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Jules Verne Le Tour du monde en quatre-vingts jours Édition de William Butcher Illustrations par de Neuville et L. Benett

folio classique

COLLECTION

FOLIO CLASSIQUE

Jules Verne

Le Tour du monde

en quatre-vingts jours

Édition présentée, établie et annotée par William Butcher

Illustrations par de Neuville et L. Benett

Gallimard

LISTE DES ABRÉVIATIONS

BSJV Bulletin de la société Jules Verne

Ent. Entretiens avec Jules Verne 1873-1905, Daniel Compère et Jean-Michel Margot (éd.), Slatkine, Genève, 1998

Gallica indique que le texte en question est disponible sur http://gallica.bnf.fr

JVDB William Butcher, Jules Verne : The Definitive Biography, New York, Thunder’s Mouth, 2006

MdF Musée des familles

MÉR Magasin d’éducation et de récréation

TdM Le Tour du monde (revue). Adaptant le système de Verne, de la forme « 66 2 52 », j’emploie une référence concise, de la forme « TdM 66.2 52 » (1866, deuxième semestre, page 52)

TM1 premier manuscrit du roman

TM2 second manuscrit du roman

... dans une citation, indique une ellipse insérée, sauf mention contraire

/ saut de paragraphe

© Éditions Gallimard, 2009.

Préface Trouvait-il le monde trop petit, parce qu’il en avait fait le tour ?

Aventures du capitaine Hatteras, II, XXV

Jules Verne n’a plus besoin d’être présenté. Pour autant, cela fait moins d’une décennie que l’on est passé de l’étude des œuvres à celle de l’écrivain qui les rédigea, peut-être le Français le plus célèbre du monde. Avec la double percée que représentent la recherche bio-graphique documentée et l’étude des manuscrits, le Jules Verne mythique — auteur pour en-fants ou de science fiction, sans vie personnelle — commence enfin à s’estomper.

Or, malgré ces progrès, le roman classique sans doute le plus populaire de tous les temps 1 reste encore inconnu. Son brouillon et sa mise au net, les diverses éditions, les noms propres dans ses pages, l’établissement du texte, même sa paternité — tout cela forme, du moins en France, un vaste territoire vierge, domaine immaculé de l’exploration savante.

Il n’existe pas, en un mot, d’édition critique du Tour du monde en quatre-vingts jours, ni même d’édition annotée 2. Ce volume a pour objectif de combler cette lacune.

Introduction

Le Tour du monde occupe une place transitionnelle dans Les Voyages extraordinaires. Après les succès foudroyants des premières œuvres, dont les héros, entre 1863 et 1870, pénè-trent les domaines vierges du globe, Verne est très conscient de l’épuisement des nouveaux mondes à conquérir. Il décide, par conséquent, de jouer le tout pour le tout : de marquer la fin de l’âge de l’exploration, en prenant pour thème la finitude même du globe, en foulant, et donc en empêchant d’y revenir, un nombre extravagant de pays.

Parmi les autres bouleversements de la période qui précède la rédaction du roman, rele-vons la guerre franco-prussienne, avec l’occupation allemande, la déchéance de Napoléon III et la Commune de Paris ; le déménagement de l’auteur, qui quitte alors la capitale pour s’installer à Amiens ; et la mort de son père, Pierre.

Même si Verne lui-même sait déjà qu’il ne pourra plus indéfiniment publier des chefs-d’œuvre situés dans les régions inexplorées, sa renommée, dès la parution du roman, atteint un niveau exceptionnel. Avec la publication du Tour du monde, à la différence des romans précédents, dans le quotidien Le Temps, puis sa traduction dans toutes les langues, sa gloire connaîtra un sommet à partir de novembre 1874, grâce à une pièce adaptée du roman, toute-fois peu fidèle et sans qualités littéraires. Le Tour du monde deviendra ainsi le roman vernien le plus populaire avec, selon les estimations, environ 350 000 exemplaires imprimés avant 1905.

1. En français, et du vivant de Verne, les ventes du Tour du monde dépassent de loin celles de ses au-tres romans (JVDB, p. 314) ; à en juger par le nombre cumulé de traductions, Verne est probablement l’écrivain le plus populaire du monde, et sans aucun doute celui d’avant 1900 (http://portal.unesco.org/search/en/search_ advanced.html). 2. À l’étranger, il existe notamment Around the World in Eighty Days (Oxford, Oxford University Press, 1995), édition critique avec établissement du texte, introduction, appendices et notes de William Butcher, et In 80 Tagen um die Welt (Düsseldorf, Winkler Weltliteratur, 2003), édition critique de Volker Dehs.

Inévitablement, des adaptations filmiques, elles aussi peu fidèles, voient le jour, les plus connues étant celles de Michael Todd (1956) et de Frank Coraci (2004). Phileas Fogg et le roman tout entier entrent, par ce moyen, dans l’imaginaire mondial. L’idée de base, celle d’un voyage autour du globe dans un délai donné, est devenue sans doute la plus connue de la littérature française.

Sources

1838... Bourg les toutes premières notes du roman (TM1 [I] 32

1)

Le roman reste proche de la réalité contemporaine. Sous le récit humoristique perce une analyse du rétrécissement du globe provoqué par la révolution dans les transports. Grâce à l’ouverture, d’une part du canal de Suez (1869), et, de l’autre, des chemins de fer trans-indien et transaméricain (1869-1870), le tour du monde est dans l’air du temps en 1872.

Quant à l’origine du délai, Verne donne aux journalistes l’explication suivante : « Un jour j’ai pris un exemplaire du journal Le Siècle, et j’y ai vu des calculs démontrant que le voyage autour du monde pouvait se faire en quatre-vingts jours 2 » (Ent. p. 56). En ce qui concerne le gain d’un jour — le « jour fantôme » cher à Cocteau —, les origines les plus pro-bables sont Traité d’astronomie (1834), de John Herschel, et « Three Sundays in a Week » (1841), d’Edgar Poe, traduit par William Hughes sous le titre « La Semaine des trois diman-ches » (1856).

Pour ses quatre premiers chapitres, Verne utilise ses propres voyages aux îles Britanni-ques, dont le nombre atteint la dizaine en 1872 (JVDB, p. 302). Mais en outre, il puise large-ment dans son œuvre de jeunesse, Voyage en Angleterre et en Écosse (1859-1860). Ce livre lui-même empruntant beaucoup à l'ouvrage de Francis Wey 3, Les Anglais chez eux (1854), emprunt reconnu dès la première page, la dette de la section britannique du Tour du monde envers Wey semble indéniable.

La pièce de théâtre

Le Tour du monde semble différent des autres ouvrages verniens, en ce qu’il n’est pas facile d’identifier son genre. Ce n’est pas un roman d’exploration, pas vraiment un roman d’aventures, certainement pas un roman psychologique. Ce n’est peut-être même pas un ro-man, car il ne forme qu’une suite, presque picaresque, de scènes hétéroclites. Anti-roman puisque les personnages ont peu d’épaisseur, que l’on ne lit pas dans leurs pensées. Anti-roman puisque le spectacle, la foule, les entrées dramatiques, les scènes à faire, les arrière-fonds prédominent. Anti-roman, en un mot, puisque Le Tour du monde est d’abord une pièce de théâtre.

La première version est en effet conçue pour la scène, le roman ne venant vraisembla-blement qu’après. Or, puisque cette version originelle semble être rédigée, pour plus de la

1. S’agissant de références aux deux manuscrits, TM1 et TM2, j’emploie une forme abrégée, « TM1 IV

6 », pour indiquer le manuscrit, le chapitre et la feuille. Dans les chapitres I-IV, puisque la numérota-tion des chapitres (corrigés) des deux manuscrits se conforme au livre, « IV » peut se référer indiffé-remment aux trois états. Mais, pour TM1 V-XXXV, elle en diffère, m’obligeant à citer, sauf dans les notes en fin de volume, le chapitre à la fois dans le manuscrit et dans le livre, par exemple « TM1 XIV

21 XV ». 2. Voir aussi « une annonce touristique dans un journal » (Ent. p. 102-103), « une annonce touristique lue par hasard dans les colonnes d’un journal » (p. 217) et « il y a quinze ans, un article du Siècle, tombé par hasard sous ses yeux » (p. 156). 3. Wey garde une certaine réputation de nos jours grâce à ses Remarques sur la langue française (Gi-raud, 1845) (voir Philippe Hamon, Du descriptif, Hachette, 1993, p. 21 et 28-29).

moitié, par Édouard Cadol 1 (1831-1898), il paraît évident que le roman doit beaucoup à son apport. Dans la pièce génératrice, effectivement, on peut lire de nombreuses lignes qui se re-trouvent dans le roman 2.

Avant de devenir romancier, Verne est lui-même dramaturge à plein temps, écrivant une quarantaine de pièces, dont certaines sont jouées et une poignée publiées de son vivant. Ré-sultat pervers de la contribution de Cadol, après l’achèvement du roman, Verne collabore avec Adolphe d’Ennery pour écrire une seconde pièce du même titre. C’est ce Tour du monde-là qui émerveillera les générations de spectateurs du Châtelet. [...]

WILLIAM BUTCHER

1. Voir plus bas, « La Première pièce du Tour du monde », p. 350. 2. L’absence d’études à ce sujet est assez remarquable : même Volker Dehs (« Invitation à un nou-veau Tour du monde », BSJV, no 152 (2004), p. 2-3) ne compare pas le contenu de la pièce et du ro-man.

Le Tour du monde en quatre-vingts jours

Fac-similé du frontispice de l’édition Hetzel

Fac-similé de la page de titre de l’édition Hetzel

CHAPITRE I

DANS LEQUEL PHILEAS FOGG ET PASSEPARTOUT S’ACCEPTENT RÉCIPROQUEMENT, L’UN COMME MAÎTRE, L’AUTRE COMME DOMESTIQUE

En l’année 1872, la maison portant le numéro 7 de Savile Row 1, Burlington Gardens — maison dans laquelle Sheridan mourut en 1814 2 —, était habitée par Phileas 3 Fogg 4, esq., l’un des membres les plus singuliers et les plus remarqués du Reform Club de Londres 5, bien qu’il semblât prendre à tâche de ne rien faire qui pût attirer l’attention.

À l’un des plus grands orateurs qui honorent l’Angleterre succédait donc ce Phileas Fogg, personnage énigmatique, dont on ne savait rien, sinon que c’était un fort galant homme et l’un des plus beaux gentlemen de la haute société anglaise.

On disait qu’il ressemblait à Byron 6 — par la tête, car il était irréprochable quant aux pieds —, mais un Byron à moustaches et à favoris, un Byron impassible, qui aurait vécu mille ans sans vieillir.

1. Le numéro 7 de Savile Row (Verne : « Saville-row » partout) : rue dans le W1, connue pour sa concentration de tailleurs pour hommes haut de gamme. Deux ans auparavant, la Royal Geographical Society s’installe au no 1. 2. Maison dans laquelle Sheridan mourut en 1814 : Richard Brinsley Sheridan (1751-1816), drama-turge et homme politique britannique, qui vit en fait au no 14 (TM2 : « le numéro 147 » ([XXXV] 160)) et meurt en 1816, ruiné par le jeu. 3. Phileas : à rapprocher du géographe grec Phileas, du V

e siècle av. J.-C., auteur d’un Périple, et de Saint Philéas, évêque de Thmuis, Égypte, martyrisé vers 304. En TM1 et TM2, le héros est souvent simplement « Phileas ». « C’était surtout le Phileas qui donna une telle valeur à la création » du nom (Ent., p. 200). 4. Fogg : du « fog » emblématique de Londres au XIX

e siècle (« Fogg... ne veut rien dire d’autre que “brouillard” » (Ent., p. 200)) ; mais également de William Perry Fogg (1826-1909), qui fait le tour du globe en 1868-1871, tout en publiant ses expériences dans le quotidien le Cleveland Leader, réimprimées sous le titre Round the World (1872).

La personnalité de Phileas Fogg se définit dès 1850-1851 : « les Anglais sont timides, un peu om-brageux... indifférents à la beauté féminine, et avec l’apparence d’une froideur prononcée » (p. 180) ; « l’Anglais, qui ne veut pas sembler subordonné aux événements, ne court jamais... On chemine à pas comptés » (p. 185), citations de Francis Wey (1812-1882), Les Anglais chez eux. Esquisses de mœurs et de voyage (Musée des familles, nov. 1850-mai 1851 — périodique où Verne fit paraître cinq nouvel-les entre 1851 et 1855). 5. Reform Club de Londres : sis au 104, Pall Mall, SW1, fondé en 1836. La description est empruntée à Wey (p. 58-65). 6. Byron : le baron George Gordon Byron (1788-1824), auteur romantique, boiteux de naissance.

Phileas Fogg

Anglais, à coup sûr, Phileas Fogg n’était peut-être pas Londoner. On ne l’avait jamais vu

ni à la Bourse, ni à la Banque ; ni dans aucun des comptoirs de la Cité. Ni les bassins ni les docks de Londres n’avaient jamais reçu un navire ayant pour armateur Phileas Fogg. Ce gen-tleman ne figurait dans aucun comité d’administration. Son nom n’avait jamais retenti dans un collège d’avocats, ni au Temple, ni à Lincoln’s Inn, ni à Gray’s Inn. Jamais il ne plaida ni à la Cour du chancelier, ni au Banc de la Reine, ni à l’Échiquier, ni en Cour ecclésiastique 1. Il n’était ni industriel, ni négociant, ni marchand, ni agriculteur. Il ne faisait partie ni de l’Institution royale de la Grande-Bretagne, ni de l’Institution de Londres, ni de l’Institution des artisans, ni de l’Institution Russell, ni de l’Institution littéraire de l’ouest, ni de l’Institution du droit, ni de cette Institution des arts et des sciences réunis 2, qui est placée sous

1. La Cour du chancelier... Cour ecclésiastique : en 1873, la Cour de la chancellerie (Court of Chance-ry), qui s’occupe de l’équité, deviendra la Chancery Division de la Haute Cour de justice (High Court of Justice) ; le Banc de la Reine (Queen’s Bench), qui s’occupe des cas civils, est une autre division de la Haute Cour, son statut changeant également en 1873 ; la Cour de l’échiquier (Court of the Exche-quer) est depuis 1830 cour d’appel intermédiaire entre les trois cours de Common Law et le Parle-ment ; les Cours ecclésiastiques (Ecclesiastical Courts) disent le droit ecclésiastique et régissent l’Église d’Angleterre. 2. L’Institution royale de la Grande-Bretagne... Institution des arts et des sciences réunis : la Royal Institution of Great Britain, société de promotion des connaissances scientifiques, lieu de travail de Sir Humphry Davy ; la London Institution, « pour la promotion de la littérature et la diffusion des connaissances utiles » ; l’Institution des arts et métiers (Artizan [sic] Society), éditrice de The Artizan (1843-1872), notamment sur les machines à vapeur ; la Russell Institution for the Promotion of Litera-

le patronage direct de Sa Gracieuse Majesté. Il n’appartenait enfin à aucune des nombreuses sociétés qui pullulent dans la capitale de l’Angleterre, depuis la Société de l’Armonica 1 jus-qu’à la Société entomologique 2, fondée principalement dans le but de détruire les insectes nuisibles.

Phileas Fogg était membre du Reform Club, et voilà tout. À qui s’étonnerait de ce qu’un gentleman aussi mystérieux comptât parmi les membres

de cette honorable association, on répondra qu’il passa sur la recommandation de MM. Baring frères 3, chez lesquels il avait un crédit ouvert. De là une certaine « surface », due à ce que ses chèques étaient régulièrement payés à vue par le débit de son compte courant invariablement créditeur.

Ce Phileas Fogg était-il riche ? Incontestablement. Mais comment il avait fait fortune, c’est ce que les mieux informés ne pouvaient dire, et Mr. Fogg était le dernier auquel il convînt de s’adresser pour l’apprendre. En tout cas, il n’était prodigue de rien, mais non avare, car partout où il manquait un appoint pour une chose noble, utile ou généreuse, il l’apportait silencieusement et même anonymement.

En somme, rien de moins communicatif que ce gentleman. Il parlait aussi peu que possi-ble, et semblait d’autant plus mystérieux qu’il était silencieux. Cependant sa vie était à jour, mais ce qu’il faisait était si mathématiquement toujours la même chose, que l’imagination, mécontente, cherchait au-delà.

Avait-il voyagé ? C’était probable, car personne ne possédait mieux que lui la carte du monde. Il n’était endroit si reculé dont il ne parût avoir une connaissance spéciale. Quelque-fois, mais en peu de mots, brefs et clairs, il redressait les mille propos qui circulaient, dans le club au sujet des voyageurs perdus ou égarés ; il indiquait les vraies probabilités, et ses paro-les s’étaient trouvées souvent comme inspirées par une seconde vue, tant l’événement finissait toujours par les justifier. C’était un homme qui avait dû voyager partout — en esprit, tout au moins.

Ce qui était certain toutefois, c’est que, depuis de longues années, Phileas Fogg n’avait pas quitté Londres. Ceux qui avaient l’honneur de le connaître un peu plus que les autres at-testaient que — si ce n’est sur ce chemin direct qu’il parcourait chaque jour pour venir de sa maison au club — personne ne pouvait prétendre l’avoir jamais vu ailleurs. Son seul passe-temps était de lire les journaux et de jouer au whist. À ce jeu du silence, si bien approprié à sa nature, il gagnait souvent, mais ses gains n’entraient jamais dans sa bourse et figuraient pour une somme importante à son budget de charité. D’ailleurs, il faut le remarquer, Mr. Fogg jouait évidemment pour jouer, non pour gagner. Le jeu était pour lui un combat, une lutte contre une difficulté, mais une lutte sans mouvement, sans déplacement, sans fatigue, et cela allait à son caractère.

