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12 EXPÉRIENCES AUTOUR DU “RESPECT DU DROIT AU CHOIX, DROIT AU RISQUE” DES PERSONNES ÂGÉES Avec le soutien de la Fondation JM.BRUNEAU Jusqu’au bout de la vie : vivre ses choix, prendre des risques…

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Page 1: Jusqu’au bout de la vie: vivre ses choix, prendre des risques…u centre du village, «Au délice du pain», la bou-langerie, est un lieu de rendez-vous. Nadine, la boulangère,

12 EXPÉRIENCES AUTOUR DU“RESPECT DU DROIT AU CHOIX, DROIT AU RISQUE” DES PERSONNES ÂGÉES

Avec le soutien de la Fondation JM.BRUNEAU

Jusqu’au bout de la vie : vivre ses choix, prendre des risques…

Page 2: Jusqu’au bout de la vie: vivre ses choix, prendre des risques…u centre du village, «Au délice du pain», la bou-langerie, est un lieu de rendez-vous. Nadine, la boulangère,

1—2 “À quoi ai-je droit ?”

REPORTAGES ET RÉDACTION : JOËLLE CHABERT ET ANNE BELOT, ATOUTS PRESSE • CRÉDITS PHOTOS : CARL CORDONNIER/DAILYLIFE, JEAN-FRANÇOIS JOLY, EXTRAITSPHOTOS DU FILM "L'ART DE FAIRE AUTREMENT", RÉALISÉ PAR HENRI-CLAUDE COURONNÉ/ATTOT-VIDÉO • CONCEPTION ET RÉALISATION : BEAUREPAIRE.COM

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“Le droit d’avoir le choix.Le droit de dépenser monargent, de me souvenir, de vivre dans mon quartier,de rester chez moi, de partir, d’accepter del’aide ou de la refuser, deme tromper, de m’assumer.Le droit à la parole.”

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La liberté de choix est un droit fondamental de la per-

sonne. De plus en plus, les personnes âgées s’en voient privées

sous prétexte qu’elles sont trop âgées ou trop vulnérables.

La réflexion menée par la Fondation de France au sein du

programme «Personnes âgées» révèle la dérive que connaît

notre société qui, sous couvert de prise en charge, tend à

mettre en œuvre des pratiques sécuritaires qui vont à l’en-

contre du respect du droit à la décision des personnes.

La tendance actuelle consiste à prendre en charge pour

ne plus prendre de risque. Les professionnels, pour éviter

d’engager leurs responsabilités, placent les personnes âgées

dans un milieu surveillé ou dans un cadre d’assistance, plus

souvent subi qu’accepté.

De leur côté, les établissements ou services à domicile subis-

sent une pression toujours plus forte pour normaliser leur

fonctionnement et rationaliser leurs dépenses, ce qui se réper-

cute sur l’autonomie des personnes. N’entrevoit-on pas là

des pratiques paradoxales dans une société comme la

nôtre, qui prône la culture, voire le culte de l’autonomie ?

Certes, il est de notre devoir de citoyen d’intervenir quand

quelqu’un se met en danger, volontairement ou non. Mais

n’existe-t-il pas d’autres recours que la négation de la liberté

d’autrui et en particulier des plus vulnérables?

C’est en ce sens que la Fondation de France, soucieuse sans

cesse de promouvoir un autre regard sur le vieillissement et

d’encourager des pratiques éthiques et respectueuses des

personnes, réaffirme, à travers son programme «Personnes

âgées», son attachement à la préservation de la dignité

humaine.

Yves SabouretPrésident de la Fondation de France

Jusqu’au bout de la vie : vivre ses choix, prendre des risques…

LA LIBERTÉ DE CHOIX EST UN DROIT FONDAMENTAL DE LA PERSONNE

On estime à 700 000 le nombre de personnes vivantdans des maisons de retraite, des foyers-logements ou deshôpitaux de long séjour. 300 000 d’entre elles souffrentd’une dépendance lourde. L’âge moyen y est de 85 ans etles séjours durent en moyenne trois ans pour les femmeset deux ans et demi pour les hommes. En parallèle, la situation et l’état de santé des bénéficiairesdes services de maintien à domicile ont évolué au coursde ces deux dernières décennies (solitude, handicaps,déficiences intellectuelles). Plus de 690 000 personnes âgéesdisposent de l’intervention de 4 500 services aux personnes.Alors que le demande de prestations de qualité est toujoursplus forte, l’accès à la formation reste insuffisant et l’isole-ment professionnel se fait important. À ceci s’ajoute la pres-sion des familles tantôt pour un maintien à domicile «à toutprix», doublée parfois d’une logique professionnelle du«tout domicile», tantôt pour une entrée en établissementjugée nécessaire pour sécuriser la personne âgée. Ces élé-ments peuvent aller à l’encontre du désir des personnes etengendrent des comportements qui ne s’inscrivent plus dansle respect du droit au choix et du droit au risque.

Le respect de l’autonomie de la personne, c’est-à-direle droit de décider –y compris lorsqu’elle est dépendantephysiquement et/ou psychiquement des autres pour la viequotidienne– fait son chemin depuis longtemps au sein dela Fondation de France et notamment dans son programme«Personnes âgées».Depuis l’origine, ses valeurs sont basées sur le respect del’individu âgé, comme sujet de droit jusqu’au bout de sa vie,et les projets soutenus recherchent toujours l’améliorationde ses conditions de vie et le maintien de ses relationshumaines et sociales.Pour sortir de l’ombre et encourager de nouvelles initiatives,ce recueil met en relief douze expériences menées tant àdomicile qu’en établissements, invitant à la réflexionéthique, juridique et philosophique. Elle interpelle chaqueindividu quel que soit son rôle : la personne âgée elle-même, les membres de la famille, l’ensemble des équipesprofessionnelles et bénévoles mais aussi l’environnementproche (voisinage, commerçants, élus locaux…).

Contexte De l’idée à la réalisation

4—5

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1998Huit groupes de travail régionaux sont invités à réfléchir sur ce que veut

dire «l’autonomie des personnes âgées» et ses implications sur les

pratiques professionnelles en institution et au domicile.

1999• Émergence du thème «Dignité des personnes âgées, respect du droit au

choix et du droit au risque».

• Clarification de la notion de responsabilité dans le champ gérontologique.

2000

2000/2001

2002

Une réflexion pluridisciplinaire et régionale.

Premiers éléments pour structurer et lancer

un appel à projets national «Respect du droit au

choix, droit au risque des personnes âgées».

• Publication des travaux du groupe

national : «Risque, responsabilité éthique

dans les pratiques gérontologiques».

Co-édition Dunod / Fondation de France.

• Lancement d’un second appel à projets national.

• Organisation de séminaires des lauréats.

• Mise en réseau des professionnels et échanges

autour des pratiques.

• Présentation des expériences à la presse et

aux partenaires institutionnels.

• Accompagnement des projets.

• Poursuite des appels à projets.

• Un film, «L’art de faire autrement»

Réalisation Henri-Claude Couronné : Attot-vidéo.

• Des reportages, interviews auprès des personnes

âgées, des professionnels, des familles et de

l’entourage (voisins, commerçants, élus…).

• Reportages photos.

LA DÉMARCHE DE LA FONDATION DE FRANCE RÉSULTATS / ATOUTS / ENJEUX

• Constitution d’un groupe de travail national regroupant les responsables

des groupes régionaux.

• Diffusion des fruits de la réflexion à l’ensemble des professionnels

du secteur gérontologique.

65 expériences primées par la Fondation de France en deux ans.

• Valorisation des projets et volonté de faire savoir qu’il est possible

«de faire autrement».

• À partir de visites sur le terrain, production d’outils pédagogiques destinés

aux professionnels, élus, institutionnels et aux familles.

2003

2004/2007

• Sensibilisation des professionnels en région,

diffusion des expériences.

• Organisation d’un colloque régional le 6 mars à Vannes.

• Création de la brochure «Jusqu’au bout de la vie, vivre ses choix,prendre des risques …»

2008• Multiplication des expériences et appropriation

des outils de formation par les intervenants

professionnels et bénévoles.

• Nouvel appel à projets.

• Évaluation.

Lorsque les maisons de retraite font la Une de l’actualité, c’est souvent

parce qu’il s’y passe des choses terribles. Les services à domicile, eux,

sont trop souvent considérés comme de simples gestionnaires d’heures

de soins et d’aide ménagère. Pourtant, au sein des établissements et

services à domicile, certains professionnels accomplissent un travail

extraordinaire et développent une réflexion pleine d’humanité

dépassant le cadre des seules considérations médicales ou sécuritaires.

Oui, il est encore possible pour des personnes désorientées de vivre

à leur rythme et de circuler comme bon leur semble. Chacun va et

vient à sa guise, qu’il ait sa tête ou non. Ici, pas de secteur fermé, pas

de ségrégation entre les personnes désorientées et les autres…

Oui, il est encore possible de faire du vélo, conduire sa voiture,

élever ses lapins, manger les légumes du jardin, aller boire un verre

au café du coin, autant d’activités favorites à poursuivre dans la plu-

part des petites unités de vie.

C’est pour que «service de qualité» rime avec «respect de la dignité»

et «humanité», que la Fondation JM.BRUNEAU s’engage, aux côtés

de la Fondation de France dans le cadre de son programme

«Personnes âgées», à soutenir des initiatives concrètes qui placent

toujours la personne âgée au cœur des réflexions et des actions.

Jean-Marie BRUNEAU

Paroles de la Fondation JM.BRUNEAU

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“Accompagner quelqu’un…

c’est marcher à ses côtés

en le laissant choisir son chemin

et le rythme de son pas.”

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6—7

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A u centre du village, «Au délice du pain», la bou-langerie, est un lieu de rendez-vous. Nadine, laboulangère, voit chaque jour des résidents de la

maison de retraite : «Ils sont libres d’aller et venir et ils ontune somme d’argent à user en leur plaisir. Alors, ils s’offrentun croissant, un pain au chocolat, une meringue ou une de-mi-baguette pour le saucisson du casse-croûte. Certainspassent juste dire bonjour. Ils savent bien qu’un commer-çant est à l’écoute de tout le monde et discret. Ils ont besoinde rencontre plus que de pain. Une des dames m’a mêmeconfié se reposer une demi-heure avant de rejoindre monmagasin, de peur que ses jambes ne tiennent pas jusqu’ici.»Un peu plus loin, c’est Nathalie, la blonde et toute jeuneépicière qui tient boutique : «Les femmes aiment faire untour et s’acheter du dentifrice, une savonnette, de l’eau deCologne, des cotons démaquillants, des biscuits. Les hommesarrivent en petits groupes et se partagent le prix du sau-cisson, d’une bouteille de vin, du fromage. Ils agissent selonleur idée, ils ont leur vie. Ce n’est pas parce qu’ils résident àla Passerelle, qu’ils ne peuvent pas faire des courses commen’importe qui. On parle du temps, du programme télé, ilsvérifient que ce qu’ils ont vu au JT est bien à la une du quo-tidien, me tiennent au courant des décès ou des naissancesdes enfants du personnel. On parle debout devant la caisse,ça ne dure jamais très longtemps. Le vrai endroit où l’oncause, c’est le «Café des Gones». Là, on s’attable, on prendun «canon» et le temps de se transmettre les nouvelles. Moiaussi, j’y vais, tous les mardis, boire mon café, histoire d’être au courant.»

À Larajasse, les commerçants, les villageois, portent unregard fraternel sur les vieux habitants de La Passerelle. Etce n’est pas seulement parce qu’elle se trouve au cœur du

village, entre l’église et le château que les échanges sontnombreux. Les anciens sont considérés, respectés.

«Un des moyens d’échanger, d’acheter, d’offrir, c’estl’argent. Sujet tabou, surtout en maisons de retraite, car celles-ci se font bien souvent protectrices, prennent tout encharge et ne laissent plus de place de consommateur au ré-sident.» Ainsi parle Monique Schmidt-Wagner, la directricede La Passerelle depuis 1984 *(1), celle dont le maire de l’époque, président de l’association de gestion, MonsieurBernard Jacoud, a dit au moment de l’embaucher : «Elle ve-nait des prisons de Lyon, non pas comme pensionnaire maiscomme assistante sociale. Elle m’a paru intelligente, un re-gard direct, serein, confiant, où se devinaient volonté etcourage, envie de réussir. Je me suis dit : celle-là, il ne fautpas la laisser s’échapper !»

Et Monique enfonce le clou : «L’argent, on en a besoinpour tout, toute la vie. Pourquoi cela s’arrêterait-il à la ported’un établissement de retraite ? Je ne supporte pas que l’onmente aux résidents : la maison de retraite est gratuite. Envoulant éviter des soucis aux personnes âgées, on leur enlèvece qui fait la vie, les espoirs, les soucis et les efforts pour en

“L’argent, on en a besoin pour

tout, toute la vie. Pourquoi cela

s’arrêterait-il à la porte d’un

établissement de retraite ?”

LE DROIT DE DISPOSER DE SON ARGENT ET DE LE DÉPENSER

MAISON D’ACCUEIL POUR PERSONNES VIEILLISSANTES «LA PASSERELLE», À LARAJASSE, DANS LE LYONNAIS

“L’argent, on en a besoin pour

tout, toute la vie. Pourquoi cela

s’arrêterait-il à la porte d’un

établissement de retraite ?”

Un des moyensd’échanger,

c’est l’argent.

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sortir. Ne pas leur laisser de soucis, c’est leur dire qu’ils nesont pas capables de s’en sortir. Persuadés de tout faire pourlutter contre la dépendance, on l’accélère. J’ai en mémoireune page du dessinateur Reiser. Le premier dessin montraitune salle de torture. Un condamné a un entonnoir dans labouche et le bourreau y verse de l’eau. Dans le deuxièmedessin, le même homme, déposé dans le désert, agonise avecun ventre énorme gorgé d’eau. Le troisième dessin met enscène un moine qui se penche sur le moribond et lui donneà boire. Si vous êtes mourant dans le désert, c’est forcémentque vous avez soif ! Nous sommes toujours dans la bien-veillance, nous qui pensons beaucoup pour nos aînés sansnous arrêter cinq minutes pour nous demander quel est leréel besoin de chacun. Leur indiquer le prix de journée, c’estleur montrer qu’ils ne sont pas entretenus par la société,leur permettre de râler parce que c’est trop cher et d’êtreexigeants.» Les tarifs sont affichés en gros dans l’entrée etchaque résident reçoit une facture compréhensible, men-suelle, à terme échu. Mais qui signe le chèque ?

Monique continue : «Les gens âgés sont extrêmementsensibles au regard qu’on porte sur eux. Si on est persuadéqu’ils sont des incapables, ils nous le rendent avec un sur-plus de dépendance et sont fichus. Si on les regarde avecespérance, leurs capacités s’amplifient. Chaque résident re-çoit sa note au début du mois et nous sommes face àplusieurs sortes de payeurs. Certains viennent avec leurchèque et nous demandent de le remplir, parfois il est déjàrempli par un membre de leur famille, parfois ils le rem-plissent seuls. Mais dans tous les cas, nous commentons lafacture, la vérifions ensemble puis ils signent eux-mêmes lechèque. D’habitude, lorsque des bénéficiaires de l’aide so-ciale vivent en institution, leurs retraites sont verséesdirectement sur le compte de l’établissement qui leur resti-tue 10% d’argent de poche, le «sou de poche» légal. Cesystème est une atteinte extrêmement grave à la personne.Nous avons la chance de disposer d’un bureau de poste àLarajasse. Les résidents ouvrent un compte, un livret decaisse d’épargne ou un livret d’épargne populaire. Ils y per-çoivent leur retraite et en reversent 90 % à Christelle, notrecomptable. Les personnes sous tutelle reçoivent un doublede leur facture, réglée par le tuteur. Et nous les prévenons :

votre tuteur nous a réglé avec votre argent. Leurs tuteursleur versent leur argent de poche à la poste et eux aussi vontl’y chercher. Quant à ceux qui ne veulent s’occuper de rien,ils en ont le droit, mais, comme par hasard, nous demandent :ma fille vous a bien réglé ce mois-ci ?»

