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  • JenniferL.Armentrout

    Covenant–1

    DémonsuivideSang-mêlé

    Maisond’édition:J’ailu

    Traduitdel’anglais(États-Unis)parPaolaAppelius

    ©JenniferL.Armentrout,2011TousdroitsréservésPourlatraductionfrançaise©ÉditionsJ’ailu,2017Dépôtlégal:octobre2017

    Lelivreaétéimprimésouslesréférences:ISBN:9782290078839

    CedocumentnumériqueaétéréaliséparNordCompo.

    http://www.nordcompo.fr

  • Présentationdel’éditeur:SuruneîleaulargedelaCarolineduNordviventleshematoï,desindividusausangpuretauxpouvoirsdivinscapablesdemaîtriserlesquatreéléments.Ceuxdontlalignéeaconnuunmétissagesontcontraintsdechoisirleurdestin:intégrerlecorpsdesSentinellesduCovenantpourchasserlesdémons,leursennemisoriginels,ouêtreréduitsàlaservitude.DeretourdepuispeuauCovenantpourdesraisonsquiluiappartiennent,Alexandrian’apasle choix : fille d’une hématoï et d’un simple mortel, elle se doit de réussir l’examen luipermettantdedevenirSentinelle.L’institutionappliqueunedisciplinedefer,et lesrelationsentresang-puretsang-mêlésontformellementinterdites,souspeined’exclusion,oupire.UnerèglequipourraitêtresimplesiAiden,unsang-purauxyeuxcouleurd’oragequ’Alexconvoitedepuistoujours,n’avaitpasétédésignécommesonentraîneurpersonnel…

    Couverture:©IlonaWellmann/ArcangelImages

    Biographiedel’auteur:Couronnéed’unRITAAward, Jennifer L. Armentrout est l’auteure de nombreuses séries deromance,de fantasyetde science-fiction,dont lesdroitsont étévendusdansdenombreuxpays.Jeudepatience,sonbest-sellerinternational,estégalementdisponibleauxÉditionsJ’ailu.

    TitresoriginauxDAIMON:THEPREQUELTOHALF-BLOOD

    suivideHALF-BLOOD

    ÉditeuroriginalSpencerHillPress

    ©JenniferL.Armentrout,2011Tousdroitsréservés

    Pourlatraductionfrançaise©ÉditionsJ’ailu,2017

  • DumêmeauteurauxÉditionsJ’ailu

    ÀHUISCLOSÀDEMI-MOT

    JEUDEPATIENCEJEUD’INNOCENCEJEUD’INDULGENCEJEUD’IMPRUDENCEJEUD’ATTIRANCE

    LUX

    1–Obsidienne1.5–Oubli2–Onyx3–Opale

    4–Origines5–Opposition

    OBSESSION

  • COVENANT-0,5

    Démon

  • AVANT

  • CHAPITRE1

    Ellesentaitlanaphtalineetlamort.OnauraitditquelavieilleMagistratequisetenaitdevantmoivenait

    desortirdutombeauoùelleétaitenhibernationdepuisdeuxsiècles.Sapeau était aussi sèche et ridée qu’un vieux parchemin et chacun de sessoufflesmenaçaitd’être ledernier.Jen’avais jamaisvupersonned’aussiâgé,mais il fautdireàmadéchargeque jen’avaisque septans, etquemêmelelivreurdepizzasmeparaissaitvieux.

    Unmurmure de désapprobation s’éleva derrièremoi : j’avais oubliéque lessimplessang-mêlécommemoin’étaientpasautorisésàregarderunMagistratdanslesyeux.Étantlesenfantsausangpurdesdemi-dieux,lesHématoïavaientunegosurdimensionné.

    Jemetournaiversmamère,deboutàcôtédemoisurl’estrade.Elleétait l’une des Hématoï, mais elle ne leur ressemblait pas. Ses yeuxcouleur d’émeraude contenaient une prièremuette : elle voulait que jemontre l’image d’une petite fille sage et obéissante, pas celle del’incorrigibleinsoumisequ’ellesavaitquejepouvaisêtre.

    Queredoutait-elletant?C’estmoiquiallaisaffronterlejugementdelagardiennedelacrypte.Etsi jesurvivaisàcettetraditionridiculesansdevoirporterlebassindecettevieillesorcièrejusqu’àlafindemesjours,ce serait un vrai miracle. Digne des dieux qui étaient censés nousprotéger.

    —AlexandriaAndros?

  • Lavoixde laMagistrateétait râpeusecommedupapierdeverre,etellefitclaquersalangued’unairréprobateur.

    —Elleestbientropchétive.Sesbrassontaussimaigresquedejeunesrameauxd’olivier.

    Quand elle se pencha sur moi pour m’examiner de plus près, jem’attendaispresqueàcequ’ellemetombedessus.

    —Etsesyeux,ilssontcouleurdeterre,ilsn’ontrienderemarquable.ElleatrèspeudesangdesHématoïenelle.Elleestplusmortellequetousceuxquenousavonsvusaujourd’hui.

    Les yeux de la Magistrate avaient quant à eux les reflets d’un cield’orage.Unmélangedevioletetdebleu,marquedesonhéritagedivin.LesHématoïpossédaienttousdesprunellesextraordinaires.Beaucoupdesang-mêlé aussi, mais je n’avais pas tiré le bon numéro le jour de manaissance.

    Les déclarations s’étaient succédé pendant ce qui m’avait paru uneéternité, alors que j’avais surtout envie demanger une glace ou d’allerfaire lasieste.D’autresMagistratsétaientvenusm’examiner,échangeantdes commentaires à voix basse tout en tournant autour de moi. Je nequittais pas des yeuxmamère, dont le sourirem’assurait que tout celaétaitnormaletquejemecomportaisbien–etmêmemieuxqueça.

    Dumoins jusqu’àceque lamomiecommenceàme tripoter,partoutoù ma peau était exposée, et même là où elle ne l’était pas. J’avaistoujours détesté qu’onme touche.Quand je gardaismes distances avecquelqu’un, je m’attendais à la réciproque, mais cette vieille bique étaitapparemmenttrèsmalélevée.

    Avecsesdoigtsosseux,ellemepalpaleventreàtraversmarobe.—Ellen’aquelapeausurlesos.Commentpourrait-ellecombattreet

    nous défendre ? Elle n’est pas digne d’être formée au Covenant et deserviraucôtédesenfantsdesdieux.

    Jen’avaisjamaisvulesdieux,maismamèreprétendaitqu’ilsétaienttoujoursparminousetqu’ilsnousobservaient. Jen’avais jamaisvunonplusdechevalailéoudechimère,maisellem’avait juréqu’ilsexistaient

  • aussi.Duhautdemesseptans,jenecroyaispasàcesbalivernes,cequimettait à l’épreuve ma foi déjà vacillante en des divinités censées sepréoccuper encore d’unmonde qu’elles avaient peuplé de leurs enfantscommeseulslesdieuxsaventlefaire.

    — Ce n’est qu’une misérable petite sang-mêlé, poursuivit l’ancêtre.Envoyons-la plutôt chez les Maîtres. J’ai justement besoin d’une jeuneservantepourrécurermestoilettes.

    Ellem’avaitalorscruellementpincée.Etj’avaisrépliquéparuncoupdepieddanslestibias.Je n’oublierai jamais l’expression demamère, àmi-chemin entre la

    terreur pure et la panique, prête à s’interposer pour m’arracher à leurcourroux.J’entendisquelqueshoquetsoutragés,maiségalementquelquesricanements.

    — Tempérament de feu, dit l’un desMagistrats, tandis qu’un autres’avançaitd’unpas.

    —ElleferaunebonneGardienne,peut-êtremêmeuneSentinelle.

    Àcejour,jenesavaistoujourspasenquoij’avaisdémontrémavaleurendonnantuncoupdepiedà lamomie,mais j’avaispassé le test.Maismaintenant, j’étais bien avancée. J’avais aujourd’hui dix-sept ans et celafaisaittroisansquej’avaiscoupélespontsaveclemondedesHématoï.Etmêmedanslemondenormal,ilfallaitquejemefasseremarquer.

    Car il faut reconnaître que j’avais une grosse tendance aux actesirréfléchis.Commequidiraitl’unedemesspécialités.

    —Turecommences,Alex.LamaindeMattserefermasurlamienne.Jeclignailentementlesyeuxpourfairelepointsurlui.—Quoi?—Tuprendstonair.Ilm’attiracontresontorse,enroulantunbrasautourdemataille.— Ton air sérieux, comme si tu pensais à quelque chose de très

    profond.Commesituétaisàmillelieuesd’ici,latêtedanslesnuagesou

  • suruneautreplanète.MattRichardson,lemignonpetitvoisinquiavaitarrêtédemangerde

    lavianderougeparconviction,rêvaitdemiliteràGreenpeacepoursauverlesbaleines.Monalibiactuelpourmefondredanslemondedesmortels.Ilm’avaitconvaincuedefairelemuravecluipourallersurlaplageoùungroupedegensquejeconnaissaisàpeineorganisaientunfeudecamp.

    J’avaisungoûtdouteuxpourlesgarçons.Avant lui, je m’étais entichée d’un intello torturé qui écrivait des

    poèmesaudosdeseslivresetcoiffaitsescheveuxnoircorbeaupourqu’ilstombentdevantsesyeuxnoisette.Ilavaitécritunechansonsurmoi.Jeluiavais ri au nez et notre relation s’était achevée avant même d’avoircommencé. Et l’année précédente avait sans doute été la plus nulle detoutes.J’avaiscraquépour lecapitainede l’équipede footballaméricaindulycée,unblondperoxydéauxyeuxbleuslumineux.Pendantdesmois,nousn’avionséchangéquedevagues« salut »etdes « t’asun stylo? »avant de nous retrouver dans une soirée. On avait discuté. Il m’avaitembrasséeetpelotélesseins,etilempestaitlabièreàpleinnez.Jel’avaisfrappé–fracturedelamâchoire.Mamèrem’avaitcarrémentfaitchangerde ville après cet exploit, et j’avais eu droit à unméga sermon : je nedevaispascognerdetoutesmesforces,carunefillenormalen’auraitpasétécapabledeporterdescoupsd’unetelleviolence.

    Les fillesnormalesn’aimaientpasnonplus se faire tripoteret j’étaistotalementpersuadéequesiellesavaienteumestalentspourlacastagne,ellesneseseraientpasgênées.

    JesourisàMatt.—Jenepenseàriendespécial.—Àriendutout?Il se pencha sur moi et les pointes de ses cheveux blonds me

    chatouillèrentlesjoues.Lesdieuxsoientloués,saphasedreadlocksétaitdel’histoireancienne.

    —Ilnesepasseriendutoutdanscettejolietête?

  • Ohquesi,ilsepassaitbeaucoupdechosesdansmatête,maispascequ’ilespérait.Toutenplongeantmonregardaufonddesesbeauxyeuxverts, jesongeaisaupremiergarçondont j’étais tombéeamoureuse:ungarçonplusvieuxquemoiauxyeuxcouleurd’oragequim’étaitinterdit–tellementinaccessiblequ’ilauraitpuêtreunextraterrestre.

    Techniquement,c’estd’ailleurscequ’ilétait.Et encore aujourd’hui, jeme seraisdonnédes claques.Commedans

    lesromans, jecroyaisquel’amoursoulevaitdesmontagnesettoutescesconneries.Biensûr.Saufquedansmonmonde,cegenred’amourfrappaitcommelacolèredivineetvousprécipitaitauxenfersjusqu’àlafindevosjours.

    L’arrogancedesdieuxetdeleursenfantsétaitsanslimites.Peut-être quemamère avait sentimon obsession naissante pour ce

    sang-pur,etquec’étaitlaraisondemonarrachementauseulmondequejeconnaissais–celuiauquelj’appartenaisvraiment.Lespursn’étaientpasfaitspourlessang-mêlécommemoi.

    —Alex?Mattm’effleura la joue du bout des lèvres, qu’il fit progressivement

    glisserversmabouche.—Bon,oui,jepenseàquelquechose.Mehaussantsurlapointedespieds,jenouaimesbrasautourdeson

    cou.—Devinequoi.—Queturegrettesdenepasavoirpristeschaussures?Moioui.Le

    sableestglacial.C’estvicieux,leréchauffementclimatique.—Non,cen’estpasàçaquejepense.Ilfronçalessourcils.— Tu ne penses pas au cours d’histoire, quand même ? Ça serait

    vraimenttordu,Alex.Jemedégageaidesesbrasensoupirant.—Laissetomber,Matt.Avecungloussement,ilmerattrapaetm’emprisonna.

  • —Jeplaisante.Ahouais?Jel’autorisainéanmoinsàposersabouchesurlamienne.

    Ses lèvres étaient chaudes et il ne bavait pas, soit le top de ce qu’onpouvait espérer d’un garçon de dix-sept ans. Il fallait lui rendre justice,Mattembrassaittrèsbien.Seslèvreseffleurèrentdoucementlesmienneset quand sa langue se fraya un chemin à l’intérieur jem’abstins de luibalanceruncrochetàl’estomacetluirendismêmesonbaiser.

