jules verne et le problème de la locomotion mécanique

10

Upload: dinhthien

Post on 31-Dec-2016

219 views

Category:

Documents


0 download

TRANSCRIPT

De l'anticipation à l'innovation.

Jules Verne et le problème de la locomotion mécanique'

Jacques Payen

J ULES VERNE a écrit pendant cinquante-cinq ans. Sa première œuvre publiée date de 1851, et la mort seule a arrêté son effort créateur en 1905. Faut-il rappeler combien les techniques se sont transformées durant

cette période ? Mais tenter en peu de mots l'esquisse d'un pano­rama général de cette évolution conduirait sans doute à un résul­tat peu significatif. Nous choisirons au contraire un thème, pour observer son évolution, à la fois au fil de l'œuvre de l'écrivain, et dans le monde où ce dernier a vécu. Ainsi pourrons-nous sans doute faire en cours de route quelques rapprochements utiles.

Les Voyages extraordinaires : tel est le titre général que, d'accord avec l'écrivain, l'éditeur Hetzel a donné à l'ensemble de cette œuvre. Qui dit voyage dit locomotion. Comment se dépla­cent les voyageurs de Jules Verne ? Et, dans le cas particulier des romans faisant appel à l'anticipation scientifique, comment se pose pour l'auteur la question des sources d'énergie applicables aux moyens de locomotion mécaniques ? Tel est le thème que nous nous proposons d'examiner.

Il faut d'abord préciser en effet que bon nombre d'œuvres de Jules Verne sont de simples récits de voyage ou d'exploration. Certes, on s'y déplace, mais en employant les moyens classiques de la seconde moitié du XIX e siècle : chemin de fer, bateau à vapeur et encore très souvent à voiles, locomotion animale en tout genre. Nous n'avons pas à nous pencher ici sur de tels récits. Il suffît d'évoquer Le Tour du monde en quatre-vingts jours, qui se passe en 1872 ; on y trouve la collection complète des moyens de transport en usage à l'époque, chacun d'eux étant exploité jus­qu'à la limite de ses possibilités ainsi qu'on le sait. Dès 1879, un voyageur réalisait un tour du monde en soixante-huit jours. On voit que Jules Verne, sept ans plus tôt, était au fond resté modeste

« Le capitaine Nemoprit la hauteur du soleil. » Dessin de Neuville etRiou dans l'édition Hetzel de Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne, 1875.

dans ses évaluations (LaNature, 1879-1, p. 110). Mais il n'y a ici rien de particulier à dire sur la question des sources d'énergie. Rappelons aussi Une ville flottante (1871), qui se passe à bord du Great Eastern et utilise les souvenirs de la traversée réelle­ment faite par Jules Verne en 1867. Le Great Eastern avait été lancé en février 1858. Il effectua dix-neuf traversées transatlanti­ques, dont la dernière fut désastreuse. On l'affecta alors à la pose du câble transadantique.

La première tentative, en juillet 1865, fut un échec ; mais le succès couronna la seconde tentative un an plus tard en juillet 1866. Quant au voyage de Jules Verne, il eut lieu de la mi-mars au 27 avril 1867. Au départ, le bâtiment eut à essuyer une tem­pête et la traversée dura quatorze jours au lieu de dix ; le retour sur Brest fut plus normal. C'est qu'en effet, à l'occasion de l'ex­position universelle qui se tenait à Paris en 1867, on avait essayé d'affecter de nouveau le Great Eastern à un service transatlanti­que. Mais il ne fit qu'un seul voyage, celui précisément qui fut mis à profit par Jules Verne. Ces circonstances sont évoquées au cha­pitre n d'Une ville flottante. (Louis Figuier, Merveilles de la science, vol. H, p. 258 ; Jean-Jules Verne, Jules Verne, 1973, p. 134.)

Ajoutons que Jules Verne n'a pas manqué de relever qu'un gouvernail à vapeur avait alors été installé sur le Great Eastern. Cette innovation était dans toute sa nouveauté ; on sait qu'elle conduisit le grand constructeur de machines à vapeur français Farcot à l'invention d'un dispositif d'application générale, le ser­vomoteur.

Il en va autrement dans une série d'œuvres appartenant à toutes les époques de la carrière de l'écrivain et qui sont les sui­vantes : Cinq Semaines en ballon (1863) ; De la Terre à la Lune (1865) ; Autour de la Lune (1870) ; Vingt Mille Lieues sous les mers (1870) ; L'Ile mystérieuse (1874-1875) ; La Maison à vapeur (1880) ; Robur le Conquérant (1885) ; Sens dessus-

dessous (1888) ; Le Maître du monde (1904) ; et enfin La Chasse au météore, œuvre posthume de 1908. Ici, les problèmes de la locomotion et de l'énergie sont affrontés dans des perspectives qui dépassent celles de l'époque, ce qui est le propre de l'anticipa­tion scientifique et ce qui est aussi la caractéristique la plus typi­que de notre auteur. Ce sont donc ces œuvres que nous allons examiner.

C'est la question du submersible qui fait le fond de Vingt Mille Lieues sous les mers (1870) et très épisodiquement de L'Ile mystérieuse (1874-1875). La locomotion aérienne est envisagée une première fois en 1863 du point de vue du plus léger que l'air dans Cinq Semaines en ballon, puis en 1885 du point de vue du plus lourd que l'air dans Robur le Conquérant. Ce dernier per­sonnage devenu en 1904 un dément qui se croit Maître du monde circule dans un véhicule amphibie qui est tour à tour automobile, sous-marin et aéroplane. L'astronautique est traitée avec une prescience étonnante d'une part, de l'autre avec des impossibilités qui n'échappaient pas à l'auteur, dans De la Terre à la Lune puis Autour de la Lune, dès 1865-1870. On peut rap­procher de ces œuvres Sens dessus-dessous qui a été publié en 1888 et raconte une tentative de redresser l'axe du globe terrestre sous l'effet du recul d'un canon supergéant. Enfin, le curieux récit intitulé La Chasse au météore dépasse quelque peu les pro­blèmes de locomotion, mais est intéressant parce qu'il montre l'intérêt de l'auteur pour les nouveaux aspects de la physique et notamment la question encore balbutiante des rapports entre masse, énergie et rayonnement (publié en 1908 ; Michel Verne, fils de l'auteur, a probablement joué un rôle dans sa rédaction).

Vingt Mille Lieues sous les mers a été publié en 1870. Les événements qui s'y déroulent sont censés se passer en 1867-1868. A cette époque, un grand nombre d'essais de sous-marins avaient déjà eu lieu et quelques-uns avaient joué un rôle stratégi­que dans la guerre de Sécession. Mais il s'agissait dans l'ensemble d'appareils marchant à bras. Le premier sous-marin à moteur est français. C'est le Plongeur de Bourgeois qui date de 1863. Il était muni d'un moteur à air comprimé et emportait 117 m 3 d'air à 12 atmosphères. Deux années d'expériences instructives eurent lieu à Rochefort mais furent abandonnées ensuite. Les débuts réels du sous-marin datent de l'extrême fin du XIX e siècle, d'abord avec le Gymnote de Gustave Zédé dès 1888, puis sur­tout le Gustave Zédé de 1893 et enfin le Narval de Laubeuf en 1899.

