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« MOTS »

Collection dirigée par Paul Fournel

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MARCEL BÉNABOU

Jette ce livre avant qu'il soit trop tard

SEGHERS

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© Éditions Seghers, Paris, 1992 ISBN 2-232-10296-3

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C'est à peine s'il existe une marchan- dise au monde plus étrange que les livres : imprimés par des gens qui ne les comprennent pas; vendus par des gens qui ne les comprennent pas ; reliés, cen- surés et lus par des gens qui ne les comprennent pas : bien mieux, écrits par des gens qui ne les comprennent pas.

LICHTENBERG

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OUVERTURE

Allons, pose ce livre. Ou plutôt jette-le loin de toi. Tout de suite. Avant qu'il soit trop tard. Pas d'autre issue pour toi, crois- moi, que cette résolution.

Et maintenant, lève la tête. A tes yeux depuis longtemps fatigués, propose le repos des horizons infinis, des grands espaces ponctués seulement d'arbres, de rochers, de nuages. Détourne-les de ces lignes per- verses.

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Car enfin, qu'en attends-tu ? Que peux-tu en attendre ?

Si tu crois que tu vas rencontrer un homme selon ton cœur, entamer avec un nouvel ami une de ces conversations sans retenue dont tu rêves depuis si longtemps, détrompe-toi, et va chercher ailleurs qui t'écoute ou te console.

Mais peut-être espères-tu que par quel- que prodige tu vas voir se refléter ici un peu de ton image, ou que tu vas soudain reconnaître un fragment de ta pensée. Peut- être même imagines-tu (qui peut mesurer ta candeur ?) que tu vas trouver un moyen sûr pour recouvrer l'usage de ta voix.

Ou bien encore, ouvrier de la onzième heure, tu t'es persuadé (car tu as acquis, à la longue, le goût des certitudes !) que l'on n'attendait que toi pour commencer, que tu es l'indispensable témoin sans qui rien de ce qui se trame ici n'aurait de sens. Et tu comptes bien recevoir ta récompense pour le don que tu auras ainsi consenti.

A moins que, soucieux seulement de dis- siper ton ennui du moment, tu n'aies en tête que cette pensée : t'enfoncer aussi loin que possible en territoire inconnu, y décou- vrir ces mondes où tu n'es jamais allé, ces

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joies, ces peines, que tu n'as jamais eu le courage de provoquer autour de toi.

Qu'importe après tout ton attente ? Elle sera déçue.

Rien de commun, crois-moi, entre toi et les ombres qui vont bientôt s'agiter devant tes yeux. Leur destin est depuis longtemps scellé, quand tu en es encore, toi, à te demander ce que tu feras dans l'instant qui vient.

Alors, pourquoi continuer ?

Tu l'auras donc voulu. Ce livre où tu viens ainsi d'entrer sans

précaution ni prudence, tu ne sais pas encore que tu cours, comme moi, le risque de t'y perdre.

Le texte s'arrêtait là. Les dernières lignes for- maient une sorte de petit bloc compact qui n'occupait que la partie supérieure du feuillet : un tiers environ, guère plus, et même peut-être plutôt moins. Le reste de la page était blanc, ce qui soulignait la grisaille du papier et la médiocre qualité de la pâte dont il était fait.

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P R E M I E R M O U V E M E N T

Assez d'effronterie pour imiter ces baladins de foire, qui montrent, comme appât à la curiosité du public, un croco- dile peint sur une toile, derrière laquelle, après avoir payé, il ne trouve qu 'un lézard.

VICTOR HUGO

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Je dois avouer que cette injonction me déconcerta.

Lecteur, je n'aime guère (je le dis tout net) qu'en tête d'un livre on s'adresse directement à moi. Je n'ai que faire après tout des recom- mandations d'un inconnu, ou pis, de ses confi- dences. J'aime au contraire qu'en cet instant décisif du commencement, si empreint de solen- nité qu'on devrait lui rendre enfin le caractère sacré que lui reconnaissaient dans leur sagesse les cultes antiques (et par ailleurs si chargé de

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promesses qu'il faudrait, pour bien faire, ne jamais cesser de commencer), l'on observe à mon égard une discrétion de bon aloi, que l'on respecte mon goût (partagé, j'en suis sûr, par une majorité de silencieux lecteurs) pour l'incognito, l'invisibilité. Je veux pouvoir entrer et sortir à mon gré, en toute sécurité, sans courir à chaque passage le risque d'être apostrophé par un veil- leur malveillant, posté sur le seuil du domaine où je m'apprête, plein d'espoir, à faire mon entrée.

J'étais disposé cependant à fermer les yeux sur cette initiale maladresse, à la mettre sur le compte de quelque défaut de délicatesse (dont il faut bien que s'accommode aujourd'hui, malgré qu'il en ait, celui qui souhaite continuer à fré- quenter le monde), si le contenu même de la page n'avait accru mon malaise.

Quel sens donner à une semblable adresse ? Il ne pouvait s'agir que d'une plaisanterie. Un

clin d'œil, un peu appuyé, à telle retentissante apostrophe jarryque. Ou bien, plus simplement encore, une farce. Oui, aussi subtile, et au moins d'aussi bon goût, que ce vieux graffiti qui depuis des générations enchante les écoliers. A peine savent-ils écrire qu'ils en font leurs délices. Je puis en témoigner, car dans certains quartiers de ma banlieue natale — pas nécessairement les plus déshérités (dans ceux-là, nul ne se souciait d'écrire, fût-ce sur les murs) — on le voyait par- tout : à l'intérieur des bâtiments, crayonné à la

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hâte sur les parois lisses des ascenseurs ou des cabinets publics ; à l'extérieur, gravé sur les palis- sades de bois autour des chantiers en grève, ou sur les murs des immeubles promis à la démoli- tion. Pas une surface disponible qui n'en fût ornée. Au milieu des obscénités mille fois ressas- sées où, grâce aux commodités de l'anonymat, s'exhibe en toutes lettres ce que d'ordinaire notre culture feint d'ignorer ou tente de refouler, on était sûr de le trouver. A la fois signe de rallie- ment pour quelques bandes d'exclus, et mani- feste vengeur exhalant en vrac la colère, l'impa- tience, le mépris. Tantôt ostentatoire et provocant, avec de grosses majuscules angu- leuses, tantôt d'un tracé plus cursif, discret et presque furtif, le message brillait par sa mâle concision : c'était, largement inspirée de l'inter- jection fameuse (en cinq lettres, exactement comme le mot livre) d'un fameux général d'Empire, une énergique fin de non-recevoir adressée à celui qui le lira.