    Sesmainsdescendirentsurmeshanchesetilmeguidasurlesable,enappuisurunbras,tandisqu’ils’allongeaitsurmoi,semantmonmentonetmon cou d’une traînée de baisers mouillés. Allongée sur le dos, jecontemplais le ciel noir constellé d’étoiles brillantes et de rares nuages.C’étaitunenuitmagnifique–unenuittrèsnormale,enréalité. Ilyavaitquelquechosederomantiquedanssafaçondeposerlamainsurmajouequand sa bouche retrouva la mienne tandis qu’il chuchotait mon nomcommesij’étaisunmystèreinsondable.Jemesentaisbien,lovéedanssachaleur,pasaupointd’arrachermesfringuesetdemedonneràlui,maiscen’étaitdéjàpassimal,etj’auraispum’encontenter.Surtoutquandjefermaislesyeuxetquej’imaginaissesprunellesargentéesetsescheveuxbeaucoup,beaucoupplussombres.

    C’estalorsqu’ils’aventurasousmarobebaindesoleil.J’ouvris les yeux d’un coup et retirai aussitôt sa main qui s’égarait

    entremescuisses.—Matt!—Quoi?Ilrelevalatête,sespupillesdilatéesobscurcissantsonregard.—Pourquoituneveuxpas?Pourquoi ? J’eus soudain l’impressiond’êtreuneprincesse ayant fait

    vœu de chasteté. Pourquoi ? La réponse fusa dans mon esprit. Je nevoulais pas perdre ma virginité sur une plage, où le sable risquait des’introduirepartout.Jevenaisdéjàdem’offrirunebonneexfoliationdesjambes.

  • Maisilyavaitaussiautrechose.Jen’étaispasvraimentlà,avecMatt,pas quand je l’imaginais brun aux yeux gris et que je désirais qu’il soitquelqu’und’autre.

    Quelqu’unquejenereverraisjamais…etquin’étaitpaspourmoi.

  • CHAPITRE2

    —Alex?insistaMatt,lenezenfouidanslecreuxdemoncou.Qu’est-cequinevapas?

    Faisantusaged’unepartiedemaforcesurnaturelle,jelefisroulersurle côté etm’assis dans le sable. Je remis le haut dema robe en place,heureusequ’ilfassenuit.

    —Désolée.Jen’aipasenviedefaireçamaintenant.Matt resta couché sur le dos, contemplant les étoiles comme je le

    faisaisquelquesinstantsauparavant.—Est-ceque…j’aifaitquelquechosequ’ilnefallaitpas?Monventresenouaetj’éprouvaiuncurieuxsentiment.Mattétaitun

    bravegarçon.Jemetournaiversluietluiprislamain,mêlantmesdoigtsauxsiens,ungestequ’ilaimait.

    —Non.Pasdutout.Ilretirasamainpoursemasserlefront.—C’esttoujourspareil.Tuneveuxjamais.Jemerembrunis.Ahoui?—Etiln’yapasqueça.Matts’assitàsontour,entourantsesgenouxdesesbras.— J’ai l’impression de ne pas te connaître, Alex. Je ne sais pas

    vraimentquitues.Çafaitcombiendetempsqu’onsortensemble?—Deuxàtroismois?J’avais bon?Aussitôt, jeme sentisminable. Par lesdieux, j’étais en

    traindevirergarce.

  • Mattesquissaunfaiblesourire.—Toi, tu sais tout demoi. À quel âge je suis allé en boîte pour la

    première fois. L’université que je voudrais fréquenter. Ce que je n’aimepasmangeretmonaversionpourlesboissonsgazeuses.Lapremièrefoisquejemesuiscasséunos…

    —Entombantdetonskate.Paspeufièredem’ensouvenir.Mattritdoucement.—C’estça.Maismoi,jenesaisriendetoi.Jeluidonnaiuncoupd’épaule.—Mêmepasvrai.—Si,c’estvrai.Ilmedévisageaetsonsourires’effaça.—Tuneparlesjamaisdetoi.Pasfaux.Maisquepouvais-jeluidire?Imaginez.«Tusaisquoi?Tu

    connaisLeChocdesTitans,ouleshistoiresdelamythologie?Ehbien,lesdieuxexistentet jesuisenquelquesorteunede leursdescendantes.Unpeu comme un enfant dans une famille recomposée dont personne neveutlagarde.Oh,etçanefaitquetroisansquejefréquentelesmortels.Onresteamisquandmême?»

    Impossible.Jemecontentaidoncdehausserlesépaules.— C’est qu’il n’y a pas grand-chose à raconter. Je suis une fille

    ennuyeuse.Mattsoupira.—Jenesaismêmepasd’oùtuviens.—J’habitaisauTexasavantMiami.Jetel’aidéjàdit.Le vent plaqua sur mon visage et sur l’épaule de Matt des mèches

    folles qui s’étaient échappées. J’avais besoin d’une bonne coupe decheveux.

    —Cen’estpasunmystère.—C’estlàquetuesnée?

  • Je détournai les yeux vers l’océan. La mer était si sombre qu’elleparaissaitvioletteetmenaçante.M’arrachantàcettevision,jeregardailaplage.Deuxsilhouettesmarchaientsurlerivage,clairementmasculines.

    —Non,répondis-jeauboutd’unmoment.—Oùes-tunée,alors?Réprimant la contrariété qui commençait à me gagner, je me

    concentraisurlesdeuxtypesauborddel’eau,courbéscontreleventdulargequilesaspergeaitd’écumeglacée.Unetempêtesepréparait.

    —Alex?Matts’étaitrelevéetsecouaitlatête.— Tu vois ? Tu n’es même pas foutue de me dire où tu es née.

    Pourquoi?Mamère préférait que personne ne sache rien de nous. Totalement

    parano, elle pensait que si on en disait trop, le Covenant nousretrouverait.Est-cequeceseraitunesimauvaisechose?J’auraispréféréqu’ilsnoustrouventetmettentuntermeàcetteviedefolie.

    Frustré,Mattsepassalamaindanslescheveux.—Jecroisquejevaisrejoindrelesautres.Jeleregardais’éloigneravantdemeleveràmontour.—Attends.Ilseretourna,sourcilshaussés.Jeprisuneinspiration,puisdeux.—Jesuisnéesuruneîledontpersonnen’ajamaisentenduparler.Au

    largedelaCarolineduNord.Uneexpressiondesurprisepassasursonvisageetilrevintsursespas.—Quelleîle?—Jesuissûrequetunelaconnaispas.Jecroisailesbrassurmapoitrinepourmeprotégerduventfroidqui

    medonnaitlachairdepoule.—Prèsdel’îledeBald-Head,danslecomtédeBrunswick.Un large sourire éclaira son visage et j’étais sûre que la peau s’était

    plisséeautourdesesyeux,commechaquefoisqu’ilétaittrèscontent.

  • —C’étaitsidifficile?—Oui.Ma grimace se mua en sourire, parce que la joie de Matt était

    communicative.Sonsouriremerappelaitceluidemonmeilleurami,quejen’avaispasrevudepuis trois longuesannées.Sûrementcequim’avaitattiréechez luiaudépart.Maismabonnehumeurs’envolaquand jemedemandaicequemonanciencomplicepouvaitbienfaireencemoment.

    Mattm’obligealentementàdécroiserlesbras.—Tuveuxretourneraveceux?Ilmontraitdumentonlegrouped’adolescentsblottisautourd’unfeu

    decampsurlaplage.—Outupréfèresresterici?Iln’ajoutariendeplus,maisjesavaiscequ’ilvoulaitdire.Restericiet

    continuer à s’embrasser, à oublier. Pas une mauvaise idée. Je merapprochaidelui.Par-dessussonépaule,mesyeuxseposèrentànouveausurlesdeuxtypes.Ilsn’étaientplusqu’àquelquespasetjesoupiraienlesreconnaissant.

    —Onadelacompagnie,dis-jeenmereculant.LatêtedeMattpivotaverseux.—Génial.TimonetPumbaa.Je gloussai. La comparaison avec les deux personnages du Roi lion

    était très bien trouvée. J’avais déjà eu l’occasion de croiser ces deuxdébiles, mais je n’avais pas retenu leurs noms. Timon était le grand etmaigreavecdescheveuxbrunstellementraidisdegelqu’ilsauraientpuêtre considérés comme des armes blanches dans la plupart des États.Pumbaa était plus petit, plus trapu, le crâne rasé, bâti comme unelocomotive.Ilsavaientlaréputationd’êtredestrouble-fêtepartoutoùilsallaient,surtoutPumbaa,quisoulevaitdelafonte.Ilsavaientdeuxansdeplusquenousetavaientpasséleurdiplômedansle lycéedeMattavantque jedébarqueenFloride.Mais ils traînaient toujoursavec les lycéens,comptantsansdouteimpressionnerlesfilles.Onracontaitdeschosespastrèsnettessureux.

  • Même sous le clair de lune, je voyais qu’ils étaient bronzés. Leurssourires trop confiants révélaient des dents bien trop blanches. Le pluspetitmurmuraquelquechoseàl’oreilledesonpoteetilssetapèrentdanslamain.

    Sanssurprise,cesdeux-lànemeplaisaientpasdutout.—Salut ! nous lança Timon alors qu’ils ralentissaient. Tu fais quoi,

    Matt?Mattenfonçalesmainsdanslespochesdesonshort.—Pasgrand-chose…etvous?TimonregardaPumbaa,puissesyeuxrevinrentsurMatt.Sontee-shirt

    rosefluo,bientroppetitpourlui,semblaitpeintsursontorsemaigre.—Ontraîneunpeu.Onirasûrementenboîtetoutàl’heure.Timonmeconsidérapourlapremièrefois,détaillantmarobeetmes

    jambes.Ilmedonnaitenviedegerber.—Jet’aidéjàvuedanslecoin,dit-ilendodelinantdelatêtecomme

    unchienàl’arrièredesvoitures.Unesortededansenuptialebizarre,peut-être?—C’estquoi,tonpetitnom,mabeauté?—Elles’appelleAlex,réponditPumbaa,leregardfuyant.Unnomde

    mec.Jeravalaiungrognement.—Mamèrevoulaitungarçon.Timonparutdécontenancé.— En fait, c’est le diminutif d’Alexandria, expliqua Matt. Mais elle

    préfèrequ’onl’appelleAlex.Je souris àMatt,mais celui-cinedétachaitpas son regarddesdeux

    autres.Unmusclesursamâchoiretressaillitimperceptiblement.Pumbaa croisa les bras sur son torse musclé, les yeux braqués sur

    Matt.—Tum’endirastant.

  • Son expression me mit en alerte et je me rapprochai de moncompagnon.

    Timon, qui reluquait toujours mes jambes, émit un son entre legrognementetlegémissement.

    —Canon,lameuf.Est-cequetonpèreestunvoleur?—Hein?Jeneconnaissaispasmonpère.Peut-êtrequec’étaitungangster.Tout

    cequejesavaisdelui,c’estquec’étaitunmortel.Rienàvoiraveccesgrosnazes,ilfallaitl’espérer.

    Timonfitjouerdesmusclesinexistantsensouriant.—Oùilavolélesdiamantsqu’ilamisdanstesyeux?—Waouh.JebattisdespaupièresetmetournaiversMatt.—Pourquoitunemedisjamaisdestrucsaussiromantiques,Matt?Je

    suisdégoûtée.Maiscontrairementàcequej’espérais,Mattnesouriaitpas.Sesyeux

    passaientd’untypeàl’autreetjevisqu’ilserraitlespoingsaufonddesespoches. Son regard était méfiant, la ligne de sa bouche tendue. Majovialités’évaporainstantanément.Ilavait…peur?

    Jeleprisparlebras.—Viens,onrentre.—Attendsunpeu.Pumbaaluiposalourdementlamainsurl’épaule,suffisammentpour

    lefairereculerdequelquescentimètres.—Pastrèscooldenousplanterlà.Une bouffée de chaleur remonta le long de mes reins, rendant ma

    peaubrûlante.—Baslespattes,l’avertis-jeàmi-voix.Surpris,Pumbaaretirasamainetsetournaversmoi.—C’estellequiportelaculotte,ondirait.—Alex,sifflaMattenmefaisantlesgrosyeux.C’estbon.N’enfaispas

    uneaffaire.

  • Là,iln’avaitencorerienvu.—C’estsûrementsonnomquidéteint,ricanaTimon.Çavousditde

    faire un tour en boîte ? Je connais un videur du Zéro, il nous laisseraentrer.Jesensqu’onvas’éclater.

    Ilmepritparlebras.Timonvoulaitpeut-êtrerigoler,maiscen’étaitpas le trucà faire.Je

    détestaistoujoursqu’onmetouchequandjen’enavaispasenvie.—Tamèreestjardinière?luidemandai-jeinnocemment.—Quoi?Lemecétaitinterloqué.—Parcequ’unefacecommelatienneestbienmieuxcontreterre.Jeluitordislebrasetsonvisagesedéforma.Nosregardssecroisèrent

    pendantuneseconde.Ilnecomprenaitpascommentj’avaisfait.Celafaisaittroisansquej’avaiscessédem’entraîner,maisdesmuscles

    endormis se réveillèrent et mon cerveau se mit en pilote automatique.Plongeant sous son bras, je le déséquilibrai et lui frappai l’arrière desgenouxd’uncoupdepied.

