la 5eme vague 2 la mer infinie -...
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L'AUTEUROriginairedeFloride,RickYanceyestdiplôméde l'universitéRoosevelt àChicago.Titulaired'unmastèrede littératureanglaise, il
travaillera quelques années comme inspecteur des impôts, avant de décider que son diplôme lui serait plus utile s'il se consacrait àl'écritureàpleintemps–cequiluiréussitdepuis2004.
Auteurderomanspouradulteset jeunesadultes,RickYanceyaété récompensépardenombreuxprixprestigieux,dont leMichaelL. PrintzHonor et leCarnegieMedal.Lorsqu'il n'écrit pas, ne réfléchit pas à de nouvelles histoires, ou n'est pas en tournée dans degrandesvillesdesÉtats-Unispourparlerdeseslivres,RickconsacresontempsàsafamilleenFloride.
RICKYANCEY
LAMERINFINIE
traduitdel'anglais(États-Unis)parFrancineDeroyan
roman
«Malargesse,commelamer,estsanslimitesEtmonamouraussiprofond.Plusjetedonne
Plusjepossède,cartouslesdeuxsontinfinis.»
WilliamSHAKESPEARE
PourSandy,gardiennedel'Infini
LEBLÉ
ILN'YAURAITPASDEMOISSON.Lapluieprintanièrearéveillélesbourgeonsendormis,debellespoussesd'unvertpuissantontsurgi
delaterremoite,s'étirantcommeundormeuraprèsunelonguesieste.Leprintempsalaisséplaceàl'été,etlesbellestigesvertessesontassombries,passantd'unlégerocreàunbrundoré.Lesjournéessontdevenueslonguesetchaudes.D'épaisnuagesnoirsontapportédelapluie,etlestigesbrunessesontmisesàbrillersouslecrépusculeperpétuelquis'attardaitsouslavoûtecéleste.Leblés'élevait,mûrissait, ses têtes penchées sous le vent de la prairie, tels un immense rideau ondulant, unemerondoyantsansfinets'étirantjusqu'àl'infini.Aumomentdelarécolte,iln'yauraitaucunfermierpourarracherlatêted'unetige,lafrotterentre
sesmainscalleusesetséparerl'écorcedugrain.Personnepourmâchouillerlesgrainesnisentirleurdélicatepeaucraquersoussesdents.Le fermierétaitmortde lapeste,et lesautresmembresdesafamille s'étaient enfuis vers la ville la plus proche, où, à leur tour, ils avaient succombé, nouvellesvictimes parmi les milliards d'humains qui avaient péri durant la 3e Vague. La vieille demeure,construiteparlegrand-pèredufermiern'étaitplusdésormaisqu'uneîledéserteentouréeparunemerinfinie d'une teinte brune. Les jours s'étaient faits plus courts et les nuits plus froides, et le blébruissaitsousleventsecetfroid.Lebléavaitsurvécuàlagrêleetàlafoudredestempêtesestivales,mais il n'aurait aucune chance face au froid. Quand les réfugiés semirent à l'abri dans la vieillemaison,lebléétaitdéjàmort,tuéparunepuissantegelée.Cinq hommes et deux femmes, de parfaits inconnus les uns pour les autres. À l'aube du grand
sommeilhivernal, chacunpensait en secret valoirmieuxque tous lesautres réunis.Tourà tour, leshommes montaient la garde sous le porche. Durant la journée, le ciel sans nuage était d'un bleulumineux,étincelant,etlesoleilquis'étiraitbasàl'horizonbaignaitl'immensitébruneetternedubléd'une belle nuance dorée. Le soir venu, il n'y avait pas de lent crépuscule, au contraire, les nuitssemblaients'abattreviolemmentsurlaTerre,etlalumièredesétoilestransformaitlebrundubléenunargentbrillant.Lemondemécaniséétaitmort.Lestremblementsdeterreetlestsunamisavaientanéantilescôtes.
Lapesteavaittuédesmilliardsd'humains.Leshommessousleporchescrutaientleblé,sedemandantcequiallaitsurvenirensuite.Debonneheure,unaprès-midi, l'hommedegardevit l'océandeblémorts'écarteretcompritque
quelquechosearrivait,quelquechosequitraversaitl'immensitédebléendirectiondelavieilleferme.Ilappelalesautresquisetrouvaientàl'intérieur.Unedesfemmessortitetsetintàcôtédeluisousleporche.Ensemble,ilsobservèrentleshautestigesdisparaîtredansl'océandebrun,commesilaterreelle-mêmelesaspirait.Quiquecesoit–ouquoiquecesoit–,ilétaitimpossibledelevoirpar-dessuslasurfacedublé.L'hommedescenditduperron.Illevasonfusilendirectiondublé.Ilattenditdanslechampetlafemmeattenditsousleporcheetlesautresattendirentàl'intérieurdelamaison,visagesplaquéscontrelesfenêtres.Personneneparlait.Ilsattendaientquelerideaudeblés'écarte.
Quandcelaarrivaenfin,unenfantsurgit,etl'immobilitédel'attentefutrompue.Lafemmedescenditdu perron en courant, et baissa le canondu fusil.Ce n'est qu'un gosse.Est-ce que vous tueriez unenfant?Levisagedel'hommeétaitpartagéentrel'indécisionetlacolère.Lacolèredenepluspouvoirêtrecertainderien.N'importequipouvaitvoustrahir.Commentpouvons-noussavoir?demanda-t-ilàla femme.Comment pouvons-nous être sûrs de quoi que ce soit, désormais ? Le gamin trébucha ettomba à terre. La femme courut vers lui et le releva, plaquant le visage sale du garçon contre sapoitrine,tandisquel'hommearmés'avançaitverselle.Ilestgelé.Nousdevonsleporteràl'intérieur.Àcet instant, l'hommesentitcommeunlourdpoidsdanssapoitrine.Ilétaitpartagéentrecequelemondeavaitétéetcequ'ilétaitdevenu,quiilétait lui-même,avant,etquiilétaitaujourd'hui,etlepoidsde touscesespoirssilencieuxquipesaientensoncœur.Cen'estqu'ungosse.Tueriez-vousunenfant ? La femme passa devant lui, grimpa lesmarches jusqu'au porche, entra dans lamaison, etl'hommebaissalatête,commes'ilpriait,puislalevaversleciel,commes'illesuppliait.Ilattenditquelquesminutespourvoirsiquelqu'und'autreémergeaitdublé, tant ilparaissait incroyablequ'ungaminaitsurvécusilongtemps,seuletvulnérable,sanspersonnepourleprotéger.Commentunetellechoseétait-ellepossible?Quand ilpénétradans lepetit salonde lavieille ferme, ilvit la femmequi tenait l'enfantsurses
genoux.Elleluiavaitdéposéunecouverturesurlesépaulesetluiavaitapportédel'eau–lespetitsdoigtsrougisparlefroidserrésautourduverre–lesautress'étaientréunisdanslapièceetpersonneneparlait,chacunfixantlegossed'unairincrédule.Commentétait-cepossible?L'enfantgeignit.Sonregardpassaitd'unepersonneà l'autre,cherchantunvisagefamilier,maiscesgensétaient tousdesinconnus pour lui, comme ils l'avaient été les uns pour les autres avant que lemonde crève. Il seplaignitdufroidetd'unedouleuràlagorge.Oui,ilavaitunvilainbobodanssagorge.Lafemmequiletenaitluidemandad'ouvrirlabouche.Ellevitlestissusenflammésaufonddesabouche,maisellene remarqua pas le mince câble, aussi fin qu'un cheveu, implanté à l'entrée de sa gorge. Elle nepouvaitvoirnilecâblenilapetitecapsuleconnectéeàsonextrémité.Ellesepenchapourregarderdanslabouchedugamin.Commentaurait-ellepusavoirqueledispositifdissimulédanslecorpsdel'enfantétaitprogrammépourdétecterlemonoxydedecarbonedesonsouffleàelle?Lesouffle,notregâchette.L'enfant,notrearme.L'explosionpulvérisaaussitôtlavieilleferme.Ilfallutpluslongtempspourleblé.Ilnerestariendelavieillebâtisse,nidesdépendancesetdu
silo qui, les autres années, contenait l'abondante récolte. Les tiges sèches brûlées par le feu setransformèrentencendres,etaucrépuscule,unpuissantventdunorddéferlasurlaprairie,soulevantles cendres jusqu'au ciel, les emportant sur des centaines de kilomètres, avant que les cendresretombent,telleuneneigegrisetnoirquisedéposaavecindifférencesurlaterrearide.
LIVRE1
I
LEPROBLÈMEDESRATS
1
LEMONDEESTUNEHORLOGEdontlesaiguillesralentissent.Jel'entendsdanslesdoigtsglacésduventquigriffentlafenêtre.Jelesensdanslamoquettemoisie
et lepapierpeintpourriduvieilhôtel.EtjelesensdanslapoitrinedeTeacuppendantqu'elledort.Lesbruitssourdsdesoncœur,lerythmedesonsouffle,chauddansl'airfroid,l'horlogequiralentit.De l'autrecôtéde lapièce,CassieSullivanmonte lagardeprèsde lafenêtre.La lueurde la lune
perceàtraverslapetitefentedesrideauxderrièreelle,éclairant leslégersnuagesquisortentdesabouche. Son jeune frère dort dans le lit le plus proche d'elle, petite chose sous unemontagne decouvertures. Fenêtre, lit, de nouveau derrière elle, la tête de Cassie tourne comme un penduleoscillant.Lesmouvementsdesa tête, lerythmedesonsouffle,commeceuxdeNugget,deTeacup,commelemien,marquentletempsdel'horlogequiralentit.Je sors du lit. Teacup gémit dans son sommeil et s'enfouit un peu plus profondément sous les
couvertures.Lefroidmesaisit,étreignantmapoitrine,bienquejesoisvêtuedelatêteauxpieds,misàpartmesbottesetmaparkaquej'attrapeaupieddulit.Sullivanm'observetandisquej'enfilemesbottes, puis quand jeme dirige vers le placard pour y prendremon sac à dos etmon fusil. Je larejoinsprèsdelafenêtre.J'ail'impressionquejedevraisluiparleravantdepartir.Peut-êtrequ'onnesereverrajamais.—Alors,voilà.Onyest,lâche-t-elle.Sa peau pâle brille dans la lueur laiteuse de la nuit. Ses taches de rousseur semblent flotter au-
dessusdesonnezetdesesjoues.J'ajustelefusilsurmonépaule.—Onyest.—Tusais,pourDumbo,jecomprends.Àcausedesesgrandesoreilles.EtNugget,parcequeSam
est toutpetit.Teacup, jepigeaussi.Zombie,parcontre, jenecaptepastrop–maisBennemedirarien,de toutefaçon–,et j'imaginequePoundcake,c'estenraisondesonairpotelé.MaispourquoiRinger?Jedevineoùcelavanousmener.ÀpartZombieetsonfrère,ellen'estpluscertainedepersonne.Le
prénomdeRingerencouragesaparanoïa.—Jesuishumaine.—Ouais.Àtraverslafentedesrideaux,ellecontempleleparking,deuxétagesplusbas,luisantdeglace.—Quelqu'unm'adéjàditça.Etcommeuneidiote,jel'aicru.—Passiidiote,étantdonnélescirconstances.—Nefaispassemblant,Ringer!râle-t-elle.Jesaisquetunemecroispasàproposd'Evan.—Jetecrois.C'estsonhistoireàluiquinetientpaslaroute.
Jemedirigeverslaporteavantqu'ellefondeenlarmesdevantmoi.Mieuxvautnepastropinsistersurlesujetd'EvanWalkerenprésencedeCassieSullivan.Jeneluientienspasrigueur.Evanestlapetite branchepoussant sur la falaise à laquelleSullivan s'accroche, et peu importequ'il soit parti.Elles'yaccrocheencoreplusfort.Teacupnefaitpasunbruit,maisjesenssesyeuxsurmoi;jesaisqu'elleestréveillée.Jeretourne
verslelit.—Emmène-moi,chuchote-t-elle.Jesecouelatête.Nousavonsdiscutédecelaunebonnecentainedefois.—Jeneseraipaspartielongtemps.Deuxjours,aumax.—Promis?Pasquestion,Teacup.Lespromessessonttoutcequinousreste.Ondoitlesutiliseràbonescient.Sa
lèvreinférieuretremble,sesyeuxsemouillent.—Hé!Qu'est-cequejet'aidéjàditàcepropos,soldat?jedemanded'unevoixdouce.Jerésisteàl'enviedelatoucher.—Quelleestnotrepriorité?—Pasdepenséenégative,répond-elleconsciencieusement.—Pourquelleraison?—Parcequelespenséesnégativesnousaffaiblissent.—Etquesepassera-t-ilsinousnousaffaiblissons?—Nousmourrons.—Avons-nousenviedemourir?Ellesecouelatête.—Pasencore.J'effleure sonvisage. Joues froides, larmeschaudes.Pasencore.Vu lepeude tempsqu'il resteà
l'horlogedel'humanité,c'estcommesicettepetitefilleavaitdéjàatteintlacinquantaine.Sullivanetmoi,noussommesvieilles.EtZombie?Ildatedestempsanciens.Ilm'attenddanslehall,vêtud'unevestedeskienfiléepar-dessusunsweatàcapuched'unjaunevif,
deuxvêtementsrécupérésdanslesdébrisdel'hôtel:quandils'estévadédeCampHaven,Zombieneportaitqu'unelégèreblouse.Soussabarbesale,sonvisageestrougedefièvre.Lablessureparballequejeluiaiinfligée–quis'estouvertelorsdesonévasionetaétésoignée,pansée,parnotremédecinde douze ans – a dû s'infecter. Il est appuyé contre le comptoir, une main plaquée sur un flanc,affectantunairdétaché,styletoutvabien.— Je commençais à croire que tu avais changé d'avis, dit-il, les yeux brillants, comme s'il
plaisantait–maisjepensequec'estplutôtdefièvre.Jesecouelatête.—Teacup.—Çavaallerpourelle.
Pourmerassurer,ilmedécochesonsouriredetombeur.Zombien'appréciepaspleinementleprixdespromesses,sinoniln'enferaitpasaussifacilement.—Cen'estpasdeTeacupquejem'inquiète.Tuasvraimentl'aird'unemerde,Zombie.—C'estàcausedecetemps.Ilfaitdesravagesàmonteint.Unsecondsourire.Zombiesepencheenavant,espérantvisiblementquejesourieàmontour.—Undecesquatre,soldatRinger,tusourirasenfinàunedemesvannes,etlemondesebriseraen
deux.—Jenesuispasprêteàassumerunetelleresponsabilité.Iléclatederire,etj'ail'impressiond'entendreunbruitdeferrailledanssapoitrine.—Tiens.Ilmetendunplandesgrottes.—J'enaidéjàun.—Prendscelui-làaussi,aucasoùtuperdraisl'autre.—Jeneleperdraipas,Zombie.—J'envoiePoundcakeavectoi.—Non,pasquestion.—C'estmoiquicommande;alors,si.—TuasplusbesoindePoundcakeiciquemoidehors.Ilhochelatête.Ilsavaitquejerefuserais,maisiln'apaspurésisteràl'enviedefaireunedernière
tentative.—Peut-être qu'on devrait laisser tomber, suggère-t-il. En fait, ce n'est pas simal, ici.On a des
milliersdepuces,unebonnecentainederats,etenvirondeuxdouzainesdecadavres,maislavueestfantastique…Ilcontinueàplaisanter,àessayerdemefairesourire.Il jetteuncoupd'œilàlabrochuredanssa
main.18°Ctoutel'année!—Jusqu'àcequ'onsoitbloquésparlaneigeouquelatempératurechutedenouveau.Lasituation
estintenable,Zombie.Onestdéjàrestésicitroplongtemps.Jenecomprendspas.Onenadiscutéàn'enplusfinir,etmaintenantilvoudraitresterlà!Parfoisje
meposedesquestionssurlui.—Ondoit tenternotrechance,et tusaisqu'onnepeutpasyallerà l'aveugle! jecontinue.Ilya
peut-êtred'autressurvivantsquisecachentdanscesgrottes,maisquisaits'ilssontprêtsàaccueillirdenouveauxvoisins,surtouts'ilsontdéjàrencontréundesSilencieuxdeSullivan?—Oudesrecruescommenous,ilajoute.—Donc,jevaismenerl'enquête,etjeseraideretourdansdeuxjours.—Tuasintérêtàtenirtapromesse.—Cen'étaitpasunepromesse.Iln'yariendeplusàdire.Ilyaunmilliondechosesàdire.C'estpeut-êtreladernièrefoisquenous
nousvoyons,etjesaisqu'ilpensedemême,parcequ'illâchesoudain:
—Mercidem'avoirsauvélavie.—Jet'aitirédessus,etmaintenantturisquesdemourir.Il secoue la tête.Sesyeuxbrillentde fièvre.Ses lèvres sontgrises.Pourquoi l'ont-ils surnommé
Zombie?C'estcommeunprésage.Lapremièrefoisquejel'aivu,ilfaisaitdespompesdanslacour,le visage tordu de colère et de douleur, du sang coulant de ses poings sur l'asphalte. «Qui est cemec?»j'aidemandé.«Ils'appelleZombie.Ilavainculapeste»,ilsm'ontdit,etjenelesaipascrus.Personnenevainclapeste.Lapesteestunesentencedemort.EtReznik,lesergentinstructeurpenchéau-dessus de lui, vociférant à tout-va, et Zombie, dans sa combinaison bleue trop grande, sepropulsantau-delàde l'instantoùunmouvementdeplusest impossible.Pourquoiai-jeétésurprisequandilm'aenjointdeluitirerdessusafindepouvoirtenirsapromesseintenableenversNugget?Quandvous avez regardé lamortdans lesyeuxetque lamort a cillé lapremière, rienne sembleimpossible.Pasmêmedeliredansl'espritdesautres.—Jesaisàquoitupenses,s'amuseBen.—Non,tunesaispas.—Tutedemandessitudoism'embrasserpourmedireaurevoir.—Pourquoitufaisça?Pourquoiest-cequetuflirtesavecmoi?Ilhausselesépaules,unpetitsouriredetraversauxlèvres,toujoursappuyécontrelecomptoir.—Parcequec'estnormal.Lanormaliténetemanquepas?Sesyeuxsontrivésauxmiens,sanscesseàlarecherchedequelquechose,maisjenesaisjamaisde
quoi.— Tu sais, poursuit-il, les sorties en bagnole, les films du samedi soir, les barres glacées au
chocolat,vérifiertoncompteTwitter…Jesecouelatête.—Jen'avaispasdecompteTwitter.—TapageFacebook,alors.Jecommenceàenavoirraslebol.Parfois,j'aidumalàimaginercommentZombiearéussiàs'en
sortir.Selanguirdecequenousavonsperduestaussiinutilequed'espérercequ'onnepourrajamaisavoir.Cenesontquedeuximpassesquimènentaudésespoir.—Cen'estpasimportant,jerétorque.Riendetoutcelan'aplusd'importance.Zombieaunrireprofondquijaillitcommel'airsurchaufféd'unprintempsensoleillé,ettoutetrace
d'agacementenmois'évanouit.Jesaisqu'ilmefaitducharme,etmalgrémoi,çamefaituncertaineffet.VoilàuneautreraisonpourlaquelleZombieestunpeuperturbant.— C'est drôle à quel point nous pensions que tout l'était, insiste-t-il. Tu sais ce qui compte
vraiment?Ilattendmaréponse.Commej'ail'impressionqu'ilvamevanner,jenedisrien.—Laclochederécré.Jesaisqu'ils'amuseàmemanipuler,maisjesuisincapabledelestopper.—Laclochederécré?
—Lesonleplusordinairedumonde.Unefoisquetoutserafini,ilyauradenouveaudesclochesderécré.Ilmemetlespointssurles«i»,commes'ilavaitpeurquejenecomprennepas.—Réfléchis!Quandlaclocherecommenceraàsonner,toutseraredevenunormal.Lesenfantsse
précipiterontenclasse,s'installerontd'unairennuyé,attendantlaclochequiannoncelafindescours,songeantà cequ'ils feront ce soir, ceweek-end,oudans les cinqannéesàvenir.Commenous, ilsaurontdroitàdescourssurlesdésastresnaturels,lesmaladiesetlesguerresmondiales.Dugenre:« Quand les extraterrestres sont arrivés, sept milliards d'humains sont décédés », puis la clochesonnera,ettoutlemondefilerapourallerdéjeuneretseplaindredespatatessautéespâteuses.Etlà,ilssortirontdestrucscomme:«Waouh!Septmilliards,çafaitdumonde.C'esttriste.Aufait,tuvasmangertoutescespatates?»Ça,c'estnormal.C'estcequicompte.Donc,cen'étaitpasuneplaisanterie.—Despatatessautéespâteuses?—OK,d'accord.Riendetoutcelan'adesens.Jenesuisqu'uncrétin.Ilsourit.Aumilieudesabarbesale,sesdentsparaissenttrèsblanches,etmaintenant,parcequ'ill'a
suggéré, jepense à l'embrasser et jemedemande si lespoils au-dessusde sa lèvre supérieuremechatouilleront.Jerepoussecettepensée.Lespromessesn'ontpasdeprix,etunbaiserestuneesquissedepromesse.
2
LA LUMIÈRE DES ÉTOILES PERCE L'OBSCURITÉ, baignant l'autoroute d'un blanc nacré. L'herbe sèchebrille ; les arbres nus chatoient.Mis à part le vent qui souffle dans ce paysage désolé, le mondebaignedansuncalmehivernal.Jem'accroupis à côté d'un SUV en rade, histoire de jeter un dernier regard à l'hôtel. Un banal
bâtimentrectangleblancàdeuxétagesaumilieud'ungrouped'autresrectanglesblancs.Àseulementsix kilomètres de cet immense trou qu'est devenu Camp Haven, et que nous avons baptisé hôtelWalkeren l'honneurde l'architectedececratèregigantesque.Sullivannousaditquecethôtelétaitsonpointderendez-vousavecEvan.Moi,jeletrouvaistropprèsdelascèneducrime,tropdifficileàdéfendre,et,de toute façon,EvanWalkerétaitmort : il fautêtredeuxpour se rendreàun rendez-vous,commejel'airappeléàZombie.Ilarejetémaremarque.SiWalkerétaitvraimentl'und'entreeux,ildevaitavoirtrouvéunmoyendesurvivre.—Comment?j'aidemandé.—Ilyavaitdescapsulesdesauvetage,aexpliquéSullivan.—Etalors?Elleafroncélessourcilsetprisuneprofondeinspiration.—Alors…Ilapusesauverdansl'uned'entreelles.Je l'ai regardée. Elle m'a retourné mon regard. Aucune d'entre nous n'a parlé. Puis Zombie a
rétorqué:—Écoute,Ringer,ilfautbienqu'onseréfugiequelquepart.Àcemoment-là,iln'avaitpasencoretrouvélesbrochuresdesgrottes.—Deplus,nousdevonsluiaccorderlebénéficedudoute.—Lebénéficedequeldoute?j'aidemandé.—Qu'ilestcequ'ildit.ZombiearegardéSullivan,quimefixaittoujours.—Qu'iltiendrasapromesse!—Ilapromisdemeretrouver,a-t-ellelancéavecdéfi.—J'aivuunavion-cargo,maispasdecapsulesdesauvetage…,j'aifaitremarquer.Soussestachesderousseur,Sullivanarougi.—Cen'estpasparcequetun'enaspasvu…JemesuistournéeversZombie.—Çan'aaucunsens.Unêtrequiadesmilliersd'annéesd'avancesurnouss'enprendàsonpropre
clan–pourquelleraison?—Jenesuispasaucourantdu«pourquoi?»arépliquéZombie,unlégersourireauxlèvres.
—Toutecettehistoireestbizarre,j'aiajouté.Unepureconscienceoccupantuncorpshumain–s'ilsn'ontpasbesoindecorps,ilsn'ontpasbesoind'uneplanète.—Peut-êtrequ'ilsontbesoindenotreplanètepourautrechose.Zombieessayaitvraimentdetrouveruneréponse.—Pourquoifaire?Éleverdubétail?Commedestinationdevacances?Quelquechosed'autreme tracassait, unepetitevoix tenacequimedisait qu'un truc sonnait faux.
Quelquechoseclochait.Maisj'étaisincapabledecomprendrequoi.Chaquefoisquejetentaisdemeconcentrersurlesujet,mespenséess'enfuyaient.—Onn'apasvraimenteuletempsdes'attardersurtouslesdétails,alâchéSullivan.J'étaisplutôt
occupéeàsauvermonpetitfrèred'uncampdelamort,tuvois.J'ailaissétomber.LatêtedeSullivandonnaitl'impressiond'êtresurlepointd'exploser.Jeregardeunedernièrefoisenarrière,etjedistinguecettemêmetêtequisedessinesurunefenêtre
dusecondétagedel'hôtel.Ça,c'estmauvais,très,trèsmauvais:Sullivanestuneciblefacilepourunsniper. Le prochain Silencieux qu'elle rencontrera ne sera peut-être pas aussi amoureux que lepremier.Jeplongedanslamincerangéed'arbresquibordelaroute.Raidisparlegel,lesdébrisautomnaux
craquentsousmesbottes.Desfeuillessèchesrecroquevilléescommedespoings,desorduresetdesoshumainséparpilléspar lescharognards.Levent froid transporteune légèreodeurde fumée.Lemondevabrûlerpendantdescentainesd'années.Le feuconsumera lesobjetsquenousavons fabriquésenbois, enplastique, encaoutchoucet en
tissu,puisl'eau,leventetletempstransformerontlespierresetl'acierenpoussière.C'estsidéroutantdepenser quenous avons créé des villes qui ont été cramées par les bombes extraterrestres et lesrayonsdelamort,alorsquenosennemisavaientseulementbesoindeMèreNatureetdetemps.Etdecorpshumains,sionencroitSullivan,bienque,toujoursselonelle,ilsn'aientpasbesoinde
corps.Il y a un truc discordant, là. Une existence virtuelle n'a que faire d'une planète physique. Mais
Sullivann'écoutepas,etZombiesecomportecommesiçan'avaitpasd'importance.Selonlui,pourfairecourt,cequiintéresselesAutres,c'estquenoussoyonstousmorts.Leresten'estquedeladéco.Peut-être.Maisjenecroispas.Àcausedesrats.J'aioubliédeparlerdesratsàZombie.
3
ÀL'AUBE,J'ATTEINSLABANLIEUED'URBANA.Àmi-chemindemadestinationfinale,commeprévu.Des nuages sont arrivés par le nord ; le soleil perce en dessous, les baignant d'une teinte
rougeoyante.Jemeplanqueparmilesarbresjusqu'àlatombéedelanuit,puisjetraverselesvastesétenduesvers l'ouestde laville,priantpourque lacouverturenuageusestagneunbonmoment,aumoins jusqu'à ce que j'aie rejoint l'autoroute, de l'autre côté. Contourner Urbana ajoute quelqueskilomètresàmonitinéraire,maisc'esttroprisquédesefrayeruncheminàtraversunevillependantlajournée;etdenuit,c'estpire.Ettoutn'estqu'unequestionderisque.Unebrumes'élèvedusolgelé.Lefroid–vif–glacemes jouesetmebrûle lapoitrineàchaque
respiration.Jesensledésirardentdufeuprofondémentincrustédansmesgènes.Apprivoiserlefeuaéténotrepremièregrandeavancée:lefeunousaprotégés,réchauffés,afaitévoluernoscerveauxenchangeantnotremoded'alimentationpasséd'unrégimedenoixetdebaiesàunenourriturecarnéericheenprotéines.Aujourd'hui,lefeuestunearmesupplémentairedansl'arsenaldenosadversaires.Alorsqu'unhiverplusfroids'installe,noussommescoincésentredeuxrisquesinacceptables:nousgeleràmortourévélernotrepositionàl'ennemi.Assiseledoscontreunarbre,jesorslabrochuredemapoche.Lesgrotteslespluspittoresquesde
l'Ohio !Zombie a raison. Si nous ne trouvons pas un nouveau refuge, nous ne pourrons survivrejusqu'auprintemps,etcesgrottessontnotremeilleurepossibilité–voirelaseule.Peut-êtrequ'ellesontétéenvahiesoudétruitesparl'ennemi.Ouqu'ellessontoccupéespardessurvivantsquitirerontàvuesurdesinconnus.Maischaquejoursupplémentaireoùnousrestonsàl'hôtelmultiplienosrisquespardix.Sil'idéed'utilisercesgrottescommeprévunefonctionnepas,nousn'avonspasd'alternative.Aucunendroitoùnousenfuir,oùnouscacher,etl'idéedecombattreestridicule.L'horlogeralentit.Quandjel'aifaitremarqueràZombie,ilm'aréponduquejeréfléchissaistrop.Ilsouriait.Puisilacessé de sourire et a ajouté : «Ne les laisse pas pénétrer ton esprit. »Comme si on était au beaumilieud'unmatchdefootballetquej'aiebesoind'undiscoursdemotivationàlami-temps.Ignorecescorenuldecinquante-sixàzéro.Jouepourl'honneur!Dansdesmomentscommeça,j'aivraimentenviedelefrapper.Évidemment,untelgesten'arrangeraitpaslasituation,maisçam'aideraitàmesentirmieux.Le vent tombe.Un étrange silence règne dans l'air – le calme avant la tempête. S'il neige, nous
serons prisonniers. Moi dans ces bois. Zombie à l'hôtel. Je suis encore à une bonne dizaine dekilomètres des grottes – dois-je prendre le risque de traverser à découvert les vastes étendues, dejour,ouespérerqu'iln'yaitpasdeneigeaumoinsjusqu'àlatombéedelanuit?Toujourslemêmeproblème.Les risques. Iln'estplusquestionquedecela.Pas seulement lesnôtres.Les leurs, aussi.S'implanterdansdescorpshumains,établirleurscampsdelamort,entraînerdesenfantsàterminerlegénocide,c'estun risque fou,et stupide.CommeEvanWalker,discordant, illogique,etvraimentétrange. Les premières attaques ont été brutales d'efficacité, éliminant quatre-vingt-dix pour centd'entrenous,etla4eVagueétaitredoutable:ilestplutôtdifficiled'organiserunerébellionquandon
ne peut faire confiance à personne. Cependant, après cela, leur brillante stratégie a commencé às'effilocher.Dixmilleanspourfomenterl'éradicationdeshumainsdelaTerreetc'esttoutcequ'ilsonttrouvé?C'estlaquestionquejenecessederetournerdansmatêtedepuisl'épisodeTeacupetlanuitdesrats.Un peu plus profondément dans les bois, derrière moi, sur ma gauche, un léger gémissement
tranche le silence. Je reconnais aussitôt ce son ; je l'ai entendu un bonmillier de fois depuis leurarrivée.Lespremiersjours,ilétaitpresqueomniprésent,quasimenttoujoursenarrière-plan,commelebruitdelacirculationsurl'autorouteencombrée:laplainted'unhumainquisouffre.Je sors la lentille oculaire de mon sac à dos et l'ajuste tranquillement sur mon œil gauche. En
prenantmontemps.Sanspaniquer.Lapaniquegriselesneurones.Jemeredresse,vérifielaculassedemonfusil,etmefaufileàtraverslesarbresendirectionduson,scrutantleterrainàlarecherchedelalueurverterévélatriced'un«infesté».Lebrouillardenveloppelesarbres;lemondeestdrapédansunlinceulblanc.Mespasrésonnentsurlesolgelé.Marespirationfaitunbruitd'enfer.Ledélicatrideaublancs'écarte,etàunevingtainedemètresjevoisunesilhouetteeffondréecontre
unarbre,têterenverséeenarrière,mainsplaquéessurlesgenoux.Latêtenes'allumepasenvertdansmalentilleoculaire,cequisignifiequecen'estpasuncivil,maisunélémentdela5eVague.Jebraquemonfusilsursoncrâne.—Mainsenl'air!Jeveuxvoirtesmains!Il est bouchebée. Ses yeuxvides fixent le ciel gris à travers les branches brillantes de glace. Je
m'approche.Unfusilidentiqueaumienestposésurlesolàcôtédelui.Ilnetendmêmepaslamainpours'enemparer.—Oùestlerestedetonescouade?jedemande.Ilnerépondpas.Jebaissemonarme.Jenesuisqu'uneidiote.Aveccefroid,jedevraisvoirsonsouffle,orjenevois
rien. Le gémissement que j'ai perçu a dû être son dernier. Lentement, je pivote sur moi-même,retenantmarespiration,maisàpartlesarbresetlebrouillard,jenevoisrien.Jen'entendsriennonplus,sauflefluxdemonsangquicogneàmesoreilles.J'enjambelecorps,meforçantànepasmeprécipiter,àtoutobserver.Nepaspaniquer.Lapaniquetue.Mêmearmequelamienne.Mêmetreillis.Salentilleoculaireestparterre,àcôtédelui.OK.Ilfait
partiedela5eVague.J'observesonvisage.Ilaunairvaguementfamilier.Àmonavis,ildoitavoirdouzeoutreizeans,à
peuprèscommeDumbo.Jem'agenouilleàcôtédeluietposemesdoigtssursanuque.Pasdepouls.J'ouvresavesteetécartesachemisetrempéedesangpourscrutersablessure.Ilaététouchéauventreparuntiruniquedehautcalibre.Untirquejen'aipasentendu.Soitilestallongéicidepuisunbonmoment,soitsonassassinutiliseunsilencieux.UnSilencieux.D'aprèsSullivan,EvanWalkerestvenuàboutdetouteuneescouadeàluiseul,denuit,alorsqu'il
étaitblesséetsurpasséennombre;unesorted'échauffementàsonexploitsolitairedefaireexploserentièrementunebasemilitaire.Surlemoment,j'aitrouvél'histoiredeCassiedifficileàcroire.
Àprésent,ilyaunsoldatmortécrouléàmespieds.Sabrigadeadisparu.Etmevoilàseuledanslesboisaveclesilenceetlebrouillardcommeuniquescompagnons.Çanemeparaîtplusautanttiréparlescheveux,maintenant.Réfléchirvite.Nepaspaniquer.Commeauxéchecs.Soupeserleschances.Mesurerlesrisques.J'aideuxoptions.Resterplanquéejusqu'àcequequelquechoseapparaisseouquelanuittombe.Ou
sortirdecesbois,trèsvite.Celuiquil'atuépeutaussibiensetrouveràdeskilomètresd'iciquecachétoutprèsderrièreunarbre,attendantlebonangledetir.Lesquestionssemultiplient.Oùestsonescouade?Sescompagnonsd'armessont-ilstousmorts?À
la poursuite de son assassin ? Et si jamais la personne qui l'a tué était une des recrues qui s'esttransforméeenDorothée1?Quesepassera-t-ilquandlesrenfortsarriveront?Jesorsmoncouteau.Cinqminutessesontécouléesdepuisque j'ai trouvécegamin.Siquelqu'unsavaitque j'étais ici, jeseraisdéjàmorte.Jevaisattendrejusqu'àlanuit,maisjedoismeprépareràlapossibilitéqu'unautreenrôlédela5eVaguesedirigeversmoi.J'appuiesursanuquejusqu'àtrouverlepetitrenflementsouslacicatrice.Restecalme.C'estcommeauxéchecs.Mouvementsetmouvementscontraires.Je tranche lentement le long de la cicatrice et retire la puce avec la pointe demon couteau sur
laquelleellerestecolléedansunegouttedesang.Pourquenoussachionstoujoursoùvousêtes.Pourvousprotéger.Le risque. Le risque de s'allumer dans une lentille oculaire.Ou le risque que l'ennemime fasse
grillerlecerveauenappuyantsurunbouton.La puce dans son lit de sang. L'angoissante immobilité des branches, le froid mordant et le
brouillardquis'enrouleautourdesbranchescommedesdoigtss'entrelaçant.EtlavoixdeZombiequirésonneàmonesprit:Turéfléchistrop.J'enfoncelapastilleentremajoueetmagencive.Idiote.J'auraisdûl'essuyerd'abord:j'aidansla
bouchelegoûtdusangdugamin.
1.Voirtome1.(N.d.T.)
4
JENESUISPASSEULE.Jenepeuxnilevoirnil'entendre,maisjelesens.Chaquecentimètrecarrédemapeaufourmillede
lasensationd'êtreobservée.Unesensationmalheureusementfamilière,maintenant,présentedepuisletoutdébut.Levaisseauenorbiteau-dessusdenostêtesdurantlesdixpremiersjoursavaitdéjàcausédes fêlures dans l'édifice humain. C'était comme une sorte de peste virale différente, entraînant ledoute, lapeur, lapanique.Des autoroutesobstruées, des aéroportsdéserts, desurgencesmédicalesdépassées, les gouvernements enfermés dans leurs quartiers de haute sécurité, des stocks denourritureetdegaz,desloismartialesencertainsendroits,uneabsencedeloidansd'autres.Lelionaccroupi dans l'herbe haute. La gazelle qui hume l'air. L'horrible calme avant l'attaque. Pour lapremièrefoisdepuisdesmillénaires,nousétionsdenouveaudesproies.Lesarbressontbondésdecorbeaux.Des têtesd'unnoir luisant,desyeuxsombresetvides, leurs
silhouettescourbéesm'évoquentdevieuxhommesassissurlesbancsduparc.Cescorbeaux,ilyenadescentainesperchésdanslesarbresousautillantsurlesol.Jecontemplelecorpsàcôtédemoi,sesyeuxaussividesqueceuxdesvolatiles.Jesaispourquoicesoiseauxsontlà.Ilsontfaim.Je suis affamée, moi aussi, alors je sors de mon sac un morceau de viande de bœuf séché, et
quelques bonbons gélatineux en formed'oursons, dont la date limite de consommation est à peineexpirée.Mangerreprésenteégalementunrisque,car jedoisenlever lapucedemabouche,mais jedois resteralerte,etpourcela, j'aibesoindecarburant.Lescorbeauxm'observent,penchant la têtecomme pour écouter le bruit demamastication.Espèces de goinfres ! Comment pouvez-vous êtreaffamés?Lesattaquesontfournidesmillionsdetonnesdechair.Auplusfortdelapeste,d'immensesvoléesd'oiseauxassombrissaientleciel,leursombresenvahissantlespaysages.Lescorbeauxetlescharognardsontbouclé labouclede la3eVague. Ils se sont nourris de corps infestés, puis ils ontrépandulevirusdansdenouvellesaires.Jepourraisme tromper :nous sommespeut-être seuls,moi et cegaminmort.Plus les secondes
s'égrènent,plusjemesensensécurité.Siquelqu'unm'observe,jenevoisqu'uneraisonpourlaquelleilnem'apasencore tirédessus : ilattenddevoir sid'autrescrétinsd'enfants jouantauxsoldats semontrent.Jeterminemonpetitdéjeuneretremetslapucedansmabouche.Lesminutessetraînent.Unedes
choseslesplusperturbantesdurantl'invasion–àpartvoirtousceuxquevousconnaissiezetaimiezmourirdansd'atrocessouffrances–,c'étaitlafaçondontletempsralentissaitetdontlesévénements,eux,seprécipitaient.Dixmillionsd'annéespourconstruireunecivilisation,dixmoispourl'anéantir,etchaquejourparaîtdixfoispluslongquelaveille,etlesnuitsdurentdixfoispluslongtempsquelesjours.Laseulechoseplusinsoutenablequel'ennuidecesheuresétaitlaterreurdesavoirquechaqueminutepouvaitêtreladernière.Milieudematinée:lebrouillardselèveetlaneigecommenceàtomberenfloconspluspetitsque
les yeux des corbeaux. Il n'y a pas un souffle de vent. Les bois sont drapés d'une lueur blanche,
brillante,commeirréelle.Silesfloconsrestentaussilégers,c'estbonpourmoijusqu'àlanuit.Enfin,sijenem'endorspas.Jen'aipasdormidepuisplusdevingtheures,etlàjemesensbien,àl'aise,etunpeudéphasée.Danscecalmeteintéd'unblancarachnéen,maparanoïas'accroîtsoudain.Matêteestaubeaumilieu
desalignedemire.Ilestperchéhautdanslesarbres;ilestallongéimmobilecommeunliondanslebush. Je suis une énigme pour lui. Je devrais paniquer. Alors, il retient son tir, attendant de voircomment lasituationvasedévelopper. Ildoitbienyavoiruneraisonpourque jesoisplantée lààcôtéd'uncadavre.Mais jenepaniquepas.Jenedéguerpispascommeunegazelleeffrayée.Jesuisbienplusquela
sommedemespeurs.Cen'estpaslapeurqui lesvaincra.Nilapeur,ni lafoi, l'espoiroumêmel'amour,mais larage.
«Allez vous faire foutre ! » a hurlé Sullivan àVosch. C'est la seule part de son histoire quim'aimpressionnée.Ellen'apaspleuré.Ellen'apasprié.Ellen'apas supplié.Ellepensaitque toutétaitterminé,mais quand tout est terminé, que l'horloge est arrivée à la dernière seconde, le temps depleurer,prierousupplierestpassé.—Vatefairefoutre!jechuchote.Prononcercesparolesm'aideàmesentirmieux.Jelesrépète,plusfort.Mavoixlesemportedans
l'airhivernal.Un bruissement d'ailes noires plus haut dans les arbres à ma droite, le croassement vif des
corbeaux,etdansmalentilleoculaireunepetitelueurvertequiscintilleàtraverslebrunetleblancdupaysage.Jet'aitrouvé.Lecoupseradifficile.Difficile,maispasimpossible.Jen'avaisjamaistenud'armeàfeuentremes
mains, jusqu'au jour où l'ennemi m'a découverte planquée sur une aire de repos à la sortie deCincinnati, emmenée dans son camp avant de me donner un fusil. À ce moment-là, le sergentinstructeurademandéd'unevoixdestentorsilecommandantavaitplacéunjokerdanssonunité.Sixmoisplustard,j'aitiréuneballedanslecœurdecethomme.J'aiundon.La petite lueur verte s'approche. Peut-être a-t-il compris que je l'avais repéré. Peu importe. Je
caresselemétallissedelagâchetteetobservelatachedelumières'étendreàtraversmalentille.Sansdoutepense-t-ilêtrehorsdeportée,ouquesapositionluioffreunmeilleurangledetir.Peuimporte.Ce n'est peut-être pas l'un des potes assassins du Silencieux de Sullivan, mais juste un pauvre
survivantquiespèredessecours.Peuimporte.Aujourd'hui,uneseulechosecompte.Lerisque.
5
ÀL'HÔTEL,SULLIVANM'ARACONTÉqu'elleavaittuéunsoldataffaléàcôtéd'unearmoireréfrigérée,etellem'aexpliquéàquelpointelles'étaitsentiemalaprès.—Cen'étaitpasunearmequ'ilavaitentrelesmains,a-t-elletentéd'expliquer,maisuncrucifix.—Quelle importance ? j'ai demandé, ça aurait aussi bien pu être une poupée de chiffon ou un
sachetdebonbons.Quelchoixavais-tu?—Aucun,àmonavis.J'avaissecouélatête.—Parfois,tutetrouvesaumauvaisendroitaumauvaismoment,etcequisepassen'estlafautede
personne.Tuveuxjustetesentirmalpourtesentirmieux.Soussestachesderousseur,elleavaitrougidecolère.—Mesentirmalpourmesentirmieux?Çan'aaucunputaindesens,cequetudis!—J'aituéunmecinnocent,maisregardezàquelpointjemesenscoupable!j'aiexpliqué.Çane
sertàrien.Lemecesttoujoursmort.Ellem'avaitfixéeunlongmoment.—OK.JecomprendspourquoiVoschtevoulaitdanssonéquipe.La lueur verte de sa tête avance versmoi, ondulant parmi les arbres, etmaintenant je peuxvoir
l'éclatducanond'un fusilà travers laneigequicontinueà tombermollement. Jesuissûrequ'ilnes'agitpasd'uncrucifix.J'agrippe mon arme, penchant la tête contre l'arbre comme si je somnolais ou contemplais les
floconsvoltigeràtraverslesbranchesnues,lionneimmobiledansl'herbehaute.Distance:cinquantemètres.Lavitesseinitialed'unM16estdeneufcentquarante-cinqmètrespar
seconde.Cequisignifiequ'illuiresteàpeineunquartdesecondeàvivre.J'espèrequ'ill'utiliseraàbonescient.J'effectueunarcdecercleavecmonfusild'assaut,carremesépaulesetlibèrelaballequicomplète
lecercle.Letapagedescorbeauxmonteenflècheàtraverslesarbres,véritableémeuted'ailessombresetde
croassementsderéprimande.Lalueurvertediminue.J'attends.Mieuxvaut patienter et voir cequi va sepasser.Cinqminutes.Dix.Aucunmouvement.
Aucunson.Rienàpartlesilenceassourdissantdelaneige.Sanslacompagniedescorbeaux,lesboissemblenttrèsvides.Ledosplaquécontrel'arbre, jemeredresseetresteimmobileencorequelquesminutes.Àprésent,jeperçoisdenouveaulalueurverte,àterre,statique.J'enjambelecadavredelarecrue.Desfeuillesgeléescraquentsousmesbottes.Chacundemespasmesure le tempsquis'écoule.À
mi-cheminducorps,jemerendscomptedecequej'aifait.
Rouléeenboule,Teacupestallongéeàcôtédutroncd'unarbremort,sonvisagecamoufléparlesfeuillessèches.Àcôtéd'unerangéed'armoiresréfrigérées,unhommemouranttientuncrucifixensanglantésursa
poitrine.Sameurtrièren'apaseulechoix.Ilsneluiontpaslaissélechoix.Àcausedurisque.Enverselle.Enverseux.Jem'agenouilleàcôtédeTeacup.Sesyeuxsontemplisdedouleur.Danslalumièregrisequinous
entoure,elletendversmoisesmainsdégoulinantesdesang.—Teacup,jechuchote.Teacup,qu'est-cequetufabriquesici?OùestZombie?Jescrutelesbois,maisjenevoisnin'entendsrien,nipersonne.Sapoitrinesesoulève,uneécume
rougesombredébordedeseslèvres.Ellesuffoque.Avecdouceur,jedégagesonvisagedusolpourluinettoyerlabouche.Elleadûm'entendrejurer.C'estcommeçaqu'ellem'atrouvée,àcausedemaproprevoix.Teacup
hurle.Soncribrise lesilence, rebonditet ricocheà travers lesarbres.C'est inacceptable.Jeplaquefortmamainsurseslèvresrougiesdesangetlapressedesetaire.J'ignorequiatuélegaminquej'aidécouvert,mais sonmeurtrier ne peut pas être bien loin. Simon coup de fusil ne l'a pas incité àrevenir sur ses pas pour voir ce qui se passe, il risque fort de revenir à cause des hurlements deTeacup.Bordel,ferme-la!Ferme-la.Putain,maisqu'est-cequetufaisiciàmesuivrecommeça,espècede
petiteconne?Idiote.Idiote,idiote,idiote!Sesdentsgriffentfrénétiquementmapaume.Sespetitsdoigtscherchentmonvisage.Mesjouessont
peinturlurées de son sang.Demamain libre, j'ouvre sa veste. Il faut que j'appuie sur sa blessure,sinonTeacupvaseviderdesonsang.J'attrapelecoldesachemiseetledéchire,dénudantsontorse.Jefaisunebouledutissurestantetla
pressejustesoussacagethoracique,contrelepetittrouquidégorgedesang.Teacups'agite.Elleaunsanglotétranglé.—Qu'est-cequejet'aidéjàdit,soldat?jechuchote.Quelleestnotrepriorité?Seslèvresglissentsurmapaume.Aucunmotnesortdesabouche.—Pas de pensées négatives, je lui rappelle. Pas de pensées négatives. Pas de pensées négatives.
Parceque lespenséesnégativesnousaffaiblissent.Ellesnousaffaiblissent.Faiblesse.Faiblesse.Pasquestiondenousmontrerfaibles.C'estimpossible.Qu'est-cequisepassesinousnousaffaiblissons?Laforêtregorged'ombresmenaçantes.Loindanslesbois,j'entendssoudainuncraquementsec.Le
bruitd'unebottequiécrase le solgelé?Oubienunebranche lourdedeneigequi sebrise?Nouspourrionsêtreencercléesd'unecentained'ennemis.Oud'aucun.Jepèsenosoptions.Nousn'enavonspasbeaucoup.Etellessonttoutesaussimerdiqueslesunesquelesautres.Premièreoption:nousrestons.Leproblème:resterpourquoi?L'unitédelarecruedécédéen'est
pasrevenue.Quiquecesoit,l'assassindugaminnonplus.EtTeacupn'aaucunechancedesurvivresanssoinsmédicaux.Ellen'aplusquedesminutes,pasdesheures.Secondeoption:nousfuyons.Leproblème:où?Àl'hôtel?Teacupseseravidéedesonsangavant
quenousl'ayonsatteint.Deplus,quisaitsiellen'apasquitténotrerefugepourunebonneraison?Les grottes ? Je ne peux pas prendre le risque de nous faire traverser Urbana, ce qui signifierait
avanceràdécouvertdurantdeskilomètresetajouterdelonguesheuresàuntrajetquidoitseterminerenunendroitquin'estpeut-êtreguèreplussûr,detoutefaçon.Ilyaune troisièmeoption.Celleà laquelle je refusedepenser,mais la seulequiaitunsens.La
neige tombe plus fort, l'obscurité se fait plus dense. D'unemain, je soutiens le visage de Teacup,tandisquedel'autrej'appuiesursablessure,maisjesaisquec'estsansespoir.Maballeatraversésesintestins,lalésionestcatastrophique.Teacupvamourir.Jedevraislalaisser.Maintenant.Maisjen'enfaisrien.Jenepeuxpas.Commejel'aiexpliquéàZombielanuitoùCampHavena
explosé,àl'instantoùnousdécidonsqu'unepersonnenecomptepas,ilsontgagné,etaujourd'huimesparolessontlachaînequimelieàelle.Danslecalmemorteldesboisenneigés,jeprendsTeacupentremesbras.
6
J'INSTALLEDÉLICATEMENTTEACUPSURLESOl.Vidédetoutecouleur,sonvisageestquasimentaussipâle que la neige. Sa bouche est grande ouverte, ses paupières palpitent. Elle a sombré dansl'inconscience.Jenepensepasqu'elleseréveillera.Mesmains tremblent, jem'efforce de rester calme. J'en veux àmort à Teacup, àmoi, aux sept
milliards d'impossibles dilemmes causés par leur arrivée, aux mensonges et aux incohérencesexaspérantes,etàtoutescespromessessecrètes,stupides,ridiculesetsansespoirquiontétébriséesàcaused'eux.Nefaiblispas.Penseàcequicompte,ici,maintenant.Tuesdouéepourça.Jechoisisd'attendre.Çanepeutpasdurerbienlongtemps.Peut-êtrequ'unefoisTeacupmorte,ma
faiblesse disparaîtra et je serai de nouveau capable de réfléchir correctement.Chaqueminute sansproblèmesignifiequej'aiencoredutemps.Maislemondeestunehorlogequiralentitetlesminutessansproblèmen'existentplus.Unesecondeaprèsquej'aidécidéderesteravecTeacup,levrombissementpercutantdeplusieurs
rotorsbriselesilence.Deshélicoptères.Déterminerlespriorités:misàpartletir,c'estcepourquoijesuisleplusdouée.Pasquestiondeleslaissers'emparerdeTeacupvivante.S'ilsl'emmènent,ilsseraientcapablesdelasauver.Ets'ilslasauvent,ilsluiinfligerontdenouveau
Wonderland. Il y a encore une infime chance que Zombie soit toujours en sécurité à l'hôtel. UnechancequeTeacupn'aitpascherchéàfuirquoiquecesoit–ouquiquecesoit–,maisqu'ellesesoitjuste échappée furtivement pourme retrouver. Si nous tentons de retourner à notre tanière, tout lemondeserafoutu.Jesorsmonarmedepoingdesonétui.Laminute à laquelle nousdécidons…J'aimerais avoir uneminute. J'aimeraismêmeavoir trente
secondes.Trentesecondes…unevieentière.Uneminute…ceseraitl'éternité.JepointemonarmeendirectiondelatêtedeTeacup,puislèvelementonversleciel.Desflocons
deneigeseposentsurmapeau,vacillentuninstantsurmonvisageavantdefondre.Sullivanaeusonsoldataucrucifix,àmontourd'avoirlemien.Non.Moi,jesuislesoldat.TeacupestlaCroix.
7
JELESENSALORS,celuiquisetientloinparmilesarbres,immobile,m'espionnant.Jeregarde,etlàje levois :unesilhouettehumainequisedécoupe,claireaumilieudes troncssombres.Pendantuninstant,aucundenousnebouge.Sanscomprendrecomment,jesaisquec'estluiquiatuélegaminetlesautresmembresdesonunité.Etjesaisaussiquecetireurnepeutpasêtreunerecrue.Satêtenes'allumepasdansmalentilleoculaire.Laneigetournoie,lefroidm'étreint.Jecille,etl'ombreadisparu.S'ilyenajamaiseuune.J'aidumalàserrermonarme.Ilyatropdevariables.Tropderisques.Jetremblesanspouvoirme
contrôler.Ont-ils finalement réussi àmebriser ?Après avoir survécuau tsunamiqui adétruitmamaison,àlapestequiaemportémafamille,aucampdelamortquiaanéantimonespoir,àlagamineinnocentefrappéeparmaballe,jesuisenphaseterminale,fichue,achevée.Laquestionn'ajamaisétési,maisquand.L'hélicoptèredescendsurnous. Jedois terminerceque j'aicommencéavecTeacup, sinon jeme
retrouveraimoiaussiàterre,allongéeàcôtéd'elle.Au bout demon canon, j'observe àmes pieds son petit visage pâle, angélique, ma victime,ma
croix.EtfaceaubruitduBlackHawkquiapproche,mespenséessontaussifaiblesquelecriminuscule
d'unrongeuragonisant.C'estcommelesrats,n'est-cepas,Teacup?Justecommelesrats.
8
LEVIEILHÔTELGROUILLAITDEVERMINE.Lefroidavaittuélescafards,maislesautresinsectesavaientsurvécu,notammentlespunaisesdelitetlesscarabées.Etcesinsectesavaientfaim.Enl'espaced'unjour,nousétionscouvertsdepiqûres.Le sous-sol, làoù lescadavresavaientétédéposésdurant lapeste, appartenait auxmouches.Quandnousnous sommes installés, laplupartdesmouches étaientmortes, elles aussi. Il y en avait tant que leurs corps noirs craquaient sous nos bottes quand noussommesdescendusausous-sol, lepremier jour.Cefutégalement ladernière foisquenousnousysommesrendus.Lebâtimententierempestaitlapourriture.J'aiditàZombiequ'ouvrirlesfenêtresaideraitàdissiper
cettepuanteuretquelefroidtueraitunebonnepartiedesinsectes.Ilarétorquéqu'ilpréféraitsefairepiquer et avoir des haut-le-cœur plutôt que de se geler à mort. Tout cela un sourire aux lèvres,histoiredem'inonderdesonirrésistiblecharme.Détends-toi,Ringer.Cen'estqu'unjourdeplusdansl'enferdesaliens.Les insecteset lapuanteurnedérangeaientpasTeacup,mais les rats la rendaientfolle. Ilsavaientmastiqué lesmurspour s'y frayerunchemin,et lanuit, leurs rongementset leursgrattementslatenaientéveillée(etmoiaussi,parlamêmeoccasion).Ellenecessaitderemuer,desetourneretseretournerdanslelit,degeindre,derâler,delesinsulter,et,d'unefaçongénérale,d'êtrecomplètementobsédéeparcesbestioles.Ducoup,toutesnosdiscussionsseterminaientmal.Enunevaine tentativepour ladistraire, j'avaiscommencéà luiapprendreà jouerauxéchecs,utilisantuneservietteàdamier,etdespiècesdemonnaieenguisedepions.—Leséchecssontunjeustupidepourlesgensstupides,avait-elledéclaré.—Non,c'esttrèsdémocratique,avais-jerépondu.Lesgensintelligentsyjouentaussi.Teacupavaitlevélesyeuxauciel.—Situveuxjouer,c'estjustepourmebattre.—Non,c'estparcequeçamemanque.Elleenétaitrestéebouchebée.—C'estçaquitemanque?J'avaispositionnélespionssurlaserviette.—Nedécidepascequeturessensavantd'avoiressayé.J'avaisàpeuprèssonâgequandj'aicommencéàjouerauxéchecs.Lemagnifiqueplateauenbois
sur une table dans le bureau de mon père. Les pièces en ivoire brillant. Le roi austère. La reinehautaine.Lechevaliernoble.Lefoupieux.Etlejeuenlui-même,lafaçondontchaquepièceapportaitsonpouvoirindividuelàl'ensemble.C'étaitsimple.C'étaitcomplexe.C'étaitàlafoisbrutaletélégant.C'étaitunedanse,uneguerre.C'étaitununiverslimitéetéternel.C'étaitlavie.— La monnaie nous servira de pions, avais-je dit à Teacup. Cinq centimes pour les tours, dix
centimespourleschevaliersetlesfous,vingt-cinqcentimespourlesroisetlesreines.Elleavaitsecouélatête.Àsesyeux,jen'étaisqu'uneidiote.
—Commentlespiècespeuvent-ellesreprésenterdespionsdifférents?—Pile:chevaliersetrois.Face:fousetreines.La fraîcheur de l'ivoire. La façon dont les pièces couvertes de feutre glissent sur le bois poli,
commeundouxgrondementavantleclash.Levisagedemonpère,émaciéetmalrasé,penchésurlejeu,sesyeuxrougis,seslèvresplisséesenunemoue.L'odeurdoucereusedel'alcooletsesdoigtsquitambourinentsurleplateau.«Onl'appellelesportdesrois,Marika.Veux-tuapprendreàyjouer?»—C'estlesportdesrois,avais-jeannoncéàTeacup.Elleavaitcroisélesbrassursapoitrine.—Ehbien,jenesuispasunroi!Moi,jepréfèrelejeudedames.—Danscecas,tuvasadorerleséchecs.C'estcommelejeudedamesenmillefoismieux.Monpèrequitapesesonglesmalliméssurledessusdelatable.Lesratsquigrattentàl'intérieur
desmurs.—Voilàcommentondéplacelefou,Teacup.«Voilàcommentondéplaceleroi,Marika.»Elle avait glissé un chewing-gum dans sa bouche, le mâchant avec rage tandis que des petits
morceauxdeplâtres'effritaient.Haleinementholée.Haleineauwhisky.Scratch,scratch,tap,tap.—Essaieaumoinsunefois,l'avais-jesuppliée.Tuvasadorer,jetepromets.Elleavaitattrapélecoindelaserviette.—Voilàcequej'enpense,detonputaindejeu.Je l'avaisvuevenir,mais j'avaisquandmême tressailli quandelle avait tiréd'un coup sec sur la
serviette,faisantvoltigerletoutenl'air.Unepiècedecinqcentimesluiavaitatterrisurlefront,maisellen'avaitmêmepascillé.Elles'étaitmiseàcrier.—Ha!Ondiraitque,là,j'aifaitéchecetmat,salope!J'avaisréagisansréfléchir.Jel'avaisgiflée.—Nem'appellejamaiscommeça.Jamais!Le froid avait renduma gifle encore plus douloureuse. J'avais vu la lèvre inférieure de Teacup
tressailliretleslarmesluiétaientmontéesauxyeux,maisellen'avaitpaspleuré.—Jetedéteste!avait-ellecrié.—Jem'enfiche.—Non,jetedétestevraiment,Ringer.Oui,putain,jetedéteste!—Jurerneteferapasgrandir,tusais.—Alors,jecroisquejepréfèreresterpetite.Merde,merde,merde!Putain,putain,putain!Elleavaiteffleurésajoueunbrefinstant.—Jen'aipasàt'écouter.Tun'esnimamèrenimasœurnipersonnepourmoi!
—Alors, pourquoi tu es accrochée àmoi comme une sangsue depuis que nous avons quitté lecamp?Àprésentleslarmescoulaient,uneseulegoutte,enfait,quisefrayaituncheminsursajouerougie.
Teacupétaitsipâle,simince,sapeaupresqueaussitranslucidequelespionsdujeud'échecsdemonpère.J'étaiscarrémentsurprisequemagiflenel'aitpasbriséeenmillemorceaux.J'ignoraisquedire,oucommentretirercequiavaitétédit,alorsjen'avaispasprononcéunmot.Aulieudecela,j'avaisposéunemainsursongenou.Ellel'avaitrepousséeaussitôt.—Jeveuxrécupérermonarme,avait-elledit.—Pourquoi?—Pourtetuer.—Sic'estpourça,pasquestionquetularécupères.—Tupeuxmelaredonnerpourquejedégommetouslesrats?J'avaissoupiré.—Nousn'avonspasassezdeballes.—Bon,onvalesempoisonner.—Avecquoi?Elleavaitlevélesmainsdevantelleenungested'ignorance.—OK,alorsonvamettrelefeuàl'hôteletlescramertous!—C'estunesuperidée,maisnousaussi,nousvivonsici.—Danscecas,ilsgagnerontcontrenous.Ungroupederatsaurasavictoirecontredeshumains.J'avaissecouélatête.Jenelacomprenaispas.—Gagner?Comment?Elleavaitécarquillélesyeuxd'incrédulité.Ringer,l'andouille!—Écoute-les!Ilssontentraindelemanger,cethôtel!Bientôt,nousnevivronsplusiciparcequ'il
n'yauraplusrien!—Ehbien,ceneserapasunevictoirepoureux,avais-je fait remarquer,car ilsn'aurontplusde
maisonnonplus.—Cenesontquedesrats,Ringer.Ilssontincapablesd'avoiruntelraisonnement.Non,pasjustedesrats,avais-jesongécettenuit-là,aprèsqueTeacups'étaitenfinendormieàcôté
de moi. Je les écoutais dans les murs, grignotant, grattant, griffant. Finalement, avec l'aide de lamétéo, de la vermine et du temps, le vieil hôtel s'écroulerait. D'ici une centaine d'années, il n'ensubsisteraitque les fondations.Dansunmillierd'années,plus riendu tout. Iciouailleurs.Ceseraitcommesinousn'avionsjamaisexisté.PourquoiseservirdebombescommecellesutiliséesàCampHavenquandl'ennemipeutretournerlanaturecontrevous?Teacup était de nouveau plaquée contrema cuisse.Même sous unemontagne de couvertures, le
froid était vif. L'hiver : une vague qu'ils n'avaient pas eu besoin de planifier. Le froid tuerait desmilliersd'humainsenplus.
«Toutcequiarriveaunsens,Marika»,m'avaitditmonpèredurantl'unedemesleçonsd'échecs.Chaquemouvement compte. Il est primordial de comprendre pourquoi et comment à chaque fois.Touteslesfois.Çam'ahantée.Leproblèmedesrats.PasleproblèmedeTeacup,pasleproblèmeaveclesrats.Le
problèmedesrats.
9
ÀTRAVERSLESBRANCHESNUESenveloppéesdeblanc,jevoisleshélicoptèress'approcher:troisgrospointsnoirscontrelegrisduciel.Jen'aiquequelquessecondes.Mesoptions:AcheverTeacupettenterdegagnerlabataillecontretroisBlackHawkéquipésdemissilesd'enfer.AbandonnerTeacuppourqu'euxl'achèventou,pire,lasauvent.Unedernièreoption:nousabattretouteslesdeux.Uneballepourelle.Uneballepourmoi.J'ignoresiZombievabien.J'ignorecequi–ouqui–aincitéTeacupàquitterl'hôtel.Cequejesais,
parcontre,c'estquelamortdeTeacupetlamienneserontpeut-êtrelaseulechancequ'auraZombiedevivre.Jemeforceàserrerladétente.Sijepeuxtirerlepremiercoup,lesecondseraplusfacile.J'essaiedemeconvaincrequ'ilesttroptard–troptardpourelleettroptardpourmoi.Detoutefaçon,impossibled'éviterlamort.N'est-cepaslaleçonqu'ilsnousontforcésàassimilerdepuisdesmois?Inutiledesecacher,dechercheràs'échapper.Baissezvotregardeunjour,etdèslelendemainlamortvoustrouveraàcoupsûr.Teacupestsibelle,petitesilhouettepresqueirréelle,recroquevilléedans leberceaudeneige,ses
cheveux sombres, brillants comme de l'onyx, son expression dans le sommeil aussi parfaitementsereinequecelled'unestatueantique.Jesaisquenoustuertouteslesdeuxestl'optionlamoinsrisquéepourtoutlemonde.Etjepensede
nouveauauxrats,etcomment,parfois,poursupporterlesheuresinterminablesdel'attente,Teacupetmoi nous fomentions une campagne de destruction totale de la vermine, incluant stratagèmes ettactiques,vaguesd'attaque, chacuneplus ridiculeque l'autre, jusqu'à cequeTeacupéclated'un rirehystériqueetquejeluilâchelemêmediscoursqu'àZombiesurlechampdetir,lamêmeleçonquimevientmaintenantà l'esprit, lapeurqui lie le tueuràsaproieet laballequi les lie tous lesdeuxcommeunechaîned'argent.Àprésent, jesuisàlafois le tueuret laproie,uncerclecomplètementdifférent,etmaboucheestaussisèchequel'airstérile,moncœuraussifroid: la températuredelarage est de zéro absolu, et la mienne, de rage, est plus profonde que l'océan, plus grande quel'univers.Cen'estdoncpasl'espoirquim'inciteàremettremonarmedanssonétui.Nilafoi,etcertainement
pasl'amour.C'estlarage.Larage,etlefaitquej'ailapuced'unerecruemortetoujourslogéeentremajoueetmagencive.
10
JESOULÈVETEACUP.Satêtes'affaissecontremonépaule.Noustraversonslesbois.UnBlackHawktournoieau-dessusdenous.Lesdeuxautreshélicoptèressesontéloignés,l'unàl'est,l'autreàl'ouest,coupanttoutefuiteparlà.Leshautesetfinesbranchesdesarbresploientversnous.Delaneigetombesurmesjoues.Teacupnepèsepaspluslourdqu'unpaquetdevieuxvêtements.NoussortonsdesboisquandunBlackHawksurgitdunord.L'airfouettemescheveuxavecfureur.
L'hélicoptèreplaneau-dessusdenous,etnousrestonsimmobilesaumilieudelaroute.Impossibledefuir.C'estfini.JeposeTeacupsurlebitume.L'hélicoptèreestsiprèsquejepeuxvoirlavisièrenoiredupilote,laporteouvertedelasoute,legroupedepersonnesàl'intérieuretjesaisquejemetrouvedanslamired'unedemi-douzainedeviseurs,moiet lapetitefilleàmespieds.Chaquesecondequipasse signifie que j'ai survécu à cette seconde etm'offre l'incroyable probabilité de survivre à lasuivante.Aprèstout,peut-êtren'est-ilpastroptard,nipourmoinipourTeacup,pasencore.Jenem'illuminepasdansleurslentillesoculaires.Jesuisl'uned'entreEux.C'estbienlecas,n'est-
cepas?Jefaispassermonfusilpar-dessusmonépauleetglissemesdoigtsdanslecrandesûreté.
II
LEDÉCHIREMENT
11
ÀL'ÉPOQUEOÙJECOMMENÇAISÀPEINEÀMARCHER,monpèrem'avaitdemandé:«Cassie,tuasenviedevoler?»Aussitôt,jelevaislesbrasau-dessusdematête.«Turigoles,papa?Évidemmentquejeveuxvoler!»Il m'attrapait alors par la taille et me jetait en l'air. Je renversais la tête en arrière et j'avais
l'impressiondemeprojeterverslecielcommeunefusée.Pendantuninstantquiduraitunecentained'années, c'était comme si je n'allais cesser de voler jusqu'à atteindre les étoiles. Je criais de joie,envahie par cettemême peur qu'on éprouve sur lesmontagnes russes,mes doigts tendus vers lesnuages.«Vole,Cassie,vole!»Mon frère connaissait cette sensation, lui aussi. Encoremieux quemoi, parce que ses souvenirs
étaientplusrécents.Mêmeaprèsla1reVague,papas'amusaitàl'envoyerenorbite.Jel'aivulefaireauCampdesCendresquelquesjoursavantqueVoschl'abattesousmesyeux.«Sam,monpetitchou,tuveuxvoler?»Monpèrerefrénaitsavoixdebaryton,s'adressantàmon
frère comme un vieux forain désirant vendre un tour de manège supplémentaire, même si sachevauchéeà lui étaitgratuite–et sansprix.Papa, laplate-formed'atterrissage.Papa, lacordequinousempêchaitSametmoidenousperdredansl'immensitéinutiledel'espace–devenunullitéàsontour.J'ai attenduqueSammepose laquestion.C'était la façon laplus simplede lui avouer l'horrible
vérité.Lapluslâche,aussi.Cependant,iln'ariendemandé.Ils'estcontentéd'affirmer.—Papaestmort.Unepetitemottesousunemontagnedecouvertures,degrandsyeuxbrunsrondsetvidescomme
ceux de l'ours en peluche plaqué contre sa poitrine. « Les nounours, c'est pour les bébés,m'a-t-ildéclarélorsdenotrepremièrenuitàl'hôteldel'Enfer.Jesuisunsoldat,maintenant.»Blottidanslelitàcôtédusien,unautresoldatdetailleminuscule,l'airgrave,mefixe–lagamine
de sept ans que nous surnommonsTeacup.Cette fillette à l'adorable visage de poupée et auxyeuxcommehantés,quinepartagepassonlitavecunepeluche,maisavecunfusil.Bienvenuedansl'èreposthumaine.—Oh,Sams!J'aiabandonnémonposteprèsdelafenêtreetjemesuisassiseàcôtéducocondecouverturesqui
l'emmitoufle.—Sammy,jenesavaispascomment…Uncoupdepoingqui s'écrase surma joue, sansque j'aie le tempsde levoir arriver.Unepluie
d'étoilesquibrouillemavision.Pendantuneseconde,j'aieupeurquemonpetitfrèrem'aitdécollélarétine.Jemefrottelajoue.OK.J'aiméritésacolère.
