la conspiration de dillon

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LA CONSPIRATION DE DILLON Qui d'entre nous n'a trouvé plaisir et profit à la lecture du Journal d'une femme d'e cinquante ans, ces captivants souvenirs de la marquise de La Tour du Pin née Dillon ? Plaisir parce que le récit est vivant, le style à la fois élégant et familier, les anecdotes savou- reuses. Profit parce que chez cette quinquagénaire la mémoire est d'une étonnante fidélité. On peut donc se fier à ce portrait qu'elle a tracé du général Arthur Dillon, son père, bien qu'à la mort de ce dernier elle n'eut que vingt-quatre ans : « La différence d'âge entre nous, à peine dix-neuf ans, était si faible qu'il paraissait être plutôt mon frère que mon père. Il avait le nez aquilin, une très petite bouche, de grands yeux noirs, les che- veux châtain clair. Mme de Boufflers prétendait qu'il ressemblait à un perroquet mangeant une cerise. Sa haute taille, son beau visage, sa superbe tournure lui conservaient encore toutes les apparences de la jeunesse. On ne pouvait pas avoir de plus nobles manières ni l'air plus grand seigneur. L'originalité de son esprit et la facilité de son humeur le rendaient du commerce le plus agréable. Il était mon meilleur ami en même temps que le camarade de mon mari qui ne parvenait pas à se déshabituer de le tutoyer. M. de La Tour du Pin avait coutume de dire plaisamment en visant la belle prestance de mon père que le surnom de « beau Dillon » donné à Edouard Dillon — un de ses homonymes — constituait une double usurpation de nom et de beauté phy- sique. » Ce brillant portrait laisse percer chez son auteur une vive admiration. Alors pourquoi la fille est-elle demeurée si discrète

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LA CONSPIRATION

DE DILLON

Qui d'entre nous n'a trouvé plaisir et profit à la lecture du Journal d'une femme d'e cinquante ans, ces captivants souvenirs de la marquise de La Tour du Pin née Dillon ? Plaisir parce que le récit est vivant, le style à la fois élégant et familier, les anecdotes savou­reuses. Profit parce que chez cette quinquagénaire la mémoire est d'une étonnante fidélité. On peut donc se fier à ce portrait qu'elle a tracé du général Arthur Dillon, son père, bien qu'à la mort de ce dernier elle n'eut que vingt-quatre ans :

« L a différence d'âge entre nous, à peine dix-neuf ans, était si faible qu'il paraissait être plutôt mon frère que mon père. Il avait le nez aquilin, une très petite bouche, de grands yeux noirs, les che­veux châtain clair. Mme de Boufflers prétendait qu'il ressemblait à un perroquet mangeant une cerise. Sa haute taille, son beau visage, sa superbe tournure lui conservaient encore toutes les apparences de la jeunesse. On ne pouvait pas avoir de plus nobles manières ni l'air plus grand seigneur. L'originalité de son esprit et la facilité de son humeur le rendaient du commerce le plus agréable. Il était mon meilleur ami en même temps que le camarade de mon mari qui ne parvenait pas à se déshabituer de le tutoyer. M . de La Tour du Pin avait coutume de dire plaisamment en visant la belle prestance de mon père que le surnom de « beau Dillon » donné à Edouard Dillon — un de ses homonymes — constituait une double usurpation de nom et de beauté phy­sique. »

Ce brillant portrait laisse percer chez son auteur une vive admiration. Alors pourquoi la fille est-elle demeurée si discrète

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sur l'existence que mena son père à Paris en 1793, dernière année de la vie du général. Cependant elle et son mari n'ont quitté la France pour l'Amérique qu'en mars 1794, c'est dire qu'elle n'a pu ignorer les tribulations qui assaillirent Dillon durant les mois précédents, entre autres son incarcération dans les geôles pari­siennes au mois de juillet 1793. Pourquoi donc ce mutisme alors qu'elle nous a entretenus avec fierté de l'activité politique déployée par son « meilleur ami » en janvier de la même année pour tenter de sauver Louis X V I , en jugement devant la Convention ?

« Mon père, a-t-elle écrit, était logé dans un hôtel garni de la rue de la Chaussée d'Antin et mettait tout en oeuvre pour servir le roi, voyant ses juges, les réunissant chez lui, tâchant d'organiser le parti qu'on nomma plus tard les Girondins, leur faisant com­prendre que leur propre intérêt était de conserver la vie du roi, de le faire sortir de Paris et de le garder comme otage dans quelque citadelle où i l ne pourrait communiquer ni avec les puissances étrangères, ni avec les royalistes qui commençaient alors à s'orga­niser dans la Vendée. Mais le parti des Terroristes que mon père n'espérait pas convaincre et surtout la Commune de Paris, toute entière orléaniste, étaient trop puissants pour que des efforts humains pussent rien changer à leurs affreuses intentions. »

On observera que Mme de L a Tour du Pin ne fait pas mystère des bonnes relations du général avec certains conventionnels et pas davantage des démarches, assez surprenantes chez un royaliste, qu'il tenta pour éviter le pire à son roi. Cependant elle reconnaît un peu plus loin que la mémoire de Dillon a besoin d'être défendue, et elle le fait en ces termes : « Qu'il me soit permis de venger mon père des odieuses imputations dont on n'a pas craint de ternir son honorable caractère. Il ne voyait les juges de Louis X V I que dans la vue de sauver sinon la liberté du moins la vie du roi et, le matin même du jugement, i l considérait comme certain que le vote de la réclusion jusqu'à la paix était assuré. Et, en effet, i l en eut été ainsi sans les lâches abandons qui se produisirent au moment du scrutin. »

Malheureusement Mme de L a Tour du Pin, après avoir com­mencé à nous renseigner sur l'action contre-révolutionnaire menée par son père en 1793, nous laisse sur notre faim. Celui-ci rompit-il par la suite avec les républicains de la Gironde ? S'intéressa-t-il au sort de Marie-Antoinette et de Louis X V I I , prisonniers au Temple, comme i l s'était préoccupé du salut du roi-martyr ? Autant de