    Laseconded’après,Timonmordaitlapoussière.

  • CHAPITRE3

    Alors que je regardais le type étalé dans le sable, je compris que lecombat me manquait, particulièrement la poussée d’adrénaline et lasatisfactionglorieused’envoyerl’adversaireautapis.Maisilfallaitavouerque se battre avec des mortels n’avait rien de comparable avec lesaffrontements contre mes semblables, ou les monstres qu’on m’avaitapprisàtuer.C’étaitbientropfacile.Sicegarçonavaitétéunsang-mêlé,c’estpeut-êtrebienmoiquiauraisfiniavecdusableentrelesdents.

    —BonDieu,murmuraMattenreculantd’unbond.Je relevai la tête, m’attendant à lire dans ses yeux une sorte de

    respect. Peut-être même de l’admiration. Mais rien, je n’obtins de luiaucune gratification. Au Covenant, on m’aurait applaudie. J’avaisseulementoublié,unefoisdeplus,quejen’étaisplusauCovenant.

    Pumbaa, abasourdi, considéra son pote, puis moi, et les chosesdégénérèrenttrèsvite.

    —Tu veux te battre commeunmec ? J’espère pour toi que tu saisaussiencaisserlescoups,salope.

    —Oh, lui répondis-jedansunsourire toutenmemettantengarde.C’estpartiavecDonkeyKong.

    Sûr de sa supériorité musculaire, Pumbaa se jeta sur moi. Mais iln’étaitpasforméaucombatdepuisl’âgedeseptansetnepossédaitnilaforce ni la vitesse que je tenais des dieux. Son poing énorme fusa versmon visage, je l’esquivai sans peine et lui balançai un coup de piedretourné dans l’estomac. Pumbaa accusa le choc et se plia en deux,

  • lançant lesdeuxmainsenavantpourmebloquer lesbras.Jem’avançaisur lui, leprispar lesépauleset letiraivers lesoltoutenrelevantmongenou.Samâchoirerebonditsurmarotuleetjelerepoussai,leregardants’effondreravecungrognement.

    Timonserelevait,crachantlesablequ’ilavaitavalé.Ilfitquelquespaschancelants, puis tenta de me frapper. Il était à côté de la plaque etj’auraispufacilementl’éviter.Merde,ilm’auraitratéemêmesijen’avaispasbougé,maisjen’allaispasm’arrêterensibonchemin.

    Interceptantsonpoing,jeremontailamainlelongdesonbras.—Onnefrappepaslesfilles,mêmeavecunefleur.Je pivotai sur mon pied d’appui, me servant de son poids pour le

    renverser. Je leprojetaipar-dessusmonépauleet ilmordit lapoussièreunesecondefois.

    Pumbaaserelevaàsontouretserapprochaentitubantdesonamiausol.

    —Allez,mec.Relève-toi.—Besoind’uncoupdemain?proposai-je,toutsourire.Les deux garçons détalèrent sans demander leur reste, lançant des

    regards apeurés derrière eux comme s’ils craignaient que je ne lespourchasse.Jelessuivisdesyeuxjusqu’àcequ’ilsdisparaissentderrièreladune,riantintérieurement.

    JemetournaialorsversMatt,cheveuxauvent.Jemesentaisvivantepourlapremièrefoisdepuis…troisans.Jesuistoujourscapabledefoutreuneracléeàdescrétins.Aprèstoutcetemps,matechniqueestintacte.Maisl’euphorie et la confiance nouvellement retrouvées s’évaporèrent àl’instantoùjedécouvrisl’expressiondesonvisage.

    Totalementhorrifiée.—Commentest-cequetuaspu…?Mattseraclalagorge.—Pourquoituasfaitça?— Pourquoi ? répétai-je, sans comprendre. Ça me paraît pourtant

    clair.Cesmecssontdescrétins.

  • —Oui,cesontdescrétins.Toutlemondelesait,maiscen’estpasuneraisonpourlesfrapper.

    Mattmedévisageaitavecdesyeuxronds.—Je…Jen’arrivepasàcroirequetuaiesfaitça.—Ilsétaiententraindet’agresser!Jeposai lesmains surmeshanches,me fichant toutà coupduvent

    quiplaquaitmescheveuxsurmonvisage.—Pourquoitumeregardescommesij’étaisunmonstre?—Ilsm’ontàpeinetouché,Alex.C’étaitpourmoiuneraisonsuffisante,maisvisiblementpaspourlui.—EtTimonavoulumetripoter.Jesuisdésolée,mais jenesuispas

    d’accord.Mattm’observaittoujourssansriendire.Jeravalailechapeletdejuronsquimevintàl’esprit.— OK. J’y suis peut-être allée un peu fort. On peut passer à autre

    chose?—Non.Ilsemassalanuque.—C’esttroppourmoi.Désolé,Alex,maisc’étaitjuste…flippant.J’avaisdeplusenplusdemalàretenirlacolèrequejesentaismonter.— Alors, la prochaine fois, tu veux que je reste les bras croisés

    pendantqu’ilstecognentdessusetqu’ilsmebrutalisent?—C’étaituneréactionexcessive!Ilsn’allaientpasmecognerdessus

    ni te brutaliser ! Et il n’y aura pas de prochaine fois. Je suis contre laviolence.

    Secouant la tête, ilme tourna le dos et repartit vers les dunes,meplantantlà.

    — Bordel de merde, marmonnai-je entre mes dents, avant de luicrier:C’estça!Vasauvertesdauphins!

    Ilseretournad’unseulcoup.— Des baleines, Alex, des baleines ! C’est les baleines que je veux

    sauver!

  • Jelevailesbrasauciel.—Tuasquelquechosecontrelesdauphins?À ce stade, il ne me répondit même plus et je regrettai bientôt de

    m’être emportée. Je le dépassai d’un pas rageur pour récupérer meschaussures et mon sac près du feu – avec grâce et dignité. Pas uneremarque désobligeante ni unmot plus haut que l’autre ne franchirentmeslèvresscellées.

    Quelquesadolescentslevèrentlatête,maispersonnenepipamot.Mesnouveaux amis du lycée étaient aussi les amis deMatt, et ils voulaienttoussauverlesbaleines.Chacunsontruc,maisçanelesempêchaitpasdejeterleursbouteillesdebièreetleursemballagesenplastiquedanslamer.Unebellebanded’hypocrites.

    Matt n’avait rien compris. Étant une sang-mêlé, la violence faisaitpartiedemonhéritage,etonmel’avaitinculquéedanschaquemuscledemoncorps.Cequinevoulaitpasdireque j’étaisprêteàtabassertout lemonde sans raison, mais quand on me cherchait, on me trouvait.Toujours.

    Lecheminduretourfutunvraicauchemar.Àcausedusableincrustéentremesorteils,dansmescheveuxetsur

    ma robe, et de ma peau irritée aux endroits stratégiques, j’étais d’unehumeurdedogue.Aveclerecul,jevoulaisbienadmettrequemaréactionavaitpeut-êtreétéunpoilexcessive.TimonetPumbaanereprésentaientpasuneréellemenaceetj’auraispulaissercourir.Oumeconduirecommeune fille normale dans ce genre de situation et compter surMatt pourréglerleproblème.

    Troptard.Commed’habitude.Etmaintenant, c’était foutu.Dès lundi,au lycée,

    Matt ne manquerait pas de raconter à tout le monde comment j’étaispasséeenmodeXena,laGuerrièreaveccesdeuxgrosnazes.Jedevraisledire àmamère et ellepiquerait sa crise.Elle voudrait sûrement encorequ’ondéménage.Tantmieux.Jen’avaisaucuneenvied’affronterlesgensdulycéequandMattauraitcafté.Rienàcirernonplusqu’onnesoitqu’à

  • quelques semaines de la fin de l’année scolaire. Et j’anticipais déjàl’engueulademonstrequim’attendait.

    Etquej’avaisbienméritée.Serrantmapochettedansmonpoing,j’accélérailepas.Lesnéonsdes

    boîtes de nuit et le brouhaha de la fête foraine me distrayaientd’ordinaire,maispascesoir.J’avaisenviedemefilerdestartes.

    Noushabitionsàtroisruesdelaplagedansunepetitemaisondevillesurdeuxniveauxquemamèrelouaitàunpapyquiempestaitlasardine.C’étaitunevieillebicoque,maiselledisposaitdedeuxminuscules sallesdebains, ce qui était carrémentdu luxe, car onavait chacune lanôtre.Ellen’étaitpassituéedans lequartier leplussûrde laville,maisnimamèrenimoin’étionsdugenreàredouterlazone.

    Lesmortelsmalintentionnés,onpouvaitgérer.Jesoupiraitoutenmefaufilantdanslafouleduborddemerencore

    grouillant de monde. La vie nocturne était une tradition en Floride.Comme les fausses cartes d’identité et les corps squelettiques ultra-bronzés.Àmesyeux,toutlemondeseressemblaitàMiami,cequin’étaitpassidifférentdechezmoi–monvraichez-moi–oùj’avaisautrefoisunbutdanslavie,undevoiràaccomplir.

    Alorsqu’icijen’étaisqu’unemarginale.J’avaisvécudansquatrevillesdifférentesetfréquentéquatrelycéesen

    trois ans. Nous choisissions toujours des grandes villes dans lesquellesnous pouvions nous fondre dans la masse, toujours proches de l’eau.Jusqu’ici, nous avions peu attiré l’attention, et chaque fois que nousl’avionsfait,nousavionsfui.Mamèrenem’avaitjamaisdonnéderaison,pasuneexplication.Auboutd’unan, j’avaiscessédeluifaireunescènechaque fois qu’elle refusait de me dire pourquoi elle était venue mechercheraudortoircettenuit-làpourm’informerquenousdevionspartir.Et, en toute honnêteté, j’avais cessé de la questionner et d’essayer decomprendre.Ilm’arrivaitdelahaïrdemefairesubirça,maisc’étaitmamèreetmaplaceétaitauprèsd’elle.

  • L’humidité saturait l’air et le ciel s’obscurcit rapidement, jusqu’à cequ’il ne reste plusune seule étoile visible. Je traversai l’étroite ruelle etouvris d’un coup de pied le portail en fer forgé qui entourait notrecarrédepelouse.Jegrimaçaiquandilgrinçasurlespavésdegrès.

    Jemarquaiunarrêtdevantlaporte,fouillantmonsacàlarecherchedemaclé.

    — Merde, marmonnai-je entre mes dents alors que mes yeux seposaientsurlepetitbalconencombrédejardinières.

    Les fleurs et les herbes folles s’en donnaient à cœur joie, débordantdescache-potsencéramiquepours’enroulerautourdesbarreauxrouillés.Despotsvidesquej’avaisempilésplusieurssemainesauparavants’étaientrenversés.J’avaispromisdenettoyerlebalconcetaprès-midi.

    Mamèreauraitplusd’uneraisond’êtreencolèredemainmatin.Avec un soupir las, j’introduisis ma clé dans la serrure. Je n’avais

    pousséqu’àdemilaporte,soulagéequ’ellen’aitpascraquécommetoutlereste dans cette maison, quand j’éprouvai une sensation pour le moinsinhabituelle.

    Commesidesdoigtsglacésremontaientlelongdemonéchineavantde redescendre. Tous les poils de mon corps se hérissèrent et je fusenvahieparl’impressionextrêmementconcrèted’êtreobservée.

  • CHAPITRE4

    Jemeretournaiaussitôt,fouillantduregardnotrepetitjardinetlarueau-delà. Les alentours étaient déserts, mais mon malaise s’accrut.L’estomac noué, je reculai d’un pas, resserrant mes doigts autour duloquet.Pourtant,iln’yavaitpersonne…

    —Jedeviensfolle,marmonnai-jeentremesdents.JedeviensparanocommeMaman.Manquaitplusqueça.

    Je pénétrai dans la maison, refermant derrière moi. La troublanteimpression s’effaça progressivement tandis que je m’enfonçais sur lapointedespiedsdansl’habitationsilencieuse.Jeprisuneinspirationdanslesalon,etl’odeuraromatiquequil’imprégnaitmepiqualagorge.

    Avecungrognement,j’allumailalampeàcôtéduvieuxcanapémiteuxet continuai jusqu’au fond. Près de la télé et de l’étagère à magazinesrempliedeUSWeekly se trouvaitApollon.Unecouronnede laurier fraisornaitsonfrontdemarbre.Mamèreavaitoubliémainteschosesdansnosdéménagementssuccessifs,maisApollonjamais.

    Jedétestaiscettestatueetsacouronnedelauriermalodorantequemamèreremplaçaitchaquejourquelesdieuxfaisaient.Jen’avaisriencontreApollon lui-même, une divinité plutôt cool qui représentait l’harmonie,l’ordreet la raison.Maiscettestatueétait le truc lepluskitschque j’aiejamaiscontemplédetoutemavie.