On ne connaissait à Phileas Fogg ni femme ni enfants — ce qui peut arriver aux gens les plus honnêtes — ni parents ni amis — ce qui est plus rare en vérité. Phileas Fogg vivait seul dans sa maison de Savile Row, où personne ne pénétrait. De son intérieur, jamais il n’était question. Un seul domestique suffisait à le servir. Déjeunant, dînant au club à des heures chronométriquement déterminées, dans la même salle, à la même table, ne traitant point ses

ry and Scientific Knowledge, avec publications jusqu’en 1854 ; la Western Literary (and Scientific) Institution (1825), publications jusqu’en 1834 ; la Law Society (1825), Chancery Lane, WC2 ; l’Institution des arts et des sciences réunis : non trouvée. 1. La Société de l’Armonica : sans doute la Società Armonica, qui donne des concerts dans les années 1830, mais disparaît avant 1850. 2. La Société entomologique : l’Entomological Society (1833), publications de 1847 à 1916 ; Verne souligne que l’observation scientifique, par son existence même, perturbe l’objet étudié. 3. MM. Baring frères : Baring Brothers, société financière (1763), liée à la compagnie des Indes, tou-jours active aujourd’hui.

collègues, n’invitant aucun étranger, il ne rentrait chez lui que pour se coucher, à minuit pré-cis, sans jamais user de ces chambres confortables que le Reform Club tient à la disposition des membres du cercle. Sur vingt-quatre heures, il en passait dix à son domicile, soit qu’il dormît, soit qu’il s’occupât de sa toilette. S’il se promenait, c’était invariablement, d’un pas égal, dans la salle d’entrée parquetée en marqueterie, ou sur la galerie circulaire, au-dessus de laquelle s’arrondit un dôme à vitraux bleus, que supportent vingt colonnes ioniques en por-phyre rouge 1. S’il dînait ou déjeunait, c’étaient les cuisines, le garde-manger, l’office, la poissonnerie, la laiterie du club, qui fournissaient à sa table leurs succulentes réserves ; c’étaient les domestiques du club, graves personnages en habit noir, chaussés de souliers à semelles de molleton, qui le servaient dans une porcelaine spéciale et sur un admirable linge en toile de Saxe ; c’étaient les cristaux à moule perdu du club qui contenaient son sherry, son porto ou son claret mélangé de cannelle, de capillaire et de cinnamome ; c’était enfin la glace du club — glace venue à grands frais des lacs d’Amérique — qui entretenait ses boissons dans un satisfaisant état de fraîcheur 2.

Si vivre dans ces conditions, c’est être un excentrique, il faut convenir que l’excentricité a du bon !

La maison de Savile Row, sans être somptueuse, se recommandait par un extrême confort. D’ailleurs, avec les habitudes invariables du locataire, le service s’y réduisait à peu. Toutefois, Phileas Fogg exigeait de son unique domestique une ponctualité, une régularité extraordinaires. Ce jour-là même, 2 octobre, Phileas Fogg avait donné son congé à James Forster — ce garçon s’étant rendu coupable de lui avoir apporté pour sa barbe de l’eau à qua-tre-vingt-quatre degrés Fahrenheit au lieu de quatre-vingt-six 3 —, et il attendait son succes-seur, qui devait se présenter entre onze heures et onze heures et demie.

Phileas Fogg, carrément assis dans son fauteuil, les deux pieds rapprochés comme ceux d’un soldat à la parade, les mains appuyées sur les genoux, le corps droit, la tête haute, regar-dait marcher l’aiguille de la pendule — appareil compliqué qui indiquait les heures, les minu-tes, les secondes, les jours, les quantièmes et l’année. À onze heures et demie sonnant, Mr. Fogg devait, suivant sa quotidienne habitude, quitter la maison et se rendre au Reform Club. En ce moment, on frappa à la porte du petit salon dans lequel se tenait Phileas Fogg.

James Forster, le congédié, apparut. « Le nouveau domestique », dit-il. Un garçon âgé d’une trentaine d’années se montra et salua. — Vous êtes Français et vous vous nommez John ? lui demanda Phileas Fogg.

1. En porphyre rouge : Wey : « l’étage inférieur contient... des chambres à coucher » (p. 59) ; « la salle d’entrée... est entourée de colonnes supportant une large galerie... le dôme, où le jour entre par le vi-trail bleu... est porté sur vingt colonnes ioniques, dont les soubassements, en porphyre rouge... Cette galerie, où l’on se promène comme dans un cloître couvert... » (p. 58). 2. Dans un satisfaisant état de fraîcheur : Wey : l’« officine... la laiterie... la poissonnerie... domesti-ques en habit noir... des semelles de molleton » (p. 59-60) ; « le vin se boit au Reform Club à la ma-nière antique, c’est-à-dire mêlé de certaines épices. Le sherry, le porto ou le claret [sic]... avec un peu de capillaire... du cinnamone, de la cannelle en poudre, quelques morceaux d’une glace que le Reform Club fait venir d’une lointaine contrée d’Amérique » (p. 64-65). 3. Quatre-vingt-six : la température de 30 degrés centigrades semble plutôt basse pour se raser.

Jean Passepartout

— Jean, n’en déplaise à monsieur, répondit le nouveau venu, Jean Passepartout, un sur-

nom qui m’est resté, et que justifiait mon aptitude naturelle à me tirer d’affaire. Je crois être un honnête garçon, monsieur, mais, pour être franc, j’ai fait plusieurs métiers. J’ai été chan-teur ambulant, écuyer dans un cirque, faisant de la voltige comme Léotard 1, et dansant sur la corde comme Blondin 2 ; puis je suis devenu professeur de gymnastique, afin de rendre mes talents plus utiles, et, en dernier lieu, j’étais sergent de pompiers, à Paris. J’ai même dans mon dossier des incendies remarquables. Mais voilà cinq ans que j’ai quitté la France et que, vou-lant goûter de la vie de famille, je suis valet de chambre en Angleterre. Or, me trouvant sans place et ayant appris que monsieur Phileas Fogg était l’homme le plus exact et le plus séden-taire du Royaume-Uni, je me suis présenté chez monsieur avec l’espérance d’y vivre tran-quille et d’oublier jusqu’à ce nom de Passepartout...

— Passepartout me convient, répondit le gentleman. Vous m’êtes recommandé. J’ai de bons renseignements sur votre compte. Vous connaissez mes conditions ?

— Oui, monsieur. — Bien. Quelle heure avez-vous ? — Onze heures vingt-deux, répondit Passepartout, en tirant des profondeurs de son gous-

set une énorme montre d’argent.

1. Léotard : Jules Léotard (v. 1838-1870), acrobate et gymnaste, inventeur du trapèze volant, qui donne son nom au maillot. 2. Blondin : Charles Blondin (pseudonyme de Jean-François Gravelet, 1824-1897), acrobate qui tra-verse les 335 mètres du Niagara sur une corde en 1859.

— Vous retardez, dit Mr. Fogg. — Que monsieur me pardonne, mais c’est impossible. — Vous retardez de quatre minutes. N’importe. Il suffit de constater l’écart. Donc, à par-

tir de ce moment, onze heures vingt-neuf 1 du matin, ce mercredi 2 octobre 1872, vous êtes à mon service. »

Cela dit, Phileas Fogg se leva, prit son chapeau de la main gauche, le plaça sur sa tête avec un mouvement d’automate et disparut sans ajouter une parole.

Passepartout entendit la porte de la rue se fermer une première fois : c’était son nouveau maître qui sortait, puis une seconde fois : c’était son prédécesseur, James Forster, qui s’en al-lait à son tour.

Passepartout demeura seul dans la maison de Savile Row.

CHAPITRE II

OÙ PASSEPARTOUT EST CONVAINCU QU’IL A ENFIN TROUVÉ SON IDÉAL

« Sur ma foi, se dit Passepartout, un peu ahuri tout d’abord, j’ai connu chez Mme Tus-saud 2 des bonshommes aussi vivants que mon nouveau maître ! »

Il convient de dire ici que les « bonshommes » de Mme Tussaud sont des figures de cire, fort visitées à Londres, et auxquelles il ne manque vraiment que la parole.

Pendant les quelques instants qu’il venait d’entrevoir Phileas Fogg, Passepartout avait ra-pidement, mais soigneusement examiné son futur maître. C’était un homme qui pouvait avoir quarante ans, de figure noble et belle, haut de taille, que ne déparait pas un léger embonpoint, blond de cheveux et de favoris, front uni sans apparences de rides aux tempes, figure plutôt pâle que colorée, dents magnifiques. Il paraissait posséder au plus haut degré ce que les phy-sionomistes appellent « le repos dans l’action 3 », faculté commune à tous ceux qui font plus de besogne que de bruit. Calme, flegmatique, l’œil pur, la paupière immobile, c’était le type achevé de ces Anglais à sang-froid qui se rencontrent assez fréquemment dans le Royaume-Uni, et dont Angelica Kauffmann a merveilleusement rendu sous son pinceau l’attitude un peu académique 4. Vu dans les divers actes de son existence, ce gentleman donnait l’idée d’un être bien équilibré dans toutes ses parties, justement pondéré, aussi parfait qu’un chronomètre de Leroy ou de Earnshaw 5. C’est qu’en effet, Phileas Fogg était l’exactitude personnifiée, ce qui se voyait clairement à « l’expression de ses pieds et de ses mains », car chez l’homme, aussi bien que chez les animaux, les membres eux-mêmes sont des organes expressifs des passions 6.

Phileas Fogg était de ces gens mathématiquement exacts, qui, jamais pressés et toujours prêts, sont économes de leurs pas et de leurs mouvements. Il ne faisait pas une enjambée de

1. Onze heures vingt-neuf : il était onze heures vingt-six quand Passepartout sort sa montre, ce qui im-plique un dialogue très lent. De même, la négociation entre Fogg et Bunsby à Hong-Kong (XXI) dure apparemment six heures. 2. Mme Tussaud (1761-1850) : née Marie Grosholtz à Strasbourg, elle crée le célèbre musée de cire en 1835, pour le diriger jusqu’à sa mort. 3. « Le repos dans l’action » : citation de La Bhagavad-Gîtâ (IV, XVIII ; II

e siècle av. J.-C.), mais qui est dans l’air à l’époque, par exemple sous la plume de Joseph Joubert ou de Sainte-Beuve. 4. Angelica Kauffmann a merveilleusement rendu sous son pinceau l’attitude un peu académique : Wey : des « peintures d’Angelica Kaufmann, assez vilainement académiques » (p. 32). Artiste néo-classique suisse (1741-1807), elle vit longtemps en Grande-Bretagne (1766-1781). 5. De Leroy ou de Earnshaw : Pierre Le Roy (1717-1785) et Thomas Earnshaw (1749-1829), horlogers qui développent les chronomètres de marine. 6. Les membres eux-mêmes sont des organes expressifs des passions : jeu de mots sur « membre » et « organe ».

trop, allant toujours par le plus court. Il ne perdait pas un regard au plafond. Il ne se permettait aucun geste superflu. On ne l’avait jamais vu ému ni troublé. C’était l’homme le moins hâté du monde, mais il arrivait toujours à temps. Toutefois, on comprendra qu’il vécût seul et pour ainsi dire en dehors de toute relation sociale. Il savait que dans la vie il faut faire la part des frottements, et comme les frottements retardent, il ne se frottait à personne.

Quant à Jean, dit Passepartout, un vrai Parisien de Paris, depuis cinq ans qu’il habitait l’Angleterre et y faisait à Londres le métier de valet de chambre, il avait cherché vainement un maître auquel il pût s’attacher.

Passepartout n’était point un de ces Frontins ou Mascarilles 1 qui, les épaules hautes, le nez au vent, le regard assuré, l’œil sec, ne sont que d’impudents drôles. Non. Passepartout était un brave garçon, de physionomie aimable, aux lèvres un peu saillantes, toujours prêtes à goûter ou à caresser, un être doux et serviable, avec une de ces bonnes têtes rondes que l’on aime à voir sur les épaules d’un ami. Il avait les yeux bleus, le teint animé, la figure assez grasse pour qu’il pût lui-même voir les pommettes de ses joues, la poitrine large, la taille forte, une musculature vigoureuse, et il possédait une force herculéenne que les exercices de sa jeunesse avaient admirablement développée. Ses cheveux bruns étaient un peu rageurs. Si les sculpteurs de l’Antiquité connaissaient dix-huit façons d’arranger la chevelure de Mi-nerve 2, Passepartout n’en connaissait qu’une pour disposer la sienne : trois coups de démê-loir, et il était coiffé.

De dire si le caractère expansif de ce garçon s’accorderait avec celui de Phileas Fogg, c’est ce que la prudence la plus élémentaire ne permet pas. Passepartout serait-il ce domesti-que foncièrement exact qu’il fallait à son maître ? On ne le verrait qu’à l’user. Après avoir eu, on le sait, une jeunesse assez vagabonde, il aspirait au repos. Ayant entendu vanter le métho-disme anglais 3 et la froideur proverbiale des gentlemen, il vint chercher fortune en Angle-terre. Mais, jusqu’alors, le sort l’avait mal servi. Il n’avait pu prendre racine nulle part. Il avait fait dix maisons. Dans toutes, on était fantasque, inégal, coureur d’aventures ou coureur de pays — ce qui ne pouvait plus convenir à Passepartout. Son dernier maître, le jeune Lord Longsferry, membre du Parlement, après avoir passé ses nuits dans les « oyster rooms » d’Haymarket 4, rentrait trop souvent au logis sur les épaules des policemen. Passepartout, voulant avant tout pouvoir respecter son maître, risqua quelques respectueuses observations qui furent mal reçues, et il rompit. Il apprit, sur les entrefaites, que Phileas Fogg, esq., cher-chait un domestique. Il prit des renseignements sur ce gentleman. Un personnage dont l’existence était si régulière, qui ne découchait pas, qui ne voyageait pas, qui ne s’absentait jamais, pas même un jour, ne pouvait que lui convenir. Il se présenta et fut admis dans les cir-

1. Ces Frontins ou Mascarilles : Frontin est un personnage type emprunté à la comédie italienne ; dans Turcaret (créé en 1709), d’Alain-René Lesage, c’est un valet sans scrupule mais débrouillard, aimant la répartie. Dans Les Précieuses ridicules (créé en 1659), de Molière, Mascarille trame les intrigues selon l’intérêt, surtout amoureux, de son maître, mais aussi le sien propre. 2. La chevelure de Minerve : fille de Jupiter, la déesse romaine de la sagesse, des techniques de la guerre, des sciences et des arts. Bien que la référence soit obscure, son origine immédiate est Stendhal, Promenades dans Rome (1829) : « J’ai déjà oublié les dix-huit manières dont les anciens sculpteurs arrangeaient les cheveux de Minerve » (article du 22 juin 1828). 3. Le méthodisme anglais : Littré : « doctrine des docteurs méthodistes, dans laquelle toute maladie dépend de la “tension” ou de la “détente” » ; méthodiste s’applique également à ceux, comme Linné, qui prônent les classements exhaustifs. 4. Les « oyster rooms » d’Haymarket : Verne : « les “oysters-rooms” d’Hay-Market ». Bien que Verne décrive Haymarket de jour comme un des « beaux quartiers » (Voyage en Angleterre et en Écosse, XLI), la nuit il souligne les « scènes d’ivresse et de débauche, s’entremêl[ant] de scènes de meurtres et de sang », ainsi que la prostitution flagrante (XLIII). Wey : « Les rues livrées aux bas plaisirs, et les oyster rooms où l’on continue à manger jusqu’au matin. Quand l’aube apparaît, les policemen recueil-lent sur le pavé des ivrognes de tout sexe, hélas ! et de toute condition » (p. 47).

constances que l’on sait. Passepartout — onze heures et demie étant sonnées — se trouvait donc seul dans la mai-

son de Savile Row. Aussitôt il en commença l’inspection. Il la parcourut de la cave au gre-nier. Cette maison propre, rangée, sévère, puritaine, bien organisée pour le service, lui plut. Elle lui fit l’effet d’une belle coquille de colimaçon, mais d’une coquille éclairée et chauffée au gaz, car l’hydrogène carburé y suffisait à tous les besoins de lumière et de chaleur. Passe-partout trouva sans peine, au second étage, la chambre qui lui était destinée. Elle lui convint. Des timbres électriques et des tuyaux acoustiques la mettaient en communication avec les ap-partements de l’entresol et du premier étage. Sur la cheminée, une pendule électrique corres-pondait avec la pendule de la chambre à coucher de Phileas Fogg, et les deux appareils bat-taient au même instant la même seconde.

« Cela me va, cela me va ! » se dit Passepartout. Il remarqua aussi, dans sa chambre, une notice affichée au-dessus de la pendule. C’était

le programme du service quotidien. Il comprenait — depuis huit heures du matin, heure ré-glementaire à laquelle se levait Phileas Fogg, jusqu’à onze heures et demie, heure à laquelle il quittait sa maison pour aller déjeuner au Reform Club — tous les détails du service, le thé et les rôties de huit heures vingt-trois, l’eau pour la barbe de neuf heures trente-sept, la coiffure de dix heures moins vingt, etc. Puis de onze heures et demie du matin à minuit — heure à la-quelle se couchait le méthodique gentleman —, tout était noté, prévu, régularisé. Passepartout se fit une joie de méditer ce programme et d’en graver les divers articles dans son esprit.

Quant à la garde-robe de monsieur, elle était fort bien montée et merveilleusement com-prise. Chaque pantalon, habit ou gilet portait un numéro d’ordre reproduit sur un registre d’entrée et de sortie, indiquant la date à laquelle, suivant la saison, ces vêtements devaient être tour à tour portés. Même réglementation pour les chaussures.

En somme, dans cette maison de Savile Row — qui devait être le temple du désordre à l’époque de l’illustre mais dissipé Sheridan —, ameublement confortable, annonçant une belle aisance. Pas de bibliothèque, pas de livres, qui eussent été sans utilité pour Mr. Fogg, puisque le Reform Club mettait à sa disposition deux bibliothèques, l’une consacrée aux lettres, l’autre au droit et à la politique 1. Dans la chambre à coucher, un coffre-fort de moyenne grandeur, que sa construction défendait aussi bien de l’incendie que du vol. Point d’armes dans la mai-son, aucun ustensile de chasse ou de guerre. Tout y dénotait les habitudes les plus pacifiques.

Après avoir examiné cette demeure en détail, Passepartout se frotta les mains, sa large fi-gure s’épanouit, et il répéta joyeusement :

« Cela me va ! voilà mon affaire ! Nous nous entendrons parfaitement, Mr. Fogg et moi ! Un homme casanier et régulier ! Une véritable mécanique ! Eh bien, je ne suis pas fâché de servir une mécanique ! »

CHAPITRE III

OÙ S’ENGAGE UNE CONVERSATION QUI POURRA COÛTER CHER À PHILEAS FOGG

Phileas Fogg avait quitté sa maison de Savile Row à onze heures et demie, et, après avoir placé cinq cent soixante-quinze fois son pied droit devant son pied gauche et cinq cent soixante-seize fois son pied gauche devant son pied droit, il arriva au Reform Club, vaste édi-fice élevé dans Pall Mall, qui n’a pas coûté moins de trois millions à bâtir 2.

