judith schlanger metaforas texto

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CONNAISSANCE ET METAPHORE Judith SCHLANGER REsUME: Cette etude consaeree It la dimension heuristique des metaphores cherche It comprendre Ie role qu'elles jouent dans l'activite generale de la pensee, Le role des metaphores est particulierement visible It l'etat naissant de la pensee connaissante, au point oa son exploration trouve dans l'etoffe du langage les moyens de conceptualiser Ie nouveau. L'exemple de Savigny, de Bacon et de Kant montre comment l'intuition metaphorique et la reprise culturelle des schemes meta- phoriques ont une fonction intellectuelle feconde. MOTS ctss : pensee, connaissance, heuristique, metephores. SUMMARY: This paper deals with the heuristic dimension of metaphors and their role within thought and knowledge. The function of metaphors is especially salient at the moment of birth, when language enables thought to grasp and conceptualize a new territory. Savigny, Bacon, Kant illustrate the fruitful intellectual and cogni- tive function of metaphorical intuition, as well as of the cultural retention and replay of some important metaphorical figures and schemes. KEYWORDs: thought, knowledge, heuristics, metaphors. Revue de synthese : 4· S. N" 4, oct-dec, 1995, p. 579-592.

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  • CONNAISSANCE ET METAPHOREJudith SCHLANGER

    REsUME: Cette etude consaeree It la dimension heuristique des metaphorescherche It comprendre Ie role qu'elles jouentdans l'activite generale de la pensee,Le role des metaphores est particulierement visible It l'etat naissant de la penseeconnaissante, au point oa son exploration trouve dans l'etoffe du langage lesmoyens de conceptualiser Ie nouveau. L'exemple de Savigny, de Bacon et de Kantmontre comment l'intuition metaphorique et la reprise culturelle des schemes meta-phoriques ont une fonction intellectuelle feconde.

    MOTS ctss : pensee, connaissance, heuristique, metephores.

    SUMMARY: This paperdeals with the heuristic dimension of metaphors and theirrole within thought andknowledge. Thefunction of metaphors is especially salientat the moment of birth, when language enables thought to grasp and conceptualizea new territory. Savigny, Bacon, Kant illustrate thefruitful intellectual and cogni-tive function of metaphorical intuition, as well as of the cultural retention andreplay of some important metaphorical figures and schemes.

    KEYWORDs: thought, knowledge, heuristics, metaphors.

    Revue de synthese : 4 S. N" 4, oct-dec, 1995, p. 579-592.

  • 580 REVUE DE SYNTHEsE : 4' S. N" 4, OCTOBRE.DECEMBRE 1995

    ZUSAMMENFASSUNG : In diesem Artikelgehtes um die heuristische Dimension vonMetaphern undumderen Rollebeim Denken undErkennen. DieRolle derMetaphererweist sich vor allem am Anfang des erkennenden Denkens, wenn das Denkendurch die Sprache in die Loge versetzt wird, neue BegrijJe zu entwickeln. Am Bei-spiel von Savigny, Bacon und Kant wirdgezeigt, wiefruchtbar die metaphorischeIntuition unddas in der kulturellen Entwicklung feststellbare Weiterbestehen meta-phorischer Formen im Erkenntnisprozefi ist.

    STiCHWORTER : Gedanke, Erkenmnis, Heuristik, Metaphern.

    JudithScHLANGER, neeen 1936, enseigne It l'Universite hebraique de Jerusalem. Ellea publieen France de nombreux Iivres sur la pensee connaissante, son langage, son invention et samemoire.

    Adresse: The Hebrew University of Jerusalem, Faculty of Humanities, Mount Scopus,Jerusalem, Israel.

  • J. SCHLANGER: CONNAISSANCE ET METAPHORE 581

    Les metaphores remplissent plusieurs sortes de fonctions intellectuellespar rapport au raisonnement : des fonctions argumentatives, mais aussi desfonctions directement cognitives. Les fonctions ideologiques et polemiquessont particulierement voyantes. Le langage socio-politique des publicistesd'il y a un siecle en est un bon exemple, ce langage qui reprend la vieillemetaphore classique de la reflexion politique, la metaphore du corps poli-tique objet de I'attention quasi medicale des gouvemants, a la lumiere durecent discours pastorien. Lorsqu'on analysece a quoi on s'oppose commeune maladie du pays ou de l'Etat, lorsqu'on decrit I'obstacle ou I'adver-saire comme un cancer,une gangrene,une infection, comme une pourriturelocale qu'il faut amputerou un desordre organique general qu'il faut regu-ler, qu'espere-t-on gagner? On espere entrainer l'adhesion intuitive dupublicet mobiliserson desir polemiqued'intervention. On se placedans unchamp verbal et intuitif a la fois traditionnel et actuel, qui parait fonder Iedebar, et que Ie debat enrlchit.