—Pourquoitul'aslaissémourir?a-t-ildemandé.Iln'apascriénipleuré.Savoixétaitbasse,cruelle,tremblantederage.—Tuavaisditquetuprendraissoindelui!—Jenel'aipaslaissémourir,Sams.Monpèreperdantsonsang,rampantdanslapoussière–«Oùvas-tucommeça,papa?»–etVosch,
plantéau-dessusdelui, l'observantcommeungossesadiquelefaitavecunemoucheàlaquelleilaarrachélesailes,souriantd'unairsatisfait.Desonlit,Teacupalâchéàmonfrère:—Frappe-laencore!—Toi,laferme!agrognéSammy.—Cen'étaitpasmafaute,j'aichuchoté,serrantsonoursenpelucheentremesbras.—Ilétaitfaible,aditTeacup.Voilàcequiarrivequandtu…Samabondisurelleendeuxsecondes.Puiscenefurentplusquecoupsdepoing,degenouetde
pied,poussièrequivoleetmonDieu!ilyaunfusildanscelit!J'aiécartéTeacup,prisSamdansmesbrasetl'aitenufortcontremapoitrinetandisqu'ilcontinuaitàs'agiter,battantdesbrasetdesjambes,crachant, grinçant des dents, que Teacup hurlait des obscénités et lui promettait qu'elle l'abattraitcommeunchiensi jamais il la touchaitdenouveau.Laportes'estouverteengrandetBena surgidanslachambre,vêtudeceridiculesweatjauneàcapuche.—Çava!j'aicriépar-dessusleshurlements.Jemaîtrise!—Teacup!Nugget!Çasuffit!ÀlasecondeoùBenalancésonordre,lesdeuxenfantssesonttus.Sams'estimmobilisé.Teacup
s'estaffaléecontrelatêtedulitetacroisésesbrassursapoitrine.—C'estellequiacommencé!aréponduSamd'untonboudeur.—Etmoi,j'hésitaisjustementàpeindreunegrossecroixrougesurletoit,histoirequelesAutres
comprennentbienoùnoussommes,arétorquéBen.Merciàvousdem'avoirépargnécetravail.Ilarangésonarmedanssonétuietm'asouri.—Peut-êtrequeTeacupdevraits'installerdansmachambrejusqu'auretourdeRinger.—Super!alancéTeacup.Elleabondihorsdulit,s'estavancée jusqu'à laporte,apivotésurses talonspourrécupérerson
fusil,puiselleaagrippélamaindeBen.—Allons-y,Zombie!—Dansuneminute,aréponduBenavecdouceur.Dumboestdegarde.Prendssonlit.—C'estlemien,maintenant.Ellen'apasrésistéàunedernièrepique.—Troudu…—C'esttoi,letroudu…!luiacriéSammy.Laporteaclaquéavecviolencecommelefonttoujourslesportesd'hôtel.—Troudu…!
Benm'aregardée,lesourcildroithaussé.—Qu'est-cequit'estarrivéauvisage?—Rien.—Jel'aifrappée,aexpliquéSammy.—Tul'asfrappée?—Oui,parcequ'ellealaissémonpèremourir.Cettefois,Samacraqué.Sespleursontremplacésescoupsdepoing.Enmoinsd'uneseconde,Ben
abondiverslui,s'estagenouilléàsescôtés,etmonfrèreafonduenlarmesdanssesbrastandisqueBenrépétait:—Çavaaller,soldat.Çavaaller.Ilcaressaitcecrânetonduauquelj'avaisencoredumalàm'habituer–Sammyneressemblaitpasà
Sammysansunebonne touffedecheveux–, répétantcestupidenomdeguerrequeVosch luiavaitdonné.Nugget,Nugget.Jesaisquec'était idiot,maisçam'agaçaitque tout lemondeaitunnomdeguerre,saufmoi.J'auraisbienaiméDéfi.Benasoulevémonfrèreetl'adéposésurlelit.Puisilaramassésonoursenpeluchequitraînait
parterreetl'aplaquésursonoreiller.Samarepoussélapeluche.Benlaluiatenduedenouveau.—TuasvraimentenviedevirerTeddy?a-t-ildemandé.—Ilnes'appellepasTeddy.—NounoursSecret,ahasardéBen.—JusteNounours,etdetoutefaçonjeneveuxplusjamaislevoir!Samatirélescouverturespar-dessussatête.—Maintenant,fichezlecamp.Tous!Fichez.Le.Camp!J'aifaitunpasverslui.Benm'alancéundiscret«Tss,tss»etd'unmouvementdetêtem'adésigné
laporte. Je l'ai suivihorsde la chambre.Uneombredominait la fenêtre à l'autreboutduhall : legamincorpulentetsilencieuxsurnomméPoundcake,dontlesilencen'estpasdugenreeffrayant,maisplutôtintense,commeceluid'unlacdemontagne.Bens'estadosséaumur,serrantNounourscontresapoitrine,bouchebée, transpirantmalgré le froid.Épuiséaprèss'êtrequerelléavecdeuxgamins,Benétaitdanslamerde,cequisignifiaitquenousl'étionstous.—Ilignoraitquevotrepèreétaitmort.J'aisecouélatête.—Ilsavaitetilnesavaitpas.Untruccommeça.—Ouais,asoupiréBen.Untruccommeça.Unlourdsilences'estinstalléentrenous.D'unairabsent,BencaressaitlatêtedeNounourscomme
unvieilhommecaressesonchattoutenlisantlejournal.—Jedevraisretournerprèsdelui…,j'aidit.Aussitôt,Benafaitunpasdecôté,mebloquantlechemin.—Oupeut-êtrepas.—Etpeut-êtrequetoi,tuferaismieuxdenepasmettretonnezdans…
—Cen'estpaslepremierdesesprochesàmourir.Ils'ensortira.—Waouh!Ça,c'étaitplutôtdur.Onparledel'hommequiétaitaussimonpère,crétindeZombie.—Tusaiscequejeveuxdire.—Pourquoilesgensbalancenttoujoursçaaprèsavoirlâchéuntrucmégacruel?Figure-toiqueje
saiscequeçaveutdire«s'ensortir»aveclamortquandonestseul.Justetoietriend'autre,saufungrandvide làoù ilyavait tout…toutcequi faisait tavie.Ç'auraitétéchouette,vraiment,vraimentchouetted'avoirquelqu'unavecmoiquand…—Hé!alâchéBendansunmurmure.Hé,Cassie,jenevoulaispas…—Non,tunevoulaispas.Tunevoulaiscarrémentpas.Zombie. Pourquoi ce surnom ? Parce qu'il n'a aucun sentiment, qu'à l'intérieur il est aussimort
qu'unzombie?AuCampdesCendres, ilyavaitdesgenscommeça.Je lesappelais lesTraînards,véritablessacsdepoussièred'apparencehumaine.Quelquechosed'irremplaçables'étaitbriséeneux.Tropdedouleur.Tropdeperte.Traînant lespieds, lesyeuxvides,marmonnantdans leurbarbe.EtBen?Était-ilunTraînard,luiaussi?Danscecas,pourquoiavait-iltoutrisquépoursauverSam?—Quoiquetuaiesvécu,nousl'avonsvécuaussi,aditBenavecdouceur.Sesmotsmebrûlaient.Parcequ'ilsétaientvrais,etquequelqu'und'autrem'avaitaffirméquasiment
lamêmechose:«Tun'espaslaseuleàavoirtoutperdu.»Cetteautrepersonneavaitconnulapertesuprême.Toutcelaparégardpourmoi,lacrétineàquiondoitrépéter,encoreetencore,qu'ellen'estpaslaseule.Lavieestpleinedepetitesironies,maiselleestaussicribléed'énormes.Ilétaittempsdechangerdesujet.—Ringerestpartie?Benahochélatête.Caresse,caresse.Raslebol,decetours.Jeleluiaiarrachédesmains.—J'aiessayéd'envoyerPoundcakeavecelle.Ilaeuunlégerrire.—Ringer.Jemedemandaiss'ilétaitconscientdelafaçondontilprononçaitsonprénom.Ringer.Doucement,
commeuneprière.—Tusaisquenousn'avonspasdeplanB,siellenerevientpas.—Ellereviendra,a-t-ilassuré.—Commentpeux-tuenêtreaussicertain?—Parcequenousn'avonspasdeplanB.Cettefois,unlargesourire,etmonDieu,commec'estperturbantdevoircetanciensourire,celui
quiilluminaitlessallesdeclasse,lescouloirsdulycéeetlesbusscolaires,plaquésursonnouveauvisage,transforméparlamaladie,lesballesetlafaim.C'étaitcommesepromenerdansunevilleoùvousn'aviezjamaismislespiedsetdetombersuruneconnaissance.—Çatourneplutôtenrond,tonargument,j'aifaitremarquer.
—Tusais,certainsmecssesententmenacésquandilssontentourésdegensplusintelligentsqu'eux.Moi,çamedonnejusteplusconfianceenmoi.Ilm'apressélebrasuninstant,puisatraversélehallenclaudiquant,jusqu'àsachambre.Àprésent,
iln'yavaitplusqueNounours,legrosgaminàl'autreboutducouloir,laportefermée,etmoidevantlaportefermée.J'aiprisuneprofondeinspirationetpénétrédanslapièce.Jemesuisassiseàcôtédelapetitemontagnedecouvertures.Jenelevoyaispas,maisjesavaisqu'ilétaitlà.Ilnemevoyaitpas,maisilsavaitquej'étaislà.—Commentest-ilmort?Unepetitevoixétouffée.—Onluiatirédessus.—Tul'asvu?—Oui.Notrepèrerampantàterre,sesmainsgriffantlapoussière.—Quiluiatirédessus?—Vosch.J'aifermélesyeux.Mauvaiseidée.L'obscuritém'aramenéedirectàcethorriblemoment.J'airevu
lascènecommesij'yétaisencore.—Oùtuétaisquandill'aabattu?—Jemecachais.J'ai tendu lebraspourécarter lescouvertures,mais j'aiarrêtémongeste.Peu importeoù l'onse
trouve.Danslesbois,àcôtéd'uneautoroutedéserte,unefillesecachaitdanssonsacdecouchageetregardait son pèremourir encore et encore. Se cacher.Hier.Aujourd'hui.Le regarder de nouveaumourir,encoreetencore.—Ils'estbattu?—Oui,Sams.Ils'estbattutrèsfort.Ilm'asauvélavie.—Ettoi,tutecachais.—Oui.J'aiserréNounourscontremoi.—Commeunegrossetrouillarde.—Non,pascommeça,j'aichuchoté.Soudain,Samarepoussélescouverturesets'estredressé.Jenel'aipasreconnu.Jen'avaisjamais
vucegamin.Unvisagehorribletorduparlarageetlahaine.—Jevaisletuer.Jevaisluitireruneballedanslatête!J'aisouri.Oudumoins,j'aiessayé.—Désolée,Sams.Jesuislaprem'ssurcecoup.Nousnoussommesregardés,etletempss'estcommerepliésurlui-même,letempsquenousavons
perdudans le sang et le tempsquenous avons acquis grâce au sang, le tempsoù je n'étais qu'unechieusedegrandesœuretluil'ennuyeuxpetitfrère,letempsoùj'étaiscellequivalaitlapeinequ'on
vivepourelle, et lui celuiquivalait lapeinequ'onmeurepour lui, et alors il s'effondredansmesbras,Nounourscoincéentrenousdeux,commenoussommescoincésentrel'Avantetl'Après.Jem'allonge à côtéde lui et nous récitons ensemble saprière : «Si jamais jemeurs avantmon
réveil».Ensuite,jeluiracontelerécitdelamortdepapa.Commentilavoléunrevolveràl'undesméchants et a gagné la bataille, seul contre douze Silencieux.Comment il a affrontéVosch en luicriantqu'ilpourraitdétruirenoscorps,maisjamaisnosâmes.Commentils'estsacrifiépourquejepuissem'enfuiret lesauver, lui,Sam,de ladiaboliquehordegalactique.Pourqu'ilpuisse,un jour,rassemblerlesvestigesdel'humanitéetsauverlemonde.Ainsi,lessouvenirsdesderniersinstantsdeson père sur Terre n'auront rien à voir avec l'image d'un homme brisé, se vidant de son sang enrampantdanslapoussière.Quand il s'estendormi, jemesuisglisséehorsdu lit et je suis retournéeàmonposteprèsde la
fenêtre.Unboutdeparking,unsnackdécrépietlerubangrisdel'autoroutequiseperddanslanuit.LaTerre,sombre,calmeettranquillecommeellel'étaitavantquenoussurgissionspourlaremplirdebruitetdelumière.Quelquechosesetermine.Quelquechosedenouveaucommence.C'étaitjustel'interlude.Lapause.Surl'autoroute,àcôtéd'unSUVquiaheurtéleterre-pleincentral,unéclatqu'onnepeutconfondre
avecriend'autre:celuiducanond'unfusil–l'espaced'uneseconde,moncœurs'arrête.L'ombrequitrimbale cette arme file à travers les arbres. J'ai aperçu quelquesmèches de ses cheveux sombres,chatoyants,soyeux,siparfaitementraides,etj'aicomprisquecetteombreétaitcelledeRinger.OnnepeutpasdirequeRingeretmoiayonscommencénotrerelationd'unbonpied:dèsledébut,
toutamerdéentrenous.Elletraitaitchacundemesproposavecunesortedeméprisglacial,commesi je n'étais qu'unementeuse, ou bien stupide, voire dingue. Surtout quand le sujet d'EvanWalkervenaitsurletapis.«Tuessûre?Çan'aaucunsens.Commentpourrait-ilêtreàlafoishumainetalien?»Plus je m'énervais, plus elle demeurait d'un calme imperturbable, jusqu'à ce que nous nous
neutralisions mutuellement, comme les deux parties d'une équation de chimie. Genre E = mc2,l'équationquipermetdesexplosionsmassives.Nosparolesd'adieuensontunparfaitexemple.—Tusais,pourDumbo, je comprends, je lui aidit.Àcausede sesgrandesoreilles.EtNugget,
parcequeSamesttoutpetit.Teacup,jepigeaussi.Zombie,parcontre,jenecaptepastrop–maisBennemedirarien,detoutefaçon–,etj'imaginequePoundcake,c'estenraisondesonairpotelé.MaispourquoiRinger?Pourtouteréponse,ellem'alancéunregarddédaigneux.—Jesuisunpeuendehorsducoup,là,j'aiinsisté.Tusais,commeleseulmembredugangsans
nomderue.—Nomdeguerre,a-t-ellecorrigé.Jel'aiobservéeunmoment.—Laisse-moideviner,j'airepris.Tuasobtenuunprixscolaired'envergurenationale,ouceluidu
clubd'échecs,àmoinsquetun'aiesétélameilleureenmaths,oucarrémentdetaclasse?Ettujouesd'uninstrumentdemusique,peut-êtreduviolonouduvioloncelle,entoutcasuntrucàcordes.Ton
pèretravaillaitdanslaSiliconValley,ettamèreétaitprofesseurd'université,àmonavisdephysiqueoudechimie.Ellen'arienditpendantenviron…deuxcentsans,puisellearétorqué:—Tuasautrechoseàajouter?Jesavaisquemieuxvalaitm'arrêter.Maisj'étaislancée,maintenant,etquandc'estlecas,jefonce.
Ça,c'estlaméthodeSullivan.—Tuesl'aînée–non,filleunique.Tonpèreestbouddhiste,maistamèreathée.Tumarchaisdéjàà
dixmois.C'est tagrand-mèrequi t'aélevéeparcequetesparents travaillaient tout le temps.Elle t'aenseigné le tai-chi. Tu n'as jamais joué à la poupée. Tu parles trois langues. Dont le français. Tufaisaispartiedel'équipejuniorpourlesJeuxolympiques.Engymnastique.Unjour,tuasramenéunBàlamaison,alorstesparentst'ontconfisquétonkitdechimie,ilst'ontenferméedanstachambreunesemaine,ettoituenasprofitépourlirelesœuvrescomplètesdeWilliamShakespeare.Ringersecouaitlatêted'unairblasé.—OK,paslescomédies.Tun'enpigeaispasl'humour.—Trèsintéressantcommediscours.Jepeuxessayeràmontour?Jemesuislégèrementredressée,prêteàl'affront.—Situveux.— Tu as toujours été très consciente de ton apparence, surtout de tes cheveux. Tes taches de
rousseurviennentensecondsur la listede tessoucis,maiselles tepréoccupentbeaucoupaussi.Tun'espasàl'aiseensociété,alorstulisbeaucoup,ettuastenuunjournaldepuislecollège.Tun'avaisqu'uneseulevéritableamie,etvotre relation ressemblaitàde lacodépendance,cequisignifiequ'àchacunedevosdisputes,tutetapaiscarrémentunedéprime.Tuesunefifilleàsonpapa,tun'asjamaisétévraimentprochedetamèrequitedonnaitsanscessel'impressionque,quoiquetufasses,çan'étaitjamaisassezbien.Combledetout,elleétaitplusjoliequetoi,cequin'arrangeaitpasleschosesentrevous.Quand elle estmorte, tu t'es sentie coupable de la haïr en secret,mais coupable aussi d'êtresoulagéedesadisparition.Tuestêtue,impulsive,dugenresurexcitée,alorstesparentst'ontinscriteàdes cours pour t'aider à être plus concentrée, plus coordonnée – comme le ballet ou le karaté. Jepencheplutôtpourlekaraté.Tuveuxquejecontinue?Bon,qu'est-cequej'allaisfaireaprèsça?Jenevoyaisquedeuxoptions:rireouluiflanquermon
poingdanslafigure.OK,troisoptions.Rire,luiflanquermonpoingdanslafigure,ouluiretournerundesesregardsdeglace.J'aioptépourlasolutionnumérotrois.Mauvaiseidée.—OK,aditRinger.Tun'esniungarçonmanquénidugenregirlygirl.Tutesituesdansunezone
indéfinieentrelesdeux.Cequisignifiequetuastoujoursenviéceuxquines'ytrouvaientpas,maisquetuasgardél'essentieldetonressentimentpourlesjoliesfilles.Tuaseudescoupsdecœur,maisjamaisdepetitami.Tufaisaissemblantdedétesterlesgarçonsquetuappréciais,etd'aimerceuxquetudétestais.Dèsquetuesenprésenced'unefilleplusmignonne,plusintelligenteouplusdouéequetoidansn'importequeldomaine,çatemetencolèreetçaterendsarcastiqueparcequeçaterappelleàquelpointtutesensordinaire.Jecontinue?—Biensûr,jet'enprie.
— Jusqu'à ce que la route d'Evan Walker croise la tienne, tu n'avais jamais tenu la main d'ungarçon,saufàl'écoleélémentairepourlessortiesscolaires.Evanétaitgentil,netedemandaitrien,et,cerise sur le gâteau, il était presque trop beau. Il s'est transformé en une toile nue sur laquelle tupouvais peindre toutes tes envies, toutes tes attentes pour une relationparfaite avec lemecparfait,celui qui chasserait tes peurs sans jamais te blesser. Il t'a offert toutes ces choses, celles dont tuestimaisavoirtoujoursétéprivée,alorsquelesjoliesfillesavaientpuenprofiter,doncêtreaveclui–oul'idéedelui–étaitavanttoutunerevanchepourtoi.Jememordillaislalèvreinférieure.Mesyeuxmebrûlaient.Jeserraissifort lespoingsquemes
onglescreusaientmespaumes.Pourquoi,ohpourquoin'avais-jepaschoisiladeuxièmeoption?—Maintenant,tuveuxquejem'arrête,a-t-elledit.Cen'étaitpasunequestion.J'airelevélementon.Oui,«Défi»estmonnomdeguerre!—Quelleestmacouleurpréférée?—Vert.—Faux,c'estjaune,ai-jementi.Elleahaussélesépaules.Ellesavaitquejementais.Ringer:leWonderlandhumain.—Maissérieusement,pourquoi«Ringer»?Voilà.Laremettresurladéfensive.Bon,OK,enfaitellen'ajamaisétésurladéfensive.Ça,c'était
plutôtmoi.—Jesuishumaine,a-t-ellerépondu.—Ouais.J'airegardéàtraversl'entrebâillementdesrideauxversleparking,deuxétagesplusbas.Pourquoi
jefaisaisça?Est-cequejepensaisvraimentquej'allaislevoirplantélà,mesouriant?«Tuvois,jet'avaisditquejeteretrouverais.»—Quelqu'und'autrem'adéjàditça.Etcommeuneidiote,jel'aicru.—Passiidiote,étantdonnélescirconstances.Oh,maintenant elle semontrait gentille ? Indulgente ? J'ignorais ce qui était le pire : Ringer la
ViergedeGlace,ouRingerlaReinequifaisaitpreuvedecompassion.—Paslapeinedefairesemblant,j'airétorqué,jesaisquetunemecroispasàproposd'Evan.—Si,jetecrois.C'estsonhistoireàluiquinetientpaslaroute.Puis elle a quitté la chambre. Juste comme ça. Au beau milieu de la discussion, avant que le
problèmesoitrésolu.Franchement,àpartlesmecs,quisecomporteainsi?Uneexistencevirtuellen'apasbesoind'uneplanètephysique…QuiétaitEvanWalker?J'aiportémonregarddel'autorouteàmonpetitfrère,puisdenouveauvers
l'obscurité.Quiétais-tu,EvanWalker?J'aiétéstupidedeluifaireconfiance,delecroire,maisj'étaisblesséeetseule(seule,genre:«Je
suisladernièrehumainedansceputaind'univers»)etj'avaislecerveaucraméparcequejevenaisdetuerunepersonneinnocente,etcettepersonne-là,cetEvanWalker,n'apasprismaviequandill'auraitpu,aucontraire,ilm'asauvée,alorsquandunesonnetted'alarmearetentidansmonesprit,jen'yai
pasprêtéattention.Pourcouronnerletout,Evanétaitsuperbe,incroyablementséduisant,etattachaitautant d'importance àme faire comprendrequ'il tenait bienplus àmoiqu'à lui-même– c'était unevéritableobsessionchezlui–qu'àprendresoindemoi,enmedonnantunbain,menourrissantàlapetitecuillère,m'apprenantàtuer,m'avouantquej'étaisladernièrechosequi,pourlui,valaitlapeinedemourir,etmeleprouvantenmourantpourmoi.Savieavaitcommencéentantqu'Evan,et ils'étaitréveilléquatorzeansplustardpourdécouvrir
qu'iln'étaitpasceluiqu'ilcroyait,puisréveilléencore,commeilmel'avaitdit,quandils'étaitvuàtraversmesyeux.Ils'étaittrouvéenmoi,etmoi,jem'étaistrouvéeenlui,etj'étaisenlui,iln'yavaitplus d'espace entre nous. Il avait commencé par me dire tout ce que je voulais entendre et avaitterminéenme révélantceque j'avaisbesoinde savoir : lameilleurearmepouréradiquer l'espècehumaineétaitleshumainseux-mêmes.EtquandlesderniersdesInfestésseraientexterminés,Voschetcompagnielanceraientla5eVague.Épurationterminée.Maisonprêtepourlesnouveauxoccupants.Quandj'avaisracontétoutcelaàBenetàRinger–exceptionfaitedelapartieoùEvanavaitétéen
moi,unpeutropsubtilepourParish–,jelesavaisvusm'observeravecdesérieuxdoutesetéchangerdesregardsentendusdontj'étaisexclue.—L'und'entreeuxétaitamoureuxdetoi?avaitdemandéRinger,unefoismonrécitarrivéàsafin.
Est-cequeceneseraitpascommesinoustombionsamoureuxd'uncafard?—Oud'unéphémère?avais-jerétorqué.Peut-êtrequ'ilsaimentbienlesinsectes.Nous discutions dans la chambre de Ben. C'était notre première nuit à l'hôtel Walker, comme
Ringerl'avaitsurnommé,histoire,jepense,dem'énerver.—Qu'est-cequ'ilt'aracontéd'autre?s'estenquisBen.Ilétaitaffalésursonlit.SixkilomètresdepuisCampHavenjusqu'àl'hôtel,etilavaitl'aird'avoir
couruunmarathon.Dumbo,legaminquinousavaitrafistolés,Sametmoi,n'avaitpasvouluseprononcerquandjelui
avaisdemandéquellesétaientleschancesdeBen.IlavaitrefusédemediresiBeniraitmieux…ousisonétatempirerait.Biensûr,Dumbon'avaitquedouzeans.— Ils n'ont plus de corps, j'ai répondu. Evan m'a expliqué que c'était le seul moyen pour eux
d'entreprendreleurvoyage.Certainsontététéléchargés–lui,Vosch,lesautresSilencieux–,d'autressonttoujoursdansleurvaisseau,attendantquenousayonstousdisparu.D'unreversdemain,Bens'estfrottélabouche.—Lescampsontétéinstalléspourépargnerlelavagedecerveauauxmeilleurscandidats…—Etpoursedébarrasserdesautres,j'aiterminé.Unefoisla5eVaguelancée,ilsn'avaientplusqu'à
contemplerlesstupideshumainsfairelesaleboulot.Ringerétaitassiseprèsdelafenêtre,aussisilencieusequ'uneombre.— Mais pourquoi nous utiliser, en fait ? a insisté Ben. Pourquoi n'ont-ils pas téléchargé
suffisammentdeleurstroupesdansdescorpshumainspournousexterminertous?— Ils n'étaient peut-être pas assez nombreux, j'ai supposé.Oubien lancer la 5eVague présentait
moinsderisques.Ringerareprislaparole.
—Quelsrisques?J'aidécidédel'ignorer.Pourplusieursraisons,laprincipaleétantquediscuteravecRingersefaità
vospropresrisquesetpérils.Elleestcapabledevoushumilierd'unseulmot.—Tuétaislà,j'airappeléàBen.TuasentenduVosch.Ilsnousontobservésdurantdessiècles.Mais
Evanaprouvéquemêmeavecdessièclesdepréparation,undétailpouvaitclocher.Jenecroispasqu'ilsaientjamaisenvisagéqu'enprenantnotreplace,ilsrisquaientdedevenircommenous.—C'estjuste,aconcluBen.Alors,commentonpeututiliserçacontreeux?—Onnepeutpas,aréponduRinger.Riendecequ'aracontéSullivannepeutnousaider,àmoins
quecefameuxEvanaitsurvécuàl'explosion,etqu'ilpuisseremplirlesblancs.Benasecouélatête.—Riennipersonnen'auraitpusurvivreàça!—Ilyavaitdescapsulesdesauvetage,j'aiinsisté,m'accrochantàlamêmebrindilled'espoirdepuis
lemomentoùEvanm'avaitditaurevoir.—Vraiment?Ringern'avaitpasl'airdemecroire.—Sic'estvrai,pourquoiilnet'apasfaitgrimperdansl'uned'entreelles?—Écoute,jenedevraiscertainementpasdireçaàunepersonnequiaunfusilautomatiquedegros
calibreentrelesmains,maistucommencessérieusementàm'énerver.Elleaeul'airsurprise.—Pourquoi?—Ilfautqu'ons'occupedeça!arétorquéBend'untonsec,m'empêchantderépondre,cequiétait
unebonnechose:RingertenaitunM16etBenm'avaitinforméequ'elleétaitlemeilleurtireurdetoutlecamp.Quelestleplan?Attendrequ'Evanarriveounousenfuir?Etdanscecas,où?Benavaitlesjouesrougesetlesyeuxbrillantsdefièvre.—Est-cequ'Evant'aditautrechosequipourraitnousaider?a-t-ilpoursuivi.Qu'ont-ilsl'intention
defaireaveclesvilles?—Ilsn'ontpasl'intentiondelesfairesauter,aaffirméRinger.Elle n'avait pas attendu ma réponse. Pas plus qu'elle n'a attendu que je demande comment elle
pouvaitsavoirça.—Si c'était leurplan, ils les auraientdéjàbombardées, a-t-elle expliqué.Plusde lamoitiéde la
populationmondialevitdansdeszonesurbaines.—Alors,ilsontprévudelesutiliser,aconcluBen.Parcequ'ilsutilisentdescorpshumains?—Onnepeutpassecacherdansuneville,Zombie,acontinuéRinger.Dansaucuneville.—Pourquoi?—Parcequecen'estpassûr.Lesincendies,leseauxusées,lesmaladiesinduitesparlescadavresen
décomposition, et les survivants qui doivent avoir compris, à présent, que lesAutres utilisent descorpshumains.Sinousvoulonsresterenvielepluslongtempspossible,nousdevonsnousdéplacersanscesse.Nousdéplaceretresterseulsaumaximum.
OhmonDieu!Oùavais-jedéjàentenducetterègle?J'avaislatêtelourde.Mongenoumetuait.LegenousurlequelunSilencieuxavaittiré.MonSilencieux.«Jeteretrouverai,Cassie.Est-cequejeneteretrouvepastoujours?»Pascettefois,Evan.Jenecroispas.JemesuisassisesurlelitàcôtédeBen.—Ringeraraison,jeluiaidit.Resterplusieursjoursaumêmeendroitn'estpasunebonneidée.—Pasplusqueresterensemble.LesparolesdeRingerontflottédansl'airglacé.Àcôtédemoi,Bens'estcrispé.J'aifermélesyeux.
Cetterègle-làaussi,jelaconnaissais:nefaireconfianceàpersonne.—Necomptepaslà-dessus,Ringer,aréponduBen.—J'emmèneTeacupetPoundcake.Toi,lesautres.Enfaisantcommeça,ondoublenoschances.—Pourquois'arrêteràça? je luiaidemandé.Pourquoinepasnousséparer tous?Noschances
seraientquadruplées.—Sextuplées,m'a-t-ellecorrigée.—Bon,jenesuispasungéniedesmaths,aditBen,maisjepensequ'enseséparantainsionfait
exactementleurjeu.C'estcequ'ilsveulent:nousisoler,puisnousexterminer.IlalancéunregardduràRinger.—Etl'idéed'avoirunpeudesoutienmeplaîtbien.Ils'estlevé,etatitubéuninstant.Ringerl'aenjointdeserallonger.Ill'aignorée.—Onnepeutpasrester,maisonn'anullepartoùaller,alorsoùonva?a-t-ildemandé.—Verslesud,alâchéRinger.Lepluspossibleverslesud.Elleregardaitparlafenêtre.J'aicompris:unpeutropdeneige,etonseraitbloquésicijusqu'àla
fonte.Donc,lemieuxétaitd'alleroùilneneigeraitpas.—AuTexas?asuggéréBen.—Non,auMexique.OubienenAmériquecentrale.Onpourraitsecacherdanslaforêttropicale
pendantdesannées.—J'aimebiencetteidée,aconcluBen.Leretouràlanature.Ilyajusteunpetitdétailquicloche.Ilaécartélesmainsdevantlui.—Nousn'avonspasdepasseports.Il est resté planté comme ça, observant Ringer, comme s'il attendait une réponse. Ringer lui a
retournéunregardvide.Benalaissétombersesmainsavecunhaussementd'épaules.Lasituationdevenaitridicule.Ringersegouraitcarrément,là,non?—Tun'espassérieuse,j'aidit.EnAmériquecentrale?Enpleinmilieudel'hiver,àpied,avecBen
blesséetdeuxgamins.Onauradéjàdelachancesionarrivejusqu'auKentucky.—Tupréfèresattendresurplacequeleprincedesaliensreviennetechercher?Cettefois,c'enétait trop!Jen'enavaisrienàfairequ'elleaitunM16entrelesmains.J'allais lui
attraper ses jolis cheveux de soie et la balancer par la fenêtre.Ben a tout de suite compris que lasituationallaitdégénérerets'estinterposéentrenousdeux.—Onfaittouspartiedelamêmeéquipe,Sullivan.Alorsonsecalme,OK?
Ils'esttournéversRinger.—Tuasraison.Evann'acertainementpassurvécu,maisonvaquandmêmeluilaisserunechance
detenirsapromesse.Detoutefaçon,jenesuispasenformepouruneexpédition.—Zombie,jenesuispasrevenuevouschercher,Nuggetettoi,pourqu'onseretrouveànouveau
dans la merde. Fais ce que tu penses être juste, mais si les choses tournent mal par ici, moi, jedégage!—Belespritd'équipe!j'ailancéàBen.—Tuaspeut-êtreoubliéquit'asauvélavie,arétorquéRinger.—Oh,vatefairefoutre!—Çasuffit!Benaprissavoixdestentor,genre:jesuislemecenchargedesopérations,ici.—Jenesaispascommentnousallonsnoussortirdetoutcemerdier,maisentoutcas,pasenvous
engueulantcommeça.Alors,arrêtezvosconneries,lesfilles!C'estunordre!Il s'est assis sur le lit, haletant,unemainplaquée sur son flanc.Ringer est sortiepour allervoir
Dumbo,etnousnoussommesdonc retrouvés seulsBenetmoipour lapremière foisdepuisnotrepetiteréuniondanslesentraillesdeCampHaven.— C'est bizarre, a dit Ben. On pourrait penser qu'avec quatre-vingt-dix-neuf pour cent de la
populationdisparue,leunpourcentrestants'entendraitmieux.—C'estunepsychopathe,j'airépliqué.Sérieusement,ilyauntrucquiclochechezelle.Quandon
laregardedanslesyeux,onn'yvoitrien.Benasecouélatête.—Jecroisqu'ilyabeaucoupdansceregard.C'estjuste…trèsprofond.Ilaesquisséunegrimace,lamainenfouiedanslapochedecesweatàcapucheabsolumenthideux,
dans une attitude très napoléonienne, appuyant sur la blessure par balle causée par Ringer. Uneblessurequ'ilavait réclamée.Uneblessuredestinéeà tenter le toutpour le toutafindesauvermonpetitfrère.Uneblessurequi,àprésent,risquaitdeluicoûterlavie.—Onnepeutpasfaireça,j'aichuchoté.—Biensûrquesi.Ilaposésamainsurlamienne.J'aisecouélatête.Ilnecomprenaitpas.Jeneparlaispasdenous.L'ombrede leurArrivéenousétait tombéedessus,etnousavionsperdu tracede toutcequiétait
essentielendehorsdecela.Pourtant,l'essentielexistaittoujours:monpèrem'incitantàm'enfuiralorsque luinepouvaitpluss'échapper.Evanme tirantdesentraillesde labêteavantdes'yabandonner.Benplongeantdanslesmâchoiresdel'enferpourenextirperSammy.Ilyacertaineschoses…enfait,il n'y en a probablement qu'une seule qui restera épargnée par cette ombre.Quelque chose qui nemourrajamais.Ils peuvent tous nous tuer – jusqu'au dernier d'entre nous –,mais ils ne peuvent pas tuer ce qui
survitennous–etilsnelepourrontjamais.«Cassie,tuasenviedevoler?
—Oui,papa,jeveuxvoler.»
12
LERUBAND'AUTOROUTEARGENTÉquidisparaîtdansl'obscurité.L'obscuritéilluminéeparlesétoiles.Lesarbresnusdontlesbranchessetendentenl'aircommelesbrasd'uncambrioleursurprisenpleineaction.Larespirationdemonfrèrequisedessinedansl'airglacépendantqu'ildort.Lenuagedebuéesurlavitrequandjerespire.Etau-delàdelavitregelée,prèsduruband'asphaltedel'autoroute,souslalueurdesétoiles,uneminusculesilhouettequiapparaîtsouslesbrastendusdesarbres.Oh,merde.J'ai bondi à travers la pièce, déboulé dans le hall – Poundcake a dégainé son fusil, relax mon
gros!–et jemesuisprécipitéedans lachambredeBen.Dumboétaitadosséaureborddefenêtre,Ben affalé sur le lit le plus près de la porte. Dumbo s'est redressé. Ben s'est assis. Et moi j'aidemandé:—OùestTeacup?Dudoigt,Dumbo a désigné le lit à côté de celui deBen, tout enme regardant, comme si j'étais
devenuefolle.—Là!J'aifoncésurlelit,écartélesmontagnesdecouvertures.Benapousséunjuron,etDumboareculé
contrelemur,rougissantunmax.—Jevousassurequ'elleétaitlà!—Jel'aivue,j'aiditàBen.Dehors…—Dehors?Ilafaitbasculersesjambessurlecôtédulit,grognantsousl'effort.—Surl'autoroute.Alorsilacompris.—Ringer.ElleestpartierejoindreRinger.Duplatdelamain,iladonnéuncoupsurlematelas.—Bordel!—Jefoncelachercher!aannoncéDumbo.Benalevélamainpourlestopperdanssonélan.—Poundcake!a-t-ilhurlé.Levieuxparquetprotestaitdéjàsoussonpoids.Onatouscomprisquenotreamipotelédéboulait
versnous.Poundcakeapassélatêtedanslapièce,etBenadit:—Teacups'estbarrée.PartieretrouverRinger.Valachercheretramènesonpostérieurparici,que
jeluiflanqueunebonneraclée.Poundcakes'estéloignéetleparquetapousséunsoupirdesoulagement.Benaenfilél'étuideson
revolver.
—Qu'est-cequetufais?j'aidemandé.—Jevaisprendre lepostedePoundcakejusqu'àcequ'il revienneaveccettepetiteconne.Toi, tu
restesavecNugget.Jeveuxdire,avecSam.Enfinquiquecesoit.Ilvafalloirqu'onsedécidepourunnometqu'ons'ytienne.Sesdoigtstremblaient.Fièvre.Peur.Unpeudesdeux.Dumboaouvertlabouche,puisl'areferméesansprononceruneseuleparole.Benl'aremarqué.—Relax,monvieux.Cen'estpastafaute.—Jevaism'occuperduhall,adéclaréDumbo.Turestesici,sergent.Tunedevraismêmepasêtre
debout.IlafiléhorsdelachambreavantqueBenpuissel'arrêter.Àprésent,Benmeregardeavecsesyeux
brillantsdefièvre.—Jenecroispas te l'avoirdit,Cassie,maisaprèsnotre rébellionàDayton,Voscha lancédeux
équipespournoustraquer.S'ilsétaienttoujoursdanslacampagnequandlecampaexplosé…Iln'apasterminésaphrase.Soitilpensaitqu'iln'enavaitpasbesoin,soitilenétaitincapable.Ils'est
levé.Atitubé.Aussitôt,j'aifoncésurlui,etd'unbrasilm'aenlacélesépaulessanslamoindretraced'embarras.Iln'yaaucunmoyenpolidedirecela:BenParishpuait.L'odeuraigredesablessureetd'unevieillesueur.Pourlapremièrefoisdepuisquej'avaisconstatéqu'iln'étaitpasuncadavre,j'aipenséqu'illeseraitpeut-êtrebientôt.—Remets-toiaulit!Ilasecouélatête,samainaquittémonépaule,ilareculé,frappantleborddumatelasdesoncul,
puisselaissanttomberàterre.—J'ailevertige,a-t-ilmurmuré.VachercherNuggetetramène-leiciavecnous.—Sam.Onpeutl'appelerSam?Chaque fois que j'entends ce nomdeNugget, je pense auMcDonald's drive-in, à des frites bien
chaudes,croustillantes,auxsmoothiesfraise-banane,etauxMochasFrappésduMcCafésurmontésdecrèmefouettéeetdécorésdesiropauchocolat.Benasouri.Etcesourirelumineuxsurcevisagedévastéabrisémoncœur.—D'accord.Samaàpeinesoupiréquandjel'aisortidesonlitpourleporterdanslachambredeBen.Jel'ai
installédans le litvacantdeTeacup, je l'aibordé,puis,dudosde lamain, j'aicaressésa joue,unevieille habitude depuis l'époque de la peste. Ben était toujours assis par terre, la tête renversée enarrière,fixantleplafond.Jemesuisapprochéedelui,maisilm'afaitsignedem'éloigner.— La fenêtre, a-t-il haleté.Maintenant, nous avons une inconnue de plus dans l'équation.Merci
beaucoup,Teacup.—Pourquoiest-ellepartiecommeça?—DepuisDayton,elleestcramponnéeàRingercommeunesangsue.—Pourtant,ellessedisputaientsanscesse.Jemesouvenaisdelabagarrelorsdeleurpartied'échecs,lapiècequiavaitfrappéTeacupaufront,
etsescrisenversRinger:Jetedéteste!
Benagloussé.—Amitié…haine.Lafrontièreestmince.J'aijetéuncoupd'œilauparking.L'asphaltebrillaitcommedel'onyx.Cramponnéeàellecomme
une sangsue. J'ai pensé à Evan qui traînait derrière les portes et dans les coins. Et à cette choseparfaite, entachée, celle qui dure, et j'ai songé que cette seule chose qui avait le pouvoir de noussauveravaitaussiceluidenoustuer.—Tunedevraisvraimentpasresterassissurlesolcommeça.Tuauraispluschauddanslelit.—J'auraisjustedroitàlamoitiédelamoitiédelamoitiéd'undegréenplus.Cen'estrien,Sullivan.
Rienqu'ungrosrhumeàcôtédelapeste.—Tuaseulapeste?—Ouais!J'étaisdanslecampderéfugiésàl'extérieurdeWright-Patterson.Quandilsontprisla
base,ilsm'onttransportélà-bas,bourréd'antiviraux,puisilsm'ontmisunfusildanslamainetm'ontditd'allertuerdesgens.Ettoi?Unemainensanglantéequiétreintuncrucifix.«Tupeuxm'acheveroum'aider.»Lesoldatderrière
lesarmoires réfrigéréesaété lepremier.Non.Lepremier,c'était lemecquiadescenduCriscoauCamp des Cendres. Ça fait deux, puis il y a eu les Silencieux, celui que j'ai abattu peu avant derécupérerSam,etl'autreavantqu'Evanmetrouve.Donc,quatre.Est-cequej'avaisoubliéquelqu'un?Lescadavress'empilentetvousfinissezparneplus lescompter.OhmonDieu!Vous lesoubliez!Quelcauchemar!—J'aituédesgens.—Jevoulaisparlerdelapeste.—Non.Mamère…—Ettonpère?—Ça,c'étaituneformedepestedifférente,j'aidit.Benm'aregardéepar-dessussonépaule.—Vosch.C'estVoschquil'atué.JeluiairacontéleCampdesCendres.LesHumveebondésdesoldats.L'apparitionsurréelledesbus
scolaires. Réservés aux enfants. Seulement les plus petits. Les autres rescapés rassemblés dans lesbaraquements,etpapaquim'envoiechercherCriscoavecceluiquiseramapremièrevictime.Monpère rampantdans lapoussière,Voschplanté au-dessusde lui, pendantque jemeplanquedans lesbois,etpapaquimehurleensilencedem'enfuir.—C'estbizarrequ'ilsnet'aientpasfaitmonterdansunbus,sileurbutétaitdeconstituerunearmée
degaminsauxquelsilsprévoyaientdefairesubirunlavagedecerveau.—J'aivusurtoutdejeunesenfants,del'âgedeSam,etcertainsmêmepluspetits.—Au camp, ilsmettaient à l'écart ceux qui avaientmoins de cinq ans, et les gardaient dans un
bunker…J'aihochélatête.—Jelesaitrouvés.Danslasallesécurisée,leursvisageslevésverslemienpendantquejecherchaisSam.
—Cequinousamèneàunequestion,apoursuiviBen:pourquoilesgarder?ÀmoinsqueVoschnes'attendeàunetrèslongueguerre.Il adit celad'un tondubitatif commes'il doutaitquece soit lavéritable raison.De sesdoigts, il
pianotaitnerveusementsurlematelas.—Qu'est-cequisepasseavecTeacup?Ilsdevraientdéjàêtrederetour.—Jevaisallervoir.—Pasquestion,Sullivan.Onvabientôtseretrouverdanslepirefilmd'horreurdetouslestemps.
Genre:onsefaitéliminerunparun.Attendonsencorecinqminutes.Onn'aplus riendit,etona tendu l'oreille.Mais iln'yavaitque levent,quisoufflaità travers la
fenêtreauxjointsfatigués,etletapageconstantdesratsquigrattaientlesmurs.Les rats. Teacup était obsédée par eux. Je les ai écoutées pendant des heures, Ringer et elle,
comploter leur extermination. Le sermon ennuyeux de Ringer qui lui expliquait que c'étaitimpossible:l'hôtelavaitplusderatsquenousn'avionsdeballes.—Lesrats,aditBen,semblantliredansmonesprit.Lesrats,lesrats,lesrats.Descentainesderats.
Desmilliersderats.Plusderatsqued'humains,àprésent.Uneplanètederats.Ilaeuunrirerauque.Peut-êtredélirait-il.—Tusaiscequimeperturbe?a-t-ildemandé.Voschquiexpliquaitqu'ilsnousobservaientdepuis
dessiècles.Commentest-cepossible?Oh,jecomprendsqu'ilsaientpufairecela,maisjenepigepaspourquoiilsnenousontpasattaquésplustôt.Combienyavait-ildepersonnessurTerrequandnousavonsconstruitlespyramides?Pourquoiattendrequenoussoyonsseptmilliardsrépartissurtouslescontinents avec une technologie un peu plus avancée que les lances et lesmassues ?Tu aimes lesdéfis ?Pourquoi attendred'être surpassés ennombrepour exterminer la verminedans ta nouvellemaison?Est-cequ'Evanadituntruclà-dessus?Jemesuiséclaircilavoix.—Iladitqu'ilsétaientdivisésquantàladécisiondenoussupprimeroupas.—OK.Alorspeut-êtrequ'ilsenontdébattupendantsixmilleans.Qu'ilsontperduleurtempsparce
quepersonnen'arrivaitàsedécider,jusqu'àcequequelqu'uns'exclame:«Oh,bordel,finissons-enetallonsexterminercesconnards!»—Jenesaispas.Jen'aipaslesréponses.Jemesentaisunpeusurladéfensive.Commesi lefaitdeconnaîtreEvansignifiaitquejedevais
toutsavoir.Benréfléchissaitàvoixhaute.— Il se peut queVosch aitmenti. Je ne sais pas, pour pénétrer nos esprits, nous énerver. Il s'est
amuséavecmoidepuisledépart.Ilm'aobservéeuninstantavantdedétournerleregard.— Je ne devrais pas l'admettre, mais j'ai admiré cet homme. J'avais l'impression qu'il était
comme…Ilaagitésamainenl'air,cherchantsesmots.—Lemeilleurd'entrenous.
Sesépaulessesontmisesàtrembler.Audébut,j'aicruquec'étaitàcausedelafièvre,puisj'aipenséqu'ilpouvaits'agird'autrechose,alorsjemesuisécartéedelafenêtreetjemesuisapprochéedelui.Pour lesmecs, s'effondrer est un truc privé.Ne laisse jamais personne te voir pleurer, sinon ça
signifiequetuesfaible,unbébé,unemauviette,unecouillemolle.Cen'estpasviril…ettoutescesconneries. Jamais je n'aurais imaginé leBen Parish d'avant l'Arrivée pleurer devant quelqu'un.Cetypequiavaittout,toutcequelesautresgarçonsvoulaient,celuiquibrisaitlescœurssansquejamaislesiensouffre.Jemesuisassiseàcôtédelui.Jenel'aipastouché.Jen'aipasprononcéunmot.Ilétaitoùilétait,et
j'étaisoùj'étais.—Désolé.J'aisecouélatête.—Paslapeine.D'unreversdemain,ils'estessuyéunejoue,puisl'autre.—Tusaiscequ'ilm'adit?Ouplutôt,cequ'ilm'apromis?Defairelevideenmoi.Demevideret
demeremplirdehaine.Maisilabrisécettepromesse.Ilnem'apascomblédehaine,maisd'espoir.Je comprenais.Dans la pièce sécurisée, unmilliard de petits visages levés, peuplant l'infini, des
yeux qui cherchaient lesmiens, et la question dans ces yeux, trop horrible pour être prononcée :«Est-cequejevaisvivre?»Toutestlié.LesAutresl'ontcompris,bienmieuxquelaplupartd'entrenous.Pasd'espoirsansfoi,pasdefoisansespoir,pasd'amoursansconfiance,pasdeconfiancesansamour.Retirezunseuldecesélémentsettoutlegrandchâteaudecartesdel'humanités'écroule.C'étaitcommesiVoschavaitvouluqueBendécouvre lavérité.Qu'ilavaitsouhaité luienseigner
l'inutilitédel'espoir!Maisàquoibontoutcela?S'ilsvoulaientnousannihiler,pourquoinesesont-ils pas contentés de… nous annihiler ? Il devait exister une bonne douzaine de moyens de nousexterminerrapidement,maisilsontprogrammécinqVaguesquisontalléescrescendodansl'horreur.Pourquoi?Jusqu'àprésent, j'avais toujourscruque lesAutresn'éprouvaient rienenversnous,misàpartdu
dédain,mêlépeut-êtred'unpeudedégoût,commecequenousressentonsenverslesrats,lescafards,lespunaises,ettouteautreformeinférieureetdégoûtantedevie.«Hé,leshumains!Onn'ariendepersonnelcontrevous,maisvousdevezdégagerdelaTerre!»Jen'avaisjamaissongéquelesimplefaitdenoustuern'étaitpassuffisant.—Ilsnousdétestent,j'aidit,autantpourmoiquepourlui.Surprisparmaremarque,Benm'afixée.Etmoijeluiairenduunregardeffrayé.—Iln'yapasd'autreexplication.—Ilsnenousdétestentpas,Cassie,a-t-il réponduavecdouceur,commequandons'adresseàun
gamincraintif.Maisnousavonscequ'ilsveulent.—Non.Àprésent,mesjouesétaientmouilléesdelarmes.La5eVaguen'avaitqu'uneetuneseuleexplication
possible.Touteautreraisonétaitabsurde.—Ben,ilnes'agitpasdenousarracherlaplanète.Ils'agitdenousarracherànous-mêmes.
13
—ÇASUFFIT!alâchéBen.Inutiled'attendrepluslongtemps.Ils'estlevé,maisiln'apuallertrèsloin.Àpeineétait-ilsursespiedsqu'ilestretombésurlecul.
J'aiposéunemainsursonépaule.—J'yvais.Ils'estflanquéunegrandeclaquesurlacuisse.—Pasquestionqueçasepassecommeça!a-t-ilmarmonnétandisquej'ouvraislaporteetjetaisun
coupd'œildanslecouloir.Pasquestionqueçasepasse…comment?Querefusait-il?DeperdreTeacupetPoundcake?De
nousperdretouslesunsaprèslesautres?Deperdrelabataillecontresesblessures?Oudeperdrelaguerreengénéral?Lehallétaitvide.D'abord Teacup. Ensuite Poundcake. À présent Dumbo. Nous disparaissions plus vite que des
campeursdansunfilmgore.J'aiappeléàvoixbasse.—Dumbo!Cesurnomridiculearésonnédansl'airfroid.Monespritenvisageaitdifférentespossibilités,dela
pireàlaplusprobable:quelqu'unl'avaitneutraliséensilenceetavaitfaitdisparaîtresoncorps; ilavaitétécapturé;ilavaitvuouentenduquelquechoseetilétaitpartivoircequec'était;ilavaiteuenviedepisser.Je me suis attardée à la porte durant quelques secondes au cas où la dernière probabilité se
révéleraitexacte.Commelehalldemeuraitdésespérémentdésert,jesuisretournéedanslachambre.Benétaitdebout,etvérifiaitlechargeurdesonM16.—OK,j'aicompris,a-t-ilditdèsqu'ilm'avue.—ResteavecSam,j'yvais.Ils'esttraînéjusqu'àmoiets'estarrêtéàquelquescentimètresdemonvisage.—Désolé,Sullivan,c'esttonfrère.Jemesuiscrispée.Lapièceétaitgelée,j'avaisl'impressiond'avoirdelaglacedanslesveines.Ben
s'était adressé à moi d'une voix dure, terne, ne laissant transparaître aucun sentiment. Zombie.Pourquoiilst'appellentZombie,Ben?Puisilasouri,decesourireéclatantdeBenParish.—Cesmecs,là,dehors:cesonttousmesfrères.Ilafaitunpasdecôtépourmecontournerets'estdirigéverslaported'unpaslourd.Lasituation
dégénéraitàtouteallure.JemesuisjetéeentraversdulitdeBenetj'aiattrapéSammyparlesépaules.Jel'aisecoué.Fort.Ils'estréveilléenpoussantuncri.Aussitôt,j'aiplaquémamainsursabouche.—Chut!Sams,écoute!Ilyauntrucquicloche!
J'aisortimonLugerdesonétuiet jel'aiglisséentresespetitesmains.Lesyeuxdemonfrèresesontécarquillésdepeur,etdequelquechosequiressemblait–defaçontroublante–àdelajoie.—Benetmoi,ondoitallervérifier.Metsleloquet–tusaiscequec'est,unloquet,n'est-cepas?Ungrandhochementdetête.—Etcoinceunechaisesouslapoignée.Regardeàtraverslepetittrou.Nelaisse…Est-cequej'avaisvraimentbesoindetoutdétailler?—Écoute,Sams,c'estimportant,trèsimportant.Très,trèsimportant.Tusaiscommentonreconnaît
lesgentilsdesméchants?Lesméchantsnoustirentdessus.Ça,c'étaitlameilleureleçonquemonpèrem'aitjamaisdonnée.J'aidéposéunbaisersurlesommet
desoncrâne,puisj'aiabandonnémonpetitfrère.Laportes'estreferméederrièremoi.J'aientenduleloquetglisserdanslagâche.Gentilgarçon.Ben
étaitdéjàaumilieuducouloir.Ilm'afaitsignedelerejoindre.Unefoisquejemesuisretrouvéeàsahauteur,ilaplaquéseslèvres,chaudesdefièvre,contremonoreille.—Oninspecteleschambres,ensuiteondescend.Nousavonstravaillédeconcert.Jesuispasséeentête,pendantqueBenmecouvrait.Laplupartdes
portesdel'hôtelWalkernefermaientplusàclé:àunmomentouunautre,chaqueserrureavaitétébousillée par les survivants qui avaient cherché refuge ici durant les différentes Vagues. Ça nousaidaitaussiqueleWalkersoitunhôtelpourlesfamillesàfaiblebudget:leschambresavaientlataillede celles d'unemaison de poupée. Trente secondes pour en vérifier une. Quatreminutes pour lesvérifiertoutes.Deretourdanslehall,Benadenouveauplaquéseslèvrescontremonoreille.—Lacaged'ascenseur.Ils'estbaissé,ungenoupliéausoldevantlesportesdel'ascenseur.D'ungestedelamain,ilm'afait
signedecouvrirlaportedel'escalier,puisilasortisoncouteaudecombatetaglissélalonguelamedanslafente.Ha!j'aipensé.Lebonvieuxtrucdelaplanquedansl'ascenseur!Danscecas,pourquoijesurveillaisl'escalier?Benaouvertlesportes,et,d'unnouveaugeste,m'aincitéeàlerejoindre.J'aivudescâblesrouillés,beaucoupdepoussière,etj'aisentilapuanteurdecequidevaitêtreunratmort.Enfin,j'espéraisquecen'étaitqu'unratmort.D'undoigt,Benapointél'obscuritéendessousdenous,etlà,j'aicompris.Ilinspectaitlacagedel'ascenseurpourl'utiliser.—Jem'occupedel'escalier,a-t-ilsouffléàmonoreille.Toi,turestesdansl'ascenseur.Attendsmon
signal.D'unpied,ilabloquél'unedesportesets'estadossécontrel'autrepourlesmaintenirouvertes.Puis
ilaarticuléensilence:«Allons-y!»Jemesuisavancéeavecprécaution,j'aiposémonculaubordetlaissépendremesjambesdanslevide.Letoitdel'ascenseurparaissaitsetrouveràplusdetrentebornes.Benaeuunsourirequisevoulaitrassurant:net'inquiètepas,Sullivan,jenetelaisseraipastomber.Jemesuispenchéeenavantjusqu'àcequemonculsebalancedanslevide.Non,çan'allaitpasle
faire.Jemesuisremised'aplombsurlebord,jemesuisretournée,puisj'aireculéàgenoux.Benaattrapémonpoignet,et,desamainlibre,m'afaitsigne,pouceenl'air,quec'étaitmieuxcommeça.Jemesuislaisséeglissercontrelaparoidelacaged'ascenseur,m'agrippantaubordjusqu'àavoirlesbrascomplètementtendus.OK,Cassie.Ilesttempsd'yaller,maintenant.Bentetient.Oui,crétine,et
Benestblesséetapresqueautantdeforced'ungamindetroisans.Quandtutelanceras,tonpoidsvalui faireperdre l'équilibreetvous tomberez tous lesdeux. Il s'écraserasur toi, tebrisera lecou,etensuite,allongésurtoncorpsparalysé,ilsevideradesonsangjusqu'àenmourir…Oh,merde!Jeme suis laissée aller. J'ai entenduBenmarmonner,mais il nem'a pas lâchée et il ne s'est pas
écroulésurmoi.Pliéendeuxau-dessusduvide, ilmefaisaitdescendre–enquelques instants,sonvisagen'étaitplusqu'unmasquedans lapénombre.Mesorteilsonteffleuré le toitde l'ascenseur.Àmontour,j'aifaitcefameuxsigne,poucelevé,sanssavoirsiBenpouvaitmevoir.Troissecondes.Quatre.Là,ilm'alâchée.Jemesuisaccroupie,etj'aicherchélatrappedel'issuedesecours.Delagraisse,delapoussière,et
beaucoupdepoussièregraisseuse.J'yvoyaisàpeine.Puislesportesau-dessusdemoisesontrefermées,etcettefois,jen'yvoyaisplusriendutout.Merci,Parish.Tuauraispuattendrequejetrouvelatrappe!Unefoisrepérée,jemesuisrenducomptequeleloquetétaitbloqué,sûrementàcausedelarouille.
J'aivouluprendremonLugerpourenutiliserlacrossecommeunmarteau,maisjemesuissoudainrappeléquej'avaisconfiémonpistoletsemi-automatiqueauxbonssoinsd'unpetitgarçondecinqans.J'aialorssortimoncouteaudecombatde l'étuiagrippéàmacheville,et,dumanche, j'ai frappéleloquet de trois coups puissants. Lemétal a émis un crissement.Un crissement très fort. Bravo, ladiscrétion ! Mais au moins, le loquet a cédé. J'ai ouvert la trappe, ce qui a engendré un autrecrissementbruyant,cettefoisàcausedesgondsrouillés.Entoutcas,agenouilléejusteàcôtécommejel'étais,çasemblaitcarrémentbruyant.Endehorsdelacaged'ascenseur,cen'étaitprobablementpasplusfortquelecrid'unepetitesouris.Laissetombertaparano,Sullivan!Monpèreavaitunephraseféticheconcernantlaparanoïa.Jenel'avaisjamaistrouvéetrèsdrôle,surtoutaprèsl'avoirentenduegenredeuxmillefois:jenesuispasparano,c'estjustequetoutlemondeestcontremoi.Àl'époquejeconsidéraiscelacommeuneplaisanterie.Pascommeunprésage.Jemesuis laisséechoirdans lenoircompletde lacabine.«Attendsmonsignal.»Quelsignal?
Benavaitoubliédelepréciser.J'aiplaquémonoreillesurlafenteentrelesportesdemétalfroidetj'ai retenu mon souffle. J'ai compté jusqu'à dix. Respiré. Compté de nouveau jusqu'à dix. Respiréencore.Aprèsavoircomptésixfoisjusqu'àdix,inspiré,etn'avoirrienentendu,j'aicommencéàmesentirunpeuanxieuse.Qu'est-cequisepassaitlà-haut?OùétaitBen?EtDumbo?Notrepetitgroupeétaiten traindesefaireéliminer,unmembreaprès l'autre.C'étaitunemauvaise idéedeseséparer,mais nous n'avions pas eu le choix. Nous étions surpassés. Et, question élimination, quelqu'unsemblaitbiens'amuser.Ou peut-être… plusieurs quelqu'un. Après notre rébellion à Dayton, Vosch avait dépêché deux
équipespournoustraquer.C'était ça.Oui, ça devait être ça.Uneoumêmedeux équipes avaient trouvénotre planque.Nous
avionsattendutroplongtemps.Exact.Etpourquoiavez-vousattendu,Cassiopée«Défi»Sullivan?Oh,oui,c'estvrai,parcequ'un
mecdéjàmort t'a fait lapromessede te retrouver.Alors tuas fermé les yeux, tuas sautédepuis lesommet dans le vide, etmaintenant tu es choquée qu'il n'y ait pas un grosmatelas prévu pour tonatterrissage?C'esttafaute.Toutcequisepasseàprésent.Tueneslaseuleresponsable.
L'ascenseurn'étaitpaslarge,maisdanslenoirtotalj'avaisl'impressionqu'ilétaitaussivastequ'unstade de football. Je me tenais dans un grand trou sous terre, sans lumière, sans bruit, à bout deforces, légèrement nauséeuse, gelée, paralysée par la peur et le doute. Sachant – sans comprendrecommentjelesavais–quelesignaldeBenn'arriveraitjamais.Comprenant – sans savoir comment je le comprenais – qu'Evan ne viendrait pas non plus àma
rescousse.Vousnesavezjamaisquandlavéritévasurgir.Vousnepouvezjamaischoisirlemoment.C'estle
moment qui vous choisit. J'avais eudes jours entiers pour affronter la vérité quime faisait face àprésent, dans ce trou noir et vide, et j'avais refusé dememesurer à elle. C'était hors de question.Alors,lavéritéavaitdécidédeveniràmoi.Lors de notre dernière nuit ensemble, il n'y avait plus d'espace entre nous – aucun point où il
finissaitetoù jecommençais–,etàprésent iln'yavaitplusd'espaceentremoiet l'obscuritédecetrou.Ilavaitpromisqu'ilmeretrouverait.«Est-cequejeneteretrouvepastoujours?»Etjel'avaiscru.Aprèsavoirdoutédetoutcequ'ilm'avaitditdepuislepremierinstantdenotrerencontre,pourlapremièrefoisjel'avaiscru,quandilavaitprononcésesultimesparoles.J'aiplaquémonvisagecontrelesportesenmétalfroid.J'avaislasensationdetomberpendantdes
kilomètres dans cet espace vide en dessous de moi. Jamais je n'arrêterais de tomber. Tu es uneéphémère.Iciaujourd'hui,disparuedemain.Non.Jesuistoujourslà,Evan.C'esttoiquiesparti.—Depuisl'instantoùnousavonsquittétaferme,tusavaisqueçaarriverait, j'aichuchotédansle
vide.Tusavaisquetuallaismourir.Maistuasfoncéquandmême.J'étaisincapabledemetenirdeboutpluslongtemps.Jen'avaispaslechoix.Jemesuisagenouillée.Tomber.Tomber.Jen'arrêteraisjamaisdetomber.Laissetomber,Cassie.Laissetomber.—Laissertomber?Jetombe.Jetombe,Evan.Maisjesavaiscequ'ilvoulaitdire.Jenel'avaisjamaislaissétomber.Pasvraiment.Chaquejour,jemerépétaisunbonmillierdefois
qu'ilnepouvaitavoirsurvécu.Jem'efforçaisdemeconvaincrequenotreséjourdanscethôtelmiteuxétait inutile, dangereux, dingue, suicidaire.Mais jem'accrochais à sa promesse, parce que laissertombersapromesse,c'étaitcommelelaissertomber,lui.L'abandonner.—Jetedéteste,EvanWalker,j'aimurmuré.Seullesilencem'arépondu.Impossible de faire marche arrière. Impossible d'aller de l'avant. Impossible de s'accrocher.
Impossible d'abandonner. Impossible. Impossible. Impossible. Impossible. Qu'est-ce que tu peuxfaire?Qu'est-cequetupeuxfaire?J'ailevélevisage.OK.Ça,jepeuxlefaire.Jemesuisredressée.Çaaussi,j'enétaiscapable.J'aicarrélesépaulesetglissémesdoigtsdanslafenteentrelesdeuxportes.Jevaissortir,maintenant,j'aiditausilence.Jelaissetomber.
En forçant, j'ai réussi à écarter lesbattants.La lumière extérieure apénétré levide,dévorant lesombres.
14
J'AI AVANCÉ DANS LE HALL, notre nouveaumonde à l'état demicrocosme.Du verre brisé.Des tasd'ordures, poussés dans les coins, comme les feuilles automnales apportées ici par le vent. Desinsectesmorts allongés sur ledos, leurspattesmaigrelettes recroquevillées.Un froidglacial.Toutétaitsicalmequemonsouffleétaitleseulbruit:unefoislarumeurhumaineévanouie,ilnerestaitquelesilence.AucunsignedeBen.Quelquechoseadûluiarriverentrel'escalieretlepalierdudeuxièmeétage,
quelque chose de…pas bon. J'ai avancé jusqu'à la porte de l'escalier, résistant à l'envie de foncerrécupérer Sam avant qu'il disparaisse commeBen, commeDumbo, comme Poundcake et Teacup,comme99,9%delapopulationterrestre.Desdébrisontcraquésousmesbottes.L'air froidbrûlaitmonvisageetmesmains–mesmains
agrippées àmon fusil. J'ai à peine cillé sous la faible lumière des étoiles quim'aveuglait presqueaprèslenoirtotaldelacaged'ascenseur.Doucement.Doucement.Pasdegaffes.Laportedel'escalier.J'aigardélamainposéesurlapoignéedemétalpendantunebonnetrentaine
de secondes, l'oreille plaquée contre le panneau de bois, mais je n'entendais rien d'autre que lesbattementsdemoncœur.Avecunelenteurinfinie,j'aiabaissélapoignéeetentrouvertlaporte,justeassezpourjeteruncoupd'œildansl'entrebâillement.Lenoirtotal.Aucunbruit.Bordel,Parish,tuesoù?Pasd'autredestinationquelesétagessupérieurs.Jemesuisfaufiléedansl'escalier.Clic : laporte
s'estreferméederrièremoi.Mevoilàdenouveauplongéedansl'obscurité.L'odeuraigredelamortflottaitdansl'airquisentaitdéjàlemoisi.Unrat.Ouunratonlaveur,ou
touteautrecréaturedesboiscoincéeici.Mabotteaécraséquelquechosedespongieux.Depetitsosontcraqué.J'aiessuyélesreliquatsgluantssurleborddelamarche.Jen'avaispasenviedeglisser,deme retrouver sur lecul,deme rompre lecou,etde resterallongée là,nepouvant rien faire, justeattendrequequelqu'unmedécouvreetmeflanqueuneballedanslecrâne.Celaauraitétédommage.J'aiatteintlepremierpalier.Unautreétage,uneprofondeinspiration,j'yétaispresque,etsoudain
untir,suivid'unautre,puisd'untroisième,puisunvéritablebombardementetletireur–quellequesoit son identité –qui vide son chargeur. J'ai gravi à toutevolée les dernièresmarches, franchi laportedupalieretfilédanslecouloirendirectiondelachambrequin'avaitdésormaisplusdeporte,unechambredanslaquellesetenaitmonpetitfrère.Monpieds'estprisdansquelquechose–quelquechosedemouque jen'avaispas remarquédansmacourse follepouraller récupérerSam–et j'aivoltigé en l'air, avant dem'écraser la mâchoire sur la moquette râpée, puis de relever la tête, deregarderderrièremoietdevoirBenParishétendulà,immobile,lesbrasécartés,unetachedesangsombrefiltrantàtraversceridiculesweatjaune,puisSams'estmisàhurler,etiln'estpastroptard,non,pastroptard,etjevaism'occuperdetoi,espècedefilsdepute,etmevoilà,etdanslachambre
uneimmenseombresedresseau-dessusdelapetitesilhouettedontlesdoigtsminusculestirentsanssuccèssurlagâchettedupistoletvide.J'aifaitfeu.L'ombres'est tournéeversmoi,avacilléenavant, lesbrastendusversmoi.Je luiai
balancémonpieddanslecou,etj'aiplaquélecanondemonfusilsursoncrâne.—Excusez-moi,j'aihaleté–jen'avaisplusdesouffle–,maisvousvousêtestrompédechambre.
III
LADERNIÈREÉTOILE
15
DURANTSONENFANCE,ilavaitrêvédeschouettes.Depuisdesannées,iln'avaitplussongéàcerêverécurrent.Maintenant,alorsquesavies'enfuyait,
ilenretrouvaitlesouvenir.Etcesouvenirn'étaitpasdutoutplaisant.L'oiseauperchésurlereborddelafenêtre,fixantsachambredesesgrandsyeuxjaunes.Lesyeux
cillantlentement,enrythme–misàpartcela,lachouetten'avaitjamaisbougé.Ilregardaitlerapaceentraindel'observer,paralyséparlapeursanscomprendrepourquoi,incapabled'appelersamère,etensuite, cette sensationdenausée, devertige, de fièvre, et l'horrible et stressante impressiond'êtresurveilléquiperduraitdurantdesjours.Quandileutquatorzeans,lerêvecessa.Ils'étaitréveillé–inutiledecontinueràsecacherlavérité.
