la croix sous le burnous

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La Croix sous le Burnous

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NIHIL OBSTAT : PARISIIS, DIE 1 6 MAII 1950. — Y. JOINTER, A. A.

IMPRIMATUR : PARISIIS, DIE 1 7 MAII 1950. — P. BROT, v. g.

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R E N É P O T T I E R de l'Académie des Sciences Coloniales

L a C r o i x sous

le b u r n o u s

B O N N E P R E S S E

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DU MEME AUTEUR

Aïchouch la Djellahya (roman), en collaboration avec SAAD BEN ALI (épuisé).

La Tente noire (roman), en collaboration avec SAAD BEN ALI (épuisé).

Un Prince saharien méconnu : Henri Duveyrier (Plon), ouvrage couronné par l'Académie française.

La Tripolitaine vue par un Français (Nouvelles Editions Latines).

La Vocation saharienne du Père de Foucauld (Plon), ouvrage couronné par l'Académie française.

Initiation à la médecine et à la magie en Islam (Nou- velles Editions Latines).

Le Transsaharien, liaison d'Empire (Nouvelles Editions Latines).

Charles de Foucauld et Marie de Magdala (Nouvelles Editions Latines).

Histoire d'un village : le Plessis-Robinson (Nouvelles Editions Latines).

Laperrine, conquérant pacifique du Sahara (Nouvelles Editions Latines).

Charles de Foucauld le Prédestiné (Nouvelles Editions Latines).

Saint Augustin, le Berbère (Les Publications Techniques et Artistiques).

Au pays du voile bleu (Nouvelles Editions Latines). Au seuil de l'Enfer (Nouvelles Editions Latines). Histoire du Sahara (Nouvelles Editions Latines). Le Cardinal Lavigerie (Les Publications Techniques et

Artistiques). Flatters (Editions de l'Empire Français). Le Sahara (Arthaud). La mission Foureau-Lamy (Editions de l'Empire fran-

çais). Le Chemin de Croix du Père de Foucauld. Nuits sahariennes. Faire reverdir le Sahara.

A PARAITRE :

La mission Foureau-Lamy (Editions de l 'Empire français).

Nuits sahariennes. Faire reverdir le Sahara.

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A MADAME, Au DOCTEUR E S N A U L T ,

véritables apôtres

en Algérie et au Sahara,

avec toute mon affection.

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CHAPITRE LIMINAIRE

LES CHEVALIERS DE MALTE 1541

Jamais la France ne fut si grande que lorsqu'elle se fit l'humble servante du Dieu tout-puissant, lorsqu'elle accepta d'agir en « Fille aînée de l'Eglise ». C'est une vérité de l'histoire facile à contrôler. Il est cependant un fait, l'un des plus glorieux de nos annales, qui semble la contredire : celui de la conquête de l'Algérie.

Hélas ! aux environs de 1830 et pendant les an- nées qui suivirent, les milieux officiels étaient si déchristianisés qu'il fallut les sarcasmes des mu- sulmans devant notre impiété pour obliger nos ministres à fournir la preuve que la France n'était pas un pays d'athées. Ils nommèrent un évêque et l'autorisèrent à constituer un clergé, mais, en même temps, ils agirent de telle sorte qu'ils s'ef- forcèrent de rendre leur apostolat à peu près impossible auprès des Européens, et tout à fait impossible auprès des indigènes.

Mais impossible, dit-on, n'est pas français ! Ils

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le mont rè ren t ces hommes et ces femmes qui, oublieux des quotidiennes vexations et même passant outre aux menaces, — des prêtres ne furent-ils pas poursuivis pou r avoir commis cette faute impardonnab le d'avoir appris la langue arabe ! — eurent une conduite de chrétiens

fervents et d 'ardents patriotes : puisque l 'Eta t sous ses formes différentes et successives, royauté, em- pire, républ ique , paraissait oublieux de nos plus pures tradit ions, ils se substi tueraient à lui pour qu 'un peuple infidèle mais profondément attaché à sa foi sût que la France était encore et toujours la pa t r ie où l 'on prend comme modèle le Christ doux et h u m b l e de cœur, et qui donne sa vie pour le salut de tous.

