette relativité compromet la vocation à durer de l’amour, puisqu’il suffit de changer de cadre pour voir les critères se transformer. On remarque, au cours de la réplique, une évolution due à la découverte d’un nouveau milieu : « le garçon le plus passable » devient un fiancé « faute de mieux ». Par ailleurs, l’amour des deux jeunes gens s’explique par les assiduités du jeune homme ; Silvia ne semble être qu’un objet (le complément d’objet direct) de l’intérêt d’Arlequin : « il me faisait quelquefois rire, il me suivait partout, il m’aimait ». Silvia a seulement été entraînée « de coutume en coutume », « faute de mieux ». Le portrait mélioratif d’Arlequin (« le plus passable », « facétieux », « rire ») est systématiquement nuancé (« de nos cantons », « assez », « quelquefois ») et finit par déboucher sur un tableau négatif qui trouve son prolongement dans l’attitude du personnage pendant la pièce. On peut en effet rapprocher deux passages, l’un qui se rapporte au passé et l’autre au présent : « j’ai toujours bien vu qu’il était enclin au vin et à la gourmandise », « Arlequin est un petit négligent qui ne songe ici qu’à manger ». On a donc vu dans le récit de la naissance de l’amour des deux jeunes gens le germe de la séparation car il suffit de sortir Silvia de son univers villageois restreint et figé pour l’amener à prendre du recul et à relativiser cet amour. L’existence même du récit suppose une mise à distance qui préfigure la séparation des deux jeunes gens. On est bien loin de la constance évoquée dans la scène d’ouverture de la pièce. am C’est principalement dans le récit distancié de l’amour des deux jeunes gens que l’on voit s’esquisser leur séparation. Mais d’autres éléments viennent signifier cette disparition de l’amour. On a vu que Silvia reprochait à Arlequin sa négligence et ce à deux reprises ; on relève également que Silvia commence à envisager un autre destin que celui posé comme inéluctable dans la scène d’ouverture : « Si Arlequin se mariait avec une autre fille que moi, à la bonne heure, je serais en droit de lui dire : tu m’as quittée, je te quitte, je prends ma revanche. » Ce n’est qu’une hypothèse formulée au conditionnel mais le recours au discours direct donne toute sa réalité à cette solution. Quant à l’amour éprouvé pour Arlequin, il n’est plus mentionné que comme un engagement moral, un devoir auquel on ne saurait se soustraire. À deux reprises, en réponse aux questions de Flaminia, c’est ainsi qu’elle l’exprime : « Mais vraiment oui je l’aime, il le faut bien » ; et plus loin, quand il est question de l’officier du palais : « Je ne crois pas, car je dois aimer Arlequin. » Que ce soit en se référant au passé du village ou en évoquant Arlequin prisonnier, comme elle, du palais, Silvia prend du recul vis-à-vis de son fiancé – ce qui sert la stratégie de Flaminia.

L’amour pour le Prince an Comme souvent chez Marivaux, qui aime que ses dialogues entrent en résonance les uns avec les autres, le récit que fait Silvia de sa rencontre avec l’officier du palais s’entend comme un écho du récit fait par le Prince dans la scène 2 de l’acte I, mais aussi comme une réponse au retour en arrière effectué par Silvia à propos de son amour pour Arlequin, « le garçon le plus passable de nos cantons ». À la différence du récit de l’amour pour Arlequin décliné sur le mode de l’atténuation, l’évocation de la rencontre avec le Prince accumule les intensifs ; l’énumération et la répétition de l’adverbe « si » expriment implicitement l’effet produit sur la jeune fille, de sorte que le spectateur identifie le sentiment éprouvé avant le personnage. Les qualités que Silvia met en avant sont celles d’une personnalité qui n’est pas située dans un contexte (celui du village d’Arlequin ou celui de la Cour) ; elles sont à l’opposé de la violence dont le Prince a

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fait preuve en enlevant la jeune fille. Aveuglement de l’amour naissant de Silvia ? Ambiguïté du Prince ? On ne saurait répondre bien sûr et c’est sans doute là, dans ce brouillage constant des pistes, que réside le plaisir que nous éprouvons encore aujourd’hui à lire ou écouter Marivaux. Dans cette réplique, Silvia insiste sur son trouble, son incapacité à comprendre ce qui se passe ; en effet, après la mise sous secret de la révélation, la jeune fille commence son récit par une tournure négative : « je ne sais ce qu’il m’a fait depuis que je l’ai revu ». Et, à la fin, cette incompréhension se dit comme une impossibilité à garder la maîtrise de soi : « cette pitié-là m’empêche encore d’être la maîtresse de moi ». Comprendre et savoir pour se dominer et s’appartenir : Marivaux est bien un écrivain du Siècle des lumières. ao Marivaux a souvent eu la réputation d’être léger ; disons plutôt qu’il est subtil et qu’il aime écrire dans les eaux troubles des sentiments indécis, à la frange des conventions, dans le brouillard qui environne des repères désormais peu fiables. Aussi apprécie-t-il particulièrement les possibilités que lui offre la double énonciation spécifique au théâtre. Le trouble et l’incompréhension de Silvia sont un terrain qu’il affectionne ; dans ces tourbillons, la parole prend tout son relief et le spectateur comprend bien autre chose que la jeune fille qui essaie de nommer ce qui la submerge. C’est ainsi que le sentiment amoureux naissant est à la fois caché et révélé, révélé par cela même qui le cache. Lorsque Silvia dit ne pas savoir ce qui se passe, elle invite implicitement le spectateur à prendre le relais de sa raison vacillante et à voir clair dans le récit qu’elle va conduire. La place de l’expression de l’incompréhension en début de réplique est efficace ; elle fonctionne comme un appel implicite au public. Par la suite, Silvia ne parvient pas à nommer le sentiment qu’elle éprouve ; elle lui donne en premier lieu le nom de « pitié » puis, lorsque Flaminia souhaitant la guider vers la transparence lui demande clairement : « L’aimez-vous ? », elle répond par la négative en évoquant Arlequin. Mais cette dissimulation inconsciente, qui traduit l’incompréhension de Silvia quant à ce qu’elle éprouve, révèle clairement au spectateur ce qu’il en est. Il voit bien dans la « pitié » évoquée un masque de l’amour, et, lorsque la jeune fille nie aimer le Prince, son hésitation (« Je ne le crois pas ») et l’évocation de son devoir envers Arlequin sont autant d’indices qui la trahissent.

L’inconstance de Silvia ap La scène 11 est une étape importante dans la progression de l’inconstance programmée par Flaminia. C’est d’abord la construction même de la scène qui exprime cette inconstance. En effet, il est au début question d’Arlequin, puis Silvia, sans que Flaminia ait abordé le sujet, évoque l’officier du palais qu’elle a rencontré. Sans aller jusqu’à parler de mise en abyme, on a l’impression d’assister ici à une micro-représentation du mouvement d’ensemble de la pièce. Marivaux nous invite à entendre le second volet de la scène comme un écho du premier. Deux récits entrent en résonance : celui de la naissance de l’amour pour Arlequin et celui de la naissance de l’amour pour le Prince. De même, Flaminia pose à deux reprises la question de l’amour : « l’aimez-vous tant, ce garçon ? » (Arlequin), « L’aimez-vous ? » (le Prince). Et les deux réponses nous mettent sur la voie d’un implicite non identifié par le personnage : « Mais vraiment oui je l’aime, il le faut bien » ; « Je ne crois pas, car je dois aimer Arlequin ». Le spectateur habitué aux pièces classiques ne manque pas de voir ici le conflit traditionnel de l’amour et du devoir. À deux reprises au cours de la scène, Silvia exprime son désarroi par les formes du délibératif : « Je ne puis que dire ; il me passe tant de oui et de non par la tête, que je ne sais auquel entendre. » Dans cette réplique, le trouble de la jeune fille s’entend dans les tournures négatives, tandis que l’opposition du « oui » et du « non » montre une hésitation qui s’apparente – sans que cela nous surprenne chez un auteur qui aime se jouer des codes – au déchirement tragique. Mais la réplique est plus surprenante et plus subtile encore. En effet, la binarité du « oui » et du « non » est reprise par un balancement autour d’un point virgule : « d’un côté », « d’un autre côté » ; mais ce rythme classique binaire, hérité peut-être de la tragédie, est brouillé par l’apparition imprévisible, dans une dernière phrase restée inachevée, d’un troisième « côté » (« D’un autre côté, ce Monsieur que j’ai retrouvé ici… ») qui introduit comme une troisième dimension. Le goût classique de la symétrie est détourné au profit d’une esthétique de la surprise et de la profondeur (les points de suspension sont significatifs ici) qui caractérise sans doute Marivaux. Le monde ne saurait se réduire à un « oui » et un « non » qui se font face ; il existe un autre « côté » du réel, plus profond, plus difficile à nommer et que la parole doit amener à la surface.

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L’inconstance est beaucoup plus qu’un balancement entre un « oui » et un « non », un amour et un autre ; elle se situe plutôt entre ce qui est manifesté et ce qui demande à être, entre ce que l’on a nommé et ce qui n’a pas encore de nom et de forme. À la fin de la scène, dans une réplique qui s’apparente à l’émergence audible d’un monologue intérieur, Silvia exprime à nouveau son désarroi sous une forme délibérative : « Mais mon plaisir où est-il ? il n’est ni là ni là, je le cherche. » Comme précédemment, le délibératif prend l’apparence d’un balancement, celui de la double négation. Mais, comme précédemment aussi, Marivaux brouille la symétrie. La négation gomme le parallélisme et il ne reste plus que l’interrogation (« où est-il ? ») et la quête (« je le cherche »), deux espaces ouverts qui rappellent les points de suspension qui creusaient la fin de la réplique étudiée plus haut. Plus qu’un balancement, que le glissement d’un rivage visible à un autre, l’inconstance est un abîme, celui de la complexité des sentiments humains. On voit ici que l’amour s’exprime en terme de « plaisir » et que la contradiction de l’amour et du devoir a disparu. Sans doute le terme même de « plaisir » et sa dimension personnelle (« mon plaisir », « je le cherche ») rendent possible l’inconstance. En effet, l’amour dans sa conception courtoise est éternel, de même que le devoir qui constitue une valeur morale essentielle. Le XVIIIe siècle de la Régence, après l’austérité de la fin du règne de Louis XIV, autorise l’idée plus égocentrique du plaisir et ouvre une brèche à l’inconstance. aq L’inconstance définit un espace mouvant où se rencontrent différents sentiments. Il s’agit bien entendu, au cœur de l’intrigue, du glissement d’un amour à un autre. Mais ce qui est intéressant, ce sont plutôt les mots qui s’associent à ce sentiment amoureux pour le rendre complexe, le dissimuler pour mieux l’exprimer. Trois notions sont convoquées : le devoir, qui est rapporté à l’amour pour Arlequin et qui est lié à l’évocation d’un passé auquel la jeune fille devrait se montrer fidèle ; la pitié, qui désigne l’amour éprouvé pour le Prince (une compassion dans laquelle on retiendra surtout le préfixe cum-) ; et le plaisir, qui est l’objet de la quête de Silvia et le fin mot de la scène. Flaminia actionne le ressort de l’amour-propre et c’est l’objet du début de la scène en lien avec la rencontre précédente. Le regard des autres est alors essentiel et Silvia aime à ce qu’on lui renvoie une image positive d’elle-même. Flaminia s’y emploie afin de creuser un fossé entre la jeune fille et Arlequin. L’amour-propre et l’amour sont deux sentiments bien distincts mais ils ne sont pas étrangers l’un à l’autre car Silvia préfère sans doute les compliments d’un officier du palais à ceux d’un simple villageois, même s’il s’agit du « garçon le plus passable de nos cantons ». La complexité des sentiments qui se rencontrent, se nouent ou se dénouent dans le cœur de Silvia provoque la souffrance et le désarroi de la jeune fille qui demande son aide à Flaminia : « Est-ce que je n’ai pas raison d’être piquée ? », « Mettez-vous à ma place ». La dernière réplique de Silvia se termine sur le verbe chercher qui révèle sa souffrance.

◆ Lectures croisées et travaux d’écriture (pp. 105 à 118)

Examen des textes et de l’image u La scène 3 du premier acte de Phèdre est une scène d’aveu dans laquelle tout est mis en œuvre pour retarder la révélation de l’amour scandaleux. La confidente Œnone presse Phèdre de questions dans chacune de ses répliques : la première réplique du passage voit, par exemple, se succéder trois phrases interrogatives. Cette pression exercée par Œnone est d’ailleurs perçue comme une violence par Phèdre elle-même : « Quel fruit espères-tu de tant de violence ? » Les interrogations font ensuite place à une injonction à laquelle Phèdre va se soumettre : « Délivrez mon esprit de ce funeste doute » ; « Tu le veux. Lève-toi », répond Phèdre. À partir de ce moment-là, les questions d’Œnone ont pour fonction d’aider Phèdre à exprimer l’indicible vérité : « Que faites-vous, Madame ? », « Aimez-vous ? », « Pour qui ? »… Les questions ont, dans l’ensemble de la scène, pour rôle d’amener Phèdre à révéler son secret ; elles contribuent également à accroître la tension dramatique en soulignant la difficulté de cet aveu et, de ce fait, participent des procédés d’écriture qui concourent à retarder la révélation. C’est bien entendu du côté de Phèdre que nous observons les procédés de retardement les plus forts. Dans un premier temps, elle refuse d’avouer (« Je meurs pour ne point faire un aveu si funeste ») et n’exprime que la gravité de la situation : « Plût aux dieux que mon cœur fût innocent comme elles ! » ; « aveu si funeste » ; « Tu frémiras d’horreur si je romps le silence » ; « Quand tu sauras mon crime » (on note

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cependant une progression du refus absolu à la circonstancielle au futur en passant par un système hypothétique). Puis elle annonce la révélation en demandant une attitude particulière qui vient accentuer la gravité de la scène : « Tu le veux. Lève-toi. » La brièveté des phrases simples fait monter d’un degré la tension car la révélation semble imminente. Cependant, très vite, l’aveu (phrases déclaratives attendues) est remplacé par des interrogations rhétoriques qui traduisent le désarroi du personnage : « Ciel ! que vais-je lui dire, et par où commencer ? » On remarque ici le changement de personne ; Phèdre emploie un « lui » qui laisse à penser qu’elle s’enferme dans un monde loin d’Œnone ; sans doute s’agit-il de la sphère des héros tragiques à laquelle Œnone n’a pas accès. Le glissement de la 2e à la 3e personne est suivi, dans le processus de l’aveu lui-même, d’un autre glissement : au lieu de parler d’elle, Phèdre évoque le destin de sa mère (« Dans quels égarements l’amour jeta ma mère ! »), puis celui de sa sœur (« Ariane, ma sœur, de quel amour blessée/Vous mourûtes aux bords où vous fûtes laissée ! »). Mais un point commun unit ces deux évocations, celui de l’amour et de la souffrance – ce qui constitue une étape dans la révélation, comme le comprend bien Œnone lorsqu’elle demande : « Aimez-vous ? » Le verbe aimer est employé de manière intransitive – ce qui déclenche un aveu eu deux étapes ; en effet, la question sera suivie d’une autre : « Pour qui ? », contribuant à retarder la révélation finale. Un peu plus loin chez Phèdre, le verbe aimer, employé cette fois-ci de façon transitive, sera répété, suivi d’un silence exprimé par les points de suspension, afin d’accroître encore l’attente et de souligner en même temps l’horreur de la situation. Phèdre aura recours à une périphrase, dernière forme du glissement que nous avons déjà observé, pour désigner Hippolyte et c’est Œnone qui en prononcera le nom. L’aveu effectué, l’échange de répliques brèves qui exprimaient violence et tension fait place à une longue tirade explicative de Phèdre dans laquelle l’épanchement de l’héroïne tragique est l’occasion d’exposer les méandres de cet amour si difficile à avouer. v Molière, dans la scène 4 de l’acte I, met en présence deux personnages typiques de la comédie : la maîtresse et sa servante qui joue ici le rôle d’une confidente. Si cette scène a une fonction informative, puisque s’y exprime l’amour d’Angélique, elle a surtout une fonction comique et le couple maîtresse/servante (une version du couple héroïne/confidente) est un des ressorts du registre comique. Le principal procédé est sans doute le contraste entre les deux personnages. Face à une jeune fille passionnée, Toinette affiche une certaine lassitude bienveillante et l’on observe à plusieurs reprises une opposition dans le ton des répliques ; ainsi, dans la seconde partie de la scène, les interrogations élogieuses d’Angélique contrastent fortement avec les affirmations réduites au minimum de Toinette. Cette opposition qui s’exprime dans les paroles elles-mêmes constitue le support d’un jeu de scène dont le metteur en scène ne manquera pas de tirer parti. Cette dynamique comique de l’opposition se voit renforcée par un réseau de répétitions. Répétitions à l’intérieur de la scène : « oui » et les variations sur l’affirmation. Répétition aussi de la scène elle-même, comme le laisse entendre Toinette : « Je m’en doute assez : de notre jeune amant ; car c’est sur lui, depuis six jours, que roulent tous nos entretiens ; et vous n’êtes point bien si vous n’en parlez à toute heure. » Comme dans un cercle, la répétition explique et souligne à la fois l’opposition entre les deux personnages. w L’intrigue du Jeu de l’amour et du hasard s’articule autour de la double inversion des rôles entre les maîtres et leurs serviteurs. Dans la scène 7 de l’acte II, Lisette, devenue pour un temps la maîtresse, souligne elle-même la complexité de la situation : « Pardi ! Madame, je ne puis pas jouer deux rôles à la fois ; il faut que je paraisse ou la maîtresse, ou la suivante ; que j’obéisse ou que j’ordonne. » Silvia, en réponse à cette question, clarifie la situation : « écoutez-moi comme votre maîtresse ». On la voit d’ailleurs donner des ordres : « je vous charge de lui dire mes dégoûts » ; « Finissez vos portraits, on n’en a que faire » ; « retirez-vous, vous m’êtes insupportable, laissez-moi ; je prendrai d’autres mesures ». Cependant Silvia a beau être la maîtresse et le rappeler au début de la scène, elle ne maîtrise pas la situation. D’abord, elle ignore ce que trame son père – ce qui n’est pas le cas de sa servante. Elle émet une hypothèse (« Apparemment que mon père n’approuve pas la répugnance qu’il me voit, car il me fuit, et ne me dit mot ») quand Lisette, elle, détient une certitude : « Monsieur Orgon me l’a défendu. » La servante semble davantage en contact avec Orgon que sa propre fille – ce qui contribue à réduire l’autorité de cette dernière. Tout en affirmant qu’elle détient le pouvoir, Silvia exprime sa souffrance et sa faiblesse ; elle se réfugie dans des exclamations faciles (« la sotte ! ») ou des affirmations péremptoires (« Je le hais assez sans prendre du temps pour le haïr davantage »), tandis que Lisette donne des conseils ou pose des questions (« Mais, Madame, le futur, qu’a-t-il donc de si désagréable, de si rebutant ? » ; « Donnez-vous le

