la bande dessinée de super-héros 1986-2000: vers l'âge adulte ?

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Ce mémoire de DEA examine de façon critique Watchmen, The Dark Knight Returns, Marshal Law, Arkham Asylum et The Authority pour dresser une brêve histoire du genre et de ses transformations entre le milieu des années 80 et le début des années 2000.Note : la première page est vierge, ce n'est pas une erreur.

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Table des matières

INTRODUCTION 5

CHAPITRE 1   : EXPOSITION 10

50 ANS DE SUPER-HÉROS 11

Les origines 11

L’explosion 15

Extinction 18

Réactivation 21

Années 70 et 80 24

Une dernière définition 28

En quelques mots 29

THE DARK KNIGHT RETURNS ET WATCHMEN, DOUBLE COUP D’ARRÊT 30

The Dark Knight Returns (DC Comics, 1986) 32

Watchmen (DC Comics, 1986-87) 40

Conséquences 50

REPÈRES MÉTHODOLOGIQUES ET CONSTITUTION DU CORPUS 53

Bilan des données disponibles 53

Du bon usage des bornes 55

La question structurelle 56

Du continu au discret 57

Sélection des œuvres individuelles 59

CHAPITRE 2   : L’HÉRITAGE PARTAGÉ (1986 – 1991) 61

MARSHAL LAW ET LA PISTE VIOLENTE 62

Grim and gritty 62

Judge Dredd et l’école anglaise 64

Marshall Law (Epic, 1987-89) 66

De la marge au centre, l’exemple de The Punisher 74

Jusqu’aux classiques 78

Violence et héroïsme 79

En quelques mots 82

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ARKHAM ASYLUM, DE LA BANDE DESSINÉE À L’ŒUVRE D’ART 83

Arkham Asylum, A Serious House on Serious Earth (DC Comics, 1989) 86

Impossible compromis 97

Continuité et expérience isolée 98

En quelques mots 101

CHAPITRE 3   : DE L’EXCÈS AU NÉOCLASSICISME (1992 – 1998) 103

IMAGE ET LA SOLUTION DU TOUT GRAPHIQUE 104

La création d’Image 105

Spawn n°1 à 36 (Image comics, 1992-1995) 106

Escalade des ventes 120

La crise et ses causes possibles 122

En quelques mots 124

KINGDOM COME ET LA RÉACTION NÉO-CLASSIQUE 125

La série animée Batman 126

Kingdom Come (DC Comics, 1996) 128

Un mouvement global 136

Alan Moore, la reconstruction après la déconstruction 138

Viser le centre pour se différencier de la marge 141

En quelques mots 145

CHAPITRE 4   : OUVERTURE 146

THE AUTHORITY, UNE STRUCTURE RENOUVELÉE 147

Marvel Knights et la piste Wildstorm 147

The Authority n°1 à 12 (Wildstorm Productions, 1999-2000) 149

Une suite et un contexte 164

Ouverture et hypothèses sur un redressement 166

CONCLUSION 169

ANNEXE   : LE COMICS CODE 174

Bibliographie 179

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Introduction

Une porte d’entrée sur le genre

Tout le monde connaît Superman, sa cape rouge, ses collants bleus, le « S » sur sa poitrine et ses

super-pouvoirs. Le personnage fait partie de notre environnement quotidien, et se trouve décliné en

produits dérivés ou pastiché à l’infini, qu’il s’agisse de promouvoir un crédit bancaire ou de

caricaturer un homme politique. Cette popularité est d’autant plus surprenante que les aventures du

personnage n’ont jamais été réellement disponibles en France (quelques publications marginales à la

fin des années 70, des rééditions coûteuses chez Futuropolis), et que la série de films qui lui a été

consacrée s’est interrompue en 1987. A l’exception peut-être de la Lolita de Nabokov, il est difficile

de songer à d’autres personnages de fiction du vingtième siècle si bien intégrés à la culture populaire

(ou dans l’inconscient collectif, pour qui n’est pas rebuté par la référence jungienne) qu’ils existent

désormais indépendamment des oeuvres qui les ont suscités. Si on ajoute que la popularité de

Superman excède largement dans son pays d’origine, les Etats-Unis, ce qu’elle peut atteindre en

France, il est facile de comprendre pourquoi le terme de « mythe » revient si souvent dans les textes

critiques qui l’évoquent. Le héros venu de la planète Krypton dans son costume aux couleurs du

drapeau américain constitue un phénomène culturel remarquable. Umberto Eco affirme s’y être

intéressé essentiellement par goût de la provocation1, mais son étude fondatrice consacrée au

personnage est légitimée à posteriori par la pérennité du personnage et de son importance.

Cependant, Superman n’est pas seulement cette figure « mythique », puisque son apparition

inaugure également le genre le plus populaire et le plus durable à avoir été traité dans la bande

dessinée américains : les aventures de super-héros. En dépit de périodes de récession, voir de quasi-

disparition, ces héros costumés sont en effet parvenus à survivre de 1938 jusqu’à aujourd’hui, et

continuent à représenter l’essentiel du marché dans leur pays d’origine. Genre cantonné

essentiellement à un seul médium, les super-héros sont intimement liés aux comic books, nés quatre

ans avant eux. Ces petits fascicules (une feuille de quotidien pliée en deux) consacrés uniquement à la

bande dessinée, s’opposent aux comic strips2 publiés dans les journaux et qui représentent en quelque

sorte la forme canonique de la bande dessinée aux Etats-Unis, tant par leur organisation que par leur

lectorat3. Par ailleurs, les super-héros constituent un phénomène cantonné exclusivement à l’Amérique

1 Umberto Eco, De Superman au surhomme (Paris : Grasset, 1993), 92 Bande de deux, trois ou quatre vignettes, constituant une séquence ou un gag. Peanuts, de Schulz est sans doute le représentant le plus connu.3 Même si les premiers comic books étaient des remontages de strips, il serait aisé de démontrer que l’organisation narrative, rythmique et spatiale des deux formes diffère radicalement.

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du Nord, en dépit d’infructueuses tentatives d’acculturations dans les différents pays où ont été

traduites les séries d’origines. Cette dernière spécificité a particulièrement retenu l’attention des

critiques, notamment en raison de l’utilisation massive des super-héros à fin de propagande au cours

de la seconde guerre mondiale. Difficile en effet d’appliquer un personnage aussi typé que Captain

America, « super soldat » vêtu du drapeau américain une analyse ne tenant pas compte de sa fonction

idéologique dans les années 40. Difficile, et pourtant nécessaire.

Le retour aux textes

Considérer les super-héros comme de simples reflets de l’époque de leur apparition, la seconde guerre

mondiale, est en effet à la fois simpliste et voué à l’échec. D’abord parce que le genre commence,

nous l’avons dit, en 1938, mais aussi et surtout parce qu’il perdure bien au-delà de cette époque. Ces

récits ne se laissent donc pas réduire à leur simple fonction symbolique ou de propagande, même si

celle-ci est indéniable. Si d’autres évènements ont pu marquer le genre au fil de ses soixante-cinq ans

d’existence (Captain America, encore lui, renonce ainsi temporairement à son rôle après le Watergate),

ces bandes dessinées mènent une existence qui n’est pas celle de simples reflets de la société

contemporaine. Ils s’élaborent en réalité au gré de trois influences distinctes ; les bouleversements

sociaux ne sont qu’une d’entre elles. Ces récits possèdent également des règles de fonctionnent

interne, un système de codes et de principes, des contraintes dont l’arbitraire manifeste vient

contredire la thèse des préoccupations socio-politique comme unique force structurante. Enfin, il faut

également mentionner un phénomène de stabilisation par accumulation, né de la volonté d’inscrire

chaque récit dans la continuité directe de tous ceux qui l’ont précédé. Cette tâche, rendue laborieuse

par la longueur des séries en question, impose de sérieuses contraintes dans l’élaboration de ces objets

littéraires. Objets littéraires, donc, et non simples récits portés par une forme neutre, puisque les récits

ainsi élaborés apparaissent comme les résultats de ces contraintes multiples mais aussi d’une

intervention auteuriale discernable. L’essai d’Umberto Eco, « Le mythe de Superman », déjà cité, mais

aussi le travail fondateur de l’universitaire Richard Reynolds, Super-Heroes : A Modern Mythology

prennent tous deux ce parti de considérer leurs objets d’études comme des textes et non des artefacts

culturels surdéterminés. Ils rompent avec une double tradition, celles des ouvrages d’amateurs du

genre dépourvus de distance critique et celle d’approches universitaires peu intéressées par les textes

proprement dits. S’ils ne sont pas exempts de reproches, sur lesquels nous aurons l’occasion de

revenir, ces deux essais constituent donc un socle théorique cohérent, car unifié par un même postulat.

C’est d’ailleurs dans la continuité de ce corpus critique que s’inscrit la présente étude, en

cherchant à décrire et comprendre les évolutions du genre au cours des quinze dernières années. Le

choix de cet intervalle n’est pas simplement le résultat d’une volonté de segmentation, mais répond à

un événement précis : l’introduction, en 1986, d’une thématique post-moderne au sein des aventures

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des héros costumés. Il est légitime de se méfier d’une telle étiquette, mais dans le cas qui nous occupe,

elle résume efficacement la démarche mise en œuvre dans The Dark Knight Returns par Frank Miller

et dans Watchmen par Alan Moore (scénariste) et Dave Gibbons (dessinateur). Ces deux séries,

publiées par un des deux grands éditeurs américains, portent en effet un regard explicitement critique

et analytique sur le genre auquel ils appartiennent. La remise en cause de ces conventions, cette

distance ré-instaurée entre le lecteur et le récit d’un genre populaire, n’est bien sûr pas un phénomène

neuf, mais prend une résonance très particulière dans le cadre de la naïveté supposée de textes super-

héroïques. La perception généralement admise de ceux-ci se résume en effet généralement au cri de

guerre de Benjamin Grimm, dans les Fantastic Four, « ça va cogner !»4. Des personnages en collants

colorés affrontant dans des combats stylisés d’autres personnages en collants colorés, voilà qui incite à

une certaine méfiance, d’ailleurs justifiée par la médiocrité de certaines séries. Le genre ne se réduit

pas à cette vision simpliste, comme le démontre Reynolds, mais même ses manifestations les plus

élaborées ne parviennent pas à évacuer totalement l’absurdité du postulat de base. Par l’ambiton qu’ils

affichent, The Dark Knight Returns et Watchmen ne se contentent donc pas d’introduire un

questionnement des codes à l’intérieur du genre, mais apparaissent également comme des manifestes

en faveur d’une réévaluation esthétique et intellectuelle de celui-ci. La démarche est d’autant plus

signifiante qu’elle prend la forme de séries largement diffusées, chez l’éditeur détenteur des droits de

Superman, et rencontre un véritable succès public.

Si un article élogieux dans Rolling Stones inaugure de façon très positive l’accueil critique de

The Dark Knight Returns5, il devient vite évident que toutes les réactions ne seront pas aussi

enthousiastes. L’idée même d’une bande dessinée de super-héros traitant des questions philosophiques

ou politiques, en adoptant pour ce faire une forme ambitieuse, provoque la défiance chez des critiques

peu préparés à ce retournement. L’écrivain Mordecai Richler se livre ainsi à une attaque violente

contre l’ouvrage dans les colonnes du New York Times Book Review, dénonçant pêle-mêle son

positionnement politique, ses aspirations artistiques, sa complexité, sa noirceur ou sa verbosité6. Une

telle position souligne nettement l’inconfort que peut susciter le traitement de problèmatiques

complexes au travers d’une forme supposée naïve et dépourvue de légitimité. Parallèlement à ces

réactions extérieures et parfois mal informées (Mordecai cite ainsi son fils en tant qu’  « expert de ces

questions »), l’impact de The Dark Knight Returns et de Watchmen se fait également sentir au sein du

genre dont il se réclame. Est-il encore possible de perpétuer des formules héritées de la fin des années

60, lorsque deux ouvrages à succès les ont publiquement mises à mal ? C’est précisément à cette

question que nous allons nous efforcer de répondre au cours des pages qui vont suivre.

4 « It’s clobberin’ time ! », formule due à Stan Lee.5 Mikal Gilmore, « Comic Genius », Rolling Stones n°470 (Mars 1986), 56-586 « The stories are convoluted, difficult to follow and crammed with far too much text. The drawings offer a grotesquely muscle-bound Batman and Superman, not the lovable champions of old. » Mordecai Richler, « Batman At Midlife: Or The Funnies Grow Up », New York Times Book Review n°92 (3 mai 1987), 35

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Quelques perspectives et choix initiaux

Plus exactement, notre objectif sera de parvenir à une compréhension des évolutions du genre à partir

de ce point de départ, tout en tenant compte d’autres facteurs influençant ces évolutions. Il ne s’agira

pas ici d’aborder frontalement la place et le fonctionnement des comics7 dans la culture populaire

américaine au cours des quinze dernières années. L’objectif poursuivi est plus modeste, puisqu’il

s’agit de s’intéresser avant tout aux textes, et à leurs mécanismes internes, sans pour autant considérer

ceux-ci comme existant de manière indépendante de l’industrie qui les génère. Une telle attitude

toucherait au contresens puisque les bandes dessinées de super-héros n’existent que grâce à leur

potentiel commercial. Cependant, il est possible de montrer que le succès d’une œuvre ne se déduit pas

directement des tactiques de séduction du public employées lors de son élaboration. En d’autres

termes, au-delà des stratégies de marketing, le texte subsiste et détermine non seulement le succès

initial d’une bande dessinée de super-héros, mais aussi son impact et sa renommée à plus long terme.

Voici donc l’esquisse des critères qui nous permettrons de sélectionner un corpus de taille raisonnable

pour mener notre étude. Sans anticiper sur notre présentation méthodologique, il est déjà possible de

constater que le choix de se focaliser sur les textes impose une réflexion préalable sur la

représentativité de ceux-ci par rapport à la globalité du phénomène étudié. Eluder ce questionnement

ne peut que déboucher sur un article comme celui d’Abraham Kawa, paru dans la revue critique de

bande dessinée 9e Art8. L’auteur s’y propose de résumer l’évolution thématique des comics de super-

héros dans la décennie 1990-2000, mais appuie sa démonstration quasi-exclusivement sur les travaux

du scénariste Grant Morrison. Or, si celui-ci est bien une figure marquante de la période, sa production

est singulière et ne peut passer pour typique du genre. Il n’est alors pas surprenant que l’analyse ne

possède qu’un champ de pertinence limité.

7 Employé au pluriel, le terme renvoie à la bande dessinée américaine en générale (et plus rarement le format comic book).8 Abraham Kawa, « Et si l’Apocalypse n’avait pas eu lieu. Le scénario évolutif dans les nouveaux comic-books de super-héros », 9e Art n°5 (2000)

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Un préalable nécessaire

Avant d’aborder ce qui constituera le corps de notre étude, il nous a semblé nécessaire de dresser un

bilan historique et critique du genre avant 1986, et la parution des deux textes déjà mentionnés. Seule

une compréhension de la forme canonique du genre permet en effet de saisir la portée de la plupart des

modifications survenues après cette date. L’expérience prouve en effet que les super-héros sont le plus

souvent perçus par le biais d’un ensemble de clichés et de généralisations nuisant à la compréhension

du phénomène. Ainsi, on peut lire la définition suivante sur un panneau « Super Héros » du Musée

Imaginaire d’Ethnologie, au Centre National de la Bande Dessinée et de l’Image (CNBDI)

d’Angoulême, pourtant censé « déstabiliser avec humour [les] idées reçues »9 :

Il a pour mission de défendre la faible humanité contre les forces du mal. Doué de super-pouvoirs, il est vêtu d’un costume toujours reconnaissable, possède une identité secrète, vit une double vie et ne meurt jamais. C’est un avatar moderne des héros de la littérature française du 19 e siècle, tels Edmond Dantes, Fantomas ou du Zorro américain des années 20.10

Visiblement inspirée par le texte d’Umberto Eco, cette courte présentation illustre bien les

limites d’un résumé de cette taille. Identité secrète, super-pouvoirs et vie éternelle ne sont en effet pas

les caractéristiques des super-héros en général, mais celles de Superman (encore celui-ci sembla-t-il

mourir pour un temps dans les années 90). C’est précisément pour échapper à ce type de raccourci que

nous ouvrons notre recherche sur une perspective critique et historique détaillée. Cette présentation

visant à familiariser le lecteur avec les super-héros, elle contient bon nombre de données non

strictement nécessaires à la compréhension des chapitres suivants. Cette approche peu discriminante

vise ici à donner au lecteur une image globale du genre, un cadre permettant l’instauration d’une

distance critique, plutôt qu’une structure ne servant qu’à soutenir les analyses ultérieures. Nous

prendrons également le temps de nous intéresser aux œuvres grâce auxquelles s’effectue le

basculement entre cette époque et celle qui nous concernera plus directement. Watchmen et The Dark

Knight Returns méritent en effet que l’on revienne sur leur construction et sur l’écart que celle-ci

représente par rapport à la norme jusque là établie. A l’issue de cette prise de repères, il nous sera

possible d’élaborer une méthodologie pour répondre à notre question initiale. La parution et le succès

des deux œuvres précitées ont-ils orienté le genre super-héroïque dans la direction suggérée par ces

textes ? Les justiciers en costumes moulants et bariolés ont-ils profité de l’expérience pour se doter

d’une nouvelle profondeur, d’un point de vue structurel, narratif ou même philosophique ? Peut-on

considérer que la bande dessinée de super-héros soit parvenue à son âge adulte ?

9 « Les musées Imaginaires de la Bande Dessinée au CNBDI », brochure anonyme (2003)10 Les Musées imaginaires de la bande dessinée (Musée d’Ethnologie), conservateur Gaby Scaon, CNBDI, Angoulême.

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Chapitre 1 : Exposition

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50 ans de super-héros

Officiellement, l’histoire des super-héros commence en 1938, avec la publication des origines de

Superman, dans le premier numéro de Action Comics. Composé de strips précédemment rejetés par la

plupart des journaux de l’époque, et redécoupés à la hâte pour les adapter au format pleine page, ces

quelques cases maladroitement dessinées allaient définir le genre le plus populaire de la bande

dessinée américaine jusqu’à aujourd’hui. Frank Miller, dessinateur et scénariste, décrivait il y a

quelques années cette histoire comme un demi-siècle d’inepties (« 50 years of crap »), et s’étonnait au

passage de l’affection générale pour cet héritage (« people talk as if we had an heritage behind us. »)11.

Si ce jugement mérite d’être nuancé, pour tenir compte de certaines réussites largement reconnues, il

permet néanmoins de compenser la tendance nostalgique encouragée par les différents éditeurs, et bien

illustrée par le qualificatif d’ « âge d’or » dont est parée la période 1940-1950. Cette vision mythique

d’un passé idéal semble aussi naïve que son pendant, l’idée d’un progrès constant à l’intérieur du

genre. Pour s’éloigner de ces deux lectures schématiques, autant que pour fournir un arrière-plan

cohérent à l’étude de la période qui nous intéresse plus particulièrement, il est nécessaire d’esquisser

une description des 48 années séparant Action comics n°1 de Watchmen.

Les origines

Superman

A en croire le récit de 1938, Superman est un bébé arrivé sur Terre après la destruction de sa planète

d’origine (qui sera nommée Krypton dans des récits postérieurs). Dans l’orphelinat où il est recueilli et

reçoit le nom de Clark Kent, on découvre qu’il est doté d’une force extraordinaire, laquelle ira encore

en augmentant jusqu’à l’âge adulte. Il est alors capable de sauter par-dessus des immeubles de vingt

étages (le pouvoir de voler lui sera, là encore, attribué plus tard), de soulever des masses prodigieuses

(une poutrelle métallique, par exemple) ou encore de courir plus vite qu’un train. Il est également doté

d’une résistance telle que seul un obus pourrait le blesser. Un panneau nous informe de l’orientation

fondamentale que prendra la série : Clark décide de mettre sa force titanesque au service de

l’humanité, devenant ainsi … Superman. Vêtu de collants bleus, d’une cape rouge, portant sur son

torse un « S » inscrit dans un triangle, il lutte contre des ennemis aussi divers que les maris violents ou

les politiciens corrompus du Congrès américain.

11 Cité par Gary Groth, « Harlan Ellison's Flamboyant Philistinism for the '80s », Comics Journal n°126 (1989)- 11 -

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Action Comics n°1, 1 (1938)

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Parallèlement aux premiers exploits de Superman, Clark Kent devient journaliste au Daily Star

(plus tard le Daily Planet), dissimulant derrière une paire de lunettes (!) son identité de héros costumé.

Toujours dans ce premier numéro, on découvre Loïs Lane, collègue journaliste de Clark qui méprise

ce dernier tout en étant fascinée par Superman. La plupart des enjeux dramatiques qui animeront la

série sont en place, et resteront globalement les mêmes jusqu’en 1986, en dépit de nombreuses re-

créations. Ces évènements, narrés en treize pages, créent le genre des super-héros.

Une première définition

Mike Reynolds, professeur à l’université de Batsford, est l’auteur de Super Heroes, A modern

mythology, un des rares essais tentant de rendre compte de l’intégralité du genre. En utilisant les

éléments présents dans ces premières planches d’Action Comics, il élabore une définition qu’il qualifie

lui-même de provisoire de ce qui constitue un récit de super-héros :

1. The hero is marked out from society. He often reaches maturity without having a relationship with his parents.

2. At least some of the superheroes will be like earthbound gods in their level of powers. Other superheroes of lesser powers will consort easily with these earthbound deities.

3. The hero's devotion to justice overrides even his devotion to the law.4. The extraordinary nature of the superhero will be contrasted with the ordinariness of his

surroundings.5. Likewise, the extraordinary nature of the hero will be contrasted with the mundane nature of his

alter-ego. Certain taboos will govern the actions of these alter-egos.6. Although ultimately above the law, superheroes can be capable of considerable patriotism and

moral loyalty to the state, though not necessarily to the letter of its laws. 7. The stories are mythical and use science and magic indiscriminately to create a sense of wonder.12

Bien que plus structurée que la définition courante de tout genre, que l’on pourrait résumer par

« le genre super-héroïque est constitué de tous les récits publiés sous cette étiquette », l’approche de

Reynolds n’est pas exempte de défauts. A la lecture du reste de l’ouvrage, elle semble en effet avoir

été conçue rétrospectivement pour justifier la thèse centrale de celui-ci, l’existence de liens entre les

récits de super-héros et les mythologies classiques. Dès lors, il est possible d’affiner cette définition,

en particulier en se débarrassant du deuxième point, qui sans rien apporter à la compréhension du

genre présuppose de manière anachronique un « univers » super-héroïque, permettant une interaction

et donc une comparaison entre les différents héros costumés13, alors même que cette notion ne se

développe qu’à partir des années 60. On peut également s’interroger sur l’absence de toute remarque

d’ordre graphique dans ces différents points, alors même que le costume est souvent considéré comme

un élément définitoire du genre. Il est d’ors et déjà possible de préciser que le super-héros possède une

12 Richard Reynolds, Super Heroes: a Modern Mythology (Jackson : University Press of Mississipi, 1992) 913 Remarque due à Christian Pyle dans sa critique de l’ouvrage de Reynolds. Christian Pyle, « The Super Hero Meets the Culture Critic », Postmodern Culture v5 n°1 (1994), http://jefferson.village.virginia.edu/pmc/text-only/issue.994/review-6.994 [pour les ressources internet, la date indiquée est celle de la redaction de l’article; la date de dernière visite est mai 2003 dans tous les cas]

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identité graphique très fortement marquée (le plus souvent par le biais d’un costume aux couleurs

caractéristiques) ainsi qu’un nom ou surnom dénotant sa condition d’être en marge de l’humanité

(lequel sera opposé au patronyme distinctement humain de son alter-ego).

Une origine conventionnelle

Le choix de Superman comme origine officielle du

genre ne va pas de soi. Cependant, retenir ce personnage

emblématique permet de fixer une limite iconique et

encore compréhensible pour un public moderne, tout en

minimisant simultanément l’influence des précurseurs. Or,

on sait que ceux-ci furent nombreux, héros de pulps ou de

la littérature populaire européenne, et sans pour autant

chercher comme Umberto Eco une filiation lointaine entre

le Comte de Monte-Cristo et Superman14, on peut

s’interroger sur ce qui sépare des personnages comme The

Shadow (1931), Doc Savage (1933) et plus

particulièrement le Fantôme du Bengale (Moore et Falk, 1936) du concept de super-héros inauguré par

l’ « homme d’acier ». Si Doc Savage ne bénéficie pas d’un costume ou uniforme facilement

reconnaissable, les deux autres sont en revanche des figures masquées, énigmatiques et récurrentes. Ils

ne possèdent pas de super-pouvoirs à proprement parler, mais ce point ne constitue pas un critère

déterminant d’exclusion. D’ailleurs, à bien y regarder, le Superman original est « seulement » doté

d’une force surhumaine, et ne possède pas de caractéristique véritablement surnaturelle (voir le

panneau établissant un parallèle avec les insectes, pour affirmer la plausibilité de telles prouesses

physiques). La différence la plus significative se trouve dans le fait que ni le Fantôme, ni The Shadow

ne possèdent d’identité secrète, d’alter ego humain comme l’est Clark Kent pour Superman. Là

encore, certains super-héros ont su s’affranchir de cette contrainte depuis 1938, mais il est indéniable

qu’il s’agit d’une des caractéristiques unificatrices de toute la première génération de personnages du

genre.

En dépit de cette réserve, ces quelques exemples illustrent le fait que Superman n’est pas une

création isolée, mais plutôt l’aboutissement d’un processus d’élaboration d’une figure archétypale du

héros populaire : le vengeur masqué. Il ne s’agit même pas de la première manifestation de cette figure

emblématique en bande dessinée, puisque si la plupart de ses ancêtres sont des personnages de

romans, le Fantôme est un précurseur publié dès l’origine sous forme de comic-strip. Choisir

Superman pour point de départ n’est plus dès lors qu’une convention qui permet d’en faire l’ancêtre

commun de tous les vengeurs costumés, en négligeant toutes les influences antérieures. Celles-ci se

14 « Introduction », De Superman au surhomme- 14 -

The phantom, par Lee Falk et Ray Moore

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voient effacées, rendues obsolètes par ce personnage de l’ « homme d’acier », promu au rang d’origine

et effaçant toutes ses sources d’inspirations : le fait que Batman soit finalement beaucoup plus proche

de The Shadow ou du Fantôme que de Superman, identité secrète exceptée, peut ainsi être passé sous

silence. Il convient d’ailleurs d’ajouter que les deux grandes maisons d’éditions, DC et Marvel

Comics, sont les seules à posséder des archives importantes couvrant les années 40, tandis que les

séries populaires de la décennie précédente sont quasiment inaccessibles. Entre la récupération du

papier pour les besoins de la guerre et le statut d’objet éphémère de la plupart des comic books,

l’essentiel de la production de cette époque a en effet été détruit. Ce monopole sur les documents

constitue un atout de poids dans la tentative de maîtrise de l’histoire du genre à laquelle se livrent ces

deux éditeurs de manière plus ou moins explicite15.

L’explosion

En gardant à l’esprit ces réserves initiales, l’apparition de Superman reste un repère important. Le strip

original fut refusé pendant trois ans par de nombreux éditeurs, notamment en raison de sa pauvreté

graphique. Il trouva finalement sa place dans le premier numéro d’une revue nommée Action Comics,

éditée par le National Group (qui allait devenir DC), qui en fit sa couverture. A la maladresse du

dessin, cette première apparition ajoutait les errements d’une mise en page créée en découpant et

recomposant le strip, pour l’adapter au format comic book. En dépit de ces défauts, Jerome Siegel et

Joseph Shuster, respectivement scénariste et dessinateur de la série, eurent rapidement l’occasion de

mesurer l’ampleur du succès de leur création. Il ne fallut qu’un an avant que Superman se voie doté

d’un magazine dédié, tout en continuant à occuper une bonne partie des pages d’Action Comics. Dans

la foulée, le fameux strip si souvent rejeté commença également à être diffusé dans de nombreux

journaux.

Plus encore que par le succès du personnage, cependant, les années 1939 et 1940 furent

marquées par la multiplication des imitateurs, profitant de la popularité de la série et n’hésitant pas à

en reprendre les traits les plus distinctifs. Cape, costume bariolé à base de couleurs primaires (choisies,

d’après Shuster, parce qu’elles étaient les plus éclatantes qui leur soient venues à l’esprit), identité

secrète, vocation à défendre l’humanité contre le mal, particulièrement si celui-ci prend la forme de

petits criminels.

15 Ainsi, certains ouvrages « de référence » s’apparentent plus à des panégeriques ; voir par exemple celui consacré à Marvel Comics par l’historien de la bande dessinée Les Daniels, Marvel : Five Faboulous Decades of the World’s Greatest Comics (New York: Harry N. Abrams, 1991)

- 15 -

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Une horde d’imitateurs

Si le National Group s’était contenté de racheter leur création à Siegel et Shuster dans le cas de

Superman16, l’apparition de son principal rival résulte d’une commande de l’éditeur. Batman apparaît

en 1939 dans le numéro 27 de Detective Comics, revue jusqu’alors consacrée à des bandes policières

classiques, après que la vogue des super-héros a convaincu ses responsables qu’une nouvelle direction

était nécessaire. Batman est en réalité Bruce Wayne, un richissime play boy qui décide de s’habiller en

chauve-souris pour venger le meurtre de ses parents, abattus sous ses yeux par un voleur lorsqu’il était

enfant. Contrairement à Superman, Batman est masqué, vêtu de couleurs plus sombres, et ne possède

pas de super-pouvoirs. A l’exception du costume (collant, cape), il est plus apparenté aux héros de

pulps qu’à cette vision de science-fiction naïve qu’est Superman. En fait, le personnage serait même

lointainement inspiré par une création de Murray Leinster pour Black Bat Detective Mysteries, un pulp

policier de 193417. Néanmoins, cette unité graphique créée par le costume suffit à identifier ce nouveau

personnage à celui de Siegel et Shuster, et par contrecoup contribue à définir le genre super-héroïque  :

la présence d’un surhomme bariolé y est un trait unificateur aussi important que le registre choisi.

D’emblée, le super-héros est donc placé sous le signe du visuel, produit d’une esthétique autant que

d’une thématique. Le critique Scott McCloud, auteur du très influent ouvrage de vulgarisation

Understanding Comics, va plus loin en suggérant que l’essence de ces premiers super-héros se

résumait aux couleurs de leur costumes : celles-ci, maintenues constantes par les techniques

d’impression, conféraient aux personnages une identité que la faible qualité des dessins n’aurait pas

suffi à créer18. De manière moins polémique, une confirmation de la nature essentiellement visuelle du

genre nous est fournie par l’absence de succès des personnages super-héroïques en dehors des supports

axés sur l’image.

Une fois posé ce principe, on voit à quel point il pouvait être tentant pour les autres éditeurs de

l’époque de produire à leur tour des histoires relevant d’un genre peu novateur dans le fond et

caractérisé par une forme facile à imiter. Le public, lui, semblait prêt à assurer le succès d’un nombre

croissant de héros du genre, en dépit de leurs évidentes ressemblances. On vit ainsi apparaître en 1939

Captain Marvel, dans Whiz Comics (Fawcett Publications) ; Billy Batson y est un adolescent capable

de se transformer en être divin lorsqu’il prononce le mot « Shazam », composé des initiales de

Salomon, Hercules, Atlas, Zeus, Achille et Mercure. Le Captain Marvel porte, comme ses camarades,

un costume moulant et une cape, mais la série prouva que le genre super-héroïque était assez souple

pour s’accommoder d’une touche de fantastique féérique (c’est un vieux magicien qui enseigne son

secret à Batson) et d’humour (un tigre parlant tiré à quatre épingles est un personnage secondaire

récurrent)19. Captain Marvel retient l’attention en raison de son succès, les ventes du comic book qui 16 Ce qui donnera lieu à un procès retentissant sur la question des droits d’auteurs, procès perdu par DC qui dut verser un substantiel arriéré aux deux créateurs pour les avoir privés des bénéfices de leur création.17 Brian Ash (éditeur). « La bande dessinée », Encyclopédie visuelle de la science-fiction, (Paris : Albin Michel, 1979) 32618 Scott McCloud, Understanding Comics, the Invisible Art (New York: Kitchen Sink Press, 1993) 18819 Christophe Lebourdais, « C’est un oiseau ? », Scarce n°56 (1999), 41-43

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Wonder woman et Rita Hayworth, au-delà de la ressemblance, une fonction similaire

lui était consacré dépassèrent temporairement celle de Superman en frôlant le million d’exemplaires

vendus, ce qui conduisit d’ailleurs les auteurs de ce dernier à altérer leur personnage pour le

rapprocher de son imitateur20. Superman cessa ainsi de faire des bonds pour se mettre à voler

librement, et se vit confronté à des menaces nettement moins sérieuses que lors de ses premières

aventures.

Deux personnages notables

En 1941 et 1942 respectivement

apparaissent deux personnages emblématiques du

genre, Captain America et Wonder Woman. Parés

d’un drapeau américain en guise de costume, ils

sont créés à une période où la guerre constitue le

quotidien de la population américaine. Captain

America est ainsi le résultat du programme

« super soldat » et passera la majeure partie de ses

premières années à combattre les ennemis de

l’Amérique21. Wonder Woman, pour sa part, est

un personnage excessivement caricatural dans sa

version originale : une amazone ligotant les

hommes en les abreuvant d’un discours pseudo-

féministe outrancier. Ecrite par un homme, la série inaugurait une longue tradition de représentation

excessivement misogyne des personnages féminins. Sans s’attarder sur le contenu des récits proposés,

sinon pour signaler que l’héroïne s’y trouve régulièrement ligotée et réduite à l’impuissance, l’aspect

graphique du personnage mérite d’être relevé : là où ses comparses masculins sont vêtus de collants

moulants et de cape, Wonder Woman n’a droit qu’à un bustier et une mini-jupe aux couleurs de la

bannière étoilée22. Richard Reynolds souligne la parenté implicite entre cette tenue, ainsi que les

cordes qui la complète, et l’esthétique « pornographique » également présente de manière sous-jacente

chez les autres « gentilles filles » (« good girls ») de l’époque, depuis les pin-ups de Vargas jusqu’à

des actrices comme Rita Hayworth23. Pour Reynolds, l’assimilation de ces héroïnes positives et de ce

message socialement réprouvé qu’est la pornographie, se comprend comme un phénomène général, ne

se limitant pas au seul domaine super-héroïque. Bien qu’il n’emploie pas le terme, on peut discerner la

figure de l’anima jungienne dans la description de la catégorie ambivalente ainsi créée, un archétype

récurrent de la culture populaire, ici réduit à une interprétation caricaturale et sexiste. Wonder Woman

20 Ce qui n’empêcha pas DC d’intenter un procès à Fawcett pour plagiat en 1941.21 Du moins sur les couvertures, les récits proposés tenant plus de l’enquête fantastico-policière.22 Laquelle ira d’ailleurs en se rétrécissant jusqu’à devenir un short moulant vers 1946.23 Super Heroes: A Modern Mythology, 34 - 36

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constitue néanmoins une manifestation particulièrement cynique de cette esthétique. La profession de

foi de son créateur permet d’ailleurs de mieux mesurer l’orientation philosophique de celle qui reste la

plus populaire des super-héroïnes : « Donnez leur une femme attirante, plus forte qu’eux, et ils seront

fiers d’être ses esclaves consentants ! »24 Cette popularité lui permet d’être un des trois personnages de

cette première vague de super-héros dont les aventures n’ont jamais cessé d’être éditées, les deux

autres étant Superman et Batman. Si cette endurance remet en question la validité de l’analyse de

Reynolds quant son statut en tant qu’épiphénomène d’un mouvement de société des années 40, elle

n’enlève rien à la pertinence de son analyse sur le fond. Tout comme le super-héros s’efforce de

réconcilier le surhomme et l’Américain moyen, la super-héroïne semble destinée à permettre à la fois

l’identification et le désir du lecteur mâle. On ne peut qu’être d’accord avec Reynolds lorsqu’il note

que la « transformation » en super-héroïne devient alors une forme hypocrite et incomplète de strip-

tease, tant fonctionnellement que visuellement.

Extinction

Cet inventaire n’est pas exhaustif, puisque les années 40 virent également apparaître Flash, Hawkman,

le Spectre, Black Canary, le Sandman, Namor, la Torche humaine, Green lantern, Aquaman ou encore

the Atom, pour ne citer que quelques-uns uns de ceux ayant été ressuscités depuis25. On mesure sans

doute mieux le nombre réel de super-héros en existence durant cette décennie en réalisant que Captain

America suscita à lui seul plus d’une trentaine d’imitations directement liables à leur modèle, et

probablement autant de dérivés un peu plus lointains26. « Il en venait de partout, chaque firme avait les

siens, qui rivalisaient d’une invention toute cumulative quant à l’aspect de leur costume, les

circonstances de leurs origines et, par voie de conséquence, ou presque, la nature de leurs pouvoirs. »27

Dans ces conditions, l’extinction foudroyante de la quasi-totalité du genre, au début des années 50

paraît assez compréhensible, et liée à une lassitude pour un genre surexploité. Celle-ci paraît

cependant avoir été renforcée par le changement profond de contexte à la fin des années 40. Il est

tentant de lier cette désaffection au début de la guerre froide, et à l’altération de la perception du

monde qui en résulta. Les super-héros avaient en effet tous servi pendant la guerre, combattant les

nazis et les saboteurs, et bon nombre d’entre eux apparaissent avec le recul comme des symboles

grossiers de la puissance et de l’optimisme américain à cette époque. Paradoxalement, l’engagement

des super-héros dans la guerre permettait peut-être d’exacerber leur irréalité confinant au fantastique,

puisque les efforts déployés par ceux-ci dans le cadre réaliste des opérations militaires ne pouvaient

24 « Give them an alluring woman stronger than themselves to submit to and they’ll be proud to be her willing slaves ! » cité par Reynolds, 34-36.25 Riche et Eizykman, La bande dessinée de science-fiction américaine (Paris : Albin Michel, 1976) 6626 La bande dessinée de science-fiction américaine, 6727 La bande dessinée de science-fiction américaine, 62

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Le Dr. Wertham

pas se traduire par un changement effectif de la situation. Cet ancrage dans une réalité clairement

définie renforçait donc, par contraste, la valeur symbolique et décalée des justiciers en costume. Le

brouillage des valeurs entraîné par les débuts de la guerre froide se prêtait mal à cette idéalisation

manichéenne. De plus, le thème de l’identité secrète, un des fondements du genre à l’origine, se voyait

confronté à une lecture alternative aux connotations excessivement négatives dans le cadre d’une peur

généralisée de l’espionnage. Usure et changement social semblent donc constituer les deux facteurs

principaux de cette disparition.

Parallèlement, les premières prises de positions associant les comics à la délinquance juvénile

apparaissent sensiblement à cette époque, et visent d’emblée les super-héros, accusés entre autres de

populariser la violence. Cependant, en 1954, lorsque ce mouvement atteint son apogée avec la

publication de Seduction of the Innocent, ouvrage analtyique très critique dûr au Dr Wertham, les

super-héros ont quasiment tous disparus. Seuls Batman, Superman et Wonder Woman, chez DC, ont

survécu à la fin de ce qui est régulièrement qualifié d’ « âge d’or » du genre, de 1938 à 1949.

Seduction of the Innocent et le Comics Code

Pendant quasiment une décennie, d’autres genres prospèrent en lieu

et place des justiciers costumés, employant souvent certains des créateurs

les plus marquants du genre. Jack Kirby, créateur de Captain America,

devient ainsi une des figures essentielle du développement des comics

sentimentaux. Cependant, ces histoires à l’eau de rose ne constituent pas la

véritable nouveauté des années 50. Le genre qui focalise l’attention des

lecteurs aussi bien que celui des critiques est en effet la bande dessinée

d’horreur, tel que représenté par la firme Entertainment Comics (E.C.). Ce

sont ces bandes dessinées qui subirent les plus virulentes attaques de la part

du docteur Wertham lors de la fameuse commission d’enquête du congrès

américain en 1954, en raison de leur « immoralité » supposée et d’une complaisance notoire à l’égard

des représentations morbides. Pour se prémunir d’éventuelles actions de censure, les principaux

éditeurs du secteur s’inspirèrent alors des mesures prises par les studios de cinémas lorsqu’ils furent

confrontés à une crise similaire, dans les années 30. Ils élaborèrent une charte de bonne conduite qui

prit le nom de Comics Code et interdit toute représentation pouvant être perçue comme subversive

(voir en annexe pour plus de détails).

Les attaques outrancières de Wertham, soutenues par les organes gouvernementaux, jetèrent le

discrédit sur l’industrie des comics toute entière, et l’instauration du Code mit fin à une tradition de

libéralisation des représentations de la violence ou du sexe initiée durant la guerre28. L’industrie des

comic books choisit donc à cette époque d’instituer comme ligne de conduite officielle ce qui avait

28 Des séries comme Male Call, destinée aux GIs, et interrompue en 1946.- 19 -

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pourtant été un objet de critique constante à l’égard du médium : l’infantilisme et la naïveté des

situations. Pour citer Will Eisner, un des principaux innovateurs et théoriciens du médium : « Entre

1940 et le début des années 60, l’industrie adopta comme profil type du lecteur de bandes dessinées un

enfant de dix ans originaire de l’Iowa. Chez les adultes, la lecture de bandes dessinées était considérée

comme le signe d’une intelligence réduite. »29

Du point de vue des intellectuels

A cette époque, les intellectuels américains ne s’intéressent que très peu à la bande dessinée,

sinon pour mesurer son impact social. Alors même que la méfiance bien enracinée envers le cinéma

subissait une nécessaire réévaluation, les comics ne bénéficiaient pas d’une telle remise en question.

Les différentes études les concernant, à de très rares exceptions près, les analysaient ainsi en fonction

de leur rôle en tant que médium de masse, mais sans tenter de comprendre le fonctionnement du

médium. Ils étaient donc perçus comme répondant à des besoins précis (volonté d’évasion du

quotidien en particulier, un thème sans doute suggéré par le contraste entre informations et comic

strips dans les quotidiens) sans pour autant posséder une valeur intrinsèque. Sur le sujet, il est sans

doute intéressant de lire l’article de Robert Warshow critiquant les positions de Wertham30. Dans ce

texte, l’auteur se livre à une critique pointue des différents thèmes abordés par le psychanalyste. En

s’appuyant sur l’exemple de son fils Paul, lecteur assidu de bandes dessinées, il parvient à réfuter la

plupart des arguments officiels visant à diaboliser le médium en exagérant son influence. S’il ne

dissimule pas son malaise face à la violence des représentations macabres des productions E.C.,

Warshow n’hésite pas non plus à mettre en lumière la qualité de certaines publications (Mad magazine

en particuliers), auxquelles il avoue prendre lui-même un plaisir ambigu (« a kind of irritated

pleasure »). Cependant, dans la suite de l’article, cet aveu initial est sans cesse remis en question,

jusqu’à être explicitement nié :

I don’t like the comic books – not even Mad, whatever I may have unguardedly allowed myself to say – and I would prefer it if Paul did not read them.31

Cette contradiction flagrante trouve son explication un peu plus loin dans le texte, lorsque

Warshow explique que pour le plus grand nombre, il semble impossible d’imaginer ce que pourrait

être une « bonne » bande dessinée. Le problème ne provient donc pas d’une œuvre précise, mais du

médium lui-même, que l’auteur n’hésite pas à opposer en conclusion aux monuments de la culture

classique.

29 Will Eisner, Comics and Sequential Art (Tamarac : Poorhouse Press, 1985) 13830 Robert Warshow, « Paul, the Horror Comics, and Dr. Wertham », dans Rosenberg et White (éditeurs), Mass Culture, ThePpopular Arts in America (Glencoe: The Free Press, 1957) 19931 « Paul, the Horror Comics, and Dr. Wertham », 204

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To say that the comic books do not contribute to [social problems in the U.S.] would be like denying the importance of the children’s classics and the Great English and European novels in the development of an educated man.32

Cette opposition est une des tactiques couramment utilisées dans les différentes études portant

sur la culture populaire, et le choix de Warshow de la mobiliser ici suggère une difficulté à aller au

bout de son argumentation. Confronté à des manifestations précises dont il ne peut contester les

qualités, il ne peut réconcilier cette constatation avec la perception communément admise du médium,

et conclut par la réaffirmation d’une division fondamentale, qu’il ne démontre pas. Il n’est pas interdit

de voir dans ce texte de 1954 l’amorce d’un changement d’attitude de la part des intellectuels : les

attaques de la droite envers les comics ayant fait de ceux-ci un sujet d’étude légitime, ils pouvaient dès

lors être analysés avec un œil nouveau. Un autre texte, « The Middle Against Both Ends » par Leslie

A. Fielder33, publié l’année suivante et côtoyant l’article de Warshaw dans le recueil de Rosenberg et

White illustre ce changement. Fielder suggère en effet qu’une critique des comics ne peut faire

l’économie d’une étude approfondie des codes et des spécificités du médium, sans se borner à

constater ses effets sur les lecteurs. Il légitime donc l’étude des comics en tant que production ayant

une valeur intrinsèque et non plus seulement une portée commerciale ou sociale. Cette étape initiale le

conduit à voir dans les bandes dessinées le pendant des « arts nobles » (« high arts ») : une forme de

culture incompréhensible et menaçante pour la bourgeoisie (alternativement « petty bourgeois » et

« middlebrow » dans le texte) qui la condamne au nom d’une supposée vulgarité. Si on peut contester

les conclusions de cet article arc-bouté sur la notion de classe sociale, il est indéniable que son

argument initial marque l’amorce d’une reconnaissance intellectuelle des comics en tant que textes.

Cependant, cette réflexion arrivait avec quelques années de retard, puisque le Comic Code était déjà

entré en vigueur, apaisant les critiques les plus virulentes mais bridant simultanément la créativité des

créateurs à l’œuvre dans le médium.

Réactivation

Le retour des super-héros, à partir de 1956, se fit donc dans un contexte radicalement différent de celui

qui avait vu leur création. Si les pulps, souvent sombres et violents avaient donné au genre son

orientation initiale, celui-ci ressurgissait à une époque nettement plus aseptisée, privé en amont de

toute possibilité d’exploration thématique du médium. En théorie, au moins. De même qu’aucune

explication consensuelle n’existe pour expliquer la chute de popularité des justiciers en costume vers

1949, les raisons de leur retour restent mal connues. Celui-ci est d’ailleurs d’autant plus étonnant qu’il

s’effectue essentiellement sous la forme d’un recyclage de personnages déjà existants et dont les titres

32 « Paul, the Horror Comics, and Dr. Wertham », 21033 Leslie A. Fielder. « The Middle against Both Ends », Mass culture, The popular arts in America, 537

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avaient périclité. Contrairement à ce qui est parfois écrit, les super-héros n’avaient cependant pas

disparu complètement de la culture populaire durant ces quelques années : Warshow et Fielder citent

ainsi Superman à de nombreuses reprises, n’hésitant pas à l’occasion à en faire une synecdoque des

comics en général.

La première résurrection réussie marque le début de l’ « âge d’argent » du genre, et se produit

en 1956 avec le retour de Flash34, héros capable de courir à des vitesses phénoménales. Le costume a

changé, l’identité secrète aussi, mais il s’agit bien du même personnage, qui ne tardera d’ailleurs pas à

rencontrer son prédécesseur. Incidemment, on a là un bon résumé de ce qui fait l’essence du super-

héros : un nom et des pouvoirs ; tout le reste est interchangeable à loisir. A la suite de Flash, d’autres

héros de l’âge d’or refont leur apparition à la fin des années 50. Compression du marché et disparitions

des éditeurs d’origine obligent, nombre d’entre eux sont désormais propriété intellectuelle de DC, qui

n’hésite pas à les intégrer à l’univers dans lequel évoluent ses propres personnages phares.

Un nouveau protagoniste

Exploitant des recettes connues, sans innovation autre que

graphique, cette résurgence des super-héros n’aurait sans doute pas

duré plus longtemps que leur période de succès initial sans les

efforts des auteurs de Marvel Comics. Cette maison d’édition, déjà

en activité durant l’ « âge d’or » sous le nom de Timely Records,

avait abandonné le genre durant les années 50 pour mieux y revenir

en 1961, avec Stan Lee à sa tête. Celui-ci devint rapidement une

figure emblématique en créant des personnages imparfaits, en butte

à des problèmes humains, dans des histoires non dépourvues

d’ironie. Ainsi, les Fantastic Four (Quatre Fantastiques en français)

forment un groupe de super-héros aux pouvoirs assez classiques. En

contrepartie, leurs incessantes disputes et leurs relations quasi-

familiales assurèrent le succès de la série, en touchant un lectorat lassé des personnages monolithiques

proposés jusque là. Le dessin de Jack Kirby, dynamique et nettement plus abouti techniquement que

ses productions des années 40, n’était certainement pas non plus étranger à cet engouement. Ce style

très personnel eut un tel impact qu’il constitua une source d’inspiration majeure pour les illustrateurs

de comics mainstream américains durant plus de vingt ans35 !

En 1962, avec Steve Dikto au dessin, Stan Lee imagine le personnage de Spider-man, un des

rares super-héros capables de rivaliser avec Superman en terme de popularité. Peter Parker est un

étudiant banal qui se voit doté de super pouvoirs après avoir été piqué par une araignée radioactive.

34 Marvel avait tenté de faire revivre la Torche Humaine, le Sub-Mariner et Captain America en 1954, mais sans succès, puisque les séries n’avaient pas dépassé six numéros.35 Understanding Comics : the Invisible Art, 74

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Comme tant d’autres personnages du genre, il décide alors de porter un costume pour dissimuler son

identité, et de combattre le mal. A l’instar des Fantastic Four, le succès viendra de la tension entre les

problèmes quotidiens de Parker, traités sur un mode « réaliste » et la démesure des situations dans

lesquelles le personnage se trouve entraîné en tant que Spider-man. Cette dualité est d’ailleurs

affirmée par le personnage lui-même, en couverture pour sa première apparition : « Le monde peut se

moquer de Peter Parker, l’adolescent timide, il sera bientôt stupéfait par la puissance extraordinaire de

Spider-man ! » Malgré tout, une analyse rapide montre qu’il est possible d’appliquer à Spider-man les

six critères que nous avons retenus de la définition de Reynolds. Ses parents sont morts, il rend justice

bien qu’étant lui-même souvent soupçonné d’être un criminel, il évolue dans un New-York

identifiable et tout à fait ordinaire, son alter-ego est timide et complexé, et enfin, science et magie sont

indéniablement interchangeables dans ce monde où les savants fous deviennent le plus souvent des

créatures fantastiques (le bouffon vert) ou des hybrides monstrueux (le scorpion, le vautour…). Dès

lors, l’ampleur des « transgressions » de Lee paraît minime, puisque son héros est analysable selon une

grille formulée pour décrire le tout premier numéro du tout premier super-héros. Notons au passage

que Spider-man vérifie également les deux autres critères que nous avons introduit : une identité

visuelle immanquable ainsi qu’un surnom renvoyant à ses pouvoirs et s’opposant à la banalité du

patronyme de son alter-ego.

Avec ces deux séries, mais aussi bon nombre d’autres héros suivant la même formule (X-men,

The Silver Surfer…), Marvel parvint à étendre le lectorat des comics à une classe d’âge qui y était

jusque-là peu sensible, les adolescents et les étudiants. Ce renouveau d’inspiration servi par des

graphistes talentueux valut à l’éditeur le surnom de « maison des idées », mais ne lui assura pas pour

autant une victoire commerciale sur le grand concurrent, DC : en 1969, Batman ou Superman étaient

présents dans neuf des dix comics les plus vendus aux Etats-Unis. La différence de qualité objective

entre les deux maisons était en effet compensée en terme de popularité par l’existence d’une série

télévisée à succès centrée sur Batman36, dont les accents auto-parodiques (onomatopées en

surimpression sur l’écran, scénarios délirants…) altérèrent l’image du genre pour le grand public37. Par

ricochet, cette série influença d’ailleurs les comics eux-mêmes, dont les scénaristes tentèrent de

recréer l’esprit de dérision apparemment si apprécié.

L’essoufflement du système Marvel

En outre, la créativité de Stan Lee et de ses pairs finit par montrer ses limites, quelques dix ans

après leur succès initial. Il s’avéra en effet que l’ajout d’une problématique personnelle au genre ne

constituait pas en soi une révolution de celui-ci, mais plutôt un ajustement, vite transformé en formule.

Une des conséquences de cette approche aurait en effet été d’accorder aux héros de droit de vieillir,

36 Série réalisée par William Dozizer, avec George West (Batman) et Burt Wad (Robin), diffusée de 1966 à 1968 sur ABC (120 épisodes et un film directement adapté)37 Super Heroes: A Modern Mythology, 9

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d’évoluer, bref de devenir des personnages de fiction à part entière. Ce fut d’ailleurs le cas durant

quelques années, avec en particulier le mariage de deux des protagonistes des Fantastic Four et la

naissance de leur fils. Cependant, celui-ci cessa rapidement de grandir avec les années (il est encore

enfant dans les numéros parus récemment), et devint le symbole aisément identifiable d’un refus de

développement, attribuable essentiellement à la volonté de continuer indéfiniment à exploiter les

mêmes personnages. Le départ de Jack Kirby est lui aussi emblématique de cette évolution d’une

attitude créatrice vers une simple gestion de ce capital initial : ayant fait du Thor de la mythologie

scandinave un personnage de comics, il souhaitait terminer la série par l’avènement de Ragnarok,

avant l’apparition d’une nouvelle génération de dieux. Devant le refus de Lee, Kirby abandonna la

maison d’édition dont il était un des symboles et rejoignit DC pour y créer New Gods, adaptation à

peine voilée de ce projet avorté, avec un succès critique et public durable38. Si certains ont loué la

« démesure » des comics Marvel de cette période, y voyant un des arguments du succès de l’éditeur 39,

le rôle de celle-ci apparaît bien limité dès lors qu’elle est érigée en système, et se «  cristallise » en un

univers familier des lecteurs. La pratique du « cross-over » (histoire dans laquelle plusieurs super-

héros issus de séries différentes se rencontrent) et la volonté de ne refuser aux personnages toute

évoltuon notable condamne en effet l’action à réinvestir des lieux déjà visités, à répéter des situations

ayant déjà fait leur preuve. La « démesure » ne peut être que le corollaire d’une réinvention

permanente, incompatible dans les faits avec la notion de série basée sur des codes fixes.

Années 70 et 80

Rétrospectivement, on peut estimer que le départ de Kirby marque la fin d’une période de dix ans

d’exploration des thématiques du genre40. Sans pour autant adhérer à l’enthousiasme des historiens de

bande dessinée Claude Moliterni et Philippe Mellot, qui voient en Spider-man « plus une réflexion sur

le concept de super-héros qu’un véritable super-héros »41, il faut constater que l’épaississement des

personnages introduit par Lee et ses suiveurs contribua nettement à enrichir le genre, avec en

particulier l’introduction de personnages moins monolithiques. Au cours des années 70, DC adopta

d’ailleurs en partie ce nouveau modèle, tout en cherchant à préserver la dimension iconique de ses

personnages phares. Cet enrichissement reste pourtant relatif, particulièrement lorsque se pose la

question du traitement de problèmes de sociétés. Nombreux sont les auteurs qui ont ainsi relevé que la

position affichée par Marvel (à propos de la guerre du Viet-Nam par exemple) restait d’un

conservatisme désarmant, ce que la présence normalisatrice du Comics Code ne suffit pas à expliquer.

38 Légende accompagnant une planche de New Gods dans Understanding Comics : « even within the strict confines of often limited genres, artists would emerge with compelling visions of comics potential power »39 La bande dessinée de science fiction américaine, 90 40 Daniel Riche la situe pour leur part un peu plus tôt, en 1968, avec la parution du Surfer d’Argent (La bande dessinée de science fiction américaine, 86)41 Claude Moliterni et Philippe Mellot, Les aventures de la BD (Paris : Gallimard, 1996) 66

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Une fois les velléités de renouveler le genre disparues, et quelle que soit la date choisie pour cet

événement, il va de soi que cette recherche du statu quo devint une composante inhérente du médium

redéfini.

