journal dun prince

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AuxMarocains,sansdistinction.

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AVANT-PROPOS

Tout livreestuncontratdeconfiance,et le livred’unprincemarocain encore plus qu’un autre. En effet, jamais dans lalonguehistoiredynastiqueduroyaume,unmembredelafamillerégnante n’a pris la plume pour partager ses idées avecl’«extérieur»,au-delàdesmursduPalaiset,encoremoins,par-delàlesfrontièresdupays.Àcela,ilyadebonnesraisons,quine relèventpasseulementd’un royaldédainpour lemondeendehors duméchouar, le «Conseil », c’est-à-dire l’enceinte dupouvoir monarchique. Écrire un livre, c’est se livrer. Ladécisionamûri enmoipendantdes années.Maintenantque jem’ysuisrésolu,jenevaispasm’arrêteràmi-chemin.Danslespagesquisuivent,jenemâchepasmesmots.Riendecequejepensen’estdissimuléderrièredesarabesques.Pourautant,onchercheraenvainde«petitesphrases»,du

fieldistillé,desattaquesadhominemoudessecretsinavouables.J’aitropsubidepareillesbassessespourm’ylivreràmontour.Enrevanche,unsystèmeopaqueestdécritdel’intérieuraveclefranc-parlerqu’abhorrelasociétédecourauMarocpourquila

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souplesse invertébrée et le verbe tarabiscoté tiennentlieu deraffinementetdesubtilité.Pourmapart,jepréfèreêtredirect:jene suis pas davantage le « prince rouge » queMohammedVIn’estle«roidespauvres»–encequileconcerne,quinzeansde règne devraient suffire pour en convaincre même le plusjobard parmi nous.Quant au « prince rouge », il n’existe quedans les miroirs déformants des médias. Je n’ai jamais étécommunisteousocialiste.Jenesuismêmepasantimonarchistepar principe, un « mauvais prince » en quelque sorte.Cependant, je serais prêt à tirer un trait sur la monarchiechérifienne si j’arrivais à la conclusion qu’elle n’est plusd’aucune utilité pour les Marocains, qu’elle interdit touteévolution vers la démocratie, la prospérité et l’État de droit.Trancher cette question, c’est précisément l’objet de ce livre.D’ores et déjà, je suis persuadé qu’il faut démanteler lemakhzen, c’est-à-dire notre pouvoir pseudo-traditionnel quicumule les tares du « despotisme oriental » et de la tyranniebureaucratiquehéritéedel’administrationcoloniale.Jene suisniun républicainà tout crinni– je revendique le

double sens – un monarchiste dans l’absolu. Je pourrais trèsbien vivre dans une république marocaine, si ce régime meparaissait la meilleure option pour mon pays. Et quand bienmêmelarépubliqueneseraitpaslameilleurevoie,l’adhésionàlamonarchiedevradetoutefaçonêtrerefondéesurdenouvellesbases, plus saines. Mon point de départ est donc la questionsuivante : que peut encore apporter au Maroc la monarchiecommeformedegouvernance?Quepeut-ellesauvegarder,oumieuxfaireéclore,qu’unautrerégime?Jeconçoissansdrameque, dans un contextehistorique donné, la réponse puisse être

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défavorableàlamonarchie.Maisjenem’interdispasnonplusde penser qu’après le Printemps arabe, la monarchie puisseencore être utile au Maroc, c’est-à-dire « historiquementproductive»pour faire advenir ladémocratie aumoindre coûthumain,sansviolences.C’estsurcechoixdefondquejeveuxm’expliquerdanscelivre.De quelle façon ? En livrant ma vérité, toute ma vérité

d’hommeetdeprince,unefoispourtoutes.C’estàprendreouàlaisser,enpartieouenbloc.Cettedécisionappartientaulecteur,etàluiseul,dèslorsquejeremplismapartdenotrecontratdeconfiance.D’emblée,jevaisdoncêtreexplicite.Jenedemandeàpersonnede s’engagerpourmoimais seulementpourque leMaroc–patrieoupaysami–change.Jenesuiscandidatàrienetnesouhaiteprendrelaplacedepersonne.Enmêmetemps,jene m’interdis aucune ambition au service de mon pays. Si leMarocveutdevenirun«royaumepourtous»,jeseraiaveclui.Ce n’est pas la première fois que je prends la parole sur la

place publique.Du temps deHassan II, qui était un grand roimaisqui,c’estunelitote,neprisaitguèrelacontestation,jesuissorti du rang – et, comme on le verra, j’en ai payé le prix demultiples façons, même si je ne veux évidemment pas mecomparerauxvictimesdansleurchairdes«annéesdeplomb».L’oppositionàHassanIIaforgémoncaractèreet,decela,jeluisais gré. Tout comme je lui reconnais le mérite d’avoir suchanger le cours de son règne à la fin, après tant d’années depouvoir absolu au milieu de courtisans flatteurs. Longtempsdespote,HassanIIafinipartournerbridepourouvrirleMarocàunmondequiavaitchangéaprèslaguerrefroide.Àcetitre,il

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afaitpreuvedegrandeurmonarchique.DèsqueMohammedVIaprislesrênesdupouvoir,en1999,

je luiaiditavec lamêmefranchiseceque jepensais.Àsavoirqu’ilfallaitenfinpermettreauxMarocainsd’accomplirleurmuede«sujets»encitoyens ;qu’il fallait rendre lesystèmemoinsrégalien et, enfin, qu’il fallait vider lemakhzen, c’est-à-direintégrer le patrimoine royal dans la richesse nationale – pourfaire remonter le fleuve à sa source.Aucune communication,aussi habile soit-elle, ne peut dissimuler qu’il s’agit là, hiercommeaujourd’hui,desépreuvesdevéritédeMohammedVI.Toute nouvelle « alliance entre le Roi et le Peuple »,tout nouveau pacte monarchique et, à plus forte raison, toutnouveaupactesocialpasseparlafindumakhzen,quin’estpasparhasardàl’originedu«magasin»français.Or,enguisederéponse, j’ai été banni du Palais, le siège du pouvoir. J’ai étéeffacé de la photo officielle.Au lieu de permettre un débat defond, mieux valait-il faire accroire que j’aspirais à devenir«califeàlaplaceducalife».Riennesauraitêtreplusfaux.L’allégation selon laquelle je ne serais qu’un « Iznogoud »

s’est émousséeau fildu temps.Dès lors,des«barbouzeries»ontétémontéescontremoi.Celivrerévèledesfaitsprécis,unesériedemachinationsdebasétage.J’aifiniparm’installeravecma famille auxÉtats-Unis, en janvier 2002. Je nem’en plainspas. Comme aimait à direMikhaïlGorbatchev quand l’empiresoviétiques’esteffondré:«Lemondeestaussigrandqu’onlevoit. » L’éloignement m’a aidé à mettre les choses enperspective, à leurrendre leurs justes proportions et à aller del’avant. Après avoir servi les Nations unies au Kosovo, j’ai

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poursuivi ma carrière académique dans deux des meilleuresuniversités américaines, Princeton et Stanford ; j’ai créé uninstitutderecherchessurlemondearabeet,en2010,maproprefondationpour favoriserun travailde réflexion ; égalementen2010, j’ai intégré lecomitéconsultatifpour leProche-Orientetl’AfriqueduNorddel’ONGHumanRightsWatch;enfin,j’aiconnu la réussite professionnelle dans les affaires que j’aimontées sur la nouvelle « frontière verte » des énergiesrenouvelables. Bref, je ne nourris ni regrets ni rancœur. Eneffet,lemondeestaussigrandqu’onlevoit,etj’yaitrouvémaplace,toutemaplace.Simononcleaforgémoncaractère,moncousinm’apermisdeletremper.Merciàtouslesdeux!La vérité est toujours bonne à dire. Depuis vingt-cinq ans,

sous Hassan II puis sous MohammedVI, je décris sans fardl’étatdemonpays.Jelefaisnonpasencatimini,dansunhuis-clos conspirateur, mais à découvert, dans des journaux, à latélévision ou à la tribune de conférences internationales. Dèsl’été2001,surTV5,jemesuisfaitl’avocatd’uneréformedelaConstitution marocaine dont l’esprit et la lettre s’effaceraientdevantle«droitdivin».J’aiajoutéquel’onnepouvait«laisserle temps au temps » mais, au contraire, qu’il fallait procédersans tarder à des réformes structurelles pour sortir desmauvaiseshabitudesetengagerl’avenir.Quatre ans plus tard, dans le journal marocainAl JaridaAl

Oukhra, j’ai réagi à la préférence pour une républiquemarocaine exprimée par l’islamiste NadiaYacine, en posantcomme principe que l’islam ne privilégiait aucun régime enparticulier, que la religion pouvait sanctifier le contenu d’une

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gouvernancemaispaslaformequecelle-cirevêtait.Onacriéauscandale parce que j’enterrais la théocratie auXXI siècle ! Laclameur était d’autant plus forte que j’expliquais, par lamêmeoccasion, qu’il faudrait tôt ou tard intégrer dans notre systèmepolitique les islamistes, un futur contrat social devant sortir dumoule d’un vaste mouvement populaire. Aujourd’hui, c’estchose faite (à moitié, comme souvent au Maroc) et nul n’ytrouveàredire.DèslorsquelePalaisa«ses»islamistes…Maisquandjel’aidit,quandj’aiaffirméen2005qu’ilfallaitinclureles islamistes, c’est-à-dire aller au-delà des murs dumakhzenpourforgerunenouvelleallianceaveclepeuplelàoùlepeupleétait réellement, quel sacrilège, quel scandale ! Le « princerouge » devenait le « prince vert ». Des médias proches dupouvoir m’ont mis à l’index, m’accusant de faire le lit desislamistes.Unpeupartout, ilm’aété reprochédechercherdesalliéspolitiquesàtoutprixpourravirsaplaceàmoncousinsurle trône – toujours la même antienne. En réalité, je prenaisseulement position sur une question clé engageant l’avenir demonpays.Heureusement,depuis,lePrintempsarabeestpasséparlà.Au

Maroc,àpartirdu20février2011,unMouvementprenantpournom sa date de naissance a envahi les rues du royaume.Officiellement,cettevaguedecontestationaprisfinle1 juillet,quand 98 % des votants ont entériné une réformeconstitutionnelle octroyée par le roi sous la pression,apparemment irrésistible, de 2 % de mécontents…Je tiens àsaluerlecouragedecesprophètesdelarue,quiontscandédes

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vérités à ciel ouvert ; j’exprime ici ma reconnaissance à tousceux – souvent des jeunes – qui ont secoué les colonnes duPalais pour tirer leurs concitoyens de leur passivité envers unstatuquojugé«sansdouteimparfait»mais,mesuréàl’aunedela«vraiedictature»sousHassanII,unpis-alleracceptable.Àl’adressedecesespritstimorés,monargumentatoujoursétélemême, quoique moins audible avant le Printemps arabe : auMaroc, où le simulacre d’ouverture cohabite avecl’hyperconcentration réelle du pouvoir, lestatu quo estpernicieux parce que le temps qu’il fait perdre aux réformessalvatrices favorise l’irruption de violence. L’humoriste Bziz,boycotté sur nos chaînes nationales, ne dit rien d’autre en semoquantd’unpaysmaladetransforméen«salled’attentepour30 millions de Marocains », sinon en salle d’embarquement,pour les plus chanceux, ou en rivage de désespoir pour lespaterasdel’émigrationclandestine.C’est là ma convergence avec les démocrates au Maroc et

mondésaccordavec lesattentistesde tousbords, tantauPalaisque dans les villas bourgeoises : l’inertie et le blocage ont uncoût en termes d’opportunités pour le pays ! Nous subissonsaujourd’huinosmanquementsd’hier.Etnepourronsplusfaire,demain,cequenousn’accomplissonspasaujourd’hui.Commeles milliers derefuzniks dans la rue, je ne me résigne pas àm’accrocheràmachaisepourécouterl’orchestresurlepontduTitanic.Quitteàperturber,j’interrompslamusique.Ilestencoretempsdechangerdecours.Ce livre critique la monarchie chérifienne pour que les

Marocainspuissents’endéfaire,s’ilsenontlavolonté,oupour

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qu’ils puissent l’adapter à leurs besoins, si tel est leur souhait.Mais onpeut seulement garder ou remiser ce que l’on connaîtvraiment, de l’intérieur. Je vais donc passer au crible lamonarchie marocaine, conduire le lecteur dans les allées dupouvoiràl’abrideshautesmuraillesqui,cheznous,séparentlesouverain absolutiste et Commandeur des croyants de ses« sujets ».Attention !Onne verra pas ici le roi nu– ce n’estdans l’intérêt de personne. En revanche, je vais payer demapersonnepourdécrirelestraversdusystème.Jeretracemavieàl’intérieurpuisàl’extérieurduPalaispourdémonterlesrouagesd’ununiversauseinduquel je suisné. Jevaisdécoder l’ADNd umakhzen et indiquer la mutation génétique qu’il faudraitprovoquer pour qu’une monarchie parlementaire puisse,éventuellement, rester le réceptacle de notre passé tout endevenantlevaisseaudenotremodernité.Contrairementàtantdefiguresdenotrehistoireetdegrands

commisdel’État,quinousontquittéssanslégueràlamémoirecollectiveleursexpériencesetréflexions,jevoudraislaisserunetrace.Mavérité,que j’offre icienpartage,est simple :néhorsdu commun, sans l’avoir cherché, puis éjecté du sanctuaire dupouvoir–demapropremaison!–pouravoirvoulufairecausecommune avec tous les Marocains, je cherche à faire advenirdansmonpaysladémocratie,un«royaumepourtous».

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I.

L’ENFANCEAUPALAIS

Je suis l’héritier de deux grands pays et de deux illustresfamilles. Ma mère, Lamia el-Solh, est la fille d’une figure dupanarabisme, Riyad el-Solh, fondateur d’un Étatmulticonfessionnelet l’undesarchitectesde l’indépendanceduLiban.SonrôlefuttelquePatrickSealeasous-titrésonouvrageLaLuttepour l’indépendancearabe, publié en 2010,Riad el-Solh et la naissance du Moyen-Orient moderne.Mon grand-pèrematernelétaiteneffetàl’originedu«pactenational»,quia consacré le partage du pouvoir entre les différentescommunautésduLiban,l’embryond’unmondearabeaffranchidetoutetutelleauxyeuxdemonaïeul.Néen1894,juristedeformation,Riyadel-Solhs’investittrès

tôt dans le combat nationaliste. Il se bat contre la présenceottomane, puis contre l’occupation coloniale française. Il estemprisonnéparlesTurcsàdix-huitans,puiscondamnéàmortparcontumaceparlesFrançais,quivoientenluiun«turbulentagitateur»,voire,selonlesmotsdugénéralGouraud,l’«auteur

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de la conspiration » visant à faire du Liban le noyau d’unempirearabe.ÀlafaveurdelaredistributiondescartesausortirdelaSecondeGuerremondiale,leLibandevientindépendantetRiyadel-SolhestchoisicommePremierministre. Ilparticipeàce titre à la construction politique du pays. Il collabore àl’élaboration et à la mise en œuvre de la premièreConstitutionduLiban,quiinstitueunpartagedespouvoirsentrelesmusulmans sunnites et chiites, d’un côté, et, de l’autre, leschrétiens maronites. Avec le président Bechara el-Khoury, ilconçoit le « pacte national » qui détermine l’équilibre et lesgrandes orientations du Liban indépendant. Pour prix de cetidéal,ilestassassinéàAmmanenjuillet1951àl’instigationducolonisateur britannique ou, c’est l’autre thèse, par unnationaliste arabe proche de la Syrie. Né quinze ans après lamortdemongrand-pèrematernel,jenel’aipasconnu.Lafamilleel-Solh –sulh, enarabe,veutdire« faire lapaix,

réconcilier » – était une émanation de la grande bourgeoisieottomaneduMoyen-Orient,alorsqu’iln’yavaitpasencoredebourgeoisie dans la plupart des autres pays de la région.C’estunefamilleinfluente,fortedesesracinesauLiban,paysauquelelleadonnécinqPremiersministres,etdesesramificationsdansleGolfe.Ilyanotammentdevieillesrelationsentrelesel-Solhet les al-Saoud, fruit d’alliances entre familles régnantes oupuissantes. L’une de mes tantes a épousé un fils du roiAbdelazizal-Saoud.Riyad el-Solh a eu cinq filles. L’aînée, qui est décédée en

2007,s’appelaitAlia.Journalisteengagée,elleétaitconnuepoursesarticlesenflamméssurlesquestionsarabes,souventhostilesàlaSyrie,etsurlaconditiondelafemmearabe.Ellefutmariée

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un temps àNasserNachachibi,unécrivainpalestinienmilitant,unhommebrillant.EnsuitevientLamia,mamère.PuisMouna,dontlemari,leprinceTalalibnAbdelazizd’ArabieSaoudite,alongtemps défrayé la chronique politique par ses prises deposition libérales – ce qui n’était pas évident dans le contextesaoudien.Mouna est lamère d’unmagnat de la haute financeinternationale, Walid ibn Talal. Pour sa part, Bahija, laquatrième fille, a épousé un chiite libanais de Saïda. Leila, labenjamine, a également épousé un chiite libanais, de la familleHamadé.La mère des cinq filles de Riyad el-Solh était d’origine

syrienne, d’une famille de renom originaire d’Alep, les Jabri.L’unedescousinesmaternellesdemamèreaépousélegénéralMustaphaTlas,longtempsministresyriendelaDéfenseet,àcetitre,unpilierdurégimedeHafezel-Assad.Mamèreetsessœursontétééduquéesdans l’ombrede leur

père.Unfrèreaînéétantmorttrèsjeune,l’absenced’hommesabeaucoupmarquécettefamille.Laseuleprésencemasculine,quifaisait figure d’oncle, était un cousin germain très proche deRiyad, Takieddine el-Solh. Conseiller de Riyad jusqu’à sonassassinat, député, ministre, il sera chef du gouvernement de1973à1974.Ilconsidéraitmestantescommesespropresfilles.Lesignede reconnaissancede la familleétait le tarbouche turcavec le pompon incliné vers la droite. Les cinq filles ont étéélevéesdemanièretraditionnellemais«àlalibanaise»,c’est-à-dire dansunegrandeouvertured’esprit.Elles ont pu faire desétudes :Alia a étudié au StAntony’s College d’Oxford, mamère à la Sorbonne. Elles étaient très fières de leur identitélibanaise,se considérant commedes républicaines arabes.À la

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mort de son mari, ma grand-mère a tenté l’impossible pourprotéger ses filles. Elle s’est même convertie au chiisme poursanctuariser leur héritage, puisque, chez les sunnites, enl’absence de garçon, les filles sont tenues de partager lasuccessionavecleursoncles.En1957,mesparentsserencontrentlorsd’unesoiréeàParis,

alors que mon père, Moulay Abdallah, le frère du futur roiHassan II, passe son bac dans la capitale française, dans uneécole privée (il obtiendra ensuite une licence de droit, enSuisse).Mamèreest inscrite à laSorbonne. Ils se fréquentent,mais les fiançailles tardent. Les choses se précisent quandMoulayAbdallah accompagne son père, Mohammed V, lorsd’unvoyageofficielauLiban.LeroiconsentalorsàcetteunionbienqueLamia,n’étantpasmarocaine,échappeàsonemprise.C’estuneaventurerisquéepourladynastiemaisMohammedVnesaitrienrefuseràsonfils.Ilacceptelepari.MoulayAbdallah est né enmai 1935. Jeune, il passait pour

l’enfant préféré de son père, qui l’appelaitSid el Aziz – « lemaître chéri » – cependant que Moulay Hassan, le princehéritier, était appeléSid Sghir, « le jeune maître ». Mon pèreétait un garçon décrit comme charmant, attachant, intelligentmaisfragile.Àseptans,atteintde tuberculose, iladûpartirsefairesoignerpendantdelongsmoisàFès.MoulayHassanétaitplusfrustemais,aussi,plusrobusteetplusdur.Danslafamille,on dit que Mohammed V, sachant que MoulayAbdallah neseraitpas roi, l’abeaucoupgâté,créantdece faitunedisparitéaffective entre sesdeux fils. Par la suite, ce clivage a perduréentrelesdeuxfrères:MoulayAbdallahétaitlefilschériduroi,

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tandisqueMoulayHassanétaitsonsuccesseuretsonlieutenant.Mon père sortait, nageait, skiait, jouait au foot pendant queHassan devait se préparer à régner.Malgré tout, il y avait unegrandecomplicitéentrelesjeunesprinces.Monpèrenourrissaitàl’égarddesonaînéaffectionetadmiration.Laversionofficielle,adusumpopuli,delarencontredemes

parentsestcelled’unebellehistoired’amour,d’uncontedeféesoù lapassion l’emporte sur tout.D’uncôté,MoulayAbdallah,descendantd’unemonarchiepresquemillénaire;del’autre,unefille issue d’une famille républicaine, éduquée à l’occidentale,portant bien avant tout le monde la robe et non plus lehijabtraditionnel (bien que la princesseLallaAïcha, l’une des fillesdeMohammedV,aitôté,elleaussi,levoileenpublicàlamêmeépoquepourdonner l’exemple).Cette versiond’une rencontremerveilleuseentreleMashreketleMaghrebesttoutefoisunpeuromancée. La réalité, c’est que mon père a déjà besoin d’unballond’oxygène:pourpouvoirrespirer, ilressentlanécessitéd’uneboufféed’airfraisendehorsdusystèmemarocain.C’estunequestiondesurvie.Pressent-ildéjàqu’aprèslamortdesonpère,laviedeviendraimpossiblepourluidanslemakhzen?Lefait est qu’il cherche, inconsciemment peut-être, des réseauxextérieursquiluioffrentunsanctuaire,unrefuge.Infine,assezparadoxalement, cela va plutôt jouer en faveur de Hassan IIpuisque, au cours de son règne, il bénéficiera de ces réseaux.Quand mon père devient, au début des années 1970,« représentantpersonnel»deHassan II, ilmettraeneffet toussescontacts,auLibanetdansleGolfe,àladispositionduroi.Au moment de sa rencontre avec ma mère, mon père a

toujoursdebonnesrelationsavecsonfrère.Cependant,dansses

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grandsmomentsdedétresse, ilm’a racontéavoirété le témoinimpuissant de la dégradationdes relations entreMohammedVetMoulayHassan.Leprincehéritier est agressif, revendiquantdes pouvoirs élargis. De son côté,MohammedV se plaint dufait que son successeur désigné prenne trop d’initiatives, brûleles étapes – même si, de fait, la dureté du prince héritier sertsouventlamonarchie.Ilyaentrelepèreet lefilsdefréquentséclats de voix.Mon père pressent les crises à venir : la duretéavec laquelle Hassan II gérera le Mouvement national, qui amené notre pays à l’indépendance, le rapprochement avecl’Occident – la France et l’Amérique – alors que le Marocs’inscrivaitdanslemouvementnonaligné,tiers-mondiste…Ces enjeux sont au cœur de « l’alliance du Peuple et du

Trône»,soitlepactedupouvoir.Enfait,deuxpactescoexistentàcetteépoque:l’unaétéconcluavecleMouvementnational;l’autre, plus vaste, englobe le premier mais engage la sociétémarocaine dans son ensemble. Ce dernier pacte fait du roi leciment de la nation, le représentant sinon, en tant queCommandeur des croyants, le corps mystique du peuple. Àchargepourlemonarquedeveilleràcequel’onappelleraitdenosjoursla«bonnegouvernance»etqui,auMaroc,nesauraitseconcevoirendésaccordavecl’islam.Comment est-on passé d’unMohammedV déporté, que les

Marocains croyaient voir dans la lune tant ilsdésiraient sonretour d’exil, à un Mohammed V en djellaba traditionnellereniant à la fois cette aspiration populaire et le Mouvementnational ? Sans doute, le roi s’est-il persuadé que c’était là leprix à payer pour conserver son trône. Cette conviction n’est

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pasnéedu jour au lendemain.Elle s’est forgéegraduellement.LeroiaintégrécertainsmembresduMouvementnationaldansl’armée;parallèlement,ilaordonnédesvaguesd’arrestations;surlascèneinternationale,ilaadoucisalignetiers-mondisteparun rapprochement avec la France et l’Occident en général.Toutefois, ceuxquiontvécucetteépoqueauxpremières logesaffirment que l’architecte de cette politique a été, en réalité, leprince héritier. Après avoir maté la révolte du Rif avec legénéral Oufkir, Moulay Hassan avait en effet pris un certainascendant sur son père. Nombreux sont ceux qui se disentconvaincus que l’équation politique ne se ramenait pasinévitablementàunchoixentreleroietleMouvementnational.À la veille de son opération, laquelle lui sera fatale,MohammedV aurait d’ailleurs décidé d’accepter le partage dupouvoiravecleMouvementnational,àlaseuleconditionquelapérennité de la monarchie soit garantie en échange.Mais celaest à mettre au conditionnel, pure hypothèse nourrierétrospectivement.Est-cevrai?Est-cefaux?Peut-êtrelasurviede lamonarchie au-delà deMohammedV n’a-t-elle été qu’unaccidentdel’histoire.Unechoseestcertaine:aprèslamortinattenduedesonpère,

Hassan II a dû reconquérir le trône. Il s’est davantage vucommeunpionnierqu’unhéritier. Il a aussi été le premier roivéritablement à cheval entre la culturearabe et la cultureoccidentale. Auparavant, le souverain importait quelqueséléments de la culture occidentale en les intégrant à la culturemarocaine.MohammedVs’estrasélabarbe,ilademandéàsafille LallaAïcha d’ôter le voile à dix-sept ans, en avril 1947.

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Maisc’étaientdes«gestes»dansuncontextequi restait, sanséquivoque, marocain. Hassan II, au contraire, a opéré unefusion entre les deux cultures, ce qui n’a pas été sans poserquelquesproblèmes.Ainsi,sur leplanvestimentaire,HassanIIavaitungoûtassezparticulier,plusChicagoqueSavileRow…Iln’étaitpasnonplussûrdanslechoixdesesvoituresoudesesmeubles. Ilavaituncôté«nouveauriche»cherchantàbriller.Avec lui, lamonarchie en rajoute dans le faste, alors que celan’avait pas du tout été le cas sousMohammedV. Sa décisiond’être le«Roi soleil»,d’occuper tous sespalais, a entraîné lamaison royale et, donc, l’État dans un engrenage infernal, desdépenses appelant d’autres dépenses, le faste appelant plus defaste encore. Ce choix du luxe participait de sa quête dereconnaissanceetdelégitimité.ÀlamortdeMohammedV,ilyaeutoutessortesderumeurs

sur les circonstances de son décès, certaines allant jusqu’àimpliquerHassanIIdansladisparitiondesonpère.Maisiln’yajamaiseuaucunepreuved’unemortautrequ’accidentelle.Or,on ne bâtit pas l’histoire sur du conditionnel. Cela vautégalement pour l’opposant Mehdi Ben Barka, dont certainscroientqu’ilauraitpujouerunrôlepourmaintenir lacohésionentre le trône, le Mouvement national et le peuple.Incontestablement, Ben Barka était une figure charismatique.Maisjecroisquemêmeluin’enauraitpasétécapable.Toujours est-il qu’après la mort de Mohammed V, de

nombreuses personnes ont tenté de disqualifier Hassan IIcomme digne successeur, voire l’ont diffamé comme un filsillégitime, quand elles n’ont pas essayé de le renverser. Ellesl’ont ainsi repoussé dans ses retranchements alors qu’il était

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justementenquêtedelégitimitéet,disons-le,d’affection.C’étaitune erreur. Cela l’a incité à devenir très dur, très vite. Et il yavaitdequoi:onaquandmêmeattentéàsavieàdeuxreprises,unefoispour–iln’yapasd’autremot–le«flinguer»pendantsa garden-party d’anniversaire au palais de Skhirat et, lasecondefois,pour lemitraillerenpleinvolalorsqu’il revenaitd’Europe à bord du Boeing royal. Des nationalistes étaientimpliquésdanscesdeuxtentativesdecoupsd’État,tanten1971qu’en 1972. D’où, en réponse, les « années de plomb »–rappelercetenchaînementnerevientpasàdisculperHassanIIdesaresponsabilitépourvingtansd’uneeffroyablerépression.Leroineconcéderal’«alternance»,c’est-à-direlaparticipationaugouvernementdeshéritiersduMouvementnational,qu’aprèsavoirépuisé toutes lesalternatives : l’étatd’exceptionbiensûr,mais aussi les partis « cocotte-minute », qui servaient desoupapesdesécuritépouréviterquelecouverclenesaute ; lescabinetsdetechnocrates,quidevaientfairecroireàunegestionpurede toutecompromissionpolitique ; lecharcutageélectoraloulacarteethniquedanslejeuroyaldeladivisionpourmieuxrégner…Quand,ausoirdesonrègne,HassanIIestfinalementrevenu au Mouvement national, en 1998, ce dernier étaitexsangue.Lerois’estretrouvéavecunzombie.Aussifaut-ilserendreàl’évidence:parleraujourd’huiduMouvementnationaln’a plus guère de sens. Tout au plus est-ce une façon d’enappeler à la nation, au civisme, au sens du sacrifice pour lacollectivité,aveclerisquequelaréférenceparaissesurannéeauxjeunesgénérations.Au début de l’année 1961, ma mère arrive au Maroc pour

épouser mon père. Mohammed V a demandé au préalable

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l’accord de ma grand-mère maternelle, en l’absence de mongrand-pèredécédé.Leroil’afaitd’aborddirectementpuis,pourrespecterlesformes,enluienvoyantunedélégationdegrandesfiguresdumakhzen,parmilesquellesl’unedesestantesetl’unede ses cousines, respectivement Lalla Amina et Lalla FatimaZohra, entourées de dignitaires tels que Fatmi Benslimane,cheikhalIslamMoulayLaarbielAlaoui,parmid’autres.Surce,le 26 février 1961, Mohammed V succombe à l’interventionchirurgicale banale déjà évoquée. Bien qu’il n’existe pas derèglesprécisesenlamatière,ilestalorsdécidéquelemariagedemes parents aurait lieu à l’issue des sixmois de deuil, soit ennovembre 1961. Mon père, en vérité, n’était pas fâché depouvoirprolongerunpeusoncélibat.Ledécèsduroineremetpasencauseleprinciped’uneunionavecuneétrangère.Ilfautdirequ’iln’étaitpassiexceptionnelqu’unAlaouiteépouseunefemme en dehors des cercles convenus et des contréesfamilières.Enfait,nosaïeuxétaientallésdrainerunpatrimoinegénétiqueassezdiversifié…Onsemariait avecdesAfricaines,avecdesTurques,qu’ellessoientesclavesoupas–jereviendraiplus loin sur le statut des esclaves à lacour royale. Parmi ces«apports»,ilyeutaussibeaucoupd’Anglaisesetd’Irlandaises,qui avaient été volées par des pirates et offertes en cadeau ausouverain.Ellesontétéoccultéesdansl’histoireofficielleparcequ’ilfallaitprojeteruneimaged’authenticitéculturellesinonde«puretéraciale».Jemesouviensd’uneinterviewdeHassanIIdans le magazine françaisPoint de vuedans laquelle ilexpliquait,sansciterlenomdemonpère,quec’étaituneerreurde se marier en dehors de son cercle. En revanche, à la

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naissance de Lalla Soukaïna, la fille de Lalla Meryem et deFouad Filali qui allait devenir la petite-fille préférée deHassan II, le roi s’est émerveillé sans aucune gêne des yeuxbleus de la nouveau-née. « Elle tient ça de son arrière-grand-mèreturque»,faisait-ilremarquerenrappelantlesyeuxazurdela mère de Mohammed V. Cela ne manquait pas d’aplombpuisquelamèredeFouadFilali,AnneFilali,étaituneItalienneauxyeuxbleus…Bref,quandils’agissaitd’usurper l’héritage,Hassan II n’avait pas honte du patrimoine génétique assez«mixte»delafamille.Une foismariés,mesparents s’installentàRabat,dans l’une

desmaisonsdeMohammedV,construiteàl’originepourlogerses filles. Mais, finalement, il avait préféré installer chacuned’elles dans une maison individuelle et avait conservé pourMoulayAbdallahcettegrandedemeure,situéeàcentmètresdechezlui,danslequartierd’Agdal.Cequiluipermettaitdedînertous les soirs avecmon père, contrairement àMoulayHassan,dontlarésidenceétaitpluséloignée.Lespremièresannées,cettenouvelle vie a été très dure pourmamère, qui a dû se faire àl’idéequesonmarineluiappartenaitpas:elleavaitépouséunprincequiavaitdeshabitudes,untraindevieetdesobligations.Officiellement,ilétaitleprésidentduConseilderégenceet,àcetitre, aurait été appelé à gouverner le pays en cas de décès deHassan IIavant l’accessiondeson filsà lamajorité.Monpèren’avait pas d’autres activités politiques, mais il recevaiténormément,ycomprisdesmembresdel’opposition.Notredomicileétaitunespacepublic.Ilyavaitfréquemment

trentepersonnesàdéjeuneretautantlorsdedîners«restreints».

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Mamèreneparvenaitguèreàpréserverdesmomentsd’intimitéavec son mari et ses enfants. Les « grandes » soiréesrassemblaient facilement dans les trois cents personnes, desintellectuels,desopposants,desartistes,deshommesd’affaires,desmilitaires…Touscesinvitésavaientdesrequêtesàformuler,qui pour obtenir un passe-droit ou autre privilège, qui poursolliciter un coup de pouce politique. C’était un carrousel defaveursquitournaitsansrelâche.Notremaison était une réplique enminiature du Palais : les

mêmes habitudes y régnaient, même si l’on y ressentait plusd’humanité. Il y avait aussi toutes sortes d’intrigues. À aucunmoment MoulayAbdallah n’aurait imaginé couper le cordonombilical avec le Palais. Hassan II pouvait tirer les ficellesdepuis chez lui en sachantque la clochette sonnerait de l’autrecôtédelarue,cheznous.Lefaitquemonpèrefûtconstammentflanquéd’uncontingentdegendarmesetdepolicierschargésdesasécuriténecontribuaitpasàrendrel’atmosphèretrèsintime.De surcroît, plusieurs concubines turques offertes par

l’empereur ottoman à mon arrière-grand-oncle MoulayAbdelaziz vivaient dans notre propriété.Venues à l’âge de lapuberté, jamais sortiesduharem, ellespassaient le soir de leurvie cheznouset faisaient enquelque sortepartiede la famille.Leur«harem-retraite»était situédans lamaisonprincipaledemonpère.Biensûr,cen’étaitplusunharemausensphysique.Mais mon père tenait à veiller au bien-être de ces concubinesturques et d’autres femmes liées à Mohammed V ou à sesprédécesseurs.Ellesavaientcôtoyélessultansdemanièreintime– il fallait donc protéger leur honneur. Ce harem avait sespropresdomestiquesetsacuisineàpart.Lesdamesnesortaient

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quepourallerauPalais,pouryrendrevisiteàd’autresvieillesdames avec lesquelles elles partageaient les mêmes vieilleshistoires. Il était hors de question qu’elles aillent ailleurs. Enmême temps, elles ne pouvaient recevoir que leurs parents.Lefait de s’occuper de ces femmes participait de la volontéfamilialedefaireensorteque«personneneseperde».Resterensemble veut dire que l’on peut se prêter concours et serégénérerensemble:c’estunrapportdeforceavecledehors,lemonde par-delà les murs du Palais. En conservant une massecritique, les « gens du Palais » pensaient pouvoir influencerl’extérieur;defaçonplusréaliste,ilssepréservaientainsid’unmélangequieûtsignifiéqu’ilsseperdaientdanslamasse.Dansmonsouvenir,deuxfemmesduharemétaientvraiment

exceptionnelles : Najiba et Haajar. À cette dernière, j’étaisaffectivement très lié,aupointque j’aidonnésonnomà l’unedemesfilles.Toutpetit,j’entrais souventdanslesquartiersdesconcubines. J’adorais regarder leurs photos, qui lesmontraientavec le roi ou avec le sultan ottoman.Ces femmes parlaient leturc et l’arabe marocain, ledarija. Elles excellaient au piano.Mon père aimait à se mettre avec Haajar au répertoire. Ellejouait, et il chantait. Pourmoi,Haajar incarnait lemystère, carelleavaitunsecretintime.Elleavaitétélaconcubinepréféréeduroi Moulay Abdelaziz. Pourtant, elle n’avait eu qu’un seulrapport charnel avec lui. Un seul, de toute sa vie ! Le Palaisentiersavaitqu’ils’étaitpasséquelquechosecettenuit-là,carily avait eu un branle-bas de combat, la garde avait même étéappelée. Quant à savoir ce qui s’était exactement passé…Mamère titillait souventHaajar pour percer son secret.Maismon

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père objectait : «Laissemononcle tranquille, il s’agit là de lavieintimedesAlaouites.»Haajarn’enajamaisditmot.Beaucoup moins discret que Haajar était l’un de nos

serviteurs,Ahmed,quiadoraitécouterauxportes.Ilespionnaitmonpère,quecelui-cisoitavecunamiouavecunchefd’Étatétranger…Unjour,monpèreabrusquementouvertlaporte,etAhmed est tombé à la renverse dans la pièce, commedans unfilmcomique.Trèsirritée,mamèreademandésonrenvoi.Maismon père utilisait l’espion pour organiser des fuites. Quand ilvoulaitqueHassanIIsoitinformédequelquechose,ilsuffisaitde ledireàvoixhaute– ilpouvait être sûrqu’Ahmedallait lerapporter au Palais, le jour même. À l’inverse, certainsserviteurs de Hassan II venaient rapporter à mon père desinformations « d’en face ». Chacun voulait savoir ce qui sepassait de l’autre côtéde la rue. C’était un jeu croiséd’espionnage,decontre-espionnageetd’intox.Jegardeégalementlesouvenirdesconteursquivivaientchez

nous. Il y avait tout un rituel.Avant de dormir, par exemple,nousallionsécouterunehistoire.Certainsconteursavaientdéjàtravaillé pour les sultansMoulayAbdelaziz ouMoulayHafid,puis pour le roi Mohammed V. C’étaient des érudits pleinsd’humour, qui avaient leur franc-parler. Le conteur préféré demonpèreétaitunhommequ’ilavaittrouvésurlacélèbreplaceJemaa el-Fna, à Marrakech. Mon père s’y promenait un jourincognito,lorsqu’ilentenditunehistoiremerveilleuse.Lesoir,ilenvoya une fourgonnette de police pour faire chercher leconteur–uneoffred’emploiirrésistible.BaJeloulestarrivéàlamaisonavecunturbanetunepetitevalise,sanssavoircequ’on

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luivoulait.Finalement,ilétaitenchantéd’êtrelà,ils’estinstalléà demeure et tout le monde l’adorait. Il est devenu uneinstitution. Quand il entrait dans une pièce, tout le monde selevait.C’étaitunhommesansfard.Ainsi,unjourquemonpèren’arrivait pas à s’endormir pour la sieste, Ba Jeloul s’énerve,allume la lumière, lui donne un coup de pied et lui dit :«Écoute,tunouspourrislavie!Tun’arrivespasàdormirettunous fais tous souffrir. » Tout le monde était d’autant plusstupéfaitque,sansdoute,tousavaientinpettopenséàpeuprèslamêmechose.Maiscommentoserdonneruncoupdepiedauprince ?Tout a fini dans un éclat de rire général. Cet hommeavait le droit de commettre cetype de transgression car il étaitentrécheznousavecunedjellaba,et il en ressortirait avecunedjellabaetriendeplus.Ilnecherchaitaucunavantagepourlui,absolument rien. Il incarnait le « vraiMaroc », le pays idéal.Monpèrel’aditd’ailleursdevanttoutlemonde:«Tunem’asjamaisriendemandé,BaJeloul.Jamais!Alors,aujourd’hui, jeteposelaquestion:queveux-tu?Jeteledonnerai.Uneferme?Unevoiture?Cequetuveux, je te ledonne!»AutourdeBaJeloul, tout le monde s’est empressé de lui souffler lesmeilleuresréponses:«Disuneferme!»,«Attends,disquetuvasréfléchir»…Maisluis’estretourné,ilabaissésonpantalonet s’est écrié : « Sidi, j’ai un problème d’hémorroïdes. Si tutrouvaisunesolution,ceseraitparfait.»Enface,chezHassanII,ilyavaitaussidesconteurs.Ilavait

ses maîtres de la parole truculente et gouailleuse, en plus despoètesetsavantsreligieux.HassanII,aprèslescoupsd’Étatde1971et1972,n’arrivaitplusàtrouverlesommeilavantlepoint

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du jour, vers cinq heures du matin. La nuit, il travaillait,épluchait ses dossiers, fouillait dans ses archives. Il avaitl’obsessiondudétail.Enraisondesesinsomnies,ilseréveillaitseulementversonzeheuresdumatinetfaisaitunesiesteaprèsledéjeuner. Les conteurs lui narraient des histoires en sortant detable, pour préparer son repos. Hassan II aimait lavox populiqu’il entendait dans leurs récits,moinspour la poésie qui s’endégageaitquepourcapterl’humeurdesonpeuple.Enretour,ilse servait des conteurs pour diffuser des messages versl’extérieur.Cen’étaitdoncpascommecheznous,oùmonpères’évadaitdansdesmondesimaginairesgrâceauxconteurs.ChezHassan II, les conteurs reliaient le souverain au pays réel.Cependant, parfois, les deux frères s’échangeaient leursconteurs–comme,denosjours,onsepasseleDVDd’unbonfilm. Quand les conteurs du roi arrivaient chez nous, ils semettaient à table avec mon père, s’amusaient, buvaient. Poureux, c’était la détente. À l’inverse, pour Ba Jeloul, c’étaitl’épreuvedufeu,l’ordalie.Unefois,alorsqu’ilvoulaitvraimentrevenircheznous,iladitàHassanII:«Sidna,jepréfèrem’enallercheztonfrère,caricic’estcommeàl’hôpital.»Pourtant, il arrivait que la charité semoquede l’hôpital.Un

jour, mal inspiré, mon père a commis la mauvaise blague derester immobile au fond de notre piscine. Deux serviteurs,occupés à tailler les rosiers, ont arraché leurs tenues et se sontjetés à l’eau pour le « sauver ». Réflexe de courtisans, tout lemonde alentour, pour finir une vingtaine de personnes, donttroisquinesavaientpasnager,lesontsuivispournepasêtreenreste. En remontant à la surface, au milieu d’une foule de

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sauveteurssedébattantdanssapiscine,monpèrenesavaitpluss’ilfallaitenrireouenpleurer.Concubines, domestiques, militaires, conteurs, nous avions

une sacrée faune à demeure, particulièrement versée dans lesruses et stratagèmes en tout genre !Or, quandmonpère a été« représentant personnel » du roi, entre 1970 et 1974, notremaison s’est carrémenttransformée en exposition universelle,pournepasdireenzoohumain.Danslecadredesesfonctions,monpèrevoyageaitbeaucoupet,àchaquemission,ilrapportaitquelquechoseouquelqu’undupaysvisité.DechezTito,ilestrevenu avec un médecin personnel. De Corée du Sud, il aramené… un autre médecin, militaire celui-là, le docteur Lee.Travaillaientaussiàlamaisondeuxinstructeursd’artsmartiauxcoréens,lecolonelKimetlelieutenantBaoLee,quim’ontinitiéà leur science dès mon jeune âge. Puis, après une visite auPakistan,monpèreest rentréavec troisofficierspakistanaisentenue traditionnelle qui allaient, nous annonça-t-il, faire officedemajordomes !C’était une tentative pour rationaliser un peunotremakhzen.Malheureusement,cen’étaitjamaisnotremaisonqui se rationalisait mais, plutôt, les nouveaux venus qui se«makhzénisaient ».Par exemple, le docteurLee, qui était unesorte de «MonsieurMuscle », est devenu unshowman qui seplantaituneaiguilledanslebicepsetlafaisaitressortirdel’autrecôtépourépaternosinvités.Ilsefaisaitaussiposerdesplanchessur le corps puis demandait qu’une voiture lui roule dessus.L’un des trois lieutenants pakistanais avait abandonnél’uniforme pour la djellaba marocaine et ne voulait plusretourner dans son pays.Amputé d’une jambe à la suite d’un

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accident de la route lors de ses vacances au Pakistan, il avaitsuppliémonpèredelelaisserrevenirauMarocpourcontinueràtravaillercheznousplutôtquede resterauprèsdesa femmeetdesesenfants.Ilétaitcomplètement«makhzénisé»!Cela arrivait souvent. Des années plus tard, alors que nous

effectuions un voyage dans leMichigan sous laprotection duFBI,deuxchaouchsdemonpèredemandentàutiliserunelignetéléphonique spéciale installée par les agents américains, aveccetécriteauenguised’avertissement:FBI.Forofficialuseonly.Je les traite de fous, leur garantissant qu’on leur passerait lesmenottesdans lesdixminutess’ilsutilisaientcette ligne.Or, lelendemain,jedécouvreunflicaméricainmangeantunepastillaàcôtédutéléphone,sonarmesurlatable,toutsourire,tandisqueleschaouchssontpendusautéléphoneavecMarrakech.«Takeyourtime!»ditlegarsduFBI.Ilavaitété«makzhénisé»,luiaussi, phagocyté par le système ! Il acceptait une sociabilitéancrée dans la transgression et créant des liens bien plus fortsquelerespectpartagédel’interdit.Bref,ilavaitcomprislarègled’ordumakhzen.Danscecontexte,mamèren’avaitaucunechancedechanger

mon père. Mais elle a été le ballon d’oxygène dont il avaitbesoin. Elle constituait pour lui un garde-fou, une espèce demuraillequeHassanIInepouvaitfranchirqu’auprixdegrandsefforts,etnonsanscraintedereprésailles.Ilselançaitàl’assautdelacitadelleMoulayAbdallah,etiltombaitsurLamiael-Solhl’empêchant de passer.De ce point de vue, notremaison étaitune sortedevillagegaulois.Mais,pourêtrehonnête, le reversdelamédailleétaitlamauvaiseconsciencequemamèredonnaitàmonpère.Elleauraitvouluqu’ilseconformeàdescritèreset

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à des standards de comportement qu’il était incapabled’atteindre.Souvent,iltournaitdanslamaisoncommeunfauveen cage. Il voulait participer à la gestion du royaume, voulaitêtre indispensable à Hassan II, cherchait à assouvirsa quêted’amouretdereconnaissance–maisiln’yarrivaitpas.Saseulefaçon de décompresser, c’était de fuir, d’une façon ou d’uneautre, souvent en prenant sa voiture pour aller dîner dans sapropriétéd’Aïnel-Aouda,àunedemi-heuredeRabat.Il y avait ainsi chez ma mère une facette protectrice et une

autrefacette–involontairement,biensûr–dévastatrice.Elleluidisait:«Regardelesamisquetufréquentes,cenesontpasdesprix Nobel ! Ce sont des courtisans, des pauvres types quiviennent ramasser des miettes. » Très fier de sa femme qu’ilarborait volontiers comme un trophée ou une mascotte, monpèresouffraitdesarigueur,decettemanièrequ’elleavaitdeluifairesentirqu’ilétaitoisif,sansfilàplomb.Personnenel’avaitjamais critiqué de la sorte, surtout pas au Palais !Habilement,Hassan II, parce que c’était unconducator qui entendait toutconquérir, qui voulait que chacun soit sous sabotte, a jouédecette dualité. Quand il sentait l’harmonie entre mes parents, ilessayaitdecasserleurfrontuni;etquandilsentaitdestensions,iljouaitladivision.Ilexpliquaitalorsàmamèrequelui-mêmesouffraitdumanqued’initiativedemonpère,qu’il aurait aimélevoirreleverdesdéfis.Enréalité,HassanIInesupportaitpasquequiconqueluifasse

del’ombre.Imbudesapersonne,ilrevendiquaituneoriginalitéabsolue, voire une nature divine. Il ne pouvait accepter l’idéed’avoirunalterego,àquelquetitrequecesoit,mêmefraternel

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ou,plustard,filial.HassanIIsedésiraitseuletuniqueavecunetelle force narcissique qu’il ne supportait ni mon père comme«double»nisonfilscommesuccesseur.Or,monpèreétaitunadversaire potentiel. Beaucoup voyaient en luiune alternativepossible à son frère, incarnation des éléments rétrogrades dumakhzen: son goût du faste et son insistance sur descomportementsde soumission semblaient appartenir àunautresiècle.JesuisnéàRabat,le4mars1964,àl’hôpitalAvicenne,dans

unesallespécialementaménagéepourlesmembresdelafamilleroyale, autrement dit dans la plus pure tradition dumakhzen.Celle-ci,toutenreconnaissantlelienbiologiqueentrel’enfantetsa mère, exige que l’éducation appartienne à la famille royaledanssonensemble.IlyaunprimattrèsaffirméduPalaissurlamaison parentale. J’ai ainsi été élevé d’abord par desgouvernantes marocaines chargées de m’inculquer les valeurstraditionnelles, l’accent étant mis sur la religion ; puis j’ai étéprisenmainparunegouvernanteespagnole,SelsaHernandez,quiaétépourmoiun récifauquel jemesuisaccrochécommeune arapède. Ma mère lui faisait totalement confiance et lui ad’ailleurs également confié ma sœur. Nous lui devonsbeaucoup, notamment de nous avoir inculqué le sens de larigueuretdeladiscipline.Lesgouvernantesoccidentalessontunevraie institutionchez

lesAlaouites. Comme beaucoup demusulmans, nous sommesobsédésparcetOccidentquinousdépasse,quinousdomineetdont il faut ravir la puissance secrète. L’enfant doit doncs’immergerdans lacultureoccidentaleafinquela terred’islam

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nerestepaséternellementàlatraîne.Je n’ai pas encore deux ans quand, le 29 octobre 1965,

l’opposant Mehdi Ben Barka est enlevé à Paris,devant labrasserie Lipp sur le boulevard Saint-Germain. À partir de cemoment,etquelquesoit le jugementqu’onportesur l’hommepolitique,MehdiBenBarka entre dans le patrimoinemarocain–commel’absentleplusprésent,uncorpsetuneâmearrachésàlanation.Àcejour,ilestunfantômegênant,autantd’ailleurspour ses camarades de lutte que pour lamonarchie. Il n’a pasfini de hanter nos esprits. Sa « disparition » alimentel’imaginaire,lecrimed’Étatdontilfutvictimenepermetpasdetireruntraitsurlescompteshistoriquesàrégler.Toutcequiletouchefaitdébat.Ainsi,quandonluiadécouvert,surletard,unpassé d’« honorable correspondant » des services secretstchécoslovaques. Pourtant, à supposer que ces révélations surson rôlecommeagentde l’Est soientvraies, ellesne jureraientpasdanslecontextedelaguerrefroide.BenBarkaavaitchoisison camp et ne s’en cachait pas. Dans un monde bipolaire,collaboreravec les services secrets tchécoslovaquesparaît ainsiassez banal pour un marxiste. Aussi banal que le fait, pourHassanII,decombattresonpireennemipartouslesmoyens.Lorsquej’étaisenfant,nousneparlionsjamaisdeBenBarka,

niavecmonpèreniavecmononcle.Maisj’écoutaisbeaucoupauxportes.J’entendaismonpèredireque,pourlui,ilnefaisaitaucundoutequeBenBarkaavaitététuéparlesservicessecretsmarocains. Plus précisément, j’ai grandi avec une histoiremurmurée,unsecretchuchotédans lepremiercercle.«La têtede Ben Barka a été ramenée et présentée à Hassan II. »

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J’entendais cette confidence de manière récurrente dans labouche de deux ou trois amis très proches de monpère. Elleprovenait d’un récit que le docteur Cléret, successivementmédecin personnel deMohammedV puis de Hassan II, avaitfaitàmonpère.Aujourd’hui,toutlemondes’accordeàdirequel’enlèvement

deBenBarkaaétéuneaffaireessentiellementmarocaine.Maison n’arrive toujours pas à établir les circonstances du décès.Était-ceunaccident?Lestruandsfrançaiscommisàlatâche,oulesagentsmarocainsenvoyéspourrécupérerl’opposant,ont-ilsététroploinsanslevouloir?Ouétait-ceunassassinatplanifié?Ce doute atténue la responsabilité de Hassan II. Or, si cettehistoire de tête coupée était véridique, la responsabilité du roiseraittotale.Exigerdevoirlatêtedelavictimeimpliqueraitquele crime était prémédité. Connaissant les relations du docteurCléret avec ma famille, je ne vois pas bien pourquoi il auraitracontéàmonpèreunehistoireaussimorbidesiellen’étaitpasvraie.Hassan II évitait le sujet à tout prix. Je me souviens d’un

échange vif quand nous avons vu avec luiLes Aventures deRabbiJacob avecLouisdeFunès. Jeune, sansarrière-pensées,jemesuisexclamé:«Maisc’estunfilmsurleMaroc!»Leroim’areprisavecvéhémence:«Non,celan’arienàvoiravecleMaroc.C’estunfilmquisepasseenAlgérie, leMarocn’apasdepétrole!»L’undespersonnagesdufilmesteneffetinspiréde Ben Barka,mais Hassan II ne voulait en aucun cas que jefassecerapprochement.Quelleétaitlapartderesponsabilitéduroidansl’affaireBen

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Barka ? La tête rapportée à Hassan II pèse lourd. Mais laréponse appartient aux historiens. Enattendant, les dernierstémoins survivants auMaroc ou les documents encore classés« secret défense » en France peuvent à tout moment relancerl’affaire. Je parie qu’un jour, les zones d’ombre encorepersistantes seront dissipées –mais cela se fera peut-être dansune relative indifférence si, d’ici là, la succession desgénérations a laminé l’intérêt pour le martyr de la gauchemarocaine.En septembre 1970, à six ans, j’intègre leCollège royal, un

établissement logé dans un bâtiment sobre dans l’enceinte duPalais, leméchouar. L’éducation des princes esttraditionnellementpriseenchargeparcetteinstitution,crééeparMohammed V en 1942 pour ses deux fils. Hassan II entraitalorsen6 etmonpèreaucoursmoyen.LesprédécesseursdeMohammedV avaient envoyé leurs enfants chez les oulémas,pour une éducation essentiellement religieuse. L’intention deMohammedVétaitdouble:ilvoulaitcréerunlieud’excellencemoderne enmême temps qu’un creuset où les princes seraientencontactavecdesenfantsde toutesorigines, leCollège royalétant en effet conçu pour représenter, en miniature, le Marocavec ses clivages ethniques, sociaux, régionaux, etc. Dansl’absolu, c’était une bonne idée. Malheureusement, il a étédifficilede la traduiredans les faits.Certes, lesenfantsquiontété formés d’abord avecmon oncle etmon père, puis avec leprince héritier, Moulay Rachid et moi, apportaient réellementquelquechoseauxprincesentermesd’ouvertureauxdifférents

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segments de la sociétémarocaine.Cependant, enlevés jeunes àleur milieu, ils subissaient un déracinement qui conduisaitinévitablementàuneattitudezéléevis-à-visdelamonarchie,quidevenait leur seul ancrage. Coupés de leur famille et de leurterroir d’origine, rapidement trop profondément changés pourpouvoirréintégrerleurancienmonde,ilsdevenaientenfaitdesjanissaires,àsavoirla«nouvelletroupe»–yani çerienturc–dumakhzen.Non seulement l’objectif duCollège royal n’étaitpas atteint mais, bien pire, il renforçait les réflexes desoumissiondesunsetl’arrogancedesautres.Soyonsclair:c’estune institution obsolète et contre-productive qui devrait êtresupprimée.Les premières années au Collège royal, les princes habitent

encore chez leurs parents. La mère exerce son devoir deprotectionnaturelledes jeunes, undroit appeléalhadana, unebarrièreinfranchissablepourlebiendel’enfant.C’estseulementà la puberté que l’on devient interne. Pour ma part, je suisd’abord très content d’aller en classe avec mon cousin SidiMohammed, mon aîné d’un an, pour qui j’ai énormémentd’affection. Je le trouve sensible, attentionné, vraiment gentil.Quandj’aidessoucisavecmonpère,c’estluiquim’apaise.Enclasse, l’ambiance est mi-occidentale mi-islamique. Noussommesunebonnedizained’élèvesvenusde tout le royaume,tousenhabitsoccidentauxmaisassissurdesbancscommedansunemedersa. Il faut lever la main pour obtenir la parole, semettredeboutpour répondreauprofesseurqui,au-delàdesonautorité pédagogique, est encouragé à nous « corriger »physiquement. L’enseignement est principalement axé sur lamémorisation.Lemardietledimanche,SidiMohammedetmoi

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sommes astreints, en plus, à unentraînement militaire ; lemercredietlesamedi,nousmontonsàcheval.Ma scolarité se révèle catastrophique. D’abord, je suis

gaucher et, auCollège royal, on veut que je devienne droitier.Pour ne rien arranger, ma mère me fait suivre, parallèlement,uneécoledel’ombre:àlasortieduCollège,jeprendsdescoursquisontcenséscomplétercequej’aiapprisdanslamatinéemaisqui,envérité, ledéfont.JeperfectionneainsimonanglaisavecuneenseignanteduCentreculturelbritannique, JaneGillian,etmamaîtrisedel’arabeclassiqueavecunautreprécepteur,BadaMansour. Finalement, je ne reste que deux ans auCollège. Lasituationyestinvivable:quoiquenousfassions,ilyatoujoursun classement – lequel est immuable : le premier estinvariablement Sidi Mohammed, le second sa sœur LallaMeryem (avant l’ouverture d’une section pour filles, notreclasse est mixte) et le troisième, c’est toujours moi ! Lenuméro 4 peut faire ce qu’il veut, il ne saurait améliorer sonrang. C’est ridicule. Tout est ridicule. Au foot, comme laprincesse ne joue pas, je joue dans une équipe et SidiMohammeddansl’autre;donc,monéquipenegagnejamaisunmatch.Nouspratiquonsdesexercicesdetir:jesuissecond,quejeratelacibleouquejelaperforeenpleincentre.Un jour, sans se faire annoncer, Hassan II est venu sur le

champ de tir. C’est le général Medbouh, le chef de la Garderoyaleetfuturconjuréducoupd’Étatde1971,quiluiavaitmislapuceàl’oreille.Medbouhavaitlui-mêmeconstatéàplusieursreprises la « triche » érigée en système dans nos compétitionspour assurerla victoire du prince héritier : le traficotage descibles, d’abord, puis des fusils. Le général avait menacé de

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sanctions, puis effectivement mis aux arrêts les responsableszélésdecesmanigances.Rienn’yfaisant,ils’enétaitouvertauroi. Hassan II a constaté lui-même que le viseur demon fusilavaitétédéréglépourquejenebattejamaissonfils.Ilestentrédans une colère noire. Cependant, même fou de rage, il n’ypouvait rien. La pente naturelle du système, l’obsessiond’allégeance quoi qu’il en coûte l’emportait, même sur lavolontéduroi.Àcetteépoque,SidiMohammedetmoinousentendons très

bien. Le « grand jeu » tout autour nous dépasse totalement.Nous n’y prêtons pas attention ou, seulement, une attentionmoqueuse. Nous sommes soudés, nous grandissons ensemble.Hassan II nous élève de la même manière. On ne sent nulledifférencedestatutentresesenfantsetsesneveux.Notrefamilleest relativement restreinte, etMoulayAbdallah etHassan II nesont pas des troncs séparés mais les feuilles d’une mêmebranche.Quiplusest,ilsontsubilesmêmesépreuvesaucôtédeleur père : l’exil, l’incertitude, le long détour parMadagascar,avant le retour au pays…Cela explique sans doute que notremaison soit une annexe, une succursale du Palais. Mon père,malgré la complexité de ses rapports avec son frère aîné, vit àl’heure dumakhzen. Il fait partie du système produisant, aussichezluietautourdelui,desréflexesd’allégeance.Au début des années 1970, mon père est moins accessible

pourmoiquemononcle.J’aimebeaucoupHassanII.C’estunhommealerte,énergique,quiréagitauquartdetour.Iln’estpasindifférentàsonenvironnement.Sesvraisamissontrares,mais

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ilestaveceuxd’unegrandeloyauté.Biensûr,ilpeutdévisagerlesgensd’unemanière terrible,et ilpiquesouventdescolères.Ceux qui le connaissent bien savent déceler les signesprécurseursdecestempêtes:HassanIIplissealorssonfrontenfermant presque les yeux, comme s’il n’arrivait plus àreconnaître son vis-à-vis, le « coupable » ; en même temps,gestemécanique,ilglisseundoigtsurlacicatricequiluibarrelenez – le signe de l’alerte rouge, d’une extrême irritation. Celadit, les colères du roi sont des combustions nucléairescontrôlées. Hassan II ne s’emporte pas en public. Il donnesouventlesentimentdenepasavoirdecœur,denepaspouvoirs’offrir ce luxe. Parfois, cependant, son intelligence lui sert decœur, et il a alors des gestes aussi grands qu’une vraiegénérosité.Mais cesgestes sont calculés,dictéspar le cerveau,sansémotion.Néanmoins,poursesproches,HassanIIesttrèshumain.Par

exemple, c’est un gourmet. Il a des idées bien arrêtées enmatièredecuisine,ilaime–sanssurprise–jouerau«chef».Ilcompose lui-même ses menus, y introduit des innovations. Ilmodifie des recettes traditionnelles, dont certaines sontcentenaires. Il aime aussi beaucoup la musique populaire,d’OumKalthoumàHadjaHalima. Iln’aurait jamaisécoutéduBach. Il n’apas le goût des romans, il ne lit quedes essais. Ils’attache à des objets, comme un gant de golf déchiré qu’ilpossédait depuis vingt ans, ou un vieux chapelet… Pour laprière,qu’ilnemanqueabsolument jamais,HassanIIaun trèsvieux tapis, toujours lemême. Il est aussi trèsattachéàLazrak(« leGris»),unvieuxchevalquemonpère luiavaitoffert,etqu’ilsorttouslesansàl’occasiondelafêteduTrône.Cecheval

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venaitdelarégiond’Ifrane.Onl’avaitapportéàmonpère,quil’avait trouvé tellement beau qu’il avait décidé de ne pas lemonteretdel’offriràsonfrère.Typiquement,HassanIIn’enapasfaitunobjetdesonplaisirmaisunvecteurdesafonction:ilmontaitLazrakàl’occasionlaplussolennelledel’année,lafêtedu Trône, lorsqu’il quittait l’enceinte du Palais vêtu de sadjellaba blanche de Commandeur des croyants, abrité sous unparasol.Tout en craignant Hassan II, Sidi Mohammed et moi

n’hésitonspasàl’approcher.Leroinousdonnelesentimentdepouvoirnousprotégerdetout.Adorantlesjeunesenfants,ilesttrèsprésentdansnotrevie.Ilveillepersonnellementsurnous,àcommencerparnotresanté.Moi,petit,j’ailespiedsplats.Tousles six mois, Hassan II mesure donc mes progrès dans cedomaine. Il a le soucidudétail, examinemavoûteplantaire etdécrète, comme s’il y connaissait quelque chose : «Garde lessemellesencoresixmois.»J’ensuisrassuré,jemesensprisenchargeetprotégé.Hassan II regardeaussideprèsmesnotesàl’école.Ilesttrèsàchevalsurl’éducation.Machambren’estpasremplie de jouets. Le roi nous élève à la spartiate et, quand ill’estimenécessaire,nouscorrigelui-même,àcoupsdebâton.Pournous,deuxheuresdesportpar joursontde rigueuren

vertu d’un vieux dicton deMouawiya, le premier calife de ladynastie omeyyade, qui avait dit auprécepteurdesesenfants :«Apprends-leur ànager car ils trouveront toujoursquipourraécrire pour eux. » Hassan II applique le proverbe à la lettre :quandilveutquejeperdedupoids,ilmefaitnageruneheure,deux fois par semaine, et me surveille en lisant son journal àcôtédelapiscine!Nouspratiquonsaussilefootball,lacourse,

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effectuons des randonnées de quinze à vingt kilomètres dèsl’âge de huit ans. Je m’entraîne aussi aux arts martiaux et àl’escrime. Notre plus grand plaisir, c’est d’aller à la chasse.J’aimelachasseauxperdreaux,SidiMohammedlegrosgibier.Tous les deux, on adore monter à cheval, d’abord avec uncoopérant français, le commandantBouguereau,duCadrenoirdel’écoledeSaumur;puis,plustard,aveclecolonelCherratdelaGarderoyale.C’étaitunRifaintypique,droitcommeun«i»,élégant et discipliné.Avec lui, on alternait les exercices, tantôtdans l’enceintede laGarde royale, enveste et cravate, dans laplus stricte discipline, tantôt à l’extérieur, notamment sur lechamp de courses du Souissi, « en balade ». Dès qu’ons’éloignait alors du « comité d’accueil », comme on appelaitentrenouslesofficielschargésdenousaccompagner,lecolonelCherrat descendait de sa monture et nous disait : «Allez, lesgarçons,amusez-vous.»Pendantqu’ilgrillaitunecibiche,nouslâchions alors la bride à nos chevaux, moi à Rastignac, unhongre bai, SidiMohammed à Ramsès, un hongre alezan.Onrevenaitennage,épuisésmaisheureux.Plus tard, à partir de 1976, quand j’aurais douze ans, je

suivraischaqueétéunstagedeperfectionnementavec l’équipede France d’équitation. Je logerais àFontainebleau, le stage sedéroulant tout près, à Bois-le-Roi. Marcel Rozier, doublechampion olympique, et plusieurs fois champion de France etentraîneur de l’équipe de France, dirige nos entraînements.Ceserontdesparenthèsesmerveilleuses,desmomentsoùjerespirelibrement.Des stagiaires dumonde entier se retrouvent là-bas.Tous les matins, nous pratiquons des sports d’équipe, nous

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courons,puisnousmontonsàcheval;lesoir,noussortonspourdîner,oupouralleraucinéma,toutcelaauxabordsdeParis.Au Maroc, en revanche, nous grandissons dans un monde

déformé par l’adulation, sans toutefois être des enfants« pourris-gâtés ». Hassan II nous répète sans cesse que lepouvoir, même s’il est hérité, doit être gagné de haute lutte.Pour lui, la monarchie n’est pas à l’abri d’un coup dur del’histoire et, en dépit de périodes d’accalmie, rien n’est jamaisacquis. Il faut donc impérativement apprendre à êtremaître desoietdesessentiments.Nejamaispleurer,pasmêmeàlamortd’unproche;nejamaissemontrervulnérable.HassanIIadhèrepleinement à sa propre doctrine. Il n’est pas affectueux,seulementattentif.Mais,pournous,c’estdéjàénorme.Mon père, lui, est absent. Il est très difficile d’entrer en

relationaveclui,malgrésesindéniablesqualitéshumaines.Toutce que ma mère a réussi à lui arracher, c’est un momentd’intimité quotidien pour ma sœur et moi, avant son dîner,quand nous devons nous coucher. Nous sommes alors réunistouslesquatre,mêmesiHassanII,évidemmentaucourantdecerituel familial, s’arrange souvent pour téléphoner précisémentàcemoment.Ilneveutpaslaisseràsonfrèrelapossibilitédeseressourcer dans son propre univers. Pour ma part, je disposechaquejourdedixminutesdeplusavecmonpère,àmonretourdel’école.Etdixjoursparan,nousvoyageonsenfamille,pourdesvacancesàMadridouàParis.Attention,cenesontpasdesmoments d’une grande intimité !MoulayAbdallah se déplaceavec une suite d’une quarantaine de personnes, et si nous nefaisonspaspartiedesbagages,onn’enestpasbien loin.Avecunpeudechance,nouspartageonsun repaspar jour avec lui,

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voire une sortie à pied quelque part. Le reste du temps, nousnouspromenons, sur lesChamps-Élyséesouailleurs,avecnosgouvernantesetnosgardesducorpsfrançaisouespagnols.Cen’estpastoujoursfacileet,entoutcas,pastrèsdrôle.Maisc’estainsi :monpèreaperpétuellementbesoindemondeautourdelui pour lui changer les idées, pour lui faire oublier qu’il neremplitpasauprèsdesonfrère le rôlequ’ilaimerait jouer. Ilabesoin d’être entouré pour se sentir important. Il reçoit lesdoléances, puis intercède auprès de son frère, même pour despetits services qu’il cherche à rendre, pour des affaires sansprestige mais qui lui permettent d’exister auprès de Hassan IIqui, justement, cherche à le cantonner dans ce pré carrésubalterne.Monpère est timide et ne supporte pas d’être seul.N’ayantpastouchéàl’alcooljusqu’àlamortdesonpère,quandilavaitvingt-sixans,ils’estensuitemisàboire,beaucouptrop.Il noie ses angoisses, son chagrin de ne pas être à sa place ausein du régime. Le problème est déjà assez grave pour qu’ilconsulteunspécialistebritanniquedesaddictions, leprofesseurWilliams,duKing’sCollege.Pendant cette période, j’ai le souvenir du généralMohamed

Oufkir, qui était alors le « sécurocrate » très en vue deHassan II, venant à la maison pour dénigrer les« communistes », ces « salauds » dont certains avaient debonnesrelationsavecmonpère.Enfait,Oufkirvoulaitêtresûrque, si un rapprochement avec les « gauchistes » devait avoirlieu, cela se passerait sous notre toit, ce qui lui permettrait degarderlecontrôle.OufkirfaisaitlaplupartdutempsréférenceàAbderrahim Bouabid, un ami de mon père que je connaissaismoi-mêmetrèsbien(ilmeprésentera,plustard,àAbderrahman

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elYoussoufi,quidirigeralegouvernementd’alternanceàlafindurègnedeHassanII).Oufkirentretientunvraiclimatd’étatdesiège.Ilrépèteàlongueurdejournéequeles«gauchistes»sontpartout, qu’ils vont « tous nous tuer », et ainsi de suite.C’estchez lui une véritable obsession. Or, après avoir déjà été trèsproche de Mohammed V, Oufkir est très influent auprès deHassanIIetdemonpère.L’ambiancedecitadelleassiégéequ’ilfait régner ne gêne pas outremesure le roi. Pour lui, il s’agitd’unesiba, une rébellion, une de plus dans la longue histoiredesAlaouites qui en ont l’habitude. Simplement, ce n’est plusunetribuquiserévoltemaisungroupesoudéparuneidéologie,unecommunautéd’esprit.AuxyeuxdeHassanII,unesibaesttotalement différente de la trahison à venir des militaires, une«félonie»quivientdel’intérieurdusystème,delamaisondupouvoir–ledarelmulk.Cela,leroinelesupporterapas.Aprèsles coups d’État du début des années 1970, il se sentiraterriblementdiminué.Ilauralesentimentd’êtreravaléauniveaudu roi Hussein deJordanie, autrement dit d’un souverainprécaire, d’un avatar des accords Sykes-Picot. Il souffrirad’avoirperdul’auréoledesonpère.Celal’aurarenduméchant.Danssaformemoderne,lamonarchiemarocaineestissuedu

Mouvement national. À l’époque de Mohammed V, elle aémergédesonpassédesultanatcommelepancentrald’unfrontpatriotique uni. Aussi, les relations de mon père avec lesnationalistes de toute obédience, y compris les plus à gauche,sont-elles empreintes de respect mutuel voire, bien souvent,d’amitié.AbdelkhalekTorrèset,surtout,M’hamedDouiri,tousdeux de l’Istiqlal – l’« Indépendance », le grand parti

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nationaliste –, sont les bienvenus chez nous. QuandAllal el-Fassi, leur leader,vient à lamaison,monpère se rasedeprès,monte mettre un beau costume et exige de ma mère qu’elledescendepourdiscuteravecl’invitédel’Orient,duHâdith–lesparoles du Prophète – ou de sujets philosophiques. Tout lemonde est tiré à quatre épingles, impeccable mais, en réalité,monpèrerongesonfreinenattendantquel’illustrepersonnagereparte. Car, une fois El-Fassi raccompagné à la porte, les«cocos»débarquent,lescopainsplusoumoinscommunisantsde l’UNFP (Union nationale des Forces populaires),AbderrahimBouabidetMohamedel-Yazghientête.Commeautempsdelaprohibition,l’alcooletlescigaressurgissentalorsdenulle part.Mamère est priée de disparaître derrière lepurdah–le«rideau»qu’estlaségrégationentrehommesetfemmes–à l’heuredesvieuxsouvenirsentre joyeux lurons, souventdeshistoiresde«nanas»quinesontpasdestinéesàsesoreilles.J’aiseptansquandjeprendspourlapremièrefoisconscience

d’appartenir au pouvoir, c’est-à-dire à un groupe – lesAlaouites – qui a lesmoyens de sa volonté. Lemoment restegravé dansmamémoire.C’est le jour demon anniversaire. Jerentre de l’école et, pour me faire une surprise, mon père ademandé à la Garde royale de Buckingham, en tournée auMaroc, de se mettre en rang d’oignons sur le parvis de notremaison pour me jouerHappy Birthday. Là, en voyant lesfameuxbeefeatersassembléspourmoi,jesaisissurl’instantquenous avons du pouvoir, à commencer par le pouvoir de nousfaireplaisir.Monéveilàlapolitique–unéveilensursaut–coïncideavec

lepremiercoupd’État, le10juillet1971.Jen’avaispasconnu

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les émeutes populaires de 1965, qui furent une alerte pour lerégime. J’ignore aussi que les deux piliers du Mouvementnational,l’Istiqlaletl’UNFP,viennentdereformerunfrontunicontreleroiauseindelaKutlaWataniya , le«Blocnational».Ce défi enrage Hassan II. Une fois de plus, on lui fait sentirqu’iln’apaslastaturedesonpère.Dixansaprèssonaccessionautrône,salégitimitéestencoreettoujours«miseenéquation»–c’estsonexpression.Or,moi,jenepeuxmêmepasimaginerune seconde que l’on puisse ne pas aimer la famille royale.Jusqu’aucoupd’État,nouspartageonslacertituded’êtreaduléspar « le peuple » et la conviction que c’est l’état naturel deschoses. Bref, nous sommes des Alaouites au pays desmerveilles… Les deux coups d’État successifs seront d’autantplus difficiles à accepter. Ils signifient pour beaucoup d’entrenous la fin de l’innocence. Ce sontdes chocs, des secoussestelluriques.NousnesommesplusquedesAlaouitesaupaysdesmerguez…Le 10 juillet 1971, jour anniversaire de Hassan II, je me

trouve avec ma mère dans notre maison de Temara, à unequinzainedekilomètresdupalaisdeSkhirat,lui-mêmesituéaubordde lamerentreRabatetCasablanca.Mamèrene faitpaspartie des invités du roi, puisque, ce jour-là, la réception estréservéeauxhommes.Danslapropriétéroyale,unpetitmillierd’hôtesdemarqueconversentautourdesbuffetsdressésdanslejardin,sebaignentdans lapiscineou jouentaugolf.C’estuneréceptiontypiquedel’èred’insouciancequiprendalorsfin.Parlasuite,sevoulantaucentredetout,HassanIInetoléreraplusquedumimétismeautourdelui:sesinvitésdevrontsuivresonexemple,imitercequ’ilfait–unpoint,c’esttout.