Je n'ai rien, d'ordinaire, contre les plaisante- ries. Je suis même prêt à reconnaître au rire, comme on le faisait jadis, une valeur sacrée (du rire au rite, la distance est si courte), et je ne puis oublier qu'au milieu des ruines de Sparte, une stèle a survécu à toutes les autres, celle qui était dédiée au dieu Rire. Mieux encore : si de l'ensemble de la production intellectuelle contemporaine, tous genres confondus, il ne

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devait subsister qu'une douzaine de bonnes plai- santeries (de celles qui vous font encore rire à la centième fois), je considérerais que notre généra- tion n'a pas vécu en vain. C'est dire combien je suis bon public. Pourquoi donc ne pas pardon- ner à mon auteur, égaré sans doute par une bouf- fée d'enfance ou de nostalgie, cette régression vers une littérature de latrines ?

Mais ce ton vaticinant ? ces allusions ironiques ou condescendantes à mes attentes, à mes illu- sions ? et, pour couronner le tout, cette volonté d'intimidation, s'appuyant sur des menaces à peine voilées ? Il y avait là tout un attirail qui ne me semblait pas avoir été conçu pour être sim- plement matière à bouffonnerie.

Je croyais assez bien connaître, et depuis long- temps, les fantaisies, les foucades de ceux qui se mêlent d'écrire. Je savais en particulier l'impor- tance (démesurée assurément, mais ce n'est pas ici le lieu d'en discuter) que certains accordent à la protection des recettes de leur clan, des ragots de leur confrérie, des minuscules secrets de leur chapelle, qu'ils prétendent soustraire au regard du vulgaire profane. J'aurais donc admis sans peine que l'on prit quelques précautions à mon encontre, que l'on me rabrouât un tantinet, que l'on me houspillât même au besoin. Mais dans toute mon expérience d'amateur de lecture, tou- jours commodément présente à ma mémoire (combien pesamment aussi, parfois !) au moment

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où j'entame un nouveau livre, je ne pouvais trou- ver exemple d'un accueil aussi abrupt. Que diable, avant d'enjoindre à Nathanaël de jeter le livre, l'on attend au moins qu'il en ait achevé la lecture !

J'en avais lu, pourtant, de ces attaques à la hussarde, de ces abordages insolents, de ces ouvertures aussi impérieuses qu'impertinentes, dont nous fûmes naguère, nous autres lecteurs impénitents, régulièrement régalés.

Je me souvenais aussi de quelques fameuses adresses au lecteur qui constituaient jadis, en tête d'ouvrages s'annonçant comme difficiles ou novateurs, autant de mises en garde. « Ame timide, dirige tes talons en arrière et non pas en avant », conseillait déjà un peu rudement l'ano- nyme auteur des Chants de Maldoror. Il n'était pas le seul, ni le premier : un autre inconnu, un certain Alcofribas, bien avant lui... Même dans ces cas, devenus pour ainsi dire classiques (car leur caractère scandaleux, fortement marqué à l'origine, s'était, comme il est d'usage, atténué avec le temps), on ne manquait jamais de fournir aussitôt au lecteur les indications les plus pré- cises, voire les plus comminatoires, sur la bonne manière d'aborder le livre. Pour l'un, il était boîte (ou bien bouteille) qu'il convenait d'apprendre à ouvrir pour pouvoir s'emparer de son précieux contenu ; pour l'autre, os qu'il fal- lait briser afin d'être à même d'en sucer la moelle.

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Ici, rien de semblable. Ce drôle de mot d'introduction ressemblait de très près à une interdiction. L'exorde, au lieu de chercher à s'attirer ma bienveillance, au lieu de guider fra- ternellement mes pas pour m'inciter à ne pas trop vite lâcher prise devant les difficultés à venir, ne visait expressément qu'à m'exclure, qu'à m'exiler, et de la manière la plus expédi- tive : je m'attendais à être fêté comme un hôte, on me traitait en ennemi. Mais, plus vicieux encore que ces Barbares antiques qui, en ultime adieu aux terres qu'ils ont dévastées, empoison- naient les sources et les points d'eau, l'auteur avait choisi, lui, de lâcher son venin dès le seuil. Aucune trace, chez lui, de cette générosité qui vous incite à donner, en retour, le meilleur de vous-même. Tel le chérubin à l'épée flamboyante chargé d'écarter du paradis les indésirables, il instituait ainsi, entre son œuvre et moi, une irré- médiable coupure. Comme s'il tenait à accomplir en solitaire un cérémonial auquel il ne me jugeait pas digne d'être convié.

Car, là peut-être était le plus insupportable à mes yeux, ce personnage au verbe plein de suffi- sance (où puisait-il le droit, qu'il s'était d'emblée arrogé, d'user à mon égard du tu ?) me traitait comme un enfant. D'abord, il me rappelait, d'une façon fort inopportune, le temps où ma mère, inquiète (et sans doute secrètement irritée) de me voir passer des journées entières confiné

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dans ma chambre, les yeux perdus dans le vague, me suggérait — avec une insistance qui m'irritait sans parvenir à me convaincre — d'aller rejoindre dehors, au soleil et au grand air, mes camarades de jeu. Pis encore, il prétendait déjà tout savoir de mes espoirs, de mes attentes, et me les renvoyait à la figure comme rêveries sans fon- dement. Jouant au prophète, me mettant en garde contre moi-même, il faisait mine de se pro- mener en maître dans les recoins de mon esprit, d'y lire comme en un livre qu'il aurait depuis longtemps déchiffré.

Décidément, jamais on ne m'avait traité avec un tel mélange d'arrogance et de désinvolture !

Je n'ai pas voulu (qui pourrait de bonne foi m'en faire le reproche ?) aller plus loin dans ma lecture.

« Pose ce livre, m'avez-vous ordonné. Eh bien, soit. Vous serez obéi. Au-delà même de vos espérances. On serait bien sot, après tout, de ne pas vous prendre au mot.

Mesurez-vous pourtant l'absurdité de votre démarche? Est-ce que vous accepteriez, vous, sauf peut-être au milieu de quelque cauchemar, de vous attarder dans un atelier de peinture où l'on vous recevrait en vous enjoignant tout de go de rebrousser chemin, ou de fermer les yeux ?

Assurément, à l'image de ces saints plus assoiffés de blâme que d'éloge, vous vous exer-

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cez à un art auquel je préfère, quant à moi, demeurer étranger, le noble art de se faire des ennemis. Par qui donc souhaitez-vous être lu? Par Dieu lui-même, peut-être ? A moins que vous ne préfériez, comme Baudelaire, écrire à l'intention des morts...

