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AGEFI MAGAZINE HAUTE FINANCE 04/09 «C’est une crise de l’interventionnisme monétaire et financier» q Nous connaissons une crise finan- cière et économique d’une ampleur et d’une durée inconnues. Sommes-nous capables aujourd’hui d’en identifier objectivement les principales causes ? Il est vrai que l’ampleur de la crise a surpris la grande majorité des écono- mistes, journalistes et analystes finan- ciers. Cependant, il y avait aussi des voix qui ont annoncé la débâcle ac- tuelle, et ce depuis une quinzaine d’an- nées au moins. Même si elles n’ont pas réussi à pronostiquer la date exacte de l’éclatement de la crise, au moins ont- elles eu le mérite d’expliquer pourquoi son avènement serait inévitable. Ceux qui ont anticipé la crise tombent grosso modo dans deux camps. Les uns voient la principale cause de la crise dans la montée du capitalisme, qui par sa nature serait effréné et irrationnel. Selon eux, la libéralisation des mar- chés financiers depuis la fin des années 1970 aurait encouragé des prises de ris- que irresponsables. Ils recommandent par conséquent de revenir en arrière, de nationaliser une grande partie de l’industrie financière et de resserrer la réglementation. D’autres économistes proposent une lecture et des remèdes diamétralement opposés. Ils admettent que les prises de Jörg Guido Hülsmann Propos recueillis par Noël Labelle Entretien

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Page 1: Jörg Guido Hülsmann C’est une crise de l’interventionnisme ... · creux de la crise avant 2010 ou 2011. Est-ce une crise du système ou une crise du fonctionnement du système

AGEFI MAGAZINE HAUTE FINANCE 04/09

«C’est une crise de l’interventionnisme monétaire et financier»

q Nous connaissons une crise finan-cière et économique d’une ampleur et d’une durée inconnues. Sommes-nous capables aujourd’hui d’en identifier objectivement les principales causes ?Il est vrai que l’ampleur de la crise a surpris la grande majorité des écono-mistes, journalistes et analystes finan-ciers. Cependant, il y avait aussi des voix qui ont annoncé la débâcle ac-tuelle, et ce depuis une quinzaine d’an-nées au moins. Même si elles n’ont pas réussi à pronostiquer la date exacte de l’éclatement de la crise, au moins ont-elles eu le mérite d’expliquer pourquoi son avènement serait inévitable.

Ceux qui ont anticipé la crise tombent grosso modo dans deux camps. Les uns voient la principale cause de la crise dans la montée du capitalisme, qui par sa nature serait effréné et irrationnel. Selon eux, la libéralisation des mar-chés financiers depuis la fin des années 1970 aurait encouragé des prises de ris-que irresponsables. Ils recommandent par conséquent de revenir en arrière, de nationaliser une grande partie de l’industrie financière et de resserrer la réglementation.D’autres économistes proposent une lecture et des remèdes diamétralement opposés. Ils admettent que les prises de

Jörg Guido Hülsmann

Propos recueillis par Noël Labelle

Entretien

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Entretien

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risque sur les marchés financiers ont été bien souvent irresponsables. Les banques et les entreprises d’investisse-ment ont depuis longtemps affaibli les soupapes de leur gestion financière, en réduisant les fonds propres et en dimi-nuant la part de la trésorerie dans leurs actifs. De plus, elles ont systématique-ment préféré des placements à plus haut risque (donc plus grande rentabili-té) au détriment des placements moins risques (et donc moins rentables). Il en résultait une fragilisation des marchés financiers dans leur ensemble. Mais ces comportements ne sont pas tombés du ciel. Ils ne sont pas innés au capita-lisme. Leur véritable cause réside dans notre système monétaire étatisé. Ce système est basé sur le papier-monnaie et la monnaie électronique – des types de monnaie qui facilitent le finance-ment de l'État par la dette, mais qui encouragent en même temps des choix d’investissement irresponsables.