Presque tous les résidents ont passé leur enfance à lacampagne, beaucoup sont d’anciens ouvriers agricoles.Leurs salaires étaient versés en espèces sonnantes et trébu-chantes. Sans liquide, ils sont inquiets, ils pensent l’avoirperdu. Jamais ils n’ont imaginé que ce qu’ils avaient écono-misé au jour le jour, serait destiné à les aider «à durer».Mais, la longévité est là. Et ils sont la première générationà ne pas vieillir à la ferme, à vivre de quelques pommes deterre et des œufs du poulailler. Alors qu’ils voulaient trans-mettre un petit pécule à leurs descendants, ils ontl’impression de les spolier en vieillissant longuement. Marie-Louise a mis seize enfants au monde dont des ju-meaux et des triplés. Elle est à la tête de trente petits-enfantset trente arrière petits-enfants et a survécu à quatre infarctus.«Un hélicoptère m’a emmenée à l’hôpital. Moi qui n’avaisjamais pris un avion, je n’en ai même pas profité, j’étaisdans le coma !» Son mari était facteur et matelassier. Elle ca-nait des chaises. «Je touche la réversion de mon mari et unepetite retraite pour moi. Quand je reçois la facture de lamaison de retraite, ma fille inscrit le nombre sur le chèqueet je signe. Il me reste chaque mois 76 euros d’argent de poche.Mais je n’ai pas besoin de grand chose, on n’est que tropbien, ici. Mes enfants vendront ma maison et ils se partagerontl’argent. En attendant, j’y vais cueillir mes fleurs.»

Stéphane est entré à La Passerelle en juillet 1983. Enbleu de travail, sa casquette vissée sur le crâne, il se dirigevers la Poste pour toucher sa retraite et transférer l’argentdu livret A sur un LEP *(2). «Au début, je ne sortais pas depeur qu’on se moque de moi parce que j’étais dans une mai-son de vieux. J’étais encore assez jeune mais une génissem’avait dégagé le fémur d’un coup de sabot. Un jour, je mesuis armé de courage et je suis parti sur la place. J’y ai ren-contré mon copain Paul qui m’a invité à boire un «canelet». Depuis, je n’hésite plus à me balader au village.» Stéphanene s’attarde pas à parler facture et règlement mensuel. Iltrouve cela naturel. En revanche, s’il a trouvé sa place dansla collectivité, c’est bien grâce à l’argent, mais d’une touteautre manière. «Une année, on a monté une kermesse et in-vité les familles et les habitants. Moi, j’ai inventé deux idées,

“Ne pas leur laisser de soucis,

c’est leur dire qu’ils ne sont

pas capables de s’en sortir.”

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un défilé dans le village avec des chars tirés par des tracteurset une tombola. Et c’est parti. Chaque année, je vends desbillets de tombola, personne ne m’échappe. Cette année, àmoi seul, j’en ai vendu 750. À 1 euro le billet, ça fait une recette ! Avec cet argent, nous allons au restaurant et nousinvitons quatre ou cinq personnes. Des familles et des jarsaires *(3) se joignent à nous. Cette année, nous étions111.»

Les familles n’aiment guère évoquer l’argent. Et c’est untravail de leur faire comprendre que leurs parents ont besoin de s’accorder un espace de liberté méconnu de l’ins-titution et de leurs proches. Avec le temps, des rencontres etde l’humour, tout s’arrange. Et c’est une vraie satisfactionpour l’équipe lorsque quelqu’un annonce : «À La Passerelle,il y a de la liberté et moi, j’ai envie que ma maman soit libreencore.»

Marie-Thérèse, agent de service, s’étonne : «J’ignoraisqu’ailleurs, ça ne se passait pas comme chez nous. Je l’ai découvert lorsque nous avons reçu, pour ce motif, un prixde la Fondation de France, alors que c’est normal. Les rési-dents en sont valorisés. Avant de partir au marché de St Symphorien sur Coise avec Olivier, l’animateur, ils nousdemandent ce qu’ils peuvent obtenir avec tant d’euros. Etils sont heureux d’acheter les calendriers des enfants du village en janvier ou de cotiser pour le cadeau de naissanced’un bébé du personnel.»

Gabriel rentre du village, «Le progrès» sous le bras etun rasoir dans la main, acheté pour son voisin de chambre.En poussant le fauteuil d’Antoine, Roger, trente ans de ma-nufacture des tabacs et sous curatelle, revient de la poste oùil a touché ses 13 euros hebdomadaires. Sur le mur, derrièreeux est affichée une citation de Patrick Verspieren *(4) :«Accompagner quelqu’un, ce n’est pas le précéder, lui indi-quer la route, lui imposer un itinéraire. C’est marcher à sescôtés en le laissant choisir son chemin et le rythme de sonpas.» À La Passerelle, il semble bien qu’on prenne cette idéepour argent comptant !

(1) La maison n’a été baptisée ainsi qu’en 1994 et ce nom a été choisi pourtrois raisons : à cause du passé car une passerelle reliait l’ancienne maison desreligieuses à l’église. À cause du présent : le personnel de la maison a un rôlede passeur. Il crée des passerelles entre le dedans et le dehors. À cause du futur :il s’agit d’une passerelle pour l’au-delà, tous ici savent qu’ils vont vers la mort. (2) Livret d’Épargne Populaire.(3) Habitants de Larajasse.(4) Jésuite, spécialiste de l’éthique.

Maison de Retraite La Passerelle69590 LarajasseTél. : 04 78 44 38 44Contact : Monique Schmidt-Wagner

Contexte

La fortune sourit aux audacieux

Larajasse, un bourg de 1 400 habitants, à 700 m d’altitude dans les

Hauts du Lyonnais. En 1820, des religieuses de la Congrégation du

Sacré-Cœur et de l’Adoration, venues de Paris, fondèrent là une mai-

son qui devint vite un lieu d’accueil pour des personnes vieillissantes.

Devenues elles-mêmes très âgées, elles sont parties en 1982. Une

association est alors créée pour assurer la gestion de la maison de

retraite. Jusqu’en 1990, la maison tourne avec des emprunts et qua-

rante pensionnaires. Vient le temps de la rendre conforme aux nou-

velles normes de sécurité. Aménager l’ancien bâtiment coûte aussi

cher que de construire du neuf. Grâce à l’audace du maire de l’époque,

la fermeté de la directrice, la compréhension des entrepreneurs

locaux, aux subventions du Département et de la Région, en dépit de

tracasseries administratives et de changements de réglementation,

l’établissement neuf est terminé à l’été 1994. Le financement de

l’équipement étant assuré par des prêts d’une population longanime,

l’inauguration a lieu le 2 octobre.

La Passerelle est un établissement à statut associatif de cinquante

chambres. S’y ajoutent, dans l’ancien bâtiment, quinze chambres

d’accueil temporaire.

Nature du projet soutenu par la Fondation de France

En disposant de son argent, le résident, malgré sa dépendance,

demeure un être social. Il paie son prix de journée et ses dépenses

courantes passant ainsi d’assisté à client : les résidents se sentent

écoutés et respectés, le personnel adopte une attitude moins infan-

tilisante, les familles sont soulagées.

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M ardi matin. Au premier étage de la Résidencedes Merisiers, trois tracteurs de plastique stationnent en épis dans le couloir aux côtés

de fauteuils roulants vides. Geneviève, 80 ans, Simone, unpeu plus et Éloi, 92, les ont abandonnés pour des sièges plus confortables d’où ils observent Lorianne, Pauline etNicolas, 7 ans à eux trois, plonger dans la piscine à boulesinstallée sur le pallier. *(1)

Voilà ce qui se voit d’abord à Brécey. Plus étonnant estl’éventail des offres proposées aux vieilles personnes : MAPAD, foyer logement, demeures communales, portagede repas, soins à domicile. Les personnes désorientées, untiers des résidents de la MAPAD, vivent dans une unité spé-cialisée, «le fil d’Alice» *(2). Katia Tourneux, la directricedu CIAS *(3), explique : «Ces gens sont sans masques,comme des tout-petits au début de leur vie, dominés sou-vent par des envies mais avec un immense besoin d’êtreaimés. Pour éviter les conflits et l’incompréhension desautres résidents, elles sont installées dans un espace parti-culier, décoré sur le thème de la mer. Elles y ont leurchambre, y prennent leur repas à leur rythme, mais parti-cipent aux animations comme tous les autres résidents.» EtMarion, la responsable de l’unité renchérit : «On croitqu’ils ne savent plus, or ils s’intéressent à ce qui les entoure,aux plantes qui naviguent dans le vent, à la compote depommes qui parfume notre cuisine et au regard des autres.Ils m’apprennent ce qu’est une relation de personne à personne.»

L’essentiel est encore ailleurs : ici, on fait de la «qualitéde vie» comme Monsieur Jourdain de la prose, sans le sa-voir. Katia Tourneux le prouve : «Il n’y a rien à expliquer.On vit, c’est tout. J’aime la vie. J’ai envie de vivre à plein etje pense que les autres sont comme moi quels que soientleur âge et leur état de santé.»

Et ce qui donne vraiment de l’âme aux maisons, c’estl’atmosphère de liberté qui y règne. Pour Katia et son équipe,la vie dans un établissement, même à 37, conduit à la passivité. D’où l’effort de laisser chacun agir au maximumselon ses désirs et ses goûts afin qu’il ne perde pas son identité dans l’anonymat de la collectivité.

Raymond habite la MAPAD. C’est un artiste qui parleplusieurs langues, un peu bohème. Il est exclu de l’enfermerdans des murs ou des horaires. On le rencontre sur les chemins, cueillant des fleurs pour sa boutonnière, obser-vant les nuages.

Mathurin, 80 ans, du foyer logement, balade Germaine,résidente de la MAPAD, va acheter des fraises au marché ouboire un coup au bistrot. Marcel, le plus jeune du groupe deCuves, enfourche son vélo pour un petit tour. Paul, 91 ans,utilise sa voiture pour rendre quelques services. Félicie etDenise marchent 6 km, un aller-retour au village voisin neleur fait pas peur. Denise se charge du repassage des draps :«On ne devrait plus construire de maisons de retraite pour65 personnes, c’est mauvais. Ici, je vais chercher le pain, jerepasse, je vais où je veux, il suffit de prévenir. Je me sensbien.»

Éplucher les légumes, préparer la jotte (soupe de ci-trouille), faire la vaisselle, planter les géraniums n’empêchepas ceux de Tirepied d’inviter les résidents de Brécey à unesoirée dansante, ceux de Brécey de partir au mémorial deCaen avec ceux de Cuves, ceux de Cuves de recevoir les écoliers à déjeuner le mercredi.

Il y a les projections de photos sur les régions de Franceavec le club du troisième âge, le concours de belote ouvertà qui veut, les pièces de théâtre à la MAPAD ou au bourg,les visites de musées, le traditionnel repas au restaurant àGranville, les goûters d’anniversaire, la kermesse annuelle…

LE DROIT D’ÊTRE HEUREUX AU RISQUE D’EN MOURIR

MAISON D’ACCUEIL POUR PERSONNESÂGÉES DÉPENDANTES, LA «MAPAD»,À BRÉCEY, EN NORMANDIE

Il suffit d’être humain,

c’est tout.

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Défricher sans cesse des chemins pour entourer les aînésle plus souplement possible, sans les couper du monde oùtoutes les générations se côtoient, nécessite une recherchepermanente, une remise en question régulière et le maintiende la motivation des professionnels. Il faut des compé-tences, des qualités de cœur et d’intelligence et une volontéd’équipe.

Ce soir, le personnel veille pour préparer la kermesse.C’est une véritable équipe qui échange, unie autour d’unemême philosophie. On évoque le «bigoudi gourmand», lesalon de coiffure de la résidence où les gâteaux sont lesbienvenus, le «café bonne humeur» du vendredi où l’oncommente le journal en buvant du café parfois agrémentéde… calva. Katia fait le point sur la visite du service vétéri-naire. La cuisine ne devrait pas servir les sangliers etchevreuils offerts par les gardes-chasses, les saumons dugarde-pêche ni les poulets fermiers. Interdits aussi le riztemgoule qui cuit 4 heures dans du lait entier apporté de laferme et les camemberts au lait cru. Mais comment priverde ces plaisirs de gourmands résidents normands ?

Et qu’arriverait-il si Marcelle, Henri ou Jacqueline, etceux qui sortent quand ils le veulent étaient victimes d’unaccident ? Et faut-il tout dévoiler de la maladie de Rolandau médecin qui voudra l’hospitaliser alors qu’il a fait pro-mettre de le laisser tranquille à la résidence où l’on saitsupprimer ses douleurs ? Tout semble naturel aux côtés dela directrice, petite femme mince, débordée et disponible àla fois. «Je sais bien que nous prenons des risques. Je peuxme retrouver en prison si un drame arrivait. Mais ça nem’empêche pas de dormir. Quitte à être poursuivie, autantl’être pour les risques de la vraie vie. Je veux que les vieuxsoient simplement heureux et ils le sont s’ils arrivent à vivreau plus près de leur vie d’avant. Quand je rentre chez moi,le soir, parfois il m’arrive d’avoir les larmes aux yeux denotre réussite. Car nous réussissons à accueillir les gens à lacarte et sans les déraciner. Ce n’est pas compliqué. Il suffitd’être humain, c’est tout.»

(1) Une fois par semaine, se réunissent là les assistantes maternelles du canton.(2) Appelé ainsi en hommage à une femme qui a passé neuf ans à la MAPAD.(3) Centre Intercommunal d’Action Sociale.

CIAS du canton de Brecey1, bd des Merisiers50370 BreceyTél. : 02 33 68 13 13Contact : Nicole Sauvey

Contexte

Le département de la Manche. Au sud, à quelque 25 km du Mont

St Michel, dans l’arrière-pays de la baie, des bourgs ont grossi à l’abri

des haies vives. On les dirait endormis avec leurs manoirs, leurs mai-

sons fortes entourées de douves et leurs traditions : dinanderie,

fonderie de cloches, cidre, calvados et pommeau, beurre et crème. Et

l’on est surpris d’y découvrir autant d’initiatives. À Brécey, 2 2OO

habitants, tout près de la vallée de la Sée, une rivière à truites et à

saumons, c’est au profit de ses aînés que la communauté s’est dotée

d’équipements remarquables. La MAPAD, maison d’accueil pour per-

sonnes âgées dépendantes, ouverte depuis 1992, abrite 37 résidents.

Juste derrière, le foyer logement compte 18 pavillons gérés par le

Centre Intercommunal d’Action Sociale, et 5 par les HLM auxquels

s’ajoutent 12 appartements situés dans l’ancienne école. La maison

assure aussi le portage d’une vingtaine de repas par jour à midi et

quelques-uns le soir pour les anciens qui vivent chez eux. Dans ces

mêmes locaux est installé le service de soins à domicile qui suit des

patients de deux cantons, ceux du foyer logement et ceux de la mai-

son. Enfin, deux demeures communales de Cuves, à 4 km, et Tirepied,

à 12 km, reçoivent chacune dix personnes autour d’une maîtresse de

maison, ambiance familiale garantie.

Nature du projet soutenu par la Fondation de France

C’est un projet porté par trois structures d’accueil de personnes

âgées. La volonté est de maintenir une vie la plus proche possible du

domicile, de ne créer aucun enfermement. Les résidents sont reconnus

comme citoyens, maîtres de leur vie, même en établissement.

“Je sais bien

que nous prenons des risques...

Quitte à être poursuivie,

autant l’être pour les risques

de la vraie vie.”

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12—13

A u plus haut de l’été, le soleil se couche entre l’île Cézembre et le Cap Fréhel. Ensuite, il tombe dansl’eau juste derrière le Cap Fréhel. Puis il descend

à Saint-Lunaire jusqu’à arriver sur Dinard. Quand il atteintl’église de Dinard, c’est le solstice d’hiver et il repart.» Il enfaut des heures d’observation sur les remparts de Saint-Malo pour tenir de tels propos. Murailles et môle sont lespromenades favorites des résidents du foyer Maupertuis, àl’intérieur de la ville. Car, à Saint-Malo, il y a les «intra-muros» et les autres. Et «Malouin rime avec chauvin !» Mireille badine : «À 95 ans, je ne peux plus voyager, mais,ici, le monde vient à nous. L’été, on entend toutes les langues,tant notre ville est intéressante !»

Tout de granit gris, dans une rue pavée étroite, avec deschambres ensoleillées mais pour la plupart petites et des ca-binets de toilette minimalistes, ce foyer paraît peu attirant.Et la large terrasse ne suffit pas à expliquer l’attrait qu’ilexerce. Celui-ci doit tout à l’ambiance qui y règne.

«Ma chambre est exiguë. Mon cabinet de toilette ne dispose que d’un lavabo. Pour me doucher, je dois me rendre au bout du couloir. Mais j’ai arrangé cette pièce selon ma volonté. J’ai la clef de la maison et personne nesurveille nos sorties et nos entrées. La seule contrainte estl’horaire des repas, mais nous avons droit à soixante-dixabsences dans l’année, soit plus d’une par semaine. Ici, onrespire la liberté.»