E n Algérie même où nous venions de met t re le pied, on peut par ler de t radi t ion : avant la con- quête, les différentes interventions armées manifes- taient ouver tement que nous entendions défendre la croix; dans des conditions déplorables et dange- reuses, nos missionnaires ne cessèrent de secourir et de fa i re l ibérer les esclaves retenus en des geôles infectes pa r les barbaresques. Mais il y a mieux : un fait peu connu du grand public, — dans l'im- por tan te Histoire de l 'Afr ique du Nord, de Ch.- André Jul ien, on y trouve à peine une très brève allusion, — et qui cependant , après coup, p rend figure d 'une prédict ion.

La France et les Français n 'avaient certes aucune raison d 'a imer Charles-Quint, au point sur tout de l 'a ider dans ses entreprises belliqueuses contre la régence d'Alger. Si, en 1541, au moment de sa

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tentative malheureuse, on t rouve à ses côtés des Chevaliers de Malte d 'origine française, c'est bien parce que ceux-ci étaient les dignes fils d 'un saint Louis. Deux plaques de marb re posées sur les murs d'Alger pa r les soins du Comité du Vieil Alger commémorent le geste hé ro ïque de nos compa- triotes.

Le 23 octobre 1541, la flotte impéria le , forte de

cinq cent seize voiles, étai t venue s 'embosser de- vant l ' embouchure de l 'Har rach , et le débarque- men t des trente-six mille hommes, mar ins et sol-

dats, qui composaient le corps expédit ionnaire , s'effectua sans t rop de difficultés. P resque sans coup férir , l 'armée gagna les hau teurs et contempla au-dessous d'elle la ville blanche. Elle paraissait si petite, si mal défendue malgré ses r empar t s compliqués, qu 'un cri de joie s ' échappa de toutes les poitrines. On avait compté sans les éléments adverses...

Subitement, le ciel se couvrit, une série d'orages d 'une violence ext raordinai re se déchaînèrent .

Toute manœuvre devint impossible, et, ce qui est pis, la flotte mal abri tée ne p u t achever de met t re à terre le matér ie l de siège et l 'art i l lerie. Au con- traire, elle dut s 'éloigner et se réfugier près du cap Matifou, pe rdan t dans ce court t ra je t cent quarante de ses plus belles unités, comme absor- bées pa r la tempête.

Sans vivres, t ranspercés pa r la pluie, fouaillés p a r la grêle, les soldats se débandèren t pa r les chemins ravinés et t ransformés en torrents ; beau- coup même disparurent , emportés p a r les flots des

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oued démesurément grossis. Ce fut une véritable panique. Dans cette fuite, l'honneur fut sauvé par les Chevaliers de Malte.

Ils ne se contentèrent pas de protéger la retraite. Bien que les Turcs et les Maures qui s'étaient d'abord terrés derrière leurs remparts, devant la consternation répandue chez les assaillants, eussent repris courage et le manifestassent par de vigou- reuses sorties, les Chevaliers réussirent à contour- ner la ville fortifiée. Sans souci des traits et des

balles tirées par des armes désuètes, et qui mê- laient leur grêle à celle de l'ouragan, ils arrivèrent devant Bab-Azoun. Cette porte était fermée. Une foule de soldats enturbannés la défendaient, tirail- lant sans ménager les munitions. Constatant son impuissance, une mâle rage s'empara du porte- étendard. C'était un chevalier français : Pons de Balaguer, dit Savignac. Brandissant son enseigne lacérée par le vent et par les flèches, il s'élança au cri de : « Dieu le veut » ! et, en quelques bonds, au milieu de la mitraille, s'en vint planter sa dague dans le bois dur de la porte. Elle y demeura fichée, et sa poignée dessina au seuil de la ville infidèle le signe rédempteur de la Croix.

— Nous reviendrons ! avait crié Savignac de toute la force de ses poumons.