Phileas Fogg se rendit aussitôt à la salle à manger, dont les neuf fenêtres s’ouvraient sur

1. Deux bibliothèques, l’une consacrée aux lettres, l’autre au droit et à la politique : Wey : « Deux bibliothèques, l’une consacrée aux lettres, l’autre au droit et à la politique » (p. 59). 2. Qui n’a pas coûté moins de trois millions à bâtir : Wey : « La construction de l’édifice... a coûté plus de trois millions » (p. 58).

un beau jardin aux arbres déjà dorés par l’automne. Là, il prit place à la table habituelle où son couvert l’attendait. Son déjeuner se composait d’un hors-d’œuvre, d’un poisson bouilli relevé d’une « Reading sauce 1 » de premier choix, d’un roastbeef écarlate agrémenté de condiments « mushroom », d’un gâteau farci de tiges de rhubarbe et de groseilles vertes 2, d’un morceau de chester — le tout arrosé de quelques tasses de cet excellent thé, spécialement recueilli pour l’office du Reform Club.

À midi quarante-sept, ce gentleman se leva et se dirigea vers le grand salon, somptueuse pièce, ornée de peintures richement encadrées. Là, un domestique lui remit le Times 3 non coupé, dont Phileas Fogg opéra le laborieux dépliage avec une sûreté de main qui dénotait une grande habitude de cette difficile opération. La lecture de ce journal occupa Phileas Fogg jus-qu’à trois heures quarante-cinq, et celle du Standard — qui lui succéda — dura jusqu’au dî-ner. Ce repas s’accomplit dans les mêmes conditions que le déjeuner, avec adjonction de « royal British sauce ».

À six heures moins vingt, le gentleman reparut dans le grand salon et s’absorba dans la lecture du Morning Chronicle.

Une demi-heure plus tard, divers membres du Reform Club faisaient leur entrée et s’approchaient de la cheminée, où brûlait un feu de houille. C’étaient les partenaires habituels de Mr. Phileas Fogg, comme lui enragés joueurs de whist : l’ingénieur Andrew Stuart, les banquiers John Sullivan et Samuel Fallentin, le brasseur Thomas Flanagan, Gauthier Ralph 4, un des administrateurs de la Banque d’Angleterre, personnages riches et considérés, même dans ce club qui compte parmi ses membres les sommités de l’industrie et de la finance.

« Eh bien, Ralph, demanda Thomas Flanagan, où en est cette affaire de vol ? — Eh bien, répondit Andrew Stuart, la Banque en sera pour son argent. — J’espère, au contraire, dit Gauthier Ralph, que nous mettrons la main sur l’auteur du

vol. Des inspecteurs de police, gens fort habiles, ont été envoyés en Amérique et en Europe, dans tous les principaux ports d’embarquement et de débarquement, et il sera difficile à ce monsieur de leur échapper.

— Mais on a donc le signalement du voleur ? demanda Andrew Stuart. — D’abord, ce n’est pas un voleur, répondit sérieusement Gauthier Ralph. — Comment, ce n’est pas un voleur, cet individu qui a soustrait cinquante-cinq mille li-

vres en bank-notes (1 million 375 000 francs) ? — Non, répondit Gauthier Ralph. — C’est donc un industriel ? dit John Sullivan. — Le Morning Chronicle assure que c’est un gentleman. » Celui qui fit cette réponse n’était autre que Phileas Fogg, dont la tête émergeait alors du

flot de papier amassé autour de lui. En même temps, Phileas Fogg salua ses collègues, qui lui

1. Une « Reading sauce » (Verne : « reading ») : comparable à la Worcester Sauce, c’est une prépara-tion aigre, faite de noix, champignons, ail et sauce de soja, inventée par James Cocks. La « royal Bri-tish sauce » du paragraphe suivant reste mystérieuse. 2. Groseilles vertes : Wey : « la salle à manger... éclairée par neuf fenêtres donnant sur un joli jardin... Le dîner anglais consiste en un poisson et rôtie... avec des sauces diverses et des piments forts goûtés des Anglais... un gâteau [de] tiges de rhubarbe, ou bien de groseilles vertes » (p. 60-64). 3. Un domestique lui remit le Times : Wey : « le grand salon, étincelant de peintures et d’or » (p. 65) ; « le Times n’est plus un journal : il s’élève à la hauteur d’une institution » (p. 62). 4. Andrew Stuart, les banquiers John Sullivan et Samuel Fallentin, le brasseur Thomas Flanagan, Gauthier Ralph : noms d’auteurs mineurs contemporains. Gauthier (TM2 quelquefois : « Gautier ») : allusion à Théophile Gautier (1811-1872), romancier, critique d’art, ami de Hetzel et première per-sonne à écrire un compte rendu substantiel de Verne (1866). TM2 comporte une modification de l’attribution du dialogue : « — Elle l’était autrefois..” riposta Gauthier Ralph dit à mi-voix Phileas Fogg » (III 10 — l’ellipse est de Verne).

rendirent son salut. Le fait dont il était question, que les divers journaux du Royaume-Uni discutaient avec

ardeur, s’était accompli trois jours auparavant, le 29 septembre. Une liasse de bank-notes, formant l’énorme somme de cinquante-cinq mille livres, avait été prise sur la tablette du cais-sier principal de la Banque d’Angleterre.

À qui s’étonnait qu’un tel vol eût pu s’accomplir aussi facilement, le sous-gouverneur Gauthier Ralph se bornait à répondre qu’à ce moment même, le caissier s’occupait d’enregistrer une recette de trois shillings six pence, et qu’on ne saurait avoir l’œil à tout.

Mais il convient de faire observer ici — ce qui rend le fait plus explicable — que cet ad-mirable établissement de « Bank of England » paraît se soucier extrêmement de la dignité du public. Point de gardes, point d’invalides, point de grillages ! L’or, l’argent, les billets sont exposés librement et pour ainsi dire à la merci du premier venu. On ne saurait mettre en sus-picion l’honorabilité d’un passant quelconque. Un des meilleurs observateurs des usages an-glais raconte même ceci : dans une des salles de la Banque où il se trouvait un jour, il eut la curiosité de voir de plus près un lingot d’or pesant sept à huit livres, qui se trouvait exposé sur la tablette du caissier ; il prit ce lingot, l’examina, le passa à son voisin, celui-ci à un autre, si bien que le lingot, de main en main, s’en alla jusqu’au fond d’un corridor obscur, et ne revint qu’une demi-heure après reprendre sa place, sans que le caissier eût seulement levé la tête 1.

Mais, le 29 septembre, les choses ne se passèrent pas tout à fait ainsi. La liasse de bank-notes ne revint pas, et quand la magnifique horloge, posée au-dessus du « drawing office », sonna à cinq heures la fermeture des bureaux, la Banque d’Angleterre n’avait plus qu’à passer cinquante-cinq mille livres par le compte de profits et pertes.

Le vol bien et dûment reconnu, des agents, des « détectives 2 », choisis parmi les plus ha-biles, furent envoyés dans les principaux ports, à Liverpool, à Glasgow, au Havre, à Suez, à Brindisi, à New York, etc., avec promesse, en cas de succès, d’une prime de deux mille livres (50 000 fr.) et cinq pour cent de la somme qui serait retrouvée. En attendant les renseigne-ments que devait fournir l’enquête immédiatement commencée, ces inspecteurs avaient pour mission d’observer scrupuleusement tous les voyageurs en arrivée ou en partance.

Or, précisément, ainsi que le disait le Morning Chronicle, on avait lieu de supposer que l’auteur du vol ne faisait partie d’aucune des sociétés de voleurs d’Angleterre. Pendant cette journée du 29 septembre, un gentleman bien mis, de bonnes manières, l’air distingué, avait été remarqué, qui allait et venait dans la salle des paiements, théâtre du vol. L’enquête avait per-mis de refaire assez exactement le signalement de ce gentleman, signalement qui fut aussitôt adressé à tous les détectives du Royaume-Uni et du continent. Quelques bons esprits — et Gauthier Ralph était du nombre — se croyaient donc fondés à espérer que le voleur n’échapperait pas.

Comme on le pense, ce fait était à l’ordre du jour à Londres et dans toute l’Angleterre. On discutait, on se passionnait pour ou contre les probabilités du succès de la police métropo-litaine. On ne s’étonnera donc pas d’entendre les membres du Reform Club traiter la même question, d’autant plus que l’un des sous-gouverneurs de la Banque se trouvait parmi eux.

L’honorable Gauthier Ralph ne voulait pas douter du résultat des recherches, estimant que la prime offerte devrait singulièrement aiguiser le zèle et l’intelligence des agents. Mais

1. Il prit ce lingot... sans que le caissier eût seulement levé la tête : Wey : « on est frappé de la confiance qui préside aux transactions. À la Banque point de sentinelles, pas de corps-de-garde... Là, des tables basses, accessibles à tout venant... Dans une salle où se trouvaient des lingots d’or, on en offrit un... à ma curiosité... Un voisin prit le lingot après moi, le fit passer à quelque autre, et de main en main l’objet disparut au fond du corridor qui débouchait dans la rue... Quand le lingot revint, ce commis le reçut comme un objet auquel il avait cessé de penser » (p. 90). 2. Des « détectives » : néologisme créé par Dickens (1850), et importé pour la première fois par Verne dans Une ville flottante (1870).

son collègue, Andrew Stuart, était loin de partager cette confiance. La discussion continua donc entre les gentlemen, qui s’étaient assis à une table de whist, Stuart devant Flanagan, Fal-lentin devant Phileas Fogg. Pendant le jeu, les joueurs ne parlaient pas, mais entre les robres, la conversation interrompue reprenait de plus belle.

« Je soutiens, dit Andrew Stuart, que les chances sont en faveur du voleur, qui ne peut manquer d’être un habile homme !

— Allons donc ! répondit Ralph, il n’y a plus un seul pays dans lequel il puisse se réfu-gier.

— Par exemple ! — Où voulez-vous qu’il aille ? — Je n’en sais rien, répondit Andrew Stuart, mais, après tout, la terre est assez vaste. — Elle l’était autrefois... » dit à mi-voix Phileas Fogg. Puis : « À vous de couper, mon-

sieur », ajouta-t-il en présentant les cartes à Thomas Flanagan. La discussion fut suspendue pendant le robre. Mais bientôt Andrew Stuart la reprenait,

disant : « Comment, autrefois ! Est-ce que la terre a diminué, par hasard ? — Sans doute, répondit Gauthier Ralph. Je suis de l’avis de Mr. Fogg. La terre a diminué,

puisqu’on la parcourt maintenant dix fois plus vite qu’il y a cent ans. Et c’est ce qui, dans le cas dont nous nous occupons, rendra les recherches plus rapides.

— Et rendra plus facile aussi la fuite du voleur ! — À vous de jouer, monsieur Stuart ! » dit Phileas Fogg. Mais l’incrédule Stuart n’était pas convaincu, et, la partie achevée : « Il faut avouer, monsieur Ralph, reprit-il, que vous avez trouvé là une manière plaisante

de dire que la terre a diminué ! Ainsi parce qu’on en fait maintenant le tour en trois mois... — En quatre-vingts jours seulement, dit Phileas Fogg. — En effet, messieurs, ajouta John Sullivan, quatre-vingts jours, depuis que la section en-

tre Rothal 1 et Allahabad a été ouverte sur le Great Indian Peninsular Railway, et voici le cal-cul établi par le Morning Chronicle 2 :

De Londres à Suez par le Mont-Cenis 3 et Brindisi, rail-ways et paquebots

7 jours

De Suez à Bombay, paquebot 13 — De Bombay à Calcutta, railway 3 — De Calcutta à Hong-Kong (Chine), paquebot 13 — De Hong-Kong à Yokohama (Japon), paquebot 6 — De Yokohama à San Francisco, paquebot 22 — De San Francisco à New York, railroad 7 — De New York à Londres, paquebot et railway 9 — __ Total 80 jours 4

1. Rothal (TM1 : « Rohal » (X 14)) : non attesté ; peut-être Kothal, lieu-dit dans le district de Jalna, État de Maharashtra. 2. — En effet, messieurs... le calcul établi par le « Morning Chronicle » : dans TM2, c’est Fogg qui prononce cette phrase, ainsi que le tableau suivant. Le Great Indian Peninsular Railway (terme qui date de 1845), de Bombay à Calcutta, premier chemin de fer indien, est inauguré le 7 mars 1870. Le Morning Chronicle ne paraît qu’entre 1769 et 1862. 3. Le Mont-Cenis : entre l’Italie et la France, long de douze kilomètres, le premier tunnel sous les Al-pes (1857-1871). 4. 80 jours : ce tableau est naturellement primordial pour la structure du roman. Au chapitre final, Fogg apprendra qu’il est faux, car calculé en heures locales, omettant le fameux gain du jour.

— Oui, quatre-vingts jours ! s’écria Andrew Stuart, qui, par inattention, coupa une carte maîtresse, mais non compris le mauvais temps, les vents contraires, les naufrages, les dé-raillements, etc. — Tout compris, répondit Phileas Fogg en continuant de jouer, car, cette fois, la discus-

sion ne respectait plus le whist. — Même si les Indous ou les Indiens enlèvent les rails ! s’écria Andrew Stuart, s’ils arrê-

tent les trains, pillent les fourgons, scalpent les voyageurs ! — Tout compris », répondit Phileas Fogg, qui, abattant son jeu, ajouta : « Deux atouts

maîtres. » Andrew Stuart, à qui c’était le tour de « faire », ramassa les cartes en disant : « Théoriquement, vous avez raison, monsieur Fogg, mais dans la pratique... — Dans la pratique aussi, monsieur Stuart. — Je voudrais bien vous y voir. — Il ne tient qu’à vous. Partons ensemble. — Le ciel m’en préserve ! s’écria Stuart, mais je parierais bien quatre mille livres

(100 000 fr.) qu’un tel voyage, fait dans ces conditions, est impossible. — Très possible, au contraire, répondit Mr. Fogg. — Eh bien, faites-le donc ! — Le tour du monde en quatre-vingts jours ? — Oui. — Je le veux bien. — Quand ? — Tout de suite. — C’est de la folie ! s’écria Andrew Stuart, qui commençait à se vexer de l’insistance de

son partenaire. Tenez ! jouons plutôt. — Refaites alors, répondit Phileas Fogg, car il y a maldonne. » Andrew Stuart reprit les cartes d’une main fébrile ; puis, tout à coup, les posant sur la ta-

ble :

Après le départ de l’Asie, certaines incohérences des dates, mais non toutes, pourraient provenir

de cette discordance entre le calendrier erroné de Fogg et le véritable, notamment en ce qui concerne : les dates du vol à la Banque — le 28 (XIX) ou le 29 septembre (III) ? — ; le départ du Carnatic de Hong-Kong — le 5 (XVIII), le 6 (XVII) ou le 7 novembre (III et XXII) ? ; Fogg compte-t-il arriver à San Francisco le 3 (XXIV) ou le 5 décembre (III et XXVI) ? ; le China doit-il quitter New York le 11 (XXXI) ou le 12 décembre (III) ?

Toutefois, Fogg respectera en général le programme, sauf de Suez à Bombay, où il gagne deux jours, pour les reperdre avant Calcutta, et entre San Francisco et New York, où il perd vingt heures, mais les rattrape, moins cinq minutes, avant Londres.

Eh bien, oui, monsieur Fogg, je parie quatre mille livres !

— Eh bien, oui, monsieur Fogg, dit-il, oui, je parie quatre mille livres 1 ! — Mon cher Stuart, dit Fallentin, calmez-vous. Ce n’est pas sérieux. — Quand je dis : je parie, répondit Andrew Stuart, c’est toujours sérieux. — Soit ! » dit Mr. Fogg. Puis, se tournant vers ses collègues : « J’ai vingt mille livres (500 000 fr.) déposées chez Baring frères. Je les risquerai volon-

tiers... — Vingt mille livres ! s’écria John Sullivan. Vingt mille livres qu’un retard imprévu peut

vous faire perdre ! — L’imprévu n’existe pas, répondit simplement Phileas Fogg. — Mais, monsieur Fogg, ce laps de quatre-vingts jours n’est calculé que comme un mi-

nimum de temps ! — Un minimum bien employé suffit à tout. — Mais pour ne pas le dépasser, il faut sauter mathématiquement des railways dans les

paquebots, et des paquebots dans les chemins de fer ! — Je sauterai mathématiquement. — C’est une plaisanterie ! — Un bon Anglais ne plaisante jamais, quand il s’agit d’une chose aussi sérieuse qu’un

pari, répondit Phileas Fogg. Je parie vingt mille livres contre qui voudra que je ferai le tour de la terre en quatre-vingts jours ou moins, soit dix-neuf cent vingt heures ou cent quinze mille deux cents minutes. Acceptez-vous ? 1. — Eh bien, oui, monsieur Fogg, dit-il, oui, je parie quatre mille livres ! : cette phrase n’a pas la même forme dans la légende de l’illustration correspondante.

— Nous acceptons, répondirent MM. Stuart, Fallentin, Sullivan, Flanagan et Ralph, après s’être entendus.

— Bien, dit Mr. Fogg. Le train de Douvres part à huit heures quarante-cinq. Je le pren-drai.

— Ce soir même ? demanda Stuart. — Ce soir même, répondit Phileas Fogg. Donc, ajouta-t-il en consultant un calendrier de

poche, puisque c’est aujourd’hui mercredi 2 octobre, je devrai être de retour à Londres, dans ce salon même du Reform Club, le samedi 21 décembre, à huit heures quarante-cinq du soir, faute de quoi les vingt mille livres déposées actuellement à mon crédit chez Baring frères vous appartiendront de fait et de droit, messieurs. — Voici un chèque de pareille somme. »

Un procès-verbal du pari fut fait et signé sur-le-champ par les six co-intéressés. Phileas Fogg était demeuré froid. Il n’avait certainement pas parié pour gagner, et n’avait engagé ces vingt mille livres — la moitié de sa fortune — que parce qu’il prévoyait qu’il pourrait avoir à dépenser l’autre pour mener à bien ce difficile, pour ne pas dire inexécutable projet. Quant à ses adversaires, eux, ils paraissaient émus, non pas à cause de la valeur de l’enjeu, mais parce qu’ils se faisaient une sorte de scrupule de lutter dans ces conditions.

Sept heures sonnaient alors. On offrit à Mr. Fogg de suspendre le whist afin qu’il pût faire ses préparatifs de départ.

« Je suis toujours prêt ! » répondit cet impassible gentleman, et donnant les cartes : — Je retourne carreau, dit-il. À vous de jouer, monsieur Stuart. » [...]

CHAPITRE XXXV

DANS LEQUEL PASSEPARTOUT NE SE FAIT PAS RÉPÉTER DEUX FOIS 1 L’ORDRE QUE SON MAÎTRE LUI DONNE

Le lendemain, les habitants de Savile Row auraient été bien surpris, si on leur eût affirmé que Mr. Fogg avait réintégré son domicile. Portes et fenêtres, tout était clos. Aucun change-ment ne s’était produit à l’extérieur.