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points d'un intérêt historique indéniable que la mémorialiste néglige complètement. Rien ne laisse soupçonner que Diïlon ait joué un rôle quelconque au point de vue militaire ou politique à cette époque. C'est au point qu'elle ne consacrera que ces lignes très brèves à la fin tragique de son père, guillotiné à Paris en avril 1794 : « L a mort de mon père m'affecta vivement bien que je m'y attendisse depuis longtemps. Quoique je l'eusse bien peu vu depuis des années je n'en avais pas moins la plus tendre affection pour lui. »

Dans sa concision cette oraison funèbre contient une indication précieuse : depuis longtemps la fille prévoyait que son père finirait sur l'échafaud. Quelle était donc la nature du crime commis par Dillon pour que sa fille n'en ait jamais soufflé mot ? Aurait-il eu un caractère infamant ?

Lorsque, dans les premiers jours d'avril 1794, Camille Desmoulins comparut devant le Tribunal révolutionnaire aux côtés de Danton et de la fournée dite des Dantonistes, i l se vit reprocher très vivement sa liaison avec l'ancien chevalier servant de Marie-Antoinette qu'était le père de Mme de La Tour du Pin. A cette accusation, Camille répliqua par ces simples mots : « Tout le monde a eu son Dillon. »

On a dit qu'en s'exprimant de la sorte l'accusé avait cherché une excuse à sa propre conduite. Ce n'est pas notre avis. L'exclama­tion de Desmoulins est en fait une attaque déguisée. « Tout le monde a eu son Dillon », signifie dans la bouche de Camille : j'accuse tous les hommes politiques de ma connaissance d'avoir eu partie liée avec quelque contre-révolutionnaire : vous, par exemple, mes collègues de la Convention qui fûtes ou même êtes encore membres des comités de Salut Public et de Sûreté Générale, vous mes coaccusés qui fûtes complices du faux décret de liquidation de la Compagnie des Indes, toi Danton qui as soutenu Dumouriez jus­qu'au bout, toi, mon cousin Fouquier-Tinville, qui, l'été dernier, t'employas précisément, en accord avec le Comité de Sûreté Géné­rale, à faire sortir Dillon de prison, toi enfin, Père Duchesne, mon ennemi personnel, guillotiné i l y a dix jours pour des crimes que tu n'as pas commis alors que tu aurais dû l'être pour tes liaisons avec des agents du baron de Batz.

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D'après le compte-rendu des débats il n'y eut aucune réaction dans le prétoire et on passa sans transition à un autre sujet. Il n'en reste pas moins que pour nous l'apostrophe : « Tout le monde a eu son Dillon » va être l'étincelle qui éclairera un coin de la contre-révolution parisienne demeuré fort obscur.

Seuls parmi les historiens de la Révolution, Albert Mathiez et son école ont observé que, même en pleine Terreur, le monde de la finance s'était divisé sur le plan politique en deux groupes hostiles, certains milieux capitalistes misant en sous-main sur les Indulgents et les autres sur les Exagérés. D'où l'existence de conflits permanents entre les uns et les autres. D'où la nécessité pour ces mêmes milieux financiers de s'assurer du concours de politiciens de l'un ou l'autre bord susceptibles de faire éliminer l'équipe concurrente. Cependant Mathiez n'a pas poussé plus loin ses investigations. Lui qui a si bien décrit les rivalités politico-finan­cières ou économiques qui divisèrent en 1793 les républicains, ne s'est pas intéressé aux désaccords du même genre qui déchirèrent le parti royaliste.

A vrai dire il y eut, dès les débuts de là Révolution, du fait principalement de l'émigration des frères du roi, d'âpres compéti­tions entre les partisans de la régence du comte de Provence et les tenants de la monarchie constitutionnelle du roi Louis X V I , demeuré à Paris. Mais ce fut après l'exécution du 21 janvier, immé­diatement suivie de la proclamation par Monsieur de sa propre régence, que le conflit s'envenima. En effet, si le monarque avait disparu, son fils et sa veuve demeuraient vivants au milieu de leur peuple. Certes ils étaient prisonniers mais beaucoup de Français de l'intérieur qui doutaient de l'avenir de la République tournaient leurs regards vers la Tour du Temple.

Au mois de mars 1793 un événement d'une extrême importance se produisit soudainement bien qu'il fut pressenti en France par beaucoup. Dans plusieurs départements de l'Ouest, des dizaines de milliers d'hommes prirent les armes en faveur de Louis X V I I . Aux nouvelles des premières victoires des insurgés, l'inquiétude fut grande en Allemagne autour du comte de Provence car de cette révolte des Français qui faisaient fi de l'aide de l'Etranger pour rétablir le trône et l'autel pouvait sortir un grave péril pour la monarchie. Fersen a noté dans son journal les appréhensions des Princes. « On dit qu'ils vont intriguer auprès de Gaston (sic) pour qu'il reconnaisse la Régence de Monsieur, ce qu'il ne fera pas. »

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E t le Suédois conclut : « En France tout le monde est d'accord pour la régence de la Reine. » Compte tenu d'une exagération bien naturelle i l est indubitable que l'insurrection vendéenne a immédiatement grossi le courant favorable aux prisonniers royaux. Ce courant se renforcera encore après l'écrasement des chefs de la Gironde, la révolte fédéraliste et surtout après l'annonce des succès grandissants de l'Armée catholique et royale.

A cette attirance croissante vers le Temple s'opposent avec anxiété les royalistes de l'intérieur qui sont ralliés à la régence de Monsieur. Mais, à la différence des émigrés, ils jugent que le retour du futur Louis X V I I I doit être préparé par des négociations menées avec certains hommes au pouvoir. L'échec cuisant de la campagne de 1792 leur a montré qu'il ne fallait pas confier la Restauration au sort exclusif d'armées venues d'Outre-Rhin. Dans ce climat de tractations occultes un obstacle 'à supprimer : la présence dans Paris de la reine captive. En effet, Marie-Antoinette prisonnière au Temple risque de tomber aux mains de ceux — ven­déens ou autres — qui comptent en faire la régente du futur royaume pendant la minorité de son fils.

