kilos de plume...problème se résumait à cette déficience. ma perte de poids n’était pas de...
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Jean-Louis Yaïch
Kilos de Plume
Ce livre est une histoire
d’amour offerte à la
mémoire de mon père.
J.-L. Y.
Préface à la présente édition.
J’ai rédigé ce livre en 1987, il y a presque trente ans. Cette année-
là, le 12 octobre, mon père mourait. En 1988 ces écrits, premiers
écrits, furent publiés et il fallut attendre encore un an pour que
naisse mon fils. Fort heureusement, Dominique, ma compagne, puis
ma femme, qui a connu tous mes états, est toujours près de moi.
Ce texte reçut, en son temps, un brillant accueil. Un vrai succès
de librairie, très rapidement réédité en livre de poche. Ce fut un
succès de malentendu. L’homme qui avait perdu cent kilos captivait
un certain public pour le record, bien plus que pour sa manière
d’écrire ou ses interrogations sur une identité incertaine. Être ou ne
pas être, telle était ma question, mon déchirement depuis toujours.
Classique, mais pas très simple à vivre.
En quoi le corps et l’apparence participent-ils de l’être ?
Pourquoi oppose-t-on l’être au paraître ?
Mon physique se transformait à ce point et en si peu de temps que
de proches amis me prenaient pour un autre. J’en ai joué. Je m’en
suis même franchement amusé. Porté par l’ennui et la mélancolie,
on se distrait d’un rien. Le regard des femmes changeait. Sans être
irrésistiblement désirable, je me devenais brusquement un individu
sexué. Quelle horreur ! Vous pensiez résider au fond d’une âme
pure, tranquillement cachée sous la graisse. On vous avait
empoisonné l’esprit d’un sempiternel : ce qui compte est à l’intérieur,
vous y aviez cru. Vous avez répété cette imbécillité de base,
accompagné du chœur bienveillant des gens de trop bonne volonté.
La bonne volonté n’est souvent qu’une mièvrerie craintive cachant
d’inavouables ressentiments sous un voile de fine percale. Mais je ne
séduisais que de belles libertines avides d’aventures insolites. Je
remercie tout de même ces courageuses amazones, j’ai parfois cru
avec elles briser ma solitude.
Amaigri, je marchais, anonyme le long des rues sans nom. Je
connaissais peu toutes ces promenades, ces allées, tous ces cours,
boulevards ou ces passages étroits qui m’attiraient pourtant entre
des murs anciens. Toutes ces veines et artères palpitantes de la ville
ne m’appréciaient qu’au fil des regards indiscrets admirant, souffle
coupé, le phénomène boursouflé qui tanguait sur deux pattes. Oh !
t’as vu, ça Léon ? On se poussait du coude. J’en concevais une
manière de gloire amendée d’une douce morosité. Quelquefois on
m’abordait pour me poser une question obscène. Et,
complaisamment, je répondais pour ne pas décevoir. Je ne sortais
de ma tanière que poussé par la nécessité.
Ce qui compte est à l’intérieur ! Comme si le dedans et le dehors
étaient séparés par une cloison étanche et que le Moi ne se
construisait pas d’un incessant va-et-vient entre le soi et le non-soi…
L’empreinte physique participe d’une manière d’être et d’une
appartenance au monde. Je me sentais proche des femmes trop
belles qui s’interrogent sur la nature de l’intérêt qui leur est dévolu.
J’aimais les Maryline dont les robes se soulèvent sous un triste
sourire.
L’identité n’est pas ceinte de remparts infranchissables. Ces
murailles existent, mouvantes certes, mais elles n’en séparent pas
moins le dedans du dehors. Si elles ne doivent pas être trop
étanches, elles peuvent pernicieusement devenir trop perméables et
floues - dire que c’est moi, l’éternel intempérant, qui prône tout à
coup l’équilibre et la modération -. Chaque pas vers la dissolution
nous rapproche de la folie, la vraie folie. Il nous attire comme un
aimant vers la psychose au sens clinique du terme. Il existe une
vague parenté entre la boulimie et la schizophrénie. Si la citadelle
intérieure ne forme pas un tout clairement ressenti, au moins
pendant un temps, elle change de forme et se délaie au moindre
souffle. On se sait plus qui ni où l’on est. On s’adapte, poussé par le
vent capricieux des lieux ou des rencontres. Nous devenons souples
et légers comme une fine chevelure, lourds et ductiles comme le
mercure qui coule arrondissant fidèlement la forme moulée de
chaque dénivelé.
L’intérieur et l’extérieur entretiennent, par diverses voies,
d’étranges relations. Que laisse-t-on entrer ou ressortir de cette
grotte blottie au fond de l’âme ? Les boulimies masculines et les
boulimies féminines ne tournent pas autour des mêmes objets
délictueux. Les femmes avalent goulûment des laitages et sucreries
où elles s’engluent, les hommes boulottent viandes et charcuteries.
Poussées par la contrainte sociale, les femmes plus que les hommes
restent minces. Elles se font vomir ou deviennent anorexiques. Mais
tous vivent cette sempiternelle aspiration du vide vers le plein, l’un
commettant l’autre dans un cycle invariable.
La nourriture, chargée de symboles s’il en est, porte une charge
qui lui est propre : la viande représente la force, mais également la
mort, le grain de blé la vie, le renouveau, le sucre la douceur… Si
certains vecteurs de ce va-et-vient d’entre nous-même et le dehors
semblent innocents, l’excès de nourriture trahit - si l’on en croit la
rumeur persistante de l’existence des péchés véniels et mortels -,
une funeste perversion. Pour les plus indulgents, la voracité effrénée
dénote une inexcusable faiblesse. Comment peut-il à ce point se
laisser aller ? Le mangeur excessif est le premier à s’accuser : je suis
un lâche. Le pauvre goinfre devient aussitôt un mangeur repenti.
Pauvre mangeur penaud, honteux, contrit, il adhère sans réserve à
cette idée d’un incorrigible démérite. C’est moi, ce n’est pas moi, ce
ne peut être moi et pourtant j’en suis là.
Fatalitas ! Je suis ensorcelé. L’obèse regarde tristement sur son
ventre les reliefs déchus de ses agapes débordantes.
L’image éphémère s’est fondue dans la graisse. Comment donner
un sens à cette image volée ? Je sais qu’elle n’est qu’un leurre, elle
m’attire pourtant, irrésistiblement. Force, douceur, fertilité,
enthousiasme, discernement éclairé et universel suivis d’autres
fantasmes tentaculaires brusquement confrontés au vide de mes
vieilles et tenaces incapacités. Très vite le symbole ingéré ne porte
plus les valeurs magiques qu’inconsciemment je lui avais attribuées.
Je ne suis pas devenu fort grâce à la viande, fut-elle kasher, ni plus
intelligent parce que, par exemple, j’achète plus de livres que je ne
saurais en lire - les achats compulsifs accompagnent souvent la
boulimie -. Le saucisson de bœuf, « deux pièces d’un kilo s’il vous
plaît, Monsieur le marchand », ou les merguez n’ont affermi que mes
incertitudes. Je ne sais que reproduire le manège du posséder ou
ingérer pour être. Je m’assoupis et doucement m’endors sur des
rêves incertains et je m’éteins.
Le gros, et plus encore l’énorme obèse, est toujours abordé avec
mépris ou condescendance. On considère qu’il est a priori de basse
extraction, jovial, amusant, simple, mais toujours déficient. Dans
notre société, les riches sont plus minces que les pauvres et la
pauvreté est associée à la grossièreté ou à l’inculture. On s’adresse
à l’obèse comme s’il était un être totalement insensible, protégé sous
un matelas de graisse. On parle plus fort, on répète deux fois pour
le sombre crétin. L’aveugle entend mal, le sourd, c’est bien connu,
doit être une manière d’amblyope. Une infirmité peut en cacher une
autre. Je me souviens d’un jour où, étant sorti de ma voiture pour
voir l’origine d’un embouteillage, je fus considéré par plusieurs
conducteurs comme le stupide camionneur, sans gêne et forcément
pesant, à l’origine des encombrements.
C’était moi, immanquablement.
D’office on me tutoie :
Tu dégages oui ou non ! Nous aussi on travaille !
L’aspect physique de tous les humains change, entraînant dans sa
course une nouvelle position et une autre conception du monde,
notamment lorsqu’on se fait vieux, nous ne sommes plus tout à fait
les mêmes. L’expérience, même si l’idée en est agréable, n’explique
pas à elle seule toutes ces transformations. Les outrages du temps
prennent leur temps, tout leur temps, pour nous emporter vers la
vieillesse et nous laisse, jusqu’à l’ultime frontière de la décrépitude,
un délai pour composer progressivement notre nouvel ego, tenter
d’imaginer de nouvelles croyances, quelques plates consolations ou
nous porter au désespoir lucide. À moins que nous ne perdions la
tête, sauvés par une souriante sénilité juste avant d’atteindre
l’ultime ligne de démarcation. Si l’on en croit l’éblouissant Romain
Gary : Au-delà de cette limite, votre ticket n’est plus valable. Je n’ai
pas encore trouvé, pour ma part, la voie de la sagesse mystique, de
la béatitude et du parfait renoncement.
Quand ce livre est sorti, j’avais un peu plus de trente ans. Je fus
acclamé comme un vaillant soldat que je n’ai pu identifier sur aucun
miroir. Seuls, Pierre Dracheline, alors critique au Monde, et quelques
autres journalistes ont été sensibles à l’être qui se déchirait, se
composait ou se décomposait au fil des pages. L’écriture, ce puzzle,
l’assemblage des idées, des mots et leur sonorité, me sauvait plus
qu’aucune autre thérapie. L’écriture aurait pu, si je m’y étais
reconnu, me donner une consistance nouvelle, une certitude d’être.
Mais…
Cette brutale célébrité - plusieurs dizaines d’émissions de radio ou
de télévision, une centaine d’articles de presse -, me projetait vers
une contrefaçon qui me désolait et, faute de trouver un lieu où je me
sente à demeure, je prêtais le flanc à mes caricatures.
Complaisamment.
Télé 7 jours, par exemple, m’a demandé de poser pour une photo
où je m’introduisais dans l’un de mes anciens pantalons que je
tendais autour de ma taille comme une barrique. Et je l’ai fait ! Je
prenais ce qu’on voulait bien me donner. Ma conscience d’être se
dissolvait de mieux en pis. Depuis longtemps, le cœur de mon
problème se résumait à cette déficience. Ma perte de poids n’était
pas de taille à remplir le vide. L’exploit me paraissait insignifiant, s’il
n’était pas accompagné de quelques convictions tangibles.
Je n’en avais plus aucune.
Première erreur : Kilos de plume, Kilos de plomb était le journal
d’une thérapie suivie avec le docteur Gérard Apfeldorfer. Il écrivait
au jour le jour et pareillement, j’écrivais de mon côté. Le texte final
alternerait ses passages aux miens. J’ai eu tort d’inviter mon
psychiatre à rédiger son propre journal, de le laisser entrer par une
brèche tutélaire au cœur de ma vie réelle. Ce livre du coup ne
m’appartenait qu’à moitié. Ou plus du tout. La participation de mon
psy ne m’a pas permis de me sentir l’unique auteur de ce projet.
J’avais à cette époque le sentiment d’abattre ma dernière carte, de
venger mon père contre la mort - mort qu’il aurait mérité plus
sereine -, de prolonger sa vie et de jouer la mienne sur cette seule
publication. Mais avec la coécriture, la partie m’échappait déjà,
dérisoire. Elle advenait sous protection, sous la caution morale d’un
professionnel de l’autopsie de l’âme. L’écriture ne pouvait plus
contribuer à me définir. Dès le début, je ne m’en donnais plus le
droit.
Je n’étais pas un véritable écrivain. Je continuais pour autant de
rédiger et de publier d’autres livres. Je vivais toujours quelques
moments d’excitation pendant la rédaction de ces ouvrages, mais
j’eus le sentiment d’avoir épuisé mon sujet – le sujet que l’on
attendait de moi –, lorsque parut mon premier roman : Le jardin du
pâtissier. Encore une histoire de gros en quête d’absolu, mais je
pensais que l’écriture et les recherches de mon personnage seraient
considérées comme primordiales. Plouf ! On voyait bien le gros, mais
sa quête demeurait invisible.
Je n’écrivais plus rien pendant plus de dix ans avant de me
remettre à l’écriture d’un second texte de fiction.
Le besoin de me remplir revenait très vite avec mes vieux démons.
Au prix d’un combat titanesque et quotidien contre le poids, je
tentais de garder la droite ligne des attentes de mes admirateurs :
l’animal de foire qui avait vaincu la graisse. L’archange Saint-Michel
terrassant le dragon. Mais les kilos revenaient dans la douleur,
grignotant petit à petit cette image pieuse et pernicieuse. Je
remontais progressivement jusqu’à 150 kilos.
Je n’ai jamais été un vrai mince.
Anarchiste, virulent au cours de mes jeunes années, il en demeure
aujourd’hui quelques traits plus souples, moins violents, mais bien
solides. C’est une permanence dans l’impermanence : je sais avec
Louise Michel que le pouvoir est maudit. Mais cette constance fut
vite atténuée, voire gommée : fils de riche, je ne pouvais être un
authentique communiste libertaire.
Je me suis débrouillé pour devenir pauvre en repoussant l’argent,
le distribuant ou le gaspillant, comme s’il me brûlait les doigts.
Seules les femmes d’origine populaire, prolétarienne, voire sous-
prolétarienne, aiguisaient secrètement mon intérêt. Je fréquentais
les quelques bouges qui subsistaient en ce temps-là entre Belleville
et Ménilmontant. J’imitais à merveille ce que j’imaginais être le
langage des voyous, des banlieusards ou des ouvriers en rupture. Le
mimétisme était presque parfait. Presque, car face aux pauvres, je
n’étais pas un des leurs. Je conservais inexorablement une culture
et des manières de riche.
Fauché comme les blés, je ne parvenais donc pas à devenir un
pauvre. Je n’avais pas le sang marqué par des générations de travail
physique, de soumission et de luttes sociales. Je n’avais pas cette
intelligence, cette vivacité qui fait trouver la solution rapide à une
tâche concrète. Pas cette présence d’esprit.
Lorsque j’avais vingt ans, Salazar venait de mourir au Portugal,
mais Franco, son frère de sang, sévissait encore en Ibérie. J’ai été
imprimeur militant, antifranquiste affilié à des organisations d’un
autre âge entouré d’adorables vieux exilés nostalgiques. Je fis
quelques dangereux aller-retours entre l’Espagne et la France, mais
ayant appris le métier de conducteur offset sur le tas, avec de
nombreuses lacunes, je n’étais pas un vrai imprimeur.
J’ai fréquenté les milieux les plus interlopes de l’activisme
international, mais, poussé par des scrupules humanistes, je m’en
séparais très vite avant même d’agiter avec eux le bout de mon
auriculaire. Petit bourgeois, je demeurais au regard de mes
compagnons de route. Ils devenaient pour moi des fascistes rouges.
Je n’ai jamais aimé les Netchaïev… mais alors, il ne me restait plus
rien, presque tous mes amis avaient basculé dans ces eaux troubles.
J’étais seul et désemparé.
Je m’aperçois que je parle d’un temps qui a aujourd’hui plus de
quarante années.
Je fus éditeur, faux commerçant, mais vrai mégalo… je perdais
toute ma fortune et davantage en peu de temps… J’avais pourtant
rassemblé la panoplie complète du métier avec correctrices,
attachées de presse, une belle ligne éditoriale et presque une mission
qui défendait les différences. Publier des auteurs permettait de ne
pas mettre en jeu mon désir d’écrire.
Faux étudiant, j’ai repris des études à 35 ou 36 ans. Quelques
années avant la naissance de Pierre-Antoine mon fils, je suis devenu
psychothérapeute, sexologue diplômé par la faculté (ne pas le dire.
L’idée d’appartenir à un groupe ou à une caste m’horripile). Je
demeurais un pauvre gars, paumé, coincé entre le marteau et
l’enclume, trop fusionnel avec ses patients pour être un bon
thérapeute. La naissance de Pierre-Antoine m’avait un peu remis les
pieds sur terre et je sentais que ce nouveau rôle n’était pas de simple
composition. J’aimais et j’aime mon fils avec passion. J’étais le père,
mais je souffrais de n’être que cela. Je souhaitais être à la fois ses
père et mère. Peut-être même ses oncles, tantes et grands-parents.
Dominique devenait une concurrente déloyale, elle lui avait donné la
vie et pouvait, - Ça par exemple ! Et quelle outrecuidance ! - lui
donner également le sein pour le nourrir.
Faux, toujours, et déplacé, quel que soit le lieu.
Kilos de plume
À l'heure où j'écris ces lignes, je pèse 172 kilos. J'ai pesé il y a cinq
ans 186 kilos et je me demandais si j'allais poursuivre ma
progression : 200, 250, 300 kilos. À ce stade, on perd la notion de
toute limite. J'étais attiré par le gouffre, curieux de voir jusqu'où
pouvait aller cette expérience étrange. Je venais de passer la
trentaine et j'avais la sensation d'être devenu un vieillard,
complètement dépossédé de son corps, dépossédé d'une grande part
de ses moyens de réflexion et d'analyse, mais conscient de sa
déchéance. Je pensais à mon grand-père, immobile sur une chaise
roulante, à la fin de sa vie. Je me sentais étonnamment proche de
lui. Je comprenais son irritabilité, sa vie organisée autour des
souvenirs, son air absent.
Pour me consoler, je me disais que cette épreuve était
exceptionnelle. - Comment ne pas valoriser ma déchéance puisque
j'avais choisi de survivre avec elle ? - Elle me donnait un avant-goût
de la vieillesse. Elle m'apporterait peut-être une plus grande
sérénité, le jour où, troublé par l'approche de la mort, je m'isolerais
à mon tour dans la décrépitude et la sénescence.
Je pensais parfois que mon abandon était provisoire et volontaire.
Comme un jeu où je serais entré et dont un jour, je sortirais grandi.
Mais parfois et tout aussi souvent, je pensais le contraire, persuadé
que l'abandon me gardait cette fois comme l'objet d'un autre jeu
aux règles inconnues. J'étais alors le simple accessoire d'une farce,
l'instrument d'une dernière dérision. J'acceptais le règne de ce
système absurde où tout le sens de la vie aurait été d'admettre
l'arrivée inéluctable de la mort, cloîtré dans une sorte de sagesse,
ou de résignation. Mais aussitôt j'inversais mon propos. J'étais à
nouveau fier de mon avantage face à ce sort commun de tous les
hommes depuis la nuit des temps : naître, vieillir et mourir, sans
aucune autre issue. Moi, je croyais avoir le droit d'aller, de venir, de
ruser et de vivre deux fois ma propre vieillesse. Presque deux fois
ma propre mort. Je pouvais jouer à m'avancer vers elle, à
m'allonger, à la sentir tout contre moi, avant de m'éloigner encore
à reculons vers une autre jeunesse.
J'étais attiré, presque fasciné par cette idée de mon pouvoir. Mais
je vivais surtout l'enfermement. Chaque retour devenait encore plus
périlleux, plus improbable. Je me sentais le frère des aveugles, des
paralytiques, des pauvres, des exclus. Le frère de ceux qui sont
hors-jeu, hors du temps, en dehors des mesures et des normes. Le
frère de ceux qui vivent un coma prolongé en ne trouvant jamais
l'exutoire de leurs jours.
Mais même au cours des périodes les plus sombres, guidé par
mon regard de myope, planqué dans une chambre au cœur de la
ville, je gardais le battement tendre et régulier du jour qui allait
poindre. La conviction, la certitude qu'un autre monde existait
au-delà des paupières. Un monde rose très pâle, presque blanc.
Un monde vivant, encore un peu voilé. Apaisé.
Un monde reconstruit. Un monde où je saurais renaître, reléguant
au-delà des images communes la force grotesque, fragile et adipeuse
de l'étranger que j'étais devenu. Cliché flasque. Comme égaré dans
l'enveloppe d'un autre corps, d'une autre peau, d'une autre multitude
qui tangue, lointaine, d'une jambe sur l'autre jambe, et qui
avance, presque improbable, dans la rue, parmi tous les autres
passants.
Je me rassurais, usant jusqu'à la lie les artifices de ma
composition. Selon les heures, je me laissais porter par la folie de
mon imagination morbide, ou au contraire, par l'illumination
grandiose d'un futur fabuleux. Mais après chaque séquence,
j'étais rendu au même résultat et je laissais passivement se
rétrécir le temps qui m'était imparti. Je laissais glisser entre mes
doigts toute l'étendue de ma jeunesse où j'aurais eu encore une
chance ténue de sortir ma tête hors de l'eau.
Tendre le cou (ou ce qui en tenait lieu juste dessous la bouche)
pour respirer. Tendre le bras pour m'agripper à une branche qui
ne soit pas glissante. Ni grasse ni sirupeuse. Tendre l'oreille.
Tendre le temps qui s'éloigne sur la pleine conscience d'une
immortalité replète, déjà presque dissoute. Tendre le monde
encore et moi, et m'étendre et m'éteindre. Pour être en lui et qu'il
s'endorme en moi, lové dans un coin de mon lit.
Parfois, je relevais la tête, j'étais alors poussé par les spasmes
d'un instinct de survie. Mais pour le reste ordinaire de mon temps,
mes seules activités se répétaient, identiques toujours : manger,
dormir et quelquefois écrire. À trente ans j'allais tout perdre, les
problèmes matériels s'accumulaient. Poursuivi par une horde
d'huissiers, je laissais péricliter mon entreprise sans opposer la
moindre lutte. Je vivais seul et subjugué par le destin, je savais
me soumettre aux aléas. J'étais à deux doigts de finir à la rue ou
dans un hôpital. À deux doigts de l'extrême renoncement et
d'accepter vraiment de la mort plus qu'un simple mirage. Plus
qu'une idée séduisante et donnée. Je sortais le moins possible, je
vivais derrière mes volets clos, rideaux tirés. Je vivais dans la
crainte. Je n'ouvrais plus la porte à mes amis. Je n'avais plus de
téléphone. Régulièrement mon électricité était coupée par les
agents d'EDF et le noir se mélangeait avec le noir.
Les victuailles accumulées en trop grand nombre dans le frigo
finissaient par moisir. Quand il fallait absolument descendre dans la
rue, je mettais un survêtement élastique qui savait parfaitement, au
cours de mes saisons, grossir et désenfler avec moi. Dehors, dedans,
j'enfilais une vieille paire de pantoufles, des charentaises informes à
carreaux noirs et gris. Impossible de me baisser pour lacer
d'ordinaires chaussures. Impossible de choisir des mocassins, ils
étaient toujours trop étroits. Les gestes les plus simples
m'échappaient : croiser les jambes lorsque j'étais assis, prendre des
enfants sur les genoux (mon ventre occupait en permanence toute la
surface de mes cuisses). Je ne pouvais plus atteindre, même du bout
des doigts, ni mon dos ni mes pieds. Je m'aidais d'une tige de
bambou pour enfiler mes pantoufles. Je ne portais plus de
chaussettes. Le matin, pour laver ce qui m'était inaccessible,
j'employais une douche à très forte pression, ou des lanières, ou de
longues brosses emmanchées. J'avais du mal à attraper tout
simplement mon sexe pour pisser. L'infirmité physique prenait le
relais de mon incapacité psychique à la vie. Plus j'avançais, plus
l'issue s'éloignait. Hors d'atteinte et lointaine, elle devenait un rêve,
une vague hypothèse. J'ai oscillé entre 120 et 186 kilos, alternant de
courtes périodes où la vie semblait vouloir me reprendre avec de
longues périodes de boulimie où je flirtais complaisamment avec mes
idées sombres.
172 kilos.
Aujourd'hui, je veux sortir de ce cycle.
Aujourd'hui, mon corps est inutile et lourd, tout juste bon à
maintenir un vague état de survivance, mais ma détermination est
sans faille. Je veux quitter cet enfer pour toujours. Fini le
renoncement à la vie. Le ventre tendu, plein à craquer de trop de
nourriture, jusqu'à la nausée. Finis l'abîme, l'anesthésie, la tête
vide. Finis le besoin de dormir, hébété, et au réveil celui de
manger à nouveau, la peur de la rue, la peur des rires et du
regard des autres. La peur et le désir des magasins de
comestibles, les ruses pour manger en cachette, les ruses pour
ignorer que je mange. Finies les colères injustes contre ceux qui
me viennent en aide.
Je ne vis plus, je n'aime plus et je n'existe pas. Je suis plein, je
suis vide, je suis la trop grande présence et je deviens l'absence.
Je suis l'excès et puis le renoncement. Je ferme les yeux et ma
mâchoire se crispe. J'ouvre les yeux, mes muscles se détendent.
Aujourd'hui, je n'ai plus aucun choix. J'ai tout tenté. Vraiment.
Tous les régimes, toutes les méthodes et tous les groupes. Au fil
des années, j'ai perdu et repris des centaines de kilos en
accomplissant sagement tous les rituels périphériques et
accessoires qui me servaient d'alibi pour me punir, souffrir et
puis recommencer : « je bois un grand verre d'eau avant chaque
repas », « je ne mange que des protides », « je fais 6 repas par jour,
mais très légers » ou encore, « je ne mélange pas les féculents avec
la viande ». La liste est longue. Quand la contrainte augmente, la
certitude d'échouer se travestit sous d'autres atours, encore plus
jolis et plus extravagants. Toujours renouvelés. Il fallait châtier
tous mes excès en parcourant le dur chemin de la rédemption,
pour qu'à nouveau meurtri je sombre dans le stupre jusqu'au
prochain état de grâce.
Aujourd'hui, je ne peux plus me permettre pareille diversion.
Mon ultime recours est d'arriver jusqu'à la source de mon mal
pour le saisir et en extraire les racines. Remonter le fil de ma vie
et construire une méthode qui m'accompagne, pas à pas, pour
structurer concrètement mes efforts. Mon ultime recours est
d'entreprendre une psychothérapie qui sache allier un travail
pratique sur le comportement à une recherche de causalité plus
lointaine. La psychanalyse ne m'apporterait qu'une solution
partielle. Elle me permettrait de repousser ma décision. Je pourrais
attendre longtemps le dénouement d'une vaporeuse magie sur mes
affects et patienter encore avant qu'ils ne s'étalent dans le jour.
Attendre. Attendre avant que d'entreprendre ma propre vie.
Je ne peux plus attendre.
J'ai pris rendez-vous avec un comportementaliste. J'espère que
le terrain où il portera le débat sera bien celui que j'entrevois.
Mon problème n'est pas de perdre du poids. Ça, je sais le faire
depuis bien longtemps. Il suffit de moins manger. Mon problème
est de réussir à modifier de façon durable mon attitude face à la
nourriture. Il me faut apprendre une nouvelle manière de vivre,
avec un nouveau corps et une nouvelle identité.
Cette fois-ci, derrière moi, il y a véritablement le vide. Tout retour
en arrière est impossible, j'ai usé mes dernières zones de repli et
mes derniers refuges. Si j'avais persisté, je serais cette fois passé,
et de façon définitive, par-dessus la barrière de la vie. Je ne serais
peut-être pas vraiment mort. Mais je me serais installé dans la
pauvreté, le dénuement, la décrépitude et l'oubli.
Aujourd'hui, il ne me reste qu'une indemnité de chômage de
deux mille francs par mois, sur laquelle il faut retirer une petite
saisie opérée par le fisc. Et cette indemnité va bientôt prendre fin.
Je ne peux pas décemment me retourner vers mes parents qui
traversent eux-mêmes de grosses difficultés.
Pourtant, il y a quelques années, j'étais riche. Nous étions riches.
La richesse était un état. Nous étions riches comme d'autres sont
blonds avec de grands yeux bleus.
C'était une grâce de la nature, un fait acquis, définitif, dont il eût
été tout à fait incongru de mettre en doute la pérennité. C'était
l'ordre des choses, immuable et naturel.
Je n'ai jamais rien compris à la gestion du patrimoine de la
famille. A vrai dire, mon père non plus ne s'y connaît pas beaucoup
mieux. Un jour, il y a deux ans, il m'a dit que nous n'avions presque
plus d'argent. Il prenait sa retraite et ses affaires étaient vendues.
Son comptable l'avait - pour le moins - très mal conseillé. Ça lui
arrachait le cœur de nous voir, ma mère et moi, vivre autrement
qu'il l'avait imaginé. De mon côté, je m'occupais d'une petite maison
d'édition qui était étouffée entre mon incapacité en affaires et mes
scrupules en gestion. C'est difficile d'être un patron de gauche. Mais
comme cette position était tout de même plus confortable que celle
de salarié - fût-il de gauche -, je m'en accommodais pour un
temps...
Il m'était impossible d'accepter que mon père, juste au moment où
il entrait dans sa vieillesse, puisse penser que sa vie avait été un
échec. Mon père aurait pu être un grand artiste et pourrait l'être
encore si seulement il voulait croire en lui. C'est un éternel
amoureux qui vit toujours l'intimité des autres et du monde plus
que la sienne propre.
Avec cette gêne financière, notre univers a basculé pour la seconde
fois. La première fois, en laissant l'Algérie, bien plus que des privilèges,
nous laissions une histoire millénaire. En France, nous sommes
maintenant perdus comme des nouveau-nés, nouveaux venus dans
l'univers qui nous accueille. Nous devrons y construire une histoire
nouvelle et laisser notre trace se mêler à celle de ceux qui nous ont
précédés dans ce pays. Yaïch deviendra un nom de France, de Nice ou
de Paris. Je me sens de manière sans doute puérile investi de cette
mission. Jamais l'expression « refaire sa vie » n'aura eu de sens
plus concret. J'ai envie de la France, mais j'ai envie aussi de
laisser après moi la survivance de tous mes souvenirs.
Depuis plus de deux ans, je me suis mis à la recherche d'une
« situation ». J'ai eu beaucoup de mal à trouver quelqu'un qui me
fasse confiance. Au début, j'avais un bel enthousiasme. J'ai
répondu à deux ou trois cents annonces et j'ai spontanément
envoyé encore plus de curriculum vitae. J'ai obtenu de nombreux
rendez-vous qui se sont à chaque fois soldés par quelque chose
du genre : « Vous êtes trop bien pour nous, vous avez dirigé une
entreprise, vous ne pourrez pas revivre une situation de salarié. »
Mais à demi-mot, j'avais appris à traduire un autre langage. On
n'accorde pas sa confiance à un homme qui a mon passé et
l'aspect physique que je traîne. Un obèse ne sera jamais un
« jeune cadre plein d'avenir », ni même le simple employé d'une
entreprise soucieuse de son image de marque. Les salariés
vendent une part d'eux-mêmes. C'est la seule chose qu'ils
possèdent. Et cette part de moi que je pouvais offrir ne trouvait
pas preneur. Peut-on imaginer une énorme hôtesse de l'air ?
Même les énormes banquiers, affublés de gros cigares, ont
disparu au seuil des années trente.
J'étais hier encore totalement découragé. Je pensais que toutes
mes recherches et démarches n'aboutiraient jamais. D'ailleurs, je
ne tentais plus rien. Quand j'ai reçu un coup de fil de Mme M. K.
du service de placement du Cercle de la librairie, je croyais qu'une
fois de plus j'allais me rendre à un rendez-vous dont je
ressortirais vaincu.
Aujourd'hui, j'ai trouvé un emploi (depuis exactement deux
mois). Je n'aurais pas pu décider de mincir sans cela. Je n'aurais
pas pu décider de mincir si j'avais été seul au moment de la
grande bascule. J'aurais peut-être sombré vers un autre chemin.
J'ai la chance d'aimer Dominique, ma compagne, et d'avoir été aimé
tout ce temps sans qu'elle se soit lassée. J'ai la chance que nous
soyons animés de ce désir commun de vivre ensemble. La chance
de vouloir rire et vieillir en regardant ses yeux. D'avoir envie
d'enfants sortis de son ventre. J'ai finalement la chance d'avoir ma
vie à reconstruire, la chance d'aimer mes parents et d'avoir envie
de me battre aussi pour eux, pour qu'ils aient un nouvel horizon.
Un avenir.
Je me suis promis d'arriver à peser entre 85 et 90 kilos. Je me
donne dix-huit mois1 pour y parvenir. Peut-être même qu'au terme
de ce voyage, je choisirai de m'accorder quelques mois
supplémentaires pour passer le cap des 80 kilos. J'avoue que ce défi
que je lance me fait un peu sourire. Il me séduit, à la manière d'une
nouvelle blague que je ferais à la nature : « Et si je perdais
maintenant quelque chose comme une centaine de kilos ?
25 janvier 1987
Ma décision est prise. Elle est massive et incontournable. Même
si je voulais m'en défaire, je n'y parviendrais pas : aujourd'hui je
commence.
1 J'ai besoin de me fixer un délai. J'ai choisi dix-huit mois de manière totalement arbitraire.
J'aurais pu en choisir six ou douze. L'important pour moi est de fixer un terme que je puisse
entrevoir comme une issue probable.
Mais je ne veux pas me jeter à l'eau sans pouvoir au moins
prendre le temps de m'observer en mangeant sans limites une
dernière fois. Une dernière fois prendre le temps de fraterniser
avec la part de moi qui va mourir et l'entraîner dans la tournée
de mes grandes ripailles et de l'excès. Pour enterrer ma vie
d'obèse, un tour d'honneur.
Ave Cesar en quelque sorte, juste avant ce combat où je jouerai
tour à tour le rôle de l'empereur et celui du pauvre gladiateur qui
avance à mains nues dans l'arène.
Je veux manger pour garder le souvenir impérissable mais déjà
transposé d'un homme gros qui me ferait le don de son ultime
sortie dans le monde. Un gros sur la pointe des pieds qui
marcherait, souriant, en saluant la foule avec de larges gestes.
Encore une dernière révérence... Un vrai triomphe.
Un gros qui ne serait déjà plus moi-même, puisque,
tranquillement assis, je l'observe alors qu'il accepte de se montrer
à moi. Encore complice ou déjà ennemi.
18 heures 30
De quoi pourrais-je avoir envie ? Je voudrais manger avec
plaisir et prendre le temps de bien choisir avant de descendre
acheter mon repas.
Un couscous ? C'était dans mon enfance le plat des jours de
grande réjouissance. Il est vrai que nous saisissions, dans ma
famille, la moindre occasion pour nous réjouir en composant de
beaux repas de fête. A tel point que nous ne savions plus si la
réjouissance provoquait le repas ou si c'était la perspective de ce
repas qui nous réjouissait. Éternelle métaphysique entre l'effet et
puis la cause. Mais ce soir, je ne suis pas d'humeur à patauger
dans la métaphysique, ni d'humeur à me réjouir, ni encore moins
d'humeur à préparer de savantes nourritures. Il me faudrait au
moins trois heures pour un couscous. Le couscous est donc
irrémédiablement exclu. Je veux manger plus vite.
Je pourrais bien sûr me rendre dans un restaurant de Belleville.
Mais je n'ai pas envie de sortir et puis je ne connais plus de bon
couscous à Belleville. J'ai besoin d'intimité. De me sentir protégé
dans le clair-obscur de ma chambre douillette. La présence de
Dominique me trouble et me gêne. J'ai besoin d'accomplir un rituel
solitaire. Elle doit sortir dans une demi-heure et ne rentrera que
vers minuit. C'est l'occasion rêvée. Je suis nerveux.
De quoi pourrais-je avoir envie ?
Je me donne toute latitude, je ne m'impose aucune balise pour
établir mon choix, tout est permis, mais je ne trouve aucune
réponse à cette simple question. Alors que je pensais pouvoir sur
l'heure en trouver mille... Je n'ai envie de rien. Rien manger. Rien
du tout. Rien de spécial. Rien. Envie d'une sensation de
remplissage. Quelque chose d'indéfini, de tiède et de salé.
19 heures.
J'embrasse Dominique qui achève ses préparatifs et je souffre
déjà le repentir, comme si j'allais la trahir lascivement avec une
autre femme. Pourtant, je ne vais pas bien loin. Je descends juste
en bas de chez nous, à deux pas, dans un supermarché
malencontreusement campé sous le balcon. Dans l'ascenseur, je
pense que la fatalité s'acharne contre moi lorsqu'il s'agit de
nourriture. Je me sens innocent, objet candide d'une mauvaise
étoile, poursuivi par le sort.
Supermarché, musique.
C'est la mauvaise heure. Il y a beaucoup de monde derrière les
caisses et je n'ai pas envie d'attendre.
