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Jean-Louis Yaïch Kilos de Plume

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Jean-Louis Yaïch

Kilos de Plume

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Ce livre est une histoire

d’amour offerte à la

mémoire de mon père.

J.-L. Y.

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Préface à la présente édition.

J’ai rédigé ce livre en 1987, il y a presque trente ans. Cette année-

là, le 12 octobre, mon père mourait. En 1988 ces écrits, premiers

écrits, furent publiés et il fallut attendre encore un an pour que

naisse mon fils. Fort heureusement, Dominique, ma compagne, puis

ma femme, qui a connu tous mes états, est toujours près de moi.

Ce texte reçut, en son temps, un brillant accueil. Un vrai succès

de librairie, très rapidement réédité en livre de poche. Ce fut un

succès de malentendu. L’homme qui avait perdu cent kilos captivait

un certain public pour le record, bien plus que pour sa manière

d’écrire ou ses interrogations sur une identité incertaine. Être ou ne

pas être, telle était ma question, mon déchirement depuis toujours.

Classique, mais pas très simple à vivre.

En quoi le corps et l’apparence participent-ils de l’être ?

Pourquoi oppose-t-on l’être au paraître ?

Mon physique se transformait à ce point et en si peu de temps que

de proches amis me prenaient pour un autre. J’en ai joué. Je m’en

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suis même franchement amusé. Porté par l’ennui et la mélancolie,

on se distrait d’un rien. Le regard des femmes changeait. Sans être

irrésistiblement désirable, je me devenais brusquement un individu

sexué. Quelle horreur ! Vous pensiez résider au fond d’une âme

pure, tranquillement cachée sous la graisse. On vous avait

empoisonné l’esprit d’un sempiternel : ce qui compte est à l’intérieur,

vous y aviez cru. Vous avez répété cette imbécillité de base,

accompagné du chœur bienveillant des gens de trop bonne volonté.

La bonne volonté n’est souvent qu’une mièvrerie craintive cachant

d’inavouables ressentiments sous un voile de fine percale. Mais je ne

séduisais que de belles libertines avides d’aventures insolites. Je

remercie tout de même ces courageuses amazones, j’ai parfois cru

avec elles briser ma solitude.

Amaigri, je marchais, anonyme le long des rues sans nom. Je

connaissais peu toutes ces promenades, ces allées, tous ces cours,

boulevards ou ces passages étroits qui m’attiraient pourtant entre

des murs anciens. Toutes ces veines et artères palpitantes de la ville

ne m’appréciaient qu’au fil des regards indiscrets admirant, souffle

coupé, le phénomène boursouflé qui tanguait sur deux pattes. Oh !

t’as vu, ça Léon ? On se poussait du coude. J’en concevais une

manière de gloire amendée d’une douce morosité. Quelquefois on

m’abordait pour me poser une question obscène. Et,

complaisamment, je répondais pour ne pas décevoir. Je ne sortais

de ma tanière que poussé par la nécessité.

Ce qui compte est à l’intérieur ! Comme si le dedans et le dehors

étaient séparés par une cloison étanche et que le Moi ne se

construisait pas d’un incessant va-et-vient entre le soi et le non-soi…

L’empreinte physique participe d’une manière d’être et d’une

appartenance au monde. Je me sentais proche des femmes trop

belles qui s’interrogent sur la nature de l’intérêt qui leur est dévolu.

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J’aimais les Maryline dont les robes se soulèvent sous un triste

sourire.

L’identité n’est pas ceinte de remparts infranchissables. Ces

murailles existent, mouvantes certes, mais elles n’en séparent pas

moins le dedans du dehors. Si elles ne doivent pas être trop

étanches, elles peuvent pernicieusement devenir trop perméables et

floues - dire que c’est moi, l’éternel intempérant, qui prône tout à

coup l’équilibre et la modération -. Chaque pas vers la dissolution

nous rapproche de la folie, la vraie folie. Il nous attire comme un

aimant vers la psychose au sens clinique du terme. Il existe une

vague parenté entre la boulimie et la schizophrénie. Si la citadelle

intérieure ne forme pas un tout clairement ressenti, au moins

pendant un temps, elle change de forme et se délaie au moindre

souffle. On se sait plus qui ni où l’on est. On s’adapte, poussé par le

vent capricieux des lieux ou des rencontres. Nous devenons souples

et légers comme une fine chevelure, lourds et ductiles comme le

mercure qui coule arrondissant fidèlement la forme moulée de

chaque dénivelé.

L’intérieur et l’extérieur entretiennent, par diverses voies,

d’étranges relations. Que laisse-t-on entrer ou ressortir de cette

grotte blottie au fond de l’âme ? Les boulimies masculines et les

boulimies féminines ne tournent pas autour des mêmes objets

délictueux. Les femmes avalent goulûment des laitages et sucreries

où elles s’engluent, les hommes boulottent viandes et charcuteries.

Poussées par la contrainte sociale, les femmes plus que les hommes

restent minces. Elles se font vomir ou deviennent anorexiques. Mais

tous vivent cette sempiternelle aspiration du vide vers le plein, l’un

commettant l’autre dans un cycle invariable.

La nourriture, chargée de symboles s’il en est, porte une charge

qui lui est propre : la viande représente la force, mais également la

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mort, le grain de blé la vie, le renouveau, le sucre la douceur… Si

certains vecteurs de ce va-et-vient d’entre nous-même et le dehors

semblent innocents, l’excès de nourriture trahit - si l’on en croit la

rumeur persistante de l’existence des péchés véniels et mortels -,

une funeste perversion. Pour les plus indulgents, la voracité effrénée

dénote une inexcusable faiblesse. Comment peut-il à ce point se

laisser aller ? Le mangeur excessif est le premier à s’accuser : je suis

un lâche. Le pauvre goinfre devient aussitôt un mangeur repenti.

Pauvre mangeur penaud, honteux, contrit, il adhère sans réserve à

cette idée d’un incorrigible démérite. C’est moi, ce n’est pas moi, ce

ne peut être moi et pourtant j’en suis là.

Fatalitas ! Je suis ensorcelé. L’obèse regarde tristement sur son

ventre les reliefs déchus de ses agapes débordantes.

L’image éphémère s’est fondue dans la graisse. Comment donner

un sens à cette image volée ? Je sais qu’elle n’est qu’un leurre, elle

m’attire pourtant, irrésistiblement. Force, douceur, fertilité,

enthousiasme, discernement éclairé et universel suivis d’autres

fantasmes tentaculaires brusquement confrontés au vide de mes

vieilles et tenaces incapacités. Très vite le symbole ingéré ne porte

plus les valeurs magiques qu’inconsciemment je lui avais attribuées.

Je ne suis pas devenu fort grâce à la viande, fut-elle kasher, ni plus

intelligent parce que, par exemple, j’achète plus de livres que je ne

saurais en lire - les achats compulsifs accompagnent souvent la

boulimie -. Le saucisson de bœuf, « deux pièces d’un kilo s’il vous

plaît, Monsieur le marchand », ou les merguez n’ont affermi que mes

incertitudes. Je ne sais que reproduire le manège du posséder ou

ingérer pour être. Je m’assoupis et doucement m’endors sur des

rêves incertains et je m’éteins.

Le gros, et plus encore l’énorme obèse, est toujours abordé avec

mépris ou condescendance. On considère qu’il est a priori de basse

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extraction, jovial, amusant, simple, mais toujours déficient. Dans

notre société, les riches sont plus minces que les pauvres et la

pauvreté est associée à la grossièreté ou à l’inculture. On s’adresse

à l’obèse comme s’il était un être totalement insensible, protégé sous

un matelas de graisse. On parle plus fort, on répète deux fois pour

le sombre crétin. L’aveugle entend mal, le sourd, c’est bien connu,

doit être une manière d’amblyope. Une infirmité peut en cacher une

autre. Je me souviens d’un jour où, étant sorti de ma voiture pour

voir l’origine d’un embouteillage, je fus considéré par plusieurs

conducteurs comme le stupide camionneur, sans gêne et forcément

pesant, à l’origine des encombrements.

C’était moi, immanquablement.

D’office on me tutoie :

Tu dégages oui ou non ! Nous aussi on travaille !

L’aspect physique de tous les humains change, entraînant dans sa

course une nouvelle position et une autre conception du monde,

notamment lorsqu’on se fait vieux, nous ne sommes plus tout à fait

les mêmes. L’expérience, même si l’idée en est agréable, n’explique

pas à elle seule toutes ces transformations. Les outrages du temps

prennent leur temps, tout leur temps, pour nous emporter vers la

vieillesse et nous laisse, jusqu’à l’ultime frontière de la décrépitude,

un délai pour composer progressivement notre nouvel ego, tenter

d’imaginer de nouvelles croyances, quelques plates consolations ou

nous porter au désespoir lucide. À moins que nous ne perdions la

tête, sauvés par une souriante sénilité juste avant d’atteindre

l’ultime ligne de démarcation. Si l’on en croit l’éblouissant Romain

Gary : Au-delà de cette limite, votre ticket n’est plus valable. Je n’ai

pas encore trouvé, pour ma part, la voie de la sagesse mystique, de

la béatitude et du parfait renoncement.

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Quand ce livre est sorti, j’avais un peu plus de trente ans. Je fus

acclamé comme un vaillant soldat que je n’ai pu identifier sur aucun

miroir. Seuls, Pierre Dracheline, alors critique au Monde, et quelques

autres journalistes ont été sensibles à l’être qui se déchirait, se

composait ou se décomposait au fil des pages. L’écriture, ce puzzle,

l’assemblage des idées, des mots et leur sonorité, me sauvait plus

qu’aucune autre thérapie. L’écriture aurait pu, si je m’y étais

reconnu, me donner une consistance nouvelle, une certitude d’être.

Mais…

Cette brutale célébrité - plusieurs dizaines d’émissions de radio ou

de télévision, une centaine d’articles de presse -, me projetait vers

une contrefaçon qui me désolait et, faute de trouver un lieu où je me

sente à demeure, je prêtais le flanc à mes caricatures.

Complaisamment.

Télé 7 jours, par exemple, m’a demandé de poser pour une photo

où je m’introduisais dans l’un de mes anciens pantalons que je

tendais autour de ma taille comme une barrique. Et je l’ai fait ! Je

prenais ce qu’on voulait bien me donner. Ma conscience d’être se

dissolvait de mieux en pis. Depuis longtemps, le cœur de mon

problème se résumait à cette déficience. Ma perte de poids n’était

pas de taille à remplir le vide. L’exploit me paraissait insignifiant, s’il

n’était pas accompagné de quelques convictions tangibles.

Je n’en avais plus aucune.

Première erreur : Kilos de plume, Kilos de plomb était le journal

d’une thérapie suivie avec le docteur Gérard Apfeldorfer. Il écrivait

au jour le jour et pareillement, j’écrivais de mon côté. Le texte final

alternerait ses passages aux miens. J’ai eu tort d’inviter mon

psychiatre à rédiger son propre journal, de le laisser entrer par une

brèche tutélaire au cœur de ma vie réelle. Ce livre du coup ne

m’appartenait qu’à moitié. Ou plus du tout. La participation de mon

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psy ne m’a pas permis de me sentir l’unique auteur de ce projet.

J’avais à cette époque le sentiment d’abattre ma dernière carte, de

venger mon père contre la mort - mort qu’il aurait mérité plus

sereine -, de prolonger sa vie et de jouer la mienne sur cette seule

publication. Mais avec la coécriture, la partie m’échappait déjà,

dérisoire. Elle advenait sous protection, sous la caution morale d’un

professionnel de l’autopsie de l’âme. L’écriture ne pouvait plus

contribuer à me définir. Dès le début, je ne m’en donnais plus le

droit.

Je n’étais pas un véritable écrivain. Je continuais pour autant de

rédiger et de publier d’autres livres. Je vivais toujours quelques

moments d’excitation pendant la rédaction de ces ouvrages, mais

j’eus le sentiment d’avoir épuisé mon sujet – le sujet que l’on

attendait de moi –, lorsque parut mon premier roman : Le jardin du

pâtissier. Encore une histoire de gros en quête d’absolu, mais je

pensais que l’écriture et les recherches de mon personnage seraient

considérées comme primordiales. Plouf ! On voyait bien le gros, mais

sa quête demeurait invisible.

Je n’écrivais plus rien pendant plus de dix ans avant de me

remettre à l’écriture d’un second texte de fiction.

Le besoin de me remplir revenait très vite avec mes vieux démons.

Au prix d’un combat titanesque et quotidien contre le poids, je

tentais de garder la droite ligne des attentes de mes admirateurs :

l’animal de foire qui avait vaincu la graisse. L’archange Saint-Michel

terrassant le dragon. Mais les kilos revenaient dans la douleur,

grignotant petit à petit cette image pieuse et pernicieuse. Je

remontais progressivement jusqu’à 150 kilos.

Je n’ai jamais été un vrai mince.

Anarchiste, virulent au cours de mes jeunes années, il en demeure

aujourd’hui quelques traits plus souples, moins violents, mais bien

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solides. C’est une permanence dans l’impermanence : je sais avec

Louise Michel que le pouvoir est maudit. Mais cette constance fut

vite atténuée, voire gommée : fils de riche, je ne pouvais être un

authentique communiste libertaire.

Je me suis débrouillé pour devenir pauvre en repoussant l’argent,

le distribuant ou le gaspillant, comme s’il me brûlait les doigts.

Seules les femmes d’origine populaire, prolétarienne, voire sous-

prolétarienne, aiguisaient secrètement mon intérêt. Je fréquentais

les quelques bouges qui subsistaient en ce temps-là entre Belleville

et Ménilmontant. J’imitais à merveille ce que j’imaginais être le

langage des voyous, des banlieusards ou des ouvriers en rupture. Le

mimétisme était presque parfait. Presque, car face aux pauvres, je

n’étais pas un des leurs. Je conservais inexorablement une culture

et des manières de riche.

Fauché comme les blés, je ne parvenais donc pas à devenir un

pauvre. Je n’avais pas le sang marqué par des générations de travail

physique, de soumission et de luttes sociales. Je n’avais pas cette

intelligence, cette vivacité qui fait trouver la solution rapide à une

tâche concrète. Pas cette présence d’esprit.

Lorsque j’avais vingt ans, Salazar venait de mourir au Portugal,

mais Franco, son frère de sang, sévissait encore en Ibérie. J’ai été

imprimeur militant, antifranquiste affilié à des organisations d’un

autre âge entouré d’adorables vieux exilés nostalgiques. Je fis

quelques dangereux aller-retours entre l’Espagne et la France, mais

ayant appris le métier de conducteur offset sur le tas, avec de

nombreuses lacunes, je n’étais pas un vrai imprimeur.

J’ai fréquenté les milieux les plus interlopes de l’activisme

international, mais, poussé par des scrupules humanistes, je m’en

séparais très vite avant même d’agiter avec eux le bout de mon

auriculaire. Petit bourgeois, je demeurais au regard de mes

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compagnons de route. Ils devenaient pour moi des fascistes rouges.

Je n’ai jamais aimé les Netchaïev… mais alors, il ne me restait plus

rien, presque tous mes amis avaient basculé dans ces eaux troubles.

J’étais seul et désemparé.

Je m’aperçois que je parle d’un temps qui a aujourd’hui plus de

quarante années.

Je fus éditeur, faux commerçant, mais vrai mégalo… je perdais

toute ma fortune et davantage en peu de temps… J’avais pourtant

rassemblé la panoplie complète du métier avec correctrices,

attachées de presse, une belle ligne éditoriale et presque une mission

qui défendait les différences. Publier des auteurs permettait de ne

pas mettre en jeu mon désir d’écrire.

Faux étudiant, j’ai repris des études à 35 ou 36 ans. Quelques

années avant la naissance de Pierre-Antoine mon fils, je suis devenu

psychothérapeute, sexologue diplômé par la faculté (ne pas le dire.

L’idée d’appartenir à un groupe ou à une caste m’horripile). Je

demeurais un pauvre gars, paumé, coincé entre le marteau et

l’enclume, trop fusionnel avec ses patients pour être un bon

thérapeute. La naissance de Pierre-Antoine m’avait un peu remis les

pieds sur terre et je sentais que ce nouveau rôle n’était pas de simple

composition. J’aimais et j’aime mon fils avec passion. J’étais le père,

mais je souffrais de n’être que cela. Je souhaitais être à la fois ses

père et mère. Peut-être même ses oncles, tantes et grands-parents.

Dominique devenait une concurrente déloyale, elle lui avait donné la

vie et pouvait, - Ça par exemple ! Et quelle outrecuidance ! - lui

donner également le sein pour le nourrir.

Faux, toujours, et déplacé, quel que soit le lieu.

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Kilos de plume

À l'heure où j'écris ces lignes, je pèse 172 kilos. J'ai pesé il y a cinq

ans 186 kilos et je me demandais si j'allais poursuivre ma

progression : 200, 250, 300 kilos. À ce stade, on perd la notion de

toute limite. J'étais attiré par le gouffre, curieux de voir jusqu'où

pouvait aller cette expérience étrange. Je venais de passer la

trentaine et j'avais la sensation d'être devenu un vieillard,

complètement dépossédé de son corps, dépossédé d'une grande part

de ses moyens de réflexion et d'analyse, mais conscient de sa

déchéance. Je pensais à mon grand-père, immobile sur une chaise

roulante, à la fin de sa vie. Je me sentais étonnamment proche de

lui. Je comprenais son irritabilité, sa vie organisée autour des

souvenirs, son air absent.

Pour me consoler, je me disais que cette épreuve était

exceptionnelle. - Comment ne pas valoriser ma déchéance puisque

j'avais choisi de survivre avec elle ? - Elle me donnait un avant-goût

de la vieillesse. Elle m'apporterait peut-être une plus grande

sérénité, le jour où, troublé par l'approche de la mort, je m'isolerais

à mon tour dans la décrépitude et la sénescence.

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Je pensais parfois que mon abandon était provisoire et volontaire.

Comme un jeu où je serais entré et dont un jour, je sortirais grandi.

Mais parfois et tout aussi souvent, je pensais le contraire, persuadé

que l'abandon me gardait cette fois comme l'objet d'un autre jeu

aux règles inconnues. J'étais alors le simple accessoire d'une farce,

l'instrument d'une dernière dérision. J'acceptais le règne de ce

système absurde où tout le sens de la vie aurait été d'admettre

l'arrivée inéluctable de la mort, cloîtré dans une sorte de sagesse,

ou de résignation. Mais aussitôt j'inversais mon propos. J'étais à

nouveau fier de mon avantage face à ce sort commun de tous les

hommes depuis la nuit des temps : naître, vieillir et mourir, sans

aucune autre issue. Moi, je croyais avoir le droit d'aller, de venir, de

ruser et de vivre deux fois ma propre vieillesse. Presque deux fois

ma propre mort. Je pouvais jouer à m'avancer vers elle, à

m'allonger, à la sentir tout contre moi, avant de m'éloigner encore

à reculons vers une autre jeunesse.

J'étais attiré, presque fasciné par cette idée de mon pouvoir. Mais

je vivais surtout l'enfermement. Chaque retour devenait encore plus

périlleux, plus improbable. Je me sentais le frère des aveugles, des

paralytiques, des pauvres, des exclus. Le frère de ceux qui sont

hors-jeu, hors du temps, en dehors des mesures et des normes. Le

frère de ceux qui vivent un coma prolongé en ne trouvant jamais

l'exutoire de leurs jours.

Mais même au cours des périodes les plus sombres, guidé par

mon regard de myope, planqué dans une chambre au cœur de la

ville, je gardais le battement tendre et régulier du jour qui allait

poindre. La conviction, la certitude qu'un autre monde existait

au-delà des paupières. Un monde rose très pâle, presque blanc.

Un monde vivant, encore un peu voilé. Apaisé.

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Un monde reconstruit. Un monde où je saurais renaître, reléguant

au-delà des images communes la force grotesque, fragile et adipeuse

de l'étranger que j'étais devenu. Cliché flasque. Comme égaré dans

l'enveloppe d'un autre corps, d'une autre peau, d'une autre multitude

qui tangue, lointaine, d'une jambe sur l'autre jambe, et qui

avance, presque improbable, dans la rue, parmi tous les autres

passants.

Je me rassurais, usant jusqu'à la lie les artifices de ma

composition. Selon les heures, je me laissais porter par la folie de

mon imagination morbide, ou au contraire, par l'illumination

grandiose d'un futur fabuleux. Mais après chaque séquence,

j'étais rendu au même résultat et je laissais passivement se

rétrécir le temps qui m'était imparti. Je laissais glisser entre mes

doigts toute l'étendue de ma jeunesse où j'aurais eu encore une

chance ténue de sortir ma tête hors de l'eau.

Tendre le cou (ou ce qui en tenait lieu juste dessous la bouche)

pour respirer. Tendre le bras pour m'agripper à une branche qui

ne soit pas glissante. Ni grasse ni sirupeuse. Tendre l'oreille.

Tendre le temps qui s'éloigne sur la pleine conscience d'une

immortalité replète, déjà presque dissoute. Tendre le monde

encore et moi, et m'étendre et m'éteindre. Pour être en lui et qu'il

s'endorme en moi, lové dans un coin de mon lit.

Parfois, je relevais la tête, j'étais alors poussé par les spasmes

d'un instinct de survie. Mais pour le reste ordinaire de mon temps,

mes seules activités se répétaient, identiques toujours : manger,

dormir et quelquefois écrire. À trente ans j'allais tout perdre, les

problèmes matériels s'accumulaient. Poursuivi par une horde

d'huissiers, je laissais péricliter mon entreprise sans opposer la

moindre lutte. Je vivais seul et subjugué par le destin, je savais

me soumettre aux aléas. J'étais à deux doigts de finir à la rue ou

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dans un hôpital. À deux doigts de l'extrême renoncement et

d'accepter vraiment de la mort plus qu'un simple mirage. Plus

qu'une idée séduisante et donnée. Je sortais le moins possible, je

vivais derrière mes volets clos, rideaux tirés. Je vivais dans la

crainte. Je n'ouvrais plus la porte à mes amis. Je n'avais plus de

téléphone. Régulièrement mon électricité était coupée par les

agents d'EDF et le noir se mélangeait avec le noir.

Les victuailles accumulées en trop grand nombre dans le frigo

finissaient par moisir. Quand il fallait absolument descendre dans la

rue, je mettais un survêtement élastique qui savait parfaitement, au

cours de mes saisons, grossir et désenfler avec moi. Dehors, dedans,

j'enfilais une vieille paire de pantoufles, des charentaises informes à

carreaux noirs et gris. Impossible de me baisser pour lacer

d'ordinaires chaussures. Impossible de choisir des mocassins, ils

étaient toujours trop étroits. Les gestes les plus simples

m'échappaient : croiser les jambes lorsque j'étais assis, prendre des

enfants sur les genoux (mon ventre occupait en permanence toute la

surface de mes cuisses). Je ne pouvais plus atteindre, même du bout

des doigts, ni mon dos ni mes pieds. Je m'aidais d'une tige de

bambou pour enfiler mes pantoufles. Je ne portais plus de

chaussettes. Le matin, pour laver ce qui m'était inaccessible,

j'employais une douche à très forte pression, ou des lanières, ou de

longues brosses emmanchées. J'avais du mal à attraper tout

simplement mon sexe pour pisser. L'infirmité physique prenait le

relais de mon incapacité psychique à la vie. Plus j'avançais, plus

l'issue s'éloignait. Hors d'atteinte et lointaine, elle devenait un rêve,

une vague hypothèse. J'ai oscillé entre 120 et 186 kilos, alternant de

courtes périodes où la vie semblait vouloir me reprendre avec de

longues périodes de boulimie où je flirtais complaisamment avec mes

idées sombres.

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172 kilos.

Aujourd'hui, je veux sortir de ce cycle.

Aujourd'hui, mon corps est inutile et lourd, tout juste bon à

maintenir un vague état de survivance, mais ma détermination est

sans faille. Je veux quitter cet enfer pour toujours. Fini le

renoncement à la vie. Le ventre tendu, plein à craquer de trop de

nourriture, jusqu'à la nausée. Finis l'abîme, l'anesthésie, la tête

vide. Finis le besoin de dormir, hébété, et au réveil celui de

manger à nouveau, la peur de la rue, la peur des rires et du

regard des autres. La peur et le désir des magasins de

comestibles, les ruses pour manger en cachette, les ruses pour

ignorer que je mange. Finies les colères injustes contre ceux qui

me viennent en aide.

Je ne vis plus, je n'aime plus et je n'existe pas. Je suis plein, je

suis vide, je suis la trop grande présence et je deviens l'absence.

Je suis l'excès et puis le renoncement. Je ferme les yeux et ma

mâchoire se crispe. J'ouvre les yeux, mes muscles se détendent.

Aujourd'hui, je n'ai plus aucun choix. J'ai tout tenté. Vraiment.

Tous les régimes, toutes les méthodes et tous les groupes. Au fil

des années, j'ai perdu et repris des centaines de kilos en

accomplissant sagement tous les rituels périphériques et

accessoires qui me servaient d'alibi pour me punir, souffrir et

puis recommencer : « je bois un grand verre d'eau avant chaque

repas », « je ne mange que des protides », « je fais 6 repas par jour,

mais très légers » ou encore, « je ne mélange pas les féculents avec

la viande ». La liste est longue. Quand la contrainte augmente, la

certitude d'échouer se travestit sous d'autres atours, encore plus

jolis et plus extravagants. Toujours renouvelés. Il fallait châtier

tous mes excès en parcourant le dur chemin de la rédemption,

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pour qu'à nouveau meurtri je sombre dans le stupre jusqu'au

prochain état de grâce.

Aujourd'hui, je ne peux plus me permettre pareille diversion.

Mon ultime recours est d'arriver jusqu'à la source de mon mal

pour le saisir et en extraire les racines. Remonter le fil de ma vie

et construire une méthode qui m'accompagne, pas à pas, pour

structurer concrètement mes efforts. Mon ultime recours est

d'entreprendre une psychothérapie qui sache allier un travail

pratique sur le comportement à une recherche de causalité plus

lointaine. La psychanalyse ne m'apporterait qu'une solution

partielle. Elle me permettrait de repousser ma décision. Je pourrais

attendre longtemps le dénouement d'une vaporeuse magie sur mes

affects et patienter encore avant qu'ils ne s'étalent dans le jour.

Attendre. Attendre avant que d'entreprendre ma propre vie.

Je ne peux plus attendre.

J'ai pris rendez-vous avec un comportementaliste. J'espère que

le terrain où il portera le débat sera bien celui que j'entrevois.

Mon problème n'est pas de perdre du poids. Ça, je sais le faire

depuis bien longtemps. Il suffit de moins manger. Mon problème

est de réussir à modifier de façon durable mon attitude face à la

nourriture. Il me faut apprendre une nouvelle manière de vivre,

avec un nouveau corps et une nouvelle identité.

Cette fois-ci, derrière moi, il y a véritablement le vide. Tout retour

en arrière est impossible, j'ai usé mes dernières zones de repli et

mes derniers refuges. Si j'avais persisté, je serais cette fois passé,

et de façon définitive, par-dessus la barrière de la vie. Je ne serais

peut-être pas vraiment mort. Mais je me serais installé dans la

pauvreté, le dénuement, la décrépitude et l'oubli.

Aujourd'hui, il ne me reste qu'une indemnité de chômage de

deux mille francs par mois, sur laquelle il faut retirer une petite

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saisie opérée par le fisc. Et cette indemnité va bientôt prendre fin.

Je ne peux pas décemment me retourner vers mes parents qui

traversent eux-mêmes de grosses difficultés.

Pourtant, il y a quelques années, j'étais riche. Nous étions riches.

La richesse était un état. Nous étions riches comme d'autres sont

blonds avec de grands yeux bleus.

C'était une grâce de la nature, un fait acquis, définitif, dont il eût

été tout à fait incongru de mettre en doute la pérennité. C'était

l'ordre des choses, immuable et naturel.

Je n'ai jamais rien compris à la gestion du patrimoine de la

famille. A vrai dire, mon père non plus ne s'y connaît pas beaucoup

mieux. Un jour, il y a deux ans, il m'a dit que nous n'avions presque

plus d'argent. Il prenait sa retraite et ses affaires étaient vendues.

Son comptable l'avait - pour le moins - très mal conseillé. Ça lui

arrachait le cœur de nous voir, ma mère et moi, vivre autrement

qu'il l'avait imaginé. De mon côté, je m'occupais d'une petite maison

d'édition qui était étouffée entre mon incapacité en affaires et mes

scrupules en gestion. C'est difficile d'être un patron de gauche. Mais

comme cette position était tout de même plus confortable que celle

de salarié - fût-il de gauche -, je m'en accommodais pour un

temps...

Il m'était impossible d'accepter que mon père, juste au moment où

il entrait dans sa vieillesse, puisse penser que sa vie avait été un

échec. Mon père aurait pu être un grand artiste et pourrait l'être

encore si seulement il voulait croire en lui. C'est un éternel

amoureux qui vit toujours l'intimité des autres et du monde plus

que la sienne propre.

Avec cette gêne financière, notre univers a basculé pour la seconde

fois. La première fois, en laissant l'Algérie, bien plus que des privilèges,

nous laissions une histoire millénaire. En France, nous sommes

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maintenant perdus comme des nouveau-nés, nouveaux venus dans

l'univers qui nous accueille. Nous devrons y construire une histoire

nouvelle et laisser notre trace se mêler à celle de ceux qui nous ont

précédés dans ce pays. Yaïch deviendra un nom de France, de Nice ou

de Paris. Je me sens de manière sans doute puérile investi de cette

mission. Jamais l'expression « refaire sa vie » n'aura eu de sens

plus concret. J'ai envie de la France, mais j'ai envie aussi de

laisser après moi la survivance de tous mes souvenirs.

Depuis plus de deux ans, je me suis mis à la recherche d'une

« situation ». J'ai eu beaucoup de mal à trouver quelqu'un qui me

fasse confiance. Au début, j'avais un bel enthousiasme. J'ai

répondu à deux ou trois cents annonces et j'ai spontanément

envoyé encore plus de curriculum vitae. J'ai obtenu de nombreux

rendez-vous qui se sont à chaque fois soldés par quelque chose

du genre : « Vous êtes trop bien pour nous, vous avez dirigé une

entreprise, vous ne pourrez pas revivre une situation de salarié. »

Mais à demi-mot, j'avais appris à traduire un autre langage. On

n'accorde pas sa confiance à un homme qui a mon passé et

l'aspect physique que je traîne. Un obèse ne sera jamais un

« jeune cadre plein d'avenir », ni même le simple employé d'une

entreprise soucieuse de son image de marque. Les salariés

vendent une part d'eux-mêmes. C'est la seule chose qu'ils

possèdent. Et cette part de moi que je pouvais offrir ne trouvait

pas preneur. Peut-on imaginer une énorme hôtesse de l'air ?

Même les énormes banquiers, affublés de gros cigares, ont

disparu au seuil des années trente.

J'étais hier encore totalement découragé. Je pensais que toutes

mes recherches et démarches n'aboutiraient jamais. D'ailleurs, je

ne tentais plus rien. Quand j'ai reçu un coup de fil de Mme M. K.

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du service de placement du Cercle de la librairie, je croyais qu'une

fois de plus j'allais me rendre à un rendez-vous dont je

ressortirais vaincu.

Aujourd'hui, j'ai trouvé un emploi (depuis exactement deux

mois). Je n'aurais pas pu décider de mincir sans cela. Je n'aurais

pas pu décider de mincir si j'avais été seul au moment de la

grande bascule. J'aurais peut-être sombré vers un autre chemin.

J'ai la chance d'aimer Dominique, ma compagne, et d'avoir été aimé

tout ce temps sans qu'elle se soit lassée. J'ai la chance que nous

soyons animés de ce désir commun de vivre ensemble. La chance

de vouloir rire et vieillir en regardant ses yeux. D'avoir envie

d'enfants sortis de son ventre. J'ai finalement la chance d'avoir ma

vie à reconstruire, la chance d'aimer mes parents et d'avoir envie

de me battre aussi pour eux, pour qu'ils aient un nouvel horizon.

Un avenir.

Je me suis promis d'arriver à peser entre 85 et 90 kilos. Je me

donne dix-huit mois1 pour y parvenir. Peut-être même qu'au terme

de ce voyage, je choisirai de m'accorder quelques mois

supplémentaires pour passer le cap des 80 kilos. J'avoue que ce défi

que je lance me fait un peu sourire. Il me séduit, à la manière d'une

nouvelle blague que je ferais à la nature : « Et si je perdais

maintenant quelque chose comme une centaine de kilos ?

25 janvier 1987

Ma décision est prise. Elle est massive et incontournable. Même

si je voulais m'en défaire, je n'y parviendrais pas : aujourd'hui je

commence.

1 J'ai besoin de me fixer un délai. J'ai choisi dix-huit mois de manière totalement arbitraire.

J'aurais pu en choisir six ou douze. L'important pour moi est de fixer un terme que je puisse

entrevoir comme une issue probable.

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Mais je ne veux pas me jeter à l'eau sans pouvoir au moins

prendre le temps de m'observer en mangeant sans limites une

dernière fois. Une dernière fois prendre le temps de fraterniser

avec la part de moi qui va mourir et l'entraîner dans la tournée

de mes grandes ripailles et de l'excès. Pour enterrer ma vie

d'obèse, un tour d'honneur.

Ave Cesar en quelque sorte, juste avant ce combat où je jouerai

tour à tour le rôle de l'empereur et celui du pauvre gladiateur qui

avance à mains nues dans l'arène.

Je veux manger pour garder le souvenir impérissable mais déjà

transposé d'un homme gros qui me ferait le don de son ultime

sortie dans le monde. Un gros sur la pointe des pieds qui

marcherait, souriant, en saluant la foule avec de larges gestes.

Encore une dernière révérence... Un vrai triomphe.

Un gros qui ne serait déjà plus moi-même, puisque,

tranquillement assis, je l'observe alors qu'il accepte de se montrer

à moi. Encore complice ou déjà ennemi.

18 heures 30

De quoi pourrais-je avoir envie ? Je voudrais manger avec

plaisir et prendre le temps de bien choisir avant de descendre

acheter mon repas.

Un couscous ? C'était dans mon enfance le plat des jours de

grande réjouissance. Il est vrai que nous saisissions, dans ma

famille, la moindre occasion pour nous réjouir en composant de

beaux repas de fête. A tel point que nous ne savions plus si la

réjouissance provoquait le repas ou si c'était la perspective de ce

repas qui nous réjouissait. Éternelle métaphysique entre l'effet et

puis la cause. Mais ce soir, je ne suis pas d'humeur à patauger

dans la métaphysique, ni d'humeur à me réjouir, ni encore moins

d'humeur à préparer de savantes nourritures. Il me faudrait au

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moins trois heures pour un couscous. Le couscous est donc

irrémédiablement exclu. Je veux manger plus vite.

Je pourrais bien sûr me rendre dans un restaurant de Belleville.

Mais je n'ai pas envie de sortir et puis je ne connais plus de bon

couscous à Belleville. J'ai besoin d'intimité. De me sentir protégé

dans le clair-obscur de ma chambre douillette. La présence de

Dominique me trouble et me gêne. J'ai besoin d'accomplir un rituel

solitaire. Elle doit sortir dans une demi-heure et ne rentrera que

vers minuit. C'est l'occasion rêvée. Je suis nerveux.

De quoi pourrais-je avoir envie ?

Je me donne toute latitude, je ne m'impose aucune balise pour

établir mon choix, tout est permis, mais je ne trouve aucune

réponse à cette simple question. Alors que je pensais pouvoir sur

l'heure en trouver mille... Je n'ai envie de rien. Rien manger. Rien

du tout. Rien de spécial. Rien. Envie d'une sensation de

remplissage. Quelque chose d'indéfini, de tiède et de salé.

19 heures.

J'embrasse Dominique qui achève ses préparatifs et je souffre

déjà le repentir, comme si j'allais la trahir lascivement avec une

autre femme. Pourtant, je ne vais pas bien loin. Je descends juste

en bas de chez nous, à deux pas, dans un supermarché

malencontreusement campé sous le balcon. Dans l'ascenseur, je

pense que la fatalité s'acharne contre moi lorsqu'il s'agit de

nourriture. Je me sens innocent, objet candide d'une mauvaise

étoile, poursuivi par le sort.

Supermarché, musique.

C'est la mauvaise heure. Il y a beaucoup de monde derrière les

caisses et je n'ai pas envie d'attendre.

Attendre. Tendre l'oreille. Brutal sommeil. Je penche en rond sur

l'oeil rond, la lèvre ronde, la jambe lourde, la tête molle et le ventre

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bombé. Silence, on dort. Peut-être même qu'il se concentre. Déjà la

vie, une autre vie, susurre le déclic d'une alarme discrète. Et il

bouge. Il n'y a plus que lui. Somnambule guidé par une force

d'extrême vigilance qui le pousse sans faux pas entre les

rayonnages saccadés. Il sait, je sais comment m'y prendre. Ne pas

parler. Ne pas user d'inutiles énergies sur de vaines dépenses.