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AlorsquelafusilladedeSkhiratestencours,onprévientmamère qu’il se passe des « choses graves » là-bas. Elle appellealors le général Arroub, un membre du cabinet du généralOufkir. Lequel lui répond de manière très impolie, luiraccrochant quasiment au nez. Si bien qu’elle décide d’allers’enquérir elle-même sur place. Elle sera la seule femme àvouloir rejoindre son mari, et Hassan II en conservera unesecrète jalousie. Il aurait aimé qu’une femme s’inquiète autantpour lui. Ma mère m’installe dans sa voiture et fonce surSkhirat. Nous sommes stoppés à une barrière aux abords dupalais. Unmutin, un officier, la reconnaît et donne l’ordre del’exécuter.Sousmesyeux,deuxsoldatslamettentenjouemais,au derniermoment, baissent leurs fusils.Mamère est enceintedeseptmois.«Nousnepouvonstuerlaviedanstonventre,ceseraitcontrenotrereligion»,expliquel’und’eux.Mamèremeremetdansunevoituredenotresuite,quim’évacuesurRabat.De son côté, elle monte la colline en direction du palais.Lorsqu’ellearrivesurleslieuxducarnage,legénéralMedbouh,quin’ajamaiseul’intentiondetuerleroietdéplorelatournureprise par les événements, vient d’être exécuté par les hommesd’Ababou. Privé de tête pensante, le putsch tourne court.HassanII,avecl’aidedugénéralOufkir,parvientàreprendrelasituationenmain.Blessépendant l’assaut, courageux face à lamort,monpère

grandit énormément à mes yeux. Le soir du putsch, sur leconseil d’Oufkir, la famille royale ne regagne pas le palais deRabatmais,parprécaution,seregroupeenunlieusecret.Nousnous retrouvons dans la maison de la sœur de mon père, la

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princesse Lalla Fatima Zohra. L’effervescence y règne. Sur latable,unecartedeRabataétéétendue.HassanIIcrie,donnedesinstructions tous azimuts.Oufkir, aidé de deux autres officierssupérieurs, le général Moulay Hafid et le général Driss benOmar,estàl’extérieur,àpiedd’œuvrepourmettrecequirestedeputschistesendéroute.Monpère,quisaigneabondamment,souffreévidemmentbeaucoup.Unmédecinfrançais,quifaisaitpartiedesinvitésdeSkhirat,lesoigne.IlditàHassanII:«Sire,je m’excuse de vous interrompre mais votre frère a besoind’antibiotiques, sinon il risque la gangrène. » Le roi ne réagitpas.Aumilieu de l’agitation,mon père, stoïque, répond qu’ilpeut encore attendre. Mais le médecin insiste. Hassan II seretourneverslui,excédé:«Écoutez,docteur,moi,j’aiuntrôneàrécupérer.C’estplusimportantquelagangrène!Demandezàvotre patient, et il vous le confirmera. Alors, foutez-moi lapaix!»Surce,ilappelleunsoldatdedeuxièmeclasse,àquiildemande une baïonnette que le soldat, terrorisé, lui apporte.HassanIIsesaisitducouteau, le jetteauxpiedsdumédecinetluilance:«Etpuisquevousparlezdegangrène,amputez-le!»SidiMohammed etmoi sommes sidérés.Mon père, lui, ne sedémontepas:«Tusais,quandonétaitàMadagascaretquetuétais faceaucrocodile, j’auraisdû te laisserdans lepétrin.» Illuirappellecejourd’exiloùlesdeuxgarçonss’étaientretrouvésfaceàuncrocodile.HassanIIavaitchuchotéàsonfrèredefaireletourdelabêteetdeladistraireafinqu’ilpuisses’enfuir.Monpère s’était bravement exécuté… Pour finir, il ne sera pasamputémaislecynismedeHassanIIlaisseradestracesentrelesdeuxhommes.ÉgalementblesséparballeàSkhirat,unefigurelégendairedu

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nationalisme,letrèsrespectéMohamedbenHassanel-Ouazzani,fondateurdutoutpremierpartipolitique–l’Actionmarocaine–puis, après l’indépendance, ministre d’État de MohammedV,estmoinschanceuxquemonpère.Ilperdsonbrasdroit.Aprèslecoupd’État,monpèrelefréquenteàl’hôpitaloùlui-mêmesefaitsoigner.BenHassanel-Ouazzaniluiditetrépète:«Mavieest finie. »Monpère tente de le consoler : «Mais non, penseauxtroiscentsvictimesquisonttombéessouslesballes.Toi,tuassurvécu.Tudevraist’estimerheureux,malgrétout.»Or,rienn’yfait.El-Ouazzaniesttoujoursaussidésespéré.Sibienqu’unjour,quandmamèrevientluirendrevisiteàl’hôpital,monpères’ouvre à elle en lui racontant l’histoire.Mamère lui répliquevivement :«Mais tunecomprendsdoncpas?Savieest finieparce que, lui, il écrit. Lui, il a besoin de samain droite pourtravailler. Sa vie, c’est le travail intellectuel et non pas lajouissance. Vous, les Alaouites, ne pouvez-vous donc pascomprendrecela?»Lafoudren’auraitpaspufrappermonpèreplusbrutalementquecetteparole.Le coup d’État de 1971 a été fomenté par le général

Medbouh, un officier austère et intègre, las de la corruptionambiante. Je le connaissais bien, car il était notre voisin à laplage.Troisjoursavantleputsch,jesuisallérendrevisiteàsonfils Hassan. Je suis alors tombé sur le général qui avait unecigarette au coin des lèvres et les pieds dans un seau d’eau. Ilm’aflanquéàlaportedechezluiencriant:«Sorsd’icioujetemetsunepairedeclaques!»Interloqué,jesuisrentréchezmoi.J’airacontél’affrontàmonpèremaisilnem’apascruet,àsontour,afaillimemettreunetorgnole.Cejour-là,Medbouhavaitdéjàtournédanssatêtelapagedelamonarchie.Pourleputsch,

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il s’est associé au lieutenant-colonel M’hamed Ababou,commandant des quelque 1 400 cadets du campd’Ahermoumou, un nid d’aigle près de Fès, qui sont« descendus » sur Skhirat. Quand la fusillade commence, laconfusion est totale. Le roi se cache dans l’arrière-salle d’unepiècederéception,avecunequinzainedepersonnes.Monpère,quidéjeunaitavecungrouped’invités,estblessédetroisballesau bras droit et d’une quatrième au genou. Il est arrêté avecbeaucoupd’autres.Commeilsaigne,onluiapporteunechaise,tandis que d’autres blessés sont couchés par terre. Mon pèredemandeausoldatqui legarde :«Donnez-moide l’eau.»Lecadetluirépondqu’iln’enapas.«Commentça?ditmonpère.Vousvenezfaireuncoupd’Étatsanseau?Qu’est-cequec’estque cette logistique de merde.Maintenant, va me chercher del’eau ! » Le soldat s’exécute. Stupéfait, couché par terre,Moulay Hachim elAlaoui, un vieux compagnon de route deMohammed V qui exerçait une fonction à la cour que l’onpourrait appeler « médiateur traditionnel » ouombudsman,raconterasixmoisplustardàHassanIIque,nepouvantcroireàtant de sang-froid, il avait pensé sur lemoment quemon pèredevait être demèche avec les putschistes. «N’oublie pasqu’ilestlefilsdesonpère»,luiasimplementrétorquéHassanII.LasuspiciondeMoulayHachims’explique.L’aidedecamp

demonpère,lecolonelFenniri,figuraitsurlalistedesconjuréscomme ministre de l’Intérieur dans leur futur gouvernement.Cettedécouverteavaitétéunchocpourmonpère,quiétaitalléle voir dans sa cellule afin de comprendre sa trahison. J’étaisavec lui quand le colonel Fenniri lui expliquait, assez

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confusément, qu’il avait été « entraîné sans vraiment savoir cequisetramait».Serendantcomptedelaportéedesévénementsseulement le jour du coup d’État, il avait empêché l’exécutiondematante,LallaNezha.AuxyeuxdeMoulayHachim,lefaitquemonpèreaitalors–vainement–implorélagrâcedeHassanII pour son ancien aide de camp épaississait le soupçon.D’autantplusqu’ilavaiteuavecmonpère,plusieursmoisavantle putsch, unediscussion très franche au cours de laquelle lui-mêmeavaitdonnéaurégimetroisansdesurvie,tandisquemonpèreavaitprédittroismois!Biensûr,cetypedeconversationsrevenait tôt ou tard aux oreilles de Hassan II, qui en étaitprofondément blessé, comme il devaitme le confier plus tard.Le roi supportait mal le jugement sévère de son frère, qui luirappelaitsanscessequ’iln’étaitpasMohammedV.«C’estvraique je ne suis pas Mohammed V, me dira-t-il à l’heure desconfidences. Mais je me suis quand même imposé, à mamanière, en prenant le temps qu’il fallait. Ce n’était pas unhéritage facile. Ton père faisait la fête pendant que moi, jegardaislabaraque.»Au lendemain du coup d’État, nous cherchons tous à

comprendre.Danscecontexte,mamèrerelateàHassanII,avecune certaine insistance, son échange téléphonique avec legénéralArroub,lejourduputsch.Leroicoupecourtetluidit:«Écoute,tuveuxdirequ’ilfaisaitpartiedesputschistes?Àcemoment-là, je n’ai qu’à faire exécuter tout le monde… » Lecoupd’État a étéungrand traumatismepourHassan II. Jemesouviens de l’avoir vu, littéralement, se taper la tête contre lesmurs en se lamentant : « À cause de moi, quatre sièclesd’histoire alaouite ont failli disparaître.Ce trône a été transmis

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commeun écrin, d’unemain à l’autre, et c’estmoi qui vais lefaire tomber. »Monpère a alorsdemandéàmamèredenousfairesortir,SidiMohammedetmoi.«Emmènelesgarçonspourqu’ils n’en soient pas les témoins, lui a-t-il dit. Il ne tepardonneraitjamais.»Au lendemain du putsch, le roi Hussein, vétéran des

monarques arabes, prend l’avion pour le Maroc afin deretrouver Hassan II. C’est un acte de solidarité entre cousinschérifiens,tousdeuxdescendantsdirectsduProphèteethéritiersde l’empire abbasside – ce qui distingue ces dynasties desmonarchies « tribales » du Golfe. Cependant, Hassan II voitplutôtenHusseinunparachutéducolonialisme.Danslepassé,ilavaitdelacondescendancepourlui.Àprésent,ill’écoute.Leroi de Jordanie lui dit : « Il s’agit d’un cancer qu’il fautéradiquerdemanièrechirurgicale.Faitesjugertousceuxquiontété de près ou de loin mêlés à cette affaire et faites-lesexécuter.»Sefiantàceconseil,etaussiàcequeluipréconiseOufkir,leroivacureterlaplaieenprofondeur.Plustard,ildiraquelegénéralauraitvouluéliminerlesconjurésavantqueceux-ci ne révèlent qu’il faisait lui-même partie du complot. Quoiqu’il en soit,malgréune répression féroce,unhommedroit etunmilitaireaussiprofessionnelquelegénéralArroub,quiavaitpeut-être estimé,mûpar un sentiment patriotique, que l’avenirdupays passait par la fin de lamonarchie, en sera quitte pourune traversée du désert de vingt ans. À la fin de sa vie,HassanIIluiconfieradenouveaud’importantesresponsabilités.Ce premier coup d’État va, du jour au lendemain,

complètement transformer notre vie. Dorénavant, nous avons

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des gardes du corps, nous prêtons attention à ce que nousmangeons,auxhabitsquenousportons.Notregrand-mèrenousmet en garde afin que nous ne partagions plus les tajines des« autres ». Elle nous explique que nos habits peuvent êtreempoisonnés…Bref,nousnousméfionsdetousetdetout.Ilnefautplusqu’uncopainnoustapedansledos,ouqu’unecopinenous fasse la bise.Desdispositifs sécuritaires concentriques seresserrentautourdenous–etnousisolent.Homohominilupuses t: jusqu’à preuve du contraire, les gens sont soupçonnésd’êtremauvais.Lesdéplacementsdemonpèresefontavectroisouquatrevoituresd’escorte,désormaistoujoursencortège.J’ai sept ans et demi à la naissance dema petite sœur Lalla

Zeineb,àl’automne1971.Plantédevantsonberceauàl’hôpital,jesuischoquédedécouvrirunbébéblondauxyeuxverts.Surlecoup,pourlapremièrefois,jeprendsvraimentconsciencedemes origines libanaises. J’aime beaucoup ma petite sœur,d’abordcommebébépuis commeune fillette trèsprotectrice àmonégard,bienqu’ellesoitmacadette.Eneffet,contrairementàmoi,ellebâtiraunerelationdeproximitéetdeconfianceavecnotrepère.Elleatoujourscherchéàmefairebénéficierdecetterelationprivilégiée.Pendantdesannées,LallaZeinebetmoidînonstouslessoirs

ensemble,quoiqu’ilarrive.C’estunrite.Ilenexisteunautre:elle refuse de s’endormir sans s’assurer que je suismoi-mêmecouché:c’estellequime«metaulit»!Elleprendcesimulacretrèsausérieux.Jesuisobligéd’enlevermeschaussuresmaisjepeuxmecoucher touthabillé,dumomentque je fais semblant

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dedormir.Ellem’embrasse alors sur le front et va se coucher– etmoi, jepeuxme relever.Ce rite s’est répété tous les soirsjusqu’àcequejeparteàl’université,àdix-septans.Chaquefoisquej’yrepense,jecroissentirseslèvressurmonfront.C’estundes plus beauxsouvenirs dema vie.De son côté, aujourd’huiencore, je crois qu’elle ignore que je me relevais dès qu’elleavaitrefermélaportedemachambre.Malheureusement, après la mort de notre père, ma sœur

Zeineb est devenue dure, sèche et renfermée. Elle avait alorsonze ans. Par la suite, je ne l’ai plus reconnue. Hassan II l’apourtant adoptée comme si elle était sa propre fille en luidonnant autant d’affection, sinon plus, que mon père. Sescousinesétaientaussitrèsaffectueusesavecelle.Maisrienn’yafait. Après mon départ pour l’Amérique, elle s’est sentieabandonnée, et je n’ai réussi à renouer une vraie relation avecellequebiendesannéesplustard.Ilyavait,pendantlongtemps,tropdenon-ditsentrenous.LallaZeinebaépousélefilsd’unefamille dumakhzen, grand commis de l’État. Elle garde bienl’honneur de son mari, pour employer une formuletraditionnellemarocaine.Lesentimentprofondquinousunissaitquand nous étions petits s’est transmis à nos enfants, qui sonttrès proches les uns des autres. C’est une source de grandréconfortpourmoi.Lorsdusecondcoupd’État, le16août1972, je suis témoin

directdesévénements.J’aihuitans,etjesuisàl’aéroportpouraccueillirmononcle etmonpère.MoulayRachid, le fils cadetdeHassan II, etmoi sommes enbasde la passerelle d’accès àbord. Je découvre ainsi le visage décomposé de mon oncle,

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sortantdel’appareiltouttrouéquivientd’êtremitrailléenpleinciel.Puis,lesminesdemonpère,deMoulayHafidetducolonelAhmed Dlimi. Hassan II les presse d’agir : « Faites lenécessaire !Faitesdonc lenécessaire ! » Ilmeglisse : «Onafailli mourir aujourd’hui. » Moulay Rachid n’a que deux outroisans.Maisilestlà,etHassanIIsepencheversluipourluirépéter : « Papa a failli mourir aujourd’hui. » Le roi vientd’apprendre que le général Oufkir lui-même est derrière cenouveauputsch.Legénéralnesupporteplus leclientélisme, lacorruption, l’atmosphère délétère. Il a minutieusement préparécet attentat contre l’avion royal que l’incroyablebaraka deHassanIIafaitéchouer.Nous arrivons au salon d’honneur, où le roi salue tout le

mondeendépitdelasituation, tandisqu’autourdelui lesgensl’implorent de partir en lui répétant que le putsch n’est pasterminé.Monpèreetmononcle finissentparquitter l’aéroportentrombe,etmoi…jerestederrière,toutseul.Àcemoment-là,les avions repassent sur nos têtes, unepremière fois sans tirer,puis une seconde fois en se mettant à mitrailler les lieux. Onm’avait mis dans une voiture avec Moulay Rachid pourm’évacuer,maisjevoulaisabsolumentresteravecmonpère,etje me suis donc échappé – avant de perdre tout le monde.HassanIIestemmenéversSkhiratdansun«faux»cortège,lecortège officiel partant ailleurs pour servir de leurre. Quant àmon père, il rejoint Rabat par des voies détournées. Pour mapart, je suis présent pendant le bain de sang qui s’ensuit àl’aéroport.Jevoisuneroquettetomber,lafontainedel’aéroportrougedusangdesmembresdelaGarderoyalevenusrendreleshonneurs.C’estuncarnagesansnom.Ungradédelapolice,le

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chefdelasécuritéduPremierministreAhmedOsman–l’épouxdelasœurdeHassanII–,meramassefinalementsurlaroute,etm’amènechezluioùuneescorteviendramechercher.Méfiant,il refuse de me laisser partir en attendant de s’assurer del’identité desmilitaires. Ceux-ci lemenacent de leurs armes, àboutportant.Lessoldatsontl’ordrederécupérertouslesmâlesde la famille royale dont les vies sont les plusmenacées.MaisAhmedOsmanmemetdanssondospourmeprotéger,aupérilde sa vie. C’est seulement quand je reconnais un officier del’escorte,unhommequitravaillepourmonpère,qu’ilmelaissepartir avec eux. Je suis trimballé toute la journée. Pour finir,j’atterrischezMissGillian,monprofesseurd’anglaisduCentreculturel britannique, qui donnait aussi des cours à ma mère.Quand son fiancé passe sa tête par la porte, les deux gardeslaissésauprèsdemoiestimentqu’iladûmereconnaîtreetque,sachantoùjemetrouve,ilprésenteunrisquepourmasécurité.Ne faisant les choses àmoitié, ils ligotent le couple !Ce n’estque dans la soirée, à la faveur de la nuit, qu’ils m’emmènentchez ma tante maternelle, l’ambassadrice du Liban. Celle-cipanique, convaincue que l’immunité diplomatique d’un paysarabeneserajamaisrespectée.Aussipréfère-t-ellemeconduirechez l’ambassadriceduBrésil, de l’autre côté de la rue.Mêmesonmarivaignorermacachette:ellemefaitquittersamaisonen catimini. J’en fais le tour pour entrer discrètement dansl’ambassade du Brésil. Là, je reste dans la cave pendant unebonne partie de la nuit, seul, isolé de mes gardes qui, eux-mêmes, ne savent plus où je suis. Très perturbé, je passe unmomentdifficile.Àdessein,j’aiétéséparédeMoulayRachidet

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de Sidi Mohammed,ce dernier se trouvant loin, à Ifrane.J’ignore quand je reverrai mes parents, mon oncle, SidiMohammed…Finalement,quandlecoupd’Étatestmaîtrisé, jesuisramenéchezmoisainetsauf.Leputschd’Oufkir,le«connétable»duroi,estvécucomme

la trahison ultime, celle du bras droit armé qui devait leprotéger!Parlafautedu«félon»,nousvenonsderejoindrelafarandole des monarchies orientales plus ou moins créées detoutespiècesparlecolonisateur,sansassisepopulaire.HassanIIestblesséauplusprofond,c’est-à-diredanssonamour-propre.Quantàmonpère,ilsedemandesanscesse:«Qu’est-cequiamal tourné ? » Dans le contexte de l’époque, il interprète cedeuxièmecoupd’ÉtatcommeunecontaminationduMarocparles idées nassériennes, antimonarchistes et panarabes. Il y a eudesrévolutionsenIrak,enLibye,enÉgypte…Àprésent,c’estnotre tour.Monpèreestconvaincuqu’ilyades leçonsà tirer,queleroyaumedoitchanger.Or,cen’estpasdutoutl’analysede Hassan II. À ses yeux, la trahison d’Oufkir relève dusacrilège.Leroidevientméchant,solitaireetméfiant.AuPalais,onnoustientlediscourssuivant:legénéralaparticipéauxdeuxcoupsd’État,cequiprouvequ’ilestuntraître,un«Iznogoud»dévoréd’ambitionqui a voulu conquérir le pouvoir à des finspersonnelles. Iln’ya riend’autre.Donc, tout continuecommeavant,simplementsanslui,lasourcedumal.Mon père aimait beaucoup Raouf Oufkir, le fils aîné du

général.C’était l’undesesmeilleurscopains. Ilvenait souventchez nous. Mon père l’emmenait à la chasse. Ou alors, ilspartaientfairedelamotoensemble,delaplongéesous-marine,dufoot.Aprèslecoupd’État,jedemandeévidemmentoùilest

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passé. On me réplique invariablement que je dois me taire.Jusqu’aujouroùl’onmeditqu’ilestmortdansunaccidentdemotoenEspagne,etqu’ilnefautplusprononcersonnom.MonpèresavaitquelesOufkirétaientdétenusausecret,dans

différents lieux successifs. Il savait aussi que Hassan II sevengeait personnellement sur la famille de son ancien« connétable », puisque ce fut par l’intermédiaire de l’un desaidesdecampduroietdupèredel’époused’Oufkir,lecolonelChenna, quemonpère envoya pendant des années des vivres,des vêtements et des livres aux « disparus ». Plus d’une fois,HassanIIluiavertementreprochécedéfiàsonautorité.Enfin,monpèresavaitégalementquelesconjurésde1971avaientétéembastillés dans un cachot où le nom de chacun figurait aufrontond’unecelluled’isolement.Maisquecesinistrebagnesetrouvait à Tazmamart, je pense qu’il l’ignora très longtemps.Desannéesdurant,iln’yaeuqu’un«trounoir»–sansnom–quiavaitengloutilesconjurésdesdeuxcoupsd’État,unvortexd’horreurquinous terrorisait tous.C’était lebut recherchéparHassan II. Pourma part, je n’ai appris le nom deTazmamartqu’en 1979 par l’épouse américaine de l’un des aviateursdétenus dans ce bagne, Nancy Touil, qui était l’anciennebibliothécaireàl’écoleaméricainedeRabatetdontlefilsTarekallaitenclasseavecmoi.Unjour,ellem’ademandélafaveurdepouvoir rencontrer mon père. J’ai organisé un rendez-vous,mais je n’ai pas été autorisé à assister à l’entretien. J’ai appriscependantquemonpèreluiadit:«Madame,jenesaispascequiest arrivé à votre mari, quand bienmême il aurait fini depurgersapeine.»Ilaainsiadmisqu’onétaitdansl’arbitrairedelavengeancepersonnelle,dansle«jardinsecret»duroi.Deux

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mois plus tard, après avoir mené son enquête, mon père estrevenuversmadameTouilpourlamettreengarde:«Écoutez,madame, c’est bien plus compliqué que vous ne le croyiez. Jevous suggèredeprendrevotre fils etdepartir enAmérique.»Elle n’a suivi son conseil qu’àmoitié. Si elle est bien repartieauxÉtats-Unis,ellen’apasabandonnépourautantlaluttepourla libération de son mari. Au contraire, elle s’est démenéejusqu’à ce que l’ambassade américaine à Rabat ait localisé lepiloteM’barekTouiletaitobtenupourluileminimumvitalentermesdeconditionsdedétention.C’étaitune femmevraimentcourageuse.Dans les années 1970, à de rares exceptions près, le

despotismedumakhzenneparvientpasjusqu’àmoi.Parfois,jecaptequelquesbribesdeconversationschuchotéesàlamaison.Desgensviennentimplorerl’aidedemonpèreenévoquantdes« disparitions »… Mais je n’en saurai jamais plus, rien deconcret,aucundétail.Enrevanche,jecomprendsquelegénéralOufkir remplissaitune fonctionauprèsdu roi– celledugrandvizir – qui a perduré après son élimination, officiellementmaquillée en « suicide ».Lamonarchie a besoin d’un hommefort,quiluisertenmêmetempsde«fusible»,pourgarantirsapérennité par la répression. Historiquement, cette fonctionremonte auplusprochecollaborateurdes califes abbassides, lewazir,untermequirenvoieàla«décharge»deresponsabilités.AuMaroc,leviziratestapparuauXIII siècle,souslesMarinides,pour pratiquement ne plus disparaître de notre paysagepolitique.Depuis l’indépendance du Maroc en 1956, il y a eu trois

e

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grandsvizirstrèsenvue.Chacund’entreeuxcorrespondàunepériodeprécisedontilincarnelescaractéristiques.Ilestfrappantdeconstaterqu’ilscorrespondentassezbienauxtrois«idéaux-types » historiquement répertoriés, à savoir lemilitaire, réputéambitieux, le bureaucrate, apprécié pour sa compétence, et lefavori,censémentleplusloyal.AprèslegénéralOufkir,quiselivraitàlarépressionenmilitaireayantsubil’épreuvedufeuetayantconnulecorpsàcorps,ilyauraAhmedDlimipuisDrissBasri.Bienqu’ils remplissent tous lamêmefonctionauprèsdutrône, ces personnages sont aussi différents que le type decontrôle social qu’exige le système au fil du temps. On passeainsi de la répression militaire aux méthodes plus subtiles ducolonelDlimiqui, bienquemilitaire commesonprédécesseur,estférudufichageetdes«dossiers».Enfin,le«flic»issuduterroir qui lui colle aux semelles, Driss Basri, est la caricaturemêmedu« vizir favori » dont l’ascensiondépend entièrementdubonvouloirdumonarquechérifien.D’OufkiràBasrienpassantparDlimi,ons’éloigneausside

la France. Le général était un Franco-Marocain d’origineberbère, qui s’exprimait en français – ce qui a fait de cettelangue, encore longtempsaprès samort, l’idiomedes sallesdetorturesauMaroc.DlimiestunMarocainquiseveutmoderne.Taiseux,hommededossiers,ilsedépasseensachants’entourer.Contrairement à Oufkir, il préserve sa vie privée, qui resteéquilibrée en dépit des efforts déployés par Hassan II pour ledébaucher. Dlimi est l’architecte du « mur » au Saharaoccidental, qui a permis à l’armée marocaine de prendre ledessus face au Polisario, le mouvement indépendantistesahraoui. Le roi apprécie Dlimi pour sa discrétion et sa

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compétence – jusqu’à son élimination en janvier 1983,maquillée en accident de la circulation. Enfin, Basri est le«bledard»devenuflic.HassanIIsesertdeluicommechaouchde la répression. À un chef d’État ami, qui lui demande avecinsistance pourquoi il lemaintient à son poste, le roi répond :«Danschaquesalledebains,ilyauneserviette.»Le général Oufkir avait énormément d’ascendant sur

HassanIIqu’ilavaitvugrandir. Ilpouvaitsepermettrecequepersonned’autren’eûtosé. Il avaitmêmeunecertaine intimitéavecleroi.Oufkirbuvaitbeaucoup,aupointqu’illuiarrivaitdequitternotremaisonentitubant,oudesecouchersuruncanapépourcuversonalcool.Ilfaisaitpeur.Jemesouviensqu’illuiestarrivédepasser cheznouspourprendreunoudeuxcostumesitaliensdansledressingdemonpère.Ilsavaientlamêmetaillesi bien qu’à l’occasion, mon père lui donnait l’un de sescostumes.MaisOufkirpouvaitaussipasseretseservirtoutseuldansunplacardenexpliquant:«Vousdirezauprincequej’aipris un costume italien. » Personne n’osait rien dire. Je mesouviens aussi d’un employé de mon père, qui voulait à toutprixunenouvelle voiture et qui avait tanné le général pendantdessemaines,envain.Unsoir,aprèsune réceptioncheznous,Oufkircroisel’employé,quiluisoumetdenouveausarequête.Oufkirprendalorsunecartedevisiteet, sur ledosdecelle-ci,écrit à la main : « Remettez une voiture à ce monsieur. » Lelendemain, l’employé se rend à la SOMACA, la société d’Étatd’assemblagedevéhicules importés.Bienque lacartedevisitenesoitmêmepassignée,onluidonnesur-le-champunevoitureflambantneuve.MêmeHassan IIn’auraitpaspu fairecela ! Illuiauraitfallufairesignerunbondecommande,fautedequoi

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la SOMACA aurait procédé à des vérifications. Mais, àl’époque,toutlemondeétaitterroriséparOufkir.Dlimiétaitunpurproduit«hassanien»,façonnéàlamanière

du roi. Organisé et méthodique, il incarnait l’autoritarismeadministratif. Basri, nommé ministre de l’Intérieur enmars1979,estunexécutantàlamanièretraditionnelle,unwaziral tanfidh. Son origine populaire importe grandement àHassan II, ne serait-ce que pour narguer les Fassis, la hautebourgeoisie traditionnelle du royaume. Hassan II apprécied’autantpluslecaractèrefrustedeBasriqu’ilaimelui-mêmesedonnerunpetit côté«canaille».Un jourquenousmarchionsdansParis,ilm’adit:«Sijen’étaispasroi,j’auraisétéchefdebande, un loubard de quartier ! » Il n’était pas le seul à lepenser.À sesdébuts,DrissBasri était incorruptible. Il avait biendu

méritepuisqu’ilétaitchargédesurveillerlesmilitaireset,donc,n’ignorait rien des richesses qu’ils accumulaient impunément.Or,HassanIIvoulaitlecorrompre,luiaussi,carungrandvizirne peut pas avoir un ascendant moral sur le souverain. Basridevaitêtreleréceptacledelahainepopulaire,unboucémissaireetnonunparangondevertu.LeroiaattenduquelefilsdeBasriobtiennesondiplômedefind’études,puisill’aconvoquéavecson père et Fouad Filali, le responsable de l’Omnium nord-africain(ONA),leholdingtentaculairedumakhzenquicontrôleunegrandepartiedel’économiemarocaine.HassanIIleuramissous lenezuncontratassociantBasri junioret l’ONAdansunjuteuxprojet,lapromotionimmobilièredeBouznikaBay.Iln’yavait plus qu’à signer au bas de la page. Impossible de dire

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non ! L’affaire a tourmenté Driss Basri jusqu’à sa mort.HassanIIluiavaitmisdeforceuncadavredansleplacard!Unefoiscompromis,Basrin’étaitplusunemenacepourletrône.S’ilavait résisté, il aurait été écarté, comme tous les incorruptibles.Leroiexcellaitdanslacompromissiondesesproches:ilsavaitattendretelunchasseurpistantsaproie.Ilvidaitleshommesetleschosesdeleursubstance,àforcedeviceetdepatience.Après les deux coups d’État, Hassan II devient quasiment

tyranniquedansl’exercicedupouvoir.NonseulementcelanelegênepasdesavoirqueBasriestdétestéparlapopulationmais,bien au contraire, il s’en félicite. Il prend un malin plaisir àdisposer d’un épouvantail, pour qui il éprouve même del’affection–cellequ’onpeutéprouverpourunoutilcommode.Basrisurvitlongtempscar,commeilaimaitàledirelui-même,ilavait «posé l’échellepar terre»–ne cherchantpas àgrimpermaissecontentantdes’étendre.Dureste,iln’avaitpastouteslescartes enmain. Car, si le roi l’utilisait pour tenir en échec lesmilitaires,Basrinecontrôlaitpasl’armée.Celle-cirestaitsouslacoupe duPalais.Lepassédesofficiersyétaitétudiéàlaloupe,quitteàbriserleurcarrièreavantqu’ilsnedeviennentdeshéros,ettoutmouvementdetroupesétaitcontrôlédeprès.Rienn’étaitlaisséauhasard.D’ailleurs,àl’intérieurduPalais,ilyatoujourseuuneultime

lignededéfense,lagarderapprochéeduroi.Derrièrelevisagevisibledelarépression,celuid’Oufkir,deDlimipuisdeBasri,des hommes tels que le général Moulay Hafid, un cousinéloignédeHassanII,ouMohamedMediouri,leresponsableentitre de la sécurité du Palais jusqu’à son départ en 1998, ont

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protégé le sanctuaire du pouvoir en montant leurs propresopérations et services de renseignements parallèles. Enfin,également sous les ordresdirects deHassan II, unborgne auxjambesarquées,quitraînaitlapatte,connudenoustoussousleseulnomde«Fadoul»,alongtempshantélesnuitsauPalais.Ildirigeait les brigades de gendarmerie volante – le fameux«PF3»–quikidnappaient lesennemis,supposésouréels,durégime.DanslelangagecodéentreSidiMohammedetmoi,sileroi – que nous surnommions, entre autres, Fantômas – nousconvoquait vers minuit, nous ajoutions : « À l’heure oùFantômassedéchaîne,Fadoulrôdera.»Unmot,pourfinir,surledernierépigoneendatedesgrands

vizirs.AprèslelimogeagedeDrissBasriparMohammedVIennovembre1999,FouadAlielHimma,un«copain»etanciencondisciple du roi au Collège royal, est devenu le premier«sécurocrate»duroyaume.A-t-ilétéuneerreurdecasting?Àla différence de ses prédécesseurs, il n’a connu qu’une seuleépreuvedufeu,àsavoirle16mai2003,lesattentatsterroristesde Casablanca qu’il n’a pas vus venir – mais d’autant plusdurement réprimés après coup. En 2007, tout en gardant saproximitéavecleroi,elHimmaaététransforméenémissaireduPalais pour la recomposition du champ politique. Privéd’hommefortvisible, lesystèmen’apourautantrienperdudeses réflexes répressifs, d’abord à l’égard des islamistes puisenvers les jeunes contestataires du Mouvement du 20 février2011. L’autoritarisme est devenu sa seconde nature.Prétendument chassé à l’avènement du jeune « roi despauvres»,ilestrevenuaugalop.

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II.

UNCURSUSAMÉRICAIN

Ledeuxièmecoupd’ÉtatcontreHassanIIaeulieule16août1972.Quinze jours plus tard, à la rentrée, je quitte le Collègeroyal pour l’École américaine de Rabat. Ma grand-mèrepaternelle, Lalla Abla, la reine mère, y est pour beaucoup.Intuitivement,ellesaisitlatensionnaissanteentresonpetit-filsetmoi,etœuvreenfaveurd’unarrangement.HassanIIcèdedoncà sa propre mère en même temps qu’à la mienne en jugeantfinalement préférable que je quitte le Collège royal et sesclassements truqués avant que mes relations avec le princehéritier, et donc avec lui, ne soient minées par le zèle dessubalternes.Toutefois,ilnedonnesonfeuvertqu’àlaconditionexpressequejenepartepaspouruneécolefrançaisemaispourune«nouvelleexpérience».Ilveutéviterquel’onpuissedire:«MoulayHichamquittelePalais.»Sidi Mohammed est triste que je l’abandonne. Je suis tout

aussitristedemeséparerdelui.Àtitrepersonnel,ilestcommeungrandfrèrepourmoi.Pendantdesannées,jecontinueraide

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passer auCollège royalpourdîner avec lui.Dépouillésdenosfonctions respectivesau sein de la monarchie, qui n’existentalors pour nous que dans le regard des autres, nous nousentendonsàmerveille.D’un point de vue politique, mon changement

d’établissement scolaire ne survient pas au meilleur moment.Dans l’espritdesprochesdu roi, il y a eu, à tout lemoins,untacite acquiescement américain lors du putsch, sinon unencouragement. Sans un tel appui, comment les avions ayantmitraillé le Boeing royal auraient-ils pu décoller de la baseaméricainedeKénitra,aunorddeRabat?LePalaisentreprendunedémarcheofficielleàWashingtonpourexprimersa«viveirritation».RichardNixonenvoiealorssonvice-présidentSpiroAgnew au Maroc pour apaiser la colère de Hassan II. Enapparence,leschosesrentrentdansl’ordre.L’École américaine est, en réalité, plutôt une école

internationale fréquentée par les enfants d’expatriés nonfrancophones,dontbeaucoupdediplomates.Jem’yfaispourlapremièrefoisdevraiscopains.HassanIIobservetoutcelaavecattention,nemanquantjamaisuneoccasiondemerappelerqueje suis « passé à l’Amérique ». C’est la première fois que jel’entends,maisceneserapasladernière.Cependant, à cette époque, le roi et moi avons de bonnes

relations. Nous montons fréquemment à cheval ensemble.Hassan II aime l’équitation, qui le détend. Il ne cessera demonterqueverslemilieudesannées1980.Jeluisersd’écuyer.J’ai déjà ma propre écurie et participe à de nombreusescompétitions équestres. Quand le roi veut faire un tour,notamment leweek-end, ilm’appellepourque je«prépare les

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chevaux».JepréviensalorsàmontourlaGarderoyale,oùl’onapprête sa monture. La plupart du temps, le prince héritiermonte avec nous, de même que le colonel Cherrat. Nousaccompagne également un Français, Jean-Pierre Laforêt, leresponsableduharasroyal.Après le retourdeHassan IId’unvoyageofficielauxÉtats-

Unis,nousfaisonsainsiunebalade.Lorsd’unehalte,HassanIIsortdesapocheundollartroué,melelanceendisant:«Voilà,toiquiaslegoûtduwestern,garde-lepourtoi.»C’estundollarancienduColoradooudel’Arkansas,trouéparunevraieballe.Faut-il comprendre que le dollar a un trou et a perdu toutevaleur,oubienest-ceun talismanparcequ’il a étéperforéparuneballe?Jen’aijamaissu.Quoiqu’ilensoit,lemêmejour,leroioffreàSidiMohammedunebellepiècecommémorativedeMohammedV,notregrand-père.Sur leplansymbolique,c’estassez limite !Hassan II s’en rendcompteet, unpeuplus tard,medonneunepièceidentiqueàcelleofferteàSidiMohammed.En cette circonstance comme en d’autres, il savait doser sesprovocations, tirer sur la ficelle mais, aussi, la lâcher au bonmomentpournepasbriserlacorde.L’École américaine est pourmoiun sanctuairedenormalité.

Néanmoins, pendant toute ma scolarité, je suis obligé de voirmon oncle au moins deux fois par semaine, dont une fois leweek-end.Parailleurs,ilnefautjamaismanquerunefête!Uneannée, je rate l’Aïdparceque j’aiun importantmatchdebase-ball.C’estledrame.HassanIImeconvoque.« Ne pouvais-tu pas manquer ce match ? L’Aïd n’a lieu

qu’unefoisparan!

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—Cechampionnataussi…—LadifférenceestcellequisépareDieudeshommes!»Nos frictions, encore rares à cettepériode,ne revêtentguère

un caractère politique. Sauf exception comme, par exemple,quandHassanIIpiqueunecriseparcequelefilmTheWindandtheLion, qui retrace la rébelliond’un seigneurduRif, incarnéparSeanConneryauxcôtésdeCandiceBergen,BrianKeithetJohnHouston,estprojetéàl’Écoleaméricaine.Leroiinterditlefilm, qu’il trouve désinvolte à l’égard de son grand-oncle, lesultanMoulayAbdelaziz.Ilconvoquel’ambassadeurdesÉtats-Unis. Àmoi, il m’explique que « l’on ne tue pas un roi. Onl’enterre et on fait son deuil ». C’est une formule qu’il merépétera à plusieurs reprises. Puis, à un autre moment, ildébarque dans ma chambre où il aperçoit un livre d’histoireavec une représentation deMohammedV à la prière en guised’illustration d’un chapitre sur l’islam. Il convoque derechefl’ambassadeur, ainsi que le directeur de l’École américaine,exigeant d’eux que le manuel soit changé parce que l’imageserait indûment « sortie de son contexte marocain ». Ledirecteurexpliquequ’ilalesmainsliées,sonprogrammedevantse conformer à celui de toutes les autres écoles américaines.Mais Hassan II insiste.Aussi la photo est-elle découpée auxciseauxdanstousleslivresdeclasseutilisésauMaroc!Bien que je ne sois plus au Collège royal, le mondedans

lequel je grandis reste très particulier. Pour commencer, mesjournées sontpleines à craquer. Il n’y apas seulement l’école,puislesdevoirs.Ilya,enplus,lecoursd’arabeobligatoire,soit

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deuxheurespar jour,ycompris lesamedi ; ilya,parailleurs,lesexercicesd’équitation,lemercredietlesamedi,parcequ’unprincealaouitesedoitdesavoirparfaitementchevaucher.Danslemêmeordred’idées, ilya,après le footingàcinqheuresetdemie, une séance d’arts martiaux auxquels les descendantsmâles de la dynastie se doivent d’être initiés ; s’y ajoutentl’escrime et, une fois par semaine, un sport d’équipe, soitvolley-ball soit basket-ball ; enfin et surtout, tout est fait pourmon instruction religieuse.Al-Azhar, la prestigieuse universitéégyptienne, a détaché l’un de ses meilleurs savants, le cheikhIbrahimAttiahel-Shawathifi.Auxcôtésdemaîtresmarocains,ilveillesurmonéducationmusulmaneetmaparfaiteconnaissancedenotrehistoirereligieuse.Ledédoublement,sinonlaschizophrénie,règnepartout.Ilya

tout ceprogrammependant la journée,puis je rentre chezmoipourretrouver,nonpasuneintimitéfamiliale,maismonpèreaumilieud’unaréopagedecourtisans,auminimumunedizainedepersonnes. Là encore, souvent jusque tard le soir, il faut fairebonne mine à mauvais jeu, feindre de trouver normal cetunivers.J’apprendsàjouerlacomédie.Leweek-end,auPalais,le même théâtre mi-didactique mi-absurde se poursuit ens’intensifiant. À l’époque, SidiMohammed souffre autant quemoi, sinon plus, de tout ce « théâtre » que nous impose lemakhzen,avecsescoutumes,sestraditions,sesjeuxdecour.Àses basques, il y a unministre qui s’occupe exclusivement deson éducation ! Il lui fait lire des discours ridicules. Parexemple, chaque année pour la cérémonie de remise desdiplômes, il faut faire un laïus. Même après mon départ duCollège royal, jeparticipe toujoursàcet événement.Unisdans

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l’épreuve,SidiMohammedetmoinouspromettonsdenejamaisnous quitter. Nous nous serrons les coudes pour sauver lesapparences. Ce que l’on nous fait dire est absolumentabracadabrantesque.Cesontdesdiscourssansfin,deslouangesduroiquenousportonsaupinacle,dansl’empyréeetau-delàsipossible… Nous en souffrons mais nous n’y pouvons rien.HassanII,lui,secomplaîtàêtreenperpétuellereprésentation.Ilal’airtoutàsonaise,toujours.Ilfautyavoirvécupourcomprendreréellementcequ’estun

universpeuplédecourtisans.Unexempleparmi tantd’autres :Hassan II, qui aime les westerns et les séances de cinéma enfamille,nous réunit etdemandeauprojectionnistecequenousallons voir. «La dernière balle est pour moi», lui répond lepréposéàlabobine.Lenoirsefait,lefilmcommence.Enlettresgéantes s’étale à l’écran le vrai titre du western,La dernièreballeestpourtoi.Or,cela,leprojectionnisten’auraitjamaisoséledireauroi. Il saitbienqueHassanIIvas’enrendrecomptemaismieux vaut passer pour un sot que pour un effronté. Lecow-boy,lui,n’aqu’àêtresuicidaire…Jemesouviensd’unépisodeaupalaisdeSkhirat,unjouroù

le roi s’était réveillé très tard de sa sieste. Frais et dispos, ilcroisealors l’undesescompagnonspréférés, lefqihRegregui,sonancienprofesseurauCollègeroyal.Illuiproposedemonterenvoitureaveclui,pourregagnerRabatensemble.Regreguiluirépond évasivement que ce n’est pas possible, qu’il doitramenersonproprevéhiculeenville,qu’iladesmédicamentsàprendreenchemin…Leroiinsisteensuggérantquequelqu’unramènesavoitureetfassesescourses.Maisrienàfaire.Unpeucontrarié,HassanIIpartdoncseul.J’enprofitepourdemander

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àRegreguipourquoidiableilarefusél’invitationroyale.Ilmerépond : « C’est un si grand honneur et je m’en mords lesdoigts, mais je ne suis pas préparé, je n’ai pas d’histoiressuffisamment intéressantes à lui raconter pendant vingt-cinqminutes de trajet. J’ai une histoiremais elle ne durera que dixminutes. Il va s’ennuyer. Ce serait alors la dernière fois qu’ilm’inviteàmonteraveclui.Retienscetteleçonpourtoi-même,àl’avenir.Ilfautdistillersavaleurcommedel’ambre,aucompte-gouttes.Sinon,tudeviensjetable.»Uneautre fois,HassanIIvientde réceptionnerunenouvelle

Mercedes,l’undespremiersmodèlesdelaberline500classeS.Parmilesoptionsnovatricesdecettevoiturefigurentdessiègeschauffants individuels.Nous sommes endéplacement à Ifrane.Que fait le roi ? Il s’amuseà chauffer le siègedespassagers àfond, au point de les rendre très inconfortables.Allant de sonpalaisd’Ifraneversdiversendroitsdelaville,ilfaitmonterdescourtisans à tour de rôle pour tester leur réaction. Certains nebougentpas,stoïques,d’autress’accrochentauxpoignéespourse rehausser un peu, d’autres encore replient et entassent leurvêtement sous leurpostérieurpourmieuxsupporter lachaleur.Le roi conserve un visage impénétrable. À la fin de chaquetrajet, complices, mon cousin et moi demandons au passagercomment ila trouvé la nouvelle voiture. Tous nient leurinconfort et se répandent en dithyrambes sur le véhicule. Ilspréfèrent souffrir plutôt que de contrarier Hassan II. Il n’y aqu’un « fou » du roi, Abdelkrim Lahlou, qui réagitdifféremment.Àpeineinstallédanslavoiture,ilsetourneversHassanIIets’écrie:«MaisSidna,tumebrûleslecul!»Leroi

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pilealorsaumilieudelaroutepoursortirdelavoiture,secouépardescascadesde rires. Il a les larmesauxyeux.Quelle joied’avoirtrouvéunbrindesincéritéautourdelui…HassanIIcompteplusieurs«fous»àsacour.Ilnepeutpas

vivre entouré seulement d’adulation et de peur.Même à lui, ilfautunpeud’humanitéetdesincéritépourgardersonéquilibre.AbdelkrimLahlouestsonfavori.Maisnoussommestous,tourà tour, les fous et les courtisans du roi. C’est un jeu de rôle.Pour flatter, il suffit d’avoir l’imagination servile mais il y abeaucoup de concurrence. Pour « faire le fou », il faut ducouragemais,aussi,beaucoupdediscernement–poursaisir lemoment propice – et de présence d’esprit. À ce double titre,Lahlouauntalentrare.Ils’yajouteunequalitéexceptionnelle:ilsertsesintérêtssansjamaisnuireàpersonne;aucontraire,ilsoutient les autres. À la cour, cela fait quasiment de lui unextraterrestre.La fine fleur rhétorique du fou s’enracine dans la boue

grossière des courtisans. Un jour à Ifrane, un tajine auxauberginesestservi.Leroiditalors,peuouprou :«Ce tajineestmerveilleux,l’aubergineadetrèsgrandesqualités.»Toutlemonde abonde dans son sens : l’aubergine est bonne pour lasanté ; il faudrait en manger tous les jours ; d’ailleurs, on sedemande bien pourquoiles médecins ne la prescrivent pasd’office…Deuxmoisplustard,onnoussertlemêmetajine.Leroigrimace:«Ôtezçademesyeux,celam’aenfléleventre.»Les mêmes courtisans renchérissent : « Sire, vous avezparfaitementraison.L’aubergineestdélétèrepourleventre.Elleprovoquedescoliquesterribles.»Agacé, leroiseretournesursonmonde : «Nem’avez-vous pas dit, il y a deuxmois, que

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l’aubergine était merveilleuse ? Et maintenant, vous dites lecontraire ! » Consternation, silence gêné. Les courtisans sontpris la main dans le sac. Seul ce « fou » qu’est AbdelkrimLahlourépliquedutacautac:«Mais,majesté,sommes-nousauservicedusultanouauservicedel’aubergine?»Tousrient,laplupart nerveusement, le roi de bon cœur. La vérité a étéénoncée,sansblesserpersonne.L’humourestunartdecirconstance,decontexte.Lefoujoue

aveclefeu.Ilaundon,quin’estpasdonnéàtoutlemonde.Lecoupdemaîtred’AbdelkrimLahlou,dumoinsenmaprésence,apourcadreunepartiedechasse.HassanII tiredesperdreauxetn’enmanqueaucun.Sacours’extasie:«Bravo,Sidnal’atuéd’unseulcoup!Bravo!»Àunmomentdonné, le roi ratesacible. Tous ont le souffle coupé. Sauf Lahlou, qui s’écrie :«Bravo,Sidnaaépargnéunevie!Quellesagesse!»Hassan II est joueurmais, comme il fixe aussi les règles du

jeu, les parties royales sont dangereuses.Au début des années1980,unCasablancaisdégourdi,uncertainAmimi,manquederendre le roi chèvre. Amimi a une idée fixe : obtenir unagrément pour l’exploitation d’une ligne de « grand taxi ».Chaque fois que Hassan IIest à Casablanca, leditAmimi seglisse dans la foule et lui remet personnellement une nouvellelettrepourobtenirsa licence.Leroifinitparreconnaître la têtedu pétitionnaire et s’énerve. Il se sent défié alors qu’il nesupporte pas qu’on veuille lui dicter sa conduite.MaisAmimine cède pas. Il estime qu’en tant que « sujet », il est fondé àdemanderunagrémentà«son»roi.C’estunesubtileépreuvedeforce,dansledroitfildelalogique«makhzénienne».

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Amimi tient bon. Il continue à remettre des lettres en touteoccasion.HassanIIlesprendsanslesregarderetlesremetàsonpersonnel. Jusqu’au jouroù,dansunstadede football,Amimiréussit,vêtudusurvêtementdel’unedesdeuxéquipes,àsortirdelafoule,àsefrayeruncheminjusqu’àlatribuneofficielleetà remettre une nouvelle missive au roi. Hassan II convoquealorssasécuritéetleurexpliqueque,sicetypeparvientencoreune fois jusqu’à lui, ilmettra àpied tout lemonde.Peuaprès,nousallonsàlaplagepournager,HassanII,SidiMohammedetmoi.Noussommesdansl’eau,enmaillotdebain,quandsurgitdes vaguesAmimi sortant de son short une enveloppe scelléedansunsachetenplastique!Nonsanspanache,ilbaiselamaindu roi, lui remet le billet et s’en va !Le prince héritier etmoisommes pliés de rire. Le roi est hors de lui. Il convoque lesresponsables de sa sécurité et leur passe un savon : « Laprochainefois,jedégradelesmilitaires,jemetslespoliciersàlaretraiteet,s’illefaut,jemutelegouverneur!»Ilajoutequandmême, connaissant son petitmonde, que rien ne doit arriver àAmimi…L’intéressé sera convoqué par la sécurité, qui luienjoint :

«Désormais,dèsquetuapprendsqueleroivientàCasablanca,tu te présentes à la prison centrale, et voilà ta cellule ! Sinonnousviendrons techercherà lamaisonet, alors,gareà toi !»Donc, par la suite, chaque fois que Hassan II se déplace àCasablanca,Amimi se constitue prisonnier.Le rapport entre leroi et son « sujet » étant ainsi rétabli en faveur du souverain,Amimiobtientsonagrémentpour l’exploitationd’une lignedetaxi.Lemakhzenleluioctroieenvertudesataciteetcomplexe

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règle d’or, qui veut qu’on n’obtient de lui « rien sous lapression,riensanslapression».Hassan II accepteunedosed’humourvoirede critique sous

des formes codifiées, sans doute pour se mithridatiser.Cependant,enface,lesrisquesdumétiersontgrands.Leroinerenoncepasà tirer lesficellesdesmarionnettesqui l’entourent.Parfois,quandilsentquelefilrisquedesecasser, ils’arrangepourmodifier le rôle de lamarionnette plutôt que d’aller à larupture. Dans des cas extrêmes, il éjecte la marionnette de lascène–commeillefitaveclegénéralOufkirettoutesafamille.D’ordinaire,lessanctionssontplussubtiles.Parexemple,quandmonpèrelecontrarietrop,HassanIIl’assigneàrésidence.Vers1973, il le punit à deux reprises en le cantonnant à Ifrane.Unpérimètre assez large autour de samaison est sécurisé par desbarragesmilitairespostéssurlaroute.Monpèreal’interdictiondedépasserceslimites.J’ailesouvenirdeluiavoirrenduvisite,avec ma sœur, mais de ne pas avoir pu faire une balade envoitureavecluiparcequenousavonsétéstoppésàunbarrage.Unofficierestvenuluidire:«Jesuisdésolé,votrealtesse,maisj’aiordredenepasvouslaisserdépassercepoint.»Cettepremière assignation à résidence faisait suite à l’écoute

parlesservicesderenseignementsduPalaisd’uneconversationtéléphonique entre ma mère et sa grande sœur, au cours delaquelleellesavaientévoquélademandeenmariagefaiteparlecolonel Kadhafi à leur plus jeune sœur. Mon père n’y étaitévidemment pour rien,mais l’idée que par le jeu des alliancesmatrimonialesilpûtseretrouverapparentéauchefd’Étatlibyena rendu Hassan II fou de rage. Le roi voyait le « Guide »

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comme un électron libre un peu dérangé qu’il fallait gérer aumieux – sans plus. De son côté, le colonel révolutionnaire envoulait à Hassan II d’être un monarque. Le roi lui rendait lapolitesse en le considérant comme un va-nu-pieds arrivémalencontreusement dans la cour des grands. Pour finir, lesSaoudiens sont intervenus pour expliquer à Hassan II queKadhafiétaitunmultirécidivistedesdemandesenmariage,qu’ilavaitdéjàfaitletourdetoutesleursprincessesetqu’iln’yavaitpas làdequoifouetterunchat.D’ailleurs, leprojetdemariageavecmatanten’apaseudesuite.La seconde assignation à résidence sanctionna un crime de

lèse-majesté.HassanIIestimaitquemonpèreluiavait«manquéde respect », je ne sais plus à quelle occasion. Ifrane sert ànouveau de purgatoire. Hassan II approuve une liste depersonnes pouvant rendre visite à son frère, la famille trèsproche et quelques amis intimes que tous deux connaissentdepuis le Collège royal. C’est une façon de notifier à tous lesautres : « Attention, ence moment, Moulay Abdallah estradioactif.Tenez-vousàl’écart.»Desannéesplustard,le31mai1981,alorsquemonpèreest

de nouveau fortement « radioactif », nous attendons trois centcinquanteinvitéspoursonanniversaire.Legrandmanègedansnotre ferme d’Aïn el-Aouda a été transformé en salle deréceptionpourlasoirée,desplanchesrecouvrantlesoldeterre.Seuls trente convives, fidèles entre les fidèles, sonnentfinalementàlaporte.Monpèreaprisçaàlarigolade.Seshôtesonttombéleurssmokings,etilsontimproviséunmatchdefootendiablé.Toutlemondesavaitpourtantqueleroiseraitfouderage.Maismon père prenait sesmises en quarantaine pour ce

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qu’elles étaient, à savoir du théâtre… Sidi Mohammed lui-même est assigné à résidence en 1981-1982 et, une autre fois,en 1983-1984. Lors de cette dernière relégation, n’étant pas àunecontradictionprès,HassanIImeconvoquetrèstardunsoirpour me reprocher vertement de ne pas avoirrenduvisiteàmoncousinen«prison»–làoùlui,lepère-roi,l’aenfermé.En1974, lesrelationsentre leroietmonpères’enveniment.

Mon père démissionne de son poste de « représentantpersonnel»dusouverain.Hassan II lui aconfiécette fonctionpourbénéficierdesesréseauxdanslemondearabe,maisaussipour l’attacher au trône.Or,MoulayAbdallah estime qu’il luiestdevenuimpossibledepleinementjouersonrôle.Cheznous,noussentionscettecrisevenirdepuis longtemps.Unconseillerdu roi,Ahmed Bensouda, fait tout pour qu’elle advienne.Entandem avec un autre conseiller, Reda Guedira, il adopte uncomportementtrèsnégatifàl’égarddemonpère.Bensoudaestunexcellentspécialistedudroitislamiquedontlerôleconsisteàrappeler à Hassan II les traditions séculaires alaouites, lesinstruments de la gouvernance dumakhzen. Le roi est entouréde beaucoup d’exégètes de nos traditions, dont plusieurs sontissus de l’université de Fès et dont chacun couvre une facetteparticulièredecesavoirancestral.Bensoudatireavantagedesaproximitéavecleroipourluiserinerquemonpèren’apasàseprévaloirenpublicdufaitqu’ilsoitlefilsdeMohammedV.Illuirépètequ’ilestnécessaired’abaissermonpèrepourqu’ilnese transforme pas en menace. À la longue, Hassan II devientméfiant et suspicieux. Lors d’une visite enEspagne avecmon

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père,leroiJuanCarloslesaccueilleàLasPalmasetprendmonpèreparlebraspourunaparté.HassanIIressortcettehistoireàmonpèreunanplustard,lorsd’unedispute.«Tum’ashumiliéen partant avec Juan Carlos, et tu ne m’as rien dit de votreconversation. Qu’est-ce que c’est que ces cachotteries ? »MoulayAbdallahluirépond:«C’estparrespectquejenet’enaipasparlé.JuanCarlosm’aditenriant :“Àcequiparaît, lesFrançais vont arrêterMadameClaude. Qu’allons-nous devenirtous les deux ?” » À l’époque, Madame Claude, de son vrainomFernandeGrudet, està la têted’un réseaudecall-girlsdeluxetrèsprisédugothapolitiqueetdelajet-setinternationale.D’autres membres de l’entourage du roi, comme Ahmed

Bahnini etAhmed Senoussi, se joignent à la curée. Sous leurinfluence, Hassan II se met à humilierMoulay Abdallah enpublic, à saper sesmissionsen lecourt-circuitant.Un jourquemon père rencontre le roi saoudien Khaled, ce dernier luiapprend ainsi avoir tout juste reçu un émissaire de Hassan II,venu lui demander de ne pas tenir compte de ce queMoulayAbdallah lui dirait. Mon père a réagi avec intelligence : il arenvoyé l’avion et la délégation officielle qui l’avaitaccompagné, et il est parti chasser quinze jours dans le désertavecleprinceKhaled.DeretourauMaroc,ilarefuséderendrecomptedesamissionàHassanII.Cette mascarade a duré jusqu’à ce que, n’y tenant plus, il

rédige sa lettre de démission. Il la fait porter au Palais. Sansréponsependantplusieursjours,ilsemetsecrètementàespérerque le roi ne va pas l’accepter. Il se dit que, tout compte fait,HassanIIabesoindelui.Ilenestlàquandlalettreestlueàlatélévision.C’estl’unedesraresfoisoùj’aivumonpèrepleurer.

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Beaucoupdegenssedétournentalorsdelui.C’esttrès,trèsdur.Lors des cérémonies protocolaires, Hassan II manifeste sondédain,commepourdire:«Tunevauxplusrien.»Envérité,lorsqu’il a ouvert la lettre, le roi a été choqué, ne voulant pasadmettre que son frère s’arrogeât le droit de lui dire « non ».DevanttoutenotrefamilleréunieauPalais,ilaaccusémamèred’avoirdictécettelettrededémission,soi-disantrédigée«dansunstyleoriental».Aprèsl’avoirsermonnée,illuiaordonnédesortir.Ellearéponduavecpanache:«Non,cen’estpastoiquimemetsàlaporte,c’estmoiquim’envais.»Etelleaquittélapièce.Poursevengerdecetaffront,HassanIIencourageramonpèreà ladébauchedans lesannéesquisuiventsadémission. IlexistaituneportemitoyenneentrenotremaisonetlePalais.Monpèrel’utilisaitpours’éclipser,etHassanIIluijetaitlesclésdesavoiture depuis le balcon en criant : «Vas-y, je dirai à tout lemondequetudéjeunesavecmoi!»Un conseiller du roi, Bahnini, est allé jusqu’à suggérer que

l’on embastille le « dissident » dans un palais, à la manièretraditionnelle, c’est-à-dire un fer à la cheville…Nous sommesen 1974, j’ai dix ans.Hassan IIme convoque,me fait rentrerdanslapiècepourquej’écoutecequesuggèreBahnini.«Voilàcequel’onmeditdefaire!»Naturellement,ilsouhaitequejerépercute ces propos à lamaison.Mais je n’ai jamais rapportécetteconversationàpersonne.Celaauraitétéblessantpourmonpèreet,parailleurs,parfaitementinutile.En cette fin d’année 1974, les menaces qui pèsent sur la

monarchie–elletanguesouslesassautsdes«gauchistes»etseméfiedel’armée–relèguentnosquerellesfamilialesausecond

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plan. De plus, l’affaire du Sahara occidental va bientôttotalementaccaparer leroi.L’enjeuestconsidérable.Lagenèsedu conflit remonte au rêve d’Allal al-Fassi d’un « GrandMaroc»,quiengloberaitlaMauritanieetunepartiedel’Algériesaharienne.Or, la réalitéasuivi lechemin inverse : leMarocaété démembré par les puissances coloniales. La nation se sentamputée d’unepartie de sa dimension africaine et d’unepartiedesadimensionarabe.Aumomentdel’indépendance,leMarocest à l’étroit dans ses frontières issues de la colonisation. Lasouverainetéde laMauritanieest reconnuepar l’ONUendépitd’une forte résistance marocaine. Du grand rêve d’Allal al-Fassi, ilne resteque lesarpentsdesableduSaharaoccidental,une ancienne colonie espagnole. L’ONU est saisie du litigeterritorial en 1965. Le dossier reste en suspens pendant desannées. Il ne revient sur le devant de la scène qu’enoctobre 1975, quand la Cour internationale de La Haye rendenfin son arbitrage. Elle dit en substance : il y a des liensd’allégeanceentreleSaharaoccidentaletleMaroc,maispasdeliens de souveraineté territoriale. C’est suffisamment ambigupourqueleMarocdécidedenetenircomptequedelapremièrepartie du jugement. En effet, pour unemonarchie chérifienne,l’allégeanceestlamarquedelasouveraineté!L’affaire du Sahara occidental arrive à point nommé pour

Hassan II. Il est contesté, il n’a pas l’aura de son pèreMohammedV. Souffrant d’un déficit de légitimité, il est à larecherched’un titredegloirenationaliste.LeSaharaoccidentalestpourluiuncadeauduciel.HassanIIvapoursuivrelegrandrêve d’Al-Fassi pour la nation et, aussi, à son propre profit

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politique.Le roi instrumentalise le contentieux du Sahara occidental

grâceàsonidéegénialed’une«Marcheverte».Le6novembre1975,ledrapeaumarocaindansunemain,leCorandansl’autre,quelque 350 000 personnes s’enfoncent dans le désert pourrécupérer,pacifiquement,la«provinceoccupée»duroyaume.Cettemarche est vécue par tout un peuple commeunmomentinoubliabledans l’histoiremarocaine.Sur leplan international,le contexte est également porteur. Nous sommes en pleineguerre froide. L’Algérie se fait menaçante. La capacité de lamonarchieàsouleverunetelleferveuretàdéployerlalogistiquenécessaire bluffe le monde entier, y compris les Soviétiques.Suharto va d’ailleurs imiterHassan II quelque temps après enoccupantleTimor-Oriental.LaMarchevertedonnelesentimentqu’une monarchie peut être populaire en même temps qu’elleconforte la légitimiténationalisteet religieuseduroi.HassanIIn’estpaspeufierdesonidéequiluiestvenue,nousconfie-t-il,à la vue d’une fresque murale représentant une marchepopulaire.Unvraicoupdegénie!En redonnant au Maroc son intégrité territoriale, Hassan II

poursuit, avec d’autresmoyens, l’œuvre de libération du paysentreprise par son père. Hélas, ce coup de génie estimmédiatement suivi d’une grossière erreur de politiqueétrangère.ÀlafindelaMarcheverte,HassanIIaffirme:«Ledossierestclos.»Or,ilnel’estpas,etils’enfautdebeaucoup.Lavictoiremilitaireneseraacquisequebienplustard,en1981,aveclaconstructiondu«mur»,àuncoûttrèsélevé.Latailledel’arméemarocaineva triplerendixans,obérant les financesetl’équilibre de l’État. À cause du Sahara occidental, le Maroc

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maintient des troupes pléthoriques, des lignes budgétairesouvertesetdespasse-droitsdanstoutlepays.Unimmensenon-dit pèse sur son avenir : que faire de tous ces soldats etprofiteursdeguerreunefoisqueleconflitserarésolu?Quiplusest, l’absorption de fait du Sahara occidental s’accompagned’unecuisantedéfaitediplomatique.En1984,leFrontPolisarioestadmisàl’Organisationdel’unitéafricaine(OUA).Humilié,le Maroc s’en retire, abandonnant à son ennemi la scènediplomatiquecontinentale.LaMarchevertetransformeradicalementHassanII.Aprèsle

6novembre1975,ildevientextrêmementautoritaire.Ilaréussià piéger l’opposition sur son propre terrain, se faisant plusnationalistequ’elle.CettevictoiresurleMouvementnationalluiconfère un pouvoir sans bornes. Il sombre dans le culte de lapersonnalité.Ildevienthautain,nousenvoiebaladerpourunouiou pour un non.Même sa relation avec la religion change. Iln’estplusl’hommesincèrementcroyant,ilnesecompareplusàson père mais cherche sa dimension dans le Prophète lui-même… Il se pense invincible parce qu’il croit avoir« domestiqué » son opposition. Il se voit en maître du jeu.Quand il seplaintdemonpère, cettearroganceaffleure. Ilmedit : « Un jour, je lui ai demandé : “MoulayAbdallah, tumedonnescombiende temps sur le trône?”Et tonpèrem’adit :“Sixmois,ceseraitdéjàpasmal!”Iln’ajamaiscruquej’allaism’en tirer.CommeBenBarkaet lesautresqui,eux,m’avaientaussi donné sixmois. Et pendant quemoi je trimais, ton pèrefaisait le play-boy, prenait la Caravelle pour un cocktail avecCatherineDeneuveouAlainDelon,allaitcourirlesfillesdeparle monde. C’est moi qui ai marné, c’est moi qui ai ancré la

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dynastie alaouite dans l’ère des révolutions et du tiers-mondisme!»En 1975, le roi croit aussi avoir démontré que le modèle

algérien, d’ungrandmagnétismedans le tiers-monde, fait pâlefigure par rapport à son exemple d’ouverture politique quifonctionne ou, plutôt, qui fait illusion. Jusqu’au milieu desannées 1990, ivre de narcissisme, Hassan II sera omnipotent,terrible.Pluspersonnenepourraplusluidirequoiquecesoit.C’estunepériodedifficilepourmafamille.Lesrelationsentre

Hassan II et mon père sont exécrables. Je me souviens del’anniversaire de mes quatorze ans. Le roi me fait sortir d’uncinémapourmedirequ’enguisedecadeau,iladécidéd’êtreleparraindemescompétitionséquestres.Ilfaitlirelanouvelleàlatélévision,engrandepompe,etorganiseuncocktailformelaveclaGarderoyale.Or,jesuistrèsgênécariln’invitepasmonpèreà la réception sur la place des Armes. Alors que tous lesofficiersdelaGarderoyaleysontalignés,monpèredébarqueàbordd’uneHondaCivic,enjeanetchaussuresdegolf,malrasé.IlapostrophelecommandantdelaGarde:«Alors,vousfaitesuneréceptionpourmonfilset jenesuispas invité?»Silenceembarrassé. Tout le monde sait ce qui se passe : au pèreencerclé,ontentedevolerlefils.Unanplus tard, fin1979,monpèredéveloppe lespremiers

symptômes d’une cirrhose du foie : averti qu’il vamourir s’ilcontinuesesexcès,ilredevientabstème.Lesannéespassant,sonproblème avec l’alcool n’avait cessé de s’aggraver, de mêmequesapropensionàl’infidélitéconjugale.Mamère,quilevivaittrès mal, en rendait le roi responsable. Deux fois, elle avait

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menacémonpèrededivorcer,d’abordau toutdébutdu règnede Hassan II, puis en 1978. Dans les deux cas, le roi étaitintervenu personnellement pour l’en empêcher.Cela aurait faitscandale. Hassan II veillait à ce que l’on se détruisetranquillement,enfamilleetensilence.En1963,avantmanaissance,mamèreavaitdécidéderentrer

auLiban.Elleavaitprisl’avionpourParis.MaisHassanIIavaitfait poser l’appareil à Tanger, sous prétexte d’une escaletechnique.Là,ungénéralenuniforme,DrissbenOmar, s’étaitprésenté àmamère pour lui dire : «Madame, venez au salond’honneurpendant l’escale.»Elleavaitaccepté.Or, legénérall’avait ensuite physiquement empêchée de repartir. Le tempspour le pilote de mettre les gaz, il l’avait retenue comme unpaquet,commeuntapisrouléqu’onportesurl’épaule…La seconde fois, ma mère est déterminée mais, aussi,

prévenue. Elle cherche donc à s’expliquer au préalable avecHassanII.Leroi luidit :«Écoute, tunevaspasmerefaire lecoup d’il y a quinze ans ! Cela aurait des incidences sur lamonarchie, et tes enfants font partie de lamonarchie.Tu doiscomprendre que le harem sert à cela, à réguler les désirs deshommes.Vousavezvoulu faire exception,voilà le résultat !»Mamèreacceptederester,àunecondition.Elledonneauroilesnoms de deux hommes, dont elle sait qu’ils exercent « unemauvaise influence » sur son mari, deux entremetteurs, pourdire les choses clairement. Elle demande à Hassan II de sedébrouiller pour qu’elle ne voie plus jamais ces deuxpersonnagesdans sesparages.Elle ajouteque, s’ilne le faisaitpas,elle iraitdénoncersurRadioAlger ladébauchede lacourmarocaine.Cen’estpasunmincechantage!

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HassanIIs’arrange.Lepremiermaquereauestinvitéàunbalcostuméoùilfaituneentréeremarquéedansunevraietenuedeprisonnier qu’on lui a fourguée – et qui lui assure aussi unesortiespectaculaire,toutschussaucommissariatoùluiestintimél’ordred’aller traînersesguêtresailleurss’ilneveutpasporterl’habit pour debon. Lemessage a dû être sans équivoque : ilquitteleroyaumelesoirmêmeavecsonépouseallemande.Pourlesecondmaquereau,HassanIIorganiseunesoiréedepokeretlui fait gagner une fortune, des fonds en devises. Se croyantintouchable, l’heureux gagnant veut partir à Paris pour y« flamber » l’argent si facilement gagné. Or, au moment demonter dans l’avion, le commissaire de Casablanca le sommed’ouvrirsavalise.Ilytrouvelesdevises,dontletraficconstitueun délit grave – et hop, l’homme se retrouve en prison ! Il ydemeureletempsqu’ilfautpourcomprendrelemessage:ilestéliminéducircuitdesprotégésduroi…Relâché,ilresteaupaysmaissegardebiendereveniràlacourouauprèsdemonpère.Dès lors, ma mère renonce au divorce. Le roi lui prête unemaison en attendant que les tensions s’apaisent au sein ducouple.Moi, je culpabilisais d’avoir un père qui buvait trop. Je le

voyais comme un homme faible face à un homme fort. Enréalité, il se révoltait à sa manière contre Hassan II, en leboudant, en n’allant plus le voir.Avec le recul, je crois qu’ilsouffraitdesonincapacitéàs’opposerfrontalementàsonfrère.Ilnemanquaitpasdecouragephysique,maissonéducation,lepoids de la tradition rendaient impossible pour lui d’affronterverbalementleroi.Enrevanche,samaisonétaituncénaclepour

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les opposantsmarocains, les visiteurs duGolfe ou duMoyen-Orient. Chacun pouvait venir y exposer ses vues sans êtrecataloguéa priori comme dissident. Or, ce jeu ne faisait querenforcerl’agressivitédeHassanIIàsonégard.En 1980, Moulay Abdallah est officiellement démis de la

présidenceduConseilderégence,àunanetdemidelamajoritéde Sidi Mohammed. C’est une humiliation de plus, cruelle etinutile. Le roi Khaled d’Arabie Saoudite séjourne alors auMaroc.IlestchoquéqueHassanIIexcluemonpèreduConseilde régence, et ne se prive pas de le faire remarquer au roi.HassanIIluiexpliquequelaraisond’Étatl’exige,qu’ilsedoitd’ouvrir la monarchie à d’autres pans de la société, que lamonarchienesaurait resteruneaffairedefamille.Khaledn’estguère convaincu par ces explications : « C’est comme ça quevous récompensezvotre frère pour avoir cessé de boire.Vousvoulezqu’ilrechute?Auminimum,vousauriezpuluiconfierd’autres responsabilités. » Sur ce, mon père s’ouvre au roisaoudiendesonsouhaitd’allerse reposerenFrancepour«sedéconnecter ». Il mentionne un appartement qu’il a trouvé àParis et pour lequel il a déjà versé la moitié du prix. Le soirmême,monpèreestinforméqu’unreprésentantduroiKhaledaréglé l’autremoitié, avantqu’il nepuisse le faire. Il s’agit toutdemêmede15millionsdefrancsdel’époque,soitplusdedeuxmillions d’euros. C’est dire à quel point le roi saoudien étaitsensibleàl’humiliationinfligéeàMoulayAbdallah.Àtoutechosemalheurestbon.Sonéloignementdupouvoir

etsasobriétéretrouvéeagissentfinalementcommeunrévélateurpourmon père. Il se transforme sous nos yeux. Comme pour

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célébrercetterenaissance,unimmensebonheurvientadoucirsavie. Moulay Ismaïl, mon petit frère, naît en mai 1981. Lenouveau-né est un don du ciel, une lumière qui inonde notremaison.Ildevientlecentredenotreunivers.LeTout-Rabatdit:«MoulayAbdallahadécroché,ils’occupedesonfils.»Paradoxalement,aprèsvingtansdebagarreavecHassanII,le

plusfortperdainsilapartiepouravoircassésonjouet.Levraivainqueurdecettelonguebataille,c’estmamère.Entreelleetleroi,finalement,monpèrel’achoisie,elle.NousneparlonsplusdeHassanIIàlamaison.Leroi?Affaireclassée!C’estlapirechose qui puisse arriver à Hassan II. Il se démène alors pourrentrerdans le jeu,pourexisterdans laviedemonpère. Il luipropose des missions – mais Moulay Abdallah refuse. Il leconvie au Conseil des ministres. En vain. Il lui envoie descadeaux,desvoituresneuves.Rienn’y fait.En revanche,monpère reçoit souvent les enfants du roi qu’il adore. Dès lors,HassanIIvajusqu’àorganiserlapremièreréunionentresafilleet Fouad Filali, le fils d’un ancien Premier ministre et grandserviteurde lamonarchie,dansnotremaisondeMohammedia.Lakhotba,c’est-à-direlademandeenmariagepourlaquellelesfiancés se retrouvent, a lieu chez nous. Hassan II cherche àimpliquer mon père, veut qu’il prête son toit à LallaMeryem–elleetMoulayRachidsont lesneveuxpréférésdemonpère.Le roienprofitepourclamerpartoutqueson frèreorganise lemariage.Cequiestfaux.À la même époque, le ministre saoudien de la Défense, le

prince sultan, s’invite chez nous pour le thé.Auparavant, celaauraitfaitun«souk»avecHassanII.Cettefois,ànotregrandesurprise,avantl’arrivéeduprince,laGarderoyalesedéploie,la

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télévisionnationalearrive,etilestditsurtouteslesantennesquemon père reçoit le ministre de la Défense saoudien – et futurprince héritier – sur instruction du Palais. C’est à la limite dupathétique.Leroisecomportecommeunamoureuxéconduit.Monpère,qui s’étaitéchinéàattirer l’attentiondeson frère,

quis’étaitmontréprêtàtoutpourobtenirlesfaveursduroi,estdans sesdernièresannéesunêtremétamorphoséqui semoquedelacour,deshonneurs,du«théâtre».IlsaitqueHassanIIluiaprisvingtansdesavie,sesplusbellesannées,etqueriennepourraluiêtredonnéencompensation.Ilrestepoli,maisriendeplus.Ils’occupedesondoctorat,consacréaudroitdelamer,etdélaisselesmondanités,quiluirappellentsonpassédefaiblesse.Il se réveille à neuf heures dumatin, joue neuf trous tous lesjours.Ilfait lesprièresàl’heuredite,cinqfoisparjour.Savieestrégléecommeunehorloge.Le20juin1981,nousdînonsenfamillechezAhmedDlimi,

le « sécurocrate » du moment, quand le téléphone sonne. Lemaître de céans part sur-le-champ : des émeutes populairessecouentCasablanca.Nousn’avonsrienvuvenir.Àsonretour,Dlimi demande à rester seul avec mon père, toujours brouilléavecleroi,pourluiexpliquerlasituation.Lelendemain,àl’insude Hassan II, Moulay Abdallah convoque Driss Basri à lamaisonpourquelechefdelapoliceluifasseunpointcomplet.La tension est toujours vive dans la plus grande ville duroyaume.Danscecontexte, jedécouvrelapauvreté.Jusqu’àlafindesannées1970,jenel’avaispasvue.Autourdemoi,onsedisait:ilyadespauvres,ilyaleroiettoutcelaestnaturel,celafaitpartied’untableauimmuable.Àprésent,lamisèreéclateaugrand jour. Il n’est plus possible de la nier. Encore faut-il

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comprendrecequel’onneconnaîtpasd’expérience.Jemettraidesannéesàsaisirquelagrandemajoritédemesconcitoyensvitdansleroyaumedelanécessité.En 1981, juste après les émeutes, mon père part avec mon

oncle à Nairobi, au Kenya, pour un sommet de l’OUA. Ilssemblentréconciliés.Unesemaineplustard,alorsquejefaislacourte échelle à Hassan II pour qu’il puisse monter sur soncheval,jesuisletémoin–invisiblepourmonpère,quisetrouvede l’autre côté de lamonture – d’une vive interpellation.Monpère lanceau roi :«Quandvas-tuenfincomprendrecequi sepasse dans ce pays ? Combien d’explosions comme àCasablanca te faudra-t-il pour que tu comprennes que l’on vadanslemur?»Pourunefois,HassanIIneditmot.Ilécoute.Ilestprisentenailleentremonpèreet ledirecteurdepublicationdu quotidien officieuxLe Matin du Sahara, MoulayAhmedAlaoui, un bon connaisseur du pays et de son histoire qui aaussisonfranc-parleretluitientlemêmelangage.J’entendscespropos,maisjen’entireaucuneconclusion.Toutcelamepasseencorelargementau-dessusdelatête.Àcetâge,enguisedepauvres,jeneconnaisqueceuxqueles

« gens de l’extérieur » – extérieurs au Palais – considèrentcomme nos esclaves. Pour nous, à l’instar de la hiérarchiesociale à l’échelle du pays, leur condition relève de l’ordrenatureldeschoses.Ànosyeux,ilnes’agitpasd’esclavesmaisde gens qui, « à leur manière », font partie de notre maison,voire de notre famille.AuPalais,cesontau totaldescentainesde personnes préposées aux mêmes tâches de père en fils, demèreenfille.Nouslesconnaissonsbien,souventparleurnom.

