jean-paul sartre - la nausée

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    C O L L E C T I O N F O L I O

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    Jean-Paul Sartre

    La nause

    Gallimard

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    Tous droits de traduction, de reproduction et d'adaptation

    rservs pour tous les pays, y compris VU . R. S. S.

    ditions Gallimard, 1938.

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    AU CASTOR

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    C'est un garon sans importance

    collective, c'est

    tout juste

    un individu.

    L.-F. CLINE

    U Eglise

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    AVERTISSEMENT DES DITEURS

    Ces cahiers ont t trouvs parm i les papiers d'Antoine

    Roquentin. Nous les publions sans y rien changer.

    La premire page n'est pas date, mais nous avons de

    bonnes raisons pour penser qu'elle est antrieure de

    quelques semaines au dbut du journal proprement dit.

    Elle aurait jlonc t crite, au plus tard, vers le commen

    cement de janvier 1932.

    A cette poque, Antoine Roquentin, aprs avoir voyag

    en Europe Centrale, en Afrique du Nord et en Extrme-

    Orient, s

    f

    taitfix depuis trois ans Bouville, pour y achever

    ses recherches historiques sur le m arquis de Rollebon.

    Les diteurs.

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    FEUILLET SANS DATE

    Le mieux serait d'crire les vnements au jour le jour.

    Tenirunjournal pour y voir clair. Ne pas laisser chapper

    les nuances, les petits faits, mmes ils n'ont l'air de rien,

    et surtout les classer. H faut dire comment je vois cette

    table, la rue, les gens, mon paquet de tabac, puisque c'est

    cela qui a chang. H faut dterminer exactement l'tendue

    et la nature de ce changement.

    Par exemple, voici un tui de carton qui contient ma

    bouteille d'encre. Il faudrait essayer de dire comment je

    le voyaisavant et comment prsent je le *

    Eh bien, c'est un paraillipipde rectangle, il se dtache

    sur c'est idiot, il n'y a

    rien

    en dire. Voil ce qu'il faut

    viter, il ne faut pas mettre de l'trange o il n'y a rien.

    Je pense que c'est le danger si l'on tient un journal : on

    s'exagre tout, on est aux aguets, on force continuellement

    la vrit. D'autre part, il est certain que je peux, d'un

    moment l'autreet prcisment propos de cet tui ou

    de n'importe quel autre objetretrouver cette impression

    d'avant-hier. Je dois tre toujours prt, sinon elle me

    glisserait encore entre les doigts. Il ne faut

    rien

    a

    mais noter soigneusement et dans le plus grand dtail

    tout ce qui se produit.

    1. Un mot laiss en blanc.

    2. U n m ot est ratur (peut-tre forcer ou forger ), un autre

    rajout en surcharge est illisible.

    11

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    Naturellement j'e ne peux plus rien crire de net sur

    ces histoires de samedi et d'avant-hier, j'en suis dj trop

    loign ; ce que je peux dire seulement, c'est que, ni dans

    l'un ni dans l'autre cas, il n'y a rien eu de ce qu'on appelle

    l'ordinaire un vnement. Samedi les gamins jouaient

    aux ricochets, et je voulais lancer comme eux un caillou

    dans la mer. A ce moment-l, je me suis arrt, j'ai laiss

    tomber le caillou et je suis parti. Je devais avoir l'air

    gar, probablement, puisque les gamins ont ri derrire

    mon dos.

    Voil pour l'extrieur. Ce qui s est pass en moi n'a

    pas laiss de traces claires. Il y avait quelque chose que

    j'aivu et quim'a dgotmais je ne sais plussi je regardais

    la mer ou le galet. Le galet tait plat, sec sur tout un ct,

    humide et boueux sur l'autre Je le tenais par les bords,

    avect sdoigts trs carts, pour viter de me salir.

    Avant-hier, c'tait beaucoup plus compliqu. Et il y

    a eu aussi cette suite de concidences, de quiproquos,

    que je ne m'explique pas.Maisje ne vais pas m'amuser

    mettre tout cela sur le papier. Enfin il est certainquej'ai

    eu peur ou quelque sentiment de ce genre. Si je savais

    seulement de quoi j'ai eu peur, j'aurais dj fait un grand

    pas.

    Ce qu'il y a de curieux, c'estqueje ne suis pas du tout

    dispos me croire fou, je vois mme avec vidence que

    je ne le suis pas : tous ces changements concernent les

    objets. Au moins c'est ce dont je voudrais tre sr.

    10heures etdemie K

    Peut-tre bien, aprs tout, que c'tait une petite crise

    de folie. Il n'y en a plus trace. Mes drles de sentiments

    1. Ou soir, videmment. Le paragraphe Qui suit est trs post

    rieur aux prcdents. Nous inclinons croire qu'il fut crit, au

    plus tt, le lendemain.

    12

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    de l'autre semainemesemblent bien ridicules aujourd'hui :

    je n'y entreplus.Ce soir,jesuis bien l'aise,bienbourgeoi

    sement dans le monde. Ici c est ma chambre, oriente

    vers le nord-est. En dessous, la rue des Mutils et le chan

    tier de la nouvelle gare. Je vois de ma fentre, au coin du

    boulevard Victor-Noir, la flamme rouge et blanche du

    Rendez-vous des

    Cheminots.

    Le train de Paris vientd ar

    river. Les gens sortent de l'ancienne gare et se rpan

    dent dans les rues. J'entends des pas et des voix. Beaucoup

    de personnes attendent le dernier tramway. Elles doivent

    faire un petit groupe triste autour du bec de gaz, juste

    sous ma fentre. Eh bien, il faut qu'elles attendent encore

    quelques minutes : le tram ne passera pas avant dix heures

    quarante-cinq. Pourvu qu'il ne vienne pas de voyageurs

    de commerce cette nuit : j'ai tellement envie de dormir

    et tellement de sommeil en retard. Une bonne nuit, une

    seule, et toutes ces histoires seraient balayes.

    Onze heures moins le quart

    :

    il n'y a plus rien craindre,

    ils seraient dj l. A moins que ce ne soitlejour du mon

    sieur de Rouen. U vient toutes les semaines, on lui rserve

    la chambre n 2, au premier, celle qui a un bidet. Il peut

    encore s'amener : souvent il prend un bock auRendez-

    vous des Cheminots avant de se coucher. Il ne fait pas

    trop de bruit, d'ailleurs. Il est tout petit et trs propre,

    avec une moustache noire cire et une perruque. Le voil.

    Eh bien, quand je l'ai entendu monter l'escalier, a m'a

    donn un petit coup au cur, tantc tait rassurant : qu'y

    a-t-il craindre d'un monde si rgulier? Je croisqueje suis

    guri.

    Et voici le tramway 7 Abattoirs-Grands Bassins .

    D

    arrive avec

    un

    grand bruit de ferraille. Il repart. A prsent

    il s'enfonce, tout charg de valises et d'enfants endormis,

    vers les Grands Bassins, vers les Usines dans l'Est noir.

    C est

    l'avant-dernier tramway; le dernier passera dans

    une heure.

    Je vais me coucher. Je suis guri, je renonce crire

    13

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    mes impressions au jour le jour, comme les petites filles,

    dans un beau cahier

    neuf.

    Dans un cas seulement il pourrait tre intressant de

    tenirunjournal :ce serait si

    x

    1. Le texte du feuillet sans date s'arrte ici.

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    JOURNAL

    Lundi 29 janvier 1932.

    Quelque chose m'est arriv, je ne peux plus en douter.

    C'est venu la faon d'une maladie, pas comme une certi

    tude ordinaire, pas comme une vidence. a

    s est

    install

    sournoisement, peu peu

    ;

    je me suis senti un peu bizarre,

    un peu gn, voil tout. Une fois dans la place a n'a plus

    boug, c'est rest coi et j 'a i pu me persuader que je n'avais

    rien, que c'tait une fausse alerte. Et voil qu' prsent

    cela s'panouit.

    Je ne pense pas que le mtier d'historien dispose

    l'analyse psychologique. Dans notre partie, nous n'avons

    affaire qu' des sentiments entiers sur lesquels on met

    des noms gnriques comme Ambition, Intrt. Pourtant

    si j'avais une ombre de connaissance de moi-mme, c'est

    maintenant qu'il faudrait m'en servir.

    Dans mes mains, par exemple, il y a quelque chose

    de neuf, une certaine faon de prendre ma pipe ou ma

    fourchette. Ou bien c'est la fourchette qui a, maintenant,

    une certaine faon de se faire prendre, je ne sais pas. Tout

    l'heure, comme j'allais entrer dans ma chambre, je me

    suis arrt net, parce que je sentais dans ma main un objet

    froid qui retenait mon attention par une sorte de person

    nalit. J'ai ouvert la main, j 'a i regard :je tenais tout sim-

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    plement le loquet de la porte. Ce matin, la bibliothque,

    quand

    Autodidacte

    x

    est venu me dire bonjour, j ai mis

    dix secondes le reconnatre. Je voyais un visage inconnu,

    peine un visage. Et puis il y avait sa main, comme un

    gros ver blanc dans m a m ain. Je l ai lche aussitt et

    le bras est retomb mollement.

    D an s les rues, aussi, il y a une quantit de bruits louch es

    qui tranent.

    Donc i l s est produit un changement, pendant ces der

    nires semaines. Mais o ? C est un changement abstrait

    qui ne se pose sur rien. Est-ce moi qui ai chang? Si ce

    n est pas m oi, alors c est cette chambre, cette ville, cette

    nature ; il faut choisir.

    Je crois que c est moi qui ai chang : c est la solu tion

    la plus simple. La plus dsagrable aussi. Mais enfin je

    dois reconnatre que je suis sujet ces transformations

    soudaines. Ce qu il y a, c est que je pense trs rarement

    t

    alors une foule de petites m tamorphoses s accumulent

    en m oi sans que j y prenne garde et pu is, un beau jou r,

    il se produit une vritable rvolution. C est ce qui a donn

    ma vie cet aspect heurt, incohrent. Q uand j ai quitt

    la France, par exemple, il

    s est

    trouv bien des gens pour

    dire que j ta is parti sur un co up de tte. Et quand j y

    suis revenu, brusquement, aprs six ans de voyage, on et

    encore trs bien pu parler de coup de tte. Je me revois

    encore, avec Mercier, dans le bureau de ce fonctionnaire

    franais qui a dmissionn l an dernier la suite de l affaire

    Ptrou. Mercier se rendait au Bengale avec une mission

    archologique. J avais toujours dsir aller au Bengale, et il

    me pressait de me joindre lui. Je me demande pourquoi,

    1. Ogier P..., dont il sera souvent question dans ce journal.

    C tait un clerc d huissier. Roquentin avait fait sa connaissanceex

    1930 la bibliothque de Bouville.

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    prsent. Je pense qu'il n'tait pas sr de Portai et qu'il

    comptait sur moi pour le tenir l'il. Je ne voyais aucun

    motif de refus. Et mme si j'ava is pressenti, l'poque, cette

    petite combine au sujet de Portai, c'tait une raison de

    plus pour accepter avec enthousiasme. Eh bien, j'tais

    paralys, je ne pouvais pas dire un mot. Je fixais une petite

    statuette khmre, sur un tapis vert, ct d'un appareil

    tlphonique. Il me semblait que j'tais rempli de lymphe

    ou de lait tide. Mercier me disait, avec une patience

    anglique qui voilait un peu d'irritation :

    N 'est-ce pas, j'a i besoin d'tre fix officiellement.

