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John Baird Callicott : Éthique de la terre | 1 John Baird Callicott est un penseur américain, né en 1941, dont les travaux s’inscrivent dans le cadre de l’environnemental ethics. Celle-ci interroge les comportements humains dans une perspective écologique : comment définir un mode de vie soutenable tant pour la perpétuation de l’homme que pour la préservation des milieux naturels ? Callicott défend l’idée que c’est la terre (land) qui sera le principal sujet de préoccupation pour le 21ème siècle. Le land est la terre comme territoire et comme habitat, comme parcelle de monde dont nous sommes en charge. L’éthique environnementale entend renouveler en profondeur la réflexion philosophique en réanimant une idée philosophique, vénérable mais un peu oubliée, celle de Nature. Pour cela, Callicott s’appuie sur les développements des sciences physiques et biologiques depuis un siècle, afin d’en tirer toutes les implications philosophiques dont elles sont porteuses : qu’est-ce que la Nature après Einstein et la physique quantique ? Loin d’y voir une ruine de cette idée, Callicott y cherche une source de pensée nouvelle pour comprendre les relations des vivants entre eux et avec leur milieu. L’homme est pour cette raison invité à adopter une vision écocentrique du monde. Ce décentrement n’est pourtant pas un oubli de l’homme, mais une manière nouvelle de solliciter ses ressources morales : quel comportement adopter, quelles nouvelles manières de vivre inventer, pour surmonter cette « crise tranquille » (quiet crisis) que traverse notre civilisation de la puissance machinique ? Trois livres de l’auteur ont récemment été traduits en français : Éthique de la terre, Pensées de la terre et Genèse 1 . Je m’intéresserai surtout au premier d’entre eux, Éthique de la terre, recueil d’essais qui expose les principaux problèmes auxquels est confronté celui qui voudrait réfléchir aux valeurs du XXIe siècle -projet que l’auteur définit, à la suite d’Aldo Léopold, par la belle expression de Land Ethic, éthique de la terre.

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John Baird Callicott est un penseur américain, né en 1941, dont les travaux s’inscriventdans le cadre de l’environnemental ethics. Celle-ci interroge les comportementshumains dans une perspective écologique : comment définir un mode de vie soutenabletant pour la perpétuation de l’homme que pour la préservation des milieux naturels ?

Callicott défend l’idée que c’est la terre (land) qui sera le principal sujet depréoccupation pour le 21ème siècle. Le land est la terre comme territoire et commehabitat, comme parcelle de monde dont nous sommes en charge. L’éthiqueenvironnementale entend renouveler en profondeur la réflexion philosophique enréanimant une idée philosophique, vénérable mais un peu oubliée, celle de Nature.Pour cela, Callicott s’appuie sur les développements des sciences physiques etbiologiques depuis un siècle, afin d’en tirer toutes les implications philosophiques dontelles sont porteuses : qu’est-ce que la Nature après Einstein et la physique quantique ?Loin d’y voir une ruine de cette idée, Callicott y cherche une source de pensée nouvellepour comprendre les relations des vivants entre eux et avec leur milieu. L’homme estpour cette raison invité à adopter une vision écocentrique du monde. Ce décentrementn’est pourtant pas un oubli de l’homme, mais une manière nouvelle de solliciter sesressources morales : quel comportement adopter, quelles nouvelles manières de vivreinventer, pour surmonter cette « crise tranquille » (quiet crisis) que traverse notrecivilisation de la puissance machinique ?

Trois livres de l’auteur ont récemment été traduits en français : Éthique de la terre,Pensées de la terre et Genèse 1 . Je m’intéresserai surtout au premier d’entre eux,Éthique de la terre, recueil d’essais qui expose les principaux problèmes auxquels estconfronté celui qui voudrait réfléchir aux valeurs du XXIe siècle -projet que l’auteurdéfinit, à la suite d’Aldo Léopold, par la belle expression de Land Ethic, éthique de laterre.

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Critique de la philosophie académique

Si on peut le dire en termes heideggeriens, c’est notre être-au-monde que Callicottnous invite à repenser. Repenser la Nature et notre place en son sein, c’est se remettreà penser tout court. C’est reconsidérer concrètement notre place sur terre pour lesiècle qui commence. La philosophie ne peut pas ignorer un sujet si sérieux. Callicottest très critique envers la philosophie universitaire, qui passe complètement à côté desenjeux d’une éthique de la terre, tout comme la plupart des institutions et entreprises,qui continuent, selon le modèle de l’âge industriel, d’envisager le milieu naturel commeune réserve de ressources exploitables, malgré tous les discours sur le développementdurable. C’est avec cette vision industrielle que Callicott entend rompre. On comprendalors qu’il affirme le caractère proprement révolutionnaire d’une penséeenvironnementaliste.

« Quand le XXIe siècle sera parvenu à maturité, qu’est-ce qui aura succédé à laphilosophie analytique et à la phénoménologie ? J’ai parié ma vie sur la conviction quela philosophie de l’écologie sera considérée par les futurs historiens comme le berceaude l’effort qui, au XXIe siècle, mettra au jour les implications philosophiques desprofonds changements de paradigme réalisés par les sciences au XXe siècle ».