Cette liberté qui vivifie Jeanne naît des relations entrerésidents et avec le personnel, quelque chose d’impalpable.Catherine Morel, la directrice l’explique : «Jusqu’en 1992,la majorité, voire la totalité des résidents entrait sans savoirqu’il s’agissait d’un placement définitif. Dès mon arrivée,j’ai voulu connaître leurs projets. Les familles se rebiffaient :ne lui dites rien, elle croit séjourner une quinzaine. Faire

passer l’idée qu’on n’entre pas en établissement contre songré, qu’une personne âgée, même malade, est responsablede ses choix, représente un long et lourd travail. Toutefois,entrer dans un établissement, même volontairement, resteun traumatisme ; à l’arrivée, le nouveau se sent seul. Nousavons donc pris deux dispositions. Un livret d’accueil de sixpages contient toutes les informations pratiques. Et un rési-dent référent par étage est chargé de remettre ce livret aunouveau, autrement dit, d’entrer en contact avec lui. Il estplus facile de se confier à quelqu’un de son âge.»

Madeleine confirme : «Quand je suis entrée, je connais-sais les tarifs mais pas le déroulement de la vie quotidienne.Melle S. m’a invitée dans sa chambre, transmis le livret d’ac-cueil et nous avons parlé autour d’une tasse de thé. Elle m’a montré où repasser, m’a proposé de participer àl’atelier mémoire du lendemain et m’a chuchoté d’appelermon voisin de chambre, très bricoleur, pour les petites réparations. Ainsi, le ruisseau a très vite creusé son lit.»

Monique, parisienne, se souvient : «Maman connaissaitle foyer pour y visiter des amies. À la suite d’une hospitali-sation, à 85 ans, elle a pris la décision de s’y établir. Elledésirait une grande chambre. Elle a visité une petite chambre pleine de soleil qui l’a séduite. Nous avons achetéde la moquette, des rideaux, choisi des meubles de son appartement et elle s’est aménagé un mignon studio. L’andernier, elle a été hospitalisée. Elle était mal, ne se levait pluset ne rêvait que de son retour. Or l’assistante sociale de l’hôpital m’a prévenue qu’elle ne pourrait sûrement pas re-tourner dans un foyer-logement. Angoissée, j’ai rencontréMadame Morel qui a décidé d’essayer. Ce fut un second accueil. Les aides-soignantes se sont donné beaucoup demal. Quand j’ai quitté Saint-Malo, cinq semaines plus tard,maman redescendait à la salle à manger et, à 90 ans, elle esttoujours heureuse dans cette maison. Elle a rajeuni.»

LE DROIT DE CHOISIR SON FOYER SUIVANT SES PROPRES CRITÈRES

FOYER D’ACCUEIL «MAUPERTUIS»,À SAINT-MALO, EN BRETAGNE

««

Ici, on respire la liberté.

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Mireille, la malouine chauvine, a vécu soixante ansdans la région parisienne. «J’étais seule à Boulogne, veuve,dans un appartement de cinq pièces. Un jour, je suis tombéesur le visage, j’étais bleue, jaune… Quand je me suis vueainsi, je me suis conseillé : sois raisonnable ! J’ai écrit aufoyer Maupertuis en janvier, une place s’est libérée en février et je suis entrée au 6, rue Maupertuis, moi qui suisnée au 5, fus élevée sur la plage en face du Grand-Bé et quidispose d’un appartement intra-muros ! Une cousine est arrivée trois jours plus tard. Des résidents étaient en classeavec moi. Je me suis très vite intégrée, même si je ne suis pasamie avec tout le monde. Nous ne sommes plus des petitespensionnaires de douze ans, nous avons eu des bonheurs,subi des malheurs, alors nous sommes capables de passersur des détails. Le soir, nous sommes cinq à suivre les infor-mations sur ma télévision. L’une de mes neuf enfants vit àSaint-Malo ainsi que ma sœur, de huit ans plus jeune quemoi. Elle vient me chercher chaque jour à 15 h et, malgrémon arthrose et mes 95 ans, nous marchons vers le petit jar-din de la Porte Saint-Vincent ou sur le môle. Je n’ai jamaisregretté mon choix.»

Les trois dernières arrivées déjeunent à la même table.Maggy, ancienne restauratrice intra-muros, a dû quitter sonappartement après un anévrisme. Nicole, bourguignonne, achoisi Saint-Malo pour sa retraite. Après une fracture de lahanche et un premier séjour, temporaire, elle s’est cassé lepéroné. Retour à Maupertuis. Marine, née à Saint-Malo,l’a quitté après son mariage puis y est revenue à la retraite.Elle connaissait des résidentes du foyer, alors, des problèmescardiaques l’ont décidée à y emménager : «J’ai rempli undossier, raconté ma vie, acheté des meubles et me voilà à lamaison «sans souci». Le jour de mon anniversaire, à 9 h dumatin, le personnel est venu m’embrasser dans mon lit etm’a offert une pendulette. Mes voisines m’ont offert des roses,en plein mois de février. Les liens sont créés.»

Monique, Christine, Rachel, Philippe et les autresmembres du personnel sont unanimes : «Ici, nous avons la

preuve que des gens bien entourés sont prêts à accueillir cha-leureusement de nouveaux voisins. Et comme ils tiennentdes propos positifs, ils leur donnent confiance.»

Mais trêve de cordialité, l’heure est venue des jeux et, là,c’est chacun pour soi ! Je commence par la lettre E, je finispar la lettre E et je ne contiens qu’une seule lettre. Qui suis-je ? *(1).

(1) Une enveloppe

Foyer Maupertuis10, rue Maupertuis35400 Saint-MaloTél. : 02 99 56 27 80Contact : Catherine Morel

Contexte

Saint-Malo incarne l’esprit d’indépendance. L’époque et l’âge n’y

changent rien. On peut être dépendant d’autres pour accomplir les

gestes de la vie quotidienne et rester dans sa tête aussi libre que ces

navigateurs qui ont assuré le prestige de leur cité : Jacques Cartier,

le découvreur du Canada en 1534, Gouin de Beauchesne, premier Fran-

çais à doubler le cap Horn d’ouest en est en 1701, Duguay Trouin,

corsaire du roi qui s’empare de Rio de Janeiro en 1711, Mahé de la Bour-

donnais, parti aux Seychelles, nommé gouverneur de la Réunion et de

l’île Maurice en 1735, Surcouf, né en 1773, qui écuma l’océan Indien et

Maupertuis, appareillant en 1736 pour la Laponie afin de vérifier si la

terre est aplatie au pôle.

C’est précisément rue Maupertuis que se trouve la résidence Mau-

pertuis. Cet ancien orphelinat fut racheté en 1976 par la municipalité

et transformé en un foyer logement de 32 chambres et de 5 chambres

d’accueil temporaire.

Nature du projet soutenu par la Fondation de France

L’objectif de cet établissement est d’améliorer l’accueil des nou-

veaux résidents. Ces derniers sont parrainés par des résidents

«référents» et par le personnel, ils bénéficient de plus d’une période

d’essai d’un mois au terme de laquelle ils peuvent choisir de retourner

chez eux.

“Nous ne sommes plus

des petites pensionnaires

de douze ans, nous avons eu

des bonheurs, subi des malheurs,

alors nous sommes capables

de passer sur des détails.”

Page 14: Jusqu’au bout de la vie: vivre ses choix, prendre des risques…u centre du village, «Au délice du pain», la bou-langerie, est un lieu de rendez-vous. Nadine, la boulangère,

“Tant que ma grand-mère

voudra rester chez elle,

je serai là.”

14—15

Page 15: Jusqu’au bout de la vie: vivre ses choix, prendre des risques…u centre du village, «Au délice du pain», la bou-langerie, est un lieu de rendez-vous. Nadine, la boulangère,

A nne Guillemot est l’assistante coordinatrice deGeront’o Nord. L’implantation personnelle decette normande d’origine dans les quartiers et l’in-

terpénétration de son action dans les missions de sesdifférents partenaires expliquent pour une grande part lareconnaissance certaine dont bénéficie l’association auprèsde tous. Sur les murs de son bureau, est d'ailleurs affichéeune profession de foi sur le fonctionnement d'un réseau :«Le travail de partenariat, c’est :- se connaître soi-même et maîtriser sa fonction,- reconnaître l’autre et savoir ce qu’il peut faire,- identifier les zones de recouvrement de compétence et ce

que l’on peut partager,- communiquer.»

Anne fait régulièrement une «tournée» pour régler lesproblèmes des personnes dont elle a la charge et pour re-nouveler régulièrement l’évaluation de leurs dépendances.Ce jour-là, quatre entretiens, quatre situations, quatre ren-contres.

La «donna» fragile. «C’est à vous de décider s’il esttemps pour vous d’aller en maison de retraite.» L’éléganteet frêle petite dame de 93 ans répond, soulagée : «J'ai de-mandé des adresses de maisons de retraite, mais en fait, j’aiseulement un peu mal au dos.» Anne Guillemot se redresseet lâche les mains de son interlocutrice qu’elle caressait dou-cement depuis une bonne demi-heure, tout en luidemandant de ses nouvelles : «Voilà qui est très caractéris-tique de la bonne volonté des bénévoles qui s’occupent despersonnes âgées de ces quartiers. Comme elles ont peur durisque encouru, elles en arrivent à les surprotéger, à les per-suader inconsciemment qu’il vaut mieux désormais quitterleur appartement. Mais ce n’est pas si évident. Voyez Gina :

malgré son âge et ses pertes de mémoire, elle se débrouilleencore très bien. Elle a pris le bus toute seule la semaine der-nière pour aller chez le coiffeur au centre-ville. Et sesvoisines de la cité Barthélémy gardent toujours un œil surelle.»

Anne reconnaît qu’il y a une vraie part de risque dans cechoix, choix qu’elle va assumer avec d’autres : le médecintraitant, le kiné qui habite la tour voisine, et aussi les béné-voles à qui elle va expliquer les raisons de la décision. «Moninquiétude, je la mets dans ma poche. Il ne faut pas être an-xieuse pour faire ce métier. On a quand même mis Luciasous curatelle, parce qu’elle faisait des chèques en blanc. Elle a fait d’énormes progrès. La première fois que je suis allée chez elle, j’avais été appelée pour sa sortie de l’hôpital.Personne ne pensait qu’elle pourrait rester seule chez elle.Son mari est mort, elle n’a jamais eu d’enfants et sa seule famille, des cousins, est en Italie. Elle se débrouille très bien,fait sa toilette à la «pile» (lavabo en marseillais). Sa bai-gnoire-sabot est trop inconfortable. Je n’aime pas troppenser qu’elle étend son linge à sécher en grimpant sur untabouret… Mais elle peut lire dans mes yeux que je lui faisconfiance.» Anne se retourne vers Gina et lui répète en riant :

“C’est à vous de décider

s’il est temps pour vous

d’aller en maison de retraite.”

LE DROIT DE RESTER CHEZ SOI AU RISQUE D’ÊTRE IMPRUDENT

RÉSEAU GÉRONTOLOGIQUE QUI AIDE AU MAINTIEN À DOMICILE,«GERONT’O NORD», À MARSEILLE

Reconnaître l'autre et savoir

ce qu'il peut faire.

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«C’est vous qui êtes le chef.» Enhardie, cette dernière lui si-gnale qu’elle n’a plus d’eau chaude. La faute au chauffe-eauqui ne veut plus s’allumer. «Je vais vous envoyer un plom-bier.» C’est le mari d’une aide-soignante, quelqu’un deconfiance. Après une dernière vérification des papiers deremboursement sécu, des imprimés fiscaux et autres papiers administratifs, Anne fait claquer deux bises sur lesjoues de Gina et rejoint sa voiture, sa «gérontomobile»,comme elle l’appelle. C’est un Berlingot, propriété de Géront’o Nord, qui permet de transporter des personnesâgées.

Les deux amies. Direction cité Picon. Geneviève, 78 ans,avait demandé une aide-ménagère. Elle vient de se raviseret Anne lui rapporte son dossier pourtant déjà rempli.«C’est elle qui décide, il ne faut rien lui imposer. Sansdoute que pour elle, avoir une aide-ménagère c’est unpremier signe de dépendance.» Geneviève habite un rez-de-chaussée très fréquenté par les chats du voisinage. Ellevient d’ailleurs de récupérer deux chatons facétieux.«Qu’est-ce que vous vouliez, raconte-t-elle, en embrassantAnne, on me les a mis sur mon balcon une nuit. Je suisbien obligée de les garder. Mais cela me coûte cher ennourriture.» Hélène touche le minimum vieillesse, n’apas de mutuelle, souffre de diabète dû à une mauvaisealimentation, et n’a presque plus de dents. «Cela medemanderait trop d'argent de les faire soigner», dit-elle.Coquette malgré tout, cette parisienne d’un blond délavé,comme passé au soleil, arbore deux boucles d’oreilles enstrass bon marché qui soulignent l’ovale d’un visage quia dû être ravissant. Elle s’excuse : «Je n’ai pas besoin d’aide-ménagère.» Et elle donne une explication inattendue :«Il faut la laisser à quelqu’un d’autre. Je tiens cela de mamère : pendant la guerre, elle refusait les tickets de ravi-taillement pour les laisser à de plus nécessiteux. Pourtantnous étions pauvres.»

Une amie d’Hélène, Marie-Claire, arrive, un grandchien noir sur les talons. Elle a dû être très brune et sesyeux brillent encore avec intensité. Elle lève les yeux auciel : «Avant, j’étais coquette moi aussi, s’exclame-t-elle,avec l’accent chantant d’une Fanny de 72 ans.Maintenant je n’en ai plus les moyens. Les chats me coûtent trop cher.» Elle en a quinze ! Les deux uniqueschaises de Geneviève étant occupées, elle reste debout,bien droite, tout contre la table. Ses ongles de doigts depieds laqués de rose témoignent de sa coquetterie passéeet présente. La vitalité de Marie-Claire redonne des cou-leurs à Geneviève. Et de la force. Quand Geneviève luiraconte qu’elle a été bousculée alors qu’elle marchaitseule dans la rue, elle réagit avec force. De la même façonqu’elle s’indigne contre la faiblesse de leurs revenus. Enles quittant, Anne confie : «Elles sont complémentaires.L’une du Nord, l’autre du Sud. L’une revendicatrice,l’autre victime... Le voisinage est capital dans le soutienà domicile. Et dans la réinsertion de personnes âgées.»

La grand-mère spoliée. «Pourquoi je suis encore surterre ?». Le chagrin de Claudette est palpable. Il rôde là,dans les deux pièces de son petit appartement au premierétage d’une petite résidence du quartier Saint-Joseph.Jeannette a été escroquée par son petit-fils, Vincent,qu’elle continue d’adorer. Pour pouvoir s’acheter un baren centre-ville, il a utilisé l’argent de sa grand-mère enfaisant des faux. Résultat : l’appartement de Jeannetteest hypothéqué et elle est interdite de chèques. À 95 ans,c’est très dur. Mais ce qui la chagrine le plus c’est queVincent ne lui donne plus signe de vie. Alberte, l’aide-ménagère, lève les yeux au ciel : elle le connaît bienVincent, c’est le fils d’une de ses belles-sœurs. Anneexplique : «Ici, souvent, on préfère employer quelqu’unde la famille et le payer de la main à la main plutôt quepasser par une association. Pour Claudette, c’est uneforme d’indépendance : c’est elle qui décide. Et puis lestemps sont durs pour tout le monde. Les jeunes non plusn’ont pas d’argent.»

“Mon inquiétude, je la mets

dans ma poche.

Il ne faut pas être anxieuse

pour faire ce métier.”

Page 17: Jusqu’au bout de la vie: vivre ses choix, prendre des risques…u centre du village, «Au délice du pain», la bou-langerie, est un lieu de rendez-vous. Nadine, la boulangère,

Elle s’assied devant Claudette et lui parle très distinc-tement en lui tenant le plus souvent possible les mainsavec une grande douceur. La pile de l’appareil auditif deClaudette est tombée en panne. Elle entend avec difficul-tés. Anne examine ses pieds : «Il faut faire venir la pédi-cure, c’est important les pieds. Vous y penserez ?» Elle luiexplique aussi qu’elle a demandé pour elle une assistancejuridictionnelle pour que son petit-fils ne puisse plus luinuire. Elles conviennent ensuite de la fréquence de lavenue de l’aide ménagère : «Ce serait bien une fois parsemaine.» Jeannette soupire : «Une fois par mois suffi-rait.» Finalement elles se mettent d’accord sur une foistous les quinze jours. Il n’est pas question pour Anned’imposer quoi que ce soit. Tout se discute et se négocie.Une fois dehors, Anne confirme. «Notre travail reposesur trois piliers : le médical, le social et le juridique. Cesont eux qui permettent d’assurer le risque. Je travaillemaintenant beaucoup avec le juge des tutelles et nousavons été choisis comme site expérimental de l’Aide juri-dique des Bouches du Rhône. C’est très nouveau et celapermet d’agir plus vite.»