Hélas ! ni lui ni aucun de ses compagnons ne devaient jamais revenir. Furieux d'avoir vu une de leurs portes marquée de l'emblême chrétien, les janissaires, soutenus par une horde hurlante, se mirent à leur poursuite. Ils les atteignirent à l' en- droit où l'ancienne rue de Constantine, — aujour-

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d'hui, rue du colonel d'Ornano, — forme un angle avec la courte rue des Chevaliers de Malte. Les sectateurs du Coran avaient pour eux la supério- rité du nombre et celle d'hommes bien nourris, à l'abri des intempéries. Ils firent une véritable bou- cherie des chrétiens qui tombèrent en si grand nombre que ce lieu s'appela longtemps « tombeau des Chevaliers ». A la tête de ceux-ci, après avoir frappé de taille et d'estoc, succombèrent Durand de Villegaignon et Savignac, deux noms qui sont bien de chez nous et que l'histoire nous a conser- vés.

Trois cents ans plus tard, la prophétie se réali- sait. Le 5 juillet 1830, dignes héritières de ces héros, les armées françaises, commandées par le général de Bourmont, s'emparaient d'Alger.

Nos troupes s'étaient rendues maîtresses d'une capitale prétendue imprenable, mais au nom du roi de France, de ce roi qui n'avait plus que quelques jours à rester sur le trône. Des Français compri- rent vite qu'une puissance aussi éphémère était incapable de faire admettre son autorité sur le ter- ritoire nouvellement conquis. Les formes gouver- nementales ne devaient-elles pas se succéder à une allure effroyable ? Cependant la France demeurait.

La France demeurait, donc elle devait être fidèle à sa mission, c'est-à-dire être grande, noble, géné- reuse et charitable, jusque dans sa victoire. De nombreux antécédents existaient, prouvant que nos conquêtes n'avaient jamais été le fruit de l'appétit de domination. Obligée par les circonstances, la France avait dû intervenir sur des terres lointaines

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pour y faire respecter l'ordre et maintenir ses droits, jamais pour brimer ou détruire. Au con- traire, en quelque lieu qu'elle s'installât, on voyait aussitôt naître le bien-être avec la sécurité, car, nation chrétienne par excellence, elle appliquait partout le grand principe de charité : « Tu aime- ras ton prochain comme toi-même et pour l'amour de Dieu. » Le Français digne de ce nom ignore donc les préjugés raciaux. Pour lui, un homme, qu'il soit blanc, jaune ou noir, est toujours un homme, c'est-à-dire un frère qu'il faut élever, édu- quer, pour lui donner une vie meilleure, tant dans le domaine moral que physique.

Il semble bien que la France de 1830 avait sinon renié, du moins quelque peu oublié son rôle mis- sionnaire. Encore imbue des idées révolutionnaires

antireligieuses, d'une part; d'autre part, embar- rassée d'une conquête à laquelle elle n'avait osé croire et dont elle se demandait si elle la conser. verait, elle n'avait pas de plan préétabli.

Dans l'histoire du monde, rien n'est laissé au hasard : la Providence a ses vues que nous ne dé- couvrons que plus tard. Mais était-il possible qu'un pays qui avait donné à l'Eglise tant de saints et de martyrs, à l'humanité tant de si grands docteurs, était-il possible que le pays des Augustin et des Fulgence, des Monique et des Salsa, était-il pos- sible que ce pays du lumineux soleil, ayant en- trevu les lueurs de la vérité, demeurât pour tou- jours plongé dans l'ombre de l'erreur ?...

Non, la France avait pris pied sur le continent africain, elle se devait d'y rester. Mais puisque la

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France officielle ne se souciait pas d'apporter avec elle son Dieu et sa foi, chacun des Français avait pour devoir de se substituer à elle et de se faire missionnaire.

Beaucoup le comprirent, et il s'agit bien d'une épopée, mais d'une épopée qui ne sera jamais défi- nitivement écrite. « La vertu qui fait du tapage n'est déjà plus une vertu », chante un père noble dans un opéra-comique célèbre. Et c'est, hélas ! trop vrai. Autant le vice s'accommode d'une tumul- tueuse réclame, autant la vertu se complait dans l'ombre et dans le silence. Combien de saints ne

jouiront-ils pas au ciel de places excellentes, qui seront passés inaperçus sur cette terre où ils se seront contentés, jour après jour et minute après minute, de faire leur devoir, mais le faire tout, sans marchandage ni récrimination ! Et ces saints auront été des missionnaires, en quelque lieu qu'ils auront vécu, simplement parce qu'ils auront su rendre la vertu aimable.