Chaque geste doit démontrer son efficacité. Le moindre de nos

mouvements s'organise, structuré comme l'infaillible rouage d'une

mécanique compliquée qui tout à coup se met en branle. Chaque

pièce régulière s'emboîte dans la suivante. Dans son crâne, de

petits clapets s'ouvrent et se ferment très vite. Mon cou s'allonge et

pivote. Mes yeux giratoires tournent dans leurs orbites. Rien ne

peut m'échapper. Dans la poitrine, le ressort qui m'anime se tend

et se détend jusqu'à la plus grande amplitude. Jusqu'au plus fort

de ma vitalité, au risque de se rompre et de m'abandonner, de nous

abandonner pantois, tout juste devant lui.

J'achète.

En rentrant, il nous faudra, et c'est impératif, manger « du

chaud ». Mais, pendant le temps de cuisson, il me faudra sur

l'heure manger aussi une autre chose, engloutir au tréfonds tous

les atomes d'une même immédiate parcelle. Sans attendre.

Attendre, acheter, attendre. Brûler d'acheter et puis d'attendre.

J'achète une quiche lorraine surgelée que je mettrai au four tout

de suite en arrivant. Je chaufferai également des bouchées à la

reine et une barquette de lasagnes. Le four ne pourra pas contenir

davantage... Deux croque-monsieur, peut-être.

J'achète.

J'achète de la semoule fine que je ferai cuire dans du lait.

J'achète le lait et le gruyère râpé et le beurre pour achever de

préparer ma bouillie.

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J'achète encore du lait, mais concentré sucré et en boîte. Je n'ai

pas envie de sucre maintenant, mais il me faut prévoir qu'après

coup, quand j'aurai mangé trop de sel, je chercherai un goût

sucré. Il me manquera quelque chose si je n'en trouve pas.

J'achète un litre de soda à l'orange et une boisson aromatisée aux

fruits exotiques. J'achète deux tablettes de chocolat blanc à la

noix de coco et une boîte de crème à la vanille.

J'achète des feuilles de vigne farcies (et c'est sans doute sur

elles que mon attente brisera la première bouchée). J'achète du

pâté en croûte, des gendarmes bien secs, du jambon de Paris (en

tranches épaisses), de la viande des Grisons, vingt tranches

d'andouille de Guéméné, un bocal de champignons à la grecque.

Tout cela se mange vite et sans même y penser.

J'achète enfin un assortiment de cinq ou six fromages, et au

rayon librairie, deux bandes dessinées pour lire en mangeant. J'ai

du mal à en trouver que je ne connaisse pas.

Passage aux caisses. Il y a urgence, je veux rentrer très vite à la

maison. Dominique est maintenant sortie. Certainement, elle

est sortie... Elle a un cours de théâtre. Pour rien au monde elle

ne voudrait être en retard. Dans la cuisine, elle a laissé sur la

table un petit mot : « Il y a des poivrons grillés et du poisson

bouilli dans le réfrigérateur, je t'embrasse tendrement. » Frappé

par ce coup que je n'attendais pas, je retarde mon repas d'une

ou deux minutes au moins. Je me dirige vers le miroir de la

chambre, je m'assieds et me regarde dans les yeux. Il fut un

temps où ce genre de parcours frénétique était au moins

quotidien. Toujours accompagné de ruses pour me dissimuler.

Toujours accompagné d'alibis pour justifier le temps passé à

manger hors de chez moi, assis sur le béton bien connu d'un

escalier voisin, derrière une issue de secours. Quand je partais

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faire les courses et que je rentrais quelques heures plus tard,

l'oeil éteint, Dominique savait parfaitement ce qui s'était passé.

Elle m'en faisait tristement le reproche. Elle disait qu'elle ne

supportait pas de voir comme je me détruisais. Elle apprenait à

dépister les moindres traces sur le revers de ma chemise, la

moindre odeur de charcuterie suspecte sur le coin de mes

lèvres. Avant de rentrer, je me rinçais la bouche, je buvais un

café et je fumais deux ou trois cigarettes. Je secouais tous mes

vêtements. Mais elle trouvait, pour me démasquer, une nouvelle

réponse à chacune de mes nouvelles parades.

Lundi 9 février 1987

Je reprends aujourd'hui un régime strict.

Strictement strict cette fois, après les agapes de ces dernières

semaines. Je suis décidé à tenir ce rythme pendant une huitaine de

jours. Ou en tout cas suffisamment longtemps pour me sentir un

peu plus sûr de moi et me permettre d'entrer dans une seconde

phase de travail réel sur la nourriture et sur ma manière de manger.

Travail sur mes habitudes alimentaires.

Je suis décidé à ne pas m'exclure de la réflexion sur ma

« guérison ». Mais j'ai tout de même besoin de m'appuyer sur

l'expérience d'un thérapeute qui puisse observer ma vie de l'extérieur.

Comme un étranger. Pas facile de se confier à un étranger. Tout seul,

je n'aurais sans doute pas le recul nécessaire pour démasquer les

alibis que je sais si bien construire pour me tromper, pas l'énergie

pour vaincre tous les obstacles que je vais rencontrer au cours de ces

dix-huit mois. J'attends de mon thérapeute une méthode, forte de la

confrontation quotidienne à d'autres vécus. Mais je veux pouvoir

discuter et contester cette méthode si bon me semble. Maigrir sera

en même temps la reconquête d'un être auquel j'ai bien trop souvent

renoncé, un être endormi au fond de moi. Abandonné sur les vestiges

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d'un passé, d'une enfance me parvenant par bribes comme un temps

bienheureux, avant ma mort présente. Le vide. Depuis dix ans le vide.

Rien. Plus rien que le sommeil, au mieux la somnolence, ne

parvenant à retrouver un brin de vivacité que lorsqu'il s'agissait de

recommencer à « bouffer ». Puis encore le sommeil. M'enfouissant la

tête dans le saindoux. Torpeur aigre-douce et humide de la graisse

profonde. La peur de vivre. Le lit, la chambre obscure jusqu'au frigo

et le frigo jusqu'à la chambre. L'abandon de soi. Je veux ressortir des

enfers où je suis descendu. Je sens mon temps se rétrécir alors que

mon âge s'avance et je pèse le néant de ma vie.

La nourriture est la drogue dont l'accoutumance est sûrement

la plus difficile à vaincre. Un alcoolique ou un drogué doit

parvenir (s'il en éprouve le besoin) à se passer complètement de

l'objet de son mal : il ne boit plus, il ne se pique plus, il ne fume

plus. Plus du tout. C'est la solution la plus « simple » et sûrement

la plus efficace.

Mais moi, je dois forcément continuer de manger.

Je me trouve face à la nécessité vitale de fournir chaque jour à mon

corps sa dose de protéines, de graisses, de sucres et autres

peccadilles plus oligo-minuscules et sournoises. Je me sens

condamné à parcourir le purgatoire d'une éternelle négociation au

coeur de mes tourments. Il me faudra moduler, trouver un équilibre

remis en cause au moins trois fois par jour, à chaque repas.

La comparaison entre un drogué, un alcoolique et moi n'est pas

trop forte. Si une certaine morale me condamne moins que mes

compagnons d'infortune, c'est qu'elle me connaît mal. Notre refus

d'affronter le monde est le même. Et notre avilissement aussi. Nos

méthodes sont les mêmes. Seuls changent les moyens de notre

servitude.

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Nous sommes sur le même chemin. Celui de l'exclusion et de la

peur. Et je veux vaincre la peur.

Mes premiers objectifs seront tout à fait terre à terre. Pendant huit

jours, manger le moins possible en prenant tout de même, au cours

de ma journée, au moins un fruit, 150 grammes de viande (ou deux

oeufs), une cuillère à café d'huile et des légumes à volonté. Pendant

huit jours, je ne me soucie pas de la qualité gustative de mes

aliments. Il faut simplement que je puisse me dire : ça y est, j'ai

commencé.

Ce passage par une période stricte est pour moi une nécessité

provisoire. Une solution de facilité pour me mettre dans le bain

avant d'entreprendre un travail au long cours et d'entamer avec

moi-même une négociation plus nuancée. Le docteur Apfeldorfer

me laisse organiser ma transition, tout comme il m'a laissé la

semaine dernière m'observer à loisir, dans une boulimie déjà

presque factice, provoquée.

Mardi 10 février

Le soir, alors que l'activité du jour est retombée, je ressens plus

durement le « manque ». Hier, une demi-heure à peine après le

dîner, je mourais de faim. J'ai avalé une boîte d'asperges pour

canaliser ce manque sur quelque chose qui ne fasse pas grossir. Je

décide d'avoir toujours à ma disposition la quantité de légumes

nécessaire pour assouvir ma faim. Je ne me limite pas et cela me

rassure. J'ai une issue. Hier soir, j'étais dans un état d'excitation

peu commun. Impossible de m'endormir avant 2 heures du matin

et j'ai bien l'impression que ce soir ça ne sera guère mieux. J'ai fait

en rentrant une scène de tous les diables à Dominique, parce que

mon bifteck n'était pas cuit, alors que j'avais « pris la peine » en

quittant mon bureau de lui téléphoner pour qu'elle le fasse griller.

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Déception des déceptions. Pauvre Dominique, c'est vraiment mal

parti pour elle si je commence comme ça. Elle balbutie quelques

explications que je ne trouve absolument pas fondées et se précipite

dans la cuisine pour faire cuire ma viande. Enfin on me prend au

sérieux. Je me sens tyrannique. J'essaie de me tirer de ce mauvais

pas en lançant une blague sur mon état.

Elle sourit.

Mercredi 11 février

La distance que je viens de parcourir me paraît si petite, si

dérisoire, face au combat permanent que j'aurai à mener sur une

longue période de rééducation... Je me sens un peu découragé. Je

suis extrêmement tendu.

Tenir...

Tenir comme un défi que je me lance. Comme une performance

sportive à accomplir, pour me prouver que c'est possible. Chaque

heure passée est une victoire qui s'ajoute à celle de l'heure

précédente. Petites victoires qui, cumulées, me permettront de

renaître à la vie. Chaque jour le combat sera plus facile.

J'ai faim, il est 16 heures, et j'ai faim. J'ai eu des rendez-vous

toute la journée, si bien que je me dispense de repasser au

bureau.

J'ai faim, chez moi en plein après-midi, le repas est encore loin, le

frigo se rapproche dangereusement et lorsque je ferme les yeux, je

me sens assailli par les démons de la tentation qui tournent autour

de moi. Vertige.

J'ai faim et c'est une sensation nouvelle pour moi. Naguère, je

mangeais toujours avant de l'éprouver. J'avais une peur panique

de manquer et de sentir ce tiraillement dans le ventre. Lorsque

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j'étais invité, je me débrouillais pour m'être déjà largement nourri

avant d'arriver à table. J'en retirais un double avantage.

Premier avantage : on trouvait que j'avais un petit appétit. Je me

plaisais à protester contre cette marâtre nature, décidément trop

injuste : les quelques bouchées grignotées suffisaient à me faire

grossir.

Deuxième avantage : si j'étais chez des « mange-petit », je

pouvais faire bonne figure en affichant un air dégagé, sans

attendre trop ouvertement l'hypothétique arrivée de nouveaux

plats.

Le manque me rend très nerveux.

Mon angoisse est peut-être liée à la crainte physique de souffrir

de la faim. Peut-être, aussi, ai-je curieusement peur de mincir Peur

de lâcher la peau d'un gros pour qui j'ai construit patiemment les

alibis de mon identité. Au boulot, on m'appelle « Look d'enfer », et

je veux bien parfois jouer le jeu du bon gros rigolo. Plutôt que

d'accepter le destin ordinaire d'une vie monotone clôturée par la

mort, je préférerais sans doute un autre destin, plus singulier, et

devenir gros, très gros. Phénoménalement gros.

Je suis nerveux et ma capacité de raisonnement s'en trouve

affectée. J'en éprouve une douleur dans les bras et le ventre. J'ai

la tête vide. Il y a deux êtres en moi qui combattent, l'un pour la

vie et l'autre pour la mort.

Ce conflit me fait mal.

Tenir.

Et pour tenir, je me donne des balises, des objectifs qui ne sont

pas démesurés : tenir cette première semaine. Après, mais après

seulement, il s'agira de mettre en place un nouveau contrat, une

nouvelle étape.

Je vais aller dormir un peu.

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18 heures 30

Je dois décidément me sortir du crâne cette idée bien ancrée :

« Il faut souffrir pour réussir, plus tu souffres, plus tu es méritant,

plus tu seras récompensé. » Je n'ai pas réussi à tenir jusqu'à

l'heure du dîner, mais je n'ai pourtant pas abandonné la

négociation que j'entretiens avec moi-même. Je suis resté une

demi-heure au lit et je me suis levé, convaincu qu'il était inutile de

souffrir.

Sur une lumineuse proposition de Dominique, j'ai accepté un

grand plat de salade assaisonnée avec de la ciboulette, de la

moutarde, du citron, une cuillère à café d'huile d'olive et du sel.

J'ai continué avec un bol de carottes râpées. Je n'ai pas mangé

« à l'heure », mais je suis maintenant plus détendu, j'attends le

repas du soir plus serein.

Jeudi 12 février

La journée s'était parfaitement passée, j'avais fait de folles

dépenses avant que de me rendre au travail. J'avais supporté mon

régime mieux qu'hier et je m'attendais, après une rude journée de

labeur, à défaire mes colis en compagnie de Dominique. Joie simple

et tranquille du foyer retrouvé. Mon désir de manger se trouvait

presque entamé par celui d'ouvrir mes paquets pour en extraire le

robot-minute et le moulin à café super dernier modèle que j'avais

achetés. Avec ces instruments, je pourrai préparer de bonnes soupes

de légumes et moudre des céréales complètes pour agrémenter mes

potages. Judicieuse combinaison des joies cumulées de la dépense

et de la préparation scrupuleuse de mon régime. Mais ce soir - ô

contrariété -, au moment où je franchis le seuil de la porte, partagé

entre l'idée réconfortante d'un bon petit repas basses calories et le

plaisir de déballer mes achats, l'interphone retentit avec un arrière-

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goût d'intrus. Je décroche et je réponds d'une voix sans doute un

peu pincée : « Qui est-ce ? » Je reconnais un copain qui s'invite

parfois à dîner chez nous. En d'autres temps, sa présence m'aurait

plutôt fait plaisir. Mais ce soir... Comment lui expliquer que je fais

un régime et que je mange autant de légumes ? Légumes que, de

plus, il me faudra partager. Je n'aime pas faire mon régime en

public. Je crains les remarques qui, pour amicales qu'elles soient,

m'apparaissent toujours comme désobligeantes. Et puis, je déteste

partager la nourriture quand j'ai peur de manquer. Gare à celle ou

celui qui oserait, malgré cette mise en garde, approcher sa main

trop près de mon assiette.

23 heures

Notre ami est parti. Avec un peu de recul, tout cela me paraît

complètement fou. J'en arrive à avoir peur de partager ma soupe et

de rencontrer un vieux copain que j'aime. Je plains ceux qui vont

devoir pour de longs mois accompagner mon parcours. A moins

qu'ils ne se lassent avant que j'aboutisse... Je pense surtout à

Dominique.

J'espérais prendre un peu de temps dans la soirée pour préparer

mon rendez-vous de demain avec le docteur Apfeldorfer. Mais je suis

fatigué. Il ne faut pas que ma psychothérapie me coupe

complètement du monde. Mon entrée en régime me rend d'un

« égoïsme » sans bornes. En fait, cet égoïsme (cet isolement ?)

existait déjà, simplement il se décale un peu et n'embrasse plus les

mêmes habitudes. Je dévorais en cachette, étranger et craintif dans

l'univers des autres. Je m'isole cette fois dans la privation, tout aussi

étranger et tout aussi craintif. Mais avec de nouveaux alibis. L'excès

et l'abstinence ne sont, probablement, que la manifestation d'une

seule et même claustration installée par une cause inconnue. Ce

n'est pas la graisse qu'il faut vaincre, mais sa raison première. Et

Page 32: Kilos de Plume...problème se résumait à cette déficience. Ma perte de poids n’était pas de taille à remplir le vide. L’exploit me paraissait insignifiant, s’il n’était

cette raison, j'ai bien peur de ne jamais l'atteindre. Peur qu'elle se

manifeste sous un nouveau visage. Lorsque j'expulserai la boulimie,

quelle autre perversion viendra prendre sa place ?

Vendredi 13 février

Une journée écoulée sans problème particulier et dans l'ensemble

plus facilement que les précédentes. Au cours de l'entretien de ce

matin avec le docteur Apfeldorfer, il n'a pas encore été décidé de

stratégie bien définie, mais nous avons fait le point sur la dernière

semaine. J'ai hâte de commencer à travailler sur mon

comportement alimentaire et de mettre en place de nouvelles

habitudes. Je me suis débrouillé pour arriver en retard. Je suis

toujours en retard, partout, quelle que soit l'urgence ou

l'importance de mon rendez-vous.

Je pense qu'il est temps pour moi de mettre fin à cette phase de

régime trop strict que je me suis imposé. Je vais progressivement

réintroduire le pain, les féculents, les fromages, le lait et un peu

d'huile. Mon thérapeute me laisse toujours faire. Il ne s'oppose pour

l'instant à aucune de mes décisions. J'ai l'impression qu'il m'observe

(pour apprendre à me connaître, pour découvrir les failles ?). Peut-

être pour me permettre de faire le point en me laissant m'empêtrer

dans les contradictions d'une logique que je voudrais rigoureuse. J'ai

tendance à ne pas vouloir lui laisser de prise. J'ai envie de lui

proposer un système tout fait, réfléchi, élaboré. Je voudrais me

présenter sous mon meilleur jour... Je ne suis pas sûr que ce soit

une bonne méthode. Mais après tout, qu'il se débrouille, c'est son

boulot que de trouver les pièges que je lui tends, les pièges que je me

tends.

Je n'ai pas la chance de pouvoir surveiller les progrès de ma perte

de poids. Le cadran de ma balance ne dépasse pas 155 kilos. Cela

provoque en moi un certain agacement.

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Après dîner, j'ai commis l'erreur de lire d'une traite le carnet de

recettes qui accompagne mon beau robot-mixer. Je voudrais les

essayer toutes... J'éviterai à l'avenir de m'exposer inutilement.

Je décide de préparer, en supprimant la crème fraîche, une

recette de velouté aux champignons : 200 grammes de

champignons (il y en a dans le congélateur), deux cuillères à café

de farine, le tout finement broyé avec le merveilleux appareil, un

bouillon cube dégraissé dans l'eau de cuisson pour relever le

goût.

J'ai acheté ce robot-minute parce que notre ancien mixer était

cassé. La consistance et la température des aliments a une

importance primordiale pour moi. J'aime les aliments mous et

tièdes. Je tente probablement de retrouver les bouillies de la

petite enfance, le paradis terrestre que j'ai dû vivre entre la

naissance et l'école. Une recherche dans ce sens pourrait être

très construite et élaborée. Elle pourrait me conduire bien plus

loin et me permettre d'identifier l'origine de mes « traumatismes »

alimentaires. Malgré la richesse qu'elle comporterait dans la

redécouverte des profondeurs de soi, elle ne pourrait pas m'aider

à résoudre l'immédiateté de mes problèmes. Je retomberais dans

les travers classiques d'une thérapie analytique toute sèche,

pour me noyer encore dans de nouveaux atermoiements. « Je fais

ce que je peux. Je suis en analyse. Je ne suis pas maître du niveau

conscient de ma vie. » Finalement, une psychanalyse à l'état brut

ne pourrait me tenter que par curiosité. Et uniquement si je

n'avais pas de problème à résoudre. Et puis, tous les

psychanalystes que je connais m'emmerdent. Avec leurs sous-

entendus, leurs hochements de tête et le mépris qu'ils affichent

pour le bas peuple qui construit sa vie sur d'autres voies.

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Je ne crois pas qu'il faille découvrir les causes profondes d'un

état avant de s'attaquer à ses symptômes. Bien des gens ont

changé à cause d'événements imprévus. On rencontre le grand

amour, on trouve un autre boulot, un nouvel appartement, on

éprouve un choc important... Autant de circonstances favorables

au changement que l'on peut dans une certaine mesure chercher à

provoquer, mais qui le plus souvent sont fortuites.

Le travail sur les symptômes n'exclut d'ailleurs absolument pas

une recherche simultanée sur les origines du mal, mais les

psychanalystes sont plus sectaires et refusent de faire le

cheminement inverse, persuadés d'avoir trouvé le seul chemin,

l'Unique.

On reproche souvent aux comportementalistes de provoquer un

changement spectaculaire, mais provisoire. Je crois que c'est un

risque réel, mais il peut y avoir aussi un retour de l'effet sur la

cause et le changement peut dépasser le cadre d'un simple

conditionnement. Il peut provoquer une véritable révolution dans

nos rapports avec le monde.

Dedans, dehors.

La nourriture vient de dehors, je l'ingurgite dedans. Mon corps se

transforme et grossit. Ses limites se déplacent. Je suis étonné

lorsque mon ventre touche un obstacle que je croyais encore assez

distant. Je regarde mon visage dans le miroir de la salle de bains,

je m'approche et suis surpris par le contact glacé du lavabo. Dans

la voiture, alors que le siège est repoussé en bout de course, le

volant frotte encore contre moi. Avec mes variations de poids, je n'ai

pas eu le temps de m'habituer à la place que j'occupe.

La perte des frontières de mon corps perturbe aussi la conscience

de la limite de mon être. Je perds toutes mes certitudes, toutes mes

échelles de valeur. Mon identité devient floue. Le personnage que je

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joue pour éviter les conflits avec mon entourage ne colle pas à ma

peau. Il est tout simplement conforme à ce que l'on attend de moi,

ou à ce que j'imagine que l'on attend de moi : je suis un bon gros,

je suis jovial, j'aime la bonne chère et les excès, je ris de mon

malheur, je ne refuse jamais un aliment... Ce personnage-là est

un personnage de surface, j'ai conscience de son côté artificiel,

j'ai conscience de jouer la peau d'un autre, parce qu'il peut

m'arriver d'être gros et méchant, d'être gros et désespéré, d'être

gros et de ne pas avoir envie de bouffer.

Mon véritable problème est dans l'impalpable limite entre le

monde et moi. Je n'ai plus beaucoup de certitudes. Plus mon

corps grossit, plus je me perds. Plus je mincis, plus je me

recentre. J'ai besoin d'un équilibre entre le dehors et le dedans,

j'ai besoin de n'être ni trop fermé ni trop perméable. Être mince,

c'est devenir réellement un autre, un autre que je ne connais pas,

un autre qui me fait peur. Un autre qui peut-être ne sera plus

aimé par ceux qui m'ont accepté aujourd'hui.

Je n'aurai sans doute jamais une vision totalement claire des

phénomènes qui m'ont conduit à vivre ces déchirements. Ce que

j'attends de ma thérapie doit être à peu de chose près ce que

d'autres attendent d'une psychanalyse : transformer un

comportement automatique et inconscient en un comportement

réfléchi et positif. Mais je n'ai pas choisi la même voie, mon analyse

est centrée sur un thème précis et j'y inclus des consignes

concrètes dont les effets doivent être immédiats.

Les souvenirs reviennent par bribes informes, comme les

éléments d'un puzzle sans modèle. Mes crises de boulimie se

passaient toujours dans l'ombre et en lisant. Je mangeais de

manière presque somnambulique, la tête vide. Impossible, dans

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ces crises, de manger sans lire. Lire n'importe quoi. Le journal,

une bande dessinée débile, un prospectus, la notice d'un

médicament, la liste des mille cinq cents concessionnaires Citroën

sur le petit livre dans la boîte à gants de ma voiture. Manger à l'abri

des regards indiscrets, en pensant à autre chose, dans ma voiture,

dans les parkings souterrains, dans les W.-C., dans la chambre,

volets fermés, lorsque Dominique était absente. Cacher les

emballages et détritus en différents endroits inaccessibles de la

maison, sous un meuble, sur une armoire, dans une boîte à archives

coincée sur mon bureau entre deux dossiers volumineux. Je ne

voulais pas qu'il reste de traces, même pas dans la poubelle où elles

auraient pu être découvertes. J'étais trop lourd et mal à l'aise pour

sortir les jeter dehors, j'avais hâte de retrouver mon lit.

Samedi 14 février

C'est la Saint-Valentin...

Depuis hier, j'ai envie de manger de l'aïoli. J'en ai lu la recette sur

le livret du beau robot-minute... J'en ai fait à midi avec de l'huile

de paraffine. J'ai dû en manger un quart de litre, satisfait de sa

quasi-gratuité calorique.

Trois samedis par mois, je tiens une petite librairie où je ne vois

pas trois clients de la journée. Je n'y ai d'autre issue que d'écrire, de

lire ou de m'ennuyer. Ce soir, nous allons recevoir des amis à dîner.

C'est la seconde fois que des témoins venus de « l'extérieur »

assisteront à l'un de mes repas. Mais cette fois je me suis préparé.

C'est un acte réfléchi, nous les avons invités. Je me suis cependant

trouvé confronté à un problème auquel je ne m'attendais pas. Ils ont

passé la soirée à discuter devant nous de leur prochain divorce.

Chacun d'eux nous prenait tour à tour à témoin de la mauvaise foi

de l'autre.

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Après le repas, j'ai continué à grignoter en suivant de très loin

- dans un demi-brouillard - leurs engueulades, proférant de temps

à autre un encouragement à l'un des deux antagonistes pour que la

fête continue. Heureusement, je n'avais sous la main que

d'inoffensifs légumes bouillis, mais j'ai conscience de manger

encore de manière automatique dès qu'un élément imprévu vient

perturber mon « ordre des choses ». J'étais éloigné du monde et

de moi-même, l'esprit engourdi par la vacuité de leur discours.

Comme s'ils avaient su prendre la place des vieux fantômes que

je connais.

Je suis très content de vivre avec Dominique dont je me sens

d'autant plus proche que j'entends nos deux amis s'enguirlander

devant nous. Nous étions tout amoureux, c'était la Saint-Valentin,

j'avais envie de la serrer contre moi et puis de la couvrir de baisers,

mais l'heure n'était pas forcément bien choisie. Nous avions un rôle

à tenir. Dominique tentait de calmer les esprits, tandis que moi,

pour les exciter, je poussais l'aiguillon. Décidément, je n'aime pas

le monde.

Dimanche 15 février

Nous nous sommes réveillés, puis nous nous sommes rendormis,

puis nous nous sommes réveillés à nouveau, mais vers midi. Nous

n'avons fait qu'un repas, « petit » et « grand » déjeuners confondus.

J'ai passé le reste de la journée à écrire et à lire. Nos amis d'hier

sont revenus dans l'après-midi, mais je me suis enfermé dans le

bureau, sans suivre jusqu'au bout une conversation désormais

dépourvue d'intérêt : ils paraissaient réconciliés. Le soir, nous

avons mangé les restes de la veille en regardant la télé. Il eût sans

doute mieux valu que je mange simplement en mangeant, mais

pour l'instant je ne veux rien m'imposer de trop brutal.

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Lundi 16 février

J'ai été trop absorbé par mon boulot pour penser que je pouvais

avoir faim tout au long de la journée. De plus, j'ai très bien mangé

et sans excès. À midi, filets de lote au court-bouillon. Ce soir,

gratinée aux oignons, flan de ciboulette au coulis d'asperges,

mousse d'orange au cognac. Je me rends compte que je peux

manger de tout, avec modération. La nourriture peut être à la fois

savoureuse et légère. Sur la soupe gratinée, il n'y a eu que 10

grammes de gruyère râpé, et à ma grande surprise cela a suffi pour

donner un aspect et un goût agréables. La mousse d'orange n'est

qu'une orange passée au mixer avec une cuillère à café de cognac

et un édulcorant. Le flan est un oeuf et de la ciboulette avec un peu

de lait demi-écrémé.

23 heures

J'ai faim. Je trouve ma faim scandaleuse après ce bon repas pris

à 19 heures 30. Je vais me coucher en pensant que la nuit effacera

ce tiraillement que j'ai dans l'estomac. Le matin au réveil, je n'ai

jamais envie de manger. Je prends néanmoins mon petit déjeuner

avec plaisir et, après les premières bouchées, je sens bien que j'en

avais besoin !

Il a neigé aujourd'hui. Je suis en ce moment beaucoup plus

sensible au froid. Jusqu'à la fin de cet hiver et pour tous ceux qui

suivront (je l'espère), la guerre des fenêtres et du chauffage a pris

fin. Dès que Dominique avait le dos tourné, j'ouvrais une fenêtre et

je fermais le robinet du chauffage. Je déréglais le thermostat. Bien

entendu elle accomplissait le même parcours en sens inverse

lorsqu'à mon tour j'étais inattentif.

23 heures 5

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J'ai faim. La faim peut devenir pour moi une sensation agréable,

comme le réveil d'un sens oublié. L'idée d'éprouver la faim me

terrorisait. Je sais maintenant l'attendre sans frémir.

Je n'ai pas terminé une correction que je dois rendre demain

après-midi. Je finirai, comme toujours, à la dernière minute en

fin de matinée. Je ne sais pas travailler autrement. J'ai besoin de

dormir.

Mardi 17 février

Ma réflexion s'organise de plus en plus autour de l'attente de

mon rendez-vous hebdomadaire avec le docteur Apfeldorfer.

Vendredi 11 heures. J'ai trois rendez-vous importants ces jours-

ci, tous le matin et à 11 heures. C'est bien. Ça me laisse chaque

fois le temps de me préparer et je peux dormir tranquillement. Je

suis dans un tel état d'excitation, depuis quelques jours, que si

j'avais rendez-vous à 9 heures je serais éveillé depuis l'aube.

Alger.

En Algérie, j'étais un enfant. Souvenirs d'une autre vie, d'un

autre homme qui ne serait pas moi. D'un homme mince qui y

aurait grandi.

Alger, Saint-Eugène, la Madrague. La joie de me lever très tôt

l'été, pour descendre tous les matins courir sur le sable, sur les

rochers au bord de l'eau. Il y a encore quelques semaines, je me

sentais au terme de ma vie, l'Algérie me hantait comme un dernier

bilan, comme on revoit sa vie avant de s'éloigner pour toujours. Le

souvenir de moi abandonné, tout près d'Alger au cimetière de

Saint-Eugène, parmi les Juifs.

Il y a encore quelques semaines, mon corps était engourdi,

douloureux aux chevilles après mes déplacements quotidiens au

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bureau. Pourtant, je m'y rendais toujours en voiture, mais il fallait

marcher jusqu'au garage, puis trouver une place, puis marcher

encore et monter un escalier jusqu'au premier étage. Sans compter

mes incessantes allées et venues vers le photocopieur ou dans les

rayonnages. Mal dans le dos, dans les cuisses. Mal assis, mal couché,

mal debout. Il restait le sommeil. Je me forçais à rester éveillé le matin

pour sortir travailler tous les après-midi. J'aurais volontiers passé

mon temps allongé dans ma chambre à dormir. Je n'aurais sans

doute pas réussi à occuper un emploi 40 heures par semaine. Ce mi-

temps est une transition providentielle.

Il y a quelques mois, sans boulot, c'était pire. J'ai passé des

semaines entières à dormir tous les jours 15 ou 16 heures, à

bouffer 5 ou 6 heures et à accomplir le minimum nécessaire à la

survie sur le peu de temps qu'il me restait.

Enfance. Tout près d'Alger, la Madrague le matin sur la plage,

courir...

Aujourd'hui, mon corps se traîne encore et ne répond pas à mes

désirs. Mais je parle du pire en employant le passé.

J'ai traversé des périodes où les quolibets à peine discrets des bien-

pensants me blessaient. On se moque d'un gros bien plus

ouvertement que d'un paralytique ou d'un aveugle. On est plus

familier à son égard. On l'interpelle grossièrement dans la rue ou

dans les lieux publics. Puis, je suis descendu plus bas encore,

abandonnant, dans mes pires périodes, les toutes dernières

barrières de la pudeur et de la dignité. Je m'en foutais. Je me foutais

des mecs dans ce bar qui sont venus vers moi en demandant

combien je pesais à cause d'un pari qu'ils avaient fait et dont j'étais

l'objet. Je me foutais de ces filles qui riaient après m'avoir dit : « Tu

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te dégonfles » à propos de n'importe quoi, je me foutais de ne plus

pouvoir aller au cinéma à cause de la largeur des fauteuils, d'hésiter

à passer entre deux obstacles ne sachant plus au juste la place

que j'occupais. Je ne me cachais même plus pour manger, je

regardais dans les yeux les gens qui me dévisageaient.

Il fut un temps, il y a quelques années, avant de vivre avec

Dominique, où la seule chose qui m'éloignait du suicide était l'idée

que mon père ne s'en remettrait pas. Je me disais que ma mère,

malgré sans doute une grande peine et un grand désarroi, aurait

fini par continuer de vivre, mais que mon père, lui, en serait mort.

Je reprends tout au début.

Aujourd'hui mardi 17 février en l'an de grâce 1987. Belle

journée froide et neigeuse. Beaucoup de boulot, pas d'ennuis

particuliers avec la nourriture. J'ai quitté mon bureau ce soir

après 21 heures sans éprouver de famine notable. Seulement en

rentrant, j'ai mangé mon repas en regardant la fin d'un film à la

télé, Dominique avait déjà mangé.

Mercredi 18 février

Je tiens ce journal depuis un peu plus de vingt jours. Vingt jours

seulement. La dynamique de vie où il m'a entraîné me fait sentir

le temps d'avant comme très lointain. Je perds toute notion de la

durée des choses. Il y a dix ou vingt jours, il y a dix ou vingt ans,

tout est pareil. Pourtant, il y a dix ans j'étais seulement aux portes

de l'enfer. J'ai commencé à grossir démesurément à l'âge de vingt-

cinq ans. Je n'ai jamais été très mince, mais jusque-là, je vivais

des fluctuations mesurées. Plus ou moins 5 kilos, puis plus ou

moins 10 kilos. Ensuite, tout a été très vite : 30 kilos en plus puis

30 kilos en moins, 50, 60 kilos et un beau jour, au sommet de la

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courbe, j'avais pris 116 kilos par rapport à mon poids le plus bas.

Aux alentours de la trentaine, je pesais exactement 186 kilos.

Jour mémorable où j'ai voulu me peser et où, devant un employé

médusé de la Sernam, j'ai vu l'aiguille frôler les cent quatre-vingt-

dix kilos. L'employé s'est à moitié étouffé en criant : « Marcel !

Marcel, viens vite, viens voir ! », puis Marcel est arrivé à petits pas.

Hébété, j'ai attendu un peu, puis ils ont parlé de moi comme si je

n'existais pas, comme si, malgré mon poids - ou peut-être grâce à

lui -, j'avais acquis une certaine transparence. Je me suis senti

vapeur éthérée, invisible, pur esprit. Pourtant, après quelques pas,

mes chevilles douloureuses me rappelaient à la matière tangible.

J'avais sans doute trop marché ce jour-là.

Le bureau de tabac n'était qu'à deux cents mètres de chez moi,

sur terrain plat. Je n'y allais jamais autrement qu'en voiture.

Voiture où j'avais bien du mal à entrer et dont j'avais bien du mal

à sortir.

J'imaginais le reste de ma vie sur un fauteuil roulant électronique,

spécialement aménagé pour mon poids, spécialement équipé des tout

derniers gadgets, de petits leviers hypersensibles pour les

commandes, des accessoires élévateurs, des cadrans, des

compteurs, des sirènes, un téléphone, une machine à traitement de

texte, un pupitre, du papier, une réserve de stylos, des toilettes et,

bien sûr, un garde-manger, un four à micro-ondes, et sous le siège

un grand congélateur.

Mes seuls trajets à pied : marcher de la porte de mon

appartement à l'ascenseur jusqu'au sous-sol où ma voiture était

garée. Si je dépassais quelques centaines de mètres dans la

journée, mes chevilles commençaient à enfler.

C'est à vingt-neuf ans, dans ce contexte, que la rencontre vraiment

inattendue d'une femme me fit remonter vers la lumière. Une

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passion foudroyante qui n'a pas eu le temps de se transformer en

véritable amour. J'étais subjugué. J'y ai vécu ma première perte de

poids vertigineuse. En quatre mois, je perdais quatre-vingts kilos,

pris dans une sorte de tourbillon ascendant. Mais mon amoureuse

me quittait brusquement alors que j'étais au faîte de mon désir de

vivre. Je n'ai jamais bien compris les mécanismes de la passion.

