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SEPTEMBRE 1994 L A D ISTINCTION — 1 L A D ISTINCTION — 1 L A D ISTINCTION SOCIALE — POLITIQUE — LITTÉRAIRE ARTISTIQUE — CULTURELLE — CULINAIRE L A D ISTINCTION Publication bimestrielle de l'Institut pour la Promotion de la Distinction case postale 204 1000 Lausanne 9 Abonnement : Frs 20.– au CCP 10–22094–5 Prix au numéro: Europe : 1.95 ECU Suisse : 3.65 francs France : 14.60 francs Belgique : 87 francs Pays-Bas : 4.53 florins Honduras : 14 lempiros Hong-Kong : 19 dollar Hongrie : 192 forints Maurice : 39 roupies Collaborèrent à ce numéro: Serge-M. Bataillard Jean-Frédéric Bonzon Anne Bourquin Buchi Jean-Jacques Marmier Christian Michel Claude Pahud Marcelle Rey-Gamay Schüp Cédric Suillot Jean-Pierre Tabin Monique Théraulaz Valérie Vittoz Basta ! est une coopérative autogérée, alternative, Basta ! est une librairie indépendante, Basta ! est spécialisée en sciences sociales, Basta ! est ouverte sur dautres domaines, Basta ! offre un service efficace et rapide. Basta ! offre un rabais de 10% aux étudiants, et de 5% à ses coopérateurs 43 (Publicité) JAB 1000 Lausanne 9 Si vous pouvez lire ce texte, c'est que vous n'êtes pas abonné(e). Qu'attendez-vous pour le faire ? Frs 20.– au CCP 10–220 94–5 « Strc ˇ prst skrz krk ! » (Enfonce-toi le doigt dans la gorge, en tchèque) 3 septembre 1994 paraît six fois par an huitième année LIBRAIRIE BASTA ! Petit-Rocher 4, 1003 Lausanne, Tél. 625 52 34 Ouvertures : LU 13h30-18h30; MA-VE 9h00-12h30, 13h30-18h30; SA 10h00-17h00 Librairie Basta ! - Dorigny, BFSH 2, 1015 Lausanne, Tél./fax/répondeur 691 39 37 Ouvertures : du lundi au vendredi, de 9h00 à 17h00 NOMINATIONS POUR LE GRAND PRIX DU MAIRE DE CHAMPIGNAC 1994 Bruit de chaînes dans les caveaux de l'histoire Evénement dans la presse et les lettres romandes, La Distinction a encore tenu le coup une année. Abonnez-vous, réabonnez-vous, abonnez vos collègues, abonnez vos voisins, abonnez même vos enfants, abonnez vos amis, abonnez vos ennemis, mais abonnez-les tous ! Frs 20.– au CCP 10–220 94–5 (Un bulletin vert est encarté dans ce numéro) «Par pudeur, Gilbert Coutau nira pas jusquà étaler sa déclaration dimpôts. Mais il déplore que le peuple ait refusé daméliorer les conditions de travail des parlemen - taires fédéraux…» Françoise Buffat, journaliste, in Journal de Genève, 12 août 94 Dans notre courrier : «Ces gens ont présenté des vi - sions de lavenir de notre profes - sion qui évolue avec une telle rapi - dité que nous ne pouvons imaginer aujourdhui ce que sera le tout proche avenir.» Groupement suisse du Film dAnimation, in Infos, 2.94 «On a dit que le romantisme revê - tait un rôle de borne à lexplosion exponentielle du matérialisme et du rationalisme : faudrait-il alors environ cent ans pour que lécono - mie atteigne un seuil de prospérité tel quun reflux, téléguidé par les réflexes humains de conservation et de sociabilité, en devienne in - évitable, signe patent de la recher - che constante menée par lhomme dun équilibre parfait ?» Olivier Meuwly, secrétaire USAM, in Démocratie libérale et Néo-romantisme, s. d., p. 18 L E Musée d’ethnogra- phie de Neuchâtel vient d’inaugurer sa nouvelle exposition : Karl Marx hantera ses murs jus- qu’au 22 janvier 1995. Sur l’affiche et la couverture du li- vre édité à cette occasion, le portrait de Marx est recou- vert de colonnes de séquences d’ADN : clonages d’hormones que l’on injecte dans les va- ches afin d’augmenter leur production laitière. Morale : plus rien n’échappe au mar- ché. Comme les Malgaches qui déterrent leurs morts pour les emmener en promenade, le MEN a exhumé la dépouille du barbu. Jouons aux osse- lets... Certains s’en doutaient un peu, mais à voix basse : – Et s’il n’avait pas eu tout faux, le Karl ? – Tais-toi, si on t’entendait ! Un siècle après, le capitalisme pompait, pompait... Et voilà que grâce à un mu- sée nous redécouvrons d’an- ciennes évidences. Le chôma- ge qui sévit n’est que l’un des aspects de la marchandisa- tion de l’être humain en sys- tème capitaliste : «...des per - sonnes vivantes sont prêtes à vendre un ou plusieurs de leurs organes...» (De Diesba- ch, NQ, 25.5.93) et l’ami Karl disait : «l’individualité hu - maine, la morale est devenue non seulement un article de commerce, mais aussi la ma - tière dans laquelle l’argent s’incarne.» La société repose bien entendu toujours sur des conflits centraux; les instan- ces légitimantes et anesthé- siantes comme la télévision déversent des flots de mythes engourdissants, anesthé- siants. L’exploitation de l’homme, de l’animal, de la nature par l’homme s’est amplifiée jus- qu’à la démesure. Allant jus- qu’à la déstructuration du tis- su social à force d’exclusions, d’inégalités. La pauvreté ga- gne les pays du nord à force de délocalisations. Les exclus mêmes deviennent objets de rentabilité (chômeurs, réfu- giés, toute la ribambelle des cas dits sociaux...). La produc- tion est supplantée par des spéculations financières qui dépassent les politiques natio- nales : l’économique, le mar- ché s’est autonomisé à l’extrê- me. Le tandem d’extrême production-destruction, si ca- ractéristique du capitalisme, donne libre cours à son Mister Hyde : paupérisation, exclu- sion, destruction de la nature, laminage des différences par la sérialisation et la produc- tion de masse, conflits régio- Un fantôme qui ne se porte pas si mal Louis Soutter, Si le soleil me revenait, vers 1940 «Dieu lui-même en effet, le maître de lunivers, quand il a décidé de venir vivre sur la terre dans la peau dun être humain, a choisi de le faire dans celle dun homme et non dune femme : Jésus de Naza - reth. Lui reprochera-t-on de ne pas savoir ce quil faisait ?» Roger Barilier, pasteur. in Nouvelle Revue Hebdo, 24 juin 1994 naux. La mécanisation, le progrès technique qui de- vaient alléger le fardeau de l’homme ont conduit à une so- ciété à deux vitesses, à plus d’inégalités, à des baisses de salaire, à la perte d’acquis so- ciaux, à des tâches ennuyeu- ses, à des médiations extrê- mes dépossédant l’individu de sa maîtrise sur le monde, à la délocalisation facile vers des peuples «bon marché». Cet inventaire des maux est connu, est inventorié réguliè- rement dans les colonnes du Monde Diplomatique, par exemple. Mais le chemin du savoir au changement peut être fort long, ...si l’on enterre des penseurs comme Marx. Retour à l’Age d’Ur Sur bien des plans, les acquis sociaux par exemple, le capitalisme tend à revenir à ses jeunes années : où il était un «mauvais sauvage» : le fa- meux «Age d’Ur». Les analyses de Karl Marx semblent donc bien loin d’être inutiles, hormis ses tendances mécanistes et universalistes. Sartre parlait du marxisme comme «horizon indépassable de notre temps». Certes la classe ouvrière n’est pas por- teuse de vérité historique; certes l’humanité n’est pas conditionnée entièrement par sa condition matérielle; certes le travail n’est pas l’unique fond de la nature de l’homme, certes l’histoire n’aura pas de fin paradisiaque et socialiste. Mais, enfin, les raisons de se révolter sont pour le moins aussi nombreuses aujourd’hui qu’il y a cent ans ! Où est le chemin des paradis impossibles ? Manquent pourtant dans l’exposition et dans le livre, et cela n’étonnera pas les lec- teurs ni les visiteurs, l’aspect «positif» de son œuvre, mis à ban par les échecs des expé- riences du «socialisme réel» : le projet utopique, fondé sur les valeurs éthiques qui sous- tendent l’appareil critique, qui veut établir les bases d’une société nouvelle, faite de solidarité, d’entraide, de justice, d’égalité... Il y a, c’est sûr, dans la pensée de Marx de quoi alimenter des projets de sociétés futures, et surtout de quoi faire la critique de ces futurs paradis impossibles. Ce sera certainement le thè- me d’une prochaine exposition du MEN. En attendant l’expo- sition des reliefs du capitalis- me dans un musée archéolo- gique, –dans dix mille ans. C. P. Marc-Olivier Gonseth, Jacques Hainard, Fabrizio Sabelli & al. Marx 2000 Musée dethnologie de Neuchâtel, 1994, 196 p., Frs 14.80

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Page 1: LA DISTINCTION Un fantôme bimestrielle de l'Institut pour ... · SEPTEMBRE1994 LA DISTINCTION— 1 LADI S T I N C T I O N SOCIALE— POLITIQUE— LITTÉRAIRE ARTISTIQUE— CULTURELLE—

SEPTEMBRE 1994 LA DISTINCTION — 1LA DISTINCTION — 1

LA DI S T I N C T I O NSOCIALE — POLITIQUE — LITTÉRAIRE

ARTISTIQUE — CULTURELLE — CULINAIRE

LA DISTINCTION

Publicationbimestrielle del'Institut pour

la Promotion dela Distinction

case postale 2041000 Lausanne 9

Abonnement :Frs 20.–au CCP

10–22094–5

Prix au numéro:Europe : 1.95 ECUSuisse : 3.65 francs

France : 14.60 francsBelgique : 87 francs

Pays-Bas : 4.53 florinsHonduras : 14 lempirosHong-Kong : 19 dollarHongrie : 192 forintsMaurice : 39 roupies

Collaborèrent à ce numéro:Serge-M. Bataillard

Jean-Frédéric BonzonAnne Bourquin BuchiJean-Jacques Marmier

Christian MichelClaude Pahud

Marcelle Rey-GamaySchüp

Cédric SuillotJean-Pierre Tabin

Monique ThéraulazValérie Vittoz

Basta ! est une coopérative autogérée, alternative,Basta ! est une librairie indépendante,

Basta ! est spécialisée en sciences sociales,Basta ! est ouverte sur d’autres domaines,Basta ! offre un service efficace et rapide.

Basta ! offre un rabais de 10% aux étudiants,

et de 5% à ses coopérateurs

43

(Publicité)

JAB 1000 Lausanne 9

Si vous pouvez lire ce texte, c'est que vous n'êtespas abonné(e). Qu'attendez-vous pour le faire ?

Frs 20.– au CCP 10–220 94–5

« Strc prst skrz krk ! »(Enfonce-toi le doigt dans la gorge, en tchèque)

3 septembre 1994paraît six fois par an

huitième année

LIBRAIRIE BASTA ! Petit-Rocher 4, 1003 Lausanne, Tél. 625 52 34Ouvertures : LU 13h30-18h30; MA-VE 9h00-12h30, 13h30-18h30; SA 10h00-17h00Librairie Basta ! - Dorigny, BFSH 2, 1015 Lausanne, Tél./fax/répondeur 691 39 37

Ouvertures : du lundi au vendredi, de 9h00 à 17h00

NOMINATIONS POUR LEGRAND PRIX DU MAIREDE CHAMPIGNAC 1994

Bruit de chaînes dans les caveaux de l'histoireEvénement dans

la presse et les

l e t t res ro m a n d e s ,

La Distinction a

e n c o re tenu le

coup une année.

Abonnez-vous,

réabonnez-vous,

abonnez vos collègues,

abonnez vos voisins,

abonnez même vos enfants,

abonnez vos amis,

abonnez vos ennemis,

mais abonnez-les tous !

Frs 20.– au CCP 10–220 94–5(Un bulletin vert est encarté dans ce numéro)

«Par pudeur, Gilbert Coutau n’irapas jusqu’à étaler sa déclarationd’impôts. Mais il déplore que lepeuple ait refusé d’améliorer lesconditions de travail des parlemen -taires fédéraux…»

Françoise Buffat, journaliste,in Journal de Genève, 12 août 94

Dans notre courrier :«Ces gens ont présenté des vi -sions de l’avenir de notre profes -sion qui évolue avec une telle rapi -dité que nous ne pouvonsimaginer aujourd’hui ce que serale tout proche avenir.»

Groupement suisse du Film d’Animation, in Infos, 2.94

«On a dit que le romantisme revê -tait un rôle de borne à l’explosionexponentielle du matérialisme etdu rationalisme : faudrait-il alorsenviron cent ans pour que l’écono -mie atteigne un seuil de prospéritétel qu’un reflux, téléguidé par lesréflexes humains de conservationet de sociabilité, en devienne in -évitable, signe patent de la recher -che constante menée par l’hommed’un équilibre parfait ?»

Olivier Meuwly, secrétaire USAM,

in Démocratie libérale et Néo-romantisme,

s. d., p. 18

LE Musée d’ethnogra-phie de Neuchâtelvient d’inaugurer sa

nouvelle exposition : KarlMarx hantera ses murs jus-qu’au 22 janvier 1995. Surl’affiche et la couverture du li-vre édité à cette occasion, leportrait de Marx est recou-vert de colonnes de séquencesd ’ A D N : clonages d’hormonesque l’on injecte dans les va-ches afin d’augmenter leurproduction laitière. Morale :plus rien n’échappe au mar-ché.

Comme les Malgaches quidéterrent leurs morts pour lesemmener en promenade, leMEN a exhumé la dépouilledu barbu. Jouons aux osse-lets...

