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L’historique du Christianisme Un des phénomènes les plus gênants rencontrés lorsqu’on analyse l’aventure chrétienne est le flou et l’imprécision qui se greffent sur toute son histoire, et ce dès son départ. Après la masse énorme d’ouvrages savants et de recherches historiques, il faut le reconnaître : rien n’est clair, rien n’est définitif. Des thèses se suivent, qui ne se ressemblent pas, au point même que certaines récusent totalement la véracité de l’événement historique ! Il nous a paru intéressant, en un moment où le débat est lancé d’une manière très ouverte dans les forums les plus larges en cette fin du second millénaire de l'ère chrétienne, de nous pencher sur les sources juives, afin d’en retirer de possibles informations. Que disent donc nos propres sources de l’histoire de Jésus (*) et de ses disciples ? Les sources juives Nous commencerons par dresser un inventaire des sources juives dont nous disposons actuellement. Le fait est que nos textes ont énormément souffert de la censure exercée contre eux au cours des générations par cette même Eglise, quand elle tenait le haut du pavé et qu’elle étouffait cruellement toute déviation ou tout manque de respect envers elle. Toutes allusions à la Chrétienté et au fondateur de cette confession ont été, on s’en doute bien, soigneusement éjectées des éditions

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L’historique du Christianisme

Un des phénomènes les plus gênants rencontrés lorsqu’on analyse l’aventure chrétienne est le flou et l’imprécision qui se greffent sur toute son histoire, et ce dès son départ. Après la masse énorme d’ouvrages savants et de recherches historiques, il faut le reconnaître : rien n’est clair, rien n’est définitif. Des thèses se suivent, qui ne se ressemblent pas, au point même que certaines récusent totalement la véracité de l’événement historique !

Il nous a paru intéressant, en un moment où le débat est lancé d’une manière très ouverte dans les forums les plus larges en cette fin du second millénaire de l'ère chrétienne, de nous pencher sur les sources juives, afin d’en retirer de possibles informations.

Que disent donc nos propres sources de l’histoire de Jésus (*) et de ses disciples ?

Les sources juives

Nous commencerons par dresser un inventaire des sources juives dont nous disposons actuellement.

Le fait est que nos textes ont énormément souffert de la censure exercée contre eux au cours des générations par cette même Eglise, quand elle tenait le haut du pavé et qu’elle étouffait cruellement toute déviation ou tout manque de respect envers elle. Toutes allusions à la Chrétienté et au fondateur de cette confession ont été, on s’en doute bien, soigneusement éjectées des éditions du Talmud depuis le Moyen Age – la plupart du temps sur la demande expresse des censeurs. Même aujourd’hui, de manière assez surprenante, on n’a pas encore réintroduit dans les éditions courantes ces passages censurés (exception faite de l’édition Pardess, dans les années 60). D’importants travaux de recherche et d’édition ont pourtant été entrepris au siècle dernier sur la base de manuscrits anciens. Les innombrables transformations du texte original ont été rassemblées dans divers ouvrages, dont les ‘Hissronoth haChass [" Les lacunes du Talmud "] des frères Catz, paru en 5469/1709 ou le Diqdouqei sofrim de Rav Refaël Nathan Néta’ Rabinovitch, paru entre 5628/1868 et 5657/1897. Cependant, au-delà des milliers et des milliers de corrections exigées, seules quelques-

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unes sont vraiment importantes, dont la plupart ne portent que sur l’emploi des mots : min ("renégat"), ou : notsri ("Chrétien").

Les corrections relevées par ces ouvrages concernent le texte de la Guemara, mais elles ont frappé également les commentateurs tels que Rachi, Tossafoth, le Roch et le Maharcha – ainsi qu’il apparaît des ‘Hissronoth haChass.

Mais, bien évidemment, tous les ouvrages de ces époques anciennes souffrent de corrections allant dans ce sens, et il faut savoir, dans certains cas, discerner ce que l’auteur a effectivement voulu exprimer de ce qui n’est que correction due à la censure. Nous fournirons d’ailleurs plus loin un exemple particulièrement expressif en citant l’opinion du Méïri quant au Christianisme, à propos de laquelle pas mal d’encre a coulé.