Attendre. Tendre l'oreille. Brutal sommeil. Je penche en rond sur
l'oeil rond, la lèvre ronde, la jambe lourde, la tête molle et le ventre
bombé. Silence, on dort. Peut-être même qu'il se concentre. Déjà la
vie, une autre vie, susurre le déclic d'une alarme discrète. Et il
bouge. Il n'y a plus que lui. Somnambule guidé par une force
d'extrême vigilance qui le pousse sans faux pas entre les
rayonnages saccadés. Il sait, je sais comment m'y prendre. Ne pas
parler. Ne pas user d'inutiles énergies sur de vaines dépenses.
Chaque geste doit démontrer son efficacité. Le moindre de nos
mouvements s'organise, structuré comme l'infaillible rouage d'une
mécanique compliquée qui tout à coup se met en branle. Chaque
pièce régulière s'emboîte dans la suivante. Dans son crâne, de
petits clapets s'ouvrent et se ferment très vite. Mon cou s'allonge et
pivote. Mes yeux giratoires tournent dans leurs orbites. Rien ne
peut m'échapper. Dans la poitrine, le ressort qui m'anime se tend
et se détend jusqu'à la plus grande amplitude. Jusqu'au plus fort
de ma vitalité, au risque de se rompre et de m'abandonner, de nous
abandonner pantois, tout juste devant lui.
J'achète.
En rentrant, il nous faudra, et c'est impératif, manger « du
chaud ». Mais, pendant le temps de cuisson, il me faudra sur
l'heure manger aussi une autre chose, engloutir au tréfonds tous
les atomes d'une même immédiate parcelle. Sans attendre.
Attendre, acheter, attendre. Brûler d'acheter et puis d'attendre.
J'achète une quiche lorraine surgelée que je mettrai au four tout
de suite en arrivant. Je chaufferai également des bouchées à la
reine et une barquette de lasagnes. Le four ne pourra pas contenir
davantage... Deux croque-monsieur, peut-être.
J'achète.
J'achète de la semoule fine que je ferai cuire dans du lait.
J'achète le lait et le gruyère râpé et le beurre pour achever de
préparer ma bouillie.
J'achète encore du lait, mais concentré sucré et en boîte. Je n'ai
pas envie de sucre maintenant, mais il me faut prévoir qu'après
coup, quand j'aurai mangé trop de sel, je chercherai un goût
sucré. Il me manquera quelque chose si je n'en trouve pas.
J'achète un litre de soda à l'orange et une boisson aromatisée aux
fruits exotiques. J'achète deux tablettes de chocolat blanc à la
noix de coco et une boîte de crème à la vanille.
J'achète des feuilles de vigne farcies (et c'est sans doute sur
elles que mon attente brisera la première bouchée). J'achète du
pâté en croûte, des gendarmes bien secs, du jambon de Paris (en
tranches épaisses), de la viande des Grisons, vingt tranches
d'andouille de Guéméné, un bocal de champignons à la grecque.
Tout cela se mange vite et sans même y penser.
J'achète enfin un assortiment de cinq ou six fromages, et au
rayon librairie, deux bandes dessinées pour lire en mangeant. J'ai
du mal à en trouver que je ne connaisse pas.
Passage aux caisses. Il y a urgence, je veux rentrer très vite à la
maison. Dominique est maintenant sortie. Certainement, elle
est sortie... Elle a un cours de théâtre. Pour rien au monde elle
ne voudrait être en retard. Dans la cuisine, elle a laissé sur la
table un petit mot : « Il y a des poivrons grillés et du poisson
bouilli dans le réfrigérateur, je t'embrasse tendrement. » Frappé
par ce coup que je n'attendais pas, je retarde mon repas d'une
ou deux minutes au moins. Je me dirige vers le miroir de la
chambre, je m'assieds et me regarde dans les yeux. Il fut un
temps où ce genre de parcours frénétique était au moins
quotidien. Toujours accompagné de ruses pour me dissimuler.
Toujours accompagné d'alibis pour justifier le temps passé à
manger hors de chez moi, assis sur le béton bien connu d'un
escalier voisin, derrière une issue de secours. Quand je partais
faire les courses et que je rentrais quelques heures plus tard,
l'oeil éteint, Dominique savait parfaitement ce qui s'était passé.
Elle m'en faisait tristement le reproche. Elle disait qu'elle ne
supportait pas de voir comme je me détruisais. Elle apprenait à
dépister les moindres traces sur le revers de ma chemise, la
moindre odeur de charcuterie suspecte sur le coin de mes
lèvres. Avant de rentrer, je me rinçais la bouche, je buvais un
café et je fumais deux ou trois cigarettes. Je secouais tous mes
vêtements. Mais elle trouvait, pour me démasquer, une nouvelle
réponse à chacune de mes nouvelles parades.
Lundi 9 février 1987
Je reprends aujourd'hui un régime strict.
Strictement strict cette fois, après les agapes de ces dernières
semaines. Je suis décidé à tenir ce rythme pendant une huitaine de
jours. Ou en tout cas suffisamment longtemps pour me sentir un
peu plus sûr de moi et me permettre d'entrer dans une seconde
phase de travail réel sur la nourriture et sur ma manière de manger.
Travail sur mes habitudes alimentaires.
Je suis décidé à ne pas m'exclure de la réflexion sur ma
« guérison ». Mais j'ai tout de même besoin de m'appuyer sur
l'expérience d'un thérapeute qui puisse observer ma vie de l'extérieur.
Comme un étranger. Pas facile de se confier à un étranger. Tout seul,
je n'aurais sans doute pas le recul nécessaire pour démasquer les
alibis que je sais si bien construire pour me tromper, pas l'énergie
pour vaincre tous les obstacles que je vais rencontrer au cours de ces
dix-huit mois. J'attends de mon thérapeute une méthode, forte de la
confrontation quotidienne à d'autres vécus. Mais je veux pouvoir
discuter et contester cette méthode si bon me semble. Maigrir sera
en même temps la reconquête d'un être auquel j'ai bien trop souvent
renoncé, un être endormi au fond de moi. Abandonné sur les vestiges
d'un passé, d'une enfance me parvenant par bribes comme un temps
bienheureux, avant ma mort présente. Le vide. Depuis dix ans le vide.
Rien. Plus rien que le sommeil, au mieux la somnolence, ne
parvenant à retrouver un brin de vivacité que lorsqu'il s'agissait de
recommencer à « bouffer ». Puis encore le sommeil. M'enfouissant la
tête dans le saindoux. Torpeur aigre-douce et humide de la graisse
profonde. La peur de vivre. Le lit, la chambre obscure jusqu'au frigo
et le frigo jusqu'à la chambre. L'abandon de soi. Je veux ressortir des
enfers où je suis descendu. Je sens mon temps se rétrécir alors que
mon âge s'avance et je pèse le néant de ma vie.
La nourriture est la drogue dont l'accoutumance est sûrement
la plus difficile à vaincre. Un alcoolique ou un drogué doit
parvenir (s'il en éprouve le besoin) à se passer complètement de
l'objet de son mal : il ne boit plus, il ne se pique plus, il ne fume
plus. Plus du tout. C'est la solution la plus « simple » et sûrement
la plus efficace.
Mais moi, je dois forcément continuer de manger.
Je me trouve face à la nécessité vitale de fournir chaque jour à mon
corps sa dose de protéines, de graisses, de sucres et autres
peccadilles plus oligo-minuscules et sournoises. Je me sens
condamné à parcourir le purgatoire d'une éternelle négociation au
coeur de mes tourments. Il me faudra moduler, trouver un équilibre
remis en cause au moins trois fois par jour, à chaque repas.
La comparaison entre un drogué, un alcoolique et moi n'est pas
trop forte. Si une certaine morale me condamne moins que mes
compagnons d'infortune, c'est qu'elle me connaît mal. Notre refus
d'affronter le monde est le même. Et notre avilissement aussi. Nos
méthodes sont les mêmes. Seuls changent les moyens de notre
servitude.
Nous sommes sur le même chemin. Celui de l'exclusion et de la
peur. Et je veux vaincre la peur.
Mes premiers objectifs seront tout à fait terre à terre. Pendant huit
jours, manger le moins possible en prenant tout de même, au cours
de ma journée, au moins un fruit, 150 grammes de viande (ou deux
oeufs), une cuillère à café d'huile et des légumes à volonté. Pendant
huit jours, je ne me soucie pas de la qualité gustative de mes
aliments. Il faut simplement que je puisse me dire : ça y est, j'ai
commencé.
Ce passage par une période stricte est pour moi une nécessité
provisoire. Une solution de facilité pour me mettre dans le bain
avant d'entreprendre un travail au long cours et d'entamer avec
moi-même une négociation plus nuancée. Le docteur Apfeldorfer
me laisse organiser ma transition, tout comme il m'a laissé la
semaine dernière m'observer à loisir, dans une boulimie déjà
presque factice, provoquée.
Mardi 10 février
Le soir, alors que l'activité du jour est retombée, je ressens plus
durement le « manque ». Hier, une demi-heure à peine après le
dîner, je mourais de faim. J'ai avalé une boîte d'asperges pour
canaliser ce manque sur quelque chose qui ne fasse pas grossir. Je
décide d'avoir toujours à ma disposition la quantité de légumes
nécessaire pour assouvir ma faim. Je ne me limite pas et cela me
rassure. J'ai une issue. Hier soir, j'étais dans un état d'excitation
peu commun. Impossible de m'endormir avant 2 heures du matin
et j'ai bien l'impression que ce soir ça ne sera guère mieux. J'ai fait
en rentrant une scène de tous les diables à Dominique, parce que
mon bifteck n'était pas cuit, alors que j'avais « pris la peine » en
quittant mon bureau de lui téléphoner pour qu'elle le fasse griller.
Déception des déceptions. Pauvre Dominique, c'est vraiment mal
parti pour elle si je commence comme ça. Elle balbutie quelques
explications que je ne trouve absolument pas fondées et se précipite
dans la cuisine pour faire cuire ma viande. Enfin on me prend au
sérieux. Je me sens tyrannique. J'essaie de me tirer de ce mauvais
pas en lançant une blague sur mon état.
Elle sourit.
Mercredi 11 février
La distance que je viens de parcourir me paraît si petite, si
dérisoire, face au combat permanent que j'aurai à mener sur une
longue période de rééducation... Je me sens un peu découragé. Je
suis extrêmement tendu.
Tenir...
Tenir comme un défi que je me lance. Comme une performance
sportive à accomplir, pour me prouver que c'est possible. Chaque
heure passée est une victoire qui s'ajoute à celle de l'heure
précédente. Petites victoires qui, cumulées, me permettront de
renaître à la vie. Chaque jour le combat sera plus facile.
J'ai faim, il est 16 heures, et j'ai faim. J'ai eu des rendez-vous
toute la journée, si bien que je me dispense de repasser au
bureau.
J'ai faim, chez moi en plein après-midi, le repas est encore loin, le
frigo se rapproche dangereusement et lorsque je ferme les yeux, je
me sens assailli par les démons de la tentation qui tournent autour
de moi. Vertige.
J'ai faim et c'est une sensation nouvelle pour moi. Naguère, je
mangeais toujours avant de l'éprouver. J'avais une peur panique
de manquer et de sentir ce tiraillement dans le ventre. Lorsque
j'étais invité, je me débrouillais pour m'être déjà largement nourri
avant d'arriver à table. J'en retirais un double avantage.
Premier avantage : on trouvait que j'avais un petit appétit. Je me
plaisais à protester contre cette marâtre nature, décidément trop
injuste : les quelques bouchées grignotées suffisaient à me faire
grossir.
Deuxième avantage : si j'étais chez des « mange-petit », je
pouvais faire bonne figure en affichant un air dégagé, sans
attendre trop ouvertement l'hypothétique arrivée de nouveaux
plats.
Le manque me rend très nerveux.
Mon angoisse est peut-être liée à la crainte physique de souffrir
de la faim. Peut-être, aussi, ai-je curieusement peur de mincir Peur
de lâcher la peau d'un gros pour qui j'ai construit patiemment les
alibis de mon identité. Au boulot, on m'appelle « Look d'enfer », et
je veux bien parfois jouer le jeu du bon gros rigolo. Plutôt que
d'accepter le destin ordinaire d'une vie monotone clôturée par la
mort, je préférerais sans doute un autre destin, plus singulier, et
devenir gros, très gros. Phénoménalement gros.
Je suis nerveux et ma capacité de raisonnement s'en trouve
affectée. J'en éprouve une douleur dans les bras et le ventre. J'ai
la tête vide. Il y a deux êtres en moi qui combattent, l'un pour la
vie et l'autre pour la mort.
Ce conflit me fait mal.
Tenir.
Et pour tenir, je me donne des balises, des objectifs qui ne sont
pas démesurés : tenir cette première semaine. Après, mais après
seulement, il s'agira de mettre en place un nouveau contrat, une
nouvelle étape.
Je vais aller dormir un peu.
18 heures 30
Je dois décidément me sortir du crâne cette idée bien ancrée :
« Il faut souffrir pour réussir, plus tu souffres, plus tu es méritant,
plus tu seras récompensé. » Je n'ai pas réussi à tenir jusqu'à
l'heure du dîner, mais je n'ai pourtant pas abandonné la
négociation que j'entretiens avec moi-même. Je suis resté une
demi-heure au lit et je me suis levé, convaincu qu'il était inutile de
souffrir.
Sur une lumineuse proposition de Dominique, j'ai accepté un
grand plat de salade assaisonnée avec de la ciboulette, de la
moutarde, du citron, une cuillère à café d'huile d'olive et du sel.
J'ai continué avec un bol de carottes râpées. Je n'ai pas mangé
« à l'heure », mais je suis maintenant plus détendu, j'attends le
repas du soir plus serein.
Jeudi 12 février
La journée s'était parfaitement passée, j'avais fait de folles
dépenses avant que de me rendre au travail. J'avais supporté mon
régime mieux qu'hier et je m'attendais, après une rude journée de
labeur, à défaire mes colis en compagnie de Dominique. Joie simple
et tranquille du foyer retrouvé. Mon désir de manger se trouvait
presque entamé par celui d'ouvrir mes paquets pour en extraire le
robot-minute et le moulin à café super dernier modèle que j'avais
achetés. Avec ces instruments, je pourrai préparer de bonnes soupes
de légumes et moudre des céréales complètes pour agrémenter mes
potages. Judicieuse combinaison des joies cumulées de la dépense
et de la préparation scrupuleuse de mon régime. Mais ce soir - ô
contrariété -, au moment où je franchis le seuil de la porte, partagé
entre l'idée réconfortante d'un bon petit repas basses calories et le
plaisir de déballer mes achats, l'interphone retentit avec un arrière-
goût d'intrus. Je décroche et je réponds d'une voix sans doute un
peu pincée : « Qui est-ce ? » Je reconnais un copain qui s'invite
parfois à dîner chez nous. En d'autres temps, sa présence m'aurait
plutôt fait plaisir. Mais ce soir... Comment lui expliquer que je fais
un régime et que je mange autant de légumes ? Légumes que, de
plus, il me faudra partager. Je n'aime pas faire mon régime en
public. Je crains les remarques qui, pour amicales qu'elles soient,
m'apparaissent toujours comme désobligeantes. Et puis, je déteste
partager la nourriture quand j'ai peur de manquer. Gare à celle ou
celui qui oserait, malgré cette mise en garde, approcher sa main
trop près de mon assiette.
23 heures
Notre ami est parti. Avec un peu de recul, tout cela me paraît
complètement fou. J'en arrive à avoir peur de partager ma soupe et
de rencontrer un vieux copain que j'aime. Je plains ceux qui vont
devoir pour de longs mois accompagner mon parcours. A moins
qu'ils ne se lassent avant que j'aboutisse... Je pense surtout à
Dominique.
J'espérais prendre un peu de temps dans la soirée pour préparer
mon rendez-vous de demain avec le docteur Apfeldorfer. Mais je suis
fatigué. Il ne faut pas que ma psychothérapie me coupe
complètement du monde. Mon entrée en régime me rend d'un
« égoïsme » sans bornes. En fait, cet égoïsme (cet isolement ?)
existait déjà, simplement il se décale un peu et n'embrasse plus les
mêmes habitudes. Je dévorais en cachette, étranger et craintif dans
l'univers des autres. Je m'isole cette fois dans la privation, tout aussi
étranger et tout aussi craintif. Mais avec de nouveaux alibis. L'excès
et l'abstinence ne sont, probablement, que la manifestation d'une
seule et même claustration installée par une cause inconnue. Ce
n'est pas la graisse qu'il faut vaincre, mais sa raison première. Et
cette raison, j'ai bien peur de ne jamais l'atteindre. Peur qu'elle se
manifeste sous un nouveau visage. Lorsque j'expulserai la boulimie,
quelle autre perversion viendra prendre sa place ?
Vendredi 13 février
Une journée écoulée sans problème particulier et dans l'ensemble
plus facilement que les précédentes. Au cours de l'entretien de ce
matin avec le docteur Apfeldorfer, il n'a pas encore été décidé de
stratégie bien définie, mais nous avons fait le point sur la dernière
semaine. J'ai hâte de commencer à travailler sur mon
comportement alimentaire et de mettre en place de nouvelles
habitudes. Je me suis débrouillé pour arriver en retard. Je suis
toujours en retard, partout, quelle que soit l'urgence ou
l'importance de mon rendez-vous.
Je pense qu'il est temps pour moi de mettre fin à cette phase de
régime trop strict que je me suis imposé. Je vais progressivement
réintroduire le pain, les féculents, les fromages, le lait et un peu
d'huile. Mon thérapeute me laisse toujours faire. Il ne s'oppose pour
l'instant à aucune de mes décisions. J'ai l'impression qu'il m'observe
(pour apprendre à me connaître, pour découvrir les failles ?). Peut-
être pour me permettre de faire le point en me laissant m'empêtrer
dans les contradictions d'une logique que je voudrais rigoureuse. J'ai
tendance à ne pas vouloir lui laisser de prise. J'ai envie de lui
proposer un système tout fait, réfléchi, élaboré. Je voudrais me
présenter sous mon meilleur jour... Je ne suis pas sûr que ce soit
une bonne méthode. Mais après tout, qu'il se débrouille, c'est son
boulot que de trouver les pièges que je lui tends, les pièges que je me
tends.
Je n'ai pas la chance de pouvoir surveiller les progrès de ma perte
de poids. Le cadran de ma balance ne dépasse pas 155 kilos. Cela
provoque en moi un certain agacement.
Après dîner, j'ai commis l'erreur de lire d'une traite le carnet de
recettes qui accompagne mon beau robot-mixer. Je voudrais les
essayer toutes... J'éviterai à l'avenir de m'exposer inutilement.
Je décide de préparer, en supprimant la crème fraîche, une
recette de velouté aux champignons : 200 grammes de
champignons (il y en a dans le congélateur), deux cuillères à café
de farine, le tout finement broyé avec le merveilleux appareil, un
bouillon cube dégraissé dans l'eau de cuisson pour relever le
goût.
J'ai acheté ce robot-minute parce que notre ancien mixer était
cassé. La consistance et la température des aliments a une
importance primordiale pour moi. J'aime les aliments mous et
tièdes. Je tente probablement de retrouver les bouillies de la
petite enfance, le paradis terrestre que j'ai dû vivre entre la
naissance et l'école. Une recherche dans ce sens pourrait être
très construite et élaborée. Elle pourrait me conduire bien plus
loin et me permettre d'identifier l'origine de mes « traumatismes »
alimentaires. Malgré la richesse qu'elle comporterait dans la
redécouverte des profondeurs de soi, elle ne pourrait pas m'aider
à résoudre l'immédiateté de mes problèmes. Je retomberais dans
les travers classiques d'une thérapie analytique toute sèche,
pour me noyer encore dans de nouveaux atermoiements. « Je fais
ce que je peux. Je suis en analyse. Je ne suis pas maître du niveau
conscient de ma vie. » Finalement, une psychanalyse à l'état brut
ne pourrait me tenter que par curiosité. Et uniquement si je
n'avais pas de problème à résoudre. Et puis, tous les
psychanalystes que je connais m'emmerdent. Avec leurs sous-
entendus, leurs hochements de tête et le mépris qu'ils affichent
pour le bas peuple qui construit sa vie sur d'autres voies.
Je ne crois pas qu'il faille découvrir les causes profondes d'un
état avant de s'attaquer à ses symptômes. Bien des gens ont
changé à cause d'événements imprévus. On rencontre le grand
amour, on trouve un autre boulot, un nouvel appartement, on
éprouve un choc important... Autant de circonstances favorables
au changement que l'on peut dans une certaine mesure chercher à
provoquer, mais qui le plus souvent sont fortuites.
Le travail sur les symptômes n'exclut d'ailleurs absolument pas
une recherche simultanée sur les origines du mal, mais les
psychanalystes sont plus sectaires et refusent de faire le
cheminement inverse, persuadés d'avoir trouvé le seul chemin,
l'Unique.
On reproche souvent aux comportementalistes de provoquer un
changement spectaculaire, mais provisoire. Je crois que c'est un
risque réel, mais il peut y avoir aussi un retour de l'effet sur la
cause et le changement peut dépasser le cadre d'un simple
conditionnement. Il peut provoquer une véritable révolution dans
nos rapports avec le monde.
Dedans, dehors.
La nourriture vient de dehors, je l'ingurgite dedans. Mon corps se
transforme et grossit. Ses limites se déplacent. Je suis étonné
lorsque mon ventre touche un obstacle que je croyais encore assez
distant. Je regarde mon visage dans le miroir de la salle de bains,
je m'approche et suis surpris par le contact glacé du lavabo. Dans
la voiture, alors que le siège est repoussé en bout de course, le
volant frotte encore contre moi. Avec mes variations de poids, je n'ai
pas eu le temps de m'habituer à la place que j'occupe.
La perte des frontières de mon corps perturbe aussi la conscience
de la limite de mon être. Je perds toutes mes certitudes, toutes mes
échelles de valeur. Mon identité devient floue. Le personnage que je
joue pour éviter les conflits avec mon entourage ne colle pas à ma
peau. Il est tout simplement conforme à ce que l'on attend de moi,
ou à ce que j'imagine que l'on attend de moi : je suis un bon gros,
je suis jovial, j'aime la bonne chère et les excès, je ris de mon
malheur, je ne refuse jamais un aliment... Ce personnage-là est
un personnage de surface, j'ai conscience de son côté artificiel,
j'ai conscience de jouer la peau d'un autre, parce qu'il peut
m'arriver d'être gros et méchant, d'être gros et désespéré, d'être
gros et de ne pas avoir envie de bouffer.
Mon véritable problème est dans l'impalpable limite entre le
monde et moi. Je n'ai plus beaucoup de certitudes. Plus mon
corps grossit, plus je me perds. Plus je mincis, plus je me
recentre. J'ai besoin d'un équilibre entre le dehors et le dedans,
j'ai besoin de n'être ni trop fermé ni trop perméable. Être mince,
c'est devenir réellement un autre, un autre que je ne connais pas,
un autre qui me fait peur. Un autre qui peut-être ne sera plus
aimé par ceux qui m'ont accepté aujourd'hui.
Je n'aurai sans doute jamais une vision totalement claire des
phénomènes qui m'ont conduit à vivre ces déchirements. Ce que
j'attends de ma thérapie doit être à peu de chose près ce que
d'autres attendent d'une psychanalyse : transformer un
comportement automatique et inconscient en un comportement
réfléchi et positif. Mais je n'ai pas choisi la même voie, mon analyse
est centrée sur un thème précis et j'y inclus des consignes
concrètes dont les effets doivent être immédiats.
Les souvenirs reviennent par bribes informes, comme les
éléments d'un puzzle sans modèle. Mes crises de boulimie se
passaient toujours dans l'ombre et en lisant. Je mangeais de
manière presque somnambulique, la tête vide. Impossible, dans
ces crises, de manger sans lire. Lire n'importe quoi. Le journal,
une bande dessinée débile, un prospectus, la notice d'un
médicament, la liste des mille cinq cents concessionnaires Citroën
sur le petit livre dans la boîte à gants de ma voiture. Manger à l'abri
des regards indiscrets, en pensant à autre chose, dans ma voiture,
dans les parkings souterrains, dans les W.-C., dans la chambre,
volets fermés, lorsque Dominique était absente. Cacher les
emballages et détritus en différents endroits inaccessibles de la
maison, sous un meuble, sur une armoire, dans une boîte à archives
coincée sur mon bureau entre deux dossiers volumineux. Je ne
voulais pas qu'il reste de traces, même pas dans la poubelle où elles
auraient pu être découvertes. J'étais trop lourd et mal à l'aise pour
sortir les jeter dehors, j'avais hâte de retrouver mon lit.
Samedi 14 février
C'est la Saint-Valentin...
Depuis hier, j'ai envie de manger de l'aïoli. J'en ai lu la recette sur
le livret du beau robot-minute... J'en ai fait à midi avec de l'huile
de paraffine. J'ai dû en manger un quart de litre, satisfait de sa
quasi-gratuité calorique.
Trois samedis par mois, je tiens une petite librairie où je ne vois
pas trois clients de la journée. Je n'y ai d'autre issue que d'écrire, de
lire ou de m'ennuyer. Ce soir, nous allons recevoir des amis à dîner.
C'est la seconde fois que des témoins venus de « l'extérieur »
assisteront à l'un de mes repas. Mais cette fois je me suis préparé.
C'est un acte réfléchi, nous les avons invités. Je me suis cependant
trouvé confronté à un problème auquel je ne m'attendais pas. Ils ont
passé la soirée à discuter devant nous de leur prochain divorce.
Chacun d'eux nous prenait tour à tour à témoin de la mauvaise foi
de l'autre.
Après le repas, j'ai continué à grignoter en suivant de très loin
- dans un demi-brouillard - leurs engueulades, proférant de temps
à autre un encouragement à l'un des deux antagonistes pour que la
fête continue. Heureusement, je n'avais sous la main que
d'inoffensifs légumes bouillis, mais j'ai conscience de manger
encore de manière automatique dès qu'un élément imprévu vient
perturber mon « ordre des choses ». J'étais éloigné du monde et
de moi-même, l'esprit engourdi par la vacuité de leur discours.
Comme s'ils avaient su prendre la place des vieux fantômes que
je connais.
Je suis très content de vivre avec Dominique dont je me sens
d'autant plus proche que j'entends nos deux amis s'enguirlander
devant nous. Nous étions tout amoureux, c'était la Saint-Valentin,
j'avais envie de la serrer contre moi et puis de la couvrir de baisers,
mais l'heure n'était pas forcément bien choisie. Nous avions un rôle
à tenir. Dominique tentait de calmer les esprits, tandis que moi,
pour les exciter, je poussais l'aiguillon. Décidément, je n'aime pas
le monde.
Dimanche 15 février
Nous nous sommes réveillés, puis nous nous sommes rendormis,
puis nous nous sommes réveillés à nouveau, mais vers midi. Nous
n'avons fait qu'un repas, « petit » et « grand » déjeuners confondus.
J'ai passé le reste de la journée à écrire et à lire. Nos amis d'hier
sont revenus dans l'après-midi, mais je me suis enfermé dans le
bureau, sans suivre jusqu'au bout une conversation désormais
dépourvue d'intérêt : ils paraissaient réconciliés. Le soir, nous
avons mangé les restes de la veille en regardant la télé. Il eût sans
doute mieux valu que je mange simplement en mangeant, mais
pour l'instant je ne veux rien m'imposer de trop brutal.
Lundi 16 février
J'ai été trop absorbé par mon boulot pour penser que je pouvais
avoir faim tout au long de la journée. De plus, j'ai très bien mangé
et sans excès. À midi, filets de lote au court-bouillon. Ce soir,
gratinée aux oignons, flan de ciboulette au coulis d'asperges,
mousse d'orange au cognac. Je me rends compte que je peux
manger de tout, avec modération. La nourriture peut être à la fois
savoureuse et légère. Sur la soupe gratinée, il n'y a eu que 10
grammes de gruyère râpé, et à ma grande surprise cela a suffi pour
donner un aspect et un goût agréables. La mousse d'orange n'est
qu'une orange passée au mixer avec une cuillère à café de cognac
et un édulcorant. Le flan est un oeuf et de la ciboulette avec un peu
de lait demi-écrémé.
23 heures
J'ai faim. Je trouve ma faim scandaleuse après ce bon repas pris
à 19 heures 30. Je vais me coucher en pensant que la nuit effacera
ce tiraillement que j'ai dans l'estomac. Le matin au réveil, je n'ai
jamais envie de manger. Je prends néanmoins mon petit déjeuner
avec plaisir et, après les premières bouchées, je sens bien que j'en
avais besoin !
Il a neigé aujourd'hui. Je suis en ce moment beaucoup plus
sensible au froid. Jusqu'à la fin de cet hiver et pour tous ceux qui
suivront (je l'espère), la guerre des fenêtres et du chauffage a pris
fin. Dès que Dominique avait le dos tourné, j'ouvrais une fenêtre et
je fermais le robinet du chauffage. Je déréglais le thermostat. Bien
entendu elle accomplissait le même parcours en sens inverse
lorsqu'à mon tour j'étais inattentif.
23 heures 5
J'ai faim. La faim peut devenir pour moi une sensation agréable,
comme le réveil d'un sens oublié. L'idée d'éprouver la faim me
terrorisait. Je sais maintenant l'attendre sans frémir.
Je n'ai pas terminé une correction que je dois rendre demain
après-midi. Je finirai, comme toujours, à la dernière minute en
fin de matinée. Je ne sais pas travailler autrement. J'ai besoin de
dormir.
Mardi 17 février
Ma réflexion s'organise de plus en plus autour de l'attente de
mon rendez-vous hebdomadaire avec le docteur Apfeldorfer.
Vendredi 11 heures. J'ai trois rendez-vous importants ces jours-
ci, tous le matin et à 11 heures. C'est bien. Ça me laisse chaque
fois le temps de me préparer et je peux dormir tranquillement. Je
suis dans un tel état d'excitation, depuis quelques jours, que si
j'avais rendez-vous à 9 heures je serais éveillé depuis l'aube.
Alger.
En Algérie, j'étais un enfant. Souvenirs d'une autre vie, d'un
autre homme qui ne serait pas moi. D'un homme mince qui y
aurait grandi.
Alger, Saint-Eugène, la Madrague. La joie de me lever très tôt
l'été, pour descendre tous les matins courir sur le sable, sur les
rochers au bord de l'eau. Il y a encore quelques semaines, je me
sentais au terme de ma vie, l'Algérie me hantait comme un dernier
bilan, comme on revoit sa vie avant de s'éloigner pour toujours. Le
souvenir de moi abandonné, tout près d'Alger au cimetière de
Saint-Eugène, parmi les Juifs.
Il y a encore quelques semaines, mon corps était engourdi,
douloureux aux chevilles après mes déplacements quotidiens au
bureau. Pourtant, je m'y rendais toujours en voiture, mais il fallait
marcher jusqu'au garage, puis trouver une place, puis marcher
encore et monter un escalier jusqu'au premier étage. Sans compter
mes incessantes allées et venues vers le photocopieur ou dans les
rayonnages. Mal dans le dos, dans les cuisses. Mal assis, mal couché,
mal debout. Il restait le sommeil. Je me forçais à rester éveillé le matin
pour sortir travailler tous les après-midi. J'aurais volontiers passé
mon temps allongé dans ma chambre à dormir. Je n'aurais sans
doute pas réussi à occuper un emploi 40 heures par semaine. Ce mi-
temps est une transition providentielle.
Il y a quelques mois, sans boulot, c'était pire. J'ai passé des
semaines entières à dormir tous les jours 15 ou 16 heures, à
bouffer 5 ou 6 heures et à accomplir le minimum nécessaire à la
survie sur le peu de temps qu'il me restait.
Enfance. Tout près d'Alger, la Madrague le matin sur la plage,
courir...
Aujourd'hui, mon corps se traîne encore et ne répond pas à mes
désirs. Mais je parle du pire en employant le passé.
J'ai traversé des périodes où les quolibets à peine discrets des bien-
pensants me blessaient. On se moque d'un gros bien plus
ouvertement que d'un paralytique ou d'un aveugle. On est plus
familier à son égard. On l'interpelle grossièrement dans la rue ou
dans les lieux publics. Puis, je suis descendu plus bas encore,
abandonnant, dans mes pires périodes, les toutes dernières
barrières de la pudeur et de la dignité. Je m'en foutais. Je me foutais
des mecs dans ce bar qui sont venus vers moi en demandant
combien je pesais à cause d'un pari qu'ils avaient fait et dont j'étais
l'objet. Je me foutais de ces filles qui riaient après m'avoir dit : « Tu
te dégonfles » à propos de n'importe quoi, je me foutais de ne plus
pouvoir aller au cinéma à cause de la largeur des fauteuils, d'hésiter
à passer entre deux obstacles ne sachant plus au juste la place
que j'occupais. Je ne me cachais même plus pour manger, je
regardais dans les yeux les gens qui me dévisageaient.
Il fut un temps, il y a quelques années, avant de vivre avec
Dominique, où la seule chose qui m'éloignait du suicide était l'idée
que mon père ne s'en remettrait pas. Je me disais que ma mère,
malgré sans doute une grande peine et un grand désarroi, aurait
fini par continuer de vivre, mais que mon père, lui, en serait mort.
Je reprends tout au début.
Aujourd'hui mardi 17 février en l'an de grâce 1987. Belle
journée froide et neigeuse. Beaucoup de boulot, pas d'ennuis
particuliers avec la nourriture. J'ai quitté mon bureau ce soir
après 21 heures sans éprouver de famine notable. Seulement en
rentrant, j'ai mangé mon repas en regardant la fin d'un film à la
télé, Dominique avait déjà mangé.
Mercredi 18 février
Je tiens ce journal depuis un peu plus de vingt jours. Vingt jours
seulement. La dynamique de vie où il m'a entraîné me fait sentir
le temps d'avant comme très lointain. Je perds toute notion de la
durée des choses. Il y a dix ou vingt jours, il y a dix ou vingt ans,
tout est pareil. Pourtant, il y a dix ans j'étais seulement aux portes
de l'enfer. J'ai commencé à grossir démesurément à l'âge de vingt-
cinq ans. Je n'ai jamais été très mince, mais jusque-là, je vivais
des fluctuations mesurées. Plus ou moins 5 kilos, puis plus ou
moins 10 kilos. Ensuite, tout a été très vite : 30 kilos en plus puis
30 kilos en moins, 50, 60 kilos et un beau jour, au sommet de la
courbe, j'avais pris 116 kilos par rapport à mon poids le plus bas.
Aux alentours de la trentaine, je pesais exactement 186 kilos.
Jour mémorable où j'ai voulu me peser et où, devant un employé
médusé de la Sernam, j'ai vu l'aiguille frôler les cent quatre-vingt-
dix kilos. L'employé s'est à moitié étouffé en criant : « Marcel !
Marcel, viens vite, viens voir ! », puis Marcel est arrivé à petits pas.
Hébété, j'ai attendu un peu, puis ils ont parlé de moi comme si je
n'existais pas, comme si, malgré mon poids - ou peut-être grâce à
lui -, j'avais acquis une certaine transparence. Je me suis senti
vapeur éthérée, invisible, pur esprit. Pourtant, après quelques pas,
mes chevilles douloureuses me rappelaient à la matière tangible.
J'avais sans doute trop marché ce jour-là.
Le bureau de tabac n'était qu'à deux cents mètres de chez moi,
sur terrain plat. Je n'y allais jamais autrement qu'en voiture.
Voiture où j'avais bien du mal à entrer et dont j'avais bien du mal
à sortir.
J'imaginais le reste de ma vie sur un fauteuil roulant électronique,
spécialement aménagé pour mon poids, spécialement équipé des tout
derniers gadgets, de petits leviers hypersensibles pour les
commandes, des accessoires élévateurs, des cadrans, des
compteurs, des sirènes, un téléphone, une machine à traitement de
texte, un pupitre, du papier, une réserve de stylos, des toilettes et,
bien sûr, un garde-manger, un four à micro-ondes, et sous le siège
un grand congélateur.
Mes seuls trajets à pied : marcher de la porte de mon
appartement à l'ascenseur jusqu'au sous-sol où ma voiture était
garée. Si je dépassais quelques centaines de mètres dans la
journée, mes chevilles commençaient à enfler.
C'est à vingt-neuf ans, dans ce contexte, que la rencontre vraiment
inattendue d'une femme me fit remonter vers la lumière. Une
passion foudroyante qui n'a pas eu le temps de se transformer en
véritable amour. J'étais subjugué. J'y ai vécu ma première perte de
poids vertigineuse. En quatre mois, je perdais quatre-vingts kilos,
pris dans une sorte de tourbillon ascendant. Mais mon amoureuse
me quittait brusquement alors que j'étais au faîte de mon désir de
vivre. Je n'ai jamais bien compris les mécanismes de la passion.