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Mais,enréalité,nousignoronstoutdeleurexistenceaujourlejour.C’estunautremonde,unmondeàpart.HassanII,quin’accepted’autrevolontéquelasienne,rendla

vie de ces serviteurs particulièrement difficile. Quand unefamille veut quitter le système, cela se négocie pied à piedpuisque ce n’est pas prévu. On peut, certes, se marier dansl’enceinte du Palais, mais on ne peut pas, par exemple,poursuivre des études à l’extérieur, àmoins qu’un compromisnesoittrouvépourquel’intéressérestetoutdemême,sinon«àsaplace»,dumoins«avecnous».Cemodedefonctionnementtrès particulier ne disparaîtra qu’avec lamort deHassan II, en1999.MohammedVIenfiniraaveccesystèmeplussultanesquequeroyalet,entoutcas,totalementincompatibleaveclanotiondecitoyensdansunedémocratiemoderne.Enpleinmoisd’émeutes,jepassemonbacaméricainàRabat,

à dix-sept ans. J’obtiens de très bons résultats et peux doncprésentermacandidatureauxmeilleuresuniversités.Jesouhaitepoursuivre mes études aux États-Unis. Mon père y estfavorable.Iljugequ’ilestutiled’acquérirlesoutilsoccidentauxde la connaissance, à condition que ma « philosophie » – ilentend par là :maWeltanschauung–demeure inchangée.Desétudes aux États-Unis sont la suite logique de mon parcoursscolaire.Toutefois,Hassan II s’yoppose.Me laisserallerdansuneécoleaméricaineauMaroc,c’estunechose;accepterdemevoirpartirenAmériqueenestuneautre.Leroipressentquejevais lui échapper. Nous en parlons et reparlons à maintesreprises, sans trouver d’accord. La décision appartient à mesparents mais, en tant que chef de la famille royale, Hassan II

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dispose d’un droit de veto. Il en use et abuse. « Tusais, l’Amérique est un grand bazar. Finalement, les écoles là-bas, c’est comme les supermarchés, il y a du bon et dumauvais », soutient-il, sans excès de bonne foi. Je lui faisremarquer que lesAméricains ont tout de même engrangé uncertain nombre de prixNobel et qu’ils sont allés sur la Lune.Quelquesjoursplustard,ilrevientàlachargeenmeproposantunmarché :«C’estHarvard,Yale,Princetonou rien !Onestd’accord?Sinon,jepréfèrequetut’inscrivesàlaSorbonne.»Il s’est renseigné et estime très faibles mes chances d’êtreaccepté dans l’une de ces universités considérées comme lesmeilleures à l’intérieur même de l’Ivy League américaine.D’autant plus faibles, d’ailleurs, qu’il fait parallèlementintervenirsesservicespoursabotermesplans.Une enseignante américaine demon école à Rabat assure le

lien administratif entre l’établissement et les universités auxÉtats-Unis.C’est cette femmeque lemakhzenvaharcelerpourqu’elle ne transmette pas mon dossier d’inscription. HamidouLaânigri,àcetteépoqueencoreofficierdegendarmerie,serendà son domicile pour l’intimider. Cette démarche étant restéevaine,lagendarmeriel’interpelle.LegénéralHosniBenslimane,lecommandantenchefdececorps,luiintimel’ordredenepluss’occuper de ma candidature. Or, me connaissant bien,l’enseignante américaine vient tout expliquer àmes parents enma présence. L’ayant écoutée,mamère prononce cette phraseterrible à l’intention de mon père : «Mais tu ne vois pas ? !Après t’avoirdétruit, le roi chercheàdétruire ton fils.Tout çaestprogrammé.»Monpère,contrariéauplushautpoint,quittealors la pièce.À trois, nous en profitons pour échafauder une

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grandemanœuvredediversion :officiellement, je rate tous lesexamens préparatoires et ne postule que pour des universitéssans intérêt ; ces candidatures-là sont envoyéespar laposte et,bien entendu, suivies de près par nos « services » ; mais,parallèlement, grâce à des courriers clandestins transitant parune base américaine en Espagne, à Rota, je poursuis mesdémarchesauprèsdemesvraiescibles,lestemplesdusavoir.En mai 1981, je suis accepté à Princeton et Yale. Sur

l’insistancedemamère,jechoisisPrincetonoùavaitenseignélegrandorientalistePhilipKhuriHitti.J’attendsuneconfirmationécritedemonadmissionpuis,letélexàlamain,filechezleroi.Ilinterromptsonpetitdéjeunerpourmerecevoir,litletélexet…part sur-le-champ vérifier s’il ne s’agit pas d’un faux ! Deretour, il nedit plus rien à ce sujet.Les semainespassent et laquestion de mon départ n’est jamais abordée. Persuadé queHassan II cherche une issue honorable, je n’en parle pas nonplus.Surce,j’apprendsquemonalliée,l’enseignantedel’Écoleaméricaine deRabat, ne vient plus au travail. Je vais la voir àsondomicile.Elleportelestraces–entreautres,ledécollementd’une rétine – des coups sévères que lui a portés son marimarocain, un officier dans les blindés qui est affolé par lesretombées potentielles pour sa carrière de la conduite de safemme.Lecoupleseséparera.L’enseignanterentreraauxÉtats-Unisoùjesuisàcejourrestéencontactavecelle.Jelatiensentrèsgrandeestimepoursadroitureetsoncourage.Victime de notre stratagème, Hassan II s’avoue finalement

vaincu. Saisissant l’occasion d’une visite officielle aux États-Unis, il m’intègre dans sa délégation. Ce geste lui permet de

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sauver la face : ce n’est pas moi qui pars, mais lui quim’emmènepuisme laisseàNewYork…La ficelle estunpeugrossemais,enapparence,jerestesamarionnette.Princeton est pourmoi la découverte d’un autremonde, un

peu comme dans le roman de David Lodge de 1975,Changementdedécor, où lavieilleAngleterre est sombrementmise en relief par rapport à la jeune Amérique,Euphoria.Sortantdumakhzen,j’ailesentimentderenaîtredansunmondesansfrontières,sansinterdits.Jepeuxparleràquijeveux, entreprendre ce qui me passe par la tête, sans souci demettre en péril l’ordre établi et ma place dans cet ordre. Lepremier jour, j’arrive en cravate et, en route pourma chambresur le campus, croise trois filles, qui se mettent à glousser :«Mais c’est quoi cet accoutrement ? »Sans avoir le tempsdecomprendre ce qui m’arrive, me voici déjà entraîné dans unefête joyeuse.À deux heures dumatin, l’aide de campdemononcle, qui a vainement tenté de me joindre par téléphone,débarquedansmachambre.Ilajusteenfiléunpullsursatenuemilitaire.Ilmedit:«J’aiordredeterameneràNewYork!»Jem’y refuse,proteste et finis par appeler Hassan II en pleinenuit : « Sire, je suis vraiment désolé mais, demain, c’est mapremièreheuredeclasseet j’étais tellementangoisséquejemesuispromenépourmecalmer.—Tu te fous dema gueule ? Il te faut cinq heures pour te

calmer ? Qu’est-ce que c’est que ces conneries ! Tu rentresmaintenant, avec l’aide de camp. » Je parle, parlemente,négocie.Finalement,jepeuxrester,maisavecmonchaperon:lelendemain,l’aidedecampvientencoursavecmoi…Mes débuts sont assez acrobatiques. Quand le professeur

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entre en classe, je suis le seul àme lever. Jemange assis, auxheuresfixesdesrepas,tandisquemescondisciplesn’ontaucunhoraire et sont au régime hamburger etcoleslaw, le chou râpéassaisonnéauqueljememettraiégalement,peuàpeu.Unsoir,àuneheureplusprochedupetitmatin, jeprépareunexamendechimiepour le lendemain.Commeilmefautuneboufféed’airfrais, je sors faire un tour avec un ami indien.Une voiture depolice surgit et nous suit. Les policiers nous interpellent, nousdemandentdeleverlesmains.J’obtempèremaismonamirefuseobstinément.Ildit:«J’aidesdroits,jenelèvepaslesmains.»Mortdetrouille,jeluidemandecequecelapeutbienluifairedelever les mains. C’est mon premier débat sur les libertésciviques, dans la rue et en pleine nuit. « Je suis venu d’Indeparce que mon père est un réfugié politique. Je ne peux pasaccepter de faire ici ce que nous avons été obligés de faire là-bas.»Jeréponds:«Écoute,nous,onfaitçalà-bas,alorsonfaitçaiciaussi.Nemefatiguepas!»Pourmoi,uneautoritéestuneautorité, qu’elle porte un képi ou untarbouche. Après lesvérificationsd’usage, lespoliciersnousrelâchentenexpliquantque deux individus qui nous ressemblent ont commis uneagression àmain armée. « Si nous avions été blancs, vous nenousauriezpasarrêtés!»insistemonami.Deuxièmepremière,ilmeconfronteàlalogiqueracialeetàladiscriminationquiendécoule.Peuàpeu,jeme«décoince».J’abandonnelevelourscôtelé

pourdesjeansetdesespadrilles.Paradoxalement,jecommenceàvraiment apprécier la langue arabe, alors qu’auparavant cettelangueavaitétéunecorvéepourmoi,un instrumentde torturemnémotechnique.Or,maintenantque je suis loindechezmoi,

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l’arabedevientune languevivante, cette«demeurede l’être»dontparleHeidegger,etnonplusexclusivementl’écrinsaintduCoranetdelaparoledivinedelarévélation.EnAmérique,jepeuxvivremespassions.Jedécouvrelerock

anglais et voisl iveles Rolling Stones, les Who, U2. Pourassisteràunconcert, jene rechignepasàvoyagercinqheuresen train. Je me déplace aussi beaucoup pour la compétitionéquestrequejepratiqueauniveaudesjuniorsinternationaux.Leweek-end,jeparspourdesconcoursauxquatrecoinsdesÉtats-Unis. Je joue également auracquetball et au squash. Pour lereste,lecampusestunmondequisesuffitàlui-même:cantine,cinéma, débats… Nous planons dans une stratosphèreintellectuelle, Princeton étant une université galactique – enquelque sorte, le Real Madrid académique. L’université oùenseigna Albert Einstein est un lieu de grande influenceintellectuelle. Des gens passionnants viennent nous parler :Daniel Ortega du Nicaragua, Gerry Adams du Sinn Féinirlandais, le Sud-Africain DesmondTutu, l’activiste américainRalphNader,CarlIcahn,célèbreraider–«leLoup»–deWallStreet…Surlecampus,onpeutdiscuteraveccespersonnalitésfaceàface.Ondécouvreainsi lapolitiquesousunautreangle,moinshiératiqueetplushumain,plusfraisetplusvrai.SidiMohammed vient me rendre visite à plusieurs reprises.

Luiaussiestséduit.Je l’emmèneencours.Noussommesassiscôte à côte : le cours porte sur les révolutions enAmériquelatine.Nousécoutonsenretenantnotresouffle…Àlafindemapremière année de fac, je rentre au Maroc pour les vacancesd’été.Àcetteoccasion,monpèremetrouvedenouveauxtraits

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de caractère « déplaisants ». Une nouvelle assurance, uneindépendanced’espritàlalimitedel’insolence,lefaitdeporterdesjeans…Unairderévolte,ensomme.Jenesuispasleseuldanscecas,puisque lahautesociétémarocaineenvoienombrede ses enfants étudier en Amérique. Quand je retrouve mescamaradesquirentrent,euxaussi,desÉtats-UnisouduCanada,ilssubissent lemêmedécalagequemoipar rapportausystèmemarocain.Nousnoussituonsenporteàfauxnonseulementparrapport à nos parents mais, au-delà, par rapport à l’élitefrancophone qui s’estime seule habilitée à diriger le Maroc,«sa»chose.Cet été-là, irrité par mon « américanisation », mon père

parachève mon éducation martiale punitive par un séjour àl’académiemilitaire deMeknès.Quand j’étais jeune, ilm’avaitdéjà régulièrement expédiédans la caserne située justederrièrenotre maison, mon « campde rééducation ». Le colonelBelmajdoubdevaitm’y«reprendreenmain»,àgrandrenfortdepompesetdefooting,de«gardeàvous»etde«rompez».En vrai gentleman, l’officier s’était acquitté de la tâche enmefaisant suer et souffrir mais sans me casser. Il aurait puinterprétersadélégationdepouvoirautrement…En1982, à la rentrée, je quitte le campusdePrincetonpour

unemaison en ville, la même que j’occupe aujourd’hui.MonpèrevientrégulièrementfairecontrôlersonfoieparuneéquipedemédecinsdeChicago.Je levoisainsi fréquemmentet,pourlapremièrefois,noustrouvonsletempsdenousparler.Depuisqu’il neboitplus, c’estunautrehomme, etnous savourons leplaisir de nous découvrir mutuellement. Puisque je l’habiteencoreavecmafamille,lamaisonàPrincetonrestepourmoile

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témoinmuet dema lente « américanisation ». Jeme souviensqu’aumomentd’emménager,jen’auraisabsolumentpassudiresi,àl’échellelocale,c’étaitunemaisonderichesoudepauvres.Jeflottaisdansununiverssansrepèrespourmoi,unpeuperdumaisaussiaffranchidesloisdelagravitation.En1982,lataille–moyenne–de lamaisonétaitdictéepar lanécessitéd’abriteraussimesgardesducorps,ainsiqu’unagentdeliaisonentremafamilleetmoi.ContrairementauxSaoudiensetauxJordaniens,qui laissent leurs princes partir à l’étranger sans aucun souci,convaincus que ceux-ci vont s’approprier les outils de laconnaissanceoccidentalesanschangerdecaractère,monpèreetmon oncle étaient très attentifs à ce qu’ils percevaient commema« sécurité idéologique».S’il fallait conquérir les armesdel’adversaire, il ne fallait pas perdre son âme marocaine…Évidemment, malgré tous leurs efforts, j’ai fini par êtreaméricanisé ou, du moins, par apparaître ainsi aux yeux desautresmembres dema famille, dont les yeux restaient braquéssurParis.Moi,jesavaisquemonâmemarocaineétaitintacte.Mon père a quarante-sept ans quand les médecins lui

découvrent, en février 1983, un cancer du poumon avec desmétastases au cerveau. Plutôt que de la démentir, Hassan IIpréfèrelaissers’enflerlarumeurd’unerechutedanslaboisson.En accréditant la thèse de la cirrhose, on dirait qu’il cherche às’absoudre de son comportement inadmissible. Ce petit jeu depouvoirmalsain,morbide,jeneleluipardonneraiquelorsqu’iltomberalui-mêmemalade,desannéesplustard.Au Maroc, seuls les plus proches de Moulay Abdallah

savaient le peu de temps qu’il lui restait à vivre. L’opposant

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AbderrahimBouabidenfaisaitpartie.Ilavumonpèrepourladernière fois quelques semaines avant sa mort, à l’automne1983.Illuiaaffectueusementembrassélamain,transformantlegeste protocolaire de la cour en une manière éminemmentpersonnellededire au revoir, deprendre congépour toujours.Bouabid, un socialiste de conviction, a joué un rôle trèsimportant dans la vie politique marocaine. Il a tenu tête àHassanII,quitteàseretrouverenprison.Desgensdesatrempeétaientrares.Leroiavaitdurespectpourceuxquiluirésistaient.Ils’enservaitaussipourhumilierceuxquiluiétaientacquis,surlemode:«Voilàcequevousneserez jamais.»StupéfaitqueBouabid puisse embrasser la main de mon pèrealors qu’iln’auraitpourrienaumondebaisélasienne,HassanIIconvoquelesdomestiquesquiontassistéàlascène,pourleurdemandersicela est réellement arrivé. Un vieux monsieur confirme, ets’enhardit à préciser que cela n’a rien d’étonnant, les deuxhommesétantamisdepuistrenteans.Désarmé,leroinesaitquerépondre:ilnesaitpascequ’estuneamitiéd’égalàégal.Le20décembre1983,monpèremeurt à l’âgedequarante-

huit ans.Envacancesde find’année, entre les deux semestresdema troisièmeannéede fac, jeme trouvece jour-làà l’écoled’ingénieurs de Mohammedia où je travaille avec un grouped’étudiants.Onmeprévientquemonpèrevatrèsmal.Jerentreimmédiatement chez nous où il est alité, mourant. Même lesmédecinspleurent.Mapetitesœurcomprendquequelquechosede grave se passe, sans entièrement mesurer la portée del’événement. Sidi Mohammed tient la main de mon père. Ma

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grand-mère, elle, est immobile et silencieuse. Hassan II estdésemparé.Ilestsurlepointdeperdresonfrère,uncompagnonde route, un complice, une boîte noire du système, un canald’informationetunparatonnerre.Mamèredit au roi :«Mais,parle-lui!Aufond,iln’écoutaitquetoi.Noussommeslesdeuxamours de sa vie, donc parle-lui… » Seize ans plus tard, jerevivrailamêmescèneàlamortdeHassanII.Ilyaeu,danscesdeux moments, une rupture brutale de l’ordre, des usages decoursibienrodésentouteautrecirconstance.Soudain,c’estlechaos. Lemakhzen est dérouté face à la mort, ce grandégalisateur.Le roi devient unhommecommeun autre.L’effetestcomparableàceluid’unebombeàneutrons,quidérègletousles instruments de navigation. La mort est la faiblesse dusystèmemonarchique.Bien des années avant le décès de mon père, Hassan II lui

avaitdit:«Jeveuxquetudeviennesle“BabaHassan”demesenfants. » Baba Hassan était le surnom donné au frère deMohammedV, l’« oncle gâteau » des enfants du roi.MoulayHassan,MoulayAbdallahetleurssœursmontaientsursondos,lui tiraient la barbe… Cette phrase, qui terrorisait ma mère,résumait l’ambivalence des relations entre les deux frères. Onpeut la lire dedeuxmanières.Soit « je veuxque tudeviennesl’oncle gaga pendant que j’accapare le pouvoir et la gloire »,soit« jeveuxque tu sois commeunpèrepourmesenfants».Hassan II regrettait un peu d’avoir dit cette phrase encomprenant que ma mère l’avait interprétée dans le premiersens.Chaquefoisquemonpèresediminuaitàsesyeux,elleluidisait : « Tu vois ! Tu es en train de devenir le “Baba

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Hassan”!»Desoncôté,leroireprochaitàmamèredevouloirtransformer sonmari enLordMountbatten, le dernier vice-roide l’empire britannique en Inde. Chacun caricaturait ainsi lavisiondel’autre.Enaoût1983,quatremoisavantsamort,monpèreavaitsuivi

unparcoursdegolfavecHassanII.Tropfatiguépourmarcher,il s’était installé dans la voiturette. Ses nièces étaient montéesavec lui.Laplus jeune,LallaHasnaa, avait pris le volant pourfaire la folle. Hassan II avait hurlé à l’endroit de sa fille :« Arrête immédiatement ! C’est ton oncle, le fils deMohammed V ! Embrasse-lui la main, les pieds, la tête…Commentpeux-tutecomportercommeça?»MoulayAbdallahavait pris la petite dans ses bras, en répondant devant uneassistancemédusée:«Tusais,contrairementàcequetucrois,j’ai toujours voulu être le “Baba Hassan” de tes enfants. »HassanIIavaitététellementébranléqu’ilavaitposésonclubetarrêtésapartiedegolf.J’avaisvude lafiertédans lesyeuxdemamère.Sonmari venait de faire comprendre au roi que, s’ilavait étémoinscynique,plus simpleet sincère, son frèrecadetluiauraitdonnéavecplaisircequ’iln’avaitpasobtenuavecsesmanigances et ses humiliations. Il aurait été de bon cœur un«BabaHassan».Comme le veut la tradition, après la mort de mon père,

Hassan II prend sa place comme chef de famille, à la foisprotecteur etpater familiasautoritaire. Il nous adopte, àcommencer par mon jeune frère, Moulay Ismaïl. Pour lui, lasuiteseraclassique:Collègeroyal,formatageprincier.Ilvaêtrecomme un petit-fils pour Hassan II, d’autant plus facilement

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qu’il a le même âge que les petits-enfants du roi. Il fera desétudesdegestionàl’universitéd’Ifraneet,parlasuite,essaierade trouver sa voie dans les affaires. Il remplira aussi desfonctions protocolaires auprès du roi, au Maroc comme àl’étranger.C’est un garçon attachant.Nous avons dix-huit ansd’écart, mais j’ai toujours veillé à ne pas adopter une posturepaternelle, sinonpaternaliste, à sonégard.Encore très jeune, ilprend quand même l’habitude de m’appelerBaba Khouia,«Papa-frère».C’estd’usagedanslesfamillesroyales,lapetitesœur demonpère l’appelait également ainsi.Maisquand il l’aappris, Hassan II lui a formellement interdit d’employer cesurnom,en luiexpliquantqu’iln’yavaitqu’unbaba–lui !Jen’aidoncdonnéqu’unseulconseilàmonfrère:«Êtreprince,cen’estpasunmétier.Trouve-toiunvraimétieretprendssoindenepasfairepartiede lacour.Lafamille,oui.Lacour,non.Pas d’abus de pouvoir ou de passe-droit, quelle qu’en soit latentation,car tu lepaierasun jourauprix fort.»Pour le reste,nousneparlonsjamaispolitique.Celavautmieux.Au lendemaindudécès demonpère, le roi vient cheznous

pourdemander,publiquement,siledéfuntaémisdesdernièresvolontés.Mamèrerépondqu’ilademandéàêtreenterréàcôtéde son père.Hassan II pensait plutôt à quelque chose d’ordrematériel, pécuniaire. Il est désagréablement surpris par larequête.Aussimet-ilendoutelaparoledemamère,demandantàlacantonadeàquiMoulayAbdallahauraitditunechoseaussiextravagante.L’aidedecampdemonpère,lelieutenant-colonelAhmedDoghmi,luirépond:

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«Laprincesseditvrai.Leprincem’aditplusieursfoisque,siquelque chose lui arrivait, il souhaiterait être enterré à côté desonpère.Ill’amêmeécritsurunpapier.—Pourquoi te l’aurait-ildit alorsqu’iln’ena riendit à son

proprefrère?—Ill’aditunjourquenousallionssurlatombedesonpère.

Jelemaintienssurmonhonneurdemilitaire.»Untelgesteauraitpubrisersacarrièremais,enl’occurrence,

HassanIIareconnusoncourageetl’amêmepromuplustardàd’importantspostesderesponsabilité.L’affaire n’en reste pas là, ma grand-mère se ralliant à

Hassan II dans ce conflit hautement symbolique autour de latombe de mon père. Elle estime « impensable » que MoulayAbdallah soit enterré à côté deMohammedV. Il faut dire quemêmeHassanIIn’auraitpasimaginéreposeràcôtédesonpère.C’est alors que Lalla Latefa, l’épouse du roi que j’appelleaffectueusement«Mama»plutôtque tante, faitquelquechosed’absolument inouï.Au moment des condoléances publiques,alors qu’une foule de près de deux mille personnes convergeversnotremaisonetqueHassanIIarriveenvoiture,ellesejette,voilée, au pied du véhicule, puis se découvre brutalement levisage pour que tous la voient et dit à son mari : « Je t’ensupplie,ilnet’ajamaisriendemandédesonvivant,tupeuxluiaccordercela.»Hassannepeutpasnepasaccéderàsarequête.Comment elle, une étrangère, pourrait-elle être plus attachée àsonfrèrequelui-même?Pour comprendre le geste deLallaLatefa, il faut savoir que

l’undesesonclespaternelsavaitététuélorsd’unerévoltedansleMoyenAtlas,en1973-1974.Plusieursmembresdesafamille

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avaientparailleursétérafléspar lapoliceet,enparticulier,parl’officier le plus zélé dans la répression. Or, mon père étaitintervenupourcalmer lesardeursducolonel–cequi lui avaitvalu une vive altercation avec Hassan II. Par reconnaissancepourl’humanitédemonpère,Lallaaforcélamainduroi.C’estainsiqueMoulayAbdallahreposedanslemausoléede

MohammedV, au côtéde sonpère.QuandHassan II avuunmillion et demidepersonnes aux funérailles demonpère, il asaisil’erreurqu’ilavaitcommiseencédant.Ilacomprisquececapital de sympathie allaitm’échoir en partage. Par la suite, ilm’auraitmoins perçu comme unemenace si, ce jour-là, il n’yavaitpaseucetteferveurpopulaire.Le décès de mon père est suivi de près par de nouvelles

émeutes de la faim, en janvier 1984. Les cérémonies du40 jour, un hommage traditionnel au mort qui est d’ordreculturel plutôt que religieux, tombent pendant cette période detroubles.LecheikhZayedbinSultanal-Nahyan,quiprésideauxdestinées des Émirats arabes unis, vient saluer la mémoire demonpèreenserecueillantsursatombeàlaveilled’unsommetislamique au Maroc auquel il participe. Je le rejoins à Ifranepour le remercier de cette attention.Répondant à sesquestionssur les « événements » en cours, je lui explique que les gensréclament du pain et que la stabilité du dirham, la monnaiemarocaine, s’érode du fait d’une créance majeure venant àéchéance auprès des bailleurs de fonds.Le cheikhme rappellealors,élogieusement,lerôled’intermédiairequemonpèreavaitsouventjouéauprèsdelui,puisajoute:«Disàtononclequejesuis à ses côtés, pour l’aider. » Je m’empresse de porter le

e

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messageàHassanII,quimedemandede«briefer»legénéralLaânigri.Cedernierestàcetteépoquelepatrondudétachementdes gendarmesmarocains qui, àAbuDhabi, assure la sécuritérapprochée du cheikh et de sa famille. Avec le ministremarocain des Finances, le général se rendà Ifrane pourrencontrer le cheikh Zayed. L’émir leur remet un chèque de200millions de dollars. En un trait de plume, la dette due estépongée!Après l’enterrement demon père, Hassan II nous prend en

otages.Souscouvertdedeuil,ilnousassigneenfaitàrésidence.Puis,àsademande,quineserefusepas,nouseffectuonsnotrepremière sortie à Londres, pour le mariage de ma cousinematernelle avec le neveu d’Ahmed Chalabi, l’argentier de lamonarchieirakienneet,plustard,danslecontextedel’invasionde l’Irak en 2003, le supplétif des « néo-conservateurs »américains. Le roi nous loge au Dorchester Hotel, en nousprêtantsonpersonneldomestique,etnousfaitcirculerenRollspour aller à Grosvenor House, où sont célébrées les noces. Ilnousyinstalleàlatabled’honneur.Or,ànotreretourauMaroc,hop!,nousdisparaissonsdenouveaudansnotremaisoncoupéedumonde.Dès le lendemain de l’enterrement, Hassan II est venu chez

nous, à lamaison, en exigeant que l’on ouvre les armoires desonfrère,dontmamèregardelescléspar-deverselle.Mamèrerefuse:«Tuesroi,maistun’espasroidanslachambredemonmari.—JesuisleCommandeurdescroyants»,luirépond-il,avant

de faire sauter les serrures devant tout le monde. C’est sa

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manière de notifier que l’espace de liberté qu’avait été notremaisonn’existeplus.Plus rienn’est inviolable.Le roi reprendles commandes. Il va jusqu’à faire mettre les scellés sur nosplacards:nouspouvonsvivredansnotremaison,maisnousn’ysommesplusmaîtres.Cesarmoiresresterontscellées!HassanIItombeaussi sur la thèse de droit maritime, le doctorat auquelmon père s’était consacré après son départ de la cour. Ladédicace,enarabe,disait:«Àcellequim’ainspiré»,àsavoirma mère. Le roi arrache cette page de garde et rageusementflanque l’ouvrageà terre. Ilne supportaitpasdenepasêtre ledestinatairede l’hommage.En1992,neufansaprès lamortdemonpère,Hassan II est revenucheznous et, à cetteoccasion,s’estretirédanslachambredesondéfuntfrèrepouryprier.Ilrevoitalorslesserruresforcées,quipendentdesplacards,etlesscellés qu’il avait fait mettre (j’en ai gardé quelques-uns à cejour pour ne jamais oublier ce sombre épisode). Le roi esttellementchoquéparlesouvenirdesoncomportementqu’ilfuitlachambreenyoubliantsonchapeletfétiche,celuiquiluiavaitété léguéparsonpèreMohammedV.Lelendemain, jevaisaupalais pour lui rendre son chapelet. « Comment ai-je pu fairequelquechosecommeça?medit-il,hâveà forcede remords.Vandaliserlachambredemonfrère…»Surlemoment,iln’apastantd’étatsd’âme.Aprèsl’épisode

pénibledesscellés,ilfaitremplacerlagardedenotremaison.Ily interdit la levée du drapeau, qu’il fait retirer.C’est un enjeuhautement symbolique.En lieu et place du sous-officier qui lefaisaitauparavant,jememetsalorsàmonteretàdescendresurnotretoit,matinetsoir,ledrapeauquiavaitrecouvertlecercueil

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de mon père. Ce drapeau-là, même le roi ne peut pas nousl’enlever. Il est obligé de me laisser faire. En revanche,HassanIIs’arrogeledroitderémunérernotrepersonnel.Nousdevenonssesinvités,uneannexeduPalais.Leroienvoiemêmequelqu’un pour brûler le papier à en-tête du prince MoulayAbdallah… Il fait supprimer notre cuisine et nous envoie sanourriture.Danslatradition«makzhénienne»,celas’appelleelmelzouma,l’«offrandecontractuelle».Mamèren’enveutpas.Pour ne pas publiquement outrager le roi, elle prétend êtredevenuevégétarienneetsuivreunrégimetrèsparticulier.Ellenemange plus que des salades… Jour après jour, Hassan IIdemandesilaprincesseaacceptésontajine.Invariablement,onlui répond par la négative. Sa nourriture est donnée auxemployés.Finalement,furieuxquesesdomestiquesmangentsestajines, il fait interrompre les livraisons.Passéun certaindélai,mamèreluidit:«Voussavez,moncholestérolestredescendu,jepeuxrecommenceràmangerdestajines.»Leroin’enestquedavantageoffensé.Nous ne sommes plus libres de nos mouvements. Yasser

Arafat, qui connaît ma mère depuis son enfance à Beyrouth,vient nous rendre visite quand même. En réponse, Hassan IIfulmine à la télévision, en prenant prétexte d’une rencontremaladroite–enfaitunpiège–entreArafatetleFrontPolisarioàAlger : «LesMarocains ayant affaire àArafat, jemarqueraileurmaisonavecducrottin.»Uneformulefleurie…Leroiestjaloux et excédé. Il veut que nous restions isolés du mondeextérieur,denotreréseauderelationsquiluiéchappe.Arafatmeconfiequ’ilapeurpourmamère.

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En effet, notre mise en quarantaine nous menace de mortsociale.Sansliensavecl’extérieur,nousrisquonsl’asphyxieauroyaumedeHassan II.À toutprixet auplusvite, ilnous fautdesserrer lecarcanmisenplacepournousétouffer,pournousretirer notre singularité. Leprotocole du Palais nous isoletoujours plus en inventant des prétextes pour décourager toutvisiteur : « La princesse est souffrante, elle ne reçoit pas » ;« Moulay Hicham est en Amérique », et ainsi de suite. Letéléphone ne sonne plus chez nous : il est désormais détournéverslestandardduPalais,quifiltrelesappelsàpartird’unelisteremise par le roi ! C’est alors que surgit, miraculeusement, lecheikhSheem,lefrèredel’émirduQatar.Trèsliéàmonpère,ilest pour nous comme un parent proche. Il appelle d’abord leprotocole du Palais pour prévenir qu’il va présenter sescondoléances à notre famille et rendre visite à sa « sœur »Lamia. On ne le rappelle pas. Il écrit ensuite une lettre pourannoncer son arrivée. Elle reste sans réponse. Nonobstant cesilence, il vient. Le protocole royal essaie de le dissuader denousrendrevisite,maislecheikhpasseoutreetrestedeuxjoursavecnousà lamaison.L’embargoestbattuenbrèche.Tout lemonde–àcommencerparnosvoisins–voitquequelqu’unadéfiéleroiavecsuccès,quenousnesommespasdespestiférés.Aprèscela,lesprincesarabessesententtousobligésdesehisserau même niveau pour témoigner de leur respect pour lamémoiredemonpère.HassanIIenragemais lecheikhSheemluifaitcalmementremarquer:«Majesté,jevousaitraitéenchefdefamille.Àdeuxreprises,chaquefoissansêtrehonoréd’uneréponse, je vous ai prévenu demon arrivée.Vous ne pouvezpas m’empêcher de faire mon devoir de musulman auprès de

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mon ami défunt. Quand vous avez eu besoin de fonds, vousnous avez trouvés à vos côtés.Neme comparez pas àArafat,quiestunSDF.Cen’estpasmoncas.»Ce jour-là,Hassan IIcomprend qu’il devramener une bataille beaucoup plusserréecontre nous – et qu’il vient de perdre le premier engagement.C’estd’autantplusvraiquemamère,aveclesoutiendespiliersdelamaisonAl-Saoud,nousavaitconstituéuntrésordeguerre.Àquinzejoursdelamortdemonpère,elleavaitvenduentantque mandataire un terrain, qui lui avait été donné enArabieSaoudite,pour7millionsdedollars.Quoiqueavecdesmoyensréduits,nousn’allionspasêtresansressources.Dansl’absolu,aprèsladisparitiondemonpère,nousaurions

purepartirsurdenouvellesetmeilleuresbasesavecHassanII.Mais le roi ne l’entend pas ainsi. Il cherche à nous réduire ànéant. Il estméprisant à l’égard demamère. Il espère qu’ellequittera leMaroc à la fin dudeuil. Il le disait partout afin quecela lui soit rapporté. « Lamia [mamère] va repartir auLibanpour y refaire sa vie. Je vais récupérer la maison et en fairel’annexe du palais des hôtes. Moulay Hicham va faire sonbaroufjusqu’àcequejelepulvérise,etlesdeuxjeunesenfantsserontàmoi.»Voilàpour leprogramme.Or,mamèresesentbienauMaroc,elleyasesamis,savie.Ellereste.Elledéfendlamaison et l’honneur de mon père bec et ongles. À ses côtés,nousnouspréparonsàuneguerredetranchées.Àtoutlemoins,nous voulons appliquer la maxime de Trotski qui, quand lesRussesblancs s’étaient lancés à la reconquêtedupouvoir, leuravait envoyé ce message : «Vous allez peut-être nous mettredehors.Maisnousallonsclaquer laportesi fortementque tout

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le monde l’entendra. » Unis, nous nous battons pour sauvernotrefamille.Ainsi,infine,monpèreest-ilrécompensépar-delàla tombe pour l’alliancematrimoniale qu’il avait forgée etqui,en effet, nous donne cette autonomie par rapport au roi qu’ilavaittantrecherchéedesonvivant.Cette bataille serrée va durer vingt-neuf ans, jusqu’en 2012,

par-delà la tombe de Hassan II ! En fait, il s’agit aussi d’uneguerre économique, qui a débuté entre mon père et son frèreaînédèsqueHassanIIestmontésurletrône,en1961,etquivase poursuivre entre ma famille et Mohammed VI. Rien nepermetdemieuxsaisirlanaturedumakhzenquecetteluttesansmercipourlesbiensdu«magasin»,uneluttedepèreenfilsausein même de la famille régnante. Car nous vivons dans unsystème politique où, en dernière instance, la loyauté s’achète– un système « néo-patrimonial » dans le jargon académique.Avoirdesmoyensmatérielsyrevientàavoirdupouvoir ;êtreprivé de moyens à être politiquement neutralisé. Pour cetteraison«systémique»,commediraientencore lespolitologues,Hassan II a empêché mon père d’émerger économiquementdans les années 1960, au lendemain de la mort deMohammed V. Cela aussi fait partie de la successiondynastique:lenouveauroidoitempêchertoutaspirantpotentielaupouvoirdeseconstituerenfeudataire indépendantet,donc,en recours possible. De son côté, mon père a ferraillé pourexister dans un champ de forces dont il avait intériorisé lesrègles du jeu. Aussi, en relatant les épisodes de la guerreéconomiqueau seinde ladynastie alaouite, tâcherai-jedemonmieuxdenecaricaturerpersonne.Monpèren’étaitnilavictime

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innocenteducynismedeHassanIIniunusurpateur-né,taraudéparledésirdesupplantersonfrèresurletrône.Plutôt,aprèslamortdeleurpère,lesdeuxfilsdeMohammedVsubissaientunelogiquede situation– l’uncommeroi, l’autrecommeprince–mettantàl’épreuveleurscaractèrestrèsdifférents.Àmoinsqueleur différence de caractère ne fût elle-même, en partie, lerésultatdecetteimplacablelogiquedesituation.JenechercheniàidéalisermonpèreniàdiaboliserHassanII.

Par exemple, ce dernier avait remis en 1961 l’équivalent dequelque 80 000 dollars en liquide à mon père, une partie del’héritage paternel qui revenait à son frère, afin que celui-cipuisse acquérir un terrain de 90 hectares à Rabat, à côté del’ambassade soviétique. C’eût été un excellent investissement.Or, mon père était parti avec l’argent en Europe et, princejouisseur,l’avait«claqué».Cependant,pourstabiliserletrôneetsonnouveloccupant,monpèredevaitdistribuerpasmoinsde5000hectaresdeterres–80%desestitresfonciers–aucoursde la première décennie suivant la mort de Mohammed V.Pendant ce temps, son frère régnant sabotait systématiquementtoute initiative économique qu’il prenait, notamment deuxcontrats d’exploration pétrolière, l’un signé avec la CanadianDelhi Oil Ltd en 1963, l’autre avec Occidental Petroleum en1966.Mieux,en1976,HassanIIestintervenuauprèsduprincehéritierFahdbinAbdelazizpourfaireannulerl’importantappeld’offres pour la constructionde logements enArabieSaouditequemonpèreavaitemportéenassociationavecBouygues.Trèsgênés, les Saoudiens avaient dû provisoirement enlever duministère des Travaux publics le prince Majid binAbdelaziz,proche de mon père, le temps que son remplaçantad interim

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reviennesurl’adjudication…En1983,après lamortdemonpère,Hassan IIdisposeà sa

guisedupatrimoinelaisséparsonfrère.Ilrevendd’importantsactifs–desterrainsàCasablanca,uneusinedecartonnage,descimenteries – à ses amis.Des biens à l’étranger ont égalementété vendus et le fruit de ces cessions a été rapatrié auMaroc.Toutefois, envers l’extérieur, il se sent obligé de préserver lesapparences. À cette fin, il nomme un administrateur dupatrimoine familial censément gardé en indivision. Le premiertitulaireestleministredelaPêchedel’époque,BensalemSmili,quiexécuteaveuglémentlesordresdesonmaître.Parailleurs,leroi exerce une pression maximale pour débusquer les prête-nomsauxquelsmonpèreaeurecoursdanssaguérilladesurvieéconomique. Le plus important et le plus loyal d’entre eux,Mohamed Jennane, sort du bois franchement. « Vous êtes lechefdefamille.Voicilesbiensduprince.»Ravi,HassanIIluirépond:«J’aitellementaimémonfrèrequejeveuxdésormaistevoirtouslesjours…»Ainsiintégrédeforceàlacourroyale,MohamedJennanes’yplairafinalement.«Monfrèreavaitbienchoisi,luidiraunjourleroi.Bienvenuechezmoi!»Deux prête-noms plus interlopes, des hommes qui avaient

valuàmonpèrel’ignominieuseépithètede«Monsieur51%»rapportée par Gilles Perrault dans son livreNotre ami le roi,AhmedShbihietAhmedFarshado,sefontdavantageprier. Ilsdéclarent lesbiensdemonpèrequi leurétaientconfiéscommeilslesavaientgérésduvivantdeMoulayAbdallah,c’est-à-direencherchantàmettreleur«part»ausec.Mais,pasplusqu’aux

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poissonslanage,onn’apprendaumakhzenlepillage.Danssonroyaume,leroiestaussi,sicen’estpasavanttout,leprincedesténèbreséconomiques.Monpère avait un coffre enFrance, qui contenait des biens

strictement personnels.Après samort,Hassan II exiged’avoiraccèsàcecoffre.Ilfaitvaloirauprèsdubanquierqu’ilestchefd’État, que son défunt frère était aussi son confident et que lecoffre contient peut-être des documents sensibles, propriété del’État. La famille de ma mère mandate un avocat pour quel’ouverture du coffre se fasse en sa présence, que l’on vérifies’il n’y a pas de documents d’État puis que l’on referme lecoffre en y laissant les biens personnels. Le coffre est ouvertdanscesconditions.Ilnerecèlerienappartenantàl’État.Enfin, il y a l’« affaire des bijoux » qui alourdit également

l’atmosphère.Au départ, ce n’est pas grand-chose :mon pèreétait un collectionneur de bijoux, à la fois des cadeaux qui luiavaient été faits par des chefs d’État et ses propres achats depierresdetoutessortesquemamèreavaitfaitmonteràParis,àTéhéran,àBeyrouth…Ensemble,mesparentss’étaientadonnésà cette sorte de passion pendant une vingtaine d’années. Or,HassanIIveutmettrelamainsurcettecollectiondebijouxquemon père avait offerte à ma mère. Le roi cherche moins àl’accaparerqu’àsignifierquetout,absolumenttout, luirevient.Ill’affirmed’ailleursexplicitement.«Jesuislemaîtreàquitoutrevient.Carlemakhzendonneetlemakhzenreprend.»Leroiarguequecesbijouxseraientlapropriétédelafamille

alaouite,qu’ilsnousappartiendraientànous,lesenfants,dontilestletuteurlégal…Maisilseheurteàlarésistancedematante

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Mouna,l’unedessœursdemamère.Ellefaitbloquerlecoffreparisien en falsifiant la signature de ma mère. Grâce à desécoutes téléphoniques (notre ligne a été rouverte mais passedésormaisparlestandardduPalais),HassanIIsaitquecen’estpaslasignaturedemamèrequi,surcepoint,s’étaitopposéeàsasœur. Iln’en faitpasmoinsexpertiserceparapheetengagedes poursuites judiciaires. L’« affaire », pendante devant untribunal à Paris, prend une tournure sans précédent dans lesannalesde ladynastie.C’est plusqu’unparfumde scandale…AussiHassanIIdemande-t-ilàmamèrederenierMouna.Maismamères’yrefusefarouchement.Elleluirépond:«Entrevousetmasœur,jechoisiraitoujoursmasœur.»En définitive, il n’y aura pas de procès. À cette époque, la

familleroyalesaitencoreéviterdetelsdéballages.Maisl’affairene sera vraiment soldée qu’en 1992 lorsque, sur le pointd’embarquerpourunevisiteofficielleauxÉtats-Unis,HassanIIferaappelermamèrede touteurgence.Fidèleàsonsensde lamise en scène, le roi fait retarder le décollage de son avionpendantquarante-cinqminutes,letempsqu’ellearrive,pournelui dire qu’une seule phrase : « Récupère les bijoux pour tesenfants.»C’estlamêmesemainequeHassanIIordonnequelemouroirdesonrégime,lebagnedeTazmamart,soitrasé.Ilpeutparaître indécent de fairece rapprochementmais, dans l’espritduroi,ilyaunlien:ilsoldesescomptes,ilvidelesabcès.Aprèslapertedemonpère,unparentparalliance–heureuse

expression ! – est une épaule solide sur laquelle je peuxm’appuyer ou m’épancher en toute confiance. Il s’agit deMohamed Cherkaoui, le mari de ma tante la princesse Lalla

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Malika, la sœur de Hassan II. Signataire du manifested’indépendance en 1944, ministre d’État dans le premiergouvernementmarocain, ambassadeur enFrance,puisministredesAffaires économiques et des Finances, avant d’être chargédu portefeuille duDéveloppement, cet homme élégant est unefiguredenotrehistoiredontHassanIIabrisélacarrièreàlafindes années 1960. Or, au lieu de se consumer d’amertumecomme tant d’autres « tombés du carrosse », MohamedCherkaouirenvoieauroilacertitudetranquilled’unMarocquiexistait avant lui et perdurera après lui.Ce défi, incarné par labelle prestance d’un défenseur de nos traditions, sceptique àl’égardde ladémocratie«à l’occidentale»maiséprisd’équitéet de justice, rend Hassan II littéralement fou d’impuissance.Une brûlure que je n’apaise pas en me rendant régulièrementchezMohamedCherkaoui,surtoutlesamediquandiltientsalonpolitique autour de sa table de déjeuner. D’origines trèsdiverses, d’un fils duglaoui, le pacha de Marrakech, aufondateur de l’agence marocaine de presse (MAP), MehdiBennouna, en passant par de hauts fonctionnaires, tous sesinvités détestent lemakhzen pour sa cruauté et sa vulgarité.Parmieux,nulnedonnecherdemapeau faceàHassan II. Jeprendsd’autantplusdeplaisiràdiremesvérités,voireàfairedelaprovocation.Ledimanchematin,leroireçoitlecompterendudecequis’estdit,laveille,chezsonbeau-frère.Ilsuffoquederage!Officiellement, Hassan II ne cesse de faire état de son

«devoir»des’occuperdesenfantsdesonfrère«bienaimé».

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Mais la duperie ne vise que le peuple et l’Occident. Dans lahaute société marocaine, ainsi que parmi les dirigeants dumondearabe,nuln’ignorelapartieserréequisejoue.Bienquenous ayons réussi à rompre l’« embargo », notremaison, quiétait un vivier d’idées, ne reçoit presque plus personne. Laplupartdesgensbienplacésnousévitent,justementpournepasperdreleurplaceausoleil.Nosvraisamissontterrorisés.CeuxquinousrendentvisiteselevoientreprocherparHassanII.Leroi prend sa revanche sur le bastion d’irréductibles qui luiavaientlongtempstenutête.Dans ce contexte, l’un de mes plus grands défis devient

d’établirmon« secrétariat particulier », c’est-à-diremapropreraison sociale, indépendantedu roi. Il faut que j’existe commeacteuréconomiqueautonome,quequelqu’unpuisseseprésenterenmonnompourpassercommandeouréglerunefacture.Celaa l’airderienendehorsdumakhzenmais,dansnotresystème,l’enjeu est capital.Car, pour lesmembres de la famille royale,HassanIIautoriselessecrétariatsparticulierspardécret.Sesfils,SidiMohammedetMoulayRachid,sesontvuoctroyerlesleurspar la grâce du père-roi. Pour contourner le décret, je choisisd’appelermonsecrétariat«BureaupersonnelduprinceMoulayHicham ».Hassan II ne s’y oppose pas frontalement mais« propose » que son propre secrétariat règlemes dépenses. Jedéclinepoliment.Peude temps après, il revient à la charge enmemontrant le papier à en-tête de mon « bureau » et en medemandant ce que « cela signifie à la fin ». Je lui réponds ensubstance que c’est ma carte de visite. Alors, il me dit :«Écoute,jet’établisunsecrétariatparticuliercommeàmesfils.Mon secrétaire en sera responsable, et j’aurai un droit de

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regard.»Jegagneencoredutempsenrefusant«untropgrandhonneur».Mais jesaisque temporisernemèneraàrien.Danssonroyaume,HassanIIest lemaîtredu temps.Acculé, jesorsde l’impasse à la faveur d’un coup d’éclat : un grand ami demon père,Ali Boukhshian, un commerçant yéménite, a laisséune lourdeardoiseauHyattRegencydeCasablanca ; ilyenapourprèsde500000dollars.Jefaisréglerl’impayéaunomdemon«bureaupersonnel»– en réalité, jedemandecommeunserviceamicalàAliBoukhshiand’honorersadettemaisenmonnom,cequ’ilfait.Ducoup,j’existe.HassanIIestblufféparlasomme et baisse les bras. Je ne suis plus seulement le fils deMoulayAbdallah. JedeviensMoulayHicham. J’ai lesmoyensdem’affirmer. Je dis en quelque sorte : je suis prince et je nedépends pas du roi du Maroc. En tout et pour tout, cetaffrontement décisif pour mon indépendance aura duré deuxans.Àpeinedebout,revenantsurledécèsdemonpère,j’affronte

Hassan II au sujet des racontars sur l’alcoolismedemonpère.C’est unmystèrequime ronge,quimedéstabilise. J’ai besoindecomprendrepourquoiilaentretenucemensonge.Jeconnaisparfaitement le dossier médical, grâce aux professeurs Gai etKirschner, respectivementcardiologueetgastro-entérologuedemon père. Si bien qu’à l’occasion, je lance à Hassan II :«Pourquoivousêtes-vousattaquéàlamémoiredemonpèreenentretenantcesrumeurssursonalcoolisme,alorsqueledossiermédical concluait à un cancer ? » Le roi entre dans une ragenoire. Le fantôme demon père s’est dressé entre nous, et nosrelationsneserontplusjamaislesmêmes.Déjà, le jour des funérailles demonpère,Hassan IIm’avait

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prisàpartpourmedire:«TuaseudeuxannéesàPrinceton,tuas fait ce que tu as voulu faire. Maintenant, il faut rentrer aubercail. » Il feignait de n’avoir jamais donné son accord pourmesétudesauxÉtats-Unis.Ilamêmecrubond’ajouter:«Sais-tuquel’assassindeFayçalétaitsonpropreneveu,lefilsdesonfrère?Onnepeutpasêtreplusprocheduroi.Ilatuésononclecarl’Amériquel’avaitmanipulé.»J’aivivementrésisté:«Quevoulez-vousque je fasse ici ? Jeveuxpassermondiplôme. Jevousmetsaudéfidetrouverunefautequej’auraiscommiseauxÉtats-Unis, même une amende pour avoir emprunté un sensinterdit.—Ilnes’agitpasdecela !Tuesmaintenant troisièmedans

l’ordredesuccession,etjedoist’avoiràl’œil,t’éduquercommeilfaut,aucasoùquelquechosem’arriveraitouarriveraitàmesenfants.—Mais vous vous croyez éternel ! Comment pouvez-vous

imaginerunesecondequequelquechosevousarrive?Cen’estqu’unprétexte,unpiège!»Ilapiquéunenouvellecolèreetm’adébarquédesaPullman

600enhurlant:«Detoutemanière,madécisionestprise.TuneretournespasenAmérique!»Depuisque j’ai renduHassan II responsablede ladérivede

monpère,noséchangessontabruptsetheurtés.C’estl’épreuvedeforce,désormaissansfard.Jenecèdepas.Lemomentvenu,jemontedansl’avionpourretournerauxÉtats-Unis.L’appareilestbloquésurletarmac.MohamedMediouri,lechefduservicedesécuritéduroi,monteàbord.Ilsedressedevantmoidanssa

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djellabad’apparatetmeditqu’ila reçu l’ordredemeramenerauPalais.Jerefusedelesuivre.Jen’enmènepaslargemaisjesaisqueHassanIInerespectequeceuxquiluitiennenttête.«Altesse,j’ailesmoyensdevousfairedébarquer.—Sansdoute,maissivousmedébarquezdeforce,cenesera

que partie remise. Je continuerai de me battre. » J’ajouteperfidement, en me retournant : « Votre fils Khalid est là,derrière moi. Il retourne au MIT [Massachusetts Institute ofTechnology].Lui,ilbénéficied’unebourseroyale,cequin’estpasmoncas.»Mediouribaisselesyeux,redescend,sansdoutepourappeler

Hassan II. Finalement, avec trois heures de retard, l’aviondécolle. Mais le roi est hors de lui. Je sais qu’il ne va pasabandonnerlapartie.Dèsmonarrivée,sachantquejevaisentrerdans une phase de confrontation totale avec lui, je ferme lamaisonàPrinceton. J’appelle le consulduMaroc et lui remetslesclés.Jemetrouveunechambresurlecampus.Lesgensquim’entouraientauparavantrentrenttousauMaroc.Peuaprès,àlasortied’uncours,onm’informequeleprésidentde l’universitésouhaitemevoir de touteurgence. Je filemettremacravate etme présente dans son bureau, situé dans un somptueuxbâtiment, classé au patrimoine historique pour avoir abrité leCongrès américain pendant la guerre, quand la bâtisse quiremplissait cette fonction à Philadelphie était occupée par lesAnglais. On a conservé les traces de boulets de canon sur lesmurs.LeportraitduroiGeorgeestaccrochédanslebureauduprésident. Je comprends pour la première fois le concept desdeuxcorpsdu roi : le roipeut êtreundespote,mais il incarneune fonction qui demeure le ciment de la nation. Son portrait

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méritedoncd’êtreaumur,mêmesionlecombat.Leprésidentcommenceparmerassurer,puism’explique:«Tononcleafaitune démarche auprès de l’université. Il veut que tu rentres auMaroc.—Mais il ne peut pas,monsieur le président ! Je paiemes

étudeset jepeuxfaireceque jeveux tantquemamèrenes’yopposepas.—Maisleroiesttontuteurlégal.Jusqu’àcequetuaiesvingt

etunans,ilaundroitderegardsurtesétudes.Nousdevonsluimontrer tes résultats. Ilsvontvenir ici,et jevais teconvoquer.Mais,auparavant,jedoissavoircequetuveuxfaire:partirourester?—Jeveuxrester,absolument.»Quelquesjoursplustard,deuxavocatsetleconsulgénéraldu

Maroc aux États-Unis,Abdeslam Jaidi, l’un des courtisans lespluszélésdeHassanII,arriventàPrinceton.Ceconsulétaitenfaitl’hommeàquileroifaisaitfairesescoursesauxÉtats-Unis.Il lui achetait sespulls, ses voitures…SidiMohammed etmoil’appelions l’« Inspecteur Gadget ». Il trouvait des solutionspour tout, y compris les problèmes les plus insolubles. Lesconcubines deHassan II, par exemple, lâchaient régulièrementdeschatsetdes ratsdans lesappartementsdu roi,quidétestaitces animaux, pour l’embêter. Jaidi avait trouvé la parade : ilavaitachetédeuxénormeschiensakitasqueleroiavaitinstallésdanssachambre!Soudain,onn’yvoyaitplusnichatni rat…Face au président de Princeton, le consul est blême. « Le roisouhaitequevousrentriez.Prince,ilfautretournerauMaroc.»Jeréitère,devanttoutlemonde,monsouhaitderester.L’undes

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avocats fait valoir que, le roi étant mon tuteur, il peut exigermon retour. Le président de Princeton excipe d’un avis légalcontradictoire qu’il a entre-temps fait établir par un avocat del’université. L’avis soutient qu’à partir du moment où jepoursuismesétudes régulièrement,nulnepeutmeforcerà lesinterrompre. Maladroitement, Jaidi se fait menaçant eninvoquant de possibles « retombées diplomatiques ». Leprésident se raidit et lui rétorque qu’il prendra attache avec leDépartement d’État pour tout problème de cet ordre. En guisederipostecomminatoire,ilajoutequ’ilprendraégalementtouteslesdispositionsnécessairespourgarantirmasécurité.Surce, ilraccompagneladélégationendéclarantledossierclos.À la suite de cet épisode, je passe six mois aux États-Unis

sans aucun contact avec le Palais, en me demandant à quelmomentHassanIImeferamettredansunsac,àuncoinderue,pourmefaireramenerdeforcedanssonroyaume.Mamèremesoutient, mais nouspouvons seulement communiquer–péniblement–àl’aided’uncodesecret,carnousnoussavonssurveillés. Nous nous servons de deux livres que nouspossédons chacun : le premier est un ouvrage de combatécologiqueécritparCarolVanStrum, ABitterFog.Herbicidesand Human Rights ; le second un dictionnaire, l’OxfordAbridged Dictionary. Pour nous passer des messagesindéchiffrables, nousnousdonnonspar téléphone les numérosde page et les lignes où se trouvent les mots dont nousconstruisons nos phrases. C’est très laborieux mais noussommesterrorisésparHassanII.Àl’époque,c’estunogre.

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Aprèsmon retour à Princeton, pour ne pasmettremamèreencore davantage en difficulté, l’une de mes tantes –Alia, sasœur aînée etmon soutien en toute circonstance – financemascolarité.HassanIIn’ypeutrien.Enrevanche,ilentreprendunedémarche insolite auprès du roi Fahd à qui il demande deconvoquer ses neveux, c’est-à-dire mes cousins, pour leurenjoindrederesteràl’écartdenotrequerelle:«Ils’agitd’uneaffaire strictement personnelle entre mon neveu et moi. Si tesneveuxs’enmêlent,sachequetuastoi-mêmecinqmilleneveuxetquejepeuxmettrelebazardanstafamille.»Mescousinsmerapportent la nouvelle. Sur ce, au terme de longs mois desilence, Hassan II m’appelle par téléphone à Princeton, le5 juillet 1984 : «Alors, abruti, commentvas-tu ? !C’estmonanniversaire et tu ne comptes pas venir ? Qu’est-ce que tum’apportes comme cadeau ? Au fait, cette histoire d’études,c’étaituneconnerie.Oublie,tupeuxfinirtondiplôme.»Affaireclassée. Je rentre donc au Maroc à l’occasion de sonanniversaire, le 9 juillet. Il est charmant. Par la suite, sansrenvoyertoutlepersonnelàPrinceton,leroidépêcheauprèsdemoi deux gendarmes, les lieutenants Amiri et Touzani, ainsiqu’un précepteur duCollège royal qui s’occupait jusque-là deSidiMohammed. Ce dernier m’appelle, moqueur. «Tu as vutonnouveauprécepteur?—Etcomment!Tuparlesd’uncadeau!—Bienvu,jesuisravideneplusl’avoirsurledos.Merci!»Derrière son apparent effort de gentillesse, Hassan II ne

renonce absolument pas à son projet de renvoyermamère auLiban et de nous récupérer, nous les enfants.Mon frère etma

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petite sœur vont déjà au Collège royal. Il n’y a que moi,l’électron libre,quinesuispasencoreentresesmains.Mais leroipensequeceserachosefaiteàmonretourd’Amérique.Enattendant, chaque fois que je séjourne auMaroc, il fait tout cequi est en son pouvoir pour m’empêcher de passer du tempsavecmonfrèreetmasœur.Dèsquej’arrive, il lesenvoieavecses enfants, leurs cousins, quelque part en voyage officiel. Ilcherchenonseulementàbrisernotrenoyaufamilialmaisaussiàfaire disparaître le symbole de notre enfance commune, notremaisonàRabat–avectoutcequ’ellereprésentedelibertépriseàsonégard.Cependant,notreréconciliationentrompel’œilprêteautantà

rirequ’àpleurer.Ainsi,unjour,en1984,jesuisreçuparDavidRockefellerenpersonne,quim’apprendqueleroiaouvertchezluiuncomptepourmoimaisqu’ilnel’acréditéqued’uncent,uncentimeaméricain!PuisHassanIImeconvoqueetmedit:«Jevais tefaireverserunemensualité.SidiMohammedreçoit7500dirhams,tuauraslamêmechosequeMoulayRachid,soit5000dirhams.»Bienentendu,mêmecommeargentdepoche,ce montant me semble ridicule. Je vais donc voir SidiMohammed pour lui demander comment il s’en sort avec ses7 500 dirhams. Il me raconte qu’il avait essayé, au début, defaireexploser l’enveloppepaternelle.Parexemple, ils’était faitfaire vingt costumes chez l’un desmeilleurs faiseurs à Paris àqui il avait demandé d’envoyer la note au Palais. La factureatterrissant sur lebureaudesonpère,celui-ci l’avaitconvoquépour luipasserunsavon.Leroiavait faitappeler le tailleurenFrancepourluinotifiersonrefusdepayer.Àl’époque,pourse

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sortir de l’embarras, Sidi Mohammed était d’ailleurs venuvoir…monpère.C’est lui qui avait réglé cette facture dans ledosduroi.En écoutant le prince héritier, je tombe des nues. Entremes

parentsetmoi,iln’yajamaiseudetellescombines.Alors,quefaire?C’estmoinsunequestiondebesoinsqu’unnouveaudéfiquejecompterelevervis-à-visdeHassanIIetdel’«argentdepoche » qu’il me propose. Me voilà donc parti pour un jeud’adolescents, un rite de passage pour princes en mal desensationsfortesquejesuisloindepratiquerseul.Entre1984et1986,soitl’annéedemesdébutsdanslavieprofessionnelle,jerejoinsmescousins–et,pluslargement,toutelacour–dansle«trafic»quetoutlemondeautourduroipratique,chacunselonses possibilités.Unexemple : le roi attribue à tous lesprinces,chaqueannée,deuxbonsdefranchisedouanièrepourimporterdesvoituresneuves,nonpas lesFerraridenos rêvesmaisdescarrosses de représentation, des Mercedes sécurisées. Notre« trafic » consiste à conserver nos vieilles voitures, à lesrepeindredansunenouvellecouleuretàrevendrelesvéhiculesneufs importés. Le micmac est réalisé avec la complicité duconcessionnaireMercedeslocal,lesfrèresHakkam,descopainsà nous jouissant du monopole d’importation de la marqueallemande. Le garagiste, qui fait repeindre les voitures, est unCorse,undénomméMarciano,unvieilamidemonpèreetunpartenaire de golf deHassan II.La première fois, il le fait pargentillesse. Une fois embarqué, il est obligé de continuer, unbrindechantagedenotrepartl’aidantàsedécider.Uneautreopportunitéde«trafic»estliéeauxbilletsd’avion.

Hassan II offre à chacun d’entre nous, ainsi qu’aux

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compagnonsdevoyagedenotrechoix,desbillets enpremièreclasse quelle que soit la destination. Ces billets viennent del’agenceTAM.Ilsuffitdedemander.Jechoisisladestinationlaplus lointaine alors qu’en réalité, je m’arrête à Paris pour yréclamerleremboursementdelasuitedutrajetnoneffectué.Lepatron de TAM, Ben Saïd Lahrizzi, jouit également d’unesituation de monopole sur les billets du Palais et des Forcesarméesroyales.Lui,commebeaucoupdedignitaires,tantcivilsquemilitaires, participe à ce petit jeu où tout lemonde gagne.Donc, l’omerta est de mise pour que la roue de la fortunecontinuedetourner.Je deviensmême vendeur de sable !Aumoins unefois par

an,aveclacomplicitéd’unadjudantchargédeveillersurnotreplageprivéeàTémara, je faisnuitammentenleverdusableparunenoriadecamionstoutenmeplaignantlelendemain,auprèsdu poste de gendarmerie le plus proche, du « vol » dont jeprétendsêtrelavictime.Commel’enquêten’aboutitjamais,afinde calmermon ire, onme renvoie chaque fois le sable dérobé–et,enfait,venduparmessoins.Lacourentièreselivreàcegenredetrafics,avectoutcequi

peut semonnayer– si c’était possible, onvendrait de l’air.Ledomaine royal inclut de grandes propriétés boisées de pins oud’eucalyptus, qui sont soumises à une coupe réglée tous lesquatreans. Il suffitdepréleverquelqueshectarespar-cipar-là,sur desmilliers d’hectares au total, et de revendre le bois à lapetitesemaine.Demême,à lamaison,nousrecevonsdesbonsd’essence en quantité, de l’armée ou de la gendarmerie, pourune cinquantaine de véhicules de fonction. Là encore, il suffitd’enrevendreunepartie.Enfin,HassanIIm’offredeuxgrandes

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chasses par an, pour perpétuer une habitude qu’il avait priseavecmon père. Le gibier vient de l’élevage de SaMajesté. Jecèdemaparticipationàceschassesroyalesàdesgensaisésquimepaient suruncompteà l’étranger…Bref,nous faisonsnosclassesdansunvastesystèmedecorruption.Leroinepeutriendire parce que c’est son système à lui. Il est dedans, corps etâme.Pourmoi,le«trafic»n’estqu’unjeu,dubanditismeludique.

Pourmesbesoinsplussérieux,j’aid’autresrecours:lesamisdemonpère,dont laplupartviventenOrientetdans lespaysduGolfe. On retrouve là, enpremier lieu, Ali Boukhshian, lemilliardaire yéménite qui avait laissé l’ardoise au HyattRegency. Il appartient à la première génération d’immigrationen Arabie Saoudite, avant l’émergence de laMoukawala, laclasse possédante locale nourrie au sein de l’État pétrolier.AliBoukhshian aimait mon père comme un fils, au point de direnon à Hassan II quand celui-ci a voulu travailler avec lui ennousécartant,nousleshéritiers.Leroianotammentvouluqu’ildéveloppeunprojet immobilier sur un terrain demonpère aucœurdeCasablanca.Boukhshianarefusé,quitteàvoirsesbiensconfisquésauMaroc.Enrevanche,quandnousavonsbesoindequoiquecesoit,ilsuffitd’appuyersurunboutonetluiousonfrère,Salem,répondsanshésitation.UneautrepersonneàquijepeuxfaireappelestleprinceAbdallahal-Fayçal,lefilsaînéduroi saoudien. À lui aussi, son amitié pour moi a valu destracasseries auMaroc, en représailles.Mais le princeAbdallahnem’ajamaisrienrefusé.Nonseulementildonnemais,enplus,ildonneavecl’éléganceducœur.Cequiestégalementlecasdu

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cheikhSheemduQatarquej’aidéjàévoqué.Lastbutnotleast,ilyalesecrétaireparticulierdeHassanII,

Abdelfettah Frej. Lui, pourtant si proche du roi, répond aussitoujoursprésent.Ilsecomportecommesilesdisputesfamilialesn’existaientpas.À sesyeux, je suis simplement le filsdemonpère.Ilmereçoitchezluienm’offrantlethé…ettoutcequejepeux lui demander. Je ne sais pas d’où provient sa bonnedisposition à mon égard. Peut-être de sa femme Rita, uneAllemande, une amie très chère de ma grand-mère. Toujoursest-ilqu’un jour, curieuxde savoir s’ilcachaitnos relationsauroi, je luipose laquestion. Ilme répond :« Je suis totalementloyal à l’égard deSaMajesté.Mais crois-tu que, si je viens latrouverpourluiexposerunedemandeentafaveur,ellepeutmelarefusersachantquejebrassedesmilliardschaquejour?»Frej était un extraterrestre auMaroc, un homme au-delà des

contingences. Son épouse, obsédée par la nourriture, comptaitles calories à la maison. Il y avait même un cadenas sur leurfrigo, dans lequel n’étaient alignées que de petites pommesrabougries ! La vie de Frej était archi-réglée, sauf quand ilvenait aux États-Unis. Je le rejoignais alors àNewYork pourdîner avec lui. À l’époque, il était follement amoureux d’unejeune et très belle Russe, Ludmila, qui vivait dans cette ville.Quand Frej n’était pas là, et que Ludmila se plaignait d’êtreseule,jel’emmenaisdîner.JeluiserinaisqueFrejétaitungrandhommeetqu’elleavaitbiendelachancequ’ils’intéresseàelle.Ducoup, elle repartait ravie.Bref, jeplaidaispourFrej auprèsdelareinedesoncœurcommeilplaidait,lui,pourmoiauprèsdeHassanII.

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SidiMohammedfaisait,luiaussi,du«trafic»,bienqu’ilfûtserrédeprèsparsonpère.Sansgrandsuccèsd’ailleurs,puisqueles fonctionnaires fermaient les yeux, personne ne voulantinsulter l’avenir sous le règne du futur roi. Personne, sauf le«grandvizir»de l’époque,DrissBasri,qui favorisaitMoulayRachid. Entre princes, chacun roulait pour soi. Évidemment,Hassan II se rendait bien compte que nous disposions de plusd’argentqu’ilnenousendonnait.Mais,prisdanslesretsdesonpropre système, il était impuissant.Mon autonomie financière,au-delàdu« trafic»,empêchaitmareddition.Dupointdevueduroi,j’étaisunfoyerrebellequ’ilneparvenaitpasàréduire…Pour ne pas perdre la face, il lui arrivait de ne pasmedonnermes 5 000 dirhams pendant plusieurs mois, puis de me faireremettre une valise contenant lemultiple de 5 000 dirhams enbilletsdedixdirhams,cequireprésentaittoujourspeudechoseen valeur mais un beau volume à exhiber ! Hassan II nesupportaitpasque lesgenspuissentpenserque je trouvaisdesressourcesendehorsde luietde son royaume.Tout lemondedevaitcontinuerdepenserquejevivaisdesamunificence.Danslatraditiondumakhzen,onappellealmounacetterentedoubléed’un sentiment d’affection. En me faisant porter une valisebourrée de petites coupures,Hassan II tentait de s’acquitter desapartducontrat–matérielautantquemoral–àlavuedetous.Dansunroyaume,ilnefautjamaissous-estimerleroi,surtout

quand il s’appelleHassan II.Mêmeen« jouant» avec lui, onrisque à toutmoment de se brûler les doigts, sinon le bûcher.C’estlaleçonquejeretiensdel’«épisodeCoco».LeditCoco,unmainateauplumagede jaisetaubec jaunebienpendu, fait

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partie de la ménagerie secrète de Sidi Mohammed dans sarésidencedeSalé,LesSablons.HassanIIdétestelesdobermanset les BMW. C’est suffisant pour que son fils aîné adore lescylindrées allemandes sportives, et vive avec un doberman,nommé Goliath, imposantmais doux comme un agneau.Aumilieud’unesoiréebienarrosée, leroidébarqueà l’improvisteaux Sablons. En montant l’escalier, il entend une bordée dejurons.Ildécouvrealorsnonseulementl’existenced’unmainatequenoussoûlonsà l’occasionmais,aussi,que l’oiseau imbibécrache les pires vilenies au sujet du roi traité, entre autres, de« connard ». Peine capitale ! « Celui-là, je me le ferai servirdemain en tajine avecducitron confit. »La sentence énoncée,HassanIIrepartavecCocodanssacage.Aprèsuncertaindélai,pour laisser passer l’orage, je le suis au Palais afin d’implorergrâce pour Coco. Hassan II sursoit à l’exécution mais gardel’oiseau prisonnier. À la fête de l’Aïd, je reviens à la chargepourobtenirsalibération.Envain,jusqu’aujouroùleroi,nonsansplaisir, dévoiledevantSidiMohammedetmoiCocodanssacage.«Princes,salauds!»,«Viveleroi!»,crie labête,àpeineledrapsoulevé.Nousrepartonsavecunmainaterééduquéauhaschisch!

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III.

L’HÉRITIER

En 1985, je décroche mon diplôme en sciences politiquesavecunmémoiresur«Lemouvementnationalpalestinien».Jedécide de poursuivre mes études, toujours à Princeton, pouracquérir une compétence supplémentaire en ingénieriefinancière,unescienceappliquée,enpriseavecleréel.Riennem’attirevraiment auMaroc,où le roi traversedenouveauunephase acrimonieuse. En 1986, il prendramême la décision depriver mon frère, ma sœur et moi-même du titre d’« altesseroyale », qui était le nôtre jusque-là. Nous devenons des« altesses » sans attribut régalien. Pendant des semaines, letempsdes’yhabituer,lesspeakersàlaradio-télévisionnationalediront « le roi Hassan II accompagné de SonAltesse royale,euh… non, excusez-moi, de SonAltesse… ». Hassan II veutmarquer une distinction plus nette entre ses propres enfants etlesenfantsdesondéfuntfrère.Pourlejeunehommequejesuis,tout préoccupé de ma petite personne, c’est une profondeblessure d’amour-propre, quasiment la fin du monde.