En effet, après avoir quitté la gare, Phileas Fogg avait donné à Passepartout l’ordre d’acheter quelques provisions, et il était rentré dans sa maison.

Ce gentleman avait reçu avec son impassibilité habituelle le coup qui le frappait. Ruiné ! et par la faute de ce maladroit inspecteur de police ! Après avoir marché d’un pas sûr pendant ce long parcours, après avoir renversé mille obstacles, bravé mille dangers, ayant encore trou-vé le temps de faire quelque bien sur sa route, échouer au port devant un fait brutal, qu’il ne pouvait prévoir, et contre lequel il était désarmé : cela était terrible ! De la somme considéra-ble qu’il avait emportée au départ, il ne lui restait qu’un reliquat insignifiant. Sa fortune ne se composait plus que des vingt mille livres déposées chez Baring frères, et ces vingt mille li-vres, il les devait à ses collègues du Reform Club. Après tant de dépenses faites, ce pari gagné ne l’eût pas enrichi sans doute, et il est probable qu’il n’avait pas cherché à s’enrichir — étant de ces hommes qui parient pour l’honneur —, mais ce pari perdu le ruinait totalement. Au surplus, le parti du gentleman était pris. Il savait ce qui lui restait à faire.

Une chambre de la maison de Savile Row avait été réservée à Mrs. Aouda. La jeune femme était désespérée. À certaines paroles prononcées par Mr. Fogg, elle avait compris que celui-ci méditait quelque projet funeste.

On sait, en effet, à quelles déplorables extrémités se portent quelquefois ces Anglais mo-nomanes sous la pression d’une idée fixe. Aussi Passepartout, sans en avoir l’air, surveillait-il 1. Dans lequel... deux fois : dans TM2, le titre de « 34 » — Verne ayant oublié de le changer en « 35 » — est : « Dans lequel maître Jean entre tellement essoufflé qu’il xx jamais prononcer une parole » ([XXXV] 160).

son maître. Mais, tout d’abord, l’honnête garçon était monté dans sa chambre et avait éteint le bec

qui brûlait depuis quatre-vingts jours. Il avait trouvé dans la boîte aux lettres une note de la Compagnie du gaz, et il pensa qu’il était plus que temps d’arrêter ces frais dont il était respon-sable.

La nuit se passa. Mr. Fogg s’était couché, mais avait-il dormi ? Quant à Mrs. Aouda, elle ne put prendre un seul instant de repos. Passepartout, lui, avait veillé comme un chien à la porte de son maître.

Le lendemain, Mr. Fogg le fit venir et lui recommanda, en termes fort brefs, de s’occuper du déjeuner de Mrs. Aouda. Pour lui, il se contenterait d’une tasse de thé et d’une rôtie. Mrs. Aouda voudrait bien l’excuser pour le déjeuner et le dîner, car tout son temps était consacré à mettre ordre à ses affaires. Il ne descendrait pas. Le soir seulement, il demanderait à Mrs. Aouda la permission de l’entretenir pendant quelques instants.

Il avait trouvé une note de la Compagnie du gaz.

Passepartout, ayant communication du programme de la journée, n’avait plus qu’à s’y

conformer. Il regardait son maître toujours impassible, et il ne pouvait se décider à quitter sa chambre. Son cœur était gros, sa conscience bourrelée de remords, car il s’accusait plus que jamais de cet irréparable désastre. Oui ! s’il eût prévenu Mr. Fogg, s’il lui eût dévoilé les pro-jets de l’agent Fix, Mr. Fogg n’aurait certainement pas traîné l’agent Fix jusqu’à Liverpool, et alors...

Passepartout ne put plus y tenir. « Mon maître ! monsieur Fogg ! s’écria-t-il, maudissez-moi. C’est par ma faute que...

— Je n’accuse personne 1, répondit Phileas Fogg du ton le plus calme. Allez. » Passepartout quitta la chambre et vint trouver la jeune femme, à laquelle il fit connaître

les intentions de son maître. « Madame, ajouta-t-il, je ne puis rien par moi-même, rien ! Je n’ai aucune influence sur

l’esprit de mon maître. Vous, peut-être... — Quelle influence aurais-je, répondit Mrs. Aouda. Mr. Fogg n’en subit aucune ! A-t-il

jamais compris que ma reconnaissance pour lui était prête à déborder ! A-t-il jamais lu dans mon cœur !... Mon ami, il ne faudra pas le quitter, pas un seul instant. Vous dites qu’il a mani-festé l’intention de me parler ce soir ?

— Oui, madame. Il s’agit sans doute de sauvegarder votre situation en Angleterre. — Attendons », répondit la jeune femme, qui demeura toute pensive. Ainsi, pendant cette journée du dimanche, la maison de Savile Row fut comme si elle eût

été inhabitée, et, pour la première fois depuis qu’il demeurait dans cette maison, Phileas Fogg n’alla pas à son club, quand onze heures et demie sonnèrent à la tour du Parlement 2.

Et pourquoi ce gentleman se fût-il présenté au Reform Club ? Ses collègues ne l’y atten-daient plus. Puisque, la veille au soir, à cette date fatale du samedi 21 décembre, à huit heures quarante-cinq, Phileas Fogg n’avait pas paru dans le salon du Reform Club, son pari était per-du. Il n’était même pas nécessaire qu’il allât chez son banquier pour y prendre cette somme de vingt mille livres. Ses adversaires avaient entre les mains un chèque signé de lui, et il suffisait d’une simple écriture à passer chez Baring frères, pour que les vingt mille livres fussent por-tées à leur crédit.

Mr. Fogg n’avait donc pas à sortir, et il ne sortit pas. Il demeura dans sa chambre et mit ordre à ses affaires. Passepartout 3 ne cessa de monter et de descendre l’escalier de la maison de Savile Row. Les heures ne marchaient pas pour ce pauvre garçon. Il écoutait à la porte de la chambre de son maître, et, ce faisant, il ne pensait pas commettre la moindre indiscrétion ! Il regardait par le trou de la serrure, et il s’imaginait avoir ce droit ! Passepartout redoutait à chaque instant quelque catastrophe. Parfois, il songeait à Fix, mais un revirement s’était fait dans son esprit. Il n’en voulait plus à l’inspecteur de police. Fix s’était trompé comme tout le monde à l’égard de Phileas Fogg, et, en le filant, en l’arrêtant, il n’avait fait que son devoir, tandis que lui... Cette pensée l’accablait, et il se tenait pour le dernier des misérables.

Quand, enfin, Passepartout se trouvait trop malheureux d’être seul, il frappait à la porte de Mrs. Aouda, il entrait dans sa chambre, il s’asseyait dans un coin sans mot dire, et il regar-dait la jeune femme, toujours pensive.

Vers sept heures et demie du soir, Mr. Fogg fit demander à Mrs. Aouda si elle pouvait le recevoir, et quelques instants après, la jeune femme et lui étaient seuls dans cette chambre.

Phileas Fogg prit une chaise et s’assit près de la cheminée, en face de Mrs. Aouda. Son visage ne reflétait aucune émotion. Le Fogg du retour était exactement le Fogg du départ. Même calme, même impassibilité.

Il resta sans parler pendant cinq minutes. Puis, levant les yeux sur Mrs. Aouda : « Ma-dame, dit-il, me pardonnerez-vous de vous avoir amenée en Angleterre ?

— Moi, monsieur Fogg... répondit Mrs. Aouda, en comprimant les battements de son cœur.

— Veuillez me permettre d’achever, reprit Mr. Fogg. Lorsque j’ai eu la pensée de vous entraîner loin de cette contrée, devenue si dangereuse pour vous, j’étais riche, et je comptais mettre une partie de ma fortune à votre disposition. Votre existence eût été heureuse et libre. Maintenant, je suis ruiné.

— Je le sais, monsieur Fogg, répondit la jeune femme, et je vous demanderai à mon tour : 1. Je n’accuse personne : TM2 : « ... personne que moi » ([XXXV] 161). 2. La tour du Parlement : TM2 : « l’église de St Stephen » ([XXXV] 162). 3. Passepartout : TM2 : « Passepartout, ses emplettes faites dès le matin, ne sortit plus » ([XXXV] 162).

Me pardonnerez-vous de vous avoir suivi, et — qui sait ? — d’avoir peut-être, en vous retar-dant, contribué à votre ruine ?

— Madame, vous ne pouviez rester dans l’Inde, et votre salut n’était assuré que si vous vous éloigniez assez pour que ces fanatiques ne pussent vous reprendre.

— Ainsi, monsieur Fogg, reprit Mrs. Aouda, non content de m’arracher à une mort horri-ble, vous vous croyiez encore obligé d’assurer ma position à l’étranger ?

— Oui, madame, répondit Fogg, mais les événements ont tourné contre moi. Cependant, du peu qui me reste, je vous demande la permission de disposer en votre faveur.

— Mais, vous, monsieur Fogg, que deviendrez-vous ? demanda Mrs. Aouda. — Moi, madame, répondit froidement le gentleman, je n’ai besoin de rien. — Mais comment, monsieur, envisagez-vous donc le sort qui vous attend ? — Comme il convient de le faire 1, répondit Mr. Fogg. — En tout cas, reprit Mrs. Aouda, la misère ne saurait atteindre un homme tel que vous.

Vos amis... — Je n’ai point d’amis, madame. — Vos parents.... — Je n’ai plus de parents. — Je vous plains alors, monsieur Fogg, car l’isolement est une triste chose. Quoi ! pas un

cœur pour y verser vos peines. On dit cependant qu’à deux la misère elle-même est supporta-ble encore !

— On le dit, madame. — Monsieur Fogg, dit alors Mrs. Aouda, qui se leva et tendit sa main au gentleman, vou-

lez-vous à la fois d’une parente et d’une amie ? Voulez-vous de moi pour votre femme 2 ? Mr. Fogg, à cette parole, s’était levé à son tour. Il y avait comme un reflet inaccoutumé

dans ses yeux, comme un tremblement sur ses lèvres. Mrs. Aouda le regardait. La sincérité, la droiture, la fermeté et la douceur de ce beau regard d’une noble femme qui ose tout pour sau-ver celui auquel elle doit tout, l’étonnèrent d’abord, puis le pénétrèrent. Il ferma les yeux un instant, comme pour éviter que ce regard ne s’enfonçât plus avant... Quand il les rouvrit 3 :

« Je vous aime ! dit-il simplement. Oui, en vérité, par tout ce qu’il y a de plus sacré au monde, je vous aime, et je suis tout à vous !

— Ah !... » s’écria Mrs. Aouda, en portant la main à son cœur. Passepartout fut sonné. Il arriva aussitôt. Mr. Fogg tenait encore dans sa main la main de

Mrs. Aouda. Passepartout comprit, et sa large face rayonna comme le soleil au zénith des ré-gions tropicales.

Mr. Fogg lui demanda s’il ne serait pas trop tard pour aller prévenir le révérend Samuel

1. Comme il convient de le faire : TM2 : « “la situation misérable qui vous attend” / “Oh, miséra-ble !” » ([XXXV] 163). 2. Voulez-vous de moi pour votre femme ? : TM1 : « Voulez-vous de moi / » (XXXV [48]), ce qui frappe par son équivoque. 3. Comme un tremblement sur ses lèvres... Quand il les rouvrit : scène absente de TM1 ; TM2 : « Mrs. Aouda le regardait avec ses beaux yeux, limpide, toute la douceur indienne... Il s’approcha de la jeune femme et la regarda longuement, longuement » ([XXXV] 163-164). Ici Hetzel, apparemment, écrit au crayon un passage d’une trentaine de mots, difficile à lire, sauf : « de la douceur... regardait droit et d’amour dedans pour le pénétrer ». Sans le rayer, Verne écrit dessus : « ... Quand il les rou-vrit : “Je vous aime”, dit-il simplement, “oui, en vérité, par tout ce qu’il y a de plus sacré au monde, je vous aime et suis tout à vous !” » Plus haut, le narrateur avait commenté : « Décidément Phileas Fogg n’avait de cœur que ce qu’il en fallait pour se conduire héroïquement, mais amoureusement, non ! » (XVII). Dans la même veine, Verne écrit à Hetzel : « Je suis très maladroit à exprimer des sentiments d’amour » [1er trim. 1866]. Ce passage, dû sans doute principalement à l’éditeur, est donc primordial pour comprendre les tentatives verniennes d’écrire une scène d’amour.

Wilson 1, de la paroisse de Marylebone. Passepartout sourit de son meilleur sourire. « Jamais trop tard », dit-il. Il n’était que huit heures cinq. « Ce serait pour demain, lundi ! dit-il. — Pour demain lundi ? demanda Mr. Fogg en regardant la jeune femme. — Pour demain lundi ! » répondit Mrs. Aouda. Passepartout sortit, tout courant 2.

CHAPITRE XXXVI

DANS LEQUEL PHILEAS FOGG FAIT DE NOUVEAU PRIME SUR LE MARCHÉ

Il est temps de dire ici quel revirement de l’opinion s’était produit dans le Royaume-Uni, quand on apprit l’arrestation du vrai voleur de la Banque, un certain James Strand —, qui avait eu lieu le 17 décembre, à Édimbourg.

Trois jours avant, Phileas Fogg était un criminel que la police poursuivait à outrance, et maintenant c’était le plus honnête gentleman, qui accomplissait mathématiquement son ex-centrique voyage autour du monde.

Quel effet, quel bruit dans les journaux ! Tous les parieurs pour ou contre, qui avaient dé-jà oublié cette affaire, ressuscitèrent comme par magie. Toutes les transactions redevenaient valables. Tous les engagements revivaient, et, il faut le dire, les paris reprirent avec une nou-velle énergie. Le nom de Phileas Fogg fit de nouveau prime sur le marché.

Les cinq collègues du gentleman, au Reform Club, passèrent ces trois jours dans une cer-taine inquiétude. Ce Phileas Fogg qu’ils avaient oublié reparaissait à leurs yeux ! Où était-il en ce moment ? Le 17 décembre — jour où James Strand fut arrêté —, il y avait soixante-seize jours que Phileas Fogg était parti, et pas une nouvelle de lui ! Avait-il succombé ? Avait-il renoncé à la lutte, ou continuait-il sa marche suivant l’itinéraire convenu ? Et le sa-medi 21 décembre, à huit heures quarante-cinq du soir, allait-il apparaître, comme le dieu de l’exactitude, sur le seuil du salon du Reform Club ?

Il faut renoncer à peindre l’anxiété dans laquelle, pendant trois jours, vécut tout ce monde de la société anglaise. On lança des dépêches en Amérique, en Asie, pour avoir des nouvelles de Phileas Fogg ! On envoya matin et soir observer la maison de Savile Row... Rien. La po-lice elle-même ne savait plus ce qu’était devenu le détective Fix, qui s’était si malencontreu-sement jeté sur une fausse piste. Ce qui n’empêcha pas les paris de s’engager de nouveau sur une plus vaste échelle. Phileas Fogg, comme un cheval de course, arrivait au dernier tournant. On ne le cotait plus à cent, mais à vingt, mais à dix, mais à cinq, et le vieux paralytique, lord Albermale, le prenait, lui, à égalité.

Aussi, le samedi soir, y avait-il foule dans Pall Mall et dans les rues voisines. On eût dit un immense attroupement de courtiers, établis en permanence aux abords du Reform Club. La circulation était empêchée. On discutait, on disputait, on criait les cours « du Phileas Fogg », comme ceux des fonds anglais. Les policemen avaient beaucoup de peine à contenir le popu-

1. Le révérend Samuel Wilson : Samuel Wilson (1766-1854), de Troy, New York, fournisseur de bœuf dans la Guerre de 1812 contre la Grande-Bretagne, devenant ainsi l’oncle Sam original. 2. Tout courant : à ce point du chapitre XXXV, le 20 décembre, Le Temps promet : « La fin à demain ». Mais, le 21, les lecteurs découvrent une annonce surprenante : « L’abondance des matières nous obli-gent [sic] à remettre à demain la fin du feuilleton de M. Jules Verne ». Depuis Cinq semaines en bal-lon, Verne s’était amusé à mêler fiction et réalité, ajoutant parfois des informations après la parution des premiers chapitres. Pour Le Tour du monde, la date finale du roman, le 21 décembre 1872, devait être celle du dernier feuilleton, mais le retard de parution, quelle qu’en soit la raison, fausse ses cal-culs.

laire, et à mesure que s’avançait l’heure à laquelle devait arriver Phileas Fogg, l’émotion pre-nait des proportions invraisemblables 1.

Ce soir-là, les cinq collègues du gentleman étaient réunis depuis neuf heures dans le grand salon du Reform Club 2. Les deux banquiers, John Sullivan et Samuel Fallentin, l’ingénieur Andrew Stuart, Gauthier Ralph, administrateur de la Banque d’Angleterre, le bras-seur Thomas Flanagan, tous attendaient avec anxiété.

Au moment où l’horloge du grand salon marqua huit heures vingt-cinq, Andrew Stuart, se levant, dit :

« Messieurs, dans vingt minutes, le délai convenu entre Mr. Phileas Fogg et nous sera expiré.

— À quelle heure est arrivé le dernier train de Liverpool ? demanda Thomas Flanagan. — À sept heures vingt-trois, répondit Gauthier Ralph, et le train suivant n’arrive qu’à

minuit dix. — Eh bien, messieurs, reprit Andrew Stuart, si Phileas Fogg était arrivé par le train de

sept heures vingt-trois, il serait déjà ici. Nous pouvons donc considérer le pari comme gagné. — Attendons, ne nous prononçons pas, répondit Samuel Fallentin. Vous savez que notre

collègue est un excentrique de premier ordre. Son exactitude en tout est bien connue. Il n’arrive jamais ni trop tard, ni trop tôt, et il apparaîtrait ici à la dernière minute, que je n’en serais pas autrement surpris.

— Et moi, dit Andrew Stuart, qui était, comme toujours, très nerveux, je le verrais, je n’y croirais pas.

— En effet, reprit Thomas Flanagan, le projet de Phileas Fogg était insensé. Quelle que fût son exactitude, il ne pouvait empêcher des retards inévitables de se produire, et un retard de deux ou trois jours seulement suffisait à compromettre son voyage.

— Vous remarquerez, d’ailleurs, ajouta John Sullivan, que nous n’avons reçu aucune nouvelle de notre collègue, et, cependant, les fils télégraphiques ne manquaient pas sur son itinéraire.

