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Sous la direction de Elena Casetta &  Julien Delord Préface de Jean  Gayon Éditions Matériologiques Collection Sciences & Philosophie materiologiques.com La biodiversité en question Enjeux philosophiques, éthiques et scientiques

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Sous la direction de

Elena Casetta&  Julien Delord

Préface de Jean Gayon

Éditions Matériologiques

Collection Sciences & Philosophiemateriologiques.com

La biodiversitéen questionEnjeux philosophiques, éthiques et scientifiques

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Sous la direc tion de

Elena Casetta& J ulien Delord

La biodiversité

en questionEnjeux philosophiques,

éthiques et scientifques

Préface de Jean Gayon

ÉDITIONS MATÉRIOLOGIQUESCollection « Sciences & Philosophie »

materiologiques.com

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Sous la direction deElena Casetta & Julien Delord

La biodiversité en question. Enjeux philosophiques, éthiques et scientifques

eISBN (PDF) 978-2-919694-53-2

©Éditions Matériologiques, juin 2014.233, rue de Crimée, F-75019 Paris

materiologiques.com / c [email protected]

Conception graphique, maquette, PAO, corrections, photo de couverture : Marc Silberstein

DISTRIBUTION EBOOK : Editions Matériologiques, Numilog, etc.

DISTRIBUTION LIVRE PAPIER (ISBN 978-2-919694-54-9) : auprès de materiologiques.com.

La collection « Sciences & Philosophie »aux Éditions Matériologiques

@ Le monde quantique , sous la direction de Bernard d’Espagnat & Hervé Zwirn (avril 2014).@ Apparenter la pensée ? Vers une phylogénie des concepts savants, sous la direction de Pascal

Charbonnat, Mahé Ben Hamed, Guillaume Lecointre (février 2014).@ Matériaux philosophiques et scientifiques pour un matérialisme contemporain, sous la direction de

Marc Silberstein (décembre 2013).@ Le Vivant discret et continu. Modes de représentation en biologie théorique , sous la direction de

Nicolas Glade & Angélique Stéphanou (septembre 2013).@ Modéliser & simuler. Épistémologies et pratiques de la modélisation et de la simulation , tome 1,

sous la direction de Franck Varenne & Marc Silberstein (avril 2013).@ L’Innéité aujourd’hui. Connaissances scientifiques et problèmes philosophiques, sous la direction

de Denis Forest (février 2013).

@ Les Matérialismes et la chimie. Perspectives philosophiques, historiques et scientifiques , sous ladirection de François Pépin (octobre 2012).

@ Théorie, réalité, modèle. Épistémologie des théories et des modèles face au réalisme dans lessciences, Franck Varenne (août 2012).

@ Le Déterminisme entre sciences et philosophie , sous la direction de Pascal Charbonnat & FrançoisPépin (mars 2012).

@ L’Émergence de la médecine scientifique , sous la direction d’Anne Fagot-Largeault (janvier 2012).@ Le Zéro et le un. Histoire de la notion d’information au XX e  siècle , Jérôme Segal (octobre 2011).

@ Les Mondes darwiniens. L’évolution de l’évolution, sous la direction de Thomas Heams, Philippe

Huneman, Guillaume Lecointre, Marc Silberstein (septembre 2011).@ La Morale humaine et les sciences, sous la direction d’Alberto Masala & Jérôme Ravat (mars 2011).

@ Le Hasard au cœur de la cellule , sous la direction de Jean-Jacques Kupiec et al. (mars 2011).

 Dans le livre qui s’ouvre ici, vous trouverez,

notamment dans les notes de bas de page, le signe arobase ( @ ).

 En cliquant dessus, vous accédez à une ressource en ligne.

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Préface de Jean GayonProfesseur à l’Université Paris 1-Panthéon Sorbonne

 Voici un livre qui ne nourrira pas le ronron autosatisfait etintimidant des zélateurs de la biodiversité. Pas davantage

ne sera-t-il récupérable par les contempteurs – rares maispuissants – de ce mot fétiche. Fruit d’une remarquable collaborationentre des écologues, des naturalistes et des philosophes, cet ouvrageoffre une critique de la biodiversité. Les auteurs semblent unanimesà penser que le concept de biodiversité, les sciences qui en traitent, ledébat public qui le porte, sont en crise. Je prends ces mots de critiqueet de crise au sens le plus fondamental, le sens étymologique, le seulqui selon moi a de l’intérêt. Le terme de crise hérite des connotationsentremêlées du mot grec krisis, qui veut désigner l’acte de juger, et deson homologue latin crisis, qui a retenu la signication particulière dumot grec en médecine, une « crise » étant alors une perturbation graveet soudaine de la santé (un assaut, une « attaque »). Le mot modernede « crise » retient quelque chose de cette double liation antique : unecrise est un moment difcile où l’on est confronté à des choix et, qu’onle veuille ou non, où l’on fait un choix. Quant à la critique, c’est l’exer-cice réexif qui passe le problème au crible d’un jugement et conduit,si possible, à dégager des critères de choix (« crible » et « critère » ont audemeurant la même origine étymologique que « crise » et « critique »).

L’ouvrage aurait pu avoir pour titre Critique de la biodiversité , maisil n’est pas sûr que ce titre aurait été bien compris. Au regard desremarques étymologiques qu’on vient de faire, il me paraît que c’estbien d’une « critique », au sens le plus fondamental et le plus précis, qu’ils’agit. Tous les auteurs notent la diffusion spectaculaire du mot dansles années 1990. L’un d’entre eux (Vincent Devictor) note que la « crisede la biodiversité » a coïncidé avec la prise de conscience de l’érosion dela diversité biologique du fait des activités humaines à l’époque contem-poraine. L’invention de ce mot a constitué une trouvaille linguistiqueingénieuse. Bien que, littéralement, la biodiversité ne soit rien d’autre

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que la « diversité biologique », terme abondamment utilisé depuis lesannées 1950, tandis que la notion remonte au moins au XVIIIe siècle

(comme le remarque à juste titre Patrick Blandin), on imagine mal queles associations de protection de la nature, le grand public, les déci-deurs se soient emballés aussi facilement pour une « crise de la diversitébiologique » qu’ils ne l’ont fait pour la « crise de la biodiversité ». Il estaisé de faire rimer la crise de la biodiversité avec la « sixième grandeextinction d’espèces », avec la « détérioration de l’environnement », voireavec une « crise de la modernité ». La popularité immédiate de ce motconstitue en soi-même une belle énigme pour l’historien. Ce n’est pastous les jours qu’un concept scientique, ou supposé tel, conquiert lesesprits à l’échelle planétaire au point de susciter des conventions inter-nationales, et de mobiliser toutes sortes d’acteurs sociaux et politiques.

Quoi qu’il en soit, les scientiques (notamment les écologues), lepublic, les politiques vivent avec ce mot depuis un quart de siècle.L’intention du présent ouvrage est d’éclairer une crise de second degré,en quelque sorte, une crise liée à l’usage même du mot « biodiversité ».D’où cet ouvrage critique, dont on apprécie le titre ouvert : La biodi-

versité en question, que le sous-titre (Enjeux philosophiques, éthiques

et scientiques) invite en fait à lire au pluriel : « La biodiversité enquestions ». À première vue, l’ouvrage est « critique » au sens usuel du terme,

c’est-à-dire au sens d’un jugement négatif, tantôt franchement hostile,tantôt sceptique, sur les discours relatifs à la biodiversité. Au hasard,ou plus exactement à escient, je relève quelques formules fortes.Philippe Huneman fait le constat de discours et de pratiques qui nousprésentent cette réalité comme « volatile, fragile, toujours susceptiblede s’amenuiser ou de nous glisser entre les doigts ». Christian Lévêque

parle d’un « terme valise », où « chacune projette ses représentationsdu monde naturel ». Julien Delord, codirecteur du volume, n’hésitepas à dire que la biodiversité n’est pas du tout un concept scienti-que, car ce terme est mal déni, ne correspond pas à une propriéténaturelle objective, et ne sert dans aucune théorie scientique car iln’explique rien. Christian Lévêque, dans un impressionnant réqui-sitoire, reproche aux écologues (dont il est) d’avoir surfé sur la vaguede la biodiversité pour donner du lustre à leur discipline. Il dénoncela dramatisation à outrance, l’hypocrisie consistant à oublier les pré-

dictions catastrophistes et non vériées d’il y a trente ans. Les direc-

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 Jean Gayon

Préface7

teurs du livre eux-mêmes (Elena Casetta, Juien Delord), dans leurriche conclusion, soulignent la versatilité de la notion, les imprécisions

scientiques qui l’entourent, l’instrumentalisation dangereuse de lascience au service d’idéaux eux-mêmes incertains et discutables.

Ces jugements sévères avertissent le lecteur : on ne trouvera pasici trace de la bouillie bien-pensante qui fait du mot un fétiche, sug-gérant comme par magie la solution au problème posé (« préserver labiodiversité », réponse pauvre à une vraie question, celle de « l’érosionde la biodiversité »). Toutefois, le livre ne relève pas du genre de lapolémique. On pourra le dire sceptique, mais certainement pas polé-mique. Car à côté des jugements sévères portés ici où là, les auteurs(y compris les auteurs des propos cités) fournissent des clés interpré-tatives précises, qui laissent en dénitive au lecteur la responsabilitéde juger et invitent à éviter les simplications. Les directeurs du livrereconnaissent que leur « scepticisme initial » a été partiellement battuen brèche : le thème de la biodiversité, disent-ils, a joué le rôle d’unpuissant stimulant scientique, tandis qu’il a stimulé « la conscienceécologique du grand public ». Tous les auteurs du volume font d’ailleursle même constat : un mot somme toute vague et mal déni d’un pointde vue scientique s’est révélé fécond du double point de vue de laconnaissance et de la pratique sociale.

&&&&& 

Par-delà les crispations sur un mot fétiche, il me semble que ce livrefournit des réponses claires à trois grandes questions au sujet de labiodiversité, que je nommerai par commodité « scientique », « épisté-mologique » et « pratique » : Quel concept scientique de biodiversité ?Quel genre de science ? Quels enjeux sociaux, politiques et éthiques ?

La question scientique est sans aucun doute la plus délicate. Il

n’y a consensus ni sur le contenu du concept de biodiversité, ni sur samesure. Toutefois une littérature savante considérable s’est accumu-lée depuis 1950 environ, c’est-à-dire bien avant que le mot de « biodi-versité » ne s’impose. De ces débats passionnants – et difciles –, onpeut retenir deux sortes d’hésitation. L’une a trait aux niveaux dedescription adéquats de la biodiversité. En général on retient troisniveaux : biodiversité génétique, biodiversité spécique (c’est-à-direrichesse et variété des espèces), biodiversité écologique (écosystèmes ouniveaux supérieurs, comme le paysage). On trouvera dans l’ouvrage des

avis divergents sur le niveau de biodiversité le plus important : gène,

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La biodiversité en question

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espèces, écosystème, pour l’essentiel. Tous les auteurs reconnaissentqu’il est important d’appréhender la biodiversité à des échelles variées.

Mais certains insistent sur le niveau spécique, car c’est celui où lesmesures sont les plus aisées, celui qui est sans doute le plus impor-tant du point de vue des processus et des effets de l’évolution, et celuiaussi, si l’on en croit les auteurs, qui fournit les repères les plus véri-ables pour le débat gestionnaire et politique sur la biodiversité (parexemple Elena Casetta, qui plaide pour maintenir le concept d’espèceen dépit de son ambiguïté ; Anouk Barberousse et Sarah Samadi, quiinsistent sur la nécessité de renouveler les outils de l’identication etde la nomenclature pour répertorier la biodiversié spécique). D’autres,écologues professionnels, mettent l’accent sur le niveau écologique, etsoulignent l’importance scientique et gestionnaire de la notion de« redondance » ou « vicariance » fonctionnelle de certaines espèces dansdes écosystèmes donnés (par exemple Patrick Blandin).

En étroite relation avec le problème des niveaux de biodiversité,quasiment tous les auteurs soulignent à quel point les écologuesont hésité sur les indices adéquats de diversité biologique. Faut-ilmesurer le nombre des espèces (dans un espace donné), la variété de

composition, la complexité (réseaux des interactions), la stabilité ouau contraire l’évoluabilité (evolvability, ou capacité à évoluer) ? Lesécologues se sont largement inspirés sur ces questions de travauxantérieurs de statisticiens, économistes, théoriciens de l’information,pour qui la question de la mesure de la diversité d’une collection dedonnées (ou d’acteurs) a depuis longtemps été l’objet d’une littératuretechnique abondante et souvent contre-intuitive. Patrick Blandin,dans son magistral chapitre initial, procède à une revue critique dece genre de littérature sur soixante ans environ. Il fait un constat

intéressant : avant l’apparition du mot « biodiversité », les dénitionsopératoires de la diversité biologique ont principalement tourné autourdes notions de diversité (stricto sensu, par exemple nombre d’espèces,nombre de variants génétiques, etc.), de complexité (réseaux d’interac-tions trophiques en particulier) et de stabilité – la stabilité semblantaller avec de plus hauts degrés de complexité. Après l’apparition et ladiffusion massive du mot « biodiversité » (donc en gros à partir de la ndes années 1980), les écologues se sont davantage intéressés aux rôlesfonctionnels des espèces dans les ensembles écologiques dont ils font

partie : à quel point peut-on dire qu’une espèce joue un rôle essentiel

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 Jean Gayon

Préface9

ou non pour la stabilité d’un écosystème ? Quel est ce rôle ? Et si untel rôle est avéré, une espèce est-elle remplaçable par une autre dans

ce rôle ? Une autre question méthodologique importante est enn évo-quée par certains auteurs (notamment Frédéric Gosselin). Convient-ilde mesurer la biodiversité (locale ou globale) en termes relatifs ou entermes absolus ? Frédéric Gosselin plaide pour une prise en compte del’abondance absolue, car c’est le facteur principal à considérer lorsqu’onveut évaluer le risque d’extinction d’une espèce.

Les discussions nombreuses du livre sur la signication scientiquedu terme « biodiversité » et sur la mesure de la biodiversité constituentsans doute sa part la plus technique. On trouvera ici une informationremarquablement décantée. Ce sont, on s’en doute, les auteurs éco-logues de profession qui ont privilégié ce sujet. Je voudrais signalerque je n’ai guère observé de désaccords profonds, mais plutôt uneconscience aiguë de la difculté des problèmes. Ceci atteste que lesscientiques ne sont pas restés les bras croisés. Les problèmes, lesméthodes, les théories ont incontestablement avancé. Bien sûr, unefois ce constat fait, le paysage conceptuel apparaît comme singuliè-rement complexe, au point que le mot même de « biodiversité » peut

apparaître comme un obstacle, car trop vague et trop simple. Je n’aipas eu cependant l’impression que les auteurs, surtout les auteursscientiques, plaidaient massivement pour un abandon pur et simpledu terme. Comme les mots « espèce », « écosystème », « environnement »,« évolution », celui de « biodiversité » renvoie à une réalité complexe.La multitude des sens, des mesures, des méthodes d’étude n’est sansdoute pas une bonne raison de l’abandonner. Il en va un peu de mêmeque pour le terme de « matière » en physique. Bien sûr, il n’y a pas deconcept précis de la « matière » dans la physique contemporaine, mais

on n’imagine guère les physiciens ne jamais utiliser le mot.Tous les auteurs ont été manifestement préoccupés par ce que

 j’appelle la question épistémologique. Quel genre de science l’étude dela biodiversité produit-elle ? Je serai plus bref sur cette question, nonparce qu’elle est moins intéressante, mais au contraire parce qu’elledonne lieu à une évaluation convergente de l’ensemble des auteurs.De la première à la dernière page de l’ouvrage revient la même inter-rogation : la biodiversité est-elle le nom d’un concept scientiqueou d’une notion populaire ? Patrick Blandin pose la question en ces

termes : « Le mot “biodiversité” ne serait-il qu’un mot de passe utilisé

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La biodiversité en question

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par les scientiques pour alerter le monde politique et en obtenir descrédits, ou a-t-il été le catalyseur d’une nouvelle approche scientique

du monde vivant ? » Vincent Devictor fait une proposition radicale àcet égard : confrontée à la biodiversité, l’écologie est « une science quin’a plus rien à voir avec la science moderne du début de l’écologiescientique ». C’est, dit-il, une technoscience fortement médiatisée etpolitisée. Dans le même sens, et plus radicalement encore, ChristianLévêque, dont on a déjà noté la sévérité à l’égard des « mythologies »et « dénis de réalité » qui accompagnent les discours contemporainssur la biodiversité, conclut sa contribution en ces termes : « La ques-tion de la biodiversité n’est plus du ressort exclusif des sciences dela vie », elle est désormais du ressort principal des sciences sociales.Enn, dans leur conclusion, Elena Casetta et Julien Delord n’hé-sitent pas à dresser une comparaison historique entre l’eugénismeet la nébuleuse scientique aujourd’hui mobilisée autour de la sau-vegarde de la nature. Dans les deux cas, écrivent-ils, des théoriesscientiques sont instrumentalisées au service d’idéaux qui ont peuà voir avec la science. Cette comparaison, si elle n’est pas dénuéede sens du point de vue d’un régime de fonctionnement idéologique,

est sans doute à manier avec prudence, car à ce jour, me semble-t-il,on ne peut imputer aux défenseurs de la biodiversité des exactionscomparables avec celles auxquelles a mené l’eugénisme. Quoi qu’il ensoit, les « sciences de la biodiversité » et plus encore les « sciences de laconservation » ont un statut épistémologique qui tranche avec les dis-ciplines biologiques traditionnelles : on peut parler à leur égard d’une« transdiscipline » (Denis Couvet et Jean-Christophe Vandevelde) ;comme bon nombre de secteurs majeurs de recherche scientiquecontemporaine, cette transdiscipline enveloppe des enjeux écono-

miques, éthiques, politiques de premier plan. On pourrait faire iciun parallèle avec les technologies convergentes (NBIC)1 : résultantde plusieurs niveaux de convergence disciplinaire, et visant à réa-liser des objectifs atteignables, les sciences de la biodiversité sontsans doute un exemple parmi d’autres d’une science moderne danslaquelle le faire (la production d’effets dont l’incidence pratique estimmédiate) prend le pas sur le connaître.

[1] Converging Technologies : nanotechnologies, biotechnologies, technologies de l’informa-tion, technologies cognitives.

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 Jean Gayon

Préface11

Reste la question pratique, celle des enjeux économiques, éthiqueset politiques. Je préfère ici l’expression d’« enjeux sociétaux », ce terme

d’apparence anodine et « bien-pensant » ayant toujours été mis auservice de visées de gouvernance, dans le meilleur des cas, et demanipulation de l’opinion, dans le pire des cas. Je voudrais retenirici deux propositions remarquables de cet ouvrage, qui viennent àla n de celui-ci, comme pratiquement toujours dans des livres deréexion sur la science et la technologie : le social, l’éthique, le poli-tique à la n, sans doute parce que c’est à ce niveau que les questionsles plus complexes et les plus ouvertes se posent. Yves Meinard etJulien Mestrallet nous invitent à considérer la biodiversité commeun bien public, c’est-à-dire, dans le langage des économistes, un biendont l’utilisation est non rivale (un bien, comme l’air, dont la consom-mation ne prive pas les autres de ce bien) et non exclusive (en gros, unbien qui, une fois produit, prote à tout le monde). Un bien public estdifférent d’un « bien commun » qui, lui, est non excluable mais rival.L’eau douce, les ressources marines, une forêt sont des biens communs(des biens à gestion partagée). La qualité de l’air, la biodiversité, lasituation climatique mondiale sont considérées par les économistes

comme des biens publics, et en l’occurrence des biens publics d’unesorte particulière – les biens publics mondiaux. La proposition deMeinard et Mestrallet est de renoncer à traiter ce bien public qu’estla biodiversité dans les termes standards de la théorie économique.Ces auteurs invitent à penser de manière ouvertement normative :dire que la biodiversité est un bien public, c’est porter un jugementsur « la manière dont nous devons nous comporter par rapport à notreenvironnement naturel ». Ce faisant, estiment-ils, on relativise l’abs-traction et le caractère polysémique de la notion de biodiversité. En

tant que philosophe, je qualierai volontiers les notions que Meinardet Mestrallet ont du bien public et de la biodiversité comme des notionsrégulatrices susceptibles d’aider les agents à dénir leurs objectifs,leurs moyens et leurs pratiques.

Notons enn la proposition faite par Denis Couvet, éminent spécia-liste de la biologie de la conservation, et Jean-Christophe Vandevelde,secrétaire scientique de l’IPBES (Plate-forme scientique et politiqueintergouvernementale sur la biodiversité et les services de l’écosys-tème). Prenant pour objet de réexion les interfaces science/société

impliquées dans les problèmes de biodiversité, ils attirent l’attention

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La biodiversité en question

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sur l’hétérogénéité des « ordres de justication » utilisés par les acteurssociaux pour justier leur action en matière de biodiversité – par

exemple « l’ordre industriel » (performance d’une pratique du point devue de la production), l’ordre marchand (en quoi la pratique est-ellesource d’échange économique), l’ordre « inspiré » (valeur symboliqueou esthétique), etc. En appliquant cette grille d’analyse sociologique,ils montrent que, non seulement les évaluations des acteurs divergentselon la forme de justication utilisée, mais qu’elles divergent aussiselon le problème écologique soulevé (par exemple : valeur des espècesmenacées, valeur de la biodiversité ordinaire – celle qui n’est pasaffectée par les activités humaines –, projets d’aménagement, etc.). Ce

genre de travail, inspiré par des méthodes sociologiques éprouvées2,montre que la notion de biodiversité n’est pas moins complexe d’unpoint de vue sociologique qu’elle ne l’est dans la recherche scientiquefondamentale. Ce n’est pas le moindre mérite de l’ouvrage rassemblépar Elena Casetta et Julien Delord que d’avoir réussi à embrasserun tel éventail de questions, toujours avec courage et avec rigueur.

[2] L. Boltanski & L. Thévenot, De la justification : les économies de la grandeur , Paris,Gallimard, 1991.

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Diversités théoriques et empiriquesde la notion de biodiversité

Philippe HUNEMAN

Parmi les termes d’invention récente dont la fortune lexicale fut

rapide et considérable, on peut raisonnablement parier que « bio-diversité » vient au premier rang. Inventé en 1985, le terme a en

effet très vite conquis des publics divers : écologues au premier chef, puisconservationnistes – la biologie de la conservation étant une disciplinenalement presque aussi neuve que le terme « biodiversité » –, puisdécideurs politiques, militants écologistes, et enn médias et grandpublic tout entier. Rares sont d’ailleurs les termes inventés par desscientiques qui à la fois conquirent aussi vite le public, et dans le mêmetemps ne perdirent pas totalement le contact avec leur sens originel

ou du moins – puisque ce sens, à la lecture des pages qui suivent, vase révéler une affaire bien complexe – l’intention de leurs inventeurs.

On pourrait comparer en effet « biodiversité » à « ADN » ou« écosystème »… Ces termes d’origine biologique ou écologique ont eneffet investi notre langage courant, mais pour féconder souvent desusages plus comiques que réellement instructifs : la première demandesur Google pour ADN (en français) est « ADN de la marque »1, la troi-sième recherche pour « écosystème » est « écosystème numérique »…

« Biodiversité » a certes conquis les locuteurs francophones ou

anglophones, comme l’indique sur la gure 1 sa courbe de croissancede fréquence depuis les années 1980 (les statistiques prennent encompte tous les livres numérisé Google Book, ce qui inclut livresacadémiques ou populaires) ; mais son sens est resté bien moins méta-phorique que celui des deux termes que je mentionnais. Avec toutesles réserves d’usage sur ce genre d’outils, qui ne sont bien sûr pas desattestations dénitives mais ont toutefois un intéressant rôle d’indi-cateur, la croissance du terme « biodiversity » ressemble beaucoup à

[1] Voir le site emarketing.fr @.

[Introduction]

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La biodiversité en question

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celle de «climate change », dont l’emploi date des mêmes années (gure2a). Et curieusement, l’évolution suit une courbe parallèle à celle,deux décennies plus tard, du terme « al Qaeda » – ce qui indique unindéniable succès sémantique, et une concentration majeure d’intérêt

(gure 2b). Avant de rentrer davantage dans le sujet, regardons encore les

indications grossières que nous donne l’Internet : la première rechercheannoncée quand on tape « biodiversité en… » (donc la recherche à ce

 jour la plus demandée, au moins en France) est « biodiversité en dan-ger » ; elle donne autour de 100 000 pages. En anglais, «biodiversity

is… » nous renvoie comme première recherche «biodiversity is impor-

tant » ; quant à «biodiversity loss », ce sont environ 7 millions de pagesqui sont disponibles, plus de la moitié des 13 millions d’occurrences

pour «biodiversity ». Par ailleurs, toujours en février 2014, la premièrerecherche quand on tape «biodiversity loss » est «biodiversity loss and

its impact on humanity » (ce qui en majorité renvoie à l’article du mêmenom dans Nature)2. Tout ceci est très artisanal et empirique maisdeux sentiments dominent lorsqu’on opère ce premier survol : « biodi-versité » est un terme extrêmement diffusé, son usage est rarementmétaphorique, et il comporte d’importantes connotations négatives

[2] B.J. Cardinale et al., « Biodiversity Loss and its Impact on Humanity », Nature , 486(7401),2012, 59-67 @.

Figure 1. Évolution des occurrences de «biodiversity  », d’après Google NGram.

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Introduction : Diversités théoriques et empiriques de la notion de biodiversité15

 – en particulier, il sert à marquer un danger pour l’espèce humaine.« Biodiversité » et «climate change » se sont donc diffusés de manièreparallèle, dans le débat aussi bien scientique que public ; on a aussil’impression que « biodiversité » renvoie généralement à des contextesqui ne sont pas émotionnellement neutres, ce qui est aussi une pro-priété évidente du terme « changement climatique » ; en ce sens, tousdeux semblent partager une charge en quelque sorte axiologique ousentimentale massive.

Ces quelques indications faites pour introduire les chapitres

qui suivent – lesquels proposent une investigation systématique

Figure 2. Évolutions comparées des occurrences de «biodiversity  » et « al Qaeda »(3a), et «climate change  » (3b) (relativement aux terme «ecology  » lui-même, et à deuxtermes plus techniques, « species richness» et «global change  ».

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des aspects aussi bien conceptuels et scientiques qu’économiquesou politiques de la notion de biodiversité –, je vais dans un premier

temps opérer une sorte de cartographie des différents sens et usagesde « biodiversité », qui s’appuie sur de nombreux éléments présentésdans ce livre. Ensuite, pour introduire à certains de ses leitmotivs,

 je soulignerai deux ou trois éléments importants dans le processuspar lequel le terme en est venu à constituer un enjeu décisif à la foispour les scientiques des différentes disciplines liées à l’écologie, etles politiques ou les juristes attachés aux normes qui régissent lesconséquences de l’action de l’homme sur la nature.

1] Les sens et les usages de la biodiversité :un survol préliminaire

Pourquoi dire biodiversité, plutôt que diversité biologique ? Aprèstout, lorsque William Rosen, l’initiateur du National Forum onBiological Diversity du National Research Council américain utilisale premier ce mot, repris par Edward O. Wilson comme titre desactes de ce forum qu’il coordonna3, et promis au succès que l’on sait,il semble qu’il venait simplement remplacer « diversité biologique »,

originellement présent dans le titre de la conférence. Y a-t-il là une nécessité scientique réelle, autrement dit, le terme« biodiversité » désigne-t-il des propriétés, des phénomènes, ou sim-plement un programme de recherche ou un genre d’approche qui nesont pas désignés ou pris en compte lorsqu’on parle simplement de« diversité » en biologie ? Ou bien, l’invention de « biodiversité » et la diffu-sion ultérieure de ce terme répond-elle à des logiques extrascientiques,qu’elles soient politiques, éthiques, sociales, ou autres ? Après tout, lapremière phrase de ce document princeps sur la biodiversité qu’est la

Convention sur la diversité biologique, signée en 1992, mentionne la«valeur intrinsèque de la diversité biologique », sans justication supplé-mentaire : clairement, dès ses débuts le terme porte une charge éthique.

En un sens, de nombreux chapitres du présent livre tournentautour de cette question, qu’il s’agisse de l’histoire conceptuelle trèsriche reconstruite par Patrick Blandin dans le chapitre 1, de l’analysene de la crise du concept par Vincent Devictor (chapitre 2), ou desapproches critiques développées par Julien Delord (chapitre 3), Yves

[3] E.O. Wilson (ed.), Biodiversity , Washington, National Academy Press, 1988.

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Introduction : Diversités théoriques et empiriques de la notion de biodiversité17

Meinard et Julien Mestrallet (chapitre 9), ou bien Christian Lévêque(chapitre 8). Il est très plausible d’ailleurs qu’aucune réponse tranchée

ne soit adéquate, autrement dit, que le vocable « biodiversité » soit belet bien surdéterminé, c’est-à-dire porteurs de charges sémantiquesindépendantes et parfois en tension. Au fond, le terme même reéte-rait l’ambiguïté agrante (au moins en français) du terme « écologie » :l’écologie scientique d’un côté, celle pour laquelle on use du terme« écologue », ses disciplines ses chercheurs, ses méthodes, ses résultats ;et l’écologie politique de l’autre, celle de « l’écologiste », qui désignedes partis, des programmes, le souci de certaines contraintes et decertaines valeurs portés dans le débat politique, etc. Depuis quelques

décennies, les citoyens sont familiers de cette ambiguïté, qui est biendavantage qu’une homonymie, puisque écologie scientique et écologiepolitique interagissent constamment depuis la naissance de la seconde

 – le souci politique de l’écologie se devant, au moins en principe, d’êtreraisonnablement informé autant des faits que des possibilités d’actionà court et long terme. À l’orée de ce livre, il s’agit donc pour nous deconsidérer frontalement cette ambiguïté et cette surdétermination.

 À qui se demande, naïvement et à titre préliminaire, ce qu’estla biodiversité, des réponses multiples se présentent. L’amplitude de

leur variation est frappante. D’un côté, écologistes (des communautés,fonctionnels, des paysages) et biologistes (systématiciens, généticiens,biologistes moléculaires) présentent des notions différentes et sophis-tiquées de biodiversité, rattachées à des types de mesure complexesqui leur sont propres et concernent des aspects spéciques du vivant(structure ou fonction, espèces ou gènes, écosystèmes ou populations4 ;le chapitre 4, de Frédéric Gosselin, propose une réexion sur les dif -cultés et enjeux des notions de mesure et d’indice de la biodiversité).D’un autre côté, les promoteurs de l’Année de la biodiversité 2010inscrivent au début de leur page web cette formule : « La biodiversitéc’est la vie. » Il y a là comme un court-circuit entre ces deux typesd’énoncés, entre la formule frappante pour mieux sensibiliser de largesaudiences et les réexions théoriques élaborées des systématiciens,des écologistes ou des conservationnistes.

Peut-être devrait-on se demander ce qui justie un tel raccourci.Toujours dans les formulations destinées à un large public – encore

[4] Voir par exemple R.F. Noss, « Indicators for Monitoring Biodiversity : A HierarchicalApproach », Conservation Biology , (4)4, 1990, 355-364 @.

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une fois, il appartient à la nature de la notion d’être aussi bien théo-rique qu’exotérique, de sorte qu’il me semble légitime de mobiliser

aussi bien des travaux académiques que des sources populaires pouren parler –, le Biodiversity Council of California écrit : « Pourquoi la

biodiversité est-elle importante ? Tout ce qui vit dans un écosystèmefait partie du Réseau de la vie. Chaque espèce de végétation et chaquecréature a une place sur la terre et joue un rôle vital dans le cercle dela vie. Les espèces de plantes d’animaux et d’insectes interagissent etdépendent l’une de l’autre pour tout ce que chacune offre, comme lanourriture, l’abri, l’oxygène et l’enrichissement du sol. » Ici, la biodiver-

sité, c’est la vie, parce que cela entretient le grand « réseau de la vie » ;et on notera que les rédacteurs, ici, font référence à une idée généraled’équilibre de la nature, dont l’évidence a été rendue plus fragile parl’apparition de la biologie évolutive5, puis les multiples élaborationsthéoriques de l’écologie, dont les modèles de dynamiques chaotiques6.Cet exemple signale peut-être des difcultés propres à la notion même :parce qu’elle vise aussi à parler au grand nombre, en tout cas aux non-scientiques, elle fait appel à des références, des échos, des signica-tions qui peuvent paraître discutables ou archaïques vus du dedans

de la science. Cela serait une raison du malaise continu que beaucoupd’écologues ou de biologistes manifestent face à l’essor du concept, dansl’esprit des remarques déjà anciennes de Stuart Hurlbert à proposde la diversité spécique7 (remarques qui sont analysées dans leschapitres de Patrick Blandin et de Julien Delord, entre autres). Il sepourrait que rien, au fond, ne justie le raccourci qui va des multiplesusages théoriques de « biodiversité » à la formule unique et ramasséequi, en identiant vie et biodiversité, devrait pour le profane en repré-senter à la fois l’essence et l’intérêt vital.

La Convention sur la diversité biologique de 1992 dénissait ainsi« diversité biologique » dans son article 2 : « La “diversité biologique”

signie la variabilité parmi les organismes vivants de toutes sources,

[5] S.L. Pimm, The Balance of Nature ? Ecological Issues in the Conservation of Species andCommunities, Chicago, University of Chicago Press, 2001.

[6] R.M. May, Stability and Complexity in Model Ecosystems, Princeton, Princeton UniversityPress, 1974 ; R. Solé & B. Goodwin, Signs of Life : How Complexity Pervades Biology ,New York, Basic Book, 1988.

[7] S.H. Hurlbert, « The nonconcept of species diversity : a critique and alternative parameters »,Ecology , 52, 1971, 577-586 @.

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Introduction : Diversités théoriques et empiriques de la notion de biodiversité19

ce qui inclut, entre autres, les écosystèmes terrestres, marins et autres

écosystèmes aquatiques et les complexes écologiques dont ils font par-

tie ; ceci inclut la diversité interne aux espèces, entre espèces, et celledes écosystèmes. » Et en effet, si l’on regarde un peu plus en détail,il semble que l’on décrit et que l’on évalue la biodiversité à la fois àplusieurs niveaux  et sur plusieurs échelles.

Niveaux. La biodiversité concerne les espèces, mais aussi lesgènes ou les écosystèmes. Les différentes disciplines s’intéressent àces niveaux distincts – et il semble que les espèces soient le niveauconcerné au premier chef. Ceci reéterait le fait qu’au fond, la biodi-versité a été inventée par les écologues, et renvoie surtout à ceci quela diversité  en général est une affaire d’écologues depuis les originesde cette discipline8. Certes, comme le dit Richard Lewontin9, toute labiologie tente d’expliquer à la fois l’adaptation et la diversité et, pourrester en compagnie des biologistes qui ont très durablement marquéla discipline, la grande fresque de la biologie qu’écrivit Ernst Mayrlorsqu’il se tourna vers l’histoire et la philosophie de sa discipline,The Growth of Biological Thought10, se divise en trois thèmes dontl’un est « Diversité »… Mais, autant qu’un objet de la systématique et

de sciences phylogénétiques – comme en traite le chapitre 6 d’AnoukBarberousse et Sarah Samadi –, la diversité est très directementun objet fondamental de l’écologie, en particulier de l’écologie descommunautés. Celle-ci compte la diversité parmi les objets à expli-quer avant tout. Elle étudie les patrons ( patterns) de diversité, telsqu’on peut les trouver à toutes les échelles, et les grandes régularitésqui peuvent régir ces patterns (la loi aire-espèce, les formes les plusfréquentes de distribution d’abondante des espèces) ; elle envisagede manière générale des règles pour les assemblages d’espèces dans

les communautés et les successions d’assemblages ; elle vise aussi àconstruire des mesures de cette diversité et des indices pour les éva-

[8] En particulier pour ce qui est de l’écologie des communautés, des populations et despaysages – même si toute l’écologie est traversée par une tension entre un accent missur les espèces vivantes dans leur diversité et un accent mis sur les écosystèmes commesystèmes complexes et articulés, éventuellement susceptibles d’une approche analogueà celle des sciences physiques.

[9] The Genetic Basis of Evolutionary Change, New York, Columbia University Press, 1974.[10] The Growth of Biological Thought. Diversity, Evolution, and Inheritance , Cambridge

(Mass.), Belknap Press, 1982.

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luer ; enn, elle examine les processus responsables de ces patterns,pour lesquels depuis plusieurs décennies elle élabore des théories

rivales. D’un autre côté, l’écologie étudie aussi les effets de la diversitésur les propriétés des communautés et des écosystèmes : leur stabilité(en de nombreux sens11), leur résilience12, leur fonctionnement13, etc.

Dans la plupart des cas, cette diversité est avant tout une diversitéconçue au niveau des espèces (même si récemment des programmesde recherche en écologie articulent cette diversité au niveau spéciqueavec une diversité phylogénétique conçue de manière plus génétique14).En partie à cause de la variété de ces problématiques relatives à ladiversité en écologie, l’arsenal conceptuel des écologues pour trai-

ter de la diversité est extrêmement riche et se trouve par principeaxé sur le niveau des espèces. Le chapitre 5 d’Elena Casetta étudiedirectement l’articulation entre le problème du concept d’espèces etcelui de la biodiversité.

Échelles. D’un autre côté, la biodiversité se décrit et s’évalue à dif -férentes échelles : biodiversité d’un paysage, d’un écosystème, ou plussimplement, de la Terre. Si les écologues se préoccupent souvent desdeux premières, lorsqu’on interpelle le grand public il s’agit souventde l’échelle maximale. L’« érosion de la biodiversité » – la «biodiversity

loss » – est fréquemment présentée en lien avec ce qu’on a nomméla « sixième extinction », qui s’évalue sur une échelle temporellementgéologique et spatialement planétaire (et dont on a des raisons depenser que l’effet de l’activité humaine la précipite). Cette dernièreéchelle caractérise un aspect fondamental de l’usage du concept debiodiversité : son articulation avec des questions politiques et éthiques,dont l’ampleur engage en quelque sorte l’humanité entière. C’est icique la solidarité entre les notions de « biodiversité » et de « changementclimatique » – qui émergèrent au même moment et eurent des diffu-sions parallèles – est frappante. Dans les deux cas, elles donnent lieu

[11] En de nombreux sens. Voir : R. Ives & J. Carpenter, « Stability and Diversity of Ecosystems »,Science , 317(5834), 2007, 58-62 ; S.L. Pimm, « The Complexity and Stability ofEcosystems », Nature , 307, 1984, 321-326 @.

[12] C.S. Holling, « Resilience and Stability of Ecological Systems », Annual Review of Ecologyand Systematics, 4, 1973, 1-23 @.

[13] Par exemple, D. Tilman, « Biodiversity : Population Versus Ecosystem Stability », Ecology ,77, 1996, 350-363 @.

[14] N. Mouquet et al., « Ecophylogenetics : Advances and Perspectives », Biological Reviews,87, 2012, 769-785 @.

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Introduction : Diversités théoriques et empiriques de la notion de biodiversité21

à une question scientique double, qui s’articule à des enjeux poli-

tiques planétaires. Pour la biodiversité, donc : y a-t-il une érosion de

la biodiversité, et quelle en est l’amplitude ? Si oui, dans quelle mesurel’activité humaine en est-elle responsable (et quel aspect de celle-ci) ?La réponse générale est celle-ci : « Les actions humaines détruisent

à un rythme alarmant les écosystèmes de la Terre, en éliminant des

 gènes, des espèces et des traits biologiques15. » Cela entraîne une autrequestion théorique, de nature plus prospective : dans quelle mesurecette érosion nous affectera-t-elle, nous les humains ? Le discours surla biodiversité, en effet, comme nous l’indiquions d’entrée de jeu, seplace sur le plan de ce qui peut nous arriver, comme en atteste ceténoncé de celui qui plus que tout autre popularisa le terme, le biolo-giste Edward O. Wilson, dans son ouvrage de 199216 sur la diversitéde la vie : « Il est téméraire de supposer que la biodiversité pourraitêtre indéniment diminuer sans menacer l’humanité elle-même. » Àpartir de là, le questionnement scientique s’articule sur une inter-rogation pratique et politique : que faire pour prévenir cette érosionet disparition annoncée ?

Il semble donc que le terme même de biodiversité, en autorisant un

usage de « diversité » à une échelle planétaire, permette une articula-tion conceptuelle simple entre une interrogation théorique spéciqueet la formulation d’enjeux et d’options pratiques et politiques. Dansun dernier temps qui est une réexion exploratoire sur le conceptthéorique même de biodiversité, je vais tenter, à partir de ce constat,quelques réexions sur le statut du discours de la biodiversité dansle cadre général de l’écologie scientique.

2] La biodiversité et les diversités : le contraste

Il y a de multiples signications de « biodiversité », il y en a de mul-tiples usages, mais ces sens et ces usages semblent graviter autourd’une sorte d’attracteur sémantique abusivement rhétorique (mais,comme de nombreux auteurs de cet ouvrage le suggèrent avec plus oumoins de force, la notion de biodiversité comporte essentiellement uneforte charge rhétorique) : la biodiversité et la vie, la biodiversité est la

[15] Cardinale et al., op. cit., 2012.[16] E.O. Wilson, The Diversity of Life , Cambridge (Mass.), Belknap Press of Harvard

University Press, 1992.

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vie, la biodiversité est une propriété essentielle de la Terre, terre devie, etc. Parce que ce terme parle essentiellement d’une certaine varia-

bilité, « biodiversité » désigne ainsi la variation de la vie en général :«degree of variation of life » dans le Wikipedia anglophone, « diversiténaturelle des organismes vivants » dans le Wikipedia francophone (onnote que cette dernière formulation exclut au fond les écosystèmes etpeut-être les bactéries et les virus). À l’évidence, ces formulations sontbien dèles à la dénition donnée par la Convention sur la diversitébiologique, qui commence, comme nous l’avons vu, par cette phrase :«La “diversité biologique” signie la variabilité parmi les organismes

« vivants de toutes sources. » Autrement dit, la biodiversité inclut, entre autres usages, un usage

fondamental où elle désigne une propriété holistique de la vie surTerre. Il s’agit en quelque sorte d’un concept extrêmement général et,nalement, unicateur : que la diversité soit spécique, écosystémique,génétique, allélique, structurelle, fonctionnelle, ce sont là, toujours,des avatars de la biodiversité. Nous avons donc là un concept dontla signication est extrêmement générale ; et dans le même temps, ilest bien difcile de spécier de manière non controversée ce qui en

est le référent. Aux chapitres critiques sur l’usage inationniste decette notion, déjà mentionnés, s’ajoute celui de Denis Couvet et Jean-Christophe Vandevelde (chapitre 7), qui montre par exemple commentles espèces rares, sur lesquelles le discours usuel grand public de l’éro-sion de biodiversité insiste, sont un seul aspect de la biodiversité, à côtéduquel il faut faire droit à ce qu’on appelle la « biodiversité ordinaire »des organismes courants et peu menacés – ces deux champs relevantde pratiques discursives très différentes, comme ce chapitre le montre.

Concept général à référent instable, la biodiversité semble alors

entrer dans un contraste saisissant avec ce qu’on nomme simplement« diversité », si on compare son usage sémantique à l’évolution de lascience écologique et de la biologie de la conservation depuis troisdécennies. En effet, dans le même temps où le terme « biodiversité »s’est popularisé pour désigner la variation de la vie en général,l’écologie, dans ses diverses branches, a construit des concepts deplus en plus précis, riches et formalisables, susceptibles de captu-rer un maximum d’aspects (parfois contradictoires entre eux) de cequ’on saisit intuitivement comme diversité. Certes, comme le décrivent

avec acuité Patrick Blandin ou Frédéric Gosselin, entre autres, les

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Introduction : Diversités théoriques et empiriques de la notion de biodiversité23

écologues, dès le début de leur discipline, parlaient de « diversité »avec des concepts à la fois équivoques et souvent difcilement opé-

rationalisables, ou bien susceptibles de donner lieu à des mesureset des diagnostics à rebours de ce qu’on entendrait spontanémentpar diversité. La richesse en espèces (species richness), puis l’équitéen espèce (species evenness)17, sont apparus déjà depuis le milieu duXXe siècle comme deux composantes de ce qui serait la diversité,qu’elle soit d’un écosystème ou d’une communauté. L’abondance dechacune des espèces devait elle aussi entrer en compte, aussi bienpour ses effets sur la dynamique des communautés18 que pour le rôlequ’elle joue dans les jugements intuitifs sur la diversité ordinaire

d’une communauté. Composer abondance spécique, richesse spéci-que et équité spécique reste toutefois insufsant si l’on veut saisirle rôle que joue ce que l’on souhaite appeler diversité dans la variationde certaines variables qui décrivent macroscopiquement l’écosystème(biomasse, productivité), ou bien prendre en compte l’histoire évolutivedes espèces et des écosystèmes (et donc la diversité allélique, laquellepeut être très élevée à l’intérieur d’une même espèce, quelle qu’en soitla notion ou la mesure).

Il s’agit là à la fois de problèmes de mesures de diversité et d’indicespour capturer cette diversité (ce qui renvoie évidemment aux outilsstatistiques qui permettent de passer des simples relevés de présenceou d’absence d’individus de différentes espèces dans un échantillon, àdes descripteurs statistiques de la diversité), mais aussi d’un problèmethéorique concernant ce qui peut compter comme divers. Ici, la sophis-tication et l’approfondissement des concepts de diversité renvoient àl’histoire même de l’écologie théorique, à l’émergence de secteurs etde sous-disciplines en son sein. C’est ainsi que la diversité fonction-

nelle – dénie par les rôles que peuvent jouer les espèces dans unecommunauté : les herbivores, les carnivores, les prédateurs, etc. – est

[17] Comparons un territoire avec 10 000 papillons de l’espèce A, 10 vers de l’espèce B,10 oiseaux de l’espèce D et 10 de l’espèce E, à un territoire avec 10 000 organismesde chacune de ces espèces : le second semble bien plus divers, même si, abstractionfaite de l’abondance comparée chaque espèce – l’équité –, ils auront la même valeurde diversité…

[18] Si les espèces sont toutes très réduites il est plus difficile de concevoir l’effet bénéfiqueet si fréquemment étudié de la diversité sur la persistance de la communauté – en parti-culier la persistance face aux fluctuations stochastiques, puisque chaque espèce peut vitedisparaître suite à des fluctuations stochastiques, et la diversité décroître drastiquement.

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apparue comme fondamentale depuis deux décennies, dès lors que,comme l’écologie fonctionnelle, on se demande comment un écosystème

peut persister dans le temps, être résilient, être le siège de processuschimiques à grandes échelles tels que ux de matière et d’énergie,régis par des principes thermodynamiques, et ainsi de suite. Dansles années 1950, des auteurs tels qu’Eugene Odum19 insistaient surl’importance d’une écologie dont l’unité de base serait plutôt les éco-systèmes que les espèces ; cette tradition a donné lieu à de nombreusesproblématiques d’écologie fonctionnelle, qui intéressent au premierchef ceux qui s’interrogent sur la durabilité (sustainability) des écosys-tèmes, les conséquences de l’intervention humaine sur cette durabilitéou, inversement, l’usage d’écosystèmes pour promouvoir des activitéséconomiques durables (tels que les praticiens de l’ingénierie écologiquele visent20). L’écologie fonctionnelle s’est spectaculairement dévelop-pée depuis deux décennies ; si la diversité semble surtout un conceptmajeur pour l’écologie des communautés, elle est toutefois importanteen écologie fonctionnelle, mais il s’agit alors surtout de « diversitéfonctionnelle », instanciée par des « types fonctionnels ». La questionthéorique qui se pose est alors de pouvoir articuler la problématique

de l’écologie des communautés avec l’écologie fonctionnelle – et doncentre autres d’articuler différents types de diversité21.Robert Ricklefs, dans un célèbre article22, avait appelé à « désin-

tégrer les communautés », au sens où mettre l’accent sur l’échelleécologique de la communauté semblerait rendre aveugle à de processusfondamentaux, à d’autres échelles, lesquels processus sont respon-sables de patterns de diversité comme de stabilité des communautés.D’une manière analogue, il apparaît ici que l’écologie scientiqueinvite aussi à une « désintégration » de la diversité, au sens d’une pro-

lifération de concepts de diversité dont les signications ne semblentpas pouvoir être trivialement identiées, juxtaposées ou réconciliées. À la désintégration – ou multiplication, si l’on préfère – des diversités

[19] E.P. Odum, Fundamentals of Ecology , Cambridge University Press, 1953.[20] S. Jorgensen et al., « New Initiative for Thematic Issues : An Invitation », Ecological

Modeling, 215, 2008, 273-275 @.[21] M. Loreau, « Linking Biodiversity and Ecosystems : Towards a Unifying Ecological Theory »,

Philosophical Transactions of the Royal Society B, (365)1537, 2010, 49-60 @.[22] R.E. Ricklefs, « Disintegration of the Ecological Community », American Naturalist, 172(6),

2008, 741-750 @.

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Introduction : Diversités théoriques et empiriques de la notion de biodiversité25

en écologie entre écologie fonctionnelle et écologie des communautés,mais aussi entre l’écologie, la « macroécologie » (écologie à l’échelle

des métacommunautés et au-delà) et les théories de « l’écophylogéné-tique »23, etc., semble répondre comme symétriquement l’avènementd’un terme général de « biodiversité » qui dirait – moins comme unterme théorique que comme l’étiquette d’un ensemble de problèmes –la diversité de la vie dans son ensemble. Et ce terme parlerait autantou plus au dehors de l’écologie scientique qu’en dedans.

Cette prolifération ou désintégration est aussi scientiquementimportante parce que les diversités ne jouent pas les mêmes rôles.Récemment, Stéphanie d’Agata et ses collègues24 ont examiné ainsila perte de diversité dans les récifs coralliens. Comme de nombreusesétudes, ils ont indiqué l’importance du facteur anthropique sur cetteperte de diversité. Mais, de manière intéressante pour mon propos, ilsont découplé trois diversités : diversité fonctionnelle, phylogénétiqueet spécique. Là où la troisième – qui a été longtemps la diversitéfocale de l’écologie, et qui est celle vers laquelle fait signe le plusirrésistiblement le terme de « biodiversité » – décroît lentement etlinéairement en relation avec la densité d’humains, si on considère

les diversités phylogénétique et fonctionnelle, les auteurs montrentque celles-ci décroissent drastiquement et non linéairement avec lesdensités humaines. Ainsi, c’est en découplant les différents conceptsde diversité, qui généralement se coagulent pour donner un conceptgénéral de « diversité biologique » ou biodiversité, que l’on peut mettreen évidence la gamme réelle des effets de l’activité et de l’existencehumaine sur un certain type d’écosystème.

Certes il ne s’agit pas d’opposer biodiversité comme terme poli-tique ou éthique et diversité comme terme scientique. De fait, dans

nombre de contextes scientiques ou théoriques, « biodiversité » s’em-ploie aujourd’hui de manière juxtaposable à « diversité », seul termed’ailleurs usité il y a une plus de trente ans pour dire les mêmeschoses. Les écologues et les conservationnistes ont inventé et dif-fusé le terme de biodiversité et l’utilisent dans leurs publications. Defait, un ouvrage dont l’écho fut majeur parmi les écologues s’intitule

[23] Mouquet et al., op. cit., 2012.[24] S. D’agata et al., « Human-Mediated Loss of Phylogenetic and Functional Diversity in

Coral Reef Fishes », Current Biology , 20 Feb. 2014 @.

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La biodiversité en question

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The Unied Neutral Theory of Biodiversity and Biogeography25 ; il sepourrait toutefois que Biodiversity, Biological  Diversity ou Diversity 

tout court eussent été équivalents pour décrire le propos de l’ouvrage.Mais précisément, ce contraste entre la biodiversité et les diver-

sités des écologues ou des biologistes se prolonge encore si on consi-dère non seulement les concepts, mesures ou indices de biodiversité,mais aussi les théories elles-mêmes et les modèles, que la diversitéy soit explanans ou explanandum26. Ainsi, avec sa «unied theory »,Stephen Hubbell proposait une conception relativement neuve desprocessus qui génèrent les patrons de diversité que l’on peut consta-ter dans les communautés et métacommunautés (en particulier, la

distribution des abondances d’espèces), en soutenant que les princi-paux responsables en sont des processus « neutres », analogues à cequ’est la dérive génétique en biologie évolutive. (La théorie neutra-liste de Hubbell est d’ailleurs explicitement construite en correspon-dance avec la théorie neutraliste de l’évolution moléculaire de MotooKimura.) L’approche a généré de très importantes controverses, aussibien sur la signication exacte du « modèle neutre » que sur sa vali-dité et ses rapports avec la gamme concurrente de modèles, pourlesquels les processus majoritairement responsables des patrons debiodiversité relèvent de la sélection naturelle. Il s’agit ici, pour direles choses le plus simplement, de décider si en général telle métacom-muauté comprend a espèces d’abondance 10n, b espèces d’abondance10n-1…, z espèces d’abondance 1, parce que certaines espèces aimentmieux, mettons, les sols humides et y prospèrent tandis que d’autresaiment mieux les sols secs et y fructient (ce qu’on appelle « effets deniche », autrement dit sélection naturelle), ou simplement à cause dephénomènes stochastiques d’immigration/extinction agrégés (théorieneutraliste).

Les patrons de diversité, pour ce qui est de leur évaluation maisaussi et surtout de leur explication, c’est-à-dire de la modélisation desprocessus qui les ont générés, sont donc toujours un enjeu central del’écologie scientique. Là où les concepts de diversité ont proliféré, onconstate que ce sont aussi les modèles ou les théories de l’émergence

[25] S.P. Hubbell, The Unified Neutral Theory of Biodiversity and Biogeography , Princeton,Princeton University Press, 2001.

[26] Termes techniques usuels de philosophie des sciences : explanandum est ce qu’on doitexpliquer, explanans est ce qui l’explique.

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Philippe Huneman

Introduction : Diversités théoriques et empiriques de la notion de biodiversité27

et du maintien de la diversité qui se sont multipliés, depuis le modèleneutre en particulier. De fait, des options intégratives visant à conci-

lier modèle neutre et processus de niches se sont développées27, cepen-dant que d’autres auteurs ont construit des théories dans lesquels lemodèle neutre sert d’hypothèse nulle28, ou bien que d’autres encoreont construit des modèles sophistiqués d’effets de niche susceptiblesd’engendrer des patrons apparemment neutres29, tandis que certainsont défendu l’idée d’une « neutralité émergente »30, etc. En d’autrestermes, dans le même temps que la diversité s’est comme désintégréedans l’écologie théorique, les modèles explicatifs de cette diversité sesont eux aussi multipliés et ramiés, et le cadre théorique où ceux-ci sedéploient paraît aujourd’hui trop complexe pour pouvoir être ramasséen une structure conceptuelle unique ou univoque. Il est sans doutesignicatif que ce double processus se soit développé au moment mêmeoù le terme de biodiversité prit son essor, avec l’ambition holistique,englobante et planétaire qui lui est propre.

Ces quelques remarques, inspirées par la lecture de l’ouvrage quiva suivre (et les dernières, en très grande partie par les chapitresde généalogie conceptuelle de Patrick Blandin et de l’analyse de la

crise présente par Vincent Devictor), dessinent donc un parallélismeentre biodiversité et diversité(s) des biologistes, considérées en elles-mêmes et dans le cours de leur diffusion et ramication dans diffé-rents discours.

D’un côté, on comprend la diversité biologique telle que dénie dansla Convention sur la diversité biologique de 1992, qui peut donnerlieu à un concept large, éventuellement planétaire, inclusif, de « bio-diversité », lequel permet ensuite de fonder des pratiques de conserva-tion ou bien des recommandations pour les décideurs politiques ; des

discours éthiques avec en particulier la proximité entre wilderness,notion centrale des éthiques environnementales écocentrées ; ou encoredes stratégies économiques de valorisation (qui émergeront dans un

[27] M. Holyoak & M. Loreau, « Reconciling Empirical Ecology with Neutral CommunityModels », Ecology , 87(6), 2006, 1370-1377 @.

[28] G. Bell, « Neutral Macroecology », Science , 293(5539), 2001, 2413-2418 @.[29] N. Mouquet & M. Loreau, « Community Patterns in Source-sink Metacommunities », The

American Naturalist , 162(5), 2003, 544-557 @.[30] R.D. Holt, « Emergent Neutrality », Trends in Ecology & Evolution, 21(10), 2006, 531-

533 @.

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La biodiversité en question

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triangle conceptuel déni par les notions de « durabilité », de « servicesécosystémiques » et de « biodiversité »31. De l’autre, il y a des concepts

écologiques de diversité, sans compter ceux, parfois aussi hétérogènes,que l’on trouverait dans d’autres branches de la biologie telles que lesphylogénies moléculaires, etc. : fragmentés, impossibles à rassemblercomme les aspects épars d’un même concept (parce qu’ils peuventdonner lieu à des mesures ou des évaluations contradictoires), maisaussi sommant les scientiques de procéder à des intégrations et dessynthèses disciplinaires (comme entre écologie des communautés etécologie fonctionnelle), et surtout donnant lieu à de multiples construc-tions modélisées et formelles dont l’élaboration et la confrontation

dénissent en quelque sorte la vie théorique de l’écologie.Le livre qui commence s’intitule La Biodiversité en question. Dans

leur conclusion, « Versatile biodiversité », ses initiateurs expliqueront àquel point ce titre correspond au contenu, parce que non seulement labiodiversité telle que nous en faisons l’expérience et telle que différentsdiscours et pratiques nous la présentent est volatile, fragile, toujourssusceptible de s’amenuiser ou de nous glisser entre les doigts, maisaussi parce que la notion même de biodiversité est labile et, au terme

des analyses qui vont suivre, presque insaisissable dès lors que l’onveut dépasser l’intuition de ce qu’elle désigne pour en comprendre lecontenu de manière distincte et articulée. Les chapitres que l’on valire dessinent différentes manières d’entreprendre ce parcours, d’allerde ce sentiment massif dont l’évidence est presque aveuglante, selonlequel « la biodiversité c’est la vie », vers une compréhension explicitede tout ce que l’on a voulu nous dire et de ce que l’on doit entendrequand on nous parle de biodiversité.

[31] Sur ces questions voir : V. Maris, Philosophie de la biodiversité. Petite éthique pour unenature en péril , Paris, Buchet-Chastel, 2010 ; Y. Meinard, L’Expérience de la biodiversité.Philosophie et économie du rapport à l’environnement , Paris, Hermann, 2011.

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PREMIÈRE PARTIE

La notion de biodiversité :sémantique et épistémologie

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La diversité du vivant avant (et après)la biodiversité : repères historiques et épistémologiques

Patrick BLANDIN

1749.Dans son premier discours, De la manière d’étudier et de

traiter l’histoire naturelle, évoquant la « multitude prodi-gieuse » des objets naturels, Buffon écrivait :

Il y a une espèce de force de génie et de courage d’esprit à pouvoirenvisager, sans s’étonner, la Nature dans la multitude innombrablede ses productions, et à se croire capable de les comprendre et deles comparer ; il y a une espèce de goût à les aimer, plus grand

que le goût qui n’a pour but que des objets particuliers ; et l’on peutdire que l’amour de l’étude de la Nature suppose dans l’esprit deuxqualités qui paraissent opposées, les grandes vues d’un génie ardentqui embrasse tout d’un coup d’œil, et les petites attentions d’un instinctlaborieux qui ne s’attache qu’à un seul point1.

D’emblée, Buffon posait les termes du dé, toujours actuel, queconstitue l’étude de la diversité du monde vivant : en faire l’inventaire,en construire une compréhension globale.

L’objet même de l’histoire naturelle, alors qu’elle se constitue en

science moderne au XVIIIe siècle, que ce soit à la manière de Buffonou à celle de Linné, c’est la diversité, alors comprise essentiellementcomme la diversité des espèces. Darwin ouvrit un champ nouveau enconsidérant les variations individuelles au sein d’une même espècevivant à l’état sauvage :

Nul ne peut supposer que tous les individus de la même espèce soientcoulés dans un même moule. Ces différences individuelles ont pournous la plus haute importance, car, comme chacun a pu le remarquer,

[1] Buffon, Œuvres, Bibliothèque de la Pléiade, Paris, Gallimard, 2007, p. 30.

[Chapitre 1]

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La biodiversité en question

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elles se transmettent souvent par hérédité ; en outre, elles fournissentaussi des matériaux sur lesquels peut agir la sélection naturelle2.

Il y a là, en quelques mots simples, ce qui permettra la constructiond’une compréhension globale de la diversité du vivant, base et consé-quence de la dynamique de l’évolution : de la génétique à l’écologie,en passant par bien d’autres domaines, la biologie du XXe siècle necessera d’explorer le paradoxe de la vie, une et diverse.

&&&& 

En 1985, le terme « BioDiversity » fut inventé pour le titre d’uncolloque devant se tenir, en 1986, à Washington. Le livre issu de cecolloque, paru en 1988 sous le titre Biodiversity3, diffuse le néolo-gisme, qui se répand plus vite que n’importe quelle espèce envahis-sante, d’abord dans les sphères de la conservation de la nature etles milieux scientiques, puis dans le monde politico-médiatique à lasuite de l’adoption de la Convention sur la diversité biologique à Riode Janeiro, en 1992. En novembre 1995, Le Journal du CNRS  publieun dossier consacré à la biodiversité4, commençant par « Juin 1992,naissance du mot biodiversité », erreur de date qui illustre l’effet

médiatique de la Conférence de Rio, occultant six années d’unehistoire déjà riche, ne serait-ce qu’avec le lancement, en 1991, duprogramme DIVERSITAS, sous l’égide de trois organismes inter-nationaux, l’International Union of Biological Sciences (IUBS), leScientic Commitee on Problems of the Environnement (SCOPE)de l’International Council of Scientic Unions (ICSU) et l’UNESCO.

 Alors que la diversité du monde vivant était de toujours le sujetde l’histoire naturelle, l’irruption d’un néologisme initialement conçucomme outil de communication aurait-elle ouvert un nouveau domaine

scientique ? En 1994, un forum international « Biodiversity, Science andDevelopment. Towards a New Partnership » était organisé par l’IUBS,et parrainé par l’UNESCO, l’ICSU et le gouvernement français. Dansla préface des actes, Francesco di Castri et Talal Younès écrivaient :

[2] C. Darwin, L’Origine des espèces (traduction de l’édition anglaise définitive par E. Barbier),Paris, Jean de Bonnot, 1982, 81-82.

[3] E.O.Wilson & F.M. Peter (eds.), Biodiversity , Washington, D.C., National AcademicPress, 1988.

[4] « Biodiversité, le monde bouge », dossier réalisé par F. Petitjean, Le Journal du CNRS ,novembre 1995, 11-22.

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Patrick Blandin

La diversité du vivant avant (et après) la biodiversité : repères historiques et épistémologiques33

Concernant la communauté scientifique, il y a eu ces dernières annéesune extraordinaire prolifération d’articles sur la biodiversité. Certains

saisissent les questions émergentes que pose la biodiversité de façontrès pertinente ; d’autres confondent cette nouvelle approche avec lethème traditionnel de la diversité et de la richesse spécifique5.

Les mêmes auteurs avaient intitulé leur chapitre introductif :« Biodiversity, the Emergence of a New Scientic Field – Its Perspectivesand Constraints »6. Nouveau champ de recherche pour di Castri et

 Younès, qui au passage stigmatisaient ces scientiques traditionnelss’en tenant aux vielles questions de la richesse et de la diversité spéci-que, la biodiversité était considérée par d’autres biologistes, à la même

époque, comme « un concept très ou, une notion très ambiguë7 », ouencore comme « une coquille vide où chacun met ce qu’il veut8 ».

Le mot « biodiversité » ne serait-il qu’un mot de passe utilisé parles scientiques pour alerter le monde politique et en obtenir descrédits, ou a-t-il été le catalyseur d’une nouvelle approche scientiquedu monde vivant ? Je ne prétends pas, dans cet essai, apporter uneréponse complète à cette question, qui appelle des recherches inter-disciplinaires complexes. Mon objectif est d’y contribuer sous un seulangle, en montrant ce qu’étaient les questionnements sur la diversité

des espèces auxquels se sont affrontés les chercheurs avant l’inven-tion de la biodiversité. Il y a là, je pense, un champ de recherche quele présent travail ne fait qu’entrouvrir. Je ne me suis cependant paslimité à cette approche rétrospective. De façon également préliminaire,

 j’ai tenté d’identier, dans les recherches « postbiodiversité », ce qui neserait que la poursuite de questionnements antérieurs et, en revanche,ce qui représenterait des interrogations réellement nouvelles.

D’un point de vue méthodologique, j’ai considéré que la publication,en 1988, de l’ouvrage Biodiversity marque la limite entre « l’avant » et« l’après-biodiversité » mieux que le colloque de 1986. Concrètement,

[5] F. di Castri & T. Younès, « Préface », in F. di Castri & T. Younès (eds.), Biodiversity, Scienceand Development , Paris, Cab International, IUBS, 1996, xi-xiv. Les extraits de textesoriginaux en anglais ont été traduits par l’auteur, de façon aussi littérale que possible.

[6] F. di Castri & T. Younès, « Introduction : Biodiversity, the Emergence of a New ScientificField – Its Perspectives and Constraints », in di Castri & Younès (eds.), op. cit., 1996, 1-11.

[7] J.-C. Mounolou, directeur du Centre de génétique moléculaire du CNRS, cité dans undossier sur la biodiversité dans Le Journal du CNRS , n° 71, novembre 1995, p. 13.

[8] J. Blondel, Biogéographie. Approche écologique et évolutive , Paris, Masson, 1995,p. 225.

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La biodiversité en question

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 j’ai constitué un corpus de publications antérieures à 1989 en m’entenant à celles relevant de l’écologie, car c’est dans le cadre de cette

discipline qu’ont été abordées les questions relatives à la dénitionet à la signication de la diversité des communautés d’organismesvivants. Pour l’essentiel, le corpus, évidemment non exhaustif, a étélimité à des publications parues à partir des années 1950, époque oùces questions ont commencé à stimuler une intense recherche. Pourles publications postérieures à 1988, j’ai choisi un certain nombred’articles illustrant les recherches, réexions, débats que la mise surle marché du mot « biodiversité » a provoqués, de façon à jeter les basesd’une comparaison avec les recherches antérieures.

1] Pourquoi y a-t-il un si grand nombre d’espèces ?Hommage à George Evelyn HutchinsonCent ans après la parution de On the Origin of Species by Means of

Natural Selection, où Darwin montrait toute l’importance des « varia-tions », George Evelyn Hutchinson, dans une publication lumineuseintitulée « Why are there so many kinds of animals ? »9, posait les fon-dements de ce que l’on pourrait appeler l’écologie de la diversication,et fournissait des clés plus que jamais pertinentes pour apprécier tantla portée que les limites des recherches menées avant comme aprèsl’invention de la biodiversité.

D’emblée, Hutchinson pose le problème à l’échelle du fonction-nement trophique des communautés locales, en montrant qu’unechaîne alimentaire ne peut en elle-même offrir une grande diversitéd’espèces, du fait des déperditions d’énergie d’une étape à la suivante.En outre, il explique que le jeu de la sélection naturelle peut conduireau raccourcissement d’une chaîne alimentaire, lorsque la sélectionaccroît l’efcacité d’un prédateur qui, éliminant ses proies directes,doit reporter sa prédation sur les espèces dont se nourrissaient sesproies. La question initiale se transforme alors en celle de savoir ce quidétermine le nombre des chaînes alimentaires dans une communauté.Hutchinson constate tout d’abord que « l’extraordinaire diversité de lafaune terrestre, qui est bien plus grande que celle de la faune marine,est à l’évidence largement due à la diversité offerte par les plantesterrestres ». Cette première explication, certes logique, n’est cependant

[9] G.E. Hutchinson, « Homage to Santa Rosalia or Why are there so many kinds of ani-mals ? », Am. Natur., 93, 1959, 145-158 @.

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Patrick Blandin

La diversité du vivant avant (et après) la biodiversité : repères historiques et épistémologiques35

pas satisfaisante, car elle ne fait que reporter le problème à l’échelledes végétaux. « Pourquoi y a-t-il tellement de sortes de plantes ? » ; zoo-

logiste, Hutchinson pose la question, mais ne l’aborde pas, espérantque des raisonnements généraux s’appliqueront aussi aux plantes,puisqu’elles font « partie du système général des communautés ».

La réexion entre alors dans une deuxième phase. Hutchinsonrappelle que les communautés biologiques ne sont pas faites de chaînesindépendantes, mais de « food webs », de sorte que tout individu situéà un certain niveau dans un réseau trophique peut disposer de toutesles espèces des niveaux inférieurs comme ressources alimentaires. En

d’autres termes, les espèces d’un même niveau constituent des nour-ritures alternatives pour un prédateur. Il y a là en germe un conceptqui prendra beaucoup plus tard une grande importance, celui de laredondance fonctionnelle des espèces. La complexité des réseaux tro-phiques avait été déjà soulignée, Hutchinson le rappelle, par plusieursauteurs : Warder C. Allee, Eugene P. Odum et Charles S. Elton10. Ilfait alors référence à un article théorique de Robert MacArthur11, quifournissait selon lui « une preuve formelle du fait que la stabilité d’unecommunauté augmente au fur et à mesure que s’accroît le nombre de

liens dans son réseau trophique ». C’est là l’idée paradigmatique quela stabilité d’une communauté est fonction de la complexité de celle-ci en termes d’interactions trophiques, donc de diversité. Dans sonarticle, MacArthur avançait en outre que la stabilité « permet à descommunautés individuelles de survivre au détriment de communautésmoins stables ». Sur ces bases, Hutchinson conclut :

Ainsi, la théorie écologique moderne répond à notre question initialeau moins partiellement en disant qu’il y a une grande diversité d’orga-nismes parce que les communautés faites de nombreux organismesdiversifiés sont davantage capables de persister que les communautésfaites d’un moins grand nombre d’organismes diversifiés.

Cette phrase marque précisément le moment d’une avancée théo-rique majeure, ébauchée par MacArthur : la diversité d’une commu-

[10] W.C. Allee et al., Principles of Animal Ecology , Philadelphia, W.B. Saunders Co.,1949 @ ; E.P. Odum, Fundamentals of Ecology , Philadelphia, W.B. Saunders Co., 1953 ;C.S. Elton, The Ecology of Invasion by Animals and Plants, London, Methuen, 1958.

[11] R.H. MacArthur, « Fluctuations of animal populations and a measure of community sta-bility », Ecology , 36, 533-536 @.

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La biodiversité en question

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nauté biologique conditionnerait sa capacité de persistance, autrementdit sa durabilité.

Hutchinson envisage ensuite les facteurs externes susceptibles decontrôler le niveau de diversité des communautés animales : la produc-tivité, conditionnant la quantité de matière vivante élaborée par lesvégétaux et partageable entre animaux phytophages, la dimension del’espace disponible, la plus ou moins grande complexité de la végéta-tion, dont dépend le nombre de niches écologiques, enn la structureen mosaïque du milieu. Il peut alors écrire :

Nous pouvons donc conclure que la raison pour laquelle il y a un

si grand nombre d’espèces animales tient en partie au moins au faitqu’une organisation trophique complexe est plus stable qu’une organi-sation moins complexe, mais que des limites sont imposées par la ten-dance des chaînes alimentaires à se raccourcir ou à se mêler, par desfacteurs physiques défavorables, par le degré de finesse que peuventatteindre les niches, et par ces caractéristiques de la mosaïque envi-ronnementale qui permettent une plus grande diversité des petitesespèces que des grosses.

Jusqu’à ce point, la vision de Hutchinson se situe dans le cadre de

l’écologie fonctionnelle, en liant diversité et stabilité. Mais, dans sadiscussion, il va bien plus loin lorsqu’il écrit :

Tout comme l’évolution adaptative sous l’effet de la sélection naturelleest moins facile dans une petite population d’une espèce que dansune population plus nombreuse, parce que le pool total de variabilitégénétique est inévitablement moindre, il est de même probable qu’ungroupe comprenant beaucoup d’espèces diversifiées doit être davan-tage capable de saisir de nouvelles opportunités d’évolution qu’ungroupe non diversifié.

Sa réexion s’inscrit là dans une dimension pleinement évolution-niste, dont on trouve une ébauche chez Arthur G. Tansley qui, dansl’article de 1935 où il inventa le concept d’écosystème, avait écrit : « Ily a en réalité une sorte de sélection naturelle des systèmes à leursdébuts, et ceux qui peuvent atteindre l’équilibre le plus stable sur-vivent le plus longtemps12. »

[12] A.G. Tansley, « The use and abuse of vegetational concepts and terms », Ecology , 16,1935, 284-307 @. Traduction de J.-M. Drouin, dans sa thèse, La Naissance du conceptd’écosystème , Université Paris I, 1984.

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Patrick Blandin

La diversité du vivant avant (et après) la biodiversité : repères historiques et épistémologiques37

Hutchinson a ainsi énoncé un principe théorique fondamen-tal, selon lequel une plus grande diversité en espèces confère aux

communautés une plus grande capacité à s’adapter dans de nouveauxcontextes. Cependant, cette approche évolutionniste n’a guère mar-qué les recherches sur la diversité qui se sont développées au coursdes trois décennies suivantes. Elles se sont en effet limitées à deuxgrandes orientations, présentes dans la publication fondatrice deMacArthur (1955). D’un côté, on a cherché à quantier la diversitédes communautés biologiques, de l’autre, on a exploré la nature desrelations entre diversité, complexité et stabilité.

2] Le désir numérique : indices dediversité et distributions d’abondance13

L’écologie s’est rapidement constituée comme une science natura-liste développant des analyses quantitatives, notamment dans l’étudedu fonctionnement trophique des écosystèmes. Comme l’a soulignéJean-Paul Deléage14, l’article de Raymond L. Lindeman « The tro-phic-dynamic aspect of Ecology »15, paru en 1942, marque l’arrivéeà maturité du paradigme de l’écologie quantitative, dont l’objectif

premier est la mesure des ux d’énergie traversant les réseaux tro-phiques. Il s’agit de mesurer non seulement des biomasses (ou leurséquivalents énergétiques), mais aussi la productivité, c’est-à-dire l’éla-boration de biomasse par les différentes espèces composant un éco-système pendant une durée déterminée (en général l’année). Odum,dans Fundamentals of Ecology, avait énoncé un principe selon lequel,dans une communauté biologique, la quantité de cheminements dif-férents que l’énergie peut choisir en parcourant le réseau trophiqueest une mesure de la stabilité de la communauté. Pour exprimer cette

quantité de cheminements, MacArthur construisit une fonction dontil soulignait la similarité avec la fonction de Shannon et Weaver,conçue par ces auteurs dans le cadre de la théorie de l’information16.

