jeux de princes, jeux de vilains

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Jeux de princes, jeux de vilains S’il est vrai, comme l’affirme Aristote, que l’homme est dans « l’impossibilité d’être à la peine continuellement », il ne saurait exister de société humaine où le jeu n’ait sa place. Dans cette histoire universelle des jeux, le Moyen Âge et l’Ancien Régime constituent, en Europe du moins, une période clé qui voit l’essor de jeux nouveaux promis à un bel avenir : jeux de cartes qu’on a pu dire, au xvii e siècle aussi innombrables que les étoiles du ciel ou le sable de la mer, jeu de l’oie, loteries, jeux nouveaux régis par des règles que précisent des traités constamment réédités. Ils consacrent un extraordinaire engouement qui affecte toutes les classes de la société. Jeux de hasard et jeux d’argent acquièrent progressivement une place économique importante et cristallisent peu à peu toutes les contradictions de la société d’Ancien Régime, entre fascination et répulsion, contrôle et répression… Leur succès même contribue à la réactivation d’un intarissable débat qui oppose adversaires et partisans du jeu. Œuvre du diable pour les hommes d’Église qui y voient une source dangereuse de remise en cause de l’ordre divin, objet de méfiance pour les moralistes, inutile perte de temps considérée au mieux comme « un mal nécessaire » par les philosophes, le jeu n’est réhabilité que très progressivement comme exercice d’une pensée libre ou par le biais des « divertissements pédagogiques ». Et pourtant, pendant que les philosophes débattent et que les moralistes s’indignent, les hommes jouent bien sûr ! Cette exposition nous fait entrer dans l’univers de ces jeux aux noms souvent oubliés, aux acteurs innombrables puisqu’ils sont joueurs de tout poil, riches ou pauvres, fortunés ou malchanceux, honnêtes ou tricheurs, tous acharnés à corriger le sort, tous saisis dans un même vertigineux frisson… Comme si dans la fièvre du jeu les distinctions sociales tendaient à s’évanouir : le jeu n’est-il pas, les moralistes l’ont bien vu, un ferment de « désordre » social, une manière de distribuer autrement les cartes ? Le soire [sic] the night, vers 1650. Eau-forte et burin, BNF, Estampes, Kd 3, folio, tome 8 Il fait couler le temps insensiblement, console les goutteux, resjouyt les melancoliques et donne relasche aux passions des amoureux. Le Jeu du picquet, 1632 Jeu sans péché va rarement. La Nef des fous, 1497

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Jeux de princes, jeux de vilains

S’il est vrai, comme l’affirme Aristote, que l’homme est dans « l’impossibilité d’être à la peinecontinuellement », il ne saurait exister de société humaine où le jeu n’ait sa place. Danscette histoire universelle des jeux, le Moyen Âge et l’Ancien Régime constituent, en Europedu moins, une période clé qui voit l’essor de jeux nouveaux promis à un bel avenir : jeuxde cartes qu’on a pu dire, au xviie siècle aussi innombrables que les étoiles du ciel ou le sablede la mer, jeu de l’oie, loteries, jeux nouveaux régis par des règles que précisent des traitésconstamment réédités. Ils consacrent un extraordinaire engouement qui affecte toutes lesclasses de la société. Jeux de hasard et jeux d’argent acquièrent progressivement une placeéconomique importante et cristallisent peu à peu toutes les contradictions de la sociétéd’Ancien Régime, entre fascination et répulsion, contrôle et répression…Leur succès même contribue à la réactivation d’un intarissable débat qui oppose adversaireset partisans du jeu. Œuvre du diable pour les hommes d’Église qui y voient une sourcedangereuse de remise en cause de l’ordre divin, objet de méfiance pour les moralistes, inutileperte de temps considérée au mieux comme «un mal nécessaire » par les philosophes, le jeun’est réhabilité que très progressivement comme exercice d’une pensée libre ou par le biaisdes «divertissements pédagogiques».Et pourtant, pendant que les philosophes débattent et que les moralistes s’indignent, leshommes jouent bien sûr ! Cette exposition nous fait entrer dans l’univers de ces jeux auxnoms souvent oubliés, aux acteurs innombrables puisqu’ils sont joueurs de tout poil, richesou pauvres, fortunés ou malchanceux, honnêtes ou tricheurs, tous acharnés à corrigerle sort, tous saisis dans un même vertigineux frisson… Comme si dans la fièvre du jeu lesdistinctions sociales tendaient à s’évanouir : le jeu n’est-il pas, les moralistes l’ont bien vu,un ferment de «désordre» social, une manière de distribuer autrement les cartes ?