Qu'on ne s'imagine pas que ces monarchistes de l'une et l'autre tendance aient pris à cette époque de grandes précautions pour se cacher. Dans Paris ils se mêlent à ces capitalistes et à ces politiciens dont nous venons d'évoquer les silhouettes fuyantes et les rivalités.

-C'est à travers les hommes d'argent et de négoce que la contre-révolution s'est faufilée dans les deux grands partis républicains, Indulgents et Exagérés. Discrètement abritée derrière les uns et les autres, elle est derrière l'agioteur qui spécule contre l'assignat comme elle est derrière celui qui joue sa hausse. Elle soutient Je politicien qui pourfend l'agiotage pour mieux rafler les titres dont il a provoqué la baisse comme elle est derrière l'autre politicien qui cherche à empêcher la manœuvre en dénonçant son adversaire comme contre-révolutionnaire. Elle est derrière tel ou tel chef mili­taire qui se croit appelé à jouer un rôle politique. Elle est derrière le fournisseur aux armées et l'entrepreneur de charrois.

Cette collusion redoutable entre la finance, la politique et la contre-révolution a pratiquement abouti à l'impossibilité de dis­tinguer le véritable patriote du faux. Robespierre et Saint-Just ont été obsédés par ce péril. Jusqu'à leur dernier jour ils n'ont cessé de déplorer le mal tout en avouant leur impuissance à le faire cesser. S'il y avait une conclusion à tirer de ces considérations,

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ce serait la suivante : en 1793 la faction des Indulgents comme celle des Exagérés recèlent dans leur sein une faction contre-révolution­naire qui les ronge et qui tend à les dissoudre.

Dans ces conditions rien ne serait moins exact que de séparer Révolution et Contre-révolution à Paris en 1793. En fait, i l n'y a pas de ligne de crête qui sépare les deux versants et on continue à épiloguer aujourd'hui afin de déterminer si Danton et Hébert ont servi la contre-révolution, comme l'affirment leurs actes d'accu­sation respectifs. Réciproquement on peut fort bien se demander si des conspirateurs comme Dillon et comme Batz furent de francs royalistes. Leurs compromissions avec les gouvernants sont si nombreuses qu'on pardonne à Mme de L a Tour du Pin — qui écrivait sous la Restauration — d'avoir tu les agissements de son père et qu'on excuse le baron de Batz de son peu de loquacité touchant ses « conspirations ».

Au début de l'été de 1793 un affrontement violent est imminent entre les deux factions contre-révolutionnaires. D'un côté sont les ex-partisans de Dumouriez, décidés à reprendre le dessein manqué du général au moment où i l est passé à l'ennemi, c'est-à-dire la délivrance des prisonniers du Temple, la marche de l'Armée sur Paris et la proclamation d'un conseil de régence pendant la minorité de Louis X V I I . Du côté opposé se trouvent les royalistes qui, jugeant ces projets néfastes et même absurdes, sont non moins décidés à les empêcher.

Du côté des premiers se trouve Arthur Dillon. Bien que sa fille ait prétendu que son père, indignement trompé par le vainqueur de Valmy lui eût tourné le dos, nous avons la certitude que les deux hommes restèrent liés et que Dillon crut pouvoir réussir là où son prédécesseur et ami avait échoué. Certes l'Irlandais avait appartenu naguère à la coterie de la reine, mais en 1789 son passage à la Constituante comme représentant de la Martinique avait achevé de faire un libéral de cet ancien compagnon des Rochambeau et des Lafayette en Amérique. A l'Assemblée i l siégea beaucoup plus à gauche que le baron de Batz, député de l'Albret, mais comme son collègue i l sut se ménager de précieuses amitiés dans le camp avancé. Elles lui demeurèrent fidèles. Constitutionnel convaincu, il s'est montré très sévère pour lÉ'migration où pourtant i l comptait

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tant d'amis. Cela lui valut d'être nommé lieutenant-général au début de 1792. C'est avec ce grade qu'il entreprendra la campagne de printemps, ayant sous ses ordres Dumouriez.

Mais voici le 10 août et la chute du trône. Après des tergiver­sations qui lui seront beaucoup reprochées, i l met son épée au service de la République. Cette fois i l se trouve sous le commande­ment de Dumouriez. A ses côtés i l combattra avec loyalisme jusqu'au jour où i l fut rappelé brusquement à Paris, en octobre suivant. Ses pourparlers avec Kalkreuth et le prince de Hesse en vue d'une paix séparée avaient paru des plus suspects. E n disgrâce i l séjourne dans la capitale où nous l'avons vu en jan­vier 1793 utiliser ses relations politiques pour le salut du roi.

Ces relations, elles sont nombreuses à la Convention où elles s'étendent jusque sur les bancs des régicides. Les intimes sont, outre Camille Desmoulins, Chabot, Drouet, Cambacérès, Basire, Alquier, ces « Montagnards de proie » que stigmatisa Mathiez. Les protecteurs, qui se montreront fidèles, sont Danton, Lacroix, Carra, Merlin de Douai. Comme on s'explique les silences de Mme de L a Tour du P i n !

C'est à partir du début de 1793 que certains des amis de Dillon songèrent à lui faire rendre un commandement. Mais auparavant i l fallait blanchir celui que ses négociations avec la Prusse avaient fait soupçonner de trahison. Ce fut l'œuvre, couronnée de succès, de ses amis à la Convention malgré l'opposition formelle de Robes­pierre et de Billaud-Varenne. Après sa réhabilitation le général se produit un peu partout, y compris les lieux de plaisir. Il boit, parle et joue. A court d'argent i l s'endette. Après l'échec de Dumouriez, son ambition naturelle le pousse à jouer un rôle. Comme son éloi-gnement de l'armée lui a évité d'être compromis, à l'instar de tant de ses camarades, par la défection du conquérant de la Belgique, on songe à lui pour renouveler le coup d'état militaire manqué par ce dernier. Sur Dumouriez, Dillon a l'avantage d'être à Paris. Comme lui, i l est lié avec Danton et Lacroix, tous deux membres influents du comité de Salut Public. En outre i l est dans les meilleurs termes avec des membres influents du comité de Sûreté Générale. Enfin i l compte dans l'armée de sérieux appuis tels Westermann et Miranda.

