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La créativité artistique ; une approche phénoménologique Olivier MATHIEU Philosophy Department McGill University, Montreal June 2012 A thesis submitted to McGill University in partial fulfillment of the requirements of the degree of Doctor of Philosophy in philosophy © Olivier Mathieu, 2012

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La créativité artistique ; une approche phénoménologique

Olivier MATHIEU

Philosophy Department

McGill University, Montreal

June 2012

A thesis submitted to McGill University in partial fulfillment of the requirements of the degree of Doctor of Philosophy in philosophy

© Olivier Mathieu, 2012

ii

Table des matières

Résumé iv

Remerciements v

Introduction 1

I. La créativité artistique ou la naissance d’une valeur originale 9

- La valeur de la créativité : l’approche naïve 9

- Le cas Edward Young 14

- Conjectures on Original Composition : une méthode de

composition originale 19

- Tradition et créativité : deux exemples, une conclusion 49

II. Art et créativité : déplacements ontologiques 75

- La créativité comme capacité de l’artiste

1. Une première approche 85

2. Béhaviorisme et fonctionnalisme 90

- Détour obligé par l’œuvre d’art

1. La priorité méthodologique du produit 114

2. La priorité méthodologique de l’ontologie :

empirisme esthétique et contrainte pragmatique 124

3. La pertinence phénoménologique du contexte

génétique de l’œuvre 140

iii

III. Genèse du phénomène de l’œuvre d’art ;

l’acte de spécification 153

- La constitution intentionnelle de l’œuvre d’art 153

- Priorité normative du contexte génétique

1. Recouvrer les médiums artistiques 168

2. Intentionnalité et genèse de l’œuvre :

Le cas des van Meegerens 185

- Le critère du « piece-specification » 212

- De l’artiste 234

IV. La créativité artistique et le phénomène de l’œuvre d’art 240

- L’œuvre spécifiée est-elle une création ? 240

- La méthode de composition originale : un modèle 261

- Intentionnalité et créativité artistique ; l’origine de l’œuvre d’art 274

1. Le monde comme structure normative 278

2. Le « dire poétique » comme événement de sens 289

3. Créativité de l’acte de spécification 322

Conclusion 355

Bibliographie 360

iv

Résumé / Abstract

Cette thèse propose une caractérisation phénoménologique de la créativité artistique en tant

que propriété descriptive dénotant un aspect nécessaire de la structure intentionnelle des

processus génétiques liés à l’accomplissement des œuvres d’art. J’interprète, au premier

chapitre, les Conjectures on Original Composition d’Edward Young, texte réputé être à la source

de notre usage moderne du concept de « créativité artistique », afin d’y distinguer un sens

évaluatif de la « créativité artistique » d’une signification essentiellement descriptive. Suivant

les indications de Noël Carroll, je tente au second chapitre une première caractérisation de

cette propriété descriptive en termes de « capacité mentale ». L’échec de cette entreprise me

mènera ensuite à des considérations ontologiques touchant à la nature du phénomène de

l’œuvre d’art, considérations sans lesquelles une rigoureuse prise en compte des processus

génétiques qui y sont associés est impossible. M’intéressant alors particulièrement aux

contributions philosophiques de David Davies et Timothy Binkley, j’établis ensuite, au troisième

chapitre, la structure intentionnelle de l’accomplissement grâce auquel une œuvre d’art vient à

l’être. Je montre enfin, au moyen d’un modèle issu de mes analyses des Conjectures de Young

et d’une mobilisation du travail phénoménologique de Martin Heidegger, en quoi

l’intentionnalité de cet accomplissement se laisse décrire comme étant artistiquement créatif.

***

This thesis offers a phenomenological description of “artistic creativity” as a merely descriptive

property denoting a necessary aspect of the intentional structure of the genetic processes

associated to the accomplishment of artworks. In the first chapter, I interpret Edward Young’s

Conjectures on Original Composition, a text reputed to be at the source of our modern usage of

“artistic creativity”, in order to distinguish its evaluative meaning from its essentially descriptive

sense. Following Noël Carroll’s indications, I then try in the second chapter to offer a first

characterization of this property in terms of a “mental capacity”. This endeavour’s failure then

leads me to a few necessary ontological considerations about the artwork’s phenomenon,

considerations without which a rigorous account of its genetic processes would be impossible.

Turning to the philosophical contributions of David Davies and Timothy Binkley, I then establish,

in the third chapter, the intentional structure of the accomplishment through which an artwork

comes into being. I finally demonstrate, using a model generated by my analyses of Young’s

Conjectures and mobilising Martin Heidegger’s phenomenological works, how the intentionality

of such an accomplishment can be described as artistically creative.

v

Remerciements

Je tiens à remercier les Fonds québécois de recherche société et

culture pour l’important soutien financier qu’ils m’ont offert afin de mener mes

recherches doctorales à terme. Je veux également témoigner de toute ma

gratitude aux professeurs Daniel Dumouchel et Iain Macdonald, lesquels ont

généreusement accepté de lire et commenter d’importantes sections de cette

thèse, ainsi qu’aux professeurs Mitia Rioux-Beaulne, Eric Lewis, Philip Buckley, Ian

Gold, Jerrold Levinson et Jean-Marie Schaeffer pour tous ces entretiens où leur

écoute s’est révélée aussi attentive que leurs nombreux conseils et suggestions me

furent utiles. Bien entendu, je remercie tout spécialement David Davies d’avoir

accepté de superviser mon travail de recherche et de diriger mes réflexions

lorsqu’il le fallait. Je me considère chanceux, voire même privilégié, d’avoir pu

compter sur ses capacités légendaires à débusquer les failles dans un argument.

Sur une note plus personnelle, je remercie mon épouse, Rebecca Mathieu,

pour son amour, sa confiance en mon travail, sa patience, ses encouragements et

son indéfectible soutien lorsqu’il me fallait consacrer tous mes efforts à la

rédaction de cette thèse. J’en profite du même coup pour remercier mes beaux-

parents, David et Kathy Stuart, dont les encouragements n’étaient pas moins

nombreux, et dont l’extraordinaire générosité s’est révélée nécessaire à la réussite

de ce projet de longue haleine. À toute ma famille et mes amis également, un

grand merci !

1

Introduction

Dans le contexte de nos expériences des œuvres d’art, il nous arrive

fréquemment de faire état de leur ‘créativité’ ou de leur ‘originalité’.1 Plus

souvent qu’autrement, nous utilisons de tels concepts afin de donner voix à un

jugement qui reconnaît à l’œuvre un trait ou un aspect novateur s’inscrivant de

manière positive tant dans l’expérience que nous en faisons, que dans l’histoire

de production des œuvres d’art. Ainsi, l’affirmation qu’une œuvre est ‘créative’

participerait, secrètement ou non, d’une évaluation qui lui est favorable. Tant

et si bien que certains auteurs, tel que Larry Briskman, iront jusqu’à dire que la

mobilisation de ces concepts dans une proposition est à chaque fois

« permeated with evaluation ».2

Et, de toute évidence, c’est encore cette même intuition qui oriente le

plus souvent les études menées aujourd’hui en psychologie et en sciences de

l’éducation. On remarque en effet que la tendance dans ces recherches est de

tenter de découvrir les conditions de possibilité de la ‘créativité’ afin de pouvoir

1 Je prends le parti, dans cette thèse, de faire jouer les deux termes comme des synonymes dès

lors qu’il est question de la valeur de la créativité. Ceci dit, il me semble assez clair que, d’un point de vue historique, une synonymie parfaite est plus que contestable. Aussi ça n’est que parce que l’usage moderne de ces concepts dans l’évaluation d’une œuvre d’art renvoie généralement à la même idée, à une valeur similairement comprise, que je traiterai la signification de l’originalité et de la créativité comme étant plus ou moins interchangeable. À moins que je ne fasse erreur, et je laisse à mes lecteurs le soin de le vérifier, l’argumentation offerte dans cette thèse ne devrait pas souffrir des quelques différences que l’on pourrait faire jouer entre ces concepts. 2 L. Briskman, Creative Product and Creative Process in Science and Art, in Inquiry; an

Interdisciplinary Journal of Philosophy, 23:1, ed. Routledge, 1980, p.83

2

en encourager la manifestation. Le présupposé, bien entendu, c’est qu’un

monde où il y a davantage de ‘créativité’ est un monde de plus grande valeur.

Cette manière de penser la créativité me semble relativement évidente en

psychologie, du moins depuis les écrits de G. Wallas (1926), dont le propos était

d’identifier les différents stades du processus créatif chez l’individu. L’idée

avouée de son entreprise était de mettre ainsi à jour des moyens d’en

encourager la manifestation.3 Et c’est encore cette approche qui se confirme

dans les publications philosophiques plus récentes de M. Boden, telles que The

Creative Mind (1990) et Dimensions of Creativity (1994). De même dans les

recherches et les débats récemment menés en science de l’éducation : là aussi,

l’idée que la créativité soit affaire de valeur n’est, à ma connaissance, jamais

véritablement débattue. Ce qui fait débat, dans les pages du Journal of

Aesthetic Education par exemple, tourne plutôt autour de la possibilité de

favoriser la créativité des élèves et des moyens pédagogiques appropriés à

cette fin.

J’aimerais toutefois, dans cette thèse, explorer une autre dimension de

la créativité, une dimension qui excède, ou très certainement échappe à la

caractérisation foncièrement évaluative de cette propriété. Plus précisément,

3 Cf. G. Wallas, The Art of Thought, Harcourt, Brace and Company, New York, 1926). Les deux

récents recueils de textes édités par Margaret Boden, The Creative Mind (1990) et Dimensions of Creativity (1994). De même, dans les sciences de l’éducation, la question de la valeur de la créativité n’est jamais véritablement débattue. Les débats les plus récents dans les pages du Journal of Aesthetic Education tournent plutôt autour de la possibilité de favoriser la créativité par des moyens pédagogiques (à titre d’exemple : L. R. Perry, Creativity and Routine et J. L. Jarrett, Personality and Artistic Creativity, in The Journal of Aesthetic Education, vol.22, n. 4, U. of Illinois Press, 1988; on évoquera encore le débat qui opposa Colin Symes à P. Tang et A. Leonard dans les pages du même journal – cf. vols. 17, 19 et 20).

3

mon ambition est de cerner la signification proprement descriptive de la

créativité et de montrer que cette propriété décrit en fait une facette des

processus génétiques spécifiques au phénomène des œuvres d’art. Pour le dire

autrement : il s’agira essentiellement de cerner ce que nous pensons sous l’idée

d’une créativité artistique et de tirer au clair comment, si c’est bien le cas, cette

propriété participe de notre expérience des œuvres d’art.

Je ne m’attaquerai donc pas longuement à l’idée que la ‘créativité’ est

une propriété qui relève ou participe d’un jugement évaluatif. En fait, outre la

nécessité de distinguer la signification évaluative de la créativité de sa

détermination simplement descriptive, je me limiterai à faire cette proposition

qu’il n’est tout simplement pas possible d’en réduire l’usage à la seule

évaluation des œuvres d’art et qu’il ne s’agit donc pas, dans ce cas, de créativité

artistique. De sorte que mes analyses s’accorderont pour l’essentiel avec les

thèses de B. Vermazen, dont l’article The Aesthetic Value of Originality (1991)

recoupe bon nombre des conclusions tirées du travail mené au premier

chapitre de ma thèse. Je montrerai effectivement comment l’argument qu’il

déploie dans ce texte supporte l’idée que je défendrai ici à l’effet que la valeur

de l’originalité ou celle de la créativité s’inscrit dans un jugement de nature

historique évaluant la contribution d’une production relativement à un

contexte normatif déterminé qui la rendait possible. Ainsi, sans nous y avoir

attardé trop longtemps, nous aurons néanmoins suffisamment de raisons de

penser qu’une valeur de créativité puisse être accordée tant à des phénomènes

4

artistiques qu’à des innovations scientifiques ou artisanales. Du même coup,

cela me permettra de montrer qu’il ne saurait conséquemment y avoir de

créativité proprement artistique qu’au sens descriptif.

Et c’est à la justification et l’explicitation de cette proposition que

l’ensemble de cette thèse sera voué. Saisissant au corps cette notion que la

créativité est une propriété évaluative, je me pencherai d’abord sur les thèses

d’un penseur réputé être le géniteur de cette idée, soit sur le travail d’Edward

Young dans ses Conjectures on Original Composition (1759). Je montrerai,

d’abord, que c’est à tort que ses interprètes et exégètes auront fait de lui le

chantre d’une conception de la créativité que l’on pourrait dire ‘naïve’, soit

d’une conception qui réduirait la créativité à une valeur attachée à une

production répondant des traits idiosyncrasiques et géniaux de son auteur. Puis

j’offrirai une interprétation alternative et, je l’espère, plus raffinée de

l’argumentation déployée dans les Conjectures on Original Composition. Pour ce

faire, je m’intéresserai de près à la méthode de composition originale

développée par Young. Nous découvrirons alors qu’il est une équivoque

habitant au cœur même de la notion de ‘créativité’ développée par Young, une

équivoque dont l’élucidation permettra de constater la véritable richesse de sa

contribution sur le sujet. Car Young le premier aura pressenti, s’il ne l’aura pas

explicité concrètement, que la créativité doive s’entendre tantôt de manière

évaluative, telle une propriété de la chose produite, et tantôt de manière

simplement descriptive. Dans ce dernier cas, j’argumenterai à l’effet que la

5

créativité dénote une particularité des processus participant de la genèse du

phénomène de l’œuvre d’art.

Reléguant au quatrième et dernier chapitre la tâche de développer

davantage cette conclusion issue de l’analyse des Conjectures de Young, je

reprendrai au second chapitre des réflexions plus contemporaines touchant à la

signification équivoque de la ‘créativité’. C’est, cette fois, les thèses de Noel

Carroll qui s’offriront à notre attention. C’est qu’il aura, lui aussi, cherché à

distinguer la créativité au sens évaluatif de la créativité au sens descriptif,

avançant que cette dernière manière de la comprendre doit se décliner comme

une capacité de l’artiste à produire de nouvelles œuvres qui soient intelligibles

à un public averti, tant en leur statut ontologique qu’en leur contenu.

Rapidement, par contre, nous verrons que la notion d’une capacité

artistiquement créative, nonobstant la manière dont on l’explicite, échoue à

rendre adéquatement compte des usages que nous faisons généralement de ce

concept dans nos discours à propos des œuvres d’art. Mais cet échec ne sera

pas sans issues : à tenter sans succès de défendre la réduction de la créativité

artistique à une capacité mentale de l’artiste, certains préjugés ontologiques au

sujet de l’œuvre d’art seront mis en lumière qui jetteront les bases d’une

démarche alternative vers la caractérisation de la créativité artistique.

C’est à l’analyse de ces préjugés, et de leurs impacts sur notre

compréhension de la créativité artistique, que la seconde moitié du deuxième

chapitre sera consacrée. Considérant qu’il ne saurait être d’analyse rigoureuse

6

de la créativité artistique sans avoir minimalement établi au préalable les

déterminations du phénomène dont elle décrirait un aspect de la genèse, je me

tournerai vers la priorité méthodologique du produit défendue par Larry

Briskman. Je montrerai toutefois qu’à parler d’une priorité méthodologique du

produit on manque nécessairement de rendre justice à toute la richesse du

phénomène des œuvres d’art. Ici, c’est la contrainte pragmatique mise de

l’avant par David Davies, notamment, qui me permettra de démontrer que la

compréhension de ce qu’est une œuvre d’art ne saurait se laisser réduire sous

le concept de « produit ». Ainsi, faute d’avoir pu nous convaincre que le

« produit » doit toujours d’abord occuper l’esprit de celui qui veut penser la

créativité qui est liée à son phénomène, Briskman aura néanmoins su attirer

notre attention sur ce que j’appellerai la priorité méthodologique de l’ontologie.

Répondant de cette priorité, j’opérerai un bref détour par quelques

considérations ontologiques dont l’ambition sera de fournir une description

ontologique minimale ou suffisante de l’œuvre d’art, cela afin de déceler

quelques-unes des conditions qui en rende le phénomène possible. Considérant

toutefois qu’il n’est ni possible ni souhaitable de me consacrer, dans le cadre de

cette thèse, à une véritable ontologie de l’œuvre d’art, je me mobiliserai à cette

fin certaines contributions récentes de David Davies sur le sujet.

Ce choix n’est bien entendu pas fortuit. On verra, d’une part, que ce

recours aux thèses de Davies me permettra d’installer rigoureusement une

ontologie minimale de l’œuvre d’art qui passe le test de la contrainte

7

pragmatique. Mais on pourra également constater, d’autre part, que ce choix

répond d’un certain souci d’économie. En effet, le travail de Davies entrepris

notamment dans Art as Performance (2004) nous dirigera presque

naturellement, au chapitre suivant, vers la détermination de l’accomplissement

de l’artiste qui intéresse particulièrement cette thèse.

C’est que, tant Davies que Timothy Binkley, auquel je m’intéresserai

particulièrement dans ce chapitre, ont cherché à développer des ontologies de

l’art où l’agence intentionnelle de l’artiste déployée dans son accomplissement

joue un rôle essentiel dans la spécification du phénomène de l’œuvre en tant

que telle. Suivant les indications tirées de leur ontologie et de leurs analyses de

l’accomplissement de l’artiste, j’explorerai conséquemment la constitution

intentionnelle de l’œuvre d’art, à savoir, la manière dont son phénomène

répond nécessairement d’un accomplissement dont la structure intentionnelle

est spécifique, en ses déterminations, à la genèse d’une œuvre d’art. Je

conclurai enfin que c’est la spécificité de cette structure intentionnelle qu’il

convient de décrire comme étant artistiquement créative.

Le quatrième et dernier chapitre de cette thèse sera tout entier voué à

la modélisation de l’intentionnalité artistiquement créative déployée comme

structure dans la spécification d’une œuvre d’art. J’utiliserai à cette fin, dans un

premier temps, l’interprétation de la méthode de composition originale de

Young exposée au premier chapitre. Cela me permettra à la fois de donner un

contenu plus intuitif aux conclusions issues du troisième chapitre et de dresser

8

un modèle analytique de la thèse défendue. C’est ce modèle que je récupérerai

dans un second temps afin de montrer comment il s’accorde en outre avec les

thèses phénoménologiques d’Heidegger, lesquelles ne manquent pas d’insister

sur la structure intentionnelle du phénomène de l’art. Je tâcherai alors de

montrer qu’une interprétation ‘appliquée’ du travail de Heidegger, c’est-à-dire

une mobilisation de la structure intentionnelle de ce qu’il nomme le « dire

poétique » hors du cadre philosophique qui lui confère une fonction

existentielle spécifique, conforte la thèse que je défends et permet en outre

d’établir une condition nécessaire à l’existence même d’un horizon normatif où

quelque chose comme une œuvre d’art peut se manifester.

À terme, mon espoir est que cette démarche aura convaincu mon

lecteur qu’il est effectivement quelque chose de telle qu’une créativité

spécifiquement artistique, une créativité dont la signification décrit les

modalités intentionnelles nécessaires à l’accomplissement d’une œuvre d’art,

et que le travail accompli dans cette thèse en illumine une dimension

essentielle.

9

I. La « créativité artistique » ou la naissance d’une valeur originale

La valeur de la créativité : l’approche naïve

Sans trop y réfléchir, on oppose le plus souvent l’œuvre ‘créative’ à celle

qui ne fait que reprendre les dogmes ou les conventions d’une certaine

tradition artistique. Selon cette conception, que l’on pourrait qualifier de naïve

ou d’immédiate, la valeur d’une production artistique ‘créative’ reposerait

essentiellement sur la spécificité idiosyncrasique de son processus génétique.

Articulant en son médium les traits d’une individualité librement exprimée,

l’œuvre d’art serait le lieu d’une irréductible originalité dont l’unicité

contrasterait positivement avec toute autre forme de production artéfactuelle.

La créativité serait par conséquent la marque d’une plus-value, l’indice que

l’œuvre dont elle est la propriété répond en son être et sa signification de

conditions anhistoriques, voire même transcendantes ; manifestation d’une

signification ou d’une vérité absolument nouvelle et originale, parce

qu’absolument singulière et particulière aux talents naturels de l’artiste,

l’œuvre créative ouvrirait sur une réalité que rien, dans le fil de l’histoire, ne

permettait d’anticiper.

Certes, la formule est un peu forte. Il n’en demeure pas moins qu’en

opposant la signification et la valeur de l’œuvre créative à ce qui puise ses

10

racines dans les modèles et les dogmes d’une tradition, la conception naïve de

la créativité implique effectivement que les conditions de possibilité du ‘créatif’

échappent aux déterminations historiques d’une pratique artistique. Dans la

même ligne, Stein Haugom Olsen écrit :

One assumption central to the view of art as created rather than made, is that it is of the essence of art to bring something novel into being, not merely in the sense of bringing a new work of art into being, but in the stronger sense of not repeating what has been done before.4

Avec ses règles, ses écoles et ses manières de faire, la tradition menotterait

l’artiste et limiterait d’emblée ses possibilités de création. Pour autant que les

conventions et les normes en vigueur déterminent la pratique artistique, celle-

ci ne peut faire autrement qu’en répéter, d’une manière ou d’une autre, les

contenus.

Derrière cette position théorique se cache l’intuition que la créativité

proprement artistique est une valeur qui repose sur la manifestation spontanée

d’un soi authentique, du génie de l’artiste, trouvant à même sa personne et ses

talents tous les germes de sa création. Radicalement opposée à une œuvre

imitative dont les conditions de possibilité seraient nécessairement enracinées

dans la tradition ou le contexte historique de production, la créativité artistique

serait la marque d’une œuvre dont la possibilité relève uniquement de

l’individualité de l’artiste telle qu’elle est entièrement et complètement

4 Stein Haugom Olsen, Culture, Convention, and Creativity, in The Creation of Art; New Essays in

Philosophical Aesthetics, éd. Gaut, B, et Livingston, P., Cambridge University Press, Cambridge, 2003, p.195

11

dégagée des déterminations tentaculaires de la tradition. C’est ainsi que,

contrairement à l’œuvre imitative qui n’est que répétition, l’œuvre de génie est

en propre une création, la manifestation d’un nouvel être.

Mais comment ne pas voir, après les développements de la philosophie

de l’histoire et ceux de la phénoménologie aux 19e et 20e siècle, qu’à la

conception naïve de la créativité correspond une compréhension superficielle

et insuffisante des rapports entre le travail de l’artiste, fut-il véritablement

génial, et l’enracinement historique de sa pratique ? Il y va en fait d’un véritable

préjugé contre la tradition : celle-ci n’offrant que matériel à « répétition », la

création de nouvelles valeurs dans l’histoire exige nécessairement que l’on

arrache la production artistique à ses filets.

Or, malgré son caractère irréfléchi, cette conception de la valeur de la

créativité et ce préjugé contre la tradition seraient encore monnaie courante.

Noël Carroll, que la question intéressait récemment, remarquait que ces idées

trouvaient fréquemment voix dans ses salles de classe en plus d’avoir été

historiquement défendues par les Futuristes italiens, dans les écrits polémiques

de Pierre Albert-Birot et, de manière plus importante peut-être, dans la

tradition philosophique occidentale des 18e et 19e siècles.5 Je dis « de manière

plus importante » lorsqu’il s’agit de cette tradition puisque ce sont les réflexions

entreprises à cette époque au sujet de la production des œuvres d’art qui, pour

5 Cf. Noël Carroll, Art, Creativity, and Tradition, in The Creation of Art, ed. B. Gaut & P.

Livingston, CUP, Cambridge, 2003, p.208-212.

12

une large part, auront historiquement façonné le sens des concepts dont il est

ici question.

Il est en effet généralement admis que cette période, qui s’étend entre

la première Querelle des Anciens et des Modernes et la troisième Critique de

Kant, marque un moment capital dans l’autonomisation et l’évolution de la

réflexion philosophique touchant à l’art et à ses œuvres.6 C’est à ce moment

que, sous la plume de nombreux auteurs tels que l’abbé Dubos, Joseph

Addison, Alexander Baumgarten, David Hume, Charles Batteux, Alexander

Gerard, Edward Young, Edmond Burke, Emmanuel Kant et bien d’autres encore,

les maîtres-concepts de la philosophie de l’art et de l’esthétique contemporaine

ont acquis leurs premiers raffinements. On remarque par exemple que les

thèmes de l’originalité et du génie auront fait l’objet d’un engouement

particulier en Écosse et en Angleterre entre les années 1750-1775.7 Et si c’est à

6 Annie Becq fait une démonstration aussi précise que rigoureuse de l’importance qu’aura eu le

18e siècle pour l’esthétique française. À ce sujet, on lira à profit sa Genèse de l’esthétique

française, Pacini Editore, Pise, 1984, 486p. Dabney Townsend propose une lecture similaire du 18

e siècle anglais dans l’introduction qu’il a écrite pour son Eighteenth Century British

Aesthetics : « It is now taken for granted that, even if the concepts themselves are not present [in 18

th century England], our understanding of them requires us to look back before their origin

to their roots in the philosophy and criticism of the late seventeenth and eighteenth centuries. » (D. Townsend 1999, p.2) 7 On aurait peine à recenser tous les textes parus à cette époque qui traitent, d’une manière ou

d’une autre, du « génie » tant ils foisonnent. J’aurai plus loin l’occasion de revenir sur ce concept si intimement lié au problème de la création artistique dans un chapitre voué à cette question. Pour l’heure, je ne mentionnerai que les ouvrages anglais et écossais les plus significatifs de cette période : Armstrong, John, Sketches: or essays on various subjects. 2

e

édition revue et corrigée, London, 1758. 91p.; Beattie, James, The minstrel; or, the progress of genius. Dublin, 1775. 71p.; Brown, John, Essays on the Characteristics, 2

e édition, London, 1751.

417p.; Duff, William, An essay on original genius; and its various modes of exertion in philosophy and the fine arts, particularly in poetry. London, 1767. 316 p.; Duff, William, Critical observations on the writings of the most celebrated original geniuses in poetry. Being a sequel to the Essay on original genius, London, 1770. 373p.; Gerard, Alexander, An essay on taste. The second edition, with corrections and additions. To which are annexed, three dissertations on the

13

tort que l’on ferait de cette période foisonnante la source unique d’une

progression historique quasi-nécessaire menant droit à l’exaltation romantique

de la ‘créativité’ comme valeur – après tout, le néoclassicisme qui s’impose en

Europe plus ou moins à la même époque, et jusque dans les premiers moments

du 19e siècle, atteste du contraire – il n’en demeure pas moins que cette

période aura marqué de manière déterminante les contours et les usages du

concept. Il suffit, pour s’en convaincre, de jeter un œil sur les plus récentes

publications philosophiques s’intéressant à la créativité afin de constater qu’il

est des auteurs de cette époque avec lesquels il demeure pertinent, voire

nécessaire de dialoguer. De ces auteurs, il en est un que l’on évoque

fréquemment lorsqu’il est question de penser les causes principales du

renversement des valeurs néoclassiques d’imitation et d’émulation de la

tradition en faveur des valeurs de créativité et d’originalité. Il s’agit d’Edward

Young et, plus particulièrement, de son texte intitulé Conjectures on Original

Composition (1759).

same subject, by Mr de Voltaire, Mr d’Alembert, and Mr de Montesquieu, Edinburgh, 1764. 298p.; Gerard, Alexander, An essay on genius, London, 1774. 442p.; Hogarth, William, The analysis of beauty. Written with a view of fixing the fluctuating ideas of taste. London, 1753. 182p.; Kames, Henry Home, Lord, Elements of criticism, Edinburgh, 1762, 3 volumes; Ogilvie, John, Philosophical and critical observations on the nature, characters and various species of composition, London, 1774, 2 volumes;

Warton, Joseph, An essay on the genius and writings of

Pope, London, 1756, 2 volumes; Warton, Thomas, Observations on the Faerie Queene of Spenser. London, 1754. 325p.; William Sharpe A dissertation upon genius, London, 1755, 140p.

14

Le cas Edward Young

Sorte de ‘lieu commun’ dans la littérature contemporaine en esthétique

et en philosophie de l’art, la publication des Conjectures on Original

Composition en 1759 marquent pour plusieurs le début d’un mouvement

‘moderniste’ délaissant les dogmes néoclassiques de l’imitation et de la

vraisemblance au profit de valeurs plus romantiques telles que la créativité, le

génie et l’originalité. F.E. Sparshott, par exemple, faisait cette affirmation en

conclusion à son article A Personal Poetics : « the value of originality has

become deeply embedded in our whole way of thinking about art and even

about science ».8 Or, note-t-il à ce propos, le texte des Conjectures serait l’une

des premières manifestations de cette idée, lui donnant naissance en quelque

sorte pour la tradition qui devait lui faire suite. Et c’est effectivement ce que

remarque Bruce Vermazen dans son article de 1991 sur la valeur de

l’originalité : « Originality seems to have begun its career as a valued property

of works of art in the eighteenth century, with the publication of Edward

Young’s Conjectures on Original Composition in 1759 ».9 Il s’en trouve même

pour aller un peu plus loin, tel Noël Carroll qui argumente à l’effet que les

Conjectures articuleraient la première expression détaillée – et également naïve

– du rejet ‘moderniste’ des modèles et des conventions traditionnels au profit

8 F.E. Sparshott, Every Horse Has a Mouth: A Personal Poetics, in The Idea of Creativity, ed. M.

Krausz, D. Dutton & K. Bardsley, Brill, Leiden/Boston, 2009, p.189 9 B. Vermazen, The Aesthetic Value of Originality, in Midwest Studies in Philosophy, vol. 16, #1,

September 1991, p.266

15

de processus de production entièrement déterminés par la créativité spontanée

de l’artiste.10

À dire vrai, mes recherches sur le sujet n’ont toujours pas découvert

d’interprétations qui s’écartent significativement de cette manière de lire

Young : même les lectures plus prudentes et nuancées telles que celles offertes

par Peter Kivy dans The Possessor and the Possessed ou par Paul William Bruno

dans sa thèse de doctorat sur le concept de ‘génie’, vont dans le même sens.11

Pour ces deux auteurs, en effet, il ne fait aucun doute que le principe innéiste

qui assure et fonde la valeur de l’œuvre originale la dégage simultanément des

exigences élevées par les règles, valeurs et modèles traditionnels. Or ce principe

innéiste, ainsi que je le montrerai, ces auteurs le comprennent également

comme la manifestation spontanée de l’individualité ou des talents naturels de

l’artiste. Aussi m’est-il d’avis que ces deux auteurs auront également manqué

de saisir les nuances importantes que Young fait jouer dans sa caractérisation

de la méthode de composition originale.

Il serait toutefois injuste d’affirmer que ces derniers interprètent les

Conjectures de manière à révéler la naïveté de ses thèses. Intéressés comme ils

l’étaient à décrire la contribution de Young à l’évolution de la réflexion

philosophique sur le génie et son rapport aux contenus normatifs de la 10

Cf. N. Carroll, Art, Creativity, and Tradition, in The Creation of Art, ed. B. Gaut & P. Livingston, CUP, Cambridge, 2003, p.209 11

P. Kivy, The Possessor and the Possessed, Yale University Press, London, 2001, et particulièrement le troisième chapitre, “Breaking the Rule”, p.22-36; P.W. Bruno, The Concept of Genius: Its Origin and Function in Kant’s Third Critique, Boston College, Department of Philosophy, Boston, 1999, 198p.

16

tradition, leur entreprise n’avait tout simplement pas cette dimension critique

et évaluative. Il n’en demeure pas moins qu’en affirmant tous deux qu’il faudra

attendre Kant pour une exposition et un traitement rigoureux de la question, ils

auront peut-être manqué de cerner adéquatement la complexité de l’argument

des Conjectures. En effet, si Kivy reconnaît que Young se serait mieux saisi de

l’intuition de Longin selon laquelle ‘enfreindre les règles’ peut parfois se révéler

être une vertu du génie, il précise aussitôt : « Young I think has begun to do it

justice. But the note is not paid in full, as we shall see, until Kant gets his hands

on the concept of artistic genius. »12 Je suggérerai plutôt, par contre, que c’est

Kivy qui aura manqué de faire le compte, Young s’étant amplement acquitté de

ses dettes.

Dans les pages qui suivront, je ne procéderai pas à la réfutation

complète de cette thèse selon laquelle les Conjectures de Young auraient été,

comme l’affirme clairement Vermazen, à la source de la valorisation

Romantique et/ou Moderne de l’originalité et de la créativité spontanée, et ce

pour au moins deux raisons. D’abord, je doute fort que quiconque ayant fait

pareille proposition argumenterait longtemps face à la critique. Il est beaucoup

plus probable, ainsi que le notait Robert L. Chibka, que les références

contemporaines au texte de Young cherchent à établir une sorte de ‘borne

12

Kivy 2001, p.35; dans le cas de Bruno, la charge et la critique sont un peu plus sévères : Young aurait tablé sur des distinctions mal maîtrisées et vagues afin de défendre l’idée que la production originale répond spontanément de conditions naturelles et/ou divines (cf. Bruno 1999, p.34-35). Cette charge, que j’aurai l’occasion de contester plus loin, aboutit comme la critique de Kivy sur l’idée qu’il faudra attendre Kant et la période du Sturm und Drang afin d’obtenir une expression adéquate pour ces intuitions (cf. p.36).

17

historique’, marquant tant bien que mal le lieu et l’époque de l’émergence de

ces idées ; à preuve, aucun des auteurs évoqués jusqu’à présent ne fait reposer

son argumentation sur la vérité de cette proposition.13

Ce qui nous conduit droit à la seconde raison qui justifie que l’on n’ait

pas à se préoccuper de cette lecture de l’histoire : la prolifération étourdissante

de textes et d’essais entre 1750 et 1775 sur les concepts d’originalité, de génie

et d’invention suggère plutôt que, loin d’avoir engendré seul la valorisation

Moderne de ces idées, Young participait en fait d’une mode de son temps – une

mode alors nulle part aussi populaire qu’en Grande-Bretagne.14 Qui plus est, de

nombreux indices invitent à penser que les premiers lecteurs des Conjectures

auraient durement jugé leur auteur, l’accusant, non sans ironie, d’avoir manqué

d’originalité ! Dans son Life of Johnson, James Boswell rapporte par exemple

une rencontre entre Samuel Johnson et Edward Young où ce dernier lui aurait

lu le texte des Conjectures. Or, à en croire Boswell, Johnson n’aurait pas

ménagé Young dans ses remarques : non seulement s’en serait-il pris au style

ampoulé de Young, mais il aurait en outre exprimé sa surprise de le voir si

convaincu de l’originalité de ses propos alors que ceux-ci avaient déjà acquis le

statut de maximes communes pour l’époque.15

13

Robert L. Chibka écrit: “Modern studies mention the Conjectures most frequently as a showcase for emerging ideas, a mileage-marker on the road from Neoclassicism to Romanticism.” (The Stranger Within Young’s Conjectures, in ELH, vol. 53:3, Johns Hopkins University Press, automne 1986, p.541) 14

À cet égard, je renvoie le lecteur à la note 6, ci-haut. 15

Cf. ce passage tiré du Boswell’s Life of Johnson: “[Johnson] told us, the first time he saw Dr. Young was at the house of Mr. Richardson, the author of Clarissa. He was sent for, that the

18

On pourrait certainement pousser la démonstration plus loin en

insistant, ainsi que le fait Kivy, sur l’influence qu’auraient exercé le traité sur le

sublime de Longin ainsi que le texte #160 à propos du génie qu’a publié Addison

dans le Spectator sur la rédaction des Conjectures. Je considère toutefois avoir

fourni suffisamment de raisons justifiant que l’on rejette l’idée que les

Conjectures marquent effectivement, et à elles seules, la naissance de la

valorisation moderne de l’originalité en art. Aussi, plutôt que de contester plus

avant cette lecture de l’histoire des idées, j’entends m’attaquer plus

directement aux lectures et aux interprétations des Conjectures qui justifient

cette manière d’en comprendre l’efficace historique. Plus précisément, mon

ambition est de montrer que le texte de Young abrite une réflexion aussi riche

que complexe sur la production des originaux, une réflexion qui n’aura pas

besoin d’attendre Kant pour rendre adéquatement compte des rapports entre

le travail du génie et la normativité de la tradition.

Cette démonstration aura du reste son utilité pour l’argumentation

développée dans cette thèse puisqu’elle servira de point d’ancrage et

d’exemple privilégié afin de donner voix aux idées que j’entends défendre à

doctor might read to him his Conjectures on original Composition, which he did, and Dr. Johnson made his remarks; and he was surprized to find Young receive as novelties, what he thought very common maxims. He said, he believed Young was not a great scholar, nor had studied regularly the art of writing; that there were very fine things in his Night Thoughts, though you could not find twenty lines together without some extravagance.” (‘Thursday, September 30

th’, Journal of a Tour of the Hebrides in Boswell’s Life of Johnson, ed. G.B Hill &

Rev. L. F. Powell, OUP, Oxford, 1934-50, v. 5 p.269) À ce sujet, on peut lire à profit l’article de James Engell, Johnson on Novelty and Originality, in Modern Philology, University of Chicago Press, Vol. 75, No. 3, février 1978, pp. 273-279

19

propos de la créativité artistique. Je tâcherai en effet de conduire l’analyse des

Conjectures de Young jusqu’à cette conclusion que la ‘créativité’ ne s’oppose

pas en son phénomène aux structures normatives d’une tradition. Plutôt,

l’existence de pratiques structurées normativement par la valeur de modèles

traditionnels apparaît déjà chez Young comme l’une des conditions nécessaires

à la possibilité d’attribuer à un phénomène la propriété d’être ‘créatif’. Mais le

texte de Young nous invite en outre à penser qu’il est au moins deux usages du

concept de ‘créativité’, chacun s’installant en une relation différente avec les

structures normatives d’une tradition : un premier, cernant une valeur associée

à une certaine production, et un second décrivant plutôt une manière de faire

particulière à la genèse des œuvres d’art. C’est cet équivoque dans notre usage

du concept qui sera le point de départ du prochain chapitre. Il sera alors

question de cerner la signification que l’on peut accorder au sens descriptif de

la créativité.

Conjectures on Original Composition : une méthode de composition originale

On pourrait m’objecter qu’il y a contradiction à affirmer, d’une part, que

la contribution historique de Young n’a pas été aussi importante que voudraient

le croire les auteurs contemporains et que, d’autre part, les Conjectures

expriment une pensée qu’il est encore pertinent d’explorer quelque deux cent

cinquante ans plus tard. La contradiction, cependant, n’est qu’apparente. En

20

effet, que l’on se soit trompé en exagérant l’efficace historique des Conjectures

ne signifie pas que leur contenu soit dépourvu de sens ou d’intérêt, ni même

que l’œuvre n’ait eu aucun effet sur l’évolution historique des concepts de

créativité et d’originalité. En fait, il est indéniable que ce texte de Young joue,

ou a joué, un rôle important dans le développement de cette histoire ; pourquoi

y ferait-on encore référence aujourd’hui s’il n’avait été d’aucune portée ? C’est

donc que quelque chose s’y joue qui nous y appelle encore. Et c’est parce que

j’aurai voulu répondre adéquatement à cet appel, parce que j’aurai voulu

découvrir le vrai visage de Young derrière le masque que porte la figure

rhétorique, que j’aurai tenté de dégager les Conjectures d’une lecture trop

étroite, une lecture qui en aura amené plus d’un à considérer Young comme le

héraut d’une thèse anti-traditionaliste.

En fait, et c’est là ce que mon interprétation des Conjectures tentera

de montrer, Young n’oppose pas la valeur d’une composition proprement

créative et originale à celle des modèles hérités du passé ; bien au contraire,

ceux-ci doivent nourrir celle-là. Cela étant dit, il ne fait aucun doute que Young

exhorte la valeur de l’originalité et de la créativité jusqu’à en faire une

dimension essentielle de nos pratiques de l’art. Ce qu’il faut voir, par contre,

c’est que ce plaidoyer en faveur de l’original ne signifiera jamais un rejet de la

tradition, de ses contenus et de leur valeur.

Ce n’est certainement pas à rien que l’on aura interprété Young comme

affirmant la valeur de la créativité contre celle de la tradition. Fréquemment

21

cité par les auteurs contemporains traitant philosophiquement de la question

de la créativité artistique, ce passage des Conjectures on Original Composition

semble effectivement militer en faveur d’une production artistique

spontanée et, donc, dégagée des contraintes normatives de la tradition :

An Original may be said to be of a vegetable nature; it rises spontaneously from the vital root of Genius; it grows, it is not made. Imitations are often a sort of Manufacture wrought up by those Mechanics, Art, and Labour, out of pre-existent materials not their

own.16

Qui voudra découvrir chez Young les traces d’une conception naïve de la

créativité artistique trouvera dans ce passage une matière appropriée à ses

desseins. En effet, cette image de la génération organique des productions

géniales semble aller dans le sens désiré, impliquant une sorte de continuité de

nature entre l’artiste-producteur et son œuvre-produit.17 Ainsi Noël Carroll, en

mal de donner une voix à la conception naïve de la créativité, articule-t-il son

interprétation des Conjectures autour de cette citation, lui en adjoignant

quelques autres dans une succession rapide et dénuée de véritable explication,

si ce n’est que cette conclusion laconique : « By emulating the canon, artists

alienate themselves from their own sources of genius, and originality ».18 Si cela

avait été la somme – modeste – de son interprétation des Conjectures, Carroll

aurait eu le bonheur de ne pas avoir eu tout à fait tort sans toutefois avoir eu

16

Young 1759, p.12 17

À propos de l’usage rhétorique de l’organicité dans les théories esthétiques du 18e siècle, on

lira à profit l’article de « Organicism, Rupturalism, and Ism-ism » d’Eric Rothstein (Modern Philology, Vol. 85:4, From Restoration to Revision: Essays in Honor of Gwin J. Kolb and Edward W. Rosenheim, University of Chicago Press, Chicago, mai 1988, p.588-609) 18

Cf. N. Carroll 2003, p.209-211

22

parfaitement raison – il sera nécessaire de préciser un peu plus loin dans quelle

mesure cette conclusion touche juste. Il ne s’en sera toutefois pas contenté :

considérant que la production d’un original doit procéder de manière

spontanée et naturelle, Carroll en tire cette conséquence que la tradition est

nécessairement un frein à la production originale, faisant en quelque sorte

obstacle à la capacité de l’artiste de laisser surgir ses œuvres à partir de son

individualité. Or, à en croire le texte de Carroll, c’est cette thèse, à saveur

franchement Rousseauiste, qu’aurait retenue l’histoire : l’époque romantique

aurait procédé à sa radicalisation jusqu’à jeter les fondements des mouvements

explicitement anti-traditionalistes du début du 20e siècle, ceux des Futuristes ou

des Pierre Albert-Birot.

Pour le dire brièvement : Carroll déploie une argumentation militant

pour une continuité historique forte entre le texte des Conjectures et le rejet

radical de la tradition et de ses contenus par le modernisme naissant. Non

seulement est-ce que la progression de son texte le laisse clairement entendre,

mais il y a encore cette conclusion qui vient achever ce survol rapide de

l’évolution historique de la conception naïve et qui confirme ce qui a été dit : “If

artistic creativity, properly so called, is the spontaneous outpouring of the

authentic self uncontaminated by anything else, then tradition is its nemesis.”

Or il m’apparaît très significatif que le concept de ‘spontanéité’ intervienne

dans l’argumentation de Carroll à l’instar d’un serre-livres, c’est-à-dire lorsqu’il

cite pour une première fois le texte des Conjectures, puis une autre fois à la

23

toute fin, lorsqu’il s’agit de tirer les derniers traits du portrait de la conception

naïve de la créativité. Ainsi installée dans l’histoire du déploiement de la pensée

anti-traditionaliste, l’interprétation de Carroll aboutit clairement sur cette

conclusion que les Conjectures auraient été la première manifestation de cette

conception de la production artistique insistant sur la spontanéité de

l’expression géniale de l’individualité.

Intéressé au même passage des Conjectures, Peter Kivy en offre une

interprétation beaucoup plus prudente et nuancée dans son essai de 2001, The

Possessor and the Possessed. Déjà, en replaçant le propos des Conjectures dans

le contexte de ses influences historiques, Kivy évite d’en faire jouer le sens

relativement à une supposée postérité. Du même coup, il en offre une lecture

qui demeure beaucoup plus près du texte ; peut-être même un peu trop près.

De manière tout à fait appropriée, Kivy fait remarquer que « the vital

roots of genius », de même que ‘la nature végétale de l’original’, sont autant

d’images qui servent à caractériser le génie comme un phénomène naturel :

pour autant qu’il puisse se manifester librement, le génie conduira

naturellement, voire spontanément, à la production d’une œuvre originale de

valeur. Pour le dire autrement, une œuvre sera immédiatement de valeur dès

lors que sa production sera entièrement déterminée par une activation des

talents et/ou facultés naturelles du génie. Or, essentiellement en vertu de

raisons internes à l’argument déployé dans The Possessor and the Possessed,

c’est sur ce caractère actif du génie que Kivy voudra insister.

24

Kivy, ainsi que le titre de son essai le suggère, propose une lecture de

l’évolution historique de ce concept sur la base d’une dichotomie opposant

deux caractérisations fondamentales du génie. Il y aurait, d’une part, ces

définitions du génie qui en décrivent les manifestations en termes

d’enthousiasme, de délire et de possession divine. Puis il y aurait, d’autre part,

ces compréhension du génie qui le ferait dépendre d’une capacité qu’il revient

à l’individu – qui la possède – d’activer. Ainsi Longin, dans son traité sur le

sublime, aurait défendu une telle conception du génie en l’opposant

explicitement aux thèses de Platon. Et Young, selon Kivy, s’en sera inspiré dans

ses réflexions sur la composition originale.

Que l’influence de Longin sur Young soit réelle ou non, je laisse au

lecteur le soin de le déterminer. Ce qui m’importe ici, c’est que Kivy aura bien

vu que Young fait du génie un talent qu’il revient à l’individu de déployer dans

ses productions. Contrairement à Carroll qui insiste davantage sur la

‘spontanéité’ de la production géniale, Kivy veut faire ressortir la nécessité pour

l’artiste de s’engager, par ses efforts et une certaine méthode, à la

manifestation de ses talents. Conséquemment, l’élucidation du phénomène de

la production originale telle qu’entendue par Young exige que l’on explicite les

exigences que ce type de production élève à l’endroit de l’artiste. À cette fin,

Kivy – comme tant d’autres – appuiera son interprétation sur ce passage des

Conjectures :

25

First, Know thyself. [...] Therefore dive deep into thy bosom; learn the depth, extent, bias, and full fort of thy mind; contract full intimacy with the stranger within thee, excite and cherish every spark of intellectual light and heat, however smothered under former negligence, or scattered through the dull, dark mass of common thoughts; and collecting them into a body, let thy genius rise (if a Genius thou hast) as the Sun from Chaos; and if I should then say, like an Indian, worship it, (though too bold) yet should I say little more than my second rule enjoins, viz. Reverence thyself.19

De ces quelques lignes, qu’il lit en conjonction avec la citation

précédente, Kivy tirera la conclusion suivante : « The original may, indeed, be a

‘vegetable’, a wild, uncultivated one at that. But even a wild flower must first be

found, and then picked. »20 J’en comprends que Kivy reconnais la nécessité d’un

certain effort de la part de l’artiste afin de connaître adéquatement ses talents

et de leur donner libre cours dans la production d’une œuvre. Mais,

malheureusement, cette interprétation – aussi métaphorique que laconique –

que nous offre Kivy constitue l’essentiel de ses conclusions touchant au sens de

ces passages dans l’œuvre de Young. Tout intéressé qu’il était à faire la

démonstration que Young défendait une théorie du génie actif, il lui aura suffit

19

Young, p.52-53; je cite ici ce passage des Conjectures tel qu’on le trouve dans l’essai de Kivy. C’est en effet de cette manière, à la vérité tronquée, que l’on rapporte le plus souvent ces lignes pourtant essentielles à l’économie de l’argumentation de Young. Derrière cette tactique éditoriale, je ne vois qu’une intention possible : faire ressortir autant que possible la place et le rôle de l’individualité du génie dans la méthode de composition originale que défendrait Young. Il y a d’ailleurs fort à parier que bon nombre d’auteurs contemporains ne connaissent des Conjectures que cette citation, ce qui expliquerait pourquoi ils sont si nombreux à en faire un précurseur privilégié du Romantisme. Or, s’il est indubitable que l’individualité de l’artiste est au fondement de la méthode de composition défendue par Young, cette manière de citer le texte des Conjectures fait obstacle à la compréhension exacte du type d’individualité dont il est question. Je reproduirai par conséquent cette citation un peu plus loin lorsqu’il faudra préciser le sens de l’individualité visée par Young, augmentant alors la citation des passages pertinents omis. 20

Kivy 2001, p.34

26

de pouvoir indiquer là où le texte des Conjectures confirmait sa lecture afin de

passer à la prochaine étape de son argumentation.

Or, cette prochaine étape s’intéresse précisément à la valeur que Young

reconnaît à une œuvre géniale qui s’écarte pourtant des exigences normatives

traditionnelles. Cependant, afin de bien comprendre les conditions de

possibilité de la valeur d’une telle œuvre, il m’apparaît essentiel de pouvoir

dégager plus clairement et explicitement l’activité à laquelle engage la

composition originale. Hélas, Kivy nous laisse ici sur notre faim, ménageant le

passage entre la première partie de son argumentation et la suivante par une

simple juxtaposition d’idée : « What further characterizes genius for Young ? »,

demande-t-il, comme si la valeur des production géniale pouvait se comprendre

indépendamment de l’activité propre au génie dans ses productions.21 Faut-il se

surprendre, par conséquent, que son analyse de la valeur de l’original dépende

de longues citations à peine analysées dont il tirera la conclusion – ou la

‘suggestion’ – suivante :

We get the suggestion here, as I think we never do in Longinus or Addison, that breaking the rules is not merely a necessary evil in genius, to some greater good, but, at least at times, a positive virtue in its own right. That is the intuition that, I suggested early on, Longinus failed to do justice to. Young I think has begun to do it justice. But the note is not paid in full, as we shall see, until Kant gets his hands on the

concept of artistic genius in 1790.22

21

Ibidem 22

Kivy 2001, p.35

27

Il m’est plutôt d’avis, toutefois, que c’est Kivy qui aura manqué de rendre

justice à la pensée de Young, lequel s’acquitte plus qu’adéquatement de la

‘note’ dont il fait état. Remarquez bien, si je me refuse aux conclusions de Kivy,

ce n’est pas parce qu’il aura eu tort dans l’interprétation qu’il propose des

Conjectures, mais parce qu’il n’aura pas réussi à en dévoiler toutes les richesses,

demeurant peut-être un peu trop à la surface du texte. J’aimerais par

conséquent plonger plus profondément dans l’argumentation du texte de

Young afin de montrer en quoi il recèle une pensée riche et complexe à propos

de la relation entre la méthode de composition originale et la valeur d’une

œuvre ainsi produite.

***

S’il est vrai que Carroll et ceux qui partagent son interprétation des

Conjectures ont tort d’imputer à Young une conception naïve de la créativité

artistique, il faut pouvoir en faire la démonstration là où le texte semble leur

donner raison. Cette citation, déjà rapportée plus haut, s’offre conséquemment

comme un excellent point de départ :

An Original may be said to be of a vegetable nature; it rises spontaneously from the vital root of Genius; it grows, it is not made. Imitations are often a sort of Manufacture wrought up by those Mechanics, Art, and Labour, out of pre-existent materials not their

own.23

23

Young 1759, p.12

28

Avançons d’abord cette proposition, que si l’originalité de l’œuvre croît

naturellement et spontanément de l’activité du génie, cela ne signifie jamais

chez Young qu’elle dépende des idiosyncrasies de l’artiste ni qu’elle en soit la

manifestation – ce à quoi pourrait engager l’interprétation de Carroll qui insiste

sur la notion de spontanéité propre à la production géniale. Il est vrai que

l’original gagne sa spécificité en vertu du génie qui est à sa source, mais ce

‘génie’ ne correspond pas pour autant aux déterminations de l’individualité

immédiate de l’artiste.24 Plusieurs indications que l’on trouve ça et là dans le

texte des Conjectures invitent plutôt à penser que le génie, comparé tantôt à la

force du corps,25 tantôt à une vive énergie d’origine céleste26 et plus loin encore

à une sagesse innée,27 décrit essentiellement une certaine vigueur des facultés

de l’esprit.28

Dans une formule que l’on retrouvait déjà chez Dubos en 1719 et que la

plume de Goethe rendra plus tard classique, Young nous dit que le génie est

cette force, cette puissance, d’accomplir de grandes choses sans avoir à

recourir aux moyens réputés nécessaires à cette fin.29 Plus loin, il écrit encore

24

J’entends par ‘individualité immédiate’ cette manière dont un individu se distingue d’un autre en vertu de ses qualités propres et de ses idiosyncrasies. On verra un peu plus loin qu’une partie importante de la méthode de composition originale avancée par Young exige très précisément un dépassement de cette forme d’individualité. 25

Cf. Young 1759, p.30 26

Cf. Young 1759, p.35 27

Cf. Young 1759, p.36-37 28

Cf. Young 1759, p.46 29

Cf. Young 1759, p.26; cette manière de penser le talent du génie est en fait une sorte de ‘lieu commun’ dans la littérature sur le sujet. Quant à la formule de Dubos, on peut la trouver dans ses Réflexions critiques sur la peinture et sur la poésie, à la première section du second livre : « On appelle génie l’aptitude qu’un homme a reçue de la nature pour faire bien et facilement

29

que le génie implique une concentration des énergies de l’esprit où celles-ci

sont entièrement et vigoureusement engagées à la réalisation d’une fin

précise.30 Définit de la sorte, il est évident que le génie ne décrit pas

l’individualité idiosyncrasique de l’artiste mais implique davantage une qualité

naturelle spécifique, un don inné, déterminant la manière dont il est possible

pour un individu de mobiliser et d’engager énergiquement ses facultés dans la

réalisation d’une œuvre ou d’un projet. À cet égard, Kivy a raison lorsqu’il écrit

que « genius is power ».31 Et il ne fait pas fausse route lorsqu’il ajoute qu’il

revient à l’individu de cultiver et d’harnacher ce pouvoir du génie – il est

seulement dommage qu’il ne nous renseigne pas davantage sur la tâche qui

attend l’individu qui voudrait s’y mettre.

Cette tâche, que décrit la méthode de composition originale, nous en

trouvons la meilleure indication dans ce second passage des Conjectures qui a

déjà été évoqué et qu’il convient de reproduire également, l’augmentant cette

fois de textes en périphérie que les auteurs contemporains préfèrent presque

toujours omettre :

Since it is plain to see that men may be strangers to their own abilities, and by thinking meanly of them without just cause, may possibly lose a name, perhaps, a name immortal; I would find some means to prevent these evils. Whatever promotes virtue, promotes something more, and carries its good influence beyond the moral man: to prevent these evils, I borrow two golden rules from Ethics, which are no less golden in

certaines choses que les autres ne sauraient faire que très mal, même en prenant beaucoup de peine. » (Abbé Dubos, Réflexions critiques sur la peinture et sur la poésie, Paris, École Nationale Supérieure des Beaux-Arts, 1993 (1719), p.173) 30

Cf. Young 1759, p.85 31

Kivy 2001, p.34

30

composition, than in life. First, Know thyself. Secondly, reverence thyself. I design to repay Ethics in a future Letter, by two rules from Rhetoric for its service.

1st, Know thyself. Of ourselves it may be said, as Martial says of a bad neighbour, Nil tam prope, proculque nobis. Therefore dive deep into thy bosom; learn the depth, extent, bias, and full fort of thy mind; contract full intimacy with the stranger within thee, excite and cherish every spark of intellectual light and heat, however smothered under former negligence, or scattered through the dull, dark mass of common thoughts; and collecting them into a body, let thy genius rise (if a Genius thou hast) as the Sun from Chaos; and if I should then say, like an Indian, worship it, (though too bold) yet should I say little more than my second rule enjoins, viz. Reverence thyself.32

Une fois replacée dans son contexte argumentatif, l’injonction lancée à

l’artiste de mieux se connaître se laisse difficilement lire en direction d’une

méthode de composition articulée autour des idiosyncrasies de l’artiste. Du soi

qu’il importe de connaître, Young nous dit qu’il est d’abord et avant tout un

étranger que l’on peine à voir ou à entendre. Comment concilier cette image de

l’étranger avec l’idée de l’individualité immédiate de l’artiste ? A fortiori lorsque

Young nous dit encore de cet ‘étranger en soi’ qu’il correspond à cette

dimension de divinité qui nous habite tout un chacun et qu’il nous revient de

révéler et de cultiver par un effort d’introspection.33 Du reste, force est de

constater que Young donne à cet effort introspectif des accents résolument

éthiques, voire religieux : ‘Connais-toi toi-même’ et ‘Révère ta propre personne’

(« Know thyself & Reverence Thyself »), ces commandements qui incombent à

32

Young, p.52-53; généralement, on omet tout le premier paragraphe ainsi que la citation de Martial (« L’un à l’autre étrangers, pour le voir ou l’entendre je ne sais bientôt plus comment m’y prendre », Épigrammes, livre I, 87, 10) ; cf. supra note 18. 33

Cf. Young 1759, p.30-31: « sacer nobis inest deus » , « nul n’est sans un dieu sacré en lui » ; la citation est tirée des Epistulas morales de Sénèque et Young la cite probablement de mémoire puisque le texte exact diffère quelque peu : « sacer intra nos spiritus sedet » (Livre 4, 41.2).

31

l’artiste, lui intiment ce devoir de plonger en son propre sein pour y découvrir

ou y reconquérir, non pas une image ou une idée qu’il aurait de lui-même, ni

même les traits saillants de sa personnalité intime mais, au contraire, « cet

étranger qui habite en lui. »34

Répétons-le : il ne saurait être question d’un exercice introspectif qui

doit reconduire à l’individualité idiosyncrasique de l’auteur. Évoquant Sénèque

et Martial comme il le fait, Young me paraît clairement affirmer que ce soi qu’il

importe de connaître n’est pas immédiatement accessible à la conscience de

l’artiste. Aussi, Robert L. Chibka fait-il fausse route lorsqu’il réduit cet effort

d’introspection à un projet narcissique.35 Il est d’ailleurs assez symptomatique

que son interprétation de « l’étranger en soi » ignore complètement le contexte

de cette citation dans les Conjectures pour la faire plutôt parler à travers une

lecture psychologisante et programmatique. Ceci étant dit, cette notion du soi

comme ‘étranger’ demeure énigmatique et il convient que l’on s’y attarde si

l’on veut jeter une pleine lumière sur la méthode de composition originale

défendue dans les pages des Conjectures.

34

Cf. Young 1759, p.52 sq. On ne doit pas s’étonner de voir intervenir des thèses d’ordre éthique dans les Conjectures puisque le projet initial de Young était de procéder en un premier temps à une analyse conjecturale du génie approprié à la composition originale puis, dans un second temps, à une analyse similaire du génie dans la composition morale. Plusieurs passages des Conjectures confirment ces intentions (Cf. p.3, p.31 et p.52 : « I design to repay ethics in a future letter, by two rules from rhetoric for its service. ») et on trouve encore de nombreuses allusions à ce sujet dans la correspondance qu’entretenait Young avec S. Richardson (à ce sujet, on lira l’excellent article de Alan D. McKillop, Richardson, Young, and the ‘Conjectures’, in Modern Philology, vol.22, n.4, University of Chicago Press, mai 1925, p.391-404). 35

Robert L. Chibka, The Stranger Within Young's Conjectures, in ELH, Vol. 53, No. 3, Johns Hopkins University Press, automne 1986, pp. 541-565: “Young’s formula for original genius – “contract full intimacy with the stranger within thee” – is a narcissistic project.” (p.555)

32

Également d’avis qu’il faille lire les Conjectures ainsi que je le propose,

D.W. Odell élevait dans The Argument of Young's « Conjectures on Original

Composition » cette objection visant une lecture ‘narcissique’ de l’argument de

Young :

Young’s interpretation of Milton’s lines, however, is not that of a solipsistic modernist such as that skewered in Swift’s Tale of a Tub, one who neurotically attempts to fulfill an inner emptiness by an inflated self-image; rather it assumes recognition of the higher and truer self described in the Christian Neoplatonist definition of love and of the

mind’s creativity in Night Thoughts.36

Insistant ainsi que je tente de le faire sur la nature divine et (ou) naturelle du

‘soi-étranger’, l’argument d’Odell dans cet article cherche à faire ressortir les

présupposés chrétiens et néoplatoniciens sur lesquels Young aurait construit

son argumentation, des présupposés qui avaient déjà informé de manière

significative ses célèbres Night Thoughts. Young ayant passé presque toute sa

vie au service de l’église, on serait bien en peine de nier l’influence des dogmes

chrétiens – et, plus particulièrement, ceux de l’église protestante – sur son

œuvre.37 Et il n’est pas exclu, par ailleurs, que les enseignements du platonicien

36

D.W. Odell, The Argument of Young's "Conjectures on Original Composition”, in Studies in Philology, Vol. 78, No. 1, University of North Carolina Press, hiver 1981), p.99; le trait de Milton dont il est question est issu du 4

e livre de Paradise Lost, lorsque le regard d’Ève se porte vers

l’eau du lac : « What there thou seest, fair creature, is thyself » (Milton, Paradise Lost, IV.468) 37

L’article de McKillop précédemment évoqué (voir note 34) établit on ne peut plus clairement et explicitement l’influence du piétisme de Richardson sur la rédaction des Conjectures. Par exemple, McKillop fait cette remarque: « [Richardson] would break the moulds of neo-classicism to make way for pietism. He is eager, on the one hand, to curb his friend's phrases and epigrams when they seem to disregard religious orthodoxy, and, on the other, to sharpen the polemic of the Conjectures. In the final text there is a brilliant comparison of learning and genius, followed by an incongruously solemn warning against setting genius above divine truth. The purple patch is Young's; the solemn warning is Richardson's. His monitory paragraph was adopted practically entire. » (McKillop 1925, p.393)

33

Ralph Cudworth, à Cambridge, aient également suscité favorablement son

attention.38 Très certainement, l’idée d’une nécessaire reconquête de cet

« étranger divin en soi » résonne de manière appropriée avec l’élan amoureux

de l’artiste enthousiaste tel qu’il fut décrit par Platon dans le Phèdre, par

exemple.

Étant donné la finalité de l’analyse des Conjectures offertes dans ces

pages, qui est toute entière tournée en direction de débats contemporains au

sujet de la créativité artistique, il m’apparaît qu’une élucidation parfaitement

rigoureuse des influences qui auront déterminé la réflexion de Young en excède

les besoins. Si l’évocation du cadre chrétien et néoplatonicien se révèle à la fois

suffisante et d’intérêt, c’est essentiellement parce qu’elle permet de

comprendre plus clairement la nature du ‘soi’ que visent les deux

commandements de Young. En effet, pour autant que l’interprétation d’Odell

touche juste, son propos a cet avantage de situer l’exigence de connaissance de

soi dans le contexte d’une recherche de vérité essentielle. Ainsi, ‘se connaître’

signifie d’abord et avant tout se connaître par ses propres pouvoirs, par la

raison, par la lumière naturelle, de manière à recouvrer la vérité naturelle et

éternelle de son âme. À terme, nous le verrons, cela signifie simultanément une

reconquête de la véritable effectivité de l’âme individuelle.

Douglas Lane Patey a également exploré les influences

néoplatoniciennes de Young, insistant peut-être davantage sur l’effort

38

Cf. Odell 1981, p.99-100

34

d’abstraction qui doit se déployer depuis l’individualité immédiate vers une

individualité essentielle ou naturelle. Du même coup, Patey nous permet de

comprendre un peu plus précisément de quelle manière ce travail de

connaissance de soi accomplit une sorte d’harmonisation entre l’activité de

l’artiste original et celle de la nature créatrice. En effet, explique-t-il, puisque la

volonté de Dieu ou les lois de la nature sont immanentes à son devenir,

s’accomplissent et se donnent à travers leur pouvoir de transformation (ce

qu’affirment tant les chrétiens que les néoplatoniciens), ce n’est qu’en

abandonnant les manières externes de les comprendre que l’on pourra gagner

la vérité. Autrement dit, il est impératif d’abandonner les manière que l’on a de

se comprendre dans le monde de la société si l’on veut penser en vérité le

monde naturel – l’homme et ses actions inclus.39 Cela signifie plus

particulièrement que l’artiste doit recouvrer un accès immédiat à son

expérience, se dépouiller des manières convenues d’en comprendre le sens,

afin d’en déterminer sa perception à la seule lumière des nécessités naturelles

que ce rapport découvrira.

Il semble par conséquent permis de penser que le premier

commandement de Young articule cette idée qu’il faut arriver à une

connaissance de soi en tant qu’être naturel. Placé dans le contexte de ses

influences chrétiennes et néoplatoniciennes, on devine déjà en quoi la

découverte d’un soi naturel engagera l’âme à révérer ses propres pouvoirs,

39

Cf. Douglas Lane Patey, Art and Integrity: Concepts of Self in Alexander Pope and Edward Young, in Modern Philology, Vol. 83, No. 4, The University of Chicago Press, mai 1986, p.377

35

ceux-ci répondant directement de l’ordre naturel du monde tel qu’il a été voulu

par Dieu ou un démiurge créateur.40 Mais dans la mesure, toutefois, où il s’agit

de s’arracher à la quotidienneté de notre personnalité, de plonger

profondément en notre sein pour conquérir une intimité avec cet autre en

nous, cet étranger divin que nous sommes, cette exigence présuppose une sorte

de perte du soi. Autre que nous-mêmes, faut-il penser, nous le serions devenu à

travers divers processus d’acculturation et de formation sociale dont on doit

maintenant pouvoir remettre les valeurs en question.

C’est à cette idée qu’il faut à présent s’attarder si l’on veut pouvoir se

débarrasser de la confusion qui règne autour des conceptions de Young.41 À

cette fin, reprenons et développons en en une courte proposition l’exigence du

deuxième commandement : se révérer, c’est découvrir la vérité et la valeur de

sa propre nature plutôt que de chercher à briller par les traits de sa culture et

de sa connaissance; c’est valoriser les contenus de sa propre expérience du

40

Je note au passage que cette méthode de composition, dont les résonnances éthiques sont indéniables n’est pas sans rappeler les efforts de conscience auxquels Cicéron convie celui qui cherche la vertu, synonyme du beau et du perfectionnement de la nature (Cf. Les lois, livre premier). Là aussi il est question de recouvrer l’essence de son humanité afin d’accorder harmonieusement son agir et sa production à la loi naturelle. Ce n’est que de cette manière que nos productions pourront être dites ‘excellentes’, laquelle excellence signifiera derechef une contribution positive au progrès de la marche de l’humanité. Ces thèmes, nous le verrons un peu plus loin, sont tous présents dans la pensée de Young. 41

Il ne fait aucun doute que l’idée d’une perte du soi naturel en raison de processus d’acculturation et de formation sociale résonne de manière particulièrement intéressante avec, par exemple, le contenu du Discours sur l'origine et les fondements de l'inégalité parmi les hommes publié par Jean-Jacques Rousseau plus ou moins à la même époque, soit en 1755. Mes recherches n’ont toutefois relevé aucun indice d’une influence directe du Français sur l’Anglais. Qui plus est, tant les visées que les influences philosophiques de ces deux hommes incitent à penser que leurs ‘retrouvailles’ autour de ce thème est davantage le fruit d’une idée qui commençait à s’imposer à l’époque que d’une véritable communauté de pensée. Ceci dit, je laisse la question ici ouverte.

36

monde en fonction d’une juste connaissance de sa nature plutôt que de tenter

d’accorder celle-ci aux valeurs et aux modèles hérités du passé.42 Voilà ce que,

déjà, suggérait l’analyse du premier commandement. À présent, reste à voir si

cela se confirme ailleurs dans le texte des Conjectures.

« Born originals, how comes it to pass that we die copies? »43 Ce

passage, fréquemment cité par les lecteurs en mal de montrer que Young

réduirait l’originalité à l’expression idiosyncrasique de l’artiste, veut donner voix

à un ‘danger’ inhérent à la formation (Bildung) traditionnelle de l’individu au

cœur de sa communauté. Toutefois, ce ‘danger’ n’est pas celui que ces lecteurs

aimeraient découvrir dans les Conjectures. En effet, ce n’est pas la tradition qui

menace, ce n’est pas elle qui étrange l’individu à lui-même – et il faut bien se

demander comment elle le pourrait, en vertu de quelle réalité et de quelle

effectivité objective –, mais bien l’esprit d’imitation, lequel traduit plutôt une

certaine attitude face aux contenus de la tradition.

Pour le dire autrement, l’effacement du soi ‘naturel’ pour la conscience

n’est pas l’effet d’une effectivité contraignante de l’histoire, mais le résultat

42

Ainsi que je le montrerai un peu plus bas, la révérence de soi entendue comme une forme d’engagement traduit en fait l’exigence morale de réaliser le potentiel naturel des capacités et talents que Dieu a placés en nous. On retrouve ici le thème de l’éthique, dans lequel baigne explicitement la rédaction des Conjectures : « Having put in a Caveat against the most fatal of errors, from the too great indulgence of Genius, return we now to that too great suppression of it, which is detrimental to Composition; and endeavour to rescue the writer, as well as the man. » (Young 1759, p.39) On pourrait très certainement opérer ici un parallèle avec le devoir kantien de ne laisser aucun de nos talents naturels en jachère (Cf. E. Kant, The Metaphysics of Morals, trad. Mary J. Gregor, CUP, Cambridge, 1996, plus particulièrement la première section du second livre, §19) 43

Young 1759, p.42

37

d’une faiblesse psychologique. Young ne nie pas que la tentation de profiter des

richesses de l’histoire, soit par l’imitation, soit par la traduction, sera plus forte

là où elles sont plus abondantes, mais il insiste néanmoins sur le fait que la

responsabilité de l’effacement du soi naturel incombe à l’individu qui aura

choisi la voie de la facilité. Lisons au long, pour s’en convaincre, les passages

précédant cette citation :

But farther still : a spirit of Imitation hath many ill effects; I shall confine myself to three. First, it deprives the liberal and politer arts of an advantage which the mechanic enjoy: In these, men are ever endeavouring to go beyond their Predecessors; in the former, to follow them. And since copies surpass not their Originals, as streams rise not higher than their spring, rarely so high; hence, while arts Mechanic are in perpetual progress, and increase, the Liberal are in retrogradation and decay. Those resemble Pyramids, are broad at the bottom, but lessen exceedingly as they rise; Those resemble Rivers which, from a small fountain-head, are spreading ever wider, and wider, as they run. Hence it is evident, that different portions of understanding are not (as some imagine) allotted to different periods of time; for we see, in the same period, understanding rising in one set of artists, and declining in another. Therefore Nature stands absolved, and the inferiority of our Composition must be charged on ourselves.

Nay, so far are we from complying with a necessity, which Nature lays under us, that, Secondly, by a spirit of Imitation we counteract Nature, and thwart her design. She brings us into the world all Originals: No two faces, no two minds, are just alike; but all bear Nature’s evident mark of Separation on them. Born Originals, how comes it to pass that we die as Copies? That medling Ape Imitation, as soon as we come to years of Indiscretion (so let me speak), snatches the Pen, and blots out nature’s mark of Separation, cancels her kind intention, destroys all mental individuality; the letter’d world no longer consists of Singulars, it is a Medly, a Mass; and a hundred books, at

bottom, are but One.44

Cette longue citation invite à plus d’un commentaire. On pourrait

souligner, par exemple, le fait que les thèmes soulevés dans ce passage

44

Young 1759, p.40-43

38

répondent d’un contexte plus large que celui des seules Conjectures, à savoir,

celui ouvert par la « Querelle des Anciens et des Modernes ». Déjà, cela aurait

pour effet de replacer la discussion de l’esprit d’imitation dans l’horizon d’une

analyse partisane du rapport de soumission des productions artistiques

contemporaines aux dogmes et modèles hérités du passé. Sans pour autant

faire abstraction de ce contexte, puisque j’y reviendrai brièvement un peu plus

loin, ma lecture collera davantage au texte même des Conjectures.

M’intéressent plutôt, par exemple, l’expression même d’esprit d’imitation dans

le contexte des conjectures de Young ainsi que la manière dont il oppose ici cet

esprit aux intentions de la nature.

C’est que cette citation donne bien à voir que Young n’en a ni contre la

tradition, ni contre le mérite des œuvres hérités de l’antiquité. C’est plutôt à la

plume servile des auteurs contemporains que Young adresse ses remontrances,

eux qui, à l’instar de Corneille lisant l’Ars Poetica d’Horace ou la Poétique

d’Aristote, tentaient vainement d’informer la matière de leurs productions en

mobilisant les dogmes du passé. À cet égard, il est important de comprendre

que, si l’esprit d’imitation menace toujours déjà de dominer la composition

contemporaine, c’est précisément parce que la tradition s’impose – s’impose,

mais n’agit pas de manière objective – par le mérite avéré de ses modèles et de

ses accomplissements exemplaires.45 Ce que Young déplore en fait, c’est cette

45

Cf. Young 1759, p.19: « Yet let not Assertors of Classic Excellence imagine, that I deny the Tribute it so well deserves. He that admires not the antient Authors, betrays a secret he would conceal, and tells the world, that he does not understand them. Let us be as far from

39

faiblesse psychologique, cette attitude de soumission face aux richesses du

passé qui pousse l’auteur à s’approprier une pièce de ses trésors plutôt que de

se munir d’un pic et d’une pelle et d’aller bravement à la conquête de fortunes

nouvelles. « But why are Originals so few? […] because illustrious examples

engross, prejudice, and intimidate. »46 Cette phrase, que l’on aura si souvent lue

comme affirmant (naïvement) le rôle actif et préjudiciable de la tradition,

apparaît désormais comme décrivant un rapport psychologique de soumission

aux modèles du passé, un esprit d’imitation qui sera fort probablement celui de

l’écrivain qui n’aura pas fait l’effort de se connaître en vérité.

Cependant, si l’on fait jouer pour un instant cette analyse dans le

contexte néoplatonicien et/ou chrétien des Conjectures, on découvre

rapidement un problème : il semble en effet que, plus une tradition est riche de

modèles, plus la créativité et l’originalité seront menacées – étant entendu que

devant davantage de modèles de valeur, l’esprit d’imitation aura plus d’empire

sur l’âme de l’artiste. Tant et si bien que, devant le foisonnement des œuvres

qui nous sont parvenues depuis l’Antiquité, il y a fort à parier que l’auteur

moderne ne sera pas en mesure de s’arracher à leurs charmes afin de pouvoir

véritablement créer. Une sorte de déclin serait ainsi programmée dans le

développement de l’histoire en vertu d’une faiblesse psychologique et, donc,

naturelle de l’être humain.

neglecting, as from copying, their admirable Compositions: Sacred be their Rights and inviolable their Fame » (italique ajouté). 46

Young 1759, p.17

40

Young répond toutefois adéquatement à cette objection, affirmant que

l’esprit d’imitation ne relève pas davantage d’une nécessité naturelle que d’une

efficace objective de l’histoire. Il en veut pour preuve les progrès scientifiques

de la modernité et le foisonnement d’inventions nouvelles au 17e siècle.47

Conséquemment, il juge tout aussi surprenant que déplorable l’esprit

d’imitation qui règne sur la République des Lettres alors que la pratique des

sciences, elle, mobilise comme autant de tremplins vers de nouvelles

découvertes tous ces modèles hérités de la tradition.

Il me reste encore à parler de ce rapprochement que fait Young entre la

pratique de la science et celle de la composition littéraire. Mais je veux d’abord

souligner ce constat émis par Young, que la multiplication des productions

scientifiques contemporaines montre bien que la nature – humaine ou en

général – n’est pas en cause dans l’impuissance des arts à produire de nouvelles

œuvres originales. Si l’esprit humain parvient encore à se montrer original en

47

Derrière cet argument se cache en fait tout un débat qui en occupa plus d’un tout au long de la Querelle. En effet, il n’était pas inusité, au fort de la Querelle, de fonder son argument en faveur des Anciens sur la déliquescence du monde : l’univers aurait connu son apothéose durant l’Antiquité et depuis n’aurait cessé de se dégrader. Les tenants d’une telle position (dont certains, tel que H. Baron, pensent qu’elle était fondée dans le projet humaniste de la Renaissance; cf. H. Baron, The Querelle of the Ancients and the Moderns as a Problem for Renaissance Scholarship, in Journal of the History of Ideas, Vol. 20:1, University of Pennsylvania Press, janvier 1959, p.3-22) n’avaient alors qu’un pas à faire pour refuser à l’homme moderne la possibilité d’être né avec des facultés intellectuelles rivalisant celles des Anciens. Il fallut donc que les Modernes, et Young avec eux, démontent cette manière de comprendre la marche de l’histoire afin de soutenir la possibilité que les Modernes jouissent des mêmes capacités que les Anciens. À cette fin, Young mobilisera plusieurs arguments tels que l’uniformité de la nature humaine et l’idée que les Modernes sont les véritables Anciens étant donné l’âge du monde. Ironiquement, ces arguments n’avaient rien de bien original puisqu’on les retrouvait en toutes lettres chez des penseurs du 17

e tels que Francis Bacon en 1620 (dont il sera question plus loin)

et Georges Hakewill (Apology… of the Power and Providence of God… and Censure of the Common Error Touching Nature’s Perpetuall and Universal Decay, 1627).

41

science, il faut en conclure qu’il n’est aucune raison inscrite à même sa nature

qui lui interdise de faire de même dans la composition littéraire. En fait, et cela

est d’importance, la nature aura veillé à ce que l’inverse soit vrai : l’irréductible

singularité naturelle de l’individu, celle qui se donne par « la trace évidente de

la séparation », est selon Young le mécanisme par excellence que la nature aura

mis en place, hier comme aujourd’hui, afin d’encourager le progrès, de

nouvelles découvertes et la production d’œuvres, scientifiques ou artistiques,

originales. Nous sommes tous nés originaux, dit Young, comme si la providence

y avait veillé en vue d’une fin que nous ne connaissons pas.48 Se connaître

véritablement, c’est-à-dire contracter une intimité avec l’étranger qu’est

devenu le ‘soi naturel’, signifie donc en outre recouvrer cette originalité que

nous avons de naissance afin de la manifester par nos productions ; c’est cette

originalité de nature qui viendra assurer la possibilité d’une production

originale.