Quandlemomentseraitvenu,sonmoiréveilléauraitbesoindescadeauxquela«chouette»luiavaitdonnés. Il avait compris le sens de son rêve, car il lui avait été révélé : se tenir prêt. Préparer lechemin.Lachouetteavaitétéunmensongepourprotégerl'âmetendreducorpsquil'avaitaccueilli.Après
sonréveil,unautremensongeavaitprisplace:savie.Sonhumanitéétaitunmensonge,unmasque,commelerêvedeschouettesdanslanuit.Àprésent,ilmourait.Etlemensongemouraitaveclui.Ilneressentaitaucunedouleur.Nilefroidvif.Soncorpssemblaitflottersurunemerchaudeetsans
fin.Lessignauxd'alarmedesesnerfsjusqu'àlapartiedesoncerveauquicontrôlaitladouleurétaientéteints.Cebien-êtreindolore,cedouxsoulagementdesoncorpshumainquisombraitdanslenéantseraitlecadeaufinal.Ensuite:unerenaissance.Un nouveau corps humain libéré du souvenir d'être humain. Il oublierait ces dix-huit dernières
années.Leursouveniretlesémotionsquiyétaientattachéesseraientperdusàjamais–etilnepouvaitrienfairecontrel'angoisseliéeàcela.Perdu.Toutétaitperdu.Lesouvenirdesonvisage.Perdu.Sontempsavecelle.Perdu.Laguerreouverteentrecequ'ilétait
etcequ'ilprétendaitêtre.Perdue.Danslecalmedesboisdrapésdufroidhivernal,flottantsurunemerinfinie,illacherchait,mais
elles'évanouissaitsanscesse.Il savait cequi arriverait ensuite. Il l'avait toujours su.Samort était le prix àpayerpour l'avoir
trouvéeprisonnièredanslaneige,l'avoirramenéechezluietremisesurpied.Aujourd'hui,lesvertussontdesdéfauts,etsamortleprixdel'amour.Paslamortdesoncorps.Soncorpsétaitunmensonge.Lavéritablemort.Lamortdesonhumanité.Lamortdesonâme.
Dans les bois, dans le froid mordant, à la surface d'une mer sans limite, chuchotant son nom,confiantsonsouvenirauvent,àl'étreintedusilence,auxarbres-sentinellesetàlabienveillancedesétoilesfidèles,telsonhomonyme,pureetéternelle,universinfinicontenudanstoutcequ'elleest.Cassiopée.
16
ILS'ESTRÉVEILLÉ,àcausedeladouleur.Ladouleurdanssatête,sontorse,sesmains,sacheville.Sapeauenfeu.L'impressiond'avoirétéplongédansdel'eaubouillante.Un oiseau perché sur la branche d'un arbre au-dessus de lui, un corbeau, le regardant avec
indifférence.Lemondeappartientauxcorbeaux,désormais.Lereste…cenesontquedesintrusdepassage.Delafuméequis'élèveàtraverslesbranchesnuesau-dessusdesatête:unfeudecamp.L'odeurde
laviandequigrésilledansunepoêle.Il était appuyé contre un arbre, recouvert d'une épaisse couverture de laine, uneparka roulée en
guise d'oreiller. Avec lenteur, il a légèrement redressé la tête et compris aussitôt que le moindremouvementétaitunetrèsmauvaiseidée.Unefilleplutôtgrandeestapparuedanssonchampdevision,lesbraschargésdebois,puisellea
disparuunmoment,letempsd'alimenterlefeu.—Bonjour.Unevoixbasse,grave,auxintonationsmélodieusesetvaguementfamilières.Elles'estassiseàcôtédelui,arepliésesgenouxcontresapoitrine,puispasséseslongsbrasautour
deses jambes.Sonvisageaussi luiétait familier.Peauclaire,cheveuxblonds,des traitsnordiques,commeuneprincesseviking.—Jeteconnais,a-t-ilchuchoté.Sa gorge le brûlait. La fille a posé le bord de sa gourde contre ses lèvres gercées, et il a bu
longtemps.—C'est bien, a-t-elle dit.Lanuit dernière, tudélirais complètement. J'avais peurque tu aiesune
blessureplussérieusequ'unesimplecommotioncérébrale.Elle s'est levée, disparaissant encore de sa vue.Quand elle est revenue, elle tenait à lamain une
poêleàfrire.Denouveau,elles'estassiseprèsdelui,posantlapoêleparterre,entreeuxdeux.Ellelescrutaitaveclamêmeindifférencehautainequelecorbeau.—Jen'aipasfaim,a-t-ilmarmonné.—Tudoismanger.Cen'étaitpasunedemande.Ellenefaisaitqu'établirunfait.—C'estdulapin.J'aifaitunragoût.—Dulapin?C'estdégueu,non?—Non.Jesuisunebonnecuisinière.Ilasecouélatêteets'estefforcédesourire.
—Tesblessures,cen'estpasgénial,a-t-ellelâché.Tuas,genre:unequinzainedefractures,dontune au crâne, des brûlures au second degré sur quasiment tout le corps. Tes cheveux n'ont passouffert,parcontre.Ça,c'estlabonnenouvelle.Elleaplongéunecuillèredanslapoêle,l'aportéeàseslèvres,asoufflédessusavantd'enlécherle
bordavecprécaution.—Quelleestlamauvaisenouvelle?—Tuasunesacréefractureàlacheville.Celle-là,ellevaprendredutemps.Lereste…Elleahaussélesépaules,goûtéleragoûtetesquisséunemoue.—Çaabesoindesel.Ill'aobservéefouillerdanssonsacàdos,àlarecherchedusel.—Grâce,a-t-ildit.Tut'appellesGrâce.—Entoutcas,c'estl'undemesprénoms.Puiselleluiaditsonvéritableprénom,celuiqu'elleportaitdepuisdixmilleans.—Pourêtrehonnête,jepréfèreGrâce.C'estbienplusfacileàprononcer!Elleatournéleragoûtaveclacuillère.Luienaoffertunebouchée.Ilaserréleslèvres.Rienqu'à
l'idéed'avalerquoiquecesoit…Grâceahaussélesépaulesetcontinuéàmanger.— Je croyais me trouver seulement face aux débris de l'explosion, a-t-elle continué. Je ne
m'attendais pas à trouver une des capsules de sauvetage – ni toi dedans.Que s'est-il passé avec lesystèmedeguidage?Tul'asdésactivé?Ilaréfléchisoigneusementavantderépondre.—Undysfonctionnement.—Undysfonctionnement?—Undysfonctionnement,a-t-ilrépétéunpeuplusfort.Sagorgeétaitenfeu.Grâceatenulagourdecontreseslèvrespendantqu'ilbuvait.—Pastrop,sinontuvastesentirmal,l'a-t-elleprévenu.Del'eauacoulésursonmenton.Ellel'aessuyé.—Labaseétaitendommagée.Elleavaitsubidesdégâts.Elleaeul'airsurprise.—Commentest-cepossible?Ilasecouélatête.—Jen'ensuispascertain.—Pourquoiétais-tulà-bas?Ça,c'estcurieux.—J'aisuiviquelqu'undedans.La discussion ne se présentait pas bien. Pour une personne dont la vie entière avait été un
mensonge,ilavaitdumalàmentir.IlsavaitqueGrâcen'hésiteraitpasàexterminersoncorpsactuelsiellesoupçonnaitqueles«dégâts»s'étendaientàlui.Ilsavaienttouscomprislerisquederevêtirlemanteauhumain.Partageruncorpsavecuneâmehumaineprésentaitledangerd'adopterlesdéfauts
humains– autantque lesqualités.Or il existait un sentimenthumainbeaucoupplusdangereuxquel'avidité,ledésir,l'envie.Plusdangereuxquetout:l'amour.—Tu…Tuassuiviquelqu'un?Unhumain?—Jen'aipaseulechoix.Çaaumoins,c'étaitvrai.Grâceasecouélatêted'unairincrédule.—Labaseaétéendommagée.Parunhumain.Ettoi,tuasabandonnétapatrouillepourarrêterles
dégâts.Ilafermélesyeux.Peut-êtrecroirait-elleainsiqu'ils'étaitévanoui.L'odeurduragoûtluiasoulevé
l'estomac.—C'esttrèscurieux,acontinuéGrâce.Ilyatoujourseuunrisquededégâts,maisàl'intérieurdu
centredeprocessus.Commentunhumainaurait-ilpuêtreaucourantdunettoyage?Jouer à l'autruche, çan'allait pas fonctionner. Il aouvert lesyeux.Lecorbeaun'avait pasbougé.
L'oiseaulefixait.Ils'estsouvenudelachouettesurlereborddelafenêtre,dupetitgarçondanslelitetdelapeur.—Jenesuispassûrquecesoitellequiaitfaitça.—Elle?—Oui.C'étaitune…unefemelle.—Cassiopée.Iln'apaspus'empêcherdeluijeterunregardacéré.—Commentest-cequetu…?—Tun'aspascesséderépétersonnom,cestroisderniersjours.—Troisjours?Lesbattementsdesoncœursesontaccélérés.Ildevaitlaquestionner.Maiscomment?Celarisquait
de rendreGrâce encore plus suspicieuse. Il serait dingue de l'interroger, alors il s'est contenté derépondre:—J'aipenséqu'elleavaitpus'échapper.Grâceasouri.—Ehbiensic'estlecas,jesuissûrequenouslaretrouverons.Ilaesquisséunlégersourire.Grâcen'avaitaucuneraisondementir.SielleavaitretrouvéCassie,
ellel'auraitdéjàtuéeetseseraitcontentéedel'eninformer.Celadit,mêmesiGrâceneluiavaitpasmislamaindessus,celanesignifiaitpaspourautantqueCassieétaitenvie.Commentsavoirsielleavaitsurvécu?Grâceafouillédenouveaudanssonsacàdosetenasortiunpetitflacondepommade.—Pourtesbrûlures,a-t-elleexpliqué.Avecprécaution,elleaécartélacouverture,exposantsoncorpsnuàl'airglacial.Au-dessusd'eux,
lecorbeauapenchésatêted'unnoirluisantetacontemplélascène.
Lacrèmeétaitfroide.Sesmainschaudes.Grâcel'avaitsortidufeu;ilavaitsortiCassiedelaglace.Ill'avaitportéeàtraversunemerinfiniedeneigejusqu'àlavieilleferme,etunefoislà,illuiavaitretirésesvêtementsetavaitplongésoncorpsglacédansl'eauchaude.CommelesmainsdeGrâce,glissantesdepommade,soignaientsoncorps,sesdoigtsavaientretirélescristauxdeglaceincrustésdansl'épaissecheveluredeCassie.Tandisqu'elleflottaitdansl'eaudelabaignoireteintéederougeparsonpropresang,illuiavaitretirélaballe,celleprévuepourseficherdanssoncœur.Uneballetirée par lui. Ensuite, il l'avait soulevée hors de la baignoire, avait bandé sa plaie, l'avait portéejusqu'aulitdesasœur–détournantleregardaumomentdeluienfilerunechemisedenuitayantaussiappartenuàsasœur.Cassieauraitétémortifiéesielleavaitcomprisqu'ill'avaitvuenue.Grâce le fixait du regard. Ses yeux à lui contemplaient l'ours en peluche sur l'oreiller. Il avait
remontélecouvre-litjusqu'aumentondeCassie:Grâcevenaitdefairedemêmeaveclacouverture.«Tuvivras»,avait-ilditàCassie.C'étaitplusuneprièrequ'unepromesse.—Tuvasvivre,aditGrâce.«Tudoisvivre»,avait-ilconfiéàCassie.—Jeledois,a-t-ilaffirméàGrâce.Lafaçondontellepenche la têteet le regarde,commelecorbeaudans l'arbre, lachouettesur le
reborddelafenêtre.—Nous le devons, a enchériGrâce avec un hochement de tête.C'est pour ça que nous sommes
venussurTerre.Elles'estpenchéeetluiadéposéunbaisersurlajoue.Soufflechaud,lèvresfroides,etunelégère
odeurdeboisfumé.Seslèvresdescendentunpeuplusbas,verssabouche.Iltournelatête.—Commentsais-tusonnom?a-t-ellechuchotéàsonoreille.Cassiopée.Commentl'as-tuconnue?—J'aitrouvésoncampement.Abandonné.Elletenaitunjournal…—Ah.Etc'estcommeçaquetuassuqu'elleprévoyaitdefairesauterlabase?—Oui.—Dans ce cas, je comprendsmieux.A-t-elle écrit dans son journal pourquoi elle voulait faire
exploserlabase?— À cause de son frère… Il a été emmené d'un camp de réfugiés en pleine forêt à Wright-
Patterson…Elles'estsauvée…—C'estremarquable.Elleadoncréussiàvaincrenoslignesdedéfenseetàdétruiretoutlecentre
decommandement.Ça,c'estencoreplusremarquable.Çatouchecarrémentàl'inimaginable!Grâcearamassélapoêle,enajetélecontenudanslesbroussailles,ets'estlevée.Véritablecolosse
blondd'unmètrequatre-vingts,ellelesurplombaitdesahautetaille.Sesjouesétaientrouges,peut-êtreàcausedufroid,oudubaiser.—Repose-toi,a-t-elledit.Tuessuffisammentenformepourvoyager,maintenant.Nouspartirons
cesoir.—Oùallons-nous?ademandéEvanWalker.Elleasouri.—Chezmoi.
17
AUCOUCHERDUSOLEIL,Grâceaéteintlefeudecamp,afaitpassersonsacàdosetsonfusilsursonépaule,puisaramasséEvanàterreafind'entamerleurrandonnéedevingt-cinqkilomètresjusqu'àsamaison, dans la banlieue sud d'Urbana. Elle resterait sur l'autoroute pour gagner du temps. À cemomentdelapartie, iln'yavaitquepeuderisques.Ellen'avaitrencontréaucunhumaindepuisdessemaines. Ceux qui n'avaient pas été tués avaient été emmenés dans des bus, ou avaient trouvé unrefugepourseprotégerdesattaquesdel'hiver.C'étaitl'interlude.Dansunan,peut-êtredeux,entoutcaspasplusdecinq,touteprécautionseraitinutile,cariln'yauraitplusdeproieàtraquer.Suivant lacoursedusoleil, la températurese faisaitplus fraîche.Degrosnuages filaientdans le
cielindigo,poussésparunventdunordquijouaitaveclafrangedeGrâceetnecessaitderetournermalicieusement lecolde saveste.Lespremièresétoilesapparurent, la lune se leva.Devanteux, laroutebrillaitcommeunruband'argentserpentantàtraverslatoiledefonddeschampsdévastés,desterrainsdésertsetdescarcassesenlambeauxdemaisonsabandonnéesdepuislongtemps.Auxenvironsdeminuit,Grâces'estarrêtéeuninstantpoursereposer,boire,etappliquerunpeu
plusdepommadesurlesbrûluresd'Evan.—Ilyaquelquechosededifférententoi,maisjeneparvienspasàmettreledoigtdessus,a-t-elle
dit,commesielleréfléchissaitàvoixhaute.—Tusaisquejen'aipaseuunréveilfacile.Elleapousséunlégergrognement.—Tubroiesdunoir,Evan,ettuesmauvaisperdant.Elleluiaremislacouverturesurlesépaules,afaitcourirseslongsdoigtsdanssescheveuxetl'a
regardédroitdanslesyeux.—Ilyaquelquechosequetunemedispas.Iln'arienrépondu.—Jelesens,a-t-elleinsisté.Depuiscettepremièrenuit,quandjet'aiextirpédesdécombres.Ilya…Elles'estinterrompueuninstantpourcherchersesmots.—Commequelquechosedecachéentoi,quines'ytrouvaitpasauparavant.Savoixluisemblaitcreuse,aussividequelevent.—Jenecacherien.Grâceari.—Tun'auraisjamaisdûêtreintégré,EvanWalker.Tutesouciesbeaucouptropd'euxpourêtrel'un
d'eux.Elle l'a relevéaussi facilementqu'unemère le feraitd'unnouveau-né.Puisellea tendu levisage
verslecielets'estécriée:—Jelavois!Cassiopée,lareinedelanuit!
Elleaalorspressésajouesurlefrontd'Evan.—Notretraqueestterminée,Evan.
18
GRÂCES'ÉTAITINSTALLÉEdansunevieillemaisonàossaturedeboisàunétage,situéesurl'autoroute68,pileaucentredusecteurdepatrouillededixkilomètrescarrésqui luiavaitétéassigné.Àpartcondamnerlesfenêtresbriséesavecdesplanchesetréparerlesportesextérieures,elleavaitlaissélabâtisse dans l'état où elle l'avait trouvée. Des portraits de famille sur les murs, divers objets ousouvenirstroplourdspourêtreemportésfacilement,desmeublesendommagés,destiroirsouverts,etdescentainesdebabiolestémoinsdelaviedesex-occupantsetjugéessansvaleurparlespillardséparpilléesdanschaquepièce.Grâcenes'étaitpasdonnélapeinederangertoutcebazar.Quandleprintempsarriveraitetquela5eVaguedéferlerait,elleseraitpartie.Elle a portéEvandans la seconde chambre à l'arrière de lamaison, celle des enfants, au papier
peint d'unbleu lumineux.Des jouets jonchaient le sol et unmobile représentant le système solairependouillaitduplafond.Ellel'aallongédansl'undeslitsjumeaux.Unenfantavaitgravésesinitialesdanslatêtedelit:K.M.Kevin?Kyle?L'odeurâcredelapetitepièceluirappelaitcelledelapeste.Iln'yavaitguèredelumière–Grâceavaitégalementcondamnélesfenêtres,ici–,maissavisionétaitplusprécisequecelledeshumainsordinaires,aussiEvana-t-ilremarquélestachessombresdesangincrustéessurlesmursbleusdurantl'agonied'unoccupant.Grâceaquitté lachambre,puiselleest revenuequelquesminutesplus tardavecunautre tubede
pommade et des bandages. Elle s'est affairée à panser ses blessures comme si des urgencesl'attendaient…ailleurs.Aucund'euxn'aprononcéuneseuleparoleavantqu'elleaitterminé.—Dequoias-tubesoin?a-t-elledemandé.Tuveuxquelquechoseàmanger?Allerauxtoilettes?—Devêtements.Elleasecouélatête.— Ce n'est pas une bonne idée. Il va te falloir au moins une semaine pour que tes brûlures
cicatrisent.Etdeux,voiretrois,pourtacheville.Jen'aipastroissemaines.Troisjours,ceseraitdéjàtroplong.Pourlapremièrefois,ilapenséqu'ilseraitpeut-êtrenécessairedeneutraliserGrâce.Elleluiaeffleurélajoue.—Appelle,situasbesoindequoiquecesoit.Laissetachevilleaurepos.Ilfautquejememetteen
quêtedeprovisions.Jen'attendaispasdevisite.—Combiendetempstut'envas?—Pasplusdedeuxheures.Essaiededormir.—J'auraisbesoind'unearme.—Evan,iln'yapersonneàcentkilomètresàlaronde.Elleaeuunlégersourire.
—Oh,jevois.Tutefaisdusouciàcausedusaboteur.Ilahochélatête.—Oui.Elleluiamissonpistoletdanslamain.—Nemetirepasdessus.Ilaserrél'armeentresesdoigts.—Jen'enferairien.—Jefrapperaiavantd'entrer.Denouveau,ilahochélatête.—Ceseraitmieux,jepense.Unefoisàlaporte,Grâces'estarrêtéeuninstant.—Nousavonsperdulesdronesquandlabaseaexplosé.—Jesais.—Cequisignifiequenoussommeshorsdetoutesurveillance.S'ilnousarrivaitquelquechoseà
toiouàmoi…—Tucroisqueçaadel'importance,maintenant?Toutestpresquefini.Grâceaacquiescéd'unairsongeur.—Àtonavis,ilsnousmanqueront?—Leshumains?Ils'estdemandésielleplaisantait.Celadit,ilnel'avaitjamaisentenduefairedeblagues.Cen'était
passonstyle.—Pasceuxdelà-bas.D'ungestedelamain,elleadésignélemondeextérieur,au-delàdesmurs.—Ceuxd'ici.Mainsurlapoitrine.—Çanepeutpastemanquersitunet'ensouvienspas.—Oh,jecroisquejeconserveraisessouvenirs,ainsistéGrâce.C'étaitunepetitefilletrèsjoyeuse.—Danscecas,ilnetemanquerarien,n'est-cepas?Elle a croisé les bras sur sa poitrine. L'instant d'avant, elle était prête à partir, et à présent, elle
restaitplantéelà.Pourquoines'enallait-ellepas?—Jenelesgarderaipastous,a-t-elledit,ausujetdessouvenirs.Seulementlesbons.—Celaaétémonsoucidepuis ledébut,Grâce :plusnous jouonsàêtredeshumains,plusnous
devenonsdeshumains.Elle l'a regardé d'un air narquois, sans prononcer une parole, pendant un très long et très
inconfortablemoment.—Quijoueàêtrehumain?a-t-elledemandéenfin.
19
ILATTENDITQUELEBRUITDESPAS sesoitéloigné.Leventsoufflaitentre lesplanchesdeboiset lecadre de la fenêtre, mais à part cela il ne percevait rien. Comme sa vue, son audition étaitparticulièrementdéveloppée.SiGrâceétaitassisesousleporcheentraindesecoiffer,ill'entendrait.D'abord, l'arme.Ilretira lechargeur.Commeil l'avaitdeviné, ilétaitvide.Aucuneballe.Ils'était
toutdesuiterenducomptequelepistoletétaittropléger.Evanlaissaéchapperunrire.Quelleironie!Leurpremièremissionn'avaitpasétédetuer,maisdesemerlaméfianceparmilessurvivants,etdelesconduiretelsdesmoutonseffrayésdansdesabattoirscommeWright-Patterson.Quesepasse-t-ilquandlesemeurdeméfiancedevientsonproprefaucheur?Ilrefrénaunrirehystériqueetprituneprofondeinspiration.Çaallaitluifairemal.Ils'assit.Lachambresemitàtourner.Ilfermalesyeux.Non.C'étaitencorepire.Ilouvritlesyeuxetseforçaàresterdroit.Sesforcesavaientétéaugmentéesen prévision de son réveil. C'était la vérité que masquait le rêve de la chouette. Le secret que lesouvenir-écranl'empêchaitdevoiretdoncdeserappeler:pendantqueGrâceetluietdesdizainesdemilliersd'enfantscommeeuxdormaient,descadeauxavaientété livrésdurant lanuit.Descadeauxdontilsauraientbesoindanslesannéesàvenir.Devéritablesdonsquitransformeraientleurcorpsenarmeparfaite,carlesgrandsarchitectesdecetteinvasionavaientcomprisunevéritésimple,mêmesiquelquepeuparadoxale:oùlecorpsallait,l'espritsuivait.Donnezàquelqu'unlepouvoirdesdieuxetildeviendraaussiindifférentquelesdieux.Ladouleurétaittoujourslà.Levertiges'effaça.Ilfitpassersesjambessurleborddulit.Ildevait
tester sa cheville. C'était la clé de tout. Les autres blessures étaient sérieuses, mais moinshandicapantes : il pourrait s'en accommoder. Lentement, il appuya la plante de son pied par terre.Aussitôt,uneviolentedouleurenvahitsajambe.Ilretombasurledos,haletant.Au-dessusdelui,lespetitesplanètespoussiéreusesdumobileétaientfigéesenorbiteautourd'unsoleilcabossé.Ils'assitetattenditderecouvrersesesprits.Iln'allaitpaspouvoirnégligersadouleur,illuifaudrait
faireavec.Il se laissa glisser sur le sol, utilisant lemontant latéral du lit pour supporter son poids. Puis il
s'obligeaàsereposer.Inutiledesepresser.SiGrâcerevenait,iln'auraitqu'àprétendreêtretombédulit.Doucement,centimètreparcentimètre,ilsedéplaçasurletapisjusqu'àseretrouverallongésurledos,apercevantdanssonchampdevisionlesystèmesolairesousunepluieardented'étoilesfilantes.Lachambreétaitgelée,pourtantiltranspiraitabondamment.Soufflecourt.Cœurbattant.Peauenfeu.Ilseconcentrasurlemobile,lebleupâlichondelaTerre,lerougepoussiéreuxdeMars.Ladouleursurgissaitparvagues:àprésent,ilflottaitsurunemertotalementdifférente.Leslattessouslelitétaientclouéesettenuesenplaceparlepoidsdusommieretdumatelas.Peu
importait. En gigotant, il se faufila dans le petit espace sous le lit, des corps d'insectes endécomposition craquant sous son poids, et il y avait une petite voiture renversée ainsi que lesmembrestordusdefigurinesenplastiquedatantdel'époqueoùdeshérospeuplaientlesrêveséveillésdes enfants. Il brisa la planche en tapant violemment trois fois dessus, se déplaça commeprécédemmentetenbrisal'autreextrémité.Delapoussièreluivintdanslabouche.Iltoussa,lançant
untsunamidedouleurdanssapoitrine,tsunamiquienvahitégalementsonflanc,avantdeseroulerenboule,telunanaconda,autourdesonestomac.Dixminutes plus tard, il contemplait de nouveau le système solaire, inquiet queGrâce le trouve
évanoui,serrantuneplanchededixcentimètresparquinzecontrelui.Ça,ceseraitunpetitpeuplusdifficileàexpliquer.Lemondetournoya.Lesplanètesrestèrentimmobiles.Ilyaquelquechosedecachéentoi… Ilavaitfranchi leseuildecetespacecaché,oùunesimple
promesse actionnait desmilliers de verrous : Je te retrouverai. Cette promesse, comme toutes lesautres,créaitsapropremoralité.Pourlatenir,illuifaudraittraverserunocéanensanglanté.Lemondecessaenfindetournoyer.Lesplanètesétaienttoujoursimmobiles.
20
LANUITÉTAITDÉJÀTOMBÉEquandGrâcerevint,sonarrivéeannoncéeparlalueurdesatorchedanslecouloir.Elleposasalampesurlatabledenuit,etlalumièreprojetadesombresquiengloutirentsonvisage.Ilneprotestapaslorsqu'elleécartalescouvertures,retiralespansementsquicouvraientsesblessures,exposantsoncorpsàl'airfroid.—Jet'aimanqué,Evan?murmura-t-elle,sesdoigtsenduitsdepommadeglissantsursapeau.Jene
parlepasd'aujourd'hui.Onavaitquelâge,àl'époque?Quinzeans?—Seize.—Mmm.Tutesouviens,tum'avaisdemandésij'avaispeurdel'avenir.—Oui.—C'étaitunequestiontellement…humaine.Grâcelemassaitd'unemain,tandisquedel'autre,elledéboutonnaitsaproprechemise.—Pasplusqu'uneautrequejet'aiposée.Ellepencha la têted'unair intrigué.Sescheveux tombaientsursonépaule.Sonvisageseperdait
danslapénombre,etlespansdesachemises'entrouvraientcommeunrideauqu'onécarte.—Qu'est-cequec'était?—Situnet'étaispassentieincroyablementseuleduranttrèslongtemps.Lafraîcheurdesesdoigts.Lachaleurdesapeaubrûlée.—Toncœurbattrèsvite,Evan.Elleseleva.Ilfermalesyeux.Àcausedesapromesse.Àlafrontièreducercledelumière,Grâce
retirasonpantalonquiluitombaautourdeschevilles.Ilneregardapas.Ellesepencha,chuchotantàsonoreille:—Passiseule.Êtreenfermésdanscescorpsoffrecertainescompensations.Àcausedelapromesse.Cassie,l'îleverslaquelleilnage,émergeantd'unemerdesang.—Passiseule,Evan,répétaGrâce.Delapointedesesdoigts,elleluieffleuralabouche,seslèvresseposantdanssoncou.Iln'eutpaslechoix.Sapromessen'enpermettaitaucun.Grâcenelelaisseraitjamaispartir–elle
n'hésiteraitpasàletuers'ilessayait.Pasquestiondelasemeroudeseplanquer.Aucunchoix.Il ouvrit les yeux, et de lamain droite caressa les cheveux blonds deGrâce. Samain gauche se
glissasousl'oreiller.Au-dessusd'eux,ilvoyaitlesoleil,maintenantsolitaire,brillantdanslalueurdelatorche.IlavaitredoutéqueGrâceremarquel'absencedesplanètes,etqu'elleluidemandepourquoiillesavaitenlevées.Detoutefaçon,cen'étaitpasdesplanètesqu'ilavaitbesoin.Maisducâble.Cependant,Grâcen'avaitriennoté.Ellepensaitàautrechose.
—Touche-moi,Evan!chuchota-t-elle.Ilroulaavecforcesursadroite,luiflanquasonavant-brasgauchedanslamâchoire.Elletrébucha
enarrièrequandilseredressa,projetantsonépauledanssonventre.Elleenfonçaalorsviolemmentsesonglesdanslesbrûluresdesondos,etlegriffa.Lachambredevintnoiredurantuninstant,maisiln'avaitpasbesoindevoir–justed'êtretoutprèsd'elle.Peut-êtreavait-elleaperçudanssamainlegarrotdefortunefabriquégrâceaucâbledumobile,ou
peut-êtreeut-elledelachance,néanmoins,Grâceréussitàrefermersesdoigtsautourducâbleettiradessustandisqu'ilserrait.Fort.Dureversdesachevillequin'avaitpassouffert,ilfrappaGrâceàlajambe,lafittomberàterre,lasuivantdanssachute,profitantdel'impactpourluienfoncersongenoudanslebasdudos.Paslechoix.Ilrassemblatouteslesforcesquiluirestaientpourserrerlecâble,jusqu'àcequ'iltranchelapaume
deGrâceetatteignel'os.Elleserebiffasoussonpoids.Illuiflanquauncoupdegenoudanslatête.Plusserré.Encoreplus
serré.Ilsentitl'odeurdusang.Lesien.CeluideGrâce.Lapiècetourbillonna.Baignantdanslesang,lesien,celuideGrâce,EvanWalkerrestaimmobile.
21
QUANDCEFUTTERMINÉ,Evanrampasouslelitetensortit lalattebrisée.Elleétaitencoreunpeulonguepourunebéquille–ilfaudraitqu'illatienneselonunanglepeupratique–,maisçairaitquandmême.Ilclopinajusqu'àl'autrechambre,oùiltrouvadesvêtementsmasculins:unjean,unechemiseentissuécossais,unpulltricotéàlamain,etunevesteencuirdontledosarboraitfièrementlelogod'uneéquipedebowling,sûrementcelledel'ancienpropriétaireduvêtement:lesUrbanaPinheads1.Letissugrattaitsapeaubrûlée,rendantchaquemouvementdouloureux.Ensuite,d'unpastraînant,ilserenditausalonoùilrécupéralesacàdosetlefusildeGrâce.Ilfitpasserlesdeuxpar-dessussonépaule.Desheuresplustard,sereposantdanslacarcassedemétald'unevoitureensevelieaubeaumilieu
d'untasdehuitvéhiculesencastréssurl'autoroute68,ilouvritlesacàdospourenfairel'inventaire,etdécouvritdesdizainesdesachetsenplastiquemarquésaufeutrenoir,chacuncontenantdesmèchesdecheveuxhumains.Audébut,ilenfutintrigué.Àquiétaientcescheveux,pourquoiétaient-ilsdansces sachets sur lesquels des dates étaient mentionnées ? Puis il comprit : Grâce conservait destrophéesdesesvictimes.Oùvalecorps,l'espritsuit.Avec deuxmorceaux demétal et le reste de ses pansements, il confectionna une attelle pour sa
cheville.Ilbutquelquesgorgéesd'eau.Iltombaitdesommeil,maisiln'étaitpasquestiondedormiravantd'avoirtenusapromesse.Illevalevisageverslespetiteslumièresquiscintillaientau-dessusdelui,dansl'obscuritéinfinie.Est-cequejeneteretrouvepastoujours?Lepharedelavoitureàcôtédeluiexplosaenunegerbedeverrepulvériséetdeplastique.Aussitôt,
ilplongeasous levéhicule leplusproche,sonfusilà lamain.Grâce.Cedevaitêtreelle.Elleétaitencoreenvie.Il était parti tropvite.Merde !Àprésent, il était piégé, coincé, sans espoir de s'échapper.En cet
instant,Evancompritquedespromessespeuventêtretenuesdelafaçonlaplusincroyable:ilavaittrouvéCassieendevenantelle.Blessé,bloqué sousunevoiture, incapablede s'enfuir, de se lever, à lamercid'unchasseur sans
visageetsansmerci,unSilencieuxplanifiaitd'éteindrelebruithumain.
1.Enanglais,pinheadsignifie«imbécile».(N.d.T.)
22
IL AVAIT RENCONTRÉ – ou plus exactement trouvé – Grâce, l'été de leurs seize ans, au HamiltonCountyFair.Evansetenaitàl'extérieurduchapiteaudesanimauxexotiquesavecsapetitesœur,Val,quiréclamaitdevoirletigreblancdepuisleurarrivée,endébutdematinée.Onétaitenaoût.Lafiled'attente était longue. Val était fatiguée, d'humeur grincheuse, moite de sueur. Il avait tenté de ladécourager. Il n'aimait pas voir des animaux en captivité. Quand il les regardait dans les yeux,quelquechoseeneuxleperturbait.IlavaittoutdesuiteremarquéGrâceàcôtédelaroulottedumarchanddebeignets.Elletenaitune
part de pastèque juteuse à lamain.Des cheveux blonds qui lui tombaient aumilieu du dos, un airrelax, des traits dignes d'une statue, des yeux de glace, d'un bleu quasi translucide, et une mouecyniqueesquisséeparses lèvresbrillantesde jus.Elle luiavait jetéuncoupd'œil.Aussitôt, ilavaittournélatête,seconcentrantsursapetitesœurquimourraitmoinsdedeuxansplustard.Unmalheurqu'ilportaitsanscesseenlui.Parfois, c'était dur à vivre – savoir que chaque visage qu'il contemplait était celui d'un futur
cadavre.Sonmondeétaitpeuplédefantômesvivants.—Quoi?avaitdemandéVal.Il avait secoué la tête.Rien. Il avait pris une profonde inspiration et regardé de nouveau vers le
marchanddebeignets.Lafille,silhouetteélancéeetcheveuxblonds,avaitdisparu.Souslechapiteau,derrièreuneépaissegrilled'acier,letigreblancpantelaitàcausedelachaleur.
De petits groupes d'enfants étaient réunis devant la cage. Autour d'eux, les appareils photo et lessmartphonescliquetaient.Letigrerestaitcomplètementindifférentàl'attentiondontilétaitl'objet.—Ilestmagnifique,avaitmurmuréunevoixrauqueàl'oreilled'Evan.Inutiledeseretourner.Sansavoirbesoinderegarder,ilsavaitqu'ils'agissaitdelafilleauxlongs
cheveuxblondsetauxlèvresluisantesdejusdepastèque.Laménagerieétaitbondée–lebrasnudel'inconnueavaiteffleurélesien.—Ettriste,avaitajoutéEvan.—Pasdutout,avait-ellerétorqué.Ilpourraitécartercettegrilleetsortirdesacageenmoinsde
deuxsecondes.Arracher levisaged'unenfanten trois. Ilachoisid'être là.C'estça, labeautéde lachose.Il l'avait regardée. De près, ses yeux étaient encore plus stupéfiants. Ils avaient plongé dans les
siens,etenunéclair,ilavaitdevinéquisecachaitdanslecorpsdelafille.—Ondevraitdiscuterunpeutouslesdeux,avait-ellechuchoté.
23
ÀLANUITTOMBANTE,leslumièresdelagranderoueavaientétéallumées,unemusiqueemplissaitleslieuxetlenombredevisiteursenflait,océandeshortsenjean,detongs,d'hommesbedonnantsquiavançaientensedandinantcommedescanards,unecasquetteàlogopublicitairevisséesurlecrâne,un portefeuille attaché à une chaîne gonflant la poche arrière de leur pantalon, toute cette foulebaignantdansuneodeurdecrèmesolaireàlanoixdecoco.EvanavaitconfiéValàleurmère,puisils'étaitdirigéverslagranderouepourattendreGrâce.Ilétaitnerveux.Elles'étaitdétachéedelafoule,tenantentresesmainsungrosanimalenpeluche:untigreblancauxyeuxbleusenplastique,justeunpeuplusfoncésquelessiens.—Jem'appelleEvan.—Etmoi,Grâce.Ilsavaientobservélagranderouetournersurunfonddecielpourpre.—Tupensesqueçanousmanqueraquandceseraterminé?avait-ildemandé.—Pasàmoi,entoutcas.Elleavaitplissélenez.—Leurodeuresthorrible.Jen'arrivepasàm'yhabituer.—Tueslapremièrequejerencontredepuis…Elleavaitacquiescéd'unmouvementdetête.—Pareilpourmoi.Tucroisquec'estunaccident?—Non.—Jen'avaispasprévudeveniraujourd'hui,maiscematin,quandjemesuisréveillée,j'aientendu
commeunepetitevoix.«Vas-y!»Tul'asentendueaussi?Àsontour,ilavaithochélatête.—Oui.—Tantmieux.Elleavaiteul'airsoulagée.—Çafaitdeuxansquejemedemandesijesuisfolle.—Rassure-toi,tunel'espas.—Tuneteposespasdequestions?—Plusmaintenant.Elleavaitsouriavecmalice.—Tuveuxqu'onaillefaireuntour?Ils s'étaient dirigés vers les emplacements prévus pour les spectacles, déserts à cette heure, et
s'étaient installés sur les gradins. Les premières étoiles étaient apparues. La nuit était chaude, l'air
moite.Grâceportaitunshort,etunchemisierblancsansmanches,àcoldedentelle.Assisprèsd'elle,Evanpercevaituneodeurderéglisse.—C'estça,avait-ilditendésignantd'ungestedumentonl'enclosvidedontlesolétaitunmélange
desciureetdefumier.—Quoi?—L'avenir.Elleavaitri,commes'ils'agissaitd'uneplaisanterie.—Lemondesetermine.Lemondesetermineetrecommence.Çaatoujoursétécommeça.—Tun'asjamaispeurdecequivaarriver?Jamais?avait-ildemandé.—Jamais.Elle tenait le tigre enpeluche sur sesgenoux.Sesyeux semblaientprendre la couleurdechaque
chosequ'elleregardait.Àprésent,ellecontemplaitlecielsombre,etsesyeuxétaientd'unnoirsansfond.Pendantquelquesminutes, ilsavaientdiscutédansleurlanguemère,maisc'étaitcompliqué,et ils
avaientrapidementabandonné.Tropdeparolesétaientimprononçables.Parlasuite,ilavaitconstatéque Grâce était plus calme – visiblement ce n'était pas l'avenir qui l'effrayait, mais le passé. Elleredoutaitquel'entitéprésentedanssoncorpsnesoitqueledélired'unejeunefilleàl'espritbrisé.Lerencontrer,lui,EvanWalker,avaitvalidésonexistence.—Tun'espasseule,avait-ilaffirmé.Baissantlesyeux,ilavaitremarquéqu'elleavaitglissésamaindanslasienne.Unemainpourlui,
l'autrepourletigre.—C'étaitlepire.Avoirl'impressiond'êtrelaseulepersonnedel'univers.Lâchantuninstantsamain,elleavaitdésignésonproprecœur.—Quetoutestcontenuici,etnullepartailleurs.Desannéesplustard,illiraitunephrasesimilairedanslejournald'uneautrefilledeseizeans,celle
qu'il avait trouvée et perdue, retrouvée et perduedenouveau : «Parfois, j'ai l'impressiond'être ladernièrehumainesurTerre.»
24
LECHÂSSISDELAVOITURECONTRESONDOS.L'asphaltefroidcontresa joue.Lefusil inutiledanssamain.Ilétaitpiégé.Grâceavaitplusieursoptions.Lui,seulementdeux.Non.Enfait,s'ilexistaitunequelconquechancedetenirsapromesse, iln'avaitqu'uneoption: le
choixdeCassie.Elle aussi avait fait une promesse.Unepromesse dingue, sans espoir, suicidaire, envers la seule
personnesurTerreà laquelleelle tenait–bienplusqu'àsaproprevie.Cejour-là,elles'était levéepourfairefaceauchasseursansvisage,parcequesapropremortn'étaitrienencomparaisondelamort de cette fameuse promesse. S'il existait encore un quelconque espoir, il se trouvait dans lespromessesd'amoursansespoir.Il semit à ramper, en direction du pare-chocs avant, vers le grand air, et alors, commeCassie
Sullivan,EvanWalkerseleva.Ilsecrispa,attendantl'ultimeépisode.QuandCassies'étaitlevée,durantcetaprès-midid'automne
sansnuages,unSilencieuxavait fui.Aujourd'hui,Grâcene fuirait sûrementpas.Aucontraire, ellefiniraitcequ'elleavaitcommencé.Cependant,lafinnevintpas.Aucuneballesilencieuse,lesliant,Grâceetlui,commeparunechaîne
d'argent. Il savait qu'elle était là.Qu'elle le voyait, planté devant la voiture, courbé à cause de sesblessures. Alors il comprit qu'il était impossible d'échapper au passé, d'esquiver les inévitablesconséquences:laterreurdeCassie,sonincertitudeetsadouleur,ellesétaientsiennes,désormais.Au-dessusdesa tête, lesétoiles.Droitdevant, la routequibrillait sous la lumièredesétoiles.Le
froidmordantdel'airgeléetl'odeurmédicinaledelapommadequeGrâceaétaléesursesbrûlures.Soncœurquibatàtoutrompre.Ellenevapastetuertoutdesuite.Cen'estpaslebut.Danslecascontraire,ellen'auraitpasraté
cetir.Il n'y avait donc qu'une réponse possible : Grâce avait l'intention de le suivre. À ses yeux, il
représentaituneénigme,et le traquerainsiétait la seule façonpourellede résoudrecemystère. Ilavaitéchappéaupiègeseulementpours'enfoncerunpeuplusprofondémentdanslepuits:àprésent,êtrefidèleàsapromessesetransformaitentrahison.Aveccettecheville foutue, il luiétait impossiblededistancerGrâce.Demême, impossiblede lui
faire entendre raison – d'ailleurs, il était incapable de comprendre ses propres motivations. Parcontre,ilpouvaitl'obligeràattendre.Resterici,sansrienfaire…EtprendrelerisquequeCassiesoitdécouverte par les soldats de la 5eVague, ou qu'elle abandonne l'hôtel avant que sa satanée partied'échecsavecGrâcesoitterminée.IlpourraitaussiseconfronteràGrâce,maisilavaitdéjàratésoncoup–ilyavaitpeudechancesqu'ilréussisselasecondefois.Ilétaittropfaible,sesblessurestrophandicapantes.Ilavaitbesoindetempspourguérir,hélasletempsn'existaitplus.
Ils'appuyacontrelecapotduvéhiculeetlevalesyeuxverslecielincrustéd'étoiles,exemptdetoutelumière crééepar leshumains, cesmêmesétoilesquibrillaientdéjà avantque l'humanité s'éveille.Lesmêmesétoilesdepuisdesmilliardsd'années.Quelleimportanceletempsavait-ilpourelles?—Éphémère,chuchotaEvan.MonÉphémère.Ilfitpassersonfusilsursonépaule,regagnal'intérieurdelacarcassedel'autopourrécupérerson
sac à dos, qu'il mit à son tour sur son épaule, et glissa la béquille improvisée sous son bras. Ilavançait doucement, très doucement,mais il obligeraitGrâce à le suivre et à quitter son territoireassigné,àunmomentoùcettedésertionrisquaitdeprovoqueruncontretempsdansunplandebatailleparfaitementconstruit.Ilprendraitverslenord,endirectiondelabaselaplusproche.Lenord,làoùl'ennemiavaitfuiets'étaitretranchépourattendreleprintempsetl'assautfinal.C'étaitlàquesetrouvaitl'espoir–oùl'espoirsesituaitenfaitdepuisledébut–surlesépaulesdes
enfants-soldatsdela5eVague.
25
PLUSTARD,CE SOIR-LÀ, celuide leurpremière rencontre,EvanetGrâcedéambulaient le longdesattractions foraines sous les lumières qui repoussaient l'obscurité, traçant leur chemin à travers lafoule,dépassantlestanddulancerd'anneaux,celuidujeudefléchettes,etautresattractions.Leshaut-parleurs installés sur les poteaux électriques diffusaient de la musique, et, résonnant sous cettemusique,lebruitdemilliersdeconversations,commeuncourantsous-marin,etleflotdebadauds,quiressembleàceluid'unerivière,tourbillonnant,virevoltant,rapideparici,lentparlà.Eteuxdeux,GrâceetEvan,hautessilhouettesettraitsséduisants,quiattirentlesregardsdespassants,cequilemetmalàl'aise.Iln'ajamaisaimélafoule,préférantlasolitudedesboisetdeschampsdelaferme,unpenchantquiluiserviraplustard,quandletempsdunettoyageseraarrivé.Letemps.Dansleciel, lesétoilestournent–commelespetiteslumièresdelagranderouequise
dresseau-dessusdelafêteforaine–troplentementpourquel'œilhumainlesremarque.Lagrandehorloge universelle ralentit, comme elle le fait depuis le début, et, comme les étoiles, les visagesqu'ils croisent marquent le temps dont ils sont prisonniers. Pour Grâce et lui, c'était différent. Ilsavaientconquis l'inaccessible,démenti l'indéniable.Ladernièreétoilemourrait, l'univers lui-mêmedisparaîtrait,maiseuxcontinueraient,encoreetencore.—Àquoipenses-tu?demanda-t-elle.—Monespritneresterapastoujoursdansl'homme,carl'hommen'estquechair.—Pardon?—ÇavientdelaBible.Ellefitpasserletigreenpeluchedanssonautremain,etsaisitlasienne.—Nesoispasmorbide!Cettenuitestmagnifiqueetnousnenousreverronspasavantquetoutsoit
terminé.Tonproblème,c'estquetunesaispascommentvivrecemoment.Elle l'entraîna à l'écart de la foule, dans l'ombre entre deux chapiteaux, et là, elle l'embrassa,
plaquantsoncorpscontrelesien.Alors,quelquechoses'ouvritenlui.Elleentraenlui,etlaterriblesolitudequ'ilavaitéprouvéedepuissonréveilsedissipa.Grâces'écarta.Sesjouesétaientrouges,sesyeuxcommeilluminésd'unepetiteflamme.—Parfois,j'ypense.Lepremiermeurtre.Àquoiçaressemblera.Ilhochalatête.—Moiaussi,j'ypense.Enfin,jepensesurtoutaudernier.L'ultime.
26
IL QUITTA LA ROUTE, coupant à travers les champs, traversant de petites routes solitaires decampagne,s'arrêtantaubordd'unruisseaupourremplirsagourded'eaufraîche,sedirigeantgrâceàl'étoilePolaire,comme le faisaient lesAnciens.Sesblessures l'obligeaientà se reposer souvent,etchaque fois il voyaitGrâce au loin.Elle ne se donnait pas la peine de se cacher.Elle voulait qu'ilsache qu'elle était là, juste hors de portée de fusil. À l'aube, il rejoignit l'autoroute 68, l'artèreprincipalereliantHuberHeightsàUrbana.Dansunbosquetd'arbresquibordaitlaroute,ilrassembladuboispourlefeu.Sesmainstremblaient.Ilétaitfiévreux.Pourvuquesesbrûluresnes'infectentpas.Mêmeuncorpsàlapuissanceaugmentéepouvaits'effondrersansaucunretourpossible.Sachevilleenfléefaisaitdeuxfoissataillenormale,sapeauétaitbrûlante,etsesblessuresétaientunmartyre.Ilallaitpasserunjourici,voiredeux,etentretenirsonfeudecamp.Unsignalpourlesentraînerdanslepiège.S'ilsétaientdanslecoin.Ets'ilspouvaientêtreentraînés.Laroutedevantlui.Leboisderrière.Ilresteraitàdécouvert.Grâce,elle,s'entiendraitaubois.Elle
l'attendrait.Endehorsdesonterritoireassigné.Déterminéeàallerjusqu'aubout.Il se réchauffaprèsdu feu.Grâce s'abstintd'enallumerun.À lui la lumièreet la chaleur.Àelle
l'obscuritéetlefroid.Ensecontorsionnanttantbienquemal,ilparvintàsedébarrasserdesaveste,retira son pull, puis sa chemise. Déjà les brûlures cicatrisaient, mais elles commençaient à ledémangeratrocement.Poursedistraire,ilsetaillaunenouvellebéquilledansunebrancheramasséedanslesbois.Grâceserisquerait-elleàdormir?Ellesavaitqu'ilreprenaitdesforcesàchaqueheurequipassait,
tandisqu'elle-mêmevoyaitseschancesdesuccèss'évanouir.Ledeuxièmejour,enpleinaprès-midi, tandisqu'ilrassemblaitunpeuplusdeboispourlefeu,il
remarquaGrâce,ombreparmilesombres.Àcinquantemètres,aumilieudesarbres,tenantenmainunfusild'assautdegroscalibre,unebandeensanglantéeautourdesamain,uneautreautourducou.Dansl'airglacé,savoixsemblas'envolerversl'infini.—Pourquoitunem'aspasachevée,Evan?Toutd'abord,ilneréponditrien.Ilcontinuaàramasserdubois,puislâchad'unevoixneutre:—Jecroyaisl'avoirfait.—Non.Impossiblequetuaiescruça.—Peut-êtrequej'enaimarredetuer.—Qu'est-cequetuveuxdire?Ilsecoualatête.—Tunecomprendraispas.—QuiestCassiopée?Ilseredressadetoutesahauteur.Aumilieudesarbres, la lumièreétaitfaibleàcausedesnuages
gris.Malgrécela,ilvoyaitlamouecyniquedeseslèvresetlapetitelueurbleupâledesesyeux.
—Celle qui s'est levée, quand toute autre personne serait restée planquée.Celle à qui je n'ai pum'empêcher de penser avant même de la connaître. La dernière, Grâce. La dernière humaine surTerre.Pendantun longmoment,elledemeurasilencieuse. Ilsnebougèrentni l'unni l'autre.D'unevoix
stupéfaite,Grâcerépliqua:—Tuesamoureuxd'unehumaine.Puisl'évidence:—Cen'estpaspossible!—C'estcequenouspensionsdel'immortalité.—Ceseraitcommesil'und'entrenoustombaitamoureuxd'unelimacedemer.Àprésent,ellesouriait.—Tuesfou.Tuasperdularaison!—Oui.Il lui tourna ledos, l'invitantà lui tirerdessus.Après tout, il était fou,et la folieavait sapropre
armure.—Çanepeutpasêtreça!cria-t-elle.Pourquoitunemedispascequisepassevraiment?Ils'arrêtasoudain.Lepetitboistombasurlesolgelé.Sabéquilleserenversa.Iltournalatête,sans
pivotercomplètementversGrâce.—Cache-toi!chuchota-t-il.Les doigts deGrâce se crispèrent sur la gâchette.Des yeuxhumains ne l'auraient pas remarqué,
maisEvanlevit.—Sinon…Quoi?demanda-t-elle.Tum'attaquerasdenouveau?Ilsecoualatête.—Cen'estpasmoiquivaist'attaquer,Grâce.Maiseux.Elle pencha la tête vers lui, comme l'oiseau dans les branches quand il s'était éveillé à son
campement.—Ilssontlà,dit-il.La première balle la toucha en haut de la cuisse.Grâce vacilla en arrière,mais resta debout.La
seconde attaque la frappa dans l'épaule gauche, et son fusil lui échappa. La troisième balle,vraisemblablement d'un second tireur, explosa dans l'arbre juste à côté de lui,manquant sa tête dequelquesmillimètresseulement.Grâceplongeaàterre.Evans'enfuitencourant.
27
ENFAIT,DIREQU'ILCOURAITÉTAITEXAGÉRÉ. Il sedéplaçait,plutôt,ensautillantdefaçonfrénétique,s'efforçantdefairepesertoutsonpoidssursajambevalide,etchaquefoisquesontalonfrappaitlesol,ilavaitl'impressiondevoirmilleetuneétoiles.Ildépassalefeudecampquifumaittoujours,lesignal qui avait brûlé durant deux jours, le signal qu'il avait concocté dans les bois :On est là !,saisissantauvolsonfusilrestéàterre–luin'avaitaucuneintentiondedemeurerplantéici.Grâcesechargeraitderépliqueràleurstirs–unepatrouilled'aumoinsdeuxrecrues,peut-êtreplus.Plus,oui,ill'espérait.AinsiGrâceseraitoccupéeunbonboutdetemps.Quelledistance ?Quinzekilomètres ?Trente ? Il ne serait pas capabledemaintenir cette allure,
mais s'il continuait à avancer, il serait sûrementprochede l'hôteldès le lendemainmatin, à l'aube.Derrièrelui,ilentendaitl'échangedecoupsdefeu.Destirssporadiques,cequisignifiaitqueGrâceagissaitavecméthode.Àcoupsûr,lessoldatsdevaientporterleurslentillesoculaires,cequimettraitplusoumoinsleschosesàégalité.Enfin,presque.Ilabandonnatouteidéedediscrétionetgagnal'autoroute,coupantàtraverslemilieudelaroute,
silhouettesolitairesousl'immensitéd'uncieldeplomb.Descroassementsdecorbeauxetuneenvoléedeplumesnoirestournoyaientautourdelui,sedirigeantverslenord,volatilesattirésparl'odeurdesang frais. Il continua à avancer, jurant sous la douleur, chaque pas aussi pénible qu'un coup demarteau.Satempératuregrimpaitenflèche,sespoumonslebrûlaient,soncœurbattaitàtoutrompre.Lesvêtementsfrottaientsursesfinesescarres,etbientôtilsemitàsaigner.Lesangplaquasachemisesur sondos, coula à travers son jean. Il avait conscienced'en faire trop.Le système installé en luipourmaintenirsavieau-delàdetouteendurancehumainepouvaitfortbientomberenpanne.Quandlesoleilsecouchaàl'horizon,Evans'écroulaàterre,enunmouvementtrèslent,presqueau
ralenti,sonépaulefrappantlesolenpremier,avantqu'ilrouleauborddelarouteoùilrestaétendusurledos,brasgrandsouverts,engourdidepuislataillejusqu'auxpieds,tremblantsanspouvoirsecontrôler,brûlantdefièvredansl'airglacé.L'obscurités'abattitsurlaTerre,etEvanWalkervacilladansunespacesombre,unespacecachéquidansaitdans la lumière, sonvisage fémininsourcedecette lumière, et comment était-ce possible, comment son doux visage pouvait-il illuminer ce lieusanslumièreaucœurdelui-même?Tuesdevenufou. Il l'avaitcru, luiaussi.Ils'étaitbattupourlagarder en vie tandis que chaque nuit il l'abandonnait pour tuer les autres. Pourquoi une personnedevait-ellevivrealorsquelemondelui-mêmepérissait?Elleilluminaitl'espacesanslumière–saviecommeuneflamme,ladernièreétoiledel'universmoribond.«Jesuisl'humanité»,avait-elleécrit.Égocentrique,têtue,sentimentale,puérile,vaniteuse.«Jesuis
l'humanité.»Cynique,naïve,gentille,cruelledoucecommelasoie,durecommel'acier.Il devait se lever. Sans cela, la lumière disparaîtrait. Le monde serait consumé par l'écrasante
obscurité.Hélas,l'atmosphèreentièresemblaitpesersursoncorps,etleplaquerausolsousuneforced'environquatremilliardsdetonnes.Il s'était scratché. Poussée au-delà de ses limites, la technologie alien implantée dans son corps
alors qu'il n'avait que treize ans avait fini par s'éteindre. À présent, il n'y avait plus rien pour le
soutenir ou le protéger. Brûlé, brisé, il n'avait rien de différent de sa proie. Fragile, délicat,vulnérable,seul.Humain.Il roula sur le côté. Aussitôt, des spasmes le saisirent. Du sang lui coula dans la bouche. Il le
recracha.À plat ventre. Sur les genoux, puis sur les mains. Ses coudes qui tremblent, ses poignets qui
menacentdelâchersoussonproprepoids.Égocentrique,têtue,sentimentale,puérile,vaniteuse.«Jesuisl'humanité.»Cynique,naïve,gentille,cruelle,doucecommelasoie,durecommel'acier.«Jesuisl'humanité.»Ilrampa.«Jesuisl'humanité.»Iltomba.«Jesuisl'humanité.»Ilseleva.
28
UNEÉTERNITÉPLUSTARD,cachésouslepontautoroutier,Evanobservalafilleauxcheveuxsombrestraverserleparkingdel'hôtelencourant,franchir laramped'accèsàl'autoroute,filerverslenordpendantunebonnecentainedemètressurl'autoroute68,puiss'arrêteràcôtéd'unSUVetsetournerunedernièrefoisversl'immeuble.Ilsuivitsonregardendirectiond'unefenêtreausecondétage,oùuneombresedessinauninstantavantdes'évanouir.Éphémère.Lafilleauxcheveuxsombresdisparutentre lesarbresquibordaient la route.Pourquoiavait-elle
quittél'hôteletoùallait-elle,cela,ill'ignorait.Peut-êtrelegroupeavait-ildécidédeseséparer–celaaugmenteraitunpeu leurschancesdesurvie–,oupeut-êtrepartait-elleenquêted'unecachetteplussûre pour affronter l'hiver ?Quoi qu'il en soit, il avait l'impression de les avoir retrouvés juste àtemps.Après le départ de la fille aux cheveux sombres, il restait donc au moins quatre personnes à
l'intérieur. Il en avait vu en faction à la fenêtre. Qui, parmi les amis de son Éphémère, avait pusurvivreàl'explosion?Iln'étaitmêmepascertainquecesoitl'ombredeCassiequ'ilaitaperçue.Peuimportait,detoutefaçon.Ilavaitfaitunepromesse.Ildevaits'ytenir.Impossibled'approcheràdécouvert.Lasituationétaitcompliquéepartropdeparamètresinconnus.
Etsicen'étaitpasCassieetsescopains,maisuneéquipedesoldatsdela5eVague,isolésaumomentoù labaseavait explosé–comme l'escouadequ'il avait laisséeauxbons soinsdeGrâce? Il seraitmortavantd'avoirfaitunedizainedepas.Mêmes'ils'agissaitdeCassieetd'ungroupedesurvivants,ledangern'enétaitpasmoindre:ilsrisquaientdel'abattresansl'avoirreconnu.De toute façon, pénétrer à l'intérieur présentait plusieurs difficultés. Il ignorait le nombre de
personnesquisetrouvaienteffectivementdansl'hôtel.Pourrait-ilaffronterdeux,voirequatregaminslourdementarmésetboostésparl'adrénaline,prêtsàfaireexplosertoutcequibouge?Lesystèmequi augmentait sa puissance physique s'était scratché. « Je suis humain », avait-il dit à Cassie. Àprésent,c'étaitlittéralementvrai.Il était encore en train de soupeser ses options quand une silhouette apparut sur le parking. Un
gamin vêtu d'un treillis identique à ceux des soldats de la 5e Vague. Pas Sam. Sam portait lacombinaisonblanchedesdernièresettrèsjeunesrecrues.Jeune,cependant.Sixouseptans,songea-t-il.Legossesuivaitlamêmeroutequecelledelafilleauxcheveuxsombres,s'arrêtantaussiàcôtédumêmeSUVpourobserverl'hôteluninstant.Cettefois,Evannevitaucuneombreàlafenêtre–quellequesoitlapersonnequis'étaittenuelà,elleavaitdisparu.Çaenfaisaitdeux.Pourquoiabandonnaient-ils l'hôtel l'unaprès l'autre?Tactiquement,celaavait
unecertainelogique.Danscecas,nedevrait-ilpassecontenterd'attendrequeCassiesorte,aulieudeprendrelerisqued'entrerdanslebâtiment?Etlesétoilesquitournentau-dessusdesatête,marquantletempsquiralentit.
Ilcommençaàselever,puisserassit.Uneautresilhouetteémergeadel'hôtel:bienpluscorpulentquelesdeuxprécédents,ungaminpotelé,àlatêtelarge,quiportaitunfusil.Celaenfaisaitdonctrois,maintenant, aucun n'étant Cassie, ni Sam, ni le copain de lycée de Cassie – comment s'appelait-il,déjà ? Ken ? À chaque sortie, les probabilités que Cassie fasse partie de ce groupe diminuaient.Devait-ilvraimentessayerd'entrer?Soninstinct luisoufflaitd'yaller.Pasderéponsesàsesquestions,pasd'arme,etpresqueplusde
forces.L'instinct.C'étaittoutcequiluirestait.Ilavançaversl'hôtel.
29
DEPUIS PLUS DE DIX ANS, il s'était fié aux dons qui le rendaient supérieur aux humains danspratiquementchaquedomaine.L'ouïe.Lavue.Lesréflexes.L'agilité.Laforce.Finalement,cesdonsluiavaientfaitdutort.Ilavaitoubliécequ'étaitunevienormale.Àprésent,ilavaitdroitàuncoursintensifsurlesujet.Enjambantunevitrebrisée,ilsefaufiladansunepiècedurez-de-chaussée.Sedirigeaverslaporte
et plaqua son oreille contre le panneau de bois,mais il n'entendait rien d'autre que son cœur quitambourinaitdanssapoitrine.Ilouvritlaporte,seglissadanslecouloiret,auxaguets,attenditqueses yeux s'habituent à l'obscurité.Avança jusque dans le hall. Sa respiration, petite buée dans l'airglacé–àpartcela,lesilence.Apparemment,lerez-de-chausséeétaitdésert.Ilsavaitquequelqu'unsetenait à la fenêtre du couloir de l'étage supérieur – il avait entraperçu cette silhouette tandis qu'ilpénétraitdanslebâtiment.L'escalier.Deuxétages.Letempsqu'ilarriveaupalierdusecond, ilétaitétourdidedouleur,essouffléparl'effort.Ilsentaitlegoûtdusangdanssabouche.Iln'yavaitaucunelumière.Ilavançaitdansl'obscuritélaplustotale.S'il y avait une personne, une seule, derrière cette porte, il avait quelques secondes. Plus d'un
ennemi,etdanscecas,letempsn'auraitaucuneimportance–ilétaitmort.Cettefois,soninstinctluiditd'attendre.Iln'entintpascompte.Derrière la porte, un gosse aux oreilles extraordinairement larges et une bouche qui s'ouvrit de
surprise à l'instant oùEvan lui fit une prise, plaquant son avant-bras contre la carotide du gamin,empêchant le sang de continuer à alimenter son cerveau. Il entraîna sa victime – qui ne cessait degigoter – dans l'obscurité de l'escalier. Le temps que la porte se referme, le garçon avait perduconnaissance.Evanattenditquelquesinstants.Lecouloirétaitdésertàsonarrivée,l'attaqueavaitétérapideetsilencieuse.Ilpourraitsepasserunbonmomentavantqueladisparitiondelasentinellesoitremarquée. Il tira legaminaupiedde l'escalieretcachasoncorps inconscientdans lepetitespaceentrelesmarchesetlemur.Puisilmonta.Entrebâillalaportedupalier.Àmi-cheminducouloir,uneportes'ouvritetdeuxsilhouettesfantomatiquessurgirentdanslapénombre.Illesobservatraverserlecouloiretpénétrerdansunechambre.Ellesréapparurentunpeuplustard,etsedirigèrentversuneautreporte.Les deux inconnus vérifiaient toutes les chambres. Ensuite, ils s'attaqueraient à l'escalier. Ou à
l'ascenseur– il avait oublié l'ascenseur.Allaient-ils descendre en empruntant la cabine et remonterl'escalier?Non.S'ilsn'étaientquedeux,ilsallaientsediviser.L'unpourl'escalier,l'autrepourl'ascenseur,et
ilsseretrouveraientdanslehalld'entrée.Illesobservasortirdeladernièrechambre,sedirigerversl'ascenseur,oùl'unmaintintlesportes
ouvertes pendant que son acolyte disparaissait de sa vue pour se glisser dans la cabine. Celui qui
restaitàl'étageavaitdumalàtenirdebout,ilgardaitunemainplaquéesursonventreetmarmonnaitsousl'efforttoutenboitantdanssadirection.Ilattendit.Vingtpas.Dix.Cinq.Sonfusildanssamaindroite, lagauchesursesboyaux.Planqué
derrièrelaporteentrouverte,Evansourit.Ben.PasKen.Ben.Jet'aitrouvé.IlbonditsurluietflanquauncoupdepoingaussifortquepossibledansleventreblessédeBen.
L'assautluicoupalesouffle,maisBentintbon.Seredressant,illevasonfusil.Evans'écartaetfrappade nouveau au même endroit. Cette fois, Ben s'écroula, tombant à genoux aux pieds d'Evan. Ilrenversalatêteenarrière.Leursregardssecroisèrent.—Jesavaisquetun'étaispasréel,haletaBen.—OùestCassie?Ils'agenouillafaceàsavictime,agrippaàdeuxmains lesweat jaunedeBen,etattirasonvisage
toutprèsdusien.—OùestCassie?répéta-t-il.Si le système qui le rendait supérieur aux humains n'était pas tombé en panne, il aurait perçu
l'ombredelalame,entendul'infinitésimalbruissementdel'air.Aulieudecela,iln'eutconscienceducouteauqu'unefoisqueBenleluieutplantédanslacuisse.Il chuta en arrière, entraînant Ben avec lui. Le poussa violemment sur le côté tandis que Ben
arrachaitlecouteaudesachair.FlanquauncoupdegenoudanslepoignetdeBenpourneutraliserlamenacedelalame,etplaquasesdeuxmainssurlevisageducopaindeCassie,couvrantsonnezetsabouche,appuyantfort.Trèsfort.Letempss'éternisait.Endessousdelui,Bensedébattait,donnaitdescoups de pied, agitait la tête de droite à gauche, sa main libre cherchant le fusil qui n'était qu'àquelquescentimètresdesesdoigts,etalorsletempss'immobilisa.Tout à coup, Ben cessa de bouger. Evan s'écarta, haletant, trempé de sang et de sueur. Il avait
l'impressionquesoncorpsétaitenfeu.Cependant,iln'avaitpasletempsderécupérer:plusloindanslecouloir,uneportes'entrebâillaetunpetitvisagesetournaverslui.Sam.Evan s'obligea à se lever, perdit l'équilibre, s'effondra sur le mur, tomba. De nouveau debout,
convaincuàprésentquec'étaitCassiequiavaitpénétrédansl'ascenseur,maisd'abord,ilfallaitmettreSamensécurité,saufquelegaminavaitclaquélaporteetluicriaitdesinsultes.QuandEvanposalamainsurlapoignée,Samouvritlefeu.Aussitôt,EvanseplaquasurlemuràcôtédelaportependantqueSamvidaitsonchargeur.Quand
letircessa,iln'hésitapasuneseconde:Samdevaitêtreneutraliséavantd'avoirletempsderecharger.Evanavait lechoix : enfoncer laporteavec sonpiedqui le faisait souffrir,oupeserde tout son
poidssurlepanneaudeboisetl'ouvriravecl'autrepied.Aucunedesdeuxoptionsnevalaitmieuxquel'autre.Ildécidadefrapperquandmêmeavecsonpiedestropié–ilnepouvaitpasprendrelerisquedeperdrel'équilibre.Troiscoupsdepied.Rapides.Violents.Troiscoupsquidéclenchèrentunedouleurplus forteque
tout.Jamaisiln'enavaitressentidetelle.Maisleloquetcéda,laportes'ouvritengrandetclaquaavecfracascontrelemur.Evanbonditdanslachambrealorsque,effrayé,lepetitfrèredeCassiereculait
verslafenêtre.Sanssavoircomment,Evanréussitàresterdebout,etsedirigeaversl'enfant,mainstendues.Regarde,jesuislà,tutesouviensdemoi?Jet'aidéjàsauvé,jevaistesauverdenouveau…Etsoudain,derrièrelui,ladernière,l'ultimeétoile,cellequ'ilavaitportéedansunocéandeneige,
cellepourquiilétaitprêtàmourir,ouvritlefeu.Etquandelleatteignitsachair,laballelesliatouslesdeuxcommeunechaîned'argent.
IV
DESMILLIONS
30
LEGARÇONCESSADEPARLERdurantl'étédelapeste.Son père avait disparu. Leur stock de bougies diminuait, et unmatin il partit pour en chercher
d'autres.Ilnerevintjamais.Sa mère était malade. Elle avait mal à la tête, et partout. Même ses dents la faisaient souffrir,
gémissait-elle. Les nuits étaient pires que tout. Sa fièvre augmentait. Elle était incapable de garderquoiquecesoitdansl'estomac.Peut-êtrequelelendemainmatin,elleiraitmieux.«Peut-êtrequejevaism'enremettre»,affirmait-elle.Elleredoutaitd'allerà l'hôpital.Elleavaitentendudeshistoireshorriblessurleshôpitaux,lescliniquesetlesrefugesd'urgence.Uneparune,lesfamillesquittaientlevoisinage.Lespillagessefaisaientdeplusenplusnombreux
et,lanuit,desgangstraînaientdanslesrues.L'hommequivivaitàdeuxmaisonsdelaleuravaitététué d'une balle dans la tête pour avoir refusé de partager son eau potable. De temps à autre, uninconnu surgissait dans le voisinage et racontait des histoires de tremblements de terre, etd'inondationsgigantesques.Desmilliersdemorts.Desmillions.Quandsamèrefuttropfaiblepoursortirdulit,lebébédevintsaresponsabilité.Ilsl'appelaientle
bébé,maisenfaitlegosseavaitpresquetroisans.«Nel'approchepasdemoi,luidisaitsamère.Iltomberaitmalade.»Lebébéneluidonnaitpastantdetravail.Ildormaitbeaucoupetnejouaitqu'unpeu.Cen'étaitqu'unpetitgarçon,ilnesavaitrien.Parfoisildemandaitoùétaitsonpèreoucequisepassaitavecsamaman.Laplupartdutemps,ilneréclamaitquedelanourriture.De la nourriture, ils n'en avaient presque plus. Néanmoins, samère refusait de le laisser partir.