Cela faisait beaucoup d'atouts en faveur de Dillon, d'autant plus qu'il était assuré du concours de nombreux chefs de la Gironde. Peut-être le cours de la Révolution eut-il été changé si la journée

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du 31 mai ne leur avait été fatale. Dès le lendemain, le général subit une nouvelle disgrâce. Bouchotte, ami d'Hébert en même temps que ministre de la Guerre, le fait rayer des cadres. Pour plus de précautions il lui enjoint de s'éloigner à vingt lieues au moins des frontières ainsi que de toute localité occupée par les armées de la République. Cette méfiance caractérisée exaspère le général déjà au bord du gouffre, faute d'argent. Il est mûr pour une aventure dont le premier objectif sera la délivrance des prisonniers du Temple. C'est là qu'il va se heurter à Batz.

Bien que dévoué à la reine — comme son maître Breteuil — le baron, par calcul plus que par sentiment, était rallié à Monsieur depuis que celui-ci s'était proclamé Régent. Louis X V I disparu, Batz redoutait avant tout un retour à la monarchie constitution­nelle avec sur le trône F Enfant-roi et Marie-Antoinette Régente. Il voyait celle-ci ballottée entre l'Émigration, les Jacobins, les contre-révolutionnaires de l'intérieur. Très vite elle ne serait plus qu'un jouet entre les mains d'un Dumouriez ou d'un Danton jusqu'au jour où elle disparaîtrait dans la tempête avec son fils.

C'est la raison pour laquelle, dès son retour à Paris en jan­vier 1793, venant d'un séjour outre-Rhin où il avait été en contact étroit avec les Princes, Batz mit tout en œuvre pour jeter à bas de son piédestal le vainqueur de. Valmy. Il devait trouver le plus précieux concours dans le Suisse Pache, devenu maire de Paris après son passage au ministère de la Guerre, dans son ancien associé en Bourse, Clavière, devenu ministre des Contributions, dans le représentant du peuple Cambon, président de la Commission des Finances de la Convention, tous décidés à se débarrasser de Dumouriez dont les conceptions politiques, économiques et finan­cières dans les Pays-Bas contrecarraient positivement les leurs. Mais ce fut surtout dans Hébert, journaliste et pamphlétaire, que Batz trouva l'aide la plus efficace.

Il ne fait pas de doute que des morceaux comme celui que nous extrayons du n° 221 du Père Duchesne, paru quinze jours seulement avant la tentative de marche sur Paris, eurent des répercussions considérables dans le pays et d'abord aux armées. Qu'on en juge : « J'aurais mangé mon sang quand j 'ai vu les patriotes de la Mon­tagne — ceci à l'adresse de Danton, de Camille et de Fabre d'Eglan-tine — s'égosiller pour nous prouver que Dumouriez serait le sauveur de la France. Je n'ai jamais cessé de dire que nous serions trahis

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dans cette campagne (celle de Hollande) comme nous l'avons tou­jours été. » Et l'auteur de l'article ajoute à l'usage des militaires les lignes qui suivent : « Il aurait fallu que les soldats sauvassent eux-mêmes la Patrie puisque leurs chefs voulaient la perdre. Alors l'infâme brigand qui règne sur la Prusse et toute la clique de fripons, princes, émigrés qui étaient à sa suite auraient été amenés pieds et poings liés à la Convention. Le traître Dumouriez et son compa­gnon Dillon, auraient été de l'escorte et f... Samson aurait eu de quoi travailler. »

Par un véritable sens divinatoire Hébert tuait dans l'œuf le projet de coup d'état militaire et i l désignait Dillon comme l'acolyte de Dumouriez en attendant d'en devenir le successeur.

Ce fut avec un véritable soulagement qu'on apprit dans l'entou­rage des Princes l'avortement du plan de Dumouriez en même temps que sa défection. La République perdait son meilleur homme de guerre et l'armée sa confiance dans ses officiers. C'était là une double victoire pour les partisans de Monsieur mais la question de la régence de Marie-Antoinette n'en était pas pour autant réglée.

Avant comme après le 21 janvier, la Famille Royale s'était trouvé placée au Temple sous la haute surveillance de la Commune de Paris. Parfois le procureur Chaumette se rendait à la prison et aussi son substitut Hébert. Depuis la mort de Louis X V I , la vie des prisonniers s'était poursuivie en commun. Matériellement, le sort des enfants royaux et des deux princesses était assuré par un petit nombre de serviteurs qui étaient en même temps leurs geôliers. Il y aurait eu parmi eux d'anciens domestiques de la Maison d'Artois dont les convictions républicaines étaient assez tièdes. Mais voici qui est plus grave : certains des administrateurs de Police, membres du Conseil sGénéral de la Commune, chargés de la surveillance des détenus à tour de rôle se sont montrés — c'est incontestable — tout dévoués à leurs prisonniers.