Cela, donc, s’atteste déjà dans les sciences et les ‘arts mécaniques’. Dans

ces domaines Young remarque en effet que, non seulement l’individualité

naturelle du producteur rend possibilité de nouvelles perspectives originales sur

les vérités et nécessités qui occupent leur tradition mais, en outre, l’esprit

d’imitation y étant généralement tenu en échec, cette individualité naturelle

48

On se rappellera à nouveau le rapprochement que j’opérais un peu plus tôt avec les thèses stoïciennes de Cicéron touchant à la vertu, où la sagesse consiste essentiellement en cette capacité de replacer les motifs de son agir sous les commandement de la loi naturelle. Pour l’orateur romain aussi cette nécessité éthique était posée par la fonction de l’homme dans le progrès de la nature vers sa perfection (Cf. Cicéron, Les lois, livre premier, IX).

42

peut par conséquent se manifester plus librement. Or, si l’esprit d’imitation y

est tenu en échec, c’est essentiellement parce qu’il est coutume pour ceux qui

pratiquent ces sciences et ces arts de vouloir dépasser leurs prédécesseurs

plutôt que de les imiter. Autrement dit, l’esprit d’imitation ne menace pas le

scientifique comme il menace l’artiste parce que la notion de progrès est

intimement liée à l’histoire de sa pratique – très certainement pour les arts

mécaniques, et peut-être tout autant pour les sciences à la suite des révolutions

de la philosophie expérimentale dont il sera question un peu plus loin.

D’une certaine manière, donc, la pratique des sciences mécaniques

garde l’homme auprès de son monde et ainsi de lui-même – de son individualité

naturelle : les processus d’inventions mécaniques impliquent nécessairement

une sorte de dialectique entre les données phénoménales de l’expérience et le

talent et les capacités de l’inventeur à les comprendre et les manipuler selon

ses besoins. Aussi, non seulement est-il besoin pour ce type de ‘producteur’

d’être attentif aux données de son expérience, mais il doit également connaître

adéquatement ses propres capacités, ses propres talents et limites, afin de

savoir mobiliser adéquatement ces données dans ses efforts de production.

Sorte d’événement de vérité, les productions scientifiques et mécaniques

répondent adéquatement des vérités du monde parce que leur inventeur aura

eu les capacités nécessaires pour répondre des nécessités naturelles qu’il aura

découvertes tant autour de lui qu’en son propre sein. L’invention est par

conséquent la découverte d’une vérité – en ce qu’elle est une réponse

43

adéquate aux articulations naturelles du phénomène – et une découverte de

soi. Aussi, si le parallèle avec la production scientifique doit nourrir la réflexion

au sujet de la production artistique originale, ce sera d’abord et avant tout

parce qu’au cœur de cet événement de vérité il y va d’une découverte de

l’individualité naturelle de l’inventeur que n’interrompt presque jamais un

esprit d’imitation. La question, du coup, est de tirer au clair pourquoi et

comment l’esprit d’imitation affecte la production artistique et comment la

production artistique originale relève elle aussi d’un événement de vérité.

Il n’y a, ainsi que je l’ai déjà dit, aucune raison nécessaire à cette

impuissance de l’artiste : l’esprit d’imitation, Young l’affirme clairement, n’est

pas une facette des nécessités de la condition humaine. Ou peut-être l’est-il en

une certaine mesure, si tant est que l’ambition participe de la condition

humaine! Car voilà la véritable coupable : l’ambition. Certes, succomber à

l’ambition relève également d’une faiblesse de caractère à laquelle la nature ne

condamne personne nécessairement. Néanmoins, et contrairement à Helvétius,

qui en faisait un des moteurs les plus importants du génie, Young semble

considérer que cette passion conduit plus souvent qu’autrement droit à l’esprit

d’imitation.49 La tentation est forte, en art, de profiter du renom d’une œuvre

49

Il est vrai que Young dit de l’ambition qu’elle est une vertu en composition (cf. Young 1759, p,16 et encore p.23). Il est évident, toutefois, qu’elle n’est pas le principe de l’excellence attribuée à l’originalité. Il s’agit plutôt d’une passion qui pourrait tout aussi bien mener l’écrivain aux hauteurs de la véritable invention qu’aux bassesses d’une imitation servile. Pour le dire autrement, l’ambition sera vice ou vertu selon l’individu qu’elle anime et la fin qu’elle sert. Présupposant peut-être que la vertu est moins fréquente que le vice, Young insistera davantage sur les liens entre cette passion et l’esprit d’imitation. À cet égard, il reste plus près des néoplatoniciens et des stoïques pour qui l’ambition trahissait un désir de gloire nécessairement

44

déjà bien établie en se l’appropriant, soit par la traduction, soit par un effort

d’adaptation. Une telle appropriation, toutefois, ne serait d’aucune valeur en

science, où seule la découverte d’une nouvelle vérité peut jeter quelque éclat

sur celui qui en est responsable. Il y a fort à parier que l’ambition, dans ce cas,

servira adéquatement les besoins du chercheur en le poussant toujours à

l’exploration de nouvelles contrées, de nouvelles découvertes. Elle menace

donc plus particulièrement l’artiste, et le dessert presque assurément en le

poussant à tenter de faire reluire un éclat emprunté sur ses productions ; éclat

qui, inévitablement, brillera toujours d’un feu un peu moins vif.50

Réglant sa production sur celle d’un autre, l’artiste ignore du même

coup sa propre individualité, celle-là même que la nature avait prédestinée à

nourrir la marche de l’esprit vers de nouvelles découvertes. La faiblesse

psychologique qu’est l’esprit d’imitation, nourri par l’ambition, devient du

même coup une sorte de faiblesse éthique : plaçant son ouvrage sous l’autorité

d’un autre, l’auteur fait en quelque sorte le choix de se manquer, c’est-à-dire,

de manquer de connaître sa propre nature et ses capacités particulières et de

nuisible à la vertu. Helvétius, quant à lui, fait de l’ambition un véritable principe moteur du génie; cf. le premier chapitre du quatrième discours du traité De l’esprit intitulé « Des différents noms donnés à l’esprit » : « C’est ce seul désir [de gloire] qui, dans les Sciences ou les Arts, nous élève à des vérités nouvelles, ou nous procure des amusements nouveaux. Ce désir, enfin, est l’âme de l’homme de génie : il est la source de ses ridicules et de ses succès. » (Claude Adrien Helvétius, De l’esprit, Librairie Durand, Paris, 1754, p.423-424) 50

Que l’ambition soit le moteur principal de l’esprit d’imitation atteste une fois de plus de la nature psychologique du problème : ce n’est pas la tradition qui rend la production d’un original impossible pour Young, mais une faiblesse morale de son caractère psychologique.

45

réaliser les fins que la nature aura mises en lui.51 Ce faisant, la République des

Lettres y obtient un nouveau nom, mais l’étendue de son domaine n’y aura rien

gagné.

***

Jusqu’à présent, il nous a été donné de voir que la méthode de

composition originale défendue par Young se déployait dans le contexte de

commandements à saveur éthique qui enjoignent l’artiste à découvrir et

connaître son individualité naturelle et à la valoriser en tant que source

privilégiée de nouvelles connaissances. J’ai également montré comment Young

considère que cette méthode s’applique aisément au domaine des sciences et

des arts mécaniques, mais plus difficilement au domaine des beaux-arts et de la

littérature. De cette difficulté, qui se manifeste essentiellement par l’esprit

d’imitation, j’aurai affirmé qu’elle est surtout le fait d’une ambition qui pousse

l’artiste à emprunter des voies et des moyens dont la valeur aura déjà été

reconnue par sa communauté. « Born originals, how comes it to pass that we

die as copies? » La réponse est maintenant plus claire: ce n’est pas parce que la

tradition œuvre efficacement contre les tentatives de création – parce qu’elle

aurait déjà ouvert, puis fermé, tous les possibles – mais bien parce que

51

À propos du caractère éthique du choix en question, Young 1759 p.19 : « Modern Writers have a Choice to make; and therefore have a Merit in their power. They may soar in the regions of Liberty or move in the soft Fetters of easy Imitation; and Imitation has as many plausible Reasons to urge, as Pleasure had to offer to Hercules. Hercules made the Choice of an Hero, and so became immortal. » On pourrait également lire l’analogie suivante dans la même direction : « Genius can set us right in Composition, without the Rules of the Learned; as Conscience sets us right in Life, without the Laws of the Land. » (Young 1759, p.31) L’écho avec les thèses stoïciennes et néoplatoniciennes évoquées plus haut ne résonne nulle part aussi puissamment.

46

l’imitation conduit plus facilement à la gloire. Une gloire plus terne et

empruntée, certes, mais une gloire tout de même.

Young n’appelle donc pas l’artiste à rejeter l’apport de la tradition –

ainsi que le prétend l’interprétation qui fait de lui un anti-traditionaliste – mais

à se défaire de l’esprit d’imitation qui l’éloigne de lui-même et à mobiliser son

ambition dans une entreprise plus ‘morale’, pour le dire ainsi. Mais le texte de

Young nous invite à pousser cette conclusion au sujet du rapport entre l’artiste

et sa tradition un peu plus loin : non seulement est-ce que la tradition et ses

contenus ne sont pas nécessairement une entrave à l’accomplissement

d’œuvres originales, mais elles peuvent en outre nourrir la marche de l’esprit et

lui ouvrir de nouvelles possibilités de création. Pour s’en convaincre, il suffit de

lire ces passages :

It is by a sort of noble contagion from a general familiarity with their writings, and not by any particular sordid theft, that we can be the better for those who went before us. […] Genius is a master workman, learning is but an instrument, tho’ most valuable, yet not always indispensable.52

Et encore:

I would compare Genius to Virtue, and Learning to Riches53

Et plus loin:

Yet, consider, my Friend! knowledge physical, mathematical, moral, and divine, increases; all arts and sciences are making considerable advance; with them, all the accommodations, ornaments, delights and

52

Young 1759, p.24-26. 53

Young 1759, p.29

47

glories of human life; and these are the new food to the Genius of a polite writer; these are as the root, and composition, as the flower.54

Il n’y a aucun doute que Young souffre d’une certaine naïveté lorsqu’il

affirme que la connaissance est un instrument dont l’œuvre du génie pourrait

peut-être se dispenser. Il est fort probable que cette naïveté réponde en fait

d’une certaine mode en vogue à l’époque dans les traités sur le génie, à savoir,

celle du génie primitif.55 Très certainement, si le génie est essentiellement

fonction de talents naturels et d’une connaissance de soi, les connaissances

véhiculées par sa tradition ne sont pas nécessaires à son existence. En fait,

moins il est aisé de puiser aux richesses des autres, plus il devient nécessaire de

créer les siennes propres. Du coup, il va de soi que là où la culture d’une

communauté est en friche, l’exigence de créations nouvelles, tant en art qu’en

science, se fera sentir davantage. Cela relève toutefois de considérations

psychologiques dont on a vu qu’elles ne relevaient d’aucune nécessité naturelle

: qu’il soit plus facile de créer originalement à une certaine époque, que le

54

Young 1759, p75 55

William Duff, par exemple, consacrera toute la dernière section de son Essay on Original Genius (1757) à cette idée que l’exercice du génie sera plus vigoureux, plus efficace et plus remarquable dans les sociétés primitives et/ou sans réelle culture. Diderot également soutiendra une thèse similaire, ce qui ne saurait étonner étant donné la programmatique matérialiste de sa philosophie : « modèle idéal de la beauté, ligne vraie, dont l’homme de génie aura la notion plus ou moins rigoureuse, selon le climat, le gouvernement, les lois, les circonstances qui l’auront vu naître ; modèle idéal de la beauté, ligne vraie, qui se corrompt, qui se perd et qui ne se retrouverait peut-être parfaitement chez un peuple, que par le retour à la barbarie ; car c’est la seule condition où les hommes, convaincus de leur ignorance, puissent se résoudre à la lenteur du tâtonnement… » (Diderot, Salon de 1767, in Œuvres complètes, Garnier Frères, Paris, 1876, p.13-14 (reproduit par Kraus Reprint Ltd., Liechtenstein, 1966)). Quant à la manière dont Young traite des ‘premiers génies’, il est intéressant de remarquer qu’il ne rejette pas l’idée que d’illustres auteurs grecs puissent avoir été mus par un esprit d’imitation : les textes originaux ayant depuis longtemps sombré dans l’oubli, l’aspect original des compositions d’Homère, par exemple, ne pourrait être qu’accidentel (cf. Young 1759, p.14-15). Or, s’il résiste à l’idée que cela puisse être vrai des Homère, Pindare et Anacréon, ce n’est que par un problématique « peut-être » qu’il retire leurs œuvres du lot des originaux accidentels.

48

besoin s’en fasse davantage ressentir, n’a pas à signifier qu’il soit plus ou moins

possible de le faire. Cette possibilité est inscrite à même la singularité naturelle

de l’individu et élève des exigences non moins pénibles que celles élevées par la

vertu. Mais pour autant que la connaissance peut être comparée à une

richesse, il est tout lieu de penser que l’individu vertueux saura en faire bon

usage.

La chose est à nouveau évidente en science, où les productions et

inventions contemporaines tablent nécessairement sur les progrès effectués

par le passé : c’est parce que la roue a été inventée que le carrosse devient

possible. Or il y a de bonnes raisons de croire que Young a voulu défendre une

idée similaire dans le domaine de la composition littéraire. Autre preuve que le

rejet de l’esprit d’imitation n’engage pas à un rejet de la tradition, Young

enjoint effectivement à l’auteur contemporain de s’allier ses illustres

prédécesseurs plutôt que de les bannir. Il est sans doute frustrant que Young ne

décrive pas davantage les modalités d’une telle alliance; tout au plus peut-on

penser que le terme de « noble contagion » évoque une certaine forme de

sympathie envers les auteurs du passé et leurs productions, une sympathie qui,

on le devine, aurait pour effet d’élever l’âme de l’écrivain aux hauteurs

vertigineuses des génies d’hier. Cela étant, il faudra éviter que cette sympathie

ne s’enfle jusqu’à l’émulation : Homère doit nourrir le jugement, vivifier

49

l’imagination;56 ce n’est pas sa production qui donne l’exemple, ce n’est pas elle

qui doit être l’objet de la sympathie, mais plutôt la manière dont cette

production suppose un talent naturel et une réelle volonté de se connaître et

de donner voix à cette connaissance. La sympathie engage l’artiste à imiter

l’homme, non sa composition, à s’exercer comme il l’avait fait et non pas à

exprimer ce qu’il a exprimé.57 Ce faisant, c’est moins le Homère de l’Iliade que

l’on imite que sa méthode naturelle de composition – moins l’individu que son

individualité.

Tradition et créativité : deux exemples, une conclusion

Si l’élan sympathique de l’artiste original en direction de ses

prédécesseurs demeure quelque peu énigmatique, les Conjectures de Young

offrent d’autres indications quant à la manière dont la tradition peut nourrir

l’artiste dans ses efforts de production originale. À cet égard, je me concentrai

sur deux exemples, ou deux cas, illustrant comment la tradition peut, et même

doit intervenir dans les processus de production créative. Le premier de ces

exemples, interne à l’argument des Conjectures, concerne la critique que Young

adresse à Jonathan Swift. Le deuxième cas, quant à lui, excède les pages du

texte de Young, ou plutôt l’enserre tel un cadre : il s’agit l’influence décisive

56

Young 1759, p.20 57

À cet égard, Young anticipe peut-être sur certaines thèses néoclassiques de J.J. Winckelmann. Cf. Young 1759, p.21-22 : « Let us build our Compositions with the Spirit, and in the Taste, of the Antients; but not with their Materials. »

50

qu’a eu la philosophie expérimentale sur l’œuvre de Young. En effet, plusieurs

éléments de preuve existent qui témoignent éloquemment du rapport intime

entre la méthode expérimentale développée au 17e siècle et les écrits de

Young, une influence qui se sera fait sentir tant dans ses propres efforts de

composition que dans l’élaboration de sa méthode.

J’ai déjà relevé la manière dont Young considère l’œuvre du génie, la

production créative, comme un progrès dans le domaine des lettres. Jusqu’à

présent, toutefois, cette considération est restée inexplorée. Tout ce qui en a

été dit, c’est que la tradition et ses contenus ne sont pas une entrave à ce

progrès mais peuvent, bien au contraire, en nourrir la marche comme dans les

domaines de la science et des arts mécaniques. Cependant, cela ne nous

renseigne pas encore, ou pas tout à fait, sur la valeur de l’œuvre de l’écrivain

original et les caractéristiques du critère qui doit intervenir afin d’en attester.

En guise de réponse à cette dernière énigme, la plupart des lecteurs

contemporains auront préféré se réfugier dans ce passage des Conjectures sans

vraiment s’y arrêter : « Originals are, and ought to be, great Favorites for they

are great Benefactors; they extend the Republic of Letters, and add a new

province to its dominion. »58

Je voudrais avancer que cet extrait témoigne de visées dépassant la

seule tentative de soutirer la composition littéraire à l’empire d’une imitation

servile des modèles classique. Ce n’est pas pour la simple créativité de son

58

Young 1759, p.10

51

œuvre que l’on prise l’auteur original, ce n’est pas uniquement parce qu’il aura

échappé à l’esprit d’imitation, mais bien parce que ses productions sont, d’une

manière ou d’une autre, un bienfait. Or, ce bienfait, Young le décrit en termes

de progrès : l’originalité n’a de valeur que si elle fait progresser le monde des

arts, que si elle découvre une vérité ou une réalité que la République des

Lettres ignorait jusqu’alors. C’est très certainement ce que le rapprochement

avec la progression historique des sciences et des arts mécaniques devait laisser

entendre. A contrario, une œuvre peut se révéler originale et entièrement

dégagée, en ses principes, des déterminations de l’esprit d’imitation sans pour

autant accomplir de tel progrès. Cette œuvre, pour originale qu’elle est, sera

néanmoins dépourvue de valeur et justement décriée.

Bien entendu, cela signifie qu’il faille déterminer avec plus de précision

la nature de ce progrès si l’on veut se saisir de ce qui assure à l’originalité, à la

créativité, sa valeur. À cet égard, la critique de Young à l’endroit de Jonathan

Swift et son Gulliver sera particulièrement utile. En effet, si on peut comprendre

en quoi Swift écrivait ‘originalement mal’, on arrivera peut-être à saisir plus

précisément ce qui fait le mérite de l’œuvre adéquatement originale et, par

conséquent, la valeur de la créativité artistique.

Tout au long des Conjectures, Swift apparaît comme une figure

ambivalente. Tantôt décrié, tantôt l’objet d’éloges bien senties, on peine

parfois à savoir ce que l’exemple de Swift doit nous permettre de comprendre.

Young ne manquera pas, par exemple, de souligner le talent de l’écrivain alors

52

même qu’il le décrie avec force de passion pour son Gulliver. Et encore, plus tôt

dans le texte, Young utilise la figure de Swift afin d’illustrer ce qu’il entend par

le génie infantile, à savoir cette espèce du génie qui ne peut se manifester sans

le concours et le soutien d’une connaissance des modèles classiques.59

Soudainement, le génie semble admettre et même nécessiter le recours aux

modèles classiques, bien qu’il y perde quelque chose qui nous reste encore à

cerner. À dire vrai, l’ambivalence paraît telle qu’on croirait Young pris en

flagrant délit de contradiction! Et pourtant, il est encore peut-être un moyen de

le sauver.

Tout porte à croire, en effet, que le génie infantile décrit davantage un

talent littéraire notoire plutôt qu’un véritable ‘original’. Il n’est pas anodin, par

exemple, que Young parle des productions réussies de Swift en termes de

beautés plutôt qu’en termes d’originaux.60 Et si Swift a réussi à produire de

telles beautés, sa production n’aura pas été organique et spontanée comme

l’eut été celle du véritable génie; plutôt, Swift aura « stumbled at the threshold,

and set out for Distinction on feeble knees. »61 On comprend de cette citation

que le talent de Swift n’était pas été assez vigoureux pour se manifester de lui-

même et que, par conséquent, les enseignements des maîtres du passé furent

59

Young 1759, p.31-33; ces passages, que j’interprète ici dans leurs implications épistémologiques, font écho au thème du génie primitif que j’ai évoqué plus haut à la note. C’est toutefois le génie adulte qui a les qualités du génie primitif, lui dont les talents ont tous été dessinés avec suffisance par les mains de la nature elle-même. 60

Young 1759, p.63 61

Young 1759, p.32; quant à la nature organique et spontanée de la production proprement originale, cf. Young 1759 p.12: « An Original may be said to be of a vegetable nature; it rises spontaneously from the vital root of Genius; it grows, it is not made. »

53

davantage nécessaires à la beauté de ses compositions. Or ces enseignements,

lorsqu’ils sont nécessaires à la production du génie, risquent toujours d’en

biaiser la démarche en la nourrissant de préjugés qui éloigneront l’artiste de

son individualité naturelle et, donc, d’une production proprement originale.

Mais l’analyse des sections précédentes nous permet d’aller un peu plus

loin : l’exercice de l’individualité naturelle de Swift aura été rendu

problématique par certaines dispositions psychologiques maladives. Si Swift a

peut-être souffert de certains préjugés laissés inquestionnés, Young n’en

reconnaît pas moins qu’il aura tout de même tenté l’aventure de l’original. C’est

plutôt à sa misanthropie (et peut-être même à certaines déviances

psychologiques, telle une inclination scatophile que la politesse de Young lui

aura fait passer sous silence) que Young attribue la cause des tares imputés à

ses œuvres. Il est donc permis de comprendre les remontrances de Young à

l’égard du Gulliver de Swift de la manière suivante : s’étant aventuré dans une

entreprise véritablement originale, où aucun modèle ne pouvait dicter la

marche, Swift, dont le talent aura été vicié par une disposition psychologique

nuisible, se sera écroulé. Et ainsi Young de juger du résultat :

If so, O Gulliver!, dost thou not shudder at thy brother Lucian’s Vulturs hovering o’er thee? Shudder on! they cannot shock thee more, than Decency has been shock’d by thee. How have thy Houyhnhunms thrown thy judgment from its seat, and laid thy imagination in the mire? In what ordure hast thou dipt thy pencil? What a monster hast

thou made of the – Human face Divine?62

62

Young 1759, p. ; la citation ‘Human face divine’ est tirée du Paradise Lost de Milton (XX)

54

L’erreur de Swift, à en croire ce passage, fut de ne pas avoir écrit à la

mesure de la décence, d’avoir écarté les exigences du bon jugement et de s’être

abandonné aux frasques d’une imagination bouillante. Moralité, raison et

imagination régulières, voilà trois conditions sine qua none à la production

d’une œuvre originale de valeur que l’on aurait pu déduire, déjà, du contexte

néoplatonicien dont il a amplement été question.63 Mais on remarque en outre

que l’originalité ne peut s’écarter d’une certaine ressemblance avec la vérité

sans produire de monstres. Or force est de constater que ces conditions sont en

parfaite continuité avec les dogmes néoclassiques de l’époque et la soumission

de la production artistique au critère de vraisemblance.

Et peut-être importe-t-il de rappeler ici ce qui ne doit jamais cesser

d’occuper l’esprit du lecteur des Conjectures : un original demeure toujours une

imitation et ne se distingue de l’imitation mièvre qu’en raison de l’objet imité.64

Il ne fait donc pas de doute que le critère de vraisemblance est encore pertinent

dans le contexte des Conjectures, seulement Young insiste sur l’idée que

l’imitation originale doit se rapporter adéquatement aux manifestations vraies

63 Inutile de rappeler, par exemple, que si la littérature peut avoir quelque valeur positive chez

Platon, c’est uniquement dans la mesure où elle est produite par un esprit amoureux de la vérité, esprit toujours déjà inquiet d’en avoir faussement figé le visage par la forme graphique et matérielle qu’il lui aura prêtée. L’enthousiasme amoureux et moral de l’écrivain, ce ‘délire’ dont on a si souvent parlé, exige lui aussi une régularité de raison (la méthode dialectique) et d’imagination (l’amour vrai qui fait voir au-delà des apparences), ainsi qu’une disposition morale ferme. C’est, à ce qu’il me semble, le fin mot du Phèdre de Platon. 64

Young 1759, p.9 : « Imitations are of two kinds ; one of Nature, one of Authors : the first we call Originals, and confine the term imitation to the second. » Et encore, cf. p.81, où Young vante les mérites de Shakespeare qui aura imité, plutôt que les livres des Anciens, ceux de la nature et de l’homme.

55

de la nature. Swift, dont les facultés intellectuelles auront été détournées de

leur juste fin par quelque passion déraisonnable, aura tout simplement manqué

de voir la nature en vérité et, par conséquent, incapable d’en produire une

imitation qui fut entièrement déterminée par son individualité naturelle et la

structure immanente de la réalité. Non seulement son Gulliver aura-t-il manqué

d’être juste dans ses représentations, mais Swift aura de surcroît compensé

pour ses faiblesses par des écarts moraux répréhensibles. À terme, son œuvre,

quoique originale, n’aura rien offert à la progression de l’esprit humain telle

qu’elle se manifeste dans la République des Lettres. C'est-à-dire qu’à la lecture

de cet ouvrage, nul ne gagnera une perspective plus riche et plus vraie sur son

monde, et nul n’y trouvera une juste représentation d’un agir proprement

moral dont il pourrait apprendre – ni dans les personnages de l’œuvre, ni dans

l’exercice de composition auquel Swift se sera évertué tant bien que mal.

À l’inverse, le génie en propre, l’original, possède toute la vigueur des

facultés (intellectuelles et physiques) nécessaire à la production d’une imitation

qui soit semblable au vrai. J’ai montré que l’aspect de l’individualité qui

intéressait Young avait essentiellement à voir avec cette dimension de

singularité naturelle dans l’expérience humaine, cet ‘autre’ de l’individu poli par

l’acculturation. L’individualité naturelle, c’est d’abord et avant tout la marque

de la séparation et le moyen que la nature aura mis en place afin de favoriser le

progrès de l’humanité : elle est la puissance naturelle particulière à un individu.

À ce titre, se connaître signifie, d’une part, une juste connaissance de ses

56

facultés et, d’autre part, soumettre à cette connaissance les perceptions et les

idées qui font surface en notre esprit sans être organisées et ordonnées par des

manières traditionnelles de les comprendre.65 L’exigence de connaissance de

soi se traduit ainsi en une sorte d’appréhension raisonnable et immédiate des

contenus de l’expérience.66 Ainsi, Young écrit :

Therefore dive deep into thy bosom; learn the depth, extent, biass and full sort of thy mind; contract full intimacy with the Stranger within thee; excite, and cherish every spark of Intellectual light and heat, however smothered under former negligence, or scattered through the dull dark mass of common thoughts; and collecting them into a

body, let thy Genius rise (if Genius thou hast) as the sun from Chaos.67

À l’évidence, si le critère de la vraisemblance doit encore et toujours

servir de norme pour mesurer le succès de l’imitation, celle-ci ne décrit

toutefois plus un rapport adéquat entre l’œuvre et les règles de composition

qui s’imposent traditionnellement. Il y va plutôt d’une sorte de justesse

intuitive, d’évidence que seule l’expérience peut confirmer : l’œuvre apparaît

comme un soleil issu du chaos, d’un éclat qui nous en impose en sa majesté sans

nécessiter, pour qu’on en reconnaisse la valeur, de règles préalables – ce que

suggère l’idée de chaos, d’un état préalable sans conscience de règles.

65

Ces thèmes résonnent de manière on ne peut plus puissante avec les thèmes centraux du stoïcisme tel que, par exemple, l’exprime Cicéron : « Ainsi se fait-il que, pour connaître Dieu, il faille se rappeler en quelque sorte et savoir d’où l’on vient. […] Or la vertu n’est autre chose qu’une nature achevée en elle-même et parvenue à sa perfection. » (Cicéron, Des Lois, liv. I, §VIII) Ainsi connaître en vérité la nature et l’ordre des choses (connaître Dieu) exige que l’on se connaisse d’abord soi-même en son individualité naturelle. C’est de la sorte que l’homme peut placer son agir en accord avec les déterminations de la loi naturelle, accomplir sa fonction qui est d’amener à la conscience humaine l’ensemble des vérités fondamentales de la nature. Il n’en va pas autrement chez Young. 66

J’analyserai cette idée avec plus de soins lorsqu’il sera question des rapports entre la philosophie expérimentale et la méthode de composition originale. 67

Young 1759, p.53

57

J’interprète ces passages ainsi : délesté des manières reçues de se

comprendre, mais également de comprendre son expérience, l’artiste doit

rassembler en son œuvre les données de son expérience qu’il découvre plus ou

moins à tâtons, n’ayant pour guide en ce ‘chaos’ que sa ‘raison naturelle’. Ce

qui assure la possibilité d’une composition réussie, nous l’avons déjà vu, c’est la

continuité de nature mais aussi d’efficace entre la structure de l’individualité

naturelle reconquise et celle inscrite à même la nature du monde. Quant au

critère ultime qui décidera de la qualité de la vraisemblance, il aura toutes les

apparences d’une évidence, comme ‘le soleil se levant depuis le chaos’. Au

même titre, le bienfait que sera l’œuvre du génie, le progrès qu’elle marquera

pour la République des Lettres, s’apparentera à la révélation d’une évidence à

propos de la nature humaine, une vérité à son sujet qui n’avait pas encore vu le

jour (ou peut-être n’avait pas encore brillé sous un tel astre) mais qui attendait

la bonne âme pour lui donner re-présentation. L’œuvre originale tire par

conséquent sa valeur non pas des caractéristiques idiosyncrasiques de l’artiste,

ni même des configurations particulières de son individualité naturelle, mais de

la mise en exercice de cette individualité telle qu’elle a permis de découvrir et

représenter une vérité maintenant accessible à tous ceux et celles qui visitent la

République des Lettres.68

68

Il faut très certainement prendre garde de ne pas donner à cette idée, que la composition originale est un nouvel événement de vérité, une signification trop forte. L’œuvre originale n’est pas événement de vérité au même titre qu’elle peut l’être pour un Martin Heidegger dans l’Origine de l’œuvre d’art, par exemple (on pourra goûter de cette différence au quatrième chapitre de cette thèse). En fait, l’événement de vérité correspond à cette idée que j’ai déjà

58

***

Que l’évidence soit, d’une certaine manière, l’ultime critère pour la

méthode de Young n’est pas sans rappeler le rôle que ce concept a joué dans la

philosophie cartésienne. J’aimerais conséquemment m’interroger quant à la

possibilité d’établir une certaine relation entre cette capacité intuitive du génie

et le processus inductif mis de l’avant par la méthode expérimentale. Si se

confirme effectivement une quelconque continuité de méthode entre la

philosophie expérimentale, apparue au 17e siècle, et la méthode de composition

originale de Young, on peut espérer que le rapprochement permettra de jeter

une nouvelle lumière sur l’argument des Conjectures et le rapport qu’il établit

entre l’activité productive de l’artiste original et les modèles et valeurs de sa

tradition.

Or les indices abondent dans les pages des Conjectures qui suggèrent

que Young aura explicitement cherché à opérer un rapprochement entre sa

méthode de composition originale et celle de la philosophie expérimentale,

encore bien en vogue dans l’Angleterre de 1759. À cet égard, Young s’ajouterait

à de nombreux « Modernes » français qui auraient, eux aussi, chercher à penser

la production artistique de leur époque dans le sillon des progrès marqués par

soulevée, à savoir l’extension de la République des lettres et l’ajout d’une nouvelle province à son domaine. Cette correspondance est attestée, négativement, par Young lorsqu’il insiste sur le fait que la simple imitation ne contribue pas à l’extension de la République des lettres car y manquent ce qui confère à un ouvrage toute sa valeur, à savoir, le génie et la connaissance : « Imitators only give us a sort of Duplicates of what we had, possibly much better, before ; increasing the mere Drug of books ; while all that makes them valuable, Knowledge and Genius, are at a stand. » (Young 1759, p.10).

59

la philosophie cartésienne. Dans une analyse serrée de la genèse et de

l’évolution de l’esthétique française au 18e siècle, Annie Becq écrivait en effet :

« Appliquant la méthode cartésienne au domaine des belles-lettres, les

Modernes discutent de l’autorité de la tradition et refusent d’éprouver une

admiration sans réserve pour les œuvres de l’Antiquité; cette époque n’a pas le

monopole du beau. »69

Nous avons déjà vu comment la critique de l’esprit d’imitation, chez

Young, se couplait à l’exigence d’une juste connaissance de soi : la production

véritablement originale, nous dit Young, n’est possible qu’en vertu d’une

connaissance adéquate de ses propres capacités et pouvoirs, lesquels ne

peuvent être découverts en vérité que par un effort d’introspection. Force est

de constater que cette thèse rappelle singulièrement la méthode mise en place

par Descartes, un peu plus d’un siècle plus tôt, dans ses Règles pour la direction

de l’esprit, voire même la démarche qu’il entreprend dans ses Méditations. En

fait, tant Descartes que Young fondent leur méthode sur cette exigence

d’analyser les modalités de sa propre expérience tout en s’éloignant des

manières convenues de comprendre ses contenus ; on ne peut pas plus déduire

le fondement de la connaissance de préceptes reçus que l’originalité des

modèles du passé. De sorte que la méthode de Young, à l’instar de celle de

Descartes, paraît effectivement insister sur une forme intuitive de

connaissance : c’est d’abord l’expérience et ses évidences qui doivent indiquer

69

A. Becq, La genèse de l’esthétique française moderne, Pacini, Pise, 1984, vol. 1, p.11

60

la voie de la production proprement originale, et non pas la manière dont

l’expérience peut aisément être comprise et exprimée par des figures et des

topoï rhétoriques avérés.70

On pourrait certainement pousser plus loin ces rapprochements entre

l’œuvre de Descartes et la méthode de composition originale des Conjectures

tant il ne fait pas de doutes que la pensée de Young s’installe dans l’horizon

ouvert par cette philosophie. Mais l’histoire n’est jamais si simple que de

nouvelles possibilités historiques puissent s’expliquer par l’œuvre d’un seul

auteur; l’avènement et le progrès de la philosophie expérimentale n’étaient

évidemment pas le fait du seul Descartes. On se souviendra par exemple que,

près de huit ans avant qu’il ne rédige les Règles pour la direction de l’esprit,

Francis Bacon s’affairait déjà aux derniers détails de la Great Instauration. Or, si

l’on se fie aux indices qu’il aura déposés dans le texte des Conjectures, c’est

plutôt vers ce dernier que se sera tournée la pensée de Young.

L’idée de lire le propos des Conjectures dans le contexte des

développements de la philosophie expérimentale de Bacon n’est pas nouvelle :

Richard F. Jones signait en effet Science and Criticism in the Neo-Classical Age of

English Literature, un texte dédié en partie à une telle analyse.71 Il y défendait

alors l’idée que la nouvelle méthode scientifique héritée des Bacon, Newton et

70

Cf. R. Descartes, Regulae ad directionem ingenii, in Œuvres complètes X, Vrin, Paris, 1996, plus particulièrement la troisième règle. 71

Richard F. Jones, Science and Criticism in the Neo-Classical Age of English Literature, in Journal of the History of Ideas, vol. 1, #4, University of Pennsylvania Press, 1940, p.381-412

61

Descartes avait eu un effet direct sur la plume et les théories critiques de

nombreux auteurs tels que John Dryden, William Wotton, Richard Blackmore et

Edward Young aux 17e et 18e siècles. En fait, les développements de la critique

littéraire au 18e siècle anglais auraient selon lui trouvé un moteur important

dans les débats suscités par les travaux de la Royal Society, dont l’institution

avait en quelque sorte donné ‘corps’ et ‘voix’ à la nouvelle manière de penser la

découverte de la vérité après Bacon.

La thèse principale de Jones est à l’effet que ces principes de la

philosophie expérimentale auraient nourri la marche révolutionnaire de la

‘nouvelle critique littéraire’ amorcée par Dryden contre l’adulation irréfléchie et

maladive des auteurs antiques : la nouvelle littérature doit faire place à une

liberté poétique imaginative qui, à terme, renversera l’autorité de l’Antiquité et

libérera la production artistique des rets du Néoclassicisme. De sorte que la

critique du 18e siècle aurait tenté d’accomplir pour la composition littéraire ce

que les Bacon, Descartes et Newton avaient fait pour la science au 17e siècle :

« Again, the new thinkers, in order to have the opportunity to advance the

cause of modern science, found it necessary to insist upon freedom to

investigate and to advance their findings against established ideas. So the

principle of liberty is insisted upon. »72

Déjà il convient de noter que l’idée d’une cause, d’une marche

révolutionnaire des Modernes contre les idées héritées du passé et les valeurs

72

Jones 1940, p.382 (mon italique)

62

néoclassiques, apparaît autrement plus radicale que le propos plus modeste de

Young. Pour celui-ci, je pense l’avoir montré, il n’est jamais question de

simplement rejeter les modèles du passé mais bien plutôt de s’y rapporter avec

la ‘bonne attitude’, de s’en faire des alliés. Si Young, à l’instar de Bacon, fonde

la valeur d’une vérité ou d’une composition originale réussie sur la mobilisation

des facultés de connaître de l’individu, et rejette du même souffle l’idée que les

modèles du passé puissent offrir un critère valide à cet effet, son propos n’est

pas pour autant de s’élever contre ces modèles, contre les classique. Or, à

l’évidence, les textes de Bacon sont autrement plus belliqueux, et force est de

constater que la position plus nuancée de Young quant à la valeur des

classiques contraste de manière importante avec la prose de Lord Verulam. En

effet, dans la mesure où l’interprétation des Conjectures que je propose en ces

pages touche juste, il est impensable que Young aurait pu se commettre à des

lignes telles que celles-ci :

And for its value and utility it must be plainly avowed that that wisdom which we have derived principally from the Greeks is but like the boyhood of knowledge, and has the characteristic property of boys: it can talk, but it cannot generate, for it is fruitful of controversies but barren of works. So that the state of learning as it now is appears to be represented to the life in the old fable of Scylla, who had the head and face of a virgin, but her womb was hung round with barking monsters, from which she could not be delivered.73

Pour autant que l’écrivain moderne doive s’allier ses prédécesseurs, on peine à

croire que Young l’aurait voulu en compagnie de garçons pré-pubères ou d’une

73

F. Bacon, Great Instauration (1620), in The Works (Vol. VIII), traduit du latin par James Spedding, Robert Leslie Ellis et Douglas Denon Heath, éditeur Taggard and Thompson, Boston, 1863, p.26

63

Scylla grosse de monstres! Force est donc d’admettre que le combat mené par

Young, si tant est qu’il s’agisse d’un combat, ne se compare que timidement aux

visées révolutionnaires de Bacon – ce que certaines passions pour la

philosophie expérimentale auront peut-être rendu invisible aux yeux de R.

Jones. Mais nous n’avons pas que cet indice pour nous en convaincre.

Dans sa Great Instauration, Bacon était en mal de jeter et de justifier les

fondements d’une nouvelle méthode scientifique qui allait nous libérer des

erreurs contraignantes de la science héritée des grecs par l’entremise de la

scholastique. Dans le même esprit, le Nouvel Organon avait pour tâche de

décliner les modalités d’une nouvelle méthode d’interprétation de la nature,

une méthode qui devait complètement réformer l’exercice de la pratique

scientifique en insistant sur la valeur de la connaissance inductive contre un

savoir dogmatique et spéculatif. De Bacon comme de Descartes, donc, il est

loisible de dire qu’il aura choisi de s’attaquer à l’édifice de la science en révélant

la faiblesse de ses fondations méthodologiques avant de lui en substituer une

nouvelle dont la préoccupation première serait les données de l’expérience.

Young, quant à lui, n’est pas en quête d’une réforme aussi radicale dans

le domaine des lettres. Son entreprise n’en est pas une de démolition, mais

d’extension et de conquête. La méthode de composition originale qu’il élabore

cherche à garantir la production d’œuvres littéraires qui ajouteront de

l’étendue à la République des Lettres (contrairement aux simples imitations qui,

elles, ne font qu’attirer le regard sur un lieu déjà mille fois visité). Du coup, il n’y

64

a aucune surprise ni contradiction à ce qu’il refuse d’abandonner l’idée très

classique de l’art comme mimesis, l’art comme imitation. Il n’y va donc pas,

pour Young, d’un rejet de l’institution littéraire existante ou des présupposés

traditionnels touchant à la nature de l’art. Il s’agit plutôt de rendre compte des

rouages qui participent au progrès historique de la République des Lettres. Pour

le dire plus simplement, et j’y reviendrai dans un moment : Young établit les

conditions de possibilité nécessaires à la production d’une nouvelle œuvre

littéraire.

Quant à l’interprétation de Jones, on peut penser que son riche et

vibrant plaidoyer en faveur d’une continuité exacte entre le combat de Bacon et

celui de Young – « [Young] is really trying to do for poetry what Bacon did for

science »74 – relève sans doute d’une exagération de l’apport réel de la

philosophie expérimentale à la réflexion de Young. S’il est indéniable que ce

dernier range ses conjectures sur le génie à l’ombre du ‘grand nom’ de Bacon,75

c’est effectivement le nom, la figure rhétorique de Bacon qu’il importe dans les

pages de son traité, et pas tant la rigueur combative de sa philosophie. Certes,

les thèmes et même les styles se font échos,76 mais Young se distingue

irrémédiablement de son prédécesseur en reconnaissant un apport positif, une

74

Jones 1940, p.409 75

Cf. Young 1759, p.69 76

L’article de Jones relève plusieurs similarités entre les deux auteurs, tant dans les styles que dans le choix des topos rhétoriques (cf. les notes 48, 51, 53, 58, 59, 60 de son article). Je n’en mentionnerai qu’une, à titre d’exemple. Young écrit: « copies surpass not their Originals, as streams rise not higher than their spirng, rarely so high » (Young 1759, p.41); Bacon, quant à lui, fait cette comparaison: “For it is hardly possible at once to admire an author and to go beyond him, knowledge being as water, which will not rise above the level from which it fell. »

65

richesse, aux contenus de la tradition. Du coup, on peut penser qu’en plaçant

son interprétation des Conjectures sous l’idée que le texte de Young articule

une forme de ‘révolte contre les anciens’, Jones aura peut-être manqué de

saisir quelques subtilités de la pensée qu’il étudiait.77

Cela dit, Jones touche juste lorsqu’il constate une continuité de

principes entre la philosophie expérimentale et la méthode de composition

originale de Young. Ces principes, Jones les réduit à ‘trois idées primaires’ :

First was the demand for a sceptical mind, freed from all preconceptions and maintaining a critical attitude toward all ideas presented to it. Second, observation and experimentation were insisted upon as the only trustworthy means of securing sufficient data. And third, the inductive method of reasoning was to be

employed on these data.78

Cette liste, plutôt sommaire, gagnerait certainement à être augmentée

d’explications et d’analyses plus poussées. Mais l’on comprendra bien qu’il ne

serait pas justifié, dans les pages de cette thèse, d’entreprendre une analyse

serrée des articulations essentielles de la méthode expérimentale – on peut

même penser qu’une thèse entière n’y suffirait pas. Qui plus est, mon propos

étant de faire la preuve d’une ‘certaine influence’ de Bacon et de la philosophie

expérimentale sur les réflexions des Conjectures, il semble que l’on puisse se

libérer du souci d’exhaustivité. Je ferai donc mien l’essentiel des trois principes

77

Cf. Jones 1940, p.402 : « Nowhere is the difference between the French and English revolts from the ancients more clearly revealed and the note of liberty more loudly struck than in the [Conjectures on Original Composition]. » 78

Jones 1940, p.381

66

établis par Jones, tout en prenant parfois quelques libertés quant à leurs réelles

implications pour la pratique de la composition littéraire.

Du premier principe, qui articule l’exigence d’un esprit sceptique et

critique, on remarque aisément qu’il fait écho à certaines implications du

premier commandement de Young : celui-ci comme celui-là exhorte à une

liberté de pensée vis-à-vis des dogmes et vérités transmis par la tradition. La

juste connaissance de soi, de ses propres pouvoirs de connaissance, exige que

l’auteur adopte une attitude critique, voire sceptique, quant à la valeur et à la

portée des modèles classiques. Mais il y va davantage que d’un simple écho :

Bacon, under the shadow of whose great name I would shelter my present attempt in favour of Originals, says, “Men seem not to know their own stock, and abilities; but fancy their possessions to be greater, and their abilities less, than they really are.” Which is, in effect, saying, “That we ought to exert more than we do; and that, on exertion, our

probability of success is greater than we conceive.79

Young, qui citait probablement de mémoire, fait référence à ce passage situé

aux tout premiers moments de la Great Instauration de Bacon :

It seems to me that men do not rightly understand either their store or their strength, but overrate the one and underrate the other. Hence it follows that either from an extravagant estimate of the value of the arts which they possess they seek no further, or else from too mean an estimate of their own powers they spend their strength in small matters and never put it fairly to the trial in those which go to the

main.80

On retrouve en outre, un peu plus loin dans le texte de Bacon, le même

jugement moral qu’élève Young à l’endroit des Modernes faisant la sourde

79

Young 1759, p.69 80

F. Bacon 1863(1620), p.25

67

oreille devant cet impératif d’une juste connaissance de soi. Dans une critique

qui semble viser quelque chose comme l’esprit d’imitation décrié par Young,

Lord Verulam écrit: « But the truth is that this appropriating of the sciences has

its origin in nothing better than the confidence of a few persons and the sloth

and indolence of the rest. »81

Pour faire bref, donc, la méthode de composition originale élève une

exigence similaire au premier principe de la philosophie expérimentale en ce

qu’elle exige que l’artiste se rapporte aux contenus de sa tradition avec une

attitude critique, voire sceptique. Qui plus est, tant Young que Bacon attribuent

à cette attitude sceptique la fonction de dégager l’individu des manières reçues

qu’il a de se comprendre afin d’atteindre à une juste connaissance de son

individualité naturelle. La raison en est que ce n’est qu’en étant mû par une

telle connaissance qu’un rapport adéquat aux contenus de l’expérience peut

s’établir. Aussi, le premier commandement de Young résonne-t-il soudainement

de manière particulièrement épistémologique.

En effet, ce commandement engage à plus qu’une simple attitude

critique : il met également l’accent sur la valeur fondamentale de l’expérience

et ses contenus. En accomplissant une juste connaissance de soi, ainsi que je l’ai

déjà montré, l’artiste recouvre une manière d’être au monde qui est en

harmonie avec la structure vraie de la nature. C’est-à-dire que l’individualité

naturelle est synonyme d’une perception qui n’éprouve plus le besoin de plier

81

F. Bacon 1863(1620), p.27-28

68

la nature aux exigences d’une connaissance simplement traditionnelle. Elle

impose en fait un rapport inverse, soumettant la connaissance du monde à la

structure des phénomènes eux-mêmes, à la régularité de leur manifestation.82

Aussi, en tant qu’elle vise comme idéal ce rapport naturel aux données de

l’expérience et qu’elle exige en outre de l’artiste qu’il règle sa production sur ce

qui se révèle dans un tel rapport, la méthode de composition originale semble

reprendre à son compte les second et troisième principes de la philosophie

expérimentale.

À l’instar des Bacon et Descartes – pour ne nommer que ceux-là –, qui

insistaient sur l’idée que l’on ne saurait déduire le principe ultime et

fondamental, voire métaphysique, de la science et plaçaient du même coup la

possibilité même de la connaissance au cœur d’une expérience intuitive, Young

défend une méthode de composition qui exige l’abandon de connaissances

dont la valeur repose uniquement sur le fait de leur transmission historique, et

insiste sur la valeur épistémologique fondamentale de l’expérience.83 Cela étant

82

C’est ce que l’interprétation des Conjectures dans le contexte des ses influences néoplatoniciennes et chrétiennes tentait de montrer: conquérant son individualité naturelle, l’individu comprend désormais son expérience du monde à partir de sa structure fondamentale et règle son agir et sa production sur ce qu’il y découvre. 83

On notera par ailleurs que cette salve en règle contre une connaissance simplement spéculative dans le domaine de l’art n’est pas chose nouvelle pour la critique littéraire ou artistique du 18

e siècle : l’abbé Dubos, déjà, plaçait ses Réflexions critiques sur la poésie et sur la

peinture (1719) sous le même leitmotiv, s’inspirant significativement en la matière de l’œuvre de Locke. Dès les premiers moments de ses Réflexions, Dubos écrit : « Les écrivains qui raisonnent sur ces matières, s’il était permis de parler ainsi, moins palpables, errent souvent avec impunité. Pour démêler leurs fautes, il est nécessaire de réfléchir et souvent même de s’instruire; mais la matière que j’ose traiter est présente à tout le monde. Chacun a chez lui la règle ou le compas applicable à mes raisonnements et chacun en sentira l’erreur dès qu’ils s’écarteront tant soi peu de la vérité » (Abbé Jean-Baptiste Dubos, 1993(1719), p.1-2). Il y aurait, de toute évidence, fort à faire pour retracer l’influence de la philosophie expérimentale

69

dit, si le seul fait de la transmission historique ne suffit plus à fonder la vérité

d’une proposition ou d’une œuvre, il n’en demeure pas moins que les œuvres

dont la production répond adéquatement de cette méthode pourront nourrir

les efforts de futurs producteurs. La raison en est que ces vérités ne cesseront

pas d’être vérifiées par l’expérience. Aussi, s’y rapportant de manière

appropriée, celles-ci pourront servir les visées de l’artiste.

Étant donné tous ces rapprochements entre les deux méthodes, il

semble plus que probable que Young lui-même n’aura pas manqué d’installer

les élans orignaux de sa plume au cœur des influences historiques de la

philosophie expérimentale. Pour autant, on ne saurait l’accuser de

contradiction puisque c’est encore et toujours l’expérience et le progrès

accompli par les Conjectures qui viendra justifier la sympathie de Young à

l’égard de Bacon et sa méthode. Mais il n’y a pas que la composition de sa

méthode qui aura profité du rapport qu’entretenait Young avec la littérature

scientifique des 17e et 18e siècle : sa poésie aussi en aura été informée.

Comme la méthode de composition de Young, la philosophie

expérimentale et la science à laquelle elle conduit décrivent un rapport plus

adéquat au monde, un rapport établi en vérité. Or cette vérité peut, pour

autant qu’on s’y rapporte suivant la méthode et ses principes, participer de la

sur le développement de l’esthétique et du discours critique au 18

e siècle. Bien que son propos

n’est pas exactement de faire cette histoire, l’ouvrage d’Annie Becq précédemment cité offre certainement beaucoup de matière à cet effet (cf. la note 8 ci-haut).

70

détermination du rapport de l’artiste aux données de son expérience. C’est, il

me semble, ce que tente d’exprimer ce passage des Conjectures :

Yet, consider, my Friend! knowledge physical, mathematical, moral, and divine increases; all arts and sciences are making considerable advance; with them, all the accommodations, ornaments, delights, and glories of human life; and these are new food to the Genius of a polite writer; these are as the root, and composition as the flower; and as the root spreads, and thrives, shall the flower fail?84

À n’en pas douter, cette citation réitère l’idée que certains modèles ou vérités

historiques puissent alimenter adéquatement l’œuvre du génie. En effet, Young

y affirme sans ambages que la possibilité et même le mérite de l’originalité

littéraire profitent du progrès scientifique amorcé au 17e siècle. Libéré des

manières traditionnelles de réduire le sens des phénomènes, l’auteur moderne,

au même titre que le ‘philosophe’ moderne, redécouvre la nature en ses

mécanismes et mouvements propres. Mais ici, l’œuvre du scientifique peut se

révéler être un avantage significatif pour l’auteur. Dès lors que les résultats du

scientifique sont garantis par la méthode de la philosophie expérimentale – ce

qui a immédiatement pour signification que leur découverte relève de l’exercice

approprié de l’individualité naturelle et que l’expérience doit pouvoir en

attester la vérité –, il est loisible à l’artiste de répéter l’expérience où ces vérités

ont d’abord été découvertes afin d’y découvrir une nouvelle matière à imiter.

Inversement, il est des métaphores qui, à la lumière de l’expérience

proprement comprise par le philosophe expérimental, perdent immédiatement

leur caractère vraisemblable, un caractère que seule assurait l’autorité de

84

Young 1759, p.74-75 (italique ajouté).

71

certaines traditions herméneutiques. Aussi, non seulement est-ce que le regard

l’auteur sur son monde est positivement métamorphosé par les progrès de la

science, cette métamorphose ouvre en outre de nouvelles possibilités au travail

imitatif de l’artiste, de nouvelles étendues qui n’attendent que la voix de

l’artiste pour devenir une nouvelle province de la République des Lettres.

Afin d’illustrer ce propos, Young lui-même sert d’exemple. En effet, tout

porte à croire qu’il aura déterminé sa composition de A Paraphrase on Part of

the Book of Job, ainsi que le choix de certaines des représentations qui y

figurent, en s’inspirant de récentes découvertes dans le domaine de l’histoire

naturelle. Dans un article sur le sujet, W. Powell Jones écrivait:

Edward Young added a special interest in natural history to the six pages of notes appended to his twenty-six pages scientific poem, A Paraphrase on Part of the Book of Job (1719). Among other things he added material on mountains, comets, and the solar system, and wrote copiously of such creatures as the lion and peacock. He defended in learned fashion his choice of the crocodile for Leviathan and the hippopotamus for Behemoth over the usual whale and elephant, arguing that since the descriptions in Job are close to what the naturalists say about Egypt it is probable that Moses wrote the Book of

Job.85 Voilà donc une manière très concrète de s’allier ses prédécesseurs qui

répond néanmoins adéquatement des exigences de la méthode. Young lui-

même nous offre un exemple de la manière dont des vérités établies

adéquatement, c’est-à-dire sous les injonctions de la méthode propre à la

philosophie expérimentale, peuvent servir le travail de l’artiste original.

85

W. Powell Jones, Science in Biblical Paraphrases in Eighteenth-Century England, PMLA, Vol. 74:1, mars 1959, p. 45

72

***

À terme, donc, on peut voir que la méthode de composition originale

défendue par Young n’impose pas le rejet catégorique et absolu des valeurs et

modèles transmis par l’histoire, mais tente plutôt d’établir les conditions grâce

auxquelles l’artiste peut s’y rapporter adéquatement. La méthode de Young

milite en faveur d’un exercice de l’individualité naturelle réglé par des

considérations éthiques et épistémologiques. Autrement dit, il n’y est jamais

question d’insister sur l’expression idiosyncrasique de l’individualité immédiate

contre l’efficace de la tradition. Conséquemment, c’est à tort que l’on aura lu

dans les Conjectures l’origine ou l’ébauche d’une conception naïve de la

créativité. En fait, et cet extrait de l’article de W.P. Jones le confirme, Young

affirme par sa méthode le rôle positif que la tradition et ses contenus peuvent

jouer et offre les moyens d’éviter de s’y rapporter de la mauvaise façon.

Or, une fois dépassées ces lectures superficielles des Conjectures,

quelque chose apparaît qui intéresse au plus haut point le propos de cette

thèse. C’est que les Conjectures se révèlent maintenant comme offrant une

riche matière afin de penser la signification de la ‘créativité’ comme propriété

mobilisée dans nos discours sur l’art.

D’une part, en effet, Young offre une définition intéressante de la valeur

des œuvres dites créatives : la créativité entendue comme propriété évaluative

mobilisée dans nos discours au sujet des œuvres en identifie une excellence,

73

non pas dans son rapport à la valeur ou à l’excellence de son producteur – du

génie –, mais en fonction de l’accomplissement qu’elle marque dans la

progression historique de la connaissance humaine telle qu’elle se donne voix

par l’art. À cet égard, la créativité attribuée à une œuvre relève d’un jugement

comparatif établissant la contribution d’une production particulière (une œuvre

littéraire, par exemple) relativement à l’état des connaissances déjà établies

dans un domaine pertinent (la République des Lettres).

Mais la créativité a encore cette signification, d’autre part, de décrire les

processus de production de nouvelles œuvres, de créations proprement dites.

Selon cette seconde acception, la créativité s’entendrait plutôt comme une

propriété descriptive distinguant un processus de production simplement

imitatif, re-productif, du processus de production soumis au critère du

vraisemblable tel qu’il a été décrit dans ce chapitre. Autrement dit, c’est à la

condition de dépendre d’un processus de production créatif, un processus se

pliant aux exigences de la méthode de composition originale, qu’une œuvre

pourra prétendre à la citoyenneté dans la République de Lettres. Quant aux

autres œuvres, ne comptant pas comme un ‘nouveau’ citoyen de la République

– parce que leur contenu, leur identité, ne fait que répéter celui d’œuvres déjà

existantes – nous serons autorisés à les compter comme autant de citations ou

de traductions, mais très certainement pas comme une ‘nouvelle’ œuvre d’art.

Il ne faut toutefois pas se méprendre quant à la valeur de la ‘nouveauté’

produite par le moyen d’un processus créatif : la méthode de composition à

74

laquelle Young convie l’auteur moderne ne saurait garantir à elle seule la valeur

créative du résultat. À cet égard, on se souviendra que même Swift était un

original, c’est-à-dire, se commettait à des processus de production proprement

créatifs. Les faiblesses naturelles de Swift l’auront toutefois empêché de mettre

cette méthode de composition à profit et d’ouvrir sur des provinces qui

inviteraient l’homme sain au séjour. C’est donc qu’il est possible de décrire un

processus de production comme étant créatif sans pour autant s’obliger à un

jugement évaluatif, soit quant à l’œuvre ou quant à son géniteur. De sorte qu’il

est loisible de penser qu’un équivoque existe dans notre usage de cette

propriété, équivoque qui ouvrirait tantôt sur une affirmation simplement

descriptive à propos d’une méthode de production nécessaire à la création de

nouvelles œuvres, tantôt sur une évaluation du progrès marqué par une

production particulière en relation avec l’état de la connaissance à un moment

donné de l’histoire. C’est à cet équivoque, et plus particulièrement à cette idée

que la créativité puisse être une propriété simplement descriptive, que

j’entends maintenant m’intéresser.

75

II. Art et créativité : déplacements ontologiques

L’interprétation des Conjectures proposée au chapitre précédent montre

clairement que c’est à tort que l’on aura lu Young comme le chantre d’une

méthode de composition originale entièrement déterminée par l’expression

géniale et spontanée d’un ‘soi’ idiosyncrasique. S’il s’en est trouvé pour

défendre une telle thèse au 19e siècle, ce qu’il faudrait encore démontrer, cette

vision de la créativité est aujourd’hui presque unanimement rejetée. Cela étant

dit, les Conjectures ne laissent planer aucun doute quant au fait que la créativité

est effectivement une détermination essentielle de la valeur de l’art. L’œuvre

produite au moyen d’un processus ‘créatif’ constitue un moment distinct et

singulier du progrès de la connaissance humaine dans le domaine des arts; elle

jette une lumière sur une facette de l’expérience humaine qu’aucune œuvre

n’avait éclairé jusqu’alors.

Mais il reste encore et toujours à juger de la valeur que jette ce nouvel

éclairage sur notre réalité : Swift et Milton auront tous deux produit

originalement, créativement, mais c’est aux œuvres de ce dernier que l’on

attribuera en outre le mérite d’être créatives, c’est-à-dire, d’ajouter

positivement à la somme de la connaissance humaine acquise par le moyen de

la composition littéraire. Quant à l’œuvre scolaire, la traduction ou l’imitation

banale, si on ne leur attribue pas la propriété d’être créatives, c’est parce

76

qu’elles sont toutes déterminées en leur contenu par des règles ou des modèles

qui préexistaient à la production de l’œuvre. Pour autant que ces œuvres aient

quelque valeur, c’est plutôt la valeur des règles ou des modèles déterminant la

composition et l’organisation de la matière que ces œuvres manifestent. Ce

sont ces règles et ces modèles que le produit re-présente; n’ayant rien créé de

nouveau, leur auteur aura traduit davantage que produit.

À comprendre ainsi la valeur de la créativité, on peut toutefois se

demander si elle est, à proprement parler, une valeur artistique. Car ne dit-on

pas de certaines découvertes scientifiques, par exemple, qu’elles sont

créatives? En fait, si la créativité n’est qu’affaire de valeur et d’évaluation, il

semble qu’un jugement vantant les mérites créatifs de quelque chose n’ait pas

à se cantonner au seul domaine de l’art : c’est de toute chose manifestant les

propriétés requises à une telle évaluation que l’on dira qu’elle est ‘créative’.

Chez Young, déjà, on a vu que la valeur de la créativité n’est pas le reflet d’une

excellence spécifiquement artistique. La créativité dénote plutôt la valeur du

progrès accomplit par la création dans un domaine spécifique de la

connaissance humaine. Autrement dit, la créativité n’est une valeur artistique

que parce qu’elle dénote la contribution d’une œuvre d’art dans l’économie

plus générale de la connaissance humaine. Et il ne suffit pas à l’attribution de

cette propriété que l’œuvre soit nouvelle et originale. Encore faut-il que cette

originalité se traduise en progrès pour la République des Lettres. Dès lors que

c’est le progrès qui sert de critère afin de déterminer la valeur créative d’un

77

produit, qu’importe s’il s’agit d’une œuvre d’art, d’un théorème mathématique

ou d’un traité scientifique : toute production artéfactuelle humaine qui puisse

raisonnablement être interprétée comme faisant progresser la marche

historique de la connaissance humaine sera favorablement jugée comme

créative.1 Il n’y a donc rien de surprenant à ce que Young inscrive les noms de

Bacon et de Newton sur une courte liste de génies qui inclut par ailleurs Milton

et Shakespeare.

Je remarque que c’est là une perspective que défend également B.

Vermazen dans The Aesthetics of Originality. Il y soutient en effet la thèse

que l’originalité ou la créativité « per se is not a property of works of art that

should be counted as contributing to their aesthetic value. »2 Dans la mesure où

ce qu’il comprend comme une valeur esthétique dénote une valeur de l’œuvre

d’art qua œuvre d’art, cette thèse est équivalente à l’affirmation que la

« créativité » n’est pas du lot de ces propriétés liées spécifiquement à notre

évaluation des œuvres d’art. En fait, là où la créativité dénote l’expression

d’une évaluation positive, pense Vermazen, elle dit bien plutôt la valeur que

nous accordons à l’avènement d’une nouvelle propriété dont on juge qu’elle

participe positivement au progrès historique d’un domaine d’activité défini.

Autrement dit, l’avènement historique d’une propriété X particulière peut être

1 Notons au passage l’apparente proximité entre cette manière de comprendre la valeur de la

créativité et celle de la H-creativity qui retenait l’attention de M. Boden dans son article What Is Creativity? (in Dimensions of Creativity, ed. M. Boden, MIT Press, Cambridge, 1994, p.76 sq.). Je dois toutefois remettre à une autre occasion la tâche de mesurer cette proximité. 2 Vermazen, B., The Aesthetic Value of Originality, in Midwest Studies in Philosophy, vol.16,

1991, p.266

78

une source de plaisir ou de satisfaction dès lors que cette propriété se révèle

elle-même avoir une valeur positive dans l’évaluation de phénomènes se

rangeant sous une structure normative définie, celle relative à nos évaluations

esthétiques, par exemple.

If originality is a quality that goes beyond mere newness and somehow incorporates value, that value is only value for historical inquiry, since the value of the original object for the practice and understanding of art could inhere in later repetitions.3

Il faut bien voir, par conséquent, que si la propriété X dénote une valeur

spécifique à l’évaluation de phénomènes sous cette structure normative, il n’en

est rien pour celle de la créativité qui, elle, ne fait que dire la satisfaction

éprouvée à l’apparition de cette nouvelle valeur positive. On peut penser, du

reste, que les considérations historiques qui justifient l’évaluation de quelque

artéfact comme ‘créatif’ reposent sur une interprétation téléologique du rôle et

de la valeur des événements apparaissant au fil de l’histoire. La notion de

‘progrès’ me paraît en effet intimement liée à celle d’une destination

déterminée vers laquelle on progresse : un monde en paix, une société plus

juste, une interaction entre l’humain et l’univers qui soit davantage déterminée

par la juste connaissance de ce dernier, etc.

Quoi qu’il en soit, la satisfaction que dit l’évaluation de quelque chose

comme étant ‘créatif’ relève à l’évidence de considérations historiques qui ne

sont clairement pas restreintes au domaine de nos évaluations des œuvres

3 Vermazen 1991, p.271

79

d’art. Et bien que la lecture des Conjectures on Original Composition que

Vermazen propose souffre de n’avoir pas su se défaire d’ambiguïtés qui la

rendent incohérente, il n’en demeure pas moins qu’il aura bien vu que Young

n’en pensait pas moins :

It is likely that he considers that extension [of the republic of letters] valuable not in itself, but because the new province, the new way of doing things, is itself valuable. If that is the source of originality’s value, then any piece that intimates the new way of doing things should be just as valuable as the chronologically first piece, that is, the one that is really new, really original. The chronologically first piece clearly has a historical and sentimental value that the later repetitions lack. But its historical value must be distinguished from its value as an instructive object for the artist eager to settle in new provinces or the beholder eager to visit them.4

De sorte qu’à penser la créativité comme une propriété dénotant la

valeur d’un produit ou d’une œuvre d’art, l’affirmation à l’effet qu’une œuvre

d’art est créative sera équivalente au jugement qui souligne la créativité d’une

preuve mathématique. Il y va en fait d’un jugement quant à l’avènement

historique d’une propriété ou d’une manière de faire dont il est donné de

penser qu’elle participera positivement au progrès d’un domaine d’activité

spécifique. Or, si c’est là la seule signification qu’il est possible de donner à la

créativité, il est alors tout lieu de penser qu’elle n’est pas à proprement parler

une propriété artistique, mais plutôt l’expression d’une évaluation historique.

La question se pose, donc, de savoir si l’on peut effectivement parler

d’une créativité proprement artistique. Si la créativité est nécessairement

affaire de ‘valeur’ et d’évaluation, il semble que la réponse à cette question

4 Vermazen 1991, p.270-71

80

doive être négative. Or il n’est pas clair du tout que la créativité doive

s’entendre ainsi. En effet, pour peu qu’il ait produit quelques œuvres et que son

activité de création n’ait pas entièrement cessé, on dira parfois d’un artiste qu’il

est créatif. Après tout, il est plus que fréquent dans notre pratique courante des

œuvres d’art de se rapporter à celles-ci comme à autant de ‘créations’, ce que

l’on semble moins enclin à faire dans le cas de théorèmes mathématiques

particulièrement ingénieux ou de découvertes scientifiques particulièrement

saillantes. Dans ces derniers cas, c’est plutôt de manière figurée que l’on

parlera de ces découvertes et inventions comme autant de ‘créations’. Quant à

la manière que nous avons de faire usage du terme dans nos rapports à l’art, je

remarque que nous y recourrons presqu’à chaque fois et ce, nonobstant ce que

l’on aura à dire des talents de l’artiste ou du succès de sa composition. La

convention semble effectivement justifier que l’on dise de Guernica qu’elle est

une ‘création’ de Picasso au même titre que l’Église à Blainville de Duchamp,

cela même s’il est évident que ces œuvres ne jouissent pas du même statut

dans l’histoire de l’art, ni même dans l’œuvre de ces artistes.

À nouveau, l’interprétation des Conjectures de Young nous est utile afin

de comprendre ce dont il en retourne. Car si, d’une part, il ne manque pas de

cerner le mérite créatif d’une production – artistique ou scientifique – en

fonction du progrès qu’elle marque dans l’histoire de la connaissance, Young

décrit par ailleurs la spécificité de la production artistique en terme

d’originalité. Or nous avons pu voir qu’à cet égard il est tout à fait possible de

81

mettre en œuvre un processus de composition original ou créatif sans pour

autant que l’œuvre produite soit jugée créative – que l’on se rappelle pour une

dernière fois l’exemple de Swift. Autrement dit, il semble tout à fait possible,

même à la seule lumière du texte de Young, de penser la spécificité des

processus de production associés à la réalisation d’une œuvre d’art en terme de

créativité sans pour autant qu’une telle description ne fasse intervenir un

jugement de valeur, que celui-ci soit à propos de l’œuvre produite, de l’artiste,

ou des processus eux-mêmes. ‘Créativité’ ne fera alors que décrire une

particularité de son objet.

Dans le cadre de l’interprétation que j’ai offerte des Conjectures, la

‘créativité artistique’ dénoterait la propriété d’un processus de production

soumis à la méthode de composition, soit un processus engagé dans une

imitation de la nature, laquelle imitation doit être fondée sur la particularité

naturelle de l’expérience ‘immédiate’ qu’en fait un individu.5 Le processus

créatif se distingue ainsi du processus analogue en science dans l’exacte mesure

où il n’y est plus question d’imiter la nature, mais de révéler les régularités qui

se manifestent dans l’expérience afin de pouvoir faire des prédictions quant au

déroulement d’événements similaire.6 L’invention scientifique possède cette

5 À moins d’indications explicites, j’entendrai désormais par « créativité » cette signification

descriptive du concept de « créativité artistique », lequel est lié spécifiquement à notre compréhension de la genèse des œuvres d’art. J’invite du reste mon lecteur à considérer qu’il n’est ici question que d’alléger le texte qu’il a sous les yeux, et non pas d’une sorte de pétition de principe en vertu de laquelle je considérerais donné l’objet que les réflexions entreprises dans cette thèse doivent justement établir en sa réalité et sa signification précise. 6 Si l’on veut encore parler d’imitation dans ce cas, ce sera d’une manière fort différente et très

certainement figurée.

82

dimension prédictive, pratique, qui fait tout simplement défaut à l’œuvre d’art.

Car, l’œuvre d’art véritable, celle qui procède d’un processus créatif, garde

intact la marque de l’originalité, de la singularité dont elle est issue, résistant

d’emblée à sa réduction sous quelques visée prédictive et invitant ainsi

davantage à la contemplation d’une vérité qu’à sa manipulation.

Cette distinction doit certainement être prise cum grano salis, mais il

m’apparaît néanmoins qu’elle présente quelque chose qui s’accorde avec nos

intuitions les plus communes quant aux produits de la science et à ceux de l’art.

Aussi, si l’on accepte cette manière de comprendre la notion de créativité en

son sens descriptif, nous sommes apparemment désormais autorisé à en

réserver l’usage pour notre description des processus de production propres

aux œuvres d’art. Comprise de la sorte, non seulement est-ce que la propriété

de la ‘créativité’ se rapporterait-elle spécifiquement au domaine de la

production artistique – encore faudra-t-il déterminer comment –, mais on

remarque en outre que la mobilisation de cette propriété dans le discours

n’articule aucun jugement de valeur : la reconnaissance d’une démarche

créative ne garantit pas tout simplement pas la valeur ‘créative’ de la

production dans la marche historique de la connaissance humaine. Tant et si

bien qu’il nous est désormais loisible de penser qu’un équivoque habite le cœur

de la ‘créativité’ : elle aurait ce premier sens, évaluatif, décrivant la valeur du

progrès accomplit par l’œuvre et ce second, simplement descriptif, distinguant

les processus de production des œuvres d’art d’autres types de production.

83

Noël Carroll s’est aussi penché sur cet équivoque dans la notion de

‘créativité’. Sa réflexion s’annonce conséquemment comme un excellent point

de départ pour l’entreprise du présent chapitre qui n’est pas autre chose que

de s’enquérir de ce que pourrait décrire la créativité artistique. Cherchant à

élucider la notion de ‘créativité artistique’ depuis sa signification descriptive, je

ne rejette pas entièrement la possibilité que sa signification évaluative puisse

également se révéler spécifiquement distincte de la créativité dont on vante les

mérites dans d’autres domaines. Ayant toutefois constaté, tant chez Young que

chez Vermazen, que la dimension évaluative de la créativité apparaît reposer

sur des intérêts qui excèdent toujours déjà le seul domaine de l’art, cette voie

m’apparaît plus ardue et moins intuitive. Si, du reste, on peut établir qu’il est

quelque chose de tel qu’une ‘créativité artistique’ au sens descriptif, cela

permettra peut-être ultérieurement d’en déduire la signification évaluative. Un

tel projet, cependant, devra attendre une prochaine occasion.

Ma première tâche en ce chapitre sera donc de tenter une première

approche de la ‘créativité artistique’ à partir de sa signification équivoque. Je

montrerai en fait comment les thèses de Carroll, qui identifient également cette

équivoque, échouent à cerner adéquatement la signification de la créativité au

sens descriptif. J’explorerai ensuite les causes de cet échec, montrant comment

la nature de la créativité artistique exige de la pensée qui veut s’en saisir qu’elle

procède en s’engageant d’abord auprès de l’œuvre. Mais de cette nécessité,

celle de la priorité méthodologique de l’œuvre d’art, on verra qu’elle impose

84

des conditions méthodologiques différentes selon que l’on comprenne l’œuvre

comme un produit dont les propriétés sont manifestes ou comme un

phénomène dont les propriétés ‘essentielles’ sont de nature relative. Un détour

par des considérations ontologiques sera donc nécessaire avant que l’on ne

puisse enfin cerner rigoureusement ce que décrit la ‘créativité artistique’.

Sans pour autant risquer l’aventure ontologique dans sa pleine mesure,

j’avancerai prudemment une argumentation prouvant de manière suffisante

que la notion de ‘produit’ ne peut expliquer adéquatement la manifestation

d’une œuvre d’art en tant que telle. Mon ambition est d’offrir au lecteur de

bonnes raisons de penser qu’une prise en compte des propriétés relatives au

contexte génétique d’une œuvre est en fait nécessaire à l’expérience de son

contenu proprement artistique – nécessaire, mais certainement pas suffisante.

85

La créativité comme capacité de l’artiste

1. Une première approche

La littérature contemporaine semble faire peu de cas du type de

propriété qu’est la ‘créativité’. Plus souvent qu’autrement, on prend pour

acquis qu’une proposition faisant état de la ‘créativité’ d’un objet, d’un

processus ou d’une personne implique immédiatement un jugement établissant

une évaluation positive.7 Nous avons toutefois de bonnes raisons de penser que

les choses ne sont pas si simples : il semble en effet que nous mobilisions

parfois, peut-être même fréquemment, la propriété de la ‘créativité’ afin de

décrire un aspect propre aux processus génératifs associés à la production de

créations, dénotant ainsi une spécificité ou une détermination différenciant ce

processus ou cette activité d’un autre type de production. Autrement dit, la

‘créativité’ de tels processus ne les rendrait ni meilleurs, ni plus valable qu’un

autre type de processus de production; seulement distincts. Et pour peu que

l’on puisse s’expliquer adéquatement de cet usage discursif de la ‘créativité’,

nous pourrons affirmer sans ambages ni contradictions que la créativité

s’entend de manière équivoque, soit tantôt comme une propriété évaluative,

tantôt comme une propriété descriptive.

7 Voir les notes 2 et 3 du premier chapitre.

86

Or, c’est précisément cette thèse que Noël Carroll s’est mis à charge

d’explorer dans Art, Creativity, and Tradition. Son ambition y était

principalement de rendre compte des relations qui interviennent entre la

propriété de la créativité et l’efficace normatif des traditions qui informent nos

rapports à l’art et ses productions. Plus précisément, son propos était de

justifier la nécessité de penser la créativité artistique comme ouverte en ses

possibilités par les contraintes que nous imposent les conventions historiques

relatives à notre pratique de l’art, nécessité qu’ignoreraient les tenants de la

‘conception naïve’. Partant de cette idée, Carroll offre cette définition de la

créativité au sens descriptif :

In the descriptive sense, artistic creativity is simply the capacity to produce new artworks that are intelligible to appropriately prepared and informed audiences. […] An artist is creative if she is able to produce new artworks that elicit uptake from suitably prepared viewers, listeners, or readers.8

Ainsi, selon Carroll, c’est à un artiste que l’on reconnaîtrait dans nos discours la

capacité d’être créatif dès lors que son travail de production aboutit

effectivement sur un objet qui n’existait pas auparavant et que cet objet puisse

être reconnu comme une nouvelle œuvre d’art par un public adéquatement

informé.9 Notre attribution de cette propriété à l’artiste n’implique donc aucun

8 Carroll 2003, p.212; mon italique. Comme je le soulignais en introduction, c’est d’abord et

avant tout à la créativité comme propriété descriptive que je m’intéresserai dans ce chapitre. 9 Je reviendrai un peu plus loin sur cette condition d’intelligibilité, laquelle joue sur deux

registres de significations. Il s’agit, d’une part, de l’intelligibilité de l’artéfact en tant qu’œuvre d’art et, d’autre part, de l’intelligibilité du contenu ‘sémantique’ de l’œuvre elle-même. À moins que cela ne soit précisé, c’est au premier de ces deux sens, plus ontologique, que je rapporterai la condition d’intelligibilité, la seconde signification reposant sur la première et faisant intervenir des considérations d’ordre herméneutique.

87

jugement de valeur : ayant produit une œuvre d’art, l’artiste en avait la

capacité. Du reste, en insistant sur la condition d’intelligibilité comme il le fait,

Carroll place clairement l’accent sur l’aspect intellectuel de cette capacité : il ne

s’agit pas simplement d’une capacité physique de l’artiste, mais de sa capacité

intellectuelle à mettre en œuvre ce qui est nécessaire pour que quelque chose

apparaisse et soit compris comme œuvre d’art. À cet égard, donc, on peut

penser que la créativité artistique décrit une capacité ‘mentale’ de l’artiste. Cela

étant, bien que c’est effectivement en terme de ‘capacité mentale’ que je

parlerai des thèses de Carroll sur le sujet, je reconnais dès à présent qu’il ne

s’en réclame pas lui-même.10

Pour toute aussi minimaliste et adéquate que sa définition puisse

paraître aux premiers abords, cette manière de comprendre la ‘créativité’ en

tant que propriété descriptive est plus problématique qu’on ne le croirait. Que

l’on y regarde d’un peu plus près : la créativité artistique serait une propriété

relative à l’artiste lui-même dont elle dénoterait une capacité spécifique.