[13] Voir aussi le chapitre de Frédéric Gosselin dans le présent ouvrage.[14] J.-P. Deléage, Histoire de l’écologie, une science de l’homme et de la nature , Paris, La

Découverte, 1991.[15] R.L. Lindeman, « The trophic-dynamic aspect of ecology », Ecology , 23, 1942, 399-

408 @.[16] C.E. Shannon, « A Mathematical Theory of Communication », Bell Systems Technical

 Journal , 27, 1948, 379-423, 623-656 @ ; C.E. Shannon & Warren Weaver, The

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Pour MacArthur, cet indice était aussi bien une mesure de la diversitéque de la stabilité, puisque le principe d’Odum liait directement la

stabilité à la diversité des voies de circulation de l’énergie. Cependant,selon MacArthur, cette stabilité n’était pas directement liée au nombred’espèces, ou, plus précisément, une même stabilité pouvait êtreobtenue par des structures trophiques différentes : un grand nombred’espèces à nombre de proies réduit, ou un plus petit nombre d’espècesdont chacune consomme une large variété de proies. On voit poindreici une difculté qui se révélera récurrente : une espèce ne se réduitpas à un numéro dans un dénombrement, et le concept de diversitérecouvre des réalités qui peuvent être profondément différentes en

termes d’organisation des communautés d’espèces.Sans même considérer les caractéristiques biologiques et écologiques

de chaque espèce, qui lui font jouer un rôle particulier dans le réseautrophique, les chercheurs ont été d’emblée confrontés au fait que ladiversité d’une communauté ne tient pas seulement au plus ou moinsgrand nombre d’espèces qui la composent, mais aussi aux abondancesrelatives de ces espèces : une communauté largement dominée par uneespèce n’est pas aussi diverse que si toutes les espèces sont égalementabondantes. Pour « mesurer » la diversité, il faut donc à la fois établirle nombre des espèces et estimer le nombre – ou la proportion – desindividus de chacune. Le nombre total de ceux-ci, observés ou récol-tés, dépend évidemment de l’efcacité des méthodes d’observation oud’échantillonnage. Il est donc clair que la détermination du nombre desespèces est liée à l’effort d’échantillonnage, exprimé en temps d’obser-vation ou en nombre d’individus récoltés : la détection d’une espèceextrêmement rare suppose un effort extrêmement élevé. Par ailleurs,l’estimation des fréquences pose des problèmes complexes quant à la

précision des méthodes de comptage et aux biais éventuels qu’ellescomportent, sans parler de la représentativité d’une mesure effectuéeà un moment donné vis-à-vis des éventuelles variations d’abondanceau l des saisons… La mesure de la diversité s’annonçait donc difcile.

Sans que les problèmes méthodologiques très concrets aient étérésolus, il y eut un développement rapide de travaux théoriques, visant

Mathematical Theory of Communication, Urbana, University of Illinois Press 1949.[Pour une histoire épistémologique et historiographique de ces travaux fondateurs, voir Jérôme Segal, Le Zéro et le un. Histoire de la notion d’information au XX e  siècle , ÉditionsMatériologiques, 2011 @. (Ndé.) ]

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La diversité du vivant avant (et après) la biodiversité : repères historiques et épistémologiques39

à dénir mathématiquement des indices exprimant la diversité d’unecommunauté biologique. En 1943, la publication de Ronald A. Fisher,

 Alexander S. Corbet et Carrington B. Williams17 marque l’origine dece mouvement, caractérisé par le désir de rendre compte de la diver-sité soit par un indice permettant d’en calculer la valeur numérique,soit par des modèles de distributions d’abondance, représentant sousforme de « diagrammes rangs-fréquences » le nombre d’espèces, ausein d’une communauté, en fonction du nombre des individus parespèce18. Le tableau 1 (page suivante) réunit quelques-uns des travauxles plus signicatifs publiés des années 1940 au milieu des années1980. Les uns proposent des indices ou des modèles, dont la plus ou

moins grande pertinence est discutée par les autres.Puisqu’à nombre d’espèces égal, deux communautés peuvent avoir

des diversités différentes en fonction de la répartition des abondances,il a paru important de comparer la diversité effective D d’une commu-nauté de S espèces, calculée à partir d’un échantillon de N  individus,à la diversité maximale Dmax qu’aurait cette communauté si toutesles espèces étaient représentées par le même nombre n d’individusdans l’échantillon : D/Dmax mesure ce qui a été appelé la régularité  (evenness en anglais), ou encore l’équitabilité , d’une communauté. La

nécessité de considérer cette caractéristique souligne la double dimen-sion du concept de diversité de tout ensemble d’entités, qui recouvre etle nombre de ces entités et leurs proportions. L’indice dit de Shannona certainement été le plus utilisé parce que, d’une certaine manière,il rend compte de cette double dimension, mais peut-être aussi enraison de l’aura que lui confère son enracinement dans la théorie del’information.

Les efforts faits pendant trois décennies pour inventer des indiceset modèles susceptibles de caractériser la diversité spécique sontrévélateurs d’un désir de « mathématisation » de l’écologie, sciencede la nature qui satisferait ainsi à des critères de scienticité bien

[17] R.A. Fisher, A.S. Corbet, C.B. Williams, « The relation between the number of speciesand the number of individuals in a random sample of an animal population », Journal ofAnimal Ecology , 12, 1943, 42-58 @. (Ndé.) 

[18] Les ouvrages francophones de L. Legendre & P. Legendre, Écologie numérique, I, Letraitement multiple des données écologiques, Paris, Masson, 1979, et de S. Frontier& D. Pichod-Viale, Écosystèmes, structure, fonctionnement, évolution, Paris, Masson,1993, présentent des analyses raisonnées des divers indices et modèles de distributionsd’abondance.

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mieux que la désuète histoire naturelle. Un fait révélateur de cettetendance est l’invention du terme de « nomocénose », pour désignerdes ensembles d’espèces agencées selon des « lois »19. Des chercheurs

[19] Voir J. Daget, Charles Lecordier & C. Lévêque, « Notion de nomocénose : ses applica-tions en écologie », Bulletin d’écologie , 3, 1972, 448-462 @, et J. Daget, Les Modèlesmathématiques en écologie , Paris, Masson, 1976.

Tableau 1Principales publications, antérieures à 1989, traitant de la mesure

de la diversité spécifique (parfois appelée «ecological diversity  »). Années Titres Auteurs et références

1943The relation between the number ofspecies and the number of individuals in arandom sample of an animal population

R.A. Fisher, A.S. Corbet & C.B. Williams, J. Anim. Ecology , 12, 42-58.

1948 The commonness and rarity of species F.W. Preston, Ecology , 29, 254-283.1949 Measurement of diversity E.H. Simpson, Nature , 163, 688.

1953 The population frequencies of species andthe estimation of population parameters I.J. Good, Biometrika, 40, 237-264.

1955Fluctuations of animal populations, and ameasure of community stability R.H. MacArthur, Ecology , 36, 533-536.

1958 Information theory in ecology R. Margalef, General Systems, 3, 36-71.1960 On the relative abundance of species R.H. MacArthur, Am. Natur., 94, 25-36.

1962 The canonical distribution of commonnessand rarity : Part I ; Part II

F.W. Preston, Ecology , 43, 185-215 ; 410-432.

1964 A table for calculating the “equitability”component of species diversity

M. Lloyd & R.J. Ghelardi, J. Anim. Ecol., 33,217-225.

1964A comparison of some species-individualsdiversity indices applied to samples offield insects

E.P. Menhinick, Ecology , 45, 859-861.

1966 The use of Information theory in the studyof the diversity of biological populations

E.C. Pielou, Proceedings of the Fifth BerkeleySymposium on Mathematical Statistics andProbability , 4, 163-177.

1966 Shannon’s formula as a measure ofspecific diversity : its use and misuse E.C. Pielou, Am. Natur., 100, 463-465.

1966 The measurement of diversity on differenttypes of biological collections E.C. Pielou, J. Theor. Biol., 13, 131-144.

1967 An index of diversity and the relation ofcertain concepts to diversity R.P. McIntosh, Ecology , 48, 392-404.

1969 Some aspects of species diversity models L.L. Eberhardt, Ecology , 50, 503-505.1969 An introduction to mathematical ecology  E.C. Pielou, New York, John Wiley & Sons.

1970 Diversity of planktonic Foraminifera indeep-sea sediments

W.H. Berger & F.L. Parker, Science , 168,1345-1347.

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La diversité du vivant avant (et après) la biodiversité : repères historiques et épistémologiques41

ont en outre exploré les relations qui pouvaient exister entre l’évolu-tion structurale d’écosystèmes passant d’un état pionnier à un étatmature, d’un côté, et leur diversité de l’autre, traduite sous forme dediagrammes rangs-fréquences20.

En même temps, un certain scepticisme s’était fait jour. Dès 1966,

après avoir rappelé que des « mesures sophistiquées ont été propo-sées pour pondérer la contribution des espèces en fonction de leursabondances relatives », Eric R. Pianka constatait que les abondancesétaient difciles à mesurer et pouvaient varier au cours des périodesd’étude, et concluait que « dans de nombreuses circonstances l’indicele plus simple, le nombre des espèces présentes, peut être la plus utile

[20] Voir par exemple S. Frontier, « Diversity and structure in aquatic ecosystems », Oceanogr.Mar. Biol. Ann. Rev., 23, 1985, 253-312. L’auteur montre l’intérêt et les limites desdiagrammes rangs-fréquences pour décrire l’état des écosystèmes et leurs changements,que ce soit lors de successions naturelles, ou de perturbations d’origine anthropique.

Tableau 1 (suite)

1972 Evolution and measurement of species

diversityR.H. Whittaker, Taxon, 21, 213-251.

1973 Diversity : a sampling study E.W. Fager, Am. Natur., 106, 293-310

1973 Diversity and evenness : a unifyingnotation and its consequences M.O. Hill, Ecology , 54, 427-432.

1974 The measurement of species diversity R.K. Peet, Ann. Rev. Ecol. Syst., 5, 285-307.

1974 The statistics of relative abundance anddiversity D.J. Webb, J. Theor.Biol., 43, 277-292.

1974 Ecologia R. Margalef, Barcelona, Ediciones Omega.

1975 Patterns of species abundance anddiversity

R.M. May, in  M.L. Cody & J.M. Diamond(eds.), Ecology and Evolution of Communities,Belknap Press, Harvard University Press, 81-

120.1975 Ecological Diversity  E.C. Pielou, New York , Wiley-Interscience.1975 Relative Diversity Indices R.K. Peet, Ecology , 56, 496-498.

1977 Mathematical Ecology  E.C. Pielou, 2d. ed., New York, John Wiley& Sons.

1982 Diversity as a concept and its measurement G.P. Patil & C. Taillie, J. Am. Stat. Ass., 77,548-561.

1982 Diversity and dissimilarity coefficients – Aunified approach C.R. Rao, Theor. Pop. Biol., 21, 24-43

1984 On the relationship between abundance

and distribution of species

 J.H. Brown, Am. Natur., 124, 255-279.

1988 Ecological diversity and its measurement  A.E. Magurran, Princeton, PrincetonUniversity Press.

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mesure de la diversité locale ou régionale. Cet indice accorde le mêmepoids aux espèces rares et communes, et il constitue la mesure logique

de la diversité dans les situations ou il y a beaucoup d’espèces rares,mais régulièrement présentes21 ». Quelques années plus tard, en 1971,Stuart H. Hurlbert faisait un constat plus radical :

Les écologistes des communautés ont consacré beaucoup d’effortspour affiner ces indices d’un point de vue mathématique et statistique,pour calculer la diversité de diverses collections d’organismes, et pourcorréler la diversité avec d’autres variables. Ces efforts ont été faitsparfois au détriment d’approches plus substantielles de l’écologie descommunautés. Le terme « diversité spécifique » a été défini de façon si

variée et disparate qu’aujourd’hui il n’apporte pour seule informationque « quelque chose ayant à voir avec la structure des communautés » ;la diversité spécifique est devenue un non-concept22.

L’année suivante, MacArthur, pourtant l’un des tout premiers àavoir proposé un indice, suggérait d’enlever le mot « diversité » duvocabulaire écologique, car il faisait plus de mal que de bien, les éco-logistes ayant perdu beaucoup de temps en polémiques pour savoirlequel des indices était le meilleur23.

Il peut paraître paradoxal de vouloir exprimer par un simple

nombre une réalité aux multiples dimensions. En même temps,ne faut-il pas saluer ces efforts tentés pour faire de l’écologie descommunautés une science à la fois théorique et précise, l’expressionmathématique de certaines variables apparaissant comme un gagede scienticité ? Dans son histoire de l’écologie24, en 1991, Jean-PaulDeléage constatait bien sûr la fragilité des indices de diversité, mais,au-delà, il s’interrogeait sur la difculté qu’il y a à saisir une natureô combien complexe :

La pluralité des indices de diversité (analytique, probabiliste, informa-tique, etc.) est le reflet de la diversité des objets d’étude des écolo-gistes, mais aussi d’une certaine confusion théorique. On a montrérécemment les sensibilités extrêmes et totalement divergentes de qua-

[21] E.R. Pianka, « Latitudinal gradients in species diversity : a review of concepts », Am.Natur., 100, 1966, 33-46 @.

[22] S.H. Hurlbert, « The nonconcept of species diversity : a critique and alternative parame-ters », Ecology , 52, 1971, 577-586 @.

[23] R.H. MacArthur, Geographical Ecology : Patterns in the Distribution of Species, NewYork, Harper and Row, 1972.

[24] Deléage, op. cit., 1991.

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torze de ces indices à une infime différence entre deux populationsA et B de mille individus. Faut-il pour autant, à la suite de S.H. Hurl-

bert, considérer la diversité comme un « non-concept » ou au contraireadmettre que cette confusion correspond à un état transitoire de laconnaissance scientifique destiné à être dépassé par une théorie plusgénérale ? Cette confusion est-elle celle de nos modèles ou le produitde l’immense complexité de la nature ?

3] Diversité, complexité et stabilité :des relations davantage désirées que prouvéesS’inspirant du livre d’Odum, MacArthur centrait son article de

1955 sur le concept de stabilité des communautés biologiques et surla dépendance de cette stabilité vis-à-vis de la diversité en espèces.Il proposait d’abord une dénition de la stabilité :

Dans certaines communautés, l’abondance des espèces tend à resterà peu près constante, tandis que dans d’autres les abondances varientconsidérablement. Nous sommes enclins à dire que les premières sontstables, les secondes instables. Cependant, ce concept doit être pré-cisé. Supposons que pour une raison quelconque, une espèce a uneabondance anormale. Nous dirons que la communauté est instablesi en conséquence les abondances des autres espèces changent de

façon importante. Moins cette abondance anormale a d’effet sur lesautres espèces, plus la communauté est stable.

 Au terme de raisonnements ayant conduit à proposer un indice destabilité, il soulignait, dans une perspective évolutionniste rappelantcelle de Tansley, le lien entre stabilité et richesse en espèces :

En outre, l’efficience et la stabilité sont les deux caractéristiques néces-saires pour la survie en contexte de sélection naturelle. L’efficiencepermet aux individus d’en surpasser d’autres, mais la stabilité permetà des communautés de survivre au détriment des moins stables. […]

Là où il n’y a qu’un petit nombre d’espèces […] la stabilité est diffi-cile, voire impossible à atteindre. […] Là où il y a un grand nombred’espèces, la stabilité peut être atteinte […].

Il énonçait ainsi ce qui allait devenir pour beaucoup une évidence,et pour d’autres une intuition difcile à prouver.

Le tableau 2 (page suivante) rassemble des travaux illustrant larichesse de recherches sur qui sera appelée l’hypothèse diversité-stabilité, recherches qui trouvent place notamment dans des revuesmajeures comme les Proceedings of the National Academy of Science,The American Naturalist, Ecology et Nature, ou qui donnent lieu à

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des ouvrages collectifs comme Diversity and Stability in Ecological

Systems, fruit d’un symposium organisé à Brookhaven25, auquel par-ticipa notamment Ramon Margalef, l’un des pionniers du domaine,que l’on retrouve en 1975 dans un autre ouvrage collectif, consacréaux concepts unicateurs en écologie26.

[25] G.M. Woodwell & H.H. Smith (eds.), Diversity and Stability in Ecological Systems,Brookhaven Symp. Biol., n° 22, 1969.

[26] W.H. Van Dobben & R.H. Lowe-McConnell (eds.), Unifying Concepts in Ecology , TheHague, Junk, 1975.

Tableau 2Sélection de publications, antérieures à 1989, traitant des relations entre

diversité spécifique, complexité et stabilité des communautés biologiques. Années Titres Auteurs et références

1964Comments on fluctuations of animalpopulations and measures of communitystability

K.E.F. Watt, Can. Entomol., 96, 1434-1442.

1965On the relation between the productivity,biomass, diversity, and stability of acommunity

E.G. Leigh, Jr., Proc. Nat. Acad. Sci., 53,777-783.

1966 Food web complexity and speciesdiversity R.T. Paine, Am. Natur., 100, 65-75.

1968

The relationship between species diversity

and stability : an experimental approachwith protozoa and bacteria N.G. Hairston et al., Ecology , 49, 1091-1101.

1969 A note on trophic complexity andcommunity stability R.T. Paine, Am. Natur., 103, 91-93.

1969 The meaning of stability R.C. Lewontin, in Brookhaven Symp. Biol.,22, 13-24.

1969 Diversity and stability : a practical proposaland a model of interdependence

R. Margalef, in Brookhaven Symp. Biol., 22,25-37.

Tableau 2 (suite)

1970 Evolution of diversity, efficiency andcommunity stability O.L. Loucks, Am. Zool., 10, 17-25.

1971 Stability in multi-species community models R.M. May, Math. Biosci., 12, 59-79.1972 Spatial heterogeneity, stability and

diversity in ecosystemsF.E. Smith, Trans. Conn. Acad. Arts Sci., 44,309-335.

1972 Will a large complex system be stable ? R.M. May, Nature , 238, 413-414.

1973 Community structure and stability inconstant environments D. Futuyma, Am. Natur., 107, 443-446.

19731974

Stability and Complexity in ModelEcosystems

R.M. May, Princeton, Princeton UniversityPress.

1975 Diversity, stability and maturity in naturalecosystems

G.H. Orians, in W.H. Van Dobben & R.H.Lowe-McConnell (eds.), Unifying concepts inecology , The Hague, Junk, 1975, 139-150.

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La diversité du vivant avant (et après) la biodiversité : repères historiques et épistémologiques45

Dix ans après MacArthur, dans un travail à forte dimension mathé-matique, présenté à la National Academy of Science par Hutchinson,

Egbert G. Leigh Jr. démontrait « (1) que la stabilité d’une communauté,dénie comme la rareté, pour chacune des espèces qui la composent, dechutes drastiques ou au contraire d’explosions d’effectif, est maximiséeen maximisant le nombre de liens au sein du réseau trophique ; et (2)que dans le cas d’une communauté ayant la structure trophique la plusstable possible, la stabilité augmente si la productivité diminue ou si labiomasse globale de la communauté augmente ; sous certaines condi-tions, la stabilité s’accroît lorsque le nombre des espèces augmente […] ».Les équations établies par Leigh Jr. mettaient en évidence des liens

complexes entre stabilité, productivité, biomasse, nombre d’espèces etnombre de liens trophiques par espèce ; en particulier, il était amené àconclure qu’augmenter le nombre des espèces sans augmenter les lienstrophiques ne se traduisait pas par une augmentation de la stabilité.

 À la suite d’expériences menées en milieu marin, qui consistaientà comparer l’évolution de communautés d’espèces en compétition pourl’espace selon que des prédateurs de ces espèces étaient enlevés ounon, Robert T. Paine avançait la conclusion « qu’à l’échelle locale, ladiversité des espèces animales est liée au nombre de prédateurs et

à leur efcacité à empêcher qu’une seule espèce ne monopolise une

Tableau 2 (suite)

1975Diversity, stability and maturity in naturalecosystems

R. Margalef, in W.H. Van Dobben & R.H.

Lowe-McConnell (eds.), Unifying concepts inecology , The Hague, Junk, 1975, 161-170.1975 Stability in ecosystems : some comments R.M. May, J. Theor. Biol., 51, 161-168.

1978 Stability and diversity of ecologicalcommunities S.J. MacNaughton, Nature , 274, 251-253.

1978 Complexity and stability N. MacDonald, Nature , 276, 117-118.

1979 Complexity, stability and self-organizationin natural communities

R.E. Ulanowicz, Oecologia (Berl.), 43, 295-298.

1979 Complexity and stability : another look atMacArthur’s original hypothesis S.L. Pimm, Oikos, 33, 351-357.

1980 Functional complexity and ecosystemstability. P. Van Voris et al., Ecology , 61, 1352-1360.

1983Complexity, diversity, and stabili ty : areconciliation of theoretical and empiricalresults

A.W. King & S.L. Pimm, Am. Natur., 122,229-239.

1983 Community assembly and food webstability

W.M. Post & S.L. Pimm, Math. Biosci., 64,169-192.

1984 The complexity and stability of ecosystems S.L. Pimm, Nature , 307, 321-326.

1988 Biological diversity in the context ofecosystem structure and function

B.B. Simpson, Biology International , 17, 15-17.

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La biodiversité en question

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ressource importante mais limitée ». Ce travail est rapidement devenucélèbre, mais il est resté l’une des rares approches expérimentales

des modalités concrètes des relations entre complexité et diversité. Àl’autre extrémité du spectre des recherches, des simulations sur ordi-nateur ont permis de tester l’hypothèse selon laquelle des systèmesplus complexes (donc plus divers) seraient plus stables. Ces recherches,dues notamment à Robert M. May, et publiées de 1971 à 1975, ontmontré que les systèmes complexes seraient moins stables que dessystèmes plus simples, à l’encontre de l’intuition courante.

En 1975, une importante synthèse critique sur la « théorie » desrelations entre diversité et stabilité fut publiée par Daniel Goodman27.

Ses conclusions étaient radicales. Au-delà d’une condamnation del’indice de Shannon, dont la signication biologique était selon luiobscure, Goodman observait que les études empiriques censées testerl’hypothèse d’une relation entre diversité et stabilité étaient toutesambiguës pour des raisons méthodologiques intrinsèques, et queles modèles informatiques non triviaux disponibles généraient desrésultats allant à l’encontre de cette hypothèse. Il soulignait en outreque l’abondante littérature mathématique venant à l’appui de l’hypo-thèse était fondée sur des présupposés peu réalistes et des approxi-mations mathématiques inadmissibles. Enn, il notait que toutesces approches négligeaient les capacités intrinsèques de stabilisationexistant à l’échelle des individus et des populations. Et de conclure :

Les suppositions produites par l’hypothèse diversité-stabilité ne sontsoutenues ni par des expérimentations, ni par l’observation, ni par lamodélisation ; ses formulations théoriques n’ont pas de lien obligé avecune loi scientifique sûre, et ses présupposés ne s’inscrivent pas dansune perspective évolutionniste. En clair, la croyance selon laquelle descommunautés plus diversifiées sont plus stables est sans fondement.

En dépit de cette analyse sévère, des points de vue divers ont conti-nué de s’exprimer. L’analyse de Samuel J. McNaughton est particuliè-rement intéressante28. Constatant que dans les Proceedings of the First

International Congress of Ecology, publiés en 1974, les points de vuesur la relation diversité-stabilité étaient beaucoup plus variés qu’en

[27] D. Goodman, « The theory of diversity-stability relationships in ecology », The QuaterlyReview of Biology , 50, 1975, 237-266 @.

[28] S.J. McNaughton, « Diversity and stability of ecological communities : a comment on therole of empiricism in ecology », Am. Natur., 111, 1977, 515-525 @.

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La diversité du vivant avant (et après) la biodiversité : repères historiques et épistémologiques47

1969, au symposium de Brookhaven, où cette relation faisait l’objetd’un large consensus, McNaughton a avancé l’idée que ce changement

a été produit dans l’intervalle séparant les deux événements par l’uti-lisation de modèles « rigoureux », tels ceux de May, qui suggéraientd’autres hypothèses, tandis que trop peu de tests empiriques avaientété réalisés. S’appuyant en particulier sur ses propres études de ter-rain, McNaughton concluait, en pleine contradiction avec Goodman,que « les données sur les relations entre diversité et stabilité dans lescommunautés végétales indiquent que le modèle verbal traditionnelest considérablement plus robuste que les modèles mathématiquesrécents, “plus rigoureux” ». Des articles associant diversité, complexitéet stabilité dans leurs titres se succédèrent encore jusque dans lesannées 1980, défendant parfois des points de vue opposés. Des tenta-tives furent cependant faites pour proposer des approches, voire desthéories générales29, sans qu’il s’en soit dégagé une vision convaincante.

L’un des obstacles à l’élaboration théorique tient au caractère oudu concept de stabilité. Goodman écrivait :

Au minimum, la stabilité signifie la persistance ; plus le taux d’extinctionest bas, au sein d’un système, plus nous sommes enclins à penser que

ce système est stable. La signification de la stabilité peut être étendueà une réflexion sur la constance (ou la constance relative) des nombresd’individus.

Il distinguait ainsi deux « niveaux » dans la stabilité : la persistancedes espèces dans le système dont elles font partie (donc la constance dela composition taxonomique) et la constance des nombres des individusde chaque espèce, au moins « relative ». Ce deuxième niveau est lourdd’ambiguïté, sachant qu’il existe de uctuations naturelles récurrentesdes effectifs, liées par exemple aux cycles saisonniers, et des uctua-tions irrégulières, dont les causes sont nombreuses. Cependant, en1973, Crawford S. Holling30 avait apporté ce qui pouvait apparaître

[29] Voir par exemple : M. Huston, « A general hypothesis of species diversity », Am. Natur.,113, 1979, 81-101 @ ; R.K. Colwell, « Towards a unified approach to the study ofspecies diversity », in J.F. Grassle et al. (eds), Ecological Diversity in Theory and Practice ,Fairland, International Cooperative Publishing House, 1979, 75-91 ; J.H. Brown, « TwoDecades of Homage to Santa Rosalia : Toward a General Theory of Diversity », Amer.Zool., 21, 1981, 877-888 @.

[30] C.S. Holling, « Resilience and stability of ecological systems », Annu. Rev. Ecol. Syst.,4, 1973, 1-23 @.

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La biodiversité en question

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comme une clarication conceptuelle majeure, en distinguant la sta-bilité et ce qu’il nomma la « résilience »31 d’un système écologique :

Il est utile de distinguer deux sortes de comportement. L’un peut êtreappelé la stabilité, qui représente la capacité d’un système à revenirà un état d’équilibre après une perturbation temporaire ; plus vite ilrevient à cet état, moins il fluctue, plus il serait stable. Mais il y a uneautre propriété, appelée résilience, qui est une mesure de la persis-tance des systèmes et de leur capacité à absorber changements etperturbations tout en maintenant les mêmes relations entre les popula-tions et entre les variables d’état.

L’auteur, de façon lourdement répétitive, précisait ainsi sa pensée :

La résilience détermine la persistance des relations au sein d’un sys-tème et est une mesure de la capacité de tels systèmes à absorberdes changements des variables d’état, des variables de forçage etdes paramètres, et à toujours persister. Dans cette définition, la rési-lience est la propriété du système et la persistance, ou la probabilitéd’extinction, est le résultat. D’un autre côté, la stabilité, c’est la capacitéd’un système à retourner à un état d’équilibre après une perturbationtemporaire. […] Dans cette définition, la stabilité est la propriété du sys-tème et le degré de fluctuation autour d’états spécifiques est le résultat.

Schématiquement, l’idée de résilience implique qu’un système peutavoir des états d’équilibre différents (par exemple liés à des modi-cations de sa composition en espèces), mais qui tous permettent lemaintien d’un même type de réseau d’interactions, et donc la persis-tance du fonctionnement propre au système, même si en interne les« acteurs » du réseau ont en partie changé. Cela permit à Holling deprétendre que l’introduction du concept de résilience, en complémentde celui de stabilité, « pourrait aussi résoudre les conits de pointsde vue sur le rôle de la diversité et de la stabilité dans les commu-

nautés écologiques ». Rappelant que Elton et MacArthur (dans sonarticle de 1955) avaient avancé, l’un d’un point de vue empirique,l’autre d’un point de vue théorique, que la stabilité est en gros pro-portionnelle au nombre de liens existant entre les espèces dans unréseau trophique, Holling écrivait à son tour : « Fondamentalement,s’il existe une diversité de liens trophiques, un même ux d’énergie etde nutriments sera maintenu grâce à des liens alternatifs quand une

[31] Ce terme a dû être emprunté à la physique des matériaux, mais Holling n’y fait pasréférence.

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La diversité du vivant avant (et après) la biodiversité : repères historiques et épistémologiques49

espèce se rarée. » On trouve là l’idée intuitive de redondance entrevoies trophiques. Holling rappelait aussi que May avait montré que

des systèmes complexes constitués au hasard sont en général moinsstables, et jamais plus stables, que des systèmes moins complexes.Mais, selon Holling, cette conclusion était liée à une conception de lastabilité comme un équilibre sans changement dans la compositionen espèces. Or, soulignait-il, s’il y a beaucoup d’espèces, il pourraity avoir plusieurs états stables possibles, donc une plus grande rési-lience : même si les nombres d’espèces ou d’individus varient beaucoup,la persistance globale pourrait être renforcée.

En 1979, Robert E. Ulanowicz

32

 est revenu sur l’idée qu’un réseautrophique redondant, c’est-à-dire permettant la circulation d’énergieentre deux espèces par différentes voies (donc via différentes espècesen positions intermédiaires) pourrait mieux résister à des perturba-tions affectant certains de ses membres qu’une simple chaîne linéairereliant ces deux espèces. Cette idée de « redondance fonctionnelle »entre espèces, qui permet d’assurer la continuité de certains trans-ferts énergétiques au sein du réseau trophique, par substitution entreespèces, en germe chez Odum, MacArthur et Hutchinson, était restée

implicite dans les travaux des décennies 1960-1970. Elle fut néan-moins développée par Robert Barbault, Charles Lecordier et moi-même en 1977, à l’occasion d’une réexion théorique sur les moda-lités de survie, lorsque l’environnement se modie, d’une part desécosystèmes pauvres en espèces et à très faible diversité spécique(donc structurés par un petit nombre d’espèces fortement dominanteset d’autre part des écosystèmes riches et à diversité élevée, donc àforte équitabilité33. Dans ce deuxième cas, nous postulions l’existenced’espèces de rechange, susceptibles de remplacer, dans de nouvellesconditions de milieu, les espèces qui assuraient auparavant l’essentieldu fonctionnement de l’écosystème :

[32] R.E. Ulanowicz, « Complexity, Stability and Self-Organization in Natural Communities »,Oecologia, 43, 1979, 295-298 @.

[33] P. Blandin, R. Barbault & C. Lecordier, « Réflexions sur la notion d’écosystème : le conceptde stratégie cénotique », Bulletin d’écologie , 7, 1977 [1976], 391-410 @ (formellementdaté de 1976, le fascicule 4 du tome 7 du Bulletin d’écologie  n’est paru qu’en 1977).Voir aussi P. Blandin, « Évolution des écosystèmes et stratégies cénotiques » @, in R.Barbault, P. Blandin & J.-A. Meyer (dir.), Recherches d’écologie théorique. Les stratégiesadaptatives, Paris, Maloine, 1980, 221-235.

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Ce que nous voulons faire ressortir pour le moment, c’est l’existencepossible, au sein d’un écosystème, d’une certaine redondance fonc-

tionnelle […]. Considérons alors un écosystème à richesse et diversitéspécifique élevées et supposons que cela témoigne d’une redondancepotentielle forte. Au cas où l’environnement viendrait à se transformerconsidérablement, le maintien d’un système fonctionnel serait possiblemême si des espèces importantes étaient appelées à disparaître, pourpeu qu’il existe des espèces de rechange capables de survivre dansde nouvelles conditions, soit qu’elles s’y révèlent préadaptées, soitqu’elles puissent se modifier en augmentant leurs moyens de produiredes individus génétiquement nouveaux […].

En d’autres termes, il était postulé que le maintien de tels écosys-

tèmes pourrait dépendre d’une modication de structure spécique,rendue possible grâce à l’interchangeabilité de certaines espèces pou-vant remplir indifféremment une même fonction essentielle.

Cette approche mettait l’accent moins sur l’idée de stabilité quesur celle d’adaptabilité, ouvrant ainsi une perspective évolutionnistefaisant écho aux intuitions de Tansley et Hutchinson sur la sélection àl’échelle des écosystèmes, intuitions que l’on retrouve chez Dunbar, quiécrivait en 1960 que « la sélection […] opère à l’échelle des écosystèmes ;la compétition a lieu plutôt entre systèmes qu’entre individus ou entrepopulations34 », et à nouveau en 1970 chez Rezneat Darnell, qui énon-çait que « l’écosystème fonctionnel est l’unité de sélection fondamen-tale de l’évolution35 ». L’idée que la sélection naturelle puisse opérer àun autre niveau d’organisation que celui des populations n’était sansdoute pas orthodoxe, et il n’était guère recevable, à l’époque, d’imagi-ner que le niveau de diversité spécique d’un écosystème puisse inuersur son adaptabilité, donc sa capacité à évoluer, alors qu’il était déjàdifcile d’établir un lien entre diversité et stabilité. Pourtant, certains

chercheurs avaient abordé la question des facteurs déterminant etrégulant la diversité spécique, déjà évoquée par Hutchinson, qu’ils’agisse de facteurs environnementaux, dont la disponibilité en éner-gie, ou de facteurs internes, comme la compétition et l’amplitude desniches écologiques36. De tels travaux auraient pu conduire à s’inter-

[34] M.J. Dunbar, « The evolution of stability in marine environments : natural selection at thelevel of the ecosystem », Amer. Natur., 94, 1960, 129-136 @.

[35] R.M. Darnell, « Evolution and the ecosystem », Amer. Zool., 10, 1970, 9-15 @.[36] Voir par exemple : P.H. Klopfer, « Environmental determinants of faunal diversity », Amer.

Natur., 93, 1959, 337-342 @ ; P.H. Klopfer & R.H. MacArthur, « Niche size and faunal

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La diversité du vivant avant (et après) la biodiversité : repères historiques et épistémologiques51

roger sur la probabilité que certains de ces facteurs contribuent àsélectionner le niveau de diversité en tant que propriété collective

d’une communauté biologique.

4] Après 1988 : résurgences ou avancées ?

Le symposium sur la « BioDiversity » de Washington avait pourobjectif majeur d’alerter sur la perte massive d’espèces végétales etanimales engendrée par la croissance de la population humaine et ledéveloppement de son emprise sur les milieux naturels. Au-delà, ils’agissait de rééchir aux valeurs de la biodiversité et aux moyens de

la conserver. En cela, le symposium n’avait rien de révolutionnaire. Ils’inscrivait dans la longue tradition de la conservation de la nature37. Ainsi, la conservation de la diversité génétique, de la diversité desespèces domestiquées et sauvages, et de la diversité des écosystèmesfaisait explicitement partie des objectifs de la Stratégie mondiale

de la conservation, publiée en 1980 par l’UICN, le Programme desNations unies pour l’environnement (PNUE) et le World WildlifeFund (WWF)38. En 1981, dans un ouvrage remarquable intituléConservation and Evolution39, Otto H. Frankel et Michael E. Soulé

avaient souligné l’importance de la conservation de la diversité, enparticulier génétique. Auparavant, en 1980, Michael E. Soulé et Bruce A. Wilcox avaient publié les actes d’un colloque tenu en 1978, consi-déré comme l’acte de naissance de la biologie de la conservation40,

diversity », Amer. Natur., 94, 1960, 293-300 @ ; J.H. Connell & E. Orians, « Theecological regulation of species diversity », Amer. Natur., 98, 1964, 399-414 @ ; R.S.Miller, « Competition and species diversity », Brookhaven Symp. Biol., 22, 1969, 63-70 ;E.P. Odum, « Diversity as a function of energy flow » @, in Unifying concepts in ecology ,The Hague, Junk, 1975, 11-14 ; J.M. Diamond, « Factors controlling species diversity :overview and synthesis », Annals of Missouri Botanical Garden, 75, 1988, 117-129 @.

[37] Voir P. Blandin, De la protection de la nature au pilotage de la biodiversité , Versailles,Éditions Quae, 2009, et P. Blandin, Biodiversité, l’avenir du vivant , Paris, Albin Michel,2010.

[38] UICN, PNUE, WWF, Stratégie mondiale de la conservation. La conservation des res- sources vivantes au service du développement durable , Gland, UICN, 1980 @. Lapréparation de ce document avait bénéficié de la collaboration de la FAO (Organisationdes Nations Unies pour l’alimentation et l’agriculture) et de l’UNESCO.

[39] O.H. Frankel & M.E. Soulé, Conservation and Evolution, Cambridge, CambridgeUniversity Press, 1981.

[40] M.E. Soulé & B.A. Wilcox (eds.), Conservation Biology : An Evolutionary-EcologicalPerspective , Sunderland, Sinauer Associates, 1980. Voir C. Meine, M.E. Soulé & R.F.

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science de la rareté et de la diversité, selon la vision développée en1986 dans un ouvrage édité par Soulé41. Cette nouvelle discipline ne

montrait toutefois que peu de liens avec les recherches écologiques surla diversité spécique et la question de la stabilité. Frankel et Soulé,par exemple, ne citaient guère que les références « incontournables »de Hutchinson (1959), Paine (1966), MacArthur (1972) et May (1973).

Peu après la parution de  Biodiversity de Wilson et Peter, desouvrages sur la conservation de la biodiversité paraissent sous l’égided’organismes internationaux. En 1989, le World Resources Institutepublie un document sur les bases scientiques de la conservation dela biodiversité42, et en 1990, la Banque mondiale, le World Resources

Institute, l’UICN, Conservation International et le WWF-US publientConserving the world’s biological diversity43. Ici encore, peu de réfé-rences aux travaux écologiques antérieurs. La préoccupation est moinsde discuter la dénition de la diversité et ses rapports avec la stabilitédes écosystèmes que de dénir des orientations pragmatiques pour laconservation de la biodiversité, qu’il s’agisse de la dénition de priori-tés ou de la conception de plans d’action. Les auteurs se placent dansla perspective des travaux préparant une convention internationale,dans l’élaboration de laquelle le monde de la conservation s’investittout particulièrement. Cette convention sera signée en 1992 à la confé-rence des Nations unies tenue à Rio de Janeiro. Juste avant celle-ci, leWorld Resources Institute, l’UICN et le Programme des Nations uniespour l’environnement publient Global Biodiversity Strategy, ouvragedestiné à fournir une base pour des actions concrètes en attendantque la convention entre en application44.

Pendant ce temps, sous l’égide de l’IUBS, de SCOPE et de l’UNESCO,des scientiques travaillent à l’élaboration d’un programme coopéra-tif international. Dès 1990, sous la direction de Francesco di Castri

Noss, « “A mission-driven discipline” : the growth of conservation biology », ConservationBiology , 20, 2006, 631-651 @.

[41] M.E. Soulé (ed.), Conservation Biology : The Science of Scarcity and Diversity , Sunderland,Sinauer Associates, 1986.

[42] W.V. Reid & K.R. Miller, Keeping options alive : the scientific basis for conserving biodi- versity , Washington, World Resources Institute, 1989.

[43] J.F. McNeely et al., Conserving the world’s biological diversity , Gland (Suisse), IUCN,Washington, WRI, CI, WWF-US, and the World Bank, 1990.

[44] Le Bureau des ressources génétiques et le Comité français pour l’UICN en ont publié en1994 la traduction française, sous le titre Stratégie mondiale de la biodiversité .

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La diversité du vivant avant (et après) la biodiversité : repères historiques et épistémologiques53

(UNESCO) et Talal Younès (IUBS), de premières orientations sontproposées, centrées sur les relations entre biodiversité et fonctionne-

ment des écosystèmes45. En 1991, un atelier international est organiséà Harvard Forest, aux États-Unis46. L’enjeu est posé :

Tous les participants ont reconnu que notre connaissance sur la contri-bution de la diversité au fonctionnement des systèmes biologiques estencore inadéquate. La perte de biodiversité est difficile à percevoir età quantifier, car il est difficile de distinguer les changements naturels deceux provoqués par l’homme. En outre, pour la plus grande partie dela surface du globe, nous manquons de mesures de base par rapportauxquelles on pourrait évaluer les changements observés. Ce problème

est équivalent à celui de l’identification du changement climatique dûaux activités humaines. En conséquence, aucune prédiction fiable nepeut être faite actuellement sur la façon dont les systèmes biologiquesrépondront aux changements d’origine anthropique. Néanmoins, onen sait assez pour pouvoir dire, de façon qualitative, que la réponsela plus vraisemblable sera un accroissement de la fragilité des écosys-tèmes. Il apparaît aussi que des aménagements appropriés nécessitentune connaissance plus précise de la façon dont fonctionnent les éco-systèmes. Nous pensons qu’au vu des grandes avancées faites cescinquante dernières années dans la compréhension des mécanismesmoléculaires du fonctionnement cellulaire, il est temps, maintenant, de

commencer une étude sérieuse du rôle de la biodiversité dans les sys-tèmes biologiques. Les changements d’origine humaine attendus, del’usage des terres et du climat, imposent de telles études.

L’articulation avec les recherches écologiques antérieures est nette,dans le programme de l’atelier, en ce qui concerne la question de lamesure de la diversité spécique : neuf des trente et une référencesdu tableau 1 sont citées dans le document issu de l’atelier de HarvardForest. En revanche, la question de la relation entre biodiversité etfonctionnement des écosystèmes s’est substituée à celle de la relation

diversité-stabilité : en dehors de l’article de S.L. Pimm dans Nature,en 1984, aucune des références réunies dans le tableau 2 n’est citée,sauf celle de B.B. Simpson47, qui justement pose le problème du lien

[45] F. di Castri & T. Younès (eds.), « Ecosystem function of biological diversity », BiologyInternational , Special Issue 22, 1990 @.

[46] O.T. Solbrig (ed.), From genes to ecosystems : a research agenda for biodiversity , Paris,International Union of Biological Sciences, 1991.

[47] S.L. Pimm, « The complexity and stability of ecosystems », Nature , 307, 1984, 321-326 ;

B.B. Simpson, « Biological diversity in the context of ecosystem structure and function »,Biology International , 17, 1988, 15-17.

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entre diversité, structure et fonctionnement des écosystèmes, et metl’accent sur la notion de redondance fonctionnelle.

De fait, le projet élaboré par l’atelier de Harvard Forest accordeune importance centrale à la question de la redondance, tout en intro-duisant une distinction à première vue assez subtile : il distingue eneffet la diversité des fonctions accomplies par différents « types fonc-tionnels » au sein d’un écosystème et la diversité des espèces apparte-nant à un même type fonctionnel, donc en principe fonctionnellementredondantes. D’où l’hypothèse :

Il semble raisonnable de supposer qu’un écosystème dans lequel une

richesse spécifique élevée résulte de l’existence de nombreux typesfonctionnels différents, mais qui, au sein de chaque type, n’a quepeu d’espèces fonctionnellement analogues, ne doit pas répondre àune perturbation ou un changement environnemental, par exemple,de la même façon qu’un écosystème comprenant relativement peude types fonctionnels mais dans lequel la richesse spécifique élevéerésulte de l’existence d’un grand nombre d’analogues fonctionnelsdans chaque type.

Cette distinction a conduit à mettre en avant la « diversité fonction-nelle », c’est-à-dire la diversité des fonctions accomplies au sein d’unécosystème, comme une dimension de la biodiversité distincte de larichesse en espèces.

Solbrig avait souligné, en 1991, qu’il restait à répondre à la ques-tion clé de savoir « jusqu’à quel point deux espèces qui coexistentdans une communauté peuvent être semblables48 ». Le tableau 3 (ci-contre) donne un échantillon de publications postérieures à 1989 quitraitent la redondance fonctionnelle. À l’évidence, ce concept donne lieuà controverses. Considéré sans réel intérêt par Habiba Gitay et ses

coauteurs49

, il est au contraire défendu en 1998 par Shahid Naeem50

,qui s’inspire de l’ingénierie des systèmes ables :

 Je soutiens que nous devons prendre en considération la redondancedes espèces et concevoir la redondance comme une caractéristique

[48] O.T. Solbrig, « Biodiversity : scientific issues and collaborative research proposals », MABDigest , n° 9, 1991 @.

[49] H. Gitay, J.B. Wilson & W.G. Lee, « Species redundancy : a redundant concept ? », J.Ecol ., 84,1996, 121-124 @.

[50] S. Naem, « Species redundancy and ecosystem reliability », Conservation Biology , 12,1998, 39-45 @.

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La diversité du vivant avant (et après) la biodiversité : repères historiques et épistémologiques55

critique des écosystèmes, qui doit être préservée si l’on veut que lesécosystèmes fonctionnent de façon fiable et nous fournissent bienset services. Mon argument s’inspire de l’ingénierie de la fiabilité,qui démontre que la probabilité qu’un système fonctionne de façonfiable est liée au degré de redondance prévu dans sa conception.Des démonstrations empiriques de l’importance de la redondancedes espèces pour la fiabilité des écosystèmes devraient ouvrir de nou-

Tableau 3Échantillon d’articles postérieurs à 1988 traitant de la redondance fonctionnelle entre espèces.

 Années Titres Auteurs

1992 Biodiversity and ecological redundancy B. Walker, Conservation Biology , 6, 18-23.

1993 Redundancy in ecosystems

 J.H. Lawton & V.K. Brown, in E.D. Schulze& H.A. Mooney (eds.), Biodiversity andEcosystem Function, New York, Springer,255-268.

1994Species diversity : functional diversityand functional redundancy in fynboscommunities

R.M. Cowling et al., South African Journalof Science , 90, 333-337.

1996 Species redundancy : a redundantconcept ? H. Gitay et al., J. Ecol., 84 , 121-124.

1997 Species redundancy versus non-redundancy : is it worth further discussion ?

A.M. Ghilarov, Zh. Obshch. Biol., 58,100-105.

1998 Quantifying structural redundancy inecological communities

K.R. Clarke & R.M. Warwick, Oecologia,113, 278-289.

1998 Species redundancy and ecosystemreliability

S. Naeem, Conservation Biology , 12, 39-45.

2000 Ecosystem functioning and intrinsic valueof biodiversity A.M. Ghilarov, Oikos, 90, 408-412.

2001Grazer diversity, functional redundancy,and productivity in seagrass beds : anexperimental test

 J.E. Duffy et al., Ecology , 82, 2417-2434.

2001 Species functional redundancy, randomextinction and the stability of ecosystems C.R. Fonseca & G. Ganade, Ecology , 89,118-125.

2002 Functional redundancy in ecology andconservation  J.S. Rosenfeld, Oikos, 98, 156-162

2003Limited functional redundancy inhigh diversity systems : resilience andecosystem function on coral reefs

D.R. Bellwood et al., Ecology Letters, 6,281-285.

2004 Does functional redundancy exist ? M. Loreau, Oikos, 104, 604-611.

2004Functional redundancy supportsbiodiversity and ecosystem function in aclosed and constant environment

D.L. Wohl et al., Ecology , 85, 1534-1540

2007 Rare species, habitat diversity and

functional redundancy in marine benthos

K.E. Ellingsen et al., J. Sea Res., 58, 291-

3012010 Moving species redundancy toward a

more predictive framework B.D. Griffen et al., Eco-DAS VIII , chapter 3,30-46.

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velles perspectives pour l’écologie des communautés et pour l’impor-tance de la conservation des espèces.

Un peu plus tard, Alexei M. Ghilarov51 soutient au contraire quela redondance entre espèces n’est pas possible, puisque chaque espècetient une place unique dans les systèmes dont elle fait partie. Maispeut-on évacuer ainsi la question ? Dix ans plus tard, en s’appuyantsur de nombreux travaux empiriques, Blaine D. Griffen52 et ses coau-teurs montrent qu’au contraire la redondance des espèces n’est pas unevue de l’esprit, et afrment qu’en donnant à ce concept une dimensionprédictive, on pourrait lier plus solidement les pratiques de conserva-tion aux concepts de l’écologie.

L’atelier international de Harvard Forest avait élaboré un ensembled’hypothèses à tester pour clarier les relations entre la redondancefonctionnelle, la diversité spécique et la stabilité des communautéset des écosystèmes53 : des thèmes qui, hormis la redondance fonction-nelle, avaient pourtant motivé de nombreuses recherches avant 1989restaient donc d’une importance majeure, l’accent étant toutefois misavec force sur la dimension fonctionnelle.

En 2005, un groupe international de chercheurs, coordonné par

David U. Hooper, a publié un article présentant ce qui faisait alorsconsensus quant aux effets de la biodiversité sur le fonctionnement desécosystèmes54. Cette synthèse donne une idée des recherches qui sesont développées après 1988. En matière de terminologie, les auteursse sont voulus clairs :

Dans cet article, nous sommes explicites quant à notre usage de laterminologie, en faisant référence, par exemple, à la « richesse spéci-fique » quand nous discutons du nombre des espèces, à la « diversité »quand nous discutons des caractéristiques plus générales, incluant lesdifférences concernant les abondances relatives et la composition enespèces, et à la « biodiversité » uniquement quand la signification laplus large du terme est requise. Dans cet article, nous considérons

[51] A.M. Ghilarov, « Ecosystem functionning and intrinsic value of biodiversity », Oikos, 90,2000, 408-412 @.

[52] B.D. Griffen et al., « Moving species redundancy toward a more predictive framework »,Eco-DAS VIII , chapter 3, 2010, 30-46 @.

[53] R. Barbault et al., « Conceptual framework and research issues for species diversity atthe community level », in Solbrig (ed.) op. cit., 1991.

[54] D.U. Hooper et al., « Effects of biodiversity on ecosystem functioning : a consensus ofcurrent knowledge », Ecol. Monogr., 75, 2005, 3-35 @.

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La diversité du vivant avant (et après) la biodiversité : repères historiques et épistémologiques57

pour l’essentiel les changements de richesse et de composition auniveau des espèces et des types fonctionnels, non parce qu’ils sont

toujours les plus importants, mais parce que c’est là que la plupart desrecherches se sont concentrées.

Peu d’intérêt est donc accordé par ces chercheurs à la quanticationde la biodiversité au sens où cela s’envisageait avant 1989 avec l’éla-boration d’indices mathématiques. Pourtant, la question de la mesurede la biodiversité avait été de nouveau abordée, entre 1988 et 2005,par quelques publications et ouvrages, dont le tableau 4 donne desexemples.

Le consensus décrit par Hooper et ses collègues s’est fait en parti-

culier sur deux certitudes : premièrement, « certaines propriétés desécosystèmes ne sont pas sensibles à la perte d’espèces parce que (a) lesécosystèmes peuvent avoir de multiples espèces qui tiennent des rôlesfonctionnels similaires, (b) certaines espèces peuvent ne contribuerque relativement peu aux propriétés des écosystèmes, ou (c) les pro-priétés peuvent être contrôlées avant tout par des conditions de l’envi-ronnement abiotique » ; deuxièmement, « il faut d’autant plus d’espècespour assurer une fourniture stable de biens et services écosystémiquesque la variabilité spatiale et temporelle augmente, ce qui évidemment

Tableau 4Quelques articles postérieurs à 1988 traitant de la quantification de la biodiversité.

 Années Titres Auteurs

1994 Biodiversity : measurement and estimationD.L. Hawksworth (ed.), Phil.Trans. Roy. Soc., London B, 345,1-136.

1996* Biodiversity : a biology of numbers and differences K.J. Gaston (ed.), Oxford, UK,Blackwell.

2000 Getting the measure of biodiversity A. Purvis & A. Hector, Nature ,405, 212-219.

2002Bridging the gap between ecological indices andmeasures of biodiversity with Shannon’s entropy :comments to Izsák and Papp.

C. Ricotta, Ecological Modelling,152, 1-3.

2004 Measuring Biological Diversity  A.E. Magurran, Malden, MA,Blackwell Publishing.

2004 A recipe for unconventional evenness measures C. Ricotta, Acta Biotheor., 52,95-104.

2006 An assessment of the dependence of evennessindices on species richness

F. Gosselin, J. Theor. Biol., 242,591-597.

2006 Entropy and diversity L. Jost, Oikos, 113, 363-375.

* Ouvrage cité par Hooper et al., op. cit., 2005.

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La biodiversité en question

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se produit lorsque l’on considère de plus longues périodes de temps etde plus vastes étendues ».

Deux points me paraissent importants. La redondance fonction-nelle est de fait reconnue comme une propriété permettant de pallierla perte de certaines espèces. En revanche, le groupe de chercheurssemble admettre que certaines espèces peuvent en quelque sorte neservir à rien, ce que nuance toutefois l’idée que plus le contexte varie,plus il faut d’espèces différentes pour que les écosystèmes produisentles biens et services que l’on attend d’eux. D’ailleurs, le groupe consi-dère aussi comme certain le fait que des espèces rares peuvent for-tement inuencer le cheminement des ux d’énergie et de matière au

sein d’un écosystème. Ainsi, l’ancienne intuition qu’une plus granderichesse en espèces rend plus probable la persistance du fonction-nement des écosystèmes se serait transformée en certitude, en toutcas aux yeux de ces chercheurs.

Le consensus s’est également établi autour de propositions nonétablies dénitivement, mais considérées comme hautement vraisem-blables. L’une souligne que certains assemblages d’espèces utilisantles ressources de l’environnement de façon complémentaire peuventaccroître le taux moyen de productivité d’un écosystème et sa capacitéde rétention des nutriments. La seconde, curieusement, affaiblit lescertitudes évoquées plus haut, puisque les auteurs se disent seulement« conants » dans l’idée que « l’existence d’une gamme d’espèces quirépondent différemment à différentes perturbations environnemen-tales peut permettre la stabilisation des processus écosystémiquesen réponse à des perturbations et des variations des conditions abio-tiques ». De cette conviction, les auteurs tirent l’idée que le dévelop-pement de pratiques maintenant une diversité d’organismes ayantdes propriétés fonctionnelles différentes préserverait une diversitéd’options de gestion pour l’avenir.

Bien entendu, le consensus a aussi porté sur le repérage de domainesencore très incertains pour lesquels des efforts de recherche devraientêtre accomplis. Les auteurs soulignent en particulier l’importancequ’aura la résolution des relations entre la diversité taxonomique, ladiversité fonctionnelle et la structure des communautés pour l’iden-tication des mécanismes par lesquels la biodiversité a des effets surle fonctionnement des écosystèmes. Il faut croire que cette question

des relations entre diversité, complexité, stabilité et résilience restaittotalement ouverte, bien qu’elle ait été abordée de façon récurrente

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La diversité du vivant avant (et après) la biodiversité : repères historiques et épistémologiques59

après 1988, comme le montre le tableau 555. Parallèlement, les travauxabordant directement la question de l’effet d’une plus ou moins grandebiodiversité (au sens de « richesse spécique ») sur le fonctionnementdes écosystèmes, en particulier sur leur productivité, se sont déve-loppés, avec des études concrètes sur le terrain (tableau 6, ci-contre).

[55] Cette question a fait l’objet d’une analyse dans un ouvrage de philosophie des sciences :

 J. Justus, « Complexi ty, Diversity, and Stability », in S. Sarkar & A. Plutinsky (eds.), ACompanion to the Philosophy of Biology , Malden, Blackwell, 2008, 321-350.

Tableau 5Exemples de publications postérieures à 1988 traitant

des relations entre diversité, complexité, stabilité et résilience. Années Titres Auteurs et références

1989 The stability of ecosystems T. Hogg et al., Proc. R. Soc. Lond.Ser. B. Biol. Sci ., 237, 43-51.

1991*Stability increases with diversity in plantcommunities : empirical evidence from the1988 Yellowstone drought.

D.A. Frank. & S.J. McNaughton,Oikos, 62, 360-362.

1994Pivotal assumptions determining the relationshipbetween stability and complexity : an analyticalsynthesis of the stability-complexity debate

D. Haydon, Am. Natur., 144, 14-29

1994* Biodiversity and stability in grasslands D. Tilman & J.A. Downing, Nature ,367, 363-365.

1994* Does diversity beget stability ? T.J. Givnish, Nature , 371, 113-114.

1996* Biodiversity : population versus ecosystemstability D. Tilman, Ecology , 77, 350-363.

1998* The statistical inevitability of stability-diversityrelationships in community ecology

D.F. Doak  et al., Am. Natur., 151,264-276.

1998* Diversity-stability relationships : statisticalinevitability or ecological consequence ?

D. Tilman et al., Am. Natur., 151,277-282.

1998* Ecological resilience, biodiversity, and scale G. Peterson et al., Ecosystems, 1,

6-18.1999* Ecological diversity and resilience of

Mediterranean vegetation to disturbanceS. Lavorel, Diversity and Distributions,5, 1-2.

2000 The diversity-stability debate K.S. McCann, Nature , 405, 228-233.

2000* Trophic-dynamic considerations in relatingspecies diversity to ecosystem resilience

K.H. Johnson, Biological Reviews,75, 347-376.

2002Examining the effects of species richnesson community stability : an assembly modelapproach

C.C. Wilmers et al., Oikos, 92,363-367.

* Ouvrage cité par Hooper et al., op. cit., 2005.

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Pour autant, les polémiques n’ont pas manqué, notamment à proposdes protocoles expérimentaux. Curieusement, Hooper et ses collè-

gues ne font référence ni aux publications de di Castri et Younès, ni àcelles de Solbrig, qui avaient pourtant jeté les bases intellectuelles desrecherches sur la signication fonctionnelle de la biodiversité. L’atelierde Harvard Forest, par exemple, avait explicitement posé la question :« Quels sont les impacts sur le fonctionnement d’un écosystème d’addi-tions ou de suppressions d’espèces ou de composants du système ? »

5] La biodiversité, terme « valise » ou nouveau paradigme ?Qu’est-ce que la biodiversité, ou diversité biologique ? Les déni-

tions ne manquent pas. En voici quatre. La première est proposée parle programme international DIVERSITAS :

La diversité biologique, ou, pour faire court, la biodiversité, est lavariété de la vie sur Terre. Elle est partout : elle englobe la variété, àl’échelle du monde, des gènes, des espèces, des écosystèmes et despaysages – du sommet des montagnes à la profondeur des océans56.

La seconde est due à Edward O. Wilson, lors de la Conférenceinternationale de Paris « Biodiversité, science et gouvernance », en

 janvier 2005 :La diversité biologique – ou biodiversité – est la totalité de toutes lesvariations de tous les organismes. Elle comprend trois niveaux d’orga-nisation biologique. Si on part du sommet pour arriver au bas del’échelle, ces niveaux sont tout d’abord les écosystèmes, comme lesforêts, les lacs, les bas-fonds marins, puis les espèces par exemple lespins de Norvège ou l’ours brun des Pyrénées. Enfin, à la base même,la variété des gènes qui déterminent les traits de ces espèces57.

 Au terme de la Conférence de Paris, les scientiques, sous la prési-

dence de Michel Loreau, donnèrent une dénition bien plus détaillée :La Terre abrite une extraordinaire diversité biologique, qui inclut nonseulement les millions d’espèces qui habitent notre planète, mais aussila diversité de leurs gènes, physiologies et comportements, la multitudedes interactions écologiques entre elles et avec leur environnement

[56] Document non daté de présentation du programme DIVERSITAS, Paris, IUBS, UNESCO,SCOPE.

[57] Edward O. Wilson, « Discours d’ouverture », in R. Barbault & J.-P. Le Duc (dir.), Actes dela Conférence internationale Biodiversité, science et gouvernance, Paris, 24-28 janvier2005 , Paris, Muséum national d’histoire naturelle, 2005, 30-32.

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La diversité du vivant avant (et après) la biodiversité : repères historiques et épistémologiques61

Tableau 6Travaux sur la biodiversité et le fonctionnement des écosystèmes, postérieurs à 1988,

cités par Hooper et al., op. cit., 2005.

 Années Titres Auteurs et références

1993 Biodiversity and ecosystem function E.D. Schulze & H.A. Mooney, (eds.),Berlin, Springer-Verlag.

1994 Declining biodiversity can alter the performanceof ecosystems

S. Naeem et al., Nature , 368, 734-737.

1996 Productivity and sustainability influenced bybiodiversity in grassland ecosystems

D. Tilman et al., Nature , 379, 718-720.

1997 Hidden treatments in ecological experiments: re-evaluating the ecosystem function of biodiversity M.A. Huston, Oecologia, 110, 449-460.

1997 Biodiversity regulates ecosystem predictability  J. McGrady-Steed et al., Nature ,390, 162-165.

1997 Biodiversity enhances ecosystem reliability S. Naeem & S. Li, Nature , 390,507-509.

1997 The effect of plant composition and diversity onecosystem processes

D.U. Hooper & P.M. Vitousek,Science , 277, 1302-1305.

1997 The influence of functional diversity andcomposition on ecosystem processes

D. Tilman et al., Science , 277,1300-1302.

1998 The effect of diversity on productivity: detectingthe role of species complementarity A. Hector, Oikos, 82, 597-599.

1999 Plant diversity and productivity experiments inEuropean grasslands A. Hector et al., Science , 286,1123-1127.

1999 Determinants of biodiversity regulatecompositional stability of communities

M. Sankaran & S.J. McNaughton,Nature , 401, 691-693.

1999 The ecological consequences of biodiversity: Asearch for general principles D. Tilman, Ecology , 80, 1455-1474.

2000 No consistent effect of plant diversity onproductivity

M.A. Huston et al., Science , 289,1255.

2000 No consistent effect of plant diversity onproductivity? Response

A. Hector et al., Science , 289,1255.

2000 Biodiversity, stability, and productivity incompetitive communities

C.L. Lehman & D. Tilman, Am. Natur.,156, 534-552.

2000 Biodiversity and ecosystem functionning: recenttheoretical adavances M. Loreau, Oikos, 91, 3-17.

2001 Vive la différence: plant functional diversitymatters to ecosystem processes

S. Diaz & M. Cabido, Trends inEcology and Evolution, 16, 464-655.

2001 The influence of species diversity on ecosystemproductivity: how, where and why ?  J.D. Fridley, Oikos, 93, 514-526.

2002 The functional consequences of biodiversity:empirical progress and theoretical extensions

A.P. Kinzig et al. (eds.), Princeton,Princeton University Press.

2002 Biodiversity and ecosystem functioning:synthesis and perspectives

M. Loreau et al. (eds.), Oxford, UK,Oxford University Press.

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physique, et la variété des écosystèmes complexes qu’elles constituent.Cette biodiversité, qui est le produit de plus de trois milliards d’années

d’évolution, constitue un patrimoine naturel et une ressource dont l’hu-manité dépend de multiples façons58.

La quatrième que j’ai choisie, dans un dictionnaire de la protectionde la nature récent (2009), est proche de la précédente :

La biodiversité, ou diversité biologique, est la variété et la variabilitéde tous les organismes vivants, y compris les écosystèmes terrestresmarins et aquatiques, ainsi que les complexes écologiques dont ilsfont partie. Cela inclut la variabilité génétique intraspécifique et intra-populationnelle, la variabilité des espèces et de leurs formes de vie,

la diversité des complexes d’espèces associées et de leurs interac-tions, et celle des processus écologiques et des écosystèmes (ditediversité écosystémique)59.

En résumé, la biodiversité, c’est la vie. Pas précisément pourChristian Lévêque, chercheur à l’Institut de recherches pour le déve-loppement (IRD), qui écrit en 2010 :

« Biodiversité » est un terme valise. Chacun y projette ses représentationsde la nature en fonction de son milieu culturel et de son expériencevécue, mais aussi par rapport à ses attentes et à ses intérêts immédiats.

Quoi de surprenant alors que la « biodiversité » soit devenue si popu-laire, chacun trouvant son compte dans cette auberge espagnole !60

Il y a en quelque sorte une diversité culturelle de la biodiversité,qui se déclinerait en catégories hiérarchisées, de la communautéinternationale jusqu’à la variabilité des représentations individuelles.En quinze ans, la « coquille vide où chacun met ce qu’il veut » deJacques Blondel se serait transformée en valise que chacun remplità sa guise61. Pourtant, les efforts n’ont pas manqué pour cerner le

[58] Déclaration de Paris sur la biodiversité, 28 janvier 2005, in Barbault & Le Duc, op.cit., 2005, 304-306.

[59] F. Bioret, R. Estève & A. Sturbois, Dictionnaire de la protection de la nature , Rennes,Presses Universitaires de Rennes, 2009.

[60] C. Lévêque, « Sous le nom de “biodiversité” », Sciences au Sud. Le journal de l’IRD , n° 54,avril-mai 2010, 16. Voir aussi le chapitre de Christian Lévêque dans le présent ouvrage.

[61] Dans un ouvrage collectif intitulé BiodiversitéS , publié en 2010, de jeunes chercheursprésentent avec enthousiasme leurs recherches, qui témoignent de la diversité de leursregards, de leurs questionnements, au sujet de « l’incroyable diversité de la vie sur Terre ».Ils montrent l’intérêt de convoquer de multiples disciplines, de l’écologie à la philosophie,pour cerner les liens entre les sociétés humaines et le monde vivant. Si, grâce à un mot-valise, ces chercheurs font un voyage enrichissant pour eux-mêmes et pour la société qu’ils

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La diversité du vivant avant (et après) la biodiversité : repères historiques et épistémologiques63

contenu du mot, comme en témoignent les quelques publications grou-pées dans le tableau 7 à titre d’exemples.

En cinquante ans, de la publication de MacArthur (1955) à laDéclaration de Paris (2005), la diversité est passée d’une caractéris-tique des communautés biologiques (les assemblages d’espèces formantla partie vivante – ou « biocénose » – des écosystèmes) à une hypostasede la nature62, devenant par là même aussi indénissable que l’est lanature. La conception « prébiodiversité » de la diversité était limitée àla richesse en espèces à l’échelle des biocénoses, combinée avec leursabondances relatives. Il s’agissait donc d’une caractéristique complexeque l’on a cherché à quantier de façon précise, en référence à des théo-

ries, en particulier la théorie de l’information : une démarche intrinsè-quement scientique. Parce que les approches étaient diverses, StuartHurlbert pouvait jouer au provocateur en prétendant que la diversitéétait un non-concept, tout en en proposant sa propre vision. Mais ilfaut reconnaître que les écologues tentaient de représenter mathéma-tiquement une caractéristique des biocénoses pouvant donner lieu à

veulent servir, ce mot critiqué se montrera utile ! A.C. Prévot-Julliard et al. (dir.), BiodiversitéS.Nouveaux regards sur le vivant , Paris, CNRS et le cherche midi, 2010.

[62] Voir Blandin, op. cit., 2009, et Blandin, op. cit., 2010.

Tableau 7À la recherche d’une définition de la biodiversité : plus d’une décennie d’interrogations.

 Années Titres Auteurs et références

1996 What does “biodiversity” mean – scientificproblem or convenient myth ?

A.M. Ghilarov, Trends Ecol. Evol., 11,304-306.

1996 Defining biodiversity D.C. DeLong Jr., Wildlife Society Bulletin,24, 738-749.

1996 The Idea of Biodiversity : Philosophies ofParadise 

D. Takacs, Baltimore, The Johns HopkinsUniversity Press.

2002 Defining “Biodiversity” ; AssessingBiodiversity S. Sarkar, The Monist , 85, 131-155.

2005 Species diversity or biodiversity ? A.J. Hamilton, Journal of EnvironmentalManagement , 75, 89-92.

2007 From ecological diversity to biodiversity

S. Sarkar, in D. Hull & M. Ruse (eds.),Cambridge Companion to the Philosophyof Biology , Cambridge, MA, CambridgeUniversity Press.

2008 What is Biodiversity ?   J. Maclaurin & K. Sterelny, Chicago, TheUniversity of Chicago Press.

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des mesures concrètes, sur le terrain. L’invention de la biodiversité,de ce point de vue, n’a apporté aucune avancée, au contraire. Il y a de

fait un abîme entre cette biodiversité « exhaustivement dénie » et desrecherches où l’on se limite prudemment à considérer la richesse spé-cique comme une caractéristique accessible dont on espère mesurerl’effet des variations sur certains traits du fonctionnement des écosys-tèmes, selon le consensus décrit en 2005 par Hooper et ses collègues.

 Avant 1989, la diversité spécique était, non pas assimilée, maisétroitement liée à la notion de complexité. Celle-ci cherche à rendrecompte de l’organisation des réseaux trophiques : un réseau impliquantde nombreuses espèces est plus complexe qu’un réseau moins riche,

mais, à nombre égal d’espèces, un réseau est d’autant plus complexeque chaque espèce interagit avec davantage d’autres espèces. Dansce contexte, les ux d’énergie transitant par chaque espèce ont puêtre considérés comme plus importants, pour la caractérisation descommunautés, que les effectifs des espèces. En fait, si l’on considèreles approches initiales d’Odum et de MacArthur, c’est la diversitédes voies de circulation de l’énergie qui était la caractéristique fonda-mentale, la diversité spécique n’en étant qu’un descripteur. En cela,l’approche fonctionnelle qui ne sera véritablement engagée qu’à partirdes années 1990 était annoncée.

L’idée qu’une plus grande diversité de voies de circulation garantissemieux la permanence du fonctionnement d’une communauté qu’unediversité moins grande, en cas de perturbation, a constitué l’horizonthéorique de la plupart des recherches prébiodiversité. Contestée,défendue, l’hypothèse diversité/complexité-stabilité, expression sophis-tiquée de l’idée populaire qu’il vaut mieux ne pas mettre tous ses œufsdans un seul panier, est toujours présente, de manière plus ou moinsexplicite, dans les travaux postbiodiversité. Avant 1989, des effortsavaient été faits, les premiers par MacArthur et Leigh Jr., pour donnerune dénition précise, voire formalisable mathématiquement, de lastabilité. Pourtant, la confusion n’a cessé de régner. En 1997 parurentdeux articles aux titres sans concession : « Methods and metaphors incommunity ecology : the problem of dening stability » et « Babel, orthe ecological stability discussions : an inventory and analysis of ter-minology and a guide for avoiding confusion »63. Les auteurs du second

[63] G.M. Mikkelson, Perspectives on Science , 5, 1997, 481-498 @, et V. Grimm &C. Wissel, Oecologia, 109, 1997, 323-334 @.

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La diversité du vivant avant (et après) la biodiversité : repères historiques et épistémologiques65

article avaient relevé 163 dénitions pour 70 concepts différents dela stabilité. Peu après, en 2000, dans Nature64, Kevin S. McCann

soulignait aussi la diversité conceptuelle que recouvre le terme « sta-bilité », sans toutefois se préoccuper de la diversité sémantique duterme « diversité », qu’il utilisait implicitement au sens de richesse enespèces. Quoi qu’il en soit, il concluait son article en constatant que« considérées ensemble, les récentes avancées indiquent que l’on peuts’attendre, en moyenne, à ce que la diversité soit source de stabilitépour l’écosystème », et il soulignait que ceci était cohérent avec lesidées des grandes gures que furent Odum, Elton et MacArthur. Sil’on admet que la conclusion de McCann est fondée, une étape impor-tante a été franchie depuis l’analyse critique de Goodman en 1975 :les idées des pionniers étaient justes !

La redondance fonctionnelle, nécessairement liée à l’idée quela diversité conditionne la stabilité, n’est devenue un sujet « actif »qu’après 1988, sans que l’on puisse considérer que c’est l’arrivée de labiodiversité qui en soit la cause directe. Néanmoins, la dynamiqueprovoquée par ce terme dans certains milieux scientiques, en met-tant l’accent sur les relations possibles entre la diversité des espèces

d’un écosystème et les caractéristiques fonctionnelles de celui-ci, aeffectivement permis que la question de la redondance vienne sur ledevant de la scène. Pour autant, la production de données empiriquesmettant en évidence l’existence d’espèces fonctionnellement redon-dantes paraît encore très limitée. Il semble que l’on en reste surtout àdes formulations hypothétiques. C’était le cas, en 2000, dans l’articleprécité de McCann, où l’auteur présentait comme une explication pos-sible de certaines données expérimentales l’idée qu’« une grande diver-sité augmente les chances qu’un écosystème possède une redondance

fonctionnelle liée à l’existence d’espèces capables de remplacer desespèces importantes d’un point de vue fonctionnel ». J’ai évoqué plushaut l’article de Blaine D. Griffen, paru en 2010, plaidant pour quel’on arrive à donner au concept de redondance une capacité prédictive.Le concept n’a donc guère progressé depuis qu’avec Robert Barbault etCharles Lecordier, j’écrivais, en 1977 que le maintien d’un écosystèmefonctionnel était possible en dépit de la disparition d’espèces impor-tantes, s’il existait des espèces de rechange. La notion de redondance,

[64] K.S. McCann, « The diversity-stability debate », Nature , 405, 2000, 228-233 @.

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La biodiversité en question

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il est vrai, a été controversée, au prétexte que chaque espèce occupeune « niche » unique, idée fondée sur le principe que deux espèces ne

peuvent pas occuper une même niche au sein d’un écosystème, doncremplir les mêmes fonctions65. Pourtant, du point de vue d’un préda-teur, deux espèces de proie sont « fonctionnellement redondantes » !La question devrait être reprise au minimum en termes de degréde substituabilité entre deux ou plusieurs espèces par rapport à unefonction précise. Mais on est là au cœur d’une problématique essen-tielle : comment dénir, reconnaître ce qui fait l’identité irréductiblede chaque espèce, et en même temps essayer de classer les espècesen « types fonctionnels » ? Le problème n’est pas que scientique. Il ades implications éthiques, car il met en jeu la question de la valeurintrinsèque de chaque espèce et celle de la « valeur de substitution »d’une espèce, en entendant par là qu’une espèce aurait d’autant plusde valeur qu’elle serait davantage capable de se substituer à d’autres.