Certains s’en doutaient unpeu, mais à voix basse :

– Et s’il n’avait pas eu toutfaux, le Karl ?

– Tais-toi, si on t’entendait !

Un siècle après, le capitalisme pompait,

pompait...

Et voilà que grâce à un mu-sée nous redécouvrons d’an-ciennes évidences. Le chôma-ge qui sévit n’est que l’un desaspects de la marchandisa-tion de l’être humain en sys-tème capitaliste : «...des per -sonnes vivantes sont prêtes àvendre un ou plusieurs deleurs organes...» (De Diesba-ch, NQ, 25.5.93) et l’ami Karld i s a i t : «l’individualité hu -maine, la morale est devenuenon seulement un article decommerce, mais aussi la ma -tière dans laquelle l’argents’incarne.» La société reposebien entendu toujours sur desconflits centraux; les instan-ces légitimantes et anesthé-siantes comme la télévisiondéversent des flots de mythesengourdissants, anesthé-siants.

L’exploitation de l’homme,de l’animal, de la nature parl’homme s’est amplifiée jus-qu’à la démesure. Allant jus-qu’à la déstructuration du tis-su social à force d’exclusions,d’inégalités. La pauvreté ga-gne les pays du nord à forcede délocalisations. Les exclusmêmes deviennent objets derentabilité (chômeurs, réfu-giés, toute la ribambelle descas dits sociaux...). La produc-tion est supplantée par desspéculations financières quidépassent les politiques natio-n a l e s : l’économique, le mar-ché s’est autonomisé à l’extrê-me. Le tandem d’extrêmeproduction-destruction, si ca-ractéristique du capitalisme,donne libre cours à son MisterH y d e : paupérisation, exclu-sion, destruction de la nature,laminage des différences parla sérialisation et la produc-tion de masse, conflits régio-

Un fantôme qui ne se porte pas si mal

Louis Soutter, Si le soleil me revenait, vers 1940

«Dieu lui-même en effet, le maîtrede l’univers, quand il a décidé devenir vivre sur la terre dans lapeau d’un être humain, a choisi dele faire dans celle d’un homme etnon d’une femme : Jésus de Naza -reth. Lui reprochera-t-on de ne passavoir ce qu’il faisait ?»

Roger Barilier, pasteur.in Nouvelle Revue Hebdo,

24 juin 1994

naux. La mécanisation, leprogrès technique qui de-vaient alléger le fardeau del’homme ont conduit à une so-ciété à deux vitesses, à plusd’inégalités, à des baisses desalaire, à la perte d’acquis so-ciaux, à des tâches ennuyeu-ses, à des médiations extrê-mes dépossédant l’individu desa maîtrise sur le monde, à ladélocalisation facile vers despeuples «bon marché».

Cet inventaire des maux estconnu, est inventorié réguliè-rement dans les colonnes duMonde Diplomatique, parexemple. Mais le chemin dusavoir au changement peutêtre fort long, ...si l’on enterredes penseurs comme Marx.

Retour à l’Age d’Ur

Sur bien des plans, lesacquis sociaux par exemple, lecapitalisme tend à revenir àses jeunes années : où il étaitun «mauvais sauvage» : le fa-meux «Age d’Ur».

Les analyses de Karl Marxsemblent donc bien loin d’êtreinutiles, hormis ses tendancesmécanistes et universalistes.Sartre parlait du marxismecomme «horizon indépassablede notre temps». Certes laclasse ouvrière n’est pas por-teuse de vérité historique;certes l’humanité n’est pasconditionnée entièrement parsa condition matérielle; certesle travail n’est pas l’uniquefond de la nature de l’homme,certes l’histoire n’aura pas defin paradisiaque et socialiste.Mais, enfin, les raisons de serévolter sont pour le moins

aussi nombreuses aujourd’huiqu’il y a cent ans !

Où est le chemin des paradis impossibles ?

Manquent pourtant dansl’exposition et dans le livre, etcela n’étonnera pas les lec-teurs ni les visiteurs, l’aspect«positif» de son œuvre, mis àban par les échecs des expé-riences du «socialisme réel» :le projet utopique, fondé surles valeurs éthiques qui sous-tendent l’appareil critique,qui veut établir les basesd’une société nouvelle, faitede solidarité, d’entraide, dejustice, d’égalité... Il y a, c’estsûr, dans la pensée de Marxde quoi alimenter des projetsde sociétés futures, et surtoutde quoi faire la critique de cesfuturs paradis impossibles.

Ce sera certainement le thè-me d’une prochaine expositiondu MEN. En attendant l’expo-sition des reliefs du capitalis-me dans un musée archéolo-gique, –dans dix mille ans.

C. P.

Marc-Olivier Gonseth, Jacques Hainard,Fabrizio Sabelli & al.

Marx 2000Musée d’ethnologie de Neuchâtel,

1994, 196 p., Frs 14.80

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RecycletteEtant un adepte de l’auto-suffisance sous toutes sesformes, je soutiens votredistingué journal depuis denombreuses années bienque vous ne l’imprimiez tou-jours pas sur papier recyclé.Mais ces derniers numérosont pris un tour qui m’in-quiète, et avant de renouve-ler mon abonnement, jeveux vous signaler que j’ail’impression que vous n’ai-mez pas les protecteurs dela nature.Déjà il y a quelque temps,un de vos collaborateursprenait la défense de ceuxqui vident l’huile des boîtesde thon dans les éviers. Etdans le numéro 41, c’est unede vos collaboratrices qui s’ymet : V.A., dans son articlede la page 3 donne le conseils u i v a n t : «91) Jeter les re -vues qui traînent aux toilet -tes». C’est quand même tris-te. Vous ne pensez pas àtous ces pauvres hommesqui, à l’autre bout de l’égoutsont chargés de ressortir del’eau tout ce que les gens ymettent, caca, capotes (enaugmentation semble-t-il),lames de rasoir, yeux hui-leux et maintenant jour-naux. Je vous suggère de si-gnaler à votre collaboratricequ’elle peut s’informer au-près des autorités de sacommune pour savoirquand a lieu le ramassagedu vieux papier. Parailleurs, nous sommes entrain de lancer un groupe detravail pour la réhabilita-tion des fosses septiques,seriez-vous intéressé à faireun article là-dessus ? Dansce cas, je renouvellerais toutde suite mon abonnement.

Gilles-Henri Houriet,de Les Joux-Derrière

(Poste : 2325 Les Plan-chettes)

On a les lecteursqu’on mériteQue lis-je ? Rêvé-je ou hal-l u c i n é - j e ? Une de vos au-teuses, souvent à la pointedu bon goût en matièred’élégance vestimentaire etsociale, ose afficher une vul-garité sans borne, une répu-gnante arriération dans lesmœurs au milieu de ce rareet ravissant raffinement ra-tiocineur qui est la marquede votre organe. Mais d’oùsort-elle, cette V. A. qui pro-c l a m e«91) Jeter les revuesqui traînent aux toilettes» ?Comment peut-on encoreaujourd’hui, à l’heure duhamac d’intérieur et duMarcel Proust multimédiasur CD-Rom, lire les jour-naux aux cagoinsses ? Quelmanque de souffle ! Quelleb a s s e s s e ! Quelle confusiondes genres ! On se croiraitrevenu aux immondes an-nées soixante, où l’on fu-mait en cachette et portaitdes maillots de corps.De plus, cette ennemie del’évolution ne lit pas n’im-porte quoi dans les lieuxd’aisance : elle lit des r e -v u e s. Passe encore si elle ylisait La Nation ou C o n s -truire, mais des revues ! Lesummum de la recherche,l'avant-garde de la création,le cap de l’originalité,l’avancée du concept, le pic

de la pensée se trouventainsi par analogie rabaissésaux dimensions quelcon-ques d’un acte hygiénique.En plus, je parie que c’estainsi qu’elle traite La Dis -tinction ! C’en est trop.

Maurice Petitmaître,de Pompaples

Intitulé de lettreTrès fort ! En surtitre del’article, par ailleurs flat-teur, consacré à La poli -tique monétaire et financièrede la Confédération suissede Sébastien Guex, que litle lecteur attentif ? «Surti-tre à trouver», en Universextra-gras relief, et soulignépour faire bon poids, commes’il fallait accumuler les fau-tes de goût pour mieux lesfaire voir. L’ouvrage histori-que en question, déjà des-servi par une présentationaustère, ne méritait pas untel éreintement visuel devotre part. Pourquoi tant decruauté systématique ?Ou alors, hypothèse aggra-vante, il s’agit peut-êtred’un oubli de vos composi-teurs et correcteurs. Je voussuggère donc quelques facé-ties involontaires à venir :un grand carré gris 50 %avec «bouchon à remplir»(variante humiliante pourles articles voisins :«bouche-trou»), au milieu d’un texte :«rajouter (respectivementsupprimer) des adverbes etet des adjectifs pour tenir lacolonne», «filet à dresser»,«illustration pour faire pas-ser le pensum», «titre ironi-que destiné à marquer unedistance», «rejet en page 7»,etc… etc…Un respectable éditeurd’Yvonens stigmatisait àjuste titre récemment icimême votre désinvolturecritique, ajoutons-y désor-mais votre négligence typo-graphique !

Jérôme Frutiger,de Vers-chez-les-Blancs

Rien comprisDans votre dernier numéro,vous avez publié deux recet-tes du même diplomate aurhum avec des fruits confitset des raisins secs. Je doisvous avouer qu'au départj'ai cru à une erreur de ré-daction ou de mise en page.Mais j'ai eu confiance dansvotre petit journal coura-geux, et j'ai fait comme vousdisiez.Il faut dire que je suis unpetit peu gourmande, sur-tout en ce qui concerne lespâtisseries. Toujours affrio-lée par votre batterie de cui-sine, dont à laquelle j'ai eul'honneur de connaître deprès le chef, je ne pouvaisrésister au plaisir d'exécu-ter ces deux recettes. Voicimes propres conclusions :1. Le résultat final est lemême.2. J'ai mieux compris avecle deuxième texte, mais ilfaut dire que je refaisaisune fois la préparation.3. A la fin, toute cette crèmepâtissière, ça écœure un pe-tit peu.Voilà, j'espère que ce petitmot vous sera utile. Conti-nuez, j'aime beaucoup ceque vous faites.

Betty Bossi,de Säträkon

Notre feuilleton :

Les

apocryphes

Dans ce numéro, nous in-sérons la critique entièreou la simple mention d'unlivre, voire d'un auteur,qui n'existe pas, pas dutout ou pas encore. Cefeuilleton sème l'effroi de-puis plusieurs annéeschez les libraires et lesjournalistes. Nous le pour-suivons donc.Celui ou celle qui décou-vre l'imposture gagne unsplendide abonnementgratuit à La Distinction e tle droit imprescriptibled'écrire la critique d'unouvrage inexistant.Dans notre dernière édi-tion, The Bedside Ben -c h l e y, était une pure im-posture. A ceux qui n'ontpas lu cette critique, rap-pelons qu'ils n'auraientpas dû choisir le grecdans leurs jeunes années.

A nos braves et fidèles lecteursL'étiquette devrait en principe vous indiquer la dated'échéance de votre abonnement. Les abonnés qui arriventà bout de course en 1994 et qui désirent pourtant persisterdans cet état voudront bien nous épargner des frais de rap-pel en utilisant le bulletin vert encarté dans ce numéro. Le prix est inchangé : Frs 20.– au CCP 10–22094–5

Merci de votre attention.Le service des abonnements

Faits de société

I n f o rmations inquiétantes sur

des orgies dans l'administration

à l'heure du café«Des images de femmes plus ou moins dénudées dans des pausesplus ou moins osées ne sont rien d'autre qu'une forme subtile de har -cèlement sexuel.»

Tabou, Briser le mur du silenceSyndicat des Services publics, 1994

On ne sait pas où le caser

Alice Dumas, Martine LaffonLe Monsieur de la rue d’à côtéSyros, 1993, 40 p., Frs 42.10

Cinq mois du journal d’une fillette in-triguée par l’absence du vieux Mon-sieur d’à côté. Lui est un personnageintrigant et solitaire; il a une étonnan-te collection d’animaux en béton peint,dans son jardin. Elle est curieuse etaimerait connaître l’histoire de ces ani-

maux si bizarres et de leur maître. Le thème est actuel. Plusieurs livres pour enfants ont déjàtraité de la question, les enfant et les vieux ont besoin lesuns des autres et les occasions de partage sont rares. Mal-gré des qualités esthétiques certaines, le Monsieur de la rued’à côté, est le résultat de l’application, hélas laborieuse, decette idée. L’ouvrage est à première vue très attirant. Lacouverture qui se ferme avec un élastique est originale. Lesdessins sont superbes, exécutés à l’aquarelle et au crayon decouleur, avec quelques traits à l’encre de Chine pour faireressortir les éléments importants de la page. Le texte, enécriture liée, s’intègre harmonieusement à l’illustration.Malheureusement, il est vite lassant de devoir tourner le li-vre dans tous les sens, pour suivre le fil de l’histoire, et lestyle d’écriture adopté en rend la lecture difficile pour lesenfants de 8-10 ans auxquels il semble destiné. Quant aurécit, qui tente avec peine de reproduire le ton de narrationque prendrait un enfant, il est par moments pathétique-ment inconsistant. (A.B.B.)

