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Simmel face au débat sur le « post-séculier » Inactualité ou actualité d’une pensée moderniste du religieux ? Joan Stavo-Debauge « Ainsi la « liberté de l’Eglise » ne consiste absolument pas dans la libération par rapport à des puissances laïques dominantes, mais dans leur assujettissement : par exemple, pour l’Eglise la liberté de l’éducation signifie que l’Etat reçoit des citoyens qui seront imprégnés d’elle et sous son influence, ce qui l’a fait assez souvent tomber sous sa domination » Georg Simmel Lecteur de Simmel (Stavo-Debauge, 2013), je m’étais jusque là montré peu attentif à ses réflexions sur le « religieux ». Je me suis donc mis à les (re)lire pour l’occasion. Sur fond de ces (re)lectures, j’indiquerai en quoi sa pensée est étrangère au débat sur le « post-séculier », dont j’éclairerai préalablement les origines et les objectifs. Je contrasterai ensuite les vues modernistes de Simmel avec les vues fondamentalistes des avocats de l’inclusion de la religion dans les affaires publiques. Je serai là sur le versant de l’inactualité de Simmel. Mais je me pencherai ensuite sur le versant de son actualité, en exhumant de lumineux paragraphes où Simmel anticipe les thèses de Jan Assmann sur la « violence antagonique » propre aux monothéismes. Actualité, ce coup-ci, puisqu’Assmann – et avant lui Simmel, donc – permet d’éclairer le zèle des auteurs qui ont configuré le thème du « post- séculier », en en faisant le moyen d’une réaffirmation de l’autorité de la religion sur la vie publique. Les origines fondamentalistes du « post-séculier » On pouvait douter de l’actualité de la pensée de Simmel, absente du débat sur le « post-séculier ». Mais cette inactualité m’apparaissait heureuse, les enquêtes que j’ai mené sur la problématique du « post-séculier » m’ont conduit à me méfier des auteurs qui ont inauguré ce débat (Stavo-Debauge, 2012 & 2013). Peu connus en nos contrées, ces auteurs américains se sont d’abord fait connaître dans l’espace de la philosophie analytique de la religion : Alvin Plantinga, Nicholas Wolterstorff, Christopher Eberle, ou Kevin Vallier, notamment. Pourtant, ce sont bien eux qui ont établi les coordonnées du débat, et non Jurgen Habermas (2008) et Charles Taylor (2007). Si ces noms n’évoquent pas grand chose au lectorat français, il ne sont pourtant pas à la marge du champ académique international : publiant parmi les plus grandes maisons d’éditions universitaires, ils signent des articles dans la prestigieuse Stanford Encyclopedia of Philosophy. Se rejoignant dans une critique générale de la modernité libérale-séculière, ils s’en prennent plus spécifiquement aux réquisits de la « raison publique » de John Rawls, épouvantail commode d’une philosophie agnostique qui reléguerait le religieux dans le « non-public ». En tendant à traiter les convictions religieuses comme des options, plurielles et dispensables, des préférences, privées et révisables, des opinions, individuelles et discutables, le libéralisme politique serait hostile à la foi chrétienne, disent-ils. Cette inhospitalité du libéralisme rawlsien s’attesterait par la contrainte de « justification », au moyen de raisons partageables, qui filtre l’entrée des « conceptions compréhensives » dans le domaine public et protège la sécularité des institutions. Pour armer leur critique, ces auteurs s’appuient subrepticement sur la figuration d’une foi fondamentalisée, « intégraliste » : leur objection au libéralisme politique n’étant pas en vain appelée « l’objection intégraliste » (Quinn, 2005 ; Stavo-Debauge, 2012). Et s’ils figurent une foi fondamentalisée, c’est qu’ils proviennent et se font les porte-paroles de communautés religieuses de cette sorte ; ce qui curieusement échappe à tout le monde.

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Joan Stavo-Debauge - Simmel face au débat du post-séculier. Inactualité ou actualité d'une pensée moderniste du religieux

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Simmel face au débat sur le « post-séculier »

Inactualité ou actualité d’une pensée moderniste du religieux ?

Joan Stavo-Debauge

« Ainsi la « liberté de l’Eglise » ne consiste absolument pas dans la libération par rapport à

des puissances laïques dominantes, mais dans leur assujettissement : par exemple, pour

l’Eglise la liberté de l’éducation signifie que l’Etat reçoit des citoyens qui seront imprégnés

d’elle et sous son influence, ce qui l’a fait assez souvent tomber sous sa domination »

Georg Simmel

Lecteur de Simmel (Stavo-Debauge, 2013), je m’étais jusque là montré peu attentif à ses réflexions sur le « religieux ». Je me suis donc mis à les (re)lire pour l’occasion. Sur fond de ces (re)lectures, j’indiquerai en quoi sa pensée est étrangère au débat sur le « post-séculier », dont j’éclairerai préalablement les origines et les objectifs. Je contrasterai ensuite les vues modernistes de Simmel avec les vues fondamentalistes des avocats de l’inclusion de la religion dans les affaires publiques. Je serai là sur le versant de l’inactualité de Simmel. Mais je me pencherai ensuite sur le versant de son actualité, en exhumant de lumineux paragraphes où Simmel anticipe les thèses de Jan Assmann sur la « violence antagonique » propre aux monothéismes. Actualité, ce coup-ci, puisqu’Assmann – et avant lui Simmel, donc – permet d’éclairer le zèle des auteurs qui ont configuré le thème du « post-séculier », en en faisant le moyen d’une réaffirmation de l’autorité de la religion sur la vie publique.

Les origines fondamentalistes du « post-séculier »

On pouvait douter de l’actualité de la pensée de Simmel, absente du débat sur le « post-séculier ». Mais cette inactualité m’apparaissait heureuse, les enquêtes que j’ai mené sur la problématique du « post-séculier » m’ont conduit à me méfier des auteurs qui ont inauguré ce débat (Stavo-Debauge, 2012 & 2013). Peu connus en nos contrées, ces auteurs américains se sont d’abord fait connaître dans l’espace de la philosophie analytique de la religion : Alvin Plantinga, Nicholas Wolterstorff, Christopher Eberle, ou Kevin Vallier, notamment. Pourtant, ce sont bien eux qui ont établi les coordonnées du débat, et non Jurgen Habermas (2008) et Charles Taylor (2007). Si ces noms n’évoquent pas grand chose au lectorat français, il ne sont pourtant pas à la marge du champ académique international : publiant parmi les plus grandes maisons d’éditions universitaires, ils signent des articles dans la prestigieuse Stanford Encyclopedia of Philosophy.

Se rejoignant dans une critique générale de la modernité libérale-séculière, ils s’en prennent plus spécifiquement aux réquisits de la « raison publique » de John Rawls, épouvantail commode d’une philosophie agnostique qui reléguerait le religieux dans le « non-public ». En tendant à traiter les convictions religieuses comme des options, plurielles et dispensables, des préférences, privées et révisables, des opinions, individuelles et discutables, le libéralisme politique serait hostile à la foi chrétienne, disent-ils. Cette inhospitalité du libéralisme rawlsien s’attesterait par la contrainte de « justification », au moyen de raisons partageables, qui filtre l’entrée des « conceptions compréhensives » dans le domaine public et protège la sécularité des institutions.