L’irruption du terme « biodiversité » s’est accompagnée, et c’est làl’avancée principale en matière de recherche écologique, du déve-loppement de la problématique « biodiversité-fonctionnalité », qui alargement relayé la problématique « diversité-stabilité ». Cette nou-

velle orientation, bien qu’elle réduise la biodiversité pour l’essentiel àla richesse spécique, donne une valeur heuristique non seulementau concept de redondance, mais aussi à celui de complémentaritéfonctionnelle. Ce concept n’est cependant pas moins délicat à cernerque celui de redondance, ce qui se traduit par des difcultés dans laréalisation et l’interprétation d’expérimentations visant par exempleà comparer la productivité d’assemblages d’espèces en fonction dunombre de celles-ci.

De façon générale, les concepts mobilisés pour appréhender les rôles

possibles de la diversité, en tant que caractéristique des systèmesbiologiques, ont été et sont encore insufsamment précis, parce queces systèmes sont multiples, emboîtés en hiérarchies dont il n’est pas

[65] A.M. Ghilarov, en 2000, dans l’article intitulé « Ecosystem functionning and intrinsic valueof biodiversity », op. cit., écrit : « Assurément, nous pouvons considérer que le fonctionne-ment de l’écosystème consiste en la synthèse de tous les composés que les plantes, lesanimaux et les bactéries contiennent dans leurs corps ou émettent dans l’environnement.En accord avec cette définition, toutes les sortes d’organismes sont nécessaires afin deremplir leurs fonctions particulières et, par conséquent, il n’y a place pour la redondancedans aucun écosystème. »

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Patrick Blandin

La diversité du vivant avant (et après) la biodiversité : repères historiques et épistémologiques67

simple de savoir si elles leur sont propres, ou si elles résultent dela diversité de nos échelles d’observation, et parce que ces systèmes

s’inscrivent dans des histoires évolutives qui obligent à distinguer,tout en les articulant, le temps court et le temps long. Francescodi Castri et Talal Younès, dans leur texte introductif aux actes duforum international Biodiversity, Science and Development (Paris,1994)66, ont insisté sur la nécessité de saisir la multiplicité des échellesd’espace et de temps, conjointement avec l’organisation hiérarchiquedu vivant : c’est là, à l’évidence, dans les termes d’aujourd’hui, le déépistémologique majeur que posait Buffon, à sa manière, en disantque pour comprendre la multitude des productions de la nature, il

fallait à la fois pouvoir les embrasser d’un coup d’œil et s’attacher àl’analyse laborieuse de chacune d’entre elles.

La prise en compte du temps oblige à s’inscrire résolument dansune perspective évolutionniste : le monde vivant est dans un étatde diversité hérité de la longue histoire de la diversication – cettediversité en est la mémoire, érodée – et il s’engage à chaque instantdans une histoire nouvelle. La vie ne perdurera que si les systèmesvivants, à toutes les échelles d’organisation, se révèlent adaptables àdes contextes inexorablement changeants. La biodiversité, non pasen tant qu’hypostase de la nature, mais en tant que propriété dessystèmes vivants, doit donc s’appréhender comme mémoire de l’évo-lution et comme condition de l’adaptabilité durable de la biosphère67.Mais la notion même d’adaptabilité, déjà présente dans l’article deHutchinson, ne va pas de soi, et l’idée d’inspiration darwinienne selonlaquelle un système à grande diversité aurait une capacité d’adapta-tion plus grande qu’un système moins diversié relève du même typed’intuition que l’hypothèse diversité-stabilité. Elle sera même plusdifcile à mettre à l’épreuve, puisqu’il faut se situer dans le tempslong. Pourtant, ne serait-il pas déraisonnable de ne pas tenter decomprendre les propriétés structurales et fonctionnelles des systèmesvivants susceptibles d’assurer durablement leur capacité d’adaptation ?

McCann, au terme de son analyse du débat diversité-stabilité (il nese plaçait pas dans la perspective biodiversité-adaptabilité), en tirait

[66] di Castri & T. Younès, op. cit., 1996.[67] Voir P. Blandin, « Ecology and Biodiversity at the beginning of the twenty-first century :

towards a new paradigm ? » @, in A. Schwarz & K. Jax (eds.), Ecology revisited. Reflectingon concepts, advancing science , Dordrecht, Springer, 2011, 205-214.

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La biodiversité en question

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une conclusion en matière de conservation : « Si nous voulons préserverun écosystème et les espèces qui le composent, alors il vaut mieux faire

comme si chaque espèce était sacrée. » Hutchinson, au terme de saréexion sur la richesse en espèces de notre planète, évoquait ce tempsoù « l’homme a commencé à réduire la diversité par une tendance,augmentant rapidement, à provoquer l’extinction d’espèces supposéesindésirables, souvent sans discernement ». Finalement, concluait-il, « ilnous faut espérer un retournement limité de ce processus, à partir dumoment où l’homme deviendra conscient de la valeur de la diversitépas moins au sens économique qu’esthétique et scientique ».

En un peu plus de cinq décennies d’actives recherches, notre

compréhension de la signication profonde de la diversité du mondevivant n’a que bien peu progressé. Pourtant, la force de génie évoquéepar Buffon ne manque sans doute pas à la communauté scientique.Peut-être, comme le suggérait Jean-Paul Deléage, nos moyens concep-tuels ne sont-ils pourtant pas à la hauteur de l’immense complexitéde la nature. Quoi qu’il en soit, la science ne nous a pas encore fourniles raisons « rationnelles » de préserver la biodiversité, et certainsattendent beaucoup de l’Intergovernemental Platform on Biodiversityand Ecosystem Services (IPBES)68.

En un peu plus de cinq décennies, la biodiversité n’a cessé de s’af -faiblir. Il n’est donc pas moins urgent d’agir pour que la dimensionéthique de l’avenir de la biodiversité soit comprise par toujours davan-tage d’humains, qui pourront ainsi décider de façon plus responsable,que d’expérimenter dans des écotrons, ou de modéliser sur ordinateur,l’effet d’un plus ou moins grand nombre d’espèces sur tel ou tel aspectdu fonctionnement des écosystèmes.

[68] La décision de créer l’IPBES a été prise en 2010. Cette « plateforme » est conçue commeune interface entre la communauté scientifique et les décideurs afin de créer les capacitésnécessaires à l’utilisation des connaissances scientifiques dans l’élaboration des politiquesrelatives à la biodiversité et aux écosystèmes (conçus essentiellement comme des fournis-seurs de biens et de services).

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La polycrise de la biodiversité :les métamorphoses de la natureet de sa protection

Vincent DEVICTOR

La progression d’une discipline scientique, qu’on la considèrecomme continue ou comme faisant l’objet de révolutions suc-cessives, n’est en tout cas pas linéaire. Les sciences semblent

connaître des périodes de développements, de crises, de stabilités etd’accélérations, tant dans leurs méthodes que dans leurs théories.Les transformations de l’écologie pourraient s’étudier en ce sens à lalumière de ce que l’épistémologie classique propose, notamment enconfrontant la notion de « paradigme » ou de « collectif de pensées »proposés par Thomas Kuhn1 ou Ludwig Fleck2. La transformationdes disciplines scientiques peut aussi s’étudier avec différentes tem-poralités. Une temporalité longue, souvent privilégiée, s’efforce géné-ralement de caractériser les grandes liations ou les ruptures entreles courants de pensée, l’inuence à long terme de certains conceptsou de certaines découvertes techniques. Une temporalité plus courtepermet de saisir un moment singulier d’une discipline et d’examinerles justications apportées à une trajectoire qu’elle adopte. Si plusieurshistoires de l’écologie scientique sont aujourd’hui disponibles3, l’ana-lyse de ses transformations récentes est moins courante.

L’écologie scientique dont il est courant de faire remonter l’origineà la n du XIXe siècle est souvent qualiée de science « jeune ». Sil’écologie s’est développée sur la base d’une tradition naturaliste des-criptive, ses débuts sont rapidement rythmés par le développement de

[1] T. S. Kuhn, La Structure des révolutions scientifiques [1962], Flammarion, 1983.[2] L. Fleck, Genèse et développement d’un fait scientifique [1935], Les Belles Lettres, 2005.[3] J.-P. Deléage, Une histoire de l’écologie , Seuil, 2000 ou J.-M. Drouin, L’Écologie et son

histoire. Réinventer la nature , Flammarion, 1999.

[Chapitre 2]

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La biodiversité en question

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concepts et de méthodes ayant pour but d’expliquer la répartition et ladynamique des systèmes vivants. La théorie des successions végétales,

établie entre autres par Frederic E. Clements (1874-1945), cherchait àexpliquer la dynamique des communautés de plantes comme décrivantla trajectoire d’un retour de la communauté vers le climax, un étatstable déterminé4. Les scientiques se sont peu à peu préoccupés plusspéciquement des impacts des activités humaines sur la nature. À cetégard, dans les années 19805, la notion de « crise de la biodiversité » abrusquement précipité une part de l’écologie scientique vers l’étuded’un nouvel enjeu. Il s’agissait pour certains écologues de comprendreplus spéciquement les causes et les conséquences de l’érosion de la

diversité du vivant affectée par les activités humaines. Ce nouvelenjeu encouragea une accélération de la discipline, la multiplicationdes études sur le vivant, la prise au sérieux de l’écologie en tant quescience et l’afrmation de la « biologie de la conservation » commenouvelle discipline scientique. La biologie de la conservation issue dela rencontre de l’écologie scientique et de préoccupations éthiques seconsacre spéciquement, depuis sa naissance dans la sphère acadé-mique à la n des années 1980, à l’étude scientique de cette « crise »du vivant et de nos possibilités d’action6.

Cette phase d’accélération n’est pas terminée. De nombreusesétudes en écologie scientique, appliquées ou théoriques, se justientpar la nécessité d’étudier la crise de la biodiversité et d’élaborer desmoyens de l’enrayer sur des bases scientiques.

Pourtant, des bouleversements récents semblent modier cet élanhistorique. Les transformations du sens des mots « nature » et « protec-tion » et la diffusion des termes « biodiversité » et « gestion » sont déjàdes marques conséquentes d’un changement de trajectoire7. Mais desremises en causes profondes sur ce qu’est la biodiversité, sur la façonde l’étudier et sur les raisons de la protéger semblent aussi caractéri-ser un moment de « crise » de l’écologie scientique. Ainsi, au-delà dela « crise de la biodiversité », que l’écologie scientique s’efforce d’étu-dier, on peut se demander si son étude et sa protection ne sont pas,

[4] F.E. Clements, « Nature and structure of the climax », The Journal of Ecology , 24, 1936,252-284 @.

[5] E.O. Wilson, Biodiversity , National Academies Press, 1988.[6] M.E. Soulé, « What is conservation biology ? », BioScience , 35, 1985, 727-734 @.[7] P. Blandin, De la protection de la nature au pilotage de la biodiversité , Quae, 2009.

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Vincent Devictor

La polycrise de la biodiversité : les métamorphoses de la nature et de sa protection71

elles-mêmes, « en crise ». Krisis veut dire en grec décision, jugement.C’est à l’origine un terme médical qui désigne la phase décisive d’une

maladie. C’est donc un moment clef qui n’a pas, en soi, de connotationpéjorative et dont l’issue possible est la guérison. C’est l’existence d’untel « moment épistémologique » que je chercherai ici à analyser, non pasde façon théorique et surplombante, mais au contraire en me basantsur ce qui se fait concrètement dans les laboratoires.

Je proposerai quatre niveaux d’analyse principaux qui seront lesparties de ce chapitre. Le premier niveau est celui de l’objet de la crisede la biodiversité, le second correspond aux moyens mis en œuvre pourson étude et sa conservation, et le troisième niveau est celui des ns,autrement dit des justications normatives et éthiques de l’étude etde la protection de la nature. J’ajouterai en conclusion l’examen de latransformation d’un quatrième niveau, souvent ignoré, qui est celuide la recherche scientique elle-même. On peut en effet se demandersi ce moment que semble traverser l’écologie scientique correspondplus largement à une évolution récente du modèle de la recherchescientique, quelle que soit la discipline considérée. Cette analyseme permettra de montrer que la crise de la biodiversité est en réalité

devenue une polycrise qui dépasse largement la sphère de l’écologieet de la science en général.

1] La métamorphose de l’objet « biodiversité »

Précisons d’emblée que la biodiversité n’est précisément pas un« objet scientique » comme un autre. Cette notion naît clairementd’une préoccupation, d’un enjeu, qui dépasse la science8. Le terme« biodiversité » reçoit néanmoins une dénition académique. C’estla diversité du vivant à toutes ses échelles (génétique, spécique,

écosystémique)9. Cette dénition qui évacue l’aspect problématiquede la notion a permis de « quantier » la biodiversité. Cette quanti-cation a nécessairement entraîné une nouvelle réduction. La plu-

[8] D. Takacs, The Idea of Biodiversity : Philosophies of Paradise , Johns Hopkins UniversityPress, 1996.

[9] L’article 2 de la Convention sur la diversité biologique de 1992 @ définit officiellementla biodiversité comme « la variabilité des organismes vivants de toute origine y compris,entre autres, les écosystèmes terrestres, marins et autres écosystèmes aquatiques et lescomplexes écologiques dont ils font partie ; cela comprend la diversité au sein des espèceset entre espèces ainsi que celle des écosystèmes ».

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part des études se sont en effet intéressées à une diversité intuitive,visible, celle du nombre d’espèces présentes en un endroit donné. Les

mesures de « diversité » empruntées aux théories de l’information sontvenues compléter cette approche, avec des débats techniques pousséset répétés sur le comportement de ces différents indices10. Ces indicesne tenant pas compte des différences entre espèces (morphologiques,écologiques, comportementales, génétique, etc.), ils peuvent en ce sensêtre qualiés de qualitativement « neutres » : ces indices se contententen effet de reéter le nombre des individus et des espèces d’un assem-blage de différentes manières.

Cette manière de concevoir la biodiversité et sa quantication asubi une métamorphose récente. D’autres facettes de la diversité sonten effet venues s’ajouter à ces premières méthodes de quantication enpeu de temps. La diversité « phylogénétique » est aujourd’hui devenueune composante importante de la biodiversité. Cette nouvelle dimen-sion tient compte de l’histoire évolutive des espèces et du processusde diversication. Cette facette n’est pas un niveau hiérarchiquesupplémentaire (comme celui des gènes, des habitats) mais ajoute àla biodiversité une information d’un autre ordre. Deux assemblages

d’espèces de même diversité spécique peuvent regrouper des espècestrès différentes sur le plan évolutif et ainsi représenter des diversi-tés phylogénétiques très différentes. La diversité est rendue « histo-rique » par cette nouvelle approche qui se répercute dans les différentschamps de l’écologie scientique11.

Une autre facette est récemment venue compléter cette manièrede se représenter la biodiversité. Les espèces ne sont plus considéréescomme équivalentes mais comme porteuses de « traits » fonctionnels(leurs différences morphologiques, écologiques, comportementales)12.

 Ainsi, quel que soit le nombre d’espèces contenu dans deux assem-blages, et quelle que soit la diversité phylogénétique de ces deux assem-blages, les espèces peuvent représenter des diversités fonctionnellesfaibles (si les espèces possèdent des traits fonctionnels similaires)

[10] S.H. Hurlbert, « The nonconcept of species diversity : a critique and alternative parame-ters », Ecology , 52, 1971, 577-586 @.

[11] N. Mouquet et al., « Ecophylogenetics : advances and perspectives », Biological Reviews,87, 2012, 769-785 @.

[12] B.J. McGill et al., « Rebuilding community ecology from functional traits », Trends inEcology and Evolution, 21, 2006, 178-185 @.

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Vincent Devictor

La polycrise de la biodiversité : les métamorphoses de la nature et de sa protection73

ou fortes (lorsque les espèces portent des traits très différents). Cesindices ajoutent, là encore, une facette d’une nouvelle nature. Cet

aspect de la diversité est censé être plus directement lié au fonctionne-ment des écosystèmes et à la façon dont les espèces sont ltrées par leschangements environnementaux. En somme, la « biodiversité », aprèsavoir été rendue « historique » est en quelque sorte « déneutralisée »par les approches fonctionnelles.

Enn, plutôt que d’étudier la diversité des groupes de façon iso-lée (les oiseaux, les plantes, les insectes) c’est l’étude des réseauxd’interactions entre les espèces qui s’impose progressivement commenécessaire à la compréhension de la dynamique de la biodiversité.

Par exemple, il ne s’agit plus d’étudier les impacts du changementclimatique sur la diversité « en elle-même » ni sur ses nouvelles com-posantes, mais sur les interactions qui lient les espèces les unes auxautres. La quantication de la biodiversité devenue « historique »,« déneutralisée », est progressivement « mise en réseau »13.

La métamorphose de l’objet biodiversité considéré par l’écologie théo-rique est donc celle de sa complexication et de sa diversication enplusieurs facettes. D’autres aspects que ceux évoqués pourraient com-pléter ce diagnostic (la prise en compte de la diversité intraspécique,voire intrapopulationnelle notamment). Mais on peut considérer que labiodiversité change en somme de nature avec ces nouvelles approches.

 Au-delà de la diversication des facettes de la diversité qui sont étu-diées, c’est aussi l’étude de sa dynamique spatiale et temporelle qui estégalement renouvelée depuis peu. Les systèmes vivants étudiés sontdepuis peu envisagés non plus comme des systèmes clos « à l’équilibre »mais comme des systèmes connectés par des évènements de dispersionet des ux de matières (métapopulations, métacommunautés, métaré-seaux, méta-écosystèmes) et dans des dynamiques transitoires « horséquilibre » souvent gouvernées par des comportements chaotiques etdifciles à prévoir14.

Cette représentation dynamique et ouverte des systèmes vivantsbouleverse enn le cloisonnement des échelles spatiales. La priseen compte des dynamiques locales et régionales se pense désormais

[13] L.A. Burkle, J.C. Marlin & T.M. Knight, « Plant-Pollinator Interactions over 120 Years :Loss of Species, Co-occurrence and Function », Science , 339, 2013, 1611-1615 @.

[14] A. Hastings et al., « Chaos in Ecology : Is Mother Nature a Strange Attractor ? », AnnualReview of Ecology and Systematics, 24, 1993, 1-33 @.

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comme toutes deux nécessaires à la compréhension de la structurationde la biodiversité15. Ces changements ont eux aussi des conséquences

fortes sur la notion de biodiversité et sa protection. La biodiversitéobservée est désormais pensée comme une partie seulement de ladiversité potentielle (notion de « dark diversity »16) et comme une partieseulement de la diversité capable de se maintenir dans le long terme(notion de dette d’extinction17).

Pour résumer, cette première métamorphose, la biodiversité d’abordquantiée comme un simple chiffrage de la diversité du vivant, sedouble d’une dimension active et complexe. Notons que cette méta-morphose résulte probablement d’une tendance lourde de la prise encompte croissante de la complexité propre aux systèmes vivants, maisaussi à celle étudiée dans d’autres disciplines. On assiste à ce titre àun transfert récent des mathématiques et de la physique des systèmescomplexes à l’étude et à la protection de la biodiversité18.

Cette métamorphose qui peut paraître anecdotique et seulementrelever d’une amélioration méthodologique entraîne des changementsqualitatifs majeurs. Le premier vient de la nécessité de redécouvrir ceque l’on croyait connu. Les « indicateurs » jusqu’ici utilisés nécessitent

d’être complétés. Il devient par exemple nécessaire d’abandonner l’idéequ’une de ces composantes soit privilégiée. Si on connaît la répartitionspatiale de la diversité mesurée par le nombre d’espèces, on ignore ladynamique de la diversité fonctionnelle ou évolutive dans le contextede changement global.

Concernant la protection de la biodiversité, les zones que l’on consi-dère comme réservoir de biodiversité lorsque celle-ci est quantiéed’une certaine manière peuvent s’avérer pauvres en diversité lorsquela biodiversité est envisagée d’une autre façon19. Dans le temps, deux

[15] R.E. Ricklefs, « Community diversity : relative roles of local and regional processes »,Science , 235, 1987, 167-171 @.

[16] M. Pärtel, R. Szava-Kovats, M. Zobel, « Dark diversity : shedding light on absent species »,Trends in Ecology & Evolution, 26, 2011, 124-128 @.

[17] M. Kuussaari et al., « Extinction debt : a challenge for biodiversity conservation », Trendsin Ecology & Evolution, 24, 2009, 564-571 @.

[18] J.L. Green et al., « Complexity in ecology and conservation : mathematical, statistical,and computational challenges », BioScience , 55, 2005, 501-510 @.

[19] V. Devictor et al., « Spatial mismatch and congruence between taxonomic, phylogeneticand functional diversity : the need for integrative conservation strategies in a changingworld », Ecology Letters, 13, 2010, 1030-1040 @.

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indicateurs différents peuvent avoir des dynamiques différentes, ren-dant difcile l’interprétation de la dynamique de la biodiversité et de

sa réponse aux perturbations.Cette transformation de l’« objet » biodiversité invite donc à revisiter

les grands résultats de la biogéographie et de la conservation. Lesconséquences de ces changements deviennent encore plus manifesteslorsqu’on s’intéresse aux conséquences du changement climatique surla biodiversité au sens large : différents groupes en interaction neréagissent pas de la même façon à cette perturbation, entraînant unemodication probable des interactions entre espèces avec des consé-quences aux niveaux fonctionnel et évolutif inconnues20.

2] La métamorphose des moyens pourétudier et protéger la biodiversitéC’est peut-être lorsqu’on s’intéresse aux « moyens » que les boulever-

sements récents ayant transformé l’écologie scientique et la conser-vation sont les plus révélateurs. On peut en effet clairement identierce que j’appelle une « technologisation » récente de l’étude de la bio-diversité, ce qui a des conséquences majeures sur sa représentation.

Dans le domaine microscopique, le séquençage à haut débit permetdepuis peu d’étudier rapidement de nouveaux aspects de la diversité, jusqu’ici inexploités. Un échantillon de sol peut par exemple dévoiler destraces d’ADN témoignant de la présence passée de divers groupes d’orga-nismes. Cette nouvelle perspective d’échantillonnage de la biodiversitébouleverse notre façon de la caractériser en ouvrant des perspectivesd’analyses inédites21. Ces techniques nouvelles permettent notammentde travailler sur une biodiversité invisible et passée, jusque-là ignorée.

Dans le domaine macroscopique, la révolution de l’acquisition des

données sur la biodiversité est tout aussi spectaculaire. Les donnéessatellites et les photos aériennes de l’ensemble du globe, multipliées,standardisées et disponibles gratuitement à haute résolution changentnotre façon d’aborder la biodiversité à larges échelles22.

[20] V. Devictor et al., « Differences in the climatic debts of birds and butterflies at a continentalscale », Nature Climate Change , 2, 2012, 121-124 @.

[21] A. Valentini, F. Pompanon, P. Taberlet, « DNA barcoding for ecologists », Trends in Ecology& Evolution, 24, 2009, 110-117 @.

[22] W. Turner et al., « Remote sensing for biodiversity science and conservation », Trends inEcology & Evolution, 18, 2003, 306-314 @.

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Dans les échelles intermédiaires, le succès de la récolte de don-nées multiples par les programmes de type sciences participatives

ou citoyennes, centralisées et mutualisées grâce à internet, a permisl’acquisition de données de très haute qualité sur des échelles spa-tiales et temporelles très variables. Là encore, certaines analysesrécentes ne sont devenues possibles que par l’acquisition de ces nou-velles données23.

Soulignons que cette technologisation des moyens d’étudier la bio-diversité n’est pas le seul fait d’une amélioration des techniques. Larécolte des données est progressivement devenue un enjeu politique.Cet enjeu s’est notamment concrétisé en France en 2006 par l’appel deParis24 et la création du GBIF25, projet international ayant pour butde mettre à disposition toute l’information connue sur la biodiversité.

Les conséquences de l’émergence de ce nouveau « monde de la don-née » sont multiples et ne sont pas toutes encore visibles. Énonçons sim-plement quelques pistes. Premièrement, la méthode scientique en estprofondément transformée. L’écologie scientique n’est plus une scienceexpérimentale classique mais compose ses recherches avec des donnéesvirtuelles. Les technologies associées au traitement des grands jeux dedonnées de biodiversité (notamment la puissance de calcul et d’analyseet les outils de modélisation) permettent de simuler des espèces ou desécosystèmes virtuels. Ainsi, le laboratoire virtuel BioVel26 propose unefaçon rapide et efcace d’obtenir des cartes de distribution d’espècesà partir de données écologiques variées, mais aussi de générer desmodèles de simulation de fonctionnement et de gestion des écosystèmes.

Les conséquences de ce qu’on peut appeler une « virtualisation »de la biodiversité (qui résulte en réalité de plusieurs étapes de quan-tication, numérisation, interprétation, délocalisation) sont nom-

breuses. La temporalité nécessaire à l’acquisition de ces nouvellesimages est sans commune mesure avec celle nécessaire à l’établisse-ment d’atlas ou de relevés de terrains traditionnellement utilisés enécologie scientique. Cette facilitation dans l’acquisition de données

[23] V. Devictor, R.J. Whittaker, C. Beltrame, « Beyond scarcity : citizen science programmesas useful tools for conservation biogeography », Diversity and Distributions, 16, 2010,354-362 @.

[24] Loreau et al., « Diversity without representation », Nature , 442, 2006, 245-246 @.[25] Global Biodiversity Information Facility, www.gbif.org @.[26] Biodiversity Virtual e-Laboratory, www.biovel.eu @.

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La polycrise de la biodiversité : les métamorphoses de la nature et de sa protection77

nouvelles entraîne une avalanche de cartes qui concernent de plusen plus des échelles globales. Une partie croissante de ces données

est publiée et téléchargeable sur internet gratuitement, facilitant laproduction rapide de statistiques sur la biodiversité.

La spatialité est également modiée en profondeur. Si les relevésambitieux des premiers écologues scientiques accordaient une impor-tance toute particulière à l’espace « endogène », compris comme unproduit des interactions entre les organismes et leur environnement,cette virtualisation projette les données de biodiversité dans un espaceexogène, compatible avec un environnement humain et nos technolo-gies numériques27.

L’accès à un résultat scientifique n’est plus le seul fait d’unedémarche hypothético-déductive traditionnelle mais repose sur deshybridations entre modèles, analyses de données et expérimentationsqui sont elles-mêmes dépendantes des nouvelles technologies. Cettemétamorphose dans les moyens entraîne dans certains cas un renver-sement épistémologique intéressant : ce sont les données, les machines,ou la puissance de calcul qui deviennent le facteur limitant de laprogression de certains domaines de l’écologie scientique et non lecorpus théorique lui-même.

Concernant les moyens utilisés pour la protection de la biodiver-sité, on note aussi des bouleversements récents, qui résultent de larencontre entre la métamorphose de l’objet biodiversité et de sa tech-nologisation évoquée précédemment. Historiquement, l’approche par«hotspot » s’est imposée rapidement comme une façon simple d’identi-er les zones à enjeux forts de protection28. Ces zones étaient délimi-tées sur la base de la rareté, du nombre des espèces et du caractèreexceptionnel de la biodiversité qu’elles contenaient (notamment en

considérant le taux d’endémisme, c’est-à-dire la capacité d’une zone àretenir des espèces absentes en dehors de ces zones). Cette approches’est récemment diversiée car la notion de « biodiversité » n’est plusréservée à des zones naturelles jugées « exceptionnelles » mais estdésormais jugée nécessaire et intéressante dans différents espaces

[27] A. Shavit & J. Griesemer, « Transforming objects into data : how minute technicalities ofrecording “species location” entrench a basic challenge for biodiversity », in M. Carrier& A. Nordmann (eds.), Science in the context of application, 2011, 169-193 @.

[28] N. Myers et al., « Biodiversity hotspots for conservation priorities », Nature , 403, 2000,853-858 @.

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humains, qu’ils soient physiques (la biodiversité est partout, dans lescampagnes anthropisées mais aussi dans les villes) ou professionnels

(la protection de la biodiversité n’est plus l’apanage des écologues ;les agronomes, les chasseurs, les aménageurs revendiquent leur partd’identité de protecteur ou de gestionnaires de la biodiversité).

Sur le plan académique, cette transformation d’une biodiversité« humanisée » se manifeste par une reconnaissance croissante ausein de la communauté scientique, de l’importance du pôle sociolo-gique de la conservation de la biodiversité dans des projets concrets.L’expert scientique ne peut plus s’ériger en conseiller détaché dumonde réel concernant les problèmes de biodiversité. Il doit rendrecompte de la légitimité et du réalisme des moyens qu’il propose dansdes applications bien réelles. Pour résumer cette transformation encours, complexe, et seulement esquissée ici, disons qu’on assiste àune complexication récente des moyens d’étudier et de protéger labiodiversité qui s’ajoute à la complexication tout aussi récente del’objet biodiversité lui-même.

3] La métamorphose des fins  pour justifier

l’étude et la protection de la biodiversitéLa question des justications éthiques de la protection de la bio-diversité est une question récurrente en écologie29. Cette questionest à la fois fascinante parce qu’elle permet d’aborder les motifs etles mobiles de la conservation de la biodiversité, mais aussi souvent

 jugée encombrante par la communauté scientique. Cette questionque les écologues réservent à l’éthique environnementale qui traversepourtant l’écologie scientique et la conservation depuis ses débutsa permis d’identier un pluralisme de positionnements éthiques. Ce

pluralisme fait coexister des positions souvent grossièrement catégori-sées en biocentristes, anthropocentristes et écocentristes, elles-mêmesdéclinables en variantes et hybridations plus ou moins subtiles30.

Ce pluralisme demeure et se complexie probablement lui aussidepuis peu31. Néanmoins, à contre-courant de ce pluralisme on peut

[29] E. Marris, « Conservation priorities : what to let go ? », Nature , 450, 2007, 152-155 @.[30] C. Larrère, Les Philosophes de l’environnement, PUF, 1997.[31] Voir le livre de Léo Coutellec, De la démocratie dans les sciences. Épistémologie, éthique

et pluralisme , Éditions Matériologiques, 2013 @. (Ndé.) 

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La polycrise de la biodiversité : les métamorphoses de la nature et de sa protection79

aisément montrer qu’on assiste à une certaine radicalisation et sim-plication de ce paysage éthique vers des positions utilitaristes, étran-

gement plébiscités par les scientiques eux-mêmes. Soulignons qu’onaurait tort de penser que l’approche utilitariste est nouvelle. Ce futtoujours une justication, parmi d’autres, de la nécessité de proté-ger la nature (la querelle qui opposa, à la naissance du mouvementenvironnementaliste américain, Gifford Pinchot, partisan d’une pro-tection et d’une gestion de la nature « utile », à John Muir, prônantl’importance de la « valeur intrinsèque », est à cet égard souvent prisepour exemple).

La métamorphose est ailleurs. Elle réside dans la phagocytose du

concept de « service écosystémique » par les scientiques. Ce concept,qui se cristallise dans les années 1990 dans la sphère scientique,consiste à considérer la nature comme un réservoir de « services »dont bénécient les sociétés humaines. La typologie de ces services achangé au cours du temps mais s’est stabilisée en 2005 dans le cadredu Millenium Ecosystem Assessment (MEA). Le MEA dénit cesservices comme représentant « les bienfaits, directs et indirects, queretire l’homme de la nature ». Ces services sont les services de support,d’approvisionnement, de régulation et les services culturels. Ce point

de vue s’ancre donc dans une vision utilitariste et anthropocentristeexplicite concernant l’ensemble du vivant. Chacune des parties de labiodiversité est désormais classable dans un de ces « services » (de lapollinisation des plantes à la contemplation d’un paysage en passantpar le stockage du carbone). Cette nouvelle formulation d’une positionnormative ancienne, prônée par les scientiques eux-mêmes, entraîneun découplage de l’étude des services et de leur quantication d’uneréexion sur ce que cette quantication implique sur le plan éthique.

Ce découplage a permis d’inscrire le raisonnement sur les servicesde la biodiversité et leur gestion dans une logique économiciste débou-chant sur la création de « marchés de biodiversité »32. Ce découplagesigne une transformation éthique notable : alors que les motivationséthiques se complexient et demeurent pluralistes dans les faits (etsont probablement non majoritairement utilitaristes chez la plupartdes scientiques et des protecteurs de la nature), le monde académique

[32] E. Gomez-Baggethun et al., «The history of ecosystem services in economic theory andpractice : from early notions to markets and payment schemes », Ecol. Econ., 69, 2010,1209-1218 @.

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semble avoir privilégié et généralisé les justications utilitaristes defaçon quasi dogmatique33 sans s’inquiéter de ce mouvement.

4] ConclusionsLa notion de métamorphose est une métaphore intéressante que j’ai

utilisée pour penser les changements récents et rapides de l’écologiescientique en ce qui concerne son objet, ses moyens et ses ns. J’aitenté de montrer que l’écologie scientique est transformée, réorgani-sée. Mais s’agit-il précisément, pour l’écologie scientique, de prendreson « envol » à l’image d’une chenille qui se métamorphose en papillonadulte ? Si oui, lequel ? Pour aller où ? Les transformations évoquées nesont-elles pas plus simplement le résultat d’une augmentation quanti-tative du nombre d’études sur la biodiversité et des informations quila concernent ? En dénitive, je pense que les réponses à ces questionssont d’une importance secondaire. Car il est plus intéressant de savoirsi les transformations évoquées ont des répercussions sur notre façonde cohabiter dans – et avec – ce que devient la « nature », individuel-lement et collectivement, au quotidien, dans des situations bien réelles.

En ce sens, la notion de métamorphose est aussi une métaphore

utilisée par certains philosophes actuels pour décrire la nécessairemutation dont la société a besoin34. Au-delà de grands bouleverse-ments techniques, c’est aussi la recherche d’un sens dont il est ques-tion pour l’écologie scientique d’aujourd’hui35. Or la métamorphosene se passe pas toujours comme prévu, à l’image de ce qui se produitdans le roman de Kafka. Le personnage prend soudainement la formed’un insecte et devient subitement étranger à son propre corps. Saposition physique et existentielle se ge dans une condition qui n’aplus de sens. Certaines évolutions de l’écologie scientique peuvent

avoir un destin similaire : il y a des transformations qui posent plus dedifcultés qu’elles n’en résolvent et qui débouchent sur des impasses. Ainsi, concernant l’apparent développement hégémonique des justi-cations utilitaristes et la mise en marché de la biodiversité, on peut

[33] S. Wynne-Jones, « Negotiating neoliberalism : Conservationists’ role in the developmentof payments for ecosystem services », Geoforum, 43, 2012, 1035-1044 @.

[34] E. Morin, « La voie », in C. Dartiguepeyrou (dir.), Prospective d’un monde en mutation,L’Harmattan, 2010, 21-39.

[35] V. Devictor, « Écologie et crise de la biodiversité : la quête d’un nouveau sens », in C.Dartiguepeyrou (dir.), Les Voies de la résilience , L’Harmattan, 2012.

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La polycrise de la biodiversité : les métamorphoses de la nature et de sa protection81

se demander si la métamorphose de l’écologie scientique et de laconservation de la biodiversité ne devient pas, sous certains aspects,

étrangère à ses objectifs et à ses valeurs.L’analyse épistémologique des transformations récentes de l’éco-

logie scientique montre aussi que certaines pistes peuvent être lecreuset de nouvelles visions et de nouvelles pratiques plus stimulantes.La complexication de l’objet biodiversité et la prise en compte desdépendances entre les échelles d’étude sont en ce sens une aubaine.Cette transformation (re)met en évidence la nécessité de penser lanature comme un tout, comme un tissu de relations dynamiques etqui se comprend mal lorsqu’on la divise en compartiments de diversité

ou en services, indépendants les uns des autres.Enn, en examinant ce qui est devenu une « polycrise » de la biodi-

versité, une perspective de recherche intéressante consisterait à s’in-terroger toujours de façon concrète et avec une temporalité courte auxévolutions récentes du modèle de recherche scientique lui-même. Onpeut en effet se demander ce qui est propre à l’écologie scientique etce qui relève d’une évolution plus générale touchant les sciences dansleur ensemble. Des analyses épistémologiques récentes ont mis enévidence certaines tendances fortes de ce qu’on peut appeler le régime

« technoscience »36. Ce régime caractérise une science qui n’a plus rienà voir avec la science moderne du début de l’écologie scientique.L’écologie scientique et la conservation, en plus d’être devenues trèstechnologiques, sont devenues très médiatisées et politisées, invitantà penser la biodiversité autrement que par le seul biais de la science37.

Pour conclure, un grand chantier s’ouvre consistant à prendre letemps de questionner les projets concrets menés aujourd’hui en éco-logie scientique par le biais de ce que j’appelle une « épistémologieintégrée ». Autrement dit, il est temps de ne pas regarder les implica-tions des transformations récentes de l’écologie pour elles-mêmes maispour comprendre leurs signications, leurs limites et leurs avantages,de l’intérieur, dans, et avec, les laboratoires scientiques.

[36] B. Bensaude-Vincent, Les Vertiges de la technoscience. Sciences et société , Éditions LaDécouverte, 2009.

[37] C. Lévêque, L’Écologie est-elle encore scientifique ? , Quae éditions, 2013.

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La biodiversité :imposture scientifique ou ruse épistémologique ?

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La biodiversité est mal partie. Voilà plus d’un quart de siècleque ce concept focalise l’attention des protecteurs de la nature

et le constat d’échec est clair. Qu’il s’agisse de la perte de potentielgénétique, d’espèces ou d’écosystèmes, les tendances destructricesne s’inéchissent guère malgré la mise en avant de maigres suc-cès locaux : le sauvetage réussi de quelques espèces emblématiques(comme le kakapo en Nouvelle-Zélande, ou le rétablissement de l’ours

des Pyrénées), la mise en réserve d’une surface croissante d’espacesnaturels dans le monde (presque 13 % de la surface de la planète1).L’entreprise générale de compréhension de ce qu’est la biodiversitéelle-même, sa description, et l’établissement de politiques appropriéesvisant à sa conservation et à son amélioration, semblent toujoursbalbutiants. Vingt ans après l’entrée en vigueur de la Convention surla diversité biologique, et au lancement de ce que l’ONU déclare la« décennie de la biodiversité » (2011-2020), force est de constater queles résultats en termes de mobilisation et surtout de conservation sont

très médiocres à l’échelle planétaire. En Europe, l’objectif d’enrayerla baisse de la biodiversité à l’échéance de 2010 (Countdown 2010 ) adramatiquement échoué. Pour ce qui concerne notre pays par exemple,le comité français de l’IUCN (International Union for Conservation ofNature) a tiré un bilan clairement négatif de la Stratégie nationalede la biodiversité qui s’est achevée en 2010, déclarée année interna-tionale de la biodiversité :

[1] UNEP-WCMC, State of the World’s Protected Areas 2007 : An Annual Review Of GlobalConservation Progress, UNEP-WCMC, Cambridge, 2008, p. 11 @.

[Chapitre 3]

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La première conclusion qu’il convient de dresser est que l’objectif fixépar la Stratégie [nationale de la biodiversité] de stopper l’érosion de

la biodiversité d’ici 2010 n’a pas été atteint. Malgré les efforts accom-plis, l’état global de la biodiversité ne s’est pas amélioré sur le territoirefrançais et les pressions qui s’exercent sont toujours aussi importantes.Les actions qui ont été engagées n’ont donc pas été à la hauteur desenjeux2.

Une question que l’on ne peut manquer de poser face à un telconstat touche aux raisons de l’échec : quelles faiblesses ou faillitesde jugement, de volonté ou de mise en œuvre expliquent un résultatsi décevant ? Doit-on incriminer les actions lacunaires ou fautives des

acteurs et décideurs directement impliqués dans la conservation dela biodiversité ou bien doit-on invoquer l’inadéquation d’un cadre plusgénéral d’interprétation et d’anticipation erroné ? Dans le premier cas,la responsabilité de l’échec incomberait principalement à la société età ses représentants, ce qui impliquerait une remise en question dufonctionnement des politiques environnementales depuis ses rouagesinstitutionnels jusqu’à la sincérité et à la détermination de ses repré-sentants. Dans le second cas, il faudrait en premier lieu réclamer descomptes aux scientiques et aux experts an d’élucider la pertinence

des représentations de la biodiversité, ainsi que l’efcacité des modèlesqui touchent à son évolution et à sa modication. Par son analysecritique du langage, des concepts et des signiants, la philosophieconstitue un outil précieux de diagnostic des dysfonctionnements duvaste chantier de conservation de la biodiversité. Si la philosophiemorale et politique qui interroge les principes du bien et les fonde-ments de l’action juste est tout indiquée pour approfondir la premièrehypothèse, ce qu’elle a d’ailleurs déjà fait à profusion surtout dans lemonde anglo-saxon3, nous souhaitons dans ce chapitre explorer lesprésupposés de la deuxième hypothèse, et pour cela nous appuyer plusparticulièrement sur les méthodes de l’épistémologie et de l’histoiredes sciences an d’interroger le cadre théorique propre aux sciencesde la biodiversité. Après nous être arrêté sur les différents types dedénition de la biodiversité, nous analyserons quelques limites épis-

[2] Stratégie nationale de la biodiversité, Bilan général 2004-2010 du Comité français del’UICN @.

[3] Cf. la revue Environmental Ethics ou une synthèse de ces idées : D. Jamieson (ed.), ACompanion to Environmental Philosophy , Malden, Blackwell, 2003.

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La biodiversité : imposture scientifique ou ruse épistémologique ?85

témologiques supposées du concept selon ses différentes acceptionset ses usages notamment, et nous nous interrogerons sur la nature

proprement scientique de celui-ci. Mais en propos liminaires, noussouhaitons évoquer les positions ambiguës des scientiques vis-à-visde l’idée de biodiversité.

1] L’indulgence des scientifiquesenvers le concept de biodiversité

Le néologisme « biodiversité » est très récent à l’échelle de l’histoiredes savoirs ; or, une innovation conceptuelle en biologie de la conser-vation ne saurait se juger à partir de son succès populaire, mais plussûrement à l’aune de ses effets en matière de résolution de la criseenvironnementale dont elle constitue un anticorps. Si les « pères » dela biodiversité ont fait le pari de proposer derrière ce terme un dis-cours scientique, responsable et magistral pour aider les humainsà cesser de corrompre le biote (l’ensemble des êtres vivants) qui nousnourrit et nous porte, les moins optimistes diront qu’en dénitive,quel que soit le acon, le breuvage reste le même4. Les causes de ladestruction du vivant, de la molécule à la Terre entière, demeureraient

inchangées malgré les étiquettes plus ou moins à la mode, tour à toursérieuses, romantiques, dramatiques ou positives, dont on affuble lanature qui pâtit. Ces causes dépendraient de déterminants propresà la psyché humaine, à notre mode d’organisation sociale, à nos pré-supposés culturels, ou encore à nos passions politiques, bref à unesorte d’inconscient anthropologique destructeur insensible à notrevolonté morale raisonnable. Ce discours fataliste reconnaît que si lascience écologique avance, ce n’est souvent que pour mieux constaterles dégâts ; et lorsqu’elle anticipe les risques à venir et qu’elle émet

des recommandations, peu de facteurs sont modiés, les détails aumieux. Nous pensons au contraire que le acon inue sur la naturedu contenu : les mutations conceptuelles aussi bien en science quedans d’autres champs sont à la fois les témoins et les aiguilleurs debouleversements plus profonds dans les questions, les méthodes et leshorizons d’attentes des chercheurs. Les faits sont loin d’être neutresépistémiquement et si les concepts scientiques sont au moins en par-

[4] Cf. le chapitre de C. Lévêque, « Biodiversité : mythologie et dénis de réalité », dans leprésent ouvrage.

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tie socialement construits, alors ils peuvent orienter pour le meilleurcomme pour le pire notre appréhension et notre action dans le monde.

Surtout, il n’est pas nécessaire d’être un scientique engagé, un« écologue-écologiste », pour se soucier des présupposés divers qui sous-tendent les concepts écologiques et qui orientent les interprétationsfactuelles en matière de conservation. En réalité, la distinction mêmeentre scientiques « engagés » et « non engagés », ceux qui joueraient le

 jeu de la vulgarisation mobilisatrice et de l’argumentation publique,et ceux qui se conneraient dans un confortable idéal de neutralité etd’objectivité scientique, relève de l’illusion en matière de biodiversité.Tout scientique qui invoque la biodiversité dans ses recherches, quiprétend la circonscrire ou extrapoler ses propriétés en s’appuyant surses résultats de recherche, se situe déjà au-delà de la science, dansl’espace d’un concept construit socialement pour mobiliser l’opinionet les scientiques, pour donner l’illusion d’une totalité explorableselon une métrique intrinsèquement biologique, faite d’informationgénétique, de distinction de niches écologiques ou de combinaisonsmorphologiques phénotypiques.

Le plus étrange est que peu de scientiques remettent en cause la

scienticité de la notion de biodiversité. Certains ont douté de son uti-lité en prétextant que chaque être vivant étant unique, la biodiversitén’est autre que l’ensemble du vivant5 ; d’autres ont déploré en passantson côté un peu fourre-tout6, mot-valise, ou encore médité sur le ouqui accompagne ce concept7, mais la plupart, semble-t-il, partage lepoint de vue que Jacques Blondel résume ainsi : « La biodiversité estune hiérarchie d’entités objectives, donc identiables et mesurablespar la méthode scientique8. »

Le terme est nouveau sans l’être, comme le souligne Robert

Barbault9, car l’idée de « diversité biologique » faisait depuis longtemps

[5] Cf. F. Lévêque & M. Glachant, « Diversité génétique. La gestion mondiale des ressourcesvivantes », La Recherche , n° 239, 1992, 116-123.

[6] L. Simon, « De la biodiversité à la diversité : les biodiversités au regard des territoires »,Annales de géographie , 115(651), 2006, 451-467 @.

[7] H. Le Guyader, « La biodiversité : un concept flou ou une réalité scientifique ? », Le Courrierde l’environnement , n° 55, 2008, 7-26 @.

[8] J. Blondel, « Biodiversité et sciences de la nature », in P. Marty et al. (dir.), Les Biodiversités.Objets, théories, pratiques, Paris, CNRS éditions, 2005, p. 25.

[9] R. Barbault, Biodiversité . Paris, Hachette, 1997.

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La biodiversité : imposture scientifique ou ruse épistémologique ?87

partie du bagage des écologues. Mais c’est ce qu’implique la biodiver-sité qui est nouveau, avec ses gures de style et son imaginaire, en

tant que discours public, en tant que processus d’institutionnalisation,de redénition des rapports entre disciplines, de légitimité dispu-tée par de nouveaux acteurs. De cela, les sociologues ont rapidementpris conscience, au point même qu’André Micoud s’émancipe de toutengagement ontologique en considérant « moins le mot biodiversitécomme “l’énoncé d’une chose qui existe” que comme le marqueur del’émergence d’un problème ou d’une inquiétude10 ». Pour leur part,les biologistes et les écologues en particulier, bien que conscients

que la biodiversité ne relevait plus exclusivement de leur empire, etqu’il allait falloir en partager les enjeux avec nombre d’autres forcessociales, ont-ils au moins toujours assuré que la biodiversité plongeaitses racines dans une vision scientique du monde. Les débats sur lacaractérisation et la quantication de la biodiversité, sur sa structureet ses fonctions, en témoignent largement, quand bien même cettebiodiversité poserait aussi question dans les sphères politiques, éco-nomiques, artistiques, etc.

Car l’obstacle épistémologique majeur, semble-t-il, consiste, pour un

scientique, à remettre complètement en question la nature scienti-que d’une notion dont l’origine est sans conteste scientique par sesauteurs, par leurs intentions afchées et par la dénition sommairequ’ils en donnèrent. Mais si l’obstacle, dans la tradition bachelar-dienne, relève de causes psychologiques, la méthode pour le surmonterfait appel à l’expertise épistémologique11. Comment déterminer ce quirelève de la science, notamment de la science écologique ? Doit-onse er aux critères de démarcation classiques entre science et non-science alors que l’écologie de la conservation revendique par ailleurssa nature orientée, pragmatique et pluridisciplinaire ? Gardiens dutemple de la biodiversité, malgré leurs querelles de chapelles, lesscientiques, qu’ils soient d’obédience taxonomique, évolutionniste,écosystémique ou encore génétique, s’attribuent ce privilège de direce qu’est la biodiversité. Et les dénitions ne manquent pas : l’ouvrage

[10] A. Micoud, « Comment, en sociologues, rendre compte de l’émergence de la notion debiodiversité ? », in Marty et al. (dir.), op. cit., 2005, 57-66.

[11] G. Bachelard, La Formation de l’esprit scientifique. Contribution à une psychanalyse dela connaissance objective , Paris, Vrin, 1938.

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de référence de David Takacs en liste plusieurs dizaines12. Pourtant,beaucoup moins nombreux sont ceux qui dénoncent cette profusion

de dénitions. Ajouter une nouvelle formule, une nouvelle métaphoreou une nouvelle caractérisation ne semble poser aucun problème delégitimité ou de scienticité à leurs auteurs, bien au contraire, toutheureux d’ajouter un mantra à la grande prière universelle pour laprotection de la nature. Mais la profusion vaut aussi comme signe, sice n’est comme source, de confusion. Analyser les différentes déni-tions du concept de biodiversité a le mérite de nous permettre d’explo-rer l’espace des conceptualisations actuelles de la biodiversité. D’autresstratégies, nettement plus pragmatiques et certainement moins exi-

geantes, d’élucidation du sens de la biodiversité partent au contrairedes usages, ou pour le moins des valeurs conservationnistes que portece terme an de restreindre son champ de description scientique13.

2] Les définitions de la biodiversité :concept « flou » ou concept « grappe » (cluster ) ?Reprenons les dénitions du terme biodiversité. La plus générale

n’est autre que « l’ensemble de la diversité du vivant ». Cette déni-tion nominale, qui est par essence tautologique dans la mesure oùl’énoncé ne fait que développer les racines du terme « biodiversité »,est aussi pléonastique. En effet, la diversité serait consubstantielle duvivant, car un vivant sans diversité n’existerait tout simplement pas,ou serait voué à la mort. Passons aux dénitions descriptives ou expli-catives, qui décrivent l’objet selon ses caractéristiques ou propriétésles plus spéciques. La plus commune des descriptions de la biodiver-sité, maintes fois rappelée dans ce recueil, est l’ensemble de la diver-sité des gènes, des espèces et des écosystèmes de la biosphère. Cettedénition, comme toutes celles que nous allons rencontrer d’ailleurs,ne précise le sens du terme « diversité » qu’en négatif, en expliquantcomment il s’applique à la vie et cela en privilégiant certaines enti-tés vivantes et niveaux hiérarchiques sans justication explicite. Cequi est remarquable dans cette dénition est qu’il s’agit d’une faussedénition ostensive : par dénition ostensive, il faut entendre une

[12] D. Takacs, The Idea of Biodiversity. Philosophies of Paradise , Baltimore, The Johns HopkinsUniversity Press, 1996.

[13] Cf. par exemple S. Sarkar, « Defining “biodiversity” ; Assessing biodiversity », The Monist ,85, n° 1, 2002, 131-155 @.

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dénition qui dénoterait une référence que l’on pourrait directementdésigner. Or, s’il est bien question d’espèces ou d’écosystèmes, leur

diversité est beaucoup plus difcilement désignable par une simplemonstration. En tant que concept théorique, la diversité ne se prêtepas à ce type de dénition, malgré l’allusion à des entités biologiquesaisément identiables.

Une autre dénition descriptive, mais qui aurait plutôt valeur declarication analytique, précise que la biodiversité est l’ensemble desdiversités compositionnelle, structurelle et fonctionnelle du vivant.Cette dénition nous dit seulement que les entités vivantes peuventêtre distinguées selon leur composition, leur structure ainsi que leurfonction, et qu’à chacune de ces classes descriptives, nous pouvonsassocier des mesures de diversité sans nous informer plus avant surla nature de ces dernières.

Bryan Norton soutient que les dénitions de la biodiversité sedivisent fondamentalement en deux grandes catégories : les déni-tions-inventaires (inventory denitions) et les dénitions-différences(difference denitions), qui s’apparentent effectivement à deux formesdistinctes de dénition : les extensives et les intensives14. Daniel

Janzen

15

 illustre parfaitement la première dénition en rapportantla biodiversité à « la collection de tous les gènes, populations, espèces,et l’ensemble des interactions qu’ils manifestent ». La seconde, aucontraire, fait de la différence entre les objets biologiques l’essencede la dénition de la biodiversité. Ainsi pour Paul Wood, la biodi-versité équivaut à la « somme totale des différences entre les entitésbiologiques16 ».

Le dé majeur que pose cette distinction tient à la nature intrin-sèquement irréconciliable des deux types de dénitions. Car, elle

n’oppose pas deux perspectives différentes sur un même objet, mais,sans conteste, deux objets bien différents. La première dénitiondésigne un ensemble d’objets qui présentent des différences les unspar rapport aux autres. Mais la nature exacte de ces différences,

[14] B.G. Norton, « Toward a policy-relevant definition of biodiversity », in J.M. Scott, D.D.Goble & F.W. Davis (eds.), The Endangered Species Act at Thirty , vol. 2, WashingtonDC, Island Press, 49-58.

[15] D. Janzen, in D. Takacs, op. cit., 1996, p. 48.[16] P.M. Wood, Biodiversity and Democracy , Vancouver, University of British Columbia

Press, 2000.

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ainsi que leurs rapports mutuels, importent peu. Seuls le nombre oula richesse des éléments divers comptent : c’est ainsi qu’on recense le

nombre des espèces, des fonctions génétiques, des plans d’organisationou des structures écologiques. Concaténation qui préserve (illusoi-rement) l’identité des éléments, lesquels, mis sur un plan d’égalité,sont agrégés plutôt que comparés, juxtaposés plutôt que reliés pardes principes biologiques ou écologiques. L’usage est ici identique àcelui, très courant, qui vaut dans la sphère sociale et qui enjoint dereconnaître la société dans toute sa « diversité17 ». Qu’est-elle cettediversité ? On ne saurait le dire, et c’est là nalement son principalmérite ; mais elle ne manque pas d’évoquer l’image bigarrée d’unefoule humaine où se côtoient des sexes, des âges, des morphologies, despigmentations, des origines, des histoires et des croyances différents.

 Y a-t-il quelque chose à mesurer et à comprendre de cette diversitéen elle-même ? Il faut pour le moins opérer un très minutieux travailde catégorisation des différences, ne pas chercher à les comparer etconduire une critique sans concession de la construction sociale deces catégories, lesquelles, comme l’a montré Magali Bessone pour lanotion de race, relèvent parfois plus des préjugés des observateurs que

de la réalité des observés18

.Pour revenir au concept de biodiversité, ses dénitions tracentl’horizon ouvert d’une pluralité inouïe, équivalente à la richesse despropriétés du vivant. Plus encore que la diversité sociétale, l’objet bio-diversité est protéiforme selon l’éclairage disciplinaire sous lequel onl’observe. Ainsi d’André Micoud19 qui distingue dans le « thème » de labiodiversité trois dimensions : l’objet linguistique ou signiant « biodi-versité », « une manière d’essayer de rendre compte d’un phénomène »dans des disputes savantes et une catégorie juridico-politique. En

sociologue avisé, Micoud est prudent : lorsque le signiant biodiversitéest utilisé dans un contexte scientique, il évite de le désigner comme

[17] Cf. M. Wieviorka, La Diversité : rapport à la ministre de l’Enseignement supérieur et dela Recherche , Paris, Robert Laffont, 2008. Ce rapport est issu du souhait du présidentSarkozy de voir inscrire le principe de « diversité » dans la Constitution française. Or, selonles interprétations, ce dernier mettrait en difficulté les principes républicains d’égalité etd’indifférenciation de l’État vis-à-vis des origines et des croyances de ses citoyens.

[18] M. Bessone, Sans distinction de race ? Une analyse critique du concept de race et deses effets pratiques, Paris, Vrin, 2013.

[19] Micoud, op. cit., 2005, 57-66.

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concept. Il n’a que partiellement raison. Dans le Dictionnaire d’histoire

et de philosophie des sciences, Anne-Marie Moulin nous indique que

tout concept peut être envisagé soit comme « point de condensation oud’accumulation de problèmes théoriques, soit comme unité élémen-taire de la construction théorique20 ». De toute évidence, le conceptde biodiversité se situe dans la première catégorie, celle qui fait parlà même écho au thème de la biodiversité construit comme nœud decontroverses scientiques. Comme nous le constaterons plus loin, labiodiversité ne permet guère d’envisager la constitution d’une scienceautre que celle qui existe déjà. Mais approfondissons encore le conceptde concept, lequel, par dénition, résulte d’un acte de conception,d’un effort de saisir ensemble (concipere) les déterminants essentielsd’une idée, construite, médiate, destinée à être manipulée sur le planthéorique. C’est ainsi que pour Kant, « le concept est cette conscienceune qui réunit en une représentation le divers perçu successivementet ensuite reproduit21 ».

 Ainsi, l’idée de concept, par sa constitution même, s’inscrirait encontradiction avec celle du divers. Non pas dans une opposition séman-tique directe (à ce niveau, le divers serait plutôt opposé à l’uniforme),

mais par une forme d’inadéquation constitutive, d’impossibilité perfor-mative. Tout comme l’idée de « matière » en tant qu’idée trahit néces-sairement l’essence matérielle visée par l’idée, et échoue à en rendrecompte (car dans l’acception dualiste classique, par dénition l’idéene saurait être matière), de même, la concrétude du divers ne sauraitêtre rendue par un concept, pour la raison évidente qu’il est impos-sible d’unier ce qui par essence relève du divers. Cette remarquen’implique pas qu’il n’y a pas « quelque chose » derrière le terme biodi-versité. Ce dernier renvoie plus certainement à une notion, c’est-à-dire

à une idée générale peu déterminée, elle-même forgée à partir d’uneintuition dont nous essaierons de déterminer la nature ci-dessous. Parcharité, en reprenant le vocabulaire de Ludwig Wittgenstein ou deHilary Putnam, nous concédons que la biodiversité puisse s’apparenterà un cluster, c’est-à-dire un « concept-grappe », dont la signication estdéterminée par une pluralité de propriétés dont aucune n’est néces-

[20] A.-M. Moulin, « Concept », in D. Lecourt (dir.), Dictionnaire d’histoire et de philosophiedes sciences, Paris, PUF, 2003, p. 224.

[21] E. Kant, Critique de la raison pure  [1781], Paris, PUF, 2012, p. 116.

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saire ni sufsante. Toutefois, cette pluralité étant indénie, la taillede la grappe et sa forme, si l’on le la métaphore, restent oues.

C’est malheureusement le cas de bien des concepts en biologie, ceque n’a pas manqué de remarquer Hervé Le Guyader : le concept debiodiversité, dans sa dénition la plus commune, est échafaudé surla base de concepts comme ceux d’espèce, de gène ou d’écosystèmeeux-mêmes ous.

Il est quand même paradoxal de créer un nouveau concept à partird’entités biologiques qui, comme « espèce » ou « gène », posent depuislongtemps de graves problèmes quant à leurs définitions. On peutinterpréter ce fait de deux façons : soit c’est une manière de cacher

les difficultés, soit c’est la démonstration de l’origine politique, puis del’introduction forcée de ce concept en biologie22.

Si les deux propositions de l’alternative de Le Guyader sont desplus pertinentes, les exclure mutuellement n’a guère de sens. C’estbien parce qu’il y a de forts enjeux politiques que le concept de biodi-versité voile toujours pudiquement les difcultés qui ne manquent pasde surgir régulièrement en la matière. Cette question du ou mérited’être analysée car elle hante régulièrement le spectre de la biodiver-sité ; elle dissimule par ailleurs quelques résultats contre-intuitifs quirisquent de fausser longtemps les débats.

Débutons par l’afrmation séduisante de Le Guyader que l’on peutrésumer ainsi : un concept (comme celui de « biodiversité ») construit àpartir de sous-concepts eux-mêmes ous (comme celui d’« espèce ») nepeut qu’être ou. Si cette proposition était vraie, cela constituerait unedémonstration rapide et aisée de la nature peu able de la biodiversité,et par conséquent, renforcerait les doutes épistémologiques que l’onpeut émettre à son sujet. Or, cette proposition semble souffrir defaiblesses logiques rédhibitoires. Le prédicat « ou » (vague en anglais)appliqué à un concept n’est pas inclusif hiérarchiquement. Le caractèreou n’est pas maintenu si l’on change de niveau prédicatif, si l’on passeà un concept d’ordre supérieur ou inférieur. Prenons l’exemple trèsconnu du concept « tas », qui a donné naissance au fameux paradoxedu sorite, toujours activement commenté23. Si, par dénition, un tas

[22] Le Guyader, op. cit., 2008, 11-12.[23] D. Hyde, « Sorites Paradox », in E.N. Zalta (ed.), The Stanford Encyclopedia of Philosophy

(Winter 2011 Edition) @. [Voir aussi le livre de Stéphane Ferret, Le Bateau de Thésée. Leproblème de l’identité à travers le temps, Éditions de Minuit, 1996. Ndé.]

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de sable est un ensemble de grains de sable agglutinés, en enlevantun grain de sable, le tas reste un tas ; sauf, lorsque par itérations

successives on arrive à la situation où il ne subsiste qu’un seul grainde sable. Le « tas » a disparu, mais il est impossible de préciser quand.Le paradoxe vient de la caractérisation intrinsèquement vague dela frontière du concept « tas », donc sur l’existence de cas « limites »(borderline), ce qui ressurgit sur la nature même du concept. Lastratégie la plus évidente de résolution du paradoxe, qui consiste àréduire complètement l’indétermination sémantique du concept « tas »en lui adjoignant une limite précise (par exemple, un tas nécessiteau minimum quatre grains de sable formant ainsi un tétraèdre, lepolyèdre minimal en 3 dimensions) est plus que disputée. Si elle estapte à satisfaire les philosophes enclins à voir dans le ou un constatd’ignorance, c’est-à-dire une imprécision de nature épistémique, elleest rejetée par tous les autres, notamment ceux qui revendiquent uneapproche sémantique du paradoxe. En effet, afrmer qu’un tas doitformer minimalement un tétraèdre pour être un tas revient en réa-lité à proposer un nouveau concept, celui de « tas-tétraèdre », et doncà déplacer le problème plutôt qu’à le résoudre. Si l’on considère donc

que le concept de tas est intrinsèquement « ou », l’inclusion du conceptdans un ensemble supérieur annihile ses propriétés et remet, pourainsi dire, les compteurs sémantiques à zéro. Par exemple le termede « bac à sable », qui pour notre démonstration sera supposé composéexclusivement de tas de sable, ne sera pas ou si l’on précise que d’unpoint de vue fonctionnel ce dernier est considéré comme un espacedélimité où des enfants peuvent jouer avec du sable : peu importe laquantité de sable !

 Ainsi, si l’on considère le concept d’espèce comme ou (et la majo-

rité des philosophes de la biologie le pense à l’exception notable desnéo-essentialistes24), rien n’implique que le concept de biodiversité soitou, bien qu’il mobilise le concept d’espèce dans ses différentes dé-nitions. La nature oue ou non du concept de biodiversité ne découleen rien de la nature des concepts qui lui sont subsumés. Elle provientuniquement de ses propres déterminations et plus particulièrementde la notion générale de « diversité » dont le concept de biodiversité estune instance particulière.

[24] Cf. par exemple D.S. Oderberg, Real Essentialism, London, Routledge, 2007.

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Le préfixe « bio », qui fait référence à la nature biologique desentités auxquelles s’attache la notion de biodiversité, n’est pas ou

relativement aux limites de son extension notionnelle générale. À partlorsque sont évoquées les questions des entités écologiques (faut-ilintégrer dans leur cas les variables de l’environnement abiotique ?) etcelles des entités les plus simples (prions, virus), l’empire du vivantpar rapport au non-vivant est aujourd’hui largement et consensuel-lement délimité. Ce n’est pas non plus le brouillage des frontièresdes catégories utilisées pour le décrire (comme celle d’« espèce » oud’« écosystème ») qui pose problème, mais l’immense complexité desobjets et surtout des processus qui le composent, au point qu’une ten-

tative de dénition intensionnelle qui ferait uniquement référence àune universalité du sens de la vie semble vaine.

Comme l’afrme Mihaela Lupu, de nombreux concepts, dits séman-tiquement vagues, comme « tas, têtard, intelligent, beau, rouge25 » nepeuvent être dénis que par des critères sufsants. Il est sufsantd’être constitué de plusieurs objets empilés pour former un tas, ou ilest sufsant de pouvoir résoudre des problèmes plus difciles que lamoyenne pour être dit intelligent. Mais dans la mesure où manqueun critère nécessaire indubitable, donc une frontière nette, le conceptapparaît ou à ses marges. Pour autant, l’existence d’instanciationsincontestables ou de prototypes du concept « tas » ou « intelligent »empêche absolument que l’on mette en doute la validité de « tas » oude « intelligent » en tant que concept, c’est-à-dire en tant que formesémantique et cognitive apte à structurer la pensée.

En tant que «cluster concept », le concept de biodiversité ne possèdequ’une seule condition sufsante d’application : l’existence d’au moinsdeux entités biologiques différentes26, mais aucune propriété nécessaireou sufsante. Le concept de biodiversité, dont l’objet est de pouvoirquantier l’ensemble des différences entre entités biologiques, apparaîtpar conséquent comme ottant entre de multiples critères d’existence.C’est à ce point que l’on pourrait rétorquer que le concept de diversitén’est pas ou, mais ambigu ; et qu’en toute logique il est la somme detous les sens ambigus qu’il prend. Or, rien n’est plus faux, car nous

[25] M. Lupu, « Concepts vagues et catégorisation », Cahiers de linguistique française , 25,2003, 291-304 @.

[26] Cf. J. Delord, « Biodiversité insaisissable et anarchisme écologique », in H.-S. Afeissa (dir.),Ecosophies, la philosophie à l’épreuve de l’écologie , Éditions MF, Paris, 2009, 183-203.

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allons le voir, la plupart de ces sens spéciques sont insatisfaisants parleur partialité, à l’exception d’un : la richesse, c’est-à-dire le nombre de

versions différentes d’une même entité (le nombre d’espèces différentesd’un écosystème ou le nombre de gènes d’un génome). Mais, pour desraisons de clarté conceptuelle, il serait bienvenu de désambiguïser leterme « biodiversité » et de spécier que la diversité n’est pas la richesse.

 Alors, rien ne s’opposerait au fait de dire que le concept de « biodiver-sité » n’est qu’un ensemble de notions qui partagent un « air de famille »pour reprendre l’expression de Wittgenstein, comme le concept de jeu,ou le concept de justice, et que la raison d’être de ce concept-mirage,plus que concept ou, est avant tout d’ordre pragmatique. Elle tientà l’usage communicationnel qui est fait de ce mot et qui, au-delà despropriétés ou des mesures précises qu’il vise, permet grâce à sa géné-ralité et à ses ambiguïtés un accord intersubjectif efcace. Il s’agit,en quelque sorte d’un malentendu fécond… jusqu’à un certain degréseulement, comme en témoigne la difculté à dénir et mettre en placedes politiques de conservation efcientes, constat qui malheureusementnous force à interroger les dimensions philosophiques et épistémolo-giques de l’objet, et plus encore du projet « biodiversité ». C’est là le prix

à payer pour avoir voulu rabattre, en grande partie pour des raisonsextérieures à la science, la multidimensionnalité de la complexité dubiologique et de l’écologique sur la linéarité du divers.

Les problèmes dénitionnels du concept de biodiversité n’effraientpas les scientiques, qui, s’ils reconnaissent que le terme général debiodiversité est trop imprécis et fourre-tout, n’en usent pas moinsd’une palette très variée de « sous-concepts » limités de biodiversitéen fonction de leurs problématiques et entités biologiques favorites.

Contrairement au concept global de biodiversité, ces « sous-concepts »

de biodiversité n’ont pas pour prétention de décrire l’ensemble de ladiversité du vivant, mais simplement d’établir, au sein d’un cadrethéorique limité, les limites et les mesures d’une diversité du vivantbien dénie et exploitable scientiquement, aussi bien au titre d’ex-

 planans que d’explanandum, c’est-à-dire aussi bien comme facteurque comme but d’explication. À titre d’exemple, on peut mentionnerla diversité des espèces dans une communauté écologique expriméepar une mesure de richesse spécique ou d’abondance relative ; larichesse des taxons supérieurs (genre, famille, etc.) ; la diversité géné-

tique d’un locus, d’une population, etc. ; la diversité écologique (les

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diverses fonctions d’un organisme dans un écosystème) ou encore ladiversité phénotypique. Cette liste peut ainsi être déroulée à l’inni

même si en pratique les mesures de biodiversité se limitent à quelquesexemples récurrents. James MacLaurin et Kim Sterelny défendentpar exemple la pertinence remarquable de trois formes de diversitéspour évaluer « la » biodiversité : la richesse spécique faisant sens dupoint de vue écologique, la diversité phylogénétique dans le cadre desthéories évolutives et enn la diversité phénotypique, élaborée à partirde la biologie du développement27.

 À ce stade, pourtant, on ne fait qu’efeurer la problématique de ladiversité des diversités. Outre les différents objets, niveaux hiérarchiqueset combinaisons entre ces derniers que l’on peut élaborer ; outre lesdifférentes perspectives disciplinaires par lesquelles on peut dénir desdiversités particulières, et le cas échéant complexier l’ensemble pardes considérations d’échelles de temps et d’espace distinctes, il existeintrinsèquement une pluralité, elle-même indénie, de manières d’éla-borer le concept intuitif de « diversité ». Curieusement, il s’agit d’unepropriété reconnue par les écologistes théoriciens qui travaillent sur lesujet depuis des décennies, et si la plupart sont pleinement conscients

de cet état de fait, ils ne font malheureusement que repousser l’obstacleen entretenant parfois des confusions depuis longtemps dénoncées, eten substituant à une réexion profonde sur les limites des notions qu’ilsemploient une virtuosité mathématique dans l’analyse statistique quiperpétue les ambiguïtés plutôt que de les épurer.

3] Des controverses sur la « diversité biologique »à l’émergence de la « biodiversité »

Dès 1949, l’un des articles fondateurs sur la mesure de la diver-

sité écologique, publié par le statisticien britannique E.H. Simpson,insistait sur la dépendance problématique entre indices de diversitéet taille des communautés28 :

L’indice de diversité a été utilisé jusqu’alors principalement selon unedistribution logarithmique. Il ne peut pas être utilisé partout dans la

[27] J. MacLaurin & K. Sterelny, What is biodiversity ? , Chicago, University of Chicago Press,2008.

[28] Les différences terminologiques entre « mesure » et « indice » ainsi que leurs conséquencesépistémologiques sont discutées section 4.

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mesure où il ne fournit pas toujours des valeurs indépendantes de lataille de l’échantillon29.

Cette ligne de critique sera reprise et ampliée par Stuart Hurlberten 1971, dans un article au titre on ne peut plus clair et critique : « Lenon-concept de diversité spécique ». Hurlbert y afrme :

Le terme « diversité spécifique » a été défini de manières tellement variéeset disparates que désormais il n’apporte aucune autre information que« quelque chose ayant à voir avec la structure de la communauté » ;la diversité spécifique est devenue un « non-concept » […] ; la diversitéspécifique est une fonction du nombre d’espèces présentes (richesseou abondance spécifique) et de l’équité de la distribution des individusparmi ces espèces (équité ou équitabilité spécifique). Si le terme « diver-sité spécifique » doit garder la moindre utilité (et cela semble douteux),son sens devrait probablement être limité à ce niveau-là30.

En souhaitant distinguer de manière tranchée le concept de diver-sité de celui de richesse spécique, et en récusant la métaphore infor-mationnelle sur laquelle reposent nombre d’indices de diversité à cetteépoque, l’objectif ultime d’Hurlbert n’est pas tant de remettre en causele concept de diversité spécique pour lui-même que d’argumenter en

faveur d’indices d’équitabilité basés sur des probabilités de rencontreentre individus ( PIE :  Probability of Interspecic Encounters). En effet,Hurlbert soutient que cette technique, qui part du point de vue desindividus membres de la communauté, repose sur une interprétationplus intuitive d’un point de vue biologique que l’analogie information-nelle, jamais démontrée31. Pour autant, le réalisme supposé de cetteapproche n’est pas sans poser question compte tenu, par exemple, deslimites inhérentes à la dispersion des individus biologiques.

[29] E.H. Simpson, « Measurement of diversity », Nature , 163, 1949, p. 688.[30] S.H. Hurlbert, « The nonconcept of species diversity : a critique and alternative parame-

ters », Ecology , 52, 1971, p. 577.[31] Cf. A.J. Hamilton, « Species diversity or biodiversity ? »,  Journal of Environmental

Management , 75(1), 2005, 89-92. Contre l’accusation d’Hurlbert, en 1977, EvelynPielou (Mathematical Ecology , New York, Wiley-Interscience, 1977) va définir formelle-ment, et cela en recourant à la théorie de l’information, la diversité spécifique comme leniveau d’incertitude d’une communauté. Intuitivement, on perçoit effectivement que plusla diversité d’une communauté augmente, moins on a de certitude sur l’espèce à laquelleappartient un individu tiré au hasard. Cf. L. Fattorini, « Statistical analysis of ecologicaldiversity », in « Environmetrics », in A.H. El-Shaarawi & J. Jureckova (eds.), Encyclopediaof Life Support System, Oxford, EOLSS Publishers, 2003.

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Quoi qu’il en soit, Hurlbert a clairement saisi la vacuité de ladémarche consistant à dénir « la » diversité spécique. Ce n’est donc

pas la diversité spécique en tant que telle qui est visée par ses pro-positions de reformulation, mais un indice, nécessairement partialet limité, qui est nommé par paresse intellectuelle ou aveuglementsémantique « diversité spécique » :

À partir du moment où la diversité (tout le monde est d’accord sur lemot !) n’a jamais eu une définition unique et univoque, il n’a pu existerde procédure objective pour pondérer ces poids relatifs [ceux relatifsà l’abondance et l’équité] ; et il est à jamais improbable d’en trouverune. Par conséquent, nous pouvons nous débrouiller avec une pléthore

d’indices, chacun soutenu par l’intuition d’au moins une personne etquelques-uns recommandés par la mode du moment, ou nous pou-vons aiguiser nos pensées et reformuler nos questions en termes depropriétés pertinentes d’un point de vue biologique32.

