l caraÏbes (xvii eme -xix eme ) : une violence inaugurale...

24
Victorien Lavou Zoungbo, Gélase Koumba et Marlène Marty, « La flibuste en Caraïbes (XVII-XIX) : une violence inaugurale différée dans le champ des études hispaniques et hispano-américaines » dans ZEVALLOS-AGUILAR Ulises Juan, GIMENEZ MICO, José Antonio [Coord.] Revista Canadiense de Estudios Hispánicos n° 34.1 “Imaginarios de la violencia”, Montréal, Canadian Association of Hispanists, 2010, pp. 45-60. LA FLIBUSTE EN CARAÏBES (XVII EME -XIX EME ) : UNE VIOLENCE INAUGURALE DIFFEREE DANS LE CHAMP DES ETUDES HISPANIQUES ET HISPANO-AMERICAINES VICTORIEN LAVOU ZOUNGBO, GELASE KOUMBA ET MARLENE MARTY RESUMEN: Los programas de estudios, investigación y docencia, tanto en Francia como en otros mercados universitarios, han dado por mucho tiempo la preferencia a la “gramática colonial” imperial que permeaba la “invenciónde las Américas (siglos XV-XIX). Esto explica, por ejemplo, que en los departamentos de estudios hispánicos e hispanoamericanos otras “gramáticas coloniales”, por lo demás íntimamente ligadas a la primera, hayan quedado en zaga, cuando no son pura y llanamente diferidas o silenciadas. Ello ha de lamentarse por cuanto que participa del fortalecimiento de esa visión reductora y parcializada de la Modernidad/Colonial en las Américas. Nuestra aportación a este numero monográfico pretende llamar la atención sobre los efectos hermenéuticosinnegables que entraña el investigar sobre la “filibusteria”, como evento interdiscursivo, desde las letras caribeñas (a través del ejemplo de Canto de gemido de Eliseo Altunaga) y desde los discursos paradojales de las historiografías centroamericanas tocante al surgimiento anacrónico de la “filibusteria” en la región centroamericana durante el siglo XIX (a través del ejemplo de las guerras centroamericanas contra William Walker). Por ubicarse en el cruce de razones políticas, económicas e imaginarias, la “filibusteria”, histórica o fantaseada/reescrita, permite leer apuestas actuales del mismo índole en Américas/Caribe.

Upload: others

Post on 05-Aug-2020

1 views

Category:

Documents


2 download

TRANSCRIPT

Page 1: L CARAÏBES (XVII EME -XIX EME ) : UNE VIOLENCE INAUGURALE ...sitedugrenal.e-monsite.com/medias/files/la-flibuste-en-caraibes-une... · pirates, hautes en couleur. Mais il y a aussi

Victorien Lavou Zoungbo, Gélase Koumba et Marlène Marty, « La flibuste en Caraïbes (XVII-XIX) : une violence inaugurale différée dans le champ des études hispaniques et hispano-américaines » dans ZEVALLOS-AGUILAR Ulises Juan, GIMENEZ MICO, José Antonio [Coord.] Revista Canadiense de

Estudios Hispánicos n° 34.1 “Imaginarios de la violencia”, Montréal, Canadian Association of Hispanists, 2010, pp. 45-60.

LA FLIBUSTE EN CARAÏBES (XVIIEME -XIXEME) : UNE VIOLENCE INAUGURALE DIFFEREE DANS

LE CHAMP DES ETUDES HISPANIQUES ET HISPANO-AMERICAINES

VICTORIEN LAVOU ZOUNGBO, GELASE KOUMBA ET MARLENE MARTY

RESUMEN: Los programas de estudios, investigación y docencia, tanto en Francia como en otros

mercados universitarios, han dado por mucho tiempo la preferencia a la “gramática colonial”

imperial que permeaba la “invención” de las Américas (siglos XV-XIX). Esto explica, por

ejemplo, que en los departamentos de estudios hispánicos e hispanoamericanos otras “gramáticas

coloniales”, por lo demás íntimamente ligadas a la primera, hayan quedado en zaga, cuando no

son pura y llanamente diferidas o silenciadas. Ello ha de lamentarse por cuanto que participa del

fortalecimiento de esa visión reductora y parcializada de la Modernidad/Colonial en las

Américas. Nuestra aportación a este numero monográfico pretende llamar la atención sobre los

“efectos hermenéuticos” innegables que entraña el investigar sobre la “filibusteria”, como evento

interdiscursivo, desde las letras caribeñas (a través del ejemplo de Canto de gemido de Eliseo

Altunaga) y desde los discursos paradojales de las historiografías centroamericanas tocante al

surgimiento anacrónico de la “filibusteria” en la región centroamericana durante el siglo XIX (a

través del ejemplo de las guerras centroamericanas contra William Walker). Por ubicarse en el

cruce de razones políticas, económicas e imaginarias, la “filibusteria”, histórica o

fantaseada/reescrita, permite leer apuestas actuales del mismo índole en Américas/Caribe.

Page 2: L CARAÏBES (XVII EME -XIX EME ) : UNE VIOLENCE INAUGURALE ...sitedugrenal.e-monsite.com/medias/files/la-flibuste-en-caraibes-une... · pirates, hautes en couleur. Mais il y a aussi

Victorien Lavou Zoungbo, Gélase Koumba et Marlène Marty, « La flibuste en Caraïbes (XVII-XIX) : une violence inaugurale différée dans le champ des études hispaniques et hispano-américaines » dans ZEVALLOS-AGUILAR Ulises Juan, GIMENEZ MICO, José Antonio [Coord.] Revista Canadiense de

Estudios Hispánicos n° 34.1 “Imaginarios de la violencia”, Montréal, Canadian Association of Hispanists, 2010, pp. 45-60.

PRESENTATION GENERALE ET PRESUPPOSES HERMENEUTIQUES

Au fondement de notre communication se trouve un constat indéniable : la participation

de la flibuste à l’« invention » violente des Amériques/Caraïbes n'est pas prise en compte par les

« agendas » des départements d'études hispaniques et hispano-américaines, en France, et

probablement, ailleurs dans le Tout-Monde (E. Glissant). Cette question reste actuellement le

privilège exclusif de la discipline histoire ou du cinéma hollywoodien et ses populaires figures de

pirates, hautes en couleur. Mais il y a aussi l’intérêt que lui portent les bandes dessinées, les livres

de jeunesse qui ont, à leur manière, contribué à asseoir dans l’imaginaire populaire le mythe du

pirate, successivement, fou furieux, va-t-en-guerre, violent, jouant de la ruse, fièrement

indépendant, etc. Le « différemment » dont il s’agit est regrettable pour au moins trois raisons.

D’une part, il est à peu près difficile d'aborder rigoureusement la pénétration européenne dans le

« Nouveau Monde » sans tenir compte de la « flibuste ». C'est, comme l'attestent certains

documents de l’époque mais aussi les travaux des historiens qui s'y consacrent, le « biais » par

lequel d'autres empires coloniaux (Angleterre, France, Pays-Bas principalement) vont contester (à

partir du XVIIème siècle) le monopole, supposément de droit divin, qu’avaient, jusque là,

l'Espagne et, dans une moindre mesure, le Portugal, sur les terres « découvertes » et à découvrir

des Amériques/Caraïbes.

Il y aurait donc deux « grammaires coloniales », liées et contradictoires, à prendre en

compte : celle de l’« Empire » et celle de la « Flibuste ». L’une était, par exemple, dans la logique

de la « territorialisation » et de la consolidation/déplacement des « frontières » coloniales tandis

Page 3: L CARAÏBES (XVII EME -XIX EME ) : UNE VIOLENCE INAUGURALE ...sitedugrenal.e-monsite.com/medias/files/la-flibuste-en-caraibes-une... · pirates, hautes en couleur. Mais il y a aussi

Victorien Lavou Zoungbo, Gélase Koumba et Marlène Marty, « La flibuste en Caraïbes (XVII-XIX) : une violence inaugurale différée dans le champ des études hispaniques et hispano-américaines » dans ZEVALLOS-AGUILAR Ulises Juan, GIMENEZ MICO, José Antonio [Coord.] Revista Canadiense de

Estudios Hispánicos n° 34.1 “Imaginarios de la violencia”, Montréal, Canadian Association of Hispanists, 2010, pp. 45-60. que l’autre était dans celle de la « déterritorialisation », fondamentalement. Les Caraïbes, de ce

point de vue, sont l’espace privilégié de la scène « flibuste ». On ne s’étonnera donc pas que les

textes littéraires de cette « Région du monde » (E. Glissant) soient, par exemple, beaucoup plus

réceptifs à la problématique de la flibuste que ceux du reste du continent; ces derniers étant plutôt

fascinés ou hantés par les logiques adossées à des Empires et les découvreurs/conquérants qui en

portaient le flambeau. Apporter une preuve comptable de ce que nous avançons serait malséant

tant les exemples sont nombreux et facilement indentifiables par tout un chacun impliqué dans les

champs de recherche et de production en littératures et en sciences humaines concernant les

Amériques/Caraïbes (revues, articles, cours de civilisation, films, centres de recherche, colloques,

congrès, thèses, etc.). Il est, par contre, fort intéressant de s’interroger sur les raisons,

imaginaires, politiques et herméneutiques, qui ont amené l’historiographie (au sens large)

hispanique et latino-américaine à privilégier le « chronotope » du bateau des découvreurs, à

différer celui du bateau de la flibuste et, dans une mesure encore plus large, celui du bateau

négrier.