Callicott dénonce ce qu’il y a d’intenable à continuer à faire de la philosophie comme sirien ne se passait d’important hors des murs de l’université. En s’enfermant dans desdiscussions ne faisant appel qu’à la dialectique pure et à l’histoire de la pensée, laphilosophie analytique et la phénoménologie ont implicitement accepté de réduire leurdiscipline à une épistémologie générale ou à une analyse langagière tatillonne. Il semet en place toute une manière de penser qui ressemble fort à une néo-scolastique :« Le maintien fidèle du statu quo au service de l’ordre établi est une fonction centraledes institutions universitaires. La philosophie académique classique remplit cettefonction en partie par ce que j’appellerais une tactique de diversion : en concentrantles facultés critiques considérables de la philosophie sur des puzzles intellectuelscryptés (comme par exemple les relations référentielles entre mots et objets), éloignésdes problèmes communs et pressants du monde réel – des problèmes dont la résolutionpourrait entraîner de profonds changements économiques, sociaux et politiques » 2.

L’oubli de la crise écologique dans le discours universitaire n’est pas simplement de laparesse mais une attitude irresponsable. Au lieu d’éveiller les consciences etd’interroger le sens de nos pratiques, comme c’est son rôle, la philosophie laisse filerles problèmes. En retrouvant cette dimension critique de la philosophie, Callicott necherche qu’à renouer avec une tradition qui s’est toujours interrogée sur son présent :

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« Nous tentons d’appliquer les méthodes traditionnelles de la philosophie – critique etinvention conceptuelle – à un nouveau genre de problèmes réels bien définis :appauvrissement biologique, dégradation écologique, changement climatique,auxquels l’humanité est confrontée » 3

« Nous faisons partie du paysage »

Il n’est plus possible de délimiter une frontière nette entre l’homme et sonenvironnement. Les deux sont inextricablement entrelacés. De ce fait, la conduite deshommes engage le mode de vie de toutes les créatures et de l’environnement dans sonentier. C’est aussi pour cela que l’éthique environnementaliste peut prétendre austatut de philosophie première car elle s’interroge sur le tout de notre existence. Cequi ne signifie du reste pas qu’elle aurait à se montrer arrogante, ou dominatrice, bienau contraire. Une des vertus que nous enseigne l’environnementalisme est l’humilité :l’homme n’est plus au-dessus de la nature.

« Pour l’éthique de la terre, nous faisons partie du paysage. C’est le grandenseignement de l’écologie scientifique – science des interrelations des êtres vivantsentre eux et avec leur milieu – que de nous apprendre à voir et à sentir que, depuis labactérie jusqu’à la « faune charismatique » nous appartenons à la communauté desvivants […] La théorie de l’évolution et l’écologie scientifique favorisent en nous laconscience d’être insérés au sein d’un monde de liens réciproques, et c’estprécisément la conscience de cette réalité qui rend légitime, et fondé en raison, leprojet d’une extension de l’éthique au-delà des communautés humaines » 4.

En décalquant l’expression de Philippe Descola, qui propose une sociologie descollectifs, on pourrait parler chez Callicott d’une éthique des collectifs -si par collectifson entend un ensemble intégrant des humains et des non-humains (animaux, plantes,rivière, montagne…) [Voir la postface de Philippe Descola à Éthique de la terre. Voirégalement les parties IV et V de Par delà nature et culture, Gallimard, 2005. Lire surce site [un entretien avec Philippe Descola.[/efn_note].

Les principes de l’éthique environnementale

« Si le progrès moral et le développement civilisé se poursuivent dans le sens quesemblent indiquer à la fois un bref aperçu de l’histoire et la simple expérience d’unpassé récent, les générations futures censureront l’esclavage banal et universel de lanature, comme nous condamnons aujourd’hui l’esclavage humain, tout aussi banal etuniversel il y a trois mille ans » 5.

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S’inscrivant dans un mouvement global de prise de conscience écologique, laphilosophie que met en avant Callicott est aussi un « laboratoire de l’avenir » 6 : elleest une réponse morale aux bouleversements scientifiques du début du XXe siècle, et àla crise actuelle de l’environnement, en vue de définir un mode de vie soutenable. Enmatière d’éthique environnementale, tout reste à faire : en premier lieu de définir sesfondements. Callicott reprend à son compte un principe énoncé par Aldo Léopold dansAlmanach d’un comté des sables :A thing is right when it tends to preserve the integrity, stability, and beauty of thebiotic community. It is wrong when it tends otherwise. « Une chose est juste lorsqu’elletend à préserver l’intégrité, la stabilité et la beauté de la communauté biotique. Elleest injuste si ce n’est pas le cas ».

Callicott commente comme suit :« Selon cette mesure du juste et de l’injuste, non seulement il serait injuste pour unfermier, pour faire plus de bénéfice, d’abattre la forêt sur 75% d’un versant, d’y mettreses vaches et d’y laisser raviner eaux de pluies, rochers et terre ; mais il seraitégalement injuste pour l’agence fédérale de la pêche et de la vie sauvage, au nom dubien-être individuel de l’animal, de permettre aux populations de cerfs, de lapins,d’ânes sauvages, ou quoi que ce soit, de proliférer sans limite et ainsi de menacerl’intégrité, la stabilité et la beauté de la communauté biotique dont ils sont membres.Ainsi, l’éthique de la terre n’a pas seulement un côté ou une dimension historique -elleest tout bonnement holistique » 7.