Ce fait pose une question très importante : ces complaisances, ces faiblesses, ces égards même étaient-ils connus et tolérés en haut lieu ? Il est difficile de répondre de façon certaine. Néanmoins le texte que nous allons donner le laisse supposer. Il s'agit d'un extrait de jugement du Tribunal Révolutionnaire, en date de

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novembre 1793, prononcé contre des municipaux de garde au Temple qui avaient constamment enfreint les consignes très strictes du règlement :

« Il parait que ces mesures sont presque demeurées sans effet et que le salut du peuple a été compromis par ceux-là auxquels i l doit avoir le plus de confiance et enfin par quelques membres de cette Commune qui a tant fait pour sauver la cause publique ; i l parait que les mandataires infidèles du peuple, lorsqu'ils occupaient le poste du Temple où la confiance du peuple les appelait, notam­ment depuis que Capet a subi le châtiment dû à ses crimes, entre­tenaient son fils dans l'espoir de régner à sa place... Us se ména­geaient des entretiens avec la veuve Capet et sa belle-soeur dans lesquels ils les instruisaient même sur le caractère et la moralité de tous les membres de la Commune qui tour à tour allaient au Temple de manière que les détenus savaient de quelle manière se comporter vis-à-vis de chacun. »

Il semble que de ces incroyables négligences, pour ne pas dire plus, des comptes auraient dû être demandés à Pache, Chaumette et Hébert, responsables en dernier ressort des prisonniers royaux. Nous n'en avons trouvé aucune trace. Une seule indication mais à vrai dire précieuse : la plupart des « mandataires infidèles » mentionnés plus haut en bloc furent condamnés à mort en 1794 comme complices de Batz. L a liste en figure dans la fournée dite des Chemises rouges. Ajoutons que jamais le Père Duchesne n'a fait la moindre allusion dans ses colonnes au comportement contre-révolutionnaire de l'administration de Police au Temple. Certes i l s'est attaqué maintes fois à la « guenon d'Autriche, à la tigresse autrichienne, à la louve du Temple » mais il n'a jamais fait la moindre allusion aux tentatives d'évasion de la reine auxquelles furent mêlés de très près certains membres de la Commune. Quant au nom de Batz ou de ses agents on les chercherait en vain dans la collection du Père Duchesne. Ces omissions sont évidemment volontaires.

Il y a plus symptomatique : c'est au moment où la Municipalité issue du 31 mai est entrée en fonctions et déjà se révèle de carac­tère plus arbitraire encore que celle née du 10 août, c'est au moment où Pache, Hébert et Chaumette voient renforcer leur prestige de patriotes par la défaite de la Gironde que le baron de Batz va tenter de faire évader du Temple la Famille Royale. Comment s'y serait-il résolu s'il n'avait été assuré de sérieuses complicités au sein même de cette Municipalité ? Il est vrai aussi qu'il a pu redouter que le

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clan Dillon ne cherche à réaliser avant lui le même projet et qu'il ait voulu à tout prix le gagner de vitesse.

Sur le général, Batz possède un gros avantage. Il compte ses affidés parmi les fonctionnaires qui régnent sur la Tour du Temple, le Conseil Général et l'administration de Police. Au contraire Dillon s'appuie sur des personnages de premier plan certes mais qui n'ont pas de contacts directs avec ceux qu'il s'agit de délivrer. Si l'on voulait mettre en parallèle les chances respectives de l'un et de l'autre on marquerait que Dillon doit réussir un véritable coup d'état pour libérer la Famille Royale et proclamer la régence de la reme, tandis qu'il suffit à Batz ( d'un coup de main heureux pour s'emparer des prisonniers et les faire disparaître.

A notre connaissance le baron n^a fait qu'une seule fois mention de sa tentative manquée sur le Temple au cours de la seconde quinzaine de juin 1793. Encore l'a-t-il mêlée à d'autres afin — selon son habitude — de brouiller les pistes. Ecoutons-le « ... ce que j'osai moi quatrième le 21 janvier 1793 sur le passage de la fatale voiture, ce que je tentai ensuite pour l'enlèvement de la Famille Royale au Temple et pour l'évasion de la reine à la Conciergerie, tentatives qui furent au moment de réussir, ces faits et d'autres (sic) dont la scélérate Assemblée — id est la Convention — eut l'intérêt de cacher la connaissance au public et qui seraient aujourd'hui — Batz écrit en 1817 — la clef de beau­coup d'événements appartenant à ces terribles époques se trouvent dans ce qui reste des archives des deux comités... »

Comme il ne subsiste rien de ces résidus de 1817 nous ne pou­vons qu'utiliser en la circonstance la notice bien connue consacrée par Eckard à Batz dans la Biographie Universelle de Michaud. Cette notice a été évidemment inspirée par le baron lui-même. Encore la place nous manque-t-elle pour en extraire ce qui concerne notre sujet. Aussi y renvoyons nous le lecteur. Retenons seulement cette phrase qui éclaire bien des dessous ténébreux : « ... Pour déjouer les batteries dirigées contre lui et pour conduire les siennes avec plus de sûreté le baron de Batz était parvenu à gagner plu­sieurs membres de la Convention et de la Commune connus par leur influence dans leur parti et à les rendre ses principaux agents... » Hélas ! les noms manquent et cela autorise bien des suppositions : de Chabot à Hébert, de Momoro à Lecointre, de Lulier à Delaunay d'Angers.

En revanche, Eckard nous livre les noms de deux des exécutants

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du complot, celui de l'épicier Cortey, capitaine de la force armée de la section Lepeletier en même temps que l'un des logeurs de Batz, et celui de Michonis, administrateur de Police et membre du Conseil Général. Notons au passage qu'Eckard passe sous silence le nom d'un autre administrateur de Police, le citoyen Augustin, Germain Jobert, sans doute parce qu'il fut guillotiné comme robespierriste le II thermidor (29 juillet 1794). Pourtant i l a joué un rôle important dans l'affaire.

Rappelons en deux mots le schéma de la tentative : de Batz dans la nuit du 21 au 22 juin, Jobert, Michonis et Cortey sont de garde à la Tour du Temple. Par eux le service a été distribué entre trente hommes sûrs. C'est Michonis qui a été chargé de faire endosser à la Famille Royale "des uniformes de gardes nationaux et de la mêler, sous ce déguisement, à la patrouille chargée d'explorer les alentours du Temple. Tout allait bien et Cortey s'apprêtait, en sa qualité de commandant de la Tour, à faire ouvrir à la patrouille, où se dissimulait Batz, la grande porte de la prison lorsque... mais suivons le récit du baron Hyde de Neuville qui posté à l'extérieur de l'enclos attendit toute la nuit le passage des Gardes Nationaux.