TOQUÉ, LE CHEF

MÉLI-MELON

C’est vite fait, c’est (encore) l’été,on en profite pour un dernier gas-pacho. Choisissez deux melons,d’Espagne, de Cavaillon ou desCharentes. Accordez-vous une pause pourajouter une pierre essentielle auxbeaux débats que les linguistesmâles nous concoctent pour proté-ger le sexe de leurs mots. Faitesremarquer à votre entourage la

perversité qu’il peut y avoir à fémi-niser systématiquement les ter-mes. Eh oui… Ecrire des «Charen-taisEs», ça peut porter… àconfusion. Que dit le manuel épi-cène sur la différence entre lespantoufles et les cucurbitacées ?Chapeau melon et charentaises decuir ? Quant à dire, au lieu de monmelon, «ma» melon…Après cette pause philosophique,

revenons à nos melons. Délivrez-les de leur peau. Pour éviter d’enavoir, ôtez les pépins. Coupez lesmelons en petites portions,d’épaisseurs variables, selon votregoût, vos envies et votre talent.Mettez de côté une dizaine desplus jolis morceaux (ça s’appelle :faire une anthologie), passez lesautres au mixer. Salez, poivrezavec du poivre de Cayenne, ajou-tez un chouïa de menthe et un filetde citron. Rajoutez à la massemixée les morceaux préalablementmis de côté.Ça se sert très frais, en entrée,avec une feuille de menthe pourdéco. Slurp !

Le Maître-coq

Une épouvantable dis-traction me fit raterle discours radiodif-

fusé du 1er Août du présidentde la Confédération. J’auraisdû penser que France Cul-ture, la seule radio écoutablependant l’été, ne le trans-mettrait pas. Je me précipi-tai le lendemain au kiosquede la grande gare la plusproche pour réparer cette

bévue anti-patriotique enachetant, dans un largemouvement compensatoire,tous les journaux suissesdans toutes les langues na-tionales que je comprends.Je n’en rapportai que huit,mais l’intention y était. L aLiberté de Fribourg (Lib), LeM a t i n et 2 4 - H e u r e s de Lau-sanne (2 4 H), le Journal deG e n è v e et Gazette de Lau -s a n n e de Genève (J G), L eNouveau Quotidien de Mon-telly (N Q), le Nouvelliste etFeuille d’Avis du Valais d eSion (NF), le Corriere del Ti -cino (C T) et le Giornale delPopolo (GP) de Lugano.

Comme tout bon lecteur dejournaux, je commençai parles titres. J ’appris toutd’abord avec intérêt quec’était Otto Stich le prési-dent de la Confédération. Je

constatai ensuite que deuxjournaux s’arrêtaient au côtééconomique du discours, «Dutravail pour tous» (N Q) ,«Otto Stich met au premierplan l’assainissement desfinances» (L i b), alors quetrois autres insistaient surl’aspect moral en reprenantles mots «tolérance» et «soli-darité» (NF, GP), «tolérance»seulement (24H), «tolérance»et «dialogue» (C T). Seul leJG ne mentionnait mêmepas le discours dans le titrede son article consacré au1e r Août. Dans L e Matin, o nme renvoyait à l’édition dujour précédent où de largesextraits du discours avaientparu avant même qu’il nesoit prononcé…

Malgré une certaine va-riété dans le choix desthèmes et de grandes diffé-rences de longueur, les septcomptes rendus permettentd’imaginer un discours entrois points, chacun composéd’un diagnostic et d’un re-mède. Voici le résumé de ceprojet de société révolution-naire qui devrait réveillerl’enthousiasme des masseshelvétiques assoupies:

➪ 1. I F A U T P L U S D E T O L É-R A N C E, D E S O L I D A R I T É E T D E

DIALOGUE. Y A Q U’À P R E N D R E C O M M E

EXEMPLE LE CAMP DES SCOUTS

CUNTRAST ’94. HAMSTER JOVIAL

➪ 2. I FAUT CONTRIBUER À AT-T É N U E R L A V I O L E N C E D A N S L E

M O N D E E T L E S D É S É Q U I L I B R E S

ENTRE LES PAYS.Y A Q U’À A P P O R T E R U N S O U-

T I E N A C T I F A U X O R G A N I S A-TIONS INTERNATIONALES.

CASTOR DYNAMIQUE

➪ 3. I F A U T É V I T E R U N E S O-CIÉTÉ À DEUX VITESSES.

Y A QU’À ÉCONOMISER. FOURMI DILIGENTE

A noter que le JG ne faitque mentionner 1a et 2b en55 mots. Le NQ n’aborde que2 et 3 en 205 mots. 24H et leCT abordent 1a, 2 et 3 en157 et 211 mots. La Liberté,le G P et le N F abordent lestrois thèmes complètementen 168, 271, 328 mots.

A y regarder de plus près,on découvre dans 2 4 H, leN F , le C T et le G P u n ephrase sibylline qui échappeà la structure simple dureste du discours. «Si l’objec -tif est “de mettre de l’ordrechez nous”, il faudra aussi, àmoyen terme, décider si lerenforcement au processus*d’intégration européenne doitse poursuivre par l’adhésionde la Suisse à l’Union euro -péenne…»

ANGUILLE FUTÉE

M. R.-G.

* En italien «del processo»: «duprocessus»…

SEPTEMBRE 19942 — LA DISTINCTION

Courrier des lecteurs

LES ÉLUS LUS (XVII)Totems pour un premier Auguste

CORRESPONDANTEPÉRIPHÉRISCOPIQUE

MARCELLEREY-GAMAY

Page 3: LA DISTINCTION Un fantôme bimestrielle de l'Institut pour ... · SEPTEMBRE1994 LA DISTINCTION— 1 LADI S T I N C T I O N SOCIALE— POLITIQUE— LITTÉRAIRE ARTISTIQUE— CULTURELLE—

Estelle MonbrunMeurtre chez tante LéonieViviane Hamy, avril 1994, 249 p., Frs 24.60

Le monde universitaire est une jungle, parti-culièrement dans les sciences humaines.Une lutte permanente pour la survie s’y dé-roule. Parfois de grands carnassiers fondentsur de paisibles papivores. Les cadavres aca-démiques balisent la route du savoir. La cho-

se est confirmée par ce petit roman policier qui nous racontel’enquête sur le meurtre de la terrible présidente de la ProustAssociation, amicale des spécialistes du catarrheux Marcel. Ony découvrira le culte proustien, dans cette plaine de la Beauceoù il passa son enfance. Comme Swann, tout le monde rêved’intégration parmi les prestigieuses élites de la culture, le«grand» monde.Un peu trop de personnages, mais beaucoup de réminiscences.A Illiers-Combray, vérité ou facétie, la boulangerie s’appelle «Ala bonne madeleine». (J.-F. B.)

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DEPUIS près de vingtans, cinéastes, adap-tateurs, chorégraphes

et traducteurs s’obstinent àressusciter Emmanuel Bove,tous travaillent à lui redonnerla gloire qui avait fait de lui lelauréat du prix Figuière 1928(1). Mais Bove semble mettrele même acharnement à sefaire oublier.

A l’écart de tous les mouve-ments d’alors, de toutes lescoteries, il était et resterasans doute en marge. La rai-son la plus plausible de cetteindifférence prolongée dupublic nous est donnée parRaymond Cousse : « L ’ é p o q u e( . . . ) est impatiente de se pros -terner devant de nouveaux to -tems, façon Sartre-Camus-Aragon. Dès lors, que crèventles Bove, Calet, Hyvernaud,Guérin et consort, ceux quiplacent la décence au-dessusdes vanités littéraires, ceuxpour lesquels le refus des im -postures commence par le re -fus de la leur propre. Tant ilest vrai que le statut de«grand» écrivain s’accommoderarement de la simple luciditésur soi.» (2)

Bove n’a pas vraiment tra-vaillé à s’inscrire dans l’éter-nité. Comme Pessoa, ilpensait qu’en matière d’auto-biographie, le plus sage étaitencore de ne pas commencer.«Que peut-on raconter d’inté -ressant ou d’utile ? Ce quinous est arrivé, ou bien est ar -rivé à tout le monde, ou bien ànous seuls; dans le premiercas ce n’est pas neuf, et dansle second cela demeure incom -préhensible.» S’il a refusé l’en-treprise autobiographique ilaura néanmoins, à travers sespersonnages, beaucoup parléde lui-même, tout en évitant,comment ne pas lui en savoirgré, l’écueil du narcissicisme.Bove est un écrivain, rienqu’un écrivain; voilà qui estdifficilement pardonnabledans le monde de l’édition.

L’écriture comme refuge

Il a fallu dix années d’inves-tigation à Raymond Cousse età Jean-Luc Bitton pour com-bler notre attente et nous of-frir, ce qui a longtemps étéconsidéré comme irréalisable,une biographie d’EmmanuelBove. L’histoire familialesemble sortir tout droit d’unroman de Dickens ou de Zola.Son père, né à Kiev, dans leghetto juif en 1868, était venuen France au début de 1897.Velléitaire, indolent, il parais-

sait évident qu’il n’avait pasles moyens de ses aspirations.Sa mère, passablement frus-te, traînait une lourde hérédi-té alcoolique. Domestique dèsl’âge de seize ans, elle rencon-tra Bobovnikoff père dans lesmansardes des beaux quar-tiers parisiens. Il la poursui-vit, comme on dit, de ses assi-duités et neuf mois plus tard,le 20 avril 1898, naquitEmmanuel.

Jusqu’à l’âge de douze ans,il ne connut que la pauvreté,les déménagements perpé-tuels. Puis, la chance de savie sans doute, Bove s’en allaavec son père chez Emily, uneAnglaise fortunée et cultivéequi pour des raisons plus oumoins mystérieuses s’étaitéprise du père. Partagé entredeux foyers si différents, sou-lagé d’échapper pour quelquetemps aux mésententes fami-liales, à la misère culturelle,matérielle et affective, Bovevécut dans la culpabilité et lahantise de retourner à la pau-vreté. Le père rêvait d’hono-rabilité bourgeoise, le fils seréfugiait dans l’écriture.Adulte, il fut tour à tour por-tier d’hôtel, manœuvre,chauffeur de taxi, passa prèsd’un mois à la Santé (en 1917,il ne faisait pas bon s’appelerBobovnikoff), connut à nou-veau la pauvreté de ses pre-mières années, avant de ren-contrer la célébrité. A 47 ans,Bove mourut de consomption.L’écriture l’avait épuisé, ilavait épuisé les ressources deson écriture. Tout était dit,pourquoi s’éterniser ?

Si ses écrits sont empreintsde fatalisme et de morbidité,c’est qu’ils sont, à n’en pasdouter, les avatars du trau-matisme initial. Si ses per-sonnages semblent si dému-nis, si désespérément seuls,c’est qu’ils souffrent d’une mi-sère infiniment plus ontologi-que que matérielle. CommeBove, ils traquent la consola-tion sans jamais l’atteindre.

Essentiellement paradoxal,le personnage bovien redoutece qu’il savoure : sa solitude,l’approche de sa disparition,ce dégoût intime et tout spiri-tuel qu’inspirent la misère,l’ennui, l’incertitude du mon-de et par-dessus tout cette ob-ligation qui nous est donnéed’exister, car vivre ne suffitpas, tout s’obstine, tout nouscontraint à exister. Ce n’estmême pas la rencontre avec ledésespoir, la révolte, c’est laconfrontation avec le néant ou

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pire, avec soi-même, rienqu’avec soi-même.

L’art de peupler les silences

Son premier ouvrage s’inti-tulait Mes amis. Quand onsait qu’ils étaient inexistants,on mesure toute l’ironie, toutel’ambiguïté et toute la beautéde ce titre. Bove y décrit avecune délicate ironie l’errancede Victor Bâton, sa quête in-cessante de l’Autre et sa diffi-culté d’être. «Quand jem’éveille, ma bouche est ou -verte. Mes dents sont grasses :les brosser le soir seraitmieux, mais je n’en ai jamaisle courage. Des larmes ont sé -ché aux coins de mes paupiè -res. Mes épaules ne me fontplus mal. Des cheveux raidescouvrent mon front. De mesdoigts écartés je les rejette enarrière. C’est inutile : commeles pages d’un livre neuf, ils sedressent et retombent sur mesy e u x.. (...) Mon imaginationcrée des amis parfaits pourl’avenir, mais, en attendant, jeme contente de n’importe qui.»

On pense à Beckett, à Dos-toïevski, à Walzer, à tantd’autres auxquels on n’ a ces-sé de le comparer. L’œuvre deBove, c’est avant tout la ren-contre avec la misère. C’est ladescription époustouflanted’un mode de non-existence.Epoustouflante car sans ef-fets. Concis, simple, transpa-rent, le ton est paisible, objec-tif. Bove fait partie de cesélégiaques économes qui met-tent à nu sans discourir. Il n’ajamais hurlé son indignationà la face du monde. On a sou-vent dit de lui qu’il avait l’artde peupler les silences, le chicde faire quelque chose avecrien. Un rien qui confine àl’essentiel.«Je ne suis rien.Je ne serai jamais rien.Je ne peux vouloir être rien.A part ça, je porte en moi tousles rêves du monde.»

Pessoa(épigraphe à la biographie

d’E. Bove)

Autres temps, autresmœurs, autre style. AlainCueff est né en 1960, Un jourtous les jours est sa premièreœuvre et on y reconnaît quel-ques accents fortement bo-viens. C’est un roman de l’ab-sence, un roman du désir etde l’attente. L’histoire d’unhomme qui entreprend beau-coup sans pourtant réussirgrand-chose. L’écriture estmoins noble, moins conciseque celle de Mes Amis. Sep-tante années séparent lesdeux ouvrages.

Son héros désire, espère in-tensément, mais ne rencontreque la désolation et le décou-ragement. «D’habitude lesgens s’imaginent que le décou -ragement est anodin et inof -fensif. Je peux témoigner ducontraire. ( … ) La vérité, jesuppose, c’était que personnene pouvait correspondre à ceque j’attendais. A l’évidence,moi je ne correspondais à rienni à personne.» Les portes, les

cœurs comme les intelligencessemblent closes. Peut-on pas-ser sa vie à se contenter desavourer sa différence ?«Quelles que soient les préten -tions d’un type qui déclaremener sa vie d’une façon plu -tôt particulière, il doit se colti -ner un peu la vie générale.» Etcette vie générale impliqueque l’on ait des relations hu-maines, des amis. «C’est quoides amis ? Des gens comme lesautres, fréquentés deux foistrois heures par mois. Et quirestent approximatifs jusqu’àla fin.»