Je crois que cette analyse est essentiel-lement correcte. En effet, les agents intervenant sur les marchés financiers savent que les banques centrales pro-duisent la «monnaie de base» de l’éco-nomie, et que cette production se fait sans aucune limitation technique ou commerciale. Ils savent que, grâce à ce puissant outil, les banques centrales peuvent empêcher des crises de liqui-dité en prêtant sans limite aux entrepri-ses en difficulté de paiement. Ils savent également que, grâce à cet outil, les banques centrales peuvent stabiliser les cours des titres financiers. Finalement, ils savent que ces pouvoirs ne sont pas purement hypothétiques car, dans le passe, les banques centrales les ont uti-lisés ; et puisqu’ils écoutent très atten-tivement les discours du Pr. Bernanke et de M. Trichet, ils savent aussi que les banques centrales ont l’intention

de stabiliser les paiements et les cours des titres financiers à tout jamais. Clai-rement, cette «assurance tout risque» monétaire incite les agents financiers à diminuer leurs propres précautions. Ils ont tout intérêt à diminuer leur tréso-rerie et leur fonds propres, afin d’aug-menter la rentabilité de leurs place-ments. Cela est certes catastrophique du point de vue macroéconomique, mais pas du tout irrationnel du point de vue des agents. C’est bien au contraire un comportement très rationnel, étant données les incitations créées par les institutions politiques en place.L’on comprend alors pourquoi les mar-ches financiers ont littéralement été ba-layés par la crise une fois qu’elle était en route. Mais les incitations perverses créées par notre système monétaire ex-pliquent aussi pourquoi on ne pouvait pas empêcher qu’elle se mette un jour en route. En effet, une assurance tout risque monétaire crée des bulles spécu-

latives avec leurs revenus et richesses imaginaires. Entre 1995 et 2006, deux grandes bulles – boursière et immo-bilière – se sont succédées aux États-Unis et ailleurs, et ces bulles ont laissé une forte empreinte sur la division du travail à l’échelle mondiale. Elles ont redirigé les investissements en Chine, en Europe et aux États-Unis envers la satisfaction de consommateurs à ri-chesse imaginaire. On érigeait des usi-nes, on montait d’entières filières de production, on refaisait le commerce international – jusqu’en juillet 2007, lorsque la bulle immobilière éclatait dans son maillon le plus faible, celui des crédits subprime. Mais cet éclate-ment ne pouvait pas rester un problème des seuls marchés financiers. Il met-tait en cause la rentabilité d’un grand nombre de projets industriels (auto-mobile, informatique etc.) ainsi que la

«Le système est basé sur des types de monnaie qui facilitent le financement de l'État par la dette et encouragent des choix d’investissement irresponsables.»

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solvabilité des entreprises concernées.Le problème principal soulevé par la crise est donc de remanier non seule-ment les placements financiers, mais surtout les investissements industriels. En raison des interdépendances en-tre tous les producteurs, les dépenses des uns étant les revenus des autres, il faut en effet tout remanier à l’échelle mondiale. L’ampleur et la complexité du défi étant énormes, les nouveaux équilibres mondiaux encore inconnus, a l’heure actuelle les investisseurs doi-vent avancer prudemment par un pro-cessus de tâtonnements. C’est ce pro-cessus pénible qui se déroule sous nos yeux, et on est loin d’être arrivé à son creux. Même dans les circonstances les plus favorables, il va durer encore cinq à six ans, si l’on peut généraliser les expériences historiques.

A l’automne dernier, les États sont intervenus massivement pour tenter de calmer les marchés, mais cela n’a rien donné. Pourquoi ?D’abord, on est intervenu par des inter-ventions monétaires. Mais la politique monétaire traditionnelle, qui augmente la masse monétaire en octroyant des crédits bon marché, ne fonctionne que dans les crises de liquidité. Elle est im-puissante face à des crises de solvabi-lité. Vous ne sauvez pas une entreprise insolvable en lui proposant un crédit, même à zéro pour cent.Donc on a changé de stratégie. Au lieu d’encourager les dépenses du secteur privé par une plus grande facilité du crédit, on s’est retourné vers l’ortho-doxie keynésienne, qui préconise des dépenses directes de l'État. Si l'État achète des actions d’entreprises en difficulté (nationalisation partielle ou complète) il peut effectivement em-pêcher qu’elles ne deviennent insol-vables. Même résultat lorsque l'État

«Le problème principal soulevé par la crise est de remanier non seulement les placements financiers, mais surtout les investissements industriels.»