    Un simple buste, mais sur lequel étaient gravés une lyre et undauphin,etcommesicen’étaitpasassez(lesmassesétaientduresdelacomprenette), il arborait aussi une bonne douzaine de cigales perchées

  • sursonépaule.Quesymbolisaientdonccesinsectesbruyantsetennuyeuxquiadoraient se coincerdans les cheveuxdesgens?Lamusique…mesfesses,oui.

    Jen’avais jamaiscompris la fascinationdemamèrepourApollonnipour les autres divinités de l’Olympe, d’ailleurs. Depuis que lesmortelsavaient renoncé à leur sacrifier leurs vierges, une pratique pas cool dutout, lesdieuxbrillaientpar leurabsence.Jeneconnaissaispasâmequivivequienaitdéjàvuun. Ilsnes’étaientpasgênéspourdescendresurterre et enfanter une bonne centaine de demi-dieux, qui s’étaient eux-mêmes multipliés – engendrant les sang-pur – mais pour les cadeauxd’anniversaireiln’yavaitpluspersonne.

    Une main sur le nez pour m’épargner cette odeur entêtante, jem’avançai jusqu’à labougie,elleaussientouréede laurier,et lasoufflai.Apollon,dieudesprophéties,avait-ilprévuça?Mais lecôtébling-blingmis à part, il fallait bien avouer que ce qui restait visible de son torsen’étaitpasdésagréableàregarder.

    BienplusappétissantqueletorsedeMatt.Que je ne reverrais ni ne toucherais plus jamais. Plombée par cette

    pensée, je m’emparai du pot de crème glacée double chocolat carameldans le congélateur et d’une grande cuillère. Sans prendre la peine desortirunbol,jemontailesmarchesinégalesdel’escalier.

    De la lumière filtrait sous laportedemamère. Jem’arrêtaidevant,considérant ma propre chambre, puis le pot de crème glacée en memordantleslèvres.Devais-jeentrer?Elleétaitsansdouteaucourantdemonescapadenocturne,etsicen’étaitpaslecas,lesablequirecouvraitlamoitiédemoncorpsleluiapprendrait.Maisjedétestaislasavoirseuleàlamaisonunvendredisoir.Unefoisdeplus.

    —Lexie?meparvintsavoixdouce.Qu’est-cequetufais?Entrebâillant saporte, je risquaiunœilà l’intérieur.Elleétaitassise

    dans son lit et lisait un de ces romans qu’elle affectionnait tant – desromancesérotiquesavecdestypesàmoitiénusencouvertureque je luipiquaisdèsqu’elleavaitledostourné.Àcôtéd’elle,surlatabledechevet,

  • se trouvait un pot d’hibiscus, ses fleurs favorites. Leurs pétales violetsétaient sublimes, mais leur parfum suave était seulement dû à l’huileessentielledevanilledontellelesaspergeait.

    Relevantlatête,ellem’adressaunpetitsourire.—Bonsoir,machérie.Contentequetusoisrevenue.Jelevaiversellemonpotdeglaceavecunegrimace.—Aumoins,jesuisrentréeavantminuit.—Ettucroisqueçasuffit?Elleplongeasesyeuxdanslesmiens,sesirisémeraudeétincelantdans

    lalumièretamisée.—Non?Ellepoussaunsoupiretreposasonlivre.— Je sais que tu veux sortir avec tes amis, surtout depuis que tu

    fréquentescegarçon.Comments’appelle-t-il,déjà?Mike?—Matt.Ils’appelleMatt.Mesépauless’affaissèrentetjeregardailaglaceavecenvie.— Oui, Matt, répéta-t-elle avec un sourire bref. C’est un garçon

    charmantetjecomprendstrèsbienquetuaiesenvied’êtreaveclui,maisje ne veux pas que tu te promènes dans Miami la nuit, Lexie. C’estdangereux.

    —Jesais.—Jen’aijamaiseubesoindete…commentdit-on,déjà?Quandon

    suspendlesprivilèges?—Priverdesorties,répondis-jeenréprimantunsourire.—Ah,oui.Jen’aijamaiseubesoindetepriverdesorties,Lexie.Etje

    n’aipasenviedecommencer.Ellerepoussalamassesoupledecheveuxchâtainfoncédesonvisage

    etmedétailladelatêteauxpieds.—Partouslesdieux,pourquoies-tucouvertedesable?Jerisquaiunpasdanssachambre.—C’estunelonguehistoire.

  • Siellesedoutaitquejem’étaisrouléedanslesdunesaveclegarçondont lenom lui échappait avantdemecastagneravecdeuxautres, ellen’enlaissarientransparaître.

    —Tuveuxenparler?Jehaussailesépaulesetelletapotalescouverturesàcôtéd’elle.—Vienslà,machérie.Avecabattement,jem’assissurlelitetramenaimesjambessousmoi.—Jen’auraispasdûfairelemur.Sonregardlumineuxdescenditsurlaglacequejetenaisàlamain.—Dois-jecomprendrequetuauraispréféréresteràlamaison?—Oui,répondis-jeavecunsoupirenouvrantlepotdecrèmeglacée,

    danslequeljeplongeaimacuillère.Labouchepleine,jecontinuai:—Mattetmoi,c’estdel’histoireancienne.—Jecroyaisqu’ils’appelaitMitch?Jelevailesyeuxauciel.—Non,Maman.Ils’appelleMatt.—Qu’est-cequ’ils’estpassé?Quand je regardaismamère, j’avais l’impression de voirmon reflet

    dans un miroir, sauf que j’étais une version d’elle plus ordinaire. Sespommettes étaient plus saillantes, son nez plus fin et ses lèvres pluspleines.Sansparlerde ses incroyablesyeuxverts.C’était le sangmortelqui coulait dans mes veines qui avait dilué ses traits. Mon père étaitcertainement super canonpouravoir attiré les regardsdemamère, quiétaitunefemmemariée,maiscen’étaitqu’unhumain.Rienn’interdisaitaux sang-pur de s’accoupler avec des humains, d’autant que les enfantsnés de ces unions – les sang-mêlé comme moi – étaient extrêmementprécieuxpourlacommunauté.Cen’étaitpourtantpluslecasencequimeconcernait.

    Aujourd’huijen’étaisque…Jenesavaispluscequej’étais.—Lexie?Sepenchantenavant,mamèremepritdesmainslepotetlacuillère.

  • —Jevaismanger cetteglacependantque tume raconteras cequ’afaitcetidiot.

    Jeluisouris.—Toutestmafaute.Elle engloutit une énorme bouchée de crème glacée avant de me

    répondre.—Parcequejesuistamère,jenesuisforcémentpasd’accord.Jem’allongeaisurledos,leregardperdusurlespalesduventilateur

    accrochéauplafond.—Oh,jecroisquetuvasvitechangerd’avis.—Laisse-moienêtrejuge.Jeposaimesmainssurmesyeux.— Disons que… je me suis battue avec deux autres garçons sur la

    plage.—Quoi?Jesentisbougerlelitcommeelleseredressait.—Qu’est-ce qu’ils avaient fait ? Ont-ils essayé de te faire dumal ?

    T’ont-ils…touchéedefaçoninappropriée?—Oh!Parlesdieux,non,Maman.Je retirai les mains de mon visage pour la regarder, les sourcils

    froncés.—Cen’étaitpascequetucrois.Pasvraiment.D’épaissesmèchesdecheveuxsemirentàvolerautourdesonvisage,

    enmêmetempsquelesrideauxdelachambresesoulevaientendirectiondulit.Lelivreàcôtéd’ellefutemportéettombasurlesol.

    —Ques’est-ilpassé,Alexandria?Jesoupirai.— Pas ce que tu crois, Maman. D’accord ? Calme-toi avant de

    déclencherunouragan.Elle me regarda fixement pendant quelques secondes, puis le vent

    retomba.—Rienquedelafrime,murmurai-je.

  • Les sang-pur commemamère possédaient lamaîtrise des éléments,cadeaudesdieuxauxHématoï.Mamèreétaitenrésonanceaveclevent,qu’ellecontrôlaittrèsmal.Unjour,elleavaitsoulevélavoitured’unvoisin–essayezdoncd’expliquerçaàunecompagnied’assurances.

    —CestypesontcommencéàchercherdescrossesàMattetl’und’euxaposélesmainssurmoi.

    —Etques’est-ilpasséensuite?Savoixétaittrèscalme.Jeprismoncourageàdeuxmains.—Disonsqu’ilsonttouslesdeuxmordulapoussière.Mamèreneréponditpasimmédiatement.Jerisquaiuncoupd’œilàla

    dérobéemaissonexpressionétaitindéchiffrable.—C’estgrave?—Ilsn’ontrien,répondis-jeenlissantmarobe.Jenelesaimêmepas

    frappés. Enfin, j’ai donné un coup de pied au premier. Mais il m’avaittraitéede salopeet il leméritait.Bref,Matt adit quema réactionétaitexcessiveetqu’ilétaitcontrelaviolence.Ilm’aregardéecommesij’étaisunmonstre.

    —Lexie…—Jesais.Jem’assisdanslelitetmemassailanuque.—Ilaraison,maréactionétaitexcessive.J’auraispumecontenterde

    m’enaller.Etmaintenant,Mattneveutplusmevoirettoutlemondeaulycéevapenserquejesuis…cinglée.

    —Tun’espascinglée,machérie.Jeluilançaiunregardentendu.—Ilyaunestatued’Apollondansnotresalon.Etjenesuispasdela

    mêmeespècequ’eux.—Tun’espassidifférente,dit-elleenreposantlacuillèredanslepot.

    Tuesplushumainequetunecrois.—Certainementpas.

  • Jecroisailesbrassurmapoitrined’unairvexé.Auboutdeplusieurssecondes,jerelevailesyeux.

    —Tunemepassespasunsavon?Ellehaussaunsourciletparutréfléchir.— Je crois que tu as compris que la violence n’est pas toujours la

    meilleureréponse,etcegarçont’avraimentmanquéderespect…Unsourireétiraprogressivementmeslèvres.—C’étaientdevraiestêtesdenœud.Jetejure.—Lexie!—Quoi?Sonexpressionoutréem’arrachaunéclatderire.—C’estlavérité.Etcen’estmêmepasungrosmot.Ellesecoualatête.—Jeneveuxpassavoircequec’est,maisçam’écorchelesoreilles.Jegloussaidenouveau,maismajoieretombatandisquel’expression

    horrifiéedeMattmerevenaitàl’esprit.—SituavaisvucommentMattm’aregardéeaprèsça.Onauraitdit

    que je lui faisais peur. C’est nul. Les gens comme moi m’auraientapplaudie, mais Matt n’a trouvé qu’à me dévisager comme si j’étaisl’Antéchristsouscrack.

    Mamèrefronçalessourcils.—Jesuissûrequecen’estpassigrave.Mon regard se posa sur le tableau d’une déesse accroché au mur.

    Artémisagenouilléeprèsd’unebiche,uncarquoisdeflèchesd’argentdansunemainetunarcdansl’autre.Sonexpressionétaittroublante,lesyeuxentièrementblancs,sansirisnipupilles.

    —Oh,si,tupeuxmecroire.Ilmeprendpourunmonstre.Elleserapprochademoietmecaressalegenou.—Jesaisquecen’estpasfacilepourtoid’êtrepartiedu…Covenant,

    maistoutirabien.Tuverras.Tuaslaviedevanttoi,uneviedechoixetdeliberté.

  • Balayantcecommentaireetcequil’avaitinspiré,jereprispossessiondupotdeglace,quejetrouvaivide.

    —Bouh,Maman,tuastoutmangé,dis-jeensecouantlatête.—Lexie,dit-elle enposant lamain surma jouepourme tourner le

    visageverselle.Jesaisquecelat’ennuied’avoirquittéleCovenant.Jesaisquetuvoudraisyretourneretjeprielesdieuxtouslesjourspourquetutrouveslebonheurdanscettenouvellevie.MaisnousnepourronsjamaisrevenirauCovenant.Tulecomprends,n’est-cepas?

    —Oui, répondis-jedansunmurmure,mêmesi jenesavais toujourspaspourquoi.

    —Bien.Ellem’embrassasurlajoue.—Avecousansrôleàtenir,tuesquelqu’undetrèsspécial.Tunedois

    jamaisl’oublier.Magorgesenouatoutàcoup.—Tuesforcéededireça.Tuesmamère.Elleéclataderire.—Exact.—Maman!larabrouai-je.Penseàmonestimedesoi.—Dececôté-là,jenesuispasinquiète,répliqua-t-elledansunsourire

    taquin, et je lui tapai sur la main. Maintenant, sors de mon lit et vadormir. Je veux que tu te lèves tôt demainmatin et que tu bouges tespetitesfessespournettoyerlebalcon.Jesuissérieuse.

    Jebondishorsdulitentortillantdupostérieur.—Ellesnesontpassipetitesqueça.Ellelevalesyeuxauciel.—Bonnenuit,Lexie.Jemedirigeaivers laporte,d’où je lui lançaiundernierregardpar-

    dessusmonépaule.Ellepalpaitlelitautourd’elle,lessourcilsfroncés.—Ilesttombéparterreàcauseducoupdeventquetuasdéclenché.Jefisdemi-tourpourramassersonlivreetleluitendis.—Bonnenuit!