Notre contribution à ce numéro monographique vise ainsi à (re)poser cette question.

D’autant plus que les logiques de conquêtes, de commerce et de pillages, au moyen de la force

brute et des déraisons juridiques les justifiant, lie intimement les deux « grammaires coloniales »

que nous évoquions précédemment : lettres de marque, délégation de course, partage des butins,

cession des terres et des titres, protections diverses, aides en-sous-main, etc. D’autre part, nous

avons remarqué, à l’instar d’autres chercheurs, qu’il prévalait encore, comme à l’époque de

l’émergence de la gloire et du déclin des « écumeurs de mer », une confusion terminologique,

autant dans la doxa populaire que dans la « Cité savante » (Linon-Chipon, Sophie 14-42), au sujet

Page 4: L CARAÏBES (XVII EME -XIX EME ) : UNE VIOLENCE INAUGURALE ...sitedugrenal.e-monsite.com/medias/files/la-flibuste-en-caraibes-une... · pirates, hautes en couleur. Mais il y a aussi

Victorien Lavou Zoungbo, Gélase Koumba et Marlène Marty, « La flibuste en Caraïbes (XVII-XIX) : une violence inaugurale différée dans le champ des études hispaniques et hispano-américaines » dans ZEVALLOS-AGUILAR Ulises Juan, GIMENEZ MICO, José Antonio [Coord.] Revista Canadiense de

Estudios Hispánicos n° 34.1 “Imaginarios de la violencia”, Montréal, Canadian Association of Hispanists, 2010, pp. 45-60. de la désignation des acteurs/dispositions réunis sous le terme générique de « flibusterie » ou par

celui de la « flibuste » que nous adopterons pour notre part. Ce terme recouvre en fait, à la fois,

un modus vivendi et un modus operandi qui permettent, relativement, de revenir sur cette

généricité (« flibusterie », des fois, « piraterie ») impropre à dire toute la complexité du

phénomène qu'il désigne globalement.

L’identification de William Walker et ses troupes, lors de l’épisode flibustier au XIXème

siècle en Amérique Centrale, en est une illustration saisissante. Bien que lui et ses troupes soient

désignés, prioritairement, comme des flibustiers, on retrouve, ça et là, des écrits dans lesquels ils

apparaissent comme des « boucaniers » ou comme des « pirates ». Vu que leur aventure partait

des États-Unis d’Amérique (USA) et bénéficiait, soit des complicités (dans les hautes instances

de l’État étasunien en construction), soit des ambivalences ou béances juridiques de l’époque,

sans compter l’idéologie du Destin manifeste qu’il professait, ne serait-il pas plutôt indiqué de les

assimiler aux corsaires ou alors aux pirates ? Quoi qu’il en soit, l’anachronisme historique

qu’incarnaient William Walker et sectateurs, permet cependant d’investiguer les multiples enjeux

nationaux, régionaux et transnationaux qu’induisait leur aventure. En outre, il y a aussi les enjeux

imaginaires liés à la représentation de la « flibuste » dans les littératures (caribéennes/latino-

américaines) et dans les discours politiques fondateurs du XIXème sièclez en Amérique centrale.

Nous interrogeons, à titre indicatif, dans notre communication les exemples du roman d'Eliseo

Altunaga (écrivain cubain, noir), Canto de gemido (2005, 1ère 1984,) et la « Campaña Nacional »

(1856-1857) ou « Batalla de Rivas » ou encore « Guerra Nacional » contre les « flibustiers

esclavagistes de Walker » orchestrée par le Costa Rica, le Honduras, le Nicaragua, le Salvador, le

Guatemala.

Page 5: L CARAÏBES (XVII EME -XIX EME ) : UNE VIOLENCE INAUGURALE ...sitedugrenal.e-monsite.com/medias/files/la-flibuste-en-caraibes-une... · pirates, hautes en couleur. Mais il y a aussi

Victorien Lavou Zoungbo, Gélase Koumba et Marlène Marty, « La flibuste en Caraïbes (XVII-XIX) : une violence inaugurale différée dans le champ des études hispaniques et hispano-américaines » dans ZEVALLOS-AGUILAR Ulises Juan, GIMENEZ MICO, José Antonio [Coord.] Revista Canadiense de

Estudios Hispánicos n° 34.1 “Imaginarios de la violencia”, Montréal, Canadian Association of Hispanists, 2010, pp. 45-60.

Dans le premier cas (le roman) on interroge le télescopage, une hypothèse provisoire de

travail, entre la situation des « pirates » et la dramatique situation des Cubains et, tout

particulièrement, celle des Noir-e-s, pendant la « période spéciale » que connut l’île (1990 - …).

Ces derniers devaient alors faire face à la crise économique mais aussi à une réactivation du

racisme à Cuba. Cela (re)pose la question de la citoyenneté mais aussi celle des fondements de

l’identité nationale imaginée de Cuba. Dans le second cas (les guerres), il s'agit de rendre compte

de la manière dont la victoire contre les « flibustiers » participe de l'idéologie national(ist)e

costaricienne et de la définition d'un Soi imaginé centraméricain. Cette campagne a été, depuis

longtemps, l’objet privilégié de représentations « imaginaires » (littérature, arts, hymnes, manuels

scolaires, chansons, etc.) avant de faire l’objet de recherches historiques à proprement parler. Sur

ces deux points il nous importe de poser la « flibuste » (sa représentation littéraire dans le roman

d’Eliseo Altunaga mais aussi les constructions discursives autour des guerres centraméricaines

contre les flibustiers de William Walker) comme un évènement interdiscursif. Cela implique

donc, à différents niveaux, des questions de l’identification, de la constitution et de

l’interprétation des « faits » qui y sont liés mais aussi celle de différents points de vue à partir

desquels la « flibuste » est saisie, appréhendée. Ces points de vue, nécessairement contradictoires

car socialement situés, réactivent des problématiques croisées d’invasion, de domination, de

libération politique mais aussi d’identité.

Page 6: L CARAÏBES (XVII EME -XIX EME ) : UNE VIOLENCE INAUGURALE ...sitedugrenal.e-monsite.com/medias/files/la-flibuste-en-caraibes-une... · pirates, hautes en couleur. Mais il y a aussi

Victorien Lavou Zoungbo, Gélase Koumba et Marlène Marty, « La flibuste en Caraïbes (XVII-XIX) : une violence inaugurale différée dans le champ des études hispaniques et hispano-américaines » dans ZEVALLOS-AGUILAR Ulises Juan, GIMENEZ MICO, José Antonio [Coord.] Revista Canadiense de

Estudios Hispánicos n° 34.1 “Imaginarios de la violencia”, Montréal, Canadian Association of Hispanists, 2010, pp. 45-60. REPRESENTATION DE LA FLIBUSTE DANS CANTO DE GEMIDO D’ELISEO ALTUNAGA : ENJEUX

IDENTITAIRES ET POLITIQUES

Globalement, la flibuste désigne les activités de pillage terrestres et navales exercées par

différentes catégories d’aventuriers occidentaux en Caraïbes au XVIIème siècle. Parmi celles-ci,

on distingue les pirates, les flibustiers, les boucaniers et les corsaires. Mais quelle différence peut-

on ou doit-on faire entre ces aventuriers ? Une question importante dans la mesure où il y a dans

ce roman une interchangeabilité de ces aventuriers. On définit un pirate comme un écumeur des

mers qui court, sans commission d’un prince ou d’un État, pour voler ou piller les bateaux pour

son propre compte. C’est un ennemi du commerce maritime, il est intéressé exclusivement par le

goût du profit (Manuel Lucena Salmoral 141). En ce sens, les Ibériques considéraient comme

pirate tout marin étranger présent dans les mers nouvellement découvertes. Née en Europe avant

la découverte du Nouveau Monde, la figure du pirate se confond avec celle du flibustier apparue

en Caraïbes dans la première moitié du XVIIème siècle. Son nom dérive du néerlandais vrijbuiter

qui signifie littéralement « libre faiseur de butin ». Intimement lié à son origine géographique, le

flibustier est indissociable de l’invention violente des Amériques/Caraïbes. Autrement dit, tout

comme les pirates, les flibustiers sont aussi, en Caraïbes, des écumeurs de mer qui courent sans

commission aucune, pour voler ou pour piller les galions espagnols chargés d’or, pour leur propre

jouissance. Ainsi, en Caraïbes, pirate en est-il venu à signifier flibustier.