L’auteur s’attache alors à justifier, d’une part, cette conception holistique de l’éthiqueet à définir, d’autre part, les difficultés posées par cette recherche des principes.

Les études écologiques montrent que les milieux de vie sont interdépendants les unsdes autres. L’industrie humaine et la mondialisation ont accru cette solidaritésystémique, par la négative, pourrait-on dire, puisque l’homme a le pouvoir debouleverser les écosystèmes et le climat à l’échelle de la planète. Nous avons besoind’une prise de conscience, qui commence par la reconnaissance d’un fait simple : laterre est une communauté biotique 8. Tous les vivants partagent en fait un seulécosystème global. L’approche holistique se fonde sur l’écologie pour définir des règlesvalables pour la nature en générale, et pour trouver des applications dans chaque casparticulier.« Tu n’éradiqueras pas, tu ne pas provoqueras pas l’extinction des espèces, tuprendras de grandes précautions en introduisant des espèces exotiques et domestiquesdans des écosystèmes locaux, en tirant l’énergie du sol, en la recyclant dans le biote, et

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en endiguant ou polluant les cours d’eau ; et tu devras faire preuve d’une particulièresollicitude envers les oiseaux prédateurs et les mammifères. Tels sont, brièvement, lespréceptes moraux de l’éthique de la terre » 9.

Plus que l’énoncé de règles et recommandations, qui seront toujours soit tropgénérales, soit trop précises, Callicott nous engage à nous soucier davantage de notreenvironnement et d’ajouter aux principes moraux que nous connaissons déjà(familiaux, patriotiques etc.) un ensemble de principes proprement écologiques. Ceux-ci ne se substituent pas aux autres mais s’ajoutent, comme un cercle supplémentairede soucis éthiques qui vient englober les autres dimensions de notre vie :« Les obligations familiales, en général, passent avant les devoirs envers la nation, etles obligations humanitaires, en général, passent avant les devoirs envers la nature.C’est pourquoi l’éthique de la terre n’est pas draconienne ou fasciste. Elle n’annihilepas la moralité humaine. Cependant, l’éthique de la terre peut, comme c’est le cas avectout nouveau progrès moral, demander des choix qui affectent, en retour, les besoinsdes cercles socio-éthiques les plus intimes. Les impôts et le service militaire peuvententrer en conflit avec certains impératifs familiaux. Si l’éthique de la terre n’annule enaucun cas la moralité humaine, elle peut cependant l’affecter » 10.

Penseur de l’éthique, Callicott a l’intérêt d’être également attaché à définirprécisément de quoi est composé notre environnement. Sa philosophie s’appuie sur lessciences, afin de redéfinir aujourd’hui, ce qu’est la Nature, à la lumière de la nouvellephysique née au siècle dernier.

La nature de la Nature

Callicott s’appuie sur un « modèle du circuit énergétique de la nature » 11 : lesindividus sont une perturbation locale dans un flux d’énergie indistinct. Autrement dit,tous les êtres participent bien d’une même “substance”, s’il faut parler comme lesphilosophies ioniens. On peut, par commodité, parler d’un monisme : toutes les chosessont de même nature.« Les canaux vivants – les chaînes alimentaires – à travers lesquels circule l’énergiesont composés d’individus végétaux et animaux. Un fait central et fort se trouve aucoeur du processus écologique : l’énergie, la monnaie d’échange de l’économie de lanature, passe d’un organisme à un autre, non pas d’une main à une autre comme unepièce de monnaie, mais pour ainsi dire d’un estomac à un autre. Manger et êtremangé, vivre et mourir, tel est le refrain de la communauté biotique » 12.

L’approche holistique est bien loin de voir l’harmonie à l’oeuvre de la Nature. Il n’y a

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chez Callicott aucune idée d’un ensemble créé et organisé par un être divin (discoursdes partisans de l’Intelligent Design). Le retour d’une philosophie de la Nature n’estpas une occasion de ré-enchanter ce que la modernité avait réduit à un jeu mécaniquede forces en interaction. Callicott ne cherche pas à refonder une métaphysique de lanature. Il ne la considère pas avantage comme quelque chose de mystérieux, qui feraitéventuellement l’objet d’une inquiétude religieuses. Elle n’est pas non plus unesubstance ineffable :

« Dans la pensée classique indienne, toutes les choses sont une parce que toutes leschoses sont des manifestations ou des expressions phénoménales et, au bout ducompte, illusoires de Brahman […] En écologie contemporaine tout comme en théoriequantique, l’unicité de la nature, au niveau des phénomènes qui retiennentrespectivement leur attention, est systémique et (de façon interne) relationnelle.Aucune manifestation mystérieuse d’un être indifférencié. La nature serait plutôt unensemble différencié et structuré. Les particules et les organismes vivants, dans leurmultiplicité, conservent, au final, leurs identités et leurs caractères particuliers -quoique éphémères – à tous les niveaux d’organisation » 13.