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Réponses aux questions – 32

temps de voir ce qu’il est, voilà tout ce qu’on vous demande »). Silvia peut mettre l’attitude dominante de Lisette sur le compte de l’inversion temporelle des rôles (« Mon déguisement ne m’expose-t-il pas à m’entendre dire de jolies choses ? » : il est question des propos de Dorante) ; mais le spectateur comprend bien que la hiérarchie sociale vacille et que l’on ne sait plus où se trouvent les repères. Cependant, comme ce sera le cas dans le dénouement de la pièce, rien ne bascule tout à fait et, si les costumes expriment une inversion circonstancielle et si Lisette semble dominer sa maîtresse, il n’en demeure pas moins que Lisette a des comptes à rendre au père de Silvia qu’elle appelle respectueusement « Monsieur Orgon » et à qui elle obéit : « Monsieur Orgon me l’a défendu. » De plus, on observe qu’il n’est question dans cette scène que des sentiments de Silvia et non de ceux de Lisette qui semble rester de ce fait un personnage secondaire. C’est davantage chez Beaumarchais que l’on verra Figaro et Suzanne en avant-scène. x L’amour que Silvia éprouve pour Dorante se présente pour la jeune fille comme impossible car il s’agirait pour elle d’aimer un valet, Dorante ayant emprunté le costume d’Arlequin. Aussi fait-elle tout pour chasser de la conversation et de sa pensée le jeune homme : « Son valet a bien affaire ici ! » ; « j’ai soin que ce valet me parle peu ». Mais, alors qu’elle affirme violemment son rejet de celui à qui elle est destinée, elle parle en des termes positifs d’Arlequin : « dans le peu qu’il m’a dit, il ne m’a jamais rien dit que de très sage » ; « de jolies choses » ; « J’ai bonne opinion de lui ! ». Lisette, en soulignant l’intérêt pourtant discrètement exprimé que Silvia porte à Arlequin, déclenche chez Silvia une indignation révélatrice de ses sentiments : « Qui est-ce qui est à l’abri de ce qui m’arrive ? Où en sommes-nous ? » Les phrases interrogatives et le glissement du « m’ » au « nous » traduisent le profond désarroi du personnage face à la complexité de la situation dans laquelle elle se trouve. y Tchekhov noue entre ses personnages des liens qui échappent aux conventions, même s’il peut jouer par moments, comme dans cette scène de l’acte III, sur les schémas traditionnels. Ainsi, la scène d’aveu, indispensable dans un théâtre qui passe principalement par la parole, est jouée entre deux personnages qu’aucune hiérarchie n’ordonne. Si Éléna Andréevna joue auprès de Sonia le rôle d’une confidente, elle n’a en aucun cas, comme dans une tragédie, le statut secondaire d’une confidente. Elle interroge (« De quoi ? », « Et lui ? ») pour faire progresser la révélation et réconforte : « Tu as des cheveux splendides » ; elle lui parle de façon affectueuse, quasi maternelle : « ma petite colombe ». Cette affection se traduit par une intimité des attitudes et des gestes : « Elle pose sa tête sur la poitrine d’Éléna Andréevna » ; « Lui caressant les cheveux ». Éléna Andréevna devient dans cette scène un instrument au service de la vérité et l’on remarquera d’ailleurs au passage le rôle du miroir. Elle reçoit la confidence de Sonia et se charge d’interroger le docteur. « Tu me diras toute la vérité ? » interroge Sonia et Éléna répond : « Oui, bien sûr. J’ai l’impression que la vérité, quelle qu’elle soit, est tout de même moins effrayante que l’incertitude… » Éléna n’est pas seulement un « faire-parler » dans cette scène, elle se charge d’une mission : « je l’interrogerai avec délicatesse, il ne s’en apercevra même pas. Nous voulons juste savoir si c’est oui ou si c’est non ». Dans cette réplique comme dans les suivantes, on peut noter l’apparition d’un « nous » puis d’un « on » qui réunissent affectueusement les deux femmes. Mais la fin de la scène dénonce l’illusion de cette union, Sonia se retrouve seule et n’adhère pas à la solution d’Éléna : « Non, l’incertitude, c’est mieux… Il reste quand même l’espoir… » U Dans la mise en scène de Jean-Paul Le Chanois, nous sommes d’abord frappés par le contraste des costumes : Denise Péron, dans le rôle d’Œnone, porte un costume de religieuse vouée à une règle stricte, tandis que Silvia Monfort (Phèdre) affiche au contraire sa séduction (épaules dénudées, coiffure élaborée, bijoux). Jusque dans les couleurs (le foncé de l’austérité et le clair de la féminité), tout oppose les deux femmes. Alors qu’Œnone adopte une attitude ferme mais protectrice, Phèdre est à genoux et semble implorer son aide. Ces choix de mise en scène montrent que les deux personnages n’appartiennent pas à la même sphère. Dès lors, Œnone peut-elle comprendre Phèdre ? Il semble que le dénouement (la dénonciation mensongère) nous permette de répondre négativement. Par ailleurs, Œnone affiche le rôle protecteur de la confidente dans la tragédie classique ; elle incarne les valeurs et la règle, mais elle n’est pas pour autant dépourvue de compassion, comme le suggèrent son regard et l’appui qu’elle représente pour Phèdre à genoux.

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La Double Inconstance – 33

Travaux d’écriture

Question préliminaire Le corpus réunit trois scènes de comédie (Marivaux et Molière), une scène de tragédie (Phèdre de Racine) et un extrait d’une pièce russe de la toute fin du XIXe siècle (Oncle Vania de Tchekhov). Ces cinq scènes mettent en présence une héroïne et sa confidente. Le rôle de la confidente est, dans le théâtre classique, réservé à la tragédie et c’est la servante qui reçoit les aveux de la jeune fille amoureuse dans la comédie. On peut se demander si le statut générique de ce personnage (confidente ou servante) influence la confidence elle-même. L’action tragique avançant quasiment sur son erre, la confidente est souvent un personnage destiné à écouter et à faire parler le personnage principal. C’est le rôle que tient Œnone dans la célèbre scène au cours de laquelle Phèdre avoue son amour pour Hippolyte ; elle interroge Phèdre afin de l’amener à révéler la vérité qui la torture. Éléna, dans la pièce de Tchekhov, interroge également Sonia pour l’aider à exprimer ce qui lui pèse. Et, dans le genre de la comédie, Lisette et Flaminia (si on se rappelle ses origines), quoique servantes, empruntent leur rôle aux confidentes ; elles essaient d’amener les deux jeunes filles à prendre conscience de leurs sentiments. La confidente, dans la tragédie, souligne son affection pour le personnage dont elle reçoit les aveux ; c’est ce qui se passe dans Phèdre : « Mon pays, mes enfants, pour vous j’ai tout quitté » ; mais on retrouve cela également dans la stratégie de Flaminia qui s’assure de la confiance de Silvia, ainsi que dans l’attitude maternelle d’Élena. En revanche, Lisette n’exprime pas de sollicitude pour sa maîtresse et c’est davantage l’opposition qui domine. Une autre différence importante : l’affection de Flaminia semble feinte car l’on sait par ailleurs qu’elle a formé le projet de détruire l’amour des deux villageois. On voit bien ici que le statut du personnage qui reçoit la confidence n’est pas sans conséquence sur la scène elle-même. À la différence de la confidente dans la tragédie, la servante de comédie est un élément moteur de l’intrigue : c’est le cas de Lisette, de Toinette et de Flaminia. On pourrait cependant faire allusion ici au rôle d’Œnone dans la suite de Phèdre : son intervention déclenchera la catastrophe finale et l’on voit bien que le rôle de ce personnage dépasse celui d’une simple confidente. Il semblerait alors que les rôles de la servante et de la confidente se définissent l’un par rapport à l’autre. Ainsi, Molière, dans la scène 4 de l’acte I du Malade imaginaire, prend le contre-pied de ce qui existe dans la tragédie : Angélique impose ses confidences et Toinette semble en être lassée. La scène de l’aveu, au lieu d’être exceptionnelle, comme dans Phèdre, devient une sorte de litanie comique. Marivaux, dans Le Jeu de l’amour et du hasard, renouvelle lui aussi le rôle de la servante en brouillant les repères de la hiérarchie sociale. Tchekhov change la donne en confiant le rôle de la confidente à un personnage important de la pièce ; la hiérarchie sociale qui sous-tend le théâtre classique a disparu au profit d’une atmosphère intimiste, familiale. Cependant on retrouve les différentes fonctions de la confidente, comme si cette fois-ci c’était l’enjeu de la scène qui conférait au personnage d’Éléna un statut ponctuel de confidente : elle interroge, rassure, conseille. Mais, comme dans La Double Inconstance, l’intimité qui rapproche un moment Éléna et Sonia est peut-être aussi illusoire car Sonia se retrouve seule à la fin de la scène. Ainsi, il est aisé d’opposer Toinette et Œnone ; mais on a vu que les comédies de Marivaux entrecroisent en quelque sorte ces types de la servante et de la confidente et que chez Tchekhov le rôle de la confidente n’est pas enfermé dans une typologie théâtrale mais peut être confié à un des personnages de l’intrigue.

Commentaire On pourra développer le plan suivant :

1. Un récit qui situe le présent de la scène dans une perspective temporelle élargie A. La dimension narrative de la tirade • Un récit à la 1re personne centré sur le personnage de Phèdre, Hippolyte ne figurant que comme un objet de désir ou de colère feinte. • Les temps du récit. B. La perspective temporelle • Un récit chronologique.

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• Le passé composé assure le lien du passé avec le présent. • Le futur : le dénouement fatal est annoncé.

2. L’expression de la passion A. L’expression de la souffrance • Le vocabulaire de la souffrance et de la mort. • Les exclamations. • Les procédés de style, notamment les oppositions autour de la césure. B. L’expression de la passion amoureuse • Le vocabulaire de l’amour. • La violence de la passion s’exprime par la métaphore du feu et par un jeu d’antithèses : rougir/pâlir…

3. Une héroïne tragique A. La fatalité • La passion représentée par Vénus possède Phèdre ; Phèdre semble ne plus se dominer : « Mes yeux ne voyaient plus »… • Le vocabulaire de l’inéluctable. B. La lutte désespérée • Le jeu des oppositions est source de tension : opposition entre l’amour et les manifestations d’hostilité, opposition entre la violence et une période de rémission qui souligne en fait la permanence de la passion. • Tous les efforts sont vains : « en vain », « vaines précautions ».

Dissertation On pourra développer le plan suivant :

1. Le théâtre est un genre codifié A. La codification des genres • Chez les classiques, chaque genre a ses caractéristiques et sa finalité propres. • Lorsque les romantiques prônent « le mélange des genres », ils construisent leur liberté à partir des repères classiques. B. La codification des personnages • Les emplois : cf. le roman de Théophile Gautier Le Capitaine Fracasse. • Les personnages types de la comédie : Molière s’inspire de la comédie latine. C. Les fondements de cette codification • Les contraintes matérielles sont déterminantes ; le théâtre ne saurait jouir de la liberté du roman. • La nécessité de la simplification par souci de compréhension invite à définir un code dans lequel acteurs et spectateurs se repèrent.

2. Le théâtre n’est cependant pas rigide A. Un théâtre qui se joue des codes • Molière pousse à l’extrême les codes de la comédie dans Les Fourberies de Scapin. • Molière reprend la structure de la comédie pour élaborer des œuvres qui analysent en finesse l’âme humaine et la société (Le Misanthrope, Le Tartuffe…). • Marivaux renouvelle le genre en imaginant des inversions de situation ou en plaçant l’intrigue dans un royaume imaginaire (La Double Inconstance, L’Île des esclaves). • Le renouvellement de la tragédie par Giraudoux, Anouilh et Cocteau. B. Un théâtre qui invente • Les codes suscitent sans doute leurs détournements et l’exploration d’autres voies. • Un théâtre destiné à être lu (Lorenzaccio). • Un théâtre qui accorde sa priorité à l’improvisation : la commedia dell’arte.

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3. Un théâtre qui utilise la contrainte pour susciter des émotions A. La tragédie : une émotion créée par une tension jouée sur une trame connue • La tragédie : l’histoire est connue d’avance ; tout semble de l’ordre de la réécriture. • L’émotion vient d’une tension : le spectateur se demande comment la « machine infernale » (Cocteau) va produire le dénouement annoncé. • La scène dans laquelle Phèdre avoue son amour à Œnone : une tension créée par les procédés de retardement. B. Les ressorts du rire • Des ressorts répertoriés qui font rire immanquablement : comique de situation, de caractères, de gestes, de mots… • Le principal ressort du rire (Bergson) : une rupture par rapport à une règle et une attente. C. La contrainte de la scène est à l’origine du plaisir que produit la représentation • Un espace réduit qui concentre et épure l’action. • Scène et salle : une géographie qui exprime la dimension collective du théâtre. • Codes d’écriture et choix du metteur en scène : le metteur en scène intervient pour donner vie aux codes.

Écriture d’invention Le sujet suppose des qualités d’écriture mais aussi une capacité à argumenter et des connaissances solides sur le théâtre. On invitera les élèves à dresser la liste des pièces qu’ils ont lues ou vues, sans oublier celles qu’ils ont pu étudier au collège. C’est à partir de cette liste d’exemples et d’une étude de la codification du théâtre classique que la réflexion individuelle sera possible. Ce sujet est une dissertation déguisée et l’on pourra reprendre les pistes proposées pour la dissertation.