Ces deux figures d’aventuriers diffèrent toutefois de celle du corsaire qui, lui, bénéficie

des commissions et n’agit que pour le compte d’un souverain ou des empires coloniaux qui le

commanditaient (Pierre Moreau 20). Il jouit ainsi, contrairement, aux deux autres figures

Page 7: L CARAÏBES (XVII EME -XIX EME ) : UNE VIOLENCE INAUGURALE ...sitedugrenal.e-monsite.com/medias/files/la-flibuste-en-caraibes-une... · pirates, hautes en couleur. Mais il y a aussi

Victorien Lavou Zoungbo, Gélase Koumba et Marlène Marty, « La flibuste en Caraïbes (XVII-XIX) : une violence inaugurale différée dans le champ des études hispaniques et hispano-américaines » dans ZEVALLOS-AGUILAR Ulises Juan, GIMENEZ MICO, José Antonio [Coord.] Revista Canadiense de

Estudios Hispánicos n° 34.1 “Imaginarios de la violencia”, Montréal, Canadian Association of Hispanists, 2010, pp. 45-60. évoquées, d’une reconnaissance juridique officielle des États ou des empires coloniaux pour

lesquels il travaillait. Son rôle consiste à piller tout navire ennemi et à ramener de sa campagne

de butins utiles à son pays ou au gouverneur en Colonie qui le représentait. Par ailleurs, ces trois

catégories d’aventuriers se distinguaient des boucaniers qui, selon Olivier Exquemelin, étaient,

dans cette première moitié du XVIIème siècle, des chasseurs d’animaux sauvages (porcs ou bœufs)

à Saint Domingue dont ils vendaient le cuir et la viande après les avoir enfumés. Pour les

Français qui s’installent à Saint Domingue au cours de cette période, le verbe « boucaner » est

donc une manière de sécher, héritée d’une pratique culturelle des Indiens caraïbes. Ainsi, le terme

boucanier désigne-t-il celui qui fait boucaner de la viande ou celui qui vit de la viande apprêtée

de la sorte. On a appelé ainsi, selon Olivier Exquemelin, les Français de l’île de Saint Domingue

alors qu’ils étaient des vagabonds, sans maison et se livrant à cette pratique (Alexandre Oexmelin

15).

Aussi distincts fussent-ils, nous remarquons cependant que ces aventuriers partageaient

tous le même objectif qui est la contestation, en Caraïbes, du monopole commercial espagnol

(Traité de Tordesillas de 1493). Par ailleurs, si l’historiographie officielle semble établir une

distinction claire entre ces différentes figures d’aventuriers, dans Canto de gemido, roman

d’Eliseo Altunaga (un écrivain noir cubain (1941 - ), elles se confondent et se superposent au gré

des circonstances et des bénéfices qu’elles peuvent en tirer.

Publié en 1988, Canto de gemido (Eliseo Altunaga) renvoie au XVIIème siècle; une époque

marquée, à Cuba surtout, par le début du trafic négrier, la réduction des Noirs en esclavage dans

les plantations en Caraïbes et par l’émergence de la flibuste. Toute l’île de Cuba, et

singulièrement la Havane et Santiago de Cuba, devint une cible privilégiée de la flibuste. On peut

Page 8: L CARAÏBES (XVII EME -XIX EME ) : UNE VIOLENCE INAUGURALE ...sitedugrenal.e-monsite.com/medias/files/la-flibuste-en-caraibes-une... · pirates, hautes en couleur. Mais il y a aussi

Victorien Lavou Zoungbo, Gélase Koumba et Marlène Marty, « La flibuste en Caraïbes (XVII-XIX) : une violence inaugurale différée dans le champ des études hispaniques et hispano-américaines » dans ZEVALLOS-AGUILAR Ulises Juan, GIMENEZ MICO, José Antonio [Coord.] Revista Canadiense de

Estudios Hispánicos n° 34.1 “Imaginarios de la violencia”, Montréal, Canadian Association of Hispanists, 2010, pp. 45-60. se demander pourquoi l’auteur réactive dans son roman toutes ces mémoires, particulièrement

celle de la flibuste, dans les années 1980, une période marquant le début de l’effondrement de

l’Union Soviétique, par ailleurs, principal partenaire politique et économique de Cuba. Compte

tenu des contraintes éditoriales, il nous est difficile de nous intéresser à toutes ces mémoires.

Nous indiquerons seulement comment, dans Canto de gemido, la figuration de la flibuste en

Caraïbes au XVIIème siècle, recoupe des enjeux politiques officiels mais aussi ceux liés à la

revendication identitaire des Noir-e-s à Cuba. Il est à remarquer que dans le roman l’accent est

davantage mis sur les boucaniers que sur d’autres figures d’aventuriers (André de la Côte, Félix

de la Côte et d’autres « porteurs des tares sataniques » comme Michel Terreur de la Peur

(littéralement traduit). Ces boucaniers sont représentés, à la fois comme des pirates, des

flibustiers ou des corsaires au service (quelques fois) des empires coloniaux en expansion et dont

les intérêts respectifs s’opposaient.

Eliseo Altunaga insiste sur ce fait dans Canto de gemido; il souligne les dangers

permanents auxquels s’exposaient ces aventuriers qui, lorsqu’ils n’étaient pas commandités, se

retrouvaient fatalement confrontés à d’autres aventuriers de mer. Quoiqu’il en soit, dans leurs

aventures, ils s’en prenaient aussi avec violence aux symboles religieux, fondateurs du pouvoir

espagnol en Caraïbes. Le pillage et la destruction des églises dans les îles de Campêche et de

Providence constituent, dans le roman, une illustration de cette violence brute qui permet donc à

ces aventuriers de ponctionner, comme les Empires coloniaux, les richesses extraites des

Caraïbes. La perte ou la cession de certaines îles comme la Jamaïque, la Barbade, la Providence

au profit de l’Angleterre ou de celles de Curaçao et de Saint Domingue au bénéfice,

respectivement, de la Hollande et de la France eut lieu dans ce contexte de violence coloniale

Page 9: L CARAÏBES (XVII EME -XIX EME ) : UNE VIOLENCE INAUGURALE ...sitedugrenal.e-monsite.com/medias/files/la-flibuste-en-caraibes-une... · pirates, hautes en couleur. Mais il y a aussi

Victorien Lavou Zoungbo, Gélase Koumba et Marlène Marty, « La flibuste en Caraïbes (XVII-XIX) : une violence inaugurale différée dans le champ des études hispaniques et hispano-américaines » dans ZEVALLOS-AGUILAR Ulises Juan, GIMENEZ MICO, José Antonio [Coord.] Revista Canadiense de

Estudios Hispánicos n° 34.1 “Imaginarios de la violencia”, Montréal, Canadian Association of Hispanists, 2010, pp. 45-60. démultipliée. Le sème de la violence structure en effet profondément le roman: territoires

disputés par les différents Empires coloniaux, pillages et destruction par les flibustiers de certains

territoires espagnols, à l’instar du Panama par Henry Morgan et ses troupes.

L’érection, au XVIIème siècle, de nombreuses fortifications autour des grandes villes

côtières, telles que Santiago ou la Havane, capitale de l’île et clé du Nouveau Monde, car c’est

par cette colonie où transitaient les bateaux et les richesses en partance pour l’Espagne, témoigne

aussi de l’angoisse et de l’obsession liées aux attaques répétées et systématiques des flibustiers.

