jean-maurice monnoyer - descartes et les passions de l'ame

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Comme il est d'usage, nous donnons nos références dans l'édition des Œuvres de Descartes, due à Ch. Adam et P. Tannery, Vrin-CNRS, 1964-1974 (=AT). Dans quelques cas, nous ren- voyons à l'édition commode des Œuvres Philosophiques, établie par F. Alquié, Garnier, 1963-1973 (= OP). Suit, dans l'un et l'autre cas, l'indication du tome et de la page. A la fin du mois de novembre 1649, Louis Elzevier « fit savoir à Descartes qu'il avait achevé l'impression du Traité des Passions de l'Ame. » Baillet mentionne le fait sans autre commentaire dans sa Vie de Monsieur Des-Cartes mais il est établi que l'ouvrage, édité à Amsterdam, fut diffusé presque aussitôt à Paris, sous le nom de Henry Le Gras, par un accord passé entre le libraire hollandais et son confrère parisien 2 . Après le Discours de la Méthode, et la Lettre- Préface au traducteur des Principes, le traité est le dernier texte que Descartes publia de son vivant en français. Dans l'envoi du 14 août, il ne fait qu'en autoriser la publication, quoique Baillet signale aussi les lettres du 4 décembre et du 15 janvier, recommandant instamment qu'on distribue l'ou- vrage à la Cour 3 . Descartes avait prévu que les Passions ne paraîtraient pas avant son embarquement pour la Suède, qui eut lieu dans les premiers jours de septembre. L' « achève- 1. A. Baillet, Paris 1691, rééd. Olms 1972, II e partie, VII, p. 393. 2. Voir la note de Ch. Adam, AT XI, p. 293 et suiv. On consultera également G. Rodis-Lewis, Les Passions de l'âme, Vrin 1955, rééd. 1970, qui compare du point de vue typographique les deux présentations de la même « édition » elzévirienne. 3. Parmi les destinataires, D. nomme Cureau de la Chambre. En 1640, avaient paru de celui-ci Les Charactères des Passions (premier volume) que le traité réfute sans le nommer.

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Descartes Passions of the Soul

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Page 1: Jean-Maurice Monnoyer - Descartes Et Les Passions de l'Ame

Comme il est d'usage, nous donnons nos références dans l'édition des Œuvres de Descartes, due à Ch. Adam et P. Tannery, Vrin-CNRS, 1964-1974 (=AT). Dans quelques cas, nous ren-voyons à l'édition commode des Œuvres Philosophiques, établie par F. Alquié, Garnier, 1963-1973 (= OP). Suit, dans l'un et l'autre cas, l'indication du tome et de la page.

A la fin du mois de novembre 1649, Louis Elzevier « fit savoir à Descartes qu'il avait achevé l'impression du Traité des Passions de l'Ame. » Baillet mentionne le fait sans autre commentaire dans sa Vie de Monsieur Des-Cartes mais il est établi que l'ouvrage, édité à Amsterdam, fut diffusé presque aussitôt à Paris, sous le nom de Henry Le Gras, par un accord passé entre le libraire hollandais et son confrère parisien2. Après le Discours de la Méthode, et la Lettre-Préface au traducteur des Principes, le traité est le dernier texte que Descartes publia de son vivant en français. Dans l'envoi du 14 août, il ne fait qu'en autoriser la publication, quoique Baillet signale aussi les lettres du 4 décembre et du 15 janvier, recommandant instamment qu'on distribue l'ou-vrage à la Cour 3 . Descartes avait prévu que les Passions ne paraîtraient pas avant son embarquement pour la Suède, qui eut lieu dans les premiers jours de septembre. L ' « achève-

1. A. Baillet, Paris 1691, rééd. Olms 1972, IIe partie, VII, p. 393. 2. Voir la note de Ch. Adam, A T X I , p. 293 et suiv. O n consultera

également G. Rodis-Lewis, Les Passions de l'âme, Vrin 1955, rééd. 1970, qui compare du point de vue typographique les deux présentations de la même « édition » elzévirienne.

3. Parmi les destinataires, D. nomme Cureau de la Chambre. En 1640, avaient paru de celui-ci Les Charactères des Passions (premier volume) que le traité réfute sans le nommer.

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ment » qu'évoque Louis Elzevier laisse donc planer le doute qu'il n'ait pu corriger les placards de son traité. Nous savons seulement, d'après une remarque à Clerselier du 23 avril, que depuis lors, ayant définitivement arrêté le plan et la matière de son livre, il continua de le préparer pour l'édition, jusqu'au moment où il remit son texte, quelques semaines à peine avant de quitter la Hollande. Descartes mourut à Stockholm, le 11 février 1650. Il n'avait pas cinquante-quatre ans.

L'artifice de la préface : Avertissement d'un des amis de l'auteur, reflète de façon confuse les circonstances qui ont entouré la rédaction de l'ouvrage. Descartes manifesta, semble-t-il, une grande méfiance devant les questions qu'il examine ici, ne surmontant qu'avec lassitude sa répugnance naturelle à s'exprimer sur le sujet de la morale. ÏÏn'invoque que sa «négligence », en manière d'excuse, pour avoir différé la révision du manuscrit de 1646 — celui qu'il avait transmis à la Princesse Elisabeth — , duquel certaines copies commen-çaient à circuler ; mais il faut prendre le terme au sens fort. La longue lettre embarrassée de son correspondant ano-nyme, qu'il laissa imprimer en tête du livre, comme par une précaution de plus, voulait devancer les attaques des Régents et des Docteurs, déplorées d'un ton d'amertume devant Chanut1 . Lui-même ne prenait pas l'initiative d'une polémi-que nouvelle. Il ne s'agissait pas non plus d'apporter un supplément à sa doctrine : lorsque son correspondant lui rappelle l'engagement pris de compléter le corps de sa philosophie — je_sujet .des Passions Recouvrant ;dans ce programme la 5e et la 6e partie des Principes2 —, Descartes

1. A Chanut, 1 " nov. 1646. D. écrit au même un an plus tard : « Il est vrai que j'ai coutume de refuser d'écrire mes pensées touchant la morale, et cela pour deux raisons : l'une qu'il n'y a point de matière d'où les malins puissent plus aisément trouver des prétextes pour calomnier ; l'autre, que je crois q u ' 4 j a i ® E a r t i e n t . ^ ^ , j ^ v e r 4 n s , . ou à ceux qui sont autorisés par guxj_.de se roller de régler les mœurs dHautres. », 20 nov. 1647, A T V , p. 87.

2. Principes de la Philosophie, IV-ISH, A T VIII-1, p. 315.

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objecte d'abord que ses ressources ne lui ont pas donné la « commodité » d'effectuer toutes les expériences requises, en particulier médicales. Ayant pratiqué malgré cela de très nombreuses dissections depuis, notamment en 1648, il laisse ensuite entendre, dans cette ultime réponse mise en exergue du livre, que sa « négligence » est moins due finalement aux lenteurs de l'expérimentation qu'à la nécessité de « revoir » pour le public un texte qui ne lui était pas destiné. Le refus de souscrire à une demande pressante de communication appelait donc les résistances du philosophe pour un autre motif.

On imaginera mal pourtant, aux dires de Baillet, que Descartes ait paru découragé d'entendre Louis Elzevier se plaindre du faible débit des Principes. Ses réticences veulent des raisons plus solides : liées d'une part au caractère très « sensible » du sujet, ou non moins profondes, venant du système cartésien tel qu'il s'est déjà constitué. L'époque est alors lointaine des grandes invectives du Père Mersenne et du Père Garasse, qui avaient stigmatisé toute innovation de la pensée morale comme une remise en cause des principes du drôircâr ion^ 'TXmo3ë du Iibertinisme sensualiste, encou-

ragé par les Te ç ο η s de Gassendi, et diffusé sous le manteau dans la meilleure société parisienne, a fait lentement son chemin2 Certes, en combattant Regius, Descartes montre qu'il n'adhéra jamais à ce courant. Mais la question « politi-que » des moeurs demeurait l'objet de débats assez vifs ; aussi, en soulignant qu'il eût pu se dispenser de rendre son livre publiable, lui-même se place prudemment en retrait.

C'est toutefois un retrait qui n'est pas tactique. S'expri-

1. Mersenne, L'Impiété des Déistes ( 1 6 2 4 ) ; Garasse, Doctrine curieuse des beaux esprits de ce temps (1623).

2. L e meilleur exemple en est le Tbeophrastus redivivus, cet autograghe anonyme conservé à la B . N . , véritable manifeste matérialiste, où l'on retrouve certaines des thèses de Regius. U n e anthologie de ce texte latin, de fort peu postérieur aux Passions, a été donnée par T . Gregory, Naples, 1979.

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Ι mant « privément » sur les questions de morale1, Descartes ! n'affirme aucune conviction hétérodoxe et maintient ferme-; ment le dogme de la Providence divine. Ses hésitations

naissent du souci d'assurer clairement la délimitation de son < objet : « mon dessein n'a pas été d'expliquer les passions en i orateur, ni même en philosophe moral, mais seulement en ; physicien » — prévient-il dans l'envoi du 14 août 1649 — j affirmation si tranchée qu'elle oblige à se demander si J l'intégration des Passions au système achevé de la Métaphysi-' que première est rigoureusement possible. Faut-il n'y voir

qu'une « connaissance appliquée », témoignant de la généra-lité de la méthode à l'égard d'une matière que Descartes avoue « n'avoir jamais ci-devant étudiée » 2 ? Tant par la propriété de son objet, que pour l'intelligence du livre, la question mérite d'être posée. Si le texte est divisé en articles, la succession des trois parties n'offre pas tout au long une égale cohérence formelle, de sorte que le désir de prolonger la règle d'exposition adoptée dans les Principes en y ajoutant un ouvrage de philosophie pratique, n'apparaît plus, une fois réalisé, illustrer une nécessité du même genre que celle qui avait prévalu dans le livre précédent. Descartes s'attarde à dresser ici une symptomatique de la passion, en un tableau minutieux, analysant par exemple l'objet de la faveur, l'origine du teint plombé, la naissance des larmes, sans reprendre le thème de l'exhortation au bonheur (la « pro-treptique » des Anciens), largement présent dans la Corres-pondance. L'expression de traité des passions, devenue depuis familière, ne semble donc pas vraiment usurpée. Une

1. « J'aurais beau n'avoir que les opinions les plus conformes à la religion et les plus utiles au bien de l'Etat [les Régents] ne laisseraient pas de me vouloir faire accroire que j'en aurais de contraires à l'un et à l'autre. E t ainsi je crois que le mieux que je puisse faire dorénavant est de m'abstenir de faire des livres ( . . . ) , de n'étudier plus que pour m'instruire, et ne communiquer

! " e s pensées qu'a ceux avec qui je pourrai converser privément », à Chanut, Γ ' η ο ν . 1646, A T IV, p. 537.

2. A Elisabeth, mai 1646, A T IV, p. 407.

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difficulté de l'œuvre s'y trahit, qu'efface son titre réel ^lefait que les passions ne sont pas des êtres simples, ni des originaux produits par l'âme seule, comme on l'enseignait dans l'École. Lui-même emploie à dessein l'expression : il "renvoie Morus « in tractatu de affectibus » 1 ; il nomme aussi son livre « petit Traité de la nature des passions de l'âme » 2, évoquant par là quelque mode d'exposition plus commode, et non point, tel chez Spinoza, un exposé apodictique et définitif sur la chose même. Descartes répétera à ses corres-pondants qu'il a surtout cherché une classification des passions, éprouvant « de la difficulté à les dénombrer » 3 . Dans ses Réponses à Gassendi, il se défendra d'avoir « traité » complètement de l'union de l'âme et du corps, ce qui exigeait la constitution d'une médecine « scientifique », à laquelle, malgré d'ultimes tentatives, il fut contraint de renoncer4.

Pour ces raisons diverses, l'objet « réel » du traité ne se dégage pas facilement du « discours si simple et si bref » qu'il nous a laissé. Fondé sur une investigation objective : l'étude des causes organiques du phénomène, l'argument central se ( déplace peu à peu pour quitter le domaine de la « philoso- ; phie naturelle » où l'auteur annonce avoir strictement borné j son examen. La définition de la passion procède d'abord par j une série complète de « divisions », afin de déterminer son I essence propre : l'action du corps contre l'âme engendrant! en elle des mouvements qu'elle n'a pas produits. Dès le début ' de fa seconde partie cependant, consacrée à l'étude ordonnée \ des passions simples, la genèse « psychologique » de ces 1

dernières écarte un tel modèle causal, découvrant ce qui j

1. A Morus, 15 avril 1649 (Réponses aux dernières Instances), A T V , p. 341.

2. A Chanut, 15 juin 1646, A T IV, p. 342 ; à Freinshemius, A T V, p. 363. 3 . A Elisabeth, 20 nov. 1647, A T V, p. 91 . 4. Dans la lettre à Clerselier, publiée à la suite des Cinquièmes Réponses,

contre la Disquisitio Metaphysica de Gassendi, Alquié O P II, p. 848.

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ressortit uniquement à l'excitation de l'âme. La troisième, enfin, s'attache surtout au caractère valorisant ou dépréciatif des passions dérivées, devenues l'objet de « causes libres » que sont les individus. Les empiétements de Ta médecine et de la métaphysique sur l'argument initial du traité ont ainsi conduit les commentateurs à réputer que sä signification pouvait être partagée de l'un et de l'autre côté. Le dualisme de l'âme et du corps, intéressant la métaphysique, viendrait alors concurrencer le point de vue de l'union, qui regarde la médecine, jusque dans la manière d'assigner son sens à l'ouvrage. Il suit de là néanmoins que ce qui en constitue l'enjeu véritable n'est plus autrement cerné qu'à travers un mixte de composition, dont on peut s'étonner qu'il offre sous ce rapport le « testament » du philosophe C'est parce que le sujet du livre reste « très spécial », selon G. Rodis-Lewis, qu'une brèche est encore ouverte dans son interpréta-tion ; pour d'autres, il n'est en rien « spécifique », Descartes ayant ici porté à terme un ancien projet établi dès 1629-1632 — à l'époque du Monde et du traité de L'Homme — qui visait à unifier médecine et morale, en dehors d'aucune

1. L'enracinement de l'arbre de la connaissance « dont les racines sont la métaphysique, le tronc est la physique, et les branches qui sortent de ce tronc sont toutes les autres sciences, à savoir la médecine, la mécanique et la morale » (Alquié O P III, p. 380), ne doit pas faire oublier que celui-ci n'a pas eu, loin s'en faut, une croissance régulière, et qu'il n'a pas donné tous ses fruits à leur maturité voulue. E n substance, la médecine et la morale dépendent autrement de la physique, que celle-là ne se fonde dans la métaphysique. Par son mode de développement, la mécanique semble être à l'origine des deux autres branches, bien que Descartes la place au milieu. Ailleurs, il la situe chronologiquement en dernier. Sa médecine, de fait, est encore aristotélicienne, comme sa morale conserve certains traits de l'héritage thomiste. N i l'une ni l'autre ne se déduisent strictement de la troisième. Ainsi les bêtes n'ont-elles point de passions, quoiqu'elles en

I connaissent les mouvements, parce qu'elles sont tout mécanisme. Voir ci-j dessous a n . 138 ; et la lettre importante à Newcastle du 23 nov. 1646, A T

IV, pp. 5 7 3 - 5 7 6 .

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métaphysique des fins Ce thème est d'ailleurs repris d'une longue tradition, inaugurée par La Mettrie, qui voyait dans les Passions le texte fondateur de Porganicisme, introduisant par là même un contresens fâcheux2. L'influence qu'a eue le livre dans la querelle du brutisme et des animaux-machines, bien qu'elle ait été considérable, ne nous aiderait pas plus à lui rendre justice3.

Car l'argument profond du traité est ailleurs : c'est de fait à la volonté qu'il revient. Sans doute, dès l'article 17, Descartes sépare le rôle « actif » qui lui est dévolu de la passivité de l'âme qui perçoit. Mais cette ambivalence des rôles conditionne, nous le verrons, la structure très hiérar-chisée de la définition cartésienne. Si la passion est identifiée de ce qu'elle agite l'âme par le truchement du corps — c'est-à-dire « sans le secours de la volonté » — , cette dernière, dit-il pourtant peu après, « se rapporte à l'âme » comme « la plus prochaine cause de ses émotions » (art. 29). L'usage de nos passions (qui n'est pas exactement leur maîtrise) impli-que de notre part un effort d'entraînement ou d'inhibition, en tant « qu'elles disposent l'âme à vouloir les choses que la nature dicte nous être utiles et à persister dans cette volonté » (art. 52). L'équivoque la plus dangereuse serait

1. M. Guéroult, Descartes selon l'ordre des raisons, Aubier, 1953, t. II, pp. 220-256 ; E . Boutroux, « Du rapport de la morale à la science dans la philosophie cartésienne », Revue de Métaphysique, 1896 ; G. Rodis-Lewis, Descartes : textes et débats, L G F , 1984, pp. 530-555. On notera l'interpréta-tion donnée outre-atlantique par T. S. Hall, « Descartes' Physiological Method », J. of the History of Biology, 3, n° 1, 1970, pp. 53-79, à laquelle s'oppose le courant mentaliste représenté par exemple chez N . Malcolm (Probl ems of Mind, New York , Harper and Row, 1971). La mise au point la plus précise est fournie par G. Canziani, Filosofia e scienza nella morale di Descartes, La Nuova Italia Editrice, Florence, 1980, pp. 45-103, pour qui les écrits de la maturité rompent avec l'équilibre antérieur.

2. La Mettrie, L'Homme-machine, Denoël-Gonthier, Médiations n° 213, 1981. P . - L . Assoun insiste dans sa présentation (p. 34) sur i emonisme de La Mettrie qui contredit la filiation supposée avec Descartes.

3. Sur la querelle, voir J . - C . Beaune, L'automate et ses mobiles, Flammarion, 1980, pp. 174-198.

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toutefois de penser que Descartes constitue à cet escient une éthique du pur vouloir, comme on l'affirme communément, afin de passer de la lutte contre les excès (et contre l'indisposition causée par le corps) à l'idée d'une norme de la conduite. Rien ne caractérise mieux le traité que l'absence de

: décalage entre ce que nous appelons la moralité et l'éthicité, j en termes modernes. Pour Descartes Γ « action » de la

volonté et la « perception » de la volonté représentent en esprit une seule et même chose, et ne sont formellement

, distinctes que sur le plan de l'analyse. Le paradigme de la Ι passion lui permet ainsi de diviser comme un phénomène

également « relatif » le contenu de l'acte volontaire.

Il est vrai que la polysémie de la volonté dans le vocabulaire de l'époque — recouvrant aussi l'instinct, l'incli-nation ou la tendance — l'explique partiellement. Plus plastique que déontique, séparée de nos appétits et de nos sentiments, mais infuse dans nos affections (l'amour n'étant qu'une « disposition à se joindre de volonté » à l'objet qui nous convient), elle se confond parfois avec un automatisme, lorsqu'elle est incitée, ou relève sinon d'une initiative réelle, qui double l'entraînement passionnel. Il n'est pas ici ques-tion d'un genre de flottement logique : l'action volontaire ne s'appuie pas, dans le traité, sur cette indifférence primitive que Descartes reconnaît à la faculté correspondante, en tant que liberté d'affirmer ou de nier le contenu du jugement

1. Dans la lettre à Mesland du 2 mai 1644, D. corrige l'affirmation de la IVe Méditation : l'indifférence devient le mode d'une « puissance réelle et positive » de se déterminer. A un autre endroit, il écrit aussi : « il nous est toujours possible de nous retenir de poursuivre un bien clairement connu ou d'admettre une vérité évidente, pourvu que nous pensions que c'est un bien d'affirmer par là notre libre arbitre : bonum libertatem arbitrii nostri

per hoc testari ». Certes, la liberté de choisir le bien est plus « facile », mais « si nous suivons le parti contraire, nous usons davantage de cette puissance positive » « que nous avons de suivre le pire en voyant le meilleur », à Mesland, 9 fév. 1645 (trad. Alquié O P III, pp. 551-553), A T IV, pp. 173-174. Les Passions, négligeant cet absolu amoral, recherchent néanmoins la base physiologique d'ê notre libre arbitre.

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La Pathétique cartésienne 19

Rappelons que, par la seule hyperbole du doute, la volonté était « contrainte » de donner son assentiment devant le caractère indubitable de mon existence. L'indifférence — forme imparfaite de notre liberté — se transformait en une faculté élective, en même temps que le refus d'adhérer (la puissance de suspendre mon jugement) recevait du Je pense sa propre limitation. Les Passions de l'âme ne procèdent pas de ce raisonnement. En particulier, l'hypothèse d'un cogito affectif, risquant de paraître contradictoire, n'y est pas formulée1. Descartes se fonde sur une autre conception. On peut se la représenter clairement dans ce qu'il écrit à Regius, en mai 1641, où il affirme que volonté et intellection ne diffèrent point par leur objet, mais sont « l'action et la passion de la même substance ». Il ajoute ensuite, imitant les fomulëTneô^^TiStiqués : « Intellectio enim proprie mentis passio est, et volitio ejus actio » (« L'intellection est propre-ment la passion de l'âme, et l'acte de volonté son action ») 2 . L'unité de l'âme apparaît effectivement ici comme l'un des., points essentiels, mais elle suppose que cette passivité première de la pensée soit intimement jointe à la faculté de se déterminer. Si l'élection et l'intellection appartiennent à un seul processus, l'acte volontaire répond d'une idée, autre-ment dit d'une perception, qui en tant que telle n'est ni bonne ni mauvaise (art. 19). On trouverait à ce propos dans la longue discussion avec Mersenne une affirmation identi-que3 . Il suffira de noter pour l'instant que la forme de la volonté (« la passion d'apercevoir qu'elle veut ») reçoit du jugement sa signification affective, et non l'inverse.

C'est du reste l'une des constantes de la pensée cartésienne

1. Telle qu'elle se trouve dans la traduction des Méditations. Voir J . - M . Beyssade, G F n° 138, p. 97, IIIs M éd. : « J e suis une chose qui pense ( . . . ) , qui aime, qui hait, etc. »

2 . Traduction Alquié O P II, p. 333 ; A T III, p. 372. 3. A Mersenne, 28 janv. 1641 : « J e prétends que nous avons des idées

non seulement de tout ce qui est dans notre intellect, mais même de tout ce

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12 La Pathétique cartésienne La Pathétique cartésienne 21

que d'opposer volonté et finalité comme deux réalités extrinsèques. Les Passions de l'âme en donnent une preuve de plus, en rappelant vigoureusement que nous ne savons pas de quelle façon opère en nous le mécanisme volontaire. Mais ce paradoxe de ίautonomie discrédite davantage encore l'éthique du pur vouloir, au profit cette fois de la description

j médicale. De même que les forces de la physique ne procèdent pas d'une entéléchie ou d'une direction occulte,

ί de même la force d'âme ne s'applique pas aux mouvements du corps comme ferait une cause directe : nous ne pouvons

, empêcher l'occlusion des paupieres ou fe mouvement spon-; tané de recul ; nous ne pouvons guère moins nous retenir

pour ne pas rougir. Si la fermeté de la volonté est toujours étayée par la connaissance du vrai (art. 49), elle n'a, en revanche, nul moyen de dissoudre la finalité biologique fnhérente aux fonctions de nos organes. Descartes réserve ainsi à la seule résolution la capacité de franchir l'écart qui

\ sépare la volonté, en tant qu'elle demande à être « fortifiée » I et « orientée » — parce qu'elle reste une puissance arbi-

trale — , du bien qu'elle se propose comme un but digne d'être atteint (ou auquel elle peut « consentir »), c'est-à-dire aussi que nous pouvons réellement atteindre. O r ici le jugement vrai, en dépit de cette élection que la Règle première fixait comme un absolu ne nous « résout » pas plus à agir que le jugement faux. Beaucoup d'hommes, dit-il

qui est en la volonté. Car nous ne saurions rien vouloir, sans savoir que nous le voulons, ni le savoir que par une idée ; mais je ne mets point que cette idée soit différente de l'action même », A T III, p. 295. Sur la distinction entre l'electio cartésienne et « l'appétit rationnel » de la scolasti-que, voir Canziani, op. cit., pp. 1 8 1 - 1 8 9 ; E . Gilson, La liberté chez Descartes et la Théologie, Vrin Reprise, 1982, pp. 254-266.

1. « Que dans chaque circonstance de la vie, son entendement montre à la volonté ce qu'il faut choisir » (trad. Sirven, Règles pour la direction de l'esprit, Vrin, 1966, p. 4 : * ut in singulis vitae casibus intellectus voluntati praemonstret quid stt eligendum »).

au contraire, réussissent à vaincre leurs passions par de fausses opinions. L'autonomie de la volonté n'est donc pas ι acquise intellectuellement, ni garantie par le bien que ; l'entendement prescrit à son emploi. Afin^ qu'elle ne se contente plus d'opposer quelques passions à quelques autres pour leur résister (art. 48), il faut encore, par une modalité pathétique, que la volonté s'estime elle-même, ce dont 1 traitent précisément les Passions.

De fait, il est décisif d'apercevoir aussi comment les affections peuvent être des « espèces » de la connaissance, et non de simples erreurs « Agie » à son insu dans la passion qui l'incline, la volonté ne fait que réagir à son endroit, car I elle ne saurait physiquement se réprimer elle-même. Des- , cartes s'est concentré sur ce problème concret : il ne se soucie pas, tel dans la correspondance, de discuter du Souverain Bien, ou de séparer félicitas (le bonheur terrestre) et beatitudo (le seul bonheur de l'âme). Il n'évoque avec la "vertu qu'un « Souverain remède » contre nos dérèglements (art. 148), l'envisageant surtout dans son rôle dissuasif. ; Toute la première partie du traité examine l'aspect irréducti- ' ble de la naturalité de la passion, dont il s'efforce de décrire

Ta genèse physique en une sorte d ' « étiologie », selon le mot "de Pierre Mesnard, ne se plaçant jamais sous l'angle moral où ; on l'attendrait. Il n'y a d'ailleurs pour lui d'autre pathologie J que corporelle : il n'y a pas de maladies de l'âme. « Offus- j quées » par le corps, ses affections sont seulement des ! « pensées confuses » imposées par l'union des deux subs- ; tances. Sous ce rapport justement Les Passions de l'âme, f plutôt que d'offrir une version définitive ou une correction j de la « morale par provision », invitent à dissocier l'anthro- j pologie cartésienne d'une science de l'homme au sens !

1. « Il ne faut pas craindre aussi qu'il se puisse rencontrer de la fausseté j dans les affections ou volontés ( : « in ipsa voluntate vel affectibus »), car j encore que je puisse désirer des choses mauvaises, ou même qui le furent j jamais, il n'est pour cela pas moins vrai que je les désire », A T I X , p. 29. ι

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• V

22 La Pathétique cartésienne

d'aujourd'hui, éclatant l'identité du sujet. La stylisation des préceptes hérités du Stoïcisme, adaptés par Juste Lipse et commentés par les manuels de Du Vair, revêt dans le texte un caractère particulier : « acquérir un empire absolu sur nos passions », les combattre comme des « ennemis » intérieurs, « régler nos actions », — autant de maximes qui plaident en faveur d'une intégration subjective. Descartes, pourtant, n'énonce ces formules qu'en conclusion d'une recherche des causes, suivant nos troubles à la trace dans leurs circuits

; organiques, non dans le cheminement de la conscience : bref, j par un genre d'autopsie du sujet volontaire. Ne dit-il pas à j Chanut que sa physiologie l'a « grandement servi pour j établir des fondements certains en la morale » ', entendant ! par là qu'aucune maîtrise de soi ne serait intelligible sans elle, j Pour cette raison aussi, le livre ne contient pas un ensemble j nouveau de prescriptions, ni même de conseils inédits, qui ! puissent se substituer aux règles de prudence du Discours de

la Méthode, qu'il reprend en fait à peu de chose près, et au même moment, dans ses lettres à la Princesse Elisabeth2.

On conviendra cela dit que le concept de l'Animal n'a pas, chez lui, un sens univoque. Toutes nos passions sont bien « de l'âme », comprise dans sa plus large extension : ainsi un instinct, un appétit même, viennent normalement à se représenter en nous. Mais la prise de conscience de tels états auxquels nous sommes sujets, et l'animation biologique que Descartes réfute, sont mutuellement exclusives l'une de l'autre. Dans le premier cas, l'âme étant la « forme du corps » lui assure une individualité spécifique, ne demeurant pas moins identique à elle-même comme agent principal du

1. A Chanut, 15 juin 1646, A T IV, p. 441. Il y insiste encore devant lui le 26 fév. 1649, A T V, p. 290, rappelant que les « vérités de la physique font

: partie des fondements de la plus haute et plus parfaite morale ». Descartes Ι cependant distingue cette physique organique et « animale », de la médecine t comme art de guérir.

2. E n particulier, l'envoi du 14 août 1645, A T IV, p. 265-266.

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sentir1. Dans le second, l'homme écorché qu'il décrit — statue de terre ou machine cadavérique — n'a pas besoin pour être étudié de cette information. Notons que l'animal, bien que soumis intégralement au mécanisme, dispose mal-gré tout d'un « sentiment » au plus bas degré, qui opère en chaque occasion le tri de ses perceptions et leur liaison nécessaire avec ses appétits2. Sur le plan des ressorts qui l'animent, l'automate ici choisi pour modèle pourrait bien en cela être inférieur à la bête. Si l'homme est doté d'une « âme rationnelle », par qui il existe beaucoup plus sûrement qu'en tant qu'il subit la loi de ses appétits, on sait en outre que Descartes fonde toute sa philosophie sur l'idée d'une bona mens — laquelle, rappelle-t-il, est immersa (« immergée ») dans le corps -—, possédant une extension bien supérieure à celle de l'anima rationalis. En abandonnant l'ancienne tripartition platonicienne, Les Passions de l'âme n'auront donc pas pour but exclusif d'étudier en quel mode est perturbée la raison, mais également d'isoler les formes intellectuelles de l'affectivité, notamment les « émotions de la

£ensee^, qui n'ont pas de causes physiques, et que Descartes distingue du sentiment proprement dit. L'unité du sujet moral voudra cependant que soit conservée ici encore quelque solidarité inconsciente avec le corps : la joie pure de la raison, par exemple, parce qu'elle diffère d'un « appétit

1. Mais ce sont là deux problèmes séparés : celui de l'âme comme « forme substantielle » (à Regius, janv. 1642, A T III, p. 492 et suiv.), et celui de l'âme comme fonction organique de synthèse (Rép. aux S" obi., A T VII, p. 356). L'indivisibilité de l'âme dans un corps et un seul (cf. ci-dessous art. 30), n'est pas non plus la même que l'unité « numérique » (eadem numéro), garantie tnéologiquement (à Mesland, 9 fév. 1645, op. cit.). Sur ces points, voir R. Laporte, Le rationalisme de Descartes, Paris, 1945, II, 3, pp. 226-227. Voir également Principes, IV, 189-196.

2. Le « sensum », à Morus, 5 fév. 1649, A T V, p. 278.

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intellectuel » peut avoir un retentissement somatique, et jouer éventuellement un rôle curatif. En revanche l'immer-sion est totale, quand la passion de la joie, qui n'est pas excitée — à l'image de cette joie pure — « en l'âme même, par elle-même » (art. 91) —, mais par les impressions du cerveau, « représente » à l'âme un bien qui lui appartient en commun avec le corps.

En dépit d'une séparation rigoureuse, ce thème très sensible de la contiguïté du plan psychique au plan physique, ce qu'on a pu nommer (chez les cartésiens de la première génération) le parallélisme de l'âme et du corps, nous oblige finalement à considérer la passion sous les deux aspects. D'abord, en tant qu'elle dérive d'une modification du corps : l'âme alors pâtit dans l'organisme (art. 33) ; ses pensées sont senties « comme dans le cœur ». Ou bien au contraire de ce que la passion, n'étant plus perçue par sa cause « pro-chaine », ni rapportée à la perception d'un objet, cesse apparemment d'être reliée à sa source par une connexion nerveuse : auquel cas ses effets sont sentis « comme en l'âme même » (art. 25), ne passant plus par le truchement d'un organe. D'un côté, en somme, l'âme est passible des états du corps ; de l'autre le corps subit les affections qu'elle ressent, excepté que ce dernier n'est nullement passif pour cela. L'admiration le montre bien, qui est à l'opposé d'une forme d'impassibilité. Surprise, celle-ci immobilise le corps pour qu'il se maintienne durablement devant l'objet qu'il admire (art. 70). Reste évidemment à savoir si, en maîtrisant les mouvements qu'il exerce à son encontre, l'âme peut l'affecter de même façon par sa volonté propre. Afin de trancher le

1. C'est l'expression de Cureau de la Chambre dans Γ « Advis au lecteur » des Charactères. Pour lui, l'Appétit intellectuel ne témoigne d'aucune « altération du corps », mais il faut noter (à la différence de D . ) qu'il pose le dynamisme passionnel comme le produit de l'âme seule. Bien que due au mouvement des esprits, l'altération du corps, selon Cureau, « ne fait point partie de l'essence de la passion, n'en estant que l'effet ».

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dilemme, Descartes introduit l'idée d'une institution de nature, en laquelle les passions qui « se rapportent toutes au corps », sous l'angle causal, « ne sont jamais données à l'âme qu'en tant qu'elle est jointe avec lui » (art. 137). Pareille institution « dispose » le corps à résister instinctivement aux mouvements déréglés qui l'agitent, mais ne crée pas en l'espèce de passions machinales, ni de volontés expresses et comme téléguidées venant sanctionner ces mouvements. Descartes écrit même à Regius que l'âme de l'ange, logée dans un corps, quoique non « immergée » en lui, percevrait en effet les changements d'états de l'organisme, sans pour autant les sentir1. C'est qu'il y a un « bien » pour elle d'être unie au corps (art. 94), et d'éprouver le travail pathétique de sa machine.

On opposera donc au parallélisme que, grâce à l'institu-tion de nature, le modèle « artificialiste » de l'automate (tel qu'il est décrit dans L'Homme) a radicalement changé de statut. Le sentiment de la volonté, dont celui-ci était privé, enveloppe maintenant toutes nos perceptions, lorsqu'elles ne sont pas simplement représentées à l'âme par l'information nerveuse de nos organes. Ce « composé » de l'être humain, évoqué dans la 5e partie du Discours, est désormais double-ment disposé (art. 52) : couplage du vouloir et de l'exécution, comme de l'agir et du pâtir, « assemblage » écrit parfois Descartes, pour rappeler que notre nature contradictoire est voulue par Dieu2. La distinction des Méditations — distinc-tion « réelle », et non abstraite — n'est pas assumable autrement, puisque les « pensées distinctes » de ce qui peut être aimé, détesté ou craint, ne sont pas du même ordre que

1. A Regius, janv. 1642, A T III, p. 493. 2. O n distinguera chez Descartes trois versions du même concept que les

Méditations mettent encore en perspective : la conjonction (qui suppose deux unités indépendantes, et jamais leur fusion) ; la complexion (ou « permixtw »), qui concerne l'unité pathétique de l'être humain ; enfin, la composition (dont le modèle est prioritairement mécanique). Les adverbes (« arcte », « quasi ») notent cette difficulté dans la fameuse phrase de la 6e

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l'amour, la haine ou la crainte, en tant que passions de l'âme (art. 79). Mais la finalité de notre machine à s'autoconserver et la finalité « affective » qui découle de l'union, n'en font qu'une. Pascal l'exprime par cette formule sibylline : « La nature de l'homme est : Tout nature. Omne animal. », soulignant que la passion demeure une donnée des plus malléables qui soient1. Le traité, sans épouser strictement ce sens générique, mènera le lecteur de la composition mixte de la machine à la permixtio qui définit l'union passionnelle ; du simple assemblage à cette identité morale, qui n'est pas fixée au préalable comme l'union physique.