Un œil sur la bande dessinée alternative

A titre de comparaison, la bande dessinée

underground américaine avait déjà pris forme en 1967,

avec le magazine Zap Comix créé par Crumb et son

épouse, attestant si besoin était des possibilités subversives

de la bande dessinée, ainsi que de l’efficacité relative d’un

Comics Code n’affectant que les grands éditeurs. Plus

frappant encore, Art Spiegelman publie les premières

planches de ce qui deviendra Maus en 1972, quasiment à

l’époque du départ de Kirby. A l’aune de ces deux

exemples, il faut réaffirmer la timidité des tentatives

d’ouverture vers des sujets de société plus controversés au

sein du genre. Ainsi, dans les n°96 à 98 de Spider-man, les

responsables de Marvel passèrent outre les objections de la

Comics Code Authority et confrontèrent l’homme-

araignée à une affaire de drogue42, sans pour autant tenter de transformer cette relative liberté en

élément récurrent. Cependant, se limiter aux aspects thématiques du genre serait oublier que la bande

dessinée est avant tout un art graphique43, domaine dans lequel les comics de super héros n’ont que

peu de choses à envier à l’underground le plus radical. Il ne s’agit pas de prétendre que le tout venant

de la production des années 70 repoussait les frontières du médium, mais bien de ne pas minimiser

l’importance d’artistes tels que Jack Kirby, Neal Adams ou Frank Miller. La taylorisation de la

production dans les studios de Marvel ou DC contribuait certes à une normalisation de leur trait

respectif, mais sans parvenir à dissimuler la force de certains parti-pris graphiques. A l’instar de ce qui

se produit dans des comic strips humoristiques comme Peanuts, où la moindre modification d’un

décor figé prend valeur d’événement, l’originalité du graphisme est ici exacerbée par le classicisme et

la répétitivité du scénario ou des personnages. La conception graphique devient de fait un enjeu

narratif, et permet paradoxalement aux comics de super-héros de rejoindre dans certains cas les

préoccupations formelles revendiquées dans publications moins populaires.

42 Jamie Coville, « The History of Superhero Comic Books » (1996) http://www.geocities.com/Athens/8580/Hist5.html43 Lire à ce sujet la démonstration de la primauté de l’image en tant que vecteur du message dans Thierry Groensteen, Système de la bande dessinée (Paris : PUF, 1999) 8-14

- 25 -

Batman par Neal Adams, Batman n°251 (1973)

Page 26: La bande dessinée de super-héros 1986-2000: vers l'âge adulte ?

Déclin

Malgré cette recherche formelle, la fin des années 70 et le début des années 80 ne réussissent

pas vraiment aux super-héros. L’édition de comic books est alors répartie quasi-exclusivement entre

les deux grands éditeurs du genre, lesquels sont donc dépourvus de toute concurrence qui les

pousserait à se remettre en question. Si certaines séries comme les X-Men (Marvel) restent populaires,

la désaffection pour les héros costumés est notable, avec pour alternative des adaptations dessinées de

personnages venus d’autres supports : Conan, Dracula, G.I. Joe, Star Wars, Masters of the Universe…

Parallèlement, des séries d’horreur, lointaines descendantes des E.C. comics mis au pilori vingt ans

plus tôt ressurgissent également, brassant sans scrupule imagerie violente et scénarios éprouvés, voire

éculés. La réussite du Swamp Thing de Berni Wrightson, qui sera plus tard repris par Alan Moore et

Neil Gaiman, fait figure d’inévitable exception. Le succès temporaire de ces bandes, aujourd’hui pour

la plupart oubliées et non rééditées, témoigne surtout de la mauvaise santé du genre qui nous occupe

durant cette période.

La lassitude du public fut sans doute le facteur déterminant de cette nouvelle baisse de

popularité. La fixité des formules du genre n’est d’ailleurs pas seule en cause ; la diffusion d’une

bande dessinée plus adulte et souvent d’origine européenne dans le magazine Heavy Metal (adapté du

Métal Hurlant français) contribua à ce désintérêt. Les tentatives pour occuper ce nouveau marché,

avec en particulier la ligne Epic de Marvel, se soldèrent par des demi-échecs commerciaux, en dépit de

l’implication d’artistes de talents. Il convient également de mentionner l’influence grandissante de la

bande dessinée japonaise sur le genre super-héroïque, en particulier via Frank Miller. Avec les

premières traductions de manga, les dessinateurs et scénaristes n’hésitent en effet pas à tenter

d’acclimater des éléments graphiques et narratifs qui visent à transformer les protagonistes en ersatz

de samouraïs (la mini série de 1982 I am

Wolverine de Miller et Claremont en est un bon

exemple). Malheureusement, ces éléments

perdent bientôt leur statut de référence, pour

devenir un cliché du genre et brouiller encore un

peu plus l’image de ce dernier.

T.M.N.T.

Bien que les avis divergent notablement

sur le sujet, on peut situer la date de l’inévitable

remise en question aux alentours de 1984. Cette

année là, Kevin Eastman et Peter Laird

entreprennent de publier à leur compte une

parodie de groupe de super-héros, sans oublier

d’inclure les clichés japonisants mentionnés ci-

- 26 -

Teenage Mutant Ninja Turtles n°1, 6

Page 27: La bande dessinée de super-héros 1986-2000: vers l'âge adulte ?

dessus : les Teenage Mutant Ninja Turtles (Tortues ninjas en version française). Parodie réussie et

bientôt transformée en entreprise commercialement rentable, les Ninja Turtels prouvent que des

histoires de héros costumés affrontant le mal sous ses formes les plus exotiques peuvent encore attirer

le public. Simultanément, Eastman et Laird remettent en question la forme normalisée des comics de

super-héros telle que définie par les deux grandes compagnies, avec un dessin noir et blanc, mais aussi

une atmosphère plus marquée par les années 80, hip-hop, T.V. et pizzas à domicile, que par la tradition

super-héroïque. En d’autres termes, la norme patiemment établie depuis la fin des années 60 cesse

d’être perçue comme l’horizon indépassable du genre. La menace commerciale que firent peser les

Teenage Mutant Ninja Turtles sur l’industrie traditionnelle du genre, associée à cette remise en cause

de la matrice narrative et esthétique de celui-ci apparaît donc rétrospectivement comme un élément

crucial des évolutions relevées à partir de 1986.

Premier indice de ce bouleversement du côté des deux géants, DC entreprend en 1985 une mini-

série nommée Crisis on Infinite Earth, visant à simplifier l’univers dans lequel évoluent ses principaux

personnages. Le ou plutôt les univers, d’ailleurs, puisque la maison d’édition avait choisi de mettre en

place au fil des années une cosmogonie complexe, employant des univers parallèles pour disposer

simultanément de plusieurs versions de ses héros majeurs, de plusieurs fils narratifs exploitables à un

moment donné. Le système arrivant à saturation, il fut décidé de se débarrasser de cette multiplicité

d’univers, et, dans une large mesure, de repartir à zéro dans la chronologie de nombreux héros. Si la

série est quelconque, graphiquement aussi bien que scénaristiquement, elle n’en dénote pas moins

nettement l’apparition d’une nouvelle direction, au sein même de l’éditeur de référence : la volonté de

repenser le genre pour le renouveler.

Une dernière définition

A l’issue de cet historique, il est possible de faire un bilan de la recherche de définition qui l’a

parcouru. Partant de l’étude de Reynold, nous avons isolé sept critères :

1. Le héros est en marge de la société. Il parvient souvent à maturité sans avoir de relation

avec ses parents.

2. La dévotion du héros envers la justice dépasse même celle qu’il éprouve envers la loi

3. Le super-héros possède une identité visuelle clairement marquée, le plus souvent par le

biais d’un costume de couleurs vives.

4. La nature extraordinaire du héros est mise en opposition avec la banalité de ce qui

l’entoure

5. Le héros possède un surnom qui dénote sa place en marge de l’humanité

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Page 28: La bande dessinée de super-héros 1986-2000: vers l'âge adulte ?

6. L’alter ego du héros, s’il existe, renforcera encore cette dichotomie entre l’ordinaire et

le surhumain. Les actions de cet alter ego seront influencées par certains tabous (d’ordre

sexuel en particulier)

7. Les récits de super-héros utilisent indifféremment science et magie pour susciter

l’émerveillement.

Cette définition est fonctionnelle en ceci qu’elle permet de valider par simple énumération

l’appartenance d’un récit donné au genre super-héroïque. Elle permet ainsi d’écarter les aventures de

Tintin (non congruence en 4,5 et 6), Valérian (3,5), Conan (4,6,7) ou Ranxerox44 (2,7), pour ne

prendre que quelques exemples, tout en incluant la vaste majorité des récits généralement considérés

comme appartenant au genre. A condition d’omettre le deuxième point, elle est également utile pour

qualifier les « super-vilains »45, adversaires traditionnels (depuis les années 40) des justiciers en

costumes ainsi que les anti-héros dont les premiers prototypes apparaissent au sein du genre à la fin de

la période que nous venons de traiter. Son principal défaut, mais nous y reviendrons, est de juxtaposer

des éléments d’identification appartenant à des domaines ostensiblement différents, touchant au

fonctionnement interne des récits d’une part et aux caractéristiques extérieures de ceux-ci d’autre part.

En quelques mots

Ce survol de l’histoire des bandes dessinées de super-héros permet surtout de percevoir l’extrême

plasticité du genre. Celui-ci fonctionne indéniablement par grands cycles, commençant par une

période d’innovation, laquelle est suivie d’une large diffusion des préoccupations ainsi révélées,

jusqu’à l’épuisement de cette approche. Après une période de stagnation, durant laquelle le genre

passe à l’arrière-plan, des auteurs livrent une nouvelle vision, et le cycle peut recommencer.

Contrairement à ce que laissent entendre les termes usuels (« âge d’or »…), il est donc difficile de

discerner une quelconque régression dans la chronologie que nous venons d’esquisser. A l’inverse, cet

historique ne laisse pas non plus apercevoir une progression linéaire, mais bien une évolution hachée,

discontinue. Ces avancées sont d’ailleurs avant tout imputables à la vision de certains auteurs,

soutenus par des mouvements plus vastes de l’industrie des comics, mais permettant par leur talent

propre de cristalliser ces phénomènes plus vastes. Pour s’en convaincre, il suffira de comparer la

résurrection manquée des personnages de Marvel en 1954 et leur retour triomphal à peine sept ans plus

tard, sous la houlette de Stan Lee et Jack Kirby. 1986 correspond bien à la fin d’une longue période de

déclin, entamée au milieu des années 70. Les signes avant-coureurs que nous avons relevés permettent

de déceler une volonté de repartir de l’avant de la part de DC (Marvel, pour sa part, pouvait compter 44 Tintin, Valérian et Ranxerox sont des créations respectives de Hergé, Christin et Mézières, Liberatore et Tamburini.45 Traduction approximative mais consacrée de l’expression anglo-américaine « super-villains ».

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Page 29: La bande dessinée de super-héros 1986-2000: vers l'âge adulte ?

sur le succès stable des X-Men depuis près de dix ans). The Dark Knight Returns et Watchmen, sur

lesquels nous allons à présent nous attarder, peuvent dès lors apparaître comme les œuvres innovantes

nécessaires pour confirmer cette nouvelle direction.

- 29 -

Page 30: La bande dessinée de super-héros 1986-2000: vers l'âge adulte ?

The Dark Knight Returns et Watchmen, double coup d’arrêt

En 1986, en marge de son vaste projet de rénovation de son univers, DC lance successivement deux

projets d’ampleur, confiés aux mains de talents parmi les plus pointus du monde du comic book

américain. Frank Miller, qui a assuré à lui seul une bonne part de l’originalité de Marvel au début des

années 80, à défaut de ses meilleures ventes, est ainsi chargé de donner sa vision d’un Batman

vieillissant. Bien que travaillant théoriquement sur un futur hypothétique, un « what if », il fournit un

véritable épilogue aux aventures du deuxième héros le plus populaire du groupe. Le résulat se nomme

The Dark Knight Returns. Alan Moore, scénariste anglais déjà reconnu pour son approche plus adulte

du genre super-héroïque, travaille quant à lui sur un projet visant à ressusciter les héros de Charlton,

une firme alors récemment rachetée et intégrée par DC. Avec Dave Gibbons au dessin, il élabore une

fresque en douze épisodes se concluant sur la mort ou la mise en retraite de la plupart des personnages.

Peu désireuse de sacrifier ainsi une propriété intellectuelle récemment acquise, la firme leur suggère

alors de retravailler les différents protagonistes, pour en faire des personnages originaux. C’est ainsi

que Watchmen se détache de son modèle et devient un projet appartenant en propre aux deux auteurs46.

Il s’agit dans les deux cas de « mini-séries », c’est à dire des récits prévus pour connaître leur

dénouement en un nombre donné de numéros, quitte à se transformer par la suite en séries mensuelles

régulières, en cas de succès. Les deux histoires ont également en commun d’être situées en dehors de

la continuité habituelle de la firme, en dehors du canon des récits intégrés à l’histoire «  officielle » de

l’univers DC. Dans les deux cas, ces mesures relèvent d’une volonté de confinement de ces

expérimentations à l’intérieur d’un cadre parfaitement étanche. La volonté éditoriale n’était de toute

évidence pas de confronter le lecteur habituel de Superman à une remise en cause de son comic book

favori, mais bien de tester le potentiel commercial et narratif de telles expérimentations. Le procédé

n’est d’ailleurs pas complètement nouveau, puisque Marvel que DC avaient fait usage depuis les

années 40 de ces récits basées sur le concept du « What if ». Souvent cantonnées à un seul numéro, ils

se caractérisaient notamment par une propension à explorer des aspects volontairement écartés des

séries régulières, en particulier ceux ayant trait à une modification durable du statut des personnages :

les nombreux mariages de Lois Lane et Superman en sont l’exemple le plus frappant. Le projet de DC

n’avait donc rien de totalement novateur dans le fond. La principale nouveauté tenait dans l’ampleur

des deux entreprises, ainsi que dans la relative indépendance des équipes éditoriales vis à vis des

contraintes habituelles des studios. Par bien des aspects, le dispositif mis en place (histoire complète,

prestige des auteurs, indépendance narrative et artistique…) évoque celui déjà connu dans la bande

dessinée européenne. Aux Etats-Unis, il prend le nom de « graphic novel », appellation dont Will

Eisner semble être à l’origine et qui connote très précisément l’ambition de ce mode de publication par 46 Intellectuellement au moins, car l’éditeur conservait la propriété commerciale des personnages et du récit.

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Page 31: La bande dessinée de super-héros 1986-2000: vers l'âge adulte ?

opposition tant aux comic books qu’au strips. Le terme recouvre une double réalité : un format et un

contenu, supposé d’une densité comparable à un roman en matière de psychologie des personnages

notamment. Si on peut sourire de cette référence et certainement en contester l’utilité, l’appellation

reste intéressante en ceci qu’elle ne se contente pas de dénoter une forme, mais affirme simultanément

la validité artistique de ce qu’elle recouvre. Par définition, un « graphic novel » est une œuvre.

Le grand public se voit d’ailleurs averti de cette mutation par l’enthousiasme critique qui

accompagne la parution de Maus, cette même année 1986. Art Spiegelman, dessinateur et rédacteur en

chef de la revue de bande dessinée expérimentale Raw, y retrace l’histoire de son père juif durant la

seconde guerre mondiale. Rendue facile d’accès par un traitement graphique récupérant un des codes

les plus reconnus de la bande dessinée pour enfants, les animaux anthropomorphes, Maus sera

récompensée par un prix Pulitzer « hors catégorie » en 1992. Avant tout une biographie, Maus est

enrichi par les réflexions de Spiegeleman sur la nature du médium qu’il emploie (en particulier dans le

deuxième tome) mais aussi sur ses propres motivations. L’ouvrage y gagne en profondeur, sans pour

autant que cet aspect métanarratif ne court-circuite une lecture littérale. Plus que la qualité objective de

l’œuvre, c’est son accueil qui lui vaut d’être mentionnée ici, puisque critiques et lecteurs y virent le

symboles des potentialités de la bande dessinée en tant que forme d’expression artistique. Avec

d’autant plus de force, d’ailleurs, qu’il était impossible de voir en Maus le résultat d’une stratégie

commerciale, au vu des presque quinze ans écoulés entre les premières ébauches (trois planches

publiées en 1972) et le résultat définitif. Il ne s’agit pas ici de comparer les mérites respectifs de Maus,

Dark Knight ou Watchmen, mais de constater que ces trois œuvres parues la même année,

rencontrèrent chacune un important succès public. Elles montrèrent ainsi qu’il existait un public pour

une bande dessinée adulte aux Etats-Unis, même après la retombée de la vague underground des

années 70. Dès lors, les super-héros restant le genre dominant aux Etats-Unis, c’est logiquement que

les deux grands éditeurs tentèrent d’y introduire les éléments les plus marquants de cette évolution des

attentes du lectorat.

L’influence des travaux de Moore et Miller sur la rénovation du genre ne se limite cependant

pas à ce succès fondateur. Les deux séries ne se contentèrent pas en effet de créer un contexte

favorable à ces évolutions, elles fournirent également un répertoire de préoccupations et d’innovations

qui allait être abondamment exploité au cours des années suivantes. Un descriptif du fonctionnement

des deux œuvres nous permettra d’identifier les principaux aspects de

ce processus de recréation, et par la suite d’en isoler l’influence sur

les séries que nous serons amenés à étudier.

The Dark Knight Returns (DC Comics, 1986)

par Frank Miller (scénario et dessin), Klaus Janson (encreur),

Lynn Varley (couleurs)

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Page 32: La bande dessinée de super-héros 1986-2000: vers l'âge adulte ?

The Dark Knight Returns, le plus souvent appelé simplement Dark Knight, est un récit comportant

quatre chapitres, atteignant au total 184 pages. Publié initialement sous la forme de fascicules de 50

pages, un par chapitre, il est depuis réédité régulièrement en un seul volume. Bien que constituant des

articulations nettes du récit, les différents chapitres ne sont pas indépendants, et leur réunion constitue

un unique récit, à la conclusion ouverte.

Synopsis

L’histoire se déroule dans un futur proche (pour l’époque), puisque l’on reconnaît Ronald

Reagan dans le rôle du président des Etats-Unis. Cela fait alors dix ans que Batman a pris sa retraite.

Robin, son comparse, est mort et le commissaire Gordon, son allié consacré au sein des forces de

police, est à quelques jours de la retraite. Un gang de punks, les « mutants », hante les rues de la ville,

tandis qu’à la télévision, des psychiatres discutent de la légitimité des héros costumés. Dépressif et

hanté par les images du meurtre de ses parents, Bruce Wayne décide de revêtir de nouveau le costume

de l’homme chauve-souris lorsqu’il apprend la libération de l’hôpital psychiatrique d’un de ses

adversaires les plus emblématiques, Double-Face/Harvey Dent, un schizophrène, à moitié défiguré,

qui conçoit la vie comme une partie de pile ou face. Batman finira par l’arrêter à la fin du premier

volume, après une confrontation qui lui révèle à quel point il est proche de son vieil antagoniste.

Batman s’attaque ensuite aux « mutants », avec l’aide d’un nouveau Robin, une jeune fille qui a

décidé de revêtir le costume bariolé du « boy wonder » après avoir appris par la télévision le retour de

l’homme chauve-souris et avoir été personnellement secourue par Batman lors d’une agression. Tandis

que le commissaire Gordon est remplacé par une jeune femme bien décidée à ne pas laisser un

justicier masqué imposer sa propre loi dans les rues, Batman affronte le chef des mutants en combat

singulier et finit par l’abattre, après avoir perdu une première confrontation. Superman et le Joker sont

entraperçus. Le chapitre s’achève sur le départ définitif de Gordon et le changement d’orientation des

« mutants », qui se font désormais appeler les « fils de Batman » et promettent d’agir contre les

criminels. Psychiatre, politiques, commentateurs et autorités religieuses expriment à la télévision des

sentiments mitigés sur les derniers évènements.

L’histoire se concentre alors sur le Joker, probablement l’adversaire le plus connu de Batman,

un psychopathe dont le visage évoque celui d’un clown triste, connu pour ses plaisanteries morbides.

Remis en liberté par le même psychiatre que Double-Face, il massacre systématiquement le public du

talk-show auquel il est convié pour fêter la fin de son internement. Lui-même poursuivi par la police.

Batman parvient à acculer le Joker dans une fête foraine. Leur confrontation les laisse tous deux

blessés, au bord de l’évanouissement, et le Joker reproche au justicier de ne pas avoir le cran de le

tuer. Il choisit de se donner la mort, en sachant que la police interprétera l’événement comme un

meurtre. Le chapitre est également marqué par la présence de Superman, officiellement disparu mais

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Page 33: La bande dessinée de super-héros 1986-2000: vers l'âge adulte ?

servant en réalité de super-agent du gouvernement américain. En toile de fond, une crise nucléaire est

annoncée, contre laquelle l’ « homme d’acier » fait figure de dernier rempart. Les autres super-héros

de l’univers DC (Wonder Woman, Green Lantern…) ont pris leur retraite ou ont quitté ce monde,

rejetés par le public et leurs gouvernants.

Dans le dernier chapitre Batman parvient à s’échapper de la fête foraine. Dans le même temps,

la crise internationale devient critique, et les Soviétiques emploient l’arme atomique. Superman

parvient à éviter que la Bombe ne frappe une zone habitée, mais manque de mourir sous l’impact.

Gotham est privée d’électricité par le choc magnétique, et c’est Batman, aidé des ex-mutants qui

empêche l’anarchie et les émeutes de s’installer, au prix d’un contrôle sévère et violent. Le pire est

évité, mais les retombées laissent le pays dans une nuit totale pour une semaine. Le président

américain ne peut tolérer qu’un symbole d’autorité alternatif s’impose, et charge Superman de mettre

un terme à la situation. A l’issue de leur confrontation, Batman fait comprendre à l’ « homme d’acier »

qu’il aurait pu le vaincre, kryptonite et gadgets technologiques aidant. Puis son cœur s’arrête. Ce n’est

qu’après l’enterrement qu’il s’avère que cette mort n’était qu’une mise en scène nécessaire. La

dernière planche montre un Bruce Wayne débarrassé de son costume, mettant en place une nouvelle

organisation, pour « apporter du sens à un monde harcelé ».

Le décalage de signes connus

Le scénario de Dark Knight permet d’entrevoir sa richesse thématique, mais ne prend bien sûr

son sens que dans sa matérialisation graphique. Le trait de Miller renvoie en effet à une esthétique

« grim and gritty », proche du film noir, qui ne fait que de brèves mais frappantes concessions aux

couleurs primaires en vigueur dans les classiques du genre. Il joue également des changements

d’échelle en échappant volontairement aux conventions régissant le nombre de cases par planche : là

où un épisode des X-Men des années 80 offre cinq à dix cases par planche, Miller n’hésite pas à

transformer sa page en une grille compacte, juxtaposant jusqu’à seize cases sur une seule page. On a là

un refus singulier de l’identité visuelle des super-héros en général, encore renforcé par le recours

massif à des écrans de télévisions venant commenter l’action. Paradoxalement, la représentation

choisie par Miller, où ledit écran surplombe la retranscription des paroles échangées sans qu’il y ait

interpénétration (illustration DK 1, page suivante) renvoie aussi bien à la télévision qu’aux premières

bandes-dessinées, avant l’invention du phylactère. L’aspect visuel de Dark Knight est donc une

tentative de maintenir un équilibre entre la préservation des éléments familiers du genre et une

singulière neutralisation de certains de ces éléments. La grille serrée, les longs passages quasi

monochromes, mais aussi la désintégration des traits des personnages, réduits à des lignes brisées et ne

prétendant pas au « réalisme » (illustration DK 2) sont autant d’éléments qui dénotent une bande

dessinée « sérieuse », à l’opposé d’un simple divertissement.

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Cependant, ce qui fait le prix de Dark Knight n’est pas seulement la richesse de son graphisme

(il faudrait d’ailleurs également parler du travail de Lynn Varley, coloriste de l’ouvrage), mais bien la

synthèse entre cette représentation et le récit lui-même. Pour illustrer cette interaction, il est tentant de

s’appuyer sur les commentaires Richard Reynolds, à propos de la série :

One of the intentions of Dark Knight […] is to take all the familiar ingredients of the Batman continuity – Robin, the Batmobile, commissioner Gordon – and situate them in a text that radically restructure their meaning. So, Robin becomes a thirteen-year old girl and Batman is accused of child endangerment; the Batmobile is transformed into a massive armoured personnel carrier, Commissioner Gordon is displaced by a much younger policewoman who proceeds to put out a warrant for Batman’s arrest.47

Cette analyse recoupe ce que nous avions constaté d’un strict point de vue graphique.

Thématiquement et visuellement, le procédé utilisé est donc une reprise décalée d’éléments connus,

une re-formulation dont le but avoué est de réinitialiser, de dé-familiariser des personnages et des

situations neutralisés par l’habitude. La nécessité d’une telle révision (on est tenté de parler de

« changement de paradigme ») semble également être une partie intégrante du message délivré par la

série, si on accepte de voir dans la menace d’apocalypse

nucléaire qui sous-tend le récit, et n’est finalement évitée que

de justesse, une métaphore de l’avenir du genre super-

héroïque tout entier.

47 Super Heroes: a Modern Mythology, 100- 34 -

DK 2 – Le réalisme s’efface au profit d’une représentation stylisée (Dark Knight n°3, 23)

Page 35: La bande dessinée de super-héros 1986-2000: vers l'âge adulte ?

DK 1 – The Dark Knigt Returns n°1, 2

- 35 -

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Le super-héros en question

Dark Knight interroge également la figure du super-héros lui-même, telle qu’établie depuis

Action Comics n°1. La volonté de Batman de transformer son action de justicier solitaire en un moteur

de rénovation sociale, de s’attaquer aux causes et non aux symptômes, en d’autres termes d’ajouter

d’une dimension ouvertement politique à son action va à l’encontre d’une des constantes les mieux

établies du genre. Fort logiquement, Superman lui-même est chargé de le remettre à la raison, en tant

qu’incarnation officielle du statu quo ; son : « Nous ne devons pas leur rappeler que des géants

marchent sur cette terre » (illustration DK 2), renvoie aux accents messianiques du Ainsi parlait

Zarathoustra de Nietzsche, et permet d’identifier un des aspects cruciaux du récit : la réconciliation du

super-héros et du surhomme.

Une analyse précise de l’élaboration de

la notion de héros dans Dark Knight

déborderait du cadre de cette présentation, mais

il est possible de décrire la méthode utilisée.

Miller opère au fil de la série une dissociation

des différentes composantes du personnage de

Batman, les donne à voir au lecteur avant d’en

sélectionner certaines et des les réagencer. Le

premier chapitre nous offre un bon exemple du

procédé, avec le flashback sur la mort des

parents de Bruce Wayne48. Ceux-ci ont été

abattus par un voleur, alors qu’ils sortaient du

cinéma où ils étaient allés voir Zorro. Ce drame

conditionnera le développement psychologique

du jeune garçon et le poussera à devenir un

justicier. L’enseigne lumineuse du cinéma,

seule tâche jaune dans une double page à

dominante bleu-gris est explicitement donné

comme une des clés de cette séquence. Or, c’est

précisément en parvenant à exorciser ce

souvenir et le traumatisme associé que Wayne

se décide à reprendre le costume de Batman. Ce

premier chapitre est donc l’histoire d’une renaissance, celle d’un Batman débarrassé de cet épisode

traumatique et de cette référence obligée à Zorro, au justicier masqué naïf et destiné aux enfants. Le

processus s’accomplit par un retour à son « origine », convoquée pour être enfin dépassée. Le texte de

la page 16, monologue intérieur de Wayne que les mécanismes de la bande dessinée permettent aussi 48 The Dark Knight Returns n° 1, 13-14

- 36 -

DK 3 – The Dark Knight Returns n°1, 13

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d’attribuer au narrateur, vient encore soutenir la pertinence de cette lecture. Le thème du dépassement

y est renforcé par l’allusion au phœnix, tandis que la « coquille vide » mentionnée figure à la fois le

personnage traditionnel de Batman et les codes du genre super-héroïque :

« You are puny, you are small… » (case 2)« You are nothing… a hollow shell, a rusty trap that cannot hold me… » (case 3)« Smoldering, I burn you… Burning you I flare hot and bright and fierce and beautiful… » (case 5)49

L’étape suivante de la recréation du personnage se déroule à la page suivante (illustration

DK 4). Wayne écoute des messages sur son répondeur (case 1 à 6), tous laissés par des personnages

appartenant à l’univers super-héroïques, mais qui se présentent ici sous leur identité civile, « Harvey

Dent » (Double-face), « Clark » Kent (Superman) et « Selina » Kyle (Catwoman). Dans le premier

strip, le corps vieillissant de Wayne nous est montré sous tous les plans, écrasé par une vue en

plongée ; devant lui, une baie vitrée se transforme graphiquement en grille évoquant celle d’une prison

(cases 1 et 4 en particulier). Les huit cases suivantes présentent une alternance entre une fenêtre, dont

le cadre se réduit à une croix, et le visage de Wayne barré par l’ombre de la croix en question. Enfin,

le dernier strip est entièrement occupé par l’image d’une chauve-souris fracassant la vitre, et avec elle,

la grille serrée qui régissait le reste de la page, avec ses douze cases parfaitement isomorphes. Il s’agit

là d’un moment décisif dans la série, et Miller accorde une attention particulière à son traitement. La

grille de la bande dessinée fait ainsi écho au cadre de la baie vitrée : d’abord prison elle se transforme

en croix, avant de voler en éclat. A un symbolisme christique sommairement mobilisé, avec la croix

projetée sur le visage de Wayne, Miller surimpose des allusions plus discrètes à l’imagerie du film

noir. La première case, en particulier évoque une des motifs visuels récurrentes de ce courant

cinématographique50 : la prison dont les barreaux projettent leurs ombres sur les murs ou le sol, que

l’on retrouve par exemple dans Fury, de Fritz Lang. Le leitmotiv de la croix et l’ombre qui occupe le

centre de la planche évoque quant à lui avec insistance la présence de ce même motif dans le Scarface

de Hawks, film dont l’esthétique anticipe sur le courant « noir ». Ce dernier rapprochement apparaît

d’autant moins fortuit que l’ensemble de ce chapitre est centré sur le personnage de Harvey Dent,

« Two-Face », bandit à moitié défiguré et n’oubliant jamais sa pièce balafrée (« scarred » en anglais).

Enfin, la quasi-monochromie de la planche renvoie au noir et blanc des séries B des années 40…

précisément la période durant laquelle le Batman original s’est développé.

49 The Dark Knight Returns n°1, 1650 En dépit de l’artificialité manifeste de la notion de « film noir », elle reste suffisamment utile pour être mobilisée ici sans entrer dans le détail des polémiques à son sujet. Ce qui importe ici est le renvoi à une notion connue, à une esthétique et à un corpus, plus que l’étiquette donnée à celui-ci.

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DK 4 – The Dark Knight Returns n°1, 17

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Un système de références altéré

L’ensemble de cette séquence (pages 13 à 17) correspond donc à un moment de recomposition,

au cours duquel une influence est évacuée au profit d’une autre. Ici, Zorro est remplacé par Sam

Spade, le héros des romans de Hammet. Loin d’être innocente, cette substitution altère la nature du

message délivré, un glissement du consensus incarné par Zorro aux accusations d’amoralité dont

Scarface à fait l’objet. Il est possible, au prix d’une certaine simplification, de considérer ces cinq

pages comme la matrice de la plupart des substitutions effectuées dans les éléments constitutifs du

genre au fil de Dark Knight. Le remplacement de la Batmobile par un tank démesuré, par exemple, est

une autre occurrence de disparition d’un élément naïf, enfantin, au profit d’une approche plus âpre et

utilitariste ; son enjeu n’échappe d’ailleurs pas à Miller, qui fait dire à son héros : « La Batmobile…

c’est comme ça que tu l’appelais, Dick. Le genre de nom qu’un gosse sait inventer »51. Dans les deux

cas, toutefois, Miller prend garde à éviter de substituer un récit « réaliste » aux conventions

précédemment existantes. Ni la référence au film noir ni la nouvelle version de la Batmobile, vite

transformée en une sorte de monstre de métal52 ne visent en effet à importer des éléments narratifs

provenant d’autres sources que la culture populaire. Miller s’interdit au contraire de puiser dans des

catégories artistiques plus « nobles ». L’usage répété de dialogues réalistes et employant donc une

langue théoriquement incorrecte (« Oh man, oh man, start already ! »)contribue à cet ancrage dans le

quotidien et le trivial, qui affecte aussi bien le contenu du récit que sa forme.

Cette courte approche de Dark Knight ne fait qu’effleurer un des principaux mécanismes mis en

place dans l’œuvre. Pour être complet, il faudrait encore mentionner, entre autres, le questionnement

des implications de la double identité des super-héros, qui parcourt les chapitres un et trois. Richard

Reynolds offre une analyse pertinente de ce thème, basée sur une étude de la dernière planche du

premier chapitre, au cours de laquelle Batman est confronté à la schizophrénie irréconciliable de Dent,

qui ne peut que renvoyer à la sienne.

In a Gotham City overdetermined by signs, where consensus is no longer available, Batman and Two-Face are able to decode a certain meaning in each other’s opposition. Without super-villains, there would be no Batman, or at any rate, no meaningful existence for Batman.53

La conclusion du récit mériterait également une attention soutenue, puisqu’elle semble affirmer

que le costume de super-héros doit être abandonné avant que ne puisse être élaboré un projet de

société. Le passage peut être lu aussi bien comme une condamnation du genre que comme une

justification du statu quo à l’intérieur de celui-ci, voire comme l’affirmation de la nécessité structurelle

de ce statu quo. Il est bien sûr également loisible de refuser de faire de cette conclusion un

commentaire sur le genre dans son ensemble, si tentante que puisse être cette piste. Miller lui-même

51 The Dark Knight Returns n° 2, 1852 The Dark Knight Returns n° 2, 1953 Super Heroes: a Modern Mythology, 103

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préfère voir son travail comme une réflexion sur la notion de héros ou un hommage au Batman des

années 30 et 40 que comme une fable sur le genre super-héroïque en général.54

Watchmen (DC Comics, 1986-87)

Par Alan Moore (scénario), Dave Gibbons (dessin) et John Higgins (couleurs)

Complémentaire de Dark Knight dans le processus de rénovation du

genre super-héroïque, Watchmen est également une œuvre plus

ambitieuse que la précédente. Une simple comparaison quantitative

l’atteste d’ailleurs, puisque la série de douze épisodes atteint une taille

totale de 384 pages, dont une soixantaine non occupée par la bande

dessinée proprement dite, mais par des documents de natures diverses.

La forme même de Watchmen lors de sa publication originale

témoignait de la volonté de ses auteurs de créer une forme personnelle,

en s’attaquant aux conventions régissant le genre jusqu’à cette époque,

même lorsque celles-ci ne relevaient pas du texte proprement dit.

Ainsi, le travail effectué sur les couvertures : traditionnellement,

celles-ci étaient consacrées à un résumé sur-dramatisé des évènements

de l’épisode du mois, mais dans Watchmen, elles constituent bel et bien la première case de cet

épisode. De même, sur les 32 pages d’un comic-book, six étaient souvent consacrées au courrier des

lecteurs ou à diverses publicités, dont celles vantant la fameuse méthode Charles Atlas, capable de

faire d’un avorton un homme en moins d’une semaine. Moore détourne également cette convention à

son profit en insérant dans cet espace « hors bande dessinée » et théoriquement coupé de la diégèse les

documents déjà mentionnés plus haut. L’ironie se fait flagrante lorsque l’un de ces documents s’avère

être un extrait de la « méthode Veidt », destinée à fournir à ses lecteurs un corps et un intellect de rêve.

Autre indice présent dès la couverture : une petite horloge dont les aiguilles progressent vers minuit.

Simple renvoi au titre de l’œuvre ? A un de ses thèmes ? En réalité, cette horloge est une allusion à

celle qui orne la couverture du très sérieux Bulletin of the Atomic Scientist et annonce

métaphoriquement la proximité de l’apocalypse nucléaire telle que perçue par les responsables de la

publication55. Ainsi, c’est la forme même des comic-books de super-héros qui se voit attaquée,

perturbée par des influences extérieures avant même le début du récit.

54 Christopher Sharret, « Batman and the Twilight of the Idols: An Interview with Frank Miller », The Many Lives of The Batman: Critical Approaches to a Superhero and his Media ( Londres: BFI Publishing, 1991)55 Nombre des détails dans cette partie sont attribuables au travail minutieux de Doug Atkinson , The Annotated Watchmen (1995) http://www.capnwacky.com/rj/watchmen/universal.html

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Synopsis

Avec son abondance de flashbacks, ses multiples narrateurs et les différents récits qui s’y

imbriquent en se faisant écho, la structure de Watchmen décourage le résumé. Le récit se déroule dans

un univers alternatif, dans lequel des gens normaux ont décidé de revêtir des costumes pour combattre

le crime, après la publication de la première vague de comics de super-héros. Supplanté par son

incarnation grandeur nature, le genre a périclité, et Superman n’est plus dans ce monde qu’un

personnage oublié56. Cependant, c’est en 1959 qu’apparaît la différence la plus marquante avec notre

univers : une expérience hasardeuse transforme le Dr Jon Osterman en un être quasiment tout puissant,

qui sera surnommé le Dr Manhattan. Sa décision de servir le gouvernement américain bouleverse

radicalement l’équilibre mondial tel que nous le connaissons. Au moment où Watchmen débute, les

Etats-Unis sont gouvernés par un Richard Nixon, qui achève son quatrième mandat. La guerre du

Viet-Nam s’est terminée par une victoire, et la présence du Dr Manhattan a également eu des

répercussions sur la vie quotidienne, puisqu’il a permis la mise au point de voitures électriques

fonctionnelles, tandis que des ballons dirigeables survolent les toits de New York.

La série s’ouvre sur la mort du Comédien, retrouvé au pied de son immeuble, après avoir été

projeté par la fenêtre. De son vrai nom Edward Blake, le Comédien était devenu un agent

gouvernemental après la loi Keene de 1977 interdisant les activités des héros costumés, et est proche

du stéréotype du super-héros patriote, à la Captain America ou Nick Fury57. La trame de Watchmen

s’élabore autour de l’enquête que mène Rorschach, un autre super-héros ayant continué ses activités,

mais en marge de la loi, qui s’interroge sur l’existence d’un possible « tueur de masques ». Rorschach

doit son nom au masque qu’il porte, dont les tâches mouvantes et symétriques rappellent le test

psychologique éponyme, et se nomme en réalité Walter Kovachs. Loin du glamour des super-héros

traditionnels, il agit froidement, implacablement et se révèle même franchement réactionnaire à

mesure que le récit progresse. Au cours de son enquête, Rorschach/Kovachs est amené à rencontrer

d’anciens super-héros ayant renoncé à leur activité masquée. « Le Hibou », Dan Dreidberg, est ainsi

un équivalent de Batman, raisonnablement riche et se reposant sur un arsenal de gadgets pour

combattre le crime. Laurie Jupiter/Juspeczyk vit désormais avec le Dr Manhattan dans les locaux du

gouvernement. Ozymandias, l’ « homme le plus intelligent du monde » a repris son nom d’Adrian

Veidt pour fonder un empire commercial extrêmement profitable. C’est d’ailleurs sur lui que se porte

la deuxième attaque du tueur, une tentative de meurtre via un homme de main, que Veidt parvient à

déjouer. L’hypothèse d’une conspiration est renforcée par la campagne médiatique dont est victime le

Dr Manhattan, accusé d’avoir provoqué de multiples cancers dans son entourage, ce qui le pousse à

s’exiler temporairement sur Mars pour méditer. Rorschach lui-même est finalement arrêté et incarcéré,

après être tombé dans un piège. Pendant ce temps, l’absence du Dr Manhattan bouleverse le délicat

56 Watchmen n°1, 3257 Tous deux publiés par Marvel, mais DC et les autres éditeurs possèdent des personnages équivalents, quoi que moins connus.

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équilibre militaire entre les Etats-Unis et l’URSS, qui envahit l’Afghanistan. Les gros titres des

journaux annoncent une guerre imminente. Le récit s’attarde sur les micro-évènements se déroulant

autour d’un kiosque à journaux de Manhattan, près duquel se croisent la plupart des personnages

principaux. Un jeune noir y lit en permanence une bande dessinée de pirate (le genre le plus populaire

dans le monde de Watchmen) nommée The Black Freighter, dont les évènements font écho au récit

principal. Après le départ de Jon pour Mars, Laurie « Jupiter » est forcée de quitter les locaux du

gouvernement et emménage temporairement chez Dreidberg. Evoquant leurs vieux souvenirs, ils

finissent par éprouver le besoin de revêtir leur costume, et interviennent ensemble lors d’un incendie.

Ils font l’amour en s’interrogeant sur le rôle des costumes dans leur excitation respective.

- Did the costumes make it good ? Dan ?- Yeah. Yeah, I guess the costumes had something to do with it. It just feels strange, you know ? To come out and admit that to somebody. To come out of the closet.58

Ils décident ensuite d’aller délivrer Rorschach, décidés à reprendre des rôles auxquels ils ne

peuvent pas renoncer. Après l’évasion réussie, Jon réapparaît et emmène Laurie sur Mars avec lui. Il

lui annonce que l’humanité est condamnée, et qu’il ne compte pas intervenir. Elle parvient à le faire

changer d’avis. Sur Terre, le Hibou et Rorschach découvrent que Veidt est responsable des derniers

évènements, depuis la mort du Comédien jusqu’à la campagne de diffamation du Dr Manhattan, et

partent pour sa retraite dans l’antarctique. Une fois sur place, et mis en échec par Veidt, ils découvrent

que le plan de celui-ci était de lancer une attaque sur New York en faisant croire à une attaque extra-

terrestre, pour désamorcer définitivement les risques de conflagration nucléaire. Le Comédien a été tué

parce qu’il avait découvert par hasard une partie du projet. Le plan semble réussir. Les millions de

morts en évitent des milliards d’autres. Même le Dr Manhattan consent à ne rien révéler du complot.

Seul Rorschach décide de rester fidèle à sa ligne de conduite, et est tué pour préserver le résultat

obtenu. Le Dr Manhattan s’éloigne, désormais débarrassé de toute allégeance à l’humanité, en laissant

Laurie et Adam endormis dans les bras l’un de l’autre.

58 Watchmen n°7, 28- 42 -

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WM 1 - La fameuse ouverture de Watchmen, avec déjà la grille en 3 par 3 et la tentative faire de l’espace un substitut de l’écoulement du temps (Watchmen n°1, 1)

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Conception graphique et récit

Le premier contact avec Watchmen rebute. Là où le graphisme de Dark Knight attire

immédiatement l’œil, le trait de Gibbons et les couleurs de Higgins, mauve, rose, bleu pâle, marron et

jaune délavé, ne laissent qu’une sensation de confusion, et pour tout dire, de laideur. Cette sensation

nauséeuse, renforcée par la violence du propos, ne dure cependant que le temps des quatre premières

pages de la série, avant d’être remplacée par une certaine indifférence envers l’aspect graphique de

l’œuvre. Il a été écrit que le style de Gibbons était un hommage conscient aux bandes dessinées de

l’ « âge d’or » ou de l’ « âge d’argent »59, tandis qu’à l’inverse, d’autres ont pu se demander comment

Alan Moore avait accepté de collaborer avec « un dessinateur aussi fade, aussi limité, aussi insipide et

qui aime si passionnément les flots de sauce tomate»60. Les deux affirmations ne sont d’ailleurs pas

tout à fait irréconciliables, en ceci qu’elles soulignent à leur manière le manque de personnalité des

dessins de Gibbons. Les critiques s’accordent ainsi à voir dans la série une création sophistiquée,

imputable entièrement à l’intellect de Moore, lequel aurait imprimé sa marque jusque dans les choix

graphiques de son dessinateur. En réalité, le classicisme du trait de Gibbons prend un sens très

particulier lorsqu’il est lu comme un élément étroitement dépendant de la vision globale de la série.

Ainsi, il est frappant de constater le refus de deux conventions du genre : les onomatopées et les traits

de déplacement, deux moyens éprouvés et suremployés dans le domaine super-héroïque pour

dynamiser une représentation graphique. Plus surprenant encore, ces traits font leur réapparition dans

une scène précise, un flashback pointant vers l’ « âge d’or », dominé par des teintes sépia61. Ce refus

de recourir à un artifice de recréation du mouvement est d’autant plus frappant que la série utilise

abondamment un autre procédé spatio-temporel, un « zoom » arrière simulé par une séquence de cases

sur une planche unique (le plus célèbre d’entre eux ouvre d’ailleurs le récit, illustration WM 1). Cet

exemple montre donc bien que le graphisme de la série ne se réduit pas une simple illustration, mais

complète la narration, en explorant lui aussi les implications de certaines conventions.

On peut alors s’interroger sur le sens de ce refus d’inscrire l’écoulement du temps à l’intérieur

de la case, et de déplacer cette progression à l’échelle de la séquence uniquement. La réponse semble

être fournie par le chapitre 4, « Watchmaker », centré sur ce personnage essentiel qu’est le Dr

Manhattan. Celui-ci nous est montré comme possédant une conscience simultanée de tous les

évènements survenus ou à survenir au cours de son existence, ce qui, ajouté à son pouvoir de

téléportation, implique un temps vécu uniquement comme une collection de lieux. Or, c’est

précisément ce que récréent les choix de représentation que nous avons notés : dans Watchmen le

temps ne s’écoule pas, mais prend la forme de lieux, de cases distinctes, existant dans leur simultanéité

(voir les effets de damier) autant que dans leur séquentialité. Il n’est pas innocent que la seule

occurrence d’inscription d’un écoulement temporel à l’intérieur d’une case, via les traits de

59 Gregory Golda, « The Rise of the Post-Modern Graphic Novel » (1997), http://www.psu.edu/dept/inart10_110/inart10/cmbk9pmgn.html60 Jérôme Blanc, « Guerre aux idoles », Scarce n°32 (1992), 1961 Watchmen n° 8, 27

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mouvement, évoque une période antérieure à la transformation d’Osterman en Dr Manhattan.

L’apparition du personnage n’a donc pas seulement transformé la société qu’il habite, mais aussi la

représentation de celle-ci à l’intérieur du récit. On pourrait multiplier à l’envie les exemples de cette

complexe organisation spatio-temporelle. Le chapitre 5, « Fearful symmetry » possède ainsi la

caractéristique d’être organisé autour d’une symétrie centrale, autour des pages 14-15 (illustration

WM 2). Le procédé, loin d’être un « gadget »62 renvoie directement à une des obsessions du Dr

Manhattan (voir sa structure sur la lune au chapitre 4 ou encore ses recherches sur la « théorie

supersymétrique » au chapitre 1), mais aussi aux rapports des héros costumés avec leurs adversaires

(ch. 5, page 2, case 1, par exemple), ou encore à la thématique de la double identité (ch. 5, page 18,

case 7, à rapprocher de page 28, case 7).

Il est sans doute nécessaire, également, d’ébaucher une analyse du fonctionnement de la mise en

page très particulière de la série. Au premier contact, celle-ci surprend et déroute par l’usage quasi-

systématique d’une « grille » de trois cases par trois, dans laquelle ne sont ménagées des respirations

ponctuelles et d’occasionnels resserrements, aux moments clés du récit. A ce stade de l’analyse il

apparaît que ce choix d’organisation fait écho aux grands thèmes déjà évoqués : non seulement le

62 « Guerre aux idoles », 19- 45 -

WM 2 - Le chapitre 5, « Fearful symmetry » est entièrement construit sur une symétrie centrale, avec cette double planche comme axe visible (Watchmen n°5, 14-15)

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maintien de l’ordre à tout prix (voir les dérives réactionnaires de Rorschach ou du Comédien) mais

encore le déterminisme du monde tel que le perçoit le Dr Manhattan. La grille n’est donc pas qu’un

élément graphique, mais un véritable outil de structuration du récit63.

La démonstration de cette fonction nous est fournie par la manière dont la bande dessinée de

pirate, The Black Freighter, est intégrée dans la trame principale pour en fournir le contrepoint (WM

3). La première nous propose un aperçu du comics que lit le jeune noir, et dont l’organisation spatiale

diffère totalement de celle de Watchmen. Par la suite, cependant, une des cases de The Black Freighter

a été recadrée pour se conformer à la forme du récit principal : dès cet instant, les deux réalités

graphiques se confondent, les phylactères commentant la trame de Watchmen (« He’s a survivor »)

sont applicables également à l’homme échoué tiré de l’histoire de pirates. L’inscription dans la grille a

donc intégré entièrement un élément extérieur dans la « réalité » du récit.

Un texte prétentieux ?

Cette trop brève description ne vise qu’à donner un aperçu de la complexité de la structure

narrative élaborée par Moore et Gibbons. Les critiques classiques quant à l’infantilisme supposé du

médium résistent mal à cet exposé qui, une nouvelle fois, ne fait qu’effleurer la spécificité de l’œuvre.

C’est d’ailleurs sur cette complexité revendiquée que se sont focalisés la plupart des détracteurs de

Watchmen, fustigeant l’œuvre pour son intellectualisme triomphant. Il y a là un véritable renversement

de valeurs, illustré par exemple par cet article critique de Scarce déjà cité:

63 Pour une analyse plus précise du rôle d’une telle mise en page, voir « Le système spatio-topique », dans Le sytème de la bande dessinée, 57-61

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WM 3 – Watchmen n°3, 2

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L’impression de froideur qui se dégage de Watchmen et le manque de sympathie qu’on éprouve à l’égard des personnages provient […] de cet afflux d’intellectualisme. Watchmen est une BD « pensée » plutôt que ressentie, le type même de création réservée à une élite (sociale bien sûr, pas artistique) et dont la classe populaire est automatiquement exclue.64

Cette condamnation retient l’attention, puisqu’elle revient à reprocher à Watchmen de ne pas se

contenter d’être une manifestation de culture populaire.Plus que la complexité objective de l’œuvre,

c’est bien le conflit entre celle-ci et le statut supposé des comics qui est stigmatisé ici. Dans un autre

registre, Thierry Groensteen, qui parle de « chef d’œuvre » à propos de la série, y perçoit cependant

une soumission du dessin à un « récit presque sur-écrit et minutieusement agencé »65. Il est vrai que

l’on peut sourire de certaines références appuyées, comme le fait qu’Osterman ait voulu être horloger,

jusqu’à ce que son père l’en dissuade en apprenant l’explosion de la bombe à Hiroshima. A la limite, il

est possible d’être agacé par le fait que Moore ait choisi d’affubler un psychotique du surnom d’un

psychanalyste, par l’évidence de l’allusion christique à la page 25 du chapitre 12 ou encore par

certaines références, apparemment dénuées de motivation (le titre du journal, Nova Express, emprunté

à un roman de William Burroughs est un bon exemple). En d’autres termes, il est possible et peut-être

légitime de percevoir Watchmen comme une œuvre prétentieuse. Cette interprétation peut cependant

être renversée, en estimant que Moore a pris soin de mieux marquer la rupture avec une tradition de

comics spectaculaires en soulignant à dessein certains de ses partis pris. Fournissant ainsi autant de

points d’accès à des lecteurs peu habitués à une lecture analytique, il affaiblit quelque peu son récit

aux yeux d’un public plus exigeant. Il est aisé de montrer que ce manque parfois flagrant de subtilité

est le fruit d’une politique délibérée. Toutes les références intégrées par Watchmen ne sont en effet pas

aussi explicites que ces citations de fin de chapitre, par exemple. Pour ne citer qu’un exemple, non

relevé par les critiques précédents, on peut lire dans le chapitre 1 le récit d’une anecdote tirée de

l’enfance d’un des personnages, comprenant en particulier ce paragraphe :

The saddest thing I can think of is « The ride of the Valkyries ». Every time I hear it I get depressed […]. Now, I realise that nobody else on the planet has to brush away a tear when they hear that particular stirring refrain, but that’s because they don’t know about Moe Vernon.66

La suite du récit décrit le suicide de ce Moe Vernon, qui se déroule tandis que Wagner joue en

fond. Le choix de ce passage spécifique de la tétralogie du Ring ne doit rien au hasard. Dans notre

monde, il a en effet acquis une connotation très particulière, en étant employé par Francis Ford

Coppola pour la scène dite « des hélicoptères » dans Apocalypse Now. Or, dans le monde de

Watchmen, le film ne peut exister, puisque les Etats-Unis ont remporté la guerre du Vietnam, et Hollis

Manson, à qui le texte est attribué, peut donc légitimement insister sur l’obscurité du morceau. Plus

qu’un simple renforcement de la spécificité du monde qui nous est présenté, les associations suscitées

64 « Guerre aux idoles », 1965 Le système de la bande dessinée, 117 66 Watchmen n°1, 27

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par cette allusion altèrent nettement le ton du premier chapitre en train de s’achever. Apocalypse Now

pourrait après tout aussi bien être le titre de Watchmen, même si le lecteur l’ignore encore à ce stade.

La discrétion du procédé prouve, par ailleurs, que la construction de la série repose sur des structures

parfois profondément enfouies, ce qui déjoue le reproche d’un intellectualisme d’emprunt. Enfin, on

jugera mieux de la distance entretenue par Moore avec son œuvre en signalant que l’intrigue

principale de Watchmen est inspirée d’un épisode de la série télévisée Outer limits. Or une télévision

diffuse précisément cet épisode, durant l’épilogue, avant d’être éteinte avec dédain. Ce traitement

marqué d’autodérision d’une source d’inspiration principale, par ailleurs clairement identifiée comme

sous-culturelle, tend à relativiser les critiques mentionnées plus haut.

Le genre super-héroïque en question

Nous avons déjà eu l’occasion de souligner que certains aspects graphiques de la série

constituent une réponse aux codes en vigueur dans le genre super-héroïque. Ce type d’interaction

constitue en réalité un sous-texte privilégié de l’œuvre, dont la narration apparaît subordonnée à un

questionnement systématique des conventions et mécanismes en place depuis Action Comics n°1.

Ainsi, les personnages en viennent-ils à justifier le fait de porter un costume bariolé (fétichisme,

relation publicitaire…), le choix de leur surnom, le rôle qu’ils entendent jouer vis-à-vis des

représentants du pouvoir légal, leur conception de la justice… Rien n’est acquis dans le monde de

Watchmen, et le lecteur habitué au genre ne pourra que goûter ce décryptage des codes.

A l’origine, les héros masqués de ce monde alternatif ont calqué leur mode de vie sur le

comportement de Superman, tel que décrit dans les comic books. L’ironie provient alors du fait que les

évolutions de ces justiciers masqués suit les grandes lignes de l’histoire des bandes-dessinées de super-

héros telle que nous la connaissons. Leur période de gloire épouse ainsi les dates de l’ « âge d’or »,

avec une première disparition en 49 et une reformation en 56, entre autres points de convergences. Les

personnages de la série sont donc investis d’une fonction symbolique, encore renforcée par le fait que

tous renvoient à des héros classiques de DC ou Marvel, en plus de leur ascendance avouée parmi les

personnages de Charlton. Valeur symbolique explicite donc, qui ne les empêche pas de conserver une

personnalité bien plus affirmée que la plupart de leurs collègues du genre. Dans ce contexte, la mort

du Comédien se lit comme l’expression de la volonté de Moore de sonner le glas du genre super-

héroïque tel qu’il était conçu jusqu’alors. La fin du récit, avec la disparition ou la retraite de tous les

héros costumés vient appuyer cette thèse. Là où dans les séries classiques, la personnalité se résume à

un costume (il y a ainsi eu plusieurs Batman, plusieurs Iron-Man dans l’histoire de ces séries), Moore

met en scène la victoire de l’alter-ego humain. Même Rorschach enlève son masque (son «  visage »)

avant de mourir. L’autre alternative, la transformation en véritable Dieu, se trouve également illustrée

par le personnage du Dr Manhattan, redéfini en figure christique à l’issue de la série.

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Le paradoxe du super-héros résolu, avec la fin de son hésitation entre l’humain et le divin (Watchmen n°12, 24-25)

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Comme le remarque justement Richard Reynolds, la conclusion de Watchmen est d’ailleurs très

similaire à celle d’un autre récit scénarisé par Moore, et publié la même année : Whatever happened to

the man of tomorrow ?67 Dans ce « What if », Superman prend sa retraite, simple banlieusard marié à

Loïs Lane, après avoir été confronté pendant une petite cinquantaine de pages à ses adversaires les

plus classiques ou les plus fantaisistes. Là encore, la conclusion met donc en scène un épuisement du

genre et peut être lue comme un aspiration à la fin de celui-ci. Umberto Eco, dans son essai consacré à

Superman, nous fournit une interprétation possible de cette démarche, en soulignant qu’un des

mécanismes essentiels de la série est son refus de la temporalité.