Le Nautilus est en forme de cylindre allongé à bouts coni­ques : « Il affecte sensiblement la forme d'un cigare. » Sa lon­gueur est de 70 m, son diamètre maximum de 8 m, ce qui lui donne un déplacement de 1 500 tonneaux. A l'état de flottaison, il plonge des 9/10, son poids est donc d'un peu plus de 1 356 ton­nes. Sa structure se compose de deux coques concentriques en acier réunies par des fers en T ; la coque extérieure a une épais­seur de 5 cm. Les water-ballasts peuvent recevoir un volume d'eau égal au 1/10 du déplacement, soit 150 tonnes. Des water-ballasts supplémentaires peuvent encore recevoir 100 tonnes d'eau, ceci pour le cas de plongée à des profondeurs extraordinai­res lors desquelles il devient nécessaire de tenir compte de la compressibilité de l'eau. Du reste, un mouvement de descente peut être provoqué par l'action conjuguée de l'hélice et d'un gou­vernail de profondeur. Pour ce qui est des hublots, ils sont munis de glaces en cristal de 21 cm d'épaisseur ; on avait observé que des glaces de 7 mm seulement pouvaient résister à 16 atmosphè­res. Jules Verne énumère les constructeurs des diverses parties : la quille avait été faite par Le Creusot, l'arbre d'hélice par Scott à Glasgow, les réservoirs par Cail de Paris, la machine par Krupp, l'éperon par Motala en Suède et les instruments de précision de

bord par Hart de New York. On voit que la part de la France se réduit aux deux grands constructeurs mécaniciens qu'étaient Cail et Le Creusot.

Les emménagements sont ainsi disposés de l'avant à l'ar­rière : un réservoir d'air, 7,50 m ; la chambre d'Aronnax, un des passagers involontaires, 2,5 m ; la chambre du capitaine, 5 m ; au bout de ces 15 m, première cloison étanche. Viennent ensuite : le grand salon, 10 m ; la bibliothèque, 5 m ; et la salle à manger, 5 m ; puis une seconde cloison étanche. Nous sommes au centre de la coque, à 35 m de l'avant : on trouve ici un escalier de sortie qui occupe une longueur non précisée, sans doute de 2 ou 3 m, et est immédiatement suivi d'une nouvelle cloison étanche. En continuant vers l'arrière, on trouve la cabine des deux autres pas­sagers malgré eux, Ned Land et Conseil, 2 m ; la cuisine, 3 m ; la salle de bains, qui peut avoir 2 ou 3 m ; le poste d'équipage, 5 m ; et une quatrième et dernière cloison étanche. Tout l'ensemble de l'arrière, sur une longueur de 20 m, est occupé par la chambre des machines ; dans la première partie sont les piles et tout à fait à l'arrière les moteurs. Comme on le voit, l'escalier de sortie et la salle de bains totalisent 5 m, sans qu'on sache comment cette lon­gueur se répartit.

Le Nautilus est un sous-marin électrique. Cela provoque Pétonnement d'Aronnax, qui est professeur au Muséum. Jus­qu'ici, la puissance dynamique de l'électricité était restée res­treinte et n'a pu produire que de petites forces, observe-t-il avec beaucoup de justesse. Nemo lui répond que c'est faute de source suffisamment puissante ; selon lui, les moyens ne manquent pas. «J'aurais pu, dit-il, en établissant un circuit entre des fils plongés à différentes profondeurs, obtenir de l'électricité par la diversité de températures qu'ils éprouvaient», c'est-à-dire récupérer l'énergie thermique des mers au moyen d'un générateur ther­moélectrique. Selon Jacobson, Georges Claude a souvent déclaré qu'il avait été frappé par ce passage ; il l'avait lu dans sa jeunesse et le souvenir lui en revint alors qu'il avait déjà commencé ses recherches.

Toutefois, Nemo n'avait pas retenu cette solution. Il employait des piles du système dit de Bunsen, mais où le zinc était remplacé par un amalgame de sodium : « Les piles au sodium doivent être considérées comme les plus énergiques et leur force électromotrice est double de celle des piles au zinc. » Cette idée se rattache à la théorie chimique de la pile alors en vigueur et qui était fondée sur les travaux d'Ampère et de Bec­querel. Ce dernier avait constaté que, « à surface égale et au contact d'un même acide, les différents métaux ne dégagent pas des quantités égales d'électricité». Un amalgame de sodium pâteux (à 1 de sodium pour 50 de mercure) lui avait permis de mesurer sur la balance élearodynamique mise au point par son père une « force électromotrice » valant 172, 95/100 de celle du zinc {Annales du Conservatoire des arts et métiers, I, 1861, p. 287). On doit se rappeler que la notion de conservation de l'énergie n'était alors nullement acquise en dehors de l'énergie mécanique, ce qui rendait le fait beaucoup plus impressionnant. En 1902, dans son Electricité industrielle, M.-C. Lebois jugera encore nécessaire de préciser (vol. I, p. 90) : « Il serait aussi absurde de concevoir une pile de dimensions ordinaires, quelque perfectionnée qu'elle puisse être, capable d'engendrer des tor­rents d'électricité, que de songer à alimenter une machine à vapeur d'une centaine de chevaux avec une chaudière dont la grille n'aurait que quelques décimètres carrés. » Lebois, préci­sons-le, était inspecteur des Ecoles pratiques de commerce et d'industrie, et s'adressait notamment aux élèves de celle de Saint-Etienne dont il était directeur.

Le remplacement du zinc par le sodium dans les piles élec-

triques a donc été envisagé très sérieusement. Il a fait l'objet du brevet français n° 143.644, pris en 1881 par Félix Delallande et Georges Chaperon. Nous espérons avoir dans la suite l'occasion d'étudier le document. Ces deux inventeurs sont connus d'autre part pour une pile au zinc, certes, mais dans laquelle le liquide excitateur, au lieu d'être un acide, est une solution de potasse. D'où une dépense nulle à circuit ouvert, non moins qu'une faible résistance (Lebois, op. cit., p. 84).

Un électricien réputé, Paul Jablochkov (1847-1894), célèbre pour l'invention de « bougies » qui portent son nom et qui sont des lampes à arc où toute pièce mécanique est suppri­mée, s'occupait de ce sujet à la fin de sa vie, parallèlement à des recherches sur les piles «à combustion de charbon», autre domaine promis à un grand succès par la suite. Hélas ! note l'au­teur de la notice nécrologique d'où nous tirons ces détails, ces inventions n'avaient pas été heureuses : elles « n'ont pu tirer le malheureux inventeur de la situation très précaire dans laquelle il s'est éteint relativement jeune » {La Nature, 1894,1, p. 318).

En vue de son emploi dans les générateurs du Nautilus, le sodium était extrait de son chlorure au moyen de la chaleur du charbon de terre, Nemo ayant découvert des gisements sous-marins d'une étendue illimitée.

Il faut noter cette réflexion d'Aronnax, qui envisage à un moment donné l'électrolyse du chlorure de sodium : « Vos piles pourraient évidemment servir à cette extraction mais, si je ne me trompe, la dépense de sodium nécessitée par les appareils électri­ques dépasserait la quantité extraite ; il arriverait donc que vous en consommeriez pour le produire plus que vous n'en produi­riez. » Manifestement, les idées de l'auteur à ce sujet n'ont pas toute la netteté désirable. N'oublions pas que nous sommes à l'époque où l'on a sérieusement songé à préparer un gaz combus­tible par l'électrolyse de l'eau en faisant tourner des magnétos avec des machines à vapeur, au lieu de distiller le charbon selon le procédé habituel.

Comment l'électricité produite par ces éléments Bunsen « peu nombreux mais forts et grands » va-t-elle être employée ? Elle « se rend à l'arrière où elle agit par des électro-aimants de grande dimension sur un système particulier de leviers et d'en­grenages qui transmettent le mouvement à l'arbre de l'hélice. Celle-ci, dont le diamètre est de 6 m et le pas de 7,50 m, peut donner jusqu'à 120 tours par seconde » {sic !). La vitesse obte­nue est alors de 50 milles à l'heure.