Pour armer leur critique, ces auteurs s’appuient subrepticement sur la figuration d’une foi fondamentalisée, « intégraliste » : leur objection au libéralisme politique n’étant pas en vain appelée « l’objection intégraliste » (Quinn, 2005 ; Stavo-Debauge, 2012). Et s’ils figurent une foi fondamentalisée, c’est qu’ils proviennent et se font les porte-paroles de communautés religieuses de cette sorte ; ce qui curieusement échappe à tout le monde.

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Je le répète, ce sont ces auteurs qui ont installé les coordonnées du débat actuel autour de la « société post-séculière », et non Habermas ou Taylor. Ces deux là s’y sont engagés inconsidérément, en en ignorant les objectifs réactionnaires : la dé-sécularisation des institutions publiques et des sphères de rationalité, ou encore la mise sous tutelle théologique des sciences institutionnalisées et du droit positif.

Ces objectifs sont poursuivis au nom d’un « réalisme théiste », souvent défendu avec la « Reformed Epistemology », fondée par Plantinga et Wolterstorff1. La « Reformed Epistemology » étant fréquemment à l’arrière-plan de l’« objection intégraliste », avant de présenter la seconde, il faut évoquer la première. Cette « épistémologie » est une astuce apologétique, un coup de « bluff » anti-scepticisme (Axtell, 2006). Son objet est d’immuniser les croyances religieuses ultra-orthodoxes contre le doute, en accordant aux vérités révélées et aux dogmes religieux un mode de donation similaire à celui des croyances perceptives et parfois même un statut cognitif équivalent à celui des savoirs scientifiques.

En posant que la teneur en rationalité cognitive des convictions religieuses ne serait pas d’un moindre rang épistémique que les assertions factuelles de la science, ces auteurs estiment qu’il n’y a aucune raison de restreindre l’entrée des premières dans l’espace public scientifique, délibératif et décisionnel. Identifiant la foi à une connaissance de vérités révélées par Dieu, Wolterstorff écrit dans Reason within the bounds of religion que les croyances chrétiennes « doivent fonctionner comme un critère de contrôle des théories [scientifiques] que nous [les évangéliques] voulons bien accepter » (Wolterstorff, 1976, p. 73).

Dans la préface du célèbre « Advice to Christian Philosophers », paru en 1984, son collègue Plantinga écrit qu’il revient « aux psychologues chrétiens de développer une alternative qui soit en phase avec le surnaturalisme chrétien – une psychologie ayant pour point de départ cette vérité scientifique séminale selon laquelle Dieu a créé l’homme à son image ». En 1991, avec la « connaissance » délivrée par la foi, il s’en prend au « grand mythe évolutionniste », « il est particulièrement peu probable », affirme-t-il, « que Dieu ait créé la faune et la flore par le moyen de quelques mécanismes impliquant un ancêtre commun » (Plantinga, 1991). Il incite les chrétiens (fondamentalisés) à nourrir leur « propre façon de faire de la science, en prenant pour point de départ et en tenant pour acquis ce qu’ils connaissent en tant que chrétiens » (Plantinga, 1997) ; ainsi, « le théiste sait (knows) que Dieu a créé le ciel (heaven) et la terre, et tout ce qu’ils contiennent » (ibid.)..

Importateur de ces auteurs en France, Roger Pouivet pose qu’« on peut montrer la parenté épistémique des croyances religieuses avec celles que peuvent avoir, dans leurs domaines d’expertise, des psychologues, des psychiatres, des sociologues, des historiens, des économistes, des spécialistes de sciences politiques. À mon sens, les croyances religieuses – que Dieu existe, que le Christ, son fils unique, est mort et ressuscité le troisième jour, qu’il reviendra pour juger les vivants et les morts, qui ressusciteront eux aussi – n’ont pas moins de rationalité que celles entretenues par des psychologues au sujet de l’esprit, des sociologues au sujet de la société, des spécialistes de sciences politiques au sujet des rapports géopolitiques » (Pouivet, 2007).

En accordant aux convictions religieuses une pleine légitimité épistémique, tenues pour aussi évidentes et basiques que les connaissances perceptives et potentiellement aussi rationnelles que les savoirs scientifiques, ces auteurs estiment qu’il serait donc loisible d’opposer les contenus de la foi chrétienne aux résultats des enquêtes scientifiques. Tout comme cette « épistémologie réformée » dont ils se firent les héraults, Plantinga et Wolterstorff suivent la voie de l’apologétique néo-calviniste d’Abraham Kuyper (1837-1920), qui ne cédait en rien sur la vérité littérale des dogmes de la foi,

                                                        1 Plantinga et Wolterstorff sont issus du Calvin College, qui requiert que ses enseignants signent une profession de foi, loin d’y être prise à la légère ; en 2011, deux professeurs ont été débarqués pour avoir mis en doute l’existence d’Adam et Eve…

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l’infaillible autorité de la Bible, le surnaturalisme du Christianisme et la Souveraineté du Christ sur la totalité des « sphères » de la société.

Ripostant contre l’exégèse historico-critique allemande, la science darwinienne, les théologies modernistes et les philosophies libérales, la pensée de ce théologien, pasteur et homme politique hollandais fut très vite adoptée par les fondamentalistes et néo-évangéliques américains2. Harriet Harris (2008) a montré que l’apologétique fondamentaliste et évangélique s’est très tôt distribuée entre la posture évidentialiste de Warfield et la posture présuppositionnaliste de Kuyper3. Lorsqu’on s’intéresse aux évangéliques, en tant que mouvement social et premier bloc électoral de la Droite Chrétienne, l’héritage de Kuyper mène le bal (Worthen, 2013) – y compris chez les évangéliques francophones (Gonzalez, 2014). Nombre d’entre-eux ont été galvanisés par ce slogan du théologien hollandais : « Il n’est pas de domaine dans la vie des hommes dont le Christ, qui est souverain sur tout, ne puisse dire : "C’est à moi" ! ».

On retrouve cette tonalité polémologique chez Plantinga, qui mènera l’assaut contre le monde académique, et chez Wolterstorff, qui sautera le pas jusqu’au domaine politique, en portant le fer de l’« objection intégraliste » contre le libéralisme politique. Soutenant la doctrine de l’inerrance de la Bible4, Plantinga relance le schème Kuyperien de la lutte à mort entre « visions du monde ». Selon lui, la « communauté chrétienne » est en « guerre » contre « les forces de l’incroyance », dont l’« enjeu » est particulièrement « élevé » : il en va « d’une bataille pour l’âme des hommes », et « d’importantes forces culturelles, comme la science, ne sont pas neutres au regard de ce conflit » (Plantinga, 1991). D’où le besoin de reconquérir le monde académique, dominé par le « naturalisme » païen et « l’humanisme des lumières » (ibid.).