    Je sais que vous finirez par dire ou i : il vaudrait mieux

    accepter tout de suite.

    Il a une barbe d'un noir roux, trs parfume. A chaque

    mouvement de sa tte, je respirais une bouffe de parfum.

    Et puis, tout d'un coup, je me rveillai d'un sommeil de

    six ans.

    La statue me parut dsagrable et stupide et je sentis

    que je m'ennuyais profondment. Je ne parvenais pas

    comprendre pourquoi j'tais en Indochine. Qu'est-ce que

    je faisais l? Pourquoi parlais-je avec ces gens? Pourquoi

    tais-je si drlement habill? Ma passion tait morte.

    Elle m'avait submerg et roul pendant des annes ;

    prsent, je m e sentais vide. M ais ce n'tait pas le pis :devant

    moi, pose avec une sorte d'indolence, il y avait une ide

    volumineuse et fade. Je ne sais pas trop ce que c'tait, mais

    je ne pouvais pas la regarder tant elle m'curait. Tout

    cela se confondait pour moi avec le parfum de la barbe de

    Mercier.

    Je me secouai, outr de colre contre lui, je rpondis

    schement :

    Je vous remercie, mais je crois que j'ai assez voyag :

    il faut maintenant que je rentre en France.

    Le surlendemain, je prenais le bateau pour Marseille.

    Si je ne me trompe pas, si tous les signes qui s'amassent

    sont prcurseurs d'un nouveau bouleversement de ma vie,

    17

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    eh bien, j'ai peur. Ce n'est pas qu'elle soit riche, ma vie,

    ni lourde, ni prcieuse. Mais j'ai peur de ce qui va natre,

    s'emparer- de moi et m'entraner o? Va-t-il falloir

    encore que je m'en aille, que je laisse tout en plan, mes

    recherches, mon livre? Me rveillerai-je dans quelques

    mois,

    dans quelques annes, reint, du, au milieu de

    nouvelles ruines? Je voudrais voir clair en moi avant qu'il

    ne soit trop tard.

    Mardi 30 janvier.

    Rien de nouveau.

    J'ai travaill de neuf heures une heure la biblio

    thque. J'ai mis sur pied le chapitre xu et tout ce qui

    concerne le sjour de Rollebon en Russie, jusqu' la mort

    de Paul I

    e r

    . Voil du travail fini : il n'en sera plus question

    jusqu' la mise au net.

    Il est une heure et demie. Je suis au caf Mably, je

    mange un sandwich, tout est peu prs normal. D'ailleurs,

    dans les cafs, tout est toujours normal et particulirement

    au caf Mably, cause du grant, M. Fasquelle, qui

    porte sur sa figure un air de canailerie bien positif et

    rassurant. C'est bientt l'heure de sa sieste, et ses yeux sont

    dj roses, mais son allure reste vive et dcide. Il se pro

    mne entre les tables et s'approche, en confidence, des

    consommateurs :

    C'est bien comme cela, monsieur?

    Je souris de le voir si vif :aux heures o son tablissement

    se vide, sa tte se vide aussi. De deux quatre le caf est

    dsert, alors M. Fasquelle fait quelques pas d'un air

    hbt, les garons teignent les lumires et il glisse dans

    l'inconscience : quand cet homme est seul, il s'endort.

    Il reste encore une vingtaine de clients, des clibataires,

    de petits ingnieurs, des employs. Ils djeunent en vitesse

    dans des pensions de famille qu'ils appellent leurs popotes

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    et, comme ils ont besoin d'un peu de luxe, ils viennent ici,

    aprs leur repas, ils prennent un caf et jouent au poker

    d'as ; ils font un peu de bruit, un bruit inconsistant qui

    ne me gne pas. Eux aussi, pour exister, il faut qu'ils se

    mettent plusieurs.

    Moi je vis seul, entirement seul. Je ne parle personne,

    jamais ; je ne reois rien, je ne donne rien. L'Autodidacte

    ne

    comptepas.Il y a bien Franoise, la patronne du

    Rendez

    vous des

    Cheminots.

    Mais est-ce que je lui parle? Quelque

    fois,

    aprs dner, quand elle me sert un bock, je lui de

    mande :

    Vous avez le temps ce soir?

    Elle ne dit jamais non et je la suis dans une des grandes

    chambres du premier tage, qu'elle loue l'heure ou la

    journe. Je ne la paie pas : nous faisons l'amour au pair.

    Elle y prend plaisir (il lui faut un homme par jour et elle

    en a bien d'autres que moi) et je me purge ainsi de certaines

    mlancolies dont je connais trop bien la cause. Mais nous

    changeons peine quelques mots. A quoi bon? Chacun

    pour soi ; ses yeux, d'ailleurs, je reste avant tout un

    client de son caf. Elle me dit, en tant sa robe :

    Dites, vous connaissez a, le Bricot, un apritif?

    Parce qu'il y a deux clients qui en ont demand, cette

    semaine. La petite ne savait pas, elle est venue me prvenir.

    C'taient des voyageurs, ils ont d boire a Paris. Mais

    je m'aime pas acheter sans savoir. Si a ne vous fait rien,

    je garderai mes bas.

    Autrefois longtemps mme aprs qu'elle m'ait quitt

    j 'aipens pour Anny. Maintenant, je ne pense plus pour

    personne;je ne me soucie mme pas de chercher des mots.

    a coule en moi, plus ou moins vite, je ne fixe rien, je

    laisse aller. La plupart du temps, faute de s'attacher des

    mots,

    mes penses restent des brouillards. Elles dessinent

    des formes vagues et plaisantes, s'engloutissent : aussitt,

    je les oublie.

    Cesjeunes gens m'merveillent : ils racontent, en buvant

    19

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    leur caf, des histoires nettes et vraisemblables. Si on leur

    demande ce qu'ils ont fait hier, ils ne se troublent pas : ils

    vous mettent au courant en deux mots. A leur place, je

    bafouillerais. Il est vrai que personne, depuis bien long

    temps, ne se soucie plus de l'emploi de mon temps. Quand

    on vit seul, on ne sait mme plus ce que

    c est

    que raconter :

    le vraisemblable disparat en mme temps que les amis. Les

    vnements aussi* on les laisse couler ; on voit surgir

    brusquement des gens qui parlent et qui s'en vont, on

    plonge dans des histoires sans queue ni tte : on ferait un

    excrable tmoin.Maistout l'invraisemblable encompensa

    tion,

    tout ce qui ne pourrait pas tre cru dans les cafs,

    on ne le manque pas. Par exemple samedi, vers quatre

    heures de l'aprs-midi, sur le bout du trottoir en planches

    du chantierdela gare, une petite femme en bleu ciel courait

    reculons, en riant, en agitant un mouchoir. En mme

    temps, un Ngre avec un impermable crme, des chaus

    sures jaunes et un chapeau vert, tournait le coin de la rue

    et sifflait.Lafemme est Venue leheurter,toujours reculons,

    sous une lanterne qui est suspendue la palissade et qu'on

    allume le soir. Il y avait donc l, en mme temps, cette

    palissade qui sent si fort le bois mouill, cette lanterne, cette

    petite bonne femme blonde dans les bras d'un Ngre, sous

    un

    ciel

    defeu.

    A quatre ou cinq,

    je

    suppose

    que

    nous aurions

    remarqu le choc, toutes ces couleurs tendres, le beau

    manteau bleu qui avait l'air d'un dredon, l'impermable

    clair, les carreaux rouges de la lanterne ; nous aurions ri

    de la stupfaction qui paraissait sur ces deux visages

    d'enfants.

    Il est rare qu'un homme seul ait envie de rire: l'ensemble

    s est

    anim pour moi d'un sens trs fort et mme farouche,

    mais pur. Puis ils estdisloqu, il

    n est

    rest que la lanterne,

    la palissade et le ciel :c taitencore assez beau. Une heure

    aprs, la lanterne tait allume, le vent soufflait, le ciel

    tait noir : il ne restait plus rien du tout.

    Tout a

    n est

    pas bien neuf ; ces motions inoffensives

    2

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    s'asseoir dans une gurite, contre la grille qui longe la rue

    Auguste-Comte. Il ne parlait pas, mais, de temps autre,

    il tendait la jambe et regardait son pied d'un air effray.

    Ce pied portait une bottine, mais l'autre pied tait dans

    une pantoufle. Le gardien a dit mon oncle que c'taitun ancien censeur. On l'avait mis la retraite parce qu'il

    tait venu lire les notes trimestrielles dans les classes en

    habit d'acadmicien. Nous en avions une peur horrible

    parce que nous sentions qu'il tait seul. Un jour il a souri

    Robert, en lui tendant les bras de loin : Robert a failli

    s'vanouir. Ce n'est pas l'air misrable de ce type qui nous

    faisait peur, ni la tumeur qu'il avait au cou et qui frottait

    contre le bord de son faux col : mais nous sentions qu'il

    formait dans sa tte des penses de crabe ou de langouste.

    Et a nous terrorisait, qu'on pt former des penses de

    langouste, sur la gurite, sur nos cerceaux, sur les buissons.

    Est-ce donc a qui m'attend? Pour la premire fois cela

    m'ennuie d'tre seul. Je voudrais parler quelqu'un de ce

    qui m'arrive avant qu'il ne soit trop tard, avant que je ne

    fasse peur aux petits garons. Je voudrais qu'Anny soit l.

    C'est curieux :je viens de remplir dix pages et je n 'ai pas

    dit la vritdu moins pas toute la vrit. Q uandj'crivais,

    sous la date, Rien de nouveau , c'tait avec une mauvaise

    conscience

    :

    en fait une petite histoire, qui n'est ni honteuse

    ni extraordinaire, refusait de sortir. Rien de nouveau.

    J'admire comme on peut mentir en mettant la raison de

    son ct. videmment, il nes est rien produit de nouveau,

    si l'on veut, ce matin, huit heures et quart, comme je

    sortais de l'htel Printania pour me rendre la biblioth

    que,j 'a i voulu et je n'a i pas pu ramasser un papier qui tra

    nait par

    terre.

    C'est tout et ce n'est mme pas un vnement.

    Oui,

    mais, pour dire toute la vrit, j'en ai t profond

    ment impressionn : j'ai pens que je n'tais plus libre. A

    la bibliothque

    j 'ai

    cherch sans y parvenir me dfaire de

    cette

    ide.

    J 'a i voulu la fuir au caf Mably. J'esprais qu'elle

    22

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    se dissiperait aux lumires. Mais elle est reste l, en moi,

    pesante et douloureuse. C'est elle qui m'a dict les pages

    qui prcdent.

    Pourquoi n'en ai-je pas parl? a doit tre par orgueil,

    et puis, aussi, un peu par m aladresse. Je n'ai pas l'habitude

    de me raconter ce qui m'arrive, alors je ne retrouve pas

    bien la succession des vnements, je ne distingue pas ce

    qui est important. Mais prsent c'est fini:j' a i relu ce que

    j'crivais

    au caf Mably et

    j 'ai

    eu honte ;je ne veux pas de

    secrets, ni d'tats d'me, ni d'indicible ;je ne suis ni vierge

    ni prtre, pour jouer la vie intrieure.

    Il n'y a pas grand-chose dire

    :

    je n'ai pas pu ramasser

    le papier, c'est tout.