  • —Lexie?—Quoi?Ellem’adressa un souriremagnifique, empli d’amour et de chaleur,

    qui illumina tout son visage et fit briller ses yeux comme des pierresprécieuses.

    —Jet’aime.Jeluisourisàmontour.—Jet’aimeaussi,Maman.

  • CHAPITRE5

    Aprèsavoirjetélepotdeglaceetrincélacuillère,jemelavailafigurepuis enfilai l’un de mes vieux pyjamas préférés. Incapable de dormir,j’arpentaima chambre de long en large, commençaimême à la ranger,maiscelaneduraqueletempsderamasserquelqueschaussettes.

    Jem’assisauborddemonlitetcontemplailesvoletsclosdelafenêtredemon balcon. La peinture blanche était écaillée, révélant une coucheantérieured’ungrispâletirantàlafoissurlebleuetl’argent.Uneteintepeuordinairequiréveillaenmoidessouvenirsmélancoliques.

    Vraiment, après tout ce temps, c’était totalement ridicule de penserencoreàcegarçonquejenereverraisjamais.Pire,ilnesavaitmêmepasque j’existais.Pasparceque j’étais transparenteet invisibledans l’ombreduCovenant,maisparcequ’illuiétaitinterditdemeremarquer.Etvoilàoùj’enétaistroisansplustard:desrestesdepeinturemerappelaientlacouleurdesesyeux.

    Tellementminablequeçaendevenaitgênant.Mécontente de nourrir de telles pensées, je me relevai et marchai

    jusqu’aupetitbureauau fonddemachambre recouvertde copiesetdecahiersque j’utilisais rarement.S’il yavaitun trucque jekiffaisdans lemonde des mortels, c’était bien leur système scolaire. À côté desprogrammesduCovenant,c’étaitun jeud’enfant.Repoussant lapagaillesurlecôté,jetrouvaimonvieuxMP3etmesécouteurs.

    Laplupartdesgensquejeconnaissaisavaientdesmorceauxcooldansleurplaylist,genredesgroupesdemusiqueindéoulestubesdumoment.

  • Maisjedevaisavoirfumélamoquette(oubienleslauriersd’Apollon)lejouroù j’avais téléchargé ces chansons. Je cliquaipour fairedéfilermesfichiers–mon lecteurétait ringardàcepoint– jusqu’àceque je trouveBrownEyedGirldeVanMorrison.

    Dès lepremier riffdeguitare, cemorceaume faisaitvibrer.Toutenfredonnantlesparoles,jeramassailesvêtementséparsdansmachambre,m’arrêtanttouteslesdeuxsecondespouragiterlesbras.J’entassailetoutdans le panier en secouant la tête comme les bébés complètementdéjantésduMuppetShow.

    Jecommençaisàmesentirunpeumieuxetjesouriaisauxangestoutenvirevoltantautourdemonlit,serrantuntasdechaussettescontremoncœur.

    —Chalala,lala,lala,lala,la-latida.La-latida!Mapropre voixme fit grimacer. Je n’étais pas douéepour le chant,

    maiscelanem’avaitjamaisempêchéedemassacrerallègrementtoutesleschansons de ma playlist. Quand l’état de ma chambre me parutacceptable, il était 3 heures du matin bien sonnées. Épuisée maisheureuse,jeretiraimesécouteurs,quejejetaisurlebureauavantdemeglisserentrelesdraps.J’éteignislalumièreetmelaissaichoircommeunemasse sur l’oreiller. Il me fallait généralement un certain temps pourm’endormir,maiscettenuit-làjesombraisur-le-champ.

    Et parce que mon cerveau aimait me torturer jusque dans monsommeil,jerêvaideMatt.Saufqu’ilavaitdescheveuxbrunsetsouplesetdes yeux couleur des nuées d’orage. Dansmon rêve, lorsque sesmainss’égarèrentsousmarobe,jelelaissaifaire.

    Un étrange sourire satisfait flottait encore sur mes lèvres quand jem’éveillai. Repoussant les draps d’un coup de pied, je m’étiraiparesseusement tandisquemon regard seposait sur laporte-fenêtredubalcon.Lesrayonsdusoleilfiltraientàtraverslespersiennes,éclairantle

  • vieuxtapisdebambou.Deminusculesgrainsdepoussièredansaientdanslalumière.

    Monsouriresefigeaquandmesyeuxs’arrêtèrentsurlapendule.—Merde!Jerejetailedessus-de-litsurlecôtéetmelevaid’unbond.«Selever

    tôt»nevoulaitpasdiredormirjusqu’àmidi.Mamères’étaitmontréetrèscoollanuitdernière,maisjedoutaisqu’ellesemontreaussiindulgentesije zappais encore mes corvées pour le second jour d’affilée. Un rapidecoup d’œil dans lemiroir dema petite salle de bainsme confirma quej’étaishirsute.Malgrélabrièvetédemadouche,l’eaudevintfroideavantquej’aiefini.

    Encore tremblante à cause des sautes d’humeur du chauffe-eaucapricieux,j’enfilaiunvieuxjeanetuntee-shirtinforme.Toutenessorantmescheveuxavecuneserviette,jemedirigeaiverslebalcon,étouffantunbâillement.Mamèreétaitsansdoutedéjàdehorsdansnotrepetitjardindonnant sur lesmaisonsde ville de l’autre côtéde la rue. Je lançaimaserviettesur le litetouvris lesdeuxbattantsengrandcommeunebelleduSudpétriedebonnesmanièresaccueillantunenouvellejournée.

    Saufqueriennesepassacommeprévu.AveugléeparlesoleilimplacabledelaFloride,jem’avançaid’unpas,

    unemain en visière, etmon pied s’enfonça dans un pot de fleurs vide.Alorsquejesecouaislajambepourm’endébarrasser,jeperdisl’équilibreetmeretrouvaicatapultéedel’autrecôtédubalcon,oùjemeraccrochaiàlabalustradejusteavantdebasculertêtelapremièrepar-dessusbord.

    Casser sa pipe à cause d’un cache-pot, vous parlez d’une mortglorieuse.

    Sous mes bras, la jardinière de bois brinquebalante oscilla sur lagauche, puis très loin sur la droite. Plusieurs pots de tulipes vertes etjaunesglissèrenttousenmêmetemps.

    —Etmerde!sifflai-jeentremesdents.Lâchant la balustrade, je me laissai tomber à genoux, serrant la

    jardinière contre mon cœur. Pour une fois, j’étais contente que mes

  • anciensamisnesoientpaslàpourmevoir.Lessang-mêléétaientréputéspourleurgrâceetleuragilité,paspour

    seprendrelespiedsdansdespotsdefleurs.Unefoisquej’eustoutremisàpeuprèsenplacesansmetuer,jeme

    relevaietmepenchaiavecprécautionpar-dessus la rambarde. Je fouillailesmassifsdesyeux,m’attendantàtrouvermamèrepliéeendeuxderire,maislejardinétaitdésert.Jejetaimêmeuncoupd’œilàlagrille,prèsdelaquelleelleavaitplantéunerangéedefleursquelquessemainesplustôt.J’étaissurlepointderebroussercheminquandjeremarquaiqueleportailétaitouvert.

    J’étaispresque certainede l’avoir refermé lanuitdernière.Mamèreétaitpeut-êtrealléechezKrispyKremenouschercherdesdonuts?Miam.Mon estomac en gargouillait d’avance. Je ramassai une bêche dansl’empilement d’outils de jardinage sur la petite chaise pliante.Marre demanger des Weetabix. Qui fallait-il tuer pour avoir des Cheerios danscettebaraque?

    Jefistournoyerlabêcheenl’airetlarattrapaiparlemanchetoutenobservant la ruederrière labarrière.Lesmaisonsalignéessur le trottoird’en face avaient toutes des barreaux aux fenêtres et la peinture quis’écaillaitsurlescôtés.Lesmamiesquihabitaientlàneparlaientpasbienl’anglais. Une fois, j’avais voulu aider l’une demes voisines à sortir sespoubelles, mais elle s’était mise à hurler dans une langue étrangère etm’avaitchasséecommeunemalpropre.

    Elles étaient toutes sorties sur leurperron, occupées àdécouperdesbonsderéductionouunautretrucdevieillesdames.Larueétaitpleinedemonde,commetouslessamedisaprès-midi,surtoutquandilfaisaituntempsàalleràlaplage.

    Monregarddérivaversleshabitantsduquartieretlestouristessurletrottoir tandisque je continuais à joueravecmabêche.C’était faciledereconnaîtrelesétrangers.Ilsportaientdesbananesautourdelatailleoudes chapeaux de soleil inhabituellement grands, et ils avaient la peaulivideoudescoupsdesoleil.

  • Un étrange frisson me parcourut soudain et tous mes poils sehérissèrent. Je retins ma respiration et mes yeux passèrent en revuechaquepassantpresquemalgrémoi.

    C’estalorsquejelevis.En un instant, le monde autour de moi cessa d’exister et tout l’air

    quittamespoumons.Non.Non.Non.Ilétaitauboutdelarue,justeàcôtéd’unperronoùplusieursmamies

    étaient rassemblées.Elles ledévisagèrentquand ilmonta sur le trottoir,maiss’endésintéressèrentaussitôtpourreprendreleurconversation.

    Ellesnevoyaientpascequejevoyais.Aucunmortelnelepouvait.Mêmelessang-purenétaientincapables.

    Seulslessang-mêléavaientledondepercevoirlavéritablehorreursouslamagieélémentaire:sapeaudécoloréetellementfinequechaqueveinefaisaitsailliedanssachairblafardetelsdepetitsserpentsnoirs.Sesyeuxn’étaientquedeuxpuitssombresetvidesetsabouche,sesdents…

    C’était l’unede ces créatures que jem’entraînais à combattre quandj’étaisauCovenant.Unecréaturequisenourrissaitde l’éther– l’essencedivine, la force vive qui coulait dans nos veines. Un sang-pur qui avaittourné le dos aux dieux. L’une de ces créatures que j’avais pour devoird’élimineràvue.

    Undémon–ilyavaitundémonici.

  • CHAPITRE6

    Je lâchai la balustrade. Tout ce qui me restait de ma formations’évanouit instantanément. Une partie demoi – profondément ancrée –avaittoujourssuquecejourviendrait.NousavionsquittélaprotectionduCovenantetdesacommunautédepuisbientroplongtemps,et lebesoind’étherdevaitirrémédiablementattirerundémonjusqu’ànous.Ilsétaientincapables de résister à l’appel de l’éther d’un sang-pur. Je n’avaissimplement pas voulu prêter l’oreille à cette appréhension, pas voulucroire que cela pourrait arriver par un jour comme celui-ci, où le soleilbrillaitsifortsousuncield’unsibelazur.

    Lapaniquemeserra lagorge. Jevouluscrierpouravertirmamère,maisseulungargouillementétoufféfranchitmeslèvres.

    —Maman!Jemeruaidanslachambre,laterreurmenouantleventretandisque

    je poussais, puis tirais la porte. Un fracas retentit dans la maison. Ladistance qui séparait ma chambre de celle de ma mère me parut plusgrande que dans mon souvenir et je tentais toujours de crier son nomquandj’atteignislaporte.

    Elles’ouvritsansunbruit,etjesaisisalorstoutelascèneauralenti.Lenomdemamères’échappademeslèvresenungémissement.Mon

    regardseposad’abordsursonlit,puissurlesoletjeclignailespaupières.Lebouquetd’hibiscusétaitrenversé,lepotbriséengrandsmorceaux.Despétales violets mêlés à de la terre jonchaient le plancher. Du rouge –quelquechosederouge–s’épanouissaitaumilieudesfleurs,lesteintant

  • d’incarnat profond. L’air que j’aspirais en hoquetant avait une odeurmétallique, comme à l’entraînement quand mon partenaire avait de lachanceetquejesaignaisdunez.

    Jefussecouéed’unfrisson.Letempss’arrêta.Unbourdonnementemplitmesoreillesaupointque

    je n’entendais plus rien d’autre. Je vis d’abord sa main. Anormalementpâle,ouverte,lesdoigtsrecourbésdanslevidecommepoursaisirquelquechose.Sonbrastorduformaitunangleétrange.Jebalançailatêted’avantenarrière,moncerveaurefusaitd’accepterlesimagesquej’avaissouslesyeux,d’identifierlatachesombrequis’élargissaitsursonchemisier.

    Non,non–non!Cen’estpaspossible.Quelquechose–quelqu’un–soutenaitlehautdesoncorps.Unemain

    blême lui serrait le bras et sa tête roula sur le côté, les yeux grandsouverts,sesprunellesémeraudeéteintesetfixéesdanslevide.

    Parlesdieux…Parlesdieux.Quelquessecondesàpeines’étaientécouléesdepuisquej’avaisouvert

    laporte,maisj’avaisl’impressionqueçafaisaituneéternité.Undémonpenchésurmamèrebuvaitsonsangpouratteindrel’éther.