En 1975, Robert May ne fait qu’enfoncer un clou de plus dans lecercueil de la diversité biologique. Il afrme que mathématiquement,« les indices de diversité sont simplement les moments de la distributioncomplète S(N), où S est le nombre d’espèces et N le nombre total d’indi-vidus33 ». L’indice de diversité spécique n’est que la projection, l’image

en une seule dimension, d’une réalité nécessairement plus riche. Surces considérations, May propose toutefois d’adopter des indices baséssur la variance de la distribution S(N), laquelle est selon lui rela-tivement sensible aux variations de cette dernière. Une manière decontourner les limites des indices de diversité pour obtenir une imageplus informative de la structure des communautés est de passer àdes modèles « rang-abondance » en deux dimensions, c’est-à-dire descourbes qui relient le nombre d’individus d’une espèce (son abondance,en ordonnée) à son rang d’abondance dans la communauté (en abscisse,de la plus à la moins abondante). Mais, ces derniers ne possèdent pasla simplicité et les propriétés de publicité des indices, ainsi que leursfacilités de manipulation, notamment en matière de gestion.

C’est sur la base de ce constat relatif à l’usage bien plus aisé desindices que l’on peut comprendre la poursuite des débats sur la notion

[32] Hurlbert, op. cit., 1971.[33] R.M. May, « Patterns of species abundance and diversity », in M.L. Cody & J.M. Diamond

(eds.), Ecology and evolution of communities, Cambridge, Harvard University Press, 1975,81-120.

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de diversité biologique jusqu’à l’apparition du terme biodiversité. Ainsi,dans les années 1970, les écologues se disputent relativement aux

usages et aux interprétations des familles d’indices de diversité spé-cique. Outre le travail d’Evelyn Pielou sur l’interprétation infor-mationnelle des indices de diversité que nous avons évoquée34, PaulDeBenedictis, en 1973, afrme que « l’usage différent des indices dediversité continue de susciter des controverses parmi les écologistes.

 Auclair et Goff (1971), Johnson et Raven (1970), et Risser et Rice(1971) se sont demandés quelle relation doit être observée entre lesdivers indices utilisés couramment par les écologistes en essayantparticulièrement de déterminer s’il existe une relation biologique entreles différents indices35 ». DeBenedictis, à la suite des auteurs qu’ilcite, n’envisage plus de fournir une dénition unique de la diversitébiologique, ni même de déterminer le meilleur indice possible, maistout simplement de montrer si derrière ces indices disparates ne secacheraient pas des propriétés biologiques intéressantes.

Ces critiques du concept de diversité ont été conrmées et mêmeampliées par un type d’analyse courant en analyse économique,l’approche axiomatique. Les économistes s’intéressent eux aussi à la

notion de diversité, mais dans un contexte différent, celui de la théo-rie du choix rationnel. Il s’agit essentiellement d’évaluer la diversitéréelle de choix, ou de satisfaction des préférences, présentée par unemultiplicité d’options selon leurs différents attributs. Dans l’ouvrageL’Expérience de la biodiversité  issu d’un remarquable travail trans-disciplinaire sur la notion de biodiversité, Yves Meinard revisite cestravaux d’économistes mathématiciens an d’en tirer des conclusionsgénérales pour l’écologie36. En s’appuyant sur les travaux de PrasantaPattanaika et Yongsheng Xu37, il montre qu’en essayant de formaliser

les axiomes d’une notion de diversité entendue intuitivement commeréexive, transitive, indépendante, monotone et indifférente, seul lecritère cardinal, autrement dit la richesse ou nombre d’espèces si l’on

[34] Cf. note 31.[35] P.A. DeBenedictis, « On the correlations between certain diversity indices », American

Naturalist , 107(954), 1973, 295-302 @.[36] Y. Meinard, L’Expérience de la biodiversité. Philosophie et économie du rapport à l’envi- 

ronnement , Paris, Hermann, 2011.[37] P.K. Pattanaik & Y. Xu, « On diversity and freedom of choice », Mathematical Social

Science , 40, 2000, 123-130 @.

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se situe au seul niveau spécique, satisfait ces prérequis. Tout autreconcept, comme l’équitabilité, ou toute autre combinaison d’indices

incluant autant de paramètres que souhaités pour dénir une diver-sité « idéale », échouera à satisfaire formellement les prérequis élémen-taires de toute notion intuitive et générale de diversité. La mesureconsidérée comme la plus frustre de la diversité, à savoir le nombred’entités différentes composant un niveau homogène (pour la biologie,celui des espèces ou des gènes par exemple), s’avère en réalité la seuleformellement satisfaisante. Les autres types de mesures de diversité(« indices » devrions-nous plutôt dire) ne donneront que des visionspartiales générant immanquablement des paradoxes relativement auxexigences intuitives attendues du concept de diversité.

Et plus ces exigences sont précises, moins il est possible de pas-ser sous silence les restrictions inhérentes aux concepts plus limi-tés de biodiversité. C’est le cas lorsqu’on inclut l’équitabilité dans unindice de diversité an de tenir compte des différences d’abondanceentre espèces par exemple. Comme le démontre l’exemple avancé parFrédéric Gosselin38, rajouter des individus à une communauté écolo-gique peut conduire à une diminution de sa diversité, ce qui est contre-

intuitif d’un point de vue conservationniste, et plus encore vis-à-visd’un référent sémantique attribué a priori au terme « biodiversité ». Enréalité, comme l’a montré Lou Jost39, les deux concepts d’équitabilitéet d’abondance sont nécessairement corrélés. Autrement dit, on nepeut formellement comparer l’équitabilité entre deux communautés(et par conséquent la biodiversité au sens où cette dernière résulte enpartie de la première) que si ces deux communautés possèdent le mêmenombre d’individus. Or, comme la richesse est elle-même dépendantede l’abondance, richesse et équitabilité ne sont pas indépendantes.

La notion de diversité dénie à partir de ces deux paramètres nepeut donc être généralisée en tant que métrique de comparaison descommunautés de toute richesse et de toute équitabilité sous peined’induire des paradoxes et des apories dans les résultats.

Plus encore, si l’on souhaite introduire une métrique de disparitéentre espèces an de construire un indice de diversité plus précis,

[38] Cf. son chapitre « Diversité du vivant et crise d’extinction : des ambigüités persistantes »,dans le présent ouvrage.

[39] L. Jost, « The relation between evenness and diversity », Diversity , 2, 2010, 207-232 @.

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les contraintes mathématiques imposent des limitations sévères audomaine de validité ainsi qu’à l’interprétation relatifs à de tels modèles.

 Ainsi de la tentative formellement très ambitieuse de Klaus Nehring etClemens Puppe, d’élaborer une théorie de la diversité comme agréga-tion des mesures de dissimilitude prises deux à deux entre les membresde la communauté étudiée40. Il faut cependant que les valeurs desattributs des unités du groupe soient acycliques (que les valeurs deces attributs ne soient pas sujettes à un type généralisé de paradoxede Condorcet41), ce qui réduit drastiquement le champ d’applicationde cette théorie ; plus encore, dans une approche multi-attributs, lesconditions de validité de la théorie de Nehring et Puppe sont tellementcontraignantes que leur théorie perd de vue l’objectif initial qui était defournir une valeur de diversité utilisable par un Noé imaginaire sou-haitant sauvegarder les espèces selon un ordre de priorité rationnel42.

Étrangement, il semble que le succès du terme biodiversité, etsurtout la manne nancière de la part des nanceurs qui l’a accom-pagné43, ait balayé sous le tapis d’une science écologique à fort enjeupolitique la poussière des vérités conceptuelles peu plaisantes. Ainsi,le constat dramatique et le contexte d’urgence qui ont présidé à la

tenue du Forum sur la BioDiversité (sic) par lequel fut lancée l’idéeen 1986 ne laissèrent guère de place aux remarques critiques sur lecontenu même du concept44. La grande enquête sur le concept de bio-diversité publiée par David Takacs dix ans plus tard est de la mêmeveine. Bien que plusieurs fois le concept de biodiversité soit taxé debuzzword, de mot-valise, que Takacs soit tout à fait lucide sur le pro-cessus de construction sociale de l’idée de biodiversité, aucune remiseen cause conceptuelle n’émane de cet ouvrage. Mieux, il s’en dégagel’idée qu’à l’instar du concept de santé (cela se discute par ailleurs…),

celui de biodiversité serait à la fois normatif et descriptif, sans que ce

[40] K. Nehring & C. Puppe, « A theory of diversity », Econometrica, 70, 3, 2002, 1155-1198 @.

[41] C’est-à-dire qu’elle ne forment pas une boucle intransitive où, pour trois valeurs, A > B,B > C et C > A.

[42] Cf. Meinard, op. cit., 2011.[43] A.M. Ghilarov, « What does biodiversity mean – scientific problem or convenient

myth ? », Trends in Ecology and Evolution, 11, 1996, 304-306 @.[44] E.O. Wilson & F.M. Peters (eds.), Biodiversity , Washington, National Academy Press,

1988.

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constat n’interpelle l’auteur sur la nature scientique du concept etsur la pertinence de son usage conservationniste.

4] La construction dualiste du concept général de biodiversité

D’autres exemples de ou conceptuel se dégagent d’ouvrages tech-niques dédiés à la biodiversité. Un exemple tout à fait illustratif nousest fourni par le chapitre de Frédéric Gosselin et Marion Gosselindédié à l’analyse technique et mathématique des indicateurs de bio-diversité45. Ses auteurs, dont il faut souligner le travail remarquabled’analyse des indicateurs de biodiversité, font d’abord preuve d’unrecul lucide et d’une grande prudence relativement à l’emploi destermes de biodiversité et de diversité, ainsi qu’aux interprétationsdes indices de diversité :

Des indices différents de diversité – ou d’équitabilité – peuvent donnerdes résultats contradictoires de variation de diversité – ou d’équita-bilité – entre relevés. C’est inévitable, étant donné que ces indicesrésument en un seul nombre un concept multidimensionnel, en donnantune importance plus ou moins grande à la richesse spécifique, ainsiqu’aux espèces rares ou aux espèces dominantes.

Or, par-delà cette mise en garde sur la validité des indices de bio-diversité transparaît en réalité une relégitimation de la biodiversitécomme concept pluriel :

La multiplicité et la nature de ces méthodes montrent que la biodiver-sité se résume très rarement à une seule quantité numérique : c’est unconcept à plusieurs facettes – ou multidimensionnel – qui nécessitel’utilisation de plusieurs techniques pour le cerner.

L’art de l’écologue consisterait ainsi à explorer et à ajuster les dif -férentes grandeurs de la biodiversité, comme on évaluerait les dif-

férentes mesures d’un objet en trois dimensions. Car s’il n’est paspossible de donner « une mesure globale et unique », « il est possiblede mesurer certaines facettes de la biodiversité ».

En suivant cet objectif, Gosselin et Gosselin indiquent qu’« il fauten premier lieu restreindre les études de biodiversité à des objets biendélimités […]. Ensuite, comme c’est le cas pour le goût d’un aliment, ce

[45] F. Gosselin & M. Gosselin, « Analyser les variations de biodiversité : outils et méthodes »,in M. Gosselin & O. Larroussinie (dir.), Biodiversité et gestion forestière : connaître pourpréserver. Synthèse bibliographique , Antony, Cemagref Éditions, 2004, 58-99.

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n’est qu’à travers plusieurs composantes qu’on peut cerner réellement labiodiversité pour un objet d’étude donné […]. Nous sommes donc obligés

d’appréhender les diverses composantes qualitatives et quantitativesde la diversité ». La comparaison entre analyse de la biodiversité etanalyse du goût est révélatrice de la primauté esthétique du conceptde biodiversité, mais nous reviendrons sur ce point en conclusion. Pourl’instant, c’est plutôt sur la distinction quantitatif/qualitatif que nousnous attarderons. Elle laisse d’abord croire qu’il existerait une manièred’aborder la biodiversité qui serait parfaitement objective et mesurable(la composante quantitative) quand une autre serait plus subjective,car fondée sur une catégorisation empirique des propriétés biologiques,et donc plus sujette à caution (la composante qualitative). Cette dis-tinction est en réalité trompeuse aussi bien en écologie que d’en biend’autres domaines scientiques s’appuyant sur l’outil statistique. Ladimension qualitative en matière d’écologie tient par exemple à établirdes distinctions de nature entre espèces ou entre groupes d’espèces.On admet ainsi qu’une communauté composée uniquement d’espècesde batraciens est moins diverse qu’une communauté identique numé-riquement, mais constituée d’espèces de batraciens, de mammifères et

d’oiseaux. Or, on peut quantier la différence qualitative, c’est-à-dire denature ou de fonction, entre les différentes espèces par des procéduresdéterminées selon les objectifs de l’échantillonnage : on peut invoquerdes distances phylogénétiques, traduisant en partie l’histoire évolutivede chaque espèce ; ou invoquer des distances écologiques (en termes deniveau trophique par exemple) ; ou encore des distances biologiques,en termes de complexités structurales et fonctionnelles. Dans le mêmetemps, les composantes dites quantitatives reposent sur des idéalisa-tions, comme la distance phylogénétique ou génétique, qui occultent

mal certains partis pris qualitatifs. Au nal, la distinction quantita-tif/qualitatif apparaît comme un dégradé continu de nuances et noncomme une alternative tranchée, du moins pour le monde biologique.Il n’y a guère de raison de ce fait de maintenir l’idée qu’il existeraitun ensemble de quantications « objectives » de la biodiversité, cellesqui reposeraient sur ses dimensions quantitatives, auxquelles onpourrait adjoindre par la suite des évaluations plus qualitatives dansdes contextes appliqués de gestion conservationniste par exemple.

Une autre distinction avancée, consciemment ou inconsciemment,

dans leur discours par Gosselin et Gosselin a pour effet de légitimer

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l’unicité et la scienticité du concept de biodiversité. Il s’agit du couple« mesure »/« indice » de diversité.

Nous faisons la différence entre les mesures de biodiversité, qui sontaussi des indicateurs, mais fondés sur une mesure directe de la diver-sité ou de ses composantes (richesse, abondance), et les indicateursde biodiversité, qui sont des mesures indirectes de facteurs dont lavaleur est corrélée au niveau d’une mesure de diversité46.

Il ne s’agit pas pour nous de remettre en cause la distinction entre« mesure » et « indicateur » en tant que telle. Selon les dénitions lesplus courantes, la mesure vaut en effet comme la détermination d’unegrandeur grâce à un étalon ou une unité particulière, alors que lepropre d’un indicateur est de fournir, à propos d’un système donné,une information de qualité (scientiquement validée), qui réponde àdes besoins pratiques (politiquement utile, gérable, compréhensible,simple, etc.). Cette distinction est tout à fait opératoire dans de nom-breux domaines écologiques et environnementaux : en matière de pol-lution par exemple, l’évaluation de la quantité de polluants peut releverde mesures physico-chimiques directes très précises (milligrammesde nitrates par litres d’eau dans une rivière) alors que l’interpréta-

tion d’indicateurs fera appel à des données indirectes (la présence/absence de certaines espèces biologiques, dites indicatrices, dans lecours d’eau) à partir desquelles est estimé un degré de pollution auxnitrates. Cependant, à tout moment la abilité de l’indicateur peutêtre mise à l’épreuve en comparant la valeur de ce dernier avec lamesure précise de la pollution. Dans le cas de la biodiversité, ce rai-sonnement ne tient pas, car il n’existe pas de mesure objective de labiodiversité, si ce n’est la richesse spécique, ou sinon des composantesisolées de la biodiversité, comme l’équitabilité pure.

De manière générale, la « biodiversité » version post-1986et généralisante assoit sa légitimité sur ce type de stratégieargumentative dualiste, laquelle permet, comme Imre Lakatos l’avaitmontré pour les théories scientiques confrontées à des tentatives deréfutation47, de distinguer le « noyau dur » du concept de biodiversité(désigné comme descriptif, objectif, quantitatif, mesurable, etc.) de ses

[46] Ibid., p. 30.[47] I. Lakatos, Preuves et réfutations. Essai sur la logique de la découverte mathématique ,

Paris, Hermann, 1984.

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dimensions auxiliaires, celles qui permettent au concept d’intégrerdes dimensions axiologiques, sociales et politiques (désignées comme

normatives, qualitatives, subjectives, etc.). De fait, la distinctionquantitatif/qualitatif renvoie, bien que de manière non superposable,à la distinction descriptif/normatif. Le quantitatif donnerait uneimage objective de la réalité biologique que l’on souhaite décrirequand le qualitatif renverrait aux interprétations subjectives del’environnement à travers lesquelles transparaîtraient nos valeurs.Il existe un réseau de correspondances notionnelles qui s’inscrit dansce schème dualiste, lequel conforte à la fois le caractère scientique de

la biodiversité contre les évidences épistémologiques que nous venonsde développer, et qui lui permet dans le même temps de donner priseaux enjeux socio-politiques ainsi qu’économiques. Nul doute qu’unsociologue des sciences pourrait trouver là matière à réexion, tant ceschéma dualiste renforce la propre image que se font les écologues deleur travail : fournir une activité de recherche purement scientiquevalorisable dans le champ disciplinaire de l’écologie, et dans lemême temps pouvoir adapter ce savoir aux demandes sociétaleset politiques, particulièrement en matière de conservation, dont

les enjeux sont majoritairement partagés et même promus par lesécologues eux-mêmes. Reste toutefois une question essentielle, etqui n’est malheureusement que superciellement abordée dans letravail des Gosselin, mais aussi dans la littérature que nous avonscompulsée48, celle de l’articulation entre les deux dimensions de labiodiversité. Gosselin et Gosselin se contentent de mettre le lecteursur la piste d’un idéal synthétique totalisant. « C’est la combinaison dutout, écrivent-ils, considérée dans son environnement (échelle d’étude,

rareté relative des taxons…) qui constitue la biodiversité. » Ce seraitdonc la « combinaison », terme assez vague pour évoquer une sorted’alchimie biologique entre ses différentes facettes, qui constitueraitle ciment du concept de biodiversité. Terme tellement vague qu’ilpeut renvoyer à une multitude de principes : addition, pondérationdifférenciée, associations, etc., tout aussi bien qu’à une sorte de « libre-service » statistico-écologique plus ou moins contraint par les exigencesempiriques.

[48] À l’exception de Sarkar, op. cit., 2002.

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5] Usages et rôle (non) explicatif de la biodiversité Au-delà du ou du concept de biodiversité et des stratégies d’endi-

guement de ce ou par la fortication d’un noyau scientique, se posela question non plus des dénitions, mais des usages scientiques dela biodiversité. À la suite d’un précédent texte49, nous réitérons notrecritique épistémologique du concept général de biodiversité, à savoirque ce dernier ne peut être qualié de scientique dans la mesureoù il échoue à remplir trois critères épistémologiques simultanés : ilest mal déni, il ne correspond à aucune propriété naturelle (natural

kind), et enn il n’est utile dans aucune théorie scientique50. Lepremier point est amplement démontré par les réexions précédentes.Pour ce qui est du second, il apparaît que la propriété qu’instanciece concept général de biodiversité est un idéal extrapolé à partir denotre perception intuitive de la nature, ou une réication intempestivedue à une forme d’illusion cognitive, mais en rien une propriété dela nature comme le montrent les échecs insurmontables des indicessynthétiques de diversité depuis des décennies. Même les mesures derichesse échouent à satisfaire les prérequis de ce second point dansla mesure où il n’y a aucun sens biologique à additionner des gènes et

des écosystèmes, c’est-à-dire des mesures de richesses d’entités et deniveaux hiérarchiques distincts. Nous proposons à titre d’hypothèsede considérer que cette difculté provient en partie de la confusionentre les notions de « différence » et de « diversité ». Chaque humainperçoit intuitivement les différences sensibles qui existent entre lui etles autres formes de vie, ainsi que les différences deux à deux entreentités biologiques, depuis les distinctions évidentes à tout un chacun

 jusqu’aux dissimilarités accessibles aux seuls spécialistes dotés detechniques perfectionnées, comme le séquençage génétique. Le pro-

blème, comme cela a été souligné à propos du travail de Nehring etPuppe51, provient de l’impossibilité à généraliser le calcul de la diver-sité comme extension sommative de la différence. Inférer la diversitéglobale d’une communauté à partir d’éléments fondamentaux issus de

[49] Delord, op. cit., 2009.[50] Évidemment, ces trois critères sont sujets à caution : nombre de concepts scientifiques,

notamment en biologie, ne remplissent pas complètement ces réquisits, comme les conceptsde gène ou d’espèce. Plus que leur valeur descriptive précise, c’est donc ici leur dimensionnormative générale qui est invoquée.

[51] Nehring & Puppe, op. cit., 2002.

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données cognitives subjectives, la reconnaissance et l’évaluation dedifférences observables, devient contre-intuitif et même impossible.

Cette caractéristique rapproche la problématique de la constructionde la biodiversité de celle de la construction des races : en effet, l’idéequ’il existerait des races biologiques (nous laissons de côté les racesentendues comme communautés ethniques et culturelles) sembledécouler historiquement et conceptuellement d’une volonté d’agrégersous un label homogène des différences phénotypiques hétérogènes.Or, des différences évidentes lorsque l’on compare deux individus (unà la peau noire et l’autre à la peau blanche par exemple) se dissolventdans une forme de continuum lorsque l’on compare des groupes de

millions d’humains sur la base de centaines de caractéristiques dis-tinctes de type anatomique, génétique ou moléculaire. Les propriétésbiologiques des populations humaines, relativement panmictiques52 et ouvertes aux migrations, empêchent de fait que ces différencesponctuelles ne se transforment en frontières essentielles tant leurscorrélations sont faibles. En fait, si certaines propriétés font appa-raître des discontinuités plus marquées entre certains groupes quel’on pourrait dès lors dénommer des races, le choix d’en faire le ou lescritères de la race relève non pas d’un fait objectif, mais bien d’uneposition normative, celle qui valorise plus particulièrement certainscritères biologiques53. Il en serait de même avec nombre de critères debiodiversité, sauf que ceux-ci sont choisis pour maximiser la distanceentre tous les individus d’une communauté, non dans le but de lesregrouper.

Cela est d’autant plus problématique lorsqu’il est question d’intégrerla diversité de niveaux hiérarchiques distincts et/ou emboîtés. Nousavons déjà indiqué que toute tentative d’intégrer sous une mesure glo-bale une biodiversité multi-hiérarchique ne pouvait aboutir qu’à uneaporie. Pourtant, nombre d’auteurs défendent la pertinence de critèresd’interchangeabilité entre niveaux de biodiversité an de comparerdes communautés biologiques hétérogènes les unes avec les autres.C’est ainsi que Patrick Blandin afrme que « quelques espèces peuvent

 jouer un rôle clef dans le fonctionnement des écosystèmes, tandis

[52] Est panmictique une population où chaque individu d’un sexe donné qui la compose aune probabilité égale de se reproduire avec n’importe quel autre individu de l’autre sexeappartenant lui aussi à cette population. (Ndé.) 

[53] Cf. Bessone, op. cit., 2013.

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que d’autres sont redondantes ; certaines espèces sont dominantes etpeuvent comporter un nombre très important d’individus, diminuant

ainsi l’équitabilité du système, et d’autres espèces, rares, ne comporterqu’un très petit nombre d’individus. De plus, un plus petit nombre d’es-pèces peut être compensé – dans une certaine mesure – par une varia-bilité génétique importante au niveau de certaines populations54 ». Cetextrait laisse supposer que la biodiversité, comme tout type de mesure,quantie une propriété à laquelle on peut assigner une unité et desrègles de concaténation : il en va ainsi aussi bien de la masse, de latempérature ou des « morgans », unité de distance entre gènes sur unchromosome pour prendre un exemple purement biologique. Or, labiodiversité ne présente aucune unité, ni mesure standard. On peutaussi bien parler en shannons55, en nombre d’espèces ou en distancesphylogénétiques. L’équivalence proposée ne vaut que pour le cas choisipar l’auteur, ici une équivalence fonctionnelle, dont il n’est d’ailleurspas précisé en quelle unité elle se mesure. En fait, la biodiversitén’est pas invoquée par cet extrait de Blandin sur un mode descriptif,mais avant tout sur un mode normatif. L’équivalence de biodiversitéfait sens par rapport à un fonctionnement écosystémique satisfaisant,

normal ou équilibré, c’est-à-dire par rapport à une norme écologiquesous-entendue par l’auteur (il est vrai largement partagée par lacommunauté conservationniste). Pour pousser l’explication dans sesextrêmes, on pourrait faire de la biodiversité un exemple convaincantdu paradoxe sceptique qui, comme l’indique Pierre Jacob, « consiste àafrmer qu’en attribuant une signication à un symbole, on ne décritaucun fait sémantique : on exprime une norme. Les attributions designication n’ont pas de conditions de vérité : aucun fait ou état dechoses de la réalité objective ne leur correspond. Elles n’ont que des

conditions d’assertion ou d’assertibilité56

 ». Le terme « biodiversité »n’aurait aucune signication en lui-même, seulement des conditionsd’assertions, un bel exemple étant proposé ici par le besoin d’équiva-lence formulé par Patrick Blandin ; loin d’être une propriété naturelle

[54] P. Blandin, « Ecology and Biodiversity at the Beginning of the Twenty-first Century :Towards a New Paradigm ? », in A. Schwarz & K. Jax (eds.), Ecology Revisited : Reflectingon Concepts, Advancing Science, Springer, 2011.

[55] Unité de mesure de l’information. (Ndé.) [56] P. Jacob, « Normes, communauté et intentionnalité », Revue européenne des sciences

sociales, XL-124, 2002 @.

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La biodiversité : imposture scientifique ou ruse épistémologique ?109

(a natural kind), la biodiversité ne serait qu’une intention normativeprenant la forme d’une chimère articielle de propriétés biologiques.

Par ailleurs, mais nous y reviendrons dans la conclusion, la biodiver-sité traduit une pluralité de normes (équilibre fonctionnel, histoireévolutive, évolvabilité, etc.) et présuppose la possibilité d’instituer uncompromis entre ses composantes subordonné à la visée normative,ce qui n’est pas sans poser problème d’un point de vue éthique.

Enn, nous ne pouvons qu’établir un constat d’échec relativementau troisième critère avancé pour juger de la scienticité du conceptde biodiversité : son utilité au sein des théories scientiques. D’abord,nous reprendrons à notre compte les conclusions établies par YvesMeinard à partir de son travail sur l’analyse sémantique du terme« biodiversité » dans les articles scientiques. Il montre en effet quele terme de « biodiversité » est employé le plus communément dans lestitres, les introductions ou les conclusions des articles scientiques,mais beaucoup plus rarement dans les sections relatives aux méthodesou aux résultats d’expériences, lesquels détaillent majoritairementdes mesures et indices particuliers de diversité, d’équitabilité ou derichesse. La biodiversité vaut ainsi plus comme désignation d’une

thématique que comme concept ou outil scientique. À tel point que lecontraste est des plus éloquents avec le concept d’écosystème, qui, quelsque soient par ailleurs ses défauts, a légué son nom à une brancheentière de l’écologie, l’écosystémique. Or, aucune discipline écologiquene s’est cristallisée autour de la biodiversité prise comme entité d’ana-lyse. Chaque champ de l’écologie a intégré selon ses capacités et sesorientations cette nouvelle question, mais la « biodiversologie » risqued’attendre longtemps…

Nous suggérerons ici qu’une faiblesse épistémologique supplémen-

taire handicape sévèrement l’ambition scientique de la biodiversité, àsavoir son pouvoir explicatif quasiment inexistant. Bien que ce constatsemble prendre totalement à revers les présupposés du paradigmecontemporain de recherche « biodiversité et fonctionnement des éco-systèmes57 », nous souhaitons lever quelques malentendus. Ce para-digme BFE, dont l’une des justications principales est le Rapport

du millénaire sur les écosystèmes commandé par l’ONU et paru en

[57] S. Naeem, « Ecosystem consequences of biodiversity loss : The evolution of a paradigm »,Ecology , 83, 2002, 1537-1552.

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200558, a pour objet d’étudier les interactions entre la biodiversité etles fonctionnements écosystémiques, à savoir la consommation de

dioxyde de carbone, la productivité primaire, la couverture foliaire,la rétention des nutriments dans le sol, la résistance à la sécheresseou encore la stabilité des écosystèmes. Selon les intentions de ses ini-tiateurs, il s’agit de démontrer scientiquement que la perte de biodi-versité, même celle qui peut paraître « ordinaire » ou insigniante, setraduit par un impact mesurable sur l’approvisionnement en « servicesécosystémiques », lesquels, comme la ltration de l’eau, la fertilité dessols ou encore la pollinisation, contribuent de manière fondamentale àla maintenance de la vie humaine sur Terre ainsi qu’à l’économie et au

bien-être. En dénitive, il s’agit d’expliquer les changements qualitatifset quantitatifs de ces services écosystémiques par les variations de labiodiversité. Pourtant, cette « biodiversité » si sûrement invoquée (leplus souvent réduite à la diversité spécique ou à la diversité des traitsécologiques) tient le rôle d’un explanans « fantôme », c’est-à-dire d’uneexplication qui n’en est pas réellement une.

En effet, deux hypothèses sont principalement avancées pourexpliquer l’effet de la biodiversité sur le fonctionnement des écosys-tèmes : l’effet de sélection qui postule que plus le nombre d’espèces estélevé, plus les chances augmentent d’avoir une espèce avec un effetmajeur sur le fonctionnement écologique étudié (résistance au stresspar exemple) ; l’effet de complémentarité qui insiste sur l’idée quela biodiversité favoriserait les interactions positives entre élémentsfonctionnels59. Dans le premier cas, la biodiversité permet d’avancerune explication de type probabiliste, mais qui au regard des enjeuxest relativement triviale : le nombre d’espèces augmente les chancesde tirer l’effet recherché tout comme le nombre de tickets de loto aug-mente la chance de gagner la cagnotte. Il ne s’agit pas ici de dévaluerles explications probabilistes, qui ont toute leur place en écologie toutcomme en évolution, mais encore faut-il pouvoir déterminer la loide probabilité impliquée. Or, les connaissances en matière de rap-ports biodiversité-fonctionnement écosystémique sont des plus mincestant les courbes qui relient le nombre d’espèces aux propriétés fonc-

[58] Millenium Ecosystem Assessment, Ecosystems and Human Well-Being : A Framework forAssessment , Washington D.C., Covelo, Island Press, 2003 @.

[59] Cf. M. Loreau, From Populations to Ecosystems : Theoretical Foundations for a NewEcological Synthesis, Princeton, Princeton University Press, 2010.

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tionnelles des écosystèmes semblent contingentes, dépendantes ducontexte et donc peu généralisables.

Dans le second cas, la diversité entendue comme multiplication d’in-teractions positives ne fait que mettre en évidence l’existence de méca-nismes de complémentarité fonctionnelle à élucider. La biodiversité enelle-même n’explique rien ; au mieux sert-elle de guide ou d’intermé-diaire heuristique vers des explications de nature plus fondamentales,d’ordre causal et surtout systémique. Plus encore, comprendre ces inte-ractions, leurs natures, leurs intensités, leurs situations hiérarchiqueset surtout leurs dynamiques nécessite de s’immerger dans toute lacomplexité des systèmes écologiques, donc de changer complètementd’approche, voire de paradigme, de passer de la diversité (description dudivers) à la complexité (analyse systémique du complexe). Enn, cettefaiblesse explicative n’est pas sans impact sur la faiblesse prédictivede la biodiversité et sur l’espoir de posséder à l’avenir un cadre uniéd’explication de la biodiversité, aussi bien en tant que cause qu’en tantqu’effet. D’aucuns diront peut-être que c’est trop demander à la biodi-versité et que ce concept n’a pas vocation à être explicatif (cela dépendde la théorie dans laquelle il est inséré) mais seulement descriptif.

Quoi qu’il en soit, toutes les raisons invoquées jusqu’ici : ou concep-tuel, dualisme suspect, généralisation trop rapide, contenu normatif,explanans fantôme, nous invitent à rejeter le caractère scientiquedu concept de biodiversité. Pour autant, aucun chercheur travaillantsur la biodiversité, même conscient des limites du concept et de sesusages, n’est sans doute prêt à remettre en cause la scienticité de sadémarche ; pour cela, il peut légitimement arguer du gain en précision,en prédiction, en applications ainsi que des bénéces heuristiques desétudes sur la biodiversité. Il ne faudrait donc pas jeter le bébé avec

l’eau du bain. Si le concept général de biodiversité n’est pas scientiqueselon les normes généralement admises, nous convenons volontiers queles différents indices particuliers, limités ou circonscrits de biodiver-sité le sont (ce qui ne signie pas pour autant qu’ils soient dénués deproblèmes, comme nous l’avons souligné plus haut).

6] Les indices de biodiversité commesortes théoriques (theoretical kinds )

Si nous reprenons les critères que nous avons proposés pour évaluer

la scienticité d’un concept scientique, les indices particuliers de

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biodiversité satisfont aux contraintes épistémologiques que nous avonsavancées à quelques aménagements près. Certains sont très faciles

à dénir, comme la richesse spécique d’une communauté ; d’autresmoins dans un langage courant, mais ils suivent tous une dénitionthéorique rigoureuse, exprimable en langage mathématique, et sansproblèmes de cas limites ou de frontières conceptuelles oues. Pource qui est de notre deuxième critère, à savoir si ces concepts corres -pondent à des propriétés ou à des catégories naturelles du monde, ilva être nécessaire d’effectuer un renversement de point de vue en sedépartant d’une dénition trop empiriste de ces dernières. En effet,la notion de catégorie naturelle (natural kind) s’emploie surtout dansun contexte empiriste, selon lequel la science devrait se fonder sur desentités et des catégories naturelles qui s’agencent selon des lois quise généralisent elles-mêmes sous forme de théories. Or, Ronald Gieresuggère qu’une telle conception est trop limitée dans l’état actuel del’épistémologie, notamment sous l’impulsion de l’interprétation séman-tique des théories qui considère une théorie comme une famille demodèles au sein de laquelle le concept de vérité n’est pas probléma-tique60. Dès lors, les entités et catégories de bases sont déterminées

théoriquement en tant qu’elles permettent d’interpréter les lois et lesmodèles de la théorie, cette dernière étant considérée comme pre-mière dans l’ordre de priorité épistémologique. Enn, il reste à trouverles équivalents empiriques aux entités théoriques (theoretical kinds)déterminées par la théorie. L’avantage de cette approche est que lacorrespondance entre entité théorique et entité empirique ne peut êtreparfaite, mais seulement relative aux conditions de précision ou d’adé-quation opportunes scientiquement pour chaque cas envisagé. Ainsi,comprendre les indices de diversité comme des catégories théoriques

ne fait que s’inscrire dans l’esprit des modèles de diversité développésdepuis des décennies. Par exemple, comme l’indique Gosselin dansle présent ouvrage, il existe une famille d’indices de diversité dits« indices de Hill »61 dont la forme générale s’écrit comme suit :

 DHi,a

  =   pi

a

i=1

∑⎛ 

⎝ ⎜⎞ 

⎠ ⎟ 

1/(1−a )

[60] R. Giere, Scientific perspectivism, Chicago, University of Chicago Press, 2006, p. 86.[61] M.O. Hill, « Diversity and evenness : a unifying notation and its consequences », Ecology ,

54, 1973, 427-431 @.

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La biodiversité : imposture scientifique ou ruse épistémologique ?113

Suivant la valeur prise par le paramètre a, l’indice désigne uneforme de diversité bien délimitée avec une signication différente

pour chacune. Ainsi pour a = 0, Dhi,0 s’interprète simplement commela richesse spécique S. Lorsque a tend vers 1, l’indice de Hill tendvers l’exponentielle de l’indice de Shannon. Lorsque a = 2, Dhi,2 estéquivalent à l’indice de Simpson, et l’on peut continuer ainsi : plusa augmente, plus les espèces abondantes possèdent un poids relatifimportant. Bien qu’au-delà de a = 0 il soit moins évident de faire cor-respondre aux propriétés théoriques des propriétés naturelles, en nde compte cette question n’a guère de pertinence dans la mesure oùaucune de ces propriétés ne peut se revendiquer comme la biodiversitéspécique par excellence. Chacune a ses avantages et ses inconvé-nients scientiques. Mais chacune est utile selon les perspectives derecherche privilégiées et répond ainsi au troisième critère d’un conceptscientique authentique. Ce sont en effet ces indices de diversité quisont construits, utilisés et discutés au cœur des méthodes scientiquesen écologie, par exemple l’identication des propriétés précises dediversité qui inuent sur un type de dynamique évolutive ou sur unecertaine fonction écosystémique.

En dénitive, si ces concepts particuliers de diversité et les pro -priétés théoriques ou naturelles qu’ils représentent sont sans contestefrappés du sceau de la scienticité, ils ne correspondent pas aux déni-tions intuitives de la biodiversité et échouent par conséquent à remplirle rôle d’indicateur général et able de biodiversité, et cela aussi bienpour chaque concept individuel que de manière agrégée. Rappelonsen effet que le propre d’un indicateur par rapport à une mesure estde fournir une information de qualité (scientiquement validée) quiréponde à des besoins pratiques (politiquement utile, gérable, compré-

hensible, simple). Or, la validité de chacun de ces concepts limités dediversité ressortit d’une perspective très particulière, souvent délicateà interpréter et encore plus difcile à transformer en outils de déci-sion. Ces concepts fournissent ainsi peut-être de bons indices d’unpoint de vue scientique, mais de piètres outils en vue de l’applica-tion à la conservation. La biodiversité en tant que concept généralse retrouve ainsi écartelée entre deux niveaux d’analyse lacunaireseu égard à la fois aux exigences scientique et aux impératifs pra-tiques. Il existe d’une part un mot et un pseudo-concept général, la

« biodiversité », ayant plus force de slogan ou de signe de ralliement

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que d’indicateur effectif de gestion ou de protection de la nature parson manque d’assise conceptuelle et scientique. Il existe d’autre part

une kyrielle d’indices particuliers ou limités de diversité qui, au-delàde leur dénition mathématique et de leur usage théorique, ne four-nissent que des indications très partielles et parfois contre-intuitivesdes actions conservationnistes à engager pour préserver cette diver-sité. Le seul indice qui réussisse à concilier les deux et à comblerle fossé entre science et application est celui de richesse (spécique,génétique, fonctionnelle, etc.) mais alors, il pèche par sa simplicité etson caractère nalement peu manipulable. La biodiversité générale

est utile aux scientiques, mais pas à la science. Et lorsque la diver-sité est pertinente pour la science écologique, elle ne l’est plus pourla gestion conservationniste !

7] Conclusion

Notre réflexion est partie du constat d’échec des politiques deconservation de la biodiversité aux échelles globales, nationales etrégionales, et cela alors que la mobilisation politique n’a eu de cessede s’amplier depuis vingt-cinq ans. Dans le même temps, la biodi-

versité est devenue l’objet d’une littérature scientique de plus en plusfournie, élargissant son spectre, depuis l’écologie et la systématique

 jusqu’aux sciences humaines et sociales. Ce dernier développement, jugé comme extrêmement positif par la communauté des protecteursde la nature, a sans aucun doute occulté la nécessité de réexionscritiques et épistémologiquement informées sur la nature, l’usage etles limites du ou des concepts de biodiversité. Or, notre analyse nousconduit à imputer aux faiblesses conceptuelles inhérentes au concept

de biodiversité, et plus encore au fait de les passer sous silence depuisl’émergence en 1986 du concept englobant de biodiversité, les effetsdélétères suivants :

• Ne pas identier précisément les entités qui contribuent à la bio-diversité et laisser dans le ou leurs relations réciproques. Dansle même esprit, confondre mesure et indice, en laissant croireà une fausse objectivité du concept de biodiversité. Substituerainsi en toute discrétion à une supposée valeur scientique dela biodiversité une forme d’arbitraire de la part de ceux qui

détiennent le pouvoir de décision et de gestion.

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• Laisser la voie ouverte aux généralisations abusives et erronées :prendre certains des concepts limités de biodiversité pour des

indicateurs ables de la « biodiversité ».• Ne pas expliciter sufsamment les causes qui font de la biodiver-

sité un facteur essentiel du fonctionnement des écosystèmes etocculter ainsi la complexité réelle des dynamiques écologiques.

• Ne pas reconnaître les sous-entendus normatifs qui structurentde nombreuses approches de la biodiversité. Afrmer qu’il existedes compensations entre niveaux de l’échelle du vivant en termesde biodiversité présuppose en réalité l’existence d’une normeultime, efcience écologique, évolvabilité, etc., hétéronome parrapport au concept propre de biodiversité.

 Arrivés à ce niveau élevé de critique, d’aucuns ne manqueront deposer la question fatidique suivante : si la biodiversité ne recouvreaucune réalité stable et scientique, dans quelle mesure peut-onafrmer qu’elle est en danger ou que sa conservation est un échec ?Cette remarque sceptique, qui confond l’absence de structurationconceptuelle avec l’absence de réalité des entités que tente de saisirle concept, abonde dans le sens de la remarque d’Yves Meinard, pour

qui le terme de biodiversité n’a de sens qu’en vertu de l’usage à la foisscientique et conservationniste qui en est fait. Or, si l’usage n’estpas (ou plus) satisfaisant, notamment en termes d’efcience pragma-tique, alors ne vaut-il pas mieux abandonner le terme, et plutôt quede parler de crise de la biodiversité, revenir à des termes plus expli-cites sur un plan écologique : érosion du nombre d’espèces, atteinte àl’intégrité écosystémique, diminution de l’abondance des populationsnaturelles, etc. ?

 À moins que ce concept général de biodiversité ne soit pas si vide sur

le plan sémantique qu’il n’y semble après une analyse épistémologiquesans concession. Le parallèle explicite que font par exemple Marionet Frédéric Gosselin entre compréhension des différentes facettes dela biodiversité et appréhension des variables du goût est éclairant àce sujet-là. La saveur d’un aliment peut se déterminer à partir deses différentes composantes (sucrée, acide, etc.), des aveurs et desodeurs qui la structurent, lesquelles sont agrégées subjectivementen un jugement esthétique en fonction notamment des préférencesdu goûteur. Les Gosselin nous disent que « c’est la combinaison du

tout, considérée dans son environnement (qualité du service, tem-

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pérature du plat…) qui constitue le goût ». Finalement, cette notionobscure de « combinaison » que nous avions déjà rencontrée s’éclaire

si l’on choisit d’en faire le mode d’appréhension esthétique d’un objet. Ainsi, la biodiversité générale se rapporterait bien plus aux critèresrelevant du jugement de goût et à la beauté qu’à la notion de vérité.Le « divers » s’offrirait à nous avant tout sur le mode de la sensibilitéet de l’intuition, reléguant aux faux-semblants les efforts purementintellectuels et rationnels. En effet, il existe des critères du beau toutcomme il existe des critères du divers, serait-il de nature biologique ;mais la beauté de La Joconde ne se mesure pas, tout au plus peut-elleêtre évaluée selon diverses considérations techniques et historiques ;

de même, la biodiversité ne se mesure pas, elle s’évalue seulement ! Aunal, doit-on conserver la biodiversité comme but de la conservation(et non plus comme moyen) ainsi que nous y invitaient Catherine etRaphaël Larrère dans Du bon usage de la nature62 ? Si la défense dudivers permet d’ouvrir sur ces nouvelles bases un vaste débat plusdémocratique auquel les scientiques, plus modestes, présentent unmonde écologique plus mystérieux et plus fragile, en vue de décisionspolitiques plus responsables, alors la ruse épistémologique de la bio-diversité mérite d’être soutenue.

[62] C. et R. Larrère, Du bon usage de la nature pour une philosophie de l’environnement ,Paris, Aubier, 1997.

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DEUXIÈME PARTIE

Évaluer la biodiversité :écologie et taxinomie

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Diversité du vivant et crise d’extinction :des ambiguïtés persistantes

Frédéric GOSSELIN

La biodiversité a eu une carrière fulgurante : à peine nommée

 – dans les années 1980 –, elle a été l’objet d’une conventioninternationale à partir de 1992, à l’issue du sommet de la terre à

Rio ; elle a fait l’objet de nombreux engagements régionaux, nationaux,sectoriels, etc., et maintenant d’une équipe d’expertise internatio-nale – l’IBPES1 – qui vise d’être l’équivalent pour la biodiversité dece qu’est le GIEC2 pour le changement climatique. Certains pronos-tiquent même que malgré cette ascension fulgurante, la biodiversité

pourrait être proche de la retraite, supplantée ou phagocytée qu’ellepourrait être par la métaproblématique des services écosystémiques – ou services rendus par les écosystèmes à l’homme3. Nous n’irons passi loin dans ce chapitre et en resterons avec cet étrange objet de labiodiversité pour en commenter certains des aspects qui ne manquentpas d’ambiguïté. Nous insisterons en premier lieu sur la variabilité dela dénition de la biodiversité. Puis nous passerons à une composantede la biodiversité – la diversité des espèces – et insisterons sur deuxambiguïtés sous-jacentes à cette notion : d’abord, sur sa décomposition

en deux composantes indépendantes – richesse spécique et équita-bilité –, qui en fait n’est pas si simple que cela ; ensuite, sur son lienténu avec la viabilité des espèces. Ainsi, alors que la biodiversité faitl’objet d’une attention publique grandissante, il reste à identier et

[1] Intergovernmental Platform on Biodiversity and Ecosystem Services, www.ipbes.net @.[2] Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat, www.ipcc.ch @.[3] B. Ridder, « Questioning the ecosystem services argument for biodiversity conservation »,

Biodiversity and Conservation, 17, 2008, 781-790 @ ; références in B. Reyers et al.,« Finding common ground for biodiversity and ecosystem services », BioScience , 62,2012, 503-507 @.

[Chapitre 4]

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éventuellement lever des zones de ou dans ce concept qui n’est peut-être pas aussi stabilisé que son emploi fréquent ne le laisse suggérer.

1] La variété des définitions de la biodiversitéPeut-être à cause de son essor fulgurant, force est de constater que

vingt ans après la mise sur pied de la Convention sur la diversité biolo-gique, la dénition de la biodiversité n’est pas stabilisée. Notre proposn’est pas ici d’être exhaustif mais d’introduire à partir d’exemples despoints saillants de cette variation de la dénition de la biodiversité.Trois dénitions différentes de la biodiversité nous servirons à illustrernotre propos. Dans deux articles portant sur le même sujet – le lienentre biodiversité et services écosystémiques –, deux dénitions diffé-rentes de la biodiversité sont d’abord proposées : dans le premier cas4,la dénition de la Convention sur la diversité biologique est reprise :

(D1) La biodiversité se dénit comme « la variabilité des organismesvivants de toute origine, y compris, entre autres, les écosystèmes ter-restres, marins et les autres écosystèmes aquatiques et les complexesécologiques dont ils font partie ; cela comprend la diversité au sein desespèces, et entre espèces ainsi que celle des écosystèmes ».

 Alors que dans le second cas5

, la biodiversité est dénie comme :(D2) « la variété de la vie ». Elle inclut « non seulement la variétédes structures aux niveaux génétique, spécique et écosystémiquemais aussi la variété dans leur composition et dans leur fonction ».

La troisième dénition que nous considérerons ici est une dénitiontrouvée dans un document de l’Observatoire national de la biodiversitérelatif à la Stratégie nationale pour la biodiversité (SNB)6 :

(D3) « La biodiversité comprend la diversité des organismes vivantset de leurs interactions dans l’espace et dans le temps, ainsi que leur

organisation et leur répartition à toutes les échelles. L’espèce humainefait partie de la biodiversité ; ses relations avec les autres espèces,notamment via les services rendus par les écosystèmes, constituentun aspect de la biodiversité. »

[4] G.M. Mace, K. Norris & A.H. Fitter, « Biodiversity and ecosystem services : A multilayeredrelationship », Trends in Ecology and Evolution, 27, 2012, 19-25 @.

[5] Reyers et al., op. cit., 2012.[6] Ministère de l’Écologie, du Développement durable, des Transports et du Logement,

Stratégie nationale pour la biodiversité 2011-2020. Quels indicateurs retenir ? , 2011,p. 4 @.

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Frédéric Gosselin

Diversité du vivant et crise d’extinction : des ambigüités persistantes121

Si cette dernière dénition n’est pas la dénition ofcielle de laSNB, elle contient des éléments que l’on peut retrouver ailleurs dans

la SNB7.Ces trois dénitions illustrent l’instabilité des dénitions de la bio-

diversité sur trois plans différents. Le premier plan concerne l’inclu-sion ou non des fonctions écologiques et des services écosystémiquesdans le périmètre de la biodiversité. Les définitions (D2) et (D3)incluent explicitement les fonctions puis les services écosystémiquesdans la biodiversité alors que la dénition (D1) ne les mentionne pas.

 À un second niveau, la dénition de la biodiversité n’est pas stable :elle n’indique pas toujours clairement si l’homme fait partie de la

biodiversité ou pas. Si la dénition (D3) le mentionne explicitement,les dénitions (D1) et (D2) n’en disent rien. Si logiquement l’hommedevrait faire partie de la biodiversité en tant qu’organisme vivant,dans la pratique l’homme ne fait souvent pas partie de la biodiver-sité et cette exclusion n’est pas explicite. On peut comprendre quel’homme soit exclu de la biodiversité si ce n’est dans les dénitions,du moins dans les déclinaisons des dénitions : d’une part la biodi-versité est souvent reliée à la notion de Nature, à laquelle on opposesouvent celle de Culture, dont l’homme est le principal protagoniste ;d’autre part, si le terme de biodiversité a émergé politiquement c’esten grande partie à cause des multiples pressions que l’homme exercesur la biodiversité : pour prendre en compte ce point de vue, il peutparaître plus efcace de laisser l’homme en dehors de la biodiversité.C’est par exemple le point de vue synthétisé par William Howarth :« Les hommes font partie de la nature, mais ont une puissance et desdevoirs qui les distinguent du reste de la nature8. » On peut dès lorsse demander s’il ne faut pas le préciser dans les dénitions.

Le troisième et dernier point sur lequel les trois dénitions de labiodiversité ne sont pas stabilisées, c’est sur la notion de diversité :elle fait tantôt référence à la notion de variabilité (D1), puis à cellede variété (D2) et enn à des aspects d’organisation et de répartition(D3). Pour la suite, nous entendrons par variété le caractère d’unensemble formé d’éléments variés, et par variabilité le caractère de

[7] Par exemple, à la page 6 de Ministère de l’Écologie, du Développement durable, desTransports et du Logement, Stratégie nationale pour la biodiversité 2011-2020 , juillet 2012.

[8] W. Howarth, « The progression towards ecological quality standards »,  Journal of Envi- ronmental Law , 18, 2006, 3-35 @.

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La biodiversité en question

122

ce qui est susceptible de se modier, de changer souvent, par exempleau cours du temps (dénitions issues du Petit Robert).

Nous reviendrons sur les conséquences pratiques de ces variationsde dénition dans la conclusion. Pour la suite de notre propos, nousdénirons – provisoirement – la biodiversité comme étant la variétédes formes de vie autres que celles de l’espèce humaine, en nous foca-lisant sur le niveau interspécique « neutre » – dans le sens où nousne prendrons pas en compte les caractéristiques des espèces.

2] La diversité et l’équitabilité dans tous leurs étatsUne première métrique – la plus simple et la plus couramment

utilisée – pour quantier la variété des espèces en un endroit donnéest d’en compter le nombre. C’est la classique richesse spécique –la richesse en espèces (cf. gure 1). Elle correspond à une premièremanière d’appréhender la diversité dans la vie courante : un magasinde chaussures est diversié s’il propose beaucoup de modèles diffé-rents. Pourtant, pour quantier la biodiversité d’un relevé – donc dela variété des espèces dans ce relevé –, d’autres outils tiennent comptede la répartition de l’abondance relative entre les espèces (dans lecas de la gure 1, de la proportion du nombre de boules de chaquecouleur), avec l’idée sous-jacente suivante : plus l’abondance de la com-munauté est monopolisée par un taxon, moins la communauté estdiversiée ; à l’inverse, une communauté composée d’espèces, toutesd’abondance égale, sera de « diversité » ou de variété maximale –  àniveau de richesse spécique constant. Reprenons l’exemple du maga-sin de chaussures : s’il propose 50 modèles différents, mais n’a qu’unepaire de chaussures pour 49 modèles et 10 paires pour un modèle, onle qualiera de moins diversié qu’un magasin qui aurait aussi 50

modèles différents, mais avec 5 paires pour chaque modèle…2.1] Ordres partiels et représentation

graphique de la diversité et de l’équitabilité

 Au-delà de ces exemples empiriques – bien utiles pour introduirenotre propos –, les deux notions de diversité et d’équitabilité ont étéconstruites sur la base d’axiomes précis issus des propriétés attenduespour ces deux notions. Elles sont associées à ce qu’on appelle en mathé-matique des « ordres partiels ». Ce sont des ordres car ce sont desopérateurs de comparaison de communautés qui permettent de dire si

l’une est plus diversiée ou plus équitable que l’autre (notion d’ordre) ;

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Diversité du vivant et crise d’extinction : des ambigüités persistantes123

mais des ordres « partiels » car l’opérateur ne donne pas de résultatdans tous les cas – c’est-à-dire que nous n’avons pas de résultat de lacomparaison pour toutes les paires de communautés.

Pour ce qui est de l’équitabilité , elle mesure la répartition de l’abon-dance relative parmi les proportions d’espèces considérées comme pré-sentes. Elle est fondée sur un ordre partiel qui s’appelle l’ordre partielde Lorenz et qui suit deux axiomes principaux :

1. Deux communautés sont intrinsèquement aussi équitables l’uneque l’autre si une des communautés est obtenue à partir del’autre par réplication, c’est-à-dire en remplaçant chaque espècede la communauté par n espèces de même abondance absolue,avec n constant entre espèces. C’est le principe de réplication.

2. Une communauté est intrinsèquement moins équitable qu’uneautre communauté si les deux communautés ont le même nombred’espèces et si la première communauté est obtenue à partir dela seconde par un transfert d’abondance relative d’une espèce

vers une espèce plus abondante. C’est le principe de transfert.

FIGURE 1. En appliquantla richesse spécifiquecomme mesure de diver-sité dans les deux com-paraisons précédentes,dans les deux cas, lacommunauté B est plusdiversifiée que la commu-nauté A. Une boule repré-

sente un individu et unecouleur une espèce. ©Cemagref, Gip ECOFOR2004. Avec l’aimableautorisation des ÉditionsQuae.

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La biodiversité en question

124

L’ordre partiel de Lorenz a été développé en économie9 et proposépar plusieurs auteurs comme étant le fondement logique de la notion

d’équitabilité en écologie10.Une construction du même type dénit un ordre partiel de diversité

intrinsèque11.Ces deux ordres partiels – diversité intrinsèque et Lorenz – ont

l’avantage de chacun être associé à une méthode de représentation gra-phique permettant de comparer des communautés suivant ces ordres :respectivement, le graphe de k-dominance et la courbe de Lorenz. Cesméthodes graphiques synthétisent donc à elles seules les notions dediversité intrinsèque et d’équitabilité intrinsèque. Nous illustreronsces méthodes en utilisant quatre relevés oristiques – correspondantaux abondances d’espèces oristiques mesurées sur une placette12 de400 mètres carrés – issus de quatre types de milieux différents dansl’étude de Richard Chevalier13.

Pour bâtir le graphe de k-dominance d’une communauté, il fautranger les espèces par ordre d’abondance décroissante (correspon-dant au rang i, le long de l’axe des abscisses) et porter en ordonnées,pour chaque i, l’abondance relative cumulée des i premières espèces,

i variant de 1 à la richesse spécique de la communauté (cf. gure 2).Bien entendu, on peut comparer le graphe de k-dominance deplusieurs communautés sur le même graphique. En fait, la compa-raison de ces graphes est équivalente à la comparaison des relevésles uns aux autres selon l’ordre partiel de diversité intrinsèque. En

[9] H. Dalton, « The measurement of the inequality of incomes », Economic Journal , 30, 1920,348-361 @ ; A.W. Marshall & I. Olkin (eds.), Inequalities : theory of majorization and itsapplications, New York, Academic Press, 1979.

[10] C. Taillie (ed.), Species equitability : a comparative approach, Fairland, InternationalCooperative Publishing House, 1979, p. 62 ; D. Nijssen, R. Rousseau & P. Van Hecke,« The Lorenz curve : a graphical representation of evenness », Coenoses, 13, 1998,33-38 ; R. Rousseau et al., « The relationship between diversity profiles, evenness andspecies richness based on partial ordering », Environmental and Ecological Statistics, 6,1999, 211-223 @ ; F. Gosselin, « Lorenz partial order : the best known logical frameworkto define evenness indices », Community Ecology , 2, 2001, 197-207.

[11] G.P. Patil & C. Taillie, « Diversity as a concept and its measurement », Journal of theAmerican Statistical Association, 77, 1982, 548-561 @.

[12] Petite parcelle observée lors de recherches agronomiques. (Ndé.) [13] R. Chevalier et al., « Station forestière et végétation spontanée d’accompagnement :

perspectives pour la diversification des jeunes pineraies de l’Orléanais », Revue forestièrefrançaise , 53, 2001, 151-170 @.

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Diversité du vivant et crise d’extinction : des ambigüités persistantes125

FIGURE 2. Courbes de k-dominance des relevés floristiques numéros 1, 6, 11 et 16de Chevalier et al., op. cit., 2001. Le second graphique zoome sur les plateaux descourbes du premier graphique. Tout ce qu’on peut dire, d’après ce graphe, est que lacommunauté 1 est intrinsèquement plus diversifiée que les autres, car elle est partouten dessous de toutes les autres courbes. À l’inverse, les courbes de k-dominance desautres communautés se croisant, on ne peut définir de communauté intrinsèquementplus diversifiée qu’une autre parmi les stations 6, 11 et 16. © Cemagref, Gip ECOFOR2004. Avec l’aimable autorisation des Éditions Quae.

rang

  a   b  o  n   d  a  n  c  e  r  e   l  a   t   i  v  e  c  u  m  u   l  e  e

5 10 15 20

   0 .   2

   0 .   4

   0 .   6

   0 .   8

   1 .   0

1

6

1116

rang

  a   b  o  n   d  a  n  c  e  r  e   l  a   t   i  v  e  c  u  m  u

   l  e  e

12 14 16 18 20 22

   0 .   9

   7

   0 .   9

   8

   0 .   9

   9

   1 .   0

   0   161116

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La biodiversité en question

126

effet, Ganapatui Patil et C.J. Taillie14 montrent qu’une communautéC’  est intrinsèquement plus diversiée que la communauté C  si, et

seulement si, la courbe représentant C’  est partout en dessous de lacourbe représentant C  dans le graphe de k-dominance. Les graphesde k-dominance permettent ainsi d’identier les cas de communautésintrinsèquement plus diversiées que d’autres.

La courbe de Lorenz représente l’abondance relative cumulée enfonction de la proportion cumulée d’espèces, en commençant par les

espèces les plus rares. Une communauté est dite intrinsèquement pluséquitable qu’une autre si sa courbe de Lorenz est partout au-dessus decelle de l’autre communauté15. Comme précédemment, cela correspond

aussi à l’ordre partiel de Lorenz. La première bissectrice correspondà une communauté équirépartie, d’équitabilité maximum.

Ces méthodes graphiques nous permettent de comparer visuel-lement la diversité et l’équitabilité de plusieurs relevés. Elles per-mettent même dans une certaine mesure de visualiser la diversité etl’équitabilité d’un relevé, comme l’opposé de l’écart entre la courbe durelevé et la première bissectrice pour la courbe de Lorenz et l’équita-bilité, ou l’axe des abscisses pour la diversité.

Cependant, ces courbes ne nous permettent pas systématiquementde dénir les communautés les plus diversiées parmi celles qui sontl’objet de l’étude (cf. gures 2 et 3), et sont en ce sens peu opération-nelles. Ces outils présentent un autre inconvénient : la comparaisonvisuelle d’un grand nombre de communautés est difcile. Dans cer-tains cas, elles peuvent ne pas être très pédagogiques16. Enn, ellesse prêtent mal, en tant que telles, aux quantications et analysesstatistiques ; d’où l’intérêt des indices de diversité et d’équitabilité.

2.2] Indices de diversité et d’équitabilité

Notre objectif n’est pas ici d’être exhaustif à propos des indices dediversité et d’équitabilité17. Nous ne présenterons ici qu’une famille

[14] Patil & Taillie, op. cit., 1982, p. 552.[15] R. Rousseau & P. Van Hecke, « Measuring biodiversity », Acta Biotheoretica, 47, 1999,

1-5 @. Rouseau et al., op. cit., 1999.[16] B. Tóthmérész, « Comparison of different methods for diversity ordering », Journal of

Vegetation Science , 6, 1995, 283-290 @.[17] Nous renvoyons le lecteur intéressé par ces indices par exemple à H. Tuomisto, « An

updated consumer’s guide to evenness and related indices », Oikos, 121, 2012, 1203-1218 @.

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FIGURE 3 (ci-desssus et ci-contre). Courbes de Lorenz de quatre communautés deflore du dispositif pin Laricio en forêt d’Orléans (Chevalier et al., op. cit., 2001).Apparemment, sur la courbe globale (graphe du haut), la communauté 16 est pluséquitable que les communautés 11 et 6 et la communauté 1 est plus équitable quela communauté 6. Mais en ne regardant que la base des courbes (graphe du bas),on se rend compte que l’ordre est différent. Des quatre communautés comparées,on ne peut donc pas en déclarer une intrinsèquement plus équitable que l’autre. ©Cemagref, Gip ECOFOR 2004. Avec l’aimable autorisation des Éditions Quae.

% rang

  a   b  o  n   d  a  n  c  e  r  e   l  a   t   i  v  e  c  u  m  u   l  e  e

0.0 0.2 0.4 0.6 0.8 1.0

   0 .   0

   0 .   2

   0 .   4

   0 .   6

   0 .   8

   1 .   0

1

6

1116

% rang

  a   b  o  n   d  a  n  c  e  r  e   l  a   t   i  v  e  c  u  m  u   l  e  e

0.0 0.05 0.10 0.15 0.20

   0 .   0

   0 .   0

   0   2

   0 .   0

   0   4

   0 .   0

   0   6

   0 .   0

   0   8

   0 .   0

   1   0

11

16

1&6

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La biodiversité en question

128

d’indices bien connue des écologues, la famille des indices de Hill18.Cette partie est plus technique que les autres car mobilisant des

notations mathématiques.Selon la théorie de l’information, développée par Claude Shannon,

un événement apporte d’autant plus d’informations qu’il était a priori improbable19. Pour appliquer cette théorie aux relevés écologiques,on assimile un relevé à un ensemble d’événements « l’espèce i est pré-sente », ayant chacun une probabilité pi de se réaliser20. L’indice dediversité de Shannon-Weaver voit la diversité comme l’entropie de cetensemble, c’est-à-dire la quantité moyenne d’information apportée parla détermination de l’espèce d’un individu tiré au sort dans le relevé21.On conçoit bien que plus la communauté est variée, plus cette incerti-tude est grande ; à l’inverse, moins la communauté est variée (qu’il yait peu d’espèces ou qu’une espèce domine fortement les autres), pluscette incertitude diminue. La formule de l’indice de Shannon-Weaverest la suivante :

 DSh

  =   −i

 pi=1

∑   lni

 p( )où

i=1

∑  représente la somme sur l’ensemble des indices i variant dela valeur 1 à la valeur S  et ln est la notation du logarithme naturel.

L’indice de Shannon-Weaver est compatible avec l’ordre partiel dediversité intrinsèque évoqué ci-dessus.

Le second indice de diversité le plus utilisé est l’indice de Simpson.

Sous sa forme première ( DSi,1

  =1−   pi

2

i=1

∑ ), il prend des valeurs com-

prises entre 0 (une seule espèce présente) et 1 (une innité d’espèceségalement abondantes) ; il représente la probabilité pour qu’une ren-contre aléatoire entre deux individus dans la communauté implique

[18] M.O. Hill, « Diversity and evenness : a unifying notation and its consequences », Ecology ,54, 1973, 427-431 @.

[19] S. Frontier & D. Pichod-Viale (eds.), Ecosystèmes : structure, fonctionnement, évolution, 2e édition révisée, Paris, Dunod, 1998.

[20] En l’occurrence, la probabilité de présence d’une espèce est estimée par sa fréquenceobservée dans le relevé : probabilité que l’espèce i soit présente = pi » fi. Cette estimationentraîne un biais statistique.

[21] R.K. Peet, « The measurement of species diversity », Annual Review of Ecology andSystematics, 5, 1974, 285-307 @. H.G. Washington, « Review : diversity, biotic andsimilarity indices. A review with special relevance to aquatic ecosystems », Water Research,18, 1984, 653-694 @.

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Diversité du vivant et crise d’extinction : des ambigüités persistantes129

deux individus d’espèces différentes. Sous sa seconde forme, l’indicede Simpson s’écrit :

 DSi,2  =

1

 pi

2

i=1

∑ .

Il est directement lié au premier, mais permet une variation del’indice sur une gamme de nombres plus large : il s’exprime de fait en« équivalent richesse spécique » (cf. indices de Hill, ci-dessous).

Là encore, on conçoit que plus une communauté est diversiée,plus on a de chances pour que deux individus, tirés au sort dansla communauté, appartiennent à deux espèces différentes. Plus la

communauté est diversiée, plus les indices de Simpson augmentent.De fait, ils sont tous deux compatibles avec l’ordre partiel de diversitéintrinsèque, lié à la k-dominance.

La richesse spécique, l’exponentielle de l’indice de Shannon et lesecond indice de Simpson font partie d’une famille d’indices de diver-sité généralisés par Hill, et dénis par :

 DHi,a

  =   pi

a

i=1

∑⎛ 

⎝ ⎜

⎞ 

⎠ ⎟ 

1/(1−a )

 (se lit « indice de Hill d’ordre a »),

où a est un réel positif. Cet ensemble d’indices est inni puisque a peut varier dans l’ensemble des réels positifs. Il comprend :

• pour a = 0, la richesse spécique S = DHi,0 ;

• lorsque a tend vers 1, l’exponentielle de l’indice de Shannon Dsh

 ;• pour a = 2, le second indice de Simpson : D

Si,2 = DHi,2.

D’une manière générale, plus a augmente et moins l’indice donne depoids relatif aux espèces rares. En outre, pour une même communauté,la valeur des indices de Hill diminue avec a (pour une communauté don-née, l’indice de Hill d’ordre 0 est plus élevé que l’indice de Hill d’ordre

1, lui-même plus élevé que l’indice de Hill d’ordre 2, etc. ; cf. gure 4). D

Hi,a s’interprète comme le nombre « effectif » d’espèces, c’est-à-direcomme le nombre d’espèces d’une communauté équirépartie qui auraitcomme diversité de Hill d’ordre a la valeur D

Hi,a22.

Les indices d’équitabilité naturellement associés à ces diversités deHill sont obtenus en divisant ces indices par la richesse spécique :

RHi,a

  =

 DHi,a

S .

[22] Hill, op. cit., 1973 ; Tuomisto, op. cit., 2012.

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La biodiversité en question

130

Ces indices sont compatibles avec l’ordre partiel de Lorenz23.

3] La diversité spécifique comme la résultante de deux composantes indépendantes, richesse et équitabilité ?On peut ainsi construire de nombreux indices de diversité et d’équi-

tabilité, la plupart pouvant être reliés à des interprétations théoriquesséduisantes. Néanmoins, nous souhaitons insister sur trois limitesde ces indices.

La première est que des indices différents de diversité – ou d’équi-tabilité – peuvent donner des résultats contradictoires de variationde diversité – ou d’équitabilité – entre relevés. C’est inévitable, étantdonné que ces indices résument en un seul nombre un concept multi-dimensionnel, en donnant une importance plus ou moins grande à larichesse spécique, ainsi qu’aux espèces rares ou aux espèces domi-nantes. Les indices de Simpson sont ainsi essentiellement liés auxvariations d’abondances entre espèces dominantes, alors que l’indice deShannon-Weaver prend davantage en compte l’abondance des espèces

[23] Patil et al., op. cit., 1982 ; Gosselin, op. cit., 2001.

ordre de l’indice d’equitabilite

   i  n   d   i  c  e

   d   ’  e  q  u   i   t  a   b   i   l   i   t  e

   d  e

   H   i   l   l

0.0 0.5 1.0 1.5 2.0 2.5 3.0

   0

   5

   1   0

   1   5

   2   0

   2   5

1

6

11

16

FIGURE 4. Indices de diversité de Hill D Hi,a des relevés floristiques numéros 1, 6, 11 et 16de Chevalier et al. (op. cit., 2001), en fonction de l’ordre (a) des indices de diversité.© Cemagref, Gip ECOFOR 2004. Avec l’aimable autorisation des Éditions Quae.

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Diversité du vivant et crise d’extinction : des ambigüités persistantes131

rares. Ainsi, comme l’ont bien résumé Patil et Taillie24, « de telles inco-hérences sont inévitables dès lors qu’on cherche à réduire un concept

multidimensionnel à un seul nombre. […] Par exemple, la moyenneet la médiane sont des mesures incohérentes de tendance centrale ».

Notre seconde remarque a trait à la conception de l’équitabilitésouvent rencontrée en écologie comme étant la part de la diversitéqui est indépendante de la richesse spécique25. Cette conception pro-vient d’une approche empirique de l’équitabilité, qui a été initialementprivilégiée par rapport à une approche plus constructiviste commecelle que nous avons présentée ci-dessus. Cette approche s’est souventmatérialisée par le calcul d’indices d’équitabilité comme étant le ratio

entre un indice de diversité et le maximum de l’indice de diversitéà richesse spécique constante. C’est par exemple le cas des indicesd’équitabilité de Hill R

Hi,a présentés ci-dessus. Hanna Tuomisto a

ainsi proposé que la notion d’équitabilité soit basée uniquement surla famille d’équitabilité de Hill R

Hi,a, fondée sur une décomposition

de la diversité comme un produit de l’équitabilité et de la richesse etsur la notion de diversité comme étant un nombre effectif d’espèces.Cette proposition est séduisante car elle permet un lien très net avecles développements historiques de cette notion en écologie26. Cette

construction est compatible avec celle fondée sur l’ordre partiel deLorenz, mais ne la contient pas totalement. D’autres indices d’équita-bilité sont compatibles avec l’ordre partiel de Lorenz27, comme l’indicede Gini. Ainsi, un défaut de la construction de l’équitabilité fondéeuniquement sur les indices de Hill est qu’elle coupe les liens entreécologie et économie par exemple, car l’indice de Gini y est le principaloutil utilisé pour rendre compte de l’équitabilité là où l’écologie dé-nirait l’équitabilité uniquement à partir des indices de Hill – si l’onsuivait la proposition de Tuomisto. C’est une des raisons qui nous apoussé à proposer de garder l’ordre partiel de Lorenz comme base dela dénition de l’équitabilité28, étant entendu qu’il inclut l’équitabilitételle que dénie par Hill et par Tuomisto29.

[24] G.P. Patil & C. Taillie (eds.), An overview of diversity , Fairland, International CooperativePublishing House, 1979.

[25] Tuomisto, op. cit., 2012.[26] Ibid.[27] Gosselin, op. cit., 2001.

[28] Ibid.[29] Hill, op. cit., 1973 ; Tuomisto, op. cit., 2012.

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Toujours est-il que quelle que soit l’approche privilégiée – empi-rique ou constructiviste –, pourvu qu’elle ne soit pas trop éloignée

de l’ordre partiel de Lorenz, nous nous retrouvons avec une notiond’équitabilité qui dépend de la richesse spécique, surtout pour lesvaleurs faibles de richesse spécique30. Ce fait a été peu traité enéconomie car le nombre de « types » ou de classes – par exemple lenombre de foyers – était sufsamment grand pour que cette dépen-dance ne soit pas apparente. En écologie, il en va autrement car dansde nombreux cas les communautés peuvent contenir peu d’espèces.Cette dépendance entre équitabilité et richesse spécique provientdu fait que l’équitabilité minimale ne peut descendre en dessousd’un certain seuil qui dépend de la richesse spécique (cf. gure 5).

Certains auteurs essaient de contourner cette difficulté – parexemple Christian Damgaard et Jacob Weiner31 – mais alors en s’éloi-gnant de la notion d’équitabilité, car il n’y a plus alors de respect del’ordre partiel de Lorenz. D’autres auteurs reconnaissent cette dif-culté, comme Tuomisto32 qui distingue l’indépendance conceptuelleentre richesse spécique et équitabilité de la dépendance numériqueentre les deux – mais avec des difcultés pratiques quand une relation

est trouvée entre un indice d’équitabilité et une propriété des commu-nautés : cette relation est-elle vraiment indépendante de la richessespécifique ? Il n’y a à notre connaissance pas de méthode simplepermettant de rendre ces deux composantes numériquement indé-pendantes tout en restant compatible avec l’ordre partiel de Lorenz.

4] Diversité et abondance : un chaînon manquant ?

La troisième limite des indices de diversité et d’équitabilité est plusfondamentale ; elle s’applique en fait aux notions mêmes de diversité et

d’équitabilité. En effet, ces deux notions ont, dans certaines conditions,des propriétés con-traires à ce qu’on sous-entend intuitivement par bio-diversité. Considérons pour cela l’exemple représenté par la gure 6 : il

[30] A.L. Sheldon, « Equitability indices : dependence on the species count », Ecology , 50,1969, 466-467 @ ; F. Gosselin, « An assessment of the dependence of evenness indiceson species richness », Journal of Theoretical Biology , 242, 2006, 591-597 @ ; L. Jost,« The relation between evenness and diversity », Diversity , 2, 2010, 207-232 @.

[31] C. Damgaard & J. Weiner, « Describing inequality in plant size or fecundity », Ecology,81, 2000, 1139-1142 @.

[32] Tuomisto, op. cit., 2012.

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FIGURE 5. Courbes de Lorenz pour les communautés d’équitabilité minimum compre-nant 2, 3, 5 et 10 espèces.

illustre le fait qu’à richesse spécique constante, on peut avoir la mêmebaisse de diversité si une espèce gagne en abondance, toutes les autresrestant à des abondances constantes (signe possible d’une augmentationde ressources ne protant qu’à une seule espèce), ou si au contraire uneespèce seule reste à abondance constante, toutes les autres diminuantd’abondance ( signe possible d’une baisse des ressources à laquelle uneseule espèce n’est pas sensible). Si nous reprenons l’exemple du magasinde chaussures, cela se traduit par le fait qu’un magasin qui a une paire

de 10 modèles de chaussures et 10 paires d’un autre modèle sera ditaussi diversié qu’un autre magasin qui a 10 paires de 10 modèles dechaussures et 100 paires d’un autre. Pourtant, si l’on souhaite trouverchaussure à son pied tout en ayant un minimum de choix, il vaudramieux aller dans le second magasin. Cette incohérence provient del’utilisation, pour le calcul de la diversité et de l’équitabilité, de l’abon-dance relative des espèces – c’est-à-dire, rappelons-le, son abondancenormalisée par l’abondance des espèces qui l’entourent.