Autrement dit, c’est de l’artiste que l’on dira, sans s’engager dans un jugement

évaluatif, qu’il est ‘artistiquement créatif’. Mais que signifie l’attribution d’une

telle capacité? Peut-on l’attribuer à un artiste autrement qu’a posteriori, c’est-

10

En fait, il faut bien voir que le concept de ‘capacité’ reste plutôt indéterminé dans le texte de Carroll. Si je choisis néanmoins d’en traiter comme d’une ‘capacité mentale’, c’est en vertu des raisons évoquées à l’instant. Il n’en demeure pas moins qu’il sera toujours loisible au lecteur de faire abstraction de ce qualificatif et de formuler le concept de ‘capacité’ comme il lui sied. Dans tous les cas, l’argument déployé dans les prochaines pages ne devrait pas en souffrir. La raison en est que cet argument cible la méthodologie béhavioriste qui est de toute évidence supposée par les réflexions de Carroll, nonobstant comment on choisit de qualifier son concept de ‘capacité’.

88

à-dire lorsque l’artiste n’est pas effectivement et manifestement en train de

créer ou sans avoir l’œuvre produite sous les yeux? Car si la créativité est

véritablement une capacité de l’artiste, comme la douleur l’est de l’être

humain, ne doit-il pas être possible de la lui attribuer significativement sans

avoir à attendre sa manifestation dans le comportement? Après tout, à réduire

le sens de cette capacité à « tel artiste était capable de produire telle œuvre

parce que celle-ci a effectivement été produite », on ne dit rien de

suffisamment intéressant qui justifierait que l’on mobilise cette propriété dans

nos discours sur nos pratiques de l’art.

Le texte de Carroll laisse par ailleurs planer certaines ambiguïtés qui

témoignent de la difficulté à justifier notre attribution de cette capacité à un

individu. Il affirme d’une part que l’artiste créatif est celui dont on peut encore

attendre de nouvelles œuvres pour en avoir produit avec succès dans le passé.

Mais il nous dit encore d’autre part que l’artiste aux prises avec les angoisses de

la page blanche ne peut être décrit comme étant créatif.11 De sorte que l’on

pourrait croire qu’il faille se résigner à ne plus attendre de nouvelles œuvres

d’un artiste dès l’instant où celui-ci peine, pour un temps, à produire quoi que

ce soit! Cela est évidemment ridicule, ce qui laisse croire que le critère nous

échappe encore qui pourrait adéquatement justifier l’attribution d’une capacité

telle que la créativité artistique à un individu. En fait, c’est la nature même de

cette capacité qui semble encore difficile à cerner.

11

Cf. Carroll 2003, p. 212

89

Or, si la créativité artistique est effectivement une capacité mentale

spécifique de l’individu, de l’artiste, il faut pouvoir s’en expliquer

adéquatement. C’est-à-dire qu’il faut être en mesure de déterminer

suffisamment la réalité d’une capacité mentale, de même que le critère qui

justifie son attribution à un individu, avant de préciser davantage la signification

spécifique de la capacité à être ‘artistiquement créatif’. Sans prétendre à

l’exhaustivité, je pense que l’on peut réduire à trois le nombre de voies qui

s’offrent généralement à celui qui veut tenter pareille entreprise : une

première, que l’on pourrait qualifier de ‘réaliste’, une seconde, reposant sur

une méthodologie ‘béhavioriste’, et une troisième, essentiellement

‘fonctionnaliste’.

Il me paraît assez évident que la thèse de Carroll au sujet de la créativité

en tant que capacité mentale ne peut reposer sur une conception réaliste.

Selon une telle approche, la réalité d’une capacité mentale se réduirait à un

état physico-chimique du cerveau observable chez les individus qui en sont

doués. Dans le cas qui nous occupe, cela aurait pour signification que la

créativité est attribuable à ces individus chez qui l’on dénote un état du cerveau

approprié. Or, avant même de réfuter cette approche en attaquant ses

fondements méthodologiques, on peut facilement voir qu’à identifier la

capacité créative à un état physico-chimique du cerveau, on courrait le risque

de retomber dans les rets d’une conception naïve de la créativité. Il s’agit sans

contre dit d’une approche particulièrement appropriée à la thèse selon laquelle

90

la créativité repose sur une disposition naturelle, un talent inné, qui distingue

l’individu créatif des autres. Or c’est précisément ce genre de conception que

Carroll veut éviter, et l’on doit conséquemment supposer que cette approche

n’est pas compatible avec son projet. Qui plus est, le texte de Carroll ne révèle

aucun intérêt pour les états du cerveau de l’artiste et se concentre

explicitement sur la production concrète qui répond de cette capacité. Ainsi que

je le signalais à l’instant, c’est à chaque fois dans les termes de sa manifestation

phénoménale que Carroll justifie l’attribution d’une capacité créative à un

artiste : c’est parce qu’il a produit ou parce qu’il ne produit plus que l’on décrit

un individu comme ayant la capacité d’être créatif ou non, et non parce qu’il est

naturellement et réellement doué d’une capacité particulière manifestée par un

état physico-chimique du cerveau.

Nous verrons dans un moment qu’il est encore d’autre raison de rejeter,

en général, l’approche réaliste pour la détermination et l’attribution de

capacités mentales. Mais ce sont plutôt les deux autres alternatives qui doivent

retenir notre attention, soit celle que semble priser Carroll, l’approche

béhavioriste, et celle défendue par Hilary Putnam, le fonctionnalisme.

2. Béhaviorisme et fonctionnalisme

Putnam s’est intéressé au débat entre ces deux alternatives tout au long

des années 1960 dans des textes tels que Brains and Behaviour (1963) et The

91

Nature of Mental States (1967). Son ambition dans ces essais était de montrer

que c’est à tort que l’on ferait dépendre l’attribution d’une capacité mentale,

telle que la douleur ou la créativité, de sa manifestation explicite dans un

comportement-type déterminé. La raison en est que l’on peut décrire

adéquatement, c’est-à-dire de manière suffisante à la lumière des critères qui

pèsent sur les procédés de vérification scientifique, la réalité d’une capacité

sans que la description n’ait à mobiliser, ni le type de discours prisé par les

béhavioristes, ni les ‘preuves’ phénoménologiques sur lesquelles celui-ci

repose. L’argument de Putnam va même un peu plus loin, avançant que

l’attribution d’une capacité dans les termes du comportement qu’elle provoque

souffre de tares logiques qui en sapent entièrement la validité scientifique.12

À retracer les grandes lignes de son argumentation, nous obtiendrons

des raisons suffisantes de rejeter l’approche béhavioriste que suppose

l’argument de Carroll. Je montrerai toutefois que l’alternative fonctionnaliste

proposée par Putnam échoue également à justifier l’idée que la créativité, au

sens descriptif, puisse être une capacité mentale de l’artiste. Cela étant, cette

conclusion ouvrira sur deux voies que le reste de ce chapitre aura à explorer.

D’une part, en effet, la réfutation de la créativité comme capacité nous

amènera à considérer avec plus d’attention la condition première de sa

signification possible, à savoir, l’œuvre d’art elle-même en tant que ‘produit

12

« The fact is that I come to bury logical behaviorism, not to praise it », écrivait-il programmatiquement dans Brains and Behavior (H. Putnam, Brains and Behavior, in Mind, Language and Reality; Philosophical Papers, vol.2, Cambridge University Press, Cambridge, 1997 (1963), p.327)

92

créé’ qui fait toujours déjà encontre lorsqu’il s’agit de mobiliser la propriété de

la créativité. D’autre part, si le fonctionnalisme s’avérera incapable de justifier

que l’on puisse attribuer à un individu la capacité mentale d’être créatif, nous

verrons qu’il ouvre toutefois la possibilité de comprendre analogiquement la

‘fonction’ que joue le concept de créativité dans le contexte élargi de la

structure normative d’un ‘monde de l’art’. Or c’est en considérant de plus prêt

ce que décrit la créativité dans le contexte normatif du monde de l’art que

j’entends atteindre à une définition appropriée de cette propriété.

C’est autour de la capacité à ressentir la douleur que Putnam aura

construit l’essentiel de sa démonstration contre le béhaviorisme logique.13 La

question qu’il adresse à cette école de pensée peut se résumer ainsi : quelle est

la nature du contenu sémantique que l’on identifie par l’idée ou le concept

d’une « capacité à ressentir la douleur »? Ou, pour le dire autrement, quelle

réalité indique-t-on lorsque l’on attribue à quelqu’un la capacité de ressentir de

la douleur, quelle est l’intension du concept ? Le béhavioriste voudra répondre,

ainsi que je le suggérais à propos du concept de créativité soutenu par Carroll,

que l’on attribue à un individu la capacité de souffrir en vertu du comportement

– physique ou verbal – qui manifeste l’état en question : c’est la manifestation

d’au moins un élément de l’ensemble (cluster) de phénomènes qui sont

13

Je traduis ainsi logical behaviorism, concept sous lequel Putnam range la branche du béhaviorisme à laquelle il s’attaque. Quant à l’exemple de la douleur, et l’argument qu’il développe autour de cette capacité, il réapparaît dans plusieurs textes qu’il a commis sur le sujet, notamment dans Minds and Machines, Brains and Behaviour et The Nature of Mental States.

93

typiquement corollaires d’un état de douleur qui justifiera l’attribution de cette

capacité à un individu. Au-delà des déterminations de ces comportements, par

contre, il n’est rien que le béhavioriste inclura dans sa définition de cette

capacité mentale. Tant et si bien que l’intension du concept sera toute entière

déterminée par la description des comportements typiquement associés à l’état

de douleur.

Ainsi, plutôt que de tenter la description hasardeuse d’un état mental –

hasardeuse parce que l’objet d’une telle description ne s’offre jamais

objectivement à la perception du scientifique14 – le béhavioriste définit la

capacité à être dans un état de douleur par ses effets perceptibles dans le

comportement. Et afin de justifier la méthodologie mise de l’avant, le

béhavioriste rappellera à son interlocuteur que ce n’est pas en pointant vers

des instances de ‘douleur’ que l’on apprend à un enfant la signification du mot,

ainsi qu’on pourrait le faire pour enseigner l’intension de la concept ‘rouge’ par

exemple, mais en indiquant diverses manifestations de l’état de douleur, divers

comportements, auxquels on attribue une même disposition chez l’individu. De

sorte que le béhavioriste considère que la capacité à ressentir la douleur

obtient sa signification en vertu d’une inférence qui élève, à partir de cas

observés, une généralité quant au caractère de celui ou celle qui exhibe tel ou

14

Même l’identification d’états mentaux concordants dans le cerveau est sujette à interprétation, peut-on penser, puisqu’il demeure encore impossible aujourd’hui de rendre objectivement compte d’une relation de causalité entre ce que l’on veut décrire comme un « fait mental » et un « fait physique ».

94

tel type de comportement.15 Et comme pour toute inférence, c’est à partir

d’événements observables, tels que les comportements typiquement associé à

une occurrence de douleur, que l’on constituera la ‘règle générale’ qui nous

permet de reconnaître chez quelqu’un un cas de douleur. Enfin, remarquons

que, contrairement à l’attitude positiviste de l’approche réaliste, le

béhaviorisme ne sera jamais en position d’affirmer une fois pour toute qu’un

individu possède certainement et réellement cette capacité. Tout au plus le

béhavioriste pourra-t-il dire qu’il est hautement probable que, toutes choses

étant égales par ailleurs, l’individu dit ‘capable’ de ressentir de la douleur le

sera encore dans le futur.

Or, dans le cas de la créativité artistique, cela entraîne nécessairement

cette conclusion qu’une capacité créative ne pourra être attribuée à un individu

que là où son comportement manifeste aura été celui typiquement associé à

cette capacité; sans manifestation phénoménale, sans la création accomplie ou

s’accomplissant d’une œuvre d’art, rien ne permet que l’on puisse attribuer

avec certitude cette capacité à un individu. Mais la question ne demeure-t-elle

pas, même lorsque l’on a attribué cette capacité de manière appropriée, de

savoir si l’artiste la possède encore et pourra de nouveau se montrer capable

d’être créatif? Un artiste a-t-il encore la capacité d’être créatif lorsqu’il ne

15

Gilbert Ryle écrit à ce propos : « Dispositional statements about particular things and persons are also like law statements in the fact that we use them in a partly similar way. They apply to, or they are satisfied by, the actions, reactions and states of the object; they are inference-tickets, which license us to predict, retrodict, explain and modify these actions, reactions and states. » (Gilbert Ryle, The Concept of Mind, Hutchinson University Library, London, 1951 (1949), p.124)

95

produit plus ou n’a plus produit depuis longtemps? Car, contrairement à la

douleur, dont on peut postuler que, ceteris paribus, la capacité demeure

probablement chez l’individu qui l’a adéquatement manifesté, Carroll considère

que l’on doit parfois s’interdire d’attribuer une capacité créative à un artiste qui

s’en était pourtant montré capable. Rappelons-nous, car cela n’est pas anodin,

que Carroll affirme que la créativité ne peut être attribuée à l’artiste qui est aux

prises avec l’angoisse de la ‘page blanche’.

Cela, bien entendu, semble jeter une ombre sur le tableau que voudrait

nous peindre Carroll : qu’a-t-on à attendre d’une telle propriété dans nos

discours si son attribution ne fait que répéter l’évidence, à savoir, qu’une ou

des œuvres ont été produites? La signification de cette capacité se résume-t-

elle vraiment à décrire la causalité d’un agent dans la production d’une œuvre

d’art? Or, cette manière de définir la capacité de la créativité ne semble pas

s’accorder avec la façon dont on mobilise cette propriété dans nos discours :

affirmant de Damien Hirst qu’il est créatif, il me semble que j’accomplis

davantage que cette simple affirmation qu’il a, dans le passé, produit des

œuvres d’art. Ce que ce ‘davantage’ peut être, cela reste à découvrir.

Néanmoins, cette manière de comprendre la créativité depuis le point de vue

béhavioriste nous laisse sur notre faim si, d’une part, cette propriété ne fait que

décrire une forme de causalité et si, d’autre part, son attribution à un individu

ne nous renseigne pas avec davantage de certitude sur les capacités de l’artiste

au-delà de ce qu’il a accompli dans le passé. Pour le dire plus simplement, que

96

gagne-t-on à décrire un artiste comme étant créatif s’il n’y a rien de plus à

espérer de cette description que l’affirmation qu’il a produit des œuvres?

N’attendons-nous pas de cette propriété qu’elle décrive au moins un aspect du

travail de l’artiste qui le distingue, par exemple, de celui du manœuvre?

Putnam pense en fait que cette difficulté rend intenable l’approche

béhavioriste, peu importe la capacité mentale spécifique dont il s’agit. Même

dans le cas de capacités que l’on pourrait dire moins problématiques, telle que

la douleur, l’approche béhavioriste préserve cette possibilité qu’entre deux

manifestations la capacité ait véritablement disparue et que ce soit

conséquemment à tort qu’on l’attribue encore à l’individu. La raison en est qu’à

déterminer la signification de la cause à partir de ses effets possibles, là où les

effets sont absents, il est toujours loisible de penser que la cause l’est aussi :

ayant élevé les manifestations comportementales au statut de critère, le

béhavioriste est bien embêté lorsqu’il s’agit d’attribuer une capacité mentale à

un individu dont le comportement n’en a encore rien laissé voir. Et voilà

pourtant quelque chose que nos discours au sujet des capacités mentales

semble requérir : il est par trop fréquent que nous attribuions à quelqu’un une

capacité mentale sans attendre sa manifestation. N’ayant jamais eu l’occasion

de voir le premier ministre du Canada exhiber les signes typiques de la

souffrance, je lui attribue néanmoins la capacité de connaître la douleur et me

sens parfaitement justifié de le faire.

97

La méthodologie béhavioriste ne se révèle donc pas particulièrement

satisfaisante si la conclusion à laquelle elle nous contraint exige que

l’attribution d’une capacité mentale requiert sa manifestation

comportementale comme critère de vérification. Sans compter qu’à déterminer

l’intension du concept d’une capacité mentale par un ensemble donné de

comportements typiquement associés à cette capacité, lesquels achèvent du

même coup de décrire les effets nécessaires de ladite capacité, une odeur de

tautologie envahit prestement les narines du logicien. Et c’est afin de révéler la

nature fallacieuse de cette approche que Putnam se sera mis en peine de

démontrer la possibilité d’un ‘cas’ de douleur qui ne s’exprime pas selon les

modalités comportementales attendues – mettant du même coup en question

la prétendue nécessité logique de l’explication béhavioriste.

C’est autour d’une fiction élaborée pour une large part sur le thème des

« supers-spartiates » que Putnam construit son contre-exemple à la théorie

béhavioriste.16 Les supers-spartiates, comme tout autre organisme humain,

auraient la capacité de ressentir la douleur mais n’en laisseraient jamais rien

paraître – dans certains cas, plus extrêmes, ils n’en diraient même rien.17 Pour

autant, tout porte à croire qu’ils ont la capacité d’éprouver de la douleur

puisque rien ne les distingue des humains si ce n’est leur volonté de taire la

16

Cf. Putnam 1997, Brains and Behavior 17

Notons qu’il ne s’agit alors plus de super-spartiates mais de « X-worlders », une espèce de super-super-spartiates (cf. Putnam 1997, Brains and Behavior, p.334 sq.) ayant si longtemps vécu la vie du super-spartiate qu’elle en sera venue à taire parfaitement tout rapport expérientiel à la douleur.

98

manifestation de leur douleur : à recenser les événements neurologiques se

produisant dans le cerveau du super-spartiate lorsqu’il souffre, rien, ou presque

rien, ne le différencierait de la situation d’un cerveau humain dans le même

état.18

La fiction mise en place par Putnam donne voix à cette intuition que la

réalité et la signification de la capacité à ressentir la douleur ne repose pas sur

les déterminations d’un type de comportement qui doit en résulter comme un

effet résulte de sa cause : les supers-spartiates souffrent certes, ils ont la

capacité de ressentir de la douleur, mais leur comportement n’en laisse rien

voir. Un béhavioriste étudiant ces communautés de supers-spartiates, par

contre, devrait leur refuser cette capacité en vertu du fait que, malgré leur

humanité évidente, leurs comportements ne correspondent pas à ceux

typiquement associés avec le phénomène de la douleur. Mais la fiction de

Putnam est construite de manière telle à ce que cette conclusion heurte nos

intuitions : l’humanité des super-spartiates nous invite presque immédiatement

à penser qu’ils peuvent souffrir, qu’ils en ont la capacité, même si rien ne le

manifeste. Cette intuition ne témoigne-t-elle pas de ce que nos discours au

sujet de l’attribution adéquate d’une capacité mentale n’attend pas

18

Putnam va même jusqu’à augmenter sa fiction du récit d’un super-spartiate qui, au contact d’une communauté davantage comme la nôtre, aurait appris à manifester sa douleur de manière plus typique sans pour autant penser donner voix à autre chose que ce qu’il avait ressenti de manière parfaitement stoïque dans le passé. Le but de cet ajout est d’insister sur la possibilité de manifester une capacité identique autrement que le prescrit les attentes du béhavioriste qui aura déterminé l’ensemble (« cluster ») des manifestations ‘normales’ de douleur.

99

nécessairement sa manifestation dans le comportement? Très certainement

cela signifie que s’il s’avère possible de trouver un critère plus ‘performant’,

c’est-à-dire un critère qui puisse s’acquitter tout aussi bien de l’exemple des

supers-spartiates que du cas de n’importe quel être humain (voire d’un individu

d’une autre espèce jugée capable de douleur), il faudra préférer ce critère à

celui mobilisé par la méthodologie béhavioriste.

La solution à ce problème épineux, le critère qui remplacera celui de la

manifestation comportementale, n’est toutefois pas à attendre d’un état

particulier du cerveau – ce que l’exemple des supers-spartiates aurait pourtant

pu laisser entendre. Putnam prend bien soin, dans The Nature of Mental

States, de ne pas réduire la réalité d’une capacité à un fait identifiable dans le

cerveau puisqu’une telle stratégie, à l’instar de l’approche béhavioriste,

souffrirait de ce que l’on puisse trop aisément élaborer des contre-exemples qui

en révéleraient les insuffisances. Qui plus est, cette stratégie s’avérerait tout

simplement moins efficace que d’autres dans la mesure où elle serait toujours

en peine de s’acquitter du fardeau de la preuve imposé par nos critères de

vérification scientifique :

Consider what the brain-state theorist has to do to make good his claims. He has to specify a physical-chemical state such that any organism (not just a mammal) is in pain if and only if (a) it possesses a brain of a suitable physical-chemical structure; and (b) its brain is in that physical-chemical state. That means that the physical-chemical state in question must be a possible state of a mammalian brain, a reptilian brain, a mollusc’s brain (octopuses are mollusca, and certainly feel pain), etc. At the same time, it must not be a possible (physically possible) state of the brain of any physically possible creature that

100

cannot feel pain. Even if such a state can be found, it must be nomologically certain that it will also be a state of the brain of any extra-terrestrial life that may be found that will be capable of feeling pain before we can even entertain the supposition that it may be pain.

It is not altogether impossible that such a state will be found. […] It is at least possible that parallel evolution, all over the universe, might always lead to one and the same physical “correlate” of pain. But this is certainly an ambitious hypothesis.19

À ces deux approches, soit l’approche béhavioriste et la thèse réaliste, Putnam

préférera emprunter la voie du fonctionnalisme. C’est en effet dans les termes

de sa participation au fonctionnement d’un type d’organisme qu’il décrira

l’intension du concept d’une capacité mentale.

Que l’on imagine, suggère-t-il, un organisme capable de douleur mais

constitué si différemment de l’organisme humain qu’il n’en éprouve la réalité

qu’au contact de champs magnétiques. Dans un tel cas, il semble que nous

voulions mobiliser l’intension du concept de la capacité à ressentir la douleur

exactement comme nous le ferions pour un humain, mais les causes en jeu (et

peut-être même le comportement qui manifeste cette douleur, voire aussi

l’état du cerveau) n’ont pourtant rien en commun. Ce qui, toutefois, demeure

constant c’est le rôle que joue l’événement de la douleur pour l’organisme qui

en est capable : ce rôle ou cette fonction est essentiellement d’alerter

l’organisme d’atteintes possibles à son intégrité.

Putnam pense ici la notion d’organisme d’une manière qui n’a rien

d’anodin. C’est en effet au moyen d’une analogie avec la ‘Turing machine’ qu’il

19

Putnam 1997, The Nature of Mental States, p.436

101

décrit les aspects essentiels du type d’organisme que suppose l’argument

fonctionnaliste. Bien entendu, Putnam reconnaît que la ‘machine’ est

‘incarnée’, c’est-à-dire qu’elle possède quelque chose comme un corps fini qui

est en mesure de lui transmettre des données (input) sensibles.20 Mais il n’en

demeure pas moins que c’est d’abord et avant tout en terme de « Turing

machine » que Putnam pense cette machine qu’est l’organisme humain, c’est-à-

dire comme une sorte de complexe syntaxique incarné dont les ‘règles’ ou les

fonctions établissent d’avance le registre fini des possibilités et des

significations des ‘réponses’ (outputs) suscitées par l’information (les inputs)

accumulée.

Pensons maintenant au genre de ‘traitement d’informations’ que rend

possible la disposition à la douleur, cette capacité qui fonctionne de manière à

avertir l’organisme d’atteintes possibles à son intégrité. La disposition à la

douleur est éveillée (‘switched on’), en quelque sorte, par le moyen données

obtenues par le biais de la perception sensible. Cet ‘éveil’, cependant, ne

procède pas au hasard : la disposition à la douleur décrit en fait la règle

fonctionnelle déterminant la signification de cet événement pour la machine

humaine. De sorte que la capacité mentale à éprouver de la douleur pourrait se

réduire à une formule du genre « à perception sensible X correspond un état D

témoignant d’une atteinte possible à l’intégrité de l’organisme. »21 Il importe de

20

Cf. Putnam 1997, The Mental Life of Some Machines (1967), p. 408-409 et sq. 21

Je limite à ce genre de formulation le type de règles déterminant le fonctionnement de la ‘machine humaine’ tout en reconnaissant qu’une telle formule invite à plusieurs considérations

102

remarquer que l’on laisse ici complètement indéterminées tant la nature des

données sensibles que les particularités de la manifestation de l’état de

douleur, ce qui permet à l’argument fonctionnaliste d’échapper aux écueils qui

menacent le béhavioriste et le réaliste. Seule la fonction, ou la règle syntaxique

de la machine humaine, achève de donner l’intension nécessaire du concept

d’une capacité pour la douleur. Par le fait même, cette capacité traduit de la

sorte une disposition réglée de la machine humaine dont la fonction peut être

attribuée au fonctionnement de toute machine organisée de manière

similaire.22

Définie comme une telle fonction, la capacité à être dans un état de

douleur peut effectivement apparaître comme une cause ou une condition de

possibilité de l’état en question. Nous obtenons de la sorte une définition

satisfaisante de l’intension du concept de cette capacité et ce, malgré les

différences possibles au niveau des causes externes qui peuvent intervenir de

manière à ‘éveiller’ cette disposition et l’évidente possibilité de manifestations

phénoménales trop variées pour se laisser réduire à un ensemble (cluster)

nécessaire. Et Putnam de conclure :

It seems more likely that the functional sate we described is invariantly “correlated” with pain, species-independently, than that there is either

qui échappent toutefois à l’entreprise de cette thèse. Le lecteur intéressé par ces questions pourra consulter à profit l’article Minds and Machines (1960) de Putnam (Putnam 1997, p.362-385). 22

Quant au traitement de l’information obtenue par la ‘machine’ par le moyen de cette disposition, la seule disposition à la douleur ne nous en laisse rien savoir. Il faudrait en fait faire intervenir d’autres règles déterminant la manière dont l’organisme doit se rapporter à cette information. À ce sujet, cf. Putnam 1997, The Mental Life of Some Machines, p.409 sq.

103

a physical-chemical state of the brain (must an organism have a brain to feel pain? perhaps some ganglia will do) or a behavior disposition so correlated.23

Mais la créativité artistique, pour autant qu’elle puisse être comprise

comme une capacité mentale, est-elle une capacité du même ordre que notre

disposition à la douleur? Car si l’argument fonctionnaliste de Putnam semble

faire mouche au sujet de cette dernière, il n’est pas acquis que l’intension de

toutes les capacités mentales puisse être établie sans référence à leur

manifestation phénoménale ou à des conditions de possibilité au-delà de celles

inscrites à même l’organisme humain et ses fonctions. Et cela semble

particulièrement vrai dans le cas de la créativité artistique, dont les concepts

mêmes paraissent renvoyer à une pratique déterminée plutôt qu’à un état, tel

la douleur.

Il faut bien voir, par contre, que la seule référence à la manifestation

phénoménale d’une capacité dans l’intension de son concept n’entame pas la

possibilité d’une explication fonctionnaliste. Celle-ci, en fait, n’est pas aveugle

aux manifestations phénoménales des capacités qui l’intéressent : elles sont

toutes autant d’indices suggérant la possibilité d’une capacité fonctionnelle

chez un individu ou un organisme donné.24 Autant d’indices, certes, mais pas de

critères justifiant son attribution : le fonctionnaliste n’ignore pas qu’une

capacité mentale doit pouvoir se manifester phénoménalement, qu’elle soit

23

Putnam 1997, The Nature of Mental States, p.439 24

Putnam 1997, The Nature of Mental States, p.437: “let us begin with the fact that we identify organisms as in pain, or hungry, or angry, or in heat, etc. on the basis of their behaviour.”

104

même d’abord identifiée par le moyen de telles manifestations. Il conteste

seulement l’idée que son attribution à un individu ne puisse se justifier qu’à la

seule lumière de ses manifestations phénoménales ou doive attendre les

découvertes neurophysiologiques nécessaires. L’argument va même un peu

plus loin, affirmant que l’on ne peut associer à une capacité mentale telle que la

douleur quelque manifestation phénoménale nécessaire. C’est bien ce que tous

les exemples de Putnam évoqués jusqu’à présent tendent à montrer : entre la

manière dont je manifeste un état de douleur et celle du Spartiate, du super-

Spartiate et des ‘X-Worlders’, il y a un monde de différences qu’aucune théorie

béhavioriste ne pourrait réduire à une nécessité quelconque. Cela étant dit,

cela ne signifie pas pour autant qu’il en aille de même pour toutes les capacités

mentales.

Dans le cas de la capacité à être artistiquement créatif, par exemple, il

semble que le fonctionnaliste doive accorder que la signification de son concept

renvoie nécessairement à un état du monde qui puisse être altéré – comptant

désormais une création de plus. Mais la définition de Carroll, à l’effet que la

créativité artistique est une capacité pour la production de nouvelles œuvres

d’art intelligibles comme telles, implique en outre que la signification de cette

capacité réfère à la possibilité d’un phénomène déterminé. Sa manifestation,

contrairement à l’état de douleur, possède un corrélat phénoménologique

nécessaire, à savoir, une nouvelle œuvre d’art intelligible comme telle.

105

Nous avons vu, toutefois, que les manifestations phénoménales d’une

capacité mentale, qu’elles possèdent des caractéristiques nécessaires ou non,

ne sont jamais un critère pour l’attribution de cette capacité à un individu. Il

suffit à cette fin que l’on identifie le type d’organisme dont l’une des fonction

est de pouvoir manifester cette capacité afin que son attribution à un autre

organisme fonctionnant de manière suffisamment similaire soit justifiée.25 On

en comprend conséquemment que si la capacité à être artistiquement créatif se

distingue radicalement de notre disposition à la douleur par l’ordre nécessaire

de ses manifestations phénoménales, cette distinction n’intéresse tout

simplement pas l’argument du fonctionnaliste. De sorte que la question qui doit

nous occuper n’est pas de savoir s’il y a une distinction entre une disposition à

un état et une capacité à agir de manière, mais de déterminer plus précisément

sous quelles conditions il est possible d’attribuer à un individu la fonction que

décrit la créativité artistique dans l’économie expérientielle d’un type

d’organisme. En fait, c’est la notion même d’organisme qui doit nous intéresser.

Car la chose n’a rien d’évident étant donné que Putnam pense la notion

d’organisme par le moyen d’une analogie avec une ‘Turing machine’. Dans le

25

Putnam est conscient que cette manière d’attribuer une capacité mentale repose sur un jugement de similarité qui n’est pas infaillible, mais considère néanmoins que ce type de jugement s’avère moins enclin à errer que les jugements nécessités par les autres approches discutées précédemment. On se souviendra qu’il n’est jamais question, pour Putnam, de défendre l’idée que le fonctionnalisme détient le critère justifiant l’attribution d’une capacité mentale à un individu indépendamment de sa manifestation phénoménale, mais un critère qui, après examen, s’avère plus puissant (explique davantage) que les autres disponibles. (Cf. Putnam 1997, The Nature of Mental States, p.435 et p.437, où Putnam reconnaît explicitement les faiblesses possibles de son explication fonctionnaliste mais affirme du même souffle qu’elles ne lui apparaissent pas aussi dangereuses que les faiblesses minant la validité des autres approches).

106

cas de la douleur, la chose n’avait pas cet aspect problématique puisque la

fonction ne reposait clairement pas sur une règle ou une application excédant

le fonctionnement de la seule machine en question, de l’organisme humain.

C’est-à-dire que dans le cas de la capacité à ressentir de la douleur, il est

possible d’isoler l’organisme humain comme cette machine dont l’une des

fonctions est une disposition à la douleur dont le rôle est d’alerter l’organisme

d’un possible danger. Dans le cas de la ‘créativité artistique’, toutefois, la seule

‘organisation syntaxique’ de la machine humaine ne semble pas suffire. L’indice

de cette insuffisance nous est d’abord fourni par ce simple fait que l’intension

du concept renvoie, comme je l’ai déjà dit, à un état du monde qui puisse être

altéré, c’est-à-dire à un fonctionnement dont la ‘réponse’ (output) se manifeste

nécessairement à l’extérieur de l’organisme possédant cette fonction et doit

pouvoir être reconnue comme telle réponse. Mais en fait, cet indice ne fait que

nous mettre sur la voie du véritable problème : c’est parce que la

reconnaissance du sens de cette réponse, la signification du « output » pour la

machine humaine l’ayant produit, ne peut s’acquérir au moyen des seules

règles syntaxiques de l’organisme humain que la capacité à engager des

processus en vue de sa production ne peut entièrement en dépendre. Pour le

dire encore autrement : la possibilité du projet d’une production artistique, et

donc, d’une mise en branle de la capacité correspondante, repose sur

l’existence d’un contexte normatif excédant celui de l’individu. Sans ce contexte

107

normatif ouvrant la possibilité du phénomène d’une œuvre d’art, l’idée même

d’une telle fonction est complètement dépourvue de fondement.

On peut penser que, si la créativité artistique n’était qu’affaire de

capacité imaginative, nous ne rencontrerions peut-être pas de tels problèmes.

Après tout, l’imagination joue à l’évidence un rôle capital, voire essentiel dans

la manière dont l’organisme humain gère les possibilités d’interactions avec son

environnement. Et comme pour la douleur, l’exercice de cette fonction ne

paraît reposer sur rien autre chose qu’un traitement réglé de données (inputs)

en vue de produire une représentation (output).26 De sorte que, pour tout

organisme fonctionnant de manière similaire à l’être humain, on peut supposer

une capacité imaginative. À définir la capacité d’imagination ainsi, nous

respectons très certainement les exigences de l’argumentation de Putnam et il

apparaît tout à fait possible d’attribuer cette capacité à un individu qui ne l’aura

pas manifestée dans son comportement, que ce soit par la production d’un

nouvel artéfact ou autrement. Mais la créativité artistique implique davantage

qu’une capacité imaginative dans la mesure où l’intension du concept de cette

dernière ne renvoie pas nécessairement à la possibilité d’une création altérant

l’état du monde externe. Il s’en faut de beaucoup, en effet, pour que toutes les

manifestations de cette capacité aboutissent sur davantage qu’un état mental

26

À titre d’exemple (et seulement d’exemple; il y va d’une simple possibilité à propos de laquelle je réserve tout jugement philosophique) on pourrait supposer que les règles déterminant le fonctionnement d’une telle capacité imaginative s’accorderaient avec les formes de l’intuition sensible, soit l’espace et le temps, que Kant décrit dans la section de la Critique de la raison pure réservée à l’esthétique transcendantale.

108

(une représentation mentale, par exemple). A fortiori, il semble évident que les

productions de l’imagination n’ont pas de corrélats phénoménologiques

déterminés et nécessaires.

En fait, cette nécessité d’inclure un phénomène déterminé dans

l’intension du concept de la créativité artistique comprise comme capacité a de

quoi sérieusement embêter le fonctionnaliste. Force est d’admettre qu’à ne

considérer que l’organisation ‘syntaxique’ de l’être humain, on peine à voir en

quoi celle-ci est capable d’une production artéfactuelle déterminée comme

œuvre d’art, voire même comme simple création. Voilà très certainement une

capacité que l’on pourrait attribuer au ‘créateur absolu’, à cet être dont le

fonctionnement intègre absolument tous les systèmes syntaxiques et normatifs

en existence, mais pas à l’être humain, dont les expériences signifiantes

reposent en leur possibilité sur de multiples registres normatifs qui ne relèvent

pas tous des dispositions syntaxiques de son organisme. Contrairement à un

organisme ‘divin’, le fonctionnement de l’organisme de l’être humain n’intègre

pas tous ces systèmes normatifs. Bien plutôt, celui-ci s’installe dans des

complexes normatifs lui ouvrant des possibilités d’action qui ne lui étaient

absolument pas disponibles autrement. C’est en vertu de sa situation

intentionnelle dans un tel horizon normatif (dépassant celui donné par le

fonctionnement de son organisme) qu’un individu devient capable de créer

artistiquement. Cette capacité n’est pas originaire ou native au ‘système

syntaxique’ de l’organisme humain. Il semble en fait plus probable qu’elle

109

survienne à d’autres capacités en vertu de sa situation dans un contexte

normatif donné et reconnu.

Cela ne rend évidemment pas impossible l’explication d’une capacité

créative en termes de capacité mentale. Après tout, si cette l’existence de cette

capacité survient à d’autres capacités situées dans le contexte normatif

adéquat, elle continue de décrire la possibilité d’une fonction essentiellement

mentale, c’est-à-dire, réglée de manière essentielle par le fonctionnement

syntaxique de la machine humaine. Mais à expliquer les choses ainsi que je l’ai

proposé, il m’apparaît qu’un discours fonctionnaliste à propos de la créativité

artistique comme capacité sera à la fois plus simple et plus rigoureux si l’on

abandonne l’idée qu’il s’agit d’une capacité mentale attribuable à un organisme

fonctionnant ainsi que le fait l’organisme humain. Plutôt, le fonctionnaliste peut

faire cette proposition que la créativité artistique est une capacité

conventionnellement déterminée, une capacité ‘institutionnelle’ dont la

possibilité est ouverte par la situation d’un organisme dans un contexte

normatif donné et déterminé de manière approprié. Ce par quoi j’entends une

capacité dont les conditions de possibilité ne sont pas toutes entières données

par le système syntaxique d’un organisme quelconque en ce qu’elles

nécessitent également, et nécessairement, une organisation normative

spécifique dans l’environnement de cet organisme, soit un monde de l’art.

Je reviendrai plus loin sur la nécessité de poser un ‘monde de l’art’

comme ce contexte normatif institutionnel spécifique à la possibilité du

110

phénomène de l’œuvre d’art. À ce stade de l’argumentation, toutefois, il me

suffit qu’on me concède ce qui semble avoir toutes les apparences de

l’évidence, à savoir, que les normes grâce auxquelles l’identité de quelque

chose comme œuvre d’art peut être établie ne sont pas contenues dans les

dispositions syntaxique de l’organisme humain, ne lui sont pas natives. En fait,

on pourrait même pousser cette ligne argumentative un peu plus loin par le

moyen d’un simple exercice de pensée. Imaginons un monde possible où il

existe un système normatif tel qu’un ‘monde de l’art’, mais où les agents du

monde de l’art n’ont absolument rien en commun avec l’organisme humain.

Étant donné les nécessités du monde de l’art (production d’œuvres invitant à

des pratiques interprétatives et appréciatives, etc.), il faudrait néanmoins

accorder à ces agents la capacité d’être artistiquement créatifs. Or, dans un tel

cas, cette capacité surviendrait à des fonctions que le fonctionnalisme ne nous

permettrait pas de supposer à l’organisme humain étant donné les différences

significatives au niveau du fonctionnement de leur organisme respectif. Pour

improbable que ce Gedankenexperiment puisse paraître, il n’est est pas moins

possible pour autant et laisse bien voir que le système normatif donné par les

institutions du monde de l’art est la seule condition de possibilité absolument

nécessaire à l’intension du concept d’une capacité créative. C’est ce qui me

permet de dire que le concept d’une capacité institutionnelle rend davantage

justice aux véritables conditions de possibilité de la créativité artistique.

111

Il faut dès lors penser que la possibilité de la capacité à produire une

nouvelle œuvre d’art intelligible comme telle, cette fameuse capacité à être

artistiquement créatif, répond d’une organisation normative donnée a priori qui

excède et inclut celle de la « machine humaine ». Ce n’est qu’en tant qu’il est

possible à un organisme donné d’engager son activité de production

relativement à ce contexte normatif qu’il obtient la capacité de créer

artistiquement. Or, s’il fallait prêter à cet individu une disposition mentale

particulière à la créativité artistique, on lui attribuerait en fait une capacité

fonctionnelle anticipant sur les développements historiques et les possibilités

phénoménales particulières aux systèmes normatifs où il aura à évoluer. Ces

implications finalistes ou téléologiques devraient à elles seules nous faire

préférer un autre modèle explicatif.

Car, en fait, la seule capacité qu’il nous faille nécessairement attribuer

au système syntaxique d’un individu afin de pouvoir le dire capable de

créativité artistique est celle de pouvoir placer le contenu des informations

(input) nécessaires à son activité sous les règles du monde de l’art. Or, cette

capacité de comprendre la signification des données de son expérience sous un

registre normatif que l’on a mobilisé se laisse moins bien penser sous le concept

de la « créativité artistique » que sous celui de l’intentionnalité. Voilà

finalement pourquoi on se gardera de faire de la créativité artistique autre

chose qu’une capacité institutionnelle : elle est une possibilité ouverte par

l’existence d’une institution particulière, celle du monde de l’art, et d’une

112

capacité mentale dont l’intension ne renvoie pas nécessairement à quelque

manifestation phénoménale déterminée nécessaire, soit l’intentionnalité. À

nouveau, donc, la créativité artistique apparaît moins telle une capacité

mentale que comme cette capacité que l’on attribuera à un être pouvant se

rapporter intentionnellement en ses actions et ses visées de sens à un horizon

normatif autre que celui donné par les règles du fonctionnement de la machine

humaine; dans le cas qui nous occupe, celui de l’institution qu’est le monde de

l’art.

On doit encore se demander, par contre, si cette manière de

comprendre la créativité artistique comme capacité rejoint nos intuitions quant

à la façon dont nous en mobilisons le concept dans nos discours. Étant donné ce

que nous en avons dit, il semble que cette capacité créative soit attribuable de

manière justifié à tout organisme capable d’intentionnalité et dont

l’environnement contient un monde de l’art. Auquel cas il apparaît que

n’importe quel être humain conscient d’un monde de l’art est capable de créer

artistiquement nonobstant le fait qu’il ait ou non produit une œuvre d’art à un

certain moment de son existence. Puisque nul ne naît artiste (ce que démontre

amplement les analyses des dernières pages), la capacité d’être artistiquement

créatif doit en effet appartenir à tous même si elle n’est manifestée que par

quelques-uns. Or, si cette conséquence semble juste, elle n’offre rien de bien

intéressant. Elle affirme tout au plus ce que le sens commun savait déjà, à

savoir : que la production artistique est une possibilité disponible à tout un

113

chacun qui est familier avec l’existence d’œuvres d’art et l’univers normatif du

monde de l’art.

La thèse fonctionnaliste de Putnam nous permet donc de préserver au

moins une manière de penser la créativité artistique comme capacité qui

s’accorde avec nos discours. Et si la définition obtenue paraît offrir très peu, il

faut en fait penser que sa modestie témoigne sans doute de sa justesse. Après

tout, l’entreprise n’était pas d’offrir un critère qui témoignerait des capacités

spéciales de l’artiste, ce qui nous renverrait probablement à une définition

évaluative de la créativité artistique et à la conception naïve de la créativité qui

en dépend, mais de débusquer les conditions de possibilité de l’attribution de

cette capacité en dépit de sa manifestation phénoménale et de la valeur qu’on

pourrait possiblement lui accorder.

Ce faisant, l’analyse des thèses fonctionnalistes nous aura permis de

mettre en lumière deux conditions nécessaires à la possibilité même du

phénomène décrit par le concept de ‘créativité artistique’, soit l’existence a

priori d’un monde de l’art (d’œuvres d’art et de pratiques consacrées à ces

objets décrivant son horizon normatif), et les capacités intentionnelles d’un

organisme sans lesquelles il lui est impossible de penser son activité et ses

signification sous les contraintes conventionnelles d’un monde de l’art. Le reste

de cette thèse sera conséquemment vouée à l’éclaircissement de ces conditions

avec, pour espoir, qu’un tel travail nous permettra de gagner une perspective

claire sur la signification de la créativité artistique dans nos rapports à l’art.

114

C’est d’abord le caractère a priori du monde de l’art que je viserai. À cette fin, je

m’intéresserai au travail de Larry Briskman autour du thème de la « priorité

méthodologique du produit » qui doit prévaloir pour toute réflexion touchant à

la créativité artistique. Cette démarche, qui nous conduira d’une pensée de

l’œuvre comme produit jusqu’à celle, plus complexe peut-être, de son

phénomène, me permettra simultanément d’installer et de justifier la nécessité

de poser l’existence a priori d’un horizon normatif tel que celui du monde de

l’art. Une fois ce travail accompli, nous serons naturellement conduit au

prochain chapitre à penser les déterminations de l’activité intentionnelle

nécessaire à la spécification des œuvres d’art en tant que telles sous cet horizon

normatif.

Détour obligé par l’œuvre d’art

1. La priorité méthodologique du produit

Aux arguments contre l’idée que la créativité soit une capacité mentale

de l’artiste, on pourrait encore ajouter celui de Larry Briskman qui, dans son

Creative Product and Creative Process in Science and Art, critiquait la thèse de

certains psychologues en mal d’identifier les traits ou les faits mentaux

responsables des productions ayant le mérite d’être ‘créatives’ (au sens

évaluatif). Il m’est d’avis, toutefois, que la démonstration produite dans les

pages précédentes devrait avoir suffi à convaincre le lecteur de la stérilité d’un

tel projet : l’objection de Putnam à l’identification d’une capacité mentale, telle

115

la créativité, à un certain état du cerveau me semble devoir valoir tout autant

contre une description de la créativité exprimée exclusivement par le type

discours que Briskman cherche à réfuter.

En fait, si cet article doit néanmoins nous intéresser, c’est parce qu’il

exprime on ne plus éloquemment cette idée qui commençait à poindre au

terme de la section précédente, à savoir, que dans toutes nos tentatives de

définir ce que pourrait être la créativité, nous avons toujours et d’abord à faire

avec l’œuvre d’art ou le monde qui la rend possible. La réfutation de la thèse de

Carroll, à l’effet que la créativité décrive une capacité mentale de l’artiste, nous

a permis de voir qu’il est impossible de mobiliser cette propriété sans avoir

d’abord posé l’existence et la nature du phénomène de l’œuvre. C’est parce

qu’il y a des œuvres d’art invitant à des pratiques déterminées qu’il devient

possible de s’intéresser à la cause de son phénomène et de mobiliser, pour la

décrire, la propriété de la créativité.

L’argument de Briskman, bien qu’il ne s’intéresse qu’à la signification

évaluative de cette propriété, ambitionne très précisément de tirer au clair les

conditions qu’impose notre jugement quant à l’œuvre dans notre désir de

mobiliser la ‘créativité’ dans notre description de sa cause. Le point de départ

de sa réflexion correspond donc on ne peut plus exactement avec l’idée qui doit

nous occuper à présent. J’entends donc parcourir rapidement son argument

afin de voir si la priorité méthodologique du produit qu’est l’œuvre d’art doit

nécessairement saper l’intérêt de mobilier la ‘créativité’ dans nos discours à

116

propos de son origine. Car c’est bien là ce qui se profilait au terme de la

dernière section : seule la thèse de Carroll se pliait adéquatement à la priorité

méthodologique du produit, et le résultat en était que la ‘créativité’ semblait

alors ne décrire pas davantage qu’une certaine forme de causalité, au

demeurant encore mal définie.27 Or, si l’on avance parfois que c’est l’esthétique

analytique toute entière qui a placé sa réflexion des processus créatifs sous le

dogme de la priorité méthodologique de l’objet,28 il revient très certainement à

Briskman d’en avoir récemment offert l’expression la plus claire et la plus

concise.

***

Les thèses auxquelles s’en prend Briskman partagent avec les siennes

cette idée que la créativité représente une valeur dans l’économie de

l’expérience humaine. L’entreprise du discours psychologique diffère par contre

des ambitions de Briskman dans la mesure où les psychologues cherchent en 27

Carroll tente en fait de donner quelques pistes ou quelques idées quant à la manière dont l’artiste se rend capable de produire une œuvre d’art : il évoque la répétition, l’hybridisation, l’interanimation et l’amplification comme autant de manières pour un artiste de manipuler les donnés d’une tradition afin de produire une œuvre d’art. Cela étant – et c’est tout ce qu’il nous faut ici pour s’acquitter de la tâche d’une analyse plus approfondie de ces concepts –, si c’est la capacité de l’artiste à entreprendre l’une ou l’autre de ces activités qui rend possible la créativité artistique, que gagne-t-on à faire intervenir l’idée d’une capacité créative spécifiquement lié à la production des œuvres d’art ? Les capacités pertinentes, il me semble, ont davantage à voir avec les capacités intellectuelles nécessaires à la mobilisation des données historiques dans un processus de répétition, d’hybridisation, etc. Enfin, tant et aussi longtemps qu’il faille se contraindre à penser la créativité comme capacité mentale, je crois avoir suffisamment démontré qu’une telle démarche n’arriverait pas à rendre adéquatement compte de la manière dont on mobilise cette propriété dans nos discours. 28

Cf. T. Leddy: « The point that product is prior to process and that the creative process is therefore any process which leads to a creative (that is, novel and valuable) product is so central to so many well-anthologized articles that it could well be seen as a principal tenet of Analytic aesthetics. » (T. Leddy, A Pragmatist Theory of Artistic Creativity, in The Journal of Value Inquiry, vol. 28,1994, p.169)

117

fait à favoriser la manifestation de phénomènes jugés créatifs en isolant et en

identifiant les traits de caractères ou les faits mentaux qui en sont la cause.29

Or, puisque l’effet possède la propriété d’être créatif, il faut bien que la cause

ait le mérite intrinsèque d’être ‘créative’ – sans quoi ces traits et faits mentaux

ne pourraient communiquer la propriété de la créativité aux phénomènes qu’ils

déterminent.

C’est essentiellement à cette conclusion que se refuse Briskman, et ce

pour au moins deux raisons qu’il déploie sur deux fronts distincts. Son premier

argument vise le projet d’identifier les causes de la créativité en fonction de

certaines spécificités psychologiques de l’individu producteur, lesquelles

seraient responsables de la production d’artéfacts ‘créatifs’ – toujours au sens

évaluatif du terme.30 En une sorte de parallèle aux thèses de Putnam dont il

était question à section précédente, Briskman souligne que la rigueur

scientifique que suppose le discours du psychologue exige que ce dernier puisse

attester de l’existence de ‘faits mentaux’ en les isolant et les identifiant de

manière objective. Mais puisque c’est toujours à la production créative que l’on

reconnaît le producteur créatif, l’identification des ‘faits mentaux’ en question

29

Notons au passage que si cette thèse n’est pas sans affinités avec l’approche positiviste définie à la section précédente, elle ne requiert pas l’existence d’une capacité mentale réelle et spécifique. Plusieurs capacités mentales peuvent concourir à la production d’œuvres évaluées comme étant créatives qui, du reste, peuvent également être mobilisées dans d’autres types d’activité. Il n’est donc pas nécessaire que les traits ou faits mentaux que cette approche cherche à identifier soient spécifiques à une capacité créative. 30

Briskman s’adresse ici explicitement aux travaux de psychométriciens tels que J.P. Guilford et T.A. Raznick, dont il évoque les contributions à l’ouvrage collectif de P.E. Vernon, Creativity, Penguin Books, Harmondsworth, 1970. Ses critiques semblent toutefois toucher la majorité des thèses sur la créativité en psychologie, ainsi que je le laissais déjà entendre un peu plus haut.

118

implique nécessairement une référence préalable à l’objet qui aura déjà été

évalué comme étant ‘créatif’. Autrement dit, non seulement est-il nécessaire

d’avoir d’abord jugé de l’objet afin de cerner les faits mentaux qui en seraient

responsables, ce qui confirme la thèse de la priorité méthodologique de l’objet

mais, en outre, la reconnaissance des faits mentaux ne serait jamais

indépendante de nos valeurs et de nos critères d’évaluation tels qu’ils

s’appliquent au résultat de l’activité du producteur ou des processus de

production.31 Ces valeurs et critères étant relatifs à un ensemble de facteurs

déterminants tels que le contexte historique, un ‘monde de l’art’ et des

connaissances acquises, la facticité ou l’objectivité32 des faits mentaux en

question, ainsi que de leur valeur, s’en trouve irrémédiablement minée.

Le second argument de Briskman persiste dans la même voie afin de

faire la preuve qu’il est tout aussi impossible de réduire la description des

processus de production à un discours strictement psychologique sans respecter

la priorité méthodologique de l’objet. Cette fois, Briskman cible apparemment

les thèses psychologiques des Wallas et compagnie, qui prétendaient avoir isolé

les étapes psychologiques du processus créatif (telles que la préparation,

l’incubation, l’intuition, l’illumination, la vérification, etc.).33 Dans la mesure où

31

Cf. Briskman 1980, p.91 32

Cela, bien entendu, si l’on pense que l’objectivité ne peut être acquise qu’indépendamment des particularités de l’observateur. 33

En fait, Briskman ne précise jamais le nom des auteurs qu’il critique dans ces passages. Une raison à cet énigmatique silence est peut-être qu’il ne s’en trouve aucun qui aura défendu aussi radicalement les thèses que Briskman cherche à pourfendre. Je laisse au lecteur le soin d’en décider et le réfère au travail de Graham Wallas, Art of Thought, 1926.

119

ce sont à nouveau les causes de la production créative qui sont en jeu, on peut

penser que l’argument de Putnam contre l’idée d’identifier une capacité à la

causalité qu’elle exprime prévaut encore : il semble en effet assez facile de

produire des contre-exemples qui auraient tôt fait de dévoiler le semblant de

nécessité imputé à la causalité de tels processus mentaux.34 Mais ce qui

intéresse plus particulièrement Briskman, c’est que la description d’un tel

processus devra invariablement faire intervenir le ‘rôle’ du produit dans la

réalisation de l’œuvre d’art, ce qui aurait immédiatement pour effet de réduire

l’intérêt d’une thèse entièrement vouée à réduire le processus créatif aux

seules activités mentales de l’artiste.

Afin de démontrer que la créativité est véritablement de nature

dialogique, et non pas le résultat de la manifestation d’un processus mental

‘réussi’, Briskman invite son lecteur à reconnaître que l’artiste affairé à produire

une œuvre est engagé dans une sorte de dialogue évaluatif avec le produit qui

s’accomplit. Il est terriblement improbable, en effet, que l’artiste ait déjà

‘produit’ en son esprit la totalité de l’œuvre qu’il désire réaliser. Certes, les

processus de production sont ‘gérés’ par un plan général, une idée directrice,

mais la réalisation de cette idée dans un médium n’est pas parfaitement

déterminée par ce plan. Cette indétermination structurale se manifeste, par

34

On pourrait imaginer, par exemple, un ‘monde de l’art’ habité par des objets arbitrairement désignés comme œuvres d’art : sans autre pensée que « d’habiller » un socle avec ce qui sera dès lors une œuvre d’art, « l’artiste » ne ferait que se saisir d’un objet de manière aléatoire pour l’y placer. Sorte de caricature d’un institutionnalisme radical, un tel monde de l’art n’aurait jamais besoin de postuler l’existence et l’objectivité de processus mentaux particuliers afin d’expliquer la nature créative des objets ‘placés’ au musée.

120

exemple, dans la manière dont le médium ‘résiste’ aux visées de l’artiste : un

pigment qui, une fois appliqué sur la toile, apparaît plus foncé que prévu peut,

par exemple, engager un Riopelle à revoir un tant soit peu l’équilibre

chromatique de son œuvre; une pièce de marbre que l’on sculpte et qui révèle

soudainement des veinures d’une largeur et d’une couleur inusitées peut inciter

le sculpteur à dévier de ses plans originaux afin de mettre en valeur – ou de

cacher complètement – ce qui s’est découvert dans la pierre; etc.

On pourrait accumuler les exemples de ce genre indéfiniment et y

ajouter quantité d’histoires réelles de productions dont le succès ou l’échec

répondait directement de la manière dont le médium ‘résistait’ au travail de

l’artiste. L’argument de Briskman, cependant, ne requiert qu’on lui accorde ce

fait, à savoir, que l’activité déployée dans des processus de production

détermine le médium travaillé alors qu’elle est elle-même conditionnée par la

manière dont ce médium se plie ou résiste aux visées de l’artiste, cela à la

lumière des normes et conventions qui régissent l’évaluation des œuvres dans

sa communauté. Ce qui signifie derechef que la possibilité de la réalisation du

projet – ce que l’artiste avait l’intention de produire – est constamment revue

en fonction des possibilités du médium manipulé telles qu’elles sont évaluées

par l’artiste au fur et à mesure de ses efforts de production.35

35

J’aimerais ici inviter mon lecteur à garder à l’esprit cette particularité évaluative et dialogique de la production des œuvres d’art. C’est que déjà se profile dans ces exemples un phénomène qui aura à nous intéresser plus particulièrement dans une section ultérieure, à savoir, le rapport de l’artiste aux exigences normatives de son ‘monde de l’art’ dans le contexte singulier d’un

121

D’une certaine manière, cela n’est pas sans rappeler le mot de Kant,

dans la Critique de la faculté de juger, à propos de la relation du génie au goût :

Le goût est, comme la faculté de juger en général, la discipline (ou le dressage) du génie; il lui rogne durement les ailes et le civilise ou le polit; mais, en même temps, il lui donne une direction qui lui indique en quel sens et jusqu’où il doit s’étendre pour demeurer conforme à une fin; … 36

Ce à quoi on pourra ajouter, reprenant une citation de Ben Shahn que l’on

trouve dans l’article de Briskman : « [Painting] is both creative and responsive.

It is an intimately communicative affair between the painter and his painting, a

conversation back and forth, the painting telling the painter even as it receives

its shape and form. »37

La communication dont il est question ici se joue entre les processus

mentaux de l’artiste et ce que Briskman appelle les « produits intermédiaires ».

Il y a, nous dit Briskman, une influence réciproque entre les visées de l’artiste et

projet artistique où il s’agit de manipuler un médium particulier. Dans les exemples soulevés ici, il n’est pas sans intérêt que l’expérience que fait l’artiste du médium qu’il manipule fait intervenir des exigences normatives immanentes à l’activité de production elle-même : un pigment se manifestant de manière plus sobre qu’attendue peut inviter l’artiste à revoir ses schèmes évaluatifs afin de mieux répondre de l’événement de ce pigment. Ce sont très précisément ces particularités de la structure dialogique et évaluative de la création artistique que vise cette thèse en ses conclusions. 36

Kant, E., Critique de la faculté de juger, trad. par Alain Renaut, GF Flammarion, Paris, 1995, p.306. Je remarque et rappelle au passage que cet argument (contre la possibilité d’attribuer à la « cause » de l’œuvre le mérite d’être créative sans avoir préalablement jugé de la créativité du produit en fonction des conventions et normes pertinentes) est de ceux qui soutiennent que la « créativité » est une propriété évaluative qui s’attribue tout aussi bien au produit scientifique qu’au produit artistique. À chaque fois, pense Briskman, le processus d’évaluation est le même : il s’agit d’évaluer le produit, peu importe sa nature, relativement à l’horizon des pratiques historiques où il s’insère de manière à décider de la valeur qu’il y ajoute. C’est, peut-on penser, une intuition similaire qui habite cette idée kantienne que la conformité de l’œuvre aux fins qu’elle vise est une question de goût – un goût dont les déterminations ne s’entendraient plus de manière transcendantale mais historique, bien entendu. 37

Ben Shahn, The Biography of a Painting, in Creativity in the Arts, ed. V. Tomas, Prentice-Hall, Englewood Cliffs, N.J. 1964, p.32.

122

la manière dont celles-ci s’incarnent dans le médium. Or, et c’est là la

conclusion qui intéresse son argument, cela signifie qu’une description

adéquate des processus de création doit rendre compte de la structure

dialogique de leur accomplissement. Puisque rien n’est créé qui ne trouve sa

réalité dans un médium, et puisque l’idée de l’œuvre en l’esprit de l’artiste ne

saurait en achever seule la réalité, une description du processus de création qui

ne mobilise que les termes du discours psychologique est nécessairement

incomplète. Autrement dit, ce n’est que là où un produit se donne, ne serait-ce

qu’un « produit intermédiaire » tel qu’on peut l’isoler à un temps précis des

processus de production, qu’il est possible d’entamer une description de ces

processus. La description aura alors à rendre compte du ‘dialogue’ qui se joue

entre le produit intermédiaire et les états mentaux de l’artiste. Toutefois, rien

ne pourra être dit de ces états mentaux qui n’aura pas d’abord été justifié par

une identification et une évaluation du produit. C’est donc dire qu’un processus

ne pourra être dit ‘créatif’ que dans la seule mesure où le produit de ce

processus aura déjà été évalué comme tel.

Deux arguments, donc, qui cernent de près les raisons qui obligent la

compréhension des processus créatifs – ici, au sens évaluatif – à s’engager

d’abord auprès de l’objet. Tandis que le premier argument s’attaque à l’idée

que l’on puisse isoler chez un individu des traits psychologiques ‘créatifs’ sans

égard au produit où se manifeste cette propriété, le second fait une

démonstration similaire à propos de la description des processus de production

123

artistique. Ce n’est que là où un produit, une œuvre d’art, est évalué comme

ayant la propriété d’être ‘créatif’ qu’une description des processus

responsables de la réalisation de cette œuvre peut légitimement attribuer cette

même propriété aux processus.

Du coup, la priorité méthodologique de l’objet semble rendre

définitivement caduque l’idée de la ‘créativité’ au sens évaluatif comme une

capacité mentale de l’artiste. Mais elle semble en outre compromettre le projet

de définir la créativité comme propriété simplement descriptive. En effet, si ce

n’est que là où un produit a déjà été évalué comme ayant la propriété d’être

‘créatif’ que l’on est autorisé à attribuer cette même propriété aux processus de

production, la reconnaissance de l’aspect ‘créatif’ de ces processus sera

effectivement « permeated with evaluation ».38 Et le problème persiste même

si l’on se débarrasse de l’idée que l’affirmation de la créativité des processus

engage à un jugement de valeur à leur propos. Car si l’on doit pouvoir décrire

un processus comme étant créatif, ce n’est jamais qu’à partir de la

reconnaissance du statut ontologique de ce qui en aura résulté : ce n’est qu’une

fois établie la ‘valeur sémantique’ de l’objet comme œuvre d’art que l’on sera

autorisé à décrire l’événement de sa genèse comme étant ‘créatif’. On se

retrouve du coup face aux mêmes écueils qui nous contraignaient plus tôt à

rejeter l’approche de Carroll puisqu’insatisfaisante.

38

Briskman 1980, p.83

124

Toutefois, s’il faut se rendre à l’idée que l’œuvre d’art doit

prioritairement occuper la réflexion touchant à l’événement créatif, il est par

contre loin d’être certain que la priorité méthodologique du produit nous

contraigne à accepter les conclusions de Briskman et à abandonner le projet

d’une définition intéressante de la créativité comme propriété descriptive. C’est

qu’un certain préjugé ontologique œuvre dans la réflexion de Briskman qui lui

aura fermé des portes qu’une analyse plus poussée de l’œuvre d’art nous

rendra peut-être disponibles à nouveau. Car s’il est une leçon à retenir de la

thèse de la priorité méthodologique, c’est que l’œuvre d’art doit intéresser la

réflexion avant que l’on puisse penser la signification de la créativité. Or, force

est d’admettre qu’en réduisant d’emblée, et sans s’en expliquer, l’œuvre d’art

au statut de produit, Briskman aura manqué de satisfaire complètement à la

priorité méthodologique dont il s’est pourtant fait le héraut dans cet article.39

2. La priorité méthodologique de l’ontologie : empirisme esthétique et contrainte pragmatique

Un préjugé, ou peut-être davantage, habite donc les thèses de Briskman

dans Creative Product and Creative Process in Science and Art. Il n’est pas sans

importance, par exemple, qu’il ne considère jamais ne serait-ce que la

possibilité que la ‘créativité’ puisse être mobilisée comme propriété

39

Je précise immédiatement que je ne prétend pas, dans ce qui suit, m’adresser aux thèses ontologiques que Briskman endosse ailleurs relativement aux œuvres d’art. Je ne m’intéresserai en fait qu’aux présupposés de l’argument offert dans l’article analysé jusqu’à présent et me garde par conséquent de les lui attribuer rigoureusement.

125

simplement descriptive. Dès les premiers moments de son article, ainsi que je

l’ai déjà souligné, il affirme que la créativité est un concept toujours déjà

empreint d’une dimension évaluative. Or, cette détermination de la créativité, il

ne la remettra jamais en question et il ne fait aucun doute qu’elle aura eu un

rôle significatif dans l’élaboration de son argument en faveur de la priorité

méthodologique du produit.

Dans la mesure, en effet, où la créativité ne peut dénoter qu’un mérite

ou une excellence, et d’abord celle de la chose produite, on peine à voir

comment on pourrait éviter de teinter d’une dimension évaluative la

description de ce qui a produit l’objet ainsi jugé. Qui plus est, si la créativité ne

peut être que de nature évaluative, Briskman a parfaitement raison de conclure

qu’il est impossible d’attribuer un mérite quelconque à des états ou des faits

mentaux qui ne se sont jamais manifestés ni ne se sont réalisés : sans œuvre

d’art ‘créative’, comment peut-on reconnaître la valeur des états mentaux dits

‘créatifs’ chez un individu? Voilà plus ou moins la question que Briskman

adresse aux psychologues. Et cela semble effectivement presque évident, enfin,

pour peu que la créativité ne doive s’entendre que de manière évaluative.

Mais voilà très précisément ce que j’ai remis en question un peu plus tôt

en affirmant l’équivoque de la ‘créativité’. Et nous n’avons pas que les

possibilités interprétatives ouvertes par les Conjectures de Young ou l’accord de

Carroll pour se convaincre d’une possible équivoque : notre conception des

œuvres d’art en tant qu’autant de ‘créations’ suppose elle aussi la possibilité de

126

pouvoir décrire comme ‘créatif’ l’événement où une œuvre se manifeste, où

une création apparaît, nonobstant la valeur de créativité ou d’originalité de

l’œuvre en question. Plus souvent qu’autrement, il est vrai que c’est à l’artiste

ou a son travail que l’on attribuera alors la capacité d’être créatif, un peu

comme le suggère la thèse de Carroll qui, à cet égard au moins, s’accorde avec

le sens commun.40 Mais une telle description ne repose que sur cette

présupposition du sens commun à l’effet que les œuvres d’art sont bel et bien

des créations. Or, qu’en est-il ?

Dans son récent On Bringing a Work Into Existence, P. Larmarque offre

un argument rigoureux soutenant l’idée que la production d’une œuvre d’art

aboutit bel et bien à une création. L’essentiel de sa thèse repose sur la solution

‘minimaliste’ qu’il propose au problème ontologique de l’identité (ou non-

identité) entre une œuvre d’art et son substrat matériel. Contre les thèses de

nature plus idéaliste qui tentent plus ou moins de contourner le problème en

réduisant l’œuvre d’art à une réalité idéelle (Lamarque pense ici

particulièrement aux thèses de R.G. Collingwood), il insiste sur le caractère

fondamentalement social et culturel de la réalité propre aux œuvres d’art : la

manifestation de l’œuvre ne repose pas sur la particularisation d’un type idéel,

mais est plutôt ‘actualisée’ par l’efficace de pratiques structurées par un

ensemble de normes et de conventions. La production et la réception d’une

40

La critique que je fais de Carroll, et que je répéterais à l’égard du sens commun, n’est pas d’avoir manqué de satisfaire à certaines de nos intuitions quant aux processus de création artistique, mais d’avoir réduit la structure de l’événement où une oeuvre est accomplie à une capacité, au demeurant obscure, de l’artiste.

127

œuvre d’art sont des pratiques déterminées par une structure normative

commune – un ‘monde de l’art’ commun – qui, ensembles, accomplissent la

manifestation de l’œuvre en tant que cette chose qui n’était pas auparavant.

L’accomplissement de la manifestation de l’œuvre correspond par conséquent

à la production d’une réalité entièrement nouvelle. Et Lamarque de conclure :

To bring a work into existence is indeed to bring a new entity into the world, not just to reorder what is there already. [This] means that whenever a work is completed there has been genuine creation even if in some cases we have to withhold the plaudits accompanying the more evaluative sense of artistic creativity.41

Si l’on accorde cet argument à Lamarque, et je ne vois aucun

inconvénient à le faire pour l’instant,42 une conclusion s’impose : il semble en

effet que la responsabilité de la manifestation d’une œuvre d’art en tant que

telle n’incombe pas uniquement à l’artiste qui la produit, ni à la somme de son

activité de production, mais également à l’expérience de celui qui se rapporte

au résultat de cette activité comme à une œuvre d’art. Cela signifierait que les

processus que l’on veut décrire comme étant ‘créatifs’, c’est-à-dire ces

processus responsables de la manifestation phénoménale de l’œuvre, engagent

davantage que la seule activité de l’artiste ‘créateur’ et incluent également la

41

P. Lamarque, On Bringing a Work Into Existence, in The Idea of Creativity, ed. M. Krausz, D. Dutton, and K. Bardsley, Brill, Boston, 2009, p.125 42

En acceptant provisoirement l’argument de Lamarque, je ne considère pas pour autant le débat qu’il engage avec les idéalistes comme étant réglé une fois pour toute. C’est plutôt dans la mesure où il donne une voix théorique cohérente à notre pratique des œuvres comme créations que son argument me paraît suffisant. L’usage que je fais de cet argument ne s’avérerait erroné que dans l’éventualité où l’on pourrait faire la preuve que c’est à tort que nous parlons des œuvres comme autant créations. Or j’ai bon espoir que cette thèse devrait fournir de bonnes raisons de croire que le discours commun est justifié d’attribuer aux œuvres d’art cette signification, bien que la formulation de mes justifications à cet effet auront à nuancer quelque peu les propos de Lamarque.

128

pratique des œuvres par un public. La réception de l’œuvre achèverait son

accomplissement phénoménologique et, du même coup, participerait de la

création de l’œuvre au sens où l’entend Lamarque.

En articulant ses thèses dans l’horizon d’un ‘débat’ opposant la priorité

méthodologique du produit à l’explication purement psychologique de la

créativité, Briskman aura peut-être compris un peu trop étroitement les

processus de production liés spécifiquement à la réalisation des œuvres d’art.

On remarque, par exemple, que Briskman partage avec le discours

psychologique cette manière de comprendre l’œuvre produite isolément des

processus qui en accomplissent la manifestation. La description psychologique,

ainsi que Briskman la présente, impose en effet cette exigence de penser les

états mentaux pertinents et le produit qu’est l’œuvre d’art de manière discrète.

D’une certaine manière, les conclusions de l’argument offert par Briskman ne

font que renforcer ou radicaliser cette distinction. En effet, puisque toutes les

évaluations de la créativité supposent que l’on ait d’abord déterminé la valeur

de créativité du produit, le jugement doit pouvoir procéder en ne se

préoccupant que de celui-ci. La possibilité de cette évaluation présuppose par

conséquent l’autonomie ontologique de l’œuvre d’art en tant que produit.

Mais la description de l’œuvre d’art comme ‘création’ proposée par

Lamarque invite cependant à revoir la justesse ou la nécessité de la position

ontologique défendue par Briskman. Identifier l’œuvre à un produit, comme le

suggère ce dernier, c’est également réduire la somme des propriétés

129

pertinentes à son interprétation et son évaluation, à la réalisation de son

phénomène en tant qu’œuvre d’art aux propriétés qui font manifestement

encontre dans l’expérience. C’est-à-dire que l’identification de l’œuvre à son

produit la détache entièrement des procédés qui l’ont rendue possible. Or, la

thèse de Lamarque nous invite plutôt à penser que la réalité de l’œuvre d’art

implique en son phénomène propre les déterminations des activités qui la

rende possible. Ainsi, la réalité d’une création dépend de l’activité de l’artiste et

de celle du public qui la reçoit comme telle, mais elle dépend encore plus

fondamentalement d’un monde de l’art qui ouvre la possibilité même d’une

pratique de production et de réception des œuvres. Autrement dit, ce ne sont

pas les propriétés manifestes du produit qui doivent d’abord intervenir dans la

réflexion qui veut penser la créativité de sa genèse. Ce qui est véritablement

premier dans notre considération du phénomène d’une œuvre d’art, c’est la

manière dont de telles propriétés jouent significativement dans un contexte

normatif qui ouvrait la possibilité que ce produit fasse encontre comme œuvre

d’art. De sorte que le phénomène de l’œuvre d’art est une réalité qui manifeste

bien davantage qu’un produit : c’est, pour ainsi dire, tout un monde de l’art qui

fait encontre dans notre expérience des œuvres.

De sorte que la question de savoir si la créativité peut être mobilisée

dans un jugement comme propriété simplement descriptive exige à présent que

l’on amène au jour l’horizon ontologique où s’installera notre discours sur le

sujet. On peut par conséquent parler d’une priorité méthodologique de

130

l’ontologie, dans la mesure où la voie vers une pensée de la créativité artistique

suppose que l’on ait déjà décidé du statut ontologique de l’œuvre d’art, ne

serait-ce que problématiquement.

***

Également intéressé à la question de la créativité artistique, dont il veut

situer le locus dans la performance générative de l’artiste, David Davies avait

également à faire avec l’argument de Briskman. Dans un article publié

récemment, Davies concédait, ainsi que je l’ai fait, la thèse de la priorité

méthodologique sans pour autant abandonner l’idée que ce soit d’abord vers

l’activité générative de l’artiste qu’il faille se tourner afin de s’assurer du

caractère proprement artistique de la créativité. Il s’expliquait de cette

possibilité ainsi :

[Briskman is] targeting the idea that creativity is a quality of psychological processes occurring in the artist. I, however, am concerned with creativity as a quality ascribable to a manifest process where an artist engages with an artistic medium. The latter process evades Briskman’s second ‘priority’ argument, since it involves an engagement with the intermediary products in terms of which the creative process has to be described. The first priority argument is also evaded, in that we are ascribing creativity to the performative output of the artist.43

Les premières lignes de cette citation insistent ainsi que je le faisais à l’instant

sur le contexte particulièrement étroit du débat où Briskman installe son

argument en faveur de la priorité méthodologique du produit. Le propos de

Davies en est, de toute évidence, de révéler les déterminations indues que ce

43

D. Davies, The Artistic Relevance of Creativity, in The Idea of Creativity, 2009, p.217

131

contexte impose à la réflexion qui veut se saisir de la créativité. Cependant, en

déplaçant le problème de la créativité en direction d’une préoccupation pour la

manière dont un artiste travaille un médium artistique (the performative

output), Davies fait davantage que changer les termes du débat : il installe la

question dans un tout autre horizon ontologique. En fait, si l’argument de

Davies échappe aux exigences de la priorité méthodologique du produit, c’est

fondamentalement parce qu’il rejette l’idée que l’œuvre d’art soit réductible,

en son être, aux déterminations du ‘produit’. À cette fin, Davies insistera

comme Briskman sur la structure dialogique de l’accomplissement créatif, mais

l’ontologie de l’œuvre d’art qu’il déploiera en changera significativement la

portée.44

C’est dire qu’un passage par l’ontologie de l’œuvre d’art s’impose tant

l’analyse de la créativité semble en dépendre. Cela étant, il va de soi qu’il ne

saurait être question de proposer, dans le contexte de cette thèse, une

ontologie achevée dont les termes démontreraient avec rigueur la nécessité de

distinguer entre une œuvre d’art et un produit. De telles ambitions dépassant

de loin le cadre plus modeste du travail entrepris dans ces pages, je me limiterai

à cerner les grandes lignes d’une justification ontologique ‘négative’ en faveur

de cette distinction. S’il s’agit d’une stratégie argumentative ‘négative’, c’est

parce que je me bornerai pour l’essentiel à relever divers arguments qui

révèlent l’insuffisance des thèses militant pour l’identification de l’œuvre d’art

44

Il y a encore fort à dire au sujet des thèses de Davies sur le sujet. J’y reviendrai au prochain chapitre.

132

au statut ontologique de produit. Sur les bases de cette analyse, je tâcherai

ensuite d’établir un nombre restreint, mais je crois suffisant, de propositions

qui justifieront l’approche plus phénoménologique que je privilégierai comme

méthode. De sorte qu’au terme de cette section, je me serai acquitté à tout le

moins provisoirement des tâches qu’imposent la priorité méthodologique de

l’ontologie à la compréhension visant le phénomène de la créativité artistique.45

***

Depuis longtemps décrié par les Baxandall, Currie, Danto, Dutton et

Wollheim,46 l’empirisme esthétique a souffert d’une dernière offensive musclée

sous la plume de David Davies dans son récent Art as Performance (2004).

Expliqué simplement, l’empirisme esthétique décrit cette attitude

épistémologique que l’on voyait à l’œuvre chez Briskman, et qui réduit les

propriétés que l’on peut connaître de l’œuvre d’art aux propriétés manifestes

du produit se donnant dans l’expérience immédiate que l’on en fait. Or, et c’est

également ce qui ressortait de l’argument de Davies, s’il est loin d’être acquis

qu’il y ait identité entre ‘œuvre d’art’ et ‘produit’, il est également incertain que

45

Dans la mesure où je me garderai de défendre une thèse en bonne et due forme à propos du statut ontologique de l’œuvre d’art, mais me limiterai plutôt à en écarter une et à justifier la possibilité d’une autre, les fondements ontologiques sur lesquels reposera l’analyse subséquente de la créativité artistique seront, en quelque sorte, en attente de leur confirmation théorique. Voilà pourquoi je leur confère un caractère provisoire. 46

Cf. M. Baxandall, Patterns of Intention : On the Historical Explanations of Pictures, Yale University Press, New Haven, CT, 1985, 180p.; G. Currie, Work and Text, in Mind, vol. 100, Oxford, 1991, p.325-340; A. Danto, The Transfiguration of the Commonplace, Harvard U. Press, Cambridge, 1981, 212p.; D. Dutton, Artistic Crimes : The Problem of Forgery in the Arts, in BJA, 19:4, 1979, Oxford, p.304-314; R. Wollheim, Art and its Objects: With Six Supplementary Essays, 2

e édition, CUP, Cambridge, New York, 1980, 270p.