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Heureusement, ma grand-mère paternelle, LallaAbla, me faitvenir pour me dire : « Écoute, tousces titres viennent del’Occidentetnecorrespondentàrien.Tun’esnialtesseniroyal,tu es un chérif. SiHassan II a pris cette décision, c’est qu’il apeurque tu fassesde l’ombre à son fils. »Enme flattant, ellem’aideàaccepterunedécisionquejevivaiscommeuneinsulte.Elle saitmeprendre.Avec le recul, jeme rendscompteàquelpointelleavaitraison.J’aiétésuccessivement«altesseroyale»,«altessetoutcourt»,«princerouge»,«princevert»,etmême« prince jaune » quand je travaillais enAsie…In fine, moncompte bancaire, ouvert par Hassan II quand j’étais enfant, aconservé le même intitulé : « Son Altesse royale MoulayHicham.»Lalla Abla joue un rôle important au Palais. Elle s’y est

d’ailleurs installée, à la différence d’autres reines mères avantelle,parcequ’elleveutêtreaucœurdupouvoir,yexercer soninfluence. Sans avoir reçu une grande éducation formelle, ellenemanquepasdediscernementetdesenspolitique.C’estunegrande dame. J’admire qu’à son âge avancé, elle prenne desleçonsdefrançaisetd’arabe.Loindeserésigneràsonmanqued’instruction, elle cherche à le surmonter. Elle est exigeante,d’abord envers elle-même. Hassan II, que sa mère appelleSidna,«maître»ou«seigneur»,larespectebeaucoup.Onditdans la famille que c’est elle qui a persuadé le jeune roi qu’ildevait conserver un harem. Le conseil n’était pas désintéresséparcequelamultiplicationdesfemmesdumonarquerenforcelapositionde la reinemère. JecroisqueHassan II lui envoulaitsecrètementde l’avoirmanipulé,mais il n’en a jamais riendit.LallaAbla avait été favorable à mon départ du Collège royal

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parceque,toutensouhaitantquejemesoumetteàsonfils,ellevoulait que mon allégeance soit obtenue sans compromission,danslerespectdemonintégrité.Parconséquent,ellefaisaittoutsonpossiblepourdéminermesconflitsavecHassanIIouavecleprincehéritier.«Nemontrepastroptonintelligence.Bienaucontraire,commetsdeserreurspourqu’ilspuissenttecorriger»,merépétait-elle,allantjusqu’àmeconseillerd’«écriredeslettresavecdes fautesd’orthographe»àHassan II etde«nepas luidirecequ’onapprendenAmériqueetqu’ilpourrait ignorer».ChezLallaAbla,sagesserimaitavecsimplicité.Jusqu’àsamorten1992,lareinemèrem’acouvertdesaprotectiondansl’idéeque je devais un jour revenir « intact » à la maison royale.Hélas,surcepoint,sesvœuxn’ontpasétéexaucés.1986,c’estégalementl’annéeoùmamèretombemalade.Elle

contractequelquechosedetrèsbizarre,undésordrenerveuxquisemanifesteauniveaude lamâchoire. Ils’agitd’uneaffectionvraisemblablement d’ordre psychosomatique dont l’origine– nerveuse ou bactérienne, peut-être les deux – est inconnue.Les premières victimes repérées avaient été des pilotesaméricainspendantlaSecondeGuerremondiale.Onpeutdoncsupposerque lestressestaucœurdecettemaladie.Quoiqu’ilen soit, j’accompagne ma mère au New York Hospital, puisresteauprèsd’ellepourluiadministrerletraitementprescrit.Ledocteur Plumb, un éminent neurologue, me prévient que lessubstances qu’elle prend vont entraîner une accoutumance. Eneffet,aprèsuncertaintemps,mamèretombesousl’emprisedesesmédicaments.Atteinteaupointqu’ellenepeutpratiquementplus parler, elle subtilise les substances non seulement pour

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trouver du soulagement mais aussi pour assouvir sadépendance. C’est une situation pénible, vraiment déprimante.Je néglige mes cours pour pouvoir m’occuper d’elle. Jel’emmène faire de longues marches à pied dans la forêt ou,mieux encore, dans des terrains accidentés où elle doit seconcentrersurchaquepas–lebutétantdeluifaireretrouversacontentiond’esprit.Maismamères’écroulesouventencoursderoute,physiquementetmentalement.Elletientalorsdesproposincohérents.Touslessoirs,avantdelaquitterpourlanuit,jelafouilleàlarecherchedespilulesqu’elleauraitpudissimuler.Jesuis totalement désemparé et ne sais plus vers quime tourner.Finalement, j’appelle ses sœurs au secours.Alia, l’une demestantesetlepilierdenotrefamille,viendradormiravecellepourl’empêcher de prendre des surdoses demédicaments. De cettefaçon draconienne nous parvenons à la sevrer. À l’automne1987,mamèreestguérie.Pourmapart, ayant finimesétudesmalgré tout, je dois entrer dans la vie active.Mais, dansmoncas,c’estplusfacileàdirequ’àfaire.Unprincesedoitd’avoirde l’argent mais il ne peut pas faire des affaires comme unentrepreneurordinaire.Cherchezl’erreur…La succession de mon père n’est toujours pas réglée. Nos

biensrestentsouslaféruled’unadministrateur,quisertd’écranà la volonté du roi.Or,Hassan II n’est pas prêt à abandonnersesviséessurlepatrimoinedesonfrèreet,encoremoins,àmedonnerlesmoyensmatérielsd’unetotaleindépendance.Desonpointdevue,ilestdoncurgentd’attendre.Moi,aucontraire,jepiaffe d’impatience. Finalement, nous nous mettons d’accord

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sur un projet immobilier dans le Nord, sur la « Rivieramarocaine ». Il s’agit de mettre en valeur cinq hectaresconstructibles à côté deM’diq, près deTétouan, en y érigeant187 habitations, pour un coût total équivalant à environ15 millions de dollars. Je baptise le projet Ksar el-Rimal, le«palaisdessables».HassanIItraverseunemauvaisepasse.Ilestrecroquevillésur

lui-même,extrêmementégoïste,aupointdenégligerlesdevoirsde sa fonction. Il est surtout paresseux. Détail révélateur, ilgarde toute la journée lesmêmeschaussettesblanchesquivontaussi bien avec sa tenue de golf qu’avec sa djellaba d’apparatqu’ilrevêtpourrecevoirleslettresdecréancedesambassadeurs.Il renâcleaumoindreeffort, fût-ild’ordreprotocolaire,et jouesans cesse au golf. Par ailleurs, il est encore plussystématiquementenretardqu’àsonhabitude.Cequin’estpaspeu dire. Un jour, il avait fait attendre la reine Élisabethd’Angleterre,dontl’avionavaitétéobligédetournerdanslecielpendant une heure, le temps queHassan II arrive à l’aéroportpour l’accueillir. L’avanie avait été évoquée au Parlementbritannique lors d’une séance de questions pour interpeller legouvernement…Aucoursdecettemêmevisite,leroiétaitaussiarrivé en retard au dîner officiel. En guise d’excuse, il avaitinvoquédescoupuresdecourantauPalaispuis,sansdoutepourjustifier sesdirespeuconvaincants,avait fait sauter lesplombsenpleindîner!Parcespuérilités,cherchait-ilàsignifierquelamonarchie alaouite était plus ancienne que la courd’Angleterre?Toujoursest-ilqueHassanIIavaitfaitpreuvedelamêmeinsolenceàl’égardduroiHusseindeJordanielorsquecelui-ci séjournait en visite privée auMaroc. Il avait débarqué

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chez lui en jodhpur, commepourdire : «Tu fais partie d’unemonarchiederiendu tout.Donc,pourquoi jenemepointeraispascheztoienculottedecheval?»Husseinavaitététellementchoqué que, le soir même, il avait pris l’avion pour rentrer àAmman.Prévenu des humeurs peccantes du roi, je décide de frapper

ungrandcouppourdésamorcertoutevolontéd’obstructionoudesabotagedeHassanII.Àcettefin,jefaisappelauplusgroscalibredel’entrepreneuriatauProche-Orient.Pourlesétudesduprojet, jem’associe àKamalShair, le patron jordanien deDaral-Handasah,la«maisondel’engineering»,dontlesiègeestàBeyrouthmaisquiadesbureauxdanslemondeentier:pourlaconstruction,jem’enremetsàSaïdKhoury,lePDGpalestiniende CCC (Consolidated Contractors Company), sise àAthènes,un temps la 16 entreprise mondiale de BTP ; enfin, pour lefinancement, je sollicite Abdelmajid Shuman, le patronpalestiniendel’ArabBank,baséeàAmman.Bienentendu,cetteforce de frappe est totalement disproportionnée par rapport àmonprojetdedimensionmodeste.Mais,avantmêmequeColinPowelln’endéveloppeleconcept, jefondemastratégiesurunoverwhelming power pour réduire à néant toute velléitéde résistance.Mes trois associés sontpartantspourdes raisonsdiverses. Kamal Shair est un grand ami de ma famille et seramon mentor en affaires. C’est un homme brillant, fils d’uncosaque«cherkass»(circassien).Trèsclairdepeau,trèsdroit,ilm’apprend à réfléchir avec un coupd’avance. Il ouvretouteson organisation pourmoi : à n’importe quelmoment je peuxutiliser les ressources de son entreprise pour une étude, une

e

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fiche. Saïd Khoury a un profil très différent. Il est associé enArabie Saoudite avec l’ex-mari de ma tante Mouna, le princeTalal. C’est un autodidacte palestinien qui a commencé enécumant lui-même le désert, dormant sous la tente, pour voircommentonallaitconstruiretelleroute,telpipeline,telpont.Ilm’a adopté et intégré à sa famille. Enfin, en bon Palestinien,AbdelmajidShumanestdel’aventurerienquepourennuyerunroi « modéré », si commode pour les Américains et leurpolitiqueauProche-Orient.C’étaitundesplusgrandsfinanciersdumondearabe,trèsméfiantàl’égarddespouvoirspolitiques.Nejamaissous-estimerHassanII…Leroimevoitveniràla

têtedececorpsexpéditionnairemoyen-oriental.Iltented’abordl’esquive.Ilmeproposeunpartenariataveclui–cequiestsansprécédentau royaumeoù le roi règnesanspartage. J’essaiedemedérober.«Sire,vousêtesmonroi,jenepuisaccepter.—Maissi,puisquejeleveux!»Joignantlegesteàlaparole,

ilmeremetunchèqued’unevaleurde5millionsdedollars.Jesuisprisdecourtmaismerendsvitecomptequejenedoispasencaisser ce chèque, sous peine de compromettre monémancipation. Je prends donc mon courage à deux mains etrapporte le chèque au roi. Ilme regarde, stupéfait : «Mais cen’estpaslepremierchèquequetureçoisdemoi!—Non,mais,cettefois,c’estdifférent.Jeneveuxpasêtreen

affairesavecmafamille,celamedonnemauvaiseconscience.»Le lendemain, Hassan II envoie chez moi une camionnette

chargée de cantines contenant, en liquide, l’équivalent endirhamsde5millionsdedollars,pournotrejoint-venture.«Lapart du roi, de la part du roi », m’explique, assez joliment,l’émissaire au volant. Je saisis sur le moment que Hassan II

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vient de commettre un faux pas. Sauf au pays de lamafia, onn’entre pas dans une affaire en envoyant une montagne decash…JesautedoncdanslacabineetraccompagnelechauffeurauPalais.Leroicomprendqu’ilapoussélebouchontroploin.Il bat en retraite. « Pas de problème.Tu fais comme tu veux.Simplement, il faudra que toi et ta troïka me soumettiez vosplans, vos études, tout…Tu es prince, il faut que ça soit dusérieux!»Nous voilà donc convoqués pour un examen de passage.

Maîtreduprotocole,HassanII soignenotremiseencondition.Ilnousfaitattendrependanttroisheures,puisobligemesamisàsedéchausseralorsqu’ilnousreçoitdanssonbureau,unespacepublic. « Pas toi, bien sûr ! »me dit-il pourmieuxmettre enrelief ladifférenceentre lesmembresde lafamilleroyaleet lestrois roturiers que je lui ai amenés pour de vulgaires affaires.Enfin, enguise de contradicteur, le roi a fait venir le directeurgénéral de la Société africaine du tourisme (SAT), notreconcurrent public pour des constructions en bord demer… Jeproteste contre cette procédure biaisée. «Mais pourquoi ? LaSAT est une société d’État, l’État c’est moi, et moi je suisimpartial.Donc, toutvabien.»Lasuiteestà l’avenant–maispas la fin. En sortant de l’audience, mes trois compères nedemandentqu’àfairemonterlesenchères.«Ton oncleavoulunous écœurer, mais il nous a seulement motivés. » Loin des’ébouler,monpalaisdessablesfinirabienparsortirdeterre!En novembre 1988, Sidi Mohammed s’installe à Bruxelles

pouryeffectuer,danslafouléedesesétudesdedroit,unstagechez Jacques Delors, alors président de la Commission

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européenne. De mon côté, je croise le prince Hassan deJordanie, le frère du roi Hussein et, à cette époque, sonsuccesseur désigné. Hassan, un bon ami de mon père, est lagrande vedette du Moyen-Orient. Moderne et intelligent,diplômé d’Oxford, il montre un nouveau visage du « princearabe ». Je lui demande de bien vouloir me prendre commestagiairedanssoncabinet.Ayantobtenusonaccord,jefilechezmononcle:«Quellechance!LeprinceHassandeJordaniemepropose de rejoindre son cabinet pour un stage. SidiMohammedacommencéparl’OrientetpoursuitmaintenantenOccident. Moi, j’ai commencé par l’Occident et je voudraiscontinuer ma formation en Orient. » Hassan II ne peut pasrefuser, après tout ce qu’il a dit sur les « dangers » del’Amérique.Contresongré,ilmelaissepartir.Pendant un an et demi, je travaille pour le prince Hassan à

Amman. Je deviens familier de cette capitale à l’architecture siparticulière, avec ses belles pierres calcaires, d’une blancheuraveuglante au soleil. Je comprends de l’intérieur un pays sansressourcespropres,guèreviabled’unpointdevueéconomique,ethniquementdiviséetirrévocablementimbriquédansleconflitarabo-israélien.Jem’occupeenparticulierdesONGetduthinktank duprince, dudialogue interreligieux et des relations avecles pays du Golfe. Mais je suis associé à tous les projets, del’exploitationoffshoreduphosphate à la coopérationbilatéraleavec l’Italie de Bettino Craxi, qui tente d’innover en matièred’aideaudéveloppement.Infinimentgénéreux,KamalShairnerechigne à aucune étude de faisabilité, aucune consultancegratuitequejeluidemandepoursonpaysd’origine.Moi-même,

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jememetsà travailleravecdesbasesdedonnéesetàfairedesétudes de régression en me félicitant de mes deux maîtres àpenser à Princeton, Harold Kuhn et George Ross, qui m’ontdonné le goût de la recherche opérationnelle. La Jordanie estpourmoi une école de gouvernance. J’y jouis de la confianced’un homme de rigueur, le prince Hassan, qui assure lebackofficedesonfrère,leroiHussein,surletrône–lerêvedemonpère ! Le prince hachémite est comme un oncle pour moi.Expression sincère de mon respect, j’embrasse son épaule enpublic comme je n’ai jamais embrassé la main de mon vraioncle,HassanII.EnJordanie,jevoissouventleroiHussein.Ilm’inviteàdîner.Ilm’emmènefaireletourde«ses»tribus,quisont le soclede sadynastie.Dotéd’une indéniable intelligencetactique,c’estcequel’onappelleungrandmanœuvrier,mêmes’ilagitavecmoinsdebrioqueHassanII.Au cours des dix-huit mois de mon séjour en Jordanie, je

retrouve fréquemment, le week-end, Sidi Mohammed àBruxelles,auProche-OrientouauMaroc.Nousavonsplaisirànousrevoirendehorsdelaclochepressuriséequ’estlepalaisdeHassan II. Leroi lui-même semble puiser du tonus dansl’armistice familial qu’entraîne notre éloignement. Il reprendl’initiative dans l’affaire du Sahara occidental pour préparer leréférendum d’autodétermination qu’il a dû concéder en 1981.Son plan, en deux temps : il veut cimenter d’abord le faitaccomplidelaprésencemarocaine,àlasuitedelaMarcheverte,en déversant les bienfaits de l’État-providence sur le Saharaoccidental.Dans«nos»provincessahariennes,lesproduitsdebase sont grandement subventionnés et les salaires dans la

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fonctionpubliquemajorésde25%.El-Ayounsemétamorphoseen une ville moderne. Le roi consent ces efforts pourtransformer sa victoire de fait, grâce à la Marche verte, envictoirededroit,dans lesurnes.Pourcela, ilchercheensuiteàfairepasser lecorpsélectoral recensépar l’ONUde100000à200000électeurs,de façonànoyer lesSahraouispartisansdel’indépendance dans la masse des votants favorables àl’intégrationdansleroyaume.HassanIIneveutaccepterqu’un« référendum confirmatif ». Il pense sincèrement qu’il peutremporterlevote.Envérité,tropcourtisés,lesSahraouisontlesentiment que l’on cherche à les acheter. À ce jour, un grandnombre d’entre eux s’estiment « colonisés », tandis que lesMarocainscroientêtresimplementrentrés«chezeux».Àlafindesannées1980,enmêmetempsqu’ilseconsacreau

Sahara occidental, Hassan II déploie une intense activitédiplomatique. Lemonde arabe reste divisé entre le « camp durefus»etles«modérés».LeroiduMarocestledirigeantarabele plus franchement engagé en faveur de l’Occident. Si lepanarabisme estmort avec Nasser, ses effluves continuentcependant d’imprégner l’air du temps. Par rapport aux tenantsdu nationalisme panarabe (kaomyia), Hassan II se détachecomme le héraut d’une libération nationale (watanyia) que leretour d’exil de son père avait fait aboutir. Il bénéficie d’unelégitimité incontestable dans la lutte anticoloniale. Il peut seprévaloir, par ailleurs, de son titre de Commandeur descroyants. Son père ayant protégé les juifs marocains, lesIsraéliens–nombreuxàêtreissusdel’immigrationmarocaine–levoientégalementd’unbonœil.Desurcroît, lamanièredontMohammedVavaitprotégélesjuifsmarocainsestperçuedans

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le monde arabe comme un honneur fait à l’un des grandsprincipes de l’âge d’ormusulman. Lamarge demanœuvre deHassan II est d’autant plus grande que lesArabes du Golferenâclent à s’affichercommealliésde l’Occident.Leurattitudene changera qu’avec l’engagement américain dans les deuxguerresduGolfe.Avant1991,HassanIIjouitainsid’unquasi-monopolediplomatique.Enplus,ilestàl’abridetoutecritiqueoccidentaledans lamesureoùWashington,ParisetLondressegardentdedénoncerdes atteintes auxdroits de l’homme, sousprétextede«spécificitéarabe».Touscesfacteurs,conjuguésàunsavoir-faireindéniableetà

un toupet monstre, font de Hassan II un personnageincontournable sur la scène internationale. Le revers de lamédaille,c’estqueleroisembles’ennuyerauMaroc.HassanIItrouvelesMarocainstropcourtisans,tropdéférents,tropdociles– alors qu’il les a rendus ainsi. En fait, il se pense trop grandpourson«petit»pays.LeMarocdevientalorslapatriedessommetsarabes.Lerituel

estrodé:lesministresdesAffairesétrangèresdespaysarabesseréunissentquelquepartpourdemanderauMarocd’organiserunsommet;leMarocaccepte;lesommetsetientpourentérinerlesrésolutions négociées d’avance. Hassan II ouvre lesréjouissances par un discours destiné àmontrer combien il estplusintelligentquelesautres.EntreBédouinsetusurpateursoulieutenantsdecaserne, il sedonne le rôleduCommandeurdescroyants. Ilprend tout lemondedehaut. Iln’yaqueSaudal-Fayçal qui peut décemment lui tenir tête, en bon princetonien.Pendant les délibérations qui suivent, Hassan II garde ses

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écouteursàl’enversetfumedesMarlborolightavecsonfume-cigarette.C’est ainsi qu’il apparaît à la télé.Relax, comme s’ilétait attablé pour manger un bon steak. Les Marocains sontébahis, impressionnés, fiers de leur roi.Après le sommet, ungroupe de contact est constitué puis, pour finir, Hassan II estmandaté pour aller expliquer aux États-Unis la position arabe.Bref,Hassan II finit par personnifier la cause arabe, dumoinstelle qu’elle est présentée à l’Occident. Il en devient le visage.MêmelesinitiativesduroiFahdd’ArabieSaoudite–commeleplan arabe de paix adopté en septembre 1982 à Fès – sontportéesaucréditdeHassanIIpuisqu’ilenest lecourtier.Àcetitre,ilenengrangelesbénéfices.Parallèlement,leroiduMarocestomniprésentdanslesaffairesisraélo-palestiniennesàtraversle comité Al-Qods (Jérusalem) qu’il préside. Il se trouveégalementenpointesurlefrontdel’UnionduMaghrebarabe.Enfin, Hassan II joue un rôle essentiel dans la signature, en1988,del’accorddeTaëfvisantàmettrefinàlaguerrecivileauLiban. En 1990, quand les armes se tairont à Beyrouth, cettetrame sera inscritedans laConstitution libanaise.Auxyeuxdebeaucoup de Libanais, elle consacre la mainmise syrienne surleur pays. Hassan II avait perçu ce danger et, lors desnégociations à Taëf, réclamé aux Syriens un calendrier deretrait. Mais le roi Fahd s’était satisfait d’un engagement deprincipe.LasuitedevaitdonnerraisonauroiduMaroc.À sa grande époque géopolitique, Hassan II a pour

interlocuteurs favoris des figures de la guerre froide, deshommesquiplacentlaraisond’Étatau-dessusdetout.JepensenotammentàHenryKissingerouAlexandredeMarenches,aveclesquelsleroiaimeàfairedestoursd’horizonstratégiques,des

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heures durant. Il en va de même pour le général américainVernonWalters,quiestunhommedes«services»,unmilieuqui fascine Hassan II. En effet, le roi est persuadé que les« vraies » décisions se prennent et se comprennent dansl’ombre. Par exemple, après avoir consenti à l’Union arabo-africaine avec Kadhafi en 1984 – une décision qui affolel’administrationaméricaine– ilne faitpasvenir l’ambassadeuraméricain àRabat pour lui en expliquer le fond et le tréfonds,pas plus qu’il ne dépêche un diplomate marocain auDépartementd’État àWashington.Plutôt, il envoie l’unde sesproches, Reda Guedira, au siège de la CIA à Langley, enVirginie, qu’il considère comme le centre névralgique dupouvoiraméricain.Le9novembre1989,lejourdelachutedumurdeBerlin,je

me trouveàParis. JesongeàpartiravecunamienAllemagnequand Hassan II m’appelle pour me demander de rentrer auMaroc. J’interprète la chuteduMur comme lapreuvequetoutest possible, que l’on peuttout voir advenir dans savie. Jenecrois pas à la « fin de l’Histoire » de Francis Fukuyama, à laradieuse éternité d’un monde occidentalisé, adepte del’économiedemarchéetdeladémocratie.JevoisenKarlMarxmoins un philosophe qu’un penseur dans la grande lignée deséconomistes conscients de la pierre de l’Histoire qui roule. Le«royaumedelanécessité»estlabase,sinondetout,dumoinsdebeaucoup.Pour autant, je ne suis pasmarxistemais libéral.Entre Raymond Aron et Jean-Paul Sartre, je choisis sanshésitationAron.Lequeln’étaitpasunapologistedelajungle;ilcroyaitaurôlerégulateurdel’État.Jelesuissurceterrain,qui

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est celui de la « social-démocratie » selon la terminologieoccidentale.Au lendemain de la chute dumur deBerlin, alors que nous

marchonscôteàcôtesurungreendegolf,HassanIImeditausujet des régimes en déroute après la fin de la guerre froide :«C’estunjeude“tul’as”.L’essentielestdefairebienattentionànepasêtretouché.Ensuite,celapassera.Lejeus’arrêtera.»Iln’a aucune envie d’être touché, d’être contaminé par la faillitesystémique.Ilestimmensémentfierd’êtrel’héritierd’unevieilledynastie,etiln’entendpasêtreceluiparquilafinarrive.Àlamêmeépoque,nousvisitonslegrandpalaisdeMeknès.

Ce lieu, qui fut le cœur du royaume, est abandonné. Àl’exception du mur d’enceinte, tout y est délabré. D’ailleurs,nous déjeunons par terre, sur destapis apportés parl’intendance.SeulcequifutjadislachambredusultanMoulayIsmaïl est aménagé pour la circonstance, afin que Hassan IIpuisseyfairesasieste.Pendantcetemps,ilnouslaissequartierlibre.Nesachantquefaire,jetraînemesguêtresdanslesruines,jusqu’àcequeHassanIIrevienneversmoi:«Viens,jevaistemontrerquelquechose.»Noustraversonsdescourssuccessivesen empruntant un chemin en pente. Il nous conduit dans unsous-sol,unegigantesquesalletrèshautedeplafond.Lesmurssont jalonnés de gros anneaux en fer. Ce sont des écuriessouterraines. « Ici, des milliers de chevaux pouvaient êtreréunis,m’explique le roi.Ce fut l’équivalent de la 6 flotte enMéditerranée, la façon de Moulay Ismaïl de projeter sapuissance vers l’extérieur. » Je sens, et cela n’arrive passouvent, que Hassan II s’interroge sur la vraie grandeur, une

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grandeur dont il admet qu’elle le dépasse. Il n’en est que leréceptacleéphémère.Àcetteéchelle,mêmeHassanIIestmalàl’aise et humble. Comme pour dissiper la gêne, il me dit :«Viens,jevaisencoretemontrerautrechose.»Nousquittonsla salle, gagnonsune courdotéed’un jardin et entouréed’unehautemurailleenterre.Àl’approche,jerelèvequ’unpanassezlargedumur a été rénové.Hassan II y appose samain : «LalégendeveutquelafilledeMoulayIsmaïl,LallaYaqout,aitétéemmuréeicipouravoirrefuséd’épouserl’hommequelesultanavaitchoisipourelledanslecadred’unealliancepolitique.Onditque,lesoir,onentendsescris.J’aidoncrestaurécemurcar,sijamaisils’effondraitetqu’ontrouvaitsesrestes,ceseraittrèsgrave.—Mais sionne la trouvaitpas, lui fais-je remarquer,on se

rendrait comptequecen’estqu’une légende.» Ilme répond :«Oui,etceseraitencoreplusgrave.»Cequiveutdire :vraieou fausse, cette légende est une leçon de gouvernance qui, entantque telle,doitêtreprotégéepour traverser le temps.Ancrédans notre imaginaire collectif, le crime commis contre unindividupeutsemuerengagedestabilité.En1989,leroiHusseinmeditqu’ilesttempsquejerentreau

bercail.Pourmapart, jen’étaispaspressé.Dèsmon retourdeJordanie, Hassan IIme convoque en présence de son épouse.Là, pour la première fois depuis longtemps, je crois qu’il meparleavecsincérité:«Écoute,toietmoi,onaprisunmauvaisdépart. Tu ne m’as pas toujours compris mais tu étais jeune.Maintenant tuesadulte.TonprojetauNord, tuveux le faire?Alors, fais-le avec qui tu veux. Aujourd’hui, tu es mon

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troisièmefilsparcequejet’aichoisi,etnonpasparcequejet’aihérité de ton père. Bienvenue chezmoi ! »Rendue solennelleparlaprésencedesafemme,pourquij’aibeaucoupd’affectionet qui me le rend bien, cette déclaration marque un nouveautournantdansmesrelationsavecmononcle.Àpartirdecejour,et jusqu’en 1994, Hassan II fait de grands efforts decompréhensionàmonégard.Nousnousvoyonstouslesjours.Pour la première fois, il me donne le sentiment d’être trèsprochedelui,etenmêmetempslibre.Malheureusement, pendant cette même période, je serai le

témoin,extrêmementgêné,desrelationstenduesentreHassanIIetsonfilsaîné.Partout, leroifaitdesscènesauprincehéritier,dans lavoiture, aumomentd’allerà laprièreouà la sortieduConseil des ministres. Hassan II est injuste, en fait jaloux àl’idée que Sidi Mohammed lui succédera un jour. En mêmetemps, il se ronge les sangs parce qu’il ne parvient pas àfaçonner leprincehéritier à son image.Au fond,Hassan II seveutimmortel.Dansunmomentderage,j’avaisunefoislancéàl’undesesconseillers:«Leroin’estpaséternel.Luiaussidoitmourir un jour ! » Le conseiller avait rapporté le propos àHassanII.Lequelavaitréponduqu’ilgouverneraitmêmedepuissa tombe.Aujourd’hui, jeme demande parfois s’il n’a pas euraison.Rétrospectivement,jemedemandeaussisileroines’estpas

jouédemoi et de son fils aîné.Ne s’est-il réconcilié avecmoique pour mieux me prendre à témoin des humiliations qu’ilinfligeait au prince héritier ? Il lui reprochait sans cesse sonmanque de sens politique en sous-entendant que j’avais bienplusdegouverne.Évidemment,mesrelationsavecmoncousin

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s’en trouvaient empoisonnées alors qu’elles avaient étéexcellentes.Jeprenaissouventladéfenseduprincehéritiermaisc’était peine perdue. En 1993, Sidi Mohammed s’est épanchédansParis Match: « Mon père me dit que, si je ne fais pasl’affaire,ilpeuttoujourspasserlepouvoiràmonfrèreouàmoncousingermain.»Le journalà lamain, jevaisvoirHassan II.«Vous voyez ce que çame vaut ?Vous créez des problèmesentremoncousinetmoi.»Ilmerépond:«Tucroisqu’onestunefamilled’épiciersetqu’onfermelaboutiqueàcinqheuresdusoir?Jefaiscequejeveux!Etcequej’aiàdireàmonfils,c’est pour le bien de notre pays que je le lui dis. » Sur ce, ilconvoqueSidiMohammed.«Toi,tum’asmisdanslepétrinenportant nos affaires sur la place publique ! » Il s’ensuit unescène terrible entre nous trois. Le roi a tout fait pour nousdresser l’un contre l’autre et, ce jour-là, on peut dire qu’iltouche au but. Il pense peut-être que la combativité dont ilestimequesonfilsmanquaitpourrégnervanaîtredesarivalitéavec moi. Mais le résultat est totalement négatif : duressentimentpur chez leprincehéritier.Tout cequeHassan IIva provoquer à terme, c’est une brouille monstre sans aucunbénéficepourlepays.Sur le tard, le roi a des regrets et tente de réparer ce qu’il a

détruit. Il nous réunit, SidiMohammed etmoi, en nous disantque nous sommesdes frères, que « les choses sont allées troploin ».C’est trop peu, trop tard…Audébut des années 1990,mesrelationsavecSidiMohammedontététuéesparlevenindupouvoirqueHassanIIainstillé.

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Sur lemoment, jenem’en rendspas compte.Entre1989et1994,jesuisgriséparlalibertéquim’estlaissée.Jecroisqueleroi pense à sa succession et qu’il nous prépare, les uns et lesautres, à occuper différentes fonctions dans l’État, à jouerchacunsapartition.Danscetteperspective,jeprendsdeplusenplus d’initiatives.Des chefs d’État comme le SyrienHafez el-Assadm’appellentpourpasserdesmessagesau roi.Enretour,je transmets les réponses de Hassan II. Les deux hommes sedétestentetévitentdeseparlerdirectement.En1985,mononcleavaitvouluorganiserunsommetdesoutienpourArafat,lequelavaitfaitunpieddenezàlaSyrieentransférantleQGdel’OLPde Tripoli, au Liban, àTunis plutôt qu’à Damas. Dans cecontexte, Hafez el-Assad avait envoyé à Hassan II une lettremenaçante.Mononcleluiavaitsèchementréponduqu’iln’avaitpaspeur,qu’ilavaitl’habitudedelaviolencedepuisnotreluttedelibération–et,bienentendu,ilavaitmaintenusonsommetdesoutienàArafat.Hassan II se méfiait profondément de Hafez el-Assad,

l’animal froid de la guerre froide. Il ne supportait pas de voirl’Amériquefairelacouràunpersonnagequ’ilméprisaitcommeun lieutenant de caserne devenu général, mais incapabled’alignerdeuxmots fautede culturegénérale.Certes, en tirantsurlesficelles,iltenaitleProche-Orientenhaleine,ayantfaitdeson pays la clé de voûte de la région.À ce propos,Kissingerrépétaitauroi :«Onnepeutpasfaire laguerresansl’Égypte,maisonnepeutfairelapaixsanslaSyrie.»Hafezel-Assad,deson côté, reprochait à Hassan II de se mêler de ce qui ne leregardait pas. Il faut dire que mon oncle était allé jusqu’àoctroyer à l’un des frères du président syrien, Rifat el-Assad,

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qui était entré en dissidence armée, des passeports marocains,pour lui et toute sa famille. Hafez el-Assad ne le lui a jamaispardonné.Le 2 août 1990, Saddam Hussein envahit le Koweït. Chez

nous,lapremièreconséquenceenestque…HassanIIdécouvreCNN.IlmeconvoquepoursavoirquiestTedTurner.Jeleluiexplique. Il se fait installer des paraboles, un téléviseur aucabinet royal et un autre dans sa chambre à coucher. Ilmeditqu’il trouve« ça»plus fiablequeceque lui raconte sonétat-major!LeMarocayantsignéuntraitédedéfenseavecl’ArabieSaoudite, ilserangeducôtédelaforcemultinationaleendépitdu large soutien dont l’Irak jouit au sein de la populationmarocaine.HassanIIestcontrariédes’inscrireainsienporteàfaux par rapport à son opinion publique. Mais, monarqueabsolu,ilestencorebiendavantagecontrariéparlefaitqu’ilaitàsesoucierdecequepense«son»peuple,denepasavoirlescoudées totalement franches pour faire ce qu’il veut, sansrisque. Dans sa tête, il se dit : « Moi, le Commandeur descroyants,j’ensuislà!»HassanIImisesurlavictoiredesAméricains.Maisunechose

letracasse:pourquoiunhommeaussiaviséqueleroiHusseindeJordanies’est-ilrangédanslacoalitionadverse,auxcôtésdeSaddam?HassanIIestconvaincuquecechoixcachequelquechose qui lui échappe. Après un Conseil des ministres, ils’interrogedevantungrouperestreintdontjefaispartie:«Jenecomprendspas.Voilàuntype[SaddamHussein]quivasefaireexploser et dont le pays va être occupé comme l’a été

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l’Allemagne. Comment un homme aussi intelligent que le roiHusseinpeut-ils’embarqueràsescôtésdansunefoliepareille?À moins qu’il ne sache que Saddam dispose d’une armesecrète…»Comme le roi Hussein devait me l’expliquer plus tard, il

s’agissait en faitd’uncalculpolitique : le roi jordanienpensaitqueSaddamHussein,quiétaitparailleurssonprincipalbailleurde fonds, allait agir demanière sensée et se retirer à temps duKoweït, possiblement en restant sur le site pétrolifère deBoubyane,maissansprovoquerlaconstitutioncontreluid’unecoalitionmondiale.Aumême titre que leraïsirakien,Husseinaurait alors été un héros dans le monde arabe.De surcroît, ilseraitdevenuun intermédiaire indispensable. Iln’imaginaitpasqueSaddam,enBédouin jamaissortidechez luietentourédebéni-oui-oui n’osant pas le contrarier, allait persister ets’enferrerjusqu’àlagarde.Quoi qu’il en soit,Hassan IIme convoquepourme confier

unemission:«Jeveuxquetutirescetteaffaireauclair.Jeveuxsavoir si Saddam, qui prie devant les caméras et fait inscrireAllahAkbarsursondrapeaualorsqu’iln’estqu’unnajous [unfauxdévot],aquelquechoseentêteouunearmesecrète.Moi,je n’arrive à rien car les pays occidentaux veulent absolumentlui casser la gueule, et je n’obtiens d’eux aucune informationfiable. » Je reviens au Palais, le lendemain, pour lui expliquerque,n’étantpasàmoitoutseulunservicederenseignements,jene pourrai rassembler que des faisceaux d’indices – pas lamoindre certitude. Hassan II s’engage sur ce pari. Il me dit :«Parfait, je te donneun chèque enblanc,mais je veux savoirtrèsvite.»JecontacteaussitôtdesamisàAmman,desgensbien

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placés dans l’armée qui sont en contact avec des officiers deSaddam Hussein et avec sa famille. Je reçois énormément demonde, à qui je distribue des cadeaux de reconnaissance, desboîtesdecigares,descostumes,cinqMercedes560SEL…Bref,l’affaireprenddel’ampleur.Cequin’échappepasàHassanII.Tous les deux jours, ilme convoque et, sans relever la tête deson bureau, brandit une nouvelle facture. « Pour qui ? » Jeréponds:«Vousvoulezl’infooupas?»Finalement,leroimefaitvenirpourmedireque jenepeuxplusoffrirdesnuitéesàl’hôtelPlaza-AthénéeàParis.Ilexplose:«Enfin,Saddama-t-ilune arme secrète ou non ? » Je reconnais que je ne le saistoujourspas.«Tudisçapourmesaigneràblanc!»Jedécidedefrapperungrandcoup.Jedemandeàl’intendant

du roi de mettre à ma disposition 250 000 dollars. Je veuxrencontrer àGenèveGeorgesSarkis,unpoids lourd–au senspropreaussi:ilpèse150kilos–parmilesmarchandsd’armes.IlatraînésesguêtresàAmmanetlivrédesarmesàSaddam.Jeveux lui faire miroiter de lucratives affaires au Maroc. Les250000dollarsenseraientl’avant-goût.MaisquandHassanIIapprend que je me suis arrangé avec son secrétaire pourrécupérerenSuisse les250000dollars, ilmeconvoqueetmereproche de l’embarquer dans « une histoire de loubards dequartier ». Il fait tout annuler.Plusde cadeaux, plusdePlaza-Athénée, plus de ligne de crédit… « Je ne vais pas te laisserpartirpourallerflambermonargent!»Sansfonds,jeparvienstoutdemêmeàsavoircequeSaddamavaitcommandéàSarkis.Nousendéduisonsqu’iln’auraitpasachetécetyped’armess’ilse préparait à une guerre chimique ou nucléaire. Hassan IIconclut au bluff de Saddam. Il s’attend à ce qu’il se fasse

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« casser la gueule ».C’est ce qui arrive.Auparavant, àminuitmoins cinq de la crise irakienne, le roi prononce un granddiscours à la télévision pour adjurer Saddam de sortir duguêpier.Or, en privé, il nous dit, àMoulayRachid et àmoi :«J’espèrequecesalaudnem’entendrapas!»Politiquejusqu’auboutdesongles,HassanIIn’apaspratiqué

la reconnaissance du ventre à l’égard de Saddam Hussein.Pourtant,lemaîtredeBagdadavaitétéleplusgénéreuxdetouslessoutiensextérieursquiaidaientrégulièrementsonrégime.Ildonnaitvraimentbeaucoup,descargaisonsentièresdepétrole.Ilavait énormément d’estime pour mon oncle, pour sa doubleculture à cheval entre l’Occident et l’Orient, pour son habiletéde roi alaouite sachant s’y prendre avec les démocratiesoccidentales. À son tour, Hassan II le flattait d’avoir réalisél’unitédesonpays.Parailleurs,tousdeuxétaientunisdansleurrefus des positions syriennes. Mais cela n’allait pas plus loin.Hassan II payait mal en retour l’admiration que lui vouaitSaddamHussein.Ilméprisaitl’«incultedeBagdad».Àforcedeparcourirlemondepouréluciderlesdessousdela

première guerre du Golfe, je perds une bataille sentimentale,avec Hassan II en grand témoin de ma défaite. Encorecélibataireàcemoment,j’avaisunepetiteamieaméricaine,uneactrice-mannequin. Ne me voyant plus, réduite à la portioncongrue d’appels erratiques en provenance du Golfe oud’Europe (nous sommesavant les téléphones portables), elledécide sur un coup de tête de se rendre au Maroc pour tirerl’affaireauclair.Elledébarqueàl’aéroportdeRabat,engrande

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tenueetcapeline.Neconnaissantrienaupaysnipersonne,elledemande au chauffeur du taxi de l’emmener « au Palais » !Déposée auméchouar, elle y sème une certaine confusion encherchantàfairecomprendresondésirdemerencontrer.Or,lehasardveutqueHassanIIdéjeunesur la terrasseensolitaireetobservesacouràlajumelle.Monamieretientsonattention.Illafaitveniretapprendainsisonchagrind’amour.Luiayantoffertson mouchoir pour épancher ses larmes, il la renvoie enAmérique en lui conseillant de m’oublier « au plus vite ». Àmon retour auMaroc, il nous fait servir un tajine en insistantlourdementsurlefaitqu’ilpréfère,lui,lepouletbeldi(local)aupouletroumi(étranger) gonflé aux hormones. Comme je n’ycomprendsgoutte,ilmeprendàpartensortantdetable.«Règletesaffairesdecœur»,medit-il,avantd’ajouter:«Cen’estpastrèsgentilcequetufais.»DelamêmefaçonqueHassanIIajouél’Amériquegagnante

lorsdelaguerreduGolfe,ilavaitdanslepasséjouélaFrance,parexemplelorsdesinterventionsmilitairesauShaba-Katanga,auZaïredeMobutuàlafindesannées1970.MaisilsavaitalorsqueParisagissaitpour lecompteducampoccidentaldanssonensemble, avec le feu vert de Washington. Le roi admiraitl’Amérique,savitalitécrue,sonespritd’entreprise,sapuissanceinouïe. Il savait aussi que lesAméricains étaient capables delâcher un allié à tout moment, une fois qu’ils l’avaient pressécommeun citron. Il était donc sur sesgardes.L’idéal pour luiconsistait à entretenir de bonnes relations avec les deux« grands » pays. En bon musulman, il prétendait à plusieursépouseslégitimes…Maissavraieépouseétaitl’Amérique,etla

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France plutôt sa maîtresse. Bien sûr, Hassan II avait plusd’affinités culturelles avec la France. Cependant, le « grandjeu»auquel ilvoulaitparticiper, ilnepouvait le jouerqu’aveclesAméricains. Dès le début des années 1980, le roi est ainsisorti de la trame postcoloniale française, du moins de laprétention à l’exclusivité tutélaire, en multipliantles voyagesofficielsauxÉtats-Unis.Ils’estmisàjouerunrôlegéopolitiquedanslesillagedel’Amériqueetàengrangerlarentestratégiquequ’ilrecevait,enéchange,deWashington.Ennovembre1990, la parutiondubrûlot deGillesPerrault,

Notre ami le roi, ouvre un gouffre béant entre Paris et Rabat.C’est la plus grave crise bilatérale depuis l’affaire Ben Barka.Pour la première fois, Hassan II applique la diplomatie de labascule:ilsignifiesansambiguïtéàlaFranceque,sielleveutsa« peau », il se tournera vers l’Amérique et, dans unemoindremesure,versl’Espagne.Chargées d’histoire, les relations entre leMaroc et laFrance

sontcomplexes.Mêmesilacolonisationfrançaisenefutqu’uneparenthèse relativement courte, entre 1912 et 1956, elle aprofondément changé leMaroc.Pour commencer, elle a sauvél emakhzen en le remettant d’aplomb. D’un point de vuemarocain,ilnefautpasavoirhontedereconnaîtrelerôledetoutpremier plan joué par le maréchal Lyautey, qui a réinventé« nos » traditions en transformant le sultanat en royaume. Lecontact avec l’Occident nous a fait passer d’un régimedespotique ou tyrannique, mais au pouvoir circonscrit parcertains équilibres avec les tribus et les confréries qu’il fallaitrespecter, à une monarchie absolutiste avec sa bureaucratie

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propre, ses impôts, sa formalisation légale des prérogatives duroi. La sacralité du roi, bien que partiellement fondée surl’islam, est plus largement d’inspiration européenne. Lecolonialismeestàl’origined’uncompromisentreledespotismeorientalet l’absolutisme sacré européen. L’actuelle monarchiemarocaine est le fruit de cette union. Pour preuve, laConstitution du royaume ne sert pas à limiter les pouvoirs dusouverainmais,bienaucontraire,àlesluigarantir!D’où l’attentionextrêmequeHassan IIprêtait à la chartede

son régime. À chaque modification, il faisait appel à desconstitutionnalistesfrançais,leplussouventàMauriceDuvergeret Michel Rousset. Le roi ne leur disait pas : « Voilà ladynamique sociale dans mon pays. Comment puis-jel’accompagnerendroit?»Illeurdisait:«Voilàladynamiquesociale dans mon royaume. Comment puis-je l’encadrer pourrester maître du jeu ? » Les juristes traduisaient alors sacommandeennormesjuridiques;puislesconseillersduroitelsqu’AhmedRedaGuedira,AbdelhadiBoutaleb ouDrissSlaouiimprégnaient le droit français du contexte local etmusulman ;ensuite, le«grandvizir»dumomentadaptait l’appareild’Étaten conséquence ; enfin, Hassan II, en position de force,négociaitavec l’opposition lenouveau«contrat»,quiétaituncontratlégaletnonpasuncontratsocial.La période coloniale a profondément refaçonné le régime

chérifien,mêmesice faitdemeureunsujet tabouauseinde lafamillerégnante.Notrehistoireofficielleselitàpeuprèsainsi:«LescolonialistesontchoisiMohammedVenpensantpouvoirlemanipuler.Or, il s’est avéré être le digne successeur de son

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père. Donc, la période coloniale n’a finalement marquéd’aucune manière le glorieux règne des Alaouites… »L’excentrique Moulay Abdelaziz est passé sous silence etMohammedVdécritcommeunroiexerçantsesprérogativesendépitdel’emprisefrançaisesursonroyaume–cequirelèvedufantasme compensatoire, ou de la propagande, mais pas de laréalitéhistorique.Hassan II a hérité d’un sultanat « revisité » par le

colonisateur. Il s’est coulédans lemouledu roi, à la fois chefd’un État moderne et Commandeur des croyants, doncsouveraindedroitdivin.HassanIIétaitunmonarquechérifienàlatêted’unappareild’Étattelquesesprédécesseurssurletrônen’en avaient jamais eu à leur disposition.Mon oncle assumaitparfaitement cette hybridité congénitale du système. Il étaitmarocainjusqu’auboutdesonglesetveillaitàcequel’onparlel’arabe dialectal à la cour, qu’on y mange à la manière arabetraditionnelle avec la main droite (j’en sais quelque chosepuisque,étantgaucher,ilatoutfaitpourmefairechanger,avecun résultatmitigé : je suis toujours gaucher, sauf à table où jemesersdemamaindroite).Enmêmetemps,HassanIIétaittrèsfierdesamaîtrisedufrançais.Ilconnaissaitl’Hexagonecommesamaison et soignait attentivement « son » réseau français. Ilconnaissait chaque personnalité, ses goûts publics et privés– très privés parfois. Ceux qui venaient au Maroc trouvaientdansleurchambred’hôteldesprésentschoisissurmesurepoureux.Lesvisitesministérielles françaises lesplus importantes etlesplus fréquentes étaient réservées auMaroc, et unevéritable« circonscription » marocaine existait à Paris. De l’interviewsemestrielleduroidansLeMondeauxcouverturesnégociéesde

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Paris Match, on finissait par se demander si le manipulateurn’était pas le Maroc.Dans le ménage franco-marocain, lechaouchn’étaitpas toujoursceluique l’onpense.Souvent, lesfilsentrelamarionnetteetlemarionnettistes’embrouillaient.LaFrance bouclait les fins de mois du royaume, au besoin enfaisant aboutir l’achat d’une licence de téléphone mobile. Enéchange,laclassedirigeantefrançaiseétait«logée»auMaroc.Elleyétaitàsonaise,seprélassaitdansunesortedecoloniedevacances orientaliste, qui lui plaisait d’autant plus que,historiquement,ellel’avaitlargementinventée.Conviendrait-il de mettre ces phrases au présent ? L’un

français, l’autre marocain, Jean-Pierre Tuquoi et Ali Amar,coauteursdeParis-Marrakech,lesoutiennentdansleurouvrageparuenjanvier2012.Ilsnemanquentpasd’exemplesàl’appuideleurthèse.Cependant,endonnantàleur«miseàplat»sonrelief historique, on s’aperçoit que Marrakech est devenuel’oasis d’une jet-set internationale et que l’économie duroyaumeest«colonisée»pardesmultinationalesquisontloind’être toutes françaises. Bref, si le tropisme français n’a pasdisparu,saforces’estdiluéedansuncadrebienplusvastequel’ancientête-à-têteentrelaFranceetleMaroc.DéjàébranléparlelivredeGillesPerrault,quifaitfeudetout

bois contre lui, Hassan II vit le défi d’une grève générale endécembre 1990, qui débouche sur deux jours d’émeutespopulaires à Fès et àTanger, comme une insulte infligée à salégitimité.Cela le toucheau-delàdunombredesvictimesde larépression(106mortsàFèsd’aprèsl’enquêtepubliée,en2005,par l’Instance Équité et Réconciliation mise enplace par

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MohammedVI).MaisHassan IIpersistedans son soutienauxAméricains. Il ne change pas de ligne, allant jusqu’à décorerColin Powell du Grand Cordon alaouite. Mais il aura letriomphemodeste.Jemesouviensd’avoirdiscutéavecluidelapossibilité de « pousser l’avantage » à la fin de la premièreguerreduGolfe,quandlecoursdesévénementsavaitratifiésonanalyse.Hassan II a écarté l’idée. Il a eu la sagesse de ne pasverserdanslaprovocation.Quand toute cette agitation retombe, en 1991,Hassan II tire

lesleçonsdeNotreamileroi.Lelivreasecouélespiliersdesonpalais.Mononcleserésoutàrepensersapolitiquedanslecadrepost-guerre froide, en tenant compte de l’opinion publiqueinternationaleetdesonattachement–àgéométrievariable–auxdroits de l’homme. En septembre 1991, il ferme le bagne deTazmamart et libèreAbraham Serfaty… pour aussitôt le faireexpulser du royaume comme « brésilien ». Serfaty, c’est lemorceau qui ne passe pas ! Hassan II refuse de le considérercommemarocain.Ilrefusetoutàsonsujet,ilnelesupportepas.Est-ce parce que Serfaty est juif et marxiste, et qu’il n’a pasmilité au sein du Mouvement national ? Ou parce que sonépouse française, Christine Daure-Serfaty, était la source àlaquelle Gilles Perrault avait puisé pour écrire son livreaccusateur? Jene le saispas. Je rencontreraiAbrahamSerfatypour la première fois seulement en 2001, lors d’un colloque àCordoue, en Espagne. Je connaissais bien l’une de ses nièces,unefilledemonâgeavecquijemontaisàchevalàCasablanca.Ellem’avaitracontébeaucoupdechosessursononcle,maisjen’avais jamais évoqué lecas de Serfaty avec Hassan II. À

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Cordoue, je découvre un homme de conviction, chaleureux.Mais, bien que je respecte sa droiture, je n’approfondis pasl’échangeaveclui.J’auraiseulesentimentdetrahirlamémoiredeHassanII.En 1993, à l’issue d’élections législatives qu’elle a

remportées, l’opposition marocaine, emmenée par l’Unionsocialiste des Forces populaires (USFP) et l’Istiqlal, refuse departiciperaugouvernement.Cefaisant,ellecontrarielavolontéde Hassan II. Celui-ci riposte en prononçant l’un de ses plusbeauxdiscourspolitiques,unchef-d’œuvredecommunication.Finislepupitreetl’estrade!Iln’yaplusdebarrièreentreluietle public. J’en suis ébahi : court-circuitant tous les corpsintermédiaires, s’adressant par-dessus leurs têtes directement à« son»peuple, il énumère, à lamanièred’un chef de famille,tout cequ’il a concédéà l’opposition. Il dresse la liste, unparun, des quaranteministères du gouvernement – sans s’attardersur lesportefeuillesditsde souverainetépour lesquels il s’étaitréservéledroitdenommerlestitulaires.«Jeleuraitoutdonné,dit-il en substance. Que veulent-ils de plus ? »Autre chose,apparemment.Maisquoi?Quelquechosequ’ilnepeutpasleurconcéder.Parun tourdepasse-passemagistral, il ramèneainsila discussion politique à ce qu’elle avait été dans lesannées1960,enaccusantimplicitementl’oppositionde«mettreenéquation»saplaceet,donc,lamonarchie.Cediscourssèmele doute chez nombre de Marocains, qui aspirent à unecohabitationàlafrançaise,aumeilleurdesdeuxmondes,c’est-à-direau franc-parler et à l’intégrité de l’opposition en mêmetempsqu’auleadershipdeHassanIIetàlastabilitéapportéepar

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lamonarchie.En vérité, le roi s’était obstiné à maintenir au ministère de

l’Intérieur Driss Basri, son « grand vizir », quitte àcompromettresonprojetd’ouverture.HassanII l’aregrettéparla suite car, après avoir essayé moult stratagèmes pourredynamisersonrégime,ilvoulaitvraimentd’une«alternance»sous son contrôle. À la fin de sa vie, lors d’une très longuediscussion avec moi, il me fera remarquer qu’en 1871,Bismarcketl’empereuravaientinitié,euxaussiparlehaut,desréformes démocratiques enAllemagne.Demême, en 1909 enScandinavie, le suffrage universel avait été introduit en mêmetempsquelevoteproportionnel,encontrepartie.Autrementdit:l’ouverture démocratique a souvent servi à proroger dessystèmesanciens.Leroi,quis’inspiraitde l’histoire,acruà lamystiquede l’«alternance»mais ils’est trompésur lecomptedel’opposition.Quandcelle-ciafinipargouverner,HassanIIaété effaré par son manque de consistance, par la facilité aveclaquelleelle s’est laisséséduirepar lesprivilègesethochetsdupouvoir,Mercedesde fonction, téléphonesportables, costumesSmalto,réceptionsfastueusesetmariagesderêve…Le soutien apporté par le roiHusseinde Jordanie àSaddam

HusseinpendantlapremièreguerreduGolfealongtempspesésur les relationsentre lamonarchiesaoudienneet lamonarchiejordanienne. Je suis chezmoi des deux côtés. En 1993, le roiHussein me reçoitet m’expose ses problèmes avec lesSaoudiens.Ilestvraimentenmauvaiseposture,vilipendéparlesvainqueurs, y compris des princes subalternes d’ArabieSaoudite qui publient dans la presse arabe des lettres ouvertes

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hostiles.Jel’informedufaitquejevaisêtrereçuparleroiFahdune semaine plus tard et lui demande de pouvoir faire état denotre conversation afin d’explorer les marges d’un possiblerapprochement.Husseinmeprévientdeladifficultédelatâchemais me donne son accord. Comme prévu, je m’entretiensensuiteavecleroiFahdjusqu’àfortavantdanslanuit.J’essaiedeleconvaincrequeHussein,aprèsavoirfaitlemauvaischoixsousdescontraintesquiétaientréellespoursonpays,estsincèredanssarecherched’apaisement.Auboutducompte,leroiFahdmedemandepourquoiHusseinsefaitalorsdenouveaudonnerdu « chérif ». Ne serait-ce pas pour ressortir la « vieillehistoire » de sa revendication sur La Mecque ? Pour se fairepasser pour l’émir des lieux saints de l’islam ? Je lui répliquequejesuisunchérifmoi-même,descendantduProphète,etquej’en suis fier, sans que cela soit chargé de sous-entendus. JeretournevoirHussein,quiprometdeneplusirriterlesouverainsaoudien à ce titre. J’en avertis le roi Fahd. Peu après, sansrenouer des relations diplomatiques, l’Arabie Saoudite rouvreses frontières aux marchandises jordaniennes. Un dégels’amorce,j’yaicontribué.J’ai tort d’être fier. De retour au Maroc, Hassan II me

convoque.Ilestabsolumenthorsdelui.Ilaeuventdel’affaireet me reproche d’avoir pris, sans l’en avertir, une initiativediplomatiquequil’engage.Jecèdecarjemerendscompteque,en effet, j’ai commis une erreur, toute action dema part étantfatalementperçuecommeémanantduroi.Pourlapremièrefoisdemavie,jedemandepardonàHassanII.Maismasincériténetrouve pas de répondant. Le roi a pris ombrage de mon

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initiative, pourtant bien intentionnée ; du coup, ce que nousavons construit en trois ans est fragilisé.Hassan II estime quej’ai voulu le doubler enmarchant sur ses plates-bandes. Il estsurtout blessé de voir quemon cœur est resté en Orient ! Demon côté, je doute de la volonté du roi de préparer sasuccession. Jusque-là, j’avais penséqu’il nous formait, ses filsetmoi,avecundesseinclair,avecunerépartitiondesrôlespournoustous,chacunàsaplace.J’avaispenséqueleroiétaitdurànotreégard,ettoutparticulièrementenversleprincehéritier,envue de nos futures responsabilités. J’avais voulu y croire.Pourtant, nous n’étions jamais présents lors des délibérationsvraimentimportantes,quandlesgrandesdécisionsétaientprises.Lorsquelerisqueexistaitquequelqu’undisenonauroi,niSidiMohammed ni Moulay Rachid ni moi n’étions conviés. NousétionsadmisauxrencontresaveclesGabonaisoulesPolonais.Enrevanche,nousn’assistionspasauxtractationsaveclatroïkade l’opposition – Abderrahman el Youssoufi, MohamedBoucetta,etAitIdder–niauxpourparlersavecJamesBakersurleSaharaoccidentalet,encoremoins,auxapartésaveclesémirsduGolfe, quand il fallait parler de ce quemon cousin etmoiappelions,entrenous,le«hold-updeJesseJames»duroisurles pétrodollars – alors là, pas question ! Il ne fallait pas detémoins quand le Commandeurdes croyants se muait en« quémandeur des croyants », pour reprendre une formule duCanardenchaîné.Jeconstatedonc,brutalement,quejemesuistrompésurlesintentionsdeHassanII.Iln’yapasdeplan,justece grand « théâtre » qui avait déjà jeté son ombre sur monenfance.Le réveil est rude. Hassan II ne veut plus me confier de

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mission.Jem’enaperçoisàl’occasiond’unépisodepénibleen1992 quand, au cours d’un voyage en Arabie Saoudite,Hassan IIm’empêche de le suivre dans la salle d’audience endéclarantquejenefaispaspartiedesadélégation.Cejour-là,jerentre auMaroc, sans le prévenir, en empruntant l’avion d’unami. SidiMohammed est également tenu à l’écart. À ce sujet,une mauvaise plaisanterie circule au Palais. On raconte queHassan II, en visite enAlgérie, introduit Sidi Mohammed etMoulayRachidauprèsdeChadliBendjedidendisant:«Jevousprésente mes dauphins. » Se tournant vers l’aréopage degénéraux autour de lui, le président algérien aurait répondu :« Et voici mes requins. » Une façon de dire qu’après ladisparitionduroi,sesdauphinsseraientvitedéchiquetés.Le2février1994,OmarRaddadestcondamnéàdix-huitans

de réclusion par la cour d’assises de Nice. Le verdict retenucontre ce jardinier marocain accusé d’avoir assassiné, enjuin 1991, Ghislaine Marchal, son employeur, soulève unegrande émotion au Maroc. « Omar m’a tuer. » L’affairecondense divers sujets sensibles liés à l’immigration et àl’intégration en France, notamment en ce qui concerne lesétrangers arabesetmusulmans.Lecasd’OmarRaddaddevientemblématique. Persuadé de son innocence, je décide de lesoutenir. IlestdéfenduparM JacquesVergès, àqui sonpèreAbdeslametsafemmeLatifaontdemandédel’aide.M Vergèsestunbrillantavocatmaisilpratiqueunedéfensepolitique,ditede«rupture»,qui,danscecasparticulier,nemesemblepaslemeilleur choix. Quand le verdict tombe, M Vergès déclare :

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«Oncondamneunjardinierparcequ’ilaletortd’êtrearabe.Labataillenefaitquecommencer,labataillecontreleracisme.»Pourma part, je connais et apprécieM Paul Lombard, que

j’appelledèslesurlendemainduverdictenpremièreinstance,le4février.Nouscommençonsàorganiserladéfenseenappeldujardinier.JecontacteAbdeslamRaddad,lepère,le12février.IlvientmevoiràRabatetnousconvenonsqu’ilailletrouversonfils en prison pour le convaincre de dessaisir M Vergès auprofit deM Lombard. C’est chose faite le 7mars. Hassan IIréagitauquartde tour : endeuxsemaines, il aura faitensortequelafamilleRaddadréclamedenouveaul’interventiondeMVergès, l’avocat qu’il a maintenant constitué, lui, le roi. MLombard se dessaisit lui-même du dossier le 16 mars, justeavantdesefairedémettre.Maisilrestel’avocatdupèreet,àcetitre,peuttoujoursintervenirdansleprocèsenappel.La réaction de Hassan II m’a été expliquée plus tard. Le

patron de la gendarmerie royale, le général Benslimane, avaitintercepté des cars de Rifains descendant vers Rabat pour meremercier de mon aide envers l’un des leurs. Or, dans notresystème, il revient au roiseul de défendre « ses » sujets àl’étranger. Ildevaitdonccontrermapréemptionsur ledossier.Ducoup,OmarRaddadavaitunprinceetleroiquisebattaientpour l’aider ; sans excès de scrupules, il a joué sur les deuxtableaux.En cela il était différent de sonpère, unRifaindroit,fidèle à sa parole. Pour finir, après moult rebondissements,Hassan IIaobtenudeJacquesChirac,enmai1996,unegrâcepartiellepourOmar,dontlapeineinitialeaétécommuéeàcinqansaulieudedix-huit.Lerois’estmontrémoinsclémentàmon

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égard : la cérémonie de la fête du Trône, le 3 mars 1994, amarqué ma dernière apparition officielle à la télévisionmarocaineauxcôtésdeHassanII.Parlasuite,jen’existeplus.Je continue de voir lemonarque en privémais, publiquement,surleplanduprotocoled’État,jedisparais.À ce stade, s’il n’avait dépendu que de Hassan II, j’aurais

déjàétéunzombieéconomique,unprinceexsangue.Certes, leroim’avaitfinalementlaissébâtirmon«palaisdessables»dansleNord.Mais il avait étouffé systématiquementmes tentativessuccessives de monter des projets économiques dans sonroyaume, même avec des partenaires extérieurs du gabarit deRhône-Poulenc. Avec Omar el-Akkad, un homme établi auMoyen-Orient,nousavionsparexemplecrééune joint-ventureau Maroc pour fabriquer du PVC, et nous comptions acheternotrematièrepremière–undérivédupétrole–chezSABIC,enArabieSaoudite.HassanIImereçoitavecmespartenaires,souscouvertdepaternalisme,maisenfaitpour torpillermonprojet.Il écœure et découragetout le monde. Il arrive aux réunionsavecsesclubsdegolf,organisedesdizainesderéunions.Nousfinissonsparrenoncer.À sa stratégie de suffocation, j’avais répondu par un grand

roque,vialescasesauMoyen-Orientd’oùilneparvenaitpasàme déloger. Une fois de plus, Kamal Shair et Saïd Khouriétaientdelapartie.Maisl’hommecléétaitlecheikhMohammedbin Zayed al-Nahyan, mon « frère » électif. Il avait été auCollègeroyalavecSidiMohammedetmoijusqu’àl’âgededixans.Quand je l’aiconnu, iln’étaitque l’undesvingt-deuxfils

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du fondateur et dirigeant des Émirats arabes unis (EAU), passpécialement bien placé dans l’ordre de succession. Je m’enmoquais.Aveclui,jemontaisàcheval,jepassaismesvacances,jevoyageaisdanslemondeentier,toujoursaveclemêmeplaisirpartagé.Aussi,quandilestnomméàlatêtedel’OffsetsGroupàAbuDhabi,en1987, ilm’associeàcertainesde ses initiatives.Jemets du temps à comprendre de quelles « compensations »–offsets–ils’agit.L’idéeestd’obligerlesgrandescompagnies,notamment dans l’armement, à réinvestir une partie de leursprofitsdansladiversificationéconomiquedesEAU,uneépongeàpétroledansledésert.Unebonneidée,dumoinssurlepapier.Car, en réalité, les compagnies d’armement promettent la luneavantdesigner,maissedéfilentparlasuite.Jel’apprendsàmesdépensdansl’affaireThomson-CSF,qui

avait remporté aux Émirats un mirifique contrat pour lacouvertureradaretladéfenseanti-aériennedupays.C’estgrâceàmacapacitéàdébloquercedossierqu’ilsavaientbénéficiédecette aubaine.J’étais en effet à l’époque, avec mon ami etcollaborateur de longue date Mustapha Alaoui, consultantcontractuel de Thomson, mon rôle étant de leur trouver descontratsdecompensationetdesopportunitéspourdestransfertsdetechnologie.MustaphaAlaoui,enquij’avaistouteconfiance,le connaissant depuisnos annéesuniversitaires auxÉtats-Unis,avait signé pour ma société le contrat avec la BATIF, unebanquedugroupeThomson.QuandHassanIIapprendmonimplicationdanscedossier,il

remuecielet terrepourme faireéjecter.Ladéontologie royaleaurabondos.Enréalité,HassanIIsaitque,cettefois,devraiessommessontenjeuet,donc,monindépendance.Sur-le-champ,

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ilexpédielegénéralKadiriàParisauprèsduPDGdeThomson,AlainGomez;unautreémissairepartauxÉmiratsoùlecheikhZayedbinSultanal-Nahyan,lepèreaupouvoirdemonami,lerassure. Moulay Hicham n’est pas impliqué dans une vented’armes ; il s’occupe de projets financés grâce à l’équivalentd’unetaxededéveloppement.L’honneurestsauf,maiscen’estpasd’honneurqu’ils’agit.Horsdelui,HassanIIfaitarrêterlaseule personne sur laquelle il peut mettre la main : MustaphaAlaoui. Quand la femme de mon ami m’apprend qu’il estinjoignable et, officiellement, « enmission », je suis aux centcoups.Encorequejen’imaginepasqueleroiluiinfligetoutesapanoplie de terreur, roulette russe et tournée en hélicoptèreincluses. Le temps que l’épouse de Hassan II se rende enpersonnesurplacepourlefairelibérer,MustaphaAlaouiasubide telles frayeursque,depeur, samâchoire s’est décrochée. IldevrasefairesoignerpendantsixmoisauxÉtats-Unis,avantderécupérer.Ilvitaujourd’huientreDubaïetMontréal.Hassan IIne joueplus.Thomson,quicroit s’êtredébarrassé

de moi et de mes rémunérations, se réjouit. Et moi ? Jem’installeàParischezma tanteAliael-Solh,quihabiteau12,rue de l’Élysée. Pendant une semaine, nous guettons FrançoisMitterrand, qui passe régulièrement sous sa fenêtre. Ma tante,qui connaît le président français, ne lui dit que ceci pourl’arrêter:«Aunomdeladignitéetdel’honneurdelaFrance,voici mon neveu. Écoutez-le, s’il vous plaît. » FrançoisMitterrand me fait signe de le rejoindre. Il a l’amabilité deprétendre se souvenir de moi. Je lui ai été présenté dans descirconstancesprotocolairesauMaroc.Sur le trottoir,enpeude

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mots, je lui résume mon histoire avec Thomson. « Jeunehomme, donnez une copie du contrat à votre tante. » Unesemaine plus tard, ma tante m’appelle : « FrançoisMitterrandm’aditqu’onétaitquandmêmeenFrance ici etnonpasdansune république bananière. » J’y pense quand Thomson mesoumetunnouveaucontratetacceptedepayermarémunérationparavance.J’eninformeHassanII.«Sire,mafidélitém’obligeàvousdirequelecontratavecThomsonaétérétabli.»Cejour-là, le roicomprendque j’aurai lesmoyens–et lavolonté–deluirésister.En1994,jefondemoninstitutderecherchesàl’universitéde

Princeton grâce à unendowment, une dotation qui, dansl’engineering financier, correspond auwaqf dans la traditionmusulmane. Il s’agit deplacer un capital fixedont les revenusvont servir àfinancer une activité philanthropique. Je fais donde 6millions de dollars à l’université de Princeton pour moninstitut.Lesdividendesdecette sommecouvrirontunpostededirecteur, ainsi que le coût d’unvisiting professor et de deuxvisiting fellows, des chercheurs en résidence temporaire.PourquoiàPrinceton?D’abord,duvivantdeHassan II, jenepeux pas fonder au Maroc un institut pour débattre de sujetspolitiques en toute indépendance et liberté. Ensuite, Princeton,monalmamater,estunlieud’excellence.Jesuisreconnaissantpour l’éducation que j’y ai reçue. Par ailleurs, je veuxencouragerledébatd’idéesetmieuxfaireconnaîtrelapartiedumonde dont je suis originaire. Enfin, j’entends contribuer aurayonnementdumondearabo-musulman.Parexemple,BenazirBhutto, lapremièrefemmeéluechefdegouvernementdansun

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paysmusulman,lePakistan,viendraexpliquersapolitiquedansmon institut. Aux États-Unis, les anciens élèves –alumni–maintiennent souvent avec leur université une relation qui sesitue entre l’enseignement continu, le réseau d’influence et laphilanthropie. Mon institut, créé sous les conseils de JohnWaterbury et feu Edward Saïd, et longtemps inspiré par monami et compatriote Abdellah Hammoudi, anthropologue àPrinceton,s’inscritdanscettelogique.Je prends soin de prévenirHassan II de la création demon

institut en lui envoyant deux fiches explicatives. Il ne répondpas. Jepoursuis, donc, sans sonaccord explicite.L’oppositiondu roi ne devient frontale que lorsque je veux donner à moninstitutlenomdesonpère,MohammedV,etnonpaslesien.Le12 mai 1994, un communiqué du Palais, qui ne me citepas, rend publique l’objection du roi par rapport à cetteappellation.Danslafoulée,HassanIImeconvoque:«Écoute,nous nous aimons, nous ne nous aimons plus, tout cela c’estdépassé.Mais nous devons vivre pour la galerie. Et il y a uncodedelarouteàrespecter.Tunepeuxpasdéciderdenommerun institut “Mohammed V” comme ça, parce que c’est tongrand-père.C’est,avanttout,unroiduMaroc.—Maisenfin,cen’estquandmêmepasunbarque jeveux

appelerMohammedV!— La nuance ne m’intéresse pas. Je t’ai expliqué le

principe.»Cedialoguedesourdsaentraînédessuites.Le25mai1994,

le roi nomme Abdellatif Filali Premier ministre, un signed’ouvertureenattendant l’«alternance»qu’il appelle toujours

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de ses vœux. Le secrétaire général du nouveau gouvernementmarocainenvoieauprésidentdePrinceton,HaroldShapiro,unelettre expliquant que mon institut contrevient « aux us etcoutumes de la monarchie et du Maroc ». Puis des avocatsdébarquent de nouveau à Princeton pour demander avecinsistancequelenomdeMohammedVsoitabandonné.HaroldShapiroleurrépondqueladécisionmerevient.Pourremporterle bras de fer, Hassan II va jusqu’à brandir la menace d’uneprocédureenjustice.Pouréviterdetellesextrémités,bienqueleroi risque fort de se voir débouter en justice, je décide derenoncer au nom de mon choix. Il n’est dans l’intérêt depersonne queHassan II perde la face, ni que desAlaouites sedisputentdansunprétoirelenomdeMohammedV.D’unpointdevuedynastique,lejeun’envautpaslachandelle.Jeremetsdoncmongrand-pèrebienaimédanslanaphtaline.