Quoi qu'il en soit, sachez-le, vos attentes m'indiffèrent. Restez donc dans la compagnie que vous avez choisie. Et si vous voulez que votre œuvre ne soit qu'un soliloque, grand bien vous fasse !

Sur ce, monsieur le Cerbère, bonsoir ! »

Voilà, me disais-je avec une intense satisfac- tion, tandis que je tançais en silence l'imper- tinent, une sortie particulièrement digne, et non dépourvue d'un certain panache.

Ce malotru s'était sans doute figuré qu'il pour- rait impunément me pousser à bout! En lui signifiant moi-même, d'une façon ferme et défi- nitive, sans une minute de retard, sans une ombre d'hésitation, son congé, n'avais-je pas réussi à retourner à mon profit une situation qui au départ ne m'était guère favorable, et qui même menaçait de devenir franchement inconfortable ? Que diable, en littérature aujourd'hui de telles aubaines ne se présentent pas si souvent, surtout à ceux qui, comme moi, ne sont guère enclins à les chercher : il faut donc savoir les saisir à bout de bras.

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Et puis, une autre considération venait ajouter à mon contentement. Elle était liée à cet inépui- sable lot de souvenirs anciens que d'ordinaire je m'efforce de maintenir en sommeil, mais que mon apostropheur, dans son inconscience, venait maladroitement d'éveiller.

Enfant, j'avais appris qu'il suffisait, pour être assuré de toujours bien agir, de se conformer à quelques règles simples : elles tenaient en un tout petit nombre de préceptes, une dizaine au plus, frappés en d'immuables et lapidaires for- mules, aux accents austères, pieusement trans- mises chez les miens depuis bon nombre de générations, et dont je considérais la possession comme un véritable talisman. Issues tout droit de cette sagesse goguenarde (et finalement opti- miste) que se forgent, pour la sauvegarde de leur image et le confort de leur amour-propre, les exclus et les minoritaires de tous poils, elles avaient tout naturellement pris la place de ce petit trésor de comptines, dictons et formulettes qui jusque-là m'aidaient à me sortir de tous les mauvais pas.

Des unes comme des autres, j'avais au moins tiré une certitude rassurante : le monde n'était pas chose aussi terrible qu'il paraissait ; on pou- vait, grâce à quelques mots, bien placés, bien choisis, tenir à bonne distance ses plus dange- reuses menaces.

Mon expérience d'adulte avait, comme il se

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doit, mis à rude épreuve, sans réussir à la ruiner (ruine-t-on jamais vraiment un édifice qui a de telles fondations ?), cette foi ancienne. Je décou- vris en particulier toute la distance qui sépare le bel ordre harmonieux et rigide que l'on m'avait enseigné à respecter, et la pulvérulence fuyante, imprévisible, de la réalité que je rencontrais chaque jour. Je n'étais donc pas fâché de pouvoir encore, de temps en temps, faire appel à l'un ou à l'autre de ces précieux commandements.

Il en était un en particulier, véritable mot d'oracle, qui m'avait semblé digne des plus sub- tils moralistes, et que je gardais en réserve, sachant bien qu'un jour ou l'autre il m'apporte- rait son aide et me permettrait de sauver la face. Ce jour avait donc fini par arriver. J'allais sur-le- champ vérifier la pertinence et l'efficacité de ma formule : si quelqu'un me tient à distance, avais-je souvent entendu dire à ma mère (car dans le monde cloisonné qui était le nôtre, les occasions de le dire, ou tout au moins de le pen- ser, ne manquaient guère), ma consolation est qu'il s'y tient aussi...

J'ai donc sans tarder refermé ce volume : j'avais bien assez de soucis, pour ce jour-là.

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Furem signata sollicitant. Aperta effrac- tarius praeterit.

SÉNÈQUE

A propos, ai-je dit que ce jour-là était un dimanche, que ce dimanche était celui de mon quarantième anniversaire, et que, dans la pièce sombre et encombrée qui, vu l'exiguïté de mon tout nouveau logis (un méchant meublé que j'avais eu beaucoup de mal à dénicher, aux confins du dix-neuvième et du vingtième), tient

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lieu à la fois de bureau, de bibliothèque et même, exceptionnellement (grâce à un vieux divan de cuir fatigué, oublié là par un précédent locataire), de chambre d'ami, j'étais en train de mettre de l'ordre ?

Moment privilégié : le dimanche seul, bai- gnant dès le matin dans l'odeur des draps frais et du thé à la bergamote, se prête à ce travail jamais achevé. De ce qui pour d'autres n'est qu'une tâche ingrate (avec quelle hargne certaines de mes amies, il y a quelques années, évoquaient le spectre bourgeois du rangement !), j'avais réussi à faire, à la longue, un de mes plaisirs favoris. Pen- dant des années, dans les différents locaux où le hasard m'a conduit à élire (toujours provisoire- ment) domicile, je m'y suis livré avec autant de régularité que de volupté. Car j'ai toujours eu un faible pour l'ordre. Et puis, je devais aux hasards de cet exercice périodique de très agréables sur- prises.

Pas plus tard que la semaine précédente, j'avais ainsi retrouvé, coincée entre deux gros registres reliés de toile noire (c'est là que je reco- piais les passages les plus frappants de mes lec- tures), la dernière lettre d'Emma. La tendre Emma... Nous avions grandi ensemble. De toutes mes petites cousines, c'était celle avec qui je m'entendais le mieux : elle avait le sein si doux, et si blanc! Sans jamais oser devenir amants, nous nous étions, adolescents trop

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vergogne à mes angoisses, et c'est pour m 'en déli- vrer). Comme s'il tenait à ce que s'incarnent en lui, toutes en même temps, les quelques figures emblématiques qui le poursuivaient : celle du joueur qui mise son dernier jeton, du nageur qui atteint le fond, du naufragé qui s'accroche à l'ultime épave de son vaisseau brisé. Sans se douter pourtant que, à prendre ainsi appui sur ses lacunes au lieu de s'employer de toutes ses forces à les combler, il risquait de sombrer, trans- formant en faute inexpiable ce qui n'était que négligence de jeune homme flegmatique.

Mais il avait aussi (car la contradiction, on l'a vu, ne lui faisait pas peur) le travers de ceux qui ont trop cru aux vertus de l'effacement et se sont longtemps astreints au silence : chaque mot pour eux finit par se charger d'un poids singulier, excessif, inquiétant; et lorsque d'aventure ils daignent renouer avec le langage (l'écriture : trop sérieuse pour être abandonnée aux écrivains), ils inclinent fâcheusement à se prendre pour des oracles. Il était donc animé de cette illusion qui porte certains à se croire porteurs de vérités nou- velles. Un genre de personnages dont je me défie d'ordinaire, sans pouvoir pourtant m'empêcher de prêter l'oreille à leur prêche.