Son amour s'est dissous en me laissant tout seul, bras ballants

sur la place. La passion n'est sûrement pas l'amour, mais elle

pourrait en être le prélude. Elle et moi nous marchions au milieu

d'une allée de miroirs et ils se sont brisés en nous laissant sur le

pavé de la réalité.

Elle me quittait sans doute à cause de mon nouveau désir de

vivre. Elle avait aimé un être tourmenté, déchiré, elle était

fascinée par le jeu de ma destruction et par mon désespoir,

comme attirée par le vide dans une sorte de romantisme morbide.

Elle me quittait et comme j'en éprouvais une sorte de crève-

cœur, je reprenais dans les six mois, n'importe qui en aurait fait

autant, une soixantaine de kilos. Je n'étais pas à ma première

expérience de ce type, mais celle-ci aura sans doute été la plus

violente. À cette époque, presque toutes les relations que je vivais

avec les femmes s'articulaient autour de la fascination qu'elles

éprouvaient à voir comme je savais mourir, la complaisance que

j'avais de me montrer dans cet état et la manière dont je savais

me servir de cette disgrâce pour séduire.

Mercredi 18 bis février

Au fait, il faudra bien que je me rende encore à la Sernam, pour

vérifier mon poids, pour voir si je maigris et à quel rythme.

Maintenant, mes jours se passent sans problème, à tel point

que je trouve ça trop beau. J'ai peur d'un choc en retour imprévu

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qui viendrait me prendre un beau matin. Je n'arrive pas à croire

que ma vie soit possible sans souffrance. Cette idée est si

profondément ancrée... Même dans mes pires périodes, je pensais

que je pourrais maigrir. Mais je pensais que si je parvenais à maigrir

de façon durable, un châtiment viendrait ailleurs. Je pensais au

cancer.

Je continue à manger de bonnes choses qui ne font pas grossir,

une autorégulation commence à opérer.

Ce soir, un copain est venu dîner avec nous, je n'ai pas ressenti

sa présence comme une inadmissible ingérence dans ma vie

alimentaire et animale. Son problème m'est apparu bien plus grave

que le mien, il est étranger et risque une expulsion pour une

histoire idiote de carte de séjour qu'il a oublié de faire valider. Il

passe en jugement le 3 mars. Cela fera huit ans qu'il vit en France

et il n'a aucune envie de retrouver la misère de son pays. Il nous a

dit que là-bas, lorsqu'il avait la chance de trouver un emploi, il était

obligé de rentrer à pied chez lui, ne gagnant pas suffisamment

d'argent pour payer le bus sur le trajet du retour...

Jeudi 19 février

C'est fou ce que dix jours de « régime » peuvent changer la vie d'un

homme. J'ai débuté il y a très peu de temps, et déjà je me sens plein

d'allant. Pourtant les quelques kilos que j'ai dû perdre ne se voient

guère. On ne se rend jamais compte de mon amincissement avant

que j'aie perdu 10 ou 15 kilos. 10 kilos ne représentent même pas

6% de mon poids de départ. C'est-à-dire, à proportions égales, la

perte d'à peine 2,9 kilos pour une femme comme Dominique qui en

pèse 50.

Je me sens encore très fragile et suis vivement interpellé par les

diverses échoppes spécialisées en comestibles. Je suis encore sur

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la lame du couteau, il suffirait de peu de chose pour que je bascule

à nouveau dans les profondeurs où m'attendent pêle-mêle les

nourritures sucrées et grasses, les charcuteries, les roqueforts,

les nougats, les tubes de lait concentré, les merguez frites, les

hamburgers et autres frivolités consommées de préférence tièdes

et molles...

Il était important pour moi d'acheter la nourriture. De la payer.

Je n'éprouvais pas le même plaisir à manger celle qui était déjà

stockée. Il y avait dans le désir frénétique de bouffe un désir tout

aussi frénétique de dépense. Jusqu'à l'interdiction de chéquier

après quelques débordements. La folie des grandes dépenses

dépassait souvent le cadre de la bouffe et j'y vivais le même cycle

autodestructeur. Mes périodes de régimes s'accompagnaient

souvent d'achats aussi divers qu'injustifiés. J'avais parfois la

sensation d'être l'innocente victime d'un sortilège, possédée par un

être mauvais qui, en moi, combattait pour conduire à la ruine

toutes mes tentatives.

Vendredi 20 février

Ce matin : thérapie avec le docteur Apfeldorfer. J'étais en

retard, bien entendu, mais lui aussi, heureusement. J'étais très

excité. Il tentait de me parler au cours des brefs instants où

j'étais obligé de reprendre mon souffle.

Après chacune de mes envolées, je regrettais de lui avoir coupé

trois fois la parole, mais la phrase suivante arrivait déjà pour

étouffer mes scrupules. Il fallait que je dise combien je me sentais

encore fragile. Je n'ai toujours pas une conscience exacte de la

quantité d'aliments que j'absorbe. Je dois me forcer pendant un

temps à peser les aliments à risque : pour moi les viandes, les œufs,

le fromage blanc 0 %.

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Samedi 21 février

Encore un samedi passé à tenir cette librairie déserte. Juste à

côté de la librairie, il y a un restaurant turc qui vend des plats à

emporter. Notamment un sandwich au mouton : le « donner

kebbab ». Il m'arrivait, dans un passé qui n'est pas très lointain,

d'en consommer trois ou quatre dans la journée pour meubler les

temps morts entre chaque client, en alternance avec les paquets

de biscuits achetés chez Félix Potin à l'angle de la rue. Le tout

souvent arrosé d'un litre de soda, avec, en guise de conclusion,

d'excellents gâteaux au miel (un peu écœurants tout de même

après un usage immodéré). Je m'arrêtais généralement à ce

stade, car, à midi et le soir, il fallait quand même que j'aie l'air de

pouvoir manger avec appétit pour ne pas être soupçonné.

Avantage du boulimique sur l'ivrogne : le soir, en rentrant chez

soi, nous ne sommes pas saouls et nous pouvons souvent jouer

impunément le jeu de la vertu outragée. Moi ? Je n'ai rien

mangé !

Phrase à ne jamais prononcer sous peine d'être

irrémédiablement démasqué : « Je ne sais pas ce que j'ai ce soir,

ma chérie, mais je n'ai pas bien faim. »

Les commerçants du quartier ont perdu un bien bon client,

j'avoue que j'ai maintenant un peu honte de les décevoir en

passant le seuil de leurs échoppes :

— Et pour aujourd'hui ce sera ?

— Ben... Un magnum, heu... Non tiens, deux magnums d'eau

minérale.

Œil dubitatif de l'épicière...

Sourire incrédule...

— Et puis une bouteille de Perrier, s'il vous plaît ! Je

paie et je sors sans me retourner. Dans le restaurant

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turc, tout se passe beaucoup mieux, les regards sont plus

discrets. Lorsque je demande un thé ou un café, je ne comprends

pas les commentaires qu'ils échangent. Il m'est permis de tout

imaginer. Et je suis justement disposé à imaginer qu'ils tiennent à

mon sujet les plus aimables propos.

Café fort.

Café que je rapporte, piteux, dans l'antre de mon arrière-

boutique et que je savoure doucement en affectant ma petite

moue de circonstance.

Café, lecture et puis page tournée.

Dominique est venue ici cet après-midi, nous avons lu et écrit

ensemble, commentant l'un et l'autre ce qui nous paraissait

notable dans nos lectures ou nos écrits. Les clients ne sont pas

venus nous déranger. Il n'y a pas eu une seule vente depuis ce

matin.

Journée ordinaire à propos de la nourriture, si ce n'est que j'ai

acheté des petits bonbons sans sucre à la pharmacie, mais je n'en

ai mangé que trois ou quatre. Dominique par contre a fini les deux

paquets.

Dimanche 22 février

Depuis plusieurs jours, je sens que je risque de dérailler parce que

je n'ai pas une idée bien précise des quantités et de la valeur

énergétique des aliments que j'utilise pour ma maigre pitance.

Aujourd'hui, pesée obligatoire et calcul de la valeur calorique de tout

ce qui se mange. C'est un peu fastidieux, mais je ressens la

nécessité d'entrer dans une phase quantitative. Je me décide à tenir

le carnet alimentaire dont m'a parlé le docteur Apfeldorfer. En fin de

journée, j'ai fait un total : 1 388 calories. Il faudrait que je puisse me

peser, pour voir à quelle vitesse je perds mes kilos. Je n'arrive pas à

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me résoudre à retourner à la Sernam. Je préfère attendre que ma

balance puisse faire son office.

Par expérience, je sais bien que je vais passer par des paliers plus

ou moins longs où je continuerai obstinément mon régime et où je

ne bougerai plus d'un gramme. Il est même possible que je reprenne

un peu de poids. Au bout d'un temps, je me remettrai à mincir (un

peu plus lentement chaque fois). Pour limiter ce phénomène, je me

donne des consignes strictes : « Il faut, il ne faut pas, je dois, je ne

dois pas. »

Il ne faut pas que je démarre mon régime trop violemment. Il faut

que j'arrive à freiner l'enthousiasme de mes premières pertes de

poids. Pour cela, je dois connaître la valeur calorique des aliments

mangés et le poids perdu chaque semaine. Je dois dès le départ

établir le meilleur compromis. Il faut que j'apprenne à construire

une autorégulation.

C'est en ce moment l'objet principal de mon débat avec le docteur

Apfeldorfer. Je suis rassuré de pouvoir enfin parler technique et

d'aborder des problèmes concrets. J'ai l'agréable sensation de me

trouver face à un homme qui prend en compte mon avis et mes

idées, sans se réfugier derrière son statut de spécialiste. Je crois

que s'instaure entre nous une certaine confiance. Je n'ai plus envie

de ruser. Je veux tenter d'atteindre le vrai débat, sincèrement, avec

tous les moyens dont je dispose. La quantité calorique des aliments

que j'absorbe me paraît un peu faible. J'ai peur de me laisser

emporter par le désir de mincir trop vite. J'attends avec impatience

la prochaine séance. J'entame ce soir la seconde phase de mon

entreprise.

Résumé :

Après avoir commencé sur 4 ou 5 jours à manger peu, mais

n'importe comment, après m'être pendant une dizaine de jours

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attaché à manger de bonnes choses à faible valeur énergétique,

l'analyse quantitative que j'entreprends sur mon alimentation est

déjà un travail sur le comportement.

Lundi 23 février

Ce soir je suis un peu fatigué. Peut-être à cause de mon régime,

peut-être plus simplement parce que je manque de sommeil et

que la journée a été chargée.

Mon nouveau rythme alimentaire représente une rupture trop

brutale face à mes anciennes habitudes. Je perds du poids à très

très grande vitesse. Je n'ai pas de repères chiffrés, mais déjà mes

vêtements s'entrebâillent autour de mon corps, j'entre et je sors

plus facilement de ma voiture, je marche mieux.

Ce matin, j'ai quitté la maison pour un rendez-vous de travail.

Un jour ordinaire parmi les jours. Un jour sans pluie, un jour

sans froid et sans chaleur. Un jour où simplement j'ai marché

pour ne rien faire, porté par mes pas, attiré, au détour d'une rue,

vers une autre rue qui menait à un square où j'ai entendu des

oiseaux. J'ai marché, simplement marché, comme des millions

d'êtres humains, marché comme dans mes souvenirs. C'est la

première fois depuis longtemps. Pourtant ce soir je n'éprouve

plus de joie, il ne me reste que la fatigue et derrière la fatigue

comme une ombre qui plane.

Je suis au bout de la course qui me conduit d'un excès à l'autre.

Tout près d'une période anorexique. Je me force maintenant à

manger. Le total de ce jour n'atteint pas même 1 400 calories et

je me sens trop plein. C'est un comble !

Je ne connais plus l'enthousiasme de ces dernières semaines.

Je me force à écrire ces lignes, alors qu'auparavant les idées se

bousculaient jusqu'à moi pour s'ordonner dans ma tête, sur un

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parcours rectiligne. Je me voyais appliquer sans faillir la méthode

« claire et positive » que je m'étais fixée.

Mardi 24 février

Je suis trop fatigué ce soir pour écrire. J'ai eu des vertiges au

cours de la journée. J'ai augmenté avec beaucoup de peine mes

portions. J'ai mangé de très bons poivrons farcis que Dominique

a préparés. Je suis invivable, je suis angoissé.

Total calorique de la journée : 1569 calories.

Mercredi 25 février

Je ressens toujours cette fatigue et n'arrive pas à rassembler mes

idées. Le repas de ce soir a été un calvaire. Il s'est déroulé dans un

cauchemar. Dominique portait un tablier bleu, elle virevoltait d'un

ustensile à l'autre, elle criait avec des mots qui appelaient d'autres

mots trop rapides. J'ai crié à mon tour.

Je me suis replié.

Je ne percevais plus que nos gestes et nos cris vides de sens.

Combien de temps s'est écoulé ? Elle avait mangé avant que je ne

rentre. C'est tout.

Dérisoire ?

À l'instant où j'écris, je suis complètement seul. Seul et

incompris. Incompris pour avoir accompli un geste effectivement

dérisoire dans le néant : j'ai pleuré tout simplement parce que je

mangeais seul.

Le pouvoir que j'avais sur moi ces derniers jours s'est envolé. Je

me sens dépassé par les événements. Je ne comprends plus rien. Je

n'ai pas pu finir mon repas ce soir et pourtant j'ai tenté de le faire.

Je ne supporte plus rien. Le bruit m'exaspère, je perçois l'inutilité de

chaque chose. L'agitation de Dominique me blesse. J'ai téléphoné,

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un peu comme on jette une bouteille à la mer, vers 20 heures 30 au

docteur Apfeldorfer. Je n'ai aucune prise sur les événements. Je

tenterai d'analyser tout cela ultérieurement. Je laisse ces notes à

l'état brut. Je dois être épouvantablement chiant.

Jeudi 26 février

J'ai passé une nuit très agitée en ruminant mon attitude de la

veille. J'ai pourtant l'impression ce matin d'y voir un peu plus

clair. J'écris ces lignes avant même de déjeuner ou de faire ma

toilette.

Je suis d'une injustice criante avec Dominique. Elle prépare mes

repas. Pourtant elle n'a aucune disposition particulière pour jouer

les femmes au foyer. Ses aspirations sont d'une autre nature. Elle

m'aide à tenir le compte de mes rations quotidiennes, elle supporte

mes épouvantables sautes d'humeur et désire vraiment que je sois

mince. Nous nous aimons, j'ai une très grande chance.

Il faut absolument que j'arrive à contrôler mes états excessifs :

mes déprimes profondes, mes enthousiasmes injustifiés, mes

colères incessantes...

Si je n'arrive pas à prendre une plus grande ration alimentaire,

j'aurai de plus en plus de mal à refaire surface. J'ai besoin de définir

des objectifs incontestables et concrets :

1) Maintenir la pesée obligatoire des aliments, sans doute pour

une longue période. Traduire en calories tout ce qui me passe

entre les dents.

2) Augmenter mon alimentation pour arriver juste en dessous

du point zéro. C'est-à-dire évaluer la valeur énergétique maximale

de la ration qui me permettra de continuer à mincir, mais tout

juste (1 600, 1 700 calories ?).

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3) Partir à la redécouverte de mon corps. À la recherche de la

place qu'il occupe.

Le docteur Apfeldorfer me conseille d'installer de grands miroirs

où je puisse me voir en pied et de préférence en mouvement. Je

vais tenter de repérer mes lieux de passage obligé dans la maison

pour les y installer.

Je pense aussi à d'autres solutions : choisir la douche plutôt que

le bain, me frotter avec une brosse de massage, utiliser

régulièrement des crèmes raffermissantes sur le visage et sur le

corps.

4) Commencer à faire un peu d'exercice. J'envisage de ne plus

prendre ma voiture pour aller au boulot mais d'utiliser les transports

en commun. Je ne suis pas encore capable de faire de la

gymnastique.

Malgré ces belles résolutions, la crise d'anorexie poursuit sa route.

Elle vise à me punir des excès de jadis par une abstinente contrition

qui ne me conduira qu'à de nouveaux excès, plus forts. Toutes les

nourritures suspectes relèvent d'un interdit quasi religieux. Mon

judaïsme refait surface. Les aliments suivants sont déclarés ne plus

être cachers.

Maudits soient-ils !

Maudits soient le pain et tous les féculents, l'huile et tous les lieux

où elle se cache sous de sinistres travestis. Maudit soit le sucre !

D'ailleurs ne parlons du sucre qu'à voix basse, sa simple évocation

peut avoir des conséquences maléfiques considérables. Maudite

soit la descendance de tous ces aliments, de par les siècles et les

siècles.

Je surveille la présence de Satan et le retrouve partout autour de

moi. Il est dans cet œil gras qui flotte solitaire au-dessus du bouillon,

dans cette poire étonnamment sucrée. Il est dans ces poivrons farcis

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où Dominique cache sûrement, la perfide, du pain empoisonné

comme le fut la pomme de mon ancêtre Adam.

Il est dans ce rôti, trop bon pour être honnête...

21 heures 30

Tous les jours ou presque se reproduisent identiques. Matin

espoir et soir chagrin.

Mon seul refuge est au-delà des avant-veilles. Il est sur le bout

de mes doigts, hors d'atteinte. Il est sur la lisière du sommeil

délié. Il se dissout et coule jusqu'au matin encore, sur les saveurs

d'une cuisine orientale. Angoisse du soir, matin. Matin du soir,

espoir.

Vendredi 27 février

J'ose à peine le dire, mais j'ai perdu entre 14 et 15 kilos depuis

le début de mon entreprise (18 jours de « régime »).

J'essaie de temps à autre de me peser sur la balance de ma

chambre. Je prends appui d'une main sur la commode, je pose un

pied sur le plateau et progressivement, délicatement, je laisse mon

poids peser de toute sa cruauté sur le pauvre instrument,

visiblement dépassé. Eh bien, aujourd'hui, la frontière n'est plus

très lointaine où je pourrai lâcher toute prise.

Samedi 28 février

Samedi librairie. Samedi d'ennui. Je n'ai pas réussi à écrire une

ligne de toute la journée. Ce soir je jette simplement un mot sur

le papier pour me faire croire que ce jour n'est pas passé en pure

perte.

J'allais oublier de noter que j'ai mangé une excellente salade

« méchouïa », réalisée à partir d'une sorte de ratatouille réduite en

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bouillie, parfumée avec du basilic, de l'ail et deux cuillères à café

d'huile d'olive.

Dimanche 1er mars

Levé tard. Bien mangé le matin. J'ai eu faim au cours de la journée.

Une configuration normale et rassurante en quelque sorte. Un bon

copain vient dîner ce soir. Je ne suis pas du tout gêné par cette

perspective, je l'attends au contraire avec impatience. J'ai

l'impression maintenant de maîtriser ma capacité à me nourrir

comme je l'entends devant les autres. Sans me sentir contraint de

fournir mille et une explications, sans craindre l'exaspération. Je

deviens peu à peu plus sociable. Le total de ce jour dépasse un peu

les prévisions. 2 100 calories.

Lundi 2 mars

Pour la première fois, aujourd'hui, je reprends le métro. Ça ne

m'était pas arrivé depuis des lustres. Je suis plutôt satisfait de cette

sortie dans le monde. Je me rends compte de l'isolement dans

lequel j'ai vécu ces dernières années. La rue est devenue une

étrangère et je dois la reconquérir. Je la découvre avec les yeux de

l'innocence. Tout m'interpelle et je m'étonne. Je suis heureux et je

suis attentif. Je suis libre, lâché dans la ville au gré d'un

cheminement sans but.

Mes trajets quotidiens, maison, parking, voiture, boulot, maison

me privaient de tout ça. J'ai acheté une carte orange de première

classe (pour éviter une trop grande fatigue dans la cohue).

Mardi 3 mars

Pouvoir aller n'importe où, sans aucune retenue.

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Je marche dans la rue, je monte et descends des escaliers. Je

parcours l'écheveau des couloirs souterrains qui défilent sous mes

yeux quand je m'installe dans le wagon.

Métro passion.

C'est un regard croisé que je ne connais pas. C'est la nuit, c'est le

jour. C'est au même instant, pour des milliers de vies mêlées, la

tristesse, la misère et la joie. C'est vous qui passez parmi eux,

inattentif à cet instant. C'est vous, porté par le chemin des

habitudes, pendant que moi je déambule. C'est moi encore hésitant

qui marche les yeux ouverts au bout de ce passage, pour vous

rejoindre dans le flot.

Hôtel-de-Ville.

Un nègre noir et nostalgique tape sur son tam-tam.

Mon pas épouse son rythme, mes épaules balancent sans même

que je le sache. Sur le parcours, dans les galeries, un bruit

s'éloigne et l'autre se rapproche. Concert pour violoncelle seul,

tam-tam abandonné.

Châtelet.

Debout sur le parterre mécanique, les murs s'écoulent autour de

moi et le temps passe. Un homme endormi, pantalon retroussé,

nous montre ses ulcères. Une jeune fille recroquevillée pleure par

terre en tremblant, un accordéoniste aveugle chante une chanson

d'amour et déjà mes chevilles me font mal.

Bastille.

J'habite Paris depuis plus de dix ans et j'ai dû prendre le métro

moins de dix fois. Je suis vraiment très fatigué ce soir, mais je

suis calme et détendu. Ce soir aussi, j'ai découvert que 20

grammes de roquefort ne me coûtaient que 80 calories et ça,

c'est une bonne nouvelle.

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Mercredi 4 mars

Grande nouveauté. Dominique a un an de plus.

Domi qui rit, Domi qui pleure pour son anniversaire. Elle pleure

parce qu'elle est plus âgée qu'hier. Elle rit parce qu'elle se voit

pleurer. je n’ai pas envie qu'elle soit triste et je l'embrasse.

Grande nouveauté. J'ai modifié mon emploi du temps, je

travaille le matin et suis libre l'après-midi. J'ai comme ça

l'impression de mieux disposer de mes journées.

Grande nouveauté. Nous essayons une nouvelle recette de

dessert.

Grande nouveauté. Repas du soir au restaurant chez

Goldenberg, rue des Rosiers. Dans les toutes premières années de

ma vie parisienne, j'y venais très souvent. Le patron m'a reconnu

après un temps d'hésitation, il est venu me serrer la main. Je ne

sais pas si j'étais plus gros ou plus mince lors de ma dernière visite.

À son regard, je devine que j'étais en tout cas différent. J'ai du mal

à reconstruire les quatre ou cinq années qui m'ont conduit à peser

186 kilos. J'ai beau fouiller dans ma mémoire, une période de flou

persiste entre les quelques mois qui ont précédé mon arrivée à

Paris et les quelques années de mon installation. Je ne sais plus

où je vivais juste avant de venir m'y établir. Sur ce point précis je

suis complètement amnésique et c'est assez déroutant. Je ne vivais

plus à Bordeaux, ça j'en suis sûr. Je ne sais plus si j'étais à Nice

ou à Toulouse. Je vivais avec Viviane dans l'une de ces deux villes.

Je me souviens très bien de certains détails pourtant bien plus

lointains. Ceux de mon enfance en Algérie. Enfance que je perçois,

comme le début de la vie d'un autre homme que sans doute je

serais devenu si j'y étais resté.

Première époque :

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Alger. Alger pendant la paix. Alger pendant la guerre. Alger avec

les adultes regroupés le soir autour de la radio pour les

informations. Alger avec au pied de mon balcon les manifs, avec

le bruit d'un mitraillage. Avec le souvenir d'hommes et de femmes

poursuivis et blessés qui frappent à notre porte. Avec notre

appartement transformé ce jour-là en infirmerie de campagne,

avec des femmes qui cherchent leurs enfants et des hommes qui

pleurent, avec la cohue devant le téléphone. Le téléphone pour

prévenir, pour rassurer :

- Je suis toujours en vie, je pense à toi.

Alger aussi d'une vie plus tranquille dans les faubourgs. À

Saint-Eugène dans un jardin. À la Madrague au bord de l'eau sur

les rochers. Très souvent nous nous réunissions entre amis,

voisins, cousins plus ou moins éloignés et toute la famille proche,

bien entendu pour organiser de grands repas. Nous avions

parfaitement assimilé l'apport gastronomique de la France, mais

nous n'avions pas oublié pour autant notre propre culture. Nous

cumulions souvent les fêtes juives, musulmanes et chrétiennes.

Dinde aux marrons, bourbouche, zlabias, loukoums. Couscous

au beurre avec des fèves, fromages variés et métropolitains.

Deuxième époque :

Nice. Adolescence en France, pour une courte transition où

j'étais encore l'Algérien et le Juif, un peu gros, mais sans plus.

Première année scolaire en métropole. Nous croyions tous que

nous allions repartir en Algérie tout comme nous en étions venus.

Il y avait certes une période trouble, mais nous allions repartir,

sans doute dans quelques mois. Il me semble même que nous

avions parlé au tout début de vacances que nous passions en

France. Mon père était encore « là-bas » pour régler ses affaires

pour préparer notre retour ? Nous attendions sans cesse de ses

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nouvelles. Plusieurs branches de la famille étaient regroupées dans

la même maison, une villa sur les hauteurs de Nice.

Puis nous n'avons plus parlé de retour, nous parlions de

transports, de bateaux, de cadres et de containers pour rapatrier ce

qui pouvait être sauvé. Nous ne manquions vraiment de rien, mais

nous vivions une atmosphère de drame permanent. La mort de mon

oncle, l'infarctus de mon père, son arrivée d'Alger en avion avec

auprès de lui un masque à oxygène. Les tombes abandonnées dans

le cimetière de Saint-Eugène. J'entendais parler de lingots d'or

cachés comme du savon dans des gants de toilette.

Les Français nous prenaient pour une curieuse tribu

d'esclavagistes nantis. Peut-être nous faudrait-il encore partir ? On

me disait que c'était là le lot des Juifs : construire pour mille ans,

mais garder toujours au coin de sa mémoire une valise prête pour

un nouveau départ. Lorsque Jacob a cru qu'il allait s'installer, la

famine est venue et il est reparti. J'en conserve le souvenir depuis

ma fuite à la sortie d'Égypte, depuis Auschwitz, depuis la destruction

du temple de Jérusalem, depuis Isabelle de Castille qui me chassa

d'Espagne, depuis Charles Martel contre qui je me bats, depuis la

reine Esther, depuis Dreyfus...

Je me souviens de la solennité des fêtes religieuses et, au temps

de mon grand-père, des repas précédés d'une prière, tous les

vendredis soir. J'ignorais tout de la signification des syllabes qu'il

chantait en hébreu, mais je n'en ai oublié aucune et je pourrais sans

doute les réciter encore à la veille de ma mort. Je me souviens du

pain trempé dans le sel qu'il distribuait, de la gorgée de vin qu'il

fallait boire et du couscous qui allait suivre. Shabbat shalom. Je me

souviens comme nous nous embrassions avec ferveur. Je me

souviens de l'intense émotion des retrouvailles. « Toi aussi, tu es

venu à Nice. » Les gens qui n'étaient en Algérie que de vagues

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relations devenaient un morceau de nous-mêmes. Des femmes et

des hommes jusque-là inconnus me serraient dans leurs bras.

Mais nous faisions également preuve d'une remarquable capacité

d'adaptation : la socca, les gnocchis, la polenta, les pizzas, les panis

et autres raviolis viennent enrichir notre savoir-faire. Comme s'ils

avaient été nôtres depuis toujours.

Troisième époque :

Mai 68. Nice, Bordeaux, Toulouse, encore Nice et Toulouse

confondus. Anarchiste, je ne suis plus rien de tout ce que j'ai connu.

Je ne suis plus juif. Je ne suis plus d'Alger. Les identités culturelles

mettent des barrières entre les hommes, il nous faut briser ces

carcans pour retrouver l'essence première de l'humanité. Nous allons

vivre la grande fusion universelle, je suis toi, tu es moi, nous

construisons un monde nouveau. Nous avons vécu au sein d'un

univers exsangue. Il n'existait qu'à travers des images mortes

continuant de se reproduire uniquement pour elles-mêmes. Vivons

l'immédiateté de nos désirs. Nous abolirons les inégalités, parce que

vivre pour soi, c'est vivre pour les autres. Finis les vieux militants qui

parlaient d'un monde meilleur sans remettre en cause leur existence

quotidienne. Ceux qui disaient : « Je ne fais pas de politique à la

maison. » Mais justement, pour nous, c'est d'abord la maison qui est

politique, il faut abattre les cloisonnements entre ce que l'on vit et ce

que l'on pense. La lutte de classes passe par le meurtre de cette part

de vieux monde qui reste au fond de nous. Comment imaginer

jusqu'où de telles idées nous ont conduits ? Tout appartient à tous

et nous vivons en des groupes fermés. Les autres hommes, ceux qui

ne participent pas au mouvement, ont-ils une vie intérieure ? La

rupture avec le vieux monde est brutale, je crache sur les valeurs

bourgeoises de mon enfance. Nous voulons tout et tout de suite.

Quelques mois plus tard, le vent se calme, nous n'acceptons pas la

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retombée du mouvement. Nous nous réfugions dans un micro-

milieu qui se divise en d'autres milieux plus petits et rivaux. De plus

en plus petits, de plus en plus dogmatiques et sectaires, de plus en

plus loin de la vie que nous cherchions. Je ne veux pas renoncer et

je m'enferme au sein des parcelles les plus radicales du mouvement.

Un beau matin, je me trouve face à un mur. Je ne comprends

plus mes compagnons de lutte. Avec les questions que je me pose,

je fais figure d'humaniste petit-bourgeois. Je ne crois plus à la

révolution et j'y ai perdu une grande part de moi-même. Nous

refusions l'univers des représentations, mais hors des

représentations l'univers était vide et nous roulions dans le néant.

La violence devait être l'instrument provisoire du changement. Le

point de passage obligé. Mais la violence continuait maintenant

seulement pour la violence et le changement ne venait pas. Nous

étions sur le point de reproduire les schémas les plus abjects du

monde que nous voulions combattre.

Nous avons vécu vraiment dans un autre univers, une autre

planète. Nous avons vécu à des milliers de lunes. Certains n'en sont

pas revenus, ils courent encore après des chimères, certains sont

devenus fous, d'autres sont morts. Aujourd'hui, si j'espère encore

un changement, il est bien plus modeste. Je vote, oui, je vote après

avoir crié maintes fois contre les élections. Mais, tout au fond de

moi, demeure encore et pour toujours comme un espoir qui attend,

pour repousser, que la fenêtre s'ouvre et puis que la pluie tombe.

Quatrième époque, quatrième vie :

Paris, Paris. Paris la décadence. Aucune valeur nouvelle n'est

venue remplacer les anciennes. La vie est vide. Sur les cendres du

vieux monde un avorton reste allongé. Un avorton qui engraisse

lentement, sûrement. Paris de mes premiers cent kilos et de ceux

qui suivirent.

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Je me sens aujourd'hui, mercredi 4 mars, à l'aube d'une

cinquième vie. Une vie qui pour une fois n'exclura pas les

précédentes. Une vie où je serai tout à la fois juif, algérien, petit-

bourgeois, français, révolutionnaire humaniste et anarchiste. Une

vie où j'aurai encore à lutter, sans doute jusqu'à la mort, pour

devenir et rester mince. Mais je suis sûr que cette lutte deviendra

peu à peu une manière de vivre paisiblement. Quelques Américains

ont dépassé trois cents kilos. Ce sont tous d'anciens combattants

du Vietnam. Je me sens tout près d'eux. Moi, j'ai vécu mon Vietnam

en 68.

Jo Goldenberg m'a reconnu ce soir, mais il ignore les années

passées à me détruire doucement alors que je venais dans son

établissement. Je dépensais alors sans compter, j'avais des

relations, j'invitais. J'étais persuadé qu'il n'y avait pas de limite à

la fortune que je dilapidais...

Je mange au restaurant pour la seconde fois depuis le début de

mon entreprise, mais cette fois je ne suis pas angoissé. Je choisis

sur la carte des plats qui me semblent appétissants sans être trop

gras ni lourds. Je suis surpris d'être très vite rassasié. Le total

énergétique de ma journée ne dépasse pas 1 800 calories, malgré

le restaurant.

Jeudi 5 mars

La rue est toujours belle. Le matin pour rejoindre la station de

métro je passe devant une école à l'heure où les enfants arrivent.

Longtemps j'ai eu très peur des enfants, peur de cette cruauté que

je leur connais. Peur de m'entendre interpeller. Je les regarde

aujourd'hui avec une extrême bienveillance. Un peu plus loin sur

ma route, une contractuelle roucoule bras écartés en faisant

traverser ses petits.

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Mon alimentation demeure très difficile à équilibrer. J'ai brisé la

période d'anorexie naissante de la semaine dernière et je bascule

déjà sur le terrain de la tentation débordante. J'avais tendance à

noter largement les calories sur mon cahier, maintenant j'ai la

tendance inverse et j'en oublie quelques-unes. Cette tricherie

(avec moi-même) n'atteint pas pour l'instant des proportions

inquiétantes. Mais je constate qu'il m'est impossible d'établir une

relation objective avec ce carnet alimentaire.

Vendredi 6 mars

Métro.

Un escalier antipathique croit me surprendre chaque jour en

surgissant au même endroit. Il ne sait pas, le sot, que les escaliers

qui me sont familiers deviennent plus faciles à franchir que ceux

que je ne connais pas.

Métro.

J'ai tout de même quelques problèmes le matin dans la cohue. Mon

poids m'oblige à de très gros efforts pour me retenir à la barre dans

les secousses. Je pèse toujours quelque chose qui traîne aux

alentours de 150 kilos. J'ai peur de ne pas arriver à me retenir et

d'écraser, lors de certains freinages brusques, une demi-douzaine

d'innocentes personnes.

Œil inquiet de ma voisine qui croise mon regard et surprend

ma pensée.

J'ai un long week-end devant moi. Je ne travaille pas à la

librairie samedi et j'ai terminé ma semaine aujourd'hui à 13

heures 15. J'en profite pour mettre à exécution mes projets

d'installation de miroirs. Direction Bazar de l'Hôtel de Ville pour

me procurer le nécessaire. Tant que j'y suis, j'achète aussi de quoi

poser des étagères et du matériel pour réaliser un bricolage de la

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table de la cuisine tout en gagnant de l'espace. Course dans le

magasin tout l'après-midi. Le soir je suis crevé, mais satisfait de

mes achats.

Samedi 7 mars

Une dure journée de bricolage. J'ai installé trois miroirs où je

peux me voir de pied en cap. Les deux premiers aux deux

extrémités d'un couloir, le troisième dans la salle de séjour. J'ai

posé des étagères dans la salle de bains, dans la cuisine. J'ai fixé

une table pliante sur le sur. J'ai réaménagé un système de

fixation. Je suis rompu, brisé, roué, courbatu.

Dimanche 8 mars

Ce matin, je me suis pesé.

Glissement progressif et régulier vers la boulimie. Le cahier où

je note la valeur et la quantité des aliments que je mange est ma

seule balise. Il est mon seul pouvoir sur la nourriture et me

permet de réguler mes pulsions. C'est un outil indispensable dont

je suis encore loin de pouvoir me passer.

2 053 calories.

Lundi 9 mars

Dans le métro, j'apprends à mieux résister aux secousses. Il

faut que je prenne appui contre une paroi. L'idéal est que je

parvienne à me caler dans un angle. Et ça n'est pas toujours

possible. Mon enthousiasme retombe un peu, mais je suis encore

émerveillé. Je suis fatigué et je sens les blessures de mon poids sur

les chevilles, aux articulations des genoux, dans les muscles, sur

mes hanches. De petites douleurs tout à fait supportables me

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parcourent le corps. Elles affirment leur présence. Elles

s'atténueront probablement au fil des jours.

Je suis triste à cause des miroirs.

Je ne m'imaginais pas si gros. Je m'étais déjà mis dans la peau

d'un homme mince et contempler cette image de moi obèse me

ramène sur terre.

Mardi 10 mars

Les souvenirs reviennent un peu par bribes. Je suis mobilisé sur

ma perte de poids. Aux premiers temps de ma venue à Paris, j'étais

rassuré par la ville. Le sentiment de ne jamais manquer de rien au

sein d'une telle concentration humaine. Pouvoir sortir à 3 heures du

matin et trouver un restaurant, des épiceries ouvertes. J'ai très vite

appris à retrouver ces lieux. J'étais alors un noctambule, je

fréquentais les bars de nuit de Belleville et de Ménilmontant où

j'assistais en voyeur à des trafics louches qui me donnaient le

sentiment d'exister. J'y ai noué des relations et même des amitiés.

