la camorra et autres récits de brigandage

15

Upload: historia-avant-premieres

Post on 29-Mar-2016

224 views

Category:

Documents


2 download

DESCRIPTION

En 1860, Alexandre Dumas (1802-1870) s’installe à Naples pour trois ans, dans le sillage de l’expédition des Mille de Garibaldi.

TRANSCRIPT

Page 1: La Camorra et autres récits de brigandage
Page 2: La Camorra et autres récits de brigandage

Livre premier Première réaction bourbonienne

1798-1799

Gaetano Mammone, Fra Diavolo, Sciarpa, Boccheciampe et De Cesari, Panedigrano, Pronio, Rodio, Pansanera,

Caprioglione et son associé Falsetta.

Gaetano Mammone est, à notre avis, un des premiers exemples à étudier de la monomanie du meurtre. Ce n’est pas un homme de notre Europe, c’est un cannibale de la Nouvelle-Calédonie. son tempérament le poussait invinciblement à la destruction ; et, si l’on eût eu l’idée de conserver sa tête et de la soumettre aux examens des hommes de science, ils eussent nécessairement reconnu dans ce crâne, plus bestial qu’humain, les bossellements qui saillissent à la partie postérieure de la tête du tigre.

il était né à sora, dans la Terre de Labour, et y exerçait la profession de meunier, qui contrastait avec ses goûts carnas-siers et ses instincts sanguinaires. Un tel homme devait être bourreau ou tout au moins boucher.

J’ai été moi-même à sora, espérant y trouver quelques détails qui m’expliquassent cette inexplicable cruauté qui, portée à ce point, est une maladie. On ne put rien me dire autre chose, sinon qu’enfant il ne manquait jamais d’assister, à la boucherie, à l’abattage d’un bœuf ou, chez le beccaio, à l’égorgement des chèvres et des brebis.

Puis, comme les autres enfants de ces provinces, où les parents peuplent les rues de jeunes mendiants demandant un morceau de pain, un fruit, une tranche de melon à moitié mangée, lui demandait un peu du sang qui coulait de la gorge

2311002700_001-002_LivreDumas.indb 43 09/08/11 18:13

Page 3: La Camorra et autres récits de brigandage

44 LA CAMOrr A

des animaux égorgés ; il était au comble de la joie lorsqu’on lui permettait d’appliquer sa bouche à la blessure et de boire aux lèvres de la plaie.

On comprend facilement ce que devint un pareil homme jeté au milieu d’une guerre où le meurtre était du patriotisme.

Au reste, les détails manquent sur ce monstre. Aujourd’hui encore, c’est-à-dire trente-cinq ans après sa mort, à peine ses compatriotes osent-ils en parler : Cuoco seul, dans son Histoire de la révolution de Naples, lui consacre une page, que tous les autres historiens ont répétée après lui.

La voici – nous traduisons mot à mot, bien entendu :

« Gaetano Mammone, d’abord meunier, puis général en chef des insurgés de Sora, est un monstre horrible dont on trouverait diffici-lement l’égal. Pendant deux mois de commandement sur une petite étendue de terrain, il fit fusiller 350 malheureux et massacrer plus du double par ses hommes. Nous ne parlons pas des pillages, des violences, des incendies, nous ne parlons pas des égouts, des cloaques, des fosses horribles, dans lesquelles il jetait les malheureux qui tombaient entre ses mains ; ni des nouveaux genres de mort qu’il avait inventés, et qui rivalisaient avec les inventions de Mézence 1, de Procuste 2. Son avidité pour le sang humain était telle, qu’il buvait jusqu’à la dernière goutte de celui des malheureux qu’il faisait égorger ; et celui qui écrit ces lignes l’a vu, à défaut d’autre, boire le sien propre, après avoir été saigné, et boire en outre celui de ceux qui avaient été saignés en même temps que lui. Lorsqu’il dînait, il avait toujours sur sa table quelque tête fraîchement coupée et ne buvait que dans un crâne.