Le soire [sic] the night,vers 1650. Eau-forte et burin,BNF, Estampes, Kd 3, folio,tome 8

Il fait couler le temps insensiblement,console les goutteux, resjouyt les melancoliqueset donne relasche aux passions des amoureux.

Le Jeu du picquet, 1632

Jeu sans péché va rarement.La Nef des fous, 1497

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L’héritage du Moyen ÂgeLes dés de multiples formes, d’un usageimmémorial commode et peu coûteux,sont partout répandus : les ouvriers lesmanient sur le chantier pendant la pause,tout comme les soldats entre lescombats ou les serviteurs désœuvrés ;seuls les clercs en sont normalementécartés.Mais à partir du xiie siècle, lesdés voisinent avec les différents jeux detables, mérelles et échecs : le jeu d’échecs,venu d’Orient, est diffusé en Europe parl’Espagne. Ce jeu, fort prisé parl’aristocratie comme jeu d’affrontement,allégorie de la guerre,devient, dans l’univers courtois, l’unedes représentations symboliques dela démarche amoureuse.

À temps nouveaux, jeux nouveaux(fin xve siècle, xviie siècle)C’est le temps des découvertes,de l’aventure, du goût du risquequ’accompagne une véritable invasionludique. Les premières cartes à jouerdu milieu du xive siècle annoncent lefoisonnement de jeux nouveaux venusd’Italie ou d’Espagne qui apparaissentprogressivement dans le paysage ludiquedu Royaume de France : trictrac et dames,premières loteries : blanque, tarots et jeuxde cartes aux innombrables variantes,jeu de l’oie… aux règles préciseset induisant de nouveaux codes sociaux.Tout le monde joue, ruraux et citadins,riches et pauvres, dans les périodes defête : temps de Noël ; de loisir, cas desaristocrates ; d’inactivité, pour les soldats ;de vie errante pour les marginaux, tels les

saltimbanques. Le hasard parfois corrigépar la réflexion et les paris débouchentsur des jeux d’argent, source de perteset gains d’importance, qui bouleversentindûment l’ordre social.Parallèlement, le jeu, objet d’étude pour lecalcul des probabilités, devient honorablecar savant (exercices mathématiques)ou instrument pédagogique servant àl’éducation des princes puis introduit dansl’enseignement dispensé dans les collègesde jésuites. Le jeu inspire une nouvellebienséance et joue un rôle majeur etdurable à la Cour. À la fin du xviie siècle,participant pleinement à l’économiedu temps, le jeu irrigue toute la sociétéet l’univers culturel et artistique, voirelinguistique du temps : nombred’expressions liées au jeu apparaissentdurablement dans le langage courant !

La passion du jeu

Du jeu aux amours ?Valve de miroir, Paris, vers 1300, ivoire d’éléphant,musée du Louvre, Objets d’art, inv. OA 117© RMN/Daniel Arnaudet

Le jeu d’échecs, d’allégorie guerrière, estdevenu jeu de séduction et l’un des symbolescourtois de la démarche amoureuse.La tente aux pans relevés est un discret rappeldes origines guerrières du jeu. Au centre de lascène et sous les regards attentifs des quatrepersonnages, le jeu d’échecs et des joueursen pleine action : le jeune homme aux originesaristocratiques attestées par le serviteurau faucon tient une pièce d’échecs, prêt àintervenir, tandis que la jeune femme placed’une main une pièce de l’échiquier et del’autre tient deux autres pièces, encouragée parsa servante porteuse de la couronne du futurvainqueur : moment de délicieux suspense.

Dans l’antre du diable ?François Demoulin, Dialogue à deux personnagespar lequel un homme apprend à vivre seurement,Amboise, 1505. Provenance : volume dédiéà François Ier

BNF, Manuscrits, fr.1863, folio 2

Comment montrer à un jeune prince lesdangers du jeu ? En mettant en scène desjoueurs de haut rang (rois et cardinaux)auxquels des diables cornus et ailés distribuentdes cartes et un précepteur qui oublie sesdevoirs pour manier les dés. Des personnagesallégoriques aux tailles proportionnelles à leurimportance voulue par l’artiste entourent lascène : la grande espérance du joueur, coifféedu bonnet des fous, voisinant avec la joie brèvedes gains, face à la douleur des pertes. Mais lespéchés capitaux guettent : la colère et l’avaricemunies de cornes. Quant à la crainte (restéeà la porte), elle incarne la pointe de laleçon dispensée au futur François Ier : la sagesseest de ne pas jouer !La couleur verte du tapis de table, couleurincertaine, du risque et des décisions à prendre,reste aujourd’hui encore associée au jeu.