J'y ai vécu des drames et des amours fugitives. À la fermeture, je

prenais ma voiture pour aller vers Pigalle où je trouvais des épiceries

et des kiosques à sandwichs. Je bouffais, dans ma voiture, en

regardant la nuit interlope, bien à l'abri caché dans l'ombre. Ensuite,

j'allais quelquefois aux Halles prendre un autre repas dans l'un des

restaurants encore ouverts, au milieu des touristes allemands qui

buvaient de la bière. Puis je rentrais chez moi, plein comme un oeuf,

baigné d'images que je ne connaissais pas.

Mercredi 11 mars

Mes courbatures ont maintenant disparu. Je mange de plus en

plus chaque jour et mon poids reste stable. Cette période de

maintien m'est nécessaire, elle me calme. J'ai quelquefois

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dépassé les 2 000 calories, mais je mange sans culpabilité.

Aujourd'hui, j'ai déjeuné au restaurant, je n'ai pas eu le temps de

rentrer chez moi, coincé entre deux rendez-vous.

Sagement, j'ai commencé par commander une salade composée

sans assaisonnement, puis du rosbif accompagné d'endives

cuites à l'eau. Mélange de sang, liquide rose pâle au fond de mon

assiette. Mon voisin est un homme de mon âge. Il est mince et

mange une énorme glace. Je le trouve extrêmement désagréable

avec son petit imperméable bien propre. Agitation à peine

contenue autour de mes endives. Je repousse lentement la sauce

au coin de mon assiette par gestes réguliers. Tristesse autour

d'un petit morceau de pain que je suce du bout des lèvres.

Hésitations, déchirements, jalousie, spectre de mon infortune.

La serveuse avance vers moi et me pose une question qui me

prend de plein fouet :

— Un café, un petit dessert ? À cet instant précis, je ne sais

pas encore qui va l'emporter. Le café ou le dessert ?

Hypocritement (sans doute) :

— Je ne sais pas... Pouvez-vous me donner la carte ?

— Bien sûr, monsieur.

Mal parti, tout ça. Comment me sortir de ce mauvais pas ?

Faire une moue dédaigneuse en parcourant les desserts et

demander d'un air détaché un café simplement ?

La serveuse attend en souriant devant la table. Je

parcours prestement la page. Je m'active. Instants d'égarement, je

m'affole. Je m'arrête sur un titre : les Gourmandises. En une

seconde, j'analyse toutes les combinaisons possibles et mon œil se

rive irrémédiablement sur un mot : Butterfly. Coupe Butterfly.

Coulis d'orange, glace à la pêche, vanille et nougatine. Chantilly.

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— Une Butterfly et un café, en même temps s'il vous plaît. Et

aussi l'addition.

Attente. Remords...

De toute façon, maintenant il est trop tard pour reculer, autant

en profiter. Je me dis qu'il peut encore se produire un miracle, la

dame va revenir et me dire :

— Je suis désolée, monsieur, nous n'avons plus de Butterfly.

Je laisse le sort en décider.

Ma glace est arrivée dans un plat magnifique avec toutes les

décorations d'usage. Le grand jeu. J'ai mangé les premières

cuillerées avec délectation et j'ai continué, lentement, en savourant

chaque bouchée, sourcils plissés et yeux fermés. En appréciant

successivement le froid, la saveur, les odeurs, le crissement de la

nougatine écrasée sous ma dent.

Deux, trois, cinq, dix cuillerées.

Au bout d'un temps, mon intérêt a chuté. J'ai abandonné près

d'un tiers de ma portion au moment où je me suis rendu compte

que je ne prenais plus de plaisir. Le goût du sucre écrasait les

autres saveurs.

Je ressens cela comme une grande victoire. Bien plus que si je

m'étais privé de glace. Je suis dans une disposition d'esprit qui me

pousse à me congratuler, quoi que je fasse et quoi qu'il advienne.

Tant mieux.

Jeudi 12 mars

J'ai un peu honte de parler de moi. De moi, encore et toujours.

Avec une boulimie de mots, avec une passion, une avidité que

je ne peux dissimuler. Comme si ma souffrance avait été la seule

au monde. J'ai honte du recul que je ne sais pas prendre.

Je pense aux hommes et aux femmes que l'on torture. Je pense à

ceux qui agonisent. Je pense aux vieillards qui n'attendent que la

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mort. Je pense à la famine de ceux qui ne peuvent pas choisir. Je

pense au désespoir des amants délaissés. Je pense à l'hiver, à ceux

qui sont dehors, à ceux qui ont déchu. Je pense à ceux qui naissent

dans la misère. Je pense à moi qui souffre d'être né dans un monde

trop riche. Décadence.

J'ai détesté le monde, j'ai détesté la vie. J'ai détesté l'humanité

entière.

Images et souvenirs scolaires.

Images de mon cinéma intérieur. Romains énormes, désabusés,

allongés et alanguis. Romains portant jusqu'à leur bouches grasses

les lourdes nourritures servies par de jeunes esclaves. Romains et

plumes d'oie. Caressant le fond de leur gorge pour se vider et se

remplir à nouveau. Marbre souillé. Une coupe d'argent incrustée de

pierres bleues renverse le vin rouge tout au long de ma toge qui

jusque-là était restée blanche, immaculée.

La ville flambe et Néron assoupi retrouve un court instant une

émotion plus vive. Dans la rue, je me cache. Je marche près du mur

pour ne pas traverser la foule. Je hais les amoureux enlacés. Je hais

les enfants et leurs rires, leurs courses poursuites, les cartables jetés

qui roulent à terre. Je hais le soleil et la lumière trop vive. Je hais les

plaintes et les pauvres. Je hais les riches et l'arrogance. Je regagne

mon appartement, les bras chargés de nourriture. Et bien loin du

faste des Romains de jadis, je traverse la dernière dalle de béton, je

passe la porte de verre, j'entre dans l'ascenseur. Dans ma chambre

où règne le plus immonde des bordels, rideaux tirés et volets clos, je

mange. Je mange et je rumine contre le monde que je déteste, contre

tous les tenants de la vie propre et saine, contre la nature et le

jogging, je rumine contre l'asepsie, contre les teintes pastel et les

sweat-shirts. Les yeux fermés, les mêmes images défilent. Un jour,

une femme viendra me chercher. Une femme, une fée qui me

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découvrira caché sous les amas de graisse. Elle se penchera au-

dessus de mon lit, m'embrassera et ce baiser d'amour transformera

l'horrible vieux crapaud en jeune prince souriant. Je suis Blanche-

Neige. Je suis Cendrillon. Je suis la Belle au bois dormant.

— Miroir, beau miroir, suis-je ce soir la plus belle ?

— Je ne vois que la route qui poudroie.

Dans un demi-sommeil, Alger revient lentement comme un

monde perdu. Dernière image d'un été qui clôture ma toute

première vie.

La lumière.

Septembre 1961. Une petite route chaude. Le bitume colle la

corde de mes espadrilles. L'odeur du goudron.

L'odeur aussi de la poussière des-bas côtés, l'odeur de l'herbe

sèche et de la mer. Fétu de paille dans ma bouche. Je marche

sans douleur.

Un Arabe passe et me croise. Je me retourne. Regard de mes

ancêtres dans ses yeux, porté depuis des millénaires. De tout petits

millénaires qui commencent maintenant à dormir avec moi sur ce

lit de ma chambre, à Belleville, dans Paris. De minuscules

millénaires qui s'effacent déjà des nouvelles mémoires en ce jeudi

12 mars de 1987. 1 586 calories. Jeudi, 1987, 1 586.

Vendredi 13 mars

Maintenant, la venue d'un copain pour le dîner ne me pose

vraiment plus de problèmes majeurs. Juste une petite

appréhension. Pourtant, les commentaires de celui qui est venu

ce soir n'étaient pas d'une extrême finesse.

— Tu mets trop de sel.

— Tu fais vraiment le régime ? Moi je mange moins que ça, en

temps ordinaire.

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Rires. J'ai très envie d'une choucroute et maintenant, je voudrais

qu'il s'en aille.

Samedi 14 mars

Dès le matin, la choucroute suit son chemin et j'achète de quoi

la préparer pour demain midi.

Dimanche 15 mars

Je me pèse maintenant tous les dimanches matin. J'ai perdu

cette semaine 1 kilo et demi.

À midi, véritable choucroute. Pas un de ces succédanés d'opérette

avec une tranche de jambon maigre et une malheureuse saucisse de

Strasbourg perdue sur un amas de chou. Non ! De la saucisse de

Morteau, du jambonneau, du saucisson à l'ail, des saucisses de

Francfort et de Strasbourg, une tranche de jambon de plus d'un

centimètre d'épaisseur, deux grosses pommes de terre et, bien sûr,

un peu de chou. Je l'avais mise à cuire hier soir dans la mijoteuse,

sur la vitesse de cuisson la plus lente pour ne pas faire éclater les

saucisses. J'ai pris au réveil un petit déjeuner identique à celui des

autres jours. À midi, frisson de l'interdit et de la transgression avant

la première bouchée. Après avoir mangé un pamplemousse et ma

choucroute, je totalisais 1 760 calories.

Le soir je n'ai pas eu très faim et de toute façon je ne voulais

pas faire d'excès. J'éprouve une sensation nouvelle de maîtrise

de moi. Comme une régulation naturelle, une intelligence de

mon corps qui commence à renaître.

Dimanche 15 mars

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Mercredi 22 avril

Jeudi 23 avril

Plus d'un mois de silence.

Un silence tassé qui a bien alourdi le temps qu'il a traversé. Je n'ai

relu de ce journal arrêté à la date du 15 mars que le tout dernier

jour. Un jour déjà de mon passé, un jour où je conjuguais du même

verbe victoire et choucroute... Je ne laisserai plus s'écouler une si

longue période sans écrire. Malgré les quelques notes que j'ai prises,

j'ai du mal aujourd'hui à reconstruire exactement tout ce que j'ai

vécu. Pourtant cette période, plus que les précédentes, aura été riche

d'enseignements.

J'ai rencontré, alors que je commençais vraiment à être sûr de

moi, des épreuves inattendues, et il a fallu que je m'organise pour y

faire face. Il n'y a eu aucune conséquence dramatique, aucune

rupture brutale, seulement une lente gangrène, une série de petites

déviances sournoises qui se sont installées. J'ai perdu dix kilos

pendant cette période, j'en ai perdu trente-quatre depuis le début

du mois de février.

Imaginez le temps qui sépare la naissance de la mort au cours

d'une vie ordinaire. Tous ces jours pétris d'habitudes qui se

façonnent lentement. Tous ces jours de gestes répétés, ces jours

d'amour, ces jours de peine, d'attente, d'espoir, ces jours d'ennui,

de lassitude. Ce désir de conquête qui s'émousse et se résigne tout

engourdi au fond de nous, ou bien ce même désir qui s'affirme en

arrogance, en certitudes pesantes, construites sur nos craintes

oubliées.

Regardez au coin de l'œil les petites rides que l'on découvre aux

alentours de la trentaine. Dix mille neuf cent cinquante jours et

chaque matin notre regard croisé, aveugle parce qu'il ne veut rien

voir dans ce miroir, insensible à l'usure qui nous rapproche de la

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mort. Les traces du passé s'installent en flânant lentement le long

de notre vie.

Imaginez maintenant que le temps s'accélère à tel point que la

métamorphose ne puisse plus être ignorée. Imaginez qu'en quelques

mois seulement votre corps se transforme, se boursoufle. Les bras

s'écartent de votre buste, le ventre pèse sur vos cuisses et vous ne

pouvez plus, même en baissant la tête, voir votre sexe caché sous cet

amas. Vos deux jambes ne peuvent plus se serrer l'une contre l'autre.

Votre démarche devient un douloureux tangage. Pour monter ces

deux étages il faut attendre entre chaque palier que votre cœur se

calme, que votre souffle reprenne son rythme. Vous ne pouvez plus

aider les amis à décharger leur voiture. Grand et gros comme vous

l'êtes, vous marchez derrière en portant d'un air distrait le plus petit

paquet. Imaginez qu'avec votre compagne vous ne puissiez plus faire

l'amour que dans une seule, lassante et inconfortable position. Vous

ne pouvez plus la serrer contre vous ni caresser son corps avec votre

corps, ni l'embrasser au coin du cou sans l'écraser en la plaquant

sur le matelas. Imaginez qu'une fois allongé sur le dos, vous soyez

rivé au sol comme une tortue. Il faut des efforts surhumains ou une

aide extérieure pour vous relever. Imaginez les lieux publics où vous

ne pouvez plus aller, les cinémas aux sièges trop étroits, les théâtres

où les rangées de bancs sont trop serrées, les terrasses de café où il

faut surveiller l'espace de votre passage.

Imaginez tout cela.

D'un seul coup, sans les années de la routine.

Et puis imaginez qu'il vous a fallu vivre avec, forger très vite de

nouvelles habitudes, de nouvelles apparences, une nouvelle

manière d'en rire, des justifications.

Un personnage...

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Un personnage de fiction auquel vous vous habituez jusqu'à

croire qu'il vous épouse, alors qu'en même temps, au fond de vous,

commencent de régner la confusion et le chaos : l'angoisse sur les

limites diffuses de votre corps perdu, de votre corps imaginaire, de

votre corps d'un autre, de votre corps en face de vous qui ne

ressemble à rien dans ce miroir.

Si vous avez choisi de survivre, alors ce personnage de fiction

crève l'écran et il devient réalité. L'acteur se détache de la brume.

Il vous ressemble. Il ressemble à un être déformé, boursouflé que

vous portez par-dessus l'autre. Celui qui reste mince. Celui que

vous croyez maintenant oublié, enfoui - et pour toujours - sous

les décombres.

Mais il est encore là. Et vivant. Enveloppé sous votre amas. Il est

là, et c'est justement le moment qu'il choisit pour s'élever une

nouvelle fois. Vous sentez remonter un borborygme de votre ventre

jusqu'à la surface de la peau. Il vous demande d'être mince dans

un frisson qui vous ébranle.

Il faut tuer encore une fois ce pauvre gros acteur qui commençait

tout juste à connaître son rôle. Le chaos du fond de vous

s'amplifie, les vagues vous submergent, vous devenez mauvais,

teigneux. Vous êtes un homme épouvantable. Plus rien n'existe

que vous. Vous éteignez le reste du monde.

Vous cherchez à nouveau un être imaginaire, un autre, celui

d'avant, celui d'une vie future et fictive. Vous vous cherchez. Vous

cherchez une étoile, une star qui crèvera à son tour l'écran d'un

film magnifique, inconnu et certainement sentimental.

Quel imbécile osera encore me dire que le physique n'est qu'une

apparence ? Quel crétin au grand cœur, voulant consoler ma

disgrâce, pourra prétendre que ce qui compte est dedans, à

l'intérieur de l'âme ? J'incarne mon corps et il se réalise jusqu'aux

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derniers replis de ma pensée. Comment séparer le flacon de

l'ivresse, le véhicule de son trajet ou la gamelle de la choucroute

épaisse ?

Les faits, rien que les faits, en 5 semaines de silence.

Première semaine

Je perds du poids trop vite pour ma petite tête. Je suis nerveux,

mais je suis ravi. J'ai l'impression d'être sur une voie tracée dont je

maîtrise le parcours. Dominique a maintenant trouvé un emploi

dans la même boîte que moi. Une charge accrue de travail nous

oblige à avoir des horaires élastiques. J'ai fini par accepter

provisoirement un poste à plein temps. Nous terminons tard le soir

et nous allons au restaurant tous les jours, midi et soir. Je surveille

strictement mon alimentation. Je continue de perdre du poids,

mais je suis crevé physiquement. Je ne remplis plus mon carnet

alimentaire, je pense que maintenant il ne m'est plus nécessaire.

J'ai revu cette semaine une femme qui a surgi d'un coin sombre

de ma mémoire pour venir s'étaler, flasque et molle, dans ma

réalité : Fabienne. J'ai vécu avec elle les premières années de ma

vie parisienne. Je lui en garde une éternelle rancune.

Je n'ai d'elle que très peu de souvenirs. Et je veux n'en retenir

que le pire. Je suis incapable d'être objectif à son égard... Cette

période reste parsemée de trous noirs et béants.

J'ai vécu avec elle mes premiers cent kilos. Elle buvait tous les

jours plusieurs litres de boissons alcoolisées, tandis que moi,

poussé par une sorte d'émulation stupide, de goût du concours

idiot et du défi absurde, je me mettais à manger sans retenue. Il

existe une certaine convivialité morbide qui aide les êtres humains

à plonger de concert dans la déchéance. Je crois que nous nous

aimions pour cette solidarité témoignée à notre manière. Elle dans

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l'ivresse et moi dans les merguez. La boisson la conduisait à une

violence et à une mauvaise foi inouïes. Inacceptables. Je garde

d'elle un très mauvais souvenir.

Elle s'alliait avec les forts, elle écrasait les faibles. Dans les

conversations, elle était sans merci avec celle ou celui qui avait du

mal à exposer sa pensée, elle exploitait le moindre faux pas, elle

n'écoutait jamais que l'interlocuteur le plus brillant, celui qui parlait

d'une voix ferme et puissante.

Je cumulais à ses yeux le double défaut d'être un homme et, ce

qui est pire encore, d'origine bourgeoise. Elle, par contre, avait le

double avantage d'être à la fois femme et prolétaire. Cette situation,

forcément, nous condamnait à vivre le purgatoire perpétuel d'une

lutte des classes intra muros. A cause d'un atavisme irréversible,

nous nous étions coulés dans les rôles de l'équité et de l'iniquité :

pour moi, celui du méchant-salaud-flic, et pour elle, celui de la

justice outragée forcément dans son droit.

Fabienne se prenait pour une femme supérieure, douée d'une

intelligence qui confinait au génie. Mais elle demeurait

incomprise par le commun du petit monde qu'au fond elle

méprisait.

Tout cela est vrai quand elle n'est pas là. Face à elle, ma rancune

tombe un peu. Je sens un tel tourment dans son regard, un tel mal

de vivre dans son arrogance, que pour quelques instants je ne peux

plus lui en vouloir. Une chose est certaine : je ne veux plus, je ne peux

plus la croiser sur ma route, elle est pour moi le symbole de la mort.

Deuxième semaine

Je ressens la présence de Fabienne comme un harcèlement

incessant. Elle m'attend tous les soirs à la sortie du boulot et me

demande où je vais dîner en m'informant que, de toutes les façons,

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elle n'a pas un rond. Elle débarque à tous les coins de ma vie, elle

me téléphone. Elle est odieuse avec Dominique.

Un beau matin de printemps, alors que je m'apprêtais à ressortir

mes armes, elle a disparu comme elle était venue. La crainte de sa

rencontre a néanmoins persisté plusieurs jours, et à vrai dire elle

ne s'est pas totalement éteinte. Il m'arrive encore de la reconnaître

dans la rue au détour d'une innocente silhouette.

Dominique et moi continuons de manger au restaurant à chaque

repas. Nous nous sentons riches depuis que nous travaillons tous

les deux. Je surveille de moins en moins mon alimentation, mais je

monte chaque matin sur la balance pour contrôler un éventuel

dérapage de mon poids. Miracle ! Je continue à maigrir en

mangeant de tout en n'importe quelle quantité. Je m'attache à ne

pas manger au-delà de ma faim et à analyser les sensations

gustatives que j'éprouve. Il m'arrive fréquemment de ne pas finir un

plat parce que je ne prends plus assez de plaisir à manger. Chez moi,

malgré la judicieuse disposition des miroirs installés tout au long des

lieux de passage, je ne me regarde jamais. Je circule sans me voir.

Troisième semaine

Je ne contrôle plus mon alimentation et il m'arrive, seulement pour

le temps d'un repas, de manger à nouveau de manière compulsive.

Je n'avais jamais eu de crises si courtes auparavant. Mes boulimies

étaient longues et envahissantes. Bien plus qu'un simple instant

passé, elles s'étalaient sur des semaines pour devenir un état quasi

permanent dont je croyais ne plus jamais pouvoir sortir... Je me

gavais jusqu'à dormir et je mangeais dès le réveil pour m'assoupir à

nouveau. Je me perdais. Je perdais la conscience du monde, la

conscience des autres, la conscience du temps. Il m'arrivait de ne

plus savoir si la faible lumière qui filtrait des volets était celle de

l'aube ou bien du crépuscule. Peu à peu je sortais de cette glu. Sans

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m'en apercevoir. Sans comprendre d'où je venais et sans savoir

pourquoi j'étais parti si loin. Je reprenais mon travail avec l'allure

simple et ordinaire d'un homme qui travaille. Et comme personne,

au grand jamais, ne me voyait manger, je grossissais en laissant se

répandre le bruit avantageux d'une obscure maladie des glandes

surrénales, de l'hypophyse ou de la thyroïde. Une maladie funeste et

totalement incontrôlable. Une maladie qui m'échappait.

Fin de la troisième semaine

J'ai repris 500 grammes.

Je tente une analyse des quelques derniers jours. Mon rythme de

vie s'est modifié, j'ai relâché ma vigilance, Fabienne est sortie

comme un diable de sa boîte et j'ai à nouveau sombré dans la

boulimie. Mais une boulimie morcelée sur un temps relativement

bref, balisée par les impératifs de mon emploi. J'ai des horaires et

ces horaires m'ont sauvé d'une trop grande dérive. Je dois

m'organiser de toute urgence. Je tente de parler de tout cela avec

Apfeldorfer, mais j'ai la sensation qu'il m'abandonne, qu'il se

dérobe. Il accepte sans contredit les solutions que je propose.

Lorsque je lis, un peu désemparé, le petit papier que je sors de ma

poche comme une liste de commissions (œufs, beurre, fromages

- surtout ne rien oublier), il reste calme et serein. Je lève parfois

les yeux pour chercher un reproche ou une approbation, un signe,

quelque chose. Rien. J'attends un commentaire, un complément,

des suggestions, une idée... J'attends qu'il relève une erreur ou un

oubli. Toujours rien. Je me sens puéril, pris en faute et je continue

pourtant d'ânonner :

— Il faut que je récupère plus de temps pour m'occuper de moi-

même.

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— Il faut que je réaménage mon cadre de vie... Pour mieux

préparer ma nourriture, pour écrire et travailler en jouissant d'un

meilleur confort.

— Je dois trouver des moyens plus actifs pour aiguiser en moi la

conscience du corps. Faire de la gymnastique, me masser avec des

crèmes raffermissantes et des cosmétiques. Je dois me brosser, me

doucher avec une eau plus fraîche. Je pourrais également

demander à Dominique de me photographier dans la rue en

surprenant certaines de mes attitudes.

Le ton de ma voix augmente et ma lecture devient plus rapide.

Il faut... Je dois... Je ne lis plus et je m'adresse directement à lui.

— Le carnet alimentaire ne va pas... Réalisé sur papier libre, il

devient rapidement raturé, illisible. Les lignes se chevauchent et

il manque sans cesse quelque chose pour que je puisse le remplir

correctement. Il manque une table de calories, une règle, la feuille

où j'ai noté tel ou tel élément important, telle ou telle réflexion, tel

ou tel résultat. S'il devient une trop grande contrainte, je

l'abandonne. Pour être efficace, il devrait regrouper toutes les

informations nécessaires... et les rendre facilement accessibles...

et mettre en évidence tous les paramètres qui me seront utiles. Je

voudrais concevoir un carnet inspiré des propositions que vous

avez faites dans les premières semaines de notre relation. Il sera

composé d'un tableau quotidien, de récapitulatifs hebdomadaires

et mensuels. Je créerai de nouvelles divisions. J'y adjoindrai, sur

la dernière page, une table calorique des aliments que je mange

souvent. Je taperai tout cela proprement à la machine et en

faisant des photocopies, je n'aurai plus que des petites cases

préformées à remplir. Ce travail me servira aussi à établir une

analyse quantitative plus objective. Je pourrai constater qu'à une

période donnée, lorsque je prenais, par exemple, une moyenne de

Page 78: Kilos de Plume...problème se résumait à cette déficience. Ma perte de poids n’était pas de taille à remplir le vide. L’exploit me paraissait insignifiant, s’il n’était

1 200 calories par jour, je perdais X kilos par semaine.

Maintenant, pour arriver au même résultat, il faudrait que j'en

prenne 1 000... J'espère pouvoir tirer sur un an, semaine par

semaine, des courbes comparatives de ma perte de poids et de la

valeur énergétique des aliments que j'aurais consommés sur la

même période.

- Voilà docteur, qu'en pensez-vous ?

- Vous pouvez essayer.

J'ai pris cela pour un encouragement.

Fort de ces belles résolutions, je passe à l'acte. Je démissionne

de mon emploi du samedi à la librairie pour avoir un peu plus de

temps libre. Je demande à Dominique de prendre une série de

photos de moi et nous nous baladons dans Paris... En quelques

heures nous avons vidé trois rouleaux de trente-six poses, nous

avons ri et nous nous sommes embrassés.

Fabienne a téléphoné ce matin. Je lui ai clairement dit que je

ne voulais plus la croiser sur mon chemin. Je ne crois pas qu'elle

reviendra.

Apfeldorfer, séance suivante...

Je suis un peu excité. Depuis que je lui ai annoncé le début

d'exécution de mon programme, il est demeuré silencieux. Il n'est

intervenu que pour lancer de petites phrases du genre :

- Mais oui, mais pourquoi pas ?

Je me demande s'il est sadique et si la vue de mon désordre ne

lui apporte pas un quelconque réconfort.

Quatrième semaine

J'ai perdu au cours de cette seule semaine 3,7 kilos, avec une

ration moyenne de 1 470 calories par jour. Tout va très vite.

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Je continue, poussé par mes récentes résolutions, et je demande

à être réintégré sur mon poste à mi-temps. Je ne travaille

désormais que le matin, mais Dominique, elle, continue jusqu'au

soir. Sa présence me manque l'après-midi lorsque je rentre à la

maison. Alors, je sors et je dépense. Je dépense sans compter des

sommes dont je ne dispose pas (j'ai une carte bleue). Mais j'avance

pour cela un alibi solide, irréfutable : la nécessaire organisation

de mon régime. J'achète, sans remords, des produits qui lui

seront voués comme à un nouveau dieu auquel je dois sacrifier

sur l'autel de ma perte de poids. J'ai toujours eu des attitudes

excessives. J'ai vécu, de tout temps et à tout propos, de soudains

enthousiasmes alternés avec de profondes et tout aussi soudaines

désillusions. L'argent et la nourriture étaient l'objet principal de

mes excès. Je les ai traités sans discrimination, avec ce même

comportement mécanique, involontaire, violent, incontrôlable. Je

devrais peut-être inclure une rubrique « Dépenses » dans mon

carnet alimentaire et tenter d'établir le lien qui existe entre ces

deux pivots de mon activité.

Au cours des périodes de boulimie, j'éprouvais un plus grand

réconfort en utilisant de la nourriture achetée immédiatement

avant son absorption. La nourriture stockée depuis longtemps avait

perdu ce pouvoir supplémentaire et magique que lui conférait le

paiement.

Aujourd'hui, je dépense pour mon régime. Mais il a pu m'arriver

en d'autres temps d'utiliser un argument différent avec autant de

véhémente certitude. Je disais alors : « Je n'ai pas les moyens de

faire un régime qui de toutes les façons me coûterait trop cher. »

Mais à cette heure, mes dispositions sont tout autres. Poussé par

l'euphorie de mon amincissement, j'achète, pêle-mêle, un appareil

de cuisson à la vapeur, un ouvre-boîtes électrique, un nombre

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important de petits gadgets de cuisine (décapsuleur magnétique et

autres appareils à découper les oeufs durs en rondelles), une

commode (indispensable pour classer les papiers du bureau), des

tréteaux inclinables, du matériel de bricolage pour fixer mon

ordinateur sous la table, diverses fournitures informatiques, des

tiroirs et différents éléments de classement, de l'eau de mer

lyophilisée et des algues pour le bain, divers produits cosmétiques et

de massage, une lanière faite de boules de bois pour me frotter le

dos, un rameur (un appareil qui permet de simuler le sport de

l'aviron), des extenseurs, des haltères métalliques, des haltères à

fixer aux chevilles, un banc de gymnastique, un appareil à ressort

pour les abdominaux, un tapis de sol en mousse de latex, un petit

appareil pour muscler les poignets et les avant-bras, une barre à

suspendre au-dessus de la porte, un miroir supplémentaire pour

faire ma gymnastique en m'admirant. Et comme je ne veux pas

mourir pendant l'effort, j'achète également un pulsomètre qui

déclenche une sonnerie d'alarme lorsque mon pouls dépasse 150,

ainsi qu'un autotensiomètre que j'utiliserai avant et après chaque

série d'exercices. J'achète des vêtements, une nouvelle paire de

lunettes, une quinzaine de bouquins, un fer à vapeur qui

fonctionne sans cordon, une autre calculette (j'en ai un carton

plein, mais ce modèle avec une petite imprimante me permettra de

compter facilement les calories) et j'achète un planning mural qui

affichera mes objectifs sur un an, semaine après semaine. Enfin, et

pour clôture provisoire de cette liste, j'ai fait réaliser des

agrandissements en 30x40 de mes photos pour pouvoir en tapisser

les murs.

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Cinquième semaine

Je décide d'augmenter progressivement mon compte calorique

pour limiter ma perte de poids. Cela demande une grande maîtrise

que je n'ai pas encore. Ma tendance naturelle me porterait plutôt à

perdre un maximum de poids, le plus vite possible, en diminuant

mes rations pour y parvenir. C'est ce que j'ai toujours et brillamment

fait au cours de mes régimes. Je finissais par consommer une pitance

ridicule. C'était exténuant, mais les résultats étaient proportionnés à

l'ambition de mes efforts. Je fondais, tout à la fois dans la joie, la

tristesse, le désespoir, la béatitude, l'extase et l'exaspération. Je

dévorais le monde, j'étais spectaculaire et foudroyant, presque génial.

Puis un matin, je m'attristais, après un certain temps de ce rythme

effréné, je ne mincissais plus. J'en étais terriblement affecté. Je

devenais morose, agressif et lent. Mon entourage subissait

patiemment les assauts de mon trouble. On tentait, peine perdue, de

me calmer en affirmant que ces paliers étaient normaux, voire utiles,

nécessaires à la reconstruction de mon corps. Lueur d'espoir,

consolation : « Ça va redémarrer... » Pour marquer ma bonne

volonté, je continuais de mincir, mais de manière beaucoup plus

lente et plus irrégulière. Hoquets, abnégation, tristesse,

renoncement. Renoncement brutal le jour où l'effondrement me

giflait au visage. De plein fouet. Je repartais dans l'autre sens.

Aussitôt. Abandonnant alors sans controverse toute réserve et

toute modération.

Je dois apprendre à moduler, à ralentir mes enthousiasmes

débordants. Ils sont toujours dévastateurs. Il serait rigoureusement

impossible de mener à bien un amincissement aussi important que

celui que j'envisage sans tenter de maintenir une régulation

énergétique avec des quantités acceptables de subsides. Mon

organisme lâcherait.

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Mais les conséquences d'une perte de poids trop rapide ne

seraient pas seulement dangereuses pour ma santé physique. Je

pourrais également perdre la conscience des récentes et fragiles

références qui m'associent au monde. Le cycle d'acceptation de la

transformation du corps est essentiel. Le temps accomplit un

travail que seul le temps sait accomplir. Si ce travail venait à être

négligé, je risquerais de me figer dans la graisse, pour m'enfermer

à nouveau dans le bocal de mon ancienne identité.

Je continue d'exécuter l'ensemble de mes projets : gymnastique

pendant une heure et demie tous les matins avant de partir au

bureau, onction d'huile de noisette additionnée d'huiles essentielles

de citron, de romarin et de géranium pour prendre conscience des

limites de mon enveloppe corporelle, pour raffermir ma peau.

Je suis plein de courbatures, mais je suis décidé à me prouver que

cette fois tous ces achats n'auront pas été inutiles, ils auront été un

judicieux investissement pour ma santé. Je suis animé par une

frénésie d'aménagement rationnel des lieux et je remise dans le

garage tous les objets qui me sont inutiles.

Mes photos sont accrochées aux murs.

Le résultat est bien plus positif qu'avec les miroirs que j'ignorais

avec dédain. Je m'arrête pour les regarder, pour me regarder. À

chaque passage...

Vendredi 24 avril

J'ai encore augmenté mes rations alimentaires pour atteindre

maintenant 1 850 calories quotidiennes. Je ne perds plus un

gramme, mais je préfère garder ce rythme pour quelque temps.

Apfeldorfer n'intervient toujours que très peu. Pourtant les

entretiens que nous avons deviennent de plus en plus

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nécessaires à l'élaboration de ma réflexion. Nous passons au

rythme de deux séances par semaine.

Jeudi 30 avril

Huit jours d'efforts et de gymnastique quotidienne sans perdre

un gramme. C'est vraiment difficile à accepter. J'ai toujours envie

de mincir rapidement, malgré tous mes beaux discours et mes

belles théories à ce sujet.

J'ai installé mon planning sur le mur du bureau en y inscrivant

les prévisions hebdomadaires de ma perte de poids sur un an. Je

collerai une petite pastille rouge pour les objectifs réalisés et une

pastille noire sur ceux que je n'aurai pas atteints. Comme je n'ai

pas minci depuis plus d'une semaine, il m'est extrêmement

désagréable de penser que je vais devoir commencer ce planning

tout neuf par une pastille noire. Pour me consoler, je me dis que

seuls les objectifs mensuels comptent. Chaque matin j'insulte ma

balance. Je doute de son bon fonctionnement... Il vaudrait mieux

que je m'en tienne à une pesée hebdomadaire, comme prévu sur

mon carnet alimentaire, cela éviterait bien des tensions et des

énervements. Dominique est une sainte (ou presque) pour supporter

mon humeur massacrante. Je suis abominablement abominable,

avec tout le monde. Avec les gens dans la rue, à la poste, dans le

métro, au bureau... Je deviens redoutable si j'estime qu'on m'a

regardé de travers ou qu'on a usurpé la juste place que j'occupais

dans une file d'attente. J'interviens sans aucune pudeur pour exiger

ce que je considère comme mon dû.

Mes soupçons se confirment.

Aucun doute n'est permis maintenant : ma vieille balance est à

mettre au rancart. Elle ne fonctionne pas. J'en achète une nouvelle,

bien plus précise. Mais, déception, elle se révèle aussi stupide que

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la première. Elle marque même en ma défaveur un écart de 200

grammes. 200 grammes sur 135 kilos, cette approximation me

semble absolument inadmissible...

Je ne résiste pas plus longtemps face à toutes ces avanies et à

ce temps où je ne mincis pas. Ce temps que je considère comme

perdu. Je réduis à nouveau mes portions et finalement, grâce à

cette stupide prouesse, je pulvérise les objectifs de la semaine.

Trois kilos de moins.

Pastille rouge et youp la boum !...

Je flaire à nouveau le danger.

1er mai………………….. 16 mai

J'ai encore perdu 2,6 kilos pendant ces quelques jours et je vais

mal.

7 mai

Je suis très angoissé.

J'ai peur de mourir avant d'avoir atteint mon but.

Je me sens comme une vieille baudruche trop souvent gonflée,

dégonflée. Une baudruche dont l'enveloppe serait ridée, amollie et

poreuse. Une baudruche avancée, vidée de sa dernière substance.

Violemment poussée à reculons dans un tout dernier spasme. Une

baudruche façonnée en forme d'homme au bord de l'eau

méditerranéenne et salée d'une plage. Étendue tout au long d'un

bel et bon mélo-film, tourné en Algérie à la fin de l'été. Une

baudruche presque en automne sur un premier frisson. La peau

brûlée par le soleil.

8 mai

Un jour chômé.

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Je me lève plus tard que d'habitude.

En fait, je n'ai pas envie de me lever. La simple idée de commencer

cette journée par la gymnastique me rend malade.

Onze heures

La faim me fait sortir du bois. Dominique fait encore semblant de

dormir, espérant par cette méthode sournoise me voir contraint de

préparer le petit déjeuner. Je me dirige vers la cuisine, où je me

console avec un bol de soupe froide abandonnée la veille. Je branche

la cafetière électrique, je pose un filtre de papier, et puis je mange

une orange de 148 grammes. Dans le bordel immonde de la cuisine,

je ne trouve pas le paquet de café moulu. Par contre je découvre une

portion bien enveloppée de 25 grammes de roquefort que j'étale sur

un morceau de pain.

- Il est en bas du frigidaire derrière les oeufs. Ne m'oblige pas à

me lever...

C'est la voix empâtée de Dominique qui me rappelle à l'ordre et au

café. Sur la route qui aurait dû m'y conduire sans détour, je

rencontre encore deux portions de fromage fondu allégé, un gros

morceau de camembert et une biscotte. Je me dis que je vais faire

un brunch. Je sauterai le repas de midi et j'ajoute en parfaite bonne

conscience un verre de lait et un dessert aux ananas préparé la

veille. Le café coule goutte à goutte dans son réceptacle de verre. J'ai

déjà consommé 771 calories.