— Il a perdu, messieurs, reprit Andrew Stuart, il a cent fois perdu ! Vous savez, d’ailleurs, que le China — le seul paquebot de New York qu’il pût prendre pour venir à Li-verpool en temps utile — est arrivé hier. Or, voici la liste des passagers, publiée par la Ship-ping Gazette 3, et le nom de Phileas Fogg n’y figure pas. En admettant les chances les plus favorables, notre collègue est à peine en Amérique ! J’estime à vingt jours, au moins, le retard qu’il subira sur la date convenue, et le vieux lord Albermale en sera, lui aussi, pour ses cinq mille livres !

1. Il est temps... des proportions invraisemblables : ce retour en arrière de six paragraphes s’ajoute à la marge de TM2 (XXXVI 164). Comme l’insertion du chapitre V, faite en même temps (comme indiqué par la numérotation « 35 36 36 »), il décrit un revirement de l’opinion publique. Chaque ajout consti-tue donc une anticipation, de quelques heures ou jours, de la réaction du public du Temps.

D’un côté, l’éditeur n’apprécie pas le commentaire social vernien, même implicite ; mais de l’autre, ces sections ajoutées ne semblent pas essentielles à l’intrigue, et nuisent à la belle unité de l’action, ce qui ferait penser que les modifications ne sont pas entièrement consenties. 2. Ce soir-là, les cinq collègues du gentleman étaient réunis depuis neuf heures dans le grand salon du Reform Club : bien qu’il soit ambigu, il est difficile de réconcilier ce « depuis neuf heures » avec le reste de l’histoire. Comme les « vingt-quatre heures » qui restent, à dix heures du soir, en face de Queenstown, et comme la visite de Passepartout au Révérend Wilson, « vingt-cinq heures environ après l’arrivée des voyageurs à Londres » (TM2 : « vingt-quatre heures » (XXXVII 166)), c’est sans doute un reste de TM1, où Fogg doit arriver à huit heures trente-cinq, et où les nombreuses indications temporelles sont décalées d’environ deux heures. En contraste, la chronologie incohérente de Passe-partout, dix minutes avant l’heure fatidique, mettant « trois minutes » pour se rendre chez le révérend, puis informant Fogg qu’« il ne reste plus que dix minutes », est présente dans toutes les versions. 3. La Shipping Gazette : la Shipping Gazette & Lloyd’s List Weekly Summary (1856-1909).

— C’est évident, répondit Gauthier Ralph, et demain nous n’aurons qu’à présenter chez Baring frères le chèque de Mr. Fogg. »

En ce moment, l’horloge du salon sonna huit heures quarante. « Encore cinq minutes », dit Andrew Stuart. Les cinq collègues se regardaient. On peut croire que les battements de leur cœur avaient

subi une légère accélération, car enfin, même pour de beaux joueurs, la partie était forte ! Mais ils n’en voulaient rien laisser paraître, car, sur la proposition de Samuel Fallentin, ils pri-rent place à une table de jeu.

« Je ne donnerais pas ma part de quatre mille livres dans le pari, dit Andrew Stuart en s’asseyant, quand même on m’en offrirait trois mille neuf cent quatre-vingt-dix-neuf ! »

L’aiguille marquait, en ce moment, huit heures quarante-deux minutes. Les joueurs avaient pris les cartes, mais, à chaque instant, leur regard se fixait sur

l’horloge. On peut affirmer que, quelle que fût leur sécurité, jamais minutes ne leur avaient paru si longues !

« Huit heures quarante-trois », dit Thomas Flanagan, en coupant le jeu que lui présentait Gauthier Ralph.

Puis un moment de silence se fit. Le vaste salon du club était tranquille. Mais, au-dehors, on entendait le brouhaha de la foule, que dominaient parfois des cris aigus. Le balancier de l’horloge battait la seconde avec une régularité mathématique. Chaque joueur pouvait compter les divisions sexagésimales qui frappaient son oreille.

« Huit heures quarante-quatre ! » dit John Sullivan d’une voix dans laquelle on sentait une émotion involontaire.

Plus qu’une minute, et le pari était gagné. Andrew Stuart et ses collègues ne jouaient plus. Ils avaient abandonné les cartes ! Ils comptaient les secondes !

À la quarantième seconde, rien. À la cinquantième, rien encore ! À la cinquante-cinquième, on entendit comme un tonnerre au-dehors, des applaudisse-

ments, des hurrahs, et même des imprécations, qui se propagèrent dans un roulement continu. Les joueurs se levèrent. À la cinquante-septième seconde, la porte du salon s’ouvrit, et le balancier n’avait pas

battu la soixantième seconde, que Phileas Fogg apparaissait, suivi d’une foule en délire qui avait forcé l’entrée du club, et de sa voix calme :

« Me voici, messieurs », disait-il.

« Me voici, messieurs », disait-il.

CHAPITRE XXXVII

DANS LEQUEL IL EST PROUVÉ QUE PHILEAS FOGG N’A RIEN GAGNÉ À FAIRE CE TOUR DU MONDE, SI CE N’EST LE BONHEUR

Oui ! Phileas Fogg en personne. On se rappelle qu’à huit heures cinq du soir — vingt-cinq heures environ après l’arrivée

des voyageurs à Londres —, Passepartout avait été chargé par son maître de prévenir le révé-rend Samuel Wilson au sujet d’un certain mariage qui devait se conclure le lendemain même.

Passepartout était donc parti, enchanté. Il se rendit d’un pas rapide à la demeure du révé-rend Samuel Wilson, qui n’était pas encore rentré. Naturellement, Passepartout attendit, mais il attendit vingt bonnes minutes au moins.

Les cheveux en désordre, sans chapeau, courant, courant...

Bref, il était huit heures trente-cinq quand il sortit de la maison du révérend. Mais dans

quel état ! Les cheveux en désordre, sans chapeau, courant, courant, comme on n’a jamais vu courir de mémoire d’homme, renversant les passants, se précipitant comme une trombe sur les trottoirs !

En trois minutes, il était de retour à la maison de Savile Row, et il tombait, essoufflé, dans la chambre de Mr. Fogg.

Il ne pouvait parler. « Qu’y a-t-il ? demanda Mr. Fogg. — Mon maître... balbutia Passepartout... mariage... impossible. — Impossible ? — Impossible... pour demain. — Pourquoi ? — Parce que demain.... c’est dimanche ! — Lundi, répondit Mr. Fogg 1.

1. Lundi, répondit Mr. Fogg : pour que Fogg ne sache pas le jour de la semaine, il ne doit pas avoir lu de journal depuis la traversée du Pacifique.

Hetzel indique que son fils « a une assez bonne idée pour la fin du Voyage autour du monde... Les parieurs seuls doivent être en éveil... ce serait à eux de dénicher Fogg, d’envahir sa maison à son re-tour. Ils doivent faire le guet » (8 nov. 72). À cette suggestion ridicule, Verne répond : « C’est au club que Fogg doit apparaître à la date fatale, c’est au club qu’on doit l’attendre... ne l’oubliez pas : d’après mes changements [l’insertion du nouveau chapitre V et des six paragraphes d’incipit du chapitre

— Non... aujourd’hui... samedi. — Samedi ? impossible 1 ! — Si, si, si, si ! s’écria Passepartout. Vous vous êtes trompé d’un jour ! Nous sommes ar-

rivés vingt-quatre heures en avance... mais il ne reste plus que dix minutes !... » Passepartout avait saisi son maître au collet, et il l’entraînait avec une force irrésistible ! Phileas Fogg, ainsi enlevé, sans avoir le temps de réfléchir, quitta sa chambre, quitta sa

maison, sauta dans un cab, promit cent livres au cocher, et après avoir écrasé deux chiens 2 et accroché cinq voitures, il arriva au Reform Club.

L’horloge marquait huit heures quarante-cinq, quand il parut dans le grand salon... Phileas Fogg avait accompli ce tour du monde en quatre-vingts jours ! Phileas Fogg avait

gagné son pari de vingt mille livres 3 ! Et maintenant, comment un homme si exact, si méticuleux, avait-il pu commettre cette

erreur de jour ? Comment se croyait-il au samedi soir, 21 décembre, quand il débarqua à Lon-dres, alors qu’il n’était qu’au vendredi, 20 décembre, soixante-dix-neuf jours seulement après son départ ?

Voici la raison de cette erreur. Elle est fort simple. Phileas Fogg avait, « sans s’en douter », gagné un jour sur son itinéraire — et cela uni-

quement parce qu’il avait fait le tour du monde en allant vers l’est, et il eût, au contraire, per-du ce jour en allant en sens inverse, soit vers l’ouest 4.

En effet, en marchant vers l’est, Phileas Fogg allait au-devant du soleil, et, par consé-quent, les jours diminuaient pour lui d’autant de fois quatre minutes qu’il franchissait de de-grés dans cette direction. Or, on compte trois cent soixante degrés sur la circonférence terres-tre, et ces trois cent soixante degrés, multipliés par quatre minutes, donnent précisément vingt-quatre heures — c’est-à-dire ce jour inconsciemment gagné. En d’autres termes, pen-dant que Phileas Fogg, marchant vers l’est, voyait le soleil passer quatre-vingts fois au méri-dien, ses collègues restés à Londres ne le voyaient passer que soixante-dix-neuf fois. C’est pourquoi, ce jour-là même, qui était le samedi et non le dimanche, comme le croyait

XXVI], toute l’Angleterre se trompe avec Fix [et “prend Fogg pour le vrai voleur”, ne l’attendant plus]... J’ajouterai même quelques mots pour bien établir que personne ne le sait, pas même ses voi-sins... Les adversaires de Fogg... enverront même observer la maison de Fogg pendant le dernier jour » [10 nov. 72].

En effet, au stade des épreuves, Verne enlève les signes du retour visibles dans TM2 : « Le lende-main, les habitants de Savile Row pouvaient remarquer que les fenêtres, à l’entresol de la maison por-tant le numéro 147, étaient entr’ouvertes. Au rez de chaussée, tout était clos. Aucun changement ne s’était produit à l’extérieur. Quelques esprits sagaces en conclurent que Mr. Fogg avait réintégré son domicile, et ils ne se trompaient pas. Ils pouvaient voir aussi Jean Passepartout qui allait et venait, physionomie triste, figure désespérée » ([XXXV] 160). 1. Samedi ? impossible ! : TM2 ajoute : « S’était-il donc trompé de jour ! Était-il donc arrive à temps ? Avait-il donc, sans s’en douter, devancé de vingt-quatre heures le délai convenu ? Et ces vingt quatre heures, il les avait perdues chez lui, à dix minutes du Reform club ? » (XXXVII 167). Dans la marge, restent des traces, illisibles, d’une intervention probable de Hetzel, apparemment la seule du roman, avec celle de la scène d’amour. Verne écrit une nouvelle version sur ses traces : « — Si, si, si, si ! s’écria Passepartout en se jetant à genou. Vous vous êtes trompé d’un jour / Puis, se relevant, il fit une prodigieuse culbute, un autre être ! ». 2. Écrasé deux chiens : TM1 ajoute : « renversé 3 personnes » (XXXV [48]), TM2 : « ... six passants » (XXXVII 167). 3. Vingt mille livres : l’inspecteur est présent dans le dénouement de TM1, « Fix auquel [Jean] était incapable d’en vouloir » (XXXV [48]). 4. En allant vers l’est, et il eût, au contraire, perdu ce jour en allant en sens inverse, soit vers l’ouest : les deux manuscrits comportent les erronés : « d’est en ouest » et « d’ouest en est » (TM1 XXXIV [48], TM2 XXXVII 167).

Mr. Fogg, ceux-ci l’attendaient dans le salon du Reform Club. Et c’est ce que la fameuse montre de Passepartout — qui avait toujours conservé l’heure

de Londres — eût constaté si, en même temps que les minutes et les heures, elle eût marqué les jours !

Phileas Fogg avait donc gagné les vingt mille livres. Mais comme il en avait dépensé en route environ dix-neuf mille, le résultat pécuniaire était médiocre. Toutefois, on l’a dit, l’excentrique gentleman n’avait, en ce pari, cherché que la lutte, non la fortune. Et même, les mille livres restant, il les partagea entre l’honnête Passepartout et le malheureux Fix, auquel il était incapable d’en vouloir. Seulement, et pour la régularité, il retint à son serviteur le prix des dix-neuf cent vingt heures de gaz dépensé par sa faute 1.

Ce soir-là même, Mr. Fogg, aussi impassible, aussi flegmatique, disait à Mrs. Aouda : « Ce mariage vous convient-il toujours, madame ? — Monsieur Fogg, répondit Mrs. Aouda, c’est à moi de vous faire cette question. Vous

étiez ruiné, vous voici riche... — Pardonnez-moi, madame, cette fortune vous appartient. Si vous n’aviez pas eu la pen-

sée de ce mariage, mon domestique ne serait pas allé chez le révérend Samuel Wilson, je n’aurais pas été averti de mon erreur, et...

— Cher monsieur Fogg... dit la jeune femme. — Chère Aouda 2... » répondit Phileas Fogg. On comprend bien que le mariage se fit quarante-huit heures plus tard, et Passepartout,

superbe, resplendissant, éblouissant, y figura comme témoin de la jeune femme. Ne l’avait-il pas sauvée, et ne lui devait-on pas cet honneur ?

Seulement, le lendemain, dès l’aube, Passepartout frappait avec fracas à la porte de son maître.

La porte s’ouvrit, et l’impassible gentleman parut. « Qu’y a-t-il, Passepartout ? — Ce qu’il y a, monsieur ! Il y a que je viens d’apprendre à l’instant... — Quoi donc ? — Que nous pouvions faire le tour du monde en soixante-dix-huit jours seulement. — Sans doute, répondit Mr. Fogg, en ne traversant pas l’Inde. Mais si je n’avais pas tra-

versé l’Inde, je n’aurais pas sauvé Mrs. Aouda, elle ne serait pas ma femme, et... » Et Mr. Fogg ferma tranquillement la porte 3. Ainsi donc Phileas Fogg avait gagné son pari. Il avait accompli en quatre-vingts jours ce

voyage autour du monde ! Il avait employé pour ce faire tous les moyens de transport, paque-bots, railways, voitures, yachts, bâtiments de commerce, traîneaux, éléphant. L’excentrique gentleman avait déployé dans cette affaire ses merveilleuses qualités de sang-froid et d’exactitude. Mais après ? Qu’avait-il gagné à ce déplacement ? Qu’avait-il rapporté de ce voyage ?

Rien, dira-t-on ? Rien, soit, si ce n’est une charmante femme, qui — quelque invraisem-blable que cela puisse paraître — le rendit le plus heureux des hommes !

En vérité, ne ferait-on pas, pour moins que cela, le Tour du monde 4 ?

1. Dix-neuf cent vingt heures de gaz dépensé par sa faute : logiquement, Passepartout n’a gaspillé que soixante-dix-neuf jours de gaz. 2. Chère Aouda : TM2 : « Chère mistress » (XXXVII 167). 3. Et Mr. Fogg ferma tranquillement la porte : bien que Fogg et Aouda aient déjà passé la nuit ensem-ble sur la Tankadère, sans Passepartout, et alors que l’équipage veillait toute la nuit (XXI), cette scène, montrant la chambre conjugale, est exceptionnelle dans Les Voyages extraordinaires. 4. Le Tour du monde : TM1 : « Et maintenant, pourquoi ce voyage excentrique. À quoi bon ? quelle utilité. De ce voyage xx que ce gentleman avait il rapporté ? / Mais en somme, il en xxxxx, rapporté une femme charmante, qui le fit le plus heureux des hommes » (XXXIV [48]).

FIN

CHRONOLOGIE

1828. 8 février : naissance de Jules-Gabriel Verne, au 3e étage, du 4 rue Olivier-de-Clisson, île Feydeau, Nantes. Pierre Verne, son père, est avoué, fils et petit-fils d’avoué, réactionnaire, très religieux, et autoflagellateur. Sophie Allotte de la Fuÿe, sa mère, bretonne et artiste, descend d’un certain N. Allott, archer écossais anobli par Louis XI. 1er mai : baptême en présence des oncles Prudent Allotte de la Fuÿe, négrier célibataire, et Fran-çois de la Celle de Châteaubourg, peintre et ami de Chateaubriand. Vers décembre : la famille déménage au quai Jean-Bart 1, avec vue sur l’Erdre et la Loire.

1829. 25 juin : naissance d’un frère, Paul, avec qui Jules restera toujours lié. 1830. Jules entend les batailles de rue de la révolution de Juillet. 1833. Plusieurs étés bucoliques chez l’oncle Prudent, en compagnie des cousins Tronson — Henri,

Edmond, Caroline et Marie —, tous environ du même âge. Jules et Paul grimpent dans les ar-bres : Jules y écrira ses rêves de voyage et des « invocations », ses premiers écrits connus.

1834. Octobre : en pension, vraisemblablement chez Mme Sambin, qui attend depuis trente ans le re-tour de son mari, capitaine au long cours.

1836. En visite chez les parents à Provins. Jules se glisse sur un trois-mâts, y respire les épices et rêve de navigation. Première lettre connue, à la tante Châteaubourg (30 mars). Henri et Edmond se noient dans la Loire (18 octobre).

1837. Naissance d’une sœur, Anna. Vers cette époque, la famille loue à Chantenay une maison de campagne dominant la Loire, pour y passer dorénavant six mois de l’année. Jules bourlingue sur un esquif, qui sombre ; il joue au Robinson près de l’îlot Binet. Avec Paul, en pension à l’école Saint-Stanislas : accessits en géographie, chant et version latine.

1839. Naissance de Mathilde. Le garçon fait une fugue, peut-être pour chercher le capitaine Sambin, à bord de l’Octavie, long-courrier à destination des « Indes » (15 juillet). Son père le rattrape à Paimbœuf. Les Verne et les Tronson séjournent de nouveau chez Prudent.

1840. Jules et Paul prennent le pyroscaphe jusqu’à Saint-Nazaire. En pension au petit séminaire Saint-Donatien (octobre) ; parmi ses amis figurent Ernest Genevois, Aristide Hignard et Adolphe Bo-namy. Vers cette année, déménagement à la rue Jean-Jacques Rousseau. Première lettre connue à son père (30 mai). Compose des prières, des pastiches, des acrostiches et des poèmes, dont « Le Retour ». Dévore Le Robinson de douze ans de Jeanne Sylvie Mallès de Beaulieu, Les Aventures de Robert Robert de Louis Desnoyers et Le Robinson des glaces d’Ernest Fouinet.

1842. Écrit une lettre à sa mère pour demander la chanson « Adieu mon beau navire », de l’opéra co-mique Les Deux Reines (1835), livret de Fréderic Soulié et Auguste Arnould ; il lui dédie un poème pour la naissance de Marie. Adore Les Robinsons suisses, bien plus que Defoe. Pierre imprime deux poèmes sur l’amour de son fils pour la Loire, lui prévoyant une carrière de « sa-vant plutôt qu’un bateau commandant ».