L’étude holistique n’a donc rien à voir avec la conception New Age d’un grand toutvivant dans lequel nous devrions aspirer à nous fondre. Si les êtres vivants sont unisles autres aux autres, c’est qu’ils sont dépendants les uns des autres pour leurnourriture. Leurs différenciations ne sont pas illusoires. Le tout ne résorbe pas en luises parties : la nature forme un système, mais les animaux n’en continuent pas moinsde se dévorer entre eux. Selon cette conception physicaliste et écologique, la natureperd de sa superbe, mais pas de sa richesse. Elle appelle aussi de notre part une priseen compte éclairé de son mode de fonctionnement et des prises de responsabilité sursa protection.

La recherche sur la nature et sur les principes de l’environnementalisme débouche surune prise de conscience. Cependant, si la nature n’a rien de sacré, pourquoi chercher àla préserver ? Pourquoi ne pas accorder une préférence égoïste à notre espèce et luidonner le droit de dominer les autres ? Pour soutenir son projet éthique, l’auteur nouspropose non seulement une approche holistique de la terre, mais plus encore, il défendune vision écocentriste : l’homme n’est qu’une partie de la nature. Callicott proposeune rupture nette avec le paradigme de la modernité, qui était anthropocentriste.Callicott montre qu’il faut dépasser ce modèle et remettre la Nature au centre dumonde.

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Séquoias géants à Yosemite Park, Californie. Photo NR.

L’introuvable fondement de l’éthique environnementaliste ?

L’homme justifie sa place au centre du monde par la valeur qu’il s’accorde à lui-même,en tant qu’être conscient et raisonnable.Si l’on veut défendre la position selon laquelle les êtres non-humains ont une valeur ensoi, on est donc conduit à chercher un critère permettant d’attribuer une valeur auxanimaux et aux plantes. De quel droit peut-on leur accorder une valeur si grande faillequ’il faille les protéger, alors que ces êtres n’ont pas de moyen d’exprimer, par lelangage, une raison comparable à celle de l’homme ? Animaux et plantes ne peuventeux-mêmes exiger une telle reconnaissance, du fait qu’ils ne peuvent se constituer ensujets conscients. Il faut dès lors savoir dans quelles conditions il est possibled’attribuer des propriétés morales à un être, telles qu’elles puissent lui conférer unedignité analogue à celle de l’homme.

Callicott discute de la théorie bio-centrique de Rolston [cf. Holmes Rolston III,Environnemenal Ethics : Duties and Values in the Natural World, Philadelphia, TempleUniversity Press, 1988. Lire [un entretien avec l’auteur sur non-fiction.fr[/efn_note]. Lasolution de ce dernier est de passer outre le critère de la conscience, c’est-à-dire depenser des sujets, et des intentionnalités, mais sans réflexivité explicite. On évite ainsiles impasses de l’intersubjectivité : on n’attendra pas d’avoir accès à l’intériorité desbêtes pour leur accorder de la valeur.« En l’absence de tout sujet intentionnel, il ne peut y avoir de valeur. Or, il se peut quecertains actes intentionnels, même ceux des sujets hautement évolués capables deprendre conscience d’eux-mêmes, ne soient pas expérimentés comme tels. Un hommequi court après tous les jupons, par exemple, peut ne pas prendre conscience del’amour qu’il porte à sa femme avant que celle-ci ne le quitte. Ce qui rend siconvaincante la façon dont la théorie biocentrique de Rolston établit l’existence de lavaleur intrinsèque tient précisément à ce que l’on peut se figurer les organismes nonconscients comme des êtres capables de se valoriser eux-mêmes, sans que lapossibilité leur soit donnée pour autant de faire l’expérience de l’acte par lequel ils sevalorisent eux-mêmes […]Remarquons quand même qu’en exposant sa position, Rolston a déconstruit le sujetcartésien. Il a établi un continuum, une sorte de pente glissante, conduisant de sujetshumains se valorisant eux-mêmes pleinement, aux lémuriens considérés comme dessujets valorisants quasi conscients d’eux-mêmes, puis aux fauvettes, sujets valorisantsdoués de conscience mais à peine conscients d’elles-mêmes, et enfin au Trillium, quiregroupe des formes de vie plongées dans la plus profonde inconscience. Par étapes

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progressives, la subjectivité du sujet ne cesse de s’éroder jusqu’à ce que nousatteignions, avec les plantes, le plan des non-sujets capables de s’attribuer une valeur» 14.

La solution biocentrique, malgré ses mérites, ne convainc pas totalement Callicott, carelle est encore trop dépendante d’une vision individualiste de la nature.L’environnementaliste ne se soucie pas tant du bien-être des pucerons, des arbres oudes vers de terre pris individuellement : un garde-forestier ne peut laisser proliférertoutes les espèces du domaine dont il est en charge. De plus, comme l’individu vivantn’existe pas indépendamment d’un écosystème, il serait contradictoire de pratiquer unholisme des milieux, tout en cherchant à fonder une valorisation éthique sur descritères individuants.