I. P E R F E C T I O N N E R L ' U N I O N

DE L ' Â M E ET DU CORPS

Bref, de ce que Descartes déclare expliquer les passions « en physicien », on ne peut conclure qu'il donne ici une physique de l'union. Celle-ci, regardant les « causes de la formation de l'animal », exigeait une embryologie, à laquelle en 1630 déjà il s'attela, puis qu'il reprit dans les dernières années, mais dont il ne fut jamais entièrement satisfait2. Sa

Méditation : « me non tantum adesse meo corpori ut nauta adest navigio, sed illi arctissime esse conjunctum et quasi permixtum, adeo ut unum quid cum illo componam » (« je ne suis pas seulement logé dans mon corps, ainsi qu'un pilote en son navire, mais outre cela, que je lui suis conjoint très étroitement et tellement confondu et mêlé, que je compose comme un seul tout avec lui »), A T VII, p. 81.

1. Pensées 523, éd. Sellier p. 279, Mercure de France, 1976 (Brunschvicg, 94). Ph. Sellier indique que la formule serait calquée sur l'adage : Jesuita omnis homo (le jésuite joue tous les personnages).

2. Les Primae Cogitationes circa Generationem Animalium, A T X I , p. 505-537, supposées en grande partie antérieures à la Description du corps umain.

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conviction était qu'il fallait partir de la réalité génétique, fixant dès le foetus les premières empreintes de nos passions. La tristesse a ainsi selon lui un fondement « primordial », séquelle d'un déficit alimentaire ou d'un sevrage précoce, tandis que la joie provient d'un sentiment de réplétion, l'âme trouvant le corps « bien disposé » à la recevoir. Ce caractère contingent de l'union relève encore, pourtant, d'une objecti-vité mécanique : celle de la coction des aliments. Bien différente est l'association symptomatique qui en dérive pour le reste de notre vie : Descartes aperçoit une objectivité seconde dans le lien de certaines de nos pensées et des mouvements primitifs qui leur sont associés. Si l'on peut référer la faim ou la crainte à de purs sentiments organiques, l'habitude instaure une causalité « passionnelle » d'un genre tout autre, comme lorsque l'on associe tel aliment à telle phobie, telle répulsion à l'un ou l'autre souvenir désagréable (art. 107). Nos troubles ont ici pour origine ce fait que la composition de notre nature, n'ayant rien de nécessaire, inhibe notre liberté qui consisterait, selon les cas, à accepter l'incommodité et le déplaisir. « Presque toutes bonnes » les passions comportent dans cette occasion précise — indépen-damment de leur « excès » même — un facteur nocif ou pathogène.

O r c'est au cœur de ce débat qu'Elisabeth de Bohême, Princesse Palatine, vient interpeller Descartes. Leur discus-sion commence en 1643, et on sait que la version originale des Passions sera trois ans plus tard, de l'aveu répété de l'auteur, écrite à sa seule intention. Par après, ayant retrans-crit ce « brouillon fort confus » et l'envoyant à la Reine Christine, il hésitera devant Chanut à le lui dédier, par égard pour sa première destinataire. Si Christine de Suède attendit

1. A Chanut, 1 " nov. 1646, A T IV, p. 538. Voir ci-dessous art. 211. Alquié commente ce point (OP III, p. 1100-1101, note), en discernant deux sens de l'utile : selon que l'affectivité nous renseigne sur l'état de notre corps, ou selon qu'elle fonde la « douceur de cette vie ».

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longtemps avant d'en accuser réception, Elisabeth sollicita personnellement Descartes, et l'entretint très lucidement tout le temps que dura la rédaction du traité. Faisant fond sur elle-même, objectant que l'âme ne peut se libérer par décret de l'invasion des pensées tristes, elle déplorait l'indo-cilité du corps, ce sujet rebelle à toute quiétude. Comme la perte des « minutes » du dernier manuscrit nous interdit de connaître l'ampleur des remaniements apportés par Des-cartes à la version primitive — le « tiers » ajouté dont il parle à Clerselier1 —, il n'est que plus significatif de constater que le texte publié diffère sensiblement du long échange épisto-laire qu'il eut avec son illustre correspondante. La réalité des objections de la Princesse ne fait pas question, mais il semble que Descartes ait préféré résoudre le cas « personnel » qu'elle lui présentait à travers les lettres attentives qu'il lui écrivit, pour n'examiner que dans le traité le problème de la causalité psychologique, en la débarrassant d'aucun élément morbide2.

1. Les sollicitations d'une Princesse

Lectrice privilégiée d'une œuvre en gestation et qui n'était pas destinée à voir le jour, Elisabeth aura poussé Descartes à explorer philosophiquement l'obscurité de nos sentiments. De mai 1643 à l'hiver 1645, jusqu'au moment où il se décide à composer pour elle un « premier crayon » du futur ouvrage, il cherchera d'abord à contourner les difficultés de la distinction des deux substances, qu'Elisabeth ne conteste

1. 23 avril 1649, op. cit. 2. H . Dreyfus-Le Foyer , « Les conceptions médicales de D. », Revue de

Métaphysique et Morale, janv. 1937, pp. 236-286 , ne croit pas que Descartes s'adresse à une « psychopathe ». Elisabeth, personnage singulier au demeu-rant, est à l'origine d'une vaste littérature, qui confine parfois au romanes-que.

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pas, mais dont elle ne voit que les inconvénients. Les maux qui la font souffrir seraient-ils les fruits d'une union contre nature ? Descartes était alors préoccupé par un Traité des animaux, qui aurait dû plaider en faveur de sa philosophie naturelle. Il croyait fermement qu'une « médecine par provision » réduirait l'ambiguïté de fait de l'union au seul explicandum de la physique. G. Rodis-Lewis affirme en ce sens que la « Brève explication » qui ouvre les Passions — résumé assez sec de la médecine cartésienne — suppose les explications plus détaillées dont Elisabeth avait eu connais-sance Mais cela ne signifie pas pour autant qu'il s'agirait d'un simple « préambule », distinct sur le fond de cette « partie morale » qui enthousiasma sa jeune lectrice. Car la difficulté d'une identification somatique de la passion enferme précisément tout le débat.

Nous savons que c'est Regius, alors le plus fidèle des « sectateurs » de la doctrine, qui invita Elisabeth à consulter le philosophe, lequel ne pouvait qu'être séduit de sortir ainsi des controverses étriquées où il se battait. L'occasion n'était pas seulement de quitter le terrain de la diatribe, tel le désagréable épisode de l'affaire Voetius ; la vraie raison de s'ouvrir à elle était tout aristocratique : Descartes déféra complaisamment aux demandes d'une interlocutrice dont les critères d'examen relevaient d'un système de valeurs que sa philosophie avait jusqu'alors, il est vrai, soigneusement mis entre parenthèses. L'anthropologie de l'homme baroque, dans sa propre histoire de « cavalier » indépendant, en appelait à l'exigence d'une vérité étrangère aux clivages de la condition. Grâce à Elisabeth, et loin des cercles parisiens, 1 'ethos inquiet et parfois maladif des grands de son siècle se présentait maintenant à lui comme un objet inconnu, qu'il ne pouvait interpréter cependant qu'à partir de la « noblesse »

1. G. Rodis-Lewis, op. cit. (intr. p. 11). Voir aussi La morale de Descartes P U F 1957 (rééd. 1970, pp. 61-76) .

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de l'âme, quel que fût son peu de révérence pour les * cajoleries de la Cour », et les privilèges de la naissance. L'embryologie et la physiologie de Descartes étaient là confrontées, non plus tant au problème de la contingence de l'union, qu'au devoir d'excellence du sujet moral, ennobli par la qualité d'une âme d'exception.

Bientôt Elisabeth voulut infléchir cet échange, et faire de Descartes, entraîné à quelques confidences, outre son méde-cin attitré, son directeur spirituel. La lettre qu'il lui envoie, le 28 juin 1643, s'en tient à une réponse spéculative d'une remarquable teneur ; il y instruit la Princesse des trois notions primitives que l'âme conçoit d'elle-même : celle de la subsistance de l'âme sous l'attribut de la pensée ; celle de l'extension, et de la réductibilité des corps au mécanisme ; celle de l'union, qui concerne particulièrement les mouve-ments volontaires1. Mais en terminant, il lui refuse le serment d'Hippocrate. Si, un an plus tard, il décline à nouveau n'être pas son médecin, Descartes dans l'intervalle ne manque jamais de prodiguer ses conseils, prônant l'auto-suggestion et le déconditionnement à la place d'aucune autre thérapeutique. Elisabeth se plaignait de troubles respira-toires, de maux d'estomac, combinés — chez celle qui n'était pas que la « vertueuse fille » dont parle Tallemant2 —, avec des symptômes dépressifs, signes d'une hyperesthésie géné-rale, auxquels les afflictions subies sous le coup de grands

1. La même division se retrouve aussi dans la lettre du 21 mai 1643, A T III, p. 667. Descartes répond sur le principe de la « conception » immédiate

ue se font de l'union « ceux qui ne philosophent jamais ». Elisabeth emandait en effet, dans sa lettre du 6 mai précédent, « comment l'âme de

l 'homme peut déterminer les esprits du corps pour faire les actions r volontaires », « J e vous demande une définition de l'âme plus particulière qu'en votre Métaphysique, c'est-à-dire de sa substance, séparée de son action », remarquant qu'il est difficile que nous les « supposions insépara-bles », « dans le ventre de la mère et les grands évanouissements », A T III, id.

2. Historiettes (1657), t. II, p. 288 (Pléiade, I, p. 328). On sait qu'É. se piquait de mathématiques ; D . construit pour elle la démonstration des trois

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malheurs familiaux avaient pu contribuer Descartes oppo-sera à la science des médicastres une simple cure de « contentement » et de « nonchalance » : ses remèdes visent tout prosaïquement à diminuer le surcroît d'agitation interne, non par une volonté coercitive, mais à la faveur d'un délai, atténuant l'urgence oppressive et momentanée des pensées tristes, cette langueur que la raison n'élimine que par distraction. Il conseillera la diète, la cure d'eaux de Spa, puis les « bouillons rafraîchissants », se montrant très éloquent pour louer le « divertissement » ou le « relâche » des sens, au point de défendre qu'on ne consacre à la métaphysique que « fort peu d'heures par an » 2 . Ces inflexions que la Princesse pouvait requérir pour le commerce de son instruction personnelle sont évidemment absentes des Passions, mais elles donnent le ton.

Car la surprenante ordonnance de Descartes prépare bien ce faisant l'objet du livre public. Elle contient en germe un dépassement du Stoïcisme — ou d'une sagesse fondée sur l'hégémonique — , puisqu'elle tend à anesthésier dans l'âme les mouvements « induits » par le corps, quitte à en suppor-ter les désordres, et nous dispenser du soin de les réprimer. Mais elle n'est pas le fruit d'un empirisme spontané. A l'idée que la pensée est séparable dès cette vie même, principe que Dieu garantit, s'ajoute celui de l'interaction des substances : sans être métaphysiquement nécessaire, il n'est guère plus

cercles du triangle. Elle aurait fait aussi pratiquer des dissections. D e Sorbière, témoin suspect, rapporte qu'É. se comportait en héroïne (Serbie-riana, Toulouse, 1691) ; il la décrit même, se promenant en bateau avec ses sœurs, habillées en bourgeoises et s'amusant qu'on les prît pour des courtisanes.

1. Sur les liens de famille, la conversion de son frère, la décapitation de son oncle Charles 1" , cf. G. Rodis-Lewis, op. cit., pp. 62-63, Foucher de Careil, Descartes, la Princesse Élisabetb et la Reine Christine, Paris 1879, V. de Swarte, Descartes, directeur spirituel, Paris 1904.

2. Loc. cit., 28 juin 1643.

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facultatif que l'autre. Descartes énonce nettement qu'il y a un mode d'élucidation de ce que peut la volonté en dehors des notions « qui appartiennent au corps seul, ou à l'âme seule » Une réciprocité s'établit donc entre cette fonction anesthésiante du contentement physique et la propension tour à tour stimulante et répressive qui lui correspond sur le plan de nos désirs et de nos volitions. Comment pourrions-nous sinon expérimenter « en nous-mêmes » l'action d'une puissance incorporelle ? Renversant l'illusion des formes substantielles que la tradition péripatéticienne projetait sur le monde, l'image que choisit Descartes — celle de la pesan-teur, dont l'idée, dit-il2, nous a été donnée « pour concevoir la façon dont l'âme meut le corps » — rendra très perplexe Elisabeth. Aristote prêtait à la nature des mouvements volontaires ; la science de son temps affirmant toujours que la pesanteur est une qualité « réelle », attachée au corps tombant, Descartes soutient — par analogie — que le pouvoir de l'âme ne s'applique pas de l'extérieur, mais « substantiellement » en chacun de nous. En tant que force (la vertu étant force d'âme), et bien qu'elle n'ait pas d'inhérence avec lui, elle confère un genre de gravité au corps, en qui la volonté pourra peser de son propre poids. Une lettre latine à Arnauld reprend la même image concep-tuelle3, qu'on trouve également dans les Réponses aux 6" Objections, pour illustrer le mouvement pondéré du vouloir agissant dans le corps et concourant intimement aux mouve-

1. Loc. cit., 21 mai 1643. 2. Ibid., D. défendra le 28 juin suivant la notion d'une « âme matérielle »

sans craindre de rendre plus parlante son image. 3. « La plupart des philosophes ( . . . ) croient entendre assez bien de quelle

façon cette qualité peut mouvoir une pierre vers le centre de la Terre, parce qu'ils croient en avoir une expérience manifeste : pour moi ( . . . ) j'estime (qu'ils se servent de l'idée qu'ils ont en eux-mêmes de la substance incorporelle pour se représenter cette pesanteur ; en sorte qu'il ne nous est pas plus difficile de concevoir comment l'âme meut le corps, qu'à eux de concevoir comment une telle qualité fait aller la pierre en bas », à Arnauld, 29 juil. 1648, A T V, pp. 222-223 (trad. O P III, p. 864). D. ajoute : « Si par

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ments de la machine. C'est que l'union, si elle est contradic-toire, ne doit pas être contrariée. A défaut d'imaginer par elle une troisième substance, il est possible de s'en former une « idée distincte ». Chacun éprouve « très clairement par les sens » cette évidence du sentiment à laquelle se rend Descartes, et qu'il ne chercha pas vraiment à ébranler dans les Méditations

2. Commentaire de Sénèque

En butant sur le caractère aporétique de l'union de l'âme et du corps, la correspondance avec Elisabeth mettait donc l'accent sur une limite interne du système cartésien. E. Gil-son signale justement qu'il n'y a rien de nouveau dans les Passions, concernant cette idée, qui ne se trouve déjà dans le Discours. La préoccupation du bonheur à poursuivre semble du moins avoir tracassé rétrospectivement le dernier Des-cartes qui, pendant l'été 1645, commentera longuement le De Vita Beata de Sénèque. Tel qu'on le mesure chez Du Vair, c'était là un topique ; Senault ne procède pas autre-ment2. Lui-même argumente ainsi : la santé du corps influant sur tout notre être (car les maladies « ne sont pas

corporel, nous entendons ce qui appartient au corps, encore qu'il soit d'une autre nature, l'âme peut aussi être dite corporelle, en tant qu'elle est propre à s'unir au corps, mais si par corporel nous entendons ce qui participe de la nature du corps, cette pesanteur n'est pas plus corporelle que notre âme même. »

1. Réponses aux 4" Ob;., A T IX, p. 177 ; à Elisabeth, 21 mai 1643 (loc. cit.); L'entretien avec Burman, éd. J . - M . Beyssade, P U F , 1981, p. 89 : « l'expérience y suffit, qui est ici si claire qu'il n'y a pas moyen d'assurer le contraire, comme il apparaît dans les passions. »

2. Mais Du Vair s'inspire autant du Manuel d'Épictète, La Philosophie morale des Stoïques, 1625 (2e éd.), Vrin, 1946. Médiatisées par l'opinion, les passions sont séditieuses, ainsi Du Vair met-il en avant une politique « thérapeutique » des tumultes de l'âme, et appelle le sage à exciter un tànos

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moins naturelles à l'homme »), peut-on ne désirer que le « souverain contentement » de l'esprit ? C'est rendre la sagesse trop contraire aux « plaisirs licites », alors que le droit usage de la raison met la vertu en accord avec les passions1. Sans délaisser la «béatitude naturelle» de la pensée, la critique que Descartes fait de Sénèque ne suit pas en effet la règle de la dévaluation des passions, chez lui « apprivoisables » sous quelque rapport. Certes, l'âme pos-sède en propre une détermination évaluante : elle reconnaît des degrés de valeur aux biens qu'elle poursuit. Mais, à cet endroit précis (jusqu'à la lettre du 6 octobre où apparaissent pour la première fois les concepts du futur traité), il ne pense pas encore à l'unité de l'action et de la réaction comme à une idée guide, ce qui demandait de poser le couple action-passion dans l'âme même. Il n'avance que le principe d'une perfectibilité du contentement, contre l'identité de la nature et de la raison qu'avait établie le Portique.

En fournissant leur cadre au traité des Passions, ces remarques sont essentielles néanmoins pour noter comment change de sens la conflictualité supposée de l'union. L'âme, n'étant pas en combat avec elle-même, ne l'est pas plus avec ses représentations qu'avec le corps qui l'indispose. Tout au contraire, l'agonisme pathétique que cherche à maîtriser Descartes (supprimer les causes de nos troubles, plutôt que guérir des troubles du comportement) s'intégrera pleinement au vivere beate. D'un côté, suivre sa nature n'est pas nécessairement rationnel ; de l'autre, comme y insiste VF.pi-tre dédicatoire des Principes, les vraies vertus naissent parfois

individuel pour se concilier la nature hors de lui. Cf. P. Mesnard, « Du Vair et le néo-stoïcisme », Rev. d'Hist. de la Phil., avril-juin 1928. A la différence, J . - F . Senault introduit De l'usage des passions, 1641, Veuve Camusat (rééd. Fayard 1987), par une « Apologie des Passions contre les Stoïques ».

1. A Elisabeth, 4 août et 18 août 1645, A T IV, pp. 2 6 7 et 277.

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du défaut et de l'erreur Le Bien souverain de cette vie n'est donc pas démontré telle une suite exacerbée de la distinction des deux substances : on risquerait l'angélisme ou le détache-ment mélancolique. L'insensibilité même ne serait que vaine présomption. De la conjonction native que nous devons à la Providence, une volupté réelle est laissée en partage à chacun, une fois que l'on parvient à discriminer entre elles les formes du contentement, « car encore que la seule connaissance de notre devoir nous pourrait obliger à faire de bonnes actions, cela ne nous ferait toutefois jouir d'aucune béatitude, s'il ne nous en revenait aucun plaisir »2 . Réconci-liant d'un mot Zénon et Epicure, Descartes s'emploiera alors à illustrer tout ce qui, sous un mode vécu, peut « faciliter l'usage de la vertu ». L'origine de tous nos maux vient en effet de ce que nous opérons une confusion quant à la nature de nos propensions les plus intimes : nous confondons la propriété d'un certain bien du corps, que l'âme sait ne pas être durable, mais qu'elle désire quand elle ne le possède pas, et le bien propre de l'union, qui consiste à valoriser les perfections « tant du corps que de l'esprit ». Ceux de l'esprit seul, « dont l'attente ne touche pas tant », ne doivent pas nous faire « blâmer la volupté », ni jamais croire que l'on puisse « s'exempter d'avoir des passions ». Les malheurs, l'infortune, l'incommodité, dont nous pâtissons, sont — comme la maladie — autant d'imperfections relatives qui nous appartiennent à un moindre degré. Ce sont là des formes privatives de l'union : il serait égarant de penser que l'esprit s'approprie, par défaut, une « infinité de contente-ments », que l'âme ne découvre qu'en soi — et il est vrai de ce qu'elle « subsiste sans le corps » — , ce qui signifie en

1. « Pour ce qui est des vraies vertus, elles ne viennent pas toutes d'une vraie connaissance, mais il y en a qui naissent aussi quelquefois du défaut et de l'erreur : ainsi souvent la simplicité est cause de la bonté, la peur donne de la dévotion, et le désespoir du courage. » A T VIII-1, p. 2.

2. A Elisabeth, 18 août 1645 (loc. cit.), p. 276.

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revanche qu'il y a une appartenance plus parfaite des vrais biens de l'esprit qui ne sont pas soustraits aux premiers.

Le droit usage de la raison met ainsi en balance les avantages et les désavantages du composé contradictoire que nous formons : mais si Descartes illustre à la Princesse la vertu curative du contentement, il n'en infère pas pour autant que la volonté veuille exclusivement le bonheur. L'optimisation des rapports de l'âme et du corps, si elle est rationnelle, vise un succès pratique, et non la spiritualité d'un bien qu'il réserve à la pure contemplation. Les aléas de la Fortune n'apportent que des maux indifférents. Car de même qu'il y a une union morale, autonome à l'égard du fait génétique et contingent de l'union, de même dans la pratique, l'explication providentialiste venue du néo-stoï-cisme demeure, pour Descartes, inapplicable au dynamisme passionnel. La volonté, obscurément, veut l'union, sans savoir si telle est la fin suprême de l'homme, et parce que l'utile, de ce point de vue, ne permet pas de présumer qu'il se concilie avec les décrets inconnaissables du divin. « Suivre sa nature comme on suit l'ordre du monde », n'empêche pas, dit-il, « le plus philosophe » d'avoir « de mauvais songes » Nos excès mêmes nous serviront souvent d'auxiliaires : ce qui prouve que les ressorts de la vie pathétique peuvent être actionnés à contre-emploi. Loin d'affirmer que l'homme soit un monstre difforme, ni qu'un dimorphisme radical l'oblige à mépriser le corps, Descartes maintient que nous devons orienter à notre profit ce dualisme métaphysique2.

1 . Ibid., p . 2 8 2 . 2. « L e vrai usage de notre raison ( . . . ) ne consiste qu'à examiner et

considérer sans passion la valeur de toutes les perfections, tant du corps que de l'esprit ( . . . ) E t parce que celles du corps sont les moindres, onpeut dire généralement que, sans elles, il y a moyen de se rendre heureux. Toutefois, je ne suis point d'opinion qu'on les doive entièrement mépriser, ni même, qu'on doive s'exempter d'avoir des passions : il suffit qu'on les rende

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3. L'union du point de vue de l'amour

Et pourtant, l'optimisme qu'il défend garde un aspect singulier. Ainsi ne manque-t-il jamais de répéter dans les Passions que la tristesse est première et nécessaire, qui nous avertit de ce qui peut détruire l'équilibre de l'union. Là aussi le consentement à ce qui arrive, l'aversion spontanée, sont d'abord perçus physiquement. Face aux « tracas de la vie », notre réaction est cependant fort différente. Faut-il, usant de la « prudence du siècle », consentir également à ce qui est hors de notre vouloir : accepter les revers de fortune, comme on subit une passion? La lettre que Descartes envoie à Elisabeth en janvier 1646 — dans le plein de la rédaction du traité — tranche précisément la question de savoir comment accorder notre liberté et quelque motif supérieur qui l'incline. Après avoir choisi la célèbre métaphore du duel, il revient brièvement sur un thème de prédilection : « qu'en cette vie nous avons toujours plus de biens que de maux », mais c'est en donnant une sorte de parabole géométrique qui rappelle discrètement les figures de l'épée. « Quand on considère l'idée du bien pour servir de règle à nos actions, on la prend pour toute la perfection qui peut être en la chose qu'on nomme bonne, et on la compare à la ligne droite, qui est unique entre une infinité de courbes auxquelles on compare les maux. » Les occasions de déplaisirs sont si « mêlées » au peu de contentement que Dieu nous laisse, lui demandait Eisabeth, que si, par surcroît, la liberté « est capable d'incommoder », toute satisfaction est vaine. Des-

sujettes à la raison, et lorsqu'on les a ainsi apprivoisées, elles seront quelquefois d'autant plus utiles qu'elles penchent plus vers l'excès », ibid., p. 287. La tactique ici privilégiée par Descartes explique son refus véhément de la thèse de Regius, pour qui l 'homme est un « être par accident ». L'organisme, sujet des passions, participe de son être essentiel. Mais l'unité essentielle est autre que l'union substantielle, dont le mode est imparfait.

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cartes lui répond, dans la phrase citée ci-dessus, que le coup droit, moralement, est exceptionnel : quiconque estime sa vie doit aussi faire face aux rencontres les plus fâcheuses. Il n'est pas pour lui indifférent de la défendre, s'il n'est pas libre sous le même rapport de s'affronter témérairement au dessein de la Providence Cette « puissance » d'arbitrer dans le choix des moyens (qu'il faille s'opposer à la calomnie ou parer l'attaque mortelle) ne saurait en cela être source de péché : il y a pour Descartes une indépendance de notre vouloir, qui dépend de Dieu lui-même, expliquait-il déjà dans sa lettre du 3 novembre 1645, et rien de peccamineux ne lui est attaché. Quant à savoir s'il entre en concurrence avec d'autres biens qui, précisément, « ne dépendent pas de nous », on voit ici que la corruption de nature2, au sens des théologiens, et la corruption du mélange, participant l'une et l'autre de l'union, ne sont plus mises sur le même plan. Parce que la malice du péché ne l'atteint pas, notre libre arbitre nous aide à faire « peu d'état » des incommodités qu'on doit supporter ; mais en garantissant l'indépendance de l'âme, il garantit du même coup une positivité de principe accordée à l'usage de nos passions. Mieux, parce que l'âme n'est ni le modèle harmonique, ni le modèle organique de ce composé, il ne revient qu'au vouloir de sauver le caractère défectueux de l'union3.

A imaginer alors que nos passions nous emportent complètement, elles ne parviendraient pas, pour funeste et

1. Dieu ayant mis en nous autant d'inclinations antagonistes que le désir de se battre animant des gentilshommes, il n'a pas voulu pour cela le duel, tout en prévoyant leur rencontre inévitable. Notons que sur ce point (s'il faut souffrir ou non la provocation), D. reproche à Regius de n'avoir pourfendu Voetius qui le persécutait, et de s'être battu « à main nue » contre une épée calomnieuse. A Regius, mars 1642, A T III, p. 540.

2 . A d Hyperaspistem, août 1641, A T III, p. 422 : « Le composé de l 'homme est de sa nature corruptible ».

3. Contre l'âme-harmonie, Cartesius, Philosophie n° 6, Minuit, 1985 ; contre l'âme « organique », Notae m programma, O P III, p. 804.

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douloureux que soit cet emportement, à corrompre notre liberté, si elles renforcent en notre « intérieur » le sentiment de ce qui nous appartient comme un bien1. On ne prendra pas autrement ce que Descartes appelle « l'amour de la vie ». La disposition réciproque des deux parts de l'être humain reste à ses yeux une propriété foncièrement aimable dans la représentation que s'en forme la volonté, — bien d'expé-rience, dont nous ne sommes détournés que par une « erreur » de l'entendement ou un déficit de l'imagination, car la nature nous fait craindre l'horreur de la mort comme un mal représentable (art. 89). La conclusion est claire : que le corps soit notre « moindre partie », ne signifie pas que doive être amoindrie la réalité de l'union. Dans le traité, les quatre passions simples, associées deux à deux — Joie et Amour, Tristesse et Haine — ont donc prioritairement un rôle adaptatif, mais en vertu d'une logique qui n'est pas celle du comportement.

Les deux dernières défendent le corps de ce qui peut lui nuire, par un avertissement de l'âme qui réagit à son endroit ; les deux premières servent à perfectionner l'union. Dieu a créé notre entendement moins parfait que notre volonté, par laquelle seule nous lui ressemblons, au point que « c'est une perfection pour nous de l'avoir ». Il suit de là toutefois que la volonté ne veut réellement l'union qu'en nous permettant de qualifier le concept d'appartenance : grâce à elle, il apparaît de façon intelligible dans les Passions. Descartes avait déjà indiqué, en répondant aux 6e$ Objections, qu'on ne doit reconnaître aucune « affinité » entre les deux substances, qui

1. « J e crois aussi que même ceux-là qui se laissent le plus emporter à leurs passions, jugent toujours, en leur intérieur, qu'il y a plus de biens que de maux en cette vie, encore qu'ils ne s'en aperçoivent pas eux-mêmes ; car bien qu'ils appellent quelquefois la mort à leur secours, quand ils sentent de grandes douleurs, c'est seulement afin qu'elle leur aide à porter leur fardeau, ainsi qu'il y a dans la fable, et ils ne veulent point pour cela perdre la vie, ou bien, s'il y en a quelques-uns qui la veuillent perdre, et qui se tuent eux-mêmes, c'est par une erreur de leur entendement », A T IV, pp. 355-356.

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l'une et l'autre sont complètesL'union substantielle, que Dieu a la liberté de dissoudre, bien que « réelle » et communément sentie, présente en conséquence la forme d'une tension irrésolue : l'homme, dans les termes du vocabulaire scolastique, s'il est un « être par soi », n'est pas le produit d'une addition. Descartes ne dit jamais pour sa part que l'homme constitue proprement une « substance ». Ce qui est « complet » en chacune des deux est « pleinement conçu » sans l'aide d'autre chose : la distinction n'est donc pas entre les modes. Concevoir l'union exige de même qu'on ne pense ni l'âme comme un « mode du corps », ni l'organisme comme une matière où elle serait in actu, à l'exemple de Suarez et d'Eustache de Saint-Paul2. Bien au contraire l'appartenance est une propriété de la représenta-tion qui nous aide à reconnaître ce qui appartient à l'âme comme absolument indépendant de ce qui revient au corps. Puisque nul « sujet » — au sens de l'École — ne saurait prendre pour son attribut le composé hétérogène dont nous sommes faits, l'union (ce « Tout par soi ») ne résulte plus d'une « claire » conception : elle devient l'objet de notre volonté. A la positivité biologique, à celle du comportement s'adaptant aux diverses situations vécues, s'ajoute mainte-

1. A T I X , p. 227. Entre la pensée et l'étendue, il n'y a pas plus d'affinité qu'entre la chair et l'os d'un même animal. Mais l'unité de nature est conservée pour ce qui est du principe d'individuation du corps par l'âme.

2. Sur l'économie des deux substances complètes, voir les Rép. aux 4" Objections, A T I X , pp. 172-173. D. maintient à plusieurs reprises que l'âme est la seule « forme substantielle », tentant de concilier sa thèse avec l'héritage de Suarez et de saint Thomas. La difficulté naît de l'expression de « substance incomplète », qui lui paraît « contradictoire », bien qu'il la concède également dans ce passage : « Il est vrai qu'en un autre sens on les peut appeler incomplètes, non qu'elles aient rien d'incomplet en tant qu'elles sont des substances, mais seulement en tant qu'elles se rapportent à quelqu'autre substance avec laquelle elles composent un tout par soi et distinct de tout autre ». ( . . . ) « l'esprit et le corps sont des substances incomplètes, lorsqu'ils sont rapportés à l'homme qu'ils composent ; mais étant considérés séparément, ils sont des substances complètes », O P II, pp. 663-664 .

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nant une positivité affective et unitive d'un autre ordre. La volonté de compléter l'union, dans son sens moral, et sans doute « macrobiotique » (par référence à ce qui prolonge la vie humaine) rejoint d'ailleurs les préoccupations du jeune Descartes, suivant le périple des sages rosicruciens, et persuadé de vivre plus que centenaire.

Certes, dans l'envoi à la Reine Christine de la version enrichie des Passions de l'âme, le 20 novembre 1647, Descartes ne manque pas de rappeler que « l'opinion » que l'âme a de « posséder quelque bien n'est en elle qu'une représentation confuse ». Une distinction particulière est ici nécessaire, sur laquelle insistera beaucoup l'ouvrage : entre la valeur de la chose d'une part ; de l'autre par la façon dont ce bien « se rapporte à nous ». C'est que l'illusion s'introduit dans le mode par où l'on se figure l'image même de l'appartenance. Ainsi l'amour résume-t-il l'idée formelle-ment « la plus confuse » de ce que représente l'union : « Plusieurs autres: passions, comme la joie, la tristesse, le désir, la crainte, l'espérance, etc., se mêlant diversement avec l'amour empêche qu'on ne reconnaisse en quoi c'est propre-ment qu'elle consiste » On peut noter que Descartes ne fonde aucunement ce sentiment sur l'attrait de la beauté, tel l'anonyme Discours des passions de l'amour2, ni sur « l'incli-nation » physique, comme le voulait l'époque ; cet état « confusionnel » est uniquement perçu dans son cas de ce qu'il marque un degré plus ou moins grand de convenance. Ce qui convient au corps : c'est son aliment. Ce qui convient à l'âme : c'est la dignité de l'objet aimable. Parce que le composé qu'ils forment ne cesse de se sustenter, nous associons ordinairement cet aliment et cette dignité. Et de fait, dans la vie quotidienne, les mouvements par lesquels le corps se joint « de volonté » avec l'aliment nutritif accompa-

1. A Chanut, 1er fév. 1647. AT IV, p. 606. 2. Que Brunschvicg attribue à Pascal : il serait postérieur aux Passions.

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gnent les mouvements par lesquels l'âme se représente l'objet aimable. Une raison biologique semble l'emporter ici : le premier aliment, dit-il à Chanut, étant le sang lui-même, l'effet secondaire de la dilatation des orifices du cœur sera décrit comme la « cause » du sentiment joyeux. Tout de même, l'amour-passion dérivera selon lui du sentiment d'appartenance attaché spontanément à ce qui cause en nous cette joie. La distinction qui était faite entre la valeur de l'objet et la façon dont il nous importe, entre la propriété d'un bien et la représentation de la possession, telle que l'union des deux substances nous l'enseigne, se retrouve entre la dignité et l'aliment.

Nous savons sans doute que Descartes explique une joie et un amour raisonnables sous des formes de conjonction très diverses, qui ne sont plus alimentaires ; mais la différence qu'il y a entre les « émotions de l'âme » et les passions sensitives qui leur sont associées, ne correspond pas toujours à une réelle discrimination dans la vie. F. Alquié l'interprète comme un chiasme : pour le corps, la joie et la tristesse sont premières, et les passions d'amour et de haine en dérivent ; pour la pensée, l'amour et la haine procéderaient de la seule appréciation du jugement, et les sentiments de joie et de tristesse y succèdent1. Mais il s'en faut de beaucoup que Descartes ait tenu à marquer aussi nettement ce genre de hiérarchie psychologique : il insiste plutôt sur la faculté de notre nature à « symboliser » l'une par l'autre la passion et le sentiment intellectuel, n'y voyant qu'un effet de l'accoutu-mance, puisque Yhabitus associatif, qui n'est jamais qu'une représentation confuse, confirme l'expérience vécue de l'union. Si « quelque pensée » est venue dès notre jeunesse, se représenter dans l'âme en coïncidence avec certain état, ler

même mouvement de l'âme — fût-il désormais expliqué par une autre cause — pourra susciter une perturbation organi-

1. O P III, p. 1013, note 2. Cf. de même, p. 1054, note 3.

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que similaire (art. 136). Toute la seconde partie du traité des Passions repose sur le principe que ce qui est profitable au regard du corps est régulièrement uni à l'intérêt de la pensée, par lequel elle connaît dans ce qu'elle aime le fait que telle chose lui est bonne. On ne peut nier, à l'évidence, que la connaissance ne juge de la détermination intellectuelle de ce bien, ni qu'elle le fasse avant qu'il ne soit reconnu pour aimable. L'animal est piégé par l'appât : l'usage naturel des passions n'est donc pas invariablement bon (art. 138). Mais la différence d'avec la brute est encore conditionnée par un critérium pratique. Au regard du corps, tristesse et haine sont « employées » en premier : que l'âme soit incitée à y « consentir », c'est « qu'il importe davantage de repousser les choses qui nuisent ». Au regard des passions intellectuelles, « l'amour est incomparablement meilleure », et si nous n'avions point de corps, nous ne saurions trop nous y abandonner (art. 141). Un seul principe de perfectibilité corrige par là cet effet de chiasme : celles-là (tristesse et haine) maintiennent l'intégrité du corps ; celles-ci (joie et amour) joignent « à nous de vrais biens » (art. 139). De sorte que de part et d'autre, la manière qu'a la volonté de se conjuguer avec quelque objet et d'être disposée au consente-ment, ne peut que tirer sa source du type de convenance qui est entre l'âme et le corps.