    Ces fonctions ideologiques, dont je n'ai evoque ici qu'un exemple, sontextremement importantes, mais elles n'epuisent pas la dimension intellec-tuelle du metaphorique, Les metaphores sont aussi des sources d'enoncesqui permettent d'avancer dans la pensee, de commencer a parler de cequ'on ne connait pas encore, et d'ouvrir par la meme un nouvel espace dediction, d'exploration et d'interpretation.

    Commentcomprendre que des metaphores jouent un role dans l'avanceede la connaissance, et que des deplacements de langage contribuent aI'invention intellectuelle? J'explorerai ici cette dimension heuristique desmetaphores.

    LA PENS~E CONNAISSANTE

    Soit des notions ou des constellations de notions deplacees hots de leurterrain d'origine et employees ailleurs, dans un autre champ de pertinence.De tels transferts ne sont pas rares : ils sont, au contraire, un accompagne-ment mobile mais abondant de la reflexion. Leur demultiplication memefait d'eux un phenomene important de la connaissance active. Le paysagegeneral de ces transferts metaphoriques apparait mieux si I'on considerel'activite de connaissance en termes tres larges, c'est-a-dire si, au lieu depenser a des categories disciplinaires ou meme a des categories englo-bantes comme la science ou la philosophie, on s'interroge sur la penseeconnaissante en general.

  • 582 REVUE DE SYNTHEsE : 4' S. N" 4, OCfOBRE-DEcEMBRE 1995

    Pour caracteriser (rapidement) cette activite generate de pensee, onnotera tout d'abord que c'est une pensee liee au Iangage. II est vrai quetoute une polemique s' est developpee sur ce. point depuis un bon siecle :existe-t-il une pensee symbolique abstraite hors Iangage? Qui, a-t-on ditquelquefois, soit en insistant sur I'intellect mathematique et musical, soiten placant au centre I'intellect plastique et spatial. Je propose de contoumerici cette discussion, pour considerer avant tout l'intellect conceptuel etdone verbal. Meme s'il n'est pas Ie seul It chercher et It gagner Ie savoir, iln'en est pas moins considerable, puisqu'il est comme Ie nom premier del'intelligence. L'intellect langagier, celui qui cherche a s'orienter dans laconnaissance d'une facon discursive, englobe ala fois les speculations lesplus abstraites et la masse de la pensee commune; il se rapporte a la pointeagile de la conscience vive comme It la memoire scolaire ou profes-sionnelle des efforts depenses: il est la premiere evidence de la reflexion :on reflechit dans Ie Iangage, avec lui, a travers lui.

    La pensee connaissante apparait done comme un territoire immense, tresriche en productions particulierement complexes, en raisonnements, en dis-COUTS, en exposes d'idees oil positions et propositions se developpent ets'argumentent. On retrouve ici le champ de la communication rationnelle etde l'argumentation, ce champ explore par Charm Perelman I; et on percoitaussi comment il est possible que Ies phenomenes metaphoriques, qui sontpar excellence d'ordre verbal, jouent un role proprement intellectuel dansI'entreprise de connaitre.

    Par Ie langage, la pensee connaissante abstraite, theoricienne, profes-sionnelle, reste reliee a l'intellection commune et a l'intelligence courante.Assurement, la pensee abstraite est une pensee separee qui se gagne unregime It part; elle se degage du substrat commun et elle en sort. Mais cedont elle est sortie, elle ne l'a pas radicalement quitte, pour la raison simpleque le penseur, lui, n'est pas radicalement coupe de la personne vivante etbanale qu'il est aussi la plupart du temps.

    Cet ancrage de l'intellect abstrait dans l'intelligence commune est parti-culierement important au moment de la naissance de la pensee. Ici concep-tion et conceptualisation vont de pair, tout comme initiation et reprise, fon-dation et transformation. Tout se passe comme si Ie moment de lanaissance avait un regime special qui eclaire a sa facon tout Ie phenomenede la pensee. La pensee abstraite emerge de son substrat psychique, de ceque Bachelard nommait l'homme nocturne ou I'homme pensif, celui quireve devant un feu et se laisse bercer dans I'autobus. Et la pensee profes-sionnelle emerge de son substrat culturel et de sa memoire. Memoire

    1. Chai'm PERELMAN et Lucie OLBRECHTS-TYTECA, Traite de ['argumentation, S' ed.,Bruxelles, Editions de l'universite de Bruxelles, 1988.