En se référant lui aussi à Kuyper, pour qui « le dualisme entre le sacré et la vie ordinaire » est « une lamentable et évitable déformation » du christianisme, Wolterstorff argue que « la totalité de nos vies, pas seulement leur aspect soi-disant spirituel, doit être vécue dans une obéissance reconnaissante à Dieu et dans sa craintive adoration » (Wolterstorff, 2009, p. 30). Politiquement, ça signifie la chose suivante : « Les Chrétiens doivent repousser tous les appels à la limitation de la portée de leur obéissance à Dieu au non-politique ou au non-public, tous les appels à la réinterprétation de leur religion afin d’y éliminer l’exclusivisme, tous les appels à flétrir leur religion en faveur d’une religion de pure structure ou de raison » (op. cit.). On a là une formulation très nette de « l’objection intégraliste », qui flirte avec une vue théocratique : « l’ordre providentiel du plan divin pour le temps présent assigne au gouvernement la formidable tâche de médiatiser le jugement de Dieu » (Wolterstorff, 2005, p. 140), « l’autorité du Christ inclut l’autorité politique », il « n’est pas seulement à la tête de l’Église mais aussi à la tête de l’État » (Ibid., pp. 151-152).

                                                        2 Dès la fin du XIXème siècle, en Hollande, Kuyper et ses alliés avaient fait de l’anti-évolutionnisme un motif de politisation : « Théologiquement, ils attaquaient avant tout les théologiens libéraux ou modérés, soit ceux qui acceptaient l’approche historico-critique de la Bible. Dans la sphère sociale, leurs critiques étaient essentiellement dirigées contre les socialistes. Ces deux « ennemis » étaient en quelque façon associés à la théorie de l'évolution. L’approche historico-critique de la Bible était une vision évolutionniste de la Bible ; tandis que la lutte des classes socialiste provenait d’une vision évolutionniste de la société » (Flipse, 2012, p. 109). 3 Professeur de théologie au Princeton Theological Seminary, bastion des conservateurs, Benjamin Warfield (1851-1921) introduira Kuyper aux Etats-Unis. Dès 1900, dans la préface à la traduction d’un ouvrage de Kuyper, The Work of the Holy Spirit, Warfield écrivait : « Il n’est heureusement plus nécessaire d’introduire formellement le Dr. Kuyper auprès du public religieux américain. Un certain nombre de ses remarquables essais ont été publiés dans nos périodiques ces dernières années ». 4 Inventée à la fin du XIXème siècle dans les cercles protestants conservateurs, les évangéliques fondamentalisés en ont fait leur étendard. Le « fondement » en est le suivant : « la Bible étant la Parole de Dieu, elle est exacte en matière de science et d’histoire aussi bien qu’en matière de doctrine » (Marsden, 1991, p. 160). Rapidement, « l’inerrance en est venue à ne plus seulement représenter une somme de croyances à propos de la création ou de la réalité des miracles de Jésus, mais un engagement à ce que la raison humaine doive toujours céder devant la Bible » (Worthen, 2013, p. 24).

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Profitant du brouillage de la distinction entre foi et savoir induit par la « Reformed Epistemology », l’« objection intégraliste » consiste à dire que le libéralisme politique viole son engagement à l’endroit de la liberté, de la neutralité et de l’inclusion, en restreignant la capacité des citoyens et des acteurs publics à en appeler à leurs convictions religieuses dans l’espace politique : « Si quelqu’un essayait de m’empêcher de voter et d’agir politiquement, sur la base de mes convictions religieuses, cela violerait le libre exercice de ma religion » (Wolterstorff, 1997, p. 176). La « raison publique » exclurait ainsi du jeu démocratique tous ceux qui ne sont pas en mesure d’y participer en « traduisant » en des raisons séculières ce que commande leur foi religieuse ; une foi qu’ils auraient donc le droit (et le devoir) de faire valoir dans tous les domaines de leur existence, « leur obligation d’obéir à Dieu » s’étendant « à la totalité de ce qu’ils font, où qu’ils soient » (Eberle, 2002, p. 145).

Comme je l’ai détaillé dans Le loup dans la bergerie (Stavo-Debauge, 2012), le croyant que l’« objection intégraliste » fait entrer en philosophie politique n’est rien d’autre qu’un équivalent fonctionnel de la manière dont les fondamentalistes, les évangéliques et les catholiques traditionnalistes aiment à se voir et à être vus. Soit comme des chrétiens qui veulent donner une portée intégrale à leur foi, pour la totalité de la société – dont les sphères de rationalité donc devraient s’aligner sur les commandements divins et les dogmes ecclésiaux dont ils se prévalent.

Curieusement, nombre de philosophes progressistes ont avalisé cette « objection intégraliste », tel Habermas (2008) qui en reprend partiellement la structure dans son plaidoyer en faveur des « citoyens monolingues ». Exploitant habilement les scrupules éthiques et épistémiques des libéraux, Wolterstorff a su se jouer de leur volonté de rester « neutre » à l’égard des différentes « visions du monde », au nom d’une perspective « post-métaphysique » qui éviterait de se prononcer sur les « vérités religieuses » : soit la position d’Habermas. L’habileté des porte-paroles de ce christianisme fondamentalisé a aussi consisté à présenter leurs critiques, anti-séculières et anti-modernistes, sous des couleurs en apparence libérale et démocratique ; en soulignant que ne pas satisfaire l’« objection intégraliste » reviendrait à « fracturer l’identité des personnes de foi » et donc à les empêcher « d’agir en accord avec leurs propres jugements » (Vallier, 2012, p. 157), ce qui les « aliénerait » à la communauté politique et découragerait leur « participation » au processus démocratique.

Ainsi va l’argument dans son abstraite généralité. Mais, concrètement, quels sont les motifs de « participation » dont il est ici question ? « Participation » très spécifique, car elle concerne des prises de positions politiques qui ne pourraient s’exprimer qu’au moyen de catégories exclusivement religieuses ; c’est-à-dire sans possibilité d’être « traduites » dans un langage politique séculier. Il y a peu de sujets de mobilisations collectives qui ne doivent leur existence qu’à des motifs uniquement « religieux ». Outre le créationisme, on peut compter l’opposition à l’égalité des sexes et des sexualités, la lutte contre la légalité des interruptions volontaires de grossesses (voire de la contraception), ou encore la dénégation de l’activité humaine sur le réchauffement climatique (Stavo-Debauge, 2012).

On ne s’étonnera pas que les avocats de l’inclusion maximale de la religion dans les institutions publiques y fassent référence. Eberle ouvre Religious Convictions in Liberal Politics (2002) avec l’exemple d’un référendum – faisant suite à une mobilisation de chrétiens fondamentalistes – dans l’Etat du Colorado visant à invalider les dispositions constitutionnelles garantissant l’égalité des droits des personnes homosexuelles. Eberle n’y trouve rien à redire, les convictions religieuses ont toute légitimité à fonder des décisions coercitives. Et Vallier illustre son argument en faveur d’une liquidation des restrictions de la « raison publique » avec l’exemple d’une électrice qui vote contre l’accès des couples homosexuels au mariage, en prenant appui sur une lecture inerrantiste de la lettre aux Romains, où l’Apôtre Paul « témoigne que la raison pour laquelle Dieu a détruit Sodome et Gomorre tenait en partie au fait que ses habitants y pratiquaient et y toléraient l’homosexualité » (2011, p. 380). Lui aussi n’y trouve rien à redire, estimant que l’argumentation de cette électrice peut compter comme une « raison publique ».