«C'esttropdangereux.Tuvasteperdre.Outefairekidnapper.Outirerdessus.»Ilsedisputaitavecelle.Ilavaitquatorzeans,ilétaitplusquecostaudpoursonâge.D'ailleurs,depuissesseptans,ilétaitlacibledesmoqueriesetdesinsultesdanslacourderécréation.Ilétaitcoriace.Ilpouvaittrèsbiens'occuperde lui toutseul.Maisellenevoulaitpasqu'il s'enaille.« Inutiled'allerchercherdequoinousnourrir.Jesuisincapabled'avalerquoiquecesoit,ettoi,çaneteferaitpasdemaldeperdreunpeu de poids. » Elle n'était pas cruelle, elle essayait juste de se montrer drôle. Cependant, iln'appréciaitpassesplaisanteries.Un jour, ils n'eurent plus qu'une seule boîte de soupe en conserve et un seul paquet de crackers
rassis.Ilfitréchaufferlasoupedanslacheminée,surunfeunourridemorceauxdemeublesbrisésetdesvieuxmagazinesde chasse de sonpère.Lebébémangea tous les crackers,mais il dit qu'il nevoulaitpasdesoupe.IlvoulaitunMcDoetdufromage.«Nousn'avonspasdeMcDonidefromage.Nousavonsde la soupeetdescrackers,c'est tout.»Lebébésemitàcrieretà se roulerpar terredevantlacheminée,hurlantqu'ilvoulaitunMcDoetdufromage.Il porta une tasse de soupe à sa mère. Sa fièvre était plus forte, c'était mauvais signe. La nuit
précédenteelleavaitvomiuntrucliquideetnoir,enfaitlecontenudesonestomacmêléàdusang,ce
qu'ilignoraitalors.Ellel'observaentrerdanssachambred'unregardvide,sansexpression,leregardvidedeceuxquiontlaPesteRouge.«Àquoitujoues?Jenepeuxpasmanger!Emporteça!»Il emporta la tasse etmangea la soupedans la cuisine,debout contre l'évier, tandisque sonpetit
frèrecontinuaitàseroulersurlesolenhurlant,etquesamères'enfonçaitdanslafolieàcauseduvirus qui dévorait son cerveau. Durant les dernières heures, sa mère allait se volatiliser. Sapersonnalité,sessouvenirs,quielleétait,toutauraitdisparuavantquesoncorpscapitule.Ilmangealasoupetiède,puisléchalebol.Ilpartiraitdemainmatin.Ilsn'avaientplusdenourriture.Ildiraitàsonfrère de rester sagement à l'intérieur et ne reviendrait pas avant d'avoir trouvé quelque chose àmanger.Le lendemainmatin, il se glissa hors de la maison sans un bruit. Il chercha dans des épiceries
dévastéesetdessupérettes.Dansdesrestaurantspillésetdansdesfast-foods.Iltombasurdesbennesàorduresdégageantl'odeurnauséabondedeproduitsendécompositionetdébordantdesacs-poubelledéchiréspardesmainsquiavaientdéjà fouilléavant lui.À la finde l'après-midi, iln'avaitdénichéqu'un seul aliment encore comestible : un petit gâteau de la taille de sa paume, toujours dans sonemballagedeplastique,abandonnésousuneétagèrevidedansunestation-service.Ilsefaisaittard:lesoleil se couchait. Il décida de rentrer à lamaison et de revenir le lendemain. Peut-être y avait-ild'autresbiscuitsoud'autresalimentscachésououbliés. Il lui fallaitplusde tempspourfouiller leslieux.Àsonretour,laported'entréeétaitentrouverte.Ilsesouvenaitparfaitementl'avoirferméederrière
luienpartant,doncquelquechoseclochait.Ilseprécipitaàl'intérieur.Appelalebébé.Cherchadanstouteslespièces.Regardasousleslits,danslesplacards,etaugarage,danslesvoitures–véhiculesdésormais inutiles.Samère l'appeladepuissachambre.Oùétait-ilpassé?Lebébén'avaitcessédepleurer,deleréclamer.Oùétaitlebébé?luidemanda-t-il.Elleluirétorquad'untonsec:«Maisenfintunel'entendspas?»Non,iln'entendaitrien.Il sortitde lamaisonet cria leprénomdubébé. Ilvérifiadans le jardindederrière, filavers la
maisondesvoisinsetfrappaàlaporte.Ilcognaàchacunedesportesdesmaisonsdelarue.Personnenerépondit.Àl'intérieur, lespersonnesétaientsoit tropeffrayéespoursemanifester,soitmalades,soitmortes,ou justeparties. Il sedirigead'uncôtéde la rue,marcha le longdeplusieurspâtésdemaisons,puisfitdemêmedanslesensinverse,appelantsonpetitfrèrejusqu'àenavoirlavoixbrisée.Unevieillefemmetitubasoussonporcheetluihurladefichelecamp–elleavaitunearme.Ilrentrachezlui.Lebébéavaitdisparu.Ildécidaden'enriendireàsamère.Quepourrait-ellefaire?Ilnevoulaitpas
qu'ellepensequ'ilavait fait lemauvaischoixenpartantcematin. Ilavaitbienenvisagéd'emmenersonfrèreaveclui,maisilavaitsongéqu'ilseraitplusensécuritéàlamaison.Votremaisonn'est-ellepasl'endroitleplussûrdelaTerre?Cettenuit-là,samèrel'appela.«Oùestlebébé?»Illuiréponditquelegaminétaitendormi.C'était
lapirenuitdesamère.Desboulettesdemouchoirsensanglantéstraînaientsurlelit.D'autressurlatabledechevet,etparterre.«Amène-moimonbébé.
—Ildort.—Jeveuxvoirmonbébé.—Turisquesdelecontaminer.»Ellelemaudit.Luiditd'alleraudiable.Ellecrachasurluidesglairessanglantes.Ilsetenaitdans
l'embrasuredelaporte,sesmainstripotantnerveusementsespoches.Lepapierd'emballagedugâteausecraquela.«Oùétais-tu?—Jecherchaisdelanourriture.»Elleluiimposalesilenceencriant:«Nourriture.Jeneveuxpasentendrecemot!»Elleledévisageadesesgrandsyeuxrougesinjectésdesang.«Pourquoicherchais-tudequoimanger?Tun'enaspasbesoin.Tueslaplusdégoûtantetranchede
lardquej'aiejamaisvue.Avectongrosventre,tupourraistenirjusqu'àl'hiver.»Ilne répondit rien.Cen'étaitpas samèrequiparlait ainsi,mais lapestequi la faisaitdélirer.Sa
mère,savéritablemère l'aimait.Quand lesplaisanteriesà l'écoleavaientcommencéàmal tourner,elleétaitalléevoirleproviseuretluiavaitannoncéqu'elleporteraitplaintesileharcèlementenverssonfilsnecessaitpas.«Qu'est-cequec'estquecebruit?Qu'est-cequec'estquecethorriblebruit?»Il lui dit qu'il n'entendait rien. Elle semit en colère. Lemaudit de nouveau – des jets de salive
écarlateéclaboussaientlatêtedelit.«Çavientdetoi.Qu'est-cequetuasdanstapoche?»Impossibledeluimentir.Ildevaitluimontrer.Ilsortitlegâteau.Aussitôtelleluihurlad'éloigner
cettehorreuretdeneplusjamaislaluimontrer.Pasétonnantqu'ilsoitsigros!Pasétonnantquesonpauvre frère meure de faim pendant qu'il se goinfrait de gâteaux, de bonbons, de McDo et defromage.Quellesortedemonstreétait-ilpourmangertouslesMcDoettoutlefromagedesonpetitfrère?Il essaya de se défendre. Pourtant, chaque fois qu'il commençait à parler, elle lui hurlait de la
fermer,de la fermer,deLAFERMER !Savoixde salemôme la rendaitmalade. Il la rendaitmalade.Toutétaitsafaute.Ilavaitfaitquelquechoseàsonmari,àsonbébé,etmêmeàelle,ill'avaitrenduemalade,ill'avaitempoisonnée,oui,ill'avaitempoisonnée!Elle,sapropremère!Etchaquefoisqu'iltentaitdeparler,ellehurlait:«Ferme-la,ferme-la,FERME-LA!»Ellemourutlesurlendemain.Il l'enveloppadansundrap et porta son corpsdans le jardin à l'arrièrede lamaison. Il l'inonda
alorsavecleliquided'allumagepourcharbondeboisdesonpère,etmitlefeu.Ilfitbrûlerlecorpsdesamère,lematelassurlequelelleétaitmorte,ettoutelaliterie.Ilattenditunesemaineentièrequesonpetitfrèrerevienne,maisilnerevintjamais.Ilpartitàsarecherche–etenquêtedenourriture.Iltrouva de la nourriture, mais pas son frère. Il cessa de l'appeler. Comme il était seul, il cessacarrémentdeparler.Illaferma.Sixsemainess'étaientécoulées.Ilavançaitsurunerouteparseméedevéhiculesabandonnés,épaves
devoitures,decamionsetdemotos,quandilremarquaauloinunelégèrefuméenoire.Aprèsvingt
minutesdemarche,ildécouvritlasourcedecettefumée:unbusscolairejaunedontlemoteurétaitenfeu.Ilyavaitdessoldats,etdesenfantseffrayésautourdubus,etlessoldatsluidemandèrentsonnom,sonâge,d'oùilvenait.Ilsesouvintd'avoirenfouinerveusementsesmainsdanssespochesetd'avoirretrouvélevieuxmorceaudegâteautoujoursdanssonemballage.Dégoûtantetranchedelard.Tupourraistenirjusqu'àl'hiveravectongrosventre.«Hé,legosse!Qu'est-cequ'ilya?Tunesaispasparler?»Plus tard, sonsergent instructeurentendit le récitde sonarrivéeaucamp,alorsqu'iln'avait rien
d'autrequesesvêtementssurledosetunmorceaudegâteaurassisaufonddesapoche.Avantd'avoireuconnaissancede sonhistoire, le sergent instructeur l'avait surnomméFatboy.Une fois l'histoireconnue,lesergentinstructeurlerenommaPoundcake.«Jet'aimebien,Poundcake.J'aimebienlefaitquetusoisuntireur-né.Jesuissûrquetuassurgidu
ventredetamèreavecunrevolverdansunemainetunbeignetdansl'autre.J'aimequeturessemblesàElmerFuddetquetuaiesleputaindecœurdeMufasa.Etpar-dessustout,j'aimequetuneparlespas.Personnenesaitd'oùtudébarques,paroùtuespassé,cequetupenses,cequeturessens.Putain,jen'ensaisrienetjem'enfiche,ettudevraisenfaireautant.Tuesunmecmuet,untueursurgidesténèbresetsanscœur,n'est-cepas,soldatPoundcake?»Non,cen'étaitpaslecas.Pasencore.
V
LEPRIX
31
LAPREMIÈRECHOSEquej'avaisprévudefairelorsqu'ilseréveillerait,c'étaitdeletuer.Sijamaisilseréveillait.Dumbon'étaitpascertainqueçaarriverait.«Ilestdansunsaleétat»,m'a-t-ilditalorsquenous
l'avions déshabillé pour que notremédecin de bord observe ses blessures de plus près. Poignardédansunecuisse,uneballedansl'autre,couvertdebrûlures,desosbrisés,tremblantd'unefortefièvre.Malgré les piles de couvertures que nous avions entassées sur lui,Evan frissonnait si violemmentqu'onavaitl'impressionquelelitentiervibrait.—Sepsie,amarmonnéDumbo.Ilaremarquéquejeleregardaissanscomprendreetaajouté:—C'estquandl'infectionenvahittonsystèmesanguin.—Qu'est-cequ'onfait?—Ilnousfautdesantibiotiques.—Maisonn'enapas.Jemesuisassisesurlelitadjacent.Sams'estdéplacéaupied,agrippanttoujourslerevolvervide.Il
refusait de le lâcher. Ben était allongé contre le mur, son fusil à la main, surveillant Evan aveccirconspection,commes'ilétaitsûrqu'ilallaitbondirdulitd'unesecondeàl'autrepouressayerdenouveaudenouséliminer.— Il n'avait pas le choix, j'ai dit àBen.Comment aurait-il pu s'approcher dans le noir sans que
quelqu'unluitiredessus?—JeveuxsavoiroùsontPoundcakeetTeacup,arétorquéBen,lesdentsserrées.Dumbos'estavancéversluipourl'aideràselever.Ilavaitrefaitsesbandages,maisBenavaitperdu
beaucoupdesang.Ben luia faitsignedes'éloigner. Ils'est levé toutseul,aboitillé jusqu'au litsurlequelEvanétaitallongé,etd'unreversdemainafrappéEvanàlajoue.—Réveille-toi!(Unautrecoup.)Réveille-toi,espècedefilsdepute!J'aibondidulitetattrapélepoignetdeBenavantqu'ilseremetteàfrapperEvan.—Ben,çanevapas…—Trèsbien!D'ungestebrusque,ilalibérésonbrasdemapoigneets'estdirigéverslaporte.—Jelestrouveraimoi-même!—Zombie!aglapiSam.Ilacouruverslui.—Jeviensavectoi!—Çasuffit,vousdeux!j'aicrié.Personnenevanullepartjusqu'àcequenous…
—Jusqu'àcequenousquoi…?ahurléBen.Hein,Cassie?J'aiouvertlabouche,maisaucunmotn'enestsorti.SamtiraitBenparlebras.—Allons-y,Zombie!Monpetitfrèredecinqansquis'agitait,unrevolverdéchargéàlamain.—Ben,écoute-moi.Tum'écoutes?Situparsd'icimaintenant…—Justement,jeparsd'icimaintenant…—Onrisquedeteperdre,toiaussi!Àprésent,jehurlaiscarrément.—Tuignorescequis'estpassé!Evans'enestpeut-êtreprisàelles,commeàDumboettoi–mais
peut-êtrepas !Siçase trouve,ellessontsur lecheminduretour,alorssortird'ici seraitun risqueinutile…—Paslapeinedemefaireunsermonsurlesrisquesinutiles.J'enconnaisunrayonsurlesujet…Soudain,Benavacillé.Toutecouleurs'estretiréedesonvisageetilesttombésurungenou,Sam
tirant envain sur samanche.Dumboetmoinous l'avons traîné jusqu'au litvide, sur lequel il s'estaffalé,jurantetmaudissantEvanWalker,ainsiquetoutecettesituationmerdique.Dumbom'ajetéunregarddecerfeffrayé,immobilisédanslehalodespharesd'unevoiture,genre:«Tuaslesréponses,n'est-cepas?Tusaiscequ'ilfautfaire,pasvrai?»Faux.
32
J'AIRAMASSÉLEFUSILDEDUMBOetleluiaiplaquésurlapoitrine.—L'escalier,lesdeuxfenêtresduhall,leschambrescôtéestetouest,tuvaspartoutettugardesles
yeuxgrandsouverts.Moi,jeresteiciaveccesdeuxmâlesdébordantdetestostérone,etj'essaiedelesempêcherdes'entretuer.Dumboaacquiescéd'unhochementdetête,genre«OK,j'aipigé»,maisiln'apasesquisséunseul
autremouvement.J'aiposémesmainssursesépaulesetplongémonregarddanslesien.—Bouge-toi,Dumbo.Compris?Bouge-toi!Ilaremuélatêtedehautenbas,commeunemarionnette,puisils'estenfintraînéhorsdelapièce.
Quitter lachambreétaitbienladernièrechosequ'ilavaitenviedefaire,mais ilyavaitunbailquenousétionsobligésdefaireladernièrechosedontnousavionsenvie.Derrièremoi,Benagrommelé:—Pourquoituneluiaspastirédanslatête?Pourquoiseulementdanslegenou?—Justeretourdeschoses,j'aimarmonné.Jemesuisassiseàcôtéd'Evan.Jevoyaissesyeuxbougersoussespaupières.Je l'avaisdéjàcru
mort.Jeluiavaisditaurevoir.Àprésent,ilétaitvivant.Serais-jecapablederenoueraveclui?Nousnesommesqu'àsixkilomètresdeCampHaven.Qu'est-cequit'aretenusilongtemps,Evan?—Onnepeutpasresterici,adéclaréBen.C'étaitunemauvaiseidéed'envoyerRingerenrepérage.
Jesavaisquenousn'aurionspasdûnousséparer.Onsecassedecebougedèsdemainmatin.—Etcommentonvafaire?j'aidemandé.Tuesblessé.Evanest…—Ilnes'agitpasdelui.Enfin,j'imaginequepourtoic'estdifférent.—Ilestlaraisonpourlaquelletuesencoreenvieentrainderâler,Parish.—Jenerâlepas…—Ohquesi!Turâlesettudéblatèrescommeunesalopedereinedebeautédulycée.Sammyaéclatéderire.Jen'avaispasentendumonpetitfrèreriredepuisledécèsdenotremère.
C'étaitaussistupéfiantquededécouvrirunlacaubeaumilieududésert.—Cassiet'atraitédesalope,aditSamàBen,aucasoùilnel'auraitpasremarqué.Benl'aignoré.—Nousavonsattendutonpoteici,etmaintenantnoussommesprisonniersdanscebougeàcause
delui.Faiscequetuveux,Sullivan.Demainmatin,moi,jemecasse.—Moiaussi!acriéSam.Bens'est levé, ils'estappuyéuninstantaumontantdulitpourreprendresonsouffle,puis ils'est
dirigéverslaporteenboitillant.Saml'asuivi,etjen'aipasessayédelesarrêter,nil'unnil'autre.Àquoi ça aurait servi ?Ben a entrouvert la porte, a prévenuDumboqu'il sortait, de ne pas lui tirerdessus–ilvenaitpourleseconder.Alors,Evanetmoi,nousnoussommesretrouvésseuls.
JemesuisassisesurlelitqueBenvenaitjusted'abandonner.Ilétaitencorechaud.J'aiattrapél'oursenpeluchedeSammyetl'aiposésurmesgenoux.—Tum'entends?j'aidemandé–àEvan,pasàNounours.Ondiraitquenoussommesàégalité,là,
non?Tum'astirédanslegenou;jet'aitirédanslegenou.Tum'asvueculnu;jet'aivuculnu.Tuaspriépourmoi;j'ai…Soudain,touts'estbrouilléautourdemoi.J'aiattrapéNounours,etjem'ensuisserviepourfrapper
Evansurletorse.—C'estquoi,cettevesteridiculequetuportes?LesPinheads,tuasraison,c'estvraimentça.Tuas
tapéenpleindanslemille,là!(Jel'aifrappédenouveau.)Pinhead.(Unautrecoup.)Pinhead.(Encoreuncoup.)Pinhead.Tucomptaisvérifierquetoutallaitbienpourmoi,c'estça?Ilaremuéleslèvresetalaissééchapperunmot,aussilégerqu'unsouffled'air.—Éphémère.
33
ILAOUVERTLESYEUX.Direquej'avaisécritquecetypeavaitlesyeuxd'unbrunaussidélicieusementfondant que du chocolat ! Bordel ! Pourquoi me troublait-il autant ? Ça ne me ressemblait pas.Pourquoil'avais-jelaissém'embrasser,mecâliner,etd'unefaçongénéralesemorfondreàmescôtéscommeunpauvrepetitchienextraterrestreperdu?Quiétaitcemec?Dequelleversiontorduedelaréalité s'était-il transporté dans ma propre version, tout aussi tordue ? Cela n'avait aucun sens.Qu'Evan tombeamoureuxdemoiétait aussibizarreque simoi je tombaisamoureused'uncafard,maiscommentqualifiermesréactionsensaprésence?Oui,commentonappelleça?—Situn'étaispasentraindemourirettoutça,jetediraisd'allerenenfer!—Jenesuispasentraindemourir,Cassie.Sespaupièresquibattent.Sonvisageensueur,savoixtremblante.—OK,trèsbien,alorsdanscecas,vaenenfer!Tum'asabandonnée,Evan.Tuasdisparud'unseul
coup,dans lenoir,etensuite tuas toutfaitsauter.Tuauraispu tousnous tuer.Tum'asabandonnéejustequand…—Jesuisrevenu.Ilatendulamainversmoi.—Nemetouchepas!Paslapeined'essayerdem'avoiravecundetestrucsd'alienàlacon!—J'aitenumapromesse,a-t-ilchuchoté.Unepromesse…C'étaitàcaused'unepromessequenosroutess'étaientcroisées.Unefoisdeplus,
j'étais stupéfaite que nous soyons tous les deux passés par lemême chemin. Sa promesse pour lamienne.Maballepourlasienne.Chacunseretrouvantàdéshabillerl'autreparcequ'iln'yapasd'autrechoixsionveut lesauver,ets'accrocheràsapudeurà l'époquedesAutresestcommesacrifierunboucpourfairesurgirlapluie.—Tuasfailli teprendreuneballedanslecrâne,crétin!Ilnet'estpasvenuàl'espritqu'unefois
arrivéenhautdel'escalier,tuauraispucrier:«Hé,c'estmoi,Evan!Nemetirezpasdessus»?Ilasecouélatête.—C'étaittroprisqué.—Oh,tuasraison!Beaucoupplusrisquéquedetefaireexploserlacervelle.OùestTeacup?Où
estPoundcake?Denouveau,ilasecouélatête.—Quiça?—Lapetitefillequis'estengagéesurl'autoroute.Legarçonpoteléquiestpartiàsasuite.Tudois
bienlesavoirvus.Cettefois,ilaacquiescé.
—Nord.—Jesaisdansquelledirectionilssontpartis…—Nevapasleschercher.Saréponsem'asurprise.—Pourquoitudisça?—Cen'estpassûr.—Aucunendroitn'estsûr,Evan.Sesyeuxvacillaient.Ilétaitsurlepointdes'évanouir.—MaisavecGrâce…—Qu'est-cequetuasdit?Grâce?CommedansAmazingGrace,ouquoi?Qu'est-cequeçaveut
dire«avecgrâce…»?—Grâce,a-t-ilmurmuréavantdeperdreconscience.
34
JESUISRESTÉEAVECLUIJUSQU'ÀL'AUBE.Assiseàcôtédeluicommeilm'avaitveilléedanslavieilleferme. Ilm'avait emmenéedanscetendroitcontremavolonté,etensuitemavolonté l'aamené ici,alorspeut-êtrequecelasignifiequenousappartenonsl'unl'autre.Ouquenoussommesredevablesl'unenversl'autre.Detoutefaçon,aucundûn'estjamaisvraimentrembourséentotalité,pasceuxquicomptent,entoutcas.«Tum'assauvé»,avait-ildit,etàcemoment-làjen'avaispascomprisdequoije l'avais sauvé. C'était avant qu'il ne me révèle sa véritable identité. Par la suite, j'ai pensé qu'ilentendaitpar làque je l'avaissauvéde toutcegigantesquegénocidehumain,ce trucdemeurtreenmasse.Àprésent, jesongeaisque,aufond, iln'avaitpasvouludireque je l'avaissauvédequelquechose,maispourquelquechose.Cequimeflanquaitcarrémentlatrouille,c'étaitl'existencemêmedecequelquechose.Il a gémi dans son sommeil. Ses doigts ont agrippé les couvertures avec force. Il a déliré.Moi
aussi, j'aivécuça,Evan. J'aiprissamain.Soncorpsétaitcouvertd'hématomes,debrûlures,brisé.Direquejem'étaisdemandépourquoiilavaitautanttardépourmeretrouver!Ilavaitdûcarrémentramperjusqu'ici.Samainétaitchaude,sonvisageluisantdesueur.Pourlapremièrefois,j'aipenséqu'EvanWalkerpourraitmourir–sitôtaprèsavoirsurvécuàlamort.—Tu vas vivre. Tu dois vivre ! Promets-le-moi, Evan. Promets-moi que tu vivras. Promets-le-
moi!J'aiunpeudérapé,là,maisjen'aipum'enempêcher:—Çacomplètelecercle.Cettefois,nousenavonsfini,toietmoi.Tum'astirédessusetj'aivécu.
Jet'aitirédessusettuvis.Tuvois.C'estcommeçaqueçafonctionne.Demandeàn'importequi.Deplus,jeterappellequetuesM.CréatureSuprême,quevousêtesarrivésiciaprèsnousavoirobservésdurantdesmilliersd'années,etque tuesdestinéàdébarrasser laTerredespitoyableshumainsquenoussommes.C'esttamission.Tuesnépourça.Ouplutôt,tuasétéélevépourça.Enfin,genre.Parcequ'àdirevrai,vosplanspourconquérir lemondesontplutôtmerdiques.Çafaitpresqueunanquevousavezdébarqué,etnoussommestoujourslà.Oui,noussommestoujourslà,etquiestlemecàmoitiémortallongésurledoscommeuninsecte,avecdelasalivequiluicoulesurlementon?Jeluiaiessuyélaboucheaveclecoindelacouverture.La porte s'est ouverte, et ce bon gros Poundcake est entré dans la chambre. EnsuiteDumbo, un
grandsourireauxlèvres,puisBen,etfinalementSam.Finalement,cequisignifie : toujourspasdeTeacup.—Commentva-t-il?ademandéBen.—Ilestbrûlantdefièvre.Ildélire.Ilnecessedeparlerdegrâce.Benafroncélessourcils.—Grâce?CommedansAmazingGrace?— Peut-être qu'il parle de rendre les grâces, comme avant un repas, a suggéré Dumbo. Il doit
mourirdefaim.
D'unpaslourd,Poundcakes'estdirigéverslafenêtreetacontempléleparking,enbas,couvertdeglace.Jel'aiobservéuninstant,puisjemesuistournéeversBen.—Ques'est-ilpassédehors?—Iln'ariendit.—Danscecas,fais-leparler,j'aiinsisté.C'esttoilesergent,non?—Jenecroispasqu'ilensoitcapable.—DoncTeacupadisparuetnousnesavonspasoùnipourquoi.Dumboestintervenu:—ElleadûrattraperRinger…quiasûrementpréférél'emmenerjusqu'auxgrottes,plutôtquede
perdredutempsàlaramenerici.D'ungestedelatête,j'aidésignéPoundcake.—Etlui?Ilétaitoù?—Jel'aitrouvédehors,aréponduBen.—Qu'est-cequ'ilfaisait?—Rien…iltraînait,c'esttout.—Ilnefaisaitquetraîner?C'esttout?Hé,lesmecs,vousvousêtesdéjàdemandédansquelcamp
Poundcakejouevraiment?Benapousséunprofondsoupir.—Sullivan,necommencepas…—Sérieusement.Cette façondene jamais lâcherunmot, çapourrait être… justeun truc.Ça lui
évited'avoirà répondreàdesquestionsembarrassantes.Deplus, ça serait logiquepour lesAutresd'infiltrerl'und'entreeuxdanschaqueescouadequiasubiunlavagedecerveau,aucasoùquelqu'unsemetteàpiger…—OK,etavantPoundcake,c'étaitRinger.Bencommençaitàs'énerver.— Ton prochain suspect, ce sera Dumbo. Oumoi. Néanmoins, je te rappelle que le mec qui a
reconnuêtrel'ennemiestallongédanscelit,pileàcôtédetoi,etiltetientlamain.—Enfait,c'estmoiquiluitienslamain.Etiln'estpasnotreennemi,Parish.Jecroyaisqu'onen
avaitfiniavecça!—Commentonsaitqu'iln'apastuéTeacup?OuRinger?Hein,commentonlesait,Sullivan?—OhmonDieu,regarde-le.Ilestàpeineenétatdetuerun…un…J'essayaisdetrouverlavictimequ'Evanauraiteulaforcedetuer,hélas, laseulechoseàlaquelle
moncerveauépuiséétaitcapabledepenserétaitunéphémère,cequiauraitreprésentéuntrèsmauvaischoix.Commeunprésageinsouciant,sil'onpeutqualifierunprésaged'insouciant.Bens'estretournébrusquementversDumbo,quiatressailli.Jecroisqu'ilpréféraitquelacolèrede
Bensoitdirigéecontren'importequimaispaslui.—Est-cequ'ilvasurvivre?ademandéBen.Dumboasecouélatête–sesoreillessontdevenuestoutesrouges.
—C'estmauvais.—C'estbienmaquestion.Mauvais,àquelpoint?Combiendetempsavantqu'ilpuissevoyager?—Pasavantunbonmoment.—Bordel,Dumbo,quand?— Dans quelques semaines ? Des mois ? Sa cheville est foutue, mais ce n'est pas le pire.
L'infection…etpuisilyalerisquedegangrène…Benalâchéunrireamer.—Unmois?Unmois!Ilafaitsautercettebase,ilvousatirésdelà,ilm'afracassélagueule,et
maintenantilnepeutplusbougerpendantunmois!Jemesuismiseàcrier:—Allez-y,sivousaveztellementenviedepartir!Ficheztouslecamp!Laissez-moiseuleaveclui,
onvoussuivradèsqu'ilseraenétat.Benestrestéuninstantbouchebée.Samsetenaitcontrelui,plaquécontresajambe,sonpetitdoigt
glissédansunpassantdutreillisdenotresergent.Envoyantmonfrèreainsi,j'aiéprouvéunepointede tristesse.Benm'avait dit qu'àCampHaven,Samétait surnommé« le toutoudeZombie», cetteappellationsignifiantqu'iltrottaittoujoursfidèlementàsescôtés.Dumboahochélatête.—Çameparaîtunebonneidée,sergent.—Nousavionsunplan,arétorquéBen.Ons'ytient.SiRingern'estpasderetourdemain,alorson
décamperad'ici.Ilm'ajetéunregardsévère.—Tousensemble.D'ungestedupouce,iladésignéPoundcake.—Ilpourraportertonpetitcopain,encasdebesoin.L'airvisiblementagacé,Benatournélestalons,puisilaquittélapièce.Dumboabondiderrièrelui.—Sergent,oùest-cequetuvas?—Aulit,Dumbo,au lit !Jevaism'allonger,sinon jevaism'écrouler.Prends lepremier tourde
garde.Nugget–Sam–ouquelquesoittonnom,qu'est-cequetutrafiques?—Jeviensavectoi.—Non, reste avec ta sœur.Attends.Tu as raison.Elle a déjà lesmains occupées – littéralement
parlant.Poundcake!Sullivanestdegarde.Viensdormirunpeu,espècedegrandegueulemuette…Savoixs'estévanouie.Dumboestrevenuseplaceraupieddulitd'Evan.—Notresergentestanxieux,m'a-t-ilexpliqué,commesij'avaisbesoinqu'ilm'expliquequoiquece
soit.D'habitude,ilestplutôtcool.—Moiaussi,jesuisdugenrerelax.À l'évidence, il ne comptait pas s'éloigner. Ilme fixait, et ses joues étaient aussi rouges que ses
oreilles.
—C'estvraimenttonpetitcopain?—Quoi?Non,Dumbo.C'estjusteunmecquej'airencontréunjour,quandilessayaitdemetuer.Ilasemblésoulagé.—Oh,super.Parceque,tusais,cetype,ilestcommeVosch.—Iln'estpasdutoutcommeVosch.—Jeveuxdire,ilestl'und'entreEux.Ilabaissélavoix,commes'ilpartageaitavecmoiunsombresecret:—Zombiem'aexpliqué:ilsnesontpascommecespucesminusculesdansnoscrânes,maisd'une
façonoud'uneautreilsarriventàsetéléchargerennouscommeunvirusdansunordinateur,ouuntrucdugenre.—Ouais,untrucdugenre.—C'estbizarre.—Ehbien, je croisqu'ils auraientpu se téléchargerdansdes animauxdomestiques, commedes
chats,parexemple,maisçaleurauraitprisunpeuplusdetempspournousexterminer.—Seulementunmoisoudeux,aréponduDumbo.J'aiéclatéderire…etmonrirem'aautantsurprisequeceluidemonpetitfrère.Sivousvoulezôter
leurhumanitéauxhumains,jepensequelesempêcherderireseraitunbondépart.Jen'aijamaisététrès douée en histoire, cependant je suis quasiment sûre que des connards comme Hitler ne semarraientpasbeaucoup.—Jenecomprendstoujourspas,apoursuiviDumbo.Pourquoil'und'entreEuxserait-ildenotre
côté?—Jenesuispascertainequelui-mêmeconnaisselaréponseàcettequestion.Dumboahochélatête,carrélesépaulesetprisuneprofondeinspiration.Ilétaitmortdefatigue.
Nousl'étionstous.Ilacommencéàs'éloigner,maisjel'airappeléavantqu'ilfranchisseleseuil.—Dumbo!LamêmequestionqueBen,àlaquelleiln'avaitpasvraimentrépondu.—Ilvas'ensortir?Dumboestrestésilencieuxunlongmoment.—Sij'étaisunalienetquejepuissechoisirdem'incarnerdansn'importequelcorpshumain,j'en
choisiraisuntrèssolide.Ensuite,justepourm'assurerdesurvivreàlaguerre,j'aimerais,jenesaispas,m'arrangerpourêtre immunisécontre tous lesviruset toutes lesbactériesde laTerre.Ou aumoins,yêtretrèsrésistant.Tuvois,commequandonfaitvaccinersonchiencontrelarage.J'aisouri.—Tusais,Dumbo,tuestrèsintelligent.Ilarougi.—Cesurnom…C'estàcausedemesoreilles.Ilestparti.J'avaisl'étrangesensationd'êtreobservée.Peut-êtreparcequejel'étaiseffectivement:
Poundcakemefixaitdepuissonposteàlafenêtre.
—Ettoi,Poundcake,quelleesttonhistoire?Pourquoiest-cequetuneparlespas?Ils'estdétourné,etsonsouffleaembuélavitre.
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—CASSIE!CASSIE,RÉVEILLE-TOI!J'étaisblottiecontreEvan,matêtesursonépaule,nosdoigtsentrelacés–commentdiabletoutceci
était-ilarrivé?Samsetenaitàcôtédulitetmetiraitparlebras.—Debout,Sullivan!Jemesuisredressée.—Nem'appellepascommeça,Sams,j'aimarmonné.Lalumièreinondaitlachambre,l'après-midi
étaitdéjàbienavancé.J'avaisdormitoutelajournée.Qu'est-ceque…?Samaposéundoigtsurseslèvres,puisdel'autremainiladésignéleplafond:—Écoute.Jel'aientendu:lesoncaractéristiquedurotord'unhélicoptère–léger,maisquidevenaitplusfort.
J'ai bondi du lit, attrapémon fusil et suivi Sam dans le couloir, où Poundcake etDumbo s'étaientrassemblésautourdeBen.—Ce n'est peut-être qu'une patrouille, a chuchoté l'ancienne star du football, celui qui, dans un
passépassilointain,dictaittoujourslesrèglesdujeusurleterrain.Siçasetrouve,ilsnesontmêmepasànotrerecherche.Ilyavaitdeuxescouadesenextérieurquandlecampaexplosé.Çadoitêtreunemissiondesauvetage.—Ilsvontremarquernotreprésence,aditDumbo,paniqué.Onestfoutus,sergent!—Pasforcément,arétorquéBen,quisemblaitavoirretrouvéunpeudesasuperbe.Écoutez!Le
bruits'éloigne…Cen'étaitpasunproduitdesonimagination:lesonfaiblissaiteffectivement.Nousdevionsretenir
notresoufflepourl'entendre.Noussommesrestéscommeça,danslecouloir,encoreunedizainedeminutes, jusqu'à ce que le son disparaisse complètement. Dix minutes à patienter, inquiets, maisl'hélicoptèren'estpasrevenu.Benapousséunprofondsoupir.—Jecroisquec'estbon,maintenant.—Pourcombiende temps?ademandéDumbo.Onnedevraitpas rester ici, ce soir, sergent.À
monavis,onferaitbiendesetirertoutdesuitepourrejoindrelesgrottes.—EtraterleretourdeRinger?Ouprendrelerisquequel'hélicoptèrereviennequandnousserons
exposés?Pasquestion,Dumbo.Ons'entientauplan.Benm'aalorsfixée.—Commentçasepasse,avecM.leRangerdel'Univers?Pasdechangement?—Ils'appelleEvan,etnon,pasdechangement.Pour la première fois depuis longtemps, Ben a souri.Qui sait, peut-être l'imminence du danger
l'aidait-elle à se sentir plus vivant, de la même façon que les zombies sont carnivores et ne
consommentqu'uneseulesortedenourriture.Onn'entendjamaisparlerdezombiesvégétariens.Quelseraitlerisqued'attaquerunplatd'asperges?Samaricané.—ZombieaditquetonpetitcopainestunRangerdel'Univers.—Cen'estpasunRangerdel'Univers–etpourquoivousditestousquec'estmonpetitcopain?LesouriredeBens'estélargi.—Cen'estpastonpetitcopain?Pourtantilt'aembrassée…—Pourdebon?s'estenquisDumbo.—Oh,oui.Etdeuxfois.Jelesaivus.—Aveclalangue?—Beeeerk!afaitSammy.—J'aiunearme,lesmecs,voussavez!j'ailâché,plaisantantàmoitié.—Jen'aivuaucunelangue,arépliquéBen.—Tuveuxenvoirune?Jeluiaitirélalangue.Dumboaéclatéderire.MêmePoundcakeasouri.C'est à cemoment-là que la fille est apparue, surgissant par l'escalier, et alors, tout est soudain
devenutrèsbizarre.
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UNT-SHIRTROSEHELLOKITTYenlambeaux,tachédeboue(maisçaauraitpuêtredusang).Unshortqui avait dû êtreblanc, et dont la couleurpassée ressemblait plutôt àunbeige très sale.Des tongsblanches,cradingues,avecquelquesstrassdécorantencoreleslanières.Unpetitvisaged'elfe,creuséd'immenses yeux, et surmonté d'unemasse de cheveux sombres très emmêlés.Très jeune, environl'âgedeSammy,maiselleétaitsimincequesonvisageévoquaitplutôtceluid'unevieilledame.Tout lemondeest resté silencieux.Nousétions choqués.Lavoir ainsi, à l'autreboutducouloir,
claquantdesdents,lesgenouxtremblantdansl'airglacé,c'étaitcommerevivrecemomentstupéfiantauCampdesCendres,quandnousavionsvusurgircesgrosbusscolaires jaunesalorsque l'écolen'existaitplusdepuislongtemps.C'étaitquelquechosequinepouvaittoutsimplementpasexister.PuisSammyachuchoté:—Megan?Etalors,Benadit:—Bordel,c'estqui,cetteMegan?Cequiétaitexactementcequenouspensionstous.Samabondiavantqu'aucund'entrenouspuissel'enempêcher.Ils'estavancéàmi-cheminverselle.
La petite fille n'a pas bougé. Elle n'amême pas cillé. Ses yeux semblaient briller dans la lumièredéclinante,grandsetfixescommeceuxd'unetrèsvieillechouette.Sams'esttournéversnousetarépété:—Megan!Puis,commes'ilnousfaisaitremarquerl'évidence:—C'estMegan,Zombie.Elleétaitdanslebusavecmoi!Ilapivotéverselle.—Salut,Megan.Toutcelad'unairdétaché,commesileursretrouvaillesétaientdesplusnormales.Aussitôt,Benaprisleschosesenmain,avecunimmensecalme.— Poundcake, vérifie l'escalier ! Dumbo, occupe-toi des fenêtres. Ensuite, tous les deux, vous
scannezlepremierétage.Ilestimpossiblequ'ellesoitseule.Lagamines'estmiseàparler,d'unevoixaiguë,grinçante,quim'évoquaitdesonglescrissantsurun
tableaunoir.—J'aimalàlagorge.Sesyeuxsesontrévulsés,etsesgenouxsesontdérobéssouselle.Samafoncépourlaretenir,mais
il était trop tard : elle s'est écrouléeà terre,heurtant le soldu frontune secondeavantqueSam larattrape.Benetmoi,nousnoussommesprécipitésànotretour,etBens'estpenchépourlaprendredanssesbras.Jel'airepoussé.
—Tun'espasenétatdelaporter!—Cettegaminenepèserien!a-t-ilprotesté.Jel'aisoulevéeavecdouceur.Ilavaitraison.Megannepesaitpaspluslourdqu'unsacdefarine.Je
l'aiportéedanslachambred'Evan,l'aiallongéedanslelitetj'aientassésixépaisseursdecouverturessursonpetitcorpstremblant.Après,j'aidemandéàSammyd'allercherchermonfusildanslecouloir.—Sullivan,aditBendepuislaporte,cettehistoireestlouche.J'aihochélatête.Ilétaitdéjàcurieuxquecettegamineaitatterridansnotrehôtelparhasard,mais
commentdiableavait-ellepusurvivreàcestempératuresglacialesaveccettetenueestivale?Benetmoinouspensionslamêmechose:vingtminutesaprèsquenousavionsentendul'hélicoptère,missMegansurgissaitdansnotrerefuge.Évidemment, elle n'était pas arrivée ici toute seule. C'était une livraison spéciale qui nous était
adressée.—Ilssaventquenoussommeslà,j'aidit.—Oui,maisaulieudefaireexploserl'hôtel,ilsladéposentici.Pourquoi?Samestrevenuavecmonfusil.—Cassie,c'estMegan,a-t-il répété.Ons'est rencontrésdans lebusquinousaemmenésàCamp
Haven.—Lemondeestpetit,hein,Sams?Jel'aiécartédulit,lepoussantversBen.—Tuasuneidéedecequeçasignifie?j'aidemandéàBen.Il s'est frotté le menton. Moi, la nuque. Mille pensées tourbillonnaient dans nos esprits. Je l'ai
regardésefrotterlementon,ilm'aregardéemefrotterlanuque,etc'estalorsqu'iladit:—Untraqueur.Ilsluiontimplantéunepuce.Biensûr.Quelleidiote!VoilàpourquoiBenétaitenchargedesopérations.C'estluiquiatoujours
lesmeilleures idées. J'ai effleuré la nuque deMegan, aussi fine qu'un crayon, cherchant lamenueprotubérancerévélatrice.Rien.J'aijetéuncoupd'œilàBenet,d'unmouvementnégatifdelatête,jeluiaifaitcomprendrequejen'avaisrientrouvé.—Ilssavaientquenousregarderionslàenpremier,a-t-ilditd'untonimpatient.Fouille-la,Sullivan.
Scanne-la.Vérifiechaquecentimètrecarrédesoncorps.Sam,toi,tuviensavecmoi.—Pourquoijenepeuxpasrester?aprotestémonpetitfrère.Aprèstout,ilvenaitjustederetrouversavieillecopine.—Tuveuxvoirunefillenue,c'estça?Benluiafaitunegrimace.—Espècededégoûtant!Notresergentaentraînémonfrèrehorsde lapièce. J'aipresséun instantmesdoigtscontremes
yeux.Bordel.Bordel,bordel,bordel!J'airepoussélescouverturesjusqu'aupieddulit,exposantlecorpsmaigrichondeMeganà la lumière tombantedecette soiréehivernale.Soncorpscouvertdecroûtes,debleus,deplaiesouvertes,decouchesdepoussièreetdecrasse–atteintjusqu'auxosparl'horriblecruautédel'indifférenceetlabrutaleindifférencedelacruauté,elleétaitl'uned'entrenous,
etnoustousàlafois.Elleétaitlechef-d'œuvredesAutres,leurœuvremaîtresse,lepasséetl'avenirdel'humanité,cequ'ilsavaientfaitetcequ'ilsavaientpromisdefaire,etj'aipleuré.J'aipleurépourMegan,pourmoi,pourmonfrère,etpourtousleshumainstropstupidesoumoinschanceuxd'êtredéjàmorts.Fais-toiune raison,Sullivan!Noussommes ici,puisnousdisparaissons,etc'étaitdéjàvraiavant leurarrivée.Celaa toujoursétévrai.LesAutresn'ontpas inventé lamort, ils l'ont justeperfectionnée. Ils ont donné à lamort notre propre visage parce qu'ils savaient que c'était le seulmoyendenousexterminer.Çanesetermineraitpassuruncontinent,aumilieud'unocéan,dansunemontagne, une plaine, une jungle ou un désert. Ça se terminerait où tout avait commencé, sur lechampdebatailledudernierbattementdecœurhumain.J'ai déshabilléMegan, lui retirant ses vêtements d'été, sales et élimés. J'ai écarté ses bras et ses
jambescommeceuxdu typesur lecélèbredessindeLéonarddeVinci, l'hommedeVitruve.Jemesuisobligéeàallerlentement,defaçonméthodique,endébutantparsatêteetendescendant.—Jesuisdésolée,tellementdésolée,j'aichuchotétoutenpressant,malaxant,investiguantchaque
centimètredesoncorps.Je n'éprouvais plus aucune tristesse. Je pensais au doigt de Vosch appuyant sur le bouton du
dispositifquiferaitexploserlecerveaudemonpetitfrère,etj'avaistellementenviedevoircoulerlesangdecemonstrequej'ensalivaiscarrément.Alorscommeça,Vosch,tuprétendssavoircommentnouspensons.Danscecas,tusaiscequejesuis
sur lepointde faire.Jevais tepeler lagueuleavecmapinceàépiler.T'arracher lecœuravecuneaiguilleàcoudre.Jevaist'infligerseptmilliardsdemini-entaillesquiteferontpisserlesang–unepour chacun d'entre nous. C'est le prix à payer. Prépare-toi, connard, parce que quand on retirel'humanitédeshumains,ilnerestequedeshumainssanshumanité.End'autresmots,tuobtiendrasexactementcequetuasvoulu,espèced'ordure!
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J'AIAPPELÉBEN,pourqu'ilmerejoignedanslachambre.—Rien,j'aidit.Pourtantj'aivérifié…partout.—Etsagorge?a-t-ildemandéavecungrandcalme.Moi,jem'étaisexpriméed'untonsec.Benaaussitôtcomprisqu'ils'adressaitàunepersonnetrèsen
colèrequ'ilfallaittraiteravecménagement.—Justeavantqu'elles'évanouisse,ellenousafaitpartdesonmaldegorge,a-t-ilajouté.J'aihochélatête.—Iln'yaaucundispositifancréenelle,Ben.—Tuenesbiencertaine?C'estbizarrequ'unegaminegelée,affaméenousannonce:«J'aimalàla
gorge»àl'instantprécisoùelledébouleici.Ils'estavancéjusqu'aulitavecprécaution,commes'ilredoutaitquejeluisautedessusdansunaccès
decolèredéplacé.Nonquecesoitdéjàarrivé.Avecdélicatesse, ilaposéunemainsur le frontdeMegantoutenluiouvrantlabouchedel'autreavantdesepencher.—Difficiledevoirquoiquecesoit,a-t-ilmarmonné.—J'aiutiliséça,ai-jeréponduenluitendantlapetitetorchedeSam.Bens'enestservipouréclairerlagorgedeMegan.—Elleestplutôtrouge,a-t-ilfaitremarquer.—Exact.C'estpourçaqu'elleseplaignait.Ilaréfléchiauproblèmeenfrottantsabarbedetroisjours.—C'estquandmêmebizarre.Ellen'apasdit«Ausecours»ni«J'aifroid»ou«Touterésistance
estinutile»,juste«J'aimalàlagorge».J'aicroisélesbrassurmapoitrine.—Touterésistanceestinutile?Tuplaisantes?Samapassélatêtedansl'embrasuredelaporte.Sesgrandsyeuxbrunsmefixaient.—Cassie,ellevabien?—Elleestenvie.—Ellel'aavalé!s'estexclaméBen,lemecquiatoujourslesmeilleuresidées.Tunel'aspastrouvé
parcequ'ilestdanssonestomac!—Cesdispositifsontlatailled'ungrainderiz,jeluiairappelé.Pourquoiçaluiauraitfaitmalàla
gorgedel'avaler?—Jenedispasqu'illuiafaitmalàlagorge.Sagorgen'arienàvoiravecça.—Alorspourquoitutesouciesautantqu'elleaitmal?—Cen'estpascequim'inquiète,Sullivan.
Il faisait son possible pour rester calme, parce qu'à l'évidence l'un de nous devait maîtriser sesnerfs.—Que cette gamine débarque comme ça de nulle part pourrait signifier plein de choses, mais
sûrement rien de positif. D'ailleurs, ça ne peut qu'être mauvais. D'autant plus que nous ignoronspourquoiilsl'ontenvoyéeici.BenacontempléMegandurantunmoment.—Nousdevonslaréveiller,a-t-ildécidé.Soudain,DumboetPoundcakeontdébarquédanslachambre.—Paslapeinedemedirequoiquecesoit,alâchéBenàPoundcake,quidetoutefaçonn'enaurait
rienfait.J'aicompris.Vousn'avezrientrouvé.Ils'esttournéversDumbo.—Donne-moitagourde.Il en a retiré le bouchon, et a tenu la gourde au-dessus du front deMegan.Une goutte d'eau est
apparueauborddugoulot.Elleestrestéesuspenduelàdurantcequiaparuêtreuneéternité.Avantquel'éterniténesetermine,unevoixrauques'estélevéederrièrenous.—Àtaplace,j'éviteraisdefaireça.EvanWalkervenaitdeseréveiller.
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TOUT LE MONDE S'EST FIGÉ. Même la goutte d'eau, qui grossissait au bord du goulot, s'estimmobilisée.Depuissonlit,Evannousobservaitdesesyeuxbrillantsdefièvre,attendantquel'undenousposelaquestionévidente,cequeBenfitenfin:—Pourquoi?—Parcequelaréveillerainsipourraitl'ameneràprendreuneprofondeinspiration,etça,ceserait
mauvais.Bens'estretournépourluifaireface.L'eauacoulésurletapis.—Bordel,maisdequoituparles?Evanadégluti,grimaçantsousl'effort.Sonvisageétaitaussipâlequelataied'oreillersoussajoue.—Elleaétéimplantée–maispasavecuntraqueur.Benacrispéleslèvres.Ilacomprisavantnoustous.Aussitôt,ilalancédesordresàDumboetà
Poundcake.—Dehors!Toutdesuite!Sullivan,toietSamaussi!—Jenevaisnullepart,j'airépondu.—Tudevrais,aditEvan.J'ignoreavecquelleprécisionilaétécalibré.—Avecquelleprécisionilaétécalibréàquoi?j'aiinsisté.—AudispositifincendiairequiréagitauCO2.
Evanadétournélesyeux.—Ànotresouffle,Cassie.À cemoment-là, tout lemonde a compris.Cependant, il y a une différence entre comprendre et
accepter. Cette idée était inacceptable. Malgré tout ce que nous avions traversé, nos cerveauxrefusaientencorecertaineshorreurs.—Maintenant,fouteztouslecampenbas!agrognéBen.Evanasecouélatête.—Cen'estpasassezloin.Vousferiezmieuxdequitterl'hôtel.D'unemain,BenaattrapéDumboparunbras,del'autre,ilaagrippéPoundcake,etlesaquasiment
jetésverslaporte.Sams'étaitréfugiéversl'entréedelasalledebains,sonpetitpoingpressésursabouche.—Quelqu'undevraitouvrirlafenêtre,asuggéréEvan.J'aipousséSamdanslecouloir,puisjemesuisdirigéeverslafenêtre.J'aitirédetoutesmesforces,
maisellen'apasbougéd'unpouce,sûrementbloquéepar lefroid.Bens'estavancé,m'aécartéedesonchemin,etabrisélavitreaveclacrossedesonfusil.Unflotd'airgeléapénétrédanslapièce.
Alors,Bens'estapprochéd'Evan.Ill'aobservéunbrefinstantavantdel'attraperparlescheveuxpourl'obligeràseredresser.—Toi,espècedefilsdepute…—Ben!J'aiposéunemainsursonbras.—Lâche-le!Iln'apas…—Oh,c'estvrai,j'avaisoublié!Lui,c'estlegentilMéchant.Ill'arelâché.Evanestretombésurledos–iln'avaitcarrémentpaslaforcedetenirassis.—T'asintérêtàtemontrercoopératif,monsieurl'Alien,apoursuiviBen.Sinon,jete…Là,ilasuggérédeluifairequelquechosedetechniquementimpossible.Evanatournélesyeuxversmoi.—Danssagorge.Suspendujusteau-dessusdesonépiglotte.—C'estunebombe !a lâchéBen,d'unevoix tremblantede rageetd'incrédulité. Ilsontprisune
gamineetl'onttransforméeenbombehumaine!—Onpeutl'enlever?j'aidemandé.Evanasecouélatête.—Comment?s'est-ilenquis.—C'estlaquestionqu'elletepose,espècedetrouducul!arétorquéBen.—L'explosif est connecté à un détecteur de CO2 encastré dans sa gorge. Si le branchement est
rompu,ilexplose.—Tunem'as toujourspas répondu, j'ai fait remarquer.Est-cequ'onpeut l'enlever sans se faire
cramerlagueule?—C'estfaisable…—Faisable.Faisable!Ben a éclaté d'un rire étrange, entrecoupé de hoquets. J'avais peur qu'il perde complètement les
pédales.—Evan,j'aiditavectouteladouceurettoutlecalmedontj'étaiscapable,est-cequ'onpeutleretirer
sans…Jen'arrivaispasàleformuler,etEvannem'apasaidée.—Danscecas,leschancesqu'ilexplosesontplusfortes.—L'enleversans…quoi?À l'évidence, Ben avait soudain du mal à suivre. Ce n'était pas sa faute. Il se débattait avec
l'inconcevable,commeunmauvaisnageurentraînédanslesrapides.—Sanslatuerd'abord,aexpliquéEvan.
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BENETMOI,nousavonsorganiséunenouvelleréuniondecrisedans lecouloir.Benaordonnéàtoutlemondedetraverserleparkingetd'allersecacherdanslesnack,jusqu'àcequ'ilfassesignequelesvoiesétaientdégagées–ouquel'hôtelaitexplosé,quelquesoitcequiauraitlieuenpremier.Samrefusaitdepartir.Bens'estmontréplussévère.Monpetitfrèreaeuleslarmesauxyeux,etilafaitlamoue.Benluiarappeléqu'ilétaitunsoldat,etqu'unbonsoldatsuivaitlesordres.Deplus,s'ilrestait,quiprotégeraitPoundcakeetDumbo?Avantdes'éloigner,Dumboadit:—C'estmoi,lemédecin.C'estàmoidelefaire,sergent.Ilavaitdevinécequenotreleaderavaitentête.—Fichelecamp!arépliquéBend'untonsec.Alors,nousnoussommesretrouvésseuls.Benjetaitdetoutespartsdesregardsaffolés.Lecafard
piégé.Leratcoincé.L'hommequitombedelafalaisesanslemoindrearbusteauquels'accrocher.—Ehbien,jecroisquenousavonslaréponseànotregrandequestion,non?a-t-ildit.Cequejene
comprendspas,c'estpourquoiilsnesesontpascontentésdenousextermineravecquelques-unsdeleursputaindemissiles.Ilssaventbienquenoussommesici.—Cen'estpasleurstyle,j'airépondu.—Leurstyle?—Est-ce que tu as déjà réalisé à quel point ça a toujours été personnel – depuis le début ? Ils
prennentleurpiedànoustuer.Benm'acontempléeavecincrédulité.—Ouais.Maintenantjecomprendspourquoituavaisenviedesortiravecl'und'entreEux.Ce n'était pas vraiment la remarque appropriée. Il l'a pigé aussitôt et a tout de suite faitmarche
arrière.—Àquoionjoue,là,Cassie?Iln'yapasvraimentdedécisionàprendre,sauf:quiveutlefaire?
Ondevraitpeut-êtretirerausort.—OuconfierçaàDumbo.Tun'aspasditqu'ilavaitapprislachirurgieaucamp?Benafroncélessourcils.—Lachirurgie?Tuplaisantes?—Bon,sinon…?Soudain, j'ai compris. Je ne pouvais pas l'accepter,mais le comprendre, oui. Jeme trompais au
sujetdeBen.Ilavaitplongébienplusloinquemoidansl'inconcevable.Oui,bienplusloin.Envoyantmonregard,ilacomprisquej'avaiscompris,etilabaissélementonsursapoitrine.Il
avaitlevisagerouge.Pastantd'embarrasquedecolère,d'uneimmensecolère,unecolèreau-delàdesmots.
—Non,Ben,onnepeutpasfaireça.Ilarelevélatête.Sesyeuxbrillaient.Sesmainstremblaient.—Moijepeux.—Non,tunepeuxpas!Ben Parish se noyait. Il avait coulé si profond que je n'étais pas sûre de pouvoir le rattraper ni
d'avoirlaforcedelerameneràlasurface.—Jen'aipasdemandéça!a-t-illâchéavecfureur.Jen'aipasdemandéàvivretoutecettemerde!—Pasplusqu'elle,Ben.Ils'estapproché,etj'aialorsvuunefièvredifférentebrûlerdanssesyeux.—Jenem'inquiètepaspourelle. Ilyauneheure,ellen'existaitpas.Tucomprends?Ellen'était
rien, littéralement rien. Jevousavais, toi, tonpetit frère, etPoundcake,etDumbo.Elle, elleétait àEux.Elleleurappartenait.Cen'estpasmoiquil'aiprise.Cen'estpasmoiquil'aiobligéeàmonterdansunbus,quiluiaiditqu'elleétaitparfaitementensécuritéavantdeluiplanterunebombedanslagorge.Cen'estpasmafaute.Cen'estpasmaresponsabilité.Monjob,c'estdegardermonculetlesvôtresenvieaussilongtempsquepossible,etsiçasignifiequ'uneautrepersonne,quelqu'unquinereprésenterienàmesyeux,doitmouriralorsceseracommeça.Jenepouvais pasm'en sortir.Nous en sortir. Il avait coulébien tropprofond, il y avait tropde
pression,j'étaisincapablederespirer.—C'estça,Cassie,pleure !a-t-il répliquéd'un tonamer.Pleure,Cassie.Pleurepourelle.Pleure
pourtouslesenfants.Ilsnepeuventpast'entendre,nitevoir,nicomprendretasouffrance,maischialepoureux.Unelarmepourchacund'eux,vas-y,remplisceputaind'océandel'horreur,etpleure!Tusais que j'ai raison.Que je n'ai pas le choix ! Et queRinger avait raison aussi. Tout ça, c'est unequestionderisque.Çal'atoujoursété.Etsiuneseulepetitefilledoitmourirpourquesixpersonnespuissentvivre,alorsceseraleprixàpayer.C'estleprix,Cassie!Ilestpassédevantmoipouravancerdanslecouloirjusqu'àlaportebrisée.Moi,jeneparvenaisni
à bouger ni à parler. Je n'ai pas esquissé un seul mouvement ni prononcé une seule parole pourl'arrêter.Jen'avaisplusaucunmotutiledansmonvocabulaireetbougerneservaitàrien.Arrête-le,Evan.Arrête-le,parcequemoi,jenepeuxpas.Ausous-sol,danslasallesécurisée,leurspetitsvisageslevésversmoi,etmaprièresilencieuse,ma
promessesansespoir:Grimpesurmesépaules,grimpesurmesépaules,grimpesurmesépaules.Il ne la tuerait pas d'une balle.À cause du risque. Il allait l'étouffer. Plaquer un oreiller sur son
visage et le tenir serré jusqu'à son dernier souffle. Il n'abandonnerait pas non plus son corps ici :toujours à cause du risque. Il l'emporterait dehors, sans l'enfouir ni le brûler : encore le risque. Ill'emmènerait loindans les bois et le jetterait sur le sol gelé commedesdébris pour les buses, lescorbeauxetlesinsectes.Ehoui,lerisque!Jemesuisassisecontrelemur,j'airamenémesgenouxcontrema poitrine, poséma tête dessus et repliémes bras surmon crâne. Jeme suis bouché lesoreillesetj'aifermélesyeux.Etlà,j'aivuledoigtdeVoschappuyersurlebouton,lesmainsdeBensur l'oreiller,mondoigt sur lagâchette.Sam,Megan.Lesoldataucrucifix.Et lavoixdeRingeraémergédusilence:Parfoistutetrouvesaumauvaisendroitaumauvaismoment,etcequiarriven'estlafautedepersonne.
QuandBen sortira de là, ravagépar son acte, jeme lèverai, j'irai à lui et je le réconforterai. Jetiendrailamainquiauratuéunegamineetnouspleureronssurnotresort,etsurleschoixquenousavonsdûfaire,etquin'étaientnullementdeschoix.Benestsortidelachambre.Ils'estassiscontrelemur,àdixportesdemoi.Auboutd'uneminute,je
suisalléelerejoindre.Iln'apaslevélesyeux.Jambesrepliées,ilavaitposésonfrontsursesgenoux.Jemesuisinstalléeàcôtédelui.—Tuastort,j'aidit.Ilafaitungestedelamain,genre:Jem'enfous.—Elleétaitdesnôtres,j'aicontinué.Ilssonttousdesnôtres.Benarenversélatêtecontrelemur.—Tulesentends?Cesputainderats!— Ben, je pense que vous devriez partir. Maintenant. Inutile d'attendre demain matin. Emmène
DumboetPoundcake,etfilezjusqu'auxgrottesaussivitequevouspourrez.Peut-êtrequeRingerpourrait l'aider.Il l'écoutait toujours,etsemblaitmêmesouventintimidépar
elle,voiresidéré.Ilalaissééchapperunrireamer.—Jesuisplutôtcassé,là,tusais,Sullivan.Ilatournélatêtepourmeregarder.—EtWalkern'estpasnonplusenformepourlefaire.—Enformepourquoi?—Pourcouperceputaindetruc.Tueslaseuleiciàavoirunminimumdechance.—Tunel'aspas…?—Jen'aipaspu.Denouveau,unrireamer.Ilvenaitderesurgiràlasurfaceetdeprendreunelongueinspiration.—Non,jen'aipaspu.
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ILFAISAITUNFROIDGLACIALdanslachambreoùelleétaitallongée.Evans'étaitredressédanssonlitetmeregardaitavancer.Unoreillertraînaitsurlesol,làoùBen
l'avaitjeté.Jel'airamasséetjemesuisassiseaupieddulitd'Evan.Lespetitsnuagesdenossoufflesquiflottentdansl'airfroid,noscœursquibattent,etlesilencequis'épaissitentrenous.Jusqu'àcequejedemande:—Pourquoi?Etqu'Evanréponde:—Pourdétruirecequireste.Pourrompreledernierlien.J'aiserrél'oreillersurmapoitrineetjemesuisbalancéed'avantenarrière.Froid.J'avaissifroid.—Onnepeutfaireconfianceàpersonne,j'ailâché.Pasmêmeàuneenfant.Lefroids'insinuaitdansmesos,jusqu'àlamoelle.—Quies-tu,EvanWalker?Quies-tu?Ilparaissaitincapabledemeregarder.—Jetel'aidéjàdit.J'aihochélatête.—Oui, tu l'as dit, monsieur le Grand Requin Blanc.Mais, moi, je ne suis pas comme toi. Pas
encore.Onnevapaslatuer,Evan.Jevaisluiretirercetrucdelagorge,ettoi,tuvasm'assister.Ilacomprisqu'ilétaitinutiledemecontredire.Benm'avaitaidéeàréunirlenécessaire,avantdepartirrejoindrelesautresausnack,àl'extrémité
du parking. Un gant de toilette. Des serviettes. Une bombe désodorisante. La trousse médicale deDumbo.Nousnousétionsditaurevoiràlaportedel'escalier.Jel'avaisenjointd'êtreprudent:ilyavaitdesboyauxderatsécraséssurlesmarches.Benavaitbaissélatête,frottésonpiedsurletapiscommeungamingênéd'êtreprislamaindansle
sac.—J'aiperdulespédales,toutàl'heure.C'étaitmochedemapart.—Net'inquiètepas,Ben,tonsecretestensécuritéavecmoi.Ilavaitsouri.—Sullivan…Cassie…Aucasoùtune…Jevoulaistedire…J'aiattendu,sanslepresser.—Cesconnardsontfaitunegrossebourdeenomettantdetetuer,a-t-ilbredouillé.—Benjamin Thomas Parish, c'est le compliment le plus adorable et le plus bizarre qu'onm'ait
jamaisfait.J'aidéposéunbaisersursajoue.Ilm'aembrasséesurlabouche.
—Tusais,j'aichuchotéaprès,ilyaunan,j'auraisvendumonâmeaudiablepourça.Ilasecouélatête.—Çan'enauraitpasvalulapeine.Etdurantl'éclaird'uneseconde,touts'estévanoui,ledésespoir,lechagrin,lacolère,lasouffrance,
lafaim,etl'ancienBenParisharesurgi.Cesyeuxquivousclouentsurplace.Cesourirequivoustue.Dans un instant, tout s'effacerait, et jeme retrouverais face au nouveauBen, celui qu'ils appellentZombie, et alors j'ai soudain compris : l'objet demes désirs d'adolescente étaitmort, tout commel'adolescentequiledésiraitétaitmorte,elleaussi.—Fichelecampd'ici!jeluiaidit.Etsijamaisilarrivequoiquecesoitàmonpetitfrèreparta
faute,jetetraqueraijusqu'àlamort.—Jesuispeut-êtreidiot,Sullivan,maispasàcepoint.Laseconded'après,ilavaitdisparudanslapénombredel'escalier.Jesuisretournéedanslachambre.Impossibledefaireça.Pourtantjeledevais.Evanareculétant
bienquemalsurlematelas, jusqu'àcequesoncul touchelatêtedulit.J'aiglissémesbrassouslecorpsdeMeganet,aveclenteur,jel'aisoulevée,puisdéposéeavecprécaution,satêtesurlesgenouxd'Evan.J'aisaisilabombedésodorisante(«Merveilleusesenteurdelanature»!)etj'enaibombardélegantdetoilette.Mesmainstremblaient.Impossiblederéussir.Impossiblederater.—Un crochet à cinq dents, a déclaré Evan d'un ton neutre. Enfoncé sous son amygdale droite.
N'essaiepasdelesortir.Attraped'abordbienlefil,coupeaussiprèsducrochetquetupourras,puissors-le–lentement.Silefilsedétache,lacapsule…J'aihochélatêteavecimpatience.—Jesais.Boum!Tumel'asdéjàdit.J'aiouvertlatroussemédicaledanslaquellej'aiprisunepinceàépileretdesciseauxdechirurgie.
Ilsavaientbeauêtrepetits,ilsparaissaientimmenses.J'aiallumélalampe-styloetjel'aicoincéeentremesdents.J'ai tendu àEvan le gant de toilette qui empestait le pin. Il l'a plaqué sur le nez et la bouche de
Megan.Elleagigotéuninstant,sespaupièressesontouvertes,sesyeuxsesontrévulsés.Sesmains,qui reposaient jusque-là sagement sur sesgenoux, se sont crispées, avantde s'immobiliser.Evan aalorsposélegantsursafrêlepoitrine.—Sielleseréveillependantquejetrifouilledanssagorge…Aveclalampecoincéeentremesdents,jem'exprimaiscommeunmauvaisventriloque:«Chielle
cheréveillependantquechetrifouilledanschagorge…»Evanahochélatête.—Ilyaunebonnecentainedefaçonspourqueçasepassemal,Cassie.IlainclinélatêtedeMeganenarrièreetaforcésaboucheàs'ouvrir.Jemesuispenchéeversun
étroit tunneld'unrougebrillant,extrêmementprofond.Lapinceàépilerdansmamaingauche.Lesciseauxdansladroite.Mesdeuxmainsparaissaienténormes.—Tupeuxouvrirunpeuplus?j'aidemandé.—Sijelefais,jevaisluidisloquerlamâchoire.
Ehbien,unemâchoiredisloquéevaudraitpeut-êtremieuxquenoscorpséparpillésenmilleetunmorceauxsurlesol,maisbon…J'aieffleurél'amygdaleaveclapointedelapince.—Celle-là?—Jenevoisrien.—Evan,quandtuparlaisdel'amygdaledroite,tuvoulaisdireàsadroite,pasàlamienne,c'estça?—Oui,sadroite.Tagauche.—OK,justehistoired'êtresûre.Jenevoyaisriendecequejefaisais.J'avaisenfoncélapincedanssagorge,maispaslesciseaux.
Comment allais-je pouvoir enfourner ces deux trucs énormes dans la minuscule bouche de cettegamine?—Attrapelefilavecl'extrémitédelapince,asuggéréEvan.Puistire-letrèsdoucementpourquetu
puissesvoir ceque tu es en trainde faire.Ne tire pasd'un coup sec.Si le fil est déconnectéde lacapsule…—Putaindebordeldemerde,Walker,tun'aspasbesoindemerappelertouteslesdeuxminutesce
quirisqued'arriversiceputaindefilsedétachedecetteputaindecapsule!Soudainj'aisentil'extrémitédelapincetoucherquelquechose.—OK,jecroisquejel'ai.—C'esttrèsmince.Noir.Brillant.Talampedevraitrefléter…—S'ilteplaît,tais-toi!Ou,enlangageavecunelampecoincéeentrelesdents:«Ch'ilteplaît…»Jetremblaisdetoutmoncorps,mais,parmiracle,mesmains,elles,restaientfermes.J'airéussià
glisserunpeuplusmamaindroitedanslabouchedeMeganenpoussantsurlecôtédesajoue,etj'aiplacéleboutdesciseauxenposition.Est-cequec'étaitça?J'avaisbon,là?Lefil,sic'étaitbienlefilquibrillaitdanslalueurdemalampe,étaitaussifinqu'uncheveu.—Doucement,Cassie.—Ferme-la.—Siellel'avale…—Bordel,Evan,jevaistetuer.Sérieusement.Voilà,j'avaislefil,bloquéentrelesextrémitésdelapince.Pendantquejetirais,jevoyaislepetit
crochetincrustédanssachairenflammée.Doucement,doucement,doucement.Assure-toidecouperleboncôtédufil.—Tu es trop près, m'a prévenue Evan. Arrête de parler et ne respire pas directement dans sa
bouche…OK.Jecroisquejevaisplutôtflanquerunmégacoupdepoingsurlatienne.Unebonnecentainedefaçonspourqueçasepassemal,avait-ildit.Maisilyademauvaisesfaçons,
detrèsmauvaisesfaçons,etdetrès,trèsmauvaisesfaçons.QuandlesyeuxdeMegansesontouvertsetqu'elles'estmiseàgigoter,noussommespassésparuntrès,trèsmauvaismoment.