    J'aime beaucoup ramasser les marrons, les vieilles

    loques, surtout les papiers. Il m'est agrable de les prendre,

    de fermer ma main sur eux ; pour un peu je les porterais

    ma bouche, comme font les enfants. Anny entrait dans des

    colres blanches quand je soulevais par un coin des papiers

    lourds et somptueux, mais probablement salis de merde.

    En t ou au dbut de l'automne, on trouve danslesjardins

    des bouts de journaux que le soleil a cuits, secs et cassants

    comme des feuilles mortes, si jaunes qu'on peut les croire

    passs l'acide picrique. D'autres feuillets, l'hiver, sont

    pilonns, broys, maculs, ils retournent la terre. D 'autres

    tout neufs et mme glacs, tout blancs, tout palpitants, sont

    poss comme des cygnes, mais dj la terre les englue par

    en dessous. Ils se tordent, ils s'arrachent la boue, mais

    c'est pour aller s'aplatir un peu plus loin, dfinitivement.

    Tout cela est bon prendre. Quelquefois je les palpe

    simplement en les regardant de tout prs, d'autres fois je

    les dchire pour entendre leur long crpitement, ou bien,

    s ilssont trs humides, j 'y mets le feu, ce qui ne va pas sans

    peine ;puisj'essuiemes paumes remplies de boue un mur

    ou un tronc d'arbre.

    Donc, aujourd'hui, je regardais les bottes fauves d'un

    officier de cavalerie, qui sortait de la caserne. En les suivant

    23

  • 8/9/2019 Jean-Paul Sartre - La Nause

    26/256

    du regard, j'ai vu un papier qui gisait ct d'une flaque.

    J'ai cru que l'officier allait, de son talon, craser le papier

    dans la boue, mais non : il a enjamb, d'un seul pas, le

    papier et la flaque. Je me suis approch : c'tait une page

    rgle, arrache sans doute un cahier d'cole. La pluie

    l'avait trempe et tordue, elle tait couverte de cloques et

    de boursouflures, comme une main brle. Le trait rouge

    de la marge avait dteint en une bue rose ; l'encre avait

    coul par endroits. Le bas de la page disparaissait sous

    une crote de boue. Je me suis baiss, je me rjouissais

    dj de toucher cette pte tendre et frache qui se roulerait

    sous mes doigts en boulettes grises... Je n'ai pas pu.

    Je suis rest courb, une seconde, j'ai lu Dicte : le

    Hibou blanc , puis je me suis relev, les mains vides. Je

    ne suis p lus libre, je ne peux plus faire ce que je veux.

    Les objets, cela ne devrait pas

    toucher,

    puisque cela ne vit

    pas. On s'en sert, on les remet en place, on vit au milieu

    d'eux : ils sont utiles, rien de plus. Et m oi, ils me touchent,

    c'est insupportable. J'ai peur d'entrer en contact avec eux

    tout commes ils taient des btes vivantes.

    Maintenant je vois ; je me rappelle mieux ce que j'ai

    senti, l'autre jour, au bord de la mer, quand je tenais ce

    galet. C'tait une espce d'curement doucetre. Que

    c'tait donc dsagrable! Et cela venait du galet, j'en suis

    sr, cela passait du galet dans mes mains, Oui, c'est cela,

    c'est bien cela : une sorte de nause dans les mains.

    Jeudi matin, la bibliothque.

    Tout l'heure, en descendant l'escalier de l'htel, j'ai

    entendu Lucie qui faisait, pour la centime fois, ses do

    lances la patronne, tout en encaustiquant les marches.

    La patronne parlait avec effort et par phrases courtes parce

    qu'elle n'avait pas encore son rtelier ; elle tait peu prs

    nue, en robe de chambre rose, avec des babouches. Lucie

    24

  • 8/9/2019 Jean-Paul Sartre - La Nause

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    tait sale, son habitude ; de tem ps en tem ps, elle s'arrtait

    de frotter et se redressait sur les genoux pour regarder la

    patronne. Elle parlait sans interruption, d'un air raison

    nable.

    J'aimerais cent fois mieux qu'il courrait, disait-elle |

    cela me serait bien gal, du moment que cela ne lui ferait

    pas de m al.

    Elle parlait de son mari : sur les quarante ans, cette

    petite noiraudes estoffert, avec ses co no m ies, un ravissant

    jeune homme, ajusteur aux Usines Lecointe. Elle est mal

    heureuse en mnage. Son mari ne la bat pas, ne la trompe

    pas : il boit, il entre ivre tous les soirs. Il file un mauvais

    coton ; en trois mois, je l'ai vu jaunir et fondre. Lucie

    pense que c'est la boisson. Je crois plutt qu'il est tuber

    culeux.

    Il faut prendre le dessus, disait Lucie.

    a la ronge, j'en suis sr, mais lentement, patiemment i

    elle prend le dessus, elle n'est capable ni de se consoler ni

    de s'abandonner son mal. Elle y pense un petit peu, un

    tout petit peu, de-ci de-l, elle l'cornifle. Surtout quand elle

    est avec des gens, parce qu'ils la consolent et aussi parce

    que a la soulage un peu d'en parler sur un ton pos, avec

    l'air de donner des conseils. Quand elle est seule dans les

    chambres, je l'entends qui fredonne, pouf s'empcher de

    penser. Mais elle est morose tout le jour, tout de suite lasse

    et boudeuse :

    C'est l, dit-elle en se touchant la gorge, a ne passe

    pas.

    Elle souffre en avare. Elle doit tre avare aussi pour

    ses plaisirs. Je me demande si elle ne souhaite pas, quel

    quefois, d'tre dlivre de cette douleur monotone, de ces

    marmonnements qui reprennent ds qu 'elle ne chante plus,

    si elle ne souhaite pas de souffrir un bon coup, de se noyer

    dans le dsespoir. M ais, de toute faon, a lui serait im po s

    sible : elle est noue.

    25

  • 8/9/2019 Jean-Paul Sartre - La Nause

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    Jeudi

    aprs-midi.

    M. de Rolebon tait ford laid. La reine Marie-Antoi

    nette l'appelait volontiers sa chre guenon . Il avait

    pourtant toutes les femmes de la cour, non pas en bouffbn-

    nant comme Voisenon, le macaque : par un magntisme

    qui portait ses belles conqutes aux pires excs de

    la

    passion.

    Il intrigue, joue un rle assez louche dans l'affaire du Collier

    et disparat en 1790, aprs avoir entretenu un commerce

    suivi avec Mirabeau-Tonneau et Nerciat. On le retrouve

    en Russie, o il assassine un peu Paul I

    e r

    et, de l, il voyage

    aux pays les plus lointains, aux Indes, en Chine, au Tur-

    kestan. Il trafique, cabale, espionne. En 1813, il revient

    Paris. En 1816, il est parvenu la toute-puissance : il est

    l'unique confident de la duchesse d'Angoulme. Cette vieille

    femme capricieuse et bute sur d'horribles souvenirs

    d'enfance s'apaise et sourit quand elle le voit. Par elle, il

    fait la cour la pluie et le beau temps. En mars 1820, il

    pouse M

    i l e

    de Roquelaure, fort belle et qui a dix-huit ans.

    M. de Rolebon en a soixante-dix ; il est au fate des hon

    neurs, l'apoge de sa vie. Sept mois plus tard, accus de

    trahison, il est saisi, jet dans un cachot o il meurt aprs

    cinq ans de captivit, sans qu'on ait instruit son procs.

    J'ai relu avec mlancolie cette note de Germain Berger

    x

    .

    C'est par ces quelques lignes que j'ai connu d'abord

    M. de Rolebon. Comme il m'a paru sduisant et comme,

    tout de suite, sur ce-peu de mots, je l'ai aim C'est pour

    lui,

    pour ce petit bonhomme, que je suis ici. Quand je suis

    revenu de voyage, j'aurais pu tout aussi bien me fixer

    Paris ou Marseille. Mais la plupart des documents qui

    concernent les longs sjours en France du marquis sont

    la bibliothque municipale de Bouville. Rolebon tait ch-

    1. Germain Berger : Mirabeau-Tonneau et ses amis, page 406,

    note 2. Champion, 1906. (Note de l'diteur.)

    26

  • 8/9/2019 Jean-Paul Sartre - La Nause

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    telain de Marommes. Avant la guerre, on trouvait encore

    dans cette bourgade un de ses descendants, un architecte

    qui s'appelait Rollebon-Campouyr, et qui ft, sa mort

    en 1912, un legs trs important la bibliothque de Bou-

    ville : des lettres du marquis, un fragment de journal, des

    papiers de toute sorte. Je n'ai pas encore tout dpouill.

    Je suis content d'avoir retrouv ces notes. Voil dix ans

    queje ne les avais pas relues. Mon criture a chang, il me

    semble :j'crivais plus serr. Comme

    j 'aimais

    M. de Rolle-

    bon cette anne-l Je me souviens d'un soir un mardi

    soir : j'avais travaill tout le jour la Mazarine ;je venais

    de deviner, d'aprs sa correspondance de 1789-1790, la

    faon magistrale dont il avait roul Nerciat. Il faisait nuit,

    je descendais l'avenue du Maine et, au coin de la rue de la

    Gat,j 'ai

    achet

    desm arrons.

    tais-je heureux

    Je riais tout

    seul en pensant la tte qu'avait d faire Nerciat, lorsqu'il

    est revenu d'Allemagne. La figure du marquis est comme

    cette encre : elle a bien pli, depuis que je m 'en occupe.

    D 'abord, partir de 1801, je ne comprends plus rien

    saconduite. Ce ne sont pas les docum ents qui font dfaut :

    lettres, fragments de mmoires, rapports secrets, archives

    depolice. J'en ai presque trop, au contraire. Ce qui manque

    dans tous ces tmoignages, c'est la fermet, la consistance.

    Ils ne se contredisent pas, non, mais ils ne s'accordent pasnon plus

    ;

    ils n 'ont pas l'air de concerner la mme personne.

    Et pourtant les autres historiens travaillent sur des rensei

    gnements de mme espce. Comment font-ils? Est-ce que

    je suis plus scrupuleux ou moins intelligent? Ainsi pose,

    d'ailleurs, la question me laisse entirement froid. Au

    fond, qu'est-ce que je cherche? Je n'en sais rien. Long

    temps l'homme, Rollebon, m'a intress plus que le

    livre crire. Mais, maintenant, l'homme... l'homme

    commence m'ennuyer. C'est au livre que je m'attache,

    je sens un besoin de plus en plus fortdel'crire mesure

    queje vieillis, dirait-on.

    videmment, on peut admettre que Rollebon a pris une

    27

  • 8/9/2019 Jean-Paul Sartre - La Nause

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    part active l'assassinat de Paul I

    er

    , qu'il a accept ensuite

    une mission 4e haut espionnage en Orient pour le compte

    du tsar et constamment trahi Alexandre au profit de

    Napolon. Il a pu en mme temps assumer une corres

    pondance active avec le comte d'Artois et lui faire tenir

    des renseignements de peu d'importance pour

    le

    convaincre

    de sa fidlit : rien de tout cela n'est invraisemblable ;

    Fouch, la mme poque, jouait une comdie autrement

    complexe et dangereuse. Peut-tre aussi le marquis faisait-

    il pour son compte le commerce des fusils avec les princi

    pauts asiatiques.