N'est-ce pas ici le lieu de reproduire ces quel- ques lignes qui n'étaient pas destinées à la publi- cité mais qui la méritent car elles résument très bien tout ce que l'on peut dire sur l'héroïsme caché de la vertu? Elles émanent de la Supérieure d'une société religieuse à qui j'avais demandé quel- ques renseignements complémentaires sur plu- sieurs des membres de sa communauté, mais j'af- firme que ce que l'on m'écrit là, je l'ai entendu mainte et mainte fois au cours d'une récente enquête, tant en Algérie qu'au Sahara :

« Nous aurions souhaité, cher monsieur, pouvoir

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vous communiquer des faits plus nombreux et plus précis, mais not re activité missionnaire est le plus souvent faite de petites choses qui ne prê tent pas à remarque . La vie de chacune se perd en l'activité de toutes, et c'est cette coordination de forces hum- bles et cachées, alimentées aux sources de la

grâce, qui crée le rayonnement des missionnaires auprès des âmes auxquelles elles sont envoyées. »

C'est vrai, et l 'on ne saurait mieux dire. Une

épopée missionnaire r isque donc d'être assez terne et assez monotone. Un religieux, une religieuse qui ont consacré parfois plus de c inquante ans de leur existence à faire la classe ou à soigner des malades dans de petits bled si inconnus qu 'on ne sait où les si tuer sur la carte, et qui, un jour , se sont éteints en demandant à Dieu que leurs œuvres ne meuren t pas après eux, ont souvent fait plus pour leur religion et leur pa t r ie que des capitaines aux noms prestigieux. Ils resteront ignorés, et cepen- dant ils auront besogné durement et uti lement.

Pour tan t lorsqu' i l s'agit d ' individus ayant vécu dans des sociétés, il est relat ivement facile, en éveillant les souvenirs de ceux qui les ont connus, de rassembler une gerbe de faits permet tan t de ressusciter leurs mémoires. Mais lorsqu'il s'agit d ' individus isolés, dont les familles ont disparu ou ont essaimé au loin sans laisser de traces, comment les faire renaî t re ?... Au cours de mes pérégrina- tions, j 'a i souvent en tendu dire de tel colon, de tel adminis t ra teur de tel retrai té : « Celui-là, c'était un saint »; ou encore : « Celui-là, c 'était un brave

h o m m e », ce qui, dans la bouche d 'un simple, cons-

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titue un brevet de sainteté; ou encore, et cette fois c'est un indigène qui parle avec son langage ima- gé : « Celui-là, il avait le cœur blanc. » Mais quand vous voulez des détails, des précisions, des dates, les premiers vous répondent : « J'ai oublié », et le troisième : « Ma nâraf chi, je ne sais pas !... » Ils ont pourtant bien été missionnaires et mission- naires singulièrement actifs, ces hommes dont on n'évoque pas le souvenir sans un sentiment de sainte envie, donc sans un désir d'imitation.

Pour suppléer à cette impossible documentation sur toute une classe de la société, composée de laïcs riches ou pauvres, il y aurait un moyen, ce serait de parler des vivants. Car, — Dieu en soit loué ! — elle est loin d'être disparue cette cohorte de missionnaires que ne distingue aucun costume. Je connais en cette Algérie, en ce Sahara que j'ai tant de fois parcourus, des hommes et des femmes par dizaines, peut-être par centaines, qui sont des apôtres ne songeant qu'à faire le bien et à le faire faire autour d'eux, sans éclats, sans grands gestes ni grands discours. Mais peut-on parler de vivants sans déchirer ce voile de pudeur qu'imposent l'ami- tié et le respect ? Comment surtout parler de vi- vants sans nuire à cette humilité exquise sans quoi il n'y a pas de sainteté, ni de véritables mission- naires ?... Sachons seulement qu'ils existent, et que, grâce à eux, la France reste au-delà de la mer ce que, malgré les apparences, elle n'a jamais cessé d'être dans la métropole : une terre de foi et de charité.