Le grand historien juif, contemporain de la période de Jésus, qu’était Flavius Josèphe, a gêné le Christianisme : généralement si prolixe dans ses ouvrages qu’il ne rate jamais l’occasion de faire entreprendre de longs discours par ses personnages, il n’a consacré à ce sujet que deux passages d’une brièveté étonnante ! De ce fait, on admet en général qu’il ne s’agit que d’ajouts tardifs de pieux prêtres inquiets de ce silence, et qu’ils ne présentent donc pratiquement aucun intérêt (1).

D’intéressants manuscrits hébraïques permettent de connaître d’anciennes traditions juives. Ils n’ont que rarement été édités, parce qu’ils pouvaient ne pas plaire aux Chrétiens, ce qui a été le cas également d’une traduction récente en français, publiée sous le titre : "L’Evangile du Ghetto" (chez Berg International, par J. P. Osier). Y ont paru : le manuscrit de Vienne et celui de Strasbourg, des fragments de ces textes tirés des Guinzei Chekhter, basées sur les guenizoth du Caire, ainsi que divers extraits de la Guemara à ce sujet. Cet ouvrage a choqué le monde des lettres – qui lui a consacré une critique plutôt acrimonieuse. Ces textes sont cependant connus depuis longtemps, et même Luther s’y réfère – et y répond !

Bien que pour la plupart des historiens ces positions ne reposent que sur des légendes – et nulle preuve ne permet en effet d’en dire plus – nous avons pensé qu’elles ne sont pas d’un intérêt moindre que les autres traditions. Le grand spécialiste Klauzner (2) leur accorde une longue étude, faisant remarquer que ces textes de source hébraïque ne font que

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reprendre les positions chrétiennes, en s’y opposant systématiquement. Si ces textes étaient plus anciens, ils auraient dû diverger davantage des Evangiles.

Nous avons, en revanche, définitivement écarté une "Lettre de rabbi Yo‘hanan ben Zakkaï aux Juifs de la communauté de Rome", très probablement apocryphe. Découverte parmi les livres du Rabbi de Belz et parue pour la première fois en 1892, puis avec commentaires à Anvers en 1929 et à Varsovie en 1932, enfin réimprimée avec une lettre d’introduction de Rav Moché Feinstein, ce texte vient mettre en garde les Juifs de Rome contre les apôtres venus prêcher dans leur ville en faveur du Christianisme. Provenant d’un personnage du Judaïsme tel rabbi Yo‘hanan ben Zakkaï, un tel texte prenant la défense de la Tora aurait dû figurer en première place de toute étude telle la nôtre, mais l’authenticité de ce document est fortement contestée, en particulier par Méïr Bar Ilan, dans Pa‘amim 52, 5752, qui en fait un texte pseudo-épigraphique du XVIe siècle originaire d’une ville des Indes, Koutsin. Le style du texte laisse effectivement à penser qu’il ne peut être antérieur à cette époque. Bien qu’annoncé comme ayant été trouvé à Rome, le Vatican affirme ne pas avoir un tel document parmi ses manuscrits, ainsi que nous l’avons personnellement vérifié.

Les "disputations" auxquelles ont participé les Richonim, tels le Ramban ou rabbi Ye‘hiel de Paris, sont d’un grand intérêt. Nos maîtres ont dû en général rester sur la défensive, et ont été essentiellement amenés à corriger les mauvaises compréhensions et les déformations fastidieuses des Chrétiens et des convertis de fraîche date. Il est cependant rare, par la force des choses, que la compréhension juive réelle du phénomène chrétien y soit présentée.

Le grand problème de la datation

Peut-on fixer l’année exacte de la naissance de Jésus en nous référant à nos sources ?

Les premières sources, plutôt embarrassantes, sont… les Evangiles eux-mêmes ! D’après eux, Hérode vivait encore à la naissance de Jésus. Or, ce roi est mort en l'an - 4 avant l’ère actuelle ! Dans d’autres sources chrétiennes, il apparaît que Jésus était le disciple de rabbi Chim‘on haTsaddiq – ce qui nous ramène à 200 ans plus tôt –, ou que Paul était

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disciple de rabban Gamliel l’ancien, ce qui n’arrange pas non plus les données chronologiques.

Selon nos maîtres, une aggada du Talmud (3) admet que le nazaréen était l’élève de rabbi Yehochoua’ ben Pera‘hiya. Or, ce sage du temps de la Michna était un contemporain du roi Yannaï, qui a régné quelque cent dix ans avant l’ère commune.