Un plaisir ambiguLe soire (sic) the night, vers 1650. Eau-forte et burin,BNF, Estampes, Kd 3, folio, tome 8

C’est la nuit, moment propice à la fête maisaussi aux faux-semblants, à l’illusion, à l’abandonde la raison. La partie vient de s’achever.Le jeune élégant, dépité, a perdu son argent,peut-être l’amour de sa belle et le masquegrimaçant de ramasser la mise.Cette œuvre est ambiguë. Elle peut s’inscrireparmi les innombrables célébrations du jeuassocié au loisir et à la fête devant desspectateurs attentifs ou indifférents. Mais ellepeut aussi relever d’un autre registre : celui dujeu associé à une fête galante tournant à ladébauche, à la ruine, à la marginalité, présentdans des œuvres contemporaines tout aussinombreuses : ainsi celles de J. Callot ou G. deLa Tour (Le Tricheur, L’Enfant prodigue).

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La « fureur du jeu» (xviiie siècle)Le xviiie siècle est le grand siècle du jeu.Les hommes et les femmes, voire lesclercs, toutes les catégories sociales sonttouchées, même les plus humbles.Affaires et jeux d’argent voisinent : lesuccès du système de Law avant labanqueroute finale ne peut se comprendresans un goût prononcé du jeu. Les jeuxd’argent continuent à prospérer dans lestripots, cabarets et cafés, maisons de jeuxtolérées ou clandestines, salons huppésou non, à la Cour. Le jeu peut permettrede vivre : apparition de joueurs quasi–professionnels, tel Casanova, souventtricheurs : les «chevaliers d’industrie » ;amélioration du quotidien, accès à un luxemême modeste pour les plus humbles.À côté des cartes qui rassemblent de

nombreux joueurs en tous lieux, triomphentles loteries : ouvertes aux passants, ellesdeviennent l’un des principaux vecteursd’une richesse espérée. Ce sont desloteries souvent clandestines mettant enjeu un peigne, un colifichet, quelquesbijoux, un outil de travail, au coin d’une rue,au seuil d’un cabaret ; des loteries de salon :loto-dauphin ; des loteries publiques,destinées à des œuvres charitables ou àla construction de bâtiments coûteux avantla création de la Loterie royale de France,qui vendent du rêve apparemment à boncompte.Le jeu apparaît, à la fin du siècle, commel’un des signes du déclin d’une sociétéd’ordres au profit d’une égalisation desconditions. Le jeu est vraiment un miroirde la société.

Les triomphes de la règleFrontispice de La Maison académique. Contenantun recueil général de tous jeux divertissans pour seréjouir agreablement dans les bonnes compagnies,Paris, Robert de Nain et Martin Leché, 1654, In-12,pl. BNF, Littérature et Arts, V. 43592

L’activité du jeu se plie à des règles toujoursplus complexes pour des jeux constammentrenouvelés.La Maison académique est le tout premier livreimprimé, plusieurs fois réédité et augmentéen 1659 et 1665, rassemblant les differentsjeux à la mode avec leurs règles. Lui succèdentL’Académie universelle des jeux (1718) etLa Plus Nouvelle Académie universelle des jeux(1721), ouvrages également souvent réédités.La gravure montre des jeux sportifs de pleinair : la « courte boule » au premier plan età l’arrière-plan « la paume» qui nécessitentl’abandon de vêtements pouvant entraverles mouvements. Vers le milieu du xviie siècle,en milieu urbain, ils coexistent avec des jeuxen salle et sur table visibles par quelquesexemples au centre de la gravure. « Jeux desociété », de table (dames, trictrac), de cartesaux variantes innombrablesl’emportent rapidement. Des jeux de plein airse transforment en jeux d’intérieur, tel lebillard. Et les maîtres-paumiers de reconvertirprogressivement leurs établissementsen académies ou maisons de jeux.

Jouer à Versailles…Antoine Trouvain, graveur, Seconde chambredes appartemens, vers 1694, Eau-forte et burin,épreuve coloriée, BNF, Estampes, collectionSmith-Lesouef 4632 boite fol.

Nous sommes à Versailles, dans lesappartements du roi. Cinq membres dela famille royale sont réunis autour de la tablepour une partie de lansquenet. Le GrandDauphin joue le rôle du banquier. Les autresjoueurs font les pontes (ou coupeurs)c’est-à-dire parient sur la carte à venir.Image d’une société en représentation : lesgestes ici sont rares et les corps immobiles.Maîtrise des codes de bienséance élaborésau cours du siècle, respect de l’étiquette.Le jeu d’argent tient une place majeureà la Cour devenue aux mains du Roi uninstrument de pouvoir. On peut jouer gros jeucar, en dernier ressort, le Roi est làpour y remédier.