Nous nous bornerons donc à esquisser la vie de

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quelques disparus, les uns illustres, d'autres incon- nus ou peu connus. Nous les prendrons dans toutes les classes de la société, chez les militaires comme chez les civils, chez les religieux comme chez les laïcs, car la vertu sait fleurir chez tous les Français. Parmi les religieux, certains ordres ne seront pas représentés, qu'ils nous en excusent et ne croient pas à une négligence de notre part, mais plutôt qu'ils remercient avec nous le Ciel de nous avoir offert une matière si abondante, dont on oserait presque dire qu'elle est trop riche.

Maintenant, laissons parler et agir nos héros et nos saints (1), nous effaçant le plus possible et nous bornant à les situer dans leur cadre. L'auteur est intimement persuadé de l'importance de ce cadre, dans une épopée missionnaire, aussi n'a-t-il voulu suivre que des personnages ayant vécu dans des contrées qu'il a parcourues. Etre apôtre ne nécessite pas en France les mêmes qualités, les mêmes vertus qu'en Algérie et au Sahara. Le cli- mat, le milieu imposent des sacrifices et une abné- gation dont notre pays tempéré n'a pas besoin.

Le fait de vivre quotidiennement avec des étran- gers est toujours pénible, même lorsque la seule question de langue vous sépare. Quand le costume, les coutumes, les mœurs, la religion sont autant de

(1) Il est bien évident que lorsque, au cours de cet ouvrage, nous employons le mot « saint » ou des termes de vénération, nous n'entendons pas, — et cela confor- mément au décret d 'Urbain VIII, — préjuger la décision de l'Eglise à laquelle nous sommes filialement soumis.

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causes supplémentaires de division, cela peut aller jusqu'à l'incompréhension totale et même jusqu'à la haine. On s'en aperçut bien en cette Algérie où, pour tant d'Européens à peine plus évolués que les indigènes et venus de tous les points de l'horizon méditerranéen, l'Arabe ou le Berbère n'était que le « bicot », une sorte de bête de somme un peu plus intelligente, de qui, par conséquent, l'on pou- vait exiger davantage, tout en la nourrissant moins.

Les héros de l'épopée missionnaire française ont répondu en se faisant les apôtres d'une loi toute nouvelle : la loi évangélique par excellence, la loi d'amour. Humainement, ces colons, ces administra- teurs, ces soldats, ces médecins, ces prêtres, ces religieux, ces jeunes filles, ces femmes, ces reli- gieuses, arrivés en même temps que les armées vic- torieuses ou à leur suite, n'avaient aucune raison de ne pas appliquer une autre loi : celle du plus fort. Qu'ils aient agi différemment fut une sur- prise pour les musulmans; même, — et peut-être surtout, — dans le domaine religieux, ceux-ci s'at- tendaient à ce qu'on leur fît ce qu'ils avaient subi tant de fois, c'est-à-dire à ce qu'on leur imposât, au besoin à la pointe de l'épée, la foi qui était la nôtre et qui avait été la leur jadis, avant qu'ils ne se convertissent définitivement à l'Islam après douze reniements successifs, selon le dire de leur historien, Ibn Khaldoun.

Telle ne fut pas, telle ne pouvait être la con- duite d'un pays chrétien. Si l'on exagéra dans la suite, la promesse faite au lendemain de la con- quête de respecter toutes les religions était la

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preuve que les éléments les plus déchristianisés de notre patrie étaient encore animés par cet esprit de tolérance compréhensive qui est la fine fleur de la charité. Les missionnaires firent mieux, ils ne se contentèrent pas de supporter l'erreur à leurs côtés, ils aimèrent ceux qui en étaient victimes. Et ils les aimèrent jusqu'à partager leur existence pri- mitive, jusqu'à donner leur temps, leurs affections, leurs biens, leur vie et leur sang pour eux.