En revanche, mon institut – à qui je donne alors un nom àrallonge archi-académique : Institute for the TransregionalStudy of the Contemporary Middle East, North Africa, andCentralAsia–voitbienlejour.Cequiexaspèrel’ambassadeurduMarocalorsenposteàWashington,MohamedBenaïssa,quicontinue de tout faire pour saboter mon projet. Il harcèle leprésidentdePrincetonaupointqu’undimanche, il lesuitàunmatchde football pourpouvoir lui parlerde l’« affaire» !Enréaction, j’écris une lettre à Benaïssa pour l’exhorter à secomportercommel’ambassadeurduroyaumeduMarocetnonpas comme un représentant du « royaume deMickey ». Je lepréviens aussi du fait que, lors de mon prochain passage auMaroc, je demanderai à voir le roi à ce propos. En réalité,

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HassanIIvanousconvoquertouslesdeuxaupalaisdeSkhirat,àl’été1994.Ilnousyreçoitsurleterraindegolf,àborddesonwagon de train qui date du temps du protectorat. Commetoujours, Hassan II fait preuve d’un sens aigu de la mise enscène. Du haut de son wagon, tel Zeus depuis l’Olympe, sesparoless’abattentsurnouscommelafoudre.«MoulayHicham,comment peux-tu parler de Mickey à mon ambassadeur quireprésenteleroyaumeduMaroc?!Pourquiteprends-tu?!—Sire,c’étaitleseulmoyend’attirervotreattentionsurcette

affaire. La preuve… Maintenant, pouvez-vousdemander aureprésentantdel’Étatdecesserdem’ennuyersurcedossier?»L’affaireestclassée.Peudetempsaprès,leroimeconvoque

derechef. Il est épuisé, physiquement à bout. Il me fait denouveauveniràSkhiratmais,cettefois,jeletrouveassissurunpouf.D’habitude,pour fairedes remontrances, il accueille soitenpositionsurélevée,soitauboutd’uninterminablecouloirquesesvisiteursdoiventparcourir,sansqu’ils’avanceverseux–ensesachant toiséetdétaillé, ilestdifficiledegardersonnaturel.Or,enm’invitantàm’asseoirsurunautrepouf,àsahauteur,lerois’estexpriméavantdeprononcersonpremiermot.«Quandallons-nous enfin arriver à une vitesse de croisière dans nosrelations ? » me demande-t-il. S’ensuit une discussion calme,posée, raisonnable. Nous colmatons les brèches pour quelquetemps.Ilfautreconnaîtreque,danslebutdem’affirmerfaceàlui, j’ai été souvent véhément, parfois trop.Quoi qu’il en soit,notre ravalement de façade ne résiste pas longtemps à nosdivergences de fond. Le fait que l’on ne me voie plus à latélévision, ni dans les manifestations officielles, commence à

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alimenter la rumeur publique. Partout et sans cesse, onm’interroge à ce sujet. Je ne commente pas mais je prendspubliquement et en toute liberté position sur les sujets quimetiennentàcœur–cequiagaceprodigieusementHassanII.LorsdemesvenuesauMaroc, jecontinueàallersaluer le roi.Maisc’est tout. Un soir, peu de temps après une cérémoniecommémorant lamort deMohammedV à laquelle je n’ai pasprispart,jevaisainsivoirHassanIIaugolf.Surlegreen,danslalumièredesprojecteurs,ilmereprochemonabsence.«Tun’espasvenusaluerlamémoiredetongrand-père!—Mais,sire,c’estunemanifestationpolitique.— Non, c’est une manifestation religieuse. Et c’est la

famille.»Cesoir-là,jecomprendsquelamonarchiemarocainemêlede

façon consubstantielle le religieux, la parenté et la politique.Toutcelaestinséparableenmêmetempsquedistinct–unevraiehypostasie. Je comprends aussi que notre jeu du chat et de lasourisnemèneranullepart,sinonàlaguerre.Enn’allantpasàcette fête, j’ai rompu le lien ténu quime reliait encore au roi,notrelienfamilial.Ainsicommencema traverséedudésert.AuMaroc,cen’est

pas rien : vous faites l’objet de mille et une rumeurs, toutesmalveillantes ; plus un ministre ou ambassadeur ne vous ditbonjour;labourgeoisiecasablancaiseetl’élitedeRabatrentrentdansleurcoquille.Vousvivezunesorted’exilinterne.Seulslesamis fidèles demeurent. Il y en a, heureusement, mais ils nesontpaslégion.Enmêmetempsquejesuismisàl’écart,riennevaplusentre

leroi,quisemblemalade,mêmesipersonnenesaitcequ’ila,et

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son fils aîné. À partir de 1995, Hassan II et SidiMohammedsont comme un couple divorcé, qui s’efforce demaintenir lesapparences pour les enfants et lemonde alentour : des formessans fond, des sentiments affichés pour rassurer… Ce n’estguère mieux entre Sidi Mohammed et moi. Nous sommeslesvictimesd’uneéquationàtroisvariables.Leroiatoutfaitpournous brouiller. Il y est parvenu. Je ne suis plus invité àl’anniversaireduprincehéritier, jenedîneplusavec lui.Entrenousaussi,c’estterminé.Heureusement, ma vie privée m’apporte de grandes joies

pendant cette période. En 1995, je me marie avec MalikaBenabdelali. Nous nous sommes connus très jeunes, dès l’âgede neuf ans. Par samère, uneLaghzaoui,Malika est la petite-fille d’un grand commis de l’État. Son père, AbderrahmanBenabdelali, était l’un des fondateurs de l’UNFP et un ami deMehdi Ben Barka. Mis sur la touche après la mort deMohammedV, il est décédé jeune, quandMalika n’avait quehuitmois.Lamères’estalorsremariéeavecunambassadeurduMaroc,AhmedTaibi Benhima. En somme, la famille de monépouse est à la fois dans lemakhzen et dans le Mouvementnational.Malikaafaitdesétudesdescienceséconomiques.Ellea ensuite monté avec son frère une société de téléphonie auMaroc,BellCanada.Depuisplusieursannées,noussouhaitionsnous marier.Mais mamère s’y opposait, estimant la mère deMalikatropprocheduPalais.LefaitqueHassanIIfûtfavorableànotremariage,sansdouteparcequ’ilpensaitqu’enfondantunfoyerj’allaismecalmer,nepouvaitquenourrirsonhostilité.Je

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nesouhaitaispascontreveniràlavolontéexpressedemamère.Elle a fini par accepter notre union, voire par admettre qu’elleavaitmaljugéMalika.Hassan II était favorable à mon mariage mais à condition

d’être le roi de mes noces. Il aurait voulules organiser pourmoi,me faire parader en public dans une voiture décapotable,bref:monmariageauraitétémonretouraubercail.J’airefusé.Ainsi, le jour demes noces, le 16 juin 1995,Hassan II fait-ilune chose inouïe. Il arrive habillé n’importe comment et entirantunetêtelonguecommeunetoise.Jenecomprendspascequi se passe. Par la suite, j’apprends qu’il avait décidé de sevenger de ma fronde. Il avait commandé au musée Grévin, àParis, une effigie de mon père. Il l’avait fait venir par avion,l’avaitmisedansunvanetcomptait l’apporteraumariage– jene sais trop avec quelle arrière-penséemalsaine. Juste avant lacérémonie, il révèle son « plan » à son fils ainsi qu’à son«fou»préféré,AdelkrimLahlou.SidiMohammedestchoqué.Ilditàsonpèrequelastatueencireluidonneenviedepleurer.Ce n’est pas un cadeau. Lahlou ajoute que, certes, Hassan IIpeutfairecequ’ilveut,carilest leroi,maisqu’ilvacréerunecassure irrémédiable. «Sire, pourrez-vousvivre avec cela ?Sioui, faites-le.Sinon,mieuxvauts’abstenir.»Malgrécesmisesen garde, Hassan II s’obstine. Mais au moment de hisser lastatue dans la camionnette, le prince héritier met son pied entravers et, exprès, la fait tomber. Elle se casse. « Pour lamémoiredemononcle,jenetelaisseraipasfaireça!»Granddrame entre le père et le fils ! En arrivant chez nous, SidiMohammedajusteletempsdemesouffler:«Necherchepasàcomprendre,c’esttropcompliqué.Jet’expliqueraiplustard.»

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Cettemêmeannée1995,AbrahamSerfatymedédicace l’un

de ses livres,Entre lenoiret legris, qu’ilmefait parvenirparl’intermédiaire de Mohamed Mjid, alors président de laFédération royale marocaine de tennis. En voici la dédicace :« Au prince citoyen, dans l’espérance de vivre sous l’égided’unemonarchieéclairéeetréformée.»Jesuisassezétonnédecette référence à la monarchie, fût-elle constitutionnelle, de lapart de Serfaty,marxiste et républicain déclaré…En veine deprovocation, jemontre l’ouvrage àHassan II. Le roi prend lelivre et refuse deme le rendre. Je serai obligé de demander àSerfaty un autre exemplaire dédicacé en lui expliquant ce quis’estpassé.Iladûêtrecontentd’avoirtouchélenerfduroiunefoisdeplus!En juillet 1995, je publie dansLe Monde diplomatique un

article titré«Êtrecitoyendans lemondearabe».Jeconnais lerédacteur en chef du mensuel, Ignacio Ramonet, qui a étéprofesseur au Collège royal. Dans ce texte plutôt académiquemais non sans accrocs tranchants sous une surface lisse,j’explique que le concept de citoyenneté attend un début deréalisation dans le monde arabe – c’était quinze ans avant lePrintemps arabe. À l’époque, j’écris : « Le mot de citoyen,exhibéfièrementdansletextedelaplupartdesconstitutionsdesÉtatsarabes,estunabusde langage.Le terme réeldemuwatin(traduction usuelle du mot citoyen) recèle en effet uneconnotation totalement différente tant elle désigne des sujetspolitiquesdont la subordination à l’État est jugée acquisemaisdontlaloyautérestetoujourssuspecte,etpourquilalibertéestàlafoisoctroyéeetprovisoire.»

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Hassan II n’en croit pas ses yeux.Avec dix exemplaires dumensuel sous le bras, il parcourt son palais d’été de Skhirat àgrandes enjambées. Il croise l’un deses conseillers qu’ilapostrophe:«Regardecequem’afaitMoulayHicham!Si tune le savais pas encore,maintenant tu le sais : tu n’es pas uncitoyen!»Surce,illuiflanquelejournalàlafigure!Iltrouveainsi plusieurs malheureux, à qui il fait le même coup. Il selamentedanslatraditiondupèreabusé,mêmes’ilyaunepartde dérision théâtrale dans sa réaction. Au fond,Le Mondediplomatiquene l’intéresse pas. Il s’estime au-dessus de lamêlée, surtout de gauche. Il me convoque néanmoins dans lejardin de Skhirat. Sidi Mohammed, qui est avec moi quandj’apprendslanouvelle,medit:«Situt’ensorscettefois-ci,jet’appellerai Indiana Jones. » Puis il se cache derrière un arbrepournousécouter.C’estledernierbonsouvenirquejegardedelui : chaque fois que Hassan II tourne le regard, il sort de sacachettepourfaireunbrasd’honneur,quimanquedemefaireéclaterderire…« Écoute, me dit le roi, moi je peux te gérer mais il y a le

monde arabe autour de nous. Et je ne suis pas sûr qu’ils setaisentàcausedemoi.Ilsvoudrontfairedetoncasunexemple,pour éviter la contamination chez eux. Tu ne peux pas tepermettre de continuer de la sorte. » Je ne réplique pas,j’esquive.Cen’estpaslelieudedéfendremesdroitsdecitoyen.J’aiditcequej’avaisàdiresurlaplacepublique.Cefaisant,dupoint de vue du roi, je lui ai cherché querelle sur le terrainpolitique,j’aimarchésursesplates-bandes.Mieuxvautsetaire.L’ambianceestdéjàassezlourde,etlerestera.

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Enseptembre1995, jequitte le royaumepourdesétudesde

troisième cycle à l’université de Stanford, enCalifornie. C’estloin, donc c’est bon. Paris ne saurait m’offrir pareil répitpuisque, dans un certain sens que l’on pourrait dire« postcolonial », Paris est à l’heure de Rabat. En revanche,l’Amérique est un autre monde, moins obéré par le passé, endécalagepasseulementhoraire.Pourmoi,c’estlaliberté.

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IV.

LARUPTURE

Je m’installe à Stanford, près de San Francisco, pour ypoursuivremes étudesde sciencespolitiques.LaCalifornie estpour moi un endroit mythique, que je connais pour y avoirrenduvisite régulièrementàmescousinsmaternels, lesprincesWalidetKhaled,quiontfaitleursétudesauMenloParkCollegeà Atherton, une école de commerce de la Silicon Valley. ÀStanford, je me plonge dans l’étude des transitions politiquespoursortirdel’autoritarisme,notammentenAmériquelatine.Jecherche à comprendre dans quelles conditions s’accomplit lepassage vers la démocratie de régimes militaires ou d’autresformes de dictature. C’est sur ce sujet que portera aussi monmémoire.JesuisàpeinearrivéenCaliforniequand,enoctobre1995,le

monde que je viens de quitter menace de s’effondrer : endéplacementàNewYorkpours’adresseràl’ONU,HassanIIaun malaise. L’agence marocaine de presse publie un

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communiqué laconique se bornant à indiquer que « lesmédecins de Sa Majesté lui ont demandé de se reposer ». Jedécidedemerendresurplacepourvoirparmoi-même.J’arrivelematinversseptheuresetdemieàl’hôpitaldeNewYork,oùjem’installedanslasalled’attente.Unpetitcerclededignitairesdu régime, les traits tirés, m’apprend que le roi est en réalitédansuneunitédesoinsintensifs.J’attendsmaisriennesepasse,et je ne peux rien faire. Cependant, alors que je m’apprête àregagner mon hôtel, le général Kadiri, le chef du contre-espionnagemarocain,merattrapedanslaruepourmedirequele roi veutmevoir.Quand j’entredans sa chambre,Hassan IIest entouré de Sidi Mohammed et de Lalla Meryem, sa filleaînée. J’embrasse sa main, nous échangeons quelques mots,puis il nous demande de rester tandis qu’il interroge sesmédecins, sans fard ni fioritures. Son cas est grave. Je suisbouleversé,ébranléaussipar lefaitqu’ilnoussouhaiteprèsdelui.Ilmedit:«Toi,j’aiperdutatrace.Qu’est-cequec’estqueceshistoiresenCalifornie?Qu’est-cequetufouslà-bas?»Jelui explique, comme s’il ne le savait pas, que je poursuismesétudes. Il apostrophe alors une infirmière, en anglais :« IsStanford a serious college ? » Elle répond :« Oh yes, YourMajesty, a very prestigious college ! » Sa réponse, banale,mevaut absolution.Nous rions de bon cœur, c’est la fin de notrebrouille.Je rentre à l’hôtel avec Sidi Mohammed. Les regards que

nous échangeons au sujet de la santé du roi sont sanséquivoque. Nous ne parlons pas du reste, c’est-à-dire de nosdifférends et du fait que nous nous sommes évités depuis des

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mois.Leprincehéritier fume sans arrêt ; jemangepourdeux,nerveusement.Le lendemain,Hassan II quitte l’hôpital pour lePlazaHotel,oùilestrejointparsonmédecinpersonnelpuisparles meilleurs médecins américains. Parmi eux se trouve legastro-entérologue de l’université de Chicago, le professeurKirschner, déjà parti à la retraite, à qui le roi demandeexpressémentdevenir lesoigner.«Vousavezsuivimonfrèredans les moments difficiles, je voudrais que vous me suiviezaussi.»JamaisHassan II ne nous dira clairement ce dont il souffre.

Unroinepeutpasdevenirmorteldujouraulendemain.Maisilrefuseuneopérationcomplexequiauraitsansdouteprolongésaviedequelquesannées.«Je tiensà laviemaispascommeça,nousexplique-t-ilensubstance.Jenevoudraispasêtrediminuédans l’accomplissement demes fonctions. » En creux, il nousdit : je vais porter le flambeau dignement jusqu’à la fin, sanstenterderepousserl’échéance.Égal à lui-même, Hassan II va instrumentaliser le secret

médical comme moyen de gouvernance. Il va s’employer àsemer la confusion au sujet de son état de santé, induire enerreursonpetitmondepourmieuxbrouillerlespistessurlafinde son règne. Hassan II fait circuler auMaroc le bruit d’unemaladieintestinalerare,douloureusemaisnonlétale,lamaladiedeCrohn. Jusqu’en1997, etpeut-êtremême jusqu’en1998, ilpense lui-même, sincèrement, qu’il va pouvoir tenir le mal àbout de gaffe. Nous le croyons également ou, du moins,voulons le croire. Le roi affronte sa mort avec une grandedignité. Ilnesedissoutpasdans lamaladiemais,aucontraire,puise dans l’épreuve la forced’un ressourcement profond.Un

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soir,regardantlecoucherdesoleildepuissonbalcon,ilmedit:« C’est tellement beau, et les hommes sont tellement petits. »Sous l’emprise de la maladie, Hassan II semble apaisé. Ilredevient plus humain. Sur le plan politique, il tire toutes lesconséquences de la fin de la guerre froide et des problèmesinhérents à son règne despotique pour amorcer unetransformationprofondedurégime.Ilalecouragededéfaireenpartiecequ’ilavaitfait.Ilacceptenonseulementde«lâcherdulest » mais, plus positivement, de revenir sur des erreurs quiobèrentl’avenirdelamonarchieetdupays.JereparspourStanfordlecœurlourd,mêmesi,enapparence,

l’état de santé du roi s’améliore. Il reprend quelques kilos,recommence à chasser. Nos relations restent distantes car,soucieuxdepréparer sa succession,Hassan II neveutpasquenos retrouvailles parasitent la position de SidiMohammed, ceque je comprends tout à fait. Au demeurant, je me plaisénormémentàStanford.Ledécalagehoraireestunvrairepos!IlmetleMarocàdistance.Personnenem’appelleautéléphone,je suis tranquille.Ma femme attend un enfant. En avril 1996,enceintedesixmois,elleaunealertequim’obligeàl’emmeneraux urgences. Son cas paraît délicat, un accouchementprématuré est à craindre. Or, je tiens absolument, de manièreirrationnelle, à ce que notre enfant naisse sur le solmarocain.Celame paraît fondamental, non négociable. Lemédecin chefme rétorque froidement que c’est impossible. Un voyagemettraitendangeretlamèreetl’enfant.J’insiste,aupointquelechef du département de sciencespolitiques de l’université,

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alerté,m’inviteàdéjeunerpourcomprendrecequimemotive.Unepousséedenationalisme?Jeneparvienspasàluiexpliquercequejeressens.C’estviscéral,endeçàouau-delàdesmots.Lemédecin chef durcit alors sa position. Il a compris quej’échafaude des plans pour faire sortir Malika de l’hôpital. Ilmenaced’appelerlapolice.Aumilieude cette crise,Hassan IIm’appelle : «Écoute, ne

faisrienquimettelaviedetafemmeendanger.Jesaiscequeturessens,mapropre fille est née àRome.Ta fillepeut trèsbiennaîtreenAmérique, jesaisquecen’estpasunactedélibérédetapart.Notrecultureestsoupleàcetégard.Quandelleseranée,je t’organiserai un baptême à Stanford, avec du thé et unméchoui.Tuverras,elleseraà100%marocaine.»Jesuistouchéparcetappel,maisjem’entête.Jecontacteune

gynécologue renommée, qui me recommande un produitsusceptibledebloquerlescontractions.Ellevientenpersonneàl’hôpital pour administrer à Malika le produit, à l’insu dumédecin traitant.Lescontractionsépisodiquessestabilisent.Lemédecin traitantn’yvoitquedufeuet laisseMalikaquitter leslieux, en lui interdisant bien sûr strictement de voyager. Jepromets tout ce qu’il me demande. Je loue même unappartementenfacedel’hôpital,soi-disantpourn’avoirquelarue à traverser en cas de nouvelle alerte. En réalité, à peinerentrés chez nous, je mets Malika dans un avion, direction leMarocoùellevafinalementaccoucherdeFaizah.Notresecondefille, Haajar, naîtra bien plus tranquillement en 1999, auroyaumeaussi,bienentendu.L’ironie,surleplanfamilial,c’estque le frèreaînédeMalika,Hassan, auraentre-temps tout fait,lui, pour sortir son épouse duMaroc afin qu’elle accouche en

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toutesécuritésurlesolaméricain…Comme souvent, la décompression politique au niveau

national va de pair avec un relâchement de la pression surmafamille etmoidans le style inimitabledumakhzen, c’est-à-diresur le plan matériel. Hassan II m’autorise à développer unterrain àNador, la capitale duRif oriental et, ce qui estmoinsconnu, la deuxième place financière du royaume aprèsCasablanca, grâce aux émigrés et… au trafic de cannabis. Ils’agit de cinquante-quatre hectares que je vais viabiliser puisvendre par lots à des Marocains de l’extérieur, désireuxd’investir dans leur patrie. Dans cette affaire, je sollicite denouveau mon ami Kamal Shair et son entreprise Dar al-Handasah. Mon autre partenaire est la Banque populaire duMaroc.Toutsepassetrèsbien–leslotss’arrachantcommedespetitspains–jusqu’enseptembre1996,datedeparutiondemondeuxième article dansLe Monde diplomatique.Intitulé « Pourassurerunetransitiondémocratiqueetlapérennitédutrône:Lamonarchie marocaine tentée par la réforme », ce texte est unnouveau coup de tonnerre dans le ciel de Rabat, même s’ilmarquemoins le roique leprécédent.Uneouverturepolitiqueest alors en cours en Maroc. L’opposition historique estsollicitée pour entrer au gouvernement. Une réformeconstitutionnelleaétéadoptéeen1996,instituantuneChambredes conseillers en plus de la Chambre des représentants. Cebicamérismemetfinàl’électionindirected’untiersdesdéputésqui,auparavant,n’étaientpasdirectementchoisisparlepeuple.En même temps, Hassan II augmente le nombre des élusindirectsetcréepoureuxunechambrehaute.Autrementdit, ilrenforce encore son emprise sur le pouvoir législatif, tout en

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concédant à l’opposition la représentation du peuple qu’elleavaitréclamée–maisseulementpourlachambrebasse.Leroin’apasperdulamain.J’avaisenviedemepositionner

danscenouveaucontexte.Monarticlesoutientquelasourcedelégitimitédoitêtrepopulaire.C’estuneprisedepositionfranchemais, à la différence du précédent article, elle ne remet pas encausel’essenceroyaledelagouvernanceauMaroc.Jelivremesréflexionssur la répartitiondespouvoirset responsabilités, surles impératifs de la situation économique et le rôle des partis.Pourquoiai-jeécritcetarticle,alorsquemesrelationsavecmononcles’étaientamélioréesetquejelesaismalade?Jecroisqueje commençais à développerma propre pensée politique. Sansdouteaussiavais-jebesoin,encoreet toujours,decroiser leferavecHassanII.Surceplan-là,jesuisservi.Surinstructionroyale,dujourau

lendemain, la Banque populaire suspend discrètement sonpartenariat pour le développement de mon projet immobilier.Bien pire, pour faire chuter les prix des parcelles viabilisées àNador, un aérodrome militaire est transformé en zoneconstructible – quand Driss Basri suggère cette idée au roi,l’objection d’un galonné arguant qu’il deviendrait alorsimpossible de rapidement acheminer des troupes en cas derévolteestbalayéed’unreversdemain.HassanIIveutmefairerendre gorge, coûte quecoûte ! Il manque d’ailleurs d’yparvenir. Plus aucun lot ne se vend ; je me retrouve avec lamoitiédescinquante-quatrehectaresviabiliséssurlesbras!Cen’estpastout.LePalaism’acculepourquejemerabattesurunhommed’affaires rifain,en faituncaïdde ladrogue,qu’ilme

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metdanslespattes.Sijeluiavaisrevendumeslots,jemeseraisretrouvémouillédansuneaffairede«blanchimentd’argentdela drogue ». Or, en marge d’un match de base-ball à l’Écoleaméricaine deRabat, le chef de l’antenne de laCIA auMarocm’adiscrètementabordépourmeprévenir…Déjouantlepiège,je trouveunautre repreneurpourme tirerdecemauvaispas :Miloud Chaabi. Archétype du self-made man populaire,richissime, c’est un Midas des affaires qui, depuis lesannées1970,aeuplusieurs foismailleàpartiravec le régime.Aussi, en octobre 1996, vient-il me féliciter pour mon article« vraiment courageux » dansLe Monde diplomatique.Je doisreconnaîtreque je lui rendsmal lapolitesseen luiproposant lerachatdemonprojetàdemiachevéàNador…Mais,topelà!,ilest d’accord. Hélas, le jour où je viens déjeuner chez lui àMarrakechpourréceptionnermonchèque,ils’estravisé.«J’aicroisécematinDrissBasriaugolf,etcen’étaitpasunhasard,m’apprend-il.Basrim’amisengarde :“Leroiveutdisciplinerson neveu et toi, tu te mets en travers de son chemin. Faisattention!”Danscesconditions,tucomprendrasquejenepeuxpasconclurel’affaireavectoi.—Comment?!»m’écrié-je,indigné,enmêmetempsqueje

décrocheletéléphone.J’appellesur-le-champDrissBasriet,enmettant le haut-parleur, lui passe un savon. Pour finir, je luidemande : « Est-ce que le roit’a demandé d’intimider monami?»Bien sûr,pourquiconnaît le systèmede l’intérieur, laréponsenefaitaucundoute.Jamais,augrandjamais,le«grandvizir»n’accableraitleroi.«Non,prince,j’aiprislesdevants.Jecroyaisbienfaire.»MiloudChaabicommenceàdoutermaisiln’estpasencoreconvaincu.Jebondis.«Viens,onvaauPalais

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pourvérifierauprèsduroienpersonne!»Surce,jel’entraîneversmavoiture.Nousvoilàenroute!ConnudelasécuritéduPalais, je franchis tous lesbarrages jusqu’à tombersur l’ultimeobstacle, le caïd Marjane, l’esclave posté devant la porte deHassanII.DansledosdeMiloudChaabi,jeluifaisungrosclind’œil en frottant trois doigts en signe de promesse pécuniaires’iljouelejeu.«Pouvons-nousvoirleroi?—Biensûr,prince,Sidnavavousrecevoir.»Or,l’idéedese

trouverfaceàHassanIItétaniseMiloudChaabi.Desannésplustôt,aprèslepremiercoupd’État,ilavaiteneffetsaluéenpublicla « délivrance » que ce coup apporterait au pays. Il avait dûquitter le pays précipitamment, puis avait fait fortune dans laLibyedeKadhafiainsiqu’enÉgypte.Ilmedemandedetournerbride.«Moulay,jetecrois.Iln’yapasdeproblème.Jet’achèteles terrainscommeconvenu.»Sitôtdit,sitôtfait.Bonperdant,Miloud Chaabi ne me tiendra pas rigueur de mon coupd’esbroufe. Au contraire, il devient un vrai ami qui ne merefuserajamaisrien.«Grâceàtoi,pourunefois,j’aifaitbraireHassan II », se félicite-t-il. Il lui faudra quandmême attendreune dizaine d’années la remontée des prix à Nador, avant depouvoirrevendremeslotssansgrandeperte.Dans mon article duMonde diplomatique, une phraseen

particulier, à la suite d’une série de questions sur l’avenir dupays,afaitsuffoquerleroidecolère:«Àl’aubeduXXI siècle,le parti au pouvoir, quel qu’il soit, et le prochain souverain,MohammedbenHassan,devrontprendrecesquestionsàbras-le-corps avec le soutien de tous les citoyens. Le Maroc doitsaisir le moment historique ou régresser. » Hassan II a le

e

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sentimentque j’aidéjà faitunecroixsur lui,publiquement.Cen’estpasfaux.J’aituélepèrepourlaénièmefois…Enguisedereprésailles, il ne se contente pas de saboter mon projetimmobilier. Il m’inflige, de surcroît, un redressement fiscalterrifiant. Involontairement, ilmerendainsiuninsigneservice,puisqu’il m’oblige à régulariser ma situation financière. C’estune bonne chose. J’en suis convaincu au point que je vaisprodiguerceconseilàSidiMohammeddèslelendemaindesonaccessionautrône.Ilauraalorsunechancehistoriqued’assainirles comptes de la monarchie, de légaliser ses richesses en lesréintégrant dans le budget de l’État comme des fondsnécessaires à l’exercice de la représentation nationale par lafamilleroyale.Hélas,MohammedVInesuivrapasmonconseil.À ce jour, ses avoirs n’ont pas été légalisés, ce qui rend lamonarchie marocaine, d’un point de vue démocratique,extraordinairement vulnérable. Carlegrand problème de notremonarchie,c’est son rapportorganiqueà l’économie.J’ensuisplusquejamaisconvaincu:davantagequelerespectdesdroitsdel’hommeoul’acceptationdeladémocratisation,l’implicationduPalaisdanslasphèreéconomiqueestleproblèmequi,avanttout autre, bloque la transformation institutionnelle de notresystème.Posons-le, en toute franchise, du point de vue de la famille

régnante : jusqu’où lamonarchiemarocaine,dont lanature estpatrimoniale, peut-elle pousser la modernisation économiquesansse tireruneballedans la tête?Les institutions financièresinternationalesreprochentauroyaumesafrilositéenmatièrederéforme économique. Mais si le roi jouait franchement le jeulibéral, s’il poussait de toutes ses forces le Maroc dans la

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mondialisation, ne créerait-il pas les conditions de sa propreperte ? La réponse n’est pas évidente dans la mesure où ilconvientdedistinguerentrelamonarchieetlemakhzen.Sil’onarrivait à découpler les deux faces du régime, lemakhzenpourrait périr mais la monarchie survivre, voire se réinventer.C’estunefaçondedireque lesystème telqu’ilestnesaurasepérenniser.Pourperdurer,l’institutionmonarchiquedevrafairela part du feu en déliant son sort dumakhzen, qui est unempêchement dirimant à la modernisation économique duMaroc – et, donc, à la modernisation du pays tout court. Lemakhzendistribue des rentes de situation, il accorde desprivilèges, rémunère et punit à travers son contrôle néo-patrimonial des sources de revenu. Pour libérer et rénover lamonarchie,ilfaudracasserce«bazar».Cen’estpasseulementun impératif moral mais, par-dessus tout, une exigencepolitique. En effet, dans un système que l’on voudrait souscontrôle, qui contrôle le roi et ses proches, ces derniers étanttouslesobligésdusouverain?QuicontraintlePalaisetsacouràfaireévoluerunsystèmequi,littéralement,lesfaitvivre?L’honnêteté oblige à reconnaître que nul ne peutprétendre

que la fin dumakhzen sera sans risques, qu’il n’entraînerapasde « casse ». Il n’y a pas de garantie quand on passe de lathéorieàlapratiqueenchangeantd’échelle.Dansuntoutautredomaine, à savoir dans une usine de Sheffield, enAngleterre,où nous cherchons à produire du biodiesel, j’ai fait cetteexpérience. En laboratoire, nous avions fabriqué un biodieselparfait.Mais quand nous avons voulu étendre l’expérience enaugmentant lesquantités,nousavons fabriqué…dusavon !Àl’échelle industrielle, une enzyme avait disparu en cours de

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route.Qu’aurais-jeditàmescompatriotessi,mutatismutandis,ils’étaitagidelaréformedenotremonarchie?Iln’yapasdevictoiresanspéril.Prétendrelecontraireseraitdémagogique.Envoulanttransformerlesystème,oncourtlerisquedeledétruire.Cependant, en ne faisant rien, ce risque est encore plus grand,même s’il reste un certain temps latent. Car, à terme, lacatastrophedevient certitude.D’oùma conviction : il n’y aurapas de progrès digne de ce nom, c’est-à-dire réel pour le plusgrandnombreauMaroc,avecl’Etat-makhzentelqu’ilexiste.Ilestfaciled’accablerdeméprislaclassepolitiquemarocaine.

Or,dans lecadrequi luiest imposé, sesoptionsse résumentàundilemmequ’elleabordelesmainsliées:lerisquesystémiquetoutdesuite,oul’effondrementàtermedel’ordredontellefaitelle-même partie ? Nos politiques sont des eunuques. Lesanalystes se plaisent à les traiter deminus habens mais, s’ilsétaient à leur place, ils ne feraient pas mieux qu’eux. Car, àmoins de s’attaquer aumakhzen, le champ des possibles resteclôturé. Donc, si vous demeurez dans lesystème, le systèmevouséviscèrepuisonvousreprochedemanquerdetripes!Laseule manière de recouvrer sa dignité autant que sa libertéd’action, c’est de casser lemoule et de renoncer à ses propresprivilèges – pour pouvoir exiger que la monarchie fasse demême.Enoctobre1996,quelquessemainesaprèslaparutiondemon

articledansLeMondediplomatique,AbderrahmanelYoussoufiserapprochedemoi.Nousdiscutonslonguementdel’avenir.Jedécouvreunhommehonnête,vraietintègre,quiveutservirsonpays. C’est aussi un politicien habile voire madré, dans mon

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espritunpeutropl’hommed’unparti.AvantsonexilàCannes,entre1993et1995,ilétaitdéjàvenumevoirpourquejefassepasser àHassan II lemessage suivant : « Il y a trop de petitsjeuxautourdevous,enparticulierdelapartde[Driss]Basrietde [Reda] Guedira », soit le « grand vizir » et l’un desconseillerslesplusinfluentsduroi.J’avaistransmislemessagetel quel à Hassan II, qui avait été choqué que ses prochespuissentêtrecontestéspar–cesontsesmots–«unvieuxpoufet un jeune chenapan », c’est-à-dire Youssoufi et moi, lemessagerprésumécomplice. Il est vrai qu’il existait un terraind’ententeentrenous.Youssoufiavaitprisconsciencedufaitqueseuls lesprincesavaientvraiment intérêtàceque lamonarchiesepérennise,alorsquecen’étaitpasforcémentlecasd’unBasrioud’unGuedira.Lesgensautourduroiétaient,pourlaplupart,des courtisans intéressés. Hassan II le savait et n’avait quedédainàleurencontre.Ilestimaitquechacunavaitson«prix»,telle une marchandise. Mais il tirait de cette vérité unesurprenanteconclusion : il tenait àdistance les rarespersonnesquin’avaientpasdeprix.C’étaitplussimplequedeseremettreencause.Pourfairepliersesproches,leroiemployaittouteunegammedemoyens : lamanière forte, leshonneurs, l’argent, lecharme… Si rien ne marchait, il concluait : « Bravo, tu esl’exception à la règle.Alors, on te verra une fois par an aubuffetdelafêteduTrône.Mercietaurevoir!»En prélude à ma conversation avec Youssoufi en 1996, je

l’avais averti que, même si je pensais que l’« alternance »pouvait stabiliser la monarchie, il restait potentiellement unadversaire de mon oncle, ce qui me plaçait dans une positionmorale délicate. Je n’acceptais de discuter avec lui qu’à la

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conditionexpressequ’ileninformeleroi,cequ’ils’étaitengagéà faire. Sur ces bases, je lui prédisais qu’en cas de pacte avecHassan II, il serait aux affairesmais pas au pouvoir. «Aurez-voussuffisammentdemargedemanœuvrepouravancer,pourfairechangerleschosesdanslecadredecepacteforcémentunpeuflouetquiseracontrôléparleroiàtouslesétages?— Si j’ai l’appui de l’étranger, une majorité aux élections,

mêmeplusoumoinsbricolée,unedynamiquedanslasociétéetle droit de gestion des principaux dossiers du pays, je m’ensortirai, m’avait-il répondu.Celame permettra d’être en placequand ce qui doit arriver arrivera. » Bien informé par lesFrançais, il savait le roi malade. Il croyait qu’en maîtrisant le« circuit » que formaient le gouvernement, le Parlement et latechnostructure de l’administration, il se trouverait en positiondeforceàladisparitiondeHassanII.Mário Soares, avec qui j’étais alors très lié,m’a confirmé à

l’époquequeYoussoufi sepositionnaitparcequ’il savait le roidiminué, sur la fin. D’autres scénarios plus ou moinsfantaisistes,quitournaientautourdeMoulayRachid,DrissBasrietlesmilitaires,étaientégalementprésentsdanssonesprit.Aveclerecul, jecroisqueYoussoufiavaitréellementlesatoutspourmettreenœuvresastratégie.Cependant,ilallaitseretrouveràlatêted’unpartiquin’étaitpasenphaseavec la réalité.L’USFPs’était dévitalisé dans la longue durée de son opposition aurégime. Le parti était sans sève et sans troupes de choc.Youssoufi lui-mêmen’étaitpasleprédateurqu’ilauraitdûêtredans lecorpsàcorpsannoncéavec lemakhzen.Etquediredesonentouragequineluiarrivaitpasàlacheville?L’undesesplusprochescollaborateursétaitunhommedes«services»,qui

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renseignait lePalaissurses faitsetgestes…L’ironie,c’estqueHassanIIn’enavaitpastantbesoinpourparerlescoupsdesonadversairepolitiquequepourempêcherDrissBasride torpillerl’« alternance »… Le roi se donnait les moyens de contrôlerl’USFPdel’intérieur.Hélas,c’étaitaussifacilequedeglissersamaindansungant.J’obtiensmondiplômeàStanfordenjuin1997.Plutôtquede

rentrerauMaroc,où la finde règnedeHassanIIcommenceàpesersurlepayscommeunepierretombale,jeparsm’installeraux Émirats arabes unis, àAbu Dhabi. J’ai le sentiment qu’iln’y a pas de place pourmoi dansmon pays.Au contraire, jerisque fort d’être pris dans les rets de la succession qui s’yprépare. Je rejoins donc mon ami d’enfance, le cheikhMohammed bin Zayed, sans même passer par le Maroc. Jeguette la réactiondemononcle.Elleestpositive.HassanIIestsans doute soulagé d’épargner à son fils aîné la tensiondésormais très présente entre nous.Moi aussi, j’y trouvemoncompte. À Abu Dhabi, je me lance dans un projet depisciculture industrielle, l’élevage de loups et de crevettestigrées.Rapidement,masociété,Asmak(«poissons»),estbiencotée en Bourse. Par ailleurs, je gagne un pactole grâce auxintroductions en Bourse couronnant un certain nombre deprojets que j’initie dans le cadre des « compensations »– offsets– imposées aux vendeurs d’armement comme, parexemple, legroupeDassault.Ma relationavecMohammedbinZayedétaitvraimenttrèsforte.Jeleconseillaissurdesdossiersultrasensibles.Nouspartionsparfoisaupied levé,aumilieude

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la nuit. Ilme faisait réveiller pour que je sois à l’aéroport uneheure plus tard : je demandais juste si je devais emmenerMonsieurSigSauer,unearmeautrichienne,cequisignifiaitquenous allions au Pakistan, enAfghanistan ou enAfrique ; ouMonsieur Ralph, autrement dit Ralph Lauren, ce qui signifiaitalorsquenousallionsenEurope.Actifdansson thinktank,j’aiaussi un accès privilégié à l’OffsetsGroup, dont je suis toutesles activités. Beaucoup de projets m’intéressent :Asmak, quej’instruisdeAàZ.Maisaussid’autresprojets,autourdesquelsje monte des opérations en profitant de ma connaissance desdossiers.Cen’estpasillégalcarlesmarchésémergentssonttrèspeu réglementés. Comme beaucoup d’autres, je profite del’existencedezonesgrises…Àlafinde l’été, lesfiançaillesdemasœurseront l’occasion

demes retrouvailles publiques avecHassan II.L’ambiance estcourtoise, même si l’équipe de la RTM (RadiodiffusionTélévisionmarocaine)m’apprendque le roi leur a ordonnédenepasnousfilmerensemble,vraisemblablementpouréviterdescomplications avec SidiMohammed.À la télévision nationale,l’on ne me reverra donc que deux ans plus tard, lors desobsèques du roi. Cependant, à la suite de nos retrouvailles, jerendrai visite àHassan II tous les deux ou troismois, chaquefois que je passe auMaroc, souvent en compagnie dema filleaînée.Nos relations serontalors totalement sereines, familiales.Le roi répétera qu’il est le grand-père « alaouite » de mesenfants – unemanière de dire que je suis réhabilité. Le passéjouera quasiment en ma faveur, comme une suite d’épreuvesayant solidifié nos relations. Hassan II est très amaigri. Lamaladie le ronge. Nous parlerons librement du Maroc, de

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politique,de l’« alternance» en cours.Le roi sediradéçuparcetteexpériencequi,desonpointdevue,démystifie lagauchecommeforcedeproposition,commevraiealternative.«J’auraisdû les faire venir au gouvernement il y a quinze ans »,reconnaîtra-t-il.Ilmetaquineraenajoutantque«mes»copainsdel’USFPsont,enfait,des«ringards».Jeluirétorqueraiquece ne sont plusmes copains puisqu’ilsm’ont « planté » poursonfils!À la fin de sa vie,Hassan II prend conscience du fait qu’il

n’est pas un homme de la génération Internet, qu’il n’est pluschez lui dans l’univers des jeunes qui forment la majorité denotrepopulation.«JepouvaiscomprendrelesBeatlesmaisjenecomprendspaslerap»,résume-t-il.Leroiserendàl’évidenceque « la liberté est une chose qui fascine les gens », et quel’avenirde la monarchie chérifienne se jouera sur l’obtention–laconquête?l’octroi?–deplusgrandeslibertéscitoyennes.Il décide de ne plus entraver cettemarche vers le futur,mêmes’il souhaite que tout reste en ordre jusqu’à son départ. Il aintériorisé l’idée qu’il est devenu un poids plutôt qu’un atoutpourleMaroc.HassanIIdécouvreenmêmetempslesvertusdulibéralisme

économique. Il est littéralement estomaqué par la vente d’unelicence de téléphonie GSM, qui permet à l’État d’engranger1,5 milliard de dollars. Il faut dire qu’il s’agit là de l’un despremiersappelsd’offressansinterférence,sanscommissionsetsans«message»politique(àladifférencedelalicenceaccordéeauxCanadienspourfairecomprendreàParis,auparoxysmedelacrise franco-marocaine,que le royaumen’étaitpassachassegardée). En même temps que le roi s’entiche de libéralisme

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économique, il enrichit son jargon de termes comme« synergie », ou d’anglicismes commeleverage et lance ungroupederéflexion,le«G14».Ilsedécouvresurletard,nonsans plaisir, comme le grand « manager », le PDG ou CEO(chiefexecutiveofficer)duMaroc.Les élections législatives de novembre 1997 sont assez

particulières. Ce n’est plus le folklore habituel, les urnesbourrées et les morts qui votent, mais le scrutin n’en est pasmoins sous contrôle. L’argent circule, l’administration joue desoninfluence.Lesystèmeestparfaitementrodépourempêcher,sans que cela saute aux yeux, la constitution d’une majoritéclaire – ce qui garantit au roi son rôle d’arbitre. La classepolitiquedanssonensembleliralevotecommeungagedonnéàunealternanceoctroyéepar le roi.Lamajoritéest«bricolée»,tout juste suffisante pour que Youssoufi puisse former unecoalition.Le 4 février 1998, Abderrahman el Youssoufi devient

Premierministre.Suivantl’«alternance»dequelquessemaines,la visite officielle au Maroc de Lionel Jospin, alors chef dugouvernement français, prendune tournuredramatique. Jospindit à Youssoufi, publiquement : « Toutes les instances de laRépublique française sont derrière vous. » Tant qu’à faire, ilauraittoutaussibienpudire:«Leroiestfini.»Or,HassanIIserendrapidementcomptequelestechnocratesdel’oppositions’effilochent au contact du pouvoir. Ce n’est pas une bonnenouvelle pour lui. Il ne trouve en eux aucun appui. Il voulaitcetteouvertureàl’USFPpourstabiliserletrône,pouroxygénerson régime,pournepas se retrouveraupremierplan faceà la

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rue.Jesensqu’il revient,aprèsbiendesannéeset,donc,aprèsbeaucoupde temps perdu, à la croisée des chemins où il avaitquittélavoiedelamonarchieconsensuellepourbifurquerversune monarchie populiste. C’est unflash-back, la vraie fin del’affaireBenBarka.Mes propres relations avec l’USFP ne sont pas bonnes non

plus. L’intérêt des socialistes aux affaires est de se rapprocherduprincehéritier, ce qu’ils font avec zèle.Un exemple : alorsque j’avais été invité par la fondation Bouabid à Rabat àprononcerundiscourssurlestransitionsdémocratiquesdanslemonde arabe, je suis prévenu à la dernière minute d’un« changement du programme ». J’ai été « zappé » et, à maplace, Sidi Mohammed prendra la parole. Il signale ainsi savolontédes’impliqueraumomentoù l’emprisedesonpèreserelâche.Ce jour-là,àmesdépens, il sortde l’ombreet fait sonentrée dans le monde politique. Moi, je plonge dans lebrouillard. Je prends alorsmes distances, le large. Jemultiplielesmissionsd’observationélectoralespour la fondationCarter,d’abordenPalestinepuis,pourleslégislativesd’avril1998,auNigeria.LeSaharaoccidentalvientaussicompliquerlafinderègnede

HassanII.Longtemps,leroiavaitpusecontenterde«faireduprocessus » pour temporiser et mieux préparer le vote crucialpour leMarocqu’allait être le référendumd’autodéterminationdans l’ex-colonie espagnole. À cette fin, les législatives auroyaumeavaientmêmeétérepousséesdedeuxans,quiplusestsur proposition de l’opposant Abderrahim Bouabid, enl’occurrencedansunrôleàcontre-emploi.«C’est leplusbeau

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cadeau queBouabidm’ait jamais fait », s’était réjoui le roi enprivé.Maisjusqu’en1997,HassanIIcroyaitsincèrementqueleMaroc pouvait remporter le référendum. S’il en repoussaitl’échéance, c’était pour mieux l’emporter, de façon pluséclatante. Son calcul était le suivant : en gonflant le corpsélectoralde100000à200000votants,l’issueduscrutinallaitêtred’autantplusfavorableauMaroc.D’oùlamiseenplacedetoutundispositifpouraugmenter lenombredesélecteurs.LesconseillersDriss Slaoui etAhmed Senoussi étaientmissionnéspourenconvaincrel’ONU;surleterrain,DrissBasri,habituéàmanipuler les élections au royaume, était en prise directe aveclesgouverneurs.Enfin,legénéralKadiridelaDGED(Directiongénérale des études et de la documentation) s’occupait du« sous-sol » : il faisait remonter de l’information depuis lescamps de réfugiés enAlgérie, contrôlés par le Front Polisario.LequelétaitaffaiblipardesralliementsauMarocquiétaientplussouvent le fait de nos « barbouzeries » que de sincèreschangements de convictions. En revanche, les révélations surdes atteintes aux droits de l’homme àTindouf, la « capitale »sahraouieenterritoirealgérien,servaientlacauseduMaroc,toutcomme la situation de « fait accompli » créée par la présencemarocaineauSaharaoccidental.HassanIIneménageaitpassesefforts : dans les « provinces du Sud », les salaires dans lafonctionpubliqueétaientmajorésde25%,lesproduitsdebaselourdement subventionnés et des travaux herculéens entreprispourdotercesarpentsdesabled’infrastructures.Sur ce, en 1997, l’ancien secrétaire d’État de Bush père,

James Baker, est nommé représentant spécial de l’ONU auSahara occidental. Hassan II s’en inquiète énormément. Il sait

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quecepoidslourdsurlascènepolitiqueaméricaineestcapablede lui forcer la main. Il se rend également compte quel’importance stratégique du Maroc pour les États-Unis agrandement diminué depuis la fin de la guerre froide.Aussiprépare-t-il avec un soin méticuleux ses premières rencontresavecBaker.Lerois’adressemoinsaureprésentantdesNationsunies qu’au diplomate américain, insistant à dessein sur lesenjeux géopolitiques de la question saharienne. James Bakercomprendlejeuduroi,quiluiconvientégalement,dumoinsaudébut(c’estcequ’ilmeconfiera,plustard,lorsd’unerencontreàVienne).Ilsaitque,sileroiluidonnesaparole,illatiendra.En revanche, après lamort deHassan II, il désespérera de sesinterlocuteursmarocainset,en2004,démissionnera.C’estainsique le dossier se perdra dans les sables dans lesquels il esttoujoursenlisé.Le14juillet1999,HassanIIest l’invitéd’honneurdudéfilé

sur les Champs-Élysées à Paris. Jacques Chirac lui offre cecadeaudefindevie.Depuisplusieursmoisdéjà,mononclesaitque sa mort est proche. Quand le roi Hussein avait été àl’agonie,enfévrier,nousavionssuiviensemblelecompterendudesafin,d’heureenheure,surCNN.C’estl’unedesraresfoisoùj’aivuHassanIIverserunelarme.Celaletouchaitvraiment,parce que c’était la fin d’une époque – la sienne. Il voyait samortdanscelleduroideJordanie.Ilsesentaitdeplusenplusfatigué.Pasquestion,pourautant,deluisuggérerdavantagederepos, du recul par rapport aux affaires. Quand j’ai brisé letabou,HassanIIm’aregardédroitdanslesyeuxpourmedire:« Je suis le roi et c’est un métier à plein temps. Je ne me

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désincarnepasunjourpourêtrefatigué,unautrejourpourcecietun troisièmepourcela.Quandcomprendras-tuqu’ilestdéjàtout à fait exceptionnel que je me désincarne parfois avec toipourneplusêtreleroimais,toutsimplement,tononcle?»HassanIIn’ajamaisprisniunsomnifèreniuncalmantdesa

vie.Ilvoulaitêtrelucideàtoutinstant,mêmedansladouleur.Iln’a jamais pris non plus de vitamines, de complémentsalimentaires. Il avait un très grand courage physique. Il aregardélamortenface.Enlavoyantvenir, ilnel’apassubie.Mais,enattendant,ilaportécepoidsterribletoutseul.Danslasoiréedu22juillet,alorsquejemetrouveàParis,je

suis averti de l’hospitalisation en urgence de mon oncle. Jeparviens à joindre le chef de son équipe médicale, qui meconfirme la nouvelle. « Je prends un avion privé et je rentreimmédiatement. »MaisHassan II, qui est présent et lucide, sesaisit du combiné pourmedire : «Ne te précipite pas.Rentredemain,tranquille.»Ilmerepasselemédecin,etjel’entendsluirépéter : « Dites-lui qu’il ne se stresse pas, qu’il rentretranquillement demain. » Je réserve donc mon vol pour lelendemain, dans l’après-midi. Le 23, je déjeune avecGhassanSalamé, quand je reçois un coup de fil de SidiMohammed, àqui jen’aipasparlédepuis longtemps. Ilmedit :«Tononcleest très fatigué, il fautque tuviennes.»Jedemandedavantagedeprécisions.Ilrépond:«Noussommesentraindetenteruneinterventiondesauvetageàl’hôpital.Jen’aiprévenuquetoietlePremierministre,pourdes raisonspolitiques.»En fait,SidiMohammed ignorait que j’étais à Paris et, le matin, avaitdemandé au cheikh Zayed deme faire partir de toute urgenced’AbuDhabipour leMaroc.Unhélicoptèreavaitmêmeatterri

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surunterrainvagueprèsdemamaisonauxÉmiratsarabesunis.Pourrien!J’arrive vers dix-neuf heures trente au Palais. Je comprends

toutdesuitequec’estfini,queHassanIIestmort.Unincidentmemarqueenparticulier:jevoisdeuxgendarmesdelasécuritérapprochée du roi secouer Driss Basri dans un bureau, àquelquesmètresdesgénérauxArroubetBenslimane.J’entendsBasri crier : «Mais arrêtez la provocation !Arrêtez ! Je suisquandmêmeleministredel’Intérieur!»JedemandeaugénéralArroub des explications. Ilme répond que c’est « juste à titrepréventif ». Je lui fais remarquer que le procédé fait mauvaiseffet, que lesmédias dumonde entier sont aux aguets et que,s’ils l’apprenaient, cela donnerait une piteuse image de lamonarchie. Mais le roi est mort et, sans sa protection, son«grandvizir»prenddescoupsaprèsenavoirbeaucoupdonné.Plus tard, quand je serai totalement brouillé avec « M6 »,

commeonvarapidementsurnommerlenouveauroi,jemesuisdemandé si le princehéritier nem’avait pas fait venir de touteurgencepourquejeluiprêteallégeanceavantqu’ilnem’écarte.Jemesuisposécettequestionparcequemaprésence,pourceuxqui avaient la mémoire de notre dynastie, revêtait un enjeuimportant.Eneffet,aprèslamortaccidentelledeMohammedVet en attendant d’être éclairé sur les circonstances de ce décès,mon père avait signé l’acte d’allégeance, mais refusé de serendre à la cérémonie qui suivait. Or, renseignement pris,M6n’avait pas de dessein caché pour prendre sa revanche surl’histoire.J’aienquêtéauprèsdesmédecinstraitantsducentredecardiologiedel’hôpitalAvicenne;j’aivérifiéauprèsduPremierministre.Toutcequeleprincehéritierm’avaitditautéléphone

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s’estavéréconformeauxfaits,rigoureusementexact.À vingt-deux heures, réunis avec les autres dans la salle du

Trône, je signedonc labeiya,maissansmemettreendjellaba,cequiestmafaçond’exprimerquejenesuisquedepassage.Jesuisleseulencostume.Cen’estqu’undétailvestimentairemaisil traduitmon intuition, puisma conviction intime, que je vaisê tr eécarté de cet univers. Détail révélateur dumakhzen:personnen’adestylopoursigner,mêmeleprotocolen’yapaspensé!Jelaissepasseruninstantpuis,danslagênegénérale,jepropose mon stylo. Labeiya, ce texte qui renouvellel’allégeance entre les gouvernés et les gouvernants, est ainsisignéedemonencre.Je m’attarde un instant sur labeiya, qui est un concept

islamique. Il s’agit d’un accord contractuel entre leCommandeurdescroyantsetceuxquipeuventfaireetdéfairelepouvoir.C’estunevariationlocalesurunthèmeconnupartout:les contractants sont l’élite de la société, des gens qui jettentdans la balance leur poids social. Dans la tradition avantLyautey, chaque grande ville, chaque vrai centre de pouvoir,avaitsesreprésentantset,decefait, l’acted’allégeanceétaitungrandrendez-vousdudonneretdurecevoir.Puislacérémonies’estvidéedesonsens.Ellen’étaitplusprécédéedetractationsmaiss’estréduiteàuncoupdesiffletpourfairesignerunactedesoumission,sansdiscussionpréalable.Je pense qu’il faudrait revenir à labeiya comme un contrat

signéaprèsnégociationdesestermes.DansunMarocidéal,ceserait un rituel fort, une onction conférée par des institutionsélues, à commencer par le Parlement. Le retour à la tradition

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marquerait ainsi, en fait, un progrès envers une société plusdémocratiqueancréedanslepassé.Danscecas,labeiyadevraitégalement inclure les femmes, ce qui n’est pas le casactuellement,saufpourlesfemmesministres.Modifier labeiya,est-cetoucherausacré?Jenelecroispas.

Dans la tradition islamique, c’est un rituelmystique qui prendenchargeledivin.AprèslamortduProphète,ilyaeunombred’interprétations quant à la forme que devait revêtir la bonnegouvernance inspirée par son exemple. Certains disaient qu’ildevaityavoirunsuccesseurunique,d’autresqu’ilpouvaityenavoirplusieurs.D’autresencoreestimaientquel’onn’avaitpasbesoin d’autorité politique du tout. Pour finir, une forme decalifat a été privilégiée dans le souci d’assurer la survie del’umma – la communauté des croyants – grâce au pouvoir enplace. Aujourd’hui, il est donc tout à fait concevable derequalifier, de nouveau, la forme idéale de la gouvernancepolitiquedanslecadredel’islam.Dans les heures qui ont suivi la mort de Hassan II, nous

avons été une cinquantaine à incarner les forces vives de lanation : les princes, Moulay Rachid, mon frère et moi ; lesministresetgrandscommisdel’État,desofficierssupérieursetdesulémas.Plustard,ilm’aétéreprochéd’avoirembrassémoncousin, lenouveau roi,plutôtquede luibaiser lamain. Je l’aifait spontanément,dans l’émotiondumoment. Ilestcependantvrai que j’estimais depuis longtemps que le baiser de la mainroyale, dessus-dessous, était un geste humiliant qu’il fallaitsupprimer.Parcequejen’avaispasbaisélamainrectoetversodeHassan II, celui-cim’avaitdéjà fait la têtependant sixmois

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– et il avait alors fallu que SidiMohammedm’en explique laraisonpourquejecomprenne.Pourmoi,embrasserlamainduroid’uncôtéoudesdeuxcôtésnefaisaitaucunedifférence.Or,pourHassanII,c’étaitunriteessentiel.Quandilétaitencolèrecontrequelqu’un,lapunitionsuprêmeconsistaitànepasdonnersamainàbaiserenlaretirantimmédiatement,avantquel’autrepuisses’ensaisir.Pourmapart, j’avaiseudroitàunepunitionjusteendessousentermesdegravité: leroim’avaittendusonpoing fermé, et j’avais dû tirer sur ses doigts pour l’ouvrir !Bref, le baisemain était un signe éloquent dans l’idiome dupouvoir.Unemainabandonnéeauserviteurétaitdebonaugure,unemain vite retirée un signe demauvaise grâce.Aumomentde l’« alternance», sachant que sonnouveauPremierministresocialiste,AbderrahmanelYoussoufi,n’allaitpasluiembrasserlamain, le roiétaitallévers luienouvrantsesbras…Pourunautre récalcitrant présumé,SeddikBelyamani, le vice-présidentde Boeing, qui avait la double nationalité marocaine etaméricaine, Hassan II avait pris les devants, donnant cetteconsigne à son protocole : « Dites-lui queSidna est tellementfier de sa réussite qu’il lui ordonnede ne pas lui embrasser lamain. »Autant dire que ce geste de soumission relevait d’unrépertoiresubtildontHassanIIseservaitavecmaestria.Sonfilset successeur se l’est approprié dès qu’il a chaussé lesbabouchesdupouvoir.Ensortantdelacérémonied’allégeance,j’aiuneprisedebec

avec une dizaine d’opposants, dont Mohamed Boucetta del’Istiqlal.Cevieuxroutierdelapolitiquemarocaine,unhommepragmatique doté d’un vrai sens de l’humour, m’interpelle :«Alors,qu’est-cequec’estquecetarchaïsme?Toutceciaurait

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dûsefairedevantleParlement!Tuverraslesconséquences.»Moi,jedéfendslamonarchie:«Onnepeutpascommencerlaréformeen remettantencause l’autoritédu roi. Il fautd’abordqu’ilassoiesonpouvoir.»Jesuisleseuldelafamilleroyaleàêtrebousculédelasorteparcespoliticiensquim’abordentavecvigueur,commepourmesonder.Endépitde cette agitation, je ressensungrandvideenmoi,

commesisoudainmaboussoletournaitsansdirection.Versuneheure du matin, je décide de retourner au Palais. La veilléefunéraire se déroule dans un lieu au cœur du bâtiment où lesprochesserendent librement, lekoubat–la«pièce»–deSidAhmed el Boukhari, un grand théologien islamique d’Orient.C’estlesanctuairedupouvoir,unesalledetrentemètrescarrésenviron dont la sobriété sinon l’austérité matérialisel’intemporalité de notre dynastie. Ici débute la fête duTrône ;ici, leroiseparedeseshabitsd’apparatetvient, lesoir, lire leCoran; ici,aussi,devantcettepièceestpriselaphotoofficiellechaque foisqu’unmembrede la famille royale semarie.Cettenuit-là,deuxfemmesquejeneconnaispass’approchentdemoicomme deux ombres. « Moulay Hicham, dites-nous, est-ilvraiment mort ? » me demande, en chuchotant, l’une d’elles.Pourcesfemmes,commepourtantdeMarocainsautermed’unrègne de trente-huit ans, la disparition de Hassan II estimpensable.Enquittantlaveillée,jetombesurM6quiestsurlepointde

rentrerchezluipourdormir.Je luidis :«Mais tunepeuxpasalleràSalé!Tuesmaintenantleroi,tudoispasserlanuitici.»Ilme regarde sans rien dire et, finalement, reste au Palais.De

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retourchezmoi,exténué,jemeconfieàmafemme,enceintedenotresecondefille :«Jesens trèsmalcettehistoire.JevaisauclashavecSidiMohammed,c’estinéluctable.Enfait,j’aienviequ’onmemette à la porte. J’ai le sentiment d’un faux départ,j’ai l’impression qu’on s’installe non pas dans la rupturemaisdans la continuité. Je ne me vois pas vivre des mois ou desannées dans cette schizophrénie. Lemakhzen a perdu sa têtemaisonlasentdéjàrepousser.Ilesttoutautourdenous.Ilveutvivreetvanousdévorer.Quefaut-ilfaire?»Tourmenté, jesaisqu’ilestdemondevoir,pour l’histoireet

pour les Marocains, de livrer le fond de ma pensée à moncousin.Jesuisrésoluàm’acquitterdecetteobligation,bienqueles chances d’une amélioration de mes relations avecMohammedVI après le décès de son père soient infimes. Lenouveauroidoits’affirmer.Ils’était longtempstupendantqueje parlais haut et fort sur la place publique pour tenir tête àHassan II.Àprésent, sonheureestvenue.Peu importecequenous pensons l’un de l’autre. La logique de situation nousoppose.Déjàavant,déviéesparlaraisond’État,nostrajectoiresavaientétédeplusenplusdivergentes.Par-delà sa tombe,Hassan II nous surprend.Nous pensions

tous qu’il se ferait inhumer dans la grande mosquée deCasablanca qui porte son nom. Or, sa dernière volonté est dereposer dans lemausolée, à Rabat, qui abrite déjà son père etsonfrère.Quelquesannéesauparavant,dutempsduroihautain,toutimbudesapersonne,cevœueûtétéinimaginable.Maisausoir de sa vie, Hassan II a fini par se rangerderrièreMohammed V. Ses obsèques, le 25 juillet 1999, sont à lahauteurdupersonnageexceptionnelquivientdedisparaître.Ily

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a là le princeCharles d’Angleterre, toutes les têtes couronnéesduGolfe,BillClinton,JacquesChirac…Lafouleesthystérique,l’organisation chaotique. Le peuple a perdu son père, son roi,soncommandeur,sonsouveraindespotiqueaussi.Touts’éteintavec lui, même si Mohammed VI est immédiatement acceptécomme le nouveau monarque, l’interlocuteur des chefs d’Étatétrangersetl’espoirdupeuplemarocain.Mohammed VI s’est dépouillé de son humanité dans la

koubat, làoùlecorpsdeHassanIIétaitsolennellementexposéenattendantlesfunérailles.Lefilsyad’abordcaressélatêtedeson père, accomplissant enfin les gestes tendres qu’il n’avaitjamaisosésduvivantdesonprédécesseursurletrône.Lascènem’aprofondémentému.J’enaipleuré.Maisj’aiaussivulefilsrevêtirleshabitsdusouverain.Ilestsortidugraaldynastiqueenmonarque,déjàdanslacarapacedupouvoir.Le lendemain des obsèques de Hassan II, je prends mon

courage à deux mains. Je vais voir MohammedVI au Palaispour lui dire tout ce que je pense, deA à Z, au sujet de lamonarchie, dumakhzen, à propos des militaires et del’« alternance ». Devant les dignitaires du Palais et la famille,lors d’une conversation à bâtons rompus, je lui dis que lepatrimoine de la maison royale doit revenir à la nation. Jel’adjuredenedonneraucungageauxgénéraux,deneplustenirsesréunionsàl’état-major–toutel’AfriqueduNordétantdéjàgouvernée par des galonnés. Je lui demande aussi d’écarterDriss Basri en douceur. Enfin, je le presse de renforcerl’ouverture du régime vis-à-vis de la gauche. Mais

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M6esquiveletête-à-têteetlafranchisequ’ilauraitpupermettreentrenous.Ilnerépondpas, ilsemblejustenepassavoirquoidire. Les dignitaires présents se chargent en revanche dem’envoyer sur les roses, avec politesse mais une grandevéhémence. Pourtant, le premier discours de M6, écrit parAbdelhadiBoutaleb,refléteramespositions.Ilseraprononcéle30 juillet, pour la fête du Trône. En revanche, le 20 août,ironiquementpourl’occasiondelafêteduRoietduPeuple, letonchange.Cediscoursestfranchementrétrograde.Ilannoncela continuité dumakhzen ou, plus précisément, sa restaurationsurdenouvellesbases.Detouslesscénariosquej’aienvisagés,c’estlepire.Mon«cas»aétéréglébienavant.AuPalais,dèslemoment

où j’ai dit mon fait au roi, tout le monde m’a désavoué duregard.Onm’évitecommeunegrenadedégoupillée.Jemesensmalàl’aise.L’attenteseradecourtedurée.Quarante-huitheuresaprèsmaprisedeposition,lechefduprotocoleroyal,Abdelhakel-Mrini,m’annoncequ’il a reçupour instructionde se rendrechez moi avec une délégation dont fait partie l’un de mescousinsgermains,MoulayAbdallah.Unefoisdansmesmurs,lechef du protocole me déclare : « Je dois vous délivrer unmessagedeSaMajesté.Sachezquejenesuisqu’unmessageretque j’ai demandé à être dispensé de cette responsabilité. SaMajestévouspriedeneplusvenirauPalais royalàmoinsd’yêtreconvoqué.Vousluiavezcauséassezdetracas.»Jenesuispas surpris. Je me sens à la fois profondément blessé etimmensément soulagé.MoulayAbdallah coupe alors la parole

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auchefduprotocole :«Tais-toi,c’est tropgentilceque tu luidis. Moulay, tu es un emmerdeur, reste chez toi ! » Je luiréponds que ce n’est pas la peine d’insister. Ne voulant pasressembler à ceux qui sont venusm’insulter sousmon toit, jepuiseauxmeilleuressourcesdel’hospitalitémarocainelaforcedeleurproposerunthé.Le lendemain, le chef du protocole me rappelle pour

m’annoncer la venue d’une nouvelle délégation. RochdiChraïbi,ledirecteurducabinetroyal,etFouadAlielHimma,lecondisciple et confident de MohammedVI, en font partie. ElHimma me dit : « Sa Majesté estime que les membres de safamilleontététrèsmaladroitsenexécutantsesconsignes.Nousallons donc délivrer lemessage à nouveau, différemment : SaMajestévousfaitdirequ’ellevousappellerasielleabesoindevous. Et que nous sommes à votre service. » La rumeur avaitcouru,inventéeparM6,quejemeseraisrenduaucabinetroyalpourdemander la listedesnouveauxconseillersdu roi afindevoir qui, parmi eux, était valable à mes yeux.Autrement dit,j’aurais exercé une sorte de droit de regard sur les choix dunouveau souverain.Ma supposée venue au cabinet royal a étérapportée par la femme de Moulay Abbas, qui y travaille.MoulayAbbas, un officier de la Garde royale, et son épouseétantdesAlaouites,cetémoignageestdignedefoiauxyeuxduroi.Peuimportealorsquesonproprefrère,MoulayRachid,quime donne ainsi une ultime preuve d’affection, lui dise et luirépètequecetterumeurestsansfondement–cequiestlavéritépuisqu’ilnemeserait jamaisvenuàl’espritde«contrôler» letravail du roi.MaisM6 cherche unprétexte pourm’écarter et,un prétexte lui étant fourni, il s’en saisit.Dans ces conditions,

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quemereste-t-ilàfaire?Jerépondsàladélégation:«L’uniqueprivilègedontje jouisestmonpasseportdiplomatique.Jevousle rends, le voici. »Gênés, ils passent un coup de fil dans unrecoindemonsalon.Puisilsmerendentledocument.Hassan II est mort un vendredi ; il a été porté en terre

quarante-huitheuresplustard,undimanche;lelundi,j’aiditàson fils ce que j’avais sur le cœur ; quarante-huit heures plustard, le mercredi, j’étais viré du Palais. Quand, une semaineaprès la mort du roi, la grande prière du vendredi est dirigéepour la première fois par Mohammed VI, je m’y rends, parrespect pour notre religion, mais n’y reste pas longtemps.Commeilm’aétédemandé,jenemetspluslespiedsauPalais.Lesoir,AbderrahmanelYoussoufim’appelle,paniqué.Jepasselevoir.Lechefdugouvernementveutsavoirpourquoijenemetrouve pas aux côtés du roi. Il me reproche d’y être allé tropfort, estimequeM6 a besoin d’être rassuré. Je lui répète alorsl’histoireque j’avaisdéjà racontée, trois joursaprès lamortdeHassanII,àM6.Ils’agissaitd’unéchangequemonpèreavaiteuavecMohammedV,aprèslaruptureentreMoulayLaarbielAlaouietlesultan.Ilétaitallélevoirpourluidire:«Vousavezmis en prison tous les opposants duMouvement national. Necroyez-vouspasquevousêtesallétroploin?»Leroi,sonpère,lui avait répondu : «Tu sais, c’est plus fort quemoi. Il auraitfallu retoucher la djellaba duCommandeur des croyants avantde la mettre. Une fois que tu l’as endossée, elle te colle à lapeau.Elleasaproprevie.»À la mort de Hasssan II, Youssoufi aurait dû poser sur la

table son pacte avec la monarchie pour obtenir deMohammed VI une avancée démocratique. Mais ilme dit et

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répète:«Jedoisattendre.»Mondésaccordtiententroismots:«Attendre,c’estéchouer.»JeresteauMarocjusqu’au40 jourdudeuil,parrespectpour

la mémoire de mon oncle. Je suis blessé que mon cousin mefrappe d’ostracisme même si, d’un point de vue politique, jesuissûrd’avoirfait lebonchoix.Lelendemaindu40 jour, jepars, résolu plutôt que résigné à refaire ma vie ailleurs. Pourcommencer,j’effectueunvoyaged’affairesàLondresoùjesuisévidemmentinterrogésurleMarocetsurmonrôleauroyaumedeMohammedVI.Malgréleséchosdanslapresse,personnenecroit vraiment que je sois écarté, tout le monde pense à unerépartitionsecrètedesrôles.Pourmapart,jesaiscequ’ilenest.Je me rends aux États-Unis, où je me repose quelques joursavant de gagner leMoyen-Orient, en août 1999, pour y faireaboutirunprojetsur lequel j’aidéjà travaillépendantdeuxansdepuisAbuDhabi:lacréationd’uneentreprised’énergieverte,renouvelable.JefondemasociétéAlTayyarEnergy.Sonnom–« courant d’air » – traduitmon état d’esprit dumoment.Lefait de me voir en entrepreneur indépendant présage monavenir.JevoisMohammedVIunedernièrefoisenseptembre1999,

àl’occasiondubaptêmedemafille.Ilfrappeàmaporteetmedit :«Alors, tunem’invitespas?»Je lui répondsqu’ilest lechefdefamilleetquel’onn’invitepaslechefdefamille.Ilesttoujours chez lui sousmon toit. Je neme doute pas encore àquelpointl’inversen’estplusvrai.

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V.

COUPSFOURRÉS

Leseulmaîtredesroisestletemps.Laduréed’unrègneestlaforceautantquelafaiblessedusystèmemonarchique.Àchaquerelève,lescompteurssontremisàzéro,pourlemeilleurcommepour lepire.Lepassaged’unroiàunautreestaussi l’entractepour les courtisans, le moment opportun pour eux de sortird’une pièce à bout de souffle pour se réinventer dans lespectacle du nouveau metteur en scène. C’est un momentdélicat.Crier « vive le roi ! » quand le prédécesseur n’est pasencoremortvautexclusion.En revanche,direqu’onestprêtàacclamer,lemomentvenu,peutrapportergrossansriencoûter,dumoinsàceuxquin’ontdetoutefaçonnidigniténihonneur.Le 23 avril 1998, soit quinze mois jour pour jour avant la

mortdeHassanII,lefondateuretdirecteurdugroupedepresseJeuneAfrique, Béchir BenYahmed, vient me rencontrer dansun café à Paris.Nous nous connaissons, je l’ai déjà aidé à demultiplesreprises.Dansunemain,iltientladernièreanthologiedeseséditoriauxdanssonhebdomadaire («Ceque jecrois»)

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qu’il vient de publier sous le titreFace aux crises. Ilm’enapporteunexemplaireaimablementdédicacé.Jelis:«CeFaceauxcrisesenhommaged’amitiéfraternellepourunhommequiaeuetauraàfaireface.Etpouraccompagnerundestinquisera,je pense, à la hauteur de son ambition. » Dans l’autre main,BéchirBenYahmed tientune lettredatéedumême jour etquiditceci:

«CherAmi,Pourracheterlelocalde1500m environqui,depuisprès

dedixans,abriteJeuneAfriqueau57bisrued’AuteuilParisXVI ,j’aibesoindetrouverunprêtde3millionsdedollarsàun tauxnormal(voisinde5%) remboursableencinqans, àpartir de janvier 2011 (60 mensualités égales de50000dollarschacune,plusintérêts).Le local est très bien situé dans un bon quartier de Paris

(Auteuil) ; il vaut ce prix aujourd’hui et, la crise del’immobilierétantsursafin,vaudrabeaucouppluscherdansquelquesannées(descriptionci-joint).Jevousdemandedevouloirbiennousprêtercetargentou

denousaideràtrouverceprêt,avecvotregarantie.Jesaisquevouslepouvez,etc’estlaraisonpourlaquelleje

m’adresse à vous avec la conviction quevous voudrez lefaire.Il s’agit bien d’un prêt qui sera conclu sous l’égide

d’avocats et de notaires, dans le cadre d’un contrat donnantau prêteur toutesgaranties,dont, sibesoin, l’hypothèquesurl’immeuble.Leprêteura,ainsi,lacertitudeabsoluederentrerdansson

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argentdansledélaiimparti.Leprêt pourra être fait àmoi-mêmeou à la sociétéSifija,

holding du groupe JeuneAfrique, au choix du prêteur quipourrabénéficierdelagarantiedesdeux.»

S’ensuit lenomducabinetdésignéparBéchirBenYahmed,puiscedernierparagrapheprécédantsasignature:«Si,commeje l’espère, vous acceptez de répondre positivement à mademande, et si nous pouvons régler cette affaire au cours dumoisdemai,vousserezassurédemadurablereconnaissance.»Pourfairecourt: jen’aipaslevé3millionsdedollarsenun

mois pour que le groupe Jeune Afrique puisse se porteracquéreur de son siège à Paris, et je n’ai pas eu droit à la«durablereconnaissance»deBéchirBenYahmed.Ensomme,mesemble-t-il,celaaétéunmarchéhonnête.Enseptembre1999,deuxmoisaprès l’accessionautrônede

Mohammed VI, des manifestations éclatent au Saharaoccidental. Elles sont durement réprimées par le ministre del’Intérieur Driss Basri, qui est alors limogé par le jeune roi.Mais,commel’attestera lasuitesans findecedossierépineux,le limogeagedeBasrine répondpasà laquestiondesavoircequi arriverait si leMaroc perdait « son » Sahara. Lors demadernière entrevue avec l’opposant Abderrahim Bouabid, peuavantsamorten1992,ilm’avaitdit:«LeproblèmeduSaharaoccidental ne pourra vraiment être résolu que par ladémocratisation du Maroc tout entier. » Je pense qu’il avaitraison. En effet, mes interlocuteurs sahraouis me disent ensubstance : « Pourquoivoulez-vousquenousnous rattachions

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au Maroc ? Il y a chez vous des problèmes sociaux, pas dedémocratie et trop de corruption. Nous, de notre côté, nousavonsdesrichessesnaturellesetunepetitepopulation.Nousnesommespasendettésetnousaurionslapossibilitédeconstruireun État viable protégé par les normes internationales et, de cefait,protégédesdérivesdenospropresleaders.»Toutcelaestjuste,etlaseuleréponsepérenneseraitl’avènementd’unevraiedémocratieauMaroc.Avant et aprèsHassan II, par quelque bout que l’on prenne

les problèmes du Maroc, du Sahara occidental au « réveilberbère»enpassantparlacorruption,l’onaboutitindéfinimentà lamêmeconclusion : aucune solutionne saurait être trouvéesans la redéfinition du pacte social en vue d’une vraiedémocratisationdusystème.Lastabilitépolitiqueetlaprospéritééconomique de notre pays, et même l’unité nationale, endépendent.Lereculquej’aiprisen1999melaisseletempsderéfléchirà

l’avenirde lamonarchie.Mesconvictionsn’ontpaschangé,etje continue de les défendre sur la place publique. Le1 décembre, je donne une conférence sur « les défisdémocratiques dans le monde arabe » à l’Institut français desrelations internationales (IFRI) à Paris. Le Tout-Rabat s’estdéplacé dans la capitale française. Plusieurs centaines depersonnessepressentdansunesallequin’estpasfaitepourunetelleaffluence.L’ambassadeurduMarocenFranceestintervenupour tenter de faire annuler l’événement. Des agents de laDGED,leservicemarocaindecontre-espionnage,prennentdes

er

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photos du public. « Les hommes passent mais le systèmereste », constate ce jour-là le spécialiste du Maghreb RémyLeveau, l’un de mes maîtres à penser. Des compatriotesétudiants, quime posent des questions un peu délicates sur lamonarchie,aurontparlasuitedesennuis.Aupouvoirdepuissixmois, M6 jouit pourtant d’un état de grâce exceptionnel. Lesmédiasl’ontsurnomméle«roidespauvres».Ilestpopulaireetcourtisé.Ilaccumulelespromesses,sansprécisercommentillesréalisera.Mais,àl’intérieurcommeàl’extérieurdupays,onnedemande qu’à le croire sur parole. À tous, le roi dit ce qu’ilsveulent entendre ; surtout, il leur dit ce qu’ils ont vainementespéré entendre depuis tant d’années. Et peu importe si c’estimmature, irréaliste, politiquement suicidaire. Du moment quecelatrancheavecHassanII.Lepassécommerepoussoirinstruitl’avenir.Cette volonté de rupture de Mohammed VI avec le passé

« hassanien » naît d’un réel désir de changement. Mais assezrapidement,celadevientunoutildemarketingetunemanièrededémolir lepère.Envérité, le roienfait tropetpasassez : tropdans l’œdipien et pas assez dans la transformationinstitutionnelledu régime.AuMarocdeM6, lescomptesde larépression sont vaguement apurés mais on ne touche pas àl’armaturedu régimequia renducette répressionpossible.Dureste, les pratiques ne changent pas tellement. SousHassan II,les«gauchistes»subissaientleplusfortdelarépression;sousMohammedVI, ce sont les islamistes. Seulement, commecesderniers ne sont pas très populaires à l’extérieur, notammentdans les pays occidentaux, les abus commis à leur égardsuscitentmoinsdeprotestations.