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De l’inactualité du modernisme simmelien

Tout lecteur familier de l’œuvre de Simmel comprendra que son anthropologie philosophique est étrangère au motif de l’« intégralisme ». En effet, Simmel n’avait de cesse de souligner les effets libératoires de l’appartenance à une multiplicité de cercles sociaux, il insistait sur le fait « qu’on n’est jamais entièrement citoyen d’une ville, partenaire économique, membre d’une église » (Simmel, 1999, p. 178) et voyait dans la capacité de chacun à « déployer toutes ses facultés » (Simmel, 1981, p. 138) une aspiration à « l’individualité », dont il décrivait la suppression avec l’exemple suivant : « le prêtre catholique ne peut avoir d’individualité au sens habituel, pas de différenciation, mais parce qu’il est entièrement prêtre, il doit aussi être tout entier prêtre » (Simmel, 1999, p. 419).

En sus, la conception simmelienne du « religieux » a peu de chances de s’immiscer dans ce débat sur le « post-séculier », tel qu’il est configuré. En fait, les auteurs dont il a été question réagissent contre la conception mise en avant par Simmel : laquelle poursuit une liquidation de l’autorité des dogmes et des doctrines de la foi, qui perdent alors de leur emprise sur les affaires publiques. Radicalisant une dynamique de libéralisation et de « sécularisation interne du christianisme » (Isambert, 1976), Simmel a poussé à sa limite un mouvement déjà engagé par les théologiens libéraux allemands, dont Schleiermacher était un des plus illustres représentants. A ce titre, Schleiermacher fut d’ailleurs une cible de la hargne de Kuyper, dans ses Lectures on Calvinism, délivrées au Princeton Theological Seminary en 1898 :

« Il est vrai que la phalange entière de théologiens allant de Schleiermacher à Pfleider continuait à honorer hautement le nom du Christ, mais il est tout aussi indéniable que ça ne leur était possible qu’en soumettant le Christ et la confession chrétienne à d’audacieuses métamorphoses. C’est un fait douloureux, mais qui devient absolument évident dès lors que vous comparez le credo ayant cours dans ces cercles avec la Confession de foi pour laquelle nos martyrs sont morts. Même si on s’en tient seulement au Credo des Apotres, qui a constitué pendant presque deux milles ans le standard commun à tous les chrétiens, nous voyons que la croyance en Dieu comme “Créateur du ciel et de la terre” a été abolie ; et que la Création a été supplantée par l’évolution. Abolie également, la croyance en Dieu le fils, né de la Vierge Marie, par la conception de l’Esprit Saint. Abolie aussi, la croyance en Sa résurrection, en Son ascension et en Son retour pour le jugement. Abolie finalement, la croyance en la résurrection des morts, ou au moins en la résurrection du corps. Le nom de la religion chrétienne est encore conservée, mais il s’agit en vérité d’une religion foncièrement différente quant à son principe, et même d’un caractère diamétralement opposé au vrai christianisme »5.

On entrevoit mieux pourquoi Simmel – dont la pensée du religieux s’inscrit dans le sillage de la théologie moderniste de son époque – est si peu évoqué dans le débat sur le « post-séculier », lancé par des auteurs kuypériens néo-fondamentalistes et par des catholiques néo-traditionnalistes. Lorsqu’on se réfère à La religion (Simmel, 1995), il est indubitable que cet ouvrage est parsemé de nombreux lieux communs du protestantisme libéral, dont Simmel était familier6. On y voit surgir plusieurs thèmes distinctement schleiermacheriens, tels le « sentiment » et la « dépendance »7. Quand Simmel s’enquiert de « l’analogie curieuse qui existe entre le comportement de l’individu à l’égard de la

                                                        5 Cet extrait préfigure l’ensemble des « fondamentaux » de la foi qui seront affirmés par les courants protestants conservateurs, rassemblés dans et par la publication des volumes The fundamentals, diffusées gratuitement entre 1910 et 1915 grâce aux fonds de deux magnats du pétrole. Le mouvement fondamentaliste américain tirera son nom de ces publications, qui attaquaient les protestants libéraux et le Social Gospel, accusés de cèder aux démons du modernisme, de la science darwinienne, de l’exégèse historico-critique et de la sécularisation. 6 Comme Weber, il nourrissait une amitié avec Ernst Troelstch, autre grand représentant du protestantisme libéral (Jaeger, 2006). 7 Matthieu Amat relève « la proximité lexicale entre les textes simméliens et les Discours (lexique de l’« état d'âme » (Stimmung), de la musique, du sentiment, etc.). Quoique Simmel ne parle jamais explicitement des Discours on ne saurait donc douter de leur influence » (2015).

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divinité, et son comportement à l’égard de la collectivité sociale », il conjoint les deux thèmes : « c’est avant tout le sentiment de dépendance qui est ici décisif. L’individu se sent donc lié à une généralité, à une supériorité, d’où il découle et dans quoi il débouche, à laquelle il se dévoue mais de laquelle il attend aussi l’élévation et la rédemption, dont il est différent tout en lui étant identique » (ibid., p. 33).

Simmel radicalise le geste du protestantisme libéral, en atteste l’« analogie » qu’il s’autorise entre « le comportement » envers « la divinité » et celui « à l’égard de la collectivité sociale »8. Il tend à promouvoir une religion qui se fait « religiosité », en se délestant des dogmes de la foi, et de la question de leur vérité, en se désinstitutionnalisant, en s’immanentisant complètement et en se subjectivant à l’extrême – au point que cette « religiosité ne présuppose pas nécessairement un objet », « à la limite », elle serait « compatible avec un complet solipsisme » (Vandenberghe, 2009, p. 15). A l’encontre de toute tradition figée et de toute hétéronomie supranaturelle, Simmel en vient à détacher le « sentiment religieux », non seulement de tout lien aux doctrines et aux organisations des religions positives, mais aussi de tout rapport à des êtres extérieurs à la « vie » (i.e. à des êtres supranaturels ou à des divinités)9. De plus en plus « librement flottante » (Joas, 2000, p. 73), cette vision du « religieux » s’inscrit dans son époque, ainsi chroniquée en 1916 :

« Il n’est peut-être pas possible de déterminer ce qu’il en est de la religion (...), et cela parce que l’essentiel ne s’exprime pas ici par l’intermédiaire de phénomènes visibles, mais s’accomplit dans l’intériorité de l’âme (Gemüt). La question de savoir dans quelle mesure le christianisme est encore la forme au sein de laquelle la vie religieuse trouve son expression suffisante doit pour cette raison être laissée en suspens. On ne pourra que constater qu’il y a certains cercles dont les besoins religieux s’émancipent du christianisme. (…) Il n’est nulle part possible de découvrir une entité qui serait réellement empreinte d’énergie vitale et qui, mis à part dans des combinaisons tout individuelles, épouserait l’expression exacte de la vie religieuse. (…) En effet, l’âme religieuse (Seele) veut vivre sa vie sans détour : soit qu’elle veuille s’exprimer sans l’intermédiaire d’un quelconque dogme, en quelque sorte nue et seule devant son dieu, soit qu’elle perçoive l’idée même de dieu comme rigidité et carcan et que l’âme ressente uniquement comme religieux sa vie la plus intime, métaphysique, libérée des croyances qui l’endiguent. (...) Cette mystique tout dépourvue de forme est caractéristique du moment historique présent » (Simmel, 2012, p. 306)

Mais elle réfléchit aussi vraisemblablement sa biographie10. D’origine juive, il avait quitté la religion chrétienne à laquelle sa famille s’était convertie, manifestait « peu de compréhension pour la « renaissance juive » que Buber appelait de ses vœux » (Agard, 2002, p. 144), et aurait déclaré : « je ne comprends pas que Nietzsche clame si fort que Dieu est mort : il y a tout de même beau temps que nous le savons » (Léger, 1989, p. 261).