La famille épuisée. Edith habite un petit appartementau rez–de-chaussée de la cité des Cèdres, dans le quartierde Malpassé. Dehors, des carcasses rouillées de camion-nettes attendent sous le cagnard une hypothétique répa-ration.

Anne Guillemot a rendez-vous avec Marika des petitsfrères des Pauvres, qui suit aussi Edith et sa famille,laquelle est au bord de l’explosion. La belle-fille attaqued’ailleurs tout de suite avec agressivité : «Ecoutez, on aune vie nous aussi. Mon mari travaille quatorze heurespar jour. Je travaille aussi. Ma belle-fille aussi. On n’enpeut plus. Il faut qu’elle aille en maison. Elle ne peut plusrester seule. Mon fils et ma belle-fille passent des nuitsavec elle, mais elle fait sous elle et ce n’est pas mon filsqui peut s’en occuper. De toute façon, je suis sûre qu’ilfait cela pour l’argent.» L’intéressée, à demi-allongée surun fauteuil de repos, reste impassible. Seul son regardtrahit colère et détresse mêlées. Stéphane, le petit-fils,éclate à son tour : «Tant que ma grand-mère voudra res-ter chez elle, je serai là.» Ensuite, l’air sombre, il sort enclaquant la porte. Le fils d’Edith attaque lui aussi : «Je necomprends pas ma mère. Elle m’a démerdé quand j’étaisminot, je le reconnais. Mais moi je ne peux pas la démer-der, c’est trop me demander. Elle ne veut rien entendre.Elle ne veut pas se mettre à notre place.» L’orage ayantéclaté, Anne et Marika se penchent vers Edith : «C’est àvous de décider. Comment voulez-vous organiser votrevie ?» Elle pleure. Alors, plus doucement, la belle-fille laregarde et dit : «Elle croit qu’on veut se débarrasser d’elle,mais ce n’est pas vrai. C’est juste qu’on n’en peut plus.»La tension est tombée. Anne et Marika passent en revueavec Edith les maisons de retraite voisines qui pourraientpermettre les visites de la famille. «On ira la voir c’est

sûr, reprend la belle-fille. Elle me trouve autoritaire. Il lefaut bien. Ses deux autres enfants l’ont complètementlaissé tomber.»

Anne explique : «Les rapports familiaux peuvent êtredurs quelquefois. Mais les personnes âgées peuvent aussiêtre égoïstes et ne penser qu’à elles. Si seulement il n'yavait pas tout ce manque d’argent...».

Réseau Gérontologique Géront’o Nord40, chemin de la Baume Loubière13013 MarseilleTél. : 04 91 60 37 16Contact : Ariane Fymbel

Contexte

Marseille. Les quartiers Nord. Bien loin du centre-ville, du Vieux-Port

et de la corniche, des cités s’étageant sur les collines. Une population

nombreuse, diverse, aux moyens modestes. Une image de marque

désastreuse.

Geront’o Nord, réseau gérontologique qui aide au maintien à domicile,

a été créé en 1999 : association loi 1901, devenu récemment CLIC, il

couvre les 14 et 15èmes arrondissements. Le réseau regroupe des

médecins, des pharmaciens, des infirmiers, des kinésithérapeutes,

des orthophonistes, des ergothérapeutes, des pédicures, des

associations caritatives de locataires et de maintien à domicile, des

établissements de santé et de séjour, des caisses de retraite. Et enfin

des personnes âgées qui ont envie de s’impliquer. Le 13ème arrondisse-

ment, là où se trouve l’hôpital Nord va désormais faire partie de son

champ d’action. Ce qui doublera le nombre de personnes dont le

réseau s’occupe.

Nature du projet soutenu par la Fondation de France

L’association Geront’o Nord coordonne deux quartiers défavorisés

de Marseille en gérant un réseau gérontologique, à l’écoute de la

personne âgée et de son entourage. En intégrant le risque encouru

par son maintien à domicile, elle permet d’envisager des solutions

non pénalisantes pour la personne qui peut décider aussi de vivre en

institution, et améliorer ainsi sa santé physique, mentale et sociale.

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I l y a trois ans, l’antenne du Var du GIAA, lassée de netrouver aucune réponse aux demandes de rééducationdes déficients visuels du département décide de mettre

en place un service de rééducation à domicile : se repérerdans sa maison, savoir faire un café, ne pas dépendre à 100 % de son entourage… C’est une première et jusqu’àprésent la seule initiative de ce genre en France.

«Il est difficile pour les déficients visuels de se rendredans un centre, mais en revanche si quelqu’un vient chezeux, dans leur propre environnement, c’est différent. Enplus, on est beaucoup plus efficace en rééduquant les per-sonnes chez elles, dans leur foyer, avec leur propreéquipement ménager et sanitaire», affirme Marie-ChristineMouttet, déléguée de l’antenne du Var du GIAA, et elle-même déficiente visuelle. Son projet a remporté immédiate-ment l’adhésion du Conseil général. Sans doute parce qu’ilétait d’une telle simplicité qu’il en était évident : la dotationglobale recouvre le salaire de la rééducatrice et ses déplace-ments dans le département. Et uniquement cela. L’objectifà atteindre est de «traiter» 20 personnes. Pour lesquellestout est entièrement gratuit.

La rééducation fonctionne très bien, de façon surpre-nante, avec les personnes âgées. Même à 85 ans cela peuttrès bien marcher. «Pour certaines personnes, cela peutprendre deux ans, pour d’autres, trois mois suffisent et cen’est pas toujours fonction de l’importance du handicap»précise-t-elle. Il s’agit d’abord de les habituer à leur appar-tement, puis à leur immeuble, puis à leur quartier sipossible. Avec quelquefois comme résultat ce paradoxebien connu des aveugles : «Si vous vous débrouillez tropbien, on vous taxe d’être… un faux aveugle.»

Karine Marin, la rééducatrice, est orthoptiste de forma-tion. En fait, elle a inventé un nouveau métier qui mélange

technique et psychologie : «Je pénètre dans l’intimité despersonnes et en plus de personnes déficientes visuelles. Ellesme font une sacrée confiance.» Quelquefois plus qu’à leurfamille ou à leurs amis qui ont tendance à les surprotéger.Ou qui, au contraire, n’ont aucune conscience de certainsgestes à ne pas faire, comme oublier une chaise au milieu dela pièce. Ou qui ne se rendent pas compte qu'il faut bannirle mot «voir» de son vocabulaire. Ce matin, Karine a deuxvisites à rendre à deux accidentées de la vie. La première àHyères. La seconde à la Seyne. D’un côté et de l’autre deToulon. Représentatif de sa vie sur les routes. «Le Var estun grand département. Quand je vais voir quelqu’un à Draguignan il me faut une heure et demie. L’été, c’est le pire,je peux mettre deux heures pour faire 30 km.»

À Hyères, l’immeuble de Christiane, 81 ans, croule sousles plumbagos bleus. Trois ans et quatre mois auparavant,Christiane a perdu connaissance dans sa cuisine et elle esttombée sur son lave-vaisselle. Elle s’est crevé l’œil droit, leseul œil qui fonctionnait après la thrombose de son œilgauche. Depuis, c’est le noir total. «Je ne sais pas ce que jeserais devenue si je n’avais pas pu bénéficier de l’aide de Karine. Elle m’a appris à marcher, à me diriger.» Toutes les deux se remémorent le chemin parcouru. La reconnais-sance, objet par objet, de tout ce qui se trouve dans lespièces de l’appartement. L’ancienne enseignante précise, encore étonnée : «Mes souvenirs visuels ne me servent àrien. La mémoire tactile est contrariée par la mémoire vi-suelle. Je suis obligée de me fabriquer une mémoire tactile.Le plus difficile, c’est l’orientation. Je me crois très forte,mais il m’arrive de ne plus savoir où je suis.» Pour contrerla panique, elle se souvient des conseils de Karine : toucherquelque chose, la main droite et la main gauche un peu enavant, en position de préhension. «Il faut marcher avec lesmains», sourit Karine. Et avec une canne. Cette fameusecanne blanche que d’aucuns voudraient d’une autre cou-

18—19

LE DROIT À LA CÉCITÉ ET À L'INDÉPENDANCE

GROUPEMENT DES INTELLECTUELSAVEUGLES OU AMBLYOPES, «LE GIAA», DANS LE VAR

Il faut marcher avec

les mains.

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leur, la trouvant trop stigmatisante. Christiane montre lasienne, une canne canadienne avec une boule pivotante aubout. «Quand on apprend le braille et qu’on se sert d’unecanne, c’est qu’on accepte son handicap», dit Karine.«Malheureusement, à partir de 68/ 69 ans, on n’est plus ca-pable d’apprendre le braille.»

Christiane a appris à développer ses autres sens, à res-sentir les odeurs, les bruits, les mouvements de l’air. «Lesgens, vous les reconnaissez à l’odeur, au bruit que font lestalons des chaussures…» Karine lui a réappris aussi à se servir de son lave-linge, en crantant les cycles au moyen debouts d’allumettes fixés avec du ruban adhésif. Petit à petit, Christiane a repris sa vie, rythmée par les deux visitesquotidiennes de l’infirmière, celles de l’aide ménagère, lessoins du kiné et la visite hebdomadaire de Karine. Elle sefait livrer ses courses par l’épicier. Elle a réappris à faire unpeu de cuisine en utilisant beaucoup le micro-onde.

À la Seyne-sur-Mer, Denise a connu le même accidentimpensable. Elle n’avait plus qu’un seul œil valide elle aussiet elle s’est crevé le deuxième en tombant sur le radiateur de

sa salle de bains. De surcroît, elle a des problèmes de rein etest transplantée depuis 11 ans. Le même noir total et défi-nitif l’a entourée. «Avec Karine, je me suis de suite sentie enconfiance. Elle m’a appris à marcher droit et avoirconfiance en moi, grâce à mes mains.» Même si elle avouemarcher «comme une somnambule». Lasse, elle ajoute :«J’ai beaucoup progressé les deux premières années maisdepuis un an, je n’ai plus aucune envie. Il y a des jours où jene me sens bien qu’à l’abri de mon lit. Je ne ferais plus quedormir si je m’écoutais». Avec un sourire malicieux : «Jesuis Corse vous savez.»

Quelquefois, l’effort lui semble insurmontable : «Je cal-cule tous mes déplacements. Par exemple, je reste des jourssans aller jusqu’au buffet, sauf si j’ai une forte envie de cho-colat.» Elle a appris à utiliser quelques trucs : une balanceparlante, par exemple, qui lui permet de surveiller sonpoids. Karine peste contre tous les nouveaux appareilsélectroniques qui ne permettent aucune préhension tactile :«Essayez de faire fonctionner des plaques de cuisson à in-duction sans y voir.» Il faut beaucoup de patience pourréapprendre à cuisiner : «Le plus dur c’est de faire cuire laviande. Je n’arrive pas à retourner mon steak.» Karine luiindique immédiatement un truc. Mais la confiance en ellede Denise est encore fragile. Elle n’ose pas aller sur le bal-con : «Je reste des semaines sans y aller. J’ai le vertige. Je mesens appelée par le vide.» Inexplicable sensation que ce ver-tige. Plus curieuses encore les hallucinations optiques quilui font voir des couleurs, des fleurs…

Groupement des Intellectuels Aveugles ou Amblyopes Le Placer A - 72, av. Benoit Malon83100 ToulonTél. : 04 94 36 77 48Contact : Marie-Christine Mouttet

Contexte

Le Var, un département de vacances. De mer et de soleil. Un paradis

aussi pour les retraités. Sauf quand la tragédie s’abat sur eux : la perte

de la vue.

Une association de mal-voyants a mis en place une aide sans équi-

valent pour les personnes âgées devenues aveugles ou mal-voyantes.

Le GIAA (Groupement des Intellectuels Aveugles ou Amblyopes) existe

depuis longtemps sur le plan national, avec des antennes régionales,

dont celle du Var. Son activité principale est un service de trans-

cription de livres en braille ou en gros caractères, ainsi que de cours

de braille et de dactylographie.

Nature du projet soutenu par la Fondation de France

Ce projet vise à faire sortir de leur isolement les personnes âgées

atteintes de déficiences visuelles. Ces personnes sont maintenues à

domicile, contrôlent leur environnement, prennent des risques,

retrouvent confiance en elles, deviennent autonomes dans les gestes

de la vie quotidienne.

“Elle m’a appris à marcher,

à me diriger.”

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20—21

C ’est une histoire de vies. Et de mémoire. De mémoirequi réactive les vies, leur donnant à chacune unsens. Des locaux flambant neufs ont été aménagés

au sein de l'ancien hospice. Les anciens bâtiments ont étéréhabilités et repeints, pour certains en rose. Les pelousessont tondues au brin d’herbe près. Les massifs de fleurs sontopulents, les arbres protecteurs. Au-delà de la seule réhabi-litation des locaux, petit à petit, s’est mis en place un travaild’accompagnement de recherches généalogiques, mené parun groupe de travail où psychologue, assistante sociale etpersonnel soignant s’épaulent. «Notre objectif est que lesintéressés aient le désir de se mettre en recherche de leurpassé, pour en faire quelque chose, explique José Polard,psychologue attaché à l’hôpital. Le plus important n’est pasde trouver un acte de naissance, un frère ou une sœur. Ce qui compte c’est que se déclenchent chez eux un mou-vement, une mise en route, une curiosité, qu’ils ne soientplus passifs. Le processus engagé compte bien plus que lerésultat.»

L’hospice accueillait des exclus, des gens dont personnene voulait, sortes de pestiférés, oubliés par les familles. L’endroit était clos sur lui-même, glaciaire. Le regard exté-rieur était pénalisant. Certains habitants de Plaisir sesouviennent d’avoir croisé, dans le passé, les pensionnairesvêtus de blanc (signe qu’ils avaient fauté) sur la route me-nant à l’établissement. «Mais il ne faut pas en conclure queleur vie n’avait pas de valeur», s’empresse de préciser JoséPolard. «C’était l’époque, et ils savaient se réserver de bonsmoments, en douce.» Beaucoup d’entre eux ne savent paslire, certains sont déficients. Il faut donc les accompagnerconcrètement dans les gestes techniques des recherches gé-néalogiques. Mais aussi les soutenir psychologiquement,pas à pas. C’est le rôle de l’équipe et du soignant référent.«Les résultats des recherches procurent parfois des émo-tions fortes, raconte José Polard. La réactivation de la

mémoire, ce processus de dégel des souvenirs, se fait parpans entiers, plus ou moins volumineux, quelquefois avecfracas.»

Nathalie Pansot, l’assistante sociale, est au cœur du dispositif d’accompagnement. Chaque candidat à une recherche est reçu par elle, José Polard et un soignant quideviendra le soignant référent. «Il faut tout d’abord écou-ter la personne et sa demande, affirme-t-elle avec force. Onne peut pas décider pour eux. On doit leur expliquer qu’onrisque de ne rien trouver ou de trouver des informationsdésagréables. Quand ils sont prêts, on peut passer à une ac-tion concrète, récupérer les actes de naissance de la fratrie,demander un dossier à la DASS pour un enfant abandonné.Je peux même faire avec eux un petit arbre généalogique,au fil des mois. Chacun chemine à son rythme. À chaqueétape, nous demandons à la personne si elle veut continuer.Il y en a qui arrêtent.»

Christophe de Meckenheim, éducateur médico-pédago-gique, renchérit : «On s’occupe de chaque personne en tantqu’individu. Leur vie personnelle a un sens, a de la valeur.Or, ils ont souvent été considérés en bloc. Les accompagnerdans une recherche de ce type me paraît participer fonda-mentalement de la relation soignant-soigné, de la prise encharge des personnes. On a besoin de leur mémoire. On abesoin d’eux.» Le petit salon où se déroule les entretiens,autour d’un café ou d’un jus d’orange est intime. Dehors,dans les couloirs, règne un joyeux désordre, une animationchaleureuse, rythmée par de la musique ensoleillée. Christiane, 82 ans, vient pour un premier entretien. Ellesouhaite retrouver Sylvain, un de ses petits-fils. Qui serait,selon elle, à l’Assistance Publique, dans l’ouest de la France.Pathétique malgré une raideur apparente, Christiane dérouleses souvenirs et essaie de démêler les fils de la toile familiale :deux filles alcooliques, des petits-fils morts d’overdose, un

LE DROIT AUX RACINES, AU RISQUE DE LA DÉCEPTION

HÔPITAL GÉRONTOLOGIQUE DE PLAISIR DANS LES YVELINES

Le dégel des souvenirs.