  • J. SCHLANGER: CONNAISSANCE ET METAPHORE 583

    confuse, plurielle et riche : nous savons (mal) beaucoup de choses, nouscirculons dans beaucoup de domaines, nous avons des ressources que nousne nous sentons pas posseder, nous sommes plus riches, plus souples,moins rigoureux que nous ne pensons.

    Si on regarde la pensee connaissante a I'etat naissant, en observant, parexemple, les episodes celebres et les cas canoniques auxquels se plait l'his-toire des sciences, on percoit combien Ie discours abstrait trouve de res-sources dans la parole culturelle dont il est en train de s' abstraire. L'abstraitse degage du culturel et s' en nourrit, en retenant les schemes et les notionsmetaphoriques dont il a besoin pour avancer. Or cet etat naissant n'est passeulement un stade initial traverse une fois pour toutes. Plus ou moins pro-nonce, plus ou moins mele, il ne cesse pas d'accompagner l'activite intel-lectuelle de connaissance : il est son etat instable et sa fecondite,

    Sa fecondite, au sens ou, pour la reflexion, voir et dire se confondent.Pour commencer, pour avancer, pour penser, la pensee connaissante doitbaliser et anticiper. Pour concevoir un point de vue different, une questionneuve, un sujet de recherche inedit, voire l'emplacement d'une nouvellediscipline, la pensee I' apprehende en commencant par en parler: ellenomme ce qui n'existe pas encore, elle designe ce qui n'est pas encoreconnaissable, et d'une certaine facon elle Ie caracterise, pour accrocher aquelques categories descriptives ses premieres promesses d' explication 2.

    En ce point, I'exploration est purement declarative, au sens ou nommerrevient a prendre possession de la suite possible. Ce qui se trouve enonce,meme tres provisoirement et tees approximativement, est deja sorti deI'impensable. Stagflation, New Frontier, atomes, chaos: ces poteaux nepeuvent pas tenir tels quels. lis appellent un travail indispensable : celui deI'elaboration de la reflexion et de l' epreuve du reel. Les rubriques nepeuvent pas subsister dans leur premiere fragilite intuitive et verbale; maissans les tennes qui ont pose leur premiere esquisse, comment la pre-occupation prendrait-elle forme, comment la notion commencerait-elle aexister?

    Certes, Ie rapport entre Ie vocable et Ie savoir n'est pas toujours lememe, loin de la: ne serait-ce que parce que la designation ne fait pas Iesavoir, les premieres problematiques peuvent s'effondrer en route et, detoute facon, dans I'ensemble de ce qui est propose, tout ne tient pas, nesubsiste pas et ne reussit pas. II est clair qu'il ne suffit pas de planter undrapeau. Cependant (on Ie voit bien a tous les niveaux, du journalistique autheorique), la conceptualisation est liee ala diction, et demande d'entree dejeu des schemes verbaux, des avancees discursives, qui donnent forme etdirection a l'intuition.

    2. Judith SCHLANGER, PenserLa bouchepleine, Paris, Fayard, 1983, p. 13-23; ID., L'lnven-tion intellectuelle, Paris, Fayard, 1983, p. 181-206.

  • 584 REVUE DE SYNTIIESE : 4' S. N" 4, ocroBRE-DEcEMBRE 1995

    Autant ces schemes verbaux sont necessaires a la communication,puisqu'ils permettent de fixer et d'orienter l'attention, autant its sontd'abord necessaires a cette communication de soi a soi qui est la reflexionmeme et I'exercice du jugement. L'anticipation heuristique gagne I'altenteet la rend pensable en la placant dans Ie jeu du sens, qui est aussi le tissu dulangage. Pour que la pensee inventive soit a la fois comprehensible pourelle-meme et communicable, la parole inventive doit etre referee. Peuimporte en ce point si elle cherche a enrichir et a moduler son cadreconceptuel ou si elle entend fonder un cadre notionnel neuf; si elle entendpoursuivre ou commencer: dans tous les cas, Ie langage demande ala foisla connexion et I'ecart, l'alterite dans l'identite ; ou encore, pour reprendreles categories de la Rhetoriqued'Aristote, Ie plaisir de la surprise et Ie plai-sir des reperes.