Superman tient en tant que mythe uniquement si le lecteur perd le contrôle des rapports temporels et renonce à les prendre pour base de raisonnement, s’abandonnant ainsi au flux incontrôlable des histoires qui lui sont racontées en restant dans l’illusion du présent continu.68

Superman ne doit pas être immortel, faute de quoi il devient un dieu, et l’identification avec le

lecteur n’est plus possible. Cependant, il ne peut vieillir, sans quoi la série risque de s’arrêter ou de

s’effondrer sur elle-même, sous le poids des péripéties accumulées. En effet, si Superman a une

histoire, il est absurde que le monde ne se soit pas modifié pour réagir aux cataclysmes successifs

évités de justesse chaque mois. Comme la plupart des autres super-héros, il vit donc dans une sorte de

stase, un espace-temps perpétuellement réinitialisé, sauf lorsque les impératifs du scénario renvoient à

un moment précis de son passé. Dark Knight et Watchmen refusent tous deux cette convention, et

mettent en scène la fin du récit, la fin du héros masqué.

Conséquences

Pour compléter cette présentation de la spécificité des œuvres de Moore et Miller, il serait souhaitable

de consacrer quelques pages à un traitement similaire d’une série plus classique des années 80, à titre

d’étalon. Malheureusement, outre qu’il sortirait du cadre de ce mémoire, un tel travail tournerait

rapidement à vide. La complexité thématique de Watchmen et Dark Knight est en effet en décalage

complet avec la majorité de ce que le genre pouvait produire à l’époque. Alan Moore avait certes déjà

jeté les bases d’une telle refondation, dans des séries comme Marvelman/Miracleman (Eclipse

Comics) puis Swamp thing (DC), mais il s’agissait là de productions marginales du point de vue

commercial, et donc peu susceptibles d’avoir un impact sur le genre dans son acception la plus

populaire. Les bandes dessinées de super-héros avaient bien été le théâtre d’expérimentation graphique

(voir le travail d’éclatement de la page réalisé par Neal Adams) ou d’une complexification nette des

67 Alan Moore et Curt Swan, Whatever happened to the man of tomorrow? (New-York: DC Comics, 1986) 68 « Le mythe de Superman », De superman au surhomme, 149

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récits (les interminables récits imbriqués des X-Men), voire des dispositifs servant à la restitution de

ceux-ci (Reynolds en donne plusieurs exemples), mais il ne s’agissait pas là de remises en cause

volontaires du modèle, du genre lui-même.

Nous pouvons dès lors revenir sur la définition de celui-ci donnée précédemment, et voir dans

quelle mesure celle-ci est remise en question ou clarifiée par ces deux séries. Watchmen est

particulièrement exploitable dans cette optique, avec son jeu d’opposition constante entre les codes

identifiables des super-héros (surnoms, costumes, gadgets…) et un traitement à la fois « réaliste » et

intellectualisé des implications de ceux-ci. De manière similaire, l’imagerie de Dark Knight permet

immédiatement de l’identifier comme appartenant au genre, même si celui-ci ressort profondément

altéré du traitement qui lui est infligé au fil des quatre volumes. Ce paradoxe apparent illustre bien la

nécessité de revenir sur notre définition, et ses sept points de références. Il est désormais plus

profitable de distinguer entre les caractéristiques qui permettent d’identifier une œuvre comme

appartenant au genre, et celles qui relèvent du fonctionnement interne de celui-ci. Dans son traitement

des genres au cinéma, le sémiologue Rick Altman propose une organisation inspirée de celle de

Todorov à propos du fantastique, et qui nous semble transposable à notre sujet : le distinguo entre

éléments sémantiques et syntactiques69. Les premiers rassemblent aussi bien le contenu iconique que

les clichés et lieux communs associés au genre, tandis que l’organisation syntactique décrit l’usage qui

en est fait à l’intérieur des récits. Cette répartition a l’avantage de permettre une description plus fine

des variations pouvant survenir à l’intérieur du genre ou encore une comparaison avec des formes

narratives proches. Il faut préciser toutefois que cette approche « linguistique », est un outil, une grille

d’analyse, et ne représente pas à nos yeux la vérité du genre dans sa totalité, notamment en raison de la

rigidité de l’articulation qu’elle propose.

En reprenant nos sept points, nous pouvons en distinguer quatre qui relèvent du sémantisme du

genre, et permettent son identification immédiate. Ils ne sont pas inaltérables, mais toute modification

peut conduire à remettre en question l’appartenance d’une œuvre donnée à la classe qui nous intéresse.

- Identité visuelle clairement marquée

- Nature extraordinaire du héros contrastée avec la banalité de ce qui l’entoure

- Nom ou surnom marquant le distinguo avec les simples protagonistes

- Science et magie interchangeables

Et trois autres qui relèvent plus d’un fonctionnement interne, plus susceptible d’être remis en

cause. La question de leur obsolescence se pose dès 1986, et ne fait que se renforcer par la suite :

- Héros en marge de la société

69 Rick Altman, Film/Genre (Londres : BFI publishing, 1999) cité dans J.P Telote, Science fiction film, (Cambridge: Cambridge University Press, 2001)

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Page 52: La bande dessinée de super-héros 1986-2000: vers l'âge adulte ?

- Dévotion envers la justice plus encore qu’envers la loi

- Alter-ego du héros, au comportement marqué par certains tabous, qui renforce la

dichotomie entre l’ordinaire et le surhumain

Un des intérêts de cette classification est qu’elle nous permet de mieux cerner les domaines sur

lesquels s’exercent les volontés réformistes tant dans Dark Knight que dans Watchmen. Le Batman

réinventé par Miller s’appuie en effet largement sur un glissement sémantique : des signes connus sont

altérés, et perdent dès lors leur caractère d’évidence, élargissant le vocabulaire même du genre par des

emprunts à d’autres formes d’expression. On l’a dit, le travail de Moore et Gibbons est quant à lui

moins visuel, posant les signes sous leur forme canonique pour faire de ceux-ci le sujet même de

l’œuvre, remplaçant donc une syntaxe moraliste et stéréotypée par un discours visant à une véritable

déconstruction du genre, voire du médium. A elles deux, ces séries posent donc les bases d’une

rénovation de tous les aspects des récits super-héroïques.

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Page 53: La bande dessinée de super-héros 1986-2000: vers l'âge adulte ?

Repères méthodologiques et constitution du corpus

Bilan des données disponibles

Au fil de la présentation qui vient de s’achever, nous avons eu l’occasion de mentionner un certain

nombre d’ouvrages théoriques visant à analyser et expliquer le fonctionnement du genre ou de

quelques-uns de ses aspects. Aucun de ces travaux n’est irréprochable sur un plan méthodologique. La

tentative de synthèse menée par Richard Reynolds, Super heroes, A Modern Mythology, à laquelle

nous avons emprunté nombre d’approches, souffre par exemple d’une prise en compte défaillante des

interactions entre le médium employé et les thèmes traités. S’il se livre, fort justement, à l’analyse de

planches précises (sans toutefois détailler la méthode l’ayant poussé à les choisir), il se désintéresse de

manière frappante de la nature graphique, «iconique », des personnages dont il traite. Quant à l’essai

de Eco, « Le mythe de Superman », notre autre source majeure, il sacrifie en partie l’étude de son sujet

nominal pour fournir un commentaire plus global sur la culture de masse, et constitue donc un cadre

théorique assez lâche. En outre ces deux textes négligent dans leur approche la très grande plasticité

du genre, que nous avons tenté de mettre en valeur au cours de notre survol historique, et dont

l’évolution de Superman reste l’emblème. Cette optique les conduit à oublier les repérages

chronologiques pourtant fondamentaux pour un traitement du sujet qui nous occupe. Néanmoins, nous

l’avons vu qu’au prix de quelques ajustements, les analyses de Reynolds offrent une perspective

cohérente sur le fonctionnement de certains aspects cruciaux du genre super-héroïque.

Par ailleurs, il faut s’interroger sur le bien-fondé du consensus sur la chronologie de la bande

dessinée super-héroïque, et sur les liens que cette histoire « officielle » entretient avec les visées

commerciales des grands éditeurs (voir à ce sujet notre discussion sur le choix de Superman comme

origine du genre). La difficulté d’accès aux documents authentiques, des fascicules volontairement

conçus comme éphémères, pousse en effet nombre d’auteurs à s’appuyer sur des analyses historiques

de seconde main. Le présent essai ne fait d’ailleurs pas exception, puisque l’élaboration d’une

chronologie révisée, à partir de l’étude des documents originaux, dépasserait très largement le cadre de

notre recherche. C’est donc avec vigilance et certaines réserves que nous considèrerons le genre super-

héroïque comme ayant été raisonnablement bien compris et décrit, et ce jusqu’à Dark Knight Returns

ou Watchmen. Il apparaît que la connaissance intime du genre que possèdent Alan Moore ou Frank

Miller, et qui leur permit de remettre en question certains de ses fondements, a été intégrée par les

critiques et exégètes après leur formulation dans les deux œuvres phares de 198670. La compréhension

des super-héros repose donc sur un double socle : une chronologie attestée (dans les limites énoncées

70 L’ouvrage de Reynolds présente de nombreuses occurrences de cette exploration « à rebours »- 53 -

Page 54: La bande dessinée de super-héros 1986-2000: vers l'âge adulte ?

plus haut) et un répertoire de thèmes majeurs, dont les travaux de Moore et Miller fournissent un

inventaire exploitable.

Un mot est nécessaire sur les interprétations sociologiques ou politiques du genre. Celles-ci ne

paraissent s’accorder que sur deux points : le rôle de la notion d’identité secrète, qui permet à chaque

lecteur de se projeter dans son héros favori, et la fonction de Superman en tant que symbole de la

puissance américaine. Dans le livre qui fait suite à Understanding Comics, son essai original, Scott

McCloud note d’ailleurs avec raison que la plupart des études visant à délimiter le contenu politique

des bandes dessinées (« les super-héros, métaphore fasciste », un sujet devenu caricatural71)

considèrent celles-ci comme des « textes », omettant de prendre en considération les spécificités du

médium ou même l’existence d’un auteur. La raison pour laquelle nous ne nous sommes pas fait

l’écho de ces prises de positions dans les pages qui précèdent est qu’une telle lecture contredit le

postulat fondamental de la présente recherche. Pour citer un des auteurs les plus présents en ces

pages, Frank Miller :

Anyone who really believes that a story about a guy who wears a cape and punches out criminals is a presentation of a political viewpoint, and a presentation of a program for how we should live our lives under a political system, is living in a dream world.72

Bien sûr, cela ne signifie pas que les bandes dessinées, et celles de super-héros en particulier,

sont dépourvues de signification sur un plan politique. Cependant, à de très rares exceptions près (Mr

A de Ditko, une des inspirations pour le Rorschach de Watchmen vient à l’esprit), ce message ne fait

pas partie du programme de l’œuvre, au moins depuis la renaissance du genre dans les années 50. Les

récits de super-héros peuvent bien entendus contenir des commentaires et observations sur leur

époque, mais leur nature consensuelle et la jeunesse du lectorat visé désamorcent toute prise de

position radicale. En d’autres termes, leur statut de produit de la culture de masse les pousse à la

promotion du statu quo, à un certain conservatisme, mais sans que ce positionnement soit inhérent aux

textes eux-mêmes, dans la grande majorité des cas. Même ces personnages ouvertement nationalistes

que sont Captain America ou Superman ont été singulièrement « neutralisés » par rapport à leur

incarnation des années 40, et si le message de propagande patriotique n’a pas disparu de leur

fonctionnement, il a cessé d’être omniprésent. La bande dessinée, même de genre, naît d’une tension

entre l’expression personnelle, artistique, d’un auteur et un ensemble de contraintes, liées à des codes

préétablis, à des objectifs financiers ou, pourquoi pas, politiques. Elle n’est pas réductible à ce dernier

aspect. L’étude de Watchmen et de Dark Knight Returns à laquelle nous nous sommes longuement

livrés avait d’ailleurs précisément pour but de montrer que le genre super-héroïque pouvait produire

des œuvres ne relevant pas seulement de l’exploitation mécanique de goûts identifiés chez les lecteurs.

Ces deux bandes-dessinées nous renvoient bien au critère de validité d’une œuvre d’art, tel que décrit

par Eco :

71 Scott McCloud, Reinventing Comics (New York: HarperCollins, 2000) 9472 « Batman and the Twilight of the Idols: An Interview with Frank Miller », op. cit.

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Une forme est esthétiquement valable […] dans la mesure où elle peut être envisagée et comprise selon des perspectives multiples, où elle manifeste une grande variété d’aspects et de résonances sans jamais cesser d’être elle-même.73

Il est bien sûr possible de ne les considérer que comme des exceptions, mais leur existence

même incite à se poser la question du statut des autres productions appartenant au genre.

Du bon usage des bornes

Scott McCloud est certes fondé à ironiser sur la multiplication des travaux simplistes concernant les

super-héros, mais il n’oublie pas pour autant que cette multiplication n’est que le symptôme d’un

intérêt plutôt flatteur pour le genre. On pourrait gloser sur la multiplication des adaptations filmiques

récentes (X-men 1 et 2, Blade 1 et 2, Spider-man…) ou sur l’intégration de l’imagerie du genre dans

certaines manifestations artistiques pour démontrer à l’envie que les super-héros sont aujourd’hui la

cible d’un intérêt tout particulier pour les exégètes de la culture populaire. Comment, dans ces

conditions, expliquer l’absence quasi-totale de perspective critique sur la période qui nous occupe ?

Si Watchmen et Dark Knight représentent bien, de l’avis unanime, des réussites du genre, ils

semblent surtout constituer la borne temporelle au-delà de laquelle les investigations ne se sont pas

étendues. Quelques exemples sont sans doute nécessaires pour illustrer cette tendance. On peut

comprendre que Richard Reynolds choisisse d’arrêter son étude en 1986 (à la conclusion près), même

si son ouvrage paraît en 1992. Il est plus surprenant que le catalogue de l’exposition « Héros

populaires », pourtant édité en 2001, s’arrête lui aussi à la publication des œuvres de Moore et Miller

en ce qui concerne les super-héros74. Que dire alors de cet article de Sight and Sound, en avril 200275,

consacré aux adaptations filmiques des justiciers masqués, et qui consacre à peine un paragraphe aux

séries parues après 1986, contre une pleine page (sur trois au total) pour Watchmen ? Il s’agit bien sûr

là de perceptions du genre de l’extérieur, puisque les revues dédiées tendent à suivre le mouvement

impulsé par les éditeurs, avec une remise à jour constante des centres d’intérêts, et une atrophie des

perspectives analytiques ou historiques76.

Plusieurs hypothèses permettent de rendre compte du blocage constaté. La première est le temps

de latence entre découverte critique (l’ouvrage de Reynolds) et prise de conscience par le grand public.

L’explication n’est pas dénuée de pertinence, mais le décalage constaté semble trop important pour

qu’elle soit suffisante. Une alternative serait de supposer que Watchmen et Dark Knight, représentant

73 Umberto Eco, L’œuvre ouverte (Paris : Le Seuil, 1965) 17 74 Thierry Groensteen, « Le héros dans la bande dessinée » dans le catalogue de l’exposition « Héros populaires », Musée national des Arts et Traditions (2001), 14875 David Thompson, « The Spider Stratagem », Sight and Sound (Avril 2002), 24-2676 Scarce, en France, fait figure d’exception, mais sa diffusion est confidentielle. Aux Etats-Unis, les revues critiques comme le Comics journal n’accordent volontairement qu’une attention réduite aux super-héros.

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des aboutissements dans le genre, éclipsent toutes les tentatives ultérieures de production d’œuvres de

qualité dans un cadre similaire. On peut toutefois raisonnablement douter de la force d’un tel

consensus, particulièrement au vu des évolutions techniques ayant eu lieu dans le genre au début des

années 90, qui ont conduit à une amélioration de la qualité graphique globale des publications du

genre. Une tel progrès devrait logiquement permettre un accès plus facile à ces oeuvres, en supprimant

les couleurs primaires, souvent facteur de rejet immédiat (le premier contact avec Watchmen en

atteste). Enfin, la troisième hypothèse est celle que nous retiendrons : la période ayant suivi la

publication des deux séries a été le théâtre d’un jeu complexe d’actions-réactions successives ; cette

complexité rendant difficile toute approche globalisante, aucun véritable consensus critique n’a pu

émerger.

Ainsi, le choix de se focaliser sur la quinzaine d’années de 1986 à 2001 se trouve-t-il

doublement justifié. La période est en effet peu étudiée, globalement mal connue, en contraste notable

avec sa richesse et sa diversité. Watchmen et Dark Knight se terminent sur une image commune : le

super-héros ayant abandonné son costume, prêt à aborder un nouveau monde. Les tentatives

d’ajustements à cette conclusion lapidaire fournissent l’impulsion à une série de remises en causes

plus ou moins radicales du genre, qui s’attachent successivement à ses différents mécanismes. Cette

exploration des frontières permet bien sûr de percevoir en creux les éléments réellement constitutifs de

ce que peuvent être les bandes-dessinées de super-héros, éléments dont l’identification sera un de nos

champs d’études privilégiés.

La question structurelle

Cependant, plutôt que d’anticiper sur les résultats du travail à mener, il convient de se demander quelle

structure adopter pour rendre compte de cette période, qui ne s’est pas révélée imperméable à la

critique sans raison. Sa caractéristique la plus notable est sans doute son extrême fragmentation. Au

cours de notre perspective historique, il était possible de traiter d’intervalles relativement longs (une

dizaine ou quinzaine d’années) comme des blocs homogènes, sans verser pour autant dans une

approximation dommageable, mais cette méthode d’analyse n’est plus applicable pour la période qui

nous occupe. Au cours de celle-ci, il est possible d’identifier au moins cinq grandes tendances,

correspondant au développement d’une approche spécifique du médium ou du genre. A l’exception de

la période suivant immédiatement 1986, au cours de laquelle deux courants contradictoires

coexistent77, ces différents moments se chevauchent assez peu, et dessinent au contraire une succession

d’unités distinctes, de trois ou quatre ans chacune. Les mutations du genre s’inscrivent donc sur un axe

chronologique, lequel apparaît dès lors comme une structure appropriée pour tenter une analyse de ces

évolutions et de leur signification. Une des conséquences de ce choix est de nous pousser à nous

77 Cf. chapitre 2- 56 -

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interroger sur la nature des articulations entre deux segments temporels. Ceci devrait alors nous

permettre de mesurer le degré d’indépendance artistique dont peuvent disposer les auteurs et

dessinateurs vis-à-vis des impératifs commerciaux, puis d’évaluer la place qu’occupent les bandes

dessinées de super héros sur l’axe allant de l’œuvre d’art au produit de consommation. S’il est

nécessaire de se souvenir que l’édition des comics répond avant tout à des considérations financières,

l’effondrement du marché constaté au milieu des années 90, sur laquelle nous reviendrons

longuement, décrédibilise un modèle qui ne concevrait l’activité du secteur que comme une réponse

standardisée aux attentes du public.

Bien entendu, l’étude de ces articulations ne prend son sens que si elle s’accompagne d’une

analyse plus précise des périodes préalablement isolées et sur les facteurs permettant de les

singulariser. La signification des options graphiques ou scénaristiques choisies, sur le type de lectorat

visé, sur le rôle des influences extérieures, la pertinence des œuvres produites, leur rapport au genre et

leur succès public… autant de composantes qui nécessiteront une recherche approfondie. C’est de

cette étude de cas que nous pourrons tirer des enseignements plus généraux sur la nature du genre et

son fonctionnement.

Du continu au discret

La principale difficulté de la méthode exposée ci-dessus est qu’elle traite les différentes constituantes

de la période choisie comme des unités homogènes ; un modèle simplifié à outrance, nécessaire pour

une approche synthétique des sujets qui nous intéressent, mais impossible à appliquer directement.

Ainsi, un premier obstacle naît du fait qu’au sein des intervalles que nous avons isolés, notre

objet d’étude n’est pas monolithique, mais constitué d’un ensemble de séries indépendantes. A ceci

s’ajoute un problème plus pragmatique : une connaissance précise de l’ensemble de ces séries s’avère

impossible en raison de leur foisonnement. Pour un personnage comme Superman, de 1987 à 1991, il

serait ainsi nécessaire de rendre compte de plus de 200 numéros de 32 pages chacun, et ce à condition

de se cantonner aux parutions régulières. Le volume considéré peut paraître raisonnable (6000 pages, à

peine une vingtaine de Watchmen) mais ne prend son sens que si l’on considère que la production

super-héroïque représente environ cinquante titres par mois78. Une étude exhaustive n’est donc pas

envisageable, et doit céder le pas à une attitude hypothético-déductive. La formulation d’hypothèses

généralisantes a priori, tenues pour vraies jusqu’à ce qu’un exemple concret vienne les contredire, est

l’unique option ouverte à la recherche, en dépit des interprétations erronées qu’elle peut susciter.

Une autre contrainte de taille est inhérente au caractère éphémère des parutions étudiées : la

plupart cessent d’être disponibles quelques semaines après leur parution. Certaines peuvent être

78 Estimation basée sur un index officieux des publications tous éditeurs confondus, pour novembre 2002. « The New Comic Book Release List », http://www.comiclist.com

- 57 -

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réunies sous forme de fascicules reliés à couverture papier (« trade paperbacks »), mais cela ne

concerne que les séries les plus prestigieuses. Même pour une période relativement récente, la majeure

partie de la production du genre disparaît rapidement de l’horizon critique potentiel. Ajoutons qu’il

serait vain d’essayer de reconstituer une série à partir d’un numéro isolé. Si Eco affirme dans son essai

qu’un même schéma itératif imprègne tous les épisodes de Superman et constitue même l’essence de

la série79, il n’en est pas moins vrai que le personnage de l’ « homme d’acier » et le monde qui

l’entoure ne sont pleinement compréhensibles qu’à partir d’un nombre conséquent d’épisodes,

précisément en raison du peu de contenu informatif de chaque segment.

Le caractère éphémère des comic books est donc un facteur difficilement négligeable au

moment de définir un corpus représentatif. Sauf heureuse coïncidence, le chercheur n’a accès qu’à des

parutions ayant connu un succès public important, avec de plus une sur-représentation des « mini-

séries », c’est à dire ces titres comme Watchmen, situés en dehors de la continuité générale de

l’univers de l’éditeur, et formant une histoire complète étalée sur quelques numéros. Ces dernières

sont en effet conçues dès l’origine comme plus prestigieuses, et se prêtent facilement à une édition en

album, sur le modèle européen. Cette sur-représentation n’est pas sans conséquence pour notre étude,

et nous aurons l’occasion de revenir plus longuement sur les différences fondamentales entre « mini-

séries » et publications mensuelles régulières au cours du Chapitre 3.

Quant à l’éventuel problème que pourrait constituer la corrélation entre succès et accessibilité, il

oriente notre recherche sans pour autant l’entraver. Celle-ci se trouve de fait ramenée à une étude du

genre tel qu’il est perçu par le grand public ou les organes critiques spécialisés, et non pas dans ses

incarnations les plus marginales, potentiellement plus riches mais certainement moins significatives.

Comme nous l’avons vu précédemment, Watchmen inspira un renouveau du genre non pas parce qu’il

s’agissait de la première série à tenter de déconstruire les super-héros, mais bien parce qu’elle fut

publiée par DC et parce que son succès public fut (et reste) considérable.

79 De Superman au surhomme, 138- 58 -

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Sélection des œuvres individuelles

En sus des problèmes énoncés jusqu’ici, il faut ajouter que la bande dessinée, comme la plupart des

œuvres littéraires, se prête mal à la généralisation. Dans son Système de la bande dessinée, déjà cité à

plusieurs reprises, Thierry Groensteen, démontre ainsi que l’unité structurelle d’une bande dessinée est

au minimum la planche et dans la plupart des cas l’album entier (la construction de Watchmen est un

argument de poids en faveur de cette thèse). De ce fait, s’il est tentant de multiplier les sources pour

illustrer les différents aspects d’une période donnée, il est beaucoup plus fructueux d’un point de vue

théorique de se focaliser sur un nombre réduit d’œuvres, desquelles seront extraites toutes les citations

requises. La multiplication d’extraits d’une série donnée devrait en effet permettre de reconstituer dans

une certaine mesure la spécificité de l’œuvre choisie, sans réduire nos exemples à des signifiants

dépareillés. Ce principe général n’interdit pas le recours à un corpus plus vaste lorsque celui-ci est

nécessaire, mais pose pour principe la réduction maximale du nombre de sources, afin de parvenir à

une compréhension satisfaisante de celles-ci.

Concrètement, cela signifie que nous choisirons, pour chaque segment temporel, une œuvre de

référence, dont l’étude détaillée servira de base pour l’identification des thèmes prédominants de la

période en question.

Les critères que nous retiendrons pour le choix des bandes-dessinées seront les suivants :

- succès durable, attesté par la disponibilité actuelle80

- reconnaissance critique dans les revues spécialisées

- influence sur des œuvres ultérieures

- rapport clairement revendiqué ou identifiable au genre des super-héros

A ceci, il faut ajouter un critère d’évaluation plus personnel, tenant à la représentativité de

l’œuvre par rapport aux tendances que nous identifions comme propres à chaque période. Nous

tenterons également de distinguer, lorsque c’est nécessaire, entre ce qui apparaît comme le programme

initial de l’œuvre et le résultat final offert au lecteur. On notera qu’il n’est pas ici question de la

« qualité » des séries considérées, mais bien de leur rôle dans le genre. Il faut toutefois admettre que la

subjectivité nécessaire à la quantification de ces différents paramètres tend à nous faire distinguer des

œuvres singulières et se prêtant à une analyse détaillée, dans les cas où un tel choix ne va pas à

l’encontre des principes énoncés.

80 Ce critère peut paraître discutable, puisqu’il introduit une notion de succès rétrospectif, et non au moment de la parution. Malheureusement, cet expédient est rendu nécessaire par l’extrême difficulté d’obtention de chiffres de vente fiables.

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En tenant compte de ces critères, nous sommes amenés à retenir les bandes-dessinées

suivantes (les auteurs indiqués sont dans l’ordre dessinateur et scénariste), que nous détaillerons plus

longuement dans les chapitres et sous chapitres correspondants :

Marshal Law, Fear and Loathing, « mini-série » de Kevin O’Neill et Pat Mills (Epic, 1987-1988)

Arkham Asylum, de Dave Mc Kean et Grant Morrison (DC Comics, 1989)

Spawn, série régulière de Todd Mc Farlane (Image Comics, à partir de 1992)

Kingdom Come, « mini-série » de Alex Ross et Mark Waid (DC Comics, 1996)

The Authority, n°1 à 12, série régulière de Brian Hitch et Warren Ellis (Wildstorm Productions, 1999-

2000)

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Chapitre 2 : L’héritage partagé (1986 – 1991)

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Marshal Law et la piste violente

Il est difficile d’établir les limites de cette période, au cours de laquelle se font sentir les conséquences

des travaux de Moore et Miller. La publication de Watchmen s’achève en novembre 1987, fournissant

un point de départ cohérent mais peu enthousiasmant. Peu enthousiasmant, en effet, puisque The Dark

Knight Returns était alors disponible depuis près d’un an et avait indiqué d’emblée une direction au

mouvement de rénovation du genre. Les temps de fabrication étant finalement assez court dans

l’industrie des comics, ces quelques mois laissèrent donc le temps aux éditeurs de mettre en chantier

des séries marchant dans les traces de ces deux succès. Bien évidemment, l’ironie essentielle amenée

par le dénouement de Watchmen ne pouvait être prise en compte dans ces calculs éditoriaux effectués

en urgence.

Grim and gritty

Un des tabous les mieux enracinés dans les séries super-héroïques classiques concernait le rapport à la

mort. Si certains personnages pouvaient décéder au cours de leurs aventures (Jean Grey dans X-Men,

pour un exemple célèbre) il s’agissait toujours d’évènements extraordinaires, destinés à marquer

profondément une série, sinon à la conclure. Les résurrections n’étaient d’ailleurs pas rares, dans une

tradition fermement établie depuis Conan Doyle. On l’a vu, les adversaires des super-héros ne

diffèrent que superficiellement de ceux qu’ils combattent. Fort logiquement, ils se contentaient donc le

plus souvent d’agiter des menaces vides de sens ou de provoquer des catastrophes abstraites dont

aucun cadavre n’émergeait ; quelques exceptions existent là encore, mais il s’agit bien d’évènements

marquants dans les séries concernées (le meurtre de Gwen Stacy par le Bouffon vert dans Spider-man

continue ainsi à être commenté, plus de vingt ans après sa publication). Il n’était pas rare qu’un de ces

méchants succombe, mais toujours par le biais d’accidents malheureux, avec comme exemple

canonique l’effondrement du repère secret à partir duquel il espérait asservir le monde. Là encore, une

résurrection n’était pas à exclure, où à défaut une recréation indirecte (après la mort du Bouffon vert,

déjà mentionné, son fils reprendra ainsi le costume). L’hypocrisie est d’autant plus patente que le

décès d’un des personnages apparaît finalement comme la conséquence logique de l’emploi répété de

la violence, solution à laquelle recourent le plus souvent les justiciers en costumes. Du même coup, la

violence devient un acte banal, dépourvu de conséquences, et donc inefficace en tant que moteur

dramatique, un simple motif graphique. A l’instar de ce que constatait Barthes à propos du catch, «  [le

public] se confie à la première vertu spectacle, qui est d’abolir tout mobile et toute conséquence ; ce - 62 -

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qui lui importe n’est pas ce qu’il croit, c’est ce qu’il voit. »81 Le combat ne pouvant avoir d’issue

définitive, il n’est plus qu’un passage obligé dans la plupart des séries. Rapidement, les prouesses

physiques et pugilistiques du héros en arrivent donc à passer au second plan, et celui-ci ne remporte la

victoire que par le biais de ce que Reynolds appelle le « dépassement » (« extra effort »82). Ce n’est

qu’en parvenant, par la force de sa volonté, à outrepasser ses limites physiques ou intellectuelles que le

héros affirme sa supériorité sur son adversaire.

Dans Dark Knight, Batman ne tue pas le Joker, contrairement à ce que croient les policiers. Le

tabou fondamental concernant la conduite du héros est donc respecté. Il n’est cependant pas difficile

de constater que le traitement de la violence ne suit pas le modèle décrit ci-dessus, et en vigueur dans

les principales séries jusqu’au milieu des années 80. Au contraire, Miller s’intéresse à cette violence, à

sa représentation, et en fait même un de ses sujets d’études.

There are seven working defenses from this position./ Three of them to disarm with minimal contact./ Three of them to kill./The other…/…hurts83

Pour illustrer cette thématisation, on peut revenir sur deux des moments clés de la « mini-

série » : les combats singuliers, entre Batman et le chef des mutants d’abord, puis entre Batman et

Superman lors du dernier volume. En apparence, on a bien là le respect de cette règle qui veut que les

problèmes les plus complexes puissent se régler à coups de poings. Néanmoins, une observation plus

attentive permet de constater que Miller construit en partie son récit sur une opposition entre les

attaques surprises et les véritables duels qui jalonnent le récit. On peut reconnaître là l’intérêt de

l’auteur pour le schéma narratif des histoires de samouraïs, déjà présent dans certaines des ses œuvres

précédentes84, mais il s’agit bien de faire de ces affrontements plus que de simples figures imposées.

Le duel reprend son sens par opposition aux affrontements de masse, créant de fait un système binaire

(dans lequel on pourrait même ajouter une troisième composante : la violence aveugle représentée par

la bombe atomique) qui informe le récit. Miller détourne même à son profit les règles du genre, dans le

quatrième volume, lors de l’affrontement entre Superman et Batman. Lorsque ce dernier est « tué », le

lecteur averti saisit immédiatement l’impossibilité du postulat, et identifie dès lors ce décès comme

une mise en scène, bien avant que le récit n’apporte cette information explicitement.

Watchmen n’est pas non plus avare de violence graphiquement explicite, puisque la série

s’ouvre sur une mare de sang, avant de narrer sur une double page une agression longuement détaillée,

durant laquelle l’hémoglobine n’est pas économisée. Cependant, plus que cet aspect visuel, c’est bien

sur un plan théorique que la rupture est nette. Rorschach est ainsi une brute dépourvue de remord, le

Comédien un violeur et un tueur (la plupart de ses victimes meurent « hors-champ », mais un meurtre

81 Roland Barthes, « Le monde où l’on catche », Mythologies (Paris : Le Seuil, 1957) 1382 Super Heroes : A Modern Mythology, 41 83 The Dark Knight Returns, n°1, 3084 En particulier I Am Wolverine, une mini série des X-Men, écrite par Chris Claremont (New York : Marvel Comics, 1983)

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Page 64: La bande dessinée de super-héros 1986-2000: vers l'âge adulte ?

au moins est avéré, celui de la Vietnamienne du chapitre 2). Quant à Ozymandias, il ne se contente pas

d’effectuer explicitement la synthèse entre les super-héros et leurs adversaires, c’est aussi un meurtrier

à grande échelle, toujours en vie et à la tête d’un empire commercial intact à l’issue à l’issue de la

série. Le récit contredit ainsi systématiquement la plupart des dispositions du Comics Code concernant

la représentation du crime85, mais aussi le tabou du meurtre qui en découlait. S’agissant de Watchmen,

on peut soupçonner cette violation des règles d’avoir été soigneusement planifiée, avec une surenchère

qu’il est tentant de lire comme ironique86. Cependant, l’intention sous-jacente importe moins ici que le

résultat offert aux lecteurs : violence et mort, qui avaient été confinées aux marges du genre durant de

nombreuses années, se voyaient réinstaurées en tant que thèmes légitimes.

Il est nécessaire de préciser que ni Watchmen ni Dark Knight ne constituaient les premières

tentatives de représentation de la violence au sein des bandes dessinées de super-héros. Le Punisher,

sur lequel nous aurons l’occasion de revenir, était un bon exemple de personnage brutal et en marge de

la loi présent dans l’univers Marvel depuis les années 70. Le travail de Frank Miller sur Daredevil

s’était également accompagné d’une réévaluation de la place de la violence au sein d’un univers très

marqué par la culture japonaise. Il faudrait également citer des cas assez réguliers de hordes de

méchants anonymes décimés par certains héros, scènes dont l’impact se voyait considérablement

atténué par l’effet déréalisant et déshumanisant de leur costume ou de leur comportement.

L’importance du Comics Code avait décru depuis les années 70, avec les multiples bandes dessinées

horrifiques publiées par les grands éditeurs, et il est logique qu’une partie de cette liberté ait atteint les

franges du genre super-héroïque. Malgré tout, les exemples cités restent des cas relativement

marginaux, et surtout empreints d’une certaine timidité, d’une volonté de minimiser l’impact des

scènes représentées, loin du traitement frontal des deux mini-séries de 1986.

Judge Dredd et l’école anglaise

Avant d’être remarqué par DC Comics, Alan Moore fréquentait déjà la bande dessinée en Angleterre,

collaborant en particulier au magazine 2000 A.D. Celui-ci est à rapprocher du Métal Hurlant français

par sa date de création (en 1977, deux ans après le magazine français), mais aussi en raison de sa

volonté affichée d’offrir une représentation plus mure des grands thèmes de la science-fiction que les

magazines américains équivalents. Toutefois, là où Métal Hurlant inventait une nouvelle esthétique

pour le genre, inspirant notamment le mouvement cyberpunk87 ou la new-SF des années 80, 2000 A.D.

se focalisait plus sur une relecture sarcastique de l’imagerie traditionnelle, depuis les robots guerriers

85 Voir Annexe 186 Les allusions répétées aux E.C. Comics, principales victimes du Code, étayent cette hypothèse d’une « transgression » calculée. 87 Blade Runner, de Ridley Scott (1982), un des jalons de l’esthétique cyberpunk doit ainsi beaucoup à The Long Tomorrow, de Moebius et Dan O’Bannon, récit en bande dessinée publié à l’origine dans Métal Hurlant.

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Page 65: La bande dessinée de super-héros 1986-2000: vers l'âge adulte ?

jusqu’aux extra-terrestres surpuissants, en passant bien sûr par les super-héros. Judge Dredd est sans

aucun doute le personnage le plus célèbre à avoir vu le jour au sein du magazine. Créé en dès la

première année du magazine par Grant Wagner et Pat Mills (Carlos Ezquerra est également crédité), il

s’agit d’une série de science-fiction située au sein d’une mégalopole tentaculaire, Megacity One, en

réalité New York reconstruite après une guerre nucléaire. Cette nouvelle société est régie par une force

armée dont les membres font à la fois office de forces de l’ordre, de juges et de bourreaux si besoin

est. Judge Dredd est l’un d’entre eux : le visage dissimulé en permanence derrière son casque, il

applique sans émotion les règles les plus absurdes et les plus cruelles, abattant par exemple un motard

pour un excès de vitesse. La série fonctionne essentiellement sur ce décalage entre le fanatisme de

Dredd vis-à-vis de sa fonction et le fait que les lois appliquées ne sont souvent que des versions

distordues ou exagérées de celles que nous connaissons.

La série entretient des liens étroits avec le

genre super-héroïque. Depuis le patronyme

« emblématique » du personnage, jusqu’à la

dissimulation de son visage, en passant par son

uniforme/costume, de nombreux signes distinctifs

y sont réemployés. Deux différences notables sont

à noter : l’arrière plan futuriste et la dévotion de

Dredd à la lettre de la loi plutôt qu’à la notion de

justice. Cependant, le premier point voit sa

pertinence entamée par le peu d’épaisseur de

l’arrière-plan en question, réinterprétation satirique

de la société contemporaine mêlée d’imagerie

science-fictionnelle éculée. Quant au deuxième aspect, il s’inscrit dans ce que nous avons décrit

comme les composantes syntactiques du genre, précisément celles qui sont remises en question en

1986. En d’autres termes, Judge Dredd, série initialement conçue comme une parodie largement

décalée du genre super-héroïque, peut être décrit comme une incarnation marginale de ce genre après

les rénovations de Moore ou Miller. On comprend aisément que ce rapprochement progressif ait attiré

l’attention des responsables éditoriaux américains. Le recrutement d’artistes issus de 2000 A.D. avait

en effet déjà jeté les bases d’une telle convergence, parfois en marge du Comics Code (un épisode de

Green Lantern scénarisé par Alan Moore et illustré par Kevin O’Neil avait ainsi été publié par DC

sans le sceau du Code), mais surtout, la revue anglaise présentait ce qu’auraient pu être les séries

américaines classiques, débarrassées de la tutelle du code et du souci de viser un jeune public. Or,

c’est précisément cette direction que DC et Marvel commençaient à explorer au milieu des années 80.

Judge Dredd devint donc, pour un temps, un des modèles adoptés par l’industrie américaine du comic-

book. Marshall Law, que nous allons étudier, est un des plus flagrants de ces emprunts, mais peut

également servir de symbole d’une certaine tendance des bandes dessinées de super-héros après 1986.

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Judge Dredd par Kevin Walker

Page 66: La bande dessinée de super-héros 1986-2000: vers l'âge adulte ?

Marshall Law (Epic, 1987-89)

Présentation

Marshal Law est une série dessinée par Kevin O’Neill, sur un scénario de Pat Mills (un des créateurs

de Judge Dredd). Le personnage apparaît pour la première fois dans la mini-série Fear and Loathing

publiée de 1987 à 1989 par Epic, la ligne adulte de Marvel Comics, et il connaîtra par la suite de

nombreuses aventures, sous la bannière de divers éditeurs.

Le cadre des différents récits mettant en scène le personnage est atypique dans l’univers super-

héroïque en ceci qu’il représente un futur relativement lointain, 2020, tout en abandonnant New York

pour San Francisco (renommée San Futuro pour l’occasion). La ville a été dévastée par un

tremblement de terre, et est devenu un champ de batailles pour les innombrables super-héros qui y

résident. Ceux-ci sont apparus après qu’une guerre américano-soviétique en Amérique du Sud a

occasionné la création d’armées de surhommes, initiant un programme de recrutement et de formation

qui ne s’est pas interrompu depuis lors. Marshal Law est un policier masqué, lui-même doté de super-

pouvoirs, dont le rôle est de mettre fin aux débordements de certains de ses confrères désœuvrés, en

employant la manière forte si nécessaire. Par ailleurs, le Marshal possède une identité secrète, celle de

Joe Gilmore, ouvrier au chômage.

Au cours des six épisodes (32 pages chacun) de la mini-série Fear and Loathing, Marshal Law

enquête sur les activités d’un tueur en série qui se fait appeler le Marchand de sable (Sleepman) ou

encore Bactérie, et s’attaque uniquement aux femmes portant le costume de Céleste. Celle-ci est une

super-héroïne, fiancée médiatique du héros de l’Amérique triomphante, le Super Patriote (Public

Spirit). Les soupçons du Marshal se tournent vers ce dernier lorsqu’il apprend que sa fiancée

précédente, Virago, a disparu mystérieusement quelques années auparavant, probablement enceinte. Il

s’avère finalement que le tueur n’est autre que le fils caché du Super Patriote et de Virago. Celle-ci

avait été laissée pour morte par son amant, alors qu’elle portait son enfant. Quelques années de

conditionnement plus tard, ce fils était prêt à se venger. Lorsque la vérité éclate, le Super Patriote finit

par tuer effectivement Virago, après une violente dispute. Bactérie intervient, affronte son père, mais

se rend lorsque Marshal Law entre en scène à son tour, heureux de se faire exécuter en sachant que le

meurtrier de sa mère est condamné. Le dernier volume de la série est consacré à l’affrontement entre le

Super Patriote et le Marshal, entrecoupé de repères biographiques sur chacun d’entre eux et

accompagné d’une pseudo-analyse universitaire sur le rôle sociologique joué par les super-héros.

Alors que le combat est indécis, une balle tirée par un sniper du gouvernement abat le Super Patriote,

devenu gênant. La conclusion annonce la fin de l’ère du héros au profit de celle de l’anti-héros.

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Page 67: La bande dessinée de super-héros 1986-2000: vers l'âge adulte ?

Un détournement provocateur de l’imagerie du genre

Fear and Loathing s’élabore autour d’une volonté de renverser les valeurs en vigueur dans le

système super-héroïque classique. Ainsi, le principal adversaire du Marshal, le Super Patriote, n’est

autre qu’une version à peine déguisée de Superman, devenu pour l’occasion un meurtrier. Le récit met

également en scène un clone de Batman, arrêté pour exhibition en plein vol, ainsi que des sosies de

nombreux héros classiques.

Le Marshal est essentiellement un

personnage négatif. Son costume (voir

illustration ML 1) permet de l’identifier

immédiatement comme un super-héros, de par

la juxtaposition de couleurs vives et une

conception générale ne renvoyant à aucune

nécessité pratique. Une attention plus soutenue

permet cependant de relever de nombreux

détails violant certaines règles essentielles en

matière d’apparence. L’inscription « Fear and

Loathing » (allusion à Hunter Thompson ?) sur

son buste est ainsi remarquable en ceci qu’elle

contrarie la règle de lisibilité immédiate des

costumes et induit d’emblée une distance entre

le héros et le lecteur. L’usage d’armes à feu est

également une nouveauté, puisque celles-ci

étaient jusqu’alors réservées aux hommes de

main des adversaires, les héros préférant leurs

poings/super pouvoirs ou éventuellement les

armes blanches. Cependant, c’est surtout

l’origine clairement sado-masochiste de ce

costume qui étonne, les barbelés à même la peau y côtoyant un ensemble de cuir moulant bardé de

fermetures éclairs. Là encore, l’inversion est flagrante : le héros ne cherche plus à faire le bien autour

de lui, mais à se faire du mal à lui-même.

Ce système d’inversion se manifeste également dans la description des « méchants » du récit.

La plupart du temps, il s’agit de héros positifs ou neutres, qui se révèlent violents et corrompus. Au

cours du deuxième tome, cependant, Bactérie organise l’évasion de criminels officiellement reconnus

comme tels. Trois d’entre eux reçoivent une attention particulière : « Hitler Hernandez », un autre

clone de Superman, dont le costume est une réplique de celui du Super Patriote, «  le Traître », qui

annonce le rôle que jouera l’adjoint de Marshal Law, et enfin « Sadomaso », qu’il est difficile de ne

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ML 1 – Marshal Law n°1, 32

Page 68: La bande dessinée de super-héros 1986-2000: vers l'âge adulte ?

pas rapprocher du personnage principal de la série. L’évasion est contenue en quelques pages de

combats, sans servir d’autre fin dramatique que de souligner l’ambiguïté des personnages principaux

du récit. Si le procédé renvoie à l’interchangeabilité entre les héros et leurs adversaires déjà soulignée

en particulier dans Dark Knight, sa portée est ici limitée par le typage excessif des protagonistes, là où

les recherches précédentes s’étaient au contraire efforcées de doter les personnages d’une psychologie

convaincante. On opposera ainsi le chapitre entier de Watchmen dédié à Rorschach et le simple

paragraphe au cours duquel Sadomaso est décrit comme un « paranoïaque, schizophrène » animées par

de « profondes tendances sadomasochistes dues à l’absence de perceptions normales de la douleur »88.

A une construction romanesque visant à élaborer patiemment un personnage convaincant répond une

formule lapidaire, dans laquelle conclusion et démonstration se confondent.

Pour revenir au personnage principal de la série, il serait possible d’objecter que ses

ressemblances avec Judge Dredd diminuent sa spécificité, et par la même l’importance de l’écart qu’il

représente par rapport à la norme super-héroïque. Cependant, les constatations qui précèdent

s’appuient essentiellement sur le fait que contrairement à Judge Dredd, Marshal Law est une série

explicitement ancrée dans l’univers super-héroïque. Ce changement de contexte modifie la

signification des caractéristiques communes aux deux personnages, et impose de considérer la série

comme une œuvre à part, ayant un fonctionnement distinct de celle qui lui a servi de modèle. Le

scénario de la mini-série confirme d’ailleurs l’ampleur de ce décalage. Un récit typique de Judge

Dredd prend en effet soit la forme d’une anecdote de quelques pages, soit celui d’une aventure

classique, avec son alternance d’enquêtes, de scènes d’actions et d’éléments chargés de renforcer

l’ambiance générale de la série. Le résumé de Fear and Loathing permet d’entrevoir un

fonctionnement très différent, composé de coups de théâtre successifs et de révélations tenant

beaucoup à la dramaturgie du soap opera. Cette construction est elle aussi à relier à la reprise générale

des codes super-héroïques, puisqu’elle permet de simuler le fonctionnement d’une série

feuilletonesque au sein d’un récit fini. La référence est ici la série la plus populaire des années 80, les

X-Men de Marvel, au sein de laquelle le scénariste Chris Claremont s’était fait une spécialité

d’introduire des développements interminables, concernant en particulier la filiation des différents

personnages.

La question de la représentation

Le mode de représentation n’est pas, dans la bande dessinée, dissociable des partis pris narratifs.

En dehors du cas rare des dessinateurs s’essayant à un style « réaliste », les choix graphiques effectués

correspondent en effet à une subjectivation de la réalité qu’il est tentant d’attribuer à une instance

narrative particulière. Nous avons ainsi montré que dans Watchmen, de nombreux choix esthétiques

88 Marshal Law n°2, 25- 68 -

Page 69: La bande dessinée de super-héros 1986-2000: vers l'âge adulte ?

ML 2 – Une couverture en forme de programme

renvoyaient directement à la vision du monde du Dr Manhattan, et ce même dans des scènes où il ne

jouait pas le rôle de focaliseur.

Marshal Law repose cette question de la

responsabilité des choix graphiques, mais là où

la série de Moore et Gibbons se caractérisait

avant tout par son découpage, c’est ici le trait

et les coloris de O’Neill qui suscitent

l’interrogation. Il faut tout d’abord préciser

que ces considérations reposent sur le postulat

qu’il s’agit bien là de choix graphiques, et non

de l’expression des limitations techniques du

dessinateur, hypothèse que confirme le reste de

la production de O’Neill. Dès la couverture du

premier numéro (illustration ML 2), son

graphisme revendique une certaine « laideur »

très travaillée, une technique qui refuse d’être

agréable à l’œil du lecteur. Les traits anguleux

du personnage, une palette composée

uniquement de couleurs délavées, salies :

autant d’éléments qui composent une

esthétique agressive, à l’unisson de la posture

du Marshal. Pour mesurer l’importance d’un

tel parti pris, il faut remonter à l’origine de l’aspect graphique des super-héros : une combinaison de

couleurs et de formes permettant d’exalter le dynamisme de l’action tout en attirant l’œil des lecteurs

potentiels. Ici, la cape est trouée, inutile, et est accrochée au tube d’un bazooka.

L’effet recherché est donc clairement de prendre le contre-pied des attentes graphiques du

lecteur, ce qui n’a de sens qu’à condition d’espérer que ce choix suscite en retour une connivence sur

un plan intellectuel. En inscrivant le nom du héros dans la silhouette simplifiée d’un pistolet, lui-même

aux couleurs du drapeau américain, O’Neill définit un programme clair pour la série, une focalisation

sur ce qui constitue l’Amérique, sur la violence, sur le fascisme. Le personnage du Marshal apparaît

alors à la fois comme l’objet et l’instrument de ce questionnement, qui vise à traiter les comics de

super-héros dans leur ensemble. Le masque et la cape sont ici censés être des éléments de la dépouille

d’un adversaire du Marshal, mais peuvent également être lus comme indiquant un dépouillement du

personnage lui-même. Sous ces deux instruments de dissimulation se révèle un être sinistre et bardé

d’insignes fascisants. Cette inscription d’un programme critique au niveau de la représentation semble

fournir une réponse à notre interrogation initiale au sujet de la focalisation du récit. Le point de vue

adopté étant celui d’une instance narratrice détachée des personnages et se servant d’eux pour fournir

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Page 70: La bande dessinée de super-héros 1986-2000: vers l'âge adulte ?

un commentaire, la logique voudrait que la focalisation du récit reste à un niveau zéro, sous la

responsabilité du narrateur qui ne cherche pas à dissimuler sa subjectivité. Cependant, de manière

surprenante, ce parti pris est loin d’être maintenu au cours de la série, ce qui introduit par contrecoup

une certaine ambiguïté quant à ses objectifs.

Les premières planches de la série (illustration ML 3, page suivante) s’inscrivent dans la même

logique de représentation détachée que la couverture. L’action est en effet découpée de manière

clairement cinématographique (respect de la règle des 180°, exploration du décor…), avec un

commentaire en bas de page qui suggère l’utilisation d’une voix off, effet encore renforcé par

l’utilisation de guillemets. Le format des vignettes, en rectangles allongés, et l’utilisation d’une

atypique « gouttière »89 noire qui renvoie à la bordure d’un film déroulé, renforcent considérablement

l’analogie. Ce rapprochement avec le cinéma produit alors mécaniquement une impression

d’objectivité, puisque l’on sait que le médium favorise l’effacement de l’instance narrative90, d’autant

que le commentaire/voix-off se présente ici comme une analyse historique. Il y a donc bien une mise à

distance de l’expérience qui nous est relatée : la focalisation est imputable à un narrateur absent, extra-

diégétique.

Cependant, quelques pages plus tard, le récit se voit attribué pour un bref instant un autre

focaliseur, Navré le Presqu’homme, un super-héros raté qui tente d’échapper à une bande de tueurs.

Pendant une page91, il raconte son histoire en petits récitatifs92 aux bords irréguliers, tout en tentant de

fuir. Les cases sont alors des carrés parfaits, les gouttières sont blanches ; la gentillesse naïve du

personnage s’inscrit dans la structure de la page. Même le graphisme est moins rigide, avec des

couleurs un peu moins vives93. Cette interaction entre la nature de ce qui est raconté et le dispositif

narratif mis en place est confirmé à la page suivante : Navré est acculé, désorienté, et simultanément,

la planche perd sa régularité, tandis que les couleurs redeviennent plus vives. Ce qui est mis en place

avec cette rupture temporaire, c’est un système dans lequel des personnages du récit prennent

brièvement le contrôle du dispositif narratif.

89 L’espace séparant les cases90 En dépit de quelques expériences dans cette direction, l’utilisation de plans subjectifs, qui épousent le point de vue d’un personnage, reste rare et inexploitable en tant que dispositif narratif pour un film complet.91Marshal Law n°1, 992 Les récitatifs sont ces « cartouches enfermant un texte narratif », Système de la bande dessinée, 8093 Ce dernier point est sans doute moins convaincant, la qualité du tirage n’étant pas irréprochable

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ML 3 – Marshal Law n°1, page 2

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Ce système, installé dès le premier volume, reste présent tout au long de la mini-série. Les

récitatifs attribués aux différents personnages constituent ainsi fréquemment les principales

occurrences de texte à l’intérieur d’une planche donnée. Même si le dispositif se relâche durant

certains passages, la plupart des séquences du récit sont laissés à la responsabilité des personnages

principaux (généralement Marshal Law, le Super Patriote ou Bactérie). Or, quel que soit le focaliseur,

les codes de la représentation graphiques restent inchangés. Du même coup, la valeur de commentaire

qu’ils pouvaient porter se trouve diluée : ils ne sont plus attribuables à la subjectivité du narrateur

extra-diégétique, mais apparaissent comme des éléments « objectifs » de la diégèse, faisant l’objet

d’un consensus entre les instances narratives qui se succèdent. Plus surprenant encore, le dernier

chapitre nous offre une analyse de la fonction des super-héros, assortie d’une critique des dérives

fascisantes du Marshal, mais l’attribue à un des personnages (l’amie de Gilmore). Dès lors, la lecture

de la mini-série comme une attaque du côté réactionnaire des comics super-héroïque ne constitue plus

qu’une lecture comme les autres, une voix à l’intérieur du récit au même titre que celle de Bactérie ou

du Marshal lui-même. Il est frappant de constater que la caricature du Marshal Law (illustration ML 4)

ne diffère que très peu de sa représentation au fil du récit : en intégrant celle-ci à la diégèse, Mills et

O’Neill nient son potentiel en tant que lecture privilégiée de l’œuvre.

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ML 4 – Marshal Law n°6, 9

Page 73: La bande dessinée de super-héros 1986-2000: vers l'âge adulte ?

Satire ou variation sur un thème ?

Les constatations qui précèdent amènent donc à s’interroger sur le fonctionnement de Marshal

Law par rapport au genre super-héroïque : partie intégrante de celui-ci ou satire ? Au cours des

interviews qu’il a pu donner, Mills a toujours expliqué avoir voulu faire de la série une critique d’un

genre qu’il détestait. On peut être sceptique à ce sujet. Nous avons en effet montré que cette lecture du

texte était une des possibilités offertes au lecteur, sans pour autant recevoir un traitement privilégié du

point de vue du dispositif narratif. Le choix d’offrir cette analyse en guise de commentaire de l’action

au fil du dernier volume lui donne effectivement des accents de conclusion, mais il serait facile

d’objecter à cet argument qualitatif une vision plus quantitative, qui montrerait que les récitatifs sont

majoritairement occupés par les commentaires du Marshal Law. Par ailleurs, au moment où se

produisent les évènements de ce dernier numéro, la responsable de ce commentaire est déjà morte,

assassinée par Bactérie.

Dès lors, il semble difficile de considérer la série comme une simple satire. Mills et O’Neill se

préoccupent bien de savoir comment leur récit sera perçu, mais en intégrant ces considérations à la

diégèse, ils fournissent à leur récit une épaisseur, une structure propre. Dès lors, Marshal Law cesse de

fonctionner comme un décalage absurde et violent du genre super-héroïque, pour devenir

effectivement un représentant du genre, au même titre que Watchmen, par exemple. Nous avions déjà

relevé que le dispositif de voix narratives complexes mis en place dans le premier numéro semblait

être détourné de sa fonction par la suite. Il est vraisemblable que cela corresponde effectivement à un

changement d’objectif de la part des auteurs, un basculement d’une optique franchement satirique du

genre à une acceptation de celui-ci, sans pour autant abandonner une certaine distance ironique. Un

indice de ce revirement peut être décelé dans le peu d’importance accordée aux évènements décrits,

jusqu’à la moitié du deuxième numéro. Un faux raccord flagrant dès le début du numéro 1 (comparer

l’immeuble vivant de la planche 6 au paysage lunaire qui précède) souligne en effet à sa manière que

l’intrigue importe moins que le questionnement des codes et la mise en place du contexte (les gens

normaux regardent des super-héros idéalisés à la télévision, pendant que d’autres s’entretuent dehors).

Qu’il y ait eu ou non un changement de direction importe cependant moins que cette constatation que

la série ne fonctionne pas simplement comme un objet référentiel. Il y a bien reprise et détournements

de codes préexistants, mais la série peut fonctionner indépendamment de toute connaissance de son

modèle. Cette autosuffisance n’est certes pas totale, puisque l’humour noir omniprésent n’est

perceptible qu’à la condition de connaître la forme classique du genre super-héroïque.