    Eh bien, oui : il a pu faire tout a, mais ce n'est pas

    prouv : je commence croire qu'on ne peut jamais

    rien prouver. Ce sont des hypothses honntes et qui

    rendent compte des faits : mais je sens si bien qu'elles

    viennent de moi, qu'elles sont tout simplement une manire

    d'unifier mes connaissances. Pas une lueur ne vient du

    ct de Rollebon. Lents, paresseux, maussades, les faits

    s'accommodent la rigueur de l'ordre que je veux leur

    donner mais il leur reste extrieur. J'ai l'impression de

    faire un travail de pure imagination. Encore suis-je bien

    sr que des personnages de roman auraient l'air plus vrais,

    seraient, en tout cas, plus plaisants.

    Vendredi.

    Trois heures. Trois heures, c'est toujours trop tard

    ou trop tt pour tout ce qu'on veut faire. Un drle de mo

    ment dans l'aprs-midi. Aujourd'hui, c'est intolrable.

    Un soleil froid blanchit la poussire des vitres. Ciel

    ple, brouill de blanc. Les ruisseaux taient gels ce

    matin.

    Je digre lourdement, prs du calorifre, je sais d'avance

    que la journe est perdue. Je ne ferai rien de bon,sauf,

    peut-tre, la nuit tombe. C'est cause du soleil ;il dore

    28

  • 8/9/2019 Jean-Paul Sartre - La Nause

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    vaguement de sales brumes blanches, suspendues en l'air

    au-dessus du chantier, il coule dans ma chambre, tout

    blond, tout ple, il tale sur ma table quatre reflets ternes et

    faux.

    Ma pipe est badigeonne d'un vernis dor qui attire

    d'abord les yeux par une apparence de gaiet : on la

    regarde, le vernis fond, il ne reste qu'une grande trane

    blafarde sur un morceau de bois. Et tout est ainsi, tout,

    jusqu' mes mains. Quand il se met faire ce soleil-l, le

    mieux serait d'aller se coucher. Seulement, j'ai dormi

    comme une brute la nuit dernireetje n'ai pas sommeil.

    J'aimais tant le ciel d'hier, un ciel troit, noir de pluie,,

    qui se poussait contre les vitres, comme un visage ridicule

    et

    touchant.

    Ce

    soleil-ci n'est pasridicule,

    bien au

    contraire.

    Sur tout ce que j'aime, sur la rouille du chantier, sur les

    planches pourries de la palissade, il tombe une lumire

    avare et raisonnable, semblable au regard qu'on jette,

    aprs une nuit sans sommeil, sur les dcisions qu'on a

    prises d'enthousiasme la veille, sur les pages qu'on a

    crites sans ratures et d'un seul jet. Les quatre cafs du

    boulevard Victor-Noir, qui rayonnent la nuit, cte cte, et

    qui sont bien plus que des cafs des aquariums, des

    vaisseaux,destoiles ou de grands yeux blancs ontperdu

    leur grce ambigu.

    Un

    jour parfait pour faire un retour sur soi

    :

    ces froides

    clarts que le soleil projette, comme un jugement sans

    indulgence, sur les cratures elles entrent en moi par

    les yeux;je suis clair, au-dedans, par une lumire appau

    vrissante. Un quart d'heure suffirait, j'en suis sr, pour

    que je parvienne au suprme dgot de moi. Merci beau

    coup.

    Je n'y tiens pas. Je ne relirai pas non plus ce

    que

    j'ai

    crit hier sur le sjour de Rollebon Saint-Ptersbourg.

    Je reste assis, bras ballants, ou bien je trace quelques

    mots, sans courage, je bille, j'attends que la nuit tombe.

    Quand il fera noir, les objets et moi, nous sortirons des

    limbes.

    29

  • 8/9/2019 Jean-Paul Sartre - La Nause

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    Rollebon a-t-il ou non particip l'assassinat de

    Paul I

    er

    ?

    a, c'est la questiondujour :j' e n suis arriv let jene puis

    continuer, sans avoir dcid.

    D'aprs

    Tcherkoff,

    il tait pay par le comte Pahlen. La

    plupart des conjurs, dit

    Tcherkoff,

    se fussent contents

    de dposer le tsar et de l'enfermer. (Alexandre semble

    avoir t, en effet, partisan de cette solution.) Mais Pahlen

    aurait voulu en finir tout fait avec Paul. M. de Rollebon

    aurait t charg de pousser individuellement les conjurs

    l'assassinat.

    Il rendit visite chacun d'eux et mimait la scne

    qui aurait lieu, avec une puissance incomparable. Ainsi

    il fit natre ou dveloppa chez eux la folie du meurtre.

    Mais je me dfie deTcherkoff. Ce n'est pas un tmoin

    raisonnable, c'est un mage sadique et un demi-fou : il

    tourne tout au dmoniaque. Je ne vois pas du tout M. de

    Rollebon dans ce rle mlodramatique. Il aurait mim

    la scne de l'assassinat? Allons donc Il est froid, il n'en

    trane pas l'ordinaire : il ne fait pas voir, il insinue, et sa

    mthode, ple et sans couleur, ne peut russir qu'avec des

    hommes de son bord, des intrigants accessiblesauxraisons,

    des politiques.

    Adhmar de Rollebon, crit M

    m e

    de Charrires, ne

    peignait point en parlant, ne faisait pas de gestes, ne chan

    geait point d'intonation. Il gardait les yeux mi-clos et

    c'est peine si l'on surprenait, entre ses cils, l'extrme

    bord de ses prunelles grises. Il y a peu d'annes que

    j 'ose

    m'avouer qu'il m'ennuyait au-del du possible. Il parlait

    un peu comme crivait l'abb Mably.

    Et c'est cet homme-l qui, par son talent de mime...

    Mais alors comment sduisait-il donc les femmes? Et

    puis,

    il y a cette histoire curieuse que rapporte Sgur

    et qui me parat vraie :

    En 1787, dans une auberge prs de Moulins, un vieil

    homme se mourait, ami de Diderot, form par les philo-

    3

  • 8/9/2019 Jean-Paul Sartre - La Nause

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    sophes. Les prtres des environs taient sur les dents : ils

    avaient tout tent en yain ; le bonhomme ne voulait pas

    des derniers sacrements, il tait panthiste. M. de Rollebon,

    qui passait et ne croyait rien, gagea contre le cur de

    Moulins qu'il ne lui faudrait pas deux heures pour ramener

    le malade des sentiments chrtiens. Le cur tint le pari et

    perdit : entrepris trois heures du matin, le malade se

    confessa cinq heures et mourut sept. tes-vous si fort

    dans l'art de la dispute? demanda le cur, vous l'emportez

    sur les n tres! Je n'ai pas disput, rpondit M . de R olle

    bon,je lui ai fait peur de l'enfer.

    A prsent,

    a-t-il

    pris une part effective l'assassinat?

    Ce soir-l, vers huit heures, un officier de ses amis le

    reconduisit jusqu' sa porte. S'il est ressorti, comment

    a-t-il

    pu traverser Saint-Ptersbourg sans tre inquit?

    Paul, demi fou, avait donn Tordre d'arrter, partir

    de neuf heures du soir, tous les passants, sauf les sages-

    femmes et les mdecins. Faut-il croire l'absurde lgende

    selon laquelle Rollebon aurait d se dguiser en sage-

    femme pour parvenir jusqu'au palais? Aprs tout, il en

    tait bien capable. En tout cas, il n'tait pas chez lui la

    nuit de l'assassinat, cela semble prouv. Alexandre devait

    le souponner fortement, puisqu'un des premiers actes de

    son rgne fut d'loigner le marquis sous le vague prtexte

    d'une mission en Extrme-Orient.

    M. de Rollebon m'assomme. Je me lve. Je remue

    dans cette lumire ple ; je la vois changer sur mes mains

    et sur les manches de ma veste : je ne peux pas assez dire

    comme elle me dgote. Je bille. J'allume la lampe, sur

    la table : peut-tre sa clart pourra-t-elle combattre celle

    du jour. Mais non : la lampe fait tout juste autour de son

    pied une mare pitoyable. J'teins ; je me lve. Au mur, il

    y a un trou blanc, la glace. C'est un p ige. Je sais que je vais

    m'y laisser prendre. a y est. La chose grise vient d'appa

    ratre dans la glace. Je m'approche et je la regarde, je ne

    peux plus m'en aller.

    31

  • 8/9/2019 Jean-Paul Sartre - La Nause

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    C estle reflet de mon visage. Souvent, dans ces journes

    perdues, je reste le contempler. Je n'y comprends rien,

    ce visage. Ceux des autres ont un sens. Pas le mien. Je ne

    peux mme pas dcider s'il est beau ou laid. Je pense qu'il

    est laid, parce qu'on me l'a dit. Mais cela ne me frappe pas.

    Au fond je suis mme choqu qu'on puisse lui attribuer des

    qualits de ce genre, comme si on appelait beau ou laid un

    morceau de terre ou bien un bloc de rocher.

    Il y a quand mme une chose qui fait plaisir voir,

    au-dessus des molles rgionsdes

    joues,

    au-dessus du front :

    c estcette belle flamme rouge qui dore mon crne, ce sont

    mes cheveux. a,

    c est

    agrable regarder.

    C est

    une cou

    leur nette au moins : je suis contentd treroux.C est l,

    dans la glace, a se fait voir, a rayonne. J'ai encore de la

    chance : si mon front portait une de ces chevelures ternes

    qui n'arrivent pas se dcider entre le chtain et le blond,

    ma figure se perdrait dans le vague, elle me donnerait le

    vertige.

    Mon regard descend lentement, avec ennui, sur ce

    front, sur ces joues : il ne rencontre rien de ferme, il

    s'ensable. videmment, il y a l un nez, des yeux, une

    bouche, mais tout a n'a pas desens,ni mme d'expression

    humaine. Pourtant Anny et Vlines me trouvaient Pair

    vivant ; il se peut que je sois trop habitu mon visage.

    Ma tante Bigeois me disait, quand j'tais petit : Si tu te

    regardes trop longtemps dans la glace, tuy verras unsinge.

    J'ai d me regarder encore plus longtemps : cequeje vois

    est bien au-dessous du singe, la lisire du monde vgtal,

    au niveau des polypes. a vit, je ne dis pas non ; maisce

    n estpas cette vie-l qu'Anny pensait :je vois de lgers

    tressaillements, je vois une chair fade qui s'panouit et

    palpite avec abandon. Les yeux surtout, de si prs, sont

    horribles. C est vitreux, mou, aveugle, bord de rouge^

    on dirait des cailles de poisson.

    Je m'appuie de tout mon poids sur le rebord de faence,

    j'approche mon visage de la glace jusqu' la toucher.

    32

  • 8/9/2019 Jean-Paul Sartre - La Nause

    35/256

    Les yeux, le nez et la bouche disparaissent : il ne reste

    plus rien d'humain. Des rides brunes de chaque ct du

    gonflement fivreux des lvres,

    des

    crevasses, des taupinires.

    Un soyeux duvet blanc court sur les grandes pentes des

    joues,

    deux poils sortent des narines : c'est une carte

    gologique en

    relief.

    Et, malgr tout, ce monde lunaire

    m'est familier. Je ne peux pas dire que j'en

    reconnaisse

    les

    dtails. Mais l'ensemble me fait une impression de dj vu

    qui m'engourdit

    :

    je glisse doucement dans le sommeil.