N'insistons pas trop. Ce pas et cette vitesse angulaire don­nent un avancement théorique de 3 240 km/h, alors que 50 mil­les correspondent à 92,6 km. Mais surtout une hélice plongée dans l'eau ne peut dépasser une vitesse de rotation assez modérée sous peine de cavitations qui la feraient bientôt tourner dans le vide sans aucun contact avec le liquide. Le phénomène de cavita-tion était bien connu dès cette époque, l'hélice étant appliquée à la propulsion des navires depuis les années 1840 ; mais on l'appelait alors «rupture du cylindre d'eau». On pourrait presque se demander si Jules Verne n'a pas écrit seconde pour minute mais, dans ce cas, l'avancement théorique ne serait plus que de 54 km/h, donc inférieur à la vitesse atteinte par le Nautilus.

«Comment l'électricité pouvait-elle agir avec une telle puissance ? Où cette force presque illimitée prenait-elle son ori­gine ? Etait-ce dans sa tension excessive obtenue par des bobines d'une nouvelle sorte ? Etait-ce dans sa transmission qu'un sys­tème de leviers inconnus pouvait accroître à l'infini ? Et précisé­ment, on parle d'une découverte de ce genre dans laquelle un nouveau jeu de leviers produirait des forces considérables. »

Nous ne savons pas à quelle « découverte » Jules Verne se réfère ici. Quoi qu'il en soit, on est un peu déçu de trouver une

phrase semblable sous sa plume. Quant à la question du moteur électrique, elle n'était pas encore résolue, faute d'induit convenable. Dans les appareils dont on disposait la configuration des champs magnétiques ne restait pas stable dans le temps, le rendement était désastreux et le poids énorme. L'induit Siemens en tambour et l'anneau Gramme ne devaient se répandre que précisément dans les années suivant 1870.

On sait que Vingt Mille Lieues sous les mers et Les Enfants du capitaine Grant, publiés pour leur part dès 1867-1868, ont été évoqués aposteriori par Jules Verne en 1874-1875 dans L'Ile mystérieuse, de façon à regrouper les trois œuvres en une trilogie.

A partir d'une allumette, d'un grain de blé, d'un collier de chien en acier, de deux montres et de l'étoffe et des cordages pro­venant de leur ballon, les naufragés de L'Ile mystérieuse parvien­nent à recréer les principaux éléments de la technique de leur temps en exploitant les ressources naturelles de leur îlot désert. Ils n'utilisent toutefois pas d'autre locomotion que la traction animale, pas d'autres machines motrices que le moulin à vent et la roue hydraulique.

Néanmoins, une discussion entre les habitants de l'île amène leur maître à penser, l'ingénieur américain Cyrus Smith, à tenir les curieux propos que voici :

« On brûlera... (dans le futur) l'eau décomposée en ses élé­ments constitutifs... sans doute par l'électricité, qui sera devenue alors une force puissante et maniable, car toutes les grandes découvertes, par une loi inexplicable, semblent concorder et se compléter au même moment... L'hydrogène et l'oxygène... utili­sés isolément ou simultanément fourniront une source de cha­leur et de lumière inépuisables et d'une intensité que la houille ne saurait avoir. Un jour, les soutes des steamers et les tenders des locomotives, au lieu de charbon, seront chargés avec ces deux gaz comprimés, qui brûleront dans les foyers avec une énorme puissance calorifique... L'eau est le combustible de l'avenir. » Le grand pouvoir calorifique de l'hydrogène le rend peut-être irremplaçable pour certaines applications ; mais l'électricité n'est, hélas ! et quoi qu'on en ait dit, pas une fée, et l'eau n'est à propre­ment parler que la cendre de l'hydrogène. Ne reprochons rien à Jules Verne dont la culture scientifique et technique était large, et constatons simplement qu'il partage les erreurs qui furent celles de son temps, dont il nous apparaît ainsi un valable témoin.

Cinq semaines en ballon propose une solution originale au problème de la locomotion par le plus léger que l'air. En 1863, il n'existait pas encore de dirigeables, faute de moteur approprié. Quelques essais satisfaisants seront faits par la suite avec des moteurs électriques ou à vapeur, mais seul le moteur à combus­tion interne permit d'obtenir des résultats exploitables. C'est alors que les dirigeables révéleront toute leur vulnérabilité et, après un certain développement entre les deux guerres mondia­les, cette technique fut complètement abandonnée à la suite de nombreuses catastrophes retentissantes. On en reparle parfois, en songeant au transport des marchandises.

Quoi qu'il en soit, et faute de dirigeable, Jules Verne embarque dans un ballon libre les voyageurs qui se proposent de traverser l'Afrique d'est en ouest. Pour chercher des courants favorables, le ballon est rendu susceptible de se déplacer vertica­lement sans perdre de gaz ni consommer le lest. Ce résultat est obtenu en réchauffant l'hydrogène, ce qui augmente son volume et provoque la montée. Pour descendre, il faut arrêter le chauf­fage et attendre le refroidissement. Il est exact que les variations de température auxquelles sont exposés les ballons provoquent des variations importantes de force ascensionnelle, le fait est connu des aéronautes. Mais un procédé de chauffage artificiel n'a

jamais été appliqué et, à notre connaissance, jamais proposé. Jules Verne en a sans doute pris l'idée dans le phénomène réel dont nous avons parlé ; mais la réalisation qu'il propose aurait créé d'effroyables dangers.

Voici les caractéristiques du ballon en question, baptisé Victoria. On sait que l'hydrogène est sensiblement 14,5 fois plus léger que l'air. Ici, le poids à emporter est de 4 000 livres ; sans entrer dans les calculs, disons que cela conduit à employer 45 000 pieds cubes d'hydrogène. Le remplissage habituel des ballons se faisait aux 2/3 ; compte tenu des fortes dilatations à prévoir ici, on ne le fait qu'à la moitié. Le ballon a donc 90 000 pieds cubes ; étant de forme ovoïde, il a un diamètre hori­zontal de 50 pieds et vertical de 75 pieds. Pour plus de sûreté, il est composé de deux ballons concentriques, ce qui conduit à un poids total de 1160 livres de taffetas imperméabilisé à la gutta-percha. L'hydrogène contenu dans le ballon pèse 276 livres, la nacelle et le filet 280 livres, et la charge utile se répartit comme suit : appareil de chauffage, 700 livres y compris son eau ; passa­gers, 408 livres ; instruments, 190 livres ; provisions, 386 livres ; eau de boisson, 400 livres ; lest, 200 livres.

«Je supprime complètement le lest si ce n'est pour les cas de force majeure, déclare le chef de l'expédition. Mes moyens d'ascension et de descente consistent uniquement à dilater ou à contracter par des températures diverses le gaz renfermé dans l'intérieur de l'aérostat. » Cela se pratique au moyen d'un chalu­meau oxhydrique, alimenté par les gaz provenant de la décom­position électrolytique de l'eau. Le courant est fourni par une « forte pile Bunsen ». Deux tubes à articulations de caoutchouc débouchent à l'intérieur du ballon, l'un vers le haut, l'autre vers le bas, et le chalumeau chauffe un serpentin relié à ces tubes. Ainsi, une circulation analogue à celle d'un thermosiphon est établie. En appliquant la loi de Gay-Lussac, on montre facilement qu'une élévation de température de 10° centigrades faisait gagner au Victoria 160 livres de force ascensionnelle, pour une augmen­tation de volume de 1 674 pieds cubes. Il serait fort intéressant d'entrer dans une critique énergétique détaillée de tout ce sys­tème ; mais, outre que certaines données font défaut, en ce qui concerne notamment le refroidissement du gaz, l'espace qui nous est imparti nous l'interdit absolument.