                                                        8 Cette « analogie » procède d’un geste de sécularisation, si on s’accorde avec F.-A. Isambert pour dire que « la sécularisation peut se présenter comme le rapprochement, par voie de similitude, du religieux et du profane » (Isambert, 1976, p. 583). 9 Chez Simmel, « l’accomplissement religieux est indépendant de la religion en tant que réalité historique (autorité ecclésiale, dogmes, traditions, textes...) et même en tant que fait communautaire » (Amat, 2015). 10 Vandenberghe décrit tour à tour Simmel comme : un « agnostique », un apôtre de la « théologie négative » et d’une conception « apophantique » de Dieu, un « athée », un « panthéiste » (2009). On s’y perd. Mieux vaut en rester aux éléments biographiques : « Georg Simmel (1858-1918) est un produit typique, bien que hautement original et idiosyncrasique, de l’intelligentsia bohème du Berlin fin-de-siècle. Né dans un milieu judéo-chrétien (son père était un juif converti au catholicisme, tandis que sa mère était protestante), Georg a été baptisé en tant que protestant et a célébré son mariage à l’église, mais durant la Première Guerre Mondiale, il a quitté l’Eglise pour une religiosité "librement flottante". Objectivement, Simmel était culturellement juif, dans son apparence comme dans ses manières, mais subjectivement il était plutôt un Kulturprotestant séculier qui considérait que le judaïsme était inférieur au christianisme » (ibid., p. 2). Parmi les obstacles rencontrés par Simmel dans sa carrière universitaire, il n’y avait pas seulement l’antisémitisme, mais aussi la méfiance qu’il suscitait en raison de « son attitude relativiste à l’endroit du christianisme » (Habermas, 1996, p. 405).

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Si l’on prend pour points de références « De la religion du point de vue de la théorie de la connaissance » et Rembrandt, on s’aperçoit que ce détachement va croissant. Le premier texte envisage que « l’état d’âme religieux ne rend aucun contenu déterminé logiquement nécessaire », et qu’« aucun contenu ne possède en soi seul la nécessité logique de devenir religion » (Simmel, 1995, p. 111). Par où « cette conception détache le sentiment religieux de toute liaison exclusive à des objets transcendants », « il est une infinité de relations sentimentales à des objets très terrestres, hommes ou choses, que l’on ne peut que désigner comme religieuses » (op. cit., p. 112). De sorte que « la religiosité », d’après lui, « peut recevoir, à titre de matière, tout le règne de la réalité » (op. cit., p. 113). Par là, « il ne s’agit pas de rabaisser la religion, mais inversement de faire remonter dans sa sphère certaines relations et certaines modalités terrestres du sentir » (ibid.).

Plus tard, son Rembrandt assoie « l’idée de l’immanence fondamentale de la religiosité » (Watier, 1996, p. 42), stipulant que « la religion et la religiosité ne sont pas là d’elles-mêmes, mais elles procèdent de la vie, puisqu’elles sont le caractère de certains faits inhérents à la vie » (Simmel, [1916] 1994, p. 187). Denis Thouard y voit la « dimension » d’un « auto-portrait intellectuel » (Thouard, 1996, p. 223), et indique deux autres choses importantes. D’abord, le choix de Rembrandt ne serait pas anodin, il est « le peintre d’une religiosité moderne, dédogmatisée, d’une piété qui n’a rien à faire avec les abstractions métaphysiques transcendantes, mais éprouve sa dévotion à travers une transformation du regard et de la perception » (ibid., p. 231). Ensuite, Thouard souligne aussi11 que « la dimension religieuse qui transparaît ici est proche de la religiosité thématisée par le protestantisme libéral depuis Schleiermacher » (ibid., p. 231).

Si cette « religiosité » procède de la « vie » et s’ancre en « certaines modalités terrestres du sentir », c’est donc qu’elle n’est pas seulement antérieure, mais aussi distincte des religions historiques et des contenus dogmatiques sur lesquelles ces dernières se sont fixées. In fine, la religion – ou plutôt le religieux – se ramasse pour Simmel en un complexe de sentiments individuels et en une disposition éminemment subjective de l’expérience humaine, montrant sa piété à l’endroit d’une infinité de contenus, prélevés à même le monde, dans le mouvement de la vie, au cœur des relations sociales.

Ainsi naturalisée, elle ne requiert pas « l’existence de Dieu ou la réalité objective des vérités de salut » ; « en tant que telle », la religion « est un événement qui se produit dans la conscience humaine, et n’est rien d’avantage » (Simmel, 1995, p. 107). Et si on ajoute que l’âme trouve son « salut » en elle-même, en suivant librement sa « propre loi », on comprend qu’il est peu probable que la conception simmelienne de la religion puisse s’affronter aux principes de fonctionnement de l’espace public libéral, à la différenciation des sphères de rationalité, ou à la séparation de l’Eglise et de l’Etat12.

Cette bataille est étrangère à Simmel, qui insistait sur le fait que « la religion ne saurait coïncider avec l’éthique » (op. cit., p. 16) et tenait pour acquis une complète dissociation des croyances « intellectuelles » et de la croyance « religieuse ». Pour lui, œuvrer à la « connaissance » de la « croyance » religieuse « requiert avant tout qu’elle soit dissociée de ce qu’on appelle croyance au sens théorique » ; « La croyance, intellectuellement parlant, s’aligne sur le savoir, tel un degré inférieur de celui-ci, sans plus ; elle consiste à tenir son objet pour vrai à cause de raisons qui ne le cèdent qu’en force, quantitativement, à celles en vertu desquelles nous prétendons savoir », or « nous sentons tout de suite que si l’homme religieux déclare : je crois en Dieu, autre chose est visée là qu’une certaine façon de tenir son existence pour vraie »13 (op. cit., p. 45).

                                                        11 Mais avec un savoir considérablement plus sûr que le mien (Thouard, 2007). 12

Toutes choses contre lesquelles les auteurs états-uniens vus auparavant mènent bataille, au nom de « vérités révélées » et de commandements édictés par un Dieu souverain, qui surplomberait la totalité du monde et déterminerait aussi bien l’éthique que le droit positif et les savoirs scientifiques. 13 Comme le note Anne-Sophie Lamine (2010, p. 105), cette phrase présente « d’intéressantes convergences » avec la façon dont Ludwig Wittgenstein concevait le langage religieux. Pouivet rejette dogmatiquement les

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Notons aussi qu’il ne faisait nullement de l’expérience du « sentiment religieux » une voie d’accès à la cognition de l’existence et des propriétés d’entités transcendantes de factures divines. Il ne prêtait donc aucun crédit épistémique à la « croyance religieuse », qu’il tenait pour « tout à fait opposée à l’exigence de vérité qui caractérise l’hypothèse » (op. cit., p. 116) – et vraisemblablement pour inapte à servir de preuve. Cet écart entre le « savoir » et la « croyance religieuse » s’énonce aussi dans ses remarques sur la foi, comme modalité d’un type de confiance non-inférentielle et non-cognitive, dans Sociologie et Philosophie de l’argent.