En dépit de la distinction que l’on doit faire entre les « deux grammaires coloniales » dont

il a été antérieurement question, on remarque néanmoins qu’elles sont reliées par les intérêts

économiques, par la domination et la soumission des populations locales, l’asservissement des

Indiens et la traite et l’esclavage des Noirs. Néanmoins, ces « deux grammaires coloniales » se

distinguent nettement par la forme d’économie qu’elles impliquaient. Alors que les Empires

coloniaux s’adonnaient à une économie d’accumulation, les flibustiers étaient, quant à eux,

adeptes d’une « économie de consumation » (Georges Bataille). Ainsi, contrairement aux

Empires qui pillaient et déterritorialisaient les richesses des Caraïbes vers l’Europe, les flibustiers

consumaient les leurs sur place. Rares sont des exemples qui contredisent ce constat historique.

Dans Canto de gemido, l’exemple de la taverne, « le soleil d’or », située dans l’île de la

Tortue, véritable repaire historique des flibustiers, est à cet effet significatif. Les flibustiers y

dépensent sans compter et gaspillent tout leur butin (alcool, filles de joie, paris fous et insensés,

etc.). Du fait de ce genre d’économie et de leur enfermement/implantation en Caraïbes, les

flibustiers apparaissent dans le roman comme les véritables habitants occidentaux des Caraïbes,

participant à la structuration violente de l’identité des territoires de ces « nouvelles Régions du

Page 10: L CARAÏBES (XVII EME -XIX EME ) : UNE VIOLENCE INAUGURALE ...sitedugrenal.e-monsite.com/medias/files/la-flibuste-en-caraibes-une... · pirates, hautes en couleur. Mais il y a aussi

Victorien Lavou Zoungbo, Gélase Koumba et Marlène Marty, « La flibuste en Caraïbes (XVII-XIX) : une violence inaugurale différée dans le champ des études hispaniques et hispano-américaines » dans ZEVALLOS-AGUILAR Ulises Juan, GIMENEZ MICO, José Antonio [Coord.] Revista Canadiense de

Estudios Hispánicos n° 34.1 “Imaginarios de la violencia”, Montréal, Canadian Association of Hispanists, 2010, pp. 45-60. monde » (E. Glissant). Un aspect sur lequel l’historiographie coloniale ne semble pas mettre

l’accent, privilégiant plutôt la perspective des « bâtisseurs » liés aux empires coloniaux.

Eu égard à ce qui précède, on peut dire qu’Eliseo Altunaga appréhende la flibuste non pas

comme un « fait historique » mais comme un événement interdiscursif. Cela permet de (re)poser

la question des fondements réels de la société cubaine et reposer, par là même, la question de la

place qu’y occupent les Noir-e-s. Un double questionnement certainement déterminé par les

effets/méfaits de la période dite spéciale.

La figure du pirate devient ainsi une médiation permettant de mettre l’accent sur la

persistance de la marginalisation des Noir-e-s à Cuba. Autant les pirates ont été

discriminés/méconnus par les empires coloniaux, malgré leur participation active à l’invention

des Caraïbes (souvent au profit de ces mêmes empires), autant les Noir-e-s connurent un sort

identique dans les années 1980/1990 et ce en dépit de leur soutien indéfectible à la Révolution

castriste de 1959. D’autant plus que, contrairement à ce que le discours officiel laissait entendre,

la période spéciale accentua les inégalités socio-économiques et renforça la discrimination raciale

dans l’île.

Les Noirs, en général, furent les principales victimes des effets de cette crise. Leurs

pratiques culturelles furent, soit dévaluées, soit galvaudées en folklore; ils furent mis en marge

des secteurs « dollarisés » de l’économie nationale cubaine. En dehors du « jineterismo »

généralisé de l’époque auquel ils/elles participaient, les Noir-e-s se sentirent exclu-e-s des

secteurs ou règne le dollar (activités liées au tourisme, installation des entreprises privées). Pour

prétendre à un emploi, il fallait, par exemple, montrer patte blanche, avoir une « buena

presencia », un euphémisme qui, d’après Alejandro de la Fuente, es una expresión racializada

Page 11: L CARAÏBES (XVII EME -XIX EME ) : UNE VIOLENCE INAUGURALE ...sitedugrenal.e-monsite.com/medias/files/la-flibuste-en-caraibes-une... · pirates, hautes en couleur. Mais il y a aussi

Victorien Lavou Zoungbo, Gélase Koumba et Marlène Marty, « La flibuste en Caraïbes (XVII-XIX) : une violence inaugurale différée dans le champ des études hispaniques et hispano-américaines » dans ZEVALLOS-AGUILAR Ulises Juan, GIMENEZ MICO, José Antonio [Coord.] Revista Canadiense de

Estudios Hispánicos n° 34.1 “Imaginarios de la violencia”, Montréal, Canadian Association of Hispanists, 2010, pp. 45-60. que está basada en la creencia de que la negritud es sinónimo de fealdad y de que los negros -

cualquier que sea su instrucción formal- carecen de modales apropiados, de nivel cultural y de

educación en sus relaciones sociales (Alejandro de la Fuente 439). La période spéciale réactiva

les préjugés raciaux à l’encontre des populations noires. D’où l’expression spontanée des tensions

le 5 août 1995 (Alejandro de le Fuente 451) dans le Malecón, un des quartiers de la Havane

largement peuplé de Noir-e-s. Malgré le discours officiel sur l’intégration raciale réussie de Cuba,

les Noir-e-s demeurent encore des citoyens différés (V. Lavou Zoungbo). La période spéciale, de

ce point de vue, mit en exergue les limites de la politique révolutionnaire, son impuissance à

juguler réellement le racisme et la discrimination sociale.

Outre cette première hypothèse au sujet de la projection de la situation des flibustiers

(bâtisseurs méconnus, méprisés) sur celle des Noir-e-s pendant la période spéciale, il est à se

demander si la figuration de la flibusterie dans le roman n’est pas aussi le signe de l’obsession

réelle ou fantasmée de la menace d’intervention des États-Unis à Cuba. Les USA seraient ainsi

dans la situation de la flibuste car ils profiteraient de la profonde crise économique et de ses

conséquences sociales (ras-le-bol et ressentiment global des populations cubaines, etc.) pour se

jeter sur le butin- Cuba, convoité depuis des lustres. En effet, depuis le triomphe de la

Révolution, les Cubains vivent dans la hantise d’une invasion militaire des États-Unis, une

crainte accentuée et justifiée par la présence, déjà ancienne, d’une base militaire usaméricaine à

Guantanamo. En outre, les USA, à plusieurs reprises, tentèrent de ruiner la Révolution, espérant

ainsi faire ainsi basculer Cuba dans leur sphère d’influence. La période spéciale, comme à

l’époque de la politique dite du « fruit mûr » qui justifia leur intervention en 1898 à Cuba, arrivait

donc à point nommé pour réaliser leur dessein politique visant à reprendre le contrôle

Page 12: L CARAÏBES (XVII EME -XIX EME ) : UNE VIOLENCE INAUGURALE ...sitedugrenal.e-monsite.com/medias/files/la-flibuste-en-caraibes-une... · pirates, hautes en couleur. Mais il y a aussi

Victorien Lavou Zoungbo, Gélase Koumba et Marlène Marty, « La flibuste en Caraïbes (XVII-XIX) : une violence inaugurale différée dans le champ des études hispaniques et hispano-américaines » dans ZEVALLOS-AGUILAR Ulises Juan, GIMENEZ MICO, José Antonio [Coord.] Revista Canadiense de

Estudios Hispánicos n° 34.1 “Imaginarios de la violencia”, Montréal, Canadian Association of Hispanists, 2010, pp. 45-60. économique et politique de Cuba. Et ce d’autant plus que l’Union Soviétique, jusque l’à

indéfectible allié de la Révolution, se retrouvait exsangue économiquement et affaiblie

politiquement.

Pendant cette période spéciale, les États-Unis ont multiplié, par différents biais des actes

terroristes contre Cuba et ses intérêts. Certains de ces actes se soldèrent par l’assassinat de

certains hauts gradés de la Police Nationale, par la violation systématique de l’espace aérien

cubain, les provocations orchestrées par l’Ambassade des USA à la Havane (appel au

soulèvement, par exemple), etc. Pour le régime castriste et une partie de la population cubaine,

les États-Unis représenteraient alors, telle celle de la flibusterie à l’époque, une menace capable

de rompre les équilibres internes, ouvrant ainsi la voie à une période postrévolutionnaire pleine

de dangers et d’incertitudes.