Où le jeu gagne l’absolution…Gravure de Sébastien Le Clerc ornant la premièreédition du traité de Pierre-Rémond de Montmort, Essayd’analyse sur les jeux de hasard, Paris, J. Quillan, 1708In-4° I Provenance : envoi manuscrit de l’auteurà Gaston Jean-Baptiste Louis de Noailles, évêquede Châlons (1669-1720), BNF, Arsenal 4o S 2928

Ces deux groupes de joueurs du début du xviiie

siècle préfigurent les jeux de salon mis en scènetout au long du siècle. Alors qu’une partie detrictrac se joue paisiblement à droite devant unespectatrice, un trio de joueurs à gauche se livreà une partie de cartes. L’homme s’apprête àabattre son jeu devant ses deux partenaires : unefemme et un clerc. Bientôt la place des joueurschangera : l’homme et la femme de profilse feront face, séparés par l’ecclésiastique.Celui-ci, représenté de face en position centrale,participera pleinement au jeu : signe de l’évolutiondes mœurs. Les attitudes deviendront plusfamilières ; des spectateurs attentifs et souventdes serviteurs indifférents complèteront le décorintime d’un salon ou d’une chambre. Le mobiliers’adaptera et les nombreuses tables de jeudeviendront plus mobiles et fonctionnelles.

Une opération solennelleLoterie de Saint-Roch tirée à Paris le 10 novembre1705. À Paris. Langlois sur le petit Pont à / la couped’Or 1706, eau-forte et burin, BNF, Estampes,Qb1 (1705) M 94770

Il s’agit d’une des loteries charitables dontle modèle sera plus tard utilisé par la Loterieroyale. Une légende portée à l’intérieurde l’image indique les principaux acteurs :les commis qui actionnent la roue de fortuneà l’arrière-plan, « l’enfant trouvé » qui tire lesbillets, le commis chargé de la petite roue desbillets gagnants montrés par un autre « enfanttrouvé » et annoncés par le crieur. Des greffiersprennent note et des notables (dont leLieutenant général de police) garantissentpar leur présence la régularité du tirage.

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Les cartes à jouer : un miroir de la société d’Ancien Régime?

Fabrique de cartes à jouer dans une maison de la place Dauphine,à Paris. 1683 ou 1684. Gouache sur éventail non monté,musée Carnavalet, Arts graphiques, D 7778© Bridgeman/Giraudon

Dans un désordre apparent, onze compagnons,quatre femmes et un serviteur, sans oublierle maître cartier et son épouse, effectuent lesdifférentes tâches nécessaires à la fabricationdes cartes à jouer. Les étapes sont multiples etcomplexes, comme en témoignent la précisionet la richesse d’un vocabulaire technique peuévoqué ici. La fabrication nécessitait des papiersspécifiques de différentes sortes : papier au potdestiné à recevoir l’impression, main-brune pourl’opacité, papier cartier pour le dos des cartes ;utilisation de la presse, du collage et del’étendage pour le séchage à différentes étapes ;recours à des moules, en relief en bois puisen cuivre, encrés, ainsi qu’à des patrons oupochoirs (4 pour enluminer les rois, dameset valets rouges, 5 pour les figures noires) ;frottages pour une meilleure adhérence lors del’impression, retouches au pinceau pour éviterles défauts qui pourraient permettre uneidentification rendant la tricherie possible, usagetrès précis des ciseaux, vérifications multiplesde qualité, savonnage et lissage avantl’assortiment final pour former des jeux vendussous enveloppe et bande de contrôle.Au fil du xviiie siècle, une spécialisationet une rationalisation des postes de travail,perceptibles dans les descriptions del’Encyclopédie, commencent à s’opérer dansdes ateliers moins nombreux mais à productivitéplus élevée.Dans les années 1700 puis 1780, environ7300000 et jusqu’à plus de 8000000 de jeuxordinaires sortent chaque année des ateliersfrançais.Les cartes, nées dans le dernier tiers duxive siècle, connaissent un succès fulgurantdans toute l’Europe, profitant de l’usagegrandissant du papier et de la gravure sur bois,tout comme les images populaires, objetsde colportage.