133

nos considérations pour l’art, ce que nous y apprécions, soient à chaque fois

limitées aux propriétés manifestes de ses ‘objets’.47

Davies, dont la plus importante contribution au débat aura été d’avoir

cerné avec précision les fondements de cette attitude ontologique et d’avoir

recensé et développé les arguments qui en révèlent l’insuffisance, donne les

grandes lignes de l’empirisme esthétique de cette manière :

Aesthetic empiricism in its purest form is the thesis that the focus of appreciation is what we may term the ‘manifest work’ – an entity that comprises only properties available to a receiver in an immediate perceptual encounter with an object or event that realizes the work. […] In particular, the process whereby the manifest work came to have the properties it has can bear upon the appreciation of the work only to the extent that the nature of that process is itself manifest to receivers of the work.48

On voit bien que cette formulation de l’empirisme esthétique reprend à peu

de choses près l’essentiel de ce qui est affirmé par la thèse de la priorité

méthodologique du produit de Briskman, à savoir que c’est d’abord auprès des

propriétés manifestes du produit, celles qui sont données dans l’expérience

perceptuelle que l’on peut en faire, que s’engage la pensée de celui qui veut

47

Il ne fait aucun doute que la nature du ‘nous’ évoqué ici est terriblement problématique. Il va de soi, par exemple, que l’appréciation de l’art traditionnel indien, par exemple, est pratiquée différemment de l’appréciation des œuvres occidentales contemporaines qui sont destinées aux halls des musées et aux murs des galeries – l’amateur d’art contemporain et l’Hindou ne sont tout simplement pas du même ‘nous’. Je limiterai par conséquent l’étendue de ce ‘nous’ de manière très générale à l’horizon socio-historique de la pratique euro-occidentale de l’art depuis la Renaissance. Cela étant dit, on aura beau jeu de disloquer l’unité du ‘nous’ que je suggère ici en faisant valoir que, même au sein de cette tradition, on trouve des courants dominants, d’autres plus marginaux, des pratiques appréciatives diversifiées en fonction des genres, etc. Il me semble par contre que ces ‘dislocations’ présupposent toutes la même chose, à savoir, le disloqué, c’est-à-dire une communauté historique plus ou moins bien identifiée où la pratique de la différence peut être signifiante. C’est donc sur les bases de cette idée générale d’une communauté historique euro-occidentale que je formulerai mon argumentation, acceptant du même coup le caractère limité des conclusions auxquelles j’aboutirai. 48

Davies, D., Art as Performance, Blackwell, Maine, 2004, p.27

134

comprendre ou apprécier une œuvre d’art. Qui plus est, la seconde partie de

cette citation semble cibler presque exclusivement le deuxième argument en

faveur de la priorité méthodologique du produit. En effet, Davies y affirme que

l’empirisme esthétique aurait cette particularité de ne s’intéresser aux

processus de production que dans l’unique mesure où ces processus sont eux-

mêmes manifestes.49

Il est à propos de se demander, par contre, si nos pratiques des œuvres

d’art sont bel et bien déterminées entièrement par l’expérience des propriétés

manifestes du produit. Autrement dit, dans l’éventualité où l’empirisme

esthétique aurait raison, il faudrait pouvoir montrer que notre appréciation,

notre évaluation et notre interprétation d’une œuvre d’art ne supposent en

général aucune donnée signifiante qui ne soit le résultat d’une propriété

perceptible du produit. Ici, en effet, c’est la pratique des œuvres et les discours

qu’elles suscitent qui servent de contrainte épistémologique afin de déterminer

la valeur des propositions ontologiques à l’étude.

L’idée d’une contrainte épistémologique élevée par la pratique normale

des œuvres d’art à l’égard des prétentions de la théorie renvoie à un topos de

plus en plus fréquemment visité dans le domaine de la philosophie analytique.

49

Notons ici que Davies ne souscrit pas nécessairement à l’idée que les ‘produits intermédiaires’ soient accessibles d’une manière ou d’une autre dans notre expérience de l’œuvre. Ses thèses dans le domaine de l’ontologie des œuvres d’art lui permettent en fait de court-circuiter le problème en identifiant la réalité de l’œuvre à la somme des performances qui participent de la détermination du ‘focus of appreciation’, c’est-à-dire de « l’espace » phénoménologique où se déploie la somme de nos rapports pratiques/performatifs (créatifs, interprétatifs, appréciatifs, etc.) à l’œuvre.

135

De manière utile, D. Davies aura conceptualisé cette idée par les termes de

‘pragmatic constraint’, que je traduirai par contrainte pragmatique :

It is a constraint that our artistic practice imposes on ontology, albeit one that permits us to reflect on that practice when elements in it seem to conflict with one another or to require more perspicuous description. The claim is not merely that epistemology of art and ontology of art mutually constrain one another, but that it is our practice that has primacy and that must be foundational for our ontological endeavors, because it is our practice that determines what kinds of properties, in general, artworks must have. And this requires that we take account, in doing ontology, of our practice as a whole, rather than focusing on certain judgments to the exclusion of others. […] While some ontologies of art may require that we revise our understanding of certain parts of our practice, no acceptable ontology can require that we revise the basic conception of artistic appreciation to be found in that practice, for it is only by reference to this conception that we can get any firm grip on the very subject of the ontology of art.50

Cette contrainte insiste donc, et à juste titre , sur la situation des projets

ontologiques dans un contexte où les objets interrogés invitent déjà à des

pratiques et des questions théoriques en vertu de propriétés et de

déterminations dont les significations sont généralement admises.

Évidemment, il ne saurait être question de réduire le discours ontologique à la

justification – sophistique – d’un état de fait. Pas question non plus de tomber

dans ce que l’on pourrait appeler la prudence excessive du Wittgenstein des

Philosophische Untersuchungen. Car la contrainte pragmatique ne signifie pas

qu’il faille limiter la formulation des thèses ontologiques à un discours

uniquement descriptif, mais plutôt qu’il est nécessaire de reconnaître à la

pratique déjà signifiante et avérée des œuvres d’art une force normative

50

D. Davies, The Primacy of Practice in the Ontology of Art, in JAAC, vol.67-2, printemps 2009, p.163

136

supérieure à celle des théories ontologiques que l’on peu possiblement élever à

son propos.

Force est d’admettre, en effet, qu’une proposition ontologique peut

également avoir un effet normatif sur notre pratique et notre compréhension

des œuvres d’art. Que l’on pense, par exemple, à la thèse encore assez

répandue au 18e siècle qui réduisait l’être de l’œuvre à l’imitation vraisemblable

du réel. L’histoire montre bien que cette manière de penser l’art occidental a

fonctionné de façon suffisante pendant près de deux millénaires, fournissant à

la fois les conditions grâce auxquelles l’art pouvait se distinguer d’autres types

de production, et une ‘recette’ afin de guider les efforts de l’artiste. Par contre,

on ne peut douter que notre pratique contemporaine de l’art souffrirait

gravement d’un « décret théorique » restituant la norme de la vraisemblance

comme critère normatif. Cela aurait pour effet, entre autre, d’exclure de notre

pratique la grande majorité des créations du 20e siècle qui logent pourtant déjà

dans nos musées. Or, sans pour autant prétendre que le statut ontologique de

ces œuvres est nécessairement fixe et immuable, on admettra volontiers que

d’aucuns ne seraient prêts à dénuder les murs de nos galeries parce qu’un

philosophe aura redessiné la carte ontologique du monde de l’art!

En somme, donc, la contrainte pragmatique exprime cette saine

intuition qui accorde une priorité épistémologique aux conventions qui

structurent déjà, explicitement ou implicitement, la pratique des œuvres. Elle

reconnaît, en quelque sorte, que nos visées théoriques à propos de ces objets

137

naissent au cœur de pratiques toujours déjà signifiantes et que l’objet du

discours théorique n’est pas de réformer ces pratiques mais d’en révéler

certaines conditions de possibilité.51 À cet égard, on notera enfin que la

contrainte pragmatique s’articule on ne peut plus adéquatement avec

l’ambition de cette thèse qui, pour l’essentiel, cherche à rendre compte de

l’usage que nous faisons déjà, dans nos discours, de la propriété de la créativité.

Reste maintenant à voir dans quelle mesure l’empirisme esthétique et

ses implications répondent de cette contrainte. Dans l’éventualité où

l’empirisme esthétique manquerait d’expliquer certains aspects importants de

notre pratique de l’art ou, encore, nous contraindrait à abandonner une portion

signifiante du domaine des objets déjà reconnus en tant qu’œuvres, nous

aurions de bonnes raisons d’en abandonner les principes.

51

Cette manière de soumettre la réflexion sur la signification de l’art et de ses objets aux contraintes de la pratique concrète des œuvres n’est pas sans rappeler les dures invectives de l’abbé Dubos contre les égarements de la spéculation philosophique dans ses Réflexions critiques sur la poésie et sur la peinture : « L’expérience leur a fait connaître qu’on est trompé rarement par le rapport distinct de ses sens et que l’habitude de raisonner et de juger sur ce rapport conduit à une pratique simple et sûre, au lieu qu’on se tend tous les jours en opérant en philosophe, i.e. en posant des principes généraux, et en tirant de ces principes une chaîne de conclusions. » (Dubos, Réflexions critiques sur la poésie et sur la peinture (1719), Paris, École nationale supérieure des Beaux-Arts, 1993, p.281-282). L’idée de l’abbé n’est bien sûr pas que la réflexion n’a rien à nous apprendre, mais plutôt qu’elle ne procède sûrement et de manière efficace que lorsqu’elle s’élève depuis les exigences de l’expérience. On remarque par ailleurs qu’à définir la ‘contrainte pragmatique’ de cette façon la théorie aura à chaque fois besoin de spécifier le contexte pratique où elle s’installe. C’est-à-dire que la pluralité des pratiques de l’art, cette pluralité qui naît entre autres de la multitude des communautés historiques ayant une pratique de l’art, implique une pluralité de contraintes qu’il est impossible de mobiliser toutes ensembles dans un projet ontologique : un choix s’impose que le théoricien ne peut éviter. La formulation concrète et particulière de la ‘contrainte pragmatique’ aura effectivement à tabler sur une interprétation de nos pratiques qui aura ‘élu’ un contexte plutôt qu’un autre. On en comprend que les résultats auxquels parviendra la théorie ontologique seront nécessairement limités au contexte pratique spécifié, explicitement ou non, par le théoricien.

138

Or, il apparaît que cette idée de faire intervenir nos pratiques des

œuvres afin de justifier le rejet de l’empirisme esthétique n’est pas tout à fait

nouvelle. Les exemples abondent dans la littérature philosophique

contemporaine qui vont très exactement dans ce sens – que l’on pense, par

exemple, au bien trop nombreuses références à Fountain et à l’avènement du

Readymade, lesquelles visent tout autant à décrier la priorité de la dimension

esthétique dans notre appréciation des œuvres qu’à montrer les faillites d’une

ontologie empiriste de l’œuvre d’art. Mais il n’y a pas que la littérature critique

ou théorique qui questionne la pertinence de l’empirisme esthétique : les

œuvres d’art elles-mêmes ont parfois été la provocation à ou l’occasion de

telles réflexions. Qu’il s’agisse de l’art conceptuel d’un Robert Barry ou plus

généralement du problème de l’ironie en art, les cas sont nombreux qui invitent

à reconsidérer l’idée que seules les propriétés manifestes du produit doivent

être considérées dans notre identification et notre appréciation d’une œuvre

d’art. La pratique (production, réception, interprétation, appréciation, … ) de

ces œuvres, de même que les théories qui se sont installées dans l’horizon de

ces pratiques, apparaissent comme autant de raisons d’abandonner le parti

ontologique d’une réduction de l’œuvre aux propriétés manifestes

immédiatement dans l’expérience perceptuelle du produit.

Afin de s’en convaincre, je suggère que l’on suive David Davies dans sa

critique de l’empirisme esthétique que l’on trouve dans son ouvrage Art as

Performance. Outre le fait que cet argument repose en grande partie sur la

139

contrainte pragmatique dont j’ai déjà souligné la ‘parenté naturelle’ avec la

méthodologie adoptée dans cette thèse, le recours à la réflexion de Davies offre

encore cet avantage qu’elle nous ramène droit vers la question de la créativité

artistique. Davies concentre effectivement la majeure partie de sa réfutation de

l’empirisme esthétique autour du fait que nous reconnaissons aux œuvres

certaines propriétés qui dépendent, directement ou non, des déterminations

du contexte de leur genèse. Plus précisément, l’entreprise de Davies est de

montrer que nos pratiques des œuvres d’art élèvent cette exigence que nous

reportions notre perception des propriétés manifestes du produit dans une

expérience plus large de l’œuvre d’art comme répondant en son être des

motivations et manipulations de l’artiste, sa performance : « The proper object

of critical evaluation is what the author achieved, and what the author achieved

is the work, conceived as a generative performance which specifies a focus of

appreciation (work-product) having certain meaning properties. »52

Je n’entends pas, bien sûr, reprendre l’intégralité des réflexions de

Davies afin de m’en réclamer. En fait, il y fort à parier que Davies se refuserait à

bon nombre des conclusions auxquelles la présente thèse veut parvenir.

Néanmoins, puisqu’il engage sa critique de l’empirisme esthétique vers une

pensée de l’événement créatif, ses pensées semblent emprunter un sentier

auquel l’argumentation que je propose nous oblige également. Pour parvenir à

52

Davies 2004, p.99; je reconnais que le problème de l’évaluation critique soulevé par Davies dans ce passage est plus pointu que celui qui m’intéresse ici. Toutefois, dans la mesure où son propos est de cerner ce qui est évalué lorsque l’on apprécie une œuvre d’art, cette affirmation articule une proposition ontologique qui rejoint mes préoccupations.

140

mes fins, je me concentrerai particulièrement autour de deux arguments qu’il

mobilise afin de donner chair aux intuitions qui motivent son entreprise.

3. La pertinence phénoménologique du contexte génétique de l’œuvre

Deux arguments, donc, qui doivent accomplir la même tâche mais sur

des terrains différents. Il y a d’abord celui que Davies articule autour du Pierre

Ménard, auteur du ‘Quichotte’ de J. L. Borges.53 Cette courte fiction, souvent

citée dans la littérature philosophique contemporaine, pose un problème que

j’appellerai micro-ontologique54 puisque son propos est essentiellement de

cerner et d’analyser la difficulté d’identifier une œuvre particulière parmi

d’autres – ce que l’on appelle également le problème de l’individuation des

œuvres. En effet, Borges, et Davies à sa suite, mobilisent cet exemple afin de

montrer que deux textes identiques, deux produits ayant les mêmes propriétés

manifestes, réclament du lecteur une attention critique différente

dépendamment de la manière dont l’œuvre doit être identifiée; un même

texte, et pourtant deux œuvres qu’il faut pouvoir identifier respectivement.

Inutile de reprendre dans ses détails la fiction de Borges tant elle est

bien connue. Disons seulement que le texte imagine un auteur Français, Pierre

Ménard, qui aurait écrit mot pour mot, sans chercher à le recopier, le premier

53

J.L. Borges, Pierre Ménard, auteur du ‘Quichotte’, in Fictions, traduit par P. Verdevoye et N. Ibarra, Gallimard, Paris, 1951, Gallimard, 214 pages. 54

Laissant de côté les difficultés philosophiques que soulèvent ces distinctions conceptuelles, il serait peut-être plus exact de parler d’un problème ‘micro-ontique’ puisqu’il s’agit d’une problématique reliée à la détermination d’un statut ontique particulier – la reconnaissance de cette œuvre-ci – au sein d’une même catégorie d’étants.

141

livre du Quichotte de Cervantès quelque part au début des années 1930. Or,

pour peu que l’on accepte le jeu que nous propose la fiction, l’accomplissement

de Ménard ne produirait pas une simple imitation du texte de Cervantès, mais

spécifierait une œuvre en propre. Voilà pourquoi, soulignent Borges et Davies,

les deux textes n’invitent pas du tout à la même lecture ni, conséquemment, à

la même expérience appréciative. Que l’on suive Borges dans son interprétation

des lignes suivantes :

…la vérité, dont la mère est l’histoire, émule du temps, dépôt des actions, témoin du passé, exemple et connaissance du présent, avertissement de l’avenir.55

Alors que ces lignes, rédigées par Cervantès, se laissent lire comme un « éloge

rhétorique de l’histoire », elles résonnent tout autrement sous la plume de

Ménard : il y va à présent d’une affirmation presque philosophique, en dialogue

avec la pensée de William James, à propos de la relation entre l’histoire et la

détermination du vrai. Borges remarque en outre que les styles sont également

différents, celui de Ménard empreint d’archaïsmes tandis que celui de

Cervantès est animé d’une maîtrise évidente de l’espagnol de son époque.

Pourtant, à ne considérer que les textes et leurs propriétés manifestes, rien ne

nous permet de distinguer les deux œuvres ni, conséquemment, ne justifie que

l’on puisse en faire des appréciations différentes. En fait, la seule différence

notable – mais pas ‘manifeste’ – entre les deux textes est qu’ils auront été

55

Borges 1951, Pierre Ménard, auteur du Quichotte, p.50

142

produits, spécifiés, déterminés, créés, dans des contextes de production

différents :

Here we have two distinct tokenings of the same linguistic structure-type – the same ‘text’ – in very different contexts, such that, so it is claimed, we would treat the two generative performances as eventuating in very different artistic accomplishments.56

L’exemple de cette fiction est utile en ce qu’il permet de cerner

intuitivement ce que nos pratiques de l’art semblent avoir déjà consacré – peut-

être plus particulièrement dans le cas des Readymades –, à savoir que les

propriétés manifestes du produit se révèlent parfois insuffisante à

l’identification d’une œuvre d’art particulière et, conséquemment, à la

détermination des conditions adéquates à son appréciation. Mais cet exemple

possède encore cet autre avantage de mettre en lumière l’utilité, voire la

nécessité du recours aux propriétés spécifiques au contexte de production dans

nos visées d’identification de l’œuvre. J’y reviendrai.

Mais pour ceux que la fiction de Borges ne convainc pas, il est encore

possible d’évoquer un autre exemple, réel celui-là, tiré de l’histoire récente de

l’art occidental. Certains indices laissent effectivement croire qu’Yves Klein

aurait lui-même voulu faire intervenir des propriétés non-manifestes dans

l’identification et l’évaluation critique de ses œuvres. Thierry de Duve notait en

effet qu’Yves Klein aurait en quelque sorte pensé la particularité de chacun de

56

Davies 2004, p.40.

143

ses monochromes bleus et, surtout, la valeur de chacune de ses œuvres, d’une

manière impliquant un rejet similaire de l’empirisme esthétique :

Telling about L’epoca blù, the Milan exhibition of 1957 […] he gives out this declaration with the artful candor that is his trademark : « Of course the prices were all different. » And a bit further : « Thus I am looking for the real value of the picture. » He is the first to be stunned that the buyers will pay different prices for identical pictures and concludes from this that « it demonstrates that the pictorial quality of each painting was perceivable by means of something else besides the material appearance », and that « those who chose recognized this state of things which I call ‘pictorial sensibility’.57

Sans aucun doute, Klein ne s’intéresse pas aux mêmes propriétés que Borges,

Davies ou moi-même puisqu’il ne fait aucun recours aux différents contextes de

production afin de faire valoir les différences intéressantes. Par ailleurs, sa

conclusion à l’effet que l’échec de l’empirisme prouve l’existence d’un mode de

vision particulier, une ‘sensibilité picturale’, ne doit pas nous préoccuper

davantage – étant donné le personnage, on ne peut écarter la possibilité, par

exemple, que cette affirmation soit teintée d’une touche d’ironie. Ce qui

importe, c’est que Klein était convaincu que l’identification et l’évaluation de

ses œuvres ne pouvaient pas procéder à partir de leurs seules propriétés

manifestes puisque celles-ci, identiques d’une œuvre à l’autre, n’offraient

aucun critère différenciant.58 À l’instar de Borges, donc, Klein insiste sur l’idée

que l’expérience du sens et de la valeur d’une œuvre excède celle du produit où

57

T. De Duve, Yves Klein, or the Dead Art Dealer, in October, vol. 49, été 1989, MIT Press, p.78 58

Dans une veine similaire, David Davies remarque à juste titre que, pour autant qu’elles réalisent différentes œuvres d’art, l’expérience des « toiles blanches » des Klein, Malevich, Ryman et Oiticica doit mobiliser autre chose que leurs propriétés manifestes afin de reconnaître la spécificité de chacune (Cf. la note 17 à son article The Artistic Relevance of Creativity in The Idea of Creativity, Brill, Leiden, 2009, p.219).

144

elle s’installe, c’est-à-dire qu’il y aurait des propriétés ‘déterminantes’ pour

notre expérience d’une œuvre en particulier que les propriétés immédiatement

accessibles dans l’expérience de l’objet ne révèleraient pas. À cet égard, du

moins, sa proposition offre un parallèle intéressant avec le cas des Quichottes.59

Ces quelques exemples devraient nourrir adéquatement l’idée que

l’empirisme esthétique est ‘mal équipé’ pour répondre au problème micro-

ontologique que pose une partie signifiante de la production artistique du 20e

siècle. Les arguments allant dans le même sens font d’ailleurs légion dans la

littérature philosophique des cinquante dernières années. On remarque par

exemple qu’en 1964, déjà, ces idées alimentaient une large part du célèbre

article de Danto Le monde de l’art. Et ce sont encore ces mêmes idées qui

motivaient en partie le Gedankenexperiment proposé par Danto, dans son

Transfiguration of the Commonplace, d’une galerie imaginaire où seraient

59

On pourra encore faire cette dernière remarque sur le sujet des Quichottes de Borges, que si les raffinements de sa fiction paraissent trop invraisemblables au lecteur, il est aisé d’imaginer un cas similaire qui éviterait cet écueil. Pensons, par exemple, à un artiste contemporain né en 1976 qui aurait créé une œuvre conceptuelle identique, dans son instanciation matérielle, à celle de Robert Barry, « All the things I know but of which I am not at the moment thinking – 1 :36 P.M.; 15 June 1969 ». Pour peu que l’on accepte que cette œuvre en est une, c’est-à-dire, pour autant que l’on n’y voit pas la simple copie de l’œuvre de Robert Barry, ces deux œuvres doivent pouvoir être distinguées autrement que par leurs propriétés manifestes (puisqu’elles sont identiques en vertu des propriétés ‘matérielles’ du langage où elles s’incarnent). Cette concession faite, on se rend bien compte que les deux œuvres, malgré leur identité, n’invitent pas du tout à la même expérience, ni à la même interprétation : alors que l’œuvre de Barry réfère à un je (« I ») qui était effectivement en mesure d’avoir une pensée pour ce qu’il ne pensait pas à cette date et cette heure, celle de l’artiste contemporain revoie à un moment où l’artiste n’était pas en mesure de connaître, ni même de penser, quoi que ce soit. Et même si l’on devait faire abstraction de la référence à l’artiste inscrite dans l’œuvre elle-même, les deux références à la date du « 15 June 1969 » ne peuvent avoir la même signification, ne serait-ce qu’en vertu du fait qu’il est possible que l’œuvre de Barry ait été créé le 15 juin 1969 alors qu’il est parfaitement impossible que cela n’ait été le cas pour l’artiste né après cette date. Cet exemple, que la rigueur philosophique exigerait que l’on développe plus longuement, reprend à mon sens l’essentiel de l’argument de Borges.

145

exposées huit toiles aux dimensions identiques et peintes d’un même pigment

rouge.60 Or, bien que je prendrai un instant pour montrer comment la fiction de

Danto s’attaque effectivement au problème micro-ontologique, c’est toutefois

en direction d’un autre type de problème, macro-ontologique cette fois, que je

discuterai de cet exercice de pensée.

Parcourant du regard les murs de la galerie imaginaire de Danto,

l’empiriste semble à nouveau mal pris : son regard ne lui révèle sur la surface

pigmentée des canevas aucun signe, aucun indice qui lui permettrait de

distinguer « Red Square » – ‘a minimalist examplar of geometric art’ – de

« Kierkegaard’s Mood », cette œuvre d’un portraitiste danois d’une rare

perspicacité psychologique. Les contenus de l’expérience qui se manifestent et

s’organisent au fur et à mesure que le regard balaie leur surface n’offrent

aucune différence en vertu de laquelle les deux œuvres pourraient être

identifiées en propre. En fait, abstraction faite des titres qui accompagnent les

œuvres et qui, au demeurant, pourraient aussi être identiques,61 l’expérience

sensible des propriétés manifestes d’une toile ne révèle rien qui ne soit

également sur la prochaine.

60

On trouve cet exemple au tout début de The Transfiguration of the Commonplace en introduction à la section intitulée « Works of Art and Mere Real Things » (A. Danto, The Transfiguration of the Commonplace : A Philosophy of Art, Harvard University Press, Cambridge, MA, 1981). 61

Cf. Ibidem : Danto installe dans sa galerie deux « Red Square », la première œuvre étant celle déjà mentionnée, la seconde dépeignant astucieusement le ‘paysage’ de la place rouge à Moscou.

146

Voilà à peu de choses près comment Danto donne couleur à cette idée

que les propriétés manifestes du produit sont insuffisantes afin de régler le

problème de l’individuation des œuvres. Et c’est le constat de cet échec qui le

conduira ensuite à soutenir que seules les propriétés relatives au contexte de

production – les références sémantiques visées par l’artiste dans sa

manipulation d’un médium artistique, par exemple – peuvent nous permettre

de procéder à l’individuation des œuvres. À ce sujet, Davies note :

Danto similarly insists that we cannot identify the medium of a painting with the physical material of which it is composed, given the ways we talk about artworks… To think of a painting as in an artistic medium is to relate its perceptible properties to the agency of a maker whose purposeful composition in that medium is the source of those properties.62

Comme pour Borges, dont la fiction devait nous faire voir que l’œuvre

d’art en tant que telle ne pouvait être identifiée au seul texte où elle s’incarnait,

Danto (et Davies à sa suite) nous invite à distinguer l’œuvre picturale de sa

matière ‘physique’. L’intuition à l’œuvre, qui animait déjà les fondements de

l’esthétique de Hegel, est que la réalité signifiante de l’œuvre d’art excède les

déterminations de sa seule matière : le ‘donné’ du phénomène de l’œuvre

excède toujours déjà la matière brute qui fait encontre. Mais cela signifie du

même coup que la solution de Danto au problème de l’individuation des

œuvres jette les bases d’une solution à une difficulté qui mine encore plus

profondément la position empiriste, soit celle de la détermination du statut de

l’œuvre d’art en tant que telle. C’est que l’empirisme esthétique ne cours pas

62

Davies 2004, p.57

147

seulement le risque épistémologique de faillir à la tâche d’identifier une œuvre

parmi d’autres ; il semble également en peine de circonscrire adéquatement

l’extension de la catégorie ontologique des œuvres d’art.63

La galerie imaginaire de Danto pose en effet un problème macro-

ontologique que les Quichotte de Borges ne posaient pas, soit celui de la

reconnaissance du statut ontologique de l’œuvre d’art en tant que telle. Car,

dans cette galerie, nous n’avons pas à faire qu’à des œuvres d’art : des huit

toiles peintes en rouge, il en est deux qui ne prétendent pas à ce statut et qui

ne se démarquent pas de leurs voisines. Comment savoir, dès lors, lesquelles de

ces huit toiles invitent véritablement à être comprises comme œuvres d’art ?

Alors que le problème de l’individuation des œuvres soulevait la

difficulté de distinguer entre deux objets d’une même catégorie, il s’agit

maintenant de déterminer ce qui distingue en propre la catégorie des œuvres

d’art et décide de l’extension du concept. Bien entendu, à poser le problème de

cette manière, c’est tout le débat autour de la définition de l’art qui semble

vouloir s’inviter dans les pages de cette thèse. Or voilà très certainement une

invitation à laquelle on doit se refuser si l’on veut arriver à quelque résultat tout

63

Certains voudront peut-être insister davantage que je ne le fais sur la nature foncièrement épistémologique de l’empirisme esthétique. Il m’est toutefois d’avis que cette attitude épistémologique mène presque naturellement et nécessairement à une position ontologique plus ou moins matérialiste. Le lien entre ces deux positions théoriques me paraît en fait si solide, voire inévitable, qu’il ne m’aura pas semblé indispensable de les distinguer conceptuellement. Cela étant, je reconnais qu’une telle distinction existe et qu’elle n’est pas sans utilité dans nos discours théoriques sur l’art. C’est seulement que, puisque l’argumentation présentée ici n’avait pas véritablement besoin d’y recourir, j’aurai préféré alléger le texte et éviter la multiplication des concepts.

148

en respectant les limites prescrites à l’exercice en cours. Mais comme je

l’indiquais plus tôt en précisant les modalités de la méthodologie mise en

œuvre dans ces pages, mon ambition n’est pas tant d’opposer à l’empirisme

esthétique une définition de l’art rigoureusement explicite que de démontrer, à

la lumière de la contrainte pragmatique, l’ampleur de son échec.64

Certes, l’ambition philosophique de Danto est de proposer une

définition de l’art qui soit suffisante, mais il m’est néanmoins d’avis que

l’exemple de sa galerie imaginaire peut jouer un rôle plus limité et ne servir

qu’à dévoiler l’étendue du problème qui confronte l’approche empiriste une

fois posée la contrainte pragmatique. Car il semble presque évident que, face à

une large part de la production artistique du 20e siècle, l’empiriste est contraint

à l’impossible : est-il seulement possible de découvrir, dans cette foule

hétéroclite de créations, un ensemble de ‘propriétés manifestes’ partagées par

toutes les œuvres qui puisse suffire à les distinguer des autres étants? En fait,

64

Il y a fort à parier qu’il n’est aucune définition de l’art qui ne puisse souffrir d’un contre-exemple; cela, Timothey Binkley me paraît l’avoir adéquatement démontré (cf. Deciding About Art, in Culture and Art; an Anthology, Humanities Press, NJ, 1976). Par ailleurs, malgré ses faiblesses (que relève adéquatement Binkley), l’argument de Morris Weitz à propos de l’impossibilité de ‘clore’ une définition de l’art, c’est-à-dire de donner une fois pour toutes les propriétés nécessaires et suffisantes qui font de quelque chose une œuvre d’art, semble toujours aussi pertinent (M. Weitz, The Role of Theory in Aesthetics, in Journal of Aesthetics and Art Criticism, vol. 15, 1956, pp. 27–35; P. Lamarque et S. H. Olsen ont récemment republié le texte de Weitz dans leur Aesthetics and the Philosophy of Art: The Analytic Tradition (Oxford, Blackwell, 2004), confirmant du même coup l’importance du texte dans cette tradition). Aussi, plutôt que de chercher à démontrer l’insuffisance de la définition empiriste de l’art – ce qui pourrait être accompli à propos de n’importe quelle définition – il me paraît plus intéressant de mobiliser la contrainte pragmatique afin de mesurer l’importance de l’échec. Pour ce faire, il suffit d’identifier une facette ou une détermination suffisamment importante, pour ne pas dire essentielle, de notre rapport à l’art et à ses œuvres pour ensuite montrer comment une définition de l’art, en l’occurrence celle qui découle de l’empirisme esthétique, manque d’y faire justice.

149

même si l’on devait réduire l’entreprise macro-ontologique à la détermination

de catégories artistiques du genre de celles proposées par Kendall Walton, la

galerie imaginaire de Danto montre bien que l’empiriste ne s’en trouverait pas

mieux pour autant : à ne déterminer la catégorie de la peinture qu’à l’aide de

propriétés perceptibles (par exemple, « posséder une surface peinte à l’aide de

pigments »), nous ne serions pas davantage en mesure de distinguer les œuvres

des artéfacts.65

L’idée de découvrir un principe commun à tous les arts n’est certes pas

nouvelle, et les difficultés ont toujours été nombreuses qui rendaient le projet

périlleux : les divisions générales des beaux-arts par exemple ou, encore,

l’apparition des ‘genres’ artistiques sont autant d’entraves importantes sur la

voie de la découverte d’un principe commun et unificateur.66 Il semble toutefois

que la possibilité d’y parvenir d’un point de vue empiriste ait été

particulièrement mise à mal par l’avènement des Readymades, des

monochromes, de l’art conceptuel et des Guernicas du siècle dernier.67 Le

problème n’est pas tant que l’empiriste est incapable de fournir une définition

‘close’ de ce qui participe à la catégorie ontologique ‘œuvre d’art’, ce qui

65

K. Walton, Categories of Art, in Philosophical Review 79:3, 1970, p.334-367 66

Si l’on accepte l’idée que c’est au 18e siècle que l’esthétique philosophique voit véritablement

le jour, on verra que ce genre d’entreprise est à l’œuvre dès les tout débuts du siècle chez, par exemple, l’abbé Dubos qui commet ses Réflexions critiques sur la poésie et sur la peinture en 1719. C’est peut-être Charles Batteux qui, en France du moins, aura tenté le plus explicitement l’aventure dans son traité de 1746 Les beaux-arts réduits à un même principe. 67

J’évoque ici Guernica, cette œuvre de Picasso, à deux titres : d’abord comme œuvre picturale remettant en question la nécessité de la bi-dimensionnalité de la peinture, ensuite en tant que catégorie artistique fictive, reprenant implicitement l’argumentaire de K. Walton dans son Categories of Art.

150

semble menacer n’importe quel théoricien, nonobstant ses allégeances

philosophiques. En fait, c’est plutôt la contrainte pragmatique qui ruine les

efforts de l’empiriste: refusant de compter au nombre des propriété artistique

ce qui n’est pas donné dans une expérience ‘esthétique’, l’empirisme est à

chaque fois contraint de redessiner la carte du monde de l’art en excluant une

part trop importante de ce que notre pratique et nos conventions

reconnaissent pourtant déjà comme autant d’œuvres d’art.

Sans pour autant penser que le statut ontologique – micro ou macro –

de toutes les œuvres est assuré une fois pour toute dès lors qu’elles prennent

place dans un musée, une gallerie ou un lieu généralement voué à la

présentation d’œuvres d’art, la contrainte pragmatique élève néanmoins cette

exigence de « prendre au sérieux » la situation et le contexte de présentation

des œuvres. Force est d’admettre, par exemple, que les Readymades ont trouvé

leur place au musée et, conséquemment, dans le monde de l’art. Cette place,

par contre, certains la leur refusent : en bon empiriste, Monroe Beardsley

révoque le statut d’œuvre d’art accordé aux Readymades par nos institutions,

les réduisant à une nouvelle sorte de commentaire sur l’art et ses pratiques.68

Le fait est, toutefois, que la pratique du Readymade est avalisée par bon

nombre de nos pratiques de l’art et que, si leur statut demeure problématique,

il n’en a pas moins été accordé : ces œuvres habitent bel et bien le monde de

l’art. Et puisqu’il n’est pas question de produire une thèse ontologique en

68

Cf. M. Beardsley, An Aesthetic Definition of Art, in What Is Art?, Haven, NY, 1983, p.25

151

bonne et due forme, ce constat suffira amplement aux besoins de l’argument

mené dans ces pages.

Forts de ces résultats, nous avons désormais de bonnes raisons de

rejeter l’idée que les propriétés d’une œuvre d’art sont identiques à celles du

produit. Il va de soi que l’on pourrait poursuivre cette démonstration en

s’attardant, par exemple, au On What a Text is and How It Means de W.

Tolhurst, ainsi qu’à la distinction maintenant presque canonique qu’il y propose

entre le sens du ‘texte’ et celui de l’œuvre littéraire.69 L’œuvre de l’art, de

Genette, constitue également une excellente manière de donner voix aux

limitations trop importantes qui menacent la crédibilité d’une approche

empiriste : tout le travail de Genette autour des concepts d’immanence et de

transcendance s’installe autour de cette intuition, nourrie par une pratique des

œuvres que Genette recense avec force de détails historiques, que notre

expérience du donné matériel renvoie nécessairement au-delà de celui-ci.70 Les

raisons de rejeter l’empirisme esthétique sont en effet si nombreuses que

même un moine se refuserait probablement à les recenser toutes.71 Il suffira

par conséquent que le lecteur me concède que les exemples et les arguments

69

Cf. W. Tolhurst, On What a Text Is and What It Means, in British Journal of Aesthetics, 1979; la distinction que Tolhurst propose entre le sens du texte (textual meaning) et celui de la proposition signifiante de l’œuvre littéraire (utterance meaning) sera reprise de manière déterminante par Jerrold Levinson. La thèse de l’intentionalisme hypothétique qu’il défend repose pour une large part sur cette idée que l’œuvre littéraire et ses propriétés ne peuvent être réduites aux propriétés du texte. 70

Cf. G. Genette, L’œuvre de l’art, Seuil, Paris, 2010, 800 pages. 71

À nouveau : ceux et celles que le sujet intéresse gagneront à lire attentivement les passages pertinents dans Art as Performance de D. Davies (le deuxième chapitre de cet ouvrage est entièrement voué à ce problème).

152

évoqués jusqu’ici rendent la position de l’empiriste suffisamment

problématique pour que l’on m’accorde que le fardeau de la preuve pèse

désormais sur ses épaules.

Mais ces résultats ouvrent sur autre chose qu’une simple réfutation de

l’empirisme esthétique : ils nous permettent en outre de mettre en lumière le

rôle fondamental que joue, dans notre expérience d’une œuvre d’art, notre

prise en compte des propriétés relatives au contexte génétique de cette œuvre.

Or, pour autant que ce contexte décrit des modalités nécessaires de

l’avènement de l’œuvre à l’être, le moment où elle a été créée, il y a fort à

parier que la ‘créativité artistique’ en indiquera une dimension.

153

III. Genèse du phénomène de l’œuvre d’art ; l’acte de spécification

La constitution intentionnelle de l’œuvre d’art

Il apparaît ainsi que nous avons de bonnes raisons de rejeter

l’empirisme esthétique, ainsi que la réduction de l’œuvre aux propriétés

manifestes du produit à laquelle cette approche nous contraint. À bien y

regarder, par contre, ce n’est pas que la réfutation de l’identification de l’œuvre

au produit que nous avons acquise : la contrainte pragmatique nous a

également rendu capable d’établir avec suffisamment de certitude la nécessité

de penser les propriétés manifestes de l’œuvre d’art, le ‘donné matériel’,

relativement à un monde de l’art dont la structure normative en rendait la

genèse possible. J’aimerais conséquemment m’intéresser brièvement à ce

résultat avant de m’interroger plus spécifiquement quant à ce que pourrait

décrire la ‘créativité artistique’ dans son rapport à la structure normative du

monde de l’art.

Ce monde de l’art, fait des institutions, des traditions, des conventions

et des discours théoriques que s’est donnés une communauté à travers son

154

histoire, fonctionne plus ou moins tel un réseau conceptuel dont la mobilisation

intentionnelle dans une expérience transfigure ce qui est donné –

transfiguration qui est en fait métamorphose de la composition du donné,

manifestation d’une nouvelle figure, d’une nouvelle ‘surface sémantique’.1

L’effort d’interprétation auquel convoque l’objet qu’une expérience pourrait

révéler comme œuvre d’art implique un registre attentionnel et discursif

différent de celui mobilisé dans l’expérience quotidienne des choses et des

produits. C’est cette mobilisation intentionnelle du registre discursif approprié,

cette manière de composer le donné de l’expérience, consciemment ou non, en

fonction du réseau conceptuel du ‘monde de l’art’, qui accomplit la

manifestation des propriétés propres au phénomène de l’œuvre, ce que nous

pourrions appeler les propriétés artistiques de l’œuvre.

De sorte que je n’oppose pas ici les propriétés artistiques aux propriétés

esthétiques, à savoir ces propriétés immédiatement perceptibles à l’encontre

du médium incarnant l’œuvre. Il serait sans doute plus juste de dire que, pour

autant qu’une relation joue entre ces deux types de propriétés, les premières

1 On retrouve une idée similaire chez H. G. Gadamer dans la première section de Vérité et

méthode. Plutôt que de parler de transfiguration, Gadamer propose le terme de transmutation ou de métamorphose. Néanmoins, l’idée demeure la même, à savoir que le report de l’expérience du donné à un contexte déterminé par les pratiques traditionnelles de l’art est ce qui accomplit la manifestation de l’œuvre d’art comme telle : « La transmutation […] signifie que quelque chose est d’un coup et en totalité autre chose et que cette autre chose, qu’il est en vertu de la transmutation, est son être vrai, au regard duquel son être antérieur est nul et non avenu. Quand nous trouvons que quelqu’un est comme métamorphosé, nous voulons dire précisément par là qu’il est devenu pour ainsi dire un autre homme. Il ne peut y avoir de passage de l’un à l’autre, par un changement progressif, puisque l’un est la négation de l’autre. Ainsi l’expression employée, celle de « transmutation en figure » signifie que ce qui existait auparavant n’existe plus, mais aussi que ce qui existe maintenant, ce qui se représente dans le jeu de l’art, est le vrai qui subsiste. » (H.G. Gadamer, Vérité et méthode; les grandes lignes d’une herméneutique philosophique, Seuil, Paris, 1996, p.129; italique ajouté)

155

contraignent la détermination des secondes. Cela dit, je n’entends pas ici

adopter une position ferme quant à la nature des propriétés esthétiques et aux

critères appropriés à leur juste attribution ; là n’est pas mon propos. Plus

simplement : qu’il s’agisse des ‘propriétés standards’ propres à une catégorie

waltonienne de l’art, des propriétés manifestes (telles que celles décrivant la

composition chromatique d’une œuvre picturale), ou de propriétés plus

traditionnellement dites « esthétiques » (comme la grâce, l’équilibre d’une

composition, le dynamisme d’un montage cinématographique, etc.), l’invitation

est à chaque fois lancée, en quelque sorte, de les faire se manifester en tant

que propriétés artistiques, c’est-à-dire, en tant que propriétés dont la

signification et la valeur sont désormais déterminées par un ordre de

signification qui dépasse le fait de leur seule perception et/ou du sentiment que

procure cette perception immédiate.2 La distinction est à l’évidence mince,

mais elle s’avère nécessaire et suffisante si l’on doit pouvoir expliquer la

spécificité de nos rapports interprétatifs et évaluatifs aux propriétés manifestes

(ou non) d’une œuvre d’art.3

2 Je tiens à souligner que la proposition défendue ici n’écarte pas la possibilité que des

propriétés artistiques participent de la détermination d’une expérience sans que des propriétés esthétiques ne soient perçues (ou sans que celles-ci ne soient pertinentes pour l’expérience de l’œuvre en tant qu’œuvre). Le cas de l’art conceptuel, tel que je le montrerai plus loin, en atteste. 3 La « suffisance » dont il est ici question ne signifie pas que cette explication des propriétés

artistiques ne pourrait pas être augmentée d’autres considérations pertinentes. Plus simplement, cette distinction est suffisante pour opérer de manière fonctionnelle dans l’économie de l’argumentation générale de la présente thèse. Ajoutons encore que l’on pourrait montrer que la signification d’une « propriété esthétique » ne se détermine jamais sans être elle-même située (embedded). Même dans l’immédiateté de la perception sensible, ce qui se donne est toujours déjà signifiant, c’est-à-dire, toujours déjà investi d’une conceptualité

156

Ce qui se dessine ici, c’est l’idée que la détermination des propriétés qui

constituent et décrivent la réalité de l’œuvre d’art n’est pas ‘objective’ mais

‘relative’ à une modalité d’attention particulière déployée dans un effort

d’interprétation réglé par un complexe de normes particulier, à savoir, celui du

monde de l’art. Du même coup, on en comprend que l’expérience de l’œuvre

n’aura plus la signification d’une simple encontre avec un produit, mais d’un

accomplissement interprétatif de sa manifestation en tant qu’œuvre d’art. Ce

qui s’annonce de la sorte, soit que l’être de l’œuvre d’art sera désormais

compris en sa manière d’apparaître comme tel, en son phénomène, c’est ce

qu’il nous faut à présent rendre davantage explicite.

Nous sommes déjà disposés à affirmer que, bien qu’elles ordonnent

d’une certaine manière l’occasion d’interpréter quelque chose comme œuvre

d’art, ce ne sont jamais les seules propriétés manifestes du produit qui

déterminent la manière dont l’interprétation fait apparaître l’œuvre. Ces

propriétés, si elles exercent une force normative contraignant l’interprétation –

celle-ci doit, après tout, ‘composer’ avec l’organisation particulière du donné

dans l’expérience –, obtiennent ce pouvoir en vertu d’un accomplissement

intentionnel, opéré par le biais du langage et de la détermination conceptuelle

de l’expérience, qui transforme ou transfigure la référence sémantique des

particulière ainsi que du réseau normatif qui confère au concept son sens et sa validité. H.G. Gadamer développe une argumentation intéressante à cet effet dans son article de 1980, Anschauung und Anschaulichkeit (paru dans le 8

e tome de ses Gesammelte Werke, J.C.B Mohr

Verlag, Tübingen, 1993). D’une certaine manière, je reviendrai à cette idée à la troisième section du prochain chapitre.

157

propriétés manifestes du produit: « There is an internal connection between

the status of an artwork and the language with which artworks are identified as

such. »4

Le ‘travail’ intentionnel du discours interprétatif confère ainsi une

configuration nouvelle aux propriétés manifestes du produit, configuration qui

dépasse, par le renvoi sémantique de la référence – qui se détermine tant par le

caractère d’à propos de l’œuvre que par sa référence au monde de l’art qui la

rend possible –, ce que ces propriétés peuvent signifier normalement, c’est-à-

dire relativement à une normativité réglant notre perception immédiate des

choses. Jouant dans l’ouverture d’une expérience qui tire son sens à la fois du

donné et du contexte plus large du monde de l’art, les propriétés esthétiques

de ce qui se donne acceptent une dimension significative nouvelle : elles

participent désormais des déterminations du phénomène de l’œuvre d’art et

obtienne dès lors une signification qui excède celle déterminée par leur seule

perception, une signification proprement artistique.

Je ne saurais espérer offrir, dans cette thèse, une analyse complète de la

relation des propriétés esthétiques aux propriétés artistiques, ainsi que de la

manière dont les premières nous invitent à les interpréter en direction des

secondes. Cette tâche, il faudra se la réserver pour une autre fois. Je me

limiterai plutôt, dans ce chapitre, à une exploration sommaire du travail

interprétatif approprié à l’expérience des œuvres d’art. Mon ambition est de

4 Danto 1981, p.135

158

cerner la pertinence des déterminations du contexte génétique de l’œuvre

relativement à l’interprétation et l’appréciation adéquate de son phénomène.

Plus précisément : j’entends faire la lumière sur l’acte de spécification devant

nécessairement être accompli par l’artiste si le résultat de sa performance doit

se laisser penser comme œuvre d’art. J’argumenterai ensuite, au prochain

chapitre, à l’effet que la créativité artistique décrit une détermination

nécessaire de l’acte de spécification, soit la modalité spécifique à

l’intentionnalité déployée dans un accomplissement artistique.

***

C’est à nouveau le travail de David Davies qui, par mesure d’économie,

fournira le fil conducteur à la réduction (épochè) du phénomène de l’œuvre

d’art jusqu’à ses conditions de possibilité dans le contexte de sa genèse. Ainsi

que je le disais précédemment, non seulement est-ce que l’ontologie de l’art

développée par Davies s’accorde avec de nombreuses intuitions motivant

l’approche phénoménologique privilégiée dans cette thèse, mais elle a en outre

cet avantage d’insister particulièrement sur le rôle déterminant des

déterminations du contexte génétique dans notre expérience et notre

appréciation des œuvres d’art. Afin de convaincre mon lecteur de ces qualités

que j’attribue aux propositions de Davies, je reproduis ici cette longue citation :

I believe that what we should do is give up […] the idea that the work is the product of the creative process and [say], rather, that the work – what the artist achieves – is the process eventuating in that product. Works themselves are neither structures nor objects simpliciter, nor

159

are they contextualized structures or objects. They are, rather, intentionally guided generative performances that eventuate in contextualized structures or objects (or events, as we shall see) – performances completed by what I am terming a focus of appreciation. To the extent that the performances that are artworks are usually generatings of an object or structure, the latter, as the product generated, is partly individuative of the work, and partly determinative of the work’s properties, for the process in question is the generating of a particular focus with particular properties relevant to the appreciation of the work. But this fact about the individuation of processes and the determination of their properties should not lead us mistakenly to identify the generated work-product with the work.5

À l’instar de Danto, dont on a déjà pu voir qu’il en récupérait les exemples,

Davies rejette l’identification de l’œuvre au produit et à ses propriétés

manifestes. Mais la thèse avancée ici va un peu plus loin en indiquant comment

l’expérience de l’œuvre implique davantage que l’expérience d’un produit ou

d’un artéfact : l’ontologie de Davies nous invite à comprendre l’être de l’œuvre

et les propriétés qui participent de manière pertinente à son expérience, tel une

performance impliquant à la fois les démarches intentionnelles de l’artiste et

celles du spectateur. Quant à la signification de cette performance, l’occasion

d’y accéder serait déterminée en partie par les propriétés du véhicule artistique,

et en partie par les conventions du monde de l’art prévalant lors de la genèse

de l’œuvre. Ce sont toutefois ces dernières, les conventions du monde de l’art,

qui seront au centre des préoccupations de l’interprète puisque le sens et la

valeur des propriétés imparties au véhicule par l’artiste en répondent

intimement.6 Nous verrons, en effet, que ces conventions constituent le

5 Davies 2004, p.98

6 Je me référerai aux « conventions » du monde de l’art comme à ce dont est constitué la

structure normative que décrit cette institution et ne soutiendrai aucune thèse ‘forte’ à ce sujet. Il m’arrivera conséquemment de troquer ce concept pour celui de ‘compréhensions

160

médium conférant à la matière dont est constitué un véhicule sa dimension

proprement artistique – d’abord en vertu du travail intentionnel de l’artiste,

mais ensuite au moyen de l’accomplissement interprétatif visant la

manifestation du phénomène de l’œuvre comme telle, ce que Davies comprend

sous l’idée d’un espace focal d’appréciation.

Il y a donc, derrière cette préférence de Davies pour le terme de

‘véhicule artistique’, une position ontologique qui fait intervenir le travail de

l’artiste de manière déterminante pour notre expérience. Abandonnant le

concept de ‘produit’ pour celui de ‘véhicule artistique’, Davies parvient à

donner voix à ce que les analyses présentées dans cette thèse ont déjà révélé, à

savoir, que l’expérience de l’œuvre ne s’intéresse aux propriétés manifestes de

ce qui fait encontre que dans la mesure où celles-ci renvoient au-delà d’elles-

mêmes en direction d’un complexe significatif irréductible à leur articulation

apparente, révélant du même coup leur dimension artistique.7 Compris de la

sorte, le véhicule artistique porte, pour ainsi dire, le contenu proprement

partagées’, préféré par Davies, ou pour celui de ‘précompréhensions’, que l’on peut extraire de la phénoménologie heideggérienne. Si l’on veut néanmoins se faire une meilleure idée de ce que j’entends sous ces concepts, on pourra se tourner vers la notion de ‘règle constitutive’ développée par J. Searle, notamment dans son How to Derive ‘Ought’ From ‘Is’, in The Philosophical Review, vol.73:1, janvier 1964, p.43-58. 7 Bien entendu, Davies ne nie pas qu’un véhicule puisse prendre la forme d’un produit (la toile

sur laquelle ont été appliqués des pigments, par exemple). Mais en tant que le produit doit se laisser penser comme un véhicule artistique, il devient nécessaire de le situer dans le contexte élargit d’une expérience où l’interprète pense les déterminations du donné au-delà de leur simple encontre : le produit occupe une place dans l’accomplissement de l’artiste que seule la prise en compte de cet accomplissement peut cerner adéquatement. Autrement dit, deux produits pourtant identiques peuvent néanmoins jouer un rôle différent dans l’appréciation de ce qui a été accompli par l’artiste et ainsi véhiculer l’œuvre de manière distincte. Ou encore : deux produits identiques peuvent néanmoins articuler différents médiums artistiques, c’est-à-dire reposer en leurs déterminations sur la mobilisation à chaque fois différente des conventions du monde de l’art. Cela devrait être rendu plus clair au fil des prochaines pages.

161

artistique de l’œuvre : il le porte, c’est-à-dire, en répond en ses déterminations

de manière à participer de manière significative à l’individuation de l’œuvre en

tant que telle dans l’expérience qu’en fera celui qui s’en saisira. Mais le véhicule

artistique se distingue encore du produit en ce que sa facticité même, sa

participation à la détermination du phénomène de l’œuvre, ce ce que Davies

appelle l’espace focal d’appréciation (focus of appreciation),8 demeure

irréductible à un complexe de propriétés manifestes. Pour le dire autrement,

l’encontre immédiate du véhicule dans l’expérience ne suffit pas à ouvrir la

possibilité d’une expérience de l’œuvre ; encore faut-il pouvoir faire jouer ce

qui fait encontre dans un réseau de relations pertinentes, le situer

adéquatement dans les mouvances qu’il organise au sein de ces réseaux. Ainsi,

non seulement le concept de ‘véhicule’ est-il heureux parce que celui-ci porte

(véhicule) l’œuvre, mais il l’est peut-être encore davantage parce qu’il dénote

adéquatement la facticité ‘mobile’ de l’œuvre au cœur du monde de l’art et de

ses pratiques des œuvres.9

8 L’espace focal d’appréciation correspond en quelque sorte au phénomène de l’œuvre d’art,

c’est-à-dire à l’ensemble des déterminations qui participent de sa manifestation comme telle pour un interprète. 9 Par « facticité mobile », je n’entends pas que l’œuvre puisse se réaliser de manière différente

à chaque fois qu’une expérience interprétative la manifeste – bien que cela n’exclut pas la possibilités de variations importantes dans l’appréciation et l’interprétation de l’œuvre – ni, non plus, que son identité herméneutique advienne dans l’histoire de manière telle que la signification de son expérience puisse toujours recevoir de nouvelles acceptions. Il devrait devenir clair, au fil des prochaines pages, que la « facticité mobile » de l’œuvre décrit en fait la manière dont son phénomène se réalise dans le contexte d’une dynamique complexe de performances interprétatives : inscrit dans la mouvance de ces performances, l’être de l’œuvre ne saurait se penser de manière statique et simplement objective.

162

Afin de mieux comprendre ce dont il en retourne, penchons-nous de

plus près sur la relation de l’œuvre au véhicule qui la porte :

We may think of an artwork as an entity that originates in a performance whereby a focus of appreciation is specified, that is, where an artistic statement is articulated in an artistic medium realized in a vehicle.10

À l’évidence, le véhicule artistique participe de la détermination de l’espace

phénoménologique de l’œuvre un peu à la manière dont le ‘produit’ le faisait

dans le contexte de théories ontologiques différentes. Mais cette participation

n’a plus la signification d’une simple matérialisation du contenu de l’œuvre.

Plutôt, le véhicule précise-t-il – à tout le moins partiellement – l’espace où un

médium a été manipulé de manière à répondre des déterminations d’une

proposition artistique. Ainsi, le véhicule dénote certes la facticité de cette

proposition, mais cette facticité n’a pas les traits de la présence matérielle ou

empirique du produit. Cela, parce que le véhicule n’est pas tout à fait un produit

mais plutôt l’accomplissement, le fait – parfois matériel, mais pas

nécessairement – de la manipulation achevée de médiums artistiques.

Or le ‘médium artistique’ auquel le véhicule confère une présence

phénoménologique n’est à proprement parler ni le bois dont est fait la

sculpture, ni les mots qui composent le poème. Bois et mots sont certes le

médium qui confère au véhicule sa facticité, ce qui fait encontre de manière

perceptible (et très souvent par le moyen de propriétés esthétiques), mais ces

10

Davies 2004, p.114

163

médiums n’obtiennent la propriété d’être artistiques que dans l’expérience qui

en détermine la signification en réglant l’interprétation des données à la

mesure de conventions fournies par le monde de l’art. De sorte qu’à

proprement parler, le médium artistique se compose en fait de nos discours à

propos des possibilités ouvertes par de telles matières dans le contexte de

pratiques artistiques :

An artistic medium is a set of shared understandings in virtue of which the manipulation of a vehicular medium may issue in a vehicle which articulates a content in virtue of functioning as an « aesthetic » symbolic in something like Goodman’s sense.11

Autrement dit, la facticité proprement artistique du véhicule repose sur cette

condition que l’on interprète autrement la ‘matière’ du médium dont il se

compose.12 Bois, mots, pigments, etc. confèrent une matière à une vaste

quantité d’objets dont on ne dirait jamais qu’ils sont des œuvres d’art, ni même

qu’ils possèdent une dimension artistique. Ce qui ouvre pour une matière la

possibilité d’être interprétée en direction d’une expérience de l’art, ce qui lui

confère de la capacité de médiatiser l’expérience de l’œuvre d’art, ce sont les

conventions, les normes et les compréhensions partagées par une communauté

qui régissent et structurent un monde de l’art. Car ces conventions établissent

également les modalités et les possibilités d’intégrer de telles matières (que

Davies appelle aussi « médiums véhiculaires ») dans le cadre de nos pratiques

11

Davies 2004, p.251, mon italique. Je suis conscient que cette citation est tirée depuis un l’horizon de préoccupations qui ne correspond pas exactement à celles motivant les présents passages de cette thèse. Elle joue néanmoins de manière fort appropriée à mes desseins, ainsi qu’en témoignera la suite des choses. 12

Le thème de l’altérité du phénomène de l’œuvre, la manière dont il invite à penser autrement le donné, sera repris et développé à la fin de ce chapitre et tout au long du prochain.

164

artistiques. Ces conventions étant par ailleurs connues du public,13 l’encontre

d’un véhicule artistique dans un contexte approprié deviendra alors l’invitation

– presque ‘symptomatique’, pour reprendre l’allusion à Goodman – à jouer

interprétativement de ses propriétés en direction d’une expérience de l’art.

Dans le cas d’œuvres littéraires, par exemple, les choses procéderaient plus ou

moins ainsi :

In the case of the literary arts in general, one might identify the vehicular medium with the resources available in a particular natural language at a particular time. The artistic media in the literary arts will then include a distinctive vocabulary for talking about ways of manipulating that medium – for example, talk about various verbal tropes and the putting together of words in ways that conform to certain metric requirements – and certain generic and ‘literary’ conventions whereby particular artistic statements can be articulated through such conventions.14

Nous pouvons, sur ces bases, tirer cette conclusion à propos de la

constitution de l’œuvre d’art, que le médium proprement artistique dont elle se

compose est de nature conventionnelle : il s’agit des compréhensions partagées

(par les agents du monde de l’art) touchant à la manière de manipuler un

matériau afin de le rendre approprié à l’articulation d’une proposition

artistique. Ce qui fait dire à Davies que la ‘matière’ de l’œuvre, ce qui intéresse

l’expérience de l’œuvre et qui la manifeste comme telle, est à proprement

parler de nature institutionnelle15 : l’œuvre est l’accomplissement de cette

13

Je suppose ici, sans m’y arrêter, un public averti. 14

Davies 2004, p.61 ; je souligne 15

Cette forme d’institutionnalisme n’est toutefois pas à confondre avec l’institutionnalisme d’un George Dickie. Il y va plus simplement de cette idée que les compréhensions partagées relatives à nos expériences de l’art forment ensemble la structure normative du monde de l’art. Cf. Davies 2004, p.245 : « An artistic medium is therefore « institutional » in the relevant sense.

165

articulation d’une proposition artistique, et cet accomplissement repose

essentiellement sur la mobilisation intentionnelle de compréhensions partagées

établissant la structure normative du monde de l’art à même de pouvoir

médiatiser les visées propositionnelles de l’artiste.16

De sorte que, sans être capable de situer l’œuvre dans le contexte

conventionnel ou institutionnel approprié, celle-ci pourra toujours manquer de

se manifester dans sa pleine mesure. C’est-à-dire que, sans la conscience des

médiums artistiques en jeu, l’encontre du véhicule n’ouvrira jamais sur

l’expérience de la dimension artistique du phénomène auquel il participe.

Emmanuel Asare n’est d’ailleurs jamais bien loin qui nous le rappelle avec

éclat ! Le lecteur avide de nouvelles cocasses se souviendra fort probablement

du sort que monsieur Asare, concierge à la galerie londonienne Eyestorm en

2001, réserva à une installation de Damien Hirst. Découvrant à son arrivée,

épars dans une salle de la galerie, mégots de cigarettes, bouteilles de bière

vides, journaux déchirés, tasses de café à moitié pleines, sandwiches entamés,

une palette souillée de peinture et des emballages de bonbon, Asare se mit

rapidement au boulot, question que les visiteurs de la journée ne souffrent pas

des célébrations d’hier. C’est ainsi que l’installation de Hirst, que l’on évaluait à

[…] While I have preferred to talk of “shared understandings” rather than conventions, an artistic medium […] is embodied in the understandings of an artistic community, understandings that provide a necessary link between artists and receivers of the works. The existence of an artistic medium thus presupposes the existence of an “artworld” in something like Danto’s, rather than Dickie’s, sense of that term. » 16

La nuance est fort probablement déjà acquise par le lecteur, mais il importe néanmoins de la rendre explicite afin d’éviter tout malentendu : « intentionnel » ne signifie pas nécessairement « conscient ».

166

plusieurs milliers de dollars, se retrouva dans les sacs à vidange de notre bon

concierge, puis menée à la décharge ! Ignorant l’histoire des productions de

Hirst – qui n’en était pas à sa première installation du genre –, de même que

celle de la réception de ses œuvres, Emmanuel Assare n’aura pas su interpréter

ce qui fit encontre comme un véhicule artistique. Son ignorance des

compréhensions partagées par les agents du monde de l’art, son incapacité à

reconnaître le médium artistique, lui aura interdit de « voir » l’œuvre.17

Cette courte histoire exprime éloquemment ce que l’analyse avait déjà

révélé, à savoir, que les conventions mobilisées dans la manipulation du

médium véhiculaire sont, pour ainsi dire, inscrites à même la matière de

l’œuvre. Mais en insistant sur l’idée que l’expérience de l’œuvre correspond à

l’interprétation et l’appréciation de l’accomplissement de l’artiste, Davies

suggère en outre que les médiums artistiques participant de la détermination

de l’espace focal d’appréciation sont ceux qu’aura effectivement mobilisés

l’artiste dans sa performance. Ainsi la réception de l’œuvre, sa manifestation

dans un effort interprétatif venant préciser l’espace focal d’appréciation, aura

toujours à se référer comme à son critère premier à l’horizon normatif du

17

Le lecteur qui s’en inquiète sera peut-être rassuré de savoir qu’Asare ne perdit pas son poste pour autant. Les propriétaires de la galerie firent valoir que son geste, pour désastreux qu’il fut, ne provoqua qu’hilarité chez l’artiste et un débat fort à propos dans le monde de l’art autour du problème de la définition de l’art. On ne se surprendra pas, par ailleurs, d’apprendre que l’histoire d’Asare n’est pas unique : dans un article publié au début du mois de novembre 2011, le journal britannique The Guardian rapportait une histoire similaire à propos d’une œuvre de l’artiste allemand Martin Kippenberger. Une concierge du musée Ostwall, à Dortmund, aura récuré When It Starts Dripping From The Ceiling jusqu’à retirer la patine que l’artiste avait apposée sur le fond d’un contenant déposé au bas de sa sculpture. On affirme que l’œuvre est désormais ruinée.

167

monde de l’art où l’artiste a initialement installé son œuvre. C’est en fait ce qui

achève d’expliquer la constitution intentionnelle de l’œuvre : l’œuvre se donne,

se manifeste, dans la mesure où l’intention de l’interprète est de recouvrer le

médium artistique ayant été mobilisé (intentionnellement) dans la performance

de l’artiste. La tâche n’est toutefois pas d’identifier les intentions particulières à

l’accomplissement de l’artiste ou de comprendre le contenu de sa proposition

artistique à la lumière de ce qu’il voulait dire, de ses intentions sémantiques

(dont le sophisme de l’intention nous rappelle toujours déjà qu’elles ne sont pas

disponibles comme critère). Il s’agit plutôt de cerner ces compréhensions

partagées dont il est permis de penser qu’elles auront été autant de conditions

de possibilité à son accomplissement. Autrement dit, il s’agit toujours

d’interpréter les déterminations du véhicule artistique à la lumière de ce que

tout contemporain18 de l’artiste aurait été en droit d’y comprendre à la lumière

des conventions de leur monde de l’art.

Je laisse pour l’instant de côté le détail des débats entourant la question

de l’interprétation du contenu sémantique des œuvres d’art.19 Il me suffit ici de

signaler que Davies considère échapper au sophisme de l’intention dans la

mesure où il indique que le travail interprétatif pertinent est de cerner, comme

18

Je suppose ici, encore, un contemporain qui soit un « agent averti » du monde de l’art. 19

Davies discute de la problématique soulevée par l’interprétation des œuvres d’art au quatrième chapitre de Art as Performance : « The Artwork as Performance » (particulièrement aux pages 87-96). Il prend part au débat de manière originale, développant ce qu’il appelle un « intentionnalisme interprétatif » (Interpretative Intentionalism) qui doit pouvoir répondre des écueils menaçant les autres positions. Il défendra à nouveau cette thèse dans son article Intentions et signification de l’énonciation (in Philosophiques, vol. 32 :1, Société de Philosophie du Québec, printemps 2005, p.83-99) ainsi qu’au cinquième chapitre de son Aesthetics and Literature (Continuum, NY, 2007, particulièrement aux pages 88-92).

168

critère, les compréhensions partagées ayant rendues la performance de l’artiste

possible. Ces compréhensions étant de nature publique, elles sont

conséquemment disponibles à tout un chacun afin de justifier son

interprétation de l’œuvre. En insistant, du reste, sur la manière dont ces

conventions déterminent les possibilités de performances artistiques, Davies

pense rendre justice à l’intuition intentionnaliste selon laquelle les œuvres d’art

sont nécessairement à comprendre comme le résultat de l’agence

intentionnelle d’un artiste.

Priorité normative du contexte génétique

1. Recouvrer les médiums artistiques

On pourrait néanmoins objecter que la thèse de Davies ouvre sur cette

possibilité, que les conventions pertinentes puissent, avec le temps, établir un

nombre de propriétés formelles et objectives suffisantes au travail interprétatif

intéressé à recouvrer l’espace focal d’appréciation et ce, indépendamment de

quelque croyance au sujet de leur mobilisation réelle dans la production d’un

véhicule. Autrement dit, dans la mesure où les compréhensions qui jouent tel

un médium artistique sont partagées par les agents du monde de l’art, il ne

semble pas nécessaire à l’expérience d’un véhicule comme œuvre d’art de faire

référence à leur rôle déterminant dans le contexte génétique du véhicule. Tant

et aussi longtemps que l’interprète est au fait des conventions pertinentes, qu’il

169

ait une compréhension des médiums artistiques traditionnellement associés à

ce type de véhicule, celui-ci peut ouvrir sur une expérience de l’art dont la

signification et la valeur seront adéquatement déterminées.

Ce type d’objection n’est pas sans rappeler ce que suggérait Beardsley à

propos du concept de ‘littérature’ : si nos conventions à propos des objets

littéraires reposent historiquement sur un concept ‘génétique’ de l’art,

nécessairement lié à l’agence causale d’un artiste, ce concept cesse d’être

nécessaire dès lors que les discours générés par ces conventions ont cerné un

nombre suffisant de propriétés formelles ‘normalement’ associées à ce type de

production.20 Une fois identifiées, par exemple, les contraintes

conventionnelles qui régissent l’écriture du sonnet et, conséquemment, les

propriétés formelles d’un tel type d’œuvre, la référence à l’accomplissement de

l’artiste apparait superfétatoire à son appréciation adéquate. Pour peu que ces

propriétés formelles s’y découvrent en nombre suffisant, on pourra évaluer et

apprécier le sonnet découvert sur la plage de la même manière qu’une

composition de Shakespeare du même type, c’est-à-dire en situant la

composition dans le contexte des critères conventionnels fournis par l’époque,

20

Cf., par exemple, M. Beardsley, The Concept of Literature, in Philosophy of Literature; Contemporary and Classic Readings, ed. D. Lopes & E. John, Blackwell, MA, 2004, p.52 : « The art concept [of literature] is genetic, since it includes an essential reference to what the maker intended to do, and thought of himself as doing, in creating the discourse. The discourse concept is nongenetic; it is confined to linguistically discernable features. There seems to be a historical development from one to the other. »

170

et ce, nonobstant le fait que le premier soit le résultat contingent du

déambulement d’une tortue.21

Et l’on peut encore reformuler cette objection (que l’expérience de

l’œuvre, pour institutionnelle qu’elle soit en ses fondements, n’a pas à se

cantonner dans l’horizon normatif de sa genèse) d’une autre manière. Hans

Georg Gadamer, que l’on n’accusera jamais d’avoir porté trop peu d’attention

au pouvoir normatif des conventions portées par nos traditions, écrivait en

effet :

Interpréter c’est bien, en un certain sens, recréer, cependant cette recréation ne se règle pas sur un acte créateur antérieur mais sur la figure de l’œuvre créée, que l’interprète devra représenter selon le sens qu’il y trouve. Voilà pourquoi des représentations historicisantes, par exemple la musique interprétée sur des instruments anciens, ne sont pas aussi fidèles qu’elles le pensent. En tant qu’imitation de l’imitation, elles courent bien plutôt le risque de « s’écarter triplement de la vérité » (Platon).22

21

Je me retiens ici d’attribuer réellement à Beardsley quelque thèse à l’effet que les pratiques discursives et évaluatives mobilisant le concept d’art puisse éventuellement faire abstraction de toutes considérations pour la cause de l’œuvre et la manière dont elle est venue à l’être. Ses propositions à ce sujet m’apparaissent relever d’abord et avant tout d’une curiosité toute théorique. C’est en effet en ces termes que Beardsley en discute, écrivant : « If we admit the theoretical possibility that one may aim, and try, to compose a literary work and fail – and that one may compose, or cause to be composed, a literary work without aiming to – then we have detached our concept of literature from our concept of its genesis, even if we concede that all the literary works that are of interest to us, or are likely to be of interest to us, are discourses in whose composition human beings have had a hand. » (M. Beardsley 2004, p.53) Or, ce qui est dit ici au sujet des œuvres littéraires me paraît pouvoir s’appliquer tout aussi bien aux œuvres d’art en général. Refusant, donc, de lui attribuer cette thèse, il m’est néanmoins d’avis qu’elle est impliquée (en une mesure qu’il faudrait déterminer) par ses théories esthétiques. Il y a par contre tout lieu de penser que Beardsley refuserait de le reconnaître, mais cette phrase, tirée du célèbre Intentional Fallacy, nous laisse au moins penser que l’idée d’une telle implication n’est pas sans fondement : « The poem is detached from the author at birth and goes about the world beyond his power to intend about it or control it. […] The poem belongs to the public. It is embodied in language, the peculiar possession of the public. » (M. Beardsley, W. K. Wimsatt, The Intentional Fallacy, in Sewanee Review, vol.54, 1946, p.470) 22

Gadamer 1996, p.137

171

Derrière cette affirmation se cache, bien entendu, une ontologie de l’œuvre

d’art qui, si elle n’est pas sans affinités avec celle de Davies, engage néanmoins

à des conclusions différentes. Il n’est toutefois pas question de s’engager dans

une analyse comparative de ces ontologies même si un tel travail pourrait avoir

des résultats intéressants pour une compréhension plus aigüe de l’efficace de la

structure normative du monde de l’art. Dans le cadre plus particulier des

problèmes qui intéressent cette thèse, cette citation s’avère utile en ce qu’elle

met bien en lumière un problème ou une limite à la priorité du contexte

normatif installé par la genèse de l’œuvre. Car cette « figure de l’œuvre créée »,

que l’on pourrait comparer à la structure de l’espace focal d’appréciation

déterminé par les manipulations de l’artiste et que vise l’expérience de l’œuvre

dans ses efforts interprétatifs, cette figure donc, si elle est déterminée

historiquement, n’est pas sans une certaine forme d’objectivité – que l’on

devinait du reste déjà à l’œuvre dans les thèses de Davies.

C’est-à-dire que, l’encontre de l’œuvre et de son pouvoir d’invitation

témoigne déjà, en la structure même du véhicule, de ce qu’elle peut encore et

toujours être signifiante comme œuvre d’art nonobstant la capacité d’identifier

spécifiquement les contenus normatifs de son contexte génétique. Il n’est

toutefois pas question, cette fois, d’élever les compréhensions partagées au

statut de propriétés formelles et objectives qui, comme le pense Beardsley,

pourraient dégager l’interprétation du besoin de référer au contexte génétique

172

spécifique de l’œuvre.23 Gadamer cible plutôt cette continuité historique de la

tradition, laquelle aura préservé la possibilité d’être de l’œuvre en

sauvegardant l’efficace normatif du monde de l’art que partagent le contexte

génétique de l’œuvre et celui de l’interprète qui désire à présent l’interpréter :

les conventions pertinentes à l’identité herméneutique de l’œuvre lors de sa

création doivent avoir préservé quelque efficace si ce qui fait encontre peut

encore se laisser interpréter qua œuvre d’art. Car il faut bien accepter ce fait

que nos pratiques confirment sans cesse : c’est à l’encontre du véhicule

artistique et de son pouvoir d’invitation que l’on trouve raison de s’intéresser à

son contexte de production, et non l’inverse !

Ce sont conséquemment ces conventions que l’interprétation doit viser

en leur réalité historique propre – ce qui conduira Gadamer à formuler le

concept de fusion des horizons – puisqu’elles ouvrent la possibilité d’être de

l’œuvre. Et puisque ces compréhensions sont partagées par les agents du

monde de l’art, partagées par ceux et celles qui participent d’une même

tradition du monde de l’art, il n’apparaît pas nécessaire de référer au travail de

l’artiste afin de pouvoir les identifier. Il suffira à l’interprète, sous l’impulsion

procurée par l’invitation à ‘jouer interprétativement’ de ce qui fait encontre

comme œuvre d’art, qu’il se rende disponible à l’expérience de l’œuvre en

tâchant de faire la lumière sur le contexte normatif historique qui la rend

23

Par souci de clarté, je souligne ici l’usage du conditionnel : les propriétés formelles pourraient dégager l’interprétation d’un tel besoin, mais Beardsley se retient bien d’en faire davantage qu’une possibilité théorique.

173

possible pour lui. La tâche de l’interprète, selon Gadamer, n’est pas de se saisir

des conventions mobilisées par l’artiste lors de la détermination de l’œuvre,

encore moins de faire la lumière sur ses intentions sémantiques, mais de

recouvrer les compréhensions qui ouvrent l’espace historique qu’il a en partage

avec l’œuvre. C’est conséquemment la structure normative de ce « monde »,

établi par et dans la tradition historique de cette communauté, qui fournit le

critère suffisant à l’interprétation de l’œuvre. Ce qui fait dire à Gadamer que la

détermination du contexte génétique de l’œuvre importe moins (ou jamais

plus) que la compréhension du contexte historique où l’identité herméneutique

de l’œuvre est advenue et advient encore par l’effet de la préservation ou de la

sauvegarde accomplie par la tradition.

Or il n’est pas interdit de penser que les thèses de Davies puissent

s’accorder avec cette conclusion. Définissant le médium artistique du véhicule

en terme de conventions ou de compréhensions partagées qu’il revient à

l’interprète de recouvrer dans son appréciation et son évaluation de l’œuvre, la

tâche n’est jamais de mettre la main sur les intentions sémantiques de l’artiste

mais sur les conditions de possibilité de son exercice. Ces conditions de

possibilité ayant un certain caractère objectif – en vertu du fait qu’il s’agit de

conventions disponibles à n’importe quel agent du monde de l’art – on peine à

comprendre pourquoi leur mobilisation dans l’accomplissement de l’artiste

devrait avoir une priorité normative sur leur mobilisation dans l’interprétation

du véhicule artistique. Force est d’admettre que, dans une grande proportion

174

de cas, il n’est pas nécessaire à l’interprète de faire intervenir le contexte

génétique de l’œuvre afin de procéder à l’individuation d’une œuvre d’art et

d’en apprécier les spécificités. Ne sachant rien du contexte génétique de

l’Appassionata, je n’en demeure pas moins capable d’en apprécier les vertus et

d’en évaluer le mérite par le moyen, peut-être, d’une comparaison entre

l’expérience que cette œuvre me procure et de celle à laquelle ouvre une autre

œuvre musicale, également dans le répertoire de mon monde de l’art. Si je

veux, du reste, approfondir mon expérience de l’œuvre, l’objection conçue à

partir des thèses de Gadamer et ce qu’elle met en lumière dans les thèses de

Davies nous laisse penser que le critère fourni par le contexte génétique de ces

œuvres ne sera peut-être pas aussi déterminant que d’autres.

Le concept de ‘fusion d’horizons’, par exemple, suggère déjà la

possibilité d’un autre critère, soit celui d’une interprétation qui se réclame

plutôt de la norme élevée par l’horizon historique des compréhensions

partagées par une communauté qui aura, par le biais de la tradition, préservé la

pertinence de l’œuvre. Ainsi Gadamer d’écrire :

La véritable compréhension demande que l’on reconquière les concepts propres à un passé historique de telle sorte qu’ils incluent en même temps notre propre compréhension. (…) La reconstitution de la question qui permet de comprendre le sens d’un texte comme réponse passe dans notre propre interrogation.24

Certes un texte ne nous parle pas comme un toi. C’est toujours à nous, qui comprenons, et de nous-mêmes, de le faire parler. Or, comme on l’a vu, cette manière de donner la parole dans la compréhension n’est pas l’intervention quelconque d’une initiative personnelle; elle se

24

H.G. Gadamer, 1996, p. 398

175

rapporte à son tour comme question à la réponse attendue du texte. Cette attente d’une réponse présuppose elle-même que celui qui questionne soit atteint et appelé par la tradition.25

Ces quelque lignes confirment que Gadamer, comme Davies, considère que le

phénomène de l’œuvre repose sur une interprétation capable de mobiliser les

conventions pertinentes, les médiums artistiques appropriés. Quant à

l’interprétation réussie, celle qui laissera la figure de l’œuvre se manifester ‘en

sa vérité’ ou qui accomplira adéquatement l’espace focal d’appréciation, elle

doit essentiellement comprendre l’œuvre de manière à rendre explicite ce qui,

chez Davies, correspond à la proposition artistique qu’elle véhicule. Cette

proposition, toutefois, Gadamer ne la considère pas tant comme le contenu des

intentions sémantiques ou des visées propositionnelles de l’artiste, que comme

une réponse artistique à une question ouverte par la situation de l’individu dans

l’horizon historique dans sa tradition. Étant donné une certaine manière de

comprendre son rapport au monde que détermine sa tradition, l’artiste se sera

saisi d’une interrogation (existentielle ?) relative à sa situation herméneutique

(relative à sa situation dans une tradition donnée) à laquelle l’œuvre fait

réponse en ses déterminations. Or, c’est parce que l’horizon historique de la

tradition aura préservé la pertinence de cette question, parce que les

conventions existent encore qui rendent tant la question que la réponse

artistique possible, que l’œuvre accomplie peut à nouveau intéresser la

conscience l’interprète. Pour le dire encore autrement, et de manière à bien

voir comment le critère du contexte génétique de l’œuvre n’intéresse pas les

25

H.G. Gadamer, 1996, p. 401

176

thèses de Gadamer : la question qui aura suscité les déterminations de l’œuvre,

selon Gadamer, n’appartient pas à la subjectivité ou à la conscience de l’artiste

mais bien plutôt aux déterminations historiques de son monde. Et c’est parce

que l’artiste et l’interprète partagent ce monde que la question, de même que

la réponse qui fait encontre comme question (renouvelée) par le moyen du

véhicule artistique, n’a rien perdu de son intérêt et de sa signification.