Aux deux possibilités de lecture que nous venons d’évoquer (respectivement l’approche du

texte comme entité indépendante et la remise dans le contexte du genre avant 1986), nous sommes

cependant tenté d’en ajouter une troisième. Il est en effet possible de comprendre le système de

Marshal Law non plus seulement dans le contexte classique du genre, mais bien dans sa nouvelle

acception, après les innovations apportées par Dark Knight puis Watchmen. Dans ces conditions, les

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multiples ruptures par rapport à la tradition (graphisme, violence, politisation du contenu, références à

une certaine culture underground) voient leur impact considérablement réduit, puisqu’elles sont déjà

présentes à divers degrés dans les deux autres œuvres. Si la série semble s’élaborer sur une inversion

des règles du genre, elle ne s’attaque en réalité pas à ce que nous avons identifié comme le contenu

sémantique de celui-ci. Les éléments graphiques les plus typiques restent présents et reconnaissables,

bien que marginalement altérés. Même la prolifération des super-héros, qui pourrait neutraliser un de

nos quatre critères, le contraste entre le héros et un environnement plus classique, est constamment

minimisée. La conférence de presse du Super Patriote ou encore la poursuite dans l’aéroport, au milieu

de civils,94 se chargent en effet de rétablir ce contraste entre la normalité de la population et le

caractère exceptionnel des super-pouvoirs. Il apparaît donc que le caractère satirique de l’œuvre est

neutralisé par une compréhension incomplète de ce qui fonde le genre super-héroïque. Faute d’en

comprendre le fonctionnement profond, Mills et O’Neill se livrent à un détournement de surface qui

aboutit paradoxalement à l’inscription de la satire dans le genre auquel elle s’attaque. Indirectement, la

série se retrouve donc dans un schéma très comparable à celui des œuvres de Moore et Miller, avec

une redéfinition des interactions entre les composantes du genre, sans pour autant que ces dernières

soient réellement altérées. Il n’est pas abusif de considérer que Marshal Law fait de ces exceptions

qu’étaient Watchmen et Dark Knight les fondements d’une variante désormais établie du genre. Ce

nouveau système substitue aux schémas classiques (menace sur le monde, défaite annoncée du

« méchant », etc.) une réflexion ironique sur ce schéma ou sur la notion de héros, sans pour autant

cesser complètement d’être lisible au premier degré. Or, parmi les caractéristiques communes à ces

trois séries, il faut noter d’une part la présence de personnages principaux asociaux, voire de

psychopathes, ainsi qu’une représentation décomplexée, sinon complaisante, de la violence. Dans ces

trois cas, il s’agissait à l’origine de mettre en lumière certains des tabous structurant le genre, en les

reversant. Cependant, dès lors que les séries cessent d’être séparées des autres bandes super-héroïques

pour devenir de simples variantes, ces deux caractéristiques perdent leur valeur contestatrice. La

lecture au premier degré devenant aussi valide que celle qui privilégie l’ironie et la distanciation,

phénomène déjà bien amorcé dans Marshal Law, ces deux partis pris cessent alors d’être perçus

comme partie intégrante d’un système critique. Ils deviennent des éléments narratifs, réinvestissables

dans d’autres contextes.

De la marge au centre, l’exemple de The Punisher

En réalité, établir un lien de cause à effet entre la parution de Marshal Law et l’émergence de séries

mainstream elles aussi centrées sur des héros violents et psychotiques est en partie erroné. Il faudrait

plutôt considérer la série de Mills et O’Neill comme le symptôme d’un phénomène affectant

94 Respectivement dans Marshal Law n°2 et n°6- 74 -

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l’ensemble du spectre des comics de super-héros, dans la foulée de Watchmen et Dark Knight. On ne

peut cependant négliger le fait que l’outrance de la série, dépassant largement ses deux prédécesseurs

aussi bien que ce qui pouvait se mettre en place simultanément dans des parutions plus policées, a pu

baliser de nouveaux territoires exploitables par des auteurs moins aventureux.

Un cas exemplaire est celui du Punisher, déjà mentionné. Créé en 1974 pour remplir un rôle de

personnage nocif de petite envergure, opposé à Spider-man, il s’agit en fait d’un certain Frank Castle,

vétéran du Viet-Nam devenu exécuteur sans merci après l’assassinat de sa famille par la mafia 95.

Maniant des armes de guerre, il est vêtu d’un costume noir orné d’un crâne sur la poitrine, et

correspond donc à notre définition d’un super-héros/super-vilain, bien qu’il ne possède aucun pouvoir

particulier. A l’époque, et pendant de nombreuses années, il est d’ailleurs évident qu’il appartient

plutôt à la deuxième catégorie, et Spider-man se chargera de l’envoyer en prison à de nombreuses

reprises.

Ironiquement, c’est en janvier 1986, deux mois avant le premier numéro de Dark Knight, que le

Punisher se voit intronisé personnage principal d’une mini-

série éponyme. Le personnage n’a que peu changé, et cherche

toujours à se venger. Pendant que Miller produit l’œuvre que

l’on sait chez DC, les responsables éditoriaux de Marvel

constatent avec surprise que le titre est un succès, et ce bien

qu’il ait été confié à de parfaits inconnus (Steven Grant au

dessin, Mike Zeck au scénario). Fort logiquement, vu les

thèmes abordés, la série ne porte pas le sceau du Comics Code,

et le peu de promotion accordée au titre suggère que son

éditeur n’en espérait pas grand chose. Cependant, il faut

souligner qu’en dépit de leur date de parution précoce,

l’impact des aventures de Franck Castle n’est pas comparable

à celui de la série de Miller. D’abord parce que le Punisher est

un personnage mineur de Marvel, à l’identité floue, qu’il est

donc relativement facile de remodeler pour explorer des

domaines potentiellement vendeurs. Ensuite, les couvertures de la série renvoient explicitement à un

concept de héros bien différent de celui qui sera élaboré à la suite de Dark Knight et Watchmen. Frank

Castle est effectivement un personnage potentiellement proche de Rorschach ou même Marshal Law,

mais c’est bien une variante de James Bond qu’il évoque ici (la couverture reproduite ci-contre le

représente dans la position emblématique des versions cinématographiques du personnage de Ian

Flemming).

En revanche, lorsque Punisher devient une série mensuelle à partir de juillet 1987, le potentiel

commercial des héros psychotiques et torturés n’est plus à démontrer. L’équipe artistique est

95 Résumé emprunté à Patrice Allart, « La décennie des vigilantes », Scarce n°32 (1992)- 75 -

The Punisher (mini-série) n°3

Page 76: La bande dessinée de super-héros 1986-2000: vers l'âge adulte ?

entièrement renouvelée, et le nom du nouveau dessinateur, Klaus Janson, traduit de manière éloquente

l’influence du Dark Knight de Miller, puisque Janson avait occupé le rôle d’encreur sur cette dernière

série96. La mini-série l’opposait à une organisation criminelle de grande ampleur, mais la parution

mensuelle force les scénaristes successifs à traiter des micro-incidents, dans un contexte urbain réaliste

remarquablement dépourvu de super-personnages costumés. Rapidement, cependant, le Punisher se

voit adjoindre un compagnon de route expert en informatique, Microchip, reconstituant un couple

héros/comparse évoquant aussi bien Batman (avec Robin) que Marshal Law (avec Danny, lui aussi

informaticien), pour ne citer qu’eux. Simultanément, le personnage est amené à côtoyer d’autres héros

classiques de l’univers Marvel, sans pour autant cesser d’être considéré comme une brute par ces

derniers. Le phénomène est celui que nous décrivions plus haut : un personnage de tueur sans

scrupule, très proche de ceux mis en place par les auteurs cherchant à déconstruire les super-héros, se

voit implanté dans un contexte super-héroïque. La visée ironique clairement présente dans les œuvres

que nous avons étudiées jusqu’ici fait place à une fascination pour la violence, qui ne s’embarrasse

plus d’une réflexion sur celle-ci. S’il est possible de porter un regard critique sur la série, cette lecture

alternative n’est jamais revendiquée, et s’efface derrière l’interprétation littérale, sans doute celle de la

plupart des lecteurs.

The Punisher devient en 1987-88 un des titres les plus vendeurs de la Marvel, situation qui

perdure jusqu’au début des années 90. Deux séries parallèles sont lancées pour capitaliser sur ce

succès, d’abord The Punisher : War Journal en 1988, puis The Punisher : War Zone, en 1992. Les

scénaristes et dessinateurs se succèdent rapidement sur tous ces titres, mais leur publication ne cesse

finalement qu’en 1995. En dépit du « Approved by the Comics Code Authority », qui orne désormais

la couverture de chaque numéro, ces différentes séries illustrent bien la banalisation d’un traitement

réaliste de la violence au cours de cette période.97 The Punisher : War Zone n°7, par exemple, met en

scène plus d’une dizaine de morts violentes dues à Frank Castle, en seulement 22 pages ! Dans ce

même numéro, un courrier de lecteur félicite les auteurs d’avoir su éviter l’écueil de la violence

gratuite (« violence for violence’s sake »), et de prendre le temps de développer leur histoire, sans se

contenter d’accumuler le sang et les balles (« filling every panel with bullets and blood »)98. Une

comparaison entre une scène de Marshal Law et une autre, très similaire, toujours dans ce même

numéro, permet de mesurer à quel point la violence a perdu de son caractère transgressif en moins de

quatre ans : le premier personnage est une caricature, le deuxième se veut sérieux, mais seul le

contexte général des deux séries permet de rétablir cette distinction (illustration page suivante).

96 Moins important que celui du dessinateur (« penciler »), le rôle de l’encreur ne se limite pas à celui de simple exécutant, mais permet la mise en place d’un style identifiable.97 Le Comics Code subit d’ailleurs en 1989 une révision complète allant dans le sens d’une permissivité nettement accrue.98 Chuck Dixon et John Romita Jr., The Punisher :War Zone n°7 (New York : Marvel Comics, 1992) 31

- 76 -

Page 77: La bande dessinée de super-héros 1986-2000: vers l'âge adulte ?

La comparaison de ces deux scènes, utilisant un ressort humoristique assez comparable, permet de mesurer le basculement effectué entre 1989 et 1992. Les procédés d’une satire violente et ouvertement cynique sont devenus la norme du genre.

(Marshal Law n°6, 24 (1989) et Punisher War Zone n°7, 31 (1992))

- 77 -

Page 78: La bande dessinée de super-héros 1986-2000: vers l'âge adulte ?

Jusqu’aux classiques

L’article de Scarce « Justiciers années 90 », auquel nous avons déjà fait référence à plusieurs reprises,

dresse un inventaire non-exhaustif des personnages similaires au Punisher ayant fait leur apparition

aussi bien chez Marvel que chez DC entre 87 et 92, date de publication du texte. La plupart a disparu

rapidement, mais leur énumération seule permet de mesurer l’ampleur du phénomène. Peut-être plus

significatif encore est le fait que cette remise en question du tabou de la violence (et de la conception

même du héros) affecte également les séries les plus populaires et les mieux établies. Ces séries sont

en effet les moins susceptibles d’être atteintes par de simples modes, leur popularité reposant sur des

recettes éprouvées, ce qui tend à faire du moindre changement un événement en soi.

La politique éditoriale de DC en 1986, avait été brièvement

évoquée à la fin de notre aperçu historique. L’univers de l’éditeur était

alors en pleine redéfinition, avec une mini-série unificatrice, Crisis on

Infinite Earth, visant à intégrer tous les super-héros dont la société

possédait les droits au sein d’un monde unique, en lieu et place d’une

multitude de Terres parallèles. Ces ajustements cosmogoniques furent

également l’occasion de repenser les personnages eux-mêmes, et ce

jusqu’au premier d’entre eux, Superman. L’opportunité fut donnée à

John Byrne, célèbre pour son travail sur X-Men, de recréer l’homme

d’acier au cours d’une mini-série intitulée Man of Steel et publiée

quelque mois seulement après The Dark Knight Returns. Là où la

série de Miller traitait du futur hypothétique de Batman, le travail de

Byrne redéfinissait le Superman officiel, celui évoluant chaque mois

dans de multiples séries. Débarrassant le personnage de ses aspects les

plus folkloriques (Supergirl, Krypto le super-chien, la Forteresse de la Solitude en Antarctique…),

Man of Steel met en place un Superman plus « réaliste » que lors de ses incarnations précédentes. Un

exemple assez représentatif des changements effectués concerne Lex Luthor, ennemi juré de

l’ « homme d’acier », qui avait jusque là été dépeint comme un savant fou et se voit recréé en

millionnaire mafieux. Dans ce nouveau contexte, Superman se ressent de sa condition d’être

exceptionnel et n’affiche plus la confiance inébranlable qui avait été la sienne depuis 1938. En octobre

1988, dans Superman n°22, il va jusqu’à exécuter de sang-froid des criminels de masse. Aucune

violence graphique dans la scène (il utilise des radiations), mais cela n’empêche pas le symbole d’être

puissant : le plus connu et un des plus naïf des super-héros s’est lui aussi affranchi du tabou du

meurtre.

Marvel n’est pas en reste, puisque la firme tire rapidement les leçons du succès du Punisher. La

firme ressuscite des anciens personnages (le Ghost Rider, un motard mort-vivant justicier) ou crée des

- 78 -

Superman n°22 (1988)

Page 79: La bande dessinée de super-héros 1986-2000: vers l'âge adulte ?

mini-séries (celle dédiée à Wolverine, un membre des X-Men, par exemple), dès lors qu’il semble

possible de reproduire le succès des aventures de Frank Castle. Lorsque le héros se prête mal à cette

nouvelle optique, comme c’est le cas pour Spider-man par exemple, il se voit adjoindre de nouveaux

adversaires auxquels le public pourra s’attacher par défaut. Ainsi, Spider-man se voit-il confronté à

Venom, un costume symbiote qui dote celui qui le porte des pouvoirs de l’homme araignée, tout en

faisant de lui un être sanguinaire. Un alter-ego, en quelque sorte, qui permet à la série de se doter d’un

anti-héros sans scrupule sans pour autant toucher à un personnage principal par trop connu. Si les X-

Men eux-mêmes sont relativement épargnés par le phénomène, la nouvelle optique est là-encore

introduite par le biais d’un double officieux : X-Force (1991). Jusqu’alors il s’agissait d’une équipe de

super-héros adolescents classiques, dans un titre sans envergure, sous le nom de New-Mutants. Une

fois redéfinie, l’équipe évoque plus un groupe paramilitaire, dont les membres arborent

d’impressionnants fusils d’assaut, sous la houlette d’un vétéran renfrogné. La nouvelle mouture atteint

rapidement un franc succès, et investit fréquemment les pages des X-Men, pour un fonctionnement

duel qui reflète celui que nous avons décrit plus haut à propos de Venom et Spider-man.

Violence et héroïsme

Jusqu’à présent, nous nous sommes concentrés sur le cheminement qui a permis de lever l’interdit

concernant la violence et en particulier la possibilité pour les super-héros de tuer leurs adversaires. Il

serait cependant erroné de ne voir dans ce processus que la renonciation à une convention datant du

milieu des années 50. Le Comics Code restait certes théoriquement en activité, mais comme l’illustre

l’approbation reçue par la série Punisher, l’institution n’avait absolument pas les moyens de s’opposer

à un changement de mentalité dans l’industrie toute entière. C’est sans doute ainsi qu’il faut

comprendre les démarches de Moore et Miller, attaquant dans leurs travaux respectifs un tabou sans

fondement. Le raisonnement aurait été sans valeur si le Code avait constitué un obstacle réel, et il est

vraisemblable que dans ce cas, DC n’aurait pas soutenu une telle contestation, mais l’assouplissement

drastique de ce dernier en 1989 prouve bien que l’obstacle n’en était un que tant qu’il était soutenu par

un consensus de la part des éditeurs.

Cependant, cette approche intellectualisée, qui suppose une perception du genre en tant que tel,

ne permet pas d’expliquer l’engouement du public pour cette violence nouvellement introduite. La

relance du Punisher en 1986 fut conçue comme une réponse à ce qui était perçu comme une percée de

la criminalité à l’époque. Au vu du succès de l’entreprise, certains ont pu affirmer que le personnage

proposait une solution efficace quoique expéditive au problème, justifiant ainsi sa popularité.

- 79 -

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The United States experimented a rise in violent crime during the 1980’s and there was a public perception that the legal system was no longer handling the problem properly. In this atmosphere of punishment and resentment, the Punisher came into his own.99

L’explication semble simpliste. Une hausse de l’exposition médiatique de la criminalité urbaine

n’implique pas mécaniquement le souhait pour le lectorat des comics de retrouver la même

préoccupation au sein de leur loisir. Il paraît également arbitraire de supposer qu’une telle lecture

suppose une approbation, même théorique, des méthodes d’un personnage qui se plaint d’avoir sali ses

chaussures après avoir démoli le visage d’un junky. Une certaine fascination est nécessaire, mais rien

ne permet de conclure que celle-ci tient au contexte ou à l’empathie du lecteur pour le personnage. Il

est possible de souligner cette différence fondamentale en prenant l’exemple de X-Force, mentionné

un peu plus haut. Violence, usage d’armes, et discipline militaire sont autant de thèmes communs aux

deux séries, mais X-Force se déroule dans un cadre très différent du réalisme urbain de Punisher. Le

lectorat ne semble pas y voir d’inconvénient, non plus d’ailleurs qu’au dessin excessivement grossier

de Rob Liefeld. Ce qui importe, c’est donc la violence elle-même, et pas son contexte.

Parallèlement à cette question, les séries qui apparaissent à la fin des années 80 et au début des

années 90 ont en commun d’opter pour des héros plus tourmentés et incertains que leurs

prédécesseurs. Il ne s’agit pas ici des états d’âmes que connaissaient les personnages Marvel depuis les

années 60, mais d’un refus de la notion même de héros positif. Rorschach, Marshal Law, le Punisher

et les autres ne sont pas seulement violents, mais aussi névrotiques. Pour comprendre ce phénomène, il

faut revenir à ce que Reynolds et Eco suggèrent dans leur texte respectif, sans pour autant le formuler

complètement : le fonctionnement du super-héros classique repose sur une potentialité non exploitée.

Pour Eco, il s’agit d’un impératif permettant au personnage de rester figé dans un éternel présent.

Celui-ci permet à la série de continuer indéfiniment, de maintenir le personnage dans une immortalité

ambiguë, mais surtout abolit toute avancée véritable du récit, puisque toute modification d’ampleur

imposerait un avant et un après, rétablissant ainsi une chronologie identifiable100. Eco souligne le

paradoxe qui fait que Superman, « pratiquement tout puissant » se contente d’exercer son activité à

une échelle réduite, et n’entreprend rien qui puisse bouleverser les grands équilibres. En d’autres

termes, Superman existe dans un équilibre entre un potentiel énorme et l’impossibilité de mettre celui-

ci à profit ; il se définit par ce qu’il pourrait faire plus que par ce qu’il accomplit.

De son côté Reynolds isole un mécanisme propre au genre, que nous avons déjà brièvement

mentionné, mais qu’il est intéressant de rapprocher de la remarque précédente. Les récits de super-

héros ne sont pas construits autour de stricts rapports de force : la victoire revient au héros lorsqu’il

parvient à se dépasser (« extra effort ») et repousse ses limites habituelles. Là encore, ce dispositif

revient à suggérer que le super-héros dispose d’un potentiel non exploité, lequel constitue sa véritable

puissance. Il s’agit peut-être là d’un début d’analyse du lien étroit entre super-héros et bande dessinée.

99 Les Daniels, Marvel : Five Faboulous Decades of the World’s Greatest Comics, 203100 « Le mythe de Superman », De Superman au surhomme, 140

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Cette idée d’une puissance virtuelle, laissée à l’imagination du lecteur mais constamment suggérée

évoque le processus mental par lequel la bande dessinée reconstitue une continuité à partir de

fragments discrets. La reconstitution du héros dans sa totalité fait appel aux mêmes capacités

d’inférences que celles sollicitées par le passage d’une case à l’autre (cette importance de l’entre deux

cases est la raison pour laquelle l’essai de Scott McCloud s’intitule L’art invisible). Le caractère

lacunaire du super-héros apparaît également comme une condition nécessaire pour lui permettre de se

conformer éternellement à des préceptes qui sont ceux de la classe moyenne américaine sans jamais

chercher à les remettre en question. Le choix de la non représentation, de ne pas aller au bout des

possibilités du héros apparaît alors comme une tactique de confinement, qui permet de repousser ces

interrogations dans une zone jamais niée, mais qui ne sera pas non plus explorée. Il devient alors

possible de considérer le thème de l’identité secrète comme un moyen de remplir ce vide, à condition

de ne pas oublier que Clark Kent n’est pas Superman. La personnalité civile du super-héros ne

correspond pas seulement à un changement de costume, il s’agit bien d’un changement de personnage,

comme l’atteste par exemple le fait que le costume de Batman a été occupé par au moins trois

personnes différentes au cours des années 90. Le pendant du super-héros éternellement optimiste et

confiant des années 40 à 80 n’est donc pas son alter-ego officiel mais une part non représentée de son

existence, une potentialité.

En appliquant cette conclusion à la période qui nous intéresse, le changement fondamental que

constitue la représentation de la violence apparaît bien plus clairement. Nous avions en effet eu

l’occasion de nous étonner de l’apparente contradiction entre l’usage permanent de la force physique

par les super-héros et l’absence de blessés ou de morts qui semblait en résulter. Il nous est désormais

possible de lire dans ce phénomène une nouvelle incarnation de ce potentiel non réalisé qui structure

les bandes dessinées de super-héros. Les victimes devraient être là, mais ne seront jamais représentées,

leur existence jamais validée sans pour autant être niée explicitement. Il s’agit probablement du

moment où la stratégie d’omission propre au genre est la plus flagrante, où la « suspension de

l’incrédulité » s’avère le plus nécessaire. Le choix de représenter cette violence, de permettre au héros

de commettre un acte aussi définitif qu’un meurtre remet donc indirectement en question le système

tout entier. Le super-héros est à partir de ce moment soumis à une règle de représentation totale, qui

aboutit à une disparition de ses traits les plus caricaturaux. Débarrassé de son caractère lacunaire, le

super-héros n’est plus un personnage viable, tant ses contradictions sont apparentes. Dans son

épilogue, Reynolds évoque le phénomène en parlant d’humanisation de figures mythiques101.

L’analyse du fonctionnement du genre que nous venons d’esquisser est certes essentiellement

théorique, mais se trouve confirmée a posteriori par la diminution du rôle des alter-ego dans la période

qui nous occupe. Le Punisher, encore lui, ne prend pas la peine de dissimuler son identité. De la même

manière, la frontière entre Clark Kent et Superman ira en s’estompant après la relance de la série par

John Byrne. Ce rééquilibrage apparaît comme une conséquence logique du choix de réaliser toutes les

101 Super Heroes : A Modern Mythology, 119-124- 81 -

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potentialités du super-héros. Ayant désormais le loisir d’extérioriser ses doutes et de se remettre en

question, la voix de substitution que fournissait l’alter ego n’est plus nécessaire, et celui-ci disparaît en

même temps que le vide qu’il dissimulait.

En quelques mots

A l’issue de cette étude, il apparaît donc que les conséquences du

traitement de la violence de Watchmen et Dark Knight sont

considérables sur le genre dans son ensemble. L’intégration d’un

élément initialement destiné à la critique de celui-ci au sein de

récits sans prétention analytique se fait au prix d’un

bouleversement profond. Tant Miller que Moore ont eu

l’occasion de déplorer cette récupération sans discernement de ce

qui n’était chez eux qu’un élément d’une démarche plus vaste.

Paradoxalement, cependant, cette évolution permet de mettre en

valeur l’existence d’un véritable système régissant les récits

super-héroïques. Ainsi, il est démontré que le genre ne se réduit

pas à une étiquette, à une stratégie commerciale, mais possède

une cohésion interne. Dès lors, puisque la plupart des récits publiés durant cette période de 1987 à

1991 sont contraints d’explorer les ajustements du système narratif que suscite la représentation de la

violence, le genre reste marqué par une auto-analyse constante. Au moment où triomphe le Batman de

Tim Burton (1989) et où Time Magazine consacre sa une à Superman (« America's favorite hero turns

50, ever changing but indestructible », 1988), la plupart des super-héros sont donc partagés entre

introspection et propension à exécuter leurs adversaires.

Cependant, il faut souligner que les ambitions des deux œuvres ayant suscité ces évolutions

n’avaient pas non plus été complètement oubliées, avec la survivance d’une veine expérimentale chez

DC ou Marvel. Celle-ci était cependant moins tournée vers l’interrogation des codes du genre,

désormais partie intégrante du mainstream.

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Time (mars 1988)

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Arkham Asylum, de la bande dessinée à l’œuvre d’art

La question du statut de la bande dessinée par rapport aux formes d’arts reconnues se pose depuis les

premiers travaux critiques sur le médium. Pendant une très longue période, cependant, l’absence d’un

appareil critique développé spécifiquement pour la bande dessinée ne permettait pas au débat

d’avancer de manière significative. La focalisation sur sa fonction sans tenir compte de son

fonctionnement menait à des approximations regrettables. Il n’est donc pas exactement étonnant que le

sociologue Gilbert Seldes ait pu écrire en 1950 qu’ «à la différence des autres médias de masse, les

comic books ne présentent aucun intérêt esthétique.»102 Après tout, Funnies on Parade, le premier

comic book américain fut à l’origine conçu comme supplément gratuit accompagnant un paquet de

lessive103, dès l’origine un pur produit commercial. Cependant, à la même époque et dans le même

milieu Brobdeck et White professaient une opinion différente, dans un article consacré au très

populaire comic strip Lil’Abner.

Surely, the gulf between the higher and the popular arts is not quite so wide, and some of the elements of « good art » are present in Capp’s comic-strip fantasies.104

Sans pour autant conduire à une reconsidération du genre, cette réflexion montre bien que même

en 1950, alors que le médium était encore mal connu et souvent mal exploité, un doute légitime était

possible quant à la possibilité de l’utiliser pour produire des œuvres d’art. En réalité, des séries

classiques illustrant bien mieux les potentialités de la bande dessinée que Lil’Abner avaient déjà été

publiées aux Etats-Unis même105, mais l’absence de réimpression ne permettait pas de fonder

précisément une étude critique. Depuis lors, la bande dessinée a acquis une certaine légitimité, en dépit

de la confusion persistante entre ses critères esthétiques propres et ceux des arts picturaux. Les

expositions consacrées aux toiles de Bilal peuvent accroître la notoriété de celui-ci en tant que

plasticien, mais ne disent rien quant à la reconnaissance du médium dans lequel il s’exprime. En

revanche, le fait que le prestigieux M.O.M.A. new-yorkais, entre autres galeries d’art, ait choisi en

1990 de présenter « High and Low », une exposition accordant une large place à la bande-dessinée en

tant que forme d’expression, dénote un réel changement de mentalité. Un entretien réunissant le

critique d’art Pierre Sterckx et le psychanalyste Serge Tisseron, publié dans le cadre d’un article sur

les rapports entre art et bande dessinée offre un résumé de l’état du débat à l’heure actuelle.

102 Gilbert Seldes, The Great Audience (1950), repris dans Mass Culture, The Popular Arts in America, 88103 Dub « Manifeste pour les comics », Heroes n° 17 (1997), repris sur Heroes, http://heroes.chez.tiscali.fr104 Brodbeck et White, « How to Read Li’l Abner Intelligently », Mass Culture, The Popular Arts in America, 223105 Krazy Kat (1910) de George Herriman ou Little Nemo (1905) par Winsor McKay ont depuis reçu une attention critique particulièrement soutenue et méritée, même s’il faut souligner que Seldes défend déjà Krazy Kat.

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La bande dessinée est un art. Mais comment définir un art ? Pourquoi obtient-elle si difficilement une reconnaissance ? Pourtant, elle n’a rien à prouver des deux points de vue cruciaux : l’état d’esprit créateur opposé à l’artisanat et le statut social (marché financier, marché de l’art). Actuellement, il y a des auteurs qui font une œuvre manifestement personnelle […] Mais comment se fait-il que la revendication du statut artistique soit si difficile à formuler et ce statut si difficile à obtenir ?106

Le médium est donc considéré comme propice à une véritable expression artistique, sans pour

autant que celle-ci soit validée par l’institution ou même revendiquée par ses auteurs. Si l’article en

question est postérieur à la période à laquelle

nous allons nous intéresser, de 1987 à 1992, les

préoccupations qu’il exprime reçurent une

attention critique dès 1982. C’est en effet à

cette date que Art Spiegelman, crée le

magazine Raw, dans lequel il s’efforce

d’explorer les connexions entre la bande

dessinée et les formes artistiques reconnues. La

proximité temporelle entre l’apparition du

magazine et la parution de Dark Knight puis

Watchmen ne doit rien au hasard. Raw ainsi que

le Comics Journal, créé six ans auparavant

fournissaient en effet deux angles d’approche,

respectivement les arts picturaux et la

littérature, permettant d’éclairer par

comparaison les qualités et spécificités de la

bande dessinée. Sensiblement à la même

époque, en France les essais critiques et

analytiques se multipliaient également107. Le

consensus actuel sur le statut et les potentialités du médium constitue la conclusion de cette

exploration menée au cours des années 80.

Il est vraisemblable que les responsables éditoriaux des deux grands éditeurs de l’époque étaient

conscients des revendications artistiques sous-tendant le développement de cet appareil expérimental

et critique. Le choix de publier Dark Knight au format « prestige », mis en place pour l’occasion,

dénote une volonté de transformer une publication éphémère en un objet proche du livre. La démarche

suggère une quête de légitimité, l’emprunt d’une forme dénotant le sérieux, la profondeur, permettait

au médium de s’approprier ces qualités par mimétisme. Le prix supérieur de l’ouvrage qui résulte de

106 Serge Tisseron et Pierre Sterckx, « Art et BD, une case en plus » Beaux Arts Magazine n° 212 (2002), 91107 L’école critique actuelle, dont Thierry Groensteen est un représentant, prend forme à partir des travaux d’Alain Rey (1978)et est généralement décrite comme « sémio-structuraliste ».

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Le point de vue amusé d’Art Spiegelman (Maus) sur les rapports entre Art et bande dessinée (Raw, 1981)

Page 85: La bande dessinée de super-héros 1986-2000: vers l'âge adulte ?

cette présentation soignée a également des conséquences sur le lectorat, dont l’âge moyen s’élève

quasi-mécaniquement. Les textes qui scandent la fin des chapitres de Watchmen s’inscrivent

également dans cette stratégie d’emprunt temporaire de légitimité, comme si les talents d’écrivain

d’Alan Moore devaient d’abord être démontrés pour que son talent de scénariste de bande dessinée

soit reconnu. Les deux œuvres qui fondent notre corpus constituent donc chacune à leur manière une

réponse de la part de DC à cette interrogation sur le statut de la bande dessinée. Sans pour autant les

promouvoir en tant qu’œuvres d’art, l’éditeur leur concède une certaine légitimité en la matière.

Richard Reynolds note avec pertinence cette aspiration à une reconnaissance culturelle108 mais

concentre son propos sur les rééditions reliées des deux séries, sans souligner que la plupart des

éléments de cette recherche de légitimation était présent dès leur parution. Cependant, bien que

sensible à cet enjeu capital de Dark Knight et Watchmen, l’auteur se montrer plus loin peu inspiré sur

le même sujet. Ainsi, sa bibliographie comprend une notule lapidaire concernant une œuvre qui

stigmatise précisément cette hésitation à la frontière entre bande dessinée de genre et expression

artistique originale, Arkham Asylum. Là où d’autres comics ont droit à une description factuelle,

l’auteur prend une position étrangement polémique quant à ce récit complet.109 « La bande dessinée de

super-héros comme œuvre d’art. Prétentieux mais amusant. »110 Ce résumé, sommaire, laisse à penser

qu’il s’agit donc d’une manifestation isolée, et finalement sans valeur. Les éléments mentionnés plus

haut suggèrent au contraire que ce rapprochement, clairement perçu comme contre-nature par

Reynolds, constitue l’aboutissement possible d’une démarche entamée sciemment au sein des grandes

maisons d’éditions. Une analyse détaillée d’Arkham Asylum, qui satisfait aux critères méthodologiques

que nous avons retenus, permettra de mieux comprendre les contradictions qui traverse le récit, et par

là le raisonnement ayant conduit Reynolds à ce jugement lapidaire.

108 « bid for increased cultural credibility », Super Heroes : A Modern Mythology, 96109 Traduction consacrée de « one-shot », par opposition tant aux mini-séries qu’aux séries mensuelles régulières.110 « The superhero comic as high art. Pretentious but fun. », Super Heroes : A Modern Mythology, 126

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Arkham Asylum, A Serious House on Serious Earth (DC Comics, 1989)

Présentation

Contrairement aux oeuvres étudiées dans les chapitres précédents, Arkham Asylum est un authentique

roman graphique111, publié dès l’origine en un seul volume cartonné, en 1989. Le scénario est du à

Grant Morrison, un britannique dont les travaux précédents avaient été réalisés pour 2000 A.D., tandis

que la partie graphique est assurée par Dave Mc Kean, britannique également, alors débutant dans le

médium.

Le récit se déroule quasi-exclusivement à l’intérieur de l’asile d’aliéné de la ville de Gotham,

cette ville hybride entre New York et Chicago dans laquelle prennent place les aventures de Batman.

Les pensionnaires, tous d’anciens adversaires de l’homme chauve-souris, ont pris le contrôle de

l’établissement psychiatrique, et font savoir par l’entremise du Joker qu’ils exécuteront leurs otages, à

moins que Batman ne vienne se rendre à eux. Lorsque celui-ci arrive sur les lieux, les otages sont bien

relâchés, à l’exception de deux psychiatres qui ont insisté pour rester et surveiller l’évolution de la

situation. Après avoir étudié les propositions de différents personnages présents, le Joker suggère

d’organiser une chasse à l’homme dans l’asile, dont Batman serait la proie. Celui-ci, déstabilisé par les

allusions récurrentes à sa santé mentale défaillante, y compris de la part des médecins restants,

accomplit une quête initiatique, qui le conduite à se remettre en question à mesure qu’il affronte ses

adversaires, un à un. Finalement, il se trouve face à face avec le directeur de l’asile, et découvre que

celui-ci est responsable de la situation. Tout remonte en fait à un traumatisme subi par le créateur de

l’établissement, auquel nous assistons via un récit à la première personne qui nous est livré par bribe

au fil des pages. Celui-ci tenait en effet une chauve-souris pour responsable de la folie de sa mère

(scène qui ouvre l’œuvre), et à sa mort, il a gravé son histoire sur le sol de pierre de l’asile. Mettant en

relation cette histoire avec l’habitude de Batman de livrer les criminels arrêtés à l’établissement,

Cavendish, le directeur actuel, a décidé de piéger le justicier de Gotham, dans lequel il voit

l’incarnation du mal et de la folie. Tandis qu’il tente d’étrangler Batman, il est égorgé au rasoir par la

psychiatre restée sur place, qu’il avait utilisée comme otage un peu plus tôt. Au cours d’une dernière

confrontation avec le Joker et Double-Face, ce dernier tire à pile ou face pour savoir si l’homme

chauve-souris doit être libéré ou exécuté, mais choisit de mentir sur le résultat. Batman peut enfin

quitter l’asile, tandis que le Joker lui rappelle qu’il y sera le bienvenu dès qu’il le souhaitera.

111 La traduction de « graphic novel » est de plus en plus employée en français- 86 -

Page 87: La bande dessinée de super-héros 1986-2000: vers l'âge adulte ?

Un prologue en forme de manifeste

Passée la couverture, le livre ne s’ouvre pas sur une planche de bande dessinée, mais sur une

image composite : photo retouchée, textures juxtaposées, un plan de cathédrale (qui s’avèrera être

celui de l’asile) et ce texte en forme de profession de foi « The passion play/As it is played today ». La

double page suivante est une image du même type, en forme de rébus (illustration AA 1). La partie

gauche est occupée par un X, dans lequel on peut lire des échos religieux, la trace de Scarface ou

encore la balafre de la pièce fétiche de Double-Face (trois sens d’ailleurs intimement liés, comme nous

l’avions vu à propos de Dark Knight). A droite, l’empreinte d’un squelette de chauve-souris est

surplombée par son nom latin « Icaronycteris » suivi d’un énigmatique « [icon] ». Cette double page

est loin d’être univoque, mais les différentes lectures qu’il est possible d’en faire prédéterminent la

perception de ce qui va suivre. L’opacité apparente de ce qui s’offre au regard est en soi une sorte de

défi, un appel à l’imagination qui évoque les tests d’association libre, particulièrement dans une œuvre

portant un nom d’asile d’aliénés. Cette complexité manifeste suggère un objet culturellement noble,

sentiment que confirment les connotations des différents éléments présents. L’usage du latin est un

indice clair de cette aspiration à un statut artistique classique (« high art »), puisque même le recourt à

- 87 -

AA 1 – Arkham Asylum, 4-5

Page 88: La bande dessinée de super-héros 1986-2000: vers l'âge adulte ?

des mots d’origine latine tend à être considéré comme prétentieux112. La présence de ce « [icon] »,

questionnement presque trop évident du statut de la représentation de la chauve-souris (qui renvoie

elle-même directement au personnage de Batman) participe également de cette stratégie revendicative.

Les deux doubles pages suivantes tiennent lieu de générique, avec d’abord le titre, puis la liste

des personnes ayant participé à l’ouvrage, sur fond de montre déchiquetée et engluée dans un réseau

de fils113.Un effet de cette présentation est d’accorder aux noms des auteurs une importance peu

commune dans les comics de super-héros, où ceux-ci sont en général cantonnés à de petits cartouches,

passée la couverture. Ici, il y a donc bien deux auteurs, pour une œuvre. C’est en tout cas le message

que s’efforce de transmettre cette longue introduction. Celle-ci n’est d’ailleurs pas entièrement

terminée, puisque la double page suivante n’est pas encore une planche de bande dessinée, bien

qu’elle en esquisse l’organisation. Sur fond de mur de brique, on trouve en effet une citation tirée de

Alice in Wonderland, tandis que la page de gauche comporte une image difficile à déchiffrer, qui

s’avèrera être une déformation de l’illustration de la carte de la lune, dans un tarot divinatoire. Bien

qu’il ne s’agisse pas d’une vignette de bande dessinée à proprement parler, sa position à l’extrême

gauche de la double page et la rectilinéarité du cadre en font la première case du récit. Revenons un

instant sur la citation de la page de gauche, dont le rôle mérite d’être détaillé :

‘But I don’t want to go among mad people,’ Alice remarked.‘Oh, you can’t help that,’ said the cat: ‘We’re all mad here. I’m mad, you’re mad.’‘How do you know I’m mad,’ said Alice‘You must be,’ said the cat, ‘or you wouldn’t have come here.’114

Une première approche serait d’y voir un commentaire ironique des évènements décrits dans le

récit, avec en particulier l’annonce des dialogues Batman/Joker (le sourire de ce dernier permettant de

l’identifier sans mal au chat du Cheshire). Plus prosaïquement, la citation peut être comprise comme

annonçant la double présence dans le récit du Mad Hatter, ennemi de longue date de Batman mais

aussi personnage central du passage d’Alice qui suit immédiatement cette citation. Enfin, l’emprunt

peut se référer au statut ambigu du roman de Carroll, à la fois classique de la littérature et livre pour

enfant, une réconciliation qui évoque un des enjeux d’Arkham Asylum, la réconciliation d’un médium

perçu comme enfantin avec une conception plus traditionnelle de l’art. Parmi les nombreuses

interprétations suggérées par l’extrait, celles-ci au moins paraissent fondées sur une connaissance

commune à la plupart des lecteurs, et permettent à l’introduction de s’achever sur une note

intertextuelle riche, qui illustre une nouvelle fois les ambitions de l’œuvre. Pour être tout à fait

complet, il faudrait mentionner une autre allusion à un auteur au statut ambigu : le nom d’Arkham est

en effet celui de la ville imaginaire qui sert de cadre à certaines des nouvelles de H.P. Lovecraft 115. S’il

112 Voir les critiques concernant le style de Nabokov, par exemple.113 Cette image peut d’ailleurs être lue comme un clin d’œil à Watchmen, et son temps immobile.114 Lewis Carroll, Alice in Wonderland, reproduit dans Arkham Asylum, 10115 Ecrivain fantastique du début du 20e siècle, ce dernier a peu à peu acquis une large reconnaissance critique, qui le place dans la lignée de Poe.

- 88 -

Page 89: La bande dessinée de super-héros 1986-2000: vers l'âge adulte ?

ne semble pas nécessaire de s’étendre sur ce point, puisque l’asile (et son nom) faisait partie de

l’univers de Batman avant le récit qui nous intéresse, ce choix d’un titre à l’héritage littéraire s’inscrit

bien dans la stratégie générale de l’introduction de Arkham Asylum. Chacun de ces éléments suscite de

multiples interprétations et renvoie aussi bien au récit lui-même qu’à des référents culturellement

reconnus.

La rupture par le graphisme

Comme dans Watchmen, le premier texte du récit proprement dit est un récitatif tiré d’un

journal intime. Comme dans Watchmen encore, les premières vignettes amorcent un travelling

arrière116 vertical. La ressemblance s’arrête là. Les choix graphiques de Dave McKean font de Arkham

Asylum une expérience visuelle sans comparaison avec la fadeur de la série précédente. Sans entrer

dans les détails techniques, la séparation des couleurs utilisée ici permet à elle seule de distinguer les

illustrations de l’ouvrage aussi bien de celles de Gibbons que de l’ensemble de la production régulière

en matière de comic-books. Pas de couleurs criardes, donc, mais une reproduction luxueuse, avec une

richesse de teintes et de dégradés encore supérieure à celle dont pouvait bénéficier Dark Knight et son

format « prestige. » La rupture avec les codes graphiques du genre tient cependant plus à la technique

de production de la partie visuelle de l’œuvre qu’à celle utilisée pour leur diffusion. En lieu et place

des crayonnés encrés puis colorisés habituellement utilisés, McKean propose en effet de véritables

toiles expressionnistes composites, réalisées en couleur directe. Les techniques utilisées au fil de

l’ouvrage incluent des peintures, des photos, des photos retouchées, des crayonnés délavés à

l’aquarelle, des compositions de textures, et la liste n’est pas exhaustive. Le point commun de ces

multiples approches est de créer des images originales, ne visant pas tant à être fonctionnelles qu’à

dérouter le lecteur en lui offrant un univers graphique instable et très personnel. Bien sûr, cette

atmosphère composite est en accord avec la trame du récit, et sert l’ambiance de celui-ci, mais par-

dessus tout, le graphisme existe de manière indépendante, œuvre d’art plus qu’illustration. Si

l’introduction convoquait de multiples références extérieures, l’originalité plastique de la bande

dessinée elle-même devient au contraire son propre objet, son propre horizon117.

116 Peut-être un zoom arrière, la perspective du décor ne permet pas de trancher. Dans les deux cas, il ne s’agit bien sûr que d’analogies, employées pour leur aspect synthétique plus que pour leur précision. 117 Une seule citation notable, une case d’après Fritz Scholder, page 63

- 89 -

Page 90: La bande dessinée de super-héros 1986-2000: vers l'âge adulte ?

Un symptôme de cet envahissement de l’objet livresque par le graphisme est la colonisation par

ce dernier des marges de la bande dessinée. D’ordinaire, celles-ci sont soit monochromes, soit

complètement absentes. Leur rôle est donc altéré dans Arkham Asylum, puisqu’elles sont

complètement absentes dans les pages au cours desquels le récit suit une piste super-héroïque

classique (les confrontations Batman/Joker, les affrontements, illustration AA2 et AA3), mais

reprennent leur place dès lors que la santé mentale d’un des personnages devient le sujet d’une

planche. La vocation métaphorique de ce choix de mise en page est claire, d’autant que les marges en

question sont envahies par des éléments graphiques juxtaposés, difficiles à décoder, représentation

plausible de l’inconscient. L’effet produit ne se résume pas un commentaire du récit proprement dit,

mais débouche sur une bande dessinée littéralement envahie par son graphisme. Sans marge, sans

espace blanc, sans même les contours identifiables produits par un encrage classique, ce sont les

repères permettant d’identifier une bande dessinée qui disparaissent dans certaines planches. Cette

recherche plastique omniprésente, la complexité des images produites ou encore l’intégration de

planches quasi-abstraites, tout cela contribue à faire de Arkham Asylum une œuvre graphique,

quasiment autosuffisante, dans laquelle les traits constitutifs de la bande dessinée s’estompent.

- 90 -

AA 2,3 - Deux organisations de page radicalement différentes pour deux préoccupations distinctes

Arkham Asylum, pages 12 et 41

Page 91: La bande dessinée de super-héros 1986-2000: vers l'âge adulte ?

Complexité du dispositif narratif

Un des critères permettant de distinguer le roman graphique des récits en bande dessinée moins

ambitieux est le soin apporté au développement psychologique des personnages. Dans Arkham

Asylum, cet aspect devient effectivement central, puisque le récit se concentre sur une double quête

initiatique, celle de Batman confronté à ses ennemis, lesquels apparaissent ici comme autant de reflets

distordus (renforçant l’intertexte Carrollien), et celle d’Arkham, qui cherche à comprendre la folie de

sa mère. Le traitement de ces évolutions n’est bien sûr pas pris en charge par le seul texte, d’autant que

celui-ci occupe une place très réduite dans l’œuvre. L’ensemble du dispositif narratif se trouve

mobilisé pour tenter de reproduire les différentes voix structurant le récit, les différentes focalisations

et les états mentaux correspondants. Nous avons déjà mentionné la colonisation des marges par le

graphisme comme matérialisation des phénomènes inconscients des personnages. Tout aussi

intéressant est le fait que chaque protagoniste est doté d’une « voix » propre, par le biais d’une

typographie spécifique au sein des bulles qui lui sont attribuées. Le procédé, déjà présent dans

Watchmen, est une amplification de celui, plus classique, qui consiste à faire correspondre des effets

typographiques à certains tons (un cri sera ainsi représenté par des lettres majuscules en gras). De

l’écriture cursive associée à Arkham, aux textes rouge sang et libres de tout phylactère du Joker en

passant par les bulles classiques, mais en négatif (texte blanc, fond noir) qui contiennent les paroles de

Batman, le procédé fournit un équivalent graphique aux échanges et les dramatise. Les auteurs le

mettent également en œuvre de manière plus ludique, dans une séquence au cours de laquelle les

actions de Batman sont accompagnées de récitatifs attribués à Arkham. Le lecteur distrait ne peut que

se laisser piéger par ce qui constitue une entorse flagrante aux conventions du médium, et ce jusqu’à

ce que des indices plus transparents viennent lui signaler son erreur. Difficilement exportable au

roman ou au cinéma, le procédé illustre les possibilités spécifiques à la bande dessinée en matière de

traitement des voix narratives.

De manière similaire, les auteurs proposent par endroit des lectures non linéaires, soit par le

biais d’images composites occupant la totalité d’une planche, soit en offrant explicitement deux

chemins de lecture (illustration AA 4). Les conventions de lecture classique, du haut à gauche en bas à

droite, rétablissent bien une certaine hiérarchie, mais le procédé reste une nouvelle fois exemplaire de

cette volonté d’explorer les possibilités du médium pour la recréation d’états mentaux précis. Cette

recherche trouve également son expression dans les multiples mises en scène du strip, cette bande

d’image qui reste aux Etats-Unis l’unité structurale de base de la bande dessinée 118. Ainsi, dans les

scènes d’extérieur qui ouvrent et concluent le récit, la bande dessinée retrouve le noir et blanc des

parutions dans les quotidiens, et s’inscrit dans de véritables bandes (« strips », donc) verticales à la

mise en page régulière. L’intention est ici de créer un contraste entre ces clichés de bande dessinée et

118 L’histoire de la bande dessinée américaine, contrairement à ce qui s’est produit en Europe, se construit à partir du strip publié dans les quotidiens, peu à peu étendus à des pleines pages.

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Page 92: La bande dessinée de super-héros 1986-2000: vers l'âge adulte ?

le reste de l’album, au cours duquel le strip devient un élément plastique comme un autre, privé de son

statut conventionnel.

La déconstruction encore

Arkham Asylum est donc une bande dessinée qui interroge en permanence son propre statut, et

n’hésite pas à mettre en avant ses innovations formelles. La complexité du dispositif graphico-narratif,

pourtant initialement destiné à transmettre au lecteur le cheminement psychologique des personnages,

aboutit à une focalisation de l’attention sur ce dispositif plutôt que sur sa fonction au sein du récit.

L’angle d’approche que nous avons choisi favorise bien sûr ce biais dans la lecture, mais nous avons

montré que la question du rapport entre cette bande dessinée et le roman d’une part, la peinture d’autre

part, est effectivement inscrite dans le texte. Ces préoccupations formelles n’empêchent cependant pas

McKean et Morrison de travailler également sur la nature du genre super-héroïque auquel ils

empruntent leurs personnages. D’emblée, il est possible de déceler les influences jumelles de

Watchmen et Dark Knight dans la volonté d’éclairer d’un jour nouveau le personnage de Batman. Les

- 92 -

AA 4 – Arkham Asylum, 66-67

Page 93: La bande dessinée de super-héros 1986-2000: vers l'âge adulte ?

auteurs nous livrent ainsi à leur tour une version du meurtre des parents du jeune Bruce Wayne119, dont

le découpage est très proche de celui imaginé par Miller, et qui sert là aussi de déclencheur à une re-

création du héros en chevalier noir (« dark knight »). Les deux principaux adversaires de Batman se

retrouvent également d’un récit à l’autre, Double-Face et le Joker faisant dans les deux cas office de

doubles grotesques du héros. L’allusion à Watchmen est plus explicite encore, puisque Batman se voit

confronté au test de Rorschach, et réagit en niant l’association créée, à l’instar de Rorschach lui-même

dans une scène très similaire. Ces deux références facilement identifiables apparaissent comme une

déclaration d’intention de la part des auteurs. L’objectif est ici de continuer à explorer les mécanismes

du genre, en les confrontant à une analyse psychanalytique mais également en tentant de les

transplanter dans une atmosphère inspirée du fantastique de la fin du 19e siècle.

Ce traitement psychanalytique se heurte cependant à plusieurs obstacles de taille. En premier

lieu, le format relativement concis de l’ouvrage ne permet pas au texte de développer un argumentaire

précis, d’autant que celui-ci entraverait irrémédiablement le déroulement de l’action120. Par ailleurs, en

dépit des intentions affichées de viser un public plus âgé, il est peu probable que les instances

éditoriales aient voulu déstabiliser leur lectorat en leur présentant une analyse théorique et

inévitablement obscure au non-initié. Dès lors, la référence au syndrome de Tourette ou l’usage du test

de Rorschach ne reposent sur rien dans le récit, et se transforment en cérémoniels dépourvus de sens

mais produisant néanmoins un effet. Reynolds a d’ailleurs bien montré que ce type de décalage est

constitutif du genre super-héroïque, dans lequel la science est réduite à des phénomènes magiques. Ici,

le rapprochement est d’autant plus net que Arkham lui-même nous est présenté simultanément comme

un psychiatre et comme un magicien. Dans ce contexte, les analyses pertinentes parsemées dans le

texte perdent de leur impact, déréalisées en même temps que les rituels qui les entourent. Pour ne

prendre qu’un exemple, peu après son arrivée, Batman est soumis à une batterie de tests

psychologiques, Rorschach d’abord, puis un jeu d’association libre. Tous deux sont traités de manière

simpliste et produisent immédiatement un résultat, en ébranlant considérablement la confiance de

l’homme chauve-souris. Entre ces deux tests, le Joker et Black Mask évoquent ce qu’il convient de

faire de Batman :

[Black Mask] I say we take off his mask. / I want to see his real face.[Joker] Oh, don’t be so predictable for Christ’s sake ! / That is his real face. / And I want to go much deeper than that.121

La constatation n’est pas anodine : le personnage de Batman est en effet totalement dissociable

de son alter-ego, Bruce Wayne, lequel n’apparaît d’ailleurs pas du tout au cours du récit. Il s’agit donc

bien là d’un commentaire pertinent sur un aspect souvent mal compris du genre. Cependant, sa portée

est réduite par la proximité des scènes pseudo-psychanalytiques qui l’encadrent, et travestissent cette

119 Arkham Asylum, 56-57120 Une telle lenteur a d’ailleurs été reprochée à Watchmen.121 Arkham Asylum, 41

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remarque méta-narrative en analyse psychologique sommaire. Aller « plus profond » n’aboutira en

effet qu’à un nouveau rituel dépourvu de sens.

Par ailleurs, le dispositif narratif se trouve ponctuellement mis en échec par les tentatives de

donner au texte un rôle prééminent, alors que le graphisme reste prépondérant dans la plupart des cas.

Certaines planches donnent ainsi lieu à une véritable concurrence entre texte et images, le plus souvent

à l’avantage de ces dernières. Le test d’association libre mentionné plus haut nous offre un exemple de

ce phénomène (illustration AA 5) et des dysfonctionnements qu’il entraîne. Si Batman affirme peu

avant qu’il ne s’agit là « que de mots », c’est une nouvelle fois le graphisme qui occupe la quasi-

totalité de la double page durant laquelle le test nous est décrit. Plus frappant encore est le fait que les

réponses de Batman sont situées après les images correspondantes dans l’ordre de lecture canonique,

et deviennent donc redondantes. Dès lors, il n’est pas surprenant que les textes les plus révélateurs

concernant les personnages soient repoussés à la fin du volume, après la bande dessinée proprement

dit, un procédé qui évoque une nouvelle fois Watchmen. L’épilogue de six pages nous offre de courts

textes attribués aux différents personnages du récit, comme autant de portraits psychologiques. S’ils

possèdent tous une graphie particulière, ces autoportraits ne sont pas pour autant illustrés. Ils

s’inscrivent en revanche tous dans un cadre, une case de bande dessinée dont le dessin aurait été

évacué, à l’exception de quelques traits et traces. Cette dissociation entre un épilogue purement textuel

et une prologue entièrement graphique illustre le clivage d’une œuvre dans laquelle texte et graphisme

ne fonctionnent qu’imparfaitement de concert. L’ambition d’emprunter aussi bien au roman qu’aux

arts picturaux aboutit à une surenchère de part et d’autre, avec l’adoption de solutions narratives

redondantes. Cette tension permanente explique sans doute pourquoi le retentissement de Arkham

Asylum a été moindre que celui des œuvres de Miller et Moore, en dépit de la volonté affichée de

toucher un public âgé, cultivé et fortuné.

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AA 5 – Arkham Asylum, 44

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Page 96: La bande dessinée de super-héros 1986-2000: vers l'âge adulte ?

Positionnement par rapport au genre

Lewis Carroll, H.P. Lovecraft, Nietzshe122 ou Saint George terrassant le dragon sont autant de

références ou d’emprunts intégrés à la structure de l’ouvrage. Cette multiplication de sources

extérieures conduit à s’interroger sur l’importance du genre super-héroïque dans le récit. Bien sûr, de

commentaire méta-narratif en clins d’œils appuyés123, Grant Morrison fournit des éléments de

réflexions aux exégètes du genre, et se pose en continuateur des travaux de Moore et Miller. Cette

réflexion n’est cependant une nouvelle fois qu’une citation, une importation, et non une préoccupation

personnelle. A l’image de la stratégie de collage et de juxtaposition utilisée graphiquement, le récit se

construit en empruntant certaines scènes à Watchmen ou Dark Knight, esquissant un contexte de

déconstruction du super-héros sans pour autant le développer. Plus que Batman lui-même, c’est ainsi

l’environnement dans lequel il évolue qui est en perpétuelle évolution, habité par des monstres dont la

présence réduit l’homme chauve-souris à une simple trace, une silhouette noire qui ne devient jamais

un réel personnage (illustration AA 6). Invisible, il ne voit rien non plus (à l’occasion du test de

122 Le monologue de Arkham « I look at the dolls house / And the dolls house looks at me », page 61, évoque le « If you gaze into the abyss, the abyss gazes into you », déjà cité dans Watchmen.123 Le joker suggère ainsi une relation homosexuelle entre Batman et Robin, écho des attaques du Dr Wertham dans Seduction of the Innocent.