Ferdinand écrivait de Sicile à ce monstre  : “Mon général et mon ami !”. »

1. roi étrusque connu pour sa cruauté. [NdE]2. brigand de l’Attique, il offrait l’hospitalité aux voyageurs avant de les torturer : après les avoir attachés sur un lit, il leur coupait les membres qui dépassaient s’ils étaient trop grands, ou, s’ils étaient trop petits, il les étirait jusqu’à ce qu’ils eussent atteint la taille requise. [NdE]

2311002700_001-002_LivreDumas.indb 44 09/08/11 18:13

Page 4: La Camorra et autres récits de brigandage

CENT ANs DE briGANDAGE 45

Là, nous l’avons dit, se bornent tous les renseignements que l’histoire nous donne sur ce misérable. Après la restauration de 1799, il se retira, dit-on, à sora, où il vécut de la pension de 3 000 ducats que lui faisait le roi Ferdinand.

L’époque et le genre de sa mort sont inconnus ; mais rien n’indique qu’il ait expié en ce monde des crimes qui n’exis-taient qu’à l’état de rêves dans le cerveau de Gilles de retz et des De sade.

*

Michel Pezza, plus connu sous le nom de Fra Diavolo, et dont les aventures romanesques ont fourni à Auber et à scribe le sujet d’un de leurs meilleurs opéras-comiques 1, était né à itri.

il avait été surnommé Fra Diavolo, c’est-à-dire Frère Diable, parce que, disent ses compatriotes qui le baptisèrent de ce nom moitié sacré, moitié impie, il joignait à l’astuce du moine la malice du diable. Peut-être aussi ce nom lui vint-il de ce que, destiné d’abord à l’Église, il porta quelque temps la soutane.

sa famille était pauvre et vivait au jour le jour, en faisant à dos de mulet un petit commerce d’huile avec les pays voisins.

Dès sa jeunesse, il laissa voir d’assez perverses inclinations. Ayant jeté le froc aux orties, il entra comme apprenti chez un faiseur de bâts, une espèce de bourrelier de village ; mais ayant eu querelle avec son maître, tandis que celui-ci dînait dans un jardin, il le tua d’un coup de fusil, au milieu des convives assis à la même table que lui.

Ce meurtre avait eu lieu vers 1796 ou 1797 ; le meurtrier pouvait avoir dix-neuf ans ; ce fut son début. À la suite de cet événement, il s’enfuit dans la montagne. il y brigandait depuis deux ans lorsqu’éclata la révolution napolitaine. Alors Fra Diavolo eut une révélation ; c’est qu’il était bourbonien

1. Fra Diavolo ou l’Hôtellerie de Terracine, opéra-comique en trois actes d’Es-prit Auber, sur un livret d’Eugène scribe, créé le 28 janvier 1830 à l’Opéra-Comique. [NdE]

2311002700_001-002_LivreDumas.indb 45 09/08/11 18:13

Page 5: La Camorra et autres récits de brigandage

46 LA CAMOrr A

et dévot, et qu’il devait par conséquent se faire sanfédiste 1 en expiation de son crime et se livrer à la culture du droit divin.

En conséquence, à l’appel du roi Ferdinand contre les Fran-çais, il répondit un des premiers, réunit d’abord ses trois frères, en fit ses lieutenants, tripla sa bande par des enrôlements volon-taires, et exerça d’abord son patriotisme sur les routes condui-sant de rome à Naples.

Dans cette première campagne, il avait acquis l’illustration du meurtre. On racontait que l’aide de camp Claye, envoyé par le général en chef Championnet au général Lemoine, ayant eu l’imprudence de se fier à son guide, avait été conduit par lui au milieu de la troupe de Fra Diavolo, et, par les hommes du Frère Diable, avait été coupé en morceaux !

À l’attaque du pont de Garigliano, l’aide de camp Gourdel, un chef de bataillon d’infanterie légère et plusieurs officiers et soldats, restés blessés sur le champ de bataille, avaient été attachés à des arbres et brûlés à petit feu, tandis que les habi-tants des villages environnants, hommes, femmes et enfants, dansaient autour de l’autodafé.