1843. Externe au Collège royal. 1844. A perdu une année de scolarité, par maladie ou redoublement. 1845. Amoureux de sa cousine Caroline ; les deux familles discutent de leur mariage. Écrit abondam-

ment. 1846. Bachelier ès lettres (« Assez bien »). Fait son droit à domicile, son père souhaitant lui transmettre

sa charge d’avoué. Amoureux d’Angèle de Chantenay. Vers cette période, forme, avec trois amis, le Club des externes, qui se réunit à la librairie Bodin.

1847. Pierre refuse que Jules embarque comme pilotin. Examens de première année à Paris. Passion pour Herminie Arnault-Grossetière, à qui il dédie des dizaines de poèmes. Pratique le pistolet à Chantenay. Vers cette année, il écrit une nouvelle, « Jédédias Jamet », les deux tiers d’un ro-man, Un prêtre en 1839, et une tragédie, Alexandre VI.

1848. Déménage à la rue de l’Ancienne-Comédie, Paris. Voit Lamartine et Hugo à l’Assemblée natio-nale. Apprenant le mariage d’Herminie, envoie à sa mère une lettre hallucinée. Bachelier en

1. Un tableau synoptique des nombreux déménagements de Verne reste encore à établir en langue française (voir JVDB, p. 310).

droit. Grâce à l’oncle François, fréquente les salons littéraires et politiques. Il est dorénavant plus attiré par la littérature que par le droit.

1849. A peut-être rencontré Hugo. Par l’intermédiaire du chiromancien Casimir d’Arpentigny, se lie avec Alexandre Dumas fils et père (janvier), et collabore avec le fils au château de Monte-Cristo. Évite la conscription. Licencié en droit. Compose des tragédies et comédies, dont Le Quart d’heure de Rabelais et La Conspiration des poudres. Fréquente le salon musical du pia-niste Talexy. Visite solitaire à l’étranger.

1850. Quatorze représentations de la comédie Les Pailles rompues au Théâtre historique de Dumas, première pièce jouée (12 juin) et premier texte publié. Sur une photographie stéréoscopique, il a les cheveux longs du poète romantique. Écrit le livret de La Mille et Deuxième Nuit, début d’une longue collaboration avec le musicien Hignard. Achève Les Savants, Le Colin-Maillard et Quiridine et Quidinerit, au total une vingtaine de pièces. Voit l’hypnotiseur Alexis. Vers cette période, fonde le dîner des « Onze sans femmes », regroupement purement masculin de jeunes artistes.

1851. Publie, dans Le Musée des familles (MdF) du Breton Pitre-Chevalier, « Les Premiers Navires de la marine mexicaine » et « Un voyage en ballon ». Lie connaissance avec le voyageur Jacques Arago, et collabore avec lui sur une pièce. Travaille comme clerc surnuméraire, employé de banque et précepteur. S’engage à travailler comme clerc notarial pour Paul Championnière, qui meurt aussitôt. S’installe boulevard Bonne-Nouvelle, en face de la chambre d’Hignard (9 avril). Crise de paralysie faciale. Visite Dunkerque.

1852. Refuse de succéder à son père, et devient secrétaire du Théâtre lyrique (janvier). Dans MdF, Les Châteaux en Californie, en collaboration avec Pitre-Chevalier, et la nouvelle « Martin Paz. Écrit « Pierre-Jean » et vraisemblablement une étude sur l’opéra « écossais » Lucia de Lammermoor.

1853. Première, au Théâtre lyrique, du Colin-Maillard, opéra comique en collaboration avec Michel Carré, musique d’Hignard. Fête chez l’oncle Prudent le retour d’Haïti de Paul Verne. Rédige Les Compagnons de la Marjolaine. Collabore à plusieurs comédies avec le librettiste Charles Wal-lut.

1854. « Maître Zacharius » dans MdF. Au cours d’un bal costumé, Verne courtise Laurence Janmar. Est rejeté de toute une série de jeunes filles.

1855. Première au Théâtre lyrique des Compagnons de la Marjolaine, musique d’Hignard. Grâce à Dumas fils, Les Heureux du jour au Gymnase. Nouvelle crise de paralysie faciale et accès de co-lique. Souhaite se marier, sans savoir avec qui. Fréquente des maisons de passe. Libéré de ses obligations de secrétaire (août). Dans MdF, une chanson, « En avant les zouaves !! », et « Un hivernage dans les glaces », précurseur des romans à venir.

1856. 20 mai : mariage de son ami Auguste Lelarge à Amiens. Verne y rencontre Honorine Deviane, veuve de vingt-cinq ans et mère de deux filles, dotée d’une espérance d’« à peu près 200 000 ». Son père refuse de lui prêter 50 000 fr. pour acheter une part dans l’agence de change Eggly à Paris, mais cède après l’annonce des fiançailles. Écrit « San-Carlos ». Apprentissage comme remisier chez Giblain.

1857. Publication d’un premier livre, Salon de 1857. À Paris, devant onze personnes, noces de Jules et Honorine (10 janvier). Le couple et les deux filles – dont les grands-parents maternels empê-chent l’adoption – s'installent rue Saint-Martin, premier d'une série de déménagements. Verne se lève avant l’aube pour écrire six ou sept heures et ensuite se rendre à la Bourse. Recueil de sept chansons, musique d’Hignard.

1858. M. de Chimpanzé aux Bouffes-Parisiens, musique d’Hignard. Vers cette année, écrit la nouvelle « Le Siège de Rome ». Troisième crise de paralysie faciale.

1859. 28 juillet-6 septembre : grâce au frère d’Hignard, voyage avec son ami d’enfance à Bordeaux, Liverpool, Édimbourg, dans les Highlands et à Londres, périple légèrement romancé dans Voyage en Angleterre et en Écosse. Le retour au sol ancestral provoque un coup de foudre dura-ble, qui nourrira plusieurs romans.

1860. L’Auberge des Ardennes au Théâtre lyrique, musique d’Hignard. Connaît un temps de découra-gement. Vers cette époque, écrit une première version de Paris au XX

e siècle et part à la chasse dans les plaines de Picardie.

1861. Première de Onze jours de siège. Voyage avec Hignard et Émile Lorois en Belgique, Allemagne et Scandinavie (2 juillet-8 août). En son absence, naissance d’un fils, Michel. Écrit Joyeuses mi-

sères de trois voyageurs en Scandinavie. Fréquente le Cercle de la presse scientifique où il fait vraisemblablement la connaissance de Nadar.

1862. L’écrivain pour adolescents Alfred de Bréhat, qu’il connaît par Dumas, le présente à Jules Het-zel (été). L’éditeur célèbre refuse au moins un manuscrit, mais préconise des modifications à son livre, « Un voyage en l’air », puis signe un contrat (23 octobre).

1863. Les ventes des deux premières années de Cinq semaines en ballon (31 janvier) ne lui procure-ront que 1 000 fr. « À propos du Géant » dans MdF. Contribue à un second recueil de chansons. Est l’un des deux censeurs de la Société d’encouragement pour la locomotion aérienne au moyen d’appareils plus lourds que l’air, fondée par Nadar.

1864. Un second contrat, où Hetzel se réserve encore plus de cinq sixièmes des bénéfices. Dans MdF, « Edgard [sic] Poe et ses œuvres » et une longue nouvelle, « Le Comte de Chanteleine ». Hetzel refuse Paris au XX

e siècle, le qualifiant de « chose pénible... si morte... inférieure... à toutes les lignes ». Première livraison du Magasin d’éducation et de récréation (MÉR, 20 mars), qui com-porte deux chapitres des Anglais au Pôle nord. Verne devra en couper un duel sur un glaçon en-tre les rivaux anglo-saxons et un suicide dans le volcan. Voyage au centre de la terre. Séjour à Chantenay et navigation autour de la Bretagne.

1865. De la terre à la lune, « Les Forceurs de blocus » et Les Enfants du capitaine Grant. Un troi-sième contrat stipule 9 000 fr. et 200 000 mots par an. Vacances au Crotoy, près d’Amiens, avec de nouvelles navigations. Adhère à la Société de géographie et devient codirecteur du MÉR. Vers cette année, visite l’Italie avec Hetzel.

1866. S’installe au Crotoy (domicile estival). Vers cette période, visite Jersey. Se rend rarement chez Eggly.

1867. Version augmentée de Voyage au centre de la terre. Visite l’Exposition universelle. Voyage avec Paul à Liverpool, New York, Albany, aux chutes du Niagara et au Canada.

1868. À Baden-Baden et la Riviera avec Hetzel. A fait construire une chaloupe, le Saint-Michel. Dans un quatrième contrat, Verne s’engage à écrire trente volumes en dix ans. Il achète des actions dans la société de Hetzel. Michel se révèle de caractère difficile.

1869. Autour de la lune et Vingt mille lieues sous les mers, altérés par l’éditeur. Séjourne à Nantes. Déménage au site de l’ancien château du Crotoy. Deux croisières en Angleterre. S’installe à Amiens. Nouvelle paralysie faciale.

1870. Une ville flottante et La Découverte de la terre. Hetzel critique vertement L’Oncle Robinson. Promu chevalier de la Légion d’honneur. Remonte la Seine avec le Saint-Michel pour voir sa maîtresse à Paris, dont il est éperdument amoureux. Consigne le détail de ses malheurs intimes, avec même son initiale, « M », à la marge d’un manuscrit. Pendant la guerre, garde national au Crotoy.

1871. Aventures de trois Russes et de trois Anglais. Retourne à la Bourse. Pierre Verne meurt. Un cin-quième contrat stipule 12 000 fr. et 140 000 mots par an, mais retarde encore les paiements des livres les plus populaires.

1872. Le Pays des fourrures et Le Tour du monde en quatre-vingts jours, à partir d’un synopsis et d’une pièce coécrits avec Édouard Cadol. Assiste à une exécution. Élu à l’académie d’Amiens. Fait ses neuvième et dixième voyages aux îles Britanniques.

1873-1874. Le Docteur Ox, L’Île mystérieuse et Le Chancellor. S’installe boulevard Longueville. Re-présentation du Tour du monde en 80 jours, début d’une longue collaboration avec Adolphe d’Ennery, dorénavant sa source principale de revenus.

1875. Offenbach emprunte aux romans de Verne, sans autorisation, pour composer son Voyage à la lune.

1876-1877. Michel Strogoff, Hector Servadac et Les Indes noires, modifiés en profondeur par l’éditeur. Verne séjourne dans sa ville natale, afin d’envoyer Michel au lycée de Nantes. Il achète successivement le Saint-Michel II et III. Donne un grand bal costumé, auquel Honorine, gravement malade, ne peut assister. Place Michel dans une maison de correction. Poussé par Dumas fils, Verne rêve d’un fauteuil à l’Académie française, mais les réponses sont mitigées.

1878. Un capitaine de quinze ans. Croisière au Portugal et en Algérie. 1879-1880. Les Tribulations d’un Chinois en Chine, La Maison à vapeur et Les Cinq Cents Millions

de la Bégum, à partir d’un manuscrit d’André Laurie. Michel Strogoff à la scène. Avec le Saint-Michel à Édimbourg, puis aux Hébrides par chemin de fer et bateau. Règle les dettes de Michel, en le chassant du foyer : le fils habitera avec une actrice.

1881. La Jangada. Croisière en Angleterre, en Allemagne et au Danemark. 1882. L’École des Robinsons et Le Rayon vert. S’installe rue Charles-Dubois. Création de Voyage à

travers l’impossible, de d’Ennery et Verne, dans lequel Nemo et Hatteras sont travestis. 1883-1884. Kéraban-le-têtu. Peu après son mariage, Michel enlève une mineure. Accompagné de sa

femme, Verne s’embarque dans une grande tournée de la Méditerranée, qui comprendra une au-dience privée avec le pape, Léon XIII. Vers cette époque, il se lie avec les aristocrates, notam-ment le comte de Paris et l’archiduc d’Autriche.

1885. Mathias Sandorf. Vend le Saint-Michel III. Naissance d’un petit-fils illégitime. 1886. Robur-le-Conquérant.

9 mars : son neveu préféré, Gaston Verne, aliéné mental, tente, avec préméditation, d’assassiner Verne, le rendant boiteux à vie. 17 mars : mort de Hetzel. Son rôle éditorial est assumé par son fils, Jules Hetzel.

1887. Nord contre Sud. Mort de sa mère. Tournée de conférences en Belgique et aux Pays-Bas. 1888. Deux ans de vacances. Élu conseiller municipal sur une liste de gauche. Pendant quinze ans, il

assistera aux réunions, gérera le théâtre et les foires, et donnera des conférences. 1889. Sans dessus dessous et « In the Year 2889 », écrit par Michel. 1890. Ennuis d’estomac. 1892. Le Château des Carpathes. Règle encore les dettes de son fils. 1893-1894. Baisse des tirages. 1895. L’Île à hélice. 1896-1897. Face au drapeau et Le Sphinx des glaces. Procès en diffamation tenté par le chimiste Tur-

pin, gagné pour Verne par Raymond Poincaré. Détérioration de l’estomac, amenant un régime sévère. Mort de Paul Verne.

1898. Adhère à la Ligue de la patrie française. 1899. Dans l’affaire Dreyfus, Verne est antidreyfusard. 1900. Retourne au boulevard Longueville. Souffre de cataractes. 1901. Le village aérien. 1904. Maître du monde. 1905. L’Invasion de la mer.

17 mars : crise de diabète. 24 mars : mort de Jules Verne. Le gouvernement français n’assistera pas aux funérailles.

1905-1914. Ayant modifié les manuscrits inédits, Michel fait paraître Le Phare du bout du monde, Le Volcan d’or, La Chasse au météore, Le Pilote du Danube (Le Beau Danube jaune), Les Naufra-gés du « Jonathan » (En Magellanie), Le Secret de Wilhelm Storitz, Hier et Demain et L’Étonnante Aventure de la mission Barsac (« Voyage d’études »).

Les dates indiquées sont celles du commencement de publication, normalement sous forme de feuille-

ton.

NOTICE Chronologie de l’œuvre Mi-1867. Rédaction d’« Un Anglais de haute distinction... » 1871. Juillet : Verne écrit peut-être à son père au sujet du roman. 1872. Janvier-février : rédige le scénario d’une pièce de théâtre adaptée d’Hatteras, suscitant

l’enthousiasme du directeur de théâtre Larochelle. Février ? : après un résumé oral par Verne d’un projet du Tour du monde, Hetzel aurait suggéré que ce roman s’adapterait mieux au théâtre qu’Hatteras. Février-mars : Cadol et Verne écrivent le plan d’une pièce, Le Tour du monde en quatre-vingts jours. Mars ? : griffonnage du premier fragment du roman, Le Tour du monde en quatre-vingts jours, qui parle de « Fog » et de clubs. 29 mars : Verne se met à écrire TM1. 12 mai : « J’ai fini d’écrire la pièce en question : c’est-à-dire que ma part de travail touche à sa fin. J’ai fort pioché. » Mai-juin : Cadol termine la pièce (vingt tableaux). Juin : Verne et Cadol conviennent de diviser les bénéfices de la pièce en parts égales ; Cadol la soumet aux directeurs de théâtre. 28 juin : Verne lit « quelques chapitres » du roman devant l’académie d’Amiens. Mi-juillet : Verne s’engage à compléter TM2 pour début octobre. Octobre ? : bon à tirer. 6 novembre : publication, sans illustration, du roman dans Le Temps (jusqu’au 22 décembre) 1. Selon un journaliste (Ent. 148), affirmation jamais confirmée, les correspondants parisiens des quotidiens anglophones envoient par dépêche la traduction de chaque nouveau feuilleton. 8 novembre : Hetzel fils fait des suggestions pour le dénouement. 10 novembre : selon Marguerite Allotte de la Fuÿe 2, Verne lit le roman en famille. 11 novembre : envoi, pour comptage de lignes, de TM2 à Hetzel fils, qui refuse de le rendre. Mi-novembre : Verne corrige les placards pour Le Temps. 24 ? novembre : Verne a reçu une partie de la mise en page de l’in-18 ; il demande à en recevoir un deuxième jeu. 30 ? décembre : « J’attends les premières épreuves en page que vous devez me renvoyer... et la suite en placards. »

1873. Vers le 20 janvier : Verne rend ses dernières épreuves corrigées. 30 janvier : édition in-18. 25 septembre : édition in-8o, avec illustrations de Neuville et Benett. Novembre : Verne entame la rédaction d’une seconde pièce de théâtre, en collaboration avec d’Ennery. 20 novembre : Cadol proteste contre la collaboration déloyale.

1874. 7 novembre : création de la seconde pièce. La première pièce du Tour du monde

L’histoire de la rédaction du roman est rendue plus complexe par l’antériorité très probable de la pièce de théâtre du même nom.

C’est Mme Henri Larochelle, femme du directeur de théâtre, qui met Verne en rapport 3 avec

1. En trente et un feuilletons, à la page 1 ou aux pages 1-2, les 6-11, 15-17, 20-24 et 28-30 novembre et les 1er, 4-8, 12-15, 18-20 et 22 décembre. 2. Jules Verne, Hachette, 1953, p. 140. 3. Toutefois, selon Volker Dehs (Portail Jules Verne, 8 juin 2008), « Verne a payé Édouard Cadol afin d’élaborer une pièce », affirmation qui tendrait à confirmer, mais de manière peu claire, Cadol comme auteur principal de la pièce.

Édouard Cadol, romancier et dramaturge, auteur notamment de la comédie à succès Les Inutiles (1868). Les deux hommes se mettent à écrire ensemble une pièce, bientôt appelée Le Tour du monde en quatre-vingts jours. Si Verne semble avoir inventé l’histoire de base et certains des personnages, le seul manuscrit connu est apparemment copié d’un document de la main de Cadol. Par la suite, pour « finir son travail », qui constitue déjà une pièce de cent cinquante pages, le dramaturge attend de re-cevoir le « scénario dialogué » de la part de Verne [5 déc. 73 1] .

Le 29 mars 1872, Verne commence la rédaction du roman, en important de la pièce un certain nombre de dialogues. Mais auparavant, il griffonne quelques notes qui contiennent déjà des éléments du livre (voir la Préface et plus bas).