Sur un ton plein d’humouret faussement détaché (« P e uimporte, peu importe.»), AlainCueff, nous offre sa solitudeen spectacle. Mais la solituden’est plus ce qu’elle était, tantil est vrai que nous n’avonsjamais été aussi bien infor-més sur nos semblables en gé-néral et si peu sur les mêmesen particulier. Le vide devientdécidément une denrée deplus en plus difficile à parta-ger.

M.T.

Raymond Cousse & Jean-Luc BittonEmmanuel Bove,

La vie comme une ombrePréface de Peter Handke

Le Castor Astral, 1994, 366 p., Frs 46.50Parmi les nombreuses rééditions des

romans d’Emmanuel Bove, signalons :L’Impossible Amour

Le Castor Astral, 1994, 219 p., Frs 30.50Adieu Fombonne

Le Passeur, 1994, 169 p., Frs 25.60Mémoires d’un homme singulier

Calmann-Lévy, avril 1994, 253 p., Frs 29.70

Alain CueffUn Jour tous les jours

Seuil. février 1994, 155 p., Frs 24.60

(1) Décerné le même jour que leGoncourt et le Femina, ce prixétait par sa dotation, 50 000 francs, la plus haute ré-compense littéraire de l’épo-que. Colette et Jean Girau-doux avaient fortementsoutenu et encouragé Bove.Ses concurrents les plus sé-rieux étaient André Malraux(Les Conquérants), Drieu laRochelle (B l è c h e), Robert Bou-chet (L’Etrange Raid du Mara -garet). Bove l’emporta à l’una-nimité pour ses deux livres,Mes Amis et La Coalition.

(2) Raymond Cousse, préface deDépart dans la nuit, suivi deN o n - l i e u, La Table Ronde,1988.

Page 4: LA DISTINCTION Un fantôme bimestrielle de l'Institut pour ... · SEPTEMBRE1994 LA DISTINCTION— 1 LADI S T I N C T I O N SOCIALE— POLITIQUE— LITTÉRAIRE ARTISTIQUE— CULTURELLE—

IL y a plusieurs manièresd’envisager les rapportsentre la religion et la poli-

tique. On peut superposer descartes et voir derrière toutphénomène politique un sub-strat religieux, celui-ci expli-quant celui-là. Ainsi l’implan-tation communiste en Europeoccidentale aurait une baseessentiellement catholique (cequi fera sourire avec indul-gence toute personne connais-sant un tant soit peu l’histoiredu Komintern). Ainsi les con-flits violents du continent se-raient le fait du heurt entre lachrétienté orthodoxe et d’au-tres doctrines (ce qui chagri-nera les Irlandais, les Bas-ques, et quelques autres àvenir). Symétriquement, onpeut aussi réduire les reli-gions à des manifestationstravesties de courants politi-ques : c’est le fameux complotdes forces unies de la réac-tion, ou le grignotage progres-sif de l’Eglise par les adeptesde la guérilla théologique. Cesmanières de voir sont équiva-lentes en ceci qu’elles ne sont,au mieux, que ponctuellementexactes, de manière momen-tanée ou contingente. Pourvoir plus loin, il convient dese dire que, en somme, lesgroupes politiques et religieuxsont des figures idéologiques;qu’ils sont, au moins au dé-part, des mouvements d’opi-nion visant à transformer lasociété; et que, vus de trèsloin, ils doivent présenter dessimilitudes de nature et defonctionnement.

Maxime Rodinson, 78 ans,surtout connu pour ses ouvra-ges sur l’Islam, est en fait en-seignant de guèze (la languereligieuse éthiopienne, maissi), passionné d’histoire duProche-Orient et des reli-gions. Né dans une familleouvrière juive venue de l’em-pire tsariste, il hérita d’unlong engagement socialiste.Membre du PCF jusqu’en1958, il devint ensuite un deces marxistes indépendantsqui firent les délices des an-nées septante. Il livre ici enquelque sorte son testamentpolitique, annonçant parailleurs une prochaine auto-biographie.

Théorie et pratique de la lutte idéologique

Ayant toujours privilégiédes analyses concrètes et mi-nutieuses, des travaux scien-tifiques, l’auteur est quelquepeu gêné de se lancer dansune «esquisse d’une théoriehistorique générale», complé-tée de quelques articles parusantérieurement. L’expérienced’une vie lui sert d’excusepour publier ce qu’il déteste :un essai, «genre des jeunesgens de bonne famille». Té-moin à quelques années d’in-tervalle de deux grandes pali-nodies collectives –le XXe

congrès du PC soviétique et leconcile Vatican II–, Rodinsona tenté de concevoir une sortede mécanique générale desmouvements idéologiques,fortement dominée par saconnaissance immense d’undes plus dynamiques d’entreeux, l’Islam.

Toute société, même la plusréduite dans son extension,même la plus «primitive», re-pose sur une croyance globale,commune à tous ses mem-

SEPTEMBRE 19944 — LA DISTINCTION

DU calme : ce n’est quede l’histoire. De lavraie, de la bien révo-

lue, de celle qui coupe net lesponts d’avec un passé qui afait parfois trembler les ver-res de porto dans les salonsconfortables.

Il n’y a plus de traîtres par-mi les fils et les filles de labourgeoisie.

Virginie Linhart est retour-née sur les traces de son père,Robert, pour rencontrer desmilitants comme lui, quiavaient largué héritagesmoelleux, carrières ouvertescomme les jambes des femmesvénales (payées d’avance parPapa, Grand-Papa, et toute laSainte Famille), la vie facile,les mains blanches.

Ces martiens abandon-naient leurs vallées de mielpour s’en aller faire la Révolu-tion ! Et pas celle, glorieuse etvite faite, qui consiste à tirertrois coups de fusil un soir oudeux, en habits d’officiers; età se retrouver avec des gensbien, éduqués pour, le soird’après, activer les manettesdu pouvoir.

Les établis se sont infiltrésdans les usines, camouflantleurs noms à particule, leursmanières raffinées et leuréducation, pour se retrouversi possible dans les pires pos-tes, à l’échelon le plus bas. Lebut : abandonner leur rôled’intellectuels et aller appren-dre auprès des masses, provo-quer des révoltes, des grèves,puis faire la Révolution.

Le cheval, ou les fleurs ?

Ces jeunes gens se sont faithumbles pour faire quelquechose de leurs mains fragileset maladroites de nantis, carMao disait : «Il faut descendrede cheval pour aller cueillirles fleurs».

Mais les loups de garde peu-vent-ils casser leurs chaînesstéréo et s’en aller vers lechien de la fable, détruire sachaîne de montage ?

L’Histoire a prouvé que cen’est pas si simple. Heureuse-ment pour nos existences pai-sibles et nos consciences heu-reuses : ce n’est pas si simple.Les Robin-des-Bois se sontlassés, ont échoué; ont souf-fert de mauvaise conscience,(n’étant là qu’en touristes…);ont souffert de rapports hu-mains difficiles, le prolon’étant pas toujours tendre.La Révolution ne s’est pas

Une grève : c’était aussibeau qu’un Picasso !

«...les étudiants ont changé, il se trouve main -tenant des héritiers de la bourgeoisie pourrejeter leurs privilèges et choisir l’autrecamp.»

Robert Linhart, L’établi, Minuit, 1978

La force matérielle des idées Penché sur la margelle du puits

L’idéologie, décidémentbres. Cependant, elle n’estpas aussi totalitaire qu’onpourrait le croire : elle con-tient aussi des groupes parti-culiers, associations à viséesdiverses, allant du jeu auxidées. Certaines se proposentde formuler une nouvelle vi-sion du monde, de nouvellesvaleurs. En s’incrustant, ellesdeviendront peut-être desEglises. Dès lors, par affron-tement, refondation ou scissi-parité, commence la folle viedes idéologies.

Rodinson voit une étape im-portante autour de l’an milavant notre ère, dans l’appa-rition concomitante du confu-cianisme, du bouddhisme, dumazdéisme, du pythagorismeet tutti quanti, qui sont lespremières doctrines non pasmonothéistes comme on lecroit trop souvent, mais à vi-sée universaliste, s’adressantà l’humanité entière et nonplus à une ethnie particulière.Les premiers contacts entrecivilisations sont un facteurdécisif pour comprendre cephénomène. Le précurseur enaurait été Akhénaton, le pha-raon apostat qui voulut sub-stituer aux dieux égyptiensun culte unique, reconnaissa-ble par tous, celui du disquesolaire –toutefois, pour la cou-verture du livre, Akhénatonest remplacé par Pythagore,sans doute plus facile à pro-noncer. Ces doctrines non-ethniques vont entretenir desrapports variés avec les Etatssuccessifs, du succès duconfucianisme impérial, à ladisparition du mazdéisme.L’époque moderne ne feradans cette optique que pro-duire des doctrines universa-listes laïques, la dernière endate étant la doxa com-muniste.

La connaissancecontre les illusions

Un article décrit par le me-nu les rouages internes des«mouvements idéologiques» :idéalisation du sujet, diaboli-sation de l’ennemi, rites, or-ganisations et symboles. Lenationalisme est analysé endétail comme famille particu-lière, dotée d’un assez grandnombre de rejetons. Vient en-suite le tour du marxisme.L’auteur veut dissocier Marxidéologue –un peu bigot– deMarx sociologue –scientifiq u egénial–. Le premier négligeatoutes les luttes autres que declasses (nationales, politi-ques, internes aux classes) et

arrêta sa réflexion en idéali-sant le prolétariat, alors queles analyses concrètes du se-cond sont beaucoup plus ri-c h e s .«J’ai été marxiste pen -dant une vingtaine d’années.Petit à petit, les événementsaidant, je me suis détaché decette perspective. Je maintienscependant que Marx avait unevision très juste des rapportsentre les structures politiques,économiques et sociales, d’uncôté, et les structures idéologi -ques de l’autre.» R o d i n s o nsemble voir le monde désor-mais comme une espèce delutte générale où chaquegroupe, même minime, tendà maximiser ses intérêts pro-pres, mais il ne développepas.

Le lecteur l’aura compris, onn’essaie pas, une fois de plus,de faire remonter la responsa-bilité du génocide cambodgienà Lénine, Robespierre, Rous-seau ou Noé. Il ne s’agit guèred’une histoire des idées, Ro-dinson rêve de libérer la con-naissance de la société de lagangue déformante que repré-sentent toute emprise idéolo-gique trop marquée, l’absencede recul face à des idéaux, oules simples illusions. Rassu-rons le lecteur inquiet. Toutesles idéologies ne se valentpas, il reste quelques certitu-des tout de même :«…cela nedoit pas empêcher de préférerà d’autres types d’engagementcette orientation vers le respectet la priorité du service del’humanité en général qu’avaitchoisie Marx après bien d’au -tres penseurs, refusant l’égo -centrisme de groupe nationa -liste tout comme l’égoïsmeindividualiste et écartant ladévotion à un Au-delà problé -matique.»

S.-M. B.

Maxime RodinsonDe Pythagore à Lénine

Des activismes idéologiquesFayard, février 1993,

240 p., Frs 34.50

Blake et Mortimerface à Akhénaton

E.-P. Jacobs, La Grande Pyramide

pointée; les ouvriers ne sesont pas révoltés, préférantespérer une méchante villa,un col blanc, gagner au loto.Un jour, les établis se sont ré-tablis dans l’étable originelle,au sec. Rapatriés.

Entre temps, ils ont démon-tré qu’il était pensable de tra-hir sa classe. Ils ont vécu desmoments intenses, souventjoyeux. Ils ont aussi apportébeaucoup d’inimaginable dansles usines, de démonstrationde solidarité, de compréhen-sion de l’univers capitaliste.

«...je leur dois toute une édu -cation, toute une culture, lefait de lire tout ce que je lisaujourd’hui. Ce sont des éta -blis qui m’ont passé mes pre -miers bouquins, qui ont ré -pondu aux premièresquestions que je me posais. Ilsparlaient différemment.» ( G é-rard, technicien)

– J’ai quitté l’Uni. Je travaille aux caisses

à la Migros.– !? T’es devenu fou ou quoi ?

Mais après le constatd’échec ou de réussite –exerci-ce de comptabilité histori-que–, le regard que l’on porteactuellement sur eux estéclairant. C’est l’éloignementde ce passé tout proche, c’estle sentiment d’étrangeté quinous prend si l’on y pense.C’est étrange de vouloir ypenser, d’ailleurs.

Vous voyez-vous intriguerafin de vous faire engagercomme caissier(ère) dans ungrand magasin, laisser votremilieu habituel, votre carrièreen plan, louer un studio dansun quartier périphérique,pour un improbable change-ment de société et un salairedérisoire ?

Cela ne vous vaudrait nil’admiration de vos parents nicelle de vos amis; ils vous pré-diraient plutôt le cabanon; ilsse gausseraient. A l’époquec’était glorieux.

Elle fait notre beurre, cettedistance infranchissable, cet-te «preuve» historique, cetteperte d’utopies et de révoltesgénéreuses. Nous pouvons ré-fléchir beaucoup plus sereine-

ment, quand même. Nouspouvons lire des récits d’ex-plorateurs : Günter Wallraff,Anne Tristan et les autres.Nous pouvons voir les photosde Salgado. Nous pouvonsconstater, à temps partiel,que l’idée d’«exploitation» estencore de ce siècle. Mais nouspouvons continuer à fonction-ner, à consommer, à voyager,à baigner dans le confort.Inutile pour inutile, nous pré-férons le confort à l’engage-ment et à la cohérence. On sedit cela. La conscience légère,les mains propres et lisses, larévolte avantageusementremplacée par la nouvelle at-titude humanitaire, ou mêmepar le simple fait de n’êtrepas dupes. On est informés,souvent critiques. Lucidité oucynisme de salon ?

– T’as la tête qui tourne ?Bien fait !