Le Raavad (4) pose déjà le problème de la différence de datation entre nos sources et le calendrier admis par la Chrétienté, puis, à sa suite, par le monde entier.

Le Qitsour zékher tsaddiq ajoute aux paroles du Raavad : " Et ils [les Chrétiens] insistent sur le fait que le Temple et la nation juive n’ont plus tenu longtemps après sa mise à mort ", autrement dit, les historiens d’inspiration chrétienne ont eu tendance à situer la mise à mort de Jésus à une date la plus proche possible de la destruction du Temple, car ils voulaient montrer que celle-ci était destinée à punir les Juifs de leur refus de Jésus (5).

Le Ramban déclare de manière tout à fait formelle pendant la "disputation" de Barcelone (6) que " sa naissance a eu lieu près de deux cents ans avant la destruction du Temple ; ou bien, d’après votre décompte [le Ramban répond à une aggada qui lui est présentée, selon laquelle le Messie naît le jour de la destruction du Temple – or, effectivement le Temple a été détruit en l’an 70 de l’ère chrétienne, soit longtemps après la naissance de Jésus], soixante-treize ans avant " !

Le Ramban, en effet, admet que le vrai Jésus est celui qui était le disciple de rabbi Yehochoua’ ben Pera‘hiya. Rabbéinou Tam l’admet lui aussi (7).

Rabbi Ye‘hiel de Paris a été lui aussi confronté à une célèbre "disputation" (cf. Kountrass no 46), au cours de laquelle il a utilisé systématiquement la difficulté de datation de la vie de Jésus par rapport à nos sources, ainsi que certains détails non conformes, pour repousser toutes les attaques de son interlocuteur. L’élève de rabbi Yehochoua’ ben Pera‘hiya ne pouvait pas être le nazaréen, eu égard aux différences de datation entre l’existence de l’un et celle de l’autre. Un autre cas cité dans la Guemara ne correspond pas non plus, puisque l’autre a été mis à mort à Lod. Les dignitaires de l’Eglise qui ont assisté à la "disputation" entre rabbi Ye‘hiel et Donin, le renégat qui lui était opposé, auraient pu poser la question de fond – mais ils n’ont pas osé

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le faire : si les quelques citations rapportées par Donin ne concernent pas "leur" Jésus, nos Sages n’ont alors fait aucune allusion au nazaréen ! Or, le Talmud de Babylone a été définitivement clos au quatrième siècle, date à laquelle la Chrétienté avait déjà conquis le monde ! Il n’y a point de pire offense envers la Chrétienté.

Certains auteurs pensent, cependant, qu’il y a eu effectivement deux personnages différents dans l’histoire, ayant eu le même nom et un sort semblable (8).

En conclusion, rien n’est clair, si ce n’est que les sources juives précises sont clairsemées, ce qui tendrait à prouver combien peu le Christianisme a intéressé nos sages.

La naissance

Le Christianisme repose sur des mystères. Le plus impénétrable est sans doute celui de la naissance du nazaréen. Notre version de l'histoire est fort différente de celle de l’Eglise, tant selon les sources talmudiques, dans la mesure toutefois où elles parlent de cette affaire, que selon celles de l’Evangile du Ghetto : cette jeune fiancée, fille d’une veuve de bonne famille de Beth Lé‘hem, aurait été prise de force par un voisin, un mécréant du nom de Yossef ben Pendara, toujours selon l’Evangile du Ghetto, ou Pendara tout court selon la Guemara. Le fiancé, ou, selon une autre version desdits Evangiles, le mari, ayant appris l’acte immoral commis par cette personne, est parti sur les conseils de son maître, rabbi Chim‘on ben Chéta‘h – dont le nom nous ramène une fois de plus à un siècle plus tôt que celui admis par l’Eglise – en Babylonie d’où il n’est jamais plus revenu, tant il avait honte de cette mauvaise affaire.