A titre d’exemple : face au 5 mai 1808 de Goya, l’interprétation juste

aura à se réclamer de ce que l’œuvre donne à voir à propos d’une relation au

monde qui est toujours signifiante. Elle insistera, peut-être, sur la manière dont

cette œuvre véhicule une proposition existentielle touchant à la réalité de la

guerre, à l’appartenance à la patrie et à l’héroïsme du sacrifice au nom des

siens. On peut du reste penser qu’elle évaluera l’œuvre relativement à d’autres

« réponses artistiques » offertes à ces mêmes questions et que la tradition du

monde de l’art aura également préservées. Certes, des considérations peuvent

intervenir qui insisteront sur l’adéquation des médiums artistiques à la réponse

que l’œuvre articule, mais ces considérations n’auront d’autres critères de

justification que la mesure dans laquelle l’interprétation laisse advenir ou

ressortir la proposition artistique de l’œuvre, nonobstant quelque connaissance

touchant à la performance de l’artiste et au contexte spécifique de sa

production.26 Ainsi, bien qu’il insiste comme Davies sur la nature institutionnelle

26

Ainsi Gadamer d’écrire, dans Le mot et l'image - "autant de vérité, autant d'être" : «Celui qui participe à un culte laisse aussi «ressortir» le divin qui s’y manifeste comme s’il s’agissait d’une apparition corporelle. Cela s’applique on ne peut mieux à l’œuvre d’art. De sa manifestation

177

des œuvres d’art et de leurs médiums, Gadamer ne reconnaît aucune priorité

au contexte normatif prévalent lors de la genèse de l’œuvre.

Mais ces objections atteignent-elles vraiment leur cible ? Notre

expérience des œuvres d’art peut-elle se dégager entièrement de

considérations pour leur contexte génétique et leur demeurer adéquate ?

Suffit-il vraiment que l’œuvre soit advenue dans, et ait été préservée par, une

tradition dont on participe afin d’en rendre possible la juste appréciation ? Est-

ce que les expériences interprétatives ainsi décrites répondent adéquatement

de la contrainte pragmatique ?

Remarquons que, s’il est vrai que l’art peut se laisser comprendre

comme réponse aux questions que suscite notre rapport existentiel au monde,

il s’en faut de beaucoup pour que notre expérience des œuvres s’y réduise.

Autrement dit, rien n’interdit de penser qu’une œuvre d’art puisse se laisser

comprendre, tantôt comme une réponse (en attente) à de telles questions, et

tantôt comme l’articulation d’une proposition artistique (qui n’avait peut-être

rien d’existentiel) par le moyen d’un véhicule constitué de médiums artistiques.

Or, s’il est indubitable que nos pratiques de l’art ouvre sur ces possibilités

interprétatives, la preuve reste à faire qui montrera qu’elles se réduisent

essentiellement toutes au type d’interprétation suggéré par Gadamer. En fait, on dit aussi : «Il en est ainsi». On donne son assentiment à ce qui ressort ici et non pas parce qu’il s’agirait d’une reproduction exacte de quelque chose, mais parce que l’image comme telle agit comme une effectivité supérieure. (…) C’est ainsi que l’œuvre d’art est là et a «autant de vérité, autant d’être». C’est dans l’accomplissement que se réalise son être (telos ekei).» (Hans-Georg Gadamer, La Philosophie herméneutique, avant-propos, traduction et notes par Jean Grondin, Paris, PUF, collection Epiméthée, 1996, p.207).

178

l’idée que les propositions de l’art se réduisent essentiellement à formuler une

réponse aux questions que suscitent notre situation existentielle dans un

monde historiquement déterminé me paraît dangereusement susceptible de

contre-exemples : pensons, par exemple, à ces œuvres du 20e siècle dont le

contenu propositionnel articulait (parfois explicitement) une critique des

théories de l’art en vigueur. Et que dire de cette pratique courante qui procède

à l’appréciation d’une œuvre particulière avec un certain regard pour sa

situation dans l’œuvre de l’artiste : la manière dont certains thèmes sont

répétés ou abandonnés par l’artiste au fil de son œuvre participe fréquemment

de notre appréciation de ses accomplissements, voire même du sens à attribuer

à ses propositions artistiques, et c’est avec peine que l’on pourrait lier cette

pratique appréciative au seul intérêt existentiel pour l’œuvre.

Pensons par exemple au rôle que « joue » la nature dans la filmographie

de Terrence Malick. Il s’agit là d’un thème fondamentalement signifiant dans

l’œuvre de Malick,27 ainsi qu’en atteste le fait qu’il soit repris de film en film

bien qu’il se décline à chaque fois de manière différente, invitant du même

coup à interpréter et apprécier sa contribution à la composition de l’œuvre par

le moyen de comparaisons entre ses différentes manifestations. Qui plus est, la

juste appréciation du rôle de la nature dans les œuvres de Malick me paraît

requérir que l’on en interprète la signification relativement aux influences

27

Ainsi S. Critchley, écrivant à propos du rôle de la nature dans The Thin Red Line (1998): « The theme of nature, whose massive presence is the constant backdrop to Malick’s movies. » (S. Critchley, Calm – On Terrence Malick’s The Thin Red Line, in The Thin Red Line, ed. D. Davies, Routledge, 2009, p.24-25)

179

philosophiques ayant eu un ascendant important sur le travail de l’artiste. On

sait en effet, à la lumière de son parcours professionnel et de ses productions

littéraires, que la philosophie de Heidegger n’est jamais complètement

étrangère aux motivations guidant sa production artistique.28 Or, d’un côté, on

pourrait penser qu’il est dès lors légitime de croire que les productions de cet

artiste reflèteront on ne peut mieux le genre de préoccupations existentielles

dont Gadamer a fait l’essence de notre relation interprétative à l’art. Chaque

œuvre cinématographique signée par Malick est l’occasion de renouer avec ces

questionnements, lesquels, à en croire Gadamer, n’auraient à se laisser

déterminer que par l’encontre signifiante de cette œuvre particulière. Mais d’un

autre côté, si le thème de la nature est constamment évoqué par les œuvres de

Malick, force est de constater que l’évocation n’est pas toujours la même, que

le rôle de la nature dans la composition des œuvres de Malick évolue au fil de

son « Œuvre ». Du coup, il faut supposer que l’appréciation de sa valeur et de

son importance dans une œuvre particulière requière que l’on puisse la situer

dans le contexte élargit de ses autres productions. En fait, on est presque invité

à penser que la répétition du thème de la ‘nature’, d’une œuvre à l’autre, est

elle-même signifiante dans la démarche de l’artiste et que, conséquemment,

l’appréciation de la manière dont Malick articule ce thème par le moyen d’un

véhicule particulier ne saurait s’accomplir sans références aux autres

performances de l’artiste.

28

Malick a enseigné la philosophie à MIT en plus de publier une traduction de Vom Wesen des Grundes chez Northwestern University Press en 1969.

180

Ainsi, dans Badlands (1973), la nature s’offre comme lieu d’aliénation

pour les protagonistes : d’abord et avant tout le lieu de leur fuite, elle semble

décrire la possibilité même de l’altérité, un espace ouvert par l’angoisse des

protagonistes se retirant (à la course) au fardeau d’un monde les réduisant, les

écrasant, sous le concept de ‘criminels’ ou de ‘cinglés dangereux’. La nature,

dans Badlands, est pour ainsi dire instrumentale à la présentation de l’idée

d’aliénation, un thème central à l’économie de Sein und Zeit. Par voie de

contraste, l’interprète remarque cependant que la nature trouve dans le

prochain film de Malick, Days of Heaven (1978), une représentation plus

importante et significativement différente. En effet, dans ce film aussi l’advenir

inquiet des personnages se profile sur fond de plans, voire de séquences

présentant une nature aussi belle que sereine. Mais la ‘nature’ n’apparaît plus à

l’écran de manière simplement instrumentale au propos de Malick. Elle s’offre

désormais moins comme un lieu d’aliénation que comme la scène de possibles

qui ne se sont pas encore manifestés, comme ce sol où les protagonistes se

mette en mal de fonder leur monde. Qui plus est, cette scène qu’est la nature

est elle-même ‘mise en scène’, participant cette fois au narratif du film par le

moyen d’un montage qui en fait un « personnage » récurrent. Le célèbre

critique Roger Ebert écrivait à cet égard :

The film places its humans in a large frame filled with natural details: the sky, rivers, fields, horses, pheasants, rabbits. Malick set many of its shots at the ‘golden hours’ near dawn and dusk, when shadows are muted and the sky is all the same tone. These images are underlined by the famous score of Ennio Morricone, who quotes Saint-Saens'

181

Carnival of the Animals. [...] Against this backdrop, the story is told in a curious way.29

La présentation de ces détails naturels n’est clairement pas le résultat de

simples préoccupations esthétiques : il s’agit de présenter la nature dans ces

moments où jour et nuit se livrent une sorte de combat, où l’altérité s’annonce

sous la clarté doré d’un soleil encore incertain.

Par le moyen d’un contraste avec la fonction qu’elle occupait dans la

composition de Badlands, on en comprend que Malick la fait désormais

apparaître dans l’univers des protagonistes comme ce sol où leur monde est

installé et en vertu duquel tant l’angoisse que l’espoir deviennent permis. Or,

cette manière de contraster le rôle de la nature dans Badlands avec celui qu’elle

occupe dans Days of Heaven nous permet en outre de cerner un déplacement

ou une évolution dans l’influence de la pensée heideggérienne sur la production

artistique de Malick : ce n’est plus, en effet, la nature pensée par le jeune

Heidegger dans Sein und Zeit ou Vom Wesen des Grundes qui l’intéresse, mais

celle qui se révèle dans ses écrits plus tardifs comme Der Ursprung des

Kunstwerkes, entre autre. Dans cette pensée plus tardive, la ‘nature muette’

advient phénoménologiquement par l’entremise de son rapport (combattif) au

monde.30 Il devient dès lors pertinent pour l’interprète d’apprécier la justesse

de la composition du film de Malick à la lumière de ces déplacements

philosophiques, voire même d’attribuer une valeur aux œuvres de ce cinéaste

29

Roger Ebert, The Great Movies, Broadway Books, NY, 2002, p.124 30

Cf. M. Heidegger, L’origine de l’œuvre d’art, in Chemins qui ne mènent nulle part, coll. TEL, Gallimard, 1986, p.44-57 ; je reviendrai à ces thèmes au prochain chapitre.

182

en vertu du fait qu’elles articulent plus ou moins bien qu’une autre de ses

réalisations les influences heideggériennes dont il se réclame.31

On pourrait encore poursuivre cet exemple en réfléchissant le rôle de la

nature dans ses films subséquents. Mais il me suffit que l’on m’accorde ce que

déjà la pratique confirme, que des considérations de ce genre participent si

fréquemment de notre appréciation et notre interprétation des œuvres d’art

qu’il semble saugrenu d’exiger de l’interprétation des œuvres qu’elle s’en

passe.32 Il m’est donc d’avis que la contrainte pragmatique nous révèle

l’insuffisance de l’herméneutique gadamérienne, laquelle ignore à dessein

l’existence de telles pratiques appréciatives. J’invite du reste ceux que la

réfutation n’aura pas convaincu à considérer que si l’œuvre d’art est bel et bien

le lieu d’un dialogue existentiel installé, en la figure de l’œuvre, dans une

tradition, il est alors tout à fait nécessaire de pouvoir en reconduire l’existence

à une agence humaine à même de pouvoir amener de tel questionnements au

jour. Sans quoi, rien ne distinguerait l’œuvre d’art de n’importe quel autre objet

donnant à penser la situation de l’homme dans un monde historique.

Autrement dit, même si l’on devait accorder à Gadamer que le contexte

31

M. Fursteneau et L. MacAvoy propose une analyse fouillée touchant à l’influence de la philosophie de Heidegger sur la pratique cinématographique de Malick dans Terrence Malick’s Hedeggerian Cinema : War and the Question of being in « The Thin Red Line », in The Cinema of Terrence Malick : Poetic Visions of America, ed. H. Patterson, Wallflower Press, Londres, 2003, 173-185 32

À ce sujet, cf. D. Davies 2004, la section 4.3.2 A Role for Actual Intentions, p.94 : « The sorts of artistic properties and values that we ascribe to a work reflect, among other things, how that work stands in the larger context of the artist’s œuvre. But the place of a work in the artists’ oeuvre – as a major work, a minor work, or an aberration – depends crucially not just upon what meaning-properties the work-product possesses, but also upon what properties it was intended to possess. »

183

génétique de l’œuvre n’est pas prioritaire dans le cadre d’une herméneutique

vouée aux œuvres d’art, il n’en demeure pas moins que la vérité de l’expérience

décrite par Gadamer repose sur cette condition que l’œuvre a bel et bien été

spécifiée par l’accomplissement intentionnel de l’artiste. Une fois cela admis, on

peine à comprendre quel principe nous interdirait d’y faire référence afin de

mieux comprendre ce que véhicule l’œuvre.

Ce qui nous permet maintenant de retourner aux arguments du type

offert par Beardsley. À cet égard, Davies me paraît toucher juste lorsqu’il insiste

à l’effet que les conventions pertinentes à une expérience de l’art sont celles

qui gèrent un faire, une performance, et, en premier lieu, celle de l’artiste. C’est

en effet essentiellement dans les termes de la performance intentionnelle et

déterminante de l’artiste qu’elles rendent possible que Davies en caractérise la

normativité. Autrement dit, les conventions qui l’intéressent n’établissent pas

les propriétés formelles nécessaires et suffisantes à l’identification des

propriétés d’un produit invitant à l’expérience d’une œuvre d’art, mais

caractérisent plutôt les possibilités pour un artiste d’articuler une proposition

artistique par la spécification d’un véhicule approprié. Ce ne sont pas ces

propriétés en elles-mêmes qui nous intéressent, mais ce qu’elles rendent

possible, à savoir, leur articulation dans le dessein de spécifier un véhicule

approprié à une proposition artistique. Cela, il me semble, justifie à nouveau la

thèse que la mobilisation réelle de ces conventions est une condition nécessaire

184

au phénomène de l’œuvre d’art comme tel. Ainsi Davies affirme, dans les

derniers moments de son ouvrage :

The artist must consciously operate by reference to certain presumed shared understandings in order for her manipulations of a vehicular medium to count as the articulation of an artistic statement.33

Or, en voilà bien une, convention du monde de l’art, qu’il importe de dresser

contre cette possibilité, elle-même conditionnée conventionnellement,

d’abandonner le concept ‘génétique’ de l’art : ce qui intéresse nos efforts

interprétatifs dirigés vers une expérience de l’art, c’est cet accomplissement de

l’artiste, la manière dont il s’est saisi des possibilités ouvertes par son monde de

l’art pour y articuler une proposition artistique.34 L’encontre d’un produit ne

suffit pas, pas même celle d’un véhicule dont les propriétés semblent

appropriées.

Découvrant la tortue trottant sur la plage et marquant de la sorte le

point final de son « sonnet », c’est bien moins à une expérience de l’art que son

tracé nous inviterait qu’à la constatation, sans doute éberluée, que la

contingence de la nature ne connaît aucune limite dans ses effets (ou, peut-

être, qu’elle répond ‘évidemment’ d’une agence divine quelconque, ce qui

conférerait à une telle expérience la propriété d’être numineuse bien avant que

33

Davies 2004, p.245 ; je souligne 34

Beardsley faisait bien cette concession que, même si l’on abandonnait le concept génétique de l’œuvre littéraire, notre intérêt pour ces œuvres nous conduirait sans doute plus souvent qu’autrement auprès de productions humaines (voir supra, dans ce chapitre, notes 20 et 21). Il est remarquable, toutefois, qu’il laisse la nature de cet intérêt indéterminée, de même que la motivation qui le justifie. Du même coup, il ne me semble pas rendre adéquatement justice à cette intuition que notre rapport aux œuvres d’art est, dans une part importante, voire essentielle, médiatisée par un intérêt pour l’accomplissement de l’artiste. Les pages qui suivent devraient offrir quelques raisons de penser que cette intuition est justifiée.

185

d’être artistique). Et dans le cas où le résultat du déambulement de cette tortue

se donnerait sans indications quant à son auteur, on le verrait sans doute

comme une création contemporaine (les tracés sur une plage ne se préservant

rarement plus que quelques jours) à comprendre dans le contexte normatif du

monde de l’art d’aujourd’hui. On peut du reste faire cette hypothèse que c’est

« sous toute réserve » que l’on se risquera à une interprétation du sonnet,

reconnaissant d’emblée que des données manquent afin d’y ajouter foi.35

2. Intentionnalité et genèse de l’œuvre : le cas des van Meegerens

Cela, toutefois, n’achève pas de nous renseigner quant à la réelle

pertinence du contexte génétique de l’œuvre. Comment décider des propriétés

du contexte génétique qui doivent préoccuper l’interprétation adéquate de 35

On pourrait encore redéployer cet exemple dans le contexte de nos rapports à la fiction. Que l’on pense par exemple à la thèse de Kendall Walton, à l’effet que nos rapports interprétatifs et appréciatifs à la fiction ne requièrent pas que l’on s’intéresse à l’activité de l’auteur mais seulement que l’on puisse mobiliser quelque objet (prop) approprié à ce qu’il appelle le « jeu du faire-semblant » (game of make believe) : « The institution of fiction centers not on the activity of fiction makers but on objects – works of fiction or natural objects – and their role in appreciators’ activities, objects whose function is to serve as props in games of make-believe. Fiction making is merely the activity of constructing such props. » (K. Walton, Mimesis as Make-Believe: On the Foundations of the Representational Arts, Harvard University Press, Cambridge (Mass), 1990, p.86). Des auteurs tels que J. Searle et G. Currie ont toutefois rapidement fait valoir à l’encontre de cette thèse que la détermination de l’objet comme fiction se distingue du simple traitement de quelque chose comme ‘prop’ dans un jeu de ‘faire-semblant’ dans la mesure où cette détermination repose sur un contexte normatif qui n’est pas à laissé à la discrétion de l’interprète (Cf. J. Searle, The Logical Status of Fictional Discourse, in New Literary History vol. 6, 1975, p.319-332 ; G. Currie, What is Fiction, JAAC, vol. 43, 1985, p.385-392 ou encore : The Nature of Fiction, Cambridge University Press, Cambridge, 1990). David Davies, qui partage le point de vue de ces derniers, écrivait à cet effet : « While we may be happy to see very different things in clouds – you see a dragon and I see a teapot, for example – our shared engagement with fictional texts seems to require some external standard against which our readings of those texts can be measured. Such a standard is most obviously obtained by providing the text with a context of making which constrains our reading. » (D. Davies, Aesthetics and Literature, Continuum, NY, 2007, p.37). La présente section de ce chapitre doit pouvoir confirmer cette intuition.

186

l’espace focal d’appréciation ? Reprenant l’exemple de Gadamer, on pourrait

penser que, si la performance d’une pièce musicale du 17e siècle n’exige pas,

afin d’ouvrir sur l’espace focal d’appréciation adéquat, qu’elle soit exécutée sur

un instrument d’époque, c’est qu’il y a fort à parier que cette propriété de son

exécution n’a jamais été nécessaire. Forçant un peu la note, on pourrait

comparer ce cas à celui de l’édition d’ouvrages littéraires, dont on peu très bien

voir que l’identité herméneutique requiert que chaque copie de 813, de

Maurice Leblanc, présente une inscription du texte identique à l’original, mais

dont on sait par ailleurs que la taille ou la forme des lettres n’altère que de

manière contingente l’expérience de l’œuvre et n’a donc pas à reproduire les

caractéristiques de l’original afin d’y être fidèle – encore faudrait-il pouvoir

s’entendre sur ce qui constitue le véritable original, soit le manuscrit ou la

première édition de l’ouvrage.

Il est pourtant des ouvrages – on pourrait en énumérer plusieurs mais je

n’évoquerai que ces quelques poèmes de Guillaume Apollinaire et, plus

récemment, le roman Extremely Loud and Incredibly Close de Jonathan Safran

Foer – dont ces mêmes caractéristiques de mise en page ne sont pas

contingentes. La question est de savoir comment décider de la contingence ou

de la nécessité de telles propriétés dans notre expérience de l’œuvre si l’on doit

faire abstraction des déterminations du contexte génétique de l’œuvre. Ce que

l’on remarque, en fait, c’est qu’à dégager l’interprétation du véhicule artistique

d’une préoccupation pour le rôle des compréhensions partagées pertinentes

187

dans la performance de l’artiste, on se retrouve rapidement aux prises avec une

pléthore de problèmes que n’ignore pas la littérature contemporaine

s’intéressant à l’ontologie de l’art.

Or mon propos ne sera pas de m’attaquer à tous ces problèmes, ni

même d’identifier tous les critères opérant sur la détermination des propriétés

nécessaires à l’expérience adéquate d’une œuvre. Plus humblement, je me

saisirai de l’un des problèmes soulevé par la relation du véhicule artistique au

contexte de sa détermination afin de me fourbir d’une raison suffisante

d’attribuer à ce contexte une priorité normative pour le travail interprétatif de

celui qui en fait l’expérience comme œuvre d’art.

Je prendrai, à titre d’exemple, l’épineuse question soulevée par

l’existence de faux et de pastiches. Force est d’admettre que le véhicule d’un

faux doit présenter les mêmes propriétés et ainsi rendre possible la

mobilisation des médiums artistiques pertinents à l’expérience de l’œuvre

imitée exactement comme le fait le véhicule original, faute de quoi il ne pourrait

produire l’effet désiré. La question est de savoir pourquoi il nous apparaît alors

nécessaire d’opérer une distinction ontologique entre le faux et l’original étant

donné les déterminations identiques de leur véhicule. Je n’ignore bien sûr pas

que certaines différences matérielles puissent être révélées par un examen

minutieux qui les distingueraient l’un de l’autre. Mais ces différences, souvent

imperceptibles à l’œil nu, ne me paraissent pas plus importantes que celles qui

s’installent, sous le coup du temps et de la corrosion des matériaux, à même le

188

véhicule original. Que l’on pense, par exemple, aux plus récentes analyses de la

Joconde, dont la restauration digitale donne à voir des éléments de composition

qui n’étaient plus perceptibles en raison de l’oxydation des pigments, et qui

attestent en outre du rétrécissement significatif de la toile (sa largeur aurait

perdu près de 2 centimètres). Pourtant, ils sont encore près de 6 millions à

déclarer, année après année, qu’ils ont vu la ‘Joconde’, et la détérioration de la

toile ne semble pas entamer leur certitude à cet égard. Cela nous invite encore

une fois à considérer que notre expérience de l’art n’est pas soumise qu’aux

seules déterminations du médium véhiculaire mais à la manière dont il porte

quelque chose d’immatériel, à savoir, une proposition artistique articulée en

vertu de médiums artistiques, de compréhensions partagées. Quant à

l’identification des médiums pertinents, et leur rôle dans la spécification de

l’espace focal d’appréciation, le cas si souvent discuté de van Meegeren devrait

achever de nous convaincre qu’elle ne peut procéder en vérité qu’à la lumière

des déterminations de la performance de l’artiste et du contexte génétique de

l’œuvre.

On se souviendra que l’ambition de van Meegeren, contrairement à

celle des simples faussaires produisant l’imitation d’une œuvre originale, était

de puiser à même les ressources conventionnelles disponibles au peintre

Johannes Vermeer dans la Hollande du 17e siècle, afin de spécifier un véhicule

artistique qui engagerait des médiums artistiques similaires et,

conséquemment, inviterait à une appréciation concordante. Van Meegeren n’a

189

pas imité un Vermeer ; il s’est évertué à imiter Vermeer lui-même, à peindre

comme il l’aurait fait, et à présenter le résultat de ses efforts comme des

œuvres du 17e siècle récemment découvertes. Aussi, rien ne paraît nous

interdire, si Gadamer a raison et que le contexte génétique ne jouit pas d’une

priorité normative sur les seules compréhensions partagées par une

communauté historique, de jouer des toiles de van Meegeren comme l’on joue

de celles de Vermeer (ou inversement) : la disponibilité des conventions

appropriées témoigne de leur pertinence herméneutique renouvelée par une

tradition installant une continuité historique entre les monde de Vermeer et

van Meegeren. Et il faut bien convenir que les productions du ‘faussaire’ avaient

tout pour se prêter à pareil jeu, ce que confirme l’incapacité de certains de ses

contemporains, notamment Jean Decoen, à accepter qu’il y avait bel et bien eu

fraude alors même que toute l’affaire avait été éventée.36 Mais comment

interpréter, alors, le fait que le succès de son entreprise n’aura pas suffit à

préserver la possibilité d’apprécier ses œuvres de la même manière une fois la

supercherie mise au jour ? L’évaluation financière de ses toiles, pour ne donner

que cet exemple, s’en trouva irrémédiablement et drastiquement diminuée.

Où, donc, se situe l’erreur dans les appréciations contradictoires de ses

« Vermeers » ?

Avant de tenter réponse à cette question, il importe de souligner que la

question de la juste appréciation posée par le problème des van Meegerens

36

Cf. J. Decoen, Retour à la vérité, Vermeer-Van Meegeren; deux authentiques Vermeer, éd. A. Donker, Rotterdam, 1951, 60p.

190

met également en jeu celle de la juste détermination ontologique. C’est-à-dire

que, dans le contexte d’une ontologie qui fait reposer la manifestation de

l’œuvre sur l’interprétation du médium artistique, l’appréciation de l’œuvre ne

se distingue pas de la réalisation de son phénomène : dans les deux cas

l’interprétation s’intéresse à la manière dont une proposition artistique est

articulée dans un véhicule par le moyen de médiums artistiques et donne ainsi

forme à l’espace focal d’appréciation adéquat. De sorte qu’à mobiliser le

mauvais critère afin de valider nos interprétations d’un véhicule, à faire

intervenir les mauvaises conventions ou à accorder prééminence à un contexte

normatif inapproprié, ce n’est pas que notre appréciation de l’œuvre qui est

minée mais, plus essentiellement encore, l’être de cette œuvre qui ne se

manifeste pas adéquatement.

Denis Dutton insiste on ne peut plus pertinemment sur cette idée dans

Artistic Crimes : The Problem of Forgery in the Arts. L’intéresse dans cet article la

distinction entre un ‘faux’ et une œuvre ‘originale’, c’est-à-dire, non pas une

œuvre ayant la vertu d’être originale, mais plutôt une œuvre en propre – ce qui

fait éminemment écho à ce qui a été dit, au premier chapitre de cette thèse, de

l’originalité ou de la créativité au sens descriptif chez Young. La distinction

opère donc entre ce qui est à proprement parler une œuvre d’art et ce qui ne

fait que prétendre à ce statut ontologique. La difficulté, bien entendu, repose

sur le fait que le faux comme l’original existent par le moyen d’un véhicule qui

n’invite pas moins, dans chaque cas, à l’expérience d’une œuvre d’art : la

191

détermination des propriétés manifestes de ce qui font encontre répond, dans

le cas du faux comme dans celui de l’original, des conventions du monde de l’art

(sans quoi le faux n’aurait pas le pouvoir de nous abuser) et offre

conséquemment l’occasion d’une expérience qui, à l’apparence, ne se distingue

pas de celle de l’art. Dans le cas de van Meegeren, le problème se dédouble, en

quelque sorte : d’une part, force est d’admettre que ses toiles sont autant de

faux « Vermeers » mais que, d’autre part, elles comptent comme autant de van

Meegerens originaux.

La solution de Dutton à ce problème emprunte une voie similaire à celle

que Davies développera plus tard en une ontologie de l’œuvre d’art. Il suggère

en effet que l’on abandonne l’idée que notre appréciation d’une œuvre d’art se

réduise à l’expérience des propriétés manifestes du véhicule, voire même des

propriétés des médiums véhiculaires interprétées dans le contexte normatif du

monde de l’art en général. Selon lui, en effet, un intérêt pour l’accomplissement

de l’artiste doit toujours participer de notre appréciation de l’œuvre, ce qui

confirmerait une fois de plus la priorité des déterminations du contexte

génétique de l’œuvre dans l’expérience que nous en faisons qua œuvre d’art.

De cette participation, toutefois, Dutton s’explique différemment de Davies, et

peut-être d’une manière qui n’est pas tout à fait apte à servir adéquatement

ses fins :

We have painting, where we normally perceive the work of art without perceiving those actions which have brought it into being. Nevertheless, […] what we see is the end-product of human activity;

192

the object of our perception can be understood as representative of a human performance.37

Il y a donc, dans notre expérience de l’œuvre, un produit qui fait encontre et

qui nous intéresse à l’expérience de sa contemplation nonobstant notre

ignorance des causes de son être. Suivant la conceptualité proposée par Dutton

dans les premières pages de son article, nous dirons qu’il s’agit de l’œuvre en

tant qu’objet esthétique. L’objet esthétique se distingue du véhicule artistique

dans l’exacte mesure où l’expérience qu’il organise peut se satisfaire à elle-

même : l’encontre perceptuelle du produit et de ses propriétés

(immédiatement perceptibles ou artistiques, c’est-à-dire relative au contexte

normatif du monde de l’art) se prête une expérience esthétique de plein droit.38

On doit penser que la notion d’objet esthétique cherche à exprimer

l’idée que l’expérience d’une œuvre d’art est toujours déjà intéressée, et de

manière fondamentale, aux propriétés esthétiques du véhicule qui fait

encontre : l’œuvre d’art est, plus souvent qu’autrement, l’objet d’une

contemplation esthétique. Car pour justifiée qu’est la réfutation de l’empirisme

esthétique, on ne peut si facilement se défaire de cette intuition que notre

rapport aux œuvres d’art tire généralement une grande part de sa capacité à

susciter une expérience esthétiquement plaisante. On remarque d’ailleurs que

quelques auteurs ont récemment tenté une défense de ce que l’on pourrait

37

D. Dutton, Artistic Crimes : The Problem of Forgery in the Arts, BJA #19, Oxford Press, Londres, automne 1979, p.305; mon italique 38

Dutton 1979, p.305 : « The ultimate product is designed for our contemplation, as an object of particular interest in its own right… »

193

appeler un « empirisme réfléchi » (enlightened empiricism), suivant en cela la

suggestion de M. Kieran reprise par David Davies dans sa contribution à

l’ouvrage Contemporary Debates in Aesthetics and the Philosophy of Art.39

L’empirisme réfléchi constitue une sorte de raffinement de l’axiologie

empiriste : il préserve l’idée que ce qui est à apprécier dans une œuvre d’art et

lui confère sa valeur n’excède jamais les propriétés de l’expérience suscitée par

l’encontre de l’œuvre, mais concède par ailleurs que la manifestation de

certaines de ces propriétés dépend de ce que celui qui fait l’expérience de

l’œuvre y était adéquatement préparé. Très certainement, les thèses de Dutton

paraissent anticiper sur le développement d’un tel empirisme réfléchi.

Mais la question qui nous intéresse, et qui motive en partie l’article de

Dutton, n’est pas celle de la validité de l’empirisme réfléchi. Il s’agit plutôt de

déterminer si cet intérêt pour l’objet esthétique suffit à ouvrir le plein espace

de l’expérience de l’œuvre d’art comme telle et, si ça n’est pas le cas, dans

quelle mesure une référence à la performance de l’artiste peut palier aux

faillites de cette expérience. Car il faut bien concéder que les œuvres de van

Meegeren sont autant d’objets esthétiques et se prêtent, comme n’importe

quel autre objet du même genre, à une appréciation esthétique. Nous en avons

pour preuve le fait que ces productions ont été rangées, pour un temps, parmi

les plus grands accomplissements de Vermeer. Et force et d’admettre qu’une

fois la supercherie mise au jour, il n’est aucune propriété de ces objets

39

D. Davies, Against Enlightened Empiricism, in Contemporary Debates in Aesthetics and the Philosophy of Art, éd. M. Kieran, Blackwell, 2006, p.22-34

194

esthétiques qui ait changé. Pourtant, notre appréciation de ces œuvres s’est

trouvée radicalement changée par la découverte du véritable lieu de leur

genèse, ce qui semble suggérer que notre expérience de l’œuvre d’art en tant

qu’objet esthétique soit conditionnée par des déterminations ‘extra-

esthétiques’ qui ne sont tout simplement pas disponibles dans la seule

perception du véhicule artistique.

En fait, fera valoir Dutton, pour autant que l’œuvre fasse encontre

comme objet esthétique, elle n’en est pas moins également comprise comme le

résultat d’une agence humaine. L’objet esthétique, nous dit-il, représente

l’accomplissement de l’artiste : il s’agit là d’une information possédée par les

membres d’un public averti, d’une information qui, si elle n’est pas disponible

comme propriété de l’expérience suscitée par l’encontre du véhicule, médiatise

néanmoins notre rapport interprétatif et appréciatif à l’objet. Pour isolé de ses

causes qu’est l’objet esthétique, nous ne nous y rapportons pas moins comme

le résultat ou le terme d’une agence humaine voué à une contemplation

esthétique. Autrement dit, l’expérience de l’objet esthétique qu’est l’œuvre

d’art n’est jamais accomplie sans la reconnaissance que l’objet a une origine

humaine et doit être interprété et apprécié comme tel.40 À plus forte mesure,

dira Dutton, la performance à l’origine de l’œuvre est interne à notre concept

40

Cf. Dutton 1979, p.305

195

même d’art et, conséquemment, à la manière dont nous faisons l’expérience de

ses objets.41

C’est ce qui distingue, par exemple, notre contemplation esthétique de

l’Appassionata du plaisir pris au son enivrant des vagues qui s’abattent

bruyamment sur le rivage. Les expériences suscitées par ces deux ‘objets’

s’offrent très certainement toutes deux à une contemplation esthétique, mais il

est des choses que nous voudront dire de l’expérience de l’œuvre de Beethoven

que nous serions bien malaisé d’affirmer du son des vagues. Ainsi, notre

expérience de la ‘surface’ sonore de l’Appassionata, de l’objet esthétique que

nous percevons auditivement, est-elle constamment médiatisée par notre

appréciation de ce que l’artiste a accompli étant donné son projet artistique

dans l’horizon normatif qui le rendait possible.42 Ce que nous apprécions de ce

que nous entendons, c’est la manière dont cela manifeste ou représente

l’accomplissement de l’artiste, la façon dont ça donne à entendre comment il a

pensé sa proposition artistique sous les contraintes des médiums artistiques qui

lui étaient disponibles. Évoquant la traduction musicale d’Erlkönig par Schubert,

Dutton écrit :

As a work of art, it is seen, for example, as a way of overcoming various problems, musical and dramatic, posed by Goethe's text. The poem presents a composer with certain possibilities and limitations; in listening to Schubert's 'Erlkonig' we are listening not simply to an

41

Ibidem 42

Cf. Dutton 1979, p.306

196

attractive sonic surface, but to how one man has worked within those limitations developing those possibilities.43

Pour le dire avec Davies, une partie essentielle de notre expérience de l’œuvre

d’art en tant que telle relève de notre appréciation de ses déterminations en

vertu du fait qu’elles répondent du projet de l’artiste, de son intention

d’articuler une proposition artistique au moyen des médiums qui lui sont

disponibles. L’œuvre d’art ne ‘réussit’ pas simplement parce que son encontre

est esthétiquement plaisante, mais parce que nous considérons que l’artiste a

lui-même réussi à lui conférer les propriétés adéquates à la manifestation de sa

proposition. Or cela suggère, bien entendu, qu’à ne rien connaître du projet de

l’artiste, on risque toujours de se méprendre quant à ce qui a réussi ou raté. Ça

n’est qu’au seul moyen de la médiatisation accomplie par l’interprétation de ce

qui fait encontre comme le résultat d’un accomplissement qu’il sera possible

d’expérimenter certaines propriétés pourtant nécessaires à notre expérience de

l’objet esthétique en tant qu’œuvre d’art. Si une appréciation simplement

esthétique de l’Appassionata ou de l’Erlkönig est possible, elle ne peut toutefois

pas réaliser une expérience de l’œuvre pleine et entière.

Retournons au cas des van Meegeren afin d’illustrer plus clairement la

manière dont notre expérience de l’œuvre d’art est contrainte par les

propriétés de son contexte génétique. À l’évidence, la distinction entre un van

Meegeren (un faux) et un Vermeer (un original) reposera essentiellement sur la

nature de l’accomplissement en jeu à chaque fois :

43

Dutton 1979, p. 306

197

The significant opposition I find then is not between ‘forged’ and ‘original’, but between correctly represented artistic performance and misrepresented artistic performance.44

Premier constat, et il est d’importance: les toiles de van Meegern sont des

objets esthétiques au même titre que celles de Vermeer. Qui plus est, dans la

mesure où ces objets ne sont pas l’imitation d’autres objets, ces toiles sont

autant d’originaux. Aussi, si la distinction entre un ‘faux’ et un ‘original’ peut

permettre de penser le cas des simples imitations – ce qui reste à vérifier – elle

s’avère clairement inutile dans ce cas particulier. L’objet esthétique qu’est, par

exemple, Les disciples d’Emmaüs est unique, original, et n’a tout simplement

pas son égal.

Mais ce n’est jamais en tant que simple objet esthétique que Les

disciples d’Emmaüs fait encontre : face à cet objet, c’est toujours déjà une

œuvre d’art que nous voyons, soit un produit qui représente l’accomplissement

de l’artiste en son terme. Nous l’avons vu : notre compréhension de la genèse

de l’œuvre en tant qu’elle relève d’une performance spécifique participe de

notre appréciation de l’expérience suscitée par l’encontre de la toile. Or, le

problème soulevé par la première réception des Disciples d’Emmaüs est qu’elle

reposait entièrement sur l’idée, erronée, que l’objet esthétique représentait un

accomplissement de Vermeer, soit une performance déterminée par le

contexte historique du monde de l’art en Hollande au 17e siècle.

44

Dutton 1979, p.312

198

Or on peut rapidement montrer comment, une fois cette erreur

repérée, l’appréciation des disciples d’Emmaüs en tant qu’œuvre d’art s’en

trouvera irrémédiablement transformée. Il s’agit à cette fin d’insister sur le fait

que la composition de la toile répond d’une réinterprétation d’un thème

religieux ayant déjà fait l’objet de représentations artistiques sous les soins du

Caravage, entre autre. Comprise comme une telle ‘interprétation’, on conçoit

sans difficulté que la performance de Vermeer ne pouvait être déterminée ainsi

que celle de van Meegeren. S’il nous est loisible de penser que les deux artistes

auront vu le Souper à Emmaüs du Caravage et qu’ils auraient donc pu

également s’en inspirer, il est loin d’être acquis, par exemple, que la profondeur

de ce thème religieux avait la même signification pour les deux artistes.45

Il faut du reste concéder l’évident, à savoir, que Vermeer n’aurait pu

s’inspirer pour son travail de « l’œuvre complète de Vermeer ». On rapporte en

effet que le choix du thème, de même que la décision de van Meegeren de le

représenter sur un canevas de larges proportions, ont été conditionnés par les

45

À cela s’ajoute encore le fait que le Caravage que connaissait Vermeer n’est tout simplement pas celui qui était disponible à van Meegeren. Gilles Lambert écrit à propos de la réception du Caravage par les époques qui l’ont suivi : « The shockwaves produced by his work were powerful and long lasting, and his reputation did not survive it. His name was forgotten, and he had to wait three hundred years for his reputation to be vindicated. [...] It was not until the 1920s that the work of the art critic Roberto Longhi again brought his name before the public. [...] The few historians who cite his name – one such was Joachim Winckelmann in 1750 – gave no indication of his importance. [...] He disappeared from lists, chronologies, in short, from the history of art. Luigi Lanzi, whose monumental Storia pictoria dell’Italia, was much quarried by Stendhal, could not even spell his name right. » (G. Lambert, Caravaggio, Taschen, Cologne, 2007, p.8 et p.11) Il y a tout lieu de penser, donc, que l’œuvre du Caravage ne jouissait pas du même lustre ni du même prestige pour les deux peintres. Conséquemment, si les Disciples font référence au Souper, la signification de cette référence ne saurait être comparable selon qu’elle est installée par Vermeer ou van Meegeren – qui était sans doute familier avec le travail de Longhi.

199

travaux du professeur Bredius. Ce dernier faisait valoir que le jeune Vermeer

avait abandonné la production de larges toiles ainsi que de la thématique

religieuse qui avait pourtant occupé son œuvre à ses débuts sous le prétexte

qu’elles étaient trop onéreuses à produire et conséquemment difficiles à

vendre. Néanmoins, Bredius était d’avis que Vermeer avait sans doute produit

davantage de toiles de ce genre, celles qui nous sont parvenues comptant pour

trop peu relativement au reste de son œuvre. Il avait alors avancé qu’il était par

conséquent loisible de s’attendre à ce que d’autres fassent éventuellement

surface. Il n’en fallait pas davantage à Van Meegeren, qui se sera ainsi saisit

d’une possibilité ouverte par les travaux de Bredius. Quant à sa préférence pour

le thème des disciples d’Emmaüs, elle était justifiée par le fait qu’il y avait de

bonnes raisons de croire qu’il était connu de Vermeer.46

Or, à apprécier l’objet esthétique qui fait encontre comme

l’accomplissement du jeune Vermeer, on ne peut s’étonner que Bredius s’en

sera enthousiasmé jusqu’à écrire : « we have here a – I am inclined to say – the

masterpiece of Johannes Vermeer of Delft. »47 Cette œuvre plus que toute

autre œuvre de jeunesse, peut-on croire, manifestait déjà à la perfection ces

palettes de couleurs qui deviendront caractéristiques du maître. Et que dire de

la profondeur du sentiment religieux émanant de la composition ?

46

Cf. D. Dutton, Han van Meegeren, in The Encyclopedia of Hoaxes, éd. G. Stein, Gale Group, Detroit, 1993 47

Abraham Bredius, A New Vermeer, in The Burlington Magazine, #71, Novembre 1937, p.211

200

In no other picture by the great Master of Delft do we find such sentiment, such a profound understanding of the Bible story – a sentiment so nobly human expressed through the medium of the highest art.48

Mais c’était bien là ce que ciblait Dutton! C’est-à-dire que ces qualités

expressives que Bredius découvre dans son expérience de l’œuvre reposent on

ne peut plus directement sur sa supposition que la toile qui fait encontre

représente une performance interprétative de Vermeer où tant la ferveur

religieuse du peintre que l’étonnante maîtrise de son art par un si jeune artiste

participent du résultat. On ne peut du reste s’empêcher, à la lecture de sa

critique du ‘nouveau Vermeer’, de remarquer combien son appréciation de

l’œuvre et des propriétés qu’il y découvre repose sur la ‘situation’ de cette

œuvre relativement à l’œuvre complète du peintre hollandais : le bleu des

vêtements du Christ est ‘caractéristique’ ; le jaune est le même que celui du

célèbre Vermeer à Dresde ; la toile est plus imposante que toutes les autres du

peintre ; le sentiment religieux y est plus profond qu’ailleurs dans son œuvre ;

etc.

Il faut bien admettre, cependant, que cette manière d’apprécier la toile

qui fait encontre devient tout simplement impossible dès lors que nous avons

connaissance de la réelle provenance de cet objet esthétique. On pourrait

certes encore comparer les propriétés esthétiques de l’accomplissement de van

Meegeren avec les particularités des toiles de Vermeer, y reconnaître un bleu

caractéristique du peintre du 17e siècle par exemple, mais la valeur de ce bleu

48

Ibidem

201

dans notre appréciation de l’œuvre s’en trouverait néanmoins altérée : van

Meegeren ‘cite’, pour ainsi dire, une caractéristique propre aux préférences

chromatiques de Vermeer, il s’y réfère comme à une valeur avérée et connue

par son monde de l’art. Vermeer, quant à lui, utilisait son bleu ! Et de même

pour presque toutes les propriétés de l’objet esthétique déterminé par la

performance de van Meegeren : à connaître sa provenance, Les disciples

d’Emmaüs exprime très certainement moins un sentiment religieux profond

qu’une capacité à mobiliser les manières caractéristiques à Vermeer d’exprimer

un tel sentiment :

Though they are original van Meegerens, elements which we especially value in them did not originate with Vermeer—and part of what would make those elements valuable is that they should be the product of seventeenth-century Vermeer performances rather than twentieth-century van Meegeren performances.49

Mais au-delà de la manière dont la connaissance des détails de la genèse de

cette toile exige que l’on adapte notre première appréciation, cette

connaissance détermine encore l’expérience de l’objet esthétique d’une façon

proprement originale. C’est-à-dire qu’il devient dès lors possible à l’interprète

proprement informé de la provenance de cette toile de déceler à son encontre

des propriétés qu’il aurait été impossible d’attribuer à un accomplissement de

Vermeer mais aisé de reconnaître à la performance d’un peintre du 20e siècle.

Ainsi Dutton écrit-il :

When we look today at the van Meegeren forgeries, it seems almost impossible to imagine that they were mistaken for Vermeers. The faces

49

Dutton 1979, p.311-12

202

have a quality suggestive of photography. The sentimental eyes and awkward anatomy are more reminiscent of German expressionist works of the 1920s and 30s than they are of the age of Vermeer. In the Emmaeus painting, there is even a resemblance with one of the faces of Greta Garbo.50

C’est ainsi que Dutton parvient à mettre le doigt sur le rôle essentiel que

jouent les déterminations de la genèse de l’œuvre dans notre expérience et

notre appréciation de l’expérience qu’elle suscite. Et puisque c’est le cas célèbre

d’une supercherie qui a fait office d’exemple dans la justification de cette thèse,

je remarque au passage que cette manière de comprendre notre appréciation

des œuvres de van Meegeren pourrait aisément justifier que l’on y intègre un

éthicisme tel que celui Berys Gaut, par exemple. Car si la simple contemplation

d’un objet esthétique laisse clairement peu de place à une appréciation

éthique, son appréciation en tant que terme d’un accomplissement humain me

paraît aisément s’y prêter. Sans pouvoir m’y arrêter davantage, je suggérerai

seulement qu’un public averti de ce que l’œuvre de van Meegeren répond

d’une intention fourbe se montrera sans doute beaucoup moins généreux dans

son appréciation de ses propriétés artistiques. Non pas qu’il sera aveugle aux

qualités de ce qui fait encontre, mais bien plutôt que l’évaluation de l’œuvre de

van Meegeren sera alourdie, en quelque sorte, par la valeur morale négative

attachée à sa performance. Dans la mesure où l’objet esthétique que nous

contemplons et évaluons représente cette performance, il pourra en

50

Dutton 1993, p.26

203

représenter également les qualités morales d’une manière affectant notre

plaisir.51

Seconde remarque suscitée par cette conclusion à l’analyse des

propositions de Dutton touchant au cas ‘van Meegeren’ : la relation de

représentation qui joue entre l’objet esthétique et l’accomplissement de

l’artiste n’est pas sans soulever quelques difficultés. Plus problématique que

d’autres, peut-on penser, est cette idée d’un impératif jamais rigoureusement

justifié d’interpréter l’objet esthétique comme le terme d’un accomplissement.

Si l’objet esthétique est de plein droit l’objet d’une contemplation possiblement

plaisante, pourquoi sommes-nous sous quelque obligation de nous retirer à ce

plaisir en direction d’un autre ?

D. Davies avançait à ce sujet que la caractérisation de cette relation

demeure ambiguë (« somewhat slippery characterizations »),52 ce qui me

semble devoir lui être accordé. Mais il exprimait cette inquiétude, peut-être

plus sérieuse et très certainement implicite dans ce qui vient tout juste d’être

dit au sujet de cet impératif interprétatif, que cette relation laisse en quelque

sorte ses termes intacts. Ce que je veux dire, c’est qu’à insister ainsi qu’il le fait

51

Je prends soin, dans ces passages à propos d’une intégration de l’éthicisme de Gaut à l’empirisme réfléchi de Dutton, de ne pas y aller de propositions plus détaillées afin de maintenir présente à l’esprit de mon lecteur l’idée qu’il ne s’agit tout au plus que d’une suggestion. Le travail reste à faire qui pourra montrer rigoureusement que l’éthicisme de Berys Gaut profiterait d’un tel rapprochement. Le lecteur qui voudra se convaincre de la pertinence d’un tel travail consultera à profit cet article : B. Gaut, The Ethical Criticism of Art, in Aesthetics and Ethics ; Essays at the Intersection, éd. J. Levinson, CUP, Cambridge, 1998, p.182-203 ; ou encore, plus récemment : B. Gaut, Art, Emotions and Ethics, Oxford University Press, Oxford, 2007, 269p. 52

D. Davies 2004, p.202

204

sur la primauté de l’encontre de l’objet esthétique – dont c’est à bon droit qu’il

nous intéresse de manière parfaitement autonome – dans notre expérience de

l’œuvre d’art, Dutton semble réifier l’être de l’œuvre d’art d’une manière qui ne

résiste pas à la réfutation de l’empirisme esthétique menée plus tôt dans cette

thèse :

Even for such an enlightened empiricism, however, all artistic value must ultimately reside in characteristics of the experiences elicited in receivers in a suitably informed engagement with an instance of the work. This is the sense in which enlightened empiricism still comprises an empiricist theory of artistic value. Thus it is open to challenge if there are factors that enter into our assessments of artistic value that are not reducible to the experienced effects of the artwork.53

Or, fera valoir Davies, les déterminations du contexte génétique qui

participent de notre appréciation de l’objet esthétique en tant qu’œuvre d’art

ne sont tout simplement pas disponibles en tant qu’effets de l’encontre des

disciples d’Emmaüs, par exemple. Certes, ces déterminations participent de

notre interprétation de l’œuvre d’art et médiatisent notre appréciation des

qualités perceptibles de l’objet esthétique, mais l’expérience elle-même n’est

pas le fondement de cette médiatisation. Tout au plus peut-on dire qu’elle en

fournit l’occasion. Du coup, il n’est rien à même les déterminations de cette

expérience qui puisse justifier que l’on doive y inclure les propriétés du contexte

génétique de cet objet. Nous avons certes de bonnes raisons de le faire, et la

démonstration autour du cas ‘van Meegeren’ ne suggère pas autre chose, mais

ces raisons ne constituent pas pour autant une obligation.

53

Davies 2006, p.27

205

Il faut bien voir, par contre, que Davies partage l’essentiel des

propositions de Dutton. Là où il résiste c’est à cette idée qu’un intérêt pour

l’objet esthétique et l’expérience contemplative qu’il suscite participe de

manière aussi primordiale à notre expérience de l’œuvre d’art qua œuvre d’art.

C’est pourquoi, plutôt qu’un objet esthétique, Davies préfère comprendre ce qui

fait encontre sous le terme de véhicule artistique. Celui-ci traduit déjà, plutôt

qu’il ne la représente, une facette de l’accomplissement de l’artiste : il s’agit du

résultat (matériel ou non) de cet accomplissement tel qu’il participe de la

détermination du phénomène de l’œuvre, des déterminations de l’espace focal

d’appréciation. Contrairement à l’empirisme réfléchi, toutefois, ce qui

commande l’appréciation des propriétés du véhicule artistique n’est pas

l’expérience de son encontre mais sa situation dans l’accomplissement-

performance de l’artiste. De sorte que notre intérêt pour le véhicule artistique

n’est jamais dégagé d’un intérêt pour sa provenance ; il n’y a aucun ‘devoir’,

aucun impératif de se retirer à la contemplation esthétique de ce qui fait

encontre puisque l’encontre elle-même est toujours déjà davantage que cette

seule contemplation.

Devant cette difficulté que soulève l’empirisme réfléchi de Dutton,

Davies demande : « But why does Dutton resist the temptation (irresistible to

some) to identify the work with the performance, rather than postulate some

206

shadowy relation of « representation » or « implicit embodiment » ? »54 La

raison, pense-t-il, est que Dutton est incapable d’abandonner cette intuition

qu’un intérêt esthétique participe de manière nécessaire et essentielle à notre

pratique des œuvres d’art. Il y va en quelque sorte d’un préjugé esthétique, un

préjugé que la réfutation de l’empirisme esthétique devrait déjà nous avoir

convaincu d’abandonner. Or il faut bien concéder à Davies que l’argument

développé dans Artistic Crimes suggère en effet quelque chose de tel, une

volonté d’accommoder tout à la fois ce que l’on pourrait appeler nos intérêts

esthétiques et artistiques. Je me demande toutefois si la conceptualité de

Dutton est aussi embarrassante que ne le laisse entendre Davies. Je constate

par exemple que, dans ce passage, Dutton ouvre à tout le moins la porte à une

position plus nuancée :

I would hold that when we learn that the kind of achievement an art object involves has been radically misrepresented to us, it is not as though we have learned a new fact about some familiar object of aesthetic attention. To the contrary, insofar as its position as a work of art is concerned, it is no longer the same object.55

M’intéressent tout particulièrement cette notion d’une ‘position’ ou d’une

situation comme œuvre d’art de ce qui fait encontre ainsi que l’idée que d’une

différence dans cette situation entraîne une différence objectale. C’est un peu

comme si Dutton anticipait sur les thèses de Davies, avançant que l’objet qu’est

l’œuvre d’art n’est donné qu’en étant situé dans un effort interprétatif. À

situation différente, avance-t-il, correspond un objet différent dans notre

54

D. Davies 2004, p.203 55

D. Dutton 1979, p.313

207

expérience. Je remarque en outre que Dutton remet en question l’idée même

d’une contemplation esthétique désintéressée, suggérant du même coup que le

concept d’objet esthétique sert davantage la réflexion touchant à l’expérience

de l’œuvre d’art qu’à la caractérisation réelle de sa manifestation. Autrement

dit, Dutton laisse lui-même entendre que l’encontre de l’objet esthétique est

toujours elle-même située et déterminée par davantage que les propriétés

qu’elle rend disponibles :

Yet who is it who ever has these curious 'aesthetic experiences'? In fact, I would suppose they are never had, except by infants perhaps— surely never by informed lovers of painting, music, or literature (the latter always a difficult case for aestheticians who like talking about 'sensuous surface'). The encounter with a work of art does not consist in merely hearing a succession of pretty sounds or seeing an assemblage of pleasing shapes and colours. It is as much a matter of hearing a virtuoso perform a dazzling and original interpretation of a difficult piece of music or of experiencing a new vision of a familiar subject provided by a painter.56

Je concèderai volontiers que cette conceptualité demeure peut-être encore

trop ‘lourde’ d’objectivité pour rendre adéquatement justice à l’intuition que

Davies développera plus tard en une ontologie de l’œuvre comme performance.

Mais il m’est néanmoins d’avis que les germes de ces développements sont déjà

présent dans le texte de Dutton. Il me suffira, de toute façon, que l’empirisme

réfléchi et la phénoménologie de l’œuvre d’art développée à partir des thèses

de Davies s’accordent sur ce fait, désormais difficile à nier, que notre

compréhension du contexte génétique participe de manière primordiale à notre

56

D. Dutton 1979, p.313

208

expérience de l’œuvre d’art en tant qu’œuvre d’art. Cela, le traitement du cas

‘van Meegeren’ me paraît l’avoir amplement démontré.

On pourrait encore augmenter cette démonstration en appliquant la

même réflexion au cas, plus simple, des reproductions illégales d’œuvres d’art

existantes. Contrairement à l’œuvre ‘originale’, à la véritable œuvre d’art, le

faux est un véhicule constitué de médiums artistiques mobilisés dans le

contexte d’un accomplissement d’une nature fort différente. Dans ce cas, en

effet, ces médiums sont mobilisés de manière à feindre l’articulation d’une

proposition artistique dans un horizon normatif donné, une feinte qui ne doit

pas être mise au jour si le véhicule doit pouvoir faire tout son effet. Aussi, dès

lors que le mensonge est éventé, le véhicule en perd sa capacité de médiatiser

l’expérience de l’art à laquelle il prétendait : d’une part, le médium artistique

n’articule aucune proposition artistique mais ne fait que feindre pareille

performance et, d’autre part, l’articulation des médiums artistiques nécessaires

à la feinte s’installe dans un horizon normatif qui, en vérité, n’est pas le sien.

Ainsi le faux, lorsqu’il est l’imitation réussie d’un original, joue-t-il tout

au mieux comme une citation renvoyant à l’accomplissement qu’il imite. À cet

égard, il est permis de penser qu’il préserve, dans une certaine mesure, sa

capacité d’occasionner l’expérience de l’accomplissement original, avec ce

bémol toutefois, que le véhicule est pour ainsi dire disloqué de

209

l’accomplissement véritablement responsable de ses déterminations.57 Or, si

Dutton et Davies ont raison de penser que c’est cet accomplissement qui

intéresse notre expérience de l’œuvre, le faux cours toujours déjà

nécessairement le risque de nous faire manquer un aspect important de

l’espace focal d’appréciation où la performance de l’artiste se manifeste. Du

même coup, notre appréciation de la valeur artistique de ce qui fait encontre

doit nécessairement se faire « sous toutes réserves ».58

57

C’est en effet une conséquence importante de la réfutation de l’empirisme esthétique et de l’identification de l’œuvre au produit, que la facticité d’un véhicule et des médiums véhiculaires appropriés peuvent suffire à l’appréciation adéquate (bien que peut-être partielle) de l’œuvre d’art pour peu qu’ils soient interprétées relativement à l’accomplissement original de l’artiste. Davies explore cette possibilité et argumente en sa faveur dans son Multiple Instances and Multiple ‘Instances’ (in British Journal of Aesthetics 50: 4, Oxford Press, 2010, p.411-426). Il y défend l’idée que là où un véhicule donné possède toutes les propriétés nécessaires, ce véhicule, pour disloqué qu’il est de l’histoire de production du véhicule original, peut participer de la détermination de l’espace focal d’appréciation tout aussi bien que le véhicule originalement spécifié par l’artiste. Davies nomme en quelque sorte cette ‘dislocation’ par le concept de « E-instance » : « What may be termed a ‘purely epistemic instance’ (‘E-instance’) of a work X, then, is anything that can fully play this role in the appreciation of X in virtue of possessing those manifest properties required in any event or object that can provide the experiential engagement necessary for the proper appreciation of X. » C’est, bien entendu, le véhicule spécifié par l’accomplissement de l’artiste qui donne le critère grâce auquel il devient possible de déterminer si une « E-instance ». Or, s’il m’apparaît évident que cette proposition peut en effet découler des thèses ontologiques mobilisées dans cette thèse, la chose ne m’apparaît pas nécessaire. Préférant éviter d’ouvrir l’espace d’un débat qui n’est pas nécessaire à la progression de la réflexion entreprise dans cette thèse, je remets à plus tard la tâche d’offrir une perspective plus complète sur le sujet. 58

Faisant suite à la note précédente, je remarque au passage que les concepts de « transcendance » et d’« objet d’immanence » développés par Genette s’offrent également comme d’excellents points de départ à celui qui voudrait penser dans quelle mesure, et selon quel registre, un faux peut occasionner l’expérience de l’œuvre d’art qu’il imite (Cf. G. Genette, L’œuvre de l’art, 2010). L’intuition importante ici est que le véhicule qui fait encontre, fut-il l’original ou non, n’est jamais tout à fait celui déterminé par la seule activité de l’artiste : le temps fait son effet qui retire au pigment la vigueur chromatique qui devait pourtant être la sienne selon les volontés de l’artiste. La corruption des lignes, des détails et de la composition chromatique d’une œuvre originale doit-elle pour autant nous interdire un accès adéquat à l’œuvre ? Et que faire, alors, du faux qui les restaurerait mieux que ne le peut l’original ? L’occasion n’est pas donnée, aujourd’hui, de risquer réponse à ces questions mais il m’est d’avis que les conclusions de cette thèse auront un rôle à jouer dans leur résolution. Notons du reste que Davies discute également des effets corrosifs du temps sur le véhicule artistique dans son article Multiple Instances and Multiple ‘Instances’. Dutton, quant à lui, semble d’avis que l’appréciation des propriétés manifestes d’un véhicule ne s’accomplissent jamais sans une

210

De cette discussion et de ces exemples, je tire la conclusion suivante,

que les déterminations du contexte normatif prévalant lors de la genèse de

l’œuvre doivent nécessairement et prioritairement intéresser l’interprétation

du véhicule artistique puisque l’expérience que nous en faisons s’intéresse à

l’accomplissement de l’artiste. Or cet accomplissement, nous l’avons décrit

comme la mobilisation intentionnelle de médiums artistiques, de

compréhensions partagées, dans le projet d’articuler une proposition artistique

au moyen d’un véhicule approprié. C’est pourquoi on peut penser que, là où

l’accomplissement de l’artiste ne situe pas intentionnellement son véhicule en

une relation honnête avec les normes du monde de l’art, ce qui résulte de son

activité ne nous intéressera pas comme œuvre d’art. La performance réelle de

l’artiste, la mobilisation intentionnelle et accomplie des compréhensions

partagées, est une condition nécessaire à notre expérience des œuvres d’art

puisqu’elle participe de son phénomène.

Cette conclusion me paraît trouver confirmation supplémentaire dans

ce qu’on pourrait appeler le « malaise ontologique » provoqué par les thèses

fonctionnalistes de Goodman et son rejet de toute considération pour la

performance de l’artiste. Qu’il s’agisse du caillou trouvé à proximité de son

pensée pour leur origine véritable. Cette affirmation ne me semble toutefois reposer sur rien autre chose qu’une critique du formalisme esthétique : ayant montré que les seules propriétés esthétiques ne suffisent pas à l’expérience de l’art, qu’une référence à leur contexte d’origine est en outre nécessaire, Dutton ne se sera pas intéressé au fait que l’œuvre originale ne ‘représente’ pas l’accomplissement de l’artiste autrement que le véhicule qui l’imite parfaitement. Après tout, ce n’est pas le véhicule qui est une fausse représentation d’une performance artistique, mais bien la performance du faussaire, qui prétend à autre chose que ce qu’elle accomplit.

211

domicile et qui, par la grâce de son transport jusqu’au musée peut désormais

fonctionner comme œuvre d’art, ou qu’il s’agisse, à l’inverse, du Rembrandt qui

ne se laisse plus expérimenter comme œuvre d’art dès lors qu’on le pense dans

un autre contexte normatif (celui, par exemple, imposé par le besoin de

remplacer une fenêtre brisée dont il partage les dimensions), à chaque fois nos

intuitions les plus communes semblent heurtées de manière inexcusable.59

Comment peut-on, en effet, concilier avec la contrainte pragmatique ces

exemples élevés sur l’absence d’un critère justifiant en vérité la mobilisation de

conventions appropriées à l’expérience d’une œuvre d’art ? Car, si la contrainte

pragmatique permet de penser, à la lumière de l’histoire de l’art au 20e siècle,

qu’il est à tout le moins possible qu’un caillou puisse se manifester comme

œuvre d’art, l’idée que Le bœuf écorché de Rembrandt puisse perdre son statut

ontologique au gré de nos intentions et de nos pratiques de la toile heurte

vivement nos intuitions.60 Du reste, la possibilité que le caillou soit une œuvre

59

Cf. N. Goodman, Ways of Worldmaking, Hackett, Indianapolis, 1978, p.67; en toute justice, on remarquera que Goodman nuance parfois ses propos à ce sujet. Il n’en demeure pas moins, toutefois, que l’intuition à laquelle ses écrits veulent donner voix est à l’effet que notre expérience d’une œuvre d’art repose essentiellement sur les modalités cognitives spécifiques à sa réception comme telle, ce qui ne requière jamais que l’on s’intéresse nécessairement à la genèse de ce que l’on pense ainsi. 60

On peut certes penser la possibilité d’un avenir lointain qui ne s’offusquerait pas, voire ne ressentirait aucun malaise à l’idée que le Bœuf écorché perde son statut ontologique d’œuvre d’art. L’idée derrière la position théorique soutenue dans ces pages, toutefois, est que cette perte de statut serait probablement le résultat d’une dissolution historique des institutions pertinentes à sa reconnaissance : la réfutation de l’empirisme esthétique a effectivement cette conséquence de conférer une priorité épistémique au réseau discursif et normatif qui ouvre la possibilité de reconnaître le donné comme œuvre d’art. Aussi, si l’usage « discordant » de l’œuvre de Rembrandt ne doit causer aucun malaise, il faut penser que, soit le monde de l’art auquel elle appartient n’a plus de réalité historique – auquel cas il est prévisible que nombreuses seront les œuvres picturales qui partageront le sort du Bœuf écorché –, soit le monde de l’art offre à présent des raisons suffisantes de l’exclure des pratiques ‘normales’ qu’il ordonne – ce que le caractère historique du monde de l’art rend certainement possible.

212

d’art exige que l’on puisse fournir de bonnes raisons de penser que tel est le

cas ; et sa seule ‘situation’ au musée ne suffira probablement pas à la tâche : un

critère plus ferme, plus décisif semble requis.

Aussi je rejoins Davies lorsqu’il souligne l’importance ou, en fait, la

nécessité de référer au contexte génétique de l’œuvre dans la détermination

des compréhensions partagées qui doivent participer de notre interprétation de

l’espace focal d’interprétation. Mais l’objection que nous avons ici explorée,

pour inefficace qu’elle puisse être en ses fins, nous invite toutefois à nous

pencher plus avant sur l’accomplissement de l’artiste et la manière dont il

mobilise les conventions appropriées à l’articulation de sa proposition

artistique, afin de décider des propriétés du contexte génétique qui devront

s’imposer nécessairement à la juste appréciation de l’œuvre.

Le critère du « piece-specification »

Afin d’asseoir la priorité du contexte normatif prévalant au moment de

la genèse de l’œuvre, Davies s’appuie sur certaines intuitions développées par

T. Binkley dans Deciding About Art et Piece : Contra Aesthetics.61 L’intéresse

plus particulièrement son concept de « piece specification », dont on entend

certainement les échos dans la formule « spécification de l’espace focal

61

T. Binkley, Piece : Contra Aesthetics, in The Journal of Aesthetics and Art Criticism, vol. 35:3, 1977, p.265-277

213

d’appréciation » qu’il emploie afin de décrire l’accomplissement de l’artiste.

Cela étant dit, certaines différences existent entre leur caractérisation de cet

accomplissement, ce que trahissent déjà les légers déplacements conceptuels

opérés par Davies. Étant donné, toutefois, que le contexte ontologique

nécessaire aux fins de cette thèse a été adéquatement posé, et qu’il est

désormais question de tirer au clair l’accomplissement de l’artiste dans ce

contexte, cette section sera essentiellement consacrée à l’analyse des thèses de

Binkley. Ses propositions visent en effet plus directement, et de manière plus

dépouillée peut-être, le rapport de l’artiste à la détermination ontologique de

l’œuvre d’art en tant que telle.

***

L’ambition de Binkley dans Deciding About Art et ailleurs était de révéler

l’impossibilité d’une définition nécessaire ou suffisante de l’art et, par

conséquent, d’en circonscrire adéquatement l’extension : pour chaque

définition donnée, pense Binkley, il est possible d’offrir un contre-exemple dont

le statut en tant qu’œuvre d’art ne pourrait pas être déterminé en vertu des

propriétés établies par la définition.62 Cela témoignerait, selon lui, de

l’ouverture radicale du concept et du caractère vain d’une entreprise

définitionnelle qui lui serait vouée. Nous le savons depuis au moins

62

Cf. Binkley 1976, p.93: Binkley y formalise son argument à l’aide d’une formule qui exprime la possibilité radicale de nouvelles productions artistiques échappant à une définition donnée.

214

l’introduction des Ready-mades63 dans le monde de l’art, avance-t-il : « the

artist is free consciously to create a work – an artwork – which calls into

question or flagrantly violates some salient feature of the concept of ‘art’ as it

stood prior to the creation of the work. »64

C’est dire qu’un artiste peut toujours accomplir une œuvre qui, par

exemple, ne se réfère que négativement aux médiums artistiques

traditionnellement associé à un type d’œuvre d’art. Que l’on pense, par

exemple, au Erased De Kooning Drawing (1952) de Rauschenberg, ou à 4.33 de

John Cage, deux œuvres qui font fi des propriétés standards traditionnellement

associées à l’art visuel et musical mais qui, néanmoins, s’installent dans

l’horizon normatif de ces catégories.65 Or, cette situation dans cet horizon

normatif ne peut évidemment pas dépendre des propriétés des ‘objets’

déterminés par Rauschenberg et Cage puisqu’ils manquent précisément de

manifester ces propriétés standards et objectives qui nous autoriseraient à les

comprendre ainsi. Cela répète en fait une fois de plus cette conclusion que nous

avons déjà acquise, à savoir que l’identité ontologique de l’œuvre d’art n’est

63

Je tiens à remarquer, au passage, qu’il n’est pas question de décider de la nature de la contribution de Duchamp au monde de l’art ni du caractère ontologique des Ready-mades. Si Binkley les compte comme autant d’œuvres d’art, ce que d’autres pourraient vouloir contester, rien dans l’argumentaire développé ici ne me paraît reposer de manière importante sur la résolution de ce cas-problème dans l’histoire récente de l’art. 64

Binkley 1976, p.97 65

C’est à nouveau la contrainte pragmatique qui nous permet de faire intervenir ces œuvres à titre d’exemples. On pourrait très certainement contester la dimension proprement artistique d’œuvres de cette nature, mais l’existence même du débat me paraît suggérer qu’il est de bonnes raisons de les admettre dans le monde de l’art. Chose certaine : les propositions de Binkley tendent toutes à montrer que nous avons raison de les y admettre, ce que cette section devrait amplement démontrer.

215

pas réductible aux seules propriétés de ce qui fait encontre dans l’expérience.

Mais cela révèle en outre que la mobilisation de compréhensions partagées, de

médiums artistiques, en vertu de laquelle un véhicule peut être déterminé de

manière à participer de l’espace focal d’appréciation d’une œuvre d’art ne

correspond pas simplement à la manipulation de propriétés décrivant

objectivement le type de résultat phénoménologique identifiable comme

œuvre d’art. Autrement dit, les médiums artistiques en vertu desquels quelque

chose peut se laisser apprécier comme œuvre d’art ne sauraient être compris

comme autant de propriétés conventionnellement reconnues à ces objets, ces

véhicules, qui tombent sous le concept « œuvre d’art ».

L’exemple de la « situation » de Hole et 4.33 dans l’horizon normatif du

monde de l’art nous offre cependant l’indice qui nous permettra d’identifier les

médiums artistiques adéquats. En effet, si ces œuvres s’offrent toutes deux à

une appréciation artistique en dépit du fait qu’elles échappent à la manière

traditionnelle d’interpréter une œuvre musicale ou visuelle, c’est parce que tant

Cage que Rauschenberg se sont référés, quoique négativement, aux

conventions que leurs œuvres ignorent. Or ce ne sont pas les propriétés de Hole

et de 4.33 qui les situent dans le monde de l’art, mais bien le fait que

l’accomplissement de ces œuvres ‘réfère’ aux conventions pertinentes. Car

« faire fi » de ces propriétés, remarque Binkley, c’est encore installer une

référence entre l’accomplissement de l’artiste et une certaine catégorie de l’art,

c’est encore mobiliser (en ‘forçant’ leur absence) des compréhensions

216

partagées afin d’articuler une proposition artistique.66 Aussi peut-on dire, si l’on

veut préciser davantage ce qui doit désormais nous intéresser, que ce sont les

propriétés de l’acte spécifiant l’œuvre comme telle et, plus essentiellement, les

modalités intentionnelles de cet acte, qui lui confèrent sa situation dans

l’horizon normatif du monde de l’art et, conséquemment, confèrent à son

accomplissement la signification d’être une œuvre d’art.

Cet accomplissement, nous le penserons avec Binkley sous le concept

d’un acte de spécification. Aux premiers abords, il y va d’une performance

mobilisant des compréhensions partagées spécifiques à ce que l’on entend sous

le concept « art » à un temps donné et en vertu desquelles le résultat de cette

performance, la ‘pièce’, se laisse penser comme œuvre d’art. Ainsi que je

l’indiquais à l’instant, cependant, la possibilité de spécifier quelque chose

comme œuvre d’art ne repose pas exactement sur les conventions spécifiques à

l’accomplissement d’un type particulier d’œuvre d’art (telles les propriétés

régissant la rédaction d’un sonnet, par exemple). Des conventions à propos de

telles propriétés peuvent certes intervenir, et l’artiste est toujours libre de s’y

référer comme à une sorte de point de repère qu’il a en partage avec son

66

Cf. Binkley 1976, p.93 : la formule que Binkley propose (voir note 61, ci-haut) afin d’illustrer son propos laisse déjà entendre qu’une telle référence est nécessaire à l’acte de spécification. Ainsi : « The formula has roughly three steps for arriving at the artwork Pi: 1) Secure a definition of art, Di; 2) Find an example Ei of non-art on the basis of criteria articulated by Di; 3)The piece, Pi, is specified to be the example, Ei: Pi = Ei. Although the “creative act” is signalized and accomplished by the declaration “Pi = Ei”, any “creativity” in the piece results from the groundwork for 3) constructed in 1) and 2). » Cela laisse clairement entendre ce que le reste de cette section démontrera, à savoir qu’une nouvelle œuvre d’art est spécifiée comme telle en vertu d’une référence intentionnelle au cadre normatif du monde de l’art dans la structure de l’acte qui en accomplit la spécification.

217

public, mais ces propriétés n’en sont pas moins insuffisantes à la spécification

de l’œuvre comme telle. Un agent pourrait toujours, par exemple, articuler une

proposition en trois ‘moments’ ayant respectivement cinq, sept et cinq pieds,

lui conférant ainsi la forme d’un haïku. Mais un haïku n’a pas nécessairement à

être une œuvre d’art. Il m’est ainsi loisible de pondre un haïku en guise de bref

message laissé sur la table de la cuisine à l’intention de mon épouse. Imaginons,

par exemple, le haïku suivant :

La blancheur du lait Mes doigts ne l’entrevoient plus

Un litre suffirait

Ces quelques lignes se laissent aisément lire comme un haïku, mais il s’agit bel

et bien d’une note laissée à ma femme dans l’espoir qu’elle achète du lait. Mon

haïku n’est tout simplement pas une œuvre d’art : ce qu’on doit y comprendre

c’est un besoin de lait, et non pas l’occasion d’une expérience de l’art. Ce qui

confèrerait à ce haïku la signification d’être une œuvre d’art, c’est l’intention de

mobiliser les conventions touchant sa forme à destination du monde de l’art. La

seule référence à une convention artistique n’est pas suffisante, il faut encore

qu’elle soit faite de manière à situer une proposition signifiante dans l’horizon

normatif de telles conventions.

On pourrait répéter cet exemple à partir de n’importe quelle catégorie

artistique, mais il suffit que l’on comprenne que la forme ou les propriétés

manifestes de ce qui fait encontre dans l’expérience n’en assurent jamais à elles

seules la dimension proprement artistique. Ces propriétés devraient-elles être

218

partagées par toutes les œuvres d’art existantes que cela serait encore

insuffisant puisqu’on pourrait toujours spécifier un objet qui ait ces propriétés

en partage et qui, pourtant, n’est pas à expérimenter comme œuvre d’art. Ce

qui est nécessaire, c’est l’intention de mobiliser ces propriétés et les

compréhensions partagées à leur sujet comme autant de médiums artistiques, à

savoir, comme des médiums ouvrant la possibilité de placer une proposition

signifiante dans l’horizon normatif du monde de l’art. À cet égard, les catégories

de l’art de Walton et les propriétés qu’elles décrivent peuvent jouer comme un

médium artistique : elles le peuvent en autant que quelqu’un ait l’intention d’y

référer afin de spécifier le contenu de sa proposition de manière à ce que son

appréciation adéquate doive également se référer à la normativité du monde

de l’art. De même pour ces autres conventions telles que la signature apposée

au bas d’une œuvre d’art visuelle ou sculpturale que l’on augmente d’une

datation, l’intitulation d’un véhicule, la démonstration publique dans un lieu tel

qu’un théâtre, etc.

Autant de conventions, donc, auxquelles on doit se référer d’une

manière ou d’une autre afin de situer le contenu de sa proposition dans le

monde de l’art.67 Quant à la référence elle-même, nous avons déjà vu que

l’intention qui l’anime n’a pas à mobiliser les compréhension partagées en les

laissant intactes : forcer l’absence d’une propriété conventionnelle là où

pourtant on l’attendait, c’est encore y faire référence. Et l’on voit même,

67

Cf. T. Binkley 1977, p.275 ainsi que T. Binkley 1976 p.102-103

219

parfois, à l’invention de nouvelles conventions indexicales, la plupart procédant

à partir d’une référence à cette autre convention que les productions d’un

artiste déjà reconnu par les cercles sociaux pertinents sont généralement à

indexer sous la rubrique œuvre d’art.68 Ce qu’il faut bien voir, cependant, c’est

que la référence seule ne suffit pas : la mobilisation des compréhensions

partagées pertinentes doit être accomplie dans le projet de spécifier une

proposition comme pièce, comme œuvre d’art. Car on ne peut échapper à cette

évidence que le haïku destiné à ma femme réfère lui aussi aux conventions

touchant à cette forme poétique, conventions que je partage avec les autres

agents du monde de l’art.