    Je voudrais me ressaisir : une sensation vive et tranche

    me dlivrerait. Je plaque ma main gauche contre ma joue,

    je tire sur la peau ; je me fais la grimace. Toute une moiti

    de mon visage cde, la moiti gauche de la bouche se tord

    et s'enfle, en dcouvrant une dent, l'orbite s'ouvre sur

    un globe blanc, sur une chair rose et saignante. Ce n'est

    pas ce que je cherchais

    :

    rien de fort, rien de neuf ; du do ux ,

    du flou, du dj vu! Je m'endors les yeux ouverts, dj le

    visage grandit, grandit dans la glace, c'est un immense halo

    ple qui glisse dans la lumire...

    Ce qui me rveille brusquement, c'est que je perds

    l'quilibre. Je me retrouve califourchon sur une chaise,

    encore tout tourdi. Est-ce que les autres hommes ont

    autant de peine juger de leur visage? U me semble que

    je vois le m ien com m e je sens m on corp s, par un e sensation

    sourde et organique. Mais les autres? Mais Rollebon,

    par exemple? Est-ce que a l'endormait aussi de regarder

    dans les miroirs ce que M

    m e

    de Genlis appelle son petit

    visage rid, propre et net, tout grl de petite vrole, o il

    f

    avait une malice singulire, qui sautait aux yeux, quelque

    effort qu'il ft pour la dissimuler. Il prenait, ajoute-t-elle,

    grand soin de sa coiffure et jamais je ne le vis sans perru

    que. Mais ses joues taient d'un bleu qui tirait sur le noir

    parce qu'il avait la barbe paisse et qu'il se voulait raser

    lui-mme, ce qu'il faisait fort mal. U avait coutume de se

    barbouiller de blanc de cruse, la manire de Grimm.

    M .

    de Dangeville disait qu'il ressemblait, avec tout ce

    33

  • 8/9/2019 Jean-Paul Sartre - La Nause

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    blanc et tout ce bleu, un fromage de Roquefort.

    Il me semble qu'il devait" tre bien p laisant M ais,

    aprs tout, ce n'est pas ainsi qu'il apparut M

    m e

    de Char-

    rires. Elle le trouvait, je crois, plutt teint. Peut-tre

    est-il impossible de comprendre son propre visage. Ou

    peut-tre est-ce parce que je suis un homme seul? Les

    gens qui vivent en socit ont appris se voir, dans les

    glaces, tels qu'ils apparaissent leurs amis. Je n'ai pas

    d'amis : est-ce pour cela que ma chair est si nue? On dirait

    oui, on dirait la nature sans les hom mes.

    Je n'ai plus de got travailler, je ne peux plus rien

    faire, qu'attendre la nuit.

    5 heures et demie.

    a ne va pa s! a ne va pas du tout : je l'ai, la salet,

    la Nause. Et cette fois-ci, c'est nouveau : a m'a pris

    dans un caf. Les cafs taient jusqu'ici mon seul refuge

    parce qu'ils sont pleins de monde et bien clairs : il n'y

    aura mme plus a ; quand je serai traqu dans ma cham

    bre,

    je ne saurai plus o aller.

    Je venais pour baiser, mais j'avais peine pouss la

    porte que Madeleine, la serveuse, m'a cri :

    La patronne n'est pas l, elle est en ville faire

    des courses.

    J'ai senti une vive dception au sexe, un long chatouille

    ment dsagrable. En mme temps, je sentais ma chemise

    qui frottait contre le bout de mes seins et j'tais entour,

    saisi, par un lent tourbillon color, un tourbillon de brouil

    lard, de lumires dans l fume, dans les glaces, avec les

    banquettes qui luisaient au fond et je ne voyais ni pourquoi

    c'tait l, ni pourquoi c'tait comme a. J'tais sur le pas

    de la porte, j'hsitais et puis un remous se produisit, une

    ombre passa au plafond et je me suis senti pouss en avant.

    34

  • 8/9/2019 Jean-Paul Sartre - La Nause

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    Je flottais, j'tais tourdi par les brumes lumineuses qui

    m'entraient de partout la fois. Madeleine est venue en

    flottant m'ter m on pardessus et j'ai remarqu qu 'elle

    s'tait tir les cheveux en arrire et mis des boucles d'oreil

    les : je ne la reconnaissais pas . Je regardais ses grandes

    joues qui n'en finissaient pas de filer vers les oreilles. Au

    creux des joues, sous les pommettes, il y avait deux taches

    roses bien isoles qui avaient l'air de s'ennuyer sur cette

    chair pauvre. Les joues filaient, filaient vers les oreilles

    et Madeleine souriait :

    Qu'est-ce que vous prenez, monsieur Antoine?

    Alors la Nause m'a saisi, je me suis laiss tomber sur

    la banquette, je ne savais mme plus o j'tais ; je voyais

    tourner lentement les couleurs autour de moi, j'avais envie

    de vomir. Et voil : depuis, la Nause ne m'a pas quitt,

    elle me tient.

    J'ai pay. Madeleine a enlev ma soucoupe. Mon verre

    crase contre le marbre une flaque de bire jaune, o flotte

    une bulle. La banquette est dfonce, l'endroit o je

    suis assis, et je suis contraint, pour ne pas glisser, d'ap

    puyer fortement mes semelles contre le sol ; il fait froid. A

    droite, ils jouent aux cartes sur un tapis de laine. Je ne les

    ai pas vus, en entrant ; j'ai senti simplement qu'il y avait

    un paquet tide ; moiti sur la banquette, moiti sur la

    table du fond, avec des paires de bras qui s'agitaient.

    Depuis, Madeleine leur a apport des cartes, le tapis et les

    jetons dans une sbile. Ils sont trois ou cinq, je ne sais pas,

    je n'ai pas le courage de les regarder. J'ai un ressort de

    cass : je peux m ouvoir les yeux mais pas la tte. La tte

    est toute molle, lastique, on dirait qu'elle est juste pose

    sur mon cou ; si je la tourne, je vais la laisser tomber. Tout

    de mme, j'entends un souffle court et je vois de temps en

    temps, du coin de l'il, un clair rougeaud couvert de

    poils blancs. C'est une main.

    Quand la patronne fait des courses, c'est son cousin

    qui la remplace au comptoir. Il s'appelle Adolphe. J'ai

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  • 8/9/2019 Jean-Paul Sartre - La Nause

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    commenc le regarder en m'asseyant et j'ai continu

    parce que je ne pouvais pas tourner la tte. Il est en bras

    de chemise, avec des bretelles mauves ; il a roul les man

    ches de sa chemise jusqu'au-dessus du coude. Les bretelles

    sevoient peine sur lachemise bleue,elles sont touteffaces,

    enfouies dans le bleu, mais

    c est

    de la fausse humilit : en

    fait, elles ne se laissent pas oublier, elles m'agacent par

    leur

    enttement de moutons, comme si, parties pour devenir

    violettes, elles s'taient arrtes en route sans abandonner

    leursprtentions.On aenvie de leurdire : Allez-y,devenez

    violettes et qu'on n'en parle plus. Mais non, elles restent

    en suspens, butes dans leur effort inachev. Parfois le

    bleu qui les entoure glisse sur elles et les recouvre tout

    fait

    :

    je reste un instant sans les voir. Mais ce n estqu'une

    vague, bientt le bleu plit par placeset jevois rapparatre

    deslots d'un mauve hsitant, qui s'largissent,serejoignent

    et reconstituent les bretelles. Le cousin Adolphe n'a pas

    d yeux

    : ses paupires gonfles et retrousses s'ouvrent

    tout juste un peu sur du blanc. Il sourit d'un air endormi ;

    de temps autre, il s'broue, jappe et se dbat faiblement,

    comme un chien qui rve.

    Sa chemise de coton bleu se dtache joyeusement sur

    un mur chocolat. a aussi a donne la Nause. Ou plutt

    c estla Nause. La Nause

    n est

    pas en moi :je la ressens

    l-bas

    sur le mur, sur les bretelles, partout autour de moi.

    Elle ne fait qu'un avec le caf,c estmoi qui suis en elle.

    A ma droite, le paquet tide se met bruire, il agite ses

    paires de bras.

    Tiens, le voil ton atout. Qu'est-ce que

    c est

    l'atout? Grande chine noirecourbe surle jeu : Hahaha !

    Quoi? Voil l'atout, il vient de

    le

    jouer.

    Je

    ne

    sais pas,

    je n'ai pas vu... Si, maintenant, je viens de jouer atout.

    Ah bon, alors atout cur. I) chantonne : Atout

    cur, Atout cur. A-tout-cur. Parl : Qu'est-ce que

    c est,monsieur?qu'est-ce quec est,monsieur? Jeprends!

    De nouveau, le silence le got de sucre de l'air,

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    dans mon arrire-bouche. Les odeurs. Les bretelles.

    Le cousin

    s est

    lev, il a fait quelques pas, il a mis ses

    mains derrire son dos , il sourit, il lve la t te et se renverse

    en arrire, sur l'extrmit des talons. En cette position, il

    s'endort. Il est l, oscillant, il sourit toujours, ses joues

    tremblent. Il va tomber. Il s'incline en arrire, s'incline,

    s'incline, la face entirement tourne vers le plafond puis,

    au moment de tomber, il se rattrape adroitement au rebord

    du comptoir et rtablit son quilibre. Aprs quoi, il recom

    mence. J'en ai assez, j'appelle la serveuse :

    Madeleine, jouez-moi un air, au phono, vous serez

    gentille. Celui qui me plat, vous savez :

    Som e of thse days.

    Oui, mais a va peut-tre ennuyer ces messieurs ;

    ces messieurs n'aiment pas la musique, quand ils font

    leur partie. Ah! je vais leur demander.

    Je fais un gros effort et je tourne la tte. Ils sont quatre.

    Elle se penche sur un vieillard pourpre qui porte au bout

    du nez un lorgnon cercl de noir. Il cache son jeu contre

    sa poitrine et me jette un regard par en d essous.

    Faites donc, monsieur.

    Sourires. D a les dents pourries. Ce n'est pas lui

    qu'appartient la main rouge, c'est son voisin, un type

    moustaches noires. Ce type moustaches possde d'im

    menses narines, qui pourraient pomper de l'air pour toute

    une famille et qui lui mangent la moiti du visage, mais,

    malgr cela, il respire par la bouche en haletant un peu.

    D y a aussi avec eux un jeune homme tte de chien. Je

    ne distingue pas le quatrime joueur.

    Les cartes tombent sur le tapis de laine, en tournoyant.

    Puis des mains aux doigts bagus viennent les ramasser,

    grattant le tapis de leurs ongles. Les mains font des taches

    blanches sur le tapis, elles ont l'air souffl et poussireux.

    Il

    tombe toujours d'autres cartes, les mains vont et v iennen t.

    Quelle drle d'occupation : a n 'a pas l'air d'un jeu, ni

    d'un rire, ni d'une habitude. Je crois qu'ils font a pour

    remplir le temps, tout simplement. Mais le temps est trop

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    large, il ne se laisse pas remplir. Tout ce qu'on y plonge

    s'amollit et s'tire. C e geste, par exem ple, de la main rouge,

    qui ramasse les cartes en trbuchant : il est tout flasque.

    Il faudrait le dcoudre et tailler dedans.

    Madeleine tourne la manivelle du phonographe. Pourvu

    qu'elle ne se soit pas trompe, qu 'elle n'ait pas m is, com me

    l'autre jour, le grand air de

    Cavalleria Rusticana.