14 heures

Il fait beau. Nous décidons, après un temps exceptionnellement

bref d'hésitations et de palabres, de sortir pour marcher dans les

rues de Paris. Mais une fois l'armoire vidée, je constate que je n'ai

plus de chaussures de saison. Je ne sors plus. Dominique, qui est

aujourd'hui d'humeur particulièrement conciliante, me fait

remarquer qu'aux alentours des Halles la promenade est agréable

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et, de surcroît, dit-elle, les magasins y sont ouverts tous les jours,

dimanches et fêtes inclus. On y va ? D'accord ? OK d'accord.

19 heures

Nous avons écumé toutes les vitrines du quartier mais je ne

trouve aucune chaussure à mon goût. Je dois reconnaître que je

n'ai pas d'idée bien définie. Je n'imaginais pas qu'il y eût autant

de magasins de chaussures sur un si petit périmètre.

Mon amincissement perturbe mes choix vestimentaires. Je ne

sais plus à quoi j'ai envie de ressembler. Je suis pourtant passé

par toutes les phases et toutes les époques.

Première époque

Au début, pour me vêtir, je me rendais comme tout le monde

dans ce qui me semblait être le premier magasin venu. Je pensais

alors que tout allait de soi et je trouvais naturellement des

vêtements correspondant à peu près à mes goûts. Puis, ma belle

assurance s'est ternie au fur et à mesure que je commençais à

grossir. J'ai alors essuyé tous les sarcasmes indélicats qu'on peut

attendre des ordinaires vendeurs de confection.

— Dans ce modèle, je n'aurai pas votre taille. Il faudrait que vous

preniez quelque chose de plus, euh, classique.

— Mais en blue-jeans, par contre, là j'ai bien votre taille et si

vous cherchez des vêtements de travail, alors, aucun problème...

— Non, je n'aurai pas de chemises pour vous. Si vous voulez,

nous avons un rayon chaussures au premier.

— Des slips. ? En couleur ? Ah non !

J'évitais les ambiances feutrées, les clients « mode », les femmes

vendeuses dans les rayons pour hommes, les hommes et leurs

regards réprobateurs presque dans tous les cas.

Il était une fois dans la rue un jeune homme ingénu et debout.

Un jeune homme, figé dans l'expression qu'il affichait lors de ses

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réflexions sur le monde, la vie et puis les pantalons... Doute et

indécision. Pantalon bleu, pantalon jaune ? Un homme jeune,

hésitant et puis se déhanchant lentement d'un pied sur l'autre,

bouche entrouverte, mais à peine... Pantalon vert, pantalon gris ?

Ou bien peut-être l'autre, celui du fond avec cette jolie ceinture

noire de cuir tressé ?

« Ingénu et debout, certes », remarqua le vilain sorcier

désenchanteur et marchand tapi dans l'ombre. « Mais tout de

même un peu gras pour faire un bon client. » Affectant un sourire

désolé, il fit au grand jour un signe négatif en sortant de sa poche

une main osseuse d'où s'échappait déjà un doigt sec, rigide et

long comme une baguette. Le jeune homme s'éloigna d'un air

absent pour simuler d'encore plus lointaines et profondes

réflexions sur la vie dans un monde où il ne serait jamais plus

désormais question de pantalons. Il n'avait encore rien dit, ni rien

tenté pour pénétrer dans l'antre réservé. Ici, on n'habille pas les

monstres...

Pour me prémunir contre ce genre de situation, j'ai acquis peu

à peu une certaine science du langage des gestes. Le regard se

détourne, le pas se fait plus rapide et tout le corps semble dire :

- Ce pantalon ? Moi ? Je ne fais que passer et d'ailleurs, je

pense à tout autre chose... Je ne regarde même pas votre étalage.

Lorsque, inattentif, je me retrouvais aux abords du rayon

« confection homme » dans une grande surface, je faisais de

grands détours pour éviter d'avoir à traverser ces lieux. S'il

m'arrivait - par malheur - d'approcher la confection pour dame

(ou pire encore la lingerie fine), je me précipitais hors de ces

contrées sauvages où l'on n'aurait sans doute pas manqué de me

prendre pour un énorme dégoûtant gros satyre cherchant à

augmenter sa collection de bas et de petites culottes brodées...

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Petit à petit, presque clandestinement, je me suis mis à fréquenter

certains établissements des grands boulevards. Au début, pour être

sûr que personne ne puisse me reconnaître, je regardais aux

alentours avant d'entrer dans les boutiques. Il existe des magasins

spécialisés pour toutes les déviances, pour toutes les solitudes, pour

toutes les perversions. Des magasins sans odeur ou discrètement

parfumés à l'eau de lavande pour accueillir, comme des images, les

petits vieux d'antan. Des magasins pour les grands, pour les petits,

pour ceux qui chaussent du 52, pour les unijambistes et pour les

pieds sensibles. Il existe des lieux où les gens sont parqués loin du

monde, de la blancheur et de la propreté. Il existe des asiles, des

prisons et des rues mal famées illuminées la nuit. Des rues où l'on

accueille peut-être - fussent-ils, comme moi, énormes et dégoûtants

- les pauvres gros satyres engloutis dans la ville.

Il existe sous les grandes villes des boyaux, des galeries

souterraines où s'expriment d'insoupçonnables vies

qu'entretiennent la mémoire et la crainte. Tout près des

cimetières.

— Je vous retrouve, madame, et dans cet autre siècle, noire,

brune et belle, dans la terre avec vos yeux de braise, comme vous

avez vécu.

— À mon époux fidèle, souvenirs éternels jusqu'au bistrot d'en

face « Au rendez-vous des épitaphes ». Il y a bu et j'y ai bu, je l'y

ai vu, alors qu'il me pensait ailleurs.

Il y a des Espagnols qui boivent du vin cuit à petites gorgées et qui

parlent gravement une langue espagnole. Sur le comptoir sont

disposés les plats mêlés d'apéritifs. Comme de coutume. Certains

sont hérissés de pointes. Légère, une odeur légère à la gorge de

vinaigre sucré. Dans le fond de la salle, le bruit marqué des talons

frappe sur la table et puis s'arrête et puis reprend. On ne voit rien,

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on imagine l'affrontement d'un homme et d'une femme et leurs

regards croisés. Assis devant la porte trois enfants - deux

garçons, une fille -, jettent tour à tour des osselets. Je passe, tu

fais le mort, tu souris, je t'embrasse.

Moi, désormais, j'irai nu dans les rues, couvert d'une lanterne

comme Diogène, m'éclairant d'un tonneau pour étancher

savamment ma prudence. Pendant un temps de confusion, je

pourrai croire encore que j'ai le choix.

Je ne me sens pas très bien, je vous assure. Monsieur, étoffe

et marchandise. Une femme mince et solitaire avance entre les

tombes. Une femme, ou une simple silhouette qui serre contre

son sein une poupée en deuil.

- Comment ? Une poupée, dans votre état ?

Deuxième époque

Face à de tels arguments, je ne pouvais que sombrer peu à peu

dans la raison totale. J'ai renoncé à marcher nu dans les rues et

je me suis gardé de la folie. Je n'ai pas vécu dans une citerne à la

lueur d'une lanterne dissimulée dans des barriques. J'ai sombré

indifférent dans la décence où tout devient égal et où l'on passe

sans plus jamais se soucier ni du lieu, ni du temps, ni des autres.

On s'habille de vêtements incolores qui coûtent cher et s'usent

vite. Mais on les change moins souvent, on néglige ce bouton

décousu et cet ourlet défait. On continue de manger sans plaisir

cette nourriture sans goût. Comme pour autopunir notre

perversité et pénétrer plus avant dans la déchéance et l'abandon.

On tourne dans une boucle parfaitement bouclée, aveugles sur

une voie de garage. Solidaires de tous les vieux du monde.

Si j'avais été vieux, vraiment vieux, j'aurais sans doute fait la

révolution pour bien lutter contre la mort. Mais, à cause de mon

jeune âge sans doute, j'ai opté pour une solution plus provisoire,

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qu'il me faudra de toute façon remettre en cause avant quelques

années. J'ai choisi pour ma troisième époque un bricolage

individualiste et petit bourgeois. J'ai choisi de dire au monde : je

suis gros et je vous emmerde.

Troisième époque

Je revendiquais mon poids comme un argument que j'opposais

à la médiocrité des petits culs-légers. Cela me permettait de sortir

de l'abandon où je m'étais enfoncé.

Quitte à être gros, je voulais maintenant resplendir pour éblouir le

monde de ma magnificence. Je m'habillais fabuleusement, faisant

réaliser par des tailleurs africains de Belleville des tuniques brodées

et des boubous coupés dans des velours moirés ou des étoffes

chatoyantes. Quand j'arrivais, tout l'atelier arrêtait son travail. J'étais

reçu comme une vedette de cinéma et, toutes affaires cessantes, on

accordait à mes ouvrages les délais les plus courts. Nous plaisantions

avec un humour que j'aimais, je me sentais chez moi, je me sentais

aimé, reconnu, admiré. Et c'était bien...

Je fumais de gros cigares, je portais des bagues d'argent et des

colliers, j'avais les cheveux longs. J'étais devenu, alors que

j'approchais les 190 kilos, un gros tout à fait remarquable et

extraordinaire.

Au fait, il est 19 heures 15, le 8 mai autour des Halles...

Le 8 mai, 19 heures 15 autour des Halles, nous cherchons

toujours pour moi des chaussures d'été. J'en achète finalement une

paire qui me semble exprimer un certain équilibre entre le

classicisme bon teint et la limite admise d'une décence à peine

originale.

19 heures 30

J'ai faim.

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Il faut que je mange. Le beau temps ne m'incite pas à rentrer

pour dîner. Nous nous installons à l'une des nombreuses

terrasses du quartier en vérifiant discrètement que

l'établissement accepte bien les cartes de crédit...

J'ai acquis une certaine habitude en matière d'estimation

énergétique des aliments, je note scrupuleusement tout ce que je

mange. J'en suis après ce repas à 2 312 calories.

20 heures 45

Nous rentrons à la maison pour regarder bien sagement la télé.

Un copain de bureau doit causer dans le poste, on ne peut pas

manquer ça...

23 heures, le 8 mai

Je m'abandonne, il faut bien le dire sans aucune résistance, à

une crise de boulimie que j'organise méthodiquement. Je suis

très nerveux mais j'éprouve une sensation mélangée de crispation

et de satisfaction. Je suis, depuis quelque temps, toujours assez

satisfait de moi. Cette fois, c'est parce que j'ai noté tout ce que j'ai

consommé.

Total de ce jour mémorable : 3 598 calories.

9 mai

Aujourd'hui comme hier, je ne parviens toujours pas à me

remettre à la gymnastique. Par contre, je mange moins sans

vraiment le vouloir. Comme si une régulation naturelle

commençait d'opérer. Je consomme à peine un millier de calories,

mais je suis angoissé.

10 mai

Mes nouvelles chaussures sont trop petites et me blessent. Je

cherche Alger et elle me cherche. Je voudrais croire que je lui

manque. Alger est transportée puis reconstruite ailleurs dans le

désordre. Elle tangue, elle grince et chuchote parfois. Quelques

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vieilles idées, bonnes et solides, deviennent étrangères. Un être

m'échappe et se sépare. Comme si j'étais un autre qui me ressemble.

Comme si j'étais de la poussière qui tourne sur le sol.

Alger. Alger passe dans ma tête. Je l'abandonne et je suis un

vieillard. Mais elle revient pour me manger. Alger, accompagnée

par d'autres villes. Par d'autres femmes, nouvelles inconnues

inamicales.

Je suis perdu.

Je ne voudrais pas mourir avec la peur. Avec autour de moi ces

pensées qui bourdonnent sur le bruit de la mort. Fermer les yeux,

accepter de ne plus respirer...

Maintenant, une forme.

Elle approche, profitant d'une ombre vague au fond de mon

bureau. Elle rampe sur le sol jusque dessous la table. Elle lace pour

me blesser les chaussures trop étroites qui enferment mes pieds.

Elle tourne. Elle remonte. Je résiste.

J'accroche ma conscience à ce qui est incontestable. Je suis assis

devant la table, je tape sur un clavier et je ne suis pas fou... Mais le

bruit régulier des touches qui s'enfoncent me berce et me trahit.

Comme si maintenant ces touches appartenaient à l'autre force.

Comme si elles prenaient tout à coup leur distance, pour devenir

une ville nouvelle, une belle inconnue hostile qui me recouvre.

D'autres idées encore qui étaient miennes s'effilochent avec les

souvenirs. Je fraude et elles se fondent. Où sont partis les balises

et les jalons de ma présence ? Où est partie la liste des intentions

construites ? Je lance pourtant une prière et je résiste. Dernière

résistance.

Je marque un fol acharnement pour attraper le fil des idées qui

passent au-dehors. Fermer les yeux, inspirer, respirer. Accepter

simplement de me laisser porter par le tourment. En attendant

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que mon heure revienne, en attendant de rencontrer la surface.

Porté jusqu'à la délivrance par une vague inattendue et amicale

enfin.

Alger.

J'ai toujours eu une faculté d'oubli assez surprenante. En Algérie,

j'allais dans une école très proche du domicile de ma grand-mère et

je déjeunais tous les jours chez elle. Ma mère m'interrogeait chaque

soir.

— Qu'est-ce que tu as mangé ?

Je ne me souvenais jamais de rien.

— C'est pas possible d'avoir un enfant pareil...

Un jour, triomphant, j'ai sorti de ma poche des petits morceaux

d'aliments en bouillie que j'exposai comme les traces irréfutables

de ma pitance. Je crois qu'après cette démonstration de bonne

volonté criante on m'a fichu la paix (à ce propos, tout au moins).

Ma faculté d'oubli était rigoureusement sélective. Elle ne s'est

attachée qu'à des objets bien définis : l'alimentation, la lecture, le

cinéma et l'argent. Une architecture parfaite où chaque élément

vient s'imbriquer dans celui qui précède pour construire un

monument. Pour refuser la vie. Pour fuir. Pour bâtir un monde clos

qui tourne sur lui-même exactement en 24 heures, 365 jours par

an.

Pour en finir.

Le premier souvenir dont je sois certain est celui de mon sevrage

(j'ai pu le soumettre à des témoins). Il faut dire que j'avais largement

dépassé l'âge habituel et que je parlais parfaitement. Je tentais de

négocier quelques aménagements. « Téter juste un peu, allez

maman... » Pour me dégoûter, on a d'abord tenté de mettre du marc

de café sur les seins de ma mère. Mais, après une première surprise,

Page 94: Kilos de Plume...problème se résumait à cette déficience. Ma perte de poids n’était pas de taille à remplir le vide. L’exploit me paraissait insignifiant, s’il n’était

je me suis habitué à boire de ce café au lait. On a tenté ensuite de me

faire téter les seins de ma grand-mère. Je me souviens de ma colère.

On me prenait vraiment pour un imbécile. J'ai finalement transigé

contre la mise à ma disposition permanente d'une grande bouteille

de Vittel surmontée d'une sorte de tétine. On remplissait toujours

ce gros biberon d'un litre avec ce même mélange de miel fondu dans

du lait bouilli. C'est bon pour la croissance.

Je ne pense pas que l'on puisse tout expliquer par les

traumatismes de la petite enfance (péché originel ?). Il est possible

que j'aie commencé par oublier les repas que je prenais chez ma

grand-mère pour oublier aussi la souffrance de cette tentative de

sevrage. Tout cela n'a sûrement pas contribué à édifier une

conscience bien claire de l'acte alimentaire. Et après ? En quoi cette

trouvaille peut-elle m'aider à résoudre mon problème aujourd'hui ?

D'autres événements, au moins tout aussi importants, sont venus

renforcer ces prédispositions.

Cinéma.

Le second objet de mes oublis porte des racines beaucoup plus

proches de moi : je ne me souviens jamais de la trame d'un film.

Dominique tente parfois de me faire donner un avis sur notre

dernière sortie au cinéma. Après une semaine, j'ai encore la vague

sensation d'avoir déjà entendu parler de l'histoire qu'elle cherche à

me faire évoquer. Mais un mois plus tard, si je revois ce film, j'ai à

nouveau le sentiment d'une totale découverte. Mes lectures et

curieusement mes dépenses suivent un parcours semblable.

N'émergent de ma mémoire que quelques titres lus et relus et je

suis parfaitement incapable de dire le soir où est passé l'argent que

j'avais le matin dans la poche.

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Lire, dépenser, regarder et manger. Quatre mots comme les

quatre piliers du temple de la fuite et de l'oubli. Sur l'autel, une

déesse monstrueusement énorme se balance et psalmodie les

cantiques d'une langue étrangère. Elle caresse doucement les

bourrelets de son corps avec des petits doigts agiles gonflés au

bout de tous ses bras...

La forge brûle, vibratile et la monnaie s'écoule, rouge et or. La

forge brûle d'une main de papier. Visionnaire dans les regards

rivés. Elle brûle sur tous les yeux qui roulent et qui se ferment.

Elle brûle sur les prophéties déloyales dans le foyer des écrans

domestiques. Elle brûle, simplement sur la table de la télévision,

tout près des débris d'un sandwich qui repose, peinard.

11 mai

J'ai l'impression de traverser en ce moment une période

capitale. J'en suis au stade où généralement j'abandonne mon

régime, confronté à des problèmes que je n'arrive pas à

surmonter. Mais cette fois j'ai la certitude d'avoir en main les

outils nécessaires pour reconstruire ma vie.

Ces dernières années, il m'arrivait de perdre et de reprendre du

poids de manière si brutale et si fréquente qu'un jour j'ai

rencontré à quelques heures d'intervalle deux copains que je

n'avais pas revus depuis un certain temps. Le premier m'a

déclaré :

— Tu n'aurais pas un peu grossi ? Et l'autre,

admiratif :

— Tu as vachement maigri, dis donc !

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11 mai encore

Les événements de ces derniers jours me dépassent un peu. Je

suis décidé à tout reprendre en tentant d'analyser les faits à partir

du début. Apfeldorfer, assis dans son fauteuil, me regarde. De

temps à autre, il sort une feuille de papier et prend des notes.

Donc, il m'est permis de penser qu'il écoute. J'ai besoin de faire

le point et de trouver des solutions concrètes.

J'ai commencé mon dérapage en focalisant toute mon attention

sur la perte de poids. J'ai voulu à tout prix, vers la fin avril, tenir

les objectifs hebdomadaires fixés sur mon planning. Mon

entreprise n'est pourtant pas une course poursuite contre la

graisse ennemie, elle est la construction progressive,

l'apprentissage d'une autre vie. Mon amincissement doit être la

conséquence de cette transformation.

Pour éviter de me trouver à nouveau confronté à une situation

analogue, je reconstruis mon planning mural en ne me fixant

plus que des objectifs mensuels. Ils me donneront une plus

grande latitude pour accepter les paliers où je ne mincis pas, sans

que je perde de vue pour autant l'évolution concrète de mon

poids.

J'ai abandonné depuis quelques jours ma gymnastique

matinale. J'aurais pu, pour éviter la lassitude d'un travail

solitaire, m'inscrire à un club de culture physique. Mais pour rien

au monde je n'aurais voulu faire le zouave devant un public

ébaubi par mes laborieuses démonstrations. Il devrait y avoir,

dans les clubs, des heures et des cours réservés aux obèses, où

l'on puisse agiter ses bourrelets entre soi. J'ai commencé mes

exercices en péchant par excès. J'ai dressé l'inventaire complet

de tous les muscles que j'aurais dû travailler pour avoir un corps

harmonieux. Mon ventre, avec ses obliquos et ses rectus

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abdominis, avec ses serratus magnus et ses psoas iliacus. Mes

hanches, mon dos. Mes épaules, des deltoïdes aux rhomdoideus.

Le dessus et le dessous des bras, les trapézius. Les cuisses, sans

oublier les abductors, les mollets jusqu'au tendon d'Achille, les

fesses, les pectoraux, le cou et tous les muscles du visage pour

chasser cet empâtement et ce double menton.

Bref, il ne fallait rien oublier.

Comme je ne suis pas vraiment spartiate et que pourtant je me

suis imposé de commencer chaque journée par une activité

rebutante, j'ai rapidement abandonné. Culpabilisé d'avoir encore

une fois réalisé des dépenses inutiles en passant du tout au rien,

de l'excès au néant. Puis j'ai entamé une autre phase. Je me suis

mis à négocier :

— Si je ne fais pas beaucoup de gymnastique, au moins

pourrais-je en faire un peu.

— Quelles sont les parties de mon corps les plus atteintes ?

— Quels sont les exercices les plus utiles ?

— Quels sont ceux qui me rebutent le moins ?

J'ai constaté que ce n'était pas la culture physique qui me

rebutait, mais surtout l'idée d'en faire. Tout va bien lorsque j'ai

su me décider à commencer. Le premier mouvement appelle le

suivant et la première série celle qui lui succède.

J'aime bien les exercices que je consacre à la musculation du

visage. Ils m'obligent à faire des grimaces devant la glace et comme

j'ai toujours aimé me regarder faire le singe, je m'en donne à cœur

joie...

En commençant ma gymnastique par ces mouvements, je

franchirai plus facilement le pas et le désir de continuer devrait

suivre, sans être ressenti comme une trop grande contrainte.

Prudent, je limite tout de même mes ardeurs à l'essentiel : le visage,

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le cou, les abdominaux et l'entraînement sur le rameur pour faire

travailler un peu tout le reste du corps. Ma séance du matin ne

dure maintenant qu'une demi-heure.

La pire des choses qui puisse vous arriver au cours d'un régime,

c'est d'avoir du courage, ou d'être atteint de ce concept ésotérique et

sibyllin que l'on nomme généralement « la volonté ». La volonté, c'est

se forcer à vivre ce qui fait mal. C'est se forcer à vivre encore et

toujours la succession de la souffrance et puis de l'abandon. Dieu

sait si je connais ce cycle ! Quels que soient l'angle de mon approche

et les difficultés que je rencontre, la solution tourne toujours autour

de ce constat banal : ne pas se punir par d'inutiles contritions pour

retomber à nouveau dans l'excès, la débauche et puis le désespoir.

J'ai beau me le dire et l'écrire, je pourrais me tatouer ou le graver sur

mon bureau : je tombe toujours dans le même piège élémentaire.

Je reviens sur cette nécessité vitale de la négociation. Je

n'arriverai jamais à ne plus aimer le cassoulet ou le couscous. Il

faut simplement que je me mette à apprécier également d'autres

aliments « injustement » éliminés. Il faut que je découvre la saveur

simple des légumes. Quand une trop forte impulsion me pousse

vers un plat trop riche, toute résistance est inutile. Il me faut

simplement négocier.

Peut-être mon judaïsme a-t-il favorisé ma boulimie ? J'ai pour

mère une caricature de mère juive. Mais peut-être est-ce en lui

qu'également je trouverai l'issue ? Mon judaïsme éveille peut-être

en moi le goût de la négociation. Ce désir d'accepter la même réalité

sous des angles apparemment opposés. Cette dialectique où les

contraires s'accommodent juste pour le plaisir de s'affronter

ensuite sous un angle nouveau. Les Juifs discutent facilement de

tout et de rien. Simplement pour parler et parfois même pour

l'unique satisfaction d'une spéculation solitaire. « Je me suis dit...

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mais je me suis répondu... et alors, nous avons pensé. » J'ai

rencontré à Belleville un groupe d'enfants juifs qui sortaient d'une

yeshiva, en se moquant de l'un d'entre eux parce qu'il portait un

short alors que tous les autres avaient un « pantalon-long ». La

victime de ces sarcasmes s'est brusquement retournée vers son

détracteur le plus virulent en lui disant :

— Toi aussi tu portes un short !

Le gosse est resté un instant interloqué puis m'a pris à témoin

en me montrant son pantalon.

— C'est un short ça, m'sieur ? J'ai répondu sans réfléchir :

— Ça dépend de celui qui le regarde et ça dépend de celui qui le

porte. Des fois c'est un short et des fois c'est un pantalon...

Je me suis taillé un franc succès et tous les gosses ont rigolé.

Je crois que c'est typiquement juif que d'admettre qu'il puisse y

avoir plusieurs vérités, aussi vraies les unes que les autres, pour

expliquer un seul et unique fait. Si je n'aime pas la gymnastique,

c'est parce que j'aime la gymnastique. Enfin, c'est presque ça...

Cela dit, je ne me pose pas en zélateur des Juifs.

Malheureusement pour mon esprit de « clocher », les Juifs sont

comme les autres. Il y en a de gros, il y en a de maigres, il y a des

cons, des sympas, des racistes... Il y a même des Juifs

antisémites.

12 mai

Je ressens une très grande fatigue le soir.

La même fatigue presque tous les soirs.

J'ai l'impression que l'énergie m'est comptée. Non seulement

l'énergie physique, mais aussi mes capacités de réflexion,

d'analyse et d'imagination. Comme si je disposais d'une dose,

d'un contingent d'énergie qui s'userait au fil du jour et se

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régénérerait seulement dans la nuit. Je me surprends à

m'économiser, à éviter de trop penser le matin si je veux pouvoir

réfléchir le soir.

Je me suis couché cet après-midi vers 18 heures et je me suis

endormi. Je n'ai pas d'endurance. Je suis trop assommé pour

écrire. Je prends des notes au fil des jours sur un petit carnet de

cuir noir qui ne me quitte pas. J'y inscris les idées fugitives qui

feront l'objet d'un approfondissement dans un moment de calme

au cours de la journée. De préférence le matin, juste après le

réveil.

Je continue à réaliser mes objectifs, je remplis sagement mon

carnet, j'ai repris ma gymnastique tous les jours. Je me laisse

porter par une mécanique qui se met en place doucement et

accomplit pour moi le minimum du quotidien.

13 mai

J'ai du mal à concevoir qu'en moi tout puisse changer par la

simple transformation des apparences de mon corps. Il est

impossible que je puisse devenir un autre. Complètement autre.

J'ai besoin de trouver les bases d'une permanence qui existe

sûrement. J'aimerais être sûr que l'identité ne soit que la

représentation de l'être et qu'au fond, juste derrière l'écran,

demeure en permanence quelque chose de stable et qui défie le

temps.

Pourtant, souvenez-vous.

Il y a seulement dix ou vingt ans.

Moi, je me souviens et j'imagine une rencontre avec l'autre, celui

que j'étais. Ce corps et cet esprit maintenant disparus, engloutis

par tous les jours d'un passé régulier.

Que reste-t-il de mes souvenirs ?

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Je les ai malmenés, déformés, adaptés. Je me suis attaché aux

objets comme aux preuves tangibles de mon histoire. Mais rien ne

subsiste de cette histoire lointaine, qu'un petit verre à liqueur. Je me

souviens des instants où ma grand-mère sortait tout le service. Je

me souviens de l'œil envieux dont je couvais tous les adultes quand

ils buvaient à petites gorgées. Il ne me reste rien dans cette maison

de mes objets personnels d'Algérie. Ni un crayon, ni un cartable, ni

un jouet. Avant notre départ, mes parents m'avaient acheté une paire

de chaussures en plastique transparent que j'utilisais pour galoper

sur les rochers. Quand je suis arrivé en France, je les ai conservées

de nombreuses années, puis un jour elles ont disparu sans que je

m'en rende compte.

On dit que certains Juifs séfarades chassés par l'Inquisition se

sont transmis de génération en génération la clef de leur ancienne

demeure de Séville ou de Tolède. Mes parents ont encore un vieux

rouleau de parchemin enluminé (un livre d'Esther) qui pourrait

bien dater de cette époque.

Mais en moi, que reste-t-il ?

Où est cette permanence que je recherche ?

Où est ce fil que je voudrais cohérent ? Ce fil qui devrait au moins

me conduire de la naissance jusqu'à la mort et qui se perd déjà de

mon vivant. Ce fil que je voudrais saisir au-delà de mon temps, pour

qu'il me lie à toute l'histoire de l'humanité. Pour qu'il m'attache

jusqu'à son devenir.

Je me sens à la fois déterminé par ceux qui m'ont précédé et

déterminant pour ceux qui me suivront. C'est ma manière de

penser que je suis immortel. Mais les mailles sont diffuses et je

m'emploie à les recoudre. Je me sens parfois perdu comme ces

chaînons égarés, désassortis, posés sans au-delà.

Pour me rassurer :

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Mes craintes, mes désirs, la base de mes références morales

demeurent. J'aime toujours le ton profond d'un certain bleu, celui

d'une chemise que je portais jadis. Les mêmes événements

continuent de provoquer en moi les mêmes émotions, parfois

encore la même révolte. Un être que je connais persiste. Seul son

langage change.

J'apprends donc simplement une langue nouvelle.

Mais je n'en connais encore ni la syntaxe, ni les usages en

société. La métamorphose que je vis n'affecte « que » mon

identité. Elle n'est que la part des apparences, l'interface

communicante de mon corps. Le pont. Les clefs d'accès d'entre

vous et moi, d'entre moi et le monde.

Pour m'effrayer :

Mes coudes appuyés sur la table s'enfoncent dans une matière

molle et inconnue où je m'enlise parfois tout entier. Je ne sais

plus les limites d'elle et de moi. Dehors il fait froid, dedans il fait

chaud. Ma tête bascule et s'enfonce à l'intérieur du corps.

Ou bien encore, pour m'effrayer une autre fois : dehors et

dedans c'est pareil, c'est doux, c'est reposant. Et je m'allonge sur

un nuage. En mourant, je ferme moi-même les yeux d'un geste

de la main. Je me laisse emporter. Et il ne fait plus rien, ni chaud,

ni froid, ni mal...

Il n'y a que mon identité qui se transforme, mais avec elle

chavirent les références de mes symboles familiers. Ma main

tendue vers vous pour vous saluer avec ce geste appuyé du

regard, ce sourire en coin, les mots que je choisis et l'intonation

de ma voix ne signifient plus exactement la même chose qu'hier.

Pour m'effrayer encore davantage :

Comment croire à une stricte séparation entre ce que je montre

et ce que je suis ? Les apparences entraînent l'être. Il ne suffit

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pas de construire des cloisons rassurantes pour qu'elles existent

vraiment.

Il y a dix-neuf ans, un engrenage s'amorçait qui allait me

conduire à ce déchirement que je vis. Nous chassions de nous

l'univers des représentations sous prétexte de vivre l'immédiat.

Nous avancions vers la schizophrénie.

Nous détruisions pas à pas les pans de notre identité et nous

nous enfermions dans l'univers clos des chimères, de la victoire

finale, de la grande marche et de la fuite en dedans. Tous les

chemins mènent à Rome et toutes les voies m'ont porté jusque

dans le cocon.

16 mai……………………………. 22 mai

Le samedi 16 mai, j'ai vécu l'une des crises les plus douloureuses

qu'il me soit arrivé de rencontrer. Je pressentais la boulimie depuis

plusieurs jours et, ce matin-là, j'ai voulu me mesurer à elle. J'ai

voulu lui résister de front et sans détour, comme pour répondre à

l'un de ces défis stupides et masculins que je me lance parfois. Juste

pour voir si j'allais être capable de contenir tous ses assauts.

La violence fut telle que j'aurais préféré, je crois, en traversant

le cœur de la crise, subir n'importe quelle torture ou n'importe

quelle douleur physique. Mais le cœur de cette crise-là n'a battu

que quelques minutes. Peut-être même seulement quelques

secondes contre lesquelles j'ai vainement voulu me défendre.

Je me sens potentiellement coupable de tous les crimes. Je me

sens solidaire de ceux qui les commettent en subissant l'empire de

pulsions étrangères. Je suis comme eux et j'aurais pu tout aussi bien

désirer la violence ou le meurtre. Je ne subis par chance que l'usure

lente de la mort grasse. Rien n'est jamais pour moi irrémédiablement

fini, rien n'est jamais non plus définitivement acquis. Ma vie est

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parsemée de loin en loin par le désir incontinent de nourriture et

d'autres crises identiques suivront celle que je viens de traverser.

J'écris ces lignes plusieurs jours après et déjà le contexte

exact s'estompe de ma mémoire. Les quelques notes que j'ai pu

prendre sur le moment me semblent tracées d'une autre main. Je

n'arrive plus à les déchiffrer.

Je me souviens très bien du volant de ma voiture que je serrais et

je revois Dominique descendre pour aller acheter en urgence des

galettes de céréales dans une boutique de produits diététiques. Je

n'ai pas compris pourquoi elle ne s'est pas mise à courir dans la

rue en bousculant si nécessaire les autres passants pour arriver

plus vite. Je m'abandonnais, au-delà des limites de la raison, à

l'unique idée de manger ou de ne pas manger. Une situation

invraisemblable et absurde pour quiconque ne l'a pas vécue.

Invraisemblable et absurde pour moi qui en parle calmement

aujourd'hui.

Quand Dominique est revenue, j'avais les yeux fermés et je

tentais de contrôler mon souffle pour me calmer. Je tentais d'y fixer

toute mon attention, comme si plus rien au monde n'existait que

lui. Expirer, se suspendre à un infime temps mort et respirer en

écoutant l'air vider et emplir mes poumons. En écoutant ce ressac

tiède se répandre sur la buée de mes lunettes et me bercer. Tiède

dans la voiture, tiède sur la place et débordant jusqu'au fond de la

ville.

Lorsque Dominique est arrivée, j'ai pris le paquet qu'elle m'a tendu.

J'ai défait lentement le papier de cellophane en entendant s'étendre

son froissement démesuré. J'ai touché la structure rugueuse de la

première galette. Je l'ai portée jusqu'à ma bouche et j'ai encore

entendu d'autres bruits. Le crissement de mes dents. La voix d'une

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femme qui me parlait et que je connaissais. Le ronflement du moteur

à chaque fois qu'il changeait de régime. La porte de l'ascenseur 2.

Le dimanche 17 mai fut un jour d'humeur mauvaise et ordinaire.

La semaine qui suivit fut remplie d'un travail salvateur qui occupa

mon temps et il ne me restait plus qu'à tirer le bilan de l'orage.

— J'ai la sensation que si cette dernière crise a atteint un tel

degré de violence, c'est parce que j'ai touché les derniers

contreforts de ce qui me détruit.

— Mes boulimies arrivent souvent en fin de semaine lorsque mon

rythme de vie quitte les rails d'une structure définie. De la même

manière, elles se produisent plus volontiers le soir alors que mon

temps n'est plus organisé par mes activités diurnes. J'ai sans doute

encore besoin d'une ossature, d'un horaire, d'un encadrement

minimal pour ne pas me perdre. J'aimerais bien m'affranchir de

cela, mais j'en suis pour l'instant totalement incapable. J'ai peur de

la période des vacances d'été où je me trouverai pendant tout un

mois sans repères.

— Mes boulimies n'arrivent jamais sans prévenir. Il existe un certain

nombre de signes avant-coureurs qui ne se manifestent pas

forcément tous à la fois. Dans les jours qui précèdent, je perds ma

belle assurance et je doute de tout. J'ai l'impression que mes idées

s'échappent, ou bien qu'elles me dominent, comme si elles venaient

de l'extérieur. Comme si un flot d'idées défilait dans ma tête et que je

ne puisse saisir la moindre certitude. Une sensation confuse de

perdre le pouvoir. Le sentiment d'être dépassé par tous les

événements, jusqu'aux plus anodins. Ou bien, au contraire, mais il

s'agit bien de l'autre face de ce même danger, je me trouve porté par

2 Quand j’ai donné ce passage à lire à Dominique, elle a écrit cette petite note en bas de la page : « Je

me souviens que tu criais sans arrêt, de façon démesurée, que tu t’énervais au-delà de tout. J’étais très

malheureuse, tu m’accusais, je ne comprenais plus rien.

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un tourbillon, par un désir vertigineux de mincir vite et sans délai. De

toute façon, je suis très angoissé dans les jours qui précèdent la crise.

— Quand la crise se présente, elle me terrasse complètement et

arrache vraiment toutes mes capacités de réflexion. Elle me

possède. Je deviens son objet.

Les « bonnes » résolutions

Je commence à entrevoir de façon plus précise les éléments

d'une stratégie. Quand je sentirai que la crise jette ses bases en

moi, j'augmenterai mes rations dès les premiers symptômes (ils

apparaissent généralement plusieurs jours à l'avance). Je

m'attacherai plus encore qu'à l'ordinaire à respecter mes objectifs

alimentaires : manger lentement, analyser le goût des aliments,

remplir mon carnet sans prendre de retard, etc. Je serai vigilant

pendant les périodes à risque et j'y organiserai des structures et

des repères rigides (repas, gymnastique, toilette, écriture), en

essayant d'avoir un maximum d'activités agréables. Quand la crise

surviendra à nouveau, je n'y opposerai aucune résistance, le fait

de me concentrer sur la respiration me semble une bonne idée.