J'avais été frappé par certaines phrases qui, malgré l'allure objective dont elles se trouvaient revêtues (je tremble toujours de n'avoir écrit qu 'un soupir quand je crois avoir noté une vérité),

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avaient pour l'oreille exercée (et la mienne le devenait un peu plus à chaque page) le ton de la confidence : il n'est d'œuvre que posthume, et tout ce que l'on consent à montrer n'est jamais qu'avancement d'hoirie.

Il avait donc écrit sans être l'apôtre d'aucune cause, s'essayant seulement sans cesse à penser contre soi, et au besoin contre la pensée même (une voie qui renvoyait peut-être à de très anciennes réminiscences), réservant à ses rares bouffées d'inspiration, lorsqu'elles parvenaient à franchir la censure qu'il leur imposait, l'essentiel de ses sarcasmes. Faute de pouvoir bâtir, pierre après pierre, quelque vaste et grandiose édifice où s'imbriqueraient d'innombrables motifs (ils seraient à ce point entrelacés que l'on ne pour- rait les démêler sans mettre en danger le tissu même du livre), où apparaîtraient au grand jour l'acuité de son regard, son aptitude à restituer, dans leur vérité, les aspects les plus divers de la vie, il tournait en rond dans la prison minuscule qu'il avait lui-même construite, et dont il ne par- venait à oublier l'exiguïté que parce qu'il avait, sur toutes les parois, installé des fragments de miroir.

Je me demandais pourquoi il n'avait pas été mieux reçu de ses pairs, pourquoi il ne s'était pas inséré plus intimement dans l'horizon de son temps (le nôtre, après tout), si accueillant pour- tant à ce type de démarche, pourquoi sa traver-

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sée du désert semblait avoir été plus longue que sa vie même : quelle rédhibitoire absence d'accord entre sa parole et son public potentiel avait créé ce fossé ?

Une chose semblait claire : sa vocation, telle qu'on pouvait l'entrevoir, n'était pas d'aller gros- sir les rangs de ceux qui apparaissent, s'éta- blissent, prospèrent, Autour de lui, beaucoup avaient donc dû, avec raison, trouver irritants certains de ses partis pris : cette espèce d'ascèse qui le menait à feindre de mettre entre paren- thèses toute recherche de sens (où donc se cache- rait-il ? pas d'autre réponse que l'écho affaibli de mes questions) pour ne s'intéresser qu'à des pro- blèmes de forme ; cette prétention à s'adresser, par-dessus la tête de tous les contemporains, aux générations à venir, supposées capables (par quel mystérieux privilège ?) d'un plus grand dis- cernement ; et par-dessus tout, ce souci, poussé jusqu'à l'obsession, d'imposer au malheureux lecteur, par tous les moyens possibles, y compris les plus inusités, partant les moins loyaux (par exemple, le perpétuel freinage du discours, avec ses séries de phrases qui, bourrées de suggestions jusqu'en leurs plus légères particules, semblent bien parties pour élucider quelque grave pro- blème, alors qu'en réalité, l'éludant, elles ne font qu'amplifier, de proche en proche, par un jeu d'échos successifs, disposés et coordonnés avec habileté comme autant d'imperceptibles relais, le

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vide), le devoir d'aller chercher quand même dans l'œuvre autre chose que son apparente absence de contenu. Ainsi lesté, il n'avait pu pas- ser ni le barrage de la critique ni celui du public. Il était donc resté en marge : sur le seuil d'un ail- leurs, toujours tout proche, jamais atteint.

S'esquissait en creux la figure d'un homme qui s'était donné pour unique tâche (et cela semblait être pour lui un effort sans cesse repris, une acti- vité sans cesse renouvelée) de décevoir. Pou- vais-je vraiment lui en vouloir, ou lui jeter la pierre ?

J'avais cru viser juste en imaginant qu'il avait préparé son ouvrage comme d'autres préparent un mauvais coup ; je voyais clairement qu'il fal- lait plutôt deviner, derrière tout l'attirail de l'illu- sionniste, un vieux saltimbanque au regard éteint, croyant sincèrement mener contre soi une guerre sans victoire possible.

Ce qu'il ne semblait guère avoir prévu, c'est qu'à la longue on finirait par le percer à jour. Car je savais bien, maintenant, qu'il allait continuer à se livrer à son exercice favori. Un truc de bate- leur, depuis longtemps éventé ! Tellement éventé que je me demandais à nouveau s'il n'y avait pas là quelque chose de louche.

Et puis soudain une nouvelle évidence (une de plus) s'imposa. Je nageais depuis le début en

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pleine illusion. Tout ce que je venais d'échafau- der (et avec quelle peine !), en m'emparant sans vergogne des pires poncifs de la critique de jadis (celle qu'on flétrit encore parfois du qualificatif barbare de psychologisante), n'était que vent et poursuite du vent.

J'avais, selon ma bonne habitude, manqué l'essentiel.

Je venais en effet de relever, parmi les pages qui m'avaient servi à reconstituer ce peu reluisant portrait, toute une série de phrases qui sonnaient plus que familièrement à mon oreille. Et pour cause ! Elles semblaient avoir été puisées dans mes carnets les plus secrets, ceux auxquels Sophie seule jusque-là (mais en de très rares occasions) avait eu accès.

Je me frottai les yeux. N'étais-je pas en train de succomber à cette illusion dont j'étais coutu- mier dès mon enfance, qui me faisait prendre pour des souvenirs, surgissant d'un passé plus ou moins lointain, les événements que j'étais préci- sément en train de vivre ? Elle m'avait jadis joué bien des tours, mais depuis quelques années semblait me laisser en paix.

Non, pas de doute possible. Je connaissais ces phrases. Je me souvenais même, pour quelques- unes au moins d'entre elles (la vision est l'art de voir les choses invisibles, le langage véritable est celui qui fait entendre autre chose que ce qu 'il dit), des ouvrages où, moi, je les avais trou-

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vées, du moment où j'avais éprouvé, moi, le besoin de les recopier. Pour m'en assurer, je n'avais qu'un geste à faire : ouvrir l'un de mes épais registres reliés de toile noire. J'étais ainsi soudainement renvoyé, au moment où je m'y attendais le moins, à mes ruminations les plus intimes.