En se joignant « de volonté » à des biens dont elle juge être seule la « cause », l'âme peut du reste, s'ils ne sont pas de « vrais biens », les poursuivre également comme tels. Sur ce point, Spinoza se montrera rigoureusement cartésien dans la seconde lettre à Blyenbergh. Mais pour Descartes la libre conjugaison de la volonté est toujours analysée comme une union « physique » dans la représentation : c'est là une différence profonde avec l'auteur de l'Éthique. « Le mal n'étant qu'une privation, il ne peut être conçu sans quelque sujet réel dans lequel il soit ; et il n'y a rien de réel qui n'ait en soi quelque bonté, de façon que la haine qui nous éloigne de

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quelque mal nous éloigne par là même du bien auquel il est joint, et la privation de ce bien, étant représenté à notre âme comme un défaut qui lui appartient, excite en elle de la tristesse » (art. 140). Le problème ainsi posé est que le bien et le mal ne pourront, (simultanément), être aimé et haï dans la confrontation d'un même sujet. Le défaut d'appartenance que signale la haine prive effectivement notre âme d'un sentiment de possession, quand même cette haine serait « juste ». Il vaut mieux pour Descartes qu'une « fausse opinion » nous porte à aimer, et de même, ajoute-t-il, « une fausse joie vaut mieux qu'une tristesse dont la cause est vraie » (art. 141).

Il ne nie pas au demeurant que nous ne puissions nous conjuguer, par le corps ou par l'âme, avec un objet qui nous complète, au point de perdre la vie, et donc de sacrifier l'union. Dans les Passions, l'amour est défini comme une inclination volontaire qui la fait s'unir àproportion de l'objet auquel elle s'adresse avec un bien soit inférieur, soit équiva-lent, soit supérieur à celui que l'âme ou le corps représente-ront en eux-mêmes. Ce thème délicat du transfert des soins que l'on a pour sa conservation à la conservation d'un autre tout que le tout de la personne est longuement repris dans les lettres à Chanut et à Christine. Je peux m'absorber dans la volonté de Dieu (quoique l'imagination comparative de l'amour me fasse alors nécessairement défaut) ; risquer ma vie en faveur d'un ami, ou me dévouer à la raison d'Etat. Quelle que soit l'hypothèse, Descartes ne cessera d'indiquer qu'il y a une plus ou moins grande perfection dans la possession que l'âme conçoit d'un bien auquel elle se conjugue. Il n'est en fait que l'usage de notre volonté qui doive être regardé comme le bien « le plus propre », nous appartenant plus intimement qu'aucun autre.

Tel est l'état de la discussion, lorsque Descartes évoque à Chanut son « dégoût » de s'exprimer en public sur les questions de morale.

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II. D E S C R I P T I O N P H Y S I C O - M É D I C A L E DE LA PASSION

Bien qu'elle produise des effets — ainsi les symptômes vasculaires sur le visage — la passion n'est pas analysée dans le traité comme un effet, mais selon ce qu'elle est par essence. Or elle n'est pas un phénomène psychique endogène : la passion est induite des mouvements intercérébraux « en l'âme même ». Nous lui attribuons par erreur une origine spirituelle, et cette méprise est la plus grave. Remarquons de suite que Descartes se refuse à faire de la source neuro-physique de la passion une entité à part, réductrice de son essence. Telle que nous l'entendons ordinairement, sa défini-tion nous dit en effet que produite par le corps, et due au mouvement d'agitation des esprits animaux, elle se rapporte également à l'âme, puisque sa nature essentielle veut aussi qu'elle soit « sentie » ou « perçue » par elle (art. 17). La cause biologique de la passion diffère par là de sa « genèse » psychologique, toujours rigoureusement seconde. « Le prin-cipal effet de toutes les passions dans les hommes est qu'elles incitent et disposent leur âme à vouloir les choses auxquelles elles préparent leur corps ; en sorte que le sentiment de la peur l'incite à vouloir fuir, celui de la hardiesse à vouloir combattre, et ainsi des autres » (art. 40). On voit que l'effet dont parle ici Descartes n'est pas enveloppé par sa cause : c'est un réflexe mobilisateur, distinct par nature de ce qui l'a provoqué. Toute la question tient même en ce point : comment une perception, produite « en l'âme même » par une cause physique, peut-elle à son tour mobiliser le corps ? Il n'y a, en réalité, qu'une action indirecte du corps sur la volonté, et de même l'âme ne contrôlera qu'indirectement le

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corps (art. 41). Mais l'agitation des « esprits » et l'excitation dans l'âme sont bien « instituées » en nous par une disposi-tion réciproque. En outre, les mêmes tourbillons de corpus-cules émanés du sang ne produiront pas de passions chez l'animal, tandis que le même processus produira, chez des individus différents, des passions différentes (art. 39). C'est que, de la cause première et extérieure (l'objet ou l'image de l 'objet transmise par les nerfs) à la cause organique et « prochaine » (le mouvement des esprits agités dans le cerveau, puis dans les muscles), il y a une liaison de production qui ne regarde pas ce que la passion est dans l'âme même : en quoi elle lui importe ou se rapporte à elle l . La problématique de la cause (art. 18 à 21) et la problémati-que du rapport (art. 23 à 26), ne sont pas l'une à l'autre réductibles.

Il est clair en somme qu'un « déterminisme » de la passion est ici soigneusement évité, car il eût été incompatible avec le principe de la distinction des substances. Le point de départ conceptuel du traité le réaffirme sans doute possible. A l'unité du défini— qui veut, pour la pensée, que l'action et la passion ne diffèrent point par essence : « une même chose qui a deux noms, à raison des divers sujets auxquels on la peut rapporter » — succède aussitôt le partage tranché entre deux catégories de fonctions. L'âme est le principe de toutes les perceptions ; le corps, le principe de tous les mouvements qui se font sans le concours de la pensée. Pourtant, Descartes insiste sur la forme de l'action communiquée par le corps : « nous ne remarquons point qu'il y ait aucun sujet qui agisse plus immédiatement contre notre âme que le corps auquel

1. Le plan de la première partie des Passions est composé de deux sous-sections d'égale importance : 1) de l'art. 1 à 26, D . examine l'ordre de la distinction fonctionnelle de l'âme et du corps ; 2) de l'art. 28 à 50, il examine l'ordre de l'union pour déterminer le pouvoir qu'exerce l'âme sur ses passions. Entre les deux se place une définition générale. Mais l'éclairage varie beaucoup, selon que le concept de la cause ou celui du rapport entrent en concurrence.

elle est jointe, et ( . . . ) par conséquent nous devons penser que ce qui est en elle une passion est en lui une action ». C e contact « physique » trouve sa réciproque un peu plus tard dans l'intimité de conjonction de l'âme (art. 30). Mais, à cet endroit du texte, il ne s'agit pas encore de distinguer, dans leur contenu, la perception et l'action. Descartes décrit seulement la forme d'une image kinésique, « rapportée » du corps en l'âme ; l'analogie de l'objet (le mouvement commu-niqué) impliquant un agent et un patient. La distinction des fonctions ne concerne donc pas les mobiles passionnels, mais la référence du mouvement, son terminus ad quem. Des-cartes nuancera ensuite, sous la considération du rapport, la diversité qui revient aux lieux d'application de la volonté (art. 18). L'action communiquée l'est alors de telle sorte qu'elle se termine dans l'âme ou dans le corps. D e grandes difficultés naissent ici pour maintenir l'unité nominale de la passion. Car si l'action se termine dans le corps, et si son terminus ad quo (son point de départ) est dans l'âme même, on ne peut dire que la volonté qui la met en mouvement soit une passion du corps. Celle-ci demeure bien une passion de l'âme, bien qu'elle ne soit plus dans le même sens une perception (art. 19). Tout mouvement passivement subi nous entraîne à le « rapporter » à sa cause, qu'on la réfère à un objet hors de nous ou à une simple modification du corps. Mais la « perception » que ce même mouvement affecte dans le cerveau est immédiatement référée « en l'âme », qui de fait est son sujet sans en être la cause. Que son mobile soit en nous ou hors de nous (art. 23 et 24), qu'il dépende même d'une simple agitation du liquide cérébrospinal qui explique-rait les perceptions de nos songes (art. 21), cette action affecte notre puissance de sentir. Cependant, pour Des-cartes, la référence objective de la passion n'en reste pas moins radicalement étrangère au rapport en question, lequel est en effet sa cause « impropre » ou trompeuse, non sa cause prochaine, qui suppose toujours certain état matériel d'agita-

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tion des esprits. Ce n'est que lorsque « nous rapportons à notre âme » ces perceptions que celles-ci enfin, « dont on sent les effets comme en l'âme même », mais dont on ignore la cause physique (art. 25), n'ont plus de référence que pathétique, et peuvent être dites des « passions de l'âme ».

Ainsi s'est opérée une restriction du terme « en sa plus générale signification ». O n trouve désormais d'un côté un ensemble comprenant les perceptions, les sentiments et les émotions, « qui sont causées, entretenues et fortifiées par quelque mouvement des esprits », par quoi ces passions « diffèrent » de toutes nos autres pensées (art. 27) ; de l'autre, les passions intellectuelles, que Descartes assimile à de pures volitions, à l'image de l'eupatheia stoïcienne. Ces dernières seules « se rapportent à l'âme » et sont « causées » par l'âme même. Ce dualisme du rapport pourrait néan-moins, tel qu'il est présenté, et suite à une « division » très ardue du concept, paraître dogmatique. Et de fait, Descartes s'emploiera à le justifier par une intégration anthropologique et médicale d'un raffinement extrême. « La machine de notre corps » qu'il décrit dans la Première Partie du traité devant rendre raison du mouvement du cœur (et de la production des esprits) qui regarde les passions du strict point de vue de la cause ; puis sitôt après de la motilité de la glande pinéale, qui regarde les actions de la pensée, adoptant alors le point de vue du rapport réciproque par où la volonté est référée tantôt au corps, tantôt à l'âme seule.

1. Le cœur et l'agitation des esprits animaux

La médecine cartésienne, périmée de son vivant déjà aux (

yeux d'une partie de la communauté scientifique, est tou-jours reçue aujourd'hui comme la branche caduque de sa philosophie. On se préoccupe assez peu de mesurer sa cohérence par des réquisits internes. Le mot de Pascal :

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* composer la machine ( . . . ) cela est inutile et incertain », semble avoir servi d'alibi à la tradition critique, qui ne sauve l'ontologie qu'au détriment de la physique Il devient peu compréhensible en pareil cas que Descartes l'ait tenue pour l'un des domaines les plus assurés de son entreprise2. Les Passions de l'âme offrent pour leur part une preuve patente

1. Pensées (éd. Sellier, op. cit., § 118 ; Brunschvicg 79) : « Il faut dire en gros : " Cela se fait par figure et mouvement car cela est vrai. Mais de dire quelles et c o m p o s e r la machine, cela est ridicule, car cela est inutile et incertain, et pénible. »

2. A Elisabeth, mai 1646, A T IV, p. 4 0 7 : si D . se déclare « à peu près satisfait » de son « premier crayon », c'est surtout en ce qui concerne son analyse de la circulation. A u sujet du mouvement du cœur , sa conviction demeura inébranlable : il écrivait déjà à Mersenne, le 9 fév. 1639, que si ce qu'il en a écrit (dans le Discours) « se trouve faux », « tout le reste de sa philosophie ne vaut rien ». Mais c'est en songeant aux années de recherche précédentes qui avaient avorté dans L'Homme, demeuré inédit, dont il voulait faire le pendant au traité du Monde ( 1629-1632) . O n trouve l 'écho de cette médecine prospective dans le Discours de la Méthode Ve partie : la mécanique servant de modèle a priori pour une théorie explicative d'ensemble de • l'animal en général ». S'il ne faut pas surévaluer l 'hypothèse mécaniste (en faire une thèse mécaniciste), c o m m e le souligne G . Rodis-Lewis (« Limitations of the Mechanical Model in the Cartesian Conception of the Organism », in Descartes, critical and interpretive Essays, éd. M . Hooker, H o p k i n s U n . Baltimore, 1978, pp. 152-170) , on doit néanmoins relever qu'il y a là p o u r lui un paradigme démonstratif contre toutes les survivances d 'un finalisme occulte. N a v r é de ne pouvoir guérir l'érésipèle du P. Mersenne, Descartes cherchera, dès 1630 , « une médecine qui soit fondée en démonstrations infaillibles » ( A T I, p. 106), et la subordonne, telle ensuite dans le Discours, à une visée thérapeutique. Il apparaît bientôt cependant que cet art de « prolonger » la vie humaine le cède chez lui en intérêt au souci de construire une théorie simplifiée, un « abrégé de médecine » (20 janv. 1638), qui pût concorder avec son système du m o n d e ; puis, sur la fin, à la nécessité d'organiser autour de la théorie des tourbillons une illustration cohérente de la génération, pour des raisons qui ne sont plus seulement d 'ordre médical.

Le discrédit jeté sur la médecine de D . continue toutefois de s'exercer en France où, depuis la grande étude d ' A . - G . Berthier : « Le Mécanisme cartésien et la physiologie au XVIIe siècle », Isis (II, 1914, pp. 3 7 - 7 9 ; III, 1920-21, pp. 2 1 - 5 8 ) , il est peu de travaux significatifs qui ne soient pas le fruit de praticiens « philosophes ». C e u x plus récents de Κ. E . Rothschuh en Allemagne, et de G . A . L m d e b o o m en Hollande, montrent en particulier que Plempius (auteur du De Fundamentis Medicinae, en 1638) et surtout Regius (duquel o n a retrouvé une Physiologia sive cognitio sanitatis,

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de la solidarité entre les deux plans, dans le combat mené contre les métaphores du vitalisme qui encombraient les sciences naturelles. La grande rupture cartésienne, en effet, loin de rénover la distinction médiévale de l'âme et du corps, consiste à ôter au vivant toute fonction propre qui donnait prétendument forme à cette opposition. L'existence de la pensée est affirmée en dehors de la vie vécue, tandis que la machine vivante est dotée par lui de la même extension que le corps inanimé (art. 3). Que la disqualification des formes substantielles ait servi à purifier le mécanisme (comme le croyaient Hamelin et Gilson), ou plutôt à confirmer l'indé-pendance de la pensée, ce qui est inattribuable à l'âme et à sa subsistance ontologique est d'abord rendu au corps. Pre-nant, dès le début du traité, l'exemple de la flamme, Descartes montre que chaleur et mouvement — les deux principes de sa physique — sont également applicables aux êtres vivants et aux objets inertes. La vie n'est pas un mode de la substance, comme la chaleur peut l'être de l'étendue. Les Passions de l'âme s'ouvrent donc sur l'argument le moins scolastique, bien que Descartes reprenne l'ancienne idée du calor innatus (ou « chaleur native »), redevable à Aristote et systématisée par Galien, déjà battue en brèche à cette époque, qui joue encore pour lui un rôle décisif. L'originalité est qu'il n'y voit pas un théorème physiologique : il s'agit dans son cas d'un principe physique homogène, reposant sur une théorie corpusculaire de la matière qu'il projette dans l'organisme depuis l'embryon. Lorsque l'âme « s'absente » dans la mort, c'est suite au refroidissement de la machine, ou parce que cette machine est « rompue », ditr-il simplement

antérieure aux Fundamenta Physices de 1646), ne sont pas des adversaires doctrinaux : l'un et l'autre s'étaient faits médecins à Padoue, comme Harvey ; ils contraignirent Descartes à réagir dans le plein de la discussion des Méditations. La coupure est ainsi beaucoup moins nette qu'on veut bien le penser entre la spéculation médicale et la méthode en philosophie.

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(art. 6). Aucune évasion du pneuma, ni du « souffle vital » n'expliquent cette déperdition de chaleur1.

Très tôt, peu après son arrivée en Hollande, Descartes marqua une curiosité assez vive pour l'anatomie, et com-mença à pratiquer des dissections, sans une parfaite dextérité semble-t-il, mais un peu mieux qu'en dilettante. Il ne manqua pas d'assister plus tard à celles qui se faisaient au théâtre anatomique de Leyde, construit sur le modèle de celui de Padoue. A Mersenne, il déclare, le 20 février 1639 : « J'ai considéré non seulement ce que Vezalius et les autres ont écrit de l'anatomie, mais aussi plusieurs choses plus particulières que celles qu'ils écrivent, lesquelles j'ai remar-quées en faisant moi-même la dissection de plusieurs ani-maux. C'est un exercice où je me suis souvent occupé depuis onze ans, et je crois qu'il n'y ait guère de médecin qui y ait regardé d'aussi près de moi. » Le 13 novembre de la même année, tout en se défendant d'être allé voir l'abattage des pourceaux (il résidait à Santpoort), Descartes ajoute : « Ce n'est pas un crime d'être curieux de l'anatomie ; et j'ai été un hiver à Amsterdam, que j'allais quasi tous les jours en la maison d'un boucher, pour lui voir tuer des bêtes, et faisais apporter de là en mon logis les parties que je voulais anatomiser plus à loisir ; ce que j'ai fait encore plusieurs fois en tous les lieux où j'ai été2 . » De cette période sont restées

1. L e concept en était encore couramment admis depuis Galien (De usu partium, VI, 9 -10) . Juste Lipse le reprend dans sa Physiobgia Stoïcorum (1604), et de même Du Laurens dans son Anatomie (1610). Sur cet aspect, voir la contribution essentielle de P. Mesnard : « L'esprit de la physiologie cartésienne », Archives de Philosophie, 1937, pp. 182-186.

2. Deux textes de Descartes nous ont été transmis : les Primae Cogita-tiones area Generationem Animalium et Non nulla de Saporihus, publié pour la première fois en 1701 dans les Opuscula Posthuma. D . y mêle ses observations et des remarques prises à l'ancienne Fabnca humants corpori de Vésale (Bâle, 1543), ou aux travaux du padouan Fabricius d'Acquapen-dente, De formato foetu (1600), et De formatione ovi et pulli (1621). La datation fait problème : certaines remarques remontent à 1631, d'autres (glus nombreuses) aux années 1 6 4 8 - 1 6 4 9 ; l'autre document, Excerpta ex Cartesio, a été recopié par Leibniz et Tirnschaus à Paris en 1665, puis

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de longues correspondances où Descartes a défendu avec pugnacité sa description du cœur. Mais le plus remarquable est que la dernière partie de sa vie ait été l'occasion d'approfondir considérablement ses expériences, y compris par des vivisections du chien ou des anatomies de jeunes veaux que Descartes achetait assez cher, et non plus seulement par la dissection de la morue, de l'anguille ou du cerveau de mouton, dont il laissa divers compte rendus Le témoignage de De Sorbière, cet espion de Gassendi selon Baillet, lui rendant visite à Egmont en 1645, est à ce titre éclairant. Comme Sorbière lui demandait quels étaient les livres de Physique « qu'il estimait le plus », Descartes « le conduisit sur le derrière de son logis où était une espèce de galerie ouverte par-dedans la cour, et tirant le rideau, il lui montra un veau à la dissection duquel il allait travailler : Voilà, lui dit-il, ma bibliothèque ; voilà l'étude à laquelle je m'applique le plus maintenant »2.

Or, c'est dans le moment où il procédait à ses expériences qu'ont été conçues Les Passions de l'âme, ainsi que l'indique le tome X I des Œuvres Complètes : sans la connaissance de

perdu ; Foucher de Careil a ensuite publié le Manuscrit de Hanovre dans ses Œuvres Inédites, en 1859-1860. C'est un protocole beaucoup plus précis des expériences de D . , qu'on peut reporter également aux années 1631-1637 pour partie, et sinon à la fin de sa vie, lorsqu'il rédige la Description. L'important est que D. ait tenu un journal de ses dissections, pendant toute la durée de son activité.

1. A T X I , pp. 502-634. Les Excerpta contiennent nombre d'occurrences du genre : « In corde vitulino a me dissecto haec observari » (p. 549) ; « In vituli junioris corde notavi » (p. 553) ; « Notavi in tertio vitulo recens nato » (p. 556) ou encore : « In vitulo bimestri vel trimestri, ex matrice exciso, haec observari » (p. 574) ; « In vitulo ad me allato eadem die qua natus est » (p. 577) ; « Vitulus e matrice excisus quinque vel sex hebdomadis post conceptionem, ut suspicor, erat indicis mei longitudine, a summo capite ad podicem, plane formatus » (p. 583) [un veau extrait de la matrice cinq ou six semaines après sa conception, de la longueur d'un index et parfaitement formé]. D. habita Kalverstraat (rue des Veaux), pendant l'hiver 1631-1632.

2. Baillet, op. cit., t. II, p. 273. B. cite Borel, Vitae Cartesii Compendium (p. 12). Le témoignage de Plemp confirme celui de Sorbière.

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cet arrière-plan, le texte est incompréhensible. Si Descartes n'acheva pas la Description du corps humain, en 1 6 4 8 i l fournit à maints endroits dans le traité une explication, qu'il veut la plus synthétique possible, du cycle de la digestion, des stases cardiaques, de la transpiration, du tremblement, et d'autres symptômes organiques. De même que la Dioptrique contenait déjà une anatomie de l'œil, le traité de L'Homme proposait une description cohérente de la circulation san-guine, bien que ce fût à partir de la production du sang par le chyle. Le « peu de médecine » inclus dans le Discours, reprenant plus franchement la même conception, confirmait la validité d'une démarche générale d'élucidation. A-t-il découvert lui-même, par ses propres observations, le mouve-ment du sang? Du moins, le laisse-t-il entendre2. Tout en publiant dans le Discours (comme ici dans les Passions) un hommage appuyé à Harvey, le louant d'avoir le premier « rompu la glace en cet endroit », il marquera de plus en plus ses distances avec lui, et s'obstina contre Plempius qui, malgré de fausses questions, cernait bien le problème3. L'ensemble du traité qui nous occupe suppose une intuition cardiopathique de la passion. Mais on ne peut juger de l'opiniâtreté de Descartes avec un étonnement amusé,

1. A T X I , pp. 223-290, improprement nommé Traité de la formation du fanus. Ce texte écrit en français est contemporain des Passions, et permet seul de comprendre la portée de ce dernier.

2. Peiresc et Mersenne dans leur Correspondance suspectèrent très vite (dès 1629) l'importance de la découverte de Harvey. Mais D. écrit à Mersenne, en nov. 1632 : « J 'ai vu le livre De Motu cordis dont vous m'aviez autrefois parlé, et je me suis trouvé un peu différent de son opinion, quoique je ne l'aie vu qu'après avoir achevé d'écrire sur cette matière. »

3. Harvey publia l'Exercitatio anatomica de motu cordis en 1626. D. ne semble pas l'avoir lu, puisqu'il attribue à tort à Harvey la découverte des •anastomoses vasculaires, qui n'étaient pas observables encore, et que l'auteur ne fait que conjecturer. Baillet nous dit que l'opinion de D. « avait mis [Harvey] en grand crédit auprès des savants ». Une véritable cabale se déchaîna néanmoins contre les « circulateurs » ; et Plempius tenta de concilier en une théorie erronée Descartes et Galien contre Harvey, avant Je reconnaître lui aussi une certaine facultas pulsifica au coeur.

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comme le fait Lindeboom, commentateur très renseigné, sans voir que le schéma de la « circulation perpétuelle », où il demeura jusqu'au bout de l'avis du médecin anglais, est indépendant du principe de la motricité cardiaque L'expli-cation cartésienne n'est en complète rupture avec celle fournie par la pneumatologie de son temps, celle qui va de Du Laurens à Primerose, qu'en vertu de sa méthode d'application à l'objet dont la virtualité opératoire ne souffrait aucune exception. Reconnaître au cœur, comme Harvey et Plempius, une vis pulsifica, était revenir à ses yeux au modèle des forces scolastiques à entité finale.

On sait que la machine est à la fois pour Descartes un être de raison, n'étant que l'analogue du corps (l'horloge, dont parle l'art. 6), et un artefact, doté par Dieu d'une légalité interne génératrice de mouvement (l'automate). Physique-ment démontable, elle est toutefois capable de sentir la distribution des mouvements utiles qui la constituent : sa composition divine n'a nul besoin pour cela d'un ressort transcendant. Ainsi la « source » de la passion est-elle dans le cœur (art. 114), tandis que son « siège » est dans le cerveau, lieu du sens commun (art. 33). La mécanique du cœur ne peut donc être finalisée abstraitement, ni l'énergie de la passion coupée de sa source objective. Harvey le décrit comme une simple pompe, faite d'un « muscle creux », sans se préoccuper de savoir si le cœur ajoute au sang une qualité quelconque, sans le définir non plus, tel plus tard Stenon, en tant qu'un organe de propulsion proprement dit2. Descartes

1. G . A . Lindeboom, Descartes and Mediane, Université libre d'Amster-dam, Rodopi, 1979, p. 72. D. insiste beaucoup dans sa Description sur cette différence. « . . . Bien que ceux qui ne regardent que l'écorce jugent que j'ai écrit le même qu'Hervaeus, à cause de la circulation du sang qui leur donne seule dans la vue, j'explique toutefois tout ce qui appartient au mouvement du cœur d'une façon tout entièrement contraire à la sienne », A T II, p. 501.

2. Harvey nie dans l'Exerâtatio Anatomica ad Riolanttm (en 1649) que des esprits circulent dans le sang : voir, A. Darmon, Les corps immatériels, Vrin, 1985, p. 19 : « J e n'en ai trouvé aucun en disséquant les veines, les

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y voit un moteur élastique et thermique : c'est pour lui une chaudière produisant un « travail » calorique distinct de celui des ventricules, car la contractilité de l'organe est causée de son point de vue par un mécanisme qui n'est pas musculaire (art. 7). Il suppose que la « chair du cœur » contient, dès le fœtus, un « ferment » qui en fait un vase brûlant, réservoir de chaleur où s'effectue le métabolisme sanguin. A chaque apport nouveau dans le ventricule correspond un effet de combustion : la cordis ebullitio par laquelle le sang se « raréfie » ou se « distille », acquérant à sa sortie une « promptitude » qui favorise l'exhalaison de particules très menues, nommées (selon une terminologie alors en vigueur) les esprits animaux. Ceux-ci avant d'être « séparés » par le crible qui se trouve à la base du cerveau, forment un certain « air ou un vent très subtil » 2 . C'est ainsi parce que le sang est dilaté dans le cœur, qu'il dilate les parois du cœur (art. 15).

Une littérature abondante sur le sujet confond cependant, dans la majeure partie des cas, les causes de la motricité cardiaque (d'origine chimiothermique chez Descartes) et les raisons du double circuit sanguin, comme si l'explication correcte était projetée sur la sienne pour la déformer. Le « feu sans lumière » qui est dans le cœur, tel celui qui

artères et les parties des corps vivants ». Ils ne sont pour lui que « refuge à l'ignorance ». Mais il n'explique pas la spécificité au tissu musculaire des muscles antagonistes que l'on doit à Stenon, dans sa Myologiae Specimen (1664). C'est Lower, Tractatus de corde (1669), qui découvrira que le poumon opère la conversion du sang noir en sang rouge (cité par Berthier, op. cit., p. 55) .

!• A T I , p. 385. L'idée d'un principe igné est présente chez Aristote avant Galien. Pour Galien, la source principale de chaleur est l'abdomen (le liver). Descartes reprend d'abord à Fernel et à l'école de Coïmbre la distinction des trois feux : Generatio An., A T X I , p. 538 : Le premier dans la chair du cœur « alimenté par l'air et le sang », le second dans le cerveau ; le troisième dans le ventricule gauche.

2. Description du corps humain, A T X I , p. 227.

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échauffe le foin humide ou qui fait « bouillir » le vin sur la râpe, Descartes indique souvent qu'il se sent « avec les doigts », mais ce n'est pas le sang, par son effervescence propre, qui prête sa chaleur au cœur. C'est là ce que Harvey énonçait légitimement1. « Servant de nourriture à la chaleur qui y est », le sang reçoit du cœur selon Descartes un coefficient calorique et le genre de fermentation où il se subtilise. D'un seul coup, la raréfaction se produit, à mesure que le sang tombe goutte à goutte dans le brûlot ventricu-laire, sitôt que l'oreillette est pleine2. Dilaté, le combustible sanguin connaît subitement un accroissement de volume qui augmente la pression intracardiaque, créant par là même une dilatation mécanique à l'origine du reflux (voir illustr. 1). La conversion de la chaleur en mouvement est donc réciproque et continue : le « levain » qui est dans le cœur prête au sang une expansion matérielle par le passage à l'état gazeux du fluide, lequel restitue une forme d'élasticité à l'organe, dilatant ou « allongeant » les parois fibreuses du ventricule ; de même l'ébullition du fluide crée une « impétuosité » dans la liqueur, qui se convertit en vitesse pour les corpuscules que sont les esprits (art. 8 et 9).

La polémique avec Plempius, puis directement avec Har-vey, dans la Description du corps humain (IIe partie), n'est pas une querelle dans les termes. Harvey reconnut dans la systole qui contracte le muscle le principe actif du battement ; Descartes pense au contraire que la dilatation est active, ou diastole. Mais pour comprendre cette inversion — qui n'est pas aberrante — , il ne faut pas prendre le mot pour la chose, et se souvenir que Descartes n'avait pas connaissance de la

1. Voir E . Gilson, « Descartes, Harvey et la scolastique », in Études sur le rôle de la pensée médiévale dans la formation du système cartésien, Vrin, 5e éd. 1984, p. 96 et suiv. Harvey, dans ses Exercit. Anatom. II, de 1649, (cité par Gilson, p. 101) attaquera nommément Descartes : il n'y a ni ébullition ni effervescence dans le coeur, mais une suite de percussions.

2. Lindeboom (op. cit., p. 72) décrit un « expansion motor », là où Gilson parle d'un « moteur à explosion ».

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nature exacte du muscle. Il distingue déjà, dans sa lettre latine à Plempius du 15 février 1638, l'élargissement de la cavité ventriculaire dans la diastole (pour Harvey une phase distensive) comme le principe moteur du battement, et le fera plus nettement, dix ans plus tard, dans la Descriptionl. Dans la diastole, dit-il, le cœur « s'enfle », « se durcit quelque peu » et « diminue de volume » ; dans la systole, il se désenfle, devient mou, et augmente de volume. On doit alors bien saisir que le contenu du ventricule (le volume de sang) n'est pas en phase avec le volume du muscle. L'inver-sion de Descartes se comprend en ceci que si le sang se dilate lui-même (ce que Harvey ne croyait pas), il doit occuper plus de place, les parois ventriculaires se dilatant également, tandis que les fibres entourant le cœur se rétractent, opérant la contraction nécessaire. A l'inverse quand le cœur se vide, les parois ventriculaires se rétractent et les fibres autour du cœur « s'allongent » 2 .

Tout ce dispositif que Descartes croit confirmer à partir de la vivisection du lapin, et qu'il justifie en notant la diversité fibreuse de l'artère pulmonaire et de l'aorte, agents de la

1. A T X I , pp. 228-233. Étymologiquement, la diastole est une dilatation ou une distension, mais l'écart entre les deux sens crée une équivoque : Harvey ne parle que d'une distension ou d'un affaissement ; Descartes passe d'une dilatation gazeuse à une dilatation du tissu par simple contact.

2. Gilson, dans son étude célèbre et qui fit date (1921), considère cet aspect comme secondaire (op. cit., p. 94). Analysant l'évolution des théories de Fernel à Riolan, il adopte un point de vue « progressiste », grâce auquel il instruit le procès de l'erreur cartésienne. Parfois Gilson traduit Harvey au style indirect libre, ce qui permet d'entrer de plain-pied dans le débat, mais voile l'intelligence de la conception de Descartes. Sa théorie, bien qu'aisé-ment falsifiée, tient compte du changement d'état du sang qu'Harvey n'explique jamais, et anticipe sur les causes psychosomatiques d'altération du rythme. Elle offre donc une plus grande richesse compréhensive, et on ne saurait se contenter de « l'obstacle épistémologique » de la combustion par coction, pour l'écarter rapidement. Sans doute, Harvey a-t-il l'immense mérite de dissocier dilatation et contraction par deux causes différentes : toutefois, la critique de Gilson, en réfutant l'ensemble de la démonstration cartésienne, ne ruine pas sa cohésion rationnelle dans le détail : c'est d'elle qu'il faut partir, si l'on veut saisir l'unité de sens de la théorie.

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pulsatio, repose en réalité sur une donnée philosophique cohérente ; car l'élasticité des veines et des artères, comme la combustion nutritive du sang, jouent un rôle déterminant dans l'identification de la passion. Se fût-il limité à n'étudier que les formes de la constriction et du relâchement, il devenait impossible de faire du sang le vecteur de l'influx nerveux, et de même l'innervation cardiaque que remarque Descartes ne pouvait plus justifier l'effet de retour des esprits sur la motricité du muscle (art. 36). Mais l'erreur « utile » de Descârtes vient aussi de ce qu'il combine l'héritage de Galien et les découvertes les plus récentes concernant les valvules cardiaques (les « onze petites peaux ») isolées par Fabricius d'Acquapendente, des travaux duquel il est assuré que Descartes eut connaissance. Son souci de simplificité et d'unification le conduisit à « observer » des valvules analo-gues dans le muscle (art. 11), régissant l'entrée et la sortie des esprits qui le remplissent, comme si le récipient cardiaque lui servait de modèle. De plus, le principe de la « circulation perpétuelle » et celui de la conversion calorique sont appli-qués identiquement dans les deux hémisphères du cerveau : ses concavités sont aussi des « ventricules » qui connaissent une pression interne, et communiquent par leurs parois internes avec la substance médullaire du nerf, expulsant de leurs pores les mêmes esprits jusque dans les cavités des muscles où leur énergie cinétique est à nouveau traduite sous forme de contraction et de détente. Cette discontinuité homéostatique du fluide sanguin à l'influx nerveux décrit de fait les trois moments de la passion :

1) état d'échauffement du sang, 2) séparation et direction orientée des esprits dans le

parcours intercérébral, 3) réaction musculaire engendrée par un surplus d'énergie

nerveuse. Tournoyant, s'évadant promptement du lieu où ils sont, les corpuscules compriment ensuite le vase musculaire, et d'un

coup — par une sorte d'échappement mécanique — revien-nent par un autre canal nerveux vers la masse cérébrale, d'où les esprits sont enfin renvoyés alors vers le foyer central pour être « raréfiés » à nouveau (art. 10 et 11).

La complication de cette machine hydraulique, déjà présente allégoriquement dans L'Homme, suppose donc que se coordonne, depuis les valvules qui empêchent la réversion élu cours sanguin, en passant par les portes de l'aorte et de l'artère pulmonaire (ostiolis), jusqu'aux pores du tissu filan-dreux, un système de clapets et de conduits. C'est parce que le nerf est non moins un vaisseau pour Descartes, contenant de fines cordelettes qui le relient au cerveau, que les esprits peuvent couler entre les filaments et le tube dans lequel ils jouent, ce qui permet une régulation pathétique du débit (et ainsi de la force d'une passion), puisque la translation extrêmement rapide des particules, leur échappement tantôt automatique, tantôt dirigé, expriment aussi l'effet d'une même action communiquée dans tout le corps. Nous verrons de même que la direction de la « petite glande » pourra toujours faire se reverser vers d'autres canaux les particules effrénées qui affluent en elle, et de la sorte augmenter ou diminuer la pulsation cardiaque qui contribue à les produire aveuglément. L'action, communiquée en tant que passion, est définie rigoureusement par le transit de l'influx, sachant que le sang ne connaît « aucun autre changement dans le cerveau » (art. 10).

Une égale cohérence s'impose dans la seconde et troisième partie des Passions de l'âme pour ce qui est du resserrement ou de l'élargissement des orifices du cœur (art. 96). Mis à part l'admiration (stase atone du mouvement cardiaque), les cinq autres passions primitives dépendent bien du rythme du pouls et de la production efférente des esprits. Dans l'amour, le pouls est égal et ample (art. 97) : on digère mieux et plus vite ; dans la haine, il est inégal et précipité ; dans la joie, le pouls est égal et rapide, et l'on perd l'appétit; dans la

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tristesse, il est faible et lent, et l'envie de se nourrir plus forte ; dans le désir, le cœur est « mû plus violemment » et « fournit au cerveau plus d'esprits » (art. 101). Pour chacun des cas, Descartes imagine une réaction de /' « impression » cérébrale, c'est-à-dire de la « disposition » du flux d'esprits émis par la glande à chaque afflux des carotides : réaction qui corrige le débit sanguin et la grosseur des particules. Selon la divergence donnée à leur cours, qui ne se fait point d'abord « par l'entremise de notre âme » (art. 13), le volume des esprits dans les muscles peut faire pression sur l'estomac ou les intestins, le poumon ou le diaphragme, afin que, dans l'amour par exemple, d'avantage d'esprits soient renvoyés vers le cœur et « raréfiés » en lui (art. 107).