    Jedusfairedubruit,carilrelevalatête.Lagorgedemamère–par lesenfers–étaittailladée.Elleavaitperdubeaucoupdesang.

    Mon regard croisa celui du démon – ou les trous sombres qui luiservaient d’yeux. Sa bouche se détacha du cou demamère et s’ouvrit,révélantunerangéededentseffiléescommedesrasoirsnoirciesdesang.Puislamagieélémentairesestabilisa,recomposantlevisagequiavaitétélesienquand ilétaitunpur,avantqu’ilaitgoûtéàsapremièreboufféed’éther.Lecharmed’illusionremisenplace,ilétaitdivinementbeau–aupoint que je crus que mon imagination me jouait des tours. Aucunecréatured’apparenceaussiangéliquenepouvaitêtreresponsabledecettetacherougesurlagorgedemamère,sursesvêtements…

    Inclinant la tête sur le côté, il huma l’air, puis émit une sorte demélopée stridente. Je reculai. Ce cri… nulle créature de ce monde nepouvaitémettreuntelson.

  • Il relâcha ma mère, dont le corps glissa sur le sol. Elle s’effondracomme un tas de chiffons. Je me persuadai qu’elle était effrayée etblessée,etquec’étaitpourcetteraisonqu’ellenebougeaitplus.Ledémonse redressa de toute sa hauteur, les bras le long du corps, paumestournéesversl’intérieur.

    Seslèvress’incurvèrent.—Sang-mêlé,chuchota-t-il.Puisilbondit.Jen’étaismêmepasconscientequejetenaistoujourslabêche.Jelevai

    instinctivementlebrasàl’instantoùledémonposalamainsurmoi.Lecrique je poussai n’était qu’un feulement rauque et je retombai en arrièrecontrelemur.LetableaureprésentantArtémisheurtalesolàcôtédemoi.

    Lesyeuxdudémons’agrandirentdesurprise.Sesirisapparurentd’unbleuintensependantquelquesinstants,puis,commesionavaitactionnéun interrupteur, la magie élémentaire dissimulant sa vraie natures’éteignit.Sesyeuxazurfurentremplacéspardeuxsombresorbitesetdesveinessaillirentsoussapeaublanchâtre.

    Il se désintégra ensuite dans une explosion de poudre bleuechatoyante.

    Hébétée, je baissai les yeux surmamain tremblante. La bêche – jetenaistoujourscettefichuebêche.Recouvertedetitane,jel’avaisoublié.Labêcheavaitété trempéedanscemétal,mortelpour tous lesaccrosàl’éther.Mamèreavait-elleachetécesoutilsridiculementchersparamourdu jardinage, ou pour d’autres raisons ?Nous ne disposions pas ici desdaguesetautresarmesduCovenant.

    Quoi qu’il en soit, le démon s’était empalé tout seul surma bêche.Espècedecrétindesalopardsuceurd’éther.

    Unrire–brefet rauque– sortitdemagorgeenmême tempsqu’untremblement me secouait tout le corps. Le son rompit le silence et lemondeseremitenmarched’uncoupd’unseul.

    Labêcheglissademesdoigtsengourdiset tombasur lesoldansuntintementmétallique.Toujoursfébrile,jemejetaiàgenouxetbaissailes

  • yeuxsurlasilhouetteimmobilegisantaupieddulit.—Maman?Lesondemaproprevoixmefitpeuretunemontéed’angoissedéferla

    dansmesveines.Ellenebougeaittoujourspas.Lui posant la main sur l’épaule, je la fis rouler sur le dos. Sa tête

    retomba sur le côté, le regard vide et fixe. J’examinai son cou. Tout ledevant de son chemisier bleu était couvert de sang, poissant sa sombrechevelure.Impossibledemerendrecomptedel’étenduedesesblessures.J’avançailamain,maisnepusmerésoudreàrepoussersescheveux.Danslamaindroite,elleserraitunefleurfroissée.

    —Maman…?Jemepenchaisurelle,lecœurbattantàtoutrompre.—Maman!Elle ne cillait même pas. Mon cerveau essayait de me faire

    comprendrequ’iln’yavaitpasdeviedansceregard,plusd’âmeetplusd’espoirdanscesyeuxvides.Deslarmesroulaientàprésentsurmesjoues,jem’étaismiseàpleurersansmêmem’enrendrecompte.Magorgeétaittellementserréequej’avaisdumalàrespirer.

    Jecriaialorssonnom,l’attrapantparlebraspourlasecouer.— Maman ! Réveille-toi ! Il faut que tu te réveilles ! Je t’en prie,

    Maman,s’ilteplaît!Nemefaispasça!Jet’enprie!L’espaced’uneseconde,jecrusvoirseslèvresremuer.Jemepenchai

    surelle, approchant l’oreillede sabouche,m’efforçantde capter lepluspetitsoupir,lemoindrerâle.

    Rien.Àl’affûtd’unsignedevie, jeposaimesdoigtsde l’autrecôtédeson

    cou, encore intact, et sursautai, basculant en arrière sur les fesses. Sapeau… était glacée. Je regardai mes mains. Elles étaient couvertes desang.Sapeauétaitbeaucouptropfroide.

    —Non.Non.

  • Lebruitd’uneportequel’onfermeaurez-de-chausséemeramenaàlaréalité. Je me figeai une seconde, le cœur emballé au point d’avoirl’impressionqu’ilallaitexploser.Jefusparcourued’unfrissontandisquel’image du démon que j’avais vu dehors me revenait en mémoire. Dequellecouleurétaientsescheveux?Celuiquiétaitlàétaitblond.Dequellecouleur?

    —Merde,merde.Me relevant en toute hâte, je claquai la porte de la chambre. Les

    doigtstremblants,jelafermaiàclé,puisjemeretournai.Ilsétaientdeux.Ilyenavaitdeux.Desbruitsdepaspesantsébranlèrentl’escalier.Jecourusvers lagrandecommode,derrièrelaquelle jemeglissai,et

    poussailemeublemassifdetoutesmesforces.Deslivresetdespapiersendégringolèrenttandisquejeleplaçaisentraversdelaporte.

    Quelquechosedelourds’abattitbrutalementdel’autrecôté,secouantla commode. Je reculai d’un bond, mains sur la tête. Un hurlementsinistre s’éleva derrière la porte, et la créature s’y précipita encore… etencore.

    Je pivotai sur moi-même, la boule au ventre. Nos plans – on avaittoujourseuunplanstupideaucasoùundémonnousdébusquerait.Onen changeait à chaque déménagement, mais le principe restaitfondamentalementlemême:«Prendsl’argentetsauve-toi.»J’entendaisclairement la voix demamère, comme si elle venait de prononcer cesmots. « Prends l’argent et sauve-toi. Ne te retourne pas. Cours sanst’arrêter.»

    Ledémonsejetadenouveaucontrelaporte,dontleboissefendit.Ilpassaunbrasautravers,refermantlesdoigtssurlevide.

    Je me ruai vers la penderie, tirant des boîtes de l’étagère du hautjusqu’à trouver un petit coffre en bois. Je m’en saisis et l’ouvris siviolemmentquelecouverclesortitdesescharnières.Jelançaiuneautreboîte endirectionde laporte, touchant ledémonaubras. Je crois qu’ilricanadevantceprojectiledérisoire.Jepriscequemamèreappelaitnotre

  • «fondsd’urgence»,etquej’avaissurnomméle«fondscata»,uneliassedebilletsdecentdollarsquejefourraidansmapoche.

    Chaque pas vers l’endroit où elle était tombéem’arracha un peu demon âme. Faisant abstraction du démon qui défonçait la porte, jem’accroupisauprèsd’elleetpressaimeslèvressursonfrontglacé.

    —Jesuistellementdésolée,Maman.Tellementdésolée.Jet’aime.—Jevaistetuer,grondaledémon.Regardantderrièremoi,jevisqu’ilétaitparvenuàpasserlatêtedans

    letrouettendaitlebrasverslecoindelacommode.Jeramassailabêcheetm’essuyailesyeuxdureversdubras.

    — Je ne ferai qu’une bouchée de toi, tu m’entends ? poursuivit-il,introduisantunsecondbrasdanslabrèchequ’ilavaitagrandie.Jevaistedéchiqueteretteviderdelamisérablequantitéd’étherquicouledanstesveines,sang-mêlé.

    Jem’assuraid’uncoupd’œilquelavoieétaitlibreparlafenêtrepuism’emparaidelalampesurlatabledechevet.Arrachantl’abat-jour,dontjemedébarrassai,jemeplantaidevantlaporte.

    Ledémonsefigeaalorsquelamagieélémentairesestabilisaitautourdelui.Ilreniflaetsesyeuxs’arrondirentdesurprise.

    —Tonodeurn’estpascelle…Jeprismonélanetabattisdetoutesmesforceslepieddelampesur

    son crâne. Le son mat écœurant du choc me procura une intensesatisfactionquiaurait eudequoi inquiéter tous lespsysdupays.Çanetueraitpasledémon,maiscelamefitunbienfou.

    Jetantlesrestesdelalampe,jecourusàlafenêtreguillotine,quejefiscoulissersousunchapeletdejuronscréatifsetdemenacescrachéesparledémon. Je me contorsionnai par l’ouverture et m’immobilisai sur lerebord, évaluant mes chances d’atterrir sur l’auvent du petit porche àl’arrièredelamaison.

    Unepartiedemoi,depuistroplongtempsdanslemondedesmortels,rechignaitàl’idéedesauterdupremierétage.L’autrepartiedemonêtre,

  • danslesveinesdelaquellecoulaitencorelesangdesdieux,sautasansseposerdequestions.

    Letoitmétalliquegrinçahorriblementsousmonpoids.Sansprendreletempsderéfléchir,jecourusjusqu’aubordetsautaiànouveau.Jemeréceptionnai dans l’herbe et tombai à genoux. Je me relevai aussitôt,ignorantlesregardsmédusésdesvoisins,sortisvoircequ’ilsepassait.Jefis alors la seule chose que l’onm’avait appris à ne surtout jamais fairequand j’étais au Covenant. Une chose à laquelle je me refusaismentalement,maisquejedevaispourtantfaire,jelesavais.

    Jeprislafuite.Lesjouesencorehumidesdemeslarmesetlesmainstachéesdusang

    demamère,jem’enfuisàtoutesjambes.

  • APRÈS

  • CHAPITRE7

    Plantée devant le lavabo des toilettes d’une station-service, je mesentaisprofondémentengourdie.Présentantmesmains sous le jetd’eauglacée,jelesfrottaimachinalementl’unecontrel’autre,hypnotiséeparlafaïencequiseteintaitderouge,puisderose,enfinblancheànouveau.Jecontinuai pourtant deme laver lesmains jusqu’à ne plus les sentir nonplus.

    J’étais secouée de spasmes intermittents qui faisaient frémir lesmuscles de mes jambes et de mes bras. J’avais couru sans m’arrêterjusqu’à ce que chaque pasmemeurtrisse les os.Mes yeux retournaientvers la bêche, comme pour constamment m’assurer de sa présence. Jel’avais déposée sur le rebord du lavabo, mais j’avais l’impression quec’étaitencoretroploin.

    Jefermailerobinet,récupéraimonarmeetlafourraidanslaceinturedemon jean. Ses angles acérésmordaient dans la peaudemonbassin,maisjetiraimontee-shirtpourladissimuler,accueillantladouleur.

    Jequittailestoilettesmiteusessanssavoiroùaller.Ledosdemontee-shirt était trempéde sueur et lesmuscles demes jambes protestaient àchaquemouvement,maisjecontinuaisd’avancersansbut,m’arrêtantauboutdequelquesmètrespouréprouverlecontactrassurantdelabêcheàtravers le tissu, repartant, m’arrêtant de nouveau et me remettant enroute.

    «Prendsl’argentetsauve-toi.»

  • Pouralleroù?Pasd’amisprochesàquinouspouvionsdirelavérité.Maparthumainemesoufflaitdem’adresseràlapolice,maisqu’est-cequeje lui dirais ? Quelqu’un avait dû appeler les secours et ils avaientsûrement trouvé soncorps.Etaprès?Si jeme rendaisauxautorités, jeseraisplacéeparleserviceàl’enfance,mêmesij’avaisdix-septans.Nousavionsdépensétoutnotreargentaucoursdestroisdernièresannées,ilnerestait riend’autreque lesquelquesbilletsdecentdollarsque j’avaisenpoche. Ces derniers temps, ma mère avait même été obligée d’user desortsdecompulsionpourobtenirdesristournessurnosfactures.

    Je marchais donc tandis que ces questions tournaient dans moncerveau.Lesoleilallaitbientôtsecoucheretjenepouvaisqu’espérerquela chaleur pesante allait s’atténuer. Ma gorge était si rêche que j’avaisl’impression d’avoir avalé une éponge desséchée et mon estomacgargouillait désagréablement. Repoussant ces sensations de mon esprit,j’avançais toujours. Je voulais mettre la plus grande distance possibleentrenotremaisonetmoi.