S c è n e 4 d e l ’ a c t e I I I ( p p . 1 3 1 à 1 3 6 )

◆ Lecture analytique de l’extrait (pp. 137-138)

La place de la scène dans l’économie de la pièce

Un maillon de l’intrigue u La scène 4 de l’acte III est un écho de la scène 7 de l’acte II dans laquelle le Seigneur demandait à Arlequin d’intervenir en sa faveur auprès du Prince, révélant ainsi les pratiques des courtisans. Ces deux scènes sont parallèles aux scènes 2 et 10 de l’acte II dans lesquelles Lisette intervient auprès de Silvia. Dans les deux cas, ce sont des représentants de la Cour qui dialoguent avec les villageois, mais le parallélisme n’est pas parfait car, si Lisette est un pion de Flaminia, le Seigneur semble agir de sa propre initiative. De ce fait, le rôle de la scène 4 dans la progression de l’intrigue est différent de celui des scènes impliquant Lisette. Dans la scène 4, le Seigneur vient apporter à Arlequin des lettres de noblesse, cadeau du Prince. Cette démarche n’est pas sans rappeler les propositions faites par Trivelin dans la scène 4 de l’acte I. Il s’agit en effet à chaque fois de corrompre le personnage en lui proposant des avantages propres aux courtisans : des biens matériels dans la première scène, l’accès à une condition sociale supérieure dans l’acte III. Les deux scènes sont longues – ce qui montre bien l’importance du débat et de l’échange argumentatif. Les deux dénouements sont cependant bien distincts. Dans l’acte I, Arlequin se montre incorruptible et il oppose jusqu’au bout ses valeurs morales et son amour au confort matériel proposé par Trivelin. La scène s’achève sur un refus apparemment définitif : « J’en suis fâché mais il n’y a rien à faire. » La scène 4 de l’acte III marque une évolution du personnage d’Arlequin ; en effet, après quelques tergiversations, il finit par accepter la proposition du Seigneur et entre même dans le jeu du marchandage qu’il avait nettement repoussé au début de la pièce : « les reprenant. Il faudra donc qu’il me signe un contrat comme quoi je serai exempt de me faire tuer par mon prochain, pour le faire repentir de son impertinence avec moi ». Comme il avait accepté les repas du Prince, il accepte les lettres de noblesse et cette attitude marque un revirement par rapport aux positions défendues dans l’acte I. Arlequin se laisse séduire par les avantages de la Cour et est maintenant prêt à accepter la proposition que le Prince va lui

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faire dans la scène suivante ; cela ne l’empêche pas de garder un recul critique par rapport à sa nouvelle situation – ce qui n’est pas le cas de Silvia chez qui le ressort de l’amour-propre fonctionne, comme l’avait prévu Flaminia. v Afin de montrer que la scène 4 n’est pas sans trouver sa place dans l’intrigue amoureuse, Arlequin prononce une réplique qui rappelle l’enjeu de la pièce : « Est-ce Silvia que vous m’apportez ? » Cette question rappelle la fin de la scène 4 de l’acte I : « Le cœur de Silvia est un morceau encore plus friand que tout cela. Voulez-vous me le montrer, ou ne le voulez-vous pas ? » On croirait presque, en effectuant ce rapprochement, que rien ne s’est passé entre ces deux scènes. Ce serait oublier que le nom de Silvia revient régulièrement dans la scène 4 de l’acte I en réponse aux propositions de Trivelin, alors qu’il n’apparaît qu’une seule fois dans la scène 4 de l’acte III. La question que pose Arlequin au Seigneur permet de rappeler au spectateur le problème initial de la pièce. En effet, l’acte II a perdu de vue l’enlèvement pour montrer le glissement d’un amour à l’autre chez Silvia comme chez Arlequin. La scène 4 de l’acte III, comme de manière plus marquée encore la scène 5, nous remet en mémoire la violence sur laquelle repose la démarche du Prince. Mais la situation a évolué et l’acteur saura donner à la question d’Arlequin un ton léger, peut-être même ironique car on a l’impression qu’Arlequin se moque du Seigneur. Le verbe apporter, qu’il emprunte à la réplique de son interlocuteur (« en faveur du présent que je vous apporte de la part du Prince »), fait de Silvia un objet, voire une marchandise qui se négocie. On est bien loin de l’amour passionné affiché dans l’acte I. Le rapprochement avec la scène 4 de l’acte I ne fait que souligner l’évolution du personnage et annoncer le dénouement imminent. w La scène 4 est un maillon important du groupe constitué par les scènes 1 à 5. La scène 6 est une scène de transition et la scène 7 introduit le dénouement. La première partie de l’acte III s’ouvre sur une scène qui met en présence les deux meneurs de jeu que sont le Prince et Flaminia. Il s’agit de faire le point sur la situation, comme cela s’est déjà produit dans les scènes 2 et 8 de l’acte I. Les quatre scènes qui suivent voient se succéder différents personnages auprès d’Arlequin : Trivelin, Flaminia, le Seigneur et enfin le Prince dans une scène attendue depuis longtemps. Les scènes 2 et 3 tentent de mettre en lumière l’amour d’Arlequin pour Flaminia par le biais de la jalousie. En avouant son amour (réel ou non) pour Flaminia, Trivelin pousse Arlequin à prendre conscience de ses propres sentiments. La question amoureuse est laissée de côté dans la scène 4 ; il s’agit alors d’un nouveau cadeau du Prince. La scène 2 nous a laissé entendre qu’Arlequin avait bien compris que le souverain cherchait à l’acheter : « Je prends mes repas dans la bonne foi ; il me serait bien rude de me voir apporter le mémoire de ma dépense. » D’une certaine façon, ce mémoire est l’objet de la scène 5. Malgré les protestations qu’il a réitérées dans l’acte I, Arlequin est vénal et l’on renoue sans doute ici avec la tradition du valet de comédie, même si le personnage d’Arlequin est beaucoup plus subtil que Scapin ou que le Sganarelle du Médecin malgré lui. La scène 4 vient préparer la rencontre avec le Prince ; Arlequin a commencé à accepter ses présents et à entrer dans le fonctionnement de la Cour ; la scène 5 vient achever cette évolution tout en rappelant la violence qui a été faite au personnage. x Le Seigneur est un personnage secondaire qui n’apparaît que deux fois dans la pièce et toujours en compagnie d’Arlequin. Il appartient au monde de la Cour mais on ne le voit pas, comme Lisette ou Flaminia, rencontrant le Prince. Dans la scène 4 de l’acte III, il est fait allusion à une rencontre entre le monarque et le Seigneur : « je suis sorti d’embarras et rentré dans les bonnes grâces du Prince, sur l’assurance que je lui ai donnée que vous lui parleriez de moi ». Cette remarque annonce la prochaine rencontre entre le Prince et Arlequin et contribue à créer l’illusion réaliste d’une épaisseur temporelle. Mais ce n’est qu’une allusion et l’on ne peut savoir si le Seigneur est au service du Prince de la même manière que Lisette. Il semble plutôt qu’il soit un adjuvant inconscient de sa fonction. Le Seigneur, qui apparaît peu dans la pièce, fait avancer l’intrigue quand il est porte-parole du Prince mais il permet surtout à Marivaux de donner aux spectateurs une image de la Cour et de développer une réflexion sur la noblesse.

Une scène comique y Arlequin est un personnage de la commedia dell’arte. Il appartient à l’univers populaire. On situe son origine à la fin du XVIe siècle, lorsque des paysans pauvres partaient chercher du travail comme domestiques dans les villes. Les losanges bariolés de son costume sont la représentation stylisée des

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vêtements rapiécés du pauvre et la batte de bois qu’il tient généralement à la main devait lui servir pour pousser les vaches. Ses acrobaties et ses jeux de mots contribuent à exprimer son appartenance sociale. Dans la scène 4, il rencontre un personnage lui aussi caractérisé par sa condition sociale, puisque son nom est « le Seigneur ». De plus, ce personnage, véritable incarnation du noble de la Cour, vient avec dans sa poche les lettres de noblesse destinées à Arlequin. L’enjeu de la scène est d’amener le valet de comédie qu’est Arlequin à accepter cette promotion sociale. La noblesse est la classe dominante sous l’Ancien Régime ; ce sont ses valeurs qui structurent la société. La contradiction est très forte entre les deux personnages mais aussi entre la démarche du Seigneur et le personnage même d’Arlequin. Ce fort contraste est au service de la critique ; il est aussi un des éléments du registre comique. U Si le contraste entre les deux personnages en présence est la principale source de comique dans cette scène, d’autres procédés peuvent être mis en lumière. Les revirements d’Arlequin au cours de la scène fonctionnent comme une micro-représentation du thème de la pièce qu’est l’inconstance. Dans un premier temps, Arlequin refuse le présent du Prince de manière catégorique : « remportez cela ». Plus loin, il accepte les lettres de noblesse : « ARLEQUIN prend les lettres. Têtubleu ! vous avez raison, je ne suis qu’une bête. Allons, me voilà noble. » Vers la fin de la scène, il refuse à nouveau le présent : « Je vous rends votre paquet de noblesse ; mon honneur n’est pas fait pour être noble ; il est trop raisonnable pour cela. Bonjour. » Et trois répliques plus loin, il change à nouveau d’avis : « ARLEQUIN les reprenant. » Ces revirements ont un effet comique. Ils sont aussi prétextes à des jeux de scène et peuvent servir de points de départ à toutes sortes d’improvisations dans la tradition du théâtre italien. D’ailleurs, l’acceptation ou le refus d’Arlequin sont par deux fois signalés par des didascalies. Au milieu de la scène, une autre indication scénique (« Quand le seigneur a fait dix pas, Arlequin le rappelle ») marque un tournant dans le dialogue en introduisant un jeu de scène qui peut faire rire le spectateur. On peut également relever un comique de mots lié à la façon de parler d’Arlequin. Personnage traditionnellement populaire, ici villageois isolé à la Cour, il a recours à des interjections qui traduisent son appartenance sociale : « Ma foi ! », « Oh ! », « Par ma foi », « Eh ! » « Eh bien ! », « têtubleu ! », « Diantre », « Malepeste », « Par la mardi ». Son parler populaire se voit aussi dans de nombreuses expressions concrètes : « Pas un brin », « c’est bonnet blanc et blanc bonnet », « diable emporte ». De manière générale, les deux niveaux de langue qui s’opposent dans cette scène correspondent à deux manières différentes d’appréhender le réel. Arlequin, avec sa sagesse populaire, ramène les notions à des données concrètes, comme on le voit avec la négociation qu’il entreprend à propos des lettres de noblesse. Elles deviennent en effet prétexte à marchandage : « Voulez-vous me laisser votre marchandise à ce prix-là » ; « Je vous rends votre paquet de noblesse ». La scène 4 qui met en présence deux personnages aussi différents qu’un courtisan et un valet de comédie obtient l’adhésion du spectateur par le rire. Mais ce rire n’est sans doute pas la finalité de la scène.

La place particulière de cette scène V Traditionnellement, la tragédie met en scène des membres de la haute noblesse et donne une représentation sublimée des valeurs de cette caste sociale, tandis que la comédie se déroule dans un milieu bourgeois ou populaire. Rappelons que la comédie est au départ un intermède dans le spectacle tragique. Elle est figure inverse : le rire face aux larmes, les pirouettes face aux postures statiques, la vie et l’amour face à la mort, le succès des stratagèmes face à l’inéluctable machine du Destin. Il est des sujets que la comédie se doit d’ignorer ; Molière l’a appris à ses dépens lors de l’interdiction du Tartuffe pour des raisons religieuses. La noblesse fait partie de ces sujets à éviter. Sauf exception, elle est absente de la comédie ; ou alors elle est représentée comme un modèle inaccessible, celui que M. Jourdain essaie d’approcher en se couvrant de ridicule (Le Bourgeois gentilhomme). À la fin du XVIIIe siècle, Beaumarchais aborde la question de front en critiquant ouvertement le comportement de la noblesse (incarnée dans Le Mariage de Figaro par le comte Almaviva). Dans La Double Inconstance, Marivaux imagine un dialogue entre un courtisan désigné par son rang social (le Seigneur) et le personnage populaire d’Arlequin. La scène joue un rôle dans la progression de l’intrigue, puisqu’elle amène Arlequin à accepter les propositions du Prince (scène 5). Mais elle est surtout prétexte à une réflexion sur la noblesse. Tout un champ lexical de l’aristocratie et de ses valeurs peut être relevé ;

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« lettres de noblesse », « noble orgueil », « désir de gloire », « gentilhomme », « généreux » (dans son sens étymologique : du latin generosus, « de bonne race »), « honneur »… Le fait d’attribuer des lettres de noblesse à Arlequin ainsi que le dialogue au sujet de l’aristocratie surprennent le spectateur venu voir une comédie et l’amènent à comprendre que la fonction principale de la scène n’est pas d’être au service de l’intrigue ou du comique mais bien de proposer une réflexion sur la société.

Une réflexion sur la noblesse et les valeurs

Une évocation de la noblesse W La réflexion critique sur la noblesse se nourrit d’une évocation précise des fondements de cette caste. Et cela de deux manières. Tout d’abord, la notion d’obligation, de charge est soulevée par Arlequin dès qu’il a accepté le présent du Prince : « Ma noblesse n’oblige-t-elle à rien car il faut faire son devoir dans une charge. » De manière indirecte, Marivaux nous rappelle ici les racines médiévales de la noblesse. Le Seigneur (c’est justement le nom que Marivaux a retenu pour son personnage) doit protection à ceux qui le servent. S’il porte l’épée, c’est parce qu’il l’utilise pour protéger ceux qu’il pourra aussi abriter dans son château. Sans doute cette notion de devoir se perd-elle au XVIIIe siècle, notamment dans le milieu des courtisans, et les privilèges sont alors perçus comme abusifs. En rappelant ce fondement de la noblesse, Marivaux invite le spectateur à mesurer le chemin parcouru depuis la période médiévale et à porter un regard critique sur cette caste qui a perdu sa raison d’être. Ensuite, la noblesse trouve son sens dans une société dont la clé de voûte est le pouvoir royal. La noblesse est conférée par le Prince et cela est manifeste dans la démarche du Seigneur. Le Prince accorde la noblesse et obtient en échange la soumission : « vous, qui suivant toute apparence serez favori du Prince, vous aurez un devoir de plus ; ce sera de mériter cette faveur par toute la soumission, tout le respect et toute la complaisance possible ». Le Seigneur du château fort est devenu un courtisan. Depuis la Fronde, la noblesse se mesure en mètres dans la chambre du roi lors des diverses cérémonies… « Soumission », « respect » et « complaisance » : ces trois termes rendent bien compte de la position de la noblesse dans une monarchie absolue. Le roi accorde les honneurs et les avantages financiers et le Seigneur devient courtisan. La Fontaine avait déjà finement analysé ce fonctionnement de la Cour dans Les Animaux malades de la peste. X Le dialogue sur la noblesse permet de dessiner l’échelle sociale à laquelle Marivaux se réfère. Le Prince est au sommet. Monarque absolu, il peut modifier le cours de la vie de ses sujets selon son désir. Ainsi, il retient Arlequin et Silvia prisonniers dans son palais et n’a pas l’intention de laisser les jeunes gens se marier comme ils le désiraient. Il a également le pouvoir d’accorder une place ou une autre dans l’échelle sociale. Arlequin sera noble ; Arlequin sera son favori. Et peu importe qu’il ait le costume bariolé d’un pauvre et le parler d’un villageois. Le Prince, parce qu’il détient ce pouvoir, obtient la soumission de la noblesse qui lui doit obéissance et qui se soucie toujours d’être bien vue. C’est le sens de la démarche du Seigneur qui voudrait qu’Arlequin intervienne en sa faveur. Le peuple, en bas de l’échelle, est représenté par Arlequin ; c’est lui qui paie les impôts, comme le rappelle discrètement Marivaux lorsque Arlequin demande s’il y a « des nobles qui payent la taille ». On remarquera que le clergé est absent de cette représentation de la société mais on ne s’en étonnera pas car la religion et la comédie n’ont jamais fait bon ménage. at Lorsque le Seigneur présente au début de la scène les lettres de noblesse à Arlequin, il s’étonne de son refus en des termes qui introduisent tout un champ lexical des valeurs associées à la noblesse : « Refuseriez-vous ce qui fait l’ambition de tous les gens de cœur ? » Puis ces deux termes sont précisés : « L’ambition, c’est un noble orgueil de s’élever » ; « cet orgueil ne signifie-là qu’un désir de gloire ». Ces notions abstraites sont rejetées par Arlequin : « c’est bonnet blanc et blanc bonnet », mais elles concourent malgré cela à caractériser la noblesse. Et ce n’est pas un hasard si les termes employés par le Seigneur sont récurrents dans les tragédies dont une des fonctions est justement de mettre en scène les valeurs qui fondent la hiérarchie sociale. À son origine, la noblesse repose sur l’épée ; elle est fondamentalement associée au pouvoir et l’on retrouve dans les termes employés par le Seigneur un écho de cette supériorité guerrière. Un peu plus loin dans la scène, le noble devient, dans l’argumentation du Seigneur, celui qui peut répondre à la force par la force. Arlequin se présente au contraire comme quelqu’un qui n’oserait rendre les coups de

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bâton que lui administre le gentilhomme et le Seigneur enchaîne pour dire : « Et si on vous donnait ces coups de bâton, ne souhaiteriez-vous pas être en état de les rendre ? » Ces notions d’orgueil et de gloire sont intimement liées à la valeur de l’honneur. « Il est bon d’expliquer ce que c’est que cet honneur qu’on doit aimer plus que la vie », dit Arlequin dans la dernière partie de la scène. « Il faut se venger d’une injure, ou périr plutôt que de la souffrir », répond le Seigneur. On retrouve là une organisation de la société en deux groupes : ceux qui ne doivent pas supporter une offense et ceux qui doivent la supporter (les coups de bâton subis par Arlequin). Et ce qui garantit le caractère absolu de cette valeur de l’honneur, c’est qu’elle prime sur la vie elle-même. Dans la seconde étape de la scène, d’autres valeurs associées à la noblesse sont mises en avant. Un « gentilhomme doit être généreux », explique le Seigneur à Arlequin qui l’interroge sur les devoirs associés à la charge qu’il vient d’accepter. « Elle oblige [également] à être honnête homme. » Voilà bien des valeurs du XVIIe siècle. La générosité a depuis le XVIIe siècle son sens de « libéralité » qu’elle a aujourd’hui ; mais elle conserve son sens premier lié à son étymologie : la générosité est également le sentiment d’appartenir à une caste (gens) et, dans cette perspective, la libéralité n’est qu’une conséquence d’un esprit de supériorité. Quant à l’honnêteté, non loin de l’honneur, elle fait son apparition au XVIe siècle pour exprimer des qualités sociales, une capacité à se plier à un code de bienséance qui facilite les relations humaines. Dans la scène 4 de l’acte III, le Seigneur défend les valeurs fondatrices de la noblesse en recourant à un vocabulaire enraciné dans le XVIIe siècle – ce qui sans doute, à l’oreille du spectateur des Lumières, concourt à rendre cette caste dominante anachronique.