se met à acheter les produits des entreprises en danger d’insolvabilité.Mais ceci n’est toujours pas une solu-tion du problème auquel nous sommes confrontés, à savoir, le remaniement de la structure industrielle. Les indus-tries automobiles et autres qui sont aujourd’hui en difficulté ont fait des investissements qui ne se rentabilisent que dans le monde des richesses ima-ginaires de la bulle financière. Ils ne se rentabilisent pas dans le monde réel, tel qu’il se présente à la lumière froide de la crise. Donc, ce que font les dépenses de l'État, c’est d’alimenter artificielle-ment certains projets d’investissement qui n’ont pas de raison d'être écono-mique, c’est-à-dire qui gaspillent nos ressources productives – travail, ma-tières premières, outils – au lieu de les reproduire. Voila pourquoi les marchés financiers ne se calment pas. Les in-vestisseurs sont évidemment contents lorsque les subventions de l'État jouent en leur faveur, mais ils sont loin d’y voir la solution de nos problèmes ac-tuels.

Les politiques de relance sont-elles donc vouées à l’échec ? Effectivement. Ces politiques n’ont jamais fonctionné. Elles n’ont pas fonctionné au temps de la Grande Dépression aux États-Unis, un fait reconnu aujourd’hui par la majorité des historiens américains. Elles n’ont pas donné un nouvel essor à l'écono-mie est-allemande, étouffée par plus de cinquante ans de socialisme. Elles n’ont pas fonctionné au Japon après la crise boursière de 1990-91. Elles n’ont jamais fonctionné nulle part. Leur vé-ritable fonction est d’ordre psycholo-gique et politique : le gouvernement souhaite rassurer la population en «fai-sant quelque chose». Mais d’un point de vue économique, on crée alors des

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«Les politiques de relance n’ont jamais fonctionné. Leur véritable fonction est d’ordre psychologique et politique.»

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dégâts supplémentaires au lieu d'ap-porter des solutions.

Doit-on penser que le pire est encore à venir ? Oui, parce que pour le moment nos gouvernements ont tout fait pour em-pêcher des changements significatifs, tandis qu’il s’agirait précisément de refaire nos économies pour les adapter aux nouvelles circonstances. En 2009, on va continuer encore sur la mauvaise voie puisque le gouvernement améri-cain est déterminé à mettre en place son grand programme de dépenses.

Donc il ne faut pas espérer atteindre le creux de la crise avant 2010 ou 2011.

Est-ce une crise du système ou une crise du fonctionnement du système ? C’est une crise de l’interventionnisme monétaire et financier. J’ai grande es-time pour les compétences techniques de nos autorités monétaires, et j’ad-mire l’intelligence et la créativité des entrepreneurs financiers. Mais tous leurs talents n’ont pas su faire marcher un système basé en fin de compte sur l'irresponsabilité. Ils ont seulement pu reporter l'éclatement de la crise, ce-pendant, au prix d’en faire une crise énorme puisque les déséquilibres se sont accrus.

De plus, n’y a-t-il pas aussi un pro-blème psychologique, une perte de confiance de la part des principaux acteurs du système financier ? Com-ment peut-on l’expliquer ?La perte de confiance est le facteur immédiat qui entraine l'effondrement de la finance basée sur la dette, mais ce n’est pas le facteur ultime. En fin de compte les agents financiers sont confiants pour autant que leurs inves-tissements réussissent. Dans l’environ-nement actuel, ils ne devraient pas être confiants, sous peine de gaspiller leur

capital et les ressources rares dont dé-pend l’avenir de tout le monde.

Quelles seraient, selon vous, les so-lutions pour sortir de cette situation générale ?Il faudrait abandonner l’intervention-nisme monétaire et financier. Donc surtout pas de dépenses et de garanties de l'État dans le vain espoir de relan-cer l'économie. La manière la plus ef-ficace et la plus rapide de nous sortir de la crise consiste à responsabiliser les épargnants et les investisseurs et à les laisser faire. Il y aurait des ban-

queroutes immédiates et massives, et un effondrement assez complet de nos marchés financiers. Par conséquent la dette privée disparaitrait très large-ment et les entreprises seraient dans les mains de nouveaux dirigeants ; les investissements non rentables seraient vite abandonnés et le remaniement de la production industrielle serait mis en route.