Fra Diavolo était accusé d’avoir donné cette fête aux popu-lations.

Vrais ou faux, ces récits faisaient une réputation au jeune chef de bande. Championnet, qui avait eu affaire à lui, avouait qu’il avait eu plus de peine à triompher de la bande qu’il commandait que d’un corps d’armée de soldats napolitains.

il en résulta que, lorsque le roi Ferdinand et la reine Caro-line eurent fui en sicile, et que, de là, ils organisèrent la réac-tion, et que Fra Diavolo s’embarqua à son tour, afin de recevoir ses instructions de leurs bouches augustes, il n’était plus un

1. Le sanfédisme (de l’italien Santa Fede, « sainte Foi ») est une composante du mouvement populaire antirépublicain organisé à l’initiative du cardinal ruffo contre la république parthénopéenne. Le nom complet du mouve-ment était Esercito della Santa Fede in Nostro Signore Gesù Cristo (« armée de la sainte Foi en Notre seigneur Jésus-Christ »). [NdE]

2311002700_001-002_LivreDumas.indb 46 09/08/11 18:13

Page 6: La Camorra et autres récits de brigandage

CENT ANs DE briGANDAGE 47

inconnu pour eux, mais tout au contraire un homme qu’il leur était important d’avoir pour ami.

Aussi fut-il admirablement accueilli par le roi et la reine. Le roi lui donna un brevet de capitaine, la reine une belle bague avec son chiffre en diamant, entre deux émeraudes, bague qui, aujourd’hui, est religieusement conservée par son fils, le chevalier Pezza, qui, en vertu des traités faits entre le passé et le présent, continue de recevoir du roi Victor-Emmanuel la pension accordée par le roi Ferdinand.

Fra Diavolo revint dans la Terre de Labour, où il débarque entre Capoue et Gaëte, avec une bande de quatre cents hommes.

Là, tout en rendant de grands services à la cause de la royauté, il se porta à de tels excès, que le cardinal ruffo ne lui permit point d’entrer dans Gaëte, et cependant crut devoir écrire au roi sur ce refus fait à l’un de ses capitaines.

Le roi répondit de sa main, et nous copions les lignes suivantes sur l’original lui-même :

« J’approuve que vous n’ayez point permis à Fra Diavolo d’en-trer dans Gaëte, comme il le désirait ; c’est un chef de brigands, j’en conviens ; mais je reconnais, d’un autre côté, qu’il nous a bien servis et que nous avons besoin qu’il continue de nous servir dans le présent et l’avenir, aussi bien qu’il l’a fait dans le passé. Il faut donc faire attention de ne point le dégoûter, et, en même temps, par persuasion, obtenir de lui qu’il réprime l’indiscipline de ses gens : je lui en saurai personnellement gré. »

Mais, si les excès auxquels se livrait Fra Diavolo lui méri-tèrent cette réprimande paternelle de la part de Ferdinand, ils ne lui firent aucun tort dans l’esprit de Caroline, car, après la prise de Naples, elle lui annonça qu’il était nommé colonel. La lettre qui lui apprenait cette nomination contenait, en outre, une boucle des cheveux de la reine, dont la famille fit long-temps trophée, mais qui aujourd’hui est rentrée avec la bague qui la contenait dans un des tiroirs secrets de M. le chevalier Pezza.

2311002700_001-002_LivreDumas.indb 47 09/08/11 18:13

Page 7: La Camorra et autres récits de brigandage

48 LA CAMOrr A

Après la restauration de Ferdinand 1, Fra Diavolo fut main-tenu dans son grade, obtint une pension viagère de 3  000 ducats et fut nommé duc de Cassano. C’est avec ce titre et le grade supérieur de brigadier que nous le retrouverons, en 1800, faisant la guerre des partisans contre Joseph.

inutile de raconter comment, à la suite de ses trahisons sans nombre, la maison des Deux-siciles fut déclarée par Napoléon déchue du trône, et comment Joseph-Napoléon fut nommé roi de Naples, à la place de Ferdinand. il nous suffira de citer la proclamation du vainqueur d’Eckmühl et de ratisbonne, publiée au château de schönbrunn, en date du 27 décembre 1805. Elle contient l’histoire de nos dix années de relations avec la cour de Caserte :

« Soldats,Depuis dix ans, j’ai tout fait pour sauver le roi de Naples ; il a tout

fait pour se perdre.Après les batailles de Dego, de Mondovi, de Lodi, il ne pouvait

m’opposer qu’une faible résistance. Je me fiais aux paroles de ce prince, et fus généreux avec lui.