Cette révélation me révulsa : je me sentais dévalisé. Oui, expulsé de pans entiers de mon passé, de ma pensée. Des morceaux secrets sur lesquels un autre, qui semblait me connaître de l'intérieur, avait mis la main à mon insu, et qu'il avait cousus à la diable, au milieu d'un fatras où je ne me retrouvais pas.

Que faire? J'aurais voulu pouvoir me dégager, crier. Non,

bien sûr, je n'avais rien à voir avec ces pages, je n'étais qu'un passant de hasard, un badaud, que la curiosité avait cloué là, sur les lieux d'un spec- tacle qui ne lui était pas destiné... Mais aucun son ne sortit de ma bouche. Et je continuai ma lecture, de plus en plus attentif.

Cette fois, les phrases à l'inquiétante familia- rité se multiplièrent. J'étais sûr, celles-là, de les avoir déjà lues ailleurs, identiques, ou bien peut- être sous une forme un peu différente. J'étais même prêt à mettre un nom sur certaines : Sten- dhal ici, Sachs et Michaux plus loin, sans compter Blanchot, Montaigne, Char, Schopen- hauer et quelques autres.

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Qui sait alors si le livre tout entier (hormis peut-être les quelques pages du commencement sur lesquelles je m'étais si longuement cassé les dents) n'avait pas été le produit d'une méthode analogue ? Plutôt qu'un compte rendu de choses pensées ou vécues, un inventaire de phrases lues ? Un recueil plus ou moins fidèle des textes dans lesquels mon anonyme s'était un jour reconnu ? Il avait dû goûter, lui aussi, à ce bon- heur aigu que j'ai découvert adolescent (mais qui me saisit bien plus fréquemment aujourd'hui), lorsque, tout d'un coup, telle circonstance de ma vie semblait venir exprès pour illustrer, confir- mer, avec un incroyable à-propos, telle remarque qui m'avait frappé en lisant l'œuvre d'un aîné aimé.

Or, plus je compulsais ces pages, plus mon impression se confirmait. Elles me semblaient tout droit sorties d'une véritable anthologie, ou plutôt d'un de ces carnets de lectures qu'aimaient jadis à confectionner les précepteurs consciencieux : trésor patiemment amassé où l'on vient puiser selon les besoins du moment. Rien d'étonnant si je n'y trouvais ni l'unité que je cherchais à saisir ni la personnalité que je tentais de cerner.

Voilà donc pourquoi mon bonhomme d'Aubenas, nouveau bourreau de soi, s'était réfu- gié dans l'anonymat ! Ce livre fait d'emprunts, il n'avait pas osé, par un reste de pudeur sans

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doute, y accoler son nom : c'était bien le moins de ce qu'il pouvait faire, dans sa situation. Mais pourquoi pas, me dis-je, un nom d'emprunt? Il avait reculé aussi, apparemment, devant cet expédient sordide, ce qui me le rendait sympa- thique.

Pressé de publier, il n'avait pas pris le temps d'écrire, ni même jugé nécessaire d'essayer de le faire. Il avait préféré compiler. Adoptant sans scrupule l'esprit et la méthode qui ont apporté la gloire au facteur Cheval, il n'avait fait qu'assem- bler les matériaux épars recueillis au cours de ses quotidiennes tournées dans le monde des lettres, se contentant d'y apporter quelques insigni- fiantes retouches.

Sa démarche ainsi reconstituée me laissa son- geur. Elle était inhabituelle, certes, mais non dépourvue, à la réflexion, de références plus qu'honorables. Elle ne faisait que prolonger, en le transposant à un degré supérieur dans l'échelle des objets littéraires, l'effort de quelques poètes qui, confiant au langage le soin de penser à leur place, ont bâti leur œuvre à partir de constellations de mots jetés comme poignées de confettis sur le papier trop blanc. Le résultat, c'était ce simulacre que j'avais entre les mains : son inconsistance littéraire ne pouvait plus rien désormais contre son incontestable présence matérielle.

Je comprenais enfin l'intérêt de Flauzac pour

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ce livre, et la raison pour laquelle il me l'avait envoyé : mon pitoyable auteur n'avait en fait jamais cessé d'être un lecteur. Mais un lecteur d'un genre bien particulier. Curieux, passionné, boulimique.

Une nouvelle envie me brûlait maintenant : vérifier que sa moisson était à la hauteur de ses lectures. Il me fallait donc reprendre sur-le- champ mon exploration, me lancer à la recherche de l'origine de chacun des fragments, les restituer à leur auteur véritable (là était peut- être le secret véritable du livre) !

Envie qu'avivait l'impression d'avoir à relever un nouveau défi, entièrement à ma portée, celui-là.

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Quand une lecture vous élève l'esprit, et qu 'elle vous inspire sentiments nobles et courageux, ne cherchez pas une autre règle pour juger de l'ouvrage; il est bon et fait de main d'ouvrier.

LA BRUYÈRE

J'étais en train de revenir en arrière lorsque j'entendis ma porte s'ouvrir. Il était écrit, décidé- ment, que cette journée-là ne serait pas une jour- née ordinaire ! Souriante, plus belle que jamais,

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une gerbe de roses blanches à la main, Sophie pénétra dans l'appartement.

Il y avait longtemps que je ne l'attendais plus. Elle ne pouvait plus mal tomber. J'avais

espéré sa visite (avec quelle impatiente ferveur !) la veille, toute la journée, ainsi qu'une grande partie de la nuit. Et voilà que, sans crier gare, elle débarquait, ses fleurs à la main, au moment pré- cis (le premier peut-être depuis le début de nos amours !) où j'aurais eu besoin d'un instant sup- plémentaire de solitude.

Car je sentais que la confrontation avec mon adversaire — un adversaire d'autant plus coriace qu'il était insaisissable — touchait à sa fin. Je tenais le bon bout. Quelques minutes m'auraient suffi. Le temps seulement de pénétrer plus avant, armé de mon bâton d'explorateur, dans l'inti- mité de ce livre. De fouiller ses recoins les plus secrets. Pour lui faire sortir ce qu'il avait dans le ventre. Et en avoir enfin, moi, le cœur net...

Maintenant que Sophie était là, j'allais être obligé de tout laisser en plan, de renvoyer à Dieu sait quand la suite de cette aventure. Et les délices de la solution, qu'avec ténacité, depuis la veille, je cherchais à atteindre, s'en trouveraient retardées d'autant. Adieu donc à la récompense, tant attendue, de mes méritoires efforts !