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AA6 –Arkham Asylum, 69

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Rorschach), refuse de parler et finit même par renoncer à son libre arbitre en suggérant à Double-Face

de décider de son sort. Le récit lui offre bien l’occasion de se poser en héros tragique, après la mort de

Cavendish, mais cette réaffirmation, illustrée par le dialogue suivant, n’est que de courte durée :

[psychiatre] What are you ?[Batman] Stronger than them. Stronger than this place./ I have to show them.[psychiatre ] That’s insane[Batman] Exactly /Arkham was right. Sometimes it’s only madness that makes us what we are./Or destiny perhaps.124

Pour « leur montrer » (encore une fois, l’aspect visuel est l’aboutissement de toute démarche), il

s’attaque à l’asile lui-même à coup de hache. L’effort est dérisoire, puisque les pensionnaires ne

souhaitent pas sortir, comme le Joker se charge de le lui rappeler à la fin de la destruction. Après s’en

être remis à la décision de Double-Face, Batman est donc raccompagné à la porte sans ajouter un autre

mot. En d’autres termes, le récit n’a pas de héros, ni même de personnage principal à proprement

parler, puisque l’existence même de celui-ci est constamment niée. En réalité, la conclusion du récit

revient même à nier la valeur du système manichéen constitutif du genre super héroïque : Double-Face

truque le lancer de pièce pour épargner Batman, et affirme du même coup un libre arbitre qui va à

l’encontre de la notion même de code, et donc de genre. Il est alors utile de reprendre la classification

des éléments constitutifs du genre super-héroïque entre sémantisme et syntaxe. Là où Watchmen et

Dark Knight concentraient leurs efforts de remise en question respectivement sur le premier et le

deuxième axe, Arkham Asylum les recompose tous deux simultanément. Sans identité secrète, sans

arrière plan familier, transporté dans un univers sans crime puisque sans norme, le super-héros lui-

même n’est plus identifiable que par habitude. L’ouvrage appartient au genre super-héroïque

essentiellement en raison de la réutilisation de personnages et de lieux déjà connus des lecteurs

potentiels. Raccourcis narratifs efficaces, ces références sont nécessaires à la compréhension du récit

sous sa forme actuelle, sans pour autant être au cœur de celui-ci. L’œuvre n’appartient donc au genre

que par une décision préalable d’insister sur ce lien, alors même qu’elle pourrait se suffire à elle-même

au prix de quelques altérations. Le projet initial de réconcilier un genre populaire avec les ambitions

traditionnelles de l’art pictural aboutit donc à un semi-échec, d’ailleurs admis par Dave McKean en

interview.

I sat down afterwards and realized, "Why? Why bother? It's such an absurd thing to do." It's like suddenly realizing the fact that you're desperately trying to work around the subject matter — trying to make the book despite the subject, rather than because of it. […] Also, by the end of it I'd really begun to think that this whole thing about four-color comics with very, very overpainted, lavish illustrations in every panel just didn't work. It hampers the storytelling. It does everything wrong.125

124 Arkham Asylum, op. cit., 105125 Kirk Chritton, « Dave McKean interview », Comics Career Vol. 2, No. 1 (1991) , reproduit sur Dreamline, http://www.dreamline.nu/readings

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Impossible compromis

Cette conclusion en demi-teinte paraît avoir été partagée par les responsables éditoriaux, remettant

ainsi en question la philosophie du projet. Etait-il nécessaire de réconcilier deux conceptions opposées

de la bande dessinée, et ne valait-il mieux pas donner aux artistes la possibilité d’excercer leur

créativité en dehors des limites du genre ? DC entreprit par la suite de créer une ligne « adulte »,

Vertigo, débarrassée de l’étiquette super-héroïque, sur laquelle nous reviendrons ultérieurement.

Marvel, de son côté, tenta des expériences similaires au sein de sa ligne Epic, laquelle avait déjà publié

Marshall Law, sans pour autant rencontrer l’adhésion du public. Ces deux tentatives visaient entre

autre à résoudre un problème inhérent à la structure des récits super-héroïques : l’inertie créée par un

passé chargé. Les récits de super-héros s’appuient nécessairement sur un fond de connaissances

communes à tous les lecteurs, sauf à multiplier les scènes d’exposition. Ce fond constitué limite

considérablement les possibilités de reconstruction ou d’altération des personnages, d’autant plus que

même leur apparence physique obéit à ces codes et traditions. Même Watchmen, pourtant basé sur des

personnages créés pour l’occasion, n’échappe pas à cette nécessité de connaissance préalable du genre,

puisque c’est précisément autour de celle-ci que s’articule le récit. La solution pourrait être de créer de

nouveaux personnages, un nouvel environnement et de nouvelles règles de fonctionnement, mais un

tel projet n’aurait de sens ni intellectuellement ni même financièrement. Il semble douteux que des

lecteurs recherchant des œuvres ambitieuses (à la suite de Maus, par exemple) soient particulièrement

attirés par l’étiquette super-héroïque en tant que telle.

Il n’est pas nécessaire pour autant d’affirmer une incompatibilité fondamentale entre la notion

d’œuvre d’art et le genre qui nous occupe. Cependant, la présence de codes et traditions aussi

contraignantes que celles à l’œuvre dans la bande dessinée de super-héros suppose que les

préoccupations du ou des artistes soient compatibles avec ceux-ci. Si l’ambition de l’œuvre est de faire

éclater ces barrières, le résultat ne peut être qu’un semi-échec comme Arkham Asylum ou un travail

redéfinissant le genre qui l’a engendrée. En d’autres termes, pour qu’une œuvre d’art émerge tout en

étant perçue comme une « bande dessinée de super-héros », il apparaît nécessaire que son sujet soit le

genre lui-même et ses mécanismes. Sans mobiliser l’arsenal philosophique disponible à ce sujet, nous

nous contenterons de définir ici l’œuvre d’art comme une création suscitant une expérience unique,

impossible à reproduire par d’autres moyens.126

Continuité et expérience isolée

126 Il semble cependant important de préciser qu’il n’y pas pour nous incompatibilité entre le statut artistique d’une œuvre et son éventuelle exploitation commerciale. Celle-ci ne relève en effet pas de l’essence de l’œuvre mais de son inscription dans le monde extérieur.

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Les exemples que nous avons choisis jusqu’ici ont tous en commun de constituer des récits complets,

des projets finis par opposition aux séries mensuelles, pourtant le mode de publication le plus courant

dans le domaine des super-héros. Les critères de sélection de notre corpus sont bien sûr responsables

de cet état de fait, mais il est frappant que ce point commun apparaisse a posteriori, alors que les

critères en question portent sur le contenu et la perception des œuvres, mais pas sur leur forme. Ce

mode de sélection n’est cependant pas neutre, puisqu’en choisissant de se focaliser sur des œuvres

ayant retenu une attention spécifique (article critique, réédition…), il favorise les parutions

ponctuelles, aux contours plus aisément identifiables. De même, les séries étudiées jusqu’ici possèdent

une équipe artistique unique du début à la fin de l’œuvre, ce qui facilité l’identification d’options

narratives ou de styles particuliers. Les publications continues donnent quant à elles souvent lieu à des

rotations partielles, le dessinateur restant inchangé, mais avec un scénariste différent ou toute autre

permutation. Pour résumer, s’il est envisageable de considérer cette sur-représentation des récits

complets comme une conséquence d’un mode de sélection biaisé, il semble cependant que cette

distinction entre les mini-séries ou romans graphiques et séries mensuelles constitue effectivement une

ligne de fracture.

Quelques repères permettent de mieux jauger ce lien entre mode de publication et contenus.

L’introduction du format « prestige » à l’occasion de la sortie de Dark Knight, déjà mentionnée dans

l’introduction de ce chapitre, est certainement l’exemple le plus parlant. Arkham Asylum permet

également d’illustrer notre propos, puisque ce récit ambitieux fut publié dès l’origine sous forme

cartonnée, mode de parution excessivement rare chez DC127 Le lien existe donc bien, au moins du

point de vue des responsables éditoriaux. Les récits ambitieux étant amenés à entraîner des héros

connus et vendeurs vers des situations en marge de ce que le genre offre habituellement, le risque est

en effet grand d’aliéner certains lecteurs habituels, plus attachés à retrouver leurs repères qu’à les voir

mis en pièces. Dès lors, le choix de cloisonner ces aventures particulières permet de nier facilement

leur existence en cas de besoin. Dark Knight fournit une nouvelle fois le meilleur exemple de ce statut

intermédiaire : originellement publié comme un « what if », le succès de la mini-série l’a peu à peu

transformé en futur « officiel » de Batman. Cependant, outre ces considérations éditoriales, le

fonctionnement des comics de super-héros est réellement différent selon qu’ils s’intègrent ou non dans

les séries régulières.

Dans « Le mythe de Superman », Eco analyse avec pertinence le fonctionnement des récits en

forme de « what if », et montre bien quel rôle ceux-ci jouent pour maintenir la cohérence de la ligne

narrative principale, même s’ils finissent par entamer la crédibilité de celle-ci. Participant à l’abolition

de la causalité (une histoire peut être niée après avoir été montrée), ces récits renforcent le système

d’éternel présent, essentiel au genre. Les mini-séries présentent un fonctionnement différent,

127 Un seul récit original fut publié sous cette forme antérieurement, Son of the demon (1987), déjà une aventure de Batman. Les autres volumes adoptant cette présentation étaient des rééditions d’épisodes de l’ « âge d’or », The Dark Knight Returns, Batman : Year One (par Miller et Mazuchelli) et Watchmen !

- 99 -

Page 100: La bande dessinée de super-héros 1986-2000: vers l'âge adulte ?

puisqu’elles ne sont pas nécessairement juxtaposées au récit développé chaque mois, mais existent

indépendamment de celui-ci. Dès lors, elles se doivent de constituer des récits complets, intelligibles à

partir d’un minimum d’information préalable quant aux protagonistes, ce qui explique en particulier

pourquoi les scènes d’origines des héros sont si fréquentes. Plus important encore, ces séries ne sont

pas reliées à une chaîne d’évènements antérieurs, même si ceux-ci peuvent informer le récit ; il n’y a

pas de risque de discontinuité, puisque l’on se situe par définition hors de cette continuité. Ceci a deux

conséquences importantes, en permettant des déviances plus grandes, mais aussi une vitesse de

réaction plus élevée aux différents phénomènes de mode. La première explique la plus grande liberté

de ton constatée, puisque l’absence de référent proche atténue l’ampleur d’un écart par rapport à la

norme. Par ailleurs, on comprend facilement que les tendances d’une période donnée puissent être

reflétées rapidement dans une mini-série (Marshall Law, par exemple) alors que les parutions

régulières sont atteintes d’une inertie notable.

Le rôle du super-héros n’est pas non plus le même dans un récit isolé de la continuité. A

l’intérieur de celle-ci, il peut se contenter de fonctionner comme un signe renvoyant à ses aventures

antérieures, supposées connues. Toute action est constamment minimisée par l’ampleur de celles qui

ont été accomplies auparavant et par celles qui prendront lieu ensuite. Le héros est bloqué dans un état

d’impuissance de fait, puisque ses actes ne peuvent provoquer l’arrêt de la série, la fin de l’histoire,

cette décision-ci reposant essentiellement sur le lectorat. En d’autres termes, la série régulière ne peut

raconter d’autre histoire que celle de sa propre côte de popularité, principe d’ailleurs appliqué par DC

avec cynisme dans A Death in the Family en 1987, lorsqu’un sondage téléphonique détermina la mort

du Robin de l’époque. Les bornes qui clôturent une mini-série modifient cet état de non-signification

permanente. La présence d’une fin permet en effet un jugement rétrospectif, une appréhension

complète et confère donc un sens à ce qui s’est déroulé. L’introduction d’Alan Moore à la première

édition intégrale de Dark Knight fournit une description lyrique mais pertinente, de cet avantage

insigne du point de vue narratif.

In comic books […], characters remain in the perpetual limbo in their mid-to-late twenties, and the presence of death in their world is at best a temporary and reversible phenomenon. With Dark Knight, time has come to the Batman, and the capstone that makes legends what they are has finally been fitted.128

La mini-série permet également à l’analyste d’appréhender l’œuvre comme une unité cloisonnée

et indépendante. A l’intérieur d’une série régulière, il est possible d’apprécier le travail d’un

dessinateur, d’un scénariste, tout en sachant qu’il n’est que le continuateur d’une tradition établie,

qu’il ne peut qu’infléchir. Dans une mini-série, en revanche, la focalisation se déplace. La série

régulière appartient au personnage, la mini-série est le domaine du ou des auteurs. Cette adéquation

peut se gloser en constatant que dans ce dernier cas, l’auteur est seul responsable de la clôture de

128 Alan Moore, « Introduction to The Dark Knight Returns » ( New York : Titan Book, 1987)- 100 -

Page 101: La bande dessinée de super-héros 1986-2000: vers l'âge adulte ?

l’œuvre, assuré que celle-ci ne peut connaître une vie indépendante129. Dans ces conditions, il devient

possible d’envisager de produire une véritable œuvre personnelle, en lieu et place d’un produit de

consommation surdéterminé par ses codes et ses traditions. Le seul moment où la marque d’un auteur

semble pouvoir s’exercer sur une série régulière est celui où celle-ci débute ou est remise à zéro.

L’accumulation d’un corpus si vaste qu’il en devient impossible à connaître dans sa totalité, que ce

soit par les lecteurs ou les auteurs eux-mêmes incite en effet les maisons d’éditions à effacer

périodiquement tout ce qui concerne un personnage donné, pour mieux le recréer. La plupart des

personnages de DC subirent ce sort, après les évènements de Crisis on Infinite Earth130, donnant ainsi

l’occasion à John Byrne de s’approprier temporairement Superman. Dans ces cas, il est difficile de

délimiter précisément l’œuvre, mais l’occasion permet néanmoins la création d’un système graphico-

narratif complet attribuable à un ou des auteurs. Dans une certaine mesure, le même phénomène est

observable lorsqu’un auteur talentueux reprend une série obscure : le passé de celle-ci pouvant être

négligé ou altéré sans risque commercial majeur, le contexte devient similaire à celui d’un

redémarrage.

En quelques mots

Elément isolé, discontinu, Arkham Asylum n’offre donc que l’image d’une demi-réussite, menaçant à

tout moment de s’échapper du genre qui nous intéresse. La tentative de développer une des pistes

ouvertes par les deux séries fondatrices de 1986 aboutit à une impasse tant pour DC que pour Marvel,

dont la ligne adulte, Epic, est supprimée sensiblement à la même époque. Les considérations

commerciales ne suffisent pas à expliquer l’échec de cette union entre une conception « noble » de la

bande dessinée et un genre basé sur la surdétermination permanente de ses récits. Au contraire même,

Arkham Asylum fut un succès tout à fait satisfaisant, bien que sans comparaison avec Dark Knight, par

exemple. DC essaya d’emprunter une autre direction pour l’album cartonné suivant, Batman : Digital

Justice (Pepe Moreno, 1990), aux illustrations entièrement réalisées par ordinateur. La faillite

artistique de ce dernier projet permet de relativiser l’importance que pouvait avoir Arkham Asylum aux

yeux de son éditeur, simple tentative d’amener un lectorat adulte au genre super-héroïque, avec

l’audace artistique en guise d’atout commercial.

Pourtant, l’œuvre de McKean et Morrison présente des similitudes étonnantes avec les recettes

mises en œuvre dans les séries les plus populaires à la même époque. On y retrouve en effet le thème

du super-héros désormais montrable dans sa totalité et n’ayant plus besoin de son alter ego pour

exister. Là aussi, Batman tue, estropie et cause bien plus de dommages que les adversaires qu’il

combat. La différence se situe sans doute dans la lucidité du traitement. Si une série comme Punisher 129 Les mini-séries se transformant en séries régulières offrent une configuration hybride, mais même dans ce cas, il est coutumier de distinguer les épisodes initiaux de la série qui en est issue.130 Cf. chapitre 1, « TMNT »

- 101 -

Page 102: La bande dessinée de super-héros 1986-2000: vers l'âge adulte ?

exploite un sentiment ambigu de fascination en tentant de replacer ce comportement nouveau dans le

cadre des aventures super-héroïques traditionnelles, le scénario de Arkham Asylum va jusqu’au bout de

sa logique. L’abolition de l’opposition fondamentale entre héros et méchant se transforme ainsi en

apologie du libre-arbitre (le choix de Harvey Dent de refuser le jugement de sa pièce), tandis que les

actes de Batman sont clairement décrits comme étant ceux d’un psychopathe. Il n’est plus un héros,

mais continue à porter le même costume, qui constitue au fond son unique personnalité.

[Cavendish] : You are the bat ![Batman]: No / I… I’m just a man[Cavendish]: I’m not fooled by that cheap disguise, I know what you are.131

Le costume/signe appartient bien à la tradition, mais il s’est détaché de son signifié. Le

jugement que portent les auteurs sur leur personnage est excessivement critique, et il n’est pas anodin

que ce jugement puisse s’étendre à la plupart des « héros » violents que nous avons décrits

précédemment. Bien que ne satisfaisant pas les mêmes attentes, les deux courants apparus après 1986

postulent tous deux une disparition du héros traditionnel, qui pousse à s’interroger sur le devenir du

genre lui-même.

131Arkham Asylum, 96- 102 -

Page 103: La bande dessinée de super-héros 1986-2000: vers l'âge adulte ?

Chapitre 3 : De l’excès au néoclassicisme (1992 – 1998)

- 103 -

Page 104: La bande dessinée de super-héros 1986-2000: vers l'âge adulte ?

Image et la solution du tout graphique

En 1991, Rob Liefeld dessine et écrit le comics le

plus vendu jusqu’alors, avec X-Force n°1. Partie

intégrante de la vague de séries violentes qui

redéfinit les super-héros, la série n’est pourtant

notable ni pour son contexte (un groupe de mutants

menés par un chef charismatique), ni la qualité de

son graphisme, mais impose une esthétique nouvelle.

Le dessin tente ainsi de se poser comme relativement

réaliste, mais n’hésite pas à utiliser une anatomie

distordue pour mieux transmettre la puissance

physique des personnages. La mise en page

abandonne largement la conception sous forme de

strips, et le récit devient un simple prétexte pour un

exercice graphique dans lequel la recherche du

dynamisme prime tout. Rob Liefeld transpose en

partie l’évolution thématique à l’œuvre durant cette

période sous forme visuelle. Le « héros » s’assouplit,

renonce à son costume bariolé au profit d’un

costume pseudo réaliste, et affiche une laideur

physique susceptible de bloquer tout processus d’identification. Liefeld n’est pas le seul illustrateur de

chez Marvel à expérimenter en ce domaine au début de4s années 90, et certainement pas le plus

talentueux. Jim Lee dessine ainsi X-Men n°1, également en 1991, pour le redémarrage de la série la

plus porteuse de l’éditeur, un numéro dont les ventes (8 millions d’exemplaires) n’ont jamais été

dépassées depuis lors. Si son style est nettement plus abouti que celui de Liefeld, Lee recherche bien

des effets similaires à ceux mis en place par son collègue. L’explosion de la mise en page n’est que le

symptôme d’une dynamisation générale de la narration graphique, couplée à un désir évident de

« réalisme », là où les héros du passé affichaient le plus souvent des traits simplifiés et caricaturaux132.

Le troisième protagoniste de ce renouveau graphique se nomme Todd McFarlane, qui avait connu le

succès quelques temps auparavant, toujours chez Marvel, en reprenant le personnage de Spider-Man.

Moins doué que Lee, il développe une esthétique de colonisation de la page par un graphisme obsédé

par la souplesse et la vitesse, qui masque efficacement ses insuffisances techniques. Tous les trois

132 Le mot anglais « cartoony » est plus précis, mais ne dispose malheureusement pas d’une traduction pleinement satisfaisante.

- 104 -

Un bon exemple du style graphique de Liefeld, entièrement axé sur le dynamisme de la représentation,

X-Force n°1, 13 (1991)

Page 105: La bande dessinée de super-héros 1986-2000: vers l'âge adulte ?

symbolisent donc un certain état d’esprit au sein de Marvel au début des années 90, et leur accession

au statut de stars du système annonce un nouveau changement au sein du genre super-héroïque. La

disparition du héros lui-même, décrite au chapitre précédent, entraîne par ricochet une remise en cause

de la notion de personnage.

La création d’Image

Le véritable déclencheur de ce changement fut économique, et non esthétique. En tentant de négocier

de meilleures conditions de travail le trio Lee-Liefeld-McFarlane s’aliéna les instances dirigeantes de

Marvel. Le processus qui s’enclencha alors aboutit à la création de la maison d’édition indépendante

Image. Au cours des dernières années, le sujet a donné lieu à de nombreux articles, dont « The Image

Story », de Michael Dean, auquel ce qui suit doit beaucoup133. L’enjeu du conflit pour ces auteurs

désormais reconnus était de faire reconnaître leur statut de créateurs et non plus de simples employés.

Un tel dispositif, en vigueur chez les éditeurs indépendants aussi bien que dans la ligne Epic de

Marvel, leur aurait permis non seulement de mieux bénéficier des bénéfices générés par leur travail,

mais en outre de posséder un véritable contrôle sur le contenu et le devenir de leurs œuvres. L’attitude

des responsables de la maison d’édition fut de considérer que les lecteurs étaient attachés aux

personnages bien plus qu’aux responsables de leurs aventures. Un précédent notable avait d’ailleurs

montré leur détermination en la matière : Marvel s’était attiré l’hostilité de l’ensemble du milieu de la

bande dessinée américaine en refusant de rendre ses planches originales à Jack Kirby, après son départ

de la société. Les négociations tournèrent donc court, et les auteurs décidèrent de lancer leur propre

compagnie, en 1992.

La première série publiée au sein d’Image, Youngblood, était entièrement due à Rob Liefeld, et

reprenait la structure classique du groupe de super-héros mutants, dans la lignée directe de X-Force.

La seule innovation de la série était de présenter un groupe de super-héros se prêtant au jeu du

vedettariat et soignant particulièrement leur apparence ainsi que leur relation avec le public.

Rétrospectivement, il est difficile de ne pas percevoir l’ironie involontaire de cette approche, au sein

d’une compagnie menée par des vedettes du système et dont le graphisme, autrement dit l’apparence,

était le principal argument. Néanmoins, le public suivit, et la jeune société suscita un véritable

enthousiasme, atteignant des ventes confortables même sur les titres réalisés par des auteurs moins

connus (Shadowhawk, de Valentino par exemple). Il faut souligner qu’en plus du dynamisme des traits

de la plupart des dessinateurs, le graphisme des séries Image était réhaussé par une mise en couleur

informatisée bien plus soignée que celle de ses concurrents, avec des dégradés et autres effets spéciaux

contribuant à distinguer les bandes dessinées de la jeune société, à défaut d’en faire des objets

133 Michael Dean, « The Image Story », The Comics Journal n°232-236 (2000), on pourra aussi lire « Les 10 ans d’Image », Comic Box Annuel n°1 (2002)

- 105 -

Page 106: La bande dessinée de super-héros 1986-2000: vers l'âge adulte ?

esthétiquement satisfaisants. Faute d’originalité, la plupart des séries utilisaient un modèle éprouvé,

celui du groupe de super-héros aux aptitudes complémentaires. Plagiant sans scrupule la référence en

la matière, X-Men, ces différents groupes comprenaient ainsi au moins un géant invincible, une

guerrière sexy et un être sauvage mystérieux, unis derrière un leader charismatique et légaliste. La

rigueur de l’adhésion aux codes de cette sous-catégorie du genre super-héroïque indique assez

clairement que l’intérêt du lectorat n’était pas dû à une innovation thématique. Ce choix de tout axer

sur des apparences au détriment de la narration était cependant déjà décrié par certains critiques à

l’époque, comme l’illustre cette analyse de Harry Morgan, rédacteur en chef de Scarce, dans un article

de 1993 :

Les titres sont lancés si vite que les artistes n’ont pas le temps de dessiner correctement le logo. Les personnages sont multipliés de façon tellement proliférante qu’on n’a pas pu les doter d’une personnalité. Les titres se bousculent si rapidement qu’il n’est pas question d’élaborer une intrigue.134

Extraite d’un article consacré à l’économie des comics, cette citation renvoie à une

problématique que nous avions esquissé dans notre introduction. Le mécanisme de création décrit ici

n’est en effet plus celui de l’œuvre, mais bien celle d’un produit culturel générique. Les choix

effectués par les créateurs d’Image n’apparaissent donc pas seulement sur un plan esthétique, mais

remettent en question le statut même du genre dans lequel ils exercent. L’exemple de Spawn, série la

plus populaire des premières années d’Image, permet de mieux décrire ce basculement.

Spawn n°1 à 36 (Image comics, 1992-1995)

Présentation

En guise de préambule, il faut signaler que les modalités

d’étude d’une série régulière posent des problèmes spécifiques,

sans équivalent dans le cas d’une œuvre unique. Ainsi, dresser

la longue liste des collaborateurs liés à la série pourrait laisser

à penser que celle-ci est une création collective. En réalité,

Spawn, la série et le personnage, ont bien été créés par le seul

Todd McFarlane. Le choix de ne retenir que les 36 premiers

numéros, soit les trois premières années de la série, correspond

au moment où McFarlane cesse complètement de signer les

dessins de la série, après avoir commencé à les déléguer à Greg

Capullo à partir du numéro 19. S’il reste donc possible de

désigner un auteur privilégié, il n’est pas non plus souhaitable de minimiser le rôle des autres

134 Harry Morgan, « Vos Comics valent-ils vraiment de l’or », Scarce n°38 (1993), 18- 106 -

Le personnage titre en action (Spawn n°11, 9)

Page 107: La bande dessinée de super-héros 1986-2000: vers l'âge adulte ?

participants à la série. Dès ses premiers numéros, Spawn résulte en effet d’une collaboration étroite

entre McFarlane et ses coloristes, tandis que le premier scénariste invité (Alan Moore) intervient au

numéro 8. Ce statut hybride instaure donc un parasite permanent de la perception, une esthétique

composite dont il est indispensable de tenir compte, pour éviter d’ériger en règle générale ce qui relève

de la lubie d’un des intervenants dans la chaîne.

Spawn se présente sous la forme traditionnelle des comic books. 32 pages sous couverture

souple, dont 22 de bande dessinée, pour une série toujours publiée aujourd’hui. Plusieurs titres dérivés

et récits isolés ont été publiés depuis sa création, y compris durant la période qui nous intéresse, mais

le choix est fait de ne se concentrer que sur la série régulière. Par ailleurs, les séries Image se déroulent

dans un univers théoriquement commun, tout comme chez DC ou Marvel, permettant des interactions

entre les créations des différents auteurs et poussant parfois à l’importation d’éléments créés dans un

contexte très différent. La série prend pour héros Spawn, un être surnaturel portant une ample cape

rouge et au corps couvert d’un costume moulant rouge, noir et blanc. Capable de régénérer n’importe

quelle blessure, d’envoyer des rayons d’énergie ou encore de se téléporter, Spawn est en partie

amnésique et son visage est défiguré sous son masque. Il apprendra rapidement que son nom est Al

Simmons, ancien soldat noir envoyé à la mort par sa hiérarchie, et qu’il a été ressuscité par un démon,

Malebolgia, pour intégrer à terme son armée de rejetons de l’enfer (« hellspawn »). Installé parmi les

clochards de New-York, Spawn va affronter en particulier le Violator, un nain au maquillage

clownesque capable de se transformer en monstre, lui aussi au service de Malebolgia. Après la mort de

Simmons, sa femme s’est remariée avec son meilleur ami, un militaire également. Spawn sera amené à

les défendre, ainsi que sa toute jeune fille, lorsque les traîtres responsables de son assassinat

s’attaqueront à celui qui l’a remplacé. Mafia, force du Paradis, bourreaux d’enfants et membre du Ku

Klux Klan feront également parties de ses adversaires au cours des trois premières années de parution

de la série.

Mise en page totale

Spawn s’ouvre sur une disposition atypique (illustration SP 1). Là où les premières pages de

comics présentent traditionnellement une illustration destinée soit à dramatiser l’incipit soit à résumer

les événement passés, McFarlane offre une entrée en matière énigmatique. Une unique vignette

verticale occupe le quart gauche de la page, tandis que le reste de la surface est divisé en une grille de

trois cases sur trois. Un travelling arrière paradoxal nous mène d’une vue de la Terre à un paysage

urbain, au prix d’une discontinuité qui permet de passer d’un ciel sans étoile à l’ombre impénétrable

d’un building. La référence à l’ouverture de Watchmen est difficile à manquer. Dès la page suivante,

toutefois, cette grille se réduit à deux strips, six cases en tout, tandis que la ville envahit le reste de

l’espace. Le premier contact avec le personnage se fait via une silhouette, une cape rouge, des yeux

verts lumineux et quelques récitatifs lugubres (« Mon âme est noire », « Je voudrais mourir / encore ».

La mise en page de Dark Knight est à son tour mobilisée pour la page suivante, dont les cases

- 107 -

Page 108: La bande dessinée de super-héros 1986-2000: vers l'âge adulte ?

reproduisent des écrans de télévision, à raison d’une chaîne pour chacun des trois strips. A l’instar de

Miller, McFarlane choisit de reproduire le son de la télévision au-dessus de l’image, sans utiliser de

bulle, affaiblissant par ce choix précis l’hypothèse d’une coïncidence. La date annoncée elle-même,

1987, qui est celle de sa mort en tant que Al Simmons, renvoie aux deux séries précitées. L’hommage

continue d’ailleurs durant la double-page suivante, organisée selon la fameuse grille de trois par trois

et reprenant même la structure en damier si caractéristique de la mise en page de Watchmen. Un léger

décalage se produit toutefois, puisque les cadres des vignettes s’épaississent, se redoublent et attirent

l’attention du lecteur sur leur présence. Pendant ce temps, Spawn évoque les événements qui ont

conduit à la mort de Al Simmons, puis sa résurrection. La rigidification de la mise en page correspond

aux derniers instants du personnage en tant qu’être humain. La planche suivante nous montre enfin

clairement son nouveau « visage » (son masque, en fait), dans une mis en page qui s’oppose aux

dispositions qui précèdent. Il s’agit en effet d’une image unique au sein de laquelle cohabitent des

éléments disparates, des esquisses de vignettes désarticulées qui semblent s’effondrer : l’organisation

traditionnelle de la bande dessinée est soigneusement niée. La suite du numéro confirmera ce parti-pris

de démantèlement des structures graphiques préexistantes, puisqu’il est impossible d’y trouver deux

planches ayant la même mise en page.

L’erreur serait bien sûr de ne considérer ces dispositions successives que comme des choix

stylistiques. Outre le fait qu’ils participent pleinement au récit, ils peuvent également se lire dans un

contexte plus vaste, particulièrement au vu des références appuyées aux séries de Moore et Miller. Jan

Baetens, sémiologue de la bande dessinée, insiste ainsi sur la signification profonde de la forme, dans

son ouvrage sur les rapports que le médium entretient avec la politique.

Le recours à certaines manières formelles de gérer, ou mieux encore, de générer des contenus a inéluctablement une signification politique. En effet, la matérialité d’une œuvre est tout sauf le revêtement extérieur des idées qu’elle véhicule, mais oriente directement notre façon de voir, c’est à dire de vivre le monde.135

La remarque de Baetens est bien sûr transposable en dehors du strict domaine politique. Dans le

cas présent, les choix de mise en page effectués par McFarlane renvoient plus à un commentaire sur le

genre. Le destin de Spawn, mort en 1987 et ressuscité en 1992 se lit en effet comme une allégorie des

aléas du genre super-héroïque après les séries de Moore et Miller. Reprenant la structure graphique de

ces deux œuvres, McFarlane n’hésite pas à les pousser vers la caricature, à montrer leur défaut, en

rigidifiant encore la grille de Watchmen, par exemple. Il installe alors une équivalence entre la

renaissance du genre et cette mise en page éclatée si caractéristique de la série. Paradoxalement, cette

prise de position contient en elle-même sa propre critique. En offrant une lecture de l’évolution des

super-héros en termes graphiques et esthétiques, McFarlane semble dénier au genre tout contenu

explicite. Réduisant les cinq années de 1987 à 1992 à un néant, littéralement confiné à l’espace entre

135 Jean Baetens, Formes et politique de la bande dessinée (Leuven : Peeters, 1998) 137- 108 -

Page 109: La bande dessinée de super-héros 1986-2000: vers l'âge adulte ?

les pages 5 et 6 (et symbolisées par un sablier cassé dans cette dernière), il refuse de s’intéresser à la

question du statut du héros, principal sujet de questionnement de cette période.

SP 1 – Spawn n°1, 1-6

Les numéros suivants ne font que confirmer ces partis-pris initiaux, entre hommage aux œuvres

fondatrices de 1986-87 et volonté de dépassement de leur esthétique. Les écrans de télévision

continuent ainsi à apparaître sporadiquement, certaines planches continuent à constituer des références

directes à Dark Knight et on peut relever un similitude étonnante entre le scénario du n°3 (un tueur

d’enfant exécuté par Spawn) et le récit de Rorschach dans Watchmen. A l’inverse, il est frappant de

constater que la fameuse grille de 3 cases par 3 ne resurgit pas une seule fois en trois ans d’existence,

confirmant donc sa valeur référentielle dans son usage initial. McFarlane généralise en revanche

l’usage de planches composées d’une unique vignette (7 pages sur 22, dans le numéro 11, par

exemple), faisant une nouvelle fois primer l’image autosuffisante sur la structure.

- 109 -

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La figure héroïque

Spawn n’est pas un personnage original. Il s’agit d’une sorte de Spider-man, transposé dans un

monde occulte et violent, complété par quelques emprunts à Batman ou au Punisher. A l’instar de ce

dernier, il possède un code moral très strict, qui lui permet de distinguer instantanément le bien du

mal, code ici jamais fourni explicitement au lecteur, et n’hésite pas à utiliser tous les moyens

nécessaires pour mettre fin aux agissements de ses adversaires. Il est vrai que les dilemmes moraux

sont minimisés par le manichéisme permanent des situations et des oppositions. Le Violator (!), déjà

mentionné plus haut, peut arborer deux formes aussi repoussantes l’une que l’autre (un clown

démoniaque ou un démon repoussant), se nourrit de cœurs humains et se délecte à énumérer les

tortures qu’il fera subir à ses adversaires. Encore s’agit-il là d’un personnage relativement complexe

comparé au parrain de la mafia qui ne cesse d’envoyer des mercenaires pour se débarrasser de Spawn

sans apparaître jamais autrement motivé que par le goût de l’argent et de la destruction. Ce

manichéisme n’est d’ailleurs pas entièrement dépourvu d’ironie, puisque ces personnages reçoivent

des traits assez caricaturaux et se voient assez fréquemment tournés en ridicule. L’opposition super-

héros/super-adversaire est ainsi simultanément réactivée (le Violator évoque bien sûr le Joker, SP 2) et

remise en question. Pourtant, Spawn n’a pas vocation à être parodique, au contraire, le scénario

présente sa quête d’identité initiale ainsi que ses cas de conscience ultérieurs avec le plus grand

sérieux. McFarlane se contente de maintenir une certaine distance avec les figures imposées du genre,

tout en favorisant une lecture au premier degré des aventures de son héros. Une tentative de

compromis en quelque sorte, à la limite d’une lecture post-moderne, mais sans désorienter un public

recherchant des aventures violentes et colorées.

- 110 -

SP2 – Le Violator (Spawn n°1, 21 ) et son modèle, le Joker (JLA n°11, couverture)

Page 111: La bande dessinée de super-héros 1986-2000: vers l'âge adulte ?

Le traitement de la violence est

d’ailleurs un des aspects les plus notables

de la série. Celle-ci est souvent extrême,

voire parfaitement morbide (illustration

SP 3), et dépasse amplement les

conventions en la matière pour une série

grand public. Les expérimentations dans ce

domaine après 1986 et une volonté de

provocation commercialement payante

sont sans doutes responsables de ces

débordements graphiques, mais il n’en

reste pas moins que ceux-ci rappellent directement les outrances des E.C. Comics si fortement attaqués

dans les années 50136. Pourtant, une nouvelle fois, cette violence ne semble pas utilisée dans un but

réellement provocateur, mais bien comme composante du récit, un simple signe servant à connoter une

ambiance horrifique. A intervalle régulier, elle se trouve ainsi détournée au profit d’une représentation

humoristique dans laquelle les membres et cœurs arrachés ne sont que des blessures mineures,

aisément réparées par une intervention démoniaque ou quelques pouvoirs surnaturels (illustration

SP 4). Dès lors, les actes authentiquement horribles auxquels se livrent Spawn ou ses adversaires

perdent de leur signification, puisqu’ils sont juxtaposés à une violence graphiquement similaire mais

sans effet durable. La perte de sens qui s’effectue ici est bien sûr à rapprocher des choix narratifs

relevés précédemment, avec une prédominance de l’image sur la structure ou encore, pour emprunter

le couple saussurien, un affaiblissement du signifié au profit d’un signifiant omniprésent. Spawn est

plastique, dans tous les sens du termes, puisqu’il est déformable, mutilable, mais récupère toujours son

aspect initial qui le définit. Par ailleurs, la théorie énoncée dans le chapitre concernant sur l’évolution

du super-héros vers un personnage complet, sans alter-ego, trouve ici une application particulièrement

frappante. Les nombreuses analogies entre Spawn et Spider-man, qui vont de l’apparence du costume

au rapport à l’environnement urbain en passant par l’attitude ambivalente de la police à l’égard du

personnage principal, ne font que souligner la différence fondamentale entre les deux « héros » :

Spawn ne peut jamais échapper à sa condition de super-héros. S’il enlève son masque, c’est pour

découvrir une tête brûlée, ravagée et impossible à identifier, une absence littérale de visage qui

apparaît comme le moteur de sa quête initiale d’identité. Comme il le remarque lui-même «  Ce

costume est plus confortable que [sa] vraie peau,»137 et pour cause, puisque le costume en question se

révèlera plus tard être vivant, capable de continuer à se mouvoir et à se battre même lorsque son

porteur est inconscient. Ainsi, bien que ce rapport ne soit jamais explicité, Spawn matérialise

l’évolution du super-héros vers un personnage « complet », dont les aventures n’ont plus besoin d’être

136 cf. Chapitre 1, « Seduction of the Innocent et le Comics Code »137 Spawn n°2, 5

- 111 -

SP 3 - Spawn n°3, 9

Page 112: La bande dessinée de super-héros 1986-2000: vers l'âge adulte ?

complétées par celle d’un alter-ego dépourvu de pouvoirs. Il est assez symptomatique, d’ailleurs, qu’il

soit parfois montré en train de boire ou dormir alors que ces moments creux et banals sont

traditionnellement exclus du domaine d’action des super-héros (précisons que ces actes n’ont ici pas

d’autre fonction que celle de compléter l’appréhension du personnage).

La consumation du héros mise en scène

Dans Spawn, les pouvoirs spéciaux du héros ne sont disponibles qu’en quantité limitée.

Matérialisée par un compteur décroissant, la menace d’épuisement de cette énergie est un motif visuel

aussi bien que narratif, et si son importance décroît au fil de la période qui nous intéresse, il ne

disparaît pas pour autant138. Illustration frappante de la « consumation » du héros dont Eco soulignait

l’absence dans Superman, le procédé apparaît comme une tentative de délimitation de l’œuvre a priori.

Il n’est pas certain que McFarlane ait lu l’introduction de Alan Moore à Dark Knight, mais cette

perception de la nécessité de présenter la série comme ayant une borne est un procédé habile. La

promesse implicite d’une conclusion atténue en effet l’insatisfaction inhérente à une série dont le

dénouement est inévitablement retardé d’épisode en épisode. D’ailleurs, si le compteur baisse

rapidement au cours des premiers épisodes, il décroît à un rythme bien plus modéré par la suite,

lorsque le succès de la série rend moins nécessaire une telle concession à la satisfaction intellectuelle

du lecteur. Qui plus est, il s’avère rapidement que tous les superpouvoirs de Spawn ne consomment

pas d’énergie, certains étant considérés comme inhérent au costume. La thématique de renoncement

138 Le compteur est d’ailleurs toujours présent a l’heure actuelle, après plus de dix ans de parution- 112 -

SP 4 – Une violence soigneusement privée de sa signification (Spawn n°4, 13 et n°18, 19)

Page 113: La bande dessinée de super-héros 1986-2000: vers l'âge adulte ?

nécessaire au statut de super-héros annoncée initialement est ainsi désamorcée. La seule application de

cette limitation est une propension accrue de la part du personnage à recourir à l’entraînement militaire

acquis dans son existence antérieure, ainsi qu’à des armes sophistiquées. Ce qui aurait pu être un

facteur structurel enrichissant la série n’aboutit qu’à un prétexte permettant de récupérer une

fascination commercialement payante pour les armes de guerre. Le paradoxe n’est qu’apparent,

puisque cette évolution fait écho aux autres stratégies de neutralisation du sens que nous avons

évoquées jusqu’ici. La conception de Spawn repose sur une connaissance précise des mécanismes du

genre, qui permet à McFarlane de mobiliser des composantes ayant assuré le succès de différentes

séries par le passé, sans pour autant laisser ces éléments devenir centraux.

Mythes chrétiens et culture de masse

La description qui précède fait de Spawn une manifestation particulièrement frappante du

processus de recyclage et de re-présentation, dont il a été montré qu’il s’agissait d’un des principes

fondateurs de la culture de masse. Cependant, l’usage de ces références se fait avec une certaine

ironie, sans doute due au fait que celles-ci appartiennent à un domaine bien connu de la plupart des

lecteurs et sont clairement identifiées comme appartenant à cette culture de masse. En tant que telles,

elles ne sont dépositaires d’aucun sens qui n’ait déjà été dégradé, et ne suscitent de respect ni de la part

de l’auteur ni de celle du lecteur. Ce manque de considération explique que ces éléments puissent être

réduits aussi facilement à leur représentation graphique, privés de toute possibilité de polysémie ou de

profondeur psychologique dans le cas des personnages. Néanmoins, le genre super-héroïque et les

clichés de films policiers ou fantastiques ne constituent pas la seule source d’inspiration pour la série.

Le traitement réservé aux autres influences retient l’attention. Une forme simplifiée du mythe de Faust

est bien entendu convoquée, mais le thème du pacte avec le diable est tellement répandu qu’il est

difficile d’y voir une référence précise. De même, la relecture des récits chevaleresques dans les

numéros 14 et 15, sous le titre commun « Myths », s’appuie plus sur l’heroïc-fantasy que sur les gestes

médiévales. Dans les deux cas, il s’agit donc de références déjà filtrées, puisées dans un ensemble de

récits « universels » et non à une source précise. A contrario, lorsque McFarlane décide d’employer

les mythes chrétiens en les redéfinissant à son propre usage, il s’attaque à des récits et des conceptions

disposant encore d’une portée symbolique intrinsèque. Bien qu’elle soit employée de plus en plus

fréquemment à titre d’élément purement décoratif, la mystique chrétienne n’a en effet généralement

pas été réduite au statut de simple artefact culturel, même au sein de la culture de masse.

- 113 -

Page 114: La bande dessinée de super-héros 1986-2000: vers l'âge adulte ?

L’usage de diables et de démons au sein du monde super-héroïque n’a rien de nouveau, puisque

Marvel utilisait déjà un pacte avec Satan pour expliquer la création du premier Ghost Rider, dans les

années 70. Lucifer et consorts sont donc des personnages légitimes au sein du genre, ce qui désamorce

tout effet de surprise lié au rôle de Malebolgia. Celui-ci n’est d’ailleurs pas nommé jusqu’à

l’intervention d’Alan Moore au numéro 8, et peut donc être jusque là perçu comme le diable lui-

même. Il faut cependant attendre le neuvième numéro, scénarisé par Neil Gaiman139, pour

qu’apparaisse la hiérarchie angélique. Occupant le haut d’une tour de bureaux, Gabrielle y est une

séduisante « directrice de secteur », sous la responsabilité de Raphaela et gère les affaires courantes

depuis un bureau on ne peut plus normal. L’épisode voit Spawn affronter Angela, une ange tueuse de

démon dont l’apparence physique évoque celle d’une walkyrie rousse, confrontation qui tournera sans

surprise à l’avantage du héros démoniaque. La tenue de l’ange, réminiscente des « chainmail bikinis »

(bikinis en côte de maille) caractéristiques des pires poncifs de l’héroïne de fantasy confirme ce parti

pris ludique. Cependant, un arc narratif140 scénarisé par Grant Morrison (responsable d’Arkham

Asylum) et occupant les numéros 16 à 18 vient reprendre et développer le rôle joué par cette hiérarchie

angélique, dépassant le simple rétablissement de

symétrie imaginé par Gaiman. A partir de la « tour

de verre anonyme dans Manhattan »141 au sommet

de laquelle Gabrielle gère les dossiers en cours,

une opération est déclenchée pour régler le

problème constitué par l’existence de Spawn.

Organisation militaire, station spatiale, enlèvement

d’être humain pour en faire un soldat ultime :

aucune des étapes n’est réellement surprenante

dans un mode opératoire qui emprunte beaucoup

aux clichés de la science fiction. Le résultat final

est un « anti-Spawn », un soldat du Paradis faisant

office de double négatif du héros de la série

(illustration SP 5.) Ce nouvel adversaire ayant été

défait, il faudra attendre quelques numéros avant

de retrouver les forces angéliques, y compris Dieu

lui-même, incarné sous la forme d’une gentille

grand-mère ! La mystique chrétienne est

progressivement récupérée par la série, digérée,

puis intégrée à un système narratif déjà en place.

139 Sur lequel nous reviendrons dans le chapitre 4, à propos de Sandman140 Episodes consécutifs d’une série régulière composant une unique aventure.141 Spawn n°16, 14

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SP 5 – Spawn n°16, 22

Page 115: La bande dessinée de super-héros 1986-2000: vers l'âge adulte ?

L’anti-Spawn ne doit rien à une quelconque esthétique religieuse, mais est un pur produit des choix

graphiques de McFarlane. La mystique chrétienne n’est donc plus présentée comme une philosophie

de la transcendance, mais réduite à quelques symboles, quelques références qui enrichissent la série au

détriment de la perception de l’objet original. Ce phénomène d’assimilation évoque bien sûr ce que la

philosophe Hannah Arendt identifie comme la fonction assimilatrice et destructrice de la culture de

masse :

Une société de consommateurs n’est aucunement capable de savoir prendre en souci un monde et des choses qui appartiennent exclusivement à l’espace de l’apparition au monde, parce que son attitude centrale par rapport à tout objet, l’attitude de consommation, implique la ruine de tout ce à quoi elle touche.142

Dans le cas de Spawn, cette récupération a été perçue par certains lecteurs américains comme un

choix idéologique. Cependant, la réponse de McFarlane, « je l’affirme sans ambiguïté, je suis athée »

(« I go on record by stating that I do not believe in God»143) ne saurait dissimuler le fait que cette

direction lui a été suggérée par Gaiman et Morrison, scénaristes mercenaires sur le titre. La

responsabilité scénaristique partagée neutralise l’hypothèse idéologique, et confirme au contraire le

rôle clé du mécanisme d’assimilation mis en avant par Arendt dans la série. Cette coïncidence entre un

des modes d’élaboration de la série et l’analyse du fonctionnement de la culture de masse n’est pas un

phénomène isolé. Ce rapprochement des comic books de super-héros avec la culture de masse au sens

large est un élément clé de l’évolution du genre au début des années 90. La relative complexité de la

série permet simplement d’identifier le phénomène au sein du texte lui-même, suggérant que cette

« massification » du médium ne correspond pas simplement à une diffusion accrue.

Maintenir les apparences

Si on ajoute aux éléments précités le succès public de la série (1,7 millions d’exemplaires pour

le premier numéro, plus que tout autre comic book publié en dehors de chez DC ou Marvel), il ne fait

pas de doute que Spawn constitue un produit culturel de masse. Plus surprenant est le vernis de

respectabilité que McFarlane tenta de lui conférer, durant les premières années de parution. C’est dans

cette démarche que s’inscrivent par exemple les esquisses de traitement de problèmes sociaux, qu’ils

soient liés à la couleur de peau du héros ou encore son intégration parmi les clochards new-yorkais.

Dans les deux cas, cependant, ces éléments sont effectivement installés dans le récit mais ne servent

qu’à provoquer des péripéties mineures, sans devenir de véritables enjeux dramatiques144. L’épisode

30, « The Klan », dans lequel Spawn met en déroute des représentants du Ku Klux Klan, dans un Sud

profond caricatural, est symptomatique de cette simplification extrême. Les problèmes les plus graves

142 Hannah Arendt, « La crise de la culture », La crise de la culture (Paris : Gallimard, 1972) 270143 Cité dans « Celebrity Atheist List », www.celebatheists.com144 Au point que la version cinématographique de la série utilisa un acteur blanc, sans provoquer de réaction particulière même chez les amateurs.

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se réduisent à l’affrontement physique de petits groupes, et l’échelle choisie est la même que dans les

premiers Superman, celle de l’individu plutôt que de la société. Un autre indice de cette recherche de

légitimation est le recours à des auteurs ayant acquis par ailleurs une reconnaissance critique pour

avoir créé des œuvres d’art à l’intérieur du médium. L’objectif de la démarche est transparent : tenter

de capturer une partie de l’aura des artistes en question au profit de la série. La seule question qu’elle

peut susciter touche à l’intérêt pour ces derniers de collaborer à l’entreprise. Grant Morrison, Neil

Gaiman, Alan Moore ou Frank Miller (et tout particulièrement ce dernier) signent en effet des

scénarios qui se différencient peu de ceux de McFarlane lui-même, à l’exception notable de

l’introduction des forces du Paradis, sur laquelle nous nous sommes déjà étendus. Ces collaborations

permettent essentiellement de mesurer le degré d’implication suscité par la série, visiblement très bas

pour l’ensemble des auteurs précités. McFarlane décrit d’ailleurs comme un calcul commercial le

choix de faire appel à ces scénaristes :

Il y a une telle masse de comics publiés tous les mois que de temps en temps, il faut lever la main et dire : « ohé, je suis là et je suis encore vivant ». Et donc tout cela était un truc de marketing. Comme avant tout je suis dessinateur avant d'être scénariste, si je dois céder une fonction, je préfère que ce soit l'écriture. Je voulais continuer à dessiner Spawn. Donc j'ai trouvé des grands noms qui plairaient aux fans, et partant de là, j'ai pu faire en sorte que les gens fassent encore attention au numéro 10. Cela a maintenu les ventes à un bon niveau, les gens se disant : « Hé, c'est génial ! »145

Ce cynisme de la part du créateur de la série ne doit cependant pas être isolé de la réaction des

scénaristes en question, lesquels n’ont jamais caché leur mépris pour la production Image en général.

Ainsi, Alan Moore :

You look at the Image comics of the early '90s, and you could see people who were predominantly superhero artists who hadn't got much of a grasp of writing, trying to sort of lift riffs from Watchmen, Dark Knight, you know, those mid-'80s books.146

Ces différentes déclarations ne datent cependant pas de l’époque de première parution, et restent

d’ailleurs essentiellement cantonnées aux médias étrangers. Juxtaposées, elles démontrent que si le

genre super-héroïque a pu engendrer des œuvres personnelles, il se prête également à une production

commerciale particulièrement calibrée et cynique. Paradoxalement, c’est une nouvelle fois la hauteur

des ambitions affichées par Spawn qui permet de mettre en lumière cette option initiale, tandis que les

séries plus modestes offrent moins d’occasion d’opposer leur programme initial au produit fini. Avant

de terminer cette étude détaillée, il convient de mentionner un épisode singulier, faisant justement

partie de cette série d’intervention par des scénaristes extérieurs.

145 « Interview Todd McFarlane », Spawn 2 (Paris: Bethy,1996), repris sur TheDark.fr.st, http://www.overgame.com/page/19211.htm146 Barry Kavanagh,« Alan Moore Interview » (transcription d’une conversation téléphonique) (2000) http://www.blather.net/articles/amoore/alanmoore.txt

- 116 -

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L’épisode 10, « Crossing »

Sommairement intégré à la série sous la forme d’un rêve confus (dans le numéro 9), cet épisode

se situe en réalité tout à fait en dehors de la trame générale. Le scénario est signé Dave Sim, connu

essentiellement pour son comic book indépendant à succès Cerebus. Il tente d’utiliser l’esthétique de

Spawn en conjonction avec une analyse du genre super-héroïque, vite transformée en hagiographie. Le

début de l’épisode est énigmatique, puisque son statut est encore incertain. Spawn y apparaît dans

deux vignettes symétriques, surmontées de deux récitants « Je suis Spawn » / « Je ne suis pas

Spawn ». Les pages suivantes servent à identifier ce non-Spawn avec McFarlane, son créateur, tandis

que le personnage s’en va explorer un niveau de l’enfer entr’aperçu auparavant. Une double planche

nous présente ce niveau comme le lieu d’enfermement de ce que tout amateur identifiera comme les

plus fameux des super-héros (illustration SP 6.) McFarlane/Spawn tente alors de les libérer, mais sans

y parvenir. Superman lui-même147 lui confie ses pouvoirs et l’incite à rassembler en lui le meilleur de

tous les prisonniers, mais cette énergie n’est pas encore suffisante pour délivrer les héros enfermés. Le

Violator apparaît alors, portant une robe de dollars et brandissant une balance dans laquelle des sacs

d’argent contrebalancent un cœur carbonisé, et annonce à Spawn sa défaite. Superman, toujours

derrière ses barreaux, ne prononce qu’un seul mot : « Doomsday ». Moins facile à décoder que la

vision allégorique qui précède, ceci renvoie aussi bien à la mort annoncée des super-héros du passé

qu’à celle de Superman lui-même, sous les coups d’un adversaire nommé précisément Doomsday,

quelques mois plus tôt. Cette disparition très temporaire, sept mois, mais également très médiatisée est

à juste titre considérée comme un des coups commerciaux les plus efficaces jamais mis en place dans

l’industrie des super-héros148. La suite de l’épisode voit Spawn/McFarlane rentrer chez lui, guidé par

Cerebus lui-même (une sorte de cochon cynique), tandis que les éléments autobiographiques de la

série sont mis en relief, tel le nom de la femme et de la fille de Al Simmons, qui se trouvent également

être ceux de leurs modèles dans la famille McFarlane. La morale de ce bref passage familial est

fournie au lecteur par Cerebus, qui explique cette adéquation entre créature et créateur par le fait que

« [son] créateur ne l’a pas vendu, lui, »149 contrairement aux héros classiques, littéralement condamnés

au septième cercle de l’enfer. Malheureusement, il est difficile d’être d’accord avec la réplique

suivante du personnage : « C’est aussi simple que cela. »

147 Pour des raisons de copyright, le « S » sur sa poitrine est omis, mais son identité ne fait aucun doute148 619 premières pages de journaux y seront consacrées en 1992 (« In Case You Missed the Barnum Award », http://www.custerguide.com/quillen/eqcols/1992B291.htm)149 Spawn n°10, 19

- 117 -

Page 118: La bande dessinée de super-héros 1986-2000: vers l'âge adulte ?

Le fonctionnement et la fonction de cet épisode sont en effet problématiques. Le texte lui-même

constitue un récit à clé, dont l’intrigue reste cepdant globalement intelligible même pour qui n’en

percevrait pas la dimension allégorique. Le travail sur la dualité et l’usage des masques se trouve-t-il

également élargi du simple couple super-héros/alter-ego aux rapports entre l’auteur et son personnage,

double confrontation encore complexifiée par cette instance narrative discordante qu’est Cerebus. Le

traitement formel de ces thèmes est lui aussi compexe, séparant l’épisode en deux ensembles

visuellement distincts ; la fin du récit utilise en effet une mise en page sobre, loin des effets

spectaculaires caractérisant la série et le début de l’épisode. Deux pages reprennent même l’aspect de

Cerebus lorsque le personnage titre donne la direction du récit : le procédé renvoie directement aux

dispositifs déjà relevés dans Watchmen ou Marshal Law afin de permettre la focalisation du récit par

des personnages successifs. En d’autres termes, cet épisode présente une construction nettement plus

riche que le reste de la série, sans pour autant verser dans un sérieux excessif, grâce au contrepoint

blasé des remarques de Cerebus. L’écart n’est que plus manifeste entre l’intelligence de cette

construction et l’angélisme de son message. En laissant de côté une lecture au premier degré peu

productive, l’épisode tente en effet de présenter Spawn comme une série personnelle, une œuvre

capable de résumer le meilleur de ce que le genre super-héroïque peut offrir. Le cynisme de

l’entreprise est d’autant plus grand que la série atteint une sorte de perfection dans son processus

d’intégration des mécanismes de la culture de masse, là où de nombreuses publications précédentes

gardaient encore une certaine naïveté, une part d’artisanat, sinon d’art pour les meilleures. Le message

prend paraît d’autant plus pertinent qu’il est délivré à l’intérieur d’un épisode étonnamment inventif et

élaboré, de sorte que la forme de la démonstration étaye incidemment celle-ci. L’objectif d’une telle

entreprise semble bien être de convaincre un lectorat cultivé de s’intéresser à la série. Cependant ce

- 118 -

SP 6 – Spawn n°10, 6-7

Page 119: La bande dessinée de super-héros 1986-2000: vers l'âge adulte ?

récit souligne par contraste l’indigence des autres épisodes, et plus encore le refus conscient d’y

intégrer des problématiques complexes. Spawn est donc bien un produit de masse, volontairement

conçu comme un objet culturel de consommation, en dépit d’alibis légitimants ponctuels.