Aux premières heures du 22 juin, las d'attendre, i l se rend chez la femme de Michonis. Il la trouve très inquiète du sort de son mari absent depuis la veille. A ce moment entre le municipal Jobert, qui arrive directement du Temple. A u dernier moment, raconte-t-il, tout a été manqué parce que Michonis a brusquement été appelé à la Mairie, « sur une accusation, écrit Hyde de Neuville, portée par Simon qui prétendait avoir été prévenu d'une trahison, pour cette nuit même, de Michonis et de l'épicier Cortey... » Jobert ajouta que Michonis s'était bien tiré de son interrogatoire devant les membres du Conseil Général et qu'il ne leur avait laissé aucun doute sur son innocence. « Cependant, poursuit Hyde de Neuville, Jobert ne semblait pas vouloir avouer qu'il était au courant du complot mais je vis bien qu'il ne l'ignorait pas. Il nous dit que le bruit d'une tentative d'enlèvement circulait déjà dans Paris et pouvait susciter des recherches périlleuses ; i l fit bien voir que sans avouer il savait tout car i l me conseilla de ne pas rentrer chez moi. » C'est alors que courageusement Jobert emmena le conspirateur royaliste à son propre foyer et qu'il l 'y tint àl 'abri. De cette aventure Hyde a tiré une conclusion pertinente : « Tel est le contraste bizarre qu'offrent souvent les temps de révolution : de deux répu-

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blicains zélés l'un se montre tout dévoué à la Famille Royale, l'autre me cache dans sa maison ». On ne saurait mieux juger l'époque.

Cette mystérieuse affaire se termina le mieux du monde. Grâce à Cortey, Batz put sortir du Temple mêlé à la patrouille. Quant à Jobert et à Michonis, non seulement ils ne furent pas inquiétés mais ils ne tardèrent pas à compter parmi les hommes de confiance de la Commune. Seul le cordonnier Simon fut fortement tancé par Hébert et Chaumette pour avoir jeté la suspicion sur un excellent patriote comme Michonis. Si celui-ci n'avait été guillotiné ainsi que Cortey, un an plus tard, avec comme motif d'avoir tenté de faire évader la reine, de complicité avec Batz, on pourrait mettre en doute l'existence même du complot tant les traces en ont été soigneusement effacées. Et Batz, dira-t-on, quel fut son sort ? Jamais i l ne vécut plus en sécurité qu'en cet été tourmenté de 1793. Grâce à son ami Lulier, procureur général syndic du dépar­tement, i l est parfaitement en règle au point de vue de sa situation personnelle. Paisible négociant de la section Lepeletier i l reçoit dans son élégant ermitage de Charonne ou à ses nombreux domi­ciles parisiens, hommes politiques, financiers, jolies femmes... et même policiers. Il n'empêche que pour lui la tentative manquée du Temple fut un très grave échec. La preuve était faite qu'en agissant de l'intérieur de cette prison i l était impossible d'enlever la Famille Royale mais la porte demeurait ouverte à d'autres pour une action concertée du dehors. C'est à ce danger qu'il allait falloir parer.

Si Hébert n'avait été gravement compromis par les événements du Temple i l aurait poussé les hauts cris comme il l'avait fait un mois plus tôt en pronostiquant en ces termes les visées de Dillon et de ses amis : « Lorsque Marat, Robespierre, Danton et nos braves montagnards auront perdu le goût du pain, quand Pache, Chau­mette et tous les membres patriotes de la Commune auront été massacrés alors f... tous les fayettistes, tous les feuillants, tous les aristocrates s'empareront de la Tour du Temple et égorgeront la garde ; le petit que la louve autrichienne prétend être de la fabri­que de Louis le Raccourci sera ramené en triomphe aux Tuileries. »

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Tout se passe donc comme si Hébert voulait détourner l'atten­tion du complot ourdi par Batz en s'en prenant à celui des « suc­cesseurs de Dumouriez ». Il va même plus loin. Il accuse de compli­cité le comité de Salut public avec Custine qu'il dénonce comme un traître : « Est-ce que le comité de Salut Public, interroge-t-il, est d'accord avec ce bandit pour manigancer avec lui la ruine de la République ». Et i l va jusqu'à s'exclamer : « Plus un général est .perfide plus il trouve de protecteurs dans les Comités. « On voit qu'Hébert n'hésite plus à s'attaquer aux autorités constituées. D'où lui vient cette audace ? Du double fait que Dillon vient d'être arrêté sur une accusation portée contre lui par la Commune et que ce général perfide compte de puissants alliés dans les deux comités de gouvernement.

C'est le premier juillet qu'il fut appréhendé, interrogé et incar­céré. Pourquoi cette précipitation ? Parce qu'il avait été dononcé comme préparant pour le 15 du même mois un coup d'état destiné à mettre Louis X V I I sur le trône et à confier la régence à Marie-Antoinette. Pour nous qui savons que la Commune connaissait les projets de Dillon et de ceux qui le poussaient nous croyons que l'administration de Police a sorti inopinément, en les grossissant, certaines dénonciations qu'elle tenait en réserve contre le général et cela pour l'empêcher de poursuivre son dessein, sans doute, mais surtout pour noyer le complot de prison que Batz venait de manquer.

En faisant arrêter Dillon et ses « complices » les hommes de la Commune éloignaient d'eux tout soupçon. Il était temps en effet d'apaiser l'opinion publique alertée par des rumeurs persistantes concernant l'enlèvement des prisonniers royaux. Désormais, qui viendrait suspecter l'administration de Police d'avoir agi de conni­vence avec Batz lorsqu'on saurait que ce fut grâce à elle que le complot royaliste de Dillon fut éventé ?