Il en résulte que les concepts de diversité et d’équitabilité ne

contiennent pas d’information sur l’abondance absolue des espèces

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et sont moins liés qu’on ne le pense a priori avec une des raisons quia promu l’émergence du terme biodiversité, à savoir la conservation

des espèces : en effet, la viabilité d’une espèce – ou son contraire, saprobabilité d’extinction – est bien davantage liée à l’évolution de sonabondance absolue qu’à celle de son abondance relative. Ce constatexplique le paradoxe selon lequel les outils utilisés concrètement pouranalyser les données de biodiversité n’utilisent pas directement lesconcepts de diversité et d’équitabilité tels que nous les avons intro-duits. Ainsi, les outils développés par l’UICN pour classer les espèces

FIGURE 6. Le passage de la communauté A à la communauté B ou C donne unemême baisse de diversité et d’équitabilité, quel que soit l’indice de diversité oud’équitabilité utilisé, compatible avec les axiomes définissant classiquement la diversitéet l’équitabilité. Pourtant, dans le cas du passage de A à B, toutes les espèces ontaugmenté en abondance ou bien sont restées stables ; on s’attendrait donc à ce quela diversité augmente lors du passage de A en B ; et dans le cas du passage de Aà C, c’est l’inverse. © Cemagref, Gip ECOFOR 2004. Avec l’aimable autorisationdes Éditions Quae.

 A 12 individus4 espèces

C 9 individus

4 espècesB 18 individus

4 espèces

LL

LL

LL

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Frédéric Gosselin

Diversité du vivant et crise d’extinction : des ambigüités persistantes135

dans les catégories de risque d’extinction font davantage appel à desdonnées de fréquence, de répartition géographique ou d’abondance

absolue qu’à des données d’abondance relative ou à des indices dediversité ou d’équitabilité33. Aussi, pour les mêmes raisons que ci-dessus, selon Van Strien, Soldaat et Gregory34, des indices résumantles variations d’abondance absolue des espèces sont plus intéressantsque les indices de diversité classiques pour analyser les variations debiodiversité dans le cadre de systèmes d’indicateurs.

5] Discussion et conclusionsCes réexions nous montrent que derrière le terme de biodiversité

 – de plus en plus présent dans la sphère publique suite au sommet deRio en 1992 – se cachent quelques inconsistances qu’il est bon d’avoir àl’esprit, soit dans la sphère politique (dénition de la biodiversité) soitdans la sphère scientique (« indépendance » ou non entre équitabilitéet richesse spécique, lien entre diversité et biologie de la conserva-tion). Bien entendu, ce ne sont pas les seules difcultés sémantiqueset épistémologiques associées au terme de biodiversité. Cette polysé-mie n’est peut-être pas des plus graves, mais nous pensons que si labiodiversité veut devenir un domaine d’action publique respecté etreconnu, il faudra améliorer la clarté du langage et la rigueur desdénitions. En effet, les variations de dénition identiées peuventavoir des implications pratiques non négligeables.

Sur le premier problème de dénition de la biodiversité – les fonc-tions écologiques voire les services écosystémiques font-ils partie dela biodiversité ? –, les implications pratiques peuvent être variables.Si l’on parle bien de la diversité  de ces fonctions et services – donc deleur variété ou variabilité –, je ne vois pas de problème majeur à lesincorporer dans la notion de biodiversité pourvu qu’ils n’effacent pasles autres composantes de la biodiversité. Si par contre on entendinclure dans la biodiversité le niveau absolu de ces fonctions et ser-vices, dépassant ainsi la notion de diversité, on en arrive à une notion

[33] Cf. par exemple IUCN Red List Categories and Criteria, Version 3.1, Prepared bythe IUCN Species Survival Commission As approved by the 51st meeting of the IUCNCouncil Gland, Switzerland, 9 February 2000, IUCN, The World Conservation Union,2001 @.

[34] A.J. Van Strien, L.L. Soldaat & R.D. Gregory, « Desirable mathematical properties ofindicators for biodiversity change », Ecological Indicators, 14, 2012, 202-208 @.

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de biodiversité qui serait l’ensemble du vivant et de ses fonctions etservices – la biosphère en quelque sorte – et on risque d’obscurcir le

débat à force de mettre tout dans tout (par exemple les services éco-systémiques dans la biodiversité, ou la biodiversité comme un déter-minant des services écosystémiques).

Notre propos a nalement beaucoup abordé le troisième problèmeidentifié dans notre première partie : la notion de diversité sous-

 jacente à la dénition de la biodiversité n’est pas stabilisée. Nouspouvons résumer nos conclusions sur ce point par l’importance de nepas réduire la notion de biodiversité à celle de variété mais de bieny inclure la notion de variabilité – la capacité à varier dans le futur,

dans l’espace… – et ce en portant une attention particulière à la viabi-lité des composantes de la biodiversité (gènes, espèces, écosystèmes…).Pour ce faire, au niveau des espèces, nous avons insisté sur le fait quel’abondance absolue était une donnée à préférer à l’abondance relative.

Si les données d’abondance absolue sont centrales pour appréhen-der la biodiversité comme une variabilité, ce n’est pas en tant quetelles mais bien à travers le ltre d’autres métriques (les catégoriesd’extinction de l’UICN, les moyennes géométriques d’abondance selon

 Van Strien, Soldaat et Gregory35, etc.). De fait, Mace, Norris et Fitter36

insistent sur le fait que les notions d’abondance ou de quantité totalesont extérieures à celle de biodiversité et que cela atténue le lien entrebiodiversité et services écosystémiques, ces derniers étant souventconditionnés par l’abondance ou la quantité de certains éléments. Onpeut dès lors se demander jusqu’à quel point biodiversité et servicesécosystémiques doivent être associés – en termes de dénition et entermes de politiques.

Ce constat ne clôt néanmoins pas le débat : le fait de dénir la bio-diversité comme une variabilité – donc une capacité à varier et unepotentialité de variation – pose le problème de savoir à quelle échelled’espace et de temps nous apprécierons cette variabilité. Au niveautemporel, ce que nous apprend la paléontologie c’est que la vie elle-même s’est très bien remise des cinq extinctions de masse passées

 – en tout cas en termes de variété37. Si l’on ne précise pas l’échelle de

[35] Van Strien, Soldaat & Gregory, op. cit., 2012.[36] Mace, Norris & Fitter, op. cit., 2012, p. 20.[37] D. Jablonski (ed.), Extinctions in the fossil record , Oxford, Oxford University Press, 1995,

p. 44.

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Diversité du vivant et crise d’extinction : des ambigüités persistantes137

temps à laquelle la variabilité entre organismes vivants est appréciée,ou si on l’apprécie à l’échelle de plusieurs millions d’années, il n’y

aurait probablement pas lieu de mettre en place une Convention surla biodiversité biologique (CBD) pour un problème qui n’en est pas un.Sous-jacente à la dénition de la CBD, nous avons donc la précisionimplicite que l’échelle de temps à laquelle la biodiversité est appréciéeest plus proche de la durée de vie humaine que du million d’années.

Les points de vue exprimés dans ce chapitre méritent certaine-ment d’être discutés et complétés. Peut-être ce débat permettra-t-il destabiliser davantage la dénition de la biodiversité. Au moins, nousespérons que la prise de conscience de ces ambiguïtés persistantes

du terme de biodiversité, sur les plans sémantique et scientique,permettra des échanges porteurs de moins de malentendus, et nousl’espérons, l’amélioration de la prise en compte de la biodiversité parnos sociétés.

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É valuer et conserver la biodiversitéface au problème des espèces

Elena CASETTA

1] «Biodiversity  » : une invention récenteLe mot d’origine américaine «biodiversity » est une invention assezrécente. Les étapes de sa naissance sont bien connues : l’expression« biological diversity » entre en usage dans les années 1970. Elleest contractée pour la première fois en « BioDiversity » par le bio-logiste Walter G. Rosen lors de l’organisation du National Forumon BioDiversity qui eut lieu à Washington du 12 à 25 septembre1986, sous le parrainage de la National Academy of Sciences et de laSmithsonian Institution. Enn, le terme devient «biodiversity » dans

le titre du volume des actes du Forum : Biodiversity (1988), dirigépar Edward O. Wilson1, un des auteurs qui ont le plus contribué à ladiffusion et à la vulgarisation de ce sujet.

Les raisons qui conduisirent les biologistes évolutionnistes et lesécologues à introduire le nom étaient essentiellement d’ordre politique :le nouveau terme a été conçu comme un slogan pour attirer l’attentionet le soutien des décideurs, des gouvernements, des scientiques etdu grand public sur la rapide diminution du nombre d’espèces. Enparticulier, l’intention était de sensibiliser les milieux politiques et

académiques au déclin et à la perte des espèces causés par les activitéshumaines. La perte de diversité était donc identiée, au moins à cepremier stade, avec l’extinction des espèces. Si on lit la contributionde Wilson dans les actes de la conférence susmentionnée, il déclareque, même si aucune estimation able de l’extinction des espèces nepeut être effectuée, « il ne fait aucun doute que les extinctions sonten train de progresser bien plus rapidement qu’avant 1800 […]. Laréduction actuelle de la diversité semble destinée à se rapprocher de

[1] E.O. Wilson (ed.), Biodiversity , Washington, National Academy Press, 1988.

[Chapitre 5]

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celle des grandes catastrophes naturelles de la n du Paléozoïqueet du Mésozoïque2 ». Il s’agit du spectre d’une sixième extinction de

masse, la première ayant comme cause primaire notre espèce. Selonles scénarios les plus pessimistes, plus d’un quart des espèces actuel-lement existantes serait destiné à l’extinction avant 2050, et la moitiéavant 21003.

Quand il a été inventé, le terme «biodiversity » faisait donc princi-palement référence, implicitement ou explicitement, à la variété desespèces. La raison de cette identication devient plus claire si l’onregarde ce que Wilson, encore une fois, écrit dans The Diversity of Life :

Supprimez une espèce, et une autre s’accroît en nombre pour prendresa place. Supprimez un grand nombre d’espèces et l’écosystème localcommence visiblement à se délabrer. La productivité diminue à mesureque les canaux des cycles nutritifs sont obstrués. Une plus grandepartie de la biomasse est séquestrée sous forme de végétation morteet, par conséquent, métabolise plus lentement […]. Moins de grainestombent, moins de jeunes plants germent. Les herbivores déclinent, etleurs prédateurs disparaissent en étroite relation4.

Il semble indéniable que les espèces jouent un rôle-clé dans la déni-tion, la conservation et l’évaluation de la biodiversité. Même en laissant

de côté la conception naïve de la biodiversité (celle qui fait que pour legrand public la biodiversité est globalement identiée avec la variétédes espèces, tout particulièrement les « taxons charismatiques » telsque les pandas géants ou les tigres sibériens), la centralité des espècesest évidente au vu des dénitions auxquelles les politiques de conser-vations font référence. Par exemple, dans l’article 2 de la Conventionsur la diversité biologique5, on peut lire la dénition suivante :

Diversité biologique : Variabilité des organismes vivants de toute

origine y compris, entre autres, les écosystèmes terrestres, marins et

[2] Wilson (ed.), op. cit., 1988, 10-11.[3] Intergovernmental Panel on Climate Change (IPCC), Climate Change 2007 : Synthesis

Report , Geneva, 2007 @ ; C.D. Thomas et al., « Extinction Risk from Climate Change »,Nature , 427, 2004, 145-148.

[4] E.O. Wilson, The Diversity of Life , Cambridge, Belknap Press of Harvard University Press,1992, p. 14 (notre traduction).

[5] La Convention sur la diversité biologique @ est jusqu’à présent le plus important traitéinternational visant à la conservation de la biodiversité globale. Elle a été adoptée lorsdu Sommet de la Terre qui s’est tenu à Rio de Janeiro, en 1992, et est ratifiée à ce jourpar environ 190 pays, dont la France (le 1er juillet 1994).

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Elena Casetta

Évaluer et conserver la biodiversité face au problème des espèces141

autres écosystèmes aquatiques et les complexes écologiques dont ilsfont partie ; cela comprend la diversité au sein des espèces et entre

espèces ainsi que celle des écosystèmes. [Je souligne.]En outre, la notion d’espèce est cruciale quand la formulation et la

mise en place des politiques de conservation sont en cause : le dénom-brement et la comparaison d’espèces constituent habituellement lapremière étape pour établir l’état de la biodiversité d’un milieu donné,et beaucoup de politiques de conservation sont formulées en termesd’espèces. Pensons au triage basé sur l’établissement d’un ordre depriorité entre espèces ; ou à la proposition d’une « norme minimale desécurité » (Safe Minimum Standard) basée sur l’idée d’espèce commeunité de la biodiversité6 ; ou encore au fait que les « points chauds debiodiversité » (biodiversity hotspots), les régions de la Terre dont laprotection est considérée prioritaire, sont choisis sur la base de l’ex-ceptionnelle concentration d’espèces endémiques7 qu’ils contiennent(au moins 1 500 espèces de plantes vasculaires endémiques) et dudegré de menace qui pèse sur ces espèces (au moins 70 % de l’habitatdéjà perdu)8.

Bref, la notion d’espèce « est cruciale pour l’étude de la biodiversité.

Elle est le Graal de la biologie systématique. Ne pas avoir une uniténaturelle telle que l’espèce reviendrait à renoncer à comprendre unelarge partie de la biologie, des écosystèmes jusqu’aux organismes9 ». J’aisouligné l’expression « unité naturelle » parce que, de fait, les espèces

 jouissent, selon la plupart des auteurs, d’une unité que d’autres typesde rangs taxonomiques – comme les genres ou les sous-espèces – neposséderaient pas, c’est-à-dire une unité généalogique naturelle, nonarbitrairement imposée par les scientiques. C’est pour la même rai-son qu’on dit souvent que les espèces sont des entités réelles, tandis

que les genres ou les familles ne le seraient pas.Lorsqu’on questionne l’évaluation concrète de la biodiversité sur unmilieu donné à un moment donné – pratique incontournable à tout

[6] Voir B.G. Norton (ed.), The Preservation of Species : The Value of Biological Diversity ,Princeton, Princeton University Press, 1986.

[7] À savoir les espèces dont la présence à l’état naturel est limitée à une région donnée etqui ne sont présentes nulle part ailleurs dans le monde.

[8] N. Myers et al., « Biodiversity Hotspots for Conservation Priorities », Nature , 403(24),2000 @.

[9] Wilson, op. cit., 1992, p. 28.

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projet de conservation –, c’est la diversité spécique10 qui est habituel-lement perçue comme l’information fondamentale. Sa mesure, fonction

du nombre d’espèces en présence (richesse spécique) et de l’abondancerelative des espèces dans le peuplement considéré (équitabilité), estévidemment dépendante de la capacité d’identication et de comptagedes espèces et d’assignation des organismes individuels aux espèces.Toutefois, ces tâches sont tout sauf anodines. La notion d’espèce même,comme on va le voir par la suite, est problématique au point que, dansla littérature, l’ensemble des difcultés liées à cette notion a pris lenom de « problème de l’espèce » (Species Problem)11.

2] Le « problème de l’espèce » et le comptage des espèces

Quand on parle de « problème de l’espèce », on fait typiquement réfé-rence à un ensemble de questions de deux ordres : le premier concernela nature des espèces ; le second leur dénition et leur identication.Concernant la nature des espèces, par exemple, on se demande siles espèces correspondent à des « articulations naturelles » du mondevivant ou si, au contraire, elles ne sont que des concepts introduits parles scientiques, n’ayant aucune réalité en dehors des théories12. Un

autre débat, en considération du rôle que les espèces jouent, selon cer-tains, comme unités de la sélection naturelle, consiste à savoir si ellesdoivent être traitées comme des classes dont les organismes indivi-duels sont les membres, ou s’il s’agit d’individus « d’ordre supérieur »13 dont les organismes individuels sont les parties. Même si les questionsde ce type peuvent avoir une pertinence du point de vue de la conser-vation de la biodiversité (par exemple : si on conçoit les espèces comme

[10] Voir Frédéric Gosselin dans ce volume.[11] Parmi les ouvrages plus récents sur le sujet : Richard Richards, The Species Problem,Cambridge, Cambridge University Press, 2010.

[12] David Stamos (The Species Problem, Lanham, Lexington Books, 2003, p. 1), parexemple, voit le problème des espèces comme une version biologique de la « querelledes universaux » (cf. Alain de Libera, La Querelle des universaux. De Platon à la fin duMoyen Âge , Paris, Éditions du Seuil, 1996) où se confrontent les réalistes – pour lesquelsles noms d’espèces se réfèrent à des entités du monde naturel – et les nominalistes, quiaffirment, au contraire, qu’un nom d’espèce n’est rien de plus qu’un flatus voci .

[13] P. Kitcher, « Species », Philosophy of Science , 51, 1984, 308-333 @ ; M.T. Ghiselin, « ARadical Solution to the Species Problem », Systematic Zoology , 23, 1974, 436-444 @ ; J. Gayon, « Les espèces et les taxons monophylétiques sont-ils des individus ? », in P. Ludwiget T. Pradeu (dir.), L’Individu. Perspectives contemporaines, Paris, Vrin, 2008, 127-150.

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Évaluer et conserver la biodiversité face au problème des espèces143

des individus et pas comme des classes, l’appréhension de ce que sontla spéciation et l’extinction va-t-elle changer ?), ce qui nous intéresse

le plus ici est le deuxième ordre de questions. En effet, si le premierordre de questions, ayant une portée plus théorique, ne semble pasavoir un impact immédiat sur l’évaluation de la biodiversité, les pro-blèmes liés à la dénition et à l’identication des espèces peuvent, aucontraire, avoir des conséquences directes sur la délimitation et doncsur le comptage des espèces. Pour le dire autrement, si l’on considèrela diversité spécique comme une mesure fondamentale de la biodi-versité, il semble évident que le deuxième ordre de questions relatif

au problème de l’espèce peut avoir des répercussions sur l’évaluationde la biodiversité et de sa conservation.Les désaccords sur la délimitation des espèces et sur leur nombre

sont dus à plusieurs facteurs. Certains tiennent aux cas de synony-mie qui constellent l’histoire de la taxinomie14, d’autres relèvent destendances subjectives des taxinomistes, de leurs différentes capacitésde perception et de jugement, ou de la présence de biais cognitifs.C’est le cas des tendances soit « séparatrices », soit « assembleuses »(lumper-splitter tendencies), à savoir le fait que certains chercheurs

sont simplement plus enclins à diviser un groupe d’organismes enun plus grand nombre d’espèces que d’autres. C’est aussi le cas de cequ’on appelle le « biais numérique positif » (count-creep bias) : lorsqu’unéchantillon est composé d’une grande quantité de spécimens, le nombrede différences observées augmente, ce qui tend à majorer le nombred’espèces par rapport à un échantillon moins riche en spécimens15.Mais ce sur quoi j’aimerai attirer l’attention dans ce chapitre est plutôtle type de désaccord qui est généré par le « pluralisme taxinomique »,

à savoir l’adoption de différents concepts (ou familles de dénitions)d’espèces, qui caractérise la pratique biologique.En effet, en fonction du domaine dans lequel ils travaillent et

du type d’organismes examiné, les chercheurs utilisent souvent desdénitions différentes d’espèces (en 1997, Mayden ne recensait pas

[14] Voir, par exemple, R. Casati, « I nomi e le specie », Il Sole 24 Ore , 31 mars 2002 ; J. Alroy, « How Many Names Species Are Valid », PNAS USA, 99/6, 2002, 3706-3711 @.

[15] J. Hey, « The Mind of the Species Problem », Trends in Ecology & Evolution, 16/7,2001, 326-329 @.

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moins de 24 concepts16). Par exemple, un paléontologue fera usaged’un concept d’espèce fondé sur des caractères morphologiques, alors

qu’un zoologiste optera probablement pour un concept basé sur l’inter-fécondité des populations. Par contre, ce dernier sera assez inutili-sable pour un bactériologiste, etc. Chaque concept, qui fait référenceà des critères différents pour délimiter les espèces, peut donner lieuà des divergences aussi bien quand il s’agit de grouper les organismesen espèces que lorsqu’il s’agit de placer les espèces à l’intérieur desclassications hiérarchiques qui incorporent les relations évolutives.

Pour montrer au moyen d’un exemple concret de quelle manière lesdisparités provenant de ce type de désaccord peuvent représenter unobstacle sérieux à l’évaluation de la biodiversité et à l’application despolitiques consacrées à la préservation des espèces, prenons le cas duloup rouge, rapporté dans un article paru dans Scientic American en200817. Récemment, l’espèce loup rouge (Canis rufus), vivant dans lesud-est des États-Unis, a fait l’objet d’un projet de grande envergurepour le sauver de l’extinction. Toutefois, des scientiques canadiensafrment maintenant que Canis rufus n’est pas une espèce en soi,mais plutôt une population isolée de Canis lycaon ; or, des milliers de

Canis lycaon vivent actuellement au Canada, ce qui est plutôt unebonne nouvelle pour l’espèce, mais pas pour la population isolée desÉtats-Unis qui perd en intérêt de préservation de la biodiversité !

Face aux problèmes dont la notion d’espèce souffre, plusieursauteurs18 ont suggéré qu’elle devrait être tout simplement abandonnéeet, selon certains, remplacée par des notions (dites) moins douteuses.Dans les trois prochaines sections, on va montrer que les difcultésque les critiques de la notion d’espèces identient peuvent être sur-montées. Tout particulièrement, on se concentrera sur deux points :

le premier, plus général, concerne la réduction de la biodiversité auxespèces ; le deuxième est relatif au désaccord sur le comptage desespèces.

[16] R.L. Mayden, « A Hierarchy of Species Concepts : the Denouement in the Saga of theSpecies Problem », in M.F. Claridge, H.A. Dawah & M.R. Wilson (eds.), Species : TheUnits of Biodiversity , London, Chapman and Hall, 1997.

[17] C. Zimmer, « What Is a Species », Scientific American, June, 2008, 72-79 @.[18] Voir par exemple B.D. Mishler, « Getting Rid of Species ? », in R.A. Wilson (ed.), Species :

New Interdisciplinary Essays, Cambridge, MIT Press, 1999, p. 307-315 ; M. Ereshefsky,« Eliminative Pluralism », Philosophy of Science , 59, 1992, 671-690 @.

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3] « La biodiversité, ce n’est pas les espèces » Avant de traiter les conséquences du pluralisme taxinomique sur

l’évaluation et la conservation de la biodiversité, il faut se confronter àl’objection selon laquelle, étant donné que la notion d’espèce ne permet-trait pas de rendre compte de manière exhaustive de la biodiversité,il faudrait l’abandonner. Si l’objection est fondée, donc qu’il faille sepasser du concept d’espèce, la deuxième difculté – le désaccord surleur comptage – serait ipso facto éliminée. Mais, on souhaite montrerque cela n’est pas le cas.

L’objection peut être formulée à l’aide des mots de Brent Mishler19 :

La biodiversité, ce n’est pas les espèces, la biodiversité, c’est l’arbrede la vie tout entier. […] Seul quelqu’un partageant le point de vuedes partisans du CBE [concept biologique de l’espèce], selon lequelles espèces sont fondamentales […], devrait penser que les espècessont les unités de base de la biodiversité, ou qu’une liste des espècesactuellement identifiées fournit un inventaire de la biodiversité. […]Mais alors, comment pouvons-nous inventorier la biodiversité sans lesespèces ?

Ce type de critique, au moins à première vue, semble ignorer deuxdistinctions qui, une fois rappelées, le rendent tout simplement incon-

sistant. Il s’agit de la distinction entre « unité de base » et « indica-teurs » d’un côté, et entre « biodiversité » et « diversité spécique » del’autre. Il est vrai, comme le rappelle Mishler, que la biodiversité nes’identie pas avec les espèces, et qu’une liste d’espèces ne peut pasconstituer un inventaire de la biodiversité. Mais il est aussi vrai queles partisans de la notion d’espèce (que l’on adopte un concept biolo -gique de l’espèce – à savoir l’une des dénitions de l’espèce qui voientces dernières comme des pools génétiques et qui se basent, pour lesdiagnostiquer, sur la capacité des organismes de la même espèce dese féconder entre eux et donner des descendants fertiles – ou une dé-nition différente) ne soutiennent pas cela : la diversité spécique n’estqu’une composante (ou un niveau, si l’on préfère) de la biodiversité.L’objection de Mishler, construite sur une confusion entre indicateur et composante, se révèle infondée si on tient compte du fait que la bio-diversité ressortit à autre chose qu’à la diversité spécique et que les

[19] B.D. Mishler, « Species Are Not Uniquely Real Biological Entities », in F.J. Ayala & R. Arp(eds.), Contemporary Debates in Philosopphy of Biology , Singapore, Wiley-Blackwell,2010.

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unités de base de la biodiversité ne s’identient pas nécessairementaux indicateurs de cette dernière. En d’autres termes, les espèces

sont trivialement les unités de base de la diversité spécique, laquelleest un indicateur parmi d’autres de la biodiversité en général (unindicateur se rapportant à une ou plusieurs caractéristiques cova-riant avec la propriété complexe correspondante). Dès lors, même sil’objection est en partie fondée dans la mesure où la biodiversité nepeut être simplement identiée avec les espèces, cela n’implique pasqu’il faudrait se passer des espèces : il suft de donner aux espèces età la diversité spécique leur juste place.

L’analyse précédente est toutefois partielle. En effet, l’afrmationde Mishler devrait être comprise dans le contexte plus large de sonadhésion au « PhyloCode », qui n’est autre que la proposition d’un sys-tème taxinomique alternatif faisant l’objet de multiples discussions.Plus précisément le projet du PhyloCode est de parvenir à un ensemblede règles formelles pour nommer les parties de « l’arbre de la vie » ense référant exclusivement à la phylogénie. Mishler, comme nombred’autres partisans du PhyloCode, soutient la nécessité de se débar-rasser du rang d’espèce et d’adopter un système taxinomique sans

rang étant donné qu’« il n’y a pas […] de critère pour distinguer lesespèces des autres rangs dans la hiérarchie linnéenne20 ». Il est clairque, dans ce contexte, insister sur la distinction entre unité de baseet indicateurs, ainsi qu’entre biodiversité et diversité spécique, nesufrait pas à faire face à l’objection : si on souscrit à l’idée d’une taxi-nomie sans rang, les espèces « s’évanouissent » ipso facto, et la néces-sité d’inventorier la biodiversité sans les espèces devient inéluctable.

Pour discuter de cette deuxième lecture de l’objection, il faut abor-der le sujet d’une façon plus ample : dans l’évaluation et la conservation

de la biodiversité, les avantages qui dériveraient de l’abandon desespèces, comme leurs détracteurs le suggèrent, dépasseraient-ils lesinconvénients ? Logiquement, tout le monde devrait s’accorder sur lefait que lorsqu’une notion est aussi problématique que celle d’espèce,elle devrait être remplacée. Mais, pour ce qui est de la conservationde la biodiversité, en pratique, il semble raisonnable d’ajouter uneclause ultérieure : si on a à disposition une notion meilleure qui peut yêtre substituée adéquatement. Malheureusement, une telle notion ne

[20] Mishler, op. cit., 1999, 307-315.

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semble pas exister à l’heure actuelle21. Et même si la notion d’espècepouvait être remplacée en principe par d’autres notions moins dou-

teuses dans certains domaines, en ce qui concerne la biodiversité, je voudrais démontrer qu’il y a plus d’avantages à la maintenir qu’àl’abandonner. Comme on le sait, les actions de conservation de la bio-diversité sont presque toujours des interventions d’urgence, caractéri-sées par la contrainte d’agir avec des ressources et des connaissancesinsufsantes : renoncer à une notion comme celle d’espèce comporteraitun prix non négligeable pour au moins les raisons suivantes.

Tout d’abord, la pertinence théorique : il est généralement convenuque la notion d’espèce est bien fondée théoriquement dans le domainede la biologie évolutionniste et que la spéciation et l’extinction sontles processus – probablement les plus importants – à travers lesquelsla diversité se produit et se perd. Ensuite, la convenance pratique :nous disposons déjà de méthodes relativement ables pour reconnaîtreet délimiter les espèces (la capacité des taxinomistes de diagnosti-quer les espèces sur la base des caractères morphologiques et éco-logiques et, quand nécessaire, des donnés moléculaires22), ainsi qued’inventaires riches et soignés, bien qu’incomplets ou pas entièrement

cohérents (pensons aux collections dans les muséums d’histoire natu-relle). Enn, l’accessibilité publique : formuler la question en termesd’espèces la rend intuitivement compréhensible par le grand public.Ce dernier élément ne devrait pas être sous-estimé. Si la biodiversiténaît, peut-on dire, avec sa crise, la biodiversité et le problème de saconservation vont de pair, et la conservation de la biodiversité ne peutêtre poursuivie sans la participation du grand public.

En tenant compte de ces inconvénients et du fait qu’on ne disposepas à présent d’une notion qui jouisse des caractéristiques qu’on vient

de souligner, et bien qu’on puisse être d’accord avec les partisans duPhyloCode (l’idée que dans les sciences il vaudrait mieux de ne pasfaire référence à des notions mal dénies comme celle d’espèce, et l’exi-gence de rejeter la taxinomie linnéenne), les difcultés dont la notiond’espèce souffre nécessitent-elles qu’on s’en débarrasse ? Je pense quela réponse à cette question doit être négative : on peut maintenir la

[21] J. LaPorte, « In Defense of Species », Studies in History and Philosophy of Biological andBiomedical Sciences, 38, 2007, 255-269 @.

[22] Voir le chapitre de Anouk Barberousse & Sarah Samadi dans ce volume.

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notion tout en dépassant les difcultés qui dérivent du problème del’espèce. On va donc revenir dans la prochaine section sur les contro-

verses qui dérivent du pluralisme taxinomique mentionnées dans lasection 2 pour suggérer une piste à même de surmonter les difcultés.Je tiens toutefois à préciser qu’il ne s’agit que d’une proposition desolution (encore perfectible) à un aspect particulier du problème desespèces – quoiqu’important en matière d’évaluation et de conservationde la biodiversité.

4] Trois scénarios face au pluralisme taxinomique

Comme il a déjà été souligné, l’un des problèmes les plus graves poséspar la notion d’espèce en rapport avec la question de la conservationconcerne le désaccord à propos du comptage des espèces, dérivant del’utilisation de différentes dénitions. En fonction de leur discipline, del’école taxinomique, du type d’organismes sur lesquels ils travaillent, leschercheurs peuvent utiliser des dénitions d’espèce différentes qui sontsusceptibles d’être ramenées grosso modo à trois grands concepts : le déjàmentionné concept biologique d’espèce (CBE), selon lequel les espècessont des « groupes de populations naturelles isolées reproductivement les

unes des autres23 » ; le concept écologique de l’espèce (CEE), qui dénitune espèce comme « une lignée qui occupe une zone adaptative différentede celle d’autres lignées dans sa région et qui évolue séparément24 » ou,dit d’une façon différente, comme une lignée qui occupe une certaineniche écologique ; et le concept d’espèce phylogénétique (CEP), selonlequel une espèce est « le plus petit groupe identiable d’individus avecun pattern commun d’ancêtres et de descendants »25.

L’utilisation d’un concept plutôt que d’un autre a pour résultat despartitions différentes, souvent incompatibles entre elles, du mondenaturel. Par exemple, le comptage des espèces de lichen à travers lemonde va de 13 000 à 30 000 environ, et celui des oiseaux de 9 000à 20 00026. Cela a des conséquences non négligeables quand il s’agitde mettre en place des politiques de conservation ; pensons au cas du

[23] E. Mayr, Populations, Species, and Evolution, Cambridge, Harvard University Press,1970, p. 12.

[24] L. Van Valen, « Ecological Species, Multispecies and Oaks », Taxon, 25, 1976, p. 233 @.[25] J. Cracraft, « Species Concept and Speciation Analysis », Curr. Ornith., 1, 1983, p. 170 @.[26] Richards, op. cit., 2010, Introduction.

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loup rouge mentionné au début du chapitre, ou regardons la gure 1ci-dessus27.

Elle illustre la distribution géographique de l’endémisme avicole

au Mexique. Si les espèces sont délimitées selon un concept biologique(A), le comptage résultant – selon l’American Ornithologists’ Union en1983 – est de 101 espèces endémiques. Mais si on utilise un conceptphylogénétique (B), on dénombre 249 espèces environ. Dans le schémagénéral, les zones noires et grises indiquent les régions les plus richesen espèces endémiques (10 % et 20 % respectivement). Il est clair quedevant le besoin d’établir des priorités de conservation s’appuyer surun schéma ou sur l’autre constitue une différence majeure.

De manière globale, Agapow et ses collègues ont calculé28 que le

passage d’un concept non phylogénétique (généralement le conceptbiologique de l’espèce, un des concepts les plus utilisés) à un conceptphylogénétique entraînerait une « augmentation » du nombre d’espècesde 48 % à peu près, et par conséquent, amènerait à une augmen-tation considérable des ressources nécessaires à leur préservation.Pour donner une idée concrète : le coût de la restauration intégrale dechacune des espèces listées dans l’Endangered Species Act (la loi fédé-rale des États-Unis adoptée en 1973 visant à la protection d’espècesmenacées29) aux États-Unis serait de 2,76 millions de dollars30, et

[27] Figure modifiée d’après A.T. Peterson & A.G. Navarro Sigüenza, « Alternate speciesconcepts as bases for determining priority conservation areas », Conservation Biology ,13, 1999, 427-431 @.

[28] P.M. Agapow et al., « The Impact of the Species Concept on Biodiversity Studies », TheQuarterly Review of Biology , 79, 2004, 161-79.

[29] Sur les espèces listées dans le Endangered Species Act , voir D.S. Wilcove & L.L. Master,« How Many Endangered Species are There in the United States ? », Front Ecol Environ,3(8), 2005, 414-420 @. Pour un examen critique, voir R.T. Simmons, « The En-dangeredSpecies Act. Who’s Saving What ? », The Independent Review , 3(3), 1999, 309-326 @.

[30] United States Fisheries and Wildlife Service, Endangered and Threatened Wildlife andPlants, Document 1994-380-789/20165, Washington, U.S. Government Printing Office.

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le montant global est estimé théoriquement à 4,6 milliards de dol-lars. Avec l’adoption d’un concept phylogénétique de l’espèce, le coût

estimé serait de 7,6 milliards de dollars. Bien sûr, ce ne sont que descalculs théoriques ; dans la pratique, on ne peut extrapoler de manièreaussi linéaire. Mais il est évident que le pluralisme taxinomique a desconséquences importantes, notamment économiques et écologiques.Comment y faire face ?

On peut envisager trois scénarios possibles. Dans le premier, unconcept de l’espèce prend le pas sur les autres : au pluralisme taxino-mique se substitue le monisme. Bien qu’attrayant, il semble impro-bable qu’un tel scénario puisse se concrétiser, au moins dans le court

terme (et, comme on l’a déjà remarqué, quand on parle de conservation,le temps est un facteur qu’on ne peut négliger). Je rappellerai seu-lement que le débat sur la pluralité des concepts de l’espèce émergedès le XIXe siècle ; dans une lettre de Darwin à Joseph Hooker du24 décembre 1856, il écrivait :

Il est vraiment risible de voir combien d’idées différentes prévalent dansl’esprit des naturalistes lorsqu’ils parlent d’« espèce » ; pour certains laressemblance représente tout et les relations de filiation bien peu ; pourd’autres, la ressemblance ne semble rien valoir et la Création consti-

tuer l’idée reine ; pour d’autres encore la descendance est la clé ; chezcertains, la stérilité constitue un test infaillible, alors que pour d’autreselle ne vaut pas un sou. Tout cela provient, je crois, du fait qu’on tentede définir l’indéfinissable31.

Et si l’on considère la littérature actuelle sur le sujet, le problèmesemble loin de s’orienter vers une solution. En outre, il paraît raison-nable de croire que le pluralisme taxonomique n’est pas une consé-quence de notre immaturité épistémique, donc qu’il ne pourra pasêtre surmonté ou dissipé par le progrès de nos théories. Il traduirait

plutôt deux phénomènes. Le premier relève du fait que les forces évolu-tives, au sens large (comme les croisements, la sélection, l’homéostasiegénétique, l’ascendance commune, la canalisation développementale),sont multiples et, en agissant d’une façon différente, elles segmententl’arbre de la vie en types de lignées différents32. Le deuxième est quechaque concept fait référence à une propriété distincte – chacune

[31] F. Darwin (ed.), The Life and Letters of Charles Darwin, Including an AutobiographicalChapter , John Murray, London, 1877, p. 88 @.

[32] D’après Ereshefsky, op. cit., 1992, p. 676.

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aussi « réelle » et biologiquement signicative que les autres, mais quis’acquiert à un moment différent du processus de spéciation. Pour

le dire autrement, à la base de chaque concept de l’espèce il y a unecertaine propriété (la capacité de reproduction menant à une descen-dance fertile, le partage d’une même niche, le fait d’avoir eu un mêmeancêtre commun, etc.). Ces propriétés constituent en même temps descritères pour délimiter les espèces – tout particulièrement pendantun processus de spéciation. Puisque le processus de spéciation est unprocessus graduel, et que l’acquisition des propriétés en question ne sedéroule pas au même rythme, il existe une « zone grise » où les diffé-rents concepts conduisent à distinguer un nombre différent d’espèces33.

Selon le deuxième scénario, on congédie le concept de l’espèce,comme le souhaitent ses détracteurs, mais sans avoir, à l’heureactuelle, un substitut qui puisse le remplacer adéquatement. Soitparce qu’il s’agit d’une substitution seulement nominale par laquelleon désigne autrement des entités qui, en dernière analyse, ne diffèrenten rien des espèces – comme les LITU (Last Inclusive Taxonomic

Units), que Laporte qualie d’« espèces avec un autre nom34 », soitparce qu’il s’agit d’entités qui rencontrent plus de problèmes que lesespèces et qui de surcroît, ne jouissent pas des mêmes avantages.Par exemple, il a été proposé de concentrer les efforts de conservationsur les taxons de rang supérieur. Le problème avec cette solutionest double. D’un côté, l’arbitraire dans l’assignation des rangs de cestaxons ; de l’autre, le fait que, si l’on ne mesure la biodiversité quepar des rangs supraspéciques, la perte des espèces pourrait passerinaperçue, du moins jusqu’à la perte de toutes les espèces d’un taxonsupraspécique35.

Enn, dans le troisième scénario, il faut se satisfaire du pluralismetaxinomique et des désaccords sur le dénombrement des espèces. Pournir, nous allons montrer, à l’aide d’une étude de cas, que ce dernierscénario est en n de compte le plus intéressant et que la cohabita-tion pluraliste peut se révéler moins désagréable qu’on ne pourraitle craindre. Autrement dit, je voudrais faire valoir le fait que le plu-ralisme taxinomique n’est pas nécessairement un obstacle pratique

[33] K. De Queiroz, « Species Concepts and Species Delimitation », Systematic Biology , 56,2007, 879-866 @.

[34] LaPorte, op. cit., 2007, p. 262.[35] Ibid., p. 265-266.

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insurmontable, et que bien au contraire, il peut dévoiler son utilitéquand il s’agit de choisir entre différentes mesures de protection de

la biodiversité.

5] Le pluralisme taxinomique commeressource pour la conservation de la biodiversitéReprenons l’étude d’Agapow et de ses collègues, et voyons comment

dans le détail, apparaît la différence dans le comptage de l’espècessuite à la substitution d’un concept biologique d’espèce ou écologiquepar un concept phylogénétique. Dans la mesure où les méthodes etles critères pour diagnostiquer les espèces selon le concept phylogé-nétique sont généralement plus ns que selon les concepts non phylo-génétiques, si on délimite les espèces non phylogénétiques au moyend’un concept phylogénétique, il en résulte très souvent qu’une espècebiologique ou écologique sera divisée en deux (ou plus) espèces phylo-génétiques « nouvelles » (nested reclassication). Il s’agit de la premièrecause de l’augmentation du nombre d’espèces (gure 2, ci-dessous).

Quatre populations d’orga-nismes, A, B, C et D, forment

une espèce si on délimiteles espèces au moyen d’unconcept non phylogénétique.Mais si on utilise un conceptphylogénétique, le comptagepeut changer. En effet, sil’on considère les relationsgénétiques d’ancêtres à des-cendants parmi les quatre populations (en les diagnostiquant, par

exemple au moyen d’une analyse moléculaire) au lieu de l’interfé-condité ou de l’occupation d’une niche, il peut s’avérer que les mêmespopulations devraient être groupées selon deux espèces différentes,l’une comprenant par exemple ( A et B) et l’autre (C et D).

Qu’en est-il lorsqu’il est en plus question de conservation de la bio-diversité ? À première vue, il semblerait que la différence ne soit guèresignicative, les composantes de la biodiversité restant les mêmesdans les deux cas, à savoir les quatre populations. Mais, lorsqu’on yregarde de près, et en ayant à l’esprit la question des modalités pra-

tiques de préservation de ces espèces, la différence est évidente : si on

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sauve A, ou B, ou C , ou D, on sauve ipso facto l’espèce délimitée selonun concept non phylogénétique ; a contrario, on ne pourra sauver l’une

des deux espèces délimitées au moyen d’un concept phylogénétique. An de sauver les deux espèces phylogénétiques, il faudra sauver aumoins deux populations : ( A ou B) et (C  ou D).

Se pose donc la question de savoir comment gérer ces dissonances.Or, bien qu’il s’agisse d’une différence substantielle – voire même onto-logique et pas seulement épistémologique – du point de vue pratique,la situation est presque banale. La meilleure solution consisteraitévidemment à sauver toutes les espèces détectées par le concept del’espèce à grain plus n. Si cette solution (idéale) n’est pas réalisable,elle peut néanmoins orienter les plans d’action. En effet, bien que lalimitation des ressources économiques puisse contraindre tel projetde conservation à faire référence aux espèces diagnostiquées selonun concept non phylogénétique, cela n’équivaut pas à dire que lesespèces phylogénétiques sont inutiles : ceteris paribus, sauver ( A et

 D) représenterait un meilleur choix que de sauver, disons, ( A et B).Le désaccord relatif au nombre d’espèces engendré par le pluralismetaxinomique, à savoir l’utilisation de plusieurs concepts de l’espèce, ne

constitue donc pas un obstacle insurmontable du point de vue pratique.De plus, la comparaison entre différentes méthodes diagnostiquesdes espèces peut se révéler utile pour mettre en place des politiquesde conservation plus efcaces, précisément lorsqu’il s’agit de choisirentre différentes mesures de protection de la biodiversité.

6] Conclusion

Quand on parle de conservation de la biodiversité, il faut teniren compte que les actions qu’on peut mettre en place sont presque

toujours conditionnées par des limites : limites des connaissances,des données empiriques sous la main, de ressources disponibles.

 Actuellement, le concept de l’espèce dominant – au moins dans lapratique – est le concept biologique, pour des raisons à la fois histo-riques (ses racines remontent à Buffon) et, probablement, de pratica-bilité, à savoir la facilité d’application et de l’économie de son critèrediagnostique principal : si l’on exclut les fossiles et les organismes quise reproduisent asexuellement, il est plus banal et moins dispendieuxde faire référence à l’interfécondité qu’à l’analyse moléculaire. Cela

dit, on a essayé de montrer que dans certains cas – contrairement à

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ce qui pouvait sembler à première vue – le concept biologique d’espècetout seul ne permet pas de dénir les paires de populations à conser-

ver en priorité. D’autres concepts, tout particulièrement le conceptphylogénétique, peuvent être plus précis et informatifs, permettantde mener à de meilleurs choix36.

[36] Je remercie Anouk Barberousse, Julien Delord, Marc Silberstein et Achille Varzi pour leursprécieuses remarques et suggestions sur une version précédente de ce chapitre.

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La taxonomie et les collectionsd’histoire naturelle à l’heure de la sixième extinction

Anouk BARBEROUSSE & Sarah SAMADI

Parler de la biodiversité aujourd’hui, c’est d’abord mettre l’accentsur son érosion ; c’est aussi souligner le retard pris dans sadescription et son étude scientique. La description de la bio-

diversité, qui désigne non seulement son inventaire, mais égalementla détermination de sa structure présente et passée, est en effet unetâche scientique gigantesque, qui est bien loin de se réduire à unsimple classement, mais met en œuvre des hypothèses variées.

 Au moment même où la biodiversité devient un objet scientique àpart entière et où l’on soupçonne que son ampleur est bien supérieureà ce que l’on pensait jusqu’ici1, on prend conscience que la course àla connaissance des espèces actuelles est perdue d’avance, puisquenombre d’entre elles s’éteignent bien avant qu’on ait eu le temps de lesdécrire2. Ce n’est pas seulement la biodiversité qui est en crise, maisbien aussi la taxonomie, qui peine à fournir les éléments nécessaires àl’utilisation, par les autres biologistes, des noms d’espèces. Les raisonsde ce retard gigantesque sont bien connues : elles ont trait à la lenteurintrinsèque du travail scientique de description, aux faibles effectifs

des taxonomistes, au coût énorme que nécessite leur formation, trèslongue et très spécialisée.

[1] Discuté dans P. Bouchet, « The magnitude of marine biodiversity », in C.M. Duarte (ed.)The exploration of marine biodiversity : scientific and technological challenges, Bilbao,Fundación BBVA, 2006, 31-62 @.

[2] F. Carboyo & A.C. Marques, « The costs of describing the entire animal kingdom », Trendsin Ecology and Evolution, 26(4), 2011 @ ; R.M. May, « Why should we be concernedabout lost of biodiversity », C.R. Biologies, 334, 2011, 346-350 ; C. Mora et al., « Howmany species are there on earth and in the oceans ? », PLoS Biology , 9(8), 2011 @ ;A.R. Deans, J.Y. Matthew, J.P. Balhoff, « Time to change how we describe biodiversity », Trends in Ecology and Evolution, 27(2), 2012 @.

[Chapitre 6]

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En 2003, une solution, présentée comme révolutionnaire, est pro-posée pour surmonter la crise de la taxonomie : le Barcoding of Life 

(BoL)3. Il s’agit de faciliter l’attribution des organismes à des nomsd’espèces, et donc d’accélérer le diagnostic des espèces en utilisant descaractères moléculaires relativement faciles à identier. Ces auteursconstituent un jeu de données moléculaires pour suggérer qu’enséquençant un seul gène (bien choisi) d’un organisme dont on chercheà déterminer à quelle espèce il appartient, il est possible de proposerune hypothèse able d’appartenance à une espèce. Le BoL apparaîtainsi comme un instrument efcace pour l’entreprise taxonomique.Ces auteurs défendent également que cet outil permet d’accélérer,l’identication et la description des espèces non encore inventoriées.

Dans ce chapitre, nous nous demandons à quelles conditions le BoLpeut vraiment être considéré comme l’instrument pouvant combler leretard de la taxonomie en matière de description de la biodiversité, enpermettant l’identication et le décompte des espèces zone par zone.Pour ce faire, nous commençons par décrire la dynamique scienti-que de la taxonomie, en analysant comment, en pratique, les espècessont identiées et décrites. Dans la deuxième partie, nous présentons

le projet du BoL, puis dans la troisième partie, nous montrons quel’efcacité de cet instrument dépend de façon cruciale de la bonnegestion des collections d’histoire naturelle, en raison de l’importanceque revêtent les spécimens conservés pour l’entreprise taxonomique.Nous proposons donc un état des lieux de la taxonomie au moment oùl’initiative du BoL prend de l’ampleur.

1] La structure de la taxonomie

Dans cette partie, nous nous proposons de présenter les hypo-

thèses et les méthodes de la taxonomie actuelle. Il nous semble eneffet nécessaire de commencer par une description juste de cettediscipline souvent méconnue des autres biologistes. Contrairementaux collectionneurs de timbres, les taxonomistes sont avant tout desscientiques : ils proposent des hypothèses sur la structure de la bio-diversité, et surtout, ils proposent de nouvelles hypothèses lorsque lesdonnées disponibles ne sont plus en accord avec les hypothèses pré-

[3] P.D.N. Hebert et al., « Biological identifications through DNA barcodes », Proceedings ofthe Royal Society , London, 270, 2003, 313-321 @.

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cédentes. Cette dynamique scientique est rarement prise en comptelorsque l’on rééchit aux moyens de mieux connaître la biodiversité ;

elle est cependant la clé d’une telle étude.Dans la première section de cette partie, nous présentons ce que

sont les hypothèses d’espèces et sur quoi elles sont fondées. La secondesection est consacrée à la nomenclature, c’est-à-dire à la façon donton associe des noms aux hypothèses d’espèces que l’on a proposées.L’association entre une espèce et un nom est la condition indispensablede l’utilisation du travail taxonomique par les autres biologistes ; elleest donc contrainte par de nombreuses conventions internationales.La principale difculté de cet exercice est que l’association entre unnom et un groupe d’organismes est par essence provisoire, puisqueles hypothèses d’espèces sont susceptibles d’être révisées. La prise encompte de ces révisions est un élément central dans la constitutiondes codes de nomenclature. Cet aspect est cependant obscur pour laplupart des biologistes non taxonomistes.

1.1] Hypothèses d’espèces : aspects théoriques et pratiques

Étudier la biodiversité est une tâche plus variée qu’il n’y paraît

parfois. Il ne s’agit pas seulement d’en faire l’inventaire, c’est-à-direde mettre les organismes dans des boîtes, pour ainsi dire, mais ausside proposer des boîtes structurées de façon à apporter des explicationssur les causes de la diversité biologique. Dans le cadre évolutionnistequi est celui de la taxonomie actuelle, la diversité biologique à unmoment donné est en effet comprise comme le résultat temporaired’une histoire. Cela a pour conséquence que les hypothèses d’espècesdépendent d’autres hypothèses, qui concernent les relations phylogé-nétiques et les processus de spéciation.

Plus précisément, la théorie de l’évolution, qui unie l’ensembledes disciplines de la biologie, dont la taxonomie, fournit les principesà partir desquels grouper en espèces les organismes observés à unmoment donné. L’hypothèse fondamentale de descendance communefait des organismes les membres d’un vaste réseau généalogique. Lesautres hypothèses fondamentales de la théorie, à savoir l’apparition demodications aléatoires d’une génération à l’autre, la sélection natu-relle et la dérive, permettent d’expliquer la structure arborescente dece réseau généalogique (voir la gure 1). Dans ce cadre, les espèces

peuvent raisonnablement être identiées aux entre-nœuds du réseau,

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comme l’indique la gure 24. De ce point de vue, c’est en tâchant dereconnaître la structure du réseau généalogique que l’on identierales espèces.

Cette perspective théorique sur la taxonomie fait ressortir l’ampleur

des difcultés pratiques de sa mise en œuvre. Si en effet il est possibled’avoir une vision claire des principes qui expliquent la structurearborescente générale du réseau généalogique des organismes, en

[4] K. De Queiroz, « The general lineage concept of species, species criteria, and the processof speciation : a conceptual unification and terminological recommendations » @, in D.J.Howard & S.H. Berlocher (eds.), Endless forms. Species and speciation, Oxford, OxfordUniversity Press, 1998, 57-75 ; S. Samadi & A. Barberousse, « The Tree, the Network andthe Species », The Biological Journal of the Linnean Society , 89(3), 2006, 509-522 @ ;S. Samadi & A. Barberousse, « Species : Towards new, well-grounded practices. A res-ponse to Velasco », The Biological Journal of the Linnean Society , 97, 2009, 217-222.

Figure 1. La structure arborescente du réseau généalogique des organismes.

Figure 2. Les espèces sont des entre-nœuds du réseau généalogique.

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pratique, les données accessibles sont le plus souvent extrêmementlacunaires et sont bien loin de permettre d’établir cette structure

dans tous ses détails. Le contraste entre la difculté de la tâche et lefaible nombre d’indices disponibles pour identier les espèces montreclairement en quel sens les hypothèses taxonomiques sont provisoires : ilarrive que l’accès à des données supplémentaires renverse les premièreshypothèses proposées. Un exemple parlant est celui du dimorphismesexuel : les différences morphologiques entre mâles et femelles peuventêtre telles qu’au premier abord (c’est-à-dire lorsque peu de connaissancesbiologiques sont disponibles pour un groupe d’organismes) les individusde sexes opposés sont classés dans des espèces différentes. Ce sontalors des observations ultérieures (morpho-anatomiques, éthologiquesou autres) qui conduisent à rejeter ces hypothèses initiales erronées.

Dans la pratique, les hypothèses taxonomiques sont courammentfondées sur quelques ensembles de critères qui permettent d’identi-er, dans la mesure du possible, les espèces en tant qu’entre-nœudsdu réseau généalogique. Il s’agit d’indices d’une séparation dénitiveentre lignées. Ces critères sont la ressemblance, aussi bien anatomiqueque moléculaire, les indices permettant d’établir des ux de gènes,

et les indices du partage d’une histoire commune. Ces ensembles decritères sont utilisés respectivement par l’alpha-taxonomie anato-mique et moléculaire (celle qui s’attache à déterminer les limites destaxons terminaux), la génétique des populations et les reconstructionsphylogénétiques.

En présentant comme nous le faisons la tâche de la taxonomiecomme étant celle de l’identication de la structure du réseau généa-logique des organismes à partir de différents ensembles de critères,nous prenons position dans le débat très vif à propos de la dénition

du concept d’espèce5. Nous considérons avec De Queiroz que les « dé-

[5] Voir par exemple M.F. Claridge, H.A. Dawah, M.R. Wilson (eds.), Species : the units ofbiodiversity , London, Chapman & Hall, 1997 ; M. Ereshefsky (ed.), The units of evolution.Essays on the nature of species, Cambridge, MIT Press, 1992 ; J. Hey, « The mind of thespecies problem », Trends in Ecology and Evolution, 16, 2001, 326-329 @ ; J. Hey,Genes, Categories, and Species : The Evolutionary Causes of the Species Problem, NewYork, Oxford University Press, 2001 ; D.J. Howard & S.H. Berlocher (eds), Endless forms.Species and speciation, Oxford, Oxford University Press, 1998 ; W.H. Kimbel & L.B.Martin (eds), Species, species concepts, and primate evolution, New York, Plenum Press,1993 ; J. Mallet, « Species, concepts of », in S.A. Levin (ed.), Encyclopedia of biodiver- sity , New York, Academic Press, Vol. 5, 2001, 427-440 ; R.L. Mayden, « A hierarchy

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nitions » du concept d’espèce qui ont été proposées par le passé, cou-ramment nommées « concepts d’espèce », comme le « concept biologique

d’espèce », le « concept écologique d’espèce », le « concept phylogénétiqued’espèce », etc., ne sont pas des dénitions à proprement parler maisdes familles de critères permettant d’identier les espèces présenteset passées6. Notre proposition théorique, qui consiste à identier lesespèces aux entre-nœuds du réseau, nous semble présenter l’avantaged’être en parfaite harmonie avec les pratiques actuelles de la taxono-mie, qui utilisent de façon concertée un large ensemble d’indices pouridentier les espèces.

1.2] La dynamique des associations de noms aux espècesPour décrire utilement la biodiversité (c’est-à-dire identier et

compter les espèces zone par zone), c’est-à-dire pour que cette descrip-tion soit utilisable par les autres taxonomistes, il est nécessaire que leshypothèses d’espèces soient associées à des noms dont l’usage soit, enoutre, universel. On devine l’important travail de coordination inter-nationale que cela requiert ; dans cette section, nous insisterons surl’insertion de cette tâche dans la pratique scientique de la taxonomie.

Comment en vient-on à associer un nom à une espèce ? Comme

évoqué précédemment, le point de départ de cette action est l’obser-vation d’un certain nombre d’organismes – en général, en nombrerelativement restreint. L’application des différents critères présentésci-dessus conduit le taxonomiste à les séparer en différents groupesdont il pense qu’ils correspondent à autant d’espèces distinctes. Il

of species : the denouement of the saga of the species problem », in M.F. Claridge, H.A.Dawah, M.R. Wilson (eds.), Species : the units of biodiversity , London, Chapman & Hall,1997, 381-424 ; M.A.F. Noor, « Is the biological species concept showing its age ? »,

Trends in Ecology and Evolution, 17, 2002, 153-154 @ ; D. Otte & J.A. Endler (eds.),Speciation and its consequences, Sunderland, Sinauer, 1989 ; Q.D. Wheeler & R. Meier(eds), Species concepts and phylogenetic theory , New York, Columbia University Press,2000 ; R.A. Wilson (ed.), Species : new interdisciplinary essays, Cambridge, MIT Press,1999 ; J.E. Winston, Describing species : practical taxonomic procedure for biologists,New York, Columbia University Press, 1999 ; C.-I. Wu, « The genic view of the processof speciation », Journal of Evolutionary Biology , 14, 2001, 851-865 @ ; et les réponsesà cet article, le volume 16(7) de Trends in Ecology and Evolution. [Le lecteur francophonelira avec profit l’utile synthèse à propos de cette épineuse question dans T. Heams et al. (dir.),Les Mondes darwiniens. L’évolution de l’évolution, Paris, Éditions Matériologiques, 2011,chapitre 7 des auteurs du présent chapitre : « Espèce », 243-270 @. (Ndé.) ]

[6] Voir De Queiroz, op. cit., 1998 ; K. De Queiroz, « Species concepts and species delimi-tation », Systematic Biology , 56(6), 2007, 879-886 @.

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arrive que les espèces en question soient déjà connues et décrites ; dansce cas il ne va pas plus loin. Lorsqu’en revanche il pense avoir décou-

vert une nouvelle espèce, c’est-à-dire lorsqu’il fait l’hypothèse selonlaquelle le ou les spécimen(s) qu’il a sous les yeux n’ont encore jamaisété décrits et correspondent à un entre-nœud du réseau généalogiquedes organismes, alors il se lance dans une procédure qui doit suivrescrupuleusement les règles énoncées dans les codes de nomenclature(les principaux concernent les animaux et les plantes, les bactéries etles procaryotes ; pour des raisons arbitraires, les champignons sontpris en charge par le code botanique).

Les règles présidant à l’attribution d’un nom à une nouvelle espèce,c’est-à-dire à l’association entre un nom et un groupe d’organismesdont on fait l’hypothèse qu’il forme une espèce non encore décrite,ont été xées au cours du XIXe siècle à la suite du travail de HughEdwin Strickland, qui s’est donné pour but de rationaliser les pra-tiques de son temps7. Pour ce faire il a rendu plus rigoureuses etplus contraignantes les règles adoptées par Linné au XVIIIe siècle ;le résultat est couramment désigné comme la « nomenclaturelinnéenne-stricklandienne »8.

La caractéristique majeure de la nomenclature linnéenne-stricklan-dienne est qu’elle associe systématiquement un nom d’espèce à unspécimen particulier (ou, pour les plantes, à une illustration), le spéci-

men porte-nom ou holotype. Une autre option, parfois utilisée dans lessiècles passés, serait d’associer un nom d’espèce à une description ou àun diagnostic d’espèce ; la raison pour laquelle cette option a été ferme-ment rejetée par Strickland est que les descriptions sont trop ambiguësou vagues pour le rôle qu’on voudrait leur faire jouer, à savoir celuide lien entre le nom et l’identité d’un groupe d’organismes. Ce lien est

[7] H.E. Strickland et al., « Report of a committee appointed to consider of the rules by whichthe Nomenclature of Zoology may be established on a uniform and permanent basis »- Series of propositions for rendering the nomenclature of zoology uniform and perma-nent, London, British Association for the Advancement of Science (1842) 1843 @ ; L.C.Rookmaaker, « The early endeavours by Hugh Edwin Strickland to establish a code forzoological nomenclature in 1842-1843 », Bulletin of Zoological Nomenclature , 68(1),2011.

[8] A. Dubois, « Incorporation of nomina of higher-ranked taxa into the International Code ofZoological Nomenclature : some basic questions », Zootaxa, 1337, 2006, 1-37 @ ; M.Laurin, « La nomenclature biologique aujourd’hui : que reste-t-il de Linné ? », Terminologieet ontologie : théories et applications, 2009 @.

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rendu objectif par l’association entre un nom de taxon et un spécimen,appelée « typication ». Une telle association garantit la continuité de

l’application du nom au groupe d’organismes en question parce qu’elleoffre la possibilité de se rapporter en toutes circonstances au spéci-men conservé à des ns de comparaison. On notera que le spécimenporte-nom ne doit pas nécessairement être représentatif de son taxon.

Dans le système linnéen-stricklandien de nomenclature, la commu-nauté internationale des taxonomistes doit donc garder la trace desspécimens porte-nom, ce qui signie qu’un nom d’espèce est toujours(dans les cas réguliers) associé au lieu où le spécimen a été collecté, aunom de celui qui l’a collecté et à l’endroit où le spécimen est conservé.

Ce lien essentiel entre un nom d’espèce et un spécimen garantit queles taxonomistes puissent toujours se rapporter au spécimen pour dis-cuter des hypothèses de toute nature portant sur l’espèce en question(voir des exemples dans la troisième partie).

Cependant, le lien entre nom d’espèce et spécimen est égalementà la source d’une tension : d’une part, un nom d’espèce représenteune hypothèse scientique, et est donc par nature provisoire, puisquel’acquisition de nouvelles connaissances peut conduire à une révisionimmédiate ; d’autre part, un nom d’espèce est une sorte de réservoird’information qui doit rester le plus stable possible an que l’ensembledu système de classication puisse jouer son rôle, qui est de rendrepossible la communication scientique sur les organismes et sur lastructure de la biodiversité.

Le rôle des codes de nomenclature est d’atténuer les effets de cettetension, en gouvernant de façon stricte les révisions taxonomiques.

Comme on l’a vu, un nom d’espèce, loin d’être donné une fois pourtoutes à un ensemble d’organismes, est avant tout une étiquette per-mettant de désigner une hypothèse scientique, selon laquelle les orga-nismes au sein desquels le spécimen porte-nom a été choisi formentun entre-nœud du réseau généalogique, ce qui signie que leur lignées’est séparée de façon dénitive des lignées proches. Comme touteautre hypothèse scientique, les hypothèses d’espèces sont révisables,et souvent révisées. Il s’agit là d’une évidence pour les taxonomistes,mais elle est souvent méconnue par les autres biologistes, qui tendentparfois à considérer qu’un nom est donné à une espèce pour toujours

 – ce qui revient à considérer les espèces comme des types immuables.

(La « pensée typologique » imprègne encore fortement la façon dont lesbiologistes non taxonomistes considèrent la taxonomie.)

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Lorsqu’un taxonomiste se rend compte qu’une hypothèse d’espèceétait erronée, par exemple lorsqu’il se rend compte que les membres

d’un même entre-nœud du réseau généalogique des organismes ont étéassociés à deux noms d’espèces différents en raison d’un fort dimor-phisme sexuel, ou lorsqu’au contraire on avait attribué un même nomd’espèce à des organismes qui forment en fait des lignées divergentes,il propose une nouvelle hypothèse, et, parfois un nouveau nom. Anque le système de nomenclature reste le plus stable possible alors qu’ilest fréquemment soumis à des révisions taxonomiques et à l’intro -duction de nouvelles hypothèses d’espèces, les taxonomistes doiventdonc se soumettre à un ensemble de règles strictes, dont le but est de

garantir que chaque taxon (à partir du rang de l’espèce) ait un seulnom, et que chaque nom soit associé à un unique taxon.

Un dernier aspect de l’attribution de noms aux hypothèses d’es-pèces doit être mentionné. Il a trait à la pauvreté des indices dontdisposent en général les taxonomistes pour accomplir leur tâche dedétermination de la structure du réseau généalogique des organismes.Lorsqu’un taxonomiste se trouve face à un ensemble de spécimensdont il pense qu’ils sont membres d’un entre-nœud non encore décritdu réseau généalogique, et qu’il veut donc proposer une nouvellehypothèse d’espèce, il doit parfois rendre publique cette hypothèseen la présentant dans une publication avant d’avoir pu rassemblerdes éléments complémentaires qui lui permettraient de la conrmer.En effet, il arrive que la découverte d’une nouvelle espèce constitueun événement important pour la communauté scientique, qu’il fautdonc publier au plus vite, même si tous les éléments ne sont pas encoreà disposition des taxonomistes pour asseoir l’hypothèse taxonomiqueprésentée. Ainsi le taxonomiste doit-il parfois prendre une décision àpartir d’un nombre restreint d’éléments. Cependant, les motifs exactsde cette prise de décision sont rarement explicités dans les publica-tions associées : bien qu’une telle explicitation soit souvent utile, ellen’est pas habituelle dans les pratiques actuelles des taxonomiques. Larelative opacité qui recouvre les raisons pour lesquelles on propose unenouvelle hypothèse taxonomique a un effet dommageable à l’ensemblede la discipline : les révisions taxonomiques, en plus d’échapper pourla plupart aux non-taxonomistes, apparaissent parfois arbitraires.

Pour remédier au caractère opaque des raisons qui poussent à pro-

poser une révision taxonomique, une solution consiste à rendre expli-cite la démarche mise en œuvre dans les cas précis concernés. Dans

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cet esprit, Nicolas Puillandre et ses collègues ou Magalie Castelinet ses collègues9explicitent les critères qu’ils utilisent mais aussi la

hiérarchie qu’ils établissent entre ceux-ci. Ces exemples montrent quele protocole de prise de décision varie en fonction des connaissancesdisponibles pour chaque taxon.

2] Le Barcoding of Life Traditionnellement, les caractères qui permettent aux taxonomistes

de proposer des hypothèses d’espèces sont des caractères morpholo-giques, anatomiques ou écologiques. Depuis que l’on sait séquencerdes gènes, et a fortiori des génomes complets, il est devenu possibled’utiliser également des caractères moléculaires (ou génétiques). Unebranche de la systématique issue du cladisme a d’ailleurs largementutilisé cette possibilité en développant la systématique moléculaire,qui propose une classication des organismes principalement fondéesur leurs caractères moléculaires. Cependant, les hypothèses taxono-miques issues de ces travaux concernent les relations de parenté entre des espèces qui sont, de leur côté, généralement délimitées suivantdes pratiques de taxonomie plus traditionnelles.

Dans ce contexte, l’équipe de Paul Hebert, porteur du projet de Barcoding of Life, a généralisé l’utilisation de caractères moléculairesaux pratiques traditionnelles de l’alpha-taxonomie10. Dans cette partie,nous décrivons ce projet et discutons des conditions auxquelles il peutfaciliter le travail taxonomique.

2.1] Idée directrice et buts du Barcoding of Life

Les techniques de séquençage se sont considérablement simpli-ées et ont été rendues beaucoup plus rapides vers la n des années

1990 ; par conséquent, elles sont devenues utilisables dans d’autresdomaines que la biologie moléculaire. En 2003, des chercheurs cana-diens ont proposé de les mettre en application comme outil d’expertisetaxonomique, en suggérant que l’état de caractère d’un gène stan-dard unique (le gène COI ) pouvait être utilisé comme un caractère

[9] N. Puillandre et al., « Large scale species delimitation method for hyperdiverse groups »,Molecular Ecology , 21, 2012, 2671-269 @ ; M. Castelin et al., « Speciation patterns inhighly dispersive gastropods from deep-sea seamounts », Molecular Ecology , 21, 2012,4828-4853.

[10] Herbert et al., op. cit., 2003.

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diagnostic des espèces préalablement dénies par les méthodes dela taxonomie classique. Pour cela, ils ont cherché à montrer que la

séquence d’une toute petite partie du génome (648 paires de bases),qui se trouve chez tous les eucaryotes (c’est-à-dire tous les organismescellulaires sauf les bactéries et les archéobactéries), serait un indiceable de l’appartenance à telle ou telle espèce. Pour cela ils réunissentpour une sélection d’espèces animales les données disponibles pource gène an de montrer que les séquences de ce gène se regroupentselon des critères statistiques de ressemblance de façon à reéter ladivision en espèces telle qu’elle est établie par la taxonomie (c’est-à-dire les séquences provenant d’individus attribués à la même espècese ressemblent plus qu’entre individus attribués à des espèces diffé-rentes). Cette comparaison du polymorphisme intra et interspéciqueles conduit à considérer que non seulement ce gène permet d’attribuerun spécimen à une espèce connue mais peut également être utiliséepour découvrir de nouvelles espèces.

La suggestion selon laquelle le gène COI  est comparable au code-barres utilisé dans le commerce avait des motivations pratiques deplusieurs ordres :

• Séquencer un unique gène prend relativement peu de temps etest relativement peu coûteux, et le pari a été fait que le tempset le coût de séquençage diminueraient encore.

• Si l’on découvre en effet un gène qui puisse jouer ce rôle de carac-tère diagnostique pour toutes les espèces (y compris celles quel’on ne connaît pas encore), c’est-à-dire dont le séquençage per-mette de déterminer de façon able à quelle espèce appartientl’organisme dont on a prélevé un peu d’ADN pour le séquencer,alors la tâche des taxonomistes sera considérablement facilitée

et accélérée.• Une originalité importante du projet, en fort contraste avec les

utilisations faites jusqu’alors par la systématique des caractèresmoléculaires, est non seulement la constitution d’une vaste basede données permettant la comparaison systématique et rapideentre les résultats des séquençages et des états de caractère deréférence, mais surtout l’association obligatoire de ces donnéesà des spécimens (vouchers) conservés dans des collections deréférence. Cette attache des données à des spécimens en col-

lection via une base de données facilement accessible fournit

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aux taxonomistes un instrument standardisé qui s’intègreparfaitement dans la démarche scientique de la taxonomie

évoquée plus haut. Cela permet notamment de confronter lesrésultats des analyses moléculaires utilisant le gène COI  avecles autres méthodes de la taxonomie en donnant l’opportunitéd’analyser d’autres caractères (qu’ils soient morphologiques oumoléculaires).

Comme on le voit, les motivations du projet sont en rapport directavec la crise de la taxonomie, puisque le but est bien de donner auxtaxonomistes les moyens d’accélérer leur travail en facilitant à lafois l’attribution d’un organisme à une espèce connue et la mise en

évidence d’espèces non encore identiées à partir d’une mobilisationinnovante des instruments modernes d’information et de communi-cation, ainsi que des développements techniques de la biologie. Plusconcrètement, la mise en œuvre du BoL peut prendre deux formesdifférentes, selon que le spécimen séquencé à ce locus standard estattribué ou non à une espèce connue et répertoriée dans la base dedonnées. Dans le premier cas, le BoL joue le rôle d’un outil d’exper-tise taxonomique facilement accessible aux non-taxonomistes et per-met donc de répondre à la demande croissante de la société dansces domaines (voir par exemple la législation concernant les espècesprotégées, les luttes contre les ravageurs de cultures, etc.). Dans lesecond cas, le BoL est un outil permettant d’accélérer la tâche d’inven-taire de la biodiversité : il aide les taxonomistes à réduire la part del’inconnu dans l’étendue de la biodiversité en détectant rapidement lesespèces non encore détectées par les taxonomistes tout en les associantà un jeu de caractères moléculaires. La facilité de cette opération acependant pour conséquence qu’on peut être tenté de réduire la des-cription de l’espèce à cette séquence. Cette tentation réductionniste aété la principale cause d’attaque contre ce projet. Dans la suite, nousdiscutons des problèmes liés à cette tentation.

2.2] Discussion

La mise en œuvre du projet de Barcoding of Life, et en particulierla constitution de la base de données standardisées BOLD (le Barcode

Of Life Data systems), se présentent comme un formidable instrumentd’aide à l’alpha-taxonomie. La rigoureuse standardisation des proto-coles autorisant le dépôt d’une séquence sur BOLD prétend garantir

la abilité des données qui y sont stockées. En outre, le caractère

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ouvert de BOLD permet que d’éventuelles corrections soient apportéesaux données conservées. Enn, la taille de BOLD, condition de sonsuccès, est déjà sufsante pour qu’elle soit utilisable avec prot. Onpeut également remarquer à ce sujet que les standards du BoL, enparticulier en ce qui concerne le lien avec des spécimens en collectionset la qualité de l’identication taxonomique, ont également été accep-tés par d’autres bases internationales de données, ce qui augmente

encore les possibilités d’utilisation de cet instrument.Parmi les raisons qui font que le BoL prétend à être considéré

comme un instrument-clé de la taxonomie moderne, le fait que ce pro- jet s’inscrive explicitement dans les procédures de la taxonomie clas-sique est particulièrement important. Au sein du BoL, les séquencessont associées au spécimen dont est issu l’ADN qui est à leur source.On a donc, dans le BoL, le même lien objectif entre outil de diagnostic(jeu de caractères) et organismes, par l’intermédiaire d’un spécimen.

 Ainsi dans l’entreprise du BoL, l’association entre un nom d’espèce et

une séquence se fait par un spécimen référencé dans une collection et

Figure 3. Fonctionnement du barcoding ADN.

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qui peut donc être réexaminé et participer au processus de révisiondes hypothèses taxonomiques.

Cependant, le BoL, comme tout instrument, a un domaine de vali-dité limité. Ainsi, dès le départ, même les initiateurs du projet ontafrmé que la dénition des nouvelles espèces ne pouvait reposer surla détermination d’un seul gène. De même, l’hypothèse selon laquellele même et unique gène pourrait être utilisé comme seul élément pourdénir les espèces a dès le départ été fortement contestée. Le choixde ce code-barres unique a été un des éléments clés du discours del’équipe de Hebert alors qu’il en est l’élément le plus critiquable car ilfonde une démarche fortement réductionniste.