La haine, à l'opposé, aide à vomir le suc nuisible, tandis que se forme une réserve de sang dans la rate « qui ne s'échauffe et se raréfie qu'avec peine » une fois mêlé au sang nouveau (art. 103 et 108). Les muscles de l'estomac, innervés par les nerfs de la sixième paire, ont ainsi pour Descartes un rôle déterminant : soit que le suc des viandes transformé en sang veineux passe directement dans le cœur par la veine cave, soit qu'il stationne d'abord dans le foie. Plus grossier, dans la première éventualité, le liquide excite une « chaleur plus forte », et libère plus d'esprits que celui qui a déjà été plusieurs fois raréfié (art. 102). Descartes consacre une quarantaine d'articles à ces questions, jugées purement absurdes, dans la seconde partie : l'inégalité de la chaleur et la diversité de calibre des esprits gouvernent l'ensemble de sa démonstration. O n peut dire que la notion par laquelle une « pensée » de la passion vient à être « entretenue » et « fortifiée », telle que le souligne la définition centrale de l'article 17, serait sans cela infondée. La rougeur dans la tristesse vient en effet de ce que le sang a perdu de sa vitesse et se concentre sur le visage ; le tremblement et la langueur ont pour origine un déficit des esprits dans les muscles moteurs, outre que, dans ce dernier cas, la glande est rendue

La Pathétique cartésienne 61 incapable de les diriger (art. 117 à 119). Si l'on excepte les larmes, décrites à la manière des excreta (comme d'autres humeurs, et hors de toute portée symbolique), telle une sueur des yeux, ce qui étonne est surtout la pénétration par Descartes du phénomène symptomatique de la passion — allant du refroidissement de la pâmoison à l'engorgement des poumons dans le soupir ; du « ris », signe d'une joie « médiocre » ou haineuse, jusqu'au gémissement — , et non l'effet simplificateur d'une semblable réduction à des méca-nismes de condensation et de sécrétion. Pour fantaisiste que paraisse ici la démonstration rationem mechanicum, il n'y est rien en somme que de science-fictif. Car nous expliquons aujourd'hui les processus endocriniens, neuro-électriques ou vaso-dilatateurs, par des arguments plus solides, mais sou-vent moins de motifs objectifs pour les unifier en un exposé synthétique des passions humaines

O r ces mécanismes divers, intimement associés aux ramifi-cations vasculaires, et dépendant toujours de la chaleur principale qui est dans le cœur, sont chez lui expliqués causalement. Ainsi Descartes propose-t-il un inventaire de causes parallèles dans le cas de la langueur (art. 121), concevant que la plus ou moins grande rétraction des orifices du cœur (les valvules sigmoïdes) alterne avec la divergence orientée de l'écoulement des esprits. L e flux des vapeurs, celui des sucs digestifs, sont mutuellement qualifiés par le

1. Il suffit de le comparer avec J . - D . Vincent, Biologie des passions, O . Jacob, Le Seuil, 1986. Pour stimulant que soit l'ouvrage, la collection des observations repose sur un constant changement de paradigme, et non sur une systématisation des résultats qu'une étbologie (pourtant fort riche) ne saurait produire dans son principe. Nul, mieux que La Fontaine dans son Poème du Quinquina, inspiré du Discours de Physique de Rohaut, n'a rendu hommage à Descartes, malgré un profond désaccord.

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fluide sanguin et la tendance inhérente des spiritus animales quelle que soit la passion considérée. De surcroît le contrôle en retour de la motricité cardiaque se fait presque à chaque fois sans que nous y pensions, et « sans que notre volonté y contribue » : c'est une autorégulation, du genre cybernéti-que a pu dire M. Guéroult2. Mais une explication plus cartésienne semble encore s'imposer contre cette analogie. Les esprits, modernisés à la Renaissance tardive par Telesio, Cesalpino et Fernel, sont pensés par Descartes selon le modèle du transport et du choc, au niveau d'une matière divisible en microparticules, aboutissant à cette matière subtile du troisième élément, cause et véhicule de la lumière, à laquelle ressemblent beaucoup les nôtres3. Une hésitation est néanmoins sensible entre le « feu sans lumière » et la « flamme très subtile », qui ne sont peut-être pour Descartes que des images. En tout cas, il nous dit que les esprits les plus grossiers qui s'échappent, en ligne droite, des carotides vers le cerveau, se propagent à la vitesse de la lumière, instantané-ment. S'ils peuvent être agités grâce aux récepteurs nerveux (ceux des narines ou de la rétine, par exemple), ils ne transportent pas d'espèces comme le croyaient Galien et Du Laurens. Sans doute cette information géométrique perturbe la disposition des esprits, elle exerce une action sur leur diffusion, mais elle ne modifie pas la nature de leur transmission, ni la qualité du message nerveux. Vaction de la glande n'opère à son tour qu'un genre de contrariété dans leur direction. Il faut donc admettre que Descartes conserve une conception physique, et non animiste, de la propagation

1. Depuis Galien, on classait trois sortes d'esprits : les esprits naturels (dans le sang veineux), les esprits vitaux (moins lourds, daps le sang artériel, donc après la coction du cœur), les esprits animaux (filtrés par le rets admirable, dans le cerveau). Fernel et Servet, puis Bartholin, les réduisaient à deux) ; Du Laurens et Cureau voient dans les derniers les « instruments » de l'âme. Cf. Mesnard, op. dt., p. 206-207.

2 . « Animaux-machines et cybernétique », Études, G. Olms, 1970. 3. Mesnard, op. dt., ibid.

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des esprits : l'âme ne se résout pas dans leur vapeur. Au contraire, l'on est frappé que pour s'assurer de l'individualité et de la cohésion du corps, Descartes fasse appel à l'idée d'une inertie de la masse des corpuscules1 : c'est même à ce titre que la volonté ne saurait exciter directement nos passions. Aucun apport matériel nouveau n'étant issu de la pinéale, l'action « psychique » ne peut ajouter non plus la moindre quantité de mouvement à l'énergie cinétique des esprits. Nous trouverons décrite dans le traité une inertie temporaire des esprits dans la rate, dans le cerveau ou dans le muscle, afin de justifier l'automatisme variable de ces organes.

Mais pour mieux fonder cette cohérence physique, Les Passions de l'âme ajoutent un corollaire important à la raison de ce mouvement corpusculaire perpétuel : il tient à la nature même de la substance du cerveau. Ici, la superficie externe de ses corps filandreux est reliée à tous les autres nerfs, indifféremment sensitifs ou moteurs, et normalement par l'effet d'une traction des filaments. A sa base, se tient la membrane du plexus choroïdien qui sert de crible au sang ; en son centre, au-dessus du cervelet, est la petite glande. Pourtant cette structure que Descartes observe surtout sur le cerveau de mouton (beaucoup plus gros que le cerveau humain), requiert notamment une autre action communiquée par le corps, induite par l'effet mécanique de traction ou de tension du nerf qui « ouvre » certaine partie du cerveau (art. 12). Entièrement irrigué, ce dernier attire le sang allégé par l'évasion des esprits, déjà sélectionnés dans la glande. Et ceux-ci, parce qu'ils sont volatils, impriment contre la surface intérieure des cavités un effort pour se libérer. Le cerveau n'étant pas source de chaleur, il n'a pas non plus

1. On comparera sur ce point la lettre à Debeaune, du 30 avril 1639 : • Plus un corps contient de matière, plus il a d'inertie naturelle », et celle destinée à Vorstius, du 19 juin 1643 ( A T III, p. 686), où D. résume Galien et place les esprits animaux entre l'air et le feu.

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l'élasticité d'un muscle, et ne possède pas comme le cœur de vraies portes. Descartes est ainsi amené à supposer que des pertuis minuscules, plus ou moins entrouverts en un mail-lage serré, peuvent frayer passage aux corpuscules gazeux qui vont se glisser entre les filaments du nerf, qui n'est qu'un tube conducteur1 . Ces pores, comme jadis chez Empédocle, ne sont pas fixes : ils peuvent rester béants un court moment. Obturés, ils laisseront des traces que l'influx saura rouvrir, sans qu'on soit forcé d'en faire l'équivalent organique de nos traces mnésiques : « Ces traces ne sont autre chose sinon que les pores du cerveau par où les esprits ont auparavant pris leur cours ( . . . ) ont acquis par cela une plus grande facilité que les autres à être ouverts derechef en même façon par les esprits qui viennent en eux » (art. 36 et 42). Raisonnement qui vaut, il est vrai, pour le souvenir d'un « objet effroya-ble », pour l'automatisme de défense, mais également chaque fois qu'un habitus nous impose une effusion régulière et accoutumée des esprits, en faveur d'une réaction identique au même état mental que nous souhaitons raviver. On mesure à ce stade que les remarques sur la grosseur des esprits (art. 14), sur le rôle de la digestion procurant un sang plus ou moins lourd, interfèrent étroitement avec les articles où Descartes imagine la taille relative de ces méats, par lesquels se frayent les particules. La perméabilité de la masse nerveuse se joint à la tendance naturellement centrifuge des esprits, et la conditionne.

2. La glande pinéale

L a glande pinéale est l'organe du rapport, la cause

1. C'est dans L'Homme que l'on trouve un essai de morphologie du nerf, de sa substance médullaire composée d'autres filaments, A T X I , pp. 133-134. Ignorant la structure de l'axone, D. a néanmoins conçu un réel influx, séparé du conduit transmetteur, et indépendant de son élasticité.

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« impropre » de la passion en l'âme même, et pour cela n'est pas assimilable dans sa fonction à quelque autre organe naturel. Elle est le « principal siège » de la passion, entendue comme une perception de l'âme, puisque les choses sont représentées « en elle » par la glande, et non par l'âme en la glande. Descartes y localise l'inintelligible union de l'âme et du corps, que Spinoza réfuta d'un mot bref, en une formule célèbre Mais la certitude de cette union était telle pour lui que Descartes désespéra de ne pas observer la pinéale lors de la dissection d'un cadavre, à laquelle il assista à Leyde en 1637, et crut que la glande matériellement « fragile » se corrompait après la m o r t 2 . Son rôle est précisé par sa nature : attachée comme une « ampoule », elle est suspendue au milieu des quatre ventricules du cerveau, et donc « se penche » ou s'incline. Descartes emploie le même mot pour parler de l'inclination de la volonté et du mouvement de la glande : que celle-ci meuve la première par un clinamen particulier, ou qu'elle soit mue proprement par la volonté. Toutes les considérations relevant du pouvoir absolu que l'on garde sur nos passions dépendent exclusivement de la possibilité que l'âme conserve de lui imprimer des mouve-ments différents de ceux qu'elle a automatiquement. Nous parlerons donc d'une motilité naturelle de la glande, et non d'une motricité au sens strict. Chaque déviation de l'organe

1. « Hypothèse plus occulte que toutes les qualités occultes », Éthique, Préf. du livre V.

2. « J e ne trouverais pas étrange que la glande Conarium se trouvât corrompue en la dissection des léthargiques, car elle se corrompt aussi fort promptement en tous les autres, et la voulant voir à Leyde, il y a trois ans, en une femme qu'on anatomisait, quoi que je la cherchasse fort curieuse-ment, et susse fort bien où elle devait être, comme ayant accoûtumé de la trouver, dans les animaux tous fraîchement tués, sans aucune difficulté, il me fut toutefois impossible de la reconnaître. Et un vieil professeur qui faisait cette anatomie, nommé Valcher [Adrian de Valkenburg] me confessa qu'il ne l'avait jamais pu voir en aucun corps humain, ce que je crois venir de ce qu'ils emploient ordinairement quelques jours à voir les intestins et autres parties, avant que d'ouvrir la tête », à Mersenne, Γ ' avril 1640, A T ΠΙ, p. 48 -49 .

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crée une diversion dans l'orientation du fluide subtil dont elle gouverne l'émission.

Depuis l'Antiquité, et jusqu'au temps de Descartes, le lieu du sens commun (conarium) avait été placé en elle, en vertu de sa position jugée éminente au centre de la tête. Son nom, hérité de la forme d'une pomme de pin ou, selon Vésale, d'un petit pénis1, correspond peu à l'aspect réel de ce que nous appelons aujourd'hui Yépiphyse. Descartes va plus loin cependant qu'aucun de ses prédécesseurs dans l'analyse de cet aspect, au point de voir la glande se dresser ou se pencher vers l'avant, ce que Stenon, anatomiste rigoureux, déplore ironiquement ne pouvoir observer2. Non que l'auteur des Passions de l'âme imagine une représentation matérielle

1. L a localisation du sens commun est un cas d'école au XVIIe : le médecin J . Cousin soutient en 1641 une thèse en Sorbonne dont l'intitulé porte uniquement sur la question de savoir si le conarion en est le siège (sedes). Melanchthon dans son De Anima, Du Laurens, suivent encore cette c royance très ancienne d'un pylore cérébral. Vésale signalait déjà le Konoeidis soma des Grecs dans sa Fabrica, tandis que Galien, distinguant le conarion des autres parties du cerveau, indiquait bien qu'il ne s'agit que d'une glande qui par sa taille ne saurait enfermer la pensée (De Ό su Partium, VIII , 14). O n concevait que le sang était c o m m e éclusé par la pinéale, après qu'il eut passé par les aqueducs auxquels le grand Sylvius donna son nom dans \'Introduction à l'anatomique partie de la physiologie d'Hïppocrate et de Galien, le seul ouvrage que D . ait vraisemblablement consulté sur cette matière. P o u r Sylvius, le conarion « ayant la forme d'une noix de pin est c o m m e commis à la distribution des esprits » (trad. J . Guillaume, Paris, 1555, p. 135) : voir Mesnard, op. cit., pp. 208 -209 . Sur l'image du pénis, qui suppose le mouvement de la pinéale, outre sa fonction, Vésale explique un tel rapprochement (Fabrica, p. 6 1 6 ) par le fait qu'elle se situe entre les quatre corps géminés : ceux du haut étant appelés « têtes » (Lindeboom, op. cit., p. 82).

2. Discours de Monsieur Stenon sur l'anatomie du cerveau, à Paris, chez Rober t de Ninville, 1669. Dans cet opuscule auquel est jointe une carte du cerveau, Stenon décrit sa dissection de la pinéale, en commençant par marquer l 'obscurité des corps caverneux : « Rentrée dans sa propre maison [l 'âme] ne saurait la décrire et ne s 'y reconnaît plus elle-même. » Il se garde ae mépriser pour cette raison la thèse cartésienne de la naturalité lumineuse des esprits (p. 7) . Mais il constate plusieurs points qui ruinent sa conception : a) qu 'on ne peut donner le « moindre mouvement » à la pinéale « sans la forcer et sans rompre les liens qui la tiennent attachée » ; b)

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explicite du « dressage » de la pinéale, ni de modification de la glande qui trahirait la présence physique de l'esprit en son • principal siège ». L'article 34 parle d'un lieu d'où l'âme « rayonne en tout le reste du corps », et de fait le conarion possède pour Descartes une surface convexe, tel un miroir, puisque sur elle se reproduisent des effets anaclastiques. Une première difficulté apparaît ici (notée récemment par J . - M . Beyssade) en ce que la glande est passive, considérée sous les principes de la réfraction ; mais active, en tant que c'est elle-même qui se penche : or nous la disons « active », bien qu'elle subisse un certain « effort » (art. 47) que l'âme exerce sur elle1. Ainsi le penchement vers l'avant équivaut à une inhibition dirigée de la frayeur et de la colère : une simple poussée y suffit, « en sorte qu'il faut fort peu de chose pour l.i déterminer à s'incliner et à se pencher plus ou moins tantôt d'un côté, tantôt d'un autre, et faire qu'en se penchant elle dispose les esprits qui sortent d'elle, à prendre leur cours vers certains endroits du cerveau plutôt que vers les autres » 2 . Impulsion incompréhensible de la part de la pensée sur cette chose étendue, fût-elle docile à la plus faible motion, mais qui coïncide pour l'âme avec la perception qu'elle a du balancement de la glande. Celui-ci peut n'être

qu'elle « n'est pas à plomb dans le cerveau » ; c ) qu' « elle n'est pas tournée vt'rs le devant, mais toujours regarde le cerbellum (cervelet) » ; d) enfin et surtout, qu'il n'y a pas de connexion de la glande avec les artères : « ce n'est t)u'un assemblage de veines qui viennent du corps calleux, de la substance intérieure du cerveau, du plexus choroïdes », p. 18 et suiv.

1. J . - M . Beyssade, « Réflexe ou Admiration, sur les mécanismes sensori-moteurs selon Descartes », in La Passion de la Raison, PUF, Epiméthée, 1983, pp. 118-123 . Beyssade y dresse la première étude du double mouvement centripète et centrifuge (des images : vers la glande c o m m e seule « partie solide » du cerveau ; des esprits : vers les pores du cerveau et dans les nerfs depuis la glande), pp. 117-123.

2. L'Homme, A T X I , p. 179, L a glande « est composée d'une matière qui est fort molle [elle] n'est pas toute jointe et unie à la substance du cerveau, mais seulement attachée à de petites artères ( . . . ) et soutenue c o m m e en balance par la force du sang que la chaleur du c œ u r pousse vers elle » (id.).

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conscient qu'en apparence. Descartes dit seulement que le mouvement qui s'imprime en elle est identique à l'impression que l'âme « reçoit » de ce mouvement. La forme du souvenir voulant que les esprits « excitent un mouvement particulier en la glande, lequel représente à l'âme le même objet » (art. 42), corrobore ce fait que les perceptions de l'âme ne sont pas moins passives quand la glande est mue de soi-même ou lorsque les esprits, déviés en elle, y excitent positivement une action. D'où ceci que les « combats » qu'elle éprouve sont réduits pour l'âme au système de déclinaison de la glande (art. 47), par qui elle « se sent poussée à désirer et à ne désirer pas ». La puissance de la volonté ne s'exprime point sur des pensées, mais selon les positions contrariées qu'elle suggère à la petite ampoule : soit que le reflux des esprits la maintienne dans une position apaisante, soit parce que la « rection », le redressement ou la « conduite » de cet organe permettent — en sollicitant d'autres perceptions — de faire face à l'état de tumulte du corps \

Il ne s'agit pas là d'une sorte d'animisme attribué subrepti-cement à l'épiphyse, cette « animastique » dont on parlait au XVIIE siècle pour expliquer les mouvements volontaires. Descartes n'en vient à parler de la glande qu'à partir de la perception de l'objet. La seconde difficulté (cruciale, dans le traité) concerne la possibilité d'un transport de l'image optique, depuis la rétine jusqu'au miroir de la pinéale. Ce sont des images qui « rayonnent » vers elle, nous dit d'un côté Descartes (art. 35), non des esprits, et néanmoins nous avons vu que l'âme également « rayonne » depuis la glande par « l'entremise des esprits ». Il faut, pour lever cette

1. FI. Schuyl, dans sa préface à la traduction latine de L'Homme, écrit que la glande est « comme le timon ou le gouvernail de tous les mouvements corporels ». Cette identité directionnelle, avec sa petitesse, justifierait le choix de D. : unique, communiquant avec la masse des esprits, la mobilité ne pouvait caractériser que la pinéale, tandis que la glande pituitaire est enfermée dans l'os sphénoïde. A Mersenne, 24 déc. 1640, A T III, pp. 263-5.

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contradiction apparente, s'imaginer en effet que la glande H — ainsi qu'il l'appelle dans L'Homme — est un miroir poreux. Les points géométriques marqués sur sa superficie, comme en pointillé, sont à leur tour des pores extrêmement ténus (ceux qu'une aiguille ferait dans la toile, indique-t-il par comparaison). Le problème est de savoir comment la sécrétion des esprits, dont l'émission est nécessairement centrifuge, peut s'associer avec la réflexion de l'image sur la glande, venue de la rétine au cerveau, puis du cerveau à la pinéale, selon un rayonnement centripètex. Les petits filets du nerf, de l'intérieur des concavités du cerveau qui « regar-dent » la glande, la poussent à diriger vers eux le cours volatil des corpuscules : les pores du cortex et ceux de la glande s'ouvrent donc en même temps pour canaliser cet influx vers les muscles. Descartes dit clairement que la glande est « attirée » (AT XI, p. 185), et penchée selon le sens requis, par l'ouverture des « intervalles » qui provoquent l'appel des esprits. En tant qu'organe sensitif, elle permet cependant à l'âme de « ressentir », de former ou d'unifier grâce à elle des images : c'est à ce titre qu'elle est le lieu du sens commun. L'image de l'animal, de la fleur, de la personne aimée, sont d'abord des images matérielles qui se dessinent dans la structure géométrique que les pores tracent sur elle. Ce qui se passe alors sur la glande, alimentée par les artérioles, est rigoureusement concomitant de ce qui se produit en son

1. Cf. Beyssade, op. cit., p. 128. La sécrétion d'une image serait évidemment contradictoire : le problème de la passion gît entre la réception d'un stimulus et Γémission d'une réponse. Du côté de Ja réception, il s'agit J une image transporté; sans matière (sur le modèle du bâton ou de la plume, quand elle écrit) ; du côté de l'émission, pôle actif, c'est l'image d'un transport (le mouvement efférent des esprits résulte d'un criblage parallèle des enveloppes du cerveau et de la glande, d'où un rapport constant entre des vecteurs fluides). Cf. sur ce point un article ancien (1954) de M. Guéroult : « Métaphysique et physique de la force chez Descartes et chez Malebranche », repris in Études, op. dt. : l'idée du transport fluide combinant les deux perspectives que D. veut concilier, phoronomique et géométrique, pp. 103 et 116.

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sein ; or il nous faut pour cela admettre que l'image qui se réfléchit superficiellement (ou qui transpire sur sa surface), est l'image d'une sécrétion. Elle n'est plus une image optique, mais si l'on veut, « l'équivalent » d'une image, bien qu'elle soit réellement peinte pour Descartes. En fait, ce rapport entre les deux, n'étant pas de pure ressemblance, offre la clef du problème. Car l'innervation optique et le rayonnement depuis la glande sont causés par deux actions distinctes : celle de l'objet ou du foyer lumineux qui l'éclairé; celle des esprits, venue du foyer cardiaque et transférée dans l'épi-physe.

L'importance de la question (qui occupe de 31 à 47, pas moins de seize articles) a longtemps été sous-évaluée. On a rangé la pinéale au magasin des accessoires. Sans comprendre que la puissance exacte de la volonté est conditionnée par la physiologie que Descartes prête au conarion, organe du sentiment et de la fantaisie. Seule « partie solide » du cerveau, elle n'enferme pas un esprit fixe, celui que Villiers cherchait à localiser, en objectant à Mersenne qu'il devait y avoir entre l'âme et le cerveau un état intermédiaire : « lumière ténébreuse », « liqueur dure », réplique Descartes, identifiant scolastique et sorcellerie1. L'âme ne saurait pas davantage « s'unir » à la masse des esprits, comme dans l'eau d'une rivière. Comment justifierait-on le cas de la vision binoculaire (art. 35) ? Les deux images rétiniennes se corres-pondent point à point pour n'en former qu'une seule sur la glande. Ainsi les rayons lumineux qui excitent le nerf optique déplacent instantanément l'ordre des particules tapissant le fond de l'œil, et tractent de petits segments abouchés aux pores cérébraux. Sur la surface concave du cerveau, ces rayons sont aussitôt reportés de telle manière qu'ils se concentrent sur le focus de la glande, dont la surface

1. A Mersenne, 30 juil. 1640, A T III, p. 124. Voir aussi à Meyssonnier, 29 janv. 1640, id., pp. 19-20.

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convexe « défléchit » à son tour l'image, induisant en réponse le vecteur fluide des esprits1. L'âme reconnaît maintenant la figure de l'animal ou de la fleur, parce que ces mêmes esprits s'écoulent immédiatement vers le fond de l'œil. L'idée géométrique de la chose, superposant les deux configurations rétiniennes, la lui rend « présente » comme la chose est présente devant moi. Notons bien qu'on ne peut distinguer le flux sensitif et incident du flux moteur, sorti de la pinéale. La « réfraction » de laquelle il est question ici obéit aux lois de la Dioptrique : selon la position de la glande, ébranlée par l'afflux sanguin, le plan d'incidence est diversement incliné, ce qui fait que le rayon d'émission divergera spontanément vers d'autres pores. Cet argument original ne nous est rendu sensible, il est vrai, qu'à travers les illustrations de l'Homme. Mais le passage de l'information optique à la réaction musculaire ne se coordonne que par un tel biais. En chaque lieu de sa surface, nous dit Descartes, la glande « regarde » constamment vers d'autres méats qui sont « institués » pour faciliter la réaction musculaire (art. 36).

Prenant l'exemple de h peur et de ses combinés : défense, crainte et hardiesse, le traité va néanmoins beaucoup plus loin que Descartes n'avait été jusque-là. L'exemple optique de L'Homme (où le bras montre l'objet vu) n'imposait pas en effet d'altération cardiaque, ni vraiment de réaction viscérale. Ici le mouvement rayonnant des esprits est double. Quand la glande est excitée superficiellement, elle peut également renvoyer vers le cœur — par des nerfs appropriés — un flux d'esprits qui stimule sa combustion ou la ralentit (art. 37). Tel sera, au gré de ce partage, l'expression de la répugnance évoquée plus avant, « qui est entre les mouve-ments que le corps par ses esprits et l'âme par sa volonté tendent à exciter en même temps dans la glande » (art. 47). Il

1. Cf. J . - M . Beyssade, op. cit., p. 129 : qui tire une comparaison précise de la figure 33 de L'Homme avec le mécanisme sensoriel et moteur du traité des Passions.

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y a donc, non pas quelque réalité qui « répugne » à notre raison, mais un antagonisme physique entre deux impulsions concrètes de balancement ou d'empêchement1. Le mouve-ment excité par les esprits dans le conarion est bien de deux sortes : les uns « représentent à l'âme les objets qui meuvent les sens ou les impressions qui se rencontrent dans le cerveau et ne font aucun effort sur sa volonté ; les autres y font quelque effort, à savoir ceux qui causent les passions ou les mouvements qui les accompagnent » (id.). O n retrouve ici l'opposition entre la réfraction géométrique et le dynamisme cardiaque. Les premiers mouvements sont de duplication de l'image ; les seconds sont d'orientation de la glande, et concernent directement le mécanisme pathétique. Il n'y a évidemment pas de volonté propre à l'organe. L'image ou l'idée de l'objet, et l'effort que subit la pinéale, orientant grâce à lui le cours efférent des esprits vers d'autres pores, ne sont pas de même nature. Cet effort vient de la poussée sanguine, et l'âme, sans en être consciente, peut le contrôler. Il lui suffit que la représentation « se rapporte » en elle à « l'effet d'une volonté » pour que le penchement subi par le conarion soit inhibé et contrarié. Autant l'impression qui se peint en la fantaisie est involontaire, autant la désorientation du cours des esprits est toujours possible pour la pensée, si intimement jointe à la glande, au moins quand l'impression n'est pas trop forte (art. 46).

Ainsi, lorsque je vois l'animal nuisible, ou lorsque je reconnais une figure de laquelle j'ai pu mesurer le danger par une expérience antérieure, l'image excitée sur la glande stimule la sécrétion immédiate de l'influx qui s'évade vers les

1. « Le même mouvement de la glande qui en quelques-uns excite la peur fait dans les autres que les esprits entrent dans lçs pores du cerveau qui les conduisent partie dans les nerfs qui servent à remuer les mains pour se défendre, et partie en ceux qui agitent et poussent le sang vers le cœur, en la façon qui est requise pour produire les esprits propres à continuer cette défense et en retenir la volonté » (art. 39).

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parois cérébrales, rouvre les pores correspondants du souve-nir, et se transpose des nerfs dans les muscles. J e tourne le dos, et mes jambes fuient, sans que je « veuille » proprement fuir. Les « esprits réfléchis de l'image », selon la formule de Descartes (art. 36), se partagent entre les nerfs qui vont aux membres, et ceux du cœur qui « fortifient » pendant ma course « la passion de la peur ». Au moment donc où la glande irradie, un nouvel afflux d'esprits est convoyé vers elle pour alimenter cette émission : le circuit se boucle, puisque le cœur produit une quantité accrue de corpuscules qui « incontinent » se bousculent dans les artérioles pour entrer en elle. Ce flot, par sa force propre, meut la glande, la taisant s'incliner vers les pertuis du cerveau qui attirent à eux le courant même des esprits. C'est donc l'orientation de la pinéale qui répond d'abord à la réflexion de l'image. Pourtant si le penchement est moindre, s'il est reterîuy l'innervation cardiaque limitant l'élargissement des artères, et par suite l'effort interne subi par la pinéale, l'image divergera : le flot des esprits pourra se déverser vers d'autres points du cerveau, et par exemple exciter d'après eux les muscles de défense, ou bloquer les jambes, si j'affronte le fauve. Descartes invite à penser que le tempérament y contribue (art. 36 et 39). Mais l'important est que les deux mobilisations opposées de la glande : l'une passive (de réflexion), l'autre active (d'inclination), soient dans un rapport variable. Par le premier, la peur est « mise dans l'âme », par le second, « l'âme sent et aperçoit cette fuite » (art. 38) : aucun des deux n'est causé par elle.

Que reste-t-il au pouvoir de ma volonté ? « Jointe » à chacun des mouvements de la pinéale, elle n'y est pas mécaniquement jointe. Le lien est institué, il n'est pas moteur. Faut-il penser de ce fait que le libre arbitre soit dépourvu d'initiative ? Bien au contraire, s'il est « naturelle-ment » joint à chacune des impulsions de l'épiphyse par la seule représentation de son mouvement, il peut par habitude

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en être séparé et joint « à d'autres fort différents » (art. 50). Ma volonté n'a pas la liberté de s'exprimer en dehors de la motilité de l'organe. Mais elle peut artificiellement la refré-ner ou la domestiquer. C'est en cela que varie le rapport précédemment décrit : il change le quotient de ma liberté. Certes l'impression cérébrale ne saurait être inhibée en tant qu'image : la passion de la peur provoque la fuite comme elle provoque la défense. Toutefois cette incitation, si elle conditionne l'une et l'autre de manière identique, par un mouvement centrifuge des esprits et comme une cause passive, n'amène pas la même réponse dans les deux cas : sentir la fuite, ou éprouver un sentiment de hardiesse ; frémir de peur, ou sentir que je remue les mains pour me défendre. Le seul penchement du conarion me rend sensible tantôt la fuite, tantôt l'action qui consiste à dompter la peur, bien que, lors même que je fuis ou me défends, je continue aussi d'avoir peur1 . La volonté sensitive (de fuite ou de défense) est par là distincte de la volonté déterminée, d'ordre intellectuel (art. 48). Descartes en dénonce d'autant la faiblesse des âmes qui ne savent pas à se résoudre, hésitant entre l'appréhension de la mort et la crainte de l'infamie, et d'un même apeurement ne sachant ni fuir ni dompter la peur : elle est cause que « ces deux passions agitent diverse-ment la volonté », rendant leur âme « esclave et malheu-reuse ».

On le voit, se déterminer consiste à agir sur l'automatisme volontaire, pour y consentir ou pour l'inhiber. Si je perçois ce « déconditionnement » de la machine, j'éprouverai l'action de la volonté sur la glande comme une passion. L'image d'une colère, d'un désir impétueux, que j'ai

1. Alquié écrit par exemple : « L'âme sent au niveau de la pinéale un équivalent de la volonté de fuir qui n'est pas volonté de fuir. J e sens que, sans que je veuille fuir, je vais fuir, et que le mouvement cérébral des esprits animaux est analogue à celui qu'auraient ces esprits si, précisément, j'avais la volonté de fuir », O P III, note, p. 982.

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empêchés et retenus, et dont je me souviens, faciliteront en moi cette inclination, me donnant « la force de changer pour un moment le cours des esprits » (art. 47).

3. Une hypothèse « lumineuse »

Mais les « propres armes » de la volonté qui se détermine, et que sont les jugements, ne peuvent infléchir mentalement la glande ; ils ne peuvent que « contribuer » à défléchir autrement l'image de la passion qui s'imprime en elle. Une opposition d'un nouveau type devra alors prévaloir : entre la représentation de la volonté (celle de marcher, de parler ou d'élargir les prunelles) d'un côté et la volonté de représenta-tion, de l'autre, par laquelle seule je peux inhiber telle ou telle passion (art. 45). La première est issue d'une « disposition du cerveau » ; la seconde est le fruit d'une « industrie » et résulte d'un dressage ; celle-là est « instituée » par la nature pour nous représenter ce que nous sentons vouloir ; celle-ci demande que nous considérions « successivement » les choses, ou par habitude, que nous usions de ce lien avec la glande pour faire servir à contre-emploi notre volonté instinctive. Il est curieux à cet égard que Descartes utilise l'exemple du langage pour traduire le principe en vertu duquel l'on parvient à effacer la jonction de telle pensée avec chacun des mouvements de la pinéale1 : « Ainsi que l'expé-rience fait voir aux paroles, qui excitent des mouvements en la glande, lesquels selon l'institution de nature ne représen-tent à l'âme que leur son, lorsqu'elles sont proférées de la

1. Après avoir montré que l'on ne peut se représenter « volontairement » l'acte de parole, D . ajoute à l'art. 44 : « L'habitude que nous avons acquise en apprenant à parler a fait que nous avons joint l'action de l'âme, qui, par l'entremise de la glande, peut mouvoir la langue et les lèvres, avec la signification des paroles qui suivent de ces mouvements plutôt qu'avec les mouvements mêmes ».

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voix, ou la figure de leurs lettres, lorsqu'elles sont écrites, et qui, néanmoins, par l'habitude qu'on a acquise en pensant à ce qu'elles signifient, lorsqu'on a ouï leur son ou bien qu'on a vu leurs lettres, ont coutume de faire concevoir cette signification, plutôt que la figure de leurs lettres ou bien le son de leurs syllabes » (art. 50). Si l'homme n'est pas, en effet, un automate phonologique, c'est que l'on peut faire remonter à l'union de la pensée avec le corps, ce que Descartes appelle une coutume. La signification, échappant au caractère d'entraînement mnémotechnique de la pinéale, devient l'analogue de la maîtrise de nos passions, du pouvoir acquis sur ces réflexes inscrits dans le siège du sens commun.

