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COLLECTION LA PHILOSOPHIE EN EFFET

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Page 1: Jean-Luc Nancy_Le Sens Du Monde

COLLECTION LA PHILOSOPHIE EN EFFET

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Le Sens du monde

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DU MÊME AUTEUR

Aux Éditions Galilée

LE TITRE DE LA LETTRE, avec Philippe Lacoue-Labarthe, 1972. LA REMARQUE SPÉCULATIVE, 1973. LE PARTAGE DES VOIX, 1982. HYPNOSES, avec Mikkel Borch-Jacobsen et Eric Michaud, 1984. L'OUBLI DE LA PHILOSOPHIE, 1986. L'EXPÉRIENCE DE LA LIBERTÉ, 1988. UNE PENSÉE FINIE, 1990. LE SENS DU MONDE, 1993. LES MUSES, 1994. ÊTRE SINGULIER PLURIEL, 1996. LE REGARD DU PORTRAIT, 2000. L'INTRUS, 2000. LA PENSÉE DÉROBÉE, 2001. LA CONNAISSANCE DES TEXTES, avec Simon Hantaï et Jacques Derrida, 2001. L'« IL Y A» DU RAPPORT SEXUEL, 2001. VISITATION - DE LA PEINTURE CHRÉTIENNE, 2001. LA CRÉATION DU MONDE - OU LA MONDIALISATION, 2002.

Chez d'autres éditeurs

LOGODAEDALUS, Flammarion, 1976. L'ABSOLU LITTÉRAIRE, avec Philippe Lacoue-Labarthe, Le Seuil, 1978. EGO SUM, Flammarion, 1979. L'IMPÉRATIF CATÉGORIQUE, Flammarion, 1983. LA COMMUNAUTÉ DÉSŒUVRÉE, Christian Bourgois, 1986. DES LIEUX DIVINS, TER, 1987 ; rééd 1997. LA COMPARUTION, ,avec Jean-Christophe Bailly, Christian Bourgois, 1991. LE MYTHE NAZI, avec Philippe Lacoue-Labarthe, L'Aube, 1991. LE POIDS D'UNE PENSÉE, Le Griffon d'argile, Québec et Presses Universitaires de Gre-

noble, 1991. CORPUS, Anne-Marie Métailié, 1992. NIUM, avec François Martin, Erba, 1994. HEGEL, L'INQUIÉTUDE DU NÉGATIF, Hachette, 1997. LA NAISSANCE DES SEINS, Erba, 1997. LA VILLE AU LOIN, 1001 Nuits, 1999. MMMMMMM, avec Susanna Fritscher, Au Figuré, 2000. DEHORS LA DANSE, avec Mathilde Monnier, Rroz, 2001. L'ÉVIDENCE DU FILM /Abbas Kiarostami, Bruxelles, Yves Gevaert Éditeur, 2001.

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Jean-Luc Nancy

Le Sens du monde Édition revue et corrigée

Galilée

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© 1993, ÉDITIONS GALILÉE, 9 rue Linné, 75005 Paris.

En application de la loi du 11 mars 1957, il est interdit de reproduire intégralement ou partiellement le présent ouvrage sans autorisation de l'éditeur ou du Centre français d'exploitation du droit de copie (CFC), 20, rue des Grands-Augustins, 75006 Paris.

ISBN 2-7186-0575··8 ISSN 0768-2395

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Comment donc devons-nous comprendre que la pensée puisse commencer par (être) une réponse?

Réponse: cela est non seulement possible, mais nécessaire, dès lors qu'il n'y a qu'une seule et unique pensée, celle du « sens de la vie» et que par un tel «sens» il ne faut pas entendre quelque chose d'autre que la vie même (un ingrédient qui en ferait le sel, un jugement dernier dans l'espace duquel elle trouverait son orientation), mais bien la constitution for­melle a priori du vivre dans sa nudité. Car cette formalité exis­tentielle est construite, si l'on ose dire, en forme de réponse: elle fait de l'homme cet étrange vivant qui, quoi qu'il fasse ou ne fasse pas, éprouve ou non, dise ou taise, répond au monde et répond du monde.

GÉRARD GRANEL « Le monde et son expression »,

La part de l'œil, n° 8, Bruxelles, 1992.

INTRODUIRE UN SENS - cette tâche reste encore absolument à accomplir, admis qu'il n'y réside aucun sens.

FRÉDÉRIC NIETZSCHE Fragments posthumes automne 1887 -mars 1888,

trad. Pierre Klossowski, Œuvres philosophiques complètes, Gallimard, 1976, p. 34.

Écrire, «former» dans l'informel un sens absent. Sens absent (non pas absence de sens, ni qui manquerait, ou poten­tiel ou latent). Écrire, c'est peut-être amener à la surface quelque chose comme du sens absent, accueillir la poussée pas­sive qui n'est pas encore la pensée, étant déjà le désastre de la pensée. Sa patience.

MAURICE BLANCHOT L'Écriture du désastre, Gallimard, 1980, p. 71.

Seule elle se soulève sein nu dans le sens qu'elle consume.

MATHIEU BÉNÉZET Ode à la poésie, Bordeaux, William Blake & Co., 1992, p. 26.

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Il Y a peu de temps encore, on pouvait parler de « crise du sens)) (ce fut une expression de Jan Patocka, et il est arrivé à Vaclav Havel de la reprendre) : une crise s'analyse, se surmonte. On pouvait retrouver le sens, ou du moins, indiquer en gros une direction. Ou bien, on pouvait encore jouer avec les éclats, les bulles d'un sens à la dérive. Aujourd'hui, nous sommes plus loin : tout le sens est à l'abandon.

Cela nous fait défaillir, et pourtant, nous sentons (nous avons ce sens-là) que c'est de cela même que nous vivons, d'être exposés à cet abandon du sens.

Il y a, chez les femmes et chez les hommes de ce temps, une manière plutôt souveraine de perdre pied sans angoisse, et de marcher sur les eaux de la noyade du sens. Une manière de savoir, précisément, que la souveraineté n'est rien, qu'elle est ce rien dans lequel le sens, toujours, s'excède. Ce qui résiste à tout, et peut-être toujours, à toute époque, ce n'est pas un médiocre instinct d'espèce ou de survie, c'est ce sens-là.

Il y a dans ce temps, le nôtre, d'un côté tous les risques de l'attente de sens, de la demande de sens (comme cette banderole à Berlin, sur un théâtre, en 1993, « Wir brauchen Leitbi/der» : « nous avons besoin d'images directrices ))), avec les pièges redoutables que peut tendre une telle demande (sécurité, iden­tité, certitude, philosophie comme distributrice de valeurs, de visions du monde, et, pourquoi pas, de croyances ou de mythes), et d'un autre côté toute la chance de se savoir, déjà au-delà de l'attente et de la demande, déjà au monde en un sens inouï, c'est-à-dire, peut-être, rien que l'inouï qui revient éternellement se faire entendre du même sens, d'un sens qui précède tous les sens, et qui nous précède, prévenant et surprenant à la fois.

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Le Sens du monde

Faire place à cet excès du sens sur tout sens appropriable, et se déprendre, une bonne fois, de ce que Lévi-Strauss appelait « la quête épuisante d'un sens derrière le sens qui n'est jamais le bon 1, voilà l'enjeu - et il n'a rien de sceptique ni de résigné, il est l'enjeu même du sens, à entendre au-delà de tout sens, mais venu d'aucun « au-delà» du monde.

Ceux qui cèdent à la demande de sens (qui par elle-même, déjà, semble faire sens et rassurer ... ) demandent au monde de se signifier comme séjour, abri, habitation, sauvegarde, intimité, communauté, subjectivité: signifiant d'un signifié propre et présent, signifiant du propre et du présent comme tels. (Ceux qui signifient encore le monde comme sens d'une quête infinie, ou d'un passage vers un autre monde ne changent rien de fondamental: le signifié dernier reste de même essence.) Pour eux, la mondialisation du monde, qui est notre élément et notre événement, le « cosmopolitisme », la télétechnique désap­proprient, désignifient le sens, le mettent en lambeaux.

On ne leur opposera pas ici un non-sens nihiliste, ni un « insensé» qui oscillerait entre débauche et mystique. Mais on leur objectera que le sens a toute sa chance et tout son sens seulement en deçà ou au-delà de l'appropriation des signifiés et de la présentation des signifiants, dans l'ouverture même de son abandon, comme l'ouverture du monde.

Mais 1'« ouvert}) n'est pas la qualité vague d'une béance indéterminée ni d'un halo de générosité sentimentale. Il fait, serré, tressé, étroitement articulé, la structure du sens en tant que sens du monde.

1. Claude Lévi-Strauss, Didier Eribon, De près et de loin, Paris, Odile Jacob, 1988, p. 225.

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La fin du monde

Il n'y a plus de monde: plus de mundus} plus de cosmos, plus d'ordonnance composée et complète à l'intérieur ou de l'intérieur de laquelle trouver place, séjour, et les repères d'une orientation. Ou encore, il n'y a plus 1'« ici-bas» d'un monde donnant passage vers un au-delà du monde ou vers un outre­monde. Il n'y a plus d'Esprit du monde, ni d'histoire pour conduire devant son tribunal. Autrement dit, il n'y a plus de sens du monde 1.

1. L'attente, la demande, l'exigence ou l'inquiétude du sens ne cessent d'insister aujourd'hui de la manière la plus courante, la plus quotidienne: on pourrait aisément rassembler un florilège de phrases sur ce thème, simplement cueillies au fil de la lecture des journaux, et dans des contextes très divers, politiques, religieux, économiques, etc. Je me contente d'un exemple, ce jour où j'écris, dans un article sur le dernier livre d'Ernst ] ünger, Les Ciseaux, qui est précisément un livre sur le retour attendu d'un sens « spirituel» du monde : «Jünger recourt à sa connaissance des mytho-

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Le Sens du monde

Nous le savons, nous savons que c'est la fin du monde, et ce savoir n'a rien d'illusoire (ni de «fin de siècle» ou de « millénariste »). Ceux qui s'évertuent à dénoncer l'illusion que serait la pensée d'une «fin» ont raison contre ceux qui présentent la «fin» comme le cataclysme ou comme l'apo­calypse d'un anéantissement. Une telle pensée est encore prise tout entière dans le régime d'un sens signifiant, qu'il se propose pour finir comme «non-sens» ou comme «révéla­tion ». Mais les mêmes adversaires de la pensée de la «fin» ont tort en ce qu'ils ne voient pas que les mots dont on désigne ce qui arrive à sa fin (histoire, philosophie, politique, art, monde ... ) ne sont pas les noms de réalités subsistant en soi, mais les noms de concepts, ou d'idées, entièrement déterminés dans un régime du sens qui se boucle et qui s'achève sous nos yeux (nous crevant les yeux).

Ainsi, lorsqu'on proclame, contre une supposée «fin de l'histoire», que « l'histoire continue », ou bien on ne dit rien de plus que ceci : «nous sommes encore là, il naît encore des enfants» - ce qui ne fait pas sens à soi tout seul, ou ce dont nous ne savons pas assigner le sens -, ou bien on s'engage implicitement à repenser de fond en comble le concept ou l'idée d'« histoire ». S'il y a une illusion dont il faut se garder aujourd'hui plus que jamais, c'est celle qui consiste à s'accrocher à des mots (histoire, philosophie, politique, art ... ) comIne s'ils étaient immédiatement des choses. Ceux qui s'entêtent dans cette illusion, c'est-à-dire au fond dans un réalisme de l'idée, révèlent par cette espèce de platonisme somnambulique qu'ils n'ont pas encore rejoint notre temps, ni ses fins. Ainsi en va­t-il au sujet de la fin du monde, qui est en somme le géométral

logies, à son don de perception poétique, à son attention aux phénomènes irrationnels [ ... J, pour faire surgir de cette fin de siècle un sens qui, à beaucoup, semble absent.» (Michka Assayas, «Le temps des Titans », Libération, jeudi 22 avril 1993, p. 22.)

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La fin du monde

de l'ensemble des fins que nous traversons (car nous les traver­sons du geste même dont nous les menons à leur fin).

Par conséquent, lorsque je dis que la fin du monde est la fin du mundus, cela ne peut pas vouloir dire que c'est seulement la fin d'une certaine «conception» du monde, et que nous aurions à nous mettre en quête d'une autre, ou à en restaurer une autre (ou la même). Car cela veut dire qu'il n'y a plus de signification assignable du « monde», ou que le « monde» se soustrait, peu à peu, à tout le régime disponible de la signification - hormis sa signification «cosmique» d'univers, laquelle, précisément, n'a plus ou pas encore, pour nous, de signification assurée, sauf à considérer une pure expansion infi­nle.

Si l'on n'envisage pas dans toute son ampleur - infinie, peut­être, en effet, infinie dans sa finitude même - la fin du sens du monde en tant que fin du monde du sens dans lequel nous avions - et nous avons toujours, au jour le jour - tous les repères nécessaires au maniement de nos significations, on ne peut que se tromper lourdement sur le sens et sur la portée du rnot « fin » (et des mots « fini» et « infini» 1). Ou plutôt: on se trompe, et on s'aveugle, en lui accordant encore un sens déterminable (anéantissement, liquidation) au nom duquel on mène des disputes dépourvues, non seulement de rigueur, mais même de contenu.

Il nous faut donc penser ceci : c'est la «fin du monde », mais nous ne savons pas en quel sens. Ce n'est pas seulement la fin d'une époque du monde, et d'une époque du sens, parce que c'est la fin d'une époque - aussi longue que l' « Occident »,

1. Comme Jean Baudrillard, par exemple, dans L'Illusion de la fin, Paris, Galilée, 1992. Au demeurant, et à y regarder de près, plus subtil que la plupart des autres contempteurs de la « fin », Baudrillard ne parle de rien d'autre que de la fin d'un régime du sens. Mais il ne prend pas la mesure selon laquelle ce régime est le régime entier, pour nous, du sens signifiant.

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Le Sens du monde

et en somme aussi longue que 1'« histoire» - qui a entièrement déterminé le «monde» et le «sens», et qui a étendu cette détermination au monde entier. Si bien que nous ne pouvons pas penser ce qui nous arrive comme une modulation du même monde, ni du même sens.

On peut ajouter, à titre de contre-épreuve : nous ne pouvons pas plus penser en termes de «monde» ni de «sens» les expériences antérieures ou extérieures à l'Occident. Cela ne veut pas dire qu'il soit simple de tracer les confins de cet « Occident» (il n'a pas tout simplement commencé au vue siècle av. J.-C. en Grèce ... ), ni même que nous puissions indiquer quelque chose ou quelqu'un comme « extérieur» à lui sans être encore enfermés en lui (alors même qu'il s'est déjà mis, en devenant le monde « mondial », à subvertir cette partition entre extérieur et intérieur, c'est-à-dire cette distinction entre « mondes» qui nous semblait configurer le monde). Mais cela veut dire au moins que si nous ne pouvons pas poser simplement de 1'« autre », nous ne pouvons pas non plus le penser simplement comme « même». Disons-le sur l'un des paradigmes majeurs de toute notre culture : de ceux qui vivent ou qui ont vécu selon le mythe, nous ne pouvons pas dire que l'expérience est une modulation ou une modalisation du «sens du monde ». Car nous ne savons pas en quel sens ils vivent un «monde» et un « sens». Nous avons cru pouvoir le dire pendant long­temps, mais nous reconnaissons désormais que nous n'accédons pas à ce que nous avons désigné cornme le monde du mythe. Ou bien, pour traiter ce dernier comme une variante possible, à côté de la variante « logos », d'un « sens du monde », il faut conférer à ce dernier terme une extension telle qu'il se perd complètement dans la généralité la plus vague. Ce qui revient aussi à dire qu'on perd purement et simplement son temps à proposer de retrouver, par-delà le logos qui aurait gouverné nos vingt-cinq siècles, quelque chose comme une dimension et cornme un sens « mythiques ».

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La fin du monde

Autrement dit, nous ne pouvons prendre le « sens du monde» (ou le « sens de l'existence », ou le « sens de la vie», etc.) comme une catégorie générale, admettant ensuite ses espèces ou ses modalités particulières, sans perdre aussitôt le sens de cette expreSSion.

Et pourtant, c'est bien avec cette perte que nous avons à faire. C'est elle qui nous arrive. Il n'y a plus de sens à « sens du monde» : ce que chacun de ces mots, et leur syntagme, signifie, est pris dans un bouclage de toutes les significations « occidentales», bouclage désormais homothétique à une « mondialisation» qui ne laisse plus de «dehors» - et par conséquent plus de «dedans» -, ni sur cette terre, ni hors d'elle, ni dans cet univers, ni hors de lui, par rapport à quoi un sens pourrait se déterminer. Or il n'y a de sens que dans un rapport à quelque « dehors» ou «ailleurs» à quoi le sens consiste à se rapporter.

Il n'y a plus ce à du sens: ce à du renvoi signifiant ou de l'envoi directionnel, index de cette idéalité finale et/ou réfé­rentielle qui est à la fois le terme signifié d'une opération de sens et le terme visé d'une démarche de sens. Nous voici privés de sens dans les deux sens, dans tous les sens.

Et pourtant, on n'a pas tort non plus, bien au contraire, de protester qu'il faut bien qu'il y ait quelque chose comme un sens du monde (ou comme du sens au monde), dans la plus grande généralité possible de l'expression, dans sa plus vague, plus générale et plus insignifiante généralité.

Cette protestation ne viendrait-elle - et elle vient, nécessai­rement, elle est déjà là, on peut la lire chaque jour dans le journal- que de ce qu'on appelle un « sentiment», cela même nous reconduit au sens dans la plus grande généralité sémantique du sentir. C'est-à-dire, à nouveau, du rapport à ou de l'être­à-quelque chose, cette chose ne pouvant donc être qu'autre chose. Ainsi, « être au monde », si cela a lieu (mais cela a lieu) est pris dans le sens bien avant toute signification. Cela fait

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Le Sens du monde

sens, cela demande ou propose sens en deçà ou au-delà de toute signification. Si nous sommes au monde, s'il y a de l'être­au-monde en général, c'est-à-dire s'il y a du monde, il y a du sens. Le il y a fait sens par lui-même et comme tel. Nous n'avons plus affaire à la question: «pourquoi y a-t-il quelque chose en général? », mais à la réponse: « il y a quelque chose, et cela seul fait sens ». (<< Réponse», à vrai dire, n'est même pas le mot; car d'une part, on n'a rien demandé, surtout pas à venir au monde, et d'autre part cela ne fait peut-être aucun mode d'énoncé.)

Monde veut dire au moins être-à, il veut dire rapport, relation, adresse, envoi, donation, présentation à - ne serait-ce que des étants ou existants les uns aux autres. Nous savions catégoriser l'être-en, l'être-pour ou l'être-par, mais il nous reste à penser l'être-à, ou le à de l'être, son trait ontologiquement mondain, et mondial.

Ainsi, monde n'est pas seulement corrélatif de sens, il est structuré comme sens, et réciproquement, sens est structuré comme monde. En définitive, «le sens du monde}) est une expression tautologique.

Toute la question, désormais, est de savoir si cette tautologie se réduit à la répétition sous deux signifiants d'un même manque de signification (c'est le nihilisme), ou bien si elle énonce cette différence du même par laquelle le sens ferait monde et le monde ferait sens, mais tout autrement que par le renvoi à une signification.

L'enjeu est énorme, plus, il est incommensurable. Aussi bien ne faut-il pas le considérer comme un problème à résoudre, ni comme une découverte à faire : à ce compte, il serait pitoya­blement dérisoire ou dangereusement paranoïaque de proposer un livre intitulé Le Sens du monde, dans un geste qui voudrait dire: «voici la solution». Ni problème, ni solution, il s'agit seulement d'accompagner un éclaircissement qui nous précède déjà dans notre obscurité, beaucoup plus jeune et beaucoup

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La fin du monde

plus ancien qu'elle: cornment notre monde fait sens. (Cela n'implique pas que l'éclaircissement soit sirnplement lumineux, ni sirnplement heureux. Mais, des Lumières, oui, pourquoi pas? pourvu qu'elles soient véritablement d'après, et non d'avant le romantisme.)

On peut encore le dire ainsi : tant que le monde était essentiellement en rapport avec de l'autre (avec un autre monde ou avec un auteur du monde), il pouvait avoir un sens. Mais la fin du monde, c'est qu'il n'y a plus ce rapport essentiel, et qu'il n'y a plus essentiellement (c'est-à-dire, existentiellement) que le monde « lui-même ». Alors, le monde n'a plus de sens, mais il est le sens.

En ce sens, il est aujourd'hui à nouveau exact qu'il ne s'agit plus d'interpréter le monde, mais de le transformer. Il ne s'agit plus de lui prêter ou de lui donner un sens de plus, mais d'entrer dans ce sens, dans ce don de sens qu'il est lui-lnême. Ce que Marx pensait sous la « transformation» restait encore pris, sinon entièrement, du moins largement, dans une inter­prétation, celle de l'autoproduction d'un Sujet de l'histoire et de l'Histoire comme sujet. Désormais, «transformer» doit vouloir dire « changer le sens du sens», soit, encore une fois, passer de l'avoir à l'être. Ce qui veut dire aussi que la trans­formation est une praxis, non une poiesis, une action qui effectue l'agent, et non l'œuvre. La pensée du sens du monde est une pensée qui devient elle-même, au fil de sa pensée, indiscernable de sa praxis, qui se perd tendanciellement comme «pensée» dans sa propre exposition au monde, ou qui s'y excrit, qui laisse le sens l'emporter, toujours d'un pas de plus, hors de la signification et de l'interprétation. Un pas de plus, toujours, et dans l'écriture de la pensée un tracé de plus que l'écriture elle­même. C'est aussi cela, et singulièrement depuis Marx et Nietzsche, la « fin de la philosophie» : comment la fin du monde du sens ouvre la praxis du sens du monde.

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Le Sens du monde

Je voudrais, ici, ouvnr à une exploration de l'espace qui nous est à tous commun, qui fait notre communauté: celui de la généralité la plus étendue du sens, à la fois comme une étendue distendue, dévastée - le « désert qui croît» - et comme une étendue largement ouverte, disponible~ et dont nous res­sentons comme une urgence, comme une nécessité ou un impé­ratif. Cet espace commun est infiniment mince, il n'est que la limite qui sépare et qui mêle à la fois l'insignifiance atteinte par pulvérisation des significations, et la non-signifiance ou l'archi-signifiance que rencontre l'exigence de l'être-au-monde. Cette même limite sépare et mêle aussi le plus commun, le plus banal du sens - l'évidente inconsistance de la justification de nos vies -, et le plus singulier, l'évidente nécessité du moindre éclat d'existence autant que du monde auquel elle existe.

À plus d'un égard, le monde du sens finit aujourd'hui dans l'immonde et le non-sens. Il est lourd de souffrance, d'égare­ment et de révolte. Tous les « messages» sont épuisés, d'où qu'ils semblent provenir. C'est alors que resurgit, plus impé­rieuse que jamais, l'exigence de sens qui n'est rien d'autre que l'existence en tant qu'elle n'a pas de sens. Et cette exigence à elle seule est déjà le sens, avec toute sa force d'insurrection.

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Pas suspendu

Le risque dialectique saute aux yeux : tirer de l'anéantisse­ment des significations la ressource d'une signification supé­rieure. La dialectique est toujours le processus d'une sur-signi­fication. Mais ici, il ne s'agit pas de signification. Il doit s'agir du sens en tant qu'il ne signifie pas, et cela, non pas parce qu'il consisterait dans une signification si élevée, si sublime, ultime ou raréfiée qu'aucun signifiant ne parviendrait à la présenter, mais au contraire en tant qu'il est antérieur à toute signification, qu'il les pré-vient et qui les sur-prend toutes, tout autant qu'il les rend possibles, formant r ouverture de la signi­fiance générale (ou du monde) dans laquelle et selon laquelle il est tout d'abord possible que viennent à se produire des significations 1.

1. Signifiance est un terme que divers linguistes ont employé en des sens divers, mais qui ont en commun l'indication d'un ordre ou d'un registre antérieur à celui de la signification et formant la condition de possibilité

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Le Sens du monde

Il ne s'agit pas de signification, mais il s'agit du sens du monde comme de sa concrétude mêrne en tant que cela à quoi notre existence touche et par quoi elle est touchée, en tous les sens possibles. Autrement dit ...

( ... mais il ne s'agit que de cela, d'autrement dire ... )

de celle-ci. Par exemple: « La signifiance est [ ... ] le sans-fin des opérations possibles dans un champ donné de la langue. Et elle n'est pas plus une des combinaisons pouvant former un discours donné, qu'aucune des autres. »

(Oswald Ducrot et Tzvetan Todorov, Dictionnaire encycloPédique des sciences

du langage, Paris, Le Seuil, 1972, p. 445.) Le sens est l'infini des occurrences de sens, c'est-à-dire aussi de non-sens ou d'absurdité, possibles dans le monde et comme monde. Ou bien, avec un mot de Derrida, le sens est sa propre dissémination, en tant que celle-ci ensemence J'origine tout lieu du monde, n'importe lequel et sans privilège, comme l'avoir-lieu possible d'un sens, d'un être-à. À ce compte, le monde est aussi une terre. Mais la terre n'est pas un sol disposé avant son ensemencement, et qui recélerait le secret de la germination du sens, pas plus qu'elle n'a ce secret dans la transcendance d'un ciel. La terre est contemporaine de la dissémination du sens. Signifiance est aussi le mot employé par Emmanuel Lévinas pour désigner l'excès du sens sur les significations, dans son étude de 1964, La Signification et le Sens (republiée dans Humanisme de l'autre homme, Montpellier, Fata Mor­gana, 1972). Je cite quelques phrases de cet essai, dont je partage la préoccupation, tout en interprétant comme « dissémination» l'assignation de ce que Lévinas nomme « le sens unique» ; « Ne faut-il pas [ ... ] distinguer, d'une part, les significations, dans leur pluralisme culturel et, d'autre part, le sens, orientation et unité de l'être, événement primordial où viennent se placer toutes les autres démarches de la pensée et toute la vie historique de l'être? ( ... ] Les significations ne requièrent-elles pas un sens unique auquel elles empruntent leur signifiance même? [ ... ] Cette signifiance rési­derait, pour une lettre, par exemple, dans l'écriture et le style de cette lettre, dans tout ce qui fait que dans l'émission même du message que nous captons à partir du langage de cette lettre et de sa sincérité, quelqu'un passe purement et simplement.» (Op. cit., pp. 37 et 6l.) Ou encore, pour « définir» la signifiance : «L'illimité mais dans toutes les limites qui y donnent malgré tout accès, et qui sont coïncidentes à la venue du sens, au fait qu'il y en ait.» (Jean-Christophe Bailly, Le Paradis du sens, Paris, Christian Bourgois, 1988, p. 113.)

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Pas suspendu

... il ne s'agit pas de signification parce qu'il s'agit d'un travail (est-ce un travail? en quel sens ?) de la pensée - du discours et de l'écriture - où la pensée s'emploie à toucher (à être touchée par) ce qui n'est pas pour elle un «contenu »,

mais son corps : l'espace de cette extension et de cette ouverture dans lequel et comme lequel elle s'excrit, c'est-à-dire se laisse transformer en concrétude ou en praxis du sens 1. Mais il faut

1. À cet égard, il s'agit de reprendre, inlassablement, en ne cessant de le transformer, ce mouvement vers le « concret », cette tension ou cet élan de l'être-au-concret, qui s'est engagé avec Hegel, puis avec Marx, Nietzsche, Heidegger, Benjamin et Adorno (qu'on relise, par exemple, 1'« Avant­propos» de la Dialectique négative : «La plupart du temps, dans la philosophie contemporaine, la concrétion ne fut introduite que de façon subreptice», p. 7 de la traduction du Collège de philosophie, Paris, Payot, 1978), et qu'ont poursuivi, malgré toutes leurs différences, les pensées qui auront ouvert notre actualité, en particulier celles de Lévinas, de Deleuze, de Derrida. Mais ce « concret» ne s'oppose pas à 1'« abstrait» si celui-ci n'est pas autre que la concrétion ou la concrétude du concept lui-même (et l'on peut entendre ici le « concept» à la fois avec Hegel, avec Canguilhem et avec Deleuze), qui est la cause matérielle et finale du travail philoso­phique. La concrétude en question est indissociablement celle des deux sens du «sens du monde» : son être-là « senti» et son concept {( sentant »,

l'apodicticité du premier et la problématicité du second, l'in je x-cri pt ion de l'une sur l'autre. Il faut alors aussi rappeler quelques étapes décisives de l'insistance obstinée du monde dans la pensée, depuis Husserl et Hei­degger : au moins, le Passagen-Werk de Benjamin (trad. J. Lacoste, Paris, Capitale du XIXe siècle, Paris, Cerf, 1989), ce projet de livre dont le thème majeur est bien la mondialité comme modernité; le grand livre d'Alexandre Koyré, Dtt monde clos à l'ttnivers infini (en anglais, 1957, en français, trad. R. Tarr, Paris, PUF, 1961), qui parlait du « processus [ ... ] profond et [ ... ] grave en vertu duquel l'homme [ ... ] a perdu sa place dans le monde, ou, plus exactement peut-être, a perdu le monde même» (p. 2) ; la Vita activa de Hannah Arendt (1960, trad. G. Fradier, La Condition de l'homme moderne, Paris, Cal mann-Lévy, 1961), où on peut lire ceci, par exemple: « L'absence de monde (Weltlosigkeit) qui s'institue avec l'époque moderne est de fait sans équivalent» (§ 45); Die Legitimitiit der Neuzeit (La Légitimité des temps modernes) de Hans Blumenberg (1966), qui est une grande interro-

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Le Sens du monde

alors comprendre que le « concret» ne désigne pas ici la simple extériorité de la chose impénétrable ou de l'effectivité « vécue» : « concret» désigne cela dont la consistance, et la résistance, forme l'extériorité nécessaire d'un être-à, donc d'un être-selon­le-sens. te sens est concret: c'est-à-dire, il est tangible et impénétrable (ces deux attributs s'impliquent mutuellement).

Le pas de la pensée reste donc suspendu sur cette excription, qui lui est initiale aussi bien que terminale. Elle ne va pas à produire des significations, elle va à faire l'épreuve d'un toucher du sens qui est à la fois son affaire la plus propre (elle en est le sens, l'organe sensible) et le lieu même de son expropriation (elle n'en exhibe pas de signification). De l'une et de l'autre manière, c'est la chose même: le sens du monde. «Aller à la chose même» ne peut plus vouloir dire: «parvenir jusqu'à la constitution d'une signification originaire », mais: tenir le pas de pensée suspendu sur ce sens qui nous a déjà touchés.

L'épreuve en question n'est pas une expérience mystique. Elle est sans doute plutôt l'eXpérience de ceci, qu'il n'y a pas d'ex­périence du sens si « expérience}) doit impliquer l'appropriation d'une signification - mais qu'il n'y a rien d'autre que l'expérience du sens (et c'est le monde) si «expérience)} dit que le sens précède toute appropriation, ou lui succède, et l'excède.

gation sur la {( mondialité» ou « mondanéité)) (Welttichkeit) du monde moderne (il faudra en reparler à propos de la « sécularisation )) du politique) ; Experimenttttn tntmdi de Ernst Bloch (1975 ; trad. G.Raulet, Paris, Payot, 1981), qui voulait envisager « cet ici et ce maintenant qui accompliraient notre sens)} (p. 14). Le sens dtt monde forme déjà la tradition moderne­qu'aucun post-modernisme n'aura vraiment interrompue. Il nous reste donc, comme de toute tradition, à la faire nôtre, ct est-à-dire à la mener plus loin, plus au monde.

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Le sens et la vérité

Parler de sens ne signifie pas qu'on abandonne ou qu'on dédaigne la catégorie de la vérité. Mais on change de registre. La vérité est r être-tel, ou plus exactement, elle est la qualité de la présentation de r être tel en tant que tel. Le sens, pour sa part, est le mouvement de r être-à, ou r être en tant que venue en présence, ou encore, en tant que transitivité, en tant que passage à la présence - et du même coup, en tant que passage de la présence. La venue ne relève pas de la présentation, pas plus, du reste, que de r imprésentation.

(Bien que r étymologie du mot « sens» ne soit pas claire, il est constant que le mot se rattache à une famille sémantique où r on trouve d'abord, en irlandais, en gotique ou en haut-alle­mand, les valeurs du mouvement, du déplacement orienté, du voyage, du « tendre vers ». Il signifie d'abord, selon un étymo­logiste allemand, « le processus de se-porter-vers-quelque­chose» 1.)

1. Winfried Weier, Sinn und Teilhabe. Daj' Grundthema der abendlan­dischen Geistesentwicklung (Salzburger Studien zur Philosophie 8), Munich,

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Le Sens du monde

La différence peut encore s'accentuer ainsi: on pourrait essayer de dire, en introduisant une distinction infiniment déli­cate, que la vérité opère, qu'elle le veuille ou non, une sépa­ration pourtant intenable, à savoir la séparation entre l'être en tant que tel (qu'elle présente) et l'être en tant qu'être. La séparation est intenable, puisque ces deux déterrninations sont inséparables l'une de l'autre. La vérité y procède pourtant. L'être en tant que tel est l'être assigné dans son essence ou dans l'essence en général (par exemple, dans le phénomène au sens phénoménologique : l'être dont l'essence est d'apparaître). Sa vérité consiste dans la tautologie « l'être est» (ou : le phé­nomène apparaît, ou : la substance soutient, ou : l'événement arrive, etc.) que son vide rend immédiatement équivalente à « l'être n'est pas 1». L'être en tant qu'être est l'être en tant que l'action du verbe « être», c'est-à-dire l'être qui « fait» venir à la présence (et qui, par conséquent, n'est pas lui-même à présenter). On pourrait dire: l'être qui phénoménalise le phé­nomène, qui substantifie la substance, qui éventualise l'évé­nement. Cet être est pensable seulement à travers une transitivité a-grammaticale de son verbe (une syntaxe asémantique, un enchaînement déchaîné) : il faut entendre « l'être est l'étant» comme si «être» avait une fonction analogue à celle d'un « faire», d'un «produire» ou d'un «fonder », bien qu'il ne puisse s'agir de rien de tel 2. Puisque, précisément, l'être ne

1970, p. 21. Cf. aussi les références données par Gerhard Sauter, Was heisst ; nach Sinn fragen?, Munich, Kaiser, 1982, p. 12.

1. C'est sur ce vide de la vérité de l'être et de l'être de la vérité (ou de la vérité de la vérité) qu'embrayent aussi bien la dialectique hégélienne (où l'être devient) que l'Ereignis heideggerien (où l'être s'ouvre dans son retrait) : cf. par exemple le texte liminaire de la Science de la logique, et les Beitrage, n" 204 à 214. Dans les deux cas, de manière différente, c'est le sens qui est mis en jeu, ou en marche.

2. Heidegger déclare exigible cette impossible transitivité de « être» ;

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Le sens et la vérité

« fait », ni ne « fonde », ni ne ({ recueille» l'étant, il est plutôt, en étant l'étant « être pour l'étant l », ou plus exactement « être vers l'étant» ou plus exactement encore, mais d'une exactitude a-signifiante, « être à l'étant» : il en est le sens, ou plutôt, et parce qu'il n'y a pas d'un côté l'étant et de l'autre son sens, il est structure, propriété et événement de sens de l'étant en général.

Ainsi, la vérité laisse donc entrevoir le sens comme sa propre différence interne : l'être en tant que tel diffère de l'être en tant qu'être, ou l'essentia diffère de l'esse, dont elle est, cependant, la vérité. De cette manière, le sens est nécessairement présenté différé par la vérité : différé de, ou selon cette différance inventée par Derrida, c'est-à-dire cette venue qui vient sans aboutir, cette identité dont la présence est une préséance et une pré­venance d'elle-rnême.

« L'être est l'étant. Ici "est" parle au sens transitif et ne veut pas moins dire que" recueille ". L'être recueille l'étant en cela qu'il est l'étant. L'être est le recueil - Logos. » (Qu'est-ce que la philosophie? trad. K. Axelos et J. Beaufret, Paris, Gallimard, 1957, p. 25.) Mais il est clair que l'équi­valence avec « recueillir» n'est pas plus tenable qu'aucune autre: encore faut-il savoir ce que Logos veut dire. Dans la conférence « Logos », Heidegger détermine le logos comme « le nom qui désigne l'être de l'étant» pour autant que « les Grecs auraient pensé l'être du langage à partir de l'être de l'être» (Essais et Conférences, trad. A. Préau, Paris, Gallimard, 1958, p.277). Par conséquent, le sens transitif d'« être» ne se détermine que comme cercle vicieux et/ou limite absolue de la signification en général. (Heidegger serait, par moments, tout près d'une telle formulation, à laquelle résiste pourtant sa volonté poético-étymo-logisante de s'approprier des significations. )

1. Sein ulm Seiendem, cf. par exemple Sein und Zeit, § 44, p. 222 (Tübingen, Max Niemeyer, 12e édition, 1972).

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Le Sens du monde

(Praesum, ce n'est pas «je suis là» au sens d'une simple position occupée, donnée, installée, immobile et immanente. C'est d'abord «je précède» : c'est être en avant, à la tête de (une armée, une flotte, un camp), c'est commander, guider, mener, ernmener, et parfois (chez Ovide, par exemple) protéger. Aussi bien, soit dit en passant, la venue en présence ne saurait être elle-même soumise à aucun autre « guide ». - Praeesse, c'est être en avant, avancer, aller de l'avant - mais c'est être en avant de soi-même, de sa propre « présence », c'est être présent, simultanément, à ce qui suit et à ce qui précède comme au « soi}) propre d'un être-présent qui n'est pourtant jamais à soi que selon la pré-cédence et la pré-venance du à.)

« Ni mot, ni concept », écrit Derrida de la différance 1. C'est en somme la définition du sens, mieux, c'est le sens du sens, que de n'être ni mot ni concept, ni signifiant, ni signifié, mais envoi et écart, et néanmoins, et pour cela même, geste d'écriture, frayage et forçage d'un a dont toute la signification et toute la

1. « La différance », dans Marges de la philosophie, Paris, Minuit, 1972, p. 5. Rappelons au moins ce passage du texte: « La différance, c'est ce qui fait que le mouvement de la signification n'est possible que si chaque élément dit " présent", apparaissant sur la scène de la présence, se rapporte à autre chose que lui-même, gardant en lui la marque de l'élément passé et se laissant déjà creuser par la marque de son rapport à l'élément futur [ ... ]. Il faut qu'un intervalle le sépare de ce qui n'est pas lui pour qu'il soit lui-même, mais cet intervalle qui le constitue en présent doit aussi du même coup diviser le présent en lui-même [ ... ]. » (p. 13,) Dans les termes de ce passage, la distinction que je fais entre la vérité et le sens est la distinction entre la présentation d'un présent sur la scène de la présence, et sa division en lui-même. (Ce qui, par ailleurs, est en désaccord avec l'équivalence admise plus loin par Derrida, mais au passage et sans éla­boration, entre sens et vérité : « la pensée du sens ou de la vérité de l'être ... »,

p.23.)

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Le sens et la vérité

destination (le à du a ... ) est de s'excrire : d'aller toucher au concret du monde où l'existence fait sens. À ce titre, il n'y a pas de vérité de la différance, ou bien, c'est le vide de sa vérité a-sémantique. Mais cette (non)-vérité même ouvre (sur) le sens.

La vérité ne peut consister, en fin de compte (s'il s'agit d'un compte, et s'il a une fin : mais la vérité a pour fonction de ponctuer et de présenter une fin), que dans la vérité du sens. Cependant, la vérité comme telle, considérée pour elle-même, est essentiellement insuffisante, elle est inconsistante et incon­séquente, pour autant qu'elle sépare et laisse échapper l'être en tant qu'être de l'être en tant que tel, ou l'être-à de l'être-tel.

En même temps, c'est ainsi seulement que le sens peut être déterminé dans sa vérité: comme la différance de la vérité même. De cette manière, le sens et la vérité s' entr' appartiennent autant qu'ils s'écartent l'un de l'autre, et cet écart lui-même donne la mesure de leur entr'appartenance. Ils sont l'un à l'autre néces­saires tout autant qu'ils ne peuvent que s'occulter l'un l'autre, ou se retirer l'un à l'autre.

La vérité ponctue, le sens enchaîne. La ponctuation est une présentation, pleine ou vide, pleine de vide, une pointe ou un trou, un poinçon, et peut-être toujours le trou que perce la pointe aiguë d'un présent accompli. Elle est toujours sans dimension d'espace ni de temps. L'enchaînement, au contraire, ouvre la dimension, espace les ponctuations. Il y a ainsi une spatialité originaire du sens, qui est une spatialité ou une spaciosité antérieure à toute distinction d'espace et de temps : et cette archi-spatialité est la forme rnatricielle ou transcendan­tale d'un monde. En revanche, il y a une instantanéité principielle de la vérité (si l'on tenait à poursuivre le parallèle, on pourrait dire que c'est la forme a priori d'un univers, au sens littéral

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Le Sens du monde

du rassemblement-en-un). Une extase de la vérité, une ouver­ture du sens.

On serait tenté de dire encore: la vérité est sémantique, le sens est syntaxique. Mais ce ne serait possible qu'à la condition de préciser que la syntaxe enchaîne, s'enchaîne, s'entraîne et s'emporte à travers les ponctuations sémantiques - et que celles­ci, à leur tour, ne valent qu'à être entraînées de l'une à l'autre, de l'une en l'autre, et au-delà de l'autre encore.

Ainsi - et c'est l'exemple des exemples - le sens du mot « sens» traverse les cinq sens, le sens directionnel, le sens commun, le sens sémantique, le sens divinatoire, le sentiment, le sens moral, le sens pratique, le sens esthétique, jusqu'à cela qui fait que sont possibles touS ces sens et tous ces sens de « sens», leur communauté et leur disparité, et qui n'est sens en aucun de ces sens, mais au sens de ce qui vient au sens. Depuis le toucher, depuis le « simple» contact même de deux choses (dès qu'il y a quelque chose, il y a plusieurs choses, et il y a l'être-à d'une chose à l'autre), jusqu'à la signifiance générale, absolue, d'un monde en tant que monde, une seule venue, la même, jamais identique, un seul sens (se) prés-entant ou (se) pré-sentant, c'est-à-dire (se) difterant en sa vérité même. La signifiance différante.

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À cet égard, et sous l'angle que j'adopte en ce moment, il est indifférent que la vérité soit déterminée comme adequatio ou bien, avec Heidegger, comme alétheia : dans les deux cas, il s'agit de présentation. Assurément, cette caractérisation ne rend pas toute justice, il s'en faut de beaucoup, à l'analyse heideggerienne de l'alétheia (laquelle, comme je l'ai indiqué, engage elle-même dans ce que j'essaie de nommer le « sens »).

Mais c'est aussi seulement à partir d'une réserve de principe comme celle que j'évoque ici qu'il sera possible de rendre justice à cette alétheia.

Cette réserve concerne ce qui adhère encore à la véri té-alétheia (<< voilement/dévoilement »), comme à toute espèce de vérité, dans l'ordre de la présentation, de la mise-en-vue, de l'exhi­bition ou de la manifestation. Si le sens, en un sens, est manifeste en tant qu'il est à même le monde, et nulle part ailleurs, en tant qu'il est la patence ou l'apérité du monde, ce n'est pourtant pas à la manière d'une mise en vue et en lumière

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sur une scène, sur un présentoir ou sur un ostensoir. L'ouverture qu'il est ou qu'il fait n'est pas frontale : elle est défilé, défi­lement, praes-entia. On aura raison de dire que le sens est obvie, ce qui est pour nous un synonyme de « évident» (plus encore, par exemple, dans l'anglais obvious), mais il faudra que ce soit au sens d' ob-vius, ce qui vient au-devant sur la voie, ce qui vient à la rencontre et qui, ainsi, ouvre la voie, mais qui pour autant n'interrompt pas le chemin par l'illumination d'une révélation. Il n'y a pas de « chemin de Damas» du sens - ou bien, lorsqu'une telle extase a lieu, elle offre seulement, dans l'instant, le vide de la vérité.

De manière plus large, il faudrait dire que cette réserve sur l'alétheia comme sur toute espèce de vérité est une réserve par rapport au thème et à la posture phénoménologiques en général, y compris donc dans leurs transformations heideggeriennes ou autres. Ce thème et cette posture nous auront, sans aucun doute, ouvert un nouvel accès au monde. Ils auront délivré la « transcendance» moderne du monde, en le dégageant comme horizon absolu de sens, qui n'est plus assujetti, ni à un outre­monde, ni à la simple représentation (ni au ciel, ni à la nature). Mais pour autant, la phénoménologie n'ouvre pas à ce qui, du sens et par conséquent du monde, précède infiniment la cons­cience et l'appropriation signifiante du sens I, c' est-à -dire à ce qui précède et surprend le phénomène dans le phénomène lui­même, à sa venue ou à sa survenue. En un sens, la phéno-

1. « L'être du monde est donc nécessairement « transcendant" à la cons­cience, même dans l'évidence originaire, et y reste nécessairement transcen­dant. Mais ceci ne change rien au fait que toute transcendance se constitue uniquement dans la vie de la conscience, comme inséparablement liée à cette vie, et que cette vie de la conscience - prise dans ce cas particulier comme conscience du monde porte en elle-mê~e l'unité de sens consti­tuant ce " monde ", ainsi que celle de « ce monde réellement existant ". » Husserl, Méditations cartésiennes, trad. G. Pfeiffer et E. Lévinas, Paris, Vrin, 1953, p. 52.

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ménologie ne parle que de ça : de r apparaître. Mais parce que c'est encore, irrésistiblement, à la présence pure de r apparaître qu'elle nous convoque, et encore à la voir, malgré tout, ce n'est pas encore, pas encore assez r être ou le sens de r apparaître. C'est pourquoi, pour toute phénoménologie, c'est-à-dire en définitive pour toute philosophie qui s'articule (expressément ou non) sur un « sujet» de la vision du phainein, il reste un point d'origine propre - immanente/transcendante - du sens, un point avec lequel, par conséquent, tout le sens se confond 1.

1. Fût-ce, par exemple, sous la forme raréfiée et aléatoire du « lieu fini d'un sujet qui décide », ce qui forme en définitive l'instance du sens pour Alain Badiou (cf. UP.tre et l'Événement, Paris, Le Seuil, 1988, p. 475). Ce dernier récuse, au demeurant, la catégorie de « sens» : son sujet ne décide, à la mesure de 1'« événement », que face au vide de la vérité. On est au fond sur un des registres heideggeriens, celui de « Das Ereignis triigt die Wahrheit = die Wahrheit durchragt das Ereignis», «l'événement porte la vérité = la vérité fait saillie dans l'événement », où le verbe durchragen demanderait une longue glose. C' est « faire saillie à travers », et donc aussi « percer» et presque « déchirer» (<< inciser », dans le lexique de Badiou). Toute pensée qui privilégie la vérité, qui prend le style de la vérité, se voue à la tension d'une déchirure intime, que ce soit sur un mode plus pathétique (Heidegger) ou plus froid (Badiou). Encore une fois, il ne s'agit pas de récuser cette vérité de la vérité : mais de fixer ceci, qu'elle est seulement dans l'ordre de la ponctuation, non dans l'ordre de l'enchaînement. Ainsi, le point d'origine du sens peut se présenter plutôt sous la forme d'une évidence constituante ou plutôt sous la forme d'une décision inauguratrice. Dans le premier cas, le sens est toujours d'avance approprié en vérité, dans le second, il n'a jamais lieu, mais seulement la vérité vide, incisive. (La

question de la décision ne forme pas par hasard le pont crucial du politique, même une fois écartée la « théologie politique }) dont l'entoure Carl Schmitt, et sur quoi je reviendrai.) Les deux possibilités se mêlent et se partagent chez Heidegger, sans exclure une troisième ressource, celle que je désigne comme le sens sans origine et sans fin, ou sans sujet, la venue du sens et au sens. - Cette troisième voie n'est pas sans analogie, moyennant bien des différences, avec la voie frayée par J ean-Luc Marion dans Réduction et Donation (paris, PUF, 1989). Les deux ont peut-être surtout en commun

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Le Sens du monde

Pour autant, toute espèce de phénoménologie, voire d' outre­phénoménologie, n'ouvre pas encore assez à la venue du sens, ou au sens en tant que venue, nt tmmanente, ni transcendante. Cette venue est infiniment présupposée: on ne s'y laisse pas prendre, emporter, mettre à bout.

D'une certaine manière, la phénoménologie, et toute philo-

le trait de la « surprise)} (cf. op. cit., p. 300 et suiv.), le trait pré-venant et sur-prenant du sens, qui est aussi, pour moi, le trait déterminant de la liberté (cf. L'ExPérience de la liberté, Paris, Galilée, 1988, p. 146 et suiv.). En revanche, je ne dirais pas que la surprise est celle d'un « appel », comme le veut Marion. Même s'il n'y a pas reconnaissance de qui appelle, la «pure forme de l'appel» qui « se trouve à l'origine» (ibid., p. 302) est par elle­même aussi pure forme de sens signifiant, dont le signifié n'est encore que provisoirement celé pour l'appelé. Mais si le monde est le sens, ou s'il est lui-même « l'origine », comme on le dira plus loin, ce n'est pas plus sur le mode d'un appel transcendant que sur le mode d'une pure immanence étalée. C'est sur un mode qui, précisément, ne s'indique plus dans le style d'une catégorisation de « modes» en général, c'est-à-dire d'une ponctuation de concepts, mais qui ne se produit, qui ne produit son sens que comme l'enchaînement et l'entraînement, voire l'emportement, d'un autre style, écriture et excription de la philosophie. Anticipant sur ce qui suivra, je pourrais dire aussi : l'appel est encore une outre-phénoménalité (ou une phénoménalité de 1'« outre »), alors que le monde nous invite à ne plus penser sur le registre du phénomène, quel qu'il soit (surgissement, parution, parence, brillance, avènement, événement), mais sur celui, disons pour le moment, de la dis-position (espacement, toucher, contaa, parcours). Essayant ces distinctions et ces énoncés, je voudrais dire toutefois que si, en un sens, j'oppose une « thèse» à d'autres, en un autre sens je souligne, à travers des oppositions qui partagent aussi mon propre travail, une communauté d'époque. Quelque chose s'impose aujourd'hui à la pensée, comme il arrive à chaque époque (c'est même ce qui fait une époque, et ce qui fait que les « époques» comme telles sont des attestations du sens). Chaque pensée reconnaît diversement cette chose, mais elle la reconnaît, pour peu qu'elle ne se dérobe pas à ce qui s'impose (comme il arrive pour toutes les pensées qui tentent aujourd'hui de réparer ou de reconstituer l'ancien monde). Ce «quelque chose» a pour nous au moins la forme très générale et quasi informe d'une mondialité de la fin du monde.

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sophie qui préserve cette présupposition, fonctionne même comme une protection contre ou comme une tenue à distance de cela (le sens) qui excède le phénomène dans le phénomène lui-même. Une telle mise à distance se fait sensible dans le style si particulier du discours husserlien - une particularité qui fonctionne aussi bien comme une extrémité absolue du discours philosophique, dans cette inflation impressionnante et irrépressible de rigueur constituante, qui paraît en somme s'interdire de se retourner sur ce qui la déchaîne elle-même. Ou plutôt : c'est en ne cessant pas de vouloir se retourner sur soi et s'approprier son propre procès, c'est dans la réduction à l' « immanence» de l'origine (sujet, conscience) qui contient toute «transcendance» que la phénoménologie (et avec elle, en ce sens, la philosophie, qu'elle accomplit en effet avec la dernière rigueur) se voue à manquer quelque chose de la « transcendance» (s'il faut encore la nommer ainsi) qu'elle veut faire apparaître. Elle en manque l'excès ou l'espacement initial, qu'elle vise pourtant.

Mais « manquer» n'est pas le mot juste. Car cet excès, cette excédence d'origine - et de sens - n'est pas à saisir. Il est à recevoir ou à « laisser-être}) et à agir, simultanément. Et cette simultanéité demande un tout autre geste de pensée. Un autre geste même que les gestes les plus exigeants et les plus tendus ver:s le surgissement même ou vers la surrection de l'être dans sa transitivité (comme « appel }) ou comme « événement », par exemple). À l'extrémité de ces gestes reste invinciblement attachée quelque valeur phénoménale éclatante, quelque chose, en fin de compte, comme un « miracle de l'être» qui scelle son mystère dans son éclat 1. Mais tout mystère est une révé-

1. Cf. par exemple, et pour prolonger là. note précédente, la façon dont Marion retient le plus loin possible le motif heideggerien et lévinassien de la « merveille» (op. cit., p. 295), ou bien ces mots de Badiou : « la brèche dans l'être que cristallise la soudaineté de l'événement, la brillance du mal

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lation, toute révélation une vérité, seulement une vérité. Et de même, tout éclat de l'apparaître persiste à fasciner par le spectacle d'une origine. Mais - on pourrait le dire ainsi: le monde est trop vieux; son big bang, il ne nous l'offrira qu'en laboratoire; si son sens est obvie, là, sur le chemin, il l'est sans éclat, de manière triviale, comme le trivium, le carrefour des routes qui vont dans tous les sens. Pouvons-nous penser une trivialité du sens - une quotidienneté, une banalité, non pas comme l'opposé terne de l'éclat, mais comme la grandeur de la simplicité en quoi le sens s'excède?

Cela pourrait encore se dire ainsi: il n'y a pas d'éPoché du sens, pas de «suspension}) d'une «thèse naïve}) du sens, pas de « mise entre parenthèses ». L'époché elle-même est déjà prise dans le sens, et dans le monde. Que le sens lui-même soit infiniment suspendu, en suspens, que le suspens soit son état ou son sens même, cela n'empêche pas, au contraire, cela impose, qu'il n'y ait pas de geste possible de suspension du sens - par quoi il y aurait accès à son origine comme à sa fin. Il faut un autre geste.

À bien des égards, cet autre geste fait l'enjeu du travail philosophique contemporain. Il répond à ceci, que l'archi­constitution doit passer par sa propre déconstitution, ou que

vu» (Conditions, Paris, Le Seuil, 1992, p. 351). Remontant bien avant, jusqu'à Sartre comme jusqu'au moment décisif, dans l'après-coup de Heidegger, d'un nouage de la phénoménologie et du marxisme, c'est-à-dire en l'oc­currence du sens comme praxis, on relèvera la prégnance maintenue d'un motif « lumineux» de l'être, si l'être est ici l'Histoire en tant que « tota­lisation sans totalisateur» (Critique de la raison dialectique, t. I, Paris, Gallimard, 1960, p. 754) : « [ ... ] la compréhension - comme mouvement vivant de l'organisme pratique - ne peut avoir lieu que dans une situation concrète, en tant que le Savoir théorique illumine et déchiffre cette situation» (ibid., p. 110). Vie, lumière, déchiffrement: telle serait au fond la triple assignation dont il faudrait déprendre le sens - mais en aucune façon par le passage aux contraires, mort, obscurité, hermétisme.

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Style philosophique

la vérité doit s'exposer au sens. Cela suppose un autre rapport de la philosophie à sa propre présentation. Passé la possibilité de signifier la vérité, UQ autre style est nécessaire. La fin de la philosophie est sans doute d'abord une affaire de style en ce sens. Il ne s'agit pas d'effets de style et d'ornements du discours, mais de ce que le sens fait au discours si le sens excède les significations. Il s'agit de la praxis de la pensée, de son écriture au sens de la responsabilité de cet excès.

L'exigence d'un autre style, d'un autre tracement ou frayage du sens, toutes les avancées philosophiques contemporaines en sont tributaires 1. Cette exigence eut tout d'abord son effet le plus visible et en somme le plus « dramatisé}) de l'intérieur même de la phénoménologie, lorsque Heidegger se détourna du style adopté par Être et TempJ et par le Kantbuch. On lit à la première page des Beitrage que l'entreprise philosophique ici engagée «doit rester éloignée de toute fausse prétention à une « œuvre» du style jusqu'ici en vigueur», car « la pensée à

l. On pourrait montrer comment cela s'engage avec Schelling et Hegel, puis avec Nietzsche, et encore avec Bergson. Mais en vérité, c'est toute l'histoire de la philosophie depuis Kant au moins qu'il faudra un jour réécrire du point de vue des styles de la vérité ou du sens, du point de vue de leur partage et de leur intrication extraordinairement complexes et retors, où le plus vif et le plus intime de la pensée est en jeu. Aussi bien est-ce à un philosophe qu'il faut aujourd'hui demander: «quelle est l'opération d'un style? Réponse: Dans le flux dérivant des possibles de langue, qui passent sous le calame, tremper soudain vivement celui­ci, de façon à modifier les courants et provoquer telle collision. Dont l'effet, anticipé dans un éclair avant d'être produit, est de faire naître et d'étendre, plus ou moins fort et plus ou moins loin, des ondes de pensée. » (Gérard Granel, Écrits logiques et politiques, Paris, Galilée, 1990, p. 227.) Et pour varier les styles, on recevra encore d'une philosophe la nécessité de reconnaître « dans la générativité de l'expression une " source de connaissance ", [ ... ] le contour grammatical de nos intelligences synop­tiques» (Claude Imbert, Phénoménologies et Langues formulaires, Paris, PUF, 1992, p. 14).

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venir est pas-de-pensée (Gedankengang») 1. Le pas engage autrement la pensée, il s'engage autrement dans le praeesse de la présence et de sa présentation. Le style n'est pas une affaire « acoustico-décorative », comme le disait quelque part Borgès, c'est une affaire de praxis, donc aussi d' ethos de la pensée et du penseur.

Cela ne veut pas dire pour autant que le ou les styles différents, à partir de là, de Heidegger puis de tant d'autres représentent tout uniment cette praxis et cet ethos. Il s'en faut de beaucoup. On ne sait que trop, désormais, comment ce même mouvement de Heidegger a aussi engagé, au rebours du style phénoménologique, le style d'une profération oracu­laire-poétique qui renvoie tout autant, et de manière beaucoup plus captatrice et dangereuse, à une présentation de la vérité. Mais cela même indique au mieux comment se pose la question du « style», ou son exigence: entre une science constituante et une poésie évocatoire, par-delà ce face-à-face où se dédouble une identique présentation de la vérité, l'enjeu du style ou de l'écriture configure l'espace d'un frayage du sens. Un espace lui-même tracé par le passage à la limite des significations, par l'excription de la pensée au monde.

Il ne s'agit pas de « style », il ne s'agit pas d'effets littéraires (mais ici se tient tout l'enjeu de ce que le monde moderne cherche obscurément sous le nom de « littérature» : une sen-

1. Beitrage Zttr Philosophie, Gesamtausgabe, Band 65, Frankfurt a. Main, Klostermann, 1989, p. 3. « Sûl» n'est pas un mot fréquent chez Heidegger, et n'a jamais, me semble-t-il, été travaillé par lui en tant que concept. Il est d'autant plus remarquable que ce mot soit ici chargé, avec un sens large, indéterminé, de tout ce qui devrait distinguer fondamentalement deux allures, deux engagements, deux responsabilités de la pensée.

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Style philosophique

sibilité et une sensualité du sens). Il s'agit de la reprise d'une tension interne à toute la philosophie, qui lui est originaire, et qui est la tension même entre le sens et la vérité. Ce que la philosophie, de naissance ou de constitution, a distingué d'elle­même sous le nom de mythe, c'est ce qu'elle caractérisait comme une identité immédiate du sens et de la vérité (un chemin du sens présenté, récité) - identité immédiate à laquelle elle ne reconnaissait ni sens, ni vérité. La dislocation du mythe projette les deux pôles du «sens» et de la « vérité» comme les deux extrémités d'une tension inapaisable, qui se fait, du même coup, tension entre deux extrémités de style: celui de la « poésie» et celui de la « science ». Le mythe lui-même est sans style, il est en deçà du style : la question de l'exposition ne se pose pas lorsque la figure et le récit en assurent l'unité immé­diate. C'est du reste aussi pourquoi l'idéal projeté sur l'un et l'autre pôle est l'idéal d'une absence de style, d'une prose infiniment sobre et s'effaçant pour finir dans la présentation.

Le partage du style ou des styles - on dirait aussi bien, le partage des voix - n'est rien de moins que la tâche de la pensée à partir de l'interruption du mythe. Il ne cesse de tendre et d'agiter l'espace entre sens et vérité, ou la différence interne dont s'est affectée d'origine la présentation philosophique­laquelle n'est rien d'autre que le mode d'être-au-monde de l'Occident.

Par des effets de surface, et pour quelque temps, il a pu paraître possible que la philosophie finisse par se présenter comme une identité reconstituée du sens et de la vérité, tantôt dans le style de la « science », tantôt dans celui de la « poésie ». Mais la fin de la philosophie, c'est tout justement la fin de ces effets, et la répétition active du plus ancien et du plus profond de la tradition : le partage des voix, la tension du style comme l'espacement et l'ébranlement de la vérité selon sa propre différance. Non pas, dès lors, la reconstitution d'un mythe­ce dont rêva le romantisme - mais au contraire la tension

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Le Sens du monde

renouvelée, l'exigence d'écrire sans idéal ni modèle de « style », et style contre style, et «philosophie» contre «littérature», sens et vérité l'un contre l'autre, l'un à l'autre « auseinander­geschrieben » selon le mot intraduisible de Paul Celan 1.

1. « Porté/sur le terrain/avec/la trace/qui ne ment pas :/Herbe./Herbe,/ écrite-séparée.» Grille de parole, trad. Martine Broda, Paris, Christian Bourgois, 1991, pp. 103-105. «Écrite-séparée» répond à auseinanderge­schrieben. Attseinander, c'est littéralement ({ l'un hors de l'autre », mais selon une extériorité qui implique une intrication première de l'un dans l'autre. Si je prends ici un poème pour indice, ce n'est pas pour privilégier la poésie : c'est pour y repérer un point où elle est déstabilisée, désintriquée d'elle-même.

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Comment le désert croît

Dans sa fin, et comme sa fin, la philosophie - ou ce que Nietzsche puis Heidegger nommaient «métaphysique)} - se manifeste à soi -même comme cette tension qui excède ou qui déjoue d'elle-même (sortant d'elle-même, auseinanderschrei­bend) toutes les assignations de signification, jusqu'aux plus puissantes, auxquelles elle a donné lieu.

Elle se restitue ainsi, pour le dire avec J ean-François Courtine, à «son anonymat principiel)} (on sait que «métaphysique}) n'est au départ qu'un index taxinomique dans les cours d'Aris­tote) « en faisant apparaître son caractère essentiellement apo­rétique, dialectique, ou mieux, diaporématique l)}. La méta­physique en sa fin - et c'est ici la phénoménologie qui le dit - se déclare sa propre inachevabilité comme terme de son

1. «Phénoménologie et métaphysique », Le Débat n° 72, Paris, Galli­mard, novembre-décembre 1992, p. 88.

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non-commencement, de son commencement inassignable en propre ou si l'on veut de son in-auguration.

Cet « embarras et inquiétude inextricable» (diaporéma)J cette inachevabilité finale (c'est-à-dire aussi, quasi téléologique) veut dire alors:

l. que la «philosophie» est achevée, toujours achevée en tant que construction d'une signification (représentation, figu­ration, Idée, système du monde, des principes et des fins) ;

2. qu'elle est inachevable, non selon le mauvais infini d'une perpétuelle relance de questions qui resteraient ouvertes tout simplement parce que mal posées et/ou parce que demandant trop - mais inachevable dans la mesure où le trop ou le mal posé de la question tient à la demande de signification en tant que telle.

Dans cette mesure, le positivisme logique - cet autre témoin majeur de la « fin de la philosophie» - a eu raison lorsqu'il disqualifiait les questions-demandes de la métaphysique. Et puisque, le plus souvent du moins, le positiviste lui-même ne conclut pas à la simple inanité insensée du monde, il affirme aussi à sa manière que le sens est au-delà de la signification, ou de la vérité in-différente. Mais il abandonne cette affirmation avant même de l'avoir énoncée, et il en laisse retomber tout le poids dans un pragmatisme.

La philosophie en sa fin ne cède pas sur cette affirmation : c'est ainsi qu'elle touche sans cesse à sa fin, y reprenant et y rejouant son non-commencement, son ouverture et sa tension, qui ne consistent dans rien d'autre que dans cette affirmation -avant toute question.

Cette affirmation - le sens au-delà de tout sens, le sens dans l'absence de sens, le débordement du sens comme élément du monde ou le monde comme excès absolu du sens -, on peut la juger tragique, on peut la juger comique, on peut la juger sublime et/ou grotesque. On le peut, on le doit, et l'histoire monumentale de la culture européenne n'est tissée de rien

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Comment le désert croît

d'autre que de ces jugements, dont les noms propres sont: Sophocle, Plaute, Augustin, Dante, Montaigne, Shakespeare, Pascal, Rousseau, Holderlin, Hugo, Kafka, Joyce, Beckett. Quand on y pense, on se prend à songer que ce que l'Europe a eu de plus génial, et peut-être bien, son idée même du génie, a jailli avant tout d'une nécessité formidable de mettre en scène le sens du sens, d'en figurer et d'en agiter les masques, les éclats, les trajectoires, dans une dramatisation intense dont la ressource est l'Occident lui-même en tant qu'obscurcissement originel du sens : interruption du mythe et du sacrifice, qui deviennent ce que l'Occident ne peut plus que mimer (c'est ce qu'il dit de lui-même).

Sans doute le cycle des représentations du drame est-il clos. Ce n'est pas un hasard si le théâtre est aujourd'hui sans fable nouvelle, sans muthos, ayant épuisé la fable totale (Wagner ou Claudel), la fable moderne (Brecht), la fable de la fin des fables (Beckett). Le rideau est tombé sur la scène métaphysique, sur la métaphysique comme scène de la (re)présentation.

Mais ce qui se joue désormais autrement, et sur un théâtre du monde que certains ont bien tort de prendre pour un vaste écran de simulation, et d'autres (au fond, les mêmes) pour un scénario de «désenchantement», ce qui se joue dans de for­midables dérives et craquements de tous les continents - la mondialisation et la mondanéisation du monde lui-même-, c'est à nouveau l'envoi d'une affirmation de l'excès absolu du sens. Sublime et grotesque, atroce et dérisoire, encore, assuré­ment, mais aussi déjà, à nouveau, au-delà de ces jugements, au-delà de ces assignations de sens du sens. Non pas qu'il y ait à tout accepter: mais la résistance à l'inacceptable doit elle­même procéder d'un autre sens. L'affirmation nue, dénudée, d'autant plus aiguë et exigeante, du sens du monde en tant que monde. Fin de la philosophie, tâche de la pensée.

Tâche de l'être-au-monde. Peut-être est-il encore vrai de dire que « le désert croît ». Cependant, le rideau est tombé sur les

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Le Sens du monde

luxuriances et sur les fertilités auxquelles mesurer notre « désert ».

Souvent aussi, nous avons appris combien ces oasis superbes de la légende des siècles pouvaient avoir recouvert de misère asservie, et n'être que les fruits de notre nostalgie d'un âge d'or. La croissance même du désert pourrait nous dévoiler un espace inconnu, une aridité inconnue, excessive, des sources du sens. Fin des sources, commencement de l'excès sec du sens. Peut-être rien ne croîtra que cette sécheresse, et c'est elle qui nous portera. Peut-être aussi sera-t-elle bouleversée par autre chose : par une crise économique majeure, par un effondrement des États, par un conflit mondial, Est-Ouest ou Nord-Sud (ou les deux croisés), par de grandes mutations et manipulations génétiques ou écologiques, par des découvertes dans l'espace, par le bond d'une science ou par l'exhaustion de plusieurs cultures. Peu importe l'imprévisible. Ce qui est, non pas pré­visible, mais déjà présent en toute hypothèse, c'est qu'il n'y aura plus de « raison dans l'histoire», ni de «salut du genre humain». Plus de parousie, en somme, plus de sens présent, attesté (si jamais il y en eut), mais une tout autre eschatologie, une autre extrémité, un autre excès de sens.

Si jamais il en fut autrement : car une autre histoire, bien sûr, est en jeu, et qui nous fera relire toute notre histoire. Non plus l'histoire directionnelle et signifiante d'un sens qui se déroule ou qui se dégage, mais une histoire intermittente, stochastique et réticulée, traversée de pulsations plutôt que de flux. Non plus le sens de l'histoire, mais une histoire du sens -et pourtant, en même temps, la relance d'une infinie libération. Et cette histoire, la nôtre, notre venue du sens, ne viendrait pas à son tour conclure ou poursuivre un développement, mais plutôt répéter, rejouer les chances multiples de ce que l'autre histoire, l'occidentale, aurait engagé et dissimulé à la fois: un excès ou un absentement permanents du sens, que jamais nulle métaphysique, nulle onto-théologie, quels qu'aient été ses effets de surface, n'a véritablement cherché à combler, les ayant au

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Comment le désert croît

contraire elle-même averes, chaque fois, et fût-ce à son corps ou à son discours défendant, comme le transcendantal/factuel absolu du monde et de l'existence.

De fait, il est rigoureusement possible et nécessaire de recon­duire toute métaphysique au système intégral que délimiteraient trois propositions comme celles-ci (parmi tant d'autres qu'on pourrait aussi choisir) : «la vraye raison et essentielle, de qui nous desrobons le nom à fauces enseignes, elle loge dans le sein de Dieu; c'est là son giste et sa retraite», « la nature n'a pas de fin qui lui soit prescrite [ ... ] car si Dieu agit à cause d'une fin, c'est nécessairement qu'il aspire à quelque chose qui lui manque », « Dieu lui-même fait pour ainsi dire pression en direction de ce monde par lequel il a enfin rejeté de lui tout être, dans lequel il a un monde libre à son égard, une création véritablement hors de lui [ ... ] ce monde-ci, le monde dans lequel nous nous trouvons effectivement 1». La diversité, voire la disparité et les oppositions de ces propositions entre elles, selon leurs contextes et leurs époques, ne contredirait pas la recon­duction dont je parle : mais le mouvement de celle-ci ne serait rien d'autre, pour finir, que le mouvement même de l'histoire occidentale du sens en tant que mouvement d'une onto-théo­logie occupée par principe à sa propre déconstruction, et dont la fin, en tous les sens, est précisément « ce monde-ci», à ce point (( ci» qu'il est définitivement hors de tout dieu et de toute instance signifiante et signifiée du sens: lui-même seu­lement tout le sens in-signifiant.

Si la fin de cette histoire - cette fin qui est notre événement -est fin en tous les sens, c'est aussi que ses deux sens s'affectent et se disséminent l'un l'autre. La fin-terminaison met fin à la

1. Montaigne, Essais, II, 12, éd. P. Villey, t. l, Paris, PUF, 1978, p. 541 ; Spinoza, Éthique, l, Appendice, trad. B. Pautrat, Paris, Le Seuil, 1988, pp. 83-85 ; Schelling, Philosophie de la révélation, II, 17, trad. dirigée par J.-F. Marquet et J.-F. Courtine, Paris, PUF, 1991, p. 215.

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Le Sens du monde

fin-but, et c'est pourquoi il n'y a pas de « sens de l'histoire» de l'histoire du sens. Mais la fin-but ouvre dans la terminaison une tout autre dimension que celle de l'anéantissement, sans pourtant reconstituer un procès téléologique. Et c'est pourquoi il y a une histoire, la nôtre, le monde dans la mondialisation de son sens. À la fin, ni « fin », ni « fin », à nous de saisir, une fois de plus infinis, la chance et le risque d'être au monde. Sachant (est-ce savoir?) qu'il n'y a rien à « saisir ».

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Le sens de l'être

La question ou l'affaire du sens de l'être (du sens, absolu­ment) :

1. Transitivité agrammaticale ou excrite : l'être est ou transit l'existant.

2. Dans cette transitivité, ce qui est transmis de 1'« agent» à 1'« objet» ou au «complément », c'est l'acte d'être, c'est l'actualité de l'existence : que l'étant existe.

3. L'actualité de l'existence n'est pas une propriété qui peut être conférée ou non à quelque chose, elle est qu'il y a la chose. Le sens de (1')« être » est la transmission de l'acte qu'il ya.

4. L'acte ne peut pas être transmis depuis autre chose que lui-même (ce n'est pas un passage de puissance à acte) : « l'être est l'étant», ou « il y a quelque chose», indique donc une antériorité/postériorité de l'il y a « en » lui-même. Il se trans­met/transit. Don, différance : la différence de l'étant et de l'être n'est pas une différence de termes, ni de substances, c'est

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Le Sens du monde

la différance de l'être, ou plus exactement, la différance d'être. La différance extrapole la différence ontico-ontologique : elle la fait exister.

5. Mais « faire exister)} n'a pas de sens: ce qui n'est pas une propriété, ni une substance, l'acte ou l'en-acte~ l'être-en­acte, ne peut pas être produit. Il ne se produit pas non plus, n'ayant pas la ressource d'un sujet (il est agent, identique à l'agir, non sujet). Il « se produit)} au sens où cette expression signifie, de manière très remarquable, « avoir lieu », « arriver ». Toute l'aporie du concept de « création)} est là : en tant qu'il prend pour schème une production, et en tant qu'il suppose un sujet créateur, lui-même auto-engendré, il ne touche pas à l'acte/événement d'exister, qui pourtant le hante. (Le ex nihilo formule la contradiction aporétique : nihil supprime en droit la production, que ex affirme.) Ou bien: la « création}} décons­truite donne l'être-en-acte de l'exister, avec sa différance.

6. En termes aristotéliciens, cela se dirait: différance dei dans l'energeia (l'être-en-œuvre), ou de/dans l'entelecheia (l'être­accompli-en-sa-fin). (Différance comme énergie de l'énergie, entéléchie de l'entéléchie.) Ce qui n'est pas œuvre accomplie, finie, close, absolue de tout rapport, ce qui n'est pas en sa fin (se différant en sa fin, différant sa fin en soi), est à soi : le a de la différance se réinscrit accentué en à. De l'être à l'être, tous les accents du à : distance, direction, intention, attribution, élan, passage, don, transport, transe, et touche: sens en tous les sens, sens (de l')ek-sistant. Or le rnodèle de ce qui est un seul acte, une seule entéléchie, tout en différant en soi comme un être d'un autre être, c'est chez Aristote le sens comme acte d'un sentir/être senti ~. l'acte du sentant et celui du senti sont le même 1. L'existence est l'acte en soi différant de son propre

1. Cf. Peri psycheS, 418a23 et 425b25 ; il en va de même de l'acte de la science comme savoir et comme chose sue, ce qu'on peut au moins inférer de 417a21 et suiv. - Écho plus proche de nous: « S'il est vrai que

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Le sens de l'être

sens, son se-sentir comme sa propre déhiscence. Rien d'autre n'est en jeu, en dernière instance, dans le Ego sum, ego existo de Descartes, dans l'obscurité de son évidence et dans la folie de sa certitude.

7. Cela s'appelle, chez Spinoza, conatus 1, chez Kant, être des fins «( homme»), chez Hegel, travail du négatif, chez Heidegger, Ereignis. Dans chaque cas, et toutes différences gardées, cela signifie au moins ceci: que le sens ne s'ajoute pas à l'être, ne lui survient pas, mais est l'ouverture de sa survenue même, de l'être-au-monde.

le geste est sens, il doit l'être en opposition avec la signification langagière. Celle-ci ne se constitue que comme réseau de discontinuités, elle donne lieu à une dialectique immobile où ne sont jamais confondus le pensant et le pensé, où les éléments de ce dernier n'empiètent jamais les uns sur les autres. Le geste au contraire, tel que l'entendait Merleau-Ponty, c'est l'ex­périence d'un sens où le senti et le sentant se constituent dans un rythme commun, comme les deux franges d'un même sillage [ ... ]» (Jean-François Lyotard, Discours, Figure, Paris, Klincksieck, 1971, p. 20). Un peu aupa­ravant, Lyotard écrit aussi; « Le sens est présent comme absence de signi­fication ; pourtant celle-ci s'en empare (et elle le peut, on peut tout dire), il s'exile en bordure du nouvel acre de parole. [ ... ] Construire le sens n'est jamais que déconstruire la signification. Il n'y a pas de modèle assignable pour cette configuration évasive)} (p. 19). On pourrait prolonger ainsi; il n'y a pas de modèle, parce que c'est là, très exactement, qu'il s'agit de se modeler/laisser modeler, ou bien de se rythmer/laisser rythmer (ce qui ne veut pas dire « bercer » ... ) « par» le sens, ou plutôt « en sens)} : affaire de « style» et/ou d'existence.

1. {( L'effort (conatus) par lequel chaque chose s'efforce de persévérer dans son être n'est rien à part l'essence actuelle de cet être », Éthique, III, 7 (op. cit.).

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Infinie finitude

Si je dis : la finitude est la vérité, dont l'infini est le sens, je fais plus que donner un exemple qui viendrait remplir les déterminations formelles de la ponctuation et de l'enchaîne­ment, du sémantique et du syntaxique, de la présentation instantanée et de la venue espacée.

En vérité, ce qui rend raison de ces déterminations formelles, c'est ce « contenu» ou cette ({ signification », c'est cette « matière» qui se donne avec la phrase : la finitude est la vérité, dont l'infini est le sens.

Autrement dit, il n'y a pas d'autre « cas » ou d'autre« espèce» du sens que cette infinitude rapportée à la finitude en tant que vérité. Le sens, c'est cela, et tout son sens est là. (Où là veut aussi bien dire da, le là du Dasein qui est «1' être-le-là }), c'est-à-dire l'ici en tant que l'ici-même de ce monde-ci.)

La finitude n'est pas la finité d'un existant privé en lui­même de sa propriété d'accomplissement, butant et tomb~nt sur sa propre limite (sa contingence, son erreur, son imperfec-

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Le Sens du monde

tion, sa faute). La finitude n'est pas privation. Il n'y a peut­être pas de proposition qu'il soit plus nécessaire, aujourd'hui, d'articuler, de scruter et d'éprouver de toutes les manières. Tout l'enjeu de la fin de la philosophie se rassemble là : dans l'exigence d'avoir à ouvrir la pensée de la finitude, de réouvrir à elle-même cette pensée qui hante et qui aimante toute notre tradition.

Si la finitude était la priv~tion, elle ne pourrait pas être pensée comme structure ou cômme «essence» de l'être, de l'existence. En effet, il ne peut pas y avoir de pensée de la privation pure et simple - de l'être comme pure privation ou d'un existant absolument privé. (Où il faut entendre aussi, soit dit en passant, le privé opposé au public - les deux sens de «privé» ont du reste même étymologie, privare, «mettre à part, écarter de » - et où il faudra donc penser ausi l'être-en­commun de la finitude comme un thème fondamental. Le sens est commun, ou il n'est pas.)

Si l'on voulait penser une privation pure, ou bien ce dont il y a privation se manifesterait encore - et même, se mani­festerait plus que tout - à l'horizon d'une démarche, d'un accès, d'une transmutation qui devrait en rendre possible l'ap­propriation, entraînant ainsi l'annulation de la privation, ou bien la privation ne pourrait même pas être désignée comme telle. D'une manière ou de l'autre, la privation s'annule, essen­tiellement. En revanche, et c'est ce qu'il faut penser, la finitude s'affirme.

À supposer qu'on persiste à poser une privation qui n'ac­céderait en rien à l'appropriation de ce dont elle est privation (ainsi, dans le lexique onto-théologique le plus classique, un sensible qui ne serait en rien sauvé dans l'intelligible, ou une créature qui n'aurait aucun lien avec son créateur), alors un seul existant absolument «privé}) - si on pouvait encore le désigner ainsi - entraînerait la totalité de r être dans une nullité dont on ne voit même pas comment elle pourrait avoir lieu.

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Infinie finitude

Ou bien, et ce qui revient au même, l'unique existant « privé» annulerait en soi sa privation, se constituerait immédiatement en absolu, étant à soi absolument sans reste, à soi comme en soi avant même d'exister, existence n'ayant pas lieu, essentia pure sans esse.

L'être-fini au sens de l'être-privé n'a aucune consistance. L'être privé n'a de consistance qu'à être réapproprié - dépri­vatisé - dans un être infini, sa raison, son fondement et sa vérité. Mais cet être infini est à son tour posé comme pure consistance absolue en soi, immanence pure d'une pure trans­cendance, n'ayant pas lieu, lui-même privé d'esse. Tel est au fond le résumé de l'histoire de Dieu ou de l'Être comme être suprême.

Esse, au contraire, entraîne l'essentia à l'existence avant qu'elle se soit annulée dans son immanence, avant qu'elle se soit close sur son non-lieu, «avant», donc, qu'elle soit « essence». «Avant» le non-avoir-lieu d'un monde, esse « fait» l'avoir-lieu du monde, de ce monde-ci. Être, par conséquent, est transiti­vement (au « sens» agrammatical qu'on a dit plus haut) l'es­sence avant qu'elle soit ou qu'elle fasse essence. Il ne la prive donc pas d'essence : simplement, l'essence n'a pas lieu. Être transit l'essence.

Cela s'appelle exister. Exister transit l'essence (sa « propre» essence) : ça la traverse, ça la transporte hors d'elle (mais il n'y aura pas eu de « dedans »), et pour commencer et par exemple, ça déporte l'essence de sa généralité et de son idéalité jusqu'à ce statut baroque, paradoxal, d'« essence singulière» (ou d'infima species) que Leibniz voulait reconnaître à l'indi­vidualité (conversion ou convulsion d'une pensée de l'essence en pensée de la finitude). Le singulier comme essence, c'est l'essence existée, ek-sistée, expulsée de l'essence elle-même, désenkystée de l'essentialité, et cela, encore une fois, avant que le kyste se soit formé.

L'essence transie, c'est l'essence traversée, d'avant elle-même

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Le Sens du monde

et en avant d'elle-même, l'essence passée, trépassée (transir voulait d'abord dire, intransitivement, « mourir»), pénétrée et percluse de tremblement, de peur, de respect, d'admiration, d'amour même ou de haine, de plaisir ou de peine - l'essence transgressée, transcendée, affectée. « Finitude», cela nomme cette affection essentielle qui ek-siste l'essence : l'essence y est privée de son essentialité, mais cette privation n'est privation de rien, elle est plutôt le privilège de l'existence, sa loi réservée, la propre loi de sa propriété singulière d'être singulièrement, chaque fois, exposée à cette transe qui est l'esse de l'être. (Privilège: qu'il y ait un monde; ce que Leibniz, encore lui, comprenait comme « le meilleur des mondes possibles » ... )

« Finitude» doit donc se dire de ce qui porte sa fin comme son propre, ou de ce qui est affecté de sa fin (limite, cessation, hors-d'essence) comme de sa fin (but, finition, complétion)­et qui en est affecté, non pas comme d'une borne imposée d'ailleurs (du dehors d'une supposée essentielle immanence infinie de l'essence à soi-même, du dehors de l'essentia abso­lue et nulle), mais comme d'une transe, d'une transcendance ou d'un trépas d'origine, et tellement d'origine que l'origine s'y est déjà déprise, elle aussi, elle d'abord transie, à l'aban­don.

Si la mort vient ponctuer toute la philosophie comme la vérité même, comme le phénomène de la vérité - de Platon à Hegel et à Heidegger - c'est en un premier sens, au sens métaphysique restreint, parce que la mort serait la seule pré­sentation de l'essence en tant que l'essence. À ce titre, il y a un trait mortifère de la philosophie com~e telle - et la fin de la philosophie en tant que l'épuisement de son sens du sens est un suicide programmé dans la tragédie socratique. Mais en un autre sens, au sens interminable de la métaphysique, il

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Infinie finitude

s'agit d'une mort qui a toujours-déjà eu lieu dans l'exister, comme l'exister même : la mort comme naissance, de Hegel lui-même, mais peut-être aussi bien de Platon, jusqu'à Hei­degger et au-delà. Non pas, dès lors, comme naissance à un outre-monde, mais bien à ce monde-ci. Moins un « être-pour­la-mort» ou un « être-à-Ia-mort» que « la mort» en tant que l'être-à-l'infini de ce qui n'a pas sa fin en soi, qui ne la contient pas, parce qu'il en est infiniment affecté.

L'être-essentia, qui a sa fin en soi - et qui, en ce sens, est fini, achevé, parachevé et parfait, infiniment parfait - est tout au plus vérité pure, mais vérité privée de sens: et c'est exac­tement de cela que Dieu, en tant qu'un tel être, est mort. (Il faudrait suivre, du Dieu de Thomas d'Aquin à celui du ratio­nalisme classique, la lente accentuation mortifère qui déplace l'index sur Dieu d'esse en essentia, d'acte en vérité. Mais cette accentuation historique effectue aussi bien le programme d'un Dieu mort-né, ou né mort, qui est le programme onto-théo­logique dans sa détermination chrétienne.)

Le sens est ainsi la propriété de la finitude en tant qu'existence de l'essence. Le sens est: que l'exister soit sans essence, qu'il soit à cela qu'il n'est essentiellement pas, à son propre exister. À la mort, si l'on veut, mais en tant que «la mort» = la nullité de l'essence, l'exister. Autrement dit : à la mort voudrait dire à la vie, si «vie» ne renvoyait trop simplement à un contraire de la mort (immédiateté contraire de l'automédiation infinie, et pour finir équivalente à elle). À l'exister, donc.

L'exister est exposé - il est cette exposition même -, non pas à un risque venu du dehors (il est déjà dehors, il est l'être-au-dehors), non pas à une aventure dans l'élément étranger (il est déjà l'être-étranger, ou étrangé), à la manière de la conscience hégélienne (qui cependant a aussi engagé l'histoire moderne de notre finitude) : il est exposé à, et par, l'ex qu'il est, exposé à, et par, cette défaillance d'essence plus ancienne et plus affirmative qu'aucune constitution d'essence,

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et qui le constitue, c' est-à-dire qui le jette au monde, à lui­même en tant qu'il est l'être-au-monde, et au monde en tant que le monde est la configuration ou la constellation de l'être-à en son singulier pluriel.

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Différance

Ne pas la traiter comme un concept acquis, puisqu'elle n'est « ni mot, ni concept ». Ne pas en faire le fétiche, la clef ou le sceau d'un sens quelque part déposé. Elle est - si elle « est)} -l'index du sens en tant que sens absent sans privation de sens.

C'est donc - ou ce n'est qu'un tour d'écriture qu'il ne faut pas cesser de réécrire, de transcrire, et qu'il faut empêcher de rester clos sur soi, faisant des effets de sens comme un concept ineffable ou comme l'Idée d'un mystère. Ainsi, relançons le travail, le jeu et la praxis du sens sur quoi il ouvre : la différence ontico-ontologique est la différence de l'esse et de l'ens (la différence métaphysique simple, ontico-formelle, étant celle de l'ens en existentia et en essentia comme en deux espèces d'un genre. Sartre est resté suspendu entre ces deux différences, et sa formule de « l'existence précède l'essence» témoigne de ce suspens indécis, alors que l'enjeu devait s'avérer être celui-ci : que l'existence se précède, et se succède).

La différence ontico-ontologique engage la transitivité de

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Le Sens du monde

l'être dans l'être-étant ou existant. Du cœur de cette différence, la différance vise une déhiscence de l'esse et de l'esse lui-même, diastole ou pli du même acte (de la même entéléchie) : son ek-sister. En un sens, cette même entéléchie qui (se) diffère se sent, selon la logique rappelée plus haut de l'entéléchie du sensible. L'être se sent différant. Il se sent ou il se sait différer et différent. Mais la différance, «toute la différance », si on peut dire, c'est précisément qu'il n'y a là ni «se sentir», ni « se savoir» au sens d'une appropriation ni d'une révélation 1.

Être se sent et se sait être : on peut bien dire que c'est là le sens même. Mais cela même ne se sent ni se sait en aucun mode de l'appropriation sentante ni sachante. Cela ne fait pas sens, ne signifie pas et ne se signifie pas. Être arrive, mais ne s'arrive pas et ne se revient pas - pas sans reste. Et sans que cela le prive de rien. Ou bien: être a lieu, mais son lieu l'espace. Être est chaque fois une aire, sa réalité se donne en aréalité. C'est ainsi qu'être est corps. Non pas « incorporé », ni {( incarné », même en « corps propre» : mais corps, donc ayant son propre au-dehors, différant 2,

1. C'est ce qui donne le principe de la discussion qu'il faudrait engager avec les puissantes analyses de Michel Henry dans L'Essence de la manifes­tation (Paris, PUF, 1963). En un sens, la phénoménologie s'est avancée là au plus loin de toute extase dans la vérité. Mais elle y reste pensée du sens dans le «sentiment» comme «unique apparence de l'absolu et son être réel, la Parousie» (t. n, p. 833). Différer la Parousie, telle est la tâche. Non pas la projeter toujours plus loin, au contraire, l'approcher au plus intime: différer le para (l'auprès, la proximité, la présence) de l'otlsia (ou essentia).

2. « Psyché est étendlte. N'en sait rien.» (Freud, note posthume). Cf. JlN, Corpus, Paris, A.-M. Métailié, 1992, dont c'est le thème unique. On trouve une confirmation exemplaire de l'enjeu spatial en général dans l'analyse faite par Jean-louis Cherlonneix de la « tumeur» ou «boursou­flure» indécente qu'est pour saint Augustin l'espace comme tel: « L'espace, dont la tumeur est l'image, est lui-même l'image de l'être qui a commencé d'être: l'image de cette" possibilité de changer" (mutabilitas) qui est pour

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Différance

Cet espacement n'est pas le déclenchement d'un délai, comme une temporisation nécessaire à l'effectuation finale de l'être. Car dans ce cas, fini ou infini, le délai se terminerait par une essentialisation de l'être (et par la mort en effet : mais la mort ne termine pas l'existence, il faudrait plutôt dire qu'elle l'em­pêche de se faire essence). La différance n'est pas une tempo­risation, et si elle désigne aussi un espacement du temps, ce n'est pas - ou pas seulement, pas simplement - celui de moments successifs, dans une distension du temps linéaire. Ce serait plutôt l'espacement intérieur de la ligne même du temps : ce qui écarterait les deux bords de ce tracé pourtant sans épaisseur, selon la venue de l'être, la venue d'une singularité, d'un « instant» (d'une «éternité ») d'existence. La venue est infinie, elle n'en finit pas de venir, elle est finie, elle est offerte dans l'instant. Mais ce qui a lieu «dans l'instant» - dans cet écartement du temps « en » lui-même - n'est pas la stase ni la stance de l'instant-présent, c'est son instabilité, c'est la non­tenue de la venue - et de 1'« allée» qui lui répond. La venue en présence de l'être a lieu précisément comme non-venue de la présence.

Sans doute cette esquisse sommaire d'élucidation de la dif­férance a-t-elle un tour encore trop phénoménologique-consti­tuant. La venue (mais y a-t-il « la» venue, et non pas plutôt un «venir», qui vient sans se laisser substantiver?) demande autre chose - et sans doute, d'abord, un laisser-venir et survenir, une aptitude - nécessairement inapte - à la surprise du sens, et aussi à le laisser aller. Cet autre tour, s'il y en a un, est aux confins de la philosophie, n'est pourtant ni science, ni poésie.

saint Augustin la marque ineffaçable de l'être" créé". L'indécence se retrouve donc en fin de compte au cœur du sens d'être de ce qui est et selon le corps et selon l'esprit. En fin de compte, tout ce qui est de telle sorte qu'il Petit devenir atttre est de l'espace ou dans l'espace }) (Saint Augustin, dossier dirigé par Patrick Ranson, Lausanne, L'Âge d'Homme, 1988, p. 167).

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Le Sens du monde

Donc, est encore philosophie. Comment la philosophie est encore philosophie dans sa fin, ou comment elle s'excède au bord de la venue, du sens comme venue.

Comment vous dire: « Le philosophe n'a rien à vous dire que vous ne sachiez, et qu'il ne sache lui-même par tout ce qui chez lui n'est pas «philosophie ", et d'un savoir si net, si aigu, si exact ... Une venue nue, non tenue, vérité en allée, en vérité insensée, de sens commun à nous tous, comme de simple bon sens... Ce sens différera et se différera toujours de tout ce que vous saisirez, et de toute philosophie, et pourtant vous en aurez eu le sens, et la philosophie aura eu le sens de cela même, que nous en avons tous le sens ... » ? Comment vous le dire? C'est dit, pourtant, et ce n'est pas dit. Ce n'est pas indicible: c'est plutôt ce qui parle vraiment en tout ce qui est dit et redit.

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Espace : confins

Pour être compris en tant que monde du sens - du « sens absent» ou du sens excrit -, le monde doit aussi être compris selon l'ouverture cosmique de l'espace qui nous arrive : cette constellation de constellations, amas ou mosaïque de myriades de corps célestes et de leurs galaxies, systèmes tourbillonnaires, déflagrations et conflagrations qui se propagent avec la lenteur foudroyante, la vitesse comme immobile de mouvements qui traversent moins l'espace qu'ils ne l'ouvrent et l'espacent lui­même de leurs mobiles et de leurs motions, univers en expan­sion et/ou en implosion, réseau d'attracteurs et de masses négatives, spatio-texture d'espaces fuyants, recourbés, invaginés ou exo-gastrulés, catastrophes fractales, signaux sans messages ni destinations, univers dont l'unité n'est que l'unicité en soi ouverte, distendue, distanciée, diffractée, démultipliée, différée. Univers unique d'être ouvert sur rien que sur son propre écart au rien, dans le rien, son « quelque chose» qu'il y a là lancé de nulle part à nulle part, défiant infiniment tout thème et

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Le Sens du monde

tout schème de « création », toute représentation de production, d'engendrement, même de surgissement, et pourtant en rien masse inerte sempiternelle autoposée, mais venue plus étendue, plus distendue que de toute origine, venue toujours pré-venue et toujours pré-venante, sans providence et pourtant non privée de sens: mais elle-même le sens en tous les sens de son étoilement.

Nous n'avons pas encore de cosmologie à la mesure de ce non-cosmos, qui n'est pas nOn plus un chaos, car un chaos succède à un cosmos, ou le précède, mais notre acosmos n'est précédé ni suivi de rien: il trace lui-même jusqu'aux confins le contour de l'illimité, de la limite absolue que rien d'autre ne délimite. Mais c'est d'une telle cosmologie que nous avons besoin, d'une cosmologie acosmique et qui ne serait plus prise sous le regard du kosmotheoros, de ce sujet panoptique du savoir du monde dont la figure a jeté avec Kant, une dernière fois, une dernière et brève lueur 1.

Pour cela, il faudrait commencer par nous dégager des restes de l'ancienne cosmothéontologie, tels qu'ils avaient encore sous­tendu une « conquête de l'espace» pensée dans les termes, sinon d'unekosmotheoria, du moins d'une kosmopoiesis : maltflSe et possession de l'univers (On a marché sur la Lune), et donc de sa (re)production par et pour le sujet «homme ». Déjà, cette représentation a décliné. En témoignait il y a plus de vingt ans le très célèbre film de Stanley Kubrick, 2001, l'Odyssée de l'espace, dont la leçon subtile, peut-être mal décidable, demande encore son commentaire. Son propos peut se schématiser ainsi: l'homme qui s'est envoyé dans l'espace, grâce à une technique qu'il finit par déconnecter d'elle-même en tant que volonté et

1. Kosmotheoros «( celui qui embrasse le monde du regard)}) fut le titre d'un livre de Huyghens, qui reprenait peut-être lui-même ce mot d'une tradition antérieure. Kant l'utilise dans un passage de l'Opus postumum (Liasse l, 3, p. 2), trad. F. Marty, Paris, PUF, 1986, p. 219.

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Espace : confins

que projet (c'est-à-dire de la paranoïa de la maltnse et de l' œuvre qui saisit l'ordinateur Hal), une technique qui devient désœuvrée, finie jin-finie, cet homme, au lieu de s'assurer l'em­pire de l'espace, touchant la limite (de l'espace, de lui-même), retraverse le temps, espace, écarte le temps jusqu'à sa propre origine, pour venir errer, dériver, fœtus flottant dans le placenta des galaxies, l' œil grand ouvert sur l'espace désorienté, sur le temps sans direction, et sur nous, spectateurs de cet œil pensif et pourtant presque sans regard, absorbant tout l'espace autant qu'aspiré et distendu en lui.

Ce film est tout, sauf de la « science-fiction», encore moins du « space opera ». Au contraire, il déjoue et discrédite ces catégories. Il prend l'espace au sérieux, avec tout le sérieux de la pensée : comme dés-orientation et comme espacement du sens (de l'homme, de l'histoire, de la progression technique). Si le film propose quelque chose comme une instance ou comme une indication du sens, c'est un monolithe noir absolument compact, impénétrable, qui sans doute émet quelque signal, appel, intimation peut-être, qui donne chance - c'est le début du film - à toute la technique et à l'(in)humanité en elle, mais qui n'est pas Dieu, qui n'est présent que de sa surface dure et lisse, présence d'une absence (il est bien vrai qu'en ce point Kubrick laisse accès à une interprétation en termes de théologie négative : ce qui toutefois peut la déjouer, c'est que le mono­lithe, par sa forme de parallélipipède impeccable, se présente plutôt comme s'il était déjà lui-même un produit de la tech­nique, une pièce usinée ... ). Odyssée: errance et retour, mais ici - c'est notre différence avec Ulysse - retour à l'errance, retour de la technique à la technique, déconstruction d'Ithaque, de Pénélope et de Télémaque, sens qui ne se boucle pas.

Prendre ainsi l'espace au sérieux, c'est très précisément ne plus le prendre au sérieux selon la vision d'un arraisonnement rayonnant de l'univers (le film affecte cette vision d'un signe d'ironie, en accompagnant du Beau Danube bleu la ronde des

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Le Sens du monde

vaisseaux spatiaux). C'est accompagner au plus près la praxis d'une techno-science qui se déprend, par son mouvement même, des idéologies prométhéennes. Ici, le xxe et le XXIe siècle sortent du XIXe

• Et le sens coupe les amarres des conceptions ou des visions - des significations - du monde.

L' œil du fœtus, exorbité, l'œil de la venue, de l'existence pré-venante, n'opère pas la synopsis d'un monde-cosmos. Son regard est d'avant le regard, il est pré-voyant en un sens inverse de la pro-vidence. Sans doute, il accueille et même il recueille en soi l'immensité obscure sur laquelle il est suspendu (et c'est d'abord nous, les spectateurs, que cet œil regarde), mais il ne recueille ainsi que pour autant qu'il est ouvert, lui aussi immen­sément, démesurément ouvert à cet espace dans lequel il est lancé, à cet espace qu'il n'ordonne pas d'abord en une repré­sentation, mais auquel il confine de toutes parts et en tous sens.

Aujourd'hui, si quelque chose comme une « philosophie de la nature» est à nouveau possible, c'est comme une philosophie des confins. Nous confinons à l'espace multidirectionnel, plu­rilocal, réticulé, spacieux où nous avons lieu. Nous n'occupons pas le point d'origine d'une perspective, ni le point surplombant d'une axonométrie, mais nous touchons de tous côtés, notre regard touche de tous côtés à ses limites, c'est-à-dire à la fois, indistinctement et indécidablement, à la finitude ainsi exposée de l'univers et à l'infinie intangibilité du bord externe de la limite. Vision, désormais, de la limite, c'est-à-dire vision à la limite - selon la logique de la limite en général: y toucher, c'est la passer, la passer, c'est ne jamais toucher l'autre bord. La limite illimite le passage à la limite. Une pensée de la limite est une pensée de l'excès. Et cela, désormais, non par les schèmes de la transcendance ou de la transgression, mais par un outre-schème, celui du passage à la limite, dans lequel le à croise toutes les valeurs de l'à même et de l'au-delà, du à travers et du le long de, de l'attouchement et du décollement, de la pénétration et de l'échappée, transitif et intransitif à la

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Espace : confins

fois. Alors que le monde était réputé avoir son sens hors de lui ou seulement en lui, il l'a ou il l'est désormais sur ses confins, en tant que réseau des confins.

Aux confins: ni kosmotheoroi, ni kosmopoietes, mais cosmo­nautes, ou mieux encore, comme ils (et elles) préfèrent dire, de façon significative, spationautes.

Du sens comme navigation aux confins de l'espace - plutôt que comme retour à Ithaque.

Bien entendu, c'est la technique qui est en jeu ici au premier chef. (Aucun hasard si un film sert ici d'exposant, et un film qui mobilisait toute la « sophistication technique» de son temps.) La « question de la technique» n'est rien d'autre que la question du sens aux confins. La technique est très précisé­ment ce qui n'est ni theoria, ni poiesis : ce qui n'assigne le sens ni comme savoir, ni comme œuvre. C'est pourquoi, aussi bien, la science peut être dite aujourd'hui techno-science sans qu'il s'agisse de « rabaisser}) son savoir à une « simple» instrumen­tation : la science ne désigne plus, sur un mode métaphysique, la ponctuation virtuellement finale d'un savoir de vérité, elle désigne au contraire de plus en plus l'enchaînement et l'en­traînement des vérités le long de la techné, ni savoir, ni œuvre, mais passage incessant aux confins de la phusis. La phusis ou la nature ont été les figures de l'autoprésentation. La techné met en route la venue, la différance de la présentation, lui retirant, du côté de l'origine, la valeur de 1'« auto », et du côté de la fin, la valeur de la « présence» 1.

1. «Il y aurait une différance technologique. Ou plutôt: la différance serait technologique », telle est la thèse matricielle de Bernard Stiegler dans La technique et le temps, 1. La Faute d'Épiméthée, Paris, Galilée/Cité des Sciences et de l'Industrie, 1994. Cette thèse, la première sans doute depuis Simondon (que Stiegler relit) à prendre en compte le « technique» comme un mode propre de 1'« étantité » en général, est ainsi solidaire d'une thèse sur le « sens comme consistance du défaut d'origine », qui engage quelques énoncés rem ar-

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Le Sens du monde

Le monde de la technique, voire le monde «technicisé», n'est pas la nature livrée au viol et au pillage - bien que barbarie et folie s'y déchaînent, en effet, autant que rationalité et culture, à la mesure de l'ampleur que prend le geste technique lui-même. Il est le monde devenant monde, c'est-à-dire ni « nature», ni « univers», ni « terre». «Nature», « univers» et « terre» (et « ciel ») sont des noms d'ensembles ou de totalités donnés, et de significations arraisonnées, apprivoisées, appro­priées. Monde est le nom d'un assemblage ou d'un être-ensemble qui relève d'un art - d'une techné - et dont le sens est identique à l'exercice même de cet art (comme lorsqu'on parle du « monde» d'un artiste, mais aussi bien du « grand monde»). C'est ainsi qu'un monde est toujours une «création» : une techné sans principe ni fin, ni matériau, autre qu'elle-même. Et de cette manière, le sens hors du savoir, hors de l'œuvre, hors de l'habitation dans la présence, mais le désœuvrement du sens, ou le sens en plus de tout sens - on voudrait dire, l'intelligence artificielle du sens, le sens saisi et senti par art et comme art, c'est-à-dire techné, cela qui espace et qui diffère la phusis jusqu'aux confins du monde. Il ne servira à rien, et il sera même dangereux, de protester contre la mainmise technique sur la nature, pas plus que de vouloir mettre la technique au service des fins d'une « nature» mythique (les « totalitarismes» l'ont fait). Mais il faudra apprendre la «technique» comme l'infini de l'art qui supplée une nature qui n'eut et qui n'aura jamais lieu. Une écologie bien entendue ne peut être qu'une technologie.

Sans doute, il est exact que le sans-fin de la technique recèle une ambivalence terrible, tout à fait étrangère à la nature, à

quables : « Le sens -est l'avenir de la signification. » ({ Le sens est toujours, en fait, le fruit d'un [ ... ] travail du deuil de soi au seuil d'un autre soi. Le sens est la contestation des significations établies pour cet avenir de l'autre. »

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Espace : confins

l'univers ou à la terre (ciel). Le monde, comme tel, a par définition la puissance de se réduire à néant autant que celle d'être infiniment son propre sens, indéchiffrable hors de la praxis de son art.

Mais sans cette ambivalence, il n'y aurait pas d'être-au­monde.

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Espace: constellations

La cosmographie de notre navigation technique aux confins de l'espace devrait commencer par retracer sa propre prove­nance : la longue histoire, toute l'histoire d'Occident - et plus, peut-être, si du moins nous savons où l'Occident commence -, l'histoire d'un rapport à l'espace et à la sublimité - limitant l'espace - du « ciel étoilé» de Kant. Les étoiles kantiennes ont une position ambiguë et une fonction de charnière. Elles pré­sentent encore, à quelques égards, l'ordre d'un cosmos. Mais en même temps, et parce que l'imminence d'un chaos hante sans répit la pensée moderne que Kant inaugure (chaos sensible, chaos des sens et du sens), elles exposent une immensité de dispersion qui n'est autre que celle du ciel d'où l'Être Incon­ditionné a disparu -laissant place à l'inconditionné d'une « loi» dont la liberté répond « en moi» au « ciel étoilé au-dessus de moi» 1. Ce renvoi d'un monde à l'autre reste formel : la loi

1. Critiqlle de la raison pratiqlte, Méthodologie, Conclusion, trad. L. Ferry & H.Wismann, Œttvres philosophiqltes, t. II, Paris, Gallimard, 1985,

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Le Sens du monde

ne régit pas la nature, la nature ne fait pas la loi. Le sens de l'une et de l'autre, le sens de l'une à l'autre est suspendu. Sublimité: de part et d'autre, il n'y a que la forme sans forme de l'infinité.

Ainsi, la con-stellation cosmique, l'ordonnance immédiate­ment sensée, se déprend de la signification du « ciel» et de la « terre» (et de 1'« homme »), comme déjà plus tôt elle s'était déprise des sphères de cristal et de leur harmonie musicale. Un autre message est venu des étoiles, avec le Sidereus nuncius de Galilée, avec les Météores de Descartes, avec la Pluralité des mondes, et la première oreille ouverte par ce message fut celle de Pascal qui entendit « le silence éternel de ces espaces infinis ».

De là, l 'histoire du désastre - de 1'« affreux soleil noir» d'Hugo au « désastre obscur}) de Mallarmé et à 1'« écriture du

p. 802. Le texte se poursuit amSI : «Ces deux choses, je n'ai pas à les chercher ni à en faire la simple conjecture au-delà de mon horizon, comme si elles étaient enveloppées de ténèbres ou placées dans une région trans­cendante; je les vois devant moi, et je les rattache immédiatement à la conscience de mon existence.» Ainsi, l'ego sum, ego existo est devenu consubstantiel à la « loi » et au « monde»; Le texte continue: « La première commence à la place que j'occupe dans le monde extérieur des sens, et étend la connexion où je me trouve à l'espace immense, avec des mondes au-delà des mondes et des systèmes de systèmes, et, en outre, aux temps illimités de leur mouvement périodique, de leur commencement et de leur durée. La seconde commence à mon invisible moi, à ma personnalité, et me représente dans un monde qui possède une infinitude véritable, mais qui n'est accessible qu'à l'entendement, et avec lequel (et par cela aussi en même temps avec touS ces mondes visibles) je me reconnais lié par une connexion, non plus, comme la première, seulement contingente, mais universelle et nécessaire. » Par la « contingence» dans 1'« immensité », d'un côté, et de l'autre par le caractère insensible de la « nécessité» de la loi, le sens est ici déjà absenté, ou en excès. Le monde de l'expérience et le monde de la loi sont les deux instances de la vérité. Le sens leur manque. Mais il faut déduire qu'il est très précisément dans cette existence selon laquelle je suis ({ lié aussi en même temps» avec l'un et l'autre monde.

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Espace : constellations

désastre» de Blanchot. (Mais cette histoire a commencé dans la caverne de Platon.) Le désastre est celui du sens: désamarré des astres, les astres eux-mêmes désamarrés de la voûte, de son cloutage ou de sa ponctuation scintillante de vérité(s), le sens s'échappe pour faire sens a-cosmique, le sens se fait constellation sans nom et sans fonction, dépourvue de toute astrologie, dispersant aussi les repères de la navigation, les envoyant aux confins.

Alors - et c'est l'événement de toute cette époque, l'événe­ment occidental par excellence 1 - prend fin la considération, c'est-à-dire l'observation et l'observance de l'ordre sidéral, et d'un ordre à ce point ordonné qu'il fallait même en rétablir la vérité contre les apparences de mouvement aberrant données par certains astres. Cela s'appelait « sauver les phénomènes », et les astres en question furent nommés planètes (<< errants}}). Désormais, le monde entier est planétaire : errant de part en part. Mais «errance» est un mot trop étroit, car il suppose une rectitude à quoi mesurer l'écart ou la divagation de l'errant. Le planétaire, le désastre planétaire, est encore autre chose qu'une errance, autre chose qu'un phénomène qui serait à sauver contre son apparence : il épuise l'être dans son phénomène, et son phénomène s'épuise dans l'inapparence des espaces inter­sidéraux, un occident universel, sans directions, sans points cardinaux. Ni errance, ni erreur, l'univers court sur son erre. C'est tout. C'est comme si tout le sens nous était proposé à travers une monstrueuse physique de l'inertie, où un même mobile se propagerait dans tous les sens à la fois ...

Toute l'affaire du sens, désormais, toute notre affaire avec le

1. Puisque ({ Occident» désigne le couchant du soleil, déjà le désastre. On trouve aussi, chez Cicéron, 'l,jta occidens pour désigner la proximité de la mort (TtlScttlanes, l, 109). L'Occident est l'époque qui aura commencé par la fin, et qui l'accomplit rigoureusement. Mais aussi toute fin lui est­elle, non pas commencement, mais ouverture.

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Le Sens du monde

sens, c'est qu'en effet il nous est ainsi proposé. Non pas donné, justement, mais pro-posé, offert, tendu de loin, d'une distance peut-être infinie. Mais pour seulement discerner ce que cette proposition propose, ce que cette monstruosité montre, pour recevoir le signal sans message émis des confins planétaires, il faut prendre acte jusqu'au bout du suspens de la considération -rien de moins que le suspens d'une allégeance à l'ordre sidéral qui configure sans doute toutes les grandes cultures hors de l'Occident. La considération configurait le monde, et dans les constellations se présentaient figures et noms, le ciel du sens en sa présence même. (À cet égard, si la caverne de Platon est le premier lieu ou milieu d'une dé-sidération, le dieu juif et son fils chrétien sont les premiers agents de la déconsidération où ils se sont eux-même entraînés.)

Desiderium : la désidération engendre le désir 1. Avec le motif du désir, la philosophie - jusque dans la psychanalyse - a le

1. J'envisage le désir selon sa détermination philosophique majeure, celle qui l'attache à une privation, conformément au sens même de desiderium, et qui, par conséquent, s'interdit d'accéder à la finitude comme être-en­acte de l'existence. Mais je n'ignore pas qu'on peut donner au nom du « désir » une autre valeur, et précisément celle de la finitude comme le font par exemple, de manières très différentes, Francis Guibal dans L'Homme de désir (Paris, Cerf, 1990) ou Bernard Baas dans Le Désir pur (Louvain, Peeters, 1992). Il se joue, dans la polymorphie et dans la polysémie du désir - peut-être dans sa dIssémination -, quelque chose d'une nécessité d'époque. Gilles Deleuze et Félix Guattari avaient placé le «désir» à la croisée des chemins, entre son interprétation « maudite» selon la règle : « Désir est manque. [ ... ] Jouissance est impossible, mais l'impossible jouis­sance est inscrite dans le désir» - et le désir rendu à une « joie immanente» où « le plaisir est le flux du désir lui-même» (Mille plateaux, Paris, Minuit, 1980, pp. 191-193). Mais pour finir, ce désir-ci me semble mieux nommé

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Espace constellations

plus souvent et le plus manifestement engagé celui de la privation. «Désir» est notre mot pour une perte infinie du sens. Le désir ne cesse de blasonner la vérité philosophique: ou bien le vrai, comme objet du désir, est constitué en manque

sens : être-à de l'être même. En quoi ce sens du sens ne serait pas si éloigné de son concept deleuzien : « Comme attribut des états de choses, le sens est extra-être, il n'est pas de l'être, mais un aliquid qui convient au non­être. Comme exprimé de la proposition, le sens n'existe pas, mais insiste ou subsiste dans la proposition. [ ... ] Le sens, c'est ce qui se forme et se déploie à la surface. Même la frontière [entre les corps et les propositions] n'est pas une séparation, mais l'élément d'une articulation telle que le sens se présente à la fois comme ce qui arrive aux corps et ce qui insiste dans les propositions. Aussi devons-nous maintenir que le sens est une doublure [ .. .]. Seulement, la doublure ne signifie plus du tout une ressemblance évanescente et désincarnée [ ... ]. Elle se définit maintenant par la production des surfaces, leur multiplication et leur consolidation. La doublure est la continuité de l'envers et de l'endroit, l'art d'instaurer cette continuité, de telle manière que le sens à la surface se distribue des deux côtés à la fois, comme exprimé subsistant dans les propositions et comme événement survenant aux états de corps.» (Logique du sens, Paris, Minuit, 1969, pp. 44-45 et 151.) Le desideritttn est précisément la discontinuité de l'envers et de l'endroit, et la mélancolie de ne trouver à la surface que la perte ou le manque de ce qu'on demandait aux profondeurs. L'être-à de l'être formerait au contraire le conatus de l'insistance de sa dijférance, ouvrant et multipliant les espaces de sens, l'espacement du sens. Cette connexion de Deleuze et de Derrida, elle-même comme une continuité d'un envers et d'un endroit, me paraît correspondre à un nœud d'époque, à la nécessité qui fait sens sous les noms les plus divers. - Mais que cette nécessité soit aussi bien celle de l'époque entière de l'Occident ou de la philosophie, et qu'elle se soit donc engagée avec l'Éros de Platon, c'est ce que montre très bien Danièle Montet, qui écrit à _pro_pos du Banquet : «L'enjeu du désir ne s'épuise pas dans la quête de ce qui manque, dans la restauration d'une unité primordiale comme le croit Aristophane, mais, beaucoup plus fon­damentalement, consiste à révéler le manque et la limite dont souffre l'homme, à en faire œuvre, selon le propos de Diotime. [ ... ] Erronée est donc la question de l'objet du désir, mais toujours ouverte celle de ce qu'il sait faire, de ce qu'il enfante» (op. cit., p. 232).

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structurel, en abîme ou en place vide; ou bien le désir est lui­même le vrai, qu'il troue et qu'il évide essentiellement. On devrait même dire : hyperessentiellement. Il y a dans le désir ainsi compris une secrète exacerbation de l'essence, qui res­semble à l'existence en ce qu'elle peut paraître emporter et transir l'essence, mais qui, en fait, reconduit celle-ci au-delà de ses traits ordinaires de stabilité, de plénitude et de présence, pour réinvestir ces mêmes traits dans les figures du mouvement, du manque et de la tension. Ainsi le désir devient, dans une onto-éroto-Iogie, tantôt cela en quoi le sens consiste, tantôt cela qui nonne le rapport au sens. Cette soumission au désir est, en somme, comme l'extrême opposé symétrique d'une sou­mission à l'objectivité de la considération, soumission à la subjectivité désidérante (le sujet tout d'abord est en manque, et il est sujet de son manque : appropriation de la négativité comme ressort de la présence). Cette soumission à la subjectivité désirante est un piège tendu à tous nos mouvements de pensée (à l'histoire, à la visée, au projet, mais aussi bien à l'exposition, à l'altérité, à la communauté, etc.).

Considération, désidération: cela même qui conduit au désastre. Déposition des astres, annonce d'autres lumières. Mais les Lumières du XVIIIe siècle ont aussi bien livré le sens, qu'elles voulaient éclairer depuis la terre, au désir, c'est-à-dire au roman­tisme, pour l'avoir simultanément placé sous le double éclai­rage, dans la double vérité, d'une raison et d'une skepsis qui s'éblouissaient l'une l'autre. Il nous revient de disposer autre­ment les feux. De ne rien céder en raison ni en skepsisJ mais de telle sorte que les clartés, au lieu de s'annuler, se diffractent et se multiplient, autres constellations, autres assemblages de sens. Mais d'une manière ou d'une autre, ni considération, ni désidération : fin de la sidération en général. Praxis.

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Espace : constellations

Schèrne : Cosmos - mythe - sens donné. Ciel et terre - création - sens annoncé/désiré. Monde - espacement - sens comme existence et techné. (Mais la mondialité ne succède pas seulement, elle précède

aussi bien. Le monde d'avant l'homme et hors de l'homme est aussi notre monde, et nous sommes aussi à lui.)

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Psychanalyse

Ce que la psychanalyse représente - non pas ce qu'elle fait effectivement, ni ce qui se pense sous son nom ou à son titre-, ce qu'elle marque avant tout dans notre paysage, avec la prévalence du désir, c'est une sévère ponctuation de vérité pure, c'est-à-dire une pure privation de sens. Sans doute finira-t-on par comprendre qu'elle aura été la catharsis nécessaire à un trop-de-sens, à un trop-de-demande-de-sens, et que, une fois cet office rempli, elle engage d'elle-même à autre chose qu'à ce qu'elle représente encore 1.

La singularité de la psychanalyse, et qui lui confère toute sa force de rupture et toute son ampleur d'époque, est d'avoir inauguré un mode de pensée qui dissout par principe le sens, qui ne le renvoie pas simplement hors vérité et hors rigueur (comme pouvaient le faire, au temps même de Freud, d'autres

1. Lacan l'avait compris, même s'il s'empêchait lui-même de comprendre (ou de dire?) qu'il l'avait compris.

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Le Sens du monde

Viennois), mais qui destitue par principe le sens, en le recon­duisant à sa demande, et en exposant la vérité comIne déception de la demande.

L'« inconscient» que Freud met au jour ne dévoile pas un autre sens. C'est l'affaire de la doxa que de donner les versions vulgaires d'un sens pulsionnel, sexuel, fantasmatique, arché­typique, etc. Mais 1'« inconscient» désigne - et c'est ce que Lacan a compris - le foisonnement inépuisable, interminable des significations qui ne sont pas ordonnées à un sens, qui procèdent d'une signifia~ce tourbillonnaire ou brownienne autour d'un point de dispersion vide, et qui circulent toutes affirmées simultanément, concurremment, contradictoirement, n'ayant d'autre point de fuite ou de perspective que le vide de la vérité, très superficiellement et provisoirement masqué par la petite pellicule d'un « lJloi ».

Ainsi, ce que Freud avait nommé maladroitement, en héritier d'une tradition romantique, 1'« inconscient», n'est pas du tout une autre conscience ou une conscience négative, c'est en somme le monde. L'inconscient, c'est le monde en tant que totalité de significabilité, ordonnée à rien d'autre qu'à sa propre ouverture. Pour la psychanalyse, cette ouverture n'ouvre sur rien, et c'est ce qu'il s'agit de soutenir, de supporter. En cela, son témoignage est impeccable et irrécusable, lui aussi, quant à la « fin de la philosophie». Aussi bien n'ai-je pas un instant l'intention de suggérer qu'il faudrait à présent substituer une vérité nouvelle au «rien» de cette béance. La question est plutôt de savoir comment comprendre le «rien» lui-même. Ou bien c'est le vide de la vérité, ou bien ce n'est rien d'autre que le monde lui-même, et le sens de l'être-au-monde. Comment y a-t-il monde pour la psychanalyse?

En tant qu'elle se met principiellement sous le signe d'une thérapie - quoi qu'on veuille entendre sous ce mot, et fût-ce dans la plus grande distanciation de toute normalisation et «confortation du moi» -, mais en tant que précisément elle

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Psychanalyse

ne repère rien dans le monde comme un état normal ou sain sur lequel régler sa démarche, la psychanalyse ne peut pas être conçue simplement comme une thérapie à l'intérieur du monde, mais elle ne peut pas éviter d'envisager la thérapie du monde lui-même, de « tout le monde». C'est à quoi Psychologie col­lective et Malaise dans la civilisation peuvent sembler répondre par un constat d'impuissance. Mais c'est ce que nous devons peut-être comprendre aujourd'hui autrement : le monde n'est pas inguérissable, il n'est pas à guérir, il est l'espace où du sens s'engage, ou s'invente, par-delà la vérité, et en conséquence de la « responsabilité de la vérité» sur quoi doit déboucher la démarche analytique 1.

Un engagement ou une invention de sens, 1'« introduction d'un sens», comme disait Nietzsche, c'est l'ouverture d'un monde, du monde de quelqu'un (d'un «sujet», comme l'entendent les lacaniens), car quelqu'un, chaque un, fait monde pour autant qu'il est au monde. Il s'agit que « le sujet s'ap­proprie son monde et le crée comme " monde » en le rendant extérieur» 2. Mais pour cela, quelqu'un doit avoir accès au monde. Un « sujet» ne peut faire monde - faire sens - s'il ne

1. Selon les termes de Moustapha Safouan, La Parole ou la Mort, Paris, Le Seuil, 199?, p. 40, che~ ql1:.i par ailleurs le mot «sens» a le sens de « signification ». - De Malaise dans la civilisation, rappelons ces lignes: « Dans le cas de la névrose individuelle, le premier point de repère utile est le contraste marqué entre le malade et son entourage considéré comme " normal". Pareille toile de fond nous fait défaut dans le cas d'une maladie collective du même genre; force nous est de la remplacer par quelque autre moyen de comparaison. Quant à l'application thérapeutique de nos connais­sances... à quoi servirait donc l'analyse la plus pénétrante de la névrose sociale, puisque personne n'aurait l'autorité nécessaire pour imposer à la collectivité la thérapeutique voulue? En dépit de toutes ces difficultés, on peut s'attendre à ce qu'un jour quelqu'un s'enhardisse à entreprendre dans ce sens la pathologie des sociétés civilisées. » (Trad. Ch. et J. Odier, Paris, PUF, 1978, p. 106.)

2. Claude Rabant, Inventer le réel, Paris, Denoël, 1992, p. 251.

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peut s'exposer au monde de tous les mondes monadiques, à la mondialité comme telle. Cet accès ne peut avoir lieu par la seule vérité. Il y faut un pas de plus - le pas hors de l'analyse, le pas de l'analyse elle-même hors d'elle-même.

La psychanalyse s'arrête au bord du monde: il n'est pas son affaire, il est celle du quelqu'un. C'est pourquoi elle envisage le monde de sens froid, sous la ponctuation de la vérité. Et sans doute, le sens froid, l'insensibilité au sens, est une condition liminaire et nécessaire de l'accès au monde. Mais ce que cette froideur dénie, elle l'avoue tout autant: la vérité n'est ce qu'elle est qu'à s'espacer en un monde. Ici est suspendu le pas de l'analyse, le pas selon lequel seulement elle s'enlève de la médecine et s'expose à l'écriture ou à la praxis. Car ce monde est commun, il est d'avant «quelqu'un», il ne soutient l'un de chaque un qu'à la condition d'être d'avant et d'après lui, de le pré-venir et de lui succéder. Peut-être faut-il dire: avant même le lien de la Loi, il yale réseau du monde. Avant le symbolique, il y a cet espacement sans lequel aucun symbolique ne pourrait symboliser: il y a l'être-en-commun, le monde.

Cet être-en-commun est toute l'affaire de la psychanalyse (c'est 1'« inconscient»), et c'est pourquoi elle est un témoin ou un symptôme privilégié de la fin du monde-cosmos, et de la naissance du monde. Le monde n'est pas 1'« Autre », et il n'est pas la « Loi ». Il est une altération plus ancienne que l'Autre et une législation plus ancienne que la Loi, même s'il ne fait pas «monde» sans l'une et l'autre. Il relève d'une invention plus archaïque, et c'est celle du sens - qui est le nom du symbolique en sa déflagration inaugurale. Car ce que Lacan a nommé « le symbolique» n'est évidemment pas d'abord une structure au sens d'une construction, mais tout au plus au sens d'un espacement et d'un jeu différentiels (où « jeu» est à prendre dans sa valeur mécanique plus que ludique). Si le symbolique est structurant, il n'est pas structuré. Il est passage, passation et partage de cela même qu'il y a ou qu