Qu’elle soit réelle ou fantasmée, cette obsession de l’invasion usaméricaine fait partie

intégrante de la politique officielle.de Cuba. Persuadés que les Américains voulaient s’approprier

l’île ou, du moins, imposer leurs intérêts à la Patrie, les sectateurs de la Révolution redoutaient la

fin du Castrisme qui serait alors synonyme de chaos, d’iniquités et de renoncement aux idéaux

patriotiques. De ce point de vue, dans l’imaginaire populaire des Cubains, les États-Unis seraient

comparables aux pirates.

Au terme de cette lecture provisoire de Canto de gemido, il nous semble qu’Eliseo

Altunaga jette un nouveau regard sur la mémoire de la flibusterie dans la mesure où cette

mémoire est projetée doublement sur des enjeux à la fois politiques (hantise de l’impérialisme

yanqui assimilé à la flibuste) et identitaires (questionnement des fondements de l’identité

nationale cubaine imaginée, persistante marginalisation des Noir-e-s, etc.) dans le Cuba

Page 13: L CARAÏBES (XVII EME -XIX EME ) : UNE VIOLENCE INAUGURALE ...sitedugrenal.e-monsite.com/medias/files/la-flibuste-en-caraibes-une... · pirates, hautes en couleur. Mais il y a aussi

Victorien Lavou Zoungbo, Gélase Koumba et Marlène Marty, « La flibuste en Caraïbes (XVII-XIX) : une violence inaugurale différée dans le champ des études hispaniques et hispano-américaines » dans ZEVALLOS-AGUILAR Ulises Juan, GIMENEZ MICO, José Antonio [Coord.] Revista Canadiense de

Estudios Hispánicos n° 34.1 “Imaginarios de la violencia”, Montréal, Canadian Association of Hispanists, 2010, pp. 45-60. contemporain. Une double projection qui justifie, d’après nous, l’intérêt d’inscrire la flibuste, en

tant qu’évènement interdiscursif, dans le champ des études et de recherche littéraires caribéennes,

latino-américaines et hispaniques.

LES GUERRES CENTRAMERICAINES CONTRE WILLIAM WALKER : DISCOURS

HISTORIOGRAPHIQUES, CONSTRUCTIONS DISCURSIVES ET POLITIQUES

Comme la flibuste, l’histoire de l’Amérique Centrale ne souffre pas moins d’une élision

dans les enseignements et dans le champ des études hispaniques et hispano-américaines en

France. La complexité de la formation culturelle et raciale de la « región centroamericana »y est

réduite, par exemple, à l’héritage maya très prisé et, pour ainsi dire, exclusivement privilégié. La

construction du Canal de Panama s’y inscrit, quelques fois, et permet, apparemment, de saisir les

enjeux stratégiques cruciaux qui lient l’Amérique dite latine, les États-Unis et le monde.

Amérique dite « latine » ou Amérique centrale ? Certains trouveront la distinction absurde quand

d’autres la jugeront fondamentale. Les historiens centraméricains ont réalisé de nombreux

travaux, d’une qualité remarquable, pour prétendre nier une spécificité centraméricaine au regard,

non pas d’une Amérique latine « une » et homogène, mais d’une Amérique territorialement et

imaginairement soudée. Sur les sept pays qui composent l’Amérique centrale, seul le Salvador ne

possède pas de façade maritime atlantique et seul le Belize n’en possède pas une sur le pacifique;

ce qui signifie que ce « cordon ombilical » (E. Glissant) terrestre, les Caraïbes continentales,

trempe dans les mêmes eaux que les Caraïbes insulaires.

Page 14: L CARAÏBES (XVII EME -XIX EME ) : UNE VIOLENCE INAUGURALE ...sitedugrenal.e-monsite.com/medias/files/la-flibuste-en-caraibes-une... · pirates, hautes en couleur. Mais il y a aussi

Victorien Lavou Zoungbo, Gélase Koumba et Marlène Marty, « La flibuste en Caraïbes (XVII-XIX) : une violence inaugurale différée dans le champ des études hispaniques et hispano-américaines » dans ZEVALLOS-AGUILAR Ulises Juan, GIMENEZ MICO, José Antonio [Coord.] Revista Canadiense de

Estudios Hispánicos n° 34.1 “Imaginarios de la violencia”, Montréal, Canadian Association of Hispanists, 2010, pp. 45-60.

Fransisco Escobar disait « Nosotros los centroamericanos estamos marcado por un destino

canalero » (Patrick Boman 67). Intimement lié à l’histoire de la flibuste, le destin de l’Amérique

centrale fut, par ailleurs, cimenté par la recherche effrénée d’une percée transocéanique. Dès la

conquête, nombre de projets frustrés se multiplièrent et Charles Quint fut l’un des premiers

instigateurs de ce qui à l’époque ne constitua qu’une idée. Il fallut attendre le début du XIXème

siècle et le naturaliste Humboldt qui présenta neuf tracés possibles (de l’isthme de Tehuantepec,

au nord, à celui de Darien, au sud) pour que ce projet apparaisse réalisable. Dès lors, ambitions,

convoitises et accords de toutes sortes virent le jour. Le commodore américain Cornelius

Vanderbilt (1794-1877) parvint à la signature d’un accord entre Granada (au Nicaragua) et

l’American and Pacific Ship Canal Company, qui venait d’être créée. Douze années furent ainsi

octroyées à la société pour le percement d’un canal au Nicaragua : la fameuse « ruta de tránsito

interoceánico » aux abords de l’isthme de Rivas reliant le « Río San Juan » au sud et le « Lago de

Nicaragua » au nord. Mais Américains et Britanniques n’étaient pas prêts à se faire de

concessions. En avril 1850, John Clayton, Secrétaire d’État des États-Unis et Henry Bulwer,

Ambassadeur britannique, signaient à Washington le Traité Clayton-Bulwer qui garantissait la

libre communication interocéanique sur l’isthme. Il convient d’ajouter que les autorités

costariciennes sollicitèrent la collaboration du Gouvernement de Sa majesté la Reine Victoria

pour poursuivre et garantir leurs exportations de café, alors principale ressource du pays. En avril

1852, les gouvernements anglais et nord américains signèrent le Traité Webster-Crampton qui

sommait le Costa et le Nicaragua de régler au plus vite leur dissension limitrophe qui déstabilisait

la zone, retardant le projet du canal interocéanique. Mais les discussions entre le Costa Rica (CR)

et le Nicaragua (N) s’interrompirent lorsqu’une guerre civile secoua violemment le N en 1854.

Page 15: L CARAÏBES (XVII EME -XIX EME ) : UNE VIOLENCE INAUGURALE ...sitedugrenal.e-monsite.com/medias/files/la-flibuste-en-caraibes-une... · pirates, hautes en couleur. Mais il y a aussi

Victorien Lavou Zoungbo, Gélase Koumba et Marlène Marty, « La flibuste en Caraïbes (XVII-XIX) : une violence inaugurale différée dans le champ des études hispaniques et hispano-américaines » dans ZEVALLOS-AGUILAR Ulises Juan, GIMENEZ MICO, José Antonio [Coord.] Revista Canadiense de

Estudios Hispánicos n° 34.1 “Imaginarios de la violencia”, Montréal, Canadian Association of Hispanists, 2010, pp. 45-60. Le pays était alors dirigé par deux présidents : le démocrate libéral (ville de Leon) Fransisco

Castellón et le légitimiste, conservateur, Frutos Chamorro (ville de Granada). En décembre 1854,

le gouvernement de Castellón signa un « Contrato de Colonización » avec l’aventurier nord-

américain Byron Cole (alors très attiré par les mines d’or du Honduras et du N en vue d’une

collaboration militaire visant à combattre l’ennemi conservateur. Cette « Falange democrática »,

comme Castellón la baptisa, ne se fit pas attendre. L’arrivée des flibustiers sur le territoire

nicaraguayen étant imminente, Cole céda son contrat à William Walker qui le 16 juin 1855

débarqua à Realejo avec ses « cinquante-huit immortels » (Ande 121). Les revendications de ce

dernier se firent rapidement très précises, dans le même temps la politique expansionniste nord-

américaine devenait ostensible. Pour Walker et ses hommes, il s’agissait clairement de contrôler

de la « route de transit », non loin de la ville de Rivas, proche de celle de Realejo. Cette dernière

permettrait de relier le N (de San Juan del Norte [actuel Greytown] jusqu’au Lac Nicaragua, puis

de San Juan del Sur jusqu’au port de San Francisco) à la Californie dont les mines d’or éveillaient

l’intérêt des aventuriers de tout acabit mais aussi des grandes puissances mondiales.