Sociologie distingue deux types de confiance. La première est « une hypothèse sur une conduite future », elle constitue « un état intermédiaire entre le savoir et le non-savoir sur autrui ». Seulement évoquée en note de bas de page, la seconde « est au-delà du savoir et du non-savoir », elle est « ce que l’on appelle la foi d’un être humain en un autre être humain », elle « entre dans la catégorie de la foi religieuse » et « n’est induite ni par l’expérience, ni par les hypothèses » (Simmel, 1999, p. 356). Ce second type de confiance est mieux thématisé dans Philosophie de l’argent :

« Dans le cas du crédit, de la confiance en quelqu’un, vient s’ajouter un moment autre, difficile à décrire, qui s’incarne de façon la plus pure dans la foi religieuse. Quand on dit que l’on croit en Dieu, il ne s’agit pas d’un degré imparfait dans le savoir relatif à Dieu, mais d’un état d’âme qui ne se situe absolument pas dans la direction du savoir ; c’est, d’un côté, absolument moins, mais de l’autre, bien davantage que ce savoir. Selon une excellente tournure, pleine de profondeur, on "croit en quelqu’un" – sans ajouter ou même sans penser clairement ce que l’on croit en vérité à son sujet. C’est précisément le sentiment qu’entre notre idée d’un être et cet être lui-même existe d’emblée une connexion, une unité, une certaine consistance de la représentation qu’on a de lui : le moi s’abandonne en toute sécurité, sans résistance, à cette représentation se développant à partir de raisons invocables, qui cependant ne la constituent pas » (Simmel, 1987, p. 197)

Selon Simmel, les croyants ne seraient donc pas fondés à entretenir des prétentions cognitives à propos d’entités supranaturelles, sur la base de leurs « sentiments religieux ». Il soulignait vigoureusement qu’il ne fallait pas chercher dans son travail matière à alimenter quoi que ce soit de cet ordre :

« L’insistance mise à souligner sans cesse qu’il s’agit là exclusivement de la signification structurelle de l’événement psychique qu’est la religion, devrait préserver d’aller chercher dans ces propos une quelconque assertion sur l’existence factuelle, supra-psychologique des objets religieux. La question de savoir si le contenu, dont la formation psychique fut seule évoquée ici, existe encore également sous la forme de la réalité, est à séparer de tout cela avec la méthode la plus rigoureuse » (Simmel,1995, p. 104).

Et il ne se satisfaisait pas davantage des efforts de ceux qui souhaitaient établir l’existence de Dieu au moyen du pur raisonnement, à la manière de la tradition scolastique, que la philosophie analytique de la religion se fait fort de ranimer (Pouivet, 2012). Son jugement était sans appel : « Telle est peut-être la base profonde de l’erreur ontologique qui veut atteindre l’existence de Dieu par un raisonnement de la pensée pure, chose possible seulement si l’existence de Dieu a été déjà secrètement présupposée » (Simmel, 1995, p. 118)14. On comprend aussi que la figure du « religieux » promue par

                                                                                                                                                                             

thèses wittgensteiniennes sur la religion : « Quant à Wittgenstein, sa conception ressemble finalement à ce qu’on trouve couramment aujourd’hui dans un grand nombre de publications religieuses d’esprit libéral (moderniste et postmoderniste). Cette conception s’est répandue, sous diverses formes, chez les pratiquants eux-mêmes. Elle est à ce point allégée en engagement ontologique, pas même l’affirmation de l’existence de Dieu, qu’on ne voit plus trop pour quelle raison un athée, même un dur, comme Russell, trouverait encore quelque chose à lui reprocher ! » (Pouivet, 2011). 14 Dans la note sur le second type de confiance, on lit : « Pour croire en Dieu, on ne s’est jamais fondé que sur « les preuves de l’existence de Dieu », mais celles-ci ne sont rien d’autre que la justification après-coup du reflet intellectuel d’une attitude tout à fait immédiate de la sensibilité » (Simmel, 1999, p. 356).

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Simmel n’a aucune espèce de raison de s’émouvoir du libre développement des sciences séculières15. Là encore, c’est typique du protestantisme libéral, depuis Schleiermacher : « D’après Schleiermacher, la recherche scientifique du savoir possède sa propre institution. Mais il n’est pas nécessaire, selon lui, d’insister sur l’indépendance de la science à l’égard de la religion : une religion fondée sur le sentiment et une Église séparée de l’État ne peuvent guère porter atteinte à la liberté de la science » (Brito, 2001, p. 24)

Dissociant la croyance religieuse de tout espèce de rapport avec une croyance « théorique » ou un savoir sur la factualité, la foi simmelienne ne craint pas les sciences. Les connaissances qui résultent des enquêtes des sciences (naturelles ou socio-historiques) ne sont pas en mesure d’empiéter sur un domaine ou des contenus de vérités que le « religieux » se réserverait et auxquels il aurait un accès privilégié. La raison en est simple : adéquatement compris, le « religieux » ne possèderait en propre nul domaine ou contenus de ce genre, il serait forme et/ou catégorie de l’expérience plutôt que contenus spécifiques ou domaine réservé16. Les enquêtes historiques et scientifiques ne pourraient donc attenter au « sentiment religieux », ou aux choses qu’il embrasse dans sa tonalité propre.

N’ayant pas prétention à valoir comme une source de connaissances, égales ou supérieures aux savoirs scientifiques, ce « sentiment religieux » ne perdrait rien à s’exposer aux hypothèses et aux connaissances séculières sur son origine et son devenir. Très clair sur ce point, Simmel dénonçait vigoureusement « la débilité de la conscience religieuse » de ceux qui craignent ou rejettent l’enquête « historico-psychologique » (Simmel, 1995, p. 106). Il n’est pas anodin qu’il évoque à cette occasion la résistance à Darwin, moquant « la mentalité stupide et confuse » du camp traditionnaliste « qui croyait la dignité humaine profanée parce que l’homme descendait d’une espèce animale inférieure » (ibid., p. 105) :

« Or l’importance de la religion, non seulement dans l’empire de l’objectif, mais aussi dans celui du subjectif, son importance alors affective, c’est-à-dire l’effet en retour des représentations du divin rayonnant au plus intime de l’âme, reste complètement indépendant de toutes les hypothèses sur la manière dont s’établirent ces représentations. C’est sur ce point que sont le plus fortement mécompris non seulement tout essai de déduction historico-psychologique, mais encore de tout décalque, pour ainsi dire, de la teneur psychique factuelle des valeurs idéales. De larges milieux ont toujours l’impression que l’attrait d’un idéal serait effeuillé, la dignité d’un sentiment déclassée à partir du moment où sa naissance n’apparaîtrait plus comme un miracle inconcevable, une création ex nihilo, – comme si la compréhension d’un devenir mettait en question la valeur du devenu, ou l’analyse postérieure des éléments la valeur de leur unité vivante, comme si le bas niveau du point de départ tirait à lui la hauteur du but atteint, et comme si la simplicité sans attrait des éléments isolés ruinait la signification du produit, qui réside dans l’effet conjoint, la mise en forme et le tissage de ces éléments. C’est bien la mentalité stupide et confuse qui croyait la dignité humaine profanée parce que l’homme descendait d’une espèce animale inférieure ; comme si cette dignité ne reposait pas sur ce qu’il