—Elleestréveillée!j'aicrié.Commesic'étaitnécessaire.—Lâchelefil!Ça,c'étaitnécessaire.LesdentsdeMegan se sont refermées surmamain.Elle remuait la têtededroite àgauche.Mes
doigtsétaientcoincésdanssabouche.J'essayaisdegarderlapinceimmobile,maissiMegantiraitunpeutropetquelacapsulelâche…—Evan,faisquelquechose!Tendantlebras,ilatentéd'attraperlegantimprégnédedésodorisant.J'aicrié:—Non,tiensplutôtsatête,crétin!Nelalaissepas…—Lâchelefil!a-t-ilhaleté.—Quoi?Tuviensdemediredenepaslâcher…IlapincélenezdeMegan.Lâcher?Nepaslâcher?Sijelâchais,lefilrisquaitdes'enroulerautour
delapinceetdecasser.Sijenelâchaispas,touscesgestesetmouvementsdésordonnésallaienttirertropfortdessus.LesyeuxdeMegansesontrévulsés.Dedouleur,deterreuretdedésorientation,cecocktailauquellesAutresnousavaienthabitués.Sabouches'estouverte,j'aienfoncélesciseauxdanssagorge.—Jetedéteste,j'aichuchotéàEvan.Jetedétesteplusquen'importequiaumonde.Jemesuisditqu'ilétait importantqu'il lesacheavantque jerefermelesciseaux.Justeaucasoù
nousserionspulvérisésparlesouffledel'explosion.—Tul'as?ademandéEvan.—Putain,maisj'ensaisriensijel'aioupas!—Fais-le.Puisilasouri.Souri!—Coupelefil,monÉphémère.J'aicoupélefil.
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—C'ESTUNTEST,aditEvan.Letruc,quiressemblaitàunegéluleempliedeliquidevert,étaitposésurlebureau,neprésentant
plusaucundanger–entoutcasnousl'espérions–,enfermédansunpetitsachetenplastique,dugenrede ceux que votremère utilisait à l'époque des jours heureux – disparus depuis longtemps – pourgarderlesandwichdevotredéjeuneraufrais.—Quoi,tuveuxdirequ'ilssontencoreenphasederechercheetdéveloppementpourtransformer
leshumainsenbombes?ademandéBen.Il était appuyé contre le rebord de la fenêtre brisée, tremblant de froid, mais quelqu'un devait
surveiller leparkinget ilnevoulaitconfiercette tâcheàpersonne.AumoinsBenavait-il retirécehideux sweat-shirt jaune à capuche trempé de sang (il était hideux avantmêmed'être imprégné desang),etilavaitenfiléunsimplesweatnoir,quilefaisaitpresqueressembleràceluiqu'ilétaitavantl'arrivéedesAutres.Assis sur le lit, Sam a gloussé avec hésitation, semblant se demander si son Zombie adoré
plaisantait ou non. Je ne suis pas psy, cependant je soupçonne Sam d'avoir effectué une sorte detransfertsurBen,étantdonnéquenotrepèreneseraplusjamaislà.—Jeneparlaispasdelabombe,aréponduEvan,maisdenous.—Super!agrommeléBen.C'estlepremiertestquej'aurairéussientroisans.—Laferme,Parish!j'airétorqué.(Quiavaitinstaurécetterègledisantquelessportifsdevaientse
comporterdefaçonstupidepourêtrecool?)Jesaistrèsbienquel'annéedernièretufaisaispartiedesfinalistesduNationalMerit.—Vraiment?alancéDumbo.Ses oreilles s'étaient dressées. OK, je ne devrais pas faire de telles remarques sur ses oreilles,
néanmoins,ilavaitl'airabasourdi.—Oui,vraiment,aréponduBenavecsonsourirebrevetéstyleParish.Maisc'étaitunepetiteannée.
Onajusteeuuneinvasiond'aliens.IlaregardéEvan.Sonsourires'estévanoui,cequiarrivaittoujoursquandilregardaitEvan.—Qu'est-cequ'ilsveulenttester?a-t-ildemandé.—Nosconnaissances.—Ouais,engénéral,c'estlà-dessusqueportentlestests.Tusaiscequinousaideraitfranchement,
Walker?C'estquetuarrêtesavectesmystérieuxtrucsd'alien,etquetunousparlesdelaputainderéalité.Parcequechaquesecondequipassesansquecetrucsedéclenche(d'unmouvementdetêteiladésigné le sachet) estune secondedurant laquellenos risquesdoublent.Tôtou tard, et àmonavisplutôttôtquetard,ilsvontreveniretfairevoltigernosculsjusqu'àDubuque.—Dubuque?PourquoiDubuque?Qu'est-cequ'ilyalà-bas?s'estinquiétéDumbo.Ilnevoyaitpaslerapport,etçaleperturbait.
—C'estrienqu'uneville,Dumbo,aréponduBen.Choisieauhasard,commeça.Evanahochélatête.J'aijetéuncoupd'œilàPoundcake,dontlasilhouetterondouillardeemplissait
l'embrasuredelaporte.Bouchebée,iltournaitlatêtededroiteàgauchepoursuivrelaconversation.—Effectivement,ilsvontrevenir,aditEvan.Àmoinsquenousn'échouionsautest.Danscecas,ils
n'aurontplusbesoindesepointerici.—Échouer?Nousavonsréussi,non?Benapivotéversmoi.—J'aipourtantlasensationd'avoirréussi.Ettoi?—Échouerpourl'avoirrecueillie,toutcontentsdenous,j'aiexpliqué.Avantquenosculsvoltigent
jusqu'àDubuque.—Dubuque,arépétéDumbo,perdu.—L'absencededétonationnepeutsignifierquetroischoses,acommencéEvan.Un:ledispositif
fonctionnaitmal.Deux:ledispositifn'étaitpasbiencalibré.Ou,trois…Benalevélamainpourterminerl'explicationàsaplace.— Ou trois : quelqu'un dans l'hôtel était au courant pour les enfants transformés en bombes
humaines,aétécapablederetirerledispositif,delemettreensécuritédansunsachetenplastiqueetaorganiséun séminaire sur lameilleure façondedistiller lapaniqueet laparanoïachezcescrétinsd'humains.Letest,c'estpourvoirsinousavonsunSilencieuxparminous.—Onenaun!acriéSammy.Dudoigt,ilapointéEvan.—TuesunSilencieux!—Cedontilsnepourraientêtresûrs,s'ilsfaisaientexplosernotregargoteavecquelquesmissiles
bienenvoyés,apoursuiviBen.—Cequiamèneuneautrequestion,acomplétéEvan :pourquoisoupçonneraient-ils laprésence
d'unSilencieuxparmivous?Unlourdsilences'estabattudanslapièce.Benpianotaitdesdoigtssursonavant-bras.Poundcakea
refermé la bouche. Dumbo ne cessait de tirer son lobe d'oreille.Moi, je me balançais d'avant enarrièresurmonsiège,toutentripotantlapattedeNounours.J'ignoraiscommentilavaitatterrisurmesgenoux.Peut-êtreque je l'avais récupérépendantquePoundcakeavaitemmenéMegandans lachambred'àcôté.Jemesouvenaisdel'avoirvuparterre,maispasdel'avoirramassé.—Pourtant,aditBen,ilsdoiventavoirunmoyendesavoirquetuesavecnous,non?Sinon,ils
risqueraientd'éliminerleurproprepion.—S'ilsétaientcertainsdemaprésence,ilsn'auraientpasbesoindecetest.Ilssoupçonnentqueje
suislà,c'esttout.Alors,j'aicompris,cequinem'apasrassurée.—Ringer.Benatournélatêteversmoi.Lemoindresouffled'airauraitpulefairetomberdesonperchoir.—Elleaétécapturée,j'aidit.OuTeacup.Outouteslesdeux.
Je me suis adressée à Evan, parce que la mine déconfite qu'affichait Ben était trop difficile àsupporter.—C'estcequimeparaîtleplusvraisemblable,aacquiescéEvan.—Ça,c'estdesconneries!luiahurléBen.Ringernenousdonneraitjamais.—Pasdesonpleingré,afaitremarquerEvan.—Wonderland,j'aichuchoté.Ilsonttéléchargésessouvenirs…Bens'estécartéduborddelafenêtre,alégèrementperdul'équilibreettitubéuninstantavantdese
cognercontrelelitdeSammy.Iltremblait,maispasdefroid.—Oh,non.Non,non,non!Ringern'apasétécapturée.Elleestensécurité,toutcommeTeacup,et
pasquestiond'imaginerça…—Paslapeined'imaginer,l'ainterrompuEvan.C'estcequiadûsepasserpourdebon.Jeme suis levée pourm'approcher deBen.C'était l'un de cesmoments où vous savez que vous
devezfairequelquechose,maisvousignorezquoi.—Ben,écoute-le!Iln'yasûrementqu'uneseuleraisonpourquenoussoyonsenvieetqu'ilsaient
envoyéMegan.—Qu'est-cequit'arrive?m'ademandéBen.Tuesd'accordavectoutcequeditcemec,commes'il
étaitMoïsedescendudesamontagne?S'ilssaventqu'ilest ici,quellequ'ensoit laraison,alors ilssaventquetonpetitcopainestuntraîtreetilsnousenverrontquandmêmecreveràDubuque.ToutlemondeafixéDumbo,attendantuncommentairedesapartsurDubuque.—Ilsneveulentpasmetuer,alâchéEvan.Ilavaitunregardtriste.—C'estvrai,j'avaisoublié,aditBen.Ceseraplutôtmoileurvictime.Ils'estécartédemoipourregagner lafenêtre.Unefois là, ilaposésesmainssur lerebordeta
observélecielsombre.—Sionresteici,onestfoutus.Sionsecasse,onestfoutus.Onestcommedesgaminsdecinqans
quiaffrontentBobbyFischer1auxéchecs.Ils'estretournéversEvan.—Tuaspeut-êtreétérepéréparunepatrouillequit'asuivijusqu'ici.Dudoigt,iladésignélesachet.—Ça,çane signifiepasqu'ilsontRingerouTeacup.Çaveut justedirequ'onn'aplusde temps
devantnous.Onnepeutpassecacher,onnepeutpass'enfuir,donconenrevienttoujoursàlamêmequestion:passinousallonsmourir,maisquand.Commentallons-nousmourir?Dumbo,commenttuvoudraismourir,toi?Dumbos'estredressé.Ilacarrélesépaulesetrelevélementon.—Debout,chef!BenaensuitecontempléPoundcake.—Ettoi,Cake,tuveuxaussimourirdebout?Àsontour,ils'estredressé.Ilahochélatêteavecélégance.
Ben n'a pas eu besoin de poser la question à Sam.Mon petit frère s'est levé, et lentement, trèslentement,avecunegrandedignité,ilaeffectuéunsalutàl'intentiondesoncommandant.
1.Leplusgrandjoueurd'échecsdetouslestemps,selonGarryKasparov,lui-mêmechampionmondiald'échecs.(N.d.T.)
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OHMERDE!Lesmecs!J'aijetéNounourssurlebureauavantdem'adresseràlabrigadedemachosquimefaisaitface.— J'ai déjà vécu ça : on s'enfuit, on crève ; on reste, on crève. Alors, au lieu de se la péter
règlementsdecomptesàOKCorral,envisageonsplutôtlatroisièmeoption:onfaitsauterl'hôtel.Masuggestion lesa laissésbouchebéeunmoment.Evanacompris lepremier. Ilahoché la tête
aveclenteur,visiblementpeusatisfaitdel'idée.Ilyavaitbeaucoupdeparamètresinconnus.Unbonmillierderisquesqueçasepassemal,uneseulechancequetoutaillebien.Benestallédirectementaucœurduproblème:—Etcommentonfait?Quiprendlerisquedesoufflerdessusetd'exploseravec?—Jem'enoccuperai,sergent,aditDumbo.Sesoreillessontdevenuestoutesrouges,commes'ilétaitgênédesonproprecourage.Ilaeuun
légersourire,genre:ilavaitfinalementpigé,avantd'ajouter:—J'aitoujourseuenviedevoirDubuque.—Lesoufflehumainn'estpaslaseulesourcedeCO2,j'aifaitremarquerànotrefinalistedel'ordre
duNationalMerit.—LeCoca!s'estécriéDumbo.—Bonnechancepourentrouverdanslecoin,afaitremarquerBen.Ilavaitraison.Lessodasetlesboissonsalcooliséesétaientdanslespremièreschosesàavoirfait
défautaprèsl'invasion.—Unecanetteouunebouteille,amarmonnéEvan.Cassie,tunem'aspasditqu'ilyavaitunsnack
justeàcôté?—LescanettesdeCO2pourlafontained'eaupotable…,j'aicommencé.
—…sontsûrementencorelà-bas,apoursuiviEvan.—Sionattachelabombeàlacanette…—…qu'onfixelacanettepourqu'elledélivreleCO2…
—Unefuitelente…—…dansunespaceconfiné…Là,onacriéàl'unisson:—L'ascenseur!—Waouh!Ça,c'estbrillant,afaitremarquerBen,maisjenecomprendspasvraimentcommentça
varésoudrenotreproblème.—Ilscroirontquenoussommesmorts,Zombie,aditSam.
Monpetit frèrede cinqans avait saisi leprincipe,mais il ne connaissait pas aussi bienVoschetcompagniequenotresergent.—Etquandilsvérifierontleslieuxetnetrouverontpasdecorps,ilspigeront,alâchéBen.—Maisçanousdonneradel'avancesureux,afaitremarquerEvan.Etàmonavis,letempsqu'ils
comprennentlavérité,ilseratroptard.—Parcequ'onestbeaucouptropmalinspoureux,c'estça?ademandéBenavecironie.Evanasouri.—Parcequenousallonsnousrendrelàoùilsnepenserontmêmepasànouschercher.
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NOUSN'AVIONSPLUSLETEMPSDEDISCUTER.Nousdevionslancerl'opérationDépartImmédiatavantque la5eVaguenous tombedessus.BenetPoundcake sont sortispour récupérerunecartouchedeCO2ausnack.Dumbos'estmisenfactiondanslehall.J'aiditàSamqu'ildevaitsurveillerMegan,vuqu'elleétaitunedesescopinesdepuisl'épisodedubus.Ilaréclamémonpistolet.Jeluiairappeléque,ladernièrefois,çaneluiavaitpasbeaucoupservi:ilenavaitvidélechargeursansmêmeeffleurersacible.JeluiaitenduNounours.Ilahaussélesyeuxauciel.Nounours,ça,c'étaitilyasixmois!Alors,Evanetmoinousnoussommesretrouvésseuls.Justelui,moi,etcettepetitebombeverte,en
fait,çafaisaittrois.—Vas-y,déballe!jeluiaiordonné.—Qu'est-cequetuveuxquejedéballe?Ilmeregardaitd'unairaussiinnocentqueNounours.—Cequetuasdansleventre,Walker.Jesaisquetumecachesuntruc.—Pourquoiest-cequetu…?—Parcequec'est ton style.Tonmodusoperandi.Tu es commeun iceberg, dont les trois quarts
flottentsouslasurface.MaispasquestionquejetelaissetransformercethôtelenTitanic.Ilapousséunsoupir,évitantmonregard.—Tuasunstyloetdupapier?—Pardon?Tucroisquec'estlemomentd'écrireunpoèmed'amour?Çaaussi,c'étaitsonstyle:chaquefoisquejem'approchaistropdelavérité,ilm'enfaisaitdévieren
me parlant d'amour. En me rappelant que je l'avais sauvé. Ou bien il me sortait n'importe quelleremarquepseudo-profondesurlanaturedemasplendeur.J'ainéanmoinsattrapéunstyloetunblocsurlebureauetjelesluiaitendus,vuque,finalement,çan'estjamaisdésagréablequ'unhommevousécriveungentilpoème,n'est-cepas?Maisaulieud'unpoème,Evanadessinéunecarte.—Unétage,blanche–ouentoutcas,elleaétéblanche–,enbois.Jenemesouvienspasdeson
emplacementexact,maiscettebaraqueestpile sur l'autoroute54.Àcôtéd'une station-serviceavecunedecespancartesenmétalHAVOLINEOILouuntrucdugenre.Iladéchirélafeuilleetmel'aplaquéedanslamain.—Etpourquoiest-cequ'àtonavisc'estledernierendroitoùilsviendrontnouschercher?J'allaisencoremefairepiéger,mêmesicettehistoired'HAVOLINEOILn'avaitrienderomantique.J'aiinsisté:—Etpourquoitudessinesunecartepuisquetuviensavecnous?—Aucasoùilarrivequelquechose.
—Àtoi.Etsijamaisilnousarrivequelquechoseàtouslesdeux?—Tuasraison.Jevaisdessinercinqautrescartes.Ils'estatteléàlasuivante.Jel'aiobservépendantdeuxsecondes,puisj'aiattrapélebloc-notesetle
luiaijetéàlatête.—Espècedefilsdepute.Jesaiscequetufais.—J'étaisentraindedessinerunecarte,Cassie.—Installerundétonateurgrâceàundistributeurdesodas,danslestyleMissionImpossible,c'est
biença?PuisonfiletousverslapancarteHAVOLINE,toientêteavectachevillecassée,tajambequiaprisuncoupdecouteau,et45°Cdefièvre.—Sij'avais45°Cdefièvre,jeseraismort,a-t-ilfaitremarquer.—Non,ettuveuxsavoirpourquoi?Parcequelesmortsn'ontpasdefièvre!Ilahochélatêted'unairsongeur.—MonDieu,Cassie,tum'asmanqué!—Voilà!Voilà,onyest!C'estcommequandonparledelafermeWalker,duCampdesCendres,
oudescampsdelamortdeVosch.Chaquefoisquejetecoince…—Tum'ascoincéàl'instantoùj'aiposélesyeux…—Çasuffit!Surpris,ilafermélabouche.Jemesuisassisesurlelitàcôtédelui.Peut-êtrequejemeplantais
complètement. On attrape mieux les mouches avec du miel, disait toujours ma grand-mère. Leproblème,c'estquetouscesstratagèmesfémininsn'étaientpasvraimentdansmesgènes.J'aiprislamaind'Evan.Jel'airegardéaufonddesyeux.J'aimêmeenvisagédedéfaireunboutonoudeuxdemachemise,maisjemesuisditqu'ilverraitsûrementunpetitpeutropclairdansmonjeu.— Pas question que tu me refasses le coup de Camp Haven, j'ai dit, d'une voix que j'espérais
suffisammentaguichante.Horsdequestion,Evan.Tuviensavecnous.Poundcakepourrateporter.Samainaeffleurémajoue.Sescaressesm'avaientmanqué.—Jesais,a-t-ildit.Ses yeux, couleur de chocolat fondant (argh !) avaient une expression d'infinie tristesse. Je
connaissaisaussiceregard.Jel'avaisvu,danslesbois,quandilm'avaitconfessésavéritableidentité.—Maistunesaispastout,a-t-ilcontinué.Tun'espasaucourantpourGrâce.—Grâce,j'airépété.J'ai écarté sa main de ma joue, oubliant toute cette histoire de miel et de séduction. J'aimais
beaucoup trop ses caresses. Je devaism'efforcer demoins les apprécier, ainsi que sa façondemeregardercommesij'étaisladernièrehumainesurTerre,cequejecroyaisavantqu'ilmetrouve.C'estun lourd fardeau à poser sur les épaules de quelqu'un. Vous décidez que votre existence entièredépendd'unepersonne,etvousvousretrouveznoyédansunocéandeproblèmes.Songezàtoutesceshistoiresd'amourtragiques jamaisécrites.Jen'avaisaucuneenvied'être laJulietted'unquelconqueRoméo,surtoutsijepouvaisl'éviter.Mêmesileseulcandidatvalableétaitprêtàmourirpourmoi,etqu'il se trouvait assis juste là, tenant ma main, son regard plongé dans le mien. De plus, il était
quasimentnusouslescouverturesetEvanavaitlecorpsd'unmannequindechezHollister…maispasquestiondepenseràtoutça.—Encoregrâce.Tun'aspascessédeprononcercemotaprèsquejet'aitirédessus.—Grâce…Tunesaispascequeçasignifie.Waouh!J'ignoraisqu'ilétaitaussireligieux–ousicritique.Engénéral,cesdeuxaspectsallaient
ensemble,néanmoins…—Cassie,jedoistedirequelquechose.—Tuesbaptiste?— Ce jour-là, sur l'autoroute, après… quand je t'ai laissée partir, j'étais très inquiet. Je ne
comprenaispascequim'arrivait,pourquoijenepouvaispas…fairecequej'étaisvenufaire.Cepourquoij'avaisétéélevé.Çan'avaitaucunsenspourmoi.Etdebiendesfaçons,çan'enatoujourspas.Oncroit se connaître. On pense être la personne qu'on voit dans le miroir. Je t'ai trouvée, et en tetrouvant,jemesuisperdu.Plusrienn'étaitclair.Plusrienn'étaitsimple.J'aihochélatête.—Jemesouviensdutempsoùtoutétaitsimple.—Audébut,quandjet'aiamenéechezmoi,j'ignoraissituallaissurvivre.J'étaisassislà,avectoi,
etjepensais:Peut-êtrequ'ellenedevraitpasvivre.—Ehbien!C'estd'unromantismefou!—Jesavaiscequiallaitarriver,a-t-ildit.Ilaprismesmainsentrelessiennes,m'aattiréeprèsdelui,etj'aisombré,complètementsombré
danssessatanésyeux,etc'estbienpourcelaquelecoupdumielnemarchepasavecmoi:moi,jesuisplutôtcommelamouchequivientsecollerdessus.—Jesavaiscequiallaitarriver,Cassie,etjusqu'àprésent,jepensaisqueseulslesmortsavaientde
lachance.Maisjelavois,maintenant.Jelavois.—Quoi?Qu'est-cequetuvois,Evan?Ma voix tremblait. Il m'effrayait. Peut-être était-ce la fièvre qui le faisait délirer, mais j'avais
l'impressiondenepluslereconnaître.—Lasortie.La façondemettreun termeà toutça.Leproblème,c'estGrâce.Elleest trop forte
pour toi – pour n'importe lequel d'entre vous. Grâce est la porte, et je suis le seul à pouvoir enfranchirleseuil.Aumoins,jepeuxtedonnerça.Etdutemps.Cesdeuxchoses,durépitetdutemps,etalors,tupourrasenfiniravectoutça.
44
AVECUNTIMINGPARFAIT,Dumbos'estpointé.—Ilssontrevenus,Sullivan.Zombieadit…Ils'estinterrompu.Àl'évidence,ilvenaitd'écourterunmomentintime.Dieumerci,jen'avaispas
déboutonnémachemise.J'ailâchéEvanetjemesuislevée.—Ilsonttrouvéunerecharge?Dumboahochélatête.—Ilssontentraindel'installerdansl'ascenseur.IlaregardéEvan.—Zombieaditquec'estquandtuveux…Evanaacquiescéd'unmouvementdetête.—OK.Cependant,iln'apasbougé.Moinonplus.Dumboestrestéplantélàquelquessecondes.—OK,a-t-illâchéàsontour.Evann'arienrépondu.Pasplusquemoi.Ducoup,Dumboaajouté:—Àplustard!OnserevoitàDubuque!Hé!Hé!Ilaquittélapièce.JemesuistournéeversEvan.—Bon,tutesouviensdudiscoursdeBenausujetdecetrucd'alienénigmatique?EvanWalkeraalorsfaitquelquechosequejenel'avaisjamaisvufaire–ouplutôt,entendudire,
pourêtreexacte.—Merde!a-t-illâché.Dumboétaitderetouràlaporte.Bouchebée,lesoreillesenfeu,empoignéparunefilleimmense
avec une cascade de cheveux d'un blond demiel, des traits norvégiens saisissants, des yeux bleusperçants,deslèvrespleines,sensuelles,commebourréesdecollagène,etlasilhouetteélancéed'uneprincessedespodiumsdemode.—Salut,Evan!alancémissCosmopolitan.Biensûr,savoixétaitprofondeetlégèrementrauquecommecelledetouteslesséduisantesgarces
imaginéesparHollywood.
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GRÂCE:UNEPERSONNE,PASUNEPRIÈRE,niquoiquecesoitliéàDieu.Etarméejusqu'auxdents:enplusdesonénormefusildesniperaccrochédansledos,elleavaitleM16deDumbo.Elleapoussélegamindanslachambre,puisellem'aéblouieavecsonsourireà100000watts.—TudoisêtreCassiopée,lareinedesnuitsétoilées.Jesuissurprise,Evan.Jenel'imaginaispas
commeça.J'ignoraisquec'étaittongenre.J'airegardéEvan.—Quiestcettefille?—Grâceestcommemoi.—Çafaitunbailqu'onseconnaît.Àquelquesdizainesdesièclesprès.Aufait…D'ungestedelamain,Grâceadésignémonfusil.Jel'aijetéàsespieds.—Tonarmedepoingaussi.Ainsiquececouteauattachéàtacheville,soustontreillis.—Laisse-lespartir,Grâce,aplaidéEvan.Onn'apasbesoind'eux.Grâce l'a ignoré.Elle adonnéun coupdepieddansmon fusil etm'aordonnéde le jeter par la
fenêtreavecmonLugeretmoncouteau.Evanahochélatêtedansmadirection,style:Ilvautmieuxque tu lui obéisses. J'ai donc obtempéré. La tête me tournait. Je n'arrivais pas à penser de façoncohérente. Grâce faisait partie des Silencieux, comme Evan. Ça, je pigeais. Mais commentconnaissait-ellemonprénom,pourquoiétait-ellelà,commentEvanétait-ilaucourantdesavenue,etquevoulait-ildireavecson:Grâceestlaporte?Laporteversquoi?Grâceareprislaparole,s'adressantàEvan:—Jesavaisqu'elleétaithumaine,maisjen'avaisjamaisimaginéàquelpoint.Meconnaissantbien,Evanétaitcertaindecequiallaitsuivre,cependantilaquandmêmetentéde
l'éviter:—Cassie…—Allezvousfairefoutre,toiettabanded'enfoirésdeputaind'aliens!—Quellangagepittoresque!arétorquéGrâce.C'estcharmant!LefusildeDumboenmain,ellem'afaitsignedem'asseoir.Denouveau,Evanm'ajetéunregard
acéré:Obéis,Cassie.Alorsjemesuisassisesurlelitvoisindusien,àcôtédeDumboquirespiraitfortparlabouche,commeunasthmatique.Grâcerestaitprèsdelaporte,afindepouvoirsurveillerlecouloird'unœil.EllesemblaitignorerqueSametMegansetrouvaientdanslachambrecontiguë,etqueBenetPoundcakeattendaientEvanenbas,dansl'ascenseur.Toutàcoup,j'aicomprislastratégied'Evan : essayer de gagner du temps.QuandBen et Poundcakemonteraient voir ce qui se passait,nousaurionsnotrechance.Hélas,jemesuissouvenued'Evanqui,dansl'obscuritélapluscomplète,avaitprisledessussurtouteuneescouadedesoldatsdela5eVague,bienplusarmésquelui,et j'aipensé:Non,quandBenetPoundcakenousrejoindront,ceseraellequiaurasachance.
Je l'aiobservée :appuyéecontre lemontantde laporte,unechevillecroiséenonchalammentsurl'autre,sesbouclesblondesflottantsuruneépaule,latêtelégèrementtournéeafinquenouspuissionsadmirer son superbeprofil nordique, et j'ai songé :Évidemment ! Si vouspouvez vous téléchargerdansn'importequelcorpshumain,pourquoinepaschoisir l'undesplusbeaux?Evan avait fait demême. Sur ce point-là, il n'était rien d'autre qu'un charlatan. C'était bizarre de penser à tout cela.Finalement,lemecquimefaisaitfondren'étaitqu'uneeffigie,unmasquesurunvisage…sansvisage,qui,ilyadixmilleans,ressemblaitpeut-êtreàuncalamarouuntrucdumêmegenre.—Bon, ils nous avaient bien prévenus qu'il y avait un risque à vivre si longtemps comme des
humains…parmileshumains,alâchéGrâce.Dis-moi,Cassiopée,tuneletrouvespasmerveilleuxaulit?—Pourquoitunemedispascequetuenpenses,toi,espècedesalopeextraterrestre?—Elleestfougueuse!alancéGrâceàEvan,unsourireauxlèvres.Commesonhomonyme.—Laisse-lespartir,Grâce.Ilsn'ontrienàvoiravecça!—Evan,jenesuismêmepassûredecomprendrecequisepasseexactement,a-t-ellerétorqué.Elleaquittésonposteetflotté–iln'yapasd'autremotpourqualifiersondéplacement–jusqu'au
litd'Evan.—Etpersonnen'iranulleparttantquejenel'auraipasdécidé!Elles'estpenchéeverslui,aprissonvisageentresesmainsetluiadonnéunlongbaisersurles
lèvres. J'ai bien vu qu'il la repoussait, mais elle ne l'a pas laissé faire. Miss Garce BlondeIntergalactiquesemblaitavoirplusd'unerusedanssonsac.—Tuluiasdit,Evan?a-t-ellemurmurécontresajoue,d'unevoixcependantassezfortepourque
jepuisseentendre.Est-cequ'ellesaitcommenttoutvaseterminer?—Commeça!j'airétorqué.Aumême instant, j'ai foncésurelle têtebaissée,comme je le fais toujours,heurtant sa tempede
moncrâne.L'impact l'aprojetéecontre laporteduplacard.Moi, jemesuisaffaléesur lesgenouxd'Evan.Voilà,c'étaitparfait,j'aipensé,defaçonunpeuincohérente.J'aivoulumerelever,maisEvanm'aenlacéeparlataille,m'immobilisant.—Non,Cassie.Safaiblesseajouéenmafaveur,etjemesuisfacilementlibéréedesapoignepoursauterdulitsur
ledosdeGrâce.Grossièreerreur:ellem'aattrapéeparlebrasetm'alancéeàtraverslachambre.Jemesuisramasséesurlemuràcôtédelafenêtreetjemesuisécrouléesurlecul.Aussitôt,unevivedouleuraenvahimondos.J'aientenduuneportes'ouvrirdanslecouloir,etj'aicrié:—Sauve-toi,Sam!Barre-toi,Zombie!Fichezle…Grâces'estprojetéehorsdelapièceavantquej'aieletempsdeterminermaphrase.Ladernièrefois
que j'avaisvuquelqu'un sedéplacer aussi rapidement, c'était auCampdesCendres,quand les fauxsoldatsdeWright-Pattersonm'avaienttraquéedanslesbois.Çamefaisaitpenserauxpersonnagesdebandedessinée,l'humourenmoins.D'autantplusquej'étaisloind'apprécierlaraisonpourlaquelleGrâceavaitfilé.Ohnon,espècedegarce!Pasquestionquetutouchesàmonpetitfrère.
J'aifoncé,dépassantDumbo–etEvanquiavaitrepoussésescouverturesettentaittantbienquemaldes'extirperdulitmalgrésesblessures–,etj'aibondidanslecouloir,désert,cequin'étaitpasunebonnechose,pasbonnedutout.J'aiavancéverslachambredeSammais,àl'instantoùj'aiposélamainsurlapoignée,unboulets'estabattusurmanuque,etjemesuisécrasélenezcontrelaporte.Quelquechoseacraqué,etcen'étaitpaslepanneaudebois.J'aireculéd'unpas.Lesangdégoulinaitsurmonvisage.J'ensentaislegoûtdansmaboucheet,d'unecertainefaçon,c'estçaquim'aaidéeàtenir.Jusqu'àcetinstant,j'ignoraisquelarageavaitungoût:celuidevotrepropresang.Desdoigtsglacésm'ontserrélecou,etàtraversunbrouillardrougeoyantj'aivumespiedsquitter
lesol.Puisj'aiétéprojetéelelongducouloir,jemesuisécraséesurmonépauleetj'airouléjusqu'àlafenêtreàl'autreextrémitéduhall.—Nebougepasdelà!m'aordonnéGrâce.Ellese tenaitàcôtéde laportedeSam,ombremenaçanteauboutd'un tunnel faiblementéclairé,
brillantnéanmoinsderrièreleslarmesquicoulaientsurmesjouessansquejepuisselesenempêcher,etsemêlaientàmonsang.—Ne.Touche.Pas.À.Mon.Petit.Frère.—Oh!Cetadorablegaminesttonfrère?Désolée,Cassiopée,jel'ignorais.Elleasecouélatêted'unairderegretsimulé.Oh,ilsétaientdouéspournousparodier!PuisGrâce
aajouté:—Ilestdéjàmort.
46
TROIS CHOSES SE SONT ALORS PRODUITES EN MÊME TEMPS. Quatre, si l'on compte quemon cœur aexploséenmillemorceaux.J'ai foncé vers Grâce. J'allais lui éclater son ravissant visage de mannequin. Lui arracher son
pseudo-cœurhumaindesapoitrinesiparfaitementhumaine.J'allaisluiarracherlesentrailles,àcettegarce.Ça,c'étaitlapremièrechose.Ladeuxième:laportedel'escalierquis'ouvreengrand,Poundcakequiseruedanslecouloir,me
poussed'unbras, tandisquede l'autre il pointe son fusil endirectiondeGrâce.Cen'est pasun tirfacile,maisselonBen,Poundcakeestlemeilleurtireurdel'équipe–aprèsRinger,biensûr.La troisième :EvanWalker, torsenu,vêtuseulementd'uncaleçon,qui titubehorsde lachambre
justederrièreGrâce.Tireurexpertounon,siPoundcakerataitsoncoup…OusiGrâces'écartaitàladernièreseconde…J'aiplongéaussitôt,pouréviterqu'EvanseprennelaballedestinéeàGrâce,etsaisiPoundcakeaux
chevilles.Ilatrébuchéenavant.Lecoupestpartienl'air.Soudain,j'aientendulaportedel'escaliers'ouvrirdenouveau,etBenacrié«Onnebougeplus!»,exactementcommedans les films,maispersonnene s'est figé,nimoi,niPoundcake,niEvan–et encoremoinsGrâce,quide toute façonavaitdisparu.Laseconded'avantelleétaitlà,àprésent,pfff!envolée.Bens'estavancétantbienquemaljusqu'àPoundcakeetmoi,puisilaclaudiquéverslachambreenfacedecelledeSam.Sam.J'aibondidanslecouloir.BenafaitsigneàPoundcakeetalancé:«Elleestlà!»J'aiappuyésurlapoignée.Ferméeàclé.Merci,monDieu!J'aifrappéàlaporte.—Sams!Sams,ouvre!C'estmoi!Del'autrecôté,unepetitevoixaussifaiblequ'uncridesouris.—C'estuntruc!Jesaisquevousessayezdemetromper!Là,j'aiperdulespédales.J'aiposémajoueensanglantéesurlaporteetjemesuisoffertunejolie
mini-dépression.J'avaisbaissémagarde.J'avaisoubliéàquelpointlesAutrespouvaientêtrecruels.Cen'étaitpassuffisantdemeflanqueruneballeenpleinepoitrine.D'abord,ilsvoulaientm'arracherle cœur, l'écraser entre leurs mains jusqu'à ce qu'il suinte entre leurs doigts comme de la pâte àmodeler.—OK,OK,OK, j'ai chuchoté.Reste enfermé, d'accord ?Ce n'est pas grave, Sams.Ne sors pas
avantquejerevienne.Poundcake se trouvait à côté de la porte. Ben aidait Evan à tenir sur ses pieds – en tout cas, il
essayait. Chaque fois qu'il le lâchait, les genoux d'Evan se dérobaient sous lui. Ben a finalementdécidédel'adosseraumur.Evanétaitsecouédetremblements,haletant,sapeaucouleurdescendresducampdanslequelmonpèreétaitmort.Evanm'aregardéeet,dansunsouffle,ilm'alancé:
—Barrez-vousdececouloir.Maintenant!Le mur devant Poundcake a explosé en une pluie de fine poussière de plâtre blanc et de gros
morceaux de papier peintmoisi. Poundcake a reculé en titubant, avant de lâcher son fusil. Il s'estcognécontreBen,qui l'a attrapépar les épauleset l'apoussédans lachambreavecDumbo.Benatendulebrasversmoi,maisj'aiécartésamainetl'aienjointd'aiderEvan,puisj'airamassélefusildePoundcakeetj'aifaitfeusurlaportedeGrâce.Danslecouloirétroit,lebruitétaitassourdissant.J'aividélechargeuravantqueBenm'agrippeetmetireenarrière.—Nesoispasidiote!a-t-ilcrié.Ilm'aplaquéunchargeurpleindanslapaumeetm'aordonnédesurveillerlaporte,maissansfaire
feuàtout-va.Lascènesedéroulaitcommeuneémissionde téléqu'onentendraitdepuisuneautrepièce : iln'y
avaitque lesvoix.J'étaisallongéesur leventre,enpositionde tir,mescoudessoutenant lehautdemoncorps,monfusilpointésurlaportedirectementenfacedemoi.Sorsdelà,princessedesneiges.J'aiuncadeaupourtoi.Malanguesurmeslèvresensanglantées,jedétestecegoût,jel'adore.Allez,viensunpeuparici,effrayanteblonde.Ben:Dumbo,commentçava?Dumbo!Dumbo:C'estmauvais,sergent.Ben:Mauvaisàquelpoint?Dumbo:Plutôtmauvais…Ben:Oh,bonsang!Ça,jem'endoute,Dumbo!Evan:Ben–écoute-moi–,vousdevezm'écouter–ondoitsortird'ici.Toutdesuite.Ben:Pourquoi?Onlacontrôle…Evan:Paspourlongtemps.Ben:Sullivanpeuts'enoccuper.Bordel,Walker,c'estqui,cettefille?Evan:(Proposinintelligibles).Ben:C'estsûr!Plusonestdefous,plusonrit.Ondiraitqu'onn'aplusqu'àpasserauplanB.Je
m'occupedetoi,Walker.Dumbo,tutechargesdePoundcake.Sullivanprendralesgamins.Bens'estfaufiléjusqu'àmoi.Ilaposéunemainaucreuxdemesreinsetd'unmouvementdetêtea
désignélaporte.—Onnepeutpasfoutrelecampavantd'avoirneutralisécettemenace,a-t-ilchuchoté.Hé!Qu'est-
cequiestarrivéàtonnez?J'aihaussélesépaules.Passédeuxfoismalanguesurmeslèvres.—Qu'est-cequetuasentête,Ben?— C'est simple : on s'occupe de la porte, un à droite, un à gauche. Le pire, ce sera les deux
premièressecondesetdemie.—Etlemeilleur?—Lesdeuxdernièressecondesetdemie.Tuesprête?—Cassie,attends!
Evan,àgenoux,derrièrenouscommeunpèlerindevantl'autel.—Benignorecequ'ilaàaffronter,maistoi,tulesais.Dis-lui.Dis-luidequoiGrâceestcapa…—Boucle-la, l'Amoureux!agrommeléBenavantdetirersurmachemise.Viens,Sullivan,ony
va!Evanahaussélavoix.—Vousnepourrezpaslarattraper.Elleadéjàquittéleslieux,a-t-ilassuré.Benaéclatéderire.—Quoi?Tuveuxdirequ'elleasautédeuxétages?Super!Je laramasserai, jambesfracassées,
quandonseraenbas…—Elleasûrementsauté–maisellenes'estrienbrisédutout.Grâceestcommemoi.Evans'adressaitànousdeux,toutenmejetantunregarddésespéré.—Commemoi,Cassie!a-t-ilinsisté.—Mais tu es humain – je veux dire, ton corps l'est, a répliquéBen. Et aucun corps humain ne
pourrait…—Soncorpsenesttoujourscapable.Pluslemien.Lemiens'est…scratché.— Tu crois à tout ça ? m'a demandé Ben. Parce que, pour moi, ça ressemble carrément aux
conneriesdeE.T.—Qu'est-cequetuproposes,Evan?j'ailancé.Malgré le goût du sang dans ma bouche, la rage me quittait, remplacée par le sentiment
inconfortable,maishélasdésormaisfamilier,demenoyer.—Fichezlecamp.Maintenant.Cen'estpasvousqu'elleveut.—L'agneaudusacrifice,arétorquéBenavecunméchantsourire.J'aimebiencetteidée.—Ellenouslaisseraitpartir?j'ailâché,secouantlatêteavecincrédulité.J'avaisdeplusenplusl'impressiondesombrer.Était-ilpossiblequeBenaitraison?Avais-jeperdu
l'esprit?Commentpouvais-jecroireEvanWalkeraupointdeluiconfiermavieetcelledemonpetitfrère?Untrucdérapaitcarrément,là.—Ellenouslaisseraitpartir,commeça?j'aiinsisté.—Jenesaispas,aavouéEvan.Là,ilmarquaitunpoint.Ilauraitpurépondre:«Biensûr,c'estunenanatrèssympasionnetient
pascomptedesestendancessadiques.»—Parcontre,jesaisparfaitementcequisepasserasivousrestez.—Bon,changementdeplan,lesgars!acriéBenenreculant.Jem'occupedePoundcake.Dumbo,
tuprendsMegan.Sullivan,tonfrère.Allez,ons'arrache!Evans'estavancéversmoi.Tendantlesbras,ilasaisimonmentonentresesdoigtspourapprocher
monvisagedusien.Puisilaeffleurémajoueensanglantée.—C'estlaseulefaçon,Cassie.— Pas question que je te quitte, Evan. Et pas question que je te laisseme quitter. On ne va pas
recommencer!
—EtSam?Tuluiasfaitunepromesse,àluiaussi.Tunepeuxpastenirlesdeux.Grâce,c'estmonproblème.Elle…Ellem'appartient.PasdelafaçondontSamt'appartient;jeneveuxpasdireque…—Vraiment?Jesuissurprise,Evan.D'habitude,tuespourtanttrèsclair.Jeme suis redressée, j'ai pris une profonde inspiration et je lui ai flanqué une gifle. J'aurais pu
l'abattre,maisj'aidécidédeluiaccordermagrâce.C'estalorsquenousl'avonsentendu,commesilagifleétaitlesignalqu'ilattendait:lebruitd'un
hélicoptèredecombatquiapprochaitàtouteallure.
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LERAYONDES PROJECTEURSQUINOUS FRAPPE :une lumièrevive inonde lecouloir,pénètredans lapièce,jetantdesombresauxcontoursnetssurlesmursetlesol.Benbonditversmoietmeforceàmebaisser;j'attrapeEvanparlebras.Ilselibère,secouantlatête.—Contentez-vousdemelaisserunearme.—Envoilàune,mec,arépliquéBenenluitendantsonarmedepoing.Sullivan,prendstonfrère!Jen'encroyaispasmesoreilles.—Qu'est-cequiclocheavecvous,lesmecs?Onnepeutpass'enfuirmaintenant.—C'estquoi,tonplan?ahurléBen.Ilétaitobligédecrier.Levrombissementdel'hélicoptèreécrasaittout–apparemment,vul'anglede
lalumièreetlebruit,ilsetrouvaitàprésentpileau-dessusdel'hôtel.Evans'estcramponnéaumontantdeportequiavaitvoléenéclatsets'esthissésursespieds–ou
plutôtsursonpied,vuqu'ilétaitincapabledepesersurl'autre.Jeluiaicriéàl'oreille:—Dis-moijusteunechose,etpourunefoisdurant ta trèslongueexistencesoishonnête: tun'as
jamais eu l'intention de poser une bombe, puis de te sauver avec nous. Tu savais queGrâce allaitarriver,tuavaisprévudetoutfairesauteret…Àcetinstant,Sammyasurgidesachambre,agrippantMeganparlepoignet.—Cassie!Ilafoncésurmoi,heurtantsatêtecontremonventre.Jel'aicalésurmahanche,j'aioscillé,mon
Dieu, qu'il pèse lourd à présent, et j'ai attrapéMegan par lamain.Un tourbillon de vent glacial apénétréàtraverslafenêtrebrisée,etDumboahurlé:—Ilsseposentsurletoit!Jel'aientenduparcequ'ilmegrimpaitpresquesurledospouressayerdegagnerlecouloir.Ben
étaitderrièrelui,Poundcakeavachisurlui,lebrasdugaminpotelépasséautourdesonépaule.—Sullivan!acriéBen.Bougedelà!Evanm'asaisieparlecoude.—Attends!Il a levé les yeux vers le plafond. Ses lèvres remuaient sans émettre un son, ou alors j'étais
incapabledel'entendre.—Quoi?Qu'est-cequetuveuxquej'attende?Evanavaittoujourslesyeuxlevésversleciel.—Grâce.
Unhurlementdebanshees'estélevéau-dessusduvacarmedurotor,deplusenplusfort,deplusenplusaigu,jusqu'àsetransformerenuncrilugubreetstridentquivousperçaitlesoreilles.Lebâtimententieratremblé.Unefissureacreuséleplafond.Leshorriblesphotosdel'hôteldansleurscadresbonmarchésonttombéesdesmurs.Lefaisceaulumineuxaclignotéet,unesecondeplustard,l'explosionaeulieu.Unsouffled'airtrèschaudapénétrédanslapièce.—Elleaeulepilote,aditEvanavecunhochementdetête.Ilnousapoussés,Sam,Meganetmoi,danslecouloirets'estadresséàBenpar-dessussonépaule:—Maintenant,vouspartez.Puisàmoi:—Lamaisonsurlacarte.Pourl'instant,c'estcelledeGrâce,maisceseradifférentaprèscesoir.
Restezplanquéslà-bas.Ilyadelanourriture,del'eau,etsuffisammentdeprovisionspourtenirtoutl'hiver.Ilparlaitàtoutevitesse,commes'iln'avaitplusletemps:la5eVaguen'étaitpeut-êtrepasentrain
d'arriver,néanmoinsGrâcel'était.—Vousserezensécuritédanscetendroit,Cassie.Aumomentdel'équinoxe…Ben,DumboetPoundcakeavaientatteintl'escalier.Benfaisaitdesgestesfrénétiques:allons-y!— Cassie ! Tum'écoutes ? À l'équinoxe, le ravitailleur enverra une capsule de sauvetage pour
extraireGrâcedelamaison…—Sullivan!Maintenant!ahurléBen.—Situtrouvesunmoyendel'installer…Ilmeplaquaitquelquechosesurleventre,maisjetenaisdéjàSam–surmahanche–etMegan.Les
yeuxgrandsécarquillés,j'airegardémonpetitfrèrearracherdesdoigtsd'Evanlesachetenplastiquequicontenaitlabombe.PuisEvanWalkerasaisimonvisageentresesmainsetm'aembrasséesurleslèvres.—Tupeuxmettreuntermeàtoutceci,Cassie.Toi.C'estcommeçaqueçadoitsepasser.Çadoit
êtretoi.Toi.Ilm'embrassedenouveau.Monsangtachesonvisage,seslarmes,lemien.—Jenepeuxpastefairedepromesse,cettefois,dit-ilàtouteallure.Maistoi,tulepeux.Promets-
moi,Cassie.Promets-moiquetumettrasuntermeàtoutça.J'aihochélatête.—Oui,jeleferai.Mapromessecommeunesentence,laported'unecellulequisereferme,unepierreautourdemon
couquim'entraîneaufondd'unemerinfinie.
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JEMESUISARRÊTÉEUNEDEMI-SECONDEàlaportedel'escalier,sachantquejevoyaispeut-êtreEvanpour ladernière fois, ouplus exactementpour la secondedernière fois.Ensuite, leplongeondansl'obscurité,quasisimilaireàlapremièrefois,etjechuchoteàMegandefaireattentionauxboyauxderats,puisnousarrivonsdanslehalloùlesgarçonsquim'ontentraînéeàcettemégafiestasetiennentprèsdesportesd'entrée,leurssilhouettesdécoupéesparlalueurorangéedel'hélicoptèreenflammes.S'enfuir par l'entrée principale était un brillant mouvement contre-intuitif. Grâce penseraitprobablement que nous étions barricadés dans une chambre à l'étage, et grimperait sur unmur –façonMatrix–jusqu'àlafenêtrecasséedel'autrecôtédel'immeuble.—Cassie,tonnezestvraimentgonflé,m'amurmuréSamàl'oreille.—C'estparcequ'ilestbrisé.Commemoncœur,frérot,j'ail'ensemblecomplet.Poundcaken'étaitplusavachicontreBen,unbraspasséautourducoudenotresergent.Àprésent,
Benportaitsoncorpspotelécommelefontlespompiers.Etiln'avaitpasvraimentl'aird'appréciercettechargesupplémentairesursesépaules.—Çanevapasmarcher,tusais,jel'aiinformé.Tunetiendraspasunecentainedemètres.Benm'aignorée.—Dumbo,tuesdésormaisresponsabledeMegan.Sam,tuvasdevoirdescendredelà:tasœurva
prendrelatête.Moi,j'assurerail'arrière-garde.—J'aibesoind'unrevolver!aglapiSam.Benl'aignoré,luiaussi.—Onyvaparétapes.Étapenuméroun:lepontautoroutier.Numérodeux:lesarbresdel'autre
côtédupontautoroutier.Étapenumérotrois…—L'est,j'aidit.J'aiposéSammyàterreet tiré lacartefroisséedemapoche.Benm'aregardéecommesi j'avais
perdul'esprit.—Onvalà-bas,j'aiaffirméenpointantdudoigtlepetitcarréquireprésentaitlamaisondeGrâce.—Non,Sullivan.OnserendauxgrottespourretrouverRingeretTeacup.—Jemefichepasmaldesavoiroùonvatantquecen'estpasàDubuque!acriéDumbo.Benapousséungrossoupir.—Arrêteavecça,Dumbo!OK,onyva!Noussommespartis.Unelégèreneigetombait,lesfinscristauxilluminésd'orangetournoyantau-
dessusdenous.Lapuanteurducombustiblequibrûlait, lachaleurdel'incendieautourdenous.J'aiprislatêtecommeBenl'avaitsuggéré–ou,àvraidire,ordonné–,Sammytenantmaceintured'unemain,DumbojustederrièreavecMegan,laquellen'avaitpasditunseulmot,maisquiauraitpul'en
blâmer?Elleétaitsûrementenétatdechoc.Àmi-cheminaumilieuduparking,enapprochantdelabandedeterrequileséparaitdelabretelled'accèsàl'autoroute,j'aijetéuncoupd'œilderrièremoipileàtempspourvoirBens'écroulersouslepoidsdesonfardeau.J'aipousséSammyversDumboetfoncéversBen.Sur le toit de l'hôtel, j'apercevais l'enchevêtrementdes restesmétalliquesduBlackHawk.—Jet'avaisditqueçanefonctionneraitpas!jeluiaimi-chuchoté,mi-crié.—Pasquestiondelelaisser…Benétait à quatrepattes, il toussait, il avait deshaut-le-cœur.À la lueurde l'incendie, ses lèvres
étaientrougecarmin:ilcrachaitdusang.Soudain,Dumboasurgiàcôtédemoi.—Sergent.Hé,sergent…?QuelquechosedanslavoixdeDumboaattirél'attentiondeBen.IlalevélesyeuxversDumbo,qui
secouaitlatêteaveclenteurencontemplantPoundcake:ilnevapass'ensortir.Alors,avecviolence,BenParishafrappélesolgelédesamaingrandeouverte,cambrantledos,
hurlantavecincohérence,etj'aipensé:ÔmonDieu,ômonDieu,cen'estpaslemomentdepiquerunecriseexistentielle.Sijamaisilperdlespédales,onestfoutus.Onestdéjàtellementfoutus!Jeme suis agenouillée à côté deBen. Il avait le visage tordu de douleur, de peur et de rage, sa
colère figée dans son passé immuable, mais toujours si présent, là où sa petite sœur pleurait, lesuppliant de la sauver, et qu'il l'abandonnait, mourante. Il l'avait abandonnée, mais elle nel'abandonnaitpas.Elleseraitenpermanenceaveclui,etce,jusqu'àcequ'ilexhalesonderniersouffle.Elleétaitavecluiencemoment,sevidantdesonsangàquelquespasdelui,etilnepouvaitrienfairepourlasauver.—Ben,j'aidit,eneffleurantsanuquedemesdoigts.C'estfini.Sescheveux,parsemésdefloconscristallins,scintillaient.Uneombreafilédevantnous,courantversl'hôtel.J'aibondiàsasuite,parcequecetteombreétait
celledemonfrèrequiseprécipitaitverslesportesd'entréedel'hôtel.Jel'airattrapé,jel'aisaisiparla taille, il a commencéà lancerdes coupsdepoinget des coupsdepiedde toutesparts, àhurlercommeunfoufurieux;j'étaissûrequeleprochainàperdrelespédalesseraitDumbo,ettroistarés,c'étaitbeaucouptropàsupporterpouruneseulepersonne.Néanmoins, jem'inquiétaispour rien.Benétait surpied,Dumbo tenaitMeganpar lamain et les
entraînait touslesdeuxverslaroute.Apparemment,ilgérait leschosesmieuxquemoiquigardaisSammybloquésousmonbras.Visageverslebas,monpetitfrèrenecessaitdesedébattreenhurlant:—Ondoitretournerlà-bas,Cassie!Ondoitretournerlà-bas!Laramped'accès,enbasdelacollineverslepontautoroutier,étapenumérounaccomplie,alors
j'aidéposéSamàterreetluiaiflanquéunebonnefesséeenluiordonnantdelaboucler,sinonilallaittousnousfairetuer.—C'estquoi,leproblème?jeluiaidemandé.—J'ai essayéde te le dire ! a-t-il sangloté.Mais tu nem'asmêmepas écouté !Tunem'écoutes
jamais!Jel'ailaissétomber!—Tul'aslaissétomber…?
—Lesachet,Cassie.Quandoncouraitje…jel'ailaissétomber!J'airegardéendirectiondeBen.Recroquevillé,têtepenchée,lesbrasposéssursesgenouxrelevés.
J'aicontempléDumbo.Épaulesavachies,lesyeuxécarquillés,samaintenantcelledeMegan.L'hôtelaexploséenuneaveuglanteboulede feu teintéedevert.Lesola tremblé.L'airasoufflé
avecune telleviolencequenousnoussommes tous retrouvéspar terre.Puis lesdébrisontvoltigéjusqu'ànousenunénormerugissement.JemesuisjetéesurSammypourleprotéger.Unevaguedebéton,deverre,debois,departiculesdemétalpasplusgrossesquedesgrainsdesable(et–oui–desmorceauxdecessatanésrats),quidévalelacolline,unemassegriseenébullitionquinousengloutit.BienvenueàDubuque.
VI
LAGÂCHETTE
49
ILN'AIMAITPASSETROUVERaveclesplusjeunesgaminsducamp.Cesgossesluirappelaientsonpetitfrère,celuiqu'ilavaitperdu.Celuiquidormaitdansleurmaisonfamilialelematinoùilétaitsortienquête de nourriture, et n'était plus là à son retour. Celui qu'il n'avait jamais retrouvé. Au camp,lorsqu'iln'étaitpasentraindes'entraîner,demanger,dedormir,delaverlessolsàgrandeeau,ouencore de faire briller ses bottes, de nettoyer son fusil, d'accomplir sa corvée de patates ou detravaillerdanslehangardesT&E1,ilseportaitvolontairepours'occuperdeslogementsdesenfants,oudesbusauretourdeleursrafles.Iln'aimaitpassetrouveraveccesgosses,maisillefaisaitquandmême.Iln'avaitjamaisperdul'espoir:unjourilretrouveraitsonfrère.Unjour,ilentreraitdanslehangaroù lesgaminsétaient réunis lorsde leurarrivée, et il leverrait assis aumilieude l'undesgrands cercles rouges tracés sur le sol, ou bien il l'apercevrait se balancer dans le vieux pneuaccrochéàl'arbredanslacourderécréation,àcôtéduterrainderassemblement.Enfait,ilneletrouvajamais.Àl'hôtel,quandilavaitcomprisquel'ennemiimplantaitdesbombesdanslesgorgesdesenfants,il
s'étaitinterrogé:était-cecequiétaitarrivéàsonpetitfrère?L'avaient-ilstrouvé,kidnappé,etobligéà avaler la mince capsule verte avant de le renvoyer dans la nature pour qu'il soit découvert parquelqu'und'autre?Probablementpas.Laplupartdesenfantsétaientmorts.Seuleunepoignéed'entreeuxavaientétésauvésetamenésaucamp.Sonfrèren'avait sûrementpassurvécuplusdequelquesjoursaprèssadisparition.Cependant,ilavaitpeut-êtreétéenlevéparlessoldats.L'avait-onobligéàingérerlagéluleverte?
Ilsavaientpul'abandonnerdanslevastemondeetlelaissererrerjusqu'àcequ'ilrencontreungroupedesurvivantsquileprendraientaveceux,lenourriraient,etempliraientlapièceoùilsetrouvaitdeleurssouffles.Oui,leschosesavaientpusepasserdecettefaçon.«Qu'est-cequit'inquiète?»avaitdemandéZombie. Ilsavaient traversé leparkingpourallerchercherunebonbonnedeCO2 dans levieuxsnack.Zombieavaitrenoncéàluiadresserlaparoletantqu'iln'avaitpasd'ordreàluidonner,toutcommeilavaitlaissétombersestentativespourlefaireparler.Quandilluiposaitunequestion,Zombie ne s'attendait pas réellement à une réponse. « Je sais toujours quand quelque chose teperturbe.Tuascetairconstipé.Ondiraitquetuessaiesdechierunebrique.»Labonbonnen'étaitpastrèslourde,maisZombieétaitblesséetilmarchaitentêtesurlechemindu
retour.Leursergentétaitnerveux,ilsursautaitdevantchaqueombre.Ilnecessaitdedirequequelquechose clochait. Quelque chose clochait avec cet Evan Walker, et quelque chose clochait dans lasituationgénérale.Zombiepensaitqu'ilsavaientétédupés.Unefoisderetouràl'hôtel, leursergentavait envoyé Dumbo à l'étage pour aller chercher Evan. Puis ils avaient attendu dans l'ascenseurqu'Evandescende.«Tuvois,Cake,avaitditZombie,onen revient sanscesseàmonpointdevue.Piledessus.Des
impulsions électromagnétiques, des tsunamis, la PesteRouge, des aliens qui débarquent incognito,desgaminsàquiilsfontsubirunlavagedecerveau,etmaintenantdesgossesàquiilsontimplantédesbombes.Pourquoiest-cequ'ilssecompliquentautantleschoses?C'estcommes'ilsvoulaientun
combat.Oualors,ilstiennentàcequececombatsoitintéressant.Hé!Peut-êtrequec'estça!Peut-êtrequ'àunmomentdonnéonatteintuncertainpointdansl'évolutionoùl'ennuiestlapiremenaceànotresurvie. Peut-être que tout ça n'est pas une invasion planétaire,mais juste un jeu.Commequand ungamins'amuseàarracherlesailesdesmouches.»Pluslesminutespassaient,plusZombiedevenaitnerveux.«Bon,qu'est-cequ'ilfout?Ohmerde,tunecroisquandmêmepasque…?Tuferaismieuxd'aller
voir ce qui se passe, Poundcake. Et en cas de besoin, tu balances ce mec sur ton épaule et tu leramènesjusqu'ici!»Àmi-chemindansl'escalier,ilentenditsoudainuncoupviolentau-dessusdesatête,puisunsecond,
plusdoux, et ensuitequelqu'uncria. Il arrivaà laporte juste à tempspourvoir le corpsdeCassievoltigeràtraverslecouloiretheurterlesol.Tournantlatêteverssonpointdedépart,ilvitlafilleblondequisetenaitàcôtédelachambreàlaportecassée.Iln'hésitapasuninstant,seprécipitadanslecouloir :pasquestionde laissercette filleenvie. Ilétaitbon tireur, lemeilleurdesonescouadejusqu'àl'arrivéedeRinger,etilsavaitqu'ilnerateraitpassacible.SaufqueCassiel'agrippa,etquelablondedisparuthorsdesavue.Ill'auraittuéesiCassien'avait
pasagiainsi.Ilenétaitcertain.Puislafilleluiavaittirédessusàtraverslemuretils'étaiteffondrésouslechoc.Dumboavaitdéchiré sachemiseetpresséunmorceaudedrap rouléenboule sur sablessure. Il
l'avaitassuréquecen'étaitpassimauvais,qu'ilallaits'ensortir,maisilsavaitquecen'étaitpaslecas.Il avait vu trop demorts. Il connaissait l'odeur et le goût de lamort. Il la portait en lui, dans lessouvenirsdesamère,danssonbûcherfunéraire,danstouscescadavreslelongdelaroute,dansletapisroulantquivéhiculaitdescentainesdecorpsverslecrématoireducamp,cesmortsbrûléspouréclairerleurscasernes,chaufferleureauetleurtenirchaud.Mourirneledérangeaitpas.Parcontre,mourirsanssavoircequiétaitarrivéàsonpetitfrèrel'ennuyait.Mourant,ilavaitétéportéaurez-de-chaussée.Mourant,ilavaitétéjetésurlesépaulesdeZombie.
Àprésent,dans leparking,Zombieétait tombé, lesautress'étaientréunisautourde lui,et,derage,Zombieavaitfrappélesolgeléjusqu'às'entaillerlapaume.Aprèscela,ilsl'avaientlaissé.Poundcaken'étaitpasfâché.Ilcomprenait.Ilallaitmourir.Ils'étaitlevé.Non,pastoutdesuite.D'abord,ilavaitrampé.Lafilleblondesetrouvaitdanslehalloùils'étaittraîné.Elleétaitàcôtédelaportequidonnaitsur
l'escalier, tenant un pistolet à deux mains, penchant la tête, semblant écouter… quoi ? C'est à cemoment-làqu'ils'étaitlevé.Lafillesecrispa.Elleseretourna, levasonarme,puis labaissaquandelleconstataqu'ilétaiten
train demourir.Elle sourit et lui dit bonjour.Elle l'observa tandis qu'il se tenait à côté des portesd'entrée. Elle ne pouvait voir l'ascenseur, ni Evan se laissant tomber à l'intérieur par la trappe desecours.Laseconded'après,Evandécouvritlascèneetsefigea,commeunanimalauxaguets.—Jeteconnais.Lafilleblondes'avançaverslui.Sielleseretournaitmaintenant,siellejetaituncoupd'œilderrière
elle, elle remarquerait Evan, alors il sortit son arme de poing pour la distraire,mais le revolver
glissadesamainettombasurlesol.Poundcakeavaitperdubeaucoupdesang.Satensionchutait.Soncœurnebattaitplusassezfortetiln'avaitquasimentplusaucunesensationdanslesmainsetlespieds.Ils'agenouilla,ettenditlebraspourrécupérersonrevolver.Lafilleluitiradanslamain.Iltomba
surlecul,enfouissantsamainblesséedanssapocheenuneprotectiondérisoire.—Ehbien,tuesplutôtcostaud,n'est-cepas?Quelâgeas-tu?Elleattenditqu'ilréponde.—Quelestleproblème?Tun'aspasdelangue?Elleluitiradanslajambe.Puiselleattenditqu'ilcrie,qu'ilpleure,ouqu'ilparle,aumoins.Comme
iln'enfaisaitrien,elleluiflanquauneballedansl'autrejambe.Derrièreelle,Evans'allongeaàplatventreetcommençaàramperverseux.Poundcakerenversala
tête, essayant d'avaler quelques bouffées d'air. Il était engourdi de partout. Il ne ressentait aucunedouleur,maisunlourdrideaugriss'étaitabattudevantsesyeux.Lafilles'approcha.Àprésent,elleétaitàmi-cheminentreluietEvan.Ellepointasonrevolverau
milieudesonfront.—Parle,oujetefaissauterlacervelle.OùestEvan?Elleesquissalegestedeseretourner.Elleavaitpeut-êtreentenduEvanramperderrièreelle.Alors,
Poundcakeselevapourl'avant-dernièrefois,histoiredeladistraire.Ilneselevapastrèsvite.Illuifallut quasiment uneminute : ses bottes glissaient sur le carrelagemouillé de neige fondue, il seredressa avant de s'affaler une fois de plus, le fait qu'il garde samain dans sa poche rendant leschoses deux fois plus difficiles. La blonde sourit, gloussa, ricanant d'un air suffisant comme lesgaminsàl'école.Ilétaitgros.Maladroit.Empoté.Stupide.Iln'étaitqu'unimmondetasdelard.Quandilréussitfinalementàseremettresurpied,elleluitiradenouveaudessus.—S'ilteplaît,dépêche-toi.Jevaisêtreàcourtdemunitions.Leplastiqued'emballagedugâteauétait raide,crissant,et faisait toujoursdubruitquandil jouait
avec,aufonddesapoche.C'étaitainsiquesamèreavaitsuqu'ilavaitungâteaudanslamainlejouroù son frère avait disparu. Les soldats du bus l'avaient découvert de lamême façon. Et le sergentinstructeur l'avait surnommé Poundcake parce qu'il aimait l'histoire du gros gamin qui arrive aucamp avec seulement ses vêtements sur le dos et un papier d'emballage plein demiettes de gâteaurassisaufonddesapoche.Le sachet en plastique qu'il avait trouvé juste devant les portes de l'hôtel ne craquait pas. Il était
beaucoup plus doux. Il n'y eut aucun bruit quand il le tira de sa poche. Oui, le sachet était aussisilencieuxqu'ill'étaitlui-mêmedevenuaprèsquesamèreluiavaitditdelafermer,delafermer,deLAFERMER.Lesouriredelafilles'effaça.Poundcake recommença à ramper.Ni vers elle, ni vers l'ascenseur,mais vers la porte latérale à
l'extrémitéduhall.—Hé !Qu'est-ce que tu as là,mongros ?Hein ?Qu'est-ce que c'est que ça ?Sûrement pas un
antidouleur.La fille sourit de nouveau. Néanmoins, c'était un sourire différent. Un sourire gentil. Elle était
vraimentmignonnequandellesouriaitcommeça.C'étaitpeut-êtrelafillelaplusravissantequ'ilait
jamaisvue.—Ilfautquetusoistrèsprudentavecça.Tucomprends?Hé!Hé,tusaisquoi?Onvafaireun
pacte,touslesdeux.Jeposemonrevolversitoi,tuposesça,d'accord?Çateva?Ellefitcequ'elleavaitdit.Elleposasonarmeparterre.Elleretirasonfusildesonépauleetleposa
aussi.Puisellelevalesdeuxmainsdevantelle.—Jepeuxt'aider.Poseça,etjet'aiderai.Ilestinutilequetumeures.Jesaiscommenttesoigner.Je
suis–jenesuispascommetoi.Jenesuisvraimentpasaussibraveniaussifortequetoi,ça,c'estsûr.J'aicarrémentdumalàcroirequetutiennesencorelecoup.Elleallaitattendre.Attendrequ'ils'évanouisseouqu'ilclapse.Illuisuffisaitdecontinueràparler,à
sourire,etàprétendrel'apprécier.Ilouvritlesachet.Àprésent,lafillenesouriaitplus.Ellecouraitverslui.Jamaisiln'avaitvuquelqu'uncouriraussi
vite.Levoilegrischatoyaitpendantqu'elleapprochait.Quandellefuttoutprès,sespiedsquittèrentlesol,ellesejetasurluietleprojetaenarrière,l'écrasantcontrel'embrasuredelaportemétallique.Lesachettombadesesdoigtsengourdisetglissasurlecarrelagecommeunpaletdehockey.Durantuneseconde, levoilegrisdevintnoir.La fillepivotavers le sachet avec lagrâced'uneballerine.D'uncroche-pied,illafittomberàterre.Elleétaittroprapide,etluitropaffaibli.Elleallaitatteindrelesachetavantlui.Alors,ilramassale
revolverqu'ilavaitlaissétomberetluitiradansledos.Puisilselevapourladernièrefois.Jetasonarmeauloin.Ildépassalafillequisetortillaitàterre,
maisiln'allapasplusloinavantdetomberpourladernièrefois.Ilsetraînajusqu'ausachet.Lafillerampaderrièrelui.Ellenepouvaitplusselever.Laballeavaittouchésamoelleépinière.Àprésent,elle était paralysée depuis la taille jusqu'aubas du corps.Cependant, elle était plus forte que lui etn'avaitpasperduautantdesang.Il ramassa le sachet.La fille lui agrippa lebraset tiradessuscommes'il était aussi légerqu'une
plume.Elleallaitl'acheverd'unseulcoupdepoing.Maistoutcequ'ilavaitàfaire,c'étaitderespirer.Ilplaqualesachetouvertsursabouche.Etsouffla.
1.TraitementetÉlimination(voirtome1).(N.d.T.)
LIVRE2
VII
LASOMMEDETOUT
50
JESUISASSISESEULEdansunesalledeclassesansfenêtre.Moquettebleue,mursblancs,longuetableblanche.Desécransd'ordinateursblancsetdesclaviersblancs.Jeportelacombinaisonblanchedesnouvelles recrues.Campdifférent,mêmeroutine, jusqu'à l'implantdansmanuqueet levoyageviaWonderland. J'en suis encore àme remettre de ce voyage.Vous ne vous sentez pas vide quand ilsexhumentvossouvenirs.Non,après,vousavezmalpartout.Lesmusclesontdessouvenirs,euxaussi.C'estpourquoiilsvousattachentdurant l'expérience.Laportes'ouvre,et lecommandantAlexandreVoschentredanslapièce.Ilporteuncoffretenboisqu'ilposesurlatabledevantmoi.—Tuasbonnemine,Marika,affirme-t-il.Tuesenmeilleureformequejenem'yattendais.—Jem'appelleRinger.Il acquiesce d'un hochement de tête. Il comprend parfaitement ce que je veux dire. Je me suis
demandéplusd'unefoissi lesinformationsréuniesparWonderlandpouvaientserépandredanslesdeuxsens.S'ilspeuvent télécharger l'expériencehumaine,pourquoinepourraient-ilspasaussi la…décharger?Ilestpossiblequelapersonnequimesouritaitabsorbélessouvenirsdechaquehumainayantsubileprogramme.D'ailleurs,est-ceunhumain?J'aidesérieuxdouteslà-dessus,maisilestpeut-êtrelerésultatdessouvenirsdetousleshumainsquiontfranchilesgrillesdeWonderland.—Oui,Marikaestmorte.Ils'assiedenfacedemoi.—Ettevoilà,tellePhénixrenaissantdesescendres.Ilsaitcequejevaisdemander.Jeledevineàlalueurdanssesyeuxd'unbleud'acier.Pourquoine
meledit-ilpas?Pourquoidois-jeposerlaquestion?—Est-cequeTeacupestvivante?—Quelleréponsepréfères-tu?Ouiounon?Réfléchiravantderépondre.C'estcequeleséchecsvousenseignent.—Non.—Pourquoi?—Parcequ'uneréponsepositivepourraitêtreunmensongedestinéàmemanipuler.Ilaunhochementappréciateur.—Pourtedonnerdefauxespoirs.—Non,pourprendrel'avantage.Ilpenchelatêteetm'observe.— Pourquoi quelqu'un commemoi aurait-il besoin de prendre l'avantage sur quelqu'un comme
toi?—Jenesaispas.Vousattendezpeut-êtrequelquechosedemoi.—Sinon…?