Son amour s'est dissous en me laissant tout seul, bras ballants
sur la place. La passion n'est sûrement pas l'amour, mais elle
pourrait en être le prélude. Elle et moi nous marchions au milieu
d'une allée de miroirs et ils se sont brisés en nous laissant sur le
pavé de la réalité.
Elle me quittait sans doute à cause de mon nouveau désir de
vivre. Elle avait aimé un être tourmenté, déchiré, elle était
fascinée par le jeu de ma destruction et par mon désespoir,
comme attirée par le vide dans une sorte de romantisme morbide.
Elle me quittait et comme j'en éprouvais une sorte de crève-
cœur, je reprenais dans les six mois, n'importe qui en aurait fait
autant, une soixantaine de kilos. Je n'étais pas à ma première
expérience de ce type, mais celle-ci aura sans doute été la plus
violente. À cette époque, presque toutes les relations que je vivais
avec les femmes s'articulaient autour de la fascination qu'elles
éprouvaient à voir comme je savais mourir, la complaisance que
j'avais de me montrer dans cet état et la manière dont je savais
me servir de cette disgrâce pour séduire.
Mercredi 18 bis février
Au fait, il faudra bien que je me rende encore à la Sernam, pour
vérifier mon poids, pour voir si je maigris et à quel rythme.
Maintenant, mes jours se passent sans problème, à tel point
que je trouve ça trop beau. J'ai peur d'un choc en retour imprévu
qui viendrait me prendre un beau matin. Je n'arrive pas à croire
que ma vie soit possible sans souffrance. Cette idée est si
profondément ancrée... Même dans mes pires périodes, je pensais
que je pourrais maigrir. Mais je pensais que si je parvenais à maigrir
de façon durable, un châtiment viendrait ailleurs. Je pensais au
cancer.
Je continue à manger de bonnes choses qui ne font pas grossir,
une autorégulation commence à opérer.
Ce soir, un copain est venu dîner avec nous, je n'ai pas ressenti
sa présence comme une inadmissible ingérence dans ma vie
alimentaire et animale. Son problème m'est apparu bien plus grave
que le mien, il est étranger et risque une expulsion pour une
histoire idiote de carte de séjour qu'il a oublié de faire valider. Il
passe en jugement le 3 mars. Cela fera huit ans qu'il vit en France
et il n'a aucune envie de retrouver la misère de son pays. Il nous a
dit que là-bas, lorsqu'il avait la chance de trouver un emploi, il était
obligé de rentrer à pied chez lui, ne gagnant pas suffisamment
d'argent pour payer le bus sur le trajet du retour...
Jeudi 19 février
C'est fou ce que dix jours de « régime » peuvent changer la vie d'un
homme. J'ai débuté il y a très peu de temps, et déjà je me sens plein
d'allant. Pourtant les quelques kilos que j'ai dû perdre ne se voient
guère. On ne se rend jamais compte de mon amincissement avant
que j'aie perdu 10 ou 15 kilos. 10 kilos ne représentent même pas
6% de mon poids de départ. C'est-à-dire, à proportions égales, la
perte d'à peine 2,9 kilos pour une femme comme Dominique qui en
pèse 50.
Je me sens encore très fragile et suis vivement interpellé par les
diverses échoppes spécialisées en comestibles. Je suis encore sur
la lame du couteau, il suffirait de peu de chose pour que je bascule
à nouveau dans les profondeurs où m'attendent pêle-mêle les
nourritures sucrées et grasses, les charcuteries, les roqueforts,
les nougats, les tubes de lait concentré, les merguez frites, les
hamburgers et autres frivolités consommées de préférence tièdes
et molles...
Il était important pour moi d'acheter la nourriture. De la payer.
Je n'éprouvais pas le même plaisir à manger celle qui était déjà
stockée. Il y avait dans le désir frénétique de bouffe un désir tout
aussi frénétique de dépense. Jusqu'à l'interdiction de chéquier
après quelques débordements. La folie des grandes dépenses
dépassait souvent le cadre de la bouffe et j'y vivais le même cycle
autodestructeur. Mes périodes de régimes s'accompagnaient
souvent d'achats aussi divers qu'injustifiés. J'avais parfois la
sensation d'être l'innocente victime d'un sortilège, possédée par un
être mauvais qui, en moi, combattait pour conduire à la ruine
toutes mes tentatives.
Vendredi 20 février
Ce matin : thérapie avec le docteur Apfeldorfer. J'étais en
retard, bien entendu, mais lui aussi, heureusement. J'étais très
excité. Il tentait de me parler au cours des brefs instants où
j'étais obligé de reprendre mon souffle.
Après chacune de mes envolées, je regrettais de lui avoir coupé
trois fois la parole, mais la phrase suivante arrivait déjà pour
étouffer mes scrupules. Il fallait que je dise combien je me sentais
encore fragile. Je n'ai toujours pas une conscience exacte de la
quantité d'aliments que j'absorbe. Je dois me forcer pendant un
temps à peser les aliments à risque : pour moi les viandes, les œufs,
le fromage blanc 0 %.
Samedi 21 février
Encore un samedi passé à tenir cette librairie déserte. Juste à
côté de la librairie, il y a un restaurant turc qui vend des plats à
emporter. Notamment un sandwich au mouton : le « donner
kebbab ». Il m'arrivait, dans un passé qui n'est pas très lointain,
d'en consommer trois ou quatre dans la journée pour meubler les
temps morts entre chaque client, en alternance avec les paquets
de biscuits achetés chez Félix Potin à l'angle de la rue. Le tout
souvent arrosé d'un litre de soda, avec, en guise de conclusion,
d'excellents gâteaux au miel (un peu écœurants tout de même
après un usage immodéré). Je m'arrêtais généralement à ce
stade, car, à midi et le soir, il fallait quand même que j'aie l'air de
pouvoir manger avec appétit pour ne pas être soupçonné.
Avantage du boulimique sur l'ivrogne : le soir, en rentrant chez
soi, nous ne sommes pas saouls et nous pouvons souvent jouer
impunément le jeu de la vertu outragée. Moi ? Je n'ai rien
mangé !
Phrase à ne jamais prononcer sous peine d'être
irrémédiablement démasqué : « Je ne sais pas ce que j'ai ce soir,
ma chérie, mais je n'ai pas bien faim. »
Les commerçants du quartier ont perdu un bien bon client,
j'avoue que j'ai maintenant un peu honte de les décevoir en
passant le seuil de leurs échoppes :
— Et pour aujourd'hui ce sera ?
— Ben... Un magnum, heu... Non tiens, deux magnums d'eau
minérale.
Œil dubitatif de l'épicière...
Sourire incrédule...
— Et puis une bouteille de Perrier, s'il vous plaît ! Je
paie et je sors sans me retourner. Dans le restaurant
turc, tout se passe beaucoup mieux, les regards sont plus
discrets. Lorsque je demande un thé ou un café, je ne comprends
pas les commentaires qu'ils échangent. Il m'est permis de tout
imaginer. Et je suis justement disposé à imaginer qu'ils tiennent à
mon sujet les plus aimables propos.
Café fort.
Café que je rapporte, piteux, dans l'antre de mon arrière-
boutique et que je savoure doucement en affectant ma petite
moue de circonstance.
Café, lecture et puis page tournée.
Dominique est venue ici cet après-midi, nous avons lu et écrit
ensemble, commentant l'un et l'autre ce qui nous paraissait
notable dans nos lectures ou nos écrits. Les clients ne sont pas
venus nous déranger. Il n'y a pas eu une seule vente depuis ce
matin.
Journée ordinaire à propos de la nourriture, si ce n'est que j'ai
acheté des petits bonbons sans sucre à la pharmacie, mais je n'en
ai mangé que trois ou quatre. Dominique par contre a fini les deux
paquets.
Dimanche 22 février
Depuis plusieurs jours, je sens que je risque de dérailler parce que
je n'ai pas une idée bien précise des quantités et de la valeur
énergétique des aliments que j'utilise pour ma maigre pitance.
Aujourd'hui, pesée obligatoire et calcul de la valeur calorique de tout
ce qui se mange. C'est un peu fastidieux, mais je ressens la
nécessité d'entrer dans une phase quantitative. Je me décide à tenir
le carnet alimentaire dont m'a parlé le docteur Apfeldorfer. En fin de
journée, j'ai fait un total : 1 388 calories. Il faudrait que je puisse me
peser, pour voir à quelle vitesse je perds mes kilos. Je n'arrive pas à
me résoudre à retourner à la Sernam. Je préfère attendre que ma
balance puisse faire son office.
Par expérience, je sais bien que je vais passer par des paliers plus
ou moins longs où je continuerai obstinément mon régime et où je
ne bougerai plus d'un gramme. Il est même possible que je reprenne
un peu de poids. Au bout d'un temps, je me remettrai à mincir (un
peu plus lentement chaque fois). Pour limiter ce phénomène, je me
donne des consignes strictes : « Il faut, il ne faut pas, je dois, je ne
dois pas. »
Il ne faut pas que je démarre mon régime trop violemment. Il faut
que j'arrive à freiner l'enthousiasme de mes premières pertes de
poids. Pour cela, je dois connaître la valeur calorique des aliments
mangés et le poids perdu chaque semaine. Je dois dès le départ
établir le meilleur compromis. Il faut que j'apprenne à construire
une autorégulation.
C'est en ce moment l'objet principal de mon débat avec le docteur
Apfeldorfer. Je suis rassuré de pouvoir enfin parler technique et
d'aborder des problèmes concrets. J'ai l'agréable sensation de me
trouver face à un homme qui prend en compte mon avis et mes
idées, sans se réfugier derrière son statut de spécialiste. Je crois
que s'instaure entre nous une certaine confiance. Je n'ai plus envie
de ruser. Je veux tenter d'atteindre le vrai débat, sincèrement, avec
tous les moyens dont je dispose. La quantité calorique des aliments
que j'absorbe me paraît un peu faible. J'ai peur de me laisser
emporter par le désir de mincir trop vite. J'attends avec impatience
la prochaine séance. J'entame ce soir la seconde phase de mon
entreprise.
Résumé :
Après avoir commencé sur 4 ou 5 jours à manger peu, mais
n'importe comment, après m'être pendant une dizaine de jours
attaché à manger de bonnes choses à faible valeur énergétique,
l'analyse quantitative que j'entreprends sur mon alimentation est
déjà un travail sur le comportement.
Lundi 23 février
Ce soir je suis un peu fatigué. Peut-être à cause de mon régime,
peut-être plus simplement parce que je manque de sommeil et
que la journée a été chargée.
Mon nouveau rythme alimentaire représente une rupture trop
brutale face à mes anciennes habitudes. Je perds du poids à très
très grande vitesse. Je n'ai pas de repères chiffrés, mais déjà mes
vêtements s'entrebâillent autour de mon corps, j'entre et je sors
plus facilement de ma voiture, je marche mieux.
Ce matin, j'ai quitté la maison pour un rendez-vous de travail.
Un jour ordinaire parmi les jours. Un jour sans pluie, un jour
sans froid et sans chaleur. Un jour où simplement j'ai marché
pour ne rien faire, porté par mes pas, attiré, au détour d'une rue,
vers une autre rue qui menait à un square où j'ai entendu des
oiseaux. J'ai marché, simplement marché, comme des millions
d'êtres humains, marché comme dans mes souvenirs. C'est la
première fois depuis longtemps. Pourtant ce soir je n'éprouve
plus de joie, il ne me reste que la fatigue et derrière la fatigue
comme une ombre qui plane.
Je suis au bout de la course qui me conduit d'un excès à l'autre.
Tout près d'une période anorexique. Je me force maintenant à
manger. Le total de ce jour n'atteint pas même 1 400 calories et
je me sens trop plein. C'est un comble !
Je ne connais plus l'enthousiasme de ces dernières semaines.
Je me force à écrire ces lignes, alors qu'auparavant les idées se
bousculaient jusqu'à moi pour s'ordonner dans ma tête, sur un
parcours rectiligne. Je me voyais appliquer sans faillir la méthode
« claire et positive » que je m'étais fixée.
Mardi 24 février
Je suis trop fatigué ce soir pour écrire. J'ai eu des vertiges au
cours de la journée. J'ai augmenté avec beaucoup de peine mes
portions. J'ai mangé de très bons poivrons farcis que Dominique
a préparés. Je suis invivable, je suis angoissé.
Total calorique de la journée : 1569 calories.
Mercredi 25 février
Je ressens toujours cette fatigue et n'arrive pas à rassembler mes
idées. Le repas de ce soir a été un calvaire. Il s'est déroulé dans un
cauchemar. Dominique portait un tablier bleu, elle virevoltait d'un
ustensile à l'autre, elle criait avec des mots qui appelaient d'autres
mots trop rapides. J'ai crié à mon tour.
Je me suis replié.
Je ne percevais plus que nos gestes et nos cris vides de sens.
Combien de temps s'est écoulé ? Elle avait mangé avant que je ne
rentre. C'est tout.
Dérisoire ?
À l'instant où j'écris, je suis complètement seul. Seul et
incompris. Incompris pour avoir accompli un geste effectivement
dérisoire dans le néant : j'ai pleuré tout simplement parce que je
mangeais seul.
Le pouvoir que j'avais sur moi ces derniers jours s'est envolé. Je
me sens dépassé par les événements. Je ne comprends plus rien. Je
n'ai pas pu finir mon repas ce soir et pourtant j'ai tenté de le faire.
Je ne supporte plus rien. Le bruit m'exaspère, je perçois l'inutilité de
chaque chose. L'agitation de Dominique me blesse. J'ai téléphoné,
un peu comme on jette une bouteille à la mer, vers 20 heures 30 au
docteur Apfeldorfer. Je n'ai aucune prise sur les événements. Je
tenterai d'analyser tout cela ultérieurement. Je laisse ces notes à
l'état brut. Je dois être épouvantablement chiant.
Jeudi 26 février
J'ai passé une nuit très agitée en ruminant mon attitude de la
veille. J'ai pourtant l'impression ce matin d'y voir un peu plus
clair. J'écris ces lignes avant même de déjeuner ou de faire ma
toilette.
Je suis d'une injustice criante avec Dominique. Elle prépare mes
repas. Pourtant elle n'a aucune disposition particulière pour jouer
les femmes au foyer. Ses aspirations sont d'une autre nature. Elle
m'aide à tenir le compte de mes rations quotidiennes, elle supporte
mes épouvantables sautes d'humeur et désire vraiment que je sois
mince. Nous nous aimons, j'ai une très grande chance.
Il faut absolument que j'arrive à contrôler mes états excessifs :
mes déprimes profondes, mes enthousiasmes injustifiés, mes
colères incessantes...
Si je n'arrive pas à prendre une plus grande ration alimentaire,
j'aurai de plus en plus de mal à refaire surface. J'ai besoin de définir
des objectifs incontestables et concrets :
1) Maintenir la pesée obligatoire des aliments, sans doute pour
une longue période. Traduire en calories tout ce qui me passe
entre les dents.
2) Augmenter mon alimentation pour arriver juste en dessous
du point zéro. C'est-à-dire évaluer la valeur énergétique maximale
de la ration qui me permettra de continuer à mincir, mais tout
juste (1 600, 1 700 calories ?).
3) Partir à la redécouverte de mon corps. À la recherche de la
place qu'il occupe.
Le docteur Apfeldorfer me conseille d'installer de grands miroirs
où je puisse me voir en pied et de préférence en mouvement. Je
vais tenter de repérer mes lieux de passage obligé dans la maison
pour les y installer.
Je pense aussi à d'autres solutions : choisir la douche plutôt que
le bain, me frotter avec une brosse de massage, utiliser
régulièrement des crèmes raffermissantes sur le visage et sur le
corps.
4) Commencer à faire un peu d'exercice. J'envisage de ne plus
prendre ma voiture pour aller au boulot mais d'utiliser les transports
en commun. Je ne suis pas encore capable de faire de la
gymnastique.
Malgré ces belles résolutions, la crise d'anorexie poursuit sa route.
Elle vise à me punir des excès de jadis par une abstinente contrition
qui ne me conduira qu'à de nouveaux excès, plus forts. Toutes les
nourritures suspectes relèvent d'un interdit quasi religieux. Mon
judaïsme refait surface. Les aliments suivants sont déclarés ne plus
être cachers.
Maudits soient-ils !
Maudits soient le pain et tous les féculents, l'huile et tous les lieux
où elle se cache sous de sinistres travestis. Maudit soit le sucre !
D'ailleurs ne parlons du sucre qu'à voix basse, sa simple évocation
peut avoir des conséquences maléfiques considérables. Maudite
soit la descendance de tous ces aliments, de par les siècles et les
siècles.
Je surveille la présence de Satan et le retrouve partout autour de
moi. Il est dans cet œil gras qui flotte solitaire au-dessus du bouillon,
dans cette poire étonnamment sucrée. Il est dans ces poivrons farcis
où Dominique cache sûrement, la perfide, du pain empoisonné
comme le fut la pomme de mon ancêtre Adam.
Il est dans ce rôti, trop bon pour être honnête...
21 heures 30
Tous les jours ou presque se reproduisent identiques. Matin
espoir et soir chagrin.
Mon seul refuge est au-delà des avant-veilles. Il est sur le bout
de mes doigts, hors d'atteinte. Il est sur la lisière du sommeil
délié. Il se dissout et coule jusqu'au matin encore, sur les saveurs
d'une cuisine orientale. Angoisse du soir, matin. Matin du soir,
espoir.
Vendredi 27 février
J'ose à peine le dire, mais j'ai perdu entre 14 et 15 kilos depuis
le début de mon entreprise (18 jours de « régime »).
J'essaie de temps à autre de me peser sur la balance de ma
chambre. Je prends appui d'une main sur la commode, je pose un
pied sur le plateau et progressivement, délicatement, je laisse mon
poids peser de toute sa cruauté sur le pauvre instrument,
visiblement dépassé. Eh bien, aujourd'hui, la frontière n'est plus
très lointaine où je pourrai lâcher toute prise.
Samedi 28 février
Samedi librairie. Samedi d'ennui. Je n'ai pas réussi à écrire une
ligne de toute la journée. Ce soir je jette simplement un mot sur
le papier pour me faire croire que ce jour n'est pas passé en pure
perte.
J'allais oublier de noter que j'ai mangé une excellente salade
« méchouïa », réalisée à partir d'une sorte de ratatouille réduite en
bouillie, parfumée avec du basilic, de l'ail et deux cuillères à café
d'huile d'olive.
Dimanche 1er mars
Levé tard. Bien mangé le matin. J'ai eu faim au cours de la journée.
Une configuration normale et rassurante en quelque sorte. Un bon
copain vient dîner ce soir. Je ne suis pas du tout gêné par cette
perspective, je l'attends au contraire avec impatience. J'ai
l'impression maintenant de maîtriser ma capacité à me nourrir
comme je l'entends devant les autres. Sans me sentir contraint de
fournir mille et une explications, sans craindre l'exaspération. Je
deviens peu à peu plus sociable. Le total de ce jour dépasse un peu
les prévisions. 2 100 calories.
Lundi 2 mars
Pour la première fois, aujourd'hui, je reprends le métro. Ça ne
m'était pas arrivé depuis des lustres. Je suis plutôt satisfait de cette
sortie dans le monde. Je me rends compte de l'isolement dans
lequel j'ai vécu ces dernières années. La rue est devenue une
étrangère et je dois la reconquérir. Je la découvre avec les yeux de
l'innocence. Tout m'interpelle et je m'étonne. Je suis heureux et je
suis attentif. Je suis libre, lâché dans la ville au gré d'un
cheminement sans but.
Mes trajets quotidiens, maison, parking, voiture, boulot, maison
me privaient de tout ça. J'ai acheté une carte orange de première
classe (pour éviter une trop grande fatigue dans la cohue).
Mardi 3 mars
Pouvoir aller n'importe où, sans aucune retenue.
Je marche dans la rue, je monte et descends des escaliers. Je
parcours l'écheveau des couloirs souterrains qui défilent sous mes
yeux quand je m'installe dans le wagon.
Métro passion.
C'est un regard croisé que je ne connais pas. C'est la nuit, c'est le
jour. C'est au même instant, pour des milliers de vies mêlées, la
tristesse, la misère et la joie. C'est vous qui passez parmi eux,
inattentif à cet instant. C'est vous, porté par le chemin des
habitudes, pendant que moi je déambule. C'est moi encore hésitant
qui marche les yeux ouverts au bout de ce passage, pour vous
rejoindre dans le flot.
Hôtel-de-Ville.
Un nègre noir et nostalgique tape sur son tam-tam.
Mon pas épouse son rythme, mes épaules balancent sans même
que je le sache. Sur le parcours, dans les galeries, un bruit
s'éloigne et l'autre se rapproche. Concert pour violoncelle seul,
tam-tam abandonné.
Châtelet.
Debout sur le parterre mécanique, les murs s'écoulent autour de
moi et le temps passe. Un homme endormi, pantalon retroussé,
nous montre ses ulcères. Une jeune fille recroquevillée pleure par
terre en tremblant, un accordéoniste aveugle chante une chanson
d'amour et déjà mes chevilles me font mal.
Bastille.
J'habite Paris depuis plus de dix ans et j'ai dû prendre le métro
moins de dix fois. Je suis vraiment très fatigué ce soir, mais je
suis calme et détendu. Ce soir aussi, j'ai découvert que 20
grammes de roquefort ne me coûtaient que 80 calories et ça,
c'est une bonne nouvelle.
Mercredi 4 mars
Grande nouveauté. Dominique a un an de plus.
Domi qui rit, Domi qui pleure pour son anniversaire. Elle pleure
parce qu'elle est plus âgée qu'hier. Elle rit parce qu'elle se voit
pleurer. je n’ai pas envie qu'elle soit triste et je l'embrasse.
Grande nouveauté. J'ai modifié mon emploi du temps, je
travaille le matin et suis libre l'après-midi. J'ai comme ça
l'impression de mieux disposer de mes journées.
Grande nouveauté. Nous essayons une nouvelle recette de
dessert.
Grande nouveauté. Repas du soir au restaurant chez
Goldenberg, rue des Rosiers. Dans les toutes premières années de
ma vie parisienne, j'y venais très souvent. Le patron m'a reconnu
après un temps d'hésitation, il est venu me serrer la main. Je ne
sais pas si j'étais plus gros ou plus mince lors de ma dernière visite.
À son regard, je devine que j'étais en tout cas différent. J'ai du mal
à reconstruire les quatre ou cinq années qui m'ont conduit à peser
186 kilos. J'ai beau fouiller dans ma mémoire, une période de flou
persiste entre les quelques mois qui ont précédé mon arrivée à
Paris et les quelques années de mon installation. Je ne sais plus
où je vivais juste avant de venir m'y établir. Sur ce point précis je
suis complètement amnésique et c'est assez déroutant. Je ne vivais
plus à Bordeaux, ça j'en suis sûr. Je ne sais plus si j'étais à Nice
ou à Toulouse. Je vivais avec Viviane dans l'une de ces deux villes.
Je me souviens très bien de certains détails pourtant bien plus
lointains. Ceux de mon enfance en Algérie. Enfance que je perçois,
comme le début de la vie d'un autre homme que sans doute je
serais devenu si j'y étais resté.
Première époque :
Alger. Alger pendant la paix. Alger pendant la guerre. Alger avec
les adultes regroupés le soir autour de la radio pour les
informations. Alger avec au pied de mon balcon les manifs, avec
le bruit d'un mitraillage. Avec le souvenir d'hommes et de femmes
poursuivis et blessés qui frappent à notre porte. Avec notre
appartement transformé ce jour-là en infirmerie de campagne,
avec des femmes qui cherchent leurs enfants et des hommes qui
pleurent, avec la cohue devant le téléphone. Le téléphone pour
prévenir, pour rassurer :
- Je suis toujours en vie, je pense à toi.
Alger aussi d'une vie plus tranquille dans les faubourgs. À
Saint-Eugène dans un jardin. À la Madrague au bord de l'eau sur
les rochers. Très souvent nous nous réunissions entre amis,
voisins, cousins plus ou moins éloignés et toute la famille proche,
bien entendu pour organiser de grands repas. Nous avions
parfaitement assimilé l'apport gastronomique de la France, mais
nous n'avions pas oublié pour autant notre propre culture. Nous
cumulions souvent les fêtes juives, musulmanes et chrétiennes.
Dinde aux marrons, bourbouche, zlabias, loukoums. Couscous
au beurre avec des fèves, fromages variés et métropolitains.
Deuxième époque :
Nice. Adolescence en France, pour une courte transition où
j'étais encore l'Algérien et le Juif, un peu gros, mais sans plus.
Première année scolaire en métropole. Nous croyions tous que
nous allions repartir en Algérie tout comme nous en étions venus.
Il y avait certes une période trouble, mais nous allions repartir,
sans doute dans quelques mois. Il me semble même que nous
avions parlé au tout début de vacances que nous passions en
France. Mon père était encore « là-bas » pour régler ses affaires
pour préparer notre retour ? Nous attendions sans cesse de ses
nouvelles. Plusieurs branches de la famille étaient regroupées dans
la même maison, une villa sur les hauteurs de Nice.
Puis nous n'avons plus parlé de retour, nous parlions de
transports, de bateaux, de cadres et de containers pour rapatrier ce
qui pouvait être sauvé. Nous ne manquions vraiment de rien, mais
nous vivions une atmosphère de drame permanent. La mort de mon
oncle, l'infarctus de mon père, son arrivée d'Alger en avion avec
auprès de lui un masque à oxygène. Les tombes abandonnées dans
le cimetière de Saint-Eugène. J'entendais parler de lingots d'or
cachés comme du savon dans des gants de toilette.
Les Français nous prenaient pour une curieuse tribu
d'esclavagistes nantis. Peut-être nous faudrait-il encore partir ? On
me disait que c'était là le lot des Juifs : construire pour mille ans,
mais garder toujours au coin de sa mémoire une valise prête pour
un nouveau départ. Lorsque Jacob a cru qu'il allait s'installer, la
famine est venue et il est reparti. J'en conserve le souvenir depuis
ma fuite à la sortie d'Égypte, depuis Auschwitz, depuis la destruction
du temple de Jérusalem, depuis Isabelle de Castille qui me chassa
d'Espagne, depuis Charles Martel contre qui je me bats, depuis la
reine Esther, depuis Dreyfus...
Je me souviens de la solennité des fêtes religieuses et, au temps
de mon grand-père, des repas précédés d'une prière, tous les
vendredis soir. J'ignorais tout de la signification des syllabes qu'il
chantait en hébreu, mais je n'en ai oublié aucune et je pourrais sans
doute les réciter encore à la veille de ma mort. Je me souviens du
pain trempé dans le sel qu'il distribuait, de la gorgée de vin qu'il
fallait boire et du couscous qui allait suivre. Shabbat shalom. Je me
souviens comme nous nous embrassions avec ferveur. Je me
souviens de l'intense émotion des retrouvailles. « Toi aussi, tu es
venu à Nice. » Les gens qui n'étaient en Algérie que de vagues
relations devenaient un morceau de nous-mêmes. Des femmes et
des hommes jusque-là inconnus me serraient dans leurs bras.
Mais nous faisions également preuve d'une remarquable capacité
d'adaptation : la socca, les gnocchis, la polenta, les pizzas, les panis
et autres raviolis viennent enrichir notre savoir-faire. Comme s'ils
avaient été nôtres depuis toujours.
Troisième époque :
Mai 68. Nice, Bordeaux, Toulouse, encore Nice et Toulouse
confondus. Anarchiste, je ne suis plus rien de tout ce que j'ai connu.
Je ne suis plus juif. Je ne suis plus d'Alger. Les identités culturelles
mettent des barrières entre les hommes, il nous faut briser ces
carcans pour retrouver l'essence première de l'humanité. Nous allons
vivre la grande fusion universelle, je suis toi, tu es moi, nous
construisons un monde nouveau. Nous avons vécu au sein d'un
univers exsangue. Il n'existait qu'à travers des images mortes
continuant de se reproduire uniquement pour elles-mêmes. Vivons
l'immédiateté de nos désirs. Nous abolirons les inégalités, parce que
vivre pour soi, c'est vivre pour les autres. Finis les vieux militants qui
parlaient d'un monde meilleur sans remettre en cause leur existence
quotidienne. Ceux qui disaient : « Je ne fais pas de politique à la
maison. » Mais justement, pour nous, c'est d'abord la maison qui est
politique, il faut abattre les cloisonnements entre ce que l'on vit et ce
que l'on pense. La lutte de classes passe par le meurtre de cette part
de vieux monde qui reste au fond de nous. Comment imaginer
jusqu'où de telles idées nous ont conduits ? Tout appartient à tous
et nous vivons en des groupes fermés. Les autres hommes, ceux qui
ne participent pas au mouvement, ont-ils une vie intérieure ? La
rupture avec le vieux monde est brutale, je crache sur les valeurs
bourgeoises de mon enfance. Nous voulons tout et tout de suite.
Quelques mois plus tard, le vent se calme, nous n'acceptons pas la
retombée du mouvement. Nous nous réfugions dans un micro-
milieu qui se divise en d'autres milieux plus petits et rivaux. De plus
en plus petits, de plus en plus dogmatiques et sectaires, de plus en
plus loin de la vie que nous cherchions. Je ne veux pas renoncer et
je m'enferme au sein des parcelles les plus radicales du mouvement.
Un beau matin, je me trouve face à un mur. Je ne comprends
plus mes compagnons de lutte. Avec les questions que je me pose,
je fais figure d'humaniste petit-bourgeois. Je ne crois plus à la
révolution et j'y ai perdu une grande part de moi-même. Nous
refusions l'univers des représentations, mais hors des
représentations l'univers était vide et nous roulions dans le néant.
La violence devait être l'instrument provisoire du changement. Le
point de passage obligé. Mais la violence continuait maintenant
seulement pour la violence et le changement ne venait pas. Nous
étions sur le point de reproduire les schémas les plus abjects du
monde que nous voulions combattre.
Nous avons vécu vraiment dans un autre univers, une autre
planète. Nous avons vécu à des milliers de lunes. Certains n'en sont
pas revenus, ils courent encore après des chimères, certains sont
devenus fous, d'autres sont morts. Aujourd'hui, si j'espère encore
un changement, il est bien plus modeste. Je vote, oui, je vote après
avoir crié maintes fois contre les élections. Mais, tout au fond de
moi, demeure encore et pour toujours comme un espoir qui attend,
pour repousser, que la fenêtre s'ouvre et puis que la pluie tombe.
Quatrième époque, quatrième vie :
Paris, Paris. Paris la décadence. Aucune valeur nouvelle n'est
venue remplacer les anciennes. La vie est vide. Sur les cendres du
vieux monde un avorton reste allongé. Un avorton qui engraisse
lentement, sûrement. Paris de mes premiers cent kilos et de ceux
qui suivirent.
Je me sens aujourd'hui, mercredi 4 mars, à l'aube d'une
cinquième vie. Une vie qui pour une fois n'exclura pas les
précédentes. Une vie où je serai tout à la fois juif, algérien, petit-
bourgeois, français, révolutionnaire humaniste et anarchiste. Une
vie où j'aurai encore à lutter, sans doute jusqu'à la mort, pour
devenir et rester mince. Mais je suis sûr que cette lutte deviendra
peu à peu une manière de vivre paisiblement. Quelques Américains
ont dépassé trois cents kilos. Ce sont tous d'anciens combattants
du Vietnam. Je me sens tout près d'eux. Moi, j'ai vécu mon Vietnam
en 68.
Jo Goldenberg m'a reconnu ce soir, mais il ignore les années
passées à me détruire doucement alors que je venais dans son
établissement. Je dépensais alors sans compter, j'avais des
relations, j'invitais. J'étais persuadé qu'il n'y avait pas de limite à
la fortune que je dilapidais...
Je mange au restaurant pour la seconde fois depuis le début de
mon entreprise, mais cette fois je ne suis pas angoissé. Je choisis
sur la carte des plats qui me semblent appétissants sans être trop
gras ni lourds. Je suis surpris d'être très vite rassasié. Le total
énergétique de ma journée ne dépasse pas 1 800 calories, malgré
le restaurant.
Jeudi 5 mars
La rue est toujours belle. Le matin pour rejoindre la station de
métro je passe devant une école à l'heure où les enfants arrivent.
Longtemps j'ai eu très peur des enfants, peur de cette cruauté que
je leur connais. Peur de m'entendre interpeller. Je les regarde
aujourd'hui avec une extrême bienveillance. Un peu plus loin sur
ma route, une contractuelle roucoule bras écartés en faisant
traverser ses petits.
Mon alimentation demeure très difficile à équilibrer. J'ai brisé la
période d'anorexie naissante de la semaine dernière et je bascule
déjà sur le terrain de la tentation débordante. J'avais tendance à
noter largement les calories sur mon cahier, maintenant j'ai la
tendance inverse et j'en oublie quelques-unes. Cette tricherie
(avec moi-même) n'atteint pas pour l'instant des proportions
inquiétantes. Mais je constate qu'il m'est impossible d'établir une
relation objective avec ce carnet alimentaire.
Vendredi 6 mars
Métro.
Un escalier antipathique croit me surprendre chaque jour en
surgissant au même endroit. Il ne sait pas, le sot, que les escaliers
qui me sont familiers deviennent plus faciles à franchir que ceux
que je ne connais pas.
Métro.
J'ai tout de même quelques problèmes le matin dans la cohue. Mon
poids m'oblige à de très gros efforts pour me retenir à la barre dans
les secousses. Je pèse toujours quelque chose qui traîne aux
alentours de 150 kilos. J'ai peur de ne pas arriver à me retenir et
d'écraser, lors de certains freinages brusques, une demi-douzaine
d'innocentes personnes.
Œil inquiet de ma voisine qui croise mon regard et surprend
ma pensée.
J'ai un long week-end devant moi. Je ne travaille pas à la
librairie samedi et j'ai terminé ma semaine aujourd'hui à 13
heures 15. J'en profite pour mettre à exécution mes projets
d'installation de miroirs. Direction Bazar de l'Hôtel de Ville pour
me procurer le nécessaire. Tant que j'y suis, j'achète aussi de quoi
poser des étagères et du matériel pour réaliser un bricolage de la
table de la cuisine tout en gagnant de l'espace. Course dans le
magasin tout l'après-midi. Le soir je suis crevé, mais satisfait de
mes achats.
Samedi 7 mars
Une dure journée de bricolage. J'ai installé trois miroirs où je
peux me voir de pied en cap. Les deux premiers aux deux
extrémités d'un couloir, le troisième dans la salle de séjour. J'ai
posé des étagères dans la salle de bains, dans la cuisine. J'ai fixé
une table pliante sur le sur. J'ai réaménagé un système de
fixation. Je suis rompu, brisé, roué, courbatu.
Dimanche 8 mars
Ce matin, je me suis pesé.
Glissement progressif et régulier vers la boulimie. Le cahier où
je note la valeur et la quantité des aliments que je mange est ma
seule balise. Il est mon seul pouvoir sur la nourriture et me
permet de réguler mes pulsions. C'est un outil indispensable dont
je suis encore loin de pouvoir me passer.
2 053 calories.
Lundi 9 mars
Dans le métro, j'apprends à mieux résister aux secousses. Il
faut que je prenne appui contre une paroi. L'idéal est que je
parvienne à me caler dans un angle. Et ça n'est pas toujours
possible. Mon enthousiasme retombe un peu, mais je suis encore
émerveillé. Je suis fatigué et je sens les blessures de mon poids sur
les chevilles, aux articulations des genoux, dans les muscles, sur
mes hanches. De petites douleurs tout à fait supportables me
parcourent le corps. Elles affirment leur présence. Elles
s'atténueront probablement au fil des jours.
Je suis triste à cause des miroirs.
Je ne m'imaginais pas si gros. Je m'étais déjà mis dans la peau
d'un homme mince et contempler cette image de moi obèse me
ramène sur terre.
Mardi 10 mars
Les souvenirs reviennent un peu par bribes. Je suis mobilisé sur
ma perte de poids. Aux premiers temps de ma venue à Paris, j'étais
rassuré par la ville. Le sentiment de ne jamais manquer de rien au
sein d'une telle concentration humaine. Pouvoir sortir à 3 heures du
matin et trouver un restaurant, des épiceries ouvertes. J'ai très vite
appris à retrouver ces lieux. J'étais alors un noctambule, je
fréquentais les bars de nuit de Belleville et de Ménilmontant où
j'assistais en voyeur à des trafics louches qui me donnaient le
sentiment d'exister. J'y ai noué des relations et même des amitiés.