Il faut le reconnaître, ces apôtres furent d'abord incompris, mais c'est la grande force de l'amour que d'attirer l'amour. Peu à peu et de part et d'autre, des préjugés tombèrent. Et ils sont nom- breux aujourd'hui, malgré les excitations exté- rieures, les indigènes qui, ainsi que ce vieux ba- chagha aujourd'hui décédé, nous affirment :

« Sans flatation, (il voulait dire sans flatterie), j'aime la France ! »

Pourquoi l'aimait-il ? Ce n'était pas pour ses routes, ses chemins de fer, tout ce confort né du progrès mécanique, dont il se servait, mais en le mettant à sa juste place, puisque c'est le même qui ajoutait :

« La France nous a donné tout cela, et c'est bon, mais si, pour une cause ou une autre, ces machines venaient à disparaître, nous reprendrions nos cha- meaux, nos mulets ou nos ânes, et nous retrou- verions la vie qu'ont connue nos ancêtres. Cepen- dant, quelque chose aurait changé... »

Ce quelque chose que ne savait pas exprimer mon interlocuteur constitue le plus précieux ap- port de la France et de ses missionnaires. C'est la

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paix d'abord, qui permet aux familles de se déve- lopper sans le perpétuel souci des razzia. C'est l'ordre ensuite, selon saint Augustin, un des prin- cipaux facteurs de la paix puisque, d'après sa défi- nition, elle est « la tranquillité dans l'ordre ». Mais ordre et tranquillité peuvent s'obtenir de deux façons : par la contrainte, et ce fut la pax romana, la paix brutale de tous les paganismes; par le consentement des deux partis en présence, et c'est la paix française et chrétienne.

Peut-être, au cours des pages qui vont suivre, perdra-t-on de vue ces considérations qu'impose la philosophie de l'histoire. Elles se dissimuleront sous l'anecdote, et c'est pourquoi il fallait qu'elles fussent dites. Les personnages qui seront évoqués ont vécu, ont souffert, et quelques-uns sont morts, pour servir ce noble idéal de la charité dont, en définitive, la France bénéficie.

On aurait tort de croire qu'une telle action soit jamais finie. Au reste, si ce livre commence par le récit d'un épisode déjà ancien, c'est pour mieux marquer la continuité de l'effort français à travers les siècles, mais tous nos autres héros appartien- nent à l'histoire contemporaine. Quelques-uns sont morts hier. Or hier ne prend toute sa raison d'être que s'il est une porte ouverte sur aujourd'hui et sur demain; ce sont autant d'exemples qui nous sont proposés.

L'Algérie, le Sahara, nos colonies, en un mot tous ces immenses territoires qu'on appelle si jus- tement la France d'Outre-Mer, réclament des âmes dévouées et courageuses pour que continuent

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à s'écrire les pages glorieuses de l'épopée mission- naire.

« Ames bienheureuses, âmes d'athlètes de la charité française, s'écriait le cardinal Lavigerie, obtenez à cette Alger si belle dans les desseins de l'avenir, le repos et la prospérité. Obtenez-nous à nous-mêmes la force de vous imiter. »

Tous ces personnages dont nous allons parler, les uns pour la seule commodité, les autres pour se rapprocher davantage de ces indigènes qu'ils aimaient, se couvraient volontiers d'un burnous, mais sous les plis de cet ample manteau de laine blanche, tous portaient plus ou moins apparente la Croix. Devant une population possédant une religion avec ses dogmes, son organisation, son Livre saint, ils ne pouvaient brandir cette Croix à la manière des missionnaires qui ont en face d'eux des fétichistes arriérés; ils ne la cachaient pas non plus comme un objet de honte, ils la laissaient seu- lement apparaître, suffisamment pour que ceux qu'ils souhaitaient de conduire vers leur destin céleste comprissent que, sous le burnous, pouvaient fleurir ces moissons qui répandent la bonne odeur du Christ...

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CHAPITRE PREMIER

UN LAZARISTE CONSUL: LE PERE LE VACHER

1619-1683

— As-tu payé ta lune ?... La réponse se perdit dans le brouhaha des nou-

veaux arrivants. S'agissait-il de quelque plaisanterie au sens in-

connu ?... Hélas, non !... La seule vue des deux interlocuteurs suffisait à prouver qu'ils n'avaient nulle envie de rire. Hâves, couverts de loques sor- dides, maigres, les yeux battus de fièvre, ils étaient vraiment des déchets d'humanité. L'un d'eux, le plus sale et le plus maigre, portait des traces de coups, il avait le visage tuméfié, et, à travers les déchirures du linge qui lui servait de chemise, on apercevait les marques sanglantes laissées par un nerf de bœuf. Pourtant, la foule qui se pressait autour de ces misérables était composée d'indi- vidus, hommes, femmes, enfants mêmes, qui pa- raissaient plus malades, plus abandonnés, plus pauvres que les premiers venus. Et les uns et les