En France, les cartiers possèdent leurcorporation attestée à la fin du xvie sièclepour Paris. La confection des cartes (effectuéeassez souvent par d’anciens imagiers devenuscartiers) est autorisée dans 7 villes en 1605,11 en 1631, 115 en 1750, puis 63 en 1751 et 66en 1776 ; la diminution et les regroupementspermettent un meilleur contrôle, d’autant quela demande reste très élevée.Pendant tout l’Ancien Régime, les démêlésentre cartiers et papetiers sont incessants, lesseconds contestant aux premiers la vente desdifférentes sortes de papier en complémentde leur activité jusqu’à la création d’un corpsde métier unique en 1779.Les cartiers sont aussi en lutte permanenteaussi contre les commis de la Ferme pendantles périodes nombreuses où les cartes sonttaxées en fonction des besoins de l’État. Lespapiers de différentes sortes nécessaires à lafabrication leur sont souvent imposés ainsi queles modèles des moules et patrons dans deslieux fixés par des fermiers aux pouvoirsdiscrétionnaires et dont l’accord estindispensable avant la mise en vente de jeux decartes soigneusement contrôlés et… taxés :chaque enveloppe doit permettre l’identificationdu fabricant (nom, surnom, enseigne figurantaussi sur une carte du jeu : le valet de trèfle), etrecevoir le cachet du receveur des droits.Ce qui n’exclut pas une contrebande et descontrefaçons endémiques, effectuées surtoutpar les milieux populaires et à leur profit.Chaque région française possède ses patronscaractéristiques ou portraits pour lespersonnages : portrait de Bourgogne, de Lyon,de Paris…reconnaissable par l’emploi decouleurs autres que le noir et rouge, le dessin,les attitudes, les attributs. Une rupture seproduit de temps à autre de manière autoritaire :destruction des anciens moules et patrons en

1701 et 1703. Au cours du xviiie siècle, c’est leportrait de Paris qui l’emporte progressivementet durablement. Le souci de productivitéentraîne l’appauvrissement des décors etl’uniformisation des dimensions des cartes.La hiérarchisation de valeur des différentesfigures (roi, reine, valet) établissent une lointainefiliation avec les jeux de table tels les échecs.Pour les cartes françaises, le nom despersonnages mêlant mythologie, Antiquitésgrecque et romaine, Ancien Testament, histoireplus ou moins récente reflète fidèlementl’univers culturel médiéval de leur création et deleur diffusion : Pallas, Alexandre, César, David,Judith, Lancelot et Ogier (tous deux héros deroman de chevalerie), La Hire… Selon les pays,d’autres figures et symboles peuvent êtrechoisis.Quant aux tarots, ils permettent d’approcherl’univers mental et culturel des cours de laRenaissance italienne.

Jeu de piquet de type bourguignon, Dijon,vers 1745, 32 cartes, gravure sur bois coloriéeau pochoir, 8 µ 5,3 cm, BNF, Estampes,Kh 167(1)Res., no 46

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Le jeu de l’oie, un parcours initiatique ?

Ce jeu [le jeu de l’oie] est beaucoup plus aiséque les cartes, parce qu’il est toujourstout entier exposé aux yeux des joueurs,et qu’étant en forme de colimaçon ou deserpent plié spiralement, il est propre àmarquer les choses que l’on veut apprendre.

Père Claude-François Menestrier, Trévoux, 1704

Ce jeu fait appel au hasard pur par le lancementdes dés. C’est un jeu de parcours né en Italieen 1580 et diffusé rapidement en Europeet principalement en France où le premierexemplaire connu est lyonnais (début xvie siècle),véritable prototype de tous les jeux de l’oieproduits dans le royaume, principalementau xviie siècle.Le parcours s’enroule en spirale de l’extérieurvers l’intérieur, ménageant un espace où estindiquée la règle. Il est divisé en 63 casesnumérotées dont certaines sont bénéfiques,alternant de 9 en 9 (5+4), et d’autres pas(accidents). Les joueurs dont le nombre peutvarier de 2 à 8, avancent leurs pions en fonctiondu résultat des dés qui détermine la caseatteinte, entraînant avancées ou reculs fixés parla règle. Le but est de gagner en parvenant avantles autres joueurs à la case 63, celle du paradis.Les cases bénéfiques sont à l’origine marquéespar des oies. Les accidents correspondenttoujours aux mêmes représentationsnumérotées : le pont en 6, l’hôtellerie en 19,le puits en 31 occupant une place centraledu jeu, le labyrinthe en 42, la prison en 52,la Mort en 58.Ce parcours, périlleux, renvoie peut-être pluslointainement, comme le suggère ici le sous-titre(« renouvellé des Grecs»), au Labyrinthe deCnossos où sévissait, dit-on, le Minotaurequi exigeait que lui soient livrés chaque annéesept jeunes gens et sept jeunes filles, selonun cérémonial cruel qui ne s’acheva quelorsqu’Ariane donna à Thésée le fil indispensablepour retrouver son chemin. Il dicte uneprogression à caractère initiatique à travers des