Une phobie quelconque nous en donne indirectement la preuve. Le cerveau, se souvenant d'une expérience mauvaise, « disjoint » l'excitation de l'appétit. L'animal lui-même, lorsqu'il est dressé, apprend à se comporter à rebours de l'instinct : « Lorsqu'un chien voit une perdrix, il est naturel-lement porté à courir vers elle ; et lorsqu'il oit tirer un fusil, ce bruit l'incite naturellement à s'enfuir ; mais néanmoins on dresse ordinairement les chiens couchants en telle sorte que la vue d'une perdrix fait qu'ils s'arrêtent, et que le bruit qu'ils oient après, lorsqu'on tire sur elle, fait qu'ils y accourent » (id.). Réagissant à l'excitation de la glande, les animaux meuvent les nerfs et les muscles par les mêmes mouvements qui accompagnent chez l'homme la passion, fût-ce par une parodie de langage, comme dans l'exemple fameux de la pie. Mais l'analogie sémantique, qui détourne le lien de consécu-tion entre la représentation et la volonté, transforme mieux encore chez lui l'habitude en industrie : si la bête est capable de contrarier l'automatisme moteur, l'homme peut beau-coup plus aisément apprendre à défaire ce lien, et « dresser » la réaction aux stimuli nerveux. L'institution de nature qui commande au mécanisme volontaire, n'interdit pas le r e f i -nement de la passion. 1

O r il demeure que la physique de la perception sert de

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modèle à semblable « industrie » : comme l'animal, nous apprenons à ne pas voir, à ne pas entendre, afin de mieux dompter la concupiscence et la colère. Une « action » de l'imagination nous aidera parfois à nous représenter ce que nous voulons1. Dire que l'âme n'est pas dans le corps « comme un pilote en son navire », c'est entendre que la lumière de l'intellect nous gouverne plus sûrement que l'autre. L'hypothèse de R. B. Carter s'appuie sur cette passerelle assez frêle de l'aveuglement de la passion pour aller de l'analogie sémantique à l'analogie lumineuse. Selon lui, le consentement de l'âme ne peut contredire à la biologie et à la cosmologie du créateur : ce qui force à considérer que l'homme, y compris dans son pathos individuel et ses volontés les plus intimes, est comme un microcosme déter-miné dès l'embryon. Descartes n'indique jamais que notre liberté soit un fait de conscience épigénétique : il y a dans sa doctrine une passion de la liberté et une liberté de la raison. Mais la manière dont Carter pose le problème de l'automate sur une base embryologique est réellement cartésienne. L'analogie que propose le critique américain entre le plan moral et le plan médical est du genre neuroptique. Remar-quant au gré d'allusions éparses de l'Entretien avec Burman, que le rayonnement des étoiles nous touche indépendam-ment de notre volonté, qu'au surplus la matière subtile et les esprits animaux ont une grande communauté de nature, il tire des Météores cette idée que les étoiles emprisonnent et figent la matière lumineuse, pour montrer que le foetus le fait également avec la chaleur du sang2. Pour Carter, l'âme est

1. Voir la lettre à Elisabeth du 6 oct. 1645, A T IV, p. 311. 2. Richard B. Carter, Descartes' Medical Philosophy, The organic solu-

tion of the mind-body problem, John Hopkins University, 1983. L'ouvrage qui rivalise avec la fantaisie de D. dans la variété des modèles, mais décrit finement la cartographie cérébrale et astronomique qui est la sienne, offre surtout dans la seconde partie le bénéfice d'une lecture juxtaposée de textes généralement classés sous la rubrique du délire scientifique de l'auteur des Méditations. Carter décrit la formation du fœtus en montrant la genèse

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jointe au corps dans un moment concomitant avec celui où la disposition primitive de nos organes, figurant Je schéma planétaire, commence à irradier le flux lumineux du soleil cardiaque. Dans cette hypothèse audacieuse, Dieu aurait conçu le ciel et l'organisme en égale façon. Notre perception de la lumière n'est que la perception d'une seule action divine, à laquelle nos corps sont biologiquement « dis-posés », et pour laquelle ils sont « inclinés » à réagir.

Rien n'empêche évidemment de penser que la méthode cartésienne n'aille de la génération des animaux à la genèse des passions. Il nous paraît pleinement légitime de relier la Dioptrique et les livres II et III des Principes. On ne saurait oublier néanmoins, et Carter ne le nie pas, que la lumière « naturelle » et la lumière physique sont l'une à l'autre étrangères. Cette réserve admise, nous savons que selon une tradition vivante de l'École de Padoue, dont Descartes avait connaissance, l'anatomie et l'astrologie étaient réunies par une même conception anthropologique de la science. L'au-teur poursuit l'analogie dans cette voie. Toute image provo-que en nous un tourbillon de corpuscules, mus par les anneaux du système circulatoire. Une cosmogenèse expli-querait sous cet aspect la physiologie « spiritueuse » de Descartes dans le monde affectif de chacun : ainsi la peur nous tient à distance de nos semblables, autres étoiles morales, de même que l'amour sensuel nous attire vers elles par une tendance physique, car le mouvement centrifuge des esprits est déposé en nous comme le résidu de l'universelle attraction. Descartes pour sa part s'est défendu d'accepter le

d'une étoile couverte de terre, ou comme dans les Principes, à partir des taches solaires <jui obscurcissent, selon lui, progressivement le feu de l'œuf fertilisé. On retiendra en particulier la thèse qu'il présente p. 185 et pp. 204 à 212 : la genèse de l'embryon obéirait à la structure suivante, la tête serait Mercure, le cœur et les poumons le Soleil, le bras droit la Terre, le gauche Mars, le ventre la Lune, l'appareil génital Vénus, la jambe droite J upiter, la jambe gauche Saturne. 1

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modèle du Feu artiste de Zénon. Il n'évoque qu'en passant, dans une lettre à Mersenne, la ressemblance du situs de la glande pinéale avec le cristallin de l'œil1, ce qui limite beaucoup sur le fond la portée de l'interprétation analogique d'une génération par la lumière.

I I I . O R D R E E T D É N O M B R E M E N T

Sitôt après avoir examiné les passions dans leur essence, dégageant la cause organique du rôle sélectif joué par la petite glande, Descartes entreprend de les classer par ordre, appliquant la règle principale de sa méthode. Le refus de la présentation rhétorique est déterminant ; c'est par rapport à elle qu'il déclarait ne pas vouloir s'exprimer en « orateur ». Bien que, plus que tout autre, ce domaine ait donné lieu à des prouesses d'éloquence comme aux taxinomies les plus sub-tiles2, et malgré l'héritage des prédécesseurs — tel Vivès — duquel on a montré que cet ordre était redevable3, Descartes

1. A Mersenne, le 30 juil. 1640, A T III, p. 123. D, compare aussi la glande à un corps qui « serait soutenu en l'air par la force de la fumée qui sortirait d'un fourneau » et « flotterait incessamment çà et là, selon que les diverses parties de cette fumée agiraient contre lui diversement », AT X I , p. 180.

2. Ainsi J . - F . Senault, De l'usage des passions, op. cit. : une épître en style fleuri au cardinal de Richelieu précède le premier « discours » : Apologie pour les passions contre les Stoïaues. La métaphore politique des passions dissidentes et rebelles conduit à la notion d'une guerre civile organique ; nos affections sont des • citoyens » indociles fauteurs de « désordres » ; d'où l'importance du « ministère » de la volonté libérant l'âme cette « illustre captive ». Mais le plan du livre, allant de la nature dépassions, aux causes de désordre, puis au pouvoir de la volonté, et, dans la deuxième partie, opérant du général au particulier par une classification « dérivée » ou logique, suit une règle d'exposition canonique que D. continue de respecter.

3. Voir la lecture du De Anima & Vita (1538), dont G. Rodis-Lewis a révélé l'influence sur les Passions (op. cit., Vrin, pp. 24-28). D. cite Vivès à propos du « ris » (art. 127).

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affirme nettement son originalité : « J e sais bien que je m'éloigne de l'opinion de tous ceux qui en ont ci-devant écrit, mais ce n'est pas sans grande raison » (art. 68). Sa classification qui se veut génétique, distinguant les passions par leurs « sources », et donc d'après leurs causes premières (qu'il s'agisse de l'objet extérieur sur les sens ; ou de la représentation en l'âme même), commence pourtant avec l'admiration, « la première de toutes les passions ». On observera de suite que la « première rencontre de quelque objet ( . . . ) que nous jugeons être nouveau » (art. 53) ne doit pas être confondue avec la priorité de l'admiration en tant que passion, c'est-à-dire de ce qu'elle précède la connais-sance du bien et du mal. La classification cartésienne ne se fait pas en partant d'une classe d'objets, mais selon les modalités de réception et de réaction du sujet, et donc suivant que ces mêmes objets atteignent par des voies différentes notre appareil sensori-moteur. L'usage naturel (entendu au sens large) n'est pas régulateur, à l'opposé de l'usage « juste et légitime », défini par après en un sens actif. Descartes prononce sans ambiguïté que cette passivité nous est « dictée » par la nature : « J e remarque ( . . . ) que les objets qui meuvent les sens n'excitent pas en nous diverses passions à raison de toutes les diversités qui sont en eux, mais seulement à raison des diverses façons qu'ils nous peuvent nuire ou profiter, ou bien en général être importants ( . . . ) C'est pourquoi afin de les dénombrer, il faut seulement examiner par ordre en combien de façons qui nous impor-tent nos sens peuvent être mus par leurs objets » (art. 52).

O r l'admiration que Descartes étudie en commençant semble aussitôt présenter une exception qu'avait signalée jadis P. Mesnard dans son Essai1 : elle ne paraît pas utile au corps, et requiert un jugement indissociable de l'effet de surprise. Mais Descartes ne déroge pas ce faisant à son

1. Essai sur la morale de Descartes, Paris,' Boivin, 1936, p. 99.

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principe, tant l'intérêt affectif suppose que l'âme soit influencée dans toutes ses pensées par les affections qu'elle ressent. L'admiration, qui recouvre à l'Âge classique ce que l'on nommerait aujourd'hui l 'étonnement, « sert » bien à apprendre et à retenir telle chose qui diffère d'une autre, ignorée ou déjà connue (art. 75). L'objet utile de cette passion, ici présentée comme une passion du cerveau, est effectivement d'apercevoir la nouveauté du différent Aussi peu pathétique, aussi involontaire qu'elle nous paraisse, l'important y a aussi sa part. C'est en ce sens que Descartes en fera le modèle antécédent de nos autres passions : dans ce que nous admirons, la connaissance du bien et du mal n'est pas encore distinguée sous la lumière de 1' « extraordinaire » (art. 70).

Les fonctions d'enregistrement et d'anticipation du cer-veau gardent pourtant quelque chose de l'étonnement primi-tif. A mesure de cette utilité de l'inconnu ou du rare pour le connu, nous comprenons mieux en quoi l'habitude nous ren-seigne, lorsque nous n'avons pas seulement à connaître mais à agir. La tentation est grande toutefois d'étudier la forme du dénombrement cartésien tel un ordre extérieur à ces phéno-mènes, notamment en suivant la manière dont Descartes fait varier ses critères. Mais la place de l'admiration (son prius logique) nous interdit bel et bien de voir dans le traité une gamme de passions proprement dite. L'analyse des critères achoppe elle-même constamment sur l'impossibilité de faire se coïncider les concepts définissants (n'ayant pas d'exten-sion restreinte), et le nom de chacune des entités définies2.

1. « Lorsque la première rencontre de quelque objet nous surprend, et que nous le jugeons être nouveau, ou fort différent de ce que nous connaissions auparavant, ou bien de ce que nous supposions qu'il devait être, cela fait que nous l'admirons et en sommes étonnés » (art. 53).

2. Greimas, Du Sens II, Seuil, Paris, 1983, soutient qu'indépendamment des valeurs « passionnelles » toute théorie des passions « jusqu'à Nietzsche et Freud » présente une classification lexématique (donc une taxinomie).

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Le terme de représentation — signifiant, en plus de notre sens moderne, « rendre présent », intimer ou faire observer — qui enferme ici la forme originaire du phénomène passionnel, est opposé par Descartes au terme concret d'impression cérébrale, lequel est doté d'un sens actif. L'identification des critères affectifs s'appuie néanmoins sur l'unité présumée du concept : on distingue successivement le critère du nouveau (représentation de « l'objet comme rare et par conséquent digne d'être fort considéré ») ; le critère du convenable (représentation d'un bien profitable ou nuisi-ble); le critère du temps (représentation ("un bien ou d'un mal possibles). Si la hiérarchie est réelle, puisque l'on passe de la « considération attentive » à la connaissance de l'utile et du convenable, pour n'aboutir à n'estimer que notre liberté au-delà même du désir de s'adjoindre ce qu'on croit nous convenir, toutefois le terme médiat — entre le moment initial et sa résultante organique — terme spécifiquement psychologique celui-là, demeure indispen-sable.

Le projet de l'ordre génétique s'offre donc immédiatement sous un jour paradoxal : il n'est plus parallèle à l'ordre causal. L'idée de genèse tend à se calquer sur le principe d'une dérivation logique, tandis que la recherche des causes

Ces passions-lexèmes sont, dit-il, rarement « solitaires ». De surcroît, n'étant presque jamais le cas du sujet seul, elles réclament une structure actantieile. ΙΓ isole ainsi (pp. 15-6) une structure patbémique des « attitudes modales » et évoque au passage le couple avarice-générosité, du reste non pertinent pour Descartes, comme un exemple de « relativisme culturel », puisque la générosité a aujourd'hui perdu sa « charge affective ». Mais lorsque Greimas systématise l'opposition modale à la colère (p. 228), il choisit de la confronter justement avec l'avarice, prenant au mot la valeur sémantique de l'état colérique, en tant que frustration. C'est moins résoudre alors la difficulté que creuser l'écart entre le nom de la passion et la valeur investie. G. Rodis-Lewis a montré pour sa part que D. traduit la magnanimité scolastique en générosité : La Morale, op. cit., p. 93 et p. 212 .

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reste limitée au domaine physique. L'amour et la haine s'engendrent dès l'embryon. En revanche, l'admiration et le désir, qui n'ont pas de statut embryologique, conditionnent le plan de ce qui est représentable dans un tout autre sens. Nous savons que la passion est un objet double, qui peut avoir pour sujet l'âme ou le corps. Si la représentation n'est pas causale (n'ayant pas d'effet prochain) c'est qu'elle demande à être excitée ; mais elle peut avoir une cause « objective » (et psychologique), différente de sa cause prochaine (l'impression dans le cerveau). La volonté n'a pas elle non plus de causalité univoque, puisque la représenta-tion l'incite à se mettre en branle. Les Passions de l'âme pourront ainsi opposer les mobiles de la représentation et les motivations de la volonté, de la même façon que la constitu-tion biologique de l'individu et son aptitude associative interagissent mutuellement.

Les notations variées que donne Descartes, en rapport avec l'histoire psychosomatique de la personne : des pas-sions du fœtus aux jeux de l'adolescent ; puis des sentiments de l'adulte aux émotions du vieillard, signalent l'importance de ces associations modelées par l'habitude (art. 133 et 134). Lors de rencontres contingentes, une cause physique entre parfois en rapport avec une représentation déconcertante : on prend en aversion l'odeur des roses, le contact d'un chat (art. 136). Ce lien associatif est institué en nature. Descartes présentera même le groupe des passions associées, enracinées dans le vécu personnel, avant de le réduire au groupe des passions simples, contrairement à ce que demanderait la méthode. Puisque la variété des passions est « indéfinie » (art. 68), un principe de combinaison doit prévaloir. Mais dans son esprit la réduction physiologique — par l'agitation des esprits animaux, ou par les signes extérieurs — , et la simplification logique — le passage des passions « primi-tives » aux passions « dérivées » — n'ont pas été superpo-

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sées. D'une part l'association demeure virtuelle1 ; de l'autre la dérivation ou la particularisation de chacun des genres décrits suivent des séries indépendantes. L'hétéronomie de la passion, sa propre dynamique, parce qu'elles appellent la patience ou le « délai » de l'âme, interdisent la fusion des ordres (psychologique et causal, génétique et associatif) en un discours autoritaire. Il suffit d'établir le plan de la Deuxième partie du traité pour s'en assurer :

1. Position de principe = classement par les premières causes et par l'usage (art. 51 et 52) 2. Ordre et dénombrement des six passions « primitives » et des trente-quatre « dérivées » = genèse psychologique (art. 53 à 68) 3. Explication des passions simples = genèse causale (art. 69 à 95) 4. Mouvement du sang et des esprits dans les cinq dernières = physique des causes secondes (art. 96 à 111) 5. Classification par les signes extérieurs = physique des effets psychologiques (art. 112 à 136) 6. De l'usage des cinq passions simples (l'admiration exceptée) = morale (art. 137 à 148) Il est vrai que l'union de l'âme et du corps crée un niveau

intermédiaire entre les « émotions intérieures » (purement intellectuelles) et les « mouvements » (seulement physiologi-ques) des esprits, des nerfs et de la glande pinéale. Ordon-nées entre ces deux limites, les passions se ressemblent toutes. En mettant de côté l'impressivité du cerveau — car ce sont les impressions cérébrales qui « représentent » à l'âme la passion —, les inclinations de la volonté agitant la petite glande sont donc les seules causes de la diversité qu'on y rencontre. On ne saurait dire pour cela que Descartes

1. Il y a deux formes d'association : l'une habituelle et invétérée, l'autre volontaire et unitive (l'amour et la haine sont ainsi respectivement classés dans l'une et l'autre, en tant qu'association ou dissociation avec autrui, et d'après les deux sens de la volonté : animale ou libre).

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compare l'une par l'autre la cérébralité « animale » et l'intellectualité affective, ni que le physique soit reconstruit « à partir de » l'activité psychologique. Le dualisme cartésien est accentué dans le but évident de fonder l'usage. Il n'y aurait pas de maîtrise de la passion, si celle-ci n'était soumise à un état de turbulence organique, et si cet état ne m'était intimement joint : l'inhabitation de l'âme dans le corps conditionne du dedans le refrènement de la machine, avec une efficacité meilleure qu'on ne le peut pour un automate ou un animal domestique

1. « Syllogistique » des passions simples

Cureau de la Chambre dans Les Charactères des Passions avait fait de l'étonnement (ce qu'on nommerait aujourd'hui la stupeur) la dernière de toutes les passions « mixtes » 2. Il ne voyait en elles que des formes de l'appétit « sensitif » mitigé par l'appétit « intellectuel », reprenant également par la bande la division scolastique de l'Irascible et du Concupis-cible. Descartes s'émancipe de cet héritage : il ne connaît en l'âme « aucune distinction de parties » (art. 68). Dans la pensée de saint Thomas, le difficile ou l'ardu embrassaient l'Irascible, la recherche du bien (ou la répulsion du mal) embrassaient le Concupiscible : un ordre moral l'emportait. C'est d'abord la « faculté de désirer », mise en avant dans ce

1. Le sens du dressage évolue du Discours aux Passions : la brute subit de l'extérieur la loi de corps étrangers ; l'homme-machine exerce une « régie » volontaire de la loi associative. Cf. Mesnard, /oc. cit., p. 144.

2. Advis au Lecteur des Charactères (op. cit.) : O n sait que D. les a consultés pour n'en tirer guère de profit. Cureau oppose les appétits aux volontés, tandis que D. affirme que « Tous [nos] appétits dont des volontés ». C'est, pour Cureau, l'appétit sensitif qui gouverne l'ordre suivi : les passions simples regardant le Concupiscible ( l 'Amour / la Haine ; le Désir/l 'Aversion ; le Plaisir/la Douleur) s'orientent vers le bien et le mal, sans considérer s'il y a de la difficulté à la rechercher ou à le fuir.

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classement, que Descartes videra de son contenu; puis il réintégrera dans le Concupiscible la faculté qu'a l'âme « de se fâcher » Si pour Cureau, non moins que pour les tho-mistes, l'espoir et la crainte se rangeaient sous le type de la passion coléreuse, l'article 68 pose ici d'emblée une suite autonome : admirer, aimer, espérer, craindre. Quant à la colère, elle sera plus tard dérivée du désir par une inversion remarquable (art. 199). On peut ainsi constater que Des-cartes dispose des classifications reçues avec beaucoup de liberté.

Par contre, le projet cartésien marque le mieux sa cohé-rence en qualifiant ['admiration et le désir. La première série « génétique » comprend l'admiration, l'estime et le mépris, la générosité et l'humilité, la vénération et le dédain (art. 53 à 55), avant qu'il ne soit question de l'amour et de la haine.

1. C e point très complexe ne peut être résolu du seul point de vue historiographique, en confrontant l'ordre de Vivès, celui de Du Vair ou de Coëffeteau. On en conclut que \enumeration cartésienne est empirique, qu'elle ne ferait qu'aménager les classifications antérieures, dont il dénonce précisément l'incohérence. La présentation la plus neutre du débat est donnée par A . Levi, French Moralists. The Theory of the Passions, 1585 to 1649, Oxford, 1 9 6 4 ; G. Canziani, Filosofia e scienza nella morale di Descartes, op. cit., pp. 254-268 . ; L . Verga, L'Etica di Cartesio, Celuc Milano, 1974, pp. 110-121. Tous ces travaux néanmoins fondent leur interprétation sur une critique de l'Essai de P. Mesnard déjà cité. Faisant état de sa perplexité, Mesnard le premier montre que Descartes, bien qu'il rompe avec la dualité foncière des Appétits venue ae saint Thomas, tente à la fois de recouvrer l'espace d'une synthèse anthropologique de type thomiste. D e là certains « rebroussements » de sa part (pp. 114 et 126). Mais le point vif est ailleurs selon nous : savoir si la maîtrise des passions est « logiquement » inférée de l'ordre classificateur. Il faut à cette fin détermi-ner si les passions simples ont, entre elles, avant d'être « dérivées », une liaison inclusive suffisamment forte. Chez saint Thomas, les onze formes passionnelles ( a m o r / o d i u m , desiderium /fuga, delectatio/dolor, pour le concupiscible ; spes/desperado, timor/audacia, ira, pour l'irascible) dépen-dent en effet de ceci que le bien et le mal sont pris absolument dans le second cas, alors qu'ils possèdent une « vertu attractive » ou « répulsive » par rapport à nous dans le premier. L'opposion entre l'inclination, et la résistance (la « ratio ardui » de l'irascible) n'est donc qu'une manière de décrire un autre principe, auquel se réfère Descartes, celui qui interroge l'identité du bien et du mal (cf . Summa, I-II , qu. 23, a. 1-4).

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Du désir procéderont d'autres espèces communément ran-gées (tel le courage) dans l'Irascible scolastique. Enfin, joie et tristesse sont rejetées en dernier. Deux critères annexes peuvent l'expliquer : le critère de Y estime, pour la série de l'admiration ; le critère de ce qui dépend de nous pour la série du désir1. L'embarras du lecteur que suppose Descartes ne joue, à dire vrai, que pour ce dernier groupe, quand il s'agit de faire une place aux cas particuliers de la gloire, du repentir ou de la faveur, en tant que « dérivées » de la joie et de la tristesse. Cette « revue » achevée, commence l'étude des six passions simples dans l'ordre suivant :

amour joie

admiration désir

haine tristesse

Parmi les six « passions primitives » que Descartes analyse longuement dans les articles 68 à 95, la première et la quatrième se séparent nettement : elles n'ont pas de contraire, et sont, l'une vis-à-vis de l'autre, dans une relation qui reste à définir. L'admiration est étrangère à la connais-sance du bien et du mal dans l'objet : l'estime qui en dérive nous obligera alors à reporter ce sentiment vers le sujet pour

1. Le choix d'une analyse par les critères pathétiques ne peut se faire avec une entière rigueur : D. introduit progressivement d'autres distinctions, tel le critère de la possession (représentation d'un bien qui nous appartient), ou le critère du mérite (représentation d'autrui à l'instar de moi-même comme une« cause libre »). Voir J . - M . Beyssade, « La classification cartésienne des passions », Revue Internationale de Philosophie, n° 146, 1983. Pour lui, « les six passions primitives sont inégalement primitives » (p. 281). Beyssade ajoute que « l'objet de la passion n'est pas ici considéré du point de vue du physicien, ni même d'une manière qui puisse, indirectement, contribuer à la connaissance d'une vérité physique de l'objet ( . . . ) . De même la vérité ou la fausseté biologiques, au regard de l'utile pour mon corps, qui seront discutées plus loin, dans la perspective d'une appréciation (art. 138), sont absolument indifférentes dans le moment de la classification » (p. 282) .

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voir en lui une « cause libre » : que l'on s'estime soi-même (générosité), ou qu'on estime autrui « capable de faire du bien et du mal » (vénération ou dédain). Ce qui est bon ou mauvais « à notre égard » est de fait tout différent. Dans l'amour ou la haine, la représentation se substitue objective-ment à la cause. Il faut dire que la causalité n'y est plus « libre », ce n'est plus le sujet qui est cause : on aime, on déteste l'objet, la personne qui l'incarne, parce qu'ils sont extérieurs à la représentation que l'on s'en forme, et garantissent eux-mêmes, en tant qu'ils sont aimables ou haïssables, leur convenance relative avec moi. L'introduction du temps dans le désir change de nouveau radicalement la perspective : au lieu de ce qui m'est profitable ou nuisible en un sens viscéral, le bien et le mal deviennent des attributs corrélatifs du possible. Descartes ne nie pas que l'amour et la tristesse ne puissent « accompagner » le désir (art. 82 et 87), mais énonce que c'est involontairement qu'ils se mêlent en lui. Comme pour l'admiration, la nature nous dispose à désirer ce que nous estimons devoir l'être, indépendamment de l'objectivité de convenance qui appartient à l'amour et à la haine. S'il est donc évident que d'autres passions peuvent exciter en nous le désir, s'il peut anticiper le consentement de l'âme à l'égard de ce qu'elle se représente lui convenir, il n'en est pas moins une « passion motrice par excellence », dont le rôle sera de surmonter l'obstacle, à l'image des qualités que les Scolastiques imputaient à l'espoir et à la colère. P. Mes-nard démontre clairement comment la passion désirante recouvre chez Descartes tout le champ de l'Irascible (Essai, pp. 114 à 118). La réserve capitale que l'on doit faire à cette interprétation est cependant qu'il y a pour Descartes, dans le désir, une forme de connaissance intérieure à la volonté même. C'est à son propos seulement qu'il distingue les causes « vraies » et « fausses » de la passion (art. 143).

Le recours aux notions de l'agrément et de l'horreur complique un peu plus d'ailleurs la forme de ces syllogismes

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passionnels. Parce que l'aversion n'est plus dans le traité son « contraire » logique, Descartes enlève l'amour au désir en son sens moderne (art. 85), encore que l'amour de concupis-cence soit préalablement défini par le fait de « désirer la chose qu'on aime ». Mais, dans ce cas, la possession se prend elle-même pour objet. Lorsqu'il s'agit de savoir comment se représente en nous ce qui est désirable, on ne peut plus invoquer une convenance intérieure ou biologique, ni s'incorporer le négatif d'une possession éventuelle. Là où nos contemporains parlent d'un manque, Descartes nous dit que la « passion d'agrément » veut le beau pour objet. L'ivrogne, le violeur, l'avaricieux (art. 82), ont une concupis-cence dénuée d'agrément, quoique Descartes ne craigne pas d'y voir des formes d'amour logiquement semblables aux autres, y compris aux formes de l'amour oblatif. Le désir, en revanche, ne leur est pas nécessaire : les deux notions évoquées plus haut, relevant des sens extérieurs, acquièrent leur place à son intention (art. 89 et 90). Dans l'amour ou la haine, nous n'avons que le consentement ou la répulsion, sous le mode de la conjonction ou de la séparation dans le temps présent : ce qu'on sait nous convenir ou ne pas nous convenir dépend toujours d'un état de l'âme possessif ou révulsif. A l'opposé, le désir, qui est à la fois la « recherche d'un bien » et la « fuite du mal présent », n'invente pas lui-même son objet. Pour l'inciter, il y faut une sorte d'imagina-tion admirative, et comme un ressort romanesque. Descartes rappelle à dessein qu'on ne doit pas mélanger les valeurs morales et les motifs apparents qui le suscitent : « cet agrément et cette horreur, qui véritablement sont contraires, nous dit-il, ne sont pas le bien et le mal qui servent d'objets à ces désirs » (art. 89).

Les deux dernières passions primitives se relient opportu-nément au même concept. La joie est « une agréable émotion de l'âme en laquelle consiste la jouissance qu'elle a du bien que les impressions du cerveau lui représentent comme

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sien. » Ici l'aspect neurologique est prépondérant : « ce qui agrée » est procuré par les impressions du cerveau. « Je dis que c'est en cette émotion que consiste la jouissance du bien ; car en effet l'âme ne perçoit aucun autre fruit de tous les biens qu'elle possède ; et pendant qu'elle n'en a aucune joie, on peut dire qu'elle n'en jouit pas plus que si elle ne les possédait point. J'ajoute aussi que c'est du bien que les impressions du cerveau lui représentent comme sien, afin de ne pas confondre cette joie qui est une passion, avec la joie purement intellectuelle, qui vient en l'âme par la seule action de l'âme, et qu'on peut dire une agréable émotion excitée en elle, par elle-même, en laquelle consiste la jouissance du bien que mon entendement lui représente comme sien » (art. 91). Malgré cette précision appuyée, F. Alquié croit que la joie causée par le corps est « i'équivalent obscur d'un juge-ment » 1 : l'idée d'une impression représentative lui paraît incompréhensible. Sans doute, la passion physique de la joie veut une jouissance différente de celle qui viendrait de l'union de notre âme avec quelque objet convenable à notre égard, et qui serait un bien objectif. Mais il nous semble que Descartes indique clairement aussi dans ce passage que la forme du bien, que le genre de fruition tout particulier de ce bien, ne sont rien qu'émotionnels : ce que « représente » l'entendement reste une « agréable émotion ».

N'arrive-t-il pas que la joie et la tristesse soient sans cause (art. 94) ? D'où viendrait sinon que l'on puisse imaginer un bien sans objet? De ce que les mouvements des esprits impressionnent heureusement les concavités cérébrales, ils excitent, dans la passion de la joie, une représentation d'appartenance ; or, dans la joie intellectuelle, l'âme suscite par soi la même représentation. C'est cette identité qui ne saurait tromper, tant il est vrai que Descartes insiste sur le

1. Alquié, O P III, p. 1023 (note). En un autre endroit, Alquié reconnaît toutefois que le cerveau est « le sujet de l'action dont la passion est l'effet », ibid. p. 1051 (note).

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fait que l'imagination rapporte concrètement au cerveau chaque état mental (art. 93). Non pas que la passion de la joie consiste dans le sentiment d'appartenance du cerveau au sujet : c'est l'union de l'âme et du corps dans le cerveau qui se représente elle-même comme un bien qui nous appartient. La joie intellectuelle pourrait évidemment être éprouvée, si même nous n'avions point de corps, sauf qu'en pareil cas nous ne saurions justement nous la représenter. A l'inverse, il existe un mode de distanciation sur lequel Descartes est plus enclin à s'arrêter dans ses remarques sur le théâtre, ou dans le Compendium Musicae : le terme en débat étant alors admis sous son acception actuelle. L'âme voit « représen-tées » des passions tristes dans la tragédie : de tels « sujets (. . .) ne pouvant nous nuire en aucune façon, semblent chatouiller notre âme en la touchant » (art. 94). Parce que cette douleur qu'elles nous font voir n'est pas physique»„que notre corps n'y est incommodé, le plaisir que nous éprou-vons « de les sentir exciter en nous ( . . . ) est une joie intellectuelle » (art. 147). Bref, ce plaisir « se représente à l'âme comme un bien qui lui appartient », et contre celui-ci la tristesse dramatisée sur la scène ne peut rien. Voilà pourquoi ce « chatouillement » induit un effet de distance : une « joie secrète dans le plus intérieur de notre âme », née de son contraire, et pour laquelle parfois nous pleurons (id.). La même distanciation jouera dans le goût des exercices dangereux, ou les souvenirs que se plaisent à évoquer les vieillards (art. 95). L'âme a le loisir d'accompagner le corps dans la recherche des biens qu'elle estime ne pas lui appartenir en propre, comme de vaincre par adresse un péril — car c'est un bien de se sentir courageux — ; elle ne manque pas de se représenter les maux dont le corps ne souffre plus, goûtant le bonheur de les avoir surmontés. Mais encore faut-il que la représentation réciproque d'appar-tenance, de l'un (ou de l'une) à l'autre, ait été éprouvée et soufferte, médiatisée par la jouissance et le déplaisir, pour

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que la joie et la tristesse se détachent de l'amour et de la haine, et n'en soient plus de simples compléments.

2. L'admiration et le désir

L'admiration, qui n'a pas de traduction vasculaire, ne se retrouve pas dans le chapitre moral de l'usage. Elle concerne à la fois, bien que non simultanément, une instance judica-tive, et une réaction en quelque sorte mécanique ou réflexe, qui prête au corps un statisme particulier. Descartes en fait donc une réaction d'abord involontaire. Cette « subite surprise » précède l'attention, qui conservera et fortifiera par le mouvement des esprits l'effet même de l'étonnement. La définition de ce sentiment, ayant rapport avec la connais-sance (quoique demeurant une passion), note qu'elle est « causée premièrement par l'impression qu'on a dans le cerveau, qui représente l'objet comme rare, et par consé-quent digne d'être considéré » (art. 70). En ce sens la notion tout intellectuelle que Descartes se forme de la perception est d'emblée relayée par l'impression neurologique, dont on a mesuré le rôle, moyen terme entre la vue et la représentation. L'admiration ne nous porte pas à « estimer » l'inconnu pour lui-même : excitant à bon escient notre mémoire, nous avons à nous libérer de son emprise. Les articles 75 à 78 traiteront ainsi de la vertu cognitive de cette passion cardinale, distinguée de la stupeur « qui fait que tout le corps demeure immobile comme une statue ». La considération attentive de laquelle nous parlons appelle, de manière complémentaire, l ' e f facement indispensable de certaines impressions par opposition avec la nécessité d'en conserver d'autres ; ce qui n'est pas sans évoquer les remarques nombreuses de Des-cartes dans les Méditations sur les « vestiges » que nous avons de beaucoup d'entre elles. Le nouveau « imprime » en nous une idée exigeant — lorsqu'il se « représente » — que

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nous en tirions profit : « encore qu'une chose qui nous était inconnue se présente à nouveau à notre entendement ou à nos sens, nous ne la retenons point pour cela en notre mémoire, si ce n'est que l'idée que nous en avons soit fortifiée en notre cerveau par quelque passion, ou bien aussi par l'application de notre entendement, que notre volonté détermine à une attention et réflexion particulière » (art. 75). Si la volonté nous aide à mémoriser ce que nous avons perçu comme rare, la passion peut aussi garder la mémoire de l'impression en un « lieu » cérébral1. Par contre, quand la stupeur l'emporte, c'est que, sans en extraire de connais-sance, nous en restons à l'état premier de l'impression nerveuse, que nous fortifions inutilement.

Inclination qui « nous dispose à l'acquisition des sciences » (art. 76), l'admiration requiert une réduction de ce qui n'est pas encore connu à l'intelligence que nous en formons. Et de fait, elle n'est pas moins stimulante que le désir. L'origine perceptive qui est la sienne apparaît déjà dans les Météores, en ce que le choc de l'admirable, au sein même de notre monde sublunaire (mundus aspectabilis), suppose la toute-puissance du Créateur, qui a voulu émou-voir depuis la sphère cosmologique jusqu'à l'obscurité de notre cerveau, et, par l'œil de l'âme, nous donna les moyens de comprendre le monde hors des qualités occultes2. Nous ne sentons pas aux pieds la pesanteur du corps (qui est physiquement bien réelle), mais le moindre attouchement dans les parties innervées de la voûte plantaire nous « cha-touille ». De même, explique Descartes, la surprise du nouveau excite le cerveau « en certaines parties où il n'a pas coutume d'être touché », « ces parties étant plus tendres et moins fermes que celles qu'une agitation fréquente a endur-

1 · L'objet de la lettre à Meyssonnier du 29 janv. 1640, AT III, pp. 19-20, est de ne pas fixer ce * lieu » dans la glande pinéale, mais dans les « plis » du cerveau.

2. Voir aussi, Principes, IV, 187.

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cies » (art. 72). Telle est la comparaison hardie qu'il choisit pour illustrer le caractère « insupportable » de ce qui n'est pas « ordinaire » : au commencement, n'est qu'un chatouil-lement ou un frisson (titillatio), — cette image tactile assumant le poids d'une forme de lésion irritante, qui réveille ou « dérange » l'ordre rétinien. L'attouchement du cerveau souligne combien la différence aperçue par le regard est à même de se communiquer passivement à notre faculté d'entendre.

Et pourtant ce lien, d'abord involontaire, de l'admiration à la connaissance a également une signification pathétique. Dans la société du temps de Descartes, inondée des « feux » de l'amour que les précieux feront darder comme autant de satellites de l'Éros solaire, la première rencontre des deux amants est-elle aussi codifiée par la « surprise », avant de se transformer en une estime de l'objet aimable1. Il est signifi-catif que le peintre Le Brun qui fit graver ses physionomies de la passion, empruntant à Cureau autant qu'à Descartes, associe dans sa Conférence2 le mouvement des sourcils et celui de la glande pinéale (voir illustr. 2). Dans la joie, les sourcils ont la moindre incurvation, mais l'admiration peint sur la face, au-dessus des prunelles, un arc tendu et régulier, symbole de cette tension primitive du désir, tandis qu'ils montrent une sinuosité menaçante dans la jalousie, un arc brisé dans la stupeur, qui écarquille les yeux. Notons surtout que, pour Descartes, l'admiration et le désir sont séparés du concupiscible en tant que tel, autrement dit de la jouissance. L'une et l'autre de ces passions ont rapport avec l'image, ou avec l'impressionnement de l'image. L'inconnu n'est pas

1. J . - M . Pelous, Amour préâeux, amour galant (1654-1675), Klincksieck, 1980, p. 105 et suiv.

2. Ch. L e Brun, Conférence de Mr. Le Brun sur l'expression générale et particulière, enrichie de figures gravées par Picard, Paris, 1698. Sur la distance de la sémiotique de Cureau à celle de Descartes, voir H . Souchon, « Descartes et Le Brun », Études Philosophiques, n° 4, 1980.