    Mais non ,

    c'est bien a, je reconnais l'air ds les premires mesures.

    C'est un vieux

    rag-time

    avec refrain chant. Je l'ai entendu

    siffler en 1917 par des soldats amricains dans les rues de

    La Rochelle. Il doit dater d'avant-guerre. Mais l'enregis

    trement est beaucoup plus rcent. Tout de mme, c'est le

    plus vieux disque de la collection, un disque Path pour

    aiguille saphir.

    Tout l'heure viendra le refrain : c'est lui surtout

    que j'aim et la manire abrupte dont il se jette en avant,

    comme une falaise contre la mer. Pour l'instant, c'est le

    jazz qui joue ; il n'y a pas de mlodie, juste des notes,

    une myriade de petites secousses. Elles ne connaissent

    pas de repos, un ordre inflexible les fait natre et les dtruit,

    sans leur laisser jamais le loisir de se reprendre, d'exister

    pour soi. Elles courent, elles se pressent, elles me frappent au

    passage d'un coup sec et s'anantissent. J'aimerais bien

    les retenir, mais je sais que, si j'arrivais en arrter une,

    il ne resterait plus entre mes doigts qu'un son canaille et

    languissant. D faut que j'accepte leur mort ; cette mort,

    je dois mme la

    vouloir

    : je connais peu d'impressions plus

    pres ni plus fortes.

    Je commence me rchauffer, me sentir heureux.

    a n'est encore rien d'extraordinaire, c'est un petit bon

    heur de Nause : il s'tale au fond de la flaque visqueuse,

    au fond de

    notre

    temps le temps des bretelles mauves

    et des banquettes dfonces il est fait d'instants larges

    et mous, qui s'agrandissent par les bords en tache d'huile.

    A peine n, il est dj vieux, il me semble que je le connais

    depuis vingt ans.

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    Il y a un autre bonheur : au-dehors, if y a cette bande

    d'acier, Ftroite dure de la musique, qui traverse notre

    temps de part en part, et le refuse et le dchire de ses sches

    petites pointes ; il y a un autre temps.

    M. Randu joue cur, tu mets le manillon.

    La voix glisse et disparat. Rien ne mord sur le ruban

    d'acier, ni la porte qui s'ouvre, ni la bouffe d'air froid qui

    se coule sur mes genoux, ni l'arrive du vtrinaire avec sa

    petite fille : la musique perce ses formes vagues et passe

    au travers. A peine assise, la petite fille a t saisie : elle

    se tient raide, les yeux grands ouverts ; elle cou te, en frot

    tant la table de son poing.

    Quelques secondes encore et la Ngresse va chanter.

    a semble invitable, si forte est la ncessit de cette mu

    sique : rien ne peut l'interrompre, rien qui vienne de ce

    temps o le monde est affal ; elle cessera d'elle-mme,

    par ordre. Si j'aime cette belle voix, c'est surtout pour a :

    cen'est ni pour son ampleur ni pour sa tristesse, c'est qu 'elle

    est l'vnement que tant de notes ont prpar, de si loin,

    en mourant pour qu'il naisse. Et pourtant je suis inquiet ;

    il faudrait si peu de chose pour que le disque s'arrte :

    qu'un ressort se brise, que le cou sin A do lphe ait an caprice.

    Comme il est trange, comme il est mouvant que cette

    duret soit si fragile. Rien ne peut l'interrompre et tout

    peut la briser.

    Le dernier accord s est ananti. Dans le bref silence

    qui suit, je sens fortement que a y est, que

    quelque chose

    est

    arriv.

    Silence.

    Some of thse days

    You'll miss me honey

    Ce qui vient d'arriver, c'est que la Nause a disparu,

    vjuand la voix

    s est

    leve, dans le silence, j'ai senti mon

    corps se durcir et la Nause s est vanouie. D'un coup :

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    c tait presque pnible de devenir ainsi tout dur, tout

    rutilant. En mme temps la dure de la musique se dilatait,

    s'enflait comme une trombe. Elle emplissait la salle de sa

    transparence mtallique, en crasant contre les murs

    notre temps misrable. Je suisdans la musique. Dans les

    glaces roulent des globes de feu ; des anneaux de fume les

    encerclent et tournent, voilant et dvoilant le dur sourire

    de la lumire. Mon verre de bire

    s est

    rapetiss, il se tasse

    sur la table

    :

    il a l'air dense, indispensable. Je veux le pren

    dre et le soupeser, j'tends la main... Mon Dieu!C esta

    surtout qui a chang, ce sont mes gestes. Ce mouvement

    de mon bras

    s est

    dvelopp comme un thme majestueux,

    il a gliss le long du chant de la Ngresse ; il m'a sembl

    que jedansais.

    Le visage d'Adolphe est l, pos contre le mur chocolat ;

    3 a l'air tout proche. Au moment o ma main se refermait,

    j'ai

    vu sa tte ; elle avait l'vidence, la ncessit d une

    conclusion. Je presse mes doigts contre le verre, je regardeAdolphe

    :

    je suis heureux.

    Voil!

    Une voix s'lance sur un fond de rumeur. C est mon

    voisin qui parle, le vieillard cuit. Ses joues font une tache

    violette sur le cuir brun de la banquette. Il claque une

    carte contre la table. La manille de carreau.

    Mais le jeune homme tte de chien sourit. Le joueur

    rougeaud, courb sur la table, le guette par en dessous,

    prt bondir.

    Et voil!

    La main du jeune homme sort de l'ombre, plane un

    instant, blanche, indolente, puis fond soudain comme

    un milan et presse une carte contre le tapis. Le gros rou

    geaud saute en l'air :

    Merde! Il coupe.

    La silhouette du roi de cur parat entre les doigts

    crisps, puis on le retourne sur le nez et le jeu continue.

    Beau roi, venu de si loin, prpar par tant de combinai*

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    sons,

    par tant de gestes disparus. Le voil qui disparat son

    tour, pour que naissent d'autres combinaisons et d'autres

    gestes, des attaques, des rpliques, des retours de fortune,

    une foule de petites aventures.

    Je suis mu, je sens mon corps comme une machine

    de prcision au repos. Moi, j'ai eu de vraies aventures.

    Je n'en retrouve aucun dtail, mais j'aperois l'encha

    nement rigoureux des circonstances. J'ai travers les mers,

    j'ai

    laiss des villes derrire moi et j 'a i remont des fleuves

    ou bien je me suis enfonc dans des forts, et j'allais tou

    jours vers d'autres villes. J'ai eu des femmes, je me suis

    battu avec des types ; et jamais je ne pouvais revenir en

    arrire, pas plus qu'un disque ne peut tourner rebours.

    Et tout cela me menait

    oui

    A cette minute-ci, cette bar*-

    quette, dans cette bulle de clart toute bourdonnante de

    musique.

    And

    when

    you

    leave

    me.

    Oui, moi qui aimais tant, Rome, m'asseoir au bord

    du Tibre, Barcelone, le soir, descendre et remonter cent

    fois les Ramblas, moi qui prs d'Angkor, dans l'lot du

    Baray de Prah-Kan, vis un banian nouer ses racines autour

    de la chapelle des Nagas, je suis ici, je vis dans la mme

    seconde que ces joueurs de manille, j'coute une Ngresse

    qui chante tandis qu'au-dehors rde la faible nuit.

    Le disques estarrt.

    La nuit est entre, doucereuse, hsitante. On ne la voit

    pas,

    mais elle est l, elle voile les lampes ; on respire dans

    l'air quelque chose d'pais : c'est elle. Il fait froid. Un des

    joueurs pousse les cartes en dsordre vers un autre qui les

    rassemble. Ilyen a une qui est reste en arrire. Est-ce qu'ils

    ne la voient pas? C'est le neuf de cur. Quelqu'un la

    prend enfin, la donne au jeune homme tte de chien.

    Ah C'est le neuf de cur

    C'est bien, je vais partir. Le vieillard violac sepenche

    41

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    sur une feuille en suant la pointe d'un crayon. Madeleine

    le regarde d'un il clair et vide. Le jeune homme tourne

    et retourne le neuf de cur entre ses doigts. Mon Dieu!...

    Je me lve pniblement ; dans la glace, au-dessus du

    crne du vtrinaire, je vois glisser un visage inhumain.

    Tout l'heure, j'irai au cinma.

    L'air me fait du bien : il n'a pas le got du sucre, ni

    l'odeur vineuse du vermouth. M ais bon D ieu qu'il fait froid.

    Il est sept heures et demie, je n'ai pas faim et le cinma

    ne commence qu' neuf heures, que vais-je faire? Il faut

    que je marche vite, pour me rchauffer. J'hsite : derrire

    moi le boulevard conduit au cur de la ville, aux grandes

    parures de feu des rues centrales, au Palais Paramount,

    l'Imprial, aux grands Magasins Jahan. a ne me tente

    pas du tout : c'est l'heure de l'apritif ; les choses vivantes,

    les chiens, les hommes, toutes les masses molles qui se

    meuvent spontanment, j'en ai assez vu pour l'instant.

    Je tourne sur la gauche, je vais m'enfoncer dans ce

    trou,

    l-bas, au bout de la range des becs de gaz : je vais

    suivre le boulevard Noir jusqu' l'avenue Galvani. Le

    trou souffle un vent glacial : l-bas il n'y a que des pierres

    et de la terre. Les pierres, c'est dur et a ne bouge pas.

    Il y a un bout de chemin ennuyeux : sur le trottoir de

    droite, une masse gazeuse, grise avec des tranes de feu

    fait un bruit de coquillage : c'est la vieille gare. Sa pr

    sence a fcond les cent premiers mtres du boulevard Noir

    depuis le boulevard de la Redoute jusqu' la rue Para

    dis , y a fait natre une dizaine de rverbres et, cte

    cte, quatre cafs, le

    Rendez-vous des Cheminots

    et trois

    autres, qui languissent tout le jour, mais qui s'clairent le

    soir et projettent des rectangles lumineux sur la chausse.

    Je prends encore trois bains de lumire jaune, je vois sor

    tir de l'picerie-mercerie Rabche une vieille femme qui

    ramne son fichu sur sa tte et se met courir : prsent

    c'est fini. Je suis sur le bord du trottoir de la rue Paradis,

    42

  • 8/9/2019 Jean-Paul Sartre - La Nause

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    ct du dernier rverbre. Le ruban de bitume se casse

    net. De l'autre ct de la rue, c'est le noir et la boue. Je

    traverse la rue Paradis. Je marche du pied droit dans une

    flaque d'eau, m a chaussette est trempe; la promenade

    commence.

    On

    rihabite pas

    cette rgion du boulevard Noir. Le

    climat y est trop rude, le sol trop ingrat pour que la vie

    s'y fixe et s'y dveloppe. Les trois Scieries des Frres So

    leil (les Frres Soleil ont fourni la vote lambrisse de

    l'glise Sainte-Ccile-de-la-Mer, qui cota cent mille francs)

    s'ouvrent l'ouest, de| toutes leurs portes et de toutes leurs

    fentres, sur la douce rue Jeanne-Berthe-Curoy, qu'elles

    emplissent de ronronnements. Au boulevard Victor-Noir

    elles prsentent leurs trois dos qui rejoignent des murs.

    Ces btiments bordent le trottoir de gauche sur quatre

    cents mtres : pas la moindre fentre, pas mme une lu

    carne.