En effet c'est officiellement à l'administrateur de Police Augustin Germain Jobert que fut attribuée la « découverte » de la conspi­ration de Dillon, celui-là même qui quelques jours plus tôt avait pris part au complot de Batz et caché chez lui le royaliste Hyde de Neuville. Plus tard Jobert se vantera de son exploit : « J'ai décou­vert le complot qu'on voulait opérer dans les sections de Paris dans lequel l'ex-général Dillon, Castellane et le prince d'Hénin se trou­vent impliqués, dont Ernest Bûcher de Lepinois et le prêtre Rameau, chefs du dit complot, sont aussi emprisonnés et attendent leur

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jugement. » Le rôle de Jobert ne s'arrêta pas là. Lorsque, le pre­mier Juillet, Cambon, reprenant les accusations de Jobert, arracha de ses collègues du comité de Salut Public, contre toute légalité, l'arrestation de Dillon i l fit confier le mandat d'amener à Pache. Celui-ci s'empressa de charger l'administration de Police de saisir l'intéressé, ce qui fut fait incontinent à son domicile rue du Mont-blanc.

Amené à la Mairie i l subit aussitôt un premier interrogatoire. Ce fut Jobert qui le questionna et qui l'envoya en détention aux Madelonnettes avec le motif suivant dont i l se servira également pour les complices du général : « ... Considérant la conjuration tendant à faire dans Paris la Contre-révolution en s'emparant des canons et se faisant un parti des contre-révolutionnaires qui s'agitent de toutes parts à l'effet de renverser les autorités cons­tituées, même la Convention Nationale, pour ensuite mettre sur le trône le fils de Louis Capet sous le nom de Louis X V I I , disons que le citoyen Arthur Dillon sera mis en prison es Madelo-nettes. »

On le voit, le rôle de Jobert s'avère de première importance. Ce fut en outre à ce complice de Batz que fut confiée l'instruction de l'affaire Dillon. Sur la couverture du dossier du général aux Archives Nationales on peut lire cette mention manuscrite : « Les papiers du citoyen Dillon sont au pouvoir du citoyen Jobert, administrateur de Police ». Inutile d'en dire plus long. Il faut cepen­dant qu'on sache que Jobert ne fut pas seul à s'occuper du complot. Michonis le seconda activement. Le 12 juillet ce fut cet autre complice de Batz qui donna ordre d'aller chercher Castellane à Sainte-Pélagie pour l'amener à la Mairie en vue d'un interrogatoire par Jobert. Qui nierait qu'en la circonstance Révolution et Contre-révolution se trouvent inextricablement mêlées ?

Nous ne porterons pas de jugement sur le degré de culpabilité de Dillon et de ses complices, laissant à d'autres le soin de faire la part du vrai et du faux dans ce complot demeuré mystérieux. Pour la même raison nous n'exposerons pas les circonstances dans les­quelles Danton et Lacroix furent éliminés du comité de Salut Public le 13 juillet, lors de son renouvellement, alors que Saint Just, Couthon, Barrère et Lindet furent maintenus. Sans aucun doute ce sont là des conséquences directes de l'arrestation de Dillon. Il n'est que de constater la « Grande joie du Père Duchesne » de voir enfin s'instaurer un comité « de bougres à poils ». Dans son

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journal Hébert se félicite de ce succès mais en même temps i l menace du pire les amis secrets que les généraux traîtres possèdent sur les bancs de la Convention : « Qu'ils prennent garde ces députés infidèles. Qu'ils méditent l'exemple de Danton et de Lacroix qui avaient défendu Dumouriez et qui viennent d'être éliminés du comité de Salut Public. » La guerre chaude entre dantonisteset hébertistes date d'alors. L 'un de ses enjeux principaux se situe à l'intérieur de la Tour du Temple.

Le départ de Danton et de Lacroix apparut à l'opinion comme lié à la conspiration de Dillon. Rappelons l'apostrophe célèbre de Saint Just à Danton : « Tu fus le complice de Miranda, de d'Orléans, de Dumouriez, de Brissot. Des lettres de l'ambassadeur d'Espagne à Venise disent qu'on te soupçonnait à Paris d'avoir au Temple des conférences avec la reine. L'ambassadeur d'Espagne dit dans la même lettre : « Ce qui nous fait trembler c'est le renouvellement du comité de Salut Public. « Tu en étais Danton, tu en étais Lacroix ! »

Une autre conséquence, immédiate celle-là, de la découverte de la conspiration de Dillon fut la séparation, dès le 1 e r juillet, de Marie-Antoinette et de son fils. Séparation cruelle certes mais qui fut bien accueillie, sinon inspirée, par ceux qui, tel Batz, étaient maintenant décidés à faire évader la reine sans s'encombrer du Dauphin. Jusque là, la mère avait toujours refusé de se prêter à un enlèvement sans son enfant, ce qui avait pratiquement rendu irréalisable les plans des conjurés. L'échec récent de Batz au Temple en avait donné la preuve. Mais si cette séparation allait faciliter dans l'avenir la tâche du baron elle gênait considérable­ment ceux qui, malgré l'emprisonnement de Dillon, ne perdaient pas l'espoir de reprendre son projet. Pour eux le personnage essen­tiel était, non pas la reine, mais Louis X V I I . Qu'était celle-ci sans l'Enfant-roi ? Or maintenant qu'il se trouvait placé de jour et de nuit sous la coupe de Simon i l devenait inaccessible.

Le désappointement chez les partisans secrets de Louis X V I I perce dans cet article des Annales Patriotiques du conventionnel Carra, cet allié fidèle de Dillon. L'auteur flaire un mystère autour de cet enlèvement d'un enfant à sa mère : « Pourquoi le fils de Marie-Antoinette a-t-il été séparé de sa mère ? Où était la nécessité de cette séparation ? L a sûreté générale qui exige leur détention exige-t-elle aussi qu'on les sépare ? A-t-on des vues particulières sur la mère ou sur l'enfant ? Pourquoi le comité de Salut Public

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n'a-t-il pas fait part à la Convention des motifs qui l'ont déterminé à prendre cette mesure ? Est-ce là une des choses que la Nation doit ignorer ? Y aurait-il danger à la mettre jdans la confidence ?» Autant de questions qui prouvent un grand désarroi.