« C’est pour cette raison que j’ai personnellement choisi de ne pas essayer dem’inscrire à la suite de Kant et de ceux de ses héritiers qui ont opté en faveur d’uneéthique biocentrique, et donc de ne pas reprendre à mon compte le projet qui consisteà faire surgir, comme par magie, la valeur intrinsèque de la capacité des sujets às’accorder eux-mêmes une valeur et à se rendre compte que d’autres s’en accordentune comme eux. J’ai préféré proposer que nous fondions l’éthique environnementalesur la capacité qui est la nôtre, en tant qu’hommes, d’accorder une valeur aux entitésnaturelles non humaines pour ce qu’elles sont -indépendamment à la fois des servicesqu’elles peuvent nous rendre, et de la question de savoir si, oui ou non, elles sontcapables de s’accorder une valeur à elles-mêmes » 15.

La vision écocentriste dont Callicott se fait le tenant ne se confond pas avec le bio-centrisme hérité de Kant que soutient Rolston. Celui-ci est obligé de se plier à des «acrobaties théoriques » 16 pour défendre, agnostiquement, un certain caractère sacréde la vie. Callicott ne cherche pas à fonder son propos sur une mystique vitaliste, là oùla simple considération de l’existence animale nous montre que les bêtes, loin de seménager entre elles, passent sans arrêt dans l’estomac l’une de l’autre. De cetteréalité, on ne tirera pas un pessimisme à la Schopenhauer, dénonçant la cruautéintrinsèque du vouloir-vivre ; plus simplement, on admettra qu’un modèle bio-centriquen’est pas satisfaisant pour une prise en charge des questions environnementales.

La postmodernité

La question d’un fondement de l’éthique environnementale demeure volontairementouverte par Callicott. La période actuelle, qu’il qualifie de “postmodernité” amorce unetransition vers un nouveau système de valeurs encore à construire. Ce que suggère le

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propos du livre, c’est peut-être que nous assistons à un élargissement progressif de laconscience environnementale, et donc à la définition progressive de nouvellesresponsabilités.

« Les comportements que l’évolution a formés, ainsi que les émotions qui les animent,sont souvent les instruments aveugles et brutaux de la protection de notre valeursélective globale (inclusive fitness) […] Ils [nos ancêtres] n’avaient pas la sophisticationintellectuelle leur permettant d’effectuer un calcul coût-avantage en termes de “valeursélective” globale […] L’évolution les a dotés de sentiments et d’impulsions altruistesdiffus – qui servaient au départ à promouvoir leur propre reproduction génétique, maisqui ont dévié vers des fins sociales plus larges quand les circonstances ont changé » 17.

Callicott, me semble-t-il, suggère de poursuivre cet élargissement de la morale et,plutôt que de chercher un fondement à l’éthique qu’il propose, de saisir celle-ci dansun mouvement qui est constitutif de notre histoire et qu’il nous revient aujourd’hui depoursuivre, en marquant au passage les ruptures nécessaires. : de la communautéclanique aux sociétés intermédiaires, jusqu’à l’humanité et aujourd’hui à la terre dansson entier. Projet qui peut paraître orgueilleux, démesuré et qui en réalité, nousramène à nos liens de dépendances :« La science a élargi notre vision du monde. La Terre est une petite planète dans ununivers immense et inhospitalier. Ses autres habitants et nous-mêmes sommesréellement, d’un point de vue cosmique, une famille restreinte. De ce même point devue, nous dépendons effectivement pour notre existence -avec la moindre respiration,le moindre morceau de nourriture – de nos compagnons-voyageurs dans l’odyssée del’évolution » 18.

Préserver ou conserver l’environnement ?

S’il est nécessaire de modifier le cours de l’activité humaine pour protégerl’environnement, une alternative se pose : soit préserver complètement, c’est-à-direaccepter de sanctuariser certaines parcelles de nature sauvage : ne plus y toucher dutout, maintenir l’intégrité parfaite ; soit conserver, c’est-à-dire intervenir pourmaintenir en l’état les milieux naturels, en contribuant à leur stabilité.

L’option préservationniste a été défendue par John Muir, qui attribuait une valeur ensoi aux terres non touchés par l’homme. Muir contribua notamment à la sauvegarde dela vallée de Yosemite, qui devint le premier parc naturel des Etats-Unis. John Muirs’opposa aux thèses conservationnistes de Gifford Pinchot, pour qui la nature doit êtreprotégée, mais afin que ses ressources soient mieux exploitées : pâturages utilisés

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pour élever des moutons etc.

Callicott montre les contradictions des deux options :

– Le préservationnisme pour sa part tombe dans une contradiction assez directe, enpostulant qu’il ne faut plus du tout toucher à certains territoires… ce qui supposeégalement une intervention active et permanente pour ne pas toucher à ces terres. «En pensant protéger une nature vierge de toute présence humaine, nous sommesparadoxalement obligés de la gérer activement et de manière envahissante. Noussommes donc amenés à envisager une protection de la nature peut-être moinspointilleuse, mais intégrant plus en amont la présence humaine » 19.