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Audébutdel’année2000,jepostuleàl’ONU.J’aibesoinde

changerradicalementdepaysage.Jeveuxvoirdeprèsuneautreréalité, au pire même la guerre et ses souffrances. Tout saufl’imagekitschduMaroc.Lorsque je songeau royaumedecesannées-là,jerevoisunbaldesomnambules,desgensvalsantlesyeux fermés au bord d’un précipice. À ma demande, KofiAnnan, le secrétaire général des Nations unies, me reçoit.L’ambassadeur du Maroc auprès de l’ONU tente d’abord detorpiller mon projet mais, ensuite, il reçoit de nouvellesconsignesdeMohammedVIsurlemode:«Bondébarras,qu’ily aille. » Je deviens ainsi le conseiller pour les affairescommunautaires non albanaises de Bernard Kouchner, le hautreprésentantdesNationsuniesauKosovo.KofiAnnann’aposéqu’unecondition:quemasécuritésoitgarantieaumaximum.Ilestimequ’entantquepersonnalitémusulmane,jesuisunecibledechoixpourMiloševićetlessiens.J’auraiainsicinqgardesducorps. Rien de bien nouveau pour moi. J’ai l’habitude desdispositifsdesécuritédepuismonenfance.J’arriveenMacédoineenmars2000.Unhélicoptèrerusseme

transportedeSkopje àPristina. Jedébarque avecmonénormepaquetage américain sur cette base où des officiers russesm’attendent.Inpetto, jemedis :«Maisqu’est-ceque jeviensfaireici?!Toutcelaestgrotesque…»La première semaine, mes relations avec Bernard Kouchner

sonttrèstendues.Ilmeregardedetravers.Iltentedecernerquije suis. Ilm’invite à déjeuner, à dîner,mais nous ne trouvonsrienànousdire.C’estunesituationpourlemoinsinconfortable.

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Puis nous sortons dîner avec une collègue de la MINUK, laMission d’administration intérimaire des Nations unies auKosovo.Enquittantlatable,jelaraccompagnechezelle.J’aiàpeinetournélestalonsquej’entendsunefortedéflagrationdansmon dos. Je reviens sur mes pas, convaincu quema collèguevient d’être la victime d’un attentat de l’UCK, le mouvementindépendantistealbanais.Eneffet,sonappartementaététouchépar une roquette.Mais elle n’était pas la cible visée.Plus tard,nous apprendrons que l’UCK cherchait à éliminer une Serbevivant dans lemême immeuble. Sur-le-champ,mes gardes ducorps se précipitent dans la cage d’escalier pour aller, sipossible, extraire la fille. Elle est saine et sauve. Sur cesentrefaites, Bernard Kouchner et la police débarquentpratiquement enmême temps. Kouchner est enmanteau, avecdeschaussettesetdeschaussures,maissinon,nucommeunver.C’est déjà assez comique. En plus, désignant l’immeubleéventré, ilme dit : «C’est comme ça qu’on dit bonne nuit enalbanais.»Nous échangeons un rire spontané. La journaliste star de la

BBC, Jacky Rowland, nous filme. Je lui fais une grossegrimace. Alors, Kouchner se jette à l’eau : « Cela fait unesemainequevousmefaites lagueule.Vouspensezque jesuisunilluminé?—Non,mais vous avez une flopée de conseillers que vous

n’écoutezpas.Vousn’enfaitesqu’àvotretête.— Je sais, je suis égocentrique. Mais est-ce vraiment un

problème?—Paspourmoi,entoutcas.Voussavez,avecHassanII,j’ai

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euaffaireaucalibreau-dessus…»Celaaurasuffipourbriser laglaceentrenous.Ensuite,nous

travaillonsenbonneintelligence.JelouelamaisonduchauffeurdeKouchner,etjememetsauboulot.LeKosovoestunendroitdur, avec des gens difficiles, violents et agressifs. Il fait trèsfroid,parfois-20°.Laterreestlourde,lesdistractionssontrares.J’apprécie cependant de pouvoir rencontrer les diplomates depremier plan qui défilent à cette époque dans notre quartiergénéral. Richard Holbrooke, représentant des États-Unis àl’ONU,LakhdarBrahimi,lereprésentantspécialdel’ONUpourl’Irak et l’Afghanistan, Paddy Ashdown, un ancienparlementairebritannique, représentantde l’ONUenBosnie, legénéralWesleyClark,IsmaelCem,leministreturcdesAffairesétrangères quime recevait souvent àAnkara pour discuter dustatutdespopulationsturcophonesdanslesudduKosovo…Lamissionestexigeante,maisnousavons leweek-endpournousreposer.Ledimanche, je fais le tourdescontingents, avecuneprédilection pour le contingent italien (dont la cuisine estfameuse)etlecontingentturc.Ilm’arriveaussidepasserlafindesemaineàVienneouàSkopje.Dans le cadre demamission, je dois favoriser l’intégration

dansleprocessusdereconstructionpolitiquedescommunautésnonalbanaisesetnonserbes,autrementditbosniaques,romsetgorans,lesSlavesmusulmansdeMacédoine.Ilfautleurdonnerlesentimentqu’ilscomptentpourl’ONU,quenousleurprêtonsattention. Nous les recensons, répertorions les violations desdroitsdel’hommedontilsontétévictimessousMilošević,ainsique lesdiscriminationsquiperdurentà leurencontre.Aidépar

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monstatutde«coreligionnaire»,jeleurprouve,aujourlejour,par ma présence que la communauté internationale est à leurscôtés.Jeparticipeàladynamiqued’intégrationdespopulationsmusulmanes au cœur de l’Europe en allant à la rencontre deleurs leaders de quartier, puis en me faisant l’écho de leursproblèmes. Les sessions hebdomadaires duKosovoTransitionCouncil (KTC), une sorte de parlement au pouvoir consultatifcomposéd’unetrentainedemembres,sontpassionnantes.LesopposantsserbesvenaientauKosovopourseréunirdans

la belle cathédrale byzantine deGračanica, dans la banlieue dePristinaoù ilyavaituneenclaveserbe.LecardinalBartolomé,unpetitbonhommemaisunegrandefiguremorale,dirigeaitlesdébats. Il était le père spirituel duKosovoorthodoxe. J’aimaisme joindre à eux. J’avais besoin d’un interprète mais,finalement, je suis devenu une sorte de mascotte pour cesopposantsquisavaientquej’étaismusulman.Ilsontsentiàquelpointj’étaisfascinéparleuractivité.C’étaitcommesil’histoires’accomplissaitsousmesyeux.Autredossieràsuivre : lecasdespersonnesdisparuesaprès

avoir été détenues sous Milošević. Certaines sont encore enprisonenSerbie, inculpéesde« terrorisme» ;d’autresontététorturées ou ont fini par réapparaître et veulent à présent faireentendreleurvoix;d’autresencoreontététuéesetleursparentscherchentàrécupérerleurcorps.Nousconstituonsunebasededonnées.Nousveillonsdenotremieuxàcequelesprisonnierssoient traités conformément aux conventions en vigueur.À cesujet, j’aid’ailleursdûprendredescoursdusoircar jen’avaisjamaisfaitdedroit.Enfin,j’aideleTribunalpénalinternationalpour l’ex-Yougoslavie (TPIY)à répertorier les cadavresen les

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identifiantgrâceàdestestsADN,etàretracerlescirconstancesde leur mort. Un détective étranger aux Balkans instruitl’enquête.C’estuntravailpénible.Jemesouviensenparticulierd’un jour où nous suivions un jeune homme dans un champ,quinecessaitderépéter:«C’esticiqueças’estpassé.»Nousluidemandons,biensûr,cequis’étaitprécisémentpassé.Maisildisaitseulement:«Vousnecomprenezpas?!C’étaitici!»Encreusant, nous avons alors trouvé, sous nos pieds, une fossecommunerempliedecadavres.À l’approche des électionsmunicipales, qui sont pour nous

uneéchéancemajeure,Kouchnermedemandedepréparerunecampagne de sensibilisation pour convaincre la population departiciperauscrutin.Cettetâche,quej’aimenéeàbienavectoutmon zèle d’adepte duvote démocratique, aura étémadernièreau Kosovo, la consécration de mon séjour. Car je quitte leterritoire en décembre 2000, en même temps que BernardKouchner.Notrebilann’estpasmauvaismêmesi, hélas,nouslaissons la minorité serbe dans une situation délicate. Nousvoulions faire respecter la diversitémais, en fin de compte, leKosovoestdevenuethniquementhomogène.Àcesujet,jesuisterrifiéparlareproductiondel’intolérance:lesvictimesd’hier,enrelevantlatête,s’empressentdebâtirleurpropredominationbrutale au détriment des anciens bourreaux qui, ducoup, leurempruntent leurs références aux droits de l’homme commeultimelignededéfense.Jegardeunsouvenirfortagréabledelafindemamission.Le

19 novembre 2000, Kouchner me propose de le retrouver au37 étagedusiègedel’ONUàNewYork,auDépartementdese

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opérations de maintien de la paix (DPKO). De là, nous nousrendons ensemble au Conseil de sécurité devant lequelKouchner doit présenter son rapport de fin de mission. Jem’installederrière lui.À l’issuede saprésentation, il reçoitunhommageappuyéduConseil,qui retientenparticulier l’apportde la campagne de sensibilisation –outreachcampaign –dontje m’étais occupé.Avec beaucoup d’élégance, Kouchner, quirelatera plus tard son aventure au Kosovo dans un livre,LesGuerriersde lapaix,meprésentecommel’auteurdece travailetme remercie devant tout lemonde.Cela a été l’un des plusgrandsmomentsdemavie.Pourlapremièrefois,jemesentaiscitoyendumonde et utile à d’autres.Bien sûr, j’aurais surtoutvouluêtreutileauxmiens.Àquelpointmonpaysetlesmiensmemanquaient,jel’avais

compris en passant par Paris aprèsmon départ duKosovo. Jeme trouvais à l’hôtel Meurice quand, tout d’un coup, unsouvenir olfactif irrésistiblem’avait forcé àme lever, à suivrel’odeur au fil des couloirs jusqu’à frapper à une porte. C’estmon jeune frère Moulay Ismaïl qui m’avait ouvert, à notresurprise réciproque : il utilisait un des derniers flacons duparfum de Hassan II, l’ambre mélangé au santal, un boisd’Asie…J’ai beaucoup aimé la mission au Kosovo, malgré la

bureaucratieonusienne.Mais jene souhaitaispaspostuleràunnouveau poste. Au Kosovo, j’ai compris à quel point il estdifficiledemonterunemissiondemaintiendelapaix,d’arriverdansunpaysinconnuavecunorganigrammeetunplantoutfaiten tentant de les plaquer sur les réalités locales.C’est d’autant

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plus hasardeux que les rotations du personnel de l’ONU sontconstantes.Àpeine acquises, les connaissances s’en vont avecdes gens en fin de contrat ou appelés à d’autres fonctions.Enfin, Mohammed VI, qui avait dû entre-temps se rendrecompteque l’ONUpouvaitdevenirune tribunepourmoi,m’aaidé à fairemes adieux. IqbalRiza, le chef de cabinet deKofiAnnan, alorsSecrétairegénéral desNationsunies,m’adit queMohamed Bennouna, qui siège aujourd’hui à la Courinternationale de justice, lui avait été envoyé par M6 pours’opposeraunomduMarocàcequ’unenouvelletâchemesoitconfiée alors qu’il était question que je fasse partie de lacommissiond’enquêtesurlestueriesperpétréesenavril2002,àJénine,enPalestine.Tantpis!Ouplutôt,tantmieux.J’étaisunpeu fatigué de ce milieu aseptisé où il fallait faire attention àchaquemotpournepasfroisserlesÉtatsmembres.Surtout,mafamille, restée auMaroc, m’avait beaucoup manqué, et j’étaisheureuxdelaretrouver.Masecondefillevenaitdenaître;jelaconnaissaisàpeine.Je rentre donc au royaume. M6 est toujours le « roi des

pauvres » dans le miroir médiatique, et le Premier ministreYoussoufi se dilue comme unAlka-Seltzer, hélas avec moinsd’effervescence. Depuis le Kosovo, j’avais suivi l’évolutiondans mon pays. En 1999, Mohammed VI avait enrobé lechangement qu’on attendait de lui d’unetrouvaille marketingfloueet attrape-nigauds, le«nouveauconceptd’autorité».Enfait,celarevenaitàdirequeleroiavaitundroitdepréemptionsur le pouvoir exécutif et, donc, sur les prérogatives dugouvernement. J’ai compris que nous ne cheminions pas vers

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plusdedémocratiemais, aucontraire,que le roi sepréparait àfermer la parenthèse de l’alternance. Son projet pouvait serésumerainsi:«Abandonnonslapolitiquepoliticienne,quiestune occupation pour de vieux bonhommes, et, au fond, unemauvaise chose. Concentrons-nous sur la croissanceéconomique sous la tutelle de lamonarchie et pour le bien dupeuple.»Commenombredemilitantsdelasociétécivile,leroientendait faire de la politique « en prise directe », sans lamédiation des partis. Il en a résulté une « ONGisation » dupouvoir au Maroc. Depuis toujours, M6 a éprouvé uneprofondeaversionàl’égarddelapolitique,desesleadersetdu« jeu institutionnel ». Il a voulu se situer ailleurs. Son attitudeenvers la classe politiquemarocaine était parfaitement résuméepar le trait d’esprit du journaliste marocainAboubakr Jamaï :«Laclasseestmauvaise,donconbrûlel’école.»Aprèsmonretour,jeresteenquarantainepolitique.Depuisla

mortdeHassanII,jen’aieuaucuncontactavecmoncousinsurle trône.Cependant, jeprends le roi aumot. Il affirmevouloirinstaurerladémocratieetlaisserl’oppositions’exprimer.Alors,militons et exprimons-nous ! La période s’y prête. LesMarocains se sont mis à revendiquer. Sous peu, je reçois unappelduditAboubakrJamaï, ledirecteurdel’hebdomadaireLeJournal que je ne connais alors pas encore. Il me demanded’allerparlementeravecunesoixantainedediplôméschômeursengrèvedelafaimàTémara,prèsdeRabat.Entortillésdansdesdraps trempés d’essence à la manière dont nous envelopponsnosmortsdansdes linceuls, ilsmenacentdes’immoler–noussommes dix ans avant le Printemps arabe, qui partira des

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étincellesdetelssuicidesdedésespoir!Je me rends sur place, et nous discutons toute la journée.

Finalement, je memets d’accord avec Jamaï et Fadel Iraki, lepropriétaire duJournal hebdomadaire, sur la mise en placed’unfondssocialdel’équivalentendirhamsde150000eurosgéréparuncomitédesuiviprésidéparFadel.Àchargepourlefonds de verser une allocation mensuelle aux diplôméschômeurs pendant que le comité tentera de les insérer dans lemonde du travail. Cette crise ponctuelle est ainsi résolue sansdramemais,bienentendu,notre«solution»n’apasvocationàêtregénéralisée.Surtout,ellenechangerienàlafaillitetotaledusystèmeéducatifmarocain.Lesjeunesquej’aiparlasuitetestéspour les recruter dansmes entreprises n’avaient pasmême undébut d’idée sur lamarche dumonde. Pour la plupart d’entreeux, ils étaient incapables d’enchaîner trois arguments dansunraisonnement. Ce qui n’est pas étonnant. Au Maroc, le tauxglobal d’alphabétisation n’est que de 56 %, contre 73 % enAlgérie.EnAlgérie,95%desfilleset98%desgarçonsvontàl’école primaire ; en Tunisie, 98 % des filles et 97 % desgarçons ; auMaroc, il n’y a que 85% des filles et 90% desgarçons qui accomplissent le premier cycle de l’éducationformelle. En même temps, le taux d’échec scolaire est trèsimportantauMaroc:seuls80%desenfantsyfinissentlecyclede l’écoleprimaire. Un quart des enfants du royaume–2,5millionsd’enfantssur10millionsautotal–n’ysontpasouplusscolarisés.Lasituationdescyclessupérieursn’estguèremeilleure.Ilyaenviron300000étudiantsauMaroc.Autourde5000paransortentavecundiplômeuniversitaireenpoche.Làencore, la comparaison régionale tourne au désavantage du

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royaume : en Algérie, environ 20 % d’une promotionuniversitairerejoignentletroisièmecycle,30%enTunisie,maisseulement11%auMaroc.Or, lepaysoù l’ondépense lepluspourl’éducationest,deloin,notrepays:avec27%dubudget,contre20%enTunisieet16%enAlgérie.Bref,nousfaisonsnettementmoinsbienquenosvoisinsmaisàuncoûtbeaucoupplusélevé.Surles14paysduMaghrebetduMoyen-Orient(MENA),le

Maroc est 10 au regard des critères d’accès, de la qualité, del’efficacité et de l’équité de son système éducatif. Le royaumene devance que l’Irak, leYémen etDjibouti.À ce rythme, en2030, un cinquième de ses adultes n’aura pas de diplôme dusecondaire. Si l’on y ajoute les déscolarisés, un quart de lapopulationmarocainesera«inutilisable»àcetteéchéancedansle cadre d’une économie du savoir. L’intégrationmondiale duMaroc butera forcément sur ce problème. Si l’on compare leroyaume à la manière dont, par exemple, la Chine ou l’Indeforment leurs jeunes générations, l’écart – grandissant – crèvelesyeux.Seulel’Afriquesubsahariennefaitpirequemonpays.Il y a diverses hypothèses pour expliquer cette contre-

performance : la piètre qualité et la forte syndicalisationdesenseignants marocains, leur autorité trop « despotique »,l’islamisation rampante de l’Éducation nationale… La Banquemondiale retient également l’idée que l’État serait trophégémonique. Elle souhaiterait que les élèves et les parentsd’élèvess’impliquentdavantage,quel’éducationrépondemoinsaux exigences d’en haut et plus à celles d’en bas. Pour qui

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connaît le système éducatif au Maroc, ce serait là unerévolution ! En attendant, tout le monde est bien obligé delaissersesenfantsauxmainsd’unsystèmescolaireincapabledeles former.Celaestd’autantplus révoltantqu’avecun tauxdeféconditéde2,7enfantsparfemmeenâgedeprocréer,leMarocest sur le point d’achever sa « transition démographique ».Théoriquement, il devrait bénéficier d’un « bonusdémographique », c’est-à-dire d’un ratio entre sa populationactive et sa population dépendante favorable à son émergenceéconomique. Or, il y a un double blocage, en amont dansl’Éducationnationaleet,enaval,dansuneéconomieenmaldecréationd’emplois.L’effetdeciseauxdecesdeuxéchecs tailleenpiècesl’avenirduroyaume.Le21mai2001,jedonneunenouvelleconférenceàl’IFRIà

Paris, cette fois sous le titre : « Monarchies, successions etdérivesdynastiquesdans lemondearabe». Jeprôneun retraitduroidelagestiondesaffairescourantesetunnouveau«pactemonarchique»pourmieuxprendreenchargelesaspirationsdescouchesdéfavorisées. Je suggèreunemonarchie régnantemaisnon pas gouvernante grâce à un « repli sur la garantie de lapérennité, de l’exigence communautaire, del’arbitrage deséquilibres et de la commanderie morale et religieuse de lasociété ». J’ajoute que le « pacte de famille » autour du trônedevaitégalementévoluerencasdedémocratisation.Deux jours après cette conférence à l’IFRI, dans une

interviewsurTV5quedesprochesdeYoussoufiontvainementtenté de faire annuler, j’insiste sur une nouvelle Constitution.Les opposants marocains sont gênés. Je vais bien plus loin

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qu’eux.Pourenfoncerleclou,jepublie,le27juin,unetribunedansLe Monde titrée : « Mortel attentisme au Maroc. » J’yévoquelesoccasionsmanquéesdepuislamortdeHassanII, laparalysiepolitique,ladéceptionquicommenceàsegénéraliser.Jedénoncelaprocrastinationenlieuetplaced’unestratégiedesortie de crise. Le texte est sans ambages. « Chacun sait, oudevrait savoir, que le vieuxmode de gouvernement a vécu, etqu’ilnepeutêtreconservéouressuscité.»Jedismacraintequele déficit d’autorité du régime ne soit propice à un retour enforce de l’armée. En même temps, je reconnais volontiers lesprogrèsaccomplisendeuxansparMohammedVIenmatièrededroitsde l’hommeetdans laréformede l’administration,quiagagnéenefficacité.Mais jemerefuseàceque«l’angoissedudébatsesubstitueàlapeurdel’État».JeproposederéuniruneConférence nationale pour, justement, mettre à plat nosproblèmes fondamentaux avant les échéances électorales de2002.Bien quemon propos soit argumenté, les réactions sontsouventsimplistesetagressives,surlemode:«Vousalleztroploin, laissez donc du temps au roi, qui doit gérer un lourdhéritage. En fait, c’est le gouvernement qui ne fait rien. » Jem’expliquedoncdenouveau,le30juin,dansuneinterviewauJournal hebdomadaire : « Il ne s’agit pas de reproduire unschéma de despotisme éclairé comme semble le souhaiter unecertaine élite. Plutôt, il faut que le roi s’implique activementdansladémocratisationdupaysetquelamonarchieaitunrôled’avant-garde.»Dans ce contexte, un article duMonde cosigné par Stephen

SmithetJean-PierreTuquoi,parule13juilletsousletitre«En

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attendant Mohammed VI », déclenche la fureur des premierscerclesautourduroi.Ilfautdirequeleuranalysedespremièresannéesdunouveaurègnen’estpastendre.Suprêmeirrévérence,y sont évoqués quelques sobriquets deMohammedVI : « roinoceur»,«roifainéant»,«SaMajetski»,plussouventsursaplanchedansl’eauàpratiquersonsportfavoriquederrièresonbureauàtravaillerpourlepays…LesMarocains,«habituésàsedéfinir par rapport au roi tel un champ de tournesols quis’oriente par rapport au soleil », se voient reprocher d’avoirtacitementreconduitcequitientlieudecontratsocialauMaroc:«Net’occupepasdesaffairespubliques,lemonarqueyveille,lemakhzennedortjamais.»Prissouslefeudecetteartillerielourde,lePalaismobiliseses

troupes supplétives. La semaine suivant la publication del’article,une«délégationdelasociétécivile»–ellevaviteêtresurnomméela«missiontournesol»–faitletourdesrédactionsparisiennes.Trois de ces « délégués », dont la directrice de larédactionde la chaîne de télévision 2M, Samira Sitaïl, signentparailleursdanslapressemarocaineunelettreouverteindignée,« En attendantLeMonde ». Sur leur lancée, ils s’en prennentaussiàmoi.LeministredesAffairesgénérales,AhmedLahlimi,defacto lenumérodeuxdugouvernement, leuremboîte lepasendéclarantàmonpropos,dans l’éditiondu14aoûtdeJeuneAfrique:«J’auraisaiméqu’ildéveloppesesidéesauseindelafamille royale au lieu de s’épancher dans les journaux. On al’impression que ses déclarations suivent un planminutieusementconcocté.Certainsvontmêmejusqu’àévoquer,en privé, un soi-disant complot étranger dont il serait

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l’instrument.»Je rédigeuneréponsequepublient lequotidienarabophoneAl Ahdath Al Maghribiya etLe Journalhebdomadaire,respectivementàlafinaoûtetdébutseptembre.J’affirme que mes prises de position ne sont pas mues par lavolonté de devenir calife à la place du calife, mais se situentdans le « droit fil de tous lesMarocains qui ont lutté, depuisl’indépendance, pour les réformes adéquates que notre paysattend ». Pointant les problèmes qui se sont accumulés depuisdes décennies, j’explique qu’il m’est apparu nécessaired’appeler à une réforme de la monarchie. Je reviens sur monidée d’une Conférence nationale pour mettre à plat tous cesproblèmes.Danslafoulée,jequalifieAhmedLahlimid’homme«ayantpassésavieàdébiterleverbeprétentieuxetàsetromperlui-mêmeencroyantavoirréalisédesprojetsdontiln’afaitqueparler ». Je cite ce propos ici pour reconnaître que jeme suisparfois laissé entraîner dans la polémique – et que je n’auraispasdû.Cen’estqu’aufildutempsquej’aidécidéquetoutcelanem’atteindraitplus,etquejemefocaliseraisuniquementsurlefond du débat. J’ai appris à ignorer les attaquesad hominemtéléguidées.J’ouvreuneparenthèsepourparlerd’unpersonnagequi,dans

l’«affairedes tournesols»commeend’autrescirconstances,ajouéun rôle clé :AndréAzoulay. Il serait injuste de le rangerparmiceuxquel’onappellesouventauMaroc,avecmépris,les«juifsdelacour».D’abord,jeneveuxpasfairemiennecetteexpression, quand bien même elle serait replacée dans soncontextehistorique,quiremonteàloin.Ensuite,AndréAzoulayn’aurait de toute façon pas sa place dans cette catégorie

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contestable. Qu’on l’apprécie ou qu’on l’exècre, on doit luireconnaître ses qualités professionnelles. Il a aidé Hassan II àravalerlafaçadedesonrégime.AvantAzoulay,iln’yavaitpasdeplandecommunicationauPalais.C’estluiquiaapportécettenouveautédontHassanIIatoutdesuitesaisil’intérêt.Azoulaya su le convaincre qu’il ne devait plus prononcer ses discoursderrière des pupitres et de grands bureaux,mais assis sur sontrônesansfaçon,unverredethéàlamain.Ill’ahumanisé.Illuiaaussiapprisquelleschemisesconvenaientdevantunecaméra.Enfin, il a initié Hassan II aux charmes d’une politiqueéconomiquelibérale.Ilasulaluirendreenviable,appétissante.Comme ilnemenaçaitpas les autres courtisansdu roi, ceux-cil’ontlaissétravailler.IlaainsiorganiséleG14,un thinktankdepersonnalités marocaines triées sur le volet pour leurscompétences économiques, qui travaillaient sous la houlette duroi.Ultimemériteetpasdesmoindres,ilatentéderapprocherlepère et le fils pendant que d’autres membres de l’entourageroyals’enmoquaientou,pis,attisaientleconflit.AndréAzoulay n’en est pasmoins un homme cynique. Il a

deuxfacesetpeutêtred’uneméchancetéextrême.Audébut, ilétait une caution libérale pour lemakhzen. Par la suite, sonsecond visage est apparu : celui du courtier des grandesentreprises françaises. Cette image desmooth operator aestompé l’image du libéral de conviction.Autrement dit : à lalongue,lelibéralausenséconomiqueadamélepionaulibéralpolitique.Àl’époquedel’«affairedestournesols»,lasoi-disantinsulte

infligée aux Marocains parLe Monde, une femme née auroyaume, Liliane Shalom, qui est par la suite devenue vice-

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présidente de la Fédération mondiale sépharade, était le relaisd’AzoulayàNewYork.Ellel’appelait BlueEyes,commeFrankSinatra, sa façon à elle d’évoquer le côté « gangster chic »d’Azoulay.C’étaitbienvu.Enfévrier2002,lorsqueLeMondeme consacre un portrait, de nouveau cosigné par Smith etTuquoi, Azoulay fait pression sur le quotidien français pourqu’unautreportraitroyal,celuidematanteLallaFatimaZohra,soit publié, à titre de compensation en quelque sorte. Feu matante, dont j’étais très proche, m’a raconté qu’un émissaired’Azoulayavaitlourdementinsistéauprèsd’ellepourqu’elleseprête au jeu alors qu’elle n’en avait aucune envie. Une« plume » duMonde,Annick Cojean, a signé ce portrait decommande, hagiographique à souhait.Merci la France, bonnefilleduroyaume!Dans l’« affaire des tournesols »,AndréAzoulay pilote la

contre-offensive sans jamais apparaître aupremierplan.À soninstigation,ladélégationditedela«sociétécivile»estenvoyéeaucharbonpournierquel’establishmentmarocainsoitinféodéau roi au point de le suivre comme la fleur héliotrope suit latrajectoire du soleil. Azoulay lui-même intervient seulementauprès de l’Agence France-Presse et de l’hebdomadaireJeuneAfrique. Mais il est finalement dessaisi de ce dossier parl’entourage dur du roi qui veut traiter mon cas avec plus defracas.Heureusement !Azoulay, en bon professionnel, eût étébien plus dangereux pour moi. Lui, au moins, connaît sonmétier,même s’il ne fait pas toujours lemeilleur usage de sescompétences.

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Surviennentlesattentatsdu11septembre2001.Depuisunanenviron, je suivaisdeprès lamontée enpuissancedes réseauxdits « jihadistes ». Nous étions quelques-uns à pressentirqu’après lejihad interne à l’Afghanistan, c’est-à-dire laguerrede résistance contre les Soviétiques, ces réseaux allaients’étendre à l’extérieur. Le 11 septembre, je suis chez moi àRabat.Mapremièreréactionestl’incréduliténéed’uncomplexecollectif d’infériorité : «Ce n’est pas possible que desArabesaientfaitcela.C’esttropfortpoureux!»Nousavonstellementintégréladéfaitedumondearabequecelasembleinimaginable.Je pense d’abord que l’attentat pourrait être le fait de milicesextrémistesaméricaines,voiredemouvementsaltermondialistes,avantdemerendreàl’évidence.En la circonstance, Mohammed VI se révèle lucide et

formidablement courageux dans sa réaction. Ilcondamneimmédiatement l’attentat, sans équivoque – ce qui, dans lecontexte, faitexceptionpuisque lesdirigeantset lespeuplesdumonde arabe n’osent, dans leur grandemajorité, désavouer lecrime commis aunomde leur religion.Pourmapart, j’envoieune lettre à l’ambassadrice des États-Unis, qui la remet pourdiffusion à l’agence Associated Press. Je donne aussi uneinterview à RFI, pour dire que je reconnais aux États-Unis ledroit de se défendre, à condition qu’ils fassent savoir à « lacommunautémusulmane inquiète, lebutdes frappes,pourquoiellessonteffectuéesetcombiendetempsellesvontdurer».Jeconclus en évoquant, en face, notre responsabilité demusulmans:«Faireensortequel’islam,quiestunereligiondepaix,nesoitpaskidnappépardesforcesquiprônentlaviolenceetladestructiondelaviehumaine.»

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L’ambiguïté demes pensées n’en est pasmoins réelle.Touten ayant une immense empathie pour les États-Unis, tout encondamnant les attentats, tout en me sentant américain parsolidarité, je ressens malgré moi une griserie à voir que desressortissantsdumondearabeaientétécapablesdeporteruntelcoupàlapremièrepuissancemondiale.C’estpeut-êtreleretourdu refoulé arabe depuis la grande humiliation qu’a été pournous tous la conquête napoléonienne de l’Égypte en 1798.Toujoursest-ilquejepense,toutenmereprochantcespensées:« Maintenant, les Américains vont enfin comprendre ce quec’estqued’êtretouchédanssachair.Ilsvontseréveilleretvoirtoutlemalqu’ilsfontdanslemonde.»Jen’aicependantpasdeproblème,audépart,aveclaréaction

américaine, à savoir leur droit légitime de se défendre et depoursuivreleursagresseurs,ycomprissurlesolafghan.Ilenvatout autrement quand Guantanamo Bay et ses pratiques sontrévélés, quand l’on apprend que les États-Unis ne respectentplus les Conventions de Genève. Dans mon esprit, cela faitpartie du plan des néo-conservateurs de changer les règles dujeu international pour imposer, coûte que coûte,l’hyperpuissanceaméricaine.En2002,j’expliqueàcesujet,dansuneinterviewàPolitique

internationale, que l’islamisme est né d’une révolte contre desrégimes perçus comme injustes après l’échec de l’idéologienationalisteetdesdictatures«modernisantes»quiprétendaientoffrirunraccourcipourrattraperl’Occident.Dansl’histoiredumonde musulman, les mouvements revendicatifs ont souventrevêtu une forme religieuse. La nouveauté, cette fois, est

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l’irruption d’un islamisme transnational. Je soutiens que « lephénomène Ben Laden est très différent de ce que l’on avaitconnu jusqu’ici car son objectif n’est pas de réformer un Étatislamiqueoud’en instaurerun,maisdedéclencheruneguerretous azimuts contre les forces anti-islamiques de la planète.Toutelaquestionestdesavoirsicet islamisme,quiestcapabledemenerdesactionsspectaculaires,peutfaireunejonctionaveclesbasespopulairesdanslespaysdontsesrecruessontissues».Les leaders nationauxde l’islamisme savent qu’ils n’ont pas

lemonopoledelareprésentationdel’islam.Parconséquent,ilssont désireux d’intégrer le jeu politique pour occuper la caseradicale sur l’échiquier tel qu’il existe. Ils cherchent à devenirlesporte-paroledescouchesdéfavoriséesetleshérautsdel’anti-mondialisme.Etpourquoipas ?Àmonavis, il ne faut surtoutpas « victimiser » les islamistes.DansPolitique internationale,j’analyse ainsi les causes de leur progression. «Au-delà desproblèmesstructurels, l’émergencedel’islamismeest liéeàdesfacteurs culturels. Les protestations s’expriment dans lesmosquées,lesécolescoraniquesetlesmaisonsprivées,àtraverslesprêchesduvendredietuncertaincodemoral.Leseffetsdelamondialisation, en particulier les chocs culturels et le repli del’État-nation, pèsent aussi très lourd. Les gens cherchent denouvelles identités. En Europe, l’on est à la fois européen etprovincial.Danslemondearabe,lereplisursoiestmusulman,etl’onatendanceàpolitisercetteposture.»Paradoxalement, lesmonarchiess’avèrent lesmieuxoutillées

pour lutter contre l’islamisme en raison de leur plus fortelégitimité historique et culturelle. Elles disposent de laprofondeur nécessaire pour bâtir des institutions d’arbitrage

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incontestées. La confrontation entre l’État et les islamistes pararmée interposée n’est donc pas une fatalité. Déjà à cetteépoque, soit dix ans avant le Printemps arabe, il me sembleprobable que tous les paysmusulmans soient amenés à ouvrirdesvannespourréduirelapression.Àcettefin,jeprévoisqu’ilsrecourent à l’« autoritarisme électoral », c’est-à-dire qu’ilsrespectent les échéances électorales dans un formalisme defaçadetoutenperpétuant,enréalité,ladominationdesélitesaupouvoir. Le dénominateur commun de ces systèmes semi-démocratiquesest l’existence de « domaines réservés » et de«lignesrouges»ànepasfranchir.Enseptembre2002, je suis invitéàprononcerundiscoursà

l’universitédePrinceton,danslecadred’uneconférencesurlesrelationsentrel’Amérique,l’islametlemondemusulmanaprèsle 11 septembre 2001. J’y rencontre un journaliste duWashington Post, Barton Gellman, l’un de mes ancienscondisciplesàPrinceton,quim’apprend–c’estalorsunscoop–queleMarocaccueilleun«sitenoir».Autrementdit,monpaysestimpliquédanslesextraordinaryrenditions ,c’est-à-direqu’ilfait partie des pays qui acceptent de recevoir sur leur sol, entoute illégalité, des prisonniers de laCIApour les interroger àleur façon « musclée ». Barton Gellman affirme en avoir lespreuves.Eneffet, le26décembre2002, il publie sonenquête,cosignéeparDanaPriest.Or,celle-ciavaitétémariéeàl’undemes amismarocains,AbdeslamMaghraoui,mon condisciple àPrinceton. Il n’en faut pas plus pour que le général HamidouLaânigri, de la DST (Direction de la sécurité intérieure – lesservicessecretsintérieurs),sepersuadequej’aiétépourquelque

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chose dans les révélations duWashington Post – qui sontlargement reprises, notamment par CNN, dans un programmeaniméparAronBrown.Comme souvent,Laânigri fixe l’arbremaisnevoitpaslaforêt.Ilchercheàs’enprendreàmoiaulieudecomprendrequeleMarocneseraplusjamaislemêmeaprèsavoir«cassé»dumusulmanpourplaireàGeorgeW.Bush.Àcette époque, pour le président américain, islam et terrorismeislamiste ne font qu’un.Il est toutà faithonteuxque leMarocait été complice d’un tel raccourci ignominieux. D’avoiraccomplilabassebesognedes«néo-conservateurs»américainsresteraunetacheindélébiledansnotrehistoire.Dans ce contexte géopolitique chargé, mes relations avec le

Palais entrent dans une nouvelle phase, très inquiétante.Aprèsles attentats du 11 septembre 2001, ma dissidence – ouverte,publiquementassuméeetsansdoublefond–estgéréeauMaroccomme un « risque sécuritaire ». À ce titre, toutes les bornessont franchies. À la paranoïa sécuritaire s’ajoute une hargnevindicative contrema personne.Voici les faits. Je les rapporteavec la sobriété d’un rapport de police. Ils sont suffisammentéloquentspoursepasserdecommentaire.La première de toute une série d’affaires sera connue au

Maroc comme l’« affaire du faux anthrax».Elle survient, dèsoctobre2001,alorsqu’unventdepaniquesoufflesurlemondedufaitdeladiffusionàdesfinsterroristesd’unproduitmortel,à savoir le bacille du charbon (anthrax). L’affaire impliqueHichamQadirietAbdelkaderAlj,deuxdemesamisd’enfance,grandsfarceursdevantl’Éternel.Habituésdesblaguesosées,ils

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ont joué plus d’un tour pendable.Hicham était ainsi rentré detoute urgence des États-Unis après que son copain lui avaitannoncé lamortdesamère– riendemoins !Hichamcherchedoncàluirendrelamonnaiedesapièce.IlenvoieàAbdelkaderunemissive anonyme contenant cemessage : «Ayant lu cettelettre, sachez que vous avez été contaminé par l’anthrax. »Hicham m’en informe au cours d’une conversationtéléphoniqueamicale,pourmemettredans lecoup–et jedoisreconnaîtrequejen’aijamaisautantridemavie.Jeluirappellequandmêmequ’Abdelkaderestunpeufragileducœuretqu’ilnefaudraitpeut-êtrepastrop«forcer».Quelquesjourspassent.Le18octobre,Abdelkaderouvrelalettreexpédiéeparcoursier.Hicham a brodé autour de sa menace : « Vous recevez cettelettre parce que vous êtes associé avecRobertAssaraf, un juifsionistequiapportedesaidessubstantiellesà l’État israélienaudétrimentdel’Étatpalestinien.»AbdelkaderesteneffetassociéàAssarafdansunélevagedepoulets.Àlaréceptiondelalettre,il prend peur, d’autant plus que le marché des poulets estdefactocontrôlépardesislamistes.Ilappellelapolice.Souspeu,despoliciersetdesspécialistesdel’InstitutPasteur

débarquent chez lui. Entre-temps, affolé, Abdelkader a déjàbrûlé les habits qu’il portait à la réception de la lettre et a faitdésinfectersavoiture.Desoncôté,Assaraf,prévenu,aameutélepatrondelaDST,legénéralLaânigri.Touteunemachinesemetenbranle.Uneenquêteestouverte.Pourtant,le18octobrevers treize heures trente, quelques heures seulement après laréceptiondelalettre,HichamappelleAbdelkader,quis’esclaffeenluiexpliquantlestenantsetaboutissantsdesa«blague».Àseize heures trente,Abdelkader se rend au commissariat pour

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retirersaplainte–cequ’onluirefuse.Ilmeprévientdecerefusautéléphone,contrariémaisignorantencorequel’affairevamaltourner pour nous tous. En effet, Hicham est convoqué aucommissariatàdix-huitheures trente.On luidemandealorsdesigner un document affirmant que je suis à l’origine del’affaire ! Le lendemain, un communiqué publié dans le quasiofficielMatinduSaharaannonceque«lescoupables»serontpoursuivis, alors que la police sait parfaitement qu’il s’agitd’uneplaisanteriedouteuse.Hicham est « cuisiné » jusqu’à minuit : la police veut

absolument lui faire avouer que je suis le vrai instigateur dumauvaistourqu’ilajouéàsonami.Ilparvientàm’eninformersursontéléphoneportable.Ilresteratroisjoursengardeàvue.Le lendemain, la police interroge aussi la femme de Hicham,toujoursdanslebutdemefaireporterlechapeau.Pourajouterà laconfusion, l’agencemarocainedepresse, laMAP,affirme,le 18 octobre, que l’ambassade des États-Unis ainsi quel’ambassadenéerlandaiseauraientégalementreçudefauxplisàl’anthrax.Cequiestfaux.Jecommenceàsoupçonnercequisetrame.Mesintuitionsse

confirment lorsque le père de Hicham vient me voir pourm’apprendrequ’ilestmissouspressionafindemefairepasserpourl’auteurdelalettre«empoisonnée».Digneetcourageux,il s’y refuse, de même que sa femme d’ailleurs. Tous deuxrépètent que je suis comme un fils pour eux. Si déjà ils nepeuvent rienfairepoursortir« leur»Hichamdeprison, ilsserefusent àm’accuser faussement. Dans sa cellule, Hicham, luiaussi,tientbon.Unedizainedejourspassent,sansdénouement.Fouad Ali el Himma fait le tour des rédactions pour les

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persuaderquejesuisréellementderrièrel’affaire.Lesjournauxaux ordres,LaGazetteduMaroc en tête, développent la thèsede ma « volonté insidieuse de déstabiliser le Maroc ». Jecomprends que je suis sur écoute et que la transcription del’appeldeHichamm’informantdesaplaisanterieaétéverséeaudossiercomme«preuve»demonimplication.Horsdemoi,jedénonce, dans une déclaration diffusée par l’Agence France-Presse,un«montage»,une«barbouzerie».Pourfinir,lechefde lagendarmerie, legénéralBenslimane,qui entretient à cetteépoque des relations assez conflictuelles avec le généralLaânigri, se saisit dema sortie pour convoquer son rival de laDST.«Hamidou,qu’est-cequec’estcecirque?»luidemande-t-il.Lamanipulationseretournecontresonauteur.MaisilfautcroirequelegénéralLaânigriestcouvertenhaut

lieu.Car,danslafoulée,survientuneautre«affaire»toutaussibizarre.Unancienemployé,WalidBelhaj,quiavaitquittémesservices deux ans auparavant, vient m’apprendre qu’il a étéinterpellépardesagentsencivil.Le21octobre,soittroisjoursaprès le début de l’affaire de l’anthrax, deux policiers l’ontembarquéàsondomicileetemmenéenvoituredanslequartierdu lotissementOLM, derrière la forêt duHilton àRabat. Ils yont immobilisé leurvéhiculeet,sans l’enfairedescendre, l’ontlonguement interrogé sur mes relations tant amicales queprofessionnelles. Ils lui ont dit : « Nous savons que MoulayHicham a des liens secrets et suivis avec des haut gradés desFAR [Forces armées royales] qu’il reçoit chez lui ou qu’ilrencontre dans les Émirats. Pouvez-vous en témoigner ? »Belhaj leurrépondqu’iln’aaucuneidéedequi jereçois,oùet

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pourquoi. L’un des agents sort alors un dossier de la boîte àgants, en lui demandant d’en parapher chaque page puis de lesigner à la fin. Ce faux procès-verbal affirme, commeWalidBelhaj lerévélera dansLe Journal hebdomadairedu24 novembre 2001, mes prétendus « liens secrets et suivis »avecdesofficierssupérieurs.BelhajrefusedesignerlePV.Lesagents se font menaçants mais lui accordent un sursis dequarante-huitheurespourchangerd’avis.Belhajenprofitepourmecontacter.À ce stade, je conclus que le général Laânigri, après avoir

échouéàmemettrel’«affairedel’anthrax»surledos,tentedemonterde touteurgenceunautredossieràchargepoursauverson«enquête».Jemerefuseàtraiteraveclui.Ilestlechefdes« services », pour qui des coups bas relèvent de la routine, lepire produit des arrière-salles dumakhzen avec, en sus, lecomplexe de l’ancien sous-officier de l’armée française ayantralliélePalaissurletard.Pournepasm’abaisser,j’effectuedesdémarchesdiscrètesauprèsduroiafindeclarifierlasituation.JejoinspartéléphoneRochdiChraïbi,lechefducabinetroyal,enlui rappelantque, lorsque j’avaisétééjectédusérail, ilm’avaitsuggérédeprendre contact avec lui encasdeproblème. Je luidemandede se renseigner surcequim’est reprochéetde tirerl’affaire au clair. Je connais suffisamment le général Laânigripour savoir qu’il ne s’arrêtera pas en si bon chemin. Mais jen’obtiens pas de réponse satisfaisante du Palais. Les jourspassent,sansquel’onmerassure.Leseulmessageenretourselimite à des paroles creuses pour m’apaiser : « Calme-toi, cen’est rien. » Or, en même temps, mes amis les plus proches,voirelesmembresdemafamille,sontostensiblementsuivispar

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des voitures de police. Ma femme reçoit des menaces autéléphone.LaGazetteduMarocpublie,le5novembre2001,undossier reprenant de façon abracadabrantesque des rumeurstentant d’accréditer ma volonté de troubler la « quiétude duMaroc». JecommenceàmedemandercequeMohammedVIcherche à obtenir, jusqu’où il est prêt à aller. Qui ne dit motconsent.Lechefde lamaison royalene réagitpasalorsqu’unmembredesafamilleestaccusésurlaplacepubliqued’atteinteàlasécuritéintérieuredel’État!Je décide donc d’aller sur la place publique pour prendre le

pays à témoin. Le 24 novembre 2001, mes « affaires » sontdéballées dansLe Journal hebdomadaire.Aboubakr Jamaï etAliAmarontenquêtépourrecoupermesdiresainsiqueceuxdeWalidBelhaj.Monancien employé relate samésaventuredansl’hebdomadaire.Pourmapart,j’yaccuselegénéralLaânigridevouloir « m’impliquer dans une véritable opération dedéstabilisation de l’État ». Venant de la part d’un prince, lacharge est trop forte pour qu’elle puisse être ignorée ouétouffée. Une enquête administrative est diligentée par leministre de l’Intérieur,Driss Jettou.Or, sous peu, des sourcesauPalaismerapportentquelegénéralLaânigris’opposeàcetteenquête.Parailleurs,despressionssontexercéessurlepèredemon ancien employé, un ex-militaire qui fut au service de feumonpère.Onlepressed’intervenirpourquesonfilsserétracte.Cedernierseraharcelépendantdelongsmois.QuantàmonamiHichamQadiri,ilpaieauprixfortetsamauvaiseplaisanterieetsaloyautéàmonégard:le15novembre2001,ilestcondamnéàhuitmoisdeprisonfermeparuntribunaldepremièreinstance

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àCasablanca!Troissemainesplustard,letempsdelaréflexion,il bénéficie d’une grâce royale… Et là, ce n’est pas uneblague…J’hésite encore sur l’attitude à adopter quand surgit une

nouvelle«affaire».Enjanvier2002,uninformateurdelaDSTchargé du dossier ultrasensible du Sahara occidental, MoulayMehdiBoudribilla,révèleàlapressequ’illuiaétédemandéderédiger un rapport m’imputant des contacts avec lesindépendantistessahraouisetleurprotecteur,l’Algérie.L’affairerelève de la haute trahison.À l’époque,MohammedVI a déjàfaitconnaîtresadécisionenfaveurd’une«troisièmevoie»–niannexion pure et simple ni référendum d’autodétermination –pour régler le litige territorial. Dans ce contexte, BoudribilladevaitprétendrequedesofficiersdesFARoriginairesduSaharaauraient émis le souhait que je sois désigné « à la tête d’unémirat du Sahara englobant sous la souveraineté marocaine leterritoire du Sahara occidental et une portion de l’oriental ».Boudribilla s’y est refusé et cherche à se protéger en révélantl’« affaire ». La DST s’escrime à le discréditer comme un« affabulateur ». Pourma part, je connais le grain de vérité àpartir duquel nos services ont voulu fabriquer leur château desabledemensonges:auprintemps2001,j’avaisétécontactéenvue d’une rencontre par des militants sahraouis. Rien de plusnormal,deleurpointdevue,euégardàmesprisesdepositionen faveur d’une « ouverture » au Maroc et de mon imagemédiatiquede«prince rouge».Toutefois, parméfianceautantqueparpatriotisme,jen’avaispasdonnésuite.

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Au fil des « affaires », mon cas s’alourdit de façon

inquiétante. Dans un premier temps, je crois que le but estd’aller vers un grand procès politique. Je prépare donc madéfenseenconstituantdeuxavocats,M JamaietMenni,etenrassemblant des pièces à conviction pour prouver moninnocence. Mais rien ne vient. Si bien que, dans un secondtemps, je finis par me rendre à l’évidence que la grandeexplicationenjusticen’aurajamaislieu,pasplusquen’aboutiral’enquêteenclenchéeparlegouvernement.LePalaisachoisisesarmes que sont ses services, le secret, le silence, les coupsfourrés. C’est trèsmauvais signe. Car, de deux choses l’une :soit le général Laânigri agit avec l’accord du roi, soitMohammedVInepeutplusprotégerlesmembresdesafamille.Dans un cas comme dans l’autre, le danger pour moi estextrême.En l’absencedegarde-fous, la logique enclenchée irafatalementàson terme.Connaissant lesystèmepourêtrenéenson sein, je décide de m’en extraire de toute urgence. Quelqu’en soit leprix àpayer, je serai toujoursgagnant, parcequevivant,pouravoirquittéleroyaumeàtemps.Toutrégimeasamémoireinstitutionnelle.Enl’occurrence,le

makhzenpuise dans son savoir-faire pour éliminer unrougui.L erougui introduit lafitna, le désordre, dans la cohésion del’umma, la communauté des croyants.Rouguiest le termemarocain pour un concept islamique. L’équivalent oriental, cesont–aupluriel– leskhawarije,quisortentdelacommunautéau sens tribal. Généralement, lerouguiest un proche du

es

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pouvoir,quipeutmêmeêtrede sang royal,un intimequiveutporter atteinte à la personne du roi. Je me rends compte quenous sommesdanscette logique-là. Jen’en revienspas.Aprèslechocinitial,celavametransformer:d’uncoup,jenemesensplus des leurs. La monarchie ? Je n’en fais plus partie. Celadevientpourmoiuntermeabstrait.Onm’afaitpasserpouruntraître,cequimodifiemaperceptiondeladissidence.Jeressensdésormais une empathie bien plus grande pour les opposantsmarocains.C’estl’actequiclôtlaguerrequem’amenéeM6etqui adébuté le jouroù ilm’a chassédemapropremaison. Jedécidedoncdepartir,nonpasenexilmaisàlaconquêted’autrechosequej’appelle,fautedemieuxetenattendantdelecernerdeplusprès,«l’au-delàdumakhzen».Jesuisconfortédanscetétatd’espritparl’articlequiparaît,le

22 janvier2002,dansJeuneAfrique,sousle titre :«L’hommequivoulaitêtreroi.»IlestsignéFrançoisSoudan,lerédacteurenchefetlameilleureplumedel’hebdomadaire.Jeconsidéraiscejournalistecommeunami;jesuisamenéàcroirequ’ilestenservicecommandé.«L’hommequivoulaitêtreroi»vadevenirle leitmotiv de toute cette période, avant mon départ pour lesÉtats-Unis. Rien ne m’est épargné dans cet article de huitpages ! Je suis accusé d’être incontrôlable, d’avoir un egodémesuré, de souffrir d’un complexe de supériorité. On mereprochemêmed’être«hassanien»!Avant publication, Soudan m’avait appelé du Togo, le

6janvier2002,àlaveilledeserendreàunrendez-vousavecleprésidentGnassingbéEyadéma.Ilm’avaitdit:«S’ilvousplaît,pourrions-nousnousvoirdèsquel’articlesortpourenparler?

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Ilyadeschosesquinevontpasvousplaire,etd’autresquinevontpasleurplaire.»Ilsavaitcequ’ilfaisait,évidemment.Maisil gardait l’espoir de pouvoir accomplir samission tout enme« rattrapant » avec des explicationspost factum, de vaguesexcuses,unfildeconversationrenouémalgrétout.Jenel’aipasrappelé. J’aurais pu parler avec lui des accusations proféréescontremoi,malgréleuroutrance.J’auraissumedéfendre,voirele confondre. Mais le journaliste s’était aussi attaqué à lamémoire de mon père, disqualifié comme « amateur debouteilles, amateur de femmes ». Cela, je ne l’ai pas accepté.Pourquoi l’avait-il fait ? Ceux qui voulaient alors plaire àMohammed VI ont sali la mémoire de mon père pour fairependant au livre de Jean-Pierre Tuquoi,Le Dernier Roi, quivenait de révéler au grand public la relation exécrable entreHassanIIetsonfilsaîné.L’issue d’une vraie bataille n’est jamais certaine mais il

incombe à chacun de choisir son terrain. C’est ce que jecomprendsaufildes«affaires»en2001-2002.J’ensorsaveclaconvictionquejedoiscerteslutterpourmesidéespolitiques,mais avec fair-play. Les montages et les insultes, ce n’est pasmon registre.Aussi, avantdequitter leMaroc, fais-je parvenirauministre de l’Intérieur deux lettres recommandées, dont unmémorandum de huit pages daté du 7 janvier, adressé à lacommissionad hoc que Driss Jettou avait créée ennovembre 2001pour éclaircir l’enlèvement de mon ancienemployé.«Cessezdemecontacter»,finit-ilparmedemander.Technocratesouhommespolitiques,c’étaienttousdespoltrons.Je fais alors parvenir ce mémorandum à plusieurs rédactions,

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qui le publientin extenso. Après un rappel exhaustif des« affaires », j’y affirme militer pour « une refondation de lamonarchie sur des bases démocratiques et populairesrénovées»,etjeposecettequestion:«QuecherchelegénéralHamidouLaânigriententantdesusciterlasuspicionautourdesForcesarméesroyales?»Enfin,dansmaconclusion,j’annoncela poursuite de mon combat pour « un Maroc résolumentengagé dans un processus démocratique, marqué du sceau duprogrèssocialetdelamodernitépolitique».Sur ce, nous préparons nos valises. Une période pénible

prend fin au cours de laquelle ma fille aînée, qui va déjà àl’école,m’adécouvert,encoreetencore,vilipendéàlaunedesjournaux. Le 23 janvier 2002, trente mois après la mort deHassanII,jequitteleMarocavecmafamillepourm’installeràPrinceton, dans le New Jersey. À bord de l’avion pour Paris,notre lieu de transit, ma femmeme demande si nous devronsinscrirelesenfantsàl’écoleenAmériqueet,lecaséchéant,pourquelledurée.Queluidire?J’entendsbienlaquestionduretourqu’elle pose implicitement. Je lui réponds : « On en reparleradanscinqans,etonverraplusclairdansdixans.»EnescaleàParis, je reçois un appel téléphonique du président algérien,Abdelaziz Bouteflika.Voici sa phrase que je ne suis pas prèsd’oublier:«J’aitoujoursditquelemakhzenmarocainestpluscruelquelesgénérauxalgériens.»ArrivéàPrinceton,jedorsleplusclairdutempspendanttrois

semaines. Je me sens vidé et anesthésié, avec l’impressiond’avoirfaituntourauroyaumepourrien.Audébut,jenepeuxmême pas m’aérer l’esprit lors d’une promenade ou d’un

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joggingcarlapresseestauxaguets.Lesjournalistescherchentàm’extirperuncommentairesurleroi,surledébutdesonrègne,sur la situation auMaroc… Je ne dismot surM6.Au journalfrançaisLibération,j’expliquesimplement,enfévrier2002,quej’ai pris mes distances pour « mettre fin à une ambiancemalsaine,carcequiétaitcenséêtreundébatd’idéesestdevenuun bras de fer sécuritaire. La famille royale doit projeter uneimage d’unité. J’ai toujours pensé que la diversité nourrissaitl’unitéetqu’uneunitédefaçadeétaitunefausseunité.J’aicruqu’on pouvait fonctionner dans ce cadre, mais ce n’estapparemmentpaslecas.Aujourd’hui,l’institutionmonarchiqueest malmenée, la famille royale aussi. Elle a besoin de laplénitude de ses moyens pour jouer entièrement son rôle. Jeprendsdoncduchamp,carjeneveuxpasêtrel’instrumentparlequeld’autresviennentl’affaiblir,consciemmentoupas(…)etneveuxpasentrerdansuneescaladedontnousnesommespasnécessairementlesmaîtres,pourpréserverl’avenir».J’accorde aussi une interview au quotidien espagnolEl

Mundo.Publiéele24février,elleestpluspolitique.J’ysoutiensquemonpays«amanquéuneoccasionhistoriquepourdevenirune démocratie », et que les Marocains, tout en aspirant auchangement, n’ont pas su comment le mettre en œuvre. Ilm’importe de ne pas imputer la responsabilité de cet échec auseul roimais à notre incapacité collective – celle de l’élite, dupeuple,demoi-même–àtransformerl’ouverturedurégimeàlafindurègnedeHassanIIenvraiepercéedémocratique.Je m’inclus dans ce constat puisque je vis mon retour à

Princeton comme un échec. J’inscris mes filles à l’écolefrançaise locale, et tout se passe bien pour elles. Pourmoi, en

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revanche, c’est difficile.Tant de bassesses ont été dites àmonsujet, tout ce fiel issu de plumes aux ordres, l’imageméconnaissable d’un homme aigri cherchant à tout prix àdéstabiliser son cousin sur le trône…Un drame shakespeariendepacotille.Ducoup,jeporteunregarddésabusésurlasociétécivile et la presse privée auMaroc.Toutes deuxme semblentlargementsurestimées–cequin’enlèverienaurespectquej’aipour des individus tels que, par exemple,Aboubakr Jamaï duJournal hebdomadaire ou Sion Assidon de l’ONGTransparency International.Mais,dans l’ensemble, lepoidsdumondeassociatifetdelapresseprivéemeparaîtunmythe.Lesassociations ont vite été infiltrées et retournées par le pouvoir,quienavaitlesmoyens.Quantàlapresseditelibre,sielleapufaire tanguer le navire, elle ne pouvait en aucun cas le fairechavirer. Elle a vécu son moment de gloire « warholien ».Mettantàprofituneplusgrandelibertéd’expression,dejeunesjournalistes se sont retrouvés avec le pouvoir de jugesd’instruction, sans les mêmes responsabilités. Ils pouvaients’attaqueràn’importequel«dossier»etébranlerdeshommespolitiques ou des chefs d’entreprise. C’était grisant, biensouvent passionnant. Ces jeunes faisaient alors des apparitionsfracassantes surTV5,ouécrivaientdeséditoriauxde justiciers.Le soir, le travail accompli, ils se retrouvaient « en boîte » àCasablanca,auPuzzleouauFindingo,pourviderunebouteilledewhisky comme le font les gens de cet âge.C’était à la foisCitizenKane etWoodstock.Le casting du film était réduit : le« roi des pauvres », le « prince rouge », les militaires, lesbarbouzes, les corrompus, les relais à l’étranger et les grandesfiguresdenotrehistoire,endernierrecours.Lemakhzenn’apas

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eudestratégiebienarrêtéecontreces«nouveauxjournalistes»à la mode, un peu comme naguère les « nouveauxphilosophes»enFrance.Ils’estservi, tourà tour,descarotteset des bâtons à sa disposition. Les partis politiques auraientpréféré voir réduits au silence des organes de pressesoudainement irrévérencieux, qui gênaient leur tête-à-tête avecle roi, leurs marchandages habituels à l’ombre du Palais. Quiétaient ces francs-tireurs qui ne boutonnaient pas leur veste etqui revendiquaient leur part du gâteau ?Au nom de quoi lapolitiquedevait-ellecesserd’êtrelaseuleaffairedegens«biennés»?L’enjeuétaitlepouvoir,lavisibilitésurlaplacepubliqueetl’argentfaisanttournerlesystème.Cefutunerévoltesanslendemain.Ellen’aenclenchéaucune

transition.Lesjeunesjournalistesontprisdel’âgesansévoluer.Ils ont fait le tour de leurs petites et grandes histoires – « lesvoyages du roi », « la fortune du roi »,MoulayHicham,BenBarka,lecheikhYassine,legénéralpuistoutelafamilleOufkir,lemiragepétrolierdeTalsint,lebagnedeTazmamart–jusqu’àce qu’ils n’aient plus rien de neuf à se mettre sous la dentparceque ladonnenechangeaitpas, lagouvernanceauMarocrestant la même. Et puis, aussi, l’appât du gain leur est venu.Cette presse s’est capitalisée en cherchant à augmenter sesprofits.Lestitressontentrésdansdeslogiquesd’entreprisesnonseulement concurrentes mais rivales, ne s’épargnant pas lescoupsdeJarnac.Leplusdécevantdanstoutcela,c’estquelenombreglobalde

lecteurs n’a pas augmenté au fil du temps. Quand les ventesd’un journal montaient, celles des autres diminuaient dans un

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jeu à somme nulle. Le réservoir des démocrates, sinon dessimples citoyens ayant le goût – et les moyens matériels –d’exercerleurdroitderegard,estrestépetit.Touràtour,untitredepresseétaitàlamode,unpeucommeletubedel’été,avantquesagloireéphémèrenepérît.Laproportiondelapopulationparticipantauxdébatssuscitésetportésparcesjournauxn’apasaugmenté. Aucune dynamique sociale n’a été induite. Lesacteurssesontdonnésenspectacleàguichetsfermés,alorsquelegrandpublicpassaitsonchemindevantlethéâtre.Quelques-unsontétépiégésdanslefoyer.L’usageinflationnistequiaétéfaitdelaparolelibrea,certes,

libérélaparolemaisenlabanalisantsicen’estenladévaluant.Bien sûr, même des années plus tard, certains journalistestiennent toujours la route, ne se sont pas compromis et restentcohérentsaveceux-mêmes.Mais ilyapeudepublicationsquiforcentl’estimeensetransformanten«institutions».Ilyatrèsrarement de vrais scoops. L’interaction avec l’étranger nes’opère plus comme du temps oùLe Monde etLe Journalhebdomadairesortaient lemême jour, en France et auMaroc,une enquête menée conjointement sur lamort de Mehdi BenBarka. La presse marocaine est redevenue provinciale, voireclochemerlesque. La qualité des journaux ne s’est pasdurablementaméliorée.Lestitressensationnalistesserepaissentdespetitesaffairesdelacouretdesescontempteurs.Pendantcetemps,leplusgrandnombreregardeAl-Jazira.Celaétant, jenevoudraispasmemontrer ingratenversceux

qui m’ont défendu bec et ongles, défendant à travers moi lesprincipesdeladémocratie.Lepremierd’entreeuxestAboubakrJamaï, un journaliste intelligent, patriote aux idées claires qui,

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malheureusement, souffre un peu du syndrome de la primadonna,cequiluijouedemauvaistours.OuMohamedHafid,ledirecteur deAl Sahifa, l’ancien responsable de la jeunesse del’USFPquiavaitrefusédesefaire«malélire»parDrissBasri.Ou Hussein Majdboui, enseignant et journaliste installé enEspagne ; Latifa Boussâden, journalistemilitante de l’AMDH,décédée l’an dernier ;Ali Lmrabet, ce chien fou évoqué plusloin;etAliAmar,quiconfondmalheureusementintelligenceetroublardise. Plus aucun d’entre eux ne vit au Marocaujourd’hui.Le16mai2003,leMarocvitson11septembre,l’équivalent

des attaques contre leWorldTrade Center et le Pentagone en2001 aux États-Unis. Des attentats terroristes dans plusieursendroits de Casablanca font 45morts, dont les 12 kamikazes.Quand j’apprends au téléphone ce qui vient de se produire, jeme refused’abord ày croire, avantd’en avoir la confirmationsurCNN. Je craignais unenouvellemanipulationdes services,je redoutais même – un réflexe acquis – qu’ilsveuillent memêler à ce drame. Avec le recul, bien sûr, et même si cesattentatsn’ontpaslivrétousleurssecrets,celaenditdavantagesur la suspicion que les « barbouzeries » avaient fait naître enmoi, que sur l’événement. Immédiatement, le roi annonce « lafin de l’ère du laxisme », et dix condamnations à mort sontprononcées. La suite de la répression inspirera auJournalhebdomadaireune«une»surla«justiced’abattage».Les attentats de Casablanca attestent de la façon la plus

violented’unislamdontlecontrôleéchappeàlamonarchieetàl’interprétationtraditionnellequ’ellefaitdelareligion.C’estun

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premier message. Le second, tout aussi important : pour lapremière fois, des Marocains répondent par la terreur auxinégalitésquiconstituent le fondementde lasociétémarocaine.Enfin,troisièmeleçon,lefameuxsystèmesécuritairecensémentsi performant a étémis àmal. Il n’est plus tout-puissant. Pourmoi, le 16mai est unmarqueur, une cote d’alerte qui signalequequelque chosedenouveauet inquiétant est advenu.Par lasuite, d’autresmarqueurs seront la déclaration (« Je crois à laRépublique»),àl’été2005,delafilleduleaderdumouvementislamiste Justice etBienfaisance,NadiaYassine, et, un an plustard, le tauxdeparticipation électorale tombant au-dessousdes20%.Les attentats du 16 mai 2003 obligent à repenser les liens

entrelelocaletlemondialparrapportauterrorisme.Comments’articulent-ils au Maroc ? Bien avant les explosions deCasablanca, tous les services de renseignements savaient déjàque le royaume était un réservoir du terrorisme international.Mais il pouvait y avoir des jihadistes sans que ceux-ci soientforcément partisans d’un projet radicalmarocain. Or, enmai 2003, tout le monde est frappé par l’origine socialecommune des kamikazes, dont la plupart sortent du mêmebidonville.Faut-ilenconclureque lapauvretéest lemobileduterrorismenational?Enélargissantl’horizon,onserendcompteque l’aliénation,plusque lapauvreté,nourrit le jihadisme.LesterroristesmarocainsimpliquésdanslesattentatsdeMadrid,quiaurontlieuàpeineunanplustard,le11mars2004,semblaientbienintégrésdanslasociétéqu’ilsontvouludétruire.Ilsavaienten commun avec l’ensemble des extrémistes islamistes ailleurs

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l’intime conviction que la communauté des croyants, l’umma,étaitmenacée.Ilsentendaientla«défendre».Le danger, évidemment, c’est que des explosions sociales

provoquéesparlamisèresoientrécupéréesparlejihadisme.LesattentatsdeCasablancarelèventd’un terrorismeinspirépardesphénomènestransnationaux,maisce«dehors»s’enracinedansle sol marocain. Ce sont des Marocains qui disent à d’autresMarocains:«Notresociétéestdiviséeparunefracturesociale,nous la vivons tous les jours et nous ne voulons plusl’accepter. » Cela traduit la double incapacité de lamonarchiealaouiteàveilleràunminimumd’égalitésocio-économiqueetàinfuserunislampropreauMaroc,commecefutlecaspendantdes siècles. Le roi dans sa robe blanche, à cheval et sous unparasol, était l’icône de cet islam marocain. Si cette icônen’inspireplusrien, l’islammarocainaperdusaspécificitéetsaforce de cohésion. Il est d’autant plus regrettable que lesautorités n’aient tiré aucune leçon des attentatsde Casablanca.Elles continuent de gouverner le pays comme si rien n’avaitchangé.Sur leplan international, demauvaises leçonsont également

été tirées de la violence islamiste : au lieu de criminaliser leterrorisme,lesÉtats-Unisontpolitisélejihad.Celaatotalementfaussé la donne. Les attentats du 11 septembre 2001 ontconstituéuneagressionàlaquellel’Amériquen’auraitjamaisdûrépondre par une guerre « civilisationnelle ». Il aurait fallutraquer les responsables des attaques contre le World TradeCenter et le Pentagone – rien de plus. Mais les néo-conservateursaméricainsontexploitéle11septembreàdesfinspolitiques pour forger l’union sacrée à l’intérieur et, à

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l’extérieur,pour justifier leurmainmise sur lemondearabe, cequiafaitlejeud’OussamaBenLaden.L’idéed’une«guerre»contre le terrorisme d’Al-Qaïda était une aberration, un non-sensquiagonfléle«monstre»BenLadenenmêmetempsquelacotedepopularitédeGeorgeW.Bush.LesÉtats-Unissesontfourvoyés dans des campagnes militaires pour changer desrégimes, sinon pour « bâtir » desÉtats-nations dans lemondearabe plutôt que d’y favoriser la démocratisation. Des coupsfatals ont été portés à Saddam Hussein et aux talibans enAfghanistan en même temps que des coups de pouce ont étérefusés aux démocrates en Afrique du Nord et au Moyen-Orient. L’Amérique s’est déchaînée contre les cancres, quin’avaient aucunpotentiel, tout en restant complaisanteavec lesbonsélèvesprochesdubut,quiauraientpumieuxfaire.Plutôtquede«casser»desrégimesavecleurmachinedeguerre, lesÉtats-Unis auraient dû soutenir avec courage les démocratesdanslemondearabe,quitteàheurterleursintérêtsdepuissanceglobale à court terme – enArabie Saoudite, notamment, maisaussienÉgypte,enAlgérieouauMaroc.En2011,lePrintempsarabea éclairé cette erreur stratégiqueà contre-jour.Deguerredeplusenpluslasse, lesÉtats-Unisétaienttoujoursentraindese battre sur les fronts qu’ils s’étaient eux-mêmes créés alorsquelemondearabesechargeaittoutseuldesadémocratisation– encore heureux ! – et que l’Amérique peinait à rattraper letrainqu’ellen’avaitpasvupartir.Je reconnais volontiers qu’il n’est pas facile pour une

puissance étrangère d’œuvrer en faveur de la démocratie sansêtre accusée d’ingérence. Elle ne peut hisser le drapeau d’unecause qui, par définition, relève de la volonté d’un peuple qui

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n’est pas le sien. Mais l’extérieur peut contribuer à créer unenvironnement favorable aux forces porteuses de changement.Or,avantlePrintempsarabe,c’estlecontrairequiaétélarègle.L’Amériques’estbiengardéedefroisserHosniMoubarak,toutcomme la France n’a pas contrariéZine el-AbidineBenAli etson clan au pouvoir. On pourrait multiplier les exemples àl’envi.Même après mon déménagement aux États-Unis, la gargote

dumakhzencontinuedefomenterdes«complots»pourm’enattribuerlapaternité.Jemedéfendsdepuisl’étrangeroulorsdemes passages auMaroc. Exilé « volontaire », j’y retourne eneffet quand je veux ; tout comme je reste un membre de lafamille royalemalgrémon évictionduPalais. Il n’y a pas quel’Orient qui soit compliqué… Le pays le plus occidental dumonde arabe –al-Magrib, le nom arabe du Maroc – charrieaussisonlotd’ambiguïtésenguisedemorainedesarivalitéausommet.Dèsjanvier2002,troisagentsdes«services»marocainssont

interrogés à Madrid. L’agence Europa Press s’en fait l’écho.Dans son édition du 28 janvier, le quotidien conservateurLaRazónrévèlequelesagentsmarocainsontétéenvoyéspourmesurveiller avec dumatériel électronique sophistiqué. Je suis enEspagne pour assister à une conférence-débat sur le11 septembre 2001. Éventée, l’affaire s’éteint comme uneluciole. Mais le 16 octobre, rebelote.El País puisLe Mondepublientuncommuniquéprétendumentsignépardes«Officierslibres des Forces armées royales ».Adressé au monarque, ce

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texte demande, outre l’amélioration des conditions de vie desmilitaires,unevraieluttecontrelacorruptionparmilesofficierssupérieurs et lamise à la retraite de généraux « compromis ».Quel rapport avec moi ? Fouad Ali el Himma organise audomicile de Taïeb Fassi-Fihri, alors secrétaire d’État auministère des Affaires étrangères, une réunion avec huitjournalistesmarocains pour leur expliquer que jemanipule ensous-main, depuis les États-Unis, ces officiers renégats – pas« libres » du tout. Une idée absurde ! Rétrospectivement, jepensequetoutecettehistoired’officierslibresaétéinventéedeA à Z par Laânigri. Dans l’immédiat, le 4 novembre,JeuneAfriquemonte également au créneau royal pour faire accroire,de nouveau sous la plume de François Soudan, que la pisteMoulayHichamestàprendreausérieux.«Lathèsedel’actionisolée,en toutcas trèspeureprésentative,d’unoudequelquesofficiers mécontents, reprise, amplifiéeet politisée par ungroupe de pression agrégé autour des idées de “monarchierépublicaine” incarnées par le princeMoulayHicham est donctrèsloind’êtreexclue.»C’estalambiqué,pasvraimentfrancducollier,mais qu’importe ?Toutes ces« affaires »partagent unfonddesaucepouravoirétéracléesdanslescasserolesuséesdupouvoir marocain. Elles ne prennent pas et sont donc viteoubliées.Cequiexpliquesansdoutepourquoiilfautsanscesseeninventerdenouvelles.Le 21 mai 2003, à la suite d’autres procès qui lui ont été

intentés, le journaliste marocainAli Lmrabet est condamné àquatre ansdeprison, à20000dirhams (environ2000 euros)d’amendeet à l’interdictionde sespublications,Demainetson

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pendant arabophoneDoumane, pour avoir reproduit dans sescolonnes un entretien avec l’irréductible opposant AbdallahZaâzaâ.L’interviewavait été publiée dans la presse espagnole.Pour protester contre la censure de ses journaux, Lmrabetentame une grève de la faim illimitée. Le 17 juin, lacondamnation est ramenée à trois ans, mais le journaliste nerenonce pas. Rapidement, sa vie est en danger. Les médecinssontalarmistes. J’écrisalorsune lettreauministremarocaindela Justice pour lui demander, en respectant les formes, dem’autoriser à aller voir le gréviste de la faim. Je le connais.AprèsmonretourduKosovo,nousnoussommescroiséschezunamicommun,undiplomate.J’aidécouvertcejourunjeunehomme intelligent, mais trop fonceur, sans cran d’arrêt. Lerégime a tout tenté contre lui, pour arriver seulement à laconclusion qu’il n’y avait rien à faire, sauf àemployer lesgrands moyens – ce qui fut fait. Dans ses hebdomadaires,Lmrabetbrisaittouslestabous.Ils’attaquaitauxmilitaires,àlamonarchie, avec des caricatures ravageuses en prime ! C’étaittrèsfort,trèsefficace.IlsetrouvaitqueLmrabetvivaitdanslemêmeimmeubleque

le chauffeur qui avait été toute sa vie au service demon père.Unjourquejerendaisvisiteàcevieuxmonsieur,jesuistombédans la cage d’escalier sur Lmrabet qui m’a apostrophé :« Prince, daignerais-tu entrer dans la pauvre demeure d’unmodestejournaliste.»Difficilededirenon…C’estainsiquejeme suis retrouvé dans un vrai capharnaüm, un désordreinimaginable. Il y avait des marmites partout, bourrées decacahuètes, des vêtements éparpillés… On ne savait oùs’asseoir.Maisenfin,j’étaispiégé.