embûches et des épreuves mettant en œuvre lapatience, le courage, l’affrontement : le joueurdevient un héros !À l’intérieur de ce parcours 14 cases sontoccupées par une oie : dans la dynamique du jeuchaque oie permet de doubler les points obtenusaux dés, elle joue le rôle d’un accélérateur. Dansla symbolique du jeu l’oie renvoie à un symbolede renaissance et de lumière : on se souvientqu’en Égypte l’oie était la messagère des dieux,qu’à Rome elle était la gardienne du Templede Junon…Le chiffre 14 pourrait renvoyer auxjeunes gens que l’on devait offrir en pâture à lacruauté du Monstre, sa signification profondeest inépuisable : c’est la moitié d’une lunaison,c’est le chiffre de l’entrée dans l’adolescence…La progression s’organise en 7 séquences de9 cases. Dans l’imaginaire religieux le chiffre 7correspond à un chiffre parfait, il renvoie aux7 planètes qui constituaient pour les Anciens lesystème solaire, celles que les Égyptiens avaientnommées les « errantes », mais aussi aux7 grands dieux olympiens, aux 7 jours de laCréation du monde ou aux 7 jours de la semaine.Selon d’autres sources, le nom du jeu reposeraitsur une parenté entre l’oie (« oye ») et le verbe«oyer », ouïr. La même allusion concernerait lesContes d’abord oraux de ma mère l’Oye.Ainsi, le jeu de l’oie ressemble au jeu de la viemême, avec ses bonheurs, ses embûches et sespièges et son paradis placé au centre, qu’onatteint au terme d’un parcours riche en émotionset en traverses.Le jeu de l’oie a connu un succès constant caril offre, à peu de frais, un support idéal à toutessortes de messages en raison du grand nombrede cases numérotées dont la décoration estlibre. Son utilisation se prête à la pédagogie,en enseignant de manière ludique par exempledes notions historiques et géographiques,héraldiques, religieuses (ainsi au lendemainde la révocation de l’édit de Nantes), juridiquesou d’autres plus légères : renseignement surla mode d’une époque.

Jeu de l’oye renouvellé des Grecs. Ordre qu’il faut observer audit jeu,Bonneville, éditeur, xviiie siècle. Eau-forte, exemplaire colorié,BNF Estampes, Kh matière 3, boite fol. (oie)

Le pragmatisme de l’État

Durant toute cette période, les jeux d’argent etde hasard sont l’objet d’interdictions répétéescar sources de désordre social : nombreusesdécisions royales de 1369 à 1781 ; pas moinsde quinze ordonnances et déclarations royalespour les xviie et xviiie siècles. Répétition valantaveu d’inefficacité. Au mieux, dans une sociétésurtout urbaine touchée par l’invasion ludique,peut-on surveiller, limiter et réprimer dans unsouci d’ordre public : limitation du nombre dessalles de jeu autorisées, lutte contre le jeuclandestin sur la voie publique, les tripots etles académies ; lutte contre la fraude dans lafabrication et le commerce des jeux (mesurequi s’applique particulièrement aux cartes) ;surveillance des loteries publiques, lutte contreles tricheurs ; lettres de cachet à la demandedes familles pour les joueurs courant à laruine ; création d’unepolice des jeux sousles ordres dulieutenant généralde police.Mais, devant l’inévitable, vient l’idée de tirerprofit de la situation, comme l’indique très bienle préambule désabusé de la Déclarationroyale de 1583, par la création d’un impôtindirect affermé portant sur les dés et lescartes. Inopérant, il est renouvelé à demultiples reprises au gré des besoinsfinanciers de l’État pour des périodes plusou moins longues. Le bénéfice des droitspeut même être temporairement cédé à desorganismes charitables (ainsi l’Hôpital généralde Paris de 1661 à 1671).L’autre recours, dans la recherched’expédients financiers, est la loterie publique,solution miraculeuse : première tentative sousFrançois Ier (la blanque), liée à des difficultésfinancières, et surtout, devant le succès desloteries privées, utilisation à grande échelledans la deuxième moitié du xviiie siècle(ainsi, pour la construction de l’École militaire)et finalement officialisée par la créationde la Loterie royale en 1776.

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Le jeu rassemble tout : il unit à la foisLe turbulent marquis, le paisible bourgeois.La femme du banquier, dorée et triomphante,Coupe orgueilleusement la duchesse indigente.Là, sans distinction, on voit aller de pairLe laquais d’un commis avec un duc et pair ;Et quoi qu’un sort jaloux nous ait faitd’injustices,De sa naissance ainsi l’on venge les caprices.