Il n’y va pas toutefois pas d’une simple distinction nominale ; un haïku

n’est pas artistique parce que baptisé « œuvre d’art », mais parce que les

propriétés conventionnelles ayant servie à en déterminer la forme ont été

mobilisées de manière à conférer à la proposition qu’il articule la signification

d’être une œuvre d’art :

To make a work of art is not to christen something as art, but to index it under “art pieces”. To do that is to specify a piece within an artistic indexing convention. Indexes list their items intensionally, and artistic indexing conventions provide means for intensionally specifying pieces.69

68

Ici, Binkley pense particulièrement à l’avènement des Readymades de Duchamp, qui n’auraient sans doute jamais pu être indexés comme œuvre d’art sous les conventions indexicales de l’époque si ce n’eut été de la situation déjà avérée de l’artiste dans certains cercles artistiques français et américains. 69

Binkley 1976, p.106

220

Ce qui distingue mon haïku d’un véritable poème, c’est le fait que la

mobilisation des propriétés conventionnelles dans mon accomplissement ne

visait pas à situer le texte ainsi produit dans le monde de l’art. Je me suis référé

à cet horizon normatif, certes, mais je ne m’attendais pas à ce que ma femme

s’y réfère également lorsqu’elle aurait à en comprendre le sens : le véhicule

était, à toutes fins pratiques, d’aucune importance dans la détermination de la

signification à tirer de mon haïku. Son interprétation ne requérait donc pas que

l’on s’intéresse, par exemple, à la manière dont il faisait référence à la

sensibilité humaine. S’il avait fallu que mon haïku soit véritablement destiné à

l’intention d’un public du monde de l’art, par contre, la manière dont jouent de

telles propriétés formelles dans l’articulation de ma proposition aurait eu à

intéresser l’interprète. Autre manière de dire que, dans le cas de l’œuvre d’art,

c’est l’accomplissement de la spécification d’une proposition au moyen de

médiums artistiques qui structure la signification du phénomène qui est au

centre de nos préoccupations, et non pas, comme pour mon haïku, un message

que l’œuvre véhiculerait telle une proposition dans un langage naturel. Tâchons

d’y voir de plus près en prenant comme fil conducteur cette idée que la

mobilisation des conventions partagées sert la spécification intensionnelle

d’une pièce.

De manière négative, déjà, le concept d’une spécification intensionnelle

répète ce qui se dessinait déjà à partir des exemples de Hole et 4.33, à savoir

que l’accomplissement de l’artiste n’est pas de ranger ce qu’il produit ‘sous’ une

221

certaine règle, c’est-à-dire dans l’extension d’une définition du concept d’œuvre

d’art. Binkley considère plutôt que l’œuvre est toujours déjà ‘œuvre’ dans la

mesure où elle est l’articulation d’un contenu signifiant installé en une certaine

relation avec les conventions qui déterminent, à un temps donné, l’espace

normatif du monde de l’art. Pour le dire autrement : l’œuvre est le résultat de

la spécification d’une proposition signifiante au moyen du cadre normatif

spécifique au concept « art ».

An artwork is a piece indexed within conventions of this practice, and its being an artwork is determined not by its properties, but by its location in the artworld.70

La spécification intensionnelle, donc, traduit l’idée que c’est l’intentionnalité

déployée dans l’acte de spécification qui accomplit la médiatisation d’un

contenu au moyen des possibilités disponibles en vertu des conventions du

monde de l’art ; l’œuvre d’art est le contenu propositionnel ainsi spécifié.

Quant à la manifestation particulière, la pièce accomplie, elle ne saurait

être reconnue sans que l’on puisse en décrire les déterminations, c’est-à-dire

décrire ce qui a été accompli, le contenu de la proposition artistique qu’on aura

intentionnellement médiatisé au moyen du cadre normatif du monde de l’art.

De sorte que l’identification de la pièce en tant qu’œuvre d’art, de même que

son appréciation comme telle, aura toujours d’abord à rendre compte de ce qui

a été accompli. Ce qui signifie qu’il sera à chaque fois nécessaire de décrire

comment une proposition a été articulée, de cerner quels ont été les procédés

70

Binkley 1977, p.276

222

installant une référence intentionnelle à la normativité du monde de l’art.

Voilà ce qui permet à Binkley de soutenir la thèse que le critère

nécessaire à l’identification d’une pièce se traduit par notre capacité de décrire

l’acte de spécification lui-même de manière à montrer que cette articulation

d’une proposition accomplie au moyen de médiums artistiques était destinée à

se laisser comprendre sous l’horizon normatif du monde de l’art. Cela, par voie

de conséquence, achève en fait d’installer la priorité normative du contexte

génétique de l’œuvre : la capacité d’identifier une pièce comme le terme d’un

acte intentionnel de spécification est une condition sine qua none à notre

expérience et notre appréciation d’un phénomène comme œuvre d’art. Ce qui

n’est qu’une autre manière de dire que le phénomène de l’œuvre d’art est

structuré, constitué, par le déploiement de l’intentionnalité spécifique à la

spécification d’une pièce comme tel.71

***

Cette manière de comprendre l’acte de spécification, dont la

conceptualité peut parfois être étourdissante, n’est pas sans rappeler l’idée

d’une convention ‘horizontale’ invoquée par Searle afin d’expliquer la

production d’un ‘univers fictif’ ou d’une œuvre fictive. Je pense, bien entendu,

aux troisième et quatrième conclusions que Searle dégage dans The Logical 71

Cf. Binkley 1976, p.103-105 ainsi que Binkley 1977, p.274 ; . Je remarque en passant que, dans la mesure où l’œuvre spécifiée est la description de l’acte de spécification, il suffit qu’une seule personne procède à une telle description pour que l’identification concordante soit justifiée. Comme mon lecteur l’aura bien compris, l’acte de spécification est en fait une telle description. Les prochaines pages devraient achever de rendre cela plus clair.

223

Status of Fictional Discourse, et où est établie la nécessité pour le producteur de

fictions d’invoquer un cadre normatif qui suspende la manière dont opèrent

normalement les règles régissant le rapport des actes illocutoires au monde

réel. La production d’un discours fictif, nous dit-il, n’engage pas une matière

différente de celle employée dans la production de discours ‘sérieux’ (si tant est

qu’il faille distinguer le sérieux de la fiction !). À l’instar de ces formes

‘sérieuses’ de discours, qu’elle imite et feint de produire, la fiction requière

comme matière la performance d’actes locutoires (utterance acts) normaux,

c’est-à-dire d’actes locutoires se pliant aux règles constitutives de leur

accomplissement. Ainsi, l’affirmation : « Il est une maison de pension au 221b

Baker Street » pourrait tout aussi bien faire part d’une conversation anodine

que d’un célèbre récit fictif. Ce qui confère à la performance de cette

affirmation un statut logique (voire, ontologique) différent dans le récit de

Conan Doyle, nonobstant l’identité de la locution, ce qui en fait une fiction, ce

qui m’autorise à la traiter comme telle, c’est l’intention de placer la

performance de ces actes locutoires sous la structure normative de la fiction,

laquelle interrompt, pour ainsi dire, la force illocutoire normalement attribuée

aux locutions mobilisées par le discours.

De sorte que la production d’un univers fictif ne détermine pas le statut

ontologique de son accomplissement en vertu d’une définition de la fiction

stipulant les propriétés ou les traits propres à un univers fictif, par exemple. Son

résultat ne se distingue pas matériellement d’un autre type de discours ou,

224

plutôt, ne s’en distingue pas davantage que ne diffère l’étalage de viandes

d’Oldenburg de celui d’un boucher réputé. Car une distinction opère néanmoins

grâce aux conventions horizontales qui gèrent la manière dont un univers fictif

est intentionnellement spécifié comme tel. Or cette manière de répondre au

problème posé par le statut logique des discours fictifs recoupe

significativement le champ de nos préoccupations. Dans la mesure, en effet, où

une performance locutoire fictive n’est pas distinguable de sa contrepartie

‘sérieuse’ autrement que par l’intervention intentionnelle d’une convention

horizontale, nous nous retrouvons face à un phénomène analogue à celui de la

spécification intensionnelle que vise Binkley.

Certes, Searle contraint la fiction à la matière des speech acts, contrainte

qui ne trouve pas son pareil chez Binkley et que l’on pourrait du reste contester.

Car dès lors que l’on place l’accent sur la mobilisation intentionnelle d’une

convention horizontale qui gère le type de feintise appropriée à la production

d’un univers fictif, il ne semble pas interdit d’envisager que d’autres matières

‘signifiantes’ puissent être mises à profit.72 Quoi qu’il en soit, c’est à l’intention

de spécifier une production par la mobilisation des conventions appropriées à

cette fin que Searle, comme Binkley, reconnaissent la primauté dans le contexte

des procédures institutionnelles devant en avaliser le statut. Et la réalité de

cette intention est nécessaire à la production d’un univers fictif comme elle l’est

à la spécification de quelque chose en tant qu’œuvre d’art puisque le même

72

J.M. Schaeffer défend une idée similaire ; cf. Pourquoi la fiction?, Seuil, Paris, 1999, p.210

225

accomplissement dépourvu de cette intention ne pourrait tout simplement pas

se laisser décrire comme l’articulation d’une proposition fictive ou artistique –

ni inviter, par le fait même, au type d’interprétation et d’appréciation

concordant.

L’œuvre d’art, comme la fiction donc, n’attend pas pour être ce qu’elle

est qu’on lui confère quelque statut : sitôt située par un acte référant au cadre

normatif approprié, ce qui est spécifié est œuvre d’art ou de fiction. Or, une fois

ainsi située dans l’horizon du monde de l’art, l’œuvre se prête bien entendu à

des manières conventionnellement déterminées de s’y rapporter. L’attitude

esthétique présupposée par l’institutionnalisme de Dickie, par exemple, confère

aux œuvres le statut de « candidat à l’appréciation esthétique ». Bien qu’une

large portion des œuvres d’art occidentales se laisse déterminer par une telle

manière de s’y rapporter, il faut bien voir, toutefois, que ça n’est que parce que

l’œuvre est œuvre qu’il devient possible de lui conférer un tel statut. Autrement

dit :

It is important to distinguish between the artist’s act of indexing by creating and the curator’s act of indexing by publishing the catalogue. It is the former act which makes art; [...] To make art is, basically, to isolate something (an object, and idea...) and say of it, “This is a work of art”, thereby cataloguing it under “Artworks”.73

En fait, on peut penser que les œuvres d’art se prêtent à plus d’un regard :

rhétorique, esthétique, politique, etc. Mais à tous ces regards, à toute ces

formes d’appréciation, il est à chaque fois nécessaire que la pièce ait déjà été

73

Binkley 1977, p.274

226

identifiée comme œuvre d’art. Or, à cette identification, un seul critère semble

disponible, soit celui de la description de l’acte de spécification lui-même. À

nouveau, donc, on voit que l’acte de spécification s’avère être une condition

nécessaire et suffisante à la détermination de quelque chose (matériel ou non)

comme œuvre d’art.

Suffisante ? Il y a en fait, derrière cette exigence que l’acte de

spécification se réfère à l’horizon normatif du monde de l’art, une

présupposition importante qu’il nous faut à présent interroger. C’est que, pour

autant que « art » ne se laisse pas définir d’une manière qui rende la

mobilisation de cette définition suffisante à la création d’une œuvre, il n’en

demeure pas moins que l’institution du monde de l’art, elle, doit posséder

quelque trait caractéristique qui rende possible la situation intentionnelle de

l’acte de spécification sous son horizon. C’est-à-dire que s’il doit être possible

pour un artiste de spécifier quelque proposition au moyen des médiums

artistiques de sa communauté, ces médiums doivent pouvoir être reconnus

comme tels, distingués d’autres compréhensions partagées et compris comme

ouvrant la possibilité de phénomènes également distincts de ceux répondant

des normes d’une autre institution.

Que l’on tienne ses propositions pour justes ou non, Searle ne manque

pas d’établir un trait distinctif et caractéristique à l’institution de la fiction, soit

cette convention horizontale dont l’effet est de suspendre la force illocutoire

des propositions la mobilisant. Et c’est parce que des agents reconnaissent ce

227

trait distinctif de l’institution de la fiction qu’ils sont en mesure de profiter des

possibilités spécifiques que sa fonction rend disponibles. Or Binkley aussi pense

l’acte de spécification comme l’articulation d’une proposition signifiante. Et

comme dans le cas de la fiction, si l’acte de spécification doit accomplir

davantage qu’une simple proposition, soit dans ce cas spécifier une proposition

artistique, il faut bien que l’institution du monde de l’art ouvre distinctement

cette possibilité. Il est donc nécessaire de poser une certaine unité du monde

de l’art, une unité dont on peut d’ores et déjà penser qu’elle sera

problématique, certes, mais une unité tout de même.

Or voici peut-être un indice de la nature distincte de l’institution du

monde de l’art: « What makes ‘art’ different, nous dit Binkley, is that it is

centrally involved with the creation of new instances of the concept. »74 Cette

affirmation, il faut le dire, était d’abord et avant tout vouée à distinguer le

concept d’art de celui de jeu. Binkley voulait montrer que l’intentionnalité

relative à l’acte de spécification se rapporte différemment à la structure

normative du monde de l’art que celle déployée dans l’espace normatif d’un

jeu. La raison en est que le concept d’art « [includes] the feature that what falls

under it has the freedom to question and expand it without prior permission

from the prelate of concepts. »75 Mais si ces affirmations sont particulières à la

réfutation de la réduction de la structure normative du monde de l’art à celle

pensée sous le concept de ‘jeu’, la distinction que Binkley y établit me paraît

74

Binkley 1977, p.99 75

Ibidem

228

valoir de manière plus générale. Ainsi l’institution du monde de l’art apparaît

comme cet horizon normatif où l’agent reste toujours libre relativement au

pouvoir normatif de l’institution dont il se réclame, laquelle liberté se traduirait

en ses accomplissements par un élargissement de ce même horizon. C’est en

donnant lieu, en ouvrant la possibilité de cette « liberté créative » que le

monde de l’art se distinguerait des autres registres normatifs où une activité

signifiante est possible.

De sorte que l’unité de l’institution du monde de l’art apparaît ainsi

presque paradoxale, s’offrant comme cet horizon normatif qui ouvre la

possibilité d’un acte de spécification dont le résultat échappe pourtant toujours

déjà aux normes qui l’ont rendu possible. De manière intéressante, c’est en des

termes à peu près identiques que Derrida caractérisait l’institution de la

littérature – qu’il distinguait également d’une définition esthétique ou

évaluative :76

Given the paradoxical structure of this thing called literature, its beginning is its end. It began with a certain relation to its own institutionality, i.e., its fragility, its absence of specificity, its absence of object. The question of its origin was immediately that of its end. 77

Comme Binkley, donc, Derrida décrit l’institution de la littérature en fonction

d’une caractéristique autoréférentielle. L’institution n’existe (« it began ») que

lorsque les agir qu’elle organise se réfère à l’horizon normatif qu’elle établit. Et

c’est effectivement en fonction des actes qui l’accomplissent, plutôt qu’en vertu

76

Cf. J. Derrida, An Interview with Jacques Derrida, in Acts of Literature, éd. D. Atridge, Routledge, New York, 1992, p.37 77

Derrida 1992, p.42

229

des propriétés des textes tombant possiblement sous le concept, que

l’institution de la littérature se donne, selon lui, existence : « There is no text

that is literary in itself. Literarity is not a natural essence, an intrinsic property of

the text. It is the correlative of an intentional relation to the text… »78 De sorte

que Derrida élève l’institution de la littérature à quelque chose approchant celle

de l’art chez Binkley. Il n’est en effet plus aucun texte qui ne puisse, sur ces

bases, se donner comme littéraire en vertu d’une modalité intentionnelle

appropriée. C’est-à-dire que, comme chez Binkley, la spécification d’un texte

littéraire procède intensionnellement, plaçant l’articulation d’une proposition

signifiante en une certaine relation avec l’institution de la littérature – ce qui, je

le rappelle, est l’acte qui donne naissance (« it began ») ou répète l’existence de

l’institution elle-même. Bien entendu, l’œuvre littéraire sera à chaque fois un

texte, soit une proposition signifiante écrite dans un langage naturel, tandis que

le résultat de l’acte de spécification ne répond d’aucune contrainte matérielle

du même ordre. Toutefois, étant donné l’importance fondamentale du concept

d’écriture dans l’économie de la pensée derridienne, il y a tout lieu de penser

que nous sommes autoriser de croire qu’il n’est en fait pas un seul événement

signifiant qui ne saurait admettre d’être spécifié comme littéraire. Autrement

dit, ce que Derrida donne pour l’institution de la littérature n’est pas distinct de

ce que Binkley pense sous l’idée d’un monde de l’art : pour l’un comme pour

l’autre ce qui est spécifié l’est en vertu d’un acte qui décrit la référence établie

78

Derrida 1992, p.44

230

entre un contenu propositionnel et une structure normative, référence que seul

l’acte détermine en sa justesse. C’est parce qu’il y va à chaque fois

nécessairement d’une telle description dans notre appréhension de ce qui a été

accomplit que Derrida et Binkley me paraissent en fait décrire la même

institution.

Ce dernier rapprochement en direction du concept d’écriture gagnerait

sans aucun doute à être explicité plus rigoureusement, mais il tombe

malheureusement au-delà de l’orbe de nos préoccupations de s’adonner à une

telle tâche. J’invite donc mon lecteur à le prendre avec un grain de sel en

attendant que j’y revienne, quoique brièvement, au prochain chapitre. Ce qui

m’intéresse vraiment, ici, c’est plutôt la manière dont la pensée de Derrida nous

permet de cerner plus précisément les modalités intentionnelles particulières à

l’acte de spécification et, conséquemment, à la spécificité de l’institution du

monde de l’art. Car si Derrida pense le littéraire comme Binkley l’artistique, il

insiste néanmoins davantage que ce dernier sur cette particularité de

l’institution littéraire qui est d’engager l’intentionnalité productrice à mobiliser

librement les conventions qui régissent normalement l’articulation d’une

proposition littéraire. Ce qui intéresse Derrida, c’est cette possibilité –ce devoir,

presque – intrinsèque à l’activité se référant au cadre normatif de la littérature

de jouer autrement du texte et des manières de le rendre signifiant :

231

What we call literature […] implies that license is given to the writer to say everything he wants to or everything he can, while remaining shielded, safe from all censorship.79

On pourrait sans doute interpréter ce trait caractéristique du littéraire de

plusieurs manières, mais c’est bien au fond cette idée déjà implicite chez

Binkley – et que nous tentons à présent de rendre explicite – qui se profile ici.

Car, que l’artiste puisse ‘dire’ tout ce qu’il veut, librement, sans avoir à se

soucier de la sanction des censeurs ou des critiques, c’est bien dire qu’il leur

destine sa création, qu’il installe son œuvre dans l’horizon de leurs

préoccupations. En effet : on ne se soucie jamais d’un public qui n’est pas le

nôtre ! Or, disant le littéraire comme il le fait, Derrida laisse clairement voir que

censeurs et critiques sont bien à leur place, et que l’œuvre littéraire leur est bel

et bien destinée. Ce qui protège (« shields ») l’écrivain de la censure, ce n’est

pas la situation de son œuvre hors de leur portée. Il se réfère, bien au contraire,

au même cadre normatif qui sera tantôt le leur quand ils le liront. Ce n’est donc

pas parce qu’il échappe à ce cadre normatif qu’il n’a rien à craindre des « qu’en

dira-t-on », mais bien parce que ce cadre normatif est celui où « faire

autrement » est la norme, une norme reconnue tant par les critiques que par

les artistes. Spécifiant sa proposition en se référant aux possibilités ouvertes par

cette norme, l’écrivain a toujours déjà produit un texte littéraire, nonobstant ce

que pourront en dire ses interprètes. Certes, critiques et artistes pourront

toujours débattre de la valeur de ce qui a été spécifié, mais tant Derrida que

Binkley nous invitent à comprendre que l’identification ontologique de l’œuvre,

79

Derrida 1992, p.37

232

soit la description de l’acte de spécification, ne fera jamais – ou très rarement –

l’objet de tels débats.80

À terme, cette manière de décrire l’institution de la littérature rejoint on

ne peut plus exactement ce que l’on disait à l’instant de l’institution du monde

de l’art chez Binkley. Comme pour le concept d’art développé par Binkley,

Derrida pense que la réalité particulière à l’institution de la littérature est

caractérisée par une structure normative dont le mot d’ordre est, pour ainsi

dire, d’œuvrer à sa destruction. Or, ce qui accomplit la destruction de

l’institution – et du même coup confère à ses normes une réalité – c’est, pour le

dire avec Binkley, une nouvelle manifestation de son concept, une création.

S’engager dans l’horizon de l’institution de la littérature telle que le pense

Derrida, ou dans l’espace d’un monde de l’art tel que Binkley semble

l’entendre, c’est se saisir de la possibilité de faire autrement, radicalement

autrement, tout en installant l’altérité ainsi spécifiée dans un cadre normatif

auquel cette création procure ainsi son existence. L’institution du monde de

80

Je ne suis pas sans savoir que certaines pièces font l’objet de débats touchant à leur identification comme œuvre d’art. Supposant que de tels débats ne concernent pas le statut à conférer à cette pièce mais son identification ontologique comme pièce, il m’est d’avis que ce que j’avançais plus tôt à ce sujet reste vrai, à savoir que la possibilité même de tels débats me paraît reposer sur la reconnaissance que de telles pièces prétendent au moins à être comprise comme œuvre d’art. Or cette « prétention », pour être signifiante, doit installer une certaine relation reconnue et compréhensible entre la pièce et l’horizon normatif du monde de l’art. Or nous avons vu que cette relation, dès lors qu’elle est intentionnellement accomplie par l’artiste, suffit à l’identification ontologique de la pièce comme œuvre d’art. Il n’est pas impossible, du reste, que les débats qu’une telle pièce susciterait puissent mener à son exclusion du grand livre de l’histoire de l’art, mais cette exclusion reposerait alors sur des considérations qui excèdent celles participant de la seule détermination ontologique de la pièce. Je reviens brièvement à ces idées dans l’ultime section de ce chapitre.

233

l’art n’est pas autre chose que cet horizon normatif où le droit est acquis de

créer.

Ce sont ces idées que je développerai au prochain chapitre. Je remarque

néanmoins d’ores et déjà que, si l’on voulait répéter naïvement le contenu de

cette conclusion, on pourrait dire que l’institution du monde de l’art se

distingue des autres institutions régissant nos activités propositionnelles et

signifiantes dans la mesure où elle répond de la possibilité toujours renouvelée

d’une création. Les propositions spécifiées comme autant d’œuvres d’art

partagent toutes en effet cette particularité d’être des créations, cela parce

qu’elles résultent du déploiement d’une intentionnalité affairée à « faire

autrement », à produire un phénomène dont la signification est irréductible aux

possibilités conditionnées par les normes auxquelles elle se réfère pourtant. De

sorte qu’il me paraît tout à fait approprié de décrire l’intentionnalité en jeu

dans la spécification d’une œuvre d’art comme étant « artistiquement

créative ». Qui plus est, les analyses menées dans cette section nous

permettent d’avancer que la capacité de décrire l’intentionnalité déployée dans

les processus participant de la spécification d’une œuvre d’art est une condition

nécessaire à la détermination de son phénomène comme œuvre d’art.

Mais le résultat d’un acte de spécification est-il, à proprement parler,

une création ? Après tout, si le contenu propositionnel d’une œuvre est

signifiant dans le monde de l’art, c’est qu’une telle proposition répète à sa

manière des contenus sémantiques déjà disponibles pour la communauté qui

234

en fait l’expérience. Or, ‘répétition’ et ‘création’ font rarement bon ménage, et

il y a tout lieu de penser que Binkley aura peut-être été un peu vite en besogne

en mobilisant le concept de ‘création’ sans plus y réfléchir. Comment concilier,

en effet, l’idée qu’une œuvre est la manifestation répétée du même concept

d’art avec la notion qu’elle est une création ?

De l’artiste

Cette ultime section fait en quelque sorte figure d’aparté. C’est qu’on

objectera peut-être à Binkley qu’à soutenir que l’acte de spécification est une

condition nécessaire et suffisante à la détermination d’une pièce comme œuvre

d’art, il flirte avec l’idée que celle-ci soit le résultat d’un décret arbitraire de

l’artiste. Cela entraînerait du même coup la question de savoir comment un

artiste obtient son statut et le pouvoir qui en découle. Il n’en est toutefois rien.

C’est la référence à un horizon normatif approprié qui est nécessaire, et non pas

le statut d’artiste. Ce qui signifie derechef que l’agent désirant accomplir une

œuvre d’art ne fait face qu’à une seule nécessité, soit d’avoir l’intention de

mobiliser les compréhensions partagées pertinentes. En effet : n’importe qui

pourrait avoir pareille intention, pourvu qu’il partage les compréhensions

adéquates. Du coup, même si l’artiste doit opérer relativement à l’horizon

normatif qu’il partage avec les autres agents du monde de l’art afin que sa

performance compte comme œuvre d’art, rien n’interdit qu’il soit le seul public

qui en fera l’expérience. Bien plutôt que de flatter l’artiste d’un pouvoir

235

créateur absolu, la thèse de Binkley démocratise presqu’à excès la capacité de

spécifier quelque chose comme œuvre d’art : « Anyone can be an artist. To be

an artist is to utilize (or perhaps invent) artistic conventions to index a piece. »81

Ce résultat pouvant en effarer plus d’un, quelques brèves remarques

touchant au concept d’artiste semblent s’imposer. C’est que les conséquences

des thèses de Binkley paraissent entrer en conflit avec l’usage que nous faisons

régulièrement de ce concept ou, à tout le moins, elles mettent en évidence une

ambiguïté dans le concept lui-même. En effet, on remarquera sans peine que le

mot « artiste » nous sert tantôt à distinguer l’artiste professionnel de l’artiste

du dimanche, et tantôt à désigner l’agent en cause dans la production d’une

œuvre d’art. De la première acception du terme, il y aurait certainement fort à

dire et il n’est pas clair qu’un discours philosophique suffirait à la tâche ; c’est

du moins ce que suggère déjà la nécessité qu’auront ressentie les Barthes et

Foucault lorsqu’ils en appelaient à la mort de l’auteur, à la disparition d’une

fonction sociale dont les fondements et la valeur leur apparaissait en

contradiction avec leur pensée du « sujet social ». Une telle analyse, on s’en

doute bien, échappe à la nature plus humble du projet mené dans cette thèse.

Il n’est pas impossible que le statut d’artiste, voire même celui d’œuvre

d’art, soit pratiquement indissociable d’une appréciation ou d’une évaluation

positive des œuvres produites : de l’avis de tout un chacun, Picasso n’est pas un

artiste comme peut l’être ma sœur, qui s’adonne à la peinture à chaque fois

81

Binkley 1977, p.274

236

qu’elle en a le temps mais qui destine ses productions aux murs de son salon.

Tant et si bien que l’on aura sans doute tendance à refuser le statut d’artiste à

ma sœur. Ce qui, toutefois, m’apparaît ici évident, c’est qu’une telle notion

évaluative de l’artiste repose néanmoins sur la description que Binkley propose

de l’acte de spécification. C’est-à-dire que l’évaluation d’un artiste ou de son

œuvre suppose la simple possibilité de l’acte de spécification : ce que l’on

évalue c’est la situation comparative de deux œuvres dans un horizon normatif

commun. Mais cette situation, elle ne s’acquiert en vérité que par le moyen

d’un acte de spécification, et non pas par la reconnaissance du statut social ou

institutionnel du producteur. Il en va de même pour l’évaluation d’un artiste,

laquelle procède nécessairement à partir des œuvres qu’il aura accomplies.

Dans ces deux cas, c’est à nouveau la priorité méthodologique de l’œuvre (et

non plus celle du produit) qui s’impose. Renversement intéressant de la thèse

de Briskman, cette priorité installe désormais la priorité du fait de l’œuvre

spécifiée comme telle, dont l’être est décrit par l’acte d’indexation, et non plus

celle de l’évaluation d’un produit. Ce qui nous permet d’affirmer que ce qui

distingue ma sœur de Picasso, ce n’est pas la propriété d’être un artiste –

puisqu’elles peut spécifier une œuvre exactement comme le ferait Picasso –,

mais la place qu’occupent leurs œuvres dans un réseau de préoccupations qui

dépasse la seule possibilité de leur accomplissement.

C’est cette signification du mot « artiste », essentielle au phénomène de

l’œuvre d’art, qui m’intéresse et que je retiendrai dans la suite de cette thèse.

237

Dès lors qu’on a montré que l’acte de spécification suffit à l’identification

ontologique d’un véhicule artistique, on peut en conclure que là où

l’intentionnalité d’un agent est déployée dans le cadre de la performance

appropriée, l’accomplissement en est une œuvre d’art. Conséquemment, il est

approprié de désigner l’agent en cause comme un artiste, nonobstant

l’évaluation de l’œuvre produite ou son acception par certaines institutions du

monde de l’art. « Artiste », donc, se réduit pour nous à l’agence intentionnelle

nécessitée par l’acte de spécification. Binkley écrit d’ailleurs : « Anyone can be

an artist. To be an artist is to utilize (or perhaps invent) artistic conventions to

index a piece. »82 Et les thèses de Davies, je pense, s’accordent avec cette

proposition.

Davies concluait effectivement, dans son article On the Very Idea of

Outsider Art, que la distinction entre une œuvre d’art, comprise comme le

résultat du travail d’un artiste de carrière, et l’art brut (outsider art), produite

par des agents œuvrant hors du réseau des institutions reconnues (musées,

galeries, salles de spectacles, etc.) du monde de l’art, devait être abandonnée.

La raison en est, nous l’avons vu, que son ontologie de l’art, à l’instar de celle de

Binkley, fait reposer le statut ontologique de l’œuvre sur un acte de

spécification qui n’est pas l’apanage d’un groupe d’agents spécifique mais qui

est en fait possible pour quiconque peut installer son activité dans un rapport

approprié aux conventions du monde de l’art. Autrement dit, ces « œuvres »

82

Binkley 1977, p.274

238

produites par des âmes malheureusement malades au point de ne rien

connaître du contexte normatif pertinent ne produisent pas, à proprement

parler, d’œuvres d’art même si le résultat de leur activité peut se laisser

interpréter comme tel :83

While, as noted earlier, we may choose to treat something that we do not believe to be the product of such a generative process as if it were the artistic vehicle of an artwork by imagining that such a process has taken place, we are justified in believing that something is the artistic vehicle of an artwork only if we are justified in believing that such a generative process did take place.84

Il en va évidemment de même pour ces enfants dont les productions rappellent

parfois certaines œuvres de l’art moderne du 20e siècle, ainsi que de n’importe

quelle personne incapable de mobiliser les compréhensions partagées

adéquates.85

Or la chose est d’intérêt puisque cela nous permet de penser le rôle ou

la fonction de l’artiste indépendamment de toute question évaluative ou

sociale. De sorte que les analyses menées se révèlent à présent en leur nature

de réduction phénoménologique, d’épochè, nous ayant permis de cerner le

type d’attitude propositionnelle ou d’intentionnalité spécifique et nécessaire à

la genèse du phénomène de l’œuvre d’art. Sans pour autant penser que cette

forme d’intentionnalité suffise à la réalisation du phénomène de l’œuvre d’art

83

On se rappellera à nouveau que ce genre de jeu appréciatif est toujours possible même lorsqu’il procède par simple analogie avec les exigences imposées par de véritables œuvres d’art. 84

D. Davies, “On the Very Idea of ‘Outsider Art’”, in British Journal of Aesthetics, 49:1, Oxford Press, Londres, 2009, p.25-41. 85

À ce sujet, cf. le documentaire My Kid Could Paint That (2007), de Amir Bar-Lev. Si le film ne risque pas de réponse explicite à la question de savoir si la jeune Marla Olmstead est une artiste, les thèses de Davies dans “On the Very Idea of ‘Outsider Art’” offrent un cadre intéressant afin de résoudre ces difficultés.

239

(puisqu’il lui faut encore une matière appropriée – les médiums artistiques –,

une structure normative qui la rende elle-même possible, soit celle du monde

de l’art, et un public auquel l’œuvre et sa proposition sont destinées), elle

néanmoins apparaît à ce stade de la réflexion comme une condition nécessaire

à sa possibilité ontologique.

240

IV. La créativité artistique et le phénomène de l’œuvre d’art

L’œuvre spécifiée est-elle une création ?

L’acte de spécification qui s’est révélé nécessaire à la genèse de l’œuvre

d’art nous permet de dévoiler la structure intentionnelle de la performance

grâce à laquelle une œuvre vient à l’être. On peut désormais dire que le

phénomène de l’œuvre commence nécessairement là où un artiste articule

intentionnellement une proposition signifiante au moyen de compréhensions

partagées dans le contexte normatif du monde de l’art. Le phénomène

commence en cet endroit, certes, mais nous avons également vu que sa pleine

manifestation exige en outre un effort interprétatif qui puisse achever la

spécification de l’espace focal d’appréciation. Autrement dit, l’acte de

spécification est nécessaire à l’expérience de l’art, mais ne lui est pas suffisant

pour autant.1

1 Je rappelle à mon lecteur que l’entreprise de cette thèse n’est pas de fournir une ontologie

suffisante de l’œuvre d’art, ni non plus de fournir une définition complète du concept, mais de cerner ce que décrit la créativité artistique – pour autant qu’elle puisse effectivement servir comme propriété simplement descriptive, ce que des auteurs tel que Briskman, on s’en souviendra, contestent. Du reste, si Binkley pose l’acte de spécification comme condition nécessaire et suffisante à l’identification d’une pièce comme œuvre d’art, je remarque que Davies est plus prudent à cet égard. C’est-à-dire que Davies considère qu’il est des propriétés pertinentes à notre appréciation d’une œuvre d’art qui ne sont pas données par la seule

241

Cela dit, j’aimerais maintenant récupérer la question qui est apparue au

terme du dernier chapitre et tirer au clair dans quelle mesure, si la chose est

seulement possible, on peut décrire la performance intentionnelle de l’artiste

comme étant ‘artistiquement créative’. Or, ayant distingué la structure

normative du monde de l’art comme cet ‘horizon’ ouvrant la possibilité de

créations artistiques, il semble que nous sommes justifiés d’attribuer à l’acte de

spécification accompli par l’artiste la propriété d’être créatif.2 Mais peut-être

est-ce aller un peu trop vite en affaire. Cette citation de Lamarque, déjà

évoquée plus tôt afin de donner voix à l’idée que l’œuvre d’art est une

‘création’, paraît en effet nous inviter à la prudence :

To bring a work into existence is indeed to bring a new entity into the world, not just to reorder what is there already. [This] means that whenever a work is completed there has been genuine creation even if

description de l’acte de spécification. Que l’on pense, par exemple, à l’analyse du « rôle » de la nature dans les production cinématographiques de Malick que j’ai proposée au chapitre précédent : la juste détermination de la manière dont Malick en joue dans la spécification de The Tree of Life semble exiger que l’on situe cette pièce en un certain rapport avec d’autres pièces qu’il avait spécifiées auparavant (comme Badlands, Days of Heaven, etc.). De sorte que la juste description de la pièce Tree of Life devrait faire intervenir des propriétés qui ne participent pas directement de l’acte de spécification comme tel mais en déterminent néanmoins le sens et la valeur. David Davies développe ces idées dans Davies 2004, section 10.2, ainsi que dans son The Artistic Relevance of Creativity (in The Idea of Creativity, éd. M. Krausz, D. Dutton et K. Bardsley, Brill, Leiden, 2009, p.213-233). 2 Il me paraît nécessaire à la juste compréhension des arguments qui clorons ce chapitre de

souligner que j’entends le couple conceptuel « création/X créatif » selon l’équivoque du concept d’accomplissement qui m’a déjà servi lorsqu’il s’agissait de penser la performance de l’artiste et son rapport au phénomène de l’œuvre. C’est-à-dire que la « création » correspond à l’accomplissement (achevé) de l’œuvre tandis que ce qui se laisse décrire comme « créatif » correspond à la performance même de cet accomplissement. Étant donné l’ontologie supposée dans cette thèse, ce couple conceptuel décrit en fait deux manières de penser le phénomène de l’œuvre d’art afin d’en faire apparaître des déterminations nécessaires différentes. Il n’est donc jamais question de réifier la création et, conséquemment, de retomber sur une ontologie matérialiste ou formaliste de l’œuvre d’art.

242

in some cases we have to withhold the plaudits accompanying the more evaluative sense of artistic creativity.3

Cette définition ontologique de la création proposée par Lamarque,

nous pourrions encore l’exprimer à l’aide de la conceptualité heideggérienne

que je mobiliserai plus tard dans ce chapitre. Nous verrons en effet qu’il

distinguera le phénomène dont la signification est assurée de manière

suffisante par une structure normative donnée de cet autre phénomène, celui

de la création proprement dite, dont la signification est d’emblée irréductible à

de telles structures. Alors que le premier type de phénomène accomplit une

donation de sens, le second, celui qui nous intéresse, est plutôt caractérisé

comme un événement de sens (Sinnereignis) dont les déterminations

normatives sont, en partie du moins, contemporaines ou co-originaires de son

avènement. Il y va, en quelque sorte, de la distinction entre une ‘découverte’,

une ‘invention’ et une ‘création’ per se. Puisqu’il ne s’agit que d’illustrer le sens

de ‘création’ qui m’intéresse dans ce chapitre, je me permets de reprendre ici

les propositions de Colin Symes sur le sujet :

Technically, a discovery brings nothing into existence that does not already exist. Scientific discoveries can only bring to light preexistent realities that have lain veiled from view. […] On the other hand, the participle "to discover" is decidedly inappropriate when attached to accusatives like "camera" or "television," objects that, unlike planets, had no existence prior to their "invention." The Lumière brothers did not suddenly discover a working camera in the basement of their Parisian apartment. In fact, before they started experimenting with ways of fixing an image of reality, nothing quite like a camera existed. And that is one of the qualities of an invention: it is something new to the world, which makes it different from something that is discovered. Furthermore, an

3 Lamarque 2009, p.125

243

invention not only fills some pre-existent need, it also has the capacity of being replicated indefinitely (providing the usual patent rights are observed).4

Je n’ignore pas, bien entendu, que ces définitions proposées par Symes

peuvent avoir un caractère hautement discutable aux yeux de certains.5

Comprenons bien qu’elles ne me servent que d’illustration afin de donner un

peu de chair à cette idée, plutôt abstraite, que toute proposition rendue

signifiante sous un horizon normatif donné correspond à la donation ou à

l’explicitation d’une possibilité de sens implicite à cet horizon alors que la

création, si elle s’installe nécessairement sous une structure normative donnée

afin d’être signifiante, laisse apparaître un phénomène dont les conditions de

possibilités excèdent néanmoins nécessairement celles données par le contexte

normatif de son accomplissement. C’est précisément en cela qu’elle est une

création, soit un événement de sens que rien ne laissait présager, que rien

n’annonçait, bien que l’espace phénoménal en était toujours déjà préparé.

C’est cette idée de la création qui m’intéressera. La difficulté, dès lors, sera de

concilier la description de l’acte de spécification avec l’idée qu’une véritable

création ne peut procéder d’une réorganisation d’un ‘déjà donné’. Si l’œuvre

est une création, il faut pouvoir montrer que l’acte de spécification accomplit

4 C. Symes, Creativity : A Divergent Point of View, in Journal of Aesthetic Education, vol.17:2, été

1983, p.86 5 Tang et Leonard auront d’ailleurs rapidement signifié leur désaccord avec ces thèses de Symes

dans un article apparaissant deux ans plus tard dans le même journal : Creativity in Art and Science, in Journal of Aesthetics Education, vol.19:3, automne 1985, p.5-19). Je me retiendrai ici de pénétrer plus avant dans ce débat, mais signalerai néanmoins que Tang et Leonard me paraissent faire fausse route en tentant de réfuter ces distinctions par la caractérisation de la performance de l’artiste en termes de « résolution de problème ». Nous verrons plus loin, dans ce chapitre, pourquoi il faut résister à un tel argument.

244

davantage que la détermination d’une proposition signifiante sous un registre

normatif donné.

Or, on se rappellera que le succès de l’acte de spécification repose sur

cette nécessité de tabler sur des compréhensions déjà disponibles au public

visé, d’articuler une proposition au moyen de médiums artistiques dont il est

donné à l’artiste de penser qu’ils seront reconnus en leur pertinence par son

auditoire. Mais à décrire l’acte de spécification de la sorte, la conséquence en

est que l’accomplissement de l’artiste, sa performance, ne peut se laisser

décrire comme étant proprement créative puisque son aboutissement ne ferait

que réordonner du ‘déjà donné’ : l’acte de spécification découvrirait une

possibilité de sens inscrite à même l’horizon normatif où il s’installe. Si c’est

effectivement là tout ce qu’accomplit l’acte de spécification, rien ne distingue

alors vraiment le phénomène qu’il détermine de l’articulation d’une proposition

signifiante dans le contexte normatif d’un langage naturel, par exemple. Les

contextes normatifs changent de nom, certes, mais l’accomplissement lui-

même, ainsi que son terme, se laissent décrire sous la même structure. Si l’on

tient par ailleurs, avec Wittgenstein et Kripke, qu’il n’est pas de « langage

privé », l’articulation de toute proposition signifiante répète nécessairement

d’une manière ou d’une autre les possibilités inscrites à même la structure

normative du langage où elle est d’abord énoncée.6 Difficile, dès lors, de voir ce

6 Wittgenstein discute des problèmes qui rendent un langage privé vraisemblablement

impossible dans ses Recherches philosophiques aux sections §243-301. Saul Kripke développe

245

qui qualifie une œuvre d’art comme création alors qu’elle ne semble pas

différer, en sa venue à l’être par l’acte de spécification, de l’articulation d’une

proposition signifiante sous un autre registre normatif.

Nous avons toutefois des raisons de penser que l’identification d’une

œuvre d’art à une création n’est pas sans fondements, et que son phénomène

se distingue effectivement en sa signification (et ce qu’elle exige de l’interprète

afin de se l’approprier) de ceux où il s’agit essentiellement de produire un

phénomène signifiant sous les contraintes normatives données par un horizon

normatif disponible. Outre cette déclaration de Binkley à l’effet que l’institution

du monde de l’art se distingue des autres en vertu du fait qu’elle est

essentiellement affairée à créer de nouvelles manifestations du concept – ce

qui, du reste, doit être démontré –, un indice s’offre presque immédiatement à

nous qui suggère que l’œuvre spécifiée n’est pas réductible à la somme d’une

réorganisation des éléments compris dans le spectre de médiums artistiques

déjà disponibles. Et il ne s’agit pas de cette vieille vérité de la Palisse à l’effet

que le tout est toujours davantage que la somme de ses parties. Non : c’est plus

concrètement notre pratique traditionnelle des œuvres qui nous invite à penser

qu’il y a davantage en jeu. Car c’est un fait aussi remarquable qu’incontestable

que notre appréciation des œuvres d’art s’accommode avec plaisir et, pour

ainsi dire, programmatiquement de ce qu’aucune autre pratique humaine

‘signifiante’ ne tolère sans rechigner, à savoir : une pluralité d’interprétations

son propre argument sur les bases fournies par Wittgenstein dans Wittgenstein; on Rules and Private Language (Harvard University Press, USA, 1982, 160p.).

246

possibles.7 Contrairement aux propositions du langage naturel ou aux

productions scientifiques, dont le succès repose sur la possibilité pour un

interprète d’en déterminer le sens avec exactitude, le succès d’une expérience

de l’art ne paraît pas reposer sur l’appropriation complète et réussie de sa

proposition signifiante. On peut même constater que nous nous plaisons

fréquemment à ce qu’une œuvre apparaisse trop riche de sens pour se laisser

réduire à une seule signification.

On peine d’ailleurs à trouver quelque équivalent dans notre rapport aux

productions situées dans d’autres champs normatifs : il semble que ce ne soit

que de l’artiste dont nous nous plaisons à dire que sa proposition artistique,

dont la signification ne se laisse pas entièrement saisir sous les contraintes

normatives qu’elle mobilisait pourtant, a le mérite de nous avoir donné

« beaucoup à penser ».8 Je ne prétends très certainement pas que la corrélation

7 L’aspect ‘programmatique’ de ce plaisir aura bien sûr à être démontré. Je précise néanmoins

d’ores et déjà que ce concept exprime l’idée des contraintes que posent les attentes comprises générées par toute forme d’institution. Autrement dit, il y va du fait que la compréhension de ce qu’une institution rend possible comme phénomène ou comme comportement signifiant encadre toujours déjà la signification de nos projets dans le contexte de cette institution. Dans le contexte du monde de l’art, l’intuition soulevée ici est à l’effet que les phénomènes qui s’y rangent sont structurellement irréductibles à une seule interprétation cohérente, voire même à une pluralité de propositions interprétatives qu’il serait possible de conjoindre de manière à rendre la signification complète de l’œuvre. Les pages qui suivent devraient pouvoir offrir quelques raisons de donner foi à cette intuition. 8 Je pense bien sûr à cette ligne de Kant, au §49 de la troisième Critique, où il nous dit de l’idée

esthétique, présentée par le médium de l’œuvre grâce au talent du génie, qu’elle est « cette représentation de l’imagination qui donne beaucoup à penser, sans que toutefois aucune pensée déterminée, c’est-à-dire aucun concept, ne puisse lui être adéquat… » (E. Kant, La critique de la faculté de juger, trad. Alain Renaut, Aubier/GF Flammarion, Paris, 1995, p.300). Je me retiens bien, toutefois, de faire de l’acte de spécification quelque chose de tel que la présentation géniale – ‘créative’ au sens évaluatif – de telles idées esthétiques. Il y va en fait de la structuration du phénomène de l’œuvre d’art en sa ‘valeur’ ou sa signification d’œuvre d’art, ce qui, somme toute, ne s’écarte pas tant du propos de Kant dans la mesure où c’est le travail créatif du génie qui doit fonder la pratique des beaux-arts en lui conférant ses règles (cf. Kant

247

entre une pluralité d’interprétations et l’appréciation positive d’une œuvre est

stricte ou nécessaire. Il faut, après tout, ménager la possibilité, trop souvent

avérée, que l’artiste ait tout simplement échoué à articuler adéquatement sa

proposition artistique, causant ainsi des failles ou des contradictions dans la

spécification de sa pièce interdisant que l’on puisse la réduire à une seule

interprétation. Du reste, ce n’est pas cette corrélation en tant que telle qui doit

nous servir de guide. Il n’est pas question, après tout, d’expliciter la dimension

évaluative de la « créativité » mais uniquement de cerner ce que cette

propriété décrit dans notre rapport à l’art et ses œuvres. Or, ce que j’aimerais

montrer, c’est que s’il n’est aucun a priori négatif quant à la pluralité

d’interprétations que suscitent les propositions artistiques, c’est parce que nous

en comprenons la détermination comme étant artistiquement créative.

Je ne suis pas sans savoir qu’en soulevant cette intuition je m’immisce

dans un débat aussi complexe que nourri à propos du caractère pluraliste ou

moniste du travail interprétatif suscité par les œuvres d’art. Bien que les

intuitions soulevées jusqu’à présent tendent à vouloir justifier le pluralisme

critique, il ne s’agit pas tant, ici, de prendre position dans un tel débat que

d’argumenter à l’effet que c’est parce qu’une proposition signifiante spécifiée

dans le contexte institutionnel du monde de l’art est reconnue comme une

création que la pluralité d’interprétations qu’elle occasionne s’avère être une

1995, p.293). Il faudra toutefois attendre une autre occasion afin de vérifier dans quelle mesure ce rapprochement est signifiant, mais on peut déjà penser que les développements de la prochaine section consacrée à la modélisation de la méthode de composition issue des Conjectures on Original Composition pourrait servir de point de départ à de telles réflexions.

248

source de satisfaction plutôt que de frustration. C’est-à-dire que ce qui

m’intéresse dans ce chapitre c’est d’expliquer comment la détermination du

phénomène de l’œuvre d’art comme création entraîne la possibilité justifiée

qu’un nombre indéfini d’interprétations puissent être adéquates à sa

signification.

Aussi, mon ambition n’est-elle pas de soutenir un pluralisme critique

contre une forme quelconque de monisme critique. Ce débat me paraît de

toute façon devoir être réglé sur le sol de la théorie critique, et non pas dans le

cadre d’une thèse à propos du rôle de la propriété de la créativité dans notre

pratique des œuvres d’art en tant que telles. Nous avons bien vu, par ailleurs,

que la caractérisation de la détermination ontologique de l’œuvre n’attend pas

l’interprétation critique de son phénomène. Je n’ignore pas, toutefois, que s’il

est possible de montrer que la pluralité d’interprétations liée aux œuvres d’art

repose en fait sur la détermination ontologique de leur phénomène comme

création, cela aura certainement de quoi nourrir des arguments en faveur d’un

pluralisme critique. Mais quant à savoir si la critique artistique, étant donné sa

pratique, aura alors pour tâche ou pour idéal de réduire ou non cette pluralité à

une unité interprétative, je répète que cela ne relève pas directement du cadre

théorique de cette thèse.

En fait, si j’interprète ainsi le phénomène de la pluralité

d’interprétations suscitées par les œuvres d’art – soit en direction du statut

ontologique de ces dernières en tant que créations – c’est parce qu’il

249

m’apparaît nécessaire d’en rendre compte autrement qu’en évoquant des

contraintes épistémologiques pesant sur nos efforts interprétatifs. La raison en

est que de telles contraintes, si elles pouvaient expliquer une certaine forme de

pluralisme, ne sauraient justifier que l’on s’en satisfasse : l’entreprise

interprétative sachant qu’une pluralité d’interprétations est occasionnée par

des contraintes épistémologiques de cette nature n’en penserait pas moins que

l’œuvre, elle, est idéalement réductible à une seule signification. La tâche, dès

lors, serait de réduire autant que faire se peut l’efficace de ces contraintes afin

d’approcher cette signification autant que possible. Mais il s’avérerait alors

terriblement difficile de rendre compte du fait que ces œuvres ‘donnant

beaucoup à penser’ ne nous rebutent pas davantage que d’autres dont la

signification semble plus disponible. Que l’on y regarde de plus près…

Des contraintes épistémologiques en mesure d’offrir une explication du

pluralisme interprétatif, nous en avons déjà rencontrées sous la forme, par

exemple, du sophisme de l’intention. On se souviendra que l’essentiel de cette

position critique face à l’interprétation des œuvres est que nous n’avons pas

objectivement accès aux intentions sémantiques de l’artiste et que,

conséquemment, notre identification des médiums artistiques en jeu doit

entièrement reposer sur des preuves internes à l’expérience de l’œuvre elle-

même – le recours aux preuves externes n’étant autorisé qu’en de rares cas. Or,

ainsi dépourvu d’un critère identifiant une fois pour toute quel médium

artistique participe de l’œuvre spécifiée, des ambivalences pourront toujours

250

confronter l’interprète qu’un appel au fonctionnalisme de Beardsley ne pourra

pas réduire. C’est-à-dire qu’une œuvre dont les déterminations paraissent

ambivalentes pourra toujours tout aussi bien fonctionner, produire un effet

approprié, selon que l’on opte pour une lecture ou une autre.

Nous avons toutefois établi, par le moyen de la réfutation de

l’empirisme esthétique et de la réduction de l’œuvre à une sorte de produit,

que ce qui est ‘interne’ au phénomène de l’œuvre (les déterminations de son

espace focal d’appréciation) engage davantage que les seules propriétés

rendues manifestes à l’encontre du véhicule artistique. Ayant montré en quoi

l’expérience interprétative et appréciative de l’œuvre exige, en outre, que l’on

pense le donné relativement aux déterminations de la performance génétique

de l’artiste, Davies et Binkley insistaient à juste titre sur la nécessité de faire

intervenir un narratif le décrivant.9 Or, même si l’on doit penser les

déterminations de l’espace focal d’appréciation dans le contexte élargit d’un

narratif touchant à l’accomplissement de l’artiste, Davies le premier reconnaît

que de tels narratifs reposent en leur possibilité sur une familiarité avec la

performance de l’artiste qui n’est pas disponible à tout un chacun. C’est en

effet ce qui ressort on ne peut plus clairement de la critique qu’il adresse à

Binkley, et ce que l’on entend à nouveau lorsqu’il s’agit, aux sections 10.2 et

10.3 d’Art as Performance, de réfuter l’empirisme réfléchi et le contextualisme

de J. Levinson. La construction de tels narratifs, à terme, ne repose jamais que

9 On se souviendra que Davies et Binkley sont toutefois en désaccord quant à ce qui peut ou

doit participer d’un tel narratif. Cf. supra note 1.

251

sur nos meilleures hypothèses quant aux raisons qui auraient motivées la

mobilisation d’un médium artistique plutôt qu’un autre étant donnée l’horizon

normatif ou l’artiste entendait situer son accomplissement. Et s’il ne s’agit que

d’hypothèses, c’est parce que Davies accuse le coup du sophisme de l’intention

et qu’il reconnaît que les intentions sémantiques de l’artiste ne nous sont

jamais objectivement disponibles qui pourraient fournir le critère vérifiant une

fois pour toute la validité de nos narratifs. Du coup, il est tout à fait probable

que les interprétations de l’œuvre mobiliseront à chaque fois des hypothèses

un tant soit peu différentes, bien qu’à chaque fois justifiées, occasionnant ainsi

une pluralité d’interprétations.

Cependant, Beardsley, Davies et Binkley partagent tous cette même idée

qu’il n’est qu’un sens à l’œuvre, que celle-ci articule une proposition artistique

que nos efforts interprétatifs doivent viser.10 Si nos efforts semblent vainement

espérer y atteindre une fois pour toutes, ce n’est pas en vertu des

déterminations de l’œuvre qua œuvre d’art, mais parce que des contraintes

épistémologiques nous volent toujours d’avance le critère qui nous permettrait

10

Davies pourrait toujours objecter que le phénomène de l’œuvre étant constitué, en partie, de la performance interprétative qui en précise l’espace focal d’appréciation, les contraintes pesant sur son exercice décrivent en fait des facettes de la constitution ontologique de son phénomène (cf. en particulier le cinquième chapitre de Aesthetics and Literature, 2007). Il m’apparaît toutefois que la caractérisation de l’acte de spécification proposée au chapitre précédent implique que l’œuvre et sa signification sont spécifiées comme telles au terme de l’accomplissement de l’artiste et que son phénomène n’attend donc pas sa réception interprétative pour s’imposer en ses déterminations propres. Du coup, si le phénomène de l’œuvre doit commander une certaine forme de pluralisme, il m’est d’avis que ce doit être en vertu des déterminations de sa spécification par l’artiste. Pour le dire autrement : c’est l’œuvre spécifiée qui commande le registre interprétatif qui lui convient, et non pas les contraintes épistémologiques qui pèsent sur l’interprétation de tels phénomènes en général. Cela, je l’espère, devrait s’éclaircir au fil des prochaines pages.

252

de l’établir. Idéalement, par contre, ce que nous avons dit de l’acte de

spécification laisse entendre que la signification de l’œuvre devrait pouvoir être

réduite à une seule : à l’articulation d’une proposition artistique doit

correspondre une signification que l’interprétation de l’espace focal

d’appréciation devrait idéalement pouvoir spécifier avec suffisance.

J’imagine sans trop de peine que ce sont des réflexions de cet acabit qui

justifient, aux yeux de certains, un monisme critique là où il s’agit d’interpréter

des œuvres d’art. Que l’on y regarde d’un peu plus près à travers cette

définition proposée par R. Stecker :

Critical Monism is the view that there is a single, comprehensive, true (correct) interpretation for each work of art. (A true, comprehensive, interpretation of a work is one that is true, conjoins all true interpretations of the work, and one that comprehends the whole work.)11

Le monisme critique répond de cette intuition qu’à une œuvre d’art, à une

proposition artistique, correspond une interprétation adéquate. Quant à cette

interprétation, elle peut être constituée de nombreuses propositions, mais

celles-ci doivent pouvoir être conjointes en une seule, cela parce que seule la

conjonction logique de propositions vraies confère nécessairement à

l’interprétation qui les articule la propriété d’être à la fois parfaitement

cohérente et vraie. L’interprétation adéquate sera ainsi celle qui articule toutes

les propositions vraies à propos d’une œuvre.

11

R. Stecker, Art Interpretation, in The Journal of Aesthetics and Art Criticism, vol. 52:2, printemps 1994, p.193

253

Or, à expliquer la pluralité d’interprétations d’une œuvre d’art en vertu

de contraintes épistémologiques du genre évoqué à l’instant, on ne fait pas

autre chose que défendre une certaine forme de monisme critique. Mais le

moniste ne peut échapper à l’évidence : il lui faut effectivement admettre que

la formulation explicite d’une interprétation exhaustive de la signification d’une

œuvre est improbable, sinon impossible, et ne saurait au mieux être visée que

comme un idéal herméneutique. On peut imaginer, par exemple, que

l’interprétation adéquate d’une œuvre doive se composer d’un nombre indéfini

de propositions. Et même dans le cas où l’interprétation suffisante

comprendrait un nombre fini de propositions, il est plus que probable qu’il

s’avérera néanmoins impossible de les fournir toutes à un temps donné – sans

rien dire de l’intérêt mitigé que le fardeau d’une telle besogne imposerait.12 Le

critère d’exhaustivité se révèle de la sorte être un simple idéal critique que nos

efforts interprétatifs ne sauraient mobiliser autrement que pour donner une

direction à leur travail. La question alors est de savoir pourquoi on devrait élire

cet idéal interprétatif plutôt qu’un autre, particulièrement quand nos pratiques

révèlent par ailleurs une certaine corrélation entre une pluralité

d’interprétation et notre appréciation positive des œuvres.

Si l’on abandonne le critère d’exhaustivité, le monisme critique peut

encore avancer que la cohérence de la signification de l’œuvre peut s’exprimer

au moyen d’une interprétation elle-même rendue cohérente par la conjonction

12

Cf. Stecker 1994, p.200-201

254

de propositions vraies. Mais ne peut-on pas penser, suggère Stecker, que

l’interprétation juste d’une œuvre requière que l’on en articule les propositions

au moyen de disjonctions ? Il y a, par exemple, le cas de ces œuvres dont la

signification est irréductiblement ambiguë. Stecker pense particulièrement au

cas célèbre de The Turn of the Screw,13 mais on pourrait également évoquer le

narratif disloqué d’Inland Empire (2006) de David Lynch, ou le récit halluciné de

Naked Lunch, tant dans sa version littéraire (sous la plume de William S.

Burroughs en 1959) que cinématographique (sous les soins de David

Cronenberg en 1991). Il est en outre des significations ou des propriétés que

nous voulons attribuer aux œuvres en dépit du fait qu’elles ne relèvent pas

directement de la proposition qu’elles articulent en vertu de l’acte de

spécification. On peut penser à ces anachronismes qu’affectionnent certains

types de lectures telles que les interprétations féministes ou psychanalystes.

Stecker donne d’ailleurs, à titre d’exemple bien connu, la référence de Blake à

de « dark, Satanic Mills » dans sa préface à son Milton. Que cette image réfère

13

Malheureusement, l’exemple qu’il emploie afin de rejeter la primauté de la conjonction comme la fonction logique devant assurer la cohérence de l’interprétation me paraît terriblement mal choisi. Il avance en effet que le texte de The Turn of the Screw admettant deux lectures contradictoires (une lecture p où le personnage principal souffre d’hallucination et une lecture q où le personnage est aux prises avec des spectres), l’interprétation cohérente de cette œuvre ne pourra s’acquérir qu’au prix d’une disjonction. Ainsi il est vrai de The Turn of the Screw que son texte se prête à une lecture p ou à une lecture q, mais très certainement pas à une lecture p et une lecture q en même temps. Cependant, Stecker me paraît manquer de voir ce qu’il affirme pourtant lui-même de l’œuvre, à savoir, qu’elle est à ce point ambiguë que les lectures p et q sont également justifiable à la lumière du texte – voire, des intentions de l’auteur. Du coup, la proposition juste à propos de The Turn of the Screw est en fait que cette œuvre est ‘ambiguë’, ce que nous pouvons rendre par la propriété X où X = [p ou q]. C’est-à-dire que la proposition X est vraie de l’œuvre, et rien n’empêche dès lors de penser que cette proposition pourrait être conjointe à d’autres. Par exemple : a et b et c et X (où X = [p ou q]). Cette manière de rendre compte de l’ambiguïté de The Turn of the Screw préserve ainsi la primauté accordée à la conjonction dans l’articulation d’une interprétation adéquate de l’œuvre.

255

intentionnellement à l’Angleterre de l’époque, cela ne fait aucun doute pour

nombre de lecteurs. Mais que ce trait anticipe de manière signifiante pour nous

sur un sentiment provoqué par la révolution industrielle, cela ne fait pas moins

partie des significations que nous y découvrons.

Autant de raisons, donc, qui devraient nous faire douter que le monisme

critique doit s’imposer dans nos pratiques interprétatives des œuvres d’art.

Mais le moniste n’a pas encore à s’avouer vaincu pour autant. Stecker, par

exemple, tentera tant bien que mal de montrer qu’une certaine conciliation est

possible entre monisme et pluralisme. Ce qui l’amènera à proposer cette

définition amendée du monisme critique :

What a proponent of Critical Monism should assert is that less comprehensive correct interpretations can always be joined (in some way) to form a more comprehensive correct interpretation.14

Stecker adoucit de la sorte la contrainte posée par le critère d’une

exhaustivité acquise par la conjonction de propositions interprétatives en le

donnant plutôt comme un simple idéal que l’on pourrait toujours viser en une

certaine manière (in some way) dans nos efforts interprétatifs. Ainsi, dès lors

qu’une proposition interprétative touche, ne serait-ce que partiellement, à la

signification fondamentale (« basic content ») de l’œuvre spécifiée par le

contexte de sa genèse, elle doit pouvoir se laisser reconduire d’une manière ou

d’une autre dans le cadre d’une interprétation vraie plus élargie et logiquement

cohérente. Quant aux propositions interprétatives touchant à la situation de

14

Stecker 1994, p.201

256

l’œuvre dans un contexte normatif distinct de celui explicitement mobilisé par

l’acte de spécification, elles n’auront pas à se plier à cet idéal interprétatif.

Étant donné que de telles interprétations sont à propos d’implications

signifiantes de l’œuvre (« its significance »),15 et non à propos de la signification

de l’œuvre telle qu’elle a été spécifiée par l’artiste, celles dont on pourra dire

qu’elles sont acceptables pourront être adjointes à des interprétations

correctes sans entamer la vérité de l’interprétation plus exhaustive qui les

réunira toutes. Or si une certaine forme de monisme critique est ainsi

préservée, il n’est pas clair que Stecker parvient réellement à la concilier avec

un véritable pluralisme critique.

Il faut bien voir, en effet, que le pluralisme critique que défend Stecker

n’est pas à proprement parler à propos de notre interprétation de l’œuvre d’art

en tant qu’elle est spécifiée dans le contexte normatif du monde de l’art par

l’agence de l’artiste. Car là où la signification de l’œuvre d’art en tant qu’œuvre

d’art est en cause, là où la vérité de sa signification constitue l’objet de notre

interprétation, Stecker continue de penser qu’il faille adopter une forme de

monisme ou une autre. Le pluralisme soutenu par Stecker touche

essentiellement aux manières dont on peut faire jouer le sens de l’œuvre en le

détachant du contexte de sa genèse. Or, nous l’avons bien vu : le phénomène

de l’œuvre qua œuvre d’art exige que l’on en interprète le phénomène

relativement aux déterminations du contexte génétique posées par l’acte de

15

Stecker 1994, p.204

257

spécification. L’interprétation des implications signifiantes de l’œuvre qui

s’accomplit en abandonnant ce contexte normatif n’est donc plus à propos de

l’œuvre d’art en tant que telle.

Ce qui apparaît de la sorte, c’est que dès lors qu’il est question d’offrir

une interprétation de l’œuvre en tant qu’œuvre d’art, on présuppose à chaque

fois qu’il n’est qu’une signification fondamentale à son phénomène que des

contraintes épistémologiques nous interdisent d’atteindre pleinement. Ce sont

ces contraintes qui interdisent à Stecker d’espérer qu’une forme rigoureuse de

monisme critique puisse être établie et qui le poussent à opter pour un

monisme ‘moins intéressant’, soit ce monisme où propositions vraies et

interprétations acceptables peuvent être articulées ensembles d’une manière

ou d’une autre :

Though I would like to defend a more interesting version of Critical Monism, I will only argue for the less interesting version here. […] Since the better-known versions of ambitious Critical Monism are unacceptable, I conclude that the most that can be established for now is an un-ambitious version of Critical Monism.16

On entend fort bien, dans cette dernière phrase, cet espoir d’obtenir un jour

les moyens de lever les contraintes qui minent l’interprétation des œuvres d’art

et nous forcent à opter pour un monisme moins intéressant. Mais on entend

également un aveu à peine voilé que cette manière de concilier monisme et

pluralisme n’est qu’apparente. C’est qu’une fois démontré que des

interprétations ‘acceptables’ ne sont pas, à proprement parler, à propos de

16

Stecker 1994, p.201 et 204

258

l’œuvre en sa signification comme œuvre, celles-ci tombent hors du projet

interprétatif qui nous intéresse : « The truth reached by many interpretations

about the work's significance would fall completely outside this project. »17

Autrement dit, lorsque Stecker accepte une certaine forme de pluralisme, ça

n’est jamais qu’un ‘pis aller’ :

While that does not establish the letter of Critical Pluralism, it supports the spirit of it. This is so because, given the multifarious points of view from which people can produce true, partial interpretations of a work, even if we ignore the possibility of acceptable interpretations that lack truth value, an attempt to synthesize all these partial interpretations into a single comprehensive one is an unlikely interpretive project.18

Cela étant, de telles explications ne parviennent pas à rendre compte du fait

que ces contraintes épistémologiques ne jouent pas de manière négative dans

notre expérience et notre appréciation des œuvres d’art. En fait, c’est plutôt

l’inverse qui est vrai puisque Stecker rappelle à notre conscience que nos

efforts interprétatifs, là où ils concernent l’appréciation du phénomène d’une

œuvre d’art, sont toujours déjà vains. Mais cela heurte nos intuitions de plein

fouet – des intuitions dont Stecker se réclame pourtant lui-même19 – car nous

ne faisons pas que nous accommoder de cette pluralité comme d’un pis

aller. Bien au contraire, nous y reconnaissons fort souvent une marque de

l’excellence de l’œuvre en tant qu’œuvre. La question dès lors se pose, il me

semble, de savoir pourquoi cet échec ne s’avère pas ici frustrant alors qu’il le

serait ailleurs.

17

Stecker 1994, p.204 18

Stecker 1994, p.204 19

Stecker 1994, p.204: “I have not argued directly for the truth of Critical Pluralism. This is in part because Pluralism is now widely accepted...”

259

Car je pense que l’on m’accordera que lorsqu’une locution articulée

dans un langage naturel s’avère équivoque ou ambigüe, il est plus fréquent de

voir l’interprète exiger davantage de précisions de la part du producteur que de

se repaître de la pluralité des interprétations possibles! Or il n’est pas

insignifiant que les explication de Davies touchant à l’interprétation d’une

œuvre d’art ne semblent pas engager à autre chose : face à une véhicule dont

on saisit mal le sens – et l’art moderne ne manque pas de nous confronter à de

tels véhicules –, la tâche est de se munir de précisions supplémentaires quant

aux déterminations de la performance de l’artiste ; l’exigence est de s’élever à

la hauteur d’un public averti. Mais, conséquence du sophisme de l’intention, le

public averti ne table jamais que sur des hypothèses quant aux médiums

artistiques mobilisés par l’artiste. Aussi l’équivoque ne peut-il jamais être

entièrement levé. Et pourtant, cet état de fait ne nous agace pas comme il le

ferait dans le contexte de nos intérêts conversationnels.

En fait, même si l’on accordait au moniste que la pluralité

d’interprétations s’explique effectivement par de telles contraintes, et que la

connaissance de ces contraintes par l’interprète apaise d’emblée ses

frustrations interprétatives, il serait encore bien en peine de justifier sur ces

bases la valeur positive que nous attribuons à certaines œuvres précisément en

vertu du fait qu’elles ne se laissent pas réduire à une seule interprétation

cohérente. Il y a, après tout, un véritable plaisir à se laisser étourdir par ces

films de David Lynch, tel Inland Empire, où la composition même de la trame

260

narrative et, plus généralement, de la cinématographie de l’œuvre résistent

d’emblée à une appropriation parfaitement cohérente.

La mise en échec d’une pratique interprétative satisfaisant aux critères

du monisme critique, ainsi que la pluralité d’interprétations suscitées par une

œuvre d’art, ne sont donc vraisemblablement pas le simple résultat de

contraintes épistémologiques. J’aimerais conséquemment tenter cette autre

voie, soit celle que j’ai déjà suggérée, à savoir que c’est parce que l’œuvre d’art

est bel et bien une création que nous nous plaisons à la richesse irréductible de

sa signification. L’intuition, ici, est que c’est parce que l’œuvre est toujours

davantage que la réorganisation de donnés sous une structure normative

partagée qu’elle résiste d’emblée à la réduction de sa signification sous cette

structure. Je tâcherai de montrer que cette détermination spécifique du

phénomène de l’œuvre repose sur les modalités de l’intentionnalité déployée

dans l’acte de spécification tel qu’il répond de l’institution distincte du monde

de l’art. Il faudra donc, dans ce qui suit, s’intéresser de près aux structures

normatives intervenant dans la spécification d’une œuvre d’art afin d’expliquer

comment l’intention situant son accomplissement dans l’horizon normatif du

monde de l’art procède à une transformation différancielle du médium

artistique que la seule structure normative du monde de l’art ne pouvait

permettre d’anticiper ou de prévoir. Afin d’illustrer la nature du phénomène qui

m’intéresse, je récupérerai d’abord les conclusions du premier chapitre

touchant à la méthode de composition originale défendue par Edward Young.

261

Mon propos est d’y mettre en lumière le modèle qui nous permettra de penser

plus avant la spécificité de l’accomplissement créatif rendu possible par le

monde de l’art.

La méthode de composition originale : un modèle

On se souviendra que l’ambition principale des Conjectures était de

rendre compte de la possibilité de produire une nouvelle œuvre d’art, soit non

seulement une œuvre originale au sens où l’entendait encore Denis Dutton

dans son article Artistic Crimes : The Problem of Forgery in the Arts mais,

surtout, une création comme la définit Lamarque. Car, sans aller jusqu’à lui

attribuer une véritable ontologie de l’œuvre d’art, nous avons néanmoins bien

vu que Young pense la véritable œuvre d’art (ou l’essence de l’œuvre d’art) en

la distinguant de l’œuvre simplement imitative ou scolaire. Plus précisément,

Young attribue la dimension proprement artistique d’un produit à la nature de

son contenu, à la proposition qu’il articule : ce n’est qu’en autant qu’un produit

présente une vérité inédite, qu’il imite par sa composition le contenu d’une

expérience originale ouverte en vérité, que ce produit acquiert son statut

ontologique en tant qu’œuvre d’art.

Et c’est effectivement la première ambition de la méthode de

composition originale que de ménager la possibilité d’une telle expérience,

d’une perspective proprement unique, singulière et originale sur les données de

l’expérience qui s’accorde néanmoins avec les lois naturelles. En faisant de

262

l’œuvre d’art l’imitation vraisemblable et originale d’une vérité, Young se

trouve à en structurer le phénomène à la fois depuis les déterminations de

l’individualité naturelle de l’artiste et sous les nécessités naturelles découvertes

au moyen des expériences de cet individu. Aussi, d’une certaine manière,

l’œuvre est tant le contenu que la perspective l’ayant originalement rendu

disponible : l’œuvre se présente comme une perspective naturelle et originale

sur l’objet de sa proposition. Sans aller jusqu’à dire que l’œuvre d’art est

‘performance’ au sens où l’entend Davies, il ne fait néanmoins aucun doute que

Young pense son phénomène comme un accomplissement intentionnel original

qui se donne à voir en l’originalité évidente de sa réalisation.

L’œuvre d’art est donc nécessairement une création puisqu’elle ne

mobilise rien comme contenu qui n’ait été autrement disponible avant que

l’artiste ne s’en saisisse : la disponibilité de ce contenu en tant que tel est

essentiellement liée à l’originalité de la perspective qui le découvre sous les

directives de la méthode de composition. À l’inverse, la production simplement

imitative ne fait que re-produire des propositions ou des contenus déjà

disponibles dans le monde de l’art. Imitant l’art plutôt que la nature, ces

simples imitations sont le résultat de processus de production entièrement

déterminés par la normativité contingente des conventions et des valeurs

affirmées par une communauté historique – communauté à laquelle on

pourrait attribuer, par exemple, un monde de l’art. Rien n’empêche que de

telles productions puissent intéresser à des expériences similaires à celles

263

ouvertes par de véritables œuvres d’art : s’installant dans le contexte normatif

et traditionnel qui est normalement associé aux œuvres d’art, la signification et

la valeur de leur expérience en est tributaire. Mais dans la mesure où de telles

œuvres prétendraient au statut d’œuvres d’art, elles revêtiraient selon Young

un caractère mensonger similaire à celui que Dutton dénonçait chez les ‘faux’

(forgeries) : l’œuvre d’art se distingue de la simple imitation comme la vérité du

mensonge, celle-là ouvrant sur une réalité que l’art n’avait pas encore rendu en

sa vraisemblance alors que celle-ci ne fait que prétendre à un tel

accomplissement. On ne se surprend donc pas que Young, avide d’ouvrir la voie

vers la possibilité de produire une œuvre qui satisfasse à ce critère de

nouveauté propositionnelle, aura emprunté à l’éthique les premiers

fondements de sa méthode de composition originale.

Ce faisant, c’est la juste détermination de l’intentionnalité dans

l’accomplissement d’une œuvre d’art que Young aura révélée comme condition

essentielle au statut ontologique de cette dernière. Et c’est cette détermination

adéquate de l’intentionnalité que la méthode doit régler. J’ai toutefois voulu,

dans mon interprétation des exigences élevées par la méthode de composition

originale, m’éloigner de son enracinement dans une éthique stoïcienne issue

d’inclinations néoplatoniciennes. Plutôt que de réfléchir les déterminations de

l’intentionnalité appropriées à la création d’une œuvre d’art sous l’angle de ses

implications morales, c’est à leur nature foncièrement épistémologique que je

me serai intéressé. Car force est de constater que, si la méthode de Young n’a

264

d’autres fins que de régler l’agence de l’artiste, c’est toujours de manière à ce

que la vérité puisse trouver place et se révéler dans ses productions. Et c’est

afin de démontrer rigoureusement que tel était le cas que je me serai voué à

l’explicitation des influences de la philosophie expérimentale sur le projet de

Young, tâchant du même coup de faire la preuve que les propositions de Young

pouvaient être pertinentes au-delà du seul horizon d’une métaphysique

néoplatoniste.

J’ai donc invité mon lecteur à considérer la méthode de composition

originale comme une sorte de tract épistémologique reprenant à son compte

les principes fondamentaux de la révolution scientifique amorcée au siècle

précédent. Pour ce faire, j’ai d’abord cerné cette nécessité pour l’artiste de

penser les contenus de son expérience à la seule lumière de ses propres

facultés de connaissance. C’est par ce moyen, pense Young, que l’artiste évitera

de corrompre sa compréhension de ce qui intéresse son projet par la

contingence de normes établies historiquement comme autant de conventions.

C’est également ainsi qu’il se rendra disponible une matière, une vérité,

entièrement nouvelle à imiter. J’ai ensuite argumenté à l’effet que c’est sous le

critère normatif de l’évidence que l’on jugera de la vraisemblance achevée de

l’imitation artistique et, du même coup, du statut ontologique de l’œuvre d’art.

L’évidence intuitive donne effectivement le critère mesurant l’adéquation

entre, d’une part, la proposition artistique de l’artiste telle qu’elle s’articule

dans l’œuvre et, d’autre part, la vérité du contenu ou de l’objet qu’elle imite.

265

J’ai toutefois montré que la possibilité de faire jouer l’évidence comme un tel

critère reposait pour Young sur ce présupposé que l’agence de l’artiste, une fois

réglée par le ‘soi naturel’, ne pouvait faire autrement que de s’accorder avec la

normativité déterminant le déploiement historique de l’ensemble de la nature.

L’évidence témoigne en fait de l’harmonie entre le déploiement de

l’intentionnalité de l’artiste et la dynamique historique du cosmos.

Nous l’avons vu : l’objet imité est pensé sous l’arbitraire naturel de

l’artiste. Or cet arbitraire n’a rien d’indéterminé ni d’idiosyncrasique : il décrit,

d’une part, l’efficace naturel des facultés que l’artiste possède, comme tout un

chacun, en des proportions uniques ainsi que, d’autre part, une situation

singulière et parfaitement unique dans le déploiement historique de la nature.

La création artistique ne peut donc pas être le résultat d’un arbitraire ‘déréglé’

ou d’une volonté maladive comme celle de Swift, mais relève nécessairement

d’un arbitraire pensant intentionnellement les données de son expérience,

l’objet de son imitation, sous les contraintes d’une normativité naturelle où

l’évidence expérientielle joue comme seul critère.

Cela signifie du même coup que l’artiste appliquant la méthode de

composition originale choisit de ne plus s’inquiéter de la force normative des

conventions régissant traditionnellement son accomplissement. C’était en effet

une des tâches capitales entreprise au premier chapitre de cette thèse de

montrer que la méthode n’exige pas de l’artiste qu’il rejette les modèles

traditionnels et les conventions du monde de l’art, ni non plus qu’il les ignore,

266

mais qu’il s’en fasse des alliés. Cette métaphore, de s’adjoindre les modèles du

passés comme autant d’alliés, traduit en fait l’idée que la pertinence et la

justesse de leur mobilisation dans l’accomplissement de l’artiste doit toujours

se vérifier à la lumière des nécessités de son projet telles qu’elles sont

découvertes au moyen de la méthode de composition originale. Leur ‘force

normative’, dès lors, ne s’impose pas à l’artiste comme un maître à son

apprenti. L’intervention de ces normes dans le projet de l’artiste est plutôt

justifiée et déterminée en sa signification et sa valeur de manière immanente à

l’activité de composition elle-même. Ainsi, plutôt que de penser la composition

de son œuvre relativement aux règles d’une école, par exemple, l’artiste

procèdera à l’articulation de sa proposition artistique en mobilisant tous les

moyens (qu’il s’agisse des contenus expérientiels découverts au profit de la

méthode ou des conventions dont il peut se faire des alliés) lui apparaissant

nécessaires à la seule lumière de l’évidence de son succès. À n’en pas douter,

toutefois, le contexte normatif de sa production ne sera pas sans influencer ses

décisions au fil de ce processus.