J'y ai vécu des drames et des amours fugitives. À la fermeture, je
prenais ma voiture pour aller vers Pigalle où je trouvais des épiceries
et des kiosques à sandwichs. Je bouffais, dans ma voiture, en
regardant la nuit interlope, bien à l'abri caché dans l'ombre. Ensuite,
j'allais quelquefois aux Halles prendre un autre repas dans l'un des
restaurants encore ouverts, au milieu des touristes allemands qui
buvaient de la bière. Puis je rentrais chez moi, plein comme un oeuf,
baigné d'images que je ne connaissais pas.
Mercredi 11 mars
Mes courbatures ont maintenant disparu. Je mange de plus en
plus chaque jour et mon poids reste stable. Cette période de
maintien m'est nécessaire, elle me calme. J'ai quelquefois
dépassé les 2 000 calories, mais je mange sans culpabilité.
Aujourd'hui, j'ai déjeuné au restaurant, je n'ai pas eu le temps de
rentrer chez moi, coincé entre deux rendez-vous.
Sagement, j'ai commencé par commander une salade composée
sans assaisonnement, puis du rosbif accompagné d'endives
cuites à l'eau. Mélange de sang, liquide rose pâle au fond de mon
assiette. Mon voisin est un homme de mon âge. Il est mince et
mange une énorme glace. Je le trouve extrêmement désagréable
avec son petit imperméable bien propre. Agitation à peine
contenue autour de mes endives. Je repousse lentement la sauce
au coin de mon assiette par gestes réguliers. Tristesse autour
d'un petit morceau de pain que je suce du bout des lèvres.
Hésitations, déchirements, jalousie, spectre de mon infortune.
La serveuse avance vers moi et me pose une question qui me
prend de plein fouet :
— Un café, un petit dessert ? À cet instant précis, je ne sais
pas encore qui va l'emporter. Le café ou le dessert ?
Hypocritement (sans doute) :
— Je ne sais pas... Pouvez-vous me donner la carte ?
— Bien sûr, monsieur.
Mal parti, tout ça. Comment me sortir de ce mauvais pas ?
Faire une moue dédaigneuse en parcourant les desserts et
demander d'un air détaché un café simplement ?
La serveuse attend en souriant devant la table. Je
parcours prestement la page. Je m'active. Instants d'égarement, je
m'affole. Je m'arrête sur un titre : les Gourmandises. En une
seconde, j'analyse toutes les combinaisons possibles et mon œil se
rive irrémédiablement sur un mot : Butterfly. Coupe Butterfly.
Coulis d'orange, glace à la pêche, vanille et nougatine. Chantilly.
— Une Butterfly et un café, en même temps s'il vous plaît. Et
aussi l'addition.
Attente. Remords...
De toute façon, maintenant il est trop tard pour reculer, autant
en profiter. Je me dis qu'il peut encore se produire un miracle, la
dame va revenir et me dire :
— Je suis désolée, monsieur, nous n'avons plus de Butterfly.
Je laisse le sort en décider.
Ma glace est arrivée dans un plat magnifique avec toutes les
décorations d'usage. Le grand jeu. J'ai mangé les premières
cuillerées avec délectation et j'ai continué, lentement, en savourant
chaque bouchée, sourcils plissés et yeux fermés. En appréciant
successivement le froid, la saveur, les odeurs, le crissement de la
nougatine écrasée sous ma dent.
Deux, trois, cinq, dix cuillerées.
Au bout d'un temps, mon intérêt a chuté. J'ai abandonné près
d'un tiers de ma portion au moment où je me suis rendu compte
que je ne prenais plus de plaisir. Le goût du sucre écrasait les
autres saveurs.
Je ressens cela comme une grande victoire. Bien plus que si je
m'étais privé de glace. Je suis dans une disposition d'esprit qui me
pousse à me congratuler, quoi que je fasse et quoi qu'il advienne.
Tant mieux.
Jeudi 12 mars
J'ai un peu honte de parler de moi. De moi, encore et toujours.
Avec une boulimie de mots, avec une passion, une avidité que
je ne peux dissimuler. Comme si ma souffrance avait été la seule
au monde. J'ai honte du recul que je ne sais pas prendre.
Je pense aux hommes et aux femmes que l'on torture. Je pense à
ceux qui agonisent. Je pense aux vieillards qui n'attendent que la
mort. Je pense à la famine de ceux qui ne peuvent pas choisir. Je
pense au désespoir des amants délaissés. Je pense à l'hiver, à ceux
qui sont dehors, à ceux qui ont déchu. Je pense à ceux qui naissent
dans la misère. Je pense à moi qui souffre d'être né dans un monde
trop riche. Décadence.
J'ai détesté le monde, j'ai détesté la vie. J'ai détesté l'humanité
entière.
Images et souvenirs scolaires.
Images de mon cinéma intérieur. Romains énormes, désabusés,
allongés et alanguis. Romains portant jusqu'à leur bouches grasses
les lourdes nourritures servies par de jeunes esclaves. Romains et
plumes d'oie. Caressant le fond de leur gorge pour se vider et se
remplir à nouveau. Marbre souillé. Une coupe d'argent incrustée de
pierres bleues renverse le vin rouge tout au long de ma toge qui
jusque-là était restée blanche, immaculée.
La ville flambe et Néron assoupi retrouve un court instant une
émotion plus vive. Dans la rue, je me cache. Je marche près du mur
pour ne pas traverser la foule. Je hais les amoureux enlacés. Je hais
les enfants et leurs rires, leurs courses poursuites, les cartables jetés
qui roulent à terre. Je hais le soleil et la lumière trop vive. Je hais les
plaintes et les pauvres. Je hais les riches et l'arrogance. Je regagne
mon appartement, les bras chargés de nourriture. Et bien loin du
faste des Romains de jadis, je traverse la dernière dalle de béton, je
passe la porte de verre, j'entre dans l'ascenseur. Dans ma chambre
où règne le plus immonde des bordels, rideaux tirés et volets clos, je
mange. Je mange et je rumine contre le monde que je déteste, contre
tous les tenants de la vie propre et saine, contre la nature et le
jogging, je rumine contre l'asepsie, contre les teintes pastel et les
sweat-shirts. Les yeux fermés, les mêmes images défilent. Un jour,
une femme viendra me chercher. Une femme, une fée qui me
découvrira caché sous les amas de graisse. Elle se penchera au-
dessus de mon lit, m'embrassera et ce baiser d'amour transformera
l'horrible vieux crapaud en jeune prince souriant. Je suis Blanche-
Neige. Je suis Cendrillon. Je suis la Belle au bois dormant.
— Miroir, beau miroir, suis-je ce soir la plus belle ?
— Je ne vois que la route qui poudroie.
Dans un demi-sommeil, Alger revient lentement comme un
monde perdu. Dernière image d'un été qui clôture ma toute
première vie.
La lumière.
Septembre 1961. Une petite route chaude. Le bitume colle la
corde de mes espadrilles. L'odeur du goudron.
L'odeur aussi de la poussière des-bas côtés, l'odeur de l'herbe
sèche et de la mer. Fétu de paille dans ma bouche. Je marche
sans douleur.
Un Arabe passe et me croise. Je me retourne. Regard de mes
ancêtres dans ses yeux, porté depuis des millénaires. De tout petits
millénaires qui commencent maintenant à dormir avec moi sur ce
lit de ma chambre, à Belleville, dans Paris. De minuscules
millénaires qui s'effacent déjà des nouvelles mémoires en ce jeudi
12 mars de 1987. 1 586 calories. Jeudi, 1987, 1 586.
Vendredi 13 mars
Maintenant, la venue d'un copain pour le dîner ne me pose
vraiment plus de problèmes majeurs. Juste une petite
appréhension. Pourtant, les commentaires de celui qui est venu
ce soir n'étaient pas d'une extrême finesse.
— Tu mets trop de sel.
— Tu fais vraiment le régime ? Moi je mange moins que ça, en
temps ordinaire.
Rires. J'ai très envie d'une choucroute et maintenant, je voudrais
qu'il s'en aille.
Samedi 14 mars
Dès le matin, la choucroute suit son chemin et j'achète de quoi
la préparer pour demain midi.
Dimanche 15 mars
Je me pèse maintenant tous les dimanches matin. J'ai perdu
cette semaine 1 kilo et demi.
À midi, véritable choucroute. Pas un de ces succédanés d'opérette
avec une tranche de jambon maigre et une malheureuse saucisse de
Strasbourg perdue sur un amas de chou. Non ! De la saucisse de
Morteau, du jambonneau, du saucisson à l'ail, des saucisses de
Francfort et de Strasbourg, une tranche de jambon de plus d'un
centimètre d'épaisseur, deux grosses pommes de terre et, bien sûr,
un peu de chou. Je l'avais mise à cuire hier soir dans la mijoteuse,
sur la vitesse de cuisson la plus lente pour ne pas faire éclater les
saucisses. J'ai pris au réveil un petit déjeuner identique à celui des
autres jours. À midi, frisson de l'interdit et de la transgression avant
la première bouchée. Après avoir mangé un pamplemousse et ma
choucroute, je totalisais 1 760 calories.
Le soir je n'ai pas eu très faim et de toute façon je ne voulais
pas faire d'excès. J'éprouve une sensation nouvelle de maîtrise
de moi. Comme une régulation naturelle, une intelligence de
mon corps qui commence à renaître.
Dimanche 15 mars
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Mercredi 22 avril
Jeudi 23 avril
Plus d'un mois de silence.
Un silence tassé qui a bien alourdi le temps qu'il a traversé. Je n'ai
relu de ce journal arrêté à la date du 15 mars que le tout dernier
jour. Un jour déjà de mon passé, un jour où je conjuguais du même
verbe victoire et choucroute... Je ne laisserai plus s'écouler une si
longue période sans écrire. Malgré les quelques notes que j'ai prises,
j'ai du mal aujourd'hui à reconstruire exactement tout ce que j'ai
vécu. Pourtant cette période, plus que les précédentes, aura été riche
d'enseignements.
J'ai rencontré, alors que je commençais vraiment à être sûr de
moi, des épreuves inattendues, et il a fallu que je m'organise pour y
faire face. Il n'y a eu aucune conséquence dramatique, aucune
rupture brutale, seulement une lente gangrène, une série de petites
déviances sournoises qui se sont installées. J'ai perdu dix kilos
pendant cette période, j'en ai perdu trente-quatre depuis le début
du mois de février.
Imaginez le temps qui sépare la naissance de la mort au cours
d'une vie ordinaire. Tous ces jours pétris d'habitudes qui se
façonnent lentement. Tous ces jours de gestes répétés, ces jours
d'amour, ces jours de peine, d'attente, d'espoir, ces jours d'ennui,
de lassitude. Ce désir de conquête qui s'émousse et se résigne tout
engourdi au fond de nous, ou bien ce même désir qui s'affirme en
arrogance, en certitudes pesantes, construites sur nos craintes
oubliées.
Regardez au coin de l'œil les petites rides que l'on découvre aux
alentours de la trentaine. Dix mille neuf cent cinquante jours et
chaque matin notre regard croisé, aveugle parce qu'il ne veut rien
voir dans ce miroir, insensible à l'usure qui nous rapproche de la
mort. Les traces du passé s'installent en flânant lentement le long
de notre vie.
Imaginez maintenant que le temps s'accélère à tel point que la
métamorphose ne puisse plus être ignorée. Imaginez qu'en quelques
mois seulement votre corps se transforme, se boursoufle. Les bras
s'écartent de votre buste, le ventre pèse sur vos cuisses et vous ne
pouvez plus, même en baissant la tête, voir votre sexe caché sous cet
amas. Vos deux jambes ne peuvent plus se serrer l'une contre l'autre.
Votre démarche devient un douloureux tangage. Pour monter ces
deux étages il faut attendre entre chaque palier que votre cœur se
calme, que votre souffle reprenne son rythme. Vous ne pouvez plus
aider les amis à décharger leur voiture. Grand et gros comme vous
l'êtes, vous marchez derrière en portant d'un air distrait le plus petit
paquet. Imaginez qu'avec votre compagne vous ne puissiez plus faire
l'amour que dans une seule, lassante et inconfortable position. Vous
ne pouvez plus la serrer contre vous ni caresser son corps avec votre
corps, ni l'embrasser au coin du cou sans l'écraser en la plaquant
sur le matelas. Imaginez qu'une fois allongé sur le dos, vous soyez
rivé au sol comme une tortue. Il faut des efforts surhumains ou une
aide extérieure pour vous relever. Imaginez les lieux publics où vous
ne pouvez plus aller, les cinémas aux sièges trop étroits, les théâtres
où les rangées de bancs sont trop serrées, les terrasses de café où il
faut surveiller l'espace de votre passage.
Imaginez tout cela.
D'un seul coup, sans les années de la routine.
Et puis imaginez qu'il vous a fallu vivre avec, forger très vite de
nouvelles habitudes, de nouvelles apparences, une nouvelle
manière d'en rire, des justifications.
Un personnage...
Un personnage de fiction auquel vous vous habituez jusqu'à
croire qu'il vous épouse, alors qu'en même temps, au fond de vous,
commencent de régner la confusion et le chaos : l'angoisse sur les
limites diffuses de votre corps perdu, de votre corps imaginaire, de
votre corps d'un autre, de votre corps en face de vous qui ne
ressemble à rien dans ce miroir.
Si vous avez choisi de survivre, alors ce personnage de fiction
crève l'écran et il devient réalité. L'acteur se détache de la brume.
Il vous ressemble. Il ressemble à un être déformé, boursouflé que
vous portez par-dessus l'autre. Celui qui reste mince. Celui que
vous croyez maintenant oublié, enfoui - et pour toujours - sous
les décombres.
Mais il est encore là. Et vivant. Enveloppé sous votre amas. Il est
là, et c'est justement le moment qu'il choisit pour s'élever une
nouvelle fois. Vous sentez remonter un borborygme de votre ventre
jusqu'à la surface de la peau. Il vous demande d'être mince dans
un frisson qui vous ébranle.
Il faut tuer encore une fois ce pauvre gros acteur qui commençait
tout juste à connaître son rôle. Le chaos du fond de vous
s'amplifie, les vagues vous submergent, vous devenez mauvais,
teigneux. Vous êtes un homme épouvantable. Plus rien n'existe
que vous. Vous éteignez le reste du monde.
Vous cherchez à nouveau un être imaginaire, un autre, celui
d'avant, celui d'une vie future et fictive. Vous vous cherchez. Vous
cherchez une étoile, une star qui crèvera à son tour l'écran d'un
film magnifique, inconnu et certainement sentimental.
Quel imbécile osera encore me dire que le physique n'est qu'une
apparence ? Quel crétin au grand cœur, voulant consoler ma
disgrâce, pourra prétendre que ce qui compte est dedans, à
l'intérieur de l'âme ? J'incarne mon corps et il se réalise jusqu'aux
derniers replis de ma pensée. Comment séparer le flacon de
l'ivresse, le véhicule de son trajet ou la gamelle de la choucroute
épaisse ?
Les faits, rien que les faits, en 5 semaines de silence.
Première semaine
Je perds du poids trop vite pour ma petite tête. Je suis nerveux,
mais je suis ravi. J'ai l'impression d'être sur une voie tracée dont je
maîtrise le parcours. Dominique a maintenant trouvé un emploi
dans la même boîte que moi. Une charge accrue de travail nous
oblige à avoir des horaires élastiques. J'ai fini par accepter
provisoirement un poste à plein temps. Nous terminons tard le soir
et nous allons au restaurant tous les jours, midi et soir. Je surveille
strictement mon alimentation. Je continue de perdre du poids,
mais je suis crevé physiquement. Je ne remplis plus mon carnet
alimentaire, je pense que maintenant il ne m'est plus nécessaire.
J'ai revu cette semaine une femme qui a surgi d'un coin sombre
de ma mémoire pour venir s'étaler, flasque et molle, dans ma
réalité : Fabienne. J'ai vécu avec elle les premières années de ma
vie parisienne. Je lui en garde une éternelle rancune.
Je n'ai d'elle que très peu de souvenirs. Et je veux n'en retenir
que le pire. Je suis incapable d'être objectif à son égard... Cette
période reste parsemée de trous noirs et béants.
J'ai vécu avec elle mes premiers cent kilos. Elle buvait tous les
jours plusieurs litres de boissons alcoolisées, tandis que moi,
poussé par une sorte d'émulation stupide, de goût du concours
idiot et du défi absurde, je me mettais à manger sans retenue. Il
existe une certaine convivialité morbide qui aide les êtres humains
à plonger de concert dans la déchéance. Je crois que nous nous
aimions pour cette solidarité témoignée à notre manière. Elle dans
l'ivresse et moi dans les merguez. La boisson la conduisait à une
violence et à une mauvaise foi inouïes. Inacceptables. Je garde
d'elle un très mauvais souvenir.
Elle s'alliait avec les forts, elle écrasait les faibles. Dans les
conversations, elle était sans merci avec celle ou celui qui avait du
mal à exposer sa pensée, elle exploitait le moindre faux pas, elle
n'écoutait jamais que l'interlocuteur le plus brillant, celui qui parlait
d'une voix ferme et puissante.
Je cumulais à ses yeux le double défaut d'être un homme et, ce
qui est pire encore, d'origine bourgeoise. Elle, par contre, avait le
double avantage d'être à la fois femme et prolétaire. Cette situation,
forcément, nous condamnait à vivre le purgatoire perpétuel d'une
lutte des classes intra muros. A cause d'un atavisme irréversible,
nous nous étions coulés dans les rôles de l'équité et de l'iniquité :
pour moi, celui du méchant-salaud-flic, et pour elle, celui de la
justice outragée forcément dans son droit.
Fabienne se prenait pour une femme supérieure, douée d'une
intelligence qui confinait au génie. Mais elle demeurait
incomprise par le commun du petit monde qu'au fond elle
méprisait.
Tout cela est vrai quand elle n'est pas là. Face à elle, ma rancune
tombe un peu. Je sens un tel tourment dans son regard, un tel mal
de vivre dans son arrogance, que pour quelques instants je ne peux
plus lui en vouloir. Une chose est certaine : je ne veux plus, je ne peux
plus la croiser sur ma route, elle est pour moi le symbole de la mort.
Deuxième semaine
Je ressens la présence de Fabienne comme un harcèlement
incessant. Elle m'attend tous les soirs à la sortie du boulot et me
demande où je vais dîner en m'informant que, de toutes les façons,
elle n'a pas un rond. Elle débarque à tous les coins de ma vie, elle
me téléphone. Elle est odieuse avec Dominique.
Un beau matin de printemps, alors que je m'apprêtais à ressortir
mes armes, elle a disparu comme elle était venue. La crainte de sa
rencontre a néanmoins persisté plusieurs jours, et à vrai dire elle
ne s'est pas totalement éteinte. Il m'arrive encore de la reconnaître
dans la rue au détour d'une innocente silhouette.
Dominique et moi continuons de manger au restaurant à chaque
repas. Nous nous sentons riches depuis que nous travaillons tous
les deux. Je surveille de moins en moins mon alimentation, mais je
monte chaque matin sur la balance pour contrôler un éventuel
dérapage de mon poids. Miracle ! Je continue à maigrir en
mangeant de tout en n'importe quelle quantité. Je m'attache à ne
pas manger au-delà de ma faim et à analyser les sensations
gustatives que j'éprouve. Il m'arrive fréquemment de ne pas finir un
plat parce que je ne prends plus assez de plaisir à manger. Chez moi,
malgré la judicieuse disposition des miroirs installés tout au long des
lieux de passage, je ne me regarde jamais. Je circule sans me voir.
Troisième semaine
Je ne contrôle plus mon alimentation et il m'arrive, seulement pour
le temps d'un repas, de manger à nouveau de manière compulsive.
Je n'avais jamais eu de crises si courtes auparavant. Mes boulimies
étaient longues et envahissantes. Bien plus qu'un simple instant
passé, elles s'étalaient sur des semaines pour devenir un état quasi
permanent dont je croyais ne plus jamais pouvoir sortir... Je me
gavais jusqu'à dormir et je mangeais dès le réveil pour m'assoupir à
nouveau. Je me perdais. Je perdais la conscience du monde, la
conscience des autres, la conscience du temps. Il m'arrivait de ne
plus savoir si la faible lumière qui filtrait des volets était celle de
l'aube ou bien du crépuscule. Peu à peu je sortais de cette glu. Sans
m'en apercevoir. Sans comprendre d'où je venais et sans savoir
pourquoi j'étais parti si loin. Je reprenais mon travail avec l'allure
simple et ordinaire d'un homme qui travaille. Et comme personne,
au grand jamais, ne me voyait manger, je grossissais en laissant se
répandre le bruit avantageux d'une obscure maladie des glandes
surrénales, de l'hypophyse ou de la thyroïde. Une maladie funeste et
totalement incontrôlable. Une maladie qui m'échappait.
Fin de la troisième semaine
J'ai repris 500 grammes.
Je tente une analyse des quelques derniers jours. Mon rythme de
vie s'est modifié, j'ai relâché ma vigilance, Fabienne est sortie
comme un diable de sa boîte et j'ai à nouveau sombré dans la
boulimie. Mais une boulimie morcelée sur un temps relativement
bref, balisée par les impératifs de mon emploi. J'ai des horaires et
ces horaires m'ont sauvé d'une trop grande dérive. Je dois
m'organiser de toute urgence. Je tente de parler de tout cela avec
Apfeldorfer, mais j'ai la sensation qu'il m'abandonne, qu'il se
dérobe. Il accepte sans contredit les solutions que je propose.
Lorsque je lis, un peu désemparé, le petit papier que je sors de ma
poche comme une liste de commissions (œufs, beurre, fromages
- surtout ne rien oublier), il reste calme et serein. Je lève parfois
les yeux pour chercher un reproche ou une approbation, un signe,
quelque chose. Rien. J'attends un commentaire, un complément,
des suggestions, une idée... J'attends qu'il relève une erreur ou un
oubli. Toujours rien. Je me sens puéril, pris en faute et je continue
pourtant d'ânonner :
— Il faut que je récupère plus de temps pour m'occuper de moi-
même.
— Il faut que je réaménage mon cadre de vie... Pour mieux
préparer ma nourriture, pour écrire et travailler en jouissant d'un
meilleur confort.
— Je dois trouver des moyens plus actifs pour aiguiser en moi la
conscience du corps. Faire de la gymnastique, me masser avec des
crèmes raffermissantes et des cosmétiques. Je dois me brosser, me
doucher avec une eau plus fraîche. Je pourrais également
demander à Dominique de me photographier dans la rue en
surprenant certaines de mes attitudes.
Le ton de ma voix augmente et ma lecture devient plus rapide.
Il faut... Je dois... Je ne lis plus et je m'adresse directement à lui.
— Le carnet alimentaire ne va pas... Réalisé sur papier libre, il
devient rapidement raturé, illisible. Les lignes se chevauchent et
il manque sans cesse quelque chose pour que je puisse le remplir
correctement. Il manque une table de calories, une règle, la feuille
où j'ai noté tel ou tel élément important, telle ou telle réflexion, tel
ou tel résultat. S'il devient une trop grande contrainte, je
l'abandonne. Pour être efficace, il devrait regrouper toutes les
informations nécessaires... et les rendre facilement accessibles...
et mettre en évidence tous les paramètres qui me seront utiles. Je
voudrais concevoir un carnet inspiré des propositions que vous
avez faites dans les premières semaines de notre relation. Il sera
composé d'un tableau quotidien, de récapitulatifs hebdomadaires
et mensuels. Je créerai de nouvelles divisions. J'y adjoindrai, sur
la dernière page, une table calorique des aliments que je mange
souvent. Je taperai tout cela proprement à la machine et en
faisant des photocopies, je n'aurai plus que des petites cases
préformées à remplir. Ce travail me servira aussi à établir une
analyse quantitative plus objective. Je pourrai constater qu'à une
période donnée, lorsque je prenais, par exemple, une moyenne de
1 200 calories par jour, je perdais X kilos par semaine.
Maintenant, pour arriver au même résultat, il faudrait que j'en
prenne 1 000... J'espère pouvoir tirer sur un an, semaine par
semaine, des courbes comparatives de ma perte de poids et de la
valeur énergétique des aliments que j'aurais consommés sur la
même période.
- Voilà docteur, qu'en pensez-vous ?
- Vous pouvez essayer.
J'ai pris cela pour un encouragement.
Fort de ces belles résolutions, je passe à l'acte. Je démissionne
de mon emploi du samedi à la librairie pour avoir un peu plus de
temps libre. Je demande à Dominique de prendre une série de
photos de moi et nous nous baladons dans Paris... En quelques
heures nous avons vidé trois rouleaux de trente-six poses, nous
avons ri et nous nous sommes embrassés.
Fabienne a téléphoné ce matin. Je lui ai clairement dit que je
ne voulais plus la croiser sur mon chemin. Je ne crois pas qu'elle
reviendra.
Apfeldorfer, séance suivante...
Je suis un peu excité. Depuis que je lui ai annoncé le début
d'exécution de mon programme, il est demeuré silencieux. Il n'est
intervenu que pour lancer de petites phrases du genre :
- Mais oui, mais pourquoi pas ?
Je me demande s'il est sadique et si la vue de mon désordre ne
lui apporte pas un quelconque réconfort.
Quatrième semaine
J'ai perdu au cours de cette seule semaine 3,7 kilos, avec une
ration moyenne de 1 470 calories par jour. Tout va très vite.
Je continue, poussé par mes récentes résolutions, et je demande
à être réintégré sur mon poste à mi-temps. Je ne travaille
désormais que le matin, mais Dominique, elle, continue jusqu'au
soir. Sa présence me manque l'après-midi lorsque je rentre à la
maison. Alors, je sors et je dépense. Je dépense sans compter des
sommes dont je ne dispose pas (j'ai une carte bleue). Mais j'avance
pour cela un alibi solide, irréfutable : la nécessaire organisation
de mon régime. J'achète, sans remords, des produits qui lui
seront voués comme à un nouveau dieu auquel je dois sacrifier
sur l'autel de ma perte de poids. J'ai toujours eu des attitudes
excessives. J'ai vécu, de tout temps et à tout propos, de soudains
enthousiasmes alternés avec de profondes et tout aussi soudaines
désillusions. L'argent et la nourriture étaient l'objet principal de
mes excès. Je les ai traités sans discrimination, avec ce même
comportement mécanique, involontaire, violent, incontrôlable. Je
devrais peut-être inclure une rubrique « Dépenses » dans mon
carnet alimentaire et tenter d'établir le lien qui existe entre ces
deux pivots de mon activité.
Au cours des périodes de boulimie, j'éprouvais un plus grand
réconfort en utilisant de la nourriture achetée immédiatement
avant son absorption. La nourriture stockée depuis longtemps avait
perdu ce pouvoir supplémentaire et magique que lui conférait le
paiement.
Aujourd'hui, je dépense pour mon régime. Mais il a pu m'arriver
en d'autres temps d'utiliser un argument différent avec autant de
véhémente certitude. Je disais alors : « Je n'ai pas les moyens de
faire un régime qui de toutes les façons me coûterait trop cher. »
Mais à cette heure, mes dispositions sont tout autres. Poussé par
l'euphorie de mon amincissement, j'achète, pêle-mêle, un appareil
de cuisson à la vapeur, un ouvre-boîtes électrique, un nombre
important de petits gadgets de cuisine (décapsuleur magnétique et
autres appareils à découper les oeufs durs en rondelles), une
commode (indispensable pour classer les papiers du bureau), des
tréteaux inclinables, du matériel de bricolage pour fixer mon
ordinateur sous la table, diverses fournitures informatiques, des
tiroirs et différents éléments de classement, de l'eau de mer
lyophilisée et des algues pour le bain, divers produits cosmétiques et
de massage, une lanière faite de boules de bois pour me frotter le
dos, un rameur (un appareil qui permet de simuler le sport de
l'aviron), des extenseurs, des haltères métalliques, des haltères à
fixer aux chevilles, un banc de gymnastique, un appareil à ressort
pour les abdominaux, un tapis de sol en mousse de latex, un petit
appareil pour muscler les poignets et les avant-bras, une barre à
suspendre au-dessus de la porte, un miroir supplémentaire pour
faire ma gymnastique en m'admirant. Et comme je ne veux pas
mourir pendant l'effort, j'achète également un pulsomètre qui
déclenche une sonnerie d'alarme lorsque mon pouls dépasse 150,
ainsi qu'un autotensiomètre que j'utiliserai avant et après chaque
série d'exercices. J'achète des vêtements, une nouvelle paire de
lunettes, une quinzaine de bouquins, un fer à vapeur qui
fonctionne sans cordon, une autre calculette (j'en ai un carton
plein, mais ce modèle avec une petite imprimante me permettra de
compter facilement les calories) et j'achète un planning mural qui
affichera mes objectifs sur un an, semaine après semaine. Enfin, et
pour clôture provisoire de cette liste, j'ai fait réaliser des
agrandissements en 30x40 de mes photos pour pouvoir en tapisser
les murs.
Cinquième semaine
Je décide d'augmenter progressivement mon compte calorique
pour limiter ma perte de poids. Cela demande une grande maîtrise
que je n'ai pas encore. Ma tendance naturelle me porterait plutôt à
perdre un maximum de poids, le plus vite possible, en diminuant
mes rations pour y parvenir. C'est ce que j'ai toujours et brillamment
fait au cours de mes régimes. Je finissais par consommer une pitance
ridicule. C'était exténuant, mais les résultats étaient proportionnés à
l'ambition de mes efforts. Je fondais, tout à la fois dans la joie, la
tristesse, le désespoir, la béatitude, l'extase et l'exaspération. Je
dévorais le monde, j'étais spectaculaire et foudroyant, presque génial.
Puis un matin, je m'attristais, après un certain temps de ce rythme
effréné, je ne mincissais plus. J'en étais terriblement affecté. Je
devenais morose, agressif et lent. Mon entourage subissait
patiemment les assauts de mon trouble. On tentait, peine perdue, de
me calmer en affirmant que ces paliers étaient normaux, voire utiles,
nécessaires à la reconstruction de mon corps. Lueur d'espoir,
consolation : « Ça va redémarrer... » Pour marquer ma bonne
volonté, je continuais de mincir, mais de manière beaucoup plus
lente et plus irrégulière. Hoquets, abnégation, tristesse,
renoncement. Renoncement brutal le jour où l'effondrement me
giflait au visage. De plein fouet. Je repartais dans l'autre sens.
Aussitôt. Abandonnant alors sans controverse toute réserve et
toute modération.
Je dois apprendre à moduler, à ralentir mes enthousiasmes
débordants. Ils sont toujours dévastateurs. Il serait rigoureusement
impossible de mener à bien un amincissement aussi important que
celui que j'envisage sans tenter de maintenir une régulation
énergétique avec des quantités acceptables de subsides. Mon
organisme lâcherait.
Mais les conséquences d'une perte de poids trop rapide ne
seraient pas seulement dangereuses pour ma santé physique. Je
pourrais également perdre la conscience des récentes et fragiles
références qui m'associent au monde. Le cycle d'acceptation de la
transformation du corps est essentiel. Le temps accomplit un
travail que seul le temps sait accomplir. Si ce travail venait à être
négligé, je risquerais de me figer dans la graisse, pour m'enfermer
à nouveau dans le bocal de mon ancienne identité.
Je continue d'exécuter l'ensemble de mes projets : gymnastique
pendant une heure et demie tous les matins avant de partir au
bureau, onction d'huile de noisette additionnée d'huiles essentielles
de citron, de romarin et de géranium pour prendre conscience des
limites de mon enveloppe corporelle, pour raffermir ma peau.
Je suis plein de courbatures, mais je suis décidé à me prouver que
cette fois tous ces achats n'auront pas été inutiles, ils auront été un
judicieux investissement pour ma santé. Je suis animé par une
frénésie d'aménagement rationnel des lieux et je remise dans le
garage tous les objets qui me sont inutiles.
Mes photos sont accrochées aux murs.
Le résultat est bien plus positif qu'avec les miroirs que j'ignorais
avec dédain. Je m'arrête pour les regarder, pour me regarder. À
chaque passage...
Vendredi 24 avril
J'ai encore augmenté mes rations alimentaires pour atteindre
maintenant 1 850 calories quotidiennes. Je ne perds plus un
gramme, mais je préfère garder ce rythme pour quelque temps.
Apfeldorfer n'intervient toujours que très peu. Pourtant les
entretiens que nous avons deviennent de plus en plus
nécessaires à l'élaboration de ma réflexion. Nous passons au
rythme de deux séances par semaine.
Jeudi 30 avril
Huit jours d'efforts et de gymnastique quotidienne sans perdre
un gramme. C'est vraiment difficile à accepter. J'ai toujours envie
de mincir rapidement, malgré tous mes beaux discours et mes
belles théories à ce sujet.
J'ai installé mon planning sur le mur du bureau en y inscrivant
les prévisions hebdomadaires de ma perte de poids sur un an. Je
collerai une petite pastille rouge pour les objectifs réalisés et une
pastille noire sur ceux que je n'aurai pas atteints. Comme je n'ai
pas minci depuis plus d'une semaine, il m'est extrêmement
désagréable de penser que je vais devoir commencer ce planning
tout neuf par une pastille noire. Pour me consoler, je me dis que
seuls les objectifs mensuels comptent. Chaque matin j'insulte ma
balance. Je doute de son bon fonctionnement... Il vaudrait mieux
que je m'en tienne à une pesée hebdomadaire, comme prévu sur
mon carnet alimentaire, cela éviterait bien des tensions et des
énervements. Dominique est une sainte (ou presque) pour supporter
mon humeur massacrante. Je suis abominablement abominable,
avec tout le monde. Avec les gens dans la rue, à la poste, dans le
métro, au bureau... Je deviens redoutable si j'estime qu'on m'a
regardé de travers ou qu'on a usurpé la juste place que j'occupais
dans une file d'attente. J'interviens sans aucune pudeur pour exiger
ce que je considère comme mon dû.
Mes soupçons se confirment.
Aucun doute n'est permis maintenant : ma vieille balance est à
mettre au rancart. Elle ne fonctionne pas. J'en achète une nouvelle,
bien plus précise. Mais, déception, elle se révèle aussi stupide que
la première. Elle marque même en ma défaveur un écart de 200
grammes. 200 grammes sur 135 kilos, cette approximation me
semble absolument inadmissible...
Je ne résiste pas plus longtemps face à toutes ces avanies et à
ce temps où je ne mincis pas. Ce temps que je considère comme
perdu. Je réduis à nouveau mes portions et finalement, grâce à
cette stupide prouesse, je pulvérise les objectifs de la semaine.
Trois kilos de moins.
Pastille rouge et youp la boum !...
Je flaire à nouveau le danger.
1er mai………………….. 16 mai
J'ai encore perdu 2,6 kilos pendant ces quelques jours et je vais
mal.
7 mai
Je suis très angoissé.
J'ai peur de mourir avant d'avoir atteint mon but.
Je me sens comme une vieille baudruche trop souvent gonflée,
dégonflée. Une baudruche dont l'enveloppe serait ridée, amollie et
poreuse. Une baudruche avancée, vidée de sa dernière substance.
Violemment poussée à reculons dans un tout dernier spasme. Une
baudruche façonnée en forme d'homme au bord de l'eau
méditerranéenne et salée d'une plage. Étendue tout au long d'un
bel et bon mélo-film, tourné en Algérie à la fin de l'été. Une
baudruche presque en automne sur un premier frisson. La peau
brûlée par le soleil.
8 mai
Un jour chômé.
Je me lève plus tard que d'habitude.
En fait, je n'ai pas envie de me lever. La simple idée de commencer
cette journée par la gymnastique me rend malade.
Onze heures
La faim me fait sortir du bois. Dominique fait encore semblant de
dormir, espérant par cette méthode sournoise me voir contraint de
préparer le petit déjeuner. Je me dirige vers la cuisine, où je me
console avec un bol de soupe froide abandonnée la veille. Je branche
la cafetière électrique, je pose un filtre de papier, et puis je mange
une orange de 148 grammes. Dans le bordel immonde de la cuisine,
je ne trouve pas le paquet de café moulu. Par contre je découvre une
portion bien enveloppée de 25 grammes de roquefort que j'étale sur
un morceau de pain.
- Il est en bas du frigidaire derrière les oeufs. Ne m'oblige pas à
me lever...
C'est la voix empâtée de Dominique qui me rappelle à l'ordre et au
café. Sur la route qui aurait dû m'y conduire sans détour, je
rencontre encore deux portions de fromage fondu allégé, un gros
morceau de camembert et une biscotte. Je me dis que je vais faire
un brunch. Je sauterai le repas de midi et j'ajoute en parfaite bonne
conscience un verre de lait et un dessert aux ananas préparé la
veille. Le café coule goutte à goutte dans son réceptacle de verre. J'ai
déjà consommé 771 calories.