– Le conservationnisme de Muir n’est pas satisfaisant non plus, puisqu’on sait que lesécosystèmes ne sont jamais stables. Des espèces prolifèrent, puis s’éteignent, des feuxdévastent des arbres, permettant à d’autres plantes de prendre leur place. Desmaladies se répandent etc. L’écologie nous montre une nature en évolution constante,où le malheur des uns peut faire la prospérité des autres. Conserver en l’état un milieude vie, c’est artificiellement protéger une sorte de “pureté” dont les vivants n’ont cure.« Paradoxalement, les réserves naturelles doivent être restaurées et activement géréessi l’on veut qu’elles restent un habitat adéquat pour les espèces locales » 20.

Discussion des trois critères de Léopold : beauté, intégrité, stabilité

Le problème n’est pas l’intervention humaine en tant que telle. Quand les premiersEuropéens sont arrivés sur le continent américain, ils n’ont pas trouvé une naturevierge de toute trace humaine, mais des terres que les Indiens savaient exploiter sansles épuiser. Il n’en est plus rien aujourd’hui :« Le problème avec les perturbations d’origine anthropiques – comme la foresterie etl’agriculture industrielle, le développement urbain, le chalutage et autres – est qu’ellessont plus fréquentes, plus étendues et d’une occurrence plus régulière que lesperturbations naturelles […] Il y a l’élimination à une échelle continentale des grandsprédateurs de la communauté biotique ; la substitution ubiquiste d’espècesdomestiques aux espèces sauvages ; l’homogénéisation écologique de la planèterésultant de la “mise en commun à l’échelle mondiale des flores et des faunes” parl’action des homme ; l’ubiquiste action de “polluer les eaux et de les obstruer par desbarrages”. » 21.

La devise d’Aldo Léopold («to preserve the integrity, stability, and beauty of the bioticcommunity») n’est donc qu’à moitié satisfaisante : même si tout le monde est d’accord

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pour préserver la beauté naturelle, les notions d’intégrité et de stabilité sonttrompeuses, car elles présupposent que la nature est dans une extériorité complète parrapport à nous : paisible sans l’homme, perturbée, polluée, déséquilibrée dès que nousy touchons.

Nous devons nous méfier, montre Callicott, de l’idée de la nature sauvage (wilderness)et les fantasmes qui y sont associés -tout comme on ne parle plus de “jungle” mais deforêt tropicale. L’auteur avance une série d’arguments :« L’idée traditionnelle de nature sauvage, apparemment simple, ne résiste pas àl’examen ».

Tout d’abord, le concept perpétue la dichotomie de la métaphysique occidentaleprédarwinienne entre l’homme et la nature, bien qu’il en inverse les termes. A telpoint, en effet, que l’un des principaux bénéfices psychologiques et spirituels que l’onreconnaît à l’expérience de la nature sauvage est de nous mettre en contact avec unealtérité radicale ; et que la préservation de la nature sauvage entend laisser être lesnon-humains dans leur pleine altérité.

Ensuite, l’idée de nature sauvage est affreusement ethnocentrique. Elle ignore laprésence historique et l’impact des populations indigènes sur presque tous lesécosystèmes du monde.

Et enfin, elle ignore la quatrième dimension de la nature : le temps. Au cours d’unrécent débat, H. Ken Cordell et Patrick C. Reed ont affirmé catégoriquement que “lapréservation implique la cessation du changement”. Mais dans les écosystèmes, lechangement est aussi naturel qu’inévitable. Il n’est donc ni naturel ni possible depréserver indéfiniment les écosystèmes dans leur état antérieur » 22.

Etant admis qu’on ne peut pas garder la nature en l’état, les termes du problème sontchangés : comment intervenir intelligemment dans un écosystème ? Pour préserverquels vivants aux détriments de quels autres ?

Les gardes forestiers du parc de Yosemite déclenchent régulièrement des incendies quibrûlent les plantes et arbres les plus faibles, de manière à permettre la croissance desséquoias géants, qui résistent au feu et croissent mieux grâce aux minéraux contenusdans les cendres.La gestion des espaces naturels passe par une intervention assumée de l’homme. Ilfaut alors réfléchir au maintien en bon état des écosystèmes, c’est-à-dire apprendre ànous soucier de leur santé.

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La santé des écosystèmes

Même si nous assumons qu’il faille accompagner l’évolution des écosystèmes,comment provoquer des changements qui ne soient pas destructeurs ? Commentconserver un milieu de vie ? Ne peut-on, du reste, imaginer que certaines zones soientlaissées à l’écart de toute intervention humaine ?

L’enjeu est pour Callicott d’intervenir sur la nature sans que cela soit synonymed’exploitation commerciale :« Permettez-moi ici d’être aussi clair que catégorique : je ne suis pas en train desuggérer que nous ouvrions au développement ce qu’il reste de vie sauvage ; jepropose que nous commencions à reconsidérer le développement économique à lalumière de l’écologie. Les activités économiques des hommes devraient au moins êtrecompatibles avec la santé écologique de l’environnement naturel dans lequel elles ontlieu. Idéalement, elles devraient l’enrichir […] L’agriculture industrielle était une ciblefréquente des critiques et de l’ironie de Léopold. Et il a peut-être été le premierécologiste à reconnaître clairement et à déplorer l’industrialisation de l’agriculture aucours du XXe siècle, ainsi que la transformation des fermes classiques, aux pratiquesrelativement bénignes et soutenables, en usines à bouffe insoutenables et destructricesde leur environnement naturel » 23.