    Cette fois j*ai march des deux pieds dans le ruisseau. Je

    traverse la chausse : sui l'autre trottoir un unique bec de

    gaz, com me un phare l'extrme pointe de la terre, claire

    une palissade dfonce, dmantele par endroits.

    Des morceaux d'affiches adhrent encore aux planches.

    Un beau visage plein de haine grimace sur un fond vert,

    dchir en toile; au-dessous du nez, quelqu'un a crayonn

    une moustache crocs. Sur un autre lam beau, on peut

    encore dchiffrer le mot purtre en caractres blancs

    d'o tombent des gouttes rouges, peut-tre des gouttes de

    sang. l se peut que le visage et le mot aient fait partie de

    la mme affiche. A prsent l'affiche est lacre, les liens

    simples et voulus qui les unissaient ont disparu, mais

    une autre unit

    s est

    tablie d'elle-mme entre la bouche

    tordue, les gouttes de sang, tes lettres blanches, la dsi

    nence acre ; on dirait qu'une passion criminelle et sans

    repos cherche s'exprimer par ces signes mystrieux.

    Entre les planches on peut voir briller les feux de la voie

    ferre. Un long mur fait suite la palissade. Un mur sans

    43

  • 8/9/2019 Jean-Paul Sartre - La Nause

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    troues* sans portes, sans fentres qui s'arrte deux cents

    mtres plus loin, contre une maison. J'ai dpass le champ

    d'action du rverbre; j'entre dans le trou noir. J'ai l'im

    pression, en voyant mon ombre mes pieds se fondre dans

    les tnbres, de plonger dans une eau glace. Devant moi,

    tout au fond, travers des paisseurs de noir, je distingue

    une pleur rose :

    c est

    l'avenue Galvani. Je me retourne;

    derrire le bec de gaz, trs loin, il y a un soupon de moi,

    clart :a,

    c est

    la gareavec les quatre cafs. Derrire moi,

    devant moi il y a des gens qui boivent et jouent aux cartes

    dans des brasseries. Ici il n'y a que du noir. Le vent m'ap

    porte par intermittence une petite sonnerie solitaire, qui

    vient de loin. Les bruits domestiques, le ronflement des

    autos,

    les cris, les aboiements ne s'loignent gure des

    rues claires, ils restent au chaud. Mais cette sonnerie

    perce les tnbres et parvient jusqu'ici :elle est plus dure,

    moins humaine que les autres bruits.

    Je m'arrte pour l'couter. J'ai froid, les oreilles me

    font mal; elles doivent tre toutes rouges. Mais je ne

    me sens plus; je suis gagn par la puret de ce qui m'en

    toure; rien ne vit; le vent siffle, des lignes raides fuient dans

    la nuit. Le boulevard Noir n'a pas la mine indcente des

    rues bourgeoises, qui font des grces aux passants. Per

    sonne n'a pris soin de le parer :c esttout juste un envers.

    L'envers de la rue Jeanne-Berthe-Curoy, de l'avenue

    Galvani. Aux environs de la gare, les Bouvillois le sur

    veillent encore un petit peu; ils le nettoient de temps en

    temps* cause des voyageurs. Mais, tout de suite aprs, ils

    l'abandonnent et il file tout droit, aveuglment, pour aller

    se cogner dans l'avenue Galvani. La ville l'a oubli.

    Quelquefois, un gros camion couleur de terre le traverse

    toute vitesse, avec un bruit de tonnerre. On n'y assassine

    mme pas, faute d'assassins et de victimes. Le boulevard

    Noir est inhumain. Comme un minerai Comme un trian

    gle.C est

    une chance qu'ily ait un boulevard comme a

    Bouville. D'ordinaire on n'en trouve que dans les capi-

    44

  • 8/9/2019 Jean-Paul Sartre - La Nause

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    taies, Berlin, du ct de Neuklln ou encore vers Friedri-

    chshain Londres derrire Greenwich. Des couloirs

    droits et sales, en plein courant d'air, avec de larges trot

    toirs sans arbres. Ils sont presque toujours hors de l'en

    ceinte, dans ces tranges quartiers o l'on fabrique les

    villes,

    prs des gares de marchandises, des dpts de tram

    ways, des abattoirs, des gazomtres. Deux jours aprs

    l'averse, quand toute la ville est moite sous le soleil, et

    rayonne de chaleur humide, ils sont encore tout froids,

    ils conservent leur boue et leurs flaques. Ils ont mme des

    flaques d'eau qui ne schent jam ais, sauf un m ois dans

    l'anne, en aot.

    La Nause est reste l-bas, dans la lumire jaune. Je

    suis heureux : ce froid est si pur, si pure cette nu it; ne suis-

    je pas moi-mme une vague d'air glac? N'avoir ni sang,

    ni lymphe, ni chair. Couler dans ce long canal vers cette

    pleur l-bas. N'tre que du froid.

    Voil des gens. Deux ombres. Qu'avaient-ils besoin de

    venir ici?

    C'est une petite femme qui tire un homme par la man

    che.

    Elle parle d'une vo ix rapide et menue. Je ne comprends

    pas ce qu'elle dit, cause du vent.

    Tu la fermeras, oui? dit l'homme.

    Elle parle toujours, Brusquement, il la repousse. Ils

    se regardent, hsitants, puis l'homme enfonce les mains

    dans ses poches et part sans se retourner.

    L'homme a disparu. Trois mtres peine me sparent

    prsent de la femme. Tout coup des sons rauques et

    graves la dchirent, s'arrachent d'elle et remplissent toute

    la rue, avec une violence extraordinaire :

    Charles, je t'en prie, tu sais ce que je t'ai d it? Charles,

    reviens, j'e n ai assez, je suis trop malheureuse!

    Je passe si prs d'elle que je pourrais la toucher. C'est...

    mais comment croire que cette chair en feu, cette face

    rayonnante de douleur?... pourtant je reconnais le fichu, le

    manteau et la grosse envie lie-de-vin qu'elle a sur la maki

    45

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    droite; c'est elle, c'est Lucie, la femme de mnage. Je n'ose

    lui offrir mon appui, mais il faut qu'elle puisse le rcla

    mer au besoin : je passe lentement devant elle en la regar

    dant. Ses yeux se fixent sur moi, mais elle ne parat pas me

    voir; elle a l'air de ne pas s'y reconnatre dans sa souf

    france. Je fais quelques pas. Je me retourne...

    Oui, c'est elle, c'est Lucie. Mais transfigure, hors d'elle-

    mme, souffrant avec une folle gnrosit. Je l'envie. Elle

    est l, toute droite, cartant les bras, comme si elle atten

    dait les stigmates; elle ouvre la bouche, elle suffoque. J'ai

    l'impression que les murs ont grandi, de chaque ct de

    la rue, qu'ils se sont rapprochs, qu'elle est au fond d'un

    puits.

    J'attends quelques instants : j'ai peur qu'elle ne

    tombe raide : elle est trop malingre pour supporter cette

    douleur insolite. Mais elle ne bouge pas, elle a l'air min

    ralise comme tout ce qui l'entoure. Un instant je me de

    mande si je ne m'tais pas tromp sur elle, si ce n'est pas

    sa vraie nature qui m'est soudain rvle...

    Lucie met un petit gmissement. Elle porte la main

    sa gorge en ouvrant de grands yeux tonns. Non, ce

    n'est pas en elle qu'elle puise la force de tant souffrir. a

    lui vient du dehors... c'est ce boulevard. Il faudrait la

    prendre par les paules, l'emmener aux lumires, au mi

    lieu des gens, dans les rues douces et roses : l-bas, on ne

    peut pas souffrir si fort; elle s'amollirait, elle retrouve

    rait son air positif et le niveau ordinaire de ses souffrances.

    Je lui tourne le dos. Aprs tout, elle a de la chance.

    Moi je suis bien trop calme, depuis trois ans. Je ne peux

    plus rien recevoir de ces solitudes tragiques, qu'un peu de

    puret vide. Je m'en vais.

    Jeudi 11 heures et demie.

    J'ai travaill deux heures dans la salle de lecture. Je

    suis descendu dans la cour des Hypothques pour fumer

    46

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    une pipe. Place pave de briques roses. Les Bouvillois en

    sont fiers parce qu'elle date du xvin

    e

    sicle. A l'entre de

    la rue Chamade et de la rue Suspdard, de vieilles chanes

    barrent l'accs aux voitures. Ces dames en noir, qui vien

    nent promener leurs chiens, glissent sous les arcades, le

    long des murs. Elles s'avancent rarement jusqu'au plein

    jour, mais elles jettent de ct des regards de jeunes filles,

    furtifs et satisfaits, sur la statue de Gustave Imptraz. Elles

    ne doivent pas savoir le nom de ce gant de bronze, mais

    elles voient bien, sa redingote et son haut-de-forme,

    que ce fut quelqu'un du beau monde. Il tient son chapeau

    de la main gauche et pose la main droite sur une pile

    d'in-folio : c'est un peu co m m e si leur grand-pre tait

    l,

    sur ce socle, coul en bronze. Elles n'ont pas besoin de

    le regarder longtemps pour comprendre qu'il pensait

    comme elles, tout juste comme elles, sur tous les sujets.

    Au service de leurs petites ides troites et solides il a mis

    son autorit et l'immense rudition puise dans les in

    folio que sa lourde main crase. Les dames en noir se

    sentent soulages, elles peuvent vaquer tranquillement

    aux soins du mnage, promener leur chien : les saintes

    ides, les bonnes ides qu'elles tiennent de leurs pres,

    elles n'ont plus la responsabilit de les dfendre; un homme

    de bronze s'en est fait le gardien.

    La

    Grande Encyclopdie

    consacre quelques lignes

    ce personnage; je les ai lues l'an dernier. J'avais pos le

    volume sur l'entablement d'une fentre; travers la vitre,

    je pouvais voir le crne vert d'Imptraz. J'appris qu'il

    florssait vers 1890. Il tait inspecteur d'acadm ie. Il

    peignait d'exquises bagatelles et fit trois livres : De la

    popularit chez les Grecs anciens (1887), La pdagogie

    de Rollin (1891) et un Testament potique en 1899. Il

    mourut en 1902, emportant les regrets mus de ses ressor

    tissants et des gens de got.

    Je me suis accot la faade de la bibliothque. Je tire

    sur ma pipe qui menace de s'teindre. Je vois une vieille

    47

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    dame qui sort craintivement de la galerie en arcades et qui

    regarde Imptraz d'un air fin et obstin. Elle s'enhardit

    soudain, elle traverse la cour de toute la vitesse de ses

    pattes et s'arrte un moment devant la statue en remuant

    les mandibules. Puis elle se sauve, noire sur le pav rose,

    et disparat dans une lzarde du mur.

    Peut-tre que cette place tait gaie, vers 1800, avec

    ses briques roses et ses maisons. A prsent elle a quelque

    chose de sec et de mauvais, une pointe dlicate d'hor

    reur. a vient de ce bonhomme, l-haut, sur son socle. En

    coulant cet universitaire dans le bronze, on en a fait un

    sorcier.

    Je regarde Imptraz en face. Il n'a pas d'yeux, peine

    de nez, une barbe ronge par cette lpre trange qui

    s'abat quelquefois, com m e une p idmie, sur toutes les sta

    tues d'un quartier. Il salue; son gilet, l'endroit du cur,

    porte une grande tche vert clair. Il a l'air souffreteux et

    mauvais. Il ne vit pas, non, mais il n'est pas non plus

    inanim. Une sourde puissance mane de lui; c'est comme

    un vent qui me repousse : Imptraz voudrait me chasser

    de la cour des Hypothques. Je ne partirai pas avant

    d'avoir achev cette pipe.