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moins imaginable que ce qui est désirable n'est virtuellement connu. Le nouveau et le possible sont dès lors complémen-taires : la présence de l'objet rare, l'absence de l'objet désiré, forment un binôme. D'un côté, le chatouillement de la pensée stimule le jugement (par la considération du rare) ; de l'autre, la représentation d'une chose bonne ou mauvaise à la lumière de l'avenir excite la volonté (par la recherche du possible). L'âme est incitée à consentir aux passions instinc-tives avec autant de vigueur que ne l'est aucun animal (art. 138). Mais, dans le désir, il y a en outre—puisque toute recherche équivaut à une « fuite » —, un mouvement de balance, et presque de réserve, qui nous aide à « distinguer le bien d'avec le mal ». Ne nous porte-t-il pas à « considérer avec attention la bonté de ce qui est à désirer » (art. 144) ? Descartes, qui se sert ici du même lexique que pour l'admiration, nous invite donc à symétriser leurs rapports :

nouveauté admiration possible—» désir admiration—»connaissance désir «—distinction

indifférente du bien et au bien et au mal du mal

Ce qui particularise le désir, c'est la mobilité qu'il procure au corps, en quoi se renverse tout le statisme propre de l'admiration (art. 111). C'est au surplus qu'il regarde immé-diatement l'action, demandant à être régi par une norme intellectuelle. Quant à savoir si l'ardeur pour la vertu est toujours suivie de la satisfaction que nous espérons en obtenir, ou si cette satisfaction n'est pas la vertu intrinsèque du désir, « la faute qu'on a coutume de commettre en ceci n'est jamais qu'on désire trop, c'est seulement qu'on désire trop peu ; et le souverain remède contre cela est de se délivrer l'esprit de toutes sortes de désirs moins utiles ». Ses limites fixées par la Providence au-dehors ne le sont pas moins, en effet, à l'intérieur de moi, par la façon dont il réglemente la

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bonne ou la mauvaise fortune de l'une ou l'autre passion. Seul ce qu'on « estime » impossible n'est pas désirable. Je n'ai pas à désirer que se réalise — contre ma raison même — le décret divin. Car, bien que la connaissance dont il dépende puisse être « fausse » ou « incomplète », lui-même demeure tout empreint de positivité pathétique. Doué d'un niveau d'agitation cérébral supérieur, il permet d'accélérer les divers mouvements de la passion, lesquels sont le plus souvent incités et subis. Ainsi cette mobilisation par le désir est-elle dans le traité parallèle à la force d'âme : l'entraînement ou le refrènement de la volonté réclament le discernement auto-nome du désir ; comme le jugement, la considération atten-tive, évoqués plus haut, relevaient de l'estimation. Une division profonde est de ce fait mise à jour, à la fin de la Seconde Partie, dans le concept même de la volonté.

Elle est d'abord le fruit d'une causalité inhérente à ma nature. Disposition instituée dans la machine, elle n'a pas besoin d'une perception actuelle, telle l'admiration, mais d'une perception habituée et renouvelable1. La volonté s'offre ensuite, en un sens contraire, au mouvement de réflexion du libre arbitre ; elle prend maintenant pour objet notre liberté comme la chose « la meilleure » qui se puisse désirer. Il s'agit bien d'une causalité réfléchie. Celle-ci est bornée par le désir de ce qui peut effectivement m'arriver, étant admis que seul ce que nous voulons, du point de vue de notre liberté, y succède nécessairement et nous satisfait. Si l'admiration est une « passion de la perception », et sous un autre biais une passion du jugement, le désir est une passion de l'action, ou de ce que à quoi nous estimons devoir nous résoudre. Dans l'amour de concupiscence, Descartes observe que la représentation y détermine la volonté hors d'elle-

1. A . Espinas dans Descartes et la morale, t. II, Bossard, Paris, 1925, donne une lecture à la fois religieuse et positiviste des Passions. Mais il souligne cette division d'une volonté organique et spirituelle avec d'autant plus de force, voir pp. 213-215, 131-140.

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mcme. Ici l'estime, valorisée par l'éthique mondaine de l'amour, sera réservée à une inclination d'un autre genre : l'on pourra admirer l'objet même du désir. Toutefois, on constate qu'il n'est plus que les quatre passions associées par le rapport extrinsèque à la jouissance (l'amour et la haine, la joie et la tristesse) qui correspondent à ce premier sens de la volonté1.

3. De l'usage de l'amour et de la haine

L'amour et la haine sont analysées en tant que des représentations de 1' « utile », avant d'être soumises à un usage proprement dit qui les contrôle. Leurs fonctions objective et biologique ne sont pas homogènes dans les deux cas : l'amour est une passion toujours bonne « objective-ment » (art. 139), même si cette passion parfois nous égare de :e que nous n'avons su ce qui nous était utile ; à l'opposé, la tiaine est biologiquement meilleure conseillère de 1' « utile » lue ne l'est l'amour. Lorsqu'un objet nous convient, et que nous l'estimons tel, nous aimons ce qui excite en nous cette représentation comme une chose bonne ; lorsqu'il nous répugne, ce qui excite cette aversion est représenté comme une chose mauvaise (art. 56). Dans les passions que sont ici l'amour et la haine, la volonté de se joindre ou de se séparer

1. Étudiant l'arrière-plan du système de Corneille, A . Stegmann, L'Hé-roïsme cornélien, genèse et signification, A . Colin, 1968, étudie le contente-ment intérieur que vante Descartes pour l'opposer aux formes de consuma-tion de la passion. Pour lui, « l'amour n'est plus [chez D . ] cette passion fondamentale, qui, chez les prédécesseurs, englobait et conditionnait toutes ies autres » En jugeant néanmoins que l'estime est « sèchement philosophi-<iue » pour Descartes, Stegmann conclut qu'elle n'est qu' « intellectuelle, "on affective, ni morale » (T. 2, p. 266). C'est manquer selon nous qu'il y a "ans Les Passions de l'âme une jouissance non abstraite de la pensée, et non seulement somatique du désir lui-même.

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n'est plus formel1 . Quand, dans la Troisième Partie, il définira le rapport existant entre l'action vertueuse et la passion de la vertu, il procédera de même. Ce rapport est anthropologique, non pas immédiatement cognitif, ainsi que s'en défendent les Notae in Programma7·. L'article 19 réduisait déjà au demeurant la marge d'erreur : « Il est certain que nous ne saurions vouloir aucune chose que nous n'apercevions par ce moyen que nous la voulons ; et bien qu'au regard de notre âme ce soit une action de vouloir quelque chose, on peut dire que c'est aussi pour elle une passion d'apercevoir qu'elle veut. »

On comprend dès lors que la cause dernière en l'amour (la jonction de certaines pensées et des mouvements de la glande), expliquée deux fois (art. 50 et 107), et la cause objective (l'accord dans la représentation) soient effective-ment parallèles : elles ne convergent pas. Il n'est que le désir qui, par sa nature propre, lorsqu'il regarde cette passion, la fasse temporiser ; qui subordonne à son usage les modes du consentement et de l'aversion. Parce qu'il s'attaque aux effets, non pas aux causes, le désir introduit une liberté régulatrice, contre la connaissance spontanée du bien et du mal. Contre les états valétudinaires et exaltés où l'imagina-tion « agit » sur la glande, dessinant une convenance chimé-rique et dévoyant la représentation.

1. L'unité de l'action et de la passion entendue par Suarez : voir Gilson, Index scolastico-cartésien, Vrin, pp. 6-8. Cf. également ad Hyperaspistem, août 1641, A T III, p. 428 ; à Regius, déc. 1641, où l'action est liée à la volition (le moteur) et la passion à l'intellection et à la vision (la chose mue) : G. Rodis-Lewis, Lettres à Regius, op. cit. p. 56.

2. O P III, pp. 813-814 : Descartes s'oppose à ce que Regius divise l'entendement « en perception et jugement ». La détermination de la volonté (consentir ou non) ne dépend qu'indirectement de la perception de l'entendement. Le jugement suppose la volonté (d'affirmer ou de nier), mais non la perception le jugement.

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IV. L A P A T H É T I Q U E E T S O N O B J E T

Dans la forme du traité, règne le sobre style d'une nomenclature raisonnée : la variété logique des passions est d'abord un objet intellectuel (voir illustr. 3). Elle cache malgré cela une autre profondeur, irréductible à la seule érudition, car à première vue le personnage du « spectateur » de la comédie du monde, que Descartes identifiait à soi dans le Discours, ici a disparu. Cette « présentation du caractère de celui qui parle », confortant l'autorité de l'écrivain aux yeux du lecteur, cet ethos personnel, appuyaient la vérité de son récit1 . Chacun est donc invité à lire le Discours de la Méthode en y donnant crédit, pour suivre l'exemplarité de l'aventure intérieure qui mène au Cogito. J . D . Lyons note finement cependant que Descartes raconte être sorti de son « poêle », puis qu'il adopte certaine conduite sociale (la morale par provision), mais sans user d'autres termes que ceux par lesquels il s'est attaché d'abord à décrire ce moi, d'un même geste livré au grand jour et secrètement déguisé à la foule. O r nous ne savons pas, à la différence des Méditations, si le cavalier indépendant qu'il fut dans sa jeunesse, s'étant délivré de toutes ses passions pour parvenir à l'évidence, leur a de nouveau rendu des droits, bien qu'il avoue dans le Discours avoir continué, pendant les neuf années suivantes, à « rouler çà et là dans le monde ». La recherche d'une retraite qui, beaucoup plus tard, l'oblige à faire remonter le pont du château de Franeker, le choix

1. J . D. Lyons, « Rhétorique du discours cartésien », Cahiers de Littérature du XVIIe siècle, n° 8, 1986, pp. 125-145. Définition strictement aristotélicienne de l'exemplarité de 1 'ethos et de son intériorisation.

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occasionnel du séjour dans le « désert » de la ville mettent ensuite en relief une attitude incompatible avec celle du libertin caché sous le larvatus prodeo. A prendre ce masque pour 1 'ethos cartésien2, on ne peut affirmer sérieusement que Descartes serait passé de Γ intime évidence à l'expression publique de la vérité, en installant « une forme de rhétorique dans le centre même de sa philosophie ». Le paradoxe est tel, quand la question est présentée de cette façon, qu'il conduit inévitablement à voir une contradiction entre le discours pratique de la IIIe Partie et l'objet réel du Discours, ne fût-il plus, dans cette analyse, que feinte autobiographie3.

1. Voir la lettre à Guez de Balzac du 5 mai 1631, et de même à Bregy, depuis Stockholm, le 15 janv. 1650, A T V, p. 467 : c'est alors en souvenir d'Egmont, ce n'est plus Amsterdam. Descartes ne vivait point dans une solitude « sociale » quoiqu'il préférât habiter des villages peu éloignés des villes, et craignît l'inquisition universitaire en déménageant aussi souvent que nécessaire.

2. Pour J . D. Lyons, c'est la « tactique de la visibilité invisible » (ibid., p. 135) : habiter le désert, et néanmoins « se faire voir dans la recherche solitaire ». O n parlera ainsi d'un « blocage de l'éthique » ou d'une « subversion de 1 'ethos » (ce n'est pas le cavalier indépendant qui se donne humainement en exemple). Mais cette interprétation, aménageant la thèse ancienne de M. Leroy, Descartes, le philosophe au masque, Paris, 1 9 2 9 (2 vol.), réduit la portée de la maxime cartésienne : Bene vixit, bene latmt (il a bien vécu celui qui s'est bien caché). Celle-là relève de la tranquillité, contre l'inconstance de Vhabitus mondain, et n'est pas une « feinte » à l'égard du public.

3. J . - L . Nancy, Ego Sum, Flammarion, 1979, a poussé cette analyse jusqu'à ses conséquences extrêmes, au point de la renverser, puisqu'il parle quant à lui d'une « rhétorique feinte ». La critique anglo-saxonne maintient un angle de vue prenant au premier degré le Mttndus est fabula gravé par Weenix : ainsi H . Caton construit-il une « herméneutique de la dissimula-tion », The Origin of Subjectivity. An Essay on Descartes, ch. 1, New-Haven-Londres, 1973. Et de même R. Rorty rejoint, par le thème de l'affabulation, l'idée heideggerienne d'une « équivoque ontologique » ou cogito. Il semble qu'on oublie là la phrase de Descartes à Mersenne, marquant sa suspicion des instances doctorales : « retenir les esprits malins en leur devoir » (31 mars 1638). La liberté de désavouer un écrit, qu'il réclame le 15 avril 1630, ne contredit pas son souci de « communiquer gratuitement et ouvertement » ce qu'il croit certainement vrai (à Chanut, 31 mars 1649). C'est donc plutôt pour faire tomber le masque de la fausse autorité qui le querelle, que Descartes montre une prudence aussi résolue.

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La suppression de la « voix » rhétorique dans Les Passions de l'âme (et même en apparence de tout élément personnel) est imposée par un constat très différent : Γéthique, qui vise à l'intégration subjective de notre connaissance, engage sur le chemin de la science ; ce n'est pas celui de la morale. L'idée de résolution demeure guidée par la norme de l'évidence, et l'obligation à user de fermeté dans le choix d'un parti (là même où la science nous fait défaut) est encore dépendante d'un critère épistémologique. Quand je ne puis m'orienter, que l'action ne me laisse aucun délai, Y ethos du doute m'oblige à garder en égale suspicion toute vérité morale qui ne serait pas aussi intuitive que l'immédiate saisie de moi-même. Descartes optera, dans cet autre sens, pour une « certitude plus que morale » : ce qui signifie que je ne suis pas intimement contraint à suivre moralement une erreur, et que je pourrais m'en détourner si un Dieu « souverainement bon » n'avait constitué ma personne de telle sorte que je doive m'abstenir en ce domaine d'atteindre à une entière connaissance. Tombe ici hors de propos l'hypothèse d'une morale scientifique, de laquelle (l'opposant à la seule Sagesse) on a longtemps débattu. Mais aussi le principe d'une science « appliquée ». Et de fait, si la morale n'a pas de cécité au vrai, en elle l'élément affectif n'est pas discriminant dans le sens de ce qui serait vrai ou faux. Le dépouillement complet de nos passions n'aurait rien que de malsain (art. 206). Les « émo-tions intérieures » qu'on doit leur préférer, venant d'une « libre disposition de nos volontés » (art. 153), la vertu n'en suivra pas comme d'une méthode, mais par « préméditation et industrie » (art. 211). Ainsi l'usage exigera-t-il souvent l'abstention du jugement, la diversion de la pensée : c'est, à chaque fois, la performance autonome du vouloir qui prend congé de 1 'ethos, qui tient à distance la subjectivité ontologi-que du moi, qui abaisse également l'orgueil et la modestie, la raison du plus fort et l'insensibilité du sage. A cet égard, il est patent que les Passions ont abusivement souffert de la

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projection spinoziste. Descartes rendait peu plausible la conception selon laquelle l'idée que nous avons de la cause de la passion ne dépasse jamais notre pouvoir d'être affecté. Tandis que Spinoza se dégage de la possibilité d'une « question morale » par l'inadéquation de la volonté et de la liberté, les Passions trahissent ligne à ligne l'absence d'adé-quation entre le plan éthique et le plan moral.

Nous n'avons, pour cela, nulle raison de ne pas prendre à la lettre le mot lâché à Burman : « Auctor non libenter scribit Ethica, sed propter paedagogos ets. coactus est has régulas adscribere » (l'auteur n'écrit pas volontiers de l'éthique, mais les Régents de collège l'ont contraint d'ajouter ces règles à son écrit)1. C'est au sujet des maximes de la morale par provision que Descartes s'exprime ainsi : or Les Passions de l'âme ne contiennent pas de règles clairement énoncées, mais des remèdes (art. 145 et 211), un « exercice », sinon seule-ment un légitime usage. Ce n'est qu'à l'occasion du désir que s'exprime un principe régulateur de l'action, d'ailleurs étranger à la loi morale, comme si la conduite rationnelle et le décret inconnu de la Providence, demeuraient incompati-bles au niveau même de l'éthique2. En revanche, Pépistémé médicale fournit ici le moment stylisateur des passions, qui doivent beaucoup aux mœurs non philosophiques du sujet cartésien. Les dernières paroles de 1 Entretien avec Burman :

1. L'Entretien avec Burman, éd. Beyssade, op. cit., p. 144. D. ajoute : « parce que, autrement, ils prétendraient qu'il n'a ni religion ni foi, et que, par le biais de sa méthode, il veut les renverser ». Clerselier nous apprend toutefois que D . se préoccupait constamment de morale. O n pourra confronter sur ce point Laberthonnière, Études sur Descartes, Vrin, 1935, et R. Verneaux, « La sincérité critique chez Descartes », Archives de Philoso-phie, vol. X I I I , 1937, pp. 16-17, 41 et suiv.

2. L . Verga, L'Etica di Cartesio, op. at., p. 84, insiste sur cet aspect du volontarisme divin, qui n'est pas fondé sur la sagesse que nous supposerions en Dieu, prétendant égaler l'étendue de son entendement infini. La sujétion de la créature aux décrets divins s'explique par l'infirmité de notre entendement : la volonté peut seule s'y soumettre, les recevant comme tels.

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« Ita sibi medicus esse » révèlent comme par un coup de sonde la profondeur de cette leçon. « Etre ainsi son propre médecin » : la phrase ne dit pas que le diagnostic est personnel, ou que la médecine est la suivante de la morale ; elle affirme que la morale est la médecine du pathos. M. Guéroult rappelle justement combien Descartes s'éloigne avec force d'une morale du devoir2, tant il est vrai que Y indignation et la gloire, pour ne prendre que ces deux exemples, y occupent une place qui n'est pas philosophique-ment nécessaire. A défaut d'une éthique au sens moderne, on peut donc parler d'une pathétique cartésienne, sans doute la dernière expression d'un genre, dans une forme littéraire accomplie, avant que Geulincx et Spinoza ne rompent avec ce mode hérité des Épîtres Morales de D'Urfé, des Peintures Morales, et autres Charactères, qui atteignit alors un haut degré de raffinement.

Mais comment la définir avec rigueur : peut-on la distin-guer d'une science des valeurs ?

Il n'est pas inutile de se reporter ici, pour cerner notre question, à la version latine des Principes. Descartes y pose l'unité de la perception d'un point de vue neurologique, comme dans les Passions : les divers mouvements de l'âme sont des affections (« mentis affectiones sive cogitationes », dit-il précisément)3, et pourtant l'emploi du terme d'affec-tion ( a f f e c t i o ) ne doit pas être confondu avec celui d 'a f f e c tus , qui ne regarde que le cerveau, embrassant l'appétit naturel et

1. L'Entretien, ibid., p. 151. 2. M. Guéroult, Descartes selon Vordre des raisons, t. II, pp. 251-8. Sur la

propriété du terme même de morale, voir A. Klemmt, Descartes und die Moral, Verlag Anton Hain, Meisenheim am Glan, 1971, p. 171, qui compare le projet de D. et celui de Malebranche dans son Traité de Morale.

3. Principia Philosophiae, A T VIII-1, C L X X X I X , p. 316 : D. affirme 1 unité des sensuum perceptiones (le sensus), mais il parlera du sensum des JniiTtaux : l'âme n'unifiant pas chez eux les divers mouvements du sens.

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la passion1. Descartes définit ensuite, indifféremment cette fois, le tout des sentiments en tant qu' « animi commotiones sive pathemata » : ces « pensées confuses que l'âme n'a pas de soi seule » (« confusae quaedam cogitationes, quas mens non habet a se sola ») sont donc des émotions ou des commotions. Dans le texte latin que l'Abbé Picot, le traducteur, libertin sans masque celui-là2, abrège notable-ment, les passions expriment deux choses : des mouvements reçus, et simultanément la pensée de tels mouvements. L'objet propre de la pathétique se découvre désormais dans ce que l'on nommera la pensée résultante de l'affection, « affectant » la pensée même : les pathè n'étant pas engen-drées par elle sont bien alors des formes de cogitation exclusives du cogito. Certes, dans l'âme, le mécanisme commotionnel interfère avec ce qui est produit par elle seule, comme l'appétition interfère avec la volonté. L'estime ou la générosité, la pitié ou la gloire, en appelleront tout d'abord aussi d'une sémantique du jugement. La raison peut juger : elle peut opiner, sans passion, en dehors de ce motus cérébral dont parle Descartes dans les Principes, à l'image de l'action « communiquée » par l'influx. Toutefois il est clair que dans le cas de la passion le jugement accompagne cette commo-tion première, même s'il en diffère par essence. L'autre dimension de la pathétique se dégage ici, par la façon dont le mouvement des esprits « fortifie » une impression, une disposition ou un habitus (art. 161), car il « excite » nécessai-rement la pensée de la passion. Pour Descartes, le processus

1. P. Dibon, « En marge de la traduction latine des Passions de l'âme », Studia Cartesiana 1, note que le terme de passion n'est pas traduit par celui d'affectio, mais au contraire, et significativement, par passio. A la différence de Spinoza qui joue sur le rapport affectio/affectus, D . après les Principes postule l'unité affective du sentiment et de Paffection-pensée.

2. R. Pintard, Le libertinage érudit, Paris, Boivin, 1943, p. 205 : « Claude Picot ( . . . ) cet épicurien ( . . . ) ce mécréant qui, chez la Du Ryer, à Saint-Cloud, fait de la semaine sainte un autre " carnaval " et qui, prêtre, mourra dans l'impénitence finale, est un libertin accompli. »

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est double : souvent le jugement lui-même entraîne l'inclina-tion, comme les vertus (qui ne sont que des « habitudes de l'âme ») peuvent réciproquement être entretenues par les mêmes pensées. S'il serait contradictoire de dire que le cerveau puisse être « affecté » (puisqu'il est précisément actif dans la passion), nous devons cependant admettre que les affections par lesquelles l'âme pâtit ne sont jamais telles qu'elles laissent indifférent notre pouvoir de juger. La raison y prend part à rebours de ce que lui suggère un idéal éthique.

1. L'estime et la générosité

Concept allusivement « littéraire » dans la philosophie de Descartes, et qui doit peu semble-t-il à l'axia stoïcienne, bien qu'il s'agisse tout de même des degrés de valeur qu'on attribue à la chose, l'estime peut être considérée comme celui qui se voit doté de la plus grande richesse compréhensive dans la Troisième Partie des Passions. Il y a une estime de soi (qui n'est pas un amour-propre), et une autoréflexion de la liberté dans l'estime ; de même il y a une « juste raison » de nous estimer, comme une mésestime coupable (qui n'est pas du mépris). La variété de ces spécifications est ordonnée sur ceci que, dans son intuition, étant elle-même une « espèce * de l'admiration, l'estime est le fruit d'un mouvement fonciè-rement involontaire : elle « est une inclination qu'a l'âme à se représenter la valeur de la chose estimée, laquelle inclination est causée par un mouvement particulier des esprits telle-ment conduits dans le cerveau qu'ils y fortifient les impres-sions qui servent à ce sujet » (art. 149). Encore faut-il séparer le jugement de valeur, qui en tant que tel n'a pas d'objet pathétique, et le jugement appréciatif, qui rendant telle chose estimable en fait aussitôt le sujet d'une valeur affective. L'estime n'est pas universellement « excitée en nous par l'amour », comme le pense Sylvandre dans UAstrée. Des-

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cartes y voit une variante de l'admiration dans sa version comparative : en concurrence avec le mépris, elle vient « de ce qu'on est plus ou moins enclin à considérer la grandeur ou la petitesse d'un objet, à raison de ce qu'on a plus ou moins d'affection pour lui » (id.). Quelle est cette grandeur que l'on admire ? Ce n'est plus le rare qui est prisé, mais le mérite. La « juste raison de nous estimer » (art. 152) échappe par là au jugement de forme axiologique : elle dépendra d'un usage. Sans doute une « cause » est nécessaire pour nous rendre estimable un mérite quelconque, mais elle n'est rien qu'une représentation de la valeur, non une valeur en soi. Comparée avec d'autres, il n'est que notre libre arbitre qui puisse être estimé comme une chose réellement admirable, si l'on met au dénominateur l'usage que nous en faisons. Ni la fortune, ni les honneurs, ni le savoir ne composent avec moi un rapport aussi grand, qui rend chacun de nous « en quelque façon semblable à Dieu » (art. 154).

Le sujet d'une telle estime, c'est un « bien user » : pourtant cet usage à son tour n'est légitime que si je suis digne de m'estimer. Dans ces articles 152 à 164, la liberté cartésienne fait directement obstacle à l'idée d'un absolu ; ce que j'admire en elle, est qu'elle soit une capacité pragmati-que. Pour elle, nous pouvons être loués ou blâmés, selon qu' « on en use en bien ou mal ». A travers les « actions qui dépendent de ce libre arbitre » (art. 152), une seule visée passionnelle est atteinte qui réfracte le jugement d'autrui. Ainsi la louange ou le blâme commandent d'intégrer au généreux une valeur pathétique originale : sans elle, la « libre disposition » de nos volontés resterait sans contenu ; la « juste raison » de s'estimer ne serait qu'une forme d'obliga-tion au bien, neutralisant le sentiment.

Il n'est pas facile, on le voit, de définir ce qui fait la passion de l'estime, car le bien est toujours estimable pour soi, hors de la nécessité de nous prendre d'affection pour lui. Des-cartes, s'il nomme générosité cette passion, ne fait pas non

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plus du quotient de ma liberté l'objet d'une comparaison avec celle d'autrui. Jamais le mépris ne saurait fonder l'estime de soi. Et cependant, qui aurait une injuste opinion de soi, et s'enorgueillirait de l'avoir, n'éprouverait pas moins la passion dont nous parlons (art. 160). L'autonomie du jugement n'est donc pas la cause exclusive de l'estime. L'usage seul, attesté par une vérité affective — comme la tranquillité, l'absence de repentir ou la constance dans les potentialités du libre arbitre — et se déterminant en tant qu'usage du jugement même, devient aimable et me donne une « nouvelle admiration ». C'est cet arbitre pratique qui aide à fonder le sens de ma liberté ; cette « puissance d'user » de ma volonté que j'admire en moi comme en autrui qui me rend capable de générosité. L'orgueil, tyrannisé par le désir, usurpation vicieuse, est par nature ségrégatif (art. 158).

Impossible en somme de donner au généreux, faisant le « je ne sais quoi » d'une époque où l'idéal du héros est en train de basculer, une acception banale. Descartes qui est ici avare d'exemples se demande ouvertement à quel titre la générosité est une passion, et non une vertu (art. 160). Après Gilson, G. Rodis-Lewis rappelle que pour saint Thomas la magnanimité suppose des actes : elle n'est en rien pathéti-que. Ici la formulation du problème consiste à savoir si la générosité précède ou suit la vertu. La Fontaine, par exemple, attribue au monarque une qualité hautement subjective : il parle du « Magnanime Henri », dans le sens cartésien. Or, c'est parce que la vertu est désirable qu'une béatitude peut en être obtenue. Suivre la vertu s'emploie Jans le traité en un sens différent. Descartes est conscient de l'antinomie qu'il y aurait à mettre le jugement en une situation délibérative à l'égard de la passion généreuse, comme il y aurait équivoque à admettre que notre libre indifférence constitue à l'opposé un sentiment, par nature amoral, sur lequel le jugement n'aurait pas de prises. Les passions, en effet, sont indifféremment bonnes ou mau-

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vaises, tandis que notre liberté ne l'est pas du tout à l'égard du bien et du mal. En ce sens, la volonté, ou plus exactement cette « disposition à vouloir », aura la possibilité de se changer en habitude, de devenir ce que les scolastiques nomment un caractère. Mais elle-même ne « pâtit » pas dans l'estime, source de la passion généreuse. « Exciter en soi la passion, et ensuite acquérir la vertu » (art. 161) : ce pro-gramme cher à Descartes transcende la question d'une précellence de l'esprit, d'une excellence de l'intention. Sous l'angle du mécanisme, le jugement ne peut mettre en mouvement la glande pour ce qui serait un contenu inten-tionnel à l'état pur1 : pareil mouvement n'est qu'induit dans nos muscles à partir du cerveau. Je ne peux donc disposer la petite glande à vouloir pour son propre compte, bien qu'elle soit la seule chose que je sache mouvoir volontairement. On devra de la même façon marquer une différence entre l'aspect d'une disposition à vouloir et l'usage, estimable ou non, de cette disposition. Si la générosité reste néanmoins une passion, c'est que, d'une part, elle a une traduction physiolo-gique (l'homme généreux change de mine, de gestes et de démarche) : ce qui signifie aussi que les mouvements com-binés de l'amour, de la joie et de l'admiration s'exercent sur moi hors de ma volonté ; d'autre part, c'est que par elle je suis en mesure de connaître intimement ce que je ressens, ce dont je fais l'expérience par un usage actif, duquel mon corps est le patient. Telle est ici cette béatitude que j'éprouve ma volonté dans la perception d'une action de l'âme, préparé que je suis à goûter les fruits d'une fermeté tranquille et

1. B. Williams, Descartes, The Project of Pure Enquiry, Penguin Books, Pelican, 1978, pp. 290-1, discerne nettement comment la glande pinéale est l e seul organe mû par psychokinèse. Il note ensuite de façon nuancée : « The· brain is not responsive to willing which has brain changes as in tent ional content, but only to willing which has movements of other parts of t h e body as intentional content. That is to say, the only part of my body directly responsive to m y will [la glande pinéale] is one which I cannot move at will. » (p. 292)

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pacifiante, comme à retenir les mouvements inconstants de la glande.

Reconnaître dans la générosité une passion active est en fait simplement obvie, sauf que le texte de Descartes invite à ne pas confondre les actions de l'âme et les actions pratiques (pour lesquelles nous sommes loués ou blâmés). Notons bien que les jugements demeurent distincts des volontés ; ils se « déterminent » en actions, et deviennent des « armes », parce que la volonté les a armés. L'article 20 expliquait que lorsque l'âme s'applique « à considérer sa propre nature », elle le fait « activement » : mais l'usage qui définit la générosité ne s'appuie pas, loin s'en faut, sur une aperception aussi vierge de notre liberté. Les « actions de vertu » ont besoin d'être soutenues, étant admis que les pensées qui « peuvent être produites par l'âme seule », et qui ne sont nullement ces actions mêmes, excitent toutefois en elle ces dernières comme des « passions de l'âme ». Ainsi la vénéra-tion, la faveur, la hardiesse ou la gloire exigeront des comportements, des entreprises, qui varient selon les cir-constances de l'action. Je ne percevrai pas celles-ci comme je le fais par la vertu inhérente de l'estime, avant même que ma liberté ne soit en acte, mais je ne puis apercevoir que par elles ce qu'est l'usage généreux, n'éprouvant que par là combien peu naturelle me serait cette « lâcheté » qui ferait affront à la parcelle de vouloir divin déposée en moi.

Notre libre arbitre ne peut en somme devenir le critère passif de l'action ; cette « morale du désengagement » dont a parlé Alquié contre l'interprétation sartrienne. Un article surprenant l'indique dans ce qui enferme précisément l'es-sence commune de pareille lâcheté. Nous savons déjà que pour Descartes nulle passion — fût-ce celle-là, antagoniste du généreux — n'est privée en principe d'aucun « usage bon et louable ». « La lâcheté a quelque usage lorsqu'elle fait qu'on est exempt des peines qu'on pourrait être incité à prendre pour des raisons vraisemblables, si d'autres raisons

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plus certaines qui les ont fait juger inutiles n'avaient excité cette passion » (art. 175). Dans ce cas, elle n'est pas vicieuse, comme elle l'est ordinairement, parce qu'elle « empêche qu'on ne dissipe ses forces ». De même pour Γ irrésolution, cette « espèce de crainte » : si elle donne du temps pour se déterminer, elle a « quelque usage qui est bon » (art. 170). C'est encore ici une irrésolution passive du point de vue du jugement. Or , il arrive « lorsqu'on a le choix de plusieurs choses dont la bonté paraît fort égale, qu'on demeure incertain et irrésolu, sans qu'on ait pour cela aucune crainte » : dans une telle occurrence, « elle n'est pas une passion » (id.). Elle ne le sera que si l'on n'a point à choisir. La faiblesse de l'entendement, le trop grand désir de bien faire nous portent alors vers des solutions inutiles. Contre semblable lâcheté, contre l'irrésolution passive, la générosité est en effet un remède dont on dispose naturellement en soi-même, « encore que peut-être on juge très mal », car il suffit de « s'accoutumer à former des jugements certains et déter-minés touchant toutes les choses qui se présentent et à croire qu'on s'acquitte toujours de son devoir, lorsqu'on fait ce qu'on juge être le meilleur. »

On saisit maintenant toute la différence qu'il y a avec le thème des Regulae et celui du Discours (« il suffit de bien juger pour bien faire », VI, 28). En essayant de définir la générosité par ce qu'elle n'est pas, il apparaît que « la volonté qu'on sent en soi-même d'user toujours bien de son libre arbitre » (art. 158) est ainsi refrénée dans l'irrésolution où il m'arrive de juger pour ne pas agir, comme elle est contrariée dans la lâcheté en un mésusage préventif. Pour comprendre que le bien juger chez l'homme généreux n'est pas le même que sa « bonne volonté » (art. 154), il faut renverser 1 perspective : c'est parce que la volonté est bonne qu'ell· offre au jugement — dont Descartes dit toujours qu'il est opus voluntatis (l'œuvre de la volonté) — un c o n t e n u

estimable. L'individu lâche ou irrésolu peut donc, sans nulle

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contradiction apparente, user du jugement, mais ne pas valoriser par un bien vouloir ce qui fait la perfection du libre arbitre.

L'orgueil au contraire juge mal de ce qui est estimable dans la valeur de notre liberté. Compte à cet instant de voir que la générosité ne se suffirait pas d'une intention louable : elle est entreprenante ; les actions qu'elle promeut peuvent être de « grandes choses » Parce qu'elle « symbolise » avec la vertu, dans le sens chrétien du mot, elle subsume la virtus ou la force d'âme, au sens romain. Descartes n'affirme pas simplement qu'il y ait une vertu du vouloir : il réserve aux pensées qui l'accompagnent les actions de vertu. Mais il décrit un usage vertueux de la maîtrise volontaire ; c'est cet usage que je juge estimable. La « juste raison de nous estimer » tient en effet en deux critères, « l'usage de notre libre arbitre et Γ empire que nous avons sur nos volontés » (art. 152), de sorte que — par nos actions — se dégage une « raison d'être loués ou blâmés » confirmant cette « juste raison » qui est tout intérieure. Ce qui est vicieux dans l'orgueil dépend uniquement de la seconde : on s'estime sans égard au mérite réel (art. 157). Injuste est la bonne opinion qu'on a de soi, comme si l'orgueilleux ignorait volontaire-ment sa volonté propre. « Ce sont ceux qui se connaissent le moins, qui sont les plus sujets à s'enorgueillir » (art. 160) : ce coup d'État de la surestime de soi est un vice du raisonne-

1. G. Rodis-Lewis, « Le dernier fruit de la Métaphysique cartésienne :1a générosité », Les Études Philosophiques, P . U . F . , janv.-mars 1987, pp. 43-54 , tait l'historique du généreux depuis les Olympica, amendant l'exposé ancien de la Morale de Descartes {op. cit., pp. 91-6 , et p. 124). Elle note que le libre arbitre est l'une des trois mirabilia primitives. En opposant l'imperfection Je l'entendement et l'infinitude du vouloir, G. Rodis-Lewis reconnaît que 1 adhésion de ce pouvoir « sans bornes » de la liberté au Bien souverain reste ambivalente. Mais selon elle, le « bon usage » de la liberté (celle de vouloir le meilleur) correspond métaphysiquement avec la raison du Bien (celle de se soumettre à la Raison divine). D'où ce commentaire de l'art. 152 : « L a ••oumission au vrai et au bien, établis pour toute la création par Dieu, est • «pression de cette maîtrise » fia maîtrise de soi].

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ment ; il écarte la juste opinion « qu'on a pour soi » (la raison de l'estime) au profit de celle « qu'on a pour la chose qui fait qu'on s'estime » (la raison de la louange), lesquelles dans la générosité sont également justifiées.