Lorsque la seconde coalition fut dissoute à Marengo, le roi de Naples qui, le premier, avait commencé cette injuste guerre, abandonné à Lunéville par les alliés, resta seul et sans défense. Il m’implora, je lui pardonnai une seconde fois.

Il y a peu de mois vous étiez aux portes de Naples. J’avais d’assez légitimes raisons de soupçonner la trahison qui se méditait, et de venger les outrages qui m’avaient été faits ; je fus encore généreux, je reconnus la neutralité de Naples. Je vous ordonnai d’évacuer ce royaume, et, pour la troisième fois, la maison de Naples fut raffermie et sauvée.

Pardonnerons-nous une quatrième fois ? Nous fierons-nous une quatrième fois à une cour sans foi, sans honneur, sans raison ? Non, non… la dynastie de Naples a cessé de régner, son existence est incom-patible avec le repos de l’Europe et l’honneur de ma couronne.

1. En 1799, par le cardinal ruffo. Pour en savoir plus à ce sujet, lire La San Felice d’Alexandre Dumas. [NdE]

2311002700_001-002_LivreDumas.indb 48 09/08/11 18:13

Page 8: La Camorra et autres récits de brigandage

CENT ANs DE briGANDAGE 49

Soldats, marchez, précipitez dans les flots, si tant est qu’ils vous attendent, ces débiles bataillons des tyrans des mers ! Montrez au monde de quelle manière nous punissons les parjures ; ne tardez point à m’apprendre que l’Italie tout entière est soumise à mes lois ou à celles de mes alliés, que le plus beau pays de la terre est affranchi du joug des hommes les plus perfides, que la sainteté des traités est vengée, et que les mânes de mes braves soldats égorgés dans les ports de Sicile à leur retour d’Égypte, après avoir échappés aux périls des déserts et de cent combats, sont enfin apaisées.

Soldats ! mon frère marchera à votre tête. Il connaît mes projets ; il est le dépositaire de mon autorité ; il a toute ma confiance ; envi-ronnez-le de toute la vôtre. »

Le 15 février 1806, Joseph entra à Naples comme lieutenant de Napoléon. Le 11 mai de la même année, après un voyage en Calabre, il y entra comme roi des Deux-siciles.

C’était l’occasion ou jamais pour Fra Diavolo de donner de nouvelles preuves au roi déchu de la persistance de sa fidélité. Fra Diavolo partit donc pour Palerme, fut reçu par la reine, qui lui fit obtenir le grade de brigadier et le renvoya dans les Abruz zes, sans juger à propos de lui recommander, comme avait fait le roi, de resserrer la discipline de ses soldats.

Fra Diavolo suivit si exactement les instructions données, que le roi Joseph pensa qu’il était de toute nécessité de se débarrasser de cet ennemi, peut-être moins dangereux mais plus fatigant pour lui que lord stuart et ses Anglais.

Au reste, quelques lignes tirées des Mémoires du brave général Hugo, père de notre grand poète, nous indiqueront le degré précis d’importance qu’avait pris ce chef de bandits.