—Sinon,jeseraismorte.Ilrestesilencieuxdurantunlongmoment.Sonregardacérémetranspercejusqu'auxos.D'ungeste,
ildésignelecoffretenbois.—Jet'aiapportéunprésent.Ouvre-le.Jecontempleuninstantlaboîte,puisjedardelesyeuxsurlui.—Pasquestion.—Cen'estqu'uneboîte.—Quoiquevousvouliezquejefasse,jen'obéiraipas.Vousperdezvotretemps.—Etletempsesttoutcequinousreste,n'est-cepas?Letemps–etlespromesses.Iltapotelecouvercleducoffret.—J'aidépensépasmaldecetteprécieusedenréepourt'entrouverun.Ilpousselecoffretversmoi.—Ouvre-le!J'obtempère.Ilpoursuit:—Benn'apasjouéavectoi.Pasplusqu'Alison.JeveuxdireTeacup;Alisonestmorte,elleaussi.
Tun'aspasjouéauxéchecsdepuisledécèsdetonpère.Je secoue la tête. Pas en réponse à sa question, mais parce que je ne comprends pas. Le grand
architecteenchefdecet immensegénocideveut jouerauxéchecsavecmoi?Jefrissonnedansmacombinaisonaussimincequedupapier.Lapièceestglaciale.Voschmecontemple,unsourireauxlèvres.Non.Ilnesecontentepasdem'observer.Cen'estpascommeWonderland.Voschneconnaîtpas seulement mes souvenirs, il sait aussi ce que je pense. Wonderland est un mécanisme. Ilenregistre,maisVoschlit.—Ilssontpartis,jebredouille.Ilsnesontpasàl'hôtel.Etvousignorezoùilssont.Çadoitêtreça.Ilignoreleurposition,sinonilm'auraitdéjàtuée.Jenevoispasd'autreraison.Néanmoins,c'estuneraisonmerdique.Aveccettemétéoetlesressourcesdontildispose,çanedoit
pasêtrebiendifficilepourluidelesretrouver.Jeserremesmainsglacéesentremesgenouxetjemeforceàrespirerlentementetcalmement.Ilsortl'échiquierducoffret,puislareineblanche.—Blanche?Tupréfèresleblanc.Sesdoigtslongsetagilespréparentlejeu.Lesdoigtsd'unmusicien,d'unsculpteur,d'unpeintre.Il
posesescoudessurlatableetentrelacesesdoigtssoussonmenton,danslapositionqu'adoptaitmonpèrechaquefoisqu'iljouait.—Quevoulez-vous?Ilhausseunsourcil.—Justejouerauxéchecs.Ilm'observeensilence.Cinqsecondessetransformentendix.Dixenvingt.Aprèstrentesecondes,
j'ai l'impression qu'une éternité s'est écoulée. Je crois que je sais ce qu'il fait : il joue un jeu àl'intérieurdujeu.Maisjenecomprendspaspourquoi.
Je commence par une Ruy López. Ce n'est pas l'ouverture la plus originale dans l'histoire deséchecs,maisjesuisunpeustressée.Pendantquenousjouons,ilfredonnedoucement,etàprésentjesais qu'il imite délibérément mon père. Mon estomac se révulse de dégoût. Pour survivre, j'aiconstruitdesmursautourdemoi,uneforteressepourmeprotégerdemesémotionsetnepasperdrelaraisondansunmondedevenudément,maismêmelapersonnelaplusouvertepossèdeenelleunlieusacréoùnuln'estautoriséàpénétrer.Àprésent,jecomprendslejeuàl'intérieurdujeu:rienn'estprivé,rienn'estsacré.Riendecequi
meconcerneneluiestétranger.Paslamoindreparcelle.Cettefois,monsangbouillonnecarrément.Vosch a plus que violé mes souvenirs, il a attaqué mon âme. La souris et le clavier à ma droitefonctionnent sans câble.Mais ce n'est pas le cas de l'écran derrière lui. Il suffirait que jeme jettebrusquementen traversde la table,que je lefrappeà la têteetque j'enroule lecâbleautourdesoncou. Le tout exécuté en quatre secondes, terminé en quatreminutes. Àmoins que nous ne soyonsobservés,cequiestprobablementlecas.Voschsurvivrait,Teacupetmoinousserionscondamnées.Etmême si jeparvenais à liquiderVoschavantque ses sbiresm'en empêchent, cene serait qu'unevictoire à la Pyrrhus, si les déclarations d'Evan Walker se révèlent justes. C'est ce que j'ai faitremarqueràSullivan,àl'hôtel,quandelleaaffirméqu'Evans'étaitsacrifiépourfairesauterlabase:s'ilspeuventsetéléchargerdansdescorpshumains,ilspeuventaussifairedescopiesd'eux-mêmes.Laséried'«Evan»etde«Vosch»pourraitêtreinfinie.Evanpourraitsetuer.JepourraisassassinerVosch.Peuimporte.Pardéfinition,lesentitésàl'intérieurd'euxsontimmortelles.—Tudevraisfaireattentionàcequejet'explique,avaitlâchéSullivanavecunepatienceexagérée.
IlyaEvan,l'humain,quiafusionnéavecuneconscienceextraterrestre.Iln'estpasl'unoul'autre:ilestlesdeux.Donc,ilpeutmourir.—Cen'estpasleplusimportant.—Exact,avait-ellefaitremarquer.Ça,c'estjustelecôtéhumainsansimportance.Voschsepencheau-dessusdel'échiquier.Sonhaleinesentlapomme.Jeposemesmainssurmes
genoux.Denouveau,ilhausseunsourcil.—Ilyaunproblème?—Jevaisperdre,jeluidis.Ilfeintlasurprise.—Qu'est-cequit'amèneàpensercela?—Voussavezcequejevaisfaireavantmêmequejebouge.— Tu te réfères à Wonderland. Mais tu oublies que nous sommes plus que la somme de nos
expériences.Lesêtreshumainssontmerveilleusement imprévisibles.Parexemple, tonsauvetagedeBen Parish durant l'effondrement de Camp Haven défiait toute logique et ignorait la premièreprérogativedetouslesêtresvivants:continueràvivre.Commetadécision,hier,d'abandonner,detelaisser arrêter quand tu as réalisé que vous faire prendre offrait la seule chance de survie à cettegamine.—Est-cequecelaaétélecas?Elleasurvécu?—Tuconnaisdéjàlaréponseàcettequestion.D'ungesteimpatient,ilmedésignel'échiquier:
—Joue!Jeserrelepoing,aussifortquepossible.Commesijeserraissoncou.Quatreminutespourretirer
touteviedelui.Seulementquatreminutes.—Teacupestvivante,j'affirme.Vousêtesconscientquelamenacedemefairegrillerlecerveaune
meferapasobtempéreràvosordres.Maisvoussavezquej'obéiraipourlasauver.—Vous vous appartenez l'une à l'autre,maintenant, c'est cela ? Vous êtes liées comme par une
chaîned'argent?Ildittoutcelaavecunpetitsourire,avantdepoursuivre:—Quoiqu'ilensoit,misàpartlesblessuressérieusesdontellerisquedenepasseremettre,tului
asoffertuncadeausansprix:dutemps.Ilyaunproverbelatinquifaitréférenceàcela.Vincitquipatitur.Tusaiscequecelasignifie?J'aiplusquefroid.Matempératuredoitêtredezéropointé.—Voussavezquenon.—«Conquiertceluiquisouffre.»Souviens-toidesratsdelapauvreTeacup.Quenousenseignent-
ils?Jet'aidit,lapremièrefoisquenousnoussommesrencontrés,qu'ilnes'agitpastantdedétruirevosfacultésàlutterquedebroyervotreenviedevousbattre.Lesrats,denouveau.—Unratsansespoirestunratmort.—Lesratsneconnaissentpasl'espoir.Nilafoi.Nil'amour.Tuavaisraisonsurcessujets,soldat
Ringer.L'humaniténeserapasdélivréeparlaforce.Néanmoins,tuavaistortausujetdelarage.Laragen'estpasnonpluslaréponse.Jen'aipasenviedeposerlaquestion,pasenviedeluidonnerlasatisfactiondel'avoirentenduede
mabouche,maisjenepeuxm'enempêcher.—Quelleestlaréponse?—Tuenesproche.Jecroisquetuseraissurprisedesavoiràquelpointtuesproche.—Prochedequoi?Mavoix,aussifaiblequelescouinementsdesrats.Denouveauimpatient,Voschsecouelatête.—Joue!—C'estinutile.— Un monde dans lequel les échecs n'ont pas d'importance n'est pas un monde dans lequel
j'aimeraisvivre.—Arrêtez!Cessezd'imitermonpère.—Tonpèreétaitunhommebon,esclaved'une terriblemaladie.Tunedevraispas le jugeraussi
sévèrement.Pasplusquetoi,pourl'avoirabandonné.S'ilteplaît,net'envapas.Nemequittepas,Marika.Delongsdoigtsagilesquis'accrochentàmachemise,lesdoigtsd'unartiste.Levisagesculptépar
le couteau impitoyable de la faim, l'artiste furieux à l'argile inutile, et ses yeux rougis ourlés de
cernes.Jevaisrevenir,jetelepromets.Sijeneparspas,tumourras.Promis,jereviens.Voschaunsouriresansâme,lesourired'unrequinoulerictusd'uncrâne,etsilaragen'estpasla
réponse, alors qu'est-ce que c'est ? Je serre le poing si fort quemes ongles s'enfoncent dans mapaume.C'estcommeçaqu'Evanl'adécrite,avaitditSullivan,enserrantlepoing.Ça,c'estEvan.C'estl'êtreàl'intérieur.Mamainestlarage,maisqu'est-cequemonpoing?Quelleestlachoseemballéedanslarage?—Unseulmouvementpouréchecetmat,souffleVosch.Pourquoitunelefaispas?Meslèvresremuentàpeine.—Jen'aimepasperdre.Iltiredesapochedepoitrineunappareilargentédelatailled'untéléphoneportable.J'enaidéjàvu
un.Jesaisàquoiçasert.Lapeauautourdupetitmorceaudesparadrapquifermelepointd'insertiondansmanuquecommenceàmedémanger.—Noussommesau-delàdecetteétape,affirmeVosch.Dusangaucreuxdemapaume.—Appuyezsurlebouton.Jen'enairienàfoutre.Ilhochelatêted'unairapprobateur.—Àprésent,tuesvraimenttrèsprèsdelaréponse.Maiscen'estpastonimplantquiestliéàcet
émetteur.Tuveuxtoujoursquej'appuiesurlebouton?Teacup.Jebaisselesyeuxsurl'échiquier.Unmouvementetj'auraidroitàéchecetmat.Lapartie
étaitdéjàterminéeavantmêmed'avoircommencé.Quandlejeuestjouéd'avance,commentpeut-onéviterdeperdre?Unegaminedeseptansconnaîtlaréponseàcettequestion.Jeglissemamainsousl'échiquieretle
jetteàlatêtedeVosch.Jecroisquelà,c'estéchecetmat,salope!Voschvoitvenirlecoup.Ilsebaisseetl'esquivefacilement.Lespiècestombentdujeu,roulentsur
la table, puis dégringolent par terre. Il n'aurait jamais dûme dire que cet appareil est connecté àTeacup:s'ilappuiesurlebouton,ilperdsonavantagesurmoi.Voschpresselebouton.
51
MARÉACTIONESTIMMÉDIATE.Jebondisentraversdelatable,luienvoiemongenoudansletorseetl'expédieàterre.Jemejette
sur lui et, demamain ensanglantée, je frappe son nez aristocratique, faisant pivoter mes épaulespendantlecouppourenmaximiserl'impact,commemel'ontapprismesentraîneursàCampHaven.Exerciceaprèsexerciceaprèsexercicejusqu'àcequejen'aieplusbesoinderéfléchir : lesmusclesontunemémoire,euxaussi.Sonnezsebriseenuncraquementsatisfaisant.C'estàcemoment-là,m'aenseigné l'instructeur, qu'un soldat avisé se retire.Le combat au corps à corps est imprévisible, etchaquesecondedurantlaquellevousrestezengagéaugmentelerisque.L'expressionadéquatec'était:seretirer.Vincitquipatitur.Maislà,pasquestiondeseretirer.L'horlogeapprocheduderniertic-tac–jesuisàlabourre.La
portes'ouvreàlavoléeetdessoldatssurgissentdanslapièce.Ilsfoncentsurmoi,libèrentVosch,etmeplaquentavecfermetévisagecontreterre.Untibiaappuiecontremoncou.Jesensl'odeurdusang.Paslemien,celuideVosch.—Tum'asdéçu,mechuchote-t-ilàl'oreille.Jet'aiprévenuequelaragen'étaitpaslaréponse.Ilsmeremettentdebout.Voschalebasduvisagecouvertdesang.C'estcommesisesjouesétaient
ornéesdepeinturesdeguerre.Sesyeuxenflentdéjà,luidonnantunecurieuseallurebovine.Il se tourne vers le chef de l'escouade qui se tient à côté de lui, un garçon svelte, au teint clair,
cheveuxblondsetyeuxsombressansâme.—Préparez-la.
52
COULOIR:PLAFONDBAS,LUMIÈRESFLUORESCENTES,murdeparpaings.Descorpsquim'entourent,undevant,underrière,undechaquecôtémetenantlesbras.Lecouinementdessemellesencaoutchoucsur le soldebétongris, la faibleodeurde transpirationet la senteurdouce-amèrede l'air recyclé.Caged'escalier:desrambardesenmétalpeintengriscommelesol,destoilesd'araignéequiflottentdanslescoins,desampoulesjaunespoussiéreusessousdesgrillesmétalliquesetladescenteversunairpluschaudàl'odeurdemoisiplusprononcée.Unautrecouloir:desportestoutesidentiques,sansaucuneplaque,delargesrayuresrougessurchaquemurgris,etdespanneauxquiaffichent:ACCÈSINTERDITSAUFAUPERSONNELAUTORISÉ.Lapièce:petite,sansfenêtre.Desmeublesderangementsurunmur,unlitd'hôpitalaumilieu,àcôtéunmoniteurquiindiquelessignesvitaux,dontl'écran,pourl'instant,estnoir.Deuxpersonnesvêtuesdeblousesblanchessetrouventdanslapièce,chacuned'uncôtédulit.Unhommed'unecinquantained'annéesenviron,unefemmeplusjeune,chacunaffichantunsourireforcé.Laportese refermed'unclaquementderrièremoi. Jemeretrouveseuleaveccesdeux inconnus,
pluslesoldatblond,barrantlaporte.—Onpeutfairededeuxfaçons,annoncel'hommeàlablouseblanche.Mollo,oudifficile.Àtoide
voir.—Difficile,jeréponds.Jemeretourned'unmouvementvifetfrappelejeunegardeàlagorge.Sonarmedepoingtombe
surlecarrelage.Jelasaisisetpivoteillicoverslesdeuxblousesblanches.—Tun'asaucunmoyendet'échapper,ditl'hommed'unevoixneutre.Tulesaistrèsbien.Oui,jelesais.Maissij'aibesoindel'arme,cen'estpaspourm'échapper.Entoutcas,pasdansle
sensoùill'entend.Jen'aipasl'intentiondeprendredesotagesoudetuerquiconque.Tuerdesêtreshumains,çac'estlebutdel'ennemi.Recroquevillésurlesol,legarçonfrémitdedouleur.Sagorgeproduitdesbruitsbizarres,sortesdeglouglousentrecoupésdehoquets.Quisait?Jeluiaipeut-êtrefracturélelarynx.Jejetteuncoupd'œilàlacamérainstalléedanslecoinleplusreculédelapièce.Est-cequ'ilm'observe?GrâceàWonderland,ilmeconnaîtmieuxquen'importequisurTerre.Luidoitsavoirpourquoijemesuisemparéedel'arme.Jesuismat.Etilesttroptardpourabandonnerlapartie.Jeplaquelecanonfroidcontrematempe.Lafemmeenrestebouchebée.Elleavanced'unpasversmoi.—Marika.Unregardgentil.Unevoixdouce.—Elleestenvieparcequetul'esaussi.Situmeurs,ellemourra.Jecomprendsalors.Ilm'aditquelaragen'étaitpaslaréponse,maislarageestlaseuleexplication
pourqu'ilaitappuyésurlecommutateurquandj'aifaitvoltigerlejeud'échecs.C'estcequejepensais
àcemoment-là.Jen'aijamaisenvisagéqu'ilpouvaitbluffer.J'auraisdûpiger.Ilestimpossiblequ'ilabandonnesonavantagesurmoi.Pourquoinem'ensuis-je
pasrenducompte?C'estmoiquisuisaveugléeparlarage,paslui.Jesuisétourdie–lapiècenecessedebouger.Unbluffàl'intérieurdubluff,desfeintesaumilieude
contre-feintes.Jesuisaucentred'unjeudontjeneconnaispaslesrègles,nimêmel'objet.Teacupestenvieparcequejelesuis.Jesuisenvieparcequ'ellel'est.—Emmenez-moiauprèsd'elle,jedemandeàlafemme.Jetiensàavoirlapreuvequ'aumoinscettehypothèseestvraie.—Pasquestion,rétorquel'homme.Alors,quefait-onmaintenant?Bonnequestion.Jepressetoujoursl'armetrèsfortcontrematempe.—Emmenez-moiverselle,oujevousjurequejeleferai.—Tunepeuxpas,lâchelafemme.Voixdouce.Regardgentil.Mainstenduesversmoi.Ellearaison.Jenepeuxpas.Ilestpossiblequecesoitunmensonge–Teacupestpeut-êtremorte.
Néanmoins,ilexisteunechancequ'ellesoitenvie,maissijedisparais,ilsn'aurontplusbesoind'elle.Ilss'endébarrasserontsûrement.C'estunrisquequejenepeuxpasprendre.Voilà le piège. C'est là que s'arrête la route des promesses impossibles. C'est la seule issue
envisageable à la croyancedémodéeque lavie insignifianted'unegaminede sept ans a encoredel'importance.Jesuisdésolée,Teacup.J'auraisdûmettreuntermeàtoutceladanslesbois.Jebaissemonarme.
53
L'ÉCRAN DU MONITEUR S'ALLUME. Pouls, tension artérielle, rythme respiratoire, température. Legarçonquej'aifrappéestdenouveausursesjambes,appuyécontrelaporte,unemainmassantsoncou,l'autretenantsonpistolet.Ilmejettedesregardsnoirsalorsquejesuisallongéesurlelit.—Voilàquelquechosepourt'aideràtedétendre,murmurelafemmeàlavoixdouceetauregard
gentil.Unepetitedose.La piqûre d'une aiguille.Lesmurs disparaissent dans le néant.Mille ans passent. Je suis écrasée
danslapoussièresousletalondutemps.Lesvoixsefontsaccadées,lesvisagess'élargissent.Toutsedissout.Jeflottesurunocéanillimitédeblanc.Unevoixdésincarnéeémergedubrouillard.—Maintenant,retournonsauproblèmedesrats.Vosch. J'ignore où il se situe. Sa voix provient de partout et de nulle part, comme s'il était à
l'intérieurdemoi.—Tuasperdutamaison.Etlabelledemeure–laseule–quetuastrouvéepourlaremplacerest
infestéedevermine.Quepeux-tu faire ?Quels sont tes choix ?Te résoudre àvivrepacifiquementaveccesnuisiblesdestructeursoulesextermineravantqu'ilsdétruisenttonnouveauchez-toi?Quetedis-tu:«Lesratssontdesbestiolesdégoûtantes,cependantcesontdescréaturesvivantesquiontlesmêmesdroitsquemoi»?Oubien:«Noussommesincompatibles,cesratsetmoi.Etsijedoisvivreici,cetteverminedoitmourir»?Àdesmilliersdekilomètres,j'entendslemoniteurbiperaurythmedesbattementsdemoncœur.La
merinfinieondule.Jemelèveettombeàchaquevague.—Maislesujet,cenesontpasvraimentlesrats,martèlesavoixaussifortequeletonnerre.Çane
l'ajamaisété.Lanécessitédelesexterminerestunedonnéedebase.C'estlaméthodequiteperturbe.Lesujetréel,leproblèmefondamental,cesontlesroches.Levoileblancs'estompe.Jeflottetoujours,maisàprésent,jesuisbienau-dessusdelaTerre,dans
unvideobscurinondéd'étoiles,etlesoleilquiembrassel'horizonteintelasurfacedelaplanèteendessousdemoid'unelueurdorée.Lemoniteurbipefrénétiquementetlavoixannonce:—Oh,merde!PuisVosch:—Respire,Marika.Tuesparfaitementensécurité.Parfaitement en sécurité. Voilà pourquoi ils m'ont donné un sédatif. Dans le cas contraire, mon
cœur se serait certainement arrêté debattre sous le choc.L'effet est tridimensionnel, onnepeut ledifférencierde laréalité,saufque jenepourraispasrespirerdans l'espace.Pasplusqu'entendre lavoixdeVoschdansunlieuoùlesonn'existepas.—VoicilaTerre,commeelleétait,ilyasoixante-sixmillionsd'années.C'estmagnifique,n'est-ce
pas ? Intacte. Préservée. L'atmosphère avant que vous l'empoisonniez. L'eau avant que vous la
polluiez. Les terres luxuriantes, pleines de vie, avant que vous, rongeurs que vous êtes, ne lesdéchiquetiez enmorceaux pour combler vos appétits voraces et construire vos nids crasseux. Elleauraitpuresterimmaculéeencoresoixante-sixautresmillionsd'années,viergedevotregloutonneriemammalienne,siellen'avaitpascroiséparhasardlarouted'unvisiteurdel'espacedelatailled'unquartdeManhattan.Il siffle justeàcôtédemoi, cribléde trous,grêlé,masquant lesétoiles tandisqu'il foncevers la
planète.Quand ilpénètredans l'atmosphère, lamoitié inférieurede l'astéroïdecommenceàbriller.D'unjaunelumineux,puisd'unblancaveuglant.—EtainsienaétédécidélesortdelaTerre.Parunrocher.À présent, je me tiens sur les rivages d'une mer vaste et peu profonde, et j'observe l'astéroïde
tomber,petitpoint,minusculegalet,insignifiant.—Aprèscet impact, les troisquartsde laviesurTerreaurontdisparu.Lemondese termine.Le
monde renaît. L'humanité doit son existence à un caprice cosmique. À une roche. C'est tout à faitremarquable,quandonypense.Lesoltremble.Ungrandbruit,unboumlointain,puisunsilenceétrange.Inquiétant.—Etlàsetrouvel'énigme,ladevinettequevouspréférezéviterparcequeaffronterleproblèmeen
secouelesfondations,n'est-cepas?Celadéfietouteslesexplications.Celarendtoutcequis'estpassécomplètementdiscordant,absurde,insensé.L'eauremue;jetsdevapeur,mousse,tourbillons:l'eaubout.Unmurimpressionnantdepoussières
etdeparticulesderochefonceversmoi,masquant leciel.L'airestemplidecrisstridents,commeceuxd'unanimalmourant.— Je n'ai pas besoin d'énoncer l'évidence, n'est-ce pas ? La question vous tracasse depuis très
longtemps.Jesuis incapabledebouger.Jesaisquetoutcecin'estpasréel,maismapaniquel'est,elle, tandis
que cemur rugissant de vapeur bouillante et de débris rocheux se précipite versmoi.Unmilliond'annéesd'évolutionm'aenseignéàmefieràmoninstinct,etlapartieprimitivedemoncerveauestsourdeauxcrisstridentsdelapartierationnellequi,telunanimalblessé,hurlequetoutcecin'estpasréel,pasréel,pasréel,pasréel.—Impulsionsélectromagnétiques.Tigesgéantesdemétalquitombentduciel.Épidémiedepeste…Savoixs'élèveàchaqueénoncé,et lesmotssontcommedescoupsdetonnerreoule talond'une
bottequiclaquesurlesol.—Des agents endormis implantés dans des corps humains.Des armées d'enfants ayant subi des
lavagesdecerveau.Qu'est-cequetoutceci?C'estlaquestioncentrale.Laseulequiimportevraiment:pourquoisedonnerde lapeineavec toutça,alorsque toutcedontonabesoinc'estd'un très, trèsgrosrocher?Lavaguedéferlesurmoi.Jemenoie.
54
JEMERETROUVESOUSTERREPENDANTDESMILLÉNAIRES.Àdeskilomètresau-dessusdemoi,lemondes'éveille.Parmilesombresdelaforêttropicale,une
créaturequi ressembleàunratcreuse lesolà la recherchederacines tendrespoursenourrir.Sesdescendantsapprivoiserontlefeu,inventerontlaroue,découvrirontlesmathématiques,écrirontdespoésies,détournerontdes rivières, raserontdes forêts,construirontdesvilles,exploreront l'espace.Pourl'instant,leprincipalestdetrouverdelanourritureetderesterenviesuffisammentlongtempspoursereproduire.Anéantidans le feuet lapoussière, lemonde renaîtpar lagrâced'un rongeuraffaméquicreuse
danslaboue.L'horlogeégrènesontic-tac.Avecnervosité,lacréaturerespirel'airchaudetmoite.Lemouvement
de l'horloge s'accélèreet je remonteà la surface.Quand j'émergede lapoussière, lacréature s'esttransformée:elleestassisedansunfauteuilàcôtéd'unlitetporteunjeansouillédepoussièreetunT-shirt déchiré. Épaules voûtées, pas rasé, les yeux enfoncés, l'inventeur de la roue, l'héritier, legardien,leprodige.Monpère.Lebip-bipdumoniteur.L'intraveineuse,lesdrapsraides,l'oreillerdur,lestubesquiserpententsur
monbras.Et l'hommeassisàcôtédu lit, agité, couvertde sueuretdecrasse, le teintcireux, tirantnerveusementsursachemise,lesyeuxrougisdesang,leslèvresgonflées.—Marika.Jefermelesyeux.Cen'estpaslui.C'estladroguequeVoschainjectéeenmoi.Denouveau:—Marika.—Tais-toi!Tun'espasréel.—Marika,j'aiquelquechoseàtedire.Quelquechosequetudoissavoir.—Jenecomprendspaspourquoivousm'infligezcela,jelanceàVosch.Jesaisqu'ilm'observe.—Jetepardonne,lâchemonpère.J'aidumalàrespirer.J'éprouveunedouleurintenseàlapoitrine,commesil'onm'yavaitplantéun
couteau.JesupplieVosch:—Jevousenprie.Arrêtez!—Ilfallaitquetupartes,poursuitmonpère.Tun'avaispaslechoix.Jesuisleseulresponsablede
cequiestarrivé.Cen'estpastoiquim'astransforméenivrogne.
D'instinct,j'appuiemesmainssurmesoreilles.Hélas,savoixnesetrouvepasdanslapièce,maisàl'intérieurdemoi.Monpèreessaiedemerassurer.—Jen'aipastenulecouptrèslongtempsaprèstondépart.Àpeinedeuxheures.Nous étions allés jusqu'àCincinnati.Un peu plus de cent kilomètres. Son stock tirait à sa fin. Il
m'avaitsuppliéedenepas lequitter,mais jesavaisquesi jene trouvaispasde l'alcool trèsvite, ilmourrait. J'en ai trouvé–unebouteilledevodkaplanquée sousunmatelas– après être entréepareffractiondansseizemaisons,sionpeutappelerçaentrerpareffractionvuquetouteslesdemeuresétaientabandonnées,etqu'ilmesuffisaitd'ypénétrerparunefenêtrecassée.J'étaissicontentedetenircettebouteilleenmainquejel'aimêmeembrassée.Maisilétaittroptard.Letempsquejerevienneànotrecampement,monpèreétaitmort.—Jesaisquetuculpabilises,maisjeseraismortdetoutefaçon,Marika.Detoutefaçon.Tuasfait
cequetupensaisdevoirfaire.Impossibledemecacheroudefuircettevoix.J'ouvrelesyeuxetplongemonregarddroitdansle
sien.—Jesaisquetun'espasréel.Toutceciestunmensonge.Ilsourit.Lemêmesourirequ'ilavaitquandjemarquaisunpointdécisifdurantunedenosparties.Leprofesseurravi.—C'estcequejesuisvenutedire!Ilfrotteseslongsdoigtssursescuisses,etjeremarquelapoussièreincrustéesoussesongles.—C'estça,laleçon,Marika.C'estcequ'ilsveulentquetucomprennes.Mainchaudecontrepeaufraîche:ilmetouchelebras.Ladernièrefoisquej'aisentisamain,c'était
surmajoue,lorsd'unegiflecuisantetandisquesonautremainmetenaitimmobile.Garce!Nemequitte pas. Ne me quitte jamais, garce ! Chaque « garce ! » ponctué par une gifle. Il avait perdul'esprit.Dansl'obscuritéquis'abattaitsurnouschaquenuitilvoyaitdeschosesquin'existaientpas.Ilentendaitdeschosesdansl'horriblesilencequimenaçaitdenousbroyerchaquejour.Lanuitoùilestmort,ils'estlevéenhurlant,segriffantlesyeux.Ilsentaitdesinsectesgrouilleràl'intérieur,soussespaupières,aucreuxdesesglobes.Aujourd'hui,cesmêmesyeuxgonflésmefixent.Lesgriffuressonttoujours fraîches. Un autre cercle, une autre chaîne d'argent : maintenant, c'est moi qui vois deschoses,quientendsdeschoses,quiressensdeschosesquin'existentpasdansl'horriblesilence.—D'abord,ilsnousontenseignéànepaslescroire,murmure-t-il.Puisilsnousontapprisànepas
nousfairemutuellementconfiance.Àprésent,ilsnousenseignentquenousnepouvonscarrémentpasavoirconfianceennous-mêmes.Jeluichuchotemaréponse:—Jenecomprendspas.Sonimages'estompe.Tandisquejeplongeunpeuplusdanslesprofondeursdénuéesdelumière,
mon père disparaît dans la lumière sans profondeur. Il dépose un baiser sur mon front. Unebénédiction.Unemalédiction.—Désormais,tuleurappartiens.
55
LEFAUTEUILESTDENOUVEAUVIDE.Jesuisseule.Puisjemerappellequej'étaisseulemêmequandlefauteuiln'étaitpasvide. J'attendsque lesbattementsdemoncœurdiminuent. Jem'efforcede restercalme,decontrôlermonsouffle.Ladroguevatrouversonchemindansmonorganisme,ettoutirabien.Tuesensécurité,jemedisàmoi-même.Parfaitementensécurité.Lejeunesoldatblondquej'aifrappé à la gorge entre. Il porte un plateau de nourriture : une grosse tranche d'une mystérieuseviandegrise,despommesdeterre,desharicotstropcuits,carrémentenbouillie,etungrandverredejus d'orange. Il pose le plateau sur le lit, appuie sur le bouton pourm'installer en position assise,tourneleplateaufaceàmoi,puisresteplantélà,brascroisés,commes'ilattendaitquelquechose.— Dis-moi quel goût ça a, chuchote-t-il d'une voix rauque. Je ne vais pas pouvoir avaler de
nourrituresolidependanttroissemaines.Sapeauestpâle,cequirendsesyeuxbrunsauxorbitesenfoncéesencoreplussombres.Iln'estpas
trèscostaud,nimusclécommeZombie,nigrassouilletcommePoundcake.Aucontraire,ilestgrandet mince, son corps ressemble à celui d'un nageur. Il dégage une sorte d'intensité contrôlée, nonseulementdans lafaçondont ilsedéplace,maissurtoutdanssonregard,danscetteforcecontenueavecsoinquiaffleurejustesouslasurface.J'ignorecequ'ilattendexactementquejedise.—Désolée.—C'étaituncoupentraître.Desesdoigts,iltambourinesursonavant-bras.—Tun'aspasl'intentiondemanger?Jesecouelatête.—Jen'aipasfaim.Lanourritureest-elleréelle?Etcegarçon,l'est-il?L'incertitudedemonexpériencem'écrase.Je
menoiedansunemerinfinie.Jesombrelentement,lepoidsdesprofondeursobscuresm'entraînantverslebas,forçantl'airhorsdemespoumons,broyantmoncœur.—Boistonverre,ordonne-t-il.Ilsontditquetudevaisaumoinsavalercejusd'orange.—Pourquoi?Qu'est-cequ'ilsontmisdedans?—Tuesparano?—Unpeu.—Ilsviennentde te faireuneprisede sanget t'enontpompéunbondemi-litre.Alors ilsm'ont
demandédem'assurerquetuboivestonjus.Jen'aiaucunsouvenirdecetteprisedesang.Est-cequeçaaeulieupendantqueje«parlais»àmon
père?—Pourquoiilsm'ontprisdusang?
Unregardmort.—Voyonsunpeusijemerappelle.C'estvraiqu'ilsmeracontenttout.—Qu'est-cequ'ilst'ontdit?Pourquoijesuisici?—Jenesuispassupposéteparler.Unsilence,puis:—IlsnousontannoncéquetuétaisuneVIP.Uneprisonnièretrèsimportante.Ilsecouelatête.— Je ne comprends pas. Au bon vieux temps, ceux ou celles qui devenaient Dorothée…
disparaissaient.—JenesuispasuneDorothée.Ilhausselesépaules.—Jeneposepasdequestions.Mais,moi,j'aibesoind'obtenircertainesréponses.—TusaiscequiestarrivéàTeacup?—D'après ce que j'ai entendu, elle s'est enfuie avec la petite cuillère.Ou avec la soucoupe, j'ai
oublié.—Tutecroisdrôle?—Jeplaisantais.—Ehbien,vatefairefoutre.Jepousseunsoupiravantdepoursuivre:—La petite fille arrivée en hélico enmême temps quemoi.Avec de nombreuses blessures. J'ai
besoindesavoirsielleestenvie.Ilhochelatêteavecgrandsérieux.—Jevaistoutdesuitemerenseigner!Jemegourecarrément, là.Question relationnel, jen'ai jamaisétédouée.Au lycée,monsurnom
étaitSaMajestéMarika,etunedizainedevariationsdumêmegenre.Peut-êtrequejedevraisessayerd'établirunerelationau-delàdu«Vatefairefoutre».—Jem'appelleRinger.—C'estgénial.Tudoisenêtreravie.—J'ail'impressiondet'avoirdéjàvu.TuétaisàCampHaven?Ilcommenceàdirequelquechose,puiss'interrompt.—Onm'aordonnédenepasteparler.Jemanquede lui rétorquerd'un tonacide :«Alors,pourquoi tu lefais?»,mais jemereprends
aussitôt.—C'estsûrementunebonneidée,jedis.Ilsneveulentpasquetusachescequejesais.—Oh,jesaiscequetusais:toutcelan'estqu'unmensonge,nousavonsétédupésparl'ennemi,ils
nousutilisentpouranéantirlessurvivants,bla,bla,bla.LamerdetypiquedesDorothée.
—C'estcequej'avaisl'habitudedepenser,j'admets.Maintenant,jen'ensuisplussisûre.—Oh,tuarriverasbienàcomprendre.—Oui.Les rochers, les rats et toutes les formes de vie ont évolué au-delà de la nécessité d'un corps
physique.Oui, je comprendrai,mais certainement trop tard,même s'il est probablement déjà troptard.Pourquoiont-ilsprismonsang?PourquoiVoschmegarde-t-ilenvie?Quepuis-jeavoir,quilui faitdéfaut?Pourquoiont-ilsbesoindemoi,decegaminblondouden'importequelhumain?S'ilsontétécapablesdeconcevoirgénétiquementunviruspourtuerneufpersonnessurdix,pourquoipasdixsurdix?Ou,commeVoschl'aspécifié,pourquoisedonnerautantdemalalorsqu'ilsontjustebesoind'unénormerocher?J'aimalà la tête.Jesuisétourdie.Nauséeuse.J'aidumalàpenserclairementetcelamemanque.
C'étaitl'undemespointsforts.—Boistonjusquejepuissepartir.—Dis-moitonnom,etjeleboirai.Ilhésiteuninstant,puis:—Razor.Jeboislejusd'orange.Ilramasseleplateauetquittelachambre.Aumoins,jeconnaissonprénom.
Unevictoiremineure,maisunevictoirenéanmoins.
56
ARRIVELAFEMMEENBLOUSEBLANCHE.ElleseprésentesouslenomdedocteurClaire.Sescheveuxbruns, ondulés, sont tirés en arrière. Ses yeux ont la couleur d'un ciel d'automne. Elle dégage unparfumd'amandeamère,cequiestaussil'odeurducyanure.—Pourquoim'avez-vousprisdusang?Ellesourit.— Parce que Ringer est tellement adorable que nous avons décidé de la cloner à une centaine
d'exemplaires.Il n'y a pas une seule pointe de sarcasme dans sa voix. Elleme retire l'intraveineuse du bras et
reculerapidement,commesielleredoutaitquejebondissehorsdulitpourl'étrangler.Certes,cetteidéem'effleurebrièvement,maisjepréféreraislapoignarderjusqu'àcequemorts'ensuiveavecuncouteaudepoche.J'ignorecombiendecoupsilfaudraitluiinfliger.Sûrementbeaucoup.—Ça,c'estencoreuntrucquin'aaucunsens,jedis.Pourquoiimportervosconsciencesdansdes
corpshumainsquandvouspouvezenclonerautantquevousvoulezdansvotreravitailleur?Vousneprendriezaucunrisque.Surtoutquandl'undevostéléchargéspeutsetransformerenEvanWalkerettomberamoureuxd'unehumaine.Ellehochelatêteavecsérieux.—Bien vu. Jemettrai cela à l'ordre du jour de notre prochaine réunion. Peut-être devons-nous
repensertoutenotrestratégiedeprisedepouvoir.D'ungestedelamain,ellemedésignelaporte.—Avance.—Oùcela?—Netefaispasdesouci,tuledécouvrirasbientôt.Jecroisquetuvasapprécier.Nousn'allonspas très loin.Seulementàdeuxportesdelà.Lapièceestdépouillée.Unlavabo,un
meublederangement,destoilettesetunedouche.—Depuiscombiendetempsn'as-tupasprisunebonnedouche?demandeledocteurClaire.—DepuisCampHaven.Lanuitavantquejetuemonsergentinstructeurd'uneballedanslecœur.—C'estceque tuas fait? réplique-t-elled'un tondétaché,commesi je luiannonçaisque j'avais
habitéSanFrancisco.Laservietteestjustelà.Ilyaunebrosseàdents,unpeigneetdudéodorantdanslemeuble.Jet'attendsdehors,àcôtédelaporte.Frappesituasbesoindequelquechose.Unefoisseule,j'ouvrelemeuble.Unroll-onanti-transpirant.Unpeigne.Unpetittubededentifrice,
modèledevoyage.Unebrosseàdentsenveloppéedansunsachetplastique.Pasdefildentaire.J'avaisespéréentrouver.Jeperdsuneoudeuxminutesàmedemandercombiendetempsçameprendraitd'affûterl'extrémitédelabrosseàdentspourlatransformerenuninstrumenttranchant.Puisjemedébarrassedemacombinaison,j'entredansladouche,etlàjepenseàZombie,pasparcequejesuisnuedansunedouche,maisparceque jeme souviensde sondiscours surFacebook, les sorties en
bagnole,lesclochesdesécolesetlalisteinfiniedetoutesceschosesperdues,commelesfritestropgrasses,leslibrairiespoussiéreusesetlesdoucheschaudes.Jetourneleboutonduthermostat,réglantlatempératureaussifortquejepeuxlasupporter,etjelaissel'eaucoulersurmoijusqu'àcequelesextrémités de mes doigts plissent. Savon à la lavande. Shampooing senteur fruitée. La dureprotubérance du petit transmetteur roule sous mes doigts.Désormais, tu leur appartiens. Je jetteviolemmentlabouteilledeshampooingsurlemurdeladouche.J'écrasemonpoingsurlecarrelage,encoreetencore,jusqu'àcequelapeaudemesjointuressoittranchée.Macolèreestpluspuissantequelasommedetoutesleschosesperdues.Àmonretourdans lachambre,deuxportesplus loin,Voschm'attend. Ilneprononcepasunmot
tandisqueledocteurClairebandemamain,etrestesilencieuxjusqu'àcequenoussoyonsseuls.—Qu'as-tuaccompli?demande-t-il.—J'avaisbesoindemeprouverquelquechoseàmoi-même.—Queladouleurestlaseulepreuveréelledevie?Jesecouelatête.—Jesaisquejesuisvivante.Ilhochelatête,l'airsongeur.—Tuaimeraislavoir?—Teacupestmorte.—Qu'est-cequitefaitpensercela?—Vousn'avezaucuneraisondelagarderenvie.—C'estexact,sionpartdel'hypothèsequel'uniqueraisondelagarderenvieestdetemanipuler.
Franchement,lenarcissismedesjeunesd'aujourd'hui!Ilappuiesurunboutondanslemur.Unécrandescendduplafond.—Vousnepouvezpasmeforceràvousaider.Je lutte contre la panique quimonte enmoi, la peur de perdre le contrôle de quelque chose sur
lequeljen'aijamaiseulecontrôle.Voschtendlamaindevantlui.Danssapaume,unobjetd'unvertbrillant,commeunegrossecapsule
degel.Uncâble,aussifinqu'uncheveu,dépassed'uneextrémité.—Voilàlemessage.Leslumièresfaiblissent.L'écrans'anime.Lacaméras'élèvedanslesairsau-dessusd'unchampde
blédétruitparlefroidhivernal.Auloin,uneferme,quelquesdépendances,unsilodetôlerouillée.Unesilhouetteminusculeémergeentrébuchantdubosquetd'arbresquibordentlechamp,etavanced'unpasincertainàtraverslestigessèchesetbriséesdublé,verslegroupedebâtiments.—Ça,c'estlemessager.Decettehauteur,jesuisincapabledediresic'estungarçonouunefille,seulementqu'ils'agitd'un
enfant.Del'âgedeNugget?Pluspetit?—CentreduKansas,continueVosch.Hier,àl'heuretreizecent1,environ.Une seconde silhouetteapparaît, sur lesmarchesduperron, cette fois.Uneminuteplus tard,une
autrepersonnesort.L'enfantcourtverselles.
—Cen'estpasTeacup,jechuchote.—Non.L'enfantcourtenpercutantdetempsàautrelesballesdeblé,endirectiondesadultesquil'observent
sansbouger.L'und'euxtientunrevolveràlamain;iln'yapasdeson,cequi,d'unecertainefaçon,rendl'imageencoreplusangoissante.—C'estl'instinctdestempsanciens:enpériodedegranddanger,méfie-toidesinconnus.Nefais
confianceàpersonneendehorsdetoncerclehabituel.Moncorpssecrispe.Jesaiscommenttoutcelasetermine,jel'aivécu.L'hommeaveclerevolver:
moi.L'enfantquicourtverslui:Teacup.L'enfanttombe.Serelève.Reprendsacourse.Tombeunesecondefois.—Maisilexisteunautreinstinct,presqueaussiancien,aussivieuxquelavieelle-même,quasiment
impossibleàcombattrepourl'esprithumain:protégerlesplusjeunesàtoutprix.Préserverl'avenir.Legosseavancedanslechampàtraverslestigesdebléettombepourladernièrefois.Lapremière
personne garde son arme pointée, mais une femme court vers l'enfant à terre et le ramasse, lesoulevant du sol gelé. L'homme armé lui barre le chemin de la maison. Rien ne se passe durantquelquessecondes.Ilsrestentfaceàface,immobiles.—Toutestunequestionde risque, faitobserverVosch.Tu l'ascompris ilya longtemps.Alors,
évidemment, tu sais que la femme fera entendre raison à cet homme. Après tout, quel risquereprésenteunjeuneenfant?Protégerlesplusjeunes.Préserverl'avenir.Lafemmeportantl'enfantfaitunpasdecôté,évitel'hommearméetgrimpeencourantlesmarches
quimènent à lamaison. L'homme armé baisse la tête comme s'il priait, puis la lève vers le ciel,commeenunesupplique.Puisilseretourneetpénètreàl'intérieur.Lesminutess'éternisent.Àcôtédemoi,Voschmurmure:—Lemondeestunehorloge.La ferme, les dépendances, le silo, les champs bruns, et le brouillard des nombres tandis que le
tempss'affichesurl'écran,énumérantlessecondesparcentièmes.Jesaiscequivaarriver,néanmoinsje tressaille quandmêmequand l'éclair silencieux désintègre la scène.La poussière qui voltige detoutes parts, les débris, les volutes de fumée : le blé brûle, consumé en quelques secondes, tendrefourragepourlefeu,etàlaplacedesbâtiments,uncratère,ungrandtrounoircreusédansla terre.Lesfourragesdeviennentnoirs.L'écranserétracte.Leslumièressonttoujoursfaibles.—Jeveuxquetucomprennes,ditVoschavecdouceur.Tutedemandaispourquoinousgardionsles
pluspetits,ceuxquisonttropjeunespourcombattre.—Jenecomprendspas.Une frêle silhouette dans des acres de brun, vêtue d'une salopette en jean, pieds nus, courant à
traversleblé.Voschseméprendsurmaconfusion.—Ledispositifimplantédanslecorpsdel'enfantestcalibrépourdétecterlamoindrefluctuation
dedioxydedecarbone, le composantprincipaldu soufflehumain.Quand leCO2 atteintuncertainseuil,indiquantlaprésencedeplusieurscibles,ledispositifexplose.—Non!
Ces personnes ont amené cet enfant chez eux, au cœur de leur foyer, l'ont enveloppé dans unecouverturechaude,luiontdonnéàboire,lavélevisage.Ceshommesetcesfemmessesontréunisàsescôtés,l'entourantdeleursouffle.—Ilsseraienttoutaussimortssivousaviezlâchéunebombe.—Ilnes'agitpasdelamort,m'interrompt-ilavecimpatience.Çanel'ajamaisété.Les lumières se rallument, la porte s'ouvre et Claire entre, faisant rouler devant elle un chariot
métallique, suiviede soncopainenblouseblanche, etdeRazor,quime fixe avantdedétourner leregard.Çameperturbeplusquecechariotavecsarangéedeseringues:iln'apaspus'empêcherdemeregarder.—Çanechangerien!Mavoixs'élèvedanslesaigus:—Jemefichedecequevousfaites.EtjenemesouciemêmeplusdeTeacup.Jepréfèremetuer
plutôtquedevousaider.Voschsecouelatête.—Là,tunem'aidespas.
1.Voschs'exprimeenlangagemilitaire.Ilestenfaittreizeheures.(N.d.T.)
57
CLAIRENOUEUNGARROTautourdemonbrasettapotel'intérieurdemoncoudeàlarecherched'uneveine.Razorsetientdel'autrecôtédulit.L'hommeenblouseblanche–jen'aijamaissusonnom–setrouve près des moniteurs. Il a un chronomètre à la main. Vosch s'appuie contre le lavabo,m'observantdesesgrandsyeuxdursetbrillantsàlafois,commelescorbeauxdanslesboislejouroùj'aitirésurTeacup,curieux,maisd'unecuriositéindifférente,etjecomprendsalorsqu'ilaraison:laréponseàleurarrivéen'estpaslarage.Laréponse,c'estlecontrairedelarage.Laseuleréponsepossibleestl'opposédetoutesleschoses,commeletrouoùsedressaitlaferme:ungrandvide.Lerien.Nilahaine,lacolère,nilapeur,non,riendutout.L'espacevide.L'indifférencesansâmedel'œildurequin.—Trophaut,murmureM.BlouseBlancheenconsultantlemoniteur.—D'abord,quelquechosepourtedétendre.Claireenfonceuneaiguilledansmonbras.JeregardeRazor.Ildétournelatête.—C'estmieux,déclareM.BlouseBlanche.—Jemefichecarrémentdecequevousmefaites,jelanceàVosch.Malangueestcommebouffie,gonflée,lourde.—Aucuneimportance,rétorqueVosch.Ilhochelatêteàl'intentiondeClairequiprendunesecondeseringue.—Insertionduhubdanslamarque,annonce-t-elle.Duhub?—Hoho!marmonneM.BlouseBlanche.Attention!Ilsurveillelemoniteurtandisquemonrythmecardiaqueaugmented'uncran.—N'aiepaspeur,çaneteferapasmal,ditVosch.Claireluijetteunregardétonné.Ilhausselesépaules.—Ehbien,nousfaisonsdestests.D'undoigt, il lui donneune chiquenaude : «Allez-y ! » J'ai l'impressiondepeser unmillionde
tonnes.Mes os sont en acier, le reste demon anatomie en pierre. Je ne sensmême pas l'aiguilles'insinuer dans mon bras. Claire indique : « Marque » et M. Blouse Blanche appuie sur lechronomètre.Lemondeestunehorloge.—Lesmortsontleurrécompense,affirmeVosch.Cesontlesvivants–toietmoi–quiontencore
dutravail.Appelleçacommetuveux,ledestin,lachance,laprovidence.Tuasétélivréeentremesmainspourêtremoninstrument.—Annexéaucortexcérébral.Ça, c'était Claire. Sa voix semble étouffée, comme simes oreilles étaient bourrées de coton. Je
penchelatêteverselle.Unmillierd'annéess'écoule.
—Tuenasdéjàvuun, lâcheVosch,dansunlointaininfini.Quandtuasétésoumiseauxtests, lejour de ton arrivée à Camp Haven. Nous t'avons affirmé qu'il s'agissait de l'infestation d'une vieextraterrestrereliéeaucerveauhumain.C'étaitunmensonge.J'entendsRazorrespirerlourdement.—Enfait,c'estuncentredecommandemicroscopiquefixéaulobefrontaldetoncerveau,explique
Vosch.Uneunitécentrale,situpréfères.—Initialisation,annonceCaire.Çam'al'airbon.—Paspourtoutcontrôler…,poursuitVosch.—J'introduislapremièresérie.Aiguillebrillantdansunelumièrefluorescente.Petitsgrainsnoirsensuspensiondansunliquidede
couleurambrée.JenesensrientandisqueClairel'injectedansmaveine.—… mais pour coordonner les quelque quarante mille invités mécanisés envers qui tu feras
fonctiond'hôtesse.—Température:37,5°C,déclareM.BlouseBlanche.Razor,àcôtédemoi,haletant.— Il a fallu aux rats de la préhistoire des millions d'années et un millier de générations pour
atteindrel'étapeactuelledel'évolutionhumaine,ditVosch.Toi,iltefaudraseulementdeuxjourspouraccéderàlasuivante.—Premièresériecomplète,affirmeClaireensepenchantdenouveauversmoi.(Odeurd'amande
amère.)Introductiondelasecondesérie.La pièce est maintenant une véritable fournaise. Je suis baignée de sueur. M. Blouse Blanche
annoncequematempératureestde38,8°C.—L'évolutionestunbusinessbordélique,déclareVosch.Beaucoupdefauxdéparts,desimpasses.
Certains candidats ne font pas des hôtes valables. Leur système immunitaire s'écroule, ou bien ilssouffrent de dissonances cognitives permanentes. En termes clairs pour les novices, cela signifiequ'ilsdeviennentfous.Jebous.Mesveinessontchargéesdefeu.Del'eaucouledemesyeux,roulesurmestempes,inonde
mesoreilles.JevoislevisagedeVoschsepenchersurlasurfacedelamerondulantedemeslarmes.—Maisj'aifoientoi,Marika.Tun'aspastraverséautantdesouffrancespouréchouermaintenant.
Tuseraslepontquireliecequiétaitàcequisera.—Noussommesentraindelaperdre,s'écrieM.BlouseBlanched'unevoixtremblante.—Non,murmureVosch.Samainfroidesurmajouemouillée.—Nousl'avonssauvée.
58
ILN'YAPLUSDE JOURNIDENUIT,seulementla lumièredeslampesfluorescentesquines'éteignentjamais.JemesurelesheuresenfonctiondesvisitesdeRazor,qui, troisfoispar jour,m'apporteunrepasquejesuisincapabled'avaler.Ilsnepeuvent contrôlerma fièvre.Ni stabiliserma tensionartérielle. Ils neparviennentpasnon
plus à refrénermesnausées.Moncorps rejette les onzematricesdestinées à augmenter chacundemes systèmes biologiques, chaquematrice consistant en quatremille unités, ce qui fait un total dequarante-quatremilleenvahisseursmicroscopiquesrépandusdansmonsystèmesanguin.Jemesenscommeunemerde.Après chaque petit déjeuner, Claire vient m'examiner, elle me donne mes médocs et fait des
remarques laconiques comme : « Il serait grand temps que tu commences à te sentir mieux. Tesoptions diminuent. » Ou bien des plus narquoises, style : « Je commence à penser que cette idéed'énormerocherétaitbienmeilleure.»Ellesemblecontrariéepar le faitque je réagissemalàcesquarantemillemécanismesextraterrestresdontellemebourre.—Cen'estpascommesituavaislechoix,medit-elle.Laprocédureestirréversible.—Si,ilyaquelquechose.—Quoi?Oh,biensûr.Ringer,l'irremplaçable.Ellesortledispositifd'arrêtd'urgencedelapochedesablouseblancheetletientdevantmoi.—Tuesbranchéelà-dessus.Vas-y.Demande-moid'appuyersurlebouton.Unpetitsouriresuffisant.—Appuyezsurlebouton.Ellelaisseéchapperunlégerrire.—C'estincroyable.Chaquefoisquejecommenceàmedemandercequ'ilvoitentoi,tudisquelque
chosecommeça.—Qui?Vosch?Sonsourires'évanouit.Sesyeuxdeviennentaussiinexpressifsqueceuxd'unrequin.—Nousallonsterminerlamiseàjoursitunepeuxpast'adapter.Terminerlamiseàjour.Elleretirelesbandagesdemesjointures.Pasdecroûtes,pasdebleus,pasdecicatrices.Commesi
riennes'étaitpassé.Commesijen'avaisjamaisdéfoncélemurdemonpoing,m'entaillantlamainjusqu'àl'os.JesongeàVosch,apparaissantdansmachambre,complètementguéri,àpeinequelquesjoursaprèsque je luiaiexplosé lenezet flanquédeuxcoquards.EtàSullivan,quinousa racontél'histoire d'Evan Walker déchiqueté par des éclats d'obus et capable, quelques heures plus tard,d'infiltreretdedétruireunebasemilitaireentièreàluitoutseul.
D'abord,ilsontprisMarikaetl'onttransforméeenRinger.Maintenant,ilsontprisRingeretl'ont«miseàjour»dansquelqu'undetotalementdifférent.Quelqu'uncommeeux.Ouquelquechose.Iln'yaplusdejournidenuit,seulementunelueurpermanente.
59
—QU'EST-CE QU'ILS M'ONT FAIT ? je demande à Razor un jour où il m'apporte un autre repasimmangeable.Je nem'attends pas à ce qu'il réponde,mais lui s'attend à ce que je pose la question.Çadoit lui
paraîtrebizarrequejenel'aiepasencorefait.Ilhausselesépaules,évitantmonregard.— Voyons un peu ce que nous avons au menu, aujourd'hui. Oooh. Un pain de viande ! Petite
veinarde!—Jecroisquejevaisgerber.Ilécarquillelesyeux.—Tuplaisantes?D'unairdésespéré,ilregardetoutautourdelui,cherchantunsacàvomi.—S'ilteplaît,enlèveceplateau.Jenesupportepascetteodeur.Ilfroncelessourcils.—Ilsvonttedébranchersitun'arrêtespastesconneries.—Ilsauraientpufaireçaàn'importequi.Pourquois'enprennent-ilsàmoi?—Peut-êtrequetuesspéciale!Jesecouelatêteetrépondscommes'ilétaitsérieux:—Non,jecroisquec'estparcequequelqu'und'autrel'est.Tusaisjouerauxéchecs?Ilmefixeavecétonnement.—Pardon?—Onpourraityjouer,quandjemesentiraimieux.—Jepréfèrelebase-ball.—Ahbon?J'auraispariéquetupréféraislanatation.Ouletennis.Denouveau,ilfroncelessourcils.—Tudoistesentirvraimentmal.Tubavardescommesituétaisàmoitiéhumaine.—Jesuisàmoitiéhumaine.Littéralementparlant.L'autremoitié…Jehausselesépaules.Razorlaisseéchapperunsourire.—Oh,ledouzièmesystèmeestbienleleur,répond-il.Ledouzièmesystème?Qu'est-cequeçaveutdireexactement?Ildoityavoirunrapportavecles
onzesystèmesnormauxducorpshumain.—NousavonstrouvéunmoyendelesretirerdescorpsdesInfestéset…LavoixdeRazors'évanouit,ilregardelacamérad'unairdécontenancé.
— Quoi qu'il en soit, poursuit-il, tu dois manger. Je les ai entendus évoquer une sonded'alimentation.—Alors c'est ça, l'histoire officielle ? CommeWonderland : nous utilisons leurs technologies
contreeux.Ettoi,tuycrois.Ils'adosseaumur,croiselesbrassursapoitrineetfredonneunairduMagiciend'Oz :«Yellow
BrickRoad».Jesecouelatête.C'estincroyable!Leproblème,cen'estpasquelesmensongessonttropbeauxpouryrésister,maisquelavéritéesttroppiteusepourl'affronter.— Le commandant Vosch implante des explosifs dans des enfants. Il transforme ces gosses en
bombeshumaines,jedis.Razorfredonneplusfort.—Detrèsjeunesenfants.Desbambins.Ilssontséparésdesautresquandilsarrivent,n'est-cepas?
Ils étaient àCampHaven.Tous ceuxquiontmoinsde cinq ans sontmis àpart et onne les revoitjamais.Tuenasdéjàvu,toi?Oùsontlesenfants,Razor?Oùsont-ils?Ilcessedechantonnerassezlongtempspourdire:—Ferme-la,Dorothée!—Et ça, est-ce que ça a un sens : télécharger uneDorothée avec une technologie extraterrestre
supérieure?Silecommandantavaitdécidéd'augmenterlesforcesphysiquesdesêtresenvued'uneguerre,tucroisvraimentqu'ils'occuperaitdesdingues?—Jenesaispas.Ilst'ontbienchoisie,non?Ilramasseleplateauauqueljen'aipastouchéetsedirigeverslaporte.—Net'envapas.Surpris,ilseretourne.J'ailevisageenfeu.Mafièvredoitêtreencoreplusélevée.Oui,çadoitêtre
ça.—Pourquoi?demande-t-il.—Tueslaseulepersonnehonnêteavecquijepeuxdiscuter.Iléclated'unriresincère,naturel,sansavoirbesoindeseforcer.—Quiditquejesuishonnête?Noussommestousdesennemisdéguisés,non?—Monpère avait l'habitude de raconter l'histoire des six hommes aveugles et de l'éléphant.Un
hommetouchelapattedel'animaletditquel'éléphantdoitressembleràunpilier.L'autretouchelatrompeetaffirmequel'éléphantdoitplutôtressembleràunebranched'arbre.Le troisièmeaveugletouchelaqueueetdéclarequel'éléphantestcommeunecorde.Lequatrièmetoucheleventre:pourlui, l'éléphant est comme un mur. Le cinquième, une oreille : selon lui l'éléphant est comme undrapeau.Sixièmeaveugle:unedéfense,alorspourlui,l'éléphantestuntuyau.Razormefixeunlongmomentd'unvisagedemarbre,puissourit.C'estunbonsourire,quej'aime
bien.—C'estunemagnifiquehistoire.Tudevraislaraconterdanslessoirées.—Letruc,jedis,c'estqu'àl'instantoùleravitailleurestapparu,noussommestousdevenuspareils
àcesaveuglestapotantunéléphant.
60
SOUSLALUEURPERMANENTE,jecomptelesjoursgrâceauxrepasqueRazorm'apporteetauxquelsjenetouchetoujourspas.Troisrepas,unjour.Six,deuxjours.Ledixièmejour,unefoisqu'ilaposéleplateaudevantmoijeluidemande:—Pourquoitutedonneslapeinedem'apporterça?Ma voix est comme la sienne,maintenant, un croassement rauque. Je suis baignée de sueur,ma
fièvregrimpe,moncrânemelanceetmoncœurbatlachamade.Razornerépondpas.Ilnem'apasadressélaparoleuneseulefoisendix-septrepas.Ilsemblenerveux,distrait,voireencolère.Claireestdevenuesilencieuse,elleaussi.Ellevientdeuxfoisparjourpourchangermonintraveineuseetlapochedu cathéter, scrutermesyeux avecunophtalmoscope, testermes réflexes, et vider le bassinhygiénique.Touslessixrepas,j'aidroitàunetoiletteàl'éponge.Unjour,Clairedérouleunmètreàrubanetmesuremonbiceps,pourvérifiercombiendecentimètresdemusclesj'aiperdus,j'imagine.Jenevoispersonned'autre.NiM.BlouseBlanche,niVosch,niaucunpèredécédéetinjectédansmoncerveau par Vosch. Je suis tellement naze que je memoque de ce qu'ils me font exactement : ilsdoiventmesurveiller,attendantdevoirsil'«amélioration»metue.Unmatin,alorsqueClaireestoccupéeàrincerlebassinhygiénique,Razorentrepourm'apporter
monpetitdéjeuner.Ilpatienteensilence,letempsqu'elleaitterminé,puisjel'entendsluidemander:—Elleestentraindemourir?Clairesecouelatête.Réponseambivalente:çapeutêtre«oui»,oubien«tuensaisaussilongque
moi».J'attendsqu'ellesoitpartiepourlâcher:—Tuperdstontemps.Razorjetteuncoupd'œilàlacamérainstalléeauplafond.—Jenefaisqu'obéirauxordres.Jesaisisleplateauetlebalanceparterre.Razorcrispeleslèvres,maisneprononcepasunmot.Il
ramasselesdégâtsensilencetandisquejerestelà,allongée,pantelante,épuiséeparl'effort,lasueurdégoulinantsurmoi.—Ouais,ramasse!Rends-toiutile!Quandmafièvregrimpeenflèche,quelquechosedansmonespritsedétendetj'ail'impressionde
sentirlesquarante-quatremillemicrorobotsfourmillantdansmonsystèmesanguinetlehubavecsadentelle délicate de vrilles enfouies dans chaque lobe, et je comprends ce quemonpère éprouvaitdurantsesheuresd'agoniequandilsegriffaitpouréliminerlesinsectesimaginairesquigrouillaientsoussapeau.—Garce!jehalète.Razors'immobiliseetlèvelesyeuxversmoi,stupéfait.—Laisse-moi,garce!
—Sansproblème,marmonne-t-il.À quatre pattes, il nettoie les dégâts avec un chiffon mouillé. L'odeur acide du désinfectant me
flanquelanausée.—Aussivitequejepourrai,ajoute-t-ilenseredressant.Sesjouesd'ivoiresontrouges.Enpleindélire,jetrouvequelacouleurmetenévidencelesmèches
auburndanssescheveuxblonds.—Tusais,çaneserviraàriendet'affamer,medit-il.Tuferaismieuxd'envisagerautrechose.J'ai essayé. Mais il n'y a pas d'alternative. Je peux à peine soulever la tête.Désormais, tu leur
appartiens. Vosch, le sculpteur, mon corps, l'argile, mais pas mon esprit, et jamais mon âme. Niconquise,niécrasée,nicontrôlée.Jenesuispasattachée,ligotée.Euxlesont.Quejedépérisse,quejemeureouquejemerétablisse,
lejeuestterminé,legrandmaîtreVoschaperdulapartie.—Monpèreavaitunephrasepréférée,jedisàRazor.Nousappelonsleséchecslejeudesroiscar,
grâceàcejeu,nousapprenonsàgouvernerlesrois.—Encoreleséchecs!Il abandonne le chiffon sale dans le lavabo et sort en claquant la porte.Quand il revient avec le
repassuivant, ilyauncoffretenbois, familier,sur leplateau.Sansdireunmot,Razorsaisitmonassiette, jette la nourriture dans la poubelle, puis balance le plateau demétal dans le lavabo où iltombe avec un lourd clang. Le lit vrombit, je me retrouve en position assise, et Razor pousse lecoffretdevantmoi.—Tum'asditquetunejouaispas,jechuchote.—Apprends-moi.Jesecouelatêteetm'adresseàlacaméraderrièrelui:—Bienessayé,maisvouspouvezvousleflanqueraucul!Razoréclatederire.— Ce n'est pas leur idée. Mais en parlant de cul, tu peux parier le tien que j'ai demandé la
permissionavantd'apportercejeu.Ilouvrelecoffret,sortl'échiquier,farfouilledanslespièces.—Ilyalesreines,lesrois,lespionsetcestrucsquiressemblentàdestoursdegarde.Commentça
sefaitquechaquepionressembleàunepersonnesaufceux-là?—Tulesdisposesmal,jefaisremarquer.—Peut-êtreparcequejen'aiaucuneidéedecommentonjoueàceputaindetruc.Tun'asqu'àle
faire.—Jen'enaipasenvie.—Donctuadmetstadéfaite?—Démission.J'appelleplutôtçaunedémission.—C'estbonàsavoir.J'ailesentimentqueçapourraitserévélerutile.
Unsourire.Paslesouriremillevolts,genreZombie.Pluspetit,plussubtil,plusironique.Ils'assiedàcôtédulitetjeperçoisunesenteurdechewing-gum.—Blancsounoirs?—Razor,jesuistropfaiblerienquepoursoulever…—Danscecas,tun'aurasqu'àmemontrerdudoigtcequetuveuxfaire,etjebougeraitespions
pourtoi.Il n'abandonne pas.D'ailleurs, je n'en attendais pasmoins de lui.À l'heure actuelle, il n'y a plus
d'indécis ni de poltrons. Je lui indiqueoùplacer les pièces et comment ondéplace chacune. Je luidécris les règles de base. J'ai droit à beaucoup de hochements de tête et de OK, OK, mais j'ail'impression qu'il acquiesce plus qu'il ne comprend. Puis nous jouons, et je lemassacre en quatremouvements.Lorsde lapartiesuivante, ilcommenceàargumenteretàprotester :«Tun'aspas ledroitdefaireça!»,«Ilestclairqueleséchecssontlejeuleplusstupidedumonde.»Àlatroisièmepartie, je suis certaine qu'il regrette sa proposition.Mon entrain s'est réveillé alors que le sien estprochedezéro.—C'estlejeulepluscrétinquiaitjamaisétéinventé!marmonne-t-ild'untonbougon.—Leséchecsn'ontpasétéinventés.Ilsontétédécouverts.—Commel'Amérique?—Commelesmathématiques.—Jeconnaissaisdesfillescommetoiàl'école.Iln'ajouterienetsemetàrangerlejeu.—C'estbon,Razor.Jesuisfatiguée.—Demain,j'apporteraiunjeudedames.Iladitcelacommeunemenace.Pourtant, iln'en fait rien.Le lendemain,on recommence.Plateau,coffret,échiquier.Cette fois, il
arrangelespiècesenunecurieuseconfiguration:leroinoiraucentre,luifaisantface;lareinesurlecôté,faceauroi;troispionsderrièreleroi,légèrementsurlecôté,àdix,douze,etdeuxheures;uncavalieràladroiteduroi,unautreàsagauche,unfoudirectementderrièreluiet,justeàcôtédufou,unautrepion.PuisRazormeregarde,unsourireangéliqueauxlèvres.—OK.Jehochelatête,sanstropsavoirpourquoi.—J'aiinventéunjeu.Tuesprête?Ças'appelle…Desesdoigts,iltambourineleraildulit,imitantunroulementdetambour.—…échec-ball,dit-il.—Échec-ball?—Échecs,base-ball.Échec-ball,tupiges?Ilbalanceunepiècedemonnaieàcôtédel'échiquier.—Qu'est-cequec'est?—Unepiècedevingt-cinqcents.