Qui était la mère du nazaréen ? Une Guemara (‘Haguiga 4b) parle d’une certaine Myriam/Marie, coiffeuse pour dames, que Rabbéinou Tam (Chabbath 104b) identifie à la mère de Jésus. Il est cependant question dans nos sources (ibid.) d’une autre Miriam, qui eut elle aussi des aventures similaires à celles de la première. De là, une certaine difficulté à ne pas confondre les deux affaires – si tant est qu’elles ne se chevauchent pas : la seconde était mariée à Papos ben Yehouda, qui l’empêchait de sortir, et elle a fini, de ce fait, par être infidèle à son mari (Guittin 90a et dans Rachi). Son amant, apprend-on de la Guemara de Chabbath et de Sanhédrin (67a),

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avait pour nom Pandara. La femme de Papos ben Yehouda est nommée dans ce texte satada, ce qu’on explique à Poumbedita comme signifiant : " Celle-ci a été infidèle à son mari ". On trouvera dans plusieurs autres occurrences dans les textes talmudiques l’expression de " fils de Pandera " (Yerouchalmi Chabbath 14, id. ‘Avoda Zara 40, etc.).

Il semble bien, dès lors, qu’il y ait eu deux personnages dont la biographie est ressemblante, l’un ayant vécu du temps de rabbi Yehochoua’ ben Pera‘hiya, et l’autre du temps de rabbi ‘Aqiba. Le second a été pendu la veille de Pessa‘h à… Lod. Du reste, rabbi Ye‘hiel de Paris utilise ce détail historique pour contester qu’il puisse s’agir du nazaréen, lequel a été certes pendu la veille de Pessa‘h, mais à Jérusalem (9).

Il est important de préciser que même si cette Marie n’était que fiancée, on était à l’époque où l’on donnait des qiddouchin dès que l’accord de mariage était conclu, de sorte que si un tiers avait des relations avec la jeune fille, l’enfant qui en était issu était tenu pour un mamzer [bâtard].

De là, certains maîtres se sont efforcés d’appliquer au nazaréen plusieurs textes parlant de mamzer, mais il faut reconnaître que rien n’est prouvé – cf. Evangile du Ghetto, citant une Michna de Yevamoth 49a au nom de Ben ‘Azaï, et le traité de Kalla 18b, rapportant que certains sages, dont rabbi ‘Aqiba, avaient vu passer deux jeunes, l’un d’entre eux affichant une conduite effrontée. Rabbi ‘Aqiba avait alors déclaré, contrairement à l’avis de ses collègues, que ce jeune devait être un mamzer et le fils d’une femme nidda, assertion ensuite vérifiée après enquête. De la réaction de ses collègues, il ressort que rabbi ‘Aqiba était encore jeune. Si c’est de Jésus qu’il s’agit, la chronologie correspond pour une fois, puisque rabbi ‘Aqiba a survécu à la destruction du Temple, en 70, et qu’il a vécu jusqu’à l’âge de 120 ans (Cf. Klauzner).

Un texte midrachique n’hésite pas à dire : " Si le fils de la prostituée te dit : il y a deux dieux [le Christianisme ancien s'en tenait effectivement à deux forces divines, et non trois comme plus tard], réponds-lui… " (Pessiqta rabbati 100b) !

On pourrait du reste faire encore un pas en suivant cette direction. On sait que la Tora interdit à un mamzer de se marier avec une femme juive issue d’une lignée légitime ; il ne peut prendre comme épouse qu’une convertie,

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ou éventuellement une autre mamzereth. La première solution ne répond cependant pas à une perspective très alléchante, puisqu’une telle union n’empêchera pas les enfants qui seront issus d’une telle union d’être frappés eux aussi de cette désignation, de sorte que rares seront les femmes qui accepteraient un tel mari ! Quant à des femmes mamzeroth elles-mêmes, elles sont rares. Ce sont ces difficultés qui pourraient ainsi permettre de comprendre le célibat du nazaréen…

Enfin, à propos de "mystères" chrétiens, l’un des plus impressionnant – pour nous – est celui de la filiation du nazaréen : les Chrétiens s’accordent avec nous pour dire que le Messie doit être un descendant du roi David, mais le problème est que Miriam ne l’était pas ! Qu’à cela ne tienne, a-t-on admis dans cette école, il suffit que le fiancé l’ait été ! Or, le fiancé en question n’a été pour rien – toujours selon l’Eglise – dans la naissance de Jésus !

La jeunesse studieuse

Les deux derniers siècles du deuxième Temple correspondent à une période de très grands troubles intellectuels.