Selon Marguerite Allotte de la Fuÿe, connue cependant pour ses à-peu-près, dès juillet 1871, Verne aurait écrit à son père : « je prépare le récit d’un voyage accompli avec le maximum de rapidité actuelle 2 ». Dans la première référence vérifiable, il est clair que la pièce précède largement le roman : « comme ce voyage autour du monde en 80 jours m’amuse à faire !... Inutile de vous dire que je laisse de côté toute préoccupation de pièce, et que pour le livre, je m’écarte souvent du plan arrêté par Cadol et moi » [2 avril 72]. Le même plan aurait ainsi servi à la pièce et au roman, même si « souvent » le romancier ne le suit pas. Lors d’une polémique ultérieure, Verne prétend, à l’encontre de son assertion du 2 avril, que le scénario du roman date du premier trimestre de 1872, et qu’il précède toute notion de pièce : « je vous ai raconté le livre tout entier, et... vous... m’avez dit : c’est celui-là dont il faut tirer une pièce, et non pas Hatteras » [24 nov. 73].

Quoi qu’il en soit, à partir de juin, Cadol soumet la pièce, de quatre actes, aux directeurs, mais sans succès. Si l’accord écrit dès cette époque stipule la division égale des revenus provenant de cette pièce, pour la rédaction du roman, le dramaturge aurait donné « carte blanche » à Verne [5 déc. 73]. Sans doute vers la fin octobre, quand le second manuscrit du roman est « archi-terminé » (lettre de Hetzel du 21 nov.), et afin d’aider à la révision de la pièce, Verne le montre à Cadol. Résultat acces-soire, Cadol « ajoute » une « idée » au roman (21 nov. 73).

À plusieurs endroits de la marge de TM1, Verne cite la pièce de théâtre, vraisemblablement pour indiquer les passages communs, mais sans que la raison précise soit évidente. Ces renvois auraient tendance à confirmer l’antériorité de la pièce. Par exemple, en face des mots, « Eh bien, mon garçon... il brûle à votre compte 3 », figure le renvoi « [Gaz] C18 » (IV 6), une phrase identique se trouvant en effet dans la pièce. La première mention explicite, accompagnée d’une formule juridique, se trouve en face d’un sommaire de la condamnation de Jean à une peine de prison : « attendu que — pièce » (XIV

21 XV). On en découvre une deuxième en face de l’annonce, absente du livre, faite par Fix dans la maison d’opium hongkongaise, qu’il « aur[a] le mandat d’arrêt » : « pari prétexte : pièce » (XVIII 29

XIX). La dernière, « allons — pièce », se trouve une page plus bas, en face de l’invitation de Fix, « Bu-vons », qui d’ailleurs suscite la réponse osée de Jean (Passepartout) : « ... et fumons aussi » (XVIII 30

XIX). Après la publication du livre en feuilleton (nov.-déc. 1872), Cadol révise la pièce, en supprimant

quatre tableaux et en replaçant l’action en 1873. Toutefois, en novembre 1873, il n’a toujours pu la placer. Verne fait alors appel au dramaturge prolifique Adolphe d’Ennery (1811-1899) pour coécrire une seconde pièce. Cette nouvelle œuvre émane nécessairement du roman signé Verne, lequel découle de la première pièce, pour laquelle Cadol semble avoir fait la moitié du travail, sinon plus. La seconde pièce est créée en novembre 1874, au théâtre de la Porte Saint-Martin, pour être reprise au Châtelet, et

1. Pour la correspondance de Verne et Hetzel, j’utilise un système abrégé, sans autre indication, de la forme « 6 fév. 76 ». 2. Jules Verne, Hachette, 1953, p. 135. 3. S’agissant de citations d’un manuscrit ou du Tour du monde dans Le Temps, les caractères romains indiquent un texte absent des éditions Hetzel. L’italique indique le texte commun à la version antérieure et au livre ; le souligné, le texte présent seulement en édition. Conséquence de l’alternance romain/italique/souligné, l’italique de Verne est omise. Le texte barré dans le manuscrit est indiqué comme tel. Le texte illisible est retranscrit xxx xx, une lecture douteuse ou des mots absents, entre crochets [ ]. La transcription des manuscrits reproduit la ponctuation et les erreurs signifiantes d’orthographe (avec [sic]), mais non normalement les fautes d’accentuation ni de majuscule/minuscule.

rester à l’affiche, avec des pauses, pendant plus de soixante ans 1. Cadol apprend la nouvelle de la seconde collaboration par la presse et — très naturellement — se

fâche. Dans sa lettre au Figaro, publiée le 20 novembre 1873, il confirme qu’il a « établi, en commun, le plan » et qu’il a « fourni des péripéties, des caractères et des situations qui, de mon libre consente-ment, ont été utilisés dans le roman ». La réponse de Verne, qui évite la question de savoir si le roman bénéficie des idées de Cadol, paraît dans le même journal le 26 : « collaboration à la pièce non accep-tée, oui ; collaboration au livre, non ». À Hetzel, Verne se dit « outré » :

Voilà un homme... qui n’a pas fait la vingtième partie de ce que j’ai fait... [Pour la rédaction de la première pièce] j’ai apporté le livre entièrement imaginé dans tous ses incidents, même pour le personnage d’Aouda trouvé par moi, même pour le supplice, etc. Cadol n’a pas inventé un seul fait, pas un dénouement, pas un caractère, pas un type 2. Cadol... ne s’est donné aucune peine, et je n’ai trouvé aucune aide en lui. Il dit qu’il a écrit les 20 tableaux, c’est vrai, mais il ne dit pas que c’est après que je les avais tous écrits moi-même... Quelques bribes de conversation sont les mêmes dans le livre et dans sa pièce, voilà tout [24 nov. 73]. Verne n’est même pas cohérent. Il dit ici, « sa pièce », et il renforce l’affirmation en inscrivant

« Travail de M. Cadol » en toutes lettres à la page de garde de la pièce et en signant, « J. V. » 3 — ce qui semble difficile à concilier avec : « Cadol... ne s’est donné aucune peine ». En outre, l’affirmation « Quelques bribes de conversation sont les mêmes dans le livre et dans sa pièce, voilà tout » est fausse, car un survol rapide révèle de nombreux endroits où le roman suit la pièce presque mot pour mot.

En somme, le roman continue depuis lors à être considéré comme le travail du seul Verne, contrevérité évidente. La mention « Avec la collaboration d’Édouard Cadol » devrait figurer, en toute logique, sur la page de titre.

[...]

Où Verne expose ses sources

La marge du brouillon est capitale pour une deuxième raison : de nombreuses pages contiennent des références chiffrées, aptes à première vue à exciter l’imagination de ceux qui cherchent des pro-phéties à la Rennes-le-Château. Elles constituent en réalité une aubaine inouïe pour les critiques, ré-duits jusqu’à maintenant aux hypothèses sur les sources de Verne. En regard de passages donnés, en effet, celui-ci écrit l’origine de ses informations, de manière très précise. Si je présente ici les sources les plus importantes, une sélection d’autres citations se trouve dans les notes en fin de volume.

Une première catégorie consiste en entrées de la forme « 66 2 52 » (XXI 35 XXII). Ce code reste-rait peut-être mystérieux, si Verne n’ajoutait, une seule fois : « T. du M. » (XXI 35 XXII) : le périodique Le Tour du monde (1860-1914 — Gallica — désormais : TdM). Verne s’y abonne, dès 1860-1861, et s’y réfère souvent dans sa correspondance. Le cryptique « 70 2 242 » (X 14), en face du « musth » de l’éléphant, se déchiffre alors simplement comme TdM, 1870, deuxième semestre, page 242 (désor-mais : « 70.2 242 ») — page où l’on trouve une description, précisément, du même « musth ».

Forts de cette connaissance, nous pouvons immédiatement identifier les deux sources sur l’Inde utilisées par Verne : Alfred Grandidier, Voyage dans les provinces méridionales de l’Inde, avec des dessins de D. Grenet, Émile Bayard et Alphonse de Neuville (TdM 69.1 1-80) ; et Louis Rousselet, L’Inde des rajahs. Voyage en Inde centrale et au Bengale, avec des dessins d’A. de Bar, Émile Bayard, Alphonse de Neuville, E. Thérond, H. Clerget et J. Gaildrau (TdM 70.2 209-288, 72.1 177-

1. Des 12 % de recette, d’Ennery touche 7 %, Verne 2,5 % et Cadol 2,5 %, dont il cède 1 % à Émile de Najac. Cette seconde pièce est peu fidèle au roman ; vu la polémique qu’elle a engendrée, il serait inté-ressant de la comparer avec son origine ultime, la première pièce. 2. Voir : « Il n’a rien fait sans moi, même pour la pièce, sans que j’aie préalablement établi les choses » [5 déc. 73]. Les lettres sont citées selon Volker Dehs, « La Polémique Verne-Cadol », BSJV, no 120 (1996), p. 55-60. 3. Volker Dehs, « Invitation à un nouveau Tour du monde », BSJV, no 152 (2004), p. 2-3. Le manuscrit de la pièce est recopié par l’agence Leduc suivant un texte confié par Cadol, et ensuite rapidement re-vu par celui-ci, dont l’adresse paraît en première page. L’adresse est ensuite biffée par Verne, proprié-taire de cet exemplaire.

256 et 72.2 145-224). Les chapitres sur Hong-Kong bénéficient de la lecture de « La Chine et le Ja-pon » d’Alfred, marquis de Moges (TdM 60.1 129-176), avec des dessins de Gustave Doré et Pierre-Eugène Grandsire, « d’après [Hippolyte Mortier, marquis] de Trévise 1 ». Ceux sur le Japon, enfin, empruntent systématiquement à Aimé Humbert, Le Japon (TdM 66.2 1-80 et 67.1 289-336), ou plutôt aux illustrations de Neuville et Bayard qui l’accompagnent. Dans ce dernier cas, les références de-viennent si denses que Verne les insère directement dans le texte. Le Bulletin de la Société de géogra-phie sert aussi, à l’occasion 2.

Quelques autres références, il est vrai, ne mènent qu’à un seul mot, normalement d’origine étran-gère 3, ou bien ne renvoient pas à un point bien clair 4. Mais d’autres encore sont hautement révélatri-ces. Dans le manuscrit, on découvre une description des charmes voluptueux de « la reine d’Ahmédnagara », qui, en deux cents mots, ne néglige rien de ce qui se cache « sous les plis soyeux de sa tunique », depuis « ses reins arrondis » à « la richesse de son buste où la jeunesse en fleur étale ses plus parfaits trésors » (TM1 XIII 18 XIV). Ce passage, entre guillemets, n’est attribué qu’au « roi-poète, Uçaf Uddaul » (TM1 XIII 18-19, TM2 XIV 54), qui, en 1997 5, a été identifié comme étant Yu-suf’Adil ou Yusuf Adil Shah (1459-1511), roi islamique de Bijapour (1489-1511) et patron des arts.

Dans la marge, toutefois, on lit la phrase : « cité par de Lanoye 65 » (TM1 XIII 19 XIV). Cette ré-férence essentielle confirme que le poème érotique, que plus d’un critique a cru inventé, forme en fait une citation directe, en l’occurrence de Lanoye 6, L’Inde contemporaine (Hachette, 1855, 1858). Véri-fication faite, les pages 65-66 du livre comportent, en effet, un passage identique, depuis « Sa luisante chevelure... » à « ... modelée en argent pur de la main divine de Vicvacarma, l’éternel statuaire 7 ».

Lanoye parle d’« Uçaf Uddaul, roi d’Aoude » (p. 65). Ici encore, la précision est cruciale. On a beaucoup spéculé sur l’origine du nom « Aouda », indifféremment prénom ou nom de famille. La source saute dorénavant aux yeux : il s’agit du royaume d’Aoude (en anglais « Aoudad »), région de l’Inde du nord annexée par la compagnie des Indes en 1856.

Troisième identification, Lanoye donne le nom de la voluptueuse reine : « Chand-Bibi » (p. 66). Connue également sous le nom de Chand Khatun ou Chand Sultane (1550-1599), guerrière et régente d’Ahmadnagar (1596-1599), elle lutte pour défendre son royaume contre les forces mogholes de l’empereur Akbar, mais meurt aux mains de ses propres sujets, accusée, à tort, de trahison 8.

1. En face de la description de Hong-Kong, on lit « government house / 60 1 130 » (XVII 26 XVIII), et en face de la scène où Jean et Fix se trouvent dans la maison d’opium, « 60 1 159 » (XVIII 28 XIX). Gustave Doré, l’un des illustrateurs de l’ouvrage, est donc une source d’inspiration, ce que l’on ne soupçonnait pas, d’autant plus que l’artiste n’a jamais illustré Verne. 2. En face de « New Y. à San F par un ruban de fer... de 1 150 lieues, soit environ 3 000 milles de 1 009 mètres [sic] » (TM1 XXIV 42 XXVI), on lit « 4 600 kilomètres. Géog. 67 2 251 = 1 150 lieues », renvoi au Chemin de fer du Pacifique, du colonel W. Heine, le Bulletin de la Société de géographie (2e sem. 1867), p. 225-252. 3. Par exemple « L. 103 » (XI 16 XII), en regard de « Vindhias », ce qui correspond au même « Vind-hias » chez Lanoye (p. 103). 4. Par exemple, en face de la conversation sur la possibilité de sauver la jeune veuve, « 69 1 65 » (XI 16 XII), la page 65 du Tour du monde ne contenant apparemment rien de pertinent ; ou, en face de la description de Singapour, les mystérieux « préf. I 211 » et « I 220 » (XVI 24 XVII). 5. William Butcher, éditeur et traducteur, Around the World in Eighty Days, Oxford, Oxford Univer-sity Press, 1997 (nouvelle édition), p. XIV. 6. Ferdinand de Lanoye (1810-1870), journaliste républicain et vulgarisateur géographique. Deux de ses livres sont de loin les sources les plus importantes d’Hatteras : La Mer polaire (Hachette, 1864), d’A. Hervé et F. de Lanoye (dir.) et Voyages dans les glaces... extraits des relations de Sir John Ross, Edward Parry... MacClure [sic]... (Hachette, 1854). 7. Verne se contente de changer les imparfaits en présents, de supprimer les alinéas et de couper un paragraphe de cent mots qui parle des « soupirs passionnés de tous ceux qui, t’ayant vue une fois, ne pouvaient t’oublier ». Lanoye, lui aussi, met le passage entre guillemets, sa source étant « Édouard de Warren, Athæneum [sic] français, no 22 (1854) ». 8. Toutefois, la discordance de dates entre Yusuf’Adil et Chand-Bibi implique que Lanoye et Verne identifient mal l’un ou l’autre.

On peut imaginer que d’autres expressions, qui relèvent du même examen voluptueux, presque gourmand, du corps de la jeune femme, proviennent de la même source générale 1. Trois groupes de mots seront supprimés, sans doute par Hetzel : « ... forme distinguée. Elle était blanche — fort jolie avec toute la douceur indienne dans les regards, de taille moyenne, avec de jolis pieds et de jolies mains. On trouvait bien en elle le type hindou mais rehaussé d’indien » (TM1 XIII 18-19 XIII) ; Aouda est une « vraie femme, mais dans le sens bien européen du mot » (XIII 19 XIII) ; « ... dessinait les contours ondulants de son corps » (TM2 XII

45). On observe, en outre, la disparition d’une référence aux déités non chrétiennes, évidemment peu du goût de l’éditeur : « les lacs sacrés de l’Himalaya, fréquentés par les Dieux » (TM1 XIII 19 XIV).

Verne confirme lui-même [12 nov. 77] que les références dans ses manuscrits servent à vérifier les chiffres et l’orthographe des noms propres — et, aurait-il pu ajouter, l’exactitude de ses citations, même déguisées. Il est à noter, que, sauf exception, chaque référence, prise isolément, ne renvoie qu’à un groupe de quelques mots — confirmation de sa méthode de recherche à cette époque, qui consiste à synthétiser de nombreuses sources.

[...]

Note sur le texte

Il n’existe aucun texte établi du Tour du monde, les éditions Hetzel, qui en tout cas varient sou-vent entre elles 2, comportant de nombreuses erreurs. Elles sont suivies en ceci par toutes les éditions modernes, avec au mieux quelques tentatives intermittentes de rectification des fautes les plus flagran-tes, mais « silencieusement » et sans indiquer l’origine du texte.

Le texte de base est une édition Hetzel grand in-8° [v. 1877] (dorénavant : « 1877 »), mis à jour et corrigé. Il présente en effet des défauts de français, par exemple : « ...,000 » pour les milliers (III et passim), « vingt autre journaux » (V), « palkigharis » (XI) mais « palki-ghari » (XV), « lajeune » (XIV), « flotille » (XVIII), « l’orchestre... opéraient avec fureur » (XXIV — 1922 : « opérait »), « Un des plus grièvement frappé » (XXX — 1922 : « frappés »), « qui eût... eut trouvé » (XXXIV), « Eût-il alors la pensée... » (XXXIV) et « Imposible » (XXXVII).

Les normes typographiques modernes ont été normalement suivies ici pour les chiffres, les dialo-gues, la ponctuation (par exemple, la place des virgules et l’alternance majuscules/minuscules, y com-pris pour les substantifs étrangers, notamment anglais). Les expressions comme « Lincoln’s-inn » (I) deviennent ainsi « Lincoln’s Inn ». J’ai également modernisé l’orthographe des mots comme « rob-bres » (III), « mal donne » (III), « payements » (III), « viâ » (IX), et « guépars » (XII).

En outre, j’ai modifié la plupart des noms propres ou étrangers fautifs (la forme de 1877 est don-née entre parenthèses), par exemple : « Sheridan » (I — « Shéridan »), « Londoner » (I — « London-ner »), « mackintosch » (IV — « makintosch »), « Phileas » (IX — « Philéas »), « Ceylanais » (XVII — « Ceylandais »), « sampans » (XIX — « sempas »), « Montgomery Street » (XXV — « Montgommery » et « Mongommery »), « steward » (XXVI — « stewart » ), « Rocklin » (XXVI — « Roclin »), « Tooele » (XXVI — « Tuilla »), « Salt Lake City » (XXVI — « Lake-Salt-city »), « Wasatch » (XXVI — « Wahsatch »), « Independence » (XXVII — « Independance »), « le Korea » (XXVII — « le Corea »), « Kirtland » (XXVII — « Kirkland »), « Bridger Pass » (XXVIII — « Passe-Bridger »), « le fort Sanders » (XXIX — « le fort Sauders » — TM1 : « le fort Sanders » (XXVIII 46)), « Walbach » (XXIX — « Walbah »), « Cardiff » (XXXII — « Cardif ») et « Fastnet » (XXXIII — « Fastenet »). Quel-ques-uns des endroits visités par Fogg n’ont pas été identifiés, comme « Kholby » ou « Pillaji », qui est normalement un nom de personne.