Cette politique de «laisser-faire» ne provoquerait-elle pas des dégâts im-médiats plus importants ?Effectivement. Elle aurait des consé-quences diamétralement opposées à celles des politiques en cours, qui sa-crifient le bien-être social à long terme sur l’autel de l’apaisement de tout le monde à court terme. Le laissez-faire provoquerait dans une première phase (2 à 3 ans) un très grand chômage et des banqueroutes massives. Puis, dans une deuxième phase, il y aurait une re-lance qui se ferait d’abord lente pen-dant 2 à 4 ans, et ensuite de plus en plus vigoureuse.Certains citoyens seraient incapables de survivre à la première phase de leurs propres forces, donc il faudra les aider. Mais les sommes nécessaires à cette fin seraient bien moindres que les montants qui disparaissent à l’heure

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Un spécialiste mondialde la théorie monétaire

Jörg Guido Hülsmann est pro-fesseur agrégé de sciences économiques à l'Université d'Angers en France et Senior Fellow au Mises Institute, dans l'Alabama aux Etats-Unis.Ses travaux portent sur la théorie moné-taire, les fondements de l'analyse écono-mique et l'histoire de la pensée économi-que. Derniers ouvrages parus : The Ethics of Money Production (2008), Defl ation and Liberty (2008), Mises: The Last Knight of Liberalism (2007).

www.guidohulsmann.com

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actuelle dans le grand gouffre que sont devenus les marches fi nanciers.

Une politique monétaire différente est donc également à envisager ? Si dans quelques années nous sortons de la crise sans avoir modifi é à fond notre politique monétaire actuelle, nous serons déjà sur le chemin qui mène vers la crise fi nancière suivante. On ne pourrait pas l'empêcher par une réglementation plus stricte. Les mar-chés fi nanciers sont déjà parmi les plus réglementes, comparables à cet égard uniquement avec le secteur de la santé.Certains pensent qu'il y a toujours trop d'activités fi nancières qui ne sont pas ou pas suffi samment réglementées. Soit. On pourrait effectivement en fi nir avec les dernières libertés qui subsis-tent sur les marchés fi nanciers et les bureaucratiser à fond par une régle-mentation complète. L'on créerait ainsi un système plus stable que le système actuel. Mais cette stabilité serait celle d'un cimetière. Le maillon central de l'économie de marché serait complète-ment socialisé, politisé et ineffi cace.Ceux qui ne souhaitent pas recourir à cette solution totalitaire doivent en fi nir avec le système actuel. Des ré-glementations partielles ne seraient pas suffi santes puisqu'elles maintien-nent les irresponsabilités des agents fi nanciers – des investisseurs privés et publics et des intermédiaires – qui quitteraient simplement les segments réglementés et se dirigeraient vers des segments non réglementés, comme ils l'ont fait pendant les trente dernières années. Pour en fi nir avec l'irrespon-sabilité systématique qui pervertit le fonctionnement des marchés fi nan-ciers, il faut en fi nir avec notre modèle monétaire axé sur le papier-monnaie et sur la monnaie électronique.La solution la plus cohérente serait cel-le de la liberté monétaire complète. On rend aux citoyens le droit de choisir la monnaie qui leur plaît, et de produire des monnaies nouvelles s'ils ne sont pas satisfaits des autres. La conséquen-ce serait très probablement un retour à

«La solution la plus cohérente seraitcelle de la liberté monétaire complète.»

l'emploi monétaire des métaux pré-cieux : l'argent et l'or. L'irresponsabilité sur les marchés fi nanciers disparaitrait puisque l'argent et l'or ne peuvent pas être multipliés par l'arbitraire de quel-ques autorités. Leur production serait soumise à la contrainte de la rentabilité des mines.Une autre solution, plus problémati-que, consisterait à rétablir la conver-tibilité de nos monnaies actuelles en argent ou en or. Tel fut la solution re-tenue par l'Italie, l'Autriche et la Russie au XIXe siècle. C'est une solution im-parfaite puisqu'elle n'en fi nit pas avec l'arbitraire des banques centrales, mais elle serait bien supérieure au système actuel.