Nos sources prouvent en tout cas que Jésus a évolué au départ parmi les Pharisiens (les perouchim). Son maître était rabbi Yehochoua’ ben Pera‘hiya – l’un des grands sages du temps de la Michna. Lorsque ce sage a fui Erets Israël, suite aux persécutions que le roi Yannaï a infligées aux maîtres en Tora, il s’est rendu avec son disciple – qui semble donc avoir été son accompagnateur préféré – en Egypte, jusqu’à ce que Chim‘on ben Chéta‘h lui annonce la fin des épreuves qu’ils avaient endurées.

Dans ce texte, Jésus n’est pas montré sous un très bel éclairage : revenant tous les deux d’Egypte, ils se retrouvent dans une auberge où l’aubergiste les accueille avec beaucoup de grâce. Quand le maître fait remarquer au disciple que cette personne est fort courtoise, celui-ci ne trouve rien d’autre à répondre qu’elle n’a pas de beaux yeux ! Sur ce fait, rabbi Yehochoua’ ben Pera‘hiya tance son disciple avec l’admonestation : " Misérable, c’est à cela que tu t’intéresses ! "

Suite à cette fameuse altercation, rabbi Yehochoua’ repousse son disciple. Ce dernier revient demander pardon à son maître, qui le repousse encore. Il revient à la charge une dernière fois, son maître serait tout disposé à l’accueillir, mais il se trouve en pleine récitation du Chema’. Il lui fait un

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signe que l’autre ne comprend pas, mais où il croit deviner une confirmation de son éviction, et il abandonne définitivement son maître (Sota 47a, Sanhédrin 107b).

On constate ici, en fait, que rabbi Yehochoua’ était prêt à lui renouveler sa considération, mais que les choses se sont déroulées autrement qu’il le souhaitait. Il est dès lors plus qu’intéressant de constater la grande force que nos Sages ont assignée aux faits et aux gestes des gens : en introduction au texte cité, ils rapportent le verset : " Que la gauche rejette et que la droite rapproche ", et non comme rabbi Yehochoua’ ben Pera‘hiya, " qui a repoussé Jésus des deux mains ". Somme toute, le rav ne voulait-il pas accueillir à nouveau cette fois-là le disciple ? Mais nos Sages ont vu dans la dureté qu’exprimait ce maître un degré de trop, et ce n’est pas par hasard que la tentative de dernière heure n’a pas eu de succès, bien que le disciple dissident y ait mis du sien.

Certains poussent la remarque plus loin : elle signifie que si ce maître avait su donner à Jésus une place convenable, comme nos maîtres le concevaient, il n’aurait jamais quitté le giron du Judaïsme. La face du monde en eût été changée…

Il n’est pas possible de trouver plus d’informations sur la vie de Jésus dans les textes talmudiques.

Il faut cependant remarquer que certains textes de la Michna et du Talmud semblent bien s’appliquer à la Chrétienté, ainsi que le relève le rav Elie Munk z. ts. l. (10) : " Il est possible que les sages aient discerné, dans les formules de prières auxquelles il convient de répondre : "Silence, silence", certaines allusions à la doctrine chrétienne, qui était à l’époque largement répandue. De hautes autorités, telles que le Rif et le Rachba, ont comme version de la Michna de Berakhoth (33b) : " Celui qui dit : " Que les bons Te bénissent ", c’est une manière de renégat ; celui qui dit : " Ta miséricorde s’étend au nid d’oiseau, et que pour Ta bonté Ton nom soit loué ", ou celui qui énonce un double : " Nous Te remercions ", on lui impose le silence ". Les Tossaphistes, dans Meguila (25a), expliquent : " Que les bons Te bénissent " s’applique à la bonté du Seigneur, et cela ressemble à la croyance en deux divinités. Visiblement, ils veulent par là viser le Christianisme et sa doctrine. La Michna entière est dirigée contre les Chrétiens et les renégats, dont les Sages appréhendaient qu’ils voulussent

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par la formule équivoque faire allusion à leur croyance. La formule : " Ta miséricorde s’étend sur le nid d’oiseau " peut être une prière chrétienne secrète pour " la mère et le fils ". " (11).

En revanche, l’Evangile du Ghetto apporte nombre d’informations, tant sur sa vie que sur la période de sa mort. Il est cependant difficile, comme nous l’avons écrit plus haut, de se fier totalement à cette source.