                                                        15

Ce phénomène lève par contre l’inquiètude des zélateurs états-uniens du « post-séculier ». Ils voudraient que les contenus dogmatiques de la foi et les assertions à caractère factuel de la doctrine ou de la Bible soient protégés du caractère corrosif des enquêtes scientifiques, tout en souhaitant que leurs convictions religieuses bénéficient du genre de déférence épistémique communément accordée aux sciences (Stavo-Debauge, 2012). 16 Comme l’écrit Hans Joas dans The Genesis of Values, « non seulement le religieux n’est pas confiné à ses formes institutionnelles ; mais il peut se rencontrer expressément dans les relations de tous les jours », « la religiosité s’obtient partout où les relations sociales manifestent une certaine tonalité émotionnelle » (Joas, 2000, pp. 71-72). S’il y compare Simmel à James et Durkheim, Joas ne le compare pas à Dewey. Certes, Simmel a écrit des choses très dures (voire stupides) sur le pragmatisme (Joas, 1993, pp. 99-102), mais Dewey distinguait lui aussi le « religieux » et les religions historiques, et faisait grand cas de la « piété » naturelle (Dewey, 2011), très présente dans Rembrandt (Simmel, 1994). Joas évite de les rapprocher car Dewey était un impitoyable critique des religions, tandis que la « position personnelle » de Simmel ne serait pas « claire » (Joas, 2000, p. 72).

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est en réalité, sans aucune considération du commencement à partir duquel il le devint ! Eh bien, c’est justement à vous, qui croyez maintenir la dignité de la religion en rejetant son explication historico-psychologique, qu’on pourrait reprocher la débilité de la conscience religieuse ». (ibid., p. 105-106).

De l’actualité d’une préfiguration simmelienne de la « distinction mosaïque »

Jusqu’ici, j’ai couvert l’inactualité des vues simmeliennes au regard du « post-séculier ». L’espace de ce débat ayant été configuré par et pour des croyants fondamentalisés, le modernisme du « religieux » mis en valeur par Simmel a peu de chances d’y trouver un écho. Toutefois, on peut exhumer chez lui des réflexions ajustées à la description du zèle religieux des auteurs qui ont configuré ce thème du « post-séculier », expressément apprêté pour servir d’instrument d’une désécularisation des affaires publiques et de véhicule d’un absolutisme chrétien. Dans Le loup dans la bergerie (Stavo-Debauge, 2012), pour rendre compte de l’attrait de cette posture « intégraliste » auprès de bien des croyants, j’avais mobilisé les travaux de Jan Assmann sur la « force antagonique inhérente au monothéisme » (Assmann, 2003, p. 267).

Les croyants attirés par l’« intégralisme » me semblaient rejouer continument la « distinction mosaïque », laquelle « n’est pas la distinction entre le Dieu Unique et de nombreux dieux, mais entre la vérité et la fausseté en religion, entre le vrai Dieu et les faux dieux, la vraie doctrine et la fausse doctrine, le savoir et l’ignorance, la foi et l’incroyance » (Assmann, 2010, p. 3). Elle sépare ainsi « les théologies non-exclusives » et les « théologies exclusives » (op. cit, p. 34), recoupant la différence entre les croyants libéraux et les croyants « intégralistes », généralement « exclusivistes ».

L’« événement » de cette « distinction mosaïque » se logerait dans les trois religions du Livre : « toutes ces religions ont en commun une conception emphatique de la vérité. Elles reposent toutes sur une distinction entre vraie et fausse religion, proclamant une vérité qui n’entretient aucune relation de complémentarité à d’autres vérités, mais consigne toutes les vérités traditionnelles ou rivales dans le domaine du faux. Cette vérité exclusive est quelque chose de nouveau, et son caractère de nouveauté, d’exclusivité et d’exclusion se reflète clairement dans la façon dont elle est communiquée et codifiée » (op. cit., p. 3). Afin de saisir la différence entre les « religions primaires » (polythéistes) et les « religions secondaires » (monothéistes), les secondes se décrivent comme des « contre-religions », affairées à combattre ce qui les entoure, les précède ou survient : « Pour ces religions et pour elles seules, la vérité à proclamer s’accompagne d’un ennemi à combattre. Elles seules connaissent hérétiques et païens, fausses doctrines, sectes, superstition, magie, ignorance, impiété, hérésie, ou quelques autres désignation inventées pour dénoncer, persécuter et proscrire ce qui leur apparaît comme des manifestations de la fausseté » (op. cit., p. 4).

Ce concept de « contre-religion » spécifie le « potentiel de négation inhérent aux religions secondaires », « essentiellement intolérantes » (op. cit., p. 14). En quelque façon, elles « doivent être intolérantes », car il leur faut possèder « une claire conception » de ce qui est « incompatibles avec leurs vérités » (ibid.). Au travers de « son pouvoir de négation, le monothéisme acquiert son caractère d’une contre-religion qui détermine sa vérité en expulsant tout ce qui ne peut être réconciliée avec elle » (op. cit., p. 23).

La thèse d’Assmann est apte à expliquer pourquoi les avocats de l’« objection intégraliste » s’estiment au plus près des exigences de la foi, en réactivant la violence antagonique inhérente à la « distinction mosaïque » et en s’arc-boutant sur les prétentions cognitives de leurs convictions religieuses. Résolus à en découdre avec les institutions et les savoirs séculiers, qu’ils tiennent pour apostats et antireligieux, ils relancent le geste de rupture qui hante les trois monothéismes et nourrit leurs prétentions jalouses et militantes à la vérité. J’en viens maintenant à l’actualité de Simmel, dont

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il est possible qu’Assmann ait hérité. Si tel est le cas, il faut le compter parmi ceux qui ont discrètement fait fructifier l’héritage de Simmel17, qui ne se faisait guère d’illusions sur sa postérité :

« Je sais que je mourrai sans héritiers spirituels (et c’est bien ainsi). Mon héritage est semblable à une somme d’argent que l’on partage entre un grand nombre d’héritiers ; chacun transforme sa part en un bien quelconque, qui correspond à sa nature à lui : un bien dont on ne reconnaît pas qu’il provient de cet héritage-là » (Simmel, 2013).

Peu de commentateurs l’ont remarqué, de sorte que l’on pourrait ici parler d’une « actualité souterraine » (Raulet, 1986, p. 845), mais il y a dans La religion (Simmel, 1995) un ensemble de remarques (dont certaines étaient dispersées dans Sociologie) qui laisse à penser que Simmel a eu l’intuition de la « distinction mosaïque ». Structurellement, le propos est proche et la narration historique aussi – à ceci près que Simmel ne remonte pas jusqu’à Akhenaton et instaure la césure à partir du christianisme, et non du judaïsme18, comme le fait Assmann (en relisant le Moïse de Freud). Mis à part ces différences, Simmel fait un geste similaire19.