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autres, dans tous les idiomes méditerranéens, se posaient la même question, avec le même air d'hébétude angoissée :

— As-tu payé ta lune ?... « Payer la lune » était pour cette tourbe le pro-

blème mensuel, car nous sommes à Alger, en pays musulman où les années sont divisées en mois lunaires. Payer la lune était pour ces esclaves, victimes des corsaires barbaresques, assurer leur très pauvre subsistance pendant vingt-huit jours. Ne pas payer la lune était se condamner soi-même à mourir de faim, ou, tout au moins, à se con- tenter des épluchures de fruits et de légumes ramassées dans la boue des ruisseaux urbains.

Les maîtres n'exigeaient pas seulement un tra- vail surhumain sous la contrainte des coups, il fal- lait encore qu'ils fussent payés. Comme les ba- gnards ne recevaient généralement aucun argent, ils étaient obligés de consacrer leur temps de repos si chichement mesuré à d'autres tâches : porter de l'eau, balayer les rues, s'occuper des enfants, exer- cer certaines professions artisanales, mais aussi voler...

L'esclave était la propriété des maîtres comme l'étaient leurs animaux domestiques. Il représen- tait une valeur double : celle du travail qu'il ef- fectuait, celle surtout de la rançon qu'on en espé- rait. On n'avait donc, en principe, aucun intérêt à maltraiter les captifs si ce n'est pour obtenir d'eux quelques renseignements sur leur condition sociale, seul moyen de fixer au plus haut le prix de leur rachat. Mais il est des sadiques qui martyrisent

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leur chien ou leur chat pour le plaisir de voir souffrir.

Pour ceux-là, tout était prétexte à châtier les bagnards. Les brutalités quotidiennes ne leur suf- fisant plus, ils inventaient des supplices que le Père Dan énumère dans son Histoire de Barbarie.

Les bagnards n'avaient pas seulement à crain- dre pour leurs corps, leurs âmes étaient en plus grand péril : celles des adolescents et des femmes surtout. Hélas ! il est plus facile de résister à des brutalités passagères, même si la mort doit en être la conséquence, qu'à la souffrance lancinante de la faim, et c'est pourquoi les esclaves revenaient tou- jours à leur question :

— As-tu payé ta lune ?... Aucun de ceux qui étaient là ne l'avait payée;

aucun n'avait le moyen de la payer; et tous atten- daient l'aide du consul de France : le Père Jean Le Vacher, celui que, suivant une tradition con- servée chez les Lazaristes, on appelait Monsieur le Vacher.

Tous le connaissaient et tous ceux qui avaient un jugement sain aimaient ce prêtre de la Mission qui s'était vu, il y avait bien longtemps déjà, dans l'obligation de lutter contre son humilité pour accepter une situation officielle. Afin de tromper leur attente, plusieurs des esclaves assemblés se plaisaient à rappeler ce qu'ils savaient de la vie de leur protecteur. Un vieillard un peu radoteur, mais encore très sain d'esprit racontait, pour la centième fois peut-être, le séjour du Père à Tunis. Dans la cour inondée de soleil de la maison mau-

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resque où se situe cette scène, il avait trouvé un abr i sous le cloître soutenu pa r de graciles colonnes torses. Adossé aux zellidj, à ces carreaux de faïence p o u r la p l u p a r t importés d'Italie, il appréciai t la f ra îcheur relative qu'ils dispensaient à ses reins brûlés car, dès l 'aube et jusqu 'à midi, il avait dû labourer avec un araire pr imit i f le sol d ' un ja rd in durci par la sécheresse.