J. F. Regnard, Le Joueur, 1696, acte III, scène 6,vers 979 à 986

Du Moyen Âge à l’époque des Lumières le jeu estun objet récurrent de controverse. À cet égard levocabulaire même utilisé pour qualifier les jeuxest éclairant. Délassement, passe-temps,récréation s’opposent à divertissement,désœuvrement, voire distraction.Dès l’Antiquité Aristote donne le coup d’envoià une critique en règle. Pour lui, si le jeu estun mal nécessaire, parce que délassementindispensable, il est aussi un moyen de détournerles hommes de la vertu. Pour l’Église, le jeu entant qu’il est aléatoire porte atteinte aux loisdivines, à l’ordre divin. C’est une œuvre du Diablequi voisine avec débauche, marginalité etviolence, autant de terrains propices aux péchéscapitaux. Jeu d’argent se confond avec jeu dehasard, ce qui accroît la réprobation car ilimplique un refus de l’ordre social : commentpeut-on gagner de l’argent sans l’effort du travail ?En même temps qu’on compromet son salut. Auxsentences de La nef des fous (1497) répondentde multiples ouvrages issus de la Contre-Réforme, telles les Questions chrestiennestouchant le jeu, addressées aux dames de Paris :scavoir si une personne addonnée au jeu peutse sauver, et principalement les femmes (1633)détaillant 17 griefs, ou le Traité des jeux et desdivertissements qui peuvent être permis etdéfendus aux chrétiens de l’abbé J.-B. Thiers(1686), contemporain des Sermons deBourdaloue en passant par les Pensées dePascal. Les protestants ne sont d’ailleurspas en reste.Paradoxalement, dans un contexte de réprobationdu jeu, celui-ci sert pourtant à exprimer la fragilitéou les vicissitudes de la vie : le Brelan de la viehumaine ou les innombrables Vanités. Sans parlerdu pari pascalien.Dans la condamnation des désordres induitspar le jeu, les moralistes prennent lerelais (La Bruyère en est un bon exemple toutcomme les proverbes et moralités de certainesgravures sur le Jeu : «Riche au matin et gueux

au soir »), aidés par le constat del’inégalité des joueurs fondé sur lecalcul des probabilités, et suivis parune partie des philosophes :Rousseau notamment, et surtoutpar les économistes, adeptesd’une rationalisation du temps detravail (visant surtout les classespopulaires) comme de sonorganisation. Quant aux loteriespubliques, elles sontcondamnées commeexpédients. Les philosophesparaissent peu sensiblesà l’égalisation des conditionsliée au jeu.Parallèlement, le jeu a sesdéfenseurs. Il n’y a pas que mauvaisjeu. Parmi les arguments avancés,le bon jeu est celui qui, modéré,n’entraîne ni dépendance nidéchéance (« qui risque peu,est le plus sage/qui risquetrop est le plus fou »), oblige àêtre maître de soi. De plus le jeu ases règles fixées avec précision dansde nombreux traités et qu’il convient derespecter. Le jeu a à voir avec le droit naturelet la morale, comme l’affirme J. Barbeyracen 1709 : le divertissement peut être honnêtepuisque fruit d’une «convention » passée entreles participants ; la Providence n’intervientaucunement dans la mise en œuvre de laprocédure aléatoire. Et gagner grâce à des jeuxqui nécessitent au moins une part de réflexionn’est pas scandaleux.Cela peut expliquer la relative neutralité observéepar la plupart des philosophes, sensible dansl’Encyclopédie. Mais il faudra encore du tempspour réhabiliter le jeu et convenir avec Schiller,au début du xixe siècle, que : « l’homme n’est toutà fait homme que là où il joue ».Même débat dans le monde de l’éducation où,aux partisans de l’effort s’opposent les adeptesdu « s’instruire en s’amusant » qui voient dansle jeu un outil précieux pour l’acquisition dela bienséance en société et pour ledéveloppement des apprentissages et desconnaissances. Rousseau y est hostile,Montaigne y est favorable, à ses côtés Lockeet les jésuites dans leurs collèges ainsi queles précepteurs des princes : des jeuxpédagogiques parfois très complexes fleurissentaux xviie et xviiie siècles, dont certainssont présentés dans l’exposition.

Pour ou contre les jeux ?

ExpositionDu 17 mars au 21 juin 2009Bibliothèque nationale de FranceBibliothèque de l’Arsenal1, rue de Sully, 75004 Paris

Commissaire : Ève NetchineCoordination : Maud CalméScénographie : Cyril ChantereauGraphisme : Sylvie Astié

Du mardi au dimanche 12h-19hFermé lundi et jours fériésEntrée : 7 euros, TR : 5 euros

Catalogue de l’expositionJeux de princes, jeux de vilainsSous la direction d’Ève NetchineCoédition BnF/Seuil, 2009

Sur internetExposition virtuelle et dossierspédagogiqueshttp://expositions.bnf.fr/jeux

Activités pédagogiques(hors vacances scolaires)Visites guidées : mardi et jeudi à 14h46 euros par classe

Visites guidées gratuites pourles enseignants : mercredi à 14h30

Réservation obligatoireau 01 53 79 49 49

Parcours pédagogiquepour les 8-12 ansdisponible à l’entrée de l’exposition

BibliographieBelmas, Élizabeth. Jouer autrefois.Essai sur le jeu dans la France moderne(xvie –xviiie siècles). Paris,Champ Vallon, 2006.