Globalement ratée, par mo-ment féconde, la révolution demai et les années 70 auronttout de même, pour un mo-ment, détourné quelques héri-tiers et déshérités de leur con-dition imposée.

Mais c’est l’abîme entre cet-te volonté d’échapper et de re-noncer aux privilèges dus auxdominants, de vivre leur con-dition avec les petits jusqu’augrand soir, d’apprendre d’euxet avec eux; et notre accepta-tion reconnaissante des privi-lèges qu’un système injustepar essence nous octroie, c’estce fossé que l’histoire des éta-blis nous permet de mesurer,c’est ce gouffre qui peut don-ner le vertige. Mais personnene nous oblige à regarder enbas, non ?

C. P.

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APRES avoir passé enquelques décennies du«tous résistants» au

«tous collabos», le discoursmoyen sur l’Occupation et laLibération de la France de-vrait bientôt passer à «tousnuls», l’impérialisme anglo-saxon équilibrant l’invasionnazie, les excès des FFI va-lant les crimes de la Milice, etl’épuration devenant un as-pect des persécutions parmid’autres. Le brouillage est encours, mélange de lassitudeface aux discours officiels etde curiosité pour les sornettesdes vieux collabos.

Cette érosion de la mémoire,en partie inévitable du fait durenouvellement des généra-tions, est accélérée par la dis-parition de l’équilibre euro-péen né en 1945, par ladésagrégation des partis issusde la Résistance (communisteet gaulliste en France) et parl’insuffisance crasse du débatintellectuel. L’anniversaire duDébarquement s’est limité àune description ultra-techni-que de l’arrivée des Alliés enNormandie, sans aucune pro-blématique. On a même profi-té des circonstances, commele signalait Gilles Perraultdans Le Monde diplomatique,pour effacer le rôle primordialdes peuples soviétiques dansla victoire sur Hitler. De lamare de banalités publiées àcette occasion, on fera émer-ger deux ouvrages plus oumoins récents qui, partant dudétail, avec deux démarchesdifférentes, tentent de sortirde ce tunnel conceptuel. Tousdeux essaient de faire tra-vailler la mémoire, au lieu dela laisser radoter.

Essai d’éthique concrète

S a i n t - A m o n d - M o n t r o n d ,dans le Cher, est surtout con-nue des bibliophages pour sonimprimerie, mais elle fut aus-si une des rares villes deFrance à se soulever contrel’occupant allemand dès le 6juin 1944. Cette insurrectionprécoce, déclenchée par desrésistants novices, interpré-tant à la lettre les consignesde la direction communistedes FFI, se trouva totalementisolée. Les maquisards se re-plièrent alors, se protégeantau moyen de quelques otages,parmi lesquels l’épouse du se-crétaire national adjoint de laMilice, plaisamment nomméBout de l’An. Les miliciens fi-rent bientôt de même, et cetenchaînement de prises d’ota-ges aboutit à la pendaison de13 miliciens d’une part et aumassacre de 36 juifs, jetésdans des puits, d’autre part.

Tzvetan Todorov reconstitueles faits, puis tire de cet évé-nement local des constata-tions intéressantes. Toutd’abord sur la Résistance, oùla fracture principale ne portepas ici entre gaullistes etcommunistes, mais dépend dudegré d’expérience (les ma-quis du Limousin, plus déve-loppés, ne se lancent pas dansl’assaut frontal à cette date).

L’auteur essaie de conclurepar ce qu’on pourrait appelerdes «considérations d’éthiqueconcrète», jugeant l’attitudede chacun selon des critèresmoraux. Distinguant claire-ment victimes pures et ac-teurs, il sépare parmi ces der-niers deux types de

combattants, ceux qui sacri-fient les êtres aux principes etceux qui privilégient un cer-tain sens des responsabilitéspar rapport aux populationsciviles qui les environnent.Sans confondre les causes(l’une juste, l’autre barbare),cette nuance permet de repé-rer des attitudes individuelleséquivalentes dans les deuxcamps, signalant chez les ré-sistants une contaminationindirecte par l’ennemi. L’exis-tence de tentatives de média-tion, assez risquées parailleurs, de «civils» désireuxd’épargner des vies humaines,permet à Todorov de faire ap-paraître un troisième «type»,ni résistant, ni collabo, «hérosantihéroïques», simplementhumanitaires, qu’on avait ra-rement pris la peine de signa-ler jusqu’à maintenant.

Anthropologie de la Libération

Sortant cette figure archi-connue du folklore français,Alain Brossat dresse un ta-bleau anthropologique de latondue, généralement unepauvre fille rasée en publicpendant l’été 44 pour crimede «collaboration horizontale».

Partant des différents récitssuscités par ces épisodes–photos, littérature (dont H i -roshima mon amour, de Mar-guerite Duras), récits (ahuris-sement des Anglo-Saxonsvenus combattre pour la dé-mocratie etd é c o u v r a n tdes Françaisne songeantqu’à festoyer)et quelquesrares témoi-gnages per-sonnels leplus souventindirects–, lelivre tented’expliquer àla fois la lai-deur de l’ac-

«Les bars ouvriers en France sont appelés bistrots, estaminets ouzincs, parce que le bar est fait de ce métal. Ce sont des commerces mo -destes avec quelques tables et un sol recouvert de sciure où le patronvous accueillera. C’est un chic type. Avec son pantalon de velours etson béret, il vous semblera plus pittoresque que son homonyme améri -cain. Il représente ce que les Français appellent «le peuple». Ils ontplus de bon sens, de caractère et d’amour-propre que toute autre clas -se sociale française.»

A pocket Guide to France,Washington, War and Navy Departments, 1944

SEPTEMBRE 1994 LA DISTINCTION — 5

La France, mystérieuse et baroque

Mémoire ou commémoration

Sancheville,Eure-et-Loir

Tzvetan TodorovUne tragédie française

Eté 1944 : scènes de guerre civileSeuil, mai 1994,

247 p., env. Frs 40.–

Alain BrossatLes tondues

Un carnaval mocheManya, janvier 1993,

313 p., Frs 45.–

Libération, fête folle6 juin 1944 – 8 mai 1945

Mythes et rites ou le grand théâtre des passions populaires

Autrement, avril 1994, 235 p., env. Frs 40.–

te, la fugacité de sa pratiqueet l’effacement de sa mémoire.

Brossat emprunte à toutesles sciences humaines et àtous les auteurs à la mode lesconcepts qui vont lui permet-tre d’essayer, comme on es-saie des godasses, toutes lesinterprétations possibles : latonte sera donc à la fois uneréédition de la Grande Peurde 1789 (rumeur vengeresses’insinuant dans le désordre);un carnaval populaire où lesgarçons coiffeurs sont promusau statut de juges et bour-reaux; une fête laide que lesmasses se donnent à elles-mêmes; un mouvement libidi-nal masculin visant à remet-tre les femmes en positioninférieure; un sacrifice expia-toire de bonniches et de pau-vresses, prostituées faisantune fois de plus le don de leurcorps aux mâles; un meurtremimé pour ressouder la com-munauté nationale; ou encoreun bizutage de jeunesse sym-bolisant le feu de joie du pé-tainisme châtreur. Le toutdans un style lyrique qu’on ai-merait parfois voir atterrir.

Plus factuellement, on re-tiendra que le déchaînementpublic des ciseaux ne semblepas totalement spontané, quela rumeur et quelques écritsl’annoncent dès 1943. On no-tera aussi que les tontes sem-blent absentes en Alsace. Onsignalera encore la participa-tion probable de véritablescombattants à ces masca-

rades, qui ne furent pas seu-lement le fait de résistants dela 25e heure. Mais on regrette-ra que ces faits probablementrévélateurs ne soient pas ex-pliqués, que la petite centainede dépilations enregistrées nedonne pas lieu à une carte.

Même si on peut en sourire,ce refus de l’accumulation«positiviste», de l’érudition la-borieuse et du bilan chiffréest partiellement excusable.L’auteur y trouve au moinsdeux raisons. La première,discutable parce que valabledans bien d’autres domaines,est la «bataille de mémoire(s)»qui se livre autour de cet épi-sode peu glorieux. La seconderaison est bien plus riche,c’est une sorte d’autolimita-tion de la recherche, rare chezles chercheurs. Une relativediscrétion s’impose ici par lanécessité de ne pas troubler laréintégration sociale des ton-dues.

Comportements individuelsen situation extrême, vendet-tas à répétition courant lesdécennies, blessures longuesà cicatriser des sociétés mêmedémocratiques, affrontementsviolents des hommes et desfemmes, voilà ce que racon-tent ces deux livres. Le sujetest contemporain au plushaut point, comme ce tableaud’une guerre civile perpétuel-le que peint Chéreau dans Lareine Margot..

C. S.

S I le monde a un nom-bril, c’est Venise. Voilàen peu de mots la thèse

illustrée par l’auteur, qui faitde la Sérénissime le pointsensible, thermomètre des er-rements de l'époque moderne.

L’ouvrage commence par unhistorique des mythes cons-truits autour de Venise, deShakespeare à nos jours. Ils’arrête particulièrement à lavision fin-de-siècle, celle de ladécadence, de la langueur,des soupirs après les ponts;bref, la cité de l’agonie de lacivilisation, version ThomasMann.

En réalité, pour Bettin, Ve-nise ne souffre pas d’inertiemais d’une action démente,d’une agitation exagérée, quiperturbe profondément de-puis plus d’un siècle le bioto-pe délicat qu’est la lagune.Les textes administratifs nevalent pas les grands romans,mais méditons tout de mêmecet extrait des Normes de réa -lisation du plan d’urbanismegénéral de la commune de Ve -nise (1962) : «Dans la zone in -dustrielle trouveront place enpriorité ces installations quirépandent dans l’air de la fu -mée, des poussières ou des ex -halaisons nuisibles à la viehumaine, qui déchargent dansl’air des substances empoison -nées, qui produisent des vi -brations et des bruits.» E tlorsque les inondations semultiplient, que les dallesmillénaires se délitent, quep r o p o s e - t - o n ? Un nouveaudélire machiniste, la fermetu-re de la lagune par des éclu-ses géantes, comme des obè-

ses qui avaleraient encoreplus de saucisses pour soignerleurs jambes lasses.

Pour «sauver Venise», ons'est agité sans cesse, passantde la «modernisation» des ins-tallations portuaires (aux mo-tivations parfois douteu-s e s :«Nous préparerons lagrande et forte Venise indus -trielle et militaire qui règnerasur l’Adriatique, vaste lac ita -l i e n » Marinetti, 1910) auxabominations du tourisme demasse, comme le projet d’ex-position universelle ou les2 0 0 000 fans des Pink Floyderrant dans la cité des dogesà la recherche de goguenots.Une palme particulière dansce podium des actions nuisi-bles revient à Gianni De Mi-chelis, brillant représentantvénitien du parti socialisteitalien.

Un chiffre pour terminer. Ily a à Venise quatre cents ma-gasins de verroterie et quatre-vingts boulangeries. Et àLucerne ?

J.-F. B.

Gianfranco BettinFin de siècle à Venise

L’Aube, septembre 1993, 159 p., env. Frs 32.–

Surtitre introuvable

Le nombril du monde

IL y a quelques années, ilnous avait gratifiés d’uneEconomie libidinale. Où il

essayait de remettre de la li-bido dans l’économie politiquede Marx. Ou le contraire. Jene sais plus, je n’avais pasbien compris. C’était un déli-re, un peu dans le styleDeleuze et Guattari et leurA n t i - Œ d i p e . Vachement «con-ceptuel», en fait, comme le ditun de mes potes des trucsqu’il trouve assez nuls.

Puis, il s’est fait un nom eninventant le concept du «post-moderne». Que, dit-il, «lesgens» ont mal compris: ils ontmême cru que postmoderne,ça voulait dire après la mo-dernité ! Pff ! Je te jure…

Alors, Jean-François s’estdit qu’il devait remettre lespendules à l’heure. Et il l’afait en deux livres. Le pre-mier, Le postmoderne racontéaux enfant» est un échange delettres très pédant, très en-nuyeux, très imbu de Sa Pen-sée. A lui-même, Lyotard.Bon, soit il raconte ça aux en-fants pour les endormir, et jepense que ça marche s’ils sontattachés à leur lit avec un oudeux valiums, soit il ne saitpas ce que c’est que les en-fants…

Mais ça ne lui a pas suffi. Ila pondu un autre opuscule,lui plus intéressant: les Mora -lités postmodernes». Fait d’at-mosphères, de récits, de ma-nières de voir le monde.«Marie au Japon», tranche devie d’une vendeuse de «capitalculturel»; «Zone», un discours

sur l’esthétique des banlieues;«Une fable postmoderne», quicommence ainsi : «A quoi pou-vaient ressembler l’Humainet son Cerveau, ou plutôt leCerveau et son Humain, aumoment où ils quittaient laplanète pour toujours, avantsa destruction, cela, l’histoirene le disait pas.»

C’est franchement… pastrop mal. Et même, parfois,mieux que cela. Toujours unpeu pédant et très esthéti-sant, mais, pour une fois, çase laisse lire. Enfin, disons…un peu.

Mieux vaut Lyotard quejamais !

J.-P. T.

Jean-François LyotardLe postmoderne expliqué aux enfants

Le Livre de poche, 1988, 151 p. Frs. 10.50

Moralités postmodernesGalilée, 1993, 213 p., Frs. 45.60

Postmoderne (courrier B)

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Document D : Après la votation(Dessin de Kwezi,

n° 37 du 17 décembre 92)

Document C : Avant la votation(Dessin de Berger,

n° 36 du 3 décembre 92)

AbonnementL’abonnement à 24 numéroscoûtait 69 FS -suggestion éro-tique comprise, ou déduite-,ce qui mettait le numéro à en-viron Fr 2.90, la page à prèsde 36 centimes et le kilo à97.75 FS. Lors du plongeon fi-nal du S e m e u r, les abonnéspurent choisir de compenserleur abonnement avec J e td ’ E n c r e, hebdomadaire socia-liste romand qui ne passa pasl’année, ou avec Le NouveauQuotidien, qui devenait aumême moment le premierhebdomadaire romand à pa-raître cinq fois par semaine.(V. fin)

ActionnairesLes actionnaires des Editionsdu Semeur S.A. (Capital-ac-tions de Fr 50'000 divisé en200 actions nominativesd’une valeur nominale de Fr500.-) conservent précieuse-ment des titres qui serontpeut-être un jour recherchéspar les collectionneurs.