Les décisions à prendre en la matière doivent s’appuyer sur des études à plusieurséchelles, du microscopique au macroscopique. Cela suppose une prise en compte detous les niveaux d’organisation de ces systèmes complexes que sont les milieux de vieet une étude de leurs dynamiques propres :« L’idée d’un territoire se maintenant lui-même en bonne santé rend mieux compte del’aspect dynamique des écosystèmes que l’idée conventionnelle de préserver desvignettes de l’Amérique primitive. Et si l’idée d’une santé du territoire remplaçaitl’idée conventionnelle de nature sauvage comme paradigme de la protection, alorsnous pourrions commencer à envisager des moyens pour réintégrer l’homme dans lanature de manière créative » 24.

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Pensées de la terre

Le volume Pensées de la terre, Calicott offre un panorama très complet des rapportsdes différentes cultures du monde à leur environnement. La découverte de cespratiques et de ces mentalités est d’abord de présenter différentes idées quimériteraient de se répandre. Soit par exemple le peuple San, encore appelé !Kung,habitant le désert du Kalahari 25 : « Ils considèrent l’exceptionnelle diversité de lafaune sauvage de leur environnement comme une communauté de sujets -unecommunauté composée d’êtres animés par la même conscience dont bénéficient lesêtres humains […] La vision du monde san met les êtres humains et non humains sur lemême plan psychologique et métaphysique, en dépit de l’habitude qu’ils ont d’insulterle gibier. D’un point de vue pratique, les San se considèrent donc comme membres etcitoyens de la communauté biotique » 26.

De plus, le contact avec d’autres systèmes de pensée peut suppléer aux insuffisancesde notre propre pensée : « Les tentatives pour étendre les éthiques occidentales auxentités naturelles non humaines et à la nature dans son ensemble se sont montréescontre-productives, lorsqu’elles se sont appuyées sur des dualismes moraux tels que“le plaisir est bon et la souffrance mauvaise” ou “la vie est bonne et la mort estmauvaise”. Ajoutez-y l’axiome éthique selon lequel, en tant qu’agents moraux, notredevoir est de maximiser le bien et de minimiser le mal. Puis appliquez ces concepts à lanature. Les approches occidentales classiques, étendues telles quelles à la nature, nousobligeraient à pratiquer une division entre les bonnes et les mauvaises créatures et àcondamner l’âme même des processus écologiques – les relations trophiques – commes’ils étaient mauvais en eux-mêmes, puisque la souffrance et la mort son inhérentesaux processus écologiques. Dans la position hua-yen, qui donne en quelque sorte unetournure bouddhiste à la conception chinoise des opposés, c’est-à-dire polaire et nonduelle – le plaisir et la souffrance, la vie et la mort son identiques » 27.

Il pourrait toutefois sembler peu judicieux d’aller chercher très loin des solutions à nospropres problèmes, là où notre tradition nous offre suffisamment de ressourcesintellectuelles. L’auteur ne propose toutefois pas un catalogue des cultures par goût del’exotisme : en plus de décrire avec autant d’exhaustivité que possible comment lescultures du monde entier ont pensé le rapport de l’homme à la “Nature” (avec toutesles réserves que l’on peut avoir quant à l’universalité de ce terme 28), Callicott montrecomment différents peuples ont su prendre appui sur des traditions parfois millénaires,pour évoluer dans leur pratique, dans le sens d’un plus grand respect de leurenvironnement -c’est-à-dire aussi en luttant contre ceux qui veulent dévaster leurs

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territoires au nom du profit :« Les Kayapos sont également récemment apparus comme les leaders de ces Indiensamazoniens qui résistent à la destruction de la forêt, leur maison. Ils ont réussi àrepousser différents groupes qui voulaient s’introduire illégalement sur leur territoire :entre autres des occupants sans titre euro-brésiliens, des spéculateurs fonciers, deschercheurs d’or et des exploitants forestiers » 29.

Nous pouvons prendre appui sur des traditions pour nous changer aujourd’hui ; latradition, autrement dit, n’est pas l’ennemie du progrès mais bien sa condition. Cen’est qu’en prenant appui sur un héritage (culturel, religieux) que l’homme peuttrouver les ressources morales pour s’affirmer et agir. C’est dire qu’une véritablerévolution dans nos moeurs ne passe pas par la rupture violente avec le passé, quidevrait être renvoyé à l’archaïsme. Citons encore l’exemple des différents mouvementsmenés par les Indiens des hauts-plateaux andins (Bolivie, Pérou), qui ont débutécomme une défense de la Pachamama (la terre-mère), donc comme une expressionpotentiellement nostalgique d’un refus de la modernité, mais qui se constituentaujourd’hui en critique de l’industrialisation capitaliste à marche forcée : du folklore àl’altermondialisme…

Dans Genèse, Callicott s’intéresse cette fois aux fondements de notre propre culture etmontre, par une relecture du premier livre de la Bible, comment nous pouvons ytrouver des ressources pour penser notre rapport à la nature : ni séparés d’elle, ni unisà elle, mais en charge d’elle. Callicott met en doute l’idée reçue selon laquelle latradition judéo-chrétienne a toujours défendu l’idée d’une séparation radicale entrel’homme et la nature, et d’une supériorité du premier sur la seconde.