Ce qui nous paraît le plus intéressant, c’est l’anecdote, trouvée dans cet "Evangile", concernant l’origine des miracles de Jésus : il aurait en effet réussi à acquérir la connaissance du Nom divin, le Chem hamefourach, qui était inscrit sur la "Pierre fondamentale" (éven chethiya) en l’inscrivant sur un parchemin qu’il aurait conservé sur lui en incisant sa peau et en y introduisant ce texte, puis en le ressortant et en l’utilisant. La "Pierre fondamentale" apparaissait dans l’enceinte du Saint des Saints – cf. en particulier Midrach Tan’houma Qedochim 10 – mais l’accès à cet endroit était interdit à toute personne, si ce n’est au kohen gadol, le jour de Yom Kippour, ou aux ouvriers. Il est intéressant de noter que Martin Luther critique très vigoureusement cette tradition – qu’il conforte en quelque sorte – cf. les citations en fin de l’Evangile du Ghetto. Que Jésus ait réussi à s’introduire dans ce lieu d’une sainteté extrême est surprenant. Quoi qu’il en soit, c’est son intrusion qui lui aurait permis d’opérer tous ses miracles. Par la suite, le public commençant à être impressionné par ses hauts faits, les Sages ont envoyé un certain Yehouda (éternisé plus tard sous la forme du fameux "Juda le traitre") en faire de même, afin de lutter contre Jésus, ce qu’il réussit à faire. Par la suite, Jésus voulut revenir au Temple pour réapprendre le Nom divin, mais il fut dénoncé et mis à mort, puisqu’il entraînait le peuple à croire qu’il était le Messie par ses miracles, alors qu’il ne faisait, toujours selon cette source, qu’utiliser le Nom divin pour faire des miracles afin de consolider son argumentaire personnel.

Deux remarques intéressantes dues au Rachbatz (12) : selon la Guemara, en Sanhédrin 67a, Jésus a été mis à mort la veille de Pessa‘h. Cette précision est conforme à ce qu’indiquent les Evangiles. En conséquence, la Cène a eu lieu le 13 au soir, quand les Juifs mangeaient encore du pain. C’est ce genre de mets que les disciples ont dû se partager. Cependant, deux traditions en découlent quant à la manière de confectionner les hosties : l’une, celle des Grecs, les font en ‘hametz, alors que le catholicisme romain propose de la matsa. Ce sont probablement les premiers qui, à la

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vérité, ont historiquement raison !

Même remarque de la part de cet auteur quant à la manière d’effectuer une immersion dans l’eau : il est plus que probable que la manière de procéder du catholicisme romain qui n’immerge qu’une partie du corps est fausse, parce que Jésus a dû tout naturellement se tremper tout entier dans l’eau, dans la fameuse scène avec Jean-Baptiste.

Quant à la croyance que Jésus était d’une dimension divine, le même Rachbatz insiste fortement sur le fait qu’il n’y a aucune preuve sérieuse résultant des expressions et de la vie de Jésus qui puisse permettre de croire une telle chose de sa part et de ses contemporains.

Ses disciples pensaient qu’il faisait ses miracles par la force de D., alors que ses opposants soupçonnaient que les sources étaient différentes. Sa mise à mort a en fait totalement conforté cette dernière conception.

Elle pose aussi problème quant à sa divinité : un dieu ne peut mourir de la main des hommes, ainsi qu’il est écrit à propos du roi de Tsour (Ye‘hezqel/Ezéchiel 28,9) : " Oseras-tu dire encore : " Je suis un dieu ! " en face de tes meurtriers ? Tu n’es qu’un mortel et non un dieu entre les mains de ceux qui te profanent " (Rachbatz).

Sa mission messianique a également été remise en question par cette mort, puisque l’un des rôles du Messie est de rassembler le peuple juif depuis son exil. Or, c’est bien le contraire qui s’est passé (ibid.) !

Evidemment, le fait que, malgré les promesses de retour de Jésus avant la mort de ses disciples, rien n’ait eu lieu, n’est pas non plus fait pour prouver la valeur de sa mission ; de plus, le fait que tous les apôtres aient été tués, et ce, avant même la destruction du Temple, va à l’encontre des déclarations de Jésus (ibid.).