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compagnon tardif probablement maltraitant… Nathaliepose des questions pour l’aider à structurer sa mémoire.Hélène Eguienta, l’aide-soignante écoute : elle est et elle se-ra auprès d’elle. José prévient Christiane des risques :«Peut-être ne pourra-t-on jamais retrouver Sylvain, ou, mêmes’il est retrouvé, peut-être ne voudra-t-il pas vous voir ?»Christiane persiste, puis, dans un souffle : «Je veux lui don-ner des photos de sa mère.»

Jean-Claude a été placé aux Petits Prés en compagnie dedeux de ses frères. L’un d’entre eux y est mort. Il a deman-dé à retrouver le reste de la fratrie. «Il était presquemutique, raconte l’équipe. Alors on a été vraiment déçusd’avoir à lui annoncer que deux de ses sœurs contactéesavaient refusé de prendre contact avec lui.» C’est la pre-mière fois qu’ils le revoient depuis cette déception. José luiexplique que le refus de ses sœurs vient peut-être de leur vé-cu, de l’histoire de la famille. Surprise : Jean-Claude parleavec abondance : «Oui, on a mal vécu. On était malheu-reux. Les parents cassaient tout.» Au milieu de tout ce noir,une lueur, la grand-mère : «La mère de ma mère. Elle étaitcostaude. Quand j’allais chez elle, elle me soignait avec desventouses. Je l’aimais beaucoup. J’ai gardé sa dernière lettre,de janvier 52 : elle voulait m’envoyer un colis. Elle est morteet je n’ai jamais vu sa tombe. Je voudrais la retrouver. Je de-manderai une fleur à Edouard (le jardinier de l’hôpital).»L’équipe écoute Jean-Claude «dégeler» ses souvenirs. «Unplacement en institution est le plus souvent traumatique et,explique José Polard, en cas de traumatisme, la mémoire,on s’en méfie.»

Victorine a intégré les Petits Prés «le 10 avril 1964, à 28ans», récite-t-elle. Volubile, propriétaire d’un petit chienirascible, elle veut retrouver ses frères et sœur : François,Etienne, Colette, Bernard…, elle récite leurs prénoms sansse tromper. Victorine n’a été déclarée à l’état-civil que versl’âge de 11/12ans. Elle et ses frères et sœur ont été élevés pardes grands-parents avant d’être confiés à la DASS. Elle sesouvient avec émotion de ses recherches. «Quand j’ai retrouvé l’identité de mes parents, quand on a ouvert le

dossier, j’en ai pleuré». Victorine a surtout été émue de découvrir que son père était né dans le Pas-de-Calais. «Jesuis du Nord», proclame-t-elle, fière de s’ancrer dans unpays. «Être inscrit socialement, c’est une victoire dit JoséPolard. De même, qu'un écrit officiel, un courrier à en têtequi leur est adressé personnellement est un sacré pas enavant.» Maintenant, Victorine veut se marier. Avec Robert,avec qui elle vit dans l’établissement depuis une quinzained’année. Pour avoir de nouveau le plaisir de papiers officielsà remplir ? Nathalie sourit : «Je l’ai persuadée d’attendrel’année prochaine. Maintenant, elle a des projets.»

Hôpital gérontologique et médico-social de Plaisir-Grignon220, rue Mansart - BP 1978375 Plaisir cedexTél. : 01 30 79 57 57Contact : José Polard

Contexte

Il était une fois un hospice pour indigents, enfants abandonnés, per-

sonnes déficientes… Construit au 19ème siècle et planté au beau milieu

de ce qui s’appelait alors la Seine et Oise et qui était alors la campagne

proche de Paris. Il s’appelait «Les Petits Prés». On y prônait la

rééducation par le travail, à la manière de l’époque. Au fil des années,

la ville, tentaculaire, a gagné sur les champs. L’hôpital gérontologique

de Plaisir n’a plus rien à voir avec un hospice. Hormis les trois cin-

quièmes de ses résidents qui, eux, ont vécu aux Petits Prés, dix, vingt,

trente ans, et qui occupent maintenant les maisons de retraite de

l’établissement.

Nature du projet soutenu par la Fondation de France

Le nombre important de résidents en rupture de liens familiaux a sus-

cité la volonté de créer un espace de recherche généalogique des

origines et des familles. L’accès à sa propre histoire restaure l’identité

sociale. La personne peut fixer ses propres limites dans le temps.

“Quand j’ai retrouvé

l’identité de mes parents,

quand on a ouvert le dossier,

j’en ai pleuré.”

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“Ce sont tous de fortes

personnalités. Je crois qu’ici,

on leur permet d’être

eux-mêmes tout simplement,

de vivre leur vie jusqu’au bout

comme ils le souhaitent.”

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“Et encore,

il y a plus de monde le vendredi,

jour de l’apéritif.”

C ’est Joseph qui arrive le premier, son chien Filou, uncaniche caramel, sur les talons. Puis c’est au tour deMarie-la-coquette. Ancienne barmaid, elle prépare

tout naturellement le café. On est mardi matin. La cuisinesalle à manger - salle de réunion de l’association «Généra-tions solidaires» commence à se remplir, avec l’arrivée deCécile, puis d’Armand et de Roger. Geneviève Larquère etBrigitte Martin viennent faire la bise aux nouveaux arri-vants. «Médiatrices», c’est le titre officiel au sein del’association de ces deux assistantes sociales de formation.«Les petites» voilà comment les appellent plus simplementleurs ouailles.

Déjà le téléphone sonne avec insistance : un retour d’hospitalisation à organiser. «Je n’en ai pas dormi de lanuit, confie Geneviève, on est obligé de tout faire en urgenceet là je ne sais pas si on va y arriver. Avec les vacances, trouver une infirmière, un kiné, prévenir le tuteur…»La sonnette de la porte de l’immeuble se fait également entendre bruyamment, certains visiteurs laissant leur doigtdessus, de crainte de ne pas être entendus. Débarquent ainsi«Tatie», une retraitée de l’imprimerie, Marcelle, ancienne

infirmière psychiatrique, toujours habillée de façon poé-tique, Mireille et sa bouteille d’oxygène, Pauline, ladoyenne, Ernestine douce et tranquille, Zohra la Marocaineet sa casquette orange, Yamina l’Algérienne. Puis Yolande,en robe de chambre, accompagnée de Pierre l’infirmier. Puispassent aussi leur tête Gustave, le gérant des immeubles, Simone, accoudée sur ses deux cannes, qui a un dossier urgent «à faire remplir par les petites», Rita, Nanou, auxgrands yeux écarquillés, si timide, Francisco et Josepha, uncouple d’origine espagnole. «Et encore, précise Geneviève,il y a plus de monde le vendredi, jour de l’apéritif !»

Tout le monde se connaît à Empalot, la cité de Toulouseoù est situé le local de l’association, au rez-de-chaussée d’une tour. Et toutes les personnes présentes habitent latour 17, la 18, la 23 … Marie continue de servir café ou tisane froide. Les autres se servent copieusement de grossestranches de gâteau… breton. La conversation autour de latable est vite assourdissante. «La langue est un muscle, ilfaut le faire tourner», dit Ernestine qui confie être restée, àune période, 23 jours sans parler à personne. Entre lesconsidérations sur la météo, les nouvelles de la santé desuns et des autres, Armand qui affirme avoir arrêté très tôtl’école, cite Caton l’Ancien et Montaigne ou invite ses amisà s’asseoir: «Asseyez-vous, on ne grandit pas à notre âge.»La matinée s’écoule ainsi dans un brouhaha chaleureux.Entre deux plaisanteries, Marie-la-coquette professe : «lesourire, ça déride.»

Geneviève et Brigitte quittent leurs bureaux mitoyens etviennent bavarder, entre deux coups de téléphone et deuxdossiers de sécu à remplir. «Ce sont tous de fortes person-nalités. Je crois qu’ici, on leur permet d’être eux-mêmestout simplement, de vivre leur vie jusqu’au bout comme ils

LE DROIT DE RESTER DANS SON QUARTIER, AU RISQUE DE L'INSÉCURITÉ

ASSOCIATION «GÉNÉRATIONS SOLIDAIRES»À TOULOUSE

Le sourire, ça déride !

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le souhaitent. On les connaît par cœur, depuis le temps.Certains, au fil des années, sont morts. Cela nous fait uncoup quand on feuillette les albums de photos.»

Les vies matérielles des uns et des autres ont souvent étédures, voire pauvres. Les relations familiales sont espacées,parfois inexistantes. Cécile, qui perd l’ouie, la vue et un peula tête, n’a pas eu de nouvelles de deux de ses trois enfantsdepuis 20 ans. Marcelle a eu cinq enfants et continue d’aider certains d’entre eux. Mais, a contrario, Mireille, quisouffre d’un cancer du poumon et ne se déplace qu’avec son«compagnon», une petite bouteille d’oxygène, est extraor-dinairement soutenue par ses trois garçons. «Heureusementqu’ils sont là, sinon, je n’aurais pas pu rester chez moi.» Sesvoisins confirment. Ici, comme dans toute communauté,chacun observe et juge les autres. Avec plus ou moins d’in-dulgence. Et avec l’assurance que permet une longuefréquentation.

La vie en général n’a pas toujours été simple dans cequartier, même si au début, il y a plus de trente-cinq ans, ilétait considéré comme un modèle de logement social. «Pen-sez, il y avait de l’eau chaude, une salle de bains danschaque appartement», se souvient Pauline 92 ans. Mais depuis quelques années, depuis deux, trois ans surtout, leclimat s’est dégradé et Empalot connaît son quotidien dedégradations, d’incivilités, de cambriolages, de «rodéos» devoitures et de motos, la nuit. Cécile raconte, plutôt calme-ment, que quelqu’un a presque mis le feu à son ascenseurcette nuit. Cela ne semble étonner personne.

Et puis surtout, il y a eu l’explosion d’AZF, dont l’usinese dresse tout au bout du quartier, derrière le grillage qui lesépare de la rocade. «Il y a eu quatre explosions», raconteJoseph. Les vitres ont été pulvérisées dans toute la cité. Lesupermarché Casino a été endommagé et n’a pas rouvert

depuis, vidant du coup le centre commercial tout entier.Mais ce qui a le plus traumatisé Ernestine, c’est l’incendievolontaire quelques mois après d’un local associatif situé aupied de sa tour, la tour 23 : «Je me suis réveillée en pleinenuit complètement terrorisée. On frappait à ma porte, mehurlant de descendre. On s’est tous retrouvés sur le trottoirregardant les flammes grimper dans les appartements,morts de peur à l’idée que le gaz pouvait tout faire explo-ser.» Geneviève et Brigitte confirment : «Là, cela a été trop.On n’a pas compris comment on pouvait agir comme cela,si tôt après AZF. On a tous été démoralisés. On l’aime beau-coup nous cette cité. Mais, là… Heureusement, depuis le début de l’été cela va mieux.» Ernestine a déménagéparce que ses enfants refusaient de venir la voir dans cet en-droit. «J’aurais pu vivre chez ma fille, mais j’aime tellementmon indépendance.» Pauline, elle, a fini par y aller chez safille… mais toutes deux reviennent dès qu’elles peuvent retrouver «Empalot-les-Flots» comme ses habi-tants surnomment affectueusement et un tantinetironiquement leur quartier. Ernestine y a même gardé soncoiffeur et son boucher.

Justement, un pique-nique au bord de la Garonne étaitprévu aujourd’hui, mais il pleut. Après divers conciliabules,il est décidé de le tenir. Certains, comme Joseph renoncent :«La Garonne, c’est un courant d’air.» Cécile approuve etréclame sa popeline pour rentrer chez elle (dans la tour d’en

“Cette dame veut revenir

chez elle. C’est son choix

et je le respecte, même si cela

peut sembler risqué à certains.

Alors j’essaie que ce soit dans les

meilleures conditions possibles.”

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face). Geneviève compte les courageux : «Il n’est pas ques-tion d’obliger quiconque à venir. On improvise au fur et àmesure, en respectant leurs rythmes, leurs envies, en assu-rant aussi leur sécurité bien sûr.» Il est midi et tout le mondea faim. Trois personnes sont casées dans la petite auto vertede Brigitte et les autres s’installent dans le camion bleuconduit par Geneviève, en fait un mini-bus acheté d’occa-sion grâce au montant du prix de la Fondation de France.En dix minutes, on atteint la Prairie des Filtres, qui borde laGaronne et d’où on peut profiter de la vue sur Toulouse etses briques rouges.

Oubliés le courant d’air, les douleurs dans les jambes, lesproblèmes de surdité ou de mémoire. On est loin d’Empalotpourtant si proche. Souvenirs, souvenirs : «Il y avait des balsà la Libération, par ici.» Marie fredonne «Mon amant deSaint-Jean» et «Quand on se promène au bord de l’eau», bien-tôt accompagnée par les autres. La guinguette diffuse un peude musique. Les saucisses de Toulouse sont grillées à point. Ilest bientôt l’heure de danser. Une valse. Puis une deuxième.Geneviève et Brigitte les accompagnent : «La musique, c’est siimportant pour l’équilibre des personnes âgées.»

Des promeneurs regardent, souriants, ce groupe de re-présentants du 4ème âge profiter du moment qui passe,sans complexes. Geneviève se réjouit : «Ce qui est bien c’estde travailler avec des gens qui sont libres.» Retour à Empalot.La journée des médiatrices n’est pas finie. Geneviève esttoujours préoccupée par «son» retour d’hospitalisation.«Cette dame veut revenir chez elle. C’est son choix et je lerespecte, même si cela peut sembler risqué à certains. Alorsj’essaie que ce soit dans les meilleures conditions possibles.»Brigitte décide de passer voir Conchita qui vient justementde sortir de l’hôpital : son fils a appelé pour voir si elle pouvaitbénéficier d’un portage de repas à domicile. Dans son petitappartement, Conchita est entourée d’une quantité invraisemblable de photos. Il est vrai qu’elle a eu 9 enfants.Elle souffre de problèmes respiratoires («J’ai beaucoup trop

fumé») et est reliée au fil d’une grosse bouteille d’oxygène.Finalement, plutôt que pour le portage, Conchita se décideplutôt à faire un essai à la cantine située à côté de l’associa-tion. C’est moins cher et on y rencontre du monde. Tiens,par exemple, Mireille qui doit elle aussi toujours être bran-chée à son «compagnon».

«Il faut briser la solitude, c’est vraiment notre objectif,affirme Brigitte et de plus, Conchita est quelqu’un de trèsactif.» Bien vue de certains de ses membres. En effet, unejeune photographe, Isabelle Tardiglio, a pris des photos deshabitants du quartier, dont beaucoup de personnes âgées.Puis elle a réussi à les agrandir et à les accrocher sur les mursdes tours de la cité, utilisés comme des cimaises. Tout là-haut, sur la tour 5, Joseph sourit, un canotier sur la tête etson chien Filou dans les bras.

Générations Solidaires30, avenue Jean Moulin 31400 ToulouseTél. : 05 61 52 72 38Contacts : Brigitte Martin, Geneviève Larquère et EffamineGourdon.

Contexte

«Générations solidaires» est une association qui fonctionne depuis 12

ans. Son objectif est d’aider les personnes à rester à leur domicile, à

Toulouse, dans le quartier d’Empalot. L’association, très bien implan-

tée et très reconnue, sert de relais entre les personnes âgées et les

institutions du maintien à domicile, infirmières, médecins et aides

ménagères. Trois médiatrices, dont deux assistantes sociales de for-

mation, ont en charge cet accompagnement social et l’animation de

l’accueil. Un médecin gériatre du CHRU participe à une réunion heb-

domadaire. Une réunion mensuelle de coordination avec l’ensemble

des professionnels intervenant à domicile est organisée. L’objectif de

l’équipe est de respecter le choix de vie des personnes âgées et de

les accompagner dans ce choix de manière souple. L’association a été

labellisé CLIC, tout récemment. Elle doit cependant solliciter chaque

année des subventions de fonctionnement.

Empalot est considéré comme un quartier «difficile» de Toulouse et

ses habitants (21 % sont des personnes âgées) ont des revenus mo-

destes.

Nature du projet soutenu par la Fondation de France

Cette association, implantée dans un quartier populaire, fonde son

activité sur le respect du choix de vie des personnes âgées et leur

accompagnement, de manière souple et réversible. Grâce à la mise en

place d’un réseau gérontologique, elle optimise le maintien à domicile

d’une population fragilisée tout en préservant sa place dans la cité et

la vie du quartier.

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26—27

À plus de 70 ans, Maryvonne sent sa santé flageoleret voudrait bénéficier de quelques bonnes annéesavec son mari. Elle verrait bien sa maman, Renée,

93 ans, en maison de retraite. Mais celle-ci revendique hautet fort de vivre à domicile en dépit de handicaps et d’un début de désorientation. Maryvonne frappe à la porte del’association ASPANORD dont les aides-soignantes passentdéjà deux fois par jour chez Renée. La directrice, IsabelleDonnio, l’écoute «J’ai aidé maman de bon cœur, mais jesuis au bout du rouleau : les courses, le linge, les dimanchesbloqués, les accompagnements et les appels de la centralede téléalarme la nuit. C’est de la vie volée ! Nous sommescomplètement dépendants de maman. L’an dernier nousnous sommes échappés un week-end, elle a fait de l’œdème.Au point où elle en est, le maintien à domicile est une aber-ration trop lourde pour la famille.»