    Oùaller?L’imagequimevintdemamèremecueillitcommeuncoupdepoing

    àl’estomac.Pascelledelanuitprécédente,quandellem’avaitditqu’ellem’aimait. Cette image-làm’échappait. Je ne voyais plus que son regardémeraudeprivédevie.

    Une douleur fulgurante m’obligea à ralentir. Cette souffrance dansmoncœur,dansmonâme,menaçaitdemedétruire.Jen’yarriveraipas.Passanselle.

    Illefallaitpourtant.Endépitdelamoiteurdel’air,jefrissonnai.Lesbrasserrésautourducorps,jefonçaidanslarue,scrutantlesgensquejecroisais à la recherche de l’horrible face d’un démon. Il s’écouleraitquelquessecondesavantquelamagieélémentairedeleurssortsd’illusionait un effet sur moi. Cela serait peut-être suffisant pour me donner letemps de fuir,mais ils étaientmanifestement capables de sentir le peud’éther que je possédais. Il était peu probable qu’ils me suivent ; lesdémons ne chassaient pas les sang-mêlé. Ils n’hésitaient pas à nous

  • attaqueretànousdrainerlorsqu’ilstombaientsurnous,maisilsnenouscherchaientpasactivement. L’étherdiluéqui coulaitdansnos veinesnelesattiraitpasautantqueceluidespurs.

    Auboutd’unmomentàdéambulerdanslesruesauhasard,jefinispartrouverunmotel relativementdécent. Ilme fallaitunabripour lanuit.Miami,après lecoucherdusoleil,n’étaitpasunendroitrecommandablepourunejeunefilleseule.

    Je fis un arrêt au fast-food du coin pour acheter des burgers avantd’entrer dans le motel. Pour le type derrière le comptoir, la filledégoulinante de transpiration qui lui demandait une chambre, sansbagage,unsacenpapieràlamain,étaituneclientecommeuneautre.Dumomentquejeréglaisenliquide, ilsemblaitseficherpasmalquejeneluimontrepasdepièced’identité.

    Machambreétaitaurez-de-chaussée,auboutd’unétroitcorridorquisentaitlemoisi.Desbruitsdouteuxs’échappaientd’autreschambres,maisle linoléum crasseux me dérangeait davantage que ces gémissementssourds.

    Lessemellesdemesvieillesbasketssemblaientpluspropres.Calantlesacdufast-foodsousunbras,j’ouvrislaportedelachambre

    13. Je n’étais pas insensible à l’ironie de ce numéro, mais j’étais tropanéantiepourm’ensoucier.

    À ma grande surprise, la chambre sentait bon, grâce au parfumd’ambianceàlapêchebranchédanslaprisemurale.Jeposaimesaffairessurlapetitetableetretirailabêchedemonpantalon.Soulevantmontee-shirt,jebaissailaceinturedemonjeandequelquescentimètrespourtâterlesmarquesquelemétalavaitlaisséessurmapeau.

    Çapourraitêtrepire.Jepourraisêtrecommemamè…—Arrête!m’intimai-jeentremesdents.Arrêtetoutdesuite!Maislasouffranceétaitbienlà.L’impressiondeneplusrienressentir,

    et toutenmêmetemps.Jeprisunecourte inspiration,maismapoitrineétaitdouloureuse.Lavisiondemamèregisantaupieddulitmesemblait

  • toujoursirréelle.Toutleresteaussi.J’allaismeréveilleretdécouvrirquecen’étaitqu’uncauchemar.

    Ilfallaitjustequejemeréveille.Jemepassai lesmains sur le visage. La gorgemebrûlait, unnœud

    m’empêchait d’avaler. Elle est morte. Elle est morte. Ma mère est morte.Attrapant le sac des burgers, je me jetai dessus. Je les dévorairageusement,m’interrompanttouteslesdeuxàtroisbouchéespourboireunegranderasadedemaboisson.Auboutdudeuxième, je fusprisedecrampesd’estomac.Lâchantlesac,jemeprécipitaiauxtoilettes,oùjemelaissaitomberàgenouxdevantlacuvette,justeàtempspourvomirtoutcequejevenaisd’ingurgiter.

    J’avais mal partout quand je m’affalai contre le mur, les paumesplaquéessurmesyeuxbrûlants.L’imageduregardvidedemamèremehantait,alternantaveccelledel’expressiondudémonjusteavantqu’ilsedésintègre en un panache de fumée bleue. J’ouvris les yeux,mais je lavoyais toujours, je voyais le sang maculant les pétales violets, du sangpartout.Jememisàtremblerdetousmesmembres.

    Jen’yarriveraipas.Enlaçantmes genoux remontés contrema poitrine, je calaima tête

    dessusetmebalançaidoucement, laissant ressurgir les souvenirsdecesdernières vingt-quatre heures, mais aussi de ces trois dernières années.Touteslesfoisoùj’auraispucontacter leCovenantetnel’avaispasfait.Desoccasions ratées.Deschancesquineseprésenteraientplus. J’auraisdûessayerd’appeler.Unseulcoupdefilauraitempêchécequivenaitdeseproduire.

    Jevoulaisunesecondechance–unseuljourdepluspourtenirtêteàmamèreet l’obligerà rentrer auCovenant et à regarder en face cequil’avaitincitéeàfuiraumilieudelanuit.

    Ensemble–nousl’aurionsfaitensemble.Je plongeai les doigts dansmes cheveux et je tirai.Unpetit râle de

    douleursefaufilaentremesmâchoirescrispées.Jetiraiplusfort,àpleines

  • mains,maisladouleuraiguëquimetraversalecuirchevelunesoulageaenrienlacontractiondemapoitrineoulevidebéantquim’emplissait.

    J’étais une sang-mêlé, mon devoir était de tuer les démons et deprotéger lespurs.J’avais failliàmesobligationsde lapire façon.J’avaisfait défaut àmamère. Il n’y avait pas à tortiller, je devais regarder lavéritéenface.

    J’avaiséchoué.Etj’avaisprislafuite.Mes muscles se tétanisèrent et je sentis une bouffée de rage se

    répandre dans tout mon corps. Écrasant mes poings sur mes yeux, jelançai un coup de pied.Mon talon défonça la porte du placard sous lelavabo.Jemelibérai,presquecontentequelecontreplaquém’écorchelacheville,etjerecommençai.Etencore.Etencore.

    Quandjefinisparmereleverpourquitterlasalledebains,lachambreétaitplongéedanslenoir.Jetirailachaînedelalampeetrécupéraimabêcheentitane.Chaquepasmecoûtaitaprèslapositionàlaquellej’avaissoumismesmusclesankylosésdanslasalledebains.Jem’assissurlelit.Jevoulaisvérifierlaporte,peut-êtrelabloqueravecunmeuble,avantdem’affalerpourneplusmerelever,maisl’épuisementeutraisondemoietje sombrai dans un sommeil où j’espérais que les cauchemars ne mepoursuivraientpas.

  • CHAPITRE8

    Le jour succéda à la nuit,mais je ne bougeai pas jusqu’à ce que legérantdumotelviennefrapperàmaporte,exigeantquejelepaieouqueje déguerpisse. Je lui tendis quelques billets par la porte entrouverte etretournaimecoucher.

    Je rejouai la même séquence plusieurs jours d’affilée. Mes seulsrepères temporels étaient mes passages aux toilettes, les jambesflageolantes. Jen’avaispas la forcedeprendreunedouche, et cemoteln’étaitpaslegenred’endroitoùl’onvousoffraitdespetitesbouteillesdeshampoingdetoutefaçon.Iln’yavaitmêmepasdemiroir,seulementdescrochetsenplastiqueencadrantunemplacementrectangulaireau-dessusdulavabo.Lalumièredelalunesuccédaitàcelledusoleiletjecomptaislesvisitesdugérant.Ilétaitdéjàvenutroisfoissefairepayer.

    Durant tout ce temps, je pensais à ma mère et pleurais jusqu’à lanausée. La tempête se déchaînait à l’intérieur demoi,menaçant demefairesombrer,etc’estcequiarriva.Rouléeenboule,jerefusaisdeparlerou de m’alimenter, je désirais seulement ne plus bouger et disparaître.Mes larmes s’étaient taries depuis longtemps, sans m’apporter aucunréconfort, et j’étais comme paralysée, incapable d’émerger. J’avaisl’impression qu’un grand vide n’attendait que de m’absorber, et je nefaisais rien pour y résister, m’y abandonnant avec une satisfactionperverse,jusqu’àlavisitedugérantlequatrièmejour.

    Cettefois-ci,quandjeluiremisl’argent,ilm’adressalaparole.—Tuasbesoindequelquechose,gamine?

  • Jeledévisageaiàtraversl’entrebâillementdelaporte.C’étaituntyped’âge mûr, qui approchait de la cinquantaine. Apparemment, il portaittouslesjourslamêmechemiseàfinesrayures,maiselleavaitl’airpropre.

    Iljetauncoupd’œildanslecouloiretpassalamaindanssescheveuxchâtainsdégarnis.

    —Tuveuxquejepréviennequelqu’un?Jen’avaispluspersonne.—Bon,situasbesoindequoiquecesoit,appellelaréception.Ilrecula,prenantmonsilencepouruneréponse.—DemandeFred.C’estmoi.—Fred,répétai-jelentementcommeuneidiote.Fred parut hésiter et secoua la tête. Quand il la releva, ses yeux

    croisèrentlesmiens.—Jenesaispasdansquelpétrintut’esfourrée,gamine,maistues

    trop jeune pour finir dans un endroit comme celui-ci. Rentre chez toi.Retourneauprèsdestiens.

    Jeleregardaipartir,puisrefermailaporteentirantleverrou.Jemeretournai lentement et contemplai le lit… où était posée la bêche. Lesdoigtsmepicotaient.

    «Retourneauprèsdestiens.»Jen’avaisplusdefamille.Mamèreétaitmorte,àprésent,et…M’arrachantàlaporte,jemedirigeaiverslelit.Jeramassailabêche

    et suivis du bout des doigts le tranchant acéré. « Retourne auprès destiens. » Il n’y avait qu’un seul lieu où je me sentais chez moi, et cen’étaitpas rouléeenboule surun litdansunmotel sordidedumauvaiscôtédeMiami.

    RetourneauCovenant.Les petits cheveux sur ma nuque se hérissèrent. Le Covenant ?

    Pouvais-je réellement y retourner après trois ans, alors que je ne savaismême pas pourquoi nous en étions parties ? Le comportement de mamère laissait penser que nous n’y étions plus en sécurité, mais j’avaistoujoursmissonattitudesurlecomptedelaparanoïa.M’autoriseraient-ils

  • àrevenirsanselle?Serais-jepuniepourl’avoirquittéavecelleetnepasl’avoirdénoncée?Serais-jecondamnéeàdevenircequej’étaisparvenueàéviter toutes ces années plus tôt quand le Conseilm’avait testée et quej’avaisdonnéuncoupdepiedàunetrèsvieilledame?

    Ilspouvaientmeréduireenesclavage.Maistouscesrisquesvalaientmieuxquedemefairedévorerparun

    démon,quederenoncersanslutter.Jen’avais jamaisbaissélesbras.Cen’étaitpasaujourd’huiquej’allaiscommencer,alorsqu’ilenallaitdemasurvie.Jedevaismeressaisir.

    Etàenjugerparl’aspectdemonlitetl’odeurquejedégageais,j’étaisofficiellemententraindeperdrepied.

    Qu’auraitditmamèresielleavaitpumevoirencemoment?Ellenem’auraitpasconseilléd’allerauCovenant,maisellen’auraitsûrementpasvouluquej’abandonne.Cechoix-làétaituneinsulteàtoutcequ’elleavaitdéfenduetàl’amourqu’ellem’avaitporté.

    Jenedevaispasbaisserlesbras.Matempêteintérieures’apaisaetunplancommençaàprendreforme.

    LeCovenantleplusprochesetrouvaitàNashville,dansleTennessee.Jenesavaispasexactementoùilétait,maislavilleentièredevaitgrouillerdeGardiensetdeSentinelles.Nousétionscapablesdenous reconnaîtreentre nous – l’attraction de l’éther présent dans notre sang ne trompaitpas,puissantechezlessang-pur,plussubtilechezlessang-mêlé.Jedevaistrouverunmoyendelocomotion,jen’étaispasenmesured’allerdansleTennesseeàpied.J’avaisencoresuffisammentd’argentpourmepayerunticketdansl’undecesbuslonguedistancequejen’auraisjamaisimaginéprendre.Lagareroutièreducentre-villeétaitferméedepuislongtempsetl’arrêtleplusprocheétaitceluidel’aéroport.

    Cequireprésentaitdéjàunesacréetrotte.Jejetaiuncoupd’œildanslasalledebains.Aucunelumièrenefiltrait

    parlafenêtre.C’étaitdenouveaulanuit.Dèsqu’ilferaitjour,jeprendraisuntaxi jusqu’à l’aéroportet jemonteraisàbordd’unautocar.Jem’assissurlelit,souriantpresque.

  • J’avaisunplan,unplandémentquiavaitdeschancesdeseretournercontremoi,mais c’était toujoursmieux que d’abandonner et de ne rienfairedutout.Unplan,c’étaitunobjectif,etunpeud’espoir.