Dans les faits, les difcultés pratiques soulevées par le projet nesont pas liées aux nombres de gènes séquencés mais bien à la consti-tution de collections de références bien documentées des spécimens (etd’extraits d’ADN associés) à partir desquels les données moléculaires

 – quel que soit leur nombre – sont obtenues. Le succès que remportele BoL, lié à son efcacité, en tant qu’instrument d’aide au diagnosticd’espèce, est tel qu’on a parfois tendance à le considérer comme unesorte d’instrument magique, autorisant le passage d’un instrumentd’aide au diagnostic d’espèce à une banque universelle de descriptions

d’espèces. Or il serait réducteur de considérer une séquence du gèneCOI  comme la description d’une espèce : en effet, le travail des taxo-nomistes a largement montré que les descriptions d’espèces, pour êtreables, doivent reposer sur un nombre important de caractères indé-pendants et qu’il n’existe pas de « caractères magiques » permettantun diagnostic universellement valable. Les caractères moléculairesassociés au gène COI  sont en nombre trop restreint pour servir desupport à une description d’espèce qui ne prendrait pas d’autres carac-tères en compte. Les développements méthodologiques de la systéma-tique moléculaire permettent d’utiliser efcacement les caractèresmoléculaires pour retracer l’histoire des lignées de gènes, mais il aété montré (tant pratiquement que théoriquement11) que l’histoire deslignées de gènes n’est pas exactement superposable à celle des lignéesdes organismes qui portent ces gènes et que chaque gène, bien quecontraint par la lignée des organismes qui le véhiculent, a sa propre

[11] Voir J.H. Degnan & N.A. Rosenberg, « Gene tree discordance, phylogenetic inferenceand the multispecies coalescent », Trends in Ecology and Evolution, 24(6), 2009, 332-340 @.

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histoire évolutive. En effet, la sélection (ou la dérive génétique) n’agitpas au même rythme sur les uns et les autres et la trajectoire des

lignées d’organismes résulte de la complexité des interactions entre ceshistoires. Ainsi les caractères moléculaires ne sont pas, par nature, demeilleurs descripteurs d’espèces que les caractères morphologiques ; ilspossèdent des qualités qui en font des descripteurs particulièrementutiles, en raison de la facilité avec laquelle on peut les obtenir, lesdécrire et modéliser leur évolution12, mais ils ne sauraient sufre, àeux seuls et a fortiori si seul un faible nombre de gènes est utilisé, àfournir des hypothèses d’espèces robustes.

La tentation de considérer le «barcode » (la séquence du gène COI )non seulement comme un indice important permettant de déterminer àquelle espèce appartient l’organisme dont provient l’ADN, mais encorecomme le principal élément de description de l’espèce, est illustrée parl’utilisation dans la base de données BOLD du système dit des Barcode

Index Numbers (BIN). Ces BIN sont présentés comme formant unsystème taxonomique provisoire qui permettrait notamment de s’af -franchir du problème des noms d’espèces. Ce système émerge natu-rellement, selon ses promoteurs, des grands ensembles de séquences

homologues qui ont été produites dans la mise en œuvre des projets deBoL. Les codes-barres d’ADN permettent en effet de former, grâce àdes algorithmes de regroupement (clustering algorithms), des groupesde séquences qui reéteraient les espèces.

Les avantages des BIN ont trait à deux éléments. Premièrement,à l’efcacité des algorithmes de regroupement, qui sont construits etaméliorés grâce à des méthodes d’apprentissage à partir de groupesbien identiés par la taxonomie classique. Deuxièmement, au systèmed’indexation, qui permet d’associer automatiquement à un BIN toutes

les informations qui sont déjà disponibles sur la base BOLD (dont desimages, des dendogrammes, des références bibliographiques). Dans lecontexte de l’immensité de la tâche du taxonomiste en cette périodede crise d’extinction, le risque de se contenter de cette taxonomieprovisoire, fortement réductionniste car fondée sur un seul gène etprincipalement sur un critère de ressemblance, est grand.

[12] Sur la notion de caractère en biologie comparative, sur les propriétés des caractèresmorphologiques et moléculaires, voir Véronique Barriel, « Caractère », in Heams et al.,op. cit., 2011, chapitre 6, 205-242. (Ndé.) 

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 Au total, le BoL apparaît indubitablement comme un outil extrê-mement précieux pour le travail taxonomique, mais les éléments qui

expliquent son efcacité et son succès sont aussi ceux qui sont suscep-tibles d’en faire un instrument purement moléculaire, ce qui le cou-perait de son étroite association initiale avec les pratiques classiquesde la taxonomie. Dans la troisième partie, nous étudions à quellesconditions cette association peut être préservée et renforcée.

3] Une complémentarité nécessaire

Dans cette section, nous examinons les relations entre le fonction-

nement du BoL et les collections d’histoire naturelle. Comme nousl’avons vu précédemment, le BoL s’inscrit dans les procédures de lataxonomie classique et conserve en particulier l’exigence d’un lien entrela séquence génétique et le spécimen dont elle est issue. Cependant, ladynamique propre des bases de données génétiques, et en particulierla vitesse à laquelle elles se développent, rendent problématique ce lienavec les spécimens, qui sont conservés dans des collections qui elles-mêmes se développent selon des temporalités différentes.

 An d’étudier les relations entre la base de données BOLD (et les

bases similaires) et les collections d’histoire naturelle, nous commen-çons par présenter un exemple frappant montrant la nécessité dela pérennité du lien entre données génétiques et collections. Nousanalysons ensuite les forces et les faiblesses des données génétiquespour ce qui concerne le travail taxonomique, et nous terminons parla description des contraintes nouvelles qui pèsent sur les collectionsd’histoire naturelle en raison du statut de référents fondamentauxqu’elles conservent vis-à-vis des bases de données génétiques.

3.1] Un exemple frappant : les vers de terreL’utilisation du BoL a déjà permis des avancées importantes dans

la description de la biodiversité. On l’associe en général à la descriptionde la part jusqu’alors inconnue de la biodiversité ; cependant, il peut

 jouer un rôle tout aussi important en matière de révision taxonomiquevis-à-vis d’espèces déjà décrites. De nouveaux exemples font réguliè-rement l’objet de publications, mais le plus spectaculaire est peut-êtrecelui des vers de terre : l’utilisation du BoL à leur propos a en effet per-mis de mettre au jour l’existence de deux espèces distinctes alors que

l’hypothèse couramment adoptée les regroupait en une unique espèce.

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L’exemple des vers de terre, que nous allons présenter en détail ci-dessous, est particulièrement révélateur des évolutions actuelles de

la taxonomie, mais aussi des rapports difciles qu’elle entretient avecles autres disciplines de la biologie. En effet, bien que l’utilisation duBoL ait permis d’établir que les études écologiques, physiologiques,etc., sur les vers de terre souffraient toutes d’un défaut majeur, peude biologistes, à l’extérieur de la taxonomie, ont pris conscience de cetimportant problème.

Les vers de terre sont bien connus, et depuis longtemps, en raisonde leur importance écologique ; on sait également qu’il s’agit d’un taxoninvasif ; mais de façon étonnante, on n’avait jusqu’à récemment que

peu d’informations sur leur place exacte dans le réseau généalogiquedes organismes. Les études taxonomiques étaient en effet anciennes.

Les vers de terre ont été brièvement décrits par Linné auXVIIIe siècle, qui leur a attribué le nom de Lumbricus terrestris. Audébut du XIXe siècle, Jules-César Savigny propose une révision taxo-nomique : en se fondant sur des caractères morphologiques, il faitl’hypothèse que l’ensemble des organismes regroupés par Linné sousle nom de Lumbricus terrestris forme deux espèces. Il introduit lenom d’Enterion herculeus pour désigner la nouvelle espèce qu’il pense

avoir identiée. (« Enterion » étant le synonyme grec de « Lombricus »,l’espèce identiée par Savigny est également nommée Lumbricus her-

culeus.) En 1900, les données morphologiques de Savigny sont réinter-prétées et l’hypothèse de l’existence de deux espèces au sein du grouped’organismes auxquels Linné avait associé le nom de L. terrestris estrejetée : les caractères morphologiques (principalement une différencede taille) utilisés par Savigny sont alors considérés comme de mauvaisindicateurs d’une limite entre deux espèces et réinterprétés commeillustrant un fort polymorphisme intraspécique. L’application desrègles de nomenclatures conduit alors à considérer Enterion herculeum comme synonyme de L. terrestris, qui est depuis conservé comme seulvalide.

En 2009, des analyses génétiques sont conduites par Richard etses collègues13, qui détectent deux groupes génétiques homogènes ausein du groupe d’organismes auquel est associé le nom de L. terrestris.

[13] B. Richard et al., « Re-integrating earthworm juveniles into soil biodiversity studies : spe-cies identification through DNA barcoding », Molecular Ecology Ressources, 10, 2009,606-614 @.

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Ce résultat conduit l’équipe de Samuel W. James14 à mener une nou-velle étude systématique à partir de 230 spécimens frais récoltés en

Europe et Amérique du Nord (appartenant à L. terrestris et à d’autresespèces du genre Lombricus), et de spécimens conservés par Savignyet correspondant à ceux qu’il avait utilisés pour proposer l’espèceEnterion herculeum15. Cette nouvelle étude est à la fois morphologiqueet génétique ; elle participe de la campagne Barcoding Earthworms etles séquences qui en sont issues ont par conséquent été déposées surBOLD et GenBank®, la base de séquences génétiques annotées desNational Institutes of Heath américains qui est largement utiliséepar tous les biologistes. Cette étude montre que la variabilité du gèneCOI  est en faveur de l’hypothèse émise sur des bases morphologiquespar Savigny plutôt qu’avec la synonymie ultérieurement proposée. Eneffet, les résultats montrent l’existence de deux groupes très diver-gents (en termes de distance génétique) à l’intérieur de ce qui avaitété (hypothétiquement) identié auparavant comme une seule espèce,L. terrestris.

Un siècle après les travaux de Savigny, de nouvelles donnéespermettent donc de reconsidérer son hypothèse de l’existence de

deux espèces au sein du groupe auquel Linné a associé le nom de L.terrestris et donc de considérer comme valide le nom L. herculeum.Cette série de révisions taxonomiques illustre d’une part la dynamiquede la taxonomie, qui formule de nouvelles hypothèses au fur et àmesure que de nouvelles données sont disponibles, ou qu’on sait mieuxles analyser, et d’autre part le fossé qui sépare cette dynamique destravaux des autres biologistes. En effet, presque aucune étude àl’extérieur de la taxonomie n’a pris en compte la nouvelle révisiontaxonomique : ainsi, en 2011-2012, il y a 1 100 entrées dans Scholar

Google concernant le nom Lumbricus terrestris et seulement 59 pourL. herculeus ; 19 entrées citent l’article de James et al., mais toutessauf une sont des études de systématique ou de biodiversité. Parmiles articles en dehors de la systématique, seul l’article de Kevin Butt16 

[14] S.W. James et al., « 2010 DNA Barcoding Reveals Cryptic Diversity in Lumbricus terrestris L., 1758 (Clitellata) : Resurrection of L. herculeus (Savigny, 1826) », PLoS ONE , 5(12),2010, e15629 @.

[15] Ibid.[16] K.R. Butt, « Food quality af fects production of Lumbricus terrestris (L.) under controlled

environmental conditions », Soil Biology & Biochemistry , 43, 2011, 2169-2175 @.

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signale que l’étude de James et al. de 2010 soulève un problèmemajeur. Ce fort décalage entre les résultats spectaculaires de James

et son équipe et l’absence presque complète de réaction des autresbiologistes est particulièrement frappant étant donné la nature etl’ampleur du problème découvert. Ce problème est le suivant : depuisla mise en synonymie de L. herculeus et de L. terrestris, un très grandnombre d’études sur les vers de terre ont été menées sans que lesspécimens qu’elles ont utilisés n’aient été conservés. La plupart de sesétudes ne détaillent pas non plus la façon dont les spécimens ont étéidentiés ce qui ne permet pas d’évaluer a posteriori l’identicationtaxonomique (par exemple, la taille des organismes). Par conséquent,il est impossible de savoir si leurs résultats portent sur L. terrestris ou sur L. herculeus tels qu’ils ont été redénis par cette nouvellerévision. Au vu de l’étude de James et al., on peut donc afrmer quetoutes les études menées sur les vers de terre au cours du XXe siècleportent sur un organisme chimérique, c’est-à-dire un organisme quin’existe tout simplement pas.

Si les spécimens (ou des échantillons de référence) sur lesquels lesétudes ont été menées avaient été conservés, leurs auteurs auraient

pu les réexaminer an de prendre en compte la récente révision taxo-nomique. En l’absence des spécimens, les résultats de ces études sonttout simplement caducs. Cet exemple montre donc clairement que cen’est pas seulement l’attribution des noms d’espèces qui rend possiblel’existence d’un cadre commun de communication pour l’ensemble de labiologie, mais que la dynamique de la taxonomie a également des effetsimportants sur les autres travaux biologiques. C’est malheureusementcette composante dynamique de la taxonomie qui est méconnue parles autres biologistes, alors qu’elle est tout aussi déterminante que sa

fonction d’attribution de noms d’espèces. Le fait que la révision taxo-nomique affectant les vers de terre n’ait pas été prise en compte parles autres biologistes montre clairement que le manque d’informationau sein de la communauté des biologistes sur la signication des nomsd’espèces et sur la justication scientique du processus de révisiontaxonomique est tout à fait néfaste.

La morale que l’on peut tirer de l’exemple des vers de terre est queles recherches menées en biologie devraient toujours (i) expliciter lafaçon dont les noms d’espèces ont été attribués, comme nous l’avons

indiqué ci-dessus, et (ii) établir autant que possible des références

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objectives concernant les organismes étudiés an de pouvoir réévaluerles données au vu de l’évolution des hypothèses taxonomiques. Ces

deux exigences sont cependant rendues difciles à respecter par deuxfacteurs que nous allons examiner à présent : le fait que les bases dedonnées génétiques ne sont pas toujours associées de façon systéma-tique à des spécimens et le fait que les collections d’histoire naturellen’obéissent pas toujours aux règles de bonne gestion scientique.

3.2] Avantages et inconvénients des données génétiques

 An de bien comprendre les perspectives actuelles de la taxonomie,nous passons en revue dans cette section les caractéristiques des don-

nées génétiques. Nous avons présenté ci-dessous l’instrument d’aide audiagnostic d’espèce qu’est le BoL ; dans cette section, nous approfon-dissons l’analyse épistémologique de la notion de données génétiquesan de pouvoir décrire de façon rigoureuse la complémentarité entreinformation génétique et conservation de spécimens dont la nécessitéest révélée par des exemples tels que celui des vers de terre.

3.2.1] Des données « en or »

Ce que l’on appelle « données génétiques » est avant tout un objet

abstrait, une suite (ou « séquence ») de lettres représentant les nucléo-tides (adénine, guanine, thymine, cytosine) qui se succèdent dansl’ADN de l’organisme qui fait l’objet de l’étude. Pour l’utilisateur, ils’agit d’un chier informatique comportant une longue série de A, deG, de T et de C.

Les « données génétiques » ont donc deux caractéristiques majeures :ce sont d’une part des objets informatiques, et leur structure estd’autre part particulièrement simple, puisque seuls quatre types delettres composent les séquences. Ce sont ces deux caractéristiques

qui rendent les données génétiques beaucoup plus faciles d’utilisa-tion que d’autres types de données, par exemple des données mor-phologiques ou écologiques, qui sont souvent présentées sous formed’expressions verbales. Alors que certaines données morphologiquesne peuvent être comparées les unes aux autres que par un chercheurqui est capable de les replacer dans leur contexte, les données géné-tiques peuvent être comparées automatiquement par des programmesinformatiques détectant les différences entre deux séquences. Ainsiles données génétiques sont-elles particulièrement précieuses pour

accélérer une part importante du travail taxonomique, la part compa-

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rative. Bien entendu, cela ne signie pas que les données génétiquespermettent de conrmer les hypothèses taxonomiques une fois pour

toutes. Premièrement, les caractères moléculaires sont seulement descaractères parmi d’autres, et les hypothèses taxonomiques se doiventde s’appuyer sur l’ensemble des caractères disponibles (et non sur lesseules données génétiques). Deuxièmement, les « données » génétiquessont elles-mêmes des hypothèses obtenues à partir d’expériences ; ellessont donc révisables. La facilité qu’elles apportent au travail de compa-raison taxonomique en fait des outils utiles et faciles à mettre enœuvre, mais pas des outils tout-puissants.

Le fait que les données génétiques soient des objets informatiquesrelativement simples les rend non seulement faciles à comparer entreelles, mais également faciles à stocker, maintenant que l’on disposed’ordinateurs sufsamment puissants pour que le stockage de ce typede données ne soit plus un problème à résoudre. Comparées aux autresdonnées utilisées par les taxonomistes, comme les descriptions ver-bales, les données génétiques sont beaucoup plus faciles à stocker et àmanipuler informatiquement. Cette facilité de stockage augmente consi-dérablement l’efcacité des procédures automatiques de comparaison,

qui dépend du nombre de séquences que l’on peut comparer entre elles.Si les bases de données génétiques sont en outre ouvertes, ellespossèdent deux autres propriétés très avantageuses : la facilité d’accès(à comparer avec celle des bibliothèques) et la possibilité pour tout unchacun (sous condition de compétence) de les compléter ou de les amé-liorer. Une autre conséquence de la nature informatique des donnéesgénétiques est leur caractère incorruptible, pour peu que les machinesde stockage soient correctement entretenues. Par comparaison avecles descriptions contenues dans des articles sur papier, cette propriété

confère un grand avantage aux données génétiques. Une fois qu’ellesont été établies, on a des raisons d’espérer qu’elles demeurent acces-sibles sous la même forme à des générations de chercheurs.

L’ensemble de ces caractéristiques fait des données génétiques desdonnées scientiques d’excellente qualité. Elles semblent pouvoir jouerde façon optimale le rôle que l’on attend de données, à savoir constituerce à partir de quoi on peut élaborer des connaissances dans le futur.Cependant, la description que nous avons donnée est partielle : elle neprend pas en compte la façon dont les données génétiques sont établies,

mais seulement le résultat des procédures de constitution. Or, pour

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déterminer quel rôle les données génétiques peuvent jouer dans letravail taxonomique, il est nécessaire de prendre en compte la façon

dont elles sont établies. Les caractéristiques présentées ci-dessus nesufsent pas à établir leur statut épistémologique.

3.2.2] Des données (doublement) interprétées

 Au point de départ de l’établissement de données génétiques au sensprésenté dans cette section, il y a un organisme, ou un morceau d’orga-nisme (de taille sufsante pour qu’on puisse en extraire de l’ADN). Lesmanipulations qui permettent de passer de ce morceau de matière auchier informatique contenant la suite de A, C, G et T sont fortement

standardisées, et certaines sont automatisées. Cependant, à partirdu moment où il s’agit de suites d’actions (en partie) humaines, ellessont susceptibles de donner lieu à des erreurs ou à des dysfonction-nements qui mettent en péril la qualité des données génétiques. Enoutre, les données génétiques ne sont pas des données « brutes », maisdes données interprétées.

Classiquement, on isole, au sein de ce qui est appelé « données »dans les sciences empiriques, les données primaires ou « brutes » :il s’agit le plus souvent de résultats d’opérations de détection ou de

mesure qui sont obtenus par contact direct avec le phénomène étudié.Les données génétiques ne peuvent en aucun cas être considéréescomme de telles données brutes, puisqu’au moins une étape impor-tante d’interprétation est nécessaire une fois les mesures physiques ouchimiques effectuées sur le matériel génétique. Ainsi le passage desrésultats de mesure aux séquences, malgré la rigueur des protocolesayant pour but d’assurer sa abilité, n’est-il pas de même nature quel’interaction entre matériel génétique et instrument de mesure. Il estdavantage susceptible de conduire à des erreurs. On peut en outre

remarquer que les manipulations permettant d’obtenir le matérielgénétique à partir du prélèvement d’un morceau d’organismes sontelles-mêmes sources d’erreurs potentielles.

Quels sont les principes qui gouvernent l’interprétation des résul-tats et l’établissement de la séquence génétique correspondante ? Cesont ceux de la biologie moléculaire, qui ont été établis et bien conr-més au cours des années 1960-1970. Leur degré de conrmation esttel qu’ils sont ainsi au cœur de procédés opérationnels permettantl’établissement standardisé de séquences génétiques. Cette étape

d’interprétation est donc bien garantie si les conditions standards

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sont réalisées – mais à partir du moment où il s’agit d’une démarcheempirique, la abilité absolue ne peut être atteinte.

Les séquences génétiques, qui sont utilisées comme des donnéesdans le travail taxonomique, sont des données interprétées en unautre sens encore. Pour comprendre cet autre sens, parcourons denouveau les étapes qui conduisent au diagnostic d’espèce à partir duBoL. On commence par prélever un petit morceau de l’organisme donton cherche à déterminer l’espèce, on en tire du matériel génétique, puisl’on détermine la séquence du gène COI  pour ce matériel génétique.Une fois cela effectué, on possède les « données génétiques » pertinentespour déterminer à quelle espèce appartient l’organisme de départ : ilfaut ensuite comparer (automatiquement) cette séquence avec cellesqui sont stockées dans BOLD, et c’est le résultat de cette opérationde comparaison qui sera lui-même interprété  comme signiant quel’organisme appartient à telle ou telle espèce en fonction de la proxi-mité de sa séquence et de la séquence de l’espèce en question. Au-delàd’un certain pourcentage de différences entre les deux séquences,l’appartenance de l’organisme à l’espèce sera incertaine.

Posons de nouveau la question de la nature des principes qui gou-

vernent l’interprétation de la séquence du gène COI  de l’organismeconsidéré comme indiquant son appartenance à telle ou telle espèce.Ces principes sont ceux qui sous-tendent le BoL dans son ensemble,dont l’hypothèse fondamentale selon laquelle la séquence du gène COI  est un code-barres able pour les espèces animales. Or cette hypo-thèse fondamentale, comme nous l’avons vu dans la deuxième partie,n’est pas généralisable. En effet, ce n’est pas parce que l’on a montréla abilité de l’outil en tant que clé de détermination pour un taxondont la taxonomie est bien établie et bien stabilisée (par exemple les

oiseaux), que ce résultat est vrai pour un taxon pour lequel on neconnaît pas encore la plupart des espèces (par exemple, les coléop-tères). Elle est en outre critiquable pour une raison plus générale,qui est que les hypothèses de délimitation de nouvelles espèces sontd’autant meilleures qu’elles sont fondées d’une part sur davantagede caractères, et d’autre part sur des caractères morphologiques toutautant que moléculaires. Les caractères présents dans la séquence dugène COI  sont, dans le cas général, en nombre insufsant pour uneinterprétation taxonomique à l’aveugle ; en outre ils sont exclusivement

moléculaires par construction. C’est la raison pour laquelle le BoL

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La biodiversité en question

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n’est qu’une aide au diagnostic et non un outil magique permettantl’identication sans coup férir de l’espèce à laquelle appartient l’orga-

nisme étudié. Au terme de cette analyse des propriétés des données génétiques

et de leur utilisation dans le travail taxonomique, nous pouvons afr-mer que les séquences génétiques produites dans le cadre du BoL etrassemblées dans la base BOLD constituent un outil irremplaçablede diagnostic facilitant et accélérant considérablement la tâche destaxonomistes. Cependant, il serait erroné de prendre trop au sérieuxla métaphore du code-barres et de considérer que les séquences géné-tiques permettent de toucher à coup sûr à la nature profonde des

espèces : d’une part, une telle nature profonde n’existe pas, et d’autrepart, les séquences ne contiennent qu’un nombre restreint de carac-tères et sont incapables de fournir un diagnostic d’espèce universelet infaillible.

3.3] Importance de la gestion des collections

Dans la première partie, nous avons présenté les procédures de lataxonomie classique. Après avoir exposé le projet de BoL et discuté deslimites de son utilisation, nous pouvons à présent faire le point sur les

rapports entre les données génétiques (en particulier celles stockéesdans BOLD) et les collections d’histoire naturelle, qui sont elles aussides endroits où sont stockées d’importantes quantités d’informationbiologique.

Les spécimens conservés dans les collections d’histoire naturelleont plusieurs fonctions, dont nous souhaitons ici souligner la complé-mentarité avec celles remplies par les données génétiques. Toutd’abord, certains d’entre eux ont été désignés comme des holotypes(ou porte-nom) ; ils servent donc à assurer l’ancrage des hypothèses

d’espèces dans la matérialité des organismes. Il arrive en outre qued’autres spécimens que l’holotype soient conservés pour une mêmeespèce. Mais surtout, les spécimens des collections peuvent servirde source de référence des données génétiques, comme on l’a vu dansl’exemple des vers de terre. Non seulement ils constituent des réservesde matériel génétique pour de nouveaux séquençages (par exempledes séquençages de contrôle, ou encore des séquençages permettantde rétablir un lien entre séquence et spécimen lorsqu’il a été perdu),mais encore ils sont ce relativement à quoi les données génétiques

prennent sens.

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Anouk Barberousse & Sarah Samadi

La taxonomie et les collections d’histoire naturelle à l’heure de la sixième extinction179

En outre, les collections d’histoire naturelle ne contiennent pas seu-lement des spécimens, mais également d’autres informations qui leur

sont associées, comme le lieu où le spécimen a été collecté, le nom decelui qui l’a déterminé ou décrit, une description de son environnementimmédiat, etc. Ces informations associées aux spécimens sont partieintégrante des collections et participent de leur capacité à rendrepossible le travail des taxonomistes en leur donnant les moyens d’accé-der au plus grand nombre de caractères possibles. L’informatisationdes catalogues et des informations associées aux spécimens est unetransformation majeure qui va dans ce sens.

Si les collections soulèvent des problèmes de stockage, d’organi-

sation, de gestion, ainsi que d’accès à l’information, qui sont sanscommune mesure avec ceux qui se posent aux concepteurs et aux ges-tionnaires des bases de données génétiques, elles parviennent cepen-dant à faire ce que ces dernières ne peuvent espérer, à savoir garderla trace de la biodiversité à un moment donné. Certaines banques dedonnées génétiques peuvent avoir cette ambition, mais comme nousl’avons vu, elles ne sont au mieux capables que de conserver une imagetrès schématique de la biodiversité. Les collections, quant à elles, nepeuvent jouer ce rôle que si elles sont scientiquement vivantes, c’est-à-dire si les spécimens qui entrent sont systématiquement cataloguésmême lorsqu’ils sont en attente d’être décrits et nommés.

3.3.1] Exemples

Pour illustrer ces différents points, nous présentons quelquesexemples dans lesquels des données génétiques sont associées à destravaux taxonomiques. Il s’agit de travaux récents, puisque c’est seu-lement depuis peu qu’il est possible de mettre en œuvre de tellesassociations. Les problèmes pratiques sont encore nombreux, commeces exemples le montrent.

Sherine Cubelio et ses collègues17 présentent un argument fondésur des données génétiques pour proposer une nouvelle hypothèsed’espèce, qu’ils illustrent par un arbre. Cependant, les données molé-culaires dont ils indiquent la référence sont stockées dans la base dedonnées GenBank qui n’impose pas, contrairement à la base BOLD,

[17] S.S. Cubelio et al., « A new species of vent associated Munidopsis (Crustacea :Decapoda : Anomura : Galatheidae) from the Western Pacific, with notes on its geneticidentification », Zootaxa, 1435, 2007, 25-36 @.

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La biodiversité en question

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de connexion systématique à un spécimen. Le seul lien qui est donnéest celui entre la séquence et un nom d’espèce et une publication

scientique (au minimum des noms d’auteurs). En outre, les auteursde l’article ne précisent pas si le spécimen à partir duquel ils ontextrait du matériel génétique pour établir la séquence est l’holotype,ni même s’il a été conservé. Par conséquent, cet usage taxonomique dedonnées génétiques n’est pas satisfaisant, puisqu’il n’autorise pas devérication de l’hypothèse d’espèce proposée par d’autres chercheurs.

De nombreux exemples dans la littérature18 montrent qu’un mêmediagnostic morphologique peut correspondre à des espèces éloignéesphylogénétiquement. Dans ce cas, seul le séquençage du spécimen

porte-nom permet de savoir de façon non ambiguë à laquelle des deuxlignées identiées génétiquement doit être attribué le nom proposépar l’analyse morphologique (dans l’exemple cité le nom Eumunida

annulosa) et laquelle nécessite la proposition d’un nouveau nom.

4] ConclusionDe façon plus générale, les travaux actuels montrent que c’est l’éla-

boration de bases de données de référence associées à des spécimens,comme l’est BOLD, qui permettra de répondre aux questions pra-tiques relatives au travail taxonomique. Ainsi la génétique des popu-lations19, mais aussi le domaine de l’agro-alimentaire (et en particulierla pêche20) sont-ils des champs d’application qui requièrent la miseen place de données génétiques de références, qui sont indispensablespour que les utilisateurs (comme les écologistes ou autres demandeursd’expertise) puissent pleinement prendre en compte les résultats dela taxonomie ainsi que l’évolution des connaissances sur les taxonsconsidérés (les futures révisions).

[18] N. Puillandre et al., « Barcoding type specimens helps to identify synonyms and anunnamed new species in Eumunida Smith, 1883 (Decapoda : Eumunididae) », InvertebrateSystematics, 25, 2011, 322-333 @.

[19] P. Wandeler, P.E. Hoeck, L.F. Keller, « Back to the future : museum specimens in populationgenetics », Trends in Ecology and Evolution, 22(12), 2007, 634-642 @.

[20] F. Pompanon et al., « Who is eating what : diet assessment using next generation sequen-cing », Molecular Ecology , 21(8), 2012, 1931-1950 @ ; E. H.-K. Wong & R.H. Hanner,« DNA barcoding detects market substitution in North American seafood », Food ResearchInternational , 41, 2008, 828-837 @.

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TROISIÈME PARTIE

Préserver la biodiversité :biologie de la conservation et éthique

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Biodiversité ordinaire : des enjeuxécologiques au consensus social

Denis COUVET & Jean-Christophe VANDEVELDE

La notion de biodiversité a pris ces dernières années une impor-tance majeure. L’adoption de la Convention sur la diversité bio-logique (CDB), sous l’égide des Nations unies, lors du Sommet de

la Terre en 1992, en témoigne. Les trois objectifs de la CDB montrentla diversité des enjeux associés à ce thème, ou objet, complexe. Labiodiversité se conçoit à la fois de manière naturaliste (appréhendéepar les sciences de la nature) et sociale. Sa dénition en termes dediversité biologique, déclinée selon trois niveaux d’organisation biolo-gique, les gènes, les espèces et les écosystèmes, en précise les contoursnaturalistes.

Nous faisons l’hypothèse qu’établir des politiques cohérentes etefcaces de préservation de la biodiversité1 demande à identier desentités, des propriétés, qui aient un sens à la fois d’un point de vuenaturaliste et social.

Les espèces menacées d’extinction (grand panda, de nombreuxgrands carnivores) ont d’emblée donné un contenu tangible aux poli-tiques de préservation de la biodiversité, car leur préservation estapparue légitime, à la fois d’un point de vue à la fois biologique et

social. Cette double légitimité a permis de conduire d’ambitieuses poli-tiques environnementales comme la mise en place du réseau Natura2000 en Europe, ensemble d’espaces protégés dont la vocation est depréserver les espèces menacées à l’échelle de l’Union européenne.

Néanmoins, la préservation des espèces menacées ne suft pas àrépondre aux préoccupations associées au devenir de la biodiversité,

[1] Nous utiliserons indifféremment les notions de préservation et de conservation, et nerentrerons pas dans les controverses anglo-saxonnes portant sur ces deux termes (voir J. Delord, L’Extinction d’espèce: histoire d’un concept et enjeux éthiques, Publicationsscientifiques du Muséum national d’histoire naturelle, 2010).

[Chapitre 7]

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qu’elles soient scientiques ou sociales. D’une part, les écosystèmessujets à de fortes exploitations, et/ou proches des grandes aggloméra-

tions humaines, des villes, des campagnes densément peuplées, sontsouvent pauvres en espèces menacées. Ces écosystèmes n’en sont pasmoins sujets à de fortes pressions et à des phénomènes de dégrada-tion, notamment chez les oiseaux, les pollinisateurs ou les plantessupérieures2. D’autre part, cette biodiversité ordinaire constitue nonseulement le cadre de vie et une référence culturelle pour de nom-breux humains, mais elle est aussi indispensable aux activités éco-nomiques en tant que support notamment de l’agriculture et de lapêche, ou encore de la production d’énergie. Son état et sa dynamiquesont donc d’importance cruciale pour nos sociétés. La création del’IPBES (Intergovernmental Science-Policy Platform on Biodiversityand Ecosystem Services) en 2012, toujours sous l’égide des Nationsunies, associant biodiversité et services écosystémiques, témoigne deces nouvelles préoccupations.

La dénition de la biodiversité ordinaire reste à préciser, autantpour les scientiques que pour les autres acteurs sociaux. Elle est leplus souvent abordée en écologie par la notion d’espèces ordinaires,

ou communes3

. Dans le monde francophone, en géographie, on luidonne plutôt le nom de « nature ordinaire4 ». Certains parlent ausside paysages ou d’espaces ordinaires5. Mais les dénitions sont le plussouvent imprécises et ne vont pas au-delà de la notion de « nature quinous entoure6 ».

Dans ce chapitre, nous faisons l’hypothèse que préserver la biodi-versité ordinaire demande en préalable à préciser ses contours, d’unemanière qui soit pertinente à la fois d’un point de vue biologique et

[2] Voir par exemple R. Julliard et al., « Spatial segregation of specialists and generalists inbird communities », Ecology Letters, 9, 2006, 1237-1244 @ ; K. Gaston, « Commonecology », Bioscience , 61, 2011, 354-362 @.

[3] Par exemple Gaston, op. cit., 2011.[4] C. Mougenot, Prendre soin de la nature ordinaire , Versailles, Éditions Quae, 2003 ; J.

Lecomte, La Nature, singulière ou plurielle ? Connaître pour protéger , Dossier de l’environ-nement de l’Inra, 29, 2006 ; L. Godet, « La nature ordinaire dans le monde occidental »,Espace géographique , 4, 2010, 295-308 @.

[5] Godet, op. cit., 2010 ; R. Mathevet et al., « La solidarité écologique : un nouveau conceptpour la gestion intégrée des parcs nationaux et des territoires », Natures Sciences Sociétés,18(4), 2010, 424-433 @.

[6] Toutefois, Godet (op. cit., 2010) en propose plusieurs approches.

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Denis Couvet & Jean-Christophe Vandevelde

Biodiversité ordinaire : des enjeux écologiques au consensus social185

social. Ainsi, les espèces ordinaires sont un ensemble trop vaste et tropou pour lui associer des politiques de préservation. Il s’agit de pouvoir

la qualier et la quantier, la rendre présente dans les débats scienti-ques et sociaux ainsi que de permettre aux acteurs sociaux d’envisagerdes actions de conservation et les investissements liés, parfois au détri-ment d’autres types d’action. Cette dénition devrait accompagner lacréation des institutions œuvrant à sa connaissance et à son maintien.

 An de parvenir à cette dénition, nous examinons les spécici-tés de la biodiversité ordinaire par rapport aux espèces menacées,comparons l’importance de leur préservation à la lumière des normesdes sciences de la conservation. Ces deux compartiments de la bio-diversité, comme on le verra, diffèrent par leurs objets, leurs enjeuxet les acteurs concernés. Il s’agit néanmoins de dépasser une opposi-tion entre les enjeux fonctionnels et économiques qui seraient néces-sairement liés à la biodiversité ordinaire et les enjeux éthiques nonutilitaristes qui ne concerneraient que les espèces menacées. Cetteopposition génère des controverses7, qui au total affaiblissent la légi-mité sociale de la préservation de la biodiversité. Surtout, elle estréductrice. La préservation des espèces menacées peut répondre à une

logique économique, liée notamment à l’écotourisme ou à sa valeurd’option. À l’inverse, la préservation de la biodiversité ordinaire peutrépondre à une logique strictement éthique, en accord avec les critèresnormatifs des sciences de la conservation (voir ces critères plus bas).

Ensuite, nous proposons trois modes possibles de représentationde la biodiversité ordinaire (comme communautés, comme ensemblede communautés et comme réseau écologique).

Enn, en ayant recours aux apports de la sociologie pragmatique,nous essayons de faire ressortir les « ordres de justication » que les

acteurs sociaux mobilisent pour parler et agir sur les espèces mena-cées et sur la biodiversité ordinaire. Nous indiquons que pour chacunde ces types de biodiversité, il est fait recours à une combinaisondistincte de ces ordres de justication. Grâce à l’exemple des grandsprojets d’aménagement, nous montrons ce que la notion de biodiver-sité ordinaire, au travers des registres de justications spéciquesqu’elle mobilise, peut apporter aux pratiques actuelles d’évaluationet de conservation de la biodiversité.

[7] D. McCauley, « Selling out on nature », Nature , 443, 2006, 27-28 @.

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1] La biodiversité ordinaire : de l’espèce à la communautéUn concept biologique majeur, l’espèce, semble permettre de

dénir la biodiversité ordinaire en termes simples, de la mettre enrelation directe avec les espèces menacées. Les espèces ordinairespeuvent se dénir par défaut : ce sont celles qui ne sont ni menacées,ni domestiquées, ni exploitées. Elles regroupent une large majoritéd’espèces : près de 80 % chez les vertébrés, à l’exception de quelquestaxons très menacés (grands carnivores, crocodiliens, etc.). Le termed’espèces communes a été souvent utilisé8, un inconvénient de ceterme étant qu’il peut conduire à la confusion avec la notion de res-source commune.

Dénir la biodiversité ordinaire par les espèces qui la composentoffre un avantage certain : l’espèce est, des trois niveaux d’organisationbiologique dénis par la CDB (gène, espèce et écosystème), le niveaule mieux étudié et le plus documenté. L’espèce est un concept qui offrel’avantage d’un solide fondement scientique et d’une grande visibilitévernaculaire, compréhensible par le plus grand nombre, même si lacompréhension qu’en ont les phylogénéticiens, les morphologistes, lesécologues, les évolutionnistes, les naturalistes ou encore les législa-

teurs peuvent présenter de notables différences

9

.Néanmoins, les espèces ordinaires pourraient ne pas être une caté-gorie d’analyse pertinente, un objet spécique à prendre en comptedans les politiques, dans la mesure où elles représenteraient lesespèces menacées de demain. En d’autres termes, une politique depréservation des espèces menacées réussie aurait pour effet de pré-server également les espèces ordinaires. Pourtant, espèces menacéeset ordinaires diffèrent de plusieurs manières, par leur sensibilité auxsociétés humaines, les causes et les conséquences de leur déclin10.

Michael Rosenzweig11

 utilise les termes de « Kulturmeider » pour lesespèces incompatibles avec la présence humaine, et qui pourraient cor-respondre aux espèces menacées, et le terme de « Kulturfolger », pourles espèces accompagnant le développement des sociétés, les espèces

[8] Gaston, op. cit., 2011 ; Godet, op. cit., 2010.[9] J. Hey, Genes, categories, and species : The evolutionary and cognitive causes of the

species problem, Oxford University Press, 2001.[10] Gaston, op. cit., 2011.[11] M. Rosenzweig, Win-win ecology : How the Earth’s Species Can Survive in the Midst

of Human Enterprise , Oxford University Press, 2003.

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ordinaires. Cette différence de sensibilité s’accompagne de caractéris-tiques biologiques particulières. Les espèces menacées sont en majo-rité les espèces de grande taille, à longs cycles de vie, spécialistes(par exemple connées à un type d’habitat) et à distribution réduite12.

Surtout, préservations des espèces menacées et des espèces ordi-naires pourraient différer par le niveau d’organisation biologique per-tinent pour les envisager, ce niveau étant plutôt la communauté en cequi concerne les espèces ordinaires. En effet, ce sont les caractéris-tiques des communautés13 qui sont documentées, et qui sont l’objet despréoccupations sociales autour de la biodiversité ordinaire : variationsd’abondance, de diversité. Ceci concerne par exemple le déclin desoiseaux communs, notamment des espaces agricoles, ou encore despollinisateurs.

Les autres niveaux d’organisation de la diversité biologique sontnéanmoins concernés par ces variations des communautés. Une dimi-nution de la diversité infraspécique des espèces qui composent cescommunautés accompagne le déclin d’abondance des communautés. Àun autre niveau d’organisation, ces variations ont des effets sur la fonc-tionnalité des écosystèmes, à même d’affecter l’ensemble des comparti-ments de la biodiversité, espèces menacées, domestiquées et exploitées,qui dépendent toutes de cette biodiversité ordinaire (gure 1).

Les trois niveaux d’organisation biologique répertoriés par la CBDsont donc dépendants du devenir des communautés d’espèces ordi-

[12] J.S. Kotiaho et al., « Predicting the risk of extinction from shared ecological characteris-tics », Proc. Natl Acad. Sci. USA, 102, 2005, 1963-1967 @.

[13] Une communauté est définie comme un ensemble d’espèces proches d’un point de vueécologique et phylogénétique, présentes sur un espace donné.

Biodiversité Ordinaire (présente dans l’ensemble des écosystèmes, à travers les

espèces ordinaires, leur réseau d’interactions, le pool génétique de ces espèces)

Populations,espèces,

menacées

Populations,

espèces

domestiquées,

exploitées

FIGURE 1. La biodiversité ordinaire comme support de la biodiversité et des activitéshumaines.

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La biodiversité en question

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naires. En conséquence, le terme de biodiversité ordinaire sembleapproprié pour représenter ces préoccupations liées au devenir de la

nature qui nous entoure, abordées préférentiellement par le niveaudes communautés d’espèces ordinaires14, leurs propriétés, en termesd’abondance et de diversité.

2] La biodiversité ordinaire à la lumièredes normes des sciences de la conservation

La biologie de la conservation est une discipline scientique apparueil y a trois décennies en réponse aux préoccupations de préservationde la biodiversité. Elle est maintenant souvent qualiée de « sciencesde la conservation » car elle dépasse le cadre de la biologie. Il s’agit eneffet d’une transdiscipline, intégrant l’étude des processus sociaux etles interrogations éthiques sur les relations hommes-nature.

Un artisan majeur de l’émergence de cette discipline, MichaelSoulé, a tenté d’énoncer les normes qui sous-tendent cette discipline15.Si la postérité a surtout retenu l’importance de la diversité biologique,ses propositions initiales sont plus larges. On peut y reconnaître troisnormes distinctes : la complexité écologique, la diversité biologique et

le potentiel évolutif du vivant.Ces trois normes aident à préciser les enjeux propres et complé-mentaires associés à la préservation de la biodiversité ordinaire, quidiffèrent sensiblement des enjeux associés à la préservation des espècesmenacées.

2.1] Complexité écologique

La complexité écologique est multidimensionnelle. Elle désigne ladiversité des habitats et la complexité des paysages, et témoigne des

processus de coévolution de la biodiversité présente dans ces pay-sages et l’hétérogénéité physico-chimique de l’environnement. Cettecomplexité contraste avec la simplication et l’uniformisation des pay-sages anthropisés. La complexité écologique s’envisage à différentsniveaux d’organisation biologique (populations, communautés, pay-

[14] Une difficulté que nous n’aborderons pas ici est qu’espèce et communauté diffèrent àla fois par le niveau d’organisation et par le type de hiérarchie, l’espèce appartenant àune hiérarchie de type évolutive – ou systématique-, alors que la communauté appartientà une hiérarchie de type écologique – ou fonctionnelle.

[15] M. Soulé, « What is conservation biology ? », Bioscience , 35, 1985, 727-734 @.

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sages, etc.). Elle fait intervenir la notion de réseau écologique, qui sedénit par les ramications des réseaux d’interaction entre espèces

et cycles biogéochimiques en un lieu donné16.L’importance de cette complexité pour le maintien d’écosystèmes

fonctionnels reste difcile à démontrer, même si on peut considérercette relation positive comme un postulat de l’écologie scientique17.La démonstration demande à établir la relation entre la structuresimple des éléments et le comportement complexe de l’ensemble. Lefonctionnement et la dynamique de la complexité écologique font ainsiintervenir les notions d’émergence et d’auto-organisation, à travers desprocessus micro et macro-écologiques, micro et macro-évolutifs. La

complexité écologique devrait ainsi déterminer la capacité de réponseet d’adaptation de la biodiversité aux changements globaux.

La complexité écologique dépend largement de la distribution et dufonctionnement des communautés d’espèces ordinaires, de leur diver-sité. De par leur rareté, les espèces menacées ont une place a priori moins importante dans la fonctionnalité des écosystèmes, donc dansla complexité écologique. Une exception notable concerne les espècesclés de voûte, celles dont l’importance fonctionnelle est bien supé-rieure à leur abondance relative. Ce pourrait être le cas des grandscarnivores, qui, même en faible abondance, ont un effet sur l’ensemblede la chaîne alimentaire. Une illustration de ce rôle clé de voûte desgrands carnivores est la reconstruction écologique et la restaurationde la végétation du parc de Yellowstone à l’aide d’une meute de loups,qui a permis une limitation efcace des populations d’herbivores.

Enn, les espèces rares localement auraient un rôle majeur danscette complexité écologique18. Il reste à déterminer la relation entrecette rareté locale et la notion d’espèce rare et d’espèce ordinaire.

2.2] Diversité biologique

La diversité biologique est une fonction de la diversité des indi-vidus, populations et espèces qui composent le monde vivant. Ellevarie selon l’apparition et la disparition d’individus, de populations etsurtout d’espèces, au cours du processus évolutif. En effet, toutes les

[16] Ibid.[17] Ibid.[18] D. Mouillot et al., « Rare Species Support Vulnerable Functions in High-Diversity

Ecosystems », PLoS Biol , 11(5), 2013, e1001569 @.

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espèces résultant d’un processus évolutif singulier se déployant surplusieurs millions d’années, chacune possède une grande originalité

écologique et évolutive ; une disparition d’espèce constitue donc uneperte signicative de diversité biologique.

Par contre, la disparition d’une population – a fortiori d’un indi-vidu – a un impact plus mineur sur la diversité biologique, ne résul-tant pas d’un processus évolutif original de long terme. D’autrespopulations génétiquement proches restent présentes, recélant unemajeure partie, voire l’essentiel, de la variabilité génétique des popu-lations ordinaires disparues. Cette diversité intraspécique n’a doncpas l’importance scientique et éthique des espèces menacées. La dis-parition d’une communauté correspond à la disparition d’un ensemblede populations. Elle ne constitue donc pas, a priori, une perte signi-cative de diversité, si l’on considère l’ensemble des espèces auxquellesappartient la communauté considérée.

C’est pourquoi les sciences de la conservation, axées sur la préser-vation de la diversité biologique, se préoccupent en priorité des risquesd’extinctions d’espèces (gure 2), même si de nombreuses populationsd’espèces ordinaires disparaissent chaque année19.

2.3] Potentiel évolutifToute préoccupation envers la diversité biologique, dans la mesure

où celle-ci résulte de processus évolutifs, devrait logiquement conduireà se préoccuper de son potentiel évolutif 20. En effet, une propriétémajeure du vivant est sa capacité à s’adapter aux changements envi-ronnementaux, lui permettant de franchir les grandes crises envi-ronnementales, comme les changements globaux actuels et à venir.Rejoignant les préoccupations sociales, on peut afrmer que le devenir

des générations futures dépend du maintien des processus générantla diversité biologique, donc de ce potentiel évolutif. Aussi PatrickBlandin21, rejoignant les propositions de Soulé22, propose d’instituerce dernier en norme de conservation.

[19] J. Hughes, G. Daily & P. Ehrlich, « Population diversity : its extent and extinction », Science ,278, 1997, 689-692 @.

[20] Soulé, op. cit., 1985.[21] P. Blandin, De la protection de la nature au pilotage de la biodiversité , Versailles, Éditions

Quae, 2009.[22] Soulé, op. cit., 1985.

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Or cette capacité, ce potentiel évolutif, dépend de la diversité dela biocénose, donc de l’effectif de chaque population23, et du nombrede populations différentes24. Par conséquent, le potentiel évolutif dela diversité biologique dépend largement des populations abondantesdes nombreuses espèces ordinaires composant la biocénose, doncde la diversité infra et interspécique des communautés d’espècesordinaires.

Les espèces menacées représentent une minorité des espèces pré-sentes dans une communauté. Elles ont le plus souvent de faibles

effectifs. De par leur rareté, elles recèlent peu de diversité génétiquesusceptible de conduire à l’apparition de nouvelles adaptations. Ellesaccumulent moins de mutations bénéques, le taux d’accumulationétant proportionnel à l’effectif des populations. À l’inverse, elles accu-

[23] De A. Robertson (« A theory of limits in artificial selection », Proc. R. Soc. Lond. B Biol.Sci., 153, 1960, 234-249 @) à R.C. Frankham & J. Kingsolver (« Response to environ-mental change : adaptation or extinction », in R. Ferrière, U. Diekmann & D. Couvet, eds.,Evolutionary Conservation Biology , Cambridge University Press, 2004).

[24] J. Norberg et al., « Phenotypic diversity and ecosystem functioning in changing environ-ments : a theoretical framework », PNAS , 98, 2001, 11376-11381 @.

 Espèces

menacées

 Biodiversité ordinaire

Diversité biologique

Complexité

écologique

Potentiel

évolutif 

FIGURE 2. Complémentarité des espèces menacées et de la biodiversité ordinairequant aux trois critères normatifs des sciences de la conservation, selon un schématernaire.

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mulent des mutations délétères, ce taux augmentant lorsque l’effectifdes populations diminue25. Ce processus d’accumulation se déroule

aussi au sein des populations partiellement isolées, notamment insu-laires, obérant leurs possibilités évolutives26. Le potentiel évolutifassocié aux espèces menacées serait donc faible, même s’il faut tenircompte de la fréquente originalité fonctionnelle, phylogénétique, deces espèces (gure 2). Le terme de « sauvetage évolutif » souligne ladifculté à maintenir ces dernières face aux changements globaux.

Ces trois normes sont complémentaires (gure 2). La diversité bio-logique est nécessaire au maintien de la complexité écologique. Lemaintien de la complexité écologique dépend lui-même du maintien dupotentiel évolutif de la biodiversité. Inversement, le potentiel évolutifdépend de la complexité écologique et de la diversité biologique.

3] Représentations de la biodiversité ordinaire

Pour apparaître comme priorité des politiques publiques et desmesures de conservation, la biodiversité ordinaire, objet complexe,demande à être présentée de manière compréhensible aux disci-plines non spécialistes (au-delà de l’écologie ou de la géographie), aux

acteurs sociaux. Ces représentations doivent permettre de mesurerla biodiversité ordinaire, d’évaluer son état, de faire des comparai-sons entre différents espaces, de suivre l’efcacité des politiques depréservation ou encore d’analyser les effets de pressions anthropiquescomplexes comme le commerce international. Il s’agit donc de dénirune métrique, ce qui suppose de préciser les entités à mesurer.

Nous commencerons par discuter brièvement le concept de statutde conservation d’une espèce, qui a aidé à faire émerger les politiquesde préservation des espèces menacées, avant de présenter trois repré-sentations possibles de la biodiversité ordinaire.

Le statut de conservation d’une espèce est déterminé à l’issue d’unprocessus complexe. Il est établi après une évaluation portant surquatre critères hétérogènes (effectif, aire de distribution, tendancedémographique, probabilité d’extinction estimée à l’aide de modèles)

[25] M.C. Whitlock & R. Bürger, « Fixation of new mutations in small populations », in Ferrière,Diekmann & Couvet (eds.), op. cit., 2004.

[26] D. Couvet, « Deleterious effects of restricted gene flow in fragmented populations »,Conservation Biology , 16, 2002, 369-376 @.

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avec des seuils quantitatifs pour chacun de ces critères27. Le résultatde ce processus, conduit sous les auspices de l’UICN (International

Union for the Conservation of Nature), est une série de « listes rouges »d’espèces menacées classées en fonction de leur statut de conservation,listes faisant aujourd’hui référence pour orienter les politiques depréservation. Le statut de conservation lie des informations de naturediverses, tant biologiques que socio-économiques, et renseigne sur lespressions pesant sur la biodiversité.

On établit ainsi une métrique des espèces menacées, utilisée parexemple pour cartographier des « points chauds » (hotspots) de biodi-versité, particulièrement riches en espèces menacées, où des espacesprotégés devraient être établis en priorité. Le statut de conservationa également permis de montrer que les importations françaises, pro-venant le plus souvent des pays du Sud, avaient plus d’impact surles espèces menacées à travers le monde que l’ensemble des activi-tés domestiques n’en avait sur les espèces menacées en France28. End’autres termes, la transformation de l’ensemble de la France en unespace protégé sauverait moins d’espèces que l’interruption de touteimportation ayant un impact sur les espèces menacées allochtones.

La biodiversité ordinaire correspond à la partie vivante d’unécosystème, la biocénose, qui regroupe l’ensemble des espèces ordi-naires. À la lumière de l’écologie scientique, deux grands modesde représentation de cette biocénose apparaissent, en termes d’unensemble de communautés interconnectées, ou sous forme de réseaude populations. Ces représentations diffèrent par leur précision, leuraccessibilité aux non-spécialistes, leur aptitude à s’appuyer sur desobservations existantes.

3.1] La biodiversité ordinaire comme unensemble de communautés interconnectées

Envisagée comme un ensemble de communautés interconnectées,la représentation la plus courante de la biodiversité ordinaire souscette forme est la chaîne alimentaire, connectant les producteursprimaires – ceux qui ne se nourrissent pas d’autres êtres vivants –

[27] G.M. Mace et al., « Quantification of extinction risk : IUCN’s system for classifyingthreatened species », Conservation Biology , 22, n°. 6, 2008, 1424-1442 @.

[28] M. Lenzen et al., « International trade drives biodiversity threats in developing nations »,Nature , 486, 2012, 7401-7405 @.

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plantes, algues –, les herbivores – consommateurs des premiers –,les carnivores, leurs prédateurs éventuels et les décomposeurs, qui

se nourrissent de l’ensemble des autres groupes.La représentation de seulement quelques groupes, pouvant avoir

des relations autres qu’alimentaires, parasitisme, mutualisme…, maissurtout de groupes bien identiés d’un point de vue scientique etsocial, est plus vernaculaire. La gure 3 décrit un ensemble de septcommunautés interconnectées. Elle est simpliée, omettant certainsgroupes, ainsi que certaines interactions (entre décomposeurs et lesautres groupes). Le degré de précision pour chaque groupe varie égale-ment : le groupe « oiseaux » est déni plus précisément que les groupes« autres vertébrés ». Autres simplications, l’omission de l’hétérogé-néité de chaque groupe, ainsi les oiseaux sont les prédateurs d’autresvolatiles.

 À partir de cette représentation, l’état de la biodiversité ordinairepeut être déni par les propriétés majeures de ces communautés,abondance, ou nombre d’individus, diversité, génétique et spécique.L’abondance évalue l’importance du rôle fonctionnel joué par le groupeau sein d’un écosystème. La diversité d’une communauté, comprenant

à la fois les diversités inter et infraspéciques, détermine son apti-tude à répondre aux variations environnementales et à assurer sesfonctions au sein de l’écosystème29. Complexité écologique et potentielévolutif augmentent avec cette diversité. La variabilité autant phéno-typique que génétique au sein des populations (infraspécique) en faitpartie, et elle peut représenter une proportion majeure de la diversitéau sein d’une communauté30. Ces deux propriétés majeures, abondanceet diversité, permettent aussi de dénir le statut de conservation et/ou fonctionnel de chaque communauté.

L’état de conservation de la biodiversité ordinaire est alors logi-quement une moyenne des valeurs de ces propriétés dans les diffé-rentes communautés d’une biocénose. Ainsi, l’état de conservation desécosystèmes marins est évalué par le niveau trophique moyen, appeléindice trophique marin, évaluant l’abondance relative des différentsniveaux trophiques. Cet indice montre une diminution régulière de

[29] Norberg et al., op. cit., 2001.[30] J. Messier, B.J. McGill, M.J. Lechowicz, « How do traits vary across ecological scales ?

A case for trait-based ecology », Ecology letters, 13, 2010, 838-848 @.

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ces niveaux trophiques dans l’ensemble des mers du monde depuissix décennies31.

3.2] La biodiversité ordinaire comme une communauté sentinelle

La représentation de la biodiversité ordinaire peut se focaliser surune seule communauté. On peut ainsi s’affranchir du souci de prendreen compte l’ensemble des communautés et de devoir évaluer leursinteractions. Cette option suppose que la dynamique de cette com-munauté, par la densité des interactions qu’il établit avec les autresgroupes, reète celles des autres groupes avec lesquels il interagitet coévolue. Son état serait alors représentatif de l’état des autrescommunautés.

Hiérarchiser les communautés, leurs propriétés et les conséquencesde leurs variations sur le devenir de l’écosystème devrait améliorer

[31] D. Pauly & R. Watson, « Background and Interpretation of the “Marine Trophic Index” asa Measure of Biodiversity », Philosophical Transactions of the Royal Society B : BiologicalSciences, 360, no 1454, 2005, 415-423 @.

FIGURE 3. Biodiversité ordinaire représentée comme un réseau d’interactions entrequelques communautés majeures. Les oiseaux comme communauté sentinelle (voirplus loin) sont mis en évidence. Les relations trophiques des décomposeurs vis-à-visde l’ensemble des communautés ne sont pas représentées.

Oiseaux

Invertébrés non

pollinisateurs

Producteurs

primaires

Parasites

Pathogènes

Pollinisateurs

Décomposeurs

 Autres

vertébrés

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la représentativité de ce groupe. Une autre amélioration serait de sefocaliser sur un groupe clé de voûte dans le fonctionnement des écosys-

tèmes. Dans ce cas, un choix évident est celui des grands carnivores(voir plus haut, la notion d’espèces clé de voûte). Un inconvénient dece choix est que cette communauté est par ailleurs l’objet de pressionshumaines particulièrement fortes, ce qui entraîne l’absence fréquentede ce groupe dans les paysages ordinaires. Ces groupes au sommetdes chaînes trophiques sont en effet des Kulturmeider et comportentune grande proportion d’espèces menacées.

Un autre choix évident est celui des oiseaux, qui se situent plutôtau sommet des chaînes trophiques, même s’ils le sont de manière

moins évidente que les grands carnivores. Ce groupe offre l’avantagede comporter de nombreuses espèces, en abondance, représentantainsi une portion signicative de la biodiversité ordinaire. De plus,la majorité des espèces d’oiseaux, celles qui ne sont pas chassées, nesont pas l’objet de pressions anthropiques particulères à chaque espècecontrairement aux grands carnivores.

Une faiblesse majeure de la représentation par groupe sentinelleest qu’elle peut susciter des mesures supercielles qui permettentd’améliorer l’état de ce groupe exclusivement, aux dépens de mesuresplus fondamentales qui auraient comme objet d’améliorer l’état del’ensemble du réseau. La pose de nichoirs en espace agricole, ayantun effet rapide mais essentiellement restreint aux oiseaux, pourraitêtre un exemple de cet effet.

3.3] La biodiversité ordinaire comme un réseau écologique

Enn, la biocénose, la biodiversité ordinaire, peut être représentéecomme un réseau liant les espèces présentes selon une architecturespécique décrite par un certain nombre de paramètres (voir gure 4).

La « connectance » évalue la densité des interactions entre espèces.D’autres paramètres évaluent la régularité de ces interactions ouau contraire leur hétérogénéité, dénissant des compartiments etdes emboîtements au sein d’un réseau32. Ces paramètres permettentnotamment d’anticiper la propagation de perturbations tout commeles conséquences de la prolifération ou du déclin d’une espèce surl’ensemble du réseau. Une difculté est de parvenir à tenir comptede la variabilité spatio-temporelle de ce réseau, souvent importante.

[32] Voir J. Bascompte, « Disentangling the Web of Life », Science , 325, 2009, 416-419 @.

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Cette représentation a l’inconvénient de s’éloigner de descriptionsintuitives, liées à notre expérience de la nature. Elle suppose en outreune collecte de données qui reste longue et coûteuse.

4] Biodiversité ordinaire :quel compromis pour quel consensus social ?

La prise en compte de la biodiversité ordinaire, dont nous venonsde montrer l’importance, suppose une plus grande attention aux dyna-miques du vivant de la part de l’ensemble des acteurs sociaux dans latotalité de leurs actions. En effet, pour être efcacement préservée,elle requiert une « écologie de la réconciliation » qui promeuve desactivités humaines compatibles avec la préservation d’une biodiversitéimportante au sein des espaces non protégés qui constituent 90 % dessurfaces de la biosphère33.

Mais la nécessité de cette réconciliation entre humanité et biodi-

versité au cœur des mêmes espaces de vie fait-elle consensus pourtous ? Si, comme nous l’avons dit plus haut, cela semble le cas pour lesécologues qui considèrent la préservation de la biodiversité ordinairecomme garante d’une meilleure fonctionnalité des écosystèmes (mêmesi la question de sa mesure fait débat), cela l’est moins pour le restede la société.

[33] Rosenzweig, op. cit., 2003 ; A. Teyssedre, D. Couvet, J. Weber, « Le pari de la récon-ciliation », in R. Barbault & B. Chevassus-au-Louis, Biodiversité et changements globaux.

Enjeux de société et défis pour la recherche , adpf-Ministère des Affaires étrangères,2005, 180-191.

FIGURE 4.   Biodiversité ordinairereprésentée comme un réseau éco-

logique d’interactions entre espèces.Chaque sphère représente uneespèce, les traits leurs interactions(image produite avec FoodWeb3D,I. Yoon et al., « Webs on the Web(WoW) : 3D visualization of ecolo-gical networks on the WWW forcollaborative research and educa-tion », Proceedings of the IS&T/SPIESymposium on Electronic Imaging,

Visuzliation and Data Analysis, 5295,2004, 124-132).

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 An d’imaginer les moyens par lesquels la biodiversité ordinairepourrait faire consensus au point de contribuer à cette réconciliation

entre les hommes et la nature, par exemple au travers de représen-tations simpliées évoquées dans la section 3, il semble pertinentd’examiner sur quelles justications repose le succès actuel (maisaussi la fragilité) de la notion d’espèces menacées et celles sur les-quelles pourrait s’appuyer la notion de biodiversité ordinaire. Nousnous inspirons pour cela des travaux de sociologie pragmatique deLuc Boltanski et Laurent Thévenot34 qui identient six principaux« ordres de justication », six cadres généraux de représentations axio-

logiques et normatives mobilisés par les acteurs sociaux pour orienteret légitimer leurs actions. Chaque ordre se distingue par une manièrepropre de qualier les choses et les personnes, et de dire ce qu’est lebien commun : ce qui est considéré comme « grand » (ayant une certainevaleur) pour un ordre ne l’est pas dans un autre ordre et sera jugénégativement. Néanmoins, dans les actions quotidiennes des individusaussi bien que dans la marche des institutions, ces ordres de justi-cation coexistent et donnent lieu à des compromis.

 À la suite de plusieurs auteurs, nous montrons brièvement la place

qu’occupent l’idée de nature et les arguments écologiques dans chacundes six ordres35. Nous montrons ensuite les compromis entre ordresqui sous-tendent l’émergence du consensus relatif à la nécessité depréserver les espèces menacées et ceux potentiellement nécessairesau succès de la biodiversité ordinaire. Au travers d’un exemple, celuide l’évaluation des impacts sur l’environnement de grands projetsd’infrastructure, nous montrons qu’une prise en compte de la biodi-versité ordinaire passe par l’hégémonie d’un, voire de deux ordres

[34] L. Boltanski & L. Thévenot, De la justification : les économies de la grandeur , Paris,Gallimard, 1991.

[35] C. Lafaye & C. Thévenot, « Une justification écologique ? Conflits dans l’aménagementde la nature », Revue française de sociologie , 34, no 4, 1993, 495-524 @ ; O. Godard,« De la pluralité des ordres - Les problèmes d’environnement et de développement durableà la lumière de la théorie de la justification », Géographie, économie, société , 6, no 3,2004, 303-330 @ ; J.-M. Le Bot & F. Philip, « Les trames vertes urbaines, un nouveausupport pour une cité verte ? », Développement durable et territoires, vol. 3, n° 2, 2012 @.Ces ordres de justification et la place qu’y occupe la nature sont caractéristiques de l’héri-tage culturel occidental. D’autres types de relations homme/nature, justifiés par d’autresmodes d’identification, existent dans de nombreuses cultures (P. Descola, Par-delà natureet culture , Paris, Gallimard, 2005).

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de justication et ne semble pas mener à l’émergence d’un nouvelordre, la « Cité écologique », envisagée par Claudette Lafaye et Laurent

Thévenot36 comme susceptible de concilier les différents référents desordres existants et faire émerger un nouveau bien commun.

4.1] La place de la nature dans les six ordres de justication

Dans l’ordre industriel, la nature a une valeur lorsqu’elle peut êtreintégrée dans les cycles de production au travers de sa maîtrise par desingénieurs. La nature considérée ici doit concourir à la « performance »(des systèmes, des organisations). Elle est donc considérée sous sesaspects utiles et fonctionnels et il faut s’attacher à la rendre prévi-

sible grâce au travail des scientiques. On peut voir cette tendanceà l’œuvre dans les processus visant à internaliser les préoccupationsécologiques au sein des activités industrielles et d’aménagement, via

les procédures et les outils de l’évaluation environnementale (analysede cycle de vie des objets, analyse du risque, étude d’impacts, etc.). Lesquestions d’environnement sont assimilées à des contraintes que lesprojets de développement industriel doivent intégrer. Soulignons icique le mouvement de l’écologie politique a remis en cause radicalementcette vision de la nature comme simple moyen en vue des nalités

humaines, prônant au contraire une vision de la nature qu’il fautprotéger pour elle-même (voir plus bas).

Dans l’ordre marchand, la nature est reconnue si elle est sourced’échange ou de marchandises, comme c’est le cas pour les ressourcesnaturelles telles le bois ou les produits de la chasse. L’intégration dansle monde marchand peut aussi être indirecte lorsque la nature en tantque bien collectif, par exemple un site naturel d’intérêt touristique,fait l’objet de transactions.

Dans l’ordre civique, la nature n’est pas présente comme objet de

valeur en tant que tel. Elle constitue une entité, comme bien d’autres,sur laquelle les principes civiques d’égalité d’accès et d’usage doivents’appliquer. Ce sont les associations qui ont poussé le plus loin les exi-gences démocratique et civique par rapport aux questions de nature,comme les associations de protection de la nature qui remettent encause la légalité des aménagements ou le manque de concertationautour de projets nuisant à l’environnement37.

[36] Lafaye & Thévenot, op. cit., 1993.[37] P. Lascoumes, L’Éco-pouvoir : environnements et politiques, Paris, La Découverte, 1994.

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Dans l’ordre de l’opinion, la nature compte si elle est connue etcélébrée par les médias, par des personnalités disposant d’une noto-

riété. Certaines espèces animales jouissent de cette célébrité (les dau-phins, les gorilles), certains espaces protégés également (le parc de

 Yellowstone).Dans l’ordre inspiré, qui promeut des valeurs comme l’inspiration et

la création et des caractéristiques comme le merveilleux ou l’émotion,la nature doit être protégée pour elle-même. Pour les tenants de l’ordreinspiré, il est nécessaire de préserver celle-ci de l’action des hommesqui ne recherchent que leurs intérêts économiques en l’altérant ou ladétruisant. La nature est ici valorisée pour sa singularité, par le fait

qu’elle échappe justement à la mesure, qu’elle transcende les besoinshumains et qu’elle mène à un au-delà de l’homme38.

Enn, dans le sixième ordre identié par Boltanski et Thévenot,l’ordre domestique, la nature valorisée est celle qui est familière,disponible à proximité. Les animaux domestiques en constituent unélément important, en opposition à la nature sauvage. Non loin dufoyer, la nature du jardin constitue sans doute un intermédiaire. Lerecours à la notion de patrimoine a également joué un rôle impor-tant en faisant de la transmission de traditions liées à la nature une

 justication de la préservation de cette dernière39. La nature est icivectrice d’identité familiale, territoriale ou politique.

4.2] La préservation des espèces menacéescomme compromis entre plusieurs ordres

Depuis plusieurs décennies, un certain consensus s’est forgé autourde la nécessité de préserver les espèces menacées. On peut interpréterce consensus comme un compromis entre plusieurs types d’argumentscaractéristiques de certains ordres de justication décrits ci-dessus.

Les espèces menacées sont valorisées dans le monde inspiré du fait justement des causes humaines de ces menaces. Pour l’ordre inspiré,les activités humaines détruisent notamment les grands espacesnaturels nécessaires au maintien de ces espèces et qui, par leurbeauté, permettent la communion entre l’homme et ces espèces. Maisles espèces menacées sont aussi une biodiversité de l’opinion. C’estparce qu’elles sont soutenues par les médias, par des personnalités

[38] Godard, op. cit., 2004.[39] Lafaye & Thévenot, op. cit., 1993, p. 506.

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célèbres et par de grandes associations de conservation que certainesespèces ou certains espaces (la forêt amazonienne) se voient conférer

une valeur. Paradoxalement, les espèces menacées, même géographi-quement lointaines, mobilisent également le registre de justicationdu monde domestique lorsque, par leurs caractéristiques anatomiqueset comportementales, elles témoignent de leur proximité à la sphèrehumaine (cf. pandas, gorilles, dauphins).

L’ordre de justication industriel intervient peu dans le compromisà l’œuvre autour des espèces menacées. Les espèces rares ou menacéeset les listes ne trouvent guère place dans la planication industrielle.Dans les projets d’aménagement, les espèces menacées sont toujoursl’objet de controverses, même si les procédures de prise en compte sontde plus en plus sophistiquées : l’aigle de Bonelli, le scarabée pique-prune ou le vison d’Europe posent et poseront toujours des problèmesaux tenants de l’ordre industriel, tant du fait des difcultés techniquesliées à leur gestion que du rapport disproportionné et peu rationnelentre le coût de leur protection et leur « utilité ».

Bien que le monde civique ait progressivement intégré les thé-matiques liées à la nature notamment grâce au travail des associa-

tions de protection de l’environnement, les espèces menacées sontsouvent sujettes à controverse au regard des principes de justica-tion de ce monde car elles engendreraient des politiques d’exclusionnon conformes à l’impératif démocratique (aires protégées fermées aupublic et/ou vidées de ses habitants). Les espèces menacées sont parailleurs peu représentées par l’ordre marchand, ou marginalement,par exemple à travers l’écotourisme (mais ce type d’activité a été sévè-rement critiqué, suspecté par exemple de conduire au trac illégald’espèces protégées, comme cela aurait été constaté dans certains

parcs de l’Afrique australe).Les espèces menacées sont donc le résultat d’un compromis entre

trois principaux ordres de justication (inspiré, domestique et del’opinion) dont on peut penser qu’il est stabilisé en ce qu’il a donnénaissance à de nombreuses politiques publiques depuis quarante ans.Néanmoins, on peut constater la fragilité de ce compromis au vu desdébats sur les insufsances de ces politiques de conservation et lespropositions visant à compléter la prise en compte du vivant par uneattention portée à la biodiversité ordinaire. Le compromis est en effet

difcile entre le monde inspiré, défenseur des espèces menacées, et

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La biodiversité en question

202

le monde industriel, les valeurs du premier pouvant être considéréescomme obscurantistes par les acteurs du second. De même, pour le

monde civique, la nature telle qu’on l’envisage dans le monde inspirérelève d’un point de vue élitiste et anti-égalitariste. Ces clivages ontimprégné le monde de la protection de la nature ainsi que les poli-tiques de conservation depuis leur naissance.

4.3] La préservation de la biodiversité ordinaire comme nouveaucompromis entre ordres de justication domestique, civique, industrielet marchand

La biodiversité ordinaire, notion plus complexe et plus récente

que celle d’espèce menacée, peut également être considérée commesoutenue par plusieurs ordres de justication. C’est d’abord, commenous l’avons dit plus haut, « la nature qui nous entoure », non pas lesespèces domestiquées mais la nature que l’on côtoie au quotidien dansson environnement et avec laquelle on peut avoir des attachements deproximité (les oiseaux et les papillons des parcs et jardins).

La biodiversité ordinaire possède aussi une grande valeur dansle monde industriel, car, au contraire des espèces menacées, ellecomporte un nombre important d’espèces et de grandes populations

essentielles dans la fourniture des services écologiques aux humains(par exemple, les oiseaux et chauves-souris communs régulent lespopulations d’insectes, limitant les ravages aux cultures ou la propa-gation des maladies). Elle est donc utile à l’homme, surtout lorsqu’elleest productive et fonctionnelle, au sens des écologues. Pour le mondeindustriel, les services et fonctions écologiques doivent être mesu-rables et si possible comparables entre eux et vis-à-vis d’autres bienset services non écologiques au moyen de métriques communes. Ainsi,l’attribution d’une valeur économique à certains éléments de la biodi-

versité ordinaire permettrait sa prise en compte (son internalisation)dans les méthodes d’évaluation du bien-fondé des projets industrielset des politiques. Néanmoins, la biodiversité ordinaire requiert untravail d’abstraction très important an d’être intégrée dans la citéindustrielle, nécessitant la médiation des scientiques et experts ; c’estle cas lorsqu’elle est appréhendée à des échelles non expérimentéesdans la vie quotidienne : évaluation de l’état de populations d’espècescommunes au niveau régional, national, européen.

La logique du monde marchand trouverait elle aussi une certaine

grandeur à la biodiversité ordinaire à condition que celle-ci fasse

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Biodiversité ordinaire : des enjeux écologiques au consensus social203

l’objet de transactions (monétaires ou non) sur des marchés via l’utili-sation d’unités de compte normalisées autorisant une forme d’échange.

Les paiements pour services environnementaux40 ou les échanges d’ac-tifs naturels dans les opérations de compensation pour atteintes auxmilieux naturels41 exemplient la manière dont le monde marchandconfère de la valeur à la protection de la nature.

Enn, le registre de justication du monde civique est mobilisé éga-lement pour promouvoir une plus grande attention à la biodiversitéordinaire, lorsqu’elle est perçue comme pouvant jouer un rôle dansl’amélioration des conditions de vie des populations humaines les pluspauvres, du fait notamment de leur plus grande dépendance aux ser-vices issus de cette biodiversité. Ainsi, la réduction de la pauvreté et desinégalités, enjeu civique, passe par la reconnaissance et la valorisationde la biodiversité ordinaire et les services qu’elle rend aux populations42.

La biodiversité ordinaire est par contre peu valorisée dans l’ordreinspiré et celui de l’opinion, les populations de lombrics, oiseaux ouchauves-souris communs se prêtant moins facilement à la contempla-tion ou au traitement médiatique, ce qui peut expliquer sa difcultéà sortir du champ de préoccupation des spécialistes.

Nous avons présenté ici l’hypothèse que la spécicité de la bio-diversité ordinaire réside dans sa capacité à combiner des justica-tions d’ordre domestique et industriel, avec, en plus, la possibilité deconstituer un argument crédible pour les ordres de justication dumarché et du monde civique (tableau 1, page suivante). Au travers d’unexemple, nous allons examiner cette hypothèse un peu plus en détail.