C’est le général Hugo qui parle :

« Michel Pezza, dit Fra Diavolo, brigadier des armées du roi Ferdinand IV, et créé par ce prince duc de Cassano, commandait un corps de partisans avec lequel il inquiétait les campagnes, surprenait les cantonnements, enlevait les convois et empêchait l’opinion publique de se manifester en faveur de Joseph. Il avait, pendant le siège de Gaëte,

2311002700_001-002_LivreDumas.indb 49 09/08/11 18:13

Page 9: La Camorra et autres récits de brigandage

50 LA CAMOrr A

rendu d’importants services au prince de Hesse-Philipstadt, et, chaque jour plus audacieux, plus entreprenant, il était devenu la terreur du pays situé entre le Volturne et les États du Saint-Père. Sa réputation et son influence s’accroissant par le succès continuel de ses coups de main, le gouvernement sentit le besoin de s’occuper sérieusement de ce partisan habile et redouté. »

On proposa d’abord au général radet, chargé de l’inspec-tion et de l’organisation de la cavalerie dans le royaume, de se mettre à la tête d’une colonne mobile, ayant pour but de pour-suivre et de détruire la bande de Fra Diavolo ; mais le général radet objecta de ses nombreuses occupations et refusa.

Alors le roi appela le colonel Hugo à Portici, le chargea de former à Capoue une colonne tirée de plusieurs régiments d’in-fanterie, tirés eux-mêmes de la garde royale, de royal-Africain, de la légion corse, du premier et du deuxième napolitain, et à la tête de ce détachement, qui pourrait former un total de 800 à 900 hommes, de poursuivre Fra Diavolo sans lui laisser un moment de relâche.

Deux bouches à feu et une cinquantaine de dragons étaient attachés à cette colonne.

Fra Diavolo était devenu un véritable chef de partisans. il avait 1 500 hommes à peu près sous ses ordres, et il avait pris pour théâtre de ses opérations le groupe de montagnes compris entre la mer, les États ecclésiastiques et le Garigliano.

Les instructions du colonel Hugo portaient qu’il passerait le fleuve, chercherait l’ennemi, le trouverait et, du moment où il l’aurait trouvé, ne le quitterait plus qu’il ne l’eût détruit. Des mesures stratégiques avaient été prises, au reste, pour que le bandit ne pût sortir de la contrée dans laquelle il s’était jeté. Le général Duhesme, avec sa division, couvrait les États romains ; le général Goulu, avec une brigade, gardait le val de sora ; le Garigliano était bordé de troupes, et le général Valentin, qui commandait l’arrondissement de Gaëte, devait veiller à ce que Fra Diavolo ne pût se rembarquer.

2311002700_001-002_LivreDumas.indb 50 09/08/11 18:13

Page 10: La Camorra et autres récits de brigandage

CENT ANs DE briGANDAGE 51

Vous voyez que Fra Diavolo était traité en ennemi sérieux. Trois généraux le gardaient à vue, en quelque sorte, tandis qu’un colonel devait l’attaquer.

Le colonel Hugo renvoya à Muciano, sous l’escorte de ses dragons, les deux pièces d’artillerie qui ne pouvaient que l’embarrasser. s’il avait besoin de cavalerie, il rappellerait ses dragons, et ceux-ci le rejoindraient.

Mais les officiers français avaient affaire à un homme, qui, dans cette guerre de partisans, était donc capable de leur tenir tête. À peine Fra Diavolo connut-il les dispositions prises pour l’envelopper, qu’il se garda bien d’attendre la colonne du colonel Hugo. il surprit la garde nationale de san Guglielmo, passa sur le corps d’un bataillon campé sous Arce, et prit sa direction sur Cervara.

Le colonel Hugo se mit immédiatement à sa poursuite et arriva à Cervara quelques heures après lui.

Derrière ce bourg s’élèvent des montagnes très boisées et une pente très roide. Le colonel pensa que l’ennemi s’était réfugié là.

il divisa son détachement en deux parts, l’une qui devait tourner Fra Diavolo, l’autre l’attaquer en colonne.

il ne s’était pas trompé. bientôt quelques coups de fusils indiquèrent qu’il était débusqué ; mais, quelle que fut l’ardeur des tirailleurs, ils ne s’engagèrent que faiblement, ne trouvant pas de résistance. En effet, Fra Diavolo, qui n’avait fait que le tiers du chemin de son adversaire, soupçonnant que les Français fatigués ne pourraient le suivre, se décida à s’enfoncer immé-diatement dans la montagne. L’arrivée de la nuit, le danger de s’aventurer dans des bois inconnus, le besoin de vivres forcè-rent le colonel Hugo à revenir sur Cervara, où il rentra vers les dix heures du soir.