Maryvonne s’est dévoilée sans crainte d’être mal jugée.Reste à trouver une solution. Chaque matin, à 8 h30, l’aideà domicile arrive chez Renée, la lève, lui prépare son déjeu-ner et s’occupe de la maison. L’aide-soignante prend lerelais à 9 h30 pour la toilette. À 10 h, Maryvonne conduitsa maman à l’accueil de jour. À 19 h 45, retour à la maison.L’aide-soignante passe déshabiller Renée. Maryvonne revient vers 21 h la coucher. Bien des familles rêvent d’unetelle organisation. Mais il faut tenir compte de l’angoisse deMaryvonne et montrer de la considération pour ses diffi-cultés sans négliger les souhaits réitérés de Renée. Isabellesaisit son principal outil de travail, le téléphone. Premièredécision, la téléalarme sera branchée sur le service itinérantde nuit. Maryvonne pourra dormir. Isabelle la convainc delaisser l’aide-soignant coucher sa maman. Enfin, elle chercheune place d’hébergement temporaire pendant la semaine oùl’époux de Maryvonne s’absente. «Cette dame supporte lavie en collectivité de l’accueil de jour car elle est assurée queson souhait de rester chez elle est respecté. Elle tolèrera aussi

quelques jours d’hébergement temporaire. Mon but estd’offrir à sa fille le temps de réfléchir, de lui éviter de pren-dre dans l’urgence une décision contre le gré de sa maman.Elle en ressentirait une terrible culpabilité.»

Dans les colloques, cela s’appelle politique de coordina-tion *(1). À ASPANORD, on dit simplement «s’arrangeravec les collègues qui ont des compétences complémentairespour que les personnes âgées soient traitées avec humanité».

Nathalie est aide-soignante depuis deux ans : «Les gensn’aiment pas trop être aidés mais ils se rendent compte quesi nous ne venons pas chez eux, ils vont devoir quitter leurdomicile, alors, ils nous acceptent. On commence par leurproposer trois visites par semaine puis, l’habitude prise, onaugmente. Je ne ferai jamais une grande toilette à quelqu’unqui ne le souhaite pas. Pour certains, la douche est un cal-vaire, je n’insiste pas car je n’aimerais pas qu’un étrangerm’impose ce que je refuse. Lorsqu’une épouse veut que jedouche son mari qui renâcle, je repousse au lendemain, jepose des jalons. Il y a toujours moyen de négocier pourrespecter le choix de la personne. Si je constate une rougeurtêtue, une constipation persistante, j’appelle l’infirmière ou

“Souvent, une personne sait ce

qu’elle veut au fond d’elle-même

mais n’ose pas l’exprimer. C’est

seulement quand elle se le permet

que le soutien peut commencer.”

LE DROIT DE REFUSER DE L’AIDE ET DE GARDER LA LIBERTÉ D’EN DEMANDER

SERVICE DE SOINS À DOMICILE«ASPANORD»EN BRETAGNE

Être libre n’est pasincompatible

avec être aidé.

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le médecin. Une dame couverte de boutons a refusé quej’appelle son docteur. Je me suis abstenue mais j’ai écrit unmot à sa fille sur le cahier de transmission. J’entre chez lesgens, c’est à moi de m’adapter à leurs souhaits.»

Retour au bureau, dans l’ancienne mairie de Mongermontbordée d’énormes hortensias bleus. Isabelle et son adjointeAnnie sont encore au téléphone. Elles contactent le médecingénéraliste, le service d’aide à domicile, l’infirmière libérale,l’assistante sociale, la directrice du foyer logement, le kiné-sithérapeute, le centre régional de gériatrie, l’informatriceaux personnes âgées… À les voir travailler, il est clair quel’accompagnement à domicile requiert une concertation entreprofessionnels et avec les familles. Isabelle se lance dans lesrencontres sans crainte : «Permettre que le oui soit un ouiet le non l’expression d’un refus libre est notre travail. Sou-vent, une personne sait ce qu’elle veut au fond d’elle-mêmemais n’ose pas l’exprimer. C’est seulement quand elle se lepermet que le soutien peut commencer. Même si la demanded’aide émane d’un tiers, il y a place pour le consentementou le refus.»

On tient de beaux discours sur la place accordée auxpersonnes âgées. On prétend qu’en évaluant leur dépen-dance, on se recentre sur elles. On pense que les vieux ontdu mal à formuler leurs besoins. On prétexte que les systèmesd’aide sont si complexes qu’il est impossible de leur fairepasser l’information. Et certains aînés ne s’autorisent plus àdonner leur avis.

Fernand et Pascal, deux frères célibataires, après avoirpassé toute leur vie dans la ferme de leurs parents, ont ob-tenu, à leur retraite, un logement social. En dix ans, il estdevenu quasi insalubre. Leur nièce raconte : «Ils refusaientde partir de chez eux et étaient très réticents devant toute aide. L’aîné était incontinent et vivait souillé nuit et jour. Lelinge n’était pas lavé régulièrement. Les voisins se plai-gnaient de l’odeur. Après quatre mois de mise en confianceavec une toilette par semaine, l’aide-soignante est parvenueà changer le lit. Ils ont accepté une aide à domicile mais lasuivaient pour qu’elle ne dépense ni eau ni électricité. Aumoment où l’atmosphère semblait se détendre, ils ont ànouveau refusé d’ouvrir leur porte. Je les voyais finir leurvie à l’hôpital, une institutionnalisation de force, un écheccomplet. Petit à petit, ils ont évolué. Le médecin a fait ac-cepter un suivi médical et même un lit médicalisé. Ils se fontlivrer des repas deux fois par semaine. L’assistante socialegère leurs papiers. J’ai trouvé très fort de leur faire accepterdes douches. Ils ont deux visites par jour, une le matin etl’autre le soir. De temps à autre, on essuie des refus, mais ily a beaucoup d’amélioration. Je suis épatée par la ténacitéet la patience des professionnels. Je suis sécurisée. Fernandapprécie d’être propre et de le rester. Il fait passer le messageà son frère. Pascal a toujours peur de ne pas être libre. Maistous ces intervenants lui ont montré qu’être libre n’est pasincompatible avec être aidé !»

Henri et Simone sont bien du même avis. À 82 et 81 ans,ils ont fait construire une maison : «À notre âge, on essaiede profiter au maximum du présent tout en imaginantqu’on risque d’être handicapé. Alors, on pense prévention.Depuis des années, nous voulions quitter notre logis pleinde marches, nous cherchions une maison de plain-pied. Ne trouvant pas, nous nous sommes lancés. Les gens nousont pris pour des fous de faire bâtir passés les 80 ans. Pour-tant, si on peut rester chez soi, c’est là qu’on est le mieux,non ?»

(1) Le CODEM, convention pour la coordination gérontologique, a été mis enplace par le conseil général.

ASPANORD8, rue Marin Marie 35760 MontgermontTél. : 02 99 68 89 66Contact : Isabelle Donnio

Contexte

ASPANORD est un service de soins à domicile desservant 9 communes

représentant 43 000 habitants : Parthenay-de-Bretagne, Gévezé,

Vezin-le-Coquet, Melesse, Betton, Saint-Grégoire, Montgermont, Pace

et la Chapelle des Fougeretz.

En un an, ASPANORD a aidé 80 personnes dont 24 pour affection

neurologique. Avec ses 6 aides-soignant(e)s travaillant à 75% de

temps, son infirmière coordinatrice et sa directrice, le service suit en

moyenne 35 patients par jour.

Nature du projet soutenu par la Fondation de France

La base du projet développé par ce service de soins infirmiers à do-

micile est de renforcer le soutien de la parole et du désir de la

personne âgée, à partir de sa propre perception de sa situation. Il

s’efforce de faciliter son maintien à domicile et d’évaluer avec son

entourage les risques encourus, en évitant également aux profes-

sionnels de décider à sa place.

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Q uelle est notre position lorsqu’une résidente tientdes propos racistes contre une aide-soignanteafricaine ? Comment préparer un résident dés-

orienté à passer le relais pour prendre ses médicaments ?Comment garantir la liberté d’une résidente qui participe àune activité collective où elle est ressentie comme gênante ?Quelle solution adopter lorsque des résidents reprochentaux personnes désorientées de «manger trop salement» ?

Voilà des questions posées au comité d’éthique de la résidence Partage, Solidarité, Accueil. Mais qu’est-ce qu’uncomité d’éthique ?

À «PSA Grenelle», c’est un groupe de seize personnesqui se retrouvent chaque mois *(1). Partant d’événementsquotidiens, elles donnent leur avis sur la conduite à tenirpour que chaque individu soit respecté et se sente libre.

Certaines questions concernant la vie privée n’entrentpas dans le cadre des règlements. Le directeur, MonsieurMahout, l’explique : «Fonctionner en collectivité nécessiteune réglementation. Mais des règles formalisées sur un papier sont insuffisantes car chaque personne a besoin d’un suivi individualisé. De plus, l’institution est vivante,composée du personnel, de résidents et de leurs familles qui changent. Ce qui est valable un jour ne l’est plus troismois plus tard. Il est donc utile qu’un petit groupe adapteen permanence les règles générales aux personnes singulières.Le comité d’éthique vérifie sans cesse que la vie quotidienneest bien en adéquation avec les beaux discours que nous rédigeons : projet de soins, projet de vie, charte de non-violence… Il repère aussi des situations à risques : une rési-dente plus valide peut-elle sortir une autre en fauteuilroulant ? Et il propose une solution qui tienne compte de cequi est bien vivant en chacune des personnes.»

Monsieur Mahout et son équipe tiennent à cette per-sonnalisation de l’accompagnement. «Il y a deux façons deconsidérer une personne âgée. Soit on s’occupe avant toutde sa santé et l’on établit un clivage entre soins et vie sociale.Soit, et telle est notre philosophie, on prend soin de la per-sonne dans toutes ses dimensions. Lorsqu’un résidentnouveau arrive, nous mettons au point avec lui, les profes-sionnels et sa famille un projet de vie personnalisé révisablequi considère aussi bien les heures de son petit-déjeuner etde son coucher, que ses sorties et absences ou les mises engarde du médecin. Plus la personne est dépendante, plus elle a besoin d’attention. Le comité d’éthique est un outilpour que prime le bien-être de chacun.»

Geneviève y représente les résidents laïcs. «Le travailtourne autour d’une seule question : comment tendre versla vie la plus agréable possible entre nous ? Les délégués aucomité ont suivi une formation sur l’éthique et sur le secretpour apprendre comment poser une question particulièrequi soit utile à l’ensemble sans dénoncer qui que ce soit.Nous confrontons l’idéal, la vie concrète en collectivité, lapersonnalité et les habitudes de l’individu dont il s’agit.Certaines questions sont très faciles à résoudre. Vous pouvezregarder la télévision très tard sans déranger vos voisins envous munissant d’un casque. Mais lorsqu’une personne quin’est plus capable de faire sa toilette refuse toute aide, c’estplus complexe. Ce travail de réflexion m’aide beaucoup àvivre ici et la libre parole est toujours intéressante, mêmelorsqu’elle chiffonne le directeur.»

Sœur Jacqueline représente les religieuses au comité. «Jeviens de vivre un exemple douloureux qui n’a pas été discuté au comité d’éthique mais prouve combien celui-cichange mon regard, plutôt craintif. Une de nos sœurs atteinte d’un cancer semblait vivre ses derniers jours. Je

LE DROIT À LA PAROLE, AU RISQUE D'ALLER TROP LOIN

MAISON DE RETRAITE «GRENELLE», À PARIS

J'ai l'âge de choisir,

tout de même !

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réglais sa succession avec un notaire lorsqu’une infirmièrem’a prévenue que ses examens sanguins étaient si inquiétantsqu’il fallait l’hospitaliser d’urgence. Je me suis demandé àquoi bon et je suis allée la voir. Auprès d’elle, je reçois un se-cond appel des aides-soignantes fort inquiètes d’avoir àpréparer la valise d’une malade qui tenait à mourir cheznous. Ce qu’elle a confirmé : je ne partirai pas. On n’est pasdes animaux. Je veux mourir ici ! Je me suis souvenu d’uneséance du comité d’éthique où nous avions traité du choixd’un résident pour une intervention chirurgicale à risques.Alors, de la chambre, j’ai téléphoné à Monsieur Mahout enlui annonçant que notre sœur voulait rester là, quoi qu’il ar-rive. Il a appelé le docteur qui a pris la décision de la laissertranquille. Jamais je n’oublierai le merveilleux sourire qui ajailli sur son visage, ni le merci des aides-soignantes, ni lafureur des infirmières. Notre sœur est très entourée, remar-quablement soignée par les infirmières et vit des momentsheureux.»

Geneviève, en tailleur jaune paille, n’est pas contente,elle voulait attendre sa fille dans son fauteuil roulant, sur letrottoir devant l’établissement et la voilà installée de forceà l’intérieur : «J’ai l’âge de choisir, tout de même !» Mais safille baptiserait volontiers la maison «Y’a pas mieux» : «Ilrègne ici une étonnante ouverture. Maman fait ce qu’elleveut. Il est recommandé de ne pas faire trop de trous dansles murs des chambres, les siens sont couverts de photos etde tableaux. Le soir, nous l’invitons à dîner à la maison ouau restaurant. Pour les soixante ans de son gendre, elle estrentrée à minuit. Les accompagnatrices vie et santé, un métier inventé ici, Natacha et Nathalie, deux jeunes femmes formidables, emmènent qui en a besoin chez le dentiste, l’ophtalmo, à la piscine ou au théâtre. Elles accompagnent aux urgences en cas de coup dur. Ce n’estpas un ghetto de vieux, c’est une maison d’accueil.»

Sandra, aide-soignante, considère le comité d’éthiquecomme une formation permanente : «On ne parle que trèspeu d’agressivité à l’école, or il nous arrive de recevoir uneclaque ou d’écoper d’une grossièreté. De notre réaction dé-pend la suite de la relation ; en parler fait du bien et éclairecar, suivant nos métiers, nous voyons les gens différem-ment. Surtout, nous essayons de deviner ce que veulent

exprimer les personnes désorientées qui, elles aussi, ont ledroit de choisir ce qu’elles veulent vivre. Quand quelqu’unne dort pas, avant de lui administrer un somnifère, mieuxvaut deviner s’il a un souci ou s’il souffre d’une mauvaisedigestion. Quel que soit son état, la personne est vivante, onpeut toujours la laisser choisir, même des petites choses quin’ont l’air de rien mais qui sont beaucoup pour elle. Le comité d’éthique apprend à réfléchir et à partager sa réflexion.»

(1) Six résidents, le directeur, les deux chefs de service, une infirmière, deuxaides-soignantes, une accompagnatrice vie-santé, la psychologue, le kinésithé-rapeute libéral, un représentant des familles.

Maison de Retraite Grenelle3–5, avenue Delecourt75015 ParisTél. : 01 44 37 34 34Contact : Francine Ofcard et Pascal Scheid

Contexte

La résidence Partage Solidarité Accueil, bâtie autour de la Maison

Mère des Petites Sœurs de l’Assomption, à Paris, dans le quartier de

Grenelle, était à l’origine destinée à en recevoir les aînées. Cette plaine,

vendue à la Révolution comme bien national, fut rachetée par l’entre-

preneur Léonard Violet pour y fonder une agglomération appelée

«Beau Grenelle», rattachée à Paris en janvier 1860. Et, en 1866, dans

une sablière de la rue Violet, où se trouve la résidence, on a mis à jour

des débris d’hippopotame, de mammouth, de renne et des ossements

humains remontant à l’âge de pierre. Alors, dans cette maison, on

creuse, non plus le sous-sol mais sa tête pour assurer à chacun des

résidents, quel que soit son état de santé, la vie qu’il souhaite. L’éta-

blissement, ouvert depuis 1995 aux personnes âgées du quartier,

accueille 124 résidents dans deux maisons séparées par un vaste

jardin.

Nature du projet soutenu par la Fondation de France

Dans cet établissement où l’on prône la restauration de l’autonomie

des résidents les plus dépendants, est née l’idée de penser un atelier

d’expression dans le cadre d’un comité d’éthique. Redonner la parole,

en particulier aux personnes les plus dépendantes amène à un plus

grand respect de ces dernières, notamment de la part des autres

résidents.