14 heures
Il fait beau. Nous décidons, après un temps exceptionnellement
bref d'hésitations et de palabres, de sortir pour marcher dans les
rues de Paris. Mais une fois l'armoire vidée, je constate que je n'ai
plus de chaussures de saison. Je ne sors plus. Dominique, qui est
aujourd'hui d'humeur particulièrement conciliante, me fait
remarquer qu'aux alentours des Halles la promenade est agréable
et, de surcroît, dit-elle, les magasins y sont ouverts tous les jours,
dimanches et fêtes inclus. On y va ? D'accord ? OK d'accord.
19 heures
Nous avons écumé toutes les vitrines du quartier mais je ne
trouve aucune chaussure à mon goût. Je dois reconnaître que je
n'ai pas d'idée bien définie. Je n'imaginais pas qu'il y eût autant
de magasins de chaussures sur un si petit périmètre.
Mon amincissement perturbe mes choix vestimentaires. Je ne
sais plus à quoi j'ai envie de ressembler. Je suis pourtant passé
par toutes les phases et toutes les époques.
Première époque
Au début, pour me vêtir, je me rendais comme tout le monde
dans ce qui me semblait être le premier magasin venu. Je pensais
alors que tout allait de soi et je trouvais naturellement des
vêtements correspondant à peu près à mes goûts. Puis, ma belle
assurance s'est ternie au fur et à mesure que je commençais à
grossir. J'ai alors essuyé tous les sarcasmes indélicats qu'on peut
attendre des ordinaires vendeurs de confection.
— Dans ce modèle, je n'aurai pas votre taille. Il faudrait que vous
preniez quelque chose de plus, euh, classique.
— Mais en blue-jeans, par contre, là j'ai bien votre taille et si
vous cherchez des vêtements de travail, alors, aucun problème...
— Non, je n'aurai pas de chemises pour vous. Si vous voulez,
nous avons un rayon chaussures au premier.
— Des slips. ? En couleur ? Ah non !
J'évitais les ambiances feutrées, les clients « mode », les femmes
vendeuses dans les rayons pour hommes, les hommes et leurs
regards réprobateurs presque dans tous les cas.
Il était une fois dans la rue un jeune homme ingénu et debout.
Un jeune homme, figé dans l'expression qu'il affichait lors de ses
réflexions sur le monde, la vie et puis les pantalons... Doute et
indécision. Pantalon bleu, pantalon jaune ? Un homme jeune,
hésitant et puis se déhanchant lentement d'un pied sur l'autre,
bouche entrouverte, mais à peine... Pantalon vert, pantalon gris ?
Ou bien peut-être l'autre, celui du fond avec cette jolie ceinture
noire de cuir tressé ?
« Ingénu et debout, certes », remarqua le vilain sorcier
désenchanteur et marchand tapi dans l'ombre. « Mais tout de
même un peu gras pour faire un bon client. » Affectant un sourire
désolé, il fit au grand jour un signe négatif en sortant de sa poche
une main osseuse d'où s'échappait déjà un doigt sec, rigide et
long comme une baguette. Le jeune homme s'éloigna d'un air
absent pour simuler d'encore plus lointaines et profondes
réflexions sur la vie dans un monde où il ne serait jamais plus
désormais question de pantalons. Il n'avait encore rien dit, ni rien
tenté pour pénétrer dans l'antre réservé. Ici, on n'habille pas les
monstres...
Pour me prémunir contre ce genre de situation, j'ai acquis peu
à peu une certaine science du langage des gestes. Le regard se
détourne, le pas se fait plus rapide et tout le corps semble dire :
- Ce pantalon ? Moi ? Je ne fais que passer et d'ailleurs, je
pense à tout autre chose... Je ne regarde même pas votre étalage.
Lorsque, inattentif, je me retrouvais aux abords du rayon
« confection homme » dans une grande surface, je faisais de
grands détours pour éviter d'avoir à traverser ces lieux. S'il
m'arrivait - par malheur - d'approcher la confection pour dame
(ou pire encore la lingerie fine), je me précipitais hors de ces
contrées sauvages où l'on n'aurait sans doute pas manqué de me
prendre pour un énorme dégoûtant gros satyre cherchant à
augmenter sa collection de bas et de petites culottes brodées...
Petit à petit, presque clandestinement, je me suis mis à fréquenter
certains établissements des grands boulevards. Au début, pour être
sûr que personne ne puisse me reconnaître, je regardais aux
alentours avant d'entrer dans les boutiques. Il existe des magasins
spécialisés pour toutes les déviances, pour toutes les solitudes, pour
toutes les perversions. Des magasins sans odeur ou discrètement
parfumés à l'eau de lavande pour accueillir, comme des images, les
petits vieux d'antan. Des magasins pour les grands, pour les petits,
pour ceux qui chaussent du 52, pour les unijambistes et pour les
pieds sensibles. Il existe des lieux où les gens sont parqués loin du
monde, de la blancheur et de la propreté. Il existe des asiles, des
prisons et des rues mal famées illuminées la nuit. Des rues où l'on
accueille peut-être - fussent-ils, comme moi, énormes et dégoûtants
- les pauvres gros satyres engloutis dans la ville.
Il existe sous les grandes villes des boyaux, des galeries
souterraines où s'expriment d'insoupçonnables vies
qu'entretiennent la mémoire et la crainte. Tout près des
cimetières.
— Je vous retrouve, madame, et dans cet autre siècle, noire,
brune et belle, dans la terre avec vos yeux de braise, comme vous
avez vécu.
— À mon époux fidèle, souvenirs éternels jusqu'au bistrot d'en
face « Au rendez-vous des épitaphes ». Il y a bu et j'y ai bu, je l'y
ai vu, alors qu'il me pensait ailleurs.
Il y a des Espagnols qui boivent du vin cuit à petites gorgées et qui
parlent gravement une langue espagnole. Sur le comptoir sont
disposés les plats mêlés d'apéritifs. Comme de coutume. Certains
sont hérissés de pointes. Légère, une odeur légère à la gorge de
vinaigre sucré. Dans le fond de la salle, le bruit marqué des talons
frappe sur la table et puis s'arrête et puis reprend. On ne voit rien,
on imagine l'affrontement d'un homme et d'une femme et leurs
regards croisés. Assis devant la porte trois enfants - deux
garçons, une fille -, jettent tour à tour des osselets. Je passe, tu
fais le mort, tu souris, je t'embrasse.
Moi, désormais, j'irai nu dans les rues, couvert d'une lanterne
comme Diogène, m'éclairant d'un tonneau pour étancher
savamment ma prudence. Pendant un temps de confusion, je
pourrai croire encore que j'ai le choix.
Je ne me sens pas très bien, je vous assure. Monsieur, étoffe
et marchandise. Une femme mince et solitaire avance entre les
tombes. Une femme, ou une simple silhouette qui serre contre
son sein une poupée en deuil.
- Comment ? Une poupée, dans votre état ?
Deuxième époque
Face à de tels arguments, je ne pouvais que sombrer peu à peu
dans la raison totale. J'ai renoncé à marcher nu dans les rues et
je me suis gardé de la folie. Je n'ai pas vécu dans une citerne à la
lueur d'une lanterne dissimulée dans des barriques. J'ai sombré
indifférent dans la décence où tout devient égal et où l'on passe
sans plus jamais se soucier ni du lieu, ni du temps, ni des autres.
On s'habille de vêtements incolores qui coûtent cher et s'usent
vite. Mais on les change moins souvent, on néglige ce bouton
décousu et cet ourlet défait. On continue de manger sans plaisir
cette nourriture sans goût. Comme pour autopunir notre
perversité et pénétrer plus avant dans la déchéance et l'abandon.
On tourne dans une boucle parfaitement bouclée, aveugles sur
une voie de garage. Solidaires de tous les vieux du monde.
Si j'avais été vieux, vraiment vieux, j'aurais sans doute fait la
révolution pour bien lutter contre la mort. Mais, à cause de mon
jeune âge sans doute, j'ai opté pour une solution plus provisoire,
qu'il me faudra de toute façon remettre en cause avant quelques
années. J'ai choisi pour ma troisième époque un bricolage
individualiste et petit bourgeois. J'ai choisi de dire au monde : je
suis gros et je vous emmerde.
Troisième époque
Je revendiquais mon poids comme un argument que j'opposais
à la médiocrité des petits culs-légers. Cela me permettait de sortir
de l'abandon où je m'étais enfoncé.
Quitte à être gros, je voulais maintenant resplendir pour éblouir le
monde de ma magnificence. Je m'habillais fabuleusement, faisant
réaliser par des tailleurs africains de Belleville des tuniques brodées
et des boubous coupés dans des velours moirés ou des étoffes
chatoyantes. Quand j'arrivais, tout l'atelier arrêtait son travail. J'étais
reçu comme une vedette de cinéma et, toutes affaires cessantes, on
accordait à mes ouvrages les délais les plus courts. Nous plaisantions
avec un humour que j'aimais, je me sentais chez moi, je me sentais
aimé, reconnu, admiré. Et c'était bien...
Je fumais de gros cigares, je portais des bagues d'argent et des
colliers, j'avais les cheveux longs. J'étais devenu, alors que
j'approchais les 190 kilos, un gros tout à fait remarquable et
extraordinaire.
Au fait, il est 19 heures 15, le 8 mai autour des Halles...
Le 8 mai, 19 heures 15 autour des Halles, nous cherchons
toujours pour moi des chaussures d'été. J'en achète finalement une
paire qui me semble exprimer un certain équilibre entre le
classicisme bon teint et la limite admise d'une décence à peine
originale.
19 heures 30
J'ai faim.
Il faut que je mange. Le beau temps ne m'incite pas à rentrer
pour dîner. Nous nous installons à l'une des nombreuses
terrasses du quartier en vérifiant discrètement que
l'établissement accepte bien les cartes de crédit...
J'ai acquis une certaine habitude en matière d'estimation
énergétique des aliments, je note scrupuleusement tout ce que je
mange. J'en suis après ce repas à 2 312 calories.
20 heures 45
Nous rentrons à la maison pour regarder bien sagement la télé.
Un copain de bureau doit causer dans le poste, on ne peut pas
manquer ça...
23 heures, le 8 mai
Je m'abandonne, il faut bien le dire sans aucune résistance, à
une crise de boulimie que j'organise méthodiquement. Je suis
très nerveux mais j'éprouve une sensation mélangée de crispation
et de satisfaction. Je suis, depuis quelque temps, toujours assez
satisfait de moi. Cette fois, c'est parce que j'ai noté tout ce que j'ai
consommé.
Total de ce jour mémorable : 3 598 calories.
9 mai
Aujourd'hui comme hier, je ne parviens toujours pas à me
remettre à la gymnastique. Par contre, je mange moins sans
vraiment le vouloir. Comme si une régulation naturelle
commençait d'opérer. Je consomme à peine un millier de calories,
mais je suis angoissé.
10 mai
Mes nouvelles chaussures sont trop petites et me blessent. Je
cherche Alger et elle me cherche. Je voudrais croire que je lui
manque. Alger est transportée puis reconstruite ailleurs dans le
désordre. Elle tangue, elle grince et chuchote parfois. Quelques
vieilles idées, bonnes et solides, deviennent étrangères. Un être
m'échappe et se sépare. Comme si j'étais un autre qui me ressemble.
Comme si j'étais de la poussière qui tourne sur le sol.
Alger. Alger passe dans ma tête. Je l'abandonne et je suis un
vieillard. Mais elle revient pour me manger. Alger, accompagnée
par d'autres villes. Par d'autres femmes, nouvelles inconnues
inamicales.
Je suis perdu.
Je ne voudrais pas mourir avec la peur. Avec autour de moi ces
pensées qui bourdonnent sur le bruit de la mort. Fermer les yeux,
accepter de ne plus respirer...
Maintenant, une forme.
Elle approche, profitant d'une ombre vague au fond de mon
bureau. Elle rampe sur le sol jusque dessous la table. Elle lace pour
me blesser les chaussures trop étroites qui enferment mes pieds.
Elle tourne. Elle remonte. Je résiste.
J'accroche ma conscience à ce qui est incontestable. Je suis assis
devant la table, je tape sur un clavier et je ne suis pas fou... Mais le
bruit régulier des touches qui s'enfoncent me berce et me trahit.
Comme si maintenant ces touches appartenaient à l'autre force.
Comme si elles prenaient tout à coup leur distance, pour devenir
une ville nouvelle, une belle inconnue hostile qui me recouvre.
D'autres idées encore qui étaient miennes s'effilochent avec les
souvenirs. Je fraude et elles se fondent. Où sont partis les balises
et les jalons de ma présence ? Où est partie la liste des intentions
construites ? Je lance pourtant une prière et je résiste. Dernière
résistance.
Je marque un fol acharnement pour attraper le fil des idées qui
passent au-dehors. Fermer les yeux, inspirer, respirer. Accepter
simplement de me laisser porter par le tourment. En attendant
que mon heure revienne, en attendant de rencontrer la surface.
Porté jusqu'à la délivrance par une vague inattendue et amicale
enfin.
Alger.
J'ai toujours eu une faculté d'oubli assez surprenante. En Algérie,
j'allais dans une école très proche du domicile de ma grand-mère et
je déjeunais tous les jours chez elle. Ma mère m'interrogeait chaque
soir.
— Qu'est-ce que tu as mangé ?
Je ne me souvenais jamais de rien.
— C'est pas possible d'avoir un enfant pareil...
Un jour, triomphant, j'ai sorti de ma poche des petits morceaux
d'aliments en bouillie que j'exposai comme les traces irréfutables
de ma pitance. Je crois qu'après cette démonstration de bonne
volonté criante on m'a fichu la paix (à ce propos, tout au moins).
Ma faculté d'oubli était rigoureusement sélective. Elle ne s'est
attachée qu'à des objets bien définis : l'alimentation, la lecture, le
cinéma et l'argent. Une architecture parfaite où chaque élément
vient s'imbriquer dans celui qui précède pour construire un
monument. Pour refuser la vie. Pour fuir. Pour bâtir un monde clos
qui tourne sur lui-même exactement en 24 heures, 365 jours par
an.
Pour en finir.
Le premier souvenir dont je sois certain est celui de mon sevrage
(j'ai pu le soumettre à des témoins). Il faut dire que j'avais largement
dépassé l'âge habituel et que je parlais parfaitement. Je tentais de
négocier quelques aménagements. « Téter juste un peu, allez
maman... » Pour me dégoûter, on a d'abord tenté de mettre du marc
de café sur les seins de ma mère. Mais, après une première surprise,
je me suis habitué à boire de ce café au lait. On a tenté ensuite de me
faire téter les seins de ma grand-mère. Je me souviens de ma colère.
On me prenait vraiment pour un imbécile. J'ai finalement transigé
contre la mise à ma disposition permanente d'une grande bouteille
de Vittel surmontée d'une sorte de tétine. On remplissait toujours
ce gros biberon d'un litre avec ce même mélange de miel fondu dans
du lait bouilli. C'est bon pour la croissance.
Je ne pense pas que l'on puisse tout expliquer par les
traumatismes de la petite enfance (péché originel ?). Il est possible
que j'aie commencé par oublier les repas que je prenais chez ma
grand-mère pour oublier aussi la souffrance de cette tentative de
sevrage. Tout cela n'a sûrement pas contribué à édifier une
conscience bien claire de l'acte alimentaire. Et après ? En quoi cette
trouvaille peut-elle m'aider à résoudre mon problème aujourd'hui ?
D'autres événements, au moins tout aussi importants, sont venus
renforcer ces prédispositions.
Cinéma.
Le second objet de mes oublis porte des racines beaucoup plus
proches de moi : je ne me souviens jamais de la trame d'un film.
Dominique tente parfois de me faire donner un avis sur notre
dernière sortie au cinéma. Après une semaine, j'ai encore la vague
sensation d'avoir déjà entendu parler de l'histoire qu'elle cherche à
me faire évoquer. Mais un mois plus tard, si je revois ce film, j'ai à
nouveau le sentiment d'une totale découverte. Mes lectures et
curieusement mes dépenses suivent un parcours semblable.
N'émergent de ma mémoire que quelques titres lus et relus et je
suis parfaitement incapable de dire le soir où est passé l'argent que
j'avais le matin dans la poche.
Lire, dépenser, regarder et manger. Quatre mots comme les
quatre piliers du temple de la fuite et de l'oubli. Sur l'autel, une
déesse monstrueusement énorme se balance et psalmodie les
cantiques d'une langue étrangère. Elle caresse doucement les
bourrelets de son corps avec des petits doigts agiles gonflés au
bout de tous ses bras...
La forge brûle, vibratile et la monnaie s'écoule, rouge et or. La
forge brûle d'une main de papier. Visionnaire dans les regards
rivés. Elle brûle sur tous les yeux qui roulent et qui se ferment.
Elle brûle sur les prophéties déloyales dans le foyer des écrans
domestiques. Elle brûle, simplement sur la table de la télévision,
tout près des débris d'un sandwich qui repose, peinard.
11 mai
J'ai l'impression de traverser en ce moment une période
capitale. J'en suis au stade où généralement j'abandonne mon
régime, confronté à des problèmes que je n'arrive pas à
surmonter. Mais cette fois j'ai la certitude d'avoir en main les
outils nécessaires pour reconstruire ma vie.
Ces dernières années, il m'arrivait de perdre et de reprendre du
poids de manière si brutale et si fréquente qu'un jour j'ai
rencontré à quelques heures d'intervalle deux copains que je
n'avais pas revus depuis un certain temps. Le premier m'a
déclaré :
— Tu n'aurais pas un peu grossi ? Et l'autre,
admiratif :
— Tu as vachement maigri, dis donc !
11 mai encore
Les événements de ces derniers jours me dépassent un peu. Je
suis décidé à tout reprendre en tentant d'analyser les faits à partir
du début. Apfeldorfer, assis dans son fauteuil, me regarde. De
temps à autre, il sort une feuille de papier et prend des notes.
Donc, il m'est permis de penser qu'il écoute. J'ai besoin de faire
le point et de trouver des solutions concrètes.
J'ai commencé mon dérapage en focalisant toute mon attention
sur la perte de poids. J'ai voulu à tout prix, vers la fin avril, tenir
les objectifs hebdomadaires fixés sur mon planning. Mon
entreprise n'est pourtant pas une course poursuite contre la
graisse ennemie, elle est la construction progressive,
l'apprentissage d'une autre vie. Mon amincissement doit être la
conséquence de cette transformation.
Pour éviter de me trouver à nouveau confronté à une situation
analogue, je reconstruis mon planning mural en ne me fixant
plus que des objectifs mensuels. Ils me donneront une plus
grande latitude pour accepter les paliers où je ne mincis pas, sans
que je perde de vue pour autant l'évolution concrète de mon
poids.
J'ai abandonné depuis quelques jours ma gymnastique
matinale. J'aurais pu, pour éviter la lassitude d'un travail
solitaire, m'inscrire à un club de culture physique. Mais pour rien
au monde je n'aurais voulu faire le zouave devant un public
ébaubi par mes laborieuses démonstrations. Il devrait y avoir,
dans les clubs, des heures et des cours réservés aux obèses, où
l'on puisse agiter ses bourrelets entre soi. J'ai commencé mes
exercices en péchant par excès. J'ai dressé l'inventaire complet
de tous les muscles que j'aurais dû travailler pour avoir un corps
harmonieux. Mon ventre, avec ses obliquos et ses rectus
abdominis, avec ses serratus magnus et ses psoas iliacus. Mes
hanches, mon dos. Mes épaules, des deltoïdes aux rhomdoideus.
Le dessus et le dessous des bras, les trapézius. Les cuisses, sans
oublier les abductors, les mollets jusqu'au tendon d'Achille, les
fesses, les pectoraux, le cou et tous les muscles du visage pour
chasser cet empâtement et ce double menton.
Bref, il ne fallait rien oublier.
Comme je ne suis pas vraiment spartiate et que pourtant je me
suis imposé de commencer chaque journée par une activité
rebutante, j'ai rapidement abandonné. Culpabilisé d'avoir encore
une fois réalisé des dépenses inutiles en passant du tout au rien,
de l'excès au néant. Puis j'ai entamé une autre phase. Je me suis
mis à négocier :
— Si je ne fais pas beaucoup de gymnastique, au moins
pourrais-je en faire un peu.
— Quelles sont les parties de mon corps les plus atteintes ?
— Quels sont les exercices les plus utiles ?
— Quels sont ceux qui me rebutent le moins ?
J'ai constaté que ce n'était pas la culture physique qui me
rebutait, mais surtout l'idée d'en faire. Tout va bien lorsque j'ai
su me décider à commencer. Le premier mouvement appelle le
suivant et la première série celle qui lui succède.
J'aime bien les exercices que je consacre à la musculation du
visage. Ils m'obligent à faire des grimaces devant la glace et comme
j'ai toujours aimé me regarder faire le singe, je m'en donne à cœur
joie...
En commençant ma gymnastique par ces mouvements, je
franchirai plus facilement le pas et le désir de continuer devrait
suivre, sans être ressenti comme une trop grande contrainte.
Prudent, je limite tout de même mes ardeurs à l'essentiel : le visage,
le cou, les abdominaux et l'entraînement sur le rameur pour faire
travailler un peu tout le reste du corps. Ma séance du matin ne
dure maintenant qu'une demi-heure.
La pire des choses qui puisse vous arriver au cours d'un régime,
c'est d'avoir du courage, ou d'être atteint de ce concept ésotérique et
sibyllin que l'on nomme généralement « la volonté ». La volonté, c'est
se forcer à vivre ce qui fait mal. C'est se forcer à vivre encore et
toujours la succession de la souffrance et puis de l'abandon. Dieu
sait si je connais ce cycle ! Quels que soient l'angle de mon approche
et les difficultés que je rencontre, la solution tourne toujours autour
de ce constat banal : ne pas se punir par d'inutiles contritions pour
retomber à nouveau dans l'excès, la débauche et puis le désespoir.
J'ai beau me le dire et l'écrire, je pourrais me tatouer ou le graver sur
mon bureau : je tombe toujours dans le même piège élémentaire.
Je reviens sur cette nécessité vitale de la négociation. Je
n'arriverai jamais à ne plus aimer le cassoulet ou le couscous. Il
faut simplement que je me mette à apprécier également d'autres
aliments « injustement » éliminés. Il faut que je découvre la saveur
simple des légumes. Quand une trop forte impulsion me pousse
vers un plat trop riche, toute résistance est inutile. Il me faut
simplement négocier.
Peut-être mon judaïsme a-t-il favorisé ma boulimie ? J'ai pour
mère une caricature de mère juive. Mais peut-être est-ce en lui
qu'également je trouverai l'issue ? Mon judaïsme éveille peut-être
en moi le goût de la négociation. Ce désir d'accepter la même réalité
sous des angles apparemment opposés. Cette dialectique où les
contraires s'accommodent juste pour le plaisir de s'affronter
ensuite sous un angle nouveau. Les Juifs discutent facilement de
tout et de rien. Simplement pour parler et parfois même pour
l'unique satisfaction d'une spéculation solitaire. « Je me suis dit...
mais je me suis répondu... et alors, nous avons pensé. » J'ai
rencontré à Belleville un groupe d'enfants juifs qui sortaient d'une
yeshiva, en se moquant de l'un d'entre eux parce qu'il portait un
short alors que tous les autres avaient un « pantalon-long ». La
victime de ces sarcasmes s'est brusquement retournée vers son
détracteur le plus virulent en lui disant :
— Toi aussi tu portes un short !
Le gosse est resté un instant interloqué puis m'a pris à témoin
en me montrant son pantalon.
— C'est un short ça, m'sieur ? J'ai répondu sans réfléchir :
— Ça dépend de celui qui le regarde et ça dépend de celui qui le
porte. Des fois c'est un short et des fois c'est un pantalon...
Je me suis taillé un franc succès et tous les gosses ont rigolé.
Je crois que c'est typiquement juif que d'admettre qu'il puisse y
avoir plusieurs vérités, aussi vraies les unes que les autres, pour
expliquer un seul et unique fait. Si je n'aime pas la gymnastique,
c'est parce que j'aime la gymnastique. Enfin, c'est presque ça...
Cela dit, je ne me pose pas en zélateur des Juifs.
Malheureusement pour mon esprit de « clocher », les Juifs sont
comme les autres. Il y en a de gros, il y en a de maigres, il y a des
cons, des sympas, des racistes... Il y a même des Juifs
antisémites.
12 mai
Je ressens une très grande fatigue le soir.
La même fatigue presque tous les soirs.
J'ai l'impression que l'énergie m'est comptée. Non seulement
l'énergie physique, mais aussi mes capacités de réflexion,
d'analyse et d'imagination. Comme si je disposais d'une dose,
d'un contingent d'énergie qui s'userait au fil du jour et se
régénérerait seulement dans la nuit. Je me surprends à
m'économiser, à éviter de trop penser le matin si je veux pouvoir
réfléchir le soir.
Je me suis couché cet après-midi vers 18 heures et je me suis
endormi. Je n'ai pas d'endurance. Je suis trop assommé pour
écrire. Je prends des notes au fil des jours sur un petit carnet de
cuir noir qui ne me quitte pas. J'y inscris les idées fugitives qui
feront l'objet d'un approfondissement dans un moment de calme
au cours de la journée. De préférence le matin, juste après le
réveil.
Je continue à réaliser mes objectifs, je remplis sagement mon
carnet, j'ai repris ma gymnastique tous les jours. Je me laisse
porter par une mécanique qui se met en place doucement et
accomplit pour moi le minimum du quotidien.
13 mai
J'ai du mal à concevoir qu'en moi tout puisse changer par la
simple transformation des apparences de mon corps. Il est
impossible que je puisse devenir un autre. Complètement autre.
J'ai besoin de trouver les bases d'une permanence qui existe
sûrement. J'aimerais être sûr que l'identité ne soit que la
représentation de l'être et qu'au fond, juste derrière l'écran,
demeure en permanence quelque chose de stable et qui défie le
temps.
Pourtant, souvenez-vous.
Il y a seulement dix ou vingt ans.
Moi, je me souviens et j'imagine une rencontre avec l'autre, celui
que j'étais. Ce corps et cet esprit maintenant disparus, engloutis
par tous les jours d'un passé régulier.
Que reste-t-il de mes souvenirs ?
Je les ai malmenés, déformés, adaptés. Je me suis attaché aux
objets comme aux preuves tangibles de mon histoire. Mais rien ne
subsiste de cette histoire lointaine, qu'un petit verre à liqueur. Je me
souviens des instants où ma grand-mère sortait tout le service. Je
me souviens de l'œil envieux dont je couvais tous les adultes quand
ils buvaient à petites gorgées. Il ne me reste rien dans cette maison
de mes objets personnels d'Algérie. Ni un crayon, ni un cartable, ni
un jouet. Avant notre départ, mes parents m'avaient acheté une paire
de chaussures en plastique transparent que j'utilisais pour galoper
sur les rochers. Quand je suis arrivé en France, je les ai conservées
de nombreuses années, puis un jour elles ont disparu sans que je
m'en rende compte.
On dit que certains Juifs séfarades chassés par l'Inquisition se
sont transmis de génération en génération la clef de leur ancienne
demeure de Séville ou de Tolède. Mes parents ont encore un vieux
rouleau de parchemin enluminé (un livre d'Esther) qui pourrait
bien dater de cette époque.
Mais en moi, que reste-t-il ?
Où est cette permanence que je recherche ?
Où est ce fil que je voudrais cohérent ? Ce fil qui devrait au moins
me conduire de la naissance jusqu'à la mort et qui se perd déjà de
mon vivant. Ce fil que je voudrais saisir au-delà de mon temps, pour
qu'il me lie à toute l'histoire de l'humanité. Pour qu'il m'attache
jusqu'à son devenir.
Je me sens à la fois déterminé par ceux qui m'ont précédé et
déterminant pour ceux qui me suivront. C'est ma manière de
penser que je suis immortel. Mais les mailles sont diffuses et je
m'emploie à les recoudre. Je me sens parfois perdu comme ces
chaînons égarés, désassortis, posés sans au-delà.
Pour me rassurer :
Mes craintes, mes désirs, la base de mes références morales
demeurent. J'aime toujours le ton profond d'un certain bleu, celui
d'une chemise que je portais jadis. Les mêmes événements
continuent de provoquer en moi les mêmes émotions, parfois
encore la même révolte. Un être que je connais persiste. Seul son
langage change.
J'apprends donc simplement une langue nouvelle.
Mais je n'en connais encore ni la syntaxe, ni les usages en
société. La métamorphose que je vis n'affecte « que » mon
identité. Elle n'est que la part des apparences, l'interface
communicante de mon corps. Le pont. Les clefs d'accès d'entre
vous et moi, d'entre moi et le monde.
Pour m'effrayer :
Mes coudes appuyés sur la table s'enfoncent dans une matière
molle et inconnue où je m'enlise parfois tout entier. Je ne sais
plus les limites d'elle et de moi. Dehors il fait froid, dedans il fait
chaud. Ma tête bascule et s'enfonce à l'intérieur du corps.
Ou bien encore, pour m'effrayer une autre fois : dehors et
dedans c'est pareil, c'est doux, c'est reposant. Et je m'allonge sur
un nuage. En mourant, je ferme moi-même les yeux d'un geste
de la main. Je me laisse emporter. Et il ne fait plus rien, ni chaud,
ni froid, ni mal...
Il n'y a que mon identité qui se transforme, mais avec elle
chavirent les références de mes symboles familiers. Ma main
tendue vers vous pour vous saluer avec ce geste appuyé du
regard, ce sourire en coin, les mots que je choisis et l'intonation
de ma voix ne signifient plus exactement la même chose qu'hier.
Pour m'effrayer encore davantage :
Comment croire à une stricte séparation entre ce que je montre
et ce que je suis ? Les apparences entraînent l'être. Il ne suffit
pas de construire des cloisons rassurantes pour qu'elles existent
vraiment.
Il y a dix-neuf ans, un engrenage s'amorçait qui allait me
conduire à ce déchirement que je vis. Nous chassions de nous
l'univers des représentations sous prétexte de vivre l'immédiat.
Nous avancions vers la schizophrénie.
Nous détruisions pas à pas les pans de notre identité et nous
nous enfermions dans l'univers clos des chimères, de la victoire
finale, de la grande marche et de la fuite en dedans. Tous les
chemins mènent à Rome et toutes les voies m'ont porté jusque
dans le cocon.
16 mai……………………………. 22 mai
Le samedi 16 mai, j'ai vécu l'une des crises les plus douloureuses
qu'il me soit arrivé de rencontrer. Je pressentais la boulimie depuis
plusieurs jours et, ce matin-là, j'ai voulu me mesurer à elle. J'ai
voulu lui résister de front et sans détour, comme pour répondre à
l'un de ces défis stupides et masculins que je me lance parfois. Juste
pour voir si j'allais être capable de contenir tous ses assauts.
La violence fut telle que j'aurais préféré, je crois, en traversant
le cœur de la crise, subir n'importe quelle torture ou n'importe
quelle douleur physique. Mais le cœur de cette crise-là n'a battu
que quelques minutes. Peut-être même seulement quelques
secondes contre lesquelles j'ai vainement voulu me défendre.
Je me sens potentiellement coupable de tous les crimes. Je me
sens solidaire de ceux qui les commettent en subissant l'empire de
pulsions étrangères. Je suis comme eux et j'aurais pu tout aussi bien
désirer la violence ou le meurtre. Je ne subis par chance que l'usure
lente de la mort grasse. Rien n'est jamais pour moi irrémédiablement
fini, rien n'est jamais non plus définitivement acquis. Ma vie est
parsemée de loin en loin par le désir incontinent de nourriture et
d'autres crises identiques suivront celle que je viens de traverser.
J'écris ces lignes plusieurs jours après et déjà le contexte
exact s'estompe de ma mémoire. Les quelques notes que j'ai pu
prendre sur le moment me semblent tracées d'une autre main. Je
n'arrive plus à les déchiffrer.
Je me souviens très bien du volant de ma voiture que je serrais et
je revois Dominique descendre pour aller acheter en urgence des
galettes de céréales dans une boutique de produits diététiques. Je
n'ai pas compris pourquoi elle ne s'est pas mise à courir dans la
rue en bousculant si nécessaire les autres passants pour arriver
plus vite. Je m'abandonnais, au-delà des limites de la raison, à
l'unique idée de manger ou de ne pas manger. Une situation
invraisemblable et absurde pour quiconque ne l'a pas vécue.
Invraisemblable et absurde pour moi qui en parle calmement
aujourd'hui.
Quand Dominique est revenue, j'avais les yeux fermés et je
tentais de contrôler mon souffle pour me calmer. Je tentais d'y fixer
toute mon attention, comme si plus rien au monde n'existait que
lui. Expirer, se suspendre à un infime temps mort et respirer en
écoutant l'air vider et emplir mes poumons. En écoutant ce ressac
tiède se répandre sur la buée de mes lunettes et me bercer. Tiède
dans la voiture, tiède sur la place et débordant jusqu'au fond de la
ville.
Lorsque Dominique est arrivée, j'ai pris le paquet qu'elle m'a tendu.
J'ai défait lentement le papier de cellophane en entendant s'étendre
son froissement démesuré. J'ai touché la structure rugueuse de la
première galette. Je l'ai portée jusqu'à ma bouche et j'ai encore
entendu d'autres bruits. Le crissement de mes dents. La voix d'une
femme qui me parlait et que je connaissais. Le ronflement du moteur
à chaque fois qu'il changeait de régime. La porte de l'ascenseur 2.
Le dimanche 17 mai fut un jour d'humeur mauvaise et ordinaire.
La semaine qui suivit fut remplie d'un travail salvateur qui occupa
mon temps et il ne me restait plus qu'à tirer le bilan de l'orage.
— J'ai la sensation que si cette dernière crise a atteint un tel
degré de violence, c'est parce que j'ai touché les derniers
contreforts de ce qui me détruit.
— Mes boulimies arrivent souvent en fin de semaine lorsque mon
rythme de vie quitte les rails d'une structure définie. De la même
manière, elles se produisent plus volontiers le soir alors que mon
temps n'est plus organisé par mes activités diurnes. J'ai sans doute
encore besoin d'une ossature, d'un horaire, d'un encadrement
minimal pour ne pas me perdre. J'aimerais bien m'affranchir de
cela, mais j'en suis pour l'instant totalement incapable. J'ai peur de
la période des vacances d'été où je me trouverai pendant tout un
mois sans repères.
— Mes boulimies n'arrivent jamais sans prévenir. Il existe un certain
nombre de signes avant-coureurs qui ne se manifestent pas
forcément tous à la fois. Dans les jours qui précèdent, je perds ma
belle assurance et je doute de tout. J'ai l'impression que mes idées
s'échappent, ou bien qu'elles me dominent, comme si elles venaient
de l'extérieur. Comme si un flot d'idées défilait dans ma tête et que je
ne puisse saisir la moindre certitude. Une sensation confuse de
perdre le pouvoir. Le sentiment d'être dépassé par tous les
événements, jusqu'aux plus anodins. Ou bien, au contraire, mais il
s'agit bien de l'autre face de ce même danger, je me trouve porté par
2 Quand j’ai donné ce passage à lire à Dominique, elle a écrit cette petite note en bas de la page : « Je
me souviens que tu criais sans arrêt, de façon démesurée, que tu t’énervais au-delà de tout. J’étais très
malheureuse, tu m’accusais, je ne comprenais plus rien.
un tourbillon, par un désir vertigineux de mincir vite et sans délai. De
toute façon, je suis très angoissé dans les jours qui précèdent la crise.
— Quand la crise se présente, elle me terrasse complètement et
arrache vraiment toutes mes capacités de réflexion. Elle me
possède. Je deviens son objet.
Les « bonnes » résolutions
Je commence à entrevoir de façon plus précise les éléments
d'une stratégie. Quand je sentirai que la crise jette ses bases en
moi, j'augmenterai mes rations dès les premiers symptômes (ils
apparaissent généralement plusieurs jours à l'avance). Je
m'attacherai plus encore qu'à l'ordinaire à respecter mes objectifs
alimentaires : manger lentement, analyser le goût des aliments,
remplir mon carnet sans prendre de retard, etc. Je serai vigilant
pendant les périodes à risque et j'y organiserai des structures et
des repères rigides (repas, gymnastique, toilette, écriture), en
essayant d'avoir un maximum d'activités agréables. Quand la crise
surviendra à nouveau, je n'y opposerai aucune résistance, le fait
de me concentrer sur la respiration me semble une bonne idée.
Elle est d'ailleurs proposée par le docteur Apfeldorfer dans une
méthode qu'il a élaborée pour traiter les phobies. Je tâcherai de
nourrir ma crise avec les meilleurs aliments possibles. Tant qu'à
manger, autant y prendre du plaisir.