—Jelevois,merci!—Pourlesbesoinsdujeu,ceseralaballe.Enfin,pasvraimentlaballe,maisçalareprésente.Ce
quiarriveaveclaballe.Situcessesdem'interrompreuneseconde,jepourrait'expliquerlesrègles.—Jenedisaisrien.—Tantmieux,parcequetumedonnesmalaucrânequandtuparles.Tesinsultes,tescitationssur
leséchecsetteshistoiresbizarresd'éléphant!Bon,tuveuxjouer,ouiounon?Iln'attendpasmaréponse.Ilplaceunpionblancjustedevantlareinenoire,disantquec'estmoi,le
batteur.—Jepréféreraisdonnerlecoupd'envoiavecmareine.C'estlapluspuissante.—C'estpourçaqu'elleseraàlabattepourleclean-up.Ilsecouelatêted'unairagacé.Monignorancelestupéfie.—Alors,c'esttrèssimple:tuesladéfense,donctulancesenpremier.Face,c'estunstrike.Pile,une
balle.—Çanevapasfonctionneravecunepièce,jefaisremarquer.Ilyatroispossibilités:strike,balle
ouhit.—Enfait, ilyenamêmequatre.Maisdisonsque toi, tu t'en tiensauxéchecs.Lebase-ball,c'est
mondomaine.—L'échec-ball,jelecorrige.—Peuimporte.Situlancesuneballe,c'estuneballe,ettulancesdenouveau.Là,situasface,je
récupèrelapièce.Tuvois,çamedonneunechanced'obtenirunhit.Face, jemerapproche,pile, jerate.Sijerate,premierstrike.Etoncontinuecommeça.—J'aicompris.Etsituasface,jerécupèrelapièce.Face,jetesors…—Non!Tutegoures!Tutegourescomplètement!D'abordjelance,troisfois.Quatre,sij'aiun
DP.—DP?—Doublepile.Çafaituntriple.Avecundoublepile,tuasledroitdelancerunefoisdeplus:face,
c'estunhomerun;pile,justeuntriple.Face-face,c'estunsimple;face-pile:undouble.—Peut-êtrequ'ondevraitcommenceràjouer,ettupourrais…—Etlà,turécupèreslapiècepourvoirsitupeuxdépassermonsimple,avecundouble,untriple,
ouunhomerun.Face,jesors.Pile,jesuissurlabase.Ilprenduneprofondeinspiration.—Àmoinsquecesoitunhomerun,biensûr.—Biensûr.—Tutemoques?Parceque,franchement…—J'essaiejustedecomprendre.— … tu n'as aucune idée du temps qu'il m'a fallu pour mettre tout ça au point. C'est plutôt
compliqué.Jeveuxdire,pascommelejeudesrois,maistusaiscommentilsqualifientlebase-ball,
n'est-cepas?C'estlepasse-tempsnational.Oui,lebase-ballestappelélepasse-tempsnationalparceque,enyjouant,onapprendàmaîtriserletemps.—Maintenant,c'esttoiquitemoquesdemoi.—Enfait,jesuisleseulàriredetoi,àl'heureactuelle.Ilattend.Jesaisquoi.—Tunesourisjamais,ajoute-t-il.—Çaadel'importance?—Unefois,quandj'étaisgamin,j'airigolésifortquej'aipissédansmonpantalon.OnétaitauSix
Flags1.Surlagranderoue.—Qu'est-cequit'afaitrire?—Jenem'ensouvienspas.Ilglisseunemainsousmonpoignetetsoulèvemonbraspourplaquerlapiècedansmapaume.—Lancecetteputaindepièce,qu'onpuissejouer.Jeneveuxpaslevexer,maislejeun'estpassicompliqué.Àsonpremierhit,Razors'excite,lèvele
poing d'un air triomphant, et commence à bouger les pièces noires autour de l'échiquier, tout encommentantlejeud'unevoixrauque,imitantunjournalistesportif,commeungaminquijoueavecsesfigurinesenplastique.—Deepdrivedanslechampcentre!Lepionduchampcentreglisseverslasecondebase;lefoudeuxièmebasemanetlepiond'arrêt
courtselaissentdistancer;lepionduchampgauchemonteencourant,avantdecouperparlecentre.Tout cela d'une main tandis que, de l'autre, Razor manipule la pièce, la tournant entre ses doigtscommeuneballequitourbillonneenl'air,puislafaisantralentircommesielleallaitatterrirdanslechampcentregauche.C'estsiridicule,sienfantinquej'auraissouri,sijesouriaisencore.—Ilestensécurité!s'écrieRazor.Non.Pasenfantin.Maisilressembletellementàungosse.Lesyeuxbrillants,savoixmontantdans
les aigus à cause de l'excitation, il a de nouveau dix ans. Finalement, tout n'est pas perdu, pas leschosesimportantes.Son hit suivant est unemauvaise passe qui atterrit entre le joueur de première base et celui du
champ droit. Razor crée une collision dramatique entre le joueur de champ et le baseman ; lepremièrebaseglisseenarrière,lechampdroitenavant,etlà,bang!Razorglousseaumomentdel'impact.—Cen'estpasuneerreur?jedemande.C'estuneballejouable.—Uneballejouable?Ringer,c'estjusteunjeunazequej'aiinventéencinqminutesavecquelques
pionsd'échecsetunepiècedevingt-cinqcents.Deuxhitssupplémentaires:Razorestenavancesurmoi.Jen'ai jamaiseudechanceauxjeuxde
hasard.C'estpourcetteraisonquejelesaitoujoursdétestés.Razordoitsentirquemonenthousiasmes'évanouit.Ilreprendsoncommentairedeplusbelletoutenfaisantglisserlespions(bienquejeluifasseremarquerquecesontlesmiens,vuquejesuisendéfense).Uneautrefrappeloindanslechampgauche.Encoreunlanceràcôtédupremièrebase.Unnouvelimpactentrelepremierbasemanetle
joueurdechamp.J'ignoresiRazorserépèteparcequ'iltrouveceladrôleouparcequ'ilaunsérieuxproblème d'imagination. Une part de moi pense que je devrais être offensée au nom de tous lesjoueursd'échecs.Autroisièmetour,jesuisépuisée.—Sioncontinuaitcesoir,jepropose.Oudemain.Oui,demain,ceseraitmieux.—Qu'est-cequ'ilya?Tun'aimespasmonjeu?—Si.C'estamusant.Jesuisjustefatiguée.Vraimentfatiguée.Ilhausselesépaulescommesiçan'avaitpasd'importance,maiscelaenavisiblement,sinonilne
hausseraitpaslesépaules.Ilglisselapiècedevingt-cinqcentsdanssapocheetremballelecoffretenmarmonnant.Jenesaisisquelemot«échecs».—Qu'est-cequetuasdit?—Rien.Ildétourneleregard.—Si,tuasdituntrucausujetdeséchecs,j'insiste.—Leséchecs,leséchecs,leséchecs.Tun'asquecemotàlabouche!Désoléquemonjeunesoit
pasaussiexcitant!Ilglisselecoffretsoussonbrasetsediriged'unpaslourdverslaporte.Undernierregardavantde
partir:—Jecroyaisqueçatedistrairaitunpeu,c'esttout.Merci!Onn'apasbesoindesefaireuneautre
partie!—Tuesfâchécontremoi?—Moi,aumoins,j'aiessayédejouerauxéchecs,etjenemesuispasplaint.Contrairementàtoi!
Contente-toid'ypenser.—Àquoiveux-tuquejepense?Ilhurleàtraverslapièce:—Contente-toid'ypenser!Ilquittelachambreenclaquantlaporte.J'ailesoufflecourt,jetremble,maisj'ignorepourquoi.
1.Parcd'attractionsenCalifornie.(N.d.T.)
61
LE MÊME SOIR, quand la porte dema chambre s'ouvre, je suis prête àm'excuser. Plus j'y pense,malgrémafièvre,plusjemesenscommelecrétindelaplagequidétruitàcoupsdepiedlechâteaudesabled'ungamin.—Salut,Razor,jesuis…Jeneterminepasmaphrase.Bouchebée,jeregardeuninconnuapportermonplateau,ungarçon
d'environdouzeoutreizeans.—OùestRazor?jedemanded'untonexigeant.—Jenesaispas,couinelegosse.Ilsm'onttenduleplateauetm'ontdit:«Prends-le.»—«Prends-le»,jerépètestupidement.—Ouais.«Prends-le.Prendsleplateau.»IlsontretirésamissionàRazor.Peut-êtrequejoueràl'échec-ballestcontraireaurèglement.Ou
alors,Voschs'estagacédevoirdeuxadossecomportercommedeuxadosdurantquelquesheures.Ledésespoirestaddictif,autantpourceluiquiobservequepourceluiquil'expérimente.ÀmoinsqueRazornesupportepluslasituation.Iladûdemanderàêtreassignéàd'autrestâches,
ouilaprissonjeud'échec-balletilestrentréchezlui.Jen'aipastrèsbiendormicettenuit,sionpeutappelercelaunenuitquandonsaitquej'aidroità
cette lueurpermanente.Ma fièvreestmontéeàplusde39 °C tandisquemonsystème immunitairelançait son assaut final et désespéré contre les matrices. Comme dans une sorte de brouillardj'aperçois les chiffres verts dumoniteur qui grimpent en flèche. Je glisse dans un sommeil semi-délirant.Garce!Laisse-moi.Tusaispourquoiilsappellentcejeulebase-ball,n'est-cepas?C'estundeep
drivedanslechampcentre.J'enaiassez.Occupe-toidetoitouteseule!Lapiècecrasseusequi tourneentre lesdoigtsdeRazor.C'estundeepdrive.Undeepdrive.Avec
lenteur,ilsepencheversl'échiquier,làoùlesjoueursmontent,ledeuxièmebaseetlejoueurd'arrêtcourt reculent, celui de gauche va à droite.Une bourde sur la ligne de première base ! Le joueuraccélère,lebasemanrecule,bang!Joueursenavant,celuidupetitchampenarrière,oncoupeparladroite.Premierbasemanenarrière,joueurdechampdroitenavant,bang!Enavant,enarrière,oncoupe.Enarrière,enavant.Bang!Encore et encore, je visualise de nouveau le tout, en avant, en arrière, on coupe. En arrière, en
avant.Bang!Àprésent, je suis complètement éveillée, fixant le plafond.Non. Je ne vois pas aussi bien.C'est
mieuxsijefermelesyeux.Centreetgaucheverslebas.Gauchecoupeentravers:H.Ledroitmonte.Lapremièrebaserevientenarrière:
I.Serait-ceuncode?Oh,arrête!C'estridicule.Tudélires!Cesoir-là,quandjesuisrentréeaveclavodka,j'aitrouvémonpèremort,recroquevilléenposition
fœtale,sonvisagecouvertdesanglàoùils'étaitgrifféàcausedesinsectesimaginaires.«Garce»,m'avait-il surnommée avant que je parte pour chercher le poison qui pourrait le sauver. Ilm'avaitaussidonnéunautrenom,celuid'unefemmequinousavaitquittésquandj'avaistroisans.Ilcroyaitque j'étais ma mère, ce qui était pour le moins ironique. Depuis mes quatorze ans, j'étais plutôtcommeunemèrepourlui,lenourrissant,lavantsesvêtements,m'occupantdelamaison,m'assurantqu'ilne fasse riende stupideenvers lui-même.Etchaque jour j'allais à l'écoledansmonuniformeparfaitementrepassé,etlàtouslesélèvesm'appelaient«SaMajestéMarika»etchacundisaitquejeme croyaismieuxqu'euxparce quemonpère était un artiste avec une certaine célébrité, du genregénie reclus,alorsque laplupartdu tempsmonpère ignoraitsurquelleplanète ilvivait.Quand jerentraisde l'école, il était enpleindélire.Cependant, jepréféraisque lesgens s'en tiennentà leursillusions.Jeleslaissaispenserquejemeconsidéraiscommesupérieureàeux,ainsiquejel'avaisfaitavecSullivan.Àdirevrai, jenemecontentaispasd'encourager touscesmensonges. Je lesvivais.Mêmequandlemondes'étaitécrouléautourdenous,jem'yaccrochais.Néanmoins,aprèslamortdemonpère,jemesuispromisdechanger.Plusdebravourenidefauxespoirs.Pasquestiondefairesemblantque toutallaitbienquandcen'étaitpas lecas.En jouant lacomédie, jepensaisêtredure,coriace,qualifiantmonattitudedecourageuse,debrave.Maisc'est tout lecontraire.C'estmêmeladéfinitiondemollasse.J'avaishontedeladépendancedemonpèreenversl'alcool,desamaladie,etj'étais en colère contre lui, mais j'étais tout aussi coupable que lui. Je me suis vautrée dans lemensongejusqu'àlafin:quandilm'aappeléeparleprénomdemamère,jenel'aipascontredit.Unvraidélire.Danslecoin,l'œilmorneetsansâmedelacaméra,quimefixe.Qu'est-cequ'aditRazor?Contente-toid'ypenser!Cen'estpastoutcequetuasdit,n'est-cepas? je luidemande,enregardantd'unairhébétél'œil
noirsansexpression.Cen'estpastout.
62
LELENDEMAINMATIN,quandlaportes'ouvre,jeretiensmonsouffle.Toutelanuit,j'aioscilléentrehypothèsesetquestions.Jemesuisbaignéedanschaqueaspectdela
nouvelleréalité.Premièreoption:Razorn'apasplusinventél'échec-ballquemoi,leséchecs.Lejeuestuneidéede
Vosch,pourdesraisonstropobscurespourquejelescomprenne.Deuxièmeoption:Razor,pourdesmotifsqui luisontpersonnels,adécidédeflanquer lebordel
dans ma tête. Il n'y a pas que les résistants ou ceux dotés d'un cœur de pierre qui ont survécu àl'éradication de la race humaine.Un grand nombre d'enfoirés sadiques s'en sont sortis, eux aussi.C'est comme ça dans toutes les catastrophes humaines. Le connard est une race quasimentindestructible.Troisièmeoption:toutcelanesepassequedansmatête.L'échec-ballestunjeustupideinventépar
ungarçonpourm'éviterdepenseraufaitquejesuisentraindemourir.Iln'yariend'autre,aucunmessagesecret tracésurunéchiquier.Si jevoisdes lettres làoù iln'yenapas,c'estàcausede latendancequ'alecerveauhumainàvoirdessignesmêmelàoùiln'enexistepas.Jeretiensmonsoufflepouruneautreraison:etsic'estdenouveaulegaminàlavoixcouinante?
EtsiRazornerevientpas,jeveuxdires'ilnerevientjamais?IlexisteunepossibilitébienréellequeRazorsoitmort.S'ilessayaitdecommuniquerensecretavecmoietqueVoschl'adécouvert,jesuissûrequelegrandarchitecten'aoffertqu'uneseuleréponseàsonaudace.Jerelâchelentementmonsoufflequandilentredansmachambre.Lebipdumoniteurmonted'un
cran.—Qu'est-cequ'ilya?demandeRazor,plissantlesyeuxenmeregardant.Ilsentaussitôtqu'untrucseprépare.—Salut.Iljetteuncoupd'œilàdroite,puisàgauche.—Salut.Tuasfaim?Jesecouelatête.—Pasvraiment.—Tudevraisaumoinsessayerd'avalerça.Turessemblesàmacousine,Stacey.Elleétaitaccroàla
méth.Jeneveuxpasdirequeturessembleslittéralementàuneaccroàlaméth,mais…Ils'empourpre.—Tusais,c'estcommequandquelquechosetedévoredel'intérieur,dit-il.Ilpresseleboutonàcôtédulit.Jemeredresse.—Devine à quoi je suis accro,moi, poursuit-il.Aux bonbons gélifiés. Ceux à la framboise. Je
n'aimepastroplegoûtcitron.J'enaiunstock,bienplanqué.Jet'enapporteraisituveux.
Ilposeleplateaudevantmoi.Desœufsbrouillésfroids,desfrites,unmachinnoirci,croustillant,peut-êtredubacon–oupeut-êtrepas.Monestomacsecrispe.JelèvelesyeuxversRazor.—Essaielesœufs,suggère-t-il.Ilssontfrais,deferme,bio,sansaucunproduitchimique.Onles
élèveici,aucamp.Lespoules,paslesœufs.Sesyeuxsombres, trèsexpressifs,etcepetit sourire,béatetmystérieuxà la fois.Pourquoia-t-il
réagiainsiquandjeluiaidit«salut»1?A-t-ilétéétonnéquejel'accueilled'unefaçonquasihumaine,oubienparcequej'avaiscomprislevéritableintérêtdel'échec-ball?Oubienn'a-t-ilpasétéétonnédutout,etjem'imaginedestrucsquin'existentpas?—Jenevoispaslecoffret,jefaisremarquer.—Lecoffret?Oh.C'étaitunjeustupide.Ildétourneleregardetmurmure,commepourlui-même:—Lebase-ballmemanque.Iln'ajoutepasunmotetrestesagementsansbougerdurantlesminutessuivantes,tandisquejejoue
avec mes œufs dans mon assiette. Le base-ball me manque. Tout un univers perdu, en quelquessyllabes.—Aucontraire,j'aibienaimé,jeluidis.C'étaitamusant.—Vraiment?Unregard:Tuessérieuse?Ilignorequejelesuis99,999%dutemps.—Çan'avaitpasvraimentl'airdeteplaire,ajoute-t-il.—Jecroisquec'estparcequejenemesenspastrèsbiendernièrement.Iléclatederire,etsemblesurprisparsapropreréaction.—OK.Bon,jel'ailaissédansmondortoir.Jel'apporteraiundecesquatre,sipersonnenemel'a
piqué.Laconversations'éloignedujeu.JedécouvrequeRazorétaitleplusjeunedecinqenfants,qu'ila
grandiàAnnArboroù sonpère travaillait commeélectricienet samèrecommebibliothécairedecollège,qu'iljouaitaubase-ball,aufoot,qu'ilétaitfandel'équipeduMichigan.Jusqu'àsesdouzeans,sa plus grande ambition était d'intégrer les Wolverines en tant que starting quarterback. Mais engrandissant,sasilhouettes'étaitaffinée,etils'étaitprisdepassionpourlebase-ball.—Mamèrevoulaitquejedeviennemédecinouavocat,maismonvieuxpensaitquejen'étaispas
assezintelligent…—Attends!Tonpèrenetetrouvaitpasintelligent?—Pasassezintelligent.Çafaitunedifférence.Ildéfendsonpèremêmeau-delàdelamort.Lesgensmeurent,l'amourperdure.—Ilvoulaitquejesoisélectricien,commelui,avoue-t-il.Papafaisaitpartied'unsyndicat;ilétait
président de l'antenne locale ou un truc comme ça. C'est la véritable raison pour laquelle il nesouhaitaitpasquejedevienneavocat.Tusaiscommentillesappelait?Lescostumes.—Ilavaitunproblèmeavecl'autorité.Razorhausselesépaules.
—Ilrépétaittoujours:«Tudoisêtretonproprepatron.Nesoisl'employédepersonne.»Ilagitelespieds,gêné,commes'ilenavaittropdit.—Ettoi,tonpère?—C'étaitunartiste.—C'estcool.—Ilétaitaussialcoolique.Enfait,ilbuvaitplusqu'ilnepeignait.Pastoutletemps,néanmoins.Desphotographiesjauniesdesesexpositionsaccrochéesdetravers
sur les murs, dans des cadres poussiéreux, les élèves qui se pressent dans son atelier, nettoyantnerveusement les pinceaux, et le silence de cathédrale qui s'abattait quand il apparaissait dans unepiècebondée.—Quelgenredemerdeilpeignait?demandeRazor.—Surtoutça.Delamerde.Pastoutletemps,cependant.Pasquandilétaitplusjeune,quej'étaispetite,etquelamainquitenait
lamienneétaittachéed'unarc-en-cieldecouleurs.Razorrit.—Cettefaçonquetuasdeplaisanter!Commesituneterendaismêmepascomptequec'étaitune
vanne.Jesecouelatête.—Jeneplaisantaispas.Ilacquiesced'unhochementdetête.—Peut-êtrequec'estpourçaquetunet'enrendspascompte.
1.Danslaversionoriginale,Ringeradit«Hi»,selonlecodequ'ellecroitavoirdéchiffré.(N.d.T.)
63
APRÈS LE DÎNER AUQUEL JE N'AI PAS TOUCHÉ, le bavardage forcé, le curieux silence qui s'installeparfois dans notre conversation, après que l'échiquier a été sorti du coffret de bois, que Razor apositionnélespièces,quenousavonstiréausortpourdéterminerquireprésentel'équipelocale,qu'ilagagné,qu'ils'estmoquédemesprétentionsd'unsourirenarquois,ouais,c'est,ça,vas-y,fillette!,qu'ils'estassisàcôtédemoisurleborddulit,aprèsdessemainesàtenterdedomptermarageetàm'habituerauvidehurlant,aprèsdesannéesàérigerdesforteressesautourduchagrin,delaperte,àéprouverlasensationquejeneressentiraijamaisplusaucunsentiment,aprèsavoirperdumonpère,Teacup,Zombie,avoirtoutperdusauflevidehurlant,jeprononcelemotensilence:«Salut.»Razorhochelatête.—Ouais.Iltapotesondoigtsurlacouverture.Jesensletapotementcontremacuisse.Ouais.Tapotement.—Pasmal,maisc'estpluscoolsitulefaislentement.Ilmefaitladémonstration.—Tupiges?—Situinsistes,jesoupire.—Ouais.Jetapotemondoigtcontreleraildulit.—Pourêtrehonnête,jenecomprendspasvraimentàquoiçasert.—Non?Tap-tapsurlacouverture.—Non.Tap-tapsurlemontantdulit.Ilfautplusdevingtminutespourtracercorrectementlesmotssuivants:AUSECOURS.Tap.— Je t'ai déjà racontémon job d'été à l'époque où il y en avait encore ? il demande.Toilettage
canin.Tusaisquelétaitlepiredansceboulot?Exprimerlesglandesanales…Ilestlancé,là.Quatrepoints,pasuneseulesortie.COMMENT?Je n'obtiens pas de réponse avant quaranteminutes. Je suis un peu fatiguée, et plus que frustrée.
C'estcommeéchangerdestextosavecquelqu'unàdesmilliersdekilomètresenutilisantuneprothèse.Letempsralentit,lesévénementsseprécipitent.
PLN.
J'ignore ce qu'il veut dire. Je le regarde, mais il fixe l'échiquier, remettant les pièces en place,discutant,comblantlesilencequis'installeparunbavardage.—C'est exactement le terme qu'ils employaient : « exprimer », répète-t-il, toujours au sujet des
chiens.Rincer,laver,rincer,exprimer,recommencer.C'étaittellementchiant!Etl'œilimpassible,noiretsansâmedelacaméra,quinousfixe.—Jen'aipascomprislederniercoup,j'avoue.—L'échec-balln'estpasunjeutorducommeleséchecs,lâche-t-ild'untonpatient.Ilexistecertaines
complexités.Complexités.Pourgagner,mieuxvautavoirunplan.—Etdonc,c'esttoi,l'hommequiaunplan.—Oui,c'estmoi.Tap.
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CELAFAITDESJOURSQUEJEN'AIPASVUVOSCH.Cequichangelelendemainmatin.—Jevousécoute,dit-ilàClaire.EllesetientàcôtédeM.BlouseBlanche,telunélèveconvoquédanslebureauduproviseurpour
avoiragressélegringaletdugroupe.—Elleaperduquatrekilosetvingtpourcentdesamassemusculaire.OnluidonneduDiovanà
cause de sa tension artérielle élevée, du Phénergan contre les nausées, de l'amoxicilline et de lastreptomycinepourquesonsystèmelymphatiquenes'emballepas,maisnousavonstoujoursdumalàcombattrelafièvre,déclareClaire.—Vousavezdumalàcombattrelafièvre?répèteVosch.Clairedétourneleregard.—Surleplanpositif,sonfoieetsesreinsfonctionnentnormalement.Elleaunpeudeliquidedans
lespoumons,maisnous…D'ungestedelamain,Voschlafaittaire.Ils'avanceversmonlit.Degrandsyeuxbrillants,comme
ceuxd'unoiseau.—Tuasenviedevivre?Jerépondssanshésiter:—Oui.—Pourquoi?Saquestionmeprendaudépourvu.—Jenecomprendspas.—Tu ne peux pas gagner contre nous. Personne ne le peut. Lemonde est une horloge, et cette
horlogeégrènesesdernièressecondes–pourquoivoudrais-tuvivre?—Jeneveuxpassauverlemonde.J'espèrejusteavoirl'opportunitédevoustuer.Sonexpressionnechangepas,maissesyeuxs'éclairentd'unepetitelumièrequisembledanser.Je
teconnais,ditsonregard.Jeteconnais.—L'espoir,chuchote-t-il.Oui.Ilhochelatête:ilestcontentdemoi.—L'espoir,Marika.Accroche-toiàtonespoir.Ils'adresseensuiteàClaireetàM.BlouseBlanche.—Retirez-luilesmédicaments.LevisagedeM.BlouseBlanchedevientaussipâlequesablouse.Clairecommenceàdirequelque
chose,puisregardeailleurs.Voschsetourneversmoi.—Quelleestlaréponse?demande-t-il.Cen'estpaslarage.Qu'est-cequec'est?
—L'indifférence.—Essaieencore.—Ledétachement.—Encore.—L'espoir.Ledésespoir.L'amour.Lahaine.Lapeur.Lechagrin.Jetremble,mafièvredoitavoiratteintunnouveaupic,etj'ajoute:—Jenesaispas.Jenesaispas.Jenesaispas.—C'estmieux,dit-il.
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J'AITELLEMENTMALDORMIquejesuisàpeinecapabledesupporterquatretoursdebatteàl'échec-ball.
ZÉROMÉDOCS.— J'ai entendu dire qu'ils t'avaient retiré les médicaments, lâche Razor en secouant la pièce de
vingt-cinqcentsdanssonpoingfermé.C'estvrai?—Le seul produit qui reste dansmon intraveineuse, c'est une solution saline pour éviter àmes
reinsdesebloquer.Razorjetteuncoupd'œilàmesfonctionsvitalesquis'affichentsurl'écrandumoniteur,etfronce
lessourcils.QuandRazorfroncelessourcils,ilmefaitpenseràunpetitgarçonquiseseraitcognél'orteil,maisestimequ'ilesttropgrandpourpleurer.—Alors,tudoistesentirmieux.—Jecrois,oui.Tap-tapsurlemontantdulit.—OK,souffle-t-il.Mareineestavancée.Regarde.Mondossecrispe.Mavisionsebrouille.Jemepenchesurlecôtéetvidemonestomac,enfinle
peuquecontientmonestomac,surlecarrelageblanc.Razorselèved'unbondavecuncridégoûté,renversantl'échiquier.—Hé!crie-t-il.(Pasàmonintention,maisàcelledel'œilnoirau-dessusdenous.)Hé!J'aibesoin
d'unpeud'aide,ici!Personnenevient.Ilobservelemoniteur,meregarde,etdit:—Jenesaispasquoifaire.—Net'inquiètepas,çava.—Ahoui,c'estsûr!Tuasl'aird'allertrèsbien!Ilserendaulavabo,mouilleuneserviettepropreetlaposeentraversdemonfront.—Bien,moncul!Putain,maispourquoiilst'ontretirétesmédocs?—Pourquoipas?Jerésisteàl'enviededégueulerdenouveau.—Oh,jenesaispas.Peut-êtreparceque,sanscestrucs,turisquesjustedemourir!Ilfixelacaméra.—Jecroisquetudevraismedonnercettecuvette,là-bas.Il tamponne le vomi surmonmenton, replie la serviette, attrape la cuvette etme la pose sur les
genoux.—Razor.
—Oui?—S'ilteplaît,nemeremetspasçasurlevisage.—Hein?Oh.Merde.Attends.Ilattrapeuneautreservietteetlapassesousl'eau.Sesdoigtstremblent.—Tusaiscequec'est?dit-il.Moi,jesais.Pourquoijen'yaipaspensé?Ettoi,pourquoitun'yas
paspensé?Lesmédocsdoiventinterféreraveclesystème.—Quelsystème?— Le douzième. Celui qu'ils t'ont injecté, Sherlock. Le hub et ses quarante mille copains pour
suralimenterlesonzeautres.Ilposelaserviettefroidesurmonfront.—Tuesglacée.Tuveuxquej'ailletechercherunecouverturedeplus?—Non,j'ail'impressiond'êtreenfeu.—C'estuneguerre,affirme-t-il.Iltapotesapoitrine.—Là-dedans.Tuferaismieuxdedéclarerunetrêve,Ringer.Jesecouelatête.—Non,pasdetraitédepaix.Il hoche la tête, et étreint un bref instantmon poignet sous la fine couverture. S'accroupit pour
rassembler les pièces de l'échiquier. Pousse un juron, car il ne retrouve plus la pièce demonnaie.Annoncequ'ilnepeutpas laisser levomipar terrecommeça.Attrape la serviette saledont il s'estservi pourm'essuyer lementon, en tamponne sesmains et ses genoux. Il est toujours en train deronchonnerlorsquelaportes'ouvreetqueClaireentredanslachambre.— Timing parfait ! lui crie Razor. Hé ! Vous ne pourriez pas lui donner au moins le sérum
antigerbe?D'ungestedelatête,Clairedésignelaporte.—Sors!Ellepointelecoffretdudoigt.—Etemporteça!Razor lui lanceun regardnoir,maisobtempère.Denouveau, je vois la force contenue sous ses
traitsangéliques.Attention,Razor.Cen'estpaslaréponse.Ensuite,quandnous sommes seules,Claire étudie en silence l'écrandumoniteur, durantun long
moment.— Tu disais la vérité ? me demande-t-elle. Tu veux vivre afin de pouvoir tuer le commandant
Vosch?Voyons,tuesplusintelligentequeça.Toutcelasurletond'unemèrequiréprimandeuntrèsjeuneenfant.—Vous avez raison, je n'aurai jamais cette chance.Mais aumoins, j'aurai l'opportunité de vous
tuer,vous.Ellesemblestupéfaite.
—Metuer?Pourquoidiablevoudrais-tumetuer?Commejenerépondsrien,ellepoursuit:—Detoutefaçon,jenepensepasquetusurvivrasàcettenuit.Jehochelatête.—Etvous,àlafindumois,vousserezmorte.Elleéclatederire.Sonhilaritédéclencheunemontéedebiledansmagorge.— Comment vas-tu t'y prendre ? demande-t-elle avant de retirer la serviette de mon front. Tu
comptesm'étoufferavecça?— Non, je vais me débarrasser du vigile en l'assommant avec un objet lourd ; ensuite, je
m'empareraidesonarmeetjevoustireraiuneballeenpleineface.Ellecontinuederire.—Ehbien,bonnechancepourcettemission!—Lachancen'arienàvoirlà-dedans.
66
ILSETROUVEQUECLAIRES'ESTTROMPÉE,etquelelendemainmatin…jenesuispasmorte.Environunmoisplustard,d'aprèsmoncomptedestroisrepasparjour,jesuistoujourslà.Je n'ai pas beaucoup de souvenirs. À un moment donné, ils m'ont retiré l'intraveineuse, m'ont
débranchéedumoniteur,etlesilencequis'estabattuaprèslebip-bipconstantdel'appareilétaitassezlourdpourfairecraquerdesmontagnes.L'uniquepersonnequej'aivueduranttoutcetemps,c'étaitRazor.Désormais, il est le seul àprendre soindemoi. Ilmenourrit, videmonbassin,me lave levisageet lesmains,me tournedans le lit afinque jenedéveloppepasd'escarres, joueavecmoiàl'échec-balldurantlesheuresoùjenesuispasenpleindélire,sanscesseruninstantdeparler.Ilparledetout,cequiestuneautrefaçondedirequ'ilneparlederien.Safamilleetsesamisdécédés,sescopainsdebrigade,ledurlabeurducampd'hiver,lesdisputesnéesdel'ennui,delafatigueetdelapeur,maissurtoutdelapeur,larumeurquiditquelorsqueleprintempsseralàlesinfestéslancerontune offensive majeure, tentative ultime pour purger le monde du bruit des humains, bruit auquelRazorparticipetrèsactivement.Ilparleetparleetparle.Ilavaitunepetiteamie,quis'appelaitOlivia.Sapeauétaitsombrecommelelitd'unerivièreprofonde,ellejouaitdelaclarinettedansl'orchestredel'école,avait l'intentiondedevenirmédecin,etdétestait lepèredeRazor, l'hommepersuadéquesonfilsétaitincapabled'embrassercettecarrière.RazorlaisseéchapperquesonvéritableprénomestAlex, commeA-Rod, le célèbre joueur de base-ball, et que son sergent instructeur l'a surnomméRazornonpasparcequ'ilestfincommeunelame,maisparcequ'ils'estcoupéunmatinenserasant.«J'aiunepeautrèssensible.»Ilbalancesesphrasessansinterruption,sansvirgule,sansparagraphe,ou,pourêtreplusexacte,sondiscoursn'estqu'unseuletlongparagraphesansaucunespace.Il ne cesse de parler qu'une fois, après environ un mois de diarrhée verbale. Il est en train de
blablatersurlafaçondontilagagnélapremièreplaceàl'exposcientifiqueenclassedeCM2avecsonprojetpourtransformerunepommedeterreenbatterie,quandils'arrêtesoudainaubeaumilieud'unephrase.Sonsilenceestassourdissant,commelecalmeaprèsl'explosiond'unimmeuble.—Qu'est-cequ'ilya?s'enquiert-il.Ilfixemonvisageavecintensité,etpersonnenefixeplusintensémentqueRazor,pasmêmeVosch.—Rien.Jedétournelatête.—Tupleures,Ringer?—Mesyeuxsontjusteunpeumouillés.—Non.—Nemedispasnon,Razor.Jenepleurepas.—Tuparles!Untapotementsurlacouverture.Tap-tapsurleraildulit.
—Çaa fonctionné? jedemandeenme retournantvers lui. (Quelle importance, après tout,qu'ilm'aitvuepleurer?)Lapommedeterrebatterie.—Biensûrqueçaafonctionné!Ils'agitdescience!Jen'aijamaiseudedoute.Tuprépareston
plan,tusuislesétapes,etriennepeutclocher.Ilm'étreint lamain à travers la couverture :N'aie pas peur. Tout est prêt. Je ne te laisserai pas
tomber.Detoutefaçon,ilesttroptardpourrevenirenarrière,maintenant:leregarddeRazorseportesur
leplateauàcôtédulit.—Tu asmangé tout le pudding, ce soir. Tu sais comment ils font du pudding au chocolat sans
chocolat?Àmonavis,tupréféreraisnepaslesavoir.—Laisse-moideviner.Avecdel'Ex-lax.—L'Ex-lax?Qu'est-cequec'est?—Tuneconnaispas?Sérieux?—Désolédenepassavoircequ'estcetEx-lax-dont-tout-le-monde-se-fout.—C'estunlaxatifparfuméauchocolat.Ilesquisseunegrimace.—Beurk,çadoitêtreàchier.—C'estlebut.Ilsourit.—Lebut?OhmonDieu,nemedispasquetuviensdefaireuneplaisanterie?— Comment le saurais-je ? Promets-moi juste que personne ne mettra de l'Ex-lax dans mon
pudding.—Promis.Tap.Jerésistedurantlesquelquesheuresquisuiventsondépart,bienaprèsquelecouvre-feuaeulieu
dans tout le reste du camp, au cœur de cette nuit hivernale, jusqu'à ce que la pression devienneinsupportable, et alors,quand jen'y tiensplus, jememets à crierpourdemanderde l'aide, faisantsigneàlacaméra,puismeretournantpourplaquermajouesurlerailfroiddulit, tapantdupoingdansmonoreiller,àlafoisdefrustrationetdecolère,jusqu'àcequelaportes'ouvreàlavolée,queClairesurgisse,suiviedeprèsparunerecrueàlasilhouetteimposante,quiseplaqueaussitôtlamainsurlenez.—Ques'est-ilpassé?m'interrogeClaire.L'odeurdevraitpourtantlarenseigner.—Oh,merde!marmonnelevigilederrièresamain.—Exactement!jehalète.—Super!Vraimentsuper!grommelleClaire.Ellearrachelacouvertureetlesdraps,lesjetteparterreetfaitsigneauvigiledel'aider.—Beauboulot,jeunefille!J'espèrequetuesfièredetoi.
—Pasencore,jegémis.—Qu'est-cequevousfaites?crieClaireàlarecrue.(Disparue,ladoucevoix.Évanoui,leregard
gentil.)Venezm'aider!—Vousaider,comment,m'dame?Ilalenezaplati,detoutpetitsyeux,etunfrontproéminent.Sonventrependpar-dessussaceinture
etsonpantalonestunpeutropcourt.Ilesténorme;ildoitpeserunebonnecinquantainedekilosdeplusquemoi.Peuimporte.—Lève-toi!m'exhorteClaire.Allez,faisfonctionnertesjambes!Ellemeprendparunbras,etcegrosJumboderecrueparl'autre,etàeuxdeuxilsmesortentdulit.
Levisagedutypesetorddedégoût.—MonDieu!Çaempestedepartout!seplaint-il.—Jenemesenspascapabledemarcher,jedisàClaire.—Danscecas,jevaistefaireramper!grogne-t-elle.Jedevraistelaissercommeça!Surleplan
métaphorique,c'estparfait.Ils me conduisent deux portes plus loin, dans une salle de bains, jusqu'à une cabine de douche.
Jumbotousse,necessed'avoirdeshaut-le-cœur,Clairemeréprimandeetjem'excuseplusieursfoispendantqu'elleretiremachemisedenuitetlajetteàJumbo,luidemandantd'attendredehors.—Net'appuiepassurmoi,maissurlemur!m'ordonne-t-elled'untondur.Mesgenouxtremblent.Jem'accrocheaurideaudeladouchepourmetenirdroite: jenemesuis
passerviedemesjambesdepuisunmois.M'enserrantfermementlebrasgauched'unemain,Clairemepoussesouslejet,toutensepenchant
pournepassemouiller.L'eauestglaciale.Clairenesedonnepaslapeined'ajusterlatempérature.Lefroiddel'eausurmoncorpsestcommeunegifle,commeunealarmequiretentit,meréveillantd'unlong hiver d'hibernation. Je lève l'autre bras pour agripper le tuyau de la pomme de douche quiémergedumuretjedisàClairequec'estbon,jecroisquejesuiscapabledemetenirdebouttouteseule,ellepeutmelâcher.—Tuessûre?—Certaine.Je tire sur le tuyau de toutesmes forces. La canalisation se brise à la jointure en un crissement
métallique et l'eau froide jaillit de partout. Le bras gauche levé,mes doigts glissent entre ceux deClaire,etçayest,jel'attrapeparlepoignet,jefaispivotermoncorpsverselle,tournantleshanchespourmaximiserlecoup,etavecleborddutuyaubriséjelafrappedanslecou.Jen'étaispascertainedepouvoirbriserunecanalisationd'acieràmainnue,maisaprès tout,ma
puissancephysiqueaétéaugmentée,non?
67
CLAIRETITUBEENARRIÈRE.Lesanggicledéjàdel'entailledecinqcentimètresquejeluiaiinfligéeaucou.Nepasl'avoirachevéenemesurprendpas;j'avaisprésuméquesapuissancephysiqueavaitétéaugmentée,elleaussi,maisj'espéraisbienparveniràluitrancherlacarotide.Ellefarfouilledanslapochedesablouseàlarecherchedudispositifd'arrêtd'urgence.Çaaussi,jel'aianticipé.Jelanceau loin le tuyaucassé,attrape la tringledu rideaudedouche, l'arrachedesonsupporteten frappeClaireàlatempe.L'impactlafaitàpeinevaciller.Enunmillièmedeseconde,plusvitequemesyeuxnepeuvents'en
rendrecompte,elleasaisil'extrémitédelatringledanssonpoing.Enundemi-millièmedeseconde,jelâchetout;ainsi,quandelletired'uncoupsec,iln'yaplusdepriseàl'autreboutetelles'écroulecontre lemur,suffisamment fortpourenbriser lecarrelage.Je fonceverselle.Elle faitpivoter latringleversmatête,maisçaaussi,jel'aiprévu–j'aimêmecomptélà-dessuslorsquejeressassaiscetépisodedurantlesmilliersd'heuressilencieusessouslalueurconstante.Aumomentoùlatringledécritunarcversmoi,j'ensaisisl'extrémité,d'abordavecmamaindroite,
puislagauche,lesdeuxmainsbienécartéesdelalargeurdemesépaules,commeonmel'aappris,etjepropulselatringledirectdanslecoudeClaire,écartantaussilesjambespourgarderl'équilibreetavoirlapuissancenécessaireafindeluibroyerlatrachée.Nos visages ne sont séparés que de quelques centimètres. Je peux carrément sentir l'odeur de
cyanurequiémanedesabouche.Elleaplaquésesmainsdechaquecôtédesmiennes,etpousseenarrièrependantquejepousseen
avant. Le sol est glissant, je suis pieds nus, pas elle. Je risque de perdre l'avantage avant qu'elles'évanouisse.Jedoisl'achever–vite.Jeglissemonpiedàl'intérieurdesacheville,etjefrappe.Parfait:elletombeparterreetjelasuis.Elleestallongéesurledos.Moi,sursonventre.Avecfermeté,jeplantemesgenouxdechaquecôté
d'elle,etenfoncelatringleprofondémentdanssoncou.Là,laportederrièrenouss'ouvreàlavolée,Jumboentred'unpaslourd,armedégainée,criantà
tout-va.Troisminutessesontécoulées,etlalueurdanslesyeuxdeClaires'estompedéjà,maisellen'apascomplètementdisparu,etjesaisquejedoisprendreunrisque.Jen'aimepaslerisque,jen'aijamaisaimécela.J'aijusteapprisàl'accepter.Parfoisonpeutchoisir,parfoispas,commeSullivanetsonsoldataucrucifix,commeTeacup,commeretournerchercherZombieetNugget,parcequenepasretournerauraitsignifiéqueplusrienn'avaitd'importance,nilavie,niletemps,nilespromesses.Or,moi,j'aiunepromesseàtenir.Le flingue de Jumbo : le douzième système se rive dessus et des milliers de microscopiques
droïdessemettentenmarchepourdécuplerlesmuscles,lestendonsetlesnerfsdemesmains,demesyeuxetdemoncerveauafindeneutraliser lamenace.Enunemicroseconde, l'objectifest identifié,l'informationtraitée,laméthodedéterminée.Jumbon'apaslamoindrechance.
L'attaquearriveplusvitequesoncerveauordinairenepeutl'enregistrer.Jedoutequ'ilaitmêmeeule tempsdevoir la tringle fouettersamain.Lepistoletvoleà travers lapièce.Jumbopartdansunsens–pourrécupérersonarme–tandisquejefiledansl'autre–verslesW-C.Lecouverclede lachassed'eauestencéramique.Solide.Lourd.Jepourrais tuerJumbo,mais je
n'en fais rien.Néanmoins, je le frappe violemment à l'arrière de la tête, assez pour qu'il soit horscoursedurantunlongmoment.Jumbos'écroule.Claireseredresse.Jelancelecouvercleendirectiondesatête.Ellelèvelebras
pourbloquerleprojectile.Monouïeparfaiteidentifielebruitd'unosquicassenetsouslacollision.L'appareil argenté qu'elle tenait à lamain tombepar terre.Clang! Elle se penche aussitôt pour lerécupérer,tandisquej'avanced'unpas.J'écraseunpiedsursamaintendue,etdel'autrej'expédieledispositifàl'autreboutdelapièce.Ça,c'estfait.Claireestcuite,etellelesait.Elleregardeau-delàducanondupistoletpointéverssonvisage–au-
delàdupetittrouremplid'unimmenserien–droitdansmesyeux,etsonregardsefaitdenouveaugentil,savoixdouce,lasalope.—Marika…Non.Marikaétaitfaible,lente,sentimentale,bête.Marikaétaitunepetitefillequisecramponnaità
desdoigtscouleurd'arc-en-ciel,contemplantdésespérémentletempsralentirtandisqu'ellechancelaitaubordd'unabîmesansfond,enchaînéederrièrelesmursdesaforteresseàdespromessesqu'ellenepourrait jamaistenir.Maismoi, jevaistenirsadernièrepromesseàClaire, lemonstrequil'amisenue et l'a baptisée dans l'eau froide qui coule toujours de la douche brisée. Oui, je vais tenir lapromessedeMarika.Marikaestmorte,jevaistenirsapromesse.—Jem'appelleRinger.J'appuiesurlagâchette.
68
JUMBODOITAVOIRUNCOUTEAUSURLUI.C'estlecasdetouteslesrecrues.Jem'agenouilleàcôtédesoncorpsinconscient,tirelecouteaudesonfourreauet,avecprécaution,j'extraislapucelogéeprèsdelamoelleépinière,àlabasedesoncrâne.Jelaglisseentremajoueetunmorceaudechewing-gum.Àprésent,àmoi.Aucunedouleur lorsquej'entaillemapeaupourretirermapuce.Seulunmince
filet de sang coule de l'incision. Des bots pour calmer les sensations. D'autres pour réparer lesblessures.VoilàpourquoiClairen'estpasmortequandjeluiaienfoncéuntuyaucassédanslanuque,etpourquoi,aprèsleflotdesanginitial,l'épanchements'estvitearrêté.C'est aussi pour cette raison qu'après six semaines allongée sur le dos, six semaines durant
lesquellesjemesuisàpeinealimentée,etmalgrél'intensedéploiementd'activitédontjeviensdefairepreuve,jen'aimêmepaslesoufflecourt.J'insèrelapuceretiréedemanuquedanscelledeJumbo.Vas-y,trace-moi,maintenant,commandantTrouducul.Unecombinaisonpropreprisedanslapilesouslelavabo.Leschaussures:lespiedsdeClairesont
troppetits,ceuxdeJumbobeaucouptropgros.Jem'occuperaideschaussuresplustard.Néanmoins,lavestedecuirdugamincorpulentpourraitm'êtreutile.Elletombesurmoicommeunecouverture,maisj'aimebienlaplacequej'aidanslesmanches.J'oubliequelquechose,là.Jescrutelapièce.Ledispositifd'arrêtd'urgence,voilà,c'estça.L'écran
s'est fendu dans lamêlée, cependant l'appareil fonctionne toujours. Un chiffre brille au-dessus dubouton vert clignotant. Le mien. Je fais glisser mon pouce sur l'appareil, et l'écran s'emplit denuméros,descentainesdesériesquireprésententchaquerecruesurlabase.Jeretourneàmonproprenuméro, et appuie dessus : une carte apparaît, montrant l'emplacement précis de mon implant. Jezoomeplusloinet l'écransegorgedepetitspointsvertsbrillants : l'emplacementdechaquesoldatimplanté,surtoutelabase.Jackpot!Échecetmat.D'unglissementdupouce,jepeuxsélectionnertouslesnuméros.Leboutonaubasde
l'appareils'allumera.Untapotementfinal,etchaquerecrueseraneutralisée.Disparus, lesunset lesautres.Jepourraiscarrémentallerfaireuntour,tranquille.Je lepeux–si j'aienviedecirculerà traversdescentainesdecadavresd'humains innocents,des
gaminsquisontautantvictimesquemoi,etdontl'uniquecrimeestlepéchéd'espoir.Silesalairedupéchéestlamort,alorslavertuestdevenueunvice:unenfantsansdéfense,affamé,perdudansunchamp de blé à qui l'on offre l'hébergement. Un soldat blessé qui crie à l'aide, effondré à côtéd'armoiresréfrigérées.Unepetitefillesurlaquelleonatiréparerreur,livréeàl'ennemipourqu'illasauve.J'ignorequiestleplusinhumain:lescréaturesextraterrestresquiontcréécenouveaumonde,ou
l'humainequienvisage,mêmedurantunseulinstant,d'appuyersurleboutonvert.
Troisgrosgroupesdepointsimmobilessurlecôtédroitdel'écran:lesrecruesenpleinsommeil.Unedouzaine d'individus isolés à la périphérie : les sentinelles.Deux aumilieu :mapuce dans lanuquedeJumbo, la siennedansmabouche.Environ troisouquatre trèsprès,aumêmeétage : lesmaladesetlesblessés.Unétageplusbas,l'unitédessoinsintensifs,oùseuleunepetitesphèrevertebrille. Donc : les baraquements, les postes d'observation, l'hôpital. Deux points indiquent lessentinellesenfactionprèsdel'arsenal.Inutiledemedemanderqui.Jelesauraidansquelquesminutes.C'estbon,Razor,allons-y.J'aiunedernièrepromesseàtenir.Jeregardel'eaus'écoulerdutuyaubrisé.
69
—TUPRIES?medemandeRazoraprèsuneépuisantenuitd'échec-ball.Assisfaceàmoisurlelit,ilrangel'échiquieretlespièces.Jesecouelatête.—Ettoi?—Ohqueoui!Pasd'athéeschezceuxquisontaufonddugouffre.—Monpèreenétait,jeréplique.—Quoi?Unhommeaufonddugouffre?—Unathée.—J'avaiscompris,merci,Ringer.—Commenttusavaisquemonpèreétaitathée?—Jen'ensavaisrien.—Danscecas,pourquoituasdemandés'ilétaitaufonddugouffre?—Putain,jen'aipas…Jedéconnais,Ringer.Ilsourit.—Oh,jecomprends.J'aipigétonpetittruc.Maisàquoiçarime?C'estcommesitun'essayaispas
spécialementd'êtredrôle,maisquetutiennesàprouveràquelpointtuessupérieure.Ouentoutcas,quetusoispersuadéedel'être.Maistun'esni l'unni l'autre.Nidrôlenisupérieure.Pourquoitunepriespas?—Jen'aimepasmettreDieusurlasellette.Ilprendlareine,examinesonvisage.—Tul'asdéjàregardée?Cettegarceflanquelatrouille.—Moi,jelatrouveroyale.—ElleressembleàmoninstitdeCE2,plusmasculinequeféminine.—C'estparcequ'elleestviolente.C'estunereineguerrière.—Qui?MoninstitdeCE2?Ilm'observe.Attend.Attendencore.—Désolé,dit-il,j'aivouluplaisanter.Plantagetotal.Ilposelapiècedanslaboîte.—Magrand-mèreappartenaitàuncercledeprière,reprend-il.Tusaiscequec'est?—Oui.—Vraiment?Jecroyaisquetuétaisathée.
—Monpèrel'était.Etpourquoiuneathéistedevrait-elleignorercequ'estuncercledeprière?Lesgensreligieuxsontbienaucourantdel'évolution.Lapreuve:ilsenréfutentlathéorie.— Je sais ce que c'est. J'ai compris, affirme-t-il d'un air songeur, ses yeux sombres et intenses
toujoursrivéssurmoi.Tudevaisavoircinqousixans,etquelqu'undetafamilleafaitremarquerdefaçon très positive à quel point tu étais une petite fille sérieuse, et depuis, tu t'es persuadée que lesérieuxétaitunaspectattirantdetapersonnalité.J'essaiedeleramenerausujetprécédent.—Ques'est-ilpassédanscecercledeprière?—Ah!Tuvois!Tunesaispascequec'est!Quandilposelecoffret,sesfesseseffleurentmacuisse.J'écartemajambe.Subtilement,j'espère.—Jevaistedirecequis'estpassé.Lechiendemagrand-mèreesttombémalade.C'étaitundeces
mini-chiens,tusais,deceuxqu'onpeuttrimbalerdansunsacàmain,quimordtoutlemondeetvitaumoinsvingt-cinqans–vingt-cinqansàjapper,grogneretmordre.ElleademandéàDieudesauverce con de chien afin qu'il puisse continuer àmordre. Lamoitié des vieilles dames de son groupeétaientd'accordavecelle, l'autremoitiénon,j'ignorepourquoi, jeveuxdireunDieuquin'aimeraitpaslesclebsneseraitpasDieu,maisdetoutefaçon,ilyaeuungranddébatsurlesprièresvaines,quis'esttransforméendisputepoursavoirs'ilpouvaitvraimentexisterdesprièresvaines,etletouts'est transformé en bagarre au sujet de l'Holocauste. Donc, si tu veux, en cinqminutes elles sontpasséesd'uncrétindechienàl'Holocauste.—Etalors?Ellesontpriépourlechien?—Non, ellesontpriépour lespauvresâmesqui avaient connu l'Holocauste.Et le lendemain, le
chienestmort.Àprésent,ilhochelatêted'unairsongeur.—Grand-mèreapriépourlui.Chaquenuit.Ellenousademandé,ànous,sespetits-enfants,deprier
aussi.Ducoup,j'aipriépourunchienquimeterrorisait,medétestait,etquim'afaitça.Ilbalancesajambesurlelit,etrelèvesonpantalonpourdévoilersonmollet.—Tuvoiscettecicatrice?Jesecouelatête.—Non.—Pourtant,elleestlà.Ilremetsonpantalonenplace,maislaissesonpiedsurlelit.—Donc, après lamort du clebs, j'ai dit àmagrand-mère : « J'ai vraiment beaucoupprié,mais
Flubbyestquandmêmemort.Est-cequeDieumedéteste?»—Qu'est-cequ'ellearépondu?—Ellem'aracontédesconneriescommequoiDieuvoulaitFlubbyauparadis,cequiétaitplutôt
difficileàcomprendrepourungamindesixans.Desemmerdeursdepetitschienscommecelui-làauparadis ? Ce n'était pas supposé être un endroit agréable ? Ça m'a tracassé longtemps. Du coup,chaque soir, quand je récitais ma prière, je ne pouvais m'empêcher de me demander si j'avais
vraiment envie d'aller au paradis pour passer l'éternité avec Flubby. Alors, j'ai décidé qu'il devaitplutôtêtreenenfer.Sinon,toutelathéologies'écroulait.Deseslongsbras,ilentouresongenourelevé,surlequelilposesonmenton,avantdefixerlevide.
Ilestderetouràuneépoqueoùlesquestionsd'unpetitgarçonsurlesprières,surDieuetleparadis,avaientencoredel'importance.—Une fois, j'aibriséune tasse,poursuit-il. Je jouais à côtéde lavitrinedans laquellemamère
exposaitsaporcelainedeChine,sonservicedemariage,etilyavaitcettetassedélicate,d'unserviceàthé.Jenel'aipascomplètementbrisée.Jel'aifaittomberparterreetças'estfendillé.—Quoi,lesol?—Non,non,paslesol.Lata…Ilécarquillelesyeuxdestupéfaction.—Est-cequetuviensderefairelamême…Jesecouelatête.Ilmepointedudoigt.—Ha!Ha!Jet'yprends!UnmomentdelégèretédelapartdeRinger,reineguerrière!—Tusaisbienquejeplaisantetoutletemps.— C'est vrai. Mais tes vannes sont si subtiles que seules les personnes très intelligentes les
comprennent.—Latasse,jeluirappelle.—J'avaisdoncabîmélaprécieuseporcelainedeChinedemaman.J'airemislatassedanslavitrine,
enlatournantdefaçonquelecôtéébréchésetrouveàl'arrière,afinquemamèreneremarquerien,même si je savais qu'il ne lui faudrait pas beaucoup de temps avant de s'en apercevoir, et à cemoment-là,jeseraismort.Tusaisàquijemesuisadressépourdemanderdel'aide?Inutilederéfléchiruneéternité.Jesavaisoùallaitmenercettehistoire.—ÀDieu.—Exactement.ÀDieu.J'aipriéDieupourquemamanrestelepluslongtempspossibleloindecette
tasse.Genre:duranttoutesavie.Ouaumoinsjusqu'àcequej'aillevivreailleurspourmonentréeàlafac.Puisj'aipriépourqu'ilréparelatasse.C'estDieu,non?Ilpeutaiderlesgensàcicatriser,alorsà côté de ça, qu'est-ce qu'une petite tasse en porcelaine à réparer pour lui ? C'était la solutionoptimale,etlessolutionsoptimales,c'estsondomaine.—Tamèreatrouvélatasse.—Tupeuxpariertonculqu'elleatrouvélatasse!—Jesuissurprisequetupriesencore.Aprèsl'histoiredeFlubbyetcelledelatasse.Ilsecouelatête.—Cen'estpaslepointfinaldel'histoire.—Ahbon?—Situmelaissesfinirmonrécit,tuvascomprendre.Aprèsquemamèreatrouvélatasseetavant
quejesachequ'ellel'avaittrouvée,ellel'avaitdéjàremplacée.Elleenacommandéuneneuveetajetélavieille.Unsamedimatin–jecroisqueçafaisaitplusd'unmoisquejepriais–,jesuisallévérifier
danssavitrineafindeprouveraucercledeprièrequ'il se trompaitàproposdesprièresvaines,etc'estlàquejel'aivue.—Latasseneuve.Razoracquiesced'unhochementdetête.—Maistunesavaispasquetamèrel'avaitremplacée.—Imaginemajoie!Illèvelesdeuxbrasenl'air.—C'estunmiracle!Unobjetabîmés'estréparétoutseul!Dieuexiste!J'aifaillienpisserdans
monpantalon.—Latasseétaitréparée…guérie,jedisaveclenteur.Ses yeux sombres plongent dans lesmiens. Samain se pose surmon genou.Le presse. Puis un
tapotement.Oui.
70
DANSLASALLEDEBAINS, leflotsetransformeenruisseau,leruisseauenfilet,etlefiletenpetitesgouttes anémiques. L'eau ralentit et mon cœur accélère. Ma paranoïa allait me rendre folle. Unedécennie–aumoins–s'estécouléependantquej'attendaisquel'eausoitcoupée:lesignaldeRazor.Dehors, le couloir est désert. J'en ai déjà été informée grâce à l'appareil deClaire. Je sais aussi
exactementoùjevais.Escalier.Un étage en dessous.Une dernière promesse. Jem'arrête assez longtemps sur le palier
pourglisserl'armedepoingdeJumbodanslapochedemaveste.Puis je franchis la porte et cours le long du couloir. Droit devant moi se trouve le bureau des
infirmières.Jefiledanscettedirection.L'infirmièrebonditdesonsiège.—Mettez-vousàl'abri!jecrie.Çavaexploser!Jedépasselecomptoiretfonceverslesportesbattantesquimènentàlasalle.—Hé!Tun'aspasledroitd'entrerlà!Quandtuveux,Razor.Desonbureau,l'infirmièreappuiesurleboutondefermeture.Peum'importe.Jepousselesportesà
lavolée,lesfaisantsortirdeleursgonds,etcontinueàtouteallure.Cettefois,l'infirmièrehurlecarrément.—Arrête-toioujetire!Ilmeresteencore toute la longueurducouloirà franchir.Jenevaispasyarriver.Mapuissance
physiqueaétéaugmentée,maisjenepeuxriencontreuneballe.Jepile.Razor,sérieux,ceseraitlemomentparfait.—Mainssurlatête!Toutdesuite!Elleessaiedereprendresonsouffle.—Beautravail,miss.Maintenant,reculeversmoi.Lentement.Trèslentement,sinonjetejureque
j'appuiesurlagâchette.J'obéis,jetraînelespiedsendirectiondesavoix.Ellem'ordonnedem'arrêter.J'obtempère.Jesuis
immobile,maispaslesmécanismesàl'intérieurdemoi.L'infirmières'estfigée:jen'aipasbesoindela voir pour savoir exactement où elle se trouve.Lehub envoie les éléments gérantmes systèmesmusculairesetnerveuxexécuterlesdirectivesquandillefaut.Lemomentvenu,jen'auraimêmepasbesoinderéfléchir.Lehubprendralescommandes.Quoiqu'ilensoit,ledouzièmesystèmeneserapasleseulàmesauverlavie.J'aieuunebonneidée
enrécupérantlavestedeJumbo.Cequimerappelle:—Chaussures,jemurmure.—Qu'est-cequetuasdit?demande-t-elled'unevoixtremblante.
—J'aibesoindechaussures.Quellepointurefaites-vous?—Pardon?Lesignalduhubsedéclencheà lavitessede l'éclair.Moncorpsnebougepasaussi rapidement,
maisdoublenéanmoinslavitesseprobablementnécessaire.Mamaindroiteseglissedansl'immensemanchedelavestedeJumbo,oùj'aicachésoncouteau–
dontlalamemesurevingt-cinqbonscentimètres–,pivoteàgauche,puislance.L'infirmières'écroule.Jeretirelecouteaudesoncou,remetslalameensanglantéedanslamanchegauchedemaveste,et
jetteuncoupd'œilàsespieds.Elleportecesfameuseschaussuresd'infirmièreblanches,àsemellesépaisses.Unedemi-pointuretropgrandes,maisçaira.Auboutducouloir,jepénètredansladernièrechambresurladroite.Ilfaitsombre,maismavision
aétéaugmentée:jelavoistrèsbien,danslelit,dormantàpoingsfermés.Àmoinsqu'ellen'aitétédopée.Ça,jedoisledéterminer.—Teacup?C'estmoi.—Ringer.Seslongscilspapillotent.Jesuistellementboostée–parl'adrénalineetparledouzièmesystème–
quejesuiscertainedelesavoirentendusbruisserdansl'air.Elle murmure quelque chose sans ouvrir les yeux. C'est trop bas pour que les gens normaux
puissentl'entendre,maislesbotsauditifstransmettentl'informationauhubquilerelaieaucolliculusinférieur,lecentred'auditiondemoncerveau.—Tuesmorte,Ringer.—Plusmaintenant.Pasplusquetoi.
71
LA FENÊTRE À CÔTÉ DU LIT REMUE DANS SON CADRE. Le sol tremble. De grandes lueurs orangéesenvahissent lachambre,clignotent,puisnousavonsdroit àungrondementétourdissantetune finecouchedeplâtretombeduplafond.Laséquenceserépète.Encore.Etencore.Razoraatteintl'arsenal.—Teacup,nousdevonspartir.Jeglisseunemainsoussatêteetlasoulèvedoucement.—Onvaoù?—Aussiloinquepossible.D'unemainjesoutienssanuque,del'autrej'appuiesursonfront.Nitropfortnitroppeu.Tousles
musclesdesoncorpsserelâchent.Je lasorsdulit.Unautregrondement : lespiècesd'artilleriedudépôtcontinuentàexploser. Jedonneuncoupdepieddans la fenêtre.Unair froidpénètredans lachambre.Jem'assiedssurlerebord,faisantfaceaulit,tenantTeacupserréecontremapoitrine.Mesintentionsalertentlehub:jesuisàdeuxétagesau-dessusdusol.Mesossontrenforcés,ainsiquelestendonsdansmespieds,meschevilles,mestibias,mesgenoux,monpelvis.Nousnousélançons.Pendantquenousnous laissons tomber, jeme retourne,commeunchatquichuted'uncomptoir.
Nousatterrissonssansencombre,toujourscommeunchat,saufquelatêtedeTeacuprebonditsousl'impactetmefrappesouslementon.Devantnous:l'hôpital.Àcôtédenous:l'entrepôtdemunitions,embrasé.Et à notre droite, exactement là oùRazorm'avait dit qu'il se trouverait, unDodgeM882noir.J'ouvrelaportièreàlavolée,installeTeacupdanslesiègepassager,bonditderrièrelevolantetfile
à travers le parking, coupant vivement à gauche pour gagner l'aérodrome. Une sirène hurle. Desprojecteurss'allument.Danslerétroviseur, jevois lesvéhiculesd'urgencefoncervers l'entrepôtenfeu. La brigade antifeu va avoir un sacré boulot étant donné que quelqu'un a fermé la station depompage.Une autre virée à gauche, et à présent, droit devant, les énormes silhouettes des Black Hawk,
brillantcommedescorpsdescarabées,luisantsouslalueurcruedesprojecteurs.J'agrippelevolantetprendsuneprofondeinspiration.C'estlapartielaplusdélicate.SiRazorn'apasréussiàkidnapperunpilote,onesttousbaisés.Àunebonnecentainedemètresdevantmoi,jevoisquelqu'unsauterdelasoutedel'undeshélicos.
Il porte une épaisse parka et tient enmain un fusil d'assaut. Son visage est en partie caché par sacapuche,maisjereconnaîtraiscesouriren'importeoù.JebondisduM882.EtRazordit:—Salut.
—Oùestlepilote?jedemande.D'unmouvementdetête,ildésignelecockpit.—J'aiamenéquelqu'un,commeprévu.Ettoi?J'extraisTeacupduSUVetgrimpedans l'hélicoptère.Ungarçonneportant riend'autrequ'unT-
shirtd'unvertterneetunboxerassortiestassisauxcommandes.Razorseglisseàcôtédelui,danslesiègeducopilote.Unsourireauxlèvres,ils'adresseautype:— Fais-le chauffer, lieutenant Bob. Oh, pardon ! Les présentations. Ringer, lieutenant Bob.
LieutenantBob,Ringer.—Çanevajamaismarcher,déclarelelieutenantBob.Ilsvontnousenfairevoirgrave.—Ahouais?Àtonavis,qu'est-cequec'estqueça?Razorlèvedevantluiunpaquetdecâblesélectriquesemmêlés.Lepilotesecouelatête.Ilasifroidqueseslèvressontpresquebleues.—Jenesaispas.—Moinonplus,maisàmonavisc'estplutôtimportantpourlefonctionnementd'unhélicoptère.—Tunecomprendspas…Razor se penche vers lui. Toute bonne humeur, toute espièglerie ont disparu. Ses yeux sombres
brillentcommes'ilsétaientrétroéclairés,etlaforceretenuequej'aisentieenluidepuisledébutsurgitavecunetelleférocitéquej'enfrémiscarrément.—Écoute-moi bien, espèce de fils de pute d'alien, crache-t-il, tu fais chauffer ce putain d'hélico
aussivitequepossible,sinonje…Lepiloteposesesmainssursesgenouxetdardesonregarddroitdevantlui.Monplusgrandsouci
– mis à part réussir à gagner l'hélico sans nous faire prendre – était de trouver un pilote prêt àcoopérer.Jemepencheenavant,saisislepoignetdeBobetpliesonpetitdoigtenarrière.—Situn'obéispas,jetejurequejelecasserai.—Vas-y.Je lui brise le doigt. Bob se mord les lèvres. Ses jambes tressaillent. Ses yeux s'emplissent de
larmes.Çan'auraitpasdûarriver.Jeposeunemainsursanuque,etmetourneversRazor.—Ilaétéimplanté.C'estl'und'entreEux.—Ouais,etvous,vousêtesqui?crielepilote.Jesors ledispositifdedépistagedemapoche.L'hôpitalet l'arsenalsontentourésd'unessaimde
pointsverts.Troisautresbrillentsurlapisted'atterrissage.—Tuasenlevétapuce?jedemandeàRazor.Ilhochelatête.—Oui,etjel'ailaisséesousmonoreiller.C'étaitleplan.C'étaitbienleplan,non?Merde,Ringer,
c'étaitpasça,leplan?Ilpaniquelégèrement,là.Jeprendslecouteauenmain.
—Tiens-le.Razorcomprendaussitôt.IlattrapelelieutenantBobetluifaituneclédetête.Bobn'offreguèrede
résistance.Àprésent,jem'inquiètequ'ilsoitenétatdechoc.Sic'estlecas,onestfoutus.Iln'yapasbeaucoupdelumière,etRazorneparvientpasàletenirparfaitementimmobile,alors
j'enjoinsBobde se relaxer, sinon je risquede lui trancher lamoelle épinière, cequi ajouterait unautre problème à celui de son auriculaire brisé : il serait paralysé. Je retire la puce, la jette sur letarmac,tirelatêtedeBobenarrièreetluichuchoteàl'oreille:—Jenesuispasl'ennemie,etjenesuispasdevenueuneDorothée.Jesuiscommetoi…—Maismeilleure,termineRazor.Ilregardeparlavitreetdit:—Heu,Ringer…Je les vois. La lueur des phares qui se répand comme une paire d'étoiles transformées en
supernovas.—Ilsarrivent,etquandilsserontlà,ilsnoustueront,jedisàBob.Toiaussi.Ilsnetecroirontpas,
etilsteflingueront.Bobmefixe.Deslarmesdedouleurcoulentsursesjoues.—Tudoismecroire,j'insiste.—Sinonelletebriseraunautredoigt,ajouteRazor.Une respirationprofonde, trépidante, des tremblements incontrôlables.Bob tient samain blessée
commepourlaprotéger,dusangserépanddanssanuque,imbibantlecoldesonT-shirt.—C'estsansespoir,chuchote-t-il.Ilsvonttousnousdescendre.D'instinct, je tends la main vers lui et la pose sur sa joue. Il ne recule pas, au contraire, il
s'immobilise. J'ignorepourquoi je l'ai touché, toutcomme j'ignorecequiest en trainde sepassermaintenantquemapaumeestsursajoue,maisquelquechoses'ouvreenmoi,commeunbourgeonétendsesdélicatspétalesendirectiondusoleil.Jesuisgelée.Manuqueestenfeu.Etlepetitdoigtdemamaindroite tremble au rythmedemoncœur.Ladouleur amènedes larmesdansmesyeux.Sadouleur.—Ringer!s'écrieRazor.Bordel,maisqu'est-cequetufais?J'infusemachaleurdans l'hommeque je touche.J'arrose lefeu.Jecaresse ladouleur.J'apaisesa
peur.Sonsouffles'équilibre.Soncorpssedétend.—Bob,nousdevonsvraimentyaller,jeluidis.Quelquesinstantsplustard,nousdécollons.
72
TANDISQUENOUSNOUSÉLEVONSDANSLESAIRS,unfourgons'arrêtedansuncrissement.Unhommedehautestatureensort.Sonvisageestplongédansl'ombrecauséeparlesprojecteurs,maisgrâceàmavisionaugmentéejeperçoissesyeux,vifsetdurscommeceuxdescorbeauxdanslesbois,d'unbleubrillantalorsqueceuxdescorbeauxétaientnoirs,etj'ignoresic'estàcausedelalumièreoudel'ombre,maisjedevinecommeunlégersouriresurseslèvres.—Pastrophaut,j'ordonneàBob.—Oùallons-nous?—Verslesud.L'hélicoptères'incline,lesolfonceversnous.Jevoisl'arsenalbrûler,lesgyropharesdescamions
d'incendie, et les recrues qui affluent autour du bâtiment commedes fourmis.Nous survolons unerivière,l'eaunoirejaillitsouslalueurdesprojecteurs.Endessousdenous,lecampestuneoasisdelumièredansledésertd'unhiversombre.Nousplongeonsdanscetteobscurité,frôlantlesommetdesarbres.Jemeglissedans lesiègeàcôtédeTeacup, l'attiresurmapoitrineet repoussesescheveuxd'un
côté.J'espèrequec'estladernièrefoisquej'aiàfairecela.Quandj'aiterminé,j'écrasel'implantaveclemanchedemoncouteau.LavoixdeRazorretentitdansmoncasque.—Commentva-t-elle?—Çava,jecrois.—Ettoi?—Bien.—Desbugs?—Riendegrave,ettoi?—Aussiintactquelesfessesd'unnouveau-né.JecaleTeacupdenouveaudanssonsiège,jemelèveetouvrediverscompartimentsjusqu'àceque
jetrouvelesparachutes.Razorjacassetandisquejevérifielescourroies.—Iln'yapasuntrucquetuauraisenviedemedire,Ringer?Comme,jenesaispas,parexemple:
« Merci, Razor, d'avoir sauvé mon cul, de m'avoir évité une vie entière d'asservissementextraterrestre,bienquejet'aieblesséàlagorgeetquelaplupartdutempsjemesoisconduitecommeunevéritableconne.»Quelquechosedugenre,tupiges?Parceque,tusais,onnepeutpasdirequejemesoisvraimentamuséàmettreaupointdescodessecretscachésdansdesjeuxbidons,àglisserdeslaxatifsdanstonpudding,àtruquerdesexplosifs,àvolerunSUVetàkidnapperunpilotepourquetupuissesluibriserlepetitdoigt.Peut-êtreun:«Hé,Razor,jen'auraisjamaispuaccomplirçasanstoi.Tuesgénial!»Quelquechosecommeça.Tun'aspasbesoindereprendremotàmot,maistucapteslestyle,quoi.