Elle est d'ailleurs proposée par le docteur Apfeldorfer dans une

méthode qu'il a élaborée pour traiter les phobies. Je tâcherai de

nourrir ma crise avec les meilleurs aliments possibles. Tant qu'à

manger, autant y prendre du plaisir.

Je garderai en tête la certitude que non seulement cette crise est

normale dans la période que je traverse, mais qu'elle est également

nécessaire, voire même indispensable à ma délivrance. Il faut

qu'elle survienne pendant ce temps où j'effectue ce travail vigilant

sur mon comportement alimentaire, afin de me permettre d'établir

et d'affiner ma stratégie.

Je ne pense pas qu'il puisse y avoir pour deux individus une seule

et même stratégie. Il peut y avoir des lignes de force où tous ceux qui

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ont des problèmes de poids se retrouvent. Mais je suis convaincu

qu'il faut construire soi-même et pour sa propre peau l'unique

méthode adaptée à la redécouverte de soi. Apfeldorfer me donne

maintenant exactement ce que j'attends d'un thérapeute : il

m'aide à découvrir la voie en me faisant remarquer certaines

contradictions de mon comportement, en me faisant découvrir les

liens qui parfois m'échappent entre des événements de ma vie.

J'ai l'impression de savoir désormais « l'utiliser ». Ses

interventions restent toujours discrètes, comme en retrait.

Jamais il ne m'a donné de consignes strictes, il m'a laissé élaborer

mes propres solutions. Je crois à la nécessité d'un passage à l'âge

« adulte ». Je suis presque surpris, presque agacé lorsqu'il tente

d'orienter ma recherche dans un sens précis. Il voudrait bien

parler des relations que j'entretiens avec ma mère. Justement,

elle est à Paris depuis quelque temps et, bientôt, c'est la Fête des

mères.

- Et votre mère, comment va-t-elle, vous m'aviez dit l'autre jour

qu'elle était un peu grippée ?

Dimanche 31 mai

C'est beau, la technique, quand elle ressort la panoplie des

grands classiques ! Pourquoi faut-il que j'aille ennuyer ma mère

avec toutes mes histoires ? J'aimerais bien m'en sortir en

empruntant d'autres chemins. Et cette technique, je la trouve un

peu trop froide à mon goût. Un peu systématique.

Apfel me pousse et m'envoie au casse-pipe, alors qu'il reste

tranquillement dans son fauteuil à prendre des notes sur son

papier. Il m'y envoie, sans se soucier des conflits et des crises qui

pourraient en découler. Cette technique a quelque chose

d'inhumain. Je n'ai pas envie de déchirer ma famille pour

résoudre mes angoisses.

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Quand nous étions enfants, ma sœur et moi entretenions avec

ma mère une relation particulièrement violente et passionnelle.

Je me demande pourquoi j'emploie le passé, car ce mode est

toujours celui que nous vivons. Peut-être la violence a-t-elle

baissé d'un cran ? Peut-être aussi est-ce le désir d'une autre

relation qui me pousse à rejeter vers l'enfance un temps que je

voudrais déjà révolu ? Avec elle, je voudrais maintenant un

amour plus paisible. Je voudrais une complicité nourrie des liens

de toute notre mémoire.

Alger. Septembre 1955 ?

Ma mère me parle. Elle s'amuse. Elle rit.

— Tu es né à la clinique des Glycines, le 14 septembre.

Exactement le même jour que ton père. Ce jour-là, d'ailleurs,

dans toute l'Algérie, des tas d'enfants sont nés en même temps.

Ils sortaient de toutes parts. On les voyait venir depuis le bas de

la colline. Certains arrivaient en voiture, d'autres venaient à pied,

portés par leurs parents, d'autres encore étaient abandonnés en

bas des escaliers sans qu'on sache qui avait pu les y laisser. Il y

avait sur la route un bébé qui marchait en poussant un énorme

landau britannique et violet. De loin, j'ai cru un moment que le

landau avançait seul. On ne savait comment faire. Plus les heures

passaient, plus le nombre d'enfants grandissait. Nous sommes

allés trouver le vieux rabbin Eli Chouraqui - que Dieu ait son âme

- pour lui demander un bon conseil.

— Il a fouillé dans sa mémoire de sage et puis il est resté un

long moment sans dire un mot. Personne n'osait parler, de peur

de le troubler. Enfin, au bout d'un temps, il s'est levé, solennel,

et il a dit : « Ne vous inquiétez pas, tout cela était déjà écrit, nous

aurions dû nous y attendre. »

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— J'étais un peu déçue. Tout cela était écrit, bien sûr, mais

depuis si longtemps... Il était probable qu'on ne trouve plus

dans les armoires tous ces vieux parchemins. Il ajouta qu'il

fallait se réunir et que seul il ne pouvait rien. Mais il parla un

langage sibyllin : « S'il n'y a qu'un bâton, le Diable peut le rompre,

il pourra rompre aussi deux bâtons et trois et quatre. Pour

commencer, il vous faudra déposer au moins dix bâtons dans le

temple sous les rouleaux de la Torah. Seul je suis et resterai un,

unique, fragile et faible. » D'habitude, quand il parlait avec ce

langage, les interprétations étaient nombreuses et, avant de

commencer à discuter du vrai problème, il fallait véritablement

se mettre d'accord sur le véritable sujet. Cela faisait déjà l'objet

d'une première et longue discussion qui se terminait par un

compromis douteux. Mais cette fois, il n'y eut aucune

hésitation.

- Pour préparer la réunion, on envoya Moha, le fils du

marchand de babouches, frapper à la porte de toutes les maisons

pour réunir toutes les femmes et tous les hommes valides. Dès

le soir, il y eut au temple une grande affluence. Les hommes

étaient en bas pour parler et les femmes au premier sur un

balcon pour regarder et écouter. Certains pensaient qu'il fallait

que chaque famille prenne un enfant... Mais il n'y avait pas assez

de familles. D'autres pensaient qu'il fallait tresser des paniers

solides pour y déposer des bébés et les abandonner comme Moïse

au bord de l'eau. Il se trouverait peut être sur leur chemin une

quelconque Pharaone charitable... Mais le pharmacien fit

remarquer qu'il n'y avait plus aujourd'hui de Pharaones. Le

boucher avec sa grande barbe ajouta qu'il n'y avait également

plus aujourd'hui de charité. Il fit ensuite une proposition

honteuse et cruelle qui souleva les reproches et la réprobation de

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tous. C'est alors qu'Eli - que Dieu ait son âme s'est levé et a

déclaré qu'il fallait réunir tous les enfants qui pouvaient l'être en

un seul lieu en attendant que le calme revienne. Et il en fut ainsi.

Dieu, sûrement, allait intervenir. Tous les nouveau-nés furent

rassemblés dans une grande pièce blanche avec de grandes fenêtres

blanches où pendaient de grands rideaux blancs, dans la grande

clinique, rue des Glycines, en haut de la colline. Juste au-dessus de

« Notre Dame d'Afrique »... Dehors, dans le parc, sous les arbres

immenses, certains bébés étaient restés tout seuls. Il n'y avait plus

de place pour eux.

« Et le rabbin priait en silence.

- Toi, tu as eu beaucoup de chance, tu sais. Tu étais plus grand

et plus fort que les autres. C'était peut-être toi qui poussais le gros

landau britannique et violet. Tu es passé avant que la porte ne se

ferme. Les infirmières marchaient partout dans les couloirs. Dans

tous les sens. Elles étaient comme des tas de fourmis pressées qui

serraient des tas d'enfants dans leurs nombreux petits bras

maigres. Tu es passé entre leurs jambes et tout seul, tu as su

trouver l'endroit où il fallait que tu te rendes... Quand tu es arrivé,

tu t'es installé dans un petit lit et enfin, sûr de ta délivrance, tu t'es

mis à pleurer. Mais tu pleurais plus fort que tous les autres et au

milieu de tous, je pouvais reconnaître ta voix. C'est comme ça que

je t'ai choisi.

Je me blottis contre ma mère.

Je suis très fier d'avoir su crier aussi fort. Je me roule et pense que

vraiment je suis très très complètement invincible. D'ailleurs, après

sa mort, c'est peut-être moi qui deviendrai le rabbin Eli. Que Dieu

ait mon âme.

J'ai de la peine pour les autres, tous ceux qui sont restés dehors,

mais je suis content d'avoir pu passer pour me mettre à l'abri. Je me

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demande où pouvait être mon père et comment il a fait pour se tirer

d'affaire au milieu de tout ce désordre, puisqu'on me dit qu'il est

né le même jour que moi. Ma mère caresse mes cheveux et je

souris et elle rit.

J'attends la suite de l'histoire.

A vrai dire, dans ma tête toutes les histoires se mélangent. De

la clinique où je suis né, aux aventures de « Djehrha qu'il a perdu

son âne », jusqu'au petit Poucet, jusqu'à Moïse brandissant les

Tables de la Loi, debout sur le mont Sinaï.

D'une manière un peu plus prosaïque, je pense qu'il est peut-

être l'heure de mon goûter. Dans la cuisine, Paquita achève son

travail. J'entends le bruit des ustensiles que l'on range. Nous

irons bientôt nous promener au parc de Galand en haut de la rue

Michelet. J'emporterai la collation qu'elle aura préparée dans un

petit sac de toile fermé avec de la ficelle et nous irons manger sur

le bord du bassin. Tranquillement assis. Un homme viendra

s'asseoir sur notre banc. Il fera des plaisanteries à mon sujet. Je

tenterai d'attraper les pigeons qui s'aventurent près des miettes

que j'ai laissées tomber. Et puis nous rentrerons le soir pour

attendre le lendemain qui viendra avec un jour nouveau et

identique, dans ma petite éternité.

Paquita, c'est ma seconde maman. Elle me berce, elle m'aime.

Son amour est tout aussi normal que celui de ma mère

première... C'est quand même une maman un peu différente, elle

sert à table et mange dans la cuisine. Elle a un amoureux que je

n'aime pas. Mais ça aussi, probablement, ce doit être normal.

Alger. Octobre 1955 ?

J'ai dû faire une bêtise. Sans doute une grosse. Je reçois une

rouste de ma mère. Elle crie, je cours dans tout l'appartement

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pour me sauver. Des objets volent autour de moi pour tenter de

m'atteindre. Ma mère trouve sur son passage une rallonge

électrique et me fouette sans merci lorsqu'elle peut arriver à ma

portée. Mon père tente de s'interposer. Je porte des culottes

courtes et mes jambes sont striées par les coups. Je sanglote.

— Ça n'est pas possible d'avoir un enfant pareil. Tu n'es pas

mon fils. Tu dois être un autre, on a dû se tromper à la Clinique

et me donner un autre enfant. Toi, tu as dû te perdre.

— Non, c'est moi, je ne me suis pas perdu, je suis là, je suis moi.

Je suis moi.

— Mon fils aurait été plus sage, plus gentil, plus beau, plus

intelligent. Où est-il le pauvre maintenant ?

— Mais c'est moi. Je suis moi. Je suis moi !

— Non tu n'es pas toi !

— JE SUIS MOI. JE SUIS MOI. JE SUIS MOI ! ! !

— Non tu n'es pas toi !

— C'est moi je te dis ! JE SUIS MOI !

Et mes sanglots redoublent et vraiment je suis seul au monde.

Désespéré. Et si, au contraire, c'était elle qui était devenue une

autre femme ? Elle aurait pris les apparences de ma véritable

maman. Celle qui me tenait l'autre jour dans ses bras. Je me

surprends l'après-midi à la chercher dans les recoins de la

maison pour la sauver. J'imagine que je la trouve et que je la

délivre. Je suis un chevalier doué de grands pouvoirs. Je

démasque l'imposture de la sorcière qui a volé ses apparences. Je

joue un double jeu pour ne pas éveiller les soupçons. Je mène

une double vie.

Personne ne connaît mon entreprise.

Peut-être qu'un jour je serai le Messie.

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Alger. Septembre 1956 ?

Ma grand-mère est morte en France.

Il arrive donc que l'on meure vraiment.

Il arrive que l'on meure sans être ressuscité par un prince où

une princesse charmante. Ma mère, elle aussi est en France.

Quand elle rentre à Alger, je pense qu'un jour elle va mourir et je

pleure. Et puis je pense que moi aussi, je vais mourir et je pleure

encore davantage.

Quand on parle de ma grand-mère, on l'appelle maintenant « la

pauvre Yvonne que Dieu ait son âme ». Jusqu'à l'âge de treize ou

quatorze ans, j'ai fait tous les soirs, en quelques mots, une prière

pour elle. On dit des choses horribles à son sujet. Par exemple

qu'elle avait les jambes enflées et qu'on avait planté des tas de

petites aiguilles pour permettre à l'eau prisonnière de s'écouler. On

parle d'un foulard qu'il fallut lui attacher autour de la tête pour

retenir sa mâchoire.

Mon grand-père vient maintenant vivre chez nous. Il dort dans la

même chambre que moi et il ronfle toute la nuit. On m'a dit de

siffler pour le faire taire. Je ne sais pas siffler. Quand il ne ronfle

pas, j'ai peur qu'il soit mort et je me lève et je surveille sa poitrine

pour voir s'il respire. Des fois, quand ça n'est pas bien net, je pose

mon doigt sur sa bouche juste en dessous du nez pour sentir si

l'air continue de sortir. En général, il se réveille et se met à crier,

puis se rendort en reprenant son ronflement.

Je peux à mon tour m'endormir paisiblement.

Juillet 1957 ?

À la Madrague, dans la banlieue d'Alger, mes parents ont une

villa où nous allons souvent pour passer une partie de l'été. A

cause des « événements », nous ne voyageons jamais plus avant

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dans le pays et les vacances se déroulent toujours en France ou bien

à la Madrague.

Ici, le jardin surplombe la mer et en traversant une petite route,

on arrive directement sur la plage. Le matin, je me lève avant les

autres pour descendre sur le sable ou les rochers. Parfois je vais

jusqu'au port pour voir rentrer les bateaux de pêcheurs. Ici, tout le

monde me connaît. La rue fait vraiment partie de notre maison.

Pendant une période de l'été, pour Tcherbeb, nous vivions tous les

ans une semaine de deuil. Il ne faut pas manger de viande fraîche

et, dans ma famille, les baignades sont interdites pour d'obscures

raisons. Ma mère dit qu'à cette époque il y a des couteaux au fond

de l'eau et que le diable va les agiter pendant une minute, sans que

nous en sachions au juste le moment. Alors on risque à chaque

instant de se noyer. Quand je rentrais, au cours de ces périodes,

elle posait sa langue sur mon bras pour voir si je m'étais baigné.

Un jour mon bras a eu le goût du sel sans que j'aie mis l'ombre

d'un seul demi-orteil dans l'eau de mer.

Injustice criante.

J'ai dû recevoir, sur un mode habituel et hurlant, une nouvelle

raclée. Mais cette fois, j'ai décidé de me venger.

Dans un coin sont entassées des canisses qui servent à protéger

les plantes de l'air marin qui ici brûle tout. Qui brûle tout, ici...

Mes parents sont sortis. Ils doivent être chez des amis. J'entasse

consciencieusement les canisses contre un mur de notre maison.

Je monte en pleurant chercher à la cuisine la grosse boîte

d'allumettes. J'en allume une première et je la laisse tomber

négligemment entre les fibres de roseau. Elle s'éteint.

Tout de même, je ne peux pas être seul à prendre en charge une

telle décision. Brûler la maison... J'invoque le sort et je veux le

laisser seul prendre la responsabilité de son jugement. J'aurais

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parfaitement pu mettre du papier pour aider le feu à démarrer.

Mais ça n'aurait pas été accepté dans la règle du jeu. Si après,

disons la... neuvième allumette, le feu n'est pas parti, j'arrêterai.

Les dés sont jetés. Le sort en soit loué.

La deuxième allumette s'éteint tout de suite.

La troisième brûle un peu plus longtemps et j'envoie aussitôt à

son secours la quatrième avant qu'elle ne s'éteigne. Et la

cinquième et la sixième.

Maintenant ça prend vraiment...

Ça prend même de plus en plus et je m'éloigne pour chercher de

nouveaux combustibles. Je suis toujours en larmes. Mme Sintés,

la voisine, voit les flammes depuis sa fenêtre et accourt pour me

sauver. Le feu est rapidement éteint par quelques hommes

héroïques venus sur le terrain. Personne ne songe à m'accuser. Je

suis une pauvre victime sauvée des flammes et je joue ce rôle à

merveille. Il faut dire qu'on m'y incite un peu. Je n'avais pas imaginé

une telle issue. Je m'attendais à de terribles représailles.

Quand mes parents sont revenus, ils m'ont longuement consolé

et je me suis laissé faire comme un enfant très sage tout

simplement terrorisé. On m'a fait boire un grand verre d'eau pour

la peur et puis on m'a gavé de sucreries.

Alger 195 ? Deux et deux font quatre.

Je suis bouché et rien ne peut me déboucher. Ma pauvre maman

se fait un sang d'encre à cause de moi. Je ne veux rien faire de bon

et je m'obstine.

Rien à l'école et rien à la maison.

Pendant les moments difficiles, j'ai un pouvoir que personne

ne me connaît : je peux partir et faire semblant d'être encore

là.

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Je reste assis, les yeux ouverts et je m'éloigne mentalement

jusqu'au mur. En face, je suis debout. Le plus souvent je m'envole

un petit peu dans les airs et je me vois en bas, assis dans l'autre

coin. A partir de cet instant, on peut me dire ce que l'on veut, moi

je n'entends plus rien. Je sais bien que je suis là pourtant, et que

l'on tente de me parler. Mais je contemple comme si j'étais un

autre le maître s'agiter autour de moi et s'éloigner tout en levant

les bras au ciel, désespéré.

Quand je suis dans cet état, ma mère s'énerve et s'acharne

encore plus contre moi. Mais je m'en fiche, de l'autre bout de la

pièce tranquillement je me regarde pleurer, je remarque que j'ai

les joues très rouges, que ma chemise est un peu déchirée.

Très vite, le travail scolaire devient un calvaire épouvantable et

ma mère me harcèle pour que je sois un homme et pas un bon à

rien. Il ne me reste plus un seul lieu de répit. Dans la cuisine,

dans la salle à manger et sous la douche, je récite ma table de

multiplication ou bien mon alphabet.

D'ailleurs, je ne connais toujours pas aujourd'hui ma table de

multiplication, au-delà du 5. Sauf 7 fois 8 = 56, à cause de

l'écumoire. Ma mère écossait des légumes dans la cuisine. Je

récitais la table de 7. Un exploit : j'arrive sans encombre jusqu'à

7 fois 7 = 49.

— 7 x 8 = ?

— SEPT FOIS HUIT COMBIEN ÇA FAIT, ABRUTI ?

— Euh...

Ma mère prend l'écumoire qui est à portée de sa main.

— SEPT FOIS HUIT ?

— 42 ?

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Le coup est parti, sec et brutal sur ma cuisse, pour y planter

un grand cercle bleu constellé de petits trous réguliers qui sont

restés là dix ou quinze jours.

Je n'ai jamais su et je ne saurai sans doute jamais faire une

division. Ne parlons pas de la règle de trois ni de la preuve par neuf

- restons sérieux. Pourtant, j'ai pris des cours particuliers dans

toutes les matières et depuis les toutes petites classes. J'ai pris,

« comme tout le monde », des cours particuliers de maths, de

physique, de chimie, de français, de latin, d'espagnol et d'anglais.

Mais je prenais aussi des cours particuliers d'histoire, de

géographie, de dessin, de sciences naturelles, de philosophie et

d'instruction civique. Il y avait même une vieille institutrice corse,

Mlle Carbonelli, qui venait à la maison pour m'apprendre à lire

avant que j'aille à l'école. Ma mère voulait absolument que je sois

un enfant « en avance ».

Tous les matins, elle me faisait lever entre 5 et 6 heures pour que

je travaille. Elle venait régulièrement ouvrir ma porte par surprise

pour voir si j'étais à ma table. Combien d'heures ai-je passées à

pleurer devant des devoirs de mathématiques ? Le soir, je n'étais

pas couché avant 10 ou 11 heures et elle restait pour me faire

réciter tous mes cours. Elle a suivi une scolarité complète avec moi

en me consacrant le plus clair de son temps. Quand je

démissionnais, elle faisait mes devoirs à ma place. J'étais d'ailleurs

de plus en plus persuadé que j'étais un bon à rien et que je

n'arriverais jamais à réaliser quoi que ce soit sans son aide.

Elle m'apprenait à tricher pendant les compositions en

dissimulant des copies déjà toutes remplies au milieu de copies

blanches. Nous avions préparé un système de classement qui me

permettait de sortir rapidement le bon sujet. Par exemple, pour la

composition de français, il y avait peut-être, disons, cinquante

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sujets de rédactions possibles. Eh bien, elle écrivait cinquante

rédactions en imitant parfaitement mon écriture (elle avait

l'habitude).

Elle laissait une place blanche en haut de la copie pour que

j'inscrive l'énoncé exact du sujet. Le jour des résultats, elle lisait

avec satisfaction les commentaires élogieux du professeur de

lettres sur sa copie.

Ma mère a toujours été excessive et violente. Mais elle était un

peu plus souple avec ma sœur pour le travail scolaire, parce que,

disait-elle : « C'est moins grave pour une fille. » Par contre, dès

l'adolescence, il y eut de sérieux remous à propos de garçons.

Quand elle ne s'en prenait pas à nous, elle s'en prenait à elle et

se suicidait. Comme elle ne cachait pas ses intentions (où aurait

été le plaisir ?), toute la maisonnée courait à ses trousses.

Parmi ses plus beaux suicides, je me souviens de celui où il

fallut défoncer la porte des toilettes parce qu'elle menaçait

d'avaler le contenu de la bouteille d'Harpic. Le plus pathétique

fut peut-être celui où nous l'avons retrouvée en pleine nuit, assise

devant la table de la cuisine, pleurant à chaudes larmes en

entamant son cinquième pot de confiture. Entre deux hoquets,

elle nous a déclaré qu'il était trop tard. Elle devait avoir

maintenant au moins 10 grammes de sucre par litre de sang et

son diabète l'emporterait sous peu.

Quand elle ne s'en prenait pas à nous et qu'elle ne se suicidait

pas, elle fuguait au milieu de la nuit en déclarant par exemple

qu'elle allait partir en Israël pour trouver du travail (elle y

devenait fréquemment vendeuse dans un Monoprix). Puisque

nous ne l'aimions pas, nous ne la reverrions plus jamais.

Quand elle ne s'en prenait pas à nous, qu'elle ne se suicidait pas

et qu'elle ne fuguait pas au milieu de la nuit, elle faisait de

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l'exorcisme et de la magie. Si j'avais une mauvaise note, il y avait

plusieurs explications possibles. D'abord, j'étais « un imbécile qui

ne ferait jamais rien de bon » et je prenais une rouste. Ensuite, il

était possible, sinon probable, que je sois bouché à ce point à cause

d'un sort que l'on m'aurait jeté. On me faisait asseoir devant les

cabinets, ma mère allait chercher une poignée de sel qu'elle tournait

au-dessus de ma tête en récitant quelques formules et en énumérant

les noms possibles de mes jeteurs de sorts. Il fallait que je fouille

dans ma mémoire pour me souvenir de ceux qui auraient pu me

vouloir du mal. Je citais d'abord mes professeurs de maths et de

gymnastique. Mais ça n'était pas ça. De fil en aiguille et de copains

en relations lointaines, je finissais par énumérer presque tous les

noms des personnes connues en tentant de préserver secrètement

celles qui m'étaient les plus chères. Il fallait ensuite que je crache

trois fois sur le sel, en prenant garde surtout de ne pas en renverser.

Si l'on avait voulu être strictement orthodoxe, il aurait fallu

descendre jusqu'à la mer pour rendre le sel à l'eau, dans son état

premier. Mais ma mère s'était octroyé l'avantage d'un compromis, on

le jetait dans les cabinets et on tirait la chasse plusieurs fois de suite,

par les égouts, le sel rejoindrait la mer tôt ou tard.

Ma mère voit des fantômes. Mais des fantômes amicaux, le plus

souvent une femme en noir à qui elle demande conseil. Ma mère se

venge des hommes méchants et les envoûte avec la panoplie

complète de la petite sorcière judéo-berbère. Ma mère chasse parfois

le diable de la maison. Dans une marmite, elle brûle des herbes et

de l'encens et poursuit le démon avec fièvre dans tous les coins de

notre appartement. Quand elle a terminé et qu'enfin le démon a été

terrassé, elle a le visage complètement couvert de suie. Ma mère a

des prémonitions et je dois reconnaître que parfois elles se réalisent

vraiment.

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Quand elle ne s'en prenait pas à nous, qu'elle ne se suicidait pas,

qu'elle ne fuguait pas au milieu de la nuit, qu'elle ne faisait ni de

l'exorcisme ni de la magie, ma mère était boulimique. Sur un mode

ordinaire, les repas ont toujours été chez nous pantagruéliques.

Sur un mode extraordinaire mais coutumier, ils devenaient

orgiaques. Nous célébrions toujours les nombreuses fêtes

religieuses et laïques par une manière particulière de manger.

Notre couscous du vendredi soir n'était pas un de ces petits

couscous ordinaires et royaux que l'on trouve dans de vagues

restaurants orientaux.

C'était un Cous-Cous.

Avec de la panse farcie (de la hasbane), avec des boulettes, avec

un ragoût fait de viandes de bœuf, de mouton et de veau

mélangées (la shtétra), avec des tripes, avec du bouillon où les

légumes avaient cuit sur des volailles, avec des haricots blancs

au mouton, etc.

La nourriture, la violence, la religion et la magie étaient un peu

liées. Dans ces circonstances, ne pas manger d'un plat, c'était

braver un interdit redoutable. C'était s'exposer au courroux de ma

mère. Si tu ne manges pas c'est que tu ne m'aimes pas. C'était

trahir tous nos ancêtres sur au moins deux mille ans à travers

l'histoire entière des gamelles et des hommes. Il faut manger de

ce plat, parce que c'est le rhéhédè (c'est-à-dire quelque chose de

fixe entre la coutume obligée et le rituel incontournable). Trempe

au moins ton doigt dans le miel ! Tu sais bien combien de fois

faudra-t-il te le dire ? - qu'il faut commencer l'année avec du

doux. Sinon tu vivras de l'amertume tous les jours et jusqu'à l'an

prochain. Reprends une boulette. Il va en rester et ça, c'est un

grand péché. Si tu méprises aujourd'hui les richesses dont tu

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disposes, demain tu marcheras comme un mendiant dans les

rues.

Quand elle ne jette pas l'anathème, ma mère vit dans les rêves.

Elle est d'une distraction redoutable. Elle peut entrer dans une

librairie et demander une plaquette de beurre ou bien serrer

chaleureusement la main de la vendeuse en lui demandant des

nouvelles de toute sa famille avant de se rendre compte qu'elle

ne l'a jamais vue.

Ma mère est un peu toquée, mais elle est d'abord généreuse et

tourmentée. Elle est capable de se départir d'objets où de

ressources qui lui sont nécessaires pour les offrir à des inconnus.

Si toutefois elle estime que ces inconnus en ont un besoin plus

grand qu'elle.

Au milieu de tout ce fatras, j'ai vécu une enfance mouvementée,

mais véritablement heureuse. Il y avait une alternance d'amour

et de violence. Comme une sorte de surabondance de tout. Je ne

regrette absolument rien et si j'avais le choix entre la vie que j'ai

menée et une autre vie, je garderais la mienne avec la sensation

d'y avoir gagné une sensibilité particulière et que j'aime. Mon

père est un personnage plus calme. Il a au cours de notre enfance

contrebalancé les excès de ma mère. Il nous a apporté, par

touches discrètes, un véritable humanisme, une grande

tolérance, un goût pour les choses de l'art, de la poésie et de

l'humour. Rien n'aurait été pire qu'une éducation aseptisée et

exemplaire. J'ai vécu l'amour, le rire, la crainte et la révolte.

Mercredi 17 juin

Je pèse à peine un peu plus de 120 kilos. Je suis en train de

devenir un obèse ordinaire. Un obèse comme on en voit tant dans

les rues de Paris. Un obèse mesuré et discret, un obèse

quelconque et même peut-être pire : un simple gros. Un gros, tout

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juste enveloppé du minimum de graisse nécessaire pour qu'il

conserve sans ambiguïté son statut. Un gros de classe moyenne.

Gros par étourderie. Sans amplitude, ni opulence.

Sans majesté.

Personne ne se retourne plus sur mon passage. J'ignore

comment je saurai vivre dans ce corps anonyme. Mon mal est ainsi

fait que je dois le combattre en me blessant. La douleur porte en

elle le soin de sa douleur. Reflet de mon reflet traîné, roulé, bercé

dans les yeux de la foule. J'y ai trouvé au plus profond des

lassitudes la seule matière à ma raison de vivre. Mon étendard et

ma révolte.

Je ne remarquais les regards goguenards que lorsqu'ils

s'affirmaient très lourdement à mon adresse. Manquant à la

discrétion pernicieuse des tout petits murmures sur les lèvres

cachées3. Mais aujourd'hui ils ne sont plus là, et je découvre leur

absence comme l'évidence, comme une case blanche entre deux

noires, comme un rythme rompu, comme une raison de moins

pour divorcer d'avec le monde, comme une solitude. Comme le

pied d'un mur d'où j'entrevois déjà les lendemains qu'il me faudra

construire en produisant désormais de nouvelles excuses pour

accepter de vivre sans le secours de mes vieilles rengaines.

Jeudi 18 juin

Nous sommes invités, Dominique et moi, à un cocktail où nous

sommes obligés de nous rendre, pour faire plaisir à un copain de

boulot. La poisse. J'ai vraiment horreur de ce genre de situation.

Autrefois, c'eût été pour moi une épouvantable épreuve,

presque tragique. Je ne m'autorisais jamais à manger en public.

3 Dominique en souffrait plus que moi. Elle m'en parlait parfois, sidérée de constater que je n'avais rien vu. Pour

ne pas me blesser, elle finit par ne m'en plus rien dire. Mais c’est justement là, alors que je lisais sur son visage la révolte et la peine, que la mémoire (de ce que j’avais, sans le savoir parfaitement vu et entendu) me revenait comme un flash.

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Sous l'emprise des jambons de Parme multipliés en corpuscules

sur canapés. À la merci des pains au lait lilliputiens

outrageusement gavés. Sous l'envoûtement des petits fours

proliférants. Sous la propagation des bouchées rebondies et

diverses, la tentation prenait la dimension d'un conflit

titanesque. Membres écartelés.

Je rêvais d'une salle immense et déserte avec des alcôves, des

zones d'ombres et la présence incertaine d'ennemis dont j'aurais

dû me prémunir.

Je rêvais du déhanchement négligé de mes pas entre dessertes

et tréteaux et de saisir délicatement la nourriture du bout de mes

gros doigts gonflés en parcourant régulièrement, sans

empressement, la distance raisonnable qui aurait séparé la table

de ma bouche. Continuer. Jusqu'à l'épuisement. Jusqu'au

sommeil hanté par des milliers d'êtres petits et minuscules.

Je ne pensais qu'à une seule chose : partir. Guetter l'occasion,

l'instant qui m'autorise à m'éclipser pour une demi-heure.

Un sens particulier de l'orientation me permettait toujours - de

trouver, dans les proches alentours, une épicerie ou bien un

autre lieu distributeur de nourriture : un bistrot, la boutique

d'une station-service, un appareil à sous, une gare... Paris

s'ouvre toujours aux noctambules. Il me fallait ensuite trouver

également un porche retiré, un escalier, un square désert ou une

cour. Je m'y installais et je vengeais mon dépit avec à portée de

la main le fruit de mes recherches : un ou deux saucissons, des

tranches de jambon, des biscuits secs, un morceau de fromage.

Faute de mieux, quelques tablettes de chocolat, des cacahuètes

enrobées, des raisins secs. Je rejoignais ensuite le groupe et

reprenais le fil de la conversation, feignant subitement d'y

trouver un intérêt tout à fait inhabituel. Je m'autorisais

Page 124: Kilos de Plume...problème se résumait à cette déficience. Ma perte de poids n’était pas de taille à remplir le vide. L’exploit me paraissait insignifiant, s’il n’était

discrètement un ou deux petits fours. Puis bientôt je me lassais

et j'éprouvais le besoin urgent de repartir, de me réfugier dans

mon lit et de dormir. Je saluais mon interlocuteur, sans aucune

élégance, parfois même au milieu d'une phrase, sur une bouche

bée. Aujourd'hui, 18 juin, je n'ai plus peur des cocktails.

Vendredi 19 juin

Avec Apfel, les entretiens tournent autour de ma relation à

Dominique. Je lui explique que lorsque je l'ai rencontrée j'étais

plutôt mince et que j'ai pris, au cours de notre vie commune, un

peu plus de 80 kilos. En deux ans seulement. Je déclare en toute

innocence qu'elle aurait très bien pu me plaquer. Apfel saisit cette

occasion trop belle pour rester silencieux :

— En effet.

— Quoi, en effet ?

— En effet, vous devriez vous demander pourquoi elle ne vous a

pas quitté. Ne craignez-vous pas qu'elle vous quitte maintenant ?

— Heu...

Le soir, je raconte cet entretien à Dominique qui est furieuse.

Sa fureur, tout de même, me réconforte un peu, mais on ne sait

jamais. Elle s'assied devant son ordinateur et tape sans laisser

au silence le temps de s'installer entre les touches. Nos deux

bureaux sont dans la même pièce et j'aime entendre, quand nous

travaillons ensemble, le bruit réuni de nos claviers. Je lève par

moments les yeux pour la voir et il m'arrive de surprendre son

regard contre moi.

Une heure plus tard, elle pose un papier sur la table en me

disant : « Tu lui montreras ça à ton Apfel. » Je frôle la béatitude.

« Apfel t'a demandé pourquoi nous ne nous étions pas quittés.

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Pourquoi ?

Apfel, comme un fruit, une pomme je crois...

Je t'aime, je t'aime, comme je n'ai jamais aimé.

Je t'ai aimé la première fois, ainsi que dans les romans. Non, pas

la première fois, mais la deuxième ou la troisième, qu'importe ?

Pourquoi ne t'ai-je pas quitté, t'a demandé Apfel. Pourquoi

t'ai-je aimé ? Pourquoi t'ai-je aimé ?

Pourquoi ai-je si mal de t'aimer ?

Tu te souviens. Tu me dis que je t'attirais. Je n'ose y croire.

Je n'ose pas y croire. Nous avions parlé. Vous aviez parlé, je

vivais alors avec un autre homme. Vous aviez parlé du pouvoir

de créer, du droit de créer, de ces idées que nous nous donnions

le droit de défendre. Qu'importe. Je vous écoutais, silencieuse

peut-être, ou pas.

Je vous avais écoutés.

Nous étions repartis, lui et moi.

Je t'ai aimé ce jour-là, en le sachant et en ne le sachant pas. En

me le disant. En ne me le disant pas.

Pourquoi ne t'ai-je pas quitté, t'a demandé Apfel. Pourquoi

t'aurais-je quitté ?

Parce que tu étais devenu gros ?

Je t'aime, je t'ai aimé, je t'aimerai.

Pourquoi ne t'ai-je pas quitté, en effet ?

Je ne sais pas, parce que probablement au fond de moi, quelque

chose de plus fort que ton désir de mort, que mon désir de mort

m'habitait. Nous habitait ?

Parce que, par-delà ta graisse, il y avait notre amour, un

amour plus fort que tout, auquel je ne croyais pas vraiment

mais dont j'étais, parfois, totalement sûre. Parce que tu existais

et que je ne voyais pas réellement ta graisse.

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Pourquoi ne t'ai-je pas quitté lorsque tu semblais t'intéresser à

d'autres femmes ? Pourquoi ne t'ai-je pas quitté lorsque tu me

disais « J'ai envie de me tuer » ? Pourquoi ne t'ai-je pas quitté

lorsque tu préférais tes agapes à tout le reste, et à ma

tendresse ? Pourquoi ne t'ai-je pas quitté lorsque tu déployais

contre moi tes infernales colères et ton impossible mauvaise

foi ? Pourquoi ai-je supporté ces visages moqueurs, méprisants,

rassasiés de certitudes, braqués vers nous, vers moi ?

Pourquoi ? Pourquoi ?

Pourquoi, dis-moi, pourquoi est-ce que je t'aime ?

Pour ces fois où nous faisons l'amour ? Pour tes bras peut-

être ? Ou ton intelligence ? Ou ta poitrine ? Ou pour les dix

francs que tu donnes à ce clochard ? Ou pour cette façon que

tu as de parler ou de me tendre le pain ou de me caresser les

cheveux ? Ou de rire ? Est-ce pour ta voix au téléphone ? Pour

nos tendresses ? Pour nos connivences ou nos contradictions ?

