l e s g r a n d s p r a t i c i e n s ernest rossi un...

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Nous sommes en 1977. Ernest Rossi a 44 ans, Milton Erickson 76 ans. Ils travaillent ensemble depuis trois ans et Rossi est toujours très étonné de la durée inhabituellement longue (90 à 120 minutes) des séances d’Erickson. Un jour, Rossi lit un article récent de chro- nobiologistes décrivant un rythme ultradien psychologique fait de cycles de 90 à 120 minu- tes tout au long des 24 heures d’une journée. Erickson n’en avait jamais entendu parler et découvre lui aussi ces données. Le premier lien entre les méthodes d’Erickson et les recherches scientifiques actuelles sur les rythmes cérébraux s’établit à cet instant. « Ce moment a été très in- tense. Nous en avions tous les deux les larmes aux yeux. » Rossi tient là sa première « preuve » de l’action de la thérapie et de l’hypnose sur les mécanismes cérébraux. Il ne l’a pas trouvée par hasard, il ne la lâchera plus… Ernest est le petit-fils d’Ernest, d’une famille d’Italiens qui a dû immigrer en Amérique dans les années 1900, quittant leur domaine agricole où ils vivaient depuis des générations. L’Amé- rique n’est pas l’Eldorado et Angelo, père d’Er- nest, doit ainsi renoncer à l’école pour travail- ler. Lorsque Ernest naît en 1933, juste après la Grande Dépression, les temps sont déjà très durs quand survient le drame qui frappe son grand- père. Un accident vasculaire le laisse paralysé, invalide dans son fauteuil, dans la force de l’âge à 45 ans. Cependant, il soulage un peu la charge familiale en devenant le « baby-sitter » du petit Ernest. Vers 5-6 ans, raconte-t-il, toute la famille a participé pendant plusieurs semaines à un étrange rituel thérapeutique. Entouré des en- fants, des conjoints, des petits-enfants, son grand-père s’oblige à boire une forte rasade d’un remède miracle. Pendant quelques instants, il attend l’action miraculeuse puis fait des efforts surhumains, se lève, esquisse quelques pas… et s’écroule, à son plus grand désespoir et celui de la famille. Aujourd’hui, dit Rossi, nos connais- sances dans l’activation des mécanismes céré- braux auraient permis à son grand-père de re- trouver l’usage de ses jambes. Ernest Rossi devient psychologue en 1962 avec une orientation jungienne. Il écrit un pre- mier livre en 1972, Dreams and the Growths of Personality. Son grand intérêt pour les rêves restera une constante au cours des séances d’hypnose comme nous l’avons vu dans le sé- minaire de Rennes l’an dernier… Il utilise aussi ses propres rêves pour guider son évolution comme celui qu’il décrit au début de 5 essais de génomique psychosociale. Flash-back…1974 marque une année fonda- mentale pour Rossi, pour Erickson et pour nous. Rossi décide d’aller voir Erickson et d’étudier « en secret » ses méthodes en se faisant passer LES GRANDS PRATICIENS : ERNEST ROSSI / 67 66 / HYPNOSE & THÉRAPIES BRÈVES Ernest Rossi Claude VIROT UN “HORLOGER” HORS DU COMMUN L E S G R A N D S P R A T I C I E N S pour un patient, mais à la fin de chaque séance il note scrupuleusement tout ce qu’il a pu ob- server... Cependant Erickson détecte bientôt son petit manège et lui propose plus simplement une collaboration. L’histoire ne dit pas comment il a su le séduire. Ce qui est sûr, c’est que Rossi sait s’occuper d’un homme paralysé. Chacun met rapidement toute sa confiance en l’autre et s’implique complètement dans cette relation. D’abord trois ouvrages signés en commun : Hyp- notic Realities, Hypnotherapy : an exploratory casebook et Experiencing Hypnosis. Puis les fa- meux Collected Papers qui regroupent tous les articles d’Erickson. Autant dire qu’il recueille à ce moment-là les plus intenses conceptions d’Erickson sur la thérapie. Cette complicité, pendant les sept dernières années de la vie d’Erickson, fait de toute évi- dence de Rossi le fils spirituel de Milton. Mais l’anecdote ci-dessus nous rappelle que Rossi était déjà un chercheur indépendant, qu’il avait déjà des conceptions personnelles très solides étayées sur les travaux les plus pointus en biologie cé- rébrale, en particulier sur les rythmes cérébraux. Si Rossi était un fils en puissance, le maître qu’il est devenu était déjà en gestation. C’est ainsi qu’il devient le plus original et le plus créatif de tous les « éricksoniens ». Depuis, Rossi consacre sa vie, ses études, ses travaux à rapprocher hypnose et psycho- thérapie des connaissances scientifiques d’au- jourd’hui : la neurogénèse, l’activation du géno- me, la transmission synaptique. Plusieurs ouvra- ges fondamentaux vont marquer ce parcours : CLAUDE VIROT Psychiatre. Président-fondateur de l'Institut Mil- ton H. Erickson de Rennes-Bretagne. Directeur d'Emergences (Institut de Recherche et de For- mation en Communication Thérapeutique). Représentant de la Confédération Francophone d'Hypnose et de Thérapies Brèves au sein de l'Euro- pean Society of Hypnosis et de l'International Society of Hypnosis. [email protected] The Psychobiology of mind-body healing en 1986, puis Mind Body Therapy en 1988, et The Twenty minutes break en 1991. Ces ouvrages sont au cœur de son œuvre : construire des ponts so- lides au-dessus des canyons qui séparent les spé- cialistes du corps et ceux de l’esprit. Et décrire encore et encore l’unité profonde de l’humain. Dans les années 1990, il va se rapprocher des théories du chaos ( Du symptôme à la lu- mière, 1996) ou de la nature quantique de la conscience (Dreams, Consciousness & Spirit. The Quantum Experience of Self-Reflection and Co-Creation, 2000). Mais l’émergence de travaux de plus en plus précis sur le génome l’incite à s‘engager plei- Claude Virot