Mais vers les trois heures du matin, on était sur pied, et l’on se remettait en route sur trois colonnes. Fra Diavolo avait laissé une arrière-garde dans les gorges d’Acquafondala avec mission de défendre ce défilé contre les Français. Le colonel Hugo se mit à la tête des grenadiers du 2e léger napolitain, qui donnait

2311002700_001-002_LivreDumas.indb 51 09/08/11 18:13

Page 11: La Camorra et autres récits de brigandage

52 LA CAMOrr A

pour la première fois, et chargea avec eux cette arrière-garde qu’il culbuta. Par malheur la nuit survint, accompagnée d’une forte averse. Les Français furent forcés de s’arrêter et couchèrent dans un petit hameau déserté par les habitants.

Au jour, on se remit en route.Ce fut alors que le colonel se félicita d’avoir envoyé à

Muciano ses deux bouches à feu et ses dragons. À peine les mulets et les ânes pouvaient-ils suivre le passage de l’ennemi. Fra Diavolo, qui connaissait tous les chemins, n’en suivait aucun. il prenait des sentiers de pâtres, faisait de fréquentes et rapides contremarches. Alors on avait, pour ne point perdre sa piste, de ressources que dans les pâtres ; ceux-ci, étant bien payés, indiquaient aux Français les chemins les plus courts. La plupart du temps, les chemins étaient des lits de torrents dont il fallait franchir les sinuosités et les cascades, et parfois des pentes de rochers tellement escarpées que les soldats devaient ôter leurs souliers et marcher pieds nus.

Cette poursuite acharnée durait déjà depuis huit jours ; on ne voyait pas l’ennemi, mais on lui soufflait pour ainsi dire sur les épaules. Les troupes se reposaient à peine, mangeaient en causant et dormaient debout. Le colonel Hugo inondait la province d’espions que lui envoyait le ministre de la Police, la sillonnait d’exprès qu’il envoyait aux gouverneurs, aux préfets et aux syndics ; on savait ainsi à peu près ce que faisait Fra  Diavolo, mais on n’avait pu le serrer d’assez près pour s’ engager avec le gros de sa bande.

Par bonheur, un bataillon français, en route pour les Abruzzes, sur lequel Fra Diavolo ne comptait pas, et que, par conséquent, il ne pouvait pas faire espionner, fut averti que Fra Diavolo venait d’arriver dans un bois voisin du village qu’il traversait. il fit halte, prit des guides, tomba sur lui et lui fit éprouver des pertes considérables.

Au bruit de la mousqueterie, le colonel Hugo accourut avec sa colonne. Presque enveloppé, et n’espérant rien d’un combat, Fra Diavolo fut obligé de recourir à la ruse.

2311002700_001-002_LivreDumas.indb 52 09/08/11 18:13

Page 12: La Camorra et autres récits de brigandage

CENT ANs DE briGANDAGE 53

il rassembla sa bande. – Partagez-vous en une douzaine de petits détachements,

dit-il à ses hommes ; que dans chacun de ces détachements un de vous se fasse passer pour moi et cherche, par le chemin qui lui paraîtra le plus sûr, à gagner quelque port où il puisse s’em-barquer. Le rendez-vous est en sicile, où je vais tâcher de me réfugier.

La résolution fut exécutée aussitôt que prise. La bande, disséminée par petits groupes de dix ou douze hommes, s’éva-nouit comme une fumée. De dix points différents, en moins de deux heures, le colonel Hugo reçut avis du passage de Fra Diavolo, de sorte qu’il demeura dans la plus grande incerti-tude, ses rapports lui disant que celui qu’il poursuivait avait été vu en même temps se dirigeant vers les Abruzzes, sur l’une et l’autre rive du biferno, essayant de gagner les Pouilles et rétrogradant sur Naples. Le colonel Hugo devina la ruse après quelques instants de réflexion, car c’était celle dont s’était servi le maréchal rantzau en pareille circonstance. seulement, dans laquelle de ces colonnes était le vrai Fra Diavolo ? il n’avait qu’une chose à faire dans une pareille alternative  : c’était de manœuvrer pour rejeter toutes ces colonnes dans une même direction. il fit, en conséquence, marcher les détachements napolitains par la rive gauche du biferno, fit venir d’isernia la légion corse par le Matese, prit la garde royale et les Africains avec lui, et s’élança par Cantalupo et le val de boiano.