La mission de Paul

Par la suite, si nous nous référons à l’Evangile du Ghetto, la foi en Jésus a continué à se répandre parmi les Juifs, et il est devenu de plus en plus malaisé de distinguer entre les Juifs fidèles à la Tora et ceux qui croyaient en Jésus. Les sages ont alors délégué un des leurs pour servir de "cheval de Troie". Il s’est rendu dans des communautés christianisantes, leur a

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raconté que Jésus lui était apparu, et leur a appris qu’ils devaient ne plus observer le Chabbath et les fêtes juives, mais se reposer le dimanche, et autres allégements religieux, disjoignant ainsi les liens qui subsistaient entre les deux communautés. Selon ces textes, les Chrétiens auraient accordé leur confiance à ce sage, nommé Elie, lequel aurait pris le nom de Paul et aurait demandé qu’on le laisse vivre dans l’isolement jusqu’à la fin de ses jours – sans doute pour pouvoir respecter la Tora sans que le public ne s’en rende compte.

Un second sage de cette même époque aurait été forcé par des zélotes chrétiens de se joindre à eux, ce qu’il fit, voyant que son refus mettait en danger le peuple juif tout entier. Il prit la même direction que Paul : c’est Pierre, nommé auparavant rabbi Chim‘on Képha ! Lui aussi serait resté fidèle aux sources juives, et aurait même rédigé un texte liturgique qu’il aurait envoyé au Sanhédrin, l’actuel Nichmath, récité tous les matins de Chabbath et de fêtes. Ce texte, il est vrai, est déjà cité dans la Guemara Pessa‘him 118, et a été instauré par les rabbanan dehoraa, les maîtres du temps de la Guemara, ainsi que le précise le Séfer ha’Itim (§ 170). Cette tradition de l’Evangile du Ghetto est rapportée, en revanche, par le Ma‘hzor Vitri (Hilkhoth Pessa‘h, § 66), qui la repousse avec une fermeté extrême – attestant qu’une personne rapportant une telle tradition " serait obligée d’amener un sacrifice quand le Temple sera reconstruit ". Rabbi Sim‘ha de Vitri prouve en tout cas qu’une telle tradition existait de son temps, même s’il la récuse vigoureusement en ce qui concerne la paternité surprenante accordée au Nichmath.

Que cette tradition ait sur quoi se baser, ou qu’elle soit fausse, il n’en reste pas moins que le Judaïsme classique est très redevable à Paul qui a écarté de ses rangs une communauté gênante, passant d’un messianisme ayant a priori échoué à des conceptions franchement inadmissibles de dédoublement, voire de triplement, de D. !

La "fidélité" à la Tora

Les preuves ne manquent pas que Jésus ait tenu à respecter la Tora, et qu’il ait voulu que ses disciples fassent de même. Cela ne l’a pas empêché de laisser s’introduire, dans certains domaines, un message moins "orthodoxe" du respect des mitswoth.

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Au niveau des sources talmudiques, l’idée est présentée de la manière suivante (Chabbath 116a), que nous rapportons en nous référant à la traduction donnée dans l’Evangile du Ghetto :

Imma Salomé, femme de rabbi Eli‘ézer et sœur de rabban Gamliel, avait pour voisin un philosophe (Rachi : "Un hérétique") ; il était réputé pour son incorruptibilité. Ils voulurent le tourner en dérision : elle lui apporta une lampe d’or et, se présentant à lui, lui dit :

" Je veux qu’on m’attribue ma part des biens familiaux (alors que ses frères la revendiquaient) !

– Qu’il en soit ainsi ! dit le philosophe.

– Il nous est prescrit : la fille n’héritera pas à la place du fils !

– Depuis le jour où vous avez été exilés de vos terres, la Tora de Moché est devenue périmée et l’Evangile (‘Avon guilyon) a été donné, où il est écrit : le fils et la fille auront les mêmes droits à l’héritage !"

Le lendemain, Rabban Gamliel se présenta chez ce sage, amenant un âne de Libye. "Je suis allé à la fin du ‘Avon guilyon. Il y est écrit, dit le philosophe : Moi, ‘Avon guilyon, je ne suis pas venu pour mettre fin à la Tora de Moché mais pour la compléter. Il est écrit dans celle-ci : la fille n’héritera pas à la place du fils.