Freundlich, Francis. Le Monde du jeuà Paris (1715-1800). Paris, Albin Michel,1995

Lhôte, Jean-Marie. Dictionnaire desjeux de société. Paris, Flammarion,1994

Mehl, Jean-Michel. Les Jeux auroyaume de France, du xiiie siècle audébut du xvie siècle. Paris, Fayard, 1990

Fiche pédagogiqueRéalisation : Hélène PommeSous la direction d’Anne ZaliConception graphique : Ursula HeldSuivi éditorial : Lucie MartinetImpression : Imprimerie de la Centrale,Lens

Remerciements à Khadiga Aglan

Document disponible pour lesenseignants à l’espace pédagogique,ou à l’entrée de l’exposition,ou sur demande

© Bibliothèque nationale de France

Lexique

Académie de jeu : salle ou établissement autorisé outoléré dans lequel on propose « à tous venants » (Furetière)divers jeux et qui comporte plusieurs tables de jeux.L’«Académie des jeux » ou «Maison académique » donneson nom aux recueils de règles de jeux qui paraissentrégulièrement à partir du milieu du xviie siècle.

Brelan : désigne à l’origine trois dés, puis un lieu de jeu(équivalent du tripot), enfin un jeu de cartes, auxviie siècle, où les joueurs tiennent chacun trois cartes,qui est apparenté au lansquenet.

Tripot : enclos ou salle de jeu de paume (xve siècle),puis maison de jeu (au sens péjoratif, fin xviie siècle)en général clandestine ; par extension : cabaret, taverne

Banquier : le même mot désigne celui qui fait commercede l’argent et celui qui (joueur ou professionnel du jeu),dans les jeux d’argent (1680), « tient la banque », c’est-à-dire a devant lui la somme d’argent mise en jeu destinéeà payer les gagnants. Les joueurs qui s’affrontent à luisont les pontes. Ils taillent, lorsqu’ils distribuent les cartes.

Chevalier d’industrie : homme vivant des jeux d’argent,malhonnêtement ; tricheur (xviiie siècle).

Hasard : nom d’un jeu de dés au Moyen Âge (termearabe pour désigner le dé : az-zahr puis espagnol : azar).Par extension, le jeu de hasard est un jeu où le calculet l’habileté n’ont aucune part.

Atout : mot créé au xve siècle, venant d’à tout. Carte(s)qui l’emporte(ent) sur les autres. C’est la clé du succèsobtenu par chance ou réflexion. La notion, sans le nom,vaut pour les jeux antérieurs et s’applique à toutes lessituations en balance : bataille ou négociation.

Les grandes familles des jeux (dits de société) :– Jeux de hasard pur : les dés (Antiquité), le jeu del’oie (Italie, fin xvie s.) ; de hasard raisonné : dés associésaux marelles, le trictrac (xvie s.), le jacquet (xvie s.).

– Jeux de stratégie par affrontement : les échecs (Inde �monde arabo-musulman � Espagne, xviie s. � Europe,xiiie s. ; les dames (xvie s.).

– Jeux de paris sur combinaisons, loteries: la blanque (xvie s.),le loto (Italie, xvie s.), le loto-dauphin (France, xviiie s.),les grandes loteries publiques (ex. : France au xviiie s.).

– Jeux de paris sur tableaux : la hoca (Espagne, xvie s. ;France, xviie s.), le biribi (Italie, xviie s. ; France, débutxviiie s.), la cavagnole (xviiie s.), la roulette (xviiie s.).

– Jeux de cartes, nombreuses variantes à partir de leurapparition et de leur rapide diffusion, fin xive siècle.Par combinaisons : la bassette (Italie, xve s.),le lansquenet (Allemagne, xvie s.), le brelan (xviie s.),le pharaon (Italie, xviie s. ; France, surtout xviiie s.).Par combinaisons et levées : le piquet (France, xvie s.).Par levées : l’hombre (Espagne, xviie s.), le whist(Angleterre, xviie s.). Par levées et décompte : les tarots(Italie, xve s.) ; la brusqembille (France, xviiie s.).

Origines géographiques des jeux : elles sont souventorientales ; pour la période médiévale et surtoutles Temps modernes, italiennes ou espagnolesavec un passage généralement par la France (surtoutaux xviie et xviiie siècles).