“Quel que soit son état,

la personne est vivante,

on peut toujours la laisser choisir,

même des petites choses

qui n’ont l’air de rien mais

qui sont beaucoup pour elle.”

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“Ces hommes,

venus travailler en France

depuis les années 60, voire avant,

sont vraiment seuls.”

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C ’est un monde d’hommes. Exclusivement. D’hommesimmobiles. Un univers froid et impersonnel tra-versé de temps en temps par des apparitions

lumineuses, celles des conseillères en économie sociale recru-tées par l’ARELI pour aider leurs résidents à vivredécemment. «Certains me considèrent comme leur mère ouleur sœur», raconte Lydie Renard. «Quand je viens, ils me«pompent» littéralement», sourit Céline Brard. Les deuxtrès jeunes femmes s’occupent de plusieurs foyers à la fois,à temps partiel pour chacun.

«Ces hommes, venus travailler en France depuis les années 60, voire avant, sont vraiment seuls», explique Martine Crépin, responsable du développement social del’ARELI. Ils ne sont jamais repartis, sauf pour de courtesvacances. Ils renouvellent leur carte de résident tous les dixans. Quand ils sont arrivés, ils venaient uniquement pourtravailler et envoyer de l’argent à leur famille restée au pays.Ils n’ont jamais pu demander de regroupement familial, il fallait un logement. Les foyers ne suffisaient pas. Ils répondaient plus ou moins bien à leurs besoins de tra-vailleurs, avec leurs petites chambres et leurs équipementscollectifs, cuisine, douches. Maintenant qu’ils ne travaillentplus pour cause de chômage, pour des raisons de santé ouparce qu’ils ont pris leur retraite, c’est plus difficile. Lesétages sans ascenseurs, les toilettes à l’extérieur de la chambrene permettent pas aux plus âgés qui deviennent dépendantsde vivre leur fin de vie comme ils le devraient. Dans la ma-jorité des cas, ils ne savent ni lire, ni écrire. Commentassurer leurs droits, leur autonomie et aussi leur libre-choix ? On va rénover tous les locaux, agrandirles chambres, les rendre plus confortables, mais cela ne suffit pas.

Depuis septembre 1999, des permanences sociales sontdonc assurées dans les foyers. À Lannoy, à Fives-les-Lille,c’est Lydie qui officie. «Les résidents viennent vers nous,mais le suivi social n’est pas imposé, bien sûr. Il faut respec-ter leur choix. Il y a 240 personnes ici. Les demandes sonttrès diverses. Reconstituer une carrière quand on a eu beau-coup d’employeurs, qui ne vous ont pas forcément toujoursdéclaré, quelquefois sous un nom orthographié à la va-vite,ce n’est pas simple. Mais le principal souci, c’est la santé.Cholestérol, diabète, hypertension, la mauvaise alimen-tation fait son œuvre.» Et aussi la dépression, plus secrète.Dans leur tête, les résidents sont si seuls. Ils n’ont pas vugrandir leurs enfants, ne verront pas plus leurs petits-enfants. Bien sûr, la cabine publique de téléphone, à l’entréedu foyer est utilisée régulièrement, au moins une fois tousles 15 jours, mais comment communiquer vraiment dansces conditions. Alors il y a le fatalisme. Et puis la religionqui les rattache à leurs origines. La salle de prières, au rez-de-chaussée est très fréquentée.

LE DROIT DE VIEILLIR, MÊME LORSQU'ON EST ÉTRANGER

ASSOCIATION RÉGIONALE POUR LE LOGEMENT ET L’ INSERTION,«L’ARELI», À L ILLE

“Certains me considèrent

comme leur mère

ou leur sœur.”

Alors je danse. Tout seul.

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Mamadou a 65 ans. Il est né au bord du fleuve Sénégalet se souvient très précisément de son arrivée à Lille : «C’était le 10 juillet 1960.» Il y avait du travail à l’époque.Il a trouvé facilement des employeurs : la brasserie Pélican,Massey - Ferguson, les fonderies Trois frères. Il s’est mariéau pays en 1967, avec Koumba qui lui a donné 8 enfants. Illeur a toujours envoyé régulièrement de l’argent. Depuis1974, il habite le foyer Lannoy. Aujourd’hui, sa santé va,«comme ça». Alors, il est obligé de rester en France. Il a desproblèmes de tension et surtout des ennuis avec un piedcomplètement abîmé dans un accident du travail. Heureu-sement, il y a la télé pour occuper ses journées : les films surla Deuxième Guerre Mondiale et les films «d’indiens», sansoublier l’inspecteur Derrick le passionnent. Et surtout, il ya les palabres avec les autres résidents : «On parle du pays,des jeunes de maintenant.» Enfin la musique : «Je jouais dudjembé, mais maintenant notre groupe est cassé, alors jedanse. Tout seul.»

Sa santé, c’est aussi ce qui taraude Mustapha, né en facede la mer, en Algérie. Un accident du travail l’a «cassé». Untour lui est tombé dessus. Il a longtemps habité Lannoy puiss’est décidé pour une maison de retraite proche, les Cama-nettes. Lydie qui l’a accompagné dans ce choix (unepremière dans le foyer) raconte : «Au début, il disait : maisje ne vais quand même pas mourir ici.» L’histoire de Mustapha est banale. Son père a fait la guerre de 14-18,comme celui de Mamadou. Lui est arrivé en 1951 à Barbès,à Paris, ne sachant ni lire ni écrire. «J’étais un Français mu-sulman», revendique-t-il, sans acrimonie. Il a alors entaméune longue vie de travail : «La religion nous dit que quandon mange chez quelqu’un, on n’y fait pas des bêtises.» Maisaussi de tragédies personnelles : sa seconde femme, Jacqueline,une Française, s’est suicidée. Un de ses fils est mort : «J’enai passé de la misère», constate-t-il. Son rêve aurait étéd’acheter un petit commerce : «Il y a des mots que je sais lire.» Finalement, il s’est habitué à la maison de retraite, ya noué quelques liens : «Ici, je suis tranquille.»

Malade, Abdallah, 82 ans l’est aussi. Gravement : il estatteint d’un Parkinson, souffre de diabète et est cardiaque.Mais ce Marocain qui a combattu pendant la SecondeGuerre Mondiale, puis en Indochine, et qui porte une bellebarbe blanche de patriarche, est plutôt satisfait. Il a réussi,grâce à Lydie et à Christine, de l’association Solaide, à quit-ter le foyer Lannoy et à obtenir un logement dans une citéde Lille. À un étage élevé et sans ascenseur. Mais il peut yhéberger déjà son jeune fils et il espère faire venir sa dernièrefemme, beaucoup plus jeune que lui, qui ne parle pas unmot de français et «qui va l’aider à la maison». Il ne seraplus seul. «Enfin !» soupire-t-il, ignorant volontairementles difficultés de l’entreprise et les mimiques dubitatives deLydie et Christine.

Autre foyer, autre atmosphère. À Wattreloos, le foyerdes Patriotes est un bâtiment en briques rouges, posé dans

un verger. L’endroit serait presque bucolique, s’il n’y avaitles grilles fermées, dès la rue. Pour entrer, il faut s’identifier.«Cela va mieux depuis que l’accès est contrôlé, raconte Céline qui partage son temps entre ce foyer et trois autres.Avant, n’importe qui rentrait : des trafiquants de drogue ouautres, et les résidents se faisaient racketter. Il y a deux citéstrès difficiles pas loin. De toute façon, c’est un foyer un peudur. Pourtant, il n’y a que 90 personnes. Mais nous ac-cueillons aussi ici des personnes issues de ce qu’on appelleles nouveaux publics, des personnes en situation de préca-rité. La cohabitation peut être compliquée. L’âge desrésidents va de 23 à 75 ans. On trouve des cas lourds d’al-coolisme, des troubles psychologiques.»

Cela fait maintenant trois ans et demi que Céline vient,les mardi et jeudi matin, tenir sa permanence au rez-de-chaussée. Si elle cédait aux sollicitations, elle pourraittravailler vingt-quatre heures sur vingt-quatre. L’isolementdes résidents est tel. Parlant difficilement le français, ne sa-chant ni lire, ni écrire, ils n’ont guère de contacts avec levoisinage. Ici, un petit réseau se met petit à petit en place :un infirmier du centre médico-psychologique vient tous lesjeudis matin ; un emploi-jeune de la mairie vient pour aiderles personnes âgées et les accompagner notamment chez lemédecin ou dans les administrations, quand Céline ne peutle faire ; deux médecins référents collaborent. Et puis il y aaussi le responsable du foyer qui vit sur place. Sans oublierMadame Jeanjean qui fait le ménage dans les parties com-munes et dont la bonne humeur est constante depuis seize

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ans. Car c’est cela le plus difficile dans les foyers. Les faireprofiter d’un réseau d’aide gérontologique. Il n’est pas en-core entré dans les mœurs que les associations de soutien àdomicile entrent dans les foyers. Du côté des associations,mais aussi du côté des résidents. Culturellement, ces der-niers répugnent à laisser quelqu’un d’étranger entrer chezeux et encore plus faire leur toilette. Dans leur esprit, c’està la famille de le faire.

C’est comme cela qu’on peut découvrir un résident in-continent, enfermé depuis des semaines dans sa petitechambre avec sanitaires à l’extérieur. Ou un autre, tombédans un coma éthylique. Ou même mort. Céline garderatoujours en mémoire l’enterrement de l’un de ses résidents.Elle était seule derrière le corbillard, avant que le défunt soitenterré dans le carré musulman. «Heureusement, les autresrésidents ont quand même un œil», s’exclament en chœur,Lydie et Céline. «Il y a une certaine solidarité malgré l’iso-lement de chacun.»

Kamil, arrivé du Maroc en 1964, est trachéotomisé.Une maladie professionnelle longtemps ignorée. Son rêve :obtenir un logement et faire venir sa femme. Et quitter celieu spartiate, où le seul objet personnel est la télévision.

Georges, ancien contremaître, se sort tout doucementde son problème avec l’alcool. Ses yeux bleu clair d’enfantdu Nord, fan de Johnny Hallyday, racontent une histoirerythmée par la mort, celle de son père (le chagrin après lamort d’un premier fils) et de son petit-frère bien-aimé Francis(la bière et l’épilepsie), par la haine, celle de sa mère («ellene s’est jamais intéressée à nous»), et par le destin (six longuesannées de guerre en Algérie). Il n’est quasiment pas sorti desa chambre depuis la mort de son frère.

Bernard, lui, c’est Marylin Monroe dont il accroche lesposters. Spécialiste en chauffage et sanitaire, marié troisfois, sans nouvelles de sa famille et sans le sou, c’est uneproie facile pour les racketteurs de tous poils. Philosophemalgré tout, il commente : «La vie est un long fleuve tran-quille, mais il faut un kayak pour y naviguer.» Mis soustutelle, il dispose de 50 euros d’argent de poche par mois.

Juste assez pour aller déguster de temps en temps «une frite»dans la Belgique toute proche.

Mohamed, qui se souvient encore des oliviers de sa jeu-nesse en Algérie, est le doyen. Arrivé en 1948, à 23 ans, ilhabite le foyer depuis novembre 1967. Loin du fracas de lavie alentour, perdu dans ses pensées en écoutant Edith Piaf.Ce qu’il attend ? La rénovation des locaux. Avec un peud’inquiétude : «Est-ce qu’on va me garder ? Avoir sa toiletteet son wc indépendant, c’est vraiment bien !»

ARELIFoyer de travailleurs migrants207, bd de la Liberté - BP 105959011 Lille cedexTél. : 03 20 57 17 11Contact : Martine Crépin

Contexte

Implantée dans le Nord de la France, l’ARELI (Association Régionale

pour le logement et l’Insertion) gère 11 foyers d’hébergement de tra-

vailleurs migrants et de personnes précaires (1 340 lits). Elle a entamé

un processus de rénovation de ses locaux, mais aussi, face au vieillis-

sement de cette population, elle a mis en place un accompagnement

social et administratif des plus âgés dans «leur» foyer.

Nature du projet soutenu par la Fondation de France

L’ARELI gère 11 foyers d’hébergements (1 340 lits), spécifiques aux tra-

vailleurs migrants vieillissants. Face à leurs difficultés culturelles,

sociales et financières, l’association privilégie un accompagnement

qui associe toujours la personne, quels que soient ses besoins.

“La vie est un long fleuve

tranquille, mais il faut un kayak

pour y naviguer.”

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T out est parti d’une réflexion commune du person-nel, raconte Marilyn Méar, la directrice. Onressentait tous un sentiment de malaise vis-à-vis des

pratiques en vigueur. L’idée d’enfermer certaines personnesà clef dans leur chambre, la nuit, nous gênait beaucoup. Dela même façon, il nous paraissait difficile d’interdire prati-quement toute déambulation des personnes désorientées.Pendant deux ans, nous avons réfléchi, observé. Nous noussommes formés aussi. Enfin nous avons rédigé un docu-ment de travail qui, entre autres préconisations,dédramatisait le risque.» L’équipe a d’abord tâtonné en ex-périmentant certaines pratiques avec tel ou tel résident puis,si cela marchait, en les appliquant aux autres. Ainsi, une résidente, Maryvonne, a toujours beaucoup aimé se pro-mener dans la commune. Après avoir évalué avec elle lesrisques, le personnel l’a laissé profiter de ce petit plaisir.Dans l’esprit de tous elle n’était plus étiquetée comme «fugueuse potentielle» mais considérée comme «prome-neuse».

La résidence, conçue en 1989, n’a pas pris une ride : uneaile pour des foyers-logements, une autre plus spécifique-ment maison de retraite pour ceux qui perdent leurautonomie, mais les mélanges se font avec un bonheur certain. Naturellement, tout le monde vieillit. Alors la fron-tière entre l’indépendance officielle et la dépendancesupposée...

Aujourd'hui, il pleut, le vent mordille les arbres du jar-din, l’humidité envahit les pelouses soigneusement tondues.Une demi-douzaine de vieilles dames encapuchonnées arpentent les allées à petits pas, nullement gênées par lesconditions météorologiques. Pas plus que le vieil hommeprès de l’entrée qui fait méthodiquement des allers-retoursentre deux barrières imaginaires, sous l’œil attentif d’unchat roux, blotti à l’abri d’un bosquet. Les anciens qui fi-nissent leurs jours dans «leur» maison de retraite posée là,

délicatement, au cœur d’une succession de prairies vallon-nées, sont ainsi suivis au tamis de leur histoire propre, deleurs habitudes de vie. Infirmière, directrice, agents de ser-vice, aides-soignants participent tous à cette écoute. Uneréunion d’évaluation a lieu chaque mardi après-midi etchaque vendredi après-midi. L’objectif est de faire le pointsur chacun des résidents, sa situation, son évolution. Au-jourd’hui, Marguerite, 84 ans, est au centre. Elle perd deplus en plus la mémoire. Mais ne veut pas le reconnaître etutilise mille ruses pour le dissimuler. Elle a toujours été unebonne marcheuse et continue donc de faire le tour du lotis-sement voisin tous les jours. Elle aime aussi faire une petitestation sur le banc, sous l’abribus d'en face. Pourquoi l’enempêcher ? Dommage, simplement, que le chemin grimpeun peu pour y arriver !

Sont passés en revue dans cet échange à six voix toutesles journées de Marguerite, ses rapports avec ses amies, sestravers, ses angoisses. On apprend ainsi que «non elle ne s’habille pas n’importe comment : elle est frileuse, alors cen’est pas étonnant qu’elle superpose plusieurs pull-overs.»Elle s’endort plus facilement à table qu’avant ? «Normal,son amie Yvonne vient la réveiller tous les matins à 5h et demie pour... lui demander l’heure.» Yvonne est une enqui-quineuse. C’est certain. Mais faut-il lui dire d’arrêter sonmanège ? «Peut-être qu'elle sert de repère à Marguerite.Bon, on va quand même dire à Yvonne qu’elle dérange.»

“C’est dur de vieillir.

Cela veut dire : c’est dur

de perdre sa liberté.”

LE DROIT DE SORTIR SEUL, AU RISQUE DE SE PERDRE

LA RÉSIDENCE KERVAL EN BRETAGNE

«

Établir des relationscontractuelles

d'adultes.

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Tout un travail pédagogique est également réalisé au-près des familles pour faire évoluer leurs préjugés sur lamaladie d’Alzheimer. Certains pensent que tout est fini,d’autres ont tendance à surprotéger leur parent. La plupartse sentent aussi coupables d'abandon. Jean-Claude vientd’intégrer Kerval. Sa femme raconte : «J’ai eu beaucoup dumal à l’accepter. Moi, infirmière pendant si longtemps, jen’arrivais pas à m’occuper de mon mari… C’est MarilynMéar qui m’a convaincue. Elle m’a dit que j’allais m’épuiser.»