Ou bien encore nos doutes ? Est-ce pour ces moments où nous

savons rire et pleurer de nos lacunes et de notre indigence ?

Ou est-ce pour rien ? Pour rien ? Pour tout ? Je m'en moque.

Est-ce parce que j'ai toujours entendu tes paroles ou vu tes yeux,

ton regard, j'ai peur des clichés quand je parle de toi, ces clichés

qui n'en sont plus lorsqu'il s'agit de toi.

Je t'aime, je t'aime et je refuse de m'expliquer. Cet amour ne

s'explique pas. Nous étions faits l'un pour l'autre, m'as-tu dit.

Nous étions faits l'un pour l'autre, voilà peut-être l'explication.

L'anti-explication. Pour nous rassurer. Parce que nous ne

savons pas, ni toi, ni moi.

Dis-lui, à Apfel, que je fus boulimique, que cela justifie ma

compréhension et ma patience, pas mon amour, absolument pas

mon amour pour toi.

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Dis-lui, à Apfel, que le fruit est là, avec notre rire et notre joie.

Et qu'importe alors la graisse d'antan, ou le reste, et si ta graisse,

et nos souffrances, et la conscience de nos souffrances, nous

avaient liés. Et nous avaient appris à nous aimer. Sans nous le

dire et sans explication ? »

Lundi 29 juin

J'ai pris rendez-vous avec un célèbre chirurgien spécialisé dans

les ablations esthétiques. C'est pour ce soir 17 heures 30. Depuis

plusieurs semaines, j'ai envie d'avoir l'avis d'un spécialiste sur l'état

de ma peau. Mon ventre s'affaisse de plus en plus. Je serai sans

doute obligé de le faire retendre après mon amincissement.

16 heures 30

J'arpente déjà les trottoirs du boulevard Malesherbes où se

trouve le cabinet du chirurgien. Je passe devant le porche sans

m'arrêter. Juste pour m'habituer à l'idée que tout à l'heure c'est

ici que je vais pénétrer et que je vais monter ces marches-là. Je

jette un œil.

Je tourne dans la première rue à gauche pour faire semblant

d'aller quelque part. Comme si quelqu'un pouvait me surveiller et

me trahir.

17 heures

J'entre au n° 24 bis de ce boulevard Malesherbes. Je monte et

je sonne. La porte s'ouvre presque aussitôt et je suis accueilli par

une femme sans âge. Elle m'introduit dans une pièce et disparaît

tout aussi subitement. Je demeure un instant seul, debout.

Le temps passe et je m'assieds.

Elle traverse à nouveau le bureau, un dossier à la main, sans

m'adresser le moindre regard.

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— Vous avez bien fait de vous asseoir.

Le ton de sa voix est ambigu, j'opte plutôt pour un reproche et

je fais mine de me lever. Mais elle ne m'en laisse pas le temps et

disparaît encore, avant que mon geste n'ait eu la possibilité

d'amorcer l'ombre de l'embryon du début de son

accomplissement.

Elle revient.

— Restez assis, je vous en prie.

Elle s'assied sans hésiter en face de moi et me tend une fiche à

remplir. J'accroche mon regard à un horrible sourire de cinéma

figé au milieu de ses lèvres roses et nacrées. Je ne peux m'en

défaire, puis je me ressaisis. Je pense que ce matin je ne me suis

pas brossé les dents.

Nom, prénom, âge et domicile. Profession. Objet de la visite. Il y

a sur le papier de nombreuses cases réservées que je ne dois pas

remplir. J'imagine les futurs commentaires ou les petits croquis

qui cerneront les zones de mon ventre qu'il faudra retendre, dans

lesquelles il faudra tailler.

— Vous avez une lettre ?

— Euh, non, je l'ai oubliée, mais c'est le docteur X qui m'envoie.

Elle me fait pénétrer dans la salle d'attente. Deux femmes

symétriques et assises sur un canapé abandonnent un instant

leur lecture pour lever l'œil sur mon passage. J'esquisse un

sourire. Regards absents, plongés à nouveau dans leur lecture de

circonstance. Un bruit s'échappe du parquet.

Je me rends compte seulement maintenant du faste de ce

cabinet. Il y a tout, et de tout mélangé avec semble-t-il pour seul

critère esthétique l'affichage du coût.

Tiens, voici une commode à 100 000 en face d'un tableau qui

en vaut pour le moins 500.

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C'est le tableau qui a gagné.

Je me mets sérieusement à perdre confiance en ce médecin qui

prétend pouvoir remodeler les formes de nos corps. Je regarde les

deux femmes qui attendent avec moi et je me demande ce qu'elles

peuvent bien avoir à faire enlever. Peut-être un peu le nez...

Voici un ventre à 50 000 en face d'un nez à 20 000. Qui sera

gagnant ?

Le médecin ouvre la porte. Il est bien plus jeune que je

l'imaginais. Il semble manquer d'assurance, ce qui, dans sa

situation et dans ce cadre, paraît pour le moins surprenant. Je

suis content. Il a, pour un instant au moins, l'allure d'un être

humain.

— Madame Meyer ?

Les deux femmes se lèvent et se dirigent conjointement vers lui.

À leur approche, il baisse un peu la tête et tend une main molle.

Il garde aux lèvres un tout petit sourire coincé sur une autre

pensée. Il porte des lunettes rondes, cerclées d'écaille... Quand elles

arrivent à sa hauteur, avec, à leur tour, la main déjà presque

tendue, il se tourne et se dirige vers son bureau. Elles se

regardent...

Elles suivent.

La porte se referme.

J'ai envie de partir.

Il faut que je me préserve des jugements hâtifs. Cet homme est

peut-être timide. Tout simplement. Il a une sale gueule, c'est

entendu. Mais je pense aux dangers des interprétations

morphopsychologiques. Je me demande si les modifications de mon

être seront directement proportionnelles aux modifications de mon

apparence. Ce chirurgien qui taille dans le corps, jusqu'où va-t-il

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me transformer ? Plus le bistouri pénétrera profondément dans ma

chair, plus...

La porte s'ouvre sur la même main moite et sur ce même sourire

cerclé d'écaille brune.

— Déshabillez-vous derrière le paravent. Je m'exécute.

— Voyons voir... C'est le docteur X qui vous envoie ? Je fais

signe que oui.

— Eh bien, il ne me fait pas de cadeau !

Dès cet instant, je sais que je n'irai pas plus avant dans mes

rapports à la chirurgie esthétique. Ils peuvent crever la gueule

ouverte tous ces cons sûrs d'eux-mêmes, sûrs de leur fric et sûrs de

leur pouvoir.

— Habillez-vous et venez-vous asseoir. Madame Thomas,

pouvez-vous m'amener les dossiers A K W ?

Le doigt appuyé sur un bouton de l'interphone, il semble, pour

un instant encore, attendre une réponse. Mais Mme Thomas,

toujours aussi diligente, est déjà là, avec tous les dossiers. Il

sourit d'aise, elle tourne les talons.

Il extrait une série de photos du style avant / après. Toutes les

têtes sont coupées ou masquées.

— Vous voyez cette dame ? Elle a une très belle ptôse

abdominale. -...

— Vous voyez, n'est-ce pas ?

— Heu, oui...

— Moins prononcée que la vôtre, d'accord. Mais, soyez-en

certain, on peut tout o - pé - rer. Il faudra peut-être que vous y

passiez deux ou trois fois. Peut-être... Mais on y arrivera, soyez

sans crainte.

Ses tout derniers propos l'amusent et il rit. Les photos

continuent de défiler sous mes yeux et je regarde à peine,

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jusqu'au moment où l'une d'elles porte un visage qu'on a oublié

de masquer. Je suis fasciné par ce regard croisé sur le papier.

J'ai l'impression d'être l'auteur d'un viol.

Mercredi 1er juillet

Je suis un peu découragé.

Je ne m'étais pas rendu compte que les dégâts sur mon corps

étaient si avancés. J'en veux terriblement à ce médecin que j'ai

rencontré hier. Du haut de sa fonction, en une phrase, il m'a

réellement ébranlé, il a semé le doute. Il a remis en cause tous

les mois et tous les jours de ce travail entrepris.

Sur la feuille de sécu qu'il m'a remise lorsque je suis parti, il y

avait marqué : oto-rhino-laryngologiste. J'ai payé 600 francs

pour cette visite d'un quart d'heure. Le prix d'une vingtaine de

places au cinéma. J'ai trouvé tout cela un peu écœurant, pour

un simple entretien dépourvu du moindre acte thérapeutique. Je

ne sais pas au juste ce que j'ai acheté et ce qu'il m'a vendu. J'ai

eu le sentiment de payer seulement pour son sourire et pour sa

suffisance.

Il est possible que ce type soit malheureux comme un dictateur.

Incertain de la pérennité de son pouvoir, craignant à chaque

instant la moindre question posée qui puisse remettre en doute

sa légitimité. C'est tout à fait possible, mais je m'en fous. Il serait

sans aucun doute sidéré par mes propos. D'abord c'est vrai que

je ne suis pas un cadeau, et puis 600 francs ça n'est jamais

qu'une paille dans l'océan du foin. Un homme ou une femme

usés, mal dans leur peau, ne sont que d'autres pailles, dans un

autre océan fait cette fois de douleur, d'indifférence et de dédain.

Je me demande ce qui pousse un homme à faire de la chirurgie

esthétique. L'attrait du gain ne me semble pas être une

motivation suffisante. Et puis, à vrai dire, je me fiche qu'on ait

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envie de gagner du fric. Ce que je ne peux pas admettre, c'est

qu'on méprise les gens qui vous le font gagner et qui en toute

innocence se fient à vous. Ce qui est inadmissible, c'est cet esprit

d'une caste qui se croit supérieure et qui dit : « Toi, tu n'es pas

des nôtres. » Ou qui dit le contraire, c'est finalement pareil : « Tu

es des nôtres et nous sommes unis contre l'humanité restante. »

Hier, en me montrant ses photos, il a tenté un moment de me

prendre pour allié en lançant de grossières allusions. En ricanant

sur « les petites vendeuses qui voulaient se faire retendre ». Elles

parlent, disait-il, elles parlent de tout, mais elles ne connaissent

rien à rien. Il a levé les yeux pour chercher vainement sur mon

visage la complicité d'un sourire.

Mardi 7 juillet

Je suis décidé à tout faire pour pouvoir me passer d'un

chirurgien. Je vais augmenter le temps que je consacre à la

gymnastique. J'élimine certains mouvements des bras et des

épaules pour intensifier sérieusement le travail des abdominaux

et des hanches. De face, mon ventre ressemble à une grosse

vieille ampoule électrique un peu plate. On pourrait mettre en

lieu et place de mes oreilles les deux petites baïonnettes

métalliques qui fixent le culot sur la douille. Mais tout cela va

changer, je veux trouver en moi les ressources qui pourront me

sauver. Ma seule crainte est cette propension toujours présente

qui me pousse d'un extrême à l'autre et qui pourrait me faire

abandonner toute culture physique si je m'épuise. C'est un

risque.

J'ai maintenant la certitude que cette propension est l'une de

ces bases invariantes que je recherche au fond de moi. Elle ne me

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quittera pas. Je suis atteint d'excès constitutif et c'est grave,

docteur. Excessif je suis, excessif je serai.

Jusque dans l'aquarium où je m'avance, parmi les autres

minces silencieux.

Je pose une pierre sur l'édifice.

Je recule d'un pas et je contemple, assez satisfait. L'alternance

de l'excès et du vide construit la dynamique de mon mouvement.

Il me faudra apprendre à vivre de cette manière, apprendre à

utiliser ce système, ce point de passage obligé comme une

méthode personnelle que je pourrai guider désormais vers

d'autres flots.

Finalement, cette visite dans l'antre de ce chirurgien m'aura

aidé à me voir vraiment tel que suis physiquement. Elle aura

renforcé ma motivation et j'ai le sentiment d'avoir découvert un

pan de ce qui en moi demeure. Tout ça pour seulement 600

balles ? Ben oui, je crois... Qu'il aille au diable et qu'il en soit

récompensé !

Lundi 13 juillet

C'est mon dernier rendez-vous avec Apfel avant qu'il ne parte

en vacances. Je ne le reverrai plus avant la fin du mois d'août. Il

me donne un numéro de téléphone où je pourrai le joindre à

certaines périodes, en cas de besoin. Excellent test pour me

rendre compte si je peux vivre sans lui.

Avec Dominique, nous allons faire un circuit en voiture qui nous

conduira d'abord dans sa famille dans le Tarn et dans le Var, puis

dans la mienne à Nice. Tout cela est un peu décousu. Je n'aurai

nulle part le temps de m'installer.

Je crains que ces changements de rythme n'affectent mon

comportement. Je veux pouvoir poser des balises. Des repères

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simples immédiatement accessibles en cas de dérapage. Les

religions se cachent derrière une simplification dont je

comprends l'utilité : je suis une fois de plus en train d'écrire mes

dix commandements.

Mon carnet alimentaire de manière rigoureuse je tiendrai.

Attentif je serai aux signes avant-coureurs des tentations du

malin qui galope toujours sur routes et chemins. Une boulimie

pourrait encore surgir. Je tenterai de l'endiguer avec les armes

dont je dispose et que j'apprends à reconnaître : augmenter mes

rations avant la crise et si elle approche trop avant, si je la vois,

lascive, se glisser contre moi, je ne ferai rien pour contenir ses

assauts. Bien au contraire, je la laisserai mûrir et me prendre. Je

la laisserai s'affirmer et puis s'éloigner et pourrir.

Avec moi transporterai le matériel pour structurer entièrement

mon temps.

Le soir.

Le soir, tous les soirs, l'ordinateur me permettra de continuer à

écrire. Il faudra aussi l'imprimante, quelques ramettes de papier

et un ruban de rechange.

Le matin.

Le matin, après mon petit déjeuner, mais avant la toilette, ma

gymnastique je ferai. Donc, le matériel idoine j'emporterai.

Mécaniques et poids, poids de la mécanique.

En quelques lignes, comme ça, sans en avoir l'air, j'atteins déjà

plus de 200 kilos de bagages... Et il subsiste encore une zone à

risque tous les après-midis. Vivons dangereusement et sans

crainte ! Je prends le risque tête haute. Mais, il faut bien l'avouer

c'est un risque mineur, coincé sur une plage identifiée dès avant

le départ. Une plage construite entre tous les remparts que j'ai

dressés autour d'elle. J'emporterai dans mes valises un petit

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risque prisonnier qui me permettra de croire, entre 14 et 18

heures, que je ne suis pas complètement devenu un automate

programmé.

Notre voyage sera une véritable expédition que je commence à

préparer. Je vais faire contrôler l'état général de notre voiture. Je

fais changer les amortisseurs. J'achète des cartes, je me

renseigne auprès des autorités compétentes pour connaître la

meilleure heure, le meilleur jour de départ.

J'ai particulièrement peur du temps que je vais passer dans la

famille de Dominique, parce que je n'oserai pas déballer là-bas

tout l'arsenal de l'homme qui perd sa graisse. J'ai peur aussi de

devoir m'expliquer. Je tente de suggérer discrètement à

Dominique que nous pourrions passer un temps plus court dans

sa famille que dans la mienne. Mais elle ne semble pas vraiment

apprécier ma proposition. Je suis sûr qu'en lisant ce passage, elle

arguera encore de ma mauvaise foi. Nous décidons qu'elle restera

un temps chez ses parents pendant que j'irai chez les miens et

que nous nous rejoindrons par périodes. C'est un compromis

boiteux qui ne satisfait personne. J'aimerais bien que nos deux

familles se rapprochent. Mais ma mère est un personnage

surprenant et elle vit dans un univers assez particulier... Il

faudrait qu'ils fassent de part et d'autre preuve d'un certain recul

pour accepter les différences et éviter les étincelles. Comme les

parents de Dominique sont plutôt du genre anticonformiste, il y a

peut-être une petite chance...

Je n'aime pas l'idée d'être obligé de me séparer de Dominique.

J'ai besoin d'elle, de son contact, de son odeur. Nous sommes en

train de revivre une relation physique de plus en plus complète.

Je redécouvre des sensations oubliées. La nuit nous pouvons

rester l'un contre l'autre sans que mon ventre nous sépare. Elle

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peut m'enlacer et faire le tour de mon corps avec ses deux bras

réunis. Nous sommes très amoureux.

Samedi 25 juillet

Tard dans la soirée nous arrivons à Brassac chez Émile, l'oncle

de Dominique, et demain nous irons chez Paul, son grand-oncle

qui est né en 1900. Il vit seul en pleine campagne depuis des

années, il coupe son bois et élève encore quelques bêtes. Cet

univers est si lointain de ce que j'ai pu vivre qu'il me fascine.

J'apprécie ma rencontre avec Émile et Paul comme l'union hier

encore improbable de deux mondes qui commencent à se parler

et à s'aimer. Les parents de Dominique sont déjà là depuis

quelques jours. Tout va bien, malgré mes craintes.

Mardi 28 juillet

Comme convenu, je prends seul la route vers Nice. Dominique

me fait un peu la gueule et ça n'est vraiment pas de gaieté de

cœur que je la quitte.

Jeudi 30 juillet

Les premiers jours passés dans ma famille s'écoulent toujours

sans problème ni conflit. Nous sommes heureux de nous revoir,

j'en avais très envie. Mes parents, les voisins, les amis, tout le

monde trouve que j'ai bien minci. Tout le monde me félicite. Bon...

On me demande si j'ai été malade. On me met en garde contre

les dangers d'une perte de poids trop rapide. On va même

jusqu'à me citer le cas dramatique de Mme X qui est morte des

suites d'un régime immodéré. Bon, ça va...

Puis, on me demande quel est mon secret, ma méthode, ma

potion. Aaaaah ! Maintenant j'ai envie de répondre une ânerie ou

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une grossièreté. « Pourquoi j'ai minci ? Nous hébergeons un club

d'échangistes, tous les lundis, mercredis et vendredis soir à partir

de 20 heures. C'est épuisant. » « Mon secret ? Il suffit de se

brosser les dents entre chaque plat, de boire un litre d'eau tous

les matins à jeun et d'augmenter, par exemple à l'heure de la

sieste, le rythme de ses ébats amoureux, juste avant le goûter. »

J'aimerais bien passer inaperçu.

Ma mère fait preuve d'une bonne volonté exemplaire pour

préparer des repas « régime » qui soient tout de même

appétissants. Elle y parvient parfaitement, mais avec des

quantités qui seraient suffisantes pour assurer les quatre-vingts

repas quotidiens d'un troupeau d'éléphants à la diète. Des

éléphants de haute lignée et pour le moins maharadjesques. Bien

entendu.

Ma mère se fatigue énormément, mais ne supporte aucune

ingérence dans ses affaires. On me questionne encore un peu

partout au voisinage. Et je commence y à prendre goût. Je

pontifie et je sanctionne. « Madame Dubreuil, vous devriez

prendre garde à vos kilos. »

Vendredi 31 juillet

Mon père prend l'avion pour Paris afin de se rendre à

l'enterrement de Paulette Khamoun, une cousine que j'ai très peu

connue. Je l'accompagne à l'aéroport. Sur la route, il me dit

qu'elle était trop vivante pour qu'il accepte de penser qu'elle est

vraiment morte.

Je ne sais rien de cette femme, ni de sa vie.

Rien de ceux qui l'ont aimée.

Je ne connais même pas son visage, mais j'imagine le cours de

son existence avec quelques clichés qui me parviennent, comme

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si une part de sa mémoire pouvait m'appartenir. Je l'imagine

assise tout près de son mari, dans une voiture sur une route de

montagne. Je l'imagine en train de rire bruyamment dans un

restaurant trop guindé, sous le regard réprobateur et distant d'un

maître d'hôtel en livrée.

Dimanche 2 août

Nous allons voir ma sœur qui fait une cure dans un centre

diététique à Aix-en-Provence (hé oui). Nous avons pique-niqué

près d'une rivière et j'ai été attaqué par une armée de 200 000

moustiques.

Mon amincissement commence vraiment à avoir un côté

spectaculaire et, cela se confirme, je deviens une sorte de

référence morale dans la famille. Je donne de plus en plus de

conseils et je joue les censeurs. Pourtant je cherche à freiner ma

tendance au prosélytisme et à la défense de la juste cause de la

minceur active. Malgré moi, je lance une petite remarque par-ci,

par-là. Je me laisse même aller à faire parfois de longs discours.

La moindre de mes remarques fait autorité. C'est effrayant, mais

finalement assez plaisant. Il faudrait que j'évite de me laisser

prendre à ce jeu. Si l'on ne pense pas comme moi, on hésite à me

contredire de front. J'ai fait mes preuves, donc forcément je dois

avoir raison.

— D'ailleurs, qu'est-ce que c'est que ces histoires d'aller faire

une cure d'amincissement ? Tu veux reprendre ensuite tout ce

que tu es en train de perdre ? On ne peut perdre durablement

son poids que dans le milieu où l'on a l'habitude de vivre.

— Oui, mais c'est juste pour m'aider à démarrer.

- Enfin, Annie... Tu démarres dix fois par an et tu cèdes vingt

fois. Tu dois comprendre qu'il n'y a pas de début et qu'il n'y a pas

de fin. C'est toute ta vie qui doit changer.

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Au fond de moi, je pense qu'il faut bien prendre la décision de

commencer un jour. Pourquoi ne pas appeler ça le début ? Et je

ressens toujours le besoin de franchir certains paliers, de clore

définitivement certaines étapes que je relègue dans un passé

lointain. Pourquoi ne pas appeler ça la fin ? Bon. Je me garde

bien d'avancer ces remarques, d'autant que ma réflexion

précédente porte ses fruits : ma sœur a l'air impressionnée. J'ai

un peu honte et j'ajoute une légère demi-teinte maquillée

d'indulgence :

- Enfin, chacun doit trouver son chemin.

J'accumule ce genre d'affirmations sans nuance, en sachant

bien que les choses ne sont pas aussi simples. L'instant d'après je

regrette d'avoir parlé pour me valoriser à bon compte. Pour justifier

à mes yeux la voie que j'ai choisie. Mais il est trop tard, les paroles

sont déjà sorties de ma bouche et flottent lourdement sur des

oreilles médusées. Ici encore, je dois apprendre à maîtriser le flot

de mes discours et sortir de cette introversion qui me coupe des

autres par un autre détour, maintenant.

J'espère que cette attitude n'est liée qu'à une très courte phase

de ma thérapie. À chaque fois que mon comportement se modifie,

j'ai peur de voir naître en moi cet être nouveau que j'attends et

d'accoucher d'un monstre. Je ne m'aime pas.

Mercredi 5 août

Mes oncle et tante Félix et Betty sont arrivés hier soir. Je change

de chambre et je dors dans la pièce du fond tout près de la cuisine.

C'est dans cette chambre que mon grand-père est mort.

J’aimais bien mon grand-père. Je pense à lui avant de

m'endormir.

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Mon grand-père n'aimait pas la nourriture. Il arrivait à table

avec une moue dédaigneuse. En s'asseyant, il attachait

autour de son cou une immense serviette et attendait les

plats. Lorsqu'on lui demandait :

— C'est bon ? Il répondait :

— Ça se mange...

C'était désespérant.

Parfois, il brassait dans son assiette des aliments totalement

différents. Par exemple son dessert et le poisson. Devant la

mine décomposée des autres convives, il s'empressait

d'ajouter :

— De toutes les façons, ça se mélange bien dans l'estomac,

alors...

— Tu veux de la salade ?

— Ah oui, c'est bon ! Ça nettoie l'intestin.

Ma mère, pour l'excuser, disait qu'en Algérie il n'était pas du

tout comme ça. C'était un homme très raffiné, et il savait

apprécier chaque chose.

Un soir, sans que personne n'ait vraiment soupçonné la

profondeur de son tourment, mon grand-père a vidé un tube

de barbituriques. Le lendemain matin, nous étions tous

surpris de ne pas le trouver levé comme d'habitude, bien avant

nous. Ses ronflements nous parvenaient comme des râles. Il

était dans le coma et n'en est jamais vraiment sorti. Un mois

plus tard, on l'a ramené de l'hôpital sur une chaise roulante.

Il lui restait encore deux ans à vivre, pendant lesquels il a fallu

le nourrir à la cuillère et demeurer à son écoute jour et nuit.

Les quelques éclaircies qui traversaient sa tête étaient des

souvenirs. Verdun, Saint-Eugène. Il évoquait parfois la

présence d'une mystérieuse femme juive qu'il craignait par-

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dessus tout et que personne ne voyait. Il tentait de chasser,

avec des gestes lents devant son visage, des mouches

imaginaires.

Nice, 2 heures du matin, entre le 5

et le 6 août

Je me lève pour aller aux toilettes. J'entends dans la cuisine un

bruit de mandibules affairées. La porte du Frigidaire s'écarte. Elle

se referme. Des boîtes s'ouvrent et des papiers se froissent.

Je m'approche et, sans qu'elle me voie, j'observe ma mère en

train de manger avec une efficacité d'insecte. La table devant

elle est jonchée de déchets abandonnés. C'est un champ de

bataille aux allures de défaite. Quand elle s'aperçoit de ma

présence, elle sursaute, referme la bouche et se lève, tentant de

déglutir discrètement la dernière bouchée. Comme une

somnambule, elle prend un verre et déclare d'un air qui se

hasarde à l'innocence :

- Je me suis levée pour boire.

Je suis vraiment furieux. Je me retrouve plongé à la source de

mon mal. En quelques jours, je pourrais à nouveau la rejoindre

et basculer dans cet abîme.

Tout ici est organisé pour la bouffe. Le stockage des aliments

n'occupe pas moins de trois pièces. Mon père et ma mère vivent

ici habituellement à deux.

D'abord il y a la cuisine, avec les provisions de première bouche

et le premier frigo-congélateur. C'est sans aucun doute le sommet

des appareils haut de gamme et le plus énorme parmi ceux qui

sont destinés à un usage familial. Il y a sur le côté une petite

fontaine d'eau réfrigérée et un distributeur de glaçons que

j'apprécie beaucoup.

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Dans les placards sont stockées toutes sortes de condiments et

de sauces prêtes à l'emploi. Ma mère achète les conditionnements

prévus pour les collectivités. Des boîtes d'oignons émincés au vin

blanc lyophilisés, des poudres et des flacons dont je ne connais pas

très bien l'usage (si ce n'est qu'ils entrent généralement en dilution

dans la préparation des plats pour renforcer le goût). Ce premier

frigo regorge de mets préparés à l'avance. Il y a ici toujours trois ou

quatre plats principaux au choix, plusieurs kilos de viandes

diverses, de charcuteries et de fromages.

Ma mère achète au-delà des possibilités de consommation, par

peur de manquer. Au bout d'un temps, la viande n'est plus très

fraîche et le nouvel arrivage est déjà là. Il faut alors accélérer le

rythme de la consommation pour ne rien jeter.

Derrière la cuisine, il y a une arrière-cuisine presque aussi grande

que l'officielle. L'arrière-cuisine assure la double fonction de trop-

plein et de purgatoire pour les mets qui se trouvent provisoirement

écartés. Le lieu est organisé en conséquence. Il y a un second

congélateur et, séparément, un second frigo. De grandes plates-

formes sont prévues pour entreposer les plats que l'on peut

conserver quelques jours sans froid (certains fromages, les oranges

confites, la compote de coings, les gâteaux et parfois les plats

cuisinés que l'on destine à une consommation rapide).

Derrière l'arrière-cuisine, il y a une autre pièce qui répond au doux

nom de « réserve ». Dans la réserve, les rayonnages sont organisés

rigoureusement, un peu comme dans les vieilles épiceries. Il y a le

coin des liquides, avec en permanence au moins 10 à 15 litres d'huile

d'olive, de l'huile d'arachide et aussi de l'huile de tournesol, parce

qu'elle est « polyinsaturée » (ou quelque chose du genre). Il y a des

sirops, du vinaigre, du lait longue conservation, du lait concentré

(une caisse) et parfois même quelques litres de vin, pour les invités

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seulement (nous n'en buvons jamais). Plus loin et dans les mêmes

proportions, il y a les conserves de légumes, de viandes et de

poissons, il y a du sucre en morceaux (du blanc et du roux, 15 ou

20 kilos de chaque), du sucre en poudre, du sucre glace, du sucre

candi, du sirop d'érable, de la mélasse et un pain de sucre acheté

dans une épicerie arabe voici quelques années, qui demeure là,

vierge et poussiéreux, comme un souvenir de l'enfance. Soyons

honnête, la réserve contient aussi une part des produits

d'entretien et la droguerie. Mais la réserve elle-même parfois

déborde et se répand sur les marches adjacentes de l'escalier qui

mène vers la petite tour. Tout cela est décrit sans aucune

hyperbole ni excès de langage.

Jeudi 6 août

Dominique est arrivée chez ses parents à Carqueiranne. Je vais

la rejoindre pour quelques jours. Finalement et contrairement à

mon attente, c'est ici que je suis le plus tranquille pour mon

« régime ». Je n'ai rien à démontrer. Personne ne me demande

d'explication.

Samedi 8 août

Je suis de retour à Nice.

Je suis de plus en plus pénible et exigeant avec tout le monde.

J'inspecte la cuisine, je pourchasse la graisse et je fais un

esclandre quand il me semble qu'un œil un peu louche flotte sur

le bouillon. De toutes les façons, je suis très nerveux. Quand je

lui téléphone, Dominique me fait la gueule parce que je ne suis

pas resté plus longtemps dans sa famille.

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Vendredi 14 août

Dominique vient nous rejoindre.

Dimanche 16 août

Ce soir, j'ai eu avec ma mère une discussion où nous avons parlé

de mon enfance. Je n'avais vraiment pas le sentiment de développer

mes arguments sur le mode du reproche. Peut-être tout de même

ai-je été un peu vif, emporté par la passion que le sujet m'inspire.

Quoi qu'il en soit, ma mère l'a très mal pris. Je lui reprochai

principalement d'avoir toujours tout entrepris à ma place, ce qui

m'avait ôté toute la confiance que j'aurais pu avoir en moi. Ce qui

m'avait longtemps maintenu dans un état de dépendances

confuses.

— Il est possible que j'aie commis des erreurs et que j'aie

provoqué en toi des traumatismes profonds. Mais toi, tu n'as pas

peur de me culpabiliser avec tous tes reproches ? À quoi cela peut

te servir ? Qu'est-ce que je peux faire maintenant et quelle issue

me laisses-tu ? Tu ne voulais rien faire. Tu étais comme un

bourricot qui ne veut pas avancer.

— Même à un bourricot on lui donne sa chance...

— Et d'abord, que sais-tu vraiment de ma vie ?

Nous nous sommes séparés sur ces propos pour aller dormir.

Je n'avais nullement pressenti le « drame » qui allait naître à la

manière de ceux que j'ai connus dans mes jeunes années.

La nuit du 16 au 17, 3 heures du matin

Je dors et j'entends dans un demi-sommeil des clameurs que

j'attribue d'abord au lever ordinaire de la famille. Portes qui

claquent et hurlements. Ils doivent prendre leur petit déjeuner.

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Mais je commence à percevoir plus clairement les bruits et les

voix. Chaises renversées, poursuite dans le couloir.

- Levez-vous ! Levez-vous ! Il a pris des comprimés, il va mourir.

Je me lève précipitamment.

Mon oncle est en pyjama, éberlué sur le pas de sa porte. Ma mère

explique que mon père a avalé un tube de barbituriques tandis

que lui, par-derrière, tente par signes de nous faire comprendre

que non. Les suicides de mon père sont infiniment plus rares que

ceux de ma mère, l'événement n'en est que plus marquant. Les

esprits se calment un peu et nous allons nous asseoir dans la salle

à manger, pour parler. Je finis par comprendre au milieu

d'orageuses explications que ma mère était partie dans la nuit

s'installer sur un banc dans le jardin. Elle est rentrée furieuse

deux heures après. Personne ne s'était aperçu de son départ et

nous continuions de dormir. Elle avait alors supposé que mon père

avait tenté de se tuer. Mais ça n'était même pas ça... C'eut été

pourtant une parfaite excuse pour son silence. Elle lui reprochait

alors avec virulence de ne pas avoir pris sa défense hier soir au

cours de notre discussion et de n'avoir rien fait pour la protéger.

Ma mère est une enfant qui n'a jamais grandi.

Jeudi 3 septembre

Je suis angoissé.

Une angoisse qui me réveille le matin avant l'heure et me fait

expirer fortement pour tenter de l'extraire. J'ai peur pour rien et

sans cesse et partout. J'ai peur la nuit à cause du bruit furtif de

la chatte qui joue avec de vieux papiers. J'ai peur de la lumière

trop vive et du noir et puis aussi de la pénombre.

J'ai peur et je pleure. L'émotion me poursuit.

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Je pleure discrètement au cinéma. Je pleure en Algérie, à Saint-

Eugène, assis auprès de ma grand-mère dans le jardin. Je pleure

en marchant, la main levée sur le côté et attachée après une autre

main, plus grande. J'avance d'un pas léger sur la véranda de la

mer et je m'éloigne jusqu'au-dessus de l'eau. Jusqu'à ce que la

rampe s'éteigne, que les losanges se rejoignent. Jusqu'à ce que

les faïences se confondent. Blanches et bleues sur le mur. Bleu

pâle et blanches.

Le trouble s'avance et me recouvre dans Belleville et sur Paris où

je m'étends. Je sombre encore dans le refuge des souvenirs

lointains. Je pense au téléphone posé dans l'entrée d'une maison

de mon enfance, avec sur le dessus, en lieu et place du cadran,

une petite oreille métallique et chromée que l'on agite avec le

pouce pour obtenir l'opératrice.

— Allô.

— Mademoiselle, je voudrais s'il vous plaît...

— Allô ! Ne coupez pas !

— Ne coupez pas...

C'est vrai que je ne suis plus le même. L'oreille rigide sur son

axe me blesse. J'ai déjà perdu plus de soixante-cinq kilos. Mon

corps bafouille dans les miroirs. J'ai trouvé une nouvelle ride sur

ma joue et je perds mes cheveux.

Je ne crois pas à l'explication d'une angoisse nouvelle qui

viendrait me meurtrir en ces jours de septembre. Simplement

parce que j'ai minci. Je ne crois pas à cette angoisse bien ronde

qui parlerait ma langue et me dirait :

— Tu m'attendais, alors je suis venue.

— Menteuse. Je t'attendais, c'est vrai, mais tu n'es pas venue.

Ça n'est pas elle et puis ce n'est pas moi. Notre jeu se détourne

hors du terrain des habitudes. Mes armes sont fragiles.

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J'attendais qu'elle me dise et que je lui réponde : « Tu n'es pas

toi, oui je suis moi, mais non tu n'es pas toi. » Et que je pleure.

Mais rien de tout cela. L'angoisse était à l'intérieur, habituelle,

ponctuelle et précise. Intime et inconnue. C'est elle que j'ai

nourrie de toutes les victuailles absorbées. C'est elle que j'ai

couverte de mes dépenses et prodigalités. Recouverte avec toutes

mes graisses. C'est elle qui me disait : « Dors au-dedans, dehors

je veille sur le monde. »

Maintenant elle est nue, toute déshabillée. Elle ne reconnaît

plus son antre. Elle se sent vulnérable, impudique. Et moi je n'ai

plus rien.

Plus cette paix provisoire et fictive que je trouvais dans mes

ripailles. J'ai bien tenté de manger à nouveau mais le vieux

monstre, le vieux remède est resté sans effet. La nourriture ne

m'apporte plus rien.

Plus aucun réconfort. J'ai pris un plat, puis un second et je me

suis arrêté incrédule, avec le sentiment d'avoir cassé une

mécanique que j'avais l'avantage de connaître. À quoi bon

continuer de manger maintenant ? Je reste sur une faim

inassouvie, une faim d'autre chose que je ne connais pas, avec

entre les dents le sentiment de ne rien désirer.

De ne plus rien pouvoir. Plus rien.

Je suis figé dans un état fossile et douloureux. Le souvenir de

mon passé d'obèse me donne la nausée. Mon avenir de mince

n'excite pas la force de toutes mes passions.

Je piétine...

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Vendredi 4 septembre

Je ne suis pas encore tiré d'affaire. Maintenant, tous les matins,

je ne fais qu'une culture physique réduite à l'expression

symbolique.

C'est au prix d'efforts de plus en plus lourds que je fais mes

abdominaux, mes mouvements de hanche et mes rotations des

jambes. Trois petits tours et puis s'en vont. Ne pas faire. Surtout

ne pas faire un mouvement de plus. Je suis un peu lassé des

transports en commun, surtout le soir aux heures de pointe. J'ai

envie de reprendre ma voiture de temps à autre pour me ménager.