Mais voilà, c'est plus fort que moi, je ne sup- porte pas l'injustice. Et surtout, je n'aime pas que l'on me frustre du plaisir d'aller au terme de

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mes entreprises. Rien de plus intolérable que le choc de l'interruption, l'amertume d'une sym- pathie soudain suspendue. Cette souffrance m'avait été si souvent imposée, principalement en voyage, qu'elle m'était devenue odieuse. Et tandis que Sophie approchait, quelques souve- nirs au goût mélancolique me remontèrent (fort malencontreusement, je le concède) à la mémoire. Celui-ci surtout, qui avait marqué d'une teinte d'amertume les toutes dernières heures de mon séjour à Sirolo deux années aupa- ravant.

Selon mon habitude, je m'étais retiré dès le matin sur un rocher isolé, loin des cris des joueurs de ballon, loin du regard des familles entassées sous les interminables alignements de parasols, pour lire un récit de Calvino qui se pas- sait précisément sur une plage. A l'heure la plus chaude de l'après-midi (celle qui, en un clin d'œil, vide les chaises longues et remplit les banquettes de bois des trattorias) vint s'installer près de moi, à ma grande surprise (car les jours précédents, les autres baigneurs avaient scrupu- leusement respecté mon évident désir de soli- tude), une jeune femme, le sein nu et la bouche vermeille, que je fis mine de ne pas remarquer. Mais elle, délaissant au bout d'un instant le magazine qu'elle avait, comme par acquit de conscience, parcouru des yeux, ne tarda pas à saisir divers prétextes pour m'adresser, à plu-

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sieurs reprises, la parole. A tout autre moment, pareille situation m'aurait enchanté, et j'aurais accueilli ma charmante importune avec l'empres- sement que je réserve à celles qui savent sponta- nément venir à moi. Mais je n'étais, à cet ins- tant-là, qu'à quelques pages (trois ou quatre) de la fin de mon récit, et un renversement inattendu (auquel moi, du moins, je ne m'étais pas attendu) venait précisément de se produire. Rien d'autre ne m'intéressait que de parvenir au bout : j'étais tellement impatient de découvrir — pour en juger en connaisseur — comment l'auteur allait retomber sur ses pattes ! Malgré l'agace- ment qui perçait sous mes premières réponses, d'un laconisme dépourvu de toute ambiguïté (un haussement d'épaules, deux grognements et trois monosyllabes), Francesca (je n'allais pas tarder à apprendre qu'elle s'appelait ainsi) insista. Son insistance (au demeurant flatteuse) finit par avoir raison de mes vertueuses résistances. Je dis quel- ques mots. Nous découvrîmes bien vite que nous nous étions croisés l'avant-veille chez des amis communs, venus comme elle de Rimini. Puis les choses entre nous prirent, avec une rapidité qui m'étonna (exactement comme si quelque chef d'orchestre clandestin avait soudain décidé d'accélérer le rythme de la partition qui nous avait été confiée pour ce jour-là), une tournure si intime et si passionnée que je ne pus jamais connaître la suite de ma nouvelle. Car, tandis

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que mon attention était ainsi tout entière tournée vers mon entreprenante compagne, parvenue sans peine à obtenir de moi quelques-unes des prévenances qu'elle souhaitait (et dont elle sem- blait, inexplicablement à mes yeux, avoir été pri- vée depuis son arrivée à Sirolo), la mer, dans un débordement discret mais plein d'ironie, était venue se saisir de mon livre abandonné, l'avait emporté au loin, pour le rejeter quelques instants plus tard, flasque et trempé, parmi les pédalos, les barques et les planches à voile. Et, à la fin de l'après-midi, après un dernier baiser à Francesca, j'avais dû quitter la plage seul, comblé mais déçu.

La même déception, mal dissimulée, devait se lire sur mon visage. Sophie la perçut immédiate- ment. Dès que je fus près d'elle, me penchant pour l'embrasser, elle s'immobilisa, me regarda fixement, le sourcil légèrement froncé, l'air inter- rogateur. Je baissai aussitôt les yeux. Pas un mot n'avait été prononcé. Pour la première fois depuis notre rencontre, Sophie me voyait embar- rassé par sa présence et en cherchait la raison. Je ne me sentais pas en état de lui faire le récit de mes aventures depuis la veille : cela aurait donné de moi une image bien peu héroïque.

Elle ne resta que quelques minutes dans la pièce, dont elle fit lentement le tour; elle sem- blait chercher quelque chose. Puis, avec sa rapi- dité coutumière, elle se dirigea vers la porte, qui

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était restée ouverte, et s'en alla. Toujours sans un mot.

Je voulus courir. Mon pied buta sur un volume de mon vieux Larousse (le volume 8, F-GYZ, un des plus gros) qui traînait par terre depuis trois jours (j'y avais en vain cherché des informations sur Fuzuli). Quand je parvins à me relever, la cheville endolorie, la porte de l'ascen- seur venait de se refermer sur Sophie. Je me pré- cipitai dans l'escalier en boitillant. Je ne pus la rattraper qu'à la sortie de l'immeuble. Elle fut intraitable : elle ne voulut ni écouter mes explica- tions ni accepter mes excuses et finit par sauter dans un gros taxi noir qui semblait n'attendre qu'elle.

C'était là le genre d'incidents que je redoutais par-dessus tout. Je savais bien qu'ils laissent des traces. De celles que toute la bonne foi du monde ne parvient pas, plus tard, au moment de la nécessaire, de l'inévitable réconciliation, à effacer vraiment. Mais le mal était fait mainte- nant, il fallait en prendre son parti.

Je connaissais Sophie : elle ne tarderait pas à tirer de tout cela les conclusions qui lui paraî- traient s'imposer et ne manquerait pas de me les communiquer aussitôt. Il ne me restait donc plus, une fois encore, qu'à attendre.

Le froid était devenu plus piquant, les rues désertes. J'ignore combien de temps dura mon errance dans ce quartier avec lequel j'étais encore

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peu familier. Je marchais lentement, sans regar- der où j'allais. J'essayais, moi aussi, de tirer ma leçon des événements.

Depuis le commencement, ce maudit livre ne m'avait apporté que des ennuis. Je n'aurais jamais dû laisser entrer chez moi pareille cala- mité! Il était temps d'en finir. Le détruire. Le déchirer en très menus morceaux. Page après page. Tout jeter aux quatre vents. Et tout faire pour que nul ne puisse en recueillir le moindre débris. Ou alors (pourquoi pas ?) le brûler. Oui, une bonne flambée avec ces pages absurdes. Mon premier autodafé : un drôle de jour à coup sûr dans la vie d'un amoureux des livres ! Où avais-je bien pu lire cette remarque dont je comprenais enfin le sens : Mettre la dernière main à un livre, c'est le brûler? L'idée se mit à cheminer dans mon esprit. Rapidement elle l'occupa tout entier. Le feu ! Le feu, pour me débarrasser de ce gêneur. Ma décision était prise. Je me hâtai de revenir vers mon appartement.