Imma Salomé lui dit : " Ta lumière brille comme le candélabre "…

Rabban Gamliel lui dit : " L’âne est venu, et a brisé le candélabre… "

Deux conclusions sont à tirer de cette anecdote : le premier est le fait que nos sages rapportent eux aussi que l’esprit des Evangiles était de ne pas vouloir changer la Tora. Mais le second message est qu’une religion quelconque, si elle n’est pas basée sur des règles immuables et transcendantes, prend immédiatement le risque d’être ballottée par vents et marées, selon les intérêts et les passions du moment. C’est ce qui, en un mot, va se passer avec le Christianisme au cours des siècles à venir !

Déjà du temps des richonim, le Rachbatz fait remarquer que Jésus affirmait ne pas être venu changer quoi que ce soit à la Tora. Il rapporte des preuves

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: après le Sermon sur la Montagne, il a guéri un metsora’ (maladie correspondant peut-être à la lèpre) – non sans l’inviter à se rendre chez un kohen pour que soit fait ce que la Tora exige dans un pareil cas.

Les seuls changements que Jésus préconise vont dans le sens d’un alourdissement de la Tora, condamnant à mort même l’injure envers autrui, ou parlant d’adultère même quand une personne convoite la femme de son voisin.

Les disciples témoignent eux-mêmes qu’il a été tué parce qu’il affirmait être un fils de D. et un Messie, et non parce qu’il avait rejeté la Tora. Après sa mort, les disciples ont continué à pratiquer les obligations de la Tora. Cependant, précise cet auteur, ils ont prêché en faveur d’une nouvelle foi auprès des Gentils, désirant les ramener à une formule de Bené Noa‘h, ainsi que le fera bien plus tard le rav Benamozeg avec Aimé Pallière – tout en conservant pour eux-mêmes le respect intégral des lois juives. Telle est, lance le Rachbatz, l’idée de fond du Concile de Jérusalem, la première réunion plénière des communautés chrétiennes : le problème qui s’est posé à eux à l’époque était de savoir comment guider les non-Juifs. Certains pensaient que seuls ceux qui sont circoncis et qui respectent les mitswoth peuvent obtenir leur salut, mais la conclusion a été que les non-Juifs attendaient eux aussi d’être admis dans la Chrétienté, et que pour eux il fallait être plus souple et les instruire à suivre les sept mitswoth de Noa‘h, sans plus. Evoquant l’immersion dans un miqwé, le même auteur fait remarquer qu’une telle conversion sans circoncision ressemble à ce qui est proposé dans le cadre de la Halakha à un guer tochav, c’est-à-dire à celui qui ne fait que prendre sur lui les sept mitswoth noa‘hides sans devenir juif – ce qui serait donc le système proposé à ces Gentils par les premiers Chrétiens juifs. Par la suite, ces idées directrices ont été abandonnées.

Quant aux Apôtres, précise le Rachbatz, ils ne semblent pas avoir été d’un niveau très élevé de connaissances en matière de Tora : on trouve dans les Evangiles des erreurs grossières ! Exemple : combien d’années a duré la famine du temps du prophète Elie ? Selon la Bible (Melakhim I,18,1), moins de trois ans ; selon les Evangiles, plus de trois ans. Les disciples de Jésus ont affirmé qu’Avraham a été enterré dans le champ acheté auprès de… Chekhem fils de ‘Hamor (transaction qui ne s’est réalisée qu’avec Ya‘aqov). Ils parlent d’un verset qui aurait été dit à propos de Jérémie, concernant une affaire de trente chéqels, mais ce verset est dans Zacharie (11,13 – cf.

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Jérémie 18,2). Pire encore : un homme a demandé à Jésus quelle est la première obligation de la Tora, et il lui a répondu : " Ecoute Israël, etc., tu aimeras l’Eternel ton D. de tout ton cœur, de toute ton âme, de toutes tes pensées et de tous tes moyens " – se trompant dans l’un des versets les plus connus de la Tora ! Tout cela est fort gênant !

En fait, conclut le Rachbatz, " il ressort clairement de toutes ces preuves qu’il ne voulait pas aller à l’encontre de la Tora et qu’il ne voulait pas se faire passer pour une divinité, son erreur consistant dans le fait qu’il se prenait pour le Messie, et à sa mort, son projet s’est effondré. La diffusion de sa croyance a passé d’erreur en erreur, ce à quoi se sont ajoutés les efforts de ses disciples en vue d’attirer vers sa foi des non-Juifs, et ce en employant des moyens que Jésus n’avait pas ordonnés et auxquels il n’avait jamais pensé… "r