    Mais ce que Ie langage demande, par lui-meme it Ie procure. C'est Ieplein du langage intellectuel-culturel qui donne, dans son etoffe, lesmoyens de conceptualiser par deplacements, transferts, emprunts; en trans-posant, en appliquant, en detoumant, en reprenant, etc.; et done en meta-phorisant des representations et des enonces qui existent deja ailleurs ,

    SAVIGNY, BACON, KANT

    Ces transferts sont de types divers. Certains peuvent etre reperes d'undomaine a un autre, et par exemple du biologique au juridique, commec'est Ie cas lorsque Savigny definit et decrit Ie droit a partir de l'idee del'organisme du droit (modele qu'il revendique au depart, comme horizonde recherche, mais dont it ne fera plus usage dans la suite de son travailprecis d'historien du droit ').

    Savigny entend definir le droit comme realite historique, institutionnelleet culturelle : et illui suffit de suivre une grande evidence d'epoque pourposer Ie droit comme un corps dont I'organisation, la logique, le moded'existence et la portee sont dessines dans la notion d'organisme, qui estalors la grande reference cognitive et Ie type de I'explicateur rationnel.Autrement dit, Savigny recourt aun langage dominant qui fait autorite dansl'ordre du savoir, un langage qui peut donner consistance et legitimite a sonpropos.

    Au niveau de l'expose, la reference a I'organisme appuie toute une the-matique; cette reference conforte de son autorite I'idee que la vie du droit,

    3. Friedrich VON SAVIGNY, Vom Beruf unserer Zeit fiir Gesetzgebung und Rechtswissen-schaft, Heidelberg, 1814, notamment p. 8-14.

  • 1. SCHLANGER: CONNAISSANCE ET METAPHORE 585

    au meme titre que la langue, la litterature et les mceurs, exprime la vie d'unpeuple et la personnalite nationale. Les avantages de cette reference intui-tive sont clairs : l'organique permet de penser le juridique dans ses cohe-sions et ses variations, dans ce qu'il a d'identique a lui-meme et de dif-ferent selon les lieux et les temps. Le langage de la totalite organique sertaussi de discours de legitimation cognitive, au sens ou il pose I' objet traitecomme un type d'objet eminemment traitable. Et ce langage fonde, pense-t-on, la these de la preeminence du droit positif sur le droit naturel, puisquele droit positif est la seule realite socio-historique concrete. Ce sont done ala fois des avantages conceptuels, epistemiques et partisans 4.

    Inversement, la pensee scientifique et philosophique integre un bonnombre de metaphores juridiques, ponctuelles ou globales. Bacon et Kant,notamment, placent des jeux d'images juridiques au centre de la descrip-tion de l'activite scientifique, ou encore au centre de la reflexion philo-sophique sur le savoir scientifique.

    La reflexion de Bacon s'attache longuement au statut du savant et a sesimages de role, Dans l'utopie de la Nouvelle Atlantide, le savant fait figurede notable institutionnel. En ce sens, le savant est l'heritier des vieux revesde role du philosophe : comme il est devenu le guide capable de multiplierla puissance du prince, il est aussi de ce fait celui qui touche au pouvoir, leconseiller du prince. Mais le statut du savant, chez Bacon, est a la fois tra-ditionnel et futuriste. 11 dispose de conditions de recherches ideales dans laMaison de Salomon, cette institution collective merveilleusement equipeedont les membres sont des dignitaires puissants et honores. On voit d'ail-leurs un seigneur de la science passer dans la rue dans un apparat somp-tueux. C'est un chercheur privilegie et un prince.

    Ce qui nous est montre ne correspond bien sur en rien a la realite scienti-fique du premier quart du xvn" siecle, C'est deja le reve de la sciencecomme suprascience, liee au pouvoir et au prestige du pouvoir - procheaussi des themes symboliques de son quasi-contemporain Prospero. Puis-que la science est promesse de puissance, le savant est deja pose commeune figure d'autorite,

    Dans le Nouvel Organon, et plus particulierement dans le chapitre surl'induction, Bacon presente cette figure d'autorite et de decision comme unjuge. Un juge qui est la cle de la situation, certes, mais un juge dont l'acti-vite judiciaire est vraiment surprenante, car il est le seul sujet, et done leseul point de vue et le seul agent. Ce n'est pas un juge a qui on s'adressepour resoudre des drames ou des differends ; il n' a pas pour fonction derepondre a des problemes qu'on se pose et qu'on lui pose. Au contraire,c'est lui qui suscite les problemes, car il a l'entiere initiative des cas.