ActualitéLa présence de journalistesprofessionnels suf t à sou-mettre une publication, mêmebimensuelle, même satirique,à la tyrannie de l’Actualité.Cet état d’urgence qui imposede reprendre au bond l’infor-mation satiricable empêcheprécisément de la reformuleravec la distance nécessaire àla satirisation. C’est ainsi queles fax envoyés par les journa-listes locaux pour les pagesromandes ressemblaient plusà des dénonciations morali-santes et mesquines qu’àd’impitoyables satires. (V. sa-tirique)

AffairesLe Semeur n’eut pas le tempsde créer le réseau d’informa-teurs qui lui aurait permis dedevenir un véritable journalsinon satirique au moins d’in-formation parallèle. Les arti-cles et les dessins étaient engrande majorité des réactionsd’humeur à des informationsdéjà publiées. Le Semeurréussit tout de même à « sor-tir » quelques « affaires ».Une enquête du Semeur, par-tie d’un article d’El Pais q u idénonçait les « p i r a t e s » atti-rés par les trésors encore en-fouis au large des côtes espa-gnoles, montra que le secré-taire général nouvellementnommé du Département del’instruction publique vau-doise avait organisé une expé-dition archéologique sous-ma-rine non autorisée, et com-ment, arrêté par l’armée es-

pagnole, il s’était prévalu dutitre de professeur d’archéolo-gie de l’Université de Lausan-ne en utilisant un papier del’Université populaire dont ilétait le président. (V. docu-ment A)Le Semeur réussit aussi à dé-mêler l’histoire embrouilléede l’Histoire du Pays de Vaudou comment le chef du Dépar-tement de l’instruction publi-que commanda 35'000 exem-plaires d’un livre subsidié parla Banque cantonale vaudoisemais inutilisable comme ma-nuel scolaire et finit par pro-poser aux établissements del’acheter en mettant la moitiédu prix à la charge des com-munes.

Anticonformisme(V. document B)

CalemboursLe Semeur s’engageait à fonddans le seul domaine où le pi-re est le meilleur. «Fifrelins,f r e l o n s / et si nous lesavions ?», «l'épine dorsaz de laBCV», «NE : les radis calent»,et le tout dernier «Veni, vidi,fini !». (V. enquêtes)

DésillusionsLe Semeur ne permit pas deconfirmer deux idées pourtantlargement répandues, à sa-voir 1° que ceux qui tra-vaillent dans un journal sati-rique sont plus à même decritiquer et de corriger lesdysfonctionnements de leurpropre entreprise, et 2°qu’une entreprise de bénévo-les ou de quasi-bénévoles està l’abri des conflits humainset des ambitions personnelles.

DessinsUne analyse des numéros 10,20, 30 et 40 permettrait d’éta-blir une moyenne assez exac-te du rapport des surfaces oc-cupées respectivement par lesdessins et les textes. En réa-lité il suffit de savoir que lesdessins étaient plus impor-tants que les textes.(V. document D)

DuréeLe 1er numéro parut le 6 juin91. La publication prit findeux ans plus tard avec len ° 47, le 3 juin 93. Parmi lesjournaux satiriques romands(V. tableau, incomplet, ci-des-sus), le Semeur tient l’honora-ble 2e place de l’après-guerre(sur 10), derrière Le Bonjourde Jack Rollan (135 numéros)et avant La Pomme (24 numé-ros). (V. fin)

Rythme de parutionMalgré de fréquentes remisesen question –certains pen-saient qu’une parution men-suelle permettrait d’améliorerla qualité du journal, d’autresqu’une parution hebdoma-daire permettrait de mieuxcoller à l’actualité–, Le Se -meur resta bimensuel jusqu’àsa fin. Avec tout de mêmequelques arrêts pour cause devacances (disparition momen-tanée de collaborateurs), deréflexions (graves conflits en-tre col laborateurs), de re-structuration (départ définitifde collaborateurs). (V. désillu-sions)

SatiriqueLa mention officielle de« Journal satirique romand »n’apparut sous le titre qu’aun° 11. Auparavant on trouvaitdes indications différentes,parfois partiellement informa-tives, « Bimensuel polygameet aventureux », souvent enrapport avec l’actualité, « O r-gane officiel des gypaètes bar-bus », ou même avec la saison,« La gazette du malin mé-lanome ». Dès le n° 38 la men-tion se transforma en « B i-mensuel satirique romand » .

EditoriauxChoisir un bon sujet au der-nier moment, composer untexte satirique dans le stressdu bouclage, l’allonger ou leréduire pour le faire entrerdans le dernier vide de lau n e : le tour de force ne pou-vait que rarement réussir.Cet héritage des journaux deprêt-à-penser aurait méritéd’être remis en cause. (V. ac-tualité)

EnquêtesSous le sceau pro- et évoca-teur «100 % Fouille-merde » ,Le Semeur présenta quelquesenquêtes il lustrées. Troisexemples. Les subventionsculturelles et les prix attri-bués à des collectivités ou àdes particuliers : « Nos sichers artistes maudits ». Ceque reçoivent les anciens con-seillers fédéraux : « Leur re-traite, c’est pas la Bérézina ».Les licenciements chez Edi-p r e s s e : « L ’art et Lamu-nière ».

FinLe n° 46 lança un appel pa-thétique pour trouver les1200 (mille deux cents ! )abonnés –c’est-à-dire une foisautant– qui étaient nécessai-res pour continuer la publica-tion du journal dans de bon-nes conditions. Cet éditorialintitulé « A vous de jouer » ,écrit en blanc sur fond noir,expliquait avec une profondegravité, qui enlevait définiti-vement toute crédibilité sati-rique au journal, les difficul-tés financières, les risques defaillite, « la précarité des con-ditions de vie des trois perma-nents » etc., et promettait mê-me de restituer l’argent verséen cas d’échec de cette ultimecampagne. Les gens s’abonnè-rent tout de même nom-b r e u x (1) souvent moins parintérêt pour le journal quepour éviter de se rendre com-plice de la mort d’un titre.Mais les 200 nouveaux abon-nés ne suffirent pas à sauverune entreprise à laquelle lerédacteur en chef, fatigué etendetté, ne croyait plus. (V.abonnement, actionnaires)

GraphismeLe Semeur fut dès le premiernuméro composé à l’écran surMacintosh. Les dessins furenttoutefois longtemps traités àpart pour être montés au der-nier moment sur les films.Les 10 premiers numéros sereconnaissent aux titres fan-taisistes éclatant dans toutes

les directions : une spécialitéde la metteuse en page pro-fessionnelle qui participa à lacréation du journal. La ma-quette ne changea vraimentqu’une fois, au n° 38, sousl’influence d’un graphiste cé-lèbre pour ses innombrablescréations de revues et la du-rée très limitée de leur vie. Latache d’encre (symbolique) dulogo du journal passa (symbo-liquement) au rouge : « Quitteà faire tache dans le paysage,autant que ce soit une tachede circonstance : rouge pétant,rouge sang ! ». On renonça autout Helvetica et la typogra-phie s’enrichit de (trop) nom-breux caractères. Les rubri-ques romandes perdirentleurs logos cantonaux rin-gards. A cheval sur les deuxpages centrales, on réservaun espace pour un sujet plusimportant. Etc. (V. enquêtes)

Orthographe(V. Le Nouveau Quotidien)

PlaintesUn plainte par an, c’est unebonne moyenne pour un jour-nal satirique. C’est l’occasionpour lui d’être cité dans les« grands » journaux et de s’af-firmer comme défenseur de laliberté de la presse. La première fut déposée parla rédactrice d’un fanzined’extrême-droite qui réagis-sait à deux dessins ridiculi-sant ses doutes concernantl’existence des chambres àgaz durant la deuxième guer-re mondiale. Le Semeur a dis-paru mais la procédure judi-ciaire continue. Mariette Pa-schoud vient de faire appelcontre le jugement du tribu-nal de police de Lausanne quilibère les deux dessinateurset le rédacteur responsabledes accusations d’injures et dediffamation. La seconde futdéposée par un notaire lau-sannois pour atteinte à l’hon-neur. L’affaire eut moins desuccès, c’est-à-dire qu’elle fitmoins de publicité au Semeur,puisque le notaire refusa derecourir contre la décision dujuge informateur de ne pasdonner suite à sa plainte.

PrésentationLe format du Semeur était lem ê m e que celui des quoti-diens habituels. Il comptaithuit pages dont les deux exté-rieures rehaussées de rouge.Seule exception bien sûr, ledernier numéro funèbre de 4pages seulement et tout ennoir.

SEPTEMBRE 19946 — LA DISTINCTION

Presse satirique

Document A : L'affaire LoiZedda (Dessin de Giroud,

n° 14 du 16 janvier 92)

Petit lexique pour servir à l'histoire du «Semeur»

La Suisse romande, cimetière de la presse satiriqueLe Charivari vaudois mensuel 1839 1839La mort du Charivari vaudois mensuel 1839 1839L’étoile qui file mensuel 1839 1839Le barbier populaire mensuel 1839 1839Nouveau Charivari politique mensuel 1839 1839Le Charivari de la Suisse française tri-hebdo 1839 1839Le Charivari suisse mensuel 1841 1841Le Grelot mensuel 1843 1846La Sentinelle 1849 1849La Guêpe bimensuel 1851 1854La Griffe hebdo 1864 1866La Fronde hebdo 1872 1873Charivari suisse hebdo 1875 1877Le Grelot 1880 1880Croquis vaudois bimensuel 1884 1887La Bombe 1889 1889La Cancoire hebdo 1898 1898Le Carillon de Saint-Gervais 1854 1899Le Moniteur d’Ecublens 1879 1880Guguss’ au Grand Théâtre 1894 1936Le Papillon 1889 1918Le Bossu 1885 1886Le Sapajou 1895 1896Le Fumiste 1900 1901Le Passe-Partout 1900 1908Le Grelot 1915 ?Le Pilori 1923 1940Le Passe-temps bimensuel 1901 1902Gribouille et Redzipet hebdo 1904 1911Les propos vaudois de Pierre-David taupier hebdo 1916 1916L’Arbalète bimensuel 1916 1917Le Frondeur 1917 1917Chalamala almanach 1914 1914La Crécelle bimensuel 1919 1921Le Grelot 1921 1921Almanach Balthasar almanach 1923 1926Le bistouri mensuel 1934 1934Le Canard libre hebdo 1936 1938Le Bon Jour de Jack Rollan 1952 1959Le Pilori bimensuel 1958 1959Le Journal de Jack Rollan 1960 1961Le Bonjour de Jack Rollan 1974 1974La Pomme hebdo 1970 1971La Pilule hebdo 1971 ?La Pomme bis mensuel 1973 1974Barbarie mensuel 1973 1974Le Clairon du Nord bimensuel 1974 1974Nous n’avons rien à perdre mensuel 1975 1976CHut hebdo 1977 1977La Nuit hebdo 1986 1986Le Crétin des Alpes mensuel 1979 ?Roses noires mensuel 1984 1986Le Semeur bimensuel 1991 1993

Document B (Vitrine d'un kiosque lausannois, janvier 93)

A notre connaissance ni lemot ni l’idée ne donnèrent ja-mais lieu à discussion. (V. ac-tualité)

Suite dans les idéesExtrait du n° 29 du 27 août92 sous la signature d’Anas-tase Maussade : « Plus Fel -ber, Ogi et Delamuraz dégoi -seront, moins le peuple auraenvie de les suivre dans cetteaventure douteuse qu’estl’EEE. Il faut encourager leConseil fédéral et les autresrigolos qui nous adminis -trent, à poursuivre leur lava -ge de cerveau : le peuple seratellement exaspéré qu’une foisde plus il désavouera ceux quiprétendent le représen -t e r . / Alors, Messieurs, conti -nuez à débloquer, de grâce. »Extrait du n° 37 du 17 dé-cembre 92 sous la signatured’Otto Goal : « Christoph Blo -cher qui, depuis de nombreuxmois, s’est battu pour le Non,a pris la tête de l’UDC. / C echef frileux, alléguant la vic -toire du Non, s’est mis en rap -port avec la Suisse profondepour isoler le pays. / C e r t e s ,nous avons été, nous sommessubmergés par la force ter -rienne des Neinsager. / I n f i -niment plus que le nombre deNon, ce sont les argumentsfallacieux, les dérapages ver -baux et la tactique du combatdes Suisses primitifs qui ontfait reculer le Oui. »(V. documents C et D)

Textes(V. dessins)

Sch.

1) au Salon du livre notamment,dans le stand extorqué aunom de la liberté de la presseà Pierre-Marcel Favre lui-même.

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Un nouvel ennemi

«Il y a trop de soldats

qui tombent par les fenêtres»«Depuis le début de l’année 1993, c’est le sixième militaire qui faitune chute depuis la fenêtre d’une caserne. Deux ont perdu la vie.Dans trois cas, selon le DMF, les soldats étaient somnambules. (…)Constatant qu’il y avait trop de soldats qui tombaient par les fenêtres,le colonel commandant de corps Jean-Rodolphe Christen annonçaitle 20 mai dernier que le DMF allait prendre une série de mesures ur -gentes, dans «l’intérêt des militaires». Il devait s’agir pour l’essentielde relever la hauteur des appuis de fenêtres jugés trop bas ou de blo -quer certaines fenêtres. Ces mesures architecturales devaient êtrecomplétées par une information de la troupe concernant les risquesque peuvent présenter les fenêtres.»