Vingt-deux ans après Cinq Semaines en ballon, en 1885, Robur le Conquérant est le théâtre d'un conflit entre plus léger et plus lourd que l'air, sous les espèces du dirigeable et de l'héli­coptère. A cette époque, il n'existait encore rien en fait de véri­table locomotion aérienne. Les quelques essais de dirigeables dont nous avons parlé avaient eu lieu. On avait obtenu des allége­ments prometteurs avec des modèles réduits d'hélicoptères mais aucun avion n'avait encore volé, il s'en fallait encore d'environ une vingtaine d'années. Fait à noter, le plan d'un aéroplane était défini depuis longtemps. D'autre part, les moteurs à combustion interne à compression avaient fait leur apparition vers 1878, mais c'étaient encore de petits moteurs fixes d'atelier. L'électrotechni-que avait pris un départ triomphal depuis 1881 environ et on attendait des merveilles de l'électricité, sans bien voir qu'elle est plutôt un moyen de transformation et de transport de l'énergie qu'une source. Jules Verne partage toutes ces illusions avec ses contemporains. Il ne lui échappe cependant pas que l'électro-technique dans son état actuel ne fournissait aucune solution applicable à la navigation aérienne.

Dans le dirigeable dont on prépare l'essai dans Robur, ce sont des piles, dont la conception n'est pas dévoilée, qui fournis­sent l'énergie nécessaire. « Un appareil électrodynamique basé sur l'emploi d'une pile nouvelle dont la composition était encore un mystère avait été acheté à son inventeur, un chimiste de Bos­

ton jusque-là inconnu... ; avec cet appareil actionnant une hélice de dimensions convenables, on pourrait obtenir des déplace­ments de 18 à 20 mètres à la seconde », soit 72 km/h. On n'avait guère obtenu jusque-là que le tiers.

Mais ce dirigeable sera piteusement battu par Y Albatros, hélicoptère de Robur, qui est une sorte de capitaine Nemo de l'air. La conception d'ensemble de Y Albatros est celle d'une coque de navire, surmontée d'un grand nombre d'hélices sus­pensives et munie de deux hélices propulsives.

L'ensemble mesure 30 x 4 m. Au-dessous sont disposés des amortisseurs à ressort en vue des atterrissages qui se font bien entendu à la verticale. A l'avant, un éperon est destiné au combat. Sur la plate-forme, il y a 37 axes verticaux, 15 de chaque côté et 7 plus élevés au milieu : « On dirait un navire à 37 mâts. » Chacun de ces axes porte deux hélices horizontales d'un pas et d'un dia­mètre assez courts, mais auxquels on peut imprimer une « rota­tion prodigieuse ». Chacun de ces axes a son mouvement indé­pendant du mouvement ds autres et, en outre, de deux en deux, chaque axe tourne en sens inverse, disposition nécessaire pour que l'appareil ne soit pas pris d'un mouvement de giration. Les trois branches de chacune de ces 74 hélices sont maintenues exté­rieurement par un cercle métallique qui, faisant fonction de volant, économise la force motrice. Voilà pour la sustentation.

Pour la propulsion, on trouve à l'avant et à l'arrière sur deux axes horizontaux deux hélices propulsives à 4 branches, ayant leurs pas inverses et très allongés ; elles tournent en sens différents. « Ces hélices d'un diamètre plus grand que celui des hélices de suspension peuvent également tourner avec une extrême vitesse. »

Ensuite vient la description de la machinerie, et avec elle la question cruciale de la source d'énergie est enfin abordée. « Ce n'est ni à la vapeur d'eau ou autres liquides, ni à l'air comprimé ou autres gaz élastiques, ni aux mélanges explosifs susceptibles de produire une action mécanique, que Robur a demandé la puis­sance nécessaire à soutenir et à mouvoir son appareil. C'est à l'électricité, à cet agent qui sera un jour l'âme du monde indus­triel. D'ailleurs, nulle machine électromotrice pour la produire. Rien que des piles et des accumulateurs. Seulement, quels sont les éléments qui entrent dans la composition de ces piles, quels acides les mettent en activité ? C'est le secret de Robur. De même pour les accumulateurs. De quelle nature sont leurs lames positi­ves et négatives, on ne sait... mais ce sont des piles d'un rende­ment extraordinaire, des acides d'une résistance presque absolue à l'évaporation ou à la congélation, des accumulateurs qui lais­sent très loin les Faure-Sellon-Volckmar, enfin des courants dont les ampères se chiffrent en nombres inconnus jusqu'alors. De là, une puissance en chevaux électriques pour ainsi dire infinie, actionnant les hélices qui communiquent à l'appareil une force de suspension et de propulsion supérieure à tous ses besoins en n'importe quelle circonstance. » On voit que cela est lyrique mais peu précis. Notons quelques points : le refus explicite du moteur à combustion interne, avant tout. Ensuite, le principe d'un emploi de l'électricité étant admis, un autre refus, celui des génératrices tournantes. Cela est inéluctable, puisqu'elles ont elles-même besoin d'un moteur. Jules Verne ne pèche pas ici par manque de logique. Il ne lui reste donc qu'à se réfugier dans le secret des piles-miracles, ce qu'il ne manque pas de faire.

« Robur avait-il au moins installé des parachutes en cas d'accident ? Non. Il ne croyait pas aux accidents de ce genre. Les axes des hélices étaient indépendants. L'arrêt des uns n'enrayait pas la marche des autres. Le fonctionnement de la moitié du jeu suffisait à maintenir Y Albatros dans son élément naturel. » Les avions modernes n'ont pas non plus de parachutes, mais c'est

pour de tout autres raisons. Tous ces moyens permettaient à l'Albatros une vitesse

moyenne de 100 km/h, ce qui nous paraît bien timide aujourd'hui ; en revanche, cette vitesse pouvait être aussi réduite qu'on le voulait, et l'appareil était capable de faire du surplace.

Quant à l'altitude possible, elle atteint 4 000 m au cours d'une expérience, ce qui est également assez modeste.

En 1885, Jules Verne a donc nettement sous-estimé les possibilités de la navigation aérienne ; il a méconnu la véritable source d'énergie qui devait en assurer le succès. Il a pourtant vu clair sur un point important car il termine ainsi son livre: « Quant à l'avenir de la locomotion aérienne, il appartient à l'aé­ronef, non à l'aérostat. C'est aux Albatros qu'est définitivement réservée la conquête de l'air. » Cela est exact si on entend par là le plus lourd que l'air en général, ce qui était probablement la pen­sée réelle de Jules Verne ; nous ne croyons pas qu'il ait attaché une importance particulière au fait d'avoir décrit l'Albatros comme un hélicoptère et non comme un aéroplane.

Dans La Maison à vapeur, sous des aspects fantaisistes qui ne doivent pas faire illusion, c'est le problème de la locomotion sur route au moyen du moteur à vapeur qui est supposé résolu. Nous sommes en présence d'un train routier, remorqué par une locomotive à vapeur routière — une «routière», comme l'on disait alors —, qui est décrite de façon précise et correcte dans l'un des premiers chapitres du roman.

Qu'en est-il des routières véritables ? On sait qu'elles ont existé, sans jamais trouver de succès définitif. En revanche, il y a eu à la fin du X I X e siècle et au début du X X e de véritables automo­biles à vapeur susceptibles même de détenir certains records de vitesse.