— J 'étais j eune alors, disait le vieillard, c'était à la fin de l 'année 1647 ou au début de 1648, il y a donc environ trente-cinq ans de cela; je venais d 'être capturé pa r des Barbaresques tunisiens et l 'on m'avai t jeté dans une sorte d'égoût où pullu- laient les rats. Je pleurais sur m o n sort quand j 'entendis t i rer les énormes verrous de la por te bardée de fer. Je m'at tendais au pire car, de bonne naissance, la b lancheur de mes mains avait t rahi ma condition. J 'avais cependant refusé de révéler mon nom p o u r éviter à mes parents, que je savais dans une gêne momentanée, d 'avoir à payer une forte rançon, et cela malgré les coups de cravache et de bâ ton que j 'avais reçus. J e craignais donc que l 'on me fî t subir un nouvel interrogatoire.

Quelle ne fut pas ma surprise quand, dans la pénombre , je vis appara î t re un p rê t r e ! J 'avoue qu'à ce moment-là je n'étais pas un très bon chré- tien...

— Vous avez changé depuis, in ter rompi t un des assistants ! Nous savons tous que vous avez été l ibéré de la geôle de Tunis, et que, quelques années plus tard , vous vous êtes volontairement livré aux corsaires d 'Alger pour le rachat de M. Le...

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— J'avais de grosses fautes à me faire pardonner, reprit avec tristesse le vieillard, et l'exemple de Monsieur Le Vacher n'avait pas été tout à fait perdu pour moi. Je me rappelle encore les paroles qu'il me dit le jour de notre première rencontre et comme il me montra les beautés de notre triste vie. »

Plusieurs de ceux qui l'écoutaient grognèrent; d'autres ricanèrent.

— Hé oui, poursuivit-il, notre condition est belle puisqu'elle nous oblige à nous unir aux souffrances de Notre-Seigneur Jésus-Christ, et souvent même à cause de son saint nom. C'est d'ailleurs ce à quoi, ce jour-là, le Père Le Vacher me demanda de réflé- chir. Il le fit en de tels termes que j'y trouvai une consolation immédiate.

Deux ou trois jours passèrent et l'on vint me sortir de mon cachot. M'ayant donné à revêtir une culotte, une tunique et un bonnet, on me poussa à travers la ville avec un groupe de captifs récents, eux aussi à vendre. Sur une place, les chalands étaient réunis. Ils regardèrent nos dents, palpèrent nos côtes, sondèrent nos plaies. Puis, à différentes allures, nous dûmes porter de lourds fardeaux et même lutter entre nous, sous la menace des bâtons, pour montrer notre force. Dans l'état de fatigue où j'étais, un des gens du sultan m'acquit pour une somme minime, et je fus envoyé à son temat, c'est- à-dire dans sa métairie. J'y trouvai d'autres chré- tiens qui me donnèrent des renseignements sur le Père Le Vacher.

Page 27: La Croix sous le burnous

Né le 15 mars 1619, dans la ville d'Ecouen où sa famille avait du bien, il était le quatrième de huit enfants. Trois filles étaient venues au monde avant lui, puis une autre fille et trois garçons l'avaient suivi. Tout de suite, Monsieur Jean se fit remar- quer par son intelligence, et son père, le destinant aux carrières libérales, le mit en pension chez les Prêtres de la Mission où il connut saint Vincent de Paul. Ensuite, si l'on en croit certains, il fut en Sorbonne pour y étudier la philosophie et la théo- logie.

Un de ses frères, Philippe, qui devait être consul ici-même à Alger, était entré chez les Lazaristes. Rien ne semblait indiquer que Jean dût le suivre. Il fut sur le point de se marier, mais, avant de s'engager et sur les avis de Philippe, il alla deman- der conseil à Monsieur Vincent. Celui-ci n'hésita

pas et dit au jeune homme que sa place n'était pas dans le monde, mais à Saint-Lazare, dans la Con- grégation que l'ancien bagnard avait fondée.

En 1647, Monsieur Jean fut ordonné prêtre et envoyé dans la mission de Barbarie, à Tunis, comme auxiliaire de Monsieur Guérin. Il venait d'y arriver quand moi-même je fus capturé. Tout de suite, il fit tant de bien aux âmes et aux corps que tout un chacun le considéra comme un saint.

Le 27 mai 1648, une mauvaise nouvelle courut les bagnes. En soignant les esclaves, en enterrant les morts, Monsieur Le Vacher avait contracté la terrible maladie qui faisait tant de ravages : la peste. Alors se produisit un miracle, car le Père Le Vacher est mort, et il est ressuscité... »