A titre de démonstration de cette soumission des impératifs narratifs aux considérations

commerciales, il faut sans doute mentionner la question de l’origine de Spawn. Al Simmons a en effet

été tué par un de ses collègues, qui s’avèrera être Chapel, un membre de l’équipe super-héroïque de

Rob Liefeld, les Youngbloods. Spawn se vengera de lui en le défigurant, et l’histoire pourrait en rester

là. Cependant, à la suite de désaccords entre les membres d’Image, Liefeld fut renvoyé de la

compagnie, emportant avec lui les droits de ses personnages. McFarlane inventa alors un nouveau

responsable pour la mort de Simmons, effaçant l’explication précédente en invoquant une machination

démoniaque. Il va de soi que la péripétie ne fut jamais attribuée à des considérations de copyright,

mais intégrée dans la trame narrative générale, confirmant bien l’origine des orientations de celle-ci.

Quel intérêt, alors ?

L’analyse précédente suscite une interrogation : comment, au vu des limitations énoncées,

expliquer le succès considérable autant que durable de la série ? La durée de ce succès est plus facile à

expliquer que son origine. Umberto Eco nous présente une lecture convaincante du phénomène, sous

le titre de « défense du schéma itératif », au sein de son article sur Superman déjà cité à de nombreuses

reprises. Son analyse s’applique d’ailleurs à de nombreuses manifestations de culture populaire,

pourvu qu’elles adoptent la forme du feuilleton, qui est celle de Spawn.

Le mécanisme qui régit la jouissance de l’itération est typique de l’enfance[…] Or, un mécanisme d’évasion où s’opère une régression si raisonnable peut être vu d’un œil indulgent, et l’on est en droit de se demander si, en le mettant en accusation, on n’en arriverait pas à construire des théories vertigineuses sur des faits banals et substantiellement normaux. Le plaisir de l’itération est l’un des fondements de l’évasion, du jeu. Et personne ne peut nier la fonction salutaire des mécanismes d’évasion lucides.150

Bien que se gardant de condamner la culture populaire en général, Eco fait ici écho aux

réflexions de Dwight McDonald, pour qui le principe de fonctionnement de la culture de masse était

de maintenir ses consommateurs dans un état infantile artificiellement recréé. Si ce jugement apparaît

contestable en tant qu’analyse globale du phénomène, il est particulièrement convaincant dans le cas

précis de la structure feuilletonesque. Il est certain que la reprise continuelle d’une même structure

permet au lecteur de réduire son investissement émotionnel et intellectuel, pour ne plus jouir des

œuvres qu’à leur niveau le plus superficiel. Seules des variations paradigmatiques deviennent

possibles, lorsque la structure syntaxique est étroitement définie. C’est ce qui permet d’expliquer le

côté rassurant, mais aussi régressif, d’un tel dispositif. Si le succès dans la durée s’explique par

150 « Le mythe de Superman », De Superman au surhomme,153- 119 -

Page 120: La bande dessinée de super-héros 1986-2000: vers l'âge adulte ?

l’imagination déployée lors de ces substitutions paradigmatiques, renforcées par des évolutions

syntactiques mineures, le potentiel d’une série est strictement déterminé par la qualité du système

initialement mis en place. Or, de ce point de vue, Spawn est un produit sans défaut notable.

Graphiquement, par exemple, McFarlane est un dessinateur compétent, créateur de planches souvent

dynamiques. De même, si le scénario emprunte à de nombreuses sources, la combinaison d’horreur

gore et de super-héros proposée n’a que peu d’antécédents151. Ainsi, bien que rien ne soit réellement

original ou novateur, le produit fini, et ce terme de « produit » semble particulièrement approprié, créé

un système narratif qui lui est propre, soutenu par une exécution satisfaisante. Par ailleurs, l’ironie

sous-jacente et la distance prise par rapport à certaines références ont pour fonction de consoler le

lecteur de la rigidité de la syntaxe mise en place. En sollicitant sa complicité, sinon son intelligence,

ces mécanismes dissimulent le fait que le système narratif dans son ensemble appelle une attitude

passive, soumise. Ces appels au lecteur, ainsi que la relative originalité du choix des ambiances

colorant le récit est sans doute ce qui permet d’expliquer le succès de Spawn par rapport aux autres

séries Image, tout aussi réussies techniquement (Wild C.A.T.S. en particulier.) En se contentant de

réemployer tels quels la recette du groupe de super-héros, déjà trop connue, trop identifiable, ces séries

s’inscrivent en effet dans un système plus vaste : celui de tous les récits antérieurs ayant une structure

similaire. Les permutations paradigmatiques proposées sont ainsi rapportées à toutes celles déjà

utilisées auparavant, et cet héritage diminue mécaniquement le plaisir éprouvé, de par la lassitude et le

sentiment de déjà-vu qu’il entraîne. Conformément aux attentes de son créateur, Spawn est donc un

produit capable de distraire ponctuellement et de susciter l’achat du numéro suivant, mais dont la

relecture ne procure aucun plaisir une fois la relative nouveauté disparue.

Escalade des ventes

La fin des années 80, mais surtout la première moitié des années 90 représentent une période de

croissance ininterrompue pour l’industrie du comic book aux Etats-Unis. Ce fait capital permet de

mieux comprendre la raison des records de vente successifs établis par des séries de qualité

contestable. Parallèlement à un accroissement réel du nombre de lecteurs, cette période voit la mise en

place de stratégies marketing agressives afin d’augmenter les ventes. A Death in the Family, la mini-

série de Batman de 1987 au cours de laquelle le public fut amené à se prononcer sur la mort de Robin

peut être considérée comme une des toutes premières instances du phénomène. Bien sûr, la création de

pseudos-évènements à des fins promotionnelles n’a rien de nouveau en soi, et il s’agit même d’une

stratégie intégrée machinalement dans les couvertures promettant régulièrement un contenu

« sensationnel », « amazing » ou « jamais vu auparavant. » Cependant, le registre de cette

autopromotion s’étend considérablement à la fin des années 80, sur des rayonnages où les couvertures

151 The Incredible Hulk ou The Swamp Thing s’appuient par exemple sur un fantastique plus traditionnel.- 120 -

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holographiques voisinent avec les tranches argentées, les posters à déplier et autres accessoires n’ayant

que très peu à voir avec la bande dessinée ou avec les super-héros. Il est possible de situer le début du

phénomène à 1986, avec le rachat de Marvel par un entrepreneur étranger au monde des comics. Si la

maison d’édition fut la première à mobiliser cet arsenal marketing, DC ne fut pas en reste longtemps.

L’efficacité de la tactique, déjà mise en place dans le marché des « trading-cards »152, est attestée par

l’apparition d’un marché spéculatif important, basé sur une profusion de « séries limitées » et « tirages

spéciaux. »Ainsi, X-Force n°1, cité en début de chapitre, fut-il livré en sept versions différentes, tandis

qu’il existe neuf (!) packagings différents pour le premier numéro du Spiderman de McFarlane. Bien

sûr, la proportion de lecteurs décidés à posséder l’ensemble des versions alternatives était faible en

regard du nombre de simples amateurs de comics, mais leur impact économique était réel. Ce marché

spécifique et spéculatif permet certainement d’expliquer en partie les records successifs de vente

constatés chez Marvel au début des années 90. Le champion en la matière, le X-Men n°1 de Jim Lee et

Chris Claremont, comportait ainsi de nombreuses couvertures différentes, ici associées à la tactique

commerciale visant à présenter la série comme redémarrant au premier numéro153. Ironiquement, cette

attention portée à l’emballage plutôt qu’au contenu est une des raisons évoquées par Liefeld,

McFarlane et les autres créateurs d’Image pour expliquer leur départ de chez Marvel, alors même que

le nouvel éditeur ne mit pas longtemps à réutiliser des principes similaires154.

We had become too big for the system. Marvel didn't want a star system, but with Todd's, Jim's and my books selling millions of copies, that's what we were becoming. They were trying to reproduce the success of our books. They were going to put out a Cage #1 with an acetate cover. Like, 'We've got to prove it's the gimmicks, not the creators.'155

Le summum en la matière fut cependant le fait de DC comics, avec son annonce de la mort de

Superman en janvier 1993, répercutée bien au-delà du cercle des simples amateurs, et dont tant Eco

que Reynolds se font l’écho dans les conclusions de leur ouvrage respectif. Le numéro fut vendu sous

blister noir, comprenant un brassard, pour un prix évidemment supérieur à celui pratiqué

régulièrement.

Ce cas reste exemplaire, d’une part grâce à la dimension atteinte, et d’autre part du fait de

l’aveuglement manifeste des amateurs ayant pu croire à la portée définitive de l’événement. En réalité,

Superman ne resta « mort » que le temps de sept numéros, tandis que quatre prétendants s’affrontaient

pour savoir lequel d’entre eux était le véritable Homme d’Acier. A l’issue de cet arc narratif, la série

put reprendre son cours normalement, tandis que DC ne pouvait que se féliciter des six millions

d’exemplaires vendus pour le numéro annonçant la mort de son héros phare. Ce type de retournement

n’a rien de surprenant en lui-même au sein d’un feuilleton populaire, et évoque bien sûr la fameuse

152 Pastichées dans Marshal Law, les trading-cards constituent un médium peu étudié mais dont la clientèle semble assez proche de celle des comics (mêmes points de ventes, emprunt de sujets…)153 En réalité, ce numéro marque seulement une réorganisation des différentes équipes de X-Men154 Cependant, McFarlane lui-même s’en est toujours passé pour les séries sous sa responsabilité directe.155 Rob Liefeld, cité par Michael Dean, « The Image Story »,op. cit.

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mort de Sherlock Holmes imaginée par Conan Doyle pour

ne plus avoir à se consacrer au personnage. Cependant, cet

exemple historique souligne bien la différence entre les

deux « évènements » ; là où Conan Doyle avait dû

ressusciter Holmes sous la pression populaire, la mort et la

résurrection de Superman correspondaient à un calcul

commercial a priori. L’écueil évident d’une telle stratégie

est qu’elle suppose le public manipulable par des procédés relativement grossiers, un mépris

commercialement pertinent sur le moment, mais non viable à long terme.

La crise et ses causes possibles

La « mort » de Superman est donc un symptôme de l’engouement spéculatif créé par la politique

d’éditions limitées et de pseudo-évènements, savamment maîtrisée tant par Marvel que par DC en

cette année 1993.156 Il s’agit également d’un des éléments déclencheurs de la crise majeure de

l’industrie du comic book aux Etats-Unis à partir de 1994. Il existe plusieurs hypothèses pour

expliquer cet effondrement, mais elles se rejoignent sur l’essentiel, l’épuisement du marché spéculatif

conduisant à une crise du réseau de distribution, entraînant à son tour une baisse des ventes et

renouvelant encore le cycle. La distribution des comic books avait en effet basculé à la fin des années

70 de la vente dans les grandes surfaces via des centrales de distribution à un concept nommé le

marché direct (« direct market »), au sein duquel les éditeurs livraient directement des revendeurs

spécialisés. Le problème de ce système est que les risques inhérents à la distribution d’une nouvelle

série reposaient essentiellement sur les boutiques, en bout de chaîne, obligées de pré-commander et

donc de payer des bandes dessinées sans avoir pu juger de leur qualité. Dès lors, au moment où

l’intérêt du public déclina pour les variantes onéreuses imaginées par les éditeurs, ce furent les

boutiques qui subirent le plus fortement le contrecoup. L’accumulation d’exemplaires invendus, sans

possibilité de retour, bloquait les liquidités nécessaires à la commande de nouvelles série, seules à

même de permettre aux magasins de revenir à l’équilibre. Si le nombre de boutiques spécialisées était

passé de 3000 à 10000 entre 1990 et 1993, près de 10% d’entre elles firent faillite dans les six derniers

mois de cette dernière année157. Il va de soi que le ralentissement important des ventes eut des effets

désastreux également pour les finances des éditeurs, et tout particulièrement pour Marvel, placé à

plusieurs reprise en liquidation. Ces difficultés ne les incitant pas à soutenir les détaillants en leur

concédant des conditions plus avantageuses, la crise ne pouvait aller qu’en s’amplifiant jusqu’à ce que

156 Et joyeusement soutenue en dehors même du milieu des comics, voir par exemple Elisabeth Fenner,« Superman Dies ! Investing in Comics Live! », Money vol. 21 n°12 (Décembre 1992), 19157 Sridhar Pappu, « We Need Another Hero », Salon.com (2000), http://archive.salon.com/people/feature/2000/10/18/moore/index.html

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Superman n°75 (1993)

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les ventes atteignent un plancher correspondant à un lectorat indéfectible. Entre 1993 et 2000, le

nombre de comic books vendu chaque mois passa ainsi de 48 à 7 millions, soit une baisse près de

85%158 (d’autant plus impressionnante quand on rapporte ces chiffres aux 8 millions de X-Men n°1

vendus lors de sa sortie).

Le choc causé aux spéculateurs par la résurrection rapide de Superman apparaît comme un

phénomène aggravant plausible, puisque le retour du personnage correspond assez précisément au

début de la crise, au milieu de 1993. Il semble cependant hasardeux de voir dans cet événement

l’explication globale de l’effondrement du marché. Une hypothèse plus crédible attribue à Image la

responsabilité de l’effondrement du système, étant bien entendu que cet effondrement se serait produit

à terme, comme dans tous les autres exemples d’envolée spéculative159. Grisés par leur succès, les

principaux auteurs d’Image, à l’exception de McFarlane et Larsen, prirent en effet rapidement du

retard dans la publication de leurs séries respectives. Or, le système de pré-commande rendait tout

délai coûteux pour les revendeurs, d’autant que la structure feuilletonesque adoptée reposait sur le

suspense et l’habitude d’achat, deux éléments qui résistent mal à une attente prolongée. En plus de la

contrainte financière pour les distributeurs, ces retards généraient donc mécaniquement des invendus,

après épuisement de l’intérêt du public. L’enthousiasme suscité par les différentes séries de la jeune

maison d’édition était une des clés du problème, puisque ces problèmes ne dissuadèrent pas les

revendeurs de continuer à les commander massivement. La mini-série cross-over Deathmate, qui

devait réunir tous les artistes Image, et ne négligeait pas d’offrir des couvertures alternatives, apparaît

alors comme le point culminant de cette incompréhension. Les quelques mois de retard finirent par

épuiser complètement l’intérêt du public, et l’ « événement » fut un échec retentissant fin 93-début 94,

après avoir bloqué des sommes considérables lors des pré-commandes. Néanmoins, ces dates

indiquent bien qu’il ne s’agit là que d’un facteur aggravant de la crise naissante. En réalité, la

principale explication du phénomène tient sans doute à la lassitude du public, tant vis à vis du

paradoxe des numéros « spéciaux » tirés à quelques millions d’exemplaires que des options narratives

développées dans l’après Watchmen.

En quelques mots

L’article déjà cité « Vos comics valent-ils vraiment de l’or ? » paru dans Scarce dès 1993, et

résume le paradoxe de la démarche suivie par les grands éditeurs au début des années 90

158 « We Need Another Hero », op. cit.159 Cette hypothèse est mentionnée par Michael Dean, « The Image Story »,op. cit.

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Est-il possible à un éditeur d’aller encore plus loin (et de gagner encore plus d’argent) ? La réponse est oui. On peut laisser tomber complètement la fiction. Ne reste alors que la stratégie. On peut vendre directement à un public avide la stratégie de la firme.160

. Si Image reste l’emblème de cette transformation des super-héros en simples produits de

consommation, la jeune maison d’édition est plus un symptôme du phénomène que sa cause. La bulle

spéculative apparue autour des comics avait toutes les chances d’aboutir à cette surexploitation,

débouchant à son tour sur une crise réelle161. La profonde transformation des textes eux-mêmes,

résultant de ce phénomène confirme a posteriori l’ambiguïté du statut des comics de super-héros avant

cette période. Cette métamorphose en produit culturel de consommation permet de déduire à rebours

l’existence d’un état initial différent. Lorsqu’il devint évident que le public avait cessé d’être aussi

avide de pure stratégie spéculative, c’est logiquement un retour à cette étape antérieure que tentèrent

les éditeurs, et plus particulièrement aux recettes les plus éprouvées de celle-ci.

160 « Vos Comics valent-ils vraiment de l’or », 18161 L’effondrement de l’économie électronique fournit un autre exemple tout à fait comparable de ce mécanisme d’entraînement.

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Kingdom Come et la réaction néo-classique

En dépit des perspectives rapidement dessinées précédemment, la crise du marché des comic books ne

suscita pas une réaction immédiate de la part des principaux concernés. Les couvertures multiples, les

gadgets et autres coups de marketings survécurent en effet aux premières difficultés économiques. DC,

par exemple, n’hésita pas à briser puis ressusciter bon nombre de ses personnages principaux, dont

Batman ou Green Lantern. Marvel, de son côté, parvint à entamer grandement la popularité de son

personnage le plus connu, Spider-man, en tentant de lui donner une nouvelle jeunesse. L’opération

consista à prétendre qu’il avait été remplacé par un clone une quinzaine d’années plus tôt, afin de

permettre aux scénaristes de re-développer le personnage en partant sur de nouvelles bases. La

grossièreté du procédé et la rupture de continuité dans la série provoquèrent de telles réactions de la

part des amateurs que la décision fut finalement prise de rendre son rôle au Spider-man original, en

prétextant une nouvelle erreur sur la personne. En cette même années 1996, après une série d’achats

visant à élargir son champ d’activité, Marvel fut d’ailleurs mis en faillite (selon les modalités prévues

par la loi américaine, qui permet à la compagnie de continuer à exercer son activité). Ces différentes

tentatives ne parvinrent pas à enrayer la chute des ventes, pas même lorsque les deux grands éditeurs

rivaux décidèrent de s’allier, en 1995-96, pour produire une série de cross-over réunissant les héros

des deux univers. Un exercice de style intéressant pour l’exégète, et nettement moins pour le lecteur

classique, donna même naissance à une éphémère ligne Amalgam, dans laquelle évoluaient des super-

héros produits du croisement entre les personnages les plus populaires des deux compagnies. L’ironie

d’un traitement purement fonctionnel des super-héros réduits à leurs animaux totémiques et gadgets

plus ou moins originaux ne semble pas avoir fait partie des objectifs initiaux de la série.

Cette alliance de circonstance entre Marvel et DC correspond à une prise de conscience de

l’ampleur des problèmes auxquels ils étaient confrontés. Bien que mal menée, la tentative (de même,

d’ailleurs, que la « relance » de Spiderman) constitue une réaction positive, une tentative pour

modifier l’orientation d’un genre super-héroïque en situation d’échec. Image, pour sa part, continuait à

produire les séries ayant assuré le succès initial de la compagnie, mais sous la responsabilité

d’assistants des artistes originaux. Ceux-ci étaient en effet plus occupés à développer des projets

alternatifs (jouets, films, dessins animés…) qu’à créer des bandes dessinées. Il aurait été surprenant

que la compagnie symbolisant le mieux l’esprit du genre au début des années 90 propose une

alternative à cette conception. Manifestement, la lassitude du public vis à vis des super-héros ne

pouvait être contrebalancée uniquement en abandonnant les procédés les plus mercantiles  ; l’ampleur

de la désaffection nécessitait un changement de direction radical, et c’est une nouvelle fois DC qui prit

la responsabilité de mettre en place et de promouvoir cette évolution. La stratégie était finalement

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Page 126: La bande dessinée de super-héros 1986-2000: vers l'âge adulte ?

assez simple : refonder le genre super-héroïque en s’appuyant sur ses figures les plus emblématiques.

La confiance accordée à cette formule reposait sur le succès d’un antécédent convaincant, pour une

fois étranger au monde de la bande dessinée.

La série animée Batman

En 1992, Batman a été déconstruit par Frank Miller,

Alan Moore, Grant Morrison et d’autres scénaristes

moins talentueux. Tim Burton a quant à lui porté deux

fois le personnage a l’écran en le présentant comme un

être faible, torturé, pâle reflet de ses adversaires

costumés162. Pourtant, Fox TV propose cette même

année, dans ses programmes pour enfants, une série

animée placée sous la responsabilité du producteur et

graphiste Bruce Timm, sur des scénarios de Paul Dini.

Celle-ci se distingue d’abord d’un point de vue

technique, avec une animation fluide, mais surtout un graphisme étonnant de personnalité et

d’originalité. Employant une esthétique art déco clairement identifiable pour une représentation

élégante et très épurée, le dessin animé propose une alternative cohérente à l’enthousiasme pour le

clinquant, le métallique et les anatomies exagérées qui sont alors la règle dans les comic books. La

toute première « saison »163 est particulièrement intéressante, puisqu’elle se réfère directement au

Batman créé par Bob Kane en 1939, sans Robin, et dans une ambiance renvoyant clairement aux films

de gangsters des années 30. On reconnaît là une piste esquissée dans le Dark Knight de Miller, mais

oubliée par ses suiveurs, au profit des aspects plus modernes de l’œuvre. Le personnage lui-même

renoue avec une certaine tradition héroïque abandonnée après 1986. Mâchoire carrée, carrure

impressionnante, Batman est posé comme une force énigmatique, implacable, et habité par une

mission de justicier qui en fait plus qu’un simple être humain. Ce pouvoir de fascination lui permet de

rester le point focal des différents épisodes, sans se faire voler la vedette par ses adversaires bariolés ni

cesser d’incarner une figure positive. Le développement psychologique du personnage n’est pas

absent, mais ne remet pas en cause les motivations du personnage quant à son rôle de justicier, ni la

frontière nette existant entre lui et les méchants de la série. En d’autres termes, le pari du dessin animé

est de traiter les fondements du genre super-héroïque avec respect, ne se permettant que quelques

touches d’ironie occasionnelles. L’abandon des problématiques développées dans l’après Watchmen

pourrait être lu comme un processus mécanique de simplification dû au médium, mais la qualité 162 Voir le manque de charisme de Michael Keaton (Batman), comparé à Jack Nicholson (le Joker dans Batman), Danny de Vito ou Michelle Pfeiffer (respectivement le Pingouin et Catwoman dans Batman Returns)163 Une « saison » correspond à une année de diffusion, dans le cadre des programmes télévisés

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Batman par Bruce Timm

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scénaristique aussi bien que technique de l’ensemble permet de conclure qu’il s’agit bien là d’un choix

esthétique. Timm et ses collaborateurs ne peuvent ignorer la remise en question des conventions qu’ils

reprennent, mais là où les scénaristes d’Image avaient choisi de résoudre le dilemme en évacuant toute

profondeur psychologique, le choix effectué ici sonne affirmation d’une nécessaire restauration de

l’intégrité de ces conventions. Dini explique ainsi en interview qu’il n’a jamais tenté d’humaniser le

Joker, qu’il perçoit comme un véritable monstre164, un désaveu explicite et assumé de ce qu’avaient

tenté de faire aussi bien Miller que Morrison.

Un des intérêts de cette série animée est de se présenter non pas comme une adaptation mais

comme une interprétation nouvelle du personnage, empruntant aux bandes dessinées des éléments

narratifs, mais développant un style propre. Ce refus du statut de simple produit dérivé est illustré par

l’introduction de personnages propres à cette version, sans pour autant que cette démarche apparaisse

comme un simple prétexte à la création de produits dérivés165. Certains ont d’ailleurs été intégrés

depuis à l’univers « officiel » de Batman, au côté du Joker ou de Double-face. Cette légitimité

artistique est sans doute ce qui explique le succès de la série, qui ne sera arrêtée qu’en 1995, en dépit

de coûts de fabrication très élevés. Il est intéressant de constater que le format d’une série télévisée est

très proche de celui des comic books mensuels, avec ce même état intermédiaire entre histoire

complète et feuilleton, mais évoque également les mini-séries, puisque la division en saisons de

diffusion impose à la version télévisée une articulation qui n’existe pas pour les périodiques, et permet

une certaine clôture des récits. Ces liens permettent sans doute de comprendre pourquoi Batman : The

Animated Series apparaît finalement comme beaucoup plus proche du matériau original que la plupart

des autres adaptations (cinéma, jeux vidéos, etc.) Il n’est donc pas surprenant que les responsables de

DC aient relevé le succès de cette relecture particulière et conclu qu’une telle approche pourrait

constituer une solution à la crise traversée. Bien que ce lien n’ait jamais été avoué explicitement, le

travail de Timm et Dini a été loué et reconnu dans le milieu du comic books dès le début de la série.

Dès lors, ce n’est sans doute pas une coïncidence si l’influence du dessin animé apparaît lorsque DC

reprend les bases de son univers en 1996, un an après l’arrêt de la série. La méthode choisie, recréer

l’aura des super-héros les plus connus en insistant sur leur aspect mythique est en effet étonnamment

proche de ce que décrit Dini dans une interview à propos du personnage de Batman au sein de la

série :

164 Jimmy Aquino, « Making Batman and Superman fly, an Interview with Paul Dini », Animation nerd paradise (1996), http://anp.awn.com/pauldini.html165 Bon nombre de séries animées produites aux Etats-Unis depuis les années 80 ont en effet été produites par des fabricants de jouets, avec parfois un succès considérable et bien plus durables que les figurines plastiques les ayant inspirées (c’est le cas de Thundercats ou Masters of the Universe).

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I didn't intend to write a lot of stories where Batman was center stage. You mentioned "The Man Who Killed Batman," and I left him out completely. I wanted to do that just to show the idea of Batman is as strong as the character is himself. This character is feared and revered and talked about throughout the underworld, and even in that episode where he virtually didn't appear, he was the center of the episode. Well actually, the center of the episode was a little guy who takes credit for killing him, but the aura of Batman surrounds him.166

Cette re-mythification du personnage accompagnée d’une tentative d’enrichissement

psychologique ne constitue pas un retour en arrière, mais bien une réaction aux développements du

genre et au brouillage du profil du héros. Tout laisse à penser qu’un tel dispositif sera plus efficace

encore, transposé au médium au travers duquel ce brouillage s’est effectué. Pourtant, en dépit

intentions similaires à celle de Timm et Dini, le résultat obtenu par DC explore un registre assez

nettement différent. La mini-série emblématique de ce renouveau, Kingdom Come, est en effet

travaillée par des questions absentes du dessin animé, en particulier un souci de commenter l’histoire

récente des comics, de s’y inscrire, mais également de se poser en objet culturel respectable.

Kingdom Come (DC Comics, 1996)

Présentation

Ecrit par Mark Waid et illustré par Alex Ross, Kingdom come est une mini-série composée de quatre

chapitres de 52 pages chacun, dont 47 consacrés à la bande dessinée proprement dite. Publiée à

l’origine en 1996, la série a été reprise l’année suivante en diverses éditions, en incorporant un

épilogue au récit. C’est à cette version « complète » que nous nous réfèrerons ici. Si la carrière de

Mark Waid est celle d’un scénariste relativement ordinaire, ayant connu le succès sur des séries

comme The Flash, pour DC, le cas de Ross mérite d’être étudié plus en détail. Il ne s’agissait en effet

à l’époque que de son troisième travail professionnel dans le milieu des comics, et sa technique

constituait sans doute l’argument de vente le plus efficace de la série. Réalisé en couleurs directes, le

graphisme de Kingdom Come constitue une rupture immédiatement visible avec les autres bandes

dessinées mainstream.

Le récit décrit un futur hypothétique de l’univers DC, dans lequel les principaux héros ont

choisi de s’exiler ou de prendre leur retraite. Superman, en particulier, a choisi de se retirer du monde

après que Magog, un jeune super-héros violent, a tué le Joker et reçu le soutien de la population pour

cela. Le monde laissé à la responsabilité de la nouvelle génération de justiciers masqués est en train de

sombrer dans le chaos ; tous les méchants traditionnels ont été arrêtés ou tués, et les jeunes super-héros

jouent à se battre en mettant en danger la population civile. L’histoire est narrée du point de vue d’un

pasteur, Norman McKay, qui confère à cette situation initiale des accents d’apocalypse imminente,

sensation confirmée lorsque Magog et ses acolytes provoquent une explosion nucléaire qui dévaste le

166 « Making Batman and Superman fly, an Interview with Paul Dini », op. cit.- 128 -

Page 129: La bande dessinée de super-héros 1986-2000: vers l'âge adulte ?

mid-west américain. Superman décide alors de reprendre sa place et de rétablir l’ordre dans le monde,

avec l’aide de Wonder Woman, Green Lantern, Flash et d’autres héros du passé. Tandis que cette

nouvelle Justice League arrête et emprisonne les plus dangereux éléments de la jeune génération, une

alliance se forme pour la contrer, réunissant quelques méchants traditionnels de l’univers DC, mais

aussi Batman et Captain Marvel. Il va s’avérer que ce dernier a été conditionné mentalement, et que

Batman n’a rejoint les rangs de la conspiration que pour saboter celle-ci et tenter de libérer Marvel. En

dépit de cette infiltration, une gigantesque bataille éclate devant la prison où sont enfermés tous les

super-criminels. Le combat central oppose Superman à Captain Marvel, les deux personnages les plus

puissants de ce monde, et il est devient vite évident que l’ensemble de la bataille dépend de cette

confrontation. Cependant, effrayé par l’ampleur de la bataille et par l’autoritarisme de la Justice

League, les responsables de l’O.N. U. décident de bombarder le lieu de l’affrontement. Lors des

ultimes secondes, Superman met Marvel face à ses responsabilités : ils sont les deux seuls à pouvoir

arrêter la bombe, mais il refuse d’en prendre la responsabilité, ne voulant pas ajouter une nouvelle

erreur à celles ayant conduit à cette guerre. Arrêter la bombe risque de mener à un monde dominé par

les super-héros, tandis que son explosion les éradiquerait. Finalement, Marvel s’élance et se sacrifie

pour absorber une partie de l’impact, permettant à quelques super-héros de survivre. Un instant tentés

par la vengeance envers les dirigeants humains, Superman, Batman et les autres rescapés

entreprennent de redéfinir leur rôle dans le monde, déterminés à se faire accepter par les êtres humains

normaux sans imposer leur volonté. Au cours de l’épilogue, Superman et Wonder Woman invitent

Batman dans un fast-food, en civil, pour lui demander d’être le parrain de leur enfant à naître.

Une double allégorie

Kingdom Come affiche ouvertement ses références religieuses, qui fait de la bataille entre super-

héros tout à la fois une Apocalypse et un Ragnarok, le crépuscule des dieux dans la mythologie

Viking. Ce contexte religieux est constamment souligné et rappelé : la série s’ouvre ainsi sur des

images de confrontations entre des créatures fabuleuses (illustration KC 1), tandis que des extraits de

l’Apocalypse selon Saint-Jean s’inscrivent dans des inserts textuels. Il s’avère ensuite que ces images

correspondent au vision d’un super-héros de l’ « âge d’or », Wesley Dodds, précédemment connu sous

le nom de Sandman. Le choix de ce personnage précis n’a rien d’une coïncidence, puisqu’il renvoie à

la série éponyme de Neil Gaiman arrêtée l’année précédente, et sur laquelle nous reviendrons plus

avant dans ce chapitre. Par la suite, le Spectre, autre personnage des années 40, apparaît comme un

ange chargé de transmettre une vision de l’apocalypse imminente au pasteur Norman McKay. Il s’agit

là des premiers indices de l’association développée tout autour du récit entre super-héros et êtres

divins.

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[Spectre] : Un mal inhumain a surgi. L’armageddon approche. / Mais tu l’as vu…/… en rêve.[McKay] : Tu… tu lis en moi ? Tu es un ange ?[Spectre] : Une puissance suprême m’a chargé de punir les responsables de ce mal.167

KC 1 – Kingdom Come n°1, 2-3

La première apparition de Superman, à la page suivante, renforce ce dispositif, puisque le père

tutélaire de tous les super-héros est représenté dans une attitude clairement christique (KC 2). Dès lors,

cette stratégie d’assimilation des justiciers costumés à des dieux devient omniprésente, mais ne se

cantonne pas à un référent strictement chrétien. Ainsi, la version de Flash présentée, si rapide que le

personnage possède littéralement le don d’ubiquité, renvoie à Mercure, via la reprise du casque ailé de

la version de l’âge d’or. Les autres héros classiques subissent un traitement similaire, évoquant à la

geste arthurienne (Green Lantern), le chamanisme (Hawkman) ou encore un démiurge mécaniste

(Batman). Sans même avoir pris part aux évènements, ces différents personnages apparaissent donc

plus grand que nature (« larger than life »), et sont ainsi contrastés avec la horde de nouveaux héros,

destructeurs et mesquins. L’organisation graphique souligne cette division, en offrant à Superman et

consorts de pleines pages épurées, tandis que la nouvelle génération est confinée à des cases étroites, à

des scènes de groupes bariolées et confuses. La force du procédé est de revenir à la méthode même de

constitution des premiers super-héros, pour la plupart inspirés de modèles mythologiques facilement

identifiables. A l’instar des personnages des années 90, la nouvelle génération dans Kindgom Come est

pour sa part modelée comme un collage d’éléments disparates, allant du film Alien au cyberpunk en

167 Kingdom Come n°1, 21- 130 -

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passant par une imagerie hip-hop standardisée. Ainsi, l’opposition soulignée par la série n’est pas

artificielle, mais se contente d’amplifier une ligne de fracture régulièrement dissimulée par les

modernisations successives des héros classiques.

Ce questionnement du statut des super-héros originels, rapporté soit à celui de leur descendant

soit à celui des êtres humains qui les entourent, devient peu à peu l’enjeu principal du récit. Le choix

d’un focaliseur humain ne prend d’ailleurs son sens que lors de l’ultime scène, lorsque McKay se

charge de convaincre Superman d’accepter de cohabiter de nouveau avec les humains normaux.

Jusqu’à ce moment (Kingdom Come n°4, 34), il n’a en effet qu’un rôle de spectateur et commentateur,

évoquant certes les chœurs des tragédies grecques, mais aussi, de façon plus flagrante, les voix-off

chargées de donner un sens aux films hollywoodiens les plus décousus. La lecture mythologique du

récit tient en effet beaucoup à ses commentaires extérieurs aux évènements, qui mettent exergue le

délicat équilibre entre pouvoirs et responsabilités. L’écart entre les évènements narrés et le

commentaire qui en est fait remonte sans doute au mode d’écriture de la série. Ross était responsable

de l’idée de base, de la trame principale ainsi que du choix de faire du pasteur un narrateur privilégié,

en d’autres termes de l’approche mythologique. Waid, quant à lui, est surtout crédité pour avoir

enrichi les rapports entre les personnages principaux et approfondi la structure globale168, apportant

donc une deuxième voix, dont la trace reste perceptible. Les différentes lectures de l’œuvre sont

cependant nettement hiérarchisés. Conflits entre personnages et difficulté de l’exercice du pouvoir

constituent un premier niveau de narration, correspondant à la perception des personnages eux-mêmes.

168 Bennett Neuhauser, « Interview with Alex Ross », Worlds of Westfield (1996), http://westfieldcomics.com/wow/frm_int_007.html

- 131 -

KC 2 – Kingdom Come n°1, 21

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La lecture mythologique encadre et englobe la précédente, par l’entremise d’un narrateur intra-

diégétique mais quasi-omniscient. Cependant, il ne s’agit encore là de niveaux explicites.

Le véritable message de Kingdom Come est en effet dissimulé dans un troisième type de lecture.

L’œuvre constitue en effet une description subjective de l’histoire du genre super-héroïque et une prise

de position quant au devenir de celui-ci. Il ne s’agit d’ailleurs pas là d’une interprétation contestable,

mais bien de l’intention initiale des auteurs, comme le confirment plusieurs interviews169. Le

personnage de Magog renvoie ainsi directement aux personnages comics de Marvel et Image du début

des années 90 : son œil et son bras cybernétiques permettent même de le lier plus précisément à Cable,

création de Rob Liefeld ayant généré de nombreux clones dans les séries Image. La multiplication de

héros violents et laids ayant éclipsé la noblesse de leurs prédécesseurs se lit alors comme un résumé

allégorique des évolutions que nous nous sommes attachés à décrire jusqu’à présent. L’honnêteté de

cette perspective historique est d’ailleurs douteuse, si l’on se souvient que les principaux héros de DC

avaient eux aussi subi des cures de modernisation durant la période mentionnée, au lieu d’être

simplement « exilés » comme dans le récit. Ne se contentant pas de cette rétrospective quelque peu

révisionniste, Ross et Waid proposent leur solution au problème tel qu’ils l’identifient par la voix de

leur narrateur : « Cette progéniture s’inspire des mythes de ses aïeux, mais pas de leur morale. Ils ne

défendent plus le bien, ils se battent pour leur plaisir ». Kingdom Come propose donc un véritable

programme pour redéfinir le genre, passant par la disparition de l’immense majorité des personnages

créés depuis les années 50, et suggérant de réorganiser celui-ci autour de ses figures emblématiques.

La mise en page reflète d’ailleurs ces options radicales, puisqu’il est difficile de ne pas voir dans

l’absence totale de marge une métaphore du nécessaire retour à des valeurs fondamentales présenté

dans le texte. Le corollaire de la subjectivité manifeste dans la relecture de l’histoire des super-héros

est donc une nostalgie revendiquée. Le paradoxe de cette démarche est qu’elle constitue une nouvelle

occurrence de la démarche auto-analytique ayant indirectement conduit à la tendance dénoncée. Le

Superman en pleine incertitude de la série tient bien plus du Dr Manhattan de Watchmen que du

personnage monolithique originellement créé par Siegel et Schuster.

Auto-référentialité et aspirations élevées

Un des attraits de la série pour les spécialistes est l’abondance de références insérées par Ross

dans ses planches, lesquelles permettent d’enrichir la critique du genre, en évoquant un univers bien

plus vaste que ce que l’intrigue mobilise effectivement. Depuis un aperçu fugitif des héros de la

Marvel jusqu’à la présence de Rorschach dans un bar en passant par les innombrables versions

vieillies ou réinventées des personnages de l’univers DC, chaque planche fourmille d’allusions et de

clins d’œils. Pour Ross, la portée de ces repères est d’ailleurs très limitée : « Il doit y avoir quelque

169 Par exemple Gérard Morvan et Jean-Marie Jonqua, « Interview Alex Ross », Heroes (1998) http://heroes.chez.tiscali.fr/d-talks/html/ross.htm

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Page 133: La bande dessinée de super-héros 1986-2000: vers l'âge adulte ?

chose en arrière-plan, alors, au lieu de dessiner des choses inintéressantes, pourquoi ne pas y insérer

des petits trucs. »170 En réalité, cette surabondance, de même que l’absence de toute explication

concernant les protagonistes les moins célèbres du récit, devient une composante narrative essentielle.

Elle rend en effet palpable la complexité et le foisonnement de l’univers décrit, à la fois synthèse et

extension de toutes les séries publiées par DC. Le lecteur néophyte ne peut qu’être dérouté par des

références dont la plupart sont inintelligibles même pour qui s’intéresse au genre. Si la plupart ne sont

pas nécessaires à une bonne compréhension des évènements, la perception globale de Kingdom Come

dépend néanmoins de ce degré de connaissance du folklore super-héroïque. Du fait de la nécessité de

ces connaissances préalables, le commentaire sur le genre finit par entraver la lecture mythologique.

L’œuvre n’est plus alors accessible qu’à un public déjà connaisseur. Ce refus manifeste d’ouverture

est ainsi relevé par Scott McCloud dans un commentaire qui, sans viser explicitement le travail de

Ross et Waid, résume de manière critique le phénomène décrit plus haut  : « les bandes dessinées de

super-héros se sont refermées sur elles-mêmes et ne font plus rêver »171. Cette auto-référentialité,

associée à une relecture nostalgique et réinterprétée de l’histoire du genre permet de résumer le

courant incarné par Kingdom Come sous le terme de néo-classicisme172.

Les options narratives que nous venons de relever modifient a posteriori l’évaluation du rôle

joué par les composantes mythologiques du récit, et en particulier par la mystique chrétienne. La

perception de l’ensemble de Kingdom Come en tant que commentaire du genre met en effet en

évidence une confusion permanente entre Histoire et histoire du genre super-héroïque. La religion,

pourtant présentée comme une force transcendante, se trouve instrumentalisée et subordonnée aux

préoccupations et aux codes du genre. Cette récupération, assez similaire à celle que nous avions

obsevé dans Spawn, nous rappelle que le travail de Ross et Waid s’inscrit dans le fonctionnement

global de la culture de masse, ce que de nombreux éléments tentent de nier au sein du récit. Cette

aspiration à une légitimité artistique est en effet nécessaire pour crédibiliser l’opposition revendiquée

170 Gérard Morvan et Jean-Marie Jonqua, « Interview Alex Ross », op. cit.171 « Superhero comics have become increasingly inbred and unispiring », Reinventing Comics, 117172 Ou encore « nuevo traditionalism », étiquette employée par Ray Mescallado dans une interview de The Comics Journal avec Kurt Busiek.

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KC 3 – Kingdom Come, épilogue

Page 134: La bande dessinée de super-héros 1986-2000: vers l'âge adulte ?

entre la noblesse des héros du passé et leurs descendants, dépourvus d’élégance et de profondeur.

L’identification de Superman et ses confrères à des figures mythiques participe de cette mise en

perspective, mais c’est surtout le traitement graphique la série qui retient l’attention. Déjà remarqué

sur Marvels, le travail de Ross emprunte plus à une tradition picturale « classique » qu’à la stylisation

en vigueur dans le monde des comic books. La juxtaposition occasionnelle des deux modes de

représentation (illustration KC 3) souligne cette rupture, et ce d’autant plus que les intrusions du

graphisme plat des séries traditionnelles se fait dans le cadre d’un fast-food exploitant

commercialement l’image des super-héros. Graphisme et narration concourent donc à distinguer

Kingdom Come de ses prédécesseurs, marquant son aspiration à un statur d’œuvre d’art qui

légitimerait ses jugements de valeurs. Les difficultés suscitées par le procédé sont de deux ordres.

D’abord une certaine hypocrisie, qui consiste à affirmer une différence fondamentale avec le genre

super-héroïque tout en se posant en héritier de celui-ci. Ce paradoxe est bien résumé par la ré-

interprétation des origines de Batman ou Superman, nécessaire pour débarrasser la dialectique mise en

place du parasitage que constituent les trop célèbres images d’origine (illustration KC 4). Ensuite, ce

parti pris a pour effet de refuser d’inscrire l’aspect graphique de Kingdom Come dans le paradigme des

illustrations de bandes dessinées, pour tenter de lui attribuer une valeur absolue. Or, la maîtrise

technique indéniable de Ross, renforcée par un talent certain pour les portraits, n’en fait pas pour

autant un artiste remarquable. Si le travail réalisé à l’échelle de l’album impressionne par sa qualité

globale, avec quasiment 200 planches et des illustrations additionnelles abondantes, l’académisme de

l’ensemble et certaines maladresses rendent difficile d’apprécier ces toiles autrement que pour leur

fonction à l’intérieur de la série. Au sein d’un système qui revendique implicitement une échelle de

comparaison peu compatible avec l’ampleur du travail fourni, les illustrations de Ross soulignent tout

à la fois l’ambition du projet et son relatif échec. Une réalisation graphique hors du commun aurait

sans doute permis de à Kingdom Come de réaliser son objectif, être à la fois dans le genre et au-dessus

de lui, mais le point de comparaison reste ici Jack Kirby plutôt que Renoir ou Géricault173.

173 L’académisme de Ross apporte incidemment un écho pictural au choix de l’étiquette « néo-classique ».- 134 -

Page 135: La bande dessinée de super-héros 1986-2000: vers l'âge adulte ?

Deux projets précédents

Une autre série, parue en 1994, deux ans plus tôt, mérite d’être mentionnée. Publiée par Marvel

Comics, elle était simplement titrée Marvels. Sur des scénarios de Kurt Busiek, Ross y étrennait son

style particulier, avec une maîtrise technique moins maîtrisée que lors de sa collaboration avec Waid.

Le principe de la série était de relater les principaux évènements de l’univers Marvel dans les années

60, du point de vue d’un journaliste. La série jouait également sur le contraste marqué entre la stature

des super-héros et des simples êtres humains les environnant, pour parvenir à une perception quasi-

mythologique des justiciers costumés. Les similitudes entre les deux projets sont donc nombreuses,

mais ne doivent pas masquer une différence essentielle. Marvels est en effet une relecture, une

nouvelle représentation d’éléments déjà décrits par ailleurs, et assume donc pleinement son statut de

palimpseste. Le travail réalisé sur la série est de l’ordre de l’hommage révérencieux, même si le choix

d’un narrateur intra-diégétique dénué de super pouvoirs aboutit à une perspective très éloignée de celle

de ses modèles. Ouvertement nostalgique, Marvels n’affiche aucune prétention propre, d’autant que

les évènements décrits sont très exactement ceux des comics de Marvel dans les années 60, sans

altération notable et donc sans tentation révisionniste. Dans ce contexte, les choix graphiques de Ross

son mis en relation avec les graphismes originaux, signés Kirby ou Ditko, et non plus avec un idéal

artistique extérieur. La filiation entre les deux projets est observable et attestée, mais au-delà de

ressemblances superficielles, les deux séries poursuivent des objectifs très différents, en particulier du

fait de l’absence dans Marvels de toute visée didactique ou moralisatrice.

Un autre projet antérieur mérite d’être mentionnée, même brièvement, il s’agit du projet

Twilight of the Superheroes, de Alan Moore, jamais concrétisé174. Conçu pour DC après le succès de

Watchmen, il évoquait le futur des héros costumés, la mort de la plupart d’entre eux et s’achevait sur

174 Des versions du script sont néanmoins disponibles sur Internet, en dépit de multiples tentatives de DC pour décourager les sites les hébergeant.

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KC 4 – Kingdom Come n°3, 18

Page 136: La bande dessinée de super-héros 1986-2000: vers l'âge adulte ?

une confrontation entre Superman et Captain Marvel. Là encore, de nombreuses similitudes avec

Kingdom Come, même s’il semble établi que Ross avait commencé à travailler sur la série avant

d’avoir vent de ce projet avorté et relativement peu diffusé175. Il s’agit donc d’une coïncidence, mais

celle-ci rend plus fructueuse encore la comparaison entre les deux textes. Elle permet en effet de

constater à quel point les choix narratifs de Ross et Waid donnent une coloration nostalgique et

passablement conservatrice aux évènements décrits, alors qu’une approche radicalement opposée était

possible. Le traitement de la sexualité de Captain Marvel, éternel enfant torturé par son désir, dans

Twilight est un exemple parmi d’autres de la redéfinition globale des personnages imaginée par

Moore. Le projet n’entendait pas non plus se limiter aux super-héros, puisque d’autres personnages de

pulps auraient fait leur apparition, comme Tarzan, The Shadow ou Doc Savage, en lieu et place du

cloisonnement volontaire et revendiqué du genre, dans Kingdom Come. L’objet de cette double

comparaison, est de démontrer que le contenu de la série relève bien d’un programme, d’une démarche

volontaire, puisque ni son graphisme ni son scénario n’impliquaient mécaniquement de tels choix

idéologiques et narratifs.

Statut emblématique

Choisir Kingdome Come en tant qu’emblème du néo-classicisme se justifie d’autant plus

facilement que DC plaçait de toute évidence beaucoup d’espoirs en la série. Entre une « preview »

dans Wizard, le magazine de bande dessinée le plus vendu aux Etats-Unis, les t-shirts et autres posters,

l’abondance du matériel promotionnel témoigne de l’investissement de l’éditeur pour assurer son

succès. Ni Ross ni Waid ne mentionnent une quelconque ingérence éditoriale au moment de la

création de l’ouvrage, mais la popularité de celui-ci tient sans doute également pour beaucoup aux

efforts commerciaux déployés lors de sa sortie et par la suite. On peut ainsi dénombrer pas moins de

trois formats de rééditions après la publication initiale, un jeu de carte, une adaptation en roman et une

suite (The Kingdom, sans Ross ni Waid). En d’autres termes, Kingdom Come n’est pas seulement un

bon résumé du mouvement néo-classique, il en est le porte drapeau officiel. On lira ainsi avec intérêt

le commentaire suivant de Waid, tiré de la preview pour Wizard, et faisant donc partie des arguments

commerciaux mis en avant :

I defy you to find anything inherently grim and gritty about a man who soars through the air like an eagle. There is nothing harsh, nothing fierce about that kind of grace and lyricism.176

Un mouvement global

175 Version confirmée par Moore lui-même, Paul Gravett. « Entretien avec Alan Moore », 9e Art n°6 (2001)176 Mark Waid. Kingdom Come Preview (New York : DC Comics, 1995) 4

- 136 -

Page 137: La bande dessinée de super-héros 1986-2000: vers l'âge adulte ?

Pour en être emblématique, Kingdome Come ne constitue pas le seul aspect de la volonté affichée par

DC de rompre avec les développements du genre après 1986. Le sentiment qu’il s’agissait là de la voie

à suivre pour sauver l’industrie de la bande dessinée américaine était si bien partagé qu’il donnait lieu

dès sa formulation à des commentaires sarcastiques de la part de certains auteurs. Warren Ellis, auquel

sera consacré le prochain chapitre, résume ainsi cette prise de position dans son essai « Fairy Tales and

Next Big Thing » :

A friend of mine, an editor in the business - a lovely bloke, if often sadly misguided and occasionally in need of a slapping - is of the opinion that the Next Big Thing will be Silver Age-style comics. For those not in the know, a Silver Age-style comic is a happy comic, free of the bleakness and "grim-and-gritty" that the Eighties brought to the commercial mainstream of the medium (superheroes). People wearing bright costumes, smiling a lot and wisecracking like Spider-Man.177

Le meilleur exemple est sans doute la relance couronnée de succès de la Justice League of

America. A l’origine, il s’agit d’un groupe réunissant les principaux héros de l’univers de l’éditeur,

selon un principe inauguré pendant l’ « âge d’or » (avec la Justice Society of America) et repris dans

les années 60. Au milieu des années 90, le principe même semblait être condamné, puisque les

personnages les plus connus ne faisaient plus parties des membres actifs : redéfinis et relancés, ils ne

pouvaient plus assurer la continuité d’une série fonctionnant essentiellement sur la popularité propre

de chacune de ses composantes. Confrontée à une baisse conséquente des ventes, qui menaçait la

pérennité du concept, DC choisit là encore de revenir à des valeurs sûres, en réorganisant la Justice

League autour de ses piliers, sous le nom de JLA : Superman, Batman, Wonder Woman, Green

Lantern et Flash, ainsi que deux personnages légèrement moins connus, Martian Manhunter (le Limier

de Mars) et Aquaman. La référence revendiquée était cet « âge d’argent » des années 60-70, durant

laquelle la série était apparue, comme le souligne un récent article de Scarce :

La qualité de JLA de nos jours n’est pas sans devoir aux vieux comics des années 60. On peut même écrire sans crainte d’être démenti que les scénarios d’aujourd’hui sont des hommages directs à ceux de Gardner Fox, l’auteur des origines…178

177 Warren Ellis, « Fairy Tales and the Next Big Thing » (1996), http://www.warrenellis.com178 Francis Saint-Martin, « Le plus grand groupe de héros du monde », Scarce n°59 (2001), 7

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Page 138: La bande dessinée de super-héros 1986-2000: vers l'âge adulte ?

Cette relecture nostalgique de l’histoire du genre constitue un des principaux liens de la série

avec Kingdom Come, et suffit à poser les bases d’une esthétique commune. Grant Morrison, scénariste

de JLA, se référait également au cours de ses interviews à la dimension mythologique des héros

classiques179, avec une inspiration allant de la geste Arthurienne à l’idée de Ragnarok, tous deux bien

présents dans l’œuvre précédente. C’est d’ailleurs Waid qui reprit la série en 1999, après le départ de

Morrison. Cependant, la nouvelle JLA diffère de Kingdom Come par son accessibilité à un public non

initié. Ne requérant qu’une connaissance minimale des différents personnages, et non une véritable

érudition, JLA souffre donc moins de cette mécanique d’enfermement dans le genre que nous avions

relevée.

Marvel tenta également à sa manière de revenir à la source de son succès, tandis que les ventes

de ses séries les plus renommées déclinaient constamment. Le remplacement de Spider-man par son

clone était une tentative précoce de réinitialisation du personnage, mais ne remporta pas l’adhésion du

public. L’étape suivante consista, en 1996, à reprendre entièrement certaines séries canoniques, en les

confiant pour un an à Jim Lee et Rob Liefeld, deux des fondateurs d’Image, sous le titre-programme

de Heroes Reborn. L’idée sous-jacente était de laisser les studios dirigés par ces deux artistes ré-

inventer les origines des héros en question sans avoir à tenir compte des quarante ans d’histoire

accumulée pour chacun d’entre eux. Là où DC visait clairement à éradiquer le souvenir des errements

du début des années 90, Marvel fit donc le choix de s’en remettre à des artistes symboles de cette

période pour orchestrer son retour aux sources. Les deux séries confiées à Liefeld, Captain America et

The Avengers, connurent un échec immédiat, et le studio Wildstorm de Lee récupéra la responsabilité

de l’ensemble des Heroes Reborn. Commercialement, le procédé fut relativement efficace, mais sans

susciter un véritable enthousiasme. Ces relances, bien que tentant bien de revenir à une conception

antérieure du genre (les Fantastic Four de Lee empruntent ainsi bon nombre d’éléments à Kirby lui-

179 Gérard Morvan, « Interview Grant Morrison », Heroes (1999), http://heroes.chez.tiscali.fr/d-talks/html/morrison.htm

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JLA (version française) n° 1

Page 139: La bande dessinée de super-héros 1986-2000: vers l'âge adulte ?

même), ne rompaient en effet pas totalement avec l’école Marvel/Image du début 90. Il n’y a donc pas

de stricte équivalence entre cette démarche et celle de DC, sinon une volonté partagée d’exploiter une

veine nostalgique. Partagée par les deux grands éditeurs, cette quête du « prochain gros coup » (« next

big thing ») dans l’histoire des comics ne pouvait que se transmettre aux acteurs moins importants du

marché. C’est chez l’un de ceux-ci qu’Alan Moore apporte en 1996 sa contribution au mouvement

néo-classique et en finit par en illustrer les limites.

Alan Moore, la reconstruction après la déconstruction

Le passage d’Alan Moore sur la série Supreme, au sein des studios Extreme (aussi connu sous le nom

d’Awesome Entertainment) de Rob Liefeld, peut légitimement être considéré comme un

aboutissement de la tendance nostalgique du genre, au même titre que Kingdom Come. Une des

préoccupations des créateurs d’Image avait été de ne pouvoir disposer de l’héritage important

disponible tant pour les séries Marvel que DC, lequel offrait de nombreuses possibilités scénaristiques

ainsi qu’une certaine légitimité aux personnages. Pour compenser cette lacune, ils avaient

régulièrement tenté de souligner les liens entre leurs propres univers et ceux des deux grands éditeurs

en glissant quelques allusion à X-Men (WildC.A.T.S. n°8) ou autres séries reconnues, mais cherchant

plus que tout à récupérer le personnage emblématique de Superman. Plusieurs incarnation du premier

des super-héros existaient ainsi dans les différentes séries Image, tel Majestic pour les studios

Wildstorm, ou Supreme pour Extreme. Des produits de substitution ne dissimulant par leur inspiration,

sans pour autant parvenir à capter l’aura de leur modèle. Or, en 1996, Liefeld et les séries qu’il

supervise sont exclus d’Image. Il devient alors plus vital encore pour l’auteur-dessinateur de

crédibiliser et d’enrichir le cadre dans lequel évoluent ses différents personnages. C’est dans ce

contexte qu’il fait appel à Alan Moore, pour tenter de donner à son Supreme une stature comparable à

celle de son modèle. A ce stade, le personnage est bien inspiré de Superman, mais il s’agit avant tout

d’une création typique de Liefeld, un personnage violent, primaire, doté d’une anatomie fantaisiste. Le

premier travail du scénariste anglais est d’effacer la mémoire de Supreme et de l’inscrire dans une

continuité imaginaire, en en faisant le dernier représentant d’une longue lignée d’incarnations du

même personnage, depuis l’ « âge d’or » jusqu’à la période moderne, en passant par toutes les phases

notables du genre. D’innombrables détails permettent de conclure que c’est bien l’histoire de

Superman que Moore est en train de raconter180, mais une histoire perçue comme une continuité

ininterrompue, là où DC a plusieurs fois remis à zéro la chronologie du personnage. Par ailleurs, on

retrouve dans la série l’attachement du scénariste pour les aspects les plus folkloriques des récits de

Superman, tels que le Krypto le Super-chien, la Forteresse de la Solitude et ses objets insolites ou

180 Un des plus frappants : le premier Supreme, tout comme le premier Superman, est incapable de voler et doit se contenter de petits bonds.