Quelles sont donc les données techniques de ce problème, et comment a-t-il évolué ? L'automobile à vapeur ne pose pas un problème de machine à vapeur, mais un problème de chaudière, ce qui est tout différent. Une chaudière ultra-légère est ici de rigueur. D'où l'échec de tous ceux qui ont tenté de faire circuler sur route la chaudière de locomotive, à tubes de fumée, qui contient encore un grand volume d'eau (Dietz, vers 1840 ; rou­tières de l'armée française, vers 1875 ; etc.). Avec l'emploi de la chaudière à tubes d'eau au contraire, le succès a été s'affirmant au fur et à mesure que cette chaudière se perfectionnait (essais pion­niers de Gurney, 1825-1830 ; succès incontestables de Bollée, vers 1870-1880, qui a pu influencer la rédaction de La Maison à vapeur ; et bientôt après essais de véhicules légers, tels que ceux de De Dion-Bouton, qui préludent à l'apparition de l'automobile à pétrole). Enfin, en troisième et dernier lieu, en 1886, Léon Ser-pollet produit une chaudière dans laquelle il n'y a plus d'eau du tout ; avec un fonctionnement en circuit fermé, le poids du fluide moteur présent sur le véhicule peut se réduire à quelques dizaines de grammes. Dès lors, nous assisterons dans les années suivantes à une floraison d'automobiles à vapeur et il ne faut pas oublier, comme on le fait parfois un peu vite, que la prépondérance du pétrole par rapport à la vapeur n'a pas été acquise du jour au len­demain.

Mais il se passera vingt-quatre ans avant que Jules Verne se tourne à nouveau vers la locomotion sur route et, à ce moment-là, si la page n'est peut-être pas encore entièrement tournée, elle est en passe de l'être.

En 1904, au moment de la publication de Maître du monde, l'automobile était devenue une réalité depuis une dou­zaine d'années. Après des tricycles et des voitures légères à essence et à vapeur, on s'acheminait vers des véhicules plus importants. Fait à noter, il y eut pendant quelque temps bon nombre de voitures électriques à accumulateurs. A Achères, le

1 e r mai 1899, à bord de la Jamais contente,]enaxzy dépassa pour la première fois le 100 à l'heure sur route en atteignant près de 106 km/h. En 1901, Krieger parcourut sans recharge la distance de 307 km qui sépare Paris de Châtellerault.

Au début, le nouveau véhicule de Robur, l'Epouvante, se présente comme une automobile carénée assez proche de la Jamais contente, mais douée d'une vitesse fantastique : 250 km/h, estime-t-on, ce qui ne permet pas d'en reconnaître les détails. C'était le double des vitesses réalisées à l'époque. Les principaux records de 1903 sont ceux de Serpollet, 123 km/h sur une voiture à vapeur de son système, et de Rigolly sur une 100 ch à essence Gobron-Brillié, avec 134 km/h.

Il devient bientôt évident que le véhicule de Robur est amphibie. L'auteur évoque alors un précédent qu'il présente comme réel : « A Bridgeport, dans le Connecticut, n'a-t-on pas lancé, il y a quelques années, un appareil, le Protector, qui pou­vait naviguer sur l'eau, sous l'eau, et aussi se mouvoir sur terre. Construit par un inventeur de Lake, muni de deux moteurs, l'un électrique de 75 ch actionnant deux hélices jumelles, l'autre à pétrole de 250 ch, il était en outre pourvu de roues en fonte d'un mètre de diamètre, qui lui permettaient de rouler sur les routes comme sur le fond des mers. » Les renseignements nous font défaut sur cette invention de Lake.

Au moment où l'on croit qu'elle va s'engloutir dans les chutes du Niagara, l'Epouvante va se révéler aéroplane : « Un violent bruit de mécanisme qui jouait à l'intérieur se fit entendre. Les grandes dérives placées sur les flancs de l'appareil se déten­dent comme des ailes et, au moment où l'Epouvante est entraî­née vers la chute, elle s'élève à travers l'espace, franchissant les mugissantes cataractes au milieu d'un spectre d'arc-en-ciel lunaire. » L'auteur ajoute quelques lignes plus loin : « Comme un oiseau dont les ailes battaient avec une extraordinaire puis­sance. » Ce qui prouve qu'il s'agit d'un appareil à ailes battantes et non d'un aéroplane correctement construit. Mais Jules Verne n'insistera plus sur ce point en décrivant par la suite l'Epouvante en détail.

«L'appareil était de structure fusiforme, l'avant plus aigu que l'arrière, la coque en aluminium, les ailes en une subs­tance dont je ne pus déterminer la nature. Il reposait sur quatre roues d'un diamètre de deux pieds garnies à la jante de pneus très épais qui assuraient la douceur du roulement à toute vitesse. Leurs rayons s'élargissaient comme des palettes et, alors que l'Epouvante se mouvait sur ou sous les eaux, elles devaient accélérer sa marche.

« Mais ces roues ne formaient pas le principal moteur [il faut entendre propulseur]. Celui-ci comprenait deux turbines Parsons placées longitudinalement de chaque côté de la quille. Mues avec une extrême rapidité par la machine, elles provo­quaient le déplacement en se vissant dans l'eau et je me deman­dais même si elles ne s'employaient pas à la propulsion à travers les milieux atmosphériques.

« En tout cas, si l'appareil se soutenait et se mouvait en l'air, c'était grâce à ces grandes ailes rabattues à l'état de repos sur ses flancs comme des dérives. C'était donc le système du plus lourd que l'air. »

Reste bien sûr la question de la source d'énergie : « Quant à l'agent qui mettait en action ces divers mécanismes, c'était, ce ne pouvait être que l'électricité. Mais à quelle source la puisaient les accumulateurs ? » La questionne sera pas résolue : « Très proba­blement — on n'a jamais connu son secret » — Robur tirait l'élec­tricité « de l'air ambiant toujours plus ou moins chargé de ce fluide, ainsi d'ailleurs que le tirait de l'eau ambiante ce célèbre capitaine Nemo lorsqu'il lançait son Nautilus à travers les pro-

fondeurs de l'Océan. » De la Terre à la Lune date de 1865. Nous ne parlerons pas

ici de ce qui concerne le trajet spatial lui-même ; ce sont du reste les points sur lesquels les anticipations de l'auteur se sont révélées les plus solides. Rien n'est plus frappant que de voir, sur la carte de la Floride qui fait partie de l'édition originale, le nom de Cap Canaveral figurer à peu de distance de la base de lancement de Stone's Hill où la Columbiad est censée avoir été établie.

Pour être fidèle à notre propos, c'est sur la dynamique de ce vol que nous fixerons notre attention. La vitesse nécessaire au départ est définie de façon correcte : 11 000 m/s environ ; on sait en effet que la vitesse d'évasion est de 11 180 m/s exactement. C'est quinze fois plus que les vitesses maximum obtenues par l'artillerie de l'époque. D'autre part, il s'agit d'envoyer un projec­tile pesant 20 000 livres, qui sera en définitive un obus d'un calibre de 9 pieds et d'une longueur de 12 pieds ; réalisé en alumi­nium, métal que l'on savait préparer en grand depuis peu de temps et qui coûtait encore fort cher, il pourra avoir des parois d'un pied d'épaisseur, en vue d'obtenir une résistance suffisante.

Ordinairement, la longueur d'un canon était alors de 20 à 25 fois le calibre et il pesait de 235 à 240 fois le poids de son pro­jectile. Cela ne conduirait ici qu'à une longueur de 225 pieds. Barbicane, président du Gun Club et responsable du projet, pro­pose un canon environ 4 fois plus long, c'est-à-dire de 900 pieds. Ses parois ont une épaisseur de 6 pieds, il est réalisé en fonte de fer coulée directement dans le sol, et son poids atteint 68 040 000 kg. C'est la Columbiad, nom que l'on donnait aux grosses pièces d'artillerie durant la guerre de Sécession.