On comprend que nous empruntions tous ces renseigne-ments aux Mémoires du père de notre illustre ami, et que, ne voulant rien perdre des détails pittoresques qu’ils contiennent, nous le suivront pas à pas dans son récit.

Arrivé dans le comtat de Molise, le pays offrait l’aspect d’un sol remué par un immense cataclysme, et, en effet, toute la province venait d’être bouleversée par un tremblement de terre. Mais, tout dispersés que fussent les habitants, les uns conti-nuant de demeurer dans les ruines de leurs maisons, les autres habitants dans des baraques improvisées, le colonel Hugo,

2311002700_001-002_LivreDumas.indb 53 09/08/11 18:13

Page 13: La Camorra et autres récits de brigandage

54 LA CAMOrr A

qui avait eu souvent affaire à eux, qui connaissait leur bonne volonté et leur excellent esprit, ne douta point un instant qu’ils ne l’aidassent de tout leur pouvoir.

Et, en effet, les paysans que l’on détachait comme exprès voyageaient courageusement la nuit comme le jour, accomplis-sant fidèlement la mission dont ils étaient chargés, portant des demandes, rapportant des réponses qui étaient des renseigne-ments.

Partout des gardes nationaux, dont les maisons étaient au niveau du sol, oubliant le désastre dont ils venaient d’être victimes, s’offraient, soit comme guides, soit comme éclai-reurs. Fra Diavolo n’y comprenait plus rien. il était, au milieu de ses compatriotes, entouré d’un cercle d’ennemis.

Par une force invincible, il se trouva donc contraint de faire, non pas ce qu’il voulait, mais ce que voulait son adversaire, et bientôt le colonel Hugo apprit que, de tous côtés, poursuivis par ses détachements, les brigands se rejetaient dans le val de boiano.

il faisait un temps épouvantable ! Les torrents étaient effrayants et multipliés ; à chaque instant, pour les traverser, on avait de l’eau jusqu’à la ceinture. Le biferno, qui, dans les temps ordinaires, roule à peine deux pieds d’eau, était telle-ment grossi, que, si la garde nationale de Vinchiatura fût arrivée à temps pour défendre le pont, Fra Diavolo était pris : le fleuve n’était plus guéable.

Enfin, par une pluie affreuse, les soldats de royal-Africain et les hommes de Fra Diavolo se rencontrèrent entre boiano et le village de La Gardia. On combattait quatre contre un ; mais le colonel Hugo était à leur tête. Heureusement les autres colonnes qui poursuivaient Fra Diavolo arrivèrent successivement et s’engagèrent au fur et à mesure de leur arrivée. Les armes étaient trop mouillées pour fournir de part et d’autre un grand feu. On en arriva donc, après une heure de combat, à ne plus se servir que des crosses, des baïonnettes et des poignards.