- 139 -

Page 140: La bande dessinée de super-héros 1986-2000: vers l'âge adulte ?

encore les robots construits par Superman à son image181, tous effacés de l’univers DC officiel par

Crisis on the Infinite Earths et recréés pour l’occasion au prix de changements de noms transparents.

Cet ancrage de Supreme dans une perspective historique reconstituée, qui devient par extension celle

du genre super-héroïque tout entier, est véritablement le cœur du travail d’Alan Moore sur la série.

Le dispositif narratif mis en place pour parvenir à ce résultat est complexe. Supreme se souvient

régulièrement d’épisodes de son passé, et Moore en profite pour inclure de longs flashbacks à

l’attention du lecteur. Ceux-ci apparaissent visuellement différents des aventures contemporaines du

personnage, et empruntent le style graphique et le ton correspondant à des périodes précises dans la

chronologie « réelle » des comic books (illustration ci-dessus). Tout en permettant de reconstituer le

« passé » du personnage, ces épisodes possèdent une valeur métonymique ; ils reflètent et illustrent

l’histoire de la bande dessinée de super-héros. La volonté de Moore de ne jamais trahir son dispositif

par une ironie trop marquée permettrait à un hypothétique lecteur naïf de croire que les multiples

flashbacks sont réellement tirés d’épisodes passés, mais il manquerait alors la majeure partie du

contenu de la série. Dans le numéro 44 (Moore avait repris la série au 41), Supreme évoque ainsi la

dernière aventure des Supermen alliés d’Amérique, pastiche de la Justice Society of America, en 1949.

Trois monstres ressemblant au Crypt Keeper des comics d’horreur E.C. proposent aux Supermen de

181 Autant d’aspects déjà mis en valeurs dans Whatever Happened to the Man of Tomorrow, cf. Chapitre 1, « Dark Knight et Watchmen, double coup d’arrêt »

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Supreme, deux styles graphiques pour deux époques (Supreme : The New adventure, n°44, 5 et 10 (1997))

Page 141: La bande dessinée de super-héros 1986-2000: vers l'âge adulte ?

leur donner un aperçu des années 50, via des saynètes évoquant successivement les comics d’horreur,

les récits de meurtres et de corruption (une autre spécialité E.C.) et enfin les parodies pop de Mad

Magazine (là encore, une publication E.C.). A la suite de ce voyage dans le temps, les Supermen

découragés décident de renoncer à leur activité. Derrière ce flash-back se cache donc un résumé d’un

épisode de l’histoire des super-héros, truffée de références et de clins d’œils au lecteur déjà familier

avec cette histoire. Le public visé n’est donc même plus le simple amateur du genre, mais bien

l’érudit, capable d’apprécier une construction complexe et de se satisfaire plus du contenu intertextuel

que du récit lui-même.

Alan Moore a pu déclarer à ce sujet que contrairement à Watchmen, tout dans Supreme a l’air

« simple, facile à lire, distrayant »182, avec une complexité bien dissimulée. La validité de cette analyse

est sujette à caution, puisque le paratexte désamorce d’emblée une lecture au premier degré, avec en

particulier des couvertures pastichant ouvertement celles de numéros classiques de Superman. En

dépit de ses qualités, Supreme apparaît donc comme l’aboutissement de la démarche néo-classique, au

sein de laquelle le genre super-héroïque n’a plus d’autre référent que son propre passé. La relecture

passe nécessairement par une mise à distance, une complexification du propos qui ne peut que rendre

les récits inaccessibles aux nouveaux lecteurs, puisqu’il est impensable de ressasser ce qui est déjà

connu des amateurs. Par ailleurs, il est un paradoxe inhérent à la démarche de reconstruction des

super-héros pré-1986 : le processus de recréation implique une prise de recul par rapport au genre,

recul incompatible avec l’énergie et la naïveté des récits recréés. Si Alan Moore parvient à contourner

cet écueil en travaillant sur un passé imaginaire et affiche l’artificialité de sa recréation, le problème

est patent pour des séries comme les Heroes Reborn ou JLA. En toute logique, ce regard nostalgique

ne pouvait longtemps se faire passer pour l’avenir du genre. C’est ce que soulignait d’ailleurs Warren

Ellis dès 1996, dans son essai déjà cité :

[Silver Age revival comics], appear to speak to a very specific audience -- in the large part, those who grew up with the Silver Age, and to a lesser extent those who have recently discovered those old books. In other words, a fair proportion of those already reading superhero comics. An audience that is dwindling monthly. These people enjoy these books enormously, as they should. But they'll never be the Next Big Thing. They are merely an example of the snake eating its own tail, the comics industry feeding off itself.183

182 Christian Grasse, « Alan Moore, scénariste supreme », Supreme, The New Adventures n°2, (Paris: Generation Comics, 1998)183 Warren Ellis, « Fairy Tales and the Next Big Thing », op. cit.

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Page 142: La bande dessinée de super-héros 1986-2000: vers l'âge adulte ?

Viser le centre pour se différencier de la marge

Outre la crise économique et les autres facteurs mentionnés plus hauts, il est possible d’avancer une

explication structurelle au recentrage du genre super-héroïque sur ses valeurs et ses personnages les

plus identifiables. Cette explication tient à l’apparition de séries se tenant en marge du genre,

empruntant à celui-ci mais aussi à d’autres formes de culture populaire. Ces différentes productions

permettant de baliser les limites de ce qui constitue une bande dessinée de super-héros, il est logique

qu’elles aient conduit ces dernières à se recentrer sur leurs traits les plus caractéristiques. La notion

même de genre dénote en effet une attitude de commercialisation de la culture via sa fragmentation.

Le maintien d’étiquettes précises est donc aussi bien un réflexe qu’une nécessité dans le cas d’un

produit de masse comme les comics de super-héros, et en particulier dans les années 90. Dès lors, ce

qui était simplement à la marge du genre doit impérativement être distingué de celui-ci, défini par ses

productions les plus typiques.

Le principal responsable de cette exploration des frontières du genre est sans doute Neil

Gaiman. Lorsque celui-ci entame sa série Sandman pour DC en 1989, son travail s’inscrit

implicitement dans la continuité des récits de justiciers en costume, même si ses collaborations passées

avec Alan Moore (qui l’a amené à la bande dessinée, et dont il a repris le Miracleman) ou Dave

McKean laissaient soupçonner d’autres ambitions. Sandman se place d’emblée en décalage avec

l’univers super-héroïque, sans pourtant se détacher de celui-ci. Le héros de la série, Morpheus, est le

maître des rêves, mais renvoie également à un autre Sandman, personnage de l’ « âge d’or » quasiment

oublié mais mentionné dans le premier numéro. Le titre de la série lui-même déjoue donc les attentes

du lecteur. Comme nombre de ses confréres, Morpheus est d’ailleurs doté de « super-pouvoirs », et

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Sandman (édition française) n°1

Page 143: La bande dessinée de super-héros 1986-2000: vers l'âge adulte ?

porte un costume toujours identique, qui lui confère une identité visuelle impossible à manquer.

Cependant, les références choisies par la série ne sont pas celles qui ont cours habituellement dans le

genre, puisque Sandman emprunte plus à Shakespeare ou aux Mille-et-une-nuits qu’à Jack Kirby. Le

principe unificateur de la série est de refuser les limites conventionnellement imposées à la narration,

tant du point de vue des scènes représentées (sexualité et violence ne sont pas tabou, sans pour autant

être exploitées systématiquement comme arguments commerciaux) que des œuvres citées. Il est

important de souligner que dans les cas d’emprunts à des récits préexistants, il ne s’agit pas d’une

reformulation mais bien d’une citation ; les personnages de la série interagissent avec la création

originale, mais celle-ci ne se trouve pas réduite à la représentation simplifiée qui en est faite. En dépit

d’une inévitable hybridation du matériau d’origine, Gaiman ne tente pas de l’asservir à ses propres

fins, et limite ainsi le processus de dévoration propre à la culture de masse. Dans ce contexte, la

reprise ponctuelle d’éléments clairement liés aux super-héros ne se lit plus comme une preuve de

l’attachement au genre, mais bien comme une citation de plus.

En réalité, Sandman ne fait qu’illustrer la conclusion à laquelle nous avions abouti à propos de

Arkham Asylum : l’enfermement dans un genre aussi codifié que celui des super-héros aboutit à une

impasse pour un créateur, à moins que celui-ci ne soit intéressé exclusivement par l’exploration de ces

codes. Le problème est qu’un positionnement ouvertement artistique tend à entraîner la désaffection

du public, ce qui, dans le cas des comic books se traduit rapidement par l’arrêt de la série concernée.

Le choix de Gaiman est donc de maintenir Sandman à l’extrême limite du genre super-héroïque, en y

empruntant quelques indices visuels, quelques situations, mais en conservant la maîtrise de la structure

globale. Les différents illustrateurs qui se succèdent sur la série durant ses cinq ans d’existence ont en

commun d’avoir un style relativement accessible, et bien moins déroutant que celui de Dave McKean,

par exemple (qui signe les couvertures). Ces compromis stratégiques ainsi que les talents de narrateur

de Gaiman conduisirent la série à une reconnaissance aussi bien populaire que critique. Après de

nombreux prix et 75 numéros, il put ainsi choisir lui-même d’apporter la conclusion à sa saga, avec la

mort de Morpheus, sans que cette décision soit motivée par des critères commerciaux, ni même par la

volonté de passer immédiatement à un autre projet. Comme il l’explique lui-même, « l’histoire qui

avait commencé dans Sandman #1 était terminée »184. Ce contrôle permanent et cette clôture du récit

permettent de considérer la série comme une œuvre à part entière, dont la réputation a d’ailleurs

permis à Gaiman de lancer avec succès sa carrière d’écrivain.

Cependant, outre ces retombées personnelles, Sandman prouva à DC qu’une série pouvait avoir

du succès même en se maintenant dans un rapport ambivalent avec les codes des récits super-

héroïques. C’est en poursuivant ce raisonnement que l’éditeur créa le label Vertigo, en 1992.

Officiellement, il s’agissait de publier des bandes dessinées pour adulte, un peu à l’image de ce que

faisait la ligne Epic chez Marvel, mais situées dans l’univers général de l’éditeur. En réalité, cet

ancrage dans un monde où évoluent Superman et ses confrères joue un rôle déterminant dans la

184 Gérard Morvan, « Interview Neil Gaiman », op. cit.- 143 -

Page 144: La bande dessinée de super-héros 1986-2000: vers l'âge adulte ?

structure des différentes séries Vertigo, en les forçant toujours à se situer vis-à-vis des super-héros.

Cette thématique inévitable, même si elle reste implicite, conduit la majorité des productions du label

à assimiler les débordements qui étaient ceux du mainstream à la fin des années 80, avec en particulier

des héros psychotiques et un monde extrêmement violent. Le rapport à la production artistique au sens

large, si présent dans Sandman, devient un problème marginal pour des comics dont la raison d’être

est de rassembler ce que les séries classiques ne pourraient accepter, et récupérant de fait tous les

excès de celles-ci. Pour le Comics Journal, l’histoire d’un tueur à gage excentrique traumatisé pendant

sa petite enfance constituerait un récit typique du label185. Preacher de Garth Ennis et Steve Dillon,

l’autre grand succès de Vertigo, apparu en 1994, alors que Sandman se terminait, illustre bien cette

complémentarité par rapport aux récits super-héroïques. Le personnage principal est un être

exceptionnel, doté ce que l’on qualifierait ailleurs de supers-pouvoirs, qui part à la recherche de Dieu.

Personnages cyniques, violence gratuite, humour noir et refus du politiquement correct sont autant

d’indices qui permettent de constater rapidement les différences existant entre la série et un épisode de

Superman par exemple. Et cependant, la marge existant entre ce schéma narratif et celui des récits de

super-héros les plus conventionnels n’est pas très grande. Personnage extraordinaire dans un monde

identifiable et globalement normal, identité visuelle marquée, surnom globalisant (« Preacher ») donné

au personnage principal… les éléments sémantiques du genre super-héroïque sont globalement

présents.

Un autre exemple probant est la série Hellboy, de Mike Mignola, elle aussi primée à de

nombreuses reprises. Publiée par Dark Horse à partir de 1994, elle se situe dans un univers clairement

habité par des super-héros, puisque les premiers épisodes évoquent une « Torche de la liberté » très

semblable au personnage de Marvel Comics des années 40. Hellboy lui-même est un démon

intelligent, rouge, doté d’une force surhumaine, au service de la loi, et portant un surnom élaboré selon

le schéma classique : [élément totémique + « boy »/« man »/« girl »/ «woman »]. En d’autres termes,

il s’agit bien d’un super-héros, si on s’en tient aux critères en vigueur avant 1986. Pourtant, à la lecture

de la série, il devient évident que les sources d’inspiration principales de Mignola sont des auteurs

comme Poe ou Lovecraft. Les sujets et le ton de ces récits font de Hellboy une suite de nouvelles

fantastiques en bande dessinée : bien qu’en empruntant les signes extérieurs, la série ne se revendique

pas comme appartenant au genre super-héroïque. Le commentaire de Mignloa sur son héro est

d’ailleurs assez explicite à ce sujet :

185 «’Too Vertigo,’ you might say, after reading a comic about a quirky hired killer with a history of childhood abuse», Eric Evans, « Marvel’s Failed Promises », The Comics Journal (1999), http://tcj.com/3_online/e_evans_100699.html

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When I came up with Hellboy, I found a middle ground: Here's a recurring character, and if that catches on, I can shoehorn all this kind of subject matter in there.[..] If suddenly I didn't want to do folktales, I didn't want to do H. P. Lovecraft-type horror stuff, and suddenly I wanted to do an outer space thing -- the character is vague enough that I could stick him into that kind of a story also.186

Structurellement, la série n’est pourtant guère différente de Watchmen, où les composantes du

genre étaient déjà détournées de leur usage initial. Cependant, la différence d’intention interdit une

assimilation à la masse des bandes dessinées de super-héros. A l’instar des auteurs des titres Vertigo,

Mignola prend note de l’existence de ces bandes dessinées et de la domination du genre dans le

domaine des comic books grand public, et choisit

de se situer en dehors de celui-ci. La mini-série

Conqueror Worm (2001), apporte un éclairage

rétrospectif sur le fonctionnement de la série

depuis ses origines. Dédiée à Doc Savage et à The

Shadow, le volume présente un personnage

nommé Johnson le Homard, une sorte de proto-

super-héros, très proche des personnages de pulps.

Puisant à des sources qui furent celles de

Superman ou Batman, Mignola propose donc un

développement parallèle, une véritable alternative

au genre des super-héros tel qu’il s’est constitué

puis figé. Le graphisme de l’auteur-dessinateur est

d’ailleurs à l’unisson de cette problématique,

puisqu’il évoque lointainement celui de Kirby

(dans les traits carrés, l’encrage) tout en possédant

une véritable personnalité, un style aisément identifiable.

Le fonctionnement de ces différentes séries tend donc à brouiller les frontières du genre super-

héroïque, puisque c’est précisément sur ces frontières qu’elles s’établissent. Il n’est donc pas très

surprenant d’assister, en réaction, à un re-cloisonnement du genre permettant à celui-ci de se forger de

nouveau une identité propre. Le retour aux personnages emblématiques et aux problématiques pré-

Watchmen participe donc de cette réappropriation et du rejet d’une marge, désormais cantonnée à des

labels séparés et pouvant donc être commodément étiquetée. Le recours à un passé s’étalant sur

plusieurs décennie permet alors de renforcer encore la différence entre ce genre légitime, grand public

et bien installé, et des successeurs ne pouvant se glorifier que de quelques années d’existence au

mieux. Paradoxalement, une série comme Hellboy aurait donc pu être considérée comme faisant

intégralement partie du genre super-héroïque, tant dans les années 70 qu’à la fin des années 80, mais

s’en trouve exclue au milieu des années 90. Image fait quelque peu figure d’exception à cette

186 Christopher Brayshaw, « Mike Mignola Interview », The Comics Journal n°189 (1997), http://tcj.com/2_archives/i_mignola.html

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Hellboy, Conqueror Worm , couverture (Dark Horse, 2001)

Page 146: La bande dessinée de super-héros 1986-2000: vers l'âge adulte ?

constatation générale. La compagnie avait d’emblée hybridé ses récits en important des éléments

disparates de culture populaire (des emprunts au mouvement cyberpunk en particulier) et n’opta pas

réellement pour la nostalgie en même temps que DC ou Marvel. Les plus grands succès de l’éditeur

pour la période qui nous intéresse, Spawn et Witchblade confirment rétrospectivement cette approche

souple et non idéologique du genre, puisque tous deux empruntent au fantastique urbain, à l’ « heroic-

fantasy », sans tenter de retrouver un hypothétique genre super-héroïque « pur », antérieur aux

bouleversements de 1986. Ce que met en évidence la période que nous venons de traiter est en

revanche le caractère ambigu de la notion de genre dans le cas qui nous intéresse. N’appartient

désormais au genre super-héroïque que ce qui est publié sous cette étiquette, soit la définition

minimale et cyclique de tout sous-ensemble d’un médium donné. La question qui est alors soulevée est

celle du confinement d’une étude telle que la nôtre. S’il semble arbitraire de se laisser restreindre par

des étiquettes purement conventionnelles, le choix de traiter d’un système de fonctionnement quel que

soit le nom sous lequel il est publié (ce qui amènerait à revenir plus longuement encore sur Preacher,

Hellboy ou Sandman) ne permet pas de rendre compte des genres tels qu’ils sont perçus, en particulier

dans une perspective diachronique. Dans un souci de cohérence, notamment avec les critères de

constitution de notre corpus d’étude, c’est donc aux super-héros au sens communément accepté du

terme que nous consacrerons la dernière partie de notre étude.

En quelques mots

Spawn aussi bien que Kingdom Come apparaissent comme les symptômes d’un système en voie

d’épuisement. Le basculement d’un mode de traitement à un autre n’est finalement que la conséquence

de l’effondrement économique, en grande partie indépendant du contenu des récits eux-mêmes (à de

rares exceptions près, comme la « mort » de Superman). L’évacuation de tout l’arrière-plan du genre

au début des années 90 n’est qu’imparfaitement compensée par le retour aux années 60 orchestré à

partir de 1996. Dans les deux cas, les super-héros ne fonctionnent en effet qu’en tant que signes

renvoyant à une production passée et s’appuyant sur celle-ci, à défaut de posséder une véritable

substance. En d’autres termes, le système d’ironie autodestructrice mis en place dans l’après-

Watchmen a été évacué en marge du genre, sans être remplacée au sein du mainstream. Les meilleures

productions de cette veine peuvent parvenir à faire illusion, par une technique (narrative ou graphique)

soignée, mais il est facile de comprendre que ce fonctionnement aboutit à l’impasse décrite par Warren

Ellis. Avec la diminution progressive et mécanique du nombre de lecteurs possédant les références sur

lesquelles s’appuient ces récits, ceux-ci sont accessibles à une part de la population de plus en plus

restreinte. La solution semble donc être de remettre en place un système permettant aux bandes

dessinées de super-héros de fonctionner en toute indépendance, en tant qu’objets littéraires sinon

autosuffisants, du moins ne nécessitant qu’une connaissance minimale des règles du genre.

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Page 147: La bande dessinée de super-héros 1986-2000: vers l'âge adulte ?

Chapitre 4 : Ouverture

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Page 148: La bande dessinée de super-héros 1986-2000: vers l'âge adulte ?

The Authority, une structure renouvelée

L’adoption du modèle néo-classique à partir de 1996 se heurta finalement à une difficulté

notable : cette réorientation ne parvint pas à enrayer le déclin des ventes, que ce soit pour l’ensemble

de l’industrie des comic books ou plus spécifiquement pour les bandes dessinées de super-héros. Les

paradoxes et apories de cette option peuvent être résumées en comparant le succès critique du

Supreme de Moore à son impact commercial : couverte de prix, appréciée des spécialistes, la série ne

réalisa que très brièvement les ventes que cette notoriété aurait dû lui assurer187.

Marvel Knights et la piste Wildstorm

Le plus gros succès rencontré par les représentants de cette mouvance, en dehors de l’impact ponctuel

de Kingdom Come, fut la JLA de Grant Morrison, dont nous avons vu qu’elle se situe légèrement en

marge de cette exploration néo-classique. La formule de retour acharné aux périodes perçues comme

étant les plus prospères ne pouvait manifestement pas être maintenue sur une longue période, sous

peine d’enfermer le genre dans une boucle palimpseste sans fin. L’expérience Heroes Reborn de

Marvel n’était d’ailleurs prévue que pour un an, et était donc bien perçue comme une phase temporaire

avant un nouveau développement. Contrairement à DC, Marvel se trouvait en effet singulièrement mal

placé pour laisser le courant nostalgique s’épuiser de lui-même. Les difficultés financières, la perte de

toute identité éditoriale nette (« What constitutes a Marvel book besides sucking ? »188) due en partie à

une difficulté d’adaptation à la concurrence de Image, mais aussi un fond de personnages nettement

moins propice aux perspectives historico-révisionnistes constituaient autant d’obstacles empêchant la

compagnie d’occuper longtemps ce créneau. Le compromis trouvé fut donc de relancer à nouveau

quelques séries, subterfuge utile pour marquer une distance avec la dégradation progressive des années

90 (dont l’arc narratif du clone de Spider-man reste l’emblème), en cherchant à retrouver l’esprit des

deux premières décennies de la compagnie, sans se contenter d’une relecture des succès passés.

Heroes Return constitue le premier axe de cette relance, et fait suite à Heroes Reborn. Il s’agit là de

séries régulières consacrées à des personnages bien connus, avec un classicisme et une retenue qui fait

de ces bandes dessinées des produits de loisirs agréables, sans génie mais également sans prétention.

L’ambition affichée n’est pas ici de créer une œuvre d’art ou de révolutionner le genre, mais bien

d’offrir un produit cohérent et satisfaisant pour les lecteurs : un produit simplement populaire. Marvel

187 Itan Saye, «The Greatest Trick of Them All», 4-Color Review (1998), http://4colorreview.com/guests/awesometrick.shtml188 « Marvel’s Failed Promises », op. cit.

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Knight, un nouveau label créé en 1997, constitue la deuxième étape de la relance de l’éditeur.

Officiellement, il s’agissait de créer une ligne dédiée à des personnages peu connus et particulièrement

ancrés dans un environnement urbain, sous la houlette d’équipes artistiques inédites. Concrètement,

l’idée était de recréer un espace pour des séries un peu plus adultes que celles publiées d’ordinaire,

tout en restant strictement à l’intérieur des frontières du genre super-héroïque. Cependant, la liste des

premiers personnages présents sous cette nouvelle bannière suscite une autre interprétation des

objectifs du label : aux côtés de Dr Strange, Black Panther ou de The Inhumans 189, on y retrouve en

effet deux noms bien connus, Daredevil et le Punisher. Tous deux symbolisent à leur manière les

profondes évolutions du genre dans les années 80, et tous deux avaient quasiment disparus peu après

le début des années 90 (sur un plan commercial, au moins). Leur résurrection marque donc un retour à

cette fin des années 80, lorsque le genre subissait de véritables mutations structurelles, avant que les

stratégies marketing ne deviennent les arguments de vente de séries comme X-Force. Le succès de

Marvel Knight aidant, cette volonté de revenir à un embranchement clé a pu être clairement affirmé au

sein de la compagnie comme l’illustre cette analyse de Stuart Moore, responsable éditorial de Marvel,

trois ans après le démarrage du label :

There was a period in the late '80s when DC did a lot of superhero stuff that was in continuity but was a little more adult, and a little more edgy. Marvel flirted with it a little bit with some books, like Elektra: Assassin, but backed away from it pretty fast. And I think that's something that fans really like. And that's what we really have room to do in Marvel Knights.190

Cette déclaration, extraite d’une conférence de presse, prend un relief particulier si on se sait

qu’Elektra : Assassin était une mini-série de Frank Miller, au graphisme particulièrement déroutant et

touchant aux limites de la bande dessinée de super-héros. Plus qu’une approche « adulte » des

personnages et des situations, il s’agissait bien d’un regard détaché et analytique sur le genre. Si Stuart

Moore minimise ici (et dans le reste de ses déclarations) ces préoccupations, le choix de cet exemple

marque bien une volonté de revenir à des comic books ambitieux, profitant des leçons de la

déconstruction des années 80 mais en oubliant les caricatures suscitées ultérieurement par celle-ci.

Cette conférence de presse, présentant les projets de Marvel en 2001, offre cependant d’autres

intérêts que cette explication rétrospective de la fonction de Marvel Knight. Joe Queseda, auteur et

autre responsable éditorial, y établit notamment un parallèle entre le rôle du label par rapport à sa

compagnie mère et celui joué par le studio Wildstorm vis-à-vis de DC. Si l’objectif est ici ouvertement

de découragé une comparaison entre Marvel Knights et Vertigo, le choix de Wilstorm ce référent n’est

pas innocent, puisqu’il souligne la haute estime dans laquelle est tenue le studio. Celui-ci est

manifestement pris ici comme symbole d’une politique éditoriale innovante mais fidèle au genre

189 Le premier fut créé par Lee et Ditko dans les années 60, Black Panther est un personnage noir apparu dans les années 70, quant aux Inhumains, il s’agit de personnages récurrents dans les aventures des Fantastic Four.190 « Marvel News Conference », The Comics Continuum (2001), http://www.comicscontinuum.com/stories/0104/05/marvelindex.htm

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Page 150: La bande dessinée de super-héros 1986-2000: vers l'âge adulte ?

super-héroïque. Cet hommage implicite, provenant d’un concurrent direct, attire donc notre attention

sur le rôle joué par le studio de Jim Lee dans l’évolution du genre après la vague néo-classique et

jusqu’en 2001. La comparaison de Queseda est d’autant plus singulière, qu’au moment de la création

de Marvel Knights, Wildstorm ne faisait pas encore partie de DC, mais appartenait au groupe Image.

Ce changement de maison mère, assorti d’une clause d’indépendance éditoriale, fut même un des

principaux évènements dans l’industrie du comic book en 1998. La réputation de Wildstorm est donc

telle qu’elle justifie qu’un éditeur concurrent s’affranchisse de la chronologie pour tenter de capter une

part de son prestige. Bien qu’elle ne soit jamais mentionnée au cours de la conférence de presse, une

série en particulier incarne cette alternative mise en place par le studio de Lee à la vague nostalgique

du milieu des années 90, The Authority.

The Authority n°1 à 12 (Wildstorm Productions, 1999-2000)

Présentation

The Authority est une mini-série publiée de mai 1999 à avril 2000, sous forme de comic books

standards de 32 pages chacun (dont 22 de bande dessinée). Elle fait suite à une série régulière nommée

Stormwatch, créée par Jim Lee peu de temps après le lancement d’Image. Aucune connaissance

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Aut 3 – The Authority n°1, 19

Page 151: La bande dessinée de super-héros 1986-2000: vers l'âge adulte ?

préalable n’est cependant nécessaire pour comprendre les évènements se déroulant durant les douze

numéros, à l’exception peut-être de quelques répliques. Le monde décrit est également familier, ne

différant du nôtre que par la présence de « méta-humains », nos super-héros. Warren Ellis, cité dans le

chapitre précédent pour son analyse du mouvement néo-classique, est considéré comme le créateur de

The Authority, dont il signe les scénarios, après avoir déjà écrit Stormwatch pendant plus de deux ans.

Les crayonnés sont de Brian Hitch, encrés par Paul Neary, tous deux relativement peu connus à

l’époque en dépit de travaux pour Marvel et Image. Enfin, la colorisation est assurée par Laura DePuy.

A l’issue des douze numéros qui nous occupent, cette équipe artistique fut remplacée entièrement,

Ellis ayant terminé de raconter l’histoire qu’il avait conçue initialement. Wildstorm souhaitant

poursuivre la publication du titre, la nouvelle équipe fut choisie par Ellis lui-même, et remporta un

succès encore supérieur à celui du quatuor initial. Cependant, les différences de tons étant

considérables entre ces deux époques, il est préférable de se contenter d’analyser un ensemble

homogène et surtout fondateur, celui constitué par cette première année de la série. Nous reviendrons

cependant sur le devenir de The Authority après le départ de Ellis, pour traiter de sa réception et des

réactions qu’elle a produites.

Authority est le nom d’un groupe de super-héros, rassemblés après la disparition de

Stormwatch, une structure similaire, mais placée sous le contrôle des Nations-Unies. Evoluant depuis

le Carrier, un vaisseau naviguant entre les dimensions parallèles qui leur permet de se rendre

instantanément en n’importe quel point de la planète, ils ont décidé d’utiliser leurs pouvoirs pour se

constituer en « autorité supérieure. » L’équipe est menée par Jenny Sparks, « l’esprit du vingtième

siècle », une Anglaise de 99 ans qui en paraît trente, domine l’électricité, fume, boit, jure, et assume à

regret son commandement. Au total, Authority comporte sept membres (illustration Aut 1, le groupe

sans Appolo), parmi lesquels il faut mentionner Appolo et le Midnighter, un couple gay dans lequel il

est impossible de ne pas reconnaître des versions alternatives de Superman et Batman respectivement.

Les douze numéros dont il sera question se répartissent en trois arcs narratifs de quatre épisodes

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Aut 2 – The Authority n°3, 9

Page 152: La bande dessinée de super-héros 1986-2000: vers l'âge adulte ?

chacun, soit trois menaces différentes auxquelles l’équipe devra faire face. Tout d’abord, il leur faudra

arrêter Kaizen Gamorra, une sorte de Fu-Manchu moderne (illustration Aut 2), qui veut littéralement

imposer sa marque sur le monde : en rasant Moscou, Londres puis Los Angeles, il tente de reproduire

son emblème à l’échelle de la planète. Finalement, le Midnighter enverra le Carrier fracasser son

quartier général, à partir duquel il fabriquait des armées de clones dotés de super-pouvoirs. Le

deuxième arc narratif met en scène une invasion depuis une terre parallèle, sur laquelle les extra-

terrestres sont entrés en contact avec l’humanité en l’an 1500. Ravagé par de nombreuses guerres, ce

monde alternatif tente donc d’envahir le nôtre, mais une nouvelle fois, Jenny Sparks et son équipe

parviendront à les arrêter. Ils se rendront ensuite dans le monde parallèle, pour y anéantir le centre de

commande extra-terrestre, au prix de la destruction totale de l’Italie, recouverte par les eaux de la

Méditerranée. Le troisième et dernier arc confirme l’escalade des menaces, puisque Dieu lui-même

revient envahir la Terre. L’entité créatrice de notre planète, une sorte d’immense pyramide vivante,

chemine en effet vers la Terre depuis l’espace, avec l’intention bien établie de la débarrasser d’un

parasite gênant, l’humanité. A bord du Carrier, the Authority se rend donc jusque dans le corps de

l’être démesuré, survit à la rencontre avec ses anticorps, et Jenny Sparks elle-même lui électrocute le

cerveau, en déclarant :

I’m here to save the Earth./ I’m here to get us all through this century. You might think the planet behind us is yours to use, but here is the news: Earth is under new management./ This world is mine.191

Immédiatement après, Sparks meurt à son tour. Le vingtième siècle s’achève avec le passage à

l’an 2000192, et avec lui son rôle. La dernière image de la série est celle d’un nourrisson dans les bras

de sa mère, sur fond de célébration du nouveau millénaire.

Négation de l’innovation

A l’exception peut-être de la dernière citation, ce synopsis ne permet qu’une approche très

superficielle de la série. Tout ici paraît classique, voir éculé, qu’il s’agisse du concept de groupe de

super-héros agissant depuis une station spatiale (ce que faisait la Justice League of America depuis les

années 60), de l’altérité manifeste des différents assaillants ou même de la présence de pseudo Batman

et Superman, dont nous avons vu qu’il s’agissait d’un procédé des plus classiques dans la période de

cette étude. Néanmoins, à l’intérieur de ce cadre contraignant, la série parvient à innover dans au

moins trois domaines distincts et clairement identifiables : caractérisation des personnages, traitement

graphique et choix des références. Autant d’indices qui la singularisent par rapport au reste de la

production super-héroïque disponible à l’époque, et permettent de déceler une structure de

191 The Authority n°12,17 192 Bien entendu, le 20e siècle s’est en réalité achevé un an plus tard, comme le remarque un des personnages. Jenny Sparks a le temps de lui répondre « Don’t blame me, blame the planet that counts it. »

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fonctionnement sous-jacente réellement originale. Il peut sembler étonnant que Ellis lui-même n’ait

pas mis en avant cette caractéristique de son projet, lors de la promotion de celui-ci :

The intention of The Authority, from the perspective of Bryan and myself, is to go utterly nuts. To do all the huge-scale insane concepts that’d’ve never have fitted in Stormwatch. […] We’re going to take a crack at redefining the large-scale superhero book. We’re going to see just how vast and cosmic and crazed we can get.193

L’échelle des évènements constitue effectivement une partie importante de l’attrait de la série,

mais n’est certainement pas son unique caractéristique. L’intérêt de cette profession de foi tient

paradoxalement à ce qui n’y est pas inscrit, à cette réduction volontaire de la subtilité du traitement

graphique et narratif. Il y a là une intention manifeste de promouvoir une perception immédiate et

superficielle, que l’on peut d’ailleurs retrouver dans d’autres déclarations de Ellis à propos de son

travail. La réponse donnée à un intervieweur qui l’interrogeait sur la série, alors prête à débuter, vient

contredire cette approche naïve et enthousiaste en la tempérant par un cynisme perceptible  : « S’il faut

des comics de super-héros pour les adolescents, voilà à quoi ils devraient ressembler – des bouffées de

pure adrénaline, des situations originales et des explosions. Et pourquoi pas ? »194 Manifestement, il y

a ici une véritable stratégie de dissimulation de la part du scénariste, puisque nous aurons l’occasion

de montrer que la série ouvre un véritable champ de réflexion, et ne se limite certainement pas à un

grand spectacle primaire. Cette stratégie apparaît en réalité comme le prolongement du système mis en

œuvre à l’intérieur de The Authority, la manipulation du lecteur de la série étant relayée par celle du

lecteur de l’interview.

Traitement des personnages

Pour fonder cette analyse, il est sans doute nécessaire de faire la preuve du caractère novateur de

la série dans les domaines précités. La composition de l’équipe et la manière dont sont traités les

individus qui la composent révèle d’emblée un souci du détail payant, mais aussi la présence de

processus souterrains significatifs. Bien que repris de Stormwatch, il faut préciser que tous ces

personnages sont des créations d’Ellis, et n’appartiennent pas aux autres scénaristes de la série à

laquelle The Authority fait suite. Jenny Sparks nous offre le premier exemple de cette caractérisation

très précise, loin des clichés du genre. Pour s’en convaincre, il suffit sans doute de la comparer aux

héroïnes les plus fameuses présentes dans les autres compagnies en 1999 : le modèle consacré est

toujours celui de Wonder Woman, souvent mâtiné de références orientales. « Belles dames sans

193 Warren Ellis, « Warren Ellis’ Original Pitch for The Authority » (1998), disponible à l’origine sur le site de l’auteur (http://www.warrenellis.com) le texte en a été retiré, mais des copies sont disponibles ailleurs, par exemple, http://animation.filmtv.ucla.edu/students/wkim/authority/text/Pitch.html194 « If teenagers need superhero comics, then this is what they should be like -- pure bloody adrenaline, strange days, and big things blowing up. And why not? », Matt Springer. « Q and A with Warren Ellis », Pop-Culture-Corn (1999), http://www.popculturecorn.com/print/issues/may99/interview-warrenellis.html

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merci » aux accents romantiques, jeunes filles modèles (Jean Grey dans X-Men) ou pseudo-amazones

(Wonder Woman elle-même, mais aussi bon nombre de personnages féminins chez Image), les super-

héroïnes sont non seulement rares, mais encore extrêmement stéréotypées. Par ailleurs, leurs costumes

et représentations graphiques en générales participent toujours de ce phénomène de pornographie

normalisée décrit dans le chapitre 1. Le personnage de Jenny Sparks échappe quant à lui à la plupart

de ces écueils, puisque Ellis choisit d’en faire une sorte de Bogart au féminin. Bien que séduisante,

elle est toujours représentée en pantalon, souvent en col roulé, et ne se transforme jamais en pin-up.

Au contraire, elle fume, boit, dispense des insultes et des menaces, et de façon plus générale est

représentée avec un maniérisme nettement associé aux clichés de virilité en vigueur dans la culture

populaire. Le personnage est donc complet, empruntant ces deux types de représentation stéréotypées

pour aboutir à une création originale, dont la réussite est d’autant plus notable que les dialogues sont

finalement assez peu présents au fil de la série. Dans le contexte de la bande dessinée de super-héros

mainstream, cette apparition d’un personnage féminin convaincant constitue à elle seule une véritable

singularité195. On perçoit d’emblée à quel point la présence d’un tel personnage peut perturber le

fonctionnement du genre. Jenny Sparks est mise en scène en tant qu’être humain doté de super-

pouvoirs, et non comme une super-héroïne avec une conscience. Il y a donc là un renversement du

système mis en place à la fin des années 80 et encore généralement en vigueur une dizaine d’années

plus tard.

Les six autres personnages du groupe forment trois couples distincts. Le Docteur, un ex-junky

devenu shaman, complète l’Ingénieur, jeune femme ayant fusionné avec quatre litres de nano-

machines pour former un être hybride entre humain et mécanique. A Jack Hawksmoor, qui fait corps

avec les villes, correspond Chen-Li, dite Swift, une sorte de harpie moderne, navigatrice hors pairs,

dotée d’ailes et de pattes antérieures griffues. Cependant, c’est le couple formé par Apollo et le

Midnighter qui permet de mettre le mieux en évidence la subtilité du traitement des différents

protagonistes. Apollo est un colosse blond, capable de voler, d’émettre des rayons thermiques et

puisant son énergie du rayonnement solaire : à la couleur des cheveux et de l’uniforme près, il s’agit

donc d’un équivalent de Superman. Cependant, l’auréole qui entoure en permanence son visage

suggère également son inscription dans une tradition mythologique plus vaste, entre l’ange et le dieu

grec ; dans le contexte d’une équipe de surhomme, il est dès lors difficile de ne pas faire le lien entre le

nom du personnage et le couple apollinien-dionysiaque de Nietzsche. D’autant plus, d’ailleurs, que la

deuxième moitié de ce couple s’incarne dans le Midnighter, personnage sombre, jouisseur et

quasiment sadique, portant une représentation de la lune sur sa poitrine. Cette référence nietzschéenne

n’est pas gratuite, puisqu’elle renvoie précisément à la thématique générale de la série  : des super-

héros (et donc des surhommes) jugeant que leurs pouvoirs leur confèrent un rôle d’autorité supérieure,

195 Ce conservatisme des comic books, bien que nié par Mike Reynolds est attesté dans un registre légèrement différent par le fait qu’Alan Moore fut le premier à mettre en scène un mariage mixte au sein d’un comics à grande diffusion, dans Tom Strong, en 1999 !

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le droit de se créer une nouvelle morale. Par ailleurs, le Midnighter est structurellement semblable à

Batman, puisqu’il s’agit là encore d’un humain sans super-pouvoir à proprement parler, mais soutenu

par une technologie de pointe. Le couple fonctionne donc sur deux niveaux différents, renvoyant aussi

bien à l’histoire des super-héros en bande dessinée qu’à des considérations philosophiques moins

immédiatement accessibles. Ellis ajoute cependant deux autres strates à la caractérisation des

personnages, parvenant à leur éviter de se transformer en signes exclusivement référentiels. Leurs

actions et leurs rapports avec les autres membres du groupe leur permettent en effet d’exister en tant

que personnages fonctionnels de la diégèse. Cette perception littérale dissimule efficacement les

interprétations plus précises du rôle joué par le couple dans la structure de la série, grâce à une

exécution technique irréprochable. Le graphisme des personnages, avec un soin particulier apporté aux

expressions et attitudes, parvient à suppléer à la maigreur des dialogues. Ceux-ci, quant ils sont

présents, révèlent également une véritable qualité d’écriture, ponctuellement marquée par une certaine

auto-ironie. S’ils ne rendent pas « crédibles » ces personnages extraordinaires, ils parviennent à leur

donner une certaine épaisseur, grâce à bon nombre d’échanges inutiles au déroulement de l’action et

ne servant qu’à affiner la perception des différents protagonistes. La conversation entre Apollo et

l’Ingénieur lorsqu’ils se rendent sur la Lune fournit un bon exemple d’échange superficiel faisant de la

série

un

récit

complet, dans la tradition romanesque, plutôt qu’une simple suite d’évènements animés par des

protagonistes-outils.

[Engineer]  How do you do it ?[Apollo] Do what ?[Engineer] Survive. I mean I’m under nine pints of machinery that’s keeping me alive. How do you do it ?[Apollo] Simple. I just don’t breathe.[Engineer] Just like that ? You just don’t breathe when you’re in space ? That’s how you do it ?[Apollo] Well, I’d look a bit stupid if I tried to breathe in space, wouldn’t I ?[Engineer] That’s a good point.196

196 The Authority n° 11, 6- 155 -

Aut 3 – The Authority n°8, page 3

Page 156: La bande dessinée de super-héros 1986-2000: vers l'âge adulte ?

Il va de soi que ce traitement n’est pas caractéristique d’Authority, puisque l’élaboration de

personnages ne se limitant pas à leurs actes est une constante du genre super-héroïque depuis les

années 40. Il s’agit donc d’un fonctionnement normal, mais exécuté ici avec suffisamment de maîtrise

et de conviction pour que la série paraisse fonctionner uniquement à ce niveau, alors même que nous

avons vu que les personnages jouent également un rôle plus symbolique. Par ailleurs, il faut signaler

que même à l’intérieur de la diégèse, les relations entre Apollo et le Midnighter ne relèvent pas

seulement des conventions du genre. Il s’agit en effet d’un couple homosexuel, comme le montrent

une série d’indices (illustration Aut 3) et de remarques de la part des autres personnages. Là encore, il

est possible de ne pas percevoir ce détail197, mais celui-ci est pourtant bien présent à condition

d’accepter la possibilité d’un contenu implicite dans un genre voué au littéral et au démonstratif. On

mesurera mieux la réticence à cette idée en mentionnant que DC refusa l’inclusion d’un baiser entre

les deux personnages dans une série dérivée de The Authority198. Bien qu’il semble difficile de ne pas

être conscient de la nature des relations entre les deux personnages, seule la perspective d’une

représentation explicite suscita cette réaction, confirmant que ce qui n’est ni écrit ni montré n’est pas

considéré comme perceptible par le lectorat des comic books.

Cet exemple permet d’identifier l’originalité de la mise en place des multiples niveaux de

lecture des personnages, avec leur stricte hiérarchisation. Chaque approfondissement de l’analyse

enrichit en effet les niveaux de compréhension précédents, sans pour autant être nécessaire à

l’appréciation de ceux-ci. Cette structure gigogne permet ainsi de véhiculer un contenu subvertissant

les limites du genre, en s’abritant derrière un contenu explicite irréprochable, le seul sur lequel les

instances éditoriales songent à exercer un contrôle.

Traitement graphique

La partie graphique de The Authority constitue bien évidemment son aspect le plus aisément

accessible. Une fois dépassée l’influence initiale de l’illustrateur Alan Davis, le style de Brian Hitch

s’écarte des différentes écoles picturales s’étant succédées dans la bande dessinée américaine et

s’avère rétif à une définition précise. Généralement réaliste, il se fait légèrement caricatural à

l’occasion (surtout dans les premiers numéros), en particulier pour mettre en valeur les expressions des

différents personnages. Le rôle de la coloriste, Laura DePuy, est particulièrement notable pour son

alternance entre un rendu excessivement réaliste, dans certains plans généraux, et une utilisation plus

subjective de la couleur dans des scènes placées sous une dominante chromatique forte. Les planches

des numéros 6 à 9 de la série sont ainsi successivement baignées de rouge et de bleu, aux couleurs de

l’Angleterre parallèle qui joue le rôle d’envahisseur. Ce simple détail, perceptible uniquement lors

d’une relecture globale, suffit à montrer que le traitement graphique n’obéit pas non plus simplement à

197 Le successeur de Ellis, Mark Millar, se chargera de dissiper un éventuel doute lorsqu’il reprendra la série.198 David LeBlanc, « You Must Remember This, a Kiss is Just a Kiss » , The Comic Book Net Electronic Magazine n°276 (2000), http://www.digitalwebbing.com/cbem

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Page 157: La bande dessinée de super-héros 1986-2000: vers l'âge adulte ?

des contraintes fonctionnelles, mais procède lui aussi de choix stylistiques à l’échelle de la série.

Cependant, c’est surtout au niveau de la mise en page et du découpage qu’il faut chercher les options

les plus significatives dans l’économie générale du texte.

Une première remarque touche au classicisme apparent de la mise en page. A l’exception

notable du premier numéro de la série, toutes les planches adoptent une structure simple : de une à sept

vignettes, lisibles selon le trajet canonique, avec un mouvement du regard en Z successifs. Chacune de

ces cases est également de forme rectangulaire, même s’il arrive en quelques rares occasions que des

éléments graphiques en franchissent les limites. Pour autant, il ne s’agit pas là d’une grille régulière à

la manière de Watchmen, simplement d’un retour à une tradition d’organisation passée de mode depuis

l’apparition de Image, et déjà contestée dans les années 80. Ce choix peut surprendre, mais un essai de

Warren Ellis publié en 1997, deux ans avant l’écriture de The Authority le justifie de façon éloquente :

If you’re a first-time comics reader in 1997 and you get a simple Z-track comic page, [...] you’re lucky. Exploded layouts and a hunt for the Big Cool Picture may give you a page that you simply cannot decipher without years of practise on similar works. The Z-track simply won’t be there. There may be no guttering. The POV will fly around like a bat on methedrine.Most comics are simply unreadable to people who didn’t learn the requisite, highly specific skills in childhood. […] The comicbook has become an inbred beast, and, as much as in subject matter, it is this that prevents comics from attaining a wider audience.199

A condition d’admettre que Ellis est responsable de ce choix, ce que confirment les épisodes de

Stormwatch dessinés par d’autres artistes que Hitch, cette mise en page semble répondre à une volonté

de rendre l’œuvre accessible à un lectorat le plus large possible. On retrouve donc des préoccupations

similaires à celles que nous avions déjà relevées à propos de l’écriture de la série, avec ses

personnages et ses situations compréhensibles sans qu’une culture préalable du genre ou du médium

soit nécessaire. Dans ce dernier cas, cependant, cette familiarité immédiate permettait incidemment de

dissimuler des mécanismes plus complexes. Le traitement graphique proposé ici obéit à la même

logique. La simplicité est à la fois une fin, en n’opposant aucun obstacle à la lecture, et un moyen,

puisqu’elle permet de faire accepter en les estompant certains effets narratifs élaborés. Ellis lui-même

a obligeamment fourni une description de la principale référence graphique mise à profit ici, en

décrivant The Authority comme un « comics de super-héros en cinémascope » (« widescreen

superhero comics »200). Concrètement, cela se traduit par une immense majorité de cases adoptant un

format très allongé, proche de l’écran de cinéma, particulièrement à partir de la fin de l’épisode

numéro 4201, relayées à l’occasion par les pleines pages qui rythment le récit. Ces grands panneaux

graphiques permettent bien sûr une représentation détaillée de l’action, privilégiant les plans

d’ensemble, et offrant au lecteur un véritable spectacle. L’usage d’un format cinématographique

identifiable comme tel induit également une validation de ce qui est montré, un effet de réel renforcé

199 Warren Ellis, « Imaginary Time – Comics and Communication » (1997), http://www.warrenellis.com200 Warren Ellis, « Stormwatch, the Conclusion », Stormwatch (second series) n°11, (La Jolla : Wildstorm, 1998)201 De nombreuses options stylistiques et narratives se mettent d’ailleurs en place aux environs de cet épisode, après un certain tâtonnement.

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Page 158: La bande dessinée de super-héros 1986-2000: vers l'âge adulte ?

par la simplification de la grammaire du médium bande dessinée. En n’attirant pas l’attention sur elle-

même, la mise en page se met au service de l’image. Condition nécessaire au bon fonctionnement du

procédé, le découpage se charge de renforcer simultanément le rendu cinématographique et le réalisme

des évènements.

- 158 -

Page 159: La bande dessinée de super-héros 1986-2000: vers l'âge adulte ?

- 159 -

Aut 5 – The Authority n°6, page 9

Page 160: La bande dessinée de super-héros 1986-2000: vers l'âge adulte ?

Ainsi, dans la planche reproduite à la page précédente, tirée du numéro 6, l’enchaînement se

fait de manière fluide, et permet de reconstituer une véritable géométrie de l’action. La première case

voit Swift arracher le cockpit d’un chasseur de l’Albion parallèle, tandis qu’un autre poursuit sa route

en arrière-plan. Celui-ci est pris sous le feu de l’Ingénieur dans la deuxième case, tandis que la fin de

l’action précédente est encore visible sur la gauche. L’Ingénieur devient alors le point focal de la

troisième case, tandis que le chasseur neutralisé s’éloigne, de nouveau à l’arrière-plan. Il devient de

nouveau le point focal de la case numéro 4, alors qu’il s’apprête à percuter un immeuble. Le Docteur

conclut la page, représenté en contrechamp par rapport au cadrage précédent. Cette méthode de

transition par reprise d’un élément graphique identifiable constitue une des techniques de base du

montage cinématographique, et le découpage proposé ici suggère bien une identité possible entre les

deux médias. Cependant, la vivacité des changements de cadres présents ici serait excessivement

difficile à reproduire en prise de vue réelle, l’équipe artistique utilise donc une idée de cinéma

retranscrite en bande dessinée, avec les avantages induits déjà mentionnés, plutôt que de se livrer à une

simple imitation. L’absence de récitatif et de toute onomatopée élimine également les conflits

potentiels entre image de bande dessinée et image de cinéma.

Il y a donc ici importation d’un code

extérieur au médium, et identifiable comme tel, ce

qui suppose au préalable un refus des conventions

en vigueurs dans la bande dessinée de super-

héros. La cohérence et le réalisme des

enchaînements, l’attention portée au déroulement

global de l’action sont autant d’éléments de

découpage, qui informent par ricochet la structure

de la série toute entière. Derrière l’emphase de la

description de cette bande dessinée « en

cinémascope » se dissimule donc une déclaration

d’intention touchant également à l’écriture du

récit. Un autre effet singulier est produit par la

systématisation d’un découpage similaire à celui

que nous venons de décrire à mesure que la série

progresse. Celui-ci finit par représenter 19 des 21

planches de l’ultime numéro (les deux autres étant

des cases en pleine page) contre seulement 3 dans

le tout premier. Les personnages évoluent alors dans des cases trop larges, qu’ils ne parviennent plus à

remplir (Aut 6). L’usage métaphorique du procédé est clair, le contexte dépasse les personnages et

ceux-ci ne peuvent plus échapper à leur dimension spectaculaire, puisque même leurs moments de

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Aut 6 – The Authority n°9, page 1

Page 161: La bande dessinée de super-héros 1986-2000: vers l'âge adulte ?

solitudes adoptent un découpage auparavant réservé aux scènes d’action. La recherche du

spectaculaire est donc loin de constituer la seule force structurante de l’aspect graphique de la série.

Hitch, Neary et DePuy empruntent par ailleurs à Mike Mignola, une utilisation systématique de

gouttières et d’une marge noire, mise en place par l’auteur de Hellboy pour la première mini-série

consacrée au personnage, Seeds of Destruction. La référence est d’ailleurs avouée par l’apparition

fugitive d’un personnage de cette dernière série dans un arrière-plan, au cours du dernier arc narratif.

Cette marge noire a bien sûr deux fonctions immédiatement perceptibles. La première est esthétique,

puisqu’elle permet de rendre les couleurs de DePuy plus vives et lumineuses qu’elles ne le sont déjà,

effet particulièrement sensible sur le papier assez médiocre des comic books202. L’autre fonction est

métonymique, puisqu’elle permet de confirmer les liens existants avec le cinéma, en renvoyant aussi

bien à l’obscurité de la salle de projection qu’à la représentation classique du film déroulé. Cependant,

ce double rôle, bien que très productif, ne constitue pas une description exhaustive de l’utilité de ce

choix, particulièrement frappant lors de la prise de contact avec la série. En réalité, la principale

fonction de ce détournement de convention est d’investir de sens un espace purement conventionnel.

Attirer l’attention sur la marge du récit n’est pas neutre, particulièrement dans une série volontiers

décrite comme étant un pur spectacle par ses auteurs eux-mêmes. Cette instanciation discrète mais

indéniable de la marge prend place dans le système de niveaux successifs en place dans l’ensemble de

l’œuvre. Sa valeur symbolique est particulièrement flagrante si on compare le fonctionnement de The

Authority à Kindgom Come par exemple, dans lequel marge et gouttière sont totalement omises. Le

lien entre ce totalitarisme de l’image et le propos nostalgique, exaltant la dimension absolue des super-

héros ne peut manquer de frapper, et a contrario, les marges dé-conventionalisées de la série de Ellis

apparaissent comme une extension de la situation des personnages à l’intérieur de l’intrigue. A leur

doute correspond cette incapacité de l’image à occuper tout l’espace qui lui est dévolu. Une illustration

convaincante du procédé peut être trouvée à la fin du deuxième arc narratif. Après avoir rétabli l’ordre

sur la Terre parallèle, les membres d’Authority sont réunis sur le Carrier, et Jenny Sparks rappelle

qu’il leur reste à régler les problèmes d’un autre monde. Or, dans le dernier strip une case est

manquante, remplacée par un vide, une masse noire qui appartient à la marge, mais que sa taille et sa

situation identifie à une étape du récit (Aut 7). Cette case manquante est celle dans laquelle la

narration aurait du s’achever, mais sa suppression suggère une irrésolution qui désamorce le contenu

explicite des dialogues et instille le doute. La marge prend donc une valeur narrative, se substitue aux

éléments signifiants et se charge à son tour de signification. A une appréciation de surface, les deux

fonctions primaires que nous avions identifiées précédemment, correspond donc une nouvelle fois une

mécanique profonde, moins immédiatement accessible, apportant une nuance conséquente au contenu

explicite de la série.

202 C’est d’ailleurs ce rôle de redéfinition du système chromatique, avec en particulier la revalorisation du blanc, que retient Thierry Groensteen dans sa description d’un album utilisant une marge noire. Système de la bande dessinée, 42

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Page 162: La bande dessinée de super-héros 1986-2000: vers l'âge adulte ?

Echapper au système de référence super-héroïque

La volonté manifeste de la série de se confronter aux limites du genre super-héroïque et de son

dispositif narratif consacré transparaît également dans les thèmes abordés. Superficiellement, rien que

de très banal dans ces récits d’invasion, d’asiatique maléfique ou d’entité extra-terrestre revenant sur

terre. Histoires banales, en effet, mais n’appartenant pas pour autant aux clichés du genre. Il est

frappant de constater que jamais au cours de The Authority les héros ne sont confrontés à des super-

méchants. Kaizen Gamorra emprunte bien à Fu-Manchu, à Ming l’Impitoyable et aux savants fous en

- 162 -

Aut 7 – The Authority n°8, page 22

Page 163: La bande dessinée de super-héros 1986-2000: vers l'âge adulte ?

général, mais il n’est pas pour autant doté de supers-pouvoirs ou même des caractéristiques

superficielles du super-méchant. Il s’agit plutôt d’une menace héritée des pulps d’aventure ou des

premières bandes dessinées américaines de science fiction (Flash Gordon vient à l’esprit et une

planche de Hitch y renvoie même directement – Aut 8). L’Angleterre uchronique du deuxième arc

narratif ou l’extra-terrestre très éloigné de tout anthropomorphisme du troisième proviennent

également de cet univers des pulps et de la science fiction des années 30-40 (Lovecraft surtout). Au

sortir d’une période de relecture obsessionnelle du genre et des récits de super-héros canoniques, cet

emprunt à des formes de culture populaire proches mais distinctes prend une tournure ironique. A la

manière de ce que faisait déjà Mike Mignola, Ellis semble donc reconstruire le genre super-héroïque

en utilisant son vocabulaire pour raconter des histoires familières mais importées d’autres formes

narratives. Bien qu’aucun élément extra-textuel ne vienne confirmer cette lecture, il convient d’ajouter

que le premier arc pourrait se lire comme une analyse du genre assez similaire à celle de Kingdom

Come, quoique nettement plus ironique. L’armée de super-héros tous identiques générés par Kaizen

Gamorra et mise en déroute par Authority prendrait alors une valeur allégorique, tandis que la

situation initiale désespérée reflèterait l’état de l’industrie du comic book avant l’intervention d’une

autre équipe, celle composée par Ellis, Hitch, Neary et DePuy. Plausible (les leaders des deux équipes,

Sparks et Ellis, sont tous deux anglais, par exemple) cette lecture reste cependant au mieux

anecdotique, et peut-être un simple sous-produit de l’ouverture de l’œuvre qui permet et encourage les

interprétations les plus variées.