Une critique de la noblesse ak Le Seigneur vient apporter à Arlequin les lettres de noblesse que lui offre le Prince dans l’espoir de le voir renoncer à Silvia. La démarche même du Seigneur constitue à double titre une critique de la noblesse contemporaine de Marivaux. D’une part, le Seigneur défend le cadeau du Prince à un personnage qui ne partage pas les mêmes valeurs que lui sans paraître se rendre compte de l’absurdité de la situation. D’autre part, ce personnage présente, malgré les propos sur l’honneur qu’il peut tenir, une forme de vénalité ; en effet, le voilà prêt à tout pour retrouver les bonnes grâces du Prince. al Différents reproches sont adressés à la noblesse dans cette scène, notamment l’anachronisme de cette classe qui défend des valeurs d’un autre temps ; c’est ce qui ressort des interrogations d’Arlequin. Les valeurs traditionnelles de la noblesse sont d’autant plus déplacées que la démarche même du Seigneur vient souligner l’usage qui est fait de l’anoblissement. Pour le Seigneur, il s’agit de rendre service au Prince afin de retrouver sa bienveillance (et sans doute les privilèges associés) ; et pour le Prince, il s’agit d’obtenir Silvia en achetant Arlequin. Nous sommes bien loin des valeurs de la générosité et de l’honneur. Par ailleurs, les arguments que déploie le Seigneur pour défendre l’intérêt d’être noble ne portent pas trace non plus des belles valeurs affichées comme en vitrine : « vous en serez plus respecté et plus craint de vos voisins » ; « mettez-vous en état de faire du mal, seulement afin qu’on n’ose pas vous en faire ». La noblesse est réduite ici à un moyen commode pour dominer son entourage. De plus, dans cette scène, la noblesse est affaire de Cour et il est question d’être le « favori du Prince » et de mériter ses faveurs. Le Seigneur en est la vivante démonstration, lui qui attache tant d’importance au regard du Prince. La noblesse dont il est question ici est bien éloignée de celle des valeurs annoncées. De manière ponctuelle, Marivaux dénonce les abus de pouvoir de la noblesse : « je ferais parfois comme le gentilhomme de chez nous, qui n’épargne pas les coups de bâton à cause qu’on n’oserait les lui rendre » ; puis, s’appuyant sur un raisonnement d’Arlequin, il dénonce les privilèges fiscaux de la noblesse : « Et quand on ne s’en acquitte pas, est-on encore gentilhomme », « il y a donc des nobles qui payent la taille ? ».

Les valeurs mises en avant par Marivaux am Critiquant la noblesse et ses valeurs de façade, Marivaux, dans La Double Inconstance comme dans L’Île des esclaves, propose des valeurs fondées sur une morale indépendante de la hiérarchie sociale. Déjà, dans la scène 4 de l’acte I, Arlequin avait opposé aux tentations matérielles de Trivelin des valeurs simples – ce qui avait fait dire à Trivelin : « vous ne vous souciez ni d’honneurs, ni de richesses, ni de belles

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maisons, ni de magnificence, ni de crédit, ni d’équipages ». Et Arlequin d’argumenter : « On n’a que faire de toutes ces babioles-là, quand on se porte bien, qu’on a bon appétit et de quoi vivre. » Dans la scène 4 de l’acte III, Arlequin incarne également des valeurs simples : au Seigneur qui avance l’idée que le statut de noble attire le respect et la crainte du voisinage, Arlequin répond : « J’ai opinion que cela les empêcherait de m’aimer de bon cœur ; car quand je respecte les gens moi, et que je les crains, je ne les aime pas de si bon courage ». Dans l’acte I, il mettait en avant la valeur suprême de l’amour ; ici, c’est l’amitié qui passe avant les honneurs du rang. Par ailleurs, Arlequin incarne la transparence et la justice ; il ne veut pas accepter les lettres de noblesse si elles l’obligent à céder Silvia : « remportez cela ; car, si je le prenais, ce serait friponner la gratification ». De même, un peu plus loin, il avancera, rappelant implicitement les fondements de la caste nobiliaire, qu’à tout honneur un devoir est associé : « Ma noblesse n’oblige-t-elle à rien ? car il faut faire son devoir dans une charge. » Les valeurs incarnées par Arlequin sont surtout indépendantes de la hiérarchie sociale et, au début de la scène, Arlequin ne voit pas ce qu’il a de différent d’un noble : « je suis homme d’honneur », « j’ai pourtant bon cœur aussi ». Arlequin défend des valeurs qui sont celles du bon sens et de la raison (le voilà philosophe des Lumières !) : « mon honneur n’est pas fait pour être noble ; il est trop raisonnable pour cela ». Ainsi, d’une part, Marivaux montre que la noblesse par un comportement vénal (la démarche du Prince et du Seigneur) s’est coupée des valeurs qu’elle défendait à l’origine ; d’autre part, il montre que ces valeurs existent indépendamment de toute structure sociale. an La scène 4 de l’acte III, si elle ressemble à la scène 4 de l’acte I, n’en marque pas moins une évolution de taille dans le personnage d’Arlequin. En effet, au début de la pièce, Arlequin s’était montré incorruptible, sourd aux diverses propositions de Trivelin. Seule la gourmandise avait pu introduire une fissure à la fin du dialogue. Dans l’acte III, la situation est très différente, puisque Arlequin, après quelques hésitations, va accepter les lettres de noblesse offertes par le Prince et même rentrer dans un commerce qui préfigure la scène 5 : « vous vous ajusterez avec le Prince ; on n’y regardera pas de si près avec vous ». Dans la mesure où Arlequin finit par accepter l’anoblissement et par entrer dans le fonctionnement de la Cour, les valeurs qu’il incarne révèlent toute leur fragilité. Ainsi Marivaux, tout en défendant des valeurs morales indépendantes de la hiérarchie sociale (« mon honneur n’est pas fait pour être noble »), expose dans La Double Inconstance l’échec de ces valeurs face au fort pouvoir de séduction de la Cour.

◆ Lectures croisées et travaux d’écriture (pp. 139 à 147)

Examen des textes et de l’image u Sganarelle se flatte de bien connaître son maître et d’épater Gusman ; la surprise de ce dernier le réjouit : « Tu demeures surpris et changes de couleur à ce discours. » Son pédantisme, qui n’a d’égal que son ignorance, apparaît avec l’expression latine « inter nos ». Son esprit superstitieux fait également sourire, lui qui met sur le même plan la croyance en Dieu, en l’enfer et au « loup-garou ». On n’est guère ému par ses jérémiades et l’on rit autant de sa situation (« il faut que je lui sois fidèle en dépit que j’en aie ») que de sa couardise : entendant Don Juan arriver, il est prêt à se dédire. v Il y a chez Sganarelle un mélange d’indignation profonde, de crainte et sûrement d’admiration. L’impiété sans égal de Don Juan, son libertinage le font frémir d’horreur ; ils sont à l’opposé de sa foi simple, de son respect des conventions morales. Mais Sganarelle ne songe pas à quitter un tel maître ; il vit sous son pouvoir et redoute sa colère, ses mauvais traitements : « la crainte en moi fait office de zèle ». Don Juan a le charme et le mystère de l’exception, il est « le plus grand scélérat que la Terre ait jamais porté », « un grand seigneur méchant homme », donc un sujet d’étonnement pour tous les hommes, donnant à Sganarelle l’occasion de se faire remarquer lui aussi. w Frosine, l’entremetteuse qui prétend trouver une épouse à Harpagon et pense ainsi obtenir de lui de l’argent, est contredite par La Flèche qui voit en son maître le pire des avares, « l’humain le moins humain, le mortel de tous les mortels le plus dur et le plus serré ». Leur désaccord porte donc sur le caractère d’Harpagon que La Flèche, qui a servi ce dernier, connaît sûrement mieux. Frosine, quant à elle, se fie à ses talents et pense pouvoir monnayer la satisfaction qu’elle apportera au vieil homme désireux de se marier.

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x Retrouvant son ancien maître, le comte Almaviva, Figaro raconte ce qu’a été sa vie. Il a exercé plusieurs métiers : auteur dramatique, barbier, et parcouru « philosophiquement » de nombreuses régions d’Espagne, « accueilli dans une ville, emprisonné dans l’autre ». Cette existence vagabonde et aventureuse trouve son origine dans le sort que la société a réservé à cet homme ingénieux. S’il n’est pas resté auteur dramatique, c’est qu’il a rencontré sur sa route les cabales de ses rivaux, les tracasseries de la censure. Il n’a pu supporter la médiocre condition « des malheureux gens de lettres ». Il est devenu un barbier itinérant, n’ayant pas les moyens de se fixer et quelquefois persécuté par les autorités locales. Son existence, ressemblant à celle d’un héros picaresque, dénonce les injustices d’une société. Mais Figaro n’est pas une victime accablée, il a choisi de rire de sa misère, de prendre son errance du bon côté. y Le propos de Figaro dans les deux pièces contient une vive critique de la société ; on y lit les attaques de Beaumarchais contre la France de Louis XVI. Son récit dans Le Barbier de Séville dépeint la condition des gens de lettres, des auteurs dramatiques notamment, maltraités par le public et la presse, inquiétés par la censure. Le registre satirique est présent, par exemple, dans l’énumération juxtaposant des noms d’insectes nuisibles et des professions littéraires : « tous les insectes, les moustiques, les cousins, les critiques, les maringouins, les envieux, les feuillistes, les libraires, les censeurs […] ». Dans l’extrait de son fameux monologue, Figaro, qui voit le Comte lui disputer Suzanne et entraver leur mariage, s’en prend vivement à la noblesse, à son arrogance et à ses privilèges. Il oppose l’homme bien né et qui a droit à tout à l’homme de mérite qu’il incarne. La naissance noble apporte « fortune, un rang, des places », dispense d’efforts, d’ingéniosité. Figaro, de naissance obscure, est le représentant de la bourgeoisie du XVIIIe siècle, supportant mal une noblesse qui s’arroge les meilleurs emplois. Notons que le Figaro de l’acte V du Mariage, se croyant trompé par Suzanne, est plus sombre que celui du Barbier de Séville. La critique sociale d’une pièce à l’autre se fait plus audacieuse. U Sur cette gravure, Arlequin porte le costume et les attributs qui le caractérisent. Sa tenue faite de losanges colorés rappelle la pauvreté du personnage traditionnel dont le vêtement est composé de haillons. Il porte dans sa main gauche un masque conforme à ceux de la commedia dell’arte et sous le bras droit une batte. On se souvient qu’Arlequin en use pour battre Trivelin (I, 7). La position un peu voûtée du corps et l’expression un peu hagarde du visage veulent peut-être suggérer la naïveté, mais les jambes croisées et la posture des pieds témoignent de la souplesse d’Arlequin, rompu aux cabrioles, aux sauts.

Travaux d’écriture

Question préliminaire Les textes du corpus font tous apparaître des relations conflictuelles entre le monde des maîtres, représenté par le personnage du Seigneur dans La Double Inconstance, par Dom Juan dans la comédie éponyme, par Harpagon dans L’Avare et par le comte Almaviva dans les deux comédies de Beaumarchais, et celui des valets, représenté par Arlequin, Sganarelle, La Flèche et Figaro. Arlequin n’est dans La Double Inconstance le domestique de personne ; il est un campagnard, fier des gens de son état, faisant l’éloge (I, 4) de leur simplicité et de leur honnêteté. Contrairement aux valets des quatre autres extraits, il n’est pas assujetti à ce courtisan qui le traite avec beaucoup d’égards en lui apportant de la part du Prince des lettres de noblesse. Les deux hommes s’entretiennent d’égal à égal de la noblesse et de l’honneur. Arlequin rejette avec des objections simples la morale de l’honneur défendue par le Seigneur. Laver son honneur outragé dans le sang n’est pas concevable pour Arlequin, plus sensible aux qualités du cœur. Sganarelle se plaint de devoir obéir à ce « grand seigneur méchant homme » qu’est Don Juan, mais il ne remet pas en cause la hiérarchie sociale. Sa critique vise l’impiété et l’inconduite de son maître. Mais elle n’est pas celle d’un homme à la fois pieux et éclairé. Sganarelle assimile les dogmes de la foi et les superstitions, comme celle du loup-garou. D’où l’ambiguïté de l’auteur, qui place la condamnation du libertin dans la bouche d’un benêt. Dans L’Avare, La Flèche s’en prend, lui, à l’épouvantable caractère de son maître, à son avarice qui le rend inhumain. Harpagon sait aussi être hypocrite, manifester « de la bienveillance en paroles et de l’amitié », mais tout cela est vite démenti par sa ladrerie.

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C’est dans Le Barbier de Séville et dans Le Mariage de Figaro que la critique des maîtres et des nobles prend un contenu plus politique et qu’elle est le plus brillamment formulée par un personnage, plus intelligent et plus instruit qu’un Sganarelle, qu’un Arlequin, même qu’un Scapin. Dans la scène d’exposition du Barbier de Séville, Figaro, critiqué par le Comte, a cette réplique cinglante : « Aux vertus qu’on exige d’un domestique, Votre Excellence connaît-elle beaucoup de maîtres qui fussent dignes d’être valets ? » Avec plus d’agressivité, Figaro, dans son monologue de l’acte V du Mariage, dépeint le Comte comme un homme de peu de mérite : « Qu’avez-vous fait pour tant de biens ? Vous vous êtes donné la peine de naître, et rien de plus. » Il fait alors le procès explicite de la noblesse et de ses privilèges, monopolisant les meilleures places et entravant les aspirations légitimes des bourgeois entreprenants et cultivés. Les comédies de Marivaux et de Beaumarchais entreprennent nettement le réquisitoire de la noblesse, de la Cour, des privilèges, elles contestent aussi bien les mœurs des courtisans que le prix accordé à la naissance ou encore le code de l’honneur. Le propos de Molière dans L’Avare ne vise aucune classe en particulier mais, dans la tradition de la comédie latine, un trait de caractère. Dans Dom Juan, pièce hors normes, quel crédit accorder aux critiques du ridicule Sganarelle ? On admet qu’il ait à se plaindre de la tutelle d’un tel maître, on peut désapprouver le libertinage de ce dernier. Mais on ne peut adhérer à toutes les critiques de Sganarelle.

Commentaire

Remarques en introduction • Une scène d’exposition qui nous renseigne sur les principaux protagonistes et lance l’intrigue. • Le récit de Figaro qui résume sa vie et fait découvrir son caractère et son état d’esprit. • Relations entre les deux personnages : on perçoit très vite que le Comte est le faire-valoir de son ancien domestique. Plan détaillé :

1. Les relations singulières entre le Comte et Figaro A. Un maître arrogant et railleur • Le Comte tutoie son ancien valet ; celui-ci le vouvoie, l’appelle « Monseigneur », « Votre Excellence ». La relation classique est confirmée. • À tort ou à raison, le Comte rappelle à Figaro ses défauts (deux premières répliques). Il ne compatit guère aux infortunes de Figaro, devenu auteur dramatique, bien au contraire : « Ah ! la cabale ! monsieur l’auteur tombé ! » (réplique ironique). Le Comte s’amuse du récit de Figaro et de son indignation : « ta joyeuse colère me réjouit ». • Absence de compassion, insensibilité au malheur des humbles, incapacité à percevoir les dénonciations et les critiques de Figaro. B. Un valet capable de réparties • Les deux premières répliques de Figaro dans l’extrait répondent aux reproches du Comte. Figaro se justifie, parle au nom des pauvres : « on veut que le pauvre soit sans défaut ». Ses répliques sont une riposte efficace : une critique des maîtres qui exigent de leurs domestiques ce qu’eux-mêmes n’ont pas. • Figaro ne raille pas son maître personnellement, d’autant qu’il espère travailler à nouveau à son service. Il se défend par quelques vérités générales sur les maîtres et les puissants. C. Le Comte, faire-valoir de Figaro • Le Comte a des répliques plus courtes ; c’est lui qui interroge Figaro, qui sollicite son récit. • On apprend la vie de Figaro, l’homme du peuple aux divers métiers, mais rien sur le Comte. On devine seulement une intrigue avec la 4e réplique du Comte et la dernière de l’extrait. • Le Comte n’exprime aucune opinion sur les gens de lettres, sur la société. Il est un simple spectateur amusé. • Il n’a pas le sens des réparties comme Figaro. Il se contente de rire et de répliquer « Pas mal » à la 2e réplique de Figaro.

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2. La critique sociale dans le récit de Figaro A. La condition de l’écrivain • Figaro en auteur dramatique averti (ayant préparé une claque pour défendre sa pièce) mais malchanceux et impuissant devant la cabale. • Critique de « la république des lettres », où les auteurs se jalousent et se nuisent au lieu de s’entraider. • Métaphores animalières : « celle des loups » ; « les moustiques, les cousins, […] les maringouins ». • Misérable condition de l’homme de lettres, poursuivi par les censeurs, dénigré par les critiques, persécuté par les autres auteurs. B. Les talents d’un homme nouveau Figaro n’entre exactement dans aucune catégorie sociale. Il a été valet mais possède des talents et une instruction qui ne sont pas l’apanage habituel des domestiques. Homme du peuple, il sait lire, écrire… des œuvres dramatiques. Homme de lettres malchanceux mais qui, « tout comme un autre », sait aussi pratiquer un travail manuel, celui de barbier. De plus, il est capable d’observer la société, de distinguer les sots et les méchants. Errant et ballotté par le hasard, comme un personnage picaresque, il est davantage que celui-ci. C. Les infortunes du même homme • Sans argent, endetté même. Vivant dans l’inconfort et la précarité, l’instabilité (antithèses : « accueilli »/« emprisonné », « loué »/« blâmé »). • Ayant connu la prison (pour dettes ou un emprisonnement arbitraire, inique ?). • Plusieurs métiers qui ne lui ont apporté ni l’aisance, ni la tranquillité. Retour à son premier état : domestique au service du Comte. Une vie qui tourne en rond, malgré les initiatives, les déplacements.