24 Heures, 29 juin 1994

Bientôt à la TV

Un bain de seventiesVous avez fumé votre premier joint au début des années 70, planésur fond de Janis Joplin ou de Jimmy Cliff, bu le whisky à même labouteille, fait semblant de vous amuser à des boums qui n’en finis-saient pas ? Vous en êtes restés aux Rolling Stones et à BobDylan ? Vous gardez la nostalgie de votre première fois ?Alors, courez voir Trop de bonheur de Cédric Kahn et L’eau froided’Olivier Assayas, car ces deux films-là, purs condensés d’époque,sont faits pour vous : saturés de musique, habillés en hippie, empê-trés dans l’âge bête, accros au hasch...Pour les autres, les vieux de la vieille ou les (ex-)petits jeunots com-me moi qui ont fumé leurs pétards avec dix ans de retard, mieux vauts’abstenir, à moins de s’habiller en rétro-macramé et de se deman-der comment ça se passait en ces temps reculés où les babasétaient encore cool. Ou n’en voir qu’un, puisqu’ils sont de toute ma-nière de la même pâte.A part ça, rien ne ressemble davantage à un ado 72 qu’un ado 83 ou94. Et c’est justement là qu’est le problème : le mal de vivre, lesgrandes théories sur la vie, les petites histoires sentimentales, tout lemonde connaît ça. D’autant que la scène de genre est strictement lamême et monopolise les trois quarts des deux films : une boum inter-minable, avec beuverie et partie fine, dont on se réveille tristes com-me un lendemain de fête. Et quand les deux réalisateurs en rajou-tent, chacun dans son style, ça n’arrange pas les choses. CédricKahn donne dans la couleur locale, et ses beurs ont l’accent du midi.Quant à son condisciple, il nous fait le coup des parents dépassés,avec fugue et suicide à la clef. Rien ne nous est épargné et tout sem-ble filmé en temps réel, c’est-à-dire au ralenti. On en ressort avec lagueule de bois et drôlement contents d’avoir pris du bouchon. (V. V.)

Edition du ven-dredi 29, samedi30, dimanche 31juillet & lundi

1er août

Edition du vendredi 29,samedi 30, dimanche 31juillet & lundi 1er août

2 août

2 août

DanielAudétat,5.8.94

REVANCHE pour lesuns, sujet d’alarmepour d’autres, l’«ordre

moral» est de retour. C’est de-venu un truisme de le consta-ter. Lors de chaque débat par-lementaire dans l’Hexagone,l’aile la plus vocale et la plusextrême de l’encombrante ma-jorité qui soutient le gouver-nement Balladur ne manquepas d’ajouter quelques perlesau sottisier des imprécateursdu conservatisme le plus bor-né. Nos inimitables Vaudoisallaient-ils demeurer en res-t e ? Que non ! ils s’agitentaussi.

En plusieurs occasions cesdernières années, feu la Nou -velle Revue s’est efforcéed’exorciser la cachexie concep-tuelle qui menaçait le radica-lisme vaudois contemporain.Voulait-elle persuader à sonlectorat qu’il était temps,peut-être, de déroger à la dé-fiance envers toute pensée àquoi se réduisaient les mal-adroites incursions de sesmandataires politiques dansle domaine des idées ? Vou-lait-elle lui prouver qu’il estloisible de s’adonner à la ré-flexion théorique sans pourautant se voir accusé de céderà je ne sais quel vice hon-teux ? Toujours est-il que cet-te nouvelle ligne éditorialenous a valu, en intermittentealternance, les élucubrationsde Roger-Charles Logoz (his-torien éclaireur) et les disser-tations hégéliennes d’OlivierMeuwly, secrétaire à l’Unionsuisse des arts et métiers.Mais ces contributions tropprosaïquement laïques nepouvaient suffire, loin s’enfaut, à éclipser le rayonne-ment du phare inextinguiblede la pensée n é o - r e v u i s t e : lepasteur Roger Barilier, dontles billets les plus incisifs(choisis par l’auteur lui-même) viennent de faire, àl’Imprimerie Vaudoise, l’objetd’une anthologie qu’on se re-fusera néanmoins à nommerun florilège.

Baoum-baoum

Avec Roger Barilier nous esten quelque sorte proposée unethéologie à coups de marteau.Jugez plutôt : «Or, commechrétiens, nous sommes bienobligés d’affirmer que notrecroyance est la vraie : non pasparce qu’elle est la nôtre, nonpas parce que nous le pensons,non pas parce que nous con -naissons mal celle des autres,

SEPTEMBRE 1994 LA DISTINCTION — 7

Coup de chalumeau

Le fax du lendemainComparaison pour quelques pays d'Europe du nombre de femmesexerçant un ministère pastoral, en proportion de la population

déclarée comme appartenant à une confession réformée (source : leCMŒE)

mais parce qu’elle se donneelle-même pour telle.» M a i squand notre prédicant s’enco-lère, le marteau se transfor-me agressivement en biface :«Finalement, comme les erreu -rs les plus énormes peuventcontenir une part de vérité, jedirai que le déchaînement is -lamique contre le livre deRushdie est, à un certainégard, un signe de santé, etune leçon pour l’Occident.» Etdans la foulée le ministre ton-nant d’exhorter les nationschrétiennes, «par solidaritéavec celles que ce livre offen -se», à interdire les Versets sa -t a n i q u e s. Ainsi, «ils (sic) n eferaient d’ailleurs que rendrela politesse à des pays musul -mans qui, à l’instar d’Israël etpar égard pour les chrétiens,ont interdit le film de Scorse -se».

Rendre compte par le menudes obsessions barilienness’avérerait un exercice fasti-dieux. Contentons-nous de ré-currences remarquables : l’ob-ligation de parvenir vierge aumariage, l’indissolubilité affir-mée d’icelui (le divorce estune facilité que s’octroie unesociété désacralisée et jouis-seuse exclusivement dominéepar un hédonisme laxiste et

l’assouvissement sans freindes instincts les plus bes-tiaux), la chasteté et la conti-nence étant dès lors assimi-lées à un commandement encas de mésentente durable…etc., etc. Hormis le culte ma-rial et divers hochets plus oumoins décoratifs, on saisitmal ce qui distingue le pas-teur radical de l’égrotant titu-laire du trône de Pierre. Etm ê m e : par sa dénonciationfarouche des «iniquités» sau-vages du libéralisme, Jean-Paul II fait au moins enten-dre une tonalité critique dontles prônes de Roger Barilier,si prompt à rappeler l’obéis-sance due par chacun à sessupérieurs «naturels» (patro-nat et autorités politiques no-tamment), sont totalementexempts.

Questions faussement ingé-nues : les «vaudois» (les vrais)ou les mânes des indomp-tables camisards, qui firentplier le Roi-Soleil, se recon-naîtraient-ils pour frère cefondamentaliste ombrageuxet querelleur bizarrement ac-coutré en ministre de l’Égliseréformée vaudoise ? Et quepenseraient de ce déroutantavatar de protestantisme lesflambeaux de l’admirable dia-spora huguenote des Pro-vinces-Unies, à laquelle l’Oc-cident dut quelques avancéesdécisives en matière de liber-té de conscience et d’expres-sion ?

Nos charmantes compagnes

Le thème qui imprègnenombre de textes retenus estle refus continué et opiniâtre–autre parallélisme singulieravec Sa Sainteté et la leur–opposé à l’éventualité d’unministère pastoral féminin.Pour démontrer qu’il n’y a ja-mais eu (1), qu’il ne peut pasy avoir de femme pasteur, no-tre billettiste fait assaut desophismes. Les citations par-lent d’elles-mêmes : « C e t t ecoutume (remonte) à la fonda -tion même de l’Église. Davan -tage : à la volonté expresse duCréateur. Dieu lui-même eneffet, le maître de l’univers,

quand il a décidé de venir vi -vre sur la terre dans la peaud’un être humain, a choisi dele faire dans celle d’un hommeet non d’une femme : Jésus deNazareth. Lui reprochera-t-onde ne pas savoir ce qu’il fai -sait ?» Ou encore : «Le Christ,qui a incarné la divinité dansson humanité, a vécu cette hu -manité dans sa forme mascu -line et non féminine. Puis,pour lui succéder à la tête desÉglises, pour prêcher l’Évan -gile et administrer les sacre -ments, il a choisi exclusive -ment des hommes, alors queles femmes ont été nombreusesparmi ses disciples et qu’il acontribué à leur émancipa -tion. Et les apôtres à leur tour,ces coadjuteurs et successeursde Jésus, ont comparé les rap -ports du Christ et de l’Église àceux de l’homme et de la fem -me dans le mariage. Dans cet -te comparaison, le mari ren -voie au Christ et l’épouse àl’Église. Or cette image estfaussée si la femme se met àrefléter le Christ plutôt quel ’ É g l i s e : c’est alors l’Églisequi devient le Seigneur, et leSeigneur qui est soumis àl’autorité de l’Église. Le mon -de renversé ! » Et derechef :«Dans la symbolique du Nou -veau Testament, l’homme re -présente le Christ, tête et chefde l’Église, tandis que la fem -me représente précisément cet -te Église, qui est comme lecorps dont le Christ est la tête.(…) L’Église épouse du Christne peut donc être dirigée pardes femmes, qui lui renver -raient sa propre image, maispar des humains du sexe mâ -le, qui sont l’image d’un Autrequ’elle-même.»

Quelquefois cependant, dé-sertant la rhétorique chan-tournée sous laquelle il se dis-simule et s’ensoutane, lepasteur Barilier se livre à uneprésentation plus… désha-billée de ses motivations. Ilsalue alors en l’homme le«principe engendreur» et posetout uniment que «la fonctiond’autorité est plus spécifique -ment celle du sexe “fort”.»Pour moi je l’avoue, j’avais en-tretenu jusqu’ici avec mon pé-nis des relations de conniven-ce, sinon de tendre complicité.Mais je n’imaginais pas qu’onpût lui conférer de telles sanc-tifications théologiques. Et cene sera pas sans une certainedéférence, désormais, quej’empoignerai ce digne attri-but de mon élection divine,fût-ce pour sacrifier aux né-cessités les plus trivialementdiurétiques.

J.-J. M.

Roger BarilierDe Dieu et du sexe de ses pasteurs

BilletsImprimerie Vaudoise,1994, 132 p., Frs 18.90

(1) Ce point est contredit par lesrecherches qu’a menées, suiteaux dernières prises de posi-tion pontificales touchant laquestion, l’Église réformée ge-nevoise sur l’ensemble de lacorrespondance de saint Paul.

Un étrange frère prêcheur

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vacances aux Bahamas, et par ailleurs les deux archipels sontséparés par la barrière tant géographique qu’idéologique deCuba. Et Fasttag n’était pas censé savoir que Bruno se trou-vait dans les parages et avait probablement connaissance dufonctionnement des rétrovirus.

MAIS Bruno avait décidé de rester à Nassau au-delà duterme de ses vacances. Il avait conclu des affairesintéressantes avec des financiers d’envergure, sans

savoir bien sûr que ces derniers avaient des antennes en Suis-se, entre autres du côté de la société de Fasttag. De toute fa-çon, il avait de bonnes raisons de ne pas rentrer au pays.L’administrateur de l’Université avait fait part au recteur deson absence injustifiée et avait suggéré des sanctions. Le rec-teur songea dans un premier temps à intenter une action pé-nale, mais comme le travail des commissions d’enquête s’enli-sait et que rien ne permettait de mettre en cause formellementBruno S., il se contenta de demander la révocation du techni-cien pour abandon de poste, sans faire allusion aux soupçonsde sabotage et de fraude qu’il nourrissait. D’ailleurs, en tantque juriste, il connaissait bien les problèmes inextricables quepose l’entraide judiciaire entre la Suisse et les Bahamas, sansmême parler d’une éventuelle procédure d’extradition.

Restait au recteur à régler le cas bien plus épineux de Philip-pe Wolf. Celui-ci avait demandé un congé d’un semestre entierpour occuper un poste de professeur invité dans une Universi-té de Nouvelle-Angleterre, mais il souhaitait conserver sachaire en Suisse. Le recteur s’offusqua de cette requête et som-ma Philippe de choisir, et cette fois-ci en respectant les délais.Il ignorait bien sûr que l’alternative ne se résumait pas à unecharge universitaire de ce côté-ci ou de ce côté-là de l’Atlan-tique. Fasttag avait fait pression sur Philippe pour qu’il resteen Amérique afin d’y répandre la bonne parole sur son entre-prise pharmaceutique, et les revenus que Philippe pouvait es-compter de son activité de consultant auprès la succursale desîles Caïmans étaient en fait liés et même subordonnés à uneactivité aux Etats-Unis. En fait, il devait choisir entre un pos-te honorifique mais précaire assorti de confortables prébendes,et une charge de professeur ordinaire convenablement rétri-

Déchiffre & décompte

roman de Christian MichelChapitre huitième

Résumé des épisodes précédents :Corinne Dupertuis, psychologue, et son mari, Etienne, philo-logue, se livrent ou sont livrés à des réflexions imagées et pro-fondes sur la chute. Ils passent leurs vacances d’hiver dans unvillage valaisan en compagnie d’une amie, Sandra, et font laconnaissance d’un comptable à la retraite. Tous quatre fontune partie de cartes, et le comptable se pose des questions surses nouveaux compagnons. D’autres amis, Pierre et Céline Werner, et Roland, le mari deSandra, les rejoignent. Lors d’une soirée qui réunit tous lespersonnages, Etienne raconte un rêve qui intrigue le comp-table narrateur. Celui-ci se rend compte que tous ces genscachent des secrets. D’abord Etienne, qui fait des recherchesétranges sur deux langues presque inconnues, l’étrusque et leminoen.On en apprend aussi beaucoup sur la vie de Pierre, psychiatre,et fort peu sur celle de Sandra, qui enseigne l’italien. Arriveensuite Philippe Wolf, spécialiste en logique et en linguistiqueinformatique. A la fin des vacances d’hiver, tous ces gens rega-gnent la ville.Philippe croit avoir inventé un processus informatiquerévolutionnaire, qu’il a nommé «rétrovirus», et il convaincEtienne de collaborer avec lui pour déchiffrer l’étrusque et leminoen, avec l’aide de Bruno S., un technicien au passé louche,et de François Blanc, assistant en philologie classique.Un soir, l’ordinateur de Philippe se met à lui envoyer des mes-sages dans une langue énigmatique. Philippe doit demanderl’aide de Bruno, qui en profite pour voler le système des rétro-virus en vue de le détourner à des fins comptables. Etiennen’arrive pas à déterminer si la langue mystérieuse est bien duminoen.Plusieurs ordinateurs de l’Université sont atteints d’une mala-die étrange, et il y a des erreurs inexplicables dans la compta-bilité. Le recteur soupçonne Bruno et désigne deux commis-sions d’enquête. Le narrateur fait partie de l’une d’elles,l’ingénieur Schlössli constitue l’autre.Etienne présente une communication sur ses recherches à uncolloque d’étruscologie, qui est mal reçue. Il passe ensuite desvacances avec Corinne, d’abord en Italie, puis dans un villagegrec où son frère jumeau Luc élève des moutons avec sa femmeAngeliki. Après quelques semaines, Etienne et Corinne ren-trent en Suisse.Les travaux des commissions d’enquête s’enlisent. Schlösslisemble avoir découvert le secret des rétrovirus, et il apporte àEtienne de nombreux textes en «minoen» produits par ordina-teur.Bruno juge plus prudent de prendre le large et il part en va-cances aux Bahamas. Le Centre de calcul de l’Université estvictime d’un incendie qui détruit toute trace des rétrovirus.Philippe demande un congé pour assister à un colloque enAmérique. Etienne demande aussi un congé, pour raison de santé,et il part en Grèce avec Corinne, d’abord en Crète, puis chez son frèreLuc.