On ne peut dire néanmoins que dans cette passion « clef de toutes les autres vertus » une même raison soit à l'œuvre : il y a toujours dans cette estime une connaissance et un sentiment. « La vraie générosité qui fait qu'un homme s'estime au plus haut point qu'il se peut légitimement estimer, consiste seulement partie en ce qu'il connaît qu'il n'y a rien qui véritablement lui appartienne que cette libre disposition de ses volontés, ni pourquoi il doive être loué ou blâmé sinon pour ce qu'il en use bien ou mal, et partie en ce qu'il sent en soi-même une forte et constante résolution d'en bien user, c'est-à-dire de ne manquer jamais de volonté pour entreprendre et exécuter toutes les choses qu'il jugera être les meilleures. Ce qui est suivre parfaitement la vertu » (art. 153). Dans cette définition centrale, l'empire que nous avons sur nos volontés se trouve scindé à l'égard de son concept : la connaissance dont se prévaut le généreux est une représentation d'appartenance, commune à la joie et à l 'amour; notre liberté d'emploi est saisie comme un bien propre, sans préjuger que cet usage soit bon ou mauvais. Mais le sentiment intime concerne lui ce bon emploi lui-même. D'un côté, je me persuade d'une raison d'estimer l'aptitude du vouloir ; de l'autre, j'éprouve par expérience la valeur affective de ma détermination future ; j'estime les chances de l'action dans la passion même. La maîtrise du vouloir s'exerce donc par un supplément émotionnel, duquel je dispose intimement sous la considération du meilleur. Si « la force d'âme ne suffit pas sans la connaissance de la vérité » (art. 49), c'est que cette résolution d'en user librement n'est pas indifférente; c'est aussi que j'éprouve cette maîtrise ou cette fermeté « en moi-même », à l'exclu-sion d'aucun arbitrage transcendant.

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Faut-il faire alors de la « vraie générosité » le pur décalque du jugement vrai ? La vérité du généreux tient en cela que je ne résiste pas à entreprendre ce que je juge être le meilleur, encore que je demeure dans l'ignorance des causes dernières. La louange et le blâme semblent n'être rapportés que par surcroît à l'intime conviction d'être résolu en chacune de mes actions : non pas que, dans l'orgueil, on ait « aucun mérite pour être prisé », on n'y fait « point état » du mérite au contraire (art. 157). L'orgueilleux estime vicieusement « les choses qui ne méritent aucune louange, ou même qui méritent du blâme ». Descartes avance à ce sujet que « toutes les âmes ne sont pas également nobles et fortes » (art. 161 et 164), référant nommément la générosité à la « bonne nais-sance ». Mais il en va de même hors de tout critère nobiliaire, et parfois contre lui : quoique définie comme « la chose la plus noble » la liberté cartésienne n'en est pas moins chargée d'un degré de noblesse qui l'emporte sur le genus ou le privilège du sang. La noblesse n'est pas vraie au même titre que la générosité, ou ne le sera que par son intermé-diaire 2. Le texte force à nous éloigner d'une extension trop étroite. De manière générale, la dénomination « par le plus noble » distingue l'action de la passion, la vertu de l'habi-

1. Cf. la lettre à Christine, du 20 nov. 1647, A T V, pp. 84-85 : « le libre arbitre est de soi la chose la plus noble qui puisse être en nous, d'autant qu'il nous rend en quelque façon pareils à Dieu et semble nous exempter de lui être sujets. »

2. F. Alquié, O P III, p. 1067, souligne justement que Descartes * rectifie » le sens admis de la générosité, et disqualifie celle qui n'est pas « vraie ». Mais dans « cette leçon de morale adaptée aux mœurs du temps », pour Alquié, la générosité « est, avant tout, celle du jugement vrai ». Il devient dès lors moins clair qu'à l'article 160 elle se rapproche de l'orgueil dans le sens de l'opinion de soi. Rappelons que Descartes ne parle que de noblesse de l'âme, d'un mérite individuel et non seulement objectif (où tiendrait la cause rationnelle de l'estime). La liberté n'est pas mise en nous comme le sont les vérités éternelles, « ingenitae » : grâce à elle, dans le doute, nous pouvons suspecter même que Dieu ne garantisse pas la vérité des mathématiques. Cette donnée native de l'âme est bien la seule marque de la perfection du créé en nous.

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tude. Descartes désignant la cause en partant de l'effet ne parvient donc à considérer exactement la nature du généreux qu'en comparant les effets de l'humilité vicieuse (son contraire logique), qui indiquent une déficience du libre arbitre dans son usage (art. 159), et ceux de l'orgueil (son contraire pratique), qui indiquent un « manque de connais-sance ». Comme l'une et l'autre de ces passions supposent ou la mésestime de soi ou la mésestime d'autrui, il ne pouvait référer le sentiment généreux qu'à une estime bien comprise, ce qui équivalait à la penser selon un critère social, plutôt qu'à l'obscurité d'un habitus infus.

Le lien avec la gloire (et même avec l'envie de la gloire) (art. 183), forme le complément de cette intuition. N'était — et la réserve est de taille — n'était que cette gloire doive contredire à la visée d'une « usurpation », puisqu •elle n'ajoute rien de nécessaire à l'intuition du généreux, dont par une nécessité supérieure tout homme est porteur. La diffi-culté de concilier l'humilité vertueuse qui lui est solidaire du point de vue du jugement et le critère d'excellence, est loin d'apparaître comme un problème original à Descartes. En témoigne une Remarque de Vaugelas sur le glissement de sens de libéral à généreux1. Ce trait d'une attitude philoso-phique envers l'époque signale dans les Passions le principe d'une tension contradictoire. Avant lui, l'élément « politi-que » d'un christianisme sorti des troubles de la guerre civile veut l'abdication de la volonté devant le plan de la Provi-dence : dans cette optique, commune à Du Vair et à beaucoup d'apologistes, le généreux est « persécuté » à la différence du mondain ; il s'abstient de coopérer par son

1. Vaueelas oppose libéral arbitre au sens latin à'ingenium liberale (Ρ « indolem liberalem », qualifiant « une âme bien née »), « comme si libéral en ce sens étroit était opposé à servile, et cju'on voulût dire que le franc-arbitre est convenable à une âme bien née au heu que les âmes serviles, <jui n'agissent que par contrainte, semblent être privées de l'usage de leur liberté », Remarques, Paris, 1647, rééd. Champ libre, Paris, 1981, p. 8 9 .

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vouloir personnel au dessein secret des événements, et subit les coups de la Fortune. Si on compare le traité de Descartes avec le Traité des Passions de l'âme, de J . -P . Camus, le premier du genre, où la générosité est une espèce de zèle et presque de renoncement, sinon la forme dérivée de l'amour de Dieu, on voit que le franc-arbitre est le nom d'une indifférence soumise, accordée de droit au vouloir divin1. Descartes entend que la chose est impossible : comment aimerai-je en moi un tel renoncement par le sentiment « autophile » de ma liberté, comme dit curieusement Camus ? Surtout, Descartes ne fonde pas non plus l'estime généreuse sur l'amour : il n'est pas prêt à sanctifier « l'appé-tit généreux », à l'instar de Coëffeteau, l'évêque de Marseille, dans son Tableau des passions humaines2. Progressivement d'ailleurs, le critère d'excellence revient confirmer l'intuition du généreux. C'est le débat sur la vertu du prince, dont discutent Senault, Guez de Balzac et Faret3 : l'inconstance de Louis XIII sert de médium à ces réflexions, si bien que, dès 1641, l'héritage du néo-stoïcisme est proprement relégué à l'idéal romanesque de l'aïeul et du défunt père du nouveau roi. Un tout autre idéal se reconstitue pour lequel les passions seront l'ornement de la vertu 4.

Il importe peu que Descartes, éloigné dans le temps et

1. Tome I X des Diversités. L'inspiration est salésienne. Malgré de grandes différences, il y a plus de points communs entre Camus et Descartes qu'entre Descartes et Senault ou Coëffeteau : ainsi l'idée que les passions sont indifféremment bonnes ou mauvaises, que la colère peut être « juste », etc., pp. 386, 605, 689.

2. Paru en 1620 : p. 69. Coëffeteau distingue les passions du corps (les plaies) et les passions de l'âme (les maladies). Il associe néanmoins la générosité à la constance (p. 299).

3. Senault, op. cit., p. 148 et suiv. ; N . Faret, Des vertus nécessaires à un prince, 1623 ; G . de Balzac, De la Gloire, in Œuvres diverses, 1644.

4. Celui de la rhétorique jésuite et oratorienne. Pour Le Moyne (qui publie ses Peintures Morales en 1640-1643), les passions sont identifiées à travers des « marques » (manifestations intérieures et extérieures, ou « charactères »), mais aussi par des exempla, des histoires, des tableaux, des portraits. C e sont alors, dit-il, des « peintures sans couleur ».

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dans l'espace de la génération 1630-1640, ait eu notion de ces querelles. L'idée de générosité n'en progresse pas moins, portée par l'air du temps, à mesure que la question de la vénalité des charges empoisonne la crise des valeurs de la noblesse. Descartes pense en elle le gouvernement de la passion, non le porte-drapeau d'une idéologie factieuse. Pour lui, conscient de « l'infirmité de notre nature » (art. 155), le critère de l'héroïsation enveloppe, au lieu d'aucune rébellion, d'aucune témérité guerrière, le mépris de « son propre intérêt » (art. 156). Ici, par un contresens d'école, on a imaginé que Descartes pouvait avoir influencé Corneille : le résultat de ces débats aura été de soustraire le vouloir pathétique du généreux à cet examen légitime que préconi-sait Cassirer, afin de cerner le schème imaginatif que Descartes n'a pu tirer de lui-même. Il ne fait pas de doute que ce schème est aristocratique ; 1' « âme bien née » réagit loyalement devant l'absolutisme monarchique, mais elle lui impose des devoirs. Descartes reprochera au Prince de Machiavel d'être « peu généreux », il réfutera brièvement le De Che de Hobbes. Plus que tout, dans sa propre anthropo-logie, le généreux stigmatisera cet individualisme forcené conduisant à justifier le despotisme du prince, nec pluribus impar. Chez Corneille, du reste, ce sentiment d'abord atypique ne s'exprime que dans la période immédiatement antécédente aux Passions de l'âme, puis disparaît comme une valeur déconsidérée et chimérique C'est avec raison que

1. Stegmann, op. cit., II , p. 226 : Depuis Lanson et sa critique par O. Nadal, puis Bénichou, cette thèse des rapports Corneille/Descartes η est pas telle qu'elle ait été fertile en résultats. Stegmann résume la place qu'occupent respectivement chez l'un et l'autre l'admiration et la volonte pour en déduire que les convergences ne sont pas susceptibles^ d'etre établies. Si le « parallèle » n'est pas fécond, c'est que l'opposition n'est pas entre des valeurs ; le lien ne paraît devoir être noué que sur le f o n d commun de la relation conceptuelle : dans le constat du déclin de l'idéal héroique. Pour Desçartes, une raison militante doit s'y substituer ; pour Corneille, le sens de l 'État doit contraindre la libido dominandi (la passion du pouvoir), quand, chez les princes eux-mêmes, elle contredit à un devoir objectif.

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Stegmann a pu dire que Descartes, exaltant le généreux, avait donné par le traité une « construction tardive et fragmen-taire ». Furetière quand il explore le terme dans son Diction-naire n'y entend plus que la connotation figée qu'en peut faire l'homme de cour (la « grandeur d'âme »), et la situe dans un contexte théâtral ou historique, où le sens cartésien a complètement disparu. Là où Descartes définit le généreux par la considération d'une cause libre en autrui (avec une aversion certaine pour le courtisan et le dévot), les Classi-ques jugeront sous ce nom un individu réfractaire et asocial, l'imputant parfois au modèle janséniste de la liberté de conscience. En présentant ainsi les hommes généreux, « tou-jours parfaitement courtois, affables et officieux envers un chacun » (art. 156), qui rendent « sans répugnance tout l'honneur et le respect qui est dû aux hommes, à chacun selon le rang et l'autorité qu'il a dans le monde » (art. 164), le traité mettait en évidence un prototype inactuel. C'est en cela qu'on comprend à quel point est peu « politique » la politique cartésienne. Cette générosité pour « officieuse » qu'elle fût, ne correspondait plus dans le pays de la Fronde à une quelconque hiérarchie des comportements : elle rompait avec le nouveau cours.de la moralité.

Dans les faits, il n'est pas évident de la sorte que la

Dans les tragédies des années 1640, Corneille prête encore au généreux un sens positif (de résistance, du refus hautain de sa défense); c'est le magnanime, à qui l'honneur même est subordonné quelquefois. Après Horace et Nicomède, la domination sur soi cède le pas à l'ironie du sort qui guette le généreux : il devient victime d'un idéal personnel de vertu. Dans un cas unique, Don Sanche, le généreux est contradictoirement de basse extraction : mais il y a quiproquo ; on a pris le fils de roi pour le fils d'un pêcheur. C'est ainsi l'idée même de la race qui se voit contestée peu à peu, en même temps que l'intransigeance du code de l'honneur : le rang que l'on se doit est source de défi ; la « puissance d'agir » coïncide avec la vertu, qui n'est plus fureur héroique. Voir G. Couton, Corneille et la tragédie politique, P U F , p. 108 ; M. Fumaroli, « L'Héroïsme cornélien et l'idéal de la magnanimité », m Héroïsme et création littéraire, Klincksieck, 1974, pp. 68-

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« puissance d'user » de notre libre arbitre ait pu se présenter comme la norme déguisée de l'affectivité. Lorsque Sorel, vingt ans plus tôt, il est vrai, dans Francion, avait mis son héros à la tête de la « Compagnie des généreux », le paradoxe était grand de les voir terroriser leur entourage. « Nous ne regardions point à la race, nous ne regardions qu'au mérite », déclare Francion avec bravade, qui se mêle à cette bande de débauchés pour vider les bourses des marchands1 . Cet épisode parodique nous dit bien qu'il y eut une générosité libertine, sorte de renversement ou de mimétisation du type valeureux : le conflit de la race et du mérite, dont Corneille a donné l'exposé pathétique, aboutit chez Sorel à mettre en scène l'imposture du code de l'épée. C'est par rapport à elle que Descartes, qui fréquenta des libertins, prétend justement ne pas masquer sous 1 'ethos, comme sous le caractère du gentilhomme, la règle du généreux. S'il indique que « l'insti-tution sert beaucoup pour corriger les défauts de la nais-sance » (art. 161), s'il énonce fortement que la générosité peut être « acquise », la « juste valeur » qui fait qu'on s'estime doit par là échapper à toute affectation de la valeur : elle n'illustrera pas le code de l 'honneur ; elle n'est pas le fruit d'une norme intériorisée. Nemo sane aliter experturus est : Personne, à l'évidence, n'en fait autrement l'expérience, dit-il à Burman ; nous avons conscience de notre liberté dans l'ordre naturel, et « même chez les Turcs », sa philosophie, réservant le pouvoir de « suspendre notre assentiment », sera reçue « sans offenser personne » 2 . A imaginer donc, hypo-thèse radicale, que Dieu eût commandé à sa créature de le haïr, l 'expérience que je fais de ma liberté ne s'en trouverait pas bouleversée. L'indifférence au bien dans l'ordre théori-que est déjà le signe du vice ; mais elle ne saurait corrompre cette estime naturelle. E t pourtant, si la générosité est

1. Histoire Comique de Francion, 1623, liv. III, G F n° 231, pp. 214 et suiv.

2. L'Entretien, op. cit., p. 69 : Beyssade traduit « scandaliser ».

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« naturelle à certaines familles », aucune disposition innée ne remplace jamais cet « acte du jugement » : la faculté que j 'ai de retirer mon consentement, chaque fois que nécessaire. L a force et la noblesse de l'âme sont puisées sur le fond d'une émulation tout intime. En réaffirmant que la volonté (attri-but des « âmes nobles et fortes ») est au-dessus de l 'entende-ment, Descartes ne disjoint pas en l'occurrence le fait épistémique et le fait pathétique de la résolution. La forme de constance et de stabilité qu'éprouve le généreux, Y ethos du caractère magnanime, ne peuvent valoir au titre d'un critère spécial : soit que je feigne de connaître l 'objet de l'entende-ment divin par la seule inspectio mentis ; soit que je prétende que la liberté de Dieu inspire directement la mienne, si « parfaite » e t « absolue » que je l'éprouve. « Il n 'y a point de monarque au monde qui fût assez riche pour les acheter de moi », dit Descartes à Mersenne en 1630, sur un ton de grand seigneur, parlant de sa liberté et de sa tranquillité. Rien n'est moins mercenaire, en effet, que la religion de Descartes, puisque le généreux s'interdit de penser que Dieu a décrété du vrai et du bien comme eût fait un roi à l'égard de ses sujets. Toute superstition de la valeur conduit à l'impiété et à l'irrévérence (art. 164).

2. De la gloire et de la colère

Toutefois la prééminence du généreux n'est pas telle qu'il renonce au dénombrement promis : qu'il s'agisse des déri-vées du désir (art. 58 à 60) ou, les plus nombreuses, celles de la joie et de la tristesse (art. 61 à 67). Le notable est que Descartes ne suive pas le pathétisme illustratif des jésuites, allégorisant la passion, multipliant les tableaux, selon la technique de Γ ekphras i s qu'a décrite M. Fumarol i 1 . I l

1. L'Age de l'éloquence, Droz, Paris-Genève, 1981.

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n'appréhende que des couples opposés (espérance et crainte ; sécurité et espoir), et laisse assez rarement des formes indépendantes, comme la jalousie ou le remords. D'ordinaire une sous-espèce de ce genre est composée d'aspects de plusieurs passions. La démarche suivie respecte, en bref, autant que possible, « l 'ordre trouvé » ; exception faite cependant pour ce qui concerne l'excitation simultanée de divers phénomènes (art. 166, 170, 172, 174). O n doit penser alors à une « dérégulation » du régime de l'une par l'autre. La nature nous dispose à faciliter ce mouvement fluctuant, d'autant que ce ne sont pas seulement les critères moraux qui aident à inhiber l'excitation, mais souvent une excitation contraire du mouvement des esprits qui la tempère, sans qu'une initiative consciente y soit nécessaire. Descartes blâme en priorité la crainte : il distingue longuement les sentiments variés qu'elle commande ou qu'elle accélère. La grande finesse consiste maintenant à considérer que l'excès, quand il n'est pas compensé par un excès opposé, et doit être combattu de front, n'a plus de particularité « spécifique ». La peur est un « excès de lâcheté, d'étonnement et de crainte », la hardiesse un « excès de courage » (art. 176). Ce ne sont pas de vraies dérivées, et plutôt des mélanges, des concentrations brûlantes ou froides. U n jugement moral, une orientation du désir, s'imposent éventuellement pour en brimer l'élan. Descartes ne condamne pas l'excès en soi, car on ne peut viser l'abstention ou la modération comme de pures fins.

Autant le désir par son objet dépendra de nous-mêmes ou n'en dépendra pas, autant la physique contrariée des pas-sions produit désormais d'un unique genre plusieurs espèces qui n 'ont pas la même signification morale : telle l'émulation (lorsque la réussite d'autrui sert d'exemple) ou la hardiesse (lorsque la difficulté excite le désir). Ces deux dernières sont des formes d'estime du possible, ou des chances de succès : que le désir de réussite dépende uniquement de nous

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(comme dans la compétition courageuse), ou parce que la gloire que se propose comme fin celui qui est hardi est tout autre que son objet : la nécessité de se conserver en vie pendant l'action. Dans cette analyse (art. 173), Descartes passe effectivement de la modalité représentative de la passion à sa finalité, laquelle est du ressort de l'âme dans sa puissance d'exécuter. Relativement à l'enjeu poursuivi, le danger peut être vaincu par une juste estimation de son effet sur nous. La preuve est fournie dans l'exemple du remords : irrésolution qu'on éprouve a posteriori quant à la fin (parce qu'on doute « que ce qu'on a fait fût mauvais »), mais qui est une vraie tristesse dans son objet.

Sans avoir encore donné d'autres espèces de l'amour et de la haine que celle de la jalousiel, Descartes profite du remords pour étudier sitôt après les dérivées de la joie et de la tristesse. L 'on constatera qu'en peu de place il renvoie loin de lui l'étude des « mixtes » de Cureau. La considération des facteurs opposés s'appuie sur l'attribution d'un bien ou d'un mal, référés à moi-même ou à autrui : dès lors l'indignation ou la colère sont des espèces de la haine, mais sous la catégorie générale de la dépossession ; la faveur ou la gloire, des espèces de l'amour, .mais sous la catégorie générale de l'appartenance. Au lieu de composés expressifs, de schèmes physionomiques, ces attributs les expliquent, imputables ou non selon l 'objet aux êtres qui nous entourent comme autant de causes libres (telle la volonté de voir arriver du bien à autrui, ou par autrui de jouir d'une estime méritée). L'argu-ment de la morale « sociale » de Descartes ne devrait pas en ce sens être interprété sous l'aspect d'une vague solidarité. La réputation ou l'imputation d'un prédicat passionnel (être

1. Aversion devant un bien ou un mal dont autrui n'est pas digne, et smon, par rapport à moi, dans le désir de me venger d'une injure. La ulousie, que Descartes sépare de l'envie, est parfois proche de l'émulation. Voir l'étude exhaustive de M. Bertaud, La Jalousie dans la littérature au

'•emps de Louis XIII, Genève, Droz, 1981.

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digne de pitié ou d'estime, n'être pas digne de respect ou de mérite) viennent dans notre cas de la portée d'une offense, de l'effronterie, d'un zèle douteux, d'un vice brutal. Descartes donne beaucoup plus de place à la critique des valeurs « tristes » qu'à l'exaltation de leurs contraires, non pour les dévaloriser ce faisant, mais parce que le bien propre du libre arbitre est naturellement inaliénable, à la différence des faux biens que s'approprient les êtres « faibles et abjects ». Si la reconnaissance, « l'un des principaux ressorts de la société humaine » (art. 193 et 194) est « fondée sur une action qui nous touche et dont nous avons le désir de nous revancher », elle stipule comme une rétribution de l'estime, dont le critère est nécessairement électif. C'est le mérite légitime qui pousse le généreux à la « raillerie modeste », à l'indignation, à la colère, venue, chez ceux « qui ont beaucoup de bonté et beaucoup d'amour », d'une « prompte aversion qui les surprend » (art. 201). L'émotion qui est dans le sang, comme Descartes aime à le répéter, si la générosité doit la tempérer, provient d'une juste « vigueur à repousser les injures »

Petit homme coléreux selon certains, et d'une susceptibi-lité orageuse, lui-même se plaignait d'une « chaleur de foie » que rapporte Baillet : elle aura failli, dit le philosophe, le faire disputer sérieusement avec ses contradicteurs, même très éminents, comme Robertval. En ce sens, bien restreint, le tempérament de Descartes eût de sa nature excité le sentiment de fierté de l'aristocrate poitevin, celui que Nietzsche a loué dans sa personne2 . Descartes s'est vivement

t. C 'es t l'identification de l'offense, et la manière de la détourner de nous, qui nous préserveront d'un mauvais usage de la colère ; à Chanut , 1 nov. 1646 , A T IV, p. 538 . Elle « emprunte sa vigueur à l 'amour qu 'on a p o u r soi -même » ( a u même, T ' f é v . 1647). L'impudence ou l'effronterie sont au contraire des vices, et non des passions (art. 207) .

2 . Fragments Posthumes ( A u t o m n e 1887-Mars 1888) , Œuvres Philoso-phiques complètes, tome X I I I , Gallimard, p. 97 : « Aristocratisme : Des-cartes, règne de la raison, témoignage de la souveraineté de la volonté (..Ο-ί ε XVIIe siècle est aristocratique, ordonnateur, dédaigneux de l 'animalité,

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dressé contre cette confusion du titre et de la chose, contre la « Prud'homie » de Charron, morale d'une élite. O n ne peut faire la part belle au sujet dans l 'homme Descartes. Les Passions de l'âme, sous leur dépouillement objectif, sauvent beaucoup mieux la subjectivité des passions. Cureau de la Chambre croyait en une réduction « charactéristique » ou sémiotique. Mais l'affranchissement de la scolastique voulait d 'abord une mise en ordre, et surtout une affirmation de la passion, toutes deux absentes de la physiognomonie de Cureau. Ce n'est pas dans l'optique du libertinage dogmati-sant que cette liberté affirmative pouvait s'épanouir, ni dans l'urbanité savante que repoussa Descartes par son exil hollandais. Il faut chercher dans le traité ce qu'il exprime avec tant de décence : sous la justification de la colère notamment, ou sous l'éloge de la gloire (art. 204), dont la place est si discrète (une dizaine de lignes) qu'on risque d 'éluder sa signification. L ' impudence , « mépris de la honte et souvent aussi de la gloire », nous la montre essentielle à la logique de l'estime.

Il ne serait pas conjecturé ici de montrer le lien avec l'œuvre de Corneil le 1 . N o n que le traité la fasse aussi impérieuse. Mais les effrontés, nous dit Descartes, sont « déchargés de plusieurs contraintes auxquelles l'honneur les obligeait » (art. 207). Distincte de la satisfaction de soi-même (art. 190), elle voit son prix « renchérir » (art. 183) de ce qu'elle représente « un bien qui n'est pas communicable à plusieurs ». L 'homme généreux se défendra sans peine de la haine envieuse pour les personnes qui « possèdent » ce bien

sévère pour le coeur, d'une "inconfortable " réserve, hostile à toute effusion, ( · • · ) généralisateur et souverain à l'égard du passé : car il croit en lui-même. Beaucoup du rapace au fond, beaucoup d'habitudes ascétiques pour rester maître de soi. L e siècle de la force de la volonté, mais aussi des passions fortes. »

1 · O n remarquera que chez Corneille aussi la gloire n'est pas nécessaire-ment le « m o t e u r » de l 'héroïsme (Cf . Stegmann, ibid., p. 4 8 6 ) .

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ou qui le « distribuent ». E t néanmoins, il y a une compéti-tion certaine entre le désir de gloire et la pure estime de soi : ou, pour le dire exactement, une agonistique de la volonté, qui ne peut uniquement s'éprouver elle-même, ni instruire le jugement par la dignité de l 'objet, hors de la médiation de la louange. « Il est vrai que c'est en quelque façon faire du mal que de posséder un bien dont on n'est pas digne », résume Descartes (art. 195). La louange est un dû, duquel le manque est plus sensible à la mesure des « affronts » subis, même si le libre arbitre n'est jamais proprement offensable (art. 156).

Ainsi, contre l'envie et l'impudence, contre la colère (qui chez les âmes « basses » et « infirmes » est sans doute fort mauvaise, quand la tristesse se mêle à de la haine qui nous « ronge »), sont déclarées bonnes deux passions dérivées, mais non antagonistes, la honte et la gloire (art. 207), parce qu'elles incitent à la vertu. Tel est bien le contenu affirmateur de la passion : elle entraîne à l'action louable, et dégénère dans le vice. L'habitude, celle du courage par exemple, n'est pas vertueuse dans son principe ; une habitude de vertu est d'autre espèce qui consiste à « séparer en soi » les mouve-ments des esprits et les pensées qui y sont jointes (art. 211). Cette dissuasion est une « maîtrise » : une « adresse » à ménager nos passions. Ce qui forme là encore le point crucial n'est pas d'imaginer que la raison soit au centre d'une « psychomachie » alors à la mode, tel un ministre devant la rébellion des appétits, thème favori des prédicateurs inspirés de Richelieu Descartes place la libido dominandi, en tant qu'amour de la maîtrise de soi, en un rôle nouveau : il ne s'agit pas d'éradiquer la passion, de l'extirper, comme Nietzsche l'a bien vu. L e remède invoqué, celui d'une

1. L'idée d'une métaphore médicale, ou iatropolitique, domine alors l'intelligentsia européenne : qu'on songe à {'Argents de Barclay, ou a Francesco Pona, La Maschera iatroûolitica, overo Cervelle e Cuore princip-rivait aspiranti alla monarchia del miaocosmo, Venise, 1627, document assez révélateur exhumé récemment par les travaux de Paolo Getrevi.

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médecine « généreuse » (art. 203), pour calmer l 'émotion que provoquent en nous les « injures », paraît à cet endroit très différent de celui qui clôturait la Seconde Partie (art. 148) : le contentement de l'âme « en son intérieur » suivait de la vertu ; les « troubles », les « commotions » de la passion étaient sans prise sur elle. Descartes abôutit doréna-vant à concevoir que « l'empire absolu sur soi-même » nous fasse décolérer par cela seul que la puissance de la liberté exprime l'affinité de la puissance avec la vertu. Ce n'est ni par une abstention « cynique » ni par un mépris de l'opinion du peuple (art. 206) , que j 'apaise cette vigueur qui m'emporte.

Dans le climat qui s'installe entre la mort de Richelieu et la succession de Mazarin, cette élection de la vertu par la passion a d'ailleurs fait l 'objet d'un débat public. Peu d'auteurs en témoignent mieux que Guez de Balzac, et Descartes qui se vantait de son amitié avant que se distendent leurs rapports, s'il n'entre pas dans le débat, se situe objectivement par rapport à lui 1 . O n rejoint là le fond du legs néo-stoïcien, et la manière dont Juste Lipse associait doctrine civile d'un côté, et monita (les instructions privées)

1. O n peut séparer les écrits de Balzac sur la gloire avant et après le choc produit par le livre de Machiavel, dont au début Richelieu se déclara relativement proche. Balzac écrira lui-même son Prince en 1631 : il cherchera les faveurs du Cardinal, et ne réussira qu'à l'irriter contre lui. Des Premières Lettres aux Œuvres, l'écrivain le plus brillant de son temps a constamment traité de la gloire. Ses rapports avec Chapelain, Scudéry et Corneille permettent d'y voir un faisceau de qualités (humaines et stylistiques) jouant un rôle décisif dans l'attribution de sa légitimité littéraire, contestée pour cette raison par les Classiques. Entre 1631 et 1645, la crise de la valeur d'excellence — soutien de la réaction d'hostilité à la normalisation monarchique — atteint son hypogée. Autant l'idée d'une réputation héroïque de ce qu'on nomme encore la vertu glorieuse est le fait d'une anomalie de nature (Henri IV, Condé) : la noblesse transcende le devoir d'État, elle lui donne son sens, — autant bientôt le thème de l'usurpation vient-il la remplacer sous la plume de Balzac : seule la « gloire vraie » justifie l'ardente passion du monarque, la louange est incivile et flatte les vices du prince. « Estimer la gloire pour l'amour de la vertu », comme

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de l'autre. La grande étude d'Anthony Levi 1 place le traité de Descartes dans cette perspective. Balzac participe du même processus de dévaluation du modèle cicéronien qu'a-vait inauguré Juste L i p s e 2 ; il évolue entre une stylisation « politique » du type glorieux, et le mépris de l'umbratilis vitae (la vie à demi cachée) qu'il reproche aux frères D u Puy dans leur académie libertine. L'échec d'une expression « romanesque » distincte de la bassesse du courtisan serait causée, selon Levi, par le décalage croissant entre gloire et vertu : d'après lui, l 'héroïsme subit « une incarnation pour ainsi dire posthume dans la psychologie de Descartes » 3 .

3. Physique du héros

C'est devenu un lieu commun à propos de Descartes que de démasquer le héros sous l'exposé du physicien. O n a tenté récemment de couvrir la performance de l'ego cogito d'un vêtement plus subjectif encore. Mais, si le sage est à même de donner une physique du pathos, c'est en un autre sens qu'il propose un modèle de sagesse. Il n'est que de constater qu'il revient au poème « épique » de traduire le prototype person-nel du héros 4 . Le sage étudie ce qui relève de la conduite et

l'écrit Balzac à la marquise de Rambouillet, voilà bien le programme que réfuteront les prédicateurs attitrés de Richelieu dans leur Défense du Roy· Cf. J . Jehasse, Guez de Balzac et le génie romain, P U S L , Lyon, 1977, p. 425 etsuiv. ; E . Krantz, Essai sur l'esthétique de Descartes, Paris, Baillière, 1882, liv. II, ch. 2 ; Balzac, De la Gloire, in Œuvres diverses, Paris, Rocolet, 1644.

t . French Moralists, The Theory of the Passions, 1585-1649, Oxford, 1964.

2. Voir Morris W . Croll, Style, Rhetoric and Rhythm, Princeton UP, « Juste Lipse et le mouvement anti-cicéronien », p. 32.

3. Anthony Levi, « La disparition de l'héroïsme, étapes et motifs », m Héroïsme et création littéraire, op. cit., p. 79.

4. C'est La Pucelle de Chapelain, le Moyse sauvé de Saint-Amant, Clovis ou la France chrétienne de Desmarets de Saint-Sorlin, Alane de Scudéry : depuis 1623, date où Chapelain publie la Préface à l'Adone du Mann, la

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du seul amour de la vérité ; il se fie au naturel (à la bona indole). L'étude, le voyage, ne suffisent pas à cette instruc-tion : il y aurait quelque chose d'abusif à projeter en eux le mode de vie idéalisé du philosophe. Descartes renvoie dos à dos Epistemon et Poliandre : l'érudit et le voyageur, comme si les deux attitudes nous égaraient hors d'une voie sûre. C'est en doutant que je ne suis qu'une machine que je m'aperçois que j'existe, dit Poliandre l'illettré et véritable « personnage » de La Recherche de la vérité. O n se souvien-dra de la signification du nom (c'est l'aventurier dans le Polexandre de Gomberville, ou dans l 'homonyme de Sorel). Le corps humain, ce robot vascularisé, tel qu'il me faut le conduire, serait dans cette acception naïve l'enveloppe dont ma substance est revêtue : tels les « machines mouvantes » ou les manteaux postiches de la Seconde Méditation. O r les passions ont bien pour Descartes une traduction sémioti-que : elles peuvent feindre l'expression ou la mimique corporelle que Cureau cherchait à naturaliser ; et cependant elles ne sont pas de simples signes habillant le corps. La pitié ou la dévotion, et plus particulièrement le repentir (ce qu'on appelait la syndérèse chez les théologiens), que Descartes justifie à la différence de Spinoza, car il vient de la « connaissance certaine » d'une action mauvaise, n'ont pas besoin de se parer des formes de la « dissimulation hon-nête ». Cette pathétique du jugement, loin d'impliquer l'opportunisme moral d'un Machiavel, fait servir la « ruse » à

réflexion sur le complexe héroïque dans « l'action illustre » s'engage en france dans la tentative d'une allégorie « politique » de l'épopée. Ce qui ne va pas sans modifier beaucoup la portée au genre en tant que tel. Son échec relatif est entériné par le credo de la bienséance, inconfortable au héros. Voir Ç. Rizza, « Discorsi e trattati sul poema epico », Quademi del seicento

jrancese, n° 7, Adriatica-Bari et Nizet, pp. 193-210. Scudéry écrit nettement dans la Préface d'Alaric : « La vertu ne consiste pas à n'avoir point de passions, mais à en avoir et à les vaincre », Alane ou la Rome Vaincue, Ley de, Sambix, 1654.

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beaucoup mieux qu'à exploiter la crainte. Elle suspend l'automatisme des réactions, au lieu de les subjuguer. « Le remède le plus général et le plus aisé à pratiquer contre tous les excès de passions, c'est que, lorsqu'on se sent le sang aussi ému, on doit être averti et se souvenir que tout ce qui se présente à l'imagination tend à tromper l'âme et: à lui faire paraître les raisons qui servent à persuader l 'objet de sa passion beaucoup plus fortes qu'elles ne sont, et celles qui servent à la dissuader beaucoup plus faibles » (art. 211). Ici la subjectivité est « attaquée » dans les limites mêmes de son empire. Les impressions qui se font dans le cerveau excitent la « fantaisie » par une tromperie dans la représentation ou l'évaluation.