Quant à la possibilité pour l’œuvre de se manifester de manière

signifiante et intéressante à un public malgré le fait que sa composition excède

en ses déterminations ce que rendaient possible les conventions de la

République des lettres, Young la préserve d’au moins deux manières. La

première est implicite à l’arrière-fond métaphysique des Conjectures : il s’agit

de cette supposition d’un ordre naturel et nécessaire à la dynamique du

267

cosmos. C’est en effet cette harmonie qui ouvre la possibilité que le public

puisse également se saisir de la proposition articulée par la composition de

l’œuvre, cela bien qu’elle échappe en son contenu aux possibilités signifiantes

ouvertes par les seules normes de la République des lettres ou du monde de

l’art. Car, bien que la détermination et la spécification de l’œuvre procède dans

le champ ouvert par une normativité qui excède celle du monde de l’art, elle

n’en est pas moins déterminée par une agence ‘naturelle’ qui est disponible à

tout être humain en tant qu’elle en est l’essence. C'est-à-dire que la

signification et la valeur de l’œuvre, dès lors qu’elle répond de la méthode de

composition originale, doit être disponible à quiconque peut également en

penser le contenu sous le critère de l’évidence naturelle. Aussi, là où les

conventions du monde de l’art n’ouvriront pas immédiatement le sens ou la

vérité exprimée par l’œuvre, l’œuvre n’en sera pas inaccessible pour autant : on

peut penser, par exemple, que le temps suffira à rendre disponible au public les

propositions artistiques d’un soi naturel articulées dans cette œuvre.20

La seconde raison qui nous permet de penser que la signification de

l’œuvre sera généralement reçue par le public averti, nonobstant le fait que sa

composition réponde de contraintes normatives excédant celles qu’il reconnait

20

On pourrait sans doute, à cet égard, tisser plus d’un lien entre les thèses de Young touchant à la production des œuvres d’art et celles de l’abbé Dubos portant sur les moyens de leur juste appréciation, laquelle dépend d’abord et avant tout des mécanismes naturels du sentiment humain (Cf. Dubos, Réflexions critiques sur la poésie et sur la peinture, Paris, École Nationale Supérieure des Beaux-Arts, 1993 (1719)). C’est encore une pensée similaire qui se déploie, il me semble, dans les pages du Standard of Taste de Hume (dont on sait qu’il était familier avec le traité de Dubos étant donné ce qu’il en dit dans Of Tragedy).

268

à la lumière des conventions du monde de l’art, est que le véhicule de l’œuvre,

le produit, se présentera plus souvent qu’autrement sous les traits d’une forme

artistique établie. Cette réponse au problème de la reconnaissance de l’œuvre

dépasse très certainement l’orbe des réflexions de Young, cela parce qu’il

n’aura jamais senti le besoin de penser les déterminations conventionnelles du

‘produit’ comme il s’est avéré nécessaire pour nous de le faire. C’est néanmoins

une conséquence directe de mon interprétation des Conjectures et de la

manière dont j’ai insisté à l’effet que la méthode de composition originale

n’entraîne jamais le rejet nécessaire des modèles du passé. En fait, tout ce que

la méthode exige, c’est que le choix d’une forme artistique – ou de la

transformation, voire de l’invention de l’une d’entre elles – réponde également

des exigences normatives découvertes par le ‘soi naturel’. La justesse et la

valeur d’une forme ou d’un genre artistique ne dépendent dès lors plus des

conventions de l’époque, mais de leur adéquation à l’expérience qui doit être

vraisemblablement imitée. Plus rien n’interdit, dès lors, qu’une nature morte se

révèle aussi originale (au point de vue simplement descriptif), et donc aussi

artistique, qu’un tableau dépeignant une scène historique selon la même

méthode, cela bien que le jugement de l’Académie, par exemple, puisse vouloir

s’y refuser. Cela dit, force est de constater que, plus souvent qu’autrement, la

production artistique s’accomplira encore et toujours en une certaine

continuité avec les manières conventionnelles de faire, nonobstant le fait

qu’elle soit intentionnellement déterminée depuis un ordre normatif qui

269

excède l’horizon de ces conventions. J’y reviendrai dans la seconde moitié de ce

chapitre.

Cela étant, ces deux moyens de recouvrer le sens d’une composition

artistique, pour autant qu’ils en expliquent la possibilité, ne suffiront jamais à

réduire la signification de l’œuvre à une seule qui soit juste. Cela parce que la

perspective offerte sur la vérité imitée par l’œuvre, pour autant qu’elle se situe

dans l’horizon normatif d’un monde de l’art, est nécessairement singulière.

C’est en effet ce qu’implique l’idée que l’œuvre est à la fois le contenu

représenté et la perspective l’ayant découvert : si le contenu doit en être

‘objectif’ – en ce qu’il est la manifestation d’une vérité garantie par l’ordre

normatif de la nature – l’efficace de l’originalité naturelle de l’artiste qui en

rend la semblance au moyen de l’œuvre est d’en déranger (au moyen du

transport imitatif ou de la métaphore) de manière unique les modalités de sa

re-présentation et, conséquemment, de son sens. Pour le dire autrement :

l’unicité de la perspective naturelle ouverte par la méthode de composition, si

elle n’opère pas hors de toute structure normative, n’en garantit pas moins que

la mobilisation des conventions et normes pertinentes (naturelles ou

traditionnelles) ne sera jamais suffisante à l’interprétation voulant recouvrer

toutes les déterminations de l’œuvre. Cela, d’une part, parce que les

conventions et normes traditionnelles étaient déjà insuffisantes à la

spécification de l’œuvre, dont l’accomplissement était garanti par une structure

normative en excédant l’horizon. Mais encore, d’autre part, parce que cette

270

structure normative excédentaire n’est jamais disponible que de manière

originale et singulière.

Par voie de contraste, remarquons que la proposition scientifique

obtenue au moyen d’une méthode fondée sur les mêmes principes aura, quant

à elle, une valeur objective et vérifiable. La raison en est qu’une proposition

scientifique ne cherche pas à imiter vraisemblablement la nature.21 Il s’agit

plutôt, dans ce cas, de révéler les régularités qui se manifestent dans plusieurs

expériences identiques (ou suffisamment similaires) afin de pouvoir faire des

prédictions quant au déroulement d’événements futurs tombant sous les

mêmes déterminations. L’invention scientifique possède d’emblée cette

dimension prédictive et pratique qui fait tout simplement défaut à la

production d’une œuvre d’art véritable, celle qui procède d’un processus créatif

et garde intacte la marque de l’originalité, de la singularité dont elle est issue.

C’est pourquoi celle-ci invite davantage à la contemplation de la vérité plutôt

qu’à sa manipulation en vue d’une prédiction. Cette distinction doit

certainement être prise cum grano salis, mais il m’apparaît néanmoins qu’elle

présente quelque chose qui s’accorde avec nos intuitions les plus communes

quant à la différence entre les produits de la science et ceux de l’art. Si l’œuvre

d’art appelle à la contemplation plutôt qu’à la manipulation, c’est précisément

parce que son phénomène est structuré de manière à ce que sa signification

échappe d’emblée à sa réduction sous un ordre normatif donné.

21

Si l’on veut encore parler d’imitation dans ce cas, ce sera d’une manière fort différente.

271

L’œuvre est conséquemment une création puisque ses déterminations

excèdent celles du monde de l’art où elle s’installe et se donne comme ce

qu’elle est. Elle résiste, à dire vrai, à tout ordre normatif dont on pourrait dire

qu’il est objectivement disponible. Et c’est parce que l’interprétation sait

toujours déjà que la vérité ou la signification en jeu dans l’œuvre d’art se donne

(se laisse penser sous un ordre normatif) tout autant qu’elle se retire (en vertu

du dérangement original de l’imitation vraisemblable), que l’on sait toujours

déjà qu’elle est objet de contemplation plutôt que de manipulation. Ce

pourquoi la pluralité d’interprétations qu’elle suscite ne s’accompagne

d’aucune frustration mais plutôt d’un plaisir : celui d’y trouver beaucoup à

penser.22

J’aimerais maintenant rendre explicite le modèle qui se dégage ainsi des

thèses de Young à l’aide de quelques propositions claires qui pourront être

récupérées à la prochaine section afin de vérifier si cette explication de l’œuvre

d’art comme création peut être répétée sous une approche philosophique plus

appropriée à l’analyse de l’acte de spécification et de sa structure

intentionnelle. Le cas échéant, nous aurons de bonnes raisons de penser que

l’intentionnalité déployée dans un tel accomplissement est bel et bien créative.

22

Je laisse cette idée en suspens, conscient qu’elle pourrait être développée plus avant dès à présent. La section suivante devrait toutefois fournir quelques indications plus explicites quant à la nature de l’intérêt que nous avons à la contemplation des œuvres d’art dont nous savons pourtant qu’elles résistent d’emblée, en leur sens, à toute appropriation suffisante. Cela dit, il faut bien voir que si la pluralité d’interprétations suscitée par les créations artistiques n’est pas cause de frustration, il n’en demeure pas moins possible que l’expérience d’une œuvre d’art véritable s’avère néanmoins frustrante tant sa proposition est inaccessible à l’interprétation qui la vise. À nouveau, souvenons-nous que Swift a produit des œuvres d’art tout aussi véritables qu’exécrables.

272

1) L’œuvre d’art résulte d’une intentionnalité déterminée sous un ordre

normatif (celui du cosmos) excédant la structure normative établie

conventionnellement par l’institution du monde de l’art ;

2) c’est le critère de l’évidence qui, sous cet ordre normatif, permet à l’artiste

de mesurer l’adéquation de son accomplissement aux contenus qu’elle

mobilise ;

3) l’évidence intuitive appartient à cette intuition singulière, à cette expérience

ouverte par le soi naturel original de l’artiste, conférant du même coup une

dimension proprement originale à la représentation qu’elle détermine – ce qui

n’est qu’une autre manière de dire que l’œuvre est déterminée de manière

telle que sa signification excède toujours déjà ce qui peut se laisser déterminer

sous un ordre normatif donné;

4) la possibilité pour l’œuvre de se manifester significativement comme

création artistique dans le monde de l’art repose sur la capacité de ses citoyens

d’accéder, dans une mesure elle-même particulière, à cet ordre normatif

excédentaire ou sur une continuité entre les deux ordres normatifs (naturel et

conventionnel) que le projet de composition originale pouvait tolérer sans être

corrompu.

5) Le monde de l’art décrit cette institution ou cet horizon normatif distinct où

les phénomènes qui s’y situent sont d’emblée reconnus relever d’une telle

pratique créative – ce qui répète cette affirmation de Binkley à l’effet que

273

l’institution du monde de l’art se distingue des autres en vertu du fait qu’elle

est essentiellement affairée à créer de nouvelles manifestations du concept.

Je n’ignore pas, bien entendu, que l’ordre normatif supérieur est

exprimé chez Young en des termes néoplatoniciens que l’on serait bien en

peine de récupérer afin d’approfondir notre compréhension de l’acte de

spécification comme j’ambitionne de le faire. C’est du coup le critère

d’évidence, pourtant essentiel à la méthode de composition originale, qui

semble devoir être abandonné, rendant ainsi caduque le modèle issu des

Conjectures. Mais si l’on y regarde de plus près, il m’est d’avis que nous

pouvons abandonner cet horizon métaphysique au profit d’une compréhension

plus phénoménologique des structures normatives en jeu, voire même du

critère d’évidence lui-même et de la sorte préserver ce modèle. Si tel est le cas,

nous serons alors en mesure de préciser comment l’intentionnalité déployée

dans l’acte de spécification accomplie une véritable création artistique et peut

conséquemment se laisser décrire comme étant artistiquement créative.

274

Intentionnalité et ‘créativité artistique’ ; l’origine de l’œuvre d’art

L’entreprise de cette section, donc, est de déterminer s’il est possible

d’appliquer le modèle issu de la méthode de composition originale à la notion

plus contemporaine d’un « acte de spécification », lequel s’est avéré être une

condition nécessaire au phénomène de l’œuvre d’art. Plus précisément, mon

ambition est de montrer que la mobilisation intentionnelle de médiums

artistiques ou de compréhensions partagées qu’implique l’acte de spécification

peut adéquatement se laisser décrire sous ce modèle, justifiant du même coup

que son accomplissement puisse se manifester comme une création artistique.

C’est vers la phénoménologie heideggérienne que je me tournerai afin

d’arriver à mes fins. J’entends en effet y récupérer une problématique qui n’est

pas sans liens avec le projet de cette section, à savoir, la possibilité d’une

explication phénoménologique d’un événement de sens radicalement nouveau

– ce phénomène que L. Tengelyi voulait penser sous le concept de

Sinnereignis.23 Mon propos ne sera toutefois pas de prendre position dans un

débat qui occupe la réception de la pensée heideggérienne, mais de faire main

basse sur une conceptualité phénoménologique qui permette de réfléchir la

structure intentionnelle d’un tel événement de sens. C’est qu’il m’est d’avis que

cette conceptualité me permettra d’expliquer comment l’intentionnalité

23

Cf. L. Tengelyi, Der Zwitterbegriff Lebensgeschichte, Wilhem Fink Veralg, Munich, 1998, 446p.

275

déployée dans l’acte de spécification se laisse décrire comme étant proprement

créative. La raison en est que l’explication phénoménologique de la possibilité

d’un tel événement de sens doit également montrer que son accomplissement

est irréductible aux structures normatives disponibles à un agent. Il faut donc

penser que la structure de ce phénomène recoupe de manière significative celle

de l’acte de spécification.

Un tel recours à la phénoménologie heideggérienne se justifie en outre

par la parenté conceptuelle existant entre la notion d’un monde de l’art, propre

à l’institutionnalisme esthétique dont je me implicitement réclamé en tablant

sur les propos de Davies et Danto, et celle de monde telle qu’elle se rencontre

dans les écrits du jeune Heidegger, déjà, mais aussi de manière notoire dans

son essai Der Ursprung des Kunstwerkes.24 J’ai effectivement insisté, au chapitre

précédent, quant au fait que c’est en référant intentionnellement au contexte

normatif du monde de l’art ainsi qu’en mobilisant les médiums artistiques qu’il

recèle que l’interprétation de l’œuvre, de même que sa spécification, en

accomplit quelque chose comme la transfiguration en tant qu’œuvre. J’ai du

même coup situé l’expérience du phénomène de l’œuvre d’art au cœur de nos

pratiques discursives, faisant dépendre la manifestation des propriétés

artistiques d’un véhicule des modalités d’un registre attentionnel et discursif

déterminé par les compréhensions partagées par les agents du monde de l’art.

Or cette manière de faire intervenir une structure normative institutionnelle

24

M. Heidegger, L’origine de l’œuvre d’art, in Chemins qui ne mènent nulle part, Gallimard (TEL), Paris, 1986, p.13-98

276

faite de « compréhensions » partagées n’est pas sans rappeler comment

Heidegger fait du ‘monde’ ouvert par le ‘comprendre’ une condition nécessaire,

voire essentielle au déploiement de l’intentionnalité dans toute expérience

signifiante. Qui plus est, dans la mesure où cette explication du déploiement de

l’intentionnalité doit permettre le dépassement d’une esthétisation de notre

rapport à l’art, la phénoménologie heideggérienne s’accorde on ne peut mieux

avec l’institutionnalisme adopté dans cette thèse au profit d’une réfutation de

l’empirisme esthétique.25

Cela dit, je répète qu’il n’est pas question, dans ce qui suit, de me

réclamer de la lettre du projet heideggérien dont l’ambition de dépasser la

réduction de nos rapport à l’art à un point de vue strictement esthétique joue

dans un programme philosophique beaucoup plus étendu que celui entrepris

dans cette thèse – sans compter que ce que Heidegger comprend sous le

concept d’esthétique ne recoupe pas toujours nécessairement ce qui en a été

dit dans cette thèse. Il s’agit plutôt, dans cette section, de mettre en lumière la

structure de l’accomplissement du « dire poétique » de manière à en faire

ressortir ce qui y est proprement créatif, cela afin de mobiliser les résultats de

cette analyse dans une reformulation du modèle issu de mon interprétation de

25

Iain Thomson écrit, à ce sujet : « Because the aesthetic approach continues to eclipse our access to the role artworks play in forming and informing our historical worlds, Heidegger thinks that only such a post-aesthetic thinking about art can allow us to recognize art’s true significance, helping us understand the inconspicuous way in which art works to shape our basic sense of what is and what matters. » (I. Thomson, Heidegger, Art, and Postmodernity, Cambridge University Press, New-York, 2010, p.41) J’attire également l’attention de mon lecteur sur le titre que Thomson donne à cette section du second chapitre, Phenomenology against Aesthetic Subjectivism ; on y entend déjà l’annonce d’un programme critique du même acabit que celui développé au second chapitre de cette thèse.

277

la méthode de composition originale. Il y va, donc, d’une sorte

« d’heideggérianisme appliqué », pour reprendre l’expression d’Iain Thomson,

soit d’une application libérale de thèses issues de la phénoménologie

heideggérienne qui ne prétend pas à une interprétation exégétique de sa

philosophie. En fait, bien qu’il sera impossible d’en faire complètement

abstraction, j’entends bien me garder de soutenir ou de réfuter le rôle plus

essentiel qu’Heidegger attribue au « dire poétique » dans le déploiement d’un

monde comme monde. Un peu à l’instar d’Iain Thomson qui, dans les derniers

chapitres de son Heidegger, Art, and Postmodernity, propose que l’on applique

l’herméneutique appropriée à la réception des œuvres d’art comme œuvres

d’art à toutes les œuvres nonobstant la préférence explicite de Heidegger pour

le « grand art », j’entends me limiter à la démonstration du fait que la structure

intentionnelle du « dire poétique » décrit une condition nécessaire à notre

expérience de toute œuvre d’art dans l’horizon des pratiques que nous en

faisons en ce qu’elle participe de la détermination de l’horizon normatif où leur

phénomène est disponible.26 Autrement dit, et cela est d’importance à la juste

compréhension des thèses que je défendrai dans ce qui suit : il ne sera en aucun

cas question de soutenir avec Heidegger que le « dire poétique » correspond à

l’intentionnalité déployée dans l’accomplissement du grand art, mais d’en

arriver à une description du « dire poétique » qui puisse être appliquée au

modèle de la créativité artistique issu de mon analyse des Conjectures.

26

Cf. Thomson 2010, p.4-5

278

***

Dans ce qui suit je procéderai, en un premier temps, à l’explicitation des

concepts de ‘monde’ et de ‘précompréhension’. Je tâcherai ensuite d’expliquer

sur ces bases la possibilité d’un événement de sens radicalement nouveau. Puis,

je mobiliserai le résultat de ces réflexions dans une reformulation du modèle

issu de la méthode de composition. J’espère de la sorte réussir à montrer

comment les déterminations de l’acte de spécification, et plus particulièrement

les modalités de l’intentionnalité en jeu, ouvrent la possibilité pour le

phénomène de l’œuvre d’art d’être expérimenté en vérité comme création. Si

tel est le cas, j’aurai du même coup montré que c’est de cet acte ou, plus

précisément, de l’intentionnalité qui s’y déploie que l’on peut dire qu’elle est

artistiquement créative. Or, puisque nous savons déjà que l’acte de

spécification est une condition nécessaire à la possibilité du phénomène de

l’œuvre d’art, cette démonstration me permettra d’établir que la créativité

artistique décrit cette modalité de l’intentionnalité spécifique, et elle-même

nécessaire, à la réalisation d’une nouvelle œuvre d’art.

1. Le « monde » comme structure normative

« Welt weltet », écrivait Heidegger; « le monde s’ordonne en monde ».27

27

Heidegger 1986, particulièrement p.47-48

279

Cette citation se trouve dans L’origine de l’œuvre d’art, un texte voué à

l’analyse de la signification du phénomène de l’œuvre d’art ainsi qu’à ses

conditions de possibilités. Étant donné sa ‘situation’ dans l’orbe de

questionnements qui ne sont pas étrangers aux préoccupations motivant cette

thèse, et puisqu’il n’est pas question de se lancer dans une analyse serrée de

l’évolution du rôle du concept de ‘monde’ dans les thèses heideggériennes mais

de se fourbir d’un concept suffisant à la tâche que l’on s’est donné, une telle

citation m’apparaît le point de départ tout indiqué pour le travail qui attend

cette section.

Comprise depuis l’horizon néoplatonicien d’où nous arrivons, cette

citation indique déjà comment le concept de ‘monde’ doit relever celui de

cosmos. Le ‘monde’ décrit en effet la dynamique normative, le s’ordonner de

l’advenir historique des étants qui l’habitent, d’une manière qui n’est pas sans

rappeler la progression de la nature sous les lois naturelles du cosmos : « un

monde est le toujours inobjectif sous la loi duquel nous nous tenons, aussi

longtemps que… »28 Toujours ? Aussi longtemps que ? Si le monde doit relever,

en tant que structure normative, le concept de cosmos, cette description

indique très certainement que sa temporalité, de même que ce qui peut être su

de sa réalité (inobjectif ?), en sont profondément distincts. Heidegger présente

la dynamique normative du monde, le s’ordonner en monde du monde, comme

cette structure toujours efficace, mais il affirme du même souffle que l’efficacité

28

Heidegger 1986, p.47; mon italique.

280

de sa loi n’est pas permanente – elle ne l’est qu’aussi longtemps que… Qu’est-

ce à dire ?

« Monde » n’est plus à présent un mot de la Métaphysique. Il ne nomme plus ni l’univers sécularisé de la nature et de l’histoire, ni la création représentée théologiquement (mundus), ni même et seulement l’entier de ce qui est présent (χόσμος).29

Le monde se distingue du cosmos en ce que l’advenir que sa structure

normative rend possible n’est pas contraint, comme l’est la réalisation du

cosmos, par un telos donné d’avance ou une normativité qui précède son

efficace. Le monde n’a pas cette signification de donner les lois de la nature, les

fondements de la totalité du réel, et de procéder ainsi à la détermination

essentielle de tous les étants une fois pour toute. Cela dit, le monde s’ordonne

en monde, ce qui signifie qu’au moins une de ses dimensions le laisse

apparaître telle une structure normative s’apparentant à celle se déployant en

cosmos : les lois du monde sont données qui indiquent d’avance à ceux qui

l’habitent l’espace du recueillement spirituel, le lieu de l’art, les méthodes

propres à la connaissance de l’univers physique, etc. En somme, la normativité

du monde traduit l’organisation historique d’une communauté telle que cette

organisation détermine et contraint ce qu’il y a à faire et à comprendre dans ce

monde. Néanmoins, le caractère inobjectif du monde et, donc, de ses lois nous

invite à la prudence, laissant déjà entendre que la normativité du monde ne

29

Heidegger, La parole, in Acheminement vers la parole, coll. Tel, Gallimard, Paris, 2006 (1976), p.26

281

saurait être un ‘objet’ pour la connaissance rationnelle au même titre que les

lois de la nature l’étaient sous l’horizon métaphysique du néoplatonisme.

En fait, si l’on doit insister sur une différence structurelle entre les deux

concepts afin de cerner plus rapidement le déplacement opéré par Heidegger,

on peut dire que le cosmos néoplatonicien installe une structure normative

faite de lois naturelles qui, si elles se réalisent dans le déploiement historique

du réel, ultimement, le transcende. Ces lois, en tant que directives essentielles,

sont avant l’univers où elles accomplissent leur perfection. En tant qu’essence

du présent, elles ont une réalité ou une signification excédant la dynamique

historique qu’elles organisent :

La loi en effet est la force de la nature, elle est l'esprit, le principe directeur de l'homme qui vit droitement, la règle du juste et de l'injuste. […] Pour établir le droit, partons de cette loi suprême qui, antérieure à tous les temps a précédé toute loi écrite et la constitution de toute cité.30

C’est dire que la contingence de l’advenir historique du cosmos ne saurait

entamer ni la réalité, ni l’efficace de ces lois dont on comprend qu’elles

commandent de manière atemporelle. À l’inverse, la détermination de la

structure normative du ‘monde’ s’accomplit de manière immanente à son

déploiement comme monde : pour toujours réel qu’il est, le monde n’en est pas

moins déterminé en sa réalité de manière historique (« aussi longtemps

que… »); il n’est aucune norme, aucune loi, qui ne soit au-delà de cette

structure normative qu’est le monde. « Heidegger rethinks ‘truth’ ontologically

30

Cicéron, Des lois, I.VI

282

as the historically dynamic disclosure of intelligibility in time. »31 Le monde,

pour le dire avec Iain Thomson, exprime la totalité de ce déploiement

historique de la vérité en vertu duquel l’expérience de ce qui fait encontre peut

devenir signifiante, intelligible.

Un monde, donc, ce n’est pas autre chose que l’ensemble de ce qui est

tel que cela est organisé et rendu signifiant pour quelqu’un – un Dasein – par

l’activité du langage qui, ayant dit et disant encore l’être, institue du même

souffle d’innombrables pratiques et conventions régissant désormais d’avance

les manières d’interpréter le donné. Forçant un peu un autre trait de Heidegger,

on dira que « dans [le dire du langage], le cadre du monde vient, cependant

même que le monde va aux choses. »32 Comprendre la structure normative

qu’est le monde implique donc nécessairement, dans le cadre de la

phénoménologie heideggérienne, que l’on s’intéresse aux déterminations de

l’activité du langage, laquelle est ce qui procède au déploiement de la structure

normative du monde comme monde, soit comme cet espace ou est déterminée

la disponibilité signifiante des étants.

J’ai avancé que rien n’est externe au monde qui l’organiserait comme

autant de lois transcendantes : le déploiement du langage qui installe le cadre

du monde, le ‘dire’ qui accomplit la détermination de la signification de l’étant,

31

Thomson 2010, p.44 32

Heidegger 1986, p.47; italique ajouté. Heidegger écrit en fait : « Dans cet appel… ». L’appel est une modalité du « dire » du langage qu’Heidegger voit se déployer dans le langage poétique. Sans nécessairement m’attarder à ce concept en tant que tel, je reviendrai dans un moment sur la modalité spécifique au langage poétique.

283

est à chaque fois situé dans un monde, c’est-à-dire réglé par un déjà-dit auquel

il fait réponse. Autrement dit, le dire du langage qui installe un monde se

déploie depuis sa propre situation historique dans un monde qui ouvrait la

possibilité d’en répondre. Et c’est conséquemment cette dynamique, entre le

déjà-dit du langage et la réponse située qu’il commande, qu’il nous faut

maintenant mieux comprendre si l’on veut se saisir de la normativité pensée

sous le concept de monde.

Habiter un monde, c’est en répondre, et cela s’entend d’au moins deux

manières qui, prises ensembles, décrivent la manière dont le langage se déploie

en monde. Il y va d’abord de l’appartenance comprise de l’être humain, du

Dasein, à une organisation signifiante de l’expérience. Le Dasein est ce concept

qui dit la conscience d’une situation dans un monde.33 En fait, le Dasein lui-

même dit cette conscience dans la mesure où c’est par sa réponse aux

significations qu’il découvre toujours déjà disponibles dans son expérience que

le Dasein se manifeste comme tel : « Ceux qui parlent viennent bien plutôt en

présence dans le fait de parler. »34 Ce par quoi Heidegger veut faire entendre

que la modalité d’existence propre à l’être humain se manifeste d’abord

comme cette conscience d’un univers déjà signifiant. Cette conscience

33

« Conscience » n’est évidemment pas le meilleur terme pour décrire la modalité d’être-au-monde du Dasein, et Heidegger se sera bien mis en peine d’en éviter l’usage tant il repose sur un contexte métaphysique que Sein und Zeit ambitionnait de dépasser. Étant donné, par contre, qu’il est moins question de rendre fidèlement les thèses de Heidegger que de s’en inspirer, j’ose espérer que mon lecteur ne me tiendra pas rigueur de cette explicitation par trop sommaire de l’être-là du Dasein. 34

Heidegger 2006 (1976), Le chemin vers la parole, p.237 ; italique ajouté

284

correspond au déploiement d’un dire, mais d’un dire qui dit d’abord la situation

de celui qui, en fait, répond d’une parole lui étant toujours déjà adressée : le

Dasein vient au monde dans le parler, il se découvre dans l’activité du langage,

au sein d’un monde dont l’intelligibilité lui parle, lui est signifiante. Ainsi le

Dasein appartient-il à son monde dans la mesure où sa situation en tant que

Dasein se découvre dans une réponse qui s’installe dans ce qu’il partage déjà

avec sa communauté historique, avec son monde, soit son langage et les

institutions qui le détermine.

Nous parlons parce que parler nous est naturel. Cela ne provient pas d’une volonté de parler qui serait antérieure à la parole. […] C’est bien la parole qui rend l’homme capable d’être le vivant qu’il est en tant qu’homme. L’homme est homme en tant qu’il est celui qui parle. […] Partout se rencontre une parole. C’est pourquoi il ne faut pas s’étonner que l’homme, dès qu’il promène le regard de sa pensée sur ce qui est, trouve aussitôt la parole, et aussitôt entreprend, dans une perspective décisive, de l’accorder sur ce qui se montre en elle.35

On ne doit pas, ici, se laisser abuser par le naturel du parler : il n’est pas

question de faire du langage une faculté naturelle possédée puis mobilisée

volontairement par l’homme. Bien plutôt, l’être humain est lui-même possédé

par la parole dans la mesure où il est situé par le langage, où il est les

déterminations de sa situation dans la parole : le Dasein est réponse située, à

lui-même intelligible comme ce qu’il est en vertu du déploiement d’un dire, et

le langage est toujours déjà l’élément dans lequel cette réponse se manifeste.36

35

Heiddeger 2006(1976), La parole, p.13 36

Cf. Heidegger 2006(1976), Le chemin vers la parole, p.227 : « La capacité de parler n’est pas seulement une aptitude de l’être humain, qui serait au même rang que les autres. La capacité

285

La conscience que décrit le Dasein est donc déterminée en sa

manifestation par sa réponse à un monde déjà signifiant : quelque chose fait

encontre comme ce qu’il est, invitant du même coup à en répondre (à s’en

saisir, à le repousser, à l’utiliser, à le prier, etc.). La possibilité de cette réponse,

quant à elle, repose sur la co-appartenance du Dasein et de ce qu’il vise à

l’organisation du monde : « dès qu’il promène le regard de sa pensée sur ce qui

est, l’homme trouve aussitôt la parole, et aussitôt entreprend, dans une

perspective décisive, de l’accorder sur ce qui se montre en elle ». Aussitôt : la

pensée qui voit, donne à voir et se donne à voir, est aussitôt manifestation de la

parole et d’une décision déjà prise, d’une orientation significativement élue

depuis la situation de la pensée dans la parole. Si la manifestation du Dasein à

lui-même repose sur l’expérience où il se découvre toujours déjà là, quelque

part où autre chose est donné en vertu du fait que cette altérité est également

située dans son monde, nommée par un langage que partage le Dasein, c’est

que le Dasein a toujours déjà dit cette altérité.

Autrement dit, depuis sa situation dans le monde auquel il appartient,

toute signification qui se manifeste est un phénomène déjà rendu intelligible,

par et pour un Dasein, depuis les possibilités de sens ouvertes par l’ordonner de

son monde. « Tout mot parlé est déjà réponse : contre-dite, Gegensage, dire

allant à la rencontre et écoutant. »37 Mais cette réponse ne procède pas

de parler signale l’être humain en le marquant comme être humain. Cette signature détient l’esquisse (der Aufriss) de sa manière d’être. » 37

Heidegger 2006(1976), Chemin vers la parole, p.249

286

autrement que depuis sa situation, et le dire qu’elle articule correspond à

l’accomplissement d’une possibilité de sens ouverte par la structure normative

de son monde : le regard de la pensée est le déploiement d’une perspective

décisive et «le monde, c’est … l’éclaircie de l’orbite des injonctions essentielles,

dans laquelle toute décision s’ordonne. »38 Se saisir d’une possibilité ouverte

par ce qu’il comprend du monde auquel il appartient, et la viser comme

quelque chose de signifiant, c’est effectivement répondre de son monde, de sa

normativité, mais sous la guise d’une décision qui dit l’un de ses possibles,

décide de l’intelligibilité de ce qui fait encontre à la lumière de ce que son

monde rend possible.

Le « dire » accompli par la réponse du Dasein constitue le second sens

du répondre qui décrit la manière dont il habite son monde. Il y va toujours de

la situation du Dasein dans un monde auquel il appartient, mais nous la

pensons cette fois comme l’effectivité du langage qui installe son monde. Sous

cette perspective, « ‘dire’ veut dire : montrer, laisser apparaître, donner à voir

et à entendre. »39 La réponse dit et accomplit une possibilité de sens implicite

dans l’ordre de son monde, la manifeste comme quelque chose de signifiant, et

cette manifestation accomplie s’installe dans le monde comme une nouvelle

manière d’adresser le Dasein et de commander sa réponse. Or, en tant que ce

dire est une réponse à la parole qui fait encontre, on en comprend que son

accomplissement repose en sa possibilité sur l’amplitude des possibles qu’ouvre

38

Heidegger 1986, p.60 39

Heidegger 2006(1976), Chemin vers la parole, p.239

287

un monde ayant déjà-dit. Toujours – et il s’agit ici du même « toujours » que

nous avons rencontré un peu plus tôt – le monde est déjà signifiant, déjà

organisé par les réponses qui l’ont installé, par les paroles-dites ; « Partout se

rencontre une parole ».40 Mais la réponse du Dasein est elle-même parole : en

disant sa réponse, il réalise une possibilité signifiante de son monde, la tire au

clair et lui donne présence dans son monde. Du même coup, l’accomplissement

de cette présence altère l’organisation de son monde, modifie les relations

entre les étants manifestes ainsi que les modalités de co-appartenance des

étants-dits, et transforme du coup son monde à la hauteur de ses possibilités

implicites.

Le monde dit de la sorte la structure instituée par ces réponses décisives

du Dasein, réponses que suscite sa situation : le monde est parole-dite dont le

Dasein répond, installant une nouvelle parole-dite et accomplissant de la sorte

l’advenir historique du monde. En tant que son advenir historique est l’espace

(ou l’horizon, ou encore le cadre) où se rassemblent ces réponses, le monde se

donne comme l’ensemble de ce qu’il a donné à comprendre, l’ensemble des

précompréhensions maintenant installée dans son langage et qui détermine la

situation du Dasein, c’est-à-dire : la mesure de sa co-appartenance à son monde

et aux étants qu’il abrite, ce qui signifie également l’ordre des décisions et des

projets qui lui sont disponibles comme réponse à cette situation.

40

Dans Sein und Zeit, cette situation du Dasein dans un monde toujours déjà signifiant dont il répond en son être, Heidegger la pensait sous les concepts de Vervallen et de Geworfensein : l’échéance et l’être-jeté. (Cf. Heidegger, Sein und Zeit, particulièrement §38).

288

Nous [n’entendons la parole-dite (Sage)] que parce que nous nous entendons avec elle, parce que nous sommes en elle à notre place. C’est seulement à ceux qui lui appartiennent que la parole-dite (Sage) accorde d’écouter la parole (Sagen), et ainsi de parler.41

La parole ainsi comprise, c’est le langage qu’est le monde en sa réalité

normative. Le monde est le déploiement durable de la ‘parole’, la parole-dite : il

est l’espace phénoménologique où les paroles-dites sont préservées de toutes

sortes de manières (institutions, rituels, dictons, habitudes, lois, etc.) et

s’entrelacent comme autant de précompréhensions structurant l’intelligibilité

de l’expérience du Dasein, intelligibilité qui ouvre du même coup ses propres

possibilités d’agir et donne le cadre normatif qui lui permette d’en décider.42 La

‘parole’ décrit donc essentiellement la dynamique structurante du langage

même, soit cette normativité se déployant sans le secours d’une autorité ou

d’une ‘raison’ confirmée historiquement.43 Ainsi chaque décision, chaque projet

d’agir significativement dans son monde, répète l’ordre du monde en

mobilisant les précompréhensions (les paroles-dites) dont il est constitué tout

en en transformant la manifestation explicite au moyen d’une nouvelle réponse

rendue possible par ces précompréhensions. Dasein et monde sont de la sorte

les deux versants d’une dynamique normative historique dont on ne peut

donner ni le début, ni la fin.

41

Heidegger 2006(1976), Chemin vers la parole, p.242; j’ai toutefois modifié la traduction, préférant parole-dite à « la Dite ». 42

Heidegger 2006(1976), Chemin vers la parole, p.235-36 : « le déploiement de la parole : la manière suivant laquelle la parole se déploie (west), c’est-à-dire dure (währt), c’est-à-dire reste rassemblée en cela qui recueille et garde et accorde (gewährt) en son propre, en tant que parole, la parole à elle-même. » 43

Cf. Steven Crowell, Measure-Taking: Meaning and Normativity in Heidegger’s Philosophy, in Continental Philosophy Review 41(3), Springer, 2008, p.270

289

2. Le « dire poétique » comme événement de sens (Sinnereignis)

De cette dynamique normative, il y aurait encore fort à dire, mais là

n’est pas le propos de cette thèse.44 L’analyse du concept de ‘monde’ et de la

manière dont y jouent nos précompréhensions nous a permis de tirer au clair la

structure normative du phénomène où le Dasein vise l’accomplissement d’un

sens en général, et c’est là tout ce dont nous avions besoin pour la suite des

choses. Ce qu’il faut à présent, c’est démontrer la possibilité intramondaine

d’une création, soit d’un événement de sens radicalement nouveau, un

Sinnereignis, pour reprendre le concept suggéré entre autre par Marc Richir,

László Tengelyi et Steven Crowell.45 Plus précisément, il s’agit de tirer au clair la

manière dont Heidegger caractérise le ‘dire poétique’ (poetische Dichtung)

comme un accomplissement signifiant dans le monde, mais dont les

déterminations et les conditions de possibilité sont cependant irréductibles aux

précompréhensions qui y sont disponibles.

C’est en effet de la sorte que S. Crowell, dans Measure-Taking : Meaning

and Normativity in Heiddeger’s Philosophy, suggère de penser la spécificité du

44

La question du normatif dans la phénoménologie heideggérienne semble avoir reçu beaucoup d’attention depuis quelques années. Figure centrale dans les débats que le sujet aura suscités, Hubert L. Dreyfus publiait en 1991 Being-in-the-World; A Commentary on Heidegger’s Being and Time, Division I (MIT, USA, 1991, 370p.) dont la parution a attiré l’attention de philosophes issus de diverses traditions philosophiques. En témoigne les deux tomes d’essais à l’honneur de Dreyfus publiés en 2000. On y retrouve en effet des contributions de penseurs tels que Charles Taylor, John Searle, Richard Rorty, Jeff Malpas et bien d’autres encore (cf. Essays in Honor of Hubert L. Dreyfus, 2 vol., MIT, 2000). 45

Cf. Crowell 2008 et L. Tengelyi, Der Zwiitterbegriff Lebensgeschichte, Wilhem Fink Veralg, Munich, 1998

290

dire poétique. Celui-ci se révèle distinct d’autres types de réponse ou d’activité

signifiante en ce qu’il accomplirait « a meaning that does not flow from some

prior project or constitutive act ». Que l’on comprenne bien : le projet du « dire

poétique » ou de l’accomplissement d’une œuvre d’art est certes ménagé en sa

possibilité signifiante par le monde du Dasein ; à cet égard, on peut dire qu’il

découle (« flows from » ) de cet horizon normatif. Seulement, son

accomplissement procèderait selon une structure intentionnelle dont l’effet

serait de retirer la signification du phénomène spécifié à sa détermination sous

l’horizon normatif du monde où il s’installe comme œuvre d’art. Contrairement

à l’expérience quotidienne et régulière du monde, où ce qui est intelligible se

manifeste pour ainsi dire immédiatement comme une possibilité de sens

préparée par cet horizon normatif, le phénomène du dire poétique correspond

à un événement dont l’intelligibilité ne répond pas (« does not flow from ») de

l’ordre normatif où il se situe, mais de la structure même de son

accomplissement. Or, étant donné ce qui a été dit des conditions de possibilité

d’un phénomène signifiant pour le Dasein, l’événement du dire poétique ne

peut manquer d’apparaître comme une contradiction, voire un paradoxe, dès

lors qu’on en admet l’existence.

Crowell ne manque pas de constater la nature paradoxale de ce genre

de phénomène. En fait, pense-t-il, la possibilité d’un tel événement de sens –

qu’il s’agisse du dire poétique ou de celui accomplit par l’appel de la

291

conscience, par exemple46 – ne peut faire autrement que de questionner le

projet même de la phénoménologie :

One motive for introducing such a notion [Sinnereignis] arises wherever phenomenology reflects upon what is often called ‘‘radical alterity.’’ The meaning that inhabits religious experience, or the ethical encounter with another person, or our own embodiment as such, seems to outstrip the resources of classical phenomenology, with its commitment to a meaning-giving ‘‘subject.’’ Both Husserlian intentional analysis and Heideggerian existential analysis might seem to ignore, efface, or neutralize those sources of meaning that remain inaccessible from the standpoint of subjective reflection. At the same time—and this shows that we are dealing with a phenomenological paradox and not a contradiction—such meaning-formation cannot be thought as altogether foreign to experience and reflection either.47

Présenté de la sorte, on voit tout de suite que l’analyse du dire poétique doit

servir un projet philosophique beaucoup plus large que celui que je me propose

ici. On constate, entre autre, que son phénomène s’installe au cœur du projet

de la phénoménologie. Car à demander au phénoménologue s’il est possible de

spécifier un phénomène comme création, on demande en fait si la

phénoménologie dispose vraiment des moyens de réfléchir la participation de

l’altérité radicale à l’expérience du Dasein. Mais au-delà du cas particulier de la

création artistique, c’est aussi la création du monde lui-même qui est en

question, cette structure normative qui s’installe comme réponse à l’encontre

de l’être que le Dasein n’est pas. Derrière la question de l’événement de sens,

46

Cf. Crowell 2008: c’est en effet le propos de cet article de Crowell que de montrer comment le dire poétique partage avec l’appel de la conscience, qu’Heidegger décrit dans Être et temps, une structure intentionnelle similaire. Il est du reste intéressant de remarquer que l’on pense ici l’appel de la conscience, lequel résonne de manière particulièrement éthique, en continuité avec l’accomplissement d’une œuvre d’art. Cela n’est pas sans rappeler les rapprochements que Young opérait déjà entre ces deux ordres d’activité. 47

Crowell 2008, p.263

292

donc, c’est aussi la possibilité même de l’avènement de l’intelligibilité du monde

qui se joue pour le phénoménologue.48

La phénoménologie heideggérienne soutient que la signification d’un

phénomène repose nécessairement sur la réponse située du Dasein à ce qui fait

encontre, sur une perspective décisive qui s’approprie l’étant comme ce qu’il est

dans le cadre de projets eux-mêmes rendus possibles par le contexte normatif

du monde. Est-il alors seulement possible que le dire poétique puisse spécifier

la signification de son phénomène sans qu’elle ne se réduise, en ses conditions

de possibilité, à ce même contexte normatif ? Car il faut bien se rendre à

l’évidence : c’est en vertu de sa situation dans un monde (de l’art)49 où de tels

projets sont intelligibles que la visée d’accomplir une œuvre d’art devient

possible. Comment, donc, le monde (de l’art) ouvre-t-il l’espace d’un projet

dont la signification le dépasse toujours déjà ? Comment peut-il se laisser

pénétrer de cette altérité radicale à laquelle prétend l’événement de sens du

dire poétique ? Comment la réponse qu’est le déploiement de la parole qui

accomplit toute donation de sens peut-elle se faire création d’une intelligibilité

48

Je ne m’y arrêterai pas, mais je note au passage que le rapprochement entre une pensée de la normativité en jeu dans le déploiement du monde en monde et celle de l’accomplissement d’une œuvre d’art est pour ainsi dire suggéré naturellement par la manière dont nous caractérisons fréquemment les résultats de ces deux processus comme autant de créations. 49

J’écris « monde (de l’art) » afin de donner à voir la double normativité en jeu, soit celle du monde où est situé le Dasein, et celle d’un horizon normatif intramondain spécifique, soit celui du monde de l’art.

293

que le monde de la parole dite ne préparait pas ? La chose, si elle devait

s’avérer possible, semble effectivement tenir du paradoxe…50

Et pourtant, il faut bien qu’un tel événement soit possible sans quoi

c’est la possibilité même de l’avènement d’un monde qui, ainsi que je le

suggérais à l’instant, serait laissé impensé par la phénoménologie. Car la

structure de l’avènement d’un monde ça n’est en fait rien d’autre que le

déploiement d’un ordre de signifiance et d’intelligibilité où il n’y avait d’abord

rien qui ne soit signifiant ; il y va, dans la constitution d’un monde en monde,

d’une avancée du sens qui force le rien – l’autre que signifiant, l’autre que

réponse et parole dite – à la retraite. Sans entrer dans le détail de la chose, c’est

évidemment pourquoi la figure du dire poétique est mobilisée par Heidegger

dans sa philosophie plus tardive afin de donner à « voir » la structure

fondamentale du déploiement de la parole comme appropriation de l’être dans

son assignation signifiante à l’étant. Car si le dire poétique procède

effectivement de manière créative, il y a tout lieu de penser qu’il aura participé

au déploiement du ‘monde’ historiquement déterminé par le discours

métaphysique occidental où sa pratique s’est avérée possible. Sorte de ‘monde’

installé au cœur du monde (de l’art), l’accomplissement du dire poétique se

donne sous cette perspective plus fondamentale comme une parole-dite dont

l’efficace est d’organiser la manière dont un peuple historial se donne, se dit, et

se dira l’être qui fait encontre.:

50

Cf. Crowell 2008, p.263

294

Artworks thus function as ontological paradigms, serving their communities both as « models of » and « models for » reality, which means that artworks can variously ‘manifest’, ‘articulate’, or even ‘reconfigure’ the historical ontologies undergirding their cultural worlds.51

Mais cette fonction dans le développement historique d’un monde, l’œuvre

d’art la possède parce que le phénomène du dire poétique répète la structure

de l’avènement de la vérité et la donnerait à « voir ». En tant que création, la

structure intentionnelle du dire poétique a cette signification d’installer un

monde de signification là où rien ne laissait en présager la venue à l’être.

Dans la section qui suit, il faudra s’attarder brièvement à cette relation

entre l’accomplissement du dire poétique et le déploiement historique de

l’intelligibilité du monde, cela afin d’illuminer les déterminations intentionnelles

de ces dynamiques et d’en cerner la structure. Puisqu’il n’est toutefois pas

question de proposer une interprétation exégétique de thèses philosophiques

de Heidegger, mais bien seulement de s’approprier cette structure afin de

rendre compte de l’aspect créatif de l’acte de spécification, je ne m’engagerai

pas à une analyse critique de cette thèse ni ne m’y attarderai dans le détail.

Autrement dit, si ce bref détour par l’ontologie fondamentale de Heidegger

s’avère utile à l’explicitation des concepts empruntés à sa philosophie de l’art, il

ne sera jamais question de s’en réclamer. A fortiori, il ne sera non plus question

de placer l’argumentation développée dans cette thèse dans un rapport

d’adéquation aux propositions heideggériennes touchant au phénomène de

51

Thomson 2010, p.44

295

l’art et à sa création. S’il est indéniable que j’en mobiliserai la conceptualité, il

faudra toujours se garder de penser que mon propos puisse être reconduit dans

l’orbe des thèses heideggériennes. J’y reviendrai lorsqu’il sera lieu de bien

identifier les points de rupture entre sa pensée et celle que je développe ici.

***

Le point de départ des analyses de la présente section est donc donné

par la signification que Heidegger attribue au phénomène de l’œuvre comme

mise en œuvre de la vérité. Il s’agira de tirer au clair comment le dire poétique

répète la dynamique du déploiement de la parole en monde et,

conséquemment, en quoi cet accomplissement se laisse décrire comme étant

artistiquement créatif. Cette partie de l’analyse recoupera les trois premiers

moments du modèle issu de la méthode de composition de Young. J’aurai

ensuite à me tourner vers les conditions intramondaines et institutionnelles qui

ouvrent la possibilité de cet accomplissement et de sa signification en tant que

création. C’est-à-dire que, comme aux quatrième et cinquième moment du

modèle qui guide nos réflexions dans cette section, il faudra montrer comment

le contexte normatif du monde du Dasein rend le projet du dire poétique

possible et signifiant comme création, tant pour l’artiste que pour ceux à qui il

destine son accomplissement. Si cette démonstration devait réussir, nous

aurons alors acquis un modèle contemporain de la création artistique où la

propriété de la créativité n’aura pour seule signification que de décrire un

296

aspect nécessaire de l’accomplissement intentionnel spécifique à la genèse des

œuvres d’art qua œuvres d’art.

***

Saisissons-nous donc, comme fil conducteur vers la compréhension de

ce paradoxe et l’élucidation du dire poétique, de cette citation tirée de L’origine

de l’œuvre d’art où Heidegger lie explicitement le « dire poétique » à la

constitution du phénomène de l’œuvre d’art ainsi qu’à la répétition du

déploiement de la parole comme structure normative où la vérité de l’étant se

donne :

L’art est donc un devenir et un advenir de la vérité. Et la vérité ? Provient-elle du Rien ? Assurément, si par Rien on entend la pure et simple négation de l’étant, celui-ci étant représenté comme ce donné habituel et disponible qui, précisément, par la seule instance de l’œuvre, s’ébranlera et s’avérera être l’étant qui n’était vrai que putativement. Bien plus, l’ouverture de l’ouvert et l’éclaircie de l’Étant n’adviennent qu’autant que l’état d’ouverture où nous sommes embarqués s’ouvre lui-même à la mesure d’une amplitude.

La vérité, éclaircie et réserve de l’étant, surgit alors comme Poème. Laissant advenir la vérité de l’étant comme tel, tout art est essentiellement Poème (Dichtung).52

Que tout art soit essentiellement poème (Dichtung) pour Heidegger, on le

comprend aisément à partir des analyses précédentes. Dans la mesure où, en

effet, tout agir et toute décision du Dasein est un ‘dire’ qui répond à ce qui fait

encontre, il y va figurativement d’un art de la parole, soit du poème. Or le

propre du dire poétique, lit-on ici, est de « laisser advenir la vérité », laquelle

52

Heidegger 1986, p.81

297

‘vérité’ Heidegger n’entend pas autrement que comme la dynamique historique

du déploiement de la parole en monde.

Ainsi que je le disais à l’instant, la proposition défendue dans L’origine

de l’œuvre d’art – et, en général, dans l’œuvre tardive de Heidegger – est que le

phénomène d’une œuvre d’art comme création manifeste dans le monde la

structure de cette dynamique : « L’œuvre est la mise en œuvre de la vérité ».53

Ce par quoi Heidegger veut dire que la structure intentionnelle de

l’accomplissement du dire poétique répète la structure du déploiement de la

parole en monde que nous avons explorée à la section précédente, et l’installe

dans son monde, la donnant ainsi à comprendre comme cette structure.54

L’encontre d’une œuvre d’art en tant que telle, et l’interprétation de sa

signification, c’est à chaque fois l’expérience comprise qu’il n’est pas de normes

disponibles dans le monde (de l’art) qui achèveraient de nous rassurer quant à

ce qu’il faut y répondre ; c’est la découverte assumée d’un monde radicalement

nouveau et singulier.

À présenter les choses ainsi, on peut d’ores et déjà affirmer que le dire

poétique, l’œuvre d’art, ne sera jamais simplement que la répétition imitative

d’un étant ou d’une signification découverte dans le monde, et encore moins le

résultat d’une telle représentation, un simple produit. Un peu comme il en était

chez Davies, l’œuvre d’art est ‘accomplissement’, elle est ‘dire poétique’. C’est-

53

Heidegger 1986, p.41 54

À propos du concept d’installation, important à l’économie de la pensée heideggérienne dans L’origine de l’œuvre d’art, on lira Heidegger 1986, p.46-52

298

à-dire que l’ontologie heideggérienne de l’art pose également que les

déterminations du phénomène de l’œuvre impliquent davantage que les

propriétés manifestes d’un produit. Il y va d’un accomplissement, d’une

performance signifiante dont les déterminations décrivent l’espace du

phénomène de l’œuvre. Cela deviendra plus clair au fil des prochaines pages,

mais disons tout de suite que ça n’est qu’en autant que ce qui fait encontre

dans l’expérience se laisse penser comme participant de l’articulation d’un dire

poétique que l’interprétation pourra en penser la signification comme œuvre

d’art.

Mais peut-être les similarités entre ces deux ontologies s’arrêtent-elles

là ? Il y a, dans cette citation que j’ai tirée de L’origine de l’œuvre d’art, quelque

chose qui attire l’œil et suggère en effet une différence importante quant à la

manière dont ces ontologies pensent l’accomplissement de l’artiste. C’est que,

plutôt que de décrire l’accomplissement du dire poétique comme tablant

intentionnellement sur la mobilisation de compréhensions partagées ou de

médiums artistiques, Heidegger ‘situe’ la provenance de la vérité et la

signification qui advient par l’expérience de l’œuvre dans le rien. Il ne nous dit

pas, de la sorte, que le projet du dire poétique émane de nulle part – ce qui

contredirait de façon évidente ce qui a été dit à la section précédente. La

possibilité de s’engager dans un tel projet, de vouloir dire poétiquement, doit en

effet être ouverte en son intelligibilité par un ordre de précompréhensions en

déterminant l’horizon normatif, par quelque chose comme un monde de l’art

299

dont ce projet répond. Autrement dit, la pratique du dire poétique doit déjà

pouvoir être signifiante en tant que telle dans le monde (de l’art) si le Dasein

peut vouloir projeter s’y adonner. Ce que Heidegger nous dit, par contre, c’est

qu’une fois engagé dans un tel projet, son accomplissement par le Dasein est

structuré en sa signification par une visée du rien. La signification et les

déterminations du phénomène de l’œuvre spécifiée répondraient ainsi, non pas

des précompréhensions issues du monde (de l’art) – lesquelles n’ouvrent que la

possibilité de son projet –, mais de l’appropriation d’une possibilité signifiante

qui excède radicalement l’intelligibilité du monde et conséquemment n’est rien

quant à lui. Frappant par son étrangeté apparente, ce trait de Heidegger

m’apparaît nous inviter presque de force à en éclaircir le sens.

Remarquons d’abord que ce rien n’est pas rien ni, très certainement, un

simple néant. Le ‘rien’, c’est le lieu d’où provient la vérité (ou la proposition)

mise en œuvre, et c’est encore la « négation » de l’étant.55 Le ‘rien’ est « lieu »

et « négation », ce qui signifie plus essentiellement que le rien est l’espace

d’une expérience ouverte en sa signification par l’intentionnalité du Dasein. Car

que le ‘rien’ puisse être le lieu d’une provenance, soit l’invitation à une réponse

signifiante du Dasein, cela signifie d’abord et avant tout qu’il est situé. La

caractérisation de la ‘situation’ du rien dans l’expérience du Dasein nous est

55

Anticipant quelque peu sur le travail des prochaines pages, je renvoie tout de même le lecteur à cette citation : « Le projet poématique vient du Rien, dans la mesure où il ne puise jamais son don dans l’habituel jusqu’à présent de mise. Il ne vient cependant jamais du Néant, dans la mesure où ce qui nous est envoyé par lui n’est autre que la détermination retenue du Dasein historial lui-même. » (Heidegger 1986, p.86)

300

donnée par le fait qu’il est une négation de l’étant, soit le résultat d’une

perspective décisive commandée, dans ce cas particulier, depuis les

précompréhensions du monde (de l’art). Bien entendu, il n’est pas question de

nier un à un tous les étants, tâche aussi farfelue qu’impossible, mais bien

l’ensemble de ces étants dont la manifestation est représentée sous les traits

de l’habituel et du disponible ; ce sont les manifestations mondaines qui, sous le

projet du dire poétique, deviennent rien.

Il ne s’agit donc pas, dans cette expérience du rien dont répond le dire

poétique, de se fermer les yeux et de se boucher les oreilles, de taire tous ses

sens dans l’espoir d’une expérience vide de contenus. Non : il y va plutôt d’une

résolution intentionnelle56 du Dasein de se retirer à l’ordre normatif de son

monde quotidien et de déployer un mode d’attention où l’être peut être

autrement que déterminé par la parole dite :

To experience this ‘noth-ing’ is to become attuned to something which is not a thing (hence ‘nothing’) but which conditions all our experiences of things, something which fundamentally informs our intelligible worlds but which we experience initially as what escapes and so defies our ‘subjectivistic’ impulse to extend our conceptual mastery over everything.57

Si on veut le dire d’une manière qui fait écho aux analyses menées aux

sections précédentes, on peut affirmer que l’accomplissement du dire poétique

56

Le lecteur déjà familier avec les écrits de Heidegger verra derrière le concept d’une résolution intentionnelle une référence à peine voilée au travail du deuxième chapitre de la seconde section d’Être et temps : « L’attestation par le Dasein de son pouvoir-être authentique et la résolution ». J’invite à nouveau le l ecteur qui serait intéressé par une telle problématique à jeter un œil à cet article de Crowell cité plus haut, Measure-Taking: Meaning and Normativity in Heidegger’s Philosophy. 57

I. Thomson 2010, p.47

301

table sur la suspension des manières reçues de penser l’étant, sur la décision de

taire la force normative des précompréhensions qui constituent le monde tel

que le Dasein le découvre dans son affairement quotidien.

D’une manière qu’il nous reste à comprendre, donc, le monde (de l’art)

est cet espace normatif intramondain où les phénomènes qui font encontre, les

œuvres d’art, et les projets d’accomplissements qu’il rend possible sont rendus

intelligibles au Dasein en tant que dire poétique, soit comme autant

d’événements de sens dont la constitution est irréductible à quelque

précompréhension disponible. C’est-à-dire que l’espace normatif du « monde

de l’art » prépare toujours déjà la possibilité d’une expérience signifiante où le

Dasein se retient de placer ce qui fait encontre dans l’horizon des

précompréhensions qui en assurent normalement le sens, cela afin de le penser

autrement.58 Comme pour Young et la méthode de composition originale, il

58

Il m’est fréquemment apparu utile, lorsque j’enseigne la philosophie de l’art d’Heidegger, d’offrir une anecdote personnelle en guise d’illustration afin de montrer que l’expérience ici décrite n’a rien de particulièrement suspect. Il y va en fait d’un souvenir tiré de mon enfance. Je devais avoir un peu moins de dix ans lorsque l’envie me prit de m’étendre sur le carrelage de la cuisine, dans la maison de mes parents. Depuis cette perspective inusitée sur mon monde, mon regard balayait les environs comme s’il les découvrait pour la première fois. J’ai le souvenir singulier, entre autre, d’avoir soudainement pris conscience de l’immensité des armoires où l’on rangeait la vaisselle. Ces armoires que j’utilisais pourtant quotidiennement et qui, pour un petit garçon de dix ans, demeuraient pour une large part inaccessibles en leurs hauteurs, ne m’étaient pourtant jamais apparues aussi imposantes. Et alors que le sentiment de leur grandeur croissait en moi d’une manière presqu’enivrante, je pris conscience de ce qui avait toujours été là, secrètement : le grain du bois, la chaleur de sa couleur, l’ennui mortel de la répétition (presque infinie, aurais-je voulu dire) de ces poignées peintes d’un brun mat, etc. Le souvenir de cette expérience m’habite encore. Or, depuis la perspective ouverte par la phénoménologie heideggérienne, il semble que l’on puisse en dire ceci : en retirant ma perspective sur mon monde des chemins où elle se déployait normalement, j’ai cessé de voir des « armoires » où l’on rangeait la vaisselle. Pour un instant, un instant fugitif certes, mais un instant tout de même, je n’y voyais plus rien. Et c’est depuis ce rien que j’ai pu redécouvrir ce qui pourtant avait toujours été, que j’ai pu voir autrement l’espace de mon monde et l’étant qui l’habite.

302

s’agit pour l’artiste voulant spécifier une œuvre originale de penser les

contenus de son expérience autrement qu’en fonction de valeurs et modèles

disponibles dans la tradition. Mais, contrairement à Young, qui faisait de cette

négation une condition nécessaire à la possibilité pour l’artiste de renouer avec

la normativité positive de la loi naturelle, il n’est pas question ici d’abandonner

une structure normative – celle du monde (de l’art) – pour une autre, mais

seulement d’être attentif au ‘rien’ qui en résulte.

Pour autant, on peut bien voir à présent si le dire poétique s’accomplit

comme une réponse au rien, « il ne vient cependant jamais du Néant, dans la

mesure où ce qui nous est envoyé par lui n’est autre que la détermination

retenue du Dasein historial lui-même. »59 Déterminé par le retrait du Dasein

depuis la structure normative du monde où ce qui fait encontre se donne

comme l’étant qu’il est, le rien de cette négation dit en fait l’autre qu’étant pour

ce Dasein. Il y va, dans ce retrait, de l’expérience de la possibilité de dire ou re-

présenter autrement l’étant : « Parce que la vérité est liberté en son essence,

l’homme historique peut aussi, en laissant être l’étant, ne pas le laisser être en

ce qu’il est et tel qu’il est. L’étant, alors, est travesti et déformé. »60

Le rien d’où provient le dire poétique et la mise en œuvre de la vérité ne

correspond donc pas à l’objectivement indéterminé du néant. Bien au

contraire : déterminé comme autre qu’étant, le rien est le sol de tous les

59

Heidegger 1986, p.86 60

Heidegger, De l’essence de la vérité, in Questions I et II, Gallimard, coll. TEL, Paris, 1968, p.179

303

possibles pour un Dasein situé. Son expérience relève d’une volonté de

« possibiliser » l’étant, de le laisser se manifester autrement que sous les

directives de la parole-dite. Et le dire poétique est l’accomplissement de cette

manifestation dans le monde (de l’art) ou, plutôt, en est la re-présentation. On

peut le penser, par exemple, tel une performance qui répète la présentation

d’un étant déjà familier mais qui, en installant cette répétition hors du contexte

normatif assurant l’aspect familier de cet étant, l’étrange et le montre

autrement que l’étant qu’il était. C’est ainsi que le cédrat, re-présenté dans une

nature morte hollandaise du 17e siècle, n’est plus ce cédrat familier qui fait

encontre dans notre cuisine et qui se prête déjà à notre appétit. Ou il ne l’est

plus tout à fait : sur la toile, on le sait bien, le cédrat joue autrement comme un

symbole qui donne à entendre notre mortalité, l’aspect éphémère de la vie

humaine – ce que le fruit jaune dont je m’empare distraitement ne saurait dire

en son phénomène quotidien.

Or cette autre signification attribuée au cédrat répond de

l’accomplissement du dire artistique qui s’est détourné de sa relation

quotidienne au fruit pour penser autrement sa signification. Rien, dans nos

rapports habituels à ce fruit, ne laissait présager qu’il puisse se donner en une

telle signification. Et c’est très précisément ce ‘rien’ dont l’artiste se sera saisi

pour en répondre.61 Voilà comment l’activité de l’artiste ouvre la possibilité de

61

Bien entendu, une fois avalisée par le monde (de l’art), cette nouvelle signification du cédrat se fera parole dite, médium artistique, au même titre que tout autre consensus intelligibile au sein de cet horizon normatif.

304

le dire autrement, d’en répéter la monstration depuis un ordre de

préoccupations qui lui était radicalement étranger, et d’ainsi en déterminer la

signification de manière parfaitement imprévisible. Or, si l’on peut comprendre

comment le rien ouvre l’espace des possibilités dont répond le dire poétique, on

aura atteint au cœur de cet accomplissement et de la mesure dans laquelle sa

performance détermine le phénomène de l’œuvre en vertu d’une altérité que le

contexte normatif du monde ne saurait prévoir ni réduire.

C’est cette fois la conceptualité déployée dans Le chemin vers la parole

qui nous sert de guide :

Le coup d’œil simple et soudain, inoubliable et donc toujours neuf, suffit – ce coup d’œil qui porte le regard au cœur de ce qui nous est à la vérité familier, mais que pourtant nous ne cherchons même pas à connaître et encore moins à reconnaître d’une manière qui lui est appropriée. Ce familier inconnu, qui commotionne le montrer de la parole-dite en sa motion, est, pour toute venue en présence et toute sortie hors de la présence, la primeur du matin avec lequel seulement s’amorce l’échange possible du jour et de la nuit : le plus matinal et l’archi-ancien du même coup.62

Ne pas chercher à « connaître » ou à « reconnaître » l’étant, cela dit la

modalité d’attention du Dasein qui s’est résolu à retirer sa perspective décisive

à l’ordre que lui impose le monde et ses précompréhensions. Je l’ai déjà dit,

bien qu’il reste encore à se l’expliquer rigoureusement : la possibilité du projet

d’être ainsi attentif à l’étant est ouverte pour le Dasein par le monde (de l’art),

qui n’est autre chose que cet horizon normatif où la règle reconnue – la parole

dite qui décrit l’intelligibilité de cet espace institutionnel – est de faire

62

Heidegger 2006(1976), Chemin vers la parole, p.245; mon italique

305

autrement. L’étant devient, sous cette modalité spécifique d’attention, ce

familier inconnu, concept qui ne correspond pas tant à une description

objective de la nature du phénomène qu’à la tonalité affective et intentionnelle

de l’expérience où ce qui se manifeste est dépouillé des traits de l’intelligible

sans pour autant faire encontre de manière incohérente ou inquiétante. L’in-

connu dit en fait l’horizon radicalement ouvert de l’altérité auprès de laquelle

fait séjourner la négation du contexte normatif familier au Dasein. Mais ce

‘nouvel’ horizon étant lui-même toujours déjà situé par l’accomplissement

intentionnel du dire poétique, ce qui s’y découvre continue d’apparaître en une

commune appartenance avec la situation du Dasein ; il s’agit, somme toute,

d’un in-connu à la rencontre duquel le Dasein s’est volontairement porté, lui qui

aura intentionnellement ouvert l’espace de la possibilité de son expérience. Et

c’est à l’expérience de cette altérité radicale néanmoins familière – une

familiarité qui demeure encore à dire – que le dire poétique fait réponse. C’est

ainsi que, répondant à fois du projet d’un Dasein et du rien de l’autrement

possible, de ce qui est autrement qu’étant, la signification du dire poétique

apparaît tel un événement de sens (Sinnereignis), soit un phénomène dont

l’accomplissement est intelligible sous l’horizon de la structure normative du

monde (de l’art), mais dont la signification spécifiée excède ce que la

mobilisation de précompréhensions disponibles sous cet horizon pourrait

déterminer.

306

On retrouve de la sorte le paradoxe que j’évoquais au début de cette

section en me référant au travail de Crowell : « The phenomenological paradox

of meaning-events, then, is the paradox of an experience that is mine and yet

not my accomplishment. »63 Ce par quoi Crowell veut dire que, si le dire

poétique est bel et bien une expérience du Dasein se saisissant d’une possibilité

de projet ouverte par le monde (de l’art), les déterminations de l’intelligibilité

de son accomplissement, elles, ne sont pas élues depuis un acte de donation de

sens qui serait entièrement le sien. Cela parce qu’une fois ouvert à la possibilité

de l’altérité radicale de l’étant, à la possibilité du « tout autrement », le Dasein

n’a pas d’emprise quant à la manière dont l’étant fait désormais encontre. Ni

non plus, conséquemment, comment il faut y répondre.64

Ce qui fait ainsi encontre et ouvre la possibilité d’une réponse poétique,

cela se donne d’une manière qui échappe nécessairement aux conditions de

possibilité du phénomène signifiant que nous avons établies à la section

précédente. La réponse ou Gegensage du Dasein qui nie l’étant habituel et

disponible est bel et bien son accomplissement, mais en tant que négation, en

tant que retrait depuis le contexte normatif du monde, l’espace de la situation

ainsi ouverte par cet accomplissement n’est pas, lui, déterminé par le projet du

63

Crowell 2008, p.263 64

Ce phénomène trouve peut-être illustration dans ce mot de Ben Shahn que j’ai évoqué au second chapitre (cf. supra, p.120): l’accomplissement du dire poétique est tout aussi impliqué dans la réalisation d’un projet que dans une attention à la manière dont les médiums artistiques et véhiculaires résistent ou répondent de son accomplissement. Or cette « résistance » participe de la spécification de l’œuvre en en infléchissant involontairement le dynamisme, en exigeant une réponse dont la justesse ne saurait se laisser apprécier qu’à la lumière de son accomplissement. Ce qui signifie : sans norme ou critère disponible.

307

Dasein. Le rien expérimenté par la décision de taire la normativité du monde dit

en fait tout ce que la parole et les précompréhension de ce monde ne disent

pas : cette expérience du rien, du silence de la parole-dite, c’est l’expérience de

la possibilité radicale d’être autrement que ce qui est donné pour disponible et

‘vrai’ dans l’ouverture d’un monde. De sorte que si le rien peut être le lieu de la

provenance de la vérité, l’espace dont aura à répondre le dire artistique, si le

rien peut donner lieu à une œuvre d’art, ce doit être en vertu de conditions

normatives qui excèdent le projet du Dasein l’ayant conduit à en faire

l’expérience.

***

Nous avons entrepris cette section avec l’idée que l’accomplissement du

dire poétique répète la structure du déploiement de la parole comme monde

et, ainsi, met la vérité en œuvre. Si tel est le cas, nous entendons maintenant à

partir des analyses précédentes que tant le dire poétique que le déploiement

de la parole en monde d’intelligibilité reposent sur l’expérience du « familier

inconnu », lequel se donne en la réponse qu’il provoque comme « la primeur du

matin avec lequel seulement s’amorce l’échange possible du jour et de la nuit ».

Du coup, afin de percer à jour la structure intentionnelle de l’accomplissement

du dire poétique, il nous faudra penser encore un peu plus la structure

intentionnelle du déploiement de la parole en monde dont il est la répétition.

308

Cette image d’un « échange du jour et de la nuit » reprend selon toute

vraisemblance celle du « combat » entre monde et terre qu’Heidegger met de

l’avant dans L’origine de l’œuvre d’art, ce combat que l’œuvre installe en son

sein et trace de ses déterminations.65 L’idée est à chaque fois la même, et nous

avons déjà commencé à l’explorer à la section précédente : il s’agit de donner

voix à la manière dont la parole (et cela est également vrai du dire poétique) se

déploie en monde à partir de ce que le monde n’est pas, à partir du rien qui

n’est pas dit. Cet accomplissement organise l’horizon de nos expériences,

procède à la distinction du jour et de la nuit ainsi qu’à la détermination de leur

alternance. Autrement dit, le déploiement de la parole ordonne un monde

d’intelligibilité en discernant le signifiant de ce qui ne l’est pas, ce qu’elle fait en

s’appropriant des possibilités d’être – autant de riens – afin de les montrer

comme quelque chose de signifiant – comme des étants. Sitôt fait, la parole se

65

Cf. tout particulièrement Heidegger 1986, p.53-54. Il n’est pas anodin qu’Heidegger y aille d’images et de métaphores ici plutôt que d’une conceptualité philosophique bien arrêtée. Cette stratégie rhétorique répète en fait les conclusions de la phénoménologie heideggérienne – auxquelles les prochaines pages doivent nous conduire – à l’effet que la vérité du déploiement de la parole en monde ne peut être dite adéquatement autrement que par l’offrande d’une image qui exige qu’on la fasse parler, qu’on l’interprète, sans pouvoir compter sur un contexte normatif suffisant. Ce n’est que dans l’acte d’interprétation, dans l’expérience que nous faisons de telles images, que cette vérité se donne à comprendre en sa réalité pleine et entière : « Ce que nous allons à présent tenter de dire, si nous le saisissons comme une suite d’énoncés sur la langue, ne sera jamais qu’une chaîne d’affirmations sans preuve, d’assertions impossibles à prouver scientifiquement. Si par contre nous expérimentons le chemin vers la parole à partir de ce qui se donne en chemin avec le chemin, alors il serait possible qu’en toute confiance s’éveille un pressentiment au sein duquel, désormais, la parole vienne nous toucher de son dépaysement. » (Heidegger 2006(1976), p.227) C’est très précisément parce que l’image invite à une interprétation sans fin qu’elle doit être substituée aux concepts, lesquels prétendent dirent leur objet d’une manière que leur contexte normatif intramondain devraient nous permettre de saisir une fois pour toute. Le problème, bien entendu, est qu’une telle conceptualité est une modalité de la réalité qu’elle ambitionne de décrire en vérité et ne peut conséquemment pas compter sur un troisième terme qui puisse jouer comme un critère suffisant.

309

fait « parole-dite » et abandonne du même coup les autres possibilités de dire

l’expérience ou un rien faisait encontre.

La parole qui dit ainsi l’étant, le montre comme ce qu’il est en une

appropriation intelligible de l’être qui instaure du même coup une forme de

vérité : l’étant nommé est étant-compris, quelque chose qui s’installe dès lors

dans l’horizon du Dasein comme une précompréhension ouvrant la possibilité

de pratiques signifiantes autour de l’étant nommé, indiquant par le fait même

ce qu’il y a à en faire. Répondre de cet étant, désormais, c’est répondre d’une

parole-dite qui oblige et installe de la sorte un monde, un horizon normatif.

« L’instauration de la vérité n’instaure donc pas seulement au sens d’un libre

don, mais aussi dans celui de cette fondation fondant le fondement. »66 Pour le

dire autrement : il y va, dans le dire qui répond du rien, d’une libre

appropriation de l’étant comme étant, d’une assignation à la signifiance qui

désormais obligera comme parole-dite et participera du déploiement du monde

comme monde.

Au cœur du déploiement de la parole, donc, ainsi qu’au fondement du

dire poétique, il y va d’un libre appropriement de l’être : « La ressource, dans le

montrer de la parole dite, c’est le proprier. »67 On peut donc penser que c’est

également cet appropriement de l’être qui structurera l’accomplissement du

66

M. Heidegger 1986, p.86 67

M. Heidegger 2006(1976), Chemin vers la parole, p.245; mon italique

310

dire poétique, et il convient conséquemment d’en éclaircir les déterminations

intentionnelles :

Dans la mesure où la langue nomme pour la première fois l’étant, un tel nommer permet seulement à l’étant d’accéder à la parole et à l’apparaître. Ce nommer, c’est la nomination de l’étant à son être, à partir de l’être. Ce dire est ainsi le projet de l’éclaircie où est dit comment et en tant que quoi l’étant parvient à l’ouvert. Le projet, c’est la libération d’un « jeter » sous la figure duquel l’ouvert se destine à entrer dans l’étant comme tel. L’adresse du projet devient aussitôt le refus de toute sourde confusion où l’étant se retire et se cache.68

Bien que je prenne pour mesure, dans mes analyses du dire poétique, le

travail philosophique de Heidegger autour de la question plus fondamentale du

déploiement de la parole en monde, il importe néanmoins ici de ne pas

confondre ces deux accomplissements. La raison en est qu’il est essentiel

d’éviter de réduire la structure intentionnelle de la création artistique à une

figure ontologique qui dépasserait de loin mon propos. En fait, leur distinction

est très précisément ce qui doit nous permettre d’atteindre à une

caractérisation de la spécificité du dire poétique qui puisse être reconduite au

modèle issu de la méthode de composition originale de Young. Car s’il est vrai

que Heidegger nomme la situation du Dasein ouvrant à cette ‘première’ parole

un « séjourner poétique »,69 et s’il est également vrai que la structure de

l’événement de sens (Sinnereignis) du dire poétique doit répéter celle de la

‘première’ parole, il n’en demeure pas moins que la possibilité d’une

appropriation du rien par l’artiste est à chaque fois ouverte et déterminée

68

Heidegger 1986, p.83; mon italique en certains endroit. 69

Cf. M. Heidegger, « … L’homme habite en poète... », in Essais et conférences, Gallimard, coll. TEL, Paris, p.224-248

311

depuis sa situation dans un monde (de l’art) auquel il destine son

accomplissement.70 Autrement dit, le projet de l’artiste est conditionné par la

situation intramondaine du Dasein tandis que, dans le cas de la « première

parole » et du séjour poétique de l’homme auprès de l’être, la situation en jeu

ne saurait être déterminée par la co-appartenance du Dasein à son monde

puisque c’est précisément ce monde qu’il lui faut s’approprier.

Cela dit, pas de doutes que le dire poétique est une modalité insigne

d’un tel déploiement de la parole en monde intelligible, la représentation

artistique ayant participé depuis presque tout temps à la manière dont le

monde ‘occidental’ sera historiquement advenu. Mais il n’en demeure pas

moins que l’on peut très bien imaginer une même dynamique de mondification

qui, elle, ait lieu sans recours à une parole artistique au sens où l’on entend

« art » dans nos cultures européennes et américaines. Autrement dit, il ne me

paraît pas possible de donner les particularités du dire poétique comme une

manifestation nécessaire de l’intentionnalité du Dasein, cela parce qu’il est

d’abord et avant tout une possibilité intramondaine que prépare le monde (de

l’art). Or le monde (de l’art), tel qu’il a été pensé ici, est un horizon normatif

contingent et particulier à la situation du Dasein occidental ; il relève lui-même

de l’appropriement historique de l’être qu’est ce monde où il est cette

70

Crowell fait une remarque similaire : « We must be careful to distinguish poetic saying from the broader question of poetic dwelling. Though closely related, the comparison with conscience requires that we recognize the meaning-event that is distinctive of the former as a mode of language. As Heidegger puts it, poetic saying is the ‘metric (metron)’ of poetic dwelling. » (Crowell 2008, p.271) Les pages qui suivent devraient éclaircir le lecteur quant aux déterminations de la situation du « séjourner poétique ».