—Pourquoitul'asfait?jedemande.Qu'est-cequit'adécidéàavoirconfianceenmoi?—Cequetuasditàproposdesgamins–qu'ilslestransformaientenbombeshumaines.J'aiposé
quelquesquestionssurlesujet.Ducoup,jemesuisretrouvédanslefauteuilWonderlandetensuite,desgardesm'ontemmenévoirlecommandant.Ilnem'apaslâchéàcausedecequetuavaisdit,etilm'aordonnédecesserde teparler,parcequ'ilnepouvaitpasm'ordonnerdecesserde t'écouter,etplusj'ypensais,plusçapuait.IlsnousentraînentpouréliminerlesInfestés,et ilsfontabsorberdesexplosifsàdesgamins?Quisontlesvraisgentils,alors?Ducoup,jemesuiscarrémentdemandéquij'étais.L'anxiétém'afaitpiquerunevraiecriseexistentielle.Cequim'asauvé,cesontlesmaths.—Lesmaths?—Ouais,lesmaths.Est-cequevous,lesAsiatiques,vousn'êtespashyperdouésenmaths?—Nesoispasraciste.D'abord,jenesuisqu'auxtroisquartsasiatique.—Troisquarts.Tuvois?Toujourslesmaths.Toutserésumeàunesimpleaddition.Mêmesiçane
s'ajoutepas.OK,peut-êtrequ'avecunpeudechanceonpourras'emparerduprogrammeWonderland.Mêmelesalienssupersupérieurspeuventraterleurcoup,personnen'estparfait.Maisiln'yapasqueWonderland.Onaleursbombes,leursimplants,leursystèmedenanobotshypersophistiqués–merde,onacarrémentlatechnologiecapabledelesdétecter.Bordel!Onestplusarmésqu'eux.Cequim'aleplus interpellé, c'est le jouroù ilsontaugmenté ton système,quandVoschaditqu'ilsnousavaientmentiausujetdesorganismesattachésauxcerveauxhumains.Incroyable!—Parcequesiça,c'estunmensonge…—…alorstoutestunmensonge.Endessousdenous,laTerreestcouverted'unepelliculeblanche.Dansl'obscurité,l'horizonnepeut
sediscerner.Ilest…perdu.Toutestunmensonge.Jepenseàmonpèredécédém'affirmantquejeleurappartiensdésormais.D'instinct,jeserrelapetitemaindeTeacupdanslamienne:vérité.J'entendslavoixdeBobdansmonécouteur:—Jesuisdésorienté.—Relax,Bob,ditRazor.—Hé,Bob.Est-cequecen'étaitpaslenomducommandantàCampHaven?Lesofficiersontun
trucaveclenomdeBob,ouquoi?Unealarmeretentit.JeposelamaindeTeacupsursesgenouxetfonceversl'avantdel'appareil.—Qu'est-cequec'est?—Onadelacompagnie,annonceBob.Àsixheures.—Deshélicoptères?—Négatif.DesF-15.Trois.—Combiendetempsavantqu'ilssoientànotrehauteur?Bobsecouelatête.Malgrélefroid,sonT-shirtesttrempédesueur.Sonvisageluisant.—Cinqàsept.—Fais-nousmonter!j'ordonne.Altitudemaximale.J'attrapedeuxparachutesetj'enlâcheunsurlesgenouxdeRazor.
—Tuveuxqu'onsaute?—Onnepeutpasengagerdecombat, etonnepeutpas lesdistancer.TusautesavecTeacup,en
tandem.—AvecTeacup?Ettoi,avecqui?Bobjetteuncoupd'œilàl'autreparachutedansmamain.—Pasquestion,grommelle-t-il.Etjusteaucasoùjen'auraispasentenduoumalcompris,ilrépète:—Je.Ne.Saute.Pas.Aucun plan n'est parfait. J'avais planifié un Bob Silencieux, ce qui veut dire que mon plan
impliquait de le tuer avant que nous sautions de l'hélico.À présent, c'est compliqué. C'est pour lamême raison que je n'ai pas tué Jumbo que je refuse maintenant de liquider Bob. Tuez assez deJumbo,assassinezunequantitédeBob,etvousplongerezdanslesmêmesténèbresqueceuxquiontglisséunebombedanslagorged'ungosse.Jehausselesépaulespourdissimulermonincertitude.Jetteleparachutesursesgenoux.—Danscecas,j'aipeurquetusoisincinéré.Nousvolonsmaintenantàmillecinqcentsmètres.Cielsombre,solsombre,pasd'horizon,rienque
l'obscurité.Lefonddelamerd'unnoird'encre.Razorcontemplel'écranradar,toutens'adressantàmoi:—Oùesttonparachute,Ringer?J'ignoresaquestion.—Tupeuxmedécompterexactementsoixantesecondesavantleurarrivée?jedemandeàBob.Ilacquiesced'unhochementdetête.Razorrépètesaquestion.—C'estmathématique,jeluiréponds.Cepourquoijesuisdouéeauxtroisquarts.Sinoussommes
quatre et qu'ils ciblent deuxparachutes, ça laisse aumoins l'undenous à bord.Un, peut-être deuxd'entreeuxsuivrontl'hélicoptère,aumoinsjusqu'àcequ'ilspuissentl'abattre.Çanousferagagnerdutemps.—Qu'est-cequitefaitpenserqu'ilssuivrontl'hélico?Jehausselesépaules.—Moi,c'estcequejeferais.—Çanerépondtoujourspasàmaquestionsurtonparachute.—Ilsnousordonnentdenousposer,annonceBob.—Dis-leurd'allersefairefoutre,répliqueRazor.Ilglisseunchewing-gumdanssabouche.Tapotesonoreille.—Çafaitmal.Ilenfouitlepapierd'emballagedesonchewing-gumdanssapoche.Remarquequejel'observe,et
sourit.
—Jen'avaisjamaisfaitgaffeàtoutelamerdedanslemondejusqu'àcequ'iln'yaitpluspersonnepourlaramasser,explique-t-il.Jem'occupedelaplanète.—Soixantesecondes!lanceBob.Je tire sur la parka de Razor. Maintenant. Il lève les yeux vers moi et articule lentement et
distinctement:—Oùesttonputaindeparachute?Jel'extirpedesonsièged'uneseulemain.Illâcheunhoquetdesurprise,ettrébucheversl'arrière.
Jelesuisetm'agenouilledevantTeacuppourluiretirersonharnais.—Quarantesecondes!—Commentonvateretrouver?s'enquiertRazor,quisetientjusteàcôtédemoi.—Cherchelefeu.—Quelfeu?—Trentesecondes.J'ouvrelaportedelatrappe.Lesouffled'airquis'engouffredanslacarlinguerepousselacapuche
deRazor.JesoulèveTeacupetlacollecontresontorse.—Nelalaissepasmourir.Ilhochelatête.—Promis.Nouveauhochement.—Jetelepromets.—Merci,Razor.Pourtout.Ilsepencheversmoietplaqueunbaisersurmeslèvres.—Nerecommencejamaisça!jeluidis.—Pourquoi?Parcequetuasaimé,oupasdutout?—Lesdeux.—Quinzesecondes!RazorfaitpasserTeacuppar-dessussonépaule,attrapelecâbledesécuritéetreculeaveclenteur
jusqu'àcequesestalonstouchentlebord.Leurssilhouettessedécoupentdansl'ouverture,legarçonetlagaminesursonépaule,etmillecinqcentsmètressouseux,l'obscuritéinfinie.Jem'occupedelaplanète.Razorlâchelecâble.Jen'aipasl'impressionqu'iltombe,maisplutôtqu'ilestaspiréparlabouche
voraceduvide.
73
JERETOURNEVERSLECOCKPIT,oùjedécouvrelaportecôtépiloteouverte,lesiègevide,etplusdeBob.Jemedemandaispourquoilecompteàrebourss'étaitarrêté–àprésent,jesais:ilachangéd'avis
ausujetdusautenparachute.Nousdevonsnoustrouverdansl'alignement,cequisignifiequ'ilsn'ontpasl'intentiondenoustirer
dessus. Ilsontmarqué l'emplacementdusautdeRazor,et ils suivent l'hélicoptère jusqu'àceque jesauteouquejen'aieplusdecarburant…etquejesoisobligéedesauter.Àcemomentdel'histoire,Vosch a dû comprendre pourquoi l'implant de Jumbo se trouve dans les airs alors que sonpropriétaireestàl'infirmerieoùonletraitepouruneforteblessureàlatêteetunbonmaldecrâne.Avecleboutdemalangue,jesorsl'implantdemaboucheetledéposedansmapaume.Tuveuxvivre?Oui,etvouslevoulezaussi,jedisàVosch.J'ignorepourquoi,etavecdelachance,jenelesaurai
jamais.D'unechiquenaude,jerepousselapucedemamain.La réponse du hub est instantanée. Mes intentions alertent le processeur central qui calcule la
probabilitéd'échecetnelaisseenplacequelesfonctionsessentiellesdemonsystèmemusculaire.Ledouzièmesystèmeareçulemêmeordrequeceluiquej'aidonnéàRazor:Nelalaissepasmourir.Telunparasite,laviedusystèmedépenddemapropresurvie.Àl'instantoùmesintentionschangeront–OK,d'accord,jevaissauter–,lehubmelibérera.Àce
moment-là,etseulementàcemoment-là.Jenepeuxpasluimentirninégocieraveclui.Jenepeuxpas le persuader. Ni le forcer. Tant que je n'aurai pas changé d'avis, il ne pourra pas me laissertranquille.Ettantqu'ilnemelaissepastranquille,jenepeuxpaschangerd'avis.Cœurenfeu.Corpsdepierre.Le hub est impuissant contre ma panique qui grimpe en flèche. Il est capable de répondre aux
émotions, mais pas de les contrôler. Libération d'endorphines. Mes neurones et mes mastocytesdéversentdelasérotoninedansmonsystèmesanguin.Misàpartcesajustementsphysiologiques, ilestaussiparalyséquemoi.Ildoitbienyavoiruneréponse.Ildoitbienyavoiruneréponse.Ildoitbienyavoiruneréponse.
Quelleestlaréponse?JevoislesyeuxdeVosch,aussibrillantsqueceuxdesoiseaux,plongésdanslesmiens.Quelleestlaréponse?Nilacolère,nil'espoir,nilafoi,nil'amour,niledétachement,nisecramponner, ni laisser tomber, ni se battre, ni s'enfuir, ni se cacher, ni abandonner, ni plonger aucœur,non,non,non,rien,rien,rien.Rien.«Quelleestlaréponse?»a-t-ildemandé.—Rien,jeréplique.
74
JENEPEUXTOUJOURSPASBOUGER–pasmêmelesyeux–,maisj'aiunbonangledevisionsurlesinstruments,ycomprisl'altimètreetlajaugeducarburant.Nousvolonsàmillecinqcentsmètresetlecarburant ne durera pas éternellement. La paralysie m'empêchera peut-être de sauter, mais pas detomber.Ilyauneforteprobabilitéd'échecdanscescénario.Le système n'a pas d'autre option : le hubme libère, et j'ai la sensation d'être jetée le long d'un
terraindefoot.Jesuisrepousséeviolemmentdansmoncorps.OK,Ringer2.0,voyonsàquelpointtuesdouée.J'attrapelapoignéedelaportedupiloteetcoupelemoteur.Unealarmeretentit. Je l'arrêteaussi. Iln'yaplusque levent.Seulement levent.Durantquelques
secondes,l'élangardel'hélicoptèreàniveau,puisc'estlachutelibre.Jesuisjetéeauplafond.Jemecognelatêtecontrelepare-brise.Desétoilesblanchesexplosentdans
mon champ de vision.Dans sa chute, l'hélicoptère commence à tourner –malgrémoi, je lâche lapoignée.JesuissecouéecommeundédansungobeletdurantunepartiedeYam's.Jetendslamaindanslevide,cherchantàm'accrocherquelquepart.L'hélicoptèreseretourne,nezenl'air,et jesuislancéeàtroismètresversl'arrièredel'appareil.Idemquandileffectueunautrerevirement,et là jemecognelapoitrinesurledossierdusiègedupilote.Unmanchemefrappeleflanc:jemesuiscasséunecôte.Unedeslanièresduharnaisdupilotemegiflelevisage,jelarepousseavantdechavirerunefoisdeplus.Unautrepivotement,et la forcecentrifugemeramènedans lecockpit,où jem'écrasecontrelaportière.Elles'ouvre,alorsjeplantemachaussured'infirmièreàsemelleépaissecontrelesiègepourgarder l'équilibreet jepasseàdemi lecorpsà l'extérieur.Je lâche lasangle,agrippe lapoignéeetpoussefort.Denouveauxretournements,revirements,rebondissementsicietlà,deséclatsdegris,denoir,etde
blanc.Jem'accrocheàlapoignéetandisquel'hélicoptèrepivote–àprésent lecôtédupiloteestenl'air–etlaportièreserefermesurmonpoignet,mecassantunos,m'obligeantàlâcherlapoignée.MoncorpsrebonditetseretournelelongduBlackHawk,jusqu'àpercuterlarouearrière,etquandlaqueue de l'hélico se dresse vers le ciel, je suis balancée vers l'horizon commeun caillou dans unlance-pierre.Je n'ai pas la sensation de tomber. Je suis suspendue sur le courant ascendant d'air chaud qui se
plaque contre le courant froid, un faucon volant dans le ciel nocturne sur ses ailes étendues, endessous de moi l'hélicoptère en chute libre, prisonnier de la gravité. Je n'entends pas l'explosionquandils'écrase.Iln'yaqueleventetlesangquitambourineàmesoreillesetaucunedouleurdemeschutesàl'intérieurdelacarlingue.Jesuisfolledejoie,exaltée,vide.Jenesuisplusrien.Leventestplussolidequemesos.LaTerreseprécipiteversmoi.Jen'aipaspeur.J'aitenumespromesses.J'airembourséletemps.J'étendslesbras.J'écartegrandlesdoigts.Jelèvemonvisageverslaligneoùlecielrencontrela
Terre.
Monchez-moi.Maresponsabilité.
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JETOMBEÀUNEVITESSEÉTOURDISSANTEversunpaysagemonotoneentièrementblanc,unvastevidequiengloutittout,danstouteslesdirectionsetjusqu'àl'horizon.C'estunlac.Unlacgigantesque.Unénormelacavecuneépaissecouchedeglace.Maseuleoptionestd'ypénétrerpiedsenavant.Silaglaceaplusdetrentecentimètresd'épaisseur,
jesuisfoutue.Aucunrenforcementcorporelnepourrameprotéger.Lesosdemesjambeséclateront.Marateserompra.Mespoumonsexploseront.J'aifoientoi,Marika.Tun'aspastraverséautantdesouffrancespouréchouermaintenant.Vousavezraison,commandantVosch.En dessous de moi, le monde blanc brille comme mille rangs de perles, une toile blanche, un
gouffred'albâtre.Leventhurlantpoussecontremesjambestandisquejeramènemesgenouxcontremapoitrinepoureffectuerune rotation. Jedoisentreràquatre-vingt-dixdegrés.Si jeme redressetroptôt, leventmeferaperdrel'équilibre.Troptard,etjefrapperailasurfacedemonculoudelapoitrine.Jefermelesyeux–jen'aipasbesoindevoir.Lehubfonctionneparfaitement,ilesttempspourmoi
deluiaccordertouteconfiance.Monespritsevide:toileblanche,gouffred'albâtre.Jesuislevaisseau,lehub,lepilote.Quelleestlaréponse?Etjedis:—Rien.Rien,c'estlaréponse.Mesjambessedéploient.Moncorpspivotepourseredresser.Mesbrasseplientd'eux-mêmessur
mapoitrine.Ma tête se renverse en arrière,monvisage tenduvers le ciel.Mabouche s'entrouvre.Inspiration profonde, expiration. Inspiration profonde, expiration. Inspiration profonde, retiens tonsouffle.À la verticale,maintenant, je tombe de plus en plus vite. Je frappe la couche de glace, pieds en
avant,àcentcinquantekilomètresàl'heure.Jenesensmêmepasl'impact.Nil'eaufroidequiserefermesurmoi.Nilapressiondecetteeau,tandisquejeplongedansunnoird'encre.Jenesensrien.Mesnerfsnefonctionnentplus,oubienlecentredeladouleurdansmoncerveaua
étééteint.Àdes centaines demètres au-dessus demoi, unpetit point de lumière, pas plus gros qu'une tête
d'épingle,unelueuraussifaiblequecelledelapremièreétoile,monpointd'entrée.Égalementmonpoint de sortie. Je pousse vers les étoiles. Mon corps est engourdi, mon esprit vide. Je me suis
totalement abandonnée au douzième système. Il ne fait plus seulement partie demoi. Le douzièmesystèmeestmoi.Nousneformonsqu'un.Jesuishumaine.Etjenelesuispas.Jeremonteversl'étoilequibrilledanslavoûtedeglace,telle
une déesse émergeant des profondeurs primales, complètement humaine, entièrement alien, et àprésent,jecomprends:jeconnaislaréponseaumystère,àl'énigmequereprésenteEvanWalker.Je tape au cœur de l'étoile etme jette par-dessus la couche de glace.Quelques côtes cassées, un
poignet fracturé,unebelleentailleaufrontdueauharnaisdupilote,engourdie,àcourtdesouffle,vide,entière,consciente.Vivante.
76
ÀL'AUBE, J'ATTEINSL'ÉPAVEFUMANTEDEL'HÉLICOPTÈRE.Le lieuducrashn'apasété tropdifficileàtrouver:leBlackHawks'estécraséaubeaumilieud'unchampcouvertd'unepelliculedeneigetoutefraîche.Onpeutvoirlefeubrûleràdeskilomètres.Jem'approche lentement par le sud.Àmadroite, le soleil perce l'horizon, sa lumière se répand
dans lepaysageenneigé, embrasantunenferdecristal commesidesmilliardsdediamants étaienttombésduciel.Unefinecouchedeglaceadurcimesvêtementstrempés,quicraquentcommedupetitboisquandje
bouge.J'airetrouvémessensations.Ledouzièmesystèmeaperpétuémonexistencepourperpétuerlasienne.Ilréclamedurepos,delanourriture,del'aidedansleprocessusdeguérison–voilàpourquoiilm'arendumacapacitéàéprouverdeladouleur.Non.Pasquestiondemereposeravantdelesavoirretrouvés.Le ciel est vide. Il n'y a pas de vent. Des volutes de fumée noir et gris s'élèvent des débris de
l'hélicoptère,commecelledeCampHavenquitransportaitlescendresdesréfugiés.Oùes-tu,Razor?Lesoleilgrimpedanslecieletlalueursurlaneigedevientaveuglante.Lamatriceadéquateajuste
mavision:unfiltresombre–sansdifférencenotoireavecunepairedelunettesdesoleil–descendsurmesyeux,etalorsjeremarqueunetachedansleblancimmaculé,àenvironunkilomètreetdemiàl'ouest.Jem'allongesurleventreetcontinuemaprogressionenrampant.Grand,mince,vêtud'uneépaisseparkaetportantunfusil,ilsedéplaceaveclenteurdanslaneigequigênesespas.Àpeuprèstrenteminutesenmetraînant.Quandiln'estplusqu'àunecentainedemètres,jemelève.Ilsebaisse,commesionluiavait tirédessus.Jen'aipasbesoindeprononcersonnomtrèsfort : lessonssontemportésloindansl'airhivernal.Enretour,sesparolesvolentjusqu'àmoi:—Putaindemerde!Ilavancepéniblementdurantquelquespas,puistentedecourir,levanthautsesgenouxetbattantdes
brascommeunjoggeurdéterminésuruntapisdecourse.Ils'arrêtejustedevantmoi,lesoufflecourt.—Tuesenvie,chuchote-t-il.Jelelisdanssesyeux:C'estimpossible!—OùestTeacup?D'unmouvementdetête,ildésignel'espacederrièrelui.—Ellevabien.Bon,jecroisquesajambeestcassée…Je le contourne et commence à avancer vers l'endroit d'où il vient. Il se traîne derrière moi,
m'exhortantàralentir.—J'étaissurlepointderenonceràtechercher,souffle-t-il.Tun'avaismêmepasdeparachute!Tu
escapabledevoler,maintenant?Qu'est-cequiestarrivéàtonfront?
—Jemesuiscognée.—Oh.Disdonc,tuasl'aird'uneApache.Tusais,ceuxquiportentdespeinturesdeguerre.—C'estmondernierquart:apache.—Sérieux?—Alorscommeça,tucroisqu'elles'estcassélajambe?Qu'est-cequetuveuxdireexactement?—Ehbien,cequejeveuxdire,c'estquejepensequesajambeestpeut-êtrebrisée.Maistoi,avecta
visionàrayonsX,tupourraseffectuerundiagnostic…—C'estbizarre.J'observelecielpendantquenousmarchons.—Oùsontnospoursuivants?Ilsontdûmarquerl'endroit.—Jen'airienvu.Commes'ilsavaientabandonné.Jesecouelatête.—Ilsn'abandonnentpas.Onestàquelledistance,Razor?—Unkilomètre,àpeuprès.Net'inquiètepas,jel'aibiencachée,elleestensécurité.—Pourquoitul'aslaisséeseulelà-bas?Ilmedévisage,frappédestupeurdurantuneseconde.Maisjusteuneseconde.Razornerestejamais
longtempssansparler.—Pour te chercher. Tum'as dit que je te retrouverais près du feu.C'était plutôt vague, comme
direction.Tuauraispupréciser:«Retrouve-moilàoùl'hélicoseseraécrasé.Cefeu-là.»Nousmarchonsquelquesminutesensilence.Razoradumalàrespirer.Pasmoi.Lesmatricesme
soutiendront jusqu'à ce que je la retrouve, mais j'ai l'impression que quand je m'écroulerai, jem'écrouleraigrave.—Qu'est-cequ'onfait,maintenant?demandeRazor.—Onsereposequelquesjours–ouaumoinsaussilongtempsquepossible.—Ensuite?—Oniraverslesud.—Lesud.C'estleplan?Lesud.Trèsélaboré,non?—Ilfautquenousregagnionsl'Ohio.Razor s'arrête comme s'il avait percuté unmur invisible. Je continue à avancer de quelques pas,
puisjemeretourne.Razorsecouelatête.—Ringer,tuaslamoindreidéeducoinoùonsetrouve?J'acquiesced'unhochementdetête.—Àenvirontrentekilomètresaunorddel'undesGrandsLacs.Érié,jecrois.—Qu'est-cequetu…commentsommes-nous…Tuterendscomptequel'Ohioestàplusdecent
cinquantekilomètresd'ici?bredouille-t-il.—Làoùnousallons,c'estplutôtàdeuxcentskilomètres.Àvoldecorbeau.—Putain,c'estdommage,nousnesommespasdescorbeaux!Qu'est-cequ'ilyadansl'Ohio?
—Mesamis.Jecontinueàavancerensuivantl'empreintedesesbottesdanslaneige.—Ringer,jenevoudraispasbrisertesespoirs,mais…—Écoute,jesaisqu'ilssontprobablementdéjàmorts.Toutcommejesaisquejeleseraipeut-être
moiaussi,bienavantd'arriver là-bas,mêmesi euxne sontpasmorts.Mais j'ai faitunepromesse,Razor.À l'époque, jenepensaispasquec'étaitunepromesse.Jemesuisefforcéedecroirequeçan'enétaitpasune.Jeluiaiditqueçan'enétaitpasune.Maisilyaleschosesquenousdisonsàproposdelavérité,etleschosesquelavériténousditàproposdenous-mêmes.—Tusaisquecequeturacontesn'aaucunsens,n'est-cepas?Çadoitêtreàcausedetablessureà
latête.D'habitude,tuasbeaucoup…—Deblessuresàlatête?—Ha!Lesplaisanteriessontderetour!Ilfroncelessourcilsetdemande:—Àquituasfaitunepromesse?—Àunstéréotypedesportif,naïf,borné,persuadéd'êtreundieusurTerre,quandilnepensepas
quelemondeestuncadeaudeDieupourlui.—Oh.OK.Ilneditriendurantquelquespas,puis:—Alors,depuiscombiendetempsM.leStéréotypedeSportifNaïfetBornéesttonpetitami?Jem'arrête.Me retourne. J'attrape son visage à deuxmains et plaque un baiser sur ses lèvres. Il
écarquillelesyeux–unelueurquiressembleàdelapeurpassedanssonregard.—C'estpourquoi,ça?Je l'embrasse de nouveau. Nos corps se serrent l'un contre l'autre. Mes mains gelées tiennent
tendrement son visage tout aussi froid. Son souffle embaume le chewing-gum. Je m'occupe de laplanète.Nous sommesdeuxpiliers qui se lèventd'unemerondoyanted'unblanc éblouissant.Sanslimites.Sansbordures,sansfrontières.Ilm'a sortie de la tombe.M'a aidée à échapper à lamort. Il a risqué sa vie pour que je puisse
poursuivrelamienne.Illuiauraitétéplusfaciledesedétourner.Demelaisserpartir.Decroirelesmagnifiquesmensongesplutôtquel'horriblevérité.Aprèsledécèsdemonpère,j'aiconstruitautourdemoiuneforteressepourmeprotégeraumoinsmilleans.Unbastionimposantquis'écrouleparlagrâced'unbaiser.—Àprésent,noussommesàégalité,jechuchote.—Pasexactement,répond-ild'unevoixrauque.Jenet'aiembrasséequ'unefois.
77
ALORS QUE NOUS APPROCHONS, le complexe semble se dresser au milieu de la neige comme uncolosse émergeant des grandes profondeurs. Des silos, des convoyeurs, des poubelles, desmalaxeurs,desbâtimentsdestockageetdebureaux,unénormeentrepôtquiadeuxfoislatailled'unhangar à avions, entouré par une clôture rouillée fermée d'une chaîne. Symboliquement, c'esteffrayant,maisenquelquesorteapproprié,quetoutseterminedanscedécordebéton.Lebétonestd'ailleurslasignatureomniprésentedeshumains.C'estnotreprincipalmédiumartistiquesurlatoileblancheduMonde:partoutoùnoussommespassés,laTerrealentementdisparusouscematériau.Razor écarte un morceau de la grille esquintée pour que je me faufile dessous. Ses joues sont
empourprées,sonnezrougiparlefroid,iljettedesregardsanxieuxautourdelui.Peut-êtresesent-ilaussi exposéquemoi en terraindécouvert, écrasépar le silo imposant et les équipementsmassifs,sousceciellumineux,sansnuages.Peut-être.Néanmoins,j'endoute.—Donne-moitonfusil,jeluiordonne.—Hein?Ilserrel'armecontresontorse,latapotantnerveusementdel'index.—Jetirebeaucoupmieuxquetoi.—Ringer,j'aidéjàtoutvérifié.Iln'yapersonneici.Noussommesparfaitement…—…ensécurité,jetermine.D'accord.Jetendscependantlamaindevantmoi.—Viens,elleestlà-bas,dansl'entrepôt.Jenebougepasd'unpas.Razorhausselesyeux,inclinelatêteenarrièrepourcontemplerleciel,
puisreportesonregardsurmoi.—S'ilsétaientlà,tusaisbienquenousserionsdéjàmorts.—Tonfusil,j'insiste.—Trèsbien.Illetendversmoi.Jeleluiarrachedesmains,etlefrappeillicod'uncoupdecrossedanslatempe.
Razortombeàgenoux,leregardrivésurmoi,maisiln'yariendanssesyeux,riendutout.—Vas-y,tombe!Iltangueenavant,puiss'écroule,immobile.Àmonhumbleavis,ellenesetrouvepasdansl'entrepôt–nimêmeàdescentainesdekilomètresà
laronde.IlyauneraisonpourlaquelleRazormevoulaitici,maiscetteraisonn'acertainementrienàvoiravecTeacup.Pourtant, jen'aipas lechoix.J'aiun légeravantagegrâceaufusil,etaufaitqueRazorsoitneutralisé,maisc'esttout.
Ils'ouvreàmoiquandjel'embrasse.J'ignorecommentlerenforcementdusystèmes'yprendpourouvrirunevoied'empathieversunautrehumain.Peut-êtrequ'iltransformeleporteurenunesortededétecteur de mensonges, réunissant et collectant des statistiques d'une myriade de donnéessensorielles,etlesfaitpasseràtraverslehubpourlesinterpréteretlesanalyser.Quoiqu'ilensoit,çafonctionne,etjesenslevideàl'intérieurdeRazor,ledésert,unepiècecachée.Jesavaisbienqu'untrucclochait.Complètement.Desmensonges au cœurdemensonges au cœurdemensonges.Des feintes et des contre-feintes.
Commeunmirage–peu importevoseffortspourvousenapprocher, ildemeure toujoursau loin.Découvrirlavéritéétaitcommetenterdecouriraprèsl'horizon.Tandisque j'avancedans l'ombredubâtiment,quelquechosese relâcheà l'intérieurdemoi.Mes
genoux semettent à trembler.Mapoitrine se serre comme si j'avais été frappée à coupsdebélier.Impossibledereprendremonsouffle.Ledouzièmesystèmeestcapabledemesoutenir,d'augmenterma puissance, mes réflexes, de décupler mes sens par dix, de me guérir, de me protéger de toutdangerphysique,maisiln'yarienquemesquarantemillepetitsinvitéspuissentfairecontreuncœurbrisé.Jenepeuxpas,jenepeuxpas.Pasquestiondedevenirfaible,maintenant.Quesepasse-t-ilsinous
nousaffaiblissons?Quesepasse-t-il?Jemesensincapabled'alleràl'intérieur,pourtantjeledois.Jem'appuie contre lemur demétal froid de l'entrepôt, à côté de la porte ouverte, là où réside
l'obscurité,aussiprofondequedansunetombe.
78
UNEFORTEODEURDELAITAVARIÉ.Lapuanteurde lapesteestsi intensequand jepénètredans les lieuxque j'enaideshaut-le-cœur.
Aussitôt, la matrice olfactive supprime mon sens de l'odorat. Mon estomac se calme. Ma visions'éclaircit.L'entrepôtadeux fois la tailled'un terrainde football. Il estdécoupéen troisétages.Lasection basse, dans laquelle je me trouve, a été transformée en hôpital. Des centaines de lits, despaquetsetdespaquetsdedraps,etdestonnesdeproduitsmédicaux.Dusangpartout.Brillantdanslalumière,coulantàtraverslestrousduplafondenpartieeffondré,troisétagesau-dessusdematête.Desnappesdesangfigéparterre.Destachesdesangsurlesmurs.Dusangimbibésurlesdrapsetlesoreillers.Dusang,dusang,dusangpartout,maispasdecorps.Je grimpe la première volée demarches jusqu'au second étage.Celui des réserves : des sacs de
farineetdenréesdiverses,déchirés,leurcontenurépanduparlesratsetautrescharognards,despileset des piles de boîtes de conserve, des bidons d'eau, des fûts de kérosène. Tout cela stocké enprévisiondel'hiver,maislaPesteRougeadéferlésureuxetlesanoyésdansleurpropresang.Je grimpe une autre volée de marches jusqu'au troisième. Les rayons du soleil percent l'air
poussiéreuxcommeunspotdelumière.J'aiatteintlafin.Leniveaufinal.Laplate-formeestjonchéede cadavres, empilés sur plusieursmètres de hauteur en certains endroits, ceux du bas enveloppésavec précaution dans des draps, les autres – plus près du sommet – jetés à la hâte, un fouillisdésordonnédebrasetdejambes,unemasseemmêléed'os,depeauxdesséchées,dedoigtsdécharnésquiaccrochentdésespérémentlevide.Lemilieudel'étageaéténettoyé.Unetableenboisestinstalléeaucentred'unecolonnedelumière.
Surcettetable,uncoffretenbois,etàcôté,unéchiquier,dresséenunefindepartiequejereconnaisillico.Puis sa voix, venant de partout et de nulle part, comme la rumeur du tonnerre encore lointain,
impossibleàlocaliser.—Nousn'avonsjamaisterminénotrepartie.J'avanceetrenverseleroiblanc.J'entendsunsouffle,commeleventdanslesbranchesdesarbres.—Quelleestlaréponse,Marika?—C'étaituntest,jechuchote.Leroiblancrenversé–regardvide,lesyeuxd'unabyssed'albâtre–mefixe.—Vousaviezbesoind'expérimenter ledouzièmesystèmesansque je sachequec'étaitun test. Il
fallaitquejecroiequec'étaitréel.C'étaitlaseulefaçonpourquejecoopère.—Tuasréussi?—Oui,j'airéussi.Jeme retourne. Il se tient en haut de l'escalier, silhouette solitaire, visage dans l'ombre,mais je
pourraisjurerquesesgrandsyeuxbleussemblablesàceuxdesoiseauxbrillentdansl'obscurité.
—Pasencore,ajoute-t-il.Jepointelefusildanslepetitespaceentresesyeuxbrillantsetappuiesurlagâchette.Leclicdelachambreviderésonne.Clic,clic,clic,clic,clic,clic.—Tuas accompliun tel chemin,Marika.Nemedéçoispasmaintenant, clameVosch.Tudevais
bientedouterqu'iln'étaitpaschargé.Je jette le fusil et recule jusqu'à heurter la table. Je pose mes mains dessus pour assurer mon
équilibre.—Poselaquestion,m'ordonne-t-il.—Quevouliez-vousdirepar«Pasencore»?—Tuconnaislaréponseàcettequestion.J'attrapelatableetlajettesurlui.Ill'arrêted'unbras,maisentre-tempsj'aibondisurlui,m'élançant
deplusdedeuxmètres, le frappantau torsedemonépaule,passantmesbrasautourde luicommepour l'étreindre. Nous tombons du troisième étage et nous nous écrasons au second. Le planchercraque en un bruit impressionnant. L'impactm'oblige à desserrerma prise. Vosch noue ses longsdoigtsautourdemoncouetmejetteàsixmètres,droitdansunepiledeboîtesdeconserve.Jemeredresse enmoins d'une seconde,mais ilmebat, se déplaçant si vite que sesmouvements ne sontqu'uneimagerésiduelledansmavision.—Lepauvre soldatdans la salledebains, lâche-t-il.L'infirmièrede l'unitéde soins intensifs, le
pilote, Razor – et même Claire, pauvre Claire, qui avait un net désavantage depuis le début.Cependant,cen'estpassuffisant.Pourréussirvraiment,tudoissurpassercequinepeutêtresurpassé.Ilécartegrandlesbras.Commeuneinvitation.—Tuvoulaisl'opportunité,Marika.Ehbien,lavoici!
79
IL Y A PEU DE DIFFÉRENCE entre notre combat et notre partie d'échecs. Il sait comment je pense. Ilconnaît mes forces, mes faiblesses. Devine chacun de mes mouvements avant même que je l'aieaccompli.Ilprêteuneattentionparticulièreàmesblessures:monpoignet,mescôtes,monvisage.Dusangcouledemablessureaufront–quis'estouvertedenouveau–,unfilettièdedansl'airglacéserépanddansmesyeuxetmabouche.Lemondeseteinted'unvoileécarlate.Quandjetombepourlatroisièmefois,Voschdit:—Non,arrête.Neterelèvepas.Resteausol,Marika.Jemelèvenéanmoins.Ilmefaittomberpourlaquatrièmefois.—Tuassurchargélesystème,prévient-il.Jesuisàquatrepattes.Dusangruisselledemonvisagesurlesol,unevéritablepluiedesang.—Ilpourraitsescratcher,insiste-t-il.Sicelaarrive,tumourras.Jepousseuncriperçant.Jaillissantduplusprofonddemonâme:leshurlementsdesseptmilliards
d'humainsmassacrés.Lesonrebonditdansl'espacecaverneux.Puis jeme redresse pour la dernière fois.Même avec leur puissance augmentée,mes yeux sont
incapablesdesuivrelesmouvementsdesespoings.Commedesparticulesquantiques,ilsnesontniici ni là. Impossible de déterminer leur place exacte, impossible de savoir où ils vont se déplacer.Voschbalancemoncorpsaffaiblidelaplate-formejusqu'ausoldecimentdel'étageendessous.J'ail'impression de tomber sans m'arrêter dans une obscurité plus épaisse que celle qui a engloutil'universavantlecommencementdestemps.Jeroulesurleventrepourmeredresserd'unepoussée,maissabotteécrasedéjàmanuque,meplaquantàterre.—Quelleestlaréponse,Marika?Iln'apasbesoind'expliquer.Ilsaitquejecomprends.—Rien.Laréponse,c'estrien.Ilsnesontpaslà.Ilsn'ontjamaisétélà.—Qui?Quin'estpaslà?Maboucheestgorgéedesang.Jedéglutis.—Lerisque…—Oui.Trèsbien.Lerisqueestlaclé.—Ilsnesontpaslà.Iln'yaaucuneentitétéléchargéedansdescorpshumains.Aucuneconscience
extraterrestredansquiquecesoit.Àcausedurisque.Lerisque.Lerisqueestinacceptable.C'estun…un programme, une construction délirante. Inséré dans leurs esprits avant leur naissance, alluméquandilsontatteintlapuberté–unmensonge,c'estunmensonge.Ilssonthumains.Avecdespouvoirsdécuplés,commemoi,maishumains…Oui,humainscommemoi.—Etmoi?Situeshumaine,quesuis-je?—Jenesaispas…
Labotteappuieunpeuplus,écrasemajouecontrelebéton.—Quesuis-je?—Jenesaispas.Lecontrôleur.Ledirecteur.Jenesaispas.Celuiquiétaitchoisipour…jenesais
pas,jenesaispas.—Est-cequejesuishumain?—Jenesaispas!C'estlecas.Noussommesarrivésenunendroitoùjenepeuxalleretdontjenepeuxrevenir.Au-
dessusdemoi:labotte.Endessous:lesabysses.—Maissivousêteshumain…—Oui,finistaphrase.Sijesuishumain…Ehbienquoi?Jemenoiedanslesang.Paslemien,maisceluidemilliardsd'êtresquisontmortsavantmoi,une
merinfiniedesangquim'enveloppeetm'entraîneversunfondobscur.—Sivousêteshumain,iln'yaaucunespoir.
80
ILMESOULÈVEDUSOL,meportejusqu'àl'undeslitsdecampsurlequelilmeposeavecdouceur.—Tuespliée,maispasbrisée.L'acierdoitêtre fonduavantque l'épéepuisseêtre forgée.Tues
l'épée,Marika.Jesuisleforgeron,ettoi,l'épée.Ilprendmonvisageentresesmains.Sesyeuxbrillentdelamêmeferveurquecelled'unfanatique
religieux.Ilressembleàundecesprédicateursdinguesquel'onrencontreparfoisaucoindesrues,saufquecedinguetientlesortdumondeentresesmains.Desonpouce,ileffleuremajoueensanglantée.—Repose-toi,Marika.Tuesensécurité,ici.Parfaitementensécurité.Jevaislelaisserpourqu'il
prennesoindetoi.Razor.Ça,jenepeuxpasl'accepter.Jesecouelatête.—S'ilvousplaît,non.S'ilvousplaît.—Etdansunesemaineoudeux,tuserasprête.Ilattendmaquestion.Ilestravidelui-même.Oucontentdemoi.Oudecequ'ilaaccompligrâceà
moi.Quoiqu'ilensoit,jeneluidemanderien.L'instantd'après,ilestparti.Plus tard, j'entends l'hélicoptère qui revient le chercher. Ensuite, apparaît Razor, la joue
énormémentgonflée,commesionluiavaitglisséunepommeàl'intérieurdelabouche.Ilneditrien.Moinonplus.Ilmelavelevisageàl'eauchaudesavonneuse.Ilpansemesblessures.Bandemescôtesfracturées.Poseuneattellesurmonpoignetbrisé.Ildoitbiensedouterquej'aisoif,pourtantilnesedonnepaslapeinedemeproposerunverred'eau.Il installeuneperfusionintraveineusedansmonbrasetyconnecteungoutte-à-gouttedesolutionsaline.Puisilm'abandonne,etsecalesurunechaiseplianteprèsdelaporteouverte,emmitouflédanssonépaisseparka,sonfusilsurlesgenoux.Lorsquelesoleilsecouche,Razorallumeunelampeaukérosèneetlaposeparterreàcôtédelui.
Lalumièreserépand,éclairantsonvisage,maissesyeuxdemeurentcachés.—OùestTeacup?Mavoixrésonnedansl'espace.Ilnerépondrien.—J'aiunethéorieàproposdesrats,jepoursuis.Tuveuxl'entendre?Toujourslesilence.—Tuerunrat,c'estfacile.Tun'asbesoinqued'unmorceaudevieuxfromageetd'unetapette.Mais
pourtuerdesmilliersderats,unmillionderats,unmilliard–voireseptmilliards–,c'estunpeuplusdifficile.Pourcela,iltefautunappât.Dupoison.Tun'aspasbesoind'empoisonnertesseptmilliardsderats,justeuncertainpourcentagequirépandralepoisondanslegroupe.Ilnebougepasd'unpouce.J'ignores'ilm'écoute,etmêmes'ilestréveillé.
—Nous sommes les rats. Le programme téléchargé dans les fœtus humains – ça, c'est l'appât.Quelleestladifférenceentreunhumainquitransporteuneconscienceextraterrestreetunhumainquicroit la transporter? Iln'yenaqu'uneseule.Le risque.Le risque,c'estça, ladifférence.Pasnotrerisque.Leleur.Pourquoiauraient-ilsprisdetelsrisques?Laréponse,c'estqu'ilsnel'ontpasfait.Ilsnesontpaslà,Razor.Ilsn'ontjamaisétélà.Iln'yaquenous.Iln'yatoujourseurienquenous.Ilsepencheenavantavecunelenteurdélibéréeetéteintlalumière.Jepousseunsoupir.—Maisdanstouteslesthéories,ilyadesfailles.Onnepeutpasconciliercelaaveclaquestionde
l'énorme rocher.Pourquoi sedonner tantdemal, alorsqu'il leur suffisaitde jeterunegigantesquepierre?Très doucement, si doucement que je ne l'aurais pas entendu sans la matrice de renforcement
auditif:—Ferme-la.—Pourquoiest-cequetuasfaitcela,Alex?SiAlexestbiensonprénom,aufait.Ilyadefortesprobabilitéspourquetoutesonhistoirenesoit
qu'unformidablemensongeinventéparVoschpourmemanipuler.—Jesuisunsoldat.—Tutecontentaisdesuivrelesordres.—Jesuisunsoldat.—Tun'espaslàpourpenser,seulementpourobéir.—Je.Suis.Un.SOLDAT!Jefermelesyeux.—L'échec-ball.C'étaituneidéedeVosch,çaaussi?Désolée.Questionstupide.Pourtouteréponse,jen'aidroitqu'ausilence.—C'estWalker,jedisenouvrantlesyeuxengrand.Oui,çadoitêtreça.C'estl'uniquechosequiait
unsens.C'estEvan,n'est-cepas,Razor?IlveutEvan,etjesuislaseuleàpouvoirleconduirejusqu'àlui.Encore le silence. L'explosion de Camp Haven et les drones désactivés qui tombaient du ciel :
pourquoiavaient-ilsbesoindedrones?Cettequestionm'atoujoursperturbée.Quelledifficultépoureux de trouver les poches de survivants, alors qu'il en existait si peu, et qu'ils avaient en leurpossessiontouteunetechnologiepouryparvenir?Desgroupesdesurvivantsquis'entassaientdansdescampsdefortunecommedesabeillesdansuneruche.Lesdronesneservaientpasànouspister,nous, mais à les suivre, eux, des humains comme EvanWalker – garçon solitaire à la puissancedangereusement augmentée – dispersés sur chaque continent, armés, équipés de connaissances quipourraient faire s'écrouler tout l'édifice, si le programme téléchargé en eux ne fonctionnait pascommeprévu–cequiaclairementétélecaschezlui.Evanesthorsdeportée, loindelazonequadrillée.Voschignoreoùilsetrouve,etmêmes'ilest
vivantoumort.MaissiEvanestbienenvie,Voschabesoindequelqu'unàl'intérieur,quelqu'unenquiEvanauraitconfiance.
Jesuisleforgeron.Tuesl'épée.
81
DURANT UNE SEMAINE, Razor estmon seul compagnon.Garde, gouvernante, veilleur.Quand j'aifaim,ilm'apporteàmanger.Quandjesouffre,ilsoulagemadouleur.Quandjesuissale,ilmelave.Ilestconstant.Loyal.Ilestlàquandjem'éveilleetquandjem'endors.Jenel'aijamaissurprisentraindedormir: luiestconstant,aucontrairedemonsommeil; jemeréveilleplusieursfoispendantlanuit et Razor est toujours là,me surveillant depuis son poste à côté de la porte. Il est silencieux,renfrogné, et curieusement nerveux, ce garçon qui a réussi sans effort àm'inciter à le croire et àcroire en lui. Comme si je risquais d'avoir envie de m'échapper, alors qu'il sait que j'en suisincapable,quejesuisprisonnièred'unepromessequimelieplusqu'unmillierdechaînes.L'après-mididu sixième jour,Razornoueunchiffon sur sonnezet sabouche,grimpe l'escalier
jusqu'au troisième étage et en redescend en charriant un corps. Il le porte dehors. Puis il remontel'escalier–sonpas toujours lourd,quesesbrassoientvidesouchargésd'uncadavre–,etunautrecorpsquitte l'étage. Je perds le compte à cent vingt-trois. Il vide l'entrepôt desmorts, les empilantdanslacour,et,aucrépuscule,ilmetlefeuaugigantesquetas.Lescorpssontmomifiés,lefeuprendtrèsviteetbrûlehaut,avecforce.Lebûcherfunérairepeutsevoiràdeskilomètres,s'ilyaencoredesyeuxpourlevoir.Salueurétincelledansl'embrasure,lèchelesol–lebétonressembleàdesfondssous-marins ondulants et dorés. Razor s'attarde à la porte, observant le feu, son ombre minceentourée d'un halo comme une éclipse de lune. D'unmouvement d'épaules, il se débarrasse de saveste, retiresachemise, relève lesmanchesdesonmaillotdecorps.La lamedesoncouteaubrilledanslalueurorangéedufeutandisque,delapointe,ilgravequelquechosesursapeau.La nuit s'écoule lentement. Le feu diminue, le vent passe, mon cœur se serre de nostalgie – le
camping en été, les lucioles, les ciels d'août inondés d'étoiles. L'odeur du désert, le soufflemélancoliqueduventquidescenddesmontagnesetlesoleilquiplongeàl'horizon.Razorallumelalampeaukérosèneets'avanceversmoi.Ilsentlafumée,etunpeulamort.—Pourquoituasfaitça?jedemande.Au-dessusduchiffon,sesyeuxbrillentdelarmes.J'ignoresic'estàcausedelafuméeoupourune
autreraison.—Cesontlesordres.Ilretirel'intraveineusedemonbrasetaccrocheletuyauaucrochetdelabarre.—Jenetecroispas.—Tum'envoischoqué.C'est lapremière foisqu'il parle autantdepuis ledépart deVosch.Àmagrande surprise, je suis
soulagéed'entendredenouveausavoix.Ilexaminemablessureaufront,sonvisagetoutprochedumienàcausedufaibleéclairage.—Teacup,jechuchote.—Qu'est-cequetucrois?demande-t-ilaveccolère.
—Elleestenvie.C'estleseulmoyendepressionqu'ilasurmoi.—OK,alors,elleestenvie.Ilétaledelapommadeantibactériennesurmablessure.Unêtrehumainnormalauraiteubesoinde
plusieurspointsdesuture,maisd'iciquelquesjours,personnenepourradevinerquej'aiétéblessée.—Etsijelemettaisaupieddumur,jelance.Commentpourrait-illatuermaintenant?Razorhausselesépaules.—Peut-êtreparcequ'iln'enarienàfoutred'unegaminequandlesortdumondeestenjeu.Enfin,
c'estjustemonavis.—Aprèstoutcequis'estpassé,toutcequetuasentenduetvu,tucroistoujoursenlui?Ilbaisselesyeuxversmoi,etdanssonregardjediscerneunsentimentquiressembleàdelapitié.—Jedoiscroireenlui,Ringer.Sinonjesuisfoutu.Jeserai…commeeux.D'unmouvementdetêteendirectiondelacour,ildésignelebûcherfunéraireencorefumant.Il s'assiedsur le litdecampàcôtédumienet rabatsonmasque improvisé.La lanterneentreses
pieds,lalumièrequidansesursonvisageetl'ombretelleuneflaquedanssesyeuxcreux.—Ilesttroptardpourça,jedis.—Exact.Noussommestousdéjàmorts.Donc,iln'yaaucunmoyendepression,n'est-cepas?Tue-
moi,Ringer.Vas-y,tue-moietenfuis-toi.File!Si je levoulaisvraiment, jepourrais luibondirdessusavantqu'ilait le tempsdedireouf !D'un
simple coup à la poitrine, grâce à ma puissance augmentée, je lui briserais une côte… quis'enfonceraitdanssoncœur.Ensuite, jen'auraisplusqu'àpartird'ici,m'éloigner,marcheraucœurd'étenduesdésertes où je pourraisme cacher durant des années, desdécennies, jusqu'à ceque j'aieatteintunâgeavancé,etmêmeau-delà,grâceauxcapacitésdudouzièmesystème.Jepourraisvivrepluslongtempsquen'importequi,etpeut-êtremeréveillerunbeaujourenétantladernièrepersonnesurTerre.Etaprès.Etaprès.Ildoit segeler,à resterassis là,vêtuseulementdesonmaillotdecorps. Je remarqueun filetde
sangséchésursonbiceps.—Qu'est-cequetut'esfaitaubras?Ilrelèvesamanche.Leslettresontuntracéenformedebloc,grossieretunpeutremblant,comme
celuid'ungaminquiapprendàécrire.VQP.—C'estdulatin,chuchote-t-il.Vincitquipatitur.Çaveutdire…—Jesaiscequeçaveutdire,jechuchoteàmontour.Ilsecouelatête.—Non,jenecroispasquetulesachesvraiment.Iln'apasl'airfâché,maistriste.Alex tourne la tête vers la porte, et regarde au-delà, là où lesmorts sont entassés sous un ciel
indifférentàleursort.Alex.
—C'esttonvraiprénom,Alex?Ilseretourneversmoietjedécouvresonpetitsouriremalicieusementironique.Commesavoix,je
suiségalementsurprisequecesourirem'aitmanqué.—Jenet'aipasmentilà-dessus.Justesurlestrucsimportants.—Tagrand-mèreavaitréellementunchienquis'appelaitFlubby?Illaisseéchapperunlégerrire.—Oui.—C'estbien.—Pourquoi?—J'avaisenviequeça,aumoins,çasoitvrai.—Parcequetuadorescegenredesaleroquet?—Parce que j'aime l'idée qu'un jour il y a eu de sales roquets dont l'un s'appelait Flubby.C'est
chouette.Çavautlapeinedes'ensouvenir.Ilbonditde son litdecampavantque j'aie le tempsdem'en rendrecompte, ilm'embrasse, et je
plongeenlui,làoùrienn'estcaché.Àprésent,ils'ouvreàmoi,cegarçonquim'asoutenueettrahie,quim'aramenéeàlavieetrendueàlamort.Lacolèren'estpaslaréponse,non,pasplusquelahaine.Coucheparcouche,cequinoussépares'évanouit jusqu'àceque j'atteigne lecentre, la régionsansnom, la forteresse sansdéfense, la douleur sans âge et sans fond, l'unique singularité de son âme,préservée,infinie.Etjemeretrouveaveclui–j'ysuisdéjà.—Çanepeutêtrevrai,jesusurre.Aucentredetout,làoùiln'yarien,jeletrouve,metenant.—Jenecroispas à toutes tes conneries,murmure-t-il,mais tu as raison surunpoint.Certaines
choses,jusqu'àlapluspetite,valentbienlasommedetoutesleschoses.Dehors,l'horriblemoissoncontinuedebrûler.Dedans,ilrabatlesdraps,etvoicilesmainsquime
tenaient,lesmainsquim'ontbaignée,nourrie,soutenuequandj'étaisincapabledemeleverseule.Ilm'aemmenéeverslamort;ilm'amèneàlavie.C'estpourcetteraisonqu'ilaenlevélescadavresdel'étage supérieur. Il les a exilés, consignés dans le feu, non pour les profaner, mais pour noussanctifier.L'ombrequilutteaveclalumière.Lefroidquicombatlefeu.C'estuneguerre,m'a-t-ilditunjour,
et nous sommes les conquérants des terres vierges, une île vivante aumilieu d'unemer infinie desang.Lefroidperçant.Lachaleurbrûlante.Seslèvress'attardentdansmoncou,mesdoigtseffleurentsa
joueblessée, lablessureque je luiai infligée,etcellesursonbras–VQP–qu'il s'est infligée lui-même,puismesmainsdescendentsursondospourleteniràl'intérieurdemoi.Nemequittepas.S'ilteplaît,nemequittepas.L'odeurduchewing-gum,delafumée,desonsang,lafaçondontsoncorpsglissesurlemienetdontsonâmes'insinuedanslamienne:Razor.Lesbattementsdenoscœurs,lerythmedenossouffles,etlesétoilestournoyantesquenousnepouvonsvoir,quimarquentletemps,
mesurant les intervallesdeplusenpluscourts jusqu'à la findenous,de luietdemoi,etde tout lereste.Lemondeestunehorlogequiralentit,etleurArrivéen'arienàvoiravecça.Lemondeatoujours
étéunehorloge.Mêmelesétoiless'éteindrontuneàune,etiln'yauraplusdelumièrenidechaleur,etc'estça,laguerre,laguerrefutileetsansfincontrelenéant,levidesanslumièreetsanschaleurquiseprécipiteversnous.Ilenlacesesdoigtsdansmondosetm'attiretoutcontrelui.Jenouemesjambesauxsiennes.Iln'ya
plusaucunelimiteentrenous.Aucuneséparation.Levideestrempli.Lenéant,défié.
82
ILRESTEENMOIjusqu'àcequenousayonsretrouvénotresouffle,quelesbattementsdenoscœurssesoientcalmés,caressantmescheveux,fixantmonvisageavecintensité,commes'ilneparvenaitpasàmequitteravantd'enavoirmémoriséchaquedétail.Ileffleuremeslèvres,mesjoues,mespaupières.Faitcourirleboutdesondoigtlelongdemonnezetsurlacourbedemonoreille.Sonvisageestdansl'ombre,lemiendanslalumière.—Fuis!chuchote-t-il.Jesecouelatête.—Jenepeuxpas.Il se lève, et j'ai la sensation de tomber dans le néant. Il remet ses vêtements à la hâte. Je suis
incapablededéchiffrersonexpression.Ils'estreferméàmoi.Etmoi,jesuisdenouveauligotéeaucœurduvide.Jenepeuxlesupporter.Celavam'écraser,cemanqueaveclequelj'aivécusilongtempsquejeleremarquaisàpeine.Jusqu'àmaintenant,entoutcas:Razorm'amontréàquelpointcevideétaiténormeenlecomblant.—Ilsnet'attraperontpas,insiste-t-il.Commentdiablepourraient-ilst'attraper?—Ilsaitquejenem'enfuiraipastantqu'illaretiendra.—Oh,putain,Ringer!Quelleimportanceelleaàtesyeux,detoutefaçon?Est-cequ'ellevautla
peinequeturisquestavie?Commentuneseulepersonnepeut-ellevaloirtavie?C'estunequestionàlaquelleilconnaîtdéjàlaréponse.—Trèsbien,dit-il.Faiscequetuveux.Commesiçacomptaitpourmoi!Jem'enfiche.—C'estça, la leçonqu'ilsnousontenseignée,Razor.Cequicompteetcequinecomptepas.La
seulevéritéaucentredetouslesmensonges.Ilattrapesonfusilet lefaitpasserpar-dessussonépaule.Puis ildéposeunbaisersurmonfront.
Unebénédiction.Ensuite,ilramasselalampe,et,d'unpasmalassuré,sedirigeverslaporte,celuiquia pris soin demoi, qui ne se repose jamais, qui n'a pas faibli. Il s'appuie contre la porte ouverte,faisant face à la nuit. Au-dessus de lui, le ciel brûle de la lumière froide de dix mille bûchersfunérairesquimarquentletempsquiralentit.Jel'entendsrépéter«Fuis!»,maisjenecroispasqu'ils'adresseàmoi.—Fuis!
83
LEHUITIÈMEJOUR,l'hélicoptèrerevientnouschercher.JelaisseRazorm'aideràm'habiller,maisàpartdeuxcôtesendoloriesetmesjambesfaibles,lesdouzematricesconnuessouslenomdeRingersontparfaitementopérationnelles.Maplaieaufrontestcomplètementguérie,jen'aipaslamoindrecicatrice.Durant le vol de retour à la base,Razor est assis en face demoi, fixant le sol. Il nemeregardequ'uneseulefois.Fuis,articule-t-ilensilence.Fuis.Sol blanc, rivière sombre, l'hélicoptère vire d'un coup sec, descend en piqué vers la tour de
contrôle du terrain d'aviation, assez près pour que je remarque une silhouette haute et solitairederrière les vitres teintées. Nous atterrissons à l'emplacement d'où nous sommes partis, un autrecercle complété, etRazor pose samain surmon coude pourme guider vers la tour.Durant notreascensionjusqu'ausommet,samainétreintbrièvementlamienne.—Jesaiscequicompte,dit-il.Voschsetientàl'extrémitédelapièce,noustournantledos,maisj'aperçoislerefletdesonvisage
danslavitre.Àcôtédelui,unsoldatsolidementcharpenté,unerecruequiserresonfusilcontresontorsed'unair aussidésespéréqu'unepersonne se retenantau-dessusd'unprofond ravingrâceàunseullacet.Assiseprèsdusoldat,portantlafameusecombinaisonblanche,laraisondemaprésenceici,mavictime,macroix,monfardeau.Dèsqu'ellemevoit,Teacupcommenceàselever.Aussitôt,lesoldatluiposeunemainsurl'épaule,
l'obligeantàserasseoir.Jesecouelatête,etj'articuleensilence:Non.Aucunbruitdans lapièce.Razorse trouveàmadroite, légèrementenretraitderrièremoi.Jene
peuxlevoir,maisilestassezprèspourquejel'entenderespirer.—Alors,lâcheVoschpourtoutpréambule.As-turésoluladevinettedesroches?—Oui.Jevoissonrefletsouriredanslavitresombre.—Et?—Jeteruneénormerocheruineraitl'objectif.—Etquelestl'objectif?—Quecertainsvivent.—Çaéludelaquestion.Tuesplusdouéequeça.—Vous auriez pu nous tuer tous, mais vous n'en avez rien fait. Vous brûlez le village pour le
sauver.—Unsauveur.C'estdonccequejesuis?Ilseretournepourmefaireface.—Affinetaréponse.Est-cequeceladoitêtretout,ourien?Silebutestdesauverlevillagedes
villageois, un plus petit rocher aurait accompli le même résultat. Pourquoi une série d'attaques ?
Pourquoilesrusesetlesduperies?Pourquoidesingénieursont-ilsaugmentélapuissancedepantinsdélirantscommeEvanWalker?Unrocher,c'esttellementplussimple,plusdirect.—Jen'ensuispascertaine,j'avoue,maisjecroisquecelaaàvoiraveclachance.Voschmefixedurantunlongmoment.Puisilhochelatête.Ilal'aircontent.—Queva-t-ilsepasser,àprésent,Marika?—Vous allezm'emmener à son dernier emplacement connu pour que je le localise, je réponds.
Walkerestuneanomalie,unefailledanslesystèmequinepeutêtretolérée.—Vraiment?Etcommentunseulpauvrepetitpionhumainpourrait-ilposerlemoindredanger?—Ilesttombéamoureux,etl'amourestl'uniquefaiblesse.—Pourquoi?Dansmondos,lesouffledeRazor.Devant,levisagedeTeacuplevéversmoi.—Parcequel'amourestirrationnel,jedisàVosch.Ilnesuitaucunerègle.Pasmêmesespropres
règles.L'amourestleseulélémentdel'universquepersonnenepeutprédire.—Tumevoiscontraintdemarquermondésaccordavectoisurcepoint,répondVosch.IlcontempleTeacup.—Latrajectoiredel'amourestentièrementprévisible,dit-il.Ils'approche,sepencheau-dessusdemoi,véritablecolossedechairetd'osauxyeuxaussiclairs
qu'unlacdemontagne,desyeuxquiplongentjusqu'aufonddemonâme.—Pourquoiaurais-jebesoinquetulelocalises,luiouquiquecesoit?—Vousavezperdulesdronesquilessurveillaient,luietlesautrescommelui.Ilesthorsdevotre
portée. Il ignore la vérité, cependant il en sait assez pour causer de sérieux dommages si vous nel'arrêtezpas.Etvousdevezl'arrêterrapidement,avantleprintemps.—Avantleprintemps?—Quandvouslancerezl'étapefinale.JedardemonregardsurlesoldatquisetientàcôtédeTeacup,etpoursuis:—La5eVagueneconsistepasàéradiquerlerestedel'humanité,maisàréduirelesSilencieuxau
silence.Vosch lève lamaindevant lui. Je tressaille,mais il se contente dem'étreindre l'épaule, le visage
irradiantdesatisfaction.—Trèsbien,Marika.Très,trèsbien.Àcôtédemoi,Razorchuchote:—Fuis!Ladétonationdesonarmedepoingàcôtédemonoreille.Voschreculeverslafenêtre,maisiln'est
pastouché.Lesoldats'écrouleàgenoux,lacrossedesonfusils'enfoncedanssonépaule,pourtantiln'estpastouché,luinonplus.LacibledeRazorétaitlapluspetitechosequiestlasommedetoutesleschoses,saballe,l'épéequi
briselachaînequimelie.
L'impact fait reculer Teacup. Sa tête s'écrase contre le comptoir derrière elle, ses bras fluets sedressentenl'air.Jebondissurmadroite,versRazor,justeàtempspourvoirsontorseexplosersouslaballedusoldatàgenoux.Iltombeenavant.D'instinct,jelèvelesbras,maisilchutesivitequejenepeuxlerattraper.Sesyeuxdoux,sansâme,seriventauxmiens,àl'extrêmelimited'unetrajectoirequemêmeVosch
n'apasréussiàprédire.—Tueslibre,murmureAlex.Fuis!Lesoldattournesonfusilversmoi.Voschavanceetseplaceentrenous,poussantuncriguttural,
fouderage.Le hub déclenche ma matrice musculaire tandis que je pique un sprint vers les fenêtres qui
surplombent le terrain d'aviation,m'élançant de deuxmètres, faisant pivotermon épaule droite endirectiondelavitre.Etjemeretrouveàl'airlibre,tombant,tombant,tombant.Tueslibre.Jetombe.
VIII
DUBUQUE
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ÀL'AUBE,couvertsdecendresetdepoussière,cinqfantômesgrisâtresdanslesbois.MeganetSamsesontfinalementabandonnésausommeil,ou,plusexactement,ilssesontécroulés.
Benregardelesoleilselever,sonfusilsurlesgenoux,silencieux,absorbéparlacolèreetlechagrin,maissurtoutlechagrin.Dumbo,lepragmatique,fouilledanssonsacàdos,cherchantquelquechoseàmanger.Etmoi,absorbéeaussi,parlacolèreetlechagrin,maissurtoutlacolère.Bonjour,aurevoir.Bonjour,aurevoir.Combiendefoisdevrai-jerevivrececycle?Cequis'estpassén'étaitpasdifficileàdeviner–c'étaitjusteimpossibleàcomprendre.EvanatrouvélesachetqueSamavaitfaittomberets'est expédié, avecGrâce, dans ununivers d'oubli, de couleur verdâtre.Cequi était le plan d'Evandepuisledébut,cetrouduculhybride,mi-alien,mi-humain,idéaliste,àl'espritdesacrifice.Dumbos'approcheetmedemandesijeveuxqu'iljetteuncoupd'œilàmonnez.—Jesavaisquetuallaisleremarquer,jedis.Iléclatederire.—Occupe-toid'aborddeBen.—Ilneveutpas.—Enfait,testalentsmédicauxnepeuventriencontresavéritableblessure,Dumbo.Ill'entendlepremier(àcausedesesgrandesoreilles,peut-être?),redresselatête,etregardepar-
dessusmon épaule, droit dans les bois : le craquement du sol gelé, le bruit sec de feuillesmortesqu'on écrase. Je me lève aussitôt et pointe mon fusil en direction du danger. Dans les ombresprofondes,uneombrepluslégèresedéplace.Unsurvivantducrashquinousauraitsuivis?Un autre Evan, une autre Grâce, un Silencieux qui nous trouverait sur son territoire ? Non.
Impossible.AucunSilencieuxnes'amuseraitàerrerdanslesboisaveclalégèretéd'unéléphantdansunmagasindeporcelaine.L'ombre lève les bras en l'air et je sais – je sais avant même d'entendre mon nom qu'il m'a
retrouvée,tenantsapromesseintenable,celuiquej'aimarquédemonsangetquim'amarquéedeseslarmes,unSilencieux,OK,d'accord,monSilencieux,quitrébucheversmoidanslalumièrepured'unsoleilhivernal,porteurdeprintemps.JetendsmonfusilàDumboetleplantelà.Lalumièredorée,lestroncsd'arbresluisantsdeglace,et
leparfumdel'airdanslefroidmatinal.Leschosesquenouslaissonsderrièrenousetcellesquinenouslaissentjamais.Lemondeadéjàconnuunefin.Ilenconnaîtrauneautre.Lemondesetermineetlemonderenaît.Lemonderenaîttoujours.Jem'arrêteàquelquespasdelui.Ils'arrête,luiaussi,etnousnousobservonsàtraversuneétendue
pluslargequel'univers,àl'intérieurd'unespaceplusmincequ'unelamederasoir.—J'ailenezbrisé,jedis.AudiableDumbo.Àcausedelui,j'aitouteconsciencedemonimage–désastreuse.—Jemesuiscassélacheville,répond-il.
—Danscecas,c'estmoiquivaisvenirjusqu'àtoi.
REMERCIEMENTS
ENCOMMENÇANTCETTEAVENTURE,jen'avaispascomplètementmesurél'étendueduprojet.L'undemesdéfautsd'écrivain(l'undesnombreux,commeDieulesait!)estquej'aitendanceàplongertropprofondément dans les vies de mes personnages. J'ignore le sage conseil de rester au-dessus ducombat,d'êtreaussiindifférentquelesdieuxàlasouffrancedurantmontravailcréatif.Quandvousécrivezunelonguehistoirequis'étendsurtroisvolumesausujetdelafindumondetelquenousleconnaissons, mieux vaut ne rien prendre trop au sérieux. Sinon, vous vous préparez à vivre desmomentssombres,connaîtrelafatigue,lesmalaises,lessautesd'humeur,l'hypocondrie,lescrisesdelarmes ou d'hystérie puérile. Vous vous dites (ainsi qu'aux personnes autour de vous) que secomportercommeungossedequatreansquihurleparcequ'iln'apaseucequ'ilvoulaitpourNoëlestparfaitementnormal,mais tout au fonddevous,vous savezquevousêtesd'une fourberie sansnom.Oui,toutaufond,voussavezque,quandl'horlogeauraralentietqueletempsseravenu,vousdevrezplusquedesremerciements.Vousdevrezdesexcuses,aussi.Aux sympathiques personnes chez Putnam, en particulier DonWeisberg, Jennifer Besser et Ari
Lewin:pardonnez-moidem'êtreégaréenchemin,dem'êtrepris,moietmeslivres,tropausérieux,d'avoirblâmélesautresdemespropresdéfauts,dem'êtreenlisédanslestranchéesboueusesdemesimpossiblesdilemmes.Vousavezétégénéreux,patients,etd'unsoutienincroyable.Àmonagent,BrianDeFiore:ilyadixans,tuignoraisdansquoitut'engageais.Àdirevrai,moi
aussi,maismercid'être toujours là.C'estgénialde savoirque j'aiquelqu'unque jepeuxappeleràn'importequelleheureetsurquijepeuxcriersansraison.Àmonfils,Jake:mercidetoujoursrépondreàmesSMSetdenepasflipperquandjeflippe.Merci
de savoir interprétermes humeurs, et deme les pardonnermême quand tu ne les comprends pas.Mercidem'inspirer,demesoutenir,etdetoujoursmedéfendrecontrelesméchants.Etmercidenepas trop te préoccuper de l'ennuyeuse habitude de ton père d'émailler son discours de citationsbizarresdelivresquetun'asjamaislusetdefilmsquetun'aspasvus.Enfin,àSandy,monépousedepuisbientôtvingtans,mercid'avoirreconnucheztonmariunrêve
inaccompli, et d'avoir comprisbienmieuxque lui commentdonner corps à ce rêve.Machérie, tum'asenseignélecouragefaceàdesdéceptionsécrasantesetuneperteimmense.Tum'asapprislafoifaceaudésespoir,lecouragedurantlesheuresdesombreconfusion,lapatiencefaceàlapaniquedutemps perdu et des efforts gâchés. Pardon pour toutes ces heures de silence endurées, ma colèrerentréeetmondésespoir,mesinexplicablespassagesdel'euphorie(«Jesuisungénie!»)àl'anxiété(«Jesuisnul!»).Leseulnulquejet'aivuetolérer,c'estmoi.Vacancesgâchées,obligationsoubliées,questionsnégligées.Rienn'estplusdouloureuxquelasolitude,lavieencompagniedequelqu'unquin'estjamaisvraimentlà.J'aicontractéenverstoiunedettequejeneparviendraijamaisàrembourser,pourtantjeteprometsd'essayer.Parceque,auboutducompte,sansl'amour,noseffortsnerimentàrien,ettoutcequenousfaisonsestvain.Vincitquipatitur.