J'étais à deux pas de chez moi lorsque j'aper- çus, au bout d'une petite rue à sens unique que je n'avais pas encore eu l'occasion d'explorer, une devanture qui semblait être celle d'un épicier ou d'un marchand de vins. Or ma provision de thé, depuis la visite de mes deux brillants décrypteurs de rébus, était épuisée, et je manquais aussi d'alcool. Je m'engageai donc dans la ruelle. Pour découvrir très vite que la boutique vers laquelle je

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me dirigeais était en fait un Atelier de Réparation et de Dépannage Rapide, qui exhibait, dans sa vitrine poussiéreuse, un amas d'ustensiles de cui- sine et d'appareils ménagers des débuts de l'après-guerre. Tandis que je jetais un coup d'œil circulaire sur ce déballage, en essayant d'identi- fier deux ou trois objets que j'aurais juré sortis d'un catalogue de Carelman, je fus frôlé par une voiture, dans un grand bruit de moteur emballé. La conductrice, apparemment aussi étourdie que pressée, s'était fourvoyée dans le sens unique et, manœuvrant sans ménagement pour faire machine arrière, avait tout simplement failli me renverser. Elle disparut avant que j'aie eu le temps de lui dire ma façon de penser.

Je remontai donc, bredouille, et m'enfermai. L'heure du grand règlement de comptes avait

sonné : j'allais enfin pouvoir faire la preuve de ma détermination. Je voulus me saisir de mon opuscule, prêt à lui infliger de ma main (elle en tremblait déjà, la pauvre) le châtiment qu'il n'avait que trop mérité.

Je m'aperçus alors qu'il n'était pas à la place où je croyais l'avoir laissé lors de l'arrivée inopi- née de Sophie.

Je me mis à fouiller, avec une fièvre croissante, dans les différents recoins de mon bureau.

Impossible de le retrouver. Il y avait pourtant bien là tous les volumes

dans lesquels j'avais eu l'occasion de baigner les

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jours précédents : une grande quantité de revues littéraires des années cinquante, quelques numé- ros plus récents de L'Arc, une édition ancienne du Laocoon de Lessing, avec un signet à la page 36 (j'avoue n'avoir pu, malgré tous mes efforts, rivaliser avec Goethe, qui dit avoir lu cet essai trois fois de suite en une seule journée... j'avais calé, pour ma part, bien avant la fin de la deuxième lecture). Mais de Livre, point. Il avait disparu. Purement et simplement dis-pa-ru.

La situation aurait dû me réjouir. Elle m'épar- gnait la triste tâche à laquelle un instant de fureur m'avait entraîné. Plus besoin, maintenant, d'autodafé...

J'aurais pu aussi n'accorder à la chose aucune importance : les livres ne manquaient certes pas chez moi, et le premier venu aurait pu, fort avan- tageusement, remplacer celui-là...

Mais il n'en était rien. J'étais stupéfait, et le silence de l'appartement

s'abattit soudain sur moi avec une lourdeur inac- coutumée. D'abord, je me sentais piqué au vif, et comme personnellement insulté, par un si preste escamotage. Et puis cette disparition remettait tout en cause : elle donnait à ce qui venait de se passer une dimension nouvelle.

Quelqu'un s'était donc introduit chez moi pendant ma courte absence (je n'avais pourtant relevé, en rentrant, aucune trace d'une quel- conque tentative d'effraction, et l'ordre de mon

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bureau n'avait été en rien dérangé). Quelqu'un, qui connaissait l'existence et la présence chez moi de cet obscur opuscule, avait jugé nécessaire de s'en emparer, précisément ce jour-là, à cet instant-là. Pourquoi ? Ce ne pouvait évidemment être à cause de sa valeur. Alors ? N'était-ce pas parce qu'il devenait indispensable de le sous- traire, d'extrême urgence, à ma vue? Mais de quels dangers était-il donc porteur, sous ses airs de vieille relique ?

Le piège annoncé depuis la première ligne était bien là, cette fois. Et, comme prévu, en train de se fermer sur moi. Le plus classiquement du monde. Chaque pas que j'avais fait avait aidé le destin à s'accomplir, au moment même où je croyais le détourner.

Mais en même temps, je ne pouvais me rési- gner à croire à tant de noirceur. Au contraire. Sa soudaine aura de mystère suffisait à me rendre le livre à nouveau précieux. Et chargé d'espoirs, comme il l'avait été, quelques heures auparavant, en cet instant d'intense émotion où je m'apprê- tais, bravant l'interdit initial, à passer à la deuxième page. Je n'accepterais maintenant, à aucun prix, de le voir se refermer, disparaître, en emportant avec lui son secret incomplètement percé.

Et puis j'étais bien obligé de reconnaître qu'avec toutes ses provocations, ses anomalies, ses insuffisances accumulées comme à plaisir, il

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ne m'avait à aucun moment laissé indifférent. Mieux, il avait réussi à éveiller en moi tant de souvenirs oubliés, tant de pensées dont je ne me savais même pas porteur, et qui sans lui n'auraient peut-être jamais vu le jour !

J'étais prêt maintenant à faire amende hono- rable.

Non, ce n'était pas, comme je l'avais cru, une de ces vaines constructions en trompe-l'œil, bâties pour attraper, grâce aux plaisirs un peu pervers qu'elles leur offrent, quelques badauds ébaubis. Loin d'être clos sur lui-même, il m'apparaissait au contraire, rétrospectivement, muni de tout un arsenal conçu pour accroître mon discernement, et même pour mettre mon regard à l'abri de bien des séductions à venir. Quelque chose comme de la gratitude était en train de naître et cherchait un moyen de se mani- fester. Quel étrange pouvoir avait-il donc, ce livre, pour m'avoir mis dans cet état ?

Il fallait le retrouver. Au plus vite. Quoi qu'il m'en puisse coûter.