312

institution.71 Il importe donc de garder à l’esprit la situation particulière qui

rend son projet disponible et le distingue, à cet égard du moins, du processus

de mondification qu’accomplit le déploiement de la parole.

Cette distinction bien en vue, on peut à présent se retourner vers le

« séjourner poétique », lieu de la « première parole » où il y va d’une « primeur

du matin » : en ce qu’elle répond fondamentalement de l’expérience du

possible, du radicalement autrement, la première parole donne l’étant qu’elle

s’est appropriée et ouvre du même coup l’espace d’un nouveau monde possible

(en ce qu’elle est la plus matinale), le sol immémorial d’une parole à venir (en

tant qu’archi-ancien) qui répondra de cette parole-dite. Il y va, donc, de

l’installation du normatif comme tel, d’une intelligibilité qui se donne comme

71

Le lecteur familier avec les thèses de Heidegger sur le sujet fera sans doute valoir que le philosophe considère bien au contraire que le dire poétique est une modalité nécessaire des processus de mondification qu’accomplit le déploiement de la parole. Il y va, après tout, d’un séjourner poétique, et le dévoilement de l’être qu’est la vérité en est une appropriation poétique, l’accomplissement d’un dire poétique. Heidegger lui-même semble donner raison à de tels lecteurs : «Mais la vérité, c’est-à-dire l’être-ouvert du là, doit-elle advenir en prenant sa source dans l’art comme origine ? Quoi qu’il arrive, la vérité est toujours en même temps, en tant qu’être-ouvert de l’étant, le retrait et la fermeture de la terre. La vérité est essentiellement terrestre. Mais parce que l’œuvre rendue nécessaire par l’art — et elle seule — porte au monde jeté la terre qui se referme de manière originaire dans la lutte ; alors l’œuvre, c’est-à-dire l’art, est nécessaire à l’advenir de la vérité. Le fondement le plus en retrait de la nécessité de l’œuvre d’art, son origine la plus propre, c’est l’essence de la vérité elle-même. La vérité doit absolument advenir, elle doit être histoire. L’œuvre, alors, doit être : l’art doit être comme institution de l’Être.» (Martin Heidegger, Vom Ursprung des Kunstwerkes: Erste Ausarbeitung, in Études heideggeriennes 5 (1989) : p.51, traduction française par Nicolas Rialland, publiée dans une édition numérique bilingue hors-commerce, 2002.) L’interprétation que je propose ici, à l’effet que le dire poétique est une possibilité intramondaine contingente à l’organisation normative d’un monde historique particulier, ne va donc pas de soi, et il y aurait tout un travail à faire s’il était question de la défendre rigoureusement. Cependant, tant et aussi longtemps que l’on reconnaîtra qu’il s’agit toujours, dans cette thèse, du « dire poétique » comme de la spécification d’une œuvre d’art dans le contexte normatif du monde de l’art, il m’est d’avis que la possibilité qu’un tel accomplissement soit nécessairement disponible à tout Dasein, peu importe sa situation intramondaine, doit être rejetée. À cet égard, un jugement reposant sur la logique modale me paraît amplement suffisant. Je dois toutefois remettre à une autre occasion la tâche d’en faire la démonstration rigoureuse, conscient que ces débats d’interprétations dépassent le cadre du travail mené ici.

313

mesure. Mais pour toute « première parole » que cet accomplissement puisse

être, il s’agit encore et toujours d’une réponse à l’être dont la possibilité même

suppose l’élément de la parole, voire du normatif même : le possible auprès

duquel le Dasein séjourne est toujours un possible pour ce Dasein. C’est un

possible qui pro-voque le Dasein, un possible qui engage déjà la voix et la

réponse. Cela, avancera Heidegger, parce que tout possible se donne toujours

déjà dans l’élément de la parole.

L’homme est homme en tant qu’il est celui qui parle. […] Partout se rencontre une parole. C’est pourquoi il ne faut pas s’étonner que l’homme, dès qu’il promène le regard de sa pensée sur ce qui est, trouve aussitôt la parole, et aussitôt entreprend, dans une perspective décisive, de l’accorder sur ce qui se montre en elle.72

Cela me paraît suggérer que l’expérience du rien correspond généralement à

l’expérience consciente de l’être ou, plus exactement, à l’expérience des

possibilités de dire l’être. La conscience de l’être, ce qui signifie tout à la fois la

conscience de son être, est toujours déjà dans l’élément de la parole et de la

signifiance : l’humain n’a d’expérience de l’être que par l’intelligibilité qu’il y

déploie ou peut y déployer. Voilà pourquoi, dans la dernière citation que j’ai

tirée de L’origine de l’œuvre d’art, ce n’est plus le rien qu’Heidegger donne

comme le sol où s’installe l’articulation d’une telle parole, mais l’être :

l’assignation de l’étant à sa signification s’opère à partir de l’être, ce qui pour la

phénoménologie heideggérienne signifie, à partir de la situation existentielle

72

M. Heiddeger 2006(1976), La parole, p.13

314

comprise du Dasein, laquelle j’ai décrite à la dernière section comme le

déploiement de la parole comme réponse située.

Aussi, si l’accomplissement de cette première parole se donne comme

une « primeur du matin », c’est parce que l’encontre de l’être en ses possibilités

annonce le terme de la nuit, un terme qui était déjà programmé dans la

signification de l’expérience de l’altérité radicale puisque cette nuit n’est nuit

que pour autant qu’elle donne lieu à un autre jour après avoir fait tombé

l’ombre sur le jour précédent. Le Dasein peut s’approprier, en le disant, l’être

qui fait encontre dans l’expérience de l’altérité radicale qu’est la ‘nuit’ ou le

‘rien’ parce que la conscience qu’il en a est toujours à la fois conscience d’une

possibilité de sens pour lui, d’une aube qui s’avance, d’un rapport à l’être qui

doit venir au sens.

On comprend déjà mieux pourquoi il ne faut pas se laisser abuser par

l’idée d’une première parole : la décrivant comme « la plus matinale »,

Heidegger suggère déjà sa situation limitrophe au terme de la nuit, de cette

‘nuit’ dont on peut dire sans crainte de se tromper qu’elle doit être interprétée

comme le rien (ou la terre, ou l’être) dont l’expérience ouvre la possibilité pour

le Dasein de s’approprier son expérience comme monde. Or, nous l’avons déjà

dit souvent : cette nuit n’est pas un néant. La nuit, c’est pour le Dasein la

conscience d’une parole à dire, la nécessité d’en répondre, l’annonce d’un jour

qui doit se faire ; l’expérience du rien est à chaque fois celle d’un devoir dire

approprié. Ce qu’il faut à présent, c’est faire la lumière sur la nature de ce

315

‘devoir’, de la normativité qui détermine spécifiquement le caractère

‘approprié’ et signifiant de l’appropriement. Bien entendu, c’est en direction de

ce qu’est le dire poétique que j’entends m’y intéresser.

Étant donné ce qui a été dit de la structure normative du déploiement

de la parole en monde, il ne saurait évidemment pas être question d’un devoir

ou d’une norme comme d’une loi transcendante suspendue au-dessus de

l’activité du Dasein comme son essence. De même pour le dire poétique, bien

sûr, dont la créativité supposée laisse déjà entendre que son accomplissement

ne saurait procéder en visant une adéquation à quelque norme donnée. Et

puisqu’il s’agit, dans le projet du dire poétique, de se jouer de la force

normative des précompréhensions disponibles, il ne peut non plus s’agir d’un

devoir réglé par une normativité intramondaine. C’est-à-dire que la ‘nécessité’

dans laquelle le dire-poétique se trouve d’assigner une signification à ce qui fait

encontre autrement qu’étant ne se traduit jamais en une indication objective

justifiant « en vérité » et a priori les déterminations de la réponse. Le monde de

la parole-dite établit certes des critères intramondains, des vérités appropriées

à la manière dont on dit l’étant, mais c’est là très précisément ce qu’abandonne

le projet du dire poétique en niant la force normative de son monde – et ce que

le séjour poétique a encore toujours à accomplir.73 Impossible, dès lors, de

73

L’accent mis sur le ‘on’ renvoie de manière implicite au travail conceptuel de Heidegger dans Sein und Zeit lorsqu’il procède à l’analyse de « das Man ». J’invite le lecteur qui s’y intéresse à lire avec attention la section §27 de la première partie de cet ouvrage et me limiterai à en dire ceci, que le ‘on’ dénote la modalité d’attention quotidienne et immédiate du Dasein, une

316

« mesurer » la parole du dire poétique à la lumière de son adéquation à l’étant

déjà disponible. Impossible, pour le dire autrement, de reconnaître le statut

ontologique d’une œuvre d’art, voire d’en comprendre la proposition

signifiante, au moyen d’un étalon fourni d’emblée par le monde (de l’art). Mais,

ce faisant, le dire poétique n’abdique pas pour autant son droit à la vérité ou à

la signifiance. Il en fait bien plutôt l’expérience la plus intime possible en ce que

son appropriement de l’être comme étant, la réalisation d’une possibilité

signifiante au moyen d’un acte de spécification, procède par une sorte

d’estimation de ce qui est approprié, une estimation que l’artiste sait être telle

et qui se donne dès lors elle-même comme la mesure du juste et du

convenable. L’œuvre spécifiée est ainsi à elle-même sa propre norme, une

création qu’appelait la normativité du monde (de l’art) sans pouvoir la spécifier

en son phénomène et dont le caractère approprié ou juste ne se décide que

dans l’expérience, dans l’accomplissement du dire poétique.

L’acte de spécification qu’est le dire poétique procède conséquemment

sous la force d’une normativité se manifestant en une sorte d’évidence

expérientielle. Bien que le caractère approprié de l’appropriement ne peut

compter sur aucun critère disponible, il y a (‘es gibt’), dans l’expérience de

l’articulation de la réponse, la mesure ou l’amplitude de sa ‘réussite’ : le cela de

l’expérience donne (‘es gibt’) la mesure de son appropriement. Ainsi le dire

poétique n’est pas sans parenté avec le critère d’évidence évoqué dans le

modalité d’attention qui place l’agir et les projets du Dasein sous la normativité de la parole-dite sans chercher à s’y abstraire.

317

contexte des Conjectures on Original Composition, si ce n’est que l’évidence

dont il s’agit chez Heidegger ne saurait jamais être garantie par un ordre

normatif déterminé qui la transcende. Il s’agit plutôt d’une sorte d’évidence

performative, d’une justesse que l’artiste estime à la hauteur de

l’appropriement lui-même. En fait, s’il est une norme qui continue d’opérer

même dans l’expérience du rien, ça n’est ni plus ni moins que celle qui dit cette

nécessité où se trouve le Dasein, ce fatum qui est le sien, de toujours devoir

s’approprier l’être qui fait encontre et lui assigner ainsi sa signification en tant

qu’étant, en accord avec ce qui se montre dans la parole :

That is what meaning-events ultimately involve : the ordinary is experienced in terms of the (unknown) measure that makes it what it is – something that is impossible if I do not, at the same time, measure myself against the “godhead”, take the measure of myself, as in conscience.74

Pour le projet heideggérien, cela signifie que l’attention au rien

nécessaire à l’accomplissement du dire poétique, c’est en même temps gagner

la conscience que l’être est toujours déjà destiné à la parole et qu’il incombe au

Dasein d’accomplir ce destin en accomplissant le sien propre ; c’est répéter

l’expérience de l’avènement de la vérité et de l’intelligible : « To listen into the

Saying is thus to attend to the tender law that brings things, mortals included,

into their essence – that is, makes it possible for things to show up as

something. »75 Mais cela signifie encore, et cela importe davantage au projet de

cette thèse, que même dans l’expérience de l’altérité radicale il est une loi, ou

74

Crowell 2008, p.274 75

Crowell 2008, p.271

318

plutôt une normativité qui opère et qui pose la nécessité de dire cette altérité,

de faire réponse. Cette loi, en fait, c’est très précisément celle de

l’appropriement lui-même :

Si nous entendons sous le mot de Gesetz (la loi, le statut) le rassemblement de cela qui laisse chaque chose venir en présence en son propre, c’est-à-dire être à sa place là où il appartient à ce qui lui revient, alors l’appropriement est le plus doux [sanfter] des statuts. […] L’appropriement est le statut – en cette mesure qu’il rassemble en l’approprier les mortels sur leur manière d’être et qu’il les y tient.76

C’est donc dire que la tendre loi de l’appropriement n’est autre que la situation

du Dasein dans l’élément de la parole et de son destin qui est de dire l’étant de

manière appropriée. Car l’appropriement, en tant qu’il en est la ‘ressource’,

accomplit davantage que le montrer de la parole : le dire qui répond de

l’appropriement du rien de l’être est toujours accompli en direction de

l’approprié. C’est-à-dire que toute réponse au rien, tout appropriement du

possible, se donne en un phénomène où une intelligibilité se manifeste qui

s’annonce comme la manière adéquate de dire l’être. C’est du reste cette

prétention à l’approprié qui confère à la réponse au rien la puissance de se

donner comme parole-dite : déterminée depuis une estimation de ce qu’il fallait

en dire, la réponse au rien se donne désormais comme une mesure de l’être

avec laquelle il faut désormais compter. La tendre loi de l’appropriement dit

ainsi cette normativité qui excède l’horizon normatif intramondain et le fonde

tout à la fois.

76

Heidegger 2006(1976), p.248

319

De même pour la proposition artistique du dire poétique qui, nous

l’avons déjà vu, donne elle-même le critère sous lequel elle doit être

interprétée. Articulée depuis un espace expérientiel où la force normative des

paroles-dites est réduite à rien, le dire poétique trace également la mesure

d’une possibilité d’être qui s’offre derechef comme la seule mesure appropriée

à son interprétation ; l’appropriement « [ouvre] le chemin vers … et ainsi [est] le

chemin ».77 Or, nous le voyons bien à présent : le « monde de l’art » n’est autre

chose que cet espace institutionnel, cet horizon normatif intramondain, dont la

seule règle est de contraindre les projets qui s’en réclament à placer

intentionnellement leur réalisation sous la tendre loi qui excède toujours déjà

toute structure normative intramondaine autant qu’elle la fonde. Le monde de

l’art est, en ses phénomènes, la possibilité institutionnellement préservée de

répondre autrement de l’être.

Afin d’illustrer le genre d’accomplissement dont il s’agit, I. Thomson

donne en exemple l’attention portée par un artiste à la matière qui se donne

dans son expérience et dont il s’empare pour articuler sa proposition

artistique.78 Il relate notamment cette ‘légende’ selon laquelle Michelangelo

aurait passé des semaines à étudier la pièce de marbre et ses veinures qui allait

laisser apparaître son « David », s’inspirant de ce qui faisait encontre, cherchant

à déterminer quelle serait la manière appropriée d’y installer sa proposition.

77

Heidegger 2006(1976), p.249 78

Thomson 2010, p.21 sq. et encore, plus loin, p.100 sq. ; on se souviendra à nouveau de la citation de Ben Shanh qui suggérait une image similaire.

320

Or, s’il ne fait aucun doute que cette exploration de la matière par

Michelangelo fait partie de ce qui peut être pensé sous l’accomplissement du

dire poétique, il me paraît important d’insister qu’une telle attention n’est

jamais la somme de l’expérience du rien dont répond le dire poétique. Que ce

soit la modalité artistique de la sculpture plutôt que celle de la peinture qui ait

été appropriée à la proposition artistique qu’est le « David », par exemple, n’en

a pas moins été décidé depuis une appropriation de « ce qu’il y avait à faire »

dans le cadre du projet de Michelangelo. Autrement dit, cette décision aussi fut

accomplie sans le support ou le critère fourni par quelque normativité

intramondaine : c’est bien en vertu des exigences de la possibilité signifiante

que l’artiste voulait porter à l’étant que le genre de la sculpture s’est révélé à la

mesure de son projet.

C’est ainsi qu’outre la normativité intramondaine que le projet du dire

poétique invite l’artiste à abandonner, on retrouve une normativité qui en

excède toujours déjà l’horizon, une normativité en jeu dans tant dans la

spécification de l’œuvre qui s’approprie le rien, que dans la réception d’un dire

poétique qui échappe d’emblée à l’horizon normatif où il s’installe et qui

contraint conséquemment l’interprète à un effort d’attention appropriante.

Cette normativité, cela devrait être clair à présent, n’est autre que celle qui

décrit la situation légale du Dasein en tant que Dasein ; c’est la tendre loi qui le

situe toujours déjà dans l’élément de la parole.

321

Ce qui fait dire à Crowell que les « meaning-events [Sinnereignise]

always involve what the late Heidegger calls « measure-taking » (Maß-nehmen)

– a normative orientation through which what apparently eludes

phenomenology becomes accessible in its inaccessibility. »79 L’inaccessible, ici,

c’est le rien de l’être, le rien dont l’expérience est toujours déjà en direction de

l’appropriement et de la monstration par la parole. Mais du même coup, cela

veut dire que l’inaccessible fait également partie de la structure même de

l’accomplissement de l’événement de sens qui y répond, laquelle implique

toujours l’appropriement d’un rien. Ce que le dire poétique accomplit donc,

tant dans son phénomène que pour l’interprétation de sa proposition, c’est une

expérience où l’on sait toujours déjà que la signification spécifiée en la figure de

l’œuvre ne saurait être disponible que par un effort d’appropriation, c’est-à-

dire, par le moyen d’une interprétation qui, dépourvue des critères

intramondains qui assureraient sa démarche, doit estimer ce dont il en

retourne. Voilà pourquoi Heidegger nous dit que le « dire poétique » répète

l’œuvre de la vérité, met en œuvre la vérité, c’est-à-dire, la tendre loi qui dit la

structure du déploiement de la vérité comme appropriation de l’être par la

parole : son expérience, tant pour l’artiste que pour l’interprète, répète la

structure de la première parole.

Pour la phénoménologie heideggérienne, donc, l’événement de sens est

un phénomène où l’inaccessible – le rien de l’étant, l’autrement qu’étant,

79

Crowell 2008, p.263

322

l’altérité radicale – se donne comme inaccessible dans le contexte d’une

expérience pourtant signifiante et cohérente, c’est-à-dire en un phénomène

que l’on comprend en sa proposition intelligible alors même qu’on la reconnaît

impossible à maîtriser complètement. Si le dire poétique, l’œuvre d’art, peut

ouvrir sur la signification de la tendre loi – la répéter ou la mettre en œuvre –

alors que le discours du phénoménologue n’y peut rien, c’est bien entendu

parce que cette loi n’est pas un étant dont le phénomène se laisserait

déterminer en vertu d’une parole-dite : « orientation toward a measure cannot

be construed as a possession – cognitive, affective, or whatever – of any kind of

norm, rule, or law, since it is the condition for anything being a norm, rule, or

law. »80 La rigueur du discours philosophique exigeant une conceptualité

assurée, il lui est nécessairement impossible de laisser l’inaccessible se

manifester dans les phénomènes qu’elle détermine. Mais voilà très exactement

ce que le projet du dire poétique laisse toujours d’emblée derrière lui, cette

assurance d’une maîtrise conceptuelle.

3. Créativité de l’acte de spécification

On devine quasiment sans peine, sur les bases des analyses présentées

dans les dernières sections, pourquoi et comment l’interprétation de l’origine

de l’œuvre d’art proposée par Heidegger doit servir un projet philosophique

plus large que celui entrepris dans cette thèse. Ainsi que I. Thomson l’annonce

80

Crowell 2008, p.275

323

déjà, en quelque sorte, dans le titre de son plus récent ouvrage, Heidegger, Art,

and Postmodernity, le phénomène de l’art joue programmatiquement dans la

philosophie heideggérienne comme un événement de sens dont la conscience

dit la possibilité d’un rapport radicalement différent à l’être. En tant que le

phénomène de l’œuvre conduit à l’expérience de la tendre loi, il donne ou

manifeste comme telle la liberté du Dasein vis-à-vis des constructions

métaphysiques historiques qui conditionnent son être-au-monde, et indique du

même coup la modalité de leur dépassement, celle-là même qui avait permis

leurs premiers fondements :

What we discover therein is an « instability » that underlies the entire intelligible order, an ontological tension (between revealing and concealing, emerging and withdrawing) that can never be permanently stabilized and so remains even in what is « mastered ».81

Il y va donc, dans l’expérience à laquelle nous contraint la spécification et

l’interprétation du dire artistique, d’une conscience acquise que l’étant n’est

donné de manière intelligible que comme appropriation d’une possibilité

d’être, une possibilité qui peut toujours être re-possibilisée, pour ainsi dire, en

vertu d’un nouvel effort d’appropriation. C’est ainsi que l’expérience de l’art

telle que l’entend Heidegger ouvre selon Thomson à la véritable possibilité de la

postmodernité, soit à la possibilité d’excéder l’horizon métaphysique occidental

traditionnel.

81

Thomson 2010, p.77

324

Je leur laisse cependant, aux Thomson et autres exégètes de Heidegger,

le soin de détailler cette participation du phénomène de l’art à la conscience

que peut acquérir le Dasein des modalités de son être-au-monde et de ses

rapports à l’être. Ainsi que je l’indiquais d’entrée de jeu, c’est plutôt la structure

de l’accomplissement intentionnel du « dire poétique » qui m’intéresse, cela

afin de tirer au clair le caractère proprement créatif de l’acte de spécification lié

à la genèse des œuvres d’art. À plus forte mesure, j’entends lier cette propriété

de l’acte de spécification à la détermination spécifique de l’institution du

monde de l’art afin de montrer qu’elle donne une condition nécessaire à la

reconnaissance d’une œuvre d’art en tant que telle. Il n’est donc en aucun cas

question, dans le cadre de l’argument que je développe ici, de mobiliser

davantage que cette structure intentionnelle du dire poétique. Aussi, la valeur

que Heidegger accorde à l’expérience de l’art en vertu du fait qu’elle relève

d’un tel accomplissement n’intéresse en rien l’usage que j’entends en faire

relativement à l’analyse de l’acte de spécification et au modèle issu de la

méthode de composition originale.

Il n’en demeure pas moins qu’une telle « manœuvre » semble entrer

directement en conflit avec ce que Thomson écrit de la philosophie d’Heidegger

au sujet de l’art :

What is so confusing for many readers, however, is that this historical essence of art is not some substance underlying the different forms of art or even a fixed property that would enable us to distinguish art from non-art but, instead, an insubstantial and ever-changing ‘essential

325

strife’ that is built into the structure of all intelligibility (that is, the structure whereby entities become intelligible as entities).82

Bien entendu, si la lecture de Thomson touche juste, c’est toute la pertinence

de mobiliser la structure intentionnelle du dire poétique afin de dévoiler la

créativité des processus génétiques spécifiques à la réalisation des œuvres d’art

qui s’écroule. Il convient de se demander, du coup, si le « dire poétique » peut

survivre à sa transplantation depuis la philosophie heideggérienne de l’art

jusque dans le contexte de réflexions appliquées à la créativité de l’acte de

spécification. Autrement dit : la structure intentionnelle du « dire poétique »

n’est-elle signifiante que dans le seul contexte de la phénoménologie

heideggérienne ? Ayant moi-même tenté de montrer en quoi la structure

intentionnelle du dire poétique répétait celle de la tendre loi qui structure

depuis toujours, et à chaque fois, l’intelligibilité du monde et de l’expérience

qu’en a le Dasein, on pourrait effectivement le penser. Et force est d’admettre

que s’il fallait en faire une condition nécessaire et suffisante au phénomène de

l’art, une sorte de substance ou d’essence de l’art, on manquerait

immédiatement de rendre justice à la dimension institutionnelle et historique

de l’avènement du monde (de l’art). Mais si, par contre, on se limite à en faire

une condition nécessaire à la spécification d’une œuvre d’art sous l’horizon

normatif du monde (de l’art), il me semble que l’on évite la confusion fatale

évoquée par Thomson.

82

Thomson 2010, p.75

326

Car le « dire poétique », dont j’ai donné la propriété structurelle en

termes de réponse créative à l’encontre de l’être, est bel et bien un projet

signifiant dont la possibilité est donnée à l’artiste de manière intramondaine. Il

n’est donc pas question d’en faire une propriété fixe, essentielle et

transcendante, mais de reconnaître que dans l’organisation historique du

monde (de l’art) occidental, cette propriété permet de distinguer l’horizon

normatif particulier à la spécification d’une œuvre d’art comme tel. Or, à

défendre l’idée que le monde de l’art est cette structure normative ouvrant la

possibilité de spécifier et de reconnaître quelque chose comme un

accomplissement du dire poétique, je n’affirme jamais qu’il doit en être ainsi. Le

monde (de l’art), comme toute organisation de l’intelligibilité disponible au

Dasein, relève d’une appropriation historique de l’être qui aurait toujours pu

être autrement. Il n’a donc jamais été question de soutenir la thèse que la

créativité du dire poétique était une condition nécessaire et suffisante au

phénomène de l’art en général ; la créativité du dire poétique n’est pas la

substance de nos pratiques artistiques. Il s’agit, plus humblement, de décrire

l’institution intramondaine et historique du « monde de l’art » comme cette

structure normative où la règle du jeu est de spécifier un phénomène par un

appropriement créatif.

Pour bien comprendre en quoi il ne s’agit pas ici d’une définition

formaliste ou essentialiste, il suffit d’insister un peu quant au fait que la

structure du dire poétique répète la structure fondamentale de toute

327

appropriation de l’être. En tant que le dire poétique répète cette structure

fondamentale de l’appropriement – comme tout événement de sens, d’ailleurs

–, sa manifestation en diffère nécessairement et ne peut être donnée pour

nécessaire au même titre que l’est celle de la tendre loi. C’est que le dire

poétique possède d’emblée cette signification d’être une telle répétition, de

mettre en œuvre la vérité. Autrement dit, il est une signification nécessaire et

déterminée de cet accomplissement et du phénomène que le Dasein réalise

ainsi. Cette destination ‘annoncée’ de l’accomplissement, sa figuration en

œuvre que projette intentionnellement l’artiste, en distingue foncièrement

l’accomplissement de celui de l’appropriement de l’être comme monde, dont

nous avons bien vu qu’il ne connaît aucune ‘destination signifiante’ nécessaire

si ce n’est celle d’avoir à se déployer dans l’élément de la parole, de

l’intelligible. C’est une différence significative que nous avons déjà rencontrée

lorsque j’indiquais comment la situation à laquelle répond le dire poétique est

préparée par la volonté de taire la force normative des précompréhensions

disponibles, une volonté qui la distingue du « séjourner poétique » du Dasein

auprès de l’être en général. Pour autant que la signification de l’œuvre spécifiée

excède toujours déjà toute normativité intramondaine, l’accomplissement du

dire poétique n’en est pas moins déterminé en sa situation par l’espace

normatif d’un monde de l’art qui ouvrait la possibilité signifiante d’un tel retrait.

Pour le dire encore autrement : l’accomplissement du dire poétique

occasionne créativement dans le monde (de l’art) un événement de sens qui

328

sera compris comme le phénomène d’une œuvre d’art parce que le monde de

l’art est cet espace normatif, cette institution historique, où un tel projet peut

être signifiant comme tel. Il m’apparaît ainsi qu’à comprendre l’efficace

normatif et historique du monde de l’art en ces termes, la structure

intentionnelle du dire poétique donne effectivement un critère qui nous

permette de reconnaître à un phénomène la signification d’être une œuvre

d’art. C’est-à-dire qu’on y retrouve à la fois un accomplissement qui, ainsi que

je le montrerai dans un instant, permette d’expliciter la structure intentionnelle

de l’acte de spécification, de même que cette exigence que nous avions établie

à partir des thèses ontologiques de Davies de placer l’expérience du véhicule

artistique dans le contexte élargi de sa participation à l’espace focal

d’appréciation spécifié par l’activité intentionnelle de l’artiste. Car dès lors que

l’on admet que l’accomplissement de l’artiste donne seul la mesure du

phénomène de l’œuvre et de la signification de sa proposition, il devient

effectivement nécessaire de comprendre ce qui fait encontre relativement à ce

que l’on peut décrire de la démarche intentionnelle de l’artiste.

Je reprendrai à l’instant ces conclusions relativement au modèle issu de

mon analyse de la méthode de composition originale. Je veux toutefois

marquer rigoureusement le coup et souligner avant d’y arriver que, pour autant

que la ligne argumentative présentée ici excède l’horizon philosophique de

L’origine de l’œuvre d’art, elle lui demeure néanmoins fidèle en une certaine

mesure qui échappe aux craintes évoquées par Thomson. J’en veux pour preuve

329

supplémentaire ces analyses que Heidegger propose à la fin de cet essai

touchant à la propriété d’être-créé du phénomène de l’œuvre d’art, laquelle dit

en fait la façon dont fait encontre un phénomène spécifié en vertu de la

normativité du monde de l’art, et rien d’autre. Il s’agit pour Heidegger de

fonder la possibilité pour un ‘public averti’83 de reconnaître ce qui fait encontre

comme étant situé dans le monde de l’art, soit comme un phénomène dont les

déterminations ont été élues depuis le déploiement d’une intentionnalité

répondant du projet de dire autrement l’être. Voilà pourquoi Heidegger précise

que l’être-créé ne saurait être l’accomplissement d’un agent en vertu de son

statut d’artiste, statut qu’avaliserait l’institution du monde de l’art : « Que

l’être-créé ressorte de l’œuvre ne signifie pas qu’on doive remarquer que

l’œuvre a été faite par un grand artiste. »84

Je n’ignore pas, cependant, que Heidegger place explicitement cette

réflexion sur l’art à l’ombre du « grand art ». Il écrit en effet, dans L’origine de

l’œuvre d’art : « Dans le grand art justement – de celui-là seul il est question ici

– l’artiste reste toujours indifférent par rapport à la réalité de l’œuvre… »85 On

pourrait conséquemment être incliné à penser que l’accomplissement du dire

poétique, dont l’analyse se situe au cœur de réflexions à propos du grand art,

83

Je reprends ce concept, issu d’un autre contexte philosophique, qui dit tout aussi bien la co-appartenance de l’artiste et de son public à l’horizon normatif du monde (de l’art). « Averti » signifie ici, qui est au fait des précompréhensions nécessaires à la reconnaissance d’un phénomène spécifique. 84

Heidegger 1986, p.73 85

M. Heidegger, Vom Ursprung des Kunstwerkes: Erste Ausarbeitung, traduction française par Nicolas Rialland, 2002, p.15

330

est néanmoins nécessairement lié à la production d’un art jugé de grande

valeur. Mais de quelle valeur s’agirait-il alors ?

À la lumière des analyses présentées dans cette thèse, je pense que l’on

peut dire sans crainte de se tromper que la ‘valeur’ d’une œuvre d’art, pour

Heidegger, se mesure à la manière dont son expérience ouvre sur un

événement de sens apte à conduire le Dasein vers une conscience de la tendre

loi. Dans ce contexte, on peut effectivement penser que certaines œuvres – les

‘classiques’, peut-être ? – provoqueront peut-être plus efficacement que

d’autres la conscience de cette situation fondamentale du Dasein qui doit

encore et toujours s’approprier l’être par le langage. C’est ce qui explique

pourquoi Heidegger considère nécessaire l’effacement de l’artiste au profit

d’une expérience de l’œuvre comme événement de sens : c’est à la parole elle-

même que le Dasein doit être attentif, à son déploiement, et non pas à la

communication d’une proposition signifiante spécifiée par l’artiste. Mais dès

lors que l’on abandonne cette réduction fonctionnelle de l’expérience de

l’œuvre d’art – laquelle ne résisterait probablement pas très longtemps à la

contrainte pragmatique puisqu’il s’en faut de beaucoup pour que les œuvres

d’art engagent nécessairement à une telle expérience existentielle – et qu’on se

tourne exclusivement vers les conditions de possibilité de son phénomène, on

constate rapidement que l’association de l’accomplissement du dire poétique

au « grand art » n’a rien de nécessaire.

331

C’était en effet une facette importante de l’événement de sens qu’est le

dire poétique qu’il n’ait à répondre d’aucune nécessité autre que celle de situer

son projet sous l’horizon normatif spécifique au monde (de l’art). Et si la

structure intentionnelle du déploiement de la parole en monde nous a permis

d’illuminer la structure de l’accomplissement du dire poétique, il n’a jamais été

nécessaire en retour que l’expérience de son phénomène par un public averti

ouvre sur une compréhension de la tendre loi – compréhension dont

l’amplitude donnerait la valeur de l’œuvre, faut-il penser. Et c’est très

exactement parce qu’il en est ainsi qu’il est possible d’abandonner le contexte

philosophique où Heidegger fait jouer fonctionnellement l’expérience du dire

poétique de manière existentielle. Car si la tendre loi fonde la possibilité de

cette compréhension, elle ne saurait établir quelle en est la signification

fonctionnelle nécessaire : le public pourrait à jamais manquer de reconduire

son expérience de l’œuvre ainsi spécifiée vers une conscience plus aiguë de la

tendre loi que son phénomène n’en serait pas moins compris comme relevant

d’un acte de spécification structuré comme dire poétique. Le dire poétique

n’attend ni l’expérience existentielle, ni même la simple évaluation de l’œuvre

par un public, afin de spécifier un phénomène comme œuvre d’art. Voilà

pourquoi le statut d’artiste s’efface lorsqu’il s’agit de penser un tel

phénomène : seule les déterminations de la structure intentionnelle de cet

accomplissement s’avèrent nécessaires.

332

Ces considérations rejoignent en quelque sorte ce que l’on disait déjà

plus tôt lorsqu’il était question de tirer au clair les déterminations nécessaires

de l’acte de spécification. Nous avons alors bien vu que ce n’est jamais le statut

d’artiste qui confère à un agent du monde de l’art la capacité de spécifier une

œuvre d’art, mais bien plutôt les déterminations intentionnelles de sa

performance, laquelle doit être accomplie en se situant en une certaine

référence à la structure normative du monde de l’art.86 C’est le caractère de

cette référence qui se précise à présent, la manière dont l’intention de spécifier

une proposition sous l’horizon normatif du monde de l’art accomplit son projet.

Car le monde de l’art se révèle être ce contexte intramondain spécifique où la

possibilité est donnée à un agent d’engager la spécification d’une proposition

signifiante au moyen d’une appropriation de ce qui fait encontre dans

l’expérience à partir de ses possibilités d’être plutôt qu’au moyen de

précompréhensions disponibles. C’est la possibilité et la réalisation d’un tel

projet qui fait l’artiste, et pas l’inverse. Cela, je pense, doit être suffisamment

clair à présent.

L’être-créé de l’œuvre ne relève donc pas du génie d’un artiste avéré et

reconnu, ni non plus d’un acte intentionnel déterminé de manière telle à

produire nécessairement un phénomène de valeur (existentielle), mais de la

structure intentionnelle de sa genèse où le projet est de taire afin de se les

approprier les forces normatives des précompréhensions pertinentes à un tel

86

Je renvoie ici le lecteur à l’ultime section du chapitre précédent.

333

projet. Ce qu’il faut éclaircir, si l’on veut en rendre rigoureusement compte,

c’est comment, dès lors, cette facette de son phénomène se donne-t-elle dans

l’expérience qu’en fera un public averti ? Quelles sont les modalités de

l’expérience où un phénomène peut apparaître comme création sans engager

quelque évaluation de son artiste ou de son accomplissement ? Car s’il est juste

d’avancer, ainsi que je l’ai fait, que la spécificité du monde de l’art est d’ouvrir

la possibilité signifiante d’un phénomène comme création artistique, il faut bien

que la réception de son phénomène en atteste, que l’on puisse y reconnaître ce

qui se donne comme une création.

À sa première encontre, nous dit Heidegger, l’œuvre apparaît comme le

« produit » d’un accomplissement intentionnel et, conséquemment, est

reconnue comme un artéfact parmi tant d’autres.87 On retrouve de la sorte

cette intuition derrière l’empirisme esthétique éclairé dont il a été question

plus tôt. C’est-à-dire que l’œuvre d’art, comme tout produit, apparaît d’abord

comme le résultat déterminé d’un processus de production où se donne à voir,

où l’on reconnaît, l’application d’une technique ou d’un certain « savoir-

faire » qui la distingue comme telle :

L’artiste n’est pas un τεχνίτης parce qu’il est aussi un artisan, mais parce que le faire-venir des œuvres, aussi bien que le faire-venir des

87

Je rappelle sans m’y arrêter ici qu’en tant qu’étant, l’œuvre est le produit du dire poétique. Mais cela ne signifie jamais que l’œuvre soit réductible aux propriétés manifestes perceptibles à l’encontre d’un produit : l’étant, on s’en souviendra, est toujours d’abord le phénomène de la réponse du Dasein à la parole dite. Il n’a donc pas d’emblée, ni nécessairement, cette signification d’être un produit comme une chose matérielle.

334

produits advient en cette production qui, dès l’abord, fait-venir l’étant dans sa présence, à partir de son visage.88

Cette idée de « faire venir l’étant à partir de son visage » doit en fait décrire

comment l’accomplissement signifiant du dire poétique est ouvert en sa

possibilité spécifique par la situation intramondaine du Dasein dans un horizon

normatif particulier. Il y va de ce qui a été décrit au chapitre précédent comme

la mobilisation intentionnelle de médiums artistiques ou de compréhensions

partagées dont l’effet est de médiatiser la signification du phénomène comme

le phénomène qu’il est au moyen d’une référence à l’institution abritant ces

compréhensions partagées. Ainsi, lorsque nous reconnaissons un artéfact,

nous dit Heidegger, nous avons à faire à un phénomène dont nous savons les

déterminations élues depuis la mobilisation intentionnelle d’un savoir-faire, soit

de techniques et de connaissances réputées nécessaires à sa production.89 Et

cela est vrai tant de l’encontre du produit que celle de l’œuvre : dans les deux

cas une référence intentionnelle aux savoir-faire pertinents participe tant à la

détermination de ce qui est à accomplir qu’à sa réception comprise. C’est ce

que Heidegger veut dire lorsqu’il écrit que les deux processus font venir l’étant

« à partir de son visage » : la production du produit comme celle de l’œuvre

88

Heidegger 1986, p.66 89

Loin de moi l’idée de m’immiscer dans les débats touchant aux traits déterminants de l’artéfactualité. Sans me réclamer de toutes les réflexions qu’il développe dans son article Authors and Artifacts, j’invite mon lecteur à penser le concept d’artéfact ainsi que le suggère Risto Hilpinen lorsqu’il écrit : « Any object or event which an agent causes to exist will be called a product of his action. [...] I shall restrict the use of the expression ‘authorship’ to the relationship between an agent (or a person) and the intended products of his actions, and the products authored by a person will be termed 'artifacts'; thus the word 'artifact' will be applied here only to the intentional (or intended) products of an agent's actions. » (R. Hilpinen, Authors and Artifacts, in Proceedings of the Aristotelian Society; New Series, vol.93, 1993, p.156; mon italique)

335

d’art sont des projets d’activités dont la signification et la possibilité sont

ouvertes par la structure normative du monde, par les précompréhensions que

le Dasein le découvre immédiatement.

Mais le phénomène de l’œuvre, contrairement au produit, excède en sa

signification ce que ces savoir-faire et précompréhensions disponibles peuvent

déterminer. Dans le cas du produit, la référence à une structure normative

pertinente achève d’indiquer les propriétés signifiantes de ce qui a été

accompli : « Quand un produit est fini, il est une matière informée prête à

l’utilisation. L’être-fini du produit signifie que celui-ci est, pour ainsi dire,

abandonné, par-delà lui-même, à son utilité. »90 Autrement dit, les savoir-faire

mobilisés dans la détermination du produit, les précompréhensions partagées

qui ouvrent la possibilité signifiante de s’engager à sa production, sont tout ce

qui nous est nécessaire afin de savoir ce qu’il y a à faire de ce produit qui fait

encontre. Ce que l’on y reconnaît suffit à la détermination de ce qu’il y a à y

comprendre et à en faire. Et ce n’est en fait que lorsque cette reconnaissance

est menacée, lorsque, par exemple, la tête du marteau que l’on abat sur un clou

se sépare irrémédiablement de son manche, qu’il nous est donné de penser les

déterminations (alors défaillantes) du processus de sa production : « Mieux un

produit nous est en main, moins il se fait remarquer (par exemple, comme tel

marteau), et plus exclusivement le produit se maintient en son être-produit. »91

Dans l’œuvre, par contre, ce que l’on y reconnaît, le « cédrat re-présenté » par

90

Heidegger 1986, p.72 91

Heidegger 1986, p.73

336

exemple, ou « l’œuvre de sculpture » n’offre aucune indication quant à ce qu’il

y a à y comprendre. Retiré à sa situation attendue, situé sur la toile, le cédrat de

la représentation résiste aux manières que l’on a normalement de s’y rapporter,

et cette résistance devient l’exigence d’un effort d’interprétation et

d’appropriation.

Nous avons déjà rendu compte de la structure intentionnelle qui

explique cette détermination du phénomène de l’œuvre. Ce qui maintenant

apparaît, c’est la manière dont cette détermination est accessible de manière

signifiante au public qui reçoit l’œuvre créée : « L’être-créé lui-même est

expressément introduit par la création dans l’œuvre ; il vient se tenir dans

l’ouvert comme le choc silencieux du quod. » Ce que Heidegger nomme ici le

« choc silencieux du quod » nous indique que l’œuvre, contrairement au simple

produit, fait encontre comme ce qui ne dit rien. Non pas qu’elle s’annonce

comme étant insignifiante ; certes pas. Si elle dit ‘rien’, nous l’avons vu, c’est

parce qu’elle en répond. Ce qui signifie en fait que cette réponse, pour

significative qu’elle est, ne se donne pas à comprendre en vertu d’un contexte

normatif disponible : quelque chose y dérange le déploiement d’un effort

interprétatif qui voudrait réduire le donné sous des normes disponibles. Ce

dérangement, ce « choc », décrit la manifestation d’une tension entre les

attentes de sens générées par l’horizon normatif où s’inscrit le phénomène de

l’œuvre et la manière dont sa signification y résiste. Aussi, cette réponse,

l’œuvre d’art en sa signification, il faut que l’interprète se l’approprie.

337

Car le cédrat qui fait encontre sur la toile est tout autre que celui qui se

trouve sur la table de ma cuisine : il échappe à toute les manières que j’ai

normalement de me rapporter à un tel fruit. L’altérité de cette son encontre au

moyen du phénomène de l’œuvre choque, « commotionne » disais-je plus tôt à

la suite de Heidegger, l’interprétation de ce qui est donné et contraint à un

effort d’appropriation qui répète en fait celui décrit plus tôt lorsqu’il s’agissait

de rendre compte de la structure du dire poétique. Autrement dit : dans

l’expérience de l’œuvre se joue quelque chose de familier que l’on y re-connaît

– le cédrat, par exemple –, mais cette reconnaissance est perturbée, dérangée,

puisque ce qui se donne n’est pas ce que l’on connaît ; l’œuvre est, en son

phénomène et sa signification, cet inconnu familier. Et, « plus simplement le

choc qu’une telle œuvre soit accède à l’ouvert et plus essentiellement l’é-

normité (das Ungeheuere) fait éclat, faisant éclater ce qui jusqu’ici paraissait

normal. »92

J’ai jusqu’à présent voulu insister sur la discontinuité normative

qu’accomplit le retrait du dire poétique devant la force normative de son

monde, sur la manière dont cet accomplissement répond d’une altérité radicale

qui ouvre la possibilité d’une création. Mais dès lors qu’il s’agit d’expliquer

comment cette création peut apparaître comme telle, c’est davantage la

92

Heidegger 1986, p.74 ; j’invite du reste mon lecteur à ne pas se laisser berner par l’idée d’un « plus ou moins » dans l’é-normité de l’œuvre et à y voir l’indice qu’il se joue, dans l’expérience de l’œuvre telle que j’en ai décrit les conditions de possibilité, une évaluation de sa créativité. Nous avons bien vu, au premier chapitre, que l’originalité ou le choc que manifeste l’œuvre originale n’est jamais à elle seule garante d’une œuvre de valeur.

338

continuité normative entre la situation initiale de l’artiste et celle du public

auquel il destine son œuvre qui doit retenir notre attention : il faut cerner cette

familiarité de l’inconnu. Car si l’œuvre peut choquer et commotionner l’ordre

normatif du monde, c’est en fait parce qu’elle en est :

Nous [n’entendons la parole-dite (Sage)] que parce que nous nous entendons avec elle, parce que nous sommes en elle à notre place. C’est seulement à ceux qui lui appartiennent que la parole-dite (Sage) accorde d’écouter la parole (Sagen), et ainsi de parler.93

Autre manière de dire que le choc du phénomène de l’œuvre tient exactement

à ce qu’elle s’installe dans un monde qui avait ménagé la possibilité de

l’accomplir, mais qu’elle y prend à chaque fois place depuis ce que ce monde ne

disait pas, depuis cette altérité que l’ordre intelligible du monde avait fait

reculer jusqu’à la rendre muette. C’est cette continuité normative dérangée par

l’altérité à laquelle répond le dire poétique qui rend l’œuvre disponible comme

une parole à la fois signifiante et intrigante. L’œuvre, à cet égard, est « é-

norme (Ungeheuere) », ce par quoi Heidegger veut signifier qu’elle excède la

normativité du monde où elle s’installe pourtant, son expérience invitant

nécessairement l’interprète à comprendre quelque chose qui est hors de

l’ordinaire.94 Cet ‘excès’ dit la continuité entre le monde où l’œuvre s’installe et

le monde de signification que l’œuvre installe en vertu de son appropriation

poétique de l’être. C’est-à-dire que, pour autant que sa signification y est

irréductible, elle n’en est pas moins située en une référence à la situation

93

Heidegger 2006(1976), Chemin vers la parole, p.242; j’ai toutefois modifié la traduction, préférant parole-dite à « la Dite ». 94

Cf. Heidegger 1986, p.74

339

institutionnelle du Dasein qui en a rendu le projet possible. Du coup, c’est à

ceux qui ont encore accès de manière signifiante à cet horizon normatif initial

que l’é-normité de l’œuvre est disponible. Derechef, c’est à ce public qu’elle

peut apparaître comme la création qu’elle est. Et c’est à eux, conséquemment,

qu’il revient d’accomplir ce que Heidegger appelle « la Garde de l’œuvre ».

La « Garde de l’œuvre », c’est en fait ni plus ni moins que l’institution

ou, plutôt, l’horizon normatif qu’une communauté se donne comme cet espace

où l’étant disponible – les œuvres d’art – est d’emblée reconnu comme le

suspens de l’ordre normal des choses : « Aussi peu une œuvre peut-elle être

sans avoir été créée, tant elle a besoin des créateurs, aussi peu le créé lui-

même peut-il demeurer dans l’être sans les gardiens. » La garde de l’œuvre,

c’est la reconnaissance de ce qui a été accompli par le dire poétique, le souvenir

de la structure intentionnelle liée à la genèse de tels étants et, du même coup,

l’espace et la modalité qu’une communauté historique s’est donné afin de

maintenir ouverte dans le monde la possibilité d’une telle parole. La possibilité

de la sauvegarde de l’œuvre, de sa persistance en tant qu’œuvre dans le

monde, relève d’une part de ce que la situation et les médiums artistiques

ayant ouvert la possibilité de son accomplissement sont encore disponibles – ce

qui signifie en quelque sorte qu’il est toujours possible d’être du public que

visait le dire poétique, de s’élever au rang de public averti, si c’est peut-être au

prix de quelques efforts – et, d’autre part, de ce que l’altérité qui participe de la

détermination du phénomène de l’œuvre se donne encore comme telle :

340

In Heidegger’s view, for a great artwork to work – that is, for it to help open and preserve a meaningful « world » for a community (whose members come to embody that meaning in their lives) – this artwork must maintain an essential tension between the world of meanings it pulls together and the more mysterious phenomenon Heidegger calls ‘earth’.95

C’est-à-dire, finalement, que l’œuvre ne sera préservée et sauvegardée

comme œuvre que là où l’altérité de sa signification n’aura pas perdu sa

capacité de commotionner l’ordre du monde où elle est installée, que là où sa

signification n’aura pas été réduite au simple statut d’une parole-dite que l’on

maîtrise ; que là, somme toute, où son encontre aura encore la signification

d’avoir été créée.

***

Il m’est d’avis que nous avons ainsi décrit de manière suffisante la

structure de l’intentionnalité déployée dans l’acte de spécification, assez du

moins pour en traduire la créativité au moyen du modèle issu de la méthode de

composition. Ce modèle, on s’en souviendra, se décline en cinq propositions :

1) L’œuvre d’art résulte d’une intentionnalité déterminée sous un ordre

normatif excédant la structure normative établie conventionnellement par

l’institution du monde de l’art ;

95

Thomson 2010, p.90. Si Thomson y parle encore du « grand » art, il faut bien voir que c’est relativement à la fonction existentielle qu’Heidegger attribue à l’expérience du dire poétique, cette fonction que l’argument développé ici a abandonné au profit d’une explication institutionnelle et historique du phénomène de l’œuvre. J’ai en effet montré qu’il est possible de parler de la tension que décrit le choc de l’œuvre, et de la structure intentionnelle qui la rend possible, sans avoir à s’engager plus avant dans l’évaluation du rôle ou de la fonction historico-sociale qu’elle peut jouer dans le déploiement d’un monde et la conscience de la tendre loi.

341

2) c’est le critère de l’évidence qui, sous cet ordre normatif, permet à l’artiste

de mesurer l’adéquation de son accomplissement aux contenus qu’elle

mobilise et re-présente;

3) l’évidence intuitive appartient à cette intuition singulière, à cette expérience

ouverte par le soi naturel original de l’artiste, conférant du même coup une

dimension proprement originale à la représentation qu’elle détermine – ce qui

n’est qu’une autre manière de dire que l’œuvre est déterminée de manière

telle que sa signification excède toujours déjà ce qui peut se laisser déterminer

sous un ordre normatif donné;

4) la possibilité pour l’œuvre de se manifester significativement comme

création artistique dans le monde de l’art repose sur la capacité de ses citoyens

d’accéder, dans une mesure elle-même particulière, à cet ordre normatif

excédentaire ou sur une continuité entre les deux ordres normatifs que le

projet de composition originale pouvait tolérer sans être corrompu.

5) Le monde de l’art décrit cette institution ou cet horizon normatif distinct où

les phénomènes qui s’y situent sont d’emblée reconnus relever d’une telle

pratique créative – ce qui répète cette affirmation de Binkley à l’effet que

l’institution du monde de l’art se distingue des autres en vertu du fait qu’elle

est essentiellement affairée à créer de nouvelles manifestations du concept.

Or nous avons effectivement pu voir que la phénoménologie

heideggérienne nous permet d’affirmer que, 1) l’œuvre d’art est

342

l’accomplissement d’un dire poétique, lequel j’ai décrit comme le déploiement

d’une intentionnalité répondant d’un ordre normatif, celui de la tendre loi,

excédant la structure normative établie conventionnellement par les

précompréhensions du monde (de l’art). La tendre loi, nous l’avons vu, dit cette

nécessaire appropriation, par la parole, des possibilités d’être que découvre

l’expérience dès lors qu’elle se retire aux déterminations de la normativité

intramondaine – laquelle dépend elle-même, en sa manifestation, de la tendre

loi. Il y va, en fait, de la liberté du Dasein de taire la force normative de la

parole-dite, des précompréhensions dont il répond habituellement, de cette

liberté de pouvoir encore et toujours répondre autrement de son expérience de

l’être, liberté qui est en même temps son destin et sa loi. L’ordre normatif

excédentaire n’est donc plus donné par l’objectivité des lois naturelles du

cosmos, mais par la loi de l’appropriement qui, à l’instar des lois naturelles

qu’évoque Cicéron, fonde la possibilité de toute normativité intramondaine et,

incidemment, de toute expérience intelligible.

Par contre, la tendre loi n’a rien d’objectif : elle n’est pas cette norme

transcendante à l’aide de laquelle l’artiste pourrait mesurer le succès de son

accomplissement. Si je me suis bien acquitté de la tâche de faire comprendre

comment la structure intentionnelle de l’appropriement donne le phénomène

qu’elle détermine comme seule mesure de son caractère approprié, on aura

bien compris que 2) l’évidence expérientielle de ce caractère approprié de la

réponse est le seul critère qui puisse intervenir dans la détermination de ce qu’il

343

y a à y comprendre – tant pour l’artiste qui achève son œuvre que pour le

public pour qui elle fait encontre comme telle. On se rappellera par ailleurs de

ce mot de Gadamer, déjà évoqué au chapitre précédent, qui exprime la même

idée :

De [la manifestation de l’œuvre d’art] on dit aussi : «Il en est ainsi». On donne son assentiment à ce qui ressort ici et non pas parce qu’il s’agirait d’une reproduction exacte de quelque chose, mais parce que l’image comme telle agit comme une effectivité supérieure. (…) C’est ainsi que l’œuvre d’art est là et a «autant de vérité, autant d’être». C’est dans l’accomplissement que se réalise son être (telos ekei).».96

C’est dire que, contrairement au critère d’évidence disponible dans

l’expérience ouverte par le soi naturel, il n’y va pas, ici, d’une évidence garantie

par un ordre normatif objectif et transcendant, mais d’une sorte d’évidence

aussi intuitive que pragmatique qui dit l’appropriation ‘appropriée’ de l’étant. Si

l’on se penche, d’ailleurs, sur la manière dont Heidegger pense dans L’origine

de l’œuvre d’art le critère d’évidence qu’il découvre chez un Cicéron ou un

Descartes, on comprend un peu mieux comment il le fait jouer différemment

dans l’accomplissement du dire poétique :

Une thèse est vraie lorsqu’elle se règle sur ce qui est à découvert, c’est-à-dire sur ce qui est vrai. La vérité d’une thèse est toujours, et n’est jamais rien que cet ajustement. Les concepts critiques de la vérité qui, depuis Descartes, partent de la vérité comme certitude ne sont que des variations de la détermination de la vérité comme justesse (Richtigkeit). Mais cette essence de la vérité qui nous est si courante – la justesse de la représentation – est de fond en comble conditionnée par la vérité comme éclosion primaire de l’étant.97

96

Hans-Georg Gadamer, La Philosophie herméneutique, avant-propos, traduction et notes par Jean Grondin, Paris, PUF, collection Epiméthée, 1996, p.207 97

M. Heidegger 1986, p.56

344

Il n’est pas lieu, ici, d’expliciter cette citation en direction de la critique

heideggérienne du critère d’évidence évoqué par la métaphysique

traditionnelle. Elle nous permet cependant de jeter un éclairage un peu plus vif

sur le concept d’évidence qui m’apparaît jouer dans l’accomplissement du dire

poétique. Car on y voit bien que Heidegger distingue la caractérisation

cartésienne du critère d’évidence en terme de « certitude » de ce qui la fonde,

« l’essence de la vérité », soit cette expérience où joue une évidence que rien

ne fonde outre la nécessité du fondement, que rien n’assure outre la nécessité

de s’assurer un monde par le biais de son appropriement. Autrement dit,

l’évidence qui joue ici dans la spécification d’une œuvre d’art se distingue de

celle de Cicéron et Descartes en ce qu’il n’est aucune intelligibilité

transcendante qui puisse garantir la ‘vérité’ ou l’adéquation du phénomène où

elle se donne relativement à l’être qu’il re-présenterait. Il y va plutôt de

l’évidence d’un accomplissement qui se donne lui-même comme la mesure

appropriée de l’être et qui ouvre du même coup la possibilité même du

normatif et de l’intelligible. Ainsi, le critère d’évidence dont il s’agit ici

dit « l’essence de la vérité qui nous est si courante » : l’évidence est donnée par

l’expérience d’une appropriation toujours déjà en route vers le normatif, la

parole-dite, la mesure ; elle est l’accomplissement de ce que Crowell appelait à

la suite de Heidegger un Maß-nehmen, soit une orientation vers la mesure.

Dans le cas du dire poétique, par contre, il ne s’agit que d’une modalité

particulière de cette évidence expérientielle qui joue au fondement de la

345

possibilité d’un monde intelligible. Car si, d’une part, l’évidence en jeu ici dit

également le caractère ‘approprié’ d’une possibilité d’être, il faut bien voir

d’autre part que l’accomplissement du dire poétique n’a pas nécessairement à

donner cette évidence comme une mesure fondatrice de l’intelligible en

général. Certes, comme tout événement de sens, le dire poétique participe de

manière insigne au déploiement de la parole en monde. Mais j’ai bien insisté

quant au fait que cette fonction de l’œuvre d’art n’est pas nécessaire à son

expérience comme œuvre d’art. C’est-à-dire que l’accomplissement du dire

poétique n’a pas nécessairement à se laisser comprendre comme participant et

installant la cohérence d’un monde intelligible afin d’ouvrir à son expérience

comme création artistique. La conscience de cette fonction, nous l’avons vu,

relève d’une expérience qui dépasse celle ouverte par l’horizon normatif du

monde (de l’art).

Cela dit, c’est encore le même critère d’évidence qui opère ici. Puisque

la réponse qu’est le dire poétique s’accomplit en un retrait depuis la force

normative de la parole-dite vers une perspective sur les contenus de

l’expérience qu’aucune norme n’assure et ni ne donne à maîtriser, la règle du

jeu ne saurait être autre que l’évidence de l’approprié. Et l’approprié, dans ce

cas, se donnera dans l’expérience d’une re-présentation de l’être qui, si elle

n’était pas implicitement possible ni justifiée en vertu d’un horizon normatif

intramondain, se révèlera néanmoins juste malgré le choc qu’elle occasionne

dans cet ordre. C’est cette révélation d’une juste mesure, le es Herauskommt

346

évoqué par Gadamer, qui décrit l’évidence jouant comme critère dans

l’interprétation et l’appropriation du phénomène de l’œuvre. Elle dit la justesse

de l’appropriation par le dire poétique de l’artiste (qui peut dès lors mettre un

terme à son processus), et donne cet accomplissement comme une œuvre d’art

dont la signification ne saurait être mesurée autrement que par cette même

mesure d’évidence.

Autre manière de dire, somme toute, que la détermination et la

spécification d’une œuvre d’art comme telle, de même que son interprétation

par un public, ne procède qu’à la seule lumière de l’évidence expérientielle

donnée dans l’appropriement d’une possibilité d’être, appropriement qui

procède depuis le silence de toute normativité intramondaine. Bien entendu, ce

« silence normatif » ne correspond pas à l’absence ou à la négation de la réalité

de l’horizon normatif du monde de l’art où l’œuvre apparaît comme telle. Cela

signifie plutôt que l’événement de cet accomplissement, lui-même ouvert en

son projet par cet horizon, est à lui-même sa propre norme, son propre critère.

Ainsi, il n’est d’autre critère approprié à l’interprétation adéquate d’une œuvre

d’art qu’une prise en considération de ce qui a été accompli – ce qui n’est pas

sans rappeler l’exigence élevée par Davies à l’endroit de l’interprète quant à la

nécessité pour celui-ci de pouvoir décrire l’accomplissement de l’artiste et de

situer le véhicule spécifié dans le contexte de cette performance. Ce qui

apparaît maintenant plus clairement, c’est que la pertinence de cette démarche

347

interprétative relève de la détermination du phénomène de l’œuvre en tant

qu’événement de sens (Sinnereignis).

L’intentionnalité œuvrant à la spécification de l’œuvre en tant qu’un tel

événement de sens, par contre, n’est évidemment plus le fait du soi naturel

dont il a été question dans l’analyse des Conjectures. Bien que l’artiste ait

encore ici à se détourner des structures normatives contingentes de son monde

historique afin d’accomplir le projet de spécifier une œuvre d’art comme telle, il

n’est plus question de recouvrer de la sorte l’espace d’une subjectivité

essentielle à laquelle seule il était donné de contempler une vérité objective de

la nature ; à laquelle seule, somme toute, il était donné d’en produire une

représentation originale. L’accomplissement de l’acte de spécification est certes

original, mais cela relève désormais 3) du déploiement de l’intentionnalité

depuis une possibilité d’être radicalement différente de ce qui était ordonné

comme possibilité d’être dans le monde. Ce ne sont pas les déterminations d’un

soi naturel et original qui confèrent à l’accomplissement du dire poétique la

particularité d’être créatif, mais l’efficace fondamentale du déploiement de la

parole elle-même, la tendre loi, dont le « parler enjoint à la Dif-férence de

venir, qui libère monde et choses au simple de leur intimité. La parole est

parlante. »98

Autrement dit, alors que le soi naturel de la méthode de composition

procède à la donation originale d’un sens, à la représentation d’une perspective

98

Heidegger 2006 (1976), p.36

348

unique sur une vérité objectivement assurée par l’ordre normatif du cosmos,

l’événement de sens qu’est l’œuvre d’art répond quant à lui de l’appropriation

d’une possibilité de sens. Or, puisque les déterminations de la re-présentation

de cette possibilité sont élues à la lumière de l’évidence expérientielle, au cœur

même de l’événement qu’est la réponse s’appropriant l’espace de l’altérité

ouvert par la négation de la force normative des précompréhensions

disponibles, la structure même de son phénomène et de son intelligibilité en est

nécessairement singulière et originale. Pour autant, il importe de remarquer

que l’originalité de cet accomplissement n’est que descriptive : il n’est aucune

facette de cette accomplissement qui assure d’emblée la valeur (artistique ou

autre) que l’on accordera au phénomène qu’il spécifie.

Je remarque au passage que cette caractérisation du processus

génétique lié spécifiquement au phénomène des œuvres d’art donne

entièrement raison à ceux qui, comme Thomas Leddy, ont voulu réfuter l’idée

que de tels processus puissent être conçus selon le modèle de la résolution de

problèmes.99 En fait, si l’on voulait absolument préserver la conceptualité d’une

telle approche, il faudrait plutôt dire que l’accomplissement du dire poétique

donne le puzzle tout autant que sa solution. C’est-à-dire qu’en tant que le dire

poétique repose sur la problématisation ou la suspension de l’ordre intelligible

de son monde, il ne saurait être une réponse à quelque « problème » artistique

99

Cf. T. Leddy, Is the Creative Process in Art a Form of Puzzle Solving ?, in The Journal of Aesthetic Education, vol. 24 :3, automne 1990, p.83-97.

349

qui y existe de manière intramondaine. Bien plutôt, le projet du dire artistique

est de faire problème de cet ordre intelligible en suspendant sa force normative

et en faisant autrement l’expérience de ce qui fait encontre. C’est cette altérité

qui, installée dans le monde (de l’art) apparaît problématique et exige solution,

demande à être appropriée de manière signifiante. Et en tant que les

détermination de ce phénomène incluent la problématisation de l’ordre

habituel et normal des choses, l’œuvre est tout à la fois le tracé de la solution et

la création du problème. Il ne saurait donc pas être question d’avancer, ainsi

que David Perkins et Robert Weisberg ont cherché à le faire, que la créativité en

art est « a natural comprehensible extension and orchestration of everyday

abilities of perception, understanding, memory, and so on. »100 En fait,

Heidegger nous aura plutôt invité à voir exactement le contraire : nos pratiques

signifiantes intramondaines – telle que la résolution de problème – reposent en

leur structure sur celle, plus fondamentale, de l’appropriation appropriée des

possibilités d’être qui donne la mesure de son succès alors même qu’elle est à

s’accomplir.

Quant à 4), la possibilité qu’un phénomène ainsi structuré puisse se

manifester de manière signifiante – tant pour l’artiste qui est à l’accomplir que

pour le public auquel il le destine –, elle repose d’une part sur l’appartenance

de tout Dasein à l’élément de la parole et, d’autre part, sur 5) l’institution du

monde de l’art accomplissant la sauvegarde de l’œuvre en tant que création,

100

D. Perkins, The Mind’s Best Work, Harvard University Press, Cambridge, 1981, p.4

350

soit en tant que cet étant singulier qui fait encontre comme manifestant une

altérité exigeant un effort d’appropriation. La signification de l’œuvre joue en

fait de cette continuité tendue ou ‘dérangée’ entre la situation du Dasein dans

un monde qui ouvre la possibilité d’un projet artistique signifiant et le caractère

radicalement étrange et différent de ce qu’un tel projet accomplit.

L’appartenance à l’élément de la parole, à la tendre loi, dit bien sûr la

dimension normative qui excède, en la fondant toujours déjà, la normativité

intramondaine qui situe le Dasein comme Dasein qui ouvre l’intelligibilité de son

expérience. C’est ce qui confère au Dasein la possibilité d’expérimenter

l’altérité radicale de l’autrement qu’étant d’une manière qui demeure pour lui

signifiante, ne serait-ce qu’en tant qu’elle dit le destin et la nécessité du

déploiement des possibilités d’être par le dire de la parole. Dans le cas plus

particulier de l’œuvre d’art, la tendre loi ouvre en fait la possibilité que

l’encontre d’un étant résistant à sa maîtrise sous un ordre normatif donné

puisse néanmoins s’avérer positivement signifiante, voire invitante : dans

l’expérience de l’œuvre d’art qua œuvre d’art, ce qui dérange et choque le

public en résistant à son objectivisation sous un ordre normatif donné invite du

même coup à une interprétation appropriante qui répète en fait la structure la

plus intime du déploiement de la vérité comme vérité. On en comprend, du

même coup, que si l’impossibilité de maîtriser le sens de l’œuvre risque

presqu’à coup sûr d’entraîner une pluralité d’interprétations possible, cette

pluralité n’apparaisse pas dérangeante. C’est que, contrairement à ces

351

propositions signifiantes dont il est normalement permis d’attendre que l’ordre

normatif intramondain les rendant possibles puisse également servir de critère

dans leur réduction à une signification univoque, cette attente est d’emblée

réduite à néant dans le contexte du monde de l’art. De sorte que, plutôt que de

soulever quelque que frustration, la pluralité d’interprétations possibles ne fait

qu’attester plus avant du fait que la proposition du phénomène de l’œuvre se

distingue structurellement et normativement des autres phénomènes

signifiants.

Cette pluralité n’en est pas moins limitée, par contre, par la structure

même de l’événement de sens déterminé comme dire poétique. C’est que

l’encontre de l’œuvre d’art n’est pas celle du rien des possibilités de l’être, et

l’appropriation de sa signification ne correspond pas à la réponse de l’habiter

poétique que j’ai distingué du dire poétique. L’œuvre ne fait jamais encontre

comme simplement « autre qu’étant », mais bien comme « œuvre d’art ».

C’est-à-dire que, alors qu’elle se laisse comprendre comme l’accomplissement

du dire poétique, d’un accomplissement répondant de l’altérité radicale, elle ne

se donne pas moins comme cet étant rendu disponible et signifiant comme

œuvre d’art en vertu des précompréhensions qui ouvrent l’horizon du monde

de l’art. Autrement dit, le phénomène de l’œuvre d’art est structuré comme

cette tension entre les précompréhensions qui donnent la situation du Dasein

projetant son accomplissement, et l’altérité radicale dont elle répond en la re-

présentant. Ce n’est d’ailleurs qu’en tant qu’elle ouvre l’espace d’une telle

352

tension que l’œuvre d’art se donne comme telle. Ce qui signifie derechef qu’à

défaut de pouvoir en situer l’accomplissement dans l’horizon normatif qui l’a

rendu possible, à défaut de partager les précompréhensions et les médiums

artistiques qui participaient du contexte normatif du monde de l’art où son

accomplissement était d’abord situé, l’expérience de la tension qu’elle installe

entre le monde où elle est située et ce qu’elle re-présente ne sera tout

simplement pas disponible : « La sauvegarde de l’œuvre est, en tant que savoir,

la calme et lucide instance dans l’é-normité de la vérité advenant dans

l’œuvre. »101

Nous retrouvons de la sorte cette exigence élevée par Davies à l’effet

que l’espace focal d’appréciation n’est disponible qu’à ceux qui seront en

mesure de cerner les médiums artistiques participant du contexte de

production de l’œuvre. L’é-norme de l’œuvre ne se donne en effet comme tel

que là où le normal qu’il excède est encore signifiant. Il s’avère conséquemment

nécessaire à l’expérience adéquate de l’espace focal d’appréciation de tirer au

clair les médiums artistiques ayant participé de sa spécification. À cet égard, on

peut imaginer que le travail interprétatif à accomplir sera similaire à ce qui en a

été dit au chapitre précédent. Mais ce concept, l’é-normité, nous dit du même

souffle que les précompréhensions ou les médiums artistiques qui structurent

l’aspect normal de l’œuvre qua œuvre d’art n’achèveront pas de décrire la

disponibilité singulière de son phénomène. Ce qui distingue, toujours déjà,

101

Heidegger 1986, p.76

353

l’œuvre d’art d’un autre phénomène signifiant spécifié par un Dasein c’est cette

manière dont elle continue de résister à la maîtrise de sa signification même là

où tous les médiums artistiques auraient été recouvrés, c’est cette tension

qu’elle manifeste entre l’ordre intelligible du monde et la possibilité toujours

renouvelable d’installer, en se l’appropriant, une autre intelligibilité. En vertu

du fait que son phénomène a été spécifié depuis le déploiement d’une

intentionnalité jouant de tous les possibles, l’œuvre est ce « familier inconnu »

qui « nous dérange et nous pousse […] hors de l’ordinaire. »102

C’est ainsi que l’œuvre d’art se donne comme création, et la structure

intentionnelle déterminant sa genèse comme artistiquement créative : le

monde de l’art est cet horizon normatif ouvrant la possibilité signifiante d’un

projet de dire autrement les contenus de son expérience. Aussi, autant l’horizon

normatif du monde (de l’art) rend-il l’œuvre d’art disponible qua œuvre d’art,

autant la signification qui est la sienne est irréductible à cet horizon, excédant

toujours déjà l’ordre des possibilités de sens inscrites à cette structure

normative intramondaine. Déterminée depuis une visée de l’altérité excédant

l’organisation intelligible d’un monde, spécifiée comme création, l’œuvre résiste

à toute entreprise d’explicitation exhaustive, à toute maîtrise conceptuelle. On

ne saurait donc donner une fois pour toute les traits caractéristiques de

l’horizon normatif où elle s’installe, si ce n’est que pour dire qu’il est cet espace

102

Heidegger 1986, p.74

354

intramondain où il est donnée à l’intentionnalité de celui qui y fait référence de

s’approprier et de représenter les choses autrement :

Quant au mode de la sauvegarde rigoureuse de l’œuvre, l’œuvre elle-même, et elle seule, le crée et l’indique par avance. La garde advient à des degrés divers du savoir, avec, chaque fois, une portée, une constance et une lumière différentes.103

Le monde de l’art dit conséquemment cet horizon normatif où la seule règle

est de procéder créativement à la spécification d’une proposition signifiante, de

s’approprier librement une possibilité toute autre de dire l’être. Ainsi compris,

le monde de l’art n’offre aucune définition a priori qui puisse permettre d’en

saisir l’extension. Plus simplement, il dit cet espace normatif qu’une

communauté historique s’est donnée où l’intentionnalité qui est appelée à s’y

déployer est, à proprement parler, artistiquement créative en son

accomplissement.

103

M. Heidegger 1986, p.77

355

Conclusion

Nous atteignons de la sorte au but que cette entreprise s’était fixé, à

savoir, à une caractérisation de la créativité artistique comme propriété

simplement descriptive. Il s’est effectivement révélé, au fil des analyses menées

dans cette thèse, qu’il est possible de parler de créativité artistique sans

s’engager à quelque évaluation de ce à quoi on attribue cette propriété. Celle-ci

décrit alors simplement une propriété de la structure intentionnelle particulière

à la spécification d’une œuvre d’art en tant que telle. J’ai proposé le modèle

suivant – que je reformule ici à la lumière des conclusions du chapitre

précédent – afin d’expliciter cette structure intentionnelle et la normativité

qui la rend possible :

1) L’acte de spécification d’une œuvre d’art repose sur une intentionnalité

déterminée sous un ordre normatif excédant toute structure normative établie

conventionnellement ;

2) c’est le critère de l’évidence qui, sous cet horizon normatif excédentaire,

donne l’étalon qui permet à l’artiste de mesurer l’adéquation de son

accomplissement aux contenus qu’il mobilise et re-présente;

3) l’évidence intuitive appartient à une intuition singulière, à une expérience

particulière où l’artiste se joue librement de la force normative des

356

précompréhensions normalement disponibles – ce qui n’est qu’une autre

manière de dire que l’œuvre est déterminée de manière telle que sa

signification excède toujours déjà ce qui peut se laisser déterminer sous un

ordre normatif donné;

4) la possibilité pour l’œuvre de se manifester significativement comme

création artistique dans le monde de l’art repose sur la capacité du public d’y

reconnaître les précompréhensions pertinentes (tels que les médiums

artistiques de Davies) de même que la manière dont ces précompréhensions

sont ‘dérangées’ par l’intentionnalité de l’acte de spécification. Autrement dit,

le public doit être au fait de la normativité intramondaine où se situait le projet

de l’acte de spécification et pouvoir lui-même accéder à un espace normatif

excédentaire, sans quoi la ‘tension’, le ‘choc’ ou le dérangement qui donne

l’œuvre d’art comme création ne lui sera pas accessible.

5) Le « monde de l’art » décrit cette institution ou cet horizon normatif distinct

où les phénomènes qui s’y situent sont d’emblée reconnus relever d’une

pratique artistiquement créative. L’institution du monde de l’art se distingue

des autres en vertu du fait qu’elle est essentiellement affairée à créer de

nouvelles manifestations du concept. Cette institution correspond à l’horizon

normatif intramondain où la règle est de faire autrement.

Il m’est d’avis que l’ensemble du travail accompli dans cette thèse

supporte la validité de ce modèle. J’aimerais en outre faire remarquer combien

357

il s’est avérer facile de le déployer dans des cadres ontologiques fort différents,

voire même radicalement opposés. D’abord issu du contexte ontologique

néoplatonicien des Conjectures on Original Composition, c’est sans trop de

peine qu’il a été possible de montrer en quoi il pouvait servir une explication

foncièrement phénoménologique de l’intentionnalité en jeu dans la genèse des

œuvres d’art. Cette dernière explication ayant du reste servi à l’analyse des

déterminations de l’acte de spécification, on voit sans peine que ce modèle

nourrit également l’argumentaire de penseurs contemporains analytiques

œuvrant dans un contexte ontologique plus institutionnel.

On peut sans doute faire ce pari que cette ‘mobilité’ du modèle est

principalement dû à la continuité historique entre le monde de l’art de Young,

celui de Heidegger, et celui qui préoccupe ces penseurs plus contemporains tels

que Davies et Binkley. En fait, cela me paraît être indicatif de ce que la créativité

artistique est effectivement au cœur de nos préoccupations autour de l’art

depuis que nous en avons une pratique publique conventionnellement et

spécifiquement déterminée, soit depuis l’avènement du « siècle esthétique » :

le 18e siècle européen. Quoi qu’il en soit, je pense avoir amplement démontré

comment la créativité artistique au sens descriptif participe de manière

nécessaire à fonder la possibilité de notre expérience des œuvres d’art en tant

que telles étant donné les pratiques interprétatives et appréciatives que nous

en avons aujourd’hui.

358

À cet égard, il ne me semble pas inutile de faire remarquer que la thèse

défendue ici n’est pas sans conséquences pour certains débats contemporains à

propos de ces pratiques. Je pense particulièrement à l’épineuse question de

l’interprétation des œuvres d’art – que je n’ai fait qu’effleurer dans cette thèse

– et au rôle normatif qu’il faut attribuer, ou non, aux intentions de l’artiste. Il

n’est malheureusement pas lieu de s’y attarder maintenant, mais il m’est d’avis

que le modèle de la créativité artistique que je soutiens questionne

sérieusement la validité des thèses anti-intentionnalistes, que l’on attribue par

exemple aux Beardsley et Wimsatt ainsi qu’à leurs émules, voire même celle de

ces formes hybrides d’intentionnalismes telles que l’intentionnalisme

hypothétique (W. Tollhurst, J. Levinson) et interprétatif (D. Davies). La raison en

est que, comme nous l’avons vu, l’appréciation juste de l’espace focal

d’appréciation qui détermine l’expérience de l’œuvre en tant que telle requiert

de l’interprète qu’il situe le véhicule dans le cadre plus large de son

accomplissement. Or, à décrire la structure intentionnelle d’un tel

accomplissement comme étant de nature ‘créative’, j’ai argumenté à l’effet que

cela entraînait nécessairement comme conséquence que les déterminations

signifiantes de l’œuvre ne seront jamais entièrement disponibles

‘objectivement’. Les normes et critères du monde de l’art, les

précompréhensions qui participent et déterminent son horizon, manqueront

toujours d’être suffisants à la maîtrise du sens d’un acte qui, depuis le premier

instant de son projet, cherchait très précisément à les bouleverser. Qui plus est,

359

puisque les précompréhensions qui ont été mobilisées dans le projet de l’artiste

trouvent leur force normative à même l’accomplissement de l’acte de

spécification – qui leur la confère –, il s’avère nécessaire à l’interprète qui veut

se saisir du sens de l’œuvre qu’il en comprenne la contribution à la

détermination de l’espace focal d’appréciation relativement à cette

mobilisation. Autrement dit, une certaine visée des intentions de l’artiste, de ce

qu’il voulait accomplir, me paraît participer nécessairement de la juste

détermination du phénomène de l’œuvre d’art en tant que telle, soit en tant

que création artistique.

Ces idées auraient besoin d’être développées plus avant de donner lieu

à argument rigoureux dans le contexte de ce débat. Elles s’offrent néanmoins

pour l’instant comme une piste de réflexion ouverte par les résultats de cette

thèse. Du même coup, elles forment l’embryon d’un projet de recherche qui

retiendra sans doute mon attention au fil des prochaines années. Entre-temps,

je considère que les résultats de cette thèse, soit l’élucidation de l’aspect créatif

de l’accomplissement de l’artiste et la justification de l’interprétation du

phénomène des œuvres comme autant de créations, sauront nourrir la

réflexion philosophique contemporaine affairée à la compréhension de nos

rapports à l’art et des pratiques que nous avons de ses phénomènes.

360

Bibliographie

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