3. La philosophie de Figaro Par philosophie, il faut comprendre ici « un état d’esprit et une façon de concevoir l’existence et le destin ». Figaro emploie l’adverbe « philosophiquement » – ce qui veut dire qu’il a parcouru l’Espagne en prenant les choses comme elles venaient, avec distance, avec fatalisme. A. Le persiflage • L’art d’observer et de cerner les ridicules humains est une des caractéristiques de l’état d’esprit de Figaro. • On a vu qu’il avait le sens de la répartie. Il se moque des sots et fait « la barbe à tout le monde ». Il a donné l’exemple de ce persiflage en évoquant de manière satirique « la république des lettres ». B. Le fatalisme Dans l’avant-dernière réplique de Figaro, résumant son errance et les mauvais tours de la Fortune, on perçoit une sorte de fatalisme, notamment dans les participes présents : « aidant », « supportant », « riant de ma misère ». Figaro accepte les choses comme elles viennent sans se plaindre. C. Le parti pris du rire • Figaro, trop lucide pour être optimiste, a traversé trop d’épreuves et d’injustices, a « l’habitude du malheur ». Mais il conjure l’abattement, la tristesse, en choisissant le rire, la raillerie éclairante, la dérision : « je me presse de rire de tout, de peur d’être obligé d’en pleurer ». Un rire lucide, intelligent, répondant à un choix d’existence. • Une philosophie qui valorise le sursaut de l’esprit, indirectement l’action, l’initiative, lorsqu’elle entend éviter le découragement.

Conclusion • Un riche extrait d’une scène d’exposition qui révèle d’emblée des rapports nouveaux entre le maître et le valet. • L’apparition d’un personnage nouveau, d’emblée attachant et intéressant.

Dissertation

Introduction La littérature engagée a souvent choisi le genre romanesque, mais il existe aussi un théâtre de la dénonciation. Les tréteaux populaires, plus tard les scènes des cafés-théâtres, expriment avec insolence la contestation des gouvernants. Mais va-t-on au théâtre pour être éclairé sur les problèmes sociaux du moment ? Quelles sont nos attentes ?

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Plan :

1. L’efficacité du théâtre pour la dénonciation des injustices A. Les formes de comique La comédie dans tous ses excès, ses libertés, est un excellent moyen pour faire entendre les critiques, les doléances, les mécontentements : – Les comédies d’Aristophane s’en prennent crûment, sans nuances ni raffinement, aux notables de la démocratie athénienne. – La satire sociale apparaît parfaitement avec le jeu des comédiens, les costumes et les masques, le comique de gestes et de mots. B. La représentation du conflit Les conflits qui construisent une intrigue peuvent refléter les conflits réels au sein d’une société : – Conflits de générations dans les comédies de Molière. – Antagonisme entre Figaro, porte-parole non des valets, mais d’une bourgeoisie riche en talents, et le comte Almaviva.

2. Le théâtre offre d’abord un autre monde… A. Le lieu et le temps de la représentation ne sont pas une copie de la réalité, mais bien un autre monde • Le lieu, c’est la scène, espace réduit et clos, qui ne vit que quelques heures. Des décors mobiles et fragiles qui ne copient jamais vraiment la réalité. Le spectateur assis dans la salle regarde cette boîte éclairée qu’est la scène, cette lanterne magique qui le fait rêver quelques heures tout en le maintenant à l’extérieur. • Le temps est artificiel. Quelques heures deviennent une journée sous la férule des conventions classiques, mais peuvent aussi montrer une vie entière. • La représentation théâtrale émane de la rencontre de plusieurs imaginaires : celui de l’auteur dramatique et de son texte, celui du décorateur et du scénographe, celui de l’acteur. B. Le texte théâtral offre un univers poétique Le texte lui-même, avant de dénoncer, de critiquer, parce qu’il est mis en scène, est une création. On évoquera les tirades lyriques ou narratives de Racine, dont la poésie est rehaussée par le jeu et la diction de telle ou telle actrice ; le souffle épique des drames hugoliens (la tirade dans la scène 2 de l’acte III de Ruy Blas, celle de Don Carlos dans la scène 2 de l’acte IV d’Hernani).

3. … et suscite le questionnement plutôt qu’il n’impose de réponses A. Un questionnement sur la complexité des caractères Débat toujours actuel sur : – le caractère et la philosophie d’Alceste, le misanthrope de Molière ; – Don Juan et le donjuanisme ; – les motivations et le mystère de Tartuffe. B. Sur le destin et la liberté de l’homme Quelles sont les puissances transcendantes qui entravent l’homme, le conduisent vers la transgression, lui révèlent sa part d’inhumanité ? Les tragédies grecques apportent des réponses à cette question angoissante.

Conclusion Le plaisir propre au théâtre ne peut être réduit à la représentation des injustices. Lire le texte dramatique ou voir une pièce mobilise aussi bien l’imagination que la réflexion.

Écriture d’invention Sganarelle parle à Gusman et fait l’éloge de Don Juan ; il défend son libertinage, son impiété. Il décrit la conduite de son maître avec admiration. 1. L’éloge du l’infidélité de Don Juan : – il a eu raison de quitter Elvire qui l’ennuyait ; – il est heureux en séduisant toutes les femmes qui lui plaisent ; – il est un séducteur habile, persuasif. Sganarelle voudrait avoir ses talents.

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2. L’éloge de son impiété : – Don Juan est un homme libre, qui défie le pouvoir de l’Église ; – il méprise la croyance et se voue à la science. Il a du reste entrepris d’instruire son valet. 3. Don Juan mène une vie passionnante, aventureuse. Sganarelle ne s’ennuie jamais avec lui.

S c è n e 8 d e l ’ a c t e I I I ( p p . 1 5 6 à 1 5 8 )

◆ Lecture analytique de l’extrait (pp. 159 à 161)

Flaminia, meneuse de jeu u La première réplique de Flaminia assure la transition avec la scène précédente tout en rappelant son rôle de meneuse de jeu. En effet, trois personnages sont évoqués : le Prince, Silvia et Arlequin. Ce dernier est inclus dans le démonstratif pluriel « ces » (« ces petites personnes-là »), puisqu’il est question de la déclaration d’amour qui vient d’être prononcée dans la scène 7. L’expression désigne également Silvia. Le pronom indéfini « l’autre », qui renvoie également à la jeune fille, contribue à associer les deux villageois, comme si, juste avant que l’inconstance ne triomphe, se reconstituait le couple initial. Il s’agit ici de montrer au spectateur que les scènes qui se suivent sont deux maillons d’une stratégie conduite par Flaminia : cette dernière invite Arlequin à déclarer son amour puis elle pousse Silvia à avouer qu’elle accepte l’amour de l’officier. Cette symétrie manifestée par l’indéfini « l’autre » et par l’enchaînement des deux scènes souligne le rôle de Flaminia dans l’intrigue. La référence au Prince au tout début de la première réplique pose le dernier angle du schéma mais surtout rappelle que tout ce qui vient de se construire est au service des intérêts du monarque, détenteur de la « vérité » et de la « raison ». La dernière phrase de la réplique lance le dialogue et invite à la confidence. L’adjectif « belle » installe la confiance de l’affection, tandis que le verbe « rêvez » ouvre le monde intérieur des sentiments de Silvia. v L’aparté « Rions un moment » exprime la distance de Flaminia par rapport aux confidences de Silvia et, de ce fait, souligne sa maîtrise du jeu. Le changement de ton en cours de réplique (elle rit puis retrouve le ton de la confidence) montre bien que le personnage joue un rôle et que son attitude vis-à-vis de Silvia est plus le fait d’une froide stratégie qu’une réaction spontanée et naturelle aux sentiments de la jeune fille. L’aparté exprime aussi la lucidité de Flaminia quant aux sentiments de la jeune fille ; cette dernière découvre et nomme progressivement ce que Flaminia a compris (et suscité) depuis longtemps. L’emploi de la 1re personne du pluriel est comme une adresse au spectateur, une invitation à se ranger de son côté pour examiner froidement (avec la distance du rire) les sentiments confus de la jeune fille. Plus tard, dans Le Jeu de l’amour et du hasard, Marivaux placera de la même manière le spectateur du côté des meneurs de jeu (Orgon et Mario), de façon à profiter, d’une manière lucide et distanciée, de la situation des personnages. Ainsi le spectateur peut être ému par le trouble de Silvia, mais il sera surtout amusé par son inconstance et sa manière de la justifier. w Avec toute la distance suggérée par l’aparté « Rions un moment » et par son statut de meneuse de jeu, Flaminia joue auprès de Silvia le rôle de confidente qui fait partie de sa stratégie mais qui, comme le suggère la première réplique, satisfait également ses sentiments personnels ; en effet, Flaminia, en même temps qu’elle conduit froidement la progression de l’inconstance, se prend d’affection pour « ces petites personnes-là », si bien qu’il est difficile de faire chez elle la part de la sincérité et du calcul. D’ailleurs, sans doute ne faut-il pas entrer dans ce débat-là : Flaminia est à la fois calculatrice et sincère, comme si ces deux aspects n’étaient pas contradictoires chez elle. Dans le prolongement de la scène 11 de l’acte II, Flaminia se pose en confidente de Silvia. La première réplique invite la jeune fille à livrer ses sentiments et, tandis que Silvia ne peut cesser de réfléchir à l’évolution de sa propre situation (« je rêve à moi »), Flaminia a davantage recours à la 2e personne qu’à la 1re personne ; autrement dit, elle fait parler Silvia, elle parle à Silvia d’elle-même sans exposer ses propres sentiments. Elle est d’abord celle qui pose des questions pour susciter la confidence et permettre à Silvia de formuler plus clairement les sentiments confus qui l’envahissent et qu’elle ne parvient pas à démêler seule. On peut relever : « À quoi rêvez-vous » ; « Sur quoi vous emportez-vous donc ? » ; « mais n’est-ce pas cet officier que vous aimez ? » ; « Et s’il ne vous aime plus, que diriez-vous ? » ; « que vous faut-il donc ? ». La confidence ne se réduit pas ici à un rôle de « faire-parler » ; il s’agit bien pour Flaminia de

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mettre Silvia sur le chemin de la vérité. Il s’agit également, en répondant à ses attentes, de la mettre face à ses contradictions. En effet, d’une part, on voit bien que Flaminia fait tout pour rassurer Silvia et lui plaire : « ce n’est pas un si grand malheur » ; « je le pense à peu près de même » ; « ne vous inquiétez pas »… Mais, d’autre part, on remarque que ces efforts ne satisfont pas la jeune fille et contribuent à faire progresser sa réflexion : « qu’appelez-vous à peu près ? » ; « cependant j’ai peur qu’Arlequin ne s’afflige trop, qu’en dites-vous ? mais ne me rendez pas scrupuleuse ». Ainsi, Flaminia, avec toute la lucidité liée à sa fonction de meneuse de jeu, est dans cette scène une confidente qui guide Silvia sur la voie de la vérité en la mettant face à ses contradictions. x En confidente qui cherche aussi à faire émerger le dénouement de l’intrigue qu’elle orchestre, Flaminia cherche à éveiller chez Silvia différents sentiments tout en paraissant se conformer aux attentes de la jeune fille. Tout d’abord, en employant le verbe rêver dans la première réplique sur le terrain des aspirations et des désirs plus que sur celui de la réalité. Si Arlequin, le premier amour de la jeune villageoise, fait partie de la réalité, l’officier du palais et le Prince appartiennent au monde séduisant de la Cour ; si Arlequin fait partie du passé de Silvia, l’officier qui la courtise pourrait bien faire partie de son avenir et, dans l’immédiat, de ses rêves. De plus, le verbe « rêvez » et, un peu plus loin, le complément « en vous » invitent Silvia à une réflexion sur elle-même et à une quête de la vérité. C’est aussi le sens que l’on peut donner à la réplique ambiguë « Il me le semblait » : elle suggère un écart entre l’apparence et la réalité des faits ; Silvia est amenée à reconsidérer son amour pour Arlequin. De même, la locution adverbiale « à peu près » joue un rôle de modalisateur et suscite une réaction violente de la part de Silvia qui, refusant de se remettre en cause, préfère bien envisager son inconstance comme un phénomène naturel d’une simplicité incontestable : « il est venu sans mon avis, il s’en retourne de même ». Par la suite, Flaminia oriente la réflexion de Silvia vers l’officier du palais. Le verbe aimer, d’abord appliqué à Arlequin (« j’aimais », « je ne l’aime plus »), va se rapporter désormais au Prince (« mais n’est-ce pas cet officier que vous aimez ? »). Comme elle a pu le faire en évoquant son amour pour Arlequin (« sans mon avis »), Silvia évoque son amour pour l’officier comme une obligation qui la dépasse (« à la fin il faudra bien y venir », « il vaut mieux ne lui en plus faire »). Les tournures impersonnelles semblent gommer la volonté et le libre arbitre de la jeune fille qui refuse toute responsabilité dans ce qui lui arrive. Dans la dernière partie de la scène, Flaminia, tout en contribuant à mettre en avant la mauvaise foi de Silvia, fait tout pour étouffer les sentiments qui pourraient encore lier la jeune fille à Arlequin et mettre en péril le dénouement de l’intrigue. Lorsque Silvia manifeste son inquiétude quant à l’amour que son fiancé pourrait encore éprouver pour elle, elle la rassure : « Ne vous inquiétez pas, on trouvera aisément un moyen de l’apaiser. » Et lorsque l’amour-propre de la jeune fille semble piqué par l’idée qu’Arlequin ait pu l’oublier, Flaminia la rassure également : « Lui vous oublier ! » La dernière réplique de Silvia introduit le Prince (sc. 9) et chasse le trouble, fait de mauvaise conscience et d’amour-propre blessé : « sans vous inquiéter du reste ». On remarquera dans cette réplique que Flaminia emploie le mot « amant » pour désigner le Prince sur le point d’entrer en scène, alors que ce terme se rapportait, au début de la pièce, à Arlequin. Par le choix de ce mot et par l’usage des impératifs, Flaminia pousse Silvia à quitter la confusion de ses sentiments et à choisir clairement le Prince. y On peut s’interroger sur ce qui motive les propos que tient Flaminia. On les rattachera tout d’abord à la stratégie qu’elle mène depuis le début de la pièce. Pour guider au mieux Silvia vers le Prince, elle doit s’en faire une amie et ne pas la brusquer. Aussi la voit-on approuver sans cesse les propos de la jeune fille, même lorsque la mauvaise foi de cette dernière est manifeste : « Ne voyez-vous pas bien que je badine et que vous n’êtes que louable ? » Mais l’aparté (« Rions un moment ») ainsi que les modalisateurs (« Il me le semblait », « je le pense à peu près de même ») mettent les spectateurs sur la voie de la stratégie de Flaminia. Sans doute, la tournure que Flaminia donne à la scène grâce à ses questions (« mais n’est-ce pas cet officier que vous aimez ? ») est elle aussi un élément de la stratégie de Flaminia : il s’agit pour elle de séparer les deux villageois et de conduire Silvia à apprécier le monde de la Cour. La progression d’ensemble de la scène épouse celle de la pièce. Par ailleurs, la première réplique de Flaminia révèle un attachement sincère pour les deux villageois. On peut donc aussi voir dans l’attitude de la confidente au cours de la scène un réel souci d’apaiser Silvia, non seulement par amitié pour la jeune fille mais aussi (et surtout ?) pour servir ses propres sentiments pour Arlequin.

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U et V L’aparté « Rions un moment » introduit dans la scène un jeu de double énonciation et, à partir de cette réplique, le spectateur comprend que Flaminia va tenir un double langage. Si elle éprouve une affection sincère pour la jeune fille troublée, elle manifeste une lucidité et une distance que le spectateur va partager. Ainsi certaines répliques peuvent-elles être comprises de plusieurs façons. Au début de la scène, le « à peu près » exprime la distance de Flaminia qui n’adhère pas totalement à l’analyse que fait Silvia de son inconstance (« sans mon avis ») ; le spectateur perçoit ici, juste après l’aparté, que Flaminia souligne les efforts maladroits de la jeune fille pour étouffer sa mauvaise conscience. Flaminia reprend le champ lexical de la souffrance tissé par Silvia (« triste », « se lamentant », « la peine ») pour justifier son revirement et emploie le verbe mourir associé de manière oxymorique à la « joie » du sentiment partagé. Elle paraît approuver le raisonnement de Silvia qui poursuit ses justifications dans la réplique suivante ; en même temps, le spectateur qui n’est pas insensible au ton ironique comprend que Flaminia se moque du pseudo-dévouement de Silvia. La lapalissade de la ligne 546 s’entend de la même manière. Le « on » employé dans la réplique que prononce ensuite Flaminia prend pleinement sa valeur d’indéfini pour Silvia, alors que pour Flaminia, et bien entendu pour le spectateur, ce pronom désigne Flaminia elle-même. L’adverbe « aisément » rappelle que la scène précédente s’est achevée sur la déclaration d’Arlequin à Flaminia. Plus loin, Flaminia prononce encore une réplique à double sens. Son « j’aurais donc perdu l’esprit » est compris par Silvia comme une tournure rhétorique visant à exprimer la permanence du sentiment amoureux d’Arlequin. Le spectateur comprend, lui, qu’il ne s’agit que du fait de « dire » et qu’Arlequin a bel et bien oublié Silvia. La première partie de la réplique est perçue comme ironique par le spectateur témoin de la scène précédente et seule Silvia voit dans l’exclamation une protestation de Flaminia garantissant la fidélité d’Arlequin. À la ligne 560, la subordonnée hypothétique « Et s’il ne vous aime plus » esquisse une situation que le spectateur connaît pour réelle. La dernière réplique de Silvia explicite le ton ironique de la réplique précédente : « vous qui riez ». En effet, Flaminia vient de mettre la jeune fille face à ses contradictions et de montrer au spectateur ses efforts naïfs pour satisfaire à la fois un désir de se déculpabiliser et une vanité que Flaminia a elle-même enflammée. Marivaux joue avec la double énonciation propre au théâtre et avec l’ambiguïté du personnage de Flaminia, stratège et/ou amie, pour exprimer la complexité des sentiments et des relations.