BRUNO en revanche s’intéressait beaucoup aux cours duchange et de la Bourse. Il s’était installé dans un hôtelconfortable de Nassau, la capitale des Bahamas, et il

avait à portée de la main tout ce qu’il fallait pour satisfaire saphilosophie hédoniste : des plages pour se rincer l’œil et entre-tenir sa forme physique, des casinos pour le jeu et les filles fa-ciles, et des sociétés financières pour gonfler son portefeuille etsubvenir aux dépenses occasionnées par ses menus plaisirs.Tout était pour le mieux sur cette petite île qui répond de sur-croît au doux nom de New Providence. Bruno développa rapi-dement un réseau de relations sociales efficace, plus d’ailleurspar la fréquentation des salles de jeu et l’entremise de femmesvénales que par d’austères entretiens dans des bureaux; il fautdire que beaucoup des sociétés anonymes de l’île disposentd’une boîte aux lettres mais pas de véritables bureaux, et queles discussions sérieuses se déroulent de toute façon devant unwhisky dans un lieu discret.

Dans un premier temps, il réussit à appâter quelques gogosqui lui achetèrent son programme comptable mirifique maisne purent pas s’en servir. Le technicien avait eu la prudenced’en retirer quelques éléments essentiels, ce qui le rendait dif-ficilement utilisable pour des opérations de grande envergure.Les clients grugés préférèrent passer l’éponge et tenter de ré-cupérer leur mise en revendant les logiciels à d’autres dupes.Ce petit commerce dura un certain temps, et Bruno en retiraitun double avantage : dans l’immédiat, il pouvait vivre confor-tablement de ses royalties, et à plus long terme, sa marchandi-se finirait par intéresser de plus gros poissons. Il était confortédans l’idée qu’il ne risquait aucunes représailles, ni de la partdes acheteurs floués, ni de celle des autorités de surveillanceofficielles, qui consacraient l’essentiel de leur activité à empê-cher les Américains de mettre leur nez de trop près dans lesrouages subtils de l’économie locale.

L’ordre moral qui régnait aux Bahamas convenait parfaite-ment à la conception de l’existence de Bruno : argent facile,femmes faciles et pas de scrupules superflus. Les grands prin-cipes et les grands sentiments n’étaient pas dans sa nature. Ilestimait avoir exploité au mieux ses talents et son intelligenceen faisant des études d’informatique et accessoirement de psy-chologie du poker, et sa vie lui semblait être une belle réussitepour le fils présumé d’un père ivrogne et d’une mère dépressi-ve, frère ou demi-frère d’un garçon qui avait mal tourné et dedeux filles qui avaient fini dans le ruisseau. Il ne croyait qu’àune loi, celle de la jungle, mais la jungle civilisée, où un espritagile compte plus que la force brutale. L’amour courtois con-sistait à ses yeux à savoir quel cocktail offrir à une femme endébut de soirée et comment la quitter quelques heures plustard –à moins bien sûr que ces détails ne soient réglés d’avan-ce et tarifés, ce qui était le plus souvent le cas puisque sa viesentimentale s’épanouissait principalement dans les boîtes denuit. Armé de cet humanisme sommaire mais robuste, iln’avait guère de difficulté à s’adapter à des situations nou-velles, aussi longtemps du moins qu’il avait de l’argent devantlui.

DE son côté, Philippe avait repris contact avec une autreAmérique, celle de la technologie de pointe qu’on prati-quait à la Medical School de Boston. Le colloque qui s’y

tenait portait principalement sur le développement de ban-ques de données médicales sur ordinateur, qui devaient per-mettre à n’importe quelle blouse blanche de tout savoir sur lesmaladies passées, présentes et à venir, les syndromes et lessymptômes, et, plus concrètement, de déterminer en toute cir-constance pourquoi votre fille est muette ou comment il se faitqu’au pays des hamburgers on trouve autant de boulimiques.L’idée de départ de cette entreprise consistait à gaver des ordi-nateurs de toutes sortes d’informations dûment quantifiées etclassifiées, que les praticiens pourraient consulter aisément enpianotant sur leur clavier quelques questions rudimentairesen anglais simplifié, sans rien savoir des langages de program-mation ni de la structure interne des systèmes experts élabo-rés par des informaticiens qui pour leur part ne connaissaientrien à la médecine.

L’industrie pharmaceutique attendait beaucoup de ces ban-ques de données, qui permettraient d’optimiser l’expérimenta-tion et la diffusion de médicaments nouveaux, sans que lesproducteurs eux-mêmes soient obligés de procéder à des expé-riences cliniques coûteuses et statistiquement peu fiables.Bien sûr, il fallait des spécialistes de haut niveau pour assurerl’interface entre les médecins, les apothicaires et éventuelle-ment les patients, en évitant que les uns ou les autres aient àrecourir à autre chose que la langue de tous les jours. Les in-formaticiens tels que Philippe Wolf ne courent pas les rues, etFasttag avait tout lieu de penser qu’il était à la hauteur d’untel c h a l l e n g e, et que ses inventions révolutionnaires seraienttout bénéfice pour la recherche médicale et pharmacologique.

Philippe présenta une conférence remarquée sur la commu-nication homme-machine et sur les processus de reconnaissan-ce de la parole humaine par des appareils tout bêtes qui nedistinguent que le oui du non –ou le vrai du faux, ce qui re-vient en fait au même.

Plusieurs présidents ou administrateurs d’universités firentdes offres alléchantes à Philippe, qui n’avait que l’embarras duchoix. Certes, les conditions financières étaient moins bonnesqu’en Suisse, mais d’une part il pourrait peut-être s’arrangerpour cumuler, et d’autre part Fasttag lui avait promis un pos-te de consultant, qui s’ajouterait de toute façon à son activitéprincipale. Lorsque Fasttag lui apprit que la succursale de sasociété pharmaceutique avait son siège aux îles Caïmans, ilréalisa rapidement qu’il n’allait pas se ruiner en impôts. Biensûr, dans l’immédiat, il pouvait craindre de voir réapparaîtreBruno S., mais en principe ce dernier ne faisait que passer des

buée mais incompatible avec les activités accessoires que luiproposait Fasttag. Philippe mesura soigneusement les enjeuxet les risques : d’un côté, la possibilité de faire un gros coup etaussi de développer son invention des rétrovirus, mais en tra-vaillant sans filet; de l’autre, la sécurité, tempérée toutefoispar les ennuis que pouvaient lui attirer les rétrovirus, à sup-poser que les enquêteurs parviennent un jour à un résultatquelconque.

Son tempérament l’incitait au risque. Il avait souffert d’êtrele fils d’un employé de banque qui n’envisageait pas d’autreavenir pour son rejeton que de s’ennuyer à son tour derrièreun guichet. Philippe avait tout fait pour échapper à ce sort mo-rose, et, au prix de divers petits boulots nocturnes ou domini-caux, il avait pu poursuivre, malgré les réticences de son père,des études brillantes qui l’avaient finalement conduit au cœurde l’intelligence artificielle. Il n’allait pas s’arrêter en si bonchemin, et, à la perspective de devoir occulter ses recherchessur les rétrovirus, voire d’y renoncer complètement s’il voulaitconserver son poste en Suisse, il se détermina résolument pourle défi américain.

Il fit donc part au recteur de son intention de démissionnerdans les délais les plus brefs. Il n’avait pas eu le temps de con-sulter tous les règlements applicables à sa situation, maisaprès tout le recteur était censé les connaître mieux que lui.

Son exil volontaire l’éloignait évidemment de ses amis, maisil avait déjà des connaissances aux Etats-Unis et son caractèresociable lui permettait de nouer facilement de nouveaux con-tacts. Il ne laissait derrière lui ni femme ni enfants, et iln’était au fond pas fâché de mettre entre lui et la vieille Euro-pe la distance d’un océan, qu’on peut d’ailleurs franchir enmoins de dix heures d’avion. Il aurait tout loisir de revenir unjour au pays, lorsque ses inventions auraient été reconnues àleur juste valeur dans un endroit plus propice à l’éclosiond’idées neuves que la mère patrie repliée sur ses vieux souve-nirs et ses illusions perdues.

Philippe était innovateur par principe, parce que la nouveau-té lui paraissait être le seul moyen de surmonter la médiocritéambiante. Il se demandait parfois comment des gens commeEtienne pouvaient chercher leur salut dans l’étude de l’Anti-quité –à moins peut-être qu’une telle quête ne résulte de laconstatation évidente que les vieilles idées d’aujourd’huiavaient été novatrices à une époque plus ancienne. En tantque linguiste, il était bien conscient des rapports complexesentre la synchronie et la diachronie. D’ailleurs, se projeterdans le passé ou dans l’avenir revient dans les deux cas à glis-ser comme chat sur braise par-dessus le présent, et en ce sens,il était plus proche d’Etienne que des gens qui vivent au jourle jour. L’inconvénient du passé toutefois, c’est qu’il est stabili-sé, alors que l’avenir est ouvert… mais sur quoi ? En tant quejoueur de poker, Philippe se disait que c’est justement cetteincertitude qui fait l’intérêt de la partie.

Il appliquait la même philosophie à ses relations sentimenta-les. Contrairement à Bruno, il ne considérait pas les femmescomme des produits de consommation à jeter après usage,mais, à l’inverse d’Etienne, il ne voyait pas l’intérêt d’unamour durable. Pour lui, le piment indispensable de toute re-lation en était l’aspect aventureux et donc imprévisible. Dansce domaine comme dans ses recherches en logique et en lin-guistique, il préférait les systèmes modaux, libres et non mo-notones, par opposition aux systèmes classiques où le vrai et lefaux se transmettent mécaniquement d’un état du raisonne-ment à l’état suivant. A ses yeux, les règles du jeu pouvaientchanger d’une partie à l’autre, pour autant qu’elles soient ex-plicites ou fondées ouvertement sur l’esbroufe. Cette représen-tation du monde à géométrie variable lui permettait de joueravec des partenaires plus ou moins honnêtes, de séduire desfemmes plus ou moins sincères ou crédules et de collaboreravec des collègues d’horizons très divers. La notion même d’ho-rizon peut changer d’un système de représentation à un autre,et rien n’empêche de voir le monde tantôt comme une sphèreplate (si l’on ne craint pas les paradoxes ou les contradictions),tantôt comme un ensemble ptoléméen de sphères concen-triques, voire comme une nébuleuse qui n’a ni centre ni péri-phérie.

Dans la pratique, Philippe n’avait pas besoin de recourir àtoute cette modélisation théorique pour savoir comment abor-der la gent humaine en général et la gent féminine en particu-lier. Il était doué d’un instinct assez sûr, et ce n’est qu’a poste-riori qu’il pouvait expliquer pourquoi telle femme ravissanteétait une intrigante ou pourquoi Fasttag était une canaille.D’un point de vue strictement logique, une intrigante est unefemme et une canaille un homme ou du moins un être humain,mais ce qui importe en fait, c’est que ces individus intriguentou soient malhonnêtes.

DE fait, Fasttag n’était pas un enfant de chœur. Il avaitpris des renseignements sur Philippe et découvert ainsil’existence de Bruno. Il avait bien sûr des informateurs

aux Bahamas par le biais d’autres sociétés fantômes de songroupe financier tentaculaire, et il savait à peu près tout desactivités du technicien en informatique. Si besoin était, ilpourrait faire chanter Bruno ou Philippe, ou les deux. Il son-gea dans un premier temps à susciter une réunion où le pro-fesseur et son ancien collaborateur se rencontreraient inopiné-ment, mais il y avait le risque qu’ils cherchent à régler leurscomptes entre eux. Il valait mieux ménager Philippe aussilongtemps que ce dernier pouvait lui être utile, quitte à neu-traliser Bruno d’une façon ou d’une autre s’il s’avérait quecelui-ci en savait trop. De toute façon, Fasttag était le plus fortau poker menteur.

SEPTEMBRE 19948 — LA DISTINCTION

(à suivre)