La quantité de poudre employée dans l'artillerie variait avec le poids du boulet ; elle atteignait 2/3 du poids de ce dernier pour les plus petits calibres et descendait à 1/10 pour les plus gros. Il ne s'agit pas ici de suivre cette progression, puisqu'on cherche à atteindre une portée extraordinaire ; aussi Barbicane propose-t-il d'employer 80 fois le poids du boulet, soit 1 600 000 livres de poudre. Mais ici se pose un problème ; ce poids de poudre occupant un espace de 800 m 3 environ, le tube du canon se trouverait presque à moitié rempli, de sorte que les gaz de l'explosion ne pourraient se détendre suffisamment pour donner au projectile la vitesse requise : nous avons vu que la lon­gueur usuelle avait été quadruplée pour permettre cette détente. Barbicane propose en conséquence l'emploi de la nitrocellulose, alors connue depuis peu de temps. Il affirme que, à poids égal, ses effets sont quatre fois plus considérables que ceux de la poudre de guerre ; en conséquence, il suffit d'en employer 400 000 livres qui pourront se comprimer de façon à n'occuper qu'une hauteur de 60 mètres environ dans le tube de la Columbiad.

C'est à propos de cette question des poudres que Jules Verne considère comme certaines quelques données encore peu sûres à l'époque, ce qui est, en somme, une façon de pratiquer l'anticipation.

En effet, Bunsen et Schickhoff sont les premiers à avoir posé en 1857 le problème de la poudre noire sur une base ration­nelle en mesurant le volume des gaz et la chaleur dégagée et en cherchant à conclure de là les effets mécaniques. Il s'agissait alors de mesures empiriques, aucune déduction n'étant tirée de la composition initiale de la poudre ni de la connaissance des pro­duits de l'explosion. C'est Berthelot qui applique en ce sens les données de la thermochimie aux explosifs à la suite de recherches entreprises pendant la guerre de 1870. Quant aux premières mesures exactes des pressions, elles furent faites dans les années suivantes par Noble et Abel à l'arsenal de Woolwich ; ce sont eux qui ont créé la méthode de mesure par écrasement de petits cylin­dres de cuivre que l'on tare d'autre part au moyen d'un appareil

spécial. Telles sont les origines de la véritable science des explo­sifs, postérieures dans l'ensemble ainsi qu'on le voit à la publica­tion de De la Terre à la Lune.

Voici les données admises par Jules Verne, qui pose du reste le problème d'une façon très correcte. Un litre de poudre produit en s'enflammant 400 litres de gaz ; ce rapport est ce qu'on appelle le volume spécifique de l'explosif. Ces gaz, sous l'action d'une température portée à 2 400°, occupent l'espace de 4 000 litres. « Donc le volume des gaz produits par sa déflagra­tion, comme 1 est à 4 000. » Ce second rapport s'appelle la force explosive. En ce qui concerne la nitrocellulose, on admet qu'on peut en obtenir les mêmes effets en employant un poids quatre fois moindre. Ces chiffres sont très grossièrement exacts en ce qui concerne la poudre, mais ils s'éloignent beaucoup de la vérité en ce qui concerne la nitrocellulose. Pour la poudre, les recher­ches ultérieures, auxquelles on a fait allusion ci-dessus, ont per­mis d'établir une température de 2 750° et un volume spécifique de 280 environ, ce qui porte la force explosive à un peu moins de 3 200 ; cette valeur est certes inférieure, mais somme toute pas trop différente de celle de 4 000 avancée par Jules Verne. Pour la nitrocellulose, le volume spécifique atteint 860, mais la tempéra­ture ne dépasse pas 2 710°, d'où une force explosive de 9 700. Or, de 9 700 à 3 200, le rapport n'est pas de 4 à 1 mais sensiblement de 3 à 1. Ajoutons que les effets de la nitrocellulose étaient encore fort mal connus à l'époque, et la différence de un à quatre, dont Jules Verne fait état, avait tout au plus été constatée sur les char­ges rninimes employées dans les fusils de guerre.

On sait que les deux grandes impossibilités du voyage dans la Lune tel que Jules Verne l'a imaginé sont la traversée de l'at­mosphère et l'accélération au départ.

Pour ce qui est du premier de ces points, l'auteur s'est montré, il faut le dire, assez léger. « La résistance du milieu, écrit-il, c'est-à-dire la résistance de l'air, sera peu importante. En effet, l'atmosphère terrestre n'a que 40 milles (16 lieues environ). Or, avec une rapidité de 12 000 yards, le projectile l'aura traver­sée en 5 secondes et ce temps est assez court pour que la résis­tance du milieu soit regardée comme insignifiante. » Plus tard, lorsque Michel Ardan décide de s'embarquer dans l'obus, le capi­taine Nicholl, ennemi du projet, lui objecte « la chaleur dévelop­pée par le projectile en traversant les couches d'air » ; la réponse est : « Les parois sont épaisses et j'aurai si rapidement franchi l'atmosphère. » Comme on le voit, il y a ici de la fausse physique ; Jules Verne, semble-t-il, en a plus ou moins pris cons­cience par la suite en rédigeant Autour de la Lune qui a paru cinq ans plus tard en 1870. Il y revient en effet à plusieurs reprises sur cette question. Tout au début du voyage, la température à l'inté­rieur du projectile est «singulièrement élevée». Vérification faite, elle atteint 45° centigrades, ce que nous trouverons modeste. Les voyageurs y voient la preuve qu'ils sont bien en route : « Cette étouffante chaleur transsude à travers les parois du projectile. Elle est produite par son frottement sur les couches atmosphériques. Elle va bientôt diminuer parce que nous flot­tons déjà dans le vide. » Plus loin, les voyageurs admettent que l'obus a pu être porté à l'incandescence et sont étonnés de n'avoir pas été rôtis. Barbicane avoue n'y avoir pas pensé. Quant à Nicholl, il y avait songé, mais n'avait rien voulu dire. D'autre part, le frottement de l'air a dû nécessairement réduire la vitesse du projectile ; dans quelle mesure ? Cela n'avait pas été pris en considération dans De la Terre à la Lune. Une fois parti, Barbi­cane admet « d'après ses calculs » (sic !) que la vitesse a été réduite dans la proportion d'un tiers, soit 7 332 m/s en sortant de l'atmosphère contre 11 000 m/s au sortir de la Columbiad. Il s'ensuit que la vitesse de libération n'aurait pas été atteinte et que

l'obus devrait retomber sur la Terre. Fort heureusement, il n'en est rien et le voyage se poursuit ; il faut donc admettre qu'en quit­tant la bouche à feu, la vitesse réelle était de l'ordre de 16 500 m/s. Il semble que l'auteur n'ait pris conscience de toutes ces difficul­tés qu'au cours de sa rédaction.

La question de l'accélération avait été beaucoup plus fran­chement abordée dès 1865. On ne peut en estimer la valeur, ignorant en combien de temps le projectile a parcouru le tube de la Columbiad. Néanmoins, il est clair que, sur ce point, l'auteur ne se faisait aucune illusion et qu'il a délibérément triché avec la physique pour pouvoir écrire son roman ; cela est beaucoup plus légitime, selon nous, que le mauvais raisonnement dont nous avons parlé ci-dessus à propos de la résistance de l'air.

« Au moment où le boulet partira, dit Barbicane au début à'Autour de la Lune, que nous soyons dedans ou que nous soyons devant, c'est à peu près la même chose. » Michel Ardan avait admis dans De la Terre à la Lune que c'était là la véritable et la seule difficulté ; mais il avait trop bonne opinion du génie industriel des Américains pour croire qu'ils ne parviendraient pas à la résoudre.

Un essai préliminaire a lieu : un chat enfermé dans un bou­let capitonné est lancé à la mer, puis retrouvé en bonne santé. En fin de compte, l'obus est équipé d'un amortisseur hydraulique formé d'une couche de un mètre d'eau, divisée par plusieurs cloi­sons superposées, qui viendront s'écraser sur le fond tandis que l'eau s'échappera : « Le choc devait chasser toute cette eau en moins d'une seconde. » Nos cosmonautes improvisés adoptent d'instinct la position couchée pour le départ et s'en tirent avec une perte de connaissance de quelques minutes. Seul un des chiens de l'expédition ne survivra pas à ses blessures.