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Page 1: L E S G R A N D S P R A T I C I E N S Ernest Rossi UN ...revue-hypnose-therapies-breves.com/rossi.pdfNous sommes en 1977. Ernest Rossi a 44 ans, Milton Erickson 76 ans. Ils travaillent

Nous sommes en 1977. Ernest Rossi

a 44 ans, Milton Erickson 76 ans.

Ils travaillent ensemble depuis

trois ans et Rossi est toujours très

étonné de la durée inhabituellement

longue (90 à 120 minutes)

des séances d’Erickson.

Un jour, Rossi lit un article récent de chro-nobiologistes décrivant un rythme ultradienpsychologique fait de cycles de 90 à 120 minu-tes tout au long des 24 heures d’une journée.Erickson n’en avait jamais entendu parler etdécouvre lui aussi ces données. Le premier lienentre les méthodes d’Erickson et les recherchesscientifiques actuelles sur les rythmes cérébrauxs’établit à cet instant. « Ce moment a été très in-tense. Nous en avions tous les deux les larmesaux yeux. » Rossi tient là sa première « preuve »de l’action de la thérapie et de l’hypnose sur lesmécanismes cérébraux. Il ne l’a pas trouvée parhasard, il ne la lâchera plus…

Ernest est le petit-fils d’Ernest, d’une familled’Italiens qui a dû immigrer en Amérique dansles années 1900, quittant leur domaine agricoleoù ils vivaient depuis des générations. L’Amé-rique n’est pas l’Eldorado et Angelo, père d’Er-nest, doit ainsi renoncer à l’école pour travail-ler. Lorsque Ernest naît en 1933, juste après laGrande Dépression, les temps sont déjà très durs

quand survient le drame qui frappe son grand-père. Un accident vasculaire le laisse paralysé,invalide dans son fauteuil, dans la force de l’âgeà 45 ans. Cependant, il soulage un peu la chargefamiliale en devenant le « baby-sitter » du petitErnest. Vers 5-6 ans, raconte-t-il, toute la famillea participé pendant plusieurs semaines à unétrange rituel thérapeutique. Entouré des en-fants, des conjoints, des petits-enfants, songrand-père s’oblige à boire une forte rasade d’unremède miracle. Pendant quelques instants, ilattend l’action miraculeuse puis fait des effortssurhumains, se lève, esquisse quelques pas…et s’écroule, à son plus grand désespoir et celuide la famille. Aujourd’hui, dit Rossi, nos connais-sances dans l’activation des mécanismes céré-braux auraient permis à son grand-père de re-trouver l’usage de ses jambes.