Cependant les adeptes de la régence de la reine ne se tinrent pas pour battus. Si nous cherchions à sonder les mystère du Temple i l faudrait nous pencher sur le complot que Courtois, le neveu de Danton, a prétendu avoir ourdi en accord avec son oncle et avec la duchesse de Choiseul pour soustraire la Famille Royale « aux sinistres projets de la Commune ». Incontestablement le plan de Courtois se situait dans la ligne du grand dessein de Dillon. Rap­pelons qu'il échoua avant tout commencement d'exécution parce qu'on discutait encore entre conjurés sur la possibilité de libérer la reine seule ou non lorsque brusquement, dans la nuit du 1 e r au 2 août, elle fut transférée du Temple à la Conciergerie. Peut-être avait-on eu vent à la Commune de la conjuration.

Ce furent en effet Chaumette et Hébert qui donnèrent rorare k l'administration de Police — toujours elle — d'exécuter sans délai l'article V I du décret pris le 1 e r août par la Convention, article qui stipulait que Marie-Antoinette serait renvoyée au Tribunal Révolutionnaire et transférée sur le champ à la prison du Palais.

On a souvent observé combien dans cette circonstance l'atti­tude de la reine fut différente de celle qu'elle eut un mois aupa­ravant, lorsqu'elle fut séparée de son fils. Alors que le 1 e r juillet elle ne s'était décidée à s'arracher de l'enfant qu'après beaucoup de larmes et de protestations cette fois elle ne s'insurge pas quand il s'agit de quitter sa fille et Mme Elisabeth. Elle manifeste même peu d'émotion. On a généralement attribué cette impassibilité à une sorte d'hébétude. L'ex-souveraine avait tant souffert ! La raison n'est pas là, selon nous. On peut en effet se demander si Marie-Antoinette ne s'est pas soumise de bon gré à l'ordre de trans­fert parce qu'elle en avait été prévenue à l'avance et qu'elle lui avait donné son consentement. Lorsque dans la nuit du 1 e r au 2 août elle arriva à la Conciergerie elle se fit servir un café qu'elle but avec plaisir en disant : « Ce café vaut mieux que celui du Temple. Je ne suis pas fâchée d'avoir été transférée ici. »

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Cette réflexion serait insuffisante pour étayer une telle opinion sans l'existence d'une particularité très convaincante : l'opération de transfert fut confiée par Hébert et Chaumette à Michonis et à trois officiers de police, Froidure, Marino et Michel. Or de ces quatre individus trois furent guillotinés comme complices de Batz. Quant au quatrième, Michel, c'était un grand ami d'Hébert ainsi d'ailleurs que Marino. Il y avait donc là, triée sur le volet, une équipe dévouée à la fois à Batz, à Marie-Antoinette et à la Com­mune. Il est fort possible que l'un ou l'autre de ces policiers ait rassuré la reine sur le but secret de l'opération qui était de lui sauver la vie.

Nous demeurons en fait très sceptiques sur la sincérité de l'impla­cable résolution d'Hébert, clamée dans son journal, de faire juger et guillotiner la reine au plut tôt. Nous inclinons à croire que le transfert à la prison du Palais répondait à une double préoccupa­tion : soustraire définitivement la reine à des entreprises à la Dillon ou à la Danton, la mettre à l'entière disposition de la Commune en vue de faciliter son évasion. Rappelons qu'à la Conciergerie Marie-Antoinette fut sous la garde de l'administration de Police et plus particulièrement de Michonis et de Jobert.

Certains contemporains ne s'y sont pas trompés, Jacques Roux, l'émule en démagogie d'Hébert, n'a-t-il pas écrit, dans son journal en date du 14 août 1793, ces lignes qui constituent presque une dénonciation : « Il semble qu'on n'aurait transporté cette scélérate de la Tour du Temple aux prisons du Palais que pour la soustraire à la surveillance des magistrats du peuple, pour lui fournir l'occasion de concerter avec les traîtres, d'apitoyer les contre-révolutionnaires et de s'évader dans un moment de troubles. »

Jacques Roux prophétisait. Quinze jours plus tard c'était la nouvelle tentative de Batz, concertée avec Michonis et Jobert, pour faire sortir la reine de sa nouvelle prison. Cette tentative faussement nommée Conspiration de Vœillet, fut, au dire de son instigateur, au point de réussir. Nous le croyons aussi car, ainsi que l'a noté Montjoye, dès 1797, « il n'était nullement difficile de briser les fers de la reine à la Conciergerie et de la mettre en sûreté. » Ce nouvel essai manqué fut fatal .à Marie-Antoinette comme d'ailleurs à presque tous ceux qui y participèrent, mais ce n'était pas là le but recherché par Hébert bien qu'au lendemain de l'exé­cution de Marie-Antoinette i l ait intitulé son journal : La plus grande de toutes les joies du Père Duchesne après avoir vu de ses

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propres yeux la tête du veto femelle séparée de son col de grue. Ce n'était pas non plus, bien entendu, l'objectif de Batz. Il n'en est pas moins vrai que le baron par ses initiatives peu réussies porte une certaine responsabilité dans l'arrestation de Dillon, laquelle fut pour ce dernier lourde de conséquences. Certes dès que la reine eut été transférée à la Conciergerie et que par conséquent l'action du général ne fut plus à craindre il put sortir de prison. Ni Hébert, ni Fouquier-Tinville ne protestèrent lorsqu'il fut mis chez lui en résidence surveillée. Mais ils surent le retrouver plus tard. Ramené en prison en automne 1793 il n'en sortit que pour aller à l'échafaud, accusé d'avoir fomenté dans sa geôle un complot pour délivrer Danton à la veille de passer en jugement.

La République savait se débarrasser discrètement des généraux nobles passés à son service mais qui l'avaient trahie.

A R N A U D D E LESTAPIS .