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Àtitreexceptionnel,leministredelaJusticedonnesuiteàmarequête. Parfois, cela sert d’être prince. Je me rends donc àl’hôpitalAvicenne, le 19 juin. Le directeur de l’administrationpénitentiairem’yattend,ainsique ledirecteurde l’hôpitalet lechef de la police. Ils me conduisent au dernier étage oùs’entassent une quinzaine de prisonniers malades, quiapplaudissentpuiscrient«Viveleroi!».Aumilieudecetohu-bohu, j’aperçois Ali Lmrabet, amaigri, barbu, assis sur unechaise,dansunétatlamentable.Ildit:«Ah,c’estpourçaqu’ona lavé la cellule aujourd’hui ! Tu viens parce queSidnat’envoie ? » Plutôt que de lui répondre, je fais le tour poursaluerlesunsetlesautres.Lmrabetfaitlesprésentations:«Nedispasbonjouràcetype-là, ilestdelaDST.Lematin, ilaunpansementauculet, le soir, il court le110mètreshaies !» JefinisparmeretrouverfaceunfrêleAfricain,silencieux,lebrascassé.J’apprendsqu’ilestcamerounais,qu’ila tentédegagnerl’Europe par lamer, qu’il a été arrêté et attend son expulsion.Tout d’un coup, ilme dit : «Vous, ça fait unmoment que jevous suis dans la presse internationale. Je savais que ça seterminerait comme ça, qu’ils finiraient par vous mettre enprison!»Toutlemondeéclatederire.Profitantdecemomentdedétente, je retournevoirAliLmrabet.Nosdiscussionsvontdurertroisjours.Ilestconvaincudeperdrelafaces’ilrenonceàsagrèvede la faim. Il est correct avecmoimais se lancedansune diatribe contre les Alaouites d’une violence et d’unevulgarité impossibles à reproduire ici. Pendant ce temps, unautre journaliste emprisonné,Mustapha elAlaoui, neme lâchepas.«Lui, c’estunchtarbé, iln’apasenviede sortirde taule.

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Qu’ily reste !Maismoi, je suisgrand-pèreetdiabétique,et jen’ai aucune envie de moisir ici. Tu ferais mieux de venirdiscuteravecmoi!»Nerveusement ou pas, nous rions beaucoup. Le Conseil

consultatifdesdroitsdel’hommeveutêtredelapartieafinquel’éventuelleinterruptiond’unegrèvedelafaimsoitportéeàsoncrédit.Lmrabetboitdeslitresetdeslitresd’eaudansl’espoirdepouvoir uriner sur eux quand ils viendront en délégation. Cequ’il fera d’ailleurs, heureusement en mon absence. Il visel’artiste Mehdi Qotbi mais, hélas, manque l’infatigable«rabatteur»deM6.Lmrabetluilancequandmêmeunevieillesavatepuanteayantappartenuàfeusatanteetqu’ildissimulaitdans son lit…Au-delà de ces provocations potaches, il restedéterminé à mourir « en homme libre ». Il veut que sa mortsouilleMohammedVI, qu’elle lemarque à vie. Pourma part,j’estime que la cause de la démocratie serait mieux servie enaidant le régime à se libéraliser plutôt qu’en l’enfermant dansson autisme répressif. J’essaie d’en persuader Lmrabet. Jel’adjuredecesserde joueraucasse-cou.Je l’avertisaussiqu’ilrisque de se retrouver handicapé, diminué pour toujours sansmouriretque,danscecas,«lesautres»auraientgagné.Jeluipropose, en échange de l’arrêt de sa grève de la faim, d’allerm’improviserrédacteurenchefdeDemain,nonseulementpourfairetournersonjournalmaisaussipourpubliersousmonnomlesarticlesqu’ilauraitrédigésdepuissaprison!Ainsilalibertéd’expression l’emporterait-elle. Bref, j’essaie tout. Je vaisjusqu’à lui dire que je sais où il planque sonmagot, à savoirdans l’une de ses ignobles marmites, et que je vais récupérerl’argent pour financer un prixAliLmrabet, après son décès…

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Lelendemain,ilcède.Maisilposeunecondition:quejeliseuntextequ’ilapréparé lorsd’uneconférencedepresseprévuecejour-là, le 23 juin, auJournal hebdomadaire. Le secrétairegénéral de l’ONG Reporters sans frontières, Robert Ménard,doit y être. Naturellement, en accédant à sa demande, je memarqueauferrouge.Mais jen’aipas lechoix.Je lisdoncsontexte, au demeurant assez sobre. Le lendemain, je suis interditd’accès à la prison. Ali Lmrabet va y rester encore quelquetemps : ilseragraciépar le roien janvier2004,cependantquesonjournalresterainterdit.Pourmapart,jelereverraiaprèssasortiedeprison,maisnousnousbrouillerons rapidementcar ilirapansersesplaiesenAlgérie.Or,je suisunnationalistevieuxjeu. Lmrabet partira ensuite en Espagne, où il sera d’abordjournaliste au quotidienEl Mundo, avant de créer son siteDemain.online. Nous gardons des relations courtoises maisdistantes.Le 7 janvier 2004, enmême temps qu’il accorde sa grâce à

Ali Lmrabet et 32 prisonniers politiques, le roi annonce lacréation d’une Instance Équité et Réconciliation (IER) pourrecueillirlestémoignagesdesvictimesdes«annéesdeplomb».C’est à la fois une avancée considérable et une démarcheincomplète.D’uncôté, lepassé est instruit et sesvictimes sontdédommagées ; d’un autre côté, la mémoire collective resteratronquéepuisque lachaînedecommandementdescrimesn’estpas mise en cause. Si les victimes sont indemnisées, lesbourreauxneserontpasnommés.Celavautmieuxquerien.Purger un passé de tortures sans nommer les tortionnaires

sembleuncontresens.Intuitivement,jesuisdoncfavorableàce

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que l’on fassetoute la lumière sur les années de plomb. Enmême temps, le travail de mémoire ne peut s’accomplir à unmomentoù,enl’organisantsurlaplacepublique,ilrisqueraitdefairedérailler leprocessusde transformationdémocratique.AuChili et enArgentine, de nombreuses années se sont écouléesavantquel’onreviennesurles«annéesnoires»,sansquecelanuisepourautantàleurtransitiondémocratique.EnEspagneetau Brésil, cet examen de conscience est resté pour le moinsincomplet.AuMaroc, jepensequecela finirapararriver.Unevraie démocratisation du pays ne pourra avoir lieu sans enpasser par là. Je doute que cela se produise sous le règne deMohammedVI.Enavril2003survient l’«affairedujusd’orange».Lechef

de laChabiba Islamiya (Jeunesse islamique),AbdelkrimMotii,unopposantirréductibleàHassanIIquis’estinstalléenLibye,envoie son livre accompagné d’une lettre circulaire deprésentation à quelques personnalités, dont je fais partie. Jereçois l’ouvrage avec une lettre manuscrite. Je renvoie à lamême adresse un mot de remerciement en réaffirmant mespositions libérales. Un fidèle de Motii au Maroc, un certainSbabi, chauffeur de taxi dans la région d’Oujda, est alorskidnappé par la police, le 3 avril. On lui fait boire un jusd’orange contenant une drogue.Puis on le force à rédiger desaveux pour dire que je finance ce qui reste de la ChabibaIslamiya. N’étant plus maître de son esprit, Sbabi obtempère.Maisladroguequiluiaétéadministréeperforesonestomac.Ilesthospitaliséd’urgenceetconfiesamésaventureàunmédecin.

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Lequel l’aide à organiser une conférence de presse pourexpliquerquecequelaDSTluiafaitdiren’estpasvrai.Encoreune affaire de Pieds nickelés ! Elle est révélée par le journalarabophonerégionalElShark.Onnesaitpass’ilfautenrireouenpleurer.Cen’estpasfini.Enaoût2004,l’«affaireMandari»prendle

relais. Dans la nuit du 3 au 4 août, Hicham Mandari, uncourtisan devenu escroc, est abattu par balle dans un parkingsouterrainde laCostadelSol,enEspagne.Monseul lienaveclui, c’est que je lui ai, une fois, cassé la gueule ! Protégé parMediouri, le chefde la sécurité royale de Hassan II, Mandariusurpait sans cesse mon identité. Il voyageait partout dans lemondeensefaisantpasserpourmoi,demandantdeschambresd’hôtel à mon nom, des repas, des habits, etc. Hassan II nefaisaitrien.Unjour,j’aireçuuncoupdefild’unamijordanienquim’ademandé:«Alorscommeça,tunégociesduphosphatepour nous, en échange d’une commission ?Mais pourquoi nenous as-tu rien dit ? » Je suis tombé des nues.Mon amim’aexpliqué :«Àcequiparaît, tuas rendez-vousàLondresavecdes Indiens à qui tu vas vendre du phosphatejordanien.»J’aialorssautédansunavionpourLondresoùj’aidécouvert que Mandari, se faisant passer pour moi, jouaitl’intermédiaire bien placé et encore mieux rémunéré aupassage… J’ai appelé l’ambassade du Maroc, qui a bloquél’avionde laRAMàbordduquel étaitmonté l’escroc.Mais lechef d’escale a reçu un coup de fil de Mediouri, qui lui aordonnédelaisserl’aviondécoller.Àmon retourauMaroc, furieux, je suis allévoirHassan II,

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qui ne nia pas l’existence d’un problème mais qui était tropembarrassé pour le résoudre.CarMandari était le neveu de saconcubinepréférée,FaridaCherkaoui.Enplus,Mandariutilisaitun passeport de conseiller spécial du roi qu’il avait obtenu oudérobédansdescirconstancesaussiopaquesquetoutlerestedecette histoire. Toujours est-il que, sur ces entrefaites, je suistombésurHichamMandarilorsd’unmariage.Jel’aialorsprisàpart pour le raisonner. Faute de quoi, nous sommes allés danslescuisines,où tout s’est terminédansun fracasdecasseroles.Je l’ai viré par laporte de service, et suis retourné à la fête.Personne n’a dit mot mais tout le monde a compris. PuisHassanIIm’aconvoqué:«Est-cecommecelaqu’unprincesecomporte?»Jeluiairéponduqu’iln’avaitrienfaitpourréglerledossieret,poussantlebouchon,jeluiaidemandésiMandariétait,àsesyeux,plus importantquemoi. Ilétait trèsgêné. Ilaesquivé en me demandant : « Où as-tu appris ce genre derèglementdecomptesentrevoyous?—Mais où voulez-vous que j’apprenne ça ? Chez vous. »

Bien sûr, il m’a fait sortir – symboliquement – d’un coup depieddanslesacrum.MaisMandarines’estplusfaitpasserpourmoi.Cependant, il a fait mieux. En 1999, il a eu le culot de

menacer Hassan II, dans un encadré publicitaire dans leWashingtonPost,dedivulguersessecrets lesplus intimes. Ilaaussi passé deux années dans une prison en Floride, pourinfraction aux lois américaines sur l’immigration. Enfin, il seprétendrapubliquementlefilsnatureldeHassanII.En ce qui me concerne, mon dernier contact avec Hicham

Mandari a été indirect. Je suis approché par un journaliste

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indépendant,quimelaisseunmessageauPlaza-AthénéeàParis,pourmefairesavoirqueMandarichercheàréglersescomptesavecson«frère»M6maisqu’ilm’aimebien,moi,son«petitcousin », et qu’il est prêt à me donner des documents et desphotoscompromettantleroi.Jerépondsquejenemangepasdecepain-là,etquejevoissuffisammentM6àlatélépournepasavoir besoin de photos de lui. Sur ce, j’appelle la policefrançaise, qui consignece que j’ai à dire. Mais voilà queMandariesttué.Àmagrandesurprise,jelisdansLibération,le23août2004,quel’undesaspectssensiblesdecedossierestlefait que Mandari était étroitement lié à moi. J’envoieimmédiatementundémenti au rédacteur en chef deLibération,PatrickSabatier,quimerévèlequel’informationprovientd’unesourceà l’ambassadeduMaroc.Mondémentiestpubliédès lelendemain.Malgré cela, trois jours plus tard, le même fiel estdistillédans lapressemarocaine,Aujourd’hui leMarocen tête.Leroi,l’escrocduPalaisetleprince-chanteur…Commeilsiedà ce genre d’histoires, tout se termine d’une balle tirée à boutportantdansunparkingsouterraindelaCostadelSol!En février2005,unarticledeSimonMalleydansLeNouvel

Afrique-Asie, intitulé « Tempête sur la monarchie », se faitl’écho d’une réunion, en décembre 2004, de la sécuritéaméricaine au cours de laquelle auraient été évoqués des planspourm’assassiner.Bienentendu,jeneconnaisniledébutnilafindecettehistoire.Maisl’informationfaiténormémentdebruitau Maroc. Elle me confère l’aura d’une victime.Le Journalhebdomadaire m’interroge. Je réponds par une pirouette :

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« Quels que soient les problèmes que vit le Maroc, je n’osecroire que quelqu’un puisse être assez dément pour penser lesrésoudreparl’éliminationd’unepersonne.»Enfin,enjuin2005,c’estl’«affaireNadiaYassine».Lafille

duleadercharismatiquedumouvement islamisteradicalJusticeet Bienfaisance déclare à un hebdomadaire arabophone,AlOusbouiyaAlJadida,àpeuprès lamêmechosequecequ’elleavait dit lors d’une conférence à Berkeley. À savoir qu’elle aunepréférence«personnelle»pour«une république»plutôtque pour un « régime autocratique » dont elle précise qu’il« s’effondrera bientôt » et que sa Constitution en vigueurmériterait de finir à « la poubelle de l’histoire ». Dès lelendemain,le3juin,NadiaYassineestconvoquéeparlapolicejudiciaire et traduite en justice. À Paris, à la fin d’uneconférence-débatorganiséepar l’IFRIsur«L’intégrationde lamouvance islamiste dans les systèmes politiques des nationsmusulmanes»,ilm’estdemandédecommentersesdéclarations.JerépondsqueNadiaYassinesetrompesielleveutdirequelamonarchie est contraire à l’islam. La structure exacte degouvernance n’a jamais été déterminée par le Coran et leHâdith. Je reste poli, par principe et parce que j’estimenécessairel’intégrationdesislamistesdanslejeupolitique.Maisjesuisbienseulàmeretenirdansunepolémiquequis’emballeetoùtoutsemélange.NadiaYassineestclouéeaupiloripoursaprisedeposition.Danscescirconstances,jeluienvoieunelettrepour lui faire part de ma conviction que la monarchie doitaccepter le débat. Cependant, je réaffirme aussi mon point devue sur le fond en écrivant : « Vos positions me paraissenterronées, et je ne peux qu’exprimermondésaccord avec vous

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aumomentoùnotrepaysexploredescheminsd’ouverture(…).Lamonarchieaété forméepar la longueexpériencehistoriquede la sociétémarocaine qui en a fait l’institution centrale de lanation.C’estuneresponsabilitéàlafoisexaltanteetdifficilecarelle signifie qu’à chaque étape décisivede notre histoire, cetteinstitutiondoit répondre aux aspirationsdenotre peuple.Danslasituationdanslaquellenousnoustrouvonsaujourd’hui,cetteresponsabilité se présente avec une urgence inédite, et c’est àrépondre aux aspirations et demandes concrètes du peuplemarocain, dans toutes ses composantes, que nous devonsconsacrertoutesnosforces.QuantàlaprésenteConstitution, ilestindispensabledelaréformerafindehissernotresystèmedegouvernement au rang des systèmes véritablementdémocratiques (…). Cette analyse traduit mon désaccordfondamental avec vos positions mais ne préjuge pas de laquestioncapitaledelalibertéd’opinion.»Parl’intermédiairedeson avocat, je fais par ailleurs savoir à Nadia Yassine quej’assisterai à son procès. Lemakhzenécume de rage. Dans lapresse officielle, je suis accusé de vouloir renverser lamonarchiebrasdessusbrasdessousaveclesislamistes.Toutes ces coups fourrés que je viens d’énumérer baignent

dans une prose fielleuse, qui est le produit d’un journalismed’allégations dénuées de preuves : prétendument, j’avais des«liens»avecdesmilitairesenrupturedebanouavecleFrontPolisario, j’étais « proche » des islamistes ou de toute autredissidenceinterneouexterne.Monportraitaétébrosséàgrandstraits et parachevé à petites touches pourme faire passer pourquelqu’un d’instable, d’irresponsable et, bien sûr, pour un

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revanchard, jalouxdu roi.Etpourcouronner le tout, j’ai aussiété accusé demalversations financières dans un hebdomadairemarocain,LaVieéconomique.Lemakhzenestcommeunvampire,iln’aimepaslalumière.

J’ai répondu à ses machinations sur la place publique, enproduisantdespreuves,enrestantdansledébatd’idéestoutenrefusantdeplierl’échine.Poursuiteàdonner,jerenvoyaisauxtribunaux : s’il y a un problème, ouvrez une informationjudiciaire et l’on verra bien ! J’aimenébataille pour l’opinionpublique.J’airéponduàmesagresseurssanslesrejoindredansl’invective. Ce faisant, j’ai défendu la monarchie alors qu’enface,oncriaitharosurmoipourfaireaccroirequej’enétais lefossoyeur.Rétrospectivement,jesuispersuadéquecefeuilletonétaitune

coproduction du binôme Hamidou Laânigri-Fouad Ali elHimma. Ce dernier, l’ex-camarade de classe devenu le plusprocheconfidentdu roi, estmaldans sapeauetmaladivementjalouxde sesprérogatives ; il aimeraitqueMohammedVI soitsa propriété exclusive. Il a instrumentalisé le général Laânigri,une barbouze ravie de se tapir derrière le trône. Enm’impliquant dans desmenaces réelles ou inventées de toutespièces,cethommede l’ombreacherchéàcapter l’attentionduroi.IlaprêtémonvisageàladissidencepourfairepeuràM6etserendreindispensable.Leroipouvait-ilignorercequisefaisaitensonnom?Est-ce

pensable ? Dans un royaume comme le nôtre, peut-onpubliquementprendreàpartieunprincesansyêtreautoriséparle roi?Poser laquestion,c’esty répondre.Maisquecherchait

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MohammedVI?Àmefairesortirdemesgonds?S’attaqueràmapersonne revenait fatalement,par ricochet, à s’attaquer à lafamille royale dont je fais partie et dont le roi est le chef.M6pousserait-il l’inconscience jusqu’à se mettre lui-même unpistoletsurlatempe?J’avouequej’aifiniparprendreunmalinplaisir à contempler cette situation paradoxale. Par exemplequand lequotidienarabophoneAl SahifaarapportéqueFouadAli el Himma et le général Laânigri avaient demandé à desspécialistesdedroitconstitutionneldetrouverunesolutionpourme retirer le titre de prince. Hélas pour eux, cela s’est avéréimpossible, sous peine de créer un fâcheux précédent. S’il n’apaspualleraussiloin,lemakhzenn’enapasmoinscontinuédecanarder un prince, au risque de faire feu sur la monarchie.Quellebêtise!Àcourtdecartouches,lemakhzens’enestrenducompte.En

août2005,FouadAlielHimmadéclarequelePalaisn’aaucunproblèmeavecmoi,quejesuisunmembredelafamilleroyaleetque jedois être respecté à ce titre.C’est le signalde findeshostilités.Certes,parlasuite,ilyauraencoreicietlàdescoupsdegriffe,des campagnesmédiatiques,mais ledessin animédesérie noire, ce drôle de mélange entreWalt Disney et HarlanCoben,estterminé.Rupturedebobine,leslumièresdanslasalleserallument.Sortez,sortez,cen’étaitqueducinéma!

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VI.

HALFMOONBAY

À Princeton, où nous nous installons en janvier 2002,d’autresennuis,hélas,m’attendent.Jemetrouveembarquédansune série de procès. Une employée anglaise m’assigne enjustice,arguantavoirétémalrémunérée,alorsquelesconditionsfigurantdans soncontratontété respectéesà la lettre.Unami,qui travaillait pour moi comme consultant, me poursuitégalementdevantlestribunaux.D’autrespartenairesousalariéssuivent l’exemple. Le schéma est classique et sordide : « il »n’est plus aux côtés du roi, « il » est donc exposé ; alorsattaquons-le, il y a de l’argent à se faire… Je me défends demonmieux.J’apprendraiàneplusmefieràlaparoledonnée,àtout stipuler dans des clauses explicites, à « blinder » mescontrats.Jenetravailleraiplussansleconcoursd’avocats,dontj’auraiapprisl’utilitéàmesdépens.Cependant,encestempsdifficiles,jereçoisaussidespreuves

de loyauté et degénérositéde cœur tout à fait exceptionnelles.Enpremier lieude lapartd’uncouplephilippin,quigardema

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maison àPrinceton depuis 1982.Depuis vingt ans, à la fin dechaquemois,cecouplejoueàlaloteriedeschiffresidentiques.En2002,mafemmeconfieunetâcheànotreemployéquiétaitsurlepointd’accomplircerituel.IldemandealorsàMalikadebien vouloir aller à sa place jouer la série de numéros enquestion, qui est affichée sur le frigo. Sur ce, sa combinaisonfétichegagnelegroslot!Maisnousdécouvrons,avecstupeur,queMalikaamalnoté ledernierchiffre.Elleaenregistréun7aulieud’un2.Ducoup,elleafaitperdreànotreemployéetàsafemmeplusieursmillionsdedollars!Or,quefaitl’hommeenl’apprenant?Ilsesaisitdu ticket,souritàMalika,puisdéchirele bout de papier en lui expliquant sereinement : «Avoir étéauprèsdevotremaripendantvingtans,c’estbienmieuxquedegagneràlaloterie.Nevousensouciezpas.Çanefaitrien.»Niluinisonépousen’enontplusjamaisparlé,ettoutaétécommeavant.Biensûr,quand ilssontpartisà la retraiteet rentrésauxPhilippines,j’aifaitensortequ’ilsviventlesoirdeleurviesansavoiràruminercettemalheureusehistoire.EnAmérique, je commence une nouvelle vie… d’immigré.

M6meretiremonstatutdiplomatiquecependantquemonfrèreetmasœurpréserventleleur.Parvoiedeconséquence,jeperdsle privilège d’un visa permanent aux États-Unis. Le consulataméricain me notifie que, n’exerçant plus de fonctionsofficiellespourleMaroc,jedoisrégularisermasituationlégale.Dansl’urgence,j’obtiensunvisatouristiquededixans.Maisentant que « touriste », je ne puis inscrire mes filles à l’école !Heureusement, ma femme Malika,qui a déjà vécu aux États-Unis, obtient rapidement sa « carte verte » de résident

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permanentetnos filles sevoientdélivrerdesvisasd’étudiants,lacadetteHaajaràl’âgede…troisans.Pournousmettreàl’abride tout risque émanant du royaume, Malika et les enfantsprendrontparlasuiteladoublenationalité–etmoi,quim’étaisbattu bec et ongles pour que ma femme accouche au Maroc.Aujourd’hui,jesuisbiencontentdesavoirmafamillesousl’aileprotectrice de l’aigle américain.De là à acquérirmoi-même lanationalitéaméricaine,ilyatoutefoisunpasquejeneparvienspas à franchir. Je suis donc le seul « non-Américain » demafamille.L’étape suivante est l’obtention d’un numéro de sécurité

sociale. Pour cela, je doisme rendre àTrenton, la capitale duNew Jersey. Une expérience initiatique pour moi : pour lapremière fois, je prends ma place parmi des requérants dumonde entier – de nouveaux arrivants, commemoi, la plupartoriginaires duMexique ou de pays d’Afrique subsaharienne –pour accéder à un guichet, après avoir dressé l’oreille pourreconnaître mon nom quand il a été appelé au microphone.D’ailleurs, mon nom pose problème. Quand j’étais parti fairemes études aux États-Unis, leministèremarocain desAffairesétrangères m’avait délivré un certificat attestant mon nom–HichambenAbdallah–etmontitrechérifien,Moulay.Or,surmonactedenaissanceque jeproduis àprésent figurent«SonAltesse royale le prince » et, en guise de prénom, « MoulayHicham».Enraisondecettediscordance,jesuisobligédefairerectifier mes papiers d’identité.Par voie administrative,l’Amérique sécularise ainsi un descendant du Prophète en«prince».

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Évidemment, je suisun immigréde luxe.Nonseulement lesservices américains font leur possible pour arranger notresituationmaisjegardeaussidenombreusesamitiésdutempsdemesétudesauxÉtats-Uniset,plusparticulièrement,àPrinceton.Jerenoueainsiavecplusieursanciensprofesseurs,dontCliffordGeertz,l’undespèresdel’anthropologiemoderneet,pourmoi,unmentor d’une audace intellectuelle fascinante. La silhouettepleine de ce barbu pensif, habituellement sanglé de bretellesrouges, reste ainsi vivement associée à cette époque. JimKavanaugh, un professeur émérite d’anglais de Princeton,devientmêmemon secrétaire personnel pendant trente ans.Cegauchisted’origineirlandaise,dotéd’unsacrétempérament,meserad’ungrandsoutienjusqu’àsondépartàlaretraiteen2012.Ilresteàcejourunamicheretunconfidentsûr.Enfin,contrairementàbiend’autres immigrés, jenemanque

pas de moyens.Arrivé aux États-Unis, je me félicite tous lesjours d’être sorti de l’ombre protectrice de tout pouvoirpolitique, quel qu’il soit, en créant en 1999 ma propreentreprise,Al Tayyar Energy (ATE). Un jour àAbu Dhabi,mon directeur financier dans les projetsoffsets, John Saad, unAméricano-Libanais, s’était livré devant moi à une défense etillustrationdesénergiesrenouvelables.Ilfallaitlefaire,aucœurd’un émirat pétrolier ! Mais il m’avait convaincu. Avecplusieurs associés – dont l’excellente NadiaAbu Jabara, unePalestinienne, et un Libanais, Souhail Aboud – nousnoussommeslancésdansl’aventure.NousavonsétablinotresiègeàAbu Dhabi et, après étude approfondie des options ouvertes,avonsdélaissélesoleiletleventpourla«biomasse».Hélas,en

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2001, John Saad a succombé à son diabète. Un ingénieuraméricain,PeterSmith,quiavait travaillésous laprésidencedeJimmy Carter au ministère de l’Énergie, nous a alors rejointscommenouveaupivotduprojet.L’idée était de produire de l’énergie à partir de déchets

agricoles.NousfaisonsnospremièresarmesenThaïlande,avecune usine implantée près de la ville de Khorat. Nous yrécupérons du féculent à partir de matières végétales, unesubstance blanche qui entre par la suite dans une cuve dedigestion remplie d’insectes pour produire du méthane. Labâchecouvrantlacuvefinitparseleveretpardégagerlegaz.Ils’agit d’une technologie d’origine suisse que des ingénieursaustraliens nous aident à adapter localement. C’est un premiersuccès.Bienquenotreusinesoitde taillemodeste,elledégagebonanmalandesprofitsavoisinantunmilliondedollars.Surlabasedecetacquis,desinvestisseursasiatiquesnousrejoignentet nous permettent de reproduire l’expérience au Laos et auVietnam.Parallèlement,enThaïlande,le«bolderiz»duSud-Estasiatique,nousproduironsde lavapeurpuisde l’électricitéenincinérantdelaballederiz.Dansceprojet,nosassociéssontRolls-Royce et Chubu, une multinationale d’électricitéjaponaise.Nousvendonsnotrecourant audistributeur local, lasociété thaïlandaiseEGAT, à qui nous lie un contrat de vingt-cinqans.Pour anticiper sur ce point : grisés par nos succèsinitiaux,

nous commettrons des imprudences à partir de 2006. Notreusine de biodiesel à Sheffield connaîtra les déboires auxquelsj’aidéjàfaitallusion.Alorsquenouscherchonsàydévelopperune technologie de pointe pour transformer le suif animal en

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diesel, le changement d’échelle fait disparaître une enzyme etnous nous retrouvons avec du savon. Ce qui n’est, au départ,qu’un accroc industriel prend de l’ampleur en raison de nospartenairesfinanciers,prisdepaniqueen l’absenced’unretoursur investissement pendant trois ans. Pour finir, ATE céderal’usinepouracquérir,deParibas,uneunitédeproductionbienplus grande mais tombée en faillite, près de Rotterdam, quenous remontons avec Electrowinds, une multinationale belge.Nous aurons également des difficultés avec nos partenaires auCanada,dansnotreusinedebiodieselducôtédeCalgary,dansl’État d’Alberta. Mais là, nous persisterons et redresseronsensemblelasituation.Toutcelapourdireque,aprèsmoninstallationàPrinceton,Al

Tayyarestaucœurdemanouvellevied’entrepreneur.Cettevien’est pas toujours facile et, par moments, j’ai bénéficié de lafidélité sans faille d’amis sûrs dont, notamment, OthmanBenjelloun, le président de laBanquemarocainedu commerceextérieur (BMCE). À un moment très critique où il avait lui-mêmebeaucoupàperdre, il a couvertunecréanceduepar sespropresfonds.Mais,aujourd’hui,ilyadesgensdanslemondeentier qui travaillent pour moi, dont des dizaines d’ingénieursdans nos bureaux à Princeton puis, à partir de 2012, àWashington DC. Comme toute entreprise, nous devons faireface à des contretemps, aux fluctuations des coursou, parexemple,aucoupd’ÉtatetauxinondationsenThaïlande.Maisnous réussissons aussi des percées technologiques, nouons denouvellesalliancesindustrielleset,sinousnejouonspasdanslacourdesgrands,damonssouventlepionauxmastodontesgrâceà notre plus grande flexibilité. Peut-être banale pour d’autres,

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cette expérience représente pourmoi une révolution culturelle.Pour la première fois, je crée des richesses non pas seulementpour moi mais au service d’une cause à laquelle je crois. Àtravers les joies et les déceptions, j’éprouve un sentimentd’utilitéquim’était inconnuauparavant.Enunmot commeencent:j’aiunmétier.Naturellement, je n’abandonne pas pour autant la politique.

Pour stimuler ma réflexion, je mets en place un réseauinternational de chercheurs – unthink tankou, comme l’ondisaitdansletempsenfrançais,une«forgeàconcepts»–quitravaillent au coup par coup sur des sujets d’intérêt commun.Nous organisons des brainstormings, des séminaires, desconférences.Lastructuredesupportestàdesseinlégère,legaindeconnaissanceslebutrecherché.En même temps, j’affronte la vague montante des néo-

conservateurs aux États-Unis. George W. Bush et les«faucons»desonentouragetransformantlesattentatscriminelsdu 11 septembre 2001 en atout politique.Allant crescendo, lamobilisation en faveur de leurGlobal War on Terrorism– GWOT face aujihad…– tourne à l’obsession aveugle,doublée d’un zèle missionnaire à l’égard des États du tiers-monde,enparticulierdanslemondearabe.L’invasiondel’Irak,enmars2003,marqueraàcetégardl’erreurfataled’unorgueilde bonne conscience nourri d’ignorance. Mais avant de serendre à cette évidence, l’Amérique permet aux néo-conservateursdetenirlehautdupavé.L’institutquej’aifondéàPrinceton fait l’objetde farouchesattaquesde leurpart.Daniel

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Pipes et Martin Kramer, à la tête de l’organisation CampusWatch qui s’en prend aussi vivement à l’université deColumbia,àNewYork,vontjusqu’àdéclarerdevantleCongrèsque Princeton est financée par un prince arabe anti-israéliensinon antisémite qui, selon eux, ne fait inviter que desPalestiniens et jamaisd’Israéliens, àmoinsque cesderniers nesoient eux-mêmes pro-palestiniens. Le directeur de l’institut,monamietcompatrioteAbdellahHammoudi,estgravementmisencause.Cependant,fortdenombreuxtémoignagesdesoutien,nous faisons face. Hammoudi reste à son poste. Plus tard, aumoment qu’il aura lui-même choisi pour passer la main,l’université, qui garantit en fait l’indépendance de l’institut demon agenda personnel à travers une charte, lui trouvera undigne successeur, le professeur Bernard Haykel, un jeuneuniversitaire plein d’énergie et de talent. Notre travail deréflexion,derechercheetdedébatsepoursuitcommeavant.Dans ce contexte, leMaroc et son« jeune roi » – aumême

titrequelaJordanie–deviennentl’exemplemisenavantparlepouvoir américain néo-conservateur dans ses projetsthaumaturges pour « refaçonner » le monde arabe, sous-entendu:àsonimage.Ilyalàunvraimasterplan,quipassepardes changements de régime – en Égypte, voire en ArabieSaoudite – sous couvert de démocratisation mais, en fait, auservice d’un desseinhégémonique américain. Dans ce grandjeu,quifaitfinalementnaufrageenIrak, leMarocjoueunrôledefaire-valoir.Obnubiléparl’effetd’aubainegéopolitique,M6se laisse instrumentaliser et, finalement,marginaliser comme lemeilleurélèved’unnewMiddleEastaméricainquineverrapaslejour–etseradésavouéparlePrintempsarabeen2011.

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Chaque fois que je retourne auMaroc, le passéme rattrape.

Mescommunicationstéléphoniquessontécoutées, jesuissuivi,unevoiture«planque»devantmamaisonoumonbureau.Cesont des « services » dont jeme passerais volontiers. Lors demes séjours, j’entretiens des contacts courtois avec la « bonnesociété»marocaine,sansplus.Enrevanche,avecmesrelationsauMoyen-Orient,desparentsoudesamis,nousrespectonsungentlemen’s agreement : je ne passe plus par le cabinet royalmais je suis toujours le bienvenu à la maison. De la sorte, jeconserve et développe mes liens, sans gêner personne, àcommencerparM6.Uneexception,dictéeparlesexigencesdela non-ingérence mutuelle : le cheikh Mohammed bin SultanZayed al-Nahyan, qui est devenu prince héritier àAbuDhabi,prendsesdistances.Nosrelationssedistendent.Au seindema famille auMaroc, c’est bienplus compliqué.

Lorsque,acculépartouslescoupsbasquim’avaientétéportés,jesuispartienAmérique,nimamèrenimonfrèreoumasœurnem’ontmanifesté de soutienpublic.Tout cequim’arrivait aétémissurlecomptedel’excèsdezèledesquelquessubalternes– ce qui n’a aucun sens dans un système comme le nôtre. Jesentaisquesur lefond, toutenadmettantquemacritiquedelacourpuisseêtrejustifiée,ilsestimaientsacrilègedeluttercontresonpropreclan.Commes’ilyavaitdeuxpoids,deuxmesures:l’unepourHassanII,l’autrepourM6.Depuis,quandjepasse,l’ambianceestlourdedenon-dits.La

politiqueesttaboue,touteréférenceauroiaussi.MohammedVIest le fantôme parmi nous, de la même manière que moi, le«cousinbanni»,jesuissansdoutelefantômedeM6.Masœur,

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LallaZeineb, cherche à ne pasmeblesser.Mon frère,MoulayIsmaïl,saitquesaproximitéaveclerois’expliqueaussiparmonabsencedelacour…Enfin,retrouvermamèredansledéniestpourmoiuneexpériencedouloureuse.Autrefois,ellescrutaitlesfaitsetgestesdeHassanIIentrouvantsuspect,apriori,toutcequ’il entreprenait à notre égard. En revanche, elle donne unblanc-seing àMohammedVI, elle lui passe tout, au point quej’ai lesentimentqu’ellemereprocheconstamment, sans jamaisle dire, mon attitude critique à l’égard du nouveau roi. Il estsurprenant qu’une femme comme elle, farouche partisane duprogrès,couvreM6desonindulgence.Elle,lafilled’unleaderrépublicain, elle qui venait à la cour en robe et non pas encaftan, elle la diplômée de la Sorbonne qui, toute sa vie, apoussé mon père à s’éloigner de la tradition, semble sidifférente.Bienentendu,MohammedVIestsonneveu.Ellel’avu grandir et n’a pas de passif avec lui. Au contraire, laconfrontationavecHassanIIlesunitdansunesouffranceintimepartagée.Comme toutes les tantes deMohammedVI, ma mère a été

décorée, en 2007, du Grand Cordon alaouite, laplus hautedistinctionduroyaume.Ledéphasageavecmoiestalorsdevenutotal :moi l’Alaouite, je suisundissidentenporteà fauxavecmon pays et la famille régnante ; elle, qui vient d’ailleurs, estdécorée et en est fière. Ma mère, mon frère, ma sœurappartiennentàununivers,celuideMohammedVIetduPalais,dontjeneferaiplusjamaispartie.L’été2005,jepassemesvacancesavecMalikaetnosenfants

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sur la côte septentrionale du Maroc. Nous y avons noshabitudes,unemaisonsurlaplage,desparents,amisetvoisinsquenousaimonsrevoir.Jemetrouveunjourdansnotremaisonde famille sur la plage, plus précisément à la cave en train dechercher je ne sais plus quoi, des pâtes je crois. Soudain, parune petite fenêtre de l’entresol, je vois arriver un cortège devoitures. En remontant, je trouve la porte d’accès à la cavefermée. Mon frère, paniqué à l’idée que je puisse troubler lavisiteduroi,sinonleroi,l’averrouillée.Jeresteraiassisenhautdesmarchespendantplusd’uneheure,enattendantledépartdeMohammed VI. « Il suffisait de me le dire, dis-je à MoulayIsmaïlquand ilm’ouvre laporte. Je seraisparti tout seul, sansfairedebruit.»Ce même été, le 21 août, comme tous les ans pour

l’anniversaireduroi, lesbateauxdepêchede la régionpassentau large de la résidence royale. Mes filles, attachées à M6comme il est attaché à elles, se sont arrangées pour être de lapartie,unebanderoleenhommageauroiàlamain,lesbateauxétant jolimentdécorésde toutes lescouleurs tels lescharsd’undéfilécarnavalesque. Je suis le spectacle depuis la plage, seul,perdudansmespensées.En 2005, l’héritage de mon père n’est toujours pas réglé.

Certes, après l’accession au trône de M6, le deuxièmeadministrateurdenosbiens–lePDGdelaCaissededépôtetdegestion, M’fadel Lahlou, un homme bien plus droit que sonprédécesseur–avaitquittésonposteenpensantque,HassanIIparti,notreaffaireallaitsedébloquersansproblème.C’étaitmalconnaître lemakhzen. Non pas que MohammedVI ait voulu

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bloquernotresuccession.Maislesréflexesdusystèmeontlaviedure. Lecadidu roi refuse tout acte de procédure sans ordreexprès du roi ; il ne veutmême pas établir la liste des ayantsdroit. Peut-on lui en vouloir quand, non pas en droitmais enfait, les biens de la famille royale ne sont pas consultables aucadastre,saufinterventiondusecrétariatparticulierduroi,quisedéfausse en l’absence d’instructions explicites. Bref, l’inertie– la stratégie la plus sûre et la plus économe d’efforts pouréviter un crime de lèse-majesté – est telle que rien n’avance ànotresujet.Je décide alors de frapper un grand coup. Il se trouve que

mon beau-frère,MohamedBenslimane, bloque au nom demasœur le partage d’un terrain près de Fès. Jeme saisis de cettepartiedenotrehéritagequ’onavaitbienvoulunouslaisserpouren faire l’épicentre d’une secoussemajeure.Avec le concoursd’un excellent avocat, je persuade mon frère Moulay Ismaïld’assignernotresœurenjustice.Bienentendu,nousnevoulonsaucun mal à notre sœur. Mais j’escompte attirer parcettedémarche sans précédent au Maroc, où l’état de droit nes’appliquepasàlafamilleroyale,l’attentiondeMohammedVI.Moncalculs’avèrejuste.Dèsquel’affaireestinscriteaugreffe,leroiconvoque,lesoirmême,d’abordMoulayIsmaïl,pourluipasserunsavon,puisunavocatdeCasablancaàquiilenjointderetirer la plainte dès le lendemain. L’avocat lui fait remarquerquec’estsamedietque le tribunalserafermé.«S’il le faut, tuirasenpyjamaautribunalpourretirer ledossier!»fulmine leroi.Par lasuite,M6demanderaàun juriste respectéprochedenotrefamilledesuperviserlepartagedenosbiens.«Jenepeuxpassolderl’héritagedesviolationsdesdroitsdel’hommeetne

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passolderuneaffairedefamille»,luiexpliqueMohammedVI.Or,mêmelavolontéduroimettraencorequatreansàs’inscriredans les faits ! Ilnous faudradresserdenouveaux inventaires,revenirsurdesdémembrementsillégaux,délogerdessquatteurset éponger des impayés qui se sont accumulés, avant d’entrerdansnosdroits,trenteansaprèsledécèsdenotrepère!En guise de post-scriptum : j’avais prévu la réaction de

MohammedVI,maispascelledemasœur.Quandl’huissierdejusticeestvenuluiapporternotificationdenotreplainte,ellel’achassémanumilitari de samaison, le poursuivant en bigoudisjusquedanslarue.Le16novembre2005,pour lapremièrefoisdepuis ledécès

deHassanIIsixansauparavant,jesuisinvitéàdescérémoniesofficielles, en l’occurrence celles marquant le cinquantièmeanniversaire de l’indépendance du Maroc. L’expérience estétrange.Ellemefaitpenserauxconteursàlamaison,dutempsde mon enfance, lorsque toutes les histoires débutaientinvariablementparlaformule:«Ilfutuntemps…»Jemesenstellement«autre»quejepensesanscesse:«Ilfutuntemps,ilyatrèslongtemps.»Jesuisassisauxcôtésd’unefamilleroyalequin’estpluslamienne.Toutelapressecommentel’événement,s’interrogesurunpossible retourengrâce.En réalité, c’estunnon-événement, une coquille désertée par l’animal, sans vie,bonne à poser sur une étagère. Le plus bizarre pour moi, cejour-là,consisteàfairelaconnaissancedel’épouseetdufilsdeM6. Je n’ai été invité ni aumariage du roi ni au baptême duprincehéritier.J’avaissuivi lesnocesà la télévisionenFrance,

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constatantquetoutlemonde,ycomprisDrissBasri,le«grandvizir»renvoyé,étaitdelapartie…saufmoi!J’aiundoublesentimentd’aliénation,carlesautresmembres

de la famille royaleme voient, eux aussi, comme un étranger.Lesmiens ne sont plus lesmiens, et je ne suis plus dansmonmonde chez eux.Mes enfants ont plus de liens avecM6 quemoi.Illesappellerégulièrementautéléphone.IlsserendentauPalaisaumoinsdeuxfoisparan,pourlafêteduTrôneetpourl’anniversaire du roi. Ce 16 novembre, j’ai envie de partir, deme lever brusquement et dem’en aller.Lepetit prince est trèsmignon, tout lemonde l’appelleSmit Sidi– le titre traditionnelduprincehéritier,littéralement:«lenomduSeigneur».Mais,pourmoiquiaitoujoursconnuM6danscerôle,SmitSidi,c’estlui.Monsentimentd’extranéitéparrapportàlafamilleroyaleest

encore aggravé, enmai2006, lorsque je souhaiteme recueillirdanslemausoléeoùsontenterrésmonpère,mononcleetmongrand-oncle:laGarderoyalem’eninterditl’accès«surordre».Auboutducompte,jemesensmoinsconcernéparlapérennitéde lamonarchie,moinsappeléàagir en sa faveur,quandbienmêmeilyauraitpérilenlademeure.Jesuistoujourspassionnépar mon pays, mais en tant que Marocain et non plus, enpremierlieu,entantqueprince.Enavril2006,jeprendsuneinitiativeenmatièredelibertéde

lapresse.Jeproposedepayerunelourdeamendede3millionsdedirhams–prèsde300000euros–quiaété infligéepar lajustice auJournal hebdomadaire. Cette sanction menacel’existencedutitreet,dufaitdelacontrainteparcorps,laliberté

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de son directeur,Aboubakr Jamaï. J’explique dansma lettre àl’avocatdugroupedepressequ’ils’agitd’ungeste«d’hommeàhomme,quidoitêtreeffectuéenconformitéaveclerespectdel’institutionjudiciaireet lesdispositionsrelativesàl’applicationde la loi ». MaisAboubakr Jamaï décline l’offre. Il préféreradémissionner en janvier 2007, quand l’amende sera confirméeenjustice.Jenepeuxqueluirendrehommagepoursadroitureetsoncourage.Lespremiers joursde l’été2007,unévénement survientqui

va bouleverser ma manière de voir la vie. Un matin, pendantmon sport quotidien, j’éprouve une petite gêne, une légèrefatigue.Jepenseàuneallergieouàunproblèmepulmonaire.Jevais voir un médecin à Princeton, qui diagnostique un typed’asthme induitpar l’effort. Il me donne une bonbonne àinhaler,quidégagelesbronchespourmieuxinspirerl’oxygène.Jesenscependanttoujourscettegêneaprèsmeshuitkilomètresde vélo ou de tapis roulant. Je retourne consulter le mêmemédecin,qui finitparprocéderà touteunebatteried’examens.Il ne trouve cependant rien. Je me soumets alors à un testd’effortavecunproduitdecontraste,avantetaprès l’exercice.Le diagnostic se précise :mon cœur tient bon,mais il sembleque j’aie un problème de « plomberie », d’artères et devascularisation. J’appelle le cardiologuedeHassan II,RomanoDeSanctis, avec qui jeme suis lié d’amitié. Ilme conseille leCHUdePennsylvanieoùtravaillel’undesesanciensétudiants.Jepréviensmonfrèreafinqu’ilsoitàmescôtéspendantmon

hospitalisation. Le 21 juin 2007, je subis des examensapprofondis. Ils confirment les blocages. Une intervention

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chirurgicale est fixée immédiatement au lundi suivant. Je suisopéré par leDr JosephBavaria, l’un desmeilleurs chirurgiensaméricainsducœur.Mamèreestégalementàmonchevet,auxcôtés de ma femme et de mes enfants.Au sortir du bloc, lechirurgienleurexpliquequ’ilaeffectuécinqpontagesafinquejesois«vasculariséà100%».Bienque sonéquipemédicaleluiaitdemandéde renonceraudernierpontage, il apersévéré,quitteàrallongerl’opérationdetroisheuresetdemie!Comptetenu de la manière dont mon organisme avait réagi avantl’opération,générantdes« collatéraux» enmasse, c’est-à-direses propres bretelles pour compenser les blocages de certainesartères, le chirurgien pense que j’avais une prédispositiongénétique. Il me prédit une vie normale, sous réserve que jesurveillemontauxdecholestérol.L’opération a été épuisante. Je mettrai près d’un an à

récupérertotalement.Toutefois,princeoupas,jesuischassédulitetobligéàremarchertroisjoursaprèsl’intervention!Danslasalle de rééducation, je fais la connaissance d’un ancienchampiondehockey,quiasubi lemême typed’opérationquemoi. On nous astreint tous les deux à faire des exercices dèssixheuresdumatin:monteretdescendredesescaliers,pédalersur toutes sortes d’appareils aux côtés de vieux, qui n’ont decesse de se raconter des blagues pas drôles du tout. Je suisencoreàl’hôpitalle4juillet,jourdelafêtenationaleaméricaine,quand le pavillon où je me trouve est bouclé, le Départementd’État ayant alerté l’hôpital d’une « possible menace par desproches » contre moi. Peut-être une fausse alerte. De toutefaçon, iln’yapasquedesdangers.Peuavantmasortie,deux

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Marocains,unchauffeurdetaxietunrestaurateur,seprésententpourm’offrirdesrosesdelapartdelacommunautémarocainede la ville, forte d’environ 4 000 personnes. Le chauffeur detaxi,Rachidel-Kouhen,veutmêmemeraccompagnerchezmoidans son véhicule ! Je lui explique que nous sommes tropnombreux pourmonter tous dans son taxi. Cependant, depuislors,iln’yapasunefêtedel’Aïdsansquejereçoivedeluiunpetit mot d’attention. Il est entré dans ma vie, et moi dans lasienne.Jequittel’hôpitalle5juillet.J’apprendraiplustardqueleroi

Abdallah d’Arabie Saoudite fait en sorte qu’un hélicoptère duCHUdelaPennsylvanierestependantunesemaineenstand-by,24heuressur24,pourvenirmechercherencasd’urgence.Audébut, chaque mouvement m’est pénible. Pourtant, dès lepremier jour etmalgré la fatigue, j’ai le sentiment de renaître,plusquejamaisarmédemafoi.Mieuxencorequ’avant,jesaisquejepeuxcomptersurmafamilleet,encasdecoupdur,aussisurlespiliersdelamaisonAl-Saoud.Uneseulepenséeentravemon élan. Après mon opération, j’ai reçu des centaines detélégrammes du monde entier, des messages de tous lesMarocains que j’ai croisés dans ma vie, à l’exception deMohammedVI ! Le président Bouteflika et des membres duPolisariom’ontappelé,maispas le roi,moncousin.J’apprécied’autant plus les mots de réconfort inattendus, comme celuid’unMarocain inconnu du Canada : « Laissez-moi vous direcombienjevousrespecte»,m’a-t-ilécrit.Cen’estrienmaiscelafaitvraimentdubien.Mon accident de santé m’a fait sortir de la piste à

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300 kilomètres à l’heure. Sur mon lit d’hôpital, alors quej’entendsmon « nouveau » cœur battre, je réfléchis àma vie,monparcours:cequej’aifaitdebien,etdemoinsbien.C’estàce moment d’intense introspection, vulnérable mais aussireborn, revenu à la vie, que je décide d’écrire ce livre. Jedemandeàmoninfirmière,Melissa,dupapieretunstylo,et jecommenceàprendredesnotes.Jesongeàmesresponsabilitésàl’égarddemafamillemais,au-delàdececerclerestreint,aussietsurtoutenversmonpays.Porteurd’unprojetpourleMaroc,jeveux partager l’expérience dont je suis le dépositaire. Jesouhaitelarendreaccessibleàquiveuts’ensaisirets’enservir.Quejesoiscomprisoupasestuneautrequestion.Jeveuxoffrirce que j’ai appris du Maroc. J’ai passé un cap avec cetteopération, qui fait désormais partie de mon identité. Je visdifféremment.Biensûr,banalement, je fais trèsattentionàmoiet, en particulier, à ce que je mange pour maîtriser moncholestérol. Mais je fais également bien plus attentionqu’auparavant à ce que je dis, à ce que je fais, à ce dont jem’occupeoupas,etavecqui,quandetcomment.Bref,ilyaun«avant»etun«après».Celivremarqueunecésure.Trois semaines après l’opération, je subis des examens pour

vérifier si la greffe vasculaire a pris. Tout va bien. Cinqsemainesplustard,leDrCosinmefaitpasserunautreexamen,douloureux, de résonance magnétique nucléaire, avec un testd’effort. Les résultats sont impeccables, tout est rentré dansl’ordre. Mon état physique ne changera pas ma vie en luiimposant des limites nouvelles.En revanche, j’ai une nouvellephilosophie. Désormais, tout peut attendre. Je suis beaucoup

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pluspatientaveclesautres,plusexigeantàmonpropreégardetplus concentré surmes objectifs prioritaires. Je jugemoins lesgens et je suis conscient que le temps passe irréversiblement.Pourautant, jenevoispas toutavecflegmeetdétachement.Sij’ai déjà été attristé par le fait que M6 n’ait pas pris de mesnouvelles,jesuisfranchementmeurtrienapprenantque,lorsdel’interdiction de l’hebdomadaireAl Watan pour publicationd’informations classées « secret défense », on ait interrogé ledirecteur de publication à mon sujet. Noussommes enjuillet2007,et jecommence tout justemaconvalescence.Pourmoi, c’est la preuvequenon seulementM6 semoquedemonsortmais,pisencore,qu’ilm’envoiecommemessage:«Iln’yanirépitniquartier.Encequimeconcerne,tupeuxcrever!»Deuxmoisplustard,jeconnaisunmomentdepurefélicitéà

Stanford, en Californie. J’aime voler en hélicoptère etm’entraînepourpassermonbrevetdepilote.Unmatin, jevaisainsiversHalfmoonBay,unendroit fantastiqueausuddeSanFrancisco. À travers des panaches de brume, les couleurs dusoleil se reflétant dans les vagues, je vois des baleines et desmorses percer la surface de lamer, s’élancer et s’ébattre dansl’écume… Je les survole, les suis un temps et j’ai soudain lesentimentquetoutestparfait,quetoutcequim’estarrivétrouvesaplacedansmavie.Lepassémeparaîtstérile,insignifiant.EnvoulantaiderlamonarchieauMaroc,j’aiperdumonchemin.Jeme suis abîmé dans unmagma glauque de gens immatures etintéressés, un univers demédiocrité et d’archaïsme. J’ai perdudixans.Mais j’ai trouvéenmoiunantidoteà lapetitesse, auxcourtisansdumakhzen,sansprobiténicourage.J’aiproduitdes

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anticorps et suis désormais vacciné. Cette promenade enhélicoptère m’est apparue comme une balade au matin dumonde,commeune remontéeà la surfacede lavie.Depuis, jesuisrepartid’unnouvelélan.Sij’aieuunsentimentdevideenarrivant à Princeton, c’est l’inverse depuis lors.Tout fait sens,toutprend forme, tout s’est remisenplace. Jeportedésormaisenmoi la phrasedeSamuelBeckett :«Ever tried, ever failed,nevermind,tryagain,failbetter.»Leschutessontinévitables;l’essentiel est de se relever, de s’accrocher davantage. Je nerenoncepasàvouloiraidermonpays.En août 2007, l’administration marocaine me donne le feu

vert de principe pour mon projet d’une ville nouvelleécologique, baptisée Bab Zaër. Elle doit être implantée à unetrentainedekilomètresdeRabat,àAïnel-Aouda.Mafamilleydisposede3000hectaresdeterraind’unseultenant,cequiestdevenuextrêmementrareenzonepériurbainecomptetenudelapressiondémographiquesurlafaçadeatlantiqueduMaroc.Parailleurs,ilnes’agitpasd’unecréationexnihilomaisd’unprojetadosséàunevilledéjàexistante.Lemakhzenetsapressem’ontsouventreprochémesinvestissementsàl’étrangerenmefaisantquasiment passer pour un traître à la patrie. J’ai pris leurscritiques au pied de la lettre. Je me suis entouré de vingttechniciens – dix Marocains et dix Indiens venus droit deBangalore – pour monter un projet d’urbanisation avant-gardiste.Mon«brief»exigeque70%desfuturshabitantsdecette ville puissent travaillerintra muros.En récupérant lesbiogaz du centre d’enfouissement technique, nous comptonsdisposer d’une énergie naturelle à bon prix pour cette

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«premièrevilleécologiqued’Afrique».Unedouzainedepetitsbarragesdoiventretenirl’eaudepluie.Lesécoles,lescentresdesanté,même les postes de police doivent être construits par lasociété d’aménagement du site, qui les louera ensuite à l’État.J’aimême réuni les fonds pour bâtir une université portant lenomdemonpère.Malheureusement,parlasuite,leprojets’enlisedanslesable

grinçant de l’obstruction. L’administration cherchera le diabledans les détails pourme barrer la route etme faire perdre desmillionsd’euros.Quatreansplustard,àboutdepatienceaprèslelimogeagedetroishautsfonctionnaires,lesseulsàn’avoireuà l’esprit que l’intérêt général, j’adresserai une lettre àMohammedVI.«Jecroisque,s’ilm’estdifficilederéaliserunprojet au Maroc, lui écrirai-je, c’est que vos instructions onttoujours été interprétées à la lumière de vos sentiments àmonégard, réels ou supposés. Soucieux de vous plaire en flattantvotre rejet présumé de ma personne, les moindres signes devotrecolèreoudevotreagacementsontimmédiatementtraduitscomme instructions nouvelles de durcir les exigences, de fairetraîner les autorisations ou de ne rien faire en attendant dereconfirmer,encoreetencore,lesinstructionsinitiales.»Pourtouteréponse,ungroupeimmobilierliéauPalaismettra

lesbouchéesdoublespoursonprojetvisantàconstruire40000nouveaux logements àOumAzza,unevilleprochede30000habitants…Enfin,le9novembre2012,MohammedVIviendraen personne planter le premier arbre d’une future « couléeverte » à Ben Guerir, censé devenir la « première ville verted’Afrique » dotée d’une université élitiste – Mohammed VIPolytechnique–parlagrâceduroietdelourdsinvestissements

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publics. Mais qu’importent les coûts exorbitants du momentque, àmi-chemin entreCasablanca etMarrakech, leSouverainpeut réaffirmersonprivilègeexclusifdedonneroudeprendreselonsonbonplaisirpour«assujettir»mêmeunmembredesafamille ? Malgré tout, en solde pour tout compte, je n’ai pasencore passé la monarchie par pertes et profits bien que je lasacheinséparabledesonfrèresiamois,lemakhzen.L’été2011,ma lettre au roi s’est achevée par cette phrase : «Même si jepeuxmeréaliserpleinementà l’étranger, j’ai ledevoirdevousservir,parfidélitéànotreenfancecommune,ànotrefamilleetàl’institutionquevousincarnez.»En octobre 2007, je donne à la chaîne qatarieAl-Jazira ma

première interview téléviséedepuisdeuxans, lapremièreaussidepuis mon accident de santé. Je commente le faible taux departicipationauxélectionslégislativesdu7septembre:37%devotantscontre63%deboudeursdesurnes!Jesoutiensquelesabstentionsetlesvotesnulsadressentunmessageàunsystèmequisecontentedesignesextérieursdedémocratisation,sansenfournir la substance, et dont le fonctionnement demeureautoritaire.Quelquesjoursplustard,le13octobre,jepublieunarticle dansLeJournalhebdomadaire, auMaroc, titré«Éviterlaviolence». J’y traitede l’évolutiondu systèmepolitique,deHassan II à M6 : « Le Maroc est passé d’un autoritarismeappuyé sur les appareils de répression à un autoritarismeinstitutionnalisé et légitimé par les partis d’opposition issus duMouvement national et les nouveaux partis d’opposition,principalement le PJD [le parti Justice et Développement, les

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islamistes prêts à collaborer avec le roi]. (…) Ce nouvelautoritarismeàvisagehumainsembleavoirsimplement inversélefonctionnementdel’ancien(…)lequelprenaitsoind’arriveràun certain consensus vis-à-vis des élites.De sorte que dans lecasdecetordreancien,unecertaineouverturesepratiquaitaveclesélitespolitiquesenmêmetempsqu’avaitlieuunverrouillageétroitduchamppolitiqueparlecontrôledesélections,lamenaceetlarépression.Danslenouveaurègne,lepouvoirpratiqueunelarge ouverture du champ politique combinée avec uneobstruction envers ses élites. Cette dernière se traduit par unrepli sur les technocrates apolitiques, la mise sur pied decommissions royales exécutives et la prééminence, dans lesprises de décision, d’un cercle rapproché d’acteurs.L’autoritarisme est légitimé de la sorte, ayant renoncé à larépression comme système de gouvernance. » J’aurais pu êtreplus succinct en disant queHassan II brisait des os tandis queMohammedVIbrisedesrêves.Danslemêmearticle,j’appelleunefoisdeplusàuneréforme

de la monarchie que j’estime « inévitable, aucune institutionn’étant immunisée contre le changement et les pressionssociales».C’étaitquatreansavantlePrintempsarabe.Maisonpeutaussirenverserlaperspectiveetremonterletemps.Car,defait, touteslesmutationsdudébutdurègnedeM6avaientdéjàété enclenchées sous Hassan II qui, à la fin de sa vie, avaitacceptélanécessitédefaireévoluerlepaysetsamonarchie.M6enarecueilli les lauriersquandcesévolutionsontcommencéàporter leurs fruits. Mais il n’a pas poursuivi et approfondi letravailde réforme. Il s’estmontré infinimentplus sympathiqueque sonpèremais,peut-être, aussi infinimentmoinsgrandroi.

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Au risque de donner raison au titre prophétique du livre deJean-PierreTuquoipubliéen2001,LeDernierRoi.« SousHassan II, on vivait à la pierre taillée, etmaintenant

nous sommes une démocratie high-tech », claironnent desproches du nouveau roi.Mais c’est unmythe. L’ouverture durégime a débuté sousHassan II, dans le domaine économiqueaussibienquedansledomainepolitique.Lanouvelleloisurlacomptabilité,cellesurlesbanques,laloisurlafiscalité,cellesurlesmarchéspublics,laloisurlesprivatisations,toutesremontentàlafinderègnedeHassanII.Déjàsousl’ancienroi,lepatronatlocalet,plus largement, lecapitalismeauMarocavaientacquisune autonomie sans précédent. En dehors d’André Azoulay,c’estgrâceàJacquesDelorsou,encore,àCaioKoch-Weser,lenuméro deux de laBanquemondiale sous JamesWolfensohn,que le roi s’est peu à peu converti au libéralisme économique.Koch-Wesera jouéun rôleclédans le ralliementdeHassan IIaux privatisations et à un déverrouillage du carcan étatique engénéral. Il était un bon pédagogue et un excellentcommunicateur.Ilpouvaits’asseoirdesheuresavecleroipourluiexpliquerleschosesendétail,pasàpas.Il l’aéduqué,danslemeilleur sens du terme. Par exemple, avant de le connaître,HassanIIétaitconvaincuquel’abandondecertainessphèresdel’économieauprivéconstituaitunabandondesouveraineté,unaffaiblissement de l’État, voire une invite au désordre. Il étaitmêmehostileauxautoroutesàpéage.Ilestimaitqu’entantqueroi, il luirevenaitd’offrirlaroutegratuitementàses«sujets».Lademanded’une«obole»àl’entréeluisemblaitdiminuersapuissance.Finalement,ilachangéd’avis.

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Hassan II a aussi lancé une grande campagned’assainissementdanslesmilieuxd’affaires,enréalitéparcequepersonnenevoulaitmettreunkopeckdanslecompte111,celuidelaSolidariténationale.Biensûr,cefutaussiunetentativederepriseenmaindelabourgeoisiemarocaine.Leroiamenécettecampagnede façon trèsautoritaire, sibienque la sociétécivilemarocaineestnéedans l’oppositionàcetteopérationetson lotd’arbitraire.C’estuneautrefaçondedirequel’émergencedelasociétéciviledateégalementdurègnedeHassanII,etnonpasdeceluidesonfils.Danscertainsdomaines,ilyaeumêmedenettes régressions sous MohammedVI.Alors que le patronats’étaitdéjàorganisésousl’ancienrègnepouréliresonsecrétairegénéral, le patron des patrons en 2005, Hassan Chami, jugéinsuffisamment malléable, a été déchu par des manœuvres encoulisse commanditées par le Palais, puis accablé par unredressement fiscal. À sa place a été élu un homme « sûr »,imposéparlesecrétaireparticulierduroi,MounirMajidi.La politique sociale deM6mérite également d’être mise en

perspective.Carlapremièrecampagnedesolidaritéaeulieudès1998, dans la foulée de la campagne d’assainissement.Autrement dit,tous les changements avaient été enclenchésavant le début du nouveau règne.Maintenant, il est tout aussivraiqueM6adonnéàceschangementsamorcéssousHassanIIunvisageplushumain.Ilfautégalementreconnaîtrequ’iln’estjamais facile de gérer les lendemains de grands effetsd’annonce. Mohammed VI a honoré des promesses dont iln’étaitpasl’auteur.Ilestdonc,pourlemoins, leco-auteurdes

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changementsinitiésparsonpère.Hélas, le renouveau s’inscrit dans les faits avec une lenteur

exaspérante.Pourquoi ? Il y abeaucoupde raisons auxquelless’ajoute celle-ci : la lenteur a été érigée enméthode politique.Contrairement à son père, le nouveau roi n’est pas ressenticommeuneagression,etilenjoue,quitteàretarderencoreplusle pays. Or, n’étant plus agressé, le corps social cesse deproduiredesanticorps.Ilperdsarésistanceàl’absolutisme.Aupoint que beaucoup de Marocains ne se rendent même pascomptequ’ilsviventtoujourssousunrégimeabsolutiste.Certes,l’absolutisme est désormais jeune et mou, plutôt que vieux ethargneux, mais c’est toujours de l’absolutisme. Le fait quebeaucoup, dont ma propre mère, ne s’en aperçoivent pass’expliquesansdouteparletrèslongrègnedeHassanII.Aufilde ses trente-huit ans sur le trône, deux générations deMarocains ont fini par confondre les traits personnels del’absolutismeavecceuxduroiinamovible.Quandsonvisageadisparu, ilsontconcluquel’absolutismeavaitdisparuaveclui.À présent, ils ne reconnaissent pas le vieux système sous sesnouveaux traits. Du reste, nombre d’entre eux ont intérioriséune bonne part de l’autoritarisme contre lequel ils serévoltaient… plus ou moins.Au risque de choquer, bien desMarocainsn’étaientpasmeilleursdémocratesqueHassanII–etne sont pas plus réformateurs convaincus que M6. Ils étaientassez d’accord, hier, sur les limites à imposer àla presse, à laliberté d’expression voire aux libertés en général ; et ils sesententenphase,aujourd’hui,avec la très lentedécompressiondel’autoritarisme,sinonaveclamodernisationd’uneautocratie,unnéo-makzenaugoûtdujour.Avecunœilrivésurl’Afrique

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duSudpost-apartheid,j’iraismêmeplusloin.Cen’estpasparceque l’on a combattu un régime infâme au nom de certainesvaleurs et normesde liberté que l’onva nécessairementmettreenœuvre ces valeurs et normes une fois parvenu au pouvoir.TransposéeauMaroc,laleçonestparmomentsdéprimante:cequiétaitbonpourcontester l’«horrible»Hassan IIn’estplusbonàêtreexigédu«gentil»M6.Noussommes,tropsouvent,desdémocratesgirouettes.Souscetangle, l’extrêmegauchemarocaineestpourmoiun

cas d’école. L’USFP a été historiquement une vraie formationcollective, c’est-à-dire un mouvement de masse avec uneidentitépolitiqueenpartage.En revanche, la frangeau-delàdel’USFP, des communistes aux « gauchistes » de toutesobédiences, sont plutôt desrefuzniks, lesunssous lepatronagegéopolitiquedel’URSSdutempsdelaguerrefroide,lesautresenélectronslibresdansun«ailleurs»politiquedavantagerêvéque réel. Le rapport très particulier au verbe qu’ont ces gens–engros :«quandc’estditc’est fait»– lesamenésàcroireque,dèslorsqu’ilspouvaientdirecequ’ilsvoulaient,c’enétaitfini de la dictature. Les uns après les autres, souvent à titreindividuel (ce qui nemanque pas de sel s’agissant des tenantsdu « collectivisme »), ils ont été intégrés dans le système« relooké » de Mohammed VI. À l’arrivée, nombre de« gauchistes »marocains ont répondu à la personnalisationextrêmedurégimesousHassanIIparunepersonnalisationtoutaussi extrême de leurs positions, doublée d’une bonne dosed’opportunisme.Des« révolutionnaires»sontvenussenicherdans le giron du régime, de préférence comme membres del’une des nombreuses commissions – un réflexe de vieux

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«commissairespolitiques»,sansdoute.Cefaisant,plusencoreque les partis traditionnels, dont personne n’attendait riend’autre,ilsontnuiàladémocratisation.Carilsontdonnédelacrédibilitéàcequin’étaitqu’unsimulacre. Ilsontpris l’ombrepourlaproie.Pendant près d’une décennie, entre 1999 et 2008, M6 a

bénéficiéd’uneconjonctureéconomiquefavorable.Lestauxdecroissanceontétésoutenus.Àcela,plusieursraisons.D’abord,des contraintes qui pesaient encore sur l’économie à la fin durègne de Hassan II ont été progressivement éliminées, créantainsiun«effetd’ascenseur» ;puis,plusieursannéesdesuite,les conditions pluviométriques ont été propices aux récoltes ;enfin, du temps où les prix du pétrole étaient élevés, denombreux pays arabes ont investi au Maroc. Tout cela, sansoublierlestransfertsdesémigrés,quidépassaientunmilliarddedollars par an, a gonflé les tauxde croissancemais c’était unecroissanceauxstéroïdes,unboomentrompel’œilàlaBourseetdansl’immobilier. Ils’agissaitd’unecroissancepour leshappyfew,quigénéraitpeud’emploispourleplusgrandnombre.Saufdans l’agriculture, tributaire d’aléas climatiques, la grandemajorité des Marocains n’a pas récolté lesfruits de cettecroissance.Ellenevit pasmieux.Seuls les privilégiéspeuventdépenser plus. Certains d’entre eux s’offrent des Rolls-Royce– c’est un détailmais, sousHassan II, les douanes bloquaientl’entréedesRolls,réservéesauroietàmonpèrequiétaientlesseuls à y avoir droit. Je ne défends pas ce privilège, mais sa«démocratisation»estuneobscénitédansunpaysaussipauvre

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que le nôtre. Dans le temps, la restriction avait une valeursymbolique tout en exaltant le pouvoir… d’achat du Palais.Mais n’est-ce pas avec des symboles que l’on fait de lapolitique?Dureste,lafrénésieconsommatricenouvelledevienttellementvisiblequ’elle créeuneffetoptique :puisque tantdegens « claquent » l’argent, tous semettent à croire que, sur leplanéconomique,«çavabien».Avec le recul, il est banal de constater que la croissance au

Maroc n’a pas été durable. Les raisons en sontmultiples et, àl’évidence, loin d’être toutes imputables aux autoritésmarocaines. En revanche, le fait que la croissance décennalen’ait pas été un moteur pour le développement relève d’unemauvaise gouvernance. La spéculation et les gains financiersn’ont pas été dûment taxés.Or, comment venir au secours duplus grand nombre maintenant que l’industrie du tourismesouffre, que l’investissement auMaroc plonge, que le volumedes exportations baisse et que les transferts des immigrés setarissent?Nousavonsmangénotrepainblanc;bienpis,nousenavonsfaitdesbriochespourleshappyfew.À la fin du règne de Hassan II, en raison des incertitudes

pesant sur l’avenir du pays, la bourgeoisiemarocaine avaitobservé,danslesfaits,unegrèvedesinvestissements.SousM6,à qui l’on doit reconnaître d’avoir fait ce qu’il fallait pour luidonner des gages, la bourgeoisie a repris confiance. Elle aréinvesti mais, avant tout, dans l’immobilier, qui est moinsgénérateurd’effetsd’entraînementquedesinvestissementsdanslecommerceoudansl’industrie.Ensontemps,HassanIIauraitpus’ensatisfaire.Eneffet, il faut se souvenirque,pour lui, le

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capitalétaitunesourcededissidence.Iln’étaitpasréellementenquête d’un décollage économique, tant il avait peur que lasituationneluiéchappe.Ilm’avaitditunjourcombienilaimaitcettemaximedeStaline:«Ilfautquelesgensfassentlaqueuecinqheurespour avoir dupain, ça les empêchedepenser à laRévolution. Mais ensuite il faut qu’ils trouvent le pain, sinonc’estlaRévolution.»Mohammed VI ne peut plus gouverner de la sorte. Il doit

lever un certain nombre d’obstacles. Tout en haut de la listefigure laquestiondesdroitsdepropriété.La sécurité juridiqueprésupposeune justice incorruptible, cequin’estpas le cas auMaroc et ne le sera pas tant que le système n’aura pas étédémocratisé de fond en comble. Ensuite, lemakhzen ne s’esttoujourspasdésengagédelasphèreéconomique;etpuisquelamonarchie se confond avec lemakhzen, elle reste embourbéedans lestatuquoante.Mais la nouvelle donnepolitiquene seprêteplusàunrègne«néo-patrimonial»à l’ancienne,c’est-à-dire à l’achat des loyautés et au trafic d’influence entre gens« bien nés ». Dans une économie du savoir, les meilleuresplaces doivent revenir aux détenteurs de connaissances utiles.On est récompensé pour ce quel’on sait et non plus pour quil’onconnaîtdebienplacé,idéalementleroienpersonne.Enfin, tout lemonde le sait, le plus grand défi à relever au

Maroc est celui des inégalités sociales. Elles sont en train des’accroître demanière exponentielle, en partant d’une injusticequi était déjà criante. Le tableau n’est pas désespérant pourautant,etnuln’al’excusedu«iln’yarienàfaire».LeMarocadescartesàjouerdansdifférentsdomaines,passeulementcelui

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de la délocalisation des services. Mais il faut auparavant uneréformede l’Étatpourdesserrer le carcanautoritaire autourdel’économie.Le Maroc investit 60 % de ses recettes dans le secteur

agricole, lequel occupe toujours 44% de la population active,alorsquel’agriculturenecontribuequepour15à20%auPIB.Cette disparité s’explique. Le rêve des colons était ledéveloppement de l’agriculture irriguée. En 1938, un plan futélaboré pour mettre cette agriculture à l’abri des aléaspluviométriques, le grand problème du Maroc où, selonLyautey, « gouverner, c’est pleuvoir ». Or, les objectifsambitieux du plan colonial n’ont jamais été atteints. QuandHassan II est arrivé au pouvoir, il a repris le même schéma,faisant construire, de toute urgence, cinquante barrages deretenue tels qu’ils avaient été prévus sans être réalisés.Malheureusement, il se trouve que ces barrages, quand il nepleut pas, sont insuffisantspour l’irrigation.Par ailleurs, le roin’avait pas prévu que la construction de ces retenuesperturberaitelle-mêmelesécosystèmesetajouteraitdenouveauxproblèmes à ceux existants. Parexemple, comme le répétait àquivoulaitl’entendrefeuAbrahamSerfaty,lanappephréatiquedans le Souss est menacée d’assèchement. L’héritage de lapolitiqueagrairedeHassanIIestdoncmitigé,d’autantplusquel’agriculture irriguée grâce aux barrages ne bénéficie qu’à uneminorité de grandes propriétés. C’est un peu comme si l’onavait construit des routes uniquement pour les propriétaires deMercedes.Le régime foncier n’a que peu évolué depuis l’époque

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coloniale.Àl’indépendance,leMarocn’apasremisenquestionlatenuredelaterre.Lapremièreréformeagraireestintervenuetardivement,audébutdesannées1970,lorsqueleroiadécidélamise en cause de la propriété terrienne et que certaines terrescolonialesontétérachetées.Entre1956et1973,sur2,5millionsd’hectares appartenant aux ex-colons ou leurs successeurs, unmillionaétévendudansdesconditionscommerciales,sansquelerégimefoncieraitétémodifié.En1973,lamarocanisationdesterres a obligé les ex-colons ou leurs ayants droit à céder lasuperficie restantecontredédommagements.Hélas,HassanIIasurtoututiliséces terres récupéréessur le tardpourengratifierdesdignitairesdesonrégime.Ilaremplacélacastedesgrandspropriétaires coloniauxpar une nouvelle caste de latifondiairesdu cru, des « grands serviteurs du trône » qui ne se sont pasforcémentrévélésdebonsgestionnaires.Ilestplusquetempsd’entreprendreunevraieréformeagraire

auMaroc.Lefellah,lorsqu’iltransmetsaparcelle,ladiviseentreseshéritiers.Enrevanche,legrandpropriétairegardesouventsasuperficie intacte – ce qui a pour conséquence d’accroître lesdisparités.L’exoderuralaétémassif.Maisceuxquinesontpaspartis cherchent les moyens de rester à la campagne et depouvoirs’yépanouirdansleprogrès,poureux-mêmesetpourlepays.C’estdeplusenplusdifficile.Malgrétout,en2012,iln’yavaitque3%dechômageenzonerurale–contre25%enville, selon les chiffres de la Banquemondiale. L’État a donctoutintérêtàmenerdesréformesquiencourageraientlesfellahsàdemeurerdanslesdouars,lesvillagesoulesvillesmoyennes.Vivreenzoneruralenedevraitplussignifier lamêmechose

que par le passé.Aujourd’hui, on n’est pas fatalement àmille

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lieuesdelacivilisationparcequel’onvitdansleMoyenAtlas.Il y a le téléphone portable, le satellite, des moyens detransport… Les ruraux ne sont plus – ou, du moins, nedevraientplusêtre–dansunautremonde.Ilfautdoncfaireensorte que l’agriculturemarocaine soit viable pour éviter que lapression des migrants ne finisse par faire exploser les villes.Nombredecesrurauxenquêted’avenirvontdeleurvillageàlavilledeprovince,puistententleurchancedanslesgrandesvillesou s’embarquent pour l’Europe. Il faudrait tout faire pourrompre ce cercle du désespoir. Cependant, le fondement de lamonarchie marocaine est son pacte avec lesfellahset lesnotablesruraux.Toucheràlastructuredumondeagricole,c’estdonc transformer lemakhzen. Pourra-t-on réformer lesinstitutions et définir un nouveau pacte social sans procéder àune réformeagraire? Jene lecroispas.L’Étatpossède-t-ilundomaineagricolesuffisantpourprocéderàuneredistributiondela terre auxfellahs, sans avoir à prendre des terres au secteurprivé ?Ce n’est pas évident, car le domaine public necompteque 19%de terres arables. Par conséquent, on sera obligé derevoir le foncier rural, de procéder à une renationalisation desterres. Cela ne se fera pas sans mal dans la mesure où,aujourd’hui, la taille des propriétés correspond à la placehiérarchique de leurs propriétaires dans l’establishmentmarocain.C’est une corrélation éminemment politique, la terreétant un élément essentiel du réseau d’allégeance propre aumakhzen.L’équation se complique davantage. Le taux de chômage