4.4] La biodiversité ordinaire dans l’évaluationenvironnementale des projets d’aménagement

L’évaluation environnementale des projets d’aménagement consisteen une série de procédures de détermination des impacts d’un projetsur les différentes dimensions de l’environnement, les impacts surchacun d’eux étant évalués séparément. On distingue traditionnelle-ment les impacts sur le milieu physique (eau, relief), sur les milieux

[40] S. Wunder, « The efficiency of payments for environmental services in tropical conserva-tion », Conservation Biology , 21, no 1, 2007, 48-58 @.

[41] M. Robertson & N. Hayden, « Evaluation of a Market in Wetland Credits : EntrepreneurialWetland Banking in Chicago », Conservation Biology , 22, no 3, 2008, 636-646 @.

[42] P. Sukhdev, « Costing the earth », Nature , 462, no 7271, 2009, 277-277 @.

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La biodiversité en question

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naturels (faune, ore, espaces naturels) et sur les milieux humains(paysages, agriculture, patrimoine culturel). Dans ce schéma, ladimension « milieux naturels » est étudiée essentiellement au traversdes enjeux des espèces menacées (gure 5), notamment du fait ducadrage réglementaire qui a jusqu’à présent codié la prise en comptedes milieux naturels au moyen de listes d’espaces et espèces protégés.

Les atteintes aux espèces menacées sont évaluées sur la base des cri-

tères de rareté des espèces concernées ainsi qu’en fonction des impactsattendus sur ces espèces. Les effets des projets d’aménagement sur lesautres compartiments de l’environnement, comme le milieu agricole(inclus généralement dans le « milieu humain »), sont analysés sépa-rément. Il existe toutefois des exceptions pour l’évaluation de certainsimpacts « cumulés », par exemple les conséquences sur une espèce mena-cée d’un remembrement agricole induit par un aménagement donné.

Le recours à la biodiversité ordinaire, par exemple au travers desreprésentations proposées plus haut en tant que communauté sentinelle

ou que réseau écologique, permettrait de rapprocher les enjeux dits

Ordreinspiré

Ordredomestique

Ordre del’opinion

Ordrecivique

Ordremarchand

Ordreindustriel

Espècesmenacées

Grande :la beautédes espècesmenacées etdes espacesqui les abritent

Grande :les espècespatrimoniales ;les espècesqui nousressemblent(grandsmammifères)

Grande :très

médiatique

Petite : peudémocratique(nécessitedes zonesd’exclusion)

Petite : peudifficilementfaire l’objet detransactions ouindirectement(écotourisme)

Petite– Espèces protégéespeu intégrables dansun aménagementindustriel duterritoire (même siclassifications dustatut de conservationen fonction de critèresrationnels)

Biodiversitéordinaire

Petite :paysagesde la natureordinaire peupropices à lacontemplation

Grande : lanature quinous entoure

Petite : peumédiatique

Grande :– accessible àtous– outil de justicesociale (servicesécosystémiquesissus de labiodiversitéordinaire pourréduire lapauvreté et lesinégalités)

Grande– Échanges

monétaires(paiementspour servicesenvironnementaux)– Échangesnon monétaires(mécanismesd’offre/demanded’actifs naturels)

Grande– Fonctionnelle et

productive (pour lesécologues)– Utile : fournit desservices aux humains– Internalisable : parex. via des valeurséconomiques dansles évaluations coûts-bénéfices

Tableau 1Valeurs des espèces menacées et de la biodiversité ordinaire dans les différents ordres de justification

(d’après Boltanski & Thévenot, op. cit., 1991 ; Lafaye & Thévenot, op. cit., 1993 ; Godard, op. cit., 2004).

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Biodiversité ordinaire : des enjeux écologiques au consensus social205

« humains » comme l’agriculture ou la gestion des paysages et l’enjeude préservation de la biodiversité. Elle permettrait ainsi de replacerles effets du projet dans son contexte socio-écologique. Cette nécessitéde prendre en compte le contexte social et écologique des projets estsoulignée dans les manuels d’évaluation des impacts ainsi que dans lalégislation43. Néanmoins, elle se traduit difcilement dans la pratique,en partie pour des raisons d’ordre technique, mais surtout du fait de laperception de chacun des objets à évaluer, dont la biodiversité, consi-dérée en tant qu’objet patrimonial et réglementé, séparée des autresdimensions et exclue des dynamiques socio-écologiques dans lesquelleselle s’insère. La notion de biodiversité ordinaire pourrait donc facili-ter cette prise en compte, en mettant l’accent sur cette part majeurede la nature qui est aménagée, particulièrement les agro-écosystèmes

et sylvo-écosystèmes, que vient impacter l’aménagement. L’évaluationdes impacts d’un projet d’aménagement sur la biodiversité (ordinaire)passerait donc non seulement par l’évaluation des effets induits par leprojet d’aménagement en tant que tel (perte nette d’habitat, effet debarrière entre populations) mais aussi par une l’évaluation plus largedes changements de dynamique des territoires concernés (évolution à

[43] Conseil général de l’environnement et du développement durable, CGEDD, Rapportannuel 2011 de l’Autorité environnementale , 2011 @ ; J. Glasson, R. Therivel, A.Chadwick, Introduction to environmental impact assessment : principles and procedures,process, practice, and prospects, 4th Edition, Routledge, London & New York, 2012.

FIGURE 5. Les compartiments de l’environnement (dont les espèces menacées) dansle cadre de l’évaluation environnementale et du processus d’élaboration d’un projetd’aménagement.

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La biodiversité en question

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moyen terme des pratiques agricoles, de la sylviculture et de l’urbanisa-tion ; effets des changements climatiques) (gure 6). Faire des oiseaux

considérés comme communauté sentinelle un indicateur d’impact d’unprojet s’implantant dans un agrosystème reviendrait à évaluer l’état dece groupe (les oiseaux des champs) en regard non seulement des effetsdirects du projet mais aussi des pressions fortes qui s’exercent sur legroupe, tels les changements à l’œuvre dans les pratiques agricoles.

Par ailleurs, l’évaluation environnementale n’est qu’un des para-mètres aidant à la décision en matière de choix d’orientation d’unprojet d’aménagement. Les autres sont les fonctionnalités techniquespropres au projet (l’utilité qu’on lui prête en tant qu’équipement) et

l’évaluation socio-économique destinée à comparer les coûts et lesavantages attendus du projet (exprimés en termes économiques). Lareprésentation en termes de biodiversité ordinaire permet d’envi-sager l’intégration de la biodiversité, au moins indirectement, dansles évaluations socio-économiques au travers de la notion de serviceécosystémique. Cette dernière notion permet d’attribuer des valeurséconomiques à la portion de biodiversité ordinaire qui est utile auxhommes (gure 6, èche verte)44

Ces utilisations possibles de la biodiversité ordinaire dans le cadredes évaluations environnementales et socio-économiques permettentd’envisager une appréciation plus globale et plus intégrée des impactsdes aménagements sur les socio-écosystèmes. Dans le même temps,elles impliquent un niveau de spécialisation et d’abstraction importantde la part des auteurs de l’évaluation, ce qui donne aux seuls expertsle contrôle de ces méthodes.

Il apparaît ainsi que le recours à la notion de biodiversité ordinaireest sous-tendu par un ordre de justication de type industriel, pourlequel la biodiversité doit être intégrée à un système technique pluslarge reposant sur un mode de compréhension et de pilotage rationnel.

5] ConclusionsLa préservation des espèces menacées répond à la norme la mieux

établie et la plus reconnue en sciences de la conservation, le maintiende la diversité biologique. La préservation de la biodiversité ordinaire

[44] B. Chevassus-au-Louis, J.-M. Salles, J.-L. Pujol, Approche économique de la biodiversité

et des services liés aux écosystèmes. Contribution à la décision publique , Paris, Centred’analyse stratégique, La Documentation française, 2009.

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Biodiversité ordinaire : des enjeux écologiques au consensus social207

paraît mieux répondre, pour sa part, aux deux autres normes dessciences de la conservation, le maintien de la complexité écologiqueet du potentiel évolutif. Abordé préférentiellement sous forme d’unecommunauté d’espèces ordinaires, nous avons examiné différentesreprésentations possibles de la biodiversité ordinaire, sous forme deréseaux de communautés, d’une communauté sentinelle, ou encoresous forme de réseaux écologiques.

La préservation de la biodiversité ordinaire, an d’être acceptéepar les acteurs sociaux comme objet légitime de conservation, doitêtre inscrite dans différents « ordres de justication ». Nous avonsmontré que la biodiversité ordinaire ne fait pas appel aux mêmesregistres de justication que les espèces menacées. L’un des enjeuxfuturs autour des représentations de la biodiversité ordinaire sera lacapacité à forger un compromis, loin d’être acquis à l’heure actuelle,entre les tenants des mondes industriel, civique et marchand et ceux

du monde inspiré. C’est peut-être autour de sa capacité à mobiliser lesréférences de l’ordre domestique (la nature qui nous entoure) que la

FIGURE 6. L’approche par la biodiversité ordinaire rend les thématiques de l’environ-nement plus poreuses car elle implique une prise en compte des dynamiques socio-écologiques du territoire concerné par l’aménagement. De plus, sa quantificationéconomique (par le truchement des services écosystémiques) pourrait l’intégrer dans

les études socio-économiques de l’aménagement, réalisées en parallèle à l’évaluationenvironnementale (flèche verte).

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La biodiversité en question

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biodiversité ordinaire pourra sceller ce compromis, notamment avecl’ordre industriel.

La création de l’IPBES suggère qu’au-delà des espèces menacées,la préservation des services écosystémiques devient un enjeu majeur.Les propositions de représentation en écologie des services écosys-témiques, avec les notions d’unité productrice de service (Service

 Production Unit, SPU), de fournisseurs de services écosystémiques(Ecosystem Services Providers, ESP)45, rappellent dans une certainemesure nos propositions de représentation de la biodiversité ordinaire.Les relations entre biodiversité ordinaire et services écosystémiqueset les enjeux sociaux associés devront faire l’objet d’analyses plus

approfondies.

[45] G.W. Luck, « Quantifying the Contribution of Organisms to the Provision of EcosystemServices », BioScience , 59, 2009, 223-235 @.

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Biodiversité :mythologies et dénis de réalité

Christian LÉVÊQUE

Pour le grand public, la biodiversité semble relever du domainescientique. Mais, comme tout problème d’environnement pré-sentant de forts enjeux politiques, cette question est fortement

instrumentalisée, notamment par les plus activistes des conserva-tionnistes. Disons-le tout net : c’est un domaine largement investi parles idéologies.

 En versant à peine dans la caricature, certains zélotes de la biodi-versité vont même jusqu’à laisser penser que la planète sans l’homme,

ce serait beaucoup mieux. Ainsi, la protection de la nature a long-temps prôné l’exclusion de l’homme des aires protégées. De nombreuxtitres de journaux sont également évocateurs de cet état d’esprit, àl’exemple de « L’homme ennemi de la nature »1. Et la croissance démo-graphique (la bombe P de Paul Ehrlich2) a souvent été pointée dudoigt, y compris par le célèbre commandant Cousteau qui ne mâchaitpas ses mots dans une interview à un hebdomadaire en 1991 : « Lasurpopulation c’est la pollution primaire, cause profonde de toutes lesexactions commises à l’encontre de la nature. » Le pape de la biodiver-

sité, Edward O. Wilson, dit quant à lui : « Peut-être était-il écrit quel’intelligence viendrait par erreur à cette espèce (l’homme) et seraitfatale à la biosphère. » Derrière diverses manifestations de protectionde la nature, il semble, en réalité, que c’est l’homme qui est mis enprocès. La science académique côtoie sans trop s’émouvoir, et parfoismême en l’alimentant, le « prêt-à-penser » sans nuance diffusé par desONG environnementalistes et certains médias épris de dramatisation.

[1] Courrier de l’UNESCO , janvier 1958 @.[2] P.R. Ehrlich, The Population Bomb , Ballantine Books, 1968.

[Chapitre 8]

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La biodiversité en question

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Certains écologues y trouvent probablement un intérêt à court terme,tant sur le plan de la médiatisation que sur celui du nancement de

leurs recherches. Mais essayons d’y voir un peu plus clair !

1] L’auberge espagnole de la biodiversité

La biodiversité est un concept récent. Ce fut d’abord un cri d’alarmelancé par quelques scientiques inquiets de la disparition des forêtstropicales qui ont joué leur rôle de lanceurs d’alerte. Mais les ONGde conservation de la nature comme le WRI, l’IUCN, le WWF, etc.,ont rapidement investi le concept qui est devenu le fer de lance deleurs revendications. En 1992, lors du sommet de la Terre de Rio deJaneiro, ce sont les ONG qui menaient le débat, pas les scientiques.Ces ONG ont été très actives dans l’élaboration de la Convention sur ladiversité biologique puis, après la conférence de Rio, lors des réunionsde la Conférence des parties, l’autorité ultime de la Convention surla diversité biologique, qui se réunit environ tous les deux ans et quirassemble des politiques, des scientiques, des agences des Nationsunies (Unep, Banque mondiale, etc.). Lors des premières réunions,les scientiques étaient très en retrait, et notoirement absents de la

tribune qui était occupée par les ONG. Il est vrai que les écologues ontmis quelque temps à assimiler le concept de biodiversité et à identierdes questionnements scientiques dignes d’intérêt. À cette époque, onentendait fréquemment les écologues français dire (non sans raison,mais avec une certaine condescendance vis-à-vis de ce terme venud’outre-océan) que la biodiversité n’était rien d’autre que la zoologieet la botanique que l’on pratiquait depuis longtemps.

La biodiversité, selon la définition officielle proposée par laConvention, c’est à la fois la diversité des espèces, celle de leurs gènes

et celle des écosystèmes dans lesquels vivent les espèces. Ce champrecouvre l’ensemble de la biosphère, avec à la fois le monde vivant (lescommunautés animales et végétales) et son environnement physico-chimique. En effet, parler d’écosystème sans prendre en compte l’eau,les sols, les roches, le climat n’aurait guère de sens ! C’est pourquoi onentend dire parfois que le terme biodiversité n’a fait que remplacercelui de nature. Pour des raisons sémantiques, je suggère de ne pasconfondre le terme « biodiversité » avec celui de « diversité biologique »qui exprime la diversité du monde vivant. C’est parce que les ONG de

conservation de la nature et certains scientiques ont développé l’idée

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Christian Lévêque

Biodiversité : mythologies et dénis de réalité211

que la diversité biologique était soumise à une érosion rapide du faitdes activités humaines, que l’on parle tant de la biodiversité3. L’objectif

est alors de mettre un terme à cette érosion. Dans ce contexte, le mot« biodiversité » ne traduit pas un questionnement scientique, maisune préoccupation sociale. Il est aussi vague que peut l’être le terme« pollution », d’où la nécessité de préciser comment il peut se déclinernon seulement en questions scientiques, mais aussi en propositionsopérationnelles. Dans ce vaste imbroglio, il reste aussi à démêler cequi revient au domaine de la science et ce qui dépend de choix et decomportements sociaux. En réalité, souvent ceux qui disent agir aunom de la biodiversité ne cherchent pas souvent à clarier la situation,mais se complaisent au contraire à pratiquer l’amalgame.

Il ne s’agit pas de nier que l’homme a un impact sur la nature. Maisd’une part l’action de l’homme est loin d’être toujours négative commenous le verrons par la suite, et d’autre part l’information est souventmanipulée en fonction des objectifs poursuivis par les conservation-nistes, comme nous le verrons également.

La diversité biologique, quant à elle, correspond au vaste champ derecherches sur le vivant, incluant la connaissance et la description des

espèces (la taxinomie), l’origine et l’évolution de ces espèces (les sciencesde l’évolution), la dynamique des espèces et des écosystèmes (l’écologie).Le développement des techniques (biologie moléculaire, informatique,etc.) a permis par ailleurs de renouveler les approches traditionnellesde la botanique et de la zoologie. Mention spéciale pour la paléontologieet la paléoécologie, dont les acquis ont ouvert de nouveaux horizons enmatière d’évolution du monde vivant. Ce champ de recherche méritetoute la considération due aux sciences de la nature, qui sont souventdes sciences d’observation plus que des sciences expérimentales, et dont

les paradigmes et les concepts ne sont pas ici remis en cause.Si nous en étions restés là, les domaines de compétence auraientété relativement bien identiés. Mais la « biodiversité » est rapidementdevenue une hydre à plusieurs têtes. C’est maintenant une vasteombrelle sous laquelle s’abrite un grand nombre de préoccupationsdiverses. On dit aussi que c’est un mot-valise, ou une auberge espa-gnole, où chacun apporte ce qu’il aimerait y trouver… et l’écologiescientique n’est pas la préoccupation principale. Il en est ainsi de la

[3] C. Lévêque & J.-C. Mounolou, Biodiversité , 2e édition, Dunod, 2008.

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La biodiversité en question

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question si sensible du partage des avantages liés à l’exploitation desressources génétiques qui fut au cœur des discussions lors du sommet

de la Terre de Rio en 1992. C’est surtout une question d’ordre juridiqueet économique qui fait l’objet de tractations sans n dans le cadre ducomité APA (accès aux ressources génétiques et partage des avan-tages) de la Convention sur la diversité biologique. Le vaste domainedes biotechnologies a fait miroiter l’espoir que la diversité biologiquepouvait devenir une source importante de revenus (l’or vert…) via la prise de brevets sur le vivant. Quant à la gestion des ressourcesnaturelles, elle fait beaucoup plus appel, elle aussi, à l’économie et audroit qu’à l’écologie. Ce secteur a réintroduit les savoirs traditionnelsdans le champ de la biodiversité, en invoquant le fait que les modesde gestion traditionnels des milieux étaient mieux adaptés que noséconomies modernes à la protection de la biodiversité. Si cet argumentmériterait d’être discuté plus en détail, il ne fait aucun doute que lathématique de la biodiversité a été, de fait, massivement investie parle champ de l’ethnologie. Je ne ferai ici que reprendre le constat lucidede Catherine Aubertin4 :

De quelle biodiversité parle-t-on aujourd’hui ? Des ressources et des

milieux, on est passé à la biodiversité naturelle ou sauvage, puis à labiodiversité anthropisée ou cultivée, enfin au vivant modifié, voire créépar la technoscience. Les questions concernant la biodiversité se sonttrès rapidement déplacées de la perte d’espèces charismatiques etremarquables à la perte d’espèces ordinaires ; de la perte de diversitéagricole et de la thématique de l’épuisement des ressources naturellesaux questions de maîtrise et d’appropriation : manipulation et intégritédu vivant, protection juridique des banques de gènes et de savoirslocaux, etc. Ces déplacements n’ont pas pour autant balayé les pre-mières préoccupations qui restent présentes et non résolues.

2] La biodiversité, un produit d’appel ?Le terme «biodiversité » est un néologisme né de la contraction du

terme «biological diversity » en «bio-diversity » à l’occasion de la prépa-ration du National Forum on Biological Diversity organisé en 1986 auxÉtats-Unis par le National Research Council. Il aurait alors été consi-déré comme plus porteur, en matière de communication, que diversitébiologique. Il faut avouer que ce fut un vrai succès : tout le monde, ou

[4] C. Aubertin, Représenter la nature ? ONG et biodiversité , IRD Éditions, 2005.

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Christian Lévêque

Biodiversité : mythologies et dénis de réalité213

presque, connaît ce terme que le sommet de la Terre de Rio en 1992a largement contribué à populariser. Quant à savoir ce qu’il signie,

c’est une autre affaire. Le large consensus apparent dont il fait l’objetne devrait d’ailleurs pas manquer de nous laisser perplexes, quoiquecela tienne très probablement à son imprécision. Quoi qu’il en soit,« biodiversité » est maintenant devenu un mot sésame que beaucoupemploient de manière inconsidérée, y compris les scientiques.

Le discours sur la biodiversité a été élaboré en grande partie parles mouvements de protection de la nature, dénonçant les impacts sansprécédent des activités humaines sur la planète. Dans ce contexte, ilnous est afrmé, pour résumer, qu’il devient urgent de protéger ladiversité biologique avant que l’avenir de la planète, et donc de l’espècehumaine, ne soit compromis. On espère ainsi susciter une réactionsalutaire, et que les citoyens, soudain conscients du péril qui les guette,vont retrouver un comportement vertueux et respectueux de la nature.

Il y a effectivement des endroits du monde, à l’exemple de l’île deBornéo, où les milieux naturels sont activement détruits, ainsi quenos cousins primates, les orangs-outangs. Il serait de mauvais goûtde contester ces faits, mais il y a de toute évidence des abus portés

par un discours médiatique devenu parfois caricatural et, selon lessensibilités de certains concervationnistes adeptes de la « deep eco-

logy », parfois empreint d’une idéologie philosophique ou religieusecontestable. Il faut en outre souligner qu’il s’agit d’un discours mili-tant, n’ayant pas prétention à l’objectivité, privilégiant certains faitset omettant à dessein d’en mentionner d’autres. Les ONG, après tout,ont aussi besoin de recruter des adhérents et de mobiliser des sympa-thisants sur la base d’idées simples et mobilisatrices.

Par contre, il est beaucoup plus regrettable, et de manière quelque

peu surprenante, que ce discours ait été repris tel quel par une partiedes scientiques. En réalité, ils ont vu avec la biodiversité et son relaismédiatique un moyen de redonner un peu de lustre à leurs disciplines.Ils ont donc tout simplement surfé sur la vague de la dramatisation,la reprenant à leur compte, pour proposer leurs services dans leurdomaine de compétence. Il en est résulté de multiples programmesde recherches, qui en génétique, qui en biologie des populations, quiencore en économie. On ne peut nier que des recherches originales ontvu le jour, notamment en matière d’histoire de l’évolution et d’écologie

rétrospective, et qu’il y a eu de la «bonne science ». Mais, ce faisant,

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on a perdu de vue la question qui avait été posée et qui a motivél’intérêt pour la biodiversité : comment limiter les impacts des activités

humaines sur la nature ? Encore aurait-il fallu évaluer cet impact ; orlà nous sommes encore en pleine incertitude.

3] Érosion de la biodiversité : l’écologie en position ambiguë

Revenons au péché originel, l’érosion de la biodiversité (pour lepublic il s’agit avant tout de la disparition d’espèces). Se poser cettequestion, c’est envisager implicitement d’y remédier, et par conséquentd’identier les causes de l’érosion et de trouver les moyens d’y mettre

n. Ces causes sont assez bien identiées

5

. C’est même ce qui a étéfait de mieux depuis deux décennies. Surexploitations, pollutions,modications des habitats affectent sans aucun doute différentesespèces, notamment les espèces endémiques ou celles ayant une dis-tribution limitée. Mais nous sommes incapables d’évaluer précisémentcet impact, sauf pour quelques groupes zoologiques ou botaniques par-ticulièrement bien étudiés, à l’instar des oiseaux et des mammifères.

L’écologie n’en a pas moins revendiqué la compétence exclusivesur le domaine. Or, elle n’est ni en mesure, ni en situation d’apporter

la réponse espérée à la question « comment arrêter l’érosion de labiodiversité ? ». En effet, le constat s’impose que ce sont les activi-tés économiques, ainsi que les comportements sociaux, qui sont lescauses ultimes de cette érosion. On peut même afrmer que le facteurprincipal est la recherche d’un prot économique à court terme dansun système global dérégulé (surexploitation, braconnage, voire cor-ruption…). Mais l’explosion démographique de l’espèce humaine quientraîne plus de besoins en termes de ressources et d’espaces contribueégalement à cette érosion. Problème délicat s’il en est, qui a donné

lieu à des prises de position discutables de certains conservationnistessur la question de la démographie. Ainsi, Michel et Daisy Tarrier, duWWF, écrivent6 :

Mettre un terme au fléau démographique humain pour alléger la pres-sion anthropique qui s’exerce sans commune mesure sur les ressources

[5] D. Dudgeon et al., « Freshwater biodiversity : importance, threats, status and conservationchallenges », Biol. Rev., 81, 2006, 163-182 @.

[6] M. Tarrier & D. Tarrier, Faire des enfants tue… la planète. Éloge de la dénatalité , Éditionsdu Temps, 2008.

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et redonner leur place aux autres espèces est une solution à adopterdans la plus grande urgence.

Il n’y a là rien de nouveau : le commandant Cousteau disait déjà lamême chose, ainsi que Jean Dorst7. Yves Paccalet a lui aussi commisun livre8 où il exprime son dégoût total de l’humanité, qui est décritecomme une « tumeur ».

De surcroît, quoiqu’en disent les écologues, la perte de biodiversiténe peut être attribuée à notre ignorance. Des efforts considérables ontété faits pour identier les causes du déclin et les nombreuses raisonsde conserver la biodiversité. Dans ce contexte, il est important de

souligner que l’accumulation d’informations scientiques n’est pas unesolution en tant que telle au problème de l’érosion de la biodiversité9. Sil’érosion de la biodiversité se poursuit, on peut penser que c’est en rai-son des fortes contraintes auxquelles se heurtent les efforts déployés10.

Nous soulevons là toute l’ambiguïté des recherches surl’environnement. On peut caractériser, voire quantier l’impact desactivités humaines. Mais l’écologie n’a qu’une légitimité limitée pour yremédier. Si les causes de dégradation résident dans le comportementdes sociétés, c’est dans ces mêmes comportements qu’il faut trouver les

remèdes. En toute logique, pour enrayer l’érosion de la biodiversité, ilfaudrait agir sur les facteurs économiques et sociaux identiés commeresponsables, ce qui suppose une remise en cause de tout un système dedéveloppement économique. Autrement dit, ce sont les sciences socialesqui doivent jouer un rôle moteur pour apporter des solutions, l’écologiene venant alors qu’en appui. Or, les écologues refusent de jouer ce rôlesubalterne qui leur ferait perdre leur place revendiquée de sauveurs de laplanète, ainsi que ses avantages symboliques et économiques afférents.

4] De l’excès en toutes choses :comment manipuler les chiffres

Les discours sur la biodiversité utilisent presque systématiquementtrois techniques : la dramatisation, l’amalgame et la généralisation.

[7] J. Dorst, Avant que nature meure, pour une écologie politique , Delachaux & Niestlé, 1965.[8] L’Humanité disparaîtra, bon débarras !, Arthaud, 2006.[9] M. Novacek & E.E Cleland, « The current biodiversity extinction event : scenarios for miti-

gation and recovery », Proc. Natl Acad. Sci. USA, 98, 2001, 5466-5470 @.[10] D. Orr, « The Constitution of Nature », Conservation Biology , 17(6), 2003, 1478-1484 @.

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La dramatisation, d’abord, est devenue systématique quand onparle d’environnement et d’écologie au point de devenir complètement

contre-productive :L’écologie du désastre est d’abord un désastre pour l’écologie : elleuse d’une rhétorique si outrancière qu’elle décourage les meilleuresvolontés. Elle veut tellement nous éviter la ruine qu’elle nous y préci-pitera si on place, comme elle nous le recommande, la planète souscellophane à la manière d’une sculpture de Christo11.

Pourtant, il faut le reconnaître, cette attitude est fort appréciée surle plan médiatique. La dramatisation est un moyen d’attirer l’attention

sur une question qui, sinon, resterait dans la marginalité. C’est ainsique le philosophe allemand Hans Jonas12 a développé le principe del’heuristique de la peur dans son ouvrage Le Principe responsabilité .

 À partir du moment où l’homme est en mesure de détruire l’humanité(ou les conditions de vie d’une humanité future), il acquiert en mêmetemps de nouvelles obligations. En particulier, il devient responsabledu monde à venir. Et pour mobiliser les citoyens, quelle meilleure stra-tégie que d’instiller la peur en dressant des tableaux apocalyptiquesde ce qui attend l’humanité si celle-ci ne réagit pas énergiquement ?Le domaine de la biodiversité se prête à merveille à ce jeu. En effet,nombre de chiffres inquiétants, mais non étayés scientiquement, surles taux d’érosion de la biodiversité dus à l’action de l’homme sont assé-nés régulièrement13. Comme produit d’appel, on nous répète à l’envile déclenchement d’une sixième extinction de masse, elle aussi plusque douteuse. Bref, beaucoup d’écrits sur la biodiversité ne parlentque de catastrophes annoncées. Mais la science, c’est-à-dire l’analysecritique des informations, est par trop absente du débat.

Certains scientifiques se prêtent même complaisamment au jeu. Ainsi, dans les années 1980, des écologistes devenus gourousmédiatiques se sont hasardés à avancer des chiffres chocs pour mar-quer l’opinion. Paul Ehrlich, professeur à Stanford, nous prédisaiten 1980 la disparition de 250 000 espèces par an, soit la dispari-

[11] P. Bruckner, Le Fanatisme de l’Apocalypse. Sauver la Terre, punir l’Homme , Grasset,2011, p. 273.

[12] H. Jonas, Le Principe responsabilité , Le Cerf, 1990.[13] Voir C. Lévêque, La Nature en débat , Cavalier bleu, 2011.

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tion attendue d’environ la moitié de la biodiversité en l’an 200014.Évidemment nous sommes loin du compte, mais peu d’écologues ont

dénoncé ces prévisions fantaisistes. Pire, quelques-uns continuent àciter ces chiffres. Et d’autres chiffres tout aussi fantaisistes voientrégulièrement le jour, certains continuant d’afrmer que l’on pourraitperdre la moitié des espèces d’ici la n du siècle. Quand on sait quenous sommes incapables de donner une évaluation même approxima-tive du nombre d’espèces existant à la surface de la Terre, que pourdes groupes entiers (les micro-organismes) la notion d’espèce ne faitguère de sens, on s’interroge sur les ressorts de telles manipulations.On est même très surpris que la grande majorité de la communautéscientique reste muette, voire complice. En réalité il existe une formede consensus parmi cette dernière pour noircir la situation en fai-sant d’une analyse objective, car elle y trouve un intérêt évident enmatière de nancements de recherches.

La deuxième technique est l’amalgame. Elle est à l’œuvre, parexemple, dans les chiffres catastrophistes avancés par les ONGconservationnistes. Alors qu’à l’école primaire nos maîtres nous appre-naient que l’on ne pouvait pas additionner les tables et les crayons,

ces dernières n’hésitent pas à proposer un chiffre moyen d’érosion dela biodiversité en moyennant les informations disponibles (souventelles-mêmes fortement discutables) aussi bien chez les vertébrés, queles micro-invertébrés et les micro-organismes. Certes on peut consta-ter (et déplorer) que nombre d’espèces d’oiseaux et de mammifères(les plus étudiés) ont disparu ou sont en danger d’extinction. Maisque sait-on des micro-organismes et plus généralement de la biodi-versité invisible ? Le nombre de bactéries est bien plus importantqu’on n’avait pu l’imaginer, et on est incapable de dire si certaines

espèces disparaissent. Quant aux virus… c’est encore un autre monde !Laisser croire que les quelques chiffres disponibles sont extrapolablesà l’ensemble du monde vivant relève de toute évidence d’une forme demalhonnêteté scientique.

Par ailleurs la notion d’espèce n’a guère de sens pour les bactériesqui ont d’incroyables capacités d’adaptation. De l’ADN peut en effetêtre transféré assez facilement entre bactéries, parfois très éloignées

[14] P.R. Ehrlich & A.H. Ehrlich, Extinction : The Causes and Consequences of theDisappearance of Species, Random House, 1981.

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du point de vue évolutif, leur conférant de nouvelles propriétés. C’est letransfert horizontal de gènes15. Les bactéries sont ainsi capables d’ac-

quérir rapidement la capacité de convertir et de dégrader les composéschimiques de synthèse produits par l’activité humaine. Un des aspectspréoccupants est par exemple l’acquisition de résistances aux antibio-tiques. Ainsi, on est enclin à penser que, dans ce contexte, l’impactde l’homme tendrait au contraire à favoriser la diversication. Maisles micro-organismes n’intéressent pas les ONG environnementales…

La troisième technique est celle de la généralisation. Elle relèvepour partie de la technique de l’amalgame. L’un des travers les plus

criants est l’extrapolation à l’ensemble des systèmes naturels de résul-tats obtenus en systèmes expérimentaux (micro ou mésocosme), ou surdes parcelles expérimentales. Car la mode est de publier vite ; or, iln’y a rien de mieux que de travailler sur des systèmes dits contrôléspour obtenir des résultats rapides. On a montré à diverses reprisesque ces résultats expérimentaux obtenus dans des écosystèmes arti-ciels n’étaient pas extrapolables aux systèmes naturels16, mais peuimporte s’ils ne reètent pas ce qui se passe en conditions naturelles,une fois publiés, il est trop tentant de généraliser les résultats obtenus.

David Schindler17, tirant des conclusions de nombreuses années derecherches sur les lacs canadiens, avait déjà montré que les résultatsd’expériences en microcosme étaient différents de ceux obtenus parmanipulation de lacs entiers. Plus préoccupant encore pour ceux quisouhaiteraient imprudemment donner des recommandations opéra-tionnelles, l’application des résultats obtenus en milieux contrôlés àla gestion des lacs aurait conduit à prendre des décisions erronées.La conclusion de Schindler est sans ambiguïté : les expérimentations

qui ne s’adressent pas aux échelles pertinentes pour l’écosystème sontinappropriées si l’on veut essayer de prévoir les réponses des systèmeslacustres dans leur ensemble. Quant à Stephen Carpenter18, un autre

[15] Voir par exemple J.A. Lake & M.C Rivera, « Horizontal gene transfer among genomes :the complexity hypothesis », Proc. Natl Acad. Sci. USA, 96(7), 1999, 3801-3806 @.

[16] S.R. Carpenter, « Microcosm experiments have limited relevance for community andecosystem ecology », Ecology , 77, 1996, 677-680 @.

[17] D.W. Schindler, « Replication versus realism : the need for ecosystem-scale experiments »,Ecosystems, 1, 1998, 323-334 @.

[18] Carpenter, op. cit., 1996.

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limnologiste19 bien connu, il n’hésite pas à dire que le principal avan-tage des microcosmes est de permettre aux scientiques de répondre à

des objectifs de publication rapide de résultats, élément indispensableau bon déroulement d’une carrière.

5] L’écologie serait-elle devenue raciste ?

La lutte contre les espèces dites invasives est un des chevaux debataille des mouvements conservationnistes. Le « dogme » est quetoute espèce non indigène est une espèce à détruire en raison desmenaces qu’elle fait peser sur les espèces et les écosystèmes indi-

gènes. Ces espèces transportées par l’homme et qualiées d’aliens,d’exotiques, ou d’invasives, sont en effet soupçonnées, a priori, deprovoquer des « dommages » dans les écosystèmes d’accueil et de par-ticiper activement à la grande crise de la biodiversité20. En réalité,dans ce domaine, l’idéologie est sous-jacente dans beaucoup d’écrits,qu’ils soient scientiques ou de vulgarisation21. La lutte contre lesespèces invasives remet en effet à l’ordre du jour la problématiqueépineuse des origines. Mettre l’accent sur les espèces invasives, c’est

accentuer l’opposition entre ce qui est « de chez nous » et ce qui « vientd’ailleurs ». C’est par conséquent porter un jugement normatif sur ceque doit être la « vraie » biodiversité.

 À l’issue d’une conférence internationale sur les invasions, JamesBrown22 constatait une sorte de « xénophobie irrationnelle » face auxplantes et animaux invasifs, qui s’apparente à l’intolérance de cer-tains vis-à-vis de races, de cultures ou de religions étrangères. PourStephen Trudgill23, la réaction par rapport aux espèces introduitess’explique par le fait qu’elles n’étaient pas là auparavant, et qu’elles

viennent perturber l’ordre de la nature. On tient là un des ls de la

[19] Spécialiste de l’étude des lacs. (Ndé.) [20] C. Lévêque, Faut-il avoir peur des introductions d’espèces ? , Le Pommier, 2008.[21] B.M.H. Larson, « An alien approach to invasive species : objectivity and society in inva-

sion biology », Biological Invasions, 9, 2007, 947-956 @ ; C. Lévêque et al., « À proposdes introductions d’espèces », Études rurales, 185, 2010, 219-234 @.

[22] J.H. Brown, « Patterns, modes and extents of invasions by vertebrates », in J.A. Drake(eds.), Biological invasions, a global perspective , Wiley, 1989, 85-109.

[23] S. Trudgill, «A requiem for the British flora ? Emotional biogeographies and environmentalchange », Area, 40 (1), 2008, 99-107 @.

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pensée conservationniste : il existe une nature quasi intangible quel’homme vient perturber24.

Elisabeth Rémy et Corinne Berck25 soulignent d’ailleurs les analo-gies verbales dans les discours sur les immigrés et les espèces intro-duites, tout en posant l’hypothèse que l’on assiste, dans un cas commedans l’autre, à un rejet de l’autre, tant humain que non humain. Levocabulaire employé n’est jamais neutre. Il s’appuie sur des présup-posés ambigus et met l’accent sur la nécessité d’agir, de prendre desmesures : l’éradication ou la reconduite aux frontières. La volonté depréserver les espèces natives peut d’ailleurs être interprétée commeune expression de « patriotisme écologique » avec le risque de glisser

vers du racisme26.Mark Sagoff 27 fait remarquer que, dans de très nombreux cas, les

espèces exotiques sont venues enrichir la biodiversité sans pertur-bations majeures. Et il poursuit en rappelant que les biologistes quiluttent contre les espèces invasives leur attribuent les mêmes quali-catifs que ceux attribués aux immigrants par les xénophobes : fécon-dité incontrôlée, agressivité, comportement prédateur, peu de contrôleparental sur les jeunes, etc. Les deux cas, lutte contre les invasifs etxénophobies, se fondent sur une notion d’appartenance territorialequi sous-tend une réaction négative. Plusieurs autres auteurs ontégalement fait allusion à des attitudes xénophobes ou racistes, pourexpliquer les comportements vis-à-vis des espèces exotiques28. Sansdénier le fait que certaines espèces exotiques peuvent avoir des consé-quences économiques ou écologiques, ils estiment néanmoins que c’estle nativisme et la xénophobie, plus que les impacts, qui sont la prin-cipale motivation des détracteurs des introductions d’espèces. DavidTheodoropoulos29 est même allé jusqu’à faire référence à l’idéologie

[24] C. Lévêque et al., op. cit., 2010.[25] E. Rémy & C. Beck, « Allochtone, autochtone, invasif : catégorisations animales et per-

ception d’autrui », Politix , 82(2), 2008, 193-210 @.[26] C.R. Warren, « Perspectives on the “alien” versus “native” species debate : a critique

of concepts, language and practice », Progress in Human Geography , 31(4), 2007,427-446 @.

[27] M. Sagoff, « What’s wrong with exotic species ? », Rep. Inst. Philos. Public Policy , 19,1999, 16-23 @.

[28] C. Claeys & O. Sirost (dir.), Études rurales, n° 185, « Proliférantes natures », 2010 ; Rémy& Beck, op. cit., 2008.

[29] D. Theodoropoulos, Invasion Biology : Critique of a Pseudoscience , Avvar Books, 2003.

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fasciste et au nazisme. Des appels à l’éradication d’espèces exotiquesont parfois été entendus en effet comme des équivalents à l’écofascisme

appelant à une purication ethnique.Pour contrer toute dérive potentielle, Sagoff 30 suggère de bien pré-

ciser les motivations et de bien distinguer ce qui relève de l’écologie,de la culture ou de l’histoire, de l’affectivité ou de l’esthétique, dansles discours et les mesures à prendre vis-à-vis des espèces exotiques.

 Avec raison il rappelle que l’écologie ne doit pas devenir une sciencenormative. De fait, depuis quelques années, des scientiques se sontmis à critiquer l’approche des écologistes travaillant sur les invasionsbiologiques. L.B. Slobodkin, Robert Colautti, Hugh MacIsaac31 ontainsi défendu l’idée qu’il faudrait une plus grande objectivité dansce domaine de recherches et qu’un langage plus neutre serait plusapproprié. Des critiques beaucoup plus virulentes ont été émiseségalement par Theodoropoulos et Sagoff 32. David Holmgren33, dansla critique de l’ouvrage de Theodoropoulos, conclut :

 Je crois qu’il est clair que si des scientifiques hors du champ de la bio-logie des invasions avaient à lire attentivement la littérature, ils seraientchoqués par le manque de rigueur scientifique et de définitions, par

les raisonnements circulaires et par les conclusions trop chargéesémotionnellement.

James Brown et Dov Sax34 estiment également que la question desespèces invasives est moins préoccupante que ne le laissent entendrebeaucoup de publications scientiques et ils conseillent aux chercheursd’apporter des informations validées plutôt que de promouvoir leursétats d’âme.

On peut en effet regretter l’utilisation répétée d’afrmations biai-sées, ou inexactes, à l’exemple du message récurrent sur la perche

du Nil (Lates niloticus) dans le lac Victoria. On met en avant l’image

[30] Sagoff, op. cit., 1999.[31] L.B. Slobodkin, « The good, the bad and the reified », Evolutionary Ecology Research, 3(1),

2001, 1-13 ; R.I. Colautti & H.J. MacIsaac, « A neutral terminology to define “invasive”species », Diversity and Distributions, 10(2), 2004, 135-141 @.

[32] Theodoropoulos, op. cit., 2003 ; M. Sagoff, « Do non-native species threaten the naturalenvironment ? », Journal of Agricultural and Environmental Ethics, 18(3), 2005, 215-236 @.

[33] D. Holmgren, Book review of Invasion Biology : Critique of a Pseudoscience , 2004.[34] J.H. Brown & D.F. Sax, «Biological invasions and scientific objectivity: Reply to Cassey

et al . (2005)», Austral Ecology , 30, 2005, 481-483 @.

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du prédateur diabolique qui a provoqué l’extinction de nombreusesespèces de poissons endémiques. Et on ignore (ou on cache ?) de

manière systématique que l’eutrophisation35 du lac a largement contri-bué, elle aussi, à fragiliser ces mêmes populations36. Est-ce réellementde l’ignorance ? Ou de la naïveté ? Stigmatiser l’introduction du Lates reste du domaine déclamatoire car on ne peut plus faire grand-chosecontre sa présence dans le lac, si ce n’est accroître la pression de lapêche sur cette espèce (ce qui est d’ailleurs le cas actuellement…).Par contre, il est possible de lutter contre l’eutrophisation ; mais celaimplique des coûts très élevés, car il faudrait créer des stations d’épu-ration. Finalement, il est plus simple et moins onéreux de trouver unbouc émissaire avec le Lates.

Toutefois, les lignes commencent à bouger. La revue Nature a publiéen juin 2011 un véritable manifeste pour une approche moins idéo-logique de la question des introductions d’espèces37. Les signatairesafrment que les gestionnaires doivent élaborer leurs politiques degestion sur des évidences empiriques et non sur des afrmations nonétayées scientiquement selon lesquelles les exotiques seraient paressence nuisibles.

6] Dénis de réalité : une vision mythique de la nature

Les mouvements de conservation de la nature tiennent un dis-cours très orienté sur la biodiversité, qui tient parfois de la désinfor-mation : la biodiversité serait une source inépuisable de bienfaits, etles services que nous rend la nature sont tous éminemment positifs.Mais il y a une omerta généralisée sur les méfaits et les préjudicescausés par la biodiversité, celle qui porte atteinte à notre santé ou ànotre économie. Car la biodiversité ce sont aussi ces serial killers à

l’exemple du moustique vecteur de la malaria ou du virus H1N1. Dessommes énormes sont dépensées chaque année pour lutter contre unepartie de la diversité biologique, mais cet aspect est complètement

[35] L’eutrophisation correspond à une production trop abondante de matière organique enraison d’apports en excès d’éléments nutritifs (azote, phosphore).

[36] D. Paugy & C. Lévêque, « Le lac Victoria (Afrique de l’Est) malade de la perche du Nil :réalité, mythe ou mystification ? », Natures, Sciences, Sociétés, 15, 2007, 389-398 @.

[37] M. Davis et al., « Don’t judge species on their origins : Conservationists should assessorganisms on environmental impact rather than on whether they are natives », Nature ,474, 2011, 153-154 @.

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occulté. Pourtant l’écologie aussi est concernée par cette lutte contreles espèces qui dérangent. Avec une exception notable cependant, celle

des espèces dites invasives dont nous avons parlé et qui suscitentbeaucoup d’émois.

Pourtant, la biodiversité au quotidien ce n’est pas le jardin d’Éden,tout le monde l’aura remarqué38. Dans les sommets internationaux, quise tiennent en général dans des hôtels de luxe, on discute doctementde l’érosion de la biodiversité et de la nécessité de l’enrayer. Pendantque l’on s’y congratule dans des salons climatisés en se gobergeantd’anecdotes sur les méfaits de l’humanité, sur le terrain, des mil-liards d’hommes luttent depuis des millénaires contre les ravageurs

des cultures, les maladies parasitaires et leurs vecteurs, les bêtessauvages qui attaquent les troupeaux ou détruisent les plantations.Comment dès lors parler de vie en harmonie avec la nature, et de lanécessité de protéger toutes les espèces fondée sur un droit intrinsèqueà la vie ? Comme le résume Didier Raoult, microbiologiste spécialistedes écosystèmes bactériens :

Une tendance passéiste, assez à la mode, voudrait que la nature soitbonne par principe. La nature, la science l’a en partie domptée pourl’empêcher de nous tuer ! […] Moi-même, spécialiste des écosystèmes,

je suis ce que l’on peut appeler un écologiste. Mais je ne prête pas àla nature des intentions bienveillantes. Je la connais trop bien39.

Il faudrait donc regarder la nature de manière plus réaliste : il ya des espèces que l’on veut protéger, pour des raisons utilitaires ouéthiques ; il y en a d’autres que l’on souhaite voir disparaître ; d’autresencore dont on ne se préoccupe guère. Le citoyen ne veut certainementpas tout conserver, il ne veut pas des espèces qui dérangent40. Laquestion que l’on doit se poser est bien celle-ci : « Quelles natures vou-lons-nous ? » Quelles plantes, quels animaux souhaitons-nous avoirdans notre jardin planétaire ? Et quelles sont les espèces dont nousvoulons éviter la présence ?

[38] S. Dufour & H. Piégay, « The myth of the lost paradise to target river restoration : forgetnatural reference, focus on human benefits », River Research and Applications, 25(5),2009, 568-581 @.

[39] D. Raoult, Dépasser Darwin, Plon, 2010, p. 114.[40] C. Lévêque, La Biodiversité au quotidien. Le développement durable à l’épreuve des

faits, 2008, Éditions Quae.

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7] Quelles natures voulons-nous ?

 À force de généraliser et de globaliser la question de la biodiver-sité, on nit par perdre de vue la réalité. Or, la situation de la diver -sité biologique en Europe n’est en rien comparable à celle de Bornéo,et l’histoire climatique et géologique de l’Europe n’est pas non pluscomparable à celle de l’Afrique. Considérons donc brièvement l’histoirede la diversité biologique en France et en Europe plus généralement.

Dans l’hémisphère nord, la diversité biologique a connu depuisdeux millions d’années des changements drastiques liés aux glacia-tions. Depuis la dernière période glaciaire, il y a 20 000 ans, l’Europe

septentrionale, alors occupée par des toundras, a été recolonisée parles espèces qui avaient trouvé refuge en Europe méridionale. Cetterecolonisation s’est faite de manière opportuniste et conjoncturellepour la plupart des espèces. Rien d’ailleurs ne permet de dire quecette recolonisation est achevée actuellement. Bon nombre d’espècesont également été introduites, volontairement ou non, par l’homme,notamment lors des migrations des agriculteurs-éleveurs venus duProche-Orient. Incidemment, de grandes espèces charismatiques ontdisparu simultanément en Europe (mammouth, rhinocéros laineux),

ainsi qu’en Amérique du Nord et en Asie. Certains41

 n’ont pas manquéd’accuser l’homme, une fois de plus, d’être à l’origine de ces dispa-ritions mais nombre de scientiques estiment en parallèle que cesespèces ont disparu du fait des changements climatiques répétés quiont affecté l’hémisphère nord.

Depuis des millénaires, les activités humaines (agriculture, exploi-tation du bois, etc.) ont, dans un premier temps, profondément remaniéle milieu naturel européen. Ainsi, le milieu méditerranéen a subirégulièrement l’inuence du feu, et les paysages actuels n’ont pas

grand-chose à voir avec des milieux supposés pristines (c’est-à-direpeu perturbés par l’homme). Dans un second temps, le milieu naturela été également aménagé pour les besoins économiques ou pour desraisons de sécurité des biens et de personnes : déforestation massive,puis replantations pour le bois de feu ou le bois d’œuvre, chenalisa-tion des euves pour le transport et la sécurité des villes, assèche-ment des zones humides pour des raisons sanitaires, etc. Autrement

[41] Voir par exemple A. Stuart, « L’extinction des grands mammifères », in La vie des mam- mouths, Dossier de Pour la Science , n° 43, 2004.

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Christian Lévêque

Biodiversité : mythologies et dénis de réalité225

dit, les paysages européens sont presque tous des paysages créés parl’homme, lequel a même modié les milieux dits « naturels », et en

a créé d’autres. Nos forêts sont pour la plupart des plantations, nosgrandes zones humides, des créations articielles (Dombes, Sologne,Camargue, etc.), les plaines, des zones transformées par l’élevage etl’agriculture (le bocage par exemple).

La première conclusion est que nos écosystèmes européens n’ontplus grand-chose à voir avec des systèmes ayant évolué sponta-nément. Depuis la dernière glaciation, les paysages européens et ladiversité biologique qu’ils abritent n’ont donc pas cessé de changer. Ilsportent presque tous l’empreinte des activités humaines, et la diver-sité biologique est un mélange d’espèces qui ont eu la possibilité derecoloniser l’Europe après la fonte des glaces et d’espèces (nombreuses)résultant d’introductions volontaires ou accidentelles. Certains de cessystèmes créés par l’homme n’en sont pas moins des hauts lieux denaturalité, à l’exemple des zones humides citées plus haut, du bocage,de certaines forêts ou même de réservoirs articiels tels que le lacde Der-Chantecoq, en Champagne, créé en 1974, et maintenant lieuprivilégié de fréquentation des oiseaux migrateurs.

Il y a néanmoins une grande diversité de milieux et de paysages.En fonction des reliefs, et des pratiques culturales, chaque région fran-çaise, voire chaque pays européen, possède son identité propre qui estle produit d’une coévolution entre les dynamiques du monde vivant etles modes d’usages et d’aménagement de l’espace utilisé. Cette naturefaçonnée par homme reète notre propre évolution. Dans cet environ-nement qui est le nôtre (et pas celui de l’Amazonie ou de Bornéo), etpour le citoyen européen au mode de vie de plus en plus urbanisé, lemilieu rural qui a été complètement aménagé par l’homme est devenu

l’archétype de la nature. Une nature qui est un mélange inextricablede création humaine en raison de son empreinte sur les paysages etles espèces et de développement plus ou moins spontané de la diversitébiologique.

Pourtant, les conservationnistes parlent souvent de restaurer lessystèmes écologiques dégradés en prenant comme référence (c’est-à-dire comme objectif à atteindre) des systèmes dits pristines. Pour lespuristes, l’objectif est en effet de retrouver l’état des systèmes écolo-giques avant dégradation. « De cette manière la restauration écologique

satisfait le profond désir humain de retrouver un élément de valeur

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perdu42. » Les écologues confondent-ils leurs fantasmes avec la demandede la société ? D’autant que pour des systèmes écologiques en perpé-

tuelle évolution, que signie le terme « pristine » ? Sans doute un avatarde l’idée de jardin d’Éden, selon laquelle la nature sans l’homme, ceserait bien mieux. Le système pristine est-il celui de la toundra d’il ya 20 000 ans ? Ou un hypothétique système écologique, celui qui auraitévolué spontanément en l’absence d’impact de l’homme ?

En réalité, ce dont rêvent les conservationnistes et certains éco-logues, c’est d’un système virtuel qui n’a jamais existé mais qui seconstruit sur le refus de l’homme comme acteur de son environnement.Ce dont rêve le citoyen, c’est d’une nature jardinée, dans laquelle ilse sente à l’aise, dans laquelle seraient absentes toutes ces espècesqui dérangent, une nature qui répond à ses attentes esthétiques etludiques. Il y aurait donc schématiquement deux projets très diffé-rents, entre une nature imaginée et une nature souhaitée43.

Dans les faits, la plupart des projets de restauration en milieuaquatiques sont motivés par des raisons esthétiques, économiques ousécuritaires, non pour protéger ou restaurer la biodiversité. Sur labase d’un bilan réalisé sur 480 actions déclarées comme relevant du

domaine de la restauration des rivières, Bertrand Morandi et HervéPiegay44 ont montré que, dans la pratique, les motivations répondentà trois catégories principales :

1. Des restaurations à visée hydraulique, centrées sur des enjeuxsécuritaires : protection des berges par génie végétal, entretiendes ripisylves (forêts riveraines), protection des berges en géniecivil (murs en pierres, gabions), gestion hydraulique, curage duchenal, etc.

2. Des restaurations à objectif piscicole an d’assurer la pérennité

d’une ressource : création et restauration de frayères, aména-gement d’habitats, diversication des écoulements, etc.3. Des restaurations à nalité écologique considérant le bon fonc-

tionnement comme le garant du développement durable : relève-

[42] A.F. Clewell & J. Aronson, La Restauration écologique , Actes Sud, 2010.[43] C. Lévêque, « Quelles natures voulons-nous ? Quelles natures aurons-nous ? », in C.

Lévêque & S. Van der Leeuw (dir.), Quelles natures voulons-nous ? Pour une approchesocio-écologique du champ de l’environnement , Elsevier, 2003, 13-21.

[44] B. Morandi & H. Piegay, « Les restaurations de rivières sur Internet : premier bilan »,Nature, Sciences, Sociétés, 19(3), 2011, 224-235 @.

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Christian Lévêque

Biodiversité : mythologies et dénis de réalité227

ments des débits minima, remodelage du chenal, restaurationd’annexes hydrauliques, effacement de seuils et de barrages,

restauration des ripisylves, etc.Le fait qu’une grande partie de la planète soit couverte d’écosys-

tèmes modiés par l’homme met en échec tout projet de restaura-tion d’un état supposé pristine, non « contaminé » par les activitéshumaines45. Par conséquent la restauration n’est pas du domaineexclusif des écologues et des gestionnaires. Elle a une forte compo-sante sociale, qui inclut aussi bien ce que le citoyen considère être unsystème en « bonne santé » que les représentations des scientiques

du bon fonctionnement d’un écosystème. Les écologues ne sont paspréparés à répondre à la question : « Quels types d’écosystèmes vou-lons-nous ? » Compte tenu des implications diverses (éthiques, esthé-tiques, économiques, etc.), la réponse sera nécessairement un com-promis entre les différentes attentes et représentations des partiesprenantes46.

8] En guise de conclusion…

Il serait ridicule de nier l’impact des activités humaines sur la

diversité biologique. La surexploitation des ressources vivantes àl’exemple des pêches marines, la destruction de milieux naturelscomme certaines forêts tropicales, les pollutions agricoles ou indus-trielles, et les amateurs d’espèces rares, contribuent sans aucun douteà la disparition d’un certain nombre d’espèces, notamment les espècesdites endémiques. Mais, à ce jour, personne n’est en mesure d’évaluerobjectivement l’impact réel des activités humaines sur la diversité desespèces, et encore moins sur le fonctionnement de la biosphère. Tousles chiffres avancés sont plus que contestables et ne reposent au mieux

que très partiellement sur des données validées scientiquement.On a pu croire un moment que la question de la biodiversité allait

être l’occasion pour les écologues de relancer un grand programmeinternational en écologie, à l’image du Programme biologique interna-tional des années 196047. C’était l’occasion de remettre l’écosystème en

[45] Novacek & Cleland, op. cit., 2001.[46] Lévêque & Van der Leeuw, op. cit., 2003.[47] F.B. Golley, A history of the ecosystem concept in ecology : more than the sum of the

parts, Yale University Press, 1993.

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La biodiversité en question

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perspective en raison de sa fonction d’« l’incubateur » de la biodiversité.Il est clair que ce fut une opportunité ratée, car les logiques disci-

plinaires ont rapidement redécoupé le gâteau à des ns sectorielles.De fait, l’écologie systémique n’est pas à la mode car elle ne permetpas de la publication à la chaîne. Enn, nous avons vu que la ques-tion posée, comment arrêter l’érosion de la biodiversité, si elle servaitd’argument « marketing » irréfutable, n’était guère l’objet central despréoccupations des biologistes.

En résumé, la question de la « biodiversité » n’est plus du ressortexclusif des sciences de la vie, écologie comprise. C’est ce qui la dis-tingue de la « diversité biologique », c’est-à-dire l’ensemble des formes

de vie, qui reste au cœur des préoccupations des naturalistes. Si lesécologues entendent conserver la main sur la question, ils sont inca-pables d’y apporter des réponses opérationnelles. En toute logiquec’est aux sciences sociales de prendre le relais. Car on ne pourraindéniment arguer du manque de connaissances scientiques pourmener une recherche alibi qui ne répond pas au problème posé. Àmoins que les politiques, pour gagner du temps, ne se satisfassentd’une telle situation qui leur permet de faire croire que l’on agit ennançant des recherches, sans avoir à prendre de décisions impopu-

laires. Finalement, trop de lobbies ont intérêt à ce que la situation destatu quo perdure… Les citoyens seront-ils capables de faire la partdes choses et de renverser les rapports de force ?

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La signification du statutde bien public de la biodiversité

Yves MEINARD & Julien MESTRALLET

 Avec la construction et la signature d’accords internationaux

sur les questions environnementales, comme la Conventionsur la diversité biologique (CBD), et avec la prise de conscience

publique de la crise traversée par la biodiversité1, des progrès majeurssemblent avoir été récemment accomplis vers l’établissement de poli-tiques et de pratiques de gestion de l’environnement satisfaisantes àl’échelle globale2. Dans cette dynamique, les arguments3 et méthodes4 purement économiques prennent une importance grandissante.

Une des raisons principales avancées pour justier cette évolutionest que la biodiversité serait un exemple paradigmatique de « bien

public » – un type de biens pour l’étude et la gestion duquel l’écono-mie aurait précisément développé des outils puissants5. De fait, lacomplexité et la profusion des valeurs associées à la biodiversité sontaujourd’hui amplement documentées6 : à côté des bénéces directstirés d’une exploitation des ressources naturelles et des bénéces indi-rects prenant la forme de services écologiques, l’importance de valeursmoins tangibles, comme la valeur esthétique ou la valeur symbolique

[1] R. Dajoz, La Biodiversité , Paris, Ellipses, 2008.[2] C. Larrère, R. Larrère, Du bon usage de la nature , Paris, Aubier, 1997 ; A. Balmford,W. Bond, « Trends in the state of nature and their implications for human well-being »,Ecology Letters, 8, 11, 2005, 1218-1234 @ ; V. Maris, Philosophie de la biodiversité ,Paris, Buchet-Chastel, 2010.

[3] M. Sagoff, The Economy of Earth, 2d Ed., Cambridge, Cambridge University Press, 2008.[4] A. Kontoleon, U. Pascual, T. Swanson, Biodiversity Economics, Cambridge, Cambridge

University Press, 2007.[5] C. Perrings et al., « The economics of biodiversity and ecosystem services », in S. Naeem

et al. (eds.), Biodiversity, Ecosystem Functioning, and Human Wellbeing, Oxford, OxfordUniversity Press, 2009.

[6] J.M. Gowdy, « The value of biodiversity : markets, society and ecosystems », LandEconomics, 73, 1, 1997, 25-41 @.

[Chapitre 9]

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La biodiversité en question

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de la biodiversité, est fortement soulignée7. Certains auteurs insistentpar ailleurs sur la valeur de legs aux futures générations qu’elle

matérialise8 et sur la valeur de sa seule existence9. Certaines de cesvaleurs expliquent pourquoi la biodiversité est considérée comme unbien public, c’est-à-dire, par dénition, un bien non exclusif (il estimpossible d’empêcher un agent qui souhaiterait en bénécier de lefaire à sa guise) et non rival (les bénéces tirés par un agent quel -conque ne sont pas réduits par le fait que d’autres agents en bénécientégalement)10. La « valeur d’existence » fournit à cet égard l’exemple leplus illustratif : si une pratique de gestion efcace est mise en œuvrepour préserver une certaine part de biodiversité (une espèce menacéepar exemple), et si un agent tire bénécie de la seule existence de cettebiodiversité, nul ne peut l’en empêcher ; de même, aucune rivalité nepeut se jouer entre les différents agents qui lui accordent ou recon-naissent ainsi une valeur d’existence. D’autres formes de valeur de labiodiversité peuvent se prêter au même type de présentation et ainsisembler démontrer que la biodiversité est un bien public.

Quand ils s’appuient, comme c’est le cas au paragraphe précédent,sur une compréhension concrète, s’appuyant sur le sens commun, de cequ’est un bien public, ces arguments sont incontestablement convain-cants ; cet ancrage dans le sens commun leur confère même unegrande crédibilité auprès des différents acteurs de la politique et dela gestion de la biodiversité. Ils deviennent cependant beaucoup plusambigus dès que l’on quitte le domaine de la signication ordinairepour utiliser la notion de bien public dans sa signication économiquetechnique, en partie déterminée par le rôle joué par ce concept dansles raisonnements économiques et par la place qu’il occupe dans leréseau de concepts économiques au sein duquel il trouve sa place. En

effet, dans ce contexte, il apparaît que la gestion des biens publics faitinévitablement face à des problèmes d’incitations : en l’absence d’uneintervention ad hoc, les biens publics seraient condamnés à être sous-nancés, car il serait irrationnel de la part d’un agent de payer pour

[7] MEA, Millenium Ecosystem Assessment , Washington, World Resources Institute, 2005 @.[8] B.G. Norton, Sustainability , Chicago, The University of Chicago Press, 2005.[9] J.K. Turpie, « The existence value of biodiversity in South Africa », Ecological Economics,

46, 2003, 199-216 @.[10] R. Cornes, T. Sandler, The Theory of Externalities, Public Goods and Club Goods, Second

Edition, Cambridge, Cambridge University Press, 1996.

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Yves Meinard & Julien Mestrallet

La signification du statut de bien public de la biodiversité231

un bien dont il peut bénécier sans payer. Ce raisonnement purementa priori relève de l’évidence dans le cadre de ce que nous appellerons

ici, faute d’une meilleure dénomination, l’approche économique « stan-dard ». Mais du point de vue des sciences empiriques comme l’écologieou la biologie de la conservation, la structure non empirique de ceraisonnement pose inévitablement problème. Il serait cependant hâtifd’arrêter l’analyse en ce point et de rejeter d’un revers de main tousles raisonnements économiques consacrés aux biens publics. Il est aucontraire nécessaire d’analyser l’importance et les conséquences deces éléments du raisonnement économique qui apparaissent entreren contradiction avec la démarche scientique empirique des autressciences de la biodiversité.

Dans ce chapitre, nous montrerons que l’analyse de l’idée selonlaquelle la biodiversité serait un bien public permet de penser cettesituation épistémologique à nouveaux frais. Nous défendrons en effetque la complexité épistémologique et sémantique de la notion de biodi-versité est telle que, si la notion de bien public doit lui être appliquée,elle ne le peut qu’à la condition de subir une reconstruction qui luiassure l’ancrage empirique et pragmatique qui lui fait défaut dans la

théorie standard.Nous montrerons ainsi que l’approche standard doit beaucoup deson apparente force de conviction à une confusion entre sens ordinaireet sens technique. Nous défendrons alors l’idée que, si la science écono-mique veut résoudre ce problème tout en maintenant son applicabilitéà ses objets d’étude traditionnels, la clarication de cette confusionne doit pas prendre la forme d’un renfermement sur le sens tech-nique : tout au contraire, il convient d’assumer l’importance du sensordinaire. L’application de la notion de bien public à la biodiversité

nous servira d’exemple-clef pour étayer cette idée : nous montreronsqu’elle est rendue bien plus puissante et pertinente si on la libèrede ses attaches avec l’économie standard. Notre objectif n’est doncaucunement de rejeter l’approche économique dans son ensemble : ilest plutôt de clarier quelques malentendus épistémologiques qui enperturbent la compréhension et aiguillent ainsi les sciences et lespolitiques de gestion de l’environnement dans une mauvaise direc-tion. Plus généralement, notre raisonnement souligne l’importanced’opérer une mutation méthodologique visant à établir, en lieu et place

des approches actuelles fondées sur une division des tâches entre les

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La biodiversité en question

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différents acteurs et les différentes disciplines, un modèle fondé surdes pratiques de communication intensives et sur une implication

beaucoup plus décisive des scientiques dans la sphère publique. Danscette optique, bien que ce texte soit avant tout épistémologique, nousterminons en soulignant ses suites concrètes sur la base d’exemples.

1] Les faiblesses épistémologiquesde la théorie standard des biens publics

 An de traiter rigoureusement l’idée selon laquelle la biodiversitéserait un bien public, il est avant tout indispensable de préciser plusavant la portée et l’importance des faiblesses épistémologiques de la

théorie standard des biens publics, esquissées en introduction.La clef de voûte de cette théorie standard est l’idée que la gestion

des biens publics est marquée par l’existence d’une incitation géné-rale à faire défection, qui conne la société à un état sous-optimal denancement (et par conséquent de provision et de bénéce) des bienspublics. La formulation même de cette idée suppose une dénitionantécédente de l’optimalité, laquelle est invariablement fondée surl’utilité11. Les agents (individus) sont supposés caractérisés par desfonctions d’utilité, prenant en compte les quantités de divers biensconsommés, leurs prix unitaires et possiblement des mesures de laqualité environnementale ; les agents sont supposés agir comme s’ilsmaximisaient, sous contrainte budgétaire, leur fonction d’utilité12. Laparticipation au nancement d’un bien public ayant un coût, commeun individu quelconque ne peut jamais ni être exclu ni souffrir derivalité dans le bénéce qu’il tire du bien public, quoi que fassent lesautres, il maximise toujours sa fonction d’utilité en faisant défection.Selon les détails de la situation, il y a défection généralisée, ou équi-libre de Nash-Cournot13, par suite d’une non-révélation, par les dif-férents agents, de leur véritable propension à payer, laquelle est une

[11] D’autres métriques ont été explorées dans la littérature économique – métriques desopportunités (R. Sugden, « The metric of opportunity », Economics and Philosophy , 14,1998, 307-337 @), des « capabilités » (A. Sen, Rationality and Freedom, Cambridge,Harvard University Press, 2002) ou des capacités productives (S.-C. Kolm, Macrojustice ,Cambridge, Cambridge University Press, 2005), mais elles ne jouent aucun rôle dans laconstruction de la notion de bien public.

[12] R.W. Boadway, N. Bruce, Welfare Economics, Oxford, Basil Blackwell, 1984.[13] L’équilibre de Nash-Cournot est la solution du problème d’optimisation auquel feraient

face deux individus soucieux de maximiser leur utilité, sachant que chacun peut contribuer

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La signification du statut de bien public de la biodiversité233

mesure de l’utilité retirée par l’agent quand il bénécie du bien public.La maximisation par chaque agent de sa propre fonction d’utilité (dans

l’impossibilité dans laquelle il se trouve de contraindre l’action desautres) aboutit ainsi à un niveau d’utilité inférieur au maximum quiaurait pu être atteint grâce à un choix coordonné.

Cet argument purement a priori se heurte à deux difficultésmajeures. Premièrement, au niveau de sa puissance prédictive, laquestion se pose de savoir dans quelle mesure il peut rendre comptedu constat empirique que, dans de nombreuses sociétés, le problèmede sous-nancement des biens publics et des ressources communes,prédit par la théorie, n’est pas observé14. Deuxièmement, au niveaude sa portée théorique, il faut voir comment cet argument peut êtregénéralisé à des biens comme la biodiversité, dont les ramications etles implications sont si nombreuses, pluridimensionnelles, complexeset globales qu’il est douteux de postuler que les agents (et même leséconomistes étudiant leur comportement) peuvent calculer les coûtset bénéces liés aux différentes options qui s’offrent à eux dans deschoix mettant en jeu la biodiversité.

Certains travaux économiques parviennent à rendre compte dupremier point en explorant les détails des contextes empiriques deleurs cas d’études (par exemple, les mécanismes de sanction enchâssésdans les traditions locales), et en montrant comment ces spécicitésempiriques parviennent à contrebalancer les effets de la structured’incitations supposément universelle et a priori15. Ces études neremettent pas en cause la structure a priori du raisonnement. Enrendant compte, dans le cadre de la théorie, de constats empiriquesqui semblent aller à l’encontre des prédictions de celle-ci, loin de mon-trer que la théorie permet d’identier une régularité universelle des

comportements humains, elles illustrent bien plutôt que la théorie

au financement d’un bien public dont les deux bénéficient et/ou acquérir un bien privé,et sachant que chacun observer le comportement de l’autre.

[14] E. Ostrom, R. Gardner, J. Walker, Rules, Games and Common Pool Resources, The AnnHarbor, University of Michigan Press, 1994 ; C. Cavalcanti, F. Schläpfer, B. Schmid,« Public participation and willingness to cooperate in common-pool resource manage-ment : A filed experiment with fishing communities in Brazil », Ecological Economics, 69,3, 2010, 612-622 @.

[15] H.L. Carmichael, « Self-enforcing contracts, shrinking, and life-cycle incentives », Journalof Economic Perspectives, 3, 4, 1989, 65-83 @ ; E. Ostrom, Governing the Commons,Cambridge, Cambridge university Press, 1990.

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La biodiversité en question

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n’est pas réfutable – et il n’est nul besoin d’être un poppérien convaincupour admettre que cela jette un doute sur sa portée scientique16. Quoi

qu’il en soit, cette stratégie n’apporte aucun élément de solution pourdépasser le second obstacle, dont la littérature économique semble nepas avoir pris la mesure. Nulle part n’est véritablement problématiséela possibilité d’effectuer la généralisation qui permettrait de passerde quelques exemples concrets étudiés empiriquement (tel systèmede distribution dans telle société, etc.) à des questions beaucoup plusabstraites comme celle du rapport à la biodiversité dans son entier ;comme si aucun problème ne pouvait se jouer dans ce passage duconcret à l’abstrait17.

L’articulation théorique qui laisse penser que l’économie standardpeut se permettre de court-circuiter l’analyse de ces deux problèmesest son modèle formel du comportement des agents, puisque c’est dece modèle que découle formellement et a priori l’idée selon laquelleles dilemmes de biens publics caractérisent inévitablement tous lessystèmes socio-économiques. Une méthodologie véritablement empi-rique envisagerait de remettre en cause ce modèle, ou du moins d’ana-lyser ses conditions d’applicabilité. Dans la littérature économique,

la nécessité d’une telle analyse est rejetée parce que les axiomes debase qui permettent de construire le modèle (axiomes de transitivité,de complétude et de contexte-indépendance des préférences18) sontconsidérés comme étant minimaux19. Cette idée est en fait profon-dément ambiguë. Elle pourrait signier soit qu’il est très simple deconstater empiriquement que les propriétés exprimées par les axiomessont invariablement vériées ; soit qu’il est possible de postuler cesaxiomes sans que cela n’ait de conséquences problématiques pour lereste de la théorie, même s’il s’avère que les propriétés correspon-

[16] K.R. Popper, The Logic of Scientific Discovery , 2d Ed., New York, Routledge, 2002.[17] Y. Meinard, L’Expérience de la biodiversité , Paris, Hermann, 2011 ; Y. Meinard, P. Grill,

« The economic valuation of biodiversity as an abstract good », Ecological Economics,70, 2011, 1707-1714 @.

[18] L’axiome de transitivité stipule que si un individu i  préfère x  à y  et y  à z , alors il préfèrex  à z . L’axiome de complétude stipule qu’il n’existe pas de couple (x ,y ) d’options pourlesquelles i  ne préfère pas x  à y , ne préfère pas y  à x  et n’est pas indifférent entre x  et y .L’axiome de contexte-indépendance stipule que, si i  préfère x  à y  dans les circonstancesC , alors il préfère x  à y  en toute circonstance.

[19] D.M. Hausman, M.S. McPherson, « Preference satisfaction and welfare economics »,Economics and Philosophy , 25, 2009, 1-25 @.

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dantes sont empiriquement fausses. La théorie des préférences révé-lées de Paul Samuelson20 était originellement fondée sur la première

interprétation, mais nombre de réfutations empiriques ont rapidementmontré sa fragilité21. La théorie moderne du choix du consommateurest née de la mutation épistémologique venue répondre à ce constat,par laquelle les axiomes de la théorie du choix en sont venus à endos-ser le statut de postulats théoriques intouchables22. Évidemment, lesimple fait que les axiomes d’une théorie ne soient pas invariablementet de manière indiscutable corroborés par la réalité empirique ne suf -t pas à condamner cette théorie. En effet, il est toujours possible deprétendre que les modèles de la théorie des choix capturent certainescaractéristiques de la rationalité telle qu’elle n’est qu’imparfaitementréalisée dans la réalité empirique : elle ne serait pas assez parfaite-ment réalisée pour que les axiomes soient invariablement vériésmais, dans son application à de vastes ensembles de comportementsélémentaires, elle le serait sufsamment pour produire des expli-cations intéressantes et des prédictions raisonnablement précises.Cette manipulation épistémologique ne doit cependant pas empêcherde poser la question de savoir dans quelles situations et dans quelle

mesure le fait de postuler ces axiomes peut se révéler problématique.Sans entrer dans les détails plus qu’il n’est nécessaire, il faut certai-nement reconnaître23 que, quand les choix étudiés se font entre desoptions simples, homogènes et habituelles pour les agents étudiés, ilpeut être légitime de postuler les propriétés de la théorie des choix,ce qui permet alors de représenter au moyen de fonctions d’utilité lespréordres de préférences satisfaits par ces choix24. En revanche, dèslors que les situations se complexient, en particulier du fait de l’exis-

[20] P.A. Samuelson, « Consumption Theory in Terms of Revealed Preference », Economica, 15,1948 @. L’idée fondatrice de cette théorie est que les préférences peuvent être définiescomme étant ni plus ni moins que des redescriptions des choix : si un individu i  ayant lechoix entre A et B choisit A, cela signifie qu’il préfère A à B, et l’idée selon laquelle ilpréfère A à B ne contient rien d’autre que cette représentation de ce choix.

[21] P. Mongin, « Les préférences révélées et la formation de la théorie du consommateur »,Revue économique , 51, 5, 2000, 1125-1152 @.