    J’attendisl’aubeetjeprisuntaxipourl’aéroport,oùjemeretrouvaiàdéambulerdansunegarepresquedéserte.MaseulecompagnieétaitunvieuxNoirquinettoyaitlessiègesdeplastiquerigidesetlesratsgalopantdanslescouloirslesplusobscurs.

    Aucunn’étaitbavard.Ramenantmespiedssur lesiège, jeplaçai labêchesurmesgenoux,

    m’efforçantderestervigilante.Aprèscesjourspassésdanslenéantleplusprofond,j’avaistoujoursenviedemeblottirenpyjamadanslelitdemamaman.Sanstouslespetitsbruitsquimefaisaientsursauter,jemeseraisassoupieetjeseraistombéedemonsiège.

    Quand le soleil se leva derrière la vitre, une poignée de gensattendaientlebus.

    Tousm’évitaient, sansdouteàcausedemonapparencenégligée.Ladouche du motel ne fonctionnait même pas quand j’avais finalementvoulumelaver,etjen’avaispufairequ’unerapidetoilettedanslelavabo,sans savon ni shampoing. Je me levai avec raideur, attendant que laqueueseforme,etbaissailesyeuxsurlesvêtementsquejeportaisdepuisplusieurs jours. Les genoux de mon jean étaient déchirés et le tissueffilochétachéderouge.Unevivedouleurmetorditl’estomac.

    Rassemblantmoncourage,jegrimpaidanslecar,croisantbrièvementleregardduchauffeur.Mauvaiseidée.Avecsonnuagedecheveuxblancsetsesbinoclesàdoublefoyerperchéssurungrosnezrougeaud,ilavaitl’airencoreplusvieuxqueletypequinettoyaitleschaisesdanslagare.Ilyavaitmêmeunautocollant«R,Retraité»surlepare-soleiletilportaitcarrémentdesbretelles.Desbretelles?

    Parlesdieux,àtouslescoups,PapaNoëlallaitpiquerdunezsursonvolantetonallaittousmourir.

  • Traînant les pieds, j’avançai jusqu’au milieu de l’allée et m’installaiprès d’une fenêtre. Par chance, le bus n’était qu’à moitié plein et lesodeurs corporelles qui empuantissaient ce genrede véhicules étaient endessousdeleurniveauhabituel.

    Jecroismêmequej’étaislaseuleàsentirmauvais.Mais je puais vraiment. Une femme assise un peu devant moi se

    retournaen fronçant lenez.Quandsesyeuxseposèrent surmoi, jemehâtaidedétournerlatête.

    Monhygiènedouteuseauraitdûêtreledernierdemessoucis,maisjesentis pourtantmes joues s’empourprer.Comment est-ce que je pouvaism’inquiéter demon apparence ou de l’odeur que je dégageais dans unmoment pareil ? Je me sentais humiliée ; je refusais d’être cette fillecrasseusequiempestaitdanslebus.Lagênequejeressentaismerappelaunautremomentmortifiantdemavie.

    J’avaistreizeansetjevenaisdecommenceràtravaillerlesattaquesauCovenant. Jeme souviensque j’étais surexcitéedepratiquerenfinautrechose que des exercices de cardio et des techniques de blocage. CalebNicolo–monmeilleuramiàl’époque,etaccessoirementunmecgénial–etmoiavionspassétoutledébutdecepremiercoursànouspousseretànousbousculercommedessingessurexcités.

    Nous étions relativement… incontrôlables quand nous étionsensemble.

    L’InstructeurBanks,unsang-mêléd’uncertainâgequiavaitétéblessédans l’exercice de ses fonctions de Sentinelle, était notre professeur. Ilavaitditquenousallionstravaillerlesamenéesausoletm’avaitmiseenbinômeavecuncertainNick.Ilnousavaitmontréplusieursfoislaprise.

    —C’estainsiquevousdevezprocéder,nousavait-ilprévenus.Sivousnesuivezpaslesinstructionsàlalettre,vousrisquezdebriserlecoudevotrepartenaire,etcen’estpasl’objectifdel’enseignementd’aujourd’hui.

    Çaavaitl’airfacile,etlapetitefrappearrogantequej’étaisn’avaitpasécoutélesconsignes.

  • —C’esttropdelaballe,avais-jeditàCaleb,etnousnousétionstapédans la main comme deux imbéciles avant de prendre place avec nospartenaires.

    Nick avait parfaitement exécuté le mouvement, me balayant lesjambes tout en me retenant par les bras. L’Instructeur Banks l’avaitfélicité.Quandmontourétaitvenu,ils’étaitmisengardeensouriant.Enpleinmilieudelamanœuvre,mesmainsavaientglissésurlebrasdeNicketjel’avaisfaittombersurlanuque.

    Pasbon.Il ne s’était pas relevé et s’était mis à convulser en poussant des

    gémissements.J’avaisvitecomprisquejem’étaisfaitdesillusionssurmonniveautechnique.Jel’avaisenvoyéàl’infirmeriepourunebonnesemaineet celam’avait valu le surnom de « Rétameuse » plusieursmois durantaprèsça.

    Jusqu’àcejour,jen’avaispasconnuplusgrandehumiliation.Qu’est-cequi était lepire :me ridiculiserdevantmespairsou sentiraussi fortqu’unepairedechaussettesdesportoubliéesaufonddupanieràlinge?

    Avec un gros soupir, j’examinai mon billet. Il y avait deuxchangements,àOrlandoetAtlanta.J’espéraisytrouverdequoimelaverun peu et acheter à manger. Et que les prochains bus ne seraient pasconduitspardeschauffeursbonspourlareforme.

    Dansl’autocar,jeregardaiautourdemoienétouffantunbâillement.Pasdedémonsàbord,sûretcertain. Ilsdevaientdétester lestransportsencommun.Àpremièrevue,pasnonplusdetueurensérieprêtàsejetersur les filles crasseuses. Sortantma bêche, je la glissai entre le siège etmoi. Jem’assoupis presque aussitôt etme réveillai auboutdequelquesheures,lanuquedouloureusementraide.

    Deuxoutroispassagersétaient lesheureuxpossesseursdecespetitsoreillersde voyagepour lesquels j’auraisdonnémonbras gauche.Alorsquejemetortillaissurmonsiège,cherchantunepositiondanslaquellejen’avaispasl’impressiond’êtreencage,jen’avaispasvuarriverlafemmequis’arrêtadevantmonsiègedansl’allée.

  • C’était celle qui m’avait reniflée au départ. Je notai ses cheveuxchâtains brushés, son pantalon de ville bien repassé. Qu’est-ce qu’ellefaisaitici?Lapuanteurquejedégageaisétait-ellegênanteàcepoint?

    Avec un sourire crispé, elle me tendit le paquet de crackers qu’ellecachaitdanssondos.Ilyenavaitsix,emballésindividuellement,avecdubeurredecacahuèteaumilieu.Monestomacsemitàgargouiller.

    Jeclignailentementlesyeux,décontenancée.Elle secoua la tête et je remarquai la croix qu’elle portait autour du

    cou,suspendueàunechaîneenor.—J’aipensé…quevousaviezpeut-êtrefaim?Uneboufféedefiertéblesséefusadansmapoitrine.Cettefemmeme

    prenaitpourunegossedesrues.Ouais…C’estEXACTEMENTcequetues.Jeravalaidifficilementlaboulequis’étaitforméedansmagorge.

    La main de la femme tremblait un peu quand elle fit mine derebrousserchemin.

    —Vousn’êtespasobligéed’accepter.Sivouschangezd’av…—Attendez,l’arrêtai-jed’unevoixérailléequimefitgrimacer.Jemeraclailagorge,lesjouesenfeu.—Jelesveuxbien.Merci…mercibeaucoup.Mesdoigtsparaissaientparticulièrementsalesàcôtédessiens,même

    si jelesavaisfrottésdanslasalledebainsdumotel.Jem’apprêtaisàlaremercierencoreunefois,maiselleavaitdéjàregagnésaplace.Baissantlesyeuxsurlepaquetdecrackers,jesentismapoitrineetmamâchoireseserrer. J’avais lu quelque part que cela pouvait être le signe d’une crisecardiaque,maiscen’étaitpasça,monproblème.

    Fermantlesyeuxtrèsfort,jedéchirail’emballageetdévoraisivitelesbiscuitsquejen’ensentismêmepaslegoût.Detoutefaçon,leslarmesquim’obstruaient lagorgem’empêchaientdeprofiterdemonpremier repasdepuisplusieursjours.

  • CHAPITRE9

    ÀOrlando,oùnouschangionsdecar, j’avaisplusieursheuresdevantmoi, que je comptais bienmettre à profit pourme laver et chercher dequoime nourrir. J’attendis qu’il n’y ait plus personne aux toilettes ni àproximité pour m’y enfermer à double tour, puis je m’approchai dulavabo.J’évitaimonreflet,nevoulantpassavoiràquoijeressemblais.Jeme débarrassai de mon tee-shirt, retenant un gémissement comme lemouvementréveillaitdesmusclesendoloris.Faisantabstractiondel’idéeque j’étais carrément en train de faire mes ablutions dans des toilettespubliques, je pris une poignée de serviettes en papier marronassez grossières pour m’écorcher la peau et les humidifiai. À l’aide dusavon pour lesmains, jeme nettoyai rapidement dumieux que je pus.Entre mon soutien-gorge et la ceinture de mon jean, mon ventre étaitmarquéd’hématomesvioletfoncé.Quantauxgriffuresdansmondos,quej’avaisrécoltéesenmeglissantparlafenêtredemamère,ellesn’étaientpassimochesquejel’avaiscraint.

    Finalement,jen’étaispasensimauvaisétat.J’achetaiunebouteilled’eauetdeschipsdansundistributeuravantde

    remonter dans le bus suivant. Je fus soulagée de voir que le chauffeurétait nettement plus jeune que le précédent, car il commençait à fairesombre et la visibilité était réduite. Il y avait plus de monde dans cetautocarquedansceluideMiami,etjefusincapabledemerendormir.Jeregardaidéfilerlepaysageparlafenêtretoutenfaisantcourirmesdoigtssur le tranchant de ma bêche. Dès que j’eus terminé mes chips, mon

  • cerveausemitenrouelibreetjemeretrouvaiàmaterunétudiantassisquelquessiègesdevantmoi.IlavaituniPodquimefaisaitenvie.Enfait,toute pensée construite désertamon esprit pendant les cinq heures quisuivirent.

    Ilétaitautourde2heuresdumatinquandnousatteignîmesAtlanta,enavancesur l’horaire.L’atmosphèrede laGéorgieétaitaussi lourdeetmoitequecelledelaFloride,maislapluiemenaçait.Lagareroutièreétaitsituéedansunesortedezoneindustrielleaumilieudeschampsentouréed’entrepôtsdésaffectés.Apparemmentenbanlieued’Atlanta,leslumièresde la ville étant visiblesdans le lointain àquelques kilomètres.Tout enmassant ma nuque ankylosée, je m’enfonçai lentement dans la gare.Certains des voyageurs étaient attendus par des proches venus leschercher en voiture. L’étudiant se précipita vers une berline dont unhommed’âgemûrfatiguémaisheureuxdescenditpourleserrerdanssesbras.Jemedétournai,lecœurlourd,etpartisenquêted’undistributeur.

    Ilmefallutplusieursminutespourentrouverun.Contrairementàlagared’Orlando,ilsétaientinstallésaufond,prèsdestoilettes,cequiétaitun peu dégoûtant. Sortant la liasse de billets dema poche, je prélevaiquelquescoupuresd’undollar.

    Une sorte de froufroutement, comme le bruit d’un bas de pantalontraînantparterre,memitenalerte,et jemeretournaipourscruterpar-dessusmonépaulelecouloirfaiblementéclairé.Aubout,j’apercevaislesportesvitréesdelasalled’attente.Jetendisl’oreilleunmomentsansrienentendre puis reportaimon attention sur lamachine, où je choisis unenouvellefoisunebouteilled’eauetunpaquetdechips.

    Laseuleidéederesterassiseplusieursheurespourattendrelebusmedonnait des envies de meurtre et je décidai d’emporter mes maigresprovisions à l’extérieur. L’humidité de l’air avait une odeur agréable etj’attendais la pluie avec une certaine impatience. Une sorte de douchenaturelle. Tout en grignotant mes chips, je m’éloignai du terminal,longeant une aire de repos pour les camions. Pas de sifflets ou depropositionssalacesdelapartdesroutiersdevantquijepassais.

  • Etcela,quelquepart,fitvolerenéclatsl’imagequejem’enfaisais.Del’autrecôtédelaramped’accès,ilyavaitencoredesusines.Elles

    ressemblaient à desmaisons hantées dans un parc d’attractions : vitrescassées ou condamnées, herbes folles envahissant le trottoir fissuré etlierre qui grimpait à l’assaut desmurs.Avant qu’il décide que j’étais unmonstre,nousétionsallés,Mattetmoi,dansl’undecesparcsàthème.Et,àlaréflexion,j’au