étantsensiblementplusélevéenzoneurbainequ’àlacampagne,moderniser l’agriculture marocaine passe, à court terme, par

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l’aggravation du chômage et, donc, par plus d’exode rural etplusdeprolétariatdanslesvilles.Lepaysannatétantlesocledumakhzen, il n’est pasdans l’intérêt de lamonarchie absolutistede le laminer. Pour lemakhzen, rationaliser le secteur agricoleéquivaut au suicide. Pour qu’une réforme agraire puisse êtreentreprise et politiquement assumée, il faudrait donc, aupréalable, transformer l’allégeance traditionnelle en un contratsocialmoderne.Autrementdit : le fellahdoitdevenircitoyenàpartentière.Biensûr,celanerésoudraitpastouslesproblèmesd’uncoupdebaguettemagique,maisc’estlaconditionsinequanon.Les accords de libre-échange qui ont été conclus entre le

Maroc et les États-Unis, d’une part, et l’Europe, d’autre part,sont également susceptibles de saper la base rurale du régime.Le libéralisme entrera inévitablement en contradiction avecl’État « makhzénien ». Deux conclusions s’imposent : on nepeut pas réformer l’agriculturemarocaine sans toucher au rôledel’État,c’est-à-diresansmodifierleséquilibresdurégime;enmêmetemps, leMarocnepeutpasréussirsonintégrationdansl’économie-monde sans que sa sociologie rurale change. C’estuncasse-têtechinois,du«perdant-perdant»pourlepouvoirenplace.Delamêmemanière,laréformedusecteurindustrielestàla

foisimpérativeetrisquée.Ilyaquaranteans,laChineavaitunPNB par habitant cinq fois inférieur à celui du Maroc.Aujourd’hui, le PIBper capitade la Chine est supérieur de25% à celui duMaroc !Car, dans l’intervalle, la productivité

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chinoiseaexplosétandisquecelleduMarocstagne.Làencore,lemakhzenporteunelourderesponsabilité.Maisleproblèmeneserésumepasàdirequelerégimenefaitpascequ’ilfautfaire.C’estbienpire:ilnepeutpasfairecequiseraitnécessaire.Une croissance économiquedurable et, partant, la prospérité

sont-ellespossiblessansdémocratie?Lesespritssedivisentàcesujet.Toujoursest-ilqueM6s’estdélibérémentfocalisésurlestaux de croissance.Mais il ne parvient pas à rendre leMarocprospèreparceque lesplusgrandsproblèmesdupaysne sontpas économiquesmaispolitiques.Si l’économieneproduitpasd’effetsd’entraînementsuffisants,c’estparcequ’elleestdeparten part gangrenée par la corruption, qu’elle manque detransparence et que lemakhzen, omniprésent dans tous sessecteurs,fausselesrèglesdujeu.L’AsieduSud-Estestlaseulerégiondumondequiaitréussi

àsedéveloppersansdémocratie.Partoutailleurs,desdictaturesont en vain tenté d’obtenir lesmêmes résultats, à l’exceptiond’un seul pays, le Chili sous Pinochet, qui n’y est d’ailleursparvenuquedansunemoindremesure.Alors,pourquoi l’AsieduSud-Estest-ellel’exception?D’abordparcequ’ilyaeudesfondements institutionnels, héritage du colonialisme japonais ;puis des injections massives de capitaux américains pourentourer la Chine de vitrines de l’Occident ; ensuite, ces Étatsont dû composer avec de très fortes oppositions, qui ontempêchélespiresdérives;enfinetsurtout:enAsieduSud-Est,la corruption est importante mais maîtrisée alors que dansd’autres États non démocratiques, comme par exemple leMaroc,ledéveloppementdel’économieaaccrulenépotismeet

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lesprébendesaupointd’enrayer lamachine.Lesgainsont étéconfisquéspar le régimeet sesdignitaires au lieudeprofiter àl’État et à la société. Ils sont allés aux obligés du roi, à saclientèleprocheoulointaine.Ilsontserviàapaiser les tensions«segmentaires»–souventtribales–généréesparlescoalitionstraditionnellesquisontlabasedelamonarchie.Leproblèmedefond est donc le comportement nécessairement prédateur del’institution monarchique, qui doit « vivre sur la bête » poursurvivre.La«sociétédecour»qu’est leMarocsenourritdesliens incestueux entre le pouvoir politique et le pouvoiréconomique. Les intérêts croisés entre le Palais et les grandesentreprisessontconsubstantielsaumakhzen–quin’estpaspourrienlaracineétymologiquedumotfrançais«magasin».Le Maroc est accaparé par quelques centaines de familles

aiséesetprochesdelacour, lesdeuxétantliées.Ilyaderaresexceptions.Quelquesfamillesprestigieuses,parexemple issuesduMouvementnational,demeurentinfluentesmêmesiellesontconnudesreversdefortune.D’autresfamillessontinfluentesenraisondeleursréseauxétendusdeparenté.Maispourréformerl’économie marocaine, il faudrait toucher aux coalitionstraditionnellesquiprofitentdusystème.Iln’yatoutsimplementpas d’alternative. Si l’on veut le développement pour tous, ilfautreconfigurerlerégimeactuel.La Banque mondiale ne pointe pas autre chose quand elle

écrit que la faible croissance auMaroc, en dépit des réformesentreprises, constitue « une énigme qui semble liée à lamultitudedescontraintespesantsurlechampéconomique».Enclair,tantquelesconditionsactuellesprévalent,toutecroissance

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forte et soutenue restera impossible. Or, l’industrialisation duMaroc est largement inachevée, le secteur secondaire del’économie n’employant que 15 % de la population active.Aussi,dansunrapportdenovembre2007,laBanquemondialeen appelle-t-elle explicitement à un renforcement de ladémocratisation au Maroc. Par rapport aux élections quivenaientalorsdesetenir,avecuntauxrecordd’abstention,ellea fait remarquer sans fioritures que ces consultations ont« signalé le besoin d’un engagement renforcé en faveur de ladémocratisation».Or,danslesconditionsactuelles,lemakhzens’autodétruirait en démocratisant le royaume.D’où la questiondefondquiest labassecontinuedecelivre :est-ilpossiblededétacherlemakhzendelamonarchie?Peut-onmettrecelle-ciauservice de la démocratie sans donner à celui-là une nouvellevie?Oubienlesdeuxsont-ilsliésdemanièreindissociable?EnUnion soviétique, on a tué le régime en tuant le particommuniste parce que, précisément, leur lien était systémique.Gorbatchev croyait que le communisme était un idéal solubledans l’économie demarché – ce fut le point de départ de sonréformisme.Qu’ilsesoittrompénetranchepaslaquestionpourle Maroc. Il y a des contre-exemples historiques : tant lamonarchie anglaise que néerlandaise a survécu en setransformant tandis que d’autresmonarchies ont péri dans destransformations sociales. En ce qui concerne lemakhzen, laréponsenepeutdoncêtrequ’empirique.Parmi les blocages mis en exergue par la Banquemondiale

figurentlarigiditédumarchédutravail(lesalaireminimumauMaroc étant 50 % plus élevé qu’en Turquie, ce qui rend le

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royaumemoins compétitif) et l’immuabilité de la compositionsectorielle qui n’a pas vraiment changé depuis l’indépendance– avec une grosse part pour l’agriculture, une petite part pourl’industrie et une part du secteur tertiaire qui croît lentement.Selon la Banque mondiale, le Maroc doit, pour mieux s’ensortir,allerversunediversificationproductive–autrementdit:développer lescréneauxdans lesquels ilpossèdedesavantagescomparatifs. Mais le Maroc pâtit d’une forte dépendancepostcoloniale:50%desesexportationsvontdansdeuxpays,laFranceetl’Espagne.Parcomparaison,surtoutentenantcomptedes différences d’échelles, les relations commerciales avec lesÉtats-Unissontfaibles,mêmesilesiègerégionaldeMicrosoftaété implanté au royaume. L’économiemarocaine est donc trèsextravertie, sans être pour autant mondialisée, au sens où elletirerait profitd etoutes les opportunités offertes par laglobalisation.Sibienquel’onpourraencorelongtemps,commele dit la plaisanterie dans les milieux ministériels à Rabat,« investir dans des rapports McKinsey plutôt que dans ledéveloppement ». Une façon de dire que le Maroc préfèreconsulterplutôtqueprendre le risquedudéveloppement, pourlasimpleraisonquecerisqueconsiste,passez-moil’expression,à«casserlabaraque»royale.En 2015, la population active du Maroc sera de l’ordre de

15millionsdepersonnes,cequisignifiequel’onauraitdûcréeràcetteéchéance,depuis2007,environ3,5millionsdenouveauxemplois. J’use du conditionnel car, chaque année, l’économien’agénéré,enmoyenne,que200000nouveauxemploisalorsque 400 000 personnes de plus arrivaient sur le marché du

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travail.Or,un tiersde lapopulationmarocaine,32%,amoinsde15ans.Si l’ony ajoute la tranched’âgedes15-25ans,onparledesdeuxtiersdelapopulation.Cerazdemaréedejeunesva déferler sur le pays pendant les trente ans à venir.Dans celapsdetemps,lenombredesécoliersdusecondairevatripler,etceluidansl’enseignementsupérieurvadoubler.L’arrivée de tous ces jeunes sur lemarché du travail est un

mouvementtectoniqueaussiimportantquel’entréeenpolitique,de plain-pied, des femmes marocaines. Mais la monarchieactuelle ne vit pas sur la planète Terre. Elle n’est capabled’absorbernicechocdémographiquenilapercéedesfemmes.Car elle ne pénètre plus la société marocaine comme elle lefaisait dans le temps.Le régime est à ce point obnubilé par sap r o p r esurvie qu’il néglige les deux bulles en pleinefermentation,lesjeunesetlesfemmes.Mais,souspeu,ilyauratrop de jeunes sur le carreau pour que le régime survive, àmoinsqu’iln’évolue.Loindemoitoutmalthusianisme.Lepiren’estjamaissûr.En1979,laCIAprédisaitlachutedupouvoirmarocainenraisonde«tropfortescontradictionssociales».Or,lemakhzenesttoujoursenplace.Cependant,àterme,ilnepeutpas manquer tous les rendez-vous avec la modernisation etgarder l’emprise sur son temps. Il risque de devenir,littéralement,anachronique.Entre Rabat et Casablanca, unTechnopark a été construit à

grands frais.C’estunDisneylanddigitalen lieuetplaced’unevraiemodernisation !L’État se légitimeaujourd’hui, enbonnepartie, par ses succès économiques. Intrinsèquement, celaconduit à une sécularisation de la monarchie, qui est jugée à

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l’aune de ses taux de croissance. Bien que l’on ait changéd’échelle, ilena toujoursétéainsi.La foien labaraka du roi,capable de faire tomber la pluie, s’érodait en l’absence deprécipitations. L’on se souvient aussi des paroles deMohammed V au moment de l’indépendance, quand ilexpliquaitauxMarocainsquele«petitjihad»,àsavoirlalutteanticolonialiste, avait été gagné mais qu’il leur resterait àemporter le « grandjihad », la bataille du développement.C’étaitbienvu–etcelaestplusquejamaisd’actualité.L’absence de découverte majeure de pétrole au Maroc, du

moins pour l’instant, est une bénédiction. Car si l’or noirjaillissait du sol, les problèmes actuelss’en trouveraientmultipliés par cent. D’ores et déjà, les phosphates sont unbienfaitmitigépourlepays.Enfévrier2006,MohammedVIadûfairevenirdelaBanquemondialeunprofessionneldiplôméà la fois duMIT américain et des Ponts-et-Chaussées à Paris,MostafaTerrab, pour diriger l’Office chérifien des phosphates(OCP).Samissionestdefaireentrerl’OCPdansl’économieou,plutôt,de le faire sortirdugirondes intérêtsparticuliersqui leparasitent. En fait,MostafaTerrab, dont l’intégrité personnellen’est pas en cause, va moderniser la « makhzénisation » del’OCP,quifinancedésormaissespropreslobbiesensortantplusquejamaisduchampéconomique.Cen’estpasdelasortequel’on pourra rationaliser la prédation du système actuel.Avecenviron 1,5 milliard de dollars de recettes, les phosphatesreprésentent 20 % du budget de l’État. C’est l’une des deuxvachesàlaitdumakhzen.L’autre est la Société nationale d’investissements (SNI),

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l’héritièredel’Omniumnord-africain(ONA)commeentreprised’État censée être la fusée mettant l’économie marocaine enorbite,unetâchebientrop«souveraine»pourqueHassanIIaitvoululaconfierauxcapitalistesprivés.Biensûr,depuislors,lavoie royale étatique a été démystifiée. D’autant que lamondialisationrendl’idéedes«fondssouverains»dumakhzenobsolète, car il y a bien assez de capital disponible. Lesinvestisseurs étrangers, à commencer par des multinationales,ontcettecapacitéetlaclassemoyennemarocainepeutégalement«mettreaubout»,maintenantqu’elleentredanslecapitalismepopulaire. Enfin, les filles et fils du pays, hélas la plupart dutemps toujours les rejetons des « bonnes »familles, font leursétudes à l’étranger et, du moins pour une partie d’entre eux,rentrent au Maroc avec un capital de compétences qui faisaitnaguère défaut.Dans ces conditions, l’ONA doit cesser d’être« vampirisé » à tous les échelons par des passe-droits, de lacorruption et des prébendes, tout un système d’alliancesnégativesavecl’administrationquivaàl’encontredelalogiqued’entreprise.Ilfauttransformerl’ONAenuneholdingsoumiseaux lois dumarché, et aux lois tout court.Ce qui ramène à lanécessitépourlamonarchiedesedonnerlesmoyenslégauxdesa fonction de représentation, sans plus empiéter sur le champéconomique. La démocratisation du régime passe,nécessairement,parl’assainissementduportefeuilleroyal.Dans un Maroc démocratique, le monde des affaires serait

radicalement autre. Il y a d’abord la lenteur administrativeactuelle, qui s’explique par l’ADN du système.Tout doit êtrecontrôlé, et pour ne pas avoir de problèmes, mieux vautconstamment en référer à son supérieur. Puis, il y a la

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corruption. Si un secteur est considéré comme juteux, il feral’objet de fortes prébendes. En 2002, une Lettre royale ainstauré les Centres régionaux d’investissement (CRI), c’est-à-dire un guichet unique pour les créateurs d’entreprise. LaBanque mondiale estime que cela a été une bonne réforme,puisqu’elleapermisauMarocdegagnerdesplacessurl’échellecomparative de la performance des États, même si les règlesd’application varient d’une région à l’autre à l’intérieur duroyaume. Un litige commercial à Agadir sera ainsi réglé enmoyenne en 303 jours, ce qui est mieux qu’à Paris ou àIstanbul ;mais à Kénitra, il faudra 735 jours, ce qui est pirequ’au Népal ou au Bénin. À ces inégalités administrativess’ajoutent la lourdeur du système et lemaintien de procéduresinutiles.Plusdesprivilèges,àtouslesétagesdusystème.Si j’insiste tant sur l’économie, c’estparcequ’elle sedouble

d’une « économie morale » à travers laquelle s’expliquel’autoritarisme marocain. Celui-ci ne vient pas de la nuit destempscommeunhéritage inaltérabledupassé.Cen’estpasundéterminismeculturel.Aucontraire,l’autoritarismesereproduitconstamment, dans des conditions spécifiques qu’il estimportantdecomprendre.Tirailléeentreloyautéetrébellion, lasociétémarocaine est enproie à des paniques sociales et à desespoirsdedélivrance,quiprennentdesformesvariéesaufildutemps. La figure du roi, à l’image d’unpater familiastout-puissant donnant à ses fils (etmaintenant aussi à ses filles) lesbiens économiques nécessaires à leur existence et aurenouvellement du patriarcat, s’est oblitérée. Il resteaujourd’hui,d’uncôté,desjeunesgensquisortentenmassede

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l’école et aspirent à un emploi et, de l’autre, un « père de lanation»effondré–commel’estauMaroclafiguredupèretoutcourt.Ceteffondrementproduitunnouvelautoritarisme,quiestfoncièrementmoderne,etnonpasunarchaïsmequipourraitêtreéliminé à force de modernisation. Au contraire : dans lesconditions actuelles, plus on modernise, plus il y aurad’autoritarisme. Bien sûr, la soumission ancienne à l’autoritépaternelle,leréflexeataviqued’obéir,nourritcettereproduction.Ilnefautpasoubliernonplusquel’autoritarisme,quelsque

soient ses avatars, a une fonction utilitaire, platementrémunératrice, dans la mesure où il permet de maximiser desgains opportunistes. L’économiste américain Mancur LloydOlson a distingué à ce sujet lestationary bandit durovingbandit. Le « bandit installé » qu’est le pouvoir tyrannique aintérêtàfavoriserunminimumdesuccèséconomiquegénéralisé–puisqu’ilenvitcommed’unerente.Enrevanche,le«banditde passage » qu’est l’opérateur économique dans l’anarchied’unsystèmequin’estpasstructuréparlehaut,grappilletoutcequ’il peut, à la va-vite. En ce sens, la « sédentarisation » dupouvoirmarqueunprogrès.Hélas,auMaroc,lesprédateursdubien commun se sont organisés pour saboter la réussitecollective.Parégoïsmemyope,ilsmenacentdetarirlasourcederichesses qu’ils parasitent. Voilà, en dernière analyse, le« mystère » du blocage marocain dont parle la Banquemondiale.À deux exceptions près, à savoir l’Inde et le Costa Rica,

démocratie rime avec prospérité. Par ailleurs, les pays

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démocratiques ont tous achevé leur « transitiondémographique », c’est-à-dire qu’ils ont opéré le passage defamillesnombreuses,dontlesmembresontdesviescourtes,auxfamilles plus restreintes dont les membres vivent vieux. LeMaroc est dans ce cas. Le taux de fécondité y est tombé de7 enfants par femme en âge de procréer, en 1960, à 2,7 en2000. C’est une révolution silencieuse ! Elle se poursuit sousnosyeux,laféconditéserapprochantdeplusenplusdutauxderemplacement qui, pour des raisons statistiques, se situe à2,1enfantspar femmeenâgedeprocréer.Or,cette révolutionne s’est pas encore traduite dans la vie politique. L’entrée desfemmes sur la scène politique commence seulement à êtrevisible sans avoir, pour l’instant, bouleversé l’équation dupouvoir. Mais cette transformation va inévitablement sepoursuivre – au détriment dumakhzen s’il ne s’avisait pasd’aménager l’espace public à l’arrivée des femmes.Ce défi sedoubledupassageà lavieactivedes fortescohortesde jeunesnés avant le fléchissement de la fécondité. Si des emploisproductifssontcrééspourcescadetssociauxpétrisd’ambitions,leroyaumebénéficierad’un«bonusdémographique»danssondéveloppement. En revanche, si les espoirs d’ascension de cesjeunessontdéçus,autrementdits’ilssontcondamnésàdevenirdes « adultes manqués », le Maroc explosera du fait de larupturedulienintergénérationnel.On voit donc à quel point l’équation économique pèse sur

l’avenirdelamonarchiemarocaine.Àcettesituationcomplexe,ilfautajouterquel’étatdegrâcedontabénéficiéM6estrévolu.Pour trois raisons au moins, en plus de l’usure du temps quiserait en soi suffisante : d’abord, le décalage flatteur entre le

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pèreet le fils s’estompe ;ensuite,en lieuetplacede lagaucheissue duMouvement national et incarnée parAbderrahman elYoussoufi,MohammedVIadésormaiscomme«partenaires»des islamistes plus oumoins domestiqués ; enfin, le voisinagedumondearabenesertplusderepoussoirpourfaireaccepterlagouvernance au Maroc comme un « moindre mal » ; aucontraire, par rapportà la lutte pour une nouvelle citoyennetéarabe partout ailleurs, malgré les problèmes inhérents àl’exercicedelaliberté,leMarocparaîtàlatraîne.Rétrospectivement, les Marocains se rendent compte que la

décennie d’immobilisme après lamort deHassan II a eu poureux un coût d’opportunité. Si, comme aiment à le répéter lesAméricains,time is money, le Maroc a accumulé une lourdedette publique, qui pèse sur son avenir. Les réformes etouvertures, qui auraient pu être réaliséeshier àmoindres frais,devront désormais s’accomplir, dans l’urgence, à un prixbeaucoupplusélevé.QuiaintérêtàcequeleMarocchange?Sûrementpasl’élite

actuelle. Car notre élite n’existe que dans sa dépendance aumonarque.Ellen’aniforceniautonomiepropreet,donc,aucunintérêt à changer la donne qui la fait vivre aux crochets duPalais. Pour preuve, même l’élite libérale, qui appelle de sesvœuxlechangement,neveutpasquesavieàellechange!Laraison en est simple. L’élite marocaine vit à cheval entrel’Occident et l’Orient : elle a sa djellaba et son costume troispièces, son salon marocain et sa salle à manger française, sa«petitebonne»auxpiedsnusetsondiscourssurlesdroitsdel’homme ; elle jouit des avantages d’une « société de cour »

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orientale tout en voyageant en Europe et en vivant chez elledans des bulles occidentalisées, à l’écart du pays réel. Ellechercheàgagnersur tous les tableaux.Elleest surprivilégiéeàla foispar rapportà saproductivitéetpar rapportà la richessenationale. Mais sa double nature parasitaire ade lourdesconséquences : elle se paie de l’absence de formes de viepartagéesaveclepeuple.Iln’yaguèredemélange,peudelieuxcommuns, pas de conversation nationale en partage. La hautesociétés’estisoléedupeuple.EllevachercheràPariscequ’elledevraittrouverauMaroc.Or,quandonnepartagerien,onn’apasdecausecommune,pasdepartisans.Onestseul,lejourdelabataille–etlecombatestperdud’avance.Globalement, au-delà de l’étude des taux de croissance

économique et de l’exégèse des rapports d’AmnestyInternational, leMaroc a-t-il progressé sousM6 entre 1999 et2010, avant le Printemps arabe ? Poser la question revient às’interroger sur la volonté réformiste du roi avant que lacontestation de la rue ne devienne pour lui une contraintedifficile à ignorer. Je crois que nombre de mes compatriotesseraientaujourd’huid’accordavecmoisurlescritiquesquej’aiformuléeshier,c’est-à-direentempsutilepourqueleroifassenettementmieux.Tropd’opportunités n’ont pas été saisies, dutemps précieux a été perdu. Sans doute serait-il injusted’affirmerquerienn’aétéaccomplienunedécennie.Maisauxprogrès insuffisants par rapport au potentiel démocratique dupayss’ajoutelepassifd’unegouvernancemenaçantlapolitiqued’asphyxie. Sortis de la dictature dure sous Hassan II, nousnous sommes laissé étouffer sous l’édredonmou du « roi des

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pauvres », d’un jeune souverain censément « cool ». C’étaitcommesi,poursortird’unemauvaisenuit,leMarocavaitavaléun somnifère. Nous nous sentions mieux, quand même, maisnous ne faisions rien de bien précis. On attendait, on planait.Depuis,lacrises’estfaitjour–jeparledecriseaussientantquecorollairedelacritiquequis’exprimedanslarue.Cettecriseva-t-elle nous apporter la démocratie, ou un autre de ces spasmesviolentsdontnotrehistoiredepuisl’indépendanceestémaillée?Làoù ilyaopportunité, ilya risque.Encequimeconcerne,comme par le passé, je vais continuer de prendre mesresponsabilités en affichant mon but : au Maroc, l’éveildémocratique du monde arabe doit déboucher sur un contratsocial en lieu et place d’allégeance. Les « sujets » doiventdevenirdescitoyens.Ilyauraunroyaumepourtous,ouiln’yauraplusderoyaumedutout.

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VII.

DEMAIN,LEMAROC

Jemesavaisprincebanni,libred’alleretvenirauMarocmaischassé du Palais, exclu de la monarchie. Le vendredi25 septembre 2009, je comprends que je ne fais même pluspartiedelafamillerégnante,quej’aiétédéfinitivementgomméde la photo officielle. Ce jour-là, mon frèreMoulay Ismaïl semarieavecuneamiedejeunessequ’ilacôtoyéeaulycéepuisàl’université d’Ifrane,Anika Lehmkuhl, uneAllemande.AyantgrandiauMarocoùsonpèrea longtempsétéenpostecommeattaché militaire à l’ambassade de son pays, «Anissa » s’estconvertie à l’islam. Mon frère a souhaité un mariage « engrand », contrairement au mien qui s’était déroulé dansl’intimitéfamiliale,pasplusde trentepersonnes.Malikaetmoiavions organisé un thé dansant et, à sept heures du soir, toutétait finietnousétionspartisenvoyagedenocesàTaroudant.Moulay Ismaïlvoulait1500 invitésetunehoneymoonderêveauxMaldives.Le vendredi 25 septembre, l’acte de mariage est signé au

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Palais royal de Rabat. J’avais une certaine appréhension àrevenirencelieu,le«lieuducrime»oùjen’avaisplusmislespieds depuis dix ans. J’ai grandi ici, jeconnais chaque recoin,chaquearmoire,chaquezellige…Dansmatête,c’estuneportequej’avaiscondamnée.Cependant,ils’agitdumariagedemonfrère. Je viens, donc, non pas avec la famille mais parmi lesinvités.J’airevêtuuncostumeplutôtquelatenuetraditionnellemarocaine,commejel’avaisdéjàfaiten1999pourlasignaturede labeiya et comme pour signifier que je ne suis que depassage.Les invitéssont rassemblésdansunepièce.Le roimefait appeler pour assister à la signature de l’acte. Nouséchangeons quelques formules de courtoisie, dans le registre« heureuse occasion ». L’acte signé, une photo est prise, et jem’envais.Commeje l’apprendraipar lasuite, justeaprèsmondépart,unesecondephotographieestprise.C’estledébutd’unpataquès.L’agencemarocainedepresse(MAP)publielesdeuxphotos.

Jesuissur laphotode lafamillerestreintemaisabsentdecellede la famille royale au complet. Or, les deux clichés sontconsidéréscommedesphotosofficiellesdumariage.Ilyadonc«officialitéàdeuxvitesses»,unefaçonpourMohammedVIdedire : « J’ai eu lapolitessede l’invitermais il ne fait paspourautantvraimentpartiedelafamille.»Cemêmejour,unesoiréeprivée est donnée en l’honneur de Moulay Ismaïl et de sonépouse au palais de Dar-es-Salam, la résidence privée du roi.C’estuneréceptionensmokingetrobelongue,trèschic.Toutlemondeestinvité,ycomprismesfilles.Jenelesuispas.Leroipersisteetsigne.Le lendemain, le samedi 26, nous donnons à notre tour une

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soiréepour1500personnesdansnotremaison,larésidencedeMoulayAbdallah.Chefde la famille, le roi figureévidemmententêtedelalistedesinvités.Jel’accueille,ainsiquesonépouse,surlepasdelaporte.Ilsembletoutàfaitàsonaise.Ilconnaîttrèsbienlamaisonpouryavoirhabitépendantdeuxans,aprèslecoupd’Étatde1972,quandHassanIIvoulaitêtreseul.Monpèreavaitalorsaccueillilesenfantsduroicheznousetleuravaitlaissé ses appartements. Nous avions ainsi eu, jusqu’en 1974,uneviedefamilleaveclescinqenfantsdeHassanII,troisfillesetdeuxgarçons.Pour la circonstance, nous avons dressé de grandes tentes

dans le jardin.Auxquelque250membresdes familles– aussiallemande et libanaise – s’ajoutent les nombreux invités duGolfe, d’Europe et, bien sûr, duMaroc. Les convives ont étéplacéspar leprotocole àdes tablesdehuit.Le roivient saluermon frère et son épouse, qui sont mis en évidence sur uneestrade. MohammedVI et son épouse posent avec les mariéspourlaphoto.Ensuite,Malikaetmoifaisonsdemême.Pendantcette réception, Mohammed VI et moi nous côtoyons ; maisnousn’avonsjamaisétéàcepointséparés.Toutlemondenousobserve.Nousnousévitonsavecletactrequis.Leroiresteavecnouspresquetoutelasoirée,plusdetroisheures.Quandilpartfinalement,jecirculeàmontourentrelestablespoursaluerlesconvives. Je suis étonné par la chaleur de l’accueil qui m’estréservé. Le roi étant venu, plus personne ne craint dem’approcher…S’ensuit une passe d’armes dans la presse. Le lundi

28septembre,LeJournalhebdomadairepublieunbilletdesonéditorialisteKhalidJamaï, lepèredeBoubkeret,pour lapetite

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histoire,monmentor éphémère en journalismequand, demontemps à l’École américaine,j’avais effectué un stage auquotidienL’Opinion – une expérience vite avortée parHassanII, pour qui un prince ne pouvait prendre la plume (je pensetenirma revanche).Bref, sous le titreL’Absentprésent,KhalidJamaï vitupère contre ce fait divers en « makhzénologie », àl’instar de la « kremlinologie » d’antan, pour faire passer unmessage d’exclusion. Il estime que cette « discriminationphotographique porte préjudice à la monarchie du fait qu’elleouvrelaporteàtouteslesrumeurs,àtouteslesinterprétationseten pousse plus d’un à penser qu’un réelmanquede cohésion,desolidaritéetd’unitéexisteauseinde la famille régnante.Cequi est de nature à nuire à la stabilité du pouvoir, sinon durégime ». En un mot comme en cent, il fait la morale àMohammedVI,luirappelantqu’ilfautsavoiroubliersesgriefsencertainescirconstances.Le lendemain, lemardi29 septembre,uncommuniquéde la

maison royale,plus laborieuxqu’élaboré,donne la répliqueenrelevant qu’aucun membre du parti Justice et Développement(PJD), les islamistesmonarchistes,n’aété invitéànotresoirée.Pourenfoncerleclou,ilestrappeléque«leroientouretoutlemonde de sa sollicitude ». C’est assez fort de café ! Car, envérité,cettesoiréeayantétéofferteàmonfrèreparMohammedVI, le protocole royal avait revu et corrigé la liste des invités.FadelIraki,lepropriétaireduJournalhebdomadaire,avaitainsiété biffé.C’était aussi le cas deMiloudChaabimais je l’avaismaintenu. En revanche, le Palais nous avait imposé le généralLaânigri ! Nous l’avions accepté en estimant que cette soirée

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constituaitunetrêvedeshostilitéspendantlaquellenousdevionsêtre courtois et conviviaux avec tous, y compris avec nosennemis. Laânigri lui-même a d’ailleurs été très correct, bienélevé. Sachant qu’il n’était pas désiré, il n’est resté que dixminutes. Pour des raisons politiques, j’avais été surpris dumaintiensurnotrelistedeCéciliaex-Sarkozyetdesonnouveaumari,RichardAttias,unamidemonfrèreMoulayIsmaïl.Peut-être le roiavait-il laissécesnomsenraisonde l’anciennetédesliens de famille. Le père de Richard Attias était en effet lecouturier de Mohammed V. Dans leur jeune âge, il habillaitaussilesprincesMoulayHassanetMoulayAbdallah,monpère.J’ai retenu de cette lamentable affaire de noces et de presse

quemaprésenceauMarocnepeutêtrequeproblématique:dèsquejem’approchedusystème,ilentreenébullition.Pourquejesois réintégré, il faudrait que je donnedes gages, ce que je nesuispasdisposéàfaire.Or,sijenerentrepas,onmereprochemon refus de céder, mon obstination. Lemakhzenne peutaccepterdesgenset,encoremoins,unprincequiseplaisentendehors du système – ou, pour être honnête, qui préfèrent toutplutôtqueleretourensonsein.Jemesuisdoncfaitàl’idéequemesrelationsavecMohammedVIresterontcristallisées.Imaginons un « bilan » de laRévolution française trois ans

aprèssesdébutsdanslasalledesMenus-PlaisirsàVersaillesoùletiersétats’étaitconstitué,le5mai1789,enÉtatsgénérauxdelanation.Àl’euphoriedelaprisedelaBastille,àl’adoptiondela cocarde par Louis XVI, à l’abolition des privilèges et à laDéclarationuniverselle des droits de l’homme auraient alorssuccédé la fuite à Varennes, la guerre contre l’Autriche, des

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massacres et le soulèvement des « sans-culottes » en attendantl’exécution du roi puis la Terreur, le Directoire et l’Empire.Autant dire qu’il serait prématuré de conclure dès à présent,dans l’anglemort de l’histoire, à l’automne sinon à l’hiver duPrintemps arabe et de ses promesses de nouveaux horizons.Rienn’estencorejoué,nidansunsensnidansl’autre.Toutcequel’onpeutdire,pourl’instant,c’estquelagouvernancedanslemondearabeneseraplusjamaislamême,qu’unecésureaétémarquéedanslesfaitset,cequin’estpasmoinsimportant,dansles consciences collectives. Certes, par exemple, les militairessontrevenusenforceenÉgypte.Mais,désormais,leurdictatureest subie, tolérée oumême soutenue sans le voile de l’illusionqui, auparavant, avait permis d’ignorer qu’il s’agissait d’unedictature.Demême,ailleursdanslemondearabe,desprésidentsà vie reviendront-ils peut-être, à l’instar de lamonarchie qui aété restaurée plusieurs fois enFrance.Cependant, ils ne serontplusjamaisces«demi-dieux»queJeanLacoutureportraituraitdans son livre sur le leadership charismatique dans le tiers-monde à la fin des années 1960,Quatre hommes et leurspeuples.Sur-pouvoiretsous-développement.Pourtoutescesraisons,jepréfèreparlerdel’«éveilarabe»,

delasortieduprofondsommeil–subât–quiavaitcaractérisé,politiquement, le monde arabe. Mais quel que soit le termeemployé, l’essentiel est de se débarrasser de préjugésculturalistesàl’égard«des»Arabesetdeleurreligion,l’islam,dontonaeutropsouventl’occasionderappelerqu’ilalesensde « soumission ». Depuis que Leibniz puis Ernest Renanconjurèrent lefatum mahometanum, on n’était pas loin depenser que lemonde arabe avait dans ses gènes et sa foi une

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forme de despotisme immuable. Bon débarras ! L’Arabeoppriméestd’abordunoppriméqui,commetouslesopprimés,chercheàs’émanciper.Biensûr,ilresteàexpliquer,d’abord,ledéficitdémocratiqueantérieurdumondearabe,puislavaguededémocratisation elle-même : si ce n’est pas l’arabité mêlée àl’islam,qu’est-cealors?Jen’aipasderéponsetoutefaite.Maisj’y vois un faisceau de facteurs qui englobe une formespécifique d’archaïsme politique issu d’une colonisation puisd’unedécolonisationmarquéeparla«catastrophe»–nakba–qu’a été l’implantation d’Israël en Palestine ; ensuite, souvent,une économie de rente pétrolière aiguisant les convoitisesgéopolitiques et favorisant les trahisons d’élites ; enfin, uneépaisse couche « orientaliste », c’est-à-dire une constructionsymboliquede l’Autre,en l’occurrencedu«Mahométan».Letoutformaitunmélangeexplosifquifutlongtempscontenuparla répression et ce « Contr’un » qu’Étienne de la Boétie aidentifié,dès lemilieuduXVI siècle,commele«discoursdelaservitudevolontaire».La politique a besoin de sa part de rêve. En 2011, pour

instaurer un ordre nouveau, on ne pouvait pas employer desmotsusés.Levocabulairelibéraletmêmesocialisten’étaitplusapte à traduire l’imaginaire qui envahissait les rues dans lemonde arabe, pas plus d’ailleurs que le langage religieux – cen’est pas lamoindre surprise dans les événements qui se sontsuccédé,depuis, enAfriqueduNord,dans leProche-Orient etla péninsule arabe. Le registre de la révolte a été l’indignationou,plutôt,ladignité–karama–àrestaureraprèslalonguesériede dégradations qu’avaient été les règnes sans fin, les régimes

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policiers et prédateurs, les droits piétinés et les royaumes dufaux, sans parler dudouble langage à l’égard desPalestiniens,nos meilleures victimes, qui avaient servi de prétexte à nosdictateurs pour nous victimiser à notre tour. La dignité a étéélevéeennouvellevaleurderéférence,aurisquededevenir,àlalongue,unlieucommunsanscontenupolitiqueprécis.La«ruearabe »,al shariaialarabi, a finalement balayé leraïs –maispasleroi,jevaisyrevenir.Ellenes’estpasencoretransforméeen place publique, c’est-à-dire en une opinion qui ne déferleplus en emportant tout sur son passagemais qui s’exprime defaçonorganiséepourobligerlesgouvernantsàtenircomptedesgouvernés. Bref, le torrent de l’indignation doit apprendre àirriguerladémocratie.En attendant, nous avons déjà corrigé certaines illusions

d’optique comme, par exemple, l’idée d’une « cyber-démocratie » ou « révolution 2.0 » qui nous serait donnée enpartageparnosmassesdejeunes.Onvoitbienl’originedecetteidée:lacyber-révolutionfavoriseraitladémocratieparcequelesréseaux sociaux, si populaires parmi nos jeunes, permettent àchacun de « se connecter » en contournant les habituelsgatekeepers,telsquelesmédiasouorganesdecontrôleétatique.Hélas,cen’estpasaussisimple.D’abord,commejelerappelaisdèsl’automne2011danslarevuefrançaiseLeDébat, l’accèsàInternetet,àplusforteraison,auxréseauxsociauxcomme,parexemple, Facebook, est encore loin d’être universel dans lemonde arabe.En 2010, si 40%desMarocains et un tiers desTunisiensaccédaientàInternet, ilsn’étaientque21%enSyrieet10%auYémen.UnquartdesTunisiensutilisaientFacebook,mais seulement 9% des Égyptiens et si peu de Syriens et de

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Yéménites que leur nombre était statistiquement insignifiant.Ensuiteetsurtout,àsupposermêmequelefonctionnementdesmédias numériques soitper se« démocratique », leur contenuet,donc,lenetworkingàlavitesseélectronique,quinouséblouittous, ne le sont pas forcément. Enfin, le virtuel propre au«cyber-activisme»estpluscorrosifqueconstructif.S’ilpermetde tuer par le ridicule, il ne bâtit souvent que des châteaux enEspagne.L’université Harvard avait mené, dès 2009, une enquête

approfondie sur la blogosphère arabe – sous le titreMappingthe Arabic Blogosphere : Politics, Culture, and Dissent – enrépertoriant35000sitesetenexaminantdeprès4000d’entreeux. Dans leurs conclusions, les auteurs mettaient en gardecontre la chimère d’une « techno-démocratie ». Car si latechnologie change les règles du jeu, elle ne prédestine pas levainqueur de la partie. Ce que nous enseigne aussi l’histoire :personne ne prétendrait que le télégraphe ait mis le feu auxpoudres,en1919,àlafoisàlaTunisie,laLibyeetl’Égypte,ouque laVoix desArabes – la fameuse station de radio à ondescourtes,auCaire–expliquelepanarabismedesannées1960.Latechniquen’afaitquerelayerplusefficacement,danslepremiercas, les quatorze points deWoodrowWilson pour « rendre lemondesûrpourladémocratie»et,danslesecond,lecharismede Nasser. Rien ne se serait passé si des acteurs locaux nes’étaientpasemparésdesidéesdel’unetdel’autre.Delamêmefaçon,leprofildémographiqued’unepopulation

est important sansconstituerun«déterminantdémocratique».Pourcommencer,contrairementàcequiaétésouventaffirmé,lapopulationdumondearabe–saufpourlabandedeGazaetle

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Yémen–n’estpasexceptionnellementjeune,dumoinspasparrapportauxpopulationsdel’Afriquesubsaharienne.Donc,silenombre des jeunes –shabab – était en soi une conditionfavorable à l’avènement de la démocratie, l’Afrique au sudduSaharadevraitêtreunparadisdelavolontépopulaire…Certes,lacatégoriedesjeunesentrequinzeettrenteansestnombreusedans le monde arabe puisque c’est le report d’une très fortenatalité jusqu’à la fin duXX sièclequi arrivemaintenant sur lemarchédu travail –où ellene trouved’ailleurspasd’emplois,du moins pas en quantité ou en qualité suffisantes. Mais lamême catégorie d’âge est bien plus nombreuse encore enAfrique subsaharienne où, soit dit en passant, la Banquemondiale salue cette abondance comme un futur « bonusdémographique»aprèsavoirpromis,ilyavingtans,un«dondémographique»aumondearabe.Or,pourprécieuxqu’ilsoitdans l’absolu, ce capital humain ne devient « don » ou«bonus»qu’àconditiondepouvoirs’investirproductivementdanslasociété.Ce qui nous renvoie à la gouvernance. Si celle-ci n’est pas

bonne, des jeunes mal formés restent sur le carreau ou, pire,tombentdanslaviolence.Enplus,s’ilestvraiquelesjeunesontbesoindeladémocratiepours’épanouir, iln’estpassûrqueladémocratieprospèrelemieuxdansunpaysspécialementjeune.En fait, les études attestent plutôt le contraire : il faut unecertaine maturité démographique pour que la démocratie nonseulementadviennemais,ensuite,s’enracinedurablement.C’estun coup de pouce structurel qui joue en faveur, par exemple,d’unpayscommelaTunisiedontl’âgemédianestdevingt-neuf

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ans. Toutes choses égales par ailleurs, la Tunisie a plus dechancesdesetransformerendémocratiedurableque,disons,leYémen, dont l’âge médian n’est que de dix-huit ans. Pour lasimple raison qu’il n’est pas facile de faire fonctionner desinstitutionsquandhuithabitantssurdixontmoinsdetrenteansetattendentdeleursaînés,peunombreux,qu’ilsleuroffrentlesopportunités pour réussir. D’ailleurs, dès les années 1990, lesrapportsduPNUDsurledéveloppementhumaindanslemondearabe avaient mis en exergue trois blocages structurels : nonseulement la mauvaise gouvernance mais aussi l’éducationinadaptée de nos jeunes et l’émancipation tardive de nosfemmes. Bref, parfois, l’euphorie du Printemps arabe a faitoublier ce que nous avions déjà compris quand l’horizon étaitencorebouché.Je ne serais pas surpris si les historiens concluaient, avec le

bénéficedurecul,quele«panarabismedémocratique»de2011a sonné le glas du panarabisme tout court. Car, depuis lePrintempsarabe, lestrajectoiresdesvingt-deuxpaysdumondearaben’ontcessédesesingulariser–justementparcequ’ilssontdifférents. Il y a divergence plutôt que convergence même sichacuncontinuedesuivredeprèsl’expérienceduvoisin.Quantaupanarabismehistorique,ilapparaîtaujourd’huipourcequ’ilfut,àsavoirunprojetd’unanimismeet,donc,unfauxprojetdemodernité. Pour autant, il ne faut pas oublier les contextesd’émergencedesidéologiesdupassé.Lepanarabismerépondaitauprojetcolonialde«diviserpourmieuxrégner»et,plustard,l’armeéconomiquedupétroleétaituneformederésistanceauxdiktatsde laguerre froide.Enfin, le sans-frontiérismedujihaddanssaversionAl-Qaïdaetl’«occidentalisme»,c’est-à-direla

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réponsedumondearabeà l’orientalisme,étaientaussimarquésau fer d’une dialectique d’enfermement. L’orientalisme nouscaricaturait ;alors,nouscaricaturionsenretour.Quantau jihadd’Oussama Ben Laden, aurait-il pris la même proportion si leGlobalWaronTerrorism – leGWOTdeGeorgeW.Bushenréponseaujihad–nel’avaitpasrenduplusgrandquenature?Quoi qu’il en soit, nous ne sommes désormais plus pris entrel’enclume autoritaire et le marteau islamiste ou américain. Lemondearabeentrevoitune triple libération : iln’estplusaliénépar le terrorisme d’Al-Qaïda ou l’agenda politique des néo-conservateurs qui ont perdu le pouvoir à Washington ; parailleurs, en se débarrassant des anciens autocrates, voire en selivrantàdenouveaux,ilpeutenfins’avouerqueladominationétrangèren’étaitpeut-êtrepas tant lacauseque laconséquencedesesfaiblessesdupassé.Biensûr,j’aisuivilePrintempsarabeavecunepassiontoute

particulière–etjecontinuedelefaire.Pourmoi,cettesecoussetellurique a changé la face dumonde.Pour commencer, elle aconsacréladéfaitedesnéo-conservateursaméricainsquej’avaiscombattus de toutes mes forces. Dorénavant, nul besoin d’unlibérateur extérieur, « les »Arabes se sont libérés eux-mêmes.Decefait,paradoxalement, jemesuisretrouvéenporteàfauxavecmes«cousins»enArabieSaoudite.Pourtant,j’avaisétéàleurscôtésdanslesheureslesplussombreslorsque,au-delàdugalopd’essaiquedevait être l’invasionde l’Irak, la«croisadedémocratique»deGeorgeW.Bushvisait,àterme,leroyaumewahhabite.ContrairementàMohammedVI,jen’avaisalorspassacrifié l’Arabie Saoudite sur l’autel d’un opportunisme

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politique permettant aux néo-conservateurs américains dediviserlemondearabeen«jeunesroismodernes»–auMarocet en Jordanie – et, ailleurs, de vieuxdictateurs plus oumoinsobscurantistesdontilspouvaientsedébarrassersousprétextededémocratisation. Or, quand j’ai rallié le Printemps arabe, mescousins saoudiens m’ont accusé d’une « trahison » tout aussigrave,sinonpire.Àleursyeux,enfaisantcausecommuneaveclepeuple contre« lesmiens», jemanquais à l’esprit de corps– assabiyya– préconisé par Ibn Khaldoun. Je leur répondaisquejecherchaisàlibérerlesmiensautantque«lesautres»enles considérant, tous, commemes concitoyens.Avec lamêmefranchisequ’autorisel’amitiéloyale,jeleurdéconseillaisd’userde leur prodigieuse puissance financière pour contrecarrer ladémocratisationdumonde.Plutôtqued’exporterleursblocageset leurs contradictions, à commencer par l’oblitération de lasociété civile par les rapports de force géopolitiques, n’était-ilpasplus judicieuxderendre l’avenirde leurpaysenviableauxyeuxdesautres?Le Printemps arabe a été pour moi une aubaine. Enfin, je

n’étais plus seul ! Enfin, des millions de gens ordinairesclamaient dans la rue ce que j’avais dit et répété depuis desannéesseulementpourmetrouvermisàl’écartcomme«princerouge », c’est-à-dire comme un révolutionnaire privilégié denaissance – une contradiction dans les termes. Bien sûr, dansmonproprepays,lereproched’accélérerlacrisedurégimeétaitplus vif encore qu’enArabie Saoudite. Mes parents les plusprochesmedisaientaumieux:«Tuaspeut-êtreraisonmaistuprécipites la chute du trône. » Je leur répondais que la

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monarchien’avaitrienàcraindresil’«allianceentreleroietlepeuple » que nous célébrons chaque année n’était pas un vainmot.Danslecascontraire,devais-jeménagerunemonarchiededroitdivin,quin’entendaitrendredecomptesàpersonne?Comme pour le Printemps arabe dans son ensemble, il n’y

aura pas de retour au passé au Maroc. Le Mouvement du20 février s’est effiloché ? Sans doute. D’ailleurs est-cesurprenantquandl’organisationd’unevaguedeprotestationsneparvient à sedéfinirquepar sadatedenaissanceen2011? Iln’empêche que les prophètes populaires qui sont descendusdanslarue,semaineaprèssemaine,neperdentnimonprofondrespect nima sympathie politique – et je ne suis sûrement passeul. Dans l’oreille de beaucoup de Marocains, désormaisaffranchisdel’effroidupouvoir,leursparoleslibrescontinuentderésonner.«Oùestl’argentdupeuple?C’estlemakhzenquil’a volé ! » ; «Makhzen, dégage !Nousn’avonspluspeurdetes matraques » ; « Vos enfants, vous les avez nourris ; lesenfantsdupeuple,vouslesavezaffamés.Vosenfants,vouslesavezéduquésàl’étranger;lesenfantsdupeuple,vouslesavezvoués à l’échec. Vos enfants, vous les avez employés ; lesenfants du peuple, vous les avez poussés à l’émigration.Maislesenfantsdupeuplesesontréveillés.Ilsvouscrient:“Ceciestle Maroc, et c’est notre pays.” Majidi, El Himma, dégagez !Comprenezparvous-mêmescequivousresteàfaire.CeciestleMaroc,etc’estnotrepays.»Quand les plus proches collaborateurs du roi sont ainsi

conspués sur la place publique, la fable du bon prince et des

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mauvaiscourtisansestuséejusqu’àlacorde.Alors,onenvoitlatrame.Sentantlepéril,MohammedVIaréagivitepourdonnerdesgages.Dèsle9mars2011,ils’estadresséàsonpeuplepourlui dire qu’il l’avait compris. Il a annoncé une révisionconstitutionnelle dont l’adoption par référendum, le 30 juin, aété tournéeenbeiyapopulaire,enuneallégeancedemasseà lamonarchie. La machine à faire des scores que l’on espéraitremiséepourdebons’estdenouveauemballée:lesgensontétéramasséspardescars,ilsontétéconduitsverslesurnescommedubétailélectoralet,pourqu’ilscomprennentbiencequiétaitattendud’eux,onleuravaitbourrélecrânedanslesmosquées,le vendredi 25 juin, avec un prêche dicté par leministère desAffaires islamiques – du jamais vu, même du temps deHassanIIetdesonministredel’Intérieurmaîtreèsplébiscites,feu Driss Basri ! La plus grande confrérie soufie du pays, lazaouiaBoutchichia,aétéembrigadéetoutcommedesbandesdejeunes voyous qui ont étéincités à monter des « contre-manifestations»parfoisviolentes.Bref, si unedémocratisationprogressiveétaitlebut,etsi–commejelecrois–unemajoritédeMarocains étaient prêts à avaliser ce projet, pourquoi avoirtourné un référendum de citoyens en onction populiste ? Lemodusoperandiadémentilebutaffiché.Frileusementaccrochéà ses privilèges, lemakhzen a abuséduvotepopulairepour lamise en place d’un « parti de l’ordre », d’un rempart pourmieuxsemettreà l’abri.Lespeursduplusgrandnombre– lapeur de perdre son gagne-pain, la peur d’être aliéné dans unpays en voie de mondialisation, aux mœurs nouvelles etinquiétantes, surtout parmi les jeunes…– ont été attisées alorsqu’il s’agissait de créer l’espoir, la confiance en un avenir

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meilleur.Aprèsplusdedixanssurletrône,ilétaitdifficilepourM6de

prétendrequ’ilavaitunestratégiemaisqueses«sujets»nes’enétaient pas aperçus. S’il n’avait pas démocratisé le royaumedepuis lamort de son père, alors qu’avait-il fait ?Tant vantéspar ses thuriféraires, le « nouveau concept d’autorité » et sa«monarchie exécutive » ne s’étaient pas inscrits dans les faitscomme des avancées. Le peuple n’en avait vu que la couleurpublicitaire. D’où la contestation. Le roi était à la manœuvresouslapressiondesévénements.DanslanouvelleConstitution,il aménageait des marges d’ouverture : le Premier ministre–dorénavant«chef»entitredugouvernement–allaitêtreissude la majorité élue par le peuple ; de nombreux « conseils »allaient voir le jour pour achever ce que j’appelle« l’ONGisation » de l’État marocain, le discrédit jeté sur la« politique politicienne » et la démultiplication despostes decooptation, notammentpourdesmembresde la société civile ;enfin,unekyrielledenouveaux«droits»étaientinscritsdansletexte fondamentalqui,mêmeà supposerqu’ils fussentun jourtraduitsdansdesdécretsd’application,paraissaient–sansjeudemots – inapplicables en l’état. Un exemple : parce quel’article36«interdit»leconflitd’intérêtset l’abusdepositiondominante, s’imagine-t-on que les proches deMohammedVI,telsqueFouadAlielHimmaouMounirMajidi,perdront leursrentesdesituationalorsquelaholdingroyaleréaliseàelleseule8%duPIBmarocain?AutantinscriredanslaConstitutionquelemakhzenneplongeplussaracineétymologiquedansleverbekhazana,quiveutdire«amasser»ou«emmagasiner».C’est

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absurde !Pourtant, il eûtété si simpledemettre finà« l’État-entrepôt » que coiffeMohammedVI. Il aurait suffi de suivrel’exemple de George III qui, en 1760 au Royaume-Uni,abandonna lesbiensde laCouronneà l’Étatenéchanged’uneliste civile, c’est-à-dire d’un budget annuel de fonctionnementvotéparleParlement.UnefoisdeplusauMaroc, lechangementréel,quipasserait

par l’émancipation politiqueet économique du plus grandnombre, a été sacrifié aux apparences du pouvoir. Le29novembre2011,leroianomméPremierministreAbdelilahBenkirane, le chefduparti Justice etDéveloppement (PJD), laformationde«référenceislamiste»maismonarchistequiavaitemporté des élections anticipées. Depuis sa premièreparticipationàunscrutinlégislatif,en1997,lePJDavaitgrandià l’ombre du Palais en passant de 8 à 107 sièges, sur 395 autotal. Face à la contestation, il était censé incarner l’« autrealternance»,aprèscelledessocialistesautourd’AbderrahmanelYoussoufi en 1998. Mais une fois encore, lemakhzenallait«vampiriser»cequiavaitété,untemps,unevraieopposition,avantquecelle-cinenégociesonentréeaugouvernementpouréviscérerleMouvementdu20février.Àl’arrivée,lePJDétantaussi exsangue que l’USFP après sa propre expérience decohabitation, je ne puis qu’être d’accord avec, d’une part, les« vrais » islamistes au Maroc, ceux d’Al Adl Wal-Ihsane(Justice et Bienfaisance) et, d’autre part, l’agence de notationStandard&Poor’s–c’estdirenotreéchec!Lespremiers,parlavoix de leur dirigeant Abdellah Chibani, avaient donné ceviatique à leur « frère » Benkirane nommé à la tête dugouvernement : «Ne capitule pas devant lemakhzen.Sois sûr

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qu’ils ne te laisseront jamais dépasser les lignes rouges quiprotègentleurdominationetleurpillagedesbiensdupeuple.»Lasecondeaainsi justifié, le11octobre2012,samodificationen«négatif»delaperspectiveconcernantladetteàlongtermeduMaroc:«Silechômageresteobstinémentélevé,silecoûtdela viemonte en flèche, ou si les réformes politiques déçoiventlesattentesdelapopulation,ilyaunrisquedetroublesdurablesetàgrandeéchelle.»Avectantde«si»àpeinehypothétiques,onmettraleroyaumeenéchec.Après la griserie, la grisaille. La nouvelle Constitution fait

peut-être gagner du temps àMohammedVI,mais elle en feraperdreaupays.Noussommestoujoursdansunemonarchiededroit divinavec une Constitution – pas même dans unemonarchie constitutionnelle et encore moins dans unemonarchie parlementaire respectueuse de la souverainetépopulaire. Certes, la sacralité de la personne du roi a étéabandonnée mais le statut du Commandeur des croyants, lesactes posés par ce chef religieux et labeiya – l’allégeance –prêtée aumonarque demeurent sacrés.Que l’onm’explique ladifférence ! Ailleurs, la monarchie constitutionnelle a été unpoint de passage vers une monarchie responsable devant lepeuple. Chez nous, depuis 1962, lorsque le Maroc s’est dotépourlapremièrefoisd’unechartefondamentale,laConstitutionest notre salle des pas perdus. Nous y attendons un train quin’entrerajamaisengare.DeHassanIIàMohammedVI, leroin’a eu de cesse d’amender la Constitution pour mieuxdissimuler ce surplace collectif, le fait que nous sommes« perdus en transit ».Nous nous démenons d’autant plus que

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nous n’allons nulle part ; nous réformons à tour de bras pourcimenter le statu quo. La preuve : tout prince que je sois, jesignerais aujourd’hui des deux mains l’« optionrévolutionnaire»,enfaitsipeusulfureuse,prônéedès1962parMehdiBenBarka,partisand’une«monarchieconstitutionnelledans laquelle le roi est le symbole de la continuitéinstitutionnelle et dans laquelle le gouvernement dépend dupeuple,quiexercelepouvoir».L’unedesgrandeslimitesdusystèmemonarchiquemarocain

estsoninterdictiondupleinusagedelaRaison.Or,un«sujet»nepourrajamaisdevenircitoyendansunsystèmeoùquelqu’unest dépositaire d’une vérité absolue, irréfragable. Ce blocagesystémique fait que le Maroc ne peut pas transcender saconditionactuelle,puisquesescitoyensnepeuventénoncerdesvérités face au Commandeur des croyants, qui estsupposé lesdétenir de façon incontestable. Cela fausse le débatdémocratique au seinde la société.Quandbienmême ledébatsurlaplacepubliqueaboutiraitàunconsensus,ceconsensusestnuletnonadvenus’iln’estpasacceptéparlemonarque.HassanII détestait le livre subversivement brocardeur de PhilippeBrachetDescartes n’est pas marocain, qui a paru en 1982.MohammedVI,pourneciterquecetexemple,a«reformaté»,en 2004, le débat sur laMoudawana, la loi sur la famille et lestatut personnel.Hier commeaujourd’hui, il y a empêchementdirimantdelaraisoncollective,etleMarocnepeutpasalleraubout de sa modernisation. La monarchie a besoin d’évoluer,pour lebiendupayscomme,d’ailleurs,poursapropresurvie.Elle ne peut plus reposer sur la foi aveugle en un souverain

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divin.QuatorzeansaprèslamontéesurletrônedeMohammedVI,

je ne crois plus que l’actuel roi saura changer la nature de lamonarchie chérifienne. Pour deux raisons : d’une part, parcequ’ils’estmontrépeuenclinà«faireduneuf»,àsortirdesazonedeconfortetàinventerunroyaumepourtous;maisaussi,d’autre part, parce qu’il ne veut plus « faire du vieux ».L’ancien savoir-gouverner au Maroc, issu d’une traditionséculaire, est en train de mourir. On pourrait s’en féliciterpuisqu’ils’agitd’uneformeparticulière,etpasparticulièrementsympathique, de ce que mon ami politologue et collègue àStanford, Larry Diamond, appelleauthoritarian statescraftetque je traduirais, en pensant à Michel Foucault, par« gouvernementalité autoritaire ». Dans le lexique politiquearabe, le terme correspondant seraitel harfa el hokm.Concrètement, au Maroc, c’est le savoir-gouverner lié àlalongévité et à la mémoire institutionnelle dumakhzen.Autantdirequejen’ensuisaucunementnostalgique.Maisjesaisaussiquevouloirfairetablerasedecepassérevientàpousserlaportede l’aventure et de violences collectives censémentaccoucheuses de lendemains meilleurs parce que « totalementdifférents». Jememéfiedesapologiesde la table rase. Je faisplus facilement confiance à qui est capable de m’indiquer leprochainpasversl’amélioration,etlepasd’après,plutôtqu’augrandvisionnaireduparadissurterre.Enfin,pourleMarocquej’appelledemesvœux, jeme fieànotre sagessepopulairequiraille l’âneriedeJha.Nousautres,àlarecherchedu«nouveauMaroc»,neressemblons-nouspasauJha,quicherchel’ânesurle dos duquel il est juché ?Nous désespérons de l’avènement

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d’un autreMaroc alors qu’il ne peut voir le jour qu’à traversnous, et qu’il perce déjà en nous et tout autour.Alors, faut-ilcasserlepayspourqu’ilsoitdifférent?Jepeuxcomprendrequel’onarriveàcetteconclusion,àforce

defrustrations.Maiscen’estpaslavoiequejechoisis.Pourmapart, je crois qu’il faut bâtir le nouveau Maroc avec lesMarocains tels qu’ils sont, et non pas en attendant de lesrééduquer en « hommes nouveaux ». Je ne suis pas«hassanien»,bienaucontraire, et je l’aiprouvéduvivantdel’ancien roi.Mais tout au long de cet ouvrage,malgré tout cequim’aopposéàHassan II, j’ai tentédedire sapartdegloireautantquesapartdenuit.Jel’aifaitparcequ’il«fautfaireaveccequel’ona»etparceque,aprèsunrègnedetrente-huitans,noussommestous,qu’onleveuilleounon,des«filsdeHassanII ». Pour moi, cela veut dire que, pour faire duneuf sans«casse»,ilfautsavoirtransformerlevieux.D’ailleurs,HassanII l’a fait à la fin de son règne. Il a été capable de changer«son» royaumesansheurtspuisqu’ilconnaissaitparfaitementles registresdusavoir-gouvernerabsolutiste.Dece fait, ilapuaménager des paliers de décompression autoritaire, sansdégringoler dans la cage d’escalier. En revanche, pour avoircréé le vide autour de lui, ou le trop-plein de « copains »incapables, ce qui revient au même, Mohammed VI risqued’entraînerlepaysdanssachute.De la même manière que les rois ont mieux résisté à la

contestationquelesraïs,lesavoir-gouvernerancestralauMarocconstitue un atout pour la transition démocratique. Car lamonarchie incarne l’unitéd’unpaysà travers le temps,qui est

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long et continu parce que dynastique ; elle sert ainsi deréceptacled’unartdegouverner,quineseréinventepasdujouraulendemain.OnpeutnepasaimerlePalais–jelecomprendsparfaitement – mais faut-il ignorer que le Palais n’est qu’unearchitecture parmi d’autres dudar elmulk, de la «maison dupouvoir » ? Il ne dépend que de nous de la réaménager, aubesoindefondencomble.Faut-ilpourautantlavider,lalaissertomber en ruine ou la saccager ? Je ne me soucie pas desoccupantsmaisdesaménagements,des installations,de tout cequifaitfonctionnerunemaisonquelquesoitlemaîtredecéans.Dans ledarelmulkauMaroc,quiestroyaldepuisleVIII siècleet les Idrissides, tout un savoir-gouverner a été accumulé sousformedegestes ancestraux,de formulespatinéespar le temps,de connaissances payées cher parl’expérience. Différentescatégories de gestionnaires de l’État y ont appris la culture del’attentecommede l’actionurgente, lamosaïquedenos tribus,l’écoute de noszaouias, la levée de fonds, l’administration duterritoire,l’artdelaguerreoudelanégociation,etc.Gaspillercetrésormeparaîtirresponsable.Or,cesavoir-gouvernernecessede s’effilocher parce que, pour le régénérer, l’impulsion doitvenirduhaut.MohammedVI ne vit plus au Palais. Il lui est évidemment

loisible de choisir son lieu de résidence et, au début de sonrègne, cette distance prise pouvait passer pour un gaged’ouverture. Cependant, au fil des années, on s’est renducompte qu’il s’agissait moins d’un renouveau que d’unabandon.Lerois’estéloignédela«maisondupouvoir»–ledar elmulk, à ne pas confondre avec lemakhzenprédateur –

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parcequ’il savaitqu’iln’étaitpas faitpour l’habiter.HassanIIveillait à ce que la monarchie ait « de la gueule », pourreprendre ses termes. Mohammed VI abhorre une culturepolitiquequis’exprimeà travers leproverbemarocain :«Soisunlion,etmange-moi!»Aujourd’hui,lamaisondesAlaouitesa perdu de sa superbe. Cela n’aurait guère d’importance si lamonarchie servait seulement la famille royale, les princes etprincesses. Mais c’est impardonnable au moment où lamonarchie est appelée à accueillir tous les Marocains, sansdistinction. Du moins, telle est ma conviction : il fauttransformer lamaisondesAlaouites,dont jesuis issuetque jene reniepas,enun templepopulaireetdémocratique.Nonpaspourquelamonarchiesurvive,maispourqueleMarocperdure.Nousn’enprenonspaslecheminquandleroiconfielamaisondu pouvoir à ses anciens condisciples du Collège royal, auxFouadAli elHimma,MounirMajidi et autres.MohammedVIn’étantplusmaîtrechezlui,onnesaitplus,duroietdesacour,qui sert ou se sert de qui. Dotés de mandats irrévocables etexorbitants,defauxvizirsenfermentaujourd’huileroidanssazonedeconfort,deplusenplusétriquée;ilstiennentlamaisonroyale et, donc, le Maroc. La rue ne s’est pas trompée :démocratiserlepaysrevientàleschasserduPalais.Dans sonTwo Memoirspublié en 1949, John Maynard

Keynes relevait qu’« il ne suffit pas que l’état des choses quenouscherchonsàpromouvoirsoitmeilleurquel’étatdeschosesexistantparcequ’ildoitêtreàcepointmeilleurqu’ilcompenselesmauxdelatransition».J’yaibeaucouppensécesdernièresannées. Et j’ai longtemps hésité avant de conclure qu’il estgrandtempsdedémolirlemakhzenauMarocetd’enfiniravec

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un«magasin»devenuunself-service.Mais,finalement,jemesuis rendu à l’évidence qu’il faut réaménager la maison dupouvoir afin que tous les Marocains s’y sentent à l’aise pourapporterleurpierreàl’édifice.Jen’aijamaisressentinirancœurni envie à l’égard de qui que ce soit, seulement une vraiepassionpourmonpays.Àlaplacequiest lamienne,celaveutdire – aujourd’hui comme hier – « fournir une lecture » endisantetrépétantàquiveutl’entendre,etsurtoutàceluiquineveutpasl’entendre,cequeleMarocmérite.Voilà,c’estfait.

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Remerciements

Cetouvragen’auraitpasvulejoursansleconcoursessentieldeséquipesdeGrasset.SonPDG,OlivierNora,au-delàdesesconseils avisés, a su me convaincre au bon moment de medessaisir de mon manuscrit – tous les auteurs, familiers duproblème, apprécieront cette délivrance. Mon éditeur,ChristopheBataille,m’aportéparsonenthousiasmetoutenmerappelant utilement, à des moments clés, que ce livre nes’adressait pas aux seulsMarocains.Merci également àAgnèsNivièrepoursasoigneusepréparationdutexte.Au cours de la rédaction, mon amiAbdellah Hammoudi et

moncollègueàPrincetonetàStanford,NabilMouline,ontétéàtoutmomentdisponiblespourréagir,aussichaleureusementquefranchement, àmes réflexions et interrogations. À Stanford etauseindemaFondation,SeanYomaétécrucialdanslaphasede recherches. Enfin, les archives accumulées pendant unetrentaine d’années n’auraient pas existé, ni servi cette cause,sansletravailfiableetprécisd’AbdellahRadouani.Madetteintellectuelleestconsidérableàl’égardduCenteron

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Democracy, Development, and the Rule of Law(CDDRL) àStanford,quifaitpartieduFreemanSpogliInstitute(FSI).Àlatête du CDDRL, Larry Diamond,MichaelMcFaul et KathrynStonerm’ont constamment encouragé àpersévérer.Pour avoirdéjà été mon mentor pendant mes études de 3 cycle, Larrymériteunemention spéciale.Pendant la longuegestationdecelivre, mes échanges sur le Proche-Orient et le Maghreb avecSteveKrasner,AbbasMilani etMarie-PierreUlloaont étéunesource d’inspiration. Je souhaite aussi exprimer mareconnaissance au personnel administratif du CDDRL, enparticulier àAudrey McGowan, Breana Dinh, Young Lee etAlice Kada, ainsi qu’à Belinda Byrne au FSI et à CatherineCorneille au sein dema fondation.Last but not least,MichaelKianka,eninfatigablemultitasker,ajouéunrôlecentralpendanttoutescesannées.JepenseaussiavecgratitudeàEvaGossman,madoyenneà

Princeton,ainsiqu’àRichardFalk,PhilippeSchmitteretLuciusBarkeràquijedoismaformationenSciencepolitique.GeorgeRoss,HaroldKuhnetWilliamBoniniontélargimonhorizonàd’autres disciplines académiques quimarquent, quoiquemoinsdirectement, ces pages de leur empreinte. Ce qui est vraiégalement pour l’échange d’idées continu, pendant toutes nosannéesd’études,avecAbdeslamMaghraoui.À la recherche d’un monde arabe plus démocratique, un

compagnonnage de vingt ans me lie étroitement auMondediplomatique. Je voudrais ici rendre hommage auprofessionnalisme et aux convictions de ses journalistes, enpremierlieuàIgnacioRamonet,AlainGresh,DominiqueVidal

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etSergeHalimi.Deuxpôlesderéflexions–laFondationMoulayHichamet,à

Princeton, l’Institut pour les étudescontemporaines ettransrégionales du Proche-Orient, de l’Afrique du Nord et del’Asie – ont irrigué cet ouvrage. C’est dire que ma dette estgrande envers Rémy Leveau, le « père spirituel » de mafondation,ainsiqu’enversOlivierRoyetFarhadKhosrokhavar.Membres du comité scientifique de ma fondation, HenryLaurens,KhadijaMohsen-Finan etBernardHaykel, ce dernieraussi à la tête de mon Institut transrégional à Princeton, ontnourri mes réflexions, de même que de nombreux chercheursmarocainsparmilesquelsjevoudraisciter,enparticulier,MehdiLahlou,BashirElHaskouri,LarbiBenothmane,MaatiMonjib,Abdelhak Serhane, Yahya Yahyaoui, et Abdellatif Housni.Enfin, l’équipeautourdeBenetLynneMoses,qui a réalisé lepremierdocumentairedemafondation,AWhispertoaRoar,astimulé mes analyses sur la démocratisation dans le monde,notammentAmyMartinez.Sur le plan entrepreneurial, dans le domaine des énergies

renouvelables, l’ancienprésident duOffsetsGroup desÉmiratsarabes unis, Amin Badr-El-Din, et mes collaborateurs àAl-Tayyar Energy , Pete Smith et Naida Khalid Abu Jbara, ontfaçonné mon expérience professionnelle, aussi essentielle à celivrequ’àmonindépendance.C’estégalementvrai,àdes titresqui mériteraient d’être détaillés mais dont chacun d’entre euxgardera un souvenir aussi précis que moi-même, pour KamalShair, Hasib Sabbagh, Said Khoury, Fouad Khoury,Abdelkader Bensallah et Othman Benjelloun, dont la filleDouniaestcommeunesœurpourmoi.

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Iln’yauraitpasde«prince» sans secrétairesparticuliers etconseillers.Àcetégard,pourleurscompétencesaussirichesquediverses, je souhaite exprimer ma reconnaissance à NaimaDrouich, Mohamed Mossadeq, Ouafa Lazrak,Atika Saloumi,Hind Benthala, Said El Bourari, Mohamed Bastos, MohamedAmineFilaliet, toutparticulièrement,àSamirAgoumi,dont jem’honore d’être l’ami. J’inclus mes avocats Clarence Peter,James Shaw, Paul Lombard, Alain Fénéon, Ali Scali etAbderrahimBerrada,cedernierayantétéàmescôtéslorsdemapremièreapparitiondansuntribunalauMaroc.Enfin, puisque ce témoignage est né sur un lit d’hôpital, et

qu’iln’auraitévidemmentpasvulejoursansleurart,jetiensàremercier mes médecins Andrew Costin, Howard Herrmann,JoeBavaria,RomanDeSanctisetGinoNazzaroauxÉtats-Uniset,auMaroc,HamidAlaouietTaoufikMesfioui.Mesdettesenamitié– lamatièrepremièredece livre–sont

particulièrementlourdes.Or,lessentimentsquim’ontétéoffertssanscompternesauraientêtredétaillésici,aurisquedeparaîtrede circonstance. Que mes amis me permettent donc de lesremerciersimplementenlesnommant.Sansparlerdecelivre,jen’existerais pas tel que je suis aujourd’hui sans feu AhmedMzali,Abderrahmane El Kouhen, Omar Kadiri et son épouseMama,Mohammed Jennane, RachidBenabdellah,Hadi BarazietMoulaySlimaneAlaoui.QuantàPierreAzoulay,FadelIrakietKhalidJamaï, ilsm’ontdonnéceque les relationshumainesont de plus précieux : des preuves d’amitié, contre vents etmarées. Depuis 2002, Matt Brooks, les familles Delassandro,Praub,Callerry,Ketting,BentsenetMerlenousontentourésdechaleuramicale,mafamilleetmoi,àPrinceton.

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Ma famille a été au cœurde ce projet d’écriture commeelleestaucœurdemavie.Monépouse,Malika,etnosfilles,Faizahet Haajar, cosignent ce livre à travers moi. Ma sœur, LallaZeineb,estlalumièredemavie,etmacousineFaizael-Solhlafille de sa mère, Alia – je ne saurais mieux l’honorer. Jevoudraiségalement témoignerbienplusquemagratitudeàmabelle-sœurKhadijaBenhimaetàsonépoux,OmarSlaoui,ainsiqu’àmonbeau-frère et ami d’enfance,HassanBenabdelali, et,par-delà nos désaccords politiques, à mon cousin Khalid BinTalal.Ces remerciements n’étant pas exhaustifs, je m’excuse

d’avance auprès de ceux que je n’aurai pas eu l’occasion denommer.Cependant, jenesauraisconcluresansunepenséedeprofonde gratitude envers tous les Marocains, souventanonymes,quim’onttémoignéleuraffectiontoutaulongdemavie,endépitdecirconstancesadverseset,parfois,dedangers.Jepense enparticulier àYasminaElaasri, auxNationsunies, et àmon ami poissonnier à Mohammedia, Mohamed El Ammar,dont l’un des fils porte mon nom. Je ne saurais le direautrement : les Marocains, sans distinction, sont les vraisprotagonistesdemonlivre.

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Photodecouverture:©JFPaga/Grasset.

ISBN:978-2-246-85166-0

Tousdroitsdetraduction,dereproductionetd’adaptationréservéspourtouspays.

©ÉditionsGrasset&Fasquelle,2014.