Je garderai en tête la certitude que non seulement cette crise est
normale dans la période que je traverse, mais qu'elle est également
nécessaire, voire même indispensable à ma délivrance. Il faut
qu'elle survienne pendant ce temps où j'effectue ce travail vigilant
sur mon comportement alimentaire, afin de me permettre d'établir
et d'affiner ma stratégie.
Je ne pense pas qu'il puisse y avoir pour deux individus une seule
et même stratégie. Il peut y avoir des lignes de force où tous ceux qui
ont des problèmes de poids se retrouvent. Mais je suis convaincu
qu'il faut construire soi-même et pour sa propre peau l'unique
méthode adaptée à la redécouverte de soi. Apfeldorfer me donne
maintenant exactement ce que j'attends d'un thérapeute : il
m'aide à découvrir la voie en me faisant remarquer certaines
contradictions de mon comportement, en me faisant découvrir les
liens qui parfois m'échappent entre des événements de ma vie.
J'ai l'impression de savoir désormais « l'utiliser ». Ses
interventions restent toujours discrètes, comme en retrait.
Jamais il ne m'a donné de consignes strictes, il m'a laissé élaborer
mes propres solutions. Je crois à la nécessité d'un passage à l'âge
« adulte ». Je suis presque surpris, presque agacé lorsqu'il tente
d'orienter ma recherche dans un sens précis. Il voudrait bien
parler des relations que j'entretiens avec ma mère. Justement,
elle est à Paris depuis quelque temps et, bientôt, c'est la Fête des
mères.
- Et votre mère, comment va-t-elle, vous m'aviez dit l'autre jour
qu'elle était un peu grippée ?
Dimanche 31 mai
C'est beau, la technique, quand elle ressort la panoplie des
grands classiques ! Pourquoi faut-il que j'aille ennuyer ma mère
avec toutes mes histoires ? J'aimerais bien m'en sortir en
empruntant d'autres chemins. Et cette technique, je la trouve un
peu trop froide à mon goût. Un peu systématique.
Apfel me pousse et m'envoie au casse-pipe, alors qu'il reste
tranquillement dans son fauteuil à prendre des notes sur son
papier. Il m'y envoie, sans se soucier des conflits et des crises qui
pourraient en découler. Cette technique a quelque chose
d'inhumain. Je n'ai pas envie de déchirer ma famille pour
résoudre mes angoisses.
Quand nous étions enfants, ma sœur et moi entretenions avec
ma mère une relation particulièrement violente et passionnelle.
Je me demande pourquoi j'emploie le passé, car ce mode est
toujours celui que nous vivons. Peut-être la violence a-t-elle
baissé d'un cran ? Peut-être aussi est-ce le désir d'une autre
relation qui me pousse à rejeter vers l'enfance un temps que je
voudrais déjà révolu ? Avec elle, je voudrais maintenant un
amour plus paisible. Je voudrais une complicité nourrie des liens
de toute notre mémoire.
Alger. Septembre 1955 ?
Ma mère me parle. Elle s'amuse. Elle rit.
— Tu es né à la clinique des Glycines, le 14 septembre.
Exactement le même jour que ton père. Ce jour-là, d'ailleurs,
dans toute l'Algérie, des tas d'enfants sont nés en même temps.
Ils sortaient de toutes parts. On les voyait venir depuis le bas de
la colline. Certains arrivaient en voiture, d'autres venaient à pied,
portés par leurs parents, d'autres encore étaient abandonnés en
bas des escaliers sans qu'on sache qui avait pu les y laisser. Il y
avait sur la route un bébé qui marchait en poussant un énorme
landau britannique et violet. De loin, j'ai cru un moment que le
landau avançait seul. On ne savait comment faire. Plus les heures
passaient, plus le nombre d'enfants grandissait. Nous sommes
allés trouver le vieux rabbin Eli Chouraqui - que Dieu ait son âme
- pour lui demander un bon conseil.
— Il a fouillé dans sa mémoire de sage et puis il est resté un
long moment sans dire un mot. Personne n'osait parler, de peur
de le troubler. Enfin, au bout d'un temps, il s'est levé, solennel,
et il a dit : « Ne vous inquiétez pas, tout cela était déjà écrit, nous
aurions dû nous y attendre. »
— J'étais un peu déçue. Tout cela était écrit, bien sûr, mais
depuis si longtemps... Il était probable qu'on ne trouve plus
dans les armoires tous ces vieux parchemins. Il ajouta qu'il
fallait se réunir et que seul il ne pouvait rien. Mais il parla un
langage sibyllin : « S'il n'y a qu'un bâton, le Diable peut le rompre,
il pourra rompre aussi deux bâtons et trois et quatre. Pour
commencer, il vous faudra déposer au moins dix bâtons dans le
temple sous les rouleaux de la Torah. Seul je suis et resterai un,
unique, fragile et faible. » D'habitude, quand il parlait avec ce
langage, les interprétations étaient nombreuses et, avant de
commencer à discuter du vrai problème, il fallait véritablement
se mettre d'accord sur le véritable sujet. Cela faisait déjà l'objet
d'une première et longue discussion qui se terminait par un
compromis douteux. Mais cette fois, il n'y eut aucune
hésitation.
- Pour préparer la réunion, on envoya Moha, le fils du
marchand de babouches, frapper à la porte de toutes les maisons
pour réunir toutes les femmes et tous les hommes valides. Dès
le soir, il y eut au temple une grande affluence. Les hommes
étaient en bas pour parler et les femmes au premier sur un
balcon pour regarder et écouter. Certains pensaient qu'il fallait
que chaque famille prenne un enfant... Mais il n'y avait pas assez
de familles. D'autres pensaient qu'il fallait tresser des paniers
solides pour y déposer des bébés et les abandonner comme Moïse
au bord de l'eau. Il se trouverait peut être sur leur chemin une
quelconque Pharaone charitable... Mais le pharmacien fit
remarquer qu'il n'y avait plus aujourd'hui de Pharaones. Le
boucher avec sa grande barbe ajouta qu'il n'y avait également
plus aujourd'hui de charité. Il fit ensuite une proposition
honteuse et cruelle qui souleva les reproches et la réprobation de
tous. C'est alors qu'Eli - que Dieu ait son âme s'est levé et a
déclaré qu'il fallait réunir tous les enfants qui pouvaient l'être en
un seul lieu en attendant que le calme revienne. Et il en fut ainsi.
Dieu, sûrement, allait intervenir. Tous les nouveau-nés furent
rassemblés dans une grande pièce blanche avec de grandes fenêtres
blanches où pendaient de grands rideaux blancs, dans la grande
clinique, rue des Glycines, en haut de la colline. Juste au-dessus de
« Notre Dame d'Afrique »... Dehors, dans le parc, sous les arbres
immenses, certains bébés étaient restés tout seuls. Il n'y avait plus
de place pour eux.
« Et le rabbin priait en silence.
- Toi, tu as eu beaucoup de chance, tu sais. Tu étais plus grand
et plus fort que les autres. C'était peut-être toi qui poussais le gros
landau britannique et violet. Tu es passé avant que la porte ne se
ferme. Les infirmières marchaient partout dans les couloirs. Dans
tous les sens. Elles étaient comme des tas de fourmis pressées qui
serraient des tas d'enfants dans leurs nombreux petits bras
maigres. Tu es passé entre leurs jambes et tout seul, tu as su
trouver l'endroit où il fallait que tu te rendes... Quand tu es arrivé,
tu t'es installé dans un petit lit et enfin, sûr de ta délivrance, tu t'es
mis à pleurer. Mais tu pleurais plus fort que tous les autres et au
milieu de tous, je pouvais reconnaître ta voix. C'est comme ça que
je t'ai choisi.
Je me blottis contre ma mère.
Je suis très fier d'avoir su crier aussi fort. Je me roule et pense que
vraiment je suis très très complètement invincible. D'ailleurs, après
sa mort, c'est peut-être moi qui deviendrai le rabbin Eli. Que Dieu
ait mon âme.
J'ai de la peine pour les autres, tous ceux qui sont restés dehors,
mais je suis content d'avoir pu passer pour me mettre à l'abri. Je me
demande où pouvait être mon père et comment il a fait pour se tirer
d'affaire au milieu de tout ce désordre, puisqu'on me dit qu'il est
né le même jour que moi. Ma mère caresse mes cheveux et je
souris et elle rit.
J'attends la suite de l'histoire.
A vrai dire, dans ma tête toutes les histoires se mélangent. De
la clinique où je suis né, aux aventures de « Djehrha qu'il a perdu
son âne », jusqu'au petit Poucet, jusqu'à Moïse brandissant les
Tables de la Loi, debout sur le mont Sinaï.
D'une manière un peu plus prosaïque, je pense qu'il est peut-
être l'heure de mon goûter. Dans la cuisine, Paquita achève son
travail. J'entends le bruit des ustensiles que l'on range. Nous
irons bientôt nous promener au parc de Galand en haut de la rue
Michelet. J'emporterai la collation qu'elle aura préparée dans un
petit sac de toile fermé avec de la ficelle et nous irons manger sur
le bord du bassin. Tranquillement assis. Un homme viendra
s'asseoir sur notre banc. Il fera des plaisanteries à mon sujet. Je
tenterai d'attraper les pigeons qui s'aventurent près des miettes
que j'ai laissées tomber. Et puis nous rentrerons le soir pour
attendre le lendemain qui viendra avec un jour nouveau et
identique, dans ma petite éternité.
Paquita, c'est ma seconde maman. Elle me berce, elle m'aime.
Son amour est tout aussi normal que celui de ma mère
première... C'est quand même une maman un peu différente, elle
sert à table et mange dans la cuisine. Elle a un amoureux que je
n'aime pas. Mais ça aussi, probablement, ce doit être normal.
Alger. Octobre 1955 ?
J'ai dû faire une bêtise. Sans doute une grosse. Je reçois une
rouste de ma mère. Elle crie, je cours dans tout l'appartement
pour me sauver. Des objets volent autour de moi pour tenter de
m'atteindre. Ma mère trouve sur son passage une rallonge
électrique et me fouette sans merci lorsqu'elle peut arriver à ma
portée. Mon père tente de s'interposer. Je porte des culottes
courtes et mes jambes sont striées par les coups. Je sanglote.
— Ça n'est pas possible d'avoir un enfant pareil. Tu n'es pas
mon fils. Tu dois être un autre, on a dû se tromper à la Clinique
et me donner un autre enfant. Toi, tu as dû te perdre.
— Non, c'est moi, je ne me suis pas perdu, je suis là, je suis moi.
Je suis moi.
— Mon fils aurait été plus sage, plus gentil, plus beau, plus
intelligent. Où est-il le pauvre maintenant ?
— Mais c'est moi. Je suis moi. Je suis moi !
— Non tu n'es pas toi !
— JE SUIS MOI. JE SUIS MOI. JE SUIS MOI ! ! !
— Non tu n'es pas toi !
— C'est moi je te dis ! JE SUIS MOI !
Et mes sanglots redoublent et vraiment je suis seul au monde.
Désespéré. Et si, au contraire, c'était elle qui était devenue une
autre femme ? Elle aurait pris les apparences de ma véritable
maman. Celle qui me tenait l'autre jour dans ses bras. Je me
surprends l'après-midi à la chercher dans les recoins de la
maison pour la sauver. J'imagine que je la trouve et que je la
délivre. Je suis un chevalier doué de grands pouvoirs. Je
démasque l'imposture de la sorcière qui a volé ses apparences. Je
joue un double jeu pour ne pas éveiller les soupçons. Je mène
une double vie.
Personne ne connaît mon entreprise.
Peut-être qu'un jour je serai le Messie.
Alger. Septembre 1956 ?
Ma grand-mère est morte en France.
Il arrive donc que l'on meure vraiment.
Il arrive que l'on meure sans être ressuscité par un prince où
une princesse charmante. Ma mère, elle aussi est en France.
Quand elle rentre à Alger, je pense qu'un jour elle va mourir et je
pleure. Et puis je pense que moi aussi, je vais mourir et je pleure
encore davantage.
Quand on parle de ma grand-mère, on l'appelle maintenant « la
pauvre Yvonne que Dieu ait son âme ». Jusqu'à l'âge de treize ou
quatorze ans, j'ai fait tous les soirs, en quelques mots, une prière
pour elle. On dit des choses horribles à son sujet. Par exemple
qu'elle avait les jambes enflées et qu'on avait planté des tas de
petites aiguilles pour permettre à l'eau prisonnière de s'écouler. On
parle d'un foulard qu'il fallut lui attacher autour de la tête pour
retenir sa mâchoire.
Mon grand-père vient maintenant vivre chez nous. Il dort dans la
même chambre que moi et il ronfle toute la nuit. On m'a dit de
siffler pour le faire taire. Je ne sais pas siffler. Quand il ne ronfle
pas, j'ai peur qu'il soit mort et je me lève et je surveille sa poitrine
pour voir s'il respire. Des fois, quand ça n'est pas bien net, je pose
mon doigt sur sa bouche juste en dessous du nez pour sentir si
l'air continue de sortir. En général, il se réveille et se met à crier,
puis se rendort en reprenant son ronflement.
Je peux à mon tour m'endormir paisiblement.
Juillet 1957 ?
À la Madrague, dans la banlieue d'Alger, mes parents ont une
villa où nous allons souvent pour passer une partie de l'été. A
cause des « événements », nous ne voyageons jamais plus avant
dans le pays et les vacances se déroulent toujours en France ou bien
à la Madrague.
Ici, le jardin surplombe la mer et en traversant une petite route,
on arrive directement sur la plage. Le matin, je me lève avant les
autres pour descendre sur le sable ou les rochers. Parfois je vais
jusqu'au port pour voir rentrer les bateaux de pêcheurs. Ici, tout le
monde me connaît. La rue fait vraiment partie de notre maison.
Pendant une période de l'été, pour Tcherbeb, nous vivions tous les
ans une semaine de deuil. Il ne faut pas manger de viande fraîche
et, dans ma famille, les baignades sont interdites pour d'obscures
raisons. Ma mère dit qu'à cette époque il y a des couteaux au fond
de l'eau et que le diable va les agiter pendant une minute, sans que
nous en sachions au juste le moment. Alors on risque à chaque
instant de se noyer. Quand je rentrais, au cours de ces périodes,
elle posait sa langue sur mon bras pour voir si je m'étais baigné.
Un jour mon bras a eu le goût du sel sans que j'aie mis l'ombre
d'un seul demi-orteil dans l'eau de mer.
Injustice criante.
J'ai dû recevoir, sur un mode habituel et hurlant, une nouvelle
raclée. Mais cette fois, j'ai décidé de me venger.
Dans un coin sont entassées des canisses qui servent à protéger
les plantes de l'air marin qui ici brûle tout. Qui brûle tout, ici...
Mes parents sont sortis. Ils doivent être chez des amis. J'entasse
consciencieusement les canisses contre un mur de notre maison.
Je monte en pleurant chercher à la cuisine la grosse boîte
d'allumettes. J'en allume une première et je la laisse tomber
négligemment entre les fibres de roseau. Elle s'éteint.
Tout de même, je ne peux pas être seul à prendre en charge une
telle décision. Brûler la maison... J'invoque le sort et je veux le
laisser seul prendre la responsabilité de son jugement. J'aurais
parfaitement pu mettre du papier pour aider le feu à démarrer.
Mais ça n'aurait pas été accepté dans la règle du jeu. Si après,
disons la... neuvième allumette, le feu n'est pas parti, j'arrêterai.
Les dés sont jetés. Le sort en soit loué.
La deuxième allumette s'éteint tout de suite.
La troisième brûle un peu plus longtemps et j'envoie aussitôt à
son secours la quatrième avant qu'elle ne s'éteigne. Et la
cinquième et la sixième.
Maintenant ça prend vraiment...
Ça prend même de plus en plus et je m'éloigne pour chercher de
nouveaux combustibles. Je suis toujours en larmes. Mme Sintés,
la voisine, voit les flammes depuis sa fenêtre et accourt pour me
sauver. Le feu est rapidement éteint par quelques hommes
héroïques venus sur le terrain. Personne ne songe à m'accuser. Je
suis une pauvre victime sauvée des flammes et je joue ce rôle à
merveille. Il faut dire qu'on m'y incite un peu. Je n'avais pas imaginé
une telle issue. Je m'attendais à de terribles représailles.
Quand mes parents sont revenus, ils m'ont longuement consolé
et je me suis laissé faire comme un enfant très sage tout
simplement terrorisé. On m'a fait boire un grand verre d'eau pour
la peur et puis on m'a gavé de sucreries.
Alger 195 ? Deux et deux font quatre.
Je suis bouché et rien ne peut me déboucher. Ma pauvre maman
se fait un sang d'encre à cause de moi. Je ne veux rien faire de bon
et je m'obstine.
Rien à l'école et rien à la maison.
Pendant les moments difficiles, j'ai un pouvoir que personne
ne me connaît : je peux partir et faire semblant d'être encore
là.
Je reste assis, les yeux ouverts et je m'éloigne mentalement
jusqu'au mur. En face, je suis debout. Le plus souvent je m'envole
un petit peu dans les airs et je me vois en bas, assis dans l'autre
coin. A partir de cet instant, on peut me dire ce que l'on veut, moi
je n'entends plus rien. Je sais bien que je suis là pourtant, et que
l'on tente de me parler. Mais je contemple comme si j'étais un
autre le maître s'agiter autour de moi et s'éloigner tout en levant
les bras au ciel, désespéré.
Quand je suis dans cet état, ma mère s'énerve et s'acharne
encore plus contre moi. Mais je m'en fiche, de l'autre bout de la
pièce tranquillement je me regarde pleurer, je remarque que j'ai
les joues très rouges, que ma chemise est un peu déchirée.
Très vite, le travail scolaire devient un calvaire épouvantable et
ma mère me harcèle pour que je sois un homme et pas un bon à
rien. Il ne me reste plus un seul lieu de répit. Dans la cuisine,
dans la salle à manger et sous la douche, je récite ma table de
multiplication ou bien mon alphabet.
D'ailleurs, je ne connais toujours pas aujourd'hui ma table de
multiplication, au-delà du 5. Sauf 7 fois 8 = 56, à cause de
l'écumoire. Ma mère écossait des légumes dans la cuisine. Je
récitais la table de 7. Un exploit : j'arrive sans encombre jusqu'à
7 fois 7 = 49.
— 7 x 8 = ?
— SEPT FOIS HUIT COMBIEN ÇA FAIT, ABRUTI ?
— Euh...
Ma mère prend l'écumoire qui est à portée de sa main.
— SEPT FOIS HUIT ?
— 42 ?
Le coup est parti, sec et brutal sur ma cuisse, pour y planter
un grand cercle bleu constellé de petits trous réguliers qui sont
restés là dix ou quinze jours.
Je n'ai jamais su et je ne saurai sans doute jamais faire une
division. Ne parlons pas de la règle de trois ni de la preuve par neuf
- restons sérieux. Pourtant, j'ai pris des cours particuliers dans
toutes les matières et depuis les toutes petites classes. J'ai pris,
« comme tout le monde », des cours particuliers de maths, de
physique, de chimie, de français, de latin, d'espagnol et d'anglais.
Mais je prenais aussi des cours particuliers d'histoire, de
géographie, de dessin, de sciences naturelles, de philosophie et
d'instruction civique. Il y avait même une vieille institutrice corse,
Mlle Carbonelli, qui venait à la maison pour m'apprendre à lire
avant que j'aille à l'école. Ma mère voulait absolument que je sois
un enfant « en avance ».
Tous les matins, elle me faisait lever entre 5 et 6 heures pour que
je travaille. Elle venait régulièrement ouvrir ma porte par surprise
pour voir si j'étais à ma table. Combien d'heures ai-je passées à
pleurer devant des devoirs de mathématiques ? Le soir, je n'étais
pas couché avant 10 ou 11 heures et elle restait pour me faire
réciter tous mes cours. Elle a suivi une scolarité complète avec moi
en me consacrant le plus clair de son temps. Quand je
démissionnais, elle faisait mes devoirs à ma place. J'étais d'ailleurs
de plus en plus persuadé que j'étais un bon à rien et que je
n'arriverais jamais à réaliser quoi que ce soit sans son aide.
Elle m'apprenait à tricher pendant les compositions en
dissimulant des copies déjà toutes remplies au milieu de copies
blanches. Nous avions préparé un système de classement qui me
permettait de sortir rapidement le bon sujet. Par exemple, pour la
composition de français, il y avait peut-être, disons, cinquante
sujets de rédactions possibles. Eh bien, elle écrivait cinquante
rédactions en imitant parfaitement mon écriture (elle avait
l'habitude).
Elle laissait une place blanche en haut de la copie pour que
j'inscrive l'énoncé exact du sujet. Le jour des résultats, elle lisait
avec satisfaction les commentaires élogieux du professeur de
lettres sur sa copie.
Ma mère a toujours été excessive et violente. Mais elle était un
peu plus souple avec ma sœur pour le travail scolaire, parce que,
disait-elle : « C'est moins grave pour une fille. » Par contre, dès
l'adolescence, il y eut de sérieux remous à propos de garçons.
Quand elle ne s'en prenait pas à nous, elle s'en prenait à elle et
se suicidait. Comme elle ne cachait pas ses intentions (où aurait
été le plaisir ?), toute la maisonnée courait à ses trousses.
Parmi ses plus beaux suicides, je me souviens de celui où il
fallut défoncer la porte des toilettes parce qu'elle menaçait
d'avaler le contenu de la bouteille d'Harpic. Le plus pathétique
fut peut-être celui où nous l'avons retrouvée en pleine nuit, assise
devant la table de la cuisine, pleurant à chaudes larmes en
entamant son cinquième pot de confiture. Entre deux hoquets,
elle nous a déclaré qu'il était trop tard. Elle devait avoir
maintenant au moins 10 grammes de sucre par litre de sang et
son diabète l'emporterait sous peu.
Quand elle ne s'en prenait pas à nous et qu'elle ne se suicidait
pas, elle fuguait au milieu de la nuit en déclarant par exemple
qu'elle allait partir en Israël pour trouver du travail (elle y
devenait fréquemment vendeuse dans un Monoprix). Puisque
nous ne l'aimions pas, nous ne la reverrions plus jamais.
Quand elle ne s'en prenait pas à nous, qu'elle ne se suicidait pas
et qu'elle ne fuguait pas au milieu de la nuit, elle faisait de
l'exorcisme et de la magie. Si j'avais une mauvaise note, il y avait
plusieurs explications possibles. D'abord, j'étais « un imbécile qui
ne ferait jamais rien de bon » et je prenais une rouste. Ensuite, il
était possible, sinon probable, que je sois bouché à ce point à cause
d'un sort que l'on m'aurait jeté. On me faisait asseoir devant les
cabinets, ma mère allait chercher une poignée de sel qu'elle tournait
au-dessus de ma tête en récitant quelques formules et en énumérant
les noms possibles de mes jeteurs de sorts. Il fallait que je fouille
dans ma mémoire pour me souvenir de ceux qui auraient pu me
vouloir du mal. Je citais d'abord mes professeurs de maths et de
gymnastique. Mais ça n'était pas ça. De fil en aiguille et de copains
en relations lointaines, je finissais par énumérer presque tous les
noms des personnes connues en tentant de préserver secrètement
celles qui m'étaient les plus chères. Il fallait ensuite que je crache
trois fois sur le sel, en prenant garde surtout de ne pas en renverser.
Si l'on avait voulu être strictement orthodoxe, il aurait fallu
descendre jusqu'à la mer pour rendre le sel à l'eau, dans son état
premier. Mais ma mère s'était octroyé l'avantage d'un compromis, on
le jetait dans les cabinets et on tirait la chasse plusieurs fois de suite,
par les égouts, le sel rejoindrait la mer tôt ou tard.
Ma mère voit des fantômes. Mais des fantômes amicaux, le plus
souvent une femme en noir à qui elle demande conseil. Ma mère se
venge des hommes méchants et les envoûte avec la panoplie
complète de la petite sorcière judéo-berbère. Ma mère chasse parfois
le diable de la maison. Dans une marmite, elle brûle des herbes et
de l'encens et poursuit le démon avec fièvre dans tous les coins de
notre appartement. Quand elle a terminé et qu'enfin le démon a été
terrassé, elle a le visage complètement couvert de suie. Ma mère a
des prémonitions et je dois reconnaître que parfois elles se réalisent
vraiment.
Quand elle ne s'en prenait pas à nous, qu'elle ne se suicidait pas,
qu'elle ne fuguait pas au milieu de la nuit, qu'elle ne faisait ni de
l'exorcisme ni de la magie, ma mère était boulimique. Sur un mode
ordinaire, les repas ont toujours été chez nous pantagruéliques.
Sur un mode extraordinaire mais coutumier, ils devenaient
orgiaques. Nous célébrions toujours les nombreuses fêtes
religieuses et laïques par une manière particulière de manger.
Notre couscous du vendredi soir n'était pas un de ces petits
couscous ordinaires et royaux que l'on trouve dans de vagues
restaurants orientaux.
C'était un Cous-Cous.
Avec de la panse farcie (de la hasbane), avec des boulettes, avec
un ragoût fait de viandes de bœuf, de mouton et de veau
mélangées (la shtétra), avec des tripes, avec du bouillon où les
légumes avaient cuit sur des volailles, avec des haricots blancs
au mouton, etc.
La nourriture, la violence, la religion et la magie étaient un peu
liées. Dans ces circonstances, ne pas manger d'un plat, c'était
braver un interdit redoutable. C'était s'exposer au courroux de ma
mère. Si tu ne manges pas c'est que tu ne m'aimes pas. C'était
trahir tous nos ancêtres sur au moins deux mille ans à travers
l'histoire entière des gamelles et des hommes. Il faut manger de
ce plat, parce que c'est le rhéhédè (c'est-à-dire quelque chose de
fixe entre la coutume obligée et le rituel incontournable). Trempe
au moins ton doigt dans le miel ! Tu sais bien combien de fois
faudra-t-il te le dire ? - qu'il faut commencer l'année avec du
doux. Sinon tu vivras de l'amertume tous les jours et jusqu'à l'an
prochain. Reprends une boulette. Il va en rester et ça, c'est un
grand péché. Si tu méprises aujourd'hui les richesses dont tu
disposes, demain tu marcheras comme un mendiant dans les
rues.
Quand elle ne jette pas l'anathème, ma mère vit dans les rêves.
Elle est d'une distraction redoutable. Elle peut entrer dans une
librairie et demander une plaquette de beurre ou bien serrer
chaleureusement la main de la vendeuse en lui demandant des
nouvelles de toute sa famille avant de se rendre compte qu'elle
ne l'a jamais vue.
Ma mère est un peu toquée, mais elle est d'abord généreuse et
tourmentée. Elle est capable de se départir d'objets où de
ressources qui lui sont nécessaires pour les offrir à des inconnus.
Si toutefois elle estime que ces inconnus en ont un besoin plus
grand qu'elle.
Au milieu de tout ce fatras, j'ai vécu une enfance mouvementée,
mais véritablement heureuse. Il y avait une alternance d'amour
et de violence. Comme une sorte de surabondance de tout. Je ne
regrette absolument rien et si j'avais le choix entre la vie que j'ai
menée et une autre vie, je garderais la mienne avec la sensation
d'y avoir gagné une sensibilité particulière et que j'aime. Mon
père est un personnage plus calme. Il a au cours de notre enfance
contrebalancé les excès de ma mère. Il nous a apporté, par
touches discrètes, un véritable humanisme, une grande
tolérance, un goût pour les choses de l'art, de la poésie et de
l'humour. Rien n'aurait été pire qu'une éducation aseptisée et
exemplaire. J'ai vécu l'amour, le rire, la crainte et la révolte.
Mercredi 17 juin
Je pèse à peine un peu plus de 120 kilos. Je suis en train de
devenir un obèse ordinaire. Un obèse comme on en voit tant dans
les rues de Paris. Un obèse mesuré et discret, un obèse
quelconque et même peut-être pire : un simple gros. Un gros, tout
juste enveloppé du minimum de graisse nécessaire pour qu'il
conserve sans ambiguïté son statut. Un gros de classe moyenne.
Gros par étourderie. Sans amplitude, ni opulence.
Sans majesté.
Personne ne se retourne plus sur mon passage. J'ignore
comment je saurai vivre dans ce corps anonyme. Mon mal est ainsi
fait que je dois le combattre en me blessant. La douleur porte en
elle le soin de sa douleur. Reflet de mon reflet traîné, roulé, bercé
dans les yeux de la foule. J'y ai trouvé au plus profond des
lassitudes la seule matière à ma raison de vivre. Mon étendard et
ma révolte.
Je ne remarquais les regards goguenards que lorsqu'ils
s'affirmaient très lourdement à mon adresse. Manquant à la
discrétion pernicieuse des tout petits murmures sur les lèvres
cachées3. Mais aujourd'hui ils ne sont plus là, et je découvre leur
absence comme l'évidence, comme une case blanche entre deux
noires, comme un rythme rompu, comme une raison de moins
pour divorcer d'avec le monde, comme une solitude. Comme le
pied d'un mur d'où j'entrevois déjà les lendemains qu'il me faudra
construire en produisant désormais de nouvelles excuses pour
accepter de vivre sans le secours de mes vieilles rengaines.
Jeudi 18 juin
Nous sommes invités, Dominique et moi, à un cocktail où nous
sommes obligés de nous rendre, pour faire plaisir à un copain de
boulot. La poisse. J'ai vraiment horreur de ce genre de situation.
Autrefois, c'eût été pour moi une épouvantable épreuve,
presque tragique. Je ne m'autorisais jamais à manger en public.
3 Dominique en souffrait plus que moi. Elle m'en parlait parfois, sidérée de constater que je n'avais rien vu. Pour
ne pas me blesser, elle finit par ne m'en plus rien dire. Mais c’est justement là, alors que je lisais sur son visage la révolte et la peine, que la mémoire (de ce que j’avais, sans le savoir parfaitement vu et entendu) me revenait comme un flash.
Sous l'emprise des jambons de Parme multipliés en corpuscules
sur canapés. À la merci des pains au lait lilliputiens
outrageusement gavés. Sous l'envoûtement des petits fours
proliférants. Sous la propagation des bouchées rebondies et
diverses, la tentation prenait la dimension d'un conflit
titanesque. Membres écartelés.
Je rêvais d'une salle immense et déserte avec des alcôves, des
zones d'ombres et la présence incertaine d'ennemis dont j'aurais
dû me prémunir.
Je rêvais du déhanchement négligé de mes pas entre dessertes
et tréteaux et de saisir délicatement la nourriture du bout de mes
gros doigts gonflés en parcourant régulièrement, sans
empressement, la distance raisonnable qui aurait séparé la table
de ma bouche. Continuer. Jusqu'à l'épuisement. Jusqu'au
sommeil hanté par des milliers d'êtres petits et minuscules.
Je ne pensais qu'à une seule chose : partir. Guetter l'occasion,
l'instant qui m'autorise à m'éclipser pour une demi-heure.
Un sens particulier de l'orientation me permettait toujours - de
trouver, dans les proches alentours, une épicerie ou bien un
autre lieu distributeur de nourriture : un bistrot, la boutique
d'une station-service, un appareil à sous, une gare... Paris
s'ouvre toujours aux noctambules. Il me fallait ensuite trouver
également un porche retiré, un escalier, un square désert ou une
cour. Je m'y installais et je vengeais mon dépit avec à portée de
la main le fruit de mes recherches : un ou deux saucissons, des
tranches de jambon, des biscuits secs, un morceau de fromage.
Faute de mieux, quelques tablettes de chocolat, des cacahuètes
enrobées, des raisins secs. Je rejoignais ensuite le groupe et
reprenais le fil de la conversation, feignant subitement d'y
trouver un intérêt tout à fait inhabituel. Je m'autorisais
discrètement un ou deux petits fours. Puis bientôt je me lassais
et j'éprouvais le besoin urgent de repartir, de me réfugier dans
mon lit et de dormir. Je saluais mon interlocuteur, sans aucune
élégance, parfois même au milieu d'une phrase, sur une bouche
bée. Aujourd'hui, 18 juin, je n'ai plus peur des cocktails.
Vendredi 19 juin
Avec Apfel, les entretiens tournent autour de ma relation à
Dominique. Je lui explique que lorsque je l'ai rencontrée j'étais
plutôt mince et que j'ai pris, au cours de notre vie commune, un
peu plus de 80 kilos. En deux ans seulement. Je déclare en toute
innocence qu'elle aurait très bien pu me plaquer. Apfel saisit cette
occasion trop belle pour rester silencieux :
— En effet.
— Quoi, en effet ?
— En effet, vous devriez vous demander pourquoi elle ne vous a
pas quitté. Ne craignez-vous pas qu'elle vous quitte maintenant ?
— Heu...
Le soir, je raconte cet entretien à Dominique qui est furieuse.
Sa fureur, tout de même, me réconforte un peu, mais on ne sait
jamais. Elle s'assied devant son ordinateur et tape sans laisser
au silence le temps de s'installer entre les touches. Nos deux
bureaux sont dans la même pièce et j'aime entendre, quand nous
travaillons ensemble, le bruit réuni de nos claviers. Je lève par
moments les yeux pour la voir et il m'arrive de surprendre son
regard contre moi.
Une heure plus tard, elle pose un papier sur la table en me
disant : « Tu lui montreras ça à ton Apfel. » Je frôle la béatitude.
« Apfel t'a demandé pourquoi nous ne nous étions pas quittés.
Pourquoi ?
Apfel, comme un fruit, une pomme je crois...
Je t'aime, je t'aime, comme je n'ai jamais aimé.
Je t'ai aimé la première fois, ainsi que dans les romans. Non, pas
la première fois, mais la deuxième ou la troisième, qu'importe ?
Pourquoi ne t'ai-je pas quitté, t'a demandé Apfel. Pourquoi
t'ai-je aimé ? Pourquoi t'ai-je aimé ?
Pourquoi ai-je si mal de t'aimer ?
Tu te souviens. Tu me dis que je t'attirais. Je n'ose y croire.
Je n'ose pas y croire. Nous avions parlé. Vous aviez parlé, je
vivais alors avec un autre homme. Vous aviez parlé du pouvoir
de créer, du droit de créer, de ces idées que nous nous donnions
le droit de défendre. Qu'importe. Je vous écoutais, silencieuse
peut-être, ou pas.
Je vous avais écoutés.
Nous étions repartis, lui et moi.
Je t'ai aimé ce jour-là, en le sachant et en ne le sachant pas. En
me le disant. En ne me le disant pas.
Pourquoi ne t'ai-je pas quitté, t'a demandé Apfel. Pourquoi
t'aurais-je quitté ?
Parce que tu étais devenu gros ?
Je t'aime, je t'ai aimé, je t'aimerai.
Pourquoi ne t'ai-je pas quitté, en effet ?
Je ne sais pas, parce que probablement au fond de moi, quelque
chose de plus fort que ton désir de mort, que mon désir de mort
m'habitait. Nous habitait ?
Parce que, par-delà ta graisse, il y avait notre amour, un
amour plus fort que tout, auquel je ne croyais pas vraiment
mais dont j'étais, parfois, totalement sûre. Parce que tu existais
et que je ne voyais pas réellement ta graisse.
Pourquoi ne t'ai-je pas quitté lorsque tu semblais t'intéresser à
d'autres femmes ? Pourquoi ne t'ai-je pas quitté lorsque tu me
disais « J'ai envie de me tuer » ? Pourquoi ne t'ai-je pas quitté
lorsque tu préférais tes agapes à tout le reste, et à ma
tendresse ? Pourquoi ne t'ai-je pas quitté lorsque tu déployais
contre moi tes infernales colères et ton impossible mauvaise
foi ? Pourquoi ai-je supporté ces visages moqueurs, méprisants,
rassasiés de certitudes, braqués vers nous, vers moi ?
Pourquoi ? Pourquoi ?
Pourquoi, dis-moi, pourquoi est-ce que je t'aime ?
Pour ces fois où nous faisons l'amour ? Pour tes bras peut-
être ? Ou ton intelligence ? Ou ta poitrine ? Ou pour les dix
francs que tu donnes à ce clochard ? Ou pour cette façon que
tu as de parler ou de me tendre le pain ou de me caresser les
cheveux ? Ou de rire ? Est-ce pour ta voix au téléphone ? Pour
nos tendresses ? Pour nos connivences ou nos contradictions ?
Ou bien encore nos doutes ? Est-ce pour ces moments où nous
savons rire et pleurer de nos lacunes et de notre indigence ?
Ou est-ce pour rien ? Pour rien ? Pour tout ? Je m'en moque.