    Une grande ombre maigre surgit brusquement derrire

    moi. Je sursaute.

    Excusez-moi, monsieur, je ne voulais p as vous

    dranger. J'ai vu que vos lvres remuaient. Vous rptiez

    sans dou te des phrases de votre livre. Il rit. V ou s fai

    siez la chasse aux alexandrins.

    Je regarde l'Autodidacte avec stupeur. Mais il a l'air

    surpris de ma surprise :

    N e doit-on pas, m onsieur, viter soigneusement

    les alexandrins dans la prose?

    J'ai baiss lgrement dans son estime. Je lui demande

    ce qu'il fait ici, cette heure. D m'explique que son pa

    tron lui a donn cong et qu'il est venu directement la

    bibliothque; qu'il ne djeunera pas, qu'il lira jusqu' la

    48

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    fermeture. Je ne l'coute plus, mais il a d s'carter de

    son sujet primitif car j'entends tout coup :

    ... avoir comme vous le bonheur d'crire un livre.

    Il faut que je dise quelque chose.

    Bonheur... dis-je d'un air dubitatif.

    Il se mprend sur le sens de ma rponse et corrige rapi

    dement :

    Monsieur, j'aurais d dire : mrite.

    Nous montons l'escalier. Je n'ai pas envie de travailler.

    Quelqu'un a laiss

    Eugnie Grandet

    sur la table, le livre

    est ouvert la page vingt-sept. Je le saisis machinalement,

    je me mets lire la page vingt-sept, puis la page vingt-

    huit : je n'ai pas le courage de com mencer par le dbu t.

    L'Autodidacte s est dirig vers les rayons du mur d'un

    pas vif; il rapporte deux volumes qu'il pose sur la table, de

    l'air d'un chien qui a trouv un os.

    Qu'est-ce que vous lisez?

    Il me semble qu'il rpugne me le dire : il hsite un

    peu, roule ses grands yeux gars, puis il me tend les livres

    d'un air contraint. Ce sont

    La tourbe et les tourbires,

    de

    Larbaltrier, et

    Hitopadsa ou ^Instruction utile

    9

    de Las-

    tex. Eh bien? Je ne vois pas ce qui le gne : ces lectures me

    paraissent fort dcentes. Par acquit de conscience je feuil

    lette

    H itopadsa

    et je n'y vois rien que d'lev.

    3 heures.

    J'ai abandonn

    Eugnie Grandet.

    Je me suis mis au

    travail, mais sans courage. L'Autodidacte, qui voit que

    j'cris,

    m'observe avec une concupiscence respectueuse.

    De temps en temps je lve un peu la tte, je vois l'imm ense

    faux col droit d'o sort son cou de poulet. D porte des

    vtements rps, mai? son linge est d'une blancheur blou is

    sante. Sur le mme rayon il vient de prendre un autre

    volume, dont je dchiffre le titre l'envers :

    La Flche de

    Caudebec,

    chronique normande, par M

    l l e

    Julie Lavergne

    49

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    Les lectures de l'Autodidacte me dconcertent toujours.

    Tout d'un coup les noms des derniers auteurs dont

    il a consult les ouvrages me reviennent la mmoire :

    Lambert, Langlois, Larbaltrier, Lastex, Lavergne. C'est

    une illumination; j'ai compris la mthode de l'Autodi

    dacte : il s'instruit dans l'ordre alphabtique.

    Je le contemple avec une espce d'admiration. Quelle

    volont ne lui faut-il pas, pour raliser lentement, obsti

    nment un plan de si vaste envergure? Un jour, il y a

    sept ans (il m'a dit qu'il tudiait depuis sept ans) il est

    entr en grande pompe dans cette salle. Il a parcouru du

    regard les innombrables livres qui tapissent les murs et

    il a d dire, peu prs comm e R astignac : A nous deux,

    Science humaine. Puis il est all prendre le premier livre

    du premier rayon d'extrme droite; il l'a ouvert la pre

    mire page, avec un sentiment de respect et d'effroi joint

    une dcision inbranlable. Il en est aujourd'hui L. K.

    aprs J, L, aprs K. Il est pass brutalement de l'tude des

    coloptres celle de la thorie des quanta, d'un ouvrage

    sur Tamerlan un pamphlet catholique contre le dar

    winisme : pas un instant il ne s est dconcert. Il a tout

    lu ;

    il a emmagasin dans sa tte la moiti de ce qu'on sait

    sur la parthnogense, la moiti des arguments contre

    la vivisection. Derrire lui, devant lui, il y a un univers. Et

    le jour approche o il dira, en fermant le dernier volume

    du dernier rayon d'extrme gauche : Et maintenant?

    C'est l'heure de son goter, il mange d'un air candide

    du pain et une tablette de Gala Peter. Ses paupires sont

    baisses et je puis contempler loisir ses beaux cils recour

    bs des cils de femme. Il dgage une odeur de vieux

    tabac, laquelle se mle, quand il souffle, le doux parfum

    du chocolat.

    Vendredi, 3 heures.

    Un peu plus, j'tais pris au pige de la glace. Je l'vite,

    mais c'est pour tomber dans le pige de la vitre : dsuvr,

    50

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    coin de la rue, elle tourne pendant une ternit.

    Je m'arrache de la fentre et parcours la chambre en

    chancelant; je m'englue au miroir, je me regarde, je me

    dgote: encore une ternit. Finalement j'chappe mon

    image et je vais m'abattresurmon lit.Jeregarde le plafond,

    je voudrais dormir.

    Calme. Calme. Je ne sens plus le glissement, les frle

    ments du temps. Je vois des images au plafond. Des ronds

    de lumire d'abord, puis des croix. a papillonne. Et

    puis voil une autre image qui se forme; au fond de mes

    yeux, celle-l. C'est un grand animal agenouill. Je vois

    ses pattes de devant et son bt. Le reste est embrum.

    Pourtant je le reconnais bien : c'est un chameau que j'ai

    vu Marrakech, attach une pierre. Il s'tait agenouill

    et relev six fois de suite; des gamins riaient et l'excitaient

    de la voix.

    Il y a deux ans, c'tait merveilleux : je n'avais

    v

    qu' fer

    mer les yeux, aussitt ma tte bourdonnait comme une

    ruche, je revoyais des visages, des arbres, des maisons, une

    Japonaise de Kamaishi qui se lavait nue dans un tonneau,

    un Russe mort et vid par une large plaie bante, tout son

    sang en mare ct de lui. Je retrouvais le got du cous

    cous,

    l'odeur d'huile qui remplit, midi, les rues de Bur-

    gos,l'odeur de fenouil qui flotte dans celles de Tetuan, les

    sifflements des ptres grecs; j'tais mu. Voil bien long

    temps que cette Joie s est use. Va-t-elle renatre aujour

    d'hui?

    Un soleil torride, dans ma tte, glisse roidement, comme

    une plaque de lanterne magique. Il est suivi d'un morceau

    de ciel bleu; aprs quelques secousses il s'immobilise, j'en

    suis tout dor en dedans. De quelle journe marocaine

    (ou algrienne? ou syrienne?) cet clat s'est-il soudain

    dtach? Je me laisse couler dans le pass.

    Mekns. Comment donc tait-il ce montagnard qui

    nous fit peur dans une ruelle, entre la mosque Berdaine

    et cette place charmante qu'ombrage un mrier? Il vint

    52

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    sur nous, Anny tait ma droite. Ou ma gauche?

    Ce soleil et ce ciel bleu n'taient que tromperie. C'est

    la centime fois que je m'y laisse prendre. Mes souvenirs

    sont comme les pistoles dans la bourse du diable : quand

    on l'ouvrit, on n'y trouva que des feuilles mortes.

    Du montagnard, je ne vois plus qu'un gros il crev,

    laiteux. Cet il est-il mme bien lui? Le mdecin qui

    m'exposait Bakou le principe des avortoirs d'tat,

    tait borgne lui aussi et, quand je veux me rappeler son

    visage, c'est encore ce globe blanchtre qui parat. Ces

    deux hommes, comme les Nornes, n'ont qu'un il qu'ils

    se passent tour de rle.

    Pour cette place de Mekns, o j'allais pourtant chaque

    jour, c'est encore plus simple : je ne la vois plus du tout.

    Il me reste le vague sentiment qu'elle tait charmante, et

    ces cinq mots indissolublement lis : une place charmante

    de Mekns. Sans doute, si je ferme les yeux ou si je fixe

    vaguement le plafond, je peux reconstituer la scne : un

    arbre au loin, une forme sombre et trapue court sur moi.

    Mais j'invente tout cela pour les besoins de la cause. Ce

    Marocain tait grand et sec, d'ailleurs je l'ai vu seule

    ment lorsqu'il me touchait. Ainsi je

    sais

    encore qu'il tait

    grand et sec : certaines connaissances abrges demeurent

    dans ma mmoire. Mais je ne

    vois

    plus rien : j'ai beau

    fouiller le pass je n'en retire plus que des bribes d'images

    et je ne sais pas trs bien ce qu'elles reprsentent, ni si ce

    sont des souvenirs ou des fictions.

    Il y a beaucoup de cas d'ailleurs o ces bribes elles-

    mmes ont disparu : il ne reste plus que des mots : je

    pourrais encore raconter les histoires, les raconter trop

    bien (pour l'anecdote je ne crains personne, sauf les offi

    ciers de mer et les professionnels), mais ce ne sont plus

    que des carcasses. Il y est question d'un type qui fait ceci

    ou cela, mais a n'est pas moi, je n'ai rien de commun

    avec lui. Il se promne dans des pays sur lesquels je ne suis

    pas plus renseign que si je n'y avais jamais t. Quelque-

    53

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    fois,dans mon rcit, il arrive que jeprononce de ces beaux

    noms qu'on lit dans les atlas, Aranjuez ou Canterbury. Ils

    font natre en moi des images toutes neuves, comme en

    forment, d'aprs leurs lectures, les gens quin ont jamais

    voyag :je rve sur des mots, voil tout.

    Pour cent histoires mortes, il demeure tout de mme

    une ou deux histoires vivantes. Celles-l je les voque avec

    prcaution, quelquefois, pas trop souvent, de peur de les

    user. J'en pche une, je revois le dcor, les personnages, les

    attitudes. Tout coup, je m'arrte : j'ai senti une usure,

    j'ai vu pointer un mot sous la trame des sensations. Ce

    mot-l, je devine qu'il va bientt prendre la place de plu

    sieurs images que j'aime. Aussitt je m'arrte, je pense

    vite autre chose; je ne veux pas fatiguer mes souvenirs.

    En vain; la prochaine foisqueje les voquerai, une bonne

    partie s'en sera fige.

    J'bauche un vague mouvement pour me lever, pour

    aller chercher mes photos de Mekns, dans la caisse que

    j'aipousse sous matable. A quoi bon? Ces aphrodisiaques

    n ont

    plus gure d effetsur ma mmoire. L'autre jour j'ai

    retrouv sous un buvard une petite photo plie. Une

    femme

    souriait,prs

    d'un

    bassin.

    J'ai contempl

    un

    moment

    cette personne, sans la reconnatre. Puis au verso, j'ai lu :

    Anny. Portsmouth