Si Jules Verne a entièrement ignoré la fusée comme moteur principal dans son voyage astronautique, il a pourtant prévu l'emploi de rétrofusées destinées à amortir la descente sur la Lune. Vingt fusées d'un pied et demi de long, chargées à poudre, peuvent s'adapter à la paroi inférieure de l'obus. Ce sont elles qui provoqueront le dénouement. L'alunissage n'ayant pu avoir lieu parce que la vitesse restante était trop faible au moment du pas­sage au point neutre, le projectile tend à se satelliser autour de la Lune. Après une révolution complète, les rétrofusées sont employées pour provoquer la chute sur la Lune et provoquent en réalité la chute sur la Terre. La seconde traversée de l'atmos­phère se fait sans plus de dommage que la première, le projectile tombe par chance dans la mer et surnage.

M. R. Lévy et H. Moureu ont porté un jugement critique intéressant dans un ouvrage sur l'astronautique qu'ils ont publié en 1964 : « Très exactement calculé, le canon de Jules Verne pou­vait théoriquement faire atteindre à l'obus la vitesse d'évasion. Par contre, les deux autres obstacles auraient réagi violemment. L'air attaqué de front à une semblable vitesse aurait constitué un véritable mur contre lequel l'obus se serait fracassé, sans parler de l'échauffement qui aurait sans doute entraîné sa fusion. Quant aux malheureux passagers soumis en une fraction de seconde à une formidable accélération (de l'ordre de 30 000 fois celle de la pesanteur), ils auraient été réduits en bouillie. Cette offensive brutale était vouée à l'échec, et seule une attaque plus souple peut permettre de vaincre simultanément toutes les difficultés. Les conditions de réussite peuvent être définies comme suit : vitesse réduite dans les basses couches de l'atmosphère pour limiter le freinage de l'air et l'échauffement qui l'accompagne : accélération progressive par paliers humainement supportables jusqu'aux hautes altitudes à partir desquelles, bénéficiant de la raréfaction de l'air et de la diminution de l'attraction terrestre, il sera possible d'atteindre les grandes vitesses nécessaires à l'évasion. Seule la

fusée apparaît alors... comme le système susceptible de satisfaire à ces conditions. »

La Chasse au météore a été publiée trois ans après la mort de l'auteur, en 1908. Le point de départ du récit est la découverte d'un météore satellisé autour de la Terre selon une trajectoire nord-sud, et gravitant à l'altitude de 400 km à une vitesse de 6 967 m/s, de sorte qu'il fait sa révolution en 1 h 41min 41 s 93/100 ! Il s'avère bientôt que le bolide est en or. C'est une sphère de 110 m de diamètre, et donc d'un volume de 696 000 m 3 environ ; mais il ne pèse que 1 867 000 tonnes, le trei­zième du poids que la densité de l'or assigne à son volume : « Vraisemblablement, le métal constituant le noyau s'y trouve à l'état pulvérulent, le noyau étant... d'une texture poreuse analo­gue à celle d'une éponge. » Tel qu'il est, la valeur de ce météore peut être estimée à 5 788 milliards de francs-or.

Seul Zépliirin Xirdal, savant génial et farfelu, sera en mesure de provoquer la chute du météore ; mais il n'agit que par pure curiosité et lorsqu'il prend conscience des désordres provo­qués dans le monde par l'arrivée de cette masse d'or, il la rejette dans l'océan. Spongieux, comme on l'a vu, et encore incandes­cent, le bolide explose au contact de l'eau et il n'en reste pas trace.

Ce qui nous intéresse est évidemment de connaître les moyens d'action dont dispose Xirdal. L'auteur nous donne à ce propos d'assez verbeuses explications dans lesquelles je crois reconnaître le style de son fils Michel. Essayons d'en retenir l'es­sentiel.

Selon la théorie prêtée à Xirdal, l'univers ne subsiste que grâce à des échanges perpétuels entre matière et énergie. « Tout se perd et tout se crée, la substance éternellement détruite se recompose éternellement. Chacun de ses changements d'état s'accompagne d'un rayonnement d'énergie et d'une destruction de substance correspondante. » Une énorme quantité d'énergie est enclose dans une parcelle impondérable de matière.

Pour mettre en œuvre l'énergie en un point détenniné, il suffit de lui ouvrir un passage en écartant devant elle tout ce qui est substance et matière. Xirdal obtient ce résultat au moyen d'un rayonnement qu'il a découvert et dont la caractéristique princi­pale est la « neutralité ». Comme il s'agit de créer une sorte de canal vide, l'auteur imagine que ce « courant neutre » est suscep­tible de se propager en hélice. Le courant neutre hélicoïdal « a la propriété de repousser avec violence tout corps matériel venu à son contact. L'ensemble de ses spires constitue un cylindre creux d'où l'air, comme toute autre matière, est chassé, si bien que dans l'intérieur de ce cylindre il n'y a rien... Cet endroit unique où règne le vide absolu, c'est un exutoire par lequel s'échappe en vagues pressées l'indestructible énergie que le globe terrestre retient prisonnière et condensée dans les lourdes mailles de sa substance ».

Xirdal braque donc son générateur de courants neutres en direction du météore devant une fenêtre ouverte. Les effets répulsifs du faisceau rayonnant se manifestent aussitôt. « Des poussières tenues en suspension dans l'atmosphère... semblaient ne pouvoir franchir cette limite et tourbillonnaient avec violence comme heurtées contre un invisible obstacle... Ce cylindre de poussière persistait en dehors de l'air libre jusqu'au moment où il se perdait dans Péloignement. »

Mais le savant vient de s'absenter à l'improviste et sa femme de ménage perturbe l'expérience à son insu. « Comme elle passait devant le réflecteur métallique, une poussée irrésis­tible la fit choir sur le carreau. Le soir, en se déshabillant, elle eut la surprise de constater qu'une forte contusion, un superbe noir, illustrait sa hanche droite, ce qui lui parut fort étrange puisqu'elle était tombée sur la hanche gauche.» La femme de ménage

déplace ensuite par mégarde le réflecteur et ce dernier se trouve

orienté verticalement. Lorsque Xirdal rentre de voyage, il cons­

tate « dans le plafond et au-dessus du plafond, dans le toit, un

petit trou situé exactement dans Taxe du réflecteur métallique... ;

ce trou gros comme un crayon avait les bords aussi nets que s'il

eut été découpé à Pemporte-pièce ».

Pendant ce temps, le météore exécute bien entendu dans le

ciel une étrange danse de Saint-Guy ; puis tout rentre dans

l'ordre et la chute a lieu comme prévu dans un terrain que Xirdal

a fait acheter au Groenland.