Comme Assmann, il part de la différence entre les religions de « l’antiquité », décrites comme des « religions particularistes », et les religions monothéistes, ou plus précisément le christianisme (il évoque l’Islam dans Sociologie). Il contraste aussi la « tolérance » qui caractérise les premières avec « l’intolérance » des secondes ; intolérance dont l’essence est illustrée par une phrase imputée au Christ (phrase qu’il cite également à plusieurs reprises dans Sociologie) dans les évangiles – plus précisément, en Mathieu 12.30. Comme Assmann le fera par la suite, Simmel indique que ce qui compte, ce n’est pas le remplacement d’une pluralité de dieux particularistes par un Dieu unique, mais plutôt le rapport négateur de ce Dieu à l’encontre des autres déités. Enfin, à l’instar d’Assmann, il décrit le passage de la configuration polythéiste à la configuration monothéiste comme une « révolution », une rupture violente, et non une évolution. Livrons donc ces trois pages de La religion, qui anticipent la thèse d’Assmann :

« La médiation purement sociologique est pour le concept de dieu chez le chrétien trop étroite et trop lointaine. Mais l’antiquité et le monde païen le ressentent tout à fait autrement. Le dieu de tout groupe [p. 92] clos est précisément le sien, qui prend soin de lui ou qui le punit lui, et à côté duquel les dieux d’autres groupes sont reconnus tout aussi réel. Le groupe particulier non seulement ne revendique pas que son dieu devienne celui d’autres groupes, mais récuserait cela le plus souvent avec énergie comme maltraitance de sa propriété religieuse et des conséquences pratiques qu’elle entraîne (…). La jalousie touchant au dieu fixé politiquement, qu’on pourra aussi peu accorder à une autre ethnie qu’un puissant meneur ou qu’un magicien thaumaturge, représente la formulation ou l’exagération positive de cette tolérance qui est propre en principe à toutes les religions particularistes. Dès que le dieu a envers le cercle des croyants une relation excluant tous les autres, la religiosité est obligée de reconnaître qu’il existe des dieux à côté de lui – ceux des autres. Ses croyants eux-mêmes ne doivent certes pas avoir de dieux à côté de lui, mais cela non parce qu’ils n’existent pas en soi, au contraire, dit de façon un peu paradoxale, justement parce qu’ils existent – autrement le danger ne serait pas si grand –, et

                                                        17

C’est vraisemblablement aussi à Simmel que l’on doit la métaphore de la « rotation axiale », rendue célèbre par l’usage qu’en fit Karl Jaspers dans l’idée d’« âge axial », qui informe toujours les discussions sur la genèse des grandes religions (Joas, 2012, p. 9-10). 18 Il n’ignorait pas la rupture inaugurée par le « Dieu hébraïque », rupture qualifiée d’« inouie » (Simmel, 1999, p. 473). 19 Assmann a récemment amendé sa thèse (Assmann, 2014). En sa nouvelle version, le tournant monothéiste repose moins sur le personnage de Moïse, dont le nom est attaché aux motifs de « l’alliance » et de « l’élection » (ibid., p. 8), et donc à la question de la « fidélité » plutôt qu’à celle de « vérité » (ibid., p. 16). C’est dans l’épisode de l’exil babylonien qu’apparaît le « monothèisme de la vérité » (op. cit., p. 17) : la « distinction » entre « religion vraie et religion fausse » devrait donc se nommer « distinction deutéro-isaïque ou jérémienne » (ibid., p. 18). Il indique enfin que le judaïsme rabbinique a su désamorcer la charge de violence contenu dans son livre sacré, ce que le christianisme et l’islam n’ont jamais vraiment réussi à faire.

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qu’ils ne sont simplement pas les bons, les vrais pour ce groupe là. (…) Même les brahmanes avec leur religion teintée de panthéisme montrent cette tolérance, qui est le complément de leur particularisme [p. 93]. En face de cette solidarité du dieu avec l’unité sociale, toujours particulière, le christianisme apporta une immense révolution, s’exprimant par le fait qu’il récuse les dieux autres que le sien non seulement pour lui, mais pour tout le monde. Son dieu ne se borne pas à être le dieu de ses croyants, il est celui de l’Etre en général. Non seulement lui manque cette exclusivité, cette jalousie touchant à la possession de son dieu, mais encore, inversement, il est obligé de chercher en toute logique à faire reconnaître ce dieu sien auprès de chaque âme, puisque de toute façon il est également le dieu de cette âme, et que sa christianisation ne sera que la confirmation d’un fait déjà existant. Le fameux : « Qui n’est pas avec moi est contre moi » représente une des plus grandes formules de l’histoire universelle en matière de sociologie de la religion. Celui qui croit en Wotan ou en Vitzliptzli n’est nullement pour autant « contre » Zeus ou Baal : chaque dieu ne concerne que ses fidèles, chaque communauté que son dieu à elle, et donc aucun n’intervient dans la sphère de l’autre avec une prétention à être vénérée. Le dieu chrétien est le premier à étendre sa sphère sur ceux qui croient en lui comme sur ceux qui n’y croient pas. (…) Aussi ne convient-il pas que le rapport à ce dieu coexiste dans l’indifférence avec le rapport d’autres gens à d’autres dieux. Il y a plutôt là une atteinte positive à la prétention qu’il élève en idée par l’embrassement absolu de toutes choses ; croire en d’autres dieux signifie s’insurger contre [p. 94] lui, alors qu’en réalité il est également le dieu de cet incroyant. Là où l’autre dieu n’est pas simplement le dieu des autres, mais le faux dieu, c’est-à-dire un dieu dépourvu d’existence, la tolérance est aussi contradictoire logiquement que l’intolérance le serait dans le cas des religions particularistes » (Simmel, 1995, pp. 93-95).

Conclusion

Si « la culture des classiques » doit être « l’expression de la curiosité et de la vigilance de la pensée » (Thouard, 2012, p. 20), alors le « détour » par les réflexions de Simmel sur le « religieux » n’a pas été vain. Par contraste, sa pensée moderniste fait bien ressortir le fondamentalisme des auteurs qui ont fixé les termes du débat sur le « post-séculier ». Penseur de la différenciation et du flottement de la référence religieuse, Simmel ne peut qu’être étranger à ces auteurs qui travestissent sous des atours faussement « post-modernes » un rêve hégémonique résolument « pré-moderne » ; celui de revenir « en-deçà » de la « révolution moderne des valeurs », afin que la religion redevienne « beaucoup plus qu’un culte personnel ou un "projet de vie" (individuel) » et qu’elle soit à nouveau « l’expression de l’ensemble des valeurs » et « préside à tous les moments de la vie sociale et personnelle, de la naissance à la mort » (Descombes, 2007, p. 332). Au détour de La religion, Simmel a néanmoins mis le doigt sur le zèle de ces croyants fondamentalisés, en révélant la part d’ombre polémogène des monothéismes, et plus spécialement du christianisme – qui n’est parfois qu’une religion de « paix » entre guillemets :

« Si on reconnaît à la religion chrétienne le mérite de rendre les âmes « pacifiques », la raison sociologique en est sûrement le sentiment d’une subordination commune de tous les êtres au principe divin. Le chrétien est imprégné de l’idée qu’au-dessus de lui et de tous ses adversaires, quels qu’ils soient – qu’ils aient eux-mêmes la foi ou non – il y a cette instance supérieure, et cela éloigne de lui la tentation de mesurer sa force dans la violence. Si le Dieu chrétien peut être un lien de cercles aussi larges, qui d’emblée sont pris dans sa « paix », c’est justement parce qu’il est à une hauteur si demesurée au-dessus de chaque individu, et que tout individu, à tout instant, en même temps que tous les autres, trouve en lui son « instance supérieure ». » (Simmel, 1999, p. 174).

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