Silvia désorientée W Lorsque Silvia entre en scène au moment où Flaminia, qui vient de quitter Arlequin, dit : « Voici l’autre », elle semble plongée dans ses pensées, dans ses rêves, pour reprendre les propos de la confidente. C’est une jeune fille troublée, désorientée qui fait son entrée. D’abord, la construction réflexive surprenante « Je rêve à moi » suffit à exprimer l’abîme dans lequel Silvia se perd ; dans la même réplique, elle avoue d’ailleurs son désarroi : « je n’y entends rien ». Et ce qui désoriente Silvia, c’est justement l’inconstance, c’est-à-dire l’écoulement d’un temps qui bouleverse les situations et les repères. Dans la réplique de la ligne 517, le glissement de l’imparfait au passé composé exprime cette inconstance que Silvia ne maîtrise pas : « Je voulais me venger de ces femmes, vous savez bien, cela s’est passé ». Le « vous savez bien » qui vient s’intercaler peut être compris comme un dernier effort pour stabiliser une situation mouvante. Dans ce monde où rien ne dure, Silvia semble ressentir le besoin de s’assurer au moins que les choses (sa rancune) ont un jour existé. Ce qui concerne le désir de se venger des femmes de la Cour s’étend ensuite aux sentiments éprouvés pour Arlequin. On observe le même glissement temporel : un imparfait rejette l’amour dans un passé révolu (« J’aimais Arlequin ») et fait place au présent (« je ne l’aime plus »). Dans les deux répliques, Silvia manifeste son trouble face à cette manifestation de l’inconstance : « n’est-ce pas ? », « Eh bien je crois ». X Dans la réplique qui s’étend de la ligne 524 à la ligne 527, Silvia explique son inconstance en la présentant comme un phénomène naturel, inévitable et indépendant de sa volonté. Le jeu des parallélismes syntaxiques rend la disparition de l’amour aussi imprévisible que son apparition. Dans la proposition « c’était un amour qui m’était venu », le pronom me est objet alors que le sentiment amoureux est presque personnifié. Dans la suite de la réplique, c’est toujours un pronom désignant cet amour qui

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est sujet des verbes d’action : « c’est un amour qui s’en est allé », « il est venu », « il s’en retourne ». À croire que la naissance et la mort de l’amour appartiennent à une sorte de balancement universel, indépendant des consciences. L’expression « sans mon avis » et la négation portant sur l’adjectif « blâmable » qui achève la réplique laissent à penser que Silvia n’éprouve aucun sentiment de culpabilité, aucun remords, puisque seul l’amour lui-même est responsable de ce qui s’est passé. Cependant, le modalisateur « je ne crois pas », tout comme les efforts effectués pour s’innocenter laissent entendre au spectateur que Silvia éprouve malgré tout quelques remords. at Silvia, comme nous venons de le montrer, éprouve, malgré ce qu’elle veut laisser paraître, du remords quant à l’inconstance de ses sentiments pour Arlequin. D’ailleurs, elle ne manquera pas de se montrer sensible au bémol que Flaminia pose dans la réplique suivante (« je le pense à peu près de même ») et de s’en irriter (« Sur quoi vous emportez-vous donc ? » demande Flaminia), montrant que sa mauvaise conscience est à vif malgré la rhétorique (celle de la Cour qu’elle est en train d’apprendre ?) qu’elle vient de déployer pour s’innocenter. L’emploi du verbe être sans attribut dans la subordonnée de cause « parce que cela est » a une connotation biblique qui souligne chez Silvia une volonté de se convaincre de l’absolue vérité de son analyse. ak Silvia attend de sa confidente qu’elle contribue à l’innocenter en approuvant pleinement son raisonnement au sujet des causes de l’inconstance. Aussi s’irrite-t-elle de la distance critique qu’elle perçoit dans le « à peu près » de sa confidente (cf. question précédente). À plusieurs reprises, elle appelle l’approbation de Flaminia : « je ne crois pas être blâmable » ; « il faut le penser tout à fait comme moi » ; « vous allez me répondre des à-peu-près qui me chicanent » ; « mais ne me rendez pas scrupuleuse » ; « vous êtes cause que je redeviens incertaine » ; « vous n’avez qu’à garder votre nouvelle ». À la fin de la scène, la question de Flaminia « que vous faut-il donc ? » montre bien au spectateur que Silvia n’est pas à la recherche de la vérité mais d’une parole approbatrice qui effacerait ses remords implicites. al Flaminia, en meneuse de jeu, orchestre la progression de la scène. À la ligne 537, elle invite Silvia à changer de sujet : après avoir justifié la disparition de son amour pour Arlequin (cf. question 9), elle devra, de manière symétrique, justifier qu’elle accepte l’amour du Prince déguisé en officier du palais. Le spectateur qui a souri avec Flaminia (« Rions ensemble ») des efforts naïfs de la jeune fille pour s’innocenter en laissant penser que l’amour est simplement parti comme il est venu, sans qu’elle en soit « blâmable », attend sans doute de connaître les arguments qu’elle va avancer pour expliquer son nouvel amour. Tout d’abord, cet amour est évoqué au futur : « je n’y consens pas encore à l’aimer », « il faudra » ; ainsi le présent du dialogue semble être sauf : Silvia n’est pas « encore » inconstante. Mais la justification repose principalement sur deux arguments croisés. Comme dans les explications données à propos des sentiments pour Arlequin, cet amour pour le Prince est présenté comme une nécessité extérieure, une sorte de fatalité (la comédie se joue-t-elle des codes de la tragédie ici ?) : « il faudra bien y venir ». Au cours de la réplique, cette tournure impersonnelle se charge d’une part de libre arbitre qui introduit le second argument : « il vaut mieux ne lui en plus faire ». Il s’agit là d’une sorte de dévouement moral de Silvia : si elle répond favorablement à la demande du Prince, ce n’est pas par plaisir ou par amour, c’est pour « le consoler de la peine qu’on lui fait » une bonne fois pour toutes. D’une part, Silvia cherche à donner l’impression que, dans un dilemme tragique, elle a choisi la moins mauvaise des voies (« il vaut mieux » ; « il mourrait de tristesse, et c’est encore pis »). D’autre part, elle annonce agir par dévouement et retourne à son avantage les reproches qu’on pourrait lui faire selon les critères de la morale. am L’ironie qui sous-tend les répliques de Flaminia en réponse aux explications de Silvia (« Oh vous allez le charmer, il mourra de joie » ; « Il n’y a pas de comparaison ») oriente les réactions du spectateur. La construction en diptyque de la scène (les justifications des deux volets de l’inconstance) amène le spectateur à réagir dans la seconde partie comme dans la première (« Rions un moment ») : il perçoit bien les efforts de Silvia pour se débarrasser de ses remords et la mauvaise foi de la jeune fille se traduit par son irritabilité tout au long de la scène. On peut se demander si le spectateur met sur le compte de la naïveté de la villageoise les deux tentatives pour s’innocenter ou s’il voit là un effet pervers de la Cour dont Silvia apprend petit à petit les mécanismes. D’ailleurs, ne dit-elle pas au début de la scène qu’elle ne s’offusque plus de l’attitude des femmes qui l’ont offensée ? an Le « petit air d’inquiétude » introduit le balancement qui caractérise la fin de la scène et qui s’achève par le « que vous faut-il donc ? » de Flaminia. En effet, dans cette didascalie, un nouveau sentiment fait son apparition : l’amour-propre. Flaminia l’avait enflammé en faisant jouer à sa sœur Lisette le rôle

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La Double Inconstance – 49

d’une dame de la Cour venue provoquée Silvia. Alors que la jeune villageoise, au tout début de la pièce, ne se souciait pas du paraître et de l’opinion des autres, la voilà qui aime avoir son entourage sous son emprise. D’une part, elle éprouve des remords d’abandonner Arlequin et aime à entendre qu’on saura « l’apaiser ». Mais, d’autre part, elle souhaiterait garder ce sentiment flatteur pour elle. Le « petit air d’inquiétude » est explicité par une exclamation caractéristique de l’amour-propre et de la vanité : « diantre il est donc bien facile de m’oublier à ce compte ? ». La construction impersonnelle généralisante montre que l’« inquiétude » de Silvia dépasse son simple attachement pour Arlequin ; il ne s’agit pas là d’un dernier sursaut d’un amour ancien mais bel et bien du désir d’être appréciée et aimée. ao La scène 8 qui prépare le dénouement de la pièce permet de dresser un portrait plaisant et complexe de l’héroïne. L’analyse des sentiments (de l’inconstance amoureuse à la vanité) donne vie à une héroïne moins stéréotypée que les Angélique ou les Lucinde des comédies de Molière proches de la farce. On pourra retenir : – Le trouble de la jeune fille : elle ne parvient pas à cerner et dominer les sentiments qui la bouleversent. Ses efforts pour trouver de nouveaux repères en se raccrochant à des bribes de son ancienne morale, comme le sens du dévouement, voire du sacrifice, sont émouvants. – Les efforts pour s’innocenter : ils sont à la fois naïfs et révélateurs de la mauvaise foi de la jeune fille ; l’ingénue qui clamait son amour dans la première scène de la pièce ne s’est-elle pas transformée en une dame de la Cour ? – La fragilité de l’ingénue : Silvia ne parvient pas à étouffer totalement ses remords et elle n’est pas encore devenue une froide manipulatrice à l’instar de Flaminia (cette dernière a aussi évolué). Le besoin d’être approuvée et rassurée, manifeste dans cette scène, est encore un trait de l’ingénue qui a su, malgré elle, séduire le Prince rompu aux artifices de la Cour. – La vanité d’une dame de la Cour : la stratégie de Flaminia semble avoir réussi à corrompre Silvia qui éprouve le besoin d’être reconnue et admirée. Tout concourt dans cette scène à dresser un portrait complexe de la jeune fille car des traits contradictoires viennent se croiser pour amuser et émouvoir le spectateur.

◆ Lectures croisées et travaux d’écriture (pp. 162 à 169)

Examen des textes u Le récit est celui du chevalier Des Grieux, qui en racontant revit avec une émotion intacte cette scène de retrouvailles. On y voit Manon reconquérir avec une étonnante facilité le cœur du jeune homme. Celui-ci, du reste, ne l’interroge pas sur sa conduite, ne l’accable guère, parce que l’émotion l’en empêche. Il n’est pas douteux que Manon aime son chevalier, qu’elle soit venue le voir pour vivre à nouveau avec lui. Ses manifestations de tendresse, après que Des Grieux lui a confirmé son amour, sont vives et spontanées : « elle m’accabla de mille caresses passionnées. Elle m’appela par tous les noms que l’amour invente pour exprimer ses plus vives tendresses […] ». Auparavant on soupçonne toutefois quelques attitudes calculées qui servent le but – somme toute louable – de reconstruire une liaison amoureuse authentique avec Des Grieux. Ainsi, « elle mit la main devant ses yeux pour cacher quelques larmes » peut paraître un geste étudié, le « ton timide » de ses premières paroles est pris pour souligner le repentir de Manon. Son propos, du reste, ne manque pas d’habileté lorsqu’il associe la confession et le reproche. Il y a chez la jeune fille une innocente et émouvante rouerie. Dans cette scène, son intention est sincère comme l’est également sa joie lorsqu’elle voit que Des Grieux l’aime toujours. Mais, familière des mœurs libertines et séduisant quelquefois par intérêt, elle emploie aussi quelques artifices, d’un geste de comédienne fait croire à des larmes. v La Vie de Marianne se présente comme le récit rétrospectif, à la 1re personne, d’une femme d’âge mûr qui relate comment elle découvrit l’amour. Toute la narration fait apparaître la coexistence du personnage, la jeune Marianne, et de la narratrice, une femme qui a acquis de l’expérience et qui analyse en écrivant la jeune fille qu’elle a été. Il y a donc chez la narratrice une lucidité, une clairvoyance, dont la jeune fille est naturellement privée. Un seul exemple : « j’aimais à le voir sans me douter du plaisir que j’y trouvais ». La remarque introduite par l’expression « sans me douter » est imputable à la comtesse de ***, devenue observatrice de sa jeunesse.

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w Le narrateur des Confessions du comte de ***, libertin repenti, brosse avec une cruelle lucidité une série de portraits de femmes en même temps qu’il relate ses conquêtes de jeunesse. Avec Mme de Persigny, il dépeint une étourdie, une instable, incapable même de finir une partie de jeu ou de rester seule chez elle : « la crainte de l’ennui était un ennemi pour elle ». Son éducation a été négligée, ses fréquentations ont achevé de la corrompre. Sa vanité lui commande d’être partout en même temps, « de se montrer dans le même jour à plusieurs spectacles ». Son extravagance, son instabilité, sa superficialité sont complices d’une habileté dans la séduction. Les mœurs libertines n’ont fait que développer les faiblesses de son caractère. x Silvia et Cécile Volanges n’appartiennent pas au même milieu social, la première étant issue de la paysannerie aisée tandis que la seconde appartient à la bonne noblesse. Mais toutes deux sont à peu près du même âge. Elles ont de l’inclination pour un jeune homme et s’interrogent sur la conduite à tenir. Silvia tente de justifier les marques d’affection qu’elle pourrait témoigner à l’officier – en réalité, le Prince – ; Cécile Volanges voudrait s’entendre dire qu’il n’y a aucun mal à écrire de temps en temps au chevalier Danceny. Ajoutons que les deux jeunes filles sont, sans le savoir, dans une situation comparable : elles se confient à une femme plus expérimentée qui s’amuse de leur ingénuité. Certes Flaminia n’a pas la perfidie, ni la volonté de faire souffrir de la marquise de Merteuil ; il n’empêche qu’elle est bien, dans l’extrait de la scène 8, tout aussi manipulatrice. y Dans l’extrait de Manon Lescaut, le chevalier Des Grieux raconte ce que fut sa liaison avec l’héroïne éponyme, morte en Louisiane. Dans La Vie de Marianne, la comtesse de *** se souvient précisément de la naissance de l’amour. Dans Les Confessions du comte de ***, un libertin repenti relate ses aventures et ses conquêtes. Ces deux narrateurs et cette narratrice sont amenés à observer, à analyser des personnages et des événements. Des Grieux revoit la scène de retrouvailles avec Manon après deux ans de séparation. Il met l’accent sur le désarroi qui fut le sien et sur cet attachement tragique avec Manon dont il prit conscience au moment de cette scène : « Quel passage, en effet, de la situation tranquille où j’avais été, aux mouvements tumultueux que je sentais renaître ! J’en étais épouvanté. » Des Grieux narrateur compare sa situation lors des retrouvailles à celle d’un homme égaré, la nuit, « dans une campagne écartée ». La passion amoureuse aboutit à un complet égarement ; Des Grieux personnage se sent transporté dans un autre univers, sans repère connu. Le narrateur se sent évidemment proche du personnage bouleversé par la présence de Manon. La narratrice dans La Vie de Marianne est présente à tout instant du récit par les précisions qu’elle apporte sur son comportement passé. Son but est bien d’analyser tout ce qu’elle a ressenti en apercevant Valville (qui fut son premier amour) à la sortie de l’église. Elle reconnaît qu’elle ne comprend pas tout de son trouble, comme en témoigne cette remarque : « tout ce que je sais, c’est que ces regards m’embarrassaient ». Là encore la femme mûre porte, sans le dire explicitement, un intérêt attendri pour la jeune fille sensible et troublée. Le narrateur des Confessions du comte de *** parle beaucoup moins de lui et de ses sentiments. Face à Mme de Persigny, il est un jeune libertin sûr de lui, démêlant sans difficulté le jeu et les objectifs de la petite-maîtresse. Le personnage a sans aucun doute le regard froid du narrateur. Le choix du libertinage associé à une incontestable intelligence fait qu’il n’a pas l’ingénuité et la sensibilité d’un Des Grieux.