2311002700_001-002_LivreDumas.indb 54 09/08/11 18:13

Page 14: La Camorra et autres récits de brigandage

CENT ANs DE briGANDAGE 55

Ce combat effroyable, ou plutôt cet immense duel, où chacun, choisissant son homme, tuait ou était tué, dura deux heures. Enfin, après des miracles de courage et d’obstination, les brigands furent écrasés. Cent cinquante hommes seule-ment s’échappèrent par le pont de la Vinchiatura et, passant le biferno, prirent par le val de Tamara la direction de bénévent. À l’exception d’une trentaine de prisonniers, le reste, c’est-à-dire mille hommes à peu près, resta sur le champ de bataille ou se noya dans les torrents. si le colonel Hugo avait eu là ses dragons, toute la bande était détruite, et Fra Diavolo était pris. La faute qu’avait faite le commandant de la garde nationale de Vinchiatura, de ne point arriver à temps pour défendre le pont, força la colonne à de nouvelles marches, par un temps qui semblait le prologue d’un nouveau déluge, et par un orage si violent, que la foudre, en frappant à coups réitérés et en écla-tant à chaque instant, tua dans les rangs cinq ou six hommes. Deux ou trois fois, les soldats s’arrêtèrent, sentant la terre trembler sous leurs pieds ; mais sans que ces secousses occasion-nassent aucun accident. Pendant cette marche, un prisonnier s’approcha du colonel Hugo et lui proposa, s’il voulait le laisser évader, de le conduire à un endroit de la montagne où était enterré le dépôt de mille ducats appartenant à la troupe. Le colonel ne put donner suite à cette offre, son premier devoir lui ayant paru, non pas de faire ce butin, au profit de sa colonne, mais de poursuivre Fra Diavolo.

Lorsque la colonne destinée à poursuivre Fra Diavolo arriva sur le Calase, que le brigand et ses hommes avaient pu passer quatre heures auparavant, ils trouvèrent que, depuis ce passage, le fleuve avait crû de quinze à seize pieds. Cette colonne revint alors sur bénévent pour faire part au colonel de l’obstacle qu’elle avait rencontré. C’était un grave contretemps. Fra Diavolo gagnait vingt-quatre heures sur nous, et il était à craindre que si l’on perdait une seconde, il n’eût le temps de gagner le rivage et de s’embarquer pour Capri, qui alors était encore occupée par Hudson Lowe. Le colonel Hugo fit distribuer des souliers

2311002700_001-002_LivreDumas.indb 55 09/08/11 18:13

Page 15: La Camorra et autres récits de brigandage

56 LA CAMOrr A

à ses hommes, et, malgré quelques murmures, les força de partir à une heure du matin. À Montesarchio, il apprit que Fra Diavolo, se glissant entre toutes les colonnes mobiles, était déjà de l’autre côté des monts Vergine. Montesarchio est un village situé sur la route de Naples à bénévent, justement sur cette partie de l’Apennin connu sous le nom de Fourches caudines. Ces fourches sont formées d’un côté par le Faburno, de l’autre par le Vergine, ainsi nommé du beau couvent de la Vierge qui se trouve sur le versant opposé ; mais, du côté de béné-vent, la pente est tellement escarpée, qu’il n’y a que les trou-peaux de chèvres et de moutons qui puissent la franchir. Avant ce moment, les pâtres seuls l’avaient franchie à la poursuite de leurs chèvres. si le colonel Hugo escaladait la montagne, jusque-là inaccessible, il regagnait les vingt-quatre heures perdues sur Fra Diavolo et pouvait encore le rejoindre. Quoi que les guides auxquels il s’adressait fissent pour le dissuader, il déclara que la montagne serait franchie, et, au point du jour, conduit par des bergers, les seuls hommes qui voulussent se hasarder à une si périlleuse ascension, on commença à gravir le rocher. Aux difficultés du chemin, si l’on peut appeler la roche nue un chemin, aux difficultés du chemin, déjà énormes, se joignait une brume épaisse qui rendait la pente encore plus glissante. Par bonheur, on atteignit une partie de la montagne où poussaient quelques arbres. En s’accrochant aux branches et en s’aidant les uns les autres, les soldats, d’ailleurs excités par la difficulté même, parvinrent, après trois heures d’effroyables fatigues, à faire halte sur un plateau. Perdus dans la brume, ils ignoraient où ils étaient. Tout à coup une rafale de vent, en passant, déchira comme un voile le rideau de brouillard, et, ainsi que quand la toile se lève sur une décoration magni-fique, on aperçut le golfe de Naples dans toute sa majestueuse étendue.

La montagne était franchie.Joyeusement, mais en silence, la colonne commençait de

descendre le versant opposé, se dirigeant sur Otella, quand

2311002700_001-002_LivreDumas.indb 56 09/08/11 18:13