Est-ce parce que j'ai toujours entendu tes paroles ou vu tes yeux,
ton regard, j'ai peur des clichés quand je parle de toi, ces clichés
qui n'en sont plus lorsqu'il s'agit de toi.
Je t'aime, je t'aime et je refuse de m'expliquer. Cet amour ne
s'explique pas. Nous étions faits l'un pour l'autre, m'as-tu dit.
Nous étions faits l'un pour l'autre, voilà peut-être l'explication.
L'anti-explication. Pour nous rassurer. Parce que nous ne
savons pas, ni toi, ni moi.
Dis-lui, à Apfel, que je fus boulimique, que cela justifie ma
compréhension et ma patience, pas mon amour, absolument pas
mon amour pour toi.
Dis-lui, à Apfel, que le fruit est là, avec notre rire et notre joie.
Et qu'importe alors la graisse d'antan, ou le reste, et si ta graisse,
et nos souffrances, et la conscience de nos souffrances, nous
avaient liés. Et nous avaient appris à nous aimer. Sans nous le
dire et sans explication ? »
Lundi 29 juin
J'ai pris rendez-vous avec un célèbre chirurgien spécialisé dans
les ablations esthétiques. C'est pour ce soir 17 heures 30. Depuis
plusieurs semaines, j'ai envie d'avoir l'avis d'un spécialiste sur l'état
de ma peau. Mon ventre s'affaisse de plus en plus. Je serai sans
doute obligé de le faire retendre après mon amincissement.
16 heures 30
J'arpente déjà les trottoirs du boulevard Malesherbes où se
trouve le cabinet du chirurgien. Je passe devant le porche sans
m'arrêter. Juste pour m'habituer à l'idée que tout à l'heure c'est
ici que je vais pénétrer et que je vais monter ces marches-là. Je
jette un œil.
Je tourne dans la première rue à gauche pour faire semblant
d'aller quelque part. Comme si quelqu'un pouvait me surveiller et
me trahir.
17 heures
J'entre au n° 24 bis de ce boulevard Malesherbes. Je monte et
je sonne. La porte s'ouvre presque aussitôt et je suis accueilli par
une femme sans âge. Elle m'introduit dans une pièce et disparaît
tout aussi subitement. Je demeure un instant seul, debout.
Le temps passe et je m'assieds.
Elle traverse à nouveau le bureau, un dossier à la main, sans
m'adresser le moindre regard.
— Vous avez bien fait de vous asseoir.
Le ton de sa voix est ambigu, j'opte plutôt pour un reproche et
je fais mine de me lever. Mais elle ne m'en laisse pas le temps et
disparaît encore, avant que mon geste n'ait eu la possibilité
d'amorcer l'ombre de l'embryon du début de son
accomplissement.
Elle revient.
— Restez assis, je vous en prie.
Elle s'assied sans hésiter en face de moi et me tend une fiche à
remplir. J'accroche mon regard à un horrible sourire de cinéma
figé au milieu de ses lèvres roses et nacrées. Je ne peux m'en
défaire, puis je me ressaisis. Je pense que ce matin je ne me suis
pas brossé les dents.
Nom, prénom, âge et domicile. Profession. Objet de la visite. Il y
a sur le papier de nombreuses cases réservées que je ne dois pas
remplir. J'imagine les futurs commentaires ou les petits croquis
qui cerneront les zones de mon ventre qu'il faudra retendre, dans
lesquelles il faudra tailler.
— Vous avez une lettre ?
— Euh, non, je l'ai oubliée, mais c'est le docteur X qui m'envoie.
Elle me fait pénétrer dans la salle d'attente. Deux femmes
symétriques et assises sur un canapé abandonnent un instant
leur lecture pour lever l'œil sur mon passage. J'esquisse un
sourire. Regards absents, plongés à nouveau dans leur lecture de
circonstance. Un bruit s'échappe du parquet.
Je me rends compte seulement maintenant du faste de ce
cabinet. Il y a tout, et de tout mélangé avec semble-t-il pour seul
critère esthétique l'affichage du coût.
Tiens, voici une commode à 100 000 en face d'un tableau qui
en vaut pour le moins 500.
C'est le tableau qui a gagné.
Je me mets sérieusement à perdre confiance en ce médecin qui
prétend pouvoir remodeler les formes de nos corps. Je regarde les
deux femmes qui attendent avec moi et je me demande ce qu'elles
peuvent bien avoir à faire enlever. Peut-être un peu le nez...
Voici un ventre à 50 000 en face d'un nez à 20 000. Qui sera
gagnant ?
Le médecin ouvre la porte. Il est bien plus jeune que je
l'imaginais. Il semble manquer d'assurance, ce qui, dans sa
situation et dans ce cadre, paraît pour le moins surprenant. Je
suis content. Il a, pour un instant au moins, l'allure d'un être
humain.
— Madame Meyer ?
Les deux femmes se lèvent et se dirigent conjointement vers lui.
À leur approche, il baisse un peu la tête et tend une main molle.
Il garde aux lèvres un tout petit sourire coincé sur une autre
pensée. Il porte des lunettes rondes, cerclées d'écaille... Quand elles
arrivent à sa hauteur, avec, à leur tour, la main déjà presque
tendue, il se tourne et se dirige vers son bureau. Elles se
regardent...
Elles suivent.
La porte se referme.
J'ai envie de partir.
Il faut que je me préserve des jugements hâtifs. Cet homme est
peut-être timide. Tout simplement. Il a une sale gueule, c'est
entendu. Mais je pense aux dangers des interprétations
morphopsychologiques. Je me demande si les modifications de mon
être seront directement proportionnelles aux modifications de mon
apparence. Ce chirurgien qui taille dans le corps, jusqu'où va-t-il
me transformer ? Plus le bistouri pénétrera profondément dans ma
chair, plus...
La porte s'ouvre sur la même main moite et sur ce même sourire
cerclé d'écaille brune.
— Déshabillez-vous derrière le paravent. Je m'exécute.
— Voyons voir... C'est le docteur X qui vous envoie ? Je fais
signe que oui.
— Eh bien, il ne me fait pas de cadeau !
Dès cet instant, je sais que je n'irai pas plus avant dans mes
rapports à la chirurgie esthétique. Ils peuvent crever la gueule
ouverte tous ces cons sûrs d'eux-mêmes, sûrs de leur fric et sûrs de
leur pouvoir.
— Habillez-vous et venez-vous asseoir. Madame Thomas,
pouvez-vous m'amener les dossiers A K W ?
Le doigt appuyé sur un bouton de l'interphone, il semble, pour
un instant encore, attendre une réponse. Mais Mme Thomas,
toujours aussi diligente, est déjà là, avec tous les dossiers. Il
sourit d'aise, elle tourne les talons.
Il extrait une série de photos du style avant / après. Toutes les
têtes sont coupées ou masquées.
— Vous voyez cette dame ? Elle a une très belle ptôse
abdominale. -...
— Vous voyez, n'est-ce pas ?
— Heu, oui...
— Moins prononcée que la vôtre, d'accord. Mais, soyez-en
certain, on peut tout o - pé - rer. Il faudra peut-être que vous y
passiez deux ou trois fois. Peut-être... Mais on y arrivera, soyez
sans crainte.
Ses tout derniers propos l'amusent et il rit. Les photos
continuent de défiler sous mes yeux et je regarde à peine,
jusqu'au moment où l'une d'elles porte un visage qu'on a oublié
de masquer. Je suis fasciné par ce regard croisé sur le papier.
J'ai l'impression d'être l'auteur d'un viol.
Mercredi 1er juillet
Je suis un peu découragé.
Je ne m'étais pas rendu compte que les dégâts sur mon corps
étaient si avancés. J'en veux terriblement à ce médecin que j'ai
rencontré hier. Du haut de sa fonction, en une phrase, il m'a
réellement ébranlé, il a semé le doute. Il a remis en cause tous
les mois et tous les jours de ce travail entrepris.
Sur la feuille de sécu qu'il m'a remise lorsque je suis parti, il y
avait marqué : oto-rhino-laryngologiste. J'ai payé 600 francs
pour cette visite d'un quart d'heure. Le prix d'une vingtaine de
places au cinéma. J'ai trouvé tout cela un peu écœurant, pour
un simple entretien dépourvu du moindre acte thérapeutique. Je
ne sais pas au juste ce que j'ai acheté et ce qu'il m'a vendu. J'ai
eu le sentiment de payer seulement pour son sourire et pour sa
suffisance.
Il est possible que ce type soit malheureux comme un dictateur.
Incertain de la pérennité de son pouvoir, craignant à chaque
instant la moindre question posée qui puisse remettre en doute
sa légitimité. C'est tout à fait possible, mais je m'en fous. Il serait
sans aucun doute sidéré par mes propos. D'abord c'est vrai que
je ne suis pas un cadeau, et puis 600 francs ça n'est jamais
qu'une paille dans l'océan du foin. Un homme ou une femme
usés, mal dans leur peau, ne sont que d'autres pailles, dans un
autre océan fait cette fois de douleur, d'indifférence et de dédain.
Je me demande ce qui pousse un homme à faire de la chirurgie
esthétique. L'attrait du gain ne me semble pas être une
motivation suffisante. Et puis, à vrai dire, je me fiche qu'on ait
envie de gagner du fric. Ce que je ne peux pas admettre, c'est
qu'on méprise les gens qui vous le font gagner et qui en toute
innocence se fient à vous. Ce qui est inadmissible, c'est cet esprit
d'une caste qui se croit supérieure et qui dit : « Toi, tu n'es pas
des nôtres. » Ou qui dit le contraire, c'est finalement pareil : « Tu
es des nôtres et nous sommes unis contre l'humanité restante. »
Hier, en me montrant ses photos, il a tenté un moment de me
prendre pour allié en lançant de grossières allusions. En ricanant
sur « les petites vendeuses qui voulaient se faire retendre ». Elles
parlent, disait-il, elles parlent de tout, mais elles ne connaissent
rien à rien. Il a levé les yeux pour chercher vainement sur mon
visage la complicité d'un sourire.
Mardi 7 juillet
Je suis décidé à tout faire pour pouvoir me passer d'un
chirurgien. Je vais augmenter le temps que je consacre à la
gymnastique. J'élimine certains mouvements des bras et des
épaules pour intensifier sérieusement le travail des abdominaux
et des hanches. De face, mon ventre ressemble à une grosse
vieille ampoule électrique un peu plate. On pourrait mettre en
lieu et place de mes oreilles les deux petites baïonnettes
métalliques qui fixent le culot sur la douille. Mais tout cela va
changer, je veux trouver en moi les ressources qui pourront me
sauver. Ma seule crainte est cette propension toujours présente
qui me pousse d'un extrême à l'autre et qui pourrait me faire
abandonner toute culture physique si je m'épuise. C'est un
risque.
J'ai maintenant la certitude que cette propension est l'une de
ces bases invariantes que je recherche au fond de moi. Elle ne me
quittera pas. Je suis atteint d'excès constitutif et c'est grave,
docteur. Excessif je suis, excessif je serai.
Jusque dans l'aquarium où je m'avance, parmi les autres
minces silencieux.
Je pose une pierre sur l'édifice.
Je recule d'un pas et je contemple, assez satisfait. L'alternance
de l'excès et du vide construit la dynamique de mon mouvement.
Il me faudra apprendre à vivre de cette manière, apprendre à
utiliser ce système, ce point de passage obligé comme une
méthode personnelle que je pourrai guider désormais vers
d'autres flots.
Finalement, cette visite dans l'antre de ce chirurgien m'aura
aidé à me voir vraiment tel que suis physiquement. Elle aura
renforcé ma motivation et j'ai le sentiment d'avoir découvert un
pan de ce qui en moi demeure. Tout ça pour seulement 600
balles ? Ben oui, je crois... Qu'il aille au diable et qu'il en soit
récompensé !
Lundi 13 juillet
C'est mon dernier rendez-vous avec Apfel avant qu'il ne parte
en vacances. Je ne le reverrai plus avant la fin du mois d'août. Il
me donne un numéro de téléphone où je pourrai le joindre à
certaines périodes, en cas de besoin. Excellent test pour me
rendre compte si je peux vivre sans lui.
Avec Dominique, nous allons faire un circuit en voiture qui nous
conduira d'abord dans sa famille dans le Tarn et dans le Var, puis
dans la mienne à Nice. Tout cela est un peu décousu. Je n'aurai
nulle part le temps de m'installer.
Je crains que ces changements de rythme n'affectent mon
comportement. Je veux pouvoir poser des balises. Des repères
simples immédiatement accessibles en cas de dérapage. Les
religions se cachent derrière une simplification dont je
comprends l'utilité : je suis une fois de plus en train d'écrire mes
dix commandements.
Mon carnet alimentaire de manière rigoureuse je tiendrai.
Attentif je serai aux signes avant-coureurs des tentations du
malin qui galope toujours sur routes et chemins. Une boulimie
pourrait encore surgir. Je tenterai de l'endiguer avec les armes
dont je dispose et que j'apprends à reconnaître : augmenter mes
rations avant la crise et si elle approche trop avant, si je la vois,
lascive, se glisser contre moi, je ne ferai rien pour contenir ses
assauts. Bien au contraire, je la laisserai mûrir et me prendre. Je
la laisserai s'affirmer et puis s'éloigner et pourrir.
Avec moi transporterai le matériel pour structurer entièrement
mon temps.
Le soir.
Le soir, tous les soirs, l'ordinateur me permettra de continuer à
écrire. Il faudra aussi l'imprimante, quelques ramettes de papier
et un ruban de rechange.
Le matin.
Le matin, après mon petit déjeuner, mais avant la toilette, ma
gymnastique je ferai. Donc, le matériel idoine j'emporterai.
Mécaniques et poids, poids de la mécanique.
En quelques lignes, comme ça, sans en avoir l'air, j'atteins déjà
plus de 200 kilos de bagages... Et il subsiste encore une zone à
risque tous les après-midis. Vivons dangereusement et sans
crainte ! Je prends le risque tête haute. Mais, il faut bien l'avouer
c'est un risque mineur, coincé sur une plage identifiée dès avant
le départ. Une plage construite entre tous les remparts que j'ai
dressés autour d'elle. J'emporterai dans mes valises un petit
risque prisonnier qui me permettra de croire, entre 14 et 18
heures, que je ne suis pas complètement devenu un automate
programmé.
Notre voyage sera une véritable expédition que je commence à
préparer. Je vais faire contrôler l'état général de notre voiture. Je
fais changer les amortisseurs. J'achète des cartes, je me
renseigne auprès des autorités compétentes pour connaître la
meilleure heure, le meilleur jour de départ.
J'ai particulièrement peur du temps que je vais passer dans la
famille de Dominique, parce que je n'oserai pas déballer là-bas
tout l'arsenal de l'homme qui perd sa graisse. J'ai peur aussi de
devoir m'expliquer. Je tente de suggérer discrètement à
Dominique que nous pourrions passer un temps plus court dans
sa famille que dans la mienne. Mais elle ne semble pas vraiment
apprécier ma proposition. Je suis sûr qu'en lisant ce passage, elle
arguera encore de ma mauvaise foi. Nous décidons qu'elle restera
un temps chez ses parents pendant que j'irai chez les miens et
que nous nous rejoindrons par périodes. C'est un compromis
boiteux qui ne satisfait personne. J'aimerais bien que nos deux
familles se rapprochent. Mais ma mère est un personnage
surprenant et elle vit dans un univers assez particulier... Il
faudrait qu'ils fassent de part et d'autre preuve d'un certain recul
pour accepter les différences et éviter les étincelles. Comme les
parents de Dominique sont plutôt du genre anticonformiste, il y a
peut-être une petite chance...
Je n'aime pas l'idée d'être obligé de me séparer de Dominique.
J'ai besoin d'elle, de son contact, de son odeur. Nous sommes en
train de revivre une relation physique de plus en plus complète.
Je redécouvre des sensations oubliées. La nuit nous pouvons
rester l'un contre l'autre sans que mon ventre nous sépare. Elle
peut m'enlacer et faire le tour de mon corps avec ses deux bras
réunis. Nous sommes très amoureux.
Samedi 25 juillet
Tard dans la soirée nous arrivons à Brassac chez Émile, l'oncle
de Dominique, et demain nous irons chez Paul, son grand-oncle
qui est né en 1900. Il vit seul en pleine campagne depuis des
années, il coupe son bois et élève encore quelques bêtes. Cet
univers est si lointain de ce que j'ai pu vivre qu'il me fascine.
J'apprécie ma rencontre avec Émile et Paul comme l'union hier
encore improbable de deux mondes qui commencent à se parler
et à s'aimer. Les parents de Dominique sont déjà là depuis
quelques jours. Tout va bien, malgré mes craintes.
Mardi 28 juillet
Comme convenu, je prends seul la route vers Nice. Dominique
me fait un peu la gueule et ça n'est vraiment pas de gaieté de
cœur que je la quitte.
Jeudi 30 juillet
Les premiers jours passés dans ma famille s'écoulent toujours
sans problème ni conflit. Nous sommes heureux de nous revoir,
j'en avais très envie. Mes parents, les voisins, les amis, tout le
monde trouve que j'ai bien minci. Tout le monde me félicite. Bon...
On me demande si j'ai été malade. On me met en garde contre
les dangers d'une perte de poids trop rapide. On va même
jusqu'à me citer le cas dramatique de Mme X qui est morte des
suites d'un régime immodéré. Bon, ça va...
Puis, on me demande quel est mon secret, ma méthode, ma
potion. Aaaaah ! Maintenant j'ai envie de répondre une ânerie ou
une grossièreté. « Pourquoi j'ai minci ? Nous hébergeons un club
d'échangistes, tous les lundis, mercredis et vendredis soir à partir
de 20 heures. C'est épuisant. » « Mon secret ? Il suffit de se
brosser les dents entre chaque plat, de boire un litre d'eau tous
les matins à jeun et d'augmenter, par exemple à l'heure de la
sieste, le rythme de ses ébats amoureux, juste avant le goûter. »
J'aimerais bien passer inaperçu.
Ma mère fait preuve d'une bonne volonté exemplaire pour
préparer des repas « régime » qui soient tout de même
appétissants. Elle y parvient parfaitement, mais avec des
quantités qui seraient suffisantes pour assurer les quatre-vingts
repas quotidiens d'un troupeau d'éléphants à la diète. Des
éléphants de haute lignée et pour le moins maharadjesques. Bien
entendu.
Ma mère se fatigue énormément, mais ne supporte aucune
ingérence dans ses affaires. On me questionne encore un peu
partout au voisinage. Et je commence y à prendre goût. Je
pontifie et je sanctionne. « Madame Dubreuil, vous devriez
prendre garde à vos kilos. »
Vendredi 31 juillet
Mon père prend l'avion pour Paris afin de se rendre à
l'enterrement de Paulette Khamoun, une cousine que j'ai très peu
connue. Je l'accompagne à l'aéroport. Sur la route, il me dit
qu'elle était trop vivante pour qu'il accepte de penser qu'elle est
vraiment morte.
Je ne sais rien de cette femme, ni de sa vie.
Rien de ceux qui l'ont aimée.
Je ne connais même pas son visage, mais j'imagine le cours de
son existence avec quelques clichés qui me parviennent, comme
si une part de sa mémoire pouvait m'appartenir. Je l'imagine
assise tout près de son mari, dans une voiture sur une route de
montagne. Je l'imagine en train de rire bruyamment dans un
restaurant trop guindé, sous le regard réprobateur et distant d'un
maître d'hôtel en livrée.
Dimanche 2 août
Nous allons voir ma sœur qui fait une cure dans un centre
diététique à Aix-en-Provence (hé oui). Nous avons pique-niqué
près d'une rivière et j'ai été attaqué par une armée de 200 000
moustiques.
Mon amincissement commence vraiment à avoir un côté
spectaculaire et, cela se confirme, je deviens une sorte de
référence morale dans la famille. Je donne de plus en plus de
conseils et je joue les censeurs. Pourtant je cherche à freiner ma
tendance au prosélytisme et à la défense de la juste cause de la
minceur active. Malgré moi, je lance une petite remarque par-ci,
par-là. Je me laisse même aller à faire parfois de longs discours.
La moindre de mes remarques fait autorité. C'est effrayant, mais
finalement assez plaisant. Il faudrait que j'évite de me laisser
prendre à ce jeu. Si l'on ne pense pas comme moi, on hésite à me
contredire de front. J'ai fait mes preuves, donc forcément je dois
avoir raison.
— D'ailleurs, qu'est-ce que c'est que ces histoires d'aller faire
une cure d'amincissement ? Tu veux reprendre ensuite tout ce
que tu es en train de perdre ? On ne peut perdre durablement
son poids que dans le milieu où l'on a l'habitude de vivre.
— Oui, mais c'est juste pour m'aider à démarrer.
- Enfin, Annie... Tu démarres dix fois par an et tu cèdes vingt
fois. Tu dois comprendre qu'il n'y a pas de début et qu'il n'y a pas
de fin. C'est toute ta vie qui doit changer.
Au fond de moi, je pense qu'il faut bien prendre la décision de
commencer un jour. Pourquoi ne pas appeler ça le début ? Et je
ressens toujours le besoin de franchir certains paliers, de clore
définitivement certaines étapes que je relègue dans un passé
lointain. Pourquoi ne pas appeler ça la fin ? Bon. Je me garde
bien d'avancer ces remarques, d'autant que ma réflexion
précédente porte ses fruits : ma sœur a l'air impressionnée. J'ai
un peu honte et j'ajoute une légère demi-teinte maquillée
d'indulgence :
- Enfin, chacun doit trouver son chemin.
J'accumule ce genre d'affirmations sans nuance, en sachant
bien que les choses ne sont pas aussi simples. L'instant d'après je
regrette d'avoir parlé pour me valoriser à bon compte. Pour justifier
à mes yeux la voie que j'ai choisie. Mais il est trop tard, les paroles
sont déjà sorties de ma bouche et flottent lourdement sur des
oreilles médusées. Ici encore, je dois apprendre à maîtriser le flot
de mes discours et sortir de cette introversion qui me coupe des
autres par un autre détour, maintenant.
J'espère que cette attitude n'est liée qu'à une très courte phase
de ma thérapie. À chaque fois que mon comportement se modifie,
j'ai peur de voir naître en moi cet être nouveau que j'attends et
d'accoucher d'un monstre. Je ne m'aime pas.
Mercredi 5 août
Mes oncle et tante Félix et Betty sont arrivés hier soir. Je change
de chambre et je dors dans la pièce du fond tout près de la cuisine.
C'est dans cette chambre que mon grand-père est mort.
J’aimais bien mon grand-père. Je pense à lui avant de
m'endormir.
Mon grand-père n'aimait pas la nourriture. Il arrivait à table
avec une moue dédaigneuse. En s'asseyant, il attachait
autour de son cou une immense serviette et attendait les
plats. Lorsqu'on lui demandait :
— C'est bon ? Il répondait :
— Ça se mange...
C'était désespérant.
Parfois, il brassait dans son assiette des aliments totalement
différents. Par exemple son dessert et le poisson. Devant la
mine décomposée des autres convives, il s'empressait
d'ajouter :
— De toutes les façons, ça se mélange bien dans l'estomac,
alors...
— Tu veux de la salade ?
— Ah oui, c'est bon ! Ça nettoie l'intestin.
Ma mère, pour l'excuser, disait qu'en Algérie il n'était pas du
tout comme ça. C'était un homme très raffiné, et il savait
apprécier chaque chose.
Un soir, sans que personne n'ait vraiment soupçonné la
profondeur de son tourment, mon grand-père a vidé un tube
de barbituriques. Le lendemain matin, nous étions tous
surpris de ne pas le trouver levé comme d'habitude, bien avant
nous. Ses ronflements nous parvenaient comme des râles. Il
était dans le coma et n'en est jamais vraiment sorti. Un mois
plus tard, on l'a ramené de l'hôpital sur une chaise roulante.
Il lui restait encore deux ans à vivre, pendant lesquels il a fallu
le nourrir à la cuillère et demeurer à son écoute jour et nuit.
Les quelques éclaircies qui traversaient sa tête étaient des
souvenirs. Verdun, Saint-Eugène. Il évoquait parfois la
présence d'une mystérieuse femme juive qu'il craignait par-
dessus tout et que personne ne voyait. Il tentait de chasser,
avec des gestes lents devant son visage, des mouches
imaginaires.
Nice, 2 heures du matin, entre le 5
et le 6 août
Je me lève pour aller aux toilettes. J'entends dans la cuisine un
bruit de mandibules affairées. La porte du Frigidaire s'écarte. Elle
se referme. Des boîtes s'ouvrent et des papiers se froissent.
Je m'approche et, sans qu'elle me voie, j'observe ma mère en
train de manger avec une efficacité d'insecte. La table devant
elle est jonchée de déchets abandonnés. C'est un champ de
bataille aux allures de défaite. Quand elle s'aperçoit de ma
présence, elle sursaute, referme la bouche et se lève, tentant de
déglutir discrètement la dernière bouchée. Comme une
somnambule, elle prend un verre et déclare d'un air qui se
hasarde à l'innocence :
- Je me suis levée pour boire.
Je suis vraiment furieux. Je me retrouve plongé à la source de
mon mal. En quelques jours, je pourrais à nouveau la rejoindre
et basculer dans cet abîme.
Tout ici est organisé pour la bouffe. Le stockage des aliments
n'occupe pas moins de trois pièces. Mon père et ma mère vivent
ici habituellement à deux.
D'abord il y a la cuisine, avec les provisions de première bouche
et le premier frigo-congélateur. C'est sans aucun doute le sommet
des appareils haut de gamme et le plus énorme parmi ceux qui
sont destinés à un usage familial. Il y a sur le côté une petite
fontaine d'eau réfrigérée et un distributeur de glaçons que
j'apprécie beaucoup.
Dans les placards sont stockées toutes sortes de condiments et
de sauces prêtes à l'emploi. Ma mère achète les conditionnements
prévus pour les collectivités. Des boîtes d'oignons émincés au vin
blanc lyophilisés, des poudres et des flacons dont je ne connais pas
très bien l'usage (si ce n'est qu'ils entrent généralement en dilution
dans la préparation des plats pour renforcer le goût). Ce premier
frigo regorge de mets préparés à l'avance. Il y a ici toujours trois ou
quatre plats principaux au choix, plusieurs kilos de viandes
diverses, de charcuteries et de fromages.
Ma mère achète au-delà des possibilités de consommation, par
peur de manquer. Au bout d'un temps, la viande n'est plus très
fraîche et le nouvel arrivage est déjà là. Il faut alors accélérer le
rythme de la consommation pour ne rien jeter.
Derrière la cuisine, il y a une arrière-cuisine presque aussi grande
que l'officielle. L'arrière-cuisine assure la double fonction de trop-
plein et de purgatoire pour les mets qui se trouvent provisoirement
écartés. Le lieu est organisé en conséquence. Il y a un second
congélateur et, séparément, un second frigo. De grandes plates-
formes sont prévues pour entreposer les plats que l'on peut
conserver quelques jours sans froid (certains fromages, les oranges
confites, la compote de coings, les gâteaux et parfois les plats
cuisinés que l'on destine à une consommation rapide).
Derrière l'arrière-cuisine, il y a une autre pièce qui répond au doux
nom de « réserve ». Dans la réserve, les rayonnages sont organisés
rigoureusement, un peu comme dans les vieilles épiceries. Il y a le
coin des liquides, avec en permanence au moins 10 à 15 litres d'huile
d'olive, de l'huile d'arachide et aussi de l'huile de tournesol, parce
qu'elle est « polyinsaturée » (ou quelque chose du genre). Il y a des
sirops, du vinaigre, du lait longue conservation, du lait concentré
(une caisse) et parfois même quelques litres de vin, pour les invités
seulement (nous n'en buvons jamais). Plus loin et dans les mêmes
proportions, il y a les conserves de légumes, de viandes et de
poissons, il y a du sucre en morceaux (du blanc et du roux, 15 ou
20 kilos de chaque), du sucre en poudre, du sucre glace, du sucre
candi, du sirop d'érable, de la mélasse et un pain de sucre acheté
dans une épicerie arabe voici quelques années, qui demeure là,
vierge et poussiéreux, comme un souvenir de l'enfance. Soyons
honnête, la réserve contient aussi une part des produits
d'entretien et la droguerie. Mais la réserve elle-même parfois
déborde et se répand sur les marches adjacentes de l'escalier qui
mène vers la petite tour. Tout cela est décrit sans aucune
hyperbole ni excès de langage.
Jeudi 6 août
Dominique est arrivée chez ses parents à Carqueiranne. Je vais
la rejoindre pour quelques jours. Finalement et contrairement à
mon attente, c'est ici que je suis le plus tranquille pour mon
« régime ». Je n'ai rien à démontrer. Personne ne me demande
d'explication.
Samedi 8 août
Je suis de retour à Nice.
Je suis de plus en plus pénible et exigeant avec tout le monde.
J'inspecte la cuisine, je pourchasse la graisse et je fais un
esclandre quand il me semble qu'un œil un peu louche flotte sur
le bouillon. De toutes les façons, je suis très nerveux. Quand je
lui téléphone, Dominique me fait la gueule parce que je ne suis
pas resté plus longtemps dans sa famille.
Vendredi 14 août
Dominique vient nous rejoindre.
Dimanche 16 août
Ce soir, j'ai eu avec ma mère une discussion où nous avons parlé
de mon enfance. Je n'avais vraiment pas le sentiment de développer
mes arguments sur le mode du reproche. Peut-être tout de même
ai-je été un peu vif, emporté par la passion que le sujet m'inspire.
Quoi qu'il en soit, ma mère l'a très mal pris. Je lui reprochai
principalement d'avoir toujours tout entrepris à ma place, ce qui
m'avait ôté toute la confiance que j'aurais pu avoir en moi. Ce qui
m'avait longtemps maintenu dans un état de dépendances
confuses.
— Il est possible que j'aie commis des erreurs et que j'aie
provoqué en toi des traumatismes profonds. Mais toi, tu n'as pas
peur de me culpabiliser avec tous tes reproches ? À quoi cela peut
te servir ? Qu'est-ce que je peux faire maintenant et quelle issue
me laisses-tu ? Tu ne voulais rien faire. Tu étais comme un
bourricot qui ne veut pas avancer.
— Même à un bourricot on lui donne sa chance...
— Et d'abord, que sais-tu vraiment de ma vie ?
Nous nous sommes séparés sur ces propos pour aller dormir.
Je n'avais nullement pressenti le « drame » qui allait naître à la
manière de ceux que j'ai connus dans mes jeunes années.
La nuit du 16 au 17, 3 heures du matin
Je dors et j'entends dans un demi-sommeil des clameurs que
j'attribue d'abord au lever ordinaire de la famille. Portes qui
claquent et hurlements. Ils doivent prendre leur petit déjeuner.
Mais je commence à percevoir plus clairement les bruits et les
voix. Chaises renversées, poursuite dans le couloir.
- Levez-vous ! Levez-vous ! Il a pris des comprimés, il va mourir.
Je me lève précipitamment.
Mon oncle est en pyjama, éberlué sur le pas de sa porte. Ma mère
explique que mon père a avalé un tube de barbituriques tandis
que lui, par-derrière, tente par signes de nous faire comprendre
que non. Les suicides de mon père sont infiniment plus rares que
ceux de ma mère, l'événement n'en est que plus marquant. Les
esprits se calment un peu et nous allons nous asseoir dans la salle
à manger, pour parler. Je finis par comprendre au milieu
d'orageuses explications que ma mère était partie dans la nuit
s'installer sur un banc dans le jardin. Elle est rentrée furieuse
deux heures après. Personne ne s'était aperçu de son départ et
nous continuions de dormir. Elle avait alors supposé que mon père
avait tenté de se tuer. Mais ça n'était même pas ça... C'eut été
pourtant une parfaite excuse pour son silence. Elle lui reprochait
alors avec virulence de ne pas avoir pris sa défense hier soir au
cours de notre discussion et de n'avoir rien fait pour la protéger.
Ma mère est une enfant qui n'a jamais grandi.
Jeudi 3 septembre
Je suis angoissé.
Une angoisse qui me réveille le matin avant l'heure et me fait
expirer fortement pour tenter de l'extraire. J'ai peur pour rien et
sans cesse et partout. J'ai peur la nuit à cause du bruit furtif de
la chatte qui joue avec de vieux papiers. J'ai peur de la lumière
trop vive et du noir et puis aussi de la pénombre.
J'ai peur et je pleure. L'émotion me poursuit.
Je pleure discrètement au cinéma. Je pleure en Algérie, à Saint-
Eugène, assis auprès de ma grand-mère dans le jardin. Je pleure
en marchant, la main levée sur le côté et attachée après une autre
main, plus grande. J'avance d'un pas léger sur la véranda de la
mer et je m'éloigne jusqu'au-dessus de l'eau. Jusqu'à ce que la
rampe s'éteigne, que les losanges se rejoignent. Jusqu'à ce que
les faïences se confondent. Blanches et bleues sur le mur. Bleu
pâle et blanches.
Le trouble s'avance et me recouvre dans Belleville et sur Paris où
je m'étends. Je sombre encore dans le refuge des souvenirs
lointains. Je pense au téléphone posé dans l'entrée d'une maison
de mon enfance, avec sur le dessus, en lieu et place du cadran,
une petite oreille métallique et chromée que l'on agite avec le
pouce pour obtenir l'opératrice.
— Allô.
— Mademoiselle, je voudrais s'il vous plaît...
— Allô ! Ne coupez pas !
— Ne coupez pas...
C'est vrai que je ne suis plus le même. L'oreille rigide sur son
axe me blesse. J'ai déjà perdu plus de soixante-cinq kilos. Mon
corps bafouille dans les miroirs. J'ai trouvé une nouvelle ride sur
ma joue et je perds mes cheveux.
Je ne crois pas à l'explication d'une angoisse nouvelle qui
viendrait me meurtrir en ces jours de septembre. Simplement
parce que j'ai minci. Je ne crois pas à cette angoisse bien ronde
qui parlerait ma langue et me dirait :
— Tu m'attendais, alors je suis venue.
— Menteuse. Je t'attendais, c'est vrai, mais tu n'es pas venue.
Ça n'est pas elle et puis ce n'est pas moi. Notre jeu se détourne
hors du terrain des habitudes. Mes armes sont fragiles.
J'attendais qu'elle me dise et que je lui réponde : « Tu n'es pas
toi, oui je suis moi, mais non tu n'es pas toi. » Et que je pleure.
Mais rien de tout cela. L'angoisse était à l'intérieur, habituelle,
ponctuelle et précise. Intime et inconnue. C'est elle que j'ai
nourrie de toutes les victuailles absorbées. C'est elle que j'ai
couverte de mes dépenses et prodigalités. Recouverte avec toutes
mes graisses. C'est elle qui me disait : « Dors au-dedans, dehors
je veille sur le monde. »
Maintenant elle est nue, toute déshabillée. Elle ne reconnaît
plus son antre. Elle se sent vulnérable, impudique. Et moi je n'ai
plus rien.
Plus cette paix provisoire et fictive que je trouvais dans mes
ripailles. J'ai bien tenté de manger à nouveau mais le vieux
monstre, le vieux remède est resté sans effet. La nourriture ne
m'apporte plus rien.
Plus aucun réconfort. J'ai pris un plat, puis un second et je me
suis arrêté incrédule, avec le sentiment d'avoir cassé une
mécanique que j'avais l'avantage de connaître. À quoi bon
continuer de manger maintenant ? Je reste sur une faim
inassouvie, une faim d'autre chose que je ne connais pas, avec
entre les dents le sentiment de ne rien désirer.
De ne plus rien pouvoir. Plus rien.
Je suis figé dans un état fossile et douloureux. Le souvenir de
mon passé d'obèse me donne la nausée. Mon avenir de mince
n'excite pas la force de toutes mes passions.
Je piétine...
Vendredi 4 septembre
Je ne suis pas encore tiré d'affaire. Maintenant, tous les matins,
je ne fais qu'une culture physique réduite à l'expression
symbolique.
C'est au prix d'efforts de plus en plus lourds que je fais mes
abdominaux, mes mouvements de hanche et mes rotations des
jambes. Trois petits tours et puis s'en vont. Ne pas faire. Surtout
ne pas faire un mouvement de plus. Je suis un peu lassé des
transports en commun, surtout le soir aux heures de pointe. J'ai
envie de reprendre ma voiture de temps à autre pour me ménager.
Pour éviter ce glissement brutal. Ce glissement que je connais et
qui pourrait surgir de l'ombre. Il y a en moi un relâchement
autour de chaque chose et chaque chose tour à tour
m'abandonne. Je ne tiens plus mon carnet alimentaire, j'oublie
les raisons profondes de ma motivation et je suis fatigué. Quel est
mon but ?