O n pourra donc comprendre que Descartes ait voulu cerner le subjectum héroïque de la passion, non le sujet de la raison, tantôt dissuasive, tantôt persuasive1. Le magistère conquérant des Regulae et du Discours, où la domination de soi servait à assurer le principat de la pensée sur le monde, n'est certes pas démenti objectivement. Et pourtant cette objectivité, ramenée dans les Passions à l'ordre psychosoma-tique, demandait un effort dont le résultat n'était pas acquis avec la même évidence : privé de son sens rhétorique, de sa qualité scolastique d'appétit, 1 'ethos a changé de statut. Impossible d'imaginer alors une feinte ontologique du sujet

1. Mesnard (op. cit., p. 181) voit dans Descartes un « héros » ; de même pour Alquié, Bénichou, Cassirer et Lefebvre. Stegmann se limite à noter une « virtualité héroïque ». Voir Cassirer, Descartes, Corneille et Christine de Suède, Vrin, 1942 (qui soutient un « activisme radical » de Descartes); H . Lefebvre, « De la morale provisoire à la générosité », Cahiers de Royaumont, 1957 (pour qui la tension de la noblesse de robe et de ['honnête homme exprime le héros qui réagit contre sa classe) ; enfin J . - M . Gabaude, Liberté et raison, t. II, Toulouse, Publications de la faculté des lettres, 1970, p. 258, lequel se référant à Corneille insiste sur le constat d'inégalité des âmes pour justifier le conservatisme de Descartes. Guido Canziani (op. at., pp. 364-5) offre là encore le meilleur résumé de la querelle. « Eroismo sema, retorica ? » : ce dernier ne répond pas nettement par l'affirmative (p. 366), mais il repousse toute idée d'une maschera libertine.

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pensant, habitant indifféremment le corps ou doutant de son appartenance « en propre », sans agiter le « fantôme de l'esprit » dont parlait G . Ryle. La distinction n'est pas entre le masque et le sujet, entre le libertin et le héros ; mais entre les émotions de la pensée et le sentiment. C'est elle qui permet de réfuter l'autonomie « animale » de la psyché que soutenait Gassendi.

Toute la physiologie de Descartes est finalisée par un usage moral de notre machine. En revanche, le caractère vrai se révèle dans l'éthique du savoir, non dans Yethos de la bravoure. Ainsi la sujétion des passions ne constitue pas une fin du sujet, elle est une fin de la connaissance. D e notre connaissanct physique de la passion qui n'est rendue possible que par la claire notion de la substance pensante. Cette maîtrise intellectuelle des mouvements des esprits animaux résulte de l'intelligence de leurs mouvements, qui ne sont pas coextensifs à ceux de l'esprit. Le pathos objectivé est donc effectivement décrit comme le « sujet » d'une anthropologie médicale. Mais (la joie pure le montre bien, qui n'est pas une joie d'avoir vaincu) cette machine n'obéit pas au sujet connaissant tel un instrument qui lui serait soumis en nature. En nature, il est aussi le sujet d'une machine. En pensée, la machine est son sujet. Il peut en disposer à contre-emploi comme de toute bonne machine, quoique Dieu n'ait pas voulu qu'elle fût parfaitement docile. La disproportion de l'âme et du corps est confirmée par la ténuité de la glande pinéale sur laquelle s'exerce notre libre arbitre : rien ne traduisant mieux peut-être ce que Descartes entend de la substance inextensible de l'âme que de faire tenir à de si fragiles attaches l'identité présumée de son héros.

O n aura peu de peine à admettre en conséquence que cette « fêlure dans l'idéal romanesque de la gloire », selon J . J e -tasse, ne soit contemporaine de la médecine du pathos que Descartes a fondée. Derrière la grandeur d'âme du cavalier, la considération de ce qui reste en notre pouvoir paraît

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s'amenuiser autant que la liberté souveraine dans l'appendice de la petite glande : mais c'est de nouveau l'effet d'une interprétation paradoxale. Lorsqu'il abandonna « l'habit vert » du capitaine, Descartes ne laissa pas les armes de la passion pour brandir celles du jugement. L 'objet de sa pathétique consiste à faire justice de ce troc. O n ne saurait à son propos ni valoriser l'éthique contre la morale, ni discréditer la seconde par la première. La dissection du cerveau refroidit bel et bien la passion de Minerve : son casque gît à terre. Sans suivre les leçons du néo-stoïcisme militant, sans croire à l'optimisme du soldat ignacien, Descartes pourra exprimer la forme de tension du désir, l 'étonnement du savoir, sinon certaine télépathie de la volonté que la Providence dispose en chacun. La résolution même est chez lui exaltée au détriment de la passion guerrière : elle déroge aux valeurs de cette « cavalerie galante et spirituelle » que Le Moyne appelle de ses vœux

Aspirant à la tranquillité plus qu'à toute autre chose, sachant que notre machine tremble et rougit, que la volonté de Dieu excède la nôtre, Descartes demeure socialement l 'homme qui n'a pas voulu quitter le « grand chemin », celui de tout le monde 2 . Sa morale conserve évidemment l'héri-tage du genre cavalleresco, mais ce prototype est laïcisé sous une perruque de quaker : ce sont autant de sièges et d'assauts pour illustrer justement ceci que l'âme ne combat pas contre elle-même ; c'est la piqûre de la mouche qu'en dormant nous

1. Cité par C . Rizza (op. cit., p. 206) : Le Moyne dans son Saint-Louis soutient qu'au temps de Louis I X la générosité et la politesse l'emportaient déjà sur les mœurs barbares.

2. A Elisabeth, ianv. 1646, A T IV, p . 3 5 7 : « La maxime que j'ai le plus observée en toute la conduite de ma vie, a été de suivre seulement le grand chemin, et de croire que la principale finesse est de ne vouloir point du tout user de finesse. Les lois communes de la société ( . . . ) sont, ce me semble, si bien établies, que quiconque les suit franchement, sans aucune dissimula-tion ni artifice, mène une vie beaucoup plus heureuse et plus assurée, que ceux qui cherchent leur utilité par d'autres voies. »

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prenons pour celle d'une épée ; c'est une compagnie de spectres à cheval qui réalise un modèle optique. Il avoue qu'il se résoudra pour le chemin « le plus sûr », quand même Dieu aurait mis des brigands sur ma route, qu'il me faudrait faire preuve de hardiesse, ou réglant ma colère préférer une « honnête retraite ». L'action de la pensée s'impose surtout devant la crainte même, sauf qu'elle ne peut jamais juguler la passion et ne ménager pas la machine. Si la vertu (la « puissance d'agir », dit Furetière) a gardé chez Descartes un sens encore martial, il s'en explique anecdotiquement, mais n'engage point la raison dans ces « vains combats » où l'héroïcité de Y ethos se donnerait en spectacle. Qu'on suppose plutôt un chirurgien qui ne se comporterait pas en capitaine : devant l'étalage de nos organes, il croit au principe de l'inertie et aux lois du choc, mieux qu'à l'apathie et à l'ardeur identifiées avec des attitudes subjectives. Tel est le propos de Descartes, « épluchant » la passion, comme s'exprime dédaigneusement Nicole.

Le traité ne peut être compris qu'en étant séparé d'une vision « politique » et d'une conception « symptomatique » du phénomène. Seule la certitude métaphysique de mon être autorise l'anthropologie de Descartes, à la différence de l'entreprise menée par Cureau dans son livre De la connai-sance des animaux. D e l'autre côté, par contraste avec une morale « privée », l'enquête médicale de Descartes, son autopsie de la machine, délivre une leçon sociale dans ce qui m'est beaucoup moins personnel que la pensée même. Le refus de la célébration d'un « moi fort » est caractéristique des Passions. Elle ne pouvait conduire qu'à une représenta-tion allégorique du désordre des vassaux, « ennemis » irré-ductibles du cœur et du cerveau Pour séduisant qu'ait paru

1. La Pucelle de Chapelain, 1656, en donne le clair exemple : « La France devait représenter l'âme de l'homme en guerre avec elle-même [ . . . ] le Roi

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l 'argument, l'ancien officier de l'armée de Maurice de Nassau se méfia d'un pareil amalgame. L'arrogance des Grands ne pouvait pas mieux irriter le physicien qui avait fait de l'exil volontaire une composante « bourgeoise » de l'auto-nomie. Son légalisme, néanmoins, ne le fit pas verser dans la description d'un microcosme organique. Ignoré autant que possible, mais entrant dans la connivence d'une princesse ou d'une reine, préférant la « gondole » au cheval, le voyage somnolent par les canaux au périple hasardé, Descartes a soumis la passion politique à l'examen du monde fluctuant des états d'âme. La joie secrète du mari affligé par la perte de sa femme (art. 147) indique sur un mode contradictoire ce retrait de l'âme passionnée ; c'est le fait d'un gentilhomme prêt à la compassion (art. 187), jaloux d'un bien qu'il faut défendre si besoin est, comme la position d'une ville (art. 168). L 'un des aspects les plus curieux, étudié lui aussi d'ailleurs par Cureau, ['afflux de sang au visage, donne finalement l 'exemple des limites du cas volontariste où l'on enferme trop souvent Descartes. La rougeur peut venir de la honte ou de la colère, comme le teint livide de la peur ou de l'envie. Cette ambivalence sémiotique ne cache pas l'équivo-cité morale de la passion, lorsque je ne puis apparemment m'en défendre. Descartes a cru devoir montrer ce qui trahit ces sentiments sur le modèle d'une cardiopathie minutieuse : décomposant froidement l'ethos valeureux, il étudie les larmes dans leur débit. Notre machine pleure et rougit, parce qu'en elle l'arbitrage de la liberté est témoin de toutes ses fonctions, y compris des formes de sujétion « physique » qui regardent la production et la rétention des humeurs1 .

Charles la volonté maîtresse absolue [ . . . ] l'Anglais et le Bouguignon, les divers transports de l'appétit irascible », Préface, in Opuscules critiques, éd. par A . C . Hunter, Paris, D r o z , 1936, p. 273.

1. J . - L . N a n c y a bien marqué ce point du masque « couvrant » la honte, en le reliant au larvatus prodeo : « Les comédiens, appelés sur la scène, pour ne pas laisser voir la rougeur sur leur front, mettent un masque. Comme

La Pathétique cartésienne 134

Analysé par Cureau, Γ « animal » pleure lui aussi, et signifie par là un état de trouble organique, mais il ne peut « déclarer » ses passions ou les « dissimuler ». Descartes quant à lui n 'a mis tant de soin à expliquer les effets physionomiques du sentiment qu'afin de séparer la maîtrise comme usage de cette maîtrise dissimulée et déshonnête qui prendra tout son essor dans l'érotique précieuse. Les Classi-ques, pour leur part, ne décrivant que le masque languissant, enflammé, faussement sévère ou ingénu que porte le visage ne verront que l'entraînement corrupteur, la logique fatale et consumante de nos émois. O n ne lira plus dans les Passions qu'un « furieux amour de soi-même »

eux, au moment de paraître sur ce théâtre du monde où jusqu'ici je n'ai été que spectateur, je m'avance masqué », op. cit., pp. 83-94.

1· Nicole, Traité de la comédie, éd. G. Couton, Les Belles Lettres, Paris, 1961, p . 5 2 . C'est la vertu romaine, reprochée au style de Corneille e t de Descartes.

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I L L U S T R A T I O N S

Illustration 1 : Schéma en coupe du cœur humain (Le ventricule droit est à gauche sur le dessin)

La Pathétique cartésienne 143

1 : Veine cave 2 : Oreillette droite 3 : Valvule tricuspide 4 : Ventricule droit 5 : Valvules sigmoïdes 6 : Artère pulmonaire 7 : Aorte

8 : Ventricule gauche 9 : Valvule mitrale

10 : Oreillette gauche 11 : Septum 12 : Carotide 13 : Veines pulmonaires

Le cœur humain est composé en fait de deux cœurs réunis, séparés par une cloison étanche, la paroi intraventriculaire, que Galien appelle le septum. Au chevauchement de l'aorte et de l'artère pulmonaire, cette paroi s'étrécit, ce qui fit longtemps penser à une porosité du muscle en cet endroit. Descartes, observant la nature fibreuse du septum, nie toute communication latérale. Il fait de l'oreillette un simple évasement de la veine cave d'un côté, des veines pulmonaires de l'autre. Mais remarque, dans la Description (ch. xi), que Γ « enflement » des ventricules empêche que ne se remplissent incontinent les « oreilles », lesquelles à leur tour se désenflent « plus promptement qu'elles ne s'enflent ». S'il n'a pas conçu clairement une constriction indépendante des oreillettes, il a toutefois noté que leurs peaux étant plus « charnues », elles ne communiquent pas leur mouvement à l'artère veineuse (les veines pulmonaires) ou à la veine artérieuse (l'artère pulmonaire). Les « onze petites peaux », ou valvules, sont des portes (ostiolis) : soit trois pour la valvule tricuspide et deux pour la valvule mitrale, auxquelles s'ajoutent à l'entrée de l'aorte et de l'artère pulmonaire, respectivement, les trois valvules sigmoïdes.

L'objection faite par Plempius, sur le thème de la raréfaction (ou vaporisation du sang), janv. 1938, AT I, p. 497, repose sur une idée d'Aristote dans le De Respiratione (en. 20) : la tumefactio de l'humeur est le produit d'un feu qui se transmet au tissu (tunica) de l'artère. C'est le pouls. Descartes conservera la raréfaction, mais explique autrement lapulsatio. Voir E. Gilson, Discours, commen-taire, op. cit., pp. 402-4. On doit noter ici que les scolastiques pensaient que le ventricule gauche contenait de l'air qui se mélangeait ensuite au sang. L'erreur cartésienne est donc solidaire du vieux thème du refroidissement par les poumons : le sang veineux, venu des viscères, et passant par le ventricule droit, est envoyé dans les poumons ; de là il repasse (« épaissi », et condensé goutte à goutte) dans le ventricule gauche, pour être raréfié à nouveau.

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144 La Pathétique cartésienne 143

a Illustration 2 : L'admiration et l'étonnement, gravés par Picard d'après Le Brun, dans sa Conférence.

(Photo © Bibl. nat.)

JL

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admiration amour et haine

désir joie et tristesse

Définition

Objet (ou cause objective)

Cause dernière et la plus prochaine

Attribut principal

Mode

surprise de l'âme

nouveaute

chatouillement dans le cerveau

jugement

attention

emotions de l'âme

objet bon ou mauvais à notre égard

mouvement incitatif des esprits

volonté unitive ou répulsive

consentement ou aversion

agitation de l'âme

representation de convenance

agilité des esprits

disposition à vouloir pour l'avenir

action

emotions de l'âme

représentation d'appartenance

impression excitée dans le cerveau

jouissance ou

langueur

appétition

t -R,

a -Πκ

S "i

δ -t

» a ns

admiration amour et haine

désir joie et tristesse

Attribut dérivé

estime idée du tout par conjugaison ou par exclusion

estime du possible

plaisir ou douleur

Résultante organique

fixité musculaire

raréfaction ou épaississement du sang

impulsion motrice ou inhibition de la glande pinéale

gonflement ou étrécissement des poumons (ris et larmes)

Sujet de la passion

représentation du rare

connaissance du bien et du mal

liberté (de consentir ou ne pas consentir)

espèces de la connaissance du bien et du mal

O a

S3

s -<V

-S5 S

δ 3

» 3 m

Illustration 3 : Tableau récapitulatif de la Seconde Partie des Passions

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N O T I C E SUR L E T E X T E

Le texte que l'on a retenu est celui de l'édition « parisienne » : LES PASSIONS DE L'ÂME / par RENÉ DES CARTES / A Paris, chez Henry Le Gras, au troisième Pilier de la grand'salle du Palais, à L couronnée. / M. DC. X L I X ; petit in 8°, 256 pages. Geneviève Rodis-Lewis dans la justification de son édition, Vrin 1955 (revue en 1970), démontre qu'aucune différence ne peut être trouvée avec celle que les Elzevier publièrent simultanément à Amsterdam. Elle corrige sur plusieurs points le texte d'Adam-Tannery, et la confrontation que nous avons faite sur l'unique exemplaire de la B.N. (Res. R. 2767) n'a pu qu'entériner ces précisions. Notre présentation cependant ne saurait être aussi rigoureuse que la sienne (qui reproduit la typographie de l'époque et les espacements de ponctuation, d'une façon si fidèle qu'il n'eût été qu'inutile de rien ajouter à ce travail), ni même aussi complète, puisqu'on y trouve la table des matières de l'édition de 1650, des appendices et un lexique.

Surtout, comme l'avait fait F. Alquié, nous n'avons pas retenu d'éditer la préface anonyme, Avertissement d'un des amis de l'auteur, assez laborieuse, et pas vraiment instructive, malgré les deux lettres de Descartes qu'elle contient. Ch. Adam l'attribue à l'Abbé Picot (AT, XI, p. 296), après avoir écarté qu'elle soit de la main de Clerselier, ce qui paraît évident d'après la correspondance de Descartes avec ce dernier. En outre, le style diffus de ce hors-d'œuvre n'est pas dans sa manière. Mais on ne voit pas de raison non plus de l'attribuer à Picot. Le ton sardonique de cette préface, irrévérente et provocatrice, où sont cités Harvey, le Chancelier Bacon et les alchimistes ; l'idée même de son argument : que la physique est inachevée, que la médecine doit être fondée sur des bases qui ne sont point théologiques ; enfin l'allusion au non-

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versement de la pension royale, lui donnent un tour contraint, comme si l'on avait mêlé les sentiments du « public » et les objections des adversaires, sans marquer de différence entre les deux. Le philosophe ne se serait que résigné à cet artifice. « J'aurais peur qu'on ne s'imaginât qu'il y a plus d'intelligence entre nous qu'il n'y en a », répond-il d'abord à l'empressement zélé de son correspondant. Et de fait, le lecteur est amené à se demander pourquoi Descartes, qui refuse spontanément de publier cette longue épître, consent ensuite à la laisser paraître. La retenue de l'auteur qui, au nom de la « bienséance », récuse les termes de la préface qu'on lui impose — son préfacier le suppliant de publier hardiment—, n'est pas une forme de réserve mélangée de « honte » et de « dégoût » ; c'est plutôt ici une sorte de droit moral qu'il invoque : un droit qui intéresse le discours sur la morale. Le traité qu'il s'engage alors à revoir, s'il était mis tel que dans le public, serait détourné, nous dit-il, de sa destination première : l'instruc-tion d'une Princesse, dont l'esprit est « tellement au-dessus du commun ».

Mais on peut également entendre autrement, comprendre à mots couverts, ce que Descartes exprime par ce procédé de révision du texte. Nous savons qu'une « minute de la seconde partie du traité », ainsi qu'une « minute fort raturée » « De la nature des passions de l'âme » (respectivement Κ et Ν dans l'inventaire établi à la mort de Descartes) AT XI, p. 298, aujourd'hui perdues, attestent de rédactions successives. Nous savons de plus que le livre ne comportait primitivement que deux parties. G. Rodis-Lewis affirme que les remaniements ne portent pas seulement sur l'ajout d'une section supplémentaire, et en effet la partie la plus longue reste bien la seconde. Il est ainsi impossible de savoir quelles sont les adjonctions au manuscrit définitif, d'autant que Descartes minimise par ailleurs l'importance de ses retouches. Ce qui demeure certain, c'est que le texte—augmenté d'un « tiers », selon son expression — et composé de trois parties, est longtemps suspendu avant de paraître. L'accusation ad hominem était la plus facile à lancer contre le philosophe : s'il avait donné l'histoire de son esprit dans le Discours, la présentant comme une « fable » (fabula docet), ses détracteurs attendaient la morale de la fable : ils guettaient le libertin caché. L'anonyme préfacier, citant une lettre au Père Dinet, évoque cet œil torve des Docteurs (traversis oculis inspexerint) : tout système d'autodéfense eût donné prise à l'atta-que personnelle; la forme logique de la justification n'a pas non plus convaincu Descartes, et il s'est résolu pour un Avertissement,

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somme toute assez boiteux, mais brouillant les pistes. La lettre qui le termine empêche en l'occurrence une interprétation rhétorique de la révision au texte, et vaut précisément pour l'entière préface :

« Monsieur,

Je suis fort innocent de l'artifice dont vous voulez croire que j'ai usé pour empêcher que la grande lettre que vous m'aviez écrite l'an passé ne soit publiée. Je n'ai eu aucun besoin d'en user. Car outre que je ne crois nullement qu'elle pût produire l'effet que vous prétendez, je ne suis pas si enclin à l'oisiveté que la crainte du travail auquel je serais obligé pour examiner plusieurs expériences, si j'avais reçu du public la commodité de les faire, puisse prévaloir au désir que j'ai de m'instruire, et de mettre par écrit quelque chose qui soit utile aux autres hommes. Je ne puis pas bien m'excuser de la négligence dont vous me blâmez. Car j'avoue que j'ai été plus longtemps à revoir le petit traité que je vous envoie que je n'avais été ci-devant à le composer, et que néanmoins je n'y ajouté que peu de choses, et n'ai rien changé au discours, lequel est si simple et si bref, qu'il fera connaître que mon dessein n'a pas été d'expliquer les passions en orateur, ni même en philosophe moral, mais seulement en physicien. Ainsi je prévois que ce traité n'aura pas meilleure fortune que mes autres écrits ; et bien que son titre convie peut-être d'avantage de personnes à le lire, il n'y aura néanmoins que ceux qui prendront la peine de l'examiner avec soin, auxquels il puisse satisfaire. Tel qu'il est, je le mets entre vos mains, etc.

D'Egmont, le 14 d'août 1649. »

Nous disposons de quatre éditions annotées des Passions, parmi lesquelles, indépendamment de celle de G. Rodis-Lewis déjà citée, et de celle de F. Alquié dans son édition des Œuvres Philosophiques (Tome III, Paris, Garnier, 1963, pp. 951-1103), la petite édition de Pierre Mesnard (Paris, Boivin, 1937) reste un guide très sûr. Chacune d'entre elles comporte de véritables « leçons », et il n'était pas bienvenu d'alourdir à notre tour un apparat critique déjà surabondant. La grande élégance du texte de Descartes facilitait notre tâche, aussi avons-nous réduit nos interventions marginales au strict minimum, redressant quelques rarissimes coquilles qui s'étaient encore glissées dans un texte qui ne présente pas de difficultés majeures de langue et de syntaxe.

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La graphie de notre édition a été modernisée, conformément aux nonnes admises. Mais non pas la ponctuation proprement dite : celle-ci a été intégralement rétablie, tandis que les éditeurs modernes prennent d'ordinaire de grandes libertés, et découpent autrement l'ordonnance des propositions. Les deux points et les points et virgules sont par nous implantés dans l'ordre même voulu par Descartes. En trois occasions seulement, une minuscule suit dans le texte un point, que nous remplaçons par un point et virgule.

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N O T E S

1. Les « philosophes » sont ceux de l'École, en particulier, saint Thomas et Suarez. Cf. Suarez, Metaphysic. Disputât., disp. 48, sect. 1, art. 9 : « actio et passio ita conjunguntur realiter in uno motu seu mutatione, ut nec actio a passione, nec passio ab actione separabilis sit... quia répugnât passionem fieri in aliquo subjecto, quin ab aliquo agente procedat. »

Dans sa lettre à l'Hyperaspistes, d'août 1641, AT III, p. 428, Descartes écrit : « Semper autem existimavi unam et eadem esse, quae, cum refertur ad terminum a quo, vocatur actio, cum vero ad terminum ad quern, sive in quo recipitur, vocatur passio » (j'ai toujours estimé que c'est une seule et même chose qui est appelée action, lorsqu'on la rapporte au terme d'où elle procède, et passion au regard du terme pour lequel ou dans lequel elle est reçue). On notera le mot de réception, qui désigne la mise en rapport. Dans sa lettre à Regius (décembre 1641), l'action sera interprétée du côté du moteur ; la réception du côté du mobile.

2. Viandes : aliments. 3. Veine artérieuse : artère pulmonaire ; artère veineuse : veine

pulmonaire ; grande artère : aorte. 4. Hervaeus : W. Harvey. Le De motu cordis fut publié en 1628.

Descartes ne semble en avoir eu connaissance que vers 1632. 5. Petites peaux : les valvules isolées par Fabricius. Descartes

leur fait jouer un rôle fonctionnel, indépendamment du principe de la circulation. Il évoquera à maintes reprises Rétrécissement des orifices du coeur, tant pour lui les valvules sont commandées par une instruction nerveuse, ce que Harvey avait négligé.

6. Une fois achevé un premier ordre de divisions du concept de perception, Descartes indique trois séries de rapports (au dehors ; à notre corps ou à quelque altération interne ; à notre âme). Mais

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toutes ces passions, isolées de notre pensée et de ses formes, « viennent » des nerfs (elles ont la même cause) : elles ne sont différemment reçues que relativement à nous (comme perceptions d'un rapport). Il faut ici se garder de confondre l'origine et l'identité pathétique du phénomène.

7. Définition inclusive assimilant la source nerveuse et la source spiritueuse de la passion : les émotions de l'âme, qui ne répondent que de la seconde, sont également « causées, entretenues et fortifiées » de la même manière que les perceptions ou les sentiments. Il n'est que pour nos volontés que l'identité du rapport contredit à l'identité de la cause.

8. Petite glande : la glande pinéale. Des études récentes ont montré que l'épiphyse ne fait pas partie du cerveau, comme le prétend Descartes, quoique du point de vue embryologique elle lui soit toujours associée. Elle ne reçoit d'input neuronal que du système nerveux périphérique. C'est néanmoins un organe sensible à la lumière, contrôlant l'activité de nombreux enzymes. Voir La Glande Pinéale, CIBA symposium, Edimbourg et Londres, 1971, cité par B. Williams (op. cit., p. 282).

9. Difficulté de l'expression « se réunissent en cette glande ». En toute logique, Descartes eût écrit sur cette glande. Mais ce qui a lieu « par l'entremise des esprits qui remplissent les cavités du cerveau » excite la sécrétion de la pinéale. Quelque chose se passe donc en son sein : elle n'est pas simplement un « œil » de l'âme, comme certains commentateurs y insistent. L'unification optique des deux images de la vision binoculaire suppose une unité de représentation, interne à la petite glande : c'est grâce à elle que l'âme sent, car l'action et la passion s'identifient dans la structure de l'organe.

10. Précision capitale : les jugements vrais ne sont pas les seuls régulateurs, ni les seuls à constituer les « propres armes » de la volonté.

11. On remarquera que le terme de générosité (dans le titre) est remplacé par celui de magnanimité dans le corps de l'article.

12. Difficulté : c'est l'ardu, représentant l'Irascible scolastique. Saint Thomas : Summa, la Ilae, qu.23, a.l.

13. Rappel de la division scolastique des appétits, remaniant elle-même la division platonicienne. Descartes la réfute d'abord sur le principe ; il montrera ensuite que cette réduction est peu féconde appliquée aux passions « particulières ».

14. Il n'est pas aisé de comprendre ce que veut dire ici sens commun, sauf à l'identifier au simple bon sens. Pour admirer, notons qu'il faut en plus grande opinion de [sa] suffisance. C'est en

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soi qu'est fondée notre capacité admirative. Elle s'oppose au bel esprit, comme elle transcende la distinction du vrai et du faux (celle du sens commun). En effet, seule une évaluation intime permet de corriger les excès de l'admiration. Descartes combat l'homme blasé et le curieux : l'équivoque de ce passage est toutefois que l'admira-tion ne soit pas détruite d'emblée par l'optimisme rationnel qui devrait nous suffire. Cette passion joue son vrai rôle pour qui, s'exerçant à la considération du rare, sent en lui-même l'aiguillon d'une passion cognitive.

15. Se joindre de volonté : ce n'est pas la jonction de deux volontés. P. Mesnard évoque à propos un problème ancien, venu de saint Thomas : celui d'une conception physique et non extatique) de l'amour, qui ne s'adresse pas nécessairement à un être volontaire (voir son éd. commentée, p. 147.) Il n'y a nul désintéressement à ce consentement, fût-ce dans la dévotion.

16. « Fuga seu abominatio », saint Thomas : Summa la Ilae, qu. 23, a.2 ; a.4.

17. Alquié édite : « en elle-même, par elle-même ». AT édite fautivement : « en elle-même ». Nous suivons G. Rodis-Lewis qui fait imprimer l'exacte leçon.

18. Passage décisif : Joie et Tristesse peuvent être sans cause (autrement dit sans cause que je sache leur assigner). Le bien et le mal cependant n'en existent pas moins « dans le cerveau », sans provenir d'un jugement ou d'une perception de l'âme, parce que la cause impressive n'est pas maintenant consciente.

19. Chatouillement : terme métonymique. C'est à la fois le sens d'un « attouchement » (titillatio), comme il est indiqué dans l'acception concrète de l'admiration ; ici le chatouillement des sens dénote plus généralement le plaisir, et c'est aussi par là tout sentiment agréable. Mais il peut y avoir des chatouillements qui « déplaisent ». Le « chatouillement de l'âme » est pour sa part opposé à celui « qui offense les nerfs ».

20. Cet article est une critique de la physiognomonie alors à la mode, et de son complément social dans la préciosité. D'une part la mine est changeante, sans être dotée d'une caractéristique quelcon-que; de l'autre elle est le plus souvent le fruit d'une attitude volontaire. Déclaration et dissimulation de la passion peuvent aller de pair. Voir Torquato Accetto, Deila dissimulazione onesta, 1621 (1641), éd. Costa & Nolan, Gênes, 1983.

21. Pâmoison : évanouissement. 22. Sifflet : larynx. 23. En marge, Descartes donne l'indication dans l'œuvre de J . -L.

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Vivès , 3 . de Anima, cap. de risu. Sur l ' influence du jésuite espagnol qui publia le De anima e vita en 1538 , voir G . R o d i s - L e w i s dans son édition (op. cit.), p p . 2 4 - 2 8 , qui établit les c o m p a r a i s o n s avec r é m u n é r a t i o n de Vivès . O n doit insister en o u t r e sur le fait qu'il s 'agit là d ' u n e o b s e r v a t i o n personnelle de Descar tes , autorisée par u n e s o u r c e ancienne : l u i - m ê m e avait c o n s t a t é que la vraie joie ôtait l 'appéti t . L e s r e m a r q u e s sur les ris sont fort importantes : le p h é n o m è n e paraissant ( c o m m e les larmes) m a r q u e r plus net tement que t o u t autre l ' a u t o m a t i s m e physique séparé de sa cause réelle. Il y a à son sujet une dissociat ion de la cause et de l'effet, rendue possible p a r le f o n c t i o n n e m e n t de la rate , laquelle est pensée c o m m e un réservoir de l iqueur qui « a u g m e n t e la raréfact ion du sang », à la différence du chyle . « Semblable au vinaigre », cette part ie « la plus c o u l a n t e » accélère l ' enf lammement des p o u m o n s et d u c œ u r . C e n 'est d o n c point , telle dans la joie native, un suc al imentaire qui est p e r ç u p a r sa c o n v e n a n c e avec m o i ( d o n n a n t un sang épais et grossier , m i e u x apte à la c o m b u s t i o n ) . Descartes imagine j u s t e m e n t q u e cet te dissociation se reproduise aussi dans le r é g i m e de la rate , qui p e u t p r o d u i r e d e u x sortes de mélange sanguin, plus o u m o i n s fluide. C e sont en s o m m e les tempéraments tristes qui p o u r r o n t p a r cela m ê m e rire plus facilement.

24. Discours II, Des vapeurs et des exhalaisons, A T VI, pp. 239-2 4 7 .

2 5 . G . R o d i s - L e w i s d o n n e l 'origine de ces exemples de phobie : H e n r i I I I avait u n e avers ion p o u r les chats , M a r i e de Médicis et le chevalier de G u i s e s 'évanouissaient à la vue des roses (op. cit., p . 1 6 2 ) . A c h a q u e fois, c ' e s t bien u n e « ac t ion corpore l le » qui est jointe à « l ' idée de l 'aversion ».

2 6 . D e quelle connaissance sont-elles ici les « espèces », auquel cas joie et tristesse ne dérivent plus de l ' a m o u r et de la haine ? La suite d e l 'art icle la r a p p o r t e au fait d ' a i m e r les choses qui sont véritablement bonnes : c e qui n 'est pas a imer le bien p o u r soi. D e s c a r t e s a j o u t e r a q u e c e t t e connaissance est celle d ' u n bien qui nous appartient, au c o n t r a i r e d ' u n bien idéal.

2 7 . C e p o i n t n 'es t c o m m e n t é ni p a r Alquié , ni par M e s n a r d , ni par G . R o d i s - L e w i s dans leurs éditions respect ives . L e mal n'étant c o n ç u q u e telle u n e pr ivat ion , n ' a pas plus de réalité object ive que le bien d e la pass ion b o n n e . O r il ne s'agit là q u e d ' u n e définition logique. L ' o b j e c t i v i t é a d e u x sens : l 'un p h y s i q u e (l 'objectivité de c o n v e n a n c e ) , l ' autre m o r a l ( l 'objectivité du j u g e m e n t ) . L a haine du mal sera ainsi le fruit d ' u n e manifestat ion de d o u l e u r (nécessaire au regard du c o r p s ) , et d ' a u t r e par t , le fruit d ' u n e connaissance « plus

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certaine » (celle d e l 'âme) . Mais il n ' y a pas de c o r r e s p o n d a n c e str icte entre les d e u x . L a tristesse est en soi un mal, et n 'est pas t o u j o u r s le cor ré la t d 'une d o u l e u r physique .

2 8 . L a vertu n e dérive pas d 'une sanct ion extér ieure au sujet pathétique. N o n point r o m a i n e , o u évangélique, D e s c a r t e s n ' y voit pas une idole, parce qu'elle signale une puissance exécut ive et reflète la passion généreuse.

2 9 . Symbolise : é t y m o l o g i q u e m e n t , convenir avec. C e t e r m e n o u s rappelle q u e ce n 'est pas la vertu qui est passionnée, mais la passion qui est vertueuse.

3 0 . Habitudes de l'âme : nouvelle rectif ication du signifie idéali-sant de la ver tu . D e s c a r t e s m a r q u e r igoureusement la distance entre n o s pensées (aspect virtuel de la ver tu) et nos dispositions pathét i -ques (qui « s y m b o l i s e n t » avec des pensées d o n t la cause est juste). Puis il m e t en relation le pôle actif ou intellectuel, et le pôle passif o u émotif, p o u r c o n c l u r e que le second p e u t instruire le premier . L a passion et la vertu de générosi té sont ainsi séparées dans l ' éduca-t ion, et n o n plus c o n f o n d u e s p a r la b o n n e naissance.

3 1 . G . R o d i s - L e w i s d o n n e par exemple p o u r référence saint T h o m a s : Commentar. in X Ubros Ethicorum Aristotelis, 1, I V , lectio 8 : « L ' h o m m e m a g n a n i m e est celui qui est digne de grandes choses , et s 'en est ime l u i - m ê m e digne » (op. cit., p. 185) . L ' o r i g i n a -lité de D e s c a r t e s est qu'il ne c o n ç o i t pas de vertus seules ( c o m m e les scolast iques) , qui n 'a ient pas de f o n d e m e n t pathétique. Il pose , en r e v a n c h e , que cer tains vices n e sont point des passions.

3 2 . O n peut a v e c G o u h i e r et M e s n a r d rappeler à ce sujet q u e D e s c a r t e s se range au c ô t é des cathol iques m o d é r é s , ou « politi-q u e s » qui , à la suite de D u Vair , tentèrent de séparer le c a t h o l i c i s m e t r i o m p h a n t des excès apologét iques . C ' e s t un D e s -cartes légitimiste qui apparaît sous cet aspect .

3 3 . F . Alquié : « L e s D e c i u s désespéraient de survivre, espé-raient la vic toire p o u r leur patrie , et étaient certains de la gloire. R a p p e l o n s que D e c i u s M u s , consul r o m a i n en 3 4 4 avant J . - C . , se jeta dans les rangs ennemis à Veseris . S o n fils fit de m ê m e à la bataille de Sent inum, l'an 2 9 5 avant J . - C . , et son petit-fils à la bataille d ' A s c u l u m , en 2 7 9 », O P III , p. 1 0 8 1 .

3 4 . G . de B a l z a c parle aussi d ' u n e « raillerie m o d e s t e » dans ses Lettres, et en fait l 'apanage de l 'esprit généreux (voir en part iculier sa lettre à la m a r q u i s e de Ramboui l le t ) .

3 5 . D é n o n c i a t i o n plus forte e n c o r e des troubles de la guerre civile, c e u x d o n t en H o l l a n d e , D e s c a r t e s avait pu être témoin.