L’humanité ne disparaît pas dans le paradigme que Callicott voudrait voir émerger.En particulier, malgré la peur qu’inspire généralement le terme “holisme” (quidemande une vision globale, donc totalisante, donc totalitaire…), il n’y a pas à craindrepour la place de l’humanité ou de “l’individu” . Callicott ne propose pas de revenir auxpériodes archaïques où l’homme était dominé par la nature, effrayé par le tonnerre et àla merci de tous les prédateurs. Si l’humanité y perd de son orgueil, c’est peut-êtrequ’elle comprend mieux à quel point elle est dépendante de son environnement. C’estau contraire la destruction de cet environnement qui atrophie les possibilités de viehumaines, alors que la diversité biologique peut aussi être source d’expériences plusriches et plus variées. Si Callicott, de par son approche holiste, montre ce qui dépassel’individu, c’est aussi pour lui proposer une relation plus en symbiose avec le monde -symbiose ne voulant pas dire fusion ni disparition, mais relation plus sereine et plusprofitable à tous points de vue.

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Yosemite Park. Photo NR.

La Nature retrouvée ?

Dans sa postface à Genèse, Catherine Larrère, la spécialiste française de Callicott,écrit que ce dernier renoue avec deux thèmes oubliés depuis longtemps : la Nature etDieu. A lire Callicott, je n’ai pas eu l’impression que sa pensée constitue un retour siclair à ces deux thèmes. Si l’on peut oser la comparaison avec Rousseau – qui neretenait du contenu de la religion chrétienne que ce qui pouvait être utile à uneconstitution civile, on peut dire que Callicott ne retient des pensées de la Nature quecelles qui peuvent être utiles pour une éthique environnementale. Son projet se veutsomme toute modeste :« A la place de la théorie de la correspondance entre vérité et réalité, caractéristiquedu paradigme moderne, on ne trouvera pas, dans le paradigme modernereconstructeur, une nouvelle théorie de la vérité. Mais une conception pragmatique etévolutive de ce qui est soutenable pourrait prendre sa place » 30.

Callicott cherche à extraire des systèmes religieux leur part d’environnementalisme,puisque tous en contiennent. Pour sa part, il ne spécule guère sur une présence deDieu dans ou au-dessus de la Nature. Tout au plus décélérait-on, à l’arrière-plan de sonpropos, un certain sentiment de la totalité cosmique, comparable à celui qu’exprimaitThoreau, dans une incitation à revenir à vie plus simple, dans un juste équilibre entrecivilisation et vie sauvage. Encore Callicott ne fonde-t-il nullement son argumentairesur un sentiment ou une émotion de la nature, mais bien sur les avancées de l’écologieet une critique de l’anthropocentrisme moderne. A vrai dire, il semble soucieux dedéfinir un concept de nature sur lequel croyants et non-croyants puissent s’accorder,indépendamment de leurs convictions religieuses.

Les hommes doivent mettre de côté leurs dogmes et réfléchir, pragmatiquement, à unnouveau rapport à l’environnement. Pour cela, quoi qu’il en coûte à nos convictions, ilfaut assumer un dépassement du paradigme moderne, « ce rameau jadis vigoureux,mais aujourd’hui desséché » 31.

Comme on l’a vu, engager cette rupture avec la tradition est en même temps une façonde reprendre le fil de cette tradition, qui nous encourage à changer quand lapréservation en l’état n’est plus possible. La pensée moderne était elle-même unerupture, consciente et volontaire, avec le système de pensée hérité du Moyen-Âge.L’homme, comme la nature, évolue. Nous avons besoin de repenser un antique etvénérable concept, la Nature, d’une façon inédite. Callicott nous enjoint bien à penser

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un monde nouveau, et cela commence par une refonte de nos catégoriesphilosophiques, donc un effort de pensée en profondeur, ce que Gregory Batesonappelait une écologie de l’esprit.

John Baird Callicott, Éthique de la terre ; Pensée de la terre ; Genèse. La Bible et1.l’écologie, éditions Wildproject, 2009-2010.Page 33.2.Page 33.3.Page 16.4.Page 51.5.Page 36.6.Page 63.7.Page 59.8.Page 73.9.Page 77.10.Page 7311.Page 73.12.Page 100.13.Pages 140-141.14.Pages 138-139.15.L’expression est de Catherine Larrère dans la postface de Genèse.16.Pages 184-18517.Page 185.18.Page 222.19.Page 222.20.Page 195.21.Pages 215-216.22.Page 213.23.Pages 223-224.24.Peuple popularisé par le film Les dieux sont tombés sur la tête (1980). Le point25.d’exclamation dans leur nom correspond à un “clic” imprononçable tel quel pournous.Pensées de la terre, page 273.26.Ibid., page 155.27.Pensons là encore aux quatre ontologies définies Ph. Descola : ni l’animisme, ni le28.totémisme ni l’analogisme ne conçoivent de discontinuité radicale entre humainset non-humains.Ibid., page 225.29.

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