1. Lanoye est la source des informations de Verne sur les points suivants : l’élimination du sati par les Britanniques et certains détails de la cérémonie elle-même (Lanoye, p. 78, TM2 XII) ; « Feringhea, chef des » thugs (Lanoye, p. 100, TM2 XII) ; la contrée sauvage du Bundelkund (Lanoye, p. 104, TM2 XII) ; les salaires des divers grades administratifs (Lanoye, p. 372, TM2 IX). 2. Je tente ici, pour la première fois, d’indiquer quelques différences entre 1877 et l’édition non illus-trée, en l’occurrence celle de Hachette de 1922, qui reproduit en fac-similé une édition in-18 tardive de Hetzel. En plus des variantes orthographiques, les différences stylistiques sont nombreuses, par exem-ple : « si nous arrivions » (VIII — 1922 : « si nous arrivons »), « les culbutes » (XII — « la culbute »), « couverture de voyages » (XIV — « de voyage »), etc.

Toutefois, les erreurs dépassant la simple orthographe — de calcul, de syntaxe ou de fait, en par-ticulier des heures et des dates — ont été conservées.

ORIENTATION BIBLIOGRAPHIQUE

Éditions contemporaines (domaine français)

CADOL, Édouard, avec Verne, Jules, Le Tour du monde en 80 jours (pièce), BSJV, n° 152 (2004), p. 4-80, sous l’attribution inexacte « Jules Verne et Édouard Cadol ».

VERNE, Jules, Le Tour du monde en quatre-vingts jours, premier manuscrit (TM1), conservé à la Bi-bliothèque municipale de Nantes, sous la cote B 104.

VERNE, Jules, Le Tour du monde en quatre-vingts jours, second manuscrit (TM2), conservé à la Bi-bliothèque nationale française, sous la cote NAF 16998, dans le fonds Bonnier de la Chapelle (ar-chives Hetzel).

VERNE, Jules, Le Tour du monde en quatre-vingts jours, Le Temps, du 6 nov. 1872 au 22 déc. 1872, sans illustration [Gallica].

VERNE, Jules, Le Tour du monde en quatre-vingts jours, Hetzel, [janvier] 1873, sans illustration [Gal-lica].

VERNE, Jules, Le Tour du monde en quatre-vingts jours, Hetzel, 1874 [sic : septembre 1873], avec dessins de Neuville et Benett. (Le texte donné ici est établi sur la réédition de 1877.)

VERNE, Jules, et ENNERY, Adolphe d’, Le Tour du monde en 80 jours (pièce), Hetzel, 1879.

Éditions modernes comportant un dossier de recherche (domaine français)

VERNE, Jules, Le Tour du monde en quatre-vingts jours, Préface et commentaires de Jean Delabroy, Pocket classiques, 1990.

VERNE, Jules, Le Tour du monde en quatre-vingts jours, Préface et commentaires de Jean Delabroy [avec un dossier de Gérard Gengembre], Presses Pocket, 1990.

VERNE, Jules, Le Tour du monde en quatre-vingts jours, chronologie, introduction et archives de l’œuvre par Simone Vierne, Garnier-Flammarion, 1978.

VERNE, Jules, Le Tour du monde en 80 jours, illustré par Jame’s Prunier, commenté par Jean-Pierre Verdet, Gallimard Jeunesse, 1995.

Études

AVRANE, Patrick, Un divan pour Phileas Fogg, Aubier, 1988. BRADBURY, Ray, « Introduction », p. VII-XII in Around the World in Eighty Days, Los Angeles, Plan-

tin, 1962. BUTCHER, William, éditeur et traducteur, Around the World in Eighty Days, Oxford, Oxford Universi-

ty Press, 1995. —, « À la recherche de l’espace perdu », p. 161-163 in Lionel Dupuy, Jules Verne, l’homme et la

terre, Dole, Clef d’argent, 2006. —, « Postface », p. 153-158 in Lionel Dupuy, En relisant Jules Verne, Dole, Clef d’argent, 2005. COCTEAU, Jean, Mon premier voyage (Tour du monde en 80 jours), Gallimard, 1936 (réédition sous le

titre Tour du monde en 80 jours. Mon premier voyage, Gallimard, 2009). COMPÈRE, Daniel, et MARGOT Jean-Michel (éd.), Entretiens avec Jules Verne, Genève, Slatkine,

1998. DEHS, Volker, « Un drame ignoré : l’odyssée du Tour du monde en quatre-vingts jours », Australian

Journal of French Studies, vol. XLII (2005), p. 329-339. —, « La Polémique Verne-Cadol », BSJV, n° 120 (1996), p. 55-60, et n° 125 (1998), p. 15-18. DUMAS, Olivier, GONDOLO DELLA RIVA, Piero et DEHS, Volker (éd.), Correspondance inédite de Ju-

les Verne et de Pierre-Jules Hetzel (1863-1886), tomes I, II et III, Genève, Slatkine, 1999, 2001 et 2002.

DUPUY, Lionel, En relisant Jules Verne, Dole, La Clef d’argent, 2005, p. 47-70. MARGOT, Jean-Michel (éd.), Jules Verne en son temps, Amiens, Encrage, 2004. RAYMOND, François, « L’Homme et l’horloge chez Jules Verne », p. 141-151 in P.-A. Touttain (dir.),

L’Herne : Jules Verne, L’Herne, 1974. RAYMOND, François (dir.), Le Tour du monde, série « Jules Verne », 1, Minard (Lettres Modernes),

1976 : Jean Chesneaux, « Le Tour du monde en quatre-vingts jours », p. 11-20 ; André Lebois,

« Poétique secrète du Tour du monde en quatre-vingts jours », p. 21-29 ; Daniel Compère, « Le Jour fantôme », p. 31-52 ; François Raymond, « Tours du monde et tours du texte : procédés ver-niens, procédés rousselliens », p. 67-88 ; Marie-Hélène Huet, « Exploration du jeu », p. 95-108 ; Pierre Terrasse, « Le Tour du monde au théâtre », p. 109-124 ; Jules Verne, « Les Méridiens et le calendrier », p. 125-130 (conférence donnée devant la Société de Géographie le 4 avril 1873, pu-bliée dans le Bulletin de la Société de Géographie, 6 (juil. 1873), p. 423-428) ; Daniel Compère, « Bibliographie », p. 189-203.

SCHEINHARDT, Philippe, Jules Verne. Génétique et poïétique (1867-1877), thèse de doctorat, Sor-bonne nouvelle-Paris III, 2005.

—, « Le Tour du Monde en quatre-vingts jours », p. 99-115 in Agnès Marcetteau-Paul et Claudine Sainlot (dir.), Jules Verne écrivain, Nantes, Bibliothèque municipale, Coiffard & Joca seria édi-teurs, 2000.

SIGAUX, Gilbert, « Préface », p. 5-14 in Le Tour du monde en quatre-vingts jours, Lausanne, Ren-contre, 1966.

TOURNIER, Michel, « À Propos de Marcel Brion », L’Allemagne romantique. III : Les voyages initia-tiques, La Nouvelle Critique (juin 1977), p. 106-107.

—, Les Météores, Gallimard, 1975, passim. UNWIN, Timothy, Jules Verne : « Le Tour du monde en quatre-vingts jours », Glasgow, Université de

Glasgow, 1992. WEY, Francis, Les Anglais chez eux. Esquisses de mœurs et de voyage, Lévy, 1854.

INDEX

Abraham: 247. Ahmadnagar, la reine d’: 129, 368. Alabama, affaire de l’: 58, 232. Amphion: 266. Aureng-Zeb: 99. Baring frères (banque): 33, 319, 322, 328. Barnum, Phineas Taylor: 212. Blondin, Charles (Jean-François Gravelet, dit): 36. Bombay: 63, 67, 71, 77-79, 81-83, 85-93, 95-96,

100, 102, 116, 118, 128, 136, 139-140, 142, 147-149, 151-152, 159, 169, 222, 224-225.

Bradshaw, George: 55, 164, 297. Brahma: 129, 135. Brindisi: 47, 63, 64, 73, 79. Bulletin de la Société royale de géographie, le: 59,

61. Bunsby, John: 184-186, 188, 193-196, 198-199,

219. Byron, Lord: 31, 32, 359. Cadol, Édouard: 11, 346, 349, 350, 351-354. Calcutta: 73, 79, 88-89, 102-103, 128, 136, 140-

142, 148-151, 169, 204, 222. Carnatic, le: 164, 166, 168-169, 171-172, 178-182,

191, 200, 203, 208, 219, 224. Charing Cross: 55. Chicago: 269, 288, 294-295. Cirque des Champs-Élysées: 74. Dodge, J. M., général: 266. Doré, Gustave: 366. Durant, Thomas C.: 266. Earnshaw, Thomas: 40. Edrisi: 81. Éléphanta: 87, 90. Ennery, Adolphe d’: 11, 346-347, 350, 352. Fallentin, Samuel: 44, 327-328. Feringhea: 99, 368. Flanagan, Thomas: 45, 48, 327, 329. Freud, Sigmund: 19. Frontin: 40. Grandidier, Alfred: 366. Gratiolet, Pierre: 23, 360. Haymarket: 41. Herschel, William: 10. Hetzel, Jules: 13, 17, 350, 379. Hong-Kong: 49, 73, 103, 128, 133, 136, 138, 147-

153, 157-160, 162, 164, 166-168, 170-172,

175, 177, 179-181, 183-185, 188, 203-204, 220, 224-225, 299, 365, 369-370.

Hôtel du Club: 167. Hugo, Victor: 251. Illustrated London News: 59, 179. Inman (compagnie maritime): 296. Jaggernaut: 113, 216. Jejeebhoy, Sir James: 147. Kâli: 99, 112. Kama: 129. Kauffmann, Angelica: 39, 359. Khandala: 96-97. Kholby: 106, 110. Lanoye, Ferdinand de: 366-368. Léotard, Jules: 36. Leroy ou Le Roy, Pierre: 39. Lesseps, Ferdinand, comte de: 39. Lincoln: 237. Liverpool: 73, 238, 292, 295-297, 299, 301-303,

306-307, 309-312, 314-317, 321, 328. Londres: 31-34, 49, 73, 91, 96, 101, 136, 144, 166,

177, 193, 201, 221-223, 228, 296-298, 305, 314, 316-317, 333-334.

Malabar Hill: 140, 142. Mascarille: 40. Minerve: 47. Moges, Alfred, marquis de: 366. Mongolia, le: 63, 65, 67-68, 72-73, 77-81, 83, 85-

87, 89, 91, 145. Mont-Cenis: 49, 72. Morning Chronicle: 44, 45, 47, 49, 58. Nankin, traité de: 168. New York: 47, 49, 73, 221-222, 227-228, 236-238,

257, 265, 269, 277, 287-288, 292-296, 298-299, 302, 305, 309, 328.

Oakland: 238. Obadiah: 137-140, 142. Ogden: 236, 250-251. Omaha: 236-237, 240, 260, 266, 269, 280, 282,

285, 288-289, 291-292, 294. Paris: 37, 74, 91, 213, 228. Père-Lachaise: 74. Pillaji: 116, 118, 120, 128-130, 140. Poe, Edgar: 10.

Proctor, Stamp W.: 233, 235, 256, 259-263, 267, 269-272, 276, 283.

Railway Pioneer: 266. Ralph, Gauthier: 45-48, 327-329. Ramayana, le: 129. Reading sauce: 44. Reform Club: 31, 33, 35-36, 81, 154, 169, 174-

175, 257, 315-316, 319, 321, 326-327, 333, 360.

Rothal: 49, 101. Rothschild (banque): 357. Rousselet, Louis: 366. Rowan: 62. Salcette: 87, 89-90, 96. San Francisco: 49, 72, 166, 182, 184, 189, 211,

214, 220, 222, 226, 228, 230, 235-237, 240, 254, 256, 265, 280-281.

Savile Row: 35, 38, 43, 110, 318-319, 321, 326, 339.

Shangaï: 184, 188, 193, 197-198, 219. Sheppard, Jack: 66. Sheridan, Richard Brinsley: 31, 43. Shipping Gazette (Shipping Gazette & Lloyd’s List

Weekly Summary): 328. Shiva: 135. Singapour: 73, 154-155, 157, 169, 222. Smith, Hyram: 246. Smith, Joseph (dit Joe): 246, 248, 253. Speedy, Andrew: 298, 300-303, 306-310. Standard: 44, 58. Stephenson, Robert: 63.

Strabon: 81. Stuart, Andrew: 44-45, 47-50, 327-329. Suez: 47, 49, 63, 64, 67, 72, 73, 74, 77, 79, 91, 95,

142, 152. Sullivan, John: 44, 327, 329. Sydenham: 13, 57. Tankadère, la: 184-186, 188, 191, 193, 195-199,

219-220, 299. Temps, Le: 350, 356-357. Tengu: 212, 214-215, 220. Times: 44, 58, 173. TM1 (le premier manuscrit): 9, 23-25, 349, 352,

357-370, 372. TM2 (le second manuscrit): 9, 23, 349, 359-363,

372. Tour du monde, Le (revue): 366. Tussaud, Mme: 39. Vicvacarma: 130. Wey, Francis: 10, 374. Wilson, Samuel: 325, 331, 334. Wishnou: 135. Yeddo: 203-204. Yokohama: 49, 73, 157, 158, 162, 164, 166, 179,

181-184, 188, 191, 193, 198, 202-204, 211, 219-220, 222, 224-225.

Young, Brigham: 246, 248. Zola, Émile: 17. Zoroastre: 92.

Liste des abréviations Préface de William Butcher LE TOUR DU MONDE EN QUATRE-VINGTS JOURS I. Dans lequel Phileas Fogg et Passepartout s’acceptent réciproquement, l’un comme maître,

l’autre comme domestique II. Où Passepartout est convaincu qu’il a enfin trouvé son idéal III. Où s’engage une conversation qui pourra coûter cher à Phileas Fogg IV. Dans lequel Phileas Fogg stupéfie Passepartout, son domestique V. Dans lequel une nouvelle valeur apparaît sur la place de Londres VI. Dans lequel l’agent Fix montre une impatience bien légitime VII. Qui témoigne une fois de plus de l’inutilité des Passeports en matière de police VIII. Dans lequel Passepartout parle un peu plus peut-être qu’il ne conviendrait IX. Où la Mer rouge et la mer des Indes se montrent propices aux desseins de Phileas Fogg X. Où Passepartout est trop heureux d’en être quitte en perdant sa chaussure XI. Où Phileas Fogg achète une monture à un prix fabuleux XII. Où Phileas Fogg et ses compagnons s’aventurent à travers les forêts de l’Inde, et ce qui

s’ensuit XIII. Dans lequel Passepartout prouve une fois de plus que la fortune sourit aux audacieux XIV. Dans lequel Phileas Fogg descend toute l’admirable vallée du Gange sans même songer à

la voir XV. Où le sac aux bank-notes s’allège encore de quelques milliers de livres XVI. Où Fix n’a pas l’air de connaître du tout des choses dont on lui parle XVII. Où il est question de choses et d’autres pendant la traversée de Singapour à Hong-Kong XVIII. Dans lequel Phileas Fogg, Passepartout, Fix, chacun de son côté, va à ses affaires XIX. Où Passepartout prend un trop vif intérêt à son maître, et ce qui s’ensuit XX. Dans lequel Fix entre directement en relation avec Phileas Fogg XXI. Où le patron de la Tankadère risque fort de perdre une prime de deux cents livres XXII. Où Passepartout voit bien que, même aux antipodes, il est prudent d’avoir quelque argent

Dans sa poche XXIII. Dans lequel le nez de Passepartout s’allonge démesurément XXIV. pendant lequel s’accomplit la traversée de l’océan pacifique XXV. Où l’on donne un léger aperçu de San-Francisco, un jour de meeting XXVI. Dans lequel on prend le train express du chemin de fer du pacifique XXVII. Dans lequel Passepartout suit, avec une vitesse de vingt milles à l’heure, un cours de

l’histoire mormone XXVIII. Dans lequel Passepartout ne put parvenir à faire entendre le langage de la raison XXIX. Où il sera fait le récit d’incidents divers qui ne se rencontrent que sur les rail-roads de

l’union XXX. Dans lequel Phileas Fogg fait tout simplement son devoir XXXI. Dans lequel l’inspecteur Fix prend très sérieusement les intérêts de Phileas Fogg XXXII. Dans lequel Phileas Fogg engage une lutte directe contre la mauvaise chance XXXIII. Où Phileas Fogg se montre à la hauteur des circonstances XXXIV. Qui procure à Passepartout l’occasion de faire un jeu de mots atroce, mais peut-être inédit XXXV. Dans lequel Passepartout ne se fait pas répéter deux fois l’ordre que son maître lui donne XXXVI. Dans lequel Phileas Fogg fait de nouveau prime sur le marché XXXVII. Dans lequel il est prouvé que Phileas Fogg n’a rien gagné à faire ce tour du monde, si ce

n’est le bonheur

DOSSIER Chronologie de Verne 341 Notice 349 Chronologie de l’œuvre 349

La première pièce du Tour du monde 350 «Un Anglais de haute distinction…» 354 Le Temps 356 Incipit 357 Un gentleman plus original 358 Jean 361 Le temps et l’espace 362 Les sommaires 363 Où Verne expose ses sources 365 Les chapitres hongkongais inédits 369 Note sur le texte 370 Orientation bibliographique 372 Notes 375 Index 405

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VINGT MILLE LIEUES SOUS LES MERS. Illustrations par de Neuville et Riou. Édition

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Jules Verne Le Tour du monde en quatre-vingts jours « — Je parie vingt mille livres contre qui voudra que je ferai le tour de la terre en quatre-vingts jours ou moins, soit dix-neuf cent vingt heures ou cent quinze mille deux cents minutes. Acceptez-vous? — Nous acceptons, répondirent MM. Stuart, Fallentin, Sullivan, Flanagan et Ralph, après s’être en-tendus. — Bien, dit Mr. Fogg. Le train de Douvres part à huit heures quarante-cinq. Je le prendrai. — Ce soir même? demanda Stuart. — Ce soir même, répondit Phileas Fogg. » On ne présente plus le roman le plus populaire de l’écrivain français le plus lu dans le monde : le voyage haletant de Phileas Fogg, Passepartout et la princesse Aouda fait désormais partie du patri-moine littéraire mondial. Leur aventure marque la fin de l’âge de l’exploration pour ouvrir l’ère de la modernité : c’est désormais en ligne droite, dans un espace-temps réduit à une seule dimension, que le tour du monde s’accomplit. Mais ce voyage linéaire, loin de n’être qu’un dérisoire retour au point de départ, est avant tout le terrain d'une transformation : l’excentrique gentleman qui regagne le 7 Savile Row n’est-il pas devenu « le plus heureux des hommes »?