Il faut absolument que je stabilise mon poids pendant quelques
semaines. Ma tête n'arrive plus à suivre. Je perds les pédales.
Fermer les yeux. Inspirer, respirer. Construire ma riposte. Mon
univers peut basculer.
J'ai besoin de trouver un refuge, une escale. J'attends
d'Apfeldorfer des solutions toutes prêtes qu'il sortirait de son
chapeau. Apfel l'alchimiste en robe noire préparant le Grand
Œuvre. Apfel en druide oriental coupe du gui l'an neuf pour rôtir
un méchoui dégoulinant de graisse devant les pans de sa
guitoune. Apfelpsychiatrie étale sur son bureau les fioles du
progrès. Poudre blanche pour lutter contre l'angoisse de poitrine,
poudre grise contre celle du ventre. Poudre jaune pour me soigner
du rhume aggravé d'une cervelle hypermétrope. Apfelrabbin
interpelle Dieu l'Unique, sans y croire, en récitant des psaumes.
Mais tout est vain. Apfel est d'une espèce rigoureuse. C'est un
Apfelécoute qui ne dit jamais rien. C'est un Apfelmasqué qui
intervient seulement quand on ne l'attend pas.
Tout à l'heure pourtant, j'ai tout déballé à sa barbe, sous son
nez et en vrac. J'ai dressé un horrible tableau de la situation.
Encore plus noir que la réalité. Histoire de le faire réagir, de
l'inquiéter un peu, de voir un frisson d'épouvante le parcourir
jusqu'au sommet du crâne. Rien à faire. Il demeure aussi raide
qu'un vieil Apfeldebois.
Je m'avance un peu plus :
— Pourquoi ai-je décidé de mincir, il y a un peu plus de huit
mois ? N'était-ce pas une entreprise hasardeuse ? Serai-je plus
heureux dans un corps d'homme mince ?
Apfel se lève sur ces mots et se dirige vers la porte avant de me
répondre :
— Ce sont de bonnes questions, nous en reparlerons lundi.
Samedi 5 septembre
C'est pourtant vrai que je ne suis pas encore tiré d'affaire. Apfel
ne se rend pas compte, il me laisse dans le vide. Pour me sortir de
ce mauvais pas, il faut absolument que je marque une pause. Que
je stabilise mon poids. Que je laisse mon image se recentrer. Je
tente de me souvenir pourquoi j'ai entrepris tout ce parcours.
Je veux mincir pour moi. Pour commencer d'exister. Si j'hésite
encore, un beau matin je serai mort tout bête avant d'avoir
vraiment compris comment c'était la vie. Je dois trouver la vie.
J'allais m'éteindre sans avoir su exprimer la moindre haleine ni
la moindre lueur. Je ne veux pas être le dernier maillon d'une
chaîne brisée. Je veux rassembler les échos qui me parviennent
du passé et y joindre ma voix pour la lancer dans les odeurs
mêlées. Pour la lancer, et jusqu'après ma mort, sur la part
d'avenir qui me revient. Je veux être du jeu des siècles et de
l'humanité, avec mes jambes, mes deux bras, mon regard et ma
bouche.
Je veux mincir pour Dominique. Pour ce premier amour en
dehors de la mort. Pour notre trace jointe. Pour son bonheur et
pour son rire. Pour qu'elle trouve une matière contre moi, jusque
dans mes baisers, sur ses lèvres, sur son front, dans le creux de
son cou. Je veux mincir pour qu'elle contemple son visage.
Je veux mincir pour moi encore. Pour nous. Je veux mincir
parce que je n'ai plus d'autre ressource. Obèse, je ne peux rien.
Obèse, je suis la déchéance, l'abandon et la mort.
Je veux mincir pour mes parents, pour qu'ils vivent les années
qui viendront avec sérénité en pensant à leur propre devenir. Je
ne veux pas surtout qu'ils puissent penser un jour que nous
sommes venus en France, partis depuis Jérusalem ou bien de
Babylone il y a plus de deux mille ans, pour avorter ici la fin de
notre histoire.
Je vais taper proprement à la machine les quelques phrases qui
précèdent. Elles resteront dans la poche de ma chemise et je les
relirai chaque fois que je me sentirai en danger. Empreinte
matérielle du souvenir de mon enjeu.
7 septembre
Je ne sais pas à quoi j'ai envie de ressembler. Je passe un temps
fou à essayer des vêtements. Je suis dans une période bleu
marine. Pantalon bleu marine, blazer bleu marine et chemise
bleu pâle. J'observe le regard des autres sur moi.
Dans le métro, j'utilise encore des tickets de première. C'est
totalement inutile mais ça me rassure un peu. Je me suis aperçu
plusieurs fois que lorsque j'approchais du wagon certaines
personnes en descendaient précipitamment. Ma tenue doit
ressembler à s'y méprendre à l'uniforme des contrôleurs de la
RATP.
L'attitude des gens se modifie considérablement à mon égard
suivant la manière dont je choisis de me vêtir. Avec ma chemise à
fleurs, on devient familier, on me parle avec bonhomie et je n'aime
pas ça. En bleu marine, on m'ignore ou on me craint. Je n'aime
pas ça non plus. Je me sens finalement plus à l'aise avec des
chemises en laine à carreaux et un pantalon de velours. Mais
j'aimerais apporter à cet aspect classique d'une gauche coincée
sur sa morale triste la touche d'une légère originalité. Elle pourrait
me permettre de dire : « Je suis un peu différent de ce que vous
croyez voir. Mais pas trop. Je suis de gauche, voire d’extrême
gauche vous avez remarqué. D'une gauche inconditionnelle et
révoltée. Mais aussi d'une gauche amusée, d'une gauche sceptique
qui se regarde en coin. Vous savez, je suis né en Algérie et j'ai été très
gros. J'ai trente-six ans et j'ai peur de mourir. Je vis avec une femme
que j'aime. Je crois être aimé d'elle. Mes parents ne sont plus très très
jeunes... » Mais il est difficile de trouver une chemise dont le discours
soit aussi explicite. D'autant qu'il me faudrait en ce moment trouver
une chemise caméléon qui change de forme et de couleur au gré de
mes états. Faute de mieux, j'essaie des harmonies de bruns, de miels
et de marrons. J'aimerais y adjoindre une touche de vert pour
contraster, mais je ne sais pas comment m'y prendre.
Un soir, après avoir passé la journée à faire du bricolage dans la
maison, sans que j'aie pris le temps de me changer ni même de me
raser, nous avons décidé, Dominique et moi, de sortir pour aller au
restaurant. J'étais franchement fatigué, avec de surcroît une allure
pas bien nette. Et nous avions choisi un resto plutôt chic. J'avançais,
un peu timide, un cartable de cuir serré contre mon sein pour relire
quelques notes après notre repas. Une seconde d'hésitation... Je suis
entré en affectant d'être absorbé par de lointaines pensées.
Dominique ne semblait pas préoccupée. À ma grande surprise, le
garçon nous a reçus avec une courtoisie toute particulière. Je me suis
rendu compte ce soir-là qu'il y avait une manière bienséante d'être
crado. Comme si c'était la recherche très étudiée d'une apparence
singulière. Mais là aussi, cette apparence et ses connotations
méprisantes, à l'encontre de la foule des discrets passe-partout, ne
m'ont pas convenu. Je ne pense pas non plus que je sois un jour tenté
par le port de la cravate. Je ressens la cravate comme un signe
d'adhésion à la série complète des règles d'un jeu que je déteste.
Soumission du petit cadre et arrogance du maître. Le look vraiment
super nihiliste, ce doit être sûrement l'alliance savante de la cravate
et du crado.
Samedi 12 septembre
Je vais mal.
Lundi 14 septembre
J'ai 36 ans aujourd'hui. Mon père en a 68. Comme tous les ans,
nous nous souhaitons en commun, le même jour, un bon
anniversaire. En 1983, nous avions respectivement lui 64 et moi
32 ans. Exactement le double l'un de l'autre. 32 ans. L'âge
qu'avait mon père quand je suis né. La proportion entre nos âges
ne pourra désormais que décroître. Proche de 0 quand je suis né,
égale à 2 à son apogée en 1983, elle est exactement aujourd'hui
de 1,89... Soyons précis.
Mercredi 16 septembre
Je suis sorti ce matin pour acheter une nouvelle paire de
chaussures. Je les voudrais classiques, mais avec une petite
touche sportive. Brunes de préférence.
Après une heure ou deux d'hésitation devant les vitrines d'une
demi-douzaine de magasins, il me semble que j'ai trouvé la perle
rare qui pourrait me convenir. J'entre dans la boutique, je
désigne sur l'étalage le modèle désiré, objet de toute ma
convoitise.
- Du 43, s'il vous plaît.
Assis sur mon fauteuil, j'attends. On tarde à revenir et je pense
déjà qu'ils n'auront pas ma taille, ou bien pas la couleur. Ou
encore, la jeune fille va revenir les bras chargés de cartons qui
contiendront n'importe quoi en prétextant de vagues
ressemblances avec le modèle que j'ai choisi. Non ! Je n'en
démordrai pas et s'il n'y a pas exactement les mêmes, juste dans
ma pointure, je m'en irai. La vendeuse me jette des œillades et
frôle ma main en apportant les chaussures. Je suis stupéfait. Un
peu comme un coq à qui on aurait annoncé qu'il vient de pondre
un œuf. Depuis quelque temps déjà, je constate que le regard des
femmes n'est plus le même. J'essaie mes chaussures, je me dirige
vers la caisse, je paie et je sors rapidement avec une irritation
marquée contre le relâchement de cette scandaleuse attitude. Je
ne suis pas certain, qui pis est, d'avoir pris le temps de vérifier si
j'achetais la bonne paire.
Par une fâcheuse tendance que j'ai à généraliser, je suis porté
à m'en prendre à toutes les autres femmes. Je ne suis pas encore
devenu tout à fait irrésistible, mais je suis redevenu un homme
et l'on fait cas de moi. J'existe, on veut me plaire, pour le plaisir
de séduire, pour un sourire... Je suis sorti d'un état d'inexistence
asexuée où m'enfermaient tous ces regards qui me blessent
aujourd'hui et que je ne croisais pas. J'apprécie les femmes dont
l'attitude ne change pas à mon égard. Elles continuent de
m'ignorer. De ces dernières, il m'est au moins permis de douter.
Je peux imaginer qu'elles m'ont toujours considéré comme un
humain. Peut-être même nous serions-nous abordés, si les
circonstances de nos vies s'y étaient prêtées.
Après que je lui eus raconté cette aventure, Dominique ne m'a
pas adressé la parole de toute la soirée (enfin presque). Elle a
repoussé ma tendresse. J'avais pourtant plus que jamais besoin
de sa présence et de son amour. J'avais besoin de la serrer contre
moi comme ma femme et mon amie. Comme ma seule alliée, mon
unique désir.
Jeudi 17 septembre
J'ai vendu ma voiture la semaine dernière, pour couper court à
toute volonté perverse de l'utiliser à nouveau quotidiennement.
Tout retour en arrière est maintenant impossible sur ce terrain.
Je vais acheter un vélo pour augmenter mes exercices physiques.
Cela fait partie d'un plan de redressement général que je me suis
fixé. Je relis régulièrement la liste de mes motivations et je trouve
chaque jour de nouvelles raisons de poursuivre. Il n'a jamais été
question que j'abandonne mon parcours. Il est simplement
parsemé des survivances du passé. Il est possible qu'il faille
apprendre à vivre avec elles, et pour toujours.
Vendredi 18 septembre
Ma mère est à Paris depuis deux semaines. Elle est chez mes
oncle et tante. Je ne l'ai que très peu rencontrée à cause d'une
charge de travail accrue qui est venue s'ajouter à mes autres
problèmes. Mon père reste à Nice en déclarant qu'il faut bien que
quelqu'un se dévoue pour garder le chien. Depuis le mois dernier,
j'ai perdu 6 kilos, mais j'en ai repris 2 au cours de mes récentes
tribulations. Je pensais pouvoir stabiliser mon poids pendant
quelques semaines, mais l'équilibre est difficile à trouver. Il faut
que je diminue mes rations. Ça n'est pas un problème, c'est un
ajustement que je pense savoir maîtriser. Malgré mes 2 kilos
repris depuis notre dernière entrevue, ma mère me trouve encore
bien minci. Sans doute par principe, puisqu'il est désormais
acquis qu'à chaque fois qu'on rencontre Jean-Louis, il a
terriblement, miraculeusement, minci.
Samedi 19 septembre
J'ai acheté une magnifique bicyclette. Et puis des gants pour
aller avec. Et un compteur électronique. J'ai fait changer la selle.
J'ai acheté un antivol géant, il est peut-être disproportionné et un
peu ridicule pour un simple vélo. Enfin bref, je vais mieux.
Le 24 septembre
Mon poids est en baisse. Je roule en bicyclette dans Paris, c'est
encore une nouvelle découverte de mon corps, une nouvelle
découverte de la ville. Une nouvelle sensation de posséder
l'espace et de sentir le vent sur mon visage. Mon père va peut-
être nous rejoindre, il a trouvé une pension pour le chien. Ma
mère, pour mon anniversaire, m'a offert une télévision. En
couleurs s'il vous plaît. Avec télécommande. Dominique et moi
n'avions jamais eu qu'un vieux poste en noir et blanc. Je propose
que nous achetions un magnétoscope pour aller avec. Nous
pourrions le payer à crédit...
Mercredi 30 septembre
Notre magnétoscope est super. Le vélo roule. J'arrive
maintenant à monter d'une seule traite la rue de Belleville. Mon
père est à Paris. Il m'a surpris tout en haut de la côte, à bout de
souffle et fier comme un jeune homme sur ma jolie bécane. Il y a
bien longtemps que je ne l'ai pas vu rire d'aussi bon cœur.
Vendredi 9 octobre
Dominique a mal aux dents.
J'ai rendez-vous à 11 heures 30 devant la gare de Lyon avec mes
parents pour les aider à charger leurs bagages dans le train. Le
départ n'est prévu qu'à 13 heures et quelque, mais ma mère déteste
être en retard (spécialement en ces occasions). Elle craint de ne pas
trouver un taxi qui accepte de les prendre, elle, son mari, ses sacs
et ses valises. Et puis elle craint maintenant de ne plus avoir assez
de valises ni de sacs pour contenir toutes ses affaires.
Il faut manger tôt et ils mangent à 10 heures 30. La veille, elle a
commandé deux taxis à la G7, pour être tranquille. Mais elle n'est
pas tranquille. Il faut se tenir prêts à l'avance, debout et dans la
rue. Ils attendent un bon quart d'heure avant que les taxis
n'arrivent. Ma mère est affairée. Soit elle recompte ses bagages pour
voir s'ils sont toujours bien autour d'elle, au grand complet, soit elle
court sur le trottoir, hélant tous les véhicules qui peuvent
ressembler à de vagues taxis. Mon père laisse faire. D'ailleurs, nous
savons tous qu'une quelconque tentative de résistance serait
irrémédiablement vouée à l'échec.
À midi moins le quart, nous sommes installés au buffet de la gare
pour boire un café. Deux cafés. Trois cafés. Elle se lève toutes les 5
minutes pour aller voir si le numéro de quai du TGV 821 ne va pas
surgir à l'affichage, derrière la magie de ces lettres qui tournent sur
le grand panneau mécanique, un peu plus loin. Elle revient chaque
fois avec un journal, une bouteille d'eau minérale ou un paquet de
chewing-gum qui ne font pas grossir. L'heure est à la modération.
Mon père lance à ce dernier propos quelques plaisanteries qui ne
font qu'attiser le démon du départ.
Le lundi 12 octobre, en 1987 à Nice
Mon père est mort à Nice et sans moi. Nous l'enterrerons le
mercredi 14 dans un cimetière sur une colline au-dessus de la
mer. Il fera beau.
Paris – Nice, en octobre
Paris et Nice
Dominique est près de moi.
Mon père est allongé encore tiède, à Nice, sur son lit. Le taxi
roule, nous croisons des lumières. Le transistor donne de la
musique sur le périphérique. L'autoroute défile comme le bas-
côté. L'aérogare est complètement déserte, le dernier avion est
parti il y a longtemps déjà. Quelques papiers éparpillés jonchent
le sol. La nuit toujours. Et encore un taxi. Gare de Lyon. Dernier
train bleu disparu au loin sur ses rails vers le sud. Taxi, Paris,
rue des Lilas, retour. Le chauffeur tente de nous entretenir de la
sortie prochaine des nouvelles pièces de 10 francs. Ma sœur est
prévenue, une des filles se réveille en pleurant dans la nuit : « J'ai
rêvé que Papy était mort. »
Il pleut et je suis allongé sur le lit.
Dominique est près de moi.
6 heures aéroport, et cette nuit va prendre fin. Le premier jour
se lève par le hublot sur la mort de mon père. L'avion se pose.
Dans le hall, ma tante Edwyne m'attend. Je cherche mon père
dans la foule.
Dominique est contre moi.
Je la serre dans le creux de ma main.
Ma mère ouvre la porte.
J'arrive dans la chambre où il repose devant les deux bougies.
Et je l'entends et je lui parle. Je l'entoure de mes bras. Une
veilleuse brûle dans un verre sur la commode. Ma sœur arrive
et mon oncle, vers midi. Toute la nuit, j'espère un signe, un
bruit, une parole. Mais parfois je m'endors.
Une odeur sucrée me poursuit et s'accroche, m'enveloppe. Près
de lui, j'entends comme il respire. Mais c'est seulement mon
propre souffle que je perçois. Je sens battre ses veines tout au
bout de mes doigts sur l'immense étendue des petits capillaires.
J'aurais voulu m'allonger contre lui pour échanger ma peau
contre la sienne. Je l'ai touché, je l'ai serré encore jusqu'à sentir
ma chaleur couvrir sa main et sa poitrine. J'ai caressé ses bras et
ses jambes. J'ai reposé ma tête sur ses genoux en laissant
s'écouler ma salive et les larmes.
Le bruit. Les bruits me suivent partout et violent le silence.
J'entends comme dans un écho les sons les plus légers. Dans une
pièce où je suis seul, j'entends des pas s'avancer près de moi.
J'entends un soupir. J'entends parler. J'entends battre mes
veines, la main posée sur mon genou.
Nice
La nuit je rêve de la mort. De la mort de mon père et je deviens
mon père et je meurs. Je meurs dans un camp d'extermination,
je meurs dans le double fond d'un corbillard de plomb, je meurs
en Algérie, poussé par une vague, sur la plage de sable. Et je roule.
J'allume des fournaises au fond des souterrains, j'interpelle les
vivants dans une odeur de braise. Je suis noir, je suis blanc. Noir
et blanc sur le corps et les mains. Et je discute avec mon père et
nous rions de cet enterrement que nous fêterons ensemble,
désormais le même jour.
- Tu es mort le même jour que ton père. Un 12 octobre exactement.
D'ailleurs des milliers d'enfants sont morts en même temps en
France ce jour-là. Ils venaient de toute part. Le vieux rabbin Eli
est revenu ...
Mon père et moi nous discutons des funérailles. Untel est venu,
untel a écrit, Mahmoud Ben Salem est arrivé d'Alger, je lui ai
demandé de nous rapporter à son prochain voyage un peu de
terre prise dans ton quartier, à El Biar.
Dans la chambre obscure où tu étais allongé, un vieil homme
marocain récitait des prières avec un air absent. Un air misérable.
Il était vêtu de vêtements usagés. Absorbé sans doute par la pensée
de sa propre mort. Il avait la braguette ouverte et triste. Il pensait
que David avait vainement demandé à Dieu de lui donner la date
du jour où il allait mourir. En partant, il nous a dit :
- Je reviendrai demain, si je suis encore en vie.
Métro Cité 1945
Mon père m'accompagne, je vois le monde avec ses yeux. Je foule
le sol sur ses pas. J'aurais aimé que la ville se fige dans le dernier
état où il a pu la voir. Ou qu'elle se fige bien avant, dans le Paris de
sa jeunesse. Dans le Paris de l'immédiat après-guerre.
Je cherche son passage. Je suis sur le bateau tout en haut de la
mer qui m'emporte. J'entends le bruit des chaînes qui me bercent.
Peut-être bien que je vais m'endormir. Je viens d'être libéré du
camp d'internement des Juifs algériens, à Bedeau. J'ai à nouveau
dans la poche une carte d'identité qui porte la mention :
« Nationalité : française ». Je marche dans la rue sans surveillance
ni gardien. J'attends un signe du destin.
En 1945, à la sortie du métro Cité, j'ai pensé qu'un jour peut-être
j'aurais un fils. Ou une fille. J'ai pensé qu'il survivrait après ma mort
et qu'il me pleurerait. Je suis parti à Marseille pour m'embarquer
vers Alger. Quand je suis arrivé, mon père était déjà enterré près
de ma sœur Marcelle, à droite, dans la deuxième allée du
cimetière de Saint-Eugène.
Paris 1987
Je pense à toi. Je pense toi et c'est déjà l'aveu qu'à l'instant
précédent j'étais à autre chose. Mais au-delà de cette chose autre
que toi, un état veille en moi plus fort que ma pensée. Un état où
tu demeures et puis d'où tu surgis. Un sursaut lorsque je croise
quelqu'un que je n'ai pas revu. Un sursaut qui m'accuse de m'être
pour un temps abandonné à d'autres raisons que toi. Un sursaut
qui me rassure puisque à présent il nous rapproche et qu'à
nouveau je te croise dans la rue, sur un visage, sur une
silhouette, dans un souffle. Sous le bruit de mes veines. Sur la
marbrure d'une pierre. Sur cette trace que tu aurais laissée il y a
cent ans. Puis à nouveau tu t'estompes et demeures vers le désert
toujours plus grand où ma pensée s'éloigne sans toi. Avec toi.
Nice
Tout le monde est reparti.
J'accompagne Dominique à la gare. Derrière la vitre son visage
s'éloigne et je l'embrasse encore. Encore un signe de la main.
Dernière image du visage de mon père, brouillée par les reflets
d'une vitre semblable et sur le même train. Gare de Lyon.
Gare de Nice
Le miroir de la chambre est encore recouvert d'un drap blanc.
Mon sac est bouclé. Pour la première fois de sa vie, ma mère va
rester seule dans cette grande maison. Elle est vêtue de noir et fait
semblant, pour moi, de ne pas pleurer. J'essaie, pour elle, de faire
la même chose. La voiture s'arrête devant la gare. Je descends.
Lorsque je me retourne, elle a déjà disparu au coin de l'avenue
Thiers.
Paris
Le jour, la nuit, le vide.
Nice
La nuit. Paris.
Je n'ai plus peur de mourir.
Je suis étrangement réconcilié avec la mort. Elle m'approche
et je voudrais au moins partager avec toi le temps qui me reste,
ou te rejoindre pour retrouver dans le caveau l'apaisement de la
fraîcheur. Trouver auprès de toi l'engourdissement. Prendre tes
mains et t'embrasser.
Tout ce que j'ai vécu ces derniers mois me semble tout petit.
Comment ai-je pu m'appesantir à ce point sur mes problèmes
d'identité, de bouffe ou de non-bouffe ? Je me sens minuscule. Je
voudrais vivre comme toi, ces tout derniers instants. Je voudrais
te dire pour te rassurer : « Je t'aime, ne crains rien, je viendrai te
rejoindre avec les autres de ta mémoire. » Je voudrais vivre moi
aussi les deux dernières minutes où tu ne trouvais plus ton
souffle. Dominique serait près de moi. Tu regardais maman avec
des yeux incrédules. Jusqu'à ce que ton visage s'affaisse. Jusqu'à
ce qu'elle le recueille contre elle pour un dernier baiser. Tes
derniers mots à son adresse :
- Je n’ai pas peur.
Octobre, un autre mois
J'annonce au docteur Apfeldorfer que le 12 octobre est la dernière
date. J'ai terminé ma thérapie. Neuf mois. Le temps d'une gestation,
le temps qu'il aura fallu à mon père pour mourir, le temps qu'il
m'aura fallu pour « guérir ». Les problèmes vécus en septembre me
semblent maintenant dérisoires. Pourtant je sais qu'ils
réapparaîtront un jour prochain sous d'autres formes. Mais je sais
également que le souvenir de mon père restera là, gravé dans tous
ces kilos de plomb que j'ai perdus.
Apfel m'a écouté, son visage m'a semblé amical et il m'a proposé
de continuer à venir le voir, hors thérapie. Simplement pour
discuter. Il imagine sans doute que je suis aveuglé sous le choc de
l'émotion et que bientôt, dans quelques semaines, dans quelques
mois, lorsqu’à nouveau mes problèmes surgiront, je serai
submergé. Il imagine peut-être que l'un des pans de ma motivation
vient de tomber. Il croit peut-être que mon père vraiment n'a plus
d'avenir.
S'il croit cela, il se trompe.
Parce que désormais, je porte seul l'avenir de mon père. J'ai ce
besoin d'emprunter à sa mémoire tout ce que j'ai aimé et qu'en
moi se prolonge sa vie.
Parce que ma mère doit construire de nouveaux lendemains, parce
que Dominique est près de moi et que plus je l'observe et plus je la
désire.
Parce que nous voulons vivre.
Pourtant, il est vrai qu'aujourd'hui je me sens épuisé. J'ai perdu
10 kilos au fil des jours du mois d'octobre et j'ai mal dans la rue et
partout. Un mal physique, comme si j'avais été roué de coups. Des
douleurs dans le dos, sur les épaules, dans les jambes et dans le
ventre. Une envie de dormir et de fuir. Mais une envie de relever la
tête.
C'est sans doute ridicule, mais je dois dire que pour la première
fois de ma vie, un événement m'a coupé l'appétit.
Je me suis vu vieillir d'un seul coup. Dans les miroirs, je ne
reconnais plus mon visage. Mais j'aime l'idée de ma vieillesse.
Comme un pas de plus franchi vers mon père. Comme le signe de
ma vie partagée avec Dominique. Je suis heureux aussi d'imaginer
l'évolution de l'âge sur son visage comme la trace inachevée de notre
vie commune.
Mais encore, mon cher Apfeldokteur...
Je manque de recul. Ma thérapie est terminée parce que le terme
de la vie de mon père marque le terme en moi d'une autre vie et d'un
écho qui ne peut plus répondre quand je l'appelle. Mais je crains
d'ignorer d'autres raisons et tout aussi profondes. Je ne suis pas
tout à coup devenu un très gentil garçon qui n'existerait que par les
autres de son cercle intime : son père, sa mère, sa femme. J'éprouve,
il est vrai, ce besoin de recentrage sur le clan, de vivre en lui et de le
protéger et de m'y protéger. Quelque chose de très hiérarchisé,
presque de primitif : je suis dans le clan, le clan fait partie de mon
peuple, mon peuple d'une nation et cette nation dans l'univers n'est
qu'une part de toute l'humanité.
Mais, tentaculaire et mégalomane, j'éprouve également ce besoin
de conquérir le monde. Ce besoin mélangé d'humanisme et de
grandeur, d'écoute et de revanche. Ce besoin de posséder l'histoire
tout en sachant qu'elle me possède. Ce besoin de savoir que je suis
une maille déterminée tout autant qu'une parcelle nouvelle et à son
tour déterminante. J'ai besoin de mon clan et j'ai besoin du monde.
Gérard Apfeldorfer
Apfeldorfer pèse 70 kilos. Je lui avais souvent demandé, par
boutade, s'il ne craignait pas de disparaître complètement lorsque
j'aurais perdu l'équivalent de son poids.
Qu'il se rassure.
Bien entendu, depuis quelques mois déjà, il ne ressemble plus à
grand-chose. Il ne restait de lui qu'une petite masse informe de
graisse qui chaque jour se résorbait davantage. Bien sûr, il aurait dû
s'y attendre, cette masse a fini par disparaître complètement. Mais
derrière le miroir, en négatif, il commence à se former un tout
nouveau psychiatre et qui me dit Yaïch, tu es toujours le même.
Épilogue
Rien n'a vraiment changé, mais rien n'est identique. L'homme
nouveau que je croyais devenir ressemble à s'y méprendre à l'ancien.
Neuf mois, neuf ans, et rien ne bouge. Le monde n'a pas suivi mon
tourbillon. Montmartre sur mon bureau est enfermée dans une
boule de verre et se retourne sous la neige. Montmartre est
prisonnière, dans le vieux presse-papier de mon adolescence, sur le
buvard du sous-main jaune.
Rien n'a changé.
Rien, si ce n'est les yeux ouverts sur un immense écran, ce
mélange brouillé des désirs et du temps. Je suis arrivé entier ou
presque jusqu'à ce jour. Mais que vais-je devenir ? Au centre du
manège, les images confuses se superposent, continuant d'accélérer
le rythme équivoque des idées floues et des incertitudes. La vie
m'appartient, en quelque sorte.
Rien n'a changé.
Je m'accroche très fort sur un cheval de bois, mais la tringle de
cuivre torsadée coulisse entre mes mains et je tombe. Et puis je me
relève. Plus rien encore. Plus de cheval, plus de manège et plus de
bois.
Restent mes mains. Restent mes yeux, tout aussi bruns.
Je me rassure et je souris. Il est bien moi, je lui ressemble. Il
s'appelle Jean-Louis, Éric, Adolphe, Mahlouf, Schlomo fils de
Jacqueline. Et je m'appelle Yaïch, comme le fils de Pierre.
Mes yeux sont là, mais mon regard ne couvre plus le même objet.
Miroirs, girafe de bois, manège. Deuxième tour démarre au ralenti,
comme ce film en noir et blanc, désormais sans mesure, qui s'active
plus rapide après chaque séquence. Relâchez vos paupières, elles
sont bien lourdes maintenant. Endormez-vous, réveillez-moi. Cou-
pez court dans la lumière souillée par la fumée des cigarettes
multicolores, filtres dorés. Réveillez-vous, endormez-moi. Déclic,
moteur et mécanique. Manivelle tournée, manivelle égrenée. Vous et
moi, cordon tiré, velours lourd tendu dans l'air lent, brassé et sans
issue. Confiné. Chaises couvertes aux formes épousées sous un
tissu tout noir de soie. Cheval répandu, brisé, remisé, moteur sec de
bois craque encore, écharde sous le doigt en caressant la boîte de
mon père étendu. Tournez la manivelle. Manivelle poussée comme
un nouveau déclic tout au fond, et dans la salle obscure. Dormez, je
veille.
Mon père est parti, mais j'ai encore besoin de lui. J'éprouve sa
dernière souffrance, le dernier espoir envolé de ses derniers instants
et son dernier regard. J'écoute cette dernière pensée enfin dégagée
de la crainte qui le traverse. Je n'ai plus peur de la mort. Elle est
devenue mienne et plus intime. Je l'attends. Je veux et je réclame
d'elle ma part.
Ce qui se modifie n'est pas au niveau de mon être. Seul mon regard
étendu sur le monde se transforme. Peut-être même que mon regard
n'a pas changé et qu'il demeure aussi. Mais il n'est plus porté depuis
le même lieu. Je vois la mort, ou bien je crois la voir, illusoire et
flanquée sur un autre versant. Elle n'a sûrement pas bougé. Je
mincirai aujourd'hui à cause de la mort de mon père, tout
comme, hier, elle aurait pu m'engraisser de plus de cent kilos.
Rien n'est changé, mais rien n'est identique. Je me suis déplacé
de quelques pas vers une plus grande sérénité. C'est sans doute ce
qu'on appelle « prendre de l'âge ». J'ai vieilli de neuf mois, de neuf
jours, de neuf heures et de quelques secondes. Ma vision du monde
n'est ni plus juste ni plus fausse qu'elle ne l'était avant ce temps.
Elle est d'un autre lieu. D'un lieu où désormais je n'ai plus peur de
vivre.
Rien n'est changé. Je ne suis pas guéri. Je suis toujours un
boulimique obèse qui se cache sous une ample chemise. Mais j'ai
gagné comme un certain pouvoir. Je deviendrai un boulimique
mince. Excessif comme ma mère, amoureux comme mon père.
Aussi sensible et révolté que Dominique. Tout cela pour composer
finalement quelqu'un qui me ressemble depuis toujours. Déterminé
par les autres et par l'histoire. Déterminant, si peu, mais
fondamentalement. Déterminant par essence, porté peut-être par
un hasard lui-même déterminé.
Rien n'est changé, mais mon excès, ma boulimie, ma révolte et mon
amour ne sont plus de la même nature. Ils ne sont plus surtout du
même usage. Ils sont un peu à mon service. Et sans scrupule,
j'apprends à les utiliser. Ils sont d'un autre siècle. D'un autre voyage,
pour une nouvelle destination que je ne connais pas encore tout à
fait. Nous voudrions faire croire que nous nous sommes réconciliés,
mais nous avons simplement appris à organiser tous les fragments
de notre vie commune, et ça n'est pas si mal. De 186 jusqu'à 87 kilos.
Mes boulimies demeurent, mais je sais les briser. C'est sans
doute l'un des principaux acquis de la partie comportementale de
ma thérapie. Je sais rompre, quand il devient lassant, le cycle de
mes enthousiasmes et cela me permet de limiter la force de mes
renoncements. J'ai construit une digue à la fois solide et
perméable.
Apfel m'a accompagné tout au long du parcours et il en est
toujours demeuré le point central. Sans lui, je n'aurais sans
doute pas trouvé le chemin. Mais j'ai vécu ma thérapie aussi sur
d'autres voies. Des rencontres fortuites et parfois dangereuses
m'ont aidé à découvrir la permanence de moi-même (comme le
chirurgien fou du mois de juin). J'ai trouvé de nouveaux amis
qui ont exacerbé mon questionnement et je les remercie. Mais
j'en ai perdu d'autres. La richesse des liens de ce récent vécu a
décuplé les forces qui m'attachent à Dominique. Nous vivions
ensemble, et tout simplement, nous nous aimions. Nous
sommes maintenant le même souffle, la même bouche, le même
corps et je souris dans son regard où le monde a perdu sa
pudeur.
Depuis longtemps déjà, je pressentais un tout dernier écueil,
une dernière étape qu'il me faudrait franchir :
Le paradis n'appartient pas aux minces.
Je suis au terme d'une course et je traverse enfin la place sur
un bref instant de silence. Repos.
Mais ce silence est encore un peu lourd. Je me regarde, je ne
suis pas devenu beau. Ni riche, ni intelligent comme dans un
conte de fées. Je me retrouve les mains vides en constatant que
je suis arrivé. Ma quête n'a plus d'objet. Pourtant elle continue
de braire, comme une mécanique stupide, emballée sans au-
delà. Comme si la quête avait plus d'importance que l'objet de
sa recherche. Comme s'il fallait la remplacer éternellement par
une quête nouvelle qui puisse encore pour un instant masquer
les craintes qui demeurent et survivront toujours.
Mes nouveaux objectifs doivent être à ma mesure. Sans plus.
Je n'ai ni gagné ni perdu. J'ai simplement acquis une méthode
« pour faire avec ». Une méthode sans laquelle (et je lui rends
cette justice) je serais voué pour toujours au tourment dérisoire
de la stérilité.
J'imaginais une fin plus triomphante. Image pieuse. Jean-Louis
en armure terrassant l'énorme horrible dragon jaune et barbouillé
de graisse. Mais il est impossible de continuer de vivre uniquement
poussé par l'espoir fugitif d'un magnifique devenir. Il faut organiser
le présent. Je n'ai pas encore trouvé ce point d'équilibre (ou bien ce
point de fuite ?) qui focalise sur un instant heureux l'attente et le
passé. Mais je connais son existence et j'ai envie pour lui de me
rassembler tout à fait.
Rien n'est changé. Mes idées ne sont pas encore tout à fait claires.
J'ai besoin d'approfondir l'analyse des mécanismes de la graisse et
de tirer de cette aventure un bilan plus construit. J'aimerais aussi
continuer d'écrire. Me prendre au jeu de travailler la langue. Me
passionner pour le texte et finir par croire que je suis devenu un
véritable écrivain (sinon, ça ne compte pas). J'aimerais aussi, avec
Dominique, faire deux ou trois enfants pour imaginer qu'ils sauront
vivre, et puis penser qu'ils pleureront à l'heure de notre mort. C'est
une idée plaisante. Mais surtout, et c'est la seule chose dont je sois
absolument certain : je sais que tout retour en arrière est
impossible. Je me souviens d'un lieu très proche où je n'existais
pas. Un lieu où j'étais endormi. Un lieu d'où j'injectais
soigneusement chaque jour dans ma tête une dose presque létale
de nourriture. Je me souviens de cette vie enveloppée dans la mort,
et là, je sais que je n'irai plus.