    4. J. SCHLANGER, Les Meraphores de l' organisme, Paris, L'Harmattan, 1995, p. 11-36, 133-140,219-225,255-262.

  • 586 REVUE DE SYNTIIEsE: 4' S. N" 4. OCTOBRE-DECEMBRE 1995

    Toute son activite experimentale diffuse a pour objet d'engendrer destemoignages en tout sens. II est occupe en permanence a mettre sur pieddes experiences pour initier des temoignages et forcer les temoins acompa-raitre devant lui. Ce qui revient a dire qu'il interfere sans cesse avec Iederoulement naturel; it tourmente la nature et trouble Ie jeu de ses don-nees; it abime, dechire, ampute, violente les donnees pour les forcer apor-ter temoignage et extraire leur aveu. En fait, it passe son temps atorturerles donnees naturelles qu'il transforme ainsi en temoins. Les experiencesmultiplient les crissements et les gemissements de la nature et Ie bavardagede sa souffrance. Le juge-inquisiteur, lui, est aI'ecoute du bruit pertinent:it recherche l'aveu qui livre et l'information qui eclaire.

    La coupure baconienne entre recensio et judicium, entre la collecte desfaits et leur interpretation, entre la donnee et Ie jugement, I' experimentationet la theorisation, cette coupure signifie ici que les experiences ne sont pasguidees par une hypothese prealable. Elles se font en l'air, au hasard, pourtroubler, pour deranger, pour voir. En principe, Ie juge baconien n'a pas depreconceptions et d'hypotheses directrices; c'est pourquoi ses gainsrestentdisparates et it ne peut pas clore ses dossiers.

    Ce juge despotique est proche de la grande chasse aux sorcieres quiaccompagne, pendant la premiere moitie du xvn" siecle, la naissance de lascience. C'est alors que s'elabore, autour de la torture des sorcieres, touteune ethnographie du demoniaque. Ce pseudo-savoir fantastique, obtenu pardes methodes modemes et rigoureuses , tous les aveux sous la tor-ture viennent Ie confirmer et I'elaborer, Le juge baconien, lui aussi, assumel'initiative de l'enquete, la charge methodologique de sa conduite, et lareconstitution du sens. II mene une enquete indeterminee, ouverte, violente,qui a pour objet general la recherche de la verite apartir de I'etablissementdes faits particuliers. Du reste, cette enquste perpetuelle n'aboutit pas aunproces, II n'y a d'ailleurs pas de jugement: Ie juge est actif et meme agres-sif, mais it est muet. C'est un juge qui ne connait pas la loi, puisque la loiest cachee et dispersee dans la nature. II veut la decouvrir, c'est Ie but detous ses efforts, et c'est la nature martyrisee qu'il espere obliger alivrer saloi.

    On sait que cette image judiciaire approximative et meme impropre ajoue un role historique tees important dans la formation de l'ethos scienti-fique. Pour que la metaphore reussisse, it n'etait pas necessaire qu'elle pro-pose une maquette conceptuelle exacte. Pour qu'elle passe au cceur des atti-tudes epistemiques pendant plusieurs siecles, 'il n'etait pas necessairequ'elle decrive convenablement Ie juge qui lui sert de modele, ni d'ailleursIe savant qu'elle invente. Une certaine impropriete n'empeche pas l'imaged'etre porteuse. II a suffi que la metaphore judiciaire propose aun typenouveau d'activite professionnelle une forme plausible et une image derole flatteuse.

  • 1. SCHLANGER: CONNAISSANCE ET METAPHORE 587

    C'est une autre fonction que remplissent les images economiques dusucces ou de I'insucces epistemique, qui sont si voyantes dans la Critiquede la raison pure. Ces images sont diffuses, mais particulierement densesau niveau de la preface, la ou Kant, pour decrire la situation actuelle dusavoir et Ie drame auquel va repondre la resolution critique, presente Iemalheur de la metaphysique par rapport aux autres disciplines. La meta-physique est une reine errante et dechue, malheureuse parmi les autres acti-vires intellectuelles parce qu'elle n'a plus desormais de lieu ni de juridic-tion qui lui soient propres. Elle se retrouve sans domaine, c'est-A-dire sansterritoire et sans propriete: son grand malheur est qu'elle n'a plus de patri-moine Agerer, et qu'elle a perdu la securite d'une possession, d'une auto-rite et d'une activite legitimes.