Lors de ce mois de juin 1855, se déroula la première, et peu connue, « Batalla de Rivas »

où les troupes de Walker furent vaincues, les conservateurs ayant été prévenus de l’assaut. Le

« contrat de colonisation » fut annulé et Walker obtint l’autorisation de recruter trois cents

volontaires. Une pandémie de choléra s’abattit sur le N et l’armé légitimiste, sur le point

d’attaquer la ville de Léon, fut contrainte de se retrancher à Granada. Il importe de souligner que

dès l’« arrivée » des troupes de Walker au N, moyennant salaire et autres avantages, nombre de

Salvadoriens, de Nicaraguayens, de Honduriens, de Guatémaltèques, d’Européens, de Nord-

Page 16: L CARAÏBES (XVII EME -XIX EME ) : UNE VIOLENCE INAUGURALE ...sitedugrenal.e-monsite.com/medias/files/la-flibuste-en-caraibes-une... · pirates, hautes en couleur. Mais il y a aussi

Victorien Lavou Zoungbo, Gélase Koumba et Marlène Marty, « La flibuste en Caraïbes (XVII-XIX) : une violence inaugurale différée dans le champ des études hispaniques et hispano-américaines » dans ZEVALLOS-AGUILAR Ulises Juan, GIMENEZ MICO, José Antonio [Coord.] Revista Canadiense de

Estudios Hispánicos n° 34.1 “Imaginarios de la violencia”, Montréal, Canadian Association of Hispanists, 2010, pp. 45-60. Américains et de Jamaïquains choisirent d’intégrer les rangs des flibustiers. En face, la faction

résistante s’organisa plus lentement et laborieusement.

Les présidents Chamorro et Castellón décédèrent respectivement en mars et septembre

1855, le dernier des suites du choléra. Le Sénateur José María Estrada succéda à Chamorro et le

commandement des troupes conservatrices revint à Ponciano Corral. Le 13 octobre 1855, les

troupes de Walker assiégèrent Granada et s’emparèrent de la ville. Cette prise constitua

indubitablement le plus grand fait d’armes de Walker. La municipalité de Granada proposa la

présidence provisoire de la ville au flibustier qui refusa (sous la pression du gouvernement nord-

américain de Franklin Pierce, et les réprobations des gouvernements européens et péruviens,

entre autres), préférant confier cette fonction à son opposant Corral. Walker s’autoproclama chef

d’état-major. John Hill Wheeler surnommé « l’Ambassadeur des Flibustiers », propriétaire

d’esclaves, ancien parlementaire de Caroline du Nord, devenait représentant de Grenade à

Washington. Le 23, un accord fut signé : Patricio Rivas (libéral-démocrate) serait président

provisoire, Corral ministre de la Guerre et Walker commandant en chef.

Le président légitimiste, José María Estrada, rejeta cet accord et en appela à l’intervention

étrangère. Le gouvernement provisoire hondurien (après la chute de Trinidad Cabañas [1852-

1855]) de Santos Guardiola (légitimistes-conservateurs), dit « Le Tigre » ou « Le Boucher »,

perplexe, reconnut le tandem Rivas-Walker; les Salvadoriens en firent de même. Ponciano Corral

se rendit rapidement compte qu’il était victime d’une manœuvre des flibustiers; il s’adressa, par

l’intermédiaire de Tomas Martínez, chef de l’armée légitimiste, à Guardiola afin de lui exprimer

ses inquiétudes. Le dévoilement de sa correspondance valut à Corral d’être reconnu coupable de

trahison; il fut condamné à mort par une cour martiale nord-américaine et fusillé à Granada en

Page 17: L CARAÏBES (XVII EME -XIX EME ) : UNE VIOLENCE INAUGURALE ...sitedugrenal.e-monsite.com/medias/files/la-flibuste-en-caraibes-une... · pirates, hautes en couleur. Mais il y a aussi

Victorien Lavou Zoungbo, Gélase Koumba et Marlène Marty, « La flibuste en Caraïbes (XVII-XIX) : une violence inaugurale différée dans le champ des études hispaniques et hispano-américaines » dans ZEVALLOS-AGUILAR Ulises Juan, GIMENEZ MICO, José Antonio [Coord.] Revista Canadiense de

Estudios Hispánicos n° 34.1 “Imaginarios de la violencia”, Montréal, Canadian Association of Hispanists, 2010, pp. 45-60. novembre 1855. Walker revendiquait alors le slogan « Five or none »; cela ranima les fantômes

de la fédération centraméricaine défunte que tous les dirigeants centraméricains abhorraient alors.

Le guatémaltèque, Rafael Carrera (président à vie) et le Salvadorien Rafael Campos ne

prenaient encore pas officiellement part au conflit. Seul le Costaricien, Juan Rafael Mora Porras,

alias « Don Juanito », négocia avec les Britanniques et obtint un bâtiment de guerre et des armes.

A cette époque, le N et le CR se disputaient le Guanascate, une province rattaché au CR depuis

1824, mais que Walker revendiquait. Cette dispute marqua le début de la « Campaña Nacional »

ou « Campaña del Transito » (selon l’historiographie costaricienne). Nous reviendrons sur les

enjeux de ces appellations historiques. José Joaquin Mora (frère du président), apprenant que le

gouvernement de Patricio Rivas venait de déclarer la guerre au CR, se mit à la tête de trois mille

soldats (une armée improvisée et mal équipée) et déclara la guerre aux flibustiers. Le 20 mars,

ces derniers qui occupent, depuis la veille, l’hacienda de Santa Rosa, seront évincés lors de la

« Batalla de Santa Rosa » ou « Batalla de Catorce minutos ». Les Costariciens, pénétrèrent au N

afin de poursuivre ce qu’ils considéraient comme « la deuxième indépendance des nations

centraméricaines ». S’en suivirent nombre de batailles, les unes reconnues et/ou passées sous

silence par l’historiographie costaricienne, les autres par celle du N et celle des États-Unis.

Afin de ne pas nous étendre sur le détail des batailles, nous citerons chronologiquement

celles qui ont été instituées (même encore de nos jours) en revendications nationales voire

nationalistes. Après la « Batalla de Santa Rosa », eut lieu (le 11 avril 1856) la deuxième « Batalla

de Rivas », durant laquelle les Costariciens, Juan Santamaría et Fransisca Carrasco Jiménez,

auraient fait preuve d’un patriotisme sans égal; ils finirent par être érigés, quelques décennies

plus tard, au rang d’héros nationaux (Marty 129-139). Malgré la victoire des troupes de Mora (les

Page 18: L CARAÏBES (XVII EME -XIX EME ) : UNE VIOLENCE INAUGURALE ...sitedugrenal.e-monsite.com/medias/files/la-flibuste-en-caraibes-une... · pirates, hautes en couleur. Mais il y a aussi

Victorien Lavou Zoungbo, Gélase Koumba et Marlène Marty, « La flibuste en Caraïbes (XVII-XIX) : une violence inaugurale différée dans le champ des études hispaniques et hispano-américaines » dans ZEVALLOS-AGUILAR Ulises Juan, GIMENEZ MICO, José Antonio [Coord.] Revista Canadiense de

Estudios Hispánicos n° 34.1 “Imaginarios de la violencia”, Montréal, Canadian Association of Hispanists, 2010, pp. 45-60. historiens sont unanimes sur cette question), William Walker annonça que les Costariciens

s’étaient enfuis puis il déclara son triomphe à Granada. Après une élection présidentielle

frauduleuse qui eut lieu en juillet, Walker devint président du N; il prêta sermon, en anglais, sur

la Bible, le 12 juillet. Le 14, l’anglais fut décrété langue officielle, au même titre que l’espagnol.

Deux jours plus tard, les biens des « traîtres » furent spoliés. Le 18 juillet, un traité réunissant le

Honduras, le Salvador et le Guatemala, décida de combattre le régime de Walker; le CR, ne

ratifia pas ce traité.