En revanche, il existe une interprétation de l’œuvre moins contestable, qui consiste à considérer

la série comme une mise en scène de l’affrontement entre deux conceptions du surhomme : celle en

vigueur dans les comic books et celle de Nietzsche. L’étude du couple Apollo-Midnighter avait fourni

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Aut 8 – The Authority n°6, page 1

Page 164: La bande dessinée de super-héros 1986-2000: vers l'âge adulte ?

le premier indice de cette présence simultanée dans le texte de ces deux philosophies antagonistes.

Inutile de revenir une nouvelle fois sur le positionnement philosophique et politique du super-héros de

comics, sinon pour rappeler qu’il fonctionne comme force de maintien du statu-quo et que tout son

comportement repose sur l’acceptation d’une morale préétablie, sur un refus d’utiliser ses pouvoirs en

dehors de ce cadre. Pour Nietzsche, en revanche, le surhomme a vocation à créer son propre cadre

moral, à se prendre pour propre référence, légitimé par sa Puissance. L’avènement du surhomme

annonce donc précisément le dépassement des idéaux bourgeois dont le super-héros se fait le

défenseur. Il s’agit bien entendu là d’un résumé excessivement rapide, puisque la thèse nietzschéenne

a une toute autre portée que ces quelques arguments, mais cet aperçu n’a d’autre but que de mettre en

valeur l’opposition nette entre ces deux conceptions. Les indices de cette présence nietzschéenne dans

The Authority sont suffisamment nets pour qu’il convienne de s’interroger sur son rôle au sein du récit.

On comparera ainsi utilement la déclaration finale de Jenny Sparks : « La terre n’est plus sous votre

responsabilité. Ce monde est à moi »203 avec le credo du surhomme «Je suis moi-même le fatum, et

depuis des éternités c’est moi qui détermine l’existence»204. Sparks elle-même, « l’esprit du 20e

siècle » parvient à donner une orientation au passé, redéfinit le siècle comme l’histoire de son

avènement, comme Nietzsche le proclamait :

Nous justifierons, rétrospectivement, tous les défunts et nous donnerons un sens à leur vie si nous réussissons à pétrir de cette argile le Surhumain, et à donner ainsi un but à tout le passé.205

It took me a long time to work out was I was here for. And here, at the end of the century, I finally sorted it out./I’m here to save the Earth.206

Cependant, la confirmation la plus probante de la présence nietzschéenne dans la série, nous est

apportée par le scénario du dernier arc narratif : la mort de Dieu, de la main du super-héros/surhomme.

La référence est ici d’autant plus facile à identifier que cette intrusion de Dieu dans un récit super-

héroïque attire l’attention, par son refus de cette solution de facilité que serait le recours à un simple

être supérieur, une divinité mineure, qui compte parmi les clichés de la science fiction aussi bien que

des comics de super-héros. L’introduction du terme même de Dieu est d’ailleurs problématique au sein

de la diégèse, et refusé par le Docteur, à qui l’information est communiquée : «  Vous n’arrêtez pas de

l’appeler comme ça. Ca ne peut pas être Dieu./S’il y a une chose que le ‘petit Docteur’ ici présent a

compris, c’est bien qu’il n’existe aucun Dieu »207. En choisissant de mettre en scène la mort de Dieu,

plutôt que celle d’un dieu, Ellis fournit donc une grille de lecture rétrospective de toute la série. La

confrontation entre les deux conceptions du surhomme s’intègre donc à son tour dans le système plus

vaste d’auto-questionnement qui sous-tend les douze numéros.

203 The Authority n°12, 19 204 Citation empruntée à Jean Granier, « Nietzsche F. », Universalis Multimédia 6 (2000), provenant de Friedrich Nietzsche, Grossoktavausgabe, Stuttgart: Kroener éd., 19 vol. (1905), XII, 399.205 Grossoktavausgabe, XII, 360206 The Authority n°12, 19207 The Authority n°12, 15

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Page 165: La bande dessinée de super-héros 1986-2000: vers l'âge adulte ?

Une réévaluation globale

Cette présence du surhomme nietzschéen permet d’attirer l’attention du lecteur sur l’ambiguïté

de son rapport avec les actions entreprises par Authority. Le groupe est en effet posé comme

représentant le Bien, par opposition à un Mal puissant et inhumain. Rien d’étonnant à cela, puisqu’il

s’agit du postulat de base des groupes super-héroïques, encore renforcé ici par l’humanité manifeste

des différentes composantes de l’équipe. Cependant, un doute s’installe à mesure que se déroulent

leurs aventures, quant à la philosophie sous-jacente de la série. Après avoir détruit une ville dans le

premier arc (reproduisant ainsi ce qui est reproché à Kaizen Gamorra), Authority rase en effet un pays

entier au cours des épisodes 5 à 8. Certes, l’adversaire du moment est particulièrement détestable,

puisqu’il a transformé la Chine en « camp de viol »208, mais l’échelle des destructions occasionnées par

les représailles ne peut manquer d’installer un certain malaise. Le thème du surhomme réunissant

Appolon et Dyonisos trouve d’ailleurs une illustration dans la case qui suit immédiatement ces ravages

(Aut 9), avec Jenny Sparks flanquée de l’Ingénieur (la Science) et du Docteur (Shaman, drogué,

magicien) affirmant leur statut d’Autorité supérieure. La discussion qui s’ensuit entre les membres de

l’équipe reflète l’incertitude du lecteur (« Nous venons de faire quelque chose de terrifiant. Nous

avons changé un monde »209), et si la conclusion de l’arc narratif est empreinte de volontarisme, nous

avons déjà montré à quel point la structure de la page venait nuancer cette conclusion.

Le nom même du groupe contribue à renforcer cette ambiguïté, par ses connotations

dictatoriales. Les tabous imposés aux super-héros apparaissent alors comme des gardes-fous évitant de

faire de ces récits d’êtres supérieurs une apologie de la loi du plus fort, de la dictature. Ellis ne se

contente pas pour autant de questionner ce que tendrait à affirmer le contenu explicite du texte. Il ne

s’agit pas ici de dénoncer un groupe de personnage qu’il est parvenu à créer et à rendre sympathique.

En se référant directement à Nietzche, il convoque à l’intérieur de la série tous les débats suscités par

la philosophie de l’écrivain, et on songe en particulier à l’utilisation faite de celle-ci par les nazis.

Ainsi, loin de prendre une position définitive sur ce que pourrait être le rôle d’un groupe de héros

208 The Authority n°7, 7209 The Authority n°8, 21

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Aut 9 – The Authority n°8, page 20

Page 166: La bande dessinée de super-héros 1986-2000: vers l'âge adulte ?

assumant leur rôle dans la société, Ellis parvient à poser la question en renvoyant à un contexte

beaucoup plus vaste que la série, et se garde d’y répondre lui-même,. Cette impossibilité de réconcilier

les deux conceptions du surhomme est parfaitement illustrée par la conclusion du numéro 12 : lorsque

Jenny Sparks parvient à tuer Dieu, et aboutit donc à réaliser l’idéal nietzschéen, elle meurt et disparaît

du récit super-héroïque.

The Authority parvient donc à accomplir une gageure, celle d’offrir une œuvre ouverte,

composée de multiples niveaux de lecture, tout en offrant superficiellement un divertissement soigné.

Pour revenir à notre description structurelle du genre super-héroïque, on peut considérer que la série

laisse intact tant le sémantisme que la syntaxe de ce genre, mais leur surajoute de multiples systèmes

plus ou moins perceptibles, qui viennent éclairer ou contredire le contenu manifeste. La série peut

donc être lue simultanément comme un récit mené avec enthousiasme et professionnalisme ou comme

l’analyse des mécanismes régissant ce dernier, avec parfois des pointes d’ironie féroce (« Only Jenny

Sparks could finish a fight by executing god U.S.-prison style »210). La contrepartie de cet

enfouissement est bien sûr une exposition moindre de ces interrogations, sans doute manquées par bon

nombre de lecteurs211, dont la discrétion permit à la série de véhiculer son questionnement sans être

inquiétée par les instances éditoriales. Travaillant tous les aspects de la bande dessinée, Ellis, Hitch,

Neary et DePuy signent là une oeuvre portant en germe une rénovation complète et de l’intérieur du

genre super-héroïque, sans pour autant s’aliéner le public de celui-ci.

Une suite et un contexte

Immédiatement après le départ de la première équipe, Mark Millar et Frank Quitely reprirent la série.

Le premier récitatif du numéro 13 donne le ton de cette reprise, avec un : « Pourquoi est-ce que les

super-héros ne s’attaquent jamais aux vrais enfoirés ? »212 Ce questionnement brutal est en effet le

principal thème creusé au cours du premier arc narratif, qui voit les membres d’Authority renverser

une dictature sud asiatique et expliquer à Bill Clinton :

We’re not some comic book super-team who participate in pointless fights with pointless super-criminals every month to preserve the statu quo.213

On retrouve donc bien là les thématiques développées par Ellis, mais mises au même niveau que

le reste de la narration. Cette destruction de la structure mise en place lors des douze numéros

210 The Authority n°12, 21211 On se réfèrera ainsi avec intérêt avec cet article défendant la vision du monde d’Authority et présentant les méthodes du groupe comme une solution aux problèmes suscités par le 11 septembre 2001 ; David Loane, « Fighting and Kicking and Biting », Comic Book Galaxy (novembre 2001), http://www.comicbookgalaxy.com/opinion_archive_111701.html212 «Why do super-people never go after the real bastards ? », The Authority n°13, 1213 The Authority n°13, 16

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Page 167: La bande dessinée de super-héros 1986-2000: vers l'âge adulte ?

précédents prive bien sûr la série du privilège de s’adresser simultanément à des audiences très

diverses. Loin de tenter une rénovation des bandes dessinées de super-héros, Millar inscrit sa reprise

dans la lignée des comics satiriques à la Marshal Law, même s’il faut lui reconnaître l’originalité et la

qualité de son traitement, dans une veine violente et cynique. Le dessin de Quitely renforce encore

cette association avec Marshal Law, par sa laideur volontaire, contrastant avec le style élégant de

Hitch et Neary (Aut 10). Poursuivant donc de toutes autres ambitions que sous la direction de Ellis, la

série rencontra son public, avec une augmentation des ventes de numéro en numéro, jusqu’à ce que

des contraintes externes viennent entraver le rythme de parution et l’investissement des différents

auteurs. Cette nouvelle incarnation fut également la victime d’un interventionnisme accru de la part de

DC, avec un flou imposé sur les scènes de violence dès le premier numéro et de nombreuses

altérations (atténuant le caractère sexuellement explicite de certaines scènes en particulier) dans les

mois qui suivirent214. La volonté manifeste de choquer, par des allusion nécrophiles par exemple, ne

peut être considérée que comme une trahison des objectifs initiaux de Ellis, éloignant radicalement la

série du mainstream et neutralisant donc toute remise en cause de celui-ci.

Cependant, The Authority n’est pas la seule série publiée par Wildstorm digne d’être

mentionnée dans ce panorama des tendances ayant succédé au néo-classicisme. Le label d’Alan

Moore, ABC (America’s Best Comics), créé en 1999 et dépendant du studio de Jim Lee peut être

considéré comme l’alternative ouvertement intellectuelle au travail de Ellis et son équipe graphique.

Contrairement à son confrère, Moore ne dissimule pas l’ambition des différentes séries dont il assure

les scénarios :

214 Pour un inventaire de ces altérations, on se réfèrera à un article abondamment illustré, Julian Darius, « Censorship of The Authority », Persian Caesar (2002), http://persiancaesar.com/continuity/authority27.htm

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Aut 10 – Le Dr, vu respectivement par Hitch et Quitely (The Authoriy n°9 et n°13)

Page 168: La bande dessinée de super-héros 1986-2000: vers l'âge adulte ?

Je me mets à fond au scénario de bande dessinée, et l’on verra si je peux contribuer à enrayer le déclin du marché américain. […] Ce que je veux faire avec les comics ABC, c’est un travail qui se situe à l’intérieur du mainstream mais qui en repousserait les limites. On peut proposer tout ce qu’on veut, tant qu’il y aura un nom ou un costume permettant aux gens de penser que c’est une bande dessinée de superhéros normale.215

Ces différentes séries tentent notamment d’importer au sein du genre super-héroïque des

procédés narratifs empruntés à d’autres formes de culture populaire, comme le pulp d’aventure (Tom

Strong), la série policière américaine (Top 10) ou les romans uchroniques de Philip José Farmer (The

League of Extraordinary Gentlemen). Le problème provient alors de la trop grande familiarité de ces

références revendiquées. Ce n’est sans doute pas un hasard si les séries empruntant aux univers les

moins familiers des lecteurs, Tom Strong et la League, sont aussi celles qui ont rencontré le plus de

succès. Difficile en effet de ne pas lire Promethea (Wonder Woman relue comme figure proprement

mythologique, hantant la littérature) ou Tomorrow Stories (anthologie présentant des séries plus ou

moins référentielles) comme de nouvelles incarnations de la vague nostalgique des années

précédentes. En dépit de la volonté affichée de raconter de bonnes histoires pour le grand public, ces

comics séduisent donc les critiques, les amateurs exigeants, mais n’ont jamais réussi à atteindre une

large audience. Lire Tom Strong d’un œil naïf est sans doute impossible pour qui se souvient du

précédent travail marquant de Moore dans le genre super-héroïque, Supreme, avec également Chris

Spouse au dessin. Le récit incite l’analyse et ne peut se faire passer pour un objet de loisir, pour un pur

divertissement, précisément ce à quoi The Authority était parvenu, au prix d’un dispositif de

dissimulation permanent, y compris sur un plan extra-textuel. Néanmoins, la démarche de Moore reste

importante, et sans doute fondatrice. Qu’un des auteurs ayant eu le plus d’influence sur l’introduction

d’une approche post-moderne et déconstructionniste dans la bande dessinée de grande diffusion

souhaite ouvertement l’abandon de cette approche analytique constitue une étape notable.

Par ailleurs, ce retour à une narration simple, au récit plutôt qu’à l’auto-analyse n’est pas sans

conséquence sur le fonctionnement de ces récits. Tom Strong ou The Authority ne constituent pas un

abandon des problématiques post-Watchmen, mais tentent bien d’apporter une réponse aux questions

posées. La fin des années 80 avait en effet vu l’introduction du super-héros à plein temps, débarrassé

de son alter ego, et les auteurs s’étaient évertués à décrire avec complaisance des êtres malades de ces

pouvoirs. Ce n’est plus le cas dans ces deux séries, ni d’ailleurs dans les œuvres qu’elles allaient

générer. Les supers-pouvoirs ne posent plus de problèmes aux personnages, ils sont acceptés et donc

évacués des domaines d’intérêts du récit : la disparition de l’alter-ego est consommée dans ces

personnages qui peuvent désormais se permettre d’être humains sans cesser de remplir leur fonction

super-héroïque. L’état du genre dans son ensemble correspond étroitement à ce statut du héros dans le

récit ; la réconciliation de celui-ci avec sa nature extraordinaire devient concomitante du redressement

des comics eux-mêmes.

215 Paul Gravett, « Entretien avec Alan Moore », 97- 168 -

Page 169: La bande dessinée de super-héros 1986-2000: vers l'âge adulte ?

Ouverture et hypothèses sur un redressement

En réalité, ni The Authority ni la création d’ABC ne marquent la reprise de l’industrie du comic book

sur un plan commercial. La taille du marché de la bande-dessinée aux Etats-Unis baisse ainsi encore

sensiblement de 10% entre 1999 et 2001, un rythme certes moins élevé que dans les années

précédentes, puisque la diminution était de plus de 13% entre 1997 et 1998216, mais un état de santé

préoccupant malgré tout. Le renouveau esthétique mis en place au sein de Wildstorm est placé sous le

signe de l’hybridation du genre en lieu et place du repli sur soi-même inhérent à toute approche post-

moderne. La démarche est d’ailleurs renforcée par la volonté de faire appel à des auteurs ayant fait

leur preuve dans d’autres champs d’activité, comme Kevin Smith, réalisateur de cinéma, Michael

Straczynski, scénariste de télévision. La tendance générale est de nouveau de raconter des histoires

prenantes, éventuellement dérangeantes, mais en s’accommodant de l’existence des codes du genre,

sans contester frontalement leur existence. Le succès du film X-Men en 2000, suivi de celui de

Spiderman en 2002 apparaissent comme les déclencheurs plausibles d’un regain d’intérêt du public

pour les super-héros, permettant à cette nouvelle esthétique d’être reconnue en dehors d’un cercle

toujours diminuant d’amateurs fidèles, avec pour emblème la ligne Ultimate lancée par Marvel fin

2000. Reprenant les personnages phares de l’éditeur en les récréant, elle les place dans un univers

contemporain, sans pour autant supplanter les anciennes séries. Attestant de l’influence de The

Authority sur ce renouveau, on retrouve au rang d’auteurs des comics les plus populaires de fin 2001-

début 2002, Mark Millar (Ultimate X-Men), Hitch et Neary (The Ultimates) ou encore Frank Quitely

(New X-Men). On mesurera bien le renouveau de qualité de ces séries grand public en lisant la critique

globalement positive d’un épisode des New X-Men (scénarisé par Grant Morrison) dans le Comics

Journal n°246 (« Today’s Finest Sermon to the Already Converted » par Christopher Brayshaw), alors

même que la revue affiche ouvertement son dédain pour les super-héros en général.

Le succès commercial actuel des comics, avec pour la première fois depuis 1994 un marché en

hausse, peut également dans une certaine mesure être considéré comme un changement consécutif aux

attaques du 11 septembre 2001. Le recentrage du genre super-héroïque sur des personnages positifs et

un univers nettement moins sombre que celui du début des années 90 semble correspondre aux

attentes d’un public traumatisé. Le choc causé par les attentats causa ainsi la fin de The Authority,

après la version ouvertement cynique scénarisée par Mark Millar. Ce dernier partit développer une

optique nettement plus accessible au grand public au sein de Marvel, avec Ultimate X-Men. La série

créée par Warren Ellis ne fut quant à elle pas reprise, en dépit de projets précis dans ce sens avant le

11 septembre217. Il est difficile de ne pas faire le parallèle entre le regain d’intérêt actuel et les deux

périodes fastes des bandes dessinées de super-héros : la seconde guerre mondiale et la guerre du

216 Source John Jackson Miller « Direct Market Size Statistics», http://j_carl_henderson.tripod.com/direct_market_size_may_02.xls217 A l’heure où se boucle ce mémoire, en mai 2003, une relance est cependant de nouveau annoncée.

- 169 -

Page 170: La bande dessinée de super-héros 1986-2000: vers l'âge adulte ?

Vietnam. La vague de films sur le sujet tendrait à confirmer que la figure du super-héros conserve un

attrait pour le grand public, en dépit d’une désaffection temporaire. Il serait cependant simpliste de ne

voir dans ce renouveau du genre une conséquence mécanique d’un contexte de tension militaire. Les

tendances actuelles du genre sont en effet antérieures aux attaques terroristes aussi bien qu’aux

adaptations filmées. La publicité générée par ces deux évènements distincts semble donc avoir permis

à une esthétique recomposée de renouveler en partie le lectorat du genre (tout comme cela avait déjà

été le cas pour l’école Marvel dans les années 60), sans pour autant avoir redéfini le contenu ou la

forme des récits publiés. On en trouvera un début de confirmation en constatant que les ré-adaptations

en bande dessinée de produits dérivés, films ou de dessins animés, connaissent toujours moins de

succès que les séries originales.

- 170 -

Page 171: La bande dessinée de super-héros 1986-2000: vers l'âge adulte ?

Conclusion

Une réponse

La question sur laquelle s’ouvrait cette étude a donc reçu une réponse. Les années 1986 à 2001 ne

constituent pas un passage à l’âge adulte de la bande dessinée de super-héros. Il est même possible de

soutenir que certaines des productions les plus indigentes rattachées au genre ont vu le jour au cours

de cette quinzaine d’année. Cette constatation est d’autant moins surprenante qu’elle s’inscrit

directement dans la lignée de ce que nous avions retiré de notre perspective historique préalable  : le

genre super-héroïque ne cherche absolument pas à devenir adulte. Plus précisément, les éditeurs du

genre ne cherchent pas à atteindre spécifiquement un lectorat adulte ou cultivé. Dans ces conditions, il

est logique que Watchmen et Dark Knight jouent, dans la période qui nous intéresse, le rôle de source

d’inspiration, de productions de prestige, mais pas de modèle adopté par l’industrie.

En réalité, notre question initiale traduisait une certaine naïveté quant à la nature de la

production américaine mainstream en matière de bandes dessinées. Marvel, côté en bourse et

appartenant à des investisseurs privés, autant que DC, filiale de Time Warner, n’ont pas vocation à

promouvoir le développement intellectuel de la bande dessinée ou même du genre dominant à

l’intérieur de celle-ci. Tout effort d’enrichissement peut donc être attribué à une initiative individuelle,

qu’elle se situe au niveau d’un responsable éditorial ou des auteurs. L’autre défaut de ce

questionnement initial était le postulat sous-jacent d’un lien direct entre la complexité des récits

produits et leur qualité. Watchmen propose bien un système narratif complexe et fascinant, mais peut-

on pour autant affirmer que celui-ci permet à l’œuvre de Moore et Gibbons d’être supérieure aux très

naïfs Fantastic Four de Lee et Kirby, dans les années 60 ? Le talent de Moore permet d’opter pour une

réponse positive dans ce cas précis, mais Kingdom Come ou Marshal Law, par exemple, démontrent

que des préoccupations « adultes », combinées à une narration évoluée peuvent échouer à susciter

l’enthousiasme du lecteur.

La principale difficulté affectant la compréhension de la période qui nous occupe tient à la

nécessité d’établir une distinction entre ce qui relève des récits eux-mêmes (et leur perception par les

lecteurs) et les conséquences de l’éclatement de la bulle spéculative fin 93. Il est ainsi surprenant de

lire de la part de Bill Jemas, le président actuel de Marvel Comics, répondant à une question d’un

lecteur du magazine Wizard, que l’approche néo-classique était responsable de la chute des ventes

entre 1995 et 2000. Si sa description d’une « créativité perdue » et de récits « comblant les intervalles

entre des histoires racontées longtemps auparavant »218 est convaincante, il semble en revanche

218 Bill Jemas, réponse à un courrier de lecteur, Wizard n°132 (2002)- 171 -

Page 172: La bande dessinée de super-héros 1986-2000: vers l'âge adulte ?

difficile d’y voir une explication satisfaisante d’une chute du marché antérieure à ce problème. Le

renversement de la causalité qui s’opère dans cette déclaration illustre bien la stratégie des grands

éditeurs, déjà notée à plusieurs reprises en ces pages, consistant à ne présenter leurs productions que

sous l’angle artistique et à en dissimuler l’unique finalité, la rentabilité. Il convient donc de réaffirmer

que le conformisme nostalgique généralisé après 1995 constitue une tentative de réponse de l’industrie

à la crise, et non un déclencheur de celle-ci.

D’autres champs d’études

Bien entendu, ces deux composantes, textuelle et financière, ne permettent pas de rendre compte

intégralement du fonctionnement des bandes dessinées de super-héros, et il serait en particulier

nécessaire de disposer de données plus précises sur le lectorat du genre. Celui-ci semble avoir vieilli

en moyenne au cours de la période de notre étude, conséquence logique du non-renouvellement

thématique pendant quelques années, mais sans que des chiffres précis soient disponibles en la

matière. Les éditeurs sont soucieux de proposer des récits adaptés aux diverses classes d’âge, mais en

dehors de quelques productions facilement classifiables (Young Justice chez DC, une version de la

JLA pour les plus jeunes, ou Maxx, la nouvelle ligne « adulte » de Marvel), il est souvent impossible

de déterminer a priori quel segment est visé. La JLA est ainsi présentée comme un produit d’entrée de

l’univers DC, destiné à un public jeune, alors même que certains scénarios de Grant Morrison sont

assez complexes et auto-référentiels pour dérouter même les lecteurs les plus expérimentés. Quoi qu’il

en soit, il semble difficile de parler d’ « un » lectorat des comic books, puisque ceux-ci semblent

destinés à une vaste classe d’âge, que l’on pourrait intuitivement situer entre 10 et 40 ans. L’existence

de quelques produits spécifiquement destinés à séduire un lectorat féminin (Birds of Prey chez DC,

Spiderwoman pendant un temps chez Marvel) ne fait que souligner que l’immense majorité d’entre

eux vise un public masculin219. Une étude plus précise de ce lectorat imposerait par ailleurs de

distinguer nettement les théoriciens du genre, sans doute minoritaires et plus âgés que la moyenne, du

consommateur recherchant avant tout un récit au sens traditionnel du terme. Il serait en particulier

intéressant de savoir dans quelle mesure la première catégorie a pu augmenter au cours de la période

qui nous intéresse, puisqu’un nombre croissant d’œuvres lui a été ouvertement dédié.

Par ailleurs, il serait nécessaire de s’interroger sur la nature des rapports entre le monde des

comic books et le cinéma. La vague d’adaptations actuelles tend à confirmer que les super-héros

conservent un pouvoir de fascination pour le grand public, mais ces transpositions officielles

s’inscrivent dans un jeu d’interactions complexes avec leur matériau-source. Ainsi, Blade (Stephen

Norrington, 1998), tiré d’une série Marvel obscure et oubliée, est généralement considéré comme le

film ayant ouvert la voie au phénomène, avec un succès public inversement proportionnel à son budget

219 Notons à ce sujet que la mode de l’héroïne pin-up semble en voie de disparition- 172 -

Page 173: La bande dessinée de super-héros 1986-2000: vers l'âge adulte ?

modeste. Or, Blade doit son succès à ses qualités propres et à une imagerie volontairement moderne,

qui emprunte aussi bien à l’esthétique techno qu’aux films d’actions de Hong Kong , bien plus qu’à

son statut d’adaptation. Pour autant, le système narratif respecte bien les préceptes des bandes

dessinées de super-héros, avec son protagoniste principal au nom énigmatique, son costume facilement

identifiable ou le contraste maintenu avec un environnement urbain classique. Une bonne part des

adaptations suivantes, officielles (X-Men, 2000) ou officieuse (Matrix, 1999, film à propos duquel

Grant Morisson déposa une plainte pour plagiat) reprennent non seulement ce système de

fonctionnement, mais aussi en grande partie les choix esthétiques de Blade. Soucieux d’établir une

convergence entre le public de ces films et le lectorat des comics, Marvel intègre alors cette esthétique

à ses bandes dessinées. Tant Ultimate X-Men que The Ultimates présentent ainsi un aspect visuel

proche de la vision cinématographique actuelle du genre, avec en particulier des costumes sombres,

très éloignés des uniformes bariolés ayant cours dans les représentations précédentes. Cet exemple

suffit à montrer que le rapport entre les deux supports inclut une boucle de rétroaction complexe, et

mériterait donc à son tour d’être détaillé. Le succès puis le déclin de la série des Batman

cinématographiques pourrait ainsi constituer un contrepoint pertinent à l’analyse du genre « de

l’intérieur » que nous avons mené en ces pages.

Les auteurs, la méthodologie et un constat

Au cours de cette étude, et en dépit de ses lacunes, il a été possible de mettre en valeur la richesse de

certaines des œuvres traitées. Les limites du genre super-héroïque n’apparaissent donc pas comme des

obstacles à l’inspiration des auteurs les plus talentueux. Ceux-ci parviennent au contraire à jouer de

ces conventions pour enrichir leur propos plutôt que de s’y laisser enfermer. Il est d’ailleurs frappant

de constater que ces auteurs marquants sont finalement assez peu nombreux, dans une production

pléthorique et régulière. Grant Morrison, Alan Moore, Dave McKean et quelques autres sont bien sûr

mis en valeur par leurs éditeurs respectifs, mais il serait naïf de réduire leur notoriété à un effort

marketing dont on sait qu’il est appliqué sans grand discernement (Rob Liefeld, pour ne citer que lui,

fut longtemps encensé par Wizard). Il existe donc bel et bien une bande dessinée d’auteur à l’intérieur

du genre, centrée autour d’un groupe assez réduit, dont les membres ont d’ailleurs le plus souvent

également connu le succès en dehors des aventures de héros costumés (c’est une nouvelle fois le cas

pour Alan Moore, Frank Miller, Neil Gaiman ou Dave McKean). Le contraste entre ces réussites

ponctuelles et la plupart des séries régulières incite à revenir une nouvelle fois sur la méthode ayant

présidé au choix du corpus pour cette étude. La volonté initiale de choisir des bandes dessinées ayant

un auteur identifiable, ainsi qu’une certaine densité intellectuelle constitue un biais indéniable en

faveur de ces œuvres personnelles décrites plus haut. Proches des objets littéraires classiques, celles-ci

se prêtent en effet à une investigation détaillée sans remise en cause des outils d’analyse déjà validés,

- 173 -

Page 174: La bande dessinée de super-héros 1986-2000: vers l'âge adulte ?

et permettent surtout de postuler sans remord un lien entre l’intention de l’auteur et le résultat final. En

d’autres termes, il s’agit bien de traiter d’une œuvre et pas d’un objet hybride, dont le statut

nécessiterait d’être clarifié en permanence et au cas par cas.

Néanmoins, il ne s’agit pas de nier que la majorité des bandes-dessinées de super-héros sont

précisément cela, des objets éphémères et dépourvus d’auteurs. Nous avons supposé que l’étude

d’œuvres plus riches et plus complexes permettait d’aboutir à une compréhension de ces productions

anonymes, dont elles constituent a priori un développement, mais il faudrait s’interroger sur la nature

véritable de ce transfert. Plutôt qu’une relation génétique, il serait presque possible de voir entre ces

deux ensembles un rapport de parallélisme, complexifiée par des emprunts ponctuels. Une étude plus

proche du structuralisme n’aurait-elle pas mieux permis de rendre compte des mécanismes du genre,

au moins en ce qui concerne les publications mensuelles ? Il existe deux réponses à cette objection. La

première est une constatation : la forme des séries régulières n’implique pas mécaniquement la

disparition de l’auteur, comme l’ont prouvé Alan Moore ou Warren Ellis dans des séries sur lesquels

nous nous sommes penchés. Il serait donc nécessaire d’établir une distinction subjective entre séries

ambitieuses et production courante pour pouvoir considérer ces dernières comme un pur système

conventionnel. La contradiction entre la rigueur visée et l’imprécision du mode de sélection suffit à

délégitimer une telle approche. Le deuxième argument est d’ordre plus général, puisqu’il consiste à

rappeler qu’un genre évolue principalement lorsque des œuvres innovatrices apparaissent, pour peu

que celles-ci rencontrent leur public. Le cinéma en offre de nombreux exemples, si on songe par

exemple à l’influence manifeste des films de Sergio Leone sur tous les westerns ultérieurs, soit

directement soit en tant que contre-modèle. Les œuvres saillantes ne résument pas les évolutions déjà

advenues dans les genres, mais anticipent et créent celles-ci. A condition de ne pas négliger pour

autant l’étude des formes et formules présentes dans les manifestations les moins personnelles, elles

paraissent donc constituer un plan d’étude satisfaisant, faute de pouvoir appréhender l’intégralité de la

production qui nous intéresse. Ce rapport dialectique de l’œuvre à l’objet culturel est ici d’autant plus

riche que le support de ces différentes créations, la bande dessinée, est soumis à un doute permanent

quant à l’intérêt de ses formes et de ses contenus.

Une question irrésolue

A l’issue de cette étude, une question reste cependant sans réponse satisfaisante : comment et pourquoi

un genre bâti autour d’une convention aussi déconcertante que celle du super-héros a-t-il pu perdurer

et devenir l’emblème de la bande dessinée américaine ? Le contexte national et historique joue bien

sûr un rôle essentiel, on s’en assurera en constatant que si les super-héros américains sont lus en

France, aucune incarnation locale du genre n’a connu le succès. Le rôle emblématique de Superman en

particulier mériterait d’être analysé, puisqu’on sait que le personnage est connu bien au-delà du cercle

- 174 -

Page 175: La bande dessinée de super-héros 1986-2000: vers l'âge adulte ?

des lecteurs de ses aventures. Notre analyse du fonctionnement lacunaire des super-héros, réceptacle à

phantasmes d’autant plus facile à investir que les personnages sont creux, constitue bien sûr un indice,

mais cette projection possible ne nous semble pas rendre compte de la totalité du phénomène. Le cadre

temporel choisi ici nous a permis de considérer cette fascination comme acquise, héritée des

générations précédentes, mais il va de soi que l’interrogation n’est alors que repoussée, jusqu’à cette

première page d’Action Comics n°1. La médiocrité objective de l’objet, encore soulignée par la qualité

de certains strips paraissant à l’époque, ne fait que renforcer notre perplexité devant cette affirmation

du scénariste et dessinateur Chris Ware, grand prix au festival d’Angoulême 2003 : « J’avais vingt ans

quand j’ai réalisé, comme dix millions d’autres mômes, que Superman avait plus ou moins été pour

moi un substitut de père »220. La naïveté extrême du personnage, cette construction archétypale et

bariolée suffit-elle à expliquer sa transformation en véritable mythe moderne221 ?

220 Cité par Cécile Maveyraud, « L’esquisse d’un père », Télérama n°2767 (25 janvier 2003), 48-49221 L’effacement des auteurs est ici significatif. Personne ne connaït Siegel et Schuster, alors que Mickey Mouse, personnage contemporain et de notoriété comparable, est perçu comme une création attribuable à un dessinateur bien identifié, Walt Disney (à tort, d’ailleurs, puisque la souris fut crée par Ub Iwerks).

- 175 -

Page 176: La bande dessinée de super-héros 1986-2000: vers l'âge adulte ?

Annexe : Le Comics Code

Elaboré initialement en 1955, le Comics Code a constitué une indéniable force normalisatrice

jusqu’au milieu des années 80. Bien que ne représentant pas un véritable obligation, l’obtention du

sceau d’approbation était en effet considéré comme une sécurité pour les deux grands éditeurs.

L’évolution des normes de représentation, tant vis-à-vis des questions « morales » que de la violence,

conduisait cependant le texte vers son obsolescence, en dépit d’une révision en 1971. Devant les

réticences de Marvel et DC à continuer à se conformer à cette norme, une nouvelle mouture nettement

moins précise et restrictive fut mise en service en 1989. Les orientations générales sont cependant

conservées, et pourraient être résumées par ce « heroes should be role models », qui ne peut laisser que

laisser sceptique un lecteur familier du Punisher, par exemple (voir chapitre 2). Cette révision

n’empêcha donc pas l’influence du code de diminuer, jusqu’à son abandon total par Marvel en 2001.

Standards of the Comics Code Authority for editorial matter (1971)222

General Standards Part A:

1. Crimes shall never be presented in such a way as to create sympathy for the criminal, to promote distrust of the

forces of law and justice, or to inspire others with a desire to imitate criminals.

2. No comics shall explicitly present the unique details and methods of a crime.

3. Policemen, judges, government officials, and respected institutions shall never be presented in such a way as to

create disrespect for established authority.

4. If crime is depicted it shall be as a sordid and unpleasant activity.

5. Criminals shall not be presented so as to be rendered glamorous or to occupy a position which creates the desire for

emulation.

6. In every instance good shall triumph over evil and the criminal punished for his misdeeds.

7. Scenes of excessive violence shall be prohibited. Scenes of brutal torture, excessive and unnecessary knife and gun

play, physical agony, gory and gruesome crime shall be eliminated.

8. No unique or unusual methods of concealing weapons shall be shown.

9. Instances of law enforcement officers dying as a result of a criminal's activities should be discouraged.

10. The crime of kidnapping shall never be portrayed in any detail, nor shall any profit accrue to the abductor or

kidnapper. The criminal or the kidnapper must be punished in every case.

11. The letter of the word "crime" on a comics magazine shall never be appreciably greater than the other words

contained in the title. The word "crime" shall never appear alone on a cover.

12. Restraint in the use of the word "crime" in titles or subtitles shall be exercised.

General Standards Part B:

1. No comic magazine shall use the word "horror" or "terror" in its title.

222 Reproduit par Les Daniels, Comix, a History of Comic Books in America (New York : Outerbridge and Deinstfrey, 1971)

- 176 -

Page 177: La bande dessinée de super-héros 1986-2000: vers l'âge adulte ?

2. All scenes of horror, excessive bloodshed, gory or gruesome crimes, depravity, lust, sadism, masochism shall not

be permitted.

3. All lurid, unsavory, gruesome illustrations shall be eliminated.

4. Inclusion of stories dealing with evil shall be used or or shall be published only where the intent is to illustrate a

moral issue and in no case shall evil be presented alluringly nor so as to injure the sensibilities of the reader.

5. Scenes dealing with, or instruments associated with walking dead, torture vampires and vampirism, ghouls,

cannibalism, and werewolfism are prohibited.

General Standards Part C:

All elements or techniques not specifically mentioned herein, but which are contrary to the spirit and intent of the

Code, and are considered violations of good taste or decency, shall be prohibited.

Dialogue:

1. Profanity, obscenity, smut, vulgarity, or words or symbols which have acquired undesirable meanings are

forbidden.

2. Special precautions to avoid references to physical afflictions or deformities shall be taken.

3. Although slang and colloquialisms are acceptable, excessive use should be discouraged and wherever possible good

grammar shall be employed.

Religion:

Ridicule or attack on any religious or racial group is never permissible.

Costume:

1. Nudity in any form is prohibited, as is indecent or undue exposure.

2. Suggestive and salacious illustration or suggestive posture is unacceptable.

3. All characters shall be depicted in dress reasonably acceptable to society.

4. Females shall be drawn realistically without exaggeration of any physical qualities.

NOTE: It should be recognized that all prohibitions dealing with costume, dialogue, or artwork applies as specifically

to the cover of a comic magazine as they do to the contents.

Marriage and Sex:

1. Divorce shall not be treated humorously nor shall be represented as desirable.

2. Illicit sex relations are neither to be hinted at or portrayed. Violent love scenes as well as sexual abnormalities are

unacceptable.

3. Respect for parents, the moral code, and for honorable behavior shall be fostered. A sympathetic understanding of

the problems of love is not a license for moral distortion.

4. The treatment of love-romance stories shall emphasize the value of the home and the sanctity of marriage.

5. Passion or romantic interest shall never be treated in such a way as to stimulate the lower and baser emotions.

6. Seduction and rape shall never be shown or suggested.

7. Sex perversion or any inference to same is strictly forbidden.

- 177 -

Page 178: La bande dessinée de super-héros 1986-2000: vers l'âge adulte ?

Code For Advertising Matter:

1. Liquor and tobacco advertizing is not acceptable.

2. Advertisement of sex or sex instructions books are unacceptable.

3. The sale of picture postcards, "pin-ups," "art studies," or any other reproduction of nude or semi-nude figures is

prohibited.

4. Advertising for the sale of knives, concealable weapons, or realistic gun facsimiles is prohibited.

5. Advertising for the sale of fireworks is prohibited.

6. Advertising dealing with the sale of gambling equipment or printed matter dealing with gambling shall not be

accepted.

7. Nudity with meretricious purpose and salacious postures shall not be permitted in the advertising of any product;

clothed figures shall never be presented in such a way as to be offensive or contrary to good taste or morals.

8. To the best of his ability, each publisher shall ascertain that all statements made in advertisements conform to the

fact and avoid misinterpretation.

9. Advertisement of medical, health, or toiletry products of questionable nature are to be rejected. Advertisements for

medical, health or toiletry products endorsed by the American Medical Association, or the American Dental

Association, shall be deemed acceptable if they conform with all other conditions of the advertising code.

Comics Magazine Association of America Comics Code (1989)

PREAMBLE

The Comics Magazine Association of America was formed in 1954 by a group of publishers committed to the

principle that the public deserved decent and wholesome comic books as entertainment for children. To that end, those

publishers set content guidelines, created a reviewing authority and established the Comics Code Seal. This seal was to

appear on covers of the CMAA member comics as a way of communicating to the public their shared commitment to uphold

these standards.

While the comic book industry has changed over the intervening three decades, as has almost every other facet of

American life, the publisher members of the CMAA remain committed to providing decent and wholesome comic books for

children. This new updated version of the Comics Code is a reaffirmation of that commitment.

The member publishers of the Comics Magazine Association of America hereby reaffirm our joint commitment to

our shared principle: that comics carrying the Comics Code Seal be ones that a parent can purchase with confidence that the

contents uphold basic American moral and cultural values.

INSTITUTIONS

In general recognizable national, social, political, cultural, ethnic and racial groups, religious institutions, law

enforcement authorities will be portrayed in a positive light. These include the government on the national, state, and

municiple levels, including all of its numerous departments, agencies and services; law enforcement agencies such as the

FBI, the Secret Service, the CIA, etc.; the military, both United States and foreign; known religious organizations; ethnic

advancement agencies; foreign leaders and representatives of other governments and national groups; and social groups

- 178 -

Page 179: La bande dessinée de super-héros 1986-2000: vers l'âge adulte ?

identifiable by lifestyle, such as homosexuals, the economically disadvantaged, the economically privileged, the homeless,

senior citizens, minors, etc.

Socially responsible attitudes will be favorably depicted and reinforced. Socially inappropriate, irresponsible, or

illegal behaviour will be shown to be specific actions of a specific individual or group of individuals, and not meant to reflect

the routine activity of any general group of real persons.

If, for dramatic purposes, it is neccessary to portray such group of individuals in a negative manner, the name of the

group and its individual members will be fictitious, and its activities will bot be clearly identifiable with the routine activities

of any real group.

Stereotyped images and activites will be not used to degrade specific national, ethnic, or socioeconomic groups.

LANGUAGE

The language in a comic book will be apprropiate for a mass audience that includes children. Good grammar and

spelling will be encouraged. Publishers will exercise good taste and a responsible attitude as to the use of language in their

comics. Obscene and profane words, symbols, and gestures are prohibited.

References to physical handicaps, illnesses, ethnic backgrounds, sexual preferences, religious beliefs, and race, when

presented in a derogatory manner for dramatic purposes, will be shown to be unacceptable.

VIOLENCE

Violent actions or scenes are acceptable within the context of a comic book story when dramatically appropriate.

Violent behavior will not be shown as acceptable. If it is presented in a realistic manner, care should be taken to present the

natural repercussions of such actions. Publishers should avoid excessive levels of violence, excessively graphic depictions of

violence, and excessive bloodshed or gore. Publishers will not present detailed information instructing readers how to engage

in imitable violent actions.

CHARACTERIZATIONS

Character portrayals will be caregully crafted and show sensitivity to national, ethnic, religious, sexual, political and

socioeconomic orientations.

If it is dramatically appropriate for one character to demean another because of his or her sex, ethnicity, religion,

sexual preference, political orientation, socioeconomic disadvantages should never assign ultimate responsibility for these

condictions to the character themselves. Heroes should be role models and should reflect the prevailing social attitudes.

SUBSTANCE ABUSE

Healthy, wholesome lifestyles will be presented as desirable. However, the use and abuse of controlled substances,

legal and illicit, are facts of modern existence, and may be portrayed when dramatically appropiate.

The consumption of alcohol, narcotics, pharmaceuticals, and tobacco will not be depicted in a glamorous way. When

the line between the normal, responsible consumption of legal substances and the abuse of these substances is crossed, the

distinction will be made clear and the adverse consequences of such abuse will be noted.

- 179 -

Page 180: La bande dessinée de super-héros 1986-2000: vers l'âge adulte ?

Substance abuse is defined as the use of illicit drugs and the self-destructive use of such products as tobacco

(including chewing tobacco), alcohol, prescription drugs, over-the-counter drugs, etc.

Use of dangerous substances both legal and illegal should be shown with restraint as necessary to the context of the

story. However, storylines should not be detailed to the point of serving as instruction manuals for substance abuse. In each

story, the abuser will be shown to pay the physical, mental and/or social penalty for his or her abuse.

CRIME

While crimes and criminals may be portrayed for dramatic purposes, crimes will never presented in such a way as to

inspire readers with a desire to imitate them nor will criminals be portrayed in such a manner as to inspire readers to emulate

them. Stories will not present unique imitable techniques or methods of committing crimes.

ATTIRE AND SEXUALITY

Costumes in a comic book will be considered to be acceptable if they fall within the scope of contemporary styles and

fashions.

Scenes and dialoge involving adult relationships will be presented with good taste, sensitivity, and in a manner which

will be considered acceptable by a mass audience. Primary human sexual characteristics will never be shown. Graphic sexual

activity will never be depicted.

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Bibliographie

Bandes dessinées

Pour les bandes dessinées, ne sont indiqués que les scénaristes et dessinateurs, dans cet ordre, faute de pouvoir

inventorier les responsabilités précises en dehors de ces rôles clés.

Le corpus

MILLER Frank, The Dark Knight Returns (New York : DC Comics, 1986)

MOORE Alan et GIBBONS Dave, The Watchmen n°1 à 12 (New York : DC Comics, 1986-87)

MILLS Pat et O’NEILL Kevin, Marshal Law, Fear and Loathing,n°1 à 6 (New York : Epic, 1987-1988)

MORRISON Grant et McKEAN, Dave, Arkham Asylum (New York : DC Comics, 1989)

McFARLANE Todd, et al, Spawn n°1 à 36 (Westlake Village, CA : Image, 1992 -1995)

WAID Mark, et ROSS Alex, Kingdom Come, Trade Paperback (New York : DC Comics, 1996)

ELLIS Warren et HITCH Brian, Authority n°1 à 12 (La Jolla : Wildstorm Productions, 1999-2000)

D’autres bandes dessinées notables

BYRNE John et MIGNOLA Mike, Hellboy : Seeds of Destruction (Milwaukie : Dark Horse Comics, 1994)

CLAREMONT Chris et MILLER Frank, I Am Wolverine (New York : Marvel Comics, 1983)

CLAREMONT Chris et LEE Jim, X-Men n°1 (New York : Marvel Comics, 1992)

DIXON Chuck et ROMITA John Jr., The Punisher: War Zone (New York : Marvel Comics, 1991)

GAIMAN Neil, KIETH Sam et DRINGENBERG Mike, Sandman n°1 (New York : DC Comics, 1989)

MILLER Frank et MAZUCHELLI David, Batman :Year One (New York : DC Comics, 1986)

MILLAR Mark et HITCH Brian, The Ultimates: Superhumans (New York : Marvel Comics, 2001)

MOORE Alan et SWAN Curt, Whatever Happened to the Man of Tomorrow? (New York : DC Comics, 1986)

MOORE Alan, SPOUSE Chris et de nombreux autres dessinateurs, Supreme : The New Adventeures n°41 à 56 (La Jolla:

Awesome Entertainment, 1996-1998)

MOORE Alan, Twilight of the super heroes (synopsis pour un projet non abouti) (1987?),

http://www.thefishshow.com/twilight.htm

MORRISON Grant et PORTER Howard, JLA n°1 (New York : DC Comics, 1996)

WAID Mark et ROSS Alex, Kingdom Come Preview (New York : DC Comics, 1995)

Sur les super-héros et la bande dessinée

Livres

BAETENS Jean, Formes et politique de la bande dessinée (Leuven : Peeters, 1998)

DANIELS Les, Comix, a History of Comic Books in America (New York : Outerbridge and Deinstfrey, 1971)

DANIELS Les, Marvel : Five Faboulous Decades of the World’s Greatest Comics (New York: Harry N. Abrams, 1991)

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ECO Umberto, De Superman au surhomme (Paris : Grasset, 1993) [édition française augmentée de Il superuomo di massa

(Milan : Gruppo Editorial Fabbri & Bompiani Sonzoguo, 1978), trad. BOUZAHER Myriem]

EISNER Will, Comics and Sequential Art (Tamarac : Poorhouse Press, 1985)

GROENSTEEN Thierry , Système de la bande dessinée (Paris : PUF, 1999)

KOLP Manuel, Le langage cinématographique en bande dessinée (Bruxelles : Editions de l’université de Bruxelles, 1992)

McCLOUD Scott, Understanding Comics, the Invisible Art (New York: Kitchen Sink Press, 1993)

McCLOUD Scott, Reinventing Comics (New York: HarperCollins, 2000)

MOLITERNI Claude et MELLOT Philippe, Les aventures de la BD (Paris : Gallimard, 1996)

MOLITERNI Claude et MELLOT Philippe, Chronologie de la bande dessinée (Paris : Flammarion, 1996)

REYNOLDS Richard, Super Heroes: A Modern Mythology (Jackson :University Press of Mississipi, 1992)

RICHE Daniel et EIZYKMAN Boris, La bande dessinée de science-fiction américaine (Paris : Albin Michel, 1976)

WERTHAM Frederic, Seduction of the Innocent (New York : Rinehart, 1954)

Articles

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BLANC Jérôme, « Guerre aux idoles », Scarce n°32 (Evry : Association SAGA, 1992)

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Fantagraphic, 2002)

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http://www.psu.edu/dept/inart10_110/inart10/cmbk9pmgn.html

GROENSTEEN Thierry, « Le héros dans la bande dessinée » dans le catalogue de l’exposition « Héros populaires », Musée

national des Arts et Traditions (2001),

KAWA Abraham, « Et si l’Apocalypse n’avait pas eu lieu. Le scénario évolutif dans les nouveaux comic-books de super-

héros » 9e Art n°5 (Angoulême : CNBDI, 2000)

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SAVE Itan, «The Greatest Trick of Them All», 4-Color Review (1998), http://4colorreview.com/guests/awesometrick.shtml

TISSERON Serge et STERCKX Pierre, « Art et BD, une case en plus » Beaux Arts Magazine n° 212 (Paris : 2002)

THOMPSON David, « The Spider Stratagem », Sight and Sound (Avril 2002)

Anonyme, « Marvel News Conference », The Comics Continuum (2001),

http://www.comicscontinuum.com/stories/0104/05/marvelindex.htm

Anonyme, « In Case You Missed the Barnum Award », http://www.custerguide.com/quillen/eqcols/1992B291.htm

Interviews

- Kurt Busiek

MESCALLADO Ray, «Kurt Busiek», The Comics Journal n°216 (New York : Fantagraphic, 1998),

http://www.tcj.com/3_online/t_busiek.html

- Paul Dini

AQUINO, Jimmy « Making Batman and Superman fly, an Interview with Paul Dini », Animation nerd paradise (1996),

http://anp.awn.com/pauldini.html

- Warren Ellis

SPRINGER, Matt « Q and A with Warren Ellis », Pop-Culture-Corn (1999),

http://www.popculturecorn.com/print/issues/may99/interview-warrenellis.html

- Brian Hitch

THIERRY Olivier et RENOUX Jean-Philippe, «Une autorité en la matière », Scarce n°59 (Evry : Association SAGA, 2001)

- Todd McFarlane

« Interview Todd McFarlane », Spawn 2 (Paris: Bethy, 1996), repris sur TheDark.fr.st,

http://www.overgame.com/page/19211.htm

- Dave McKean

CHRITTON Kirk, « Dave McKean interview », Comics Career Vol. 2, No. 1 (1991), reproduit sur Dreamline,

http://www.dreamline.nu/readings

- Mike Mignolas

BRAYSHAW Christopher, « Mike Mignoll interview », The Comics Journal n°189 (New York : Fantagraphic, 1997),

http://tcj.com/2_archives/i_mignola.html

- Frank Miller

SHARRET Christopher, « Batman and the Twilight of the Idols: An Interview with Frank Miller », The Many Lives of The

Batman: Critical Approaches to a Superhero and his Media (Londres : BFI Publishing, 1991)

- Alan Moore

GRAVETT Paul, « Entretien avec Alan Moore », 9e Art n°6 (Angoulême : CNBDI, 2001)

GRASSE Christian, « Alan Moore, scénariste supreme », Supreme, The New Adventures n°2, (Paris: Generation Comics,

1998)

KAVANAGH Barry, « Alan Moore Interview » (2000) http://www.blather.net/articles/amoore/alanmoore.txt [transcription

d’une conversation téléphonique]

PAPPU Sridhar, « We Need Another Hero », Salon.com (2000),

http://archive.salon.com/people/feature/2000/10/18/moore/index.html

- Grant Morrison

MORVAN Gérard, « Interview Grant Morrison », Heroes (1999), http://heroes.chez.tiscali.fr/d-talks/html/morrison.htm

- Alex Ross

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MORVAN Gérard et JONQUA Jean-Marie , « Interview Alex Ross », Heroes (1998)

http://heroes.chez.tiscali.fr/d-talks/html/ross.htm

NEUHAUSER Bennett, « Interview with Alex Ross », Worlds of Westfield (1996),

http://westfieldcomics.com/wow/frm_int_007.html

Sites Web

En dépit d’une profusion assez stupéfiante de sites consacrés aux super-héros en général ou à des personnages

spécifiques, très peu sont ceux qui offrent un contenu rédactionnel ou factuel digne d’être mentionné. On ne retiendra ici

qu’une sélection exigeante, même si certaines pages plus pauvres offrent ponctuellement des informations ou commentaires

pertinents. La date indiquée est celle de la dernière mise à jour annoncée. Les dernières consultations ont toutes eu lieu en

mai 2003.

ADAMS Fletch, The View From the Comfy Chair (2003)

http://www.comicskins.com/csnnews/comfychair/comfychair.htm

ATKINSON Doug,The Annotated Watchmen (1995)

http://www.capnwacky.com/rj/watchmen/chapter1.html

COVILLE Jamie, The History of Superhero Comic Books (1996)

http://www.geocities.com/Athens/8580/Hist1.html

DARIUS Julian, Persian Caesar : The Continuity Pages(2003)

http://persiancaesar.com/continuity

ELLIS Warren, WarrenEllis.Com (2003)

http://www.warrenellis.com

MORGAN Harry, The Adamantine : bande dessinée et literature (2003)

http://www.sdv.fr/pages/adamantine/

SPAREHED, The Word Balloon (2003)

http://members.tripod.com/sparehed/wordballoon

Superman through the ages (2003)

http://theages.superman.ws

Miller’s Angel (2002)

http://members.tripod.com/kc_darkknight/index.htm

The Comic Book Electronic Magazine (CBEM) (2003)

http://www.digitalwebbing.com/cbem/

http://members.aol.com/ComicBkNet/ (archives)

Heroes (2003)

http://heroes.chez.tiscali.fr/b-startl/html/intrstln.htm

Revues

Scarce (Evry : Association SAGA, 1984 - )

Comic Box (Paris : TSC, 1998 - 2001)

The Comics Journal (New York : Fantagraphic) [Et le site du journal, reprenant des articles de la version papier, avec

quelques inédits: http://www.tcj.com (2003) ]

Wizard, the Comics Magazine (New York : Gareb Shamus Entreprises, 1991 - ) [Le magazine existe aussi en traduction

française]

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Page 185: La bande dessinée de super-héros 1986-2000: vers l'âge adulte ?

Ressources générales (culture de masse, notion de genre, etc.)

ARENDT Hannah, « La crise de la culture », La crise de la culture (Paris : Gallimard, 1972) [traduction de « The Crisis in

Culture » (1954) sous la direction de Patrick Levy]

ASH Brian (éditeur), Encyclopédie visuelle de la science-fiction, (Paris : Albin Michel, 1979)

BARTHES Roland, Mythologies (Paris : Le Seuil, 1957)

ECO Umberto, L’œuvre ouverte (Paris : Le Seuil, 1965)

GRANIER Jean, « Nietzsche F. », Universalis Multimédia 6 (2000)

LASCH Christopher, Culture de masse ou culture populaire ? (Castelnau-le-Naz : Climats, 1981- 2001)

POUIVET Roger, « Pas d’esthétique sans ontologie ! », Magazine littéraire n°414 (Novembre 2002)

ROSENBERG Robert et MANNING David White (éditeurs), Mass culture, The popular arts in America (Glencoe: The Free

Press, 1957)

TELOTE J. P., Science fiction film, (Cambridge: Cambridge University Press, 2001)

TWITCHELL James, Carnival culture, The trashing of Taste in America (New York : Columbia University Press, 1992)

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