Pour éviter ce glissement brutal. Ce glissement que je connais et

qui pourrait surgir de l'ombre. Il y a en moi un relâchement

autour de chaque chose et chaque chose tour à tour

m'abandonne. Je ne tiens plus mon carnet alimentaire, j'oublie

les raisons profondes de ma motivation et je suis fatigué. Quel est

mon but ?

Il faut absolument que je stabilise mon poids pendant quelques

semaines. Ma tête n'arrive plus à suivre. Je perds les pédales.

Fermer les yeux. Inspirer, respirer. Construire ma riposte. Mon

univers peut basculer.

J'ai besoin de trouver un refuge, une escale. J'attends

d'Apfeldorfer des solutions toutes prêtes qu'il sortirait de son

chapeau. Apfel l'alchimiste en robe noire préparant le Grand

Œuvre. Apfel en druide oriental coupe du gui l'an neuf pour rôtir

un méchoui dégoulinant de graisse devant les pans de sa

guitoune. Apfelpsychiatrie étale sur son bureau les fioles du

progrès. Poudre blanche pour lutter contre l'angoisse de poitrine,

poudre grise contre celle du ventre. Poudre jaune pour me soigner

du rhume aggravé d'une cervelle hypermétrope. Apfelrabbin

interpelle Dieu l'Unique, sans y croire, en récitant des psaumes.

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Mais tout est vain. Apfel est d'une espèce rigoureuse. C'est un

Apfelécoute qui ne dit jamais rien. C'est un Apfelmasqué qui

intervient seulement quand on ne l'attend pas.

Tout à l'heure pourtant, j'ai tout déballé à sa barbe, sous son

nez et en vrac. J'ai dressé un horrible tableau de la situation.

Encore plus noir que la réalité. Histoire de le faire réagir, de

l'inquiéter un peu, de voir un frisson d'épouvante le parcourir

jusqu'au sommet du crâne. Rien à faire. Il demeure aussi raide

qu'un vieil Apfeldebois.

Je m'avance un peu plus :

— Pourquoi ai-je décidé de mincir, il y a un peu plus de huit

mois ? N'était-ce pas une entreprise hasardeuse ? Serai-je plus

heureux dans un corps d'homme mince ?

Apfel se lève sur ces mots et se dirige vers la porte avant de me

répondre :

— Ce sont de bonnes questions, nous en reparlerons lundi.

Samedi 5 septembre

C'est pourtant vrai que je ne suis pas encore tiré d'affaire. Apfel

ne se rend pas compte, il me laisse dans le vide. Pour me sortir de

ce mauvais pas, il faut absolument que je marque une pause. Que

je stabilise mon poids. Que je laisse mon image se recentrer. Je

tente de me souvenir pourquoi j'ai entrepris tout ce parcours.

Je veux mincir pour moi. Pour commencer d'exister. Si j'hésite

encore, un beau matin je serai mort tout bête avant d'avoir

vraiment compris comment c'était la vie. Je dois trouver la vie.

J'allais m'éteindre sans avoir su exprimer la moindre haleine ni

la moindre lueur. Je ne veux pas être le dernier maillon d'une

chaîne brisée. Je veux rassembler les échos qui me parviennent

du passé et y joindre ma voix pour la lancer dans les odeurs

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mêlées. Pour la lancer, et jusqu'après ma mort, sur la part

d'avenir qui me revient. Je veux être du jeu des siècles et de

l'humanité, avec mes jambes, mes deux bras, mon regard et ma

bouche.

Je veux mincir pour Dominique. Pour ce premier amour en

dehors de la mort. Pour notre trace jointe. Pour son bonheur et

pour son rire. Pour qu'elle trouve une matière contre moi, jusque

dans mes baisers, sur ses lèvres, sur son front, dans le creux de

son cou. Je veux mincir pour qu'elle contemple son visage.

Je veux mincir pour moi encore. Pour nous. Je veux mincir

parce que je n'ai plus d'autre ressource. Obèse, je ne peux rien.

Obèse, je suis la déchéance, l'abandon et la mort.

Je veux mincir pour mes parents, pour qu'ils vivent les années

qui viendront avec sérénité en pensant à leur propre devenir. Je

ne veux pas surtout qu'ils puissent penser un jour que nous

sommes venus en France, partis depuis Jérusalem ou bien de

Babylone il y a plus de deux mille ans, pour avorter ici la fin de

notre histoire.

Je vais taper proprement à la machine les quelques phrases qui

précèdent. Elles resteront dans la poche de ma chemise et je les

relirai chaque fois que je me sentirai en danger. Empreinte

matérielle du souvenir de mon enjeu.

7 septembre

Je ne sais pas à quoi j'ai envie de ressembler. Je passe un temps

fou à essayer des vêtements. Je suis dans une période bleu

marine. Pantalon bleu marine, blazer bleu marine et chemise

bleu pâle. J'observe le regard des autres sur moi.

Dans le métro, j'utilise encore des tickets de première. C'est

totalement inutile mais ça me rassure un peu. Je me suis aperçu

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plusieurs fois que lorsque j'approchais du wagon certaines

personnes en descendaient précipitamment. Ma tenue doit

ressembler à s'y méprendre à l'uniforme des contrôleurs de la

RATP.

L'attitude des gens se modifie considérablement à mon égard

suivant la manière dont je choisis de me vêtir. Avec ma chemise à

fleurs, on devient familier, on me parle avec bonhomie et je n'aime

pas ça. En bleu marine, on m'ignore ou on me craint. Je n'aime

pas ça non plus. Je me sens finalement plus à l'aise avec des

chemises en laine à carreaux et un pantalon de velours. Mais

j'aimerais apporter à cet aspect classique d'une gauche coincée

sur sa morale triste la touche d'une légère originalité. Elle pourrait

me permettre de dire : « Je suis un peu différent de ce que vous

croyez voir. Mais pas trop. Je suis de gauche, voire d’extrême

gauche vous avez remarqué. D'une gauche inconditionnelle et

révoltée. Mais aussi d'une gauche amusée, d'une gauche sceptique

qui se regarde en coin. Vous savez, je suis né en Algérie et j'ai été très

gros. J'ai trente-six ans et j'ai peur de mourir. Je vis avec une femme

que j'aime. Je crois être aimé d'elle. Mes parents ne sont plus très très

jeunes... » Mais il est difficile de trouver une chemise dont le discours

soit aussi explicite. D'autant qu'il me faudrait en ce moment trouver

une chemise caméléon qui change de forme et de couleur au gré de

mes états. Faute de mieux, j'essaie des harmonies de bruns, de miels

et de marrons. J'aimerais y adjoindre une touche de vert pour

contraster, mais je ne sais pas comment m'y prendre.

Un soir, après avoir passé la journée à faire du bricolage dans la

maison, sans que j'aie pris le temps de me changer ni même de me

raser, nous avons décidé, Dominique et moi, de sortir pour aller au

restaurant. J'étais franchement fatigué, avec de surcroît une allure

pas bien nette. Et nous avions choisi un resto plutôt chic. J'avançais,

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un peu timide, un cartable de cuir serré contre mon sein pour relire

quelques notes après notre repas. Une seconde d'hésitation... Je suis

entré en affectant d'être absorbé par de lointaines pensées.

Dominique ne semblait pas préoccupée. À ma grande surprise, le

garçon nous a reçus avec une courtoisie toute particulière. Je me suis

rendu compte ce soir-là qu'il y avait une manière bienséante d'être

crado. Comme si c'était la recherche très étudiée d'une apparence

singulière. Mais là aussi, cette apparence et ses connotations

méprisantes, à l'encontre de la foule des discrets passe-partout, ne

m'ont pas convenu. Je ne pense pas non plus que je sois un jour tenté

par le port de la cravate. Je ressens la cravate comme un signe

d'adhésion à la série complète des règles d'un jeu que je déteste.

Soumission du petit cadre et arrogance du maître. Le look vraiment

super nihiliste, ce doit être sûrement l'alliance savante de la cravate

et du crado.

Samedi 12 septembre

Je vais mal.

Lundi 14 septembre

J'ai 36 ans aujourd'hui. Mon père en a 68. Comme tous les ans,

nous nous souhaitons en commun, le même jour, un bon

anniversaire. En 1983, nous avions respectivement lui 64 et moi

32 ans. Exactement le double l'un de l'autre. 32 ans. L'âge

qu'avait mon père quand je suis né. La proportion entre nos âges

ne pourra désormais que décroître. Proche de 0 quand je suis né,

égale à 2 à son apogée en 1983, elle est exactement aujourd'hui

de 1,89... Soyons précis.

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Mercredi 16 septembre

Je suis sorti ce matin pour acheter une nouvelle paire de

chaussures. Je les voudrais classiques, mais avec une petite

touche sportive. Brunes de préférence.

Après une heure ou deux d'hésitation devant les vitrines d'une

demi-douzaine de magasins, il me semble que j'ai trouvé la perle

rare qui pourrait me convenir. J'entre dans la boutique, je

désigne sur l'étalage le modèle désiré, objet de toute ma

convoitise.

- Du 43, s'il vous plaît.

Assis sur mon fauteuil, j'attends. On tarde à revenir et je pense

déjà qu'ils n'auront pas ma taille, ou bien pas la couleur. Ou

encore, la jeune fille va revenir les bras chargés de cartons qui

contiendront n'importe quoi en prétextant de vagues

ressemblances avec le modèle que j'ai choisi. Non ! Je n'en

démordrai pas et s'il n'y a pas exactement les mêmes, juste dans

ma pointure, je m'en irai. La vendeuse me jette des œillades et

frôle ma main en apportant les chaussures. Je suis stupéfait. Un

peu comme un coq à qui on aurait annoncé qu'il vient de pondre

un œuf. Depuis quelque temps déjà, je constate que le regard des

femmes n'est plus le même. J'essaie mes chaussures, je me dirige

vers la caisse, je paie et je sors rapidement avec une irritation

marquée contre le relâchement de cette scandaleuse attitude. Je

ne suis pas certain, qui pis est, d'avoir pris le temps de vérifier si

j'achetais la bonne paire.

Par une fâcheuse tendance que j'ai à généraliser, je suis porté

à m'en prendre à toutes les autres femmes. Je ne suis pas encore

devenu tout à fait irrésistible, mais je suis redevenu un homme

et l'on fait cas de moi. J'existe, on veut me plaire, pour le plaisir

de séduire, pour un sourire... Je suis sorti d'un état d'inexistence

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asexuée où m'enfermaient tous ces regards qui me blessent

aujourd'hui et que je ne croisais pas. J'apprécie les femmes dont

l'attitude ne change pas à mon égard. Elles continuent de

m'ignorer. De ces dernières, il m'est au moins permis de douter.

Je peux imaginer qu'elles m'ont toujours considéré comme un

humain. Peut-être même nous serions-nous abordés, si les

circonstances de nos vies s'y étaient prêtées.

Après que je lui eus raconté cette aventure, Dominique ne m'a

pas adressé la parole de toute la soirée (enfin presque). Elle a

repoussé ma tendresse. J'avais pourtant plus que jamais besoin

de sa présence et de son amour. J'avais besoin de la serrer contre

moi comme ma femme et mon amie. Comme ma seule alliée, mon

unique désir.

Jeudi 17 septembre

J'ai vendu ma voiture la semaine dernière, pour couper court à

toute volonté perverse de l'utiliser à nouveau quotidiennement.

Tout retour en arrière est maintenant impossible sur ce terrain.

Je vais acheter un vélo pour augmenter mes exercices physiques.

Cela fait partie d'un plan de redressement général que je me suis

fixé. Je relis régulièrement la liste de mes motivations et je trouve

chaque jour de nouvelles raisons de poursuivre. Il n'a jamais été

question que j'abandonne mon parcours. Il est simplement

parsemé des survivances du passé. Il est possible qu'il faille

apprendre à vivre avec elles, et pour toujours.

Vendredi 18 septembre

Ma mère est à Paris depuis deux semaines. Elle est chez mes

oncle et tante. Je ne l'ai que très peu rencontrée à cause d'une

charge de travail accrue qui est venue s'ajouter à mes autres

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problèmes. Mon père reste à Nice en déclarant qu'il faut bien que

quelqu'un se dévoue pour garder le chien. Depuis le mois dernier,

j'ai perdu 6 kilos, mais j'en ai repris 2 au cours de mes récentes

tribulations. Je pensais pouvoir stabiliser mon poids pendant

quelques semaines, mais l'équilibre est difficile à trouver. Il faut

que je diminue mes rations. Ça n'est pas un problème, c'est un

ajustement que je pense savoir maîtriser. Malgré mes 2 kilos

repris depuis notre dernière entrevue, ma mère me trouve encore

bien minci. Sans doute par principe, puisqu'il est désormais

acquis qu'à chaque fois qu'on rencontre Jean-Louis, il a

terriblement, miraculeusement, minci.

Samedi 19 septembre

J'ai acheté une magnifique bicyclette. Et puis des gants pour

aller avec. Et un compteur électronique. J'ai fait changer la selle.

J'ai acheté un antivol géant, il est peut-être disproportionné et un

peu ridicule pour un simple vélo. Enfin bref, je vais mieux.

Le 24 septembre

Mon poids est en baisse. Je roule en bicyclette dans Paris, c'est

encore une nouvelle découverte de mon corps, une nouvelle

découverte de la ville. Une nouvelle sensation de posséder

l'espace et de sentir le vent sur mon visage. Mon père va peut-

être nous rejoindre, il a trouvé une pension pour le chien. Ma

mère, pour mon anniversaire, m'a offert une télévision. En

couleurs s'il vous plaît. Avec télécommande. Dominique et moi

n'avions jamais eu qu'un vieux poste en noir et blanc. Je propose

que nous achetions un magnétoscope pour aller avec. Nous

pourrions le payer à crédit...

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Mercredi 30 septembre

Notre magnétoscope est super. Le vélo roule. J'arrive

maintenant à monter d'une seule traite la rue de Belleville. Mon

père est à Paris. Il m'a surpris tout en haut de la côte, à bout de

souffle et fier comme un jeune homme sur ma jolie bécane. Il y a

bien longtemps que je ne l'ai pas vu rire d'aussi bon cœur.

Vendredi 9 octobre

Dominique a mal aux dents.

J'ai rendez-vous à 11 heures 30 devant la gare de Lyon avec mes

parents pour les aider à charger leurs bagages dans le train. Le

départ n'est prévu qu'à 13 heures et quelque, mais ma mère déteste

être en retard (spécialement en ces occasions). Elle craint de ne pas

trouver un taxi qui accepte de les prendre, elle, son mari, ses sacs

et ses valises. Et puis elle craint maintenant de ne plus avoir assez

de valises ni de sacs pour contenir toutes ses affaires.

Il faut manger tôt et ils mangent à 10 heures 30. La veille, elle a

commandé deux taxis à la G7, pour être tranquille. Mais elle n'est

pas tranquille. Il faut se tenir prêts à l'avance, debout et dans la

rue. Ils attendent un bon quart d'heure avant que les taxis

n'arrivent. Ma mère est affairée. Soit elle recompte ses bagages pour

voir s'ils sont toujours bien autour d'elle, au grand complet, soit elle

court sur le trottoir, hélant tous les véhicules qui peuvent

ressembler à de vagues taxis. Mon père laisse faire. D'ailleurs, nous

savons tous qu'une quelconque tentative de résistance serait

irrémédiablement vouée à l'échec.

À midi moins le quart, nous sommes installés au buffet de la gare

pour boire un café. Deux cafés. Trois cafés. Elle se lève toutes les 5

minutes pour aller voir si le numéro de quai du TGV 821 ne va pas

surgir à l'affichage, derrière la magie de ces lettres qui tournent sur

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le grand panneau mécanique, un peu plus loin. Elle revient chaque

fois avec un journal, une bouteille d'eau minérale ou un paquet de

chewing-gum qui ne font pas grossir. L'heure est à la modération.

Mon père lance à ce dernier propos quelques plaisanteries qui ne

font qu'attiser le démon du départ.

Le lundi 12 octobre, en 1987 à Nice

Mon père est mort à Nice et sans moi. Nous l'enterrerons le

mercredi 14 dans un cimetière sur une colline au-dessus de la

mer. Il fera beau.

Paris – Nice, en octobre

Paris et Nice

Dominique est près de moi.

Mon père est allongé encore tiède, à Nice, sur son lit. Le taxi

roule, nous croisons des lumières. Le transistor donne de la

musique sur le périphérique. L'autoroute défile comme le bas-

côté. L'aérogare est complètement déserte, le dernier avion est

parti il y a longtemps déjà. Quelques papiers éparpillés jonchent

le sol. La nuit toujours. Et encore un taxi. Gare de Lyon. Dernier

train bleu disparu au loin sur ses rails vers le sud. Taxi, Paris,

rue des Lilas, retour. Le chauffeur tente de nous entretenir de la

sortie prochaine des nouvelles pièces de 10 francs. Ma sœur est

prévenue, une des filles se réveille en pleurant dans la nuit : « J'ai

rêvé que Papy était mort. »

Il pleut et je suis allongé sur le lit.

Dominique est près de moi.

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6 heures aéroport, et cette nuit va prendre fin. Le premier jour

se lève par le hublot sur la mort de mon père. L'avion se pose.

Dans le hall, ma tante Edwyne m'attend. Je cherche mon père

dans la foule.

Dominique est contre moi.

Je la serre dans le creux de ma main.

Ma mère ouvre la porte.

J'arrive dans la chambre où il repose devant les deux bougies.

Et je l'entends et je lui parle. Je l'entoure de mes bras. Une

veilleuse brûle dans un verre sur la commode. Ma sœur arrive

et mon oncle, vers midi. Toute la nuit, j'espère un signe, un

bruit, une parole. Mais parfois je m'endors.

Une odeur sucrée me poursuit et s'accroche, m'enveloppe. Près

de lui, j'entends comme il respire. Mais c'est seulement mon

propre souffle que je perçois. Je sens battre ses veines tout au

bout de mes doigts sur l'immense étendue des petits capillaires.

J'aurais voulu m'allonger contre lui pour échanger ma peau

contre la sienne. Je l'ai touché, je l'ai serré encore jusqu'à sentir

ma chaleur couvrir sa main et sa poitrine. J'ai caressé ses bras et

ses jambes. J'ai reposé ma tête sur ses genoux en laissant

s'écouler ma salive et les larmes.

Le bruit. Les bruits me suivent partout et violent le silence.

J'entends comme dans un écho les sons les plus légers. Dans une

pièce où je suis seul, j'entends des pas s'avancer près de moi.

J'entends un soupir. J'entends parler. J'entends battre mes

veines, la main posée sur mon genou.

Nice

La nuit je rêve de la mort. De la mort de mon père et je deviens

mon père et je meurs. Je meurs dans un camp d'extermination,

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je meurs dans le double fond d'un corbillard de plomb, je meurs

en Algérie, poussé par une vague, sur la plage de sable. Et je roule.

J'allume des fournaises au fond des souterrains, j'interpelle les

vivants dans une odeur de braise. Je suis noir, je suis blanc. Noir

et blanc sur le corps et les mains. Et je discute avec mon père et

nous rions de cet enterrement que nous fêterons ensemble,

désormais le même jour.

- Tu es mort le même jour que ton père. Un 12 octobre exactement.

D'ailleurs des milliers d'enfants sont morts en même temps en

France ce jour-là. Ils venaient de toute part. Le vieux rabbin Eli

est revenu ...

Mon père et moi nous discutons des funérailles. Untel est venu,

untel a écrit, Mahmoud Ben Salem est arrivé d'Alger, je lui ai

demandé de nous rapporter à son prochain voyage un peu de

terre prise dans ton quartier, à El Biar.

Dans la chambre obscure où tu étais allongé, un vieil homme

marocain récitait des prières avec un air absent. Un air misérable.

Il était vêtu de vêtements usagés. Absorbé sans doute par la pensée

de sa propre mort. Il avait la braguette ouverte et triste. Il pensait

que David avait vainement demandé à Dieu de lui donner la date

du jour où il allait mourir. En partant, il nous a dit :

- Je reviendrai demain, si je suis encore en vie.

Métro Cité 1945

Mon père m'accompagne, je vois le monde avec ses yeux. Je foule

le sol sur ses pas. J'aurais aimé que la ville se fige dans le dernier

état où il a pu la voir. Ou qu'elle se fige bien avant, dans le Paris de

sa jeunesse. Dans le Paris de l'immédiat après-guerre.

Je cherche son passage. Je suis sur le bateau tout en haut de la

mer qui m'emporte. J'entends le bruit des chaînes qui me bercent.

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Peut-être bien que je vais m'endormir. Je viens d'être libéré du

camp d'internement des Juifs algériens, à Bedeau. J'ai à nouveau

dans la poche une carte d'identité qui porte la mention :

« Nationalité : française ». Je marche dans la rue sans surveillance

ni gardien. J'attends un signe du destin.

En 1945, à la sortie du métro Cité, j'ai pensé qu'un jour peut-être

j'aurais un fils. Ou une fille. J'ai pensé qu'il survivrait après ma mort

et qu'il me pleurerait. Je suis parti à Marseille pour m'embarquer

vers Alger. Quand je suis arrivé, mon père était déjà enterré près

de ma sœur Marcelle, à droite, dans la deuxième allée du

cimetière de Saint-Eugène.

Paris 1987

Je pense à toi. Je pense toi et c'est déjà l'aveu qu'à l'instant

précédent j'étais à autre chose. Mais au-delà de cette chose autre

que toi, un état veille en moi plus fort que ma pensée. Un état où

tu demeures et puis d'où tu surgis. Un sursaut lorsque je croise

quelqu'un que je n'ai pas revu. Un sursaut qui m'accuse de m'être

pour un temps abandonné à d'autres raisons que toi. Un sursaut

qui me rassure puisque à présent il nous rapproche et qu'à

nouveau je te croise dans la rue, sur un visage, sur une

silhouette, dans un souffle. Sous le bruit de mes veines. Sur la

marbrure d'une pierre. Sur cette trace que tu aurais laissée il y a

cent ans. Puis à nouveau tu t'estompes et demeures vers le désert

toujours plus grand où ma pensée s'éloigne sans toi. Avec toi.

Nice

Tout le monde est reparti.

J'accompagne Dominique à la gare. Derrière la vitre son visage

s'éloigne et je l'embrasse encore. Encore un signe de la main.

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Dernière image du visage de mon père, brouillée par les reflets

d'une vitre semblable et sur le même train. Gare de Lyon.

Gare de Nice

Le miroir de la chambre est encore recouvert d'un drap blanc.

Mon sac est bouclé. Pour la première fois de sa vie, ma mère va

rester seule dans cette grande maison. Elle est vêtue de noir et fait

semblant, pour moi, de ne pas pleurer. J'essaie, pour elle, de faire

la même chose. La voiture s'arrête devant la gare. Je descends.

Lorsque je me retourne, elle a déjà disparu au coin de l'avenue

Thiers.

Paris

Le jour, la nuit, le vide.

Nice

La nuit. Paris.

Je n'ai plus peur de mourir.

Je suis étrangement réconcilié avec la mort. Elle m'approche

et je voudrais au moins partager avec toi le temps qui me reste,

ou te rejoindre pour retrouver dans le caveau l'apaisement de la

fraîcheur. Trouver auprès de toi l'engourdissement. Prendre tes

mains et t'embrasser.

Tout ce que j'ai vécu ces derniers mois me semble tout petit.

Comment ai-je pu m'appesantir à ce point sur mes problèmes

d'identité, de bouffe ou de non-bouffe ? Je me sens minuscule. Je

voudrais vivre comme toi, ces tout derniers instants. Je voudrais

te dire pour te rassurer : « Je t'aime, ne crains rien, je viendrai te

rejoindre avec les autres de ta mémoire. » Je voudrais vivre moi

aussi les deux dernières minutes où tu ne trouvais plus ton

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souffle. Dominique serait près de moi. Tu regardais maman avec

des yeux incrédules. Jusqu'à ce que ton visage s'affaisse. Jusqu'à

ce qu'elle le recueille contre elle pour un dernier baiser. Tes

derniers mots à son adresse :

- Je n’ai pas peur.

Octobre, un autre mois

J'annonce au docteur Apfeldorfer que le 12 octobre est la dernière

date. J'ai terminé ma thérapie. Neuf mois. Le temps d'une gestation,

le temps qu'il aura fallu à mon père pour mourir, le temps qu'il

m'aura fallu pour « guérir ». Les problèmes vécus en septembre me

semblent maintenant dérisoires. Pourtant je sais qu'ils

réapparaîtront un jour prochain sous d'autres formes. Mais je sais

également que le souvenir de mon père restera là, gravé dans tous

ces kilos de plomb que j'ai perdus.

Apfel m'a écouté, son visage m'a semblé amical et il m'a proposé

de continuer à venir le voir, hors thérapie. Simplement pour

discuter. Il imagine sans doute que je suis aveuglé sous le choc de

l'émotion et que bientôt, dans quelques semaines, dans quelques

mois, lorsqu’à nouveau mes problèmes surgiront, je serai

submergé. Il imagine peut-être que l'un des pans de ma motivation

vient de tomber. Il croit peut-être que mon père vraiment n'a plus

d'avenir.

S'il croit cela, il se trompe.

Parce que désormais, je porte seul l'avenir de mon père. J'ai ce

besoin d'emprunter à sa mémoire tout ce que j'ai aimé et qu'en

moi se prolonge sa vie.

Parce que ma mère doit construire de nouveaux lendemains, parce

que Dominique est près de moi et que plus je l'observe et plus je la

désire.

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Parce que nous voulons vivre.

Pourtant, il est vrai qu'aujourd'hui je me sens épuisé. J'ai perdu

10 kilos au fil des jours du mois d'octobre et j'ai mal dans la rue et

partout. Un mal physique, comme si j'avais été roué de coups. Des

douleurs dans le dos, sur les épaules, dans les jambes et dans le

ventre. Une envie de dormir et de fuir. Mais une envie de relever la

tête.

C'est sans doute ridicule, mais je dois dire que pour la première

fois de ma vie, un événement m'a coupé l'appétit.

Je me suis vu vieillir d'un seul coup. Dans les miroirs, je ne

reconnais plus mon visage. Mais j'aime l'idée de ma vieillesse.

Comme un pas de plus franchi vers mon père. Comme le signe de

ma vie partagée avec Dominique. Je suis heureux aussi d'imaginer

l'évolution de l'âge sur son visage comme la trace inachevée de notre

vie commune.

Mais encore, mon cher Apfeldokteur...

Je manque de recul. Ma thérapie est terminée parce que le terme

de la vie de mon père marque le terme en moi d'une autre vie et d'un

écho qui ne peut plus répondre quand je l'appelle. Mais je crains

d'ignorer d'autres raisons et tout aussi profondes. Je ne suis pas

tout à coup devenu un très gentil garçon qui n'existerait que par les

autres de son cercle intime : son père, sa mère, sa femme. J'éprouve,

il est vrai, ce besoin de recentrage sur le clan, de vivre en lui et de le

protéger et de m'y protéger. Quelque chose de très hiérarchisé,

presque de primitif : je suis dans le clan, le clan fait partie de mon

peuple, mon peuple d'une nation et cette nation dans l'univers n'est

qu'une part de toute l'humanité.

Mais, tentaculaire et mégalomane, j'éprouve également ce besoin

de conquérir le monde. Ce besoin mélangé d'humanisme et de

grandeur, d'écoute et de revanche. Ce besoin de posséder l'histoire

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tout en sachant qu'elle me possède. Ce besoin de savoir que je suis

une maille déterminée tout autant qu'une parcelle nouvelle et à son

tour déterminante. J'ai besoin de mon clan et j'ai besoin du monde.

Gérard Apfeldorfer

Apfeldorfer pèse 70 kilos. Je lui avais souvent demandé, par

boutade, s'il ne craignait pas de disparaître complètement lorsque

j'aurais perdu l'équivalent de son poids.

Qu'il se rassure.

Bien entendu, depuis quelques mois déjà, il ne ressemble plus à

grand-chose. Il ne restait de lui qu'une petite masse informe de

graisse qui chaque jour se résorbait davantage. Bien sûr, il aurait dû

s'y attendre, cette masse a fini par disparaître complètement. Mais

derrière le miroir, en négatif, il commence à se former un tout

nouveau psychiatre et qui me dit Yaïch, tu es toujours le même.

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Épilogue

Rien n'a vraiment changé, mais rien n'est identique. L'homme

nouveau que je croyais devenir ressemble à s'y méprendre à l'ancien.

Neuf mois, neuf ans, et rien ne bouge. Le monde n'a pas suivi mon

tourbillon. Montmartre sur mon bureau est enfermée dans une

boule de verre et se retourne sous la neige. Montmartre est

prisonnière, dans le vieux presse-papier de mon adolescence, sur le

buvard du sous-main jaune.

Rien n'a changé.

Rien, si ce n'est les yeux ouverts sur un immense écran, ce

mélange brouillé des désirs et du temps. Je suis arrivé entier ou

presque jusqu'à ce jour. Mais que vais-je devenir ? Au centre du

manège, les images confuses se superposent, continuant d'accélérer

le rythme équivoque des idées floues et des incertitudes. La vie

m'appartient, en quelque sorte.

Rien n'a changé.

Je m'accroche très fort sur un cheval de bois, mais la tringle de

cuivre torsadée coulisse entre mes mains et je tombe. Et puis je me

relève. Plus rien encore. Plus de cheval, plus de manège et plus de

bois.

Restent mes mains. Restent mes yeux, tout aussi bruns.

Je me rassure et je souris. Il est bien moi, je lui ressemble. Il

s'appelle Jean-Louis, Éric, Adolphe, Mahlouf, Schlomo fils de

Jacqueline. Et je m'appelle Yaïch, comme le fils de Pierre.

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Mes yeux sont là, mais mon regard ne couvre plus le même objet.

Miroirs, girafe de bois, manège. Deuxième tour démarre au ralenti,

comme ce film en noir et blanc, désormais sans mesure, qui s'active

plus rapide après chaque séquence. Relâchez vos paupières, elles

sont bien lourdes maintenant. Endormez-vous, réveillez-moi. Cou-

pez court dans la lumière souillée par la fumée des cigarettes

multicolores, filtres dorés. Réveillez-vous, endormez-moi. Déclic,

moteur et mécanique. Manivelle tournée, manivelle égrenée. Vous et

moi, cordon tiré, velours lourd tendu dans l'air lent, brassé et sans

issue. Confiné. Chaises couvertes aux formes épousées sous un

tissu tout noir de soie. Cheval répandu, brisé, remisé, moteur sec de

bois craque encore, écharde sous le doigt en caressant la boîte de

mon père étendu. Tournez la manivelle. Manivelle poussée comme

un nouveau déclic tout au fond, et dans la salle obscure. Dormez, je

veille.

Mon père est parti, mais j'ai encore besoin de lui. J'éprouve sa

dernière souffrance, le dernier espoir envolé de ses derniers instants

et son dernier regard. J'écoute cette dernière pensée enfin dégagée

de la crainte qui le traverse. Je n'ai plus peur de la mort. Elle est

devenue mienne et plus intime. Je l'attends. Je veux et je réclame

d'elle ma part.

Ce qui se modifie n'est pas au niveau de mon être. Seul mon regard

étendu sur le monde se transforme. Peut-être même que mon regard

n'a pas changé et qu'il demeure aussi. Mais il n'est plus porté depuis

le même lieu. Je vois la mort, ou bien je crois la voir, illusoire et

flanquée sur un autre versant. Elle n'a sûrement pas bougé. Je

mincirai aujourd'hui à cause de la mort de mon père, tout

comme, hier, elle aurait pu m'engraisser de plus de cent kilos.

Rien n'est changé, mais rien n'est identique. Je me suis déplacé

de quelques pas vers une plus grande sérénité. C'est sans doute ce

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qu'on appelle « prendre de l'âge ». J'ai vieilli de neuf mois, de neuf

jours, de neuf heures et de quelques secondes. Ma vision du monde

n'est ni plus juste ni plus fausse qu'elle ne l'était avant ce temps.

Elle est d'un autre lieu. D'un lieu où désormais je n'ai plus peur de

vivre.

Rien n'est changé. Je ne suis pas guéri. Je suis toujours un

boulimique obèse qui se cache sous une ample chemise. Mais j'ai

gagné comme un certain pouvoir. Je deviendrai un boulimique

mince. Excessif comme ma mère, amoureux comme mon père.

Aussi sensible et révolté que Dominique. Tout cela pour composer

finalement quelqu'un qui me ressemble depuis toujours. Déterminé

par les autres et par l'histoire. Déterminant, si peu, mais

fondamentalement. Déterminant par essence, porté peut-être par

un hasard lui-même déterminé.

Rien n'est changé, mais mon excès, ma boulimie, ma révolte et mon

amour ne sont plus de la même nature. Ils ne sont plus surtout du

même usage. Ils sont un peu à mon service. Et sans scrupule,

j'apprends à les utiliser. Ils sont d'un autre siècle. D'un autre voyage,

pour une nouvelle destination que je ne connais pas encore tout à

fait. Nous voudrions faire croire que nous nous sommes réconciliés,

mais nous avons simplement appris à organiser tous les fragments

de notre vie commune, et ça n'est pas si mal. De 186 jusqu'à 87 kilos.

Mes boulimies demeurent, mais je sais les briser. C'est sans

doute l'un des principaux acquis de la partie comportementale de

ma thérapie. Je sais rompre, quand il devient lassant, le cycle de

mes enthousiasmes et cela me permet de limiter la force de mes

renoncements. J'ai construit une digue à la fois solide et

perméable.

Apfel m'a accompagné tout au long du parcours et il en est

toujours demeuré le point central. Sans lui, je n'aurais sans

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doute pas trouvé le chemin. Mais j'ai vécu ma thérapie aussi sur

d'autres voies. Des rencontres fortuites et parfois dangereuses

m'ont aidé à découvrir la permanence de moi-même (comme le

chirurgien fou du mois de juin). J'ai trouvé de nouveaux amis

qui ont exacerbé mon questionnement et je les remercie. Mais

j'en ai perdu d'autres. La richesse des liens de ce récent vécu a

décuplé les forces qui m'attachent à Dominique. Nous vivions

ensemble, et tout simplement, nous nous aimions. Nous

sommes maintenant le même souffle, la même bouche, le même

corps et je souris dans son regard où le monde a perdu sa

pudeur.

Depuis longtemps déjà, je pressentais un tout dernier écueil,

une dernière étape qu'il me faudrait franchir :

Le paradis n'appartient pas aux minces.

Je suis au terme d'une course et je traverse enfin la place sur

un bref instant de silence. Repos.

Mais ce silence est encore un peu lourd. Je me regarde, je ne

suis pas devenu beau. Ni riche, ni intelligent comme dans un

conte de fées. Je me retrouve les mains vides en constatant que

je suis arrivé. Ma quête n'a plus d'objet. Pourtant elle continue

de braire, comme une mécanique stupide, emballée sans au-

delà. Comme si la quête avait plus d'importance que l'objet de

sa recherche. Comme s'il fallait la remplacer éternellement par

une quête nouvelle qui puisse encore pour un instant masquer

les craintes qui demeurent et survivront toujours.

Mes nouveaux objectifs doivent être à ma mesure. Sans plus.

Je n'ai ni gagné ni perdu. J'ai simplement acquis une méthode

« pour faire avec ». Une méthode sans laquelle (et je lui rends

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cette justice) je serais voué pour toujours au tourment dérisoire

de la stérilité.

J'imaginais une fin plus triomphante. Image pieuse. Jean-Louis

en armure terrassant l'énorme horrible dragon jaune et barbouillé

de graisse. Mais il est impossible de continuer de vivre uniquement

poussé par l'espoir fugitif d'un magnifique devenir. Il faut organiser

le présent. Je n'ai pas encore trouvé ce point d'équilibre (ou bien ce

point de fuite ?) qui focalise sur un instant heureux l'attente et le

passé. Mais je connais son existence et j'ai envie pour lui de me

rassembler tout à fait.

Rien n'est changé. Mes idées ne sont pas encore tout à fait claires.

J'ai besoin d'approfondir l'analyse des mécanismes de la graisse et

de tirer de cette aventure un bilan plus construit. J'aimerais aussi

continuer d'écrire. Me prendre au jeu de travailler la langue. Me

passionner pour le texte et finir par croire que je suis devenu un

véritable écrivain (sinon, ça ne compte pas). J'aimerais aussi, avec

Dominique, faire deux ou trois enfants pour imaginer qu'ils sauront

vivre, et puis penser qu'ils pleureront à l'heure de notre mort. C'est

une idée plaisante. Mais surtout, et c'est la seule chose dont je sois

absolument certain : je sais que tout retour en arrière est

impossible. Je me souviens d'un lieu très proche où je n'existais

pas. Un lieu où j'étais endormi. Un lieu d'où j'injectais

soigneusement chaque jour dans ma tête une dose presque létale

de nourriture. Je me souviens de cette vie enveloppée dans la mort,

et là, je sais que je n'irai plus.