Patricio Rivas, de plus en plus inquiet, déclara Walker « traidor y enemigo de Nicaragua »

et appela à lutter contre l’envahisseur; Estrada, qui restait sur ses positions, soutint cet appel. Le

12 septembre, les nicaraguayens, toutes tendances politiques confondues, signèrent le « Pacto

Providencial » qui mit un terme à la guerre civile et officialisa la « Guerra Nacional » (selon

l’historiographie nicaraguayenne) contre les flibustiers. Le 14 septembre 1856, lors le la « Batalla

de San Jacinto », les forces nicaraguayennes réunies et leurs alliés centraméricains, infligèrent

une cuisante défaite aux flibustiers. Pour Walker il n’en fut rien; au Texas, il célébra le San

Jacinto de Sam Huston tandis que le 14 septembre devint la fête nationale au N. Le 22 septembre,

afin de traduire en acte le « destin manifeste » qu’il défendait, Walker rétablit l’esclavage (que les

Provinces-Unies avaient aboli en 1823). Il s’en expliqua ainsi :

The introduction of negro-slavery into Nicaragua would furnish a supply of constant and reliable labor requisite for the cultivation of tropical products. With the negro slave as his companion, the white man would become fixed to the soil; and the together would destroy the power of the mixed race which is the bane of the country. (Walker 99)

Page 19: L CARAÏBES (XVII EME -XIX EME ) : UNE VIOLENCE INAUGURALE ...sitedugrenal.e-monsite.com/medias/files/la-flibuste-en-caraibes-une... · pirates, hautes en couleur. Mais il y a aussi

Victorien Lavou Zoungbo, Gélase Koumba et Marlène Marty, « La flibuste en Caraïbes (XVII-XIX) : une violence inaugurale différée dans le champ des études hispaniques et hispano-américaines » dans ZEVALLOS-AGUILAR Ulises Juan, GIMENEZ MICO, José Antonio [Coord.] Revista Canadiense de

Estudios Hispánicos n° 34.1 “Imaginarios de la violencia”, Montréal, Canadian Association of Hispanists, 2010, pp. 45-60.

Le décret de Walker révéla son intentionnalité criminelle car, même chez les Sudistes des

États-Unis, les incertitudes au sujet de la perpétuation de l’esclavage des Noir-e-s étaient

palpables; la Guerre de Sécession (1863-1865) l’illustrerait par la suite. D’octobre 1856 à avril

1857, ce fut un désordre général, alliés et flibustiers ne cessaient de s’attaquer sans qu’aucune

victoire, nette et définitive ne se dessinât. A San José (CR), l’anglais William R.C. Webster, au

nom de Vanderbilt, proposa au président costaricien de l’aider à défendre les vapeurs fluviaux du

San Juan et lui accorda un prêt en échange de droits futurs sur la navigation (ceci entraîna la perte

de Mora que l’on accusa de vouloir, même avant l’épisode des flibustiers, s’emparer de la voie

d’eau).

Les Costariciens dominaient alors le transit et José Joaquin Mora fut désigné général en

chef des troupes alliés. Le 15 avril, le major costaricien Juan Estrada rencontra Charles Henry

Davis qui le 30, en tant que médiateur, eut un entretien avec le général Mora : les Costariciens

étaient disposés à garantir la sécurité de Walker s’il capitulait et quittait le pays. Le 1er mai 1857,

Walker se livra à Rivas. Il entreprit cependant une deuxième expédition contre le Nicaragua en

novembre 1858 ; lâché et cerné, il se rendit, en décembre, au gouvernement des États-Unis.

Enfin, début août 1860, Walker et ses flibustiers s’emparèrent temporairement de la ville de

Trujillo (Honduras); défait par la résistance il se rendit aux autorités britanniques qui le livrèrent,

malgré lui, aux Honduriens qui le jugèrent. Il fut fusillé le 12 septembre 1860. La même année,

au CR, José Maria Montealegre, riche planteur de café, destituait Juan Rafael Mora qui venait

d’entamer un troisième mandat. Ce dernier connut, au Salvador où il était refugié, une fin

tragique.

Page 20: L CARAÏBES (XVII EME -XIX EME ) : UNE VIOLENCE INAUGURALE ...sitedugrenal.e-monsite.com/medias/files/la-flibuste-en-caraibes-une... · pirates, hautes en couleur. Mais il y a aussi

Victorien Lavou Zoungbo, Gélase Koumba et Marlène Marty, « La flibuste en Caraïbes (XVII-XIX) : une violence inaugurale différée dans le champ des études hispaniques et hispano-américaines » dans ZEVALLOS-AGUILAR Ulises Juan, GIMENEZ MICO, José Antonio [Coord.] Revista Canadiense de

Estudios Hispánicos n° 34.1 “Imaginarios de la violencia”, Montréal, Canadian Association of Hispanists, 2010, pp. 45-60.

La reconstitution historique, un exercice malaisé, proposée ici visait avant tout à insister sur

les vicissitudes des guerres contre Walker et sur les enjeux qui y étaient liés; ces enjeux sont à

prendre au sérieux car ils expliquent les contradictions qu’on peut déceler dans les actes

commémoratifs et dans les oublis, plus ou moins programmés, voire dans certains « gestes

négationnistes ». Pour illustrer brièvement ces contradictions et/ou décalages, nous nous

arrêterons, sur les exemples du CR et du N Ces deux pays voisins centraméricains revendiquent

et se disputent (à travers leur historiographie nationale respective) la victoire contre l’envahisseur

flibustier. Dispute ou combat mémoriel ? Dans les deux cas, il ne s’agit pas de « violence brute »

(comme celle qui sévit durant les combats et les cadavres qui les ponctuèrent) mais davantage de

« violence symbolique » telle que la décrivait Pierre Bourdieu. Ce concept insistait

particulièrement sur les relations de domination qui s’exerçaient, de manière plus ou moins

consciente, à l’échelle des individus et des nations. Nous reproduisons une partie de la définition

que propose Bourdieu :

Les différentes classes sont engagées dans une lutte proprement symbolique pour imposer la définition d’un monde social la plus conforme à leurs intérêts […] elles peuvent mener cette lutte soit directement, soit par procuration, au travers de la lutte que se livrent les spécialistes de la production symbolique et qui a pour enjeu la violence symbolique légitime, c'est-à-dire du pouvoir d’imposer (voire d’inculquer) des instruments de connaissance et d’expression (taxinomies) arbitraires (mais ignorés comme tels) de la réalité sociale (Bourdieu 206-207).

Au regard de cette définition on peut dire que dans la lutte symbolique d’identification et de

définition des guerres contre les flibustiers de Walker est inégale. Les instances de production du

savoir historiographique du CR sont en effet nettement plus développées et jouissent d’un

incontestable « capital symbolique » (P. Bourdieu). Que l’on revendique ou que l’on conteste ces

Page 21: L CARAÏBES (XVII EME -XIX EME ) : UNE VIOLENCE INAUGURALE ...sitedugrenal.e-monsite.com/medias/files/la-flibuste-en-caraibes-une... · pirates, hautes en couleur. Mais il y a aussi

Victorien Lavou Zoungbo, Gélase Koumba et Marlène Marty, « La flibuste en Caraïbes (XVII-XIX) : une violence inaugurale différée dans le champ des études hispaniques et hispano-américaines » dans ZEVALLOS-AGUILAR Ulises Juan, GIMENEZ MICO, José Antonio [Coord.] Revista Canadiense de

Estudios Hispánicos n° 34.1 “Imaginarios de la violencia”, Montréal, Canadian Association of Hispanists, 2010, pp. 45-60. « récits mémoriels », leur dimension d’inculcation n’en demeure pas moins opératoire.

Littératures (chroniques, poésies, romans) manuels scolaires (du primaire à l’université), arts

(peintures, sculptures), musiques, iconographies (armoiries, étendards), médias, sont autant de

relais qui contribuèrent à la construction « imaginée » et/ou « rêvée » des Nations. L’école,

comme Appareil Idéologique d’État (les célébrations des « éphémérides » nationaux, par

exemple, considérées comme des « démarches civiques » en Amérique Centrale), est un

instrument d’expression très puissant où la taxinomie joue, en outre, un rôle prépondérant. Pour

une même période, marquée par des « faits » historiquement « avérés », diverses désignations

sont convoquées et employées : « Primera y Segunda Campaña Nacional » au CR, et « Guerra

Nacional » pour le N Une même période, il convient de rappeler car nombre d’historiens le

taisent, ne présuppose pas une périodisation identique.