    Son malheur et son desir sont caracterises avec beaucoup de force entermes de possession et de juridiction. Et si ce langage d'allure juridiqueest particulierement dense en ce point, il n' abandonne jamais Kant, quidecrit volontiers I'ideal epistemologique comme la saine gestion qui ferafructifier un patrimoine legitime. Comme on I' a souvent note, ces termesjuridico-economiques recouvrent des notions de pere de famille bourgeois.Autrement dit, ces images viennent du droit pour autant que Ie droit faitpartie de la societe, de sa realite et de son univers mental; elles ne viennentpas de la philosophie du droit.

    Kant expose la resolution critique du drame initial Atravers l'image dutribunal de la raison. Est-ce Adire que la raison se retrouve ici dans Ie roledu juge? Au premier abord il semble que oui: on est invite Apenser qu'ils'agit d'un proces, puisque les parties en conflit (les positions philo-sophiques divergentes) demandent un verdict qui les departage et que cha-cun des candidats espere obtenir I' approbation et l'appui du tribunal. Deuxhypotheses scientifiques sont en competition, deux options symetriques,deux programmes de travail concurrents; Ala raison professionnelle d'exa-miner les arguments, de juger, et de departager les concurrents pour n'enretenir qu'un : c'etait aussi la position de Lakatos.

    En fait, Ie tribunal kantien attentif au plaidoyer des deux points de vueopposes est surtout riche d'echos scolaires. II reprend la mise en 'scene dela disputatio medievale, cette forme traditionnelle de I'enseignement supe-rieur ou les positions intellectuelles s'exposent oralement d'une maniereconflictuelle, sic et non, et c'est le jugement du public savant, guide par Iejugement du maitre, qui decidera et choisira.

    Plus encore, cette disputatio n'est pas seulement un grand souvenir fon-dateur, elle fait partie des projets pedagogiques les plus modemes de

  • 588 REVUE DE SYNTHESE : 4' S. N 4, ocrOBRE-DECEMBRE 1995

    I'Allemagne de la fin du XVIII siecle 5. On la retrouve, transposee, dans Iecelebre seminaire philologique, celui que Humboldt va instituer officielle-ment a I'universite de Berlin en 1808, mais qui etait deja pratiquee dansquelques universites (des 1787, il Yavait un seminaire philologique a l'uni-versite de Halle et un seminaire pedagogique a I'universite de Berlin), desorte que l'institution du seminaire apparait a la meme epoque que la Cri-tique. Institution que la France et l' Angleterre envieront longtemps al' Allemagne, pour l'integrer enfin comme Ie couronnement de l' enseigne-ment universitaire defini desormais, vers la fin du XIX siecle, comme unenseignement de recherche. Dans Ie seminaire philologique a l'allemande,les etudiants de recherche preparent et defendent des interpretations oppo-sees des memes textes classiques, soit a I'avance par ecrit, soit oralement,et toujours en latin. Le professeur ecoute leurs exposes contradictoires sansintervenir; a l'issue, en quelques mots, il opine, il decide, il tranche",

    Mais Kant mele aussi le theme du tribunal de la raison a celui de l'arenede la raison, autre theme medieval qui a des connotations tres differentes.Dans cette arene, la lutte intellectuelle devient un tournoi, ce qui lui donneune dimension ceremonielle et sportive: on se bat, c'est la guerre, mais laguerre ritualisee et euphorisee. C'est le jeu interminable ou les combattantsse relevent pour recommencer.

    Aquoi s'adjoint un autre echo medieval, celui de l'epreuve : Ie jugementde Dieu recompense le vainqueur legitime. Que le meilleur gagne! En fait,la raison critique, telle que la decrit Kant, remplit moins un role de jugequ'un role d'arbitre : sa fonction est de veiller aux conditions du champ, dedonner Ie depart du combat, d'en garantir la correction, d'en proclamerl'issue. En somme, la raison tient ici Ie role de l'Etat liberal, celui qui, pardefinition, garantit les conditions da champ et son bon fonctionnement,mais ne se mele pas des enjeux et n'intervient pas dans la lutte 7. C'est decette facon que Mirabeau, en 1791, voit dans l'Etat un pur arbitre enmatiere d'enseignement et de savoir:

    Tout homme a Ie droit d'enseigner ce qu'il sait, et memece qu'il ne sait pas[...] Enseigner est un genre de commerce: le vendeurs'efforce de faire valoirsa marchandise; l' acheteur la juge, et tache de l'obtenir au plus bas prix: Iepouvoirpublic, spectateur et garantdu marche, ne sauraity prendrepart [...] it

    5. R. Steven TURNER, Historicism, Kritik, and the Prussian Professorate, 1790 to 1840 ,in Philologie et Hermeneutique au xtx"steele. II, ed. par Mayotte BOLLACK et Heinz WISMANN,Gottingen, Vanderhoeck & Ruprecht, 1983, p.462-464.

    6. Victor COUSIN, Rapport sur l'lnstruction publique dans quelques pays de l'Allemagne,1831, (Euvres, Bruxelles, 1840-1841, t. III, p. 31-33 et 51-52.

    7. Wilhelm VON HUMBOLDT, Ideen zu einem Versuch die Grenzen der Wirksamkeit desStaats zu bestimmen, redige (mais non publie sous forme de livre) en 1791-1792.

  • J. SCHLANGER: CONNAISSANCE ET METAPHORE 589

    n'est III que pour les laisser tous agir librement, et pour les maintenir enpaix 8,

    La raison critique est un juge liberal qui a les memes obligations et lesmemes limites que I'Btat liberal.

    Ainsi la raison juge est devenue le juge professeur et le juge arbitre. Onpeut se demander pourquoi Kant a recours aces metaphores dont le pointest different et qui glissent l'une dans l'autre non sans flou. Il a probable-ment besoin de ce bouquet d'images pour gagner son propre point de vue,pour penser sa pensee et l'exposer. Ce ne sont pas la des metaphores quiont pour objet de decorer, d'omer, d'ajouter; des metaphores dont on pour-rait se passer et qu'on pourrait eliminer sans perte en formalisant le rai-sonnement. Elles ont pour fonction de porter et de nourrir une intuitionneuve, differente, qui a besoin de moyens et de formes pour commencer ase conceptualiser et done aussi a s'enoncer. Ce que Kant cherche a dire estassez deroutant, et sans doute pour lui-meme aussi. Il a besoin de reperesculturels pour rendre son propos plus facile, plus familier et done plus sai-sissable. Il n'est pas etonnant qu'un livre novateur comme la Critiquebaigne dans un enchevetrement d'allusions metaphoriques tantot voisines(avoir un bien propre a gerer, la raison comme le professeur du seminaireou comme l'Btat liberal), tantot archaiques (la joute et l'epreuve). Sansdoute faut-il parler avec du meme pour pouvoir penser du neuf et du dif-ferent.

    FECONDITE DU METAPHORIQUE

    Ces exemples choisis entre tant d'exemples possibles renvoient a laquestion plus generale du recours aux metaphores, On voit que la reflexioninventive s'organise volontiers autour de figures notionnelles qu'ellereprend pour son usage, et que la pensee qui se cherche a tres souventrecours a des images directrices empruntees a des noyaux de langage quiviennent d'ailleurs. C'est une demarche tout a fait courante et par la memeimportante.

    L'investissement metaphorique de ce qu'on entreprend de connaitre sup-pose avant tout que, quel que soit le probleme intellectuel qui nous absorbea un moment donne, il y ait toujours aussi un ailleurs , ou plutot des ailleurs , Par-dela la question qui est au centre de l'attention, beaucoup

    8. Bronislaw Bxczxo, Une Education pour la democratie. Textes et projets de l' epoquerevolutionnaire, Paris, Garnier, 1982, p. 73.

  • 590 REVUE DE SYNTHESE : 4
  • 1. SCHLANGER: CONNAISSANCE ET METAPHORE 591

    Et pourtant, l'intuition metaphorique joue un rOle decisif dans la forma-tion du discours de la connaissance. En balisant grossierement l' espace, Iemetaphorique fait surgir le champ comme tel, et done Ie rend nommable etabordable. C'est une premiere prise de possession. D'ailleurs, cette prisemetaphorique ne disparait pas comme un echafaudage qu'on retire desqu'on n'en a plus besoin. Comme ses categories intuitives ne sont pasneutres, elles orientent la suite en faconnant Ie relief du paysage et Ie cen-trage de I' attention.