Travaux d’écriture

Question préliminaire Il convient de bien recenser tous les personnages féminins présents dans ce corpus. L’extrait de La Double Inconstance en montre deux : Flaminia et Silvia ; celui de Manon Lescaut, un seul : l’héroïne dépeinte par le chevalier Des Grieux ; dans La Vie de Marianne, on sera attentif à la narratrice autant qu’à la jeune fille mise en scène ; dans l’extrait du roman de Duclos apparaît un seul personnage féminin : Mme de Persigny ; enfin, dans Les Liaisons dangereuses, on tiendra compte, à côté de Cécile Volanges, de la destinataire de la lettre : la marquise de Merteuil. Tous ces personnages féminins ont en commun d’éprouver un sentiment amoureux, de vivre d’une manière ou d’une autre une relation amoureuse.

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On pourrait distinguer dans ce corpus une première catégorie de femmes amoureuses : justement celle de la jeune ingénue. Silvia correspond bien à ce modèle, elle qui hésite à aimer librement l’officier et à quitter Arlequin. Bien sûr, Cécile Volanges, qui éprouve du remords d’aimer Danceny et demande à Mme de Merteuil des conseils et des informations que sa mère lui refuse, est au nombre des ingénues, de même que la jeune Marianne, découvrant son premier trouble amoureux. À cette première classe de personnages féminins s’oppose celle des femmes plus habiles et calculatrices, avec Flaminia qui s’amuse des atermoiements de Silvia et se plaît à l’agacer, et bien sûr la marquise de Merteuil, dont on imagine les sarcasmes quand elle lira la naïve lettre de Cécile Volanges. Mme de Persigny est à part : elle sait déployer les artifices d’une coquette, n’a dans la conduite amoureuse rien d’innocent, et en même temps elle se méconnaît complètement, s’agite en permanence dans l’aveuglement. Son existence agitée, ses extravagances la font ressembler à ces lucioles qui tournent hystériquement autour d’une lumière. Ingénue non, mais assurément écervelée – ce qui est pire, parce que incorrigible. Mme de Persigny semble incapable de s’étudier, de s’analyser. La jeune Marianne qui ne comprend pas bien ce qui lui arrive est une ingénue beaucoup plus profonde que Mme de Persigny. Autre figure difficilement classable mais sûrement la plus émouvante et pas seulement parce qu’on connaît sa triste fin : Manon Lescaut. Fort jeune encore, elle a perdu l’innocence des ingénues déjà évoquées. Elle a vécu sur une autre planète que celle de Cécile Volanges. Sans naissance, sans grande tutelle familiale, sans soutien, elle est de ce personnel féminin, souvent dépeint dans les romans libertins, convoité par les riches Parisiens de la Régence et du règne de Louis XV. Sans sa rencontre avec le Chevalier, sans cet amant qui va la célébrer et l’immortaliser, elle serait peut-être devenue une courtisane fortunée, s’offrant le luxe de raconter elle-même sa brillante ascension. Corrompue, vénale, artificieuse et pourtant aimante dans le récit du Chevalier, Manon dépasse les catégories établies. Évoquée par un narrateur détaché, semblable au Comte des Confessions de Duclos, elle n’eût été qu’une habile séductrice. Des Grieux, cet innocent vite compromis, nous livre un récit émouvant de leurs retrouvailles. Les larmes de Manon, puis sa joie et sa tendresse, ainsi que le complet désarroi du jeune homme, tout cela suscite l’émotion.

Commentaire

Introduction • Récit à la 1re personne. Marianne narratrice et personnage. • Une scène de première rencontre. Seulement des échanges de regards entre Marianne et le jeune homme.

1. L’art de l’analyse rétrospective : la naissance de l’amour A. Un nouveau naturel • Marianne trop troublée pour chercher à plaire à l’inconnu. Antithèse du 2e paragraphe : « j’étais coquette pour les autres, et je ne l’étais pas pour lui ». Opposition dans tout le passage entre l’un et le pluriel. • Remarque de la narratrice, au 3e paragraphe (au présent de vérité générale), présentée comme une conclusion prudente : « apparemment que l’amour […] ». Elle souligne l’opposition entre le véritable amour qui rétablit la conduite naturelle et l’amour-propre flatté par la certitude qu’on peut être aimé. Entre le naturel, le sentiment spontané, et l’artifice, la coquetterie. B. Une nouvelle attention Le jeune homme fait l’objet d’une attention particulière et soutenue, il est perçu immédiatement comme différent des autres. 4e paragraphe : tournures comparatives « plus modeste […] plus attentive […] plus sérieux […] ». C. Des mouvements contradictoires • Il y a chez Marianne à la fois de la timidité et de l’audace : « ses regards m’embarrassaient […] j’hésitais de les lui rendre, et […] je les lui rendais toujours ». • La joie d’être observée est concurrencée par la même timidité : « Je ne voulais pas qu’il me vît y répondre, et que je n’étais pas fâchée qu’il l’eût vu. »

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2. L’importance du regard A. Le regard qui distingue • Marianne observée parce que aimable. L’échange de regards est constant dans ce lieu public (la célébration de la messe paraissant secondaire…). C’est Marianne qui « distingue » la première et se plaît à revenir sur le même jeune homme. • Échange établi, confirmé au 4e paragraphe : « ce jeune homme, à son tour, […] ». B. Le plaisir du regard échangé • D’abord un plaisir à peine conscient de le regarder. 2e paragraphe : « j’aimais à le voir sans me douter du plaisir que j’y trouvais ». • Distinction essentielle entre la narratrice qui a le recul et la maturité pour juger et la jeune fille qui ne comprend pas tout ce qui lui arrive. C. Le langage du regard • Éloignés l’un de l’autre, ne pouvant encore se parler, les deux jeunes gens usent pleinement du langage du regard. • Ainsi Marianne se plaît à découvrir dans le regard du jeune inconnu ce qui va correspondre à son propre désir. Elle y trouve « une façon toute différente de celle des autres ».

Conclusion Un récit qui dépeint avec finesse le trouble naissant d’une jeune fille, la présence du désir.

Dissertation

Introduction • L’image des femmes dans la littérature est le plus souvent celle des hommes. Romanciers, poètes, dramaturges sont évidemment influencés par la culture, par l’époque et la religion. • Le monde judéo-chrétien impose plusieurs modèles féminins complémentaires : à celui d’Ève pécheresse répond l’archétype de la Vierge Marie, mère de Dieu. La mythologie grecque laisse encore d’autres types, correspondant aux principales divinités : Vénus ou la beauté incarnée, Artémis ou la beauté sauvage, les Amazones et Bellone ou le femme guerrière, etc. • Sans parler des monstres féminins de la tragédie grecque : Phèdre, Médée, Clytemnestre… • Comment la littérature a-t-elle recomposé tous ces archétypes ? Ceux-ci ont-ils été dépassés ? Plan détaillé :

1. La femme coupable, dominée par la passion A. Une victime accablée par les sens ou par la passion • Tragédies de Racine : Hermione dans Andromaque, Roxane dans Bajazet, et bien sûr Phèdre, héroïne éponyme. La femme dominée par la passion et ne pouvant la vivre, ne rencontrant que crainte ou indifférence de la part de l’être aimé, devient meurtrière, puis se donne la mort ou sombre dans la folie. • La passion chez Racine frappe avec une égale violence les hommes et les femmes, elle produit les mêmes symptômes, les mêmes souffrances. B. Une séductrice redoutable et dominatrice • La femme fatale : l’héroïne de La Femme et le Pantin de Pierre Louÿs, qui séduit et se refuse au point de rendre fou l’homme qui s’est épris d’elle ; Carmen de Mérimée, dont l’héroïne éponyme, sans retenue ni décence, capture l’homme et le soumet à ses caprices, lui-même ne pouvant s’en libérer qu’en la tuant. • On peut aussi évoquer la marquise de Merteuil dans Les Liaisons dangereuses de Laclos. Se piquant de dominer ses propres sentiments, elle veut faire du libertin Valmont non un complice mais un rival soumis qu’elle aura instrumentalisé. Elle nuit indirectement à la présidente de Tourvel, à Cécile Volanges et à la famille de celle-ci. • Se pose la question du châtiment d’un tel type de femme. Réprobation de la société, mort infligée par l’amant persécuté.

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C. La pécheresse repentie, la Madeleine repentante • Manon Lescaut l’incarne parfaitement. Pécheresse, elle l’est par son libertinage ; la société, qui l’a corrompue, la punit en la déportant. Mais Manon devient vertueuse en Louisiane, épouse aimante et fidèle. Le Destin (la Providence ?) la poursuit et elle meurt en plein désert dans les bras de Des Grieux. L’héroïne a séduit le XIXe siècle qui a vu deux opéras inspirés de son histoire. • Dans la même famille : Marguerite Gautier, l’héroïne de La Dame aux camélias de Dumas fils. La courtisane, à la fois admirée, désirée et réprouvée. Sa maladie et sa mort sont le triste résultat de sa vie dissolue ; pourtant elle a éprouvé un amour sincère et témoigné de la pureté de ses sentiments.

2. Héroïne ou sainte, malgré tout A. La mère • Innombrables figures de mères admirables : dans Les Misérables de Victor Hugo, l’exemple de la malheureuse Fantine ; dans Quatrevingt treize du même auteur, Michelle Fléchard, la paysanne qui recherche ses enfants dans le tumulte des guerres de l’Ouest ; ou encore La Maheude dans Germinal de Zola. • Dans Barrage contre le Pacifique de Marguerite Duras, la mère de la narratrice a conservé cette grandeur dans le sacrifice, dans la souffrance ; elle connaît elle aussi une situation tragique, elle est douloureusement du côté des vaincus dans ce monde colonial dominé par le mépris et l’iniquité. B. Le génie féminin : la beauté parfaite et l’innocence La littérature célèbre aussi, notamment la poésie, la perfection physique de la femme, son éclat, sa jeunesse, son rayonnement : exemples nombreux dans la poésie lyrique (Ronsard, Chénier, Hugo, Eluard). Ce qui est alors désirable, ce n’est pas seulement la beauté, c’est la pureté quelquefois associée à la fragilité. La jeune fille idéale reste inaccessible (poésie courtoise) ou est vouée à une rapide disparition : la « jeune Tarentine » de Chénier (qui périt noyée), Sylvie dans la nouvelle éponyme de Nerval. C. La grandeur dans la maîtrise des passions L’héroïne sait aussi se dominer, se sacrifier, quitte à en souffrir, à en périr : exemples de La Princesse de Clèves de Mme de La Fayette ou la religieuse portugaise de Guilleragues, qui, abandonnée par un officier français, lui fait part de sa souffrance puis renonce à lui écrire. Exemple de souffrance, d’abnégation.

3. Au-delà des catégories A. Le cas d’Emma Bovary • Inclassable, l’héroïne de Flaubert n’est ni admirable, ni séduisante ; elle ne fait rien de grand. On a dépassé aujourd’hui la réprobation des contemporains du romancier qui n’ont vu en elle qu’une femme immorale. • Que reste-t-il lorsque ont été écartés les archétypes de la femme perfide et séductrice, de la mère, de l’innocence virginale ? Un personnage singulier, dépassant peut-être le clivage masculin/féminin. Simplement une forme de médiocrité ennuyeuse, une forme vague et sans éclat dans un univers proche du néant ? B. La complexité sous l’archétype : La Cousine Bette de Balzac Lisbeth Fischer, la Cousine Bette, personnage éponyme du roman de Balzac, correspond d’abord à un type féminin secondaire : celui de la vieille fille (dépourvue de beauté, d’amour, de réussite…). Mais dans ce roman à l’intrigue compliquée, où l’on suit les destinées concurrentes de plusieurs personnages (la famille Hulot, Valérie Marneffe, Crevel, etc.), Lisbeth révèle une profondeur. Elle connaît une véritable passion contrariée pour le sculpteur Wenceslas Steinbock qu’elle prend sous sa protection. Elle est aussi la rivale de sa belle cousine Adeline Hulot. Elle tire les ficelles dans l’objectif de nuire à celle-ci et fait de la légère Valérie Marneffe sa créature.

Conclusion • Ce qui est en question, c’est l’identité féminine. Comment la littérature répond-elle à cette question ? On pourrait voir comment la fiction prise en charge par les femmes de lettres traite l’image de la femme. Peut-elle rejeter les modèles imposés par la culture des hommes ?

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Réponses aux questions – 54

• Regardons quelques héroïnes de Duras : on pourrait leur trouver des ressemblances avec des personnages créés par des hommes. Il y a une vague parenté entre Anne Desbarèdes (Moderato cantabile) et des héroïnes de Mauriac.

Écriture d’invention • Un témoignage à la 1re personne, qui peut être présenté dans une lettre, dans un journal intime ou dans un extrait d’essai. L’introduction devra le préciser. • C’est une dame du XVIIIe siècle qui parle. Il faut la replacer dans ce contexte : lectrice de romans, elle est forcément instruite et donc appartient à la bourgeoisie ou à la noblesse. Elle a reçu à peu près la même éducation que Cécile Volanges : l’adolescence au couvent, une instruction légère, la pratique d’un art (musique, dessin, broderie). La perspective d’un mariage précoce, arrangé par sa famille. • On peut supposer que cette lectrice est plus âgée et plus mûre que Cécile. Que peut-elle ressentir en lisant les lignes de l’ingénue adressées à la marquise de Merteuil ? – De l’attendrissement. Elle retrouve les questions qu’elle-même se posait plus jeune sur l’amour. – De la sympathie. Elle évoque alors sa propre adolescence, ses sentiments de l’époque, peut-être aussi un premier amour. • La lectrice peut ensuite se livrer à quelques réflexions sur l’éducation des filles, le rôle de la famille et notamment celui des mères.

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La Double Inconstance – 55

C O M P L É M E N T S A U X L E C T U R E S D ’ I M A G E S

◆ Portrait de Marivaux (p. 4) L’auteur Louis Michel Van Loo (1707-1771) appartient à une famille de peintres ; son arrière-grand-père, Jacob Van Loo (1614-1670), a été naturalisé français. Louis Michel est connu pour les portraits qu’il a réalisés.

L’œuvre En 1753, Marivaux est âgé de 65 ans et sa notoriété est grande ; bien que critiqué par certains, dont Voltaire, son public apprécie la légèreté de ses dialogues et la souplesse de la mise en scène des Italiens. Le peintre a choisi de donner à Marivaux un air jeune et spontané. Le geste de la main semble suspendu et manifester le refus d’une représentation guindée et le sourire esquissé semble en accord avec la subtilité des comédies de Marivaux. On remarquera la coiffure et la tenue, à la mode sous Louis XV.

Relations avec le texte et les autres œuvres présentées On pourra mettre en rapport ce portrait avec l’esprit du XVIIIe siècle, plus proche du sourire que du rire suscité par la farce.

Travaux proposés : recherches – Recherchez des portraits d’écrivains du XVIIIe siècle et commentez-les. – Recherchez le portrait d’un personnage masculin peint sous le règne de Louis XIV et comparez-le avec celui de Marivaux.

◆ Evariste Gherardi en Arlequin (p. 5) L’œuvre Evariste Gherardi (1670-1700) est né en Toscane ; directeur de la troupe du Théâtre-Italien à Paris, il compose des pièces à la manière de la commedia dell’arte. Mme de Maintenon ayant cru se reconnaître dans la comédie La Prude, son théâtre fut fermé sur ordre de Louis XIV en 1697 (cf. document de la page 29). Les Comédiens Italiens seront autorisés à revenir à Paris en 1716, sous la régence de Philippe d’Orléans. Le directeur du Théâtre-Italien est ici représenté dans le rôle d’Arlequin ; on reconnaît le costume qui caractérise le personnage, costume symbolisant les habits composites d’un pauvre paysan italien. Le visage est dissimulé par un masque ou un épais maquillage – ce qui nous montre qu’il s’agit bien de mettre en scène un personnage type. L’attitude souple de l’acteur suggère les acrobaties qu’il peut effectuer lors des représentations.

Relations avec le texte et les autres œuvres présentées Deux autres représentations d’Arlequin sont proposées dans cette édition de La Double Inconstance, pages 136 et 145. Arlequin est un personnage clé du Théâtre-Italien et des comédies de Marivaux ; on se rappellera que Marivaux a écrit ses pièces, dont La Double Inconstance, en pensant à l’acteur Thomassin qui décédera en 1739 – ce qui constituera un tournant dans la carrière dramatique de l’auteur.

Travaux proposés : recherche et comparaison – Effectuez des recherches concernant le Théâtre-Italien. – Comparez cette représentation d’Arlequin aux deux autres qui figurent dans le livre (pp. 136 et 145). – Justifiez le choix des éditeurs de placer ce portrait d’Evariste Gherardi en Arlequin sur la page d’introduction.

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Compléments aux lectures d’images – 56

◆ Gravure représentant Lisette (p. 18) L’œuvre L’image de Lisette est tirée d’une édition ancienne de La Double Inconstance, que l’on peut dater du XIXe ou du début du XXe siècle. La précision du vêtement, le souci du détail sont en effet caractéristiques d’époques éprises de réalisme, soucieuses d’évoquer une couleur locale. De plus, rien n’impose vraiment le monde de Marivaux. Tout le caractère de Lisette, dont la première apparition arrive à la scène suivante (p. 30), est représenté ici. Lisette est une jeune coquette, satisfaite de ses charmes. Sa taille est bien prise, ses bras et ses mains sont fins, la position de ses pieds fait penser à celle, étudiée et délicate, de la danseuse. Elle tient dans la main gauche un petit miroir et tourne son visage vers un témoin ou un admirateur virtuel qui lui confirmerait sa beauté. On aperçoit nettement sur le haut de sa joue droite la mouche que sa sœur Flaminia lui demande d’enlever. Le désaccord entre les deux femmes porte sur cet ornement auquel Lisette est très attaché et que Flaminia juge inutile. La tenue de Lisette est soignée, sa jupe présente des plis variés, son tablier rappelle qu’elle est une servante. On notera enfin la présence d’une table luxueuse, au pied ouvragé, rappelant le style rococo, et l’on distingue nettement sur l’angle une figure grotesque, sûrement celle d’un faune. Ce meuble nous dit que l’on est chez un prince. Sur la table, deux livres : ils ne sont pas destinés à Lisette mais laissent penser que le Prince est un homme instruit et éclairé.