La directrice rencontre les personnes âgées chez elles,avant toute décision d’entrée, pour mieux connaître leurhistoire, leur environnement, leurs habitudes. Dans cettecommune bretonne, il n’est de toute façon, pas questiond’abandonner ses vieux. Le bouquet de fleurs de jardin posé dans chaque chambre en témoigne. On a une vraie histoire à partager ici. La poudrerie, par exemple. Une pou-drerie martiale et nationale qui a nourri pendant des sièclestoute une population ouvrière et fière de l’être. Nombreuxencore sont les anciens poudriers de l’usine et leursconjoints qui se souviennent de ces temps pas si anciens.

La directrice croit en la dignité de chacun. Il n’est doncpas question que l’on parle sans précaution à ses 62 rési-dents, dont environ 25 sont désorientés à des degrés diverset dont 10 sont grabataires. Ni qu’on mette des verrous par-tout dans les chambres. «L’univers carcéral génère uncomportement agressif. Comment supporter quelqu’un quitape sur sa porte fermée toute la nuit ?» Travailler dans unemaison de retraite pour elle, c’est respecter un contrat detravail. «Ne me remerciez pas, a-t-elle l’habitude de répondreaux familles, parfois interloquées, je fais mon métier, je suispayée pour ça.» Il lui semble en outre toujours importantd’établir avec les personnes âgées, quel que soit leur état desanté physique ou psychique, des relations contractuellesd’adultes. «On peut toujours négocier , dire «ce que vousme demandez, c’est trop», les personnes âgées assumentleurs choix», argumente-t-elle. Et elle ajoute : «Au fil desannées je crois que j’ai appris à comprendre ce que cachaitleur plainte inlassable : c’est dur de vieillir. Cela veut dire : c’est dur de perdre sa liberté, de devenir dépendant, de perdre son intimité.»

Aujourd'hui, ce sont les membres du club féminin dePont-de-Buis qui mènent les animations. La maison de re-traite est clairement l’affaire des habitants de la commune.Et comme tout le monde ici est la fille, le cousin ou le grand-père de quelqu’un, les bavardages vont bon train... Si bienqu’il est difficile de reconnaître parfois qui est qui : résident,jeune retraité, aide-soignante, infirmière ? Surtout quandune aide-soignante se met à l’accordéon, tout de suite aprèsl’heure sacrée du goûter. Il y a foule dans le couloir. L’infir-mière rit : «On met des fauteuils là où on pense qu’ilsdoivent être et, pfuitt, ils sont régulièrement déplacés.»

Effectivement, pendant la très sérieuse réunion d’évalua-tion, une frêle aïeule pousse la porte, empoigne une chaiseen cuir deux fois plus lourde qu’elle et la transporte l’airconcentré vers un groupe de joueurs de dominos réfugiéprès de la porte d’entrée.

C’est la fin de l’après-midi. Lucienne profite de sondroit au choix : on aperçoit sa crinière blanche dans tous lesrecoins du jardin. Elle se penche sur la superbe rangée de lysimmaculés qui bordent les baies vitrées et... les arrache méthodiquement. Une aide-soignante fait glisser la porte-fenêtre et lui conseille gentiment de faire attention (en sepenchant trop avant, elle pourrait tomber la tête la première) :«Lucienne fait de très beaux bouquets qu’elle met sur la table du restaurant, elle a toujours besoin d’avoir des fleurssur sa table.»

Résidence Ker ValMaison de Retraite – Foyer LogementRue Albert Louppe 29590 Pont-de-Buis-Lès-Quimerc’hTél. : 02 98 26 93 33Contact : Marylin Méar

Contexte

La résidence Kerval, à Pont-de-Buis-Lès-Quimerc’h, près de Quimper,

accueille une soixantaine de personnes âgées. Certaines occupent

des foyers-logements. Certaines d’entre elles sont touchées par la

maladie d’Alzheimer et résident dans une autre aile du bâtiment.

Même désorientées, ces dernières sont considérées comme des adultes

libres de leurs choix et notamment, libres de circuler librement.

Nature du projet soutenu par la Fondation de France

La résidence Ker Val accueille une soixantaine de personnes âgées

dont certaines touchées par la maladie d’Alzheimer. L’équipe met en

place des projets d’accompagnements individualisés des résidents,

auxquels elle reconnaît le droit de circuler et de se promener à l’ex-

térieur comme un réel droit aux choix et aux risques.

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L a loi relative aux droits des «incapables majeurs»date de janvier 1968. Sa dérive, l’augmentation dunombre des demandes de mesure de protection juri-

dique et la Recommandation du Conseil de l’Europe defévrier 1999 reposant sur «le respect de la dignité de la per-sonne en tant qu’être humain» ont conduit un groupe detravail interministériel présidé par Jean Favard à proposer,en avril 2000, une réforme du dispositif actuel. Sur le terrain, certains sont déjà engagés dans de nouvellesconduites. C’est le cas du service des tutelles de Vendée, créé par la Sauvegarde de Vendée en 1958, et animé au-jourd’hui par trois associations : la Sauvegarde de Vendée,l’union départementale des associations familiales (UDAF)et l’association pour la réadaptation, l’insertion et l’accom-pagnement (ARIA). Il est installé à La Roche-sur-Yon, qui compte aujourd’hui 53 000 habitants, l’équivalent dunombre de personnes de plus de 75 ans du département, environ un dixième des vendéens.

Jean-Jacques Geoffroy, le directeur du service raconte :«Paul, ancien légionnaire, habitait une cabane dans l’îled’Yeu. Des raisons de santé et d’hygiène ont amené une assistante sociale à lui procurer une vraie maison et les ser-vices d’une aide ménagère. Celle-ci supportant mal d’êtrecommandée comme à l’armée est remplacée par une autrepuis encore une autre jusqu’à ce que l’association de soutienà domicile décline toute aide en faveur de ce monsieur. C’est la crise. Les solutions sont recherchées dans la préci-pitation, sans coordination entre les intervenants, occultant au passage le désir de la personne concernée. Ledernier recours, pour un médecin ou le maire d’une petitecommune rurale, est le service des tutelles. Quand plus per-sonne ne peut plus rien, le centre communal d’actionsociale saisit le juge et celui-ci, par mandat de justice, met le

service dans l’obligation d’agir. Paul s’est retrouvé hospitaliséen urgence sans en avoir réellement besoin et risque fort definir sa vie en institution contre son gré. Face à des cas li-mites et à des situations rocambolesques, nous avons établiun partenariat entre nos trois services et décidé de travailleravec les médecins, infirmiers libéraux, associations de sou-tien et de soins à domicile, assistantes sociales, centrescommunaux d’action sociale et coordinations gérontolo-giques. Au-delà de la gestion des ressources et de laprotection de leur bien, nous devons accompagner les per-sonnes les plus fragiles, les aînés qui tiennent à vivre chezeux en dépit de conditions limites de sécurité et les gens quiont présenté des troubles psychiatriques et vieillissent.»

Le partenariat a d’abord fait sourire tant l’habitude està la concurrence. La volonté de travailler en réseau a sur-pris davantage encore. Les services de tutelles n’étant pascités dans la loi sont le plus souvent exclus des schémas gé-rontologiques et ignorés des instances de coordination. Ilsne sont pas intégrés dans les CLICS*. Marriannick Seys,responsable du service des tutelles de l’UDAF, insiste : «Si,en amont, il y avait moins de cloisonnement, il y aurait pro-bablement moins de situations à l’origine d’une mesure detutelle. Il y a excès des mesures de tutelle parce que certainsservices se désengagent. Nous, nous n’en avons pas le droit,nous sommes mandatés par la justice. C’est pourquoi desmédecins, des infirmiers nous disent : décidez que… Empê-chez que…

Pour le commun des mortels, qui dit tutelle dit déciderà la place de la personne et la remettre dans le droit chemin.Ils pensent que si nous pouvons exercer une contrainte surle plan financier, nous pouvons contraindre pour tout. Unedame originaire de la région parisienne a pris sa retraite en

LE DROIT DE DÉCIDER QUAND MÊME, AU RISQUE DE CONTOURNER LA LOI

SERVICE DES TUTELLES DE VENDÉE

Donner la parole aux intéressés

dérange.

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“Que vaut-il mieux pour

le bien-être d’une personne âgée,

suivre son propre choix

au risque que ses enfants cessent

de lui rendre visite et

l’abandonnent ou bafouer

son désir et maintenir les liens ?”

Vendée. Aujourd’hui, elle a 90 ans, un état de santé qui lacloue à son domicile et aucune famille alentour. Elle a cesséde payer l’association d’aide à domicile et le portage de re-pas. Elle n’est plus livrée et ne mange plus. Tout le monderenonce. Conclusion, le juge décide une tutelle puisque per-sonne ne peut toucher à l’argent de quelqu’un d’autre sansêtre mandaté. Nous avons réglé les dettes de cette dame,mais je ne suis pas sûre qu’elle avait réellement besoin d’êtresous tutelle.

En revanche, il arrive qu’en contraignant les gens sur unpoint, on puisse mieux faire place à leur choix. Une mesurede protection peut ouvrir une zone de liberté. Une dame viten foyer logement avec une amie. Sa santé s’aggrave, elle nese déplace plus qu’avec un déambulateur. Le directeur dufoyer décide qu’elle ne peut plus rester dans cette maison.Or elle ne voulait à aucun prix quitter son amie. Seule, elleaurait eu du mal à s’opposer à cette décision. Étant sous tu-telle, elle voit sa décision respectée et reste au foyer. Noussommes là pour protéger, pas pour diriger. Plus de 90 % desgens âgés veulent vieillir chez eux. Les soutenir dans cechoix n’est pas si mal.

D’une part, nous répondons à leur demande. D’autrepart, cela résout le problème du manque dramatique deplaces en établissement. Mais il me reste une grande aiguilleà tricoter en travers de la gorge : une journée à l’hôpital a le même coût que deux mois de tutelle ! Et quand on y ferme des lits, il n’y a aucun transfert de charges vers nous. Chacun de nos délégués s’occupe d’une soixantaine de per-sonnes dont une dizaine de cas difficiles. Cela donne moinsde trois heures par mois et par personne !»

Le processus est simple. Le juge est saisi par le servicesocial, le médecin ou la famille de l’intéressé. En principe ille rencontre, puis décide d’une enquête sociale pour s’éclaireret prend sa décision. Si aucun membre de la famille ne peuts’en charger, l’ordonnance arrive au service des tutelles quil’enregistre, informe la personne et envoie les premierscourriers aux organismes administratifs et financiers. Lesuivi est alors attribué à un délégué à la tutelle. Cécilia estl’une des huit déléguées de l’ARIA (l’UDAF en compte 20et la Sauvegarde, 24). «Dès que je suis chargée d’un dossier,je me rends chez la personne lui expliquer ce que la mesureinduit pour elle. C’est un moment délicat car je dois établirune relation de confiance tout en réclamant tous les papiersy compris son carnet de chèques et, dans les quinze jours,(nous nous accordons deux mois) l’inventaire de ses biens.Je me rapproche de ceux qui l’entourent, médecin, famille,service de soutien à domicile…

Nous nous retrouvons une vingtaine de minutes tousensemble chez la personne pour redéfinir nos rôles. On medemande souvent : curatrice, qu’est ce que c’est ? Que venez-vous faire là ? Le plus difficile n’est pas de gérer lesproblèmes financiers, mais d’orchestrer les comportements

pour protéger la personne. J’essaie de tout mettre en œuvreafin que les gens sous notre protection se sentent au plusprès de la vie commune.

Ceux qui possédaient une carte bancaire la gardent, jeme contente de la bloquer à partir d’une certaine somme.S’il y a des travaux à entreprendre dans la maison, je de-mande des devis à plusieurs artisans et je négocie comme jele ferais pour ma maison. Si une dame refuse de changer sonréfrigérateur alors qu’elle reçoit des décharges électriquesen l’ouvrant, je n’insiste pas outre mesure. Si un vieux mon-sieur a envie d’un téléphone portable et que son budget le

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lui permet, de quel droit le lui refuser ? Une dame de 80 ansa décidé de changer de voiture pour en acquérir une auto-matique. Son fils, inquiet a tenté de l’en dissuader. Nousavons réfléchi et… payé à la dame un recyclage à l’auto-école. Les familles nous reprochent souvent de ne pasfaire… ce qu’elles n’ont pas pu faire elles-mêmes. Je croisbeaucoup aux longues explications, aux discussions, auxnégociations.

Quand on prend du temps, on en gagne mais, si les po-sitions se durcissent, la décision est lourde. Que vaut-ilmieux pour le bien-être d’une personne âgée, suivre sonpropre choix au risque que ses enfants cessent de lui rendrevisite et l’abandonnent ou bafouer son désir et maintenir lesliens ? Un soutien à domicile en cas de très mauvaise santépeut coûter très cher et nécessiter le retrait d’un placement.Un loyer en établissement peut amener à vendre une mai-son. Dans les deux cas, on entame le patrimoine doncl’héritage et nous nous exposons à un conflit avec les fa-milles. Or nous n’avons pas à nous questionner surl’héritage mais à assurer le meilleur vieillissement possible àla personne.»

Le téléphone sonne. Jean-Claude, sous curatelle depuistrente ans car son rapport à l’argent n’a que peu de rapportavec la réalité, conteste tout d’un bloc sa curatrice, le pla-cement qu’elle vient de choisir et les frais de gestion duservice. Jean-Jacques s’engage calmement dans une conver-sation qui tient l’interlocuteur pour une personne à partentière.

«Ce n’est pas parce qu’un vieux monsieur est incapablede tenir son budget, de donner son avis sur la gestion de sonpatrimoine ou le prix de vente de sa maison que l’on doitconsidérer sa volonté comme nulle et non avenue. Nousvoulons que les personnes protégées puissent garder leurpouvoir de décision. Mais donner la parole aux intéressésdérange. Pourtant, je vois au moins deux raisons de bienfaire notre boulot : nous travaillons sur fonds publics, au-trement dit l’argent des impôts de tout le monde et noussommes au service de personnes vulnérables.»

*Centres locaux d’information et de coordination.

Service des Tutelles de la Sauvegarde de VendéeChemin de la PairetteBP 20485005 La Roche-sur-Yon cedexTél. : 02 51 44 50 73Contact : Jean-Jacques Geoffroy

Contexte

L’article 488 du code civil pose le principe de la protection judiciaire

due lorsqu’une altération des facultés personnelles met une personne

majeure dans l’impossibilité de pourvoir seule à ses intérêts ou

lorsque, par sa prodigalité, son intempérance ou son oisiveté, elle

s’expose à tomber dans le besoin ou compromet l’exécution de ses

obligations familiales.

Quand l’ouverture d’un dossier est justifiée, le juge place souvent la

personne sous sauvegarde de justice en attendant de prendre une

mesure définitive. Cela lui permet d’annuler des actes contraires à ses

intérêts qu’elle pourrait accomplir sous l’emprise d’un trouble mental

(emprunt déraisonnable, donation). Le majeur conserve ses droits.

Le juge peut proposer une curatelle. La personne sera assistée par

son curateur pour passer des actes juridiques importants : testament,

vente d’un bien immobilier, donation. Dès qu’elle fait sortir des élé-

ments de son patrimoine, il faut la signature du curateur en plus de la

sienne. Si le juge choisit la tutelle, la personne est considérée comme

mineure. Elle ne peut plus voter, ni faire de testament, ni signer un

chèque. Son tuteur la représente dans tous les actes de la vie civile.

Entre curatelle et tutelle, la curatelle renforcée (ou aggravée) laisse

à la personne protégée la décision et la signature des actes impor-

tants comme la vente de sa maison. Mais le curateur a la maîtrise du

compte en banque.

La tutelle aux prestations sociales ne génère pas d’incapacité juri-

dique. En revanche, le tuteur aux prestations sociales perçoit les

allocations sociales, comme les avantages vieillesse ou l’allocation

personnalisée d’autonomie, en lieu et place du bénéficiaire, à charge

pour lui de les utiliser au profit de celui-ci.

Les mesures de protection concernent 500 000 personnes environ

soit 1 % de la population majeure française.

Nature du projet soutenu par la Fondation de France

Ce projet vise à mettre en réseau dans le département de Vendée

3 associations gérant chacune un service de tutelles, afin d’impulser

une dynamique remettant la personne âgée au cœur du dispositif, de

prendre en compte sa parole sans décider à sa place.

“Nous voulons que les personnes

protégées puissent garder

leur pouvoir de décision.”

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“J’ai le droit de vivrevraiment.”

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40, avenue Hoche - 75008 Paris Tél : 01 44 21 31 00 - Fax : 01 44 21 31 013615 Fondation de France

Pour en savoir plus : www.fdf.org

Juin

200

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