    En outre, les nouvelles approches, les tournants, les reinterpretations encours de route, les progres theoriques, bref tout ce qui tient a l' avancee dela pensee et aux transformations d'une connaissance sans inertie et sansrepos, tous ces deplacements successifs n'echappent pas non plus au meta-phorique. Vision, demarche, modele, ou plus simplement image ou constel-lation de termes : dans l' activite de connaissance, les modifications sontpermanentes, qu'il s'agisse de renouvellements a grande echelle ou derajustements minimes. De sorte que la fonction heuristique du meta-phorique n'est pas simplement un premier echafaudage plutot vague, maistemporaire, que la suite, plus rigoureuse, oubliera. C'est tout au long de lavie theorique d'une discipline que l'intuition metaphorique renouvelle lapensee connaissante, en colorant les categories qu'elle apporte et qu'ellesoutient.

    On pourrait conclure en soulignant qu'il est souhaitable d'avoir desgouts intellectuels varies et beaucoup de curiosites et de champs d'interets,pour nourrir le virtuel, Ie surplus, le pluriel, et enrichir cet horizon culturelde la memoire qui est une des ressources de la creativite, Ce serait uneconclusion peu contestee, mais sans surprise: personne ne s'etonnera deI'idee qu'un esprit cultive a plus de chances d'etre fecond.

    Je prefere conclure en evoquant la contrepartie de la fecondite, qui est lerisque: le risque que court une nouvelle entreprise de pensee qui nait aI'ecart, dans la divergence, en proposant un cadre de pensee different pourdire quelque chose d'autre qui ne se trouve pas ailleurs. Ce risque est reel,car tout ce qui est enonce et propose n'est pas accepte. Non seulement toutn'est pas integre comme fecond, mais encore tout n'est pas recu commeraisonnable. II existe aussi une production d' idees qu'on appelle deviante ;celle-la est maintenue al'exterieur de la communaute scientifique et rejeteehors du champ de la raison.

    Or l' etat naissant de la reflexion, cette situation de la naissance prisedans son flou et ses imprudences, ne permet pas de reconnaitre sur-le-champ dans quel cas on se trouve, et de savoir si on est seul temporaire-ment parce qu'on est Ie premier afrayer one voie que l'adhesion generalerejoindra par la suite; ou si on est seul essentiellement, parce que ce qu'onpropose est juge trop etrange, et parait si clairement aberrant et sterile que

  • 592 REVUE DE SYNTHESE : 4' S. N 4, OCTOBRE-DECEMBRE 1995

    nul ne va Ie considerer ou Ie tester, Si bien que Ia solitude du penseur quielabore un point de vue vraiment different comporte effectivement unrisque rationneI; non seulement Ie risque de l'echec et de I'erreur (vingtans perdus dans un mauvais investissement, ce qui est deja assez Iourd l),mais aussi Ie risque du delire et de Ia demence, Ce risque fait Ia substancedes reves du jeune Descartes: s'il voit d'une evidence aveuglante une pers-pective inedite radicale, comment juger cet enthousiasme et cette ambi-tion incroyable ? Comment etre sur qu'il peut faire fond sur son proprejugement"? La question se pose beaucoup moins fortement, bien sur,Iorsqu'on travaille (comme c'est Ie cas Ie plus souvent) sur un problemedeja reconnu dans un cadre deja donne. Mais Iorsqu'on introduit un pointde vue qui altere Ie paysage et qui transforme Ie cadre ou Ia perspective,I'insecurite reprend toute son acuite et toute sa justesse. La pensee connais-sante a I'etat naissant n'a pas de garanties, sinon des assurances circonstan-tielles (de nos jours, etre integre dans un cadre professionnel reconnu, parexemple). Et Ia vision Ia plus novatrice est Ia moins garantie.

    Si je termine en mentionnant Ie risque, ce n'est pas pour assombrir par Iamenace d'un danger, ni d'ailleurs pour appeler a Ia prudence. C'est parceque ce risque marque justement I'importance intellectuelle et rationnelle deI'invention metaphorique, Si l'echec peut etre grave et Ie desastre radical,c'est bien Ia contrepartie de Ia fecondite du metaphorique, C'est Ie reversdu fait que, globalement, dans son impurete meme, I'entreprise de Ia pen-see connaissante reussit,

    Judith SCHLANGER(juillet 1992).

    9. Henri GOVHIER, Essais sur Descartes, Paris, Vrin, 1937, p. 47-59.