Pour le CR, les campagnes nationales renvoient, comme l’adjectif national l’indique, à

l’interventionnisme national (« Batalla de Santa Rosa » (CR) mais aussi « Batalla de Rivas » [N])

et le discours national(iste) revendique, haut et fort, un triomphe (quasi exclusif) sur les

flibustiers. Au N, le point de départ de la guerre nationale (par opposition à la guerre civile) en

est le « Pacto Providencial ». Au CR on célèbre (dans les manuels scolaires, dans les salles de

classe, dans les musées, etc.) les héros libérateurs Juan Santamaría et Pancha Carrasco et l’on

commémore les batailles de Santa Rosa et Rivas alors qu’au N on célèbre le héros José Dolores

Estrada Vado qui se distingua lors de la bataille de San Jacinto. Tels des martyrs, les « gestes » de

ces personnages furent magnifiés bien que leur matérialité fût pendant longtemps contestée.

L’historien costaricien Victor Hugo Acuña Ortega, aborde la question de la traduction par

l’historiographie des deux « vertientes del recuerdo » et rappelle que les livres et manuels

Page 22: L CARAÏBES (XVII EME -XIX EME ) : UNE VIOLENCE INAUGURALE ...sitedugrenal.e-monsite.com/medias/files/la-flibuste-en-caraibes-une... · pirates, hautes en couleur. Mais il y a aussi

Victorien Lavou Zoungbo, Gélase Koumba et Marlène Marty, « La flibuste en Caraïbes (XVII-XIX) : une violence inaugurale différée dans le champ des études hispaniques et hispano-américaines » dans ZEVALLOS-AGUILAR Ulises Juan, GIMENEZ MICO, José Antonio [Coord.] Revista Canadiense de

Estudios Hispánicos n° 34.1 “Imaginarios de la violencia”, Montréal, Canadian Association of Hispanists, 2010, pp. 45-60. d’histoire concernant cet épisode flibustier sont, pour la plupart, des œuvres de commande.

L’érection, au CR, du tambour Juan Santamaria en icône national, au détriment de la figure de

Mora, pour ne citer que cet exemple, traduit assez la « violence symbolique » dont parle

Bourdieu; cela repose aussi la question, toujours lancinante, de l’objectivité de l’historiographie

national(ist)e, tant les « mythes » qu’elle porte et diffuse croisent, de facto, des intérêts de

classes, des assignations à faire Nation. Avant de conclure partiellement, il est nécessaire

d’insister sur ce que signifia la « flibusterie » en Amérique centrale et son impact sur les

mémoires collectives de l’époque. Masse informe et anonyme qui terrorisa les habitants de cette

« Région du monde » (E. Glissant), les flibustiers (et/ou les troupes de Walker) furent à l’origine

d’un cataclysme qui, paradoxalement, s’avéra fédérateur : la défense de l’indépendance

centraméricaine au moyen de la force et de la résistance. La violence s’expliqua par l’effroi

qu’inspirait l’envahisseur sanguinaire et esclavagiste; pour les centraméricains, ces aventuriers et

mercenaires inspirés par la doctrine Monroe et par le « Manifest Destiny » avaient le visage de la

Barbarie.

Le CR et le N ne sortirent pas forcément de cette histoire avec les visages de la Civilisation

(pour réinvestir un antagonisme de triste mémoire mais toujours opératoire). L’héritage de cet

épisode fut justement violent en conséquences actuelles dans la perception et l’auto perception

des deux pays. L’« exceptionnalité costaricienne » (une nation dont l’attribut définitoire serait la

paix) jouxte, ou s’oppose à, la « violence originelle » du Nicaragua (une nation dont l’attribut

définitoire serait le conflit).

Page 23: L CARAÏBES (XVII EME -XIX EME ) : UNE VIOLENCE INAUGURALE ...sitedugrenal.e-monsite.com/medias/files/la-flibuste-en-caraibes-une... · pirates, hautes en couleur. Mais il y a aussi

Victorien Lavou Zoungbo, Gélase Koumba et Marlène Marty, « La flibuste en Caraïbes (XVII-XIX) : une violence inaugurale différée dans le champ des études hispaniques et hispano-américaines » dans ZEVALLOS-AGUILAR Ulises Juan, GIMENEZ MICO, José Antonio [Coord.] Revista Canadiense de

Estudios Hispánicos n° 34.1 “Imaginarios de la violencia”, Montréal, Canadian Association of Hispanists, 2010, pp. 45-60.

CLOTURE PROVISOIRE ET « EFFETS HERMENEUTIQUES »

Les deux exemples que nous avons abordés ici, soulignent l’importance mais aussi

l’intérêt qu’il y aurait à engager et à pérenniser, à partir des productions littéraires mais aussi à

partir des constructions discursives de l’histoire hétérogène des régions du « Nouveau Monde »,

des recherches autour de la flibuste. Le travail que nous avons conduit ici indique des « effets

heuristiques » tout aussi incontestables: la double projection que nous mettons en lumière dans le

roman d’Eliseo Altunaga mais aussi la hantise ou l’obsession de la flibuste (XVII-XIXèmes

siècles) qui réactive l’importance des États-Unis (ses représentants internes ou externes, ses

symboles, etc.) dans la définition politique d’un soi national caribéen, centraméricain ou latino-

américain contemporain. Les crises économiques, politiques et de représentation liées, pour

partie, à la globalisation mais aussi la résurgence de l’utopie latino-américaniste (qui vit

justement jour au XIXème siècle), à travers certains leaders politiques actuels, concourent à

renforcer cette assimilation de l’impérialisme usaméricain à la flibuste. C’est ce que nous croyons

avoir identifié dans le roman Canto de gemido. Mais, en même temps, nous ferons remarquer que

la flibuste, ainsi que le montrèrent les guerres contre les flibustiers dirigés par William Walker,

joue un rôle d’analyseur des apories des projections officielles nationalistes, régionales ou

transnationales. Hier comme aujourd’hui, la flibuste (historique et/ou reconstruite) se situe donc à

l’intersection des enjeux politiques, économiques, fantasmatiques et des enjeux de

représentations poétiques mais aussi identitaires. D’où l’intérêt que nous entendons lui porter

dorénavant dans le programme de réflexion et de recherche du Groupe de Recherche et d’Etudes

des Noir-e-s d’Amérique Latine (GRENAL-CRILAUP).

Page 24: L CARAÏBES (XVII EME -XIX EME ) : UNE VIOLENCE INAUGURALE ...sitedugrenal.e-monsite.com/medias/files/la-flibuste-en-caraibes-une... · pirates, hautes en couleur. Mais il y a aussi

Victorien Lavou Zoungbo, Gélase Koumba et Marlène Marty, « La flibuste en Caraïbes (XVII-XIX) : une violence inaugurale différée dans le champ des études hispaniques et hispano-américaines » dans ZEVALLOS-AGUILAR Ulises Juan, GIMENEZ MICO, José Antonio [Coord.] Revista Canadiense de

Estudios Hispánicos n° 34.1 “Imaginarios de la violencia”, Montréal, Canadian Association of Hispanists, 2010, pp. 45-60.

BIBLIOGRAPHIE :

Altunaga, Eliseo. Canto de gemido. Madrid: Monoazul, 2005. Bataille, Georges. La part maudite précédé de la notion de la dépense. Paris : Editions de Minuit, 1990. Bourdieu, Pierre. Langage et pouvoir symbolique. Paris : Fayard, 1982.

Boman, Patrick. Boulevard de la flibuste, Nicaragua 1850-1860. Paris : Ginkgo éditeur, 2007.

De la Fuente, Alejandro. Una nación para todos. Raza, desigualdad y política en Cuba, 1900-

2000. Madrid: Colibrí, 2000. Lucena Salmoral, Manuel. Piratas, filibusteros y corsarios en América. Madrid : Alianza Editorial, 1992. Marty, Marlène. « La construction imaginaire du héros libérateur Juan Santamaría dans les pages de manuels scolaires costariciens (1980-2000) célébrant la Bataille de Rivas » Epicidad y

heroísmo en la literatura hispanoamericana Ed. Maryse Renaud. Poitiers : Centre de Recherches Latino-Américaines Archivos (CRLA-Archivos), 2009. 129-139. Moreau, Pierre. Pirates. Flibuste et piraterie dans la Caraïbe et les mers du Sud (1522-1725), Paris : Tallandier, 2006. Oexmelin, Alexandre Olivier. Histoire des aventuriers, des flibustiers, des boucaniers

d’Amérique. Pyrémonde : Princi Negue, 2006. Revista Ande: Año X nº 26-27-28 (1 publicación de 1909, 3 de 1954 y 2 de 1956), San José, Costa Rica: Ande, 1968. Walker, William. The War in Nicaragua. Mobile : S. H. Goetzel and Co., 1860.