Ernest Rossi devient psychologue en 1962avec une orientation jungienne. Il écrit un pre-mier livre en 1972, Dreams and the Growthsof Personality. Son grand intérêt pour les rêvesrestera une constante au cours des séancesd’hypnose comme nous l’avons vu dans le sé-minaire de Rennes l’an dernier… Il utilise aussises propres rêves pour guider son évolutioncomme celui qu’il décrit au début de 5 essaisde génomique psychosociale.

Flash-back…1974 marque une année fonda-mentale pour Rossi, pour Erickson et pour nous.Rossi décide d’aller voir Erickson et d’étudier« en secret » ses méthodes en se faisant passer

LES GRANDS PRATICIENS : ERNEST ROSSI / 6766 / HYPNOSE & THÉRAPIES BRÈVES

Ernest Rossi Claude VIROT

UN “HORLOGER” HORS DU COMMUN

L E S G R A N D S P R A T I C I E N S

pour un patient, mais à la fin de chaque séanceil note scrupuleusement tout ce qu’il a pu ob-server... Cependant Erickson détecte bientôt sonpetit manège et lui propose plus simplementune collaboration. L’histoire ne dit pas commentil a su le séduire. Ce qui est sûr, c’est que Rossisait s’occuper d’un homme paralysé. Chacunmet rapidement toute sa confiance en l’autreet s’implique complètement dans cette relation.D’abord trois ouvrages signés en commun : Hyp-notic Realities, Hypnotherapy : an exploratorycasebook et Experiencing Hypnosis. Puis les fa-meux Collected Papers qui regroupent tous lesarticles d’Erickson. Autant dire qu’il recueilleà ce moment-là les plus intenses conceptionsd’Erickson sur la thérapie.

Cette complicité, pendant les sept dernièresannées de la vie d’Erickson, fait de toute évi-dence de Rossi le fils spirituel de Milton. Maisl’anecdote ci-dessus nous rappelle que Rossi étaitdéjà un chercheur indépendant, qu’il avait déjàdes conceptions personnelles très solides étayéessur les travaux les plus pointus en biologie cé-rébrale, en particulier sur les rythmes cérébraux.Si Rossi était un fils en puissance, le maître qu’ilest devenu était déjà en gestation. C’est ainsi qu’ildevient le plus original et le plus créatif de tousles « éricksoniens ».

Depuis, Rossi consacre sa vie, ses études,ses travaux à rapprocher hypnose et psycho-thérapie des connaissances scientifiques d’au-jourd’hui : la neurogénèse, l’activation du géno-me, la transmission synaptique. Plusieurs ouvra-ges fondamentaux vont marquer ce parcours :

CLAUDE VIROT

Psychiatre. Président-fondateur de l'Institut Mil-

ton H. Erickson de Rennes-Bretagne. Directeur

d'Emergences (Institut de Recherche et de For-

mation en Communication Thérapeutique).

Représentant de la Confédération Francophone

d'Hypnose et de Thérapies

Brèves au sein de l'Euro-

pean Society of Hypnosis

et de l'International Society

of Hypnosis.

[email protected]

The Psychobiology of mind-body healing en1986, puis Mind Body Therapy en 1988, et TheTwenty minutes break en 1991. Ces ouvrages sontau cœur de son œuvre : construire des ponts so-lides au-dessus des canyons qui séparent les spé-cialistes du corps et ceux de l’esprit. Et décrireencore et encore l’unité profonde de l’humain.

Dans les années 1990, il va se rapprocherdes théories du chaos (Du symptôme à la lu-mière, 1996) ou de la nature quantique de laconscience (Dreams, Consciousness & Spirit.The Quantum Experience of Self-Reflection andCo-Creation, 2000).

Mais l’émergence de travaux de plus en plusprécis sur le génome l’incite à s‘engager plei-

Claude Virot