[22] P. Mongin, « L’axiomatisation et les théories économiques », Revue économique , 54,2003, 99-138 @.

[23] Entre autres avec Sagoff, op. cit., 2008.[24] A. Sen, « Choice functions and revealed preferences », The Review of Economic Studies, 

38, 1971, 307-317 @.

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tence d’interactions entre agents, comme Amartya Sen l’a montré dansdes situations même aussi simples qu’un dilemme du prisonnier25, il

apparaît que les préférences sont largement sous-déterminées par leschoix : différents ensembles de préférences associés à différentes règlesde comportement peuvent conduire à des ensembles de comportementsimpossibles à différencier sur la seule base de l’observation. Alors quela théorie des préférences révélées traite des préférences comme d’unsimple reet des choix réels (dans cette approche, les fonctions d’utilitésont des outils pour décrire ex post la réalité empirique), la théoriedes biens publics (au même titre que toute théorie fondée sur l’utilitéet prétendant cependant étudier des situations plus complexes que

les cas les plus triviaux auxquels la théorie des préférences révéléesest condamnée à rester connée) est donc obligée de postuler que lesaxiomes de la théorie des choix capturent des propriétés essentiellesde tout choix (dans cette approche, les fonctions d’utilité font doncpartie de la dénition a priori de l’essence de la rationalité). Dans lapremière littérature, préférences et utilité sont des concepts empi-riques identiables sur la base d’une observation, appuyée sur le senscommun, du comportement des agents réels. Dans la seconde, ce sontdes constructions théoriques dont il est impossible d’établir si elles

correspondent à des éléments identiables sur la base de la perceptionordinaire ou du sens commun. La théorie standard des biens publicsne peut donc pas s’appuyer sur ses liens supposés avec la théorie despréférences révélées pour éviter de confronter le tribunal de la réalitéempirique. Il lui faut assumer qu’elle pose un modèle de l’essence ducomportement dont découlent toutes ses conclusions. Mais dès lorsqu’elle l’assume, elle ne peut plus que constater l’impuissance danslaquelle elle se trouve à surmonter les deux obstacles identiés plushaut.

[25] A. Sen, « Behavior and the concept of preference », Economica, 40, 1973, 241-259 @.  Le dilemme du prisonnier est un classique de la théorie des jeux. Deux prisonniers, com-

plices d’un crime, sont arrêtés par la police, qui n’a cependant pas assez de preuvespour les incriminer. Les deux prisonniers sont isolés l’un de l’autre et il leur est signifié que :1) si l’un des deux dénonce l’autre, le dénonciateur sera libéré et le dénoncé écoperade la peine maximale ; 2) si les deux se dénoncent, ils bénéficieront d’un allègement depeine ; 3) si aucun ne dénonce l’autre, l’absence de preuves contraindra la police à selimiter à une peine minimale. Bien que les deux prisonniers aient intérêt à se coordonnerpour refuser de se dénoncer mutuellement, comme chacun ignore le comportement del’autre, la stratégie dominante consiste pour tous les deux à dénoncer l’autre.

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2] Vers une théorie alternative des biens publics :le cas paradigmatique de la biodiversité

La relative cécité de la théorie standard des biens publics vis-à-visde la réalité empirique est d’autant plus déroutante que la pertinenceempirique de cette notion semble évidente au niveau du sens commun.Cette idée suggère que, au lieu de considérer la dénition de la notionde bien public proposée par la théorie standard comme une dénitionindiscutable, il convient plutôt de considérer cette dénition standardcomme le résultat d’une analyse défectueuse d’une notion plus fonda-mentalement enracinée dans le sens commun. Si nous voulons dépas-ser les défauts épistémologiques de la théorie standard, il convientdonc d’analyser à nouveaux frais des exemples paradigmatiques debiens publics (identiés comme tels sur la base du sens commun) defaçon à avancer, à titre d’hypothèse issue de cette analyse, une théorieplus satisfaisante des biens publics. Le cas de la biodiversité s’avère àcet égard particulièrement intéressant, au point de justier à lui seulune refonte de la notion de bien public.

En effet, que faut-il comprendre quand on parle de la biodiversitécomme d’un bien public ? Une méthode simple pour répondre à cette

question semble être : premièrement, identions les objets auxquels leterme « biodiversité » sert à faire référence ; deuxièmement, spécionsquelles sont les propriétés possédées par ces objets qui expliquentque nous en parlions comme d’un bien public. Mais cette méthode estcondamnée par le fait que même sa première étape, apparemment laplus simple, s’avère irréalisable. En effet, la vaste littérature consa-crée à une clarication de la notion de biodiversité est extrêmementdécevante.

La biodiversité est classiquement dénie comme la diversité du

vivant (appréhendée à toutes les échelles et selon des dimensions phy-logénétiques, phénétiques et fonctionnelles26). Cette dénition clas-sique semble simple et claire car elle s’appuie sur la notion de diver-sité, qui semble elle aussi simple et claire. Il a pourtant été démontrédans la littérature économique axiomatique que la notion de diversité

[26] Le long de la dimension phylogénétique sont représentées les parentés évolutives, lelong de la dimension phénétique sont représentées les similitudes et ressemblances (mor-phologiques, anatomiques, comportementales, etc.) entre organismes, et le long de ladimension fonctionnelle sont représentées les similitudes dans les rôles que jouent lesdifférents organismes et taxons dans le fonctionnement des écosystèmes.

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est profondément ambiguë. Il apparaît en effet que le terme « diver-sité » ne désigne par une propriété unique : il désigne plutôt différents

ensembles de propriétés, qui sont extrêmement variables selon lesutilisateurs et les contextes d’utilisation27. Toute dénition de la notionde biodiversité qui s’appuie sur la notion générale de diversité est doncau mieux excessivement vague, au pire profondément trompeuse.

Les tentatives de dénition plus concrètes de la biodiversité à partird’identications putatives de la référence du terme ne sont pas plusconcluantes, elles nissent toutes par dénir, non pas la notion debiodiversité en général, mais des succédanés (surrogates), c’est-à-diredes concepts ou mesures qui capturent imparfaitement les aspectsde la biodiversité pertinents pour les études qui les utilisent spéci-quement28. On apprend par exemple que la richesse spécique capturela biodiversité imparfaitement, mais de manière sufsante pour esti-mer son érosion dans certains contextes : cette idée est importante,mais elle ne dénit en rien la biodiversité.

L’incapacité de la littérature actuelle à fournir une dénition satis-faisante de la notion de biodiversité implique-t-elle que tous les dis-cours traitant de la biodiversité, et en particulier ceux qui en traitent

comme d’un bien public, sont dénués de sens ? Il n’en est rien car cetteconclusion, ainsi que la méthode dont elle dérive, participent d’uneapproche simpliste de la signication, fondée sur ce que la littératurephilosophique appelle un postulat sémantique29. Dans cette approchesimpliste, le seul rôle que peuvent jouer les termes et les expres -sions de notre langage est de faire référence à une réalité objectiveindépendante, faite d’entités pouvant faire l’objet de descriptions uni-voques. La philosophie du langage, aussi bien dans sa branche ana-lytique que dans sa branche herméneutique30, a montré les faiblesses

[27] S. Aulong, K. Erdlenbruch, C. Figuières, « Un tour d’horizon des critères d’évaluation dela diversité biologique », Économie publique , 16, 2005, 3-46 @ ; N. Gravel, « What isdiversity ? », in T.A. Boylan, R. Gekker (eds.), Economics, Rational Choice and NormativePhilosophy , New York, Routledge, 2008 ; Meinard, op. cit., 2008.

[28] S. Sarkar, « Defining “biodiversity”, assessing biodiversity », The Monist , 85, 2002,131-155 @ ; J. Maclaurin, K. Sterelny, What is Biodiversity ? , Chicago, The University ofChicago Press, 2008.

[29] E. Tughendhat, Vorlesungen zur Einführung in die sprachanalytische Philosophie , Frankfurtam Main, Suhrkamp, 1976 ; Meinard, op. cit., 2008.

[30] D’une part, J.R. Searle, The Construction of Social Reality , New York, The Free Press,1995 ; S. Soames, Beyond Rigidity , Oxford, Oxford University Press, 2002. D’autre part,

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La signification du statut de bien public de la biodiversité239

dirimantes de cette approche : quelles que soient les références destermes « biodiversité » et « bien public » (si elles existent seulement),

ces références putatives n’épuisent pas la contribution de ces termesà la signication de propositions comme « la biodiversité est un bienpublic ». L’énonciation de cette proposition véhicule de nombreusesinformations et connotations qui vont bien au-delà de l’insaisissableréférence des termes, et qu’il est indispensable de parvenir à captu-rer pour véritablement comprendre l’acte de langage énonçant que labiodiversité est un bien public.

Le travail analytique nécessaire pour comprendre la notion de bienpublic, et pour percevoir la pertinence de son application à la biodi-versité, est par conséquent fondé sur un ensemble d’interprétationsprovisoires de nos pratiques langagières. Il ne peut être question nide vérication empirique ni de démonstration mathématique en lamatière : la seule manière de traiter rigoureusement ces questionsimplique d’admettre que toute réponse est condamnée à être provi-soire, interprétative et ouverte à la critique. C’est pourquoi la théorieque nous avançons ici ne se prétend pas au-dessus de toute contes-tation : tout l’intérêt de la soumettre est au contraire de susciter le

débat sur son bien-fondé.Concrètement, l’exigence d’un dépassement du postulat sémantiquesuggère que, quand nous disons que la biodiversité est un bien public,notre propos ne traite en fait pas de la putative réalité objective de labiodiversité ou de ses caractéristiques (la question de la référence destermes est en ce sens secondaire) : nous parlons plutôt en premier lieude la manière dont nous devons nous comporter dans notre rapportà notre environnement naturel. Indépendamment de toute spécica-tion de référence, quand nous évoquons des questions relatives à la

biodiversité, il est question de bénéces dont nous jouissons tous demultiples manières – en un sens de « bénécier » sufsamment largepour qu’il puisse englober, entre autres, l’idée de valeur d’existence.Sans qu’il soit besoin pour cela de spécier une référence objective,nous formulons en termes de « biodiversité » les questions relatives ànotre rapport à l’environnement qui se distinguent par l’importanceet la dimension globale de leurs implications, et nous insistons par

P. Ricœur, Du texte à l’action, Paris, Seuil, 1986 ; P. Ricœur, Soi-même comme un autre ,Paris, Seuil, 1990 ; H.-G. Gadamer, Vérité et méthode , Paris, Seuil, 1996.

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là sur l’idée d’une responsabilité de tout un chacun. La notion debien public, comprise au niveau du sens commun, peut véhiculer de

manière satisfaisante ces idées, et c’est simplement pour cela qu’ilsemble opportun de dire que « la biodiversité est un bien public ».

Dans cette approche, il apparaît donc que les discours qui traitentde la biodiversité comme d’un bien public sont avant tout des outilslinguistiques utilisés an de promouvoir une certaine manière, émi-nemment chargée de valeurs, de concevoir globalement les relationsentre nos sociétés et leur environnement naturel. Une telle conclusionne laissera pas d’offusquer les rares scientiques encore enfermésdans le fantasme d’une science axiologiquement neutre, déconnectéede toute implication sociétale et bénéciant d’un accès indubitable,pur de toute dimension interprétative, à la vérité de propositions cen-sément purement factuelles. Mais notre objet n’est pas de revenirsur ce dogmatisme archaïque, qui a été sufsamment dénoncé31 : ilest de proposer une interprétation la plus rigoureuse possible de nospratiques langagières liées à la biodiversité.

Nous voyons ici grâce à l’exemple-clef de la biodiversité que cettedynamique interprétative permet de repenser en profondeur la signi-

cation et le statut des théories économiques. La théorie standardvoudrait se présenter comme une théorie formelle, universelle et axio-logiquement neutre, rendant compte des propriétés émergentes descaractéristiques objectives de certains types de biens. Les prescriptions(de gestion ou de conservation) qu’elle permet de formuler étant alorsconçues comme des implications accessoires qui peuvent être dérivéesde la théorie objective quand des prémisses morales lui sont surajou-tées. Il convient de rejeter cet objectivisme et cette prétendue neutralitéaxiologique en réinterprétant les discours économiques au regard de

leur détermination pragmatique et de leurs effets performatifs. Dansnotre approche, la formulation objectiviste et prétendument neutren’est pas le fondement épistémologique du discours économique : c’estau contraire le produit dérivé d’un processus d’abstraction qui trouveson fondement dans des positions chargées de valeurs, pénétrées d’unimpératif d’action et ancrées dans le sens commun par cette exigenced’avoir un effet sur le comportement des agents.

[31] H. Putnam, The Collapse of the Fact/Value Dichotomy and other essays, Cambridge,Harvard University Press, 2002.

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Cette approche suggère donc de réinterpréter l’idée que la bio-diversité est un bien public en soumettant la dénition alternative

provisoire suivante : un bien public est une notion abstraite utiliséepour modeler les débats de façon à promouvoir une certaine pratiquecollective globale, moralement chargée.

Cette dénition alternative est-elle solide et crédible ? Sa premièreforce majeure est qu’elle peut rendre compte de nombre d’utilisationsclassiques de la notion de bien public. Outre la biodiversité, d’autresnotions qui renvoient ordinairement à des biens publics, par exemple laculture, peuvent répondre à cette dénition (la culture est une notionabstraite utilisée pour dénir une pratique globale qui consiste à

œuvrer collectivement à la formation d’une identité, à la transmissionde valeurs et à la reconnaissance d’une dette vis-à-vis de nos ancêtres,etc.). Mais d’un autre côté, il est tentant de dire qu’à soutenir que lesbiens publics sont des notions plutôt que des choses, cette dénitionperd de vue la réalité socio-économique concrète. Selon cette critiqueque nous devançons, quelle que soit la signication des notions qu’ilsutilisent et des pratiques qu’ils dénissent grâce à elles, les agentsnissent toujours par se trouver dans des situations dans lesquelles illeur faut choisir entre payer et ne pas payer, et alors ils se retrouvent

pris dans un dilemme de bien public. L’anthropologie philosophiquede la motivation montre combien est trompeuse la logique de cetargument : l’idée selon laquelle les bénéces supposément tangibles,sur lesquels la théorie standard postule que les agents se focalisentimmanquablement, seraient les éléments premiers de la déterminationconcrète des comportements est issue d’une utilisation inconséquentedes notions-clefs de la description du comportement : volonté, motiva-tion, raison, valeurs32.

Une seconde force majeure de cette approche est qu’elle s’appuie surun contenu empirique. Une pratique collective globale est une entitéempirique, et une notion utilisée par des agents réels pour dénir etpenser leurs pratiques est tout aussi empirique. Il peut certes s’avé-rer difcile de les dénir précisément à des ns pratiques dans lecadre d’études sur le terrain, et ils peuvent donner lieu à de difcilesproblèmes de mesure. Il n’empêche que les pratiques globales et les

[32] C. Taylor, Sources of the Self , Cambridge, Harvard University Press, 1989 ; T.M.Scanlon, What We Owe to Each Other , Cambridge, Harvard University Press, 1998 ;P. Ricœur, Philosophie de la volonté. 1. Le volontaire et l’involontaire , Paris, Seuil, 2009.

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notions correspondantes peuvent être ramenées à des ensembles defaits empiriques, fût-ce par le biais d’entités théoriques. La simple

présence d’entités théoriques ne peut pas à elle seule menacer le sta-tut empirique de la théorie. Comme l’exemplie l’idée standard selonlaquelle le prol d’incitations de la situation des agents concentre à luiseul l’explication de leur comportement, c’est la possibilité de déclinerl’articulation entre les entités théoriques formellement et indépen-damment du rapport à la réalité, qui menace le statut empiriquede la théorie. En s’appuyant sur ce cadre formel, l’approche stan-dard pose implicitement que les variations dans la manière dont lesagents conceptualisent les problèmes qui les occupent et les options qui

s’offrent à eux n’ont aucune conséquence sur leur comportement. Laphilosophie de l’action d’inspiration herméneutique33 montre pourtantl’importance et les conséquences des processus cognitifs d’abstractionqui interviennent dans la détermination du comportement34 : quanddes agents conçoivent leur action comme une participation à une pra-tique globale plutôt que comme une action isolée, cette conceptualisa-tion implique de faire abstraction de certains éléments et déterminantsqui auraient, en d’autres circonstances, pu constituer le cœur de leurspréoccupations, ce qui peut induire des différences dans leur compor-tement effectif. Contrairement à ce que prétend la théorie standard, ilest donc faux de postuler que l’ensemble des paramètres déterminantla rationalité d’une action est unique et prédéterminé35.

3] Esquisses d’implications pratiquesSi le raisonnement développé ici est valide, cela signie que les

biens publics ne sont pas des biens objectifs, identiables a priori et possédant une série de caractéristiques préétablies générant des

incitations problématiques. Les biens publics sont plutôt le reet depratiques socio-économiques. Ils émergent d’une tâche pratique quiconsiste à œuvrer à la création des conditions de possibilité pour lesagents de conceptualiser leurs actions comme ayant la nouvelle signi-cation d’une participation à une pratique collective globale. Il convientd’insister sur deux caractéristiques constitutives d’une telle tâche.

[33] Ricœur, op. cit., 2009 ; J. Habermas, Theorie des kommunikativen Handelns, Frankfurtam Main, Suhrkamp, 1981.

[34] Meinard & Grill, op. cit., 2011.[35] C. Bicchieri, The Grammar of Society , Cambridge, Cambridge University Press, 2006.

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La première est qu’il s’agit avant tout d’une tâche argumentativeet éducative qui consiste à indiquer ou suggérer aux agents l’inté-

rêt et l’importance de faire abstraction de certaines de leurs motiva-tions immédiates, de façon à adopter une perspective plus large etplus critique sur leurs propres actions. Mais suggérer ne signie pascontraindre, et la seconde caractéristique de cette tâche est qu’elle n’ade sens que si elle garantit la possibilité, pour les agents concernés,de décider par eux-mêmes s’ils souhaitent participer : s’ils ne le sou-haitent pas, il ne peut être question de « structurer les incitations »de façon à les forcer à le faire. En effet, si la connaissance précise desmécanismes écologiques et économiques impliqués est certes perti-nente pour prendre de bonnes décisions en matière environnementale,comme le montre avec insistance la philosophie politique contempo-raine, l’expertise ne peut sufre à établir l’autorité ou la légitimité36.Dans la dénition des biens publics que nous avançons, il est questionde promouvoir une certaine pratique, non de l’imposer, ce qui permetd’échapper au sophisme qui ferait des scientiques les dépositairesde l’éthique.

Cette tâche éducative a pour corollaire l’exigence d’œuvrer à la

réalisation des conditions de possibilité pratiques, effectives, de choixinformés. Obnubilée qu’elle est par son modèle formel de l’action et desopportunités, la littérature standard est remarquablement oublieuse dece point. L’étude détaillée de cette question n’a évidemment pas sa placedans un texte épistémologique, en particulier parce qu’il serait futilede prétendre y répondre sans avoir récolté les données empiriquesidoines. Cependant, quelques exemples pratiques permettent déjà desouligner que certaines institutions peuvent être amenées à jouer unrôle crucial sur ce front, mais à certaines conditions seulement.

Un exemple intéressant dans le système légal français est celui des« réserves naturelles volontaires » (RNV, loi n° 2002-276 du 27 février2002, devenues réserves naturelles régionales selon l’article L332-1du Code de l’environnement du 12 octobre 2002), qui offrent la pos-sibilité aux propriétaires privés de créer ofciellement des réservesnaturelles sur leurs terres. Ce dispositif reconnaît implicitement lapossibilité pour ces agents de concevoir la gestion de leurs terrainscomme une participation à la tâche collective globale de protection de

[36] D. Estlund, L’Autorité de la démocratie , Paris, Hermann, 2011.

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la biodiversité, et par là de décider de les développer d’une manièrequ’ils auraient pu juger irrationnelle dans un autre contexte.

Un autre exemple, celui du programme Natura 200037 tel qu’il estmis en place en France, illustre cependant que la création d’une tellepossibilité d’action volontaire en faveur de la biodiversité est stric-tement conditionnée par certaines caractéristiques institutionnelles.En effet, l’insistance des textes ofciels sur l’intervention des diversesparties prenantes dans le processus Natura 2000 (par exemple articleL414-2 du Code de l’environnement), ainsi que la présentation initialed’une part du processus en termes de « contrats » (« contrats Natura2000 », article L414-3) pourrait laisser penser qu’une grande place yest laissée à l’action volontaire des propriétaires privées. En fait, de ladélimitation originelle des sites Natura 2000, opérée sans consultationde leurs propriétaires38, jusqu’au renforcement récent des obligationsd’études d’impact pour tout projet sur un site Natura 2000 (décretn° 2010-365, 9 avril 2010), l’organisation concrète du dispositif va, toutau contraire, à l’encontre de la création des conditions de possibilitéd’une participation volontaire à une pratique collective.

Un autre exemple instructif est celui des pêcheries39. La théorie

standard prétend qu’en l’absence d’incitations expressément mises enplace, les pêcheurs n’organiseront jamais volontairement leur acti-vité de manière soutenable et les consommateurs ne se restreindront

 jamais de consommer des produits de la pêche bon marché, issus depratiques non soutenables. Ce raisonnement formel n’a aucune portéescientique s’il ne s’appuie pas sur l’analyse empirique des possibilitésqui s’offrent réellement au choix des agents. Aucune conclusion ne peuten être tirée en l’absence d’une analyse de la situation socio-écono-

[37] Natura 2000 est un réseau de sites naturels et semi-naturels de l’Union européenne, misen place en application de la directive 92/43/CEE, dite Directive Habitats. Elle imposeaux États membres d’identifier sur leur territoire des sites naturels ou semi-naturels présentantune importance patrimoniale, écologique, faunistique ou floristique remarquable, et àpartir de là d’organiser une politique de préservation et de valorisation de la biodiversité,intégrée aux activités économiques, sociales et culturelles locales.

[38] P. Alphandéry, A. Fortier, « Can a Territorial Policy be Based on Science Alone ? TheSystem for Creating the Natura 2000 Network in France », Sociologia Ruralis, 41, 3,2001, 311-328 @.

[39] C. Perrings, « Biodiversity conservation in sea beyond national jurisdiction : the econo-mic problem », in K.N. Ninan (ed.), Conserving and Valuing Ecosystem Services andBiodiversity , London, Earthscans, 2009.

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Yves Meinard & Julien Mestrallet

La signification du statut de bien public de la biodiversité245

mique des pêcheurs, laquelle détermine s’il est effectivement possiblepour eux d’éviter de s’engager dans une compétition non soutenable. De

même, en l’absence d’une étude empirique des modalités de diffusiondes connaissances écologiques auprès des consommateurs, établissants’il est possible pour eux de donner une signication réexive et infor-mée à leurs comportements de consommation, le raisonnement formelne peut motiver aucun conseil de gestion.

 Appliquée à des exemples concrets de ce type, notre approche four-nit donc une grille de lecture qui souligne que, contrairement à ce quesuppose une approche formelle des opportunités, la possibilité d’uneaction à proprement parler volontaire est conditionnée par la pré-sence d’institutions dont l’inuence doit être précisée par des étudesempiriques.

4] Conclusions

Dans le contexte actuel de crise de la biodiversité, la notion debien public est incontestablement pertinente mais, dans sa dénitionstandard, elle est gorgée de présuppositions douteuses qui risquent degénérer plus de problèmes qu’elles n’en résolvent. Nous avons défendu

ici l’idée que cette prétendue dénition est en fait une analyse dou-teuse d’un concept fondamentalement enraciné dans le sens commun,et nous avons avancé une analyse alternative plus fermement ancréedans une prise en compte de la réalité empirique et fondée sur desbases épistémologiques plus solides. Cela ne signie pas que toutesles analyses économiques des biens publics sont inutiles, simplementque la pertinence générale de la dénition standard ne peut pas êtreconsidérée comme acquise, et que dans le cas de certains biens, commela biodiversité, elle est inadéquate.

Une implication majeure de ce raisonnement est que, s’il est certesimportant que biologistes et économistes articulent leurs travaux surles questions de biodiversité, leurs interactions telles qu’elles s’orga-nisent actuellement sont profondément inadéquates. En maintenantque les biens publics ont une réalité objective, que leurs caractéris-tiques sont intrinsèquement problématiques et que le but des gestion-naires doit être de structurer les incitations de façon à contraindre lesagents à se conformer à ce qui a été identié, sur les bases censémentobjectives de la théorie standard, comme étant l’optimum social, cette

stratégie risque en effet d’être antiscientique, moralement illégitime

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La biodiversité en question

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et inefcace. Antiscientique, car à accorder une importance démesu-rée aux raisonnements formels a priori, elle tend à oblitérer la réalité

empirique. Moralement illégitime, car elle tend à accorder un pouvoirdémesuré aux experts censément capables d’identier l’optimum social.Inefcace enn, car, en intercalant un nombre toujours plus grand decalculs et de modèles entre les actions concrètes des agents et leursconséquences, elle tend à occulter leur capacité à s’engager dans despratiques auxquelles ils reconnaissant une signication globale. Unestratégie bien meilleure serait, pour les sciences de l’environnement,de développer une communication et des interactions plus extensivesavec la société au sens large et avec les autres disciplines (au-delà de

la seule économie standard), de façon à accompagner les échangesd’informations d’une analyse critique et réexive de la signicationet de la portée des résultats des différents travaux, et de façon àœuvrer à la création des conditions permettant réellement aux agentsde s’engager dans des pratiques volontaires collectives40.

[40] Remerciements. Ce travail a été financé par la Fondation pour la recherche sur la biodi-versité. Nous remercions J.-S. Gharbi et F. Frascaroli pour leurs commentaires, B. Schmidet son équipe pour leur aide dans la réalisation de ce projet, et surtout C. Debru et P. Grillpour leur soutien.

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 Versatile biodiversité

Elena CASETTA & Julien DELORD

 Àl’issue de ce recueil de réexions sur la biodiversité, une prise

de distance s’impose pour comprendre en quoi nous avons pro-gressé dans notre interrogation sur ce qu’est cette si versatile

biodiversité. S’agit-il d’un respectable objet d’enquête scientique, dontla nature et les lois de fonctionnement peuvent être étudiées malgréles difcultés inhérentes à sa dénition et délimitation, ou s’agit-ilplutôt d’un concept qui s’est construit dans nos esprits, auquel rien necorrespond hors de notre langage ? Cette dernière option semble par-ticulièrement troublante lorsqu’on prend conscience de la popularitédu terme « biodiversité » : du côté des publications scientiques, Julia

Koricheva et Helena Siipi1 ont calculé que les publications faisantapparaître ce sujet ont connu une croissance exponentielle au coursdes années 1990 et qu’elles dépassent actuellement les trois mille paran. Du côté des actions politiques et des organisations non gouverne-mentales, depuis le National Forum on BioDiversity de 1986, on a vuéclore des myriades de nouvelles politiques régionales, nationales etglobales visant à la conservation et l’amélioration de la biodiversité.Pensons, pour les plus emblématiques, à la Convention sur la diversitébiologique (1992), au Protocole de Carthagène sur la prévention des

risques biotechnologiques (2000), à la Plateforme intergouvernemen-tale sur la biodiversité et les services écosystémiques (2012). Enn,il suft d’interroger les moteurs de recherche pour se rendre comptede la diffusion du mot : sept millions de résultats environ pour « bio-diversité », trente-six millions pour «biodiversity » sur Google. Peut-onimaginer que ce succès repose sur une simple illusion collective, surla fétichisation d’un terme dénué de référence ?

[1] J. Koricheva & H. Siipi, « The Phenomenon of Biodiversity », in M. Oksanen & J. Pietarinen,Philosophy and Biodiversity , Cambridge, Cambridge University Press, 2004.

[Conclusion]

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La biodiversité en question

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Sans doute pas. Mais alors, à quoi faisons-nous référence lorsquenous parlons de biodiversité ? Selon David Takacs, « chacun de nous

peut trouver en cette notion ce que nous chérissons. […] Dans la bio-diversité chacun de nous trouve un miroir pour nos images naturellesles plus précieuses2 ». Au lieu d’une référence unique, il est clair que labiodiversité renvoie à des idées et des idéaux pluriels. Une des raisons

 – peut-être la principale – du succès de la notion repose donc sur sonambiguïté, ou, pour reprendre le titre de notre ouvrage, sur sa versa-tilité. Or cette versatilité peut se révéler une arme à double tranchantlorsqu’elle devient indétermination. Dans ce cas, la même notion estutilisée avec des signications différentes, voire pire, avec des signi-

cations incompatibles entre elles, source majeure de perplexité àl’origine du présent ouvrage. Ainsi, Don C. DeLong, dans une revuede la littérature de 1976 à 1996, énumère pas moins de quatre-vingt-cinq dénitions, qui diffèrent selon les disciplines concernées, selonles types d’expertise mobilisés et également selon leurs degrés d’inclu-sion3. Par exemple, le grand public tend à identier la biodiversité avecles taxons charismatiques que sont les pandas géants, les ours blancs,etc. –, tandis que les écologistes se focalisent sur les écosystèmes, lesmicrobiologistes sur la microbiodiversité, et ainsi de suite. Il existedes dénitions qui identient la biodiversité avec le ux temporel dela vie sur Terre, d’autres qui l’identient avec l’état d’une région spé-cique à un moment donné. Encore, certaines dénitions incluent labiodiversité d’origine anthropique – espèces exotiques, cultures géné-tiquement modiées ou même nature ordinaire –, d’autres l’excluent,identiant la biodiversité avec la wilderness, la nature sauvage spon-tanée. Comme l’a fait remarquer Christian Lévêque (chapitre 8), onpeut ainsi façonner à sa guise la notion de biodiversité en fonctiondes préférences sociétales du moment, et cela en dépit de la rigueurscientique. Patrick Blandin (chapitre 1), quant à lui, nous a permisd’entrevoir les raisons historiques de cette prolifération dénitionnelle.En effet, la formalisation scientique de la notion de diversité, spéci-quement en écologie, n’a pas été sans de nombreux conits d’inter-prétation depuis les années 1940, notamment une conception générale

[2] D. Takacs, The Idea of Biodiversity. Philosophies of Life , Baltimore, John Hopkins UniversityPress, 1996, p. 81.

[3] Don C. DeLong, « Defining Biodiversity », Wildlife Society Bulletin, 24, 4, 1996, p. 738-749 @.

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Elena Casetta & Julien Delord

Conclusion : Versatile biodiversité249

issue d’un observateur extérieur et une conception interne qui partdu point de vue d’un membre de la communauté. Frédéric Gosselin

(chapitre 4), outre les métriques les plus courantes de la biodiversité,éclaire davantage les raisons disciplinaires pour lesquelles autant denotions et de mesures de la biodiversité coexistent.

Transversalement aux différences qu’on vient de lister, on peut enoutre distinguer deux types de dénitions. D’un côté il y a des dé -nitions très amples et générales, qui identient, en dernière analyse,la biodiversité avec la variété de la vie, et de l’autre, une multitudede dénitions très précises et limitées. L’imprécision des premières,nous « permettant de trouver en cette notion ce que nous chérissons »,comme on l’a souligné, est sans conteste à l’origine de la popularitéde la notion. Julien Delord (chapitre 3) a argumenté en faveur de laprééminence du sens esthétique de la notion de biodiversité au sensle plus large, sens qui expliquerait l’afnité intuitive du grand publicà son égard. Cependant, la limite de ce type de dénition trop largeapparaît vite, notamment en matière de généralisation inductive etd’efcacité opérationnelle. L’imprécision du terme « biodiversité » semue en une pathologie langagière qui incite à établir des relations

illégitimes de causalité ou de comparaison entre propriétés biologiquessubsumées sous la même étiquette de « biodiversité », mais distinctesen réalité. Or, il n’y aurait rien de plus trompeur que d’appuyer desgénéralisations inductives sur des résultats d’expériences où la biodi-versité recouvre plusieurs sens, même très proches. Pour ce qui est dela conservation, à dénir trop largement la biodiversité, on se prive derègles d’action basées sur des preuves scientiques (evidence-based)qui relient la modication de facteurs écologiques à l’amélioration decertaines variables biologiques précises.

Par contraste, il existe des dénitions plus précises et opération-nelles, mais qui sont souvent incohérentes entre elles. Dans ce deuxièmecas, on risque de perdre à la fois la force de la notion dont on parlaitprécédemment et aussi son utilité, la faculté de manipuler les compo-santes simples de la biodiversité pour renforcer leur viabilité écolo-gique. Surtout, comme l’ont montré Elena Casetta (chapitre 5) et AnoukBarberousse et Sarah Samadi (chapitre 6), les dénitions circonscritesde la biodiversité, comme celles qui reposent uniquement sur la richesseen espèces d’un écosystème, ne peuvent dissimuler leur faiblesse consti-

tutive, celle relative à une individuation sufsamment précise des enti-

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La biodiversité en question

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tés sous-jacentes : espèces, taxons terminaux et autres LITU (Last

Inclusive Taxonomic Units). Ainsi, les concepts de biodiversité néces-

sitent plus que des dénitions, mais aussi l’énonciation d’un ensemblede conditions de réalisation relatives à leurs unités constitutives. Pargénéralisation, on peut afrmer que la notion de biodiversité ne peutfaire sens qu’en tant que discours double : un énoncé dénitionnel et unméta-énoncé portant sur les termes du précédent. Il ne s’agit pas seule-ment d’une coquetterie d’épistémologue, mais d’une pratique répanduequi ramène constamment les règles d’usage d’un concept scientiqueaux normes en vigueur d’un champ scientique. Lequel usage devraitnotamment dissuader les raccourcis hâtifs de ceux tentés de réduirela biodiversité à une simple mosaïque de caractères génétiques.

Doit-on dès lors se résigner au diagnostic formulé il y a déjàquelques années par Koricheva et Siipi4 pour qui « l’absence d’une dé-nition uniée, non biaisée envers une discipline particulière, constitueun obstacle sérieux à la recherche, la gestion et la conservation de labiodiversité », voire à une conclusion bien plus cynique, reléguant labiodiversité à une sorte de ction (pour ne pas dire imposture) crééepar les scientiques pour attirer l’attention et les nancements sur

une discipline ? Partant, si à ce point on accepte que le terme « biodi-versité » ne possède pas de référence réelle satisfaisante (tel le conceptpérimé de « phlogistique »), la question qui s’impose est la suivante :sommes-nous disposés, en tant que scientiques et philosophes, àaccepter un mensonge au nom d’une bonne intention ?

D’un point de vue pragmatique, nombreux seront ceux tentésd’excuser l’imposture au nom de ses résultats positifs. Si notre scep-ticisme initial sur le rôle de la biodiversité en matière de théorisa-tion scientique et d’orientation conservationniste reste entier, nous

ne pouvons dénier ses succès : la taxinomie et la biogéographie ontacquis une importance renouvelée5 ; la conscience écologique du grandpublic en a été stimulée, ce qui a permis de rendre visibles certainesproblématiques comme l’immense richesse biologique (et la fragilité)

[4] Koricheva & Siipi, op. cit., 2004, p. 28.[5] Voir par exemple la revue francophone consacrée au premier de ces domaines :

Biosystema, de la Société française de systématique (SFS), dont le numéro inaugural de1987 a été récemment réédité : Loïc Matile, Pascal Tassy, Daniel Goujet, Introduction à lasystématique zoologique. Concepts, principes, méthodes, Paris, Éditions Matériologiques,2013 @. (Ndé.) 

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Elena Casetta & Julien Delord

Conclusion : Versatile biodiversité251

des territoires français d’outre-mer ou la valeur génétique uniquedes races domestiques anciennes ; enn, il est incontestable que plus

de nancements ont été orientés vers l’écologie, discipline jusque-lànégligée par la technocratie étatique.

Pour autant, doit-on accepter de fermer les yeux sur une nébuleused’imprécisions scientiques au nom de principes extérieurs – la sauve-garde de la nature – aussi louables soient-ils ? Les bénéces présents(ouverture d’une manne nancière et stimulation de la recherche)garantissent-ils des progrès signicatifs en termes scientiques etécologiques ? D’un côté, on peut choisir de faire conance au progrèsscientique : la biodiversité reste une notion jeune, encore riche àexplorer, à délimiter et à préciser. Vincent Devictor (chapitre 2), parexemple, parie sur les « métamorphoses » de l’objet biodiversité et saréinvention sous la pression du mouvement big data. D’un autre côté,rien ne garantit que la quête aboutisse à une dénition et un usagenon ambigus de la biodiversité – mais le risque pourrait en valoir lachandelle. Il en va tout autrement du pari de donner la préséance à desvaleurs éthiques exogènes sur les normes de vérité et de scienticitédans le champ même de la science, car c’est prendre le risque que les

errements actuels mettent en péril la recherche sans même assurerque les valeurs conservationnistes soient in ne mieux respectées.Rappelons-nous du précédent de l’eugénisme, qui, par son instru-mentalisation des théories génétiques au nom d’un idéal de « santé »raciale, a non seulement failli moralement, mais a aussi éclabousséla science génétique d’un discrédit durable.

Mais tout épistémologue ou philosophe que nous soyons, il n’estni dans notre pouvoir, ni dans notre volonté de nous ériger en jugeset censeurs de la science. Par-delà les normes de vérité et de clarté

propres aux concepts scientiques existent aussi les règles des dyna-miques heuristiques ; au-delà des sciences de la nature, le mondecomplexe des sciences humaines. La versatilité du concept de biodiver-sité mérite d’être interprétée comme le pari (risqué certes) de pouvoirnaviguer d’un univers à l’autre, d’un régime de savoir à l’autre, touten conservant l’intérêt de la nature. Acceptons que la biodiversité,en tant que concept des sciences humaines, se caractérise non par saprécision ou par l’unicité de sa référence, mais par sa performativité.Le fait de mobiliser cette notion dans un discours entraîne des effets,

qui d’une part lui insufent plus d’épaisseur ontologique et qui, d’autre

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part, font émerger des régularités tangibles entre les représentationsdes acteurs humains regroupées sous le terme « biodiversité » et les

effets sociaux et écologiques de ces mêmes représentations.C’est ainsi qu’Yves Meinard et Julien Mestrallet (chapitre 9) ont

indiqué la voie pour que la biodiversité soit dénie comme un biencommun au sens le plus démocratique du terme ; les experts, aulieu d’imposer a priori les indicateurs et le périmètre scientiquede la biodiversité devraient, dans l’idéal, guider l’élaboration d’unvéritable processus démocratique de construction sociale du « projet »biodiversité, dès l’origine compris comme une dynamique cognitive etpolitique commune de conservation6. De même, Denis Couvet et Jean-Christophe Vandevelde (chapitre 7) souhaitent qualier la biodiversitéordinaire comme un objet social à même d’être valorisé au sein desdifférentes « cités », ces régimes de justication à l’œuvre dans nossociétés. Le périmètre de cette biodiversité ordinaire se construitnalement autant selon un ordre du discours intégrant de multiplesparamètres sociaux, économiques et moraux que selon une listearrêtée de critères scientiques. Voilà comment rendre le concept debiodiversité le plus opératoire du point de vue des sciences humaines

en s’assurant de la robustesse de son processus de construction, toutautant que de sa pertinence conservationniste du point de vue deses effets socio-politiques, est une manière d’échapper à l’accusationd’imposture. En n de compte, cela revient aussi à éclairer sous un

 jour plus positif la versatilité de la notion de biodiversité. Par contrasteavec la dénonciation de Stuart Hurlbert7, la biodiversité n’est pas unnon-concept (comme celui de « gène de l’intelligence » par exemple)8,mais plutôt un « quasi-concept » dans le sens où il ne nous invite pasà penser l’ineffable ou l’absurde, mais la multiplicité indénie d’un

concept aux résonances multiples et chevauchantes (esthétiques,sociales, scientiques, morales, etc.).

[6] Sur ce vaste sujet, nous invitons les lecteurs à consulter l’ouvrage de Léo Coutellec, Dela démocratie dans les sciences. Épistémologie, éthique et pluralisme , Paris, ÉditionsMatériologiques, 2013 @. (Ndé.) 

[7] « The nonconcept of species diversity : a critique and alternative parameters », Ecology ,52, 1971, p. 577-586 @, commenté dans le chapitre 3 de Julien Delord. (Ndé.) 

[8] Cette expression désigne une idée contradictoire dans la mesure où le produit d’un gènedoit nécessairement être un objet ou une propriété biologique. Or l’« intelligence » resteun jugement social subjectif.

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Elena Casetta & Julien Delord

Conclusion : Versatile biodiversité253

Finalement, ne serait-il pas temps que la biodiversité soit conçue,non comme une catégorie cognitive statique, mais comme un per-

manent processus exploratoire, combinatoire, pluridimensionnel ? Voire comme une dynamique heuristique, tel un processus de varia-tion-sélection (ou plutôt de diversication-sélection) autour de sespropres sous-concepts, scientiques ou sociaux ? À ce point, nousentrevoyons une perspective entièrement nouvelle s’ouvrir à proposde la biodiversité, celle qui en ferait une métapropriété, non seulementau sens ontologique en tant que propriété de propriétés, mais aussidans un sens épistémologique : elle arriverait première dans un pro-cessus de connaissance, saisie comme propriété générative destinée à

s’autodépasser par un réseau de concepts plus riche. Peut-être avons-nous sous-estimé dans ce volume le double sens du terme « versatilité »que nous avons choisi d’associer à la biodiversité. Car au-delà de l’im-prédiction et de l’ambiguïté, rappelons-nous que l’anglais « versatile »renvoie à l’idée de polyvalence et d’adaptation aux changements desituations. Mais il nous faudrait un nouveau volume pour poursuivrecette intuition, alors que celui-ci s’achève. La « biodiversité » n’en resteet n’en restera pas moins une énigme, quand bien même nous aurionsélucidé quelques-unes de ses imprécisions et tenterions en vain de

rendre transparente sa signication. Amants éplorés du verbe et dela vie, les philosophes de l’écologie que nous sommes ne peuvent sur-passer la sagacité des vers que Shakespeare place sur les lèvres deJuliette : «What’s in a name ? that which we call a rose. By any other

name would smell as sweet9. »

[9] William Shakespeare, Roméo et Juliette , acte II, scène II.

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Préface de Jean GayonJean GAYON est professeur à l’Université Paris 1-Panthéon Sorbonne,

membre senior de l’IUF (Institut universitaire de France), directeur del’IHPST (Institut d’histoire et de philosophie des sciences et des tech-niques, UMR 8590 CNRS/P1/ENS).

IntroductionPhilippe Huneman, Diversités théoriques etempiriques de la notion de biodiversité 

Philippe HUNEMAN est directeur de recherche à l’Institut d’histoire etde philosophie des sciences et des techniques (CNRS/Université Paris ISorbonne). Philosophe de la biologie, il travaille sur des questions liéesaux modalités explicatives de la biologie de l’évolution et de l’écologie,sur le statut de la sélection naturelle, sur le concept d’émergence et surl’individualité biologique. Auteur de nombreux articles sur ces sujetsdans de revues académiques, il a publié Métaphysique et biologie : Kant

et la constitution du concept d’organisme (Paris, Kimé, 2008) et dirigéFunctions : selection and mechanism (Springer, Synthese Library, 2013),et avec Frédéric Bouchard, From groups to individuals (MIT Press,2013). Il est codirecteur (avec Thomas Heams, Guillaume Lecointre, MarcSilberstein) des Mondes darwiniens. L’évolution de l’évolution (2009 ; nou-velle édition aux Éditions Matériologiques, 2011 ; traduction anglaise chezSpringer, à paraître en 2014).

Chapitre 1

Patrick Blandin, La diversité du vivant avant (et après) la biodiversité : repères historiques et épistémologiques 

 Résumé. L’invasion fulgurante du mot «biodiversity » dans les sphères scien-tiques et politico-médiatiques, après la Conférence de Rio de Janeiro, en1992, a pu faire croire à l’émergence d’un nouveau domaine scientique.En réalité, la question de la diversité du monde vivant est constitutive del’histoire naturelle depuis que celle-ci existe. Au cours du XXe siècle, lesécologistes n’ont pas attendu la parution de l’ouvrage BioDiversity (Wilson& Peter, 1988) pour rééchir à la façon de rendre compte de la diversitédes espèces au sein des systèmes écologiques, pour s’interroger sur les

[Résumés/Abstracts & biographies]

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La biodiversité en question

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processus de diversication et rechercher la signication fonctionnellede cette diversité. Cent ans après la parution de On the Origin of Species

by Means of Natural Selection, où Darwin montrait toute l’importancedes « variations », l’écologue George E. Hutchinson publiait un articlelumineux sur ce que l’on pourrait appeler l’écologie de la diversication.Dès les années 1950, et jusqu’au début des années 1980, de nombreuxscientiques ont cherché à mesurer ce qui était appelé la diversité spé -cique, et à la caractériser par des formulations mathématiques, tandisque d’autres exploraient les relations entre cette diversité et la stabilitédes systèmes écologiques, guidés par l’intuition que des systèmes plusdiversiés devraient être plus stables. Pourtant, dès 1971, Stuart H.Hurlbert afrmait qu’à force d’avoir été dénie de façon variée et dis-

parate, la diversité spécique était devenue un « non-concept ». EdwardO. Wilson, en 1988, s’était gardé de proposer une dénition précise dela biodiversité. Bien d’autres s’en chargèrent par la suite. Répétition del’histoire ? Jacques Blondel écrivait en 1995 que le concept de « biodiver -sité » n’était qu’une coquille vide. Est-ce à dire que la diversité du vivant,même transformée en « biodiversité », n’est pas un concept scientique ?L’analyse de travaux s’échelonnant des années 1950 aux années 1980permet de cerner les questionnements sur la diversité des espèces aux-quels se sont affrontés les écologistes, et de voir comment ont interagiintuitions, constructions théoriques et recherches empiriques. L’invention

de la biodiversité a-t-elle fait progresser la recherche ? Un regard surquelques publications d’après Rio permet d’ébaucher une réponse.

 Abstract.  After the Rio de Janeiro World Summit, in 1992, the spectacularinvasion of the word “biodiversity” in scientic and politics spheres, andin the media, suggested the emergence of a new scientic eld. However,the diversity of the living world was the target of natural history since itsvery beginning. Ecologists did not wait for the publication of Wilson andPeter “ Biodiversity”, in 1988, to consider the diversity of species withinecosystems, and to address fundamental questions such as diversicationprocesses and the functional signication of species diversity. In 1959,

one century after the publication of On the Origin of Species by Means

of Natural Selection, where Darwin emphasized the major importanceof variations, the ecologist George E. Hutchinson published a brilliantpaper, providing visionary thoughts on what we should call “diversi-cation ecology”. From the 1950s to the 1980s, many scientists tried tomeasure the species diversity of communities, while others explored therelationships between species diversity and ecosystem stability, suggest-ing that the more diversied ecosystems are the more stable. However,as early as 1971, Stuart H. Hurlbert claimed that species diversity hadbecome a “nonconcept”, because it had been dened in too many dispa-rate ways. In Biodiversity, Edward O. Wilson was careful not to propose

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Résumés/Abstract

Biographies257

a precise denition of biodiversity. In 1995, Jacques Blondel wrote thatthe “biodiversity concept” was just an empty shell. In other words, the

diversity of life, even changed into “biodiversity”, should not be a scienticconcept. The analysis of papers published from the 1940s to 1988 allowsto understand the issues that ecologists addressed on diversity topics, andhow intuitions, theoretical approaches and empirical research interacted.Did the invention of biodiversity enhance research? A look throughoutpost-1988 publications permits one to suggest an answer.

Patrick BLANDIN est professeur émérite du Muséum national d’histoirenaturelle. Il a dirigé le Laboratoire d’écologie générale (1988-1998), laGrande galerie de l’évolution (1994-2002), le Laboratoire d’entomolo-gie (2000-2002) et le Département du Musée de l’Homme (2002-2003).Depuis 2003, parallèlement à des recherches entomologiques, il étudie, ausein du Département Hommes-natures-sociétés, les aspects historiqueset éthiques de la conservation de la nature et de la biodiversité.

Chapitre 2 Vincent Devictor, La polycrise de la biodiversité : les métamorphoses de la nature et de sa protection

 Résumé. La crise de la biodiversité est devenue le symptôme d’une diversité

de crises. Crise de l’objet biodiversité qui se pense dorénavant comme unsystème complexe et dynamique, à la fois fonctionnel, évolutif et écologique.Crise des moyens car cette transformation scientique s’accompagne d’unemutation pratique : les données et les méthodes utilisées pour étudier labiodiversité se complexient. La mise en réseau de données et de techno-logies nouvelles bouleverse ainsi notre façon de mesurer les différentesfacettes de la biodiversité. Les représentations sociales de la biodiversités’afrment par ailleurs comme une composante essentielle de sa protec-tion. Crise des ns car la conservation de la nature semble renforcer ses

 justications éthiques utilitaristes : protéger la nature reviendrait à pro-

téger les « services » que cette nature fournit aux sociétés humaines. Cechapitre vise à caractériser à l’aide d’exemples concrets ces transformationsépistémologiques récentes de l’étude de la biodiversité et de sa protec-tion. Au-delà d’un simple problème scientique, cet examen révèle que lamanière d’aborder la crise de la biodiversité représente un enjeu philoso-phique. Pour que cette polycrise demeure intelligible, une réexion épis-témologique menée au cœur de l’activité scientique s’impose aujourd’hui.

 Abstract. The biodiversity crisis can be viewed as the symptom of a diversityof crises. As an object, scientists now consider biodiversity as a complexand dynamic system, with functional, evolutionary and ecological aspectsthat cannot be reduced to a simple and measurable phenomenon. The

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La biodiversité en question

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scientic transformation of the concept is accompanied by a practicalmutation : data and methods used to study the biodiversity has appar -

ently changed towards higher complexity and diversity. Networking anddata technologies have altered our way of measuring different aspectsof biodiversity. Social representations of biodiversity have also becomean essential component of nature protection. The biodiversity crisis isalso now entering an ethical crossroad where justications of natureprotection seem more and more equated with utilitarian motivations :protecting nature would be achieved if one argues that this will securethe “ecosystem services” that nature provides to human societies. Thischapter aims at characterizing, with concrete examples, recent episte-mological changes in the study of biodiversity and its protection. Beyond

a simple scientic problem, this study reveals that the approach to thebiodiversity crisis is a philosophical issue. I argue that for understandingall the consequences of this poly-crisis, an epistemological thinking isneeded at the heart of the scientic activity.

 Vincent DEVICTOR est chercheur en écologie au CNRS depuis 2009à l’Institut des sciences de l’évolution de Montpellier. Son domaine derecherche concerne les causes et les conséquences de la crise de la bio-diversité. Ses travaux en écologie cherchent notamment à décrire et àcomprendre la réponse des espèces et des communautés aux changements

globaux et à évaluer l’efcacité des mesures de protection de la nature.

Chapitre 3 Julien Delord, La biodiversité : imposture scientifique ou ruse épistémologique ? 

 Résumé.  À l’heure où les politiques de protection de la biodiversité échouentsystématiquement à résorber son érosion, il est temps de s’interrogersur les fondements philosophiques du concept de biodiversité. En par-tant du symptôme de la multiplication des dénitions de la biodiversité,

nous analysons la nature oue de cette notion. En nous appuyant surune analyse historique du concept de diversité biologique, nous seronsconduits à faire de la biodiversité générale un concept-grappe dont lascienticité est questionnable. Au contraire, nous assimilons les conceptsde biodiversité limités à des « sortes » théoriques. Cette dualité épistémo-logique inhérente aux concepts de biodiversité nous permet de concluresur les faiblesses de la notion de biodiversité relativement à son usageconservationniste.

 Abstract.  As the contemporary policies of biodiversity conservation sys-

tematically fail to reduce its ongoing erosion, it seems more timely thanever to question the philosophical grounds of the concept of biodiversity.

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Résumés/Abstract

Biographies259

Taking for granted the growing number of diverging denitions for bio-diversity, we analyze the fuzzy nature of this notion. Then, relying on an

historical sketch of the emergence of the concept of biological diversitywe characterize biodiversity as a cluster concept whose scientic natureis challenged. On the contrary, we consider limited or sub-concepts ofbiodiversity as theoretical kinds. This epistemological duality proper tobiodiversity concepts leads us to assess the weaknesses of the notion ofbiodiversity regarding its use and utility in a conservationist context.

Julien DELORD. Après avoir enseigné à l’Ecole normale supérieure, JulienDelord a été maître de conférences en histoire des sciences à l’Univer-sité de Brest. Ingénieur agronome, écologue, il a soutenu une thèse en

histoire et philosophie de l’écologie à l’Université Paris 12, et publié en2010 un livre tiré de ce travail : L’Extinction d’espèce : histoire d’un concept

et enjeux éthiques. Il poursuit aujourd’hui à Toulouse ses recherches enépistémologie de l’écologie et en philosophie de l’environnement autourdes questions qui touchent à la biodiversité, à la justice environnementaleet à la raison écologique.

Chapitre 4Frédéric Gosselin, Diversité du vivant et crise 

d’extinction : des ambiguïtés persistantes  Résumé. Nous abordons ici trois problèmes sous-jacents d’une part à la notion

de diversité spécique, d’autre part au lien entre diversité et conservationdes espèces. Nous insistons d’abord sur le manque de cohérence des dé-nitions retenues : tantôt rattachée à la notion de variété, tantôt à celle devariabilité, incluant parfois l’homme ou les services écosystémiques, labiodiversité ne semble pas avoir de dénition stabilisée. Second problème :il est souvent fait référence aux deux composantes indépendantes queseraient l’équitabilité et la richesse spécique. Pourtant, nous verrons quepar construction on ne peut pas considérer que ce soit le cas, notammentpour les faibles niveaux de richesse spécique. Troisième problème : lanotion de diversité des espèces prend en compte le nombre d’espèces etleur abondance relative. Deux communautés avec les mêmes espèces etles mêmes répartitions relatives d’abondance entre espèces auront lamême diversité, même si la seconde a un niveau d’abondance globale plusélevé que la première. Or la viabilité des espèces est davantage liée àleur abondance absolue qu’à leur abondance relative. C’est pourquoi lesanalyses de biodiversité centrées autour de la conservation des espècesne peuvent se contenter de données d’abondances relatives – et donc de la

seule notion de diversité d’espèces – mais doivent impérativement inclureaussi des données d’abondance absolue et de répartition.

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La biodiversité en question

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 Abstract. In this paper, we identify three problems related to the notion ofbiological diversity. First, there seems to be a lack of coherence in the

denition of the term ‘biodiversity’ as used both in the political processand in science. It is indeed not clear whether biodiversity is a variety or avariability and whether it includes man or ecosystem services. Secondly,species diversity is often said to be partitioned into two independentcomponents, species richness and equitability. We argue that such a cleardivision is not always possible, especially when species richness is small.The third problem that we discuss is connected to the fact that speciesdiversity is related to relative abundance and not to absolute abundance.

 Yet, it is absolute abundance that is related to the viability of species andtherefore to their conservation. This is why we advocate to reintroduce the

consideration of absolute abundance as well as more classical biodiversitymetrics when analyzing biodiversity.

Frédéric GOSSELIN. Ingénieur en chef des ponts, des eaux et des forêts,et ancien élève de l’École polytechnique, Frédéric Gosselin est ingénieur/chercheur (HDR) en écologie forestière au centre de Nogent-sur-Vernissonde l’Irstea. Après une thèse au Cefe (CNRS) sur les propriétés mathéma-tiques des modèles d’extinction de population, son thème de recherchesest centré sur le lien entre gestion forestière et biodiversité, et couvre àla fois de la biométrie et les relations entre écologie et gestion/décision.

Chapitre 5Elena Casetta, Évaluer et conserver la biodiversité face au problème des espèces 

 Résumé. Si l’on regarde à la naissance du mot biodiversité , les espèces jouentun rôle fondamental. Néanmoins, la notion d’espèce est difcile à cerner

 – au point que dans la littérature on parle d’un véritable « problème del’espèce » – et plusieurs auteurs ont suggéré de l’abandonner. Ce chapitrevise à défendre l’utilité de la notion d’espèce par rapport à l’évaluation et

à la conservation de la biodiversité en prenant en considération les dif-cultés que les détracteurs de la notion soulignent – tout particulièrementl’objection selon laquelle la biodiversité ne serait pas les espèces et ledésaccord sur le comptage des espèces résultant du pluralisme taxino-mique. Dans le premier cas, on montre que l’objection rate sa cible ; dansle second cas, on suggère à l’aide d’une étude de cas que le désaccord estplus substantiel mais aussi qu’il peut être circonvenu.

 Abstract. If we look at the coinage of the word “biodiversity”, species play aleading role. Nonetheless, the notion of species is problematic to the point

that, in the literature, it is common to speak of the “Species Problem”and several authors have suggested to get rid of the notion altogether.

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Résumés/Abstract

Biographies261

This chapter aims at defending the usefulness of the notion of speciesas far as the evaluation and conservation of biodiversity are at issue.

To do this, two main arguments against using species in the assess-ment and conservation of biodiversity will be discussed, namely the“Biodiversity isn’t Species” argument, and the disagreement on speciescounting descending from taxonomic pluralism. As for the “Biodiversityisn’t Species” argument, it is argued that the objection misses the point;as for the disagreement on species counting, it is shown a possible direc-tion to overcome it.

Elena CASETTA est chercheuse postdoctorale au Centre de philosophie dessciences de l’Université de Lisbonne et membre du Laboratoire d’ontologiede l’Université de Turin. Ses recherches portent sur la philosophie etles politiques de la biodiversité, la nature des espèces et les théories desgenres naturels mais également sur le lien entre sexe et genre sexuel.Elle vient de publier son deuxième livre Filosoa della biologia (Rome,Carocci, 2013), écrit avec Andrea Borghini.

Chapitre 6 Anouk Barberousse & Sarah Samadi, La taxonomieet les collections d’histoire naturelle à l’heure de la

sixième extinction Résumé. Les taxonomistes ont pour vocation d’inventorier et de décrire labiodiversité, mais leur tâche colossale est de plus en plus difcile à réa-liser car ils sont de moins en moins nombreux. Ce n’est pas seulement labiodiversité qui est en crise, mais bien aussi la taxonomie, qui peine àfournir les éléments nécessaires à l’utilisation, par les autres biologistes,des noms d’espèces. Les techniques récentes d’analyse génétique vont-elles permettre de surmonter la crise actuelle de la taxonomie ? L’enjeude ce chapitre est de montrer à quelles conditions cela pourra être le cas.Nous présentons le projet du Barcoding of Life qui a pour but de faciliter,

et donc d’accélérer le diagnostic des espèces en utilisant des caractèresmoléculaires relativement faciles à identier. Nous montrons que l’ef-cacité de cet instrument dépend de façon cruciale de la bonne gestion descollections d’histoire naturelle, en raison de l’importance que revêtent lesspécimens conservés pour l’entreprise taxonomique. Nous proposons doncun état des lieux de la taxonomie au moment où l’initiative du Barcoding

of Life prend de l’ampleur.

 Abstract. Taxonomists aim at describing and inventorying biodiversity, buttheir towering task is everday more difcult to full because they are so

few. Both biodiversity and taxonomy suffer a severe crisis as taxonomistscannot manage to provide other biologists with the necessary elements

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La biodiversité en question

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to use species names. Will recent techniques of genetical analysis allowtaxonomists to overcome the current crisis? In this paper, we discuss the

conditions under which this may be the case. We present the Barcodingof Life project, whose aim is to facilitate and accelerate species diagno-sis by using easy-to-identify molecular characters. We show that theefciency of this new tool heavily depends on how collections of naturalhistory are administered ass stored specimens are immensly importantfor taxonomy. We thus describe the current state of taxonomy at the timewhen the Barcoding of Life project is growing in scope.

 Anouk BARBEROUSSE est professeure d’histoire des sciences à l’Univer-sité Lille 1 et membre de l’UMR Savoirs, textes, langage. Elle travaillesur les notions de théories et de modèles scientiques. En philosophie dela biologie, ses travaux portent sur la théorie de l’évolution et la notiond’espèce, ainsi que sur la place de la taxonomie au sein de la biologie.

Sarah SAMADI est professeure au Muséum national d’histoire naturelledans le département Systématique et évolution. Ses domaines d’étude sontla théorie de l’évolution et le concept d’espèce, les procédures de délimi-tation d’espèce et les processus de sélection. Elle utilise principalementla taxonomie intégrative et la génétique des populations.

Chapitre 7

Denis Couvet & Jean-Christophe Vandevelde,Biodiversité ordinaire : des enjeux écologiques au consensus social 

 Résumé. Nous examinons l’intérêt de la notion de biodiversité ordinaire, àcôté de celle d’espèce menacée, à la lumière des normes des sciences dela conservation. Cette notion met en avant le maintien de la complexitéécologique des écosystèmes et du potentiel évolutif de la biodiversité,enjeux majeurs des sciences de la conservation. Nous comparons ensuitetrois modes possibles de représentation de la biodiversité ordinaire, sous

la forme d’une communauté d’espèces ordinaires, de communautés eninteraction, ou de réseau écologique d’espèces. Nous discutons ennles modalités de la prise en compte sociale de la biodiversité ordinaireà l’aide des outils de la sociologie pragmatique et examinons quelquesconséquences de cette prise en compte dans la gestion des écosystèmesau travers d’un exemple.

 Abstract. We examine the relevance of the notion of “ordinary biodiversity”,in complementarities with the notion of “threatened species”, in regardsto the ethics of conservation biology. The notion leads to emphasize twoobjectives of conservation biology, the maintenance of the ecosystems eco-logical complexity and of the evolutionary potential of biological diversity.

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Résumés/Abstract

Biographies263

We then compare three possibilities to represent ordinary biodiversity,as a community of ordinary species, as a set of interacting communities,

or as a ecological network of ordinary species. We nally discuss how totake into account ordinary biodiversity socially, using pragmatic sociol-ogy tools. We examine some consequences for ecosystem management,based on a real case.

Denis COUVET est écologue, ingénieur agronome, professeur au Muséumnational d’histoire naturelle. Ses recherches portent sur les stratégiesde préservation de la biodiversité, en relation avec sa dynamique. Sestravaux, impliquant de la modélisation, portent sur les observatoires,indicateurs et scénarios de biodiversité, le rôle des approches partici-patives, la logique des organisations et institutions environnementales.

Jean-Christophe VANDEVELDE est doctorant en géographie, amé-nagement et environnement en codirection au laboratoire CERSP duMuséum national d’histoire naturelle et à l’UMR GRED/IRD de l’Uni-versité Montpellier 3 et. Il prépare une thèse, dans le cadre d’un contratCifre avec Réseau ferré de France, sur la construction des indicateurs debiodiversité dans le cadre de l’évaluation environnementale des grandsprojets d’aménagement.

Chapitre 8

Christian Lévêque, Biodiversité : mythologies et dénisde réalité 

 Résumé.  Avec l’émergence de la notion de biodiversité dans les années 1980,l’écologie scientique est devenue une science médiatisée pour le meilleuret pour le pire. De nombreux discours idéologiques se sont emparés decette thématique pour diffuser des idées qui ne relèvent tout simplementpas de l’écologie (comme le malthusianisme ou l’anti-humanisme). Le plustroublant, et sans doute le plus dommageable pour l’image de l’écologieauprès du grand public est que nombre d’écologues engagent leur autorité

scientique en soutenant certaines de ces idées espérant ainsi obtenir unereconnaissance sociétale et avoir accès à des nancements. En réalité,l’écologie scientique n’est pas la mieux placée pour résoudre la crise dela biodiversité dans la mesure où les causes de son érosion (cette dernièreétant exagérée à dessein) se situent dans le domaine des sciences socialeset économiques. Dramatisation, amalgame, généralisation sont d’autresgures de style souvent mobilisées par les zélotes de la biodiversité, sansparler du fait que ces derniers omettent volontairement de mentionner sesaspects négatifs (comme la diversité des vecteurs de maladies humaineset des ravageurs des cultures) pour favoriser une vision mythique de lanature. Il faut revenir à une vision écosystémique de l’écologie, laquelle

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La biodiversité en question

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nous donne à voir la réalité d’une nature anthropisée depuis longtempset qui le sera encore plus à l’avenir.

 Abstract. With the emergence of the concept of biodiversity in the 80s, scien-tic ecology has started to attract, for better or for worse, a good deal ofmedia attention. Many ideological discourses have used this megaphone tospread around ideas – like Malthusianism and anti-humanism – that sim-ply do not fall within the eld of ecology. Most troubling – and perhapsmost damaging to the public image of ecology – is that many ecologi-sts use their scientic authority to legitimize ideas whose only merit is tohave some social or political resonance translatable in funding. Thus, if thecauses of soil erosion are to be found in social and economic sciences, scien-tic ecology has little to offer to face the biodiversity crisis. The promotion

of a mythical vision of nature that doesn’t mention its negative aspects(such as the diversity of human disease vectors, or plant diseases) is partand parcel of such an ideological view promoted by these zelotes of biodi-versity. It is against this view that we should return to an ecosystemic viewof ecology allowing to look at the reality of a nature that has been anthro-pized for a long time and that will be even more anthropized in the future.

Christian LÉVÊQUE est un écologue spécialiste des milieux aquatiquescontinentaux, directeur de recherches émérite à l’IRD. Il a participéà plusieurs programmes internationaux, dont le Global Biodiversity

 Assessment et le Millennium Ecosystem Assessment. Il préside actuel-lement le comité scientique du Groupement d’intérêt public Seine-Aval.Il est membre de l’Académie d’agriculture et de l’Académie des sciencesd’outre-mer.

Chapitre 9 Yves Meinard & Julien Mestralet, La significationdu statut de bien public de la biodiversité 

 Résumé. Les discours sur la gestion de la biodiversité accordent un rôle

central à son statut de bien public. Une confusion entre la signicationordinaire de la notion de bien public et sa signication économique tech-nique rend cependant cette idée ambiguë. Les raisonnements formels,non empiriques qui s’appuient sur la notion de bien public en son senstechnique sont peu compatibles avec les raisonnements que les sciencesbiologiques appliquent à la notion de biodiversité. L’analyse de l’applicabi-lité de la notion de bien public au cas de la biodiversité permet cependantde proposer une dénition alternative, dont nous revendiquons le statutinterprétatif, provisoire et ouvert à la critique : un bien public est unenotion abstraite utilisée pour modeler les débats de façon à promouvoirune certaine pratique collective globale, moralement chargée. Cette théo-

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Résumés/Abstract

Biographies265

rie pragmatique permet de repenser l’apport des approches économiquespour la gestion de la biodiversité.

 Abstract. The idea that biodiversity is a public good is a cornerstone of mostcurrent approaches to decision-making on environmental issues. Theundeniable appeal of this idea is however to a large extent traceable toconfusions between the ordinary understanding of the notion of publicgood and its technical economic meaning, determined by the place of thisnotion within a complex network of associated economic concepts. In itsstandard economic meaning, the notion of public good is a non-empiricalconcept based on an a priori conception of rationality and action, which ishardly compatible with the empirical approach developed by conservationbiologists and ecologists. A critical scrutiny of the alleged application of

this notion to the paradigmatic example of biodiversity however showsthat this standard denition is but a awed analysis of a notion morefundamentally dened at the level of ordinary experience and communi-cation. We introduce an alternative theory, according to which a publicgood is an abstract notion used to frame debates in such a way as topromote a global value-laden collective practice. This denition shouldbe understood as a tentative, interpretative hypothesis purportedly opento criticism. As an implication of this framework, we emphasize the edu-cational role of biodiversity scientists and show that, prior to any formaleconomic analysis, precise empirical studies are needed to identify the

practical content of the choices facing economic agents. Yves MEINARD est agrégé de sciences de la vie et de la Terre et doc-

teur ès philosophie des sciences.Il est cogérant de la société GERECO – Expertise-conseil en environnement et développement durable (Vienne,Isère). Il est l’auteur de L’Expérience de la biodiversité  ainsi que d’articlesscientiques en biologie de la conservation, économie de l’environnementet philosophie.

Julien MESTRALLET est un ingénieur forestier, diplômé de l’École natio-nale du génie rural des eaux et des forêts. Il a exercé pendant dix ans à

l’Ofce national des forêts et a notamment géré des espaces naturels àforte valeur patrimoniale, dont des sites du réseau européen Natura 2000.Il a contribué à ce titre au développement d’une méthode de cartographiedes habitats agricoles et forestiers d’intérêt communautaire en forêt deHaguenau en Alsace.

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Table des matières

PRÉFACE DE  Jean GAYON (page 3)

INTRODUCTION. Philippe HUNEMAN (page 13)Diversités théoriques etempiriques de la notion de biodiversité

P ARTIE I.

LA NOTION DE BIODIVERSITÉ :SÉMANTIQUE ET ÉPISTÉMOLOGIE

CHAPITRE 1. Patrick BLANDIN (page 31)La diversité du vivant avant (et après)la biodiversité : repères historiques etépistémologiques

1] Pourquoi y a-t-il un si grand nombre d’espèces ?Hommage à George Evelyn Hutchinson

2] Le désir numérique : indices de diversitéet distributions d’abondance

3] Diversité, complexité et stabilité :des relations davantage désirées que prouvées

4] Après 1988 : résurgences ou avancées ?

5] La biodiversité, terme « valise » ou nouveau paradigme ?

CHAPITRE 2. Vincent DEVICTOR (page 69)La polycrise de la biodiversité :les métamorphoses de la natureet de sa protection

1] La métamorphose de l’objet « biodiversité »2] La métamorphose des moyens pour

étudier et protéger la biodiversité

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La biodiversité en question

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3] La métamorphose des ns pour justierl’étude et la protection de la biodiversité

4] Conclusions

CHAPITRE 3. Julien DELORD (page 83)La biodiversité : imposture scientifqueou ruse épistémologique ?

1] L’indulgence des scientiquesenvers le concept de biodiversité

2] Les dénitions de la biodiversité :concept « ou » ou concept « grappe » (cluster) ?3] Des controverses sur la « diversité biologique »

à l’émergence de la « biodiversité »4] La construction dualiste du

concept général de biodiversité5] Usages et rôle (non) explicatif de la biodiversité6] Les indices de biodiversité comme

sortes théoriques (theoretical kinds)7] Conclusion

P ARTIE II.

ÉVALUER LA BIODIVERSITÉ :ÉCOLOGIE ET TAXINOMIE

CHAPITRE 4. Frédéric GOSSELIN (page 119)

Diversité du vivant et crise d’extinction :des ambiguïtés persistantes

1] La variété des dénitions de la biodiversité2] La diversité et l’équitabilité dans tous leurs états

2.1] Ordres partiels et représentationgraphique de la diversité et de l’équitabilité

2.2] Indices de diversité et d’équitabilité3] La diversité spécique comme la résultante de deux

composantes indépendantes, richesse et équitabilité ?

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Table des matières

Table des matières269

4] Diversité et abondance : un chaînon manquant ?5] Discussion et conclusions

CHAPITRE 5. Elena CASETTA (page 139)Évaluer et conserver la biodiversitéface au problème des espèces

1] « Biodiversity » : une invention récente2] Le « problème de l’espèce » et le comptage des espèces3] « La biodiversité, ce n’est pas les espèces »

4] Trois scénarios face au pluralisme taxinomique5] Le pluralisme taxinomique comme

ressource pour la conservation de la biodiversité6] Conclusion

CHAPITRE 6.Anouk BARBEROUSSE & Sarah SAMADI (page 155)La taxonomie et les collections d’histoirenaturelle à l’heure de la sixième extinction

1] La structure de la taxonomie1.1] Hypothèses d’espèces :

aspects théoriques et pratiques1.2] La dynamique des associations de noms aux espèces

2] Le Barcoding of Life

2.1] Idée directrice et buts du Barcoding of Life

2.2] Discussion

3] Une complémentarité nécessaire3.1] Un exemple frappant : les vers de terre3.2] Avantages et inconvénients des données génétiques

3.2.1] Des données « en or »

3.2.2] Des données (doublement) interprétées

3.3] Importance de la gestion des collections3.3.1] Exemples

4] Conclusion

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La biodiversité en question

270

P ARTIE III.

PRÉSERVER LA BIODIVERSITÉ :BIOLOGIE DE LA CONSERVATION ET ÉTHIQUE

CHAPITRE 7. Denis COUVET& Jean-Christophe VANDEVELDE (page 183)

Biodiversité ordinaire :des enjeux écologiques au consensus social

1] La biodiversité ordinaire : de l’espèce à la communauté

2] La biodiversité ordinaire à la lumièredes normes des sciences de la conservation2.1] Complexité écologique2.2] Diversité biologique2.3] Potentiel évolutif 

3] Représentations de la biodiversité ordinaire3.1] La biodiversité ordinaire comme unensemble de communautés interconnectées3.2] La biodiversité ordinaire

comme une communauté sentinelle3.3] La biodiversité ordinaire

comme un réseau écologique4] Biodiversité ordinaire :

quel compromis pour quel consensus social ?4.1] La place de la nature dans

les six ordres de justication4.2] La préservation des espèces menacées

comme compromis entre plusieurs ordres4.3] La préservation de la biodiversité ordinaire comme

nouveau compromis entre ordres de justicationdomestique, civique, industriel et marchand

4.4] La biodiversité ordinaire dans l’évaluationenvironnementale des projets d’aménagement

5] Conclusions

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Table des matières

Table des matières271

CHAPITRE 8. Christian LÉVÊQUE (page 209)

Biodiversité : mythologies et dénis de réalité1] L’auberge espagnole de la biodiversité2] La biodiversité, un produit d’appel ?3] Érosion de la biodiversité : l’écologie en position ambiguë4] De l’excès en toutes choses :

comment manipuler les chiffres5] L’écologie serait-elle devenue raciste ?6] Dénis de réalité : une vision mythique de la nature7] Quelles natures voulons-nous ?8] En guise de conclusion…

CHAPITRE 9. Yves MEINARD & Julien MESTRALLET (page 229)La signifcation du statut

de bien public de la biodiversité

1] Les faiblesses épistémologiques

de la théorie standard des biens publics2] Vers une théorie alternative des biens publics :le cas paradigmatique de la biodiversité

3] Esquisses d’implications pratiques4] Conclusions

CONCLUSION. Elena CASETTA & Julien DELORD (page 247) Versatile biodiversité

Résumés & auteurs (page 255)

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a diversité des êtres vivants est depuis fort longtempsbj t d éfl i i tifi t hil hi