Oh, je sentais bien ce qu'il pouvait y avoir de ridicule dans cette ardeur soudaine succédant à la peur. Si Sophie savait ! Si elle me voyait à cette minute ! Sans doute me croirait-elle ivre et tente- rait-elle, en prenant son air le plus calme, sa voix la plus persuasive, de me ramener doucement à la raison. Mais moi, comme à mon habitude, je ne manquerais pas de références pour justifier

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mon exaltation. On ne comptait plus, jusque dans mon entourage, ceux qui avaient été les vic- times de ce genre de passions singulières. L'un, perdu dans le désert africain, était tombé amou- reux d'une magnifique lionne, un autre d'une simple figure de jeune fille aperçue sur un bas- relief pompéien, un autre encore d'une Vénus fraîchement exhumée ; on se souvenait même, chez les Flauzac, de cette vieille servante morte en adoration devant son perroquet empaillé. Enfin, tant de gens se sont épris de héros ou d'héroïnes de roman, pourquoi n'aurais-je pas le droit de m'inquiéter pour un livre avec lequel je venais de vivre quelques heures de ma vie? Et aussi pour son auteur, cet homme en qui je voyais moins, maintenant, mon ennemi (ô combien je regrettais de m'être laissé aller, depuis ce fâcheux début, à tirer, sur celui que j'avais trop vite pris pour un benêt, à boulets rouges !) que mon double ?

Je commençai à imaginer toutes sortes d'expli- cations. Quelqu'un à coup sûr cherchait à m'atteindre, quelqu'un qui me connaissait bien, puisqu'il avait su choisir mon point faible et qu'il s'était ingénié à multiplier sous mes pieds les cre- vasses destinées à me faire trébucher.

Des questions aussitôt se pressaient, qui me donnaient le vertige. Je voyais le livre comme une sorte de bombe, de brûlot. Mais dont les effets, perversement, n'apparaîtraient qu'à la

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longue. Un de mes amis avait un jour conçu l'idée d'un roman policier où l'assassin serait, en fin de compte, le lecteur. Je craignais d'avoir eu affaire, quant à moi, à un cas de figure tout aussi inédit : celui où le lecteur est... la victime.

Qui sait si ce livre n'avait pas été exprès conçu, dans sa présentation comme dans son contenu, et jusque dans sa soudaine et théâtrale dispari- tion, pour me mettre à l'épreuve, tester mes réac- tions? Oui, tout cela n'était peut-être que le développement d'une petite comédie soigneuse- ment réglée. Montée par qui ? Des ennemis ? Des proches ? Mais que cherchaient-ils exacte- ment? Qu'attendaient-ils de moi, ou de leur supercherie ? Qu'elle me guérisse, me détourne des livres ? Apparemment, si bien informés qu'ils fussent, ils ne savaient pas qu'ils arrivaient trop tard pour cela : j'avais déjà atteint, et depuis un sacré bon moment, ce stade de la maladie où c'est le remède qui dégoûte le plus le patient.

Au terme de mes méditations, je ne pouvais manquer de revenir à Flauzac. C'est à lui qu'il fallait demander des explications, peut-être des comptes. Car c'est lui, j'en étais maintenant presque certain, qui devait être à l'origine de tout ceci, qui commençait à m'apparaître comme un complot.

Cette fois, l'appel s'imposait. Sur-le-champ. Chez Flauzac, le téléphone sonna d'abord

pendant de très, très, très longues minutes.

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Quand enfin quelqu'un se décida à décrocher, je ne reconnus pas immédiatement la voix de Flauzac. Il ne dut pas non plus reconnaître la mienne, car il me fit répéter trois fois mon nom. Et aussitôt après, sans me laisser le temps de rien dire, il m'entraîna, sur un ton de mélodrame que je ne lui avais jamais entendu, dans le dialogue suivant :

Lui : Mon pauvre ami ! J'attendais ton appel. Tu ne comprends rien à ce qui t'arrive, évidem- ment?

Moi (à peine surpris de sa perspicacité, et confirmé dans l'idée que c'était lui qui tirait les ficelles) : Eh bien, oui... je t'avoue que j'avais commencé à hésiter, à douter dès le début.

Lui : Ah bon ? Ça n'avait pourtant pas si mal commencé pour toi ! Un sacré assaut, non ?

Moi : Oui, mais il y avait tant de possibilités, tant de pistes ouvertes...

Lui : Les choses sont claires, maintenant. Moi : Au contraire ! Depuis sa disparition, je

ne sais plus où j'en suis. Alors maintenant je te supplie de tout me dire. Avoue-le et rassure- moi : c'est bien toi qui as monté toute cette affaire ?

Lui : Mais pas du tout ! Je n'y suis pour rien. Mon seul rôle était de te consoler... après !

Moi : J'aimerais bien pourtant, si c'était pos- sible, remettre la main dessus, essayer de tout reprendre à zéro.

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Lui : Non ! Cela ne pourrait te faire que du mal. N'y songe pas. N'y songe plus... J'aurais bien aimé pouvoir t'aider. Mais, crois-moi, ces choses-là sont sans recours, et sans retour.

Je le sentais nerveux, pressé de raccrocher. Je risquai alors une dernière question.

Moi : Mais enfin, tu peux au moins m'éclairer sur un point ?

Lui : Lequel ? Moi : Qu'a-t-il donc de si extraordinaire, ce

livre ? Lui : De quoi parles-tu ? Quel livre ? Moi : Mais enfin, celui dont je te parle depuis

le début : un de ceux que tu m'as donnés l'été dernier et qui vient de disparaître bizarrement de mon bureau. Il s'appelait précisément Livre.

Lui (d'abord avec beaucoup d'agacement dans la voix) : Je ne t'ai jamais donné de livre qui porte ce nom ridicule... (puis, la voix s'essayant à paraître normale :) Si tu m'écoutais, tu irais prendre un peu de repos.

Et il raccrocha. Je rappelai aussitôt. Cette fois, la réponse fut

immédiate. Flauzac aboyait presque : Tu n'as donc pas encore compris que Sophie

est partie pour de bon ? Elle était venue te le dire elle-même; mais tu n'étais pas, apparemment, en état de l'entendre. Elle est repassée peu après et ne t'a plus trouvé. Alors, elle te l'a écrit. Et puis elle m'a appelé pour me demander de veil- ler sur toi...

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Flauzac parlait encore quand on sonna. C'était, accompagnant ma clé (glissée dans

une minuscule enveloppe cartonnée bleue por- tant mon nom en lettres majuscules), un message de Sophie. Laconique. Mais chaque mot était une blessure.

Pourquoi attendre encore ? Je pars. La Grèce après tout n 'était pas une si mauvaise idée. Mais sans toi.

Je te laisse en dépôt la seule chose utile que je sois encore en mesure de t'offrir : mon silence.

Adieu donc. Sophie.

P.-S. J'ai repris le petit fascicule que j'avais laissé sur le coin de ton bureau la semaine der- nière.