La fin du XIX e siècle et le début du X X e ont assisté, on le sait,

à la naissance de la physique contemporaine. Prenons quelques

points de repère. 1887 est l'année de l'expérience de Michelson et

Morley ; elle est aussi celle où Hertz constate qu'une plaque de

zinc exposée aux rayons ultraviolets acquiert une charge posi­

tive. En 1888, le même Hertz découvre les ondes électromagné­

tiques qui ont immortalisé son nom. Cinq ans plus tard, en 1893,

Fitzgerald et Lorentz avancent leur fameuse théorie d'une

contraction destinée à sauver l'hypothèse de l'éther. En 1895,

Rontgen découvre les rayons X . La même année, J . J . Thomson

commence à Cambridge trois ans de travaux avec son assistant

Rutherford, ce qui amènera à définir les rayons alpha, bêta et

gamma. En 1896, Marconi réalise les premières transmissions

par radio, tandis que Becquerel constate la radioactivité de l'ura­

nium. En 1897, J . J . Thomson mesure la masse et la charge de

l'électron. En 1898, Pierre et Marie Curie découvrent le polo-

nium et le radium, cependant que Thomson avance la première

hypothèse moderne sur la structure de l'atome ; c'est le « cake

aux raisins », charge positive diffuse contenant des charges néga­

tives ponctuelles. De 1898 à 1907, Rutherford poursuit ses tra­

vaux à McGill au Canada, il élucide la nature des particules alpha

et explique, en 1902 avec Soddy, la radioactivité du radium par

une suite de transmutations libérant de l'énergie. En 1899, à pro­

pos du rayonnement du corps, Planck introduit sa constante et

avec elle débute la théorie des quanta. En 1900, Lenard explique

l'effet photoélectrique constaté treize ans plus tôt par une expul­

sion de charges négatives. 1905 est l'année des travaux fonda­

mentaux d'Einstein ; d'une part sur les quanta de lumière, s'ap-

puyant sur les travaux de Planck qui le conduisent à la notion du

photon ; d'autre part, à propos de l'électrodynamique des corps

en mouvement, il formule les notions de la relativité restreinte,

relativité du temps et de l'espace, et équivalence de la masse et de

l'énergie. En 1908, Rutherford à Manchester poursuit ses tra­

vaux avec Geiger qui crée le compteur à scintillations ; en 1911,

l'observation des collisions de particules alpha avec l'atome le

conduit à admettre que dans ce dernier la charge positive est

concentrée au centre conformément à l'hypothèse émise par Jean

Perrin dès 1901 ; enfin, en 1913, Bohr donne la théorie de

l'atome d'hydrogène comme système planétaire.

L'essentiel du travail théorique a donc été l'œuvre de

savants anglo-saxons et allemands. En lisant La Chasse au

météore, on a l'impression que Jules Verne s'est certes intéressé à

Le Nautilus, premier bateau sous-marin construit par l'ingénieur américain Fulton, évoluant en rade de Brest le 3 juin 1801. 1. Le Nautilus naviguant entre deux eaux. 2. Le Nautilus voguant voile dehors à la surface. 3. Coupe schématique du Nautilus. Extrait de La Nature, 1901.

ce nouveau courant de recherches et de découvertes, mais il semble plutôt l'avoir connu à travers les publications d'un curieux polygraphe de l'époque, le directeur de la Bibliothèque de philosophie scientifique, Gustave Le Bon.

Ce dernier poursuivait des recherches un peu fantaisistes dans un laboratoire personnel, mais publiait ses résultats dans les Comptes rendus et dans la Revue scientifique. Dès 1896, on le voit s'occuper de ce qu'il appelait la « lumière noire », c'est-à-dire toute espèce de rayonnement non visible. En 1900, il parvient à la notion de la variabilité des espèces chimiques ; en 1902, il parle d'énergie atomique ; en 1904, de matérialisation de l'énergie et de dématérialisation de la matière. En fin de compte, il publiera en 1908, l'année même de La Chasse au météore, un ouvrage sur « l'évolution de la matière » qui porte l'épigraphe « Rien ne se crée. Tout se perd ». Cela est si proche du « Tout se perd et tout se crée » de Zéphirin Xirdal, que cette similitude ne doit pas être le fruit du hasard.

Mais la physique de Gustave Le Bon ne dépasse guère le niveau du qualitatif, ce qui l'empêche de prendre réellement place parmi les constructeurs de la science contemporaine. Un exemple suffira à en donner une idée. Pour l'équivalence masse-énergie, il admet la formule E = 1/2 m 0C

2, calquée sur celle de l'énergie cinétique ; cela en supposant que toute matière est sus­ceptible d'éjecter la totalité de sa propre masse à la vitesse de la lumière. Néanmoins, Le Bon revendique avec énergie la priorité de la conception, et peut-être lui appartient-elle réellement ; les situations respectives de Le Bon et d'Einstein pourraient être comparées à celles de Hooke et de Newton.

En revanche, pour autant que nous le sachions — on ne saurait prétendre avoir assimilé à fond l'abondante production écrite de Gustave Le Bon — l'idée du « courant neutre » n'appar­tient pas à ce dernier. C'est un pressentiment étrange que de faire intervenir en 1908 la notion de neutralité dans un dispositif des­tiné à libérer de l'énergie existant à l'état latent dans la matière. Certes, il y a loin de là au neutron : on sait qu'il faudra attendre 1920 pour que Harkins, puis Rutherford lui-même prévoient son existence, et ce n'est qu'en 1932 que Chadwick le décou­vrira. Néanmoins, l'idée est déjà présente de quelque chose de neutre qui, du fait même de sa neutralité, est susceptible de déjouer toute barrière de potentiel. Il serait intéressant de suivre en détail les traces du développement d'un tel concept.

En conclusion, on peut reprendre l'ensemble des prophé­ties de Jules Verne évoquées ici pour voir dans quelle mesure elles se sont réalisées ou non.

Recensons d'abord un certain nombre de vues erronées. Ce sera avant tout, selon nous, la croyance à la possibilité de piles et accus surpuissants applicables non seulement à l'automobile, ce qui a eu lieu dans une faible mesure, mais au sous-marin et au plus lourd que l'air. En deuxième lieu vient le refus du moteur à combustion interne pour la locomotion aérienne et pour les véhicules routiers. On peut recenser ensuite un peu au hasard : l'emploi de la thermoélectricité comme source d'énergie ; l'élec-trolyse de l'eau destinée à fournir un combustible ; l'emploi d'un aérostat réglable en hauteur par variation de la température ; enfin, en astronautique, l'emploi du canon au lieu de la fusée et, avec des excuses, puisqu'il semble s'agir d'un propos délibéré, la sous-estimation de la résistance de l'air et de l'accélération au départ.

Voyons maintenant le côté positif de ce bilan. Il est de taille. Si l'énergie thermique des mers n'est pas encore devenue une réalité, elle a du moins fait l'objet d'essais sérieux. Les moteurs électriques de grande puissance existent depuis bientôt cent ans et Jules Verne ici a donc fait une prévision à court terme quand il

en plaçait dans le Nautïlus. Le sous-marin lui-même a été réalisé vers la fin du XIX e siècle comme on l'a vu. Pour ce qui est de la locomotion aérienne, le plus lourd que l'air a triomphé, comme l'auteur l'a expressément indiqué. Quant à l'hélicoptère, il existe, mais n'est pas devenu un moyen de transport privilégié ; on sait cependant quels services il peut rendre. Enfin, les données de la mécanique céleste sont aujourd'hui appliquées aux voyages dans l'espace, ce qui fait le fond de l'anticipation de Jules Verne sur ce sujet. Le voyage dans la Lune lui-même a eu Keu en 1969 ; on a dépassé les prévisions de notre auteur, puisque l'homme a réussi à poser le pied sur la surface de notre satellite. Ce voyage s'est effectué à partir d'une base de départ située non loin de là où Jules Verne avait placé la sienne. Enfin, les progrès de la physique contemporaine ont fait une réalité de la libération de l'énergie condensée dans la matière sous forme de masse.

Nous serions tentés de terminer en disant ceci. A côté des vues pénétrantes qu'on vient de rappeler, il est évident que Jules Verne s'est maintes fois trompé sur les problèmes relatifs à l'énergie. Cela nous semble prouver combien ces problèmes sont délicats puisqu'un homme aussi fin a pu s'égarer sur eux et combien, au XX e siècle comme au XIX e siècle, il est nécessaire d'en faire l'objet des méditations les plus attentives.

Note

1. Ce texte a été présenté dans le cadre du colloque « Jules Verne et l'inno­vation», organisé par l'ANVAR sur l'initiative de Christian Marbach, le 6 juin 1984 au Forum des Halles.