Relations avec le texte et les autres œuvres présentées Cette gravure annonce l’arrivée de Lisette à la scène 3. On peut la comparer avec les représentations d’autres personnages féminins.

Travaux proposés – Étudiez le rapport entre le personnage de Lisette tel qu’on le découvre en lisant la scène 3 de l’acte I et cette illustration. – Étudiez le réalisme de l’illustration. – Recherchez dans des éditions de pièces de théâtre des images de servantes et comparez-les.

◆ Frontispice de Léon Benett (p. 26) L’auteur Léon Benet, dit Benett, est né à Orange en 1838. Conservateur des Hypothèques et dessinateur, il fait de nombreux voyages en Algérie, en Asie et en Océanie en sa qualité de fonctionnaire et en ramène de nombreux croquis d’après nature qui lui serviront pour illustrer notamment l’œuvre de Jules Verne et en particulier ses Voyages extraordinaires. Très lié à l’écrivain mais aussi à son éditeur Jules Hetzel, il illustra de nombreux romans publiés par ce dernier dans son « Magasin d’éducation et de récréation ».

L’œuvre Se reporter à la réponse de la question 6, page 13.

Travail proposé – Étudiez la composition de la gravure.

◆ Départ des Comédiens-Italiens en 1697 (p. 29) L’auteur Il est bon de rappeler quelques informations sur le peintre célèbre qui a inspiré la gravure. Jean Antoine Watteau (1684-1721), peintre et graveur français originaire de Valenciennes, a souvent représenté des fêtes champêtres et pastorales, peuplées de personnages souvent sortis de la comédie italienne. On peut citer de lui L’Embarquement pour Cythère, Gilles, Assemblée dans un parc.

L’œuvre On comprend que Watteau se soit intéressé à un événement majeur dans l’histoire du théâtre : la fermeture en 1697 du Théâtre-Italien. Louis XIV avait donné aux Comédiens-Italiens installés à Paris depuis la fin du XVIe siècle le titre envié de « comédiens du roi », mais la jalousie des Comédiens-Français et l’hostilité de la dévote Mme de Maintenon conduisent à la fermeture du Théâtre-Italien en mai 1697. Dès la mort du roi, le régent Philippe d’Orléans fait revenir d’Italie une nouvelle troupe, dirigée par Luigi Riccoboni.

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La gravure et le tableau de Watteau représentent le départ des comédiens chassés par le pouvoir. Mais ce départ devient une scène de théâtre. La composition du tableau impose la présence d’une scène avec un décor à gauche, à droite et au fond, une multitude de personnages dont certains, sur la gauche, sont bien ceux de la commedia dell’arte et qui tous semblent s’adresser à un public. On reconnaît un Arlequin, Polichinelle, deux autres personnages masqués. À gauche, un acteur paraît se confier en aparté à des spectateurs. Au centre, en pleine lumière, une belle dame, richement vêtue, qui doit être l’actrice principale de la troupe. Elle est entourée d’une suivante éplorée et d’un jeune homme qui se lamente aussi. Toute la scène oscille entre le comique inhérent à la troupe des Italiens et le pathétique suscité par la fermeture du théâtre. La belle comédienne et les deux personnages qui l’entourent, ainsi qu’Arlequin sur la gauche, exécutant une courbette, ont tous le regard tourné vers un personnage sur la droite, vêtu de noir et portant une longue perruque. C’est probablement l’officier de justice venu exécuter la décision du roi. Devant lui, un enfant semble lui demander quelque chose, tandis qu’au-dessus de sa tête, un jeune homme sur une échelle est en train de démonter l’enseigne du théâtre. Le ton suppliant, le pathétique expressif accentuent la dénonciation d’une mesure injuste. Mais la comédie est toujours là, elle survit à d’iniques interdictions : même le noir personnage semble sorti d’une comédie de Molière. Le rire l’emporte sur tout, comme le confirme encore cet acteur de la troupe, probablement un Arlequin, qui se prosterne de manière burlesque à droite de l’homme en noir. La scène est aussi une scène de rue : à gauche, des habitants de Paris assistent à leurs fenêtres au départ des comédiens. Ils représentent l’opinion publique, tandis que le spectateur du tableau ou de la gravure se retrouve à la comédie. Jamais la peinture n’a été aussi solidaire du théâtre.

Relations avec le texte et les autres œuvres présentées Cette illustration ne se réfère à aucune scène de La Double Inconstance. Elle fait réfléchir aux conditions de vie des comédiens, aux relations du théâtre avec l’autorité politique.

Travaux proposés – Étudiez les costumes et l’expression des personnages de ce tableau de Watteau. D’où proviennent ces personnages ? – Étudiez la composition du tableau, l’organisation du décor et des personnages. – Étudiez les contrastes entre la lumière et les parties plus sombres du tableau. – Faites une recherche sur les représentations (gravures, photos) de conflits entre le monde des comédiens et les représentants de l’autorité.

◆ Mise en scène de Michel Dubois (p. 55) Le metteur en scène Après des études au Centre dramatique national de l’Est, Michel Dubois travaille à Saint-Étienne. En 1973, la direction de la Comédie de Caen lui est confiée et il se tourne vers un répertoire résolument contemporain, mettant en scène des auteurs tels que Peter Handke ou Rainer Werner Fassbinder. Mais il met en scène également des auteurs plus anciens comme Shakespeare ou Marivaux. En 1983, il propose à Caen, puis à Paris en 1984, La Double Inconstance.

La mise en scène La pièce se déroule dans une remise désaffectée et le décor exprime violence latente et malaise. Le passage représenté sur la photographie permet de voir en arrière-plan un bric-à-brac qui indique que rien n’est installé, fixé. N’est-ce pas en effet le thème de la pièce ? Le face-à-face des personnages met en avant un rapport de forces entre les hommes de la Cour aisément identifiables à leurs tenues et un Arlequin issu du monde paysan, incapable ici de se protéger.

Relations avec le texte et les autres œuvres présentées On s’interrogera sur le parti pris adopté par le metteur en scène et l’on verra ce qui justifie dans le texte l’attitude de Jacques Gamblin dans le rôle d’Arlequin. On montrera aussi la résistance que l’Arlequin de Marivaux parvient à opposer au monde de la Cour.

Travaux proposés : observation et comparaison – Commentez le décor en arrière-plan. – Observez les costumes des quatre personnages. Qu’en déduisez-vous ?

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– Observez puis commentez l’attitude des personnages. – Comparez cette représentation d’Arlequin avec celle de la page 136 ou celle de la page 145. – Comparez le personnage d’Arlequin dans la mise en scène de Michel Dubois et dans celle de Christian Colin (p. 104).

◆ Mise en scène de Christian Colin (p. 104) Le metteur en scène Christian Colin est à la fois acteur (notamment sous la direction d’Ariane Mnouchkine ou à la Comédie-Française dans le rôle du Sganarelle de Dom Juan) et metteur en scène ; il travaille en France et en Allemagne. Il a fondé la compagnie « Atelier 2 » en 1981 et dirigé le Théâtre national de Bretagne entre 1991 et 1994 ; il est sociétaire de la Comédie-Française depuis 2003. Depuis 1981, il a signé plus de trente mises en scène en France ou à l’étranger. En 2007, il met en scène La Double Inconstance au théâtre de Chaillot avec Grégoire Colin dans le rôle d’Arlequin et Isilde Le Besco en Silvia.

La mise en scène Christian Colin choisit de souligner la modernité de la comédie en introduisant un dialogue contemporain qui se fait l’écho des thèmes de la pièce et en choisissant des costumes actuels. Tandis que Silvia adopte au début une tenue simple en accord avec son rôle d’ingénue, Lisa Sans, dans le rôle de Lisette, affiche sa volonté de séduire Arlequin. L’ingénuité et la souffrance des deux jeunes villageois sont émouvantes et contrastent avec la violence exercée par Flaminia.

Relations avec le texte et les autres œuvres présentées Une autre photographie de la mise en scène de Christian Colin est proposée dans le livre à la page 119.

Travaux proposés : observation et comparaison – Observez les costumes des deux personnages. Comment Christian Colin s’inspire-t-il de la tradition tout en proposant une représentation moderne. Que pouvez-vous en déduire ? – Observez puis commentez l’attitude des deux personnages en accordant une importance particulière aux regards. – Comparez le personnage d’Arlequin dans la mise en scène de Michel Dubois (p. 55) et dans celle de Christian Colin. – Comparez les différentes représentations d’Arlequin dans le livre (pp. 5, 55, 104, 136, 145 et 161). – Comparez deux représentations de Lisette (pp. 18 et 104).

◆ Mise en scène de Phèdre par Jean-Paul Le Chanois (p. 116) Le metteur en scène Né Jean-Paul Dreyfus le 25 octobre 1909 à Paris, Jean-Paul Le Chanois est à la fois un homme de cinéma et de théâtre. D’abord reconnu pour ses qualités de scénariste (La Main du Diable de Maurice Tourneur), il fut ensuite un réalisateur notable durant les années 1950 (Grand Prix du Cinéma français pour Les Évadés en 1955) et signa la version des Misérables de Hugo avec Jean Gabin, Bernard Blier et Bourvil (1958). Sa mise en scène de Phèdre lui valut de recevoir, en 1960, le Prix du Festival du jeune théâtre et le Grand Prix du Festival du cycle latin. Il est décédé le 8 juillet 1985 à Chamonix.

La mise en scène Se reporter à la réponse de la question 6, page 32.

Travaux proposés – Étudiez les costumes des personnages. – Étudiez l’expression des visages.

◆ Mise en scène de Christian Colin (p. 119) Le metteur en scène Voir plus haut.

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La mise en scène Derrière les deux protagonistes, l’on voit une table ordinaire, couverte d’une toile cirée sur laquelle se trouvent en abondance des denrées alimentaires. De chaque côté de la table, deux chaises des plus simples. Ce décor, tout comme la tenue de Silvia (Isilde Le Besco) appartiennent à notre époque. Rien ne renvoie au XVIIIe siècle. Le Prince porte, quant à lui, un uniforme d’officier du XIXe ou du XXe siècle. La posture des deux personnages frappe davantage ; surtout celle du Prince, couché sur le dos au bord de la scène, les mains relevées vers le ciel. Il semble terrassé par on ne sait quel coup, saisi d’un mal insupportable. Il est vrai que le personnage qui se cache encore sous l’identité d’un simple officier se plaint auprès de Silvia de n’être pas aimé d’elle, de se voir préférer Arlequin. On s’étonne malgré tout de le voir à terre, et l’on suppose un jeu excessif, dans la démesure, soulignant une forme de folie amoureuse du Prince. Jeu qui emmène le spectateur dans un pathétique que les répliques de Marivaux ne contiennent pas ? ou dérision du metteur en scène qui voit dans le Prince un despote hystérique ? Seul le spectacle complet pourrait apporter la réponse, mais le public et la critique eurent du mal à faire une lecture singulière et cohérente de cette mise en scène. Baissée vers lui, Silvia semble très troublée par son interlocuteur. Le visage impassible, concentré, de l’actrice Isilde Le Besco traduit bien l’embarras de Silvia, attirée par l’officier mais n’osant encore rompre avec Arlequin.

Relations avec le texte et les œuvres présentées Cette photographie est en relation directe avec la scène 12 de l’acte II. Elle permet une confrontation des répliques des deux protagonistes et de leur posture respective.

Travaux proposés : observation et comparaison – Comment interprétez-vous la posture du Prince ? – Quelles remarques pouvez-vous faire sur le décor et sur la tenue des personnages ? – Argumentation (travail écrit ou question possible dans l’entretien de l’épreuve orale) : pensez-vous qu’une mise en scène doive absolument procéder à une actualisation du décor et des costumes ? – Comparez cette mise en scène de 2007 avec celle de 1950, telle qu’elle apparaît sur le document de la page 161.

◆ Scène de la comédie italienne (p. 136) L’œuvre Dans un décor associant l’architecture d’un palais (une colonne, une vasque) et un espace naturel (le parc du palais), un Arlequin masqué, portant une batte dans sa main gauche, s’entretient avec un jeune homme richement vêtu d’un costume que l’on peut dater de la Renaissance. Il s’agit de deux comédiens de la scène italienne. Arlequin est plus petit, un peu tassé ; son interlocuteur a posé sa main droite sur son épaule comme pour le prendre sous sa protection ou pour lui faire une confidence. Le geste de sa main gauche doit accompagner une explication patiente donnée à Arlequin. La différence de taille peut suggérer la différence des statuts sociaux. La prévenance, la patience se dégagent de la posture du jeune seigneur, tandis que l’on ne peut rien distinguer des dispositions d’esprit d’Arlequin.

Relations avec le texte et les autres œuvres présentées Cette illustration accompagne la scène 4 de l’acte III entre Arlequin et le Seigneur. Elle peut être mise en parallèle avec des tableaux de Watteau.

Travaux proposés – Étudiez l’expression du visage et les gestes du personnage en compagnie d’Arlequin. – Comment interprétez-vous la différence de taille entre les deux protagonistes ? – Écriture d’invention : rédigez un dialogue entre les deux personnages en vous inspirant de l’expression du jeune homme ; vous le ferez précéder d’une introduction narrative imaginant une situation bien différente de l’intrigue de La Double Inconstance. – Confrontez l’Arlequin présent dans ce tableau avec celui de l’illustration de la page 5.

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◆ Mise en scène de Jacques Charon (p. 161) Le metteur en scène Né le 28 février 1920 à Paris, Jacques Charon est tour à tour acteur de cinéma, sociétaire de la Comédie-Française en 1947, réalisateur (La Puce à l’oreille) et metteur en scène (Le Tartuffe, La Double Inconstance). Il a interprété de grands personnages des comédies de Molière (Orgon dans Le Tartuffe, M. Jourdain dans Le Bourgeois gentilhomme), s’est illustré dans le théâtre de boulevard, interprétant du Labiche et du Feydeau, et a également joué dans des opérettes et des opéras, notamment dans Les Troyens d’Hector Berlioz, à l’opéra de Lyon. Il est décédé prématurément le 15 octobre 1975.

La mise en scène Les quatre principaux protagonistes sont réunis sur la scène : Silvia est auprès du Prince et sourit à Arlequin qui tient Flaminia par la main. Nous sommes au dénouement. Le décor représente des éléments palladiens d’un palais ; les deux femmes sont vêtues en costume du XVIIIe siècle, Arlequin porte sa tenue traditionnelle et le Prince est affublé d’une tenue plutôt Renaissance ou du début du XVIIe siècle. Le metteur en scène a choisi dans l’ensemble la fidélité à l’époque contemporaine de Marivaux – ce qui est normal en 1950. Il faut attendre la fin des années 1960 pour voir d’audacieux déplacements : des comédies ou des tragédies classiques jouées dans des costumes modernes. Tous les personnages à l’exception du Prince, dont on comprend mal l’air emprunté, affichent un sourire satisfait et complice qui s’explique par le dénouement heureux. Mais c’est aussi une image du XVIIIe siècle et de l’univers du marivaudage qui s’impose dans ces sourires et ces gestes gracieux : celle d’un siècle optimiste et raffiné, plein d’esprit et de mesure, dénué de cruauté, de tension durable. Or une lecture attentive de La Double Inconstance laisse voir la violence sous-jacente d’un enlèvement et d’une détention et, derrière les manifestations d’amabilité, les manipulations.

Relations avec le texte et les autres œuvres proposées On pourra comparer utilement cette photographie avec celles qui montrent des mises en scène plus récente (pp. 55, 104 et 119).

Travaux proposés – Commentez la place et les gestes des quatre protagonistes. – Observez le décor. À quelle époque et à quel style vous fait-il penser ? – Quels sentiments peut-on percevoir sur le visage d’Arlequin ? – Faites une étude comparée de plusieurs mises en scène à travers des extraits enregistrés (VHS, DVD…).

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B I B L I O G R A P H I E C O M P L É M E N T A I R E

– Henri Coulet et Michel Gilot, Marivaux : un humanisme expérimental, coll. « Thèmes et Textes », Larousse, 1975. – Michel Deguy, La Machine matrimoniale ou Marivaux, coll. « Tel », Gallimard, 1986. – Frédéric Deloffre, Marivaux et le Marivaudage : une préciosité nouvelle, Slatkine 1993. – Alexis et Camille de Hillerin, Théâtre : texte et représentation, coll. « Major », PUF, 2003. – Pierre Larthomas, Le Langage dramatique, coll. « Quadrige », PUF, 2001. – Numéro spécial « Marivaux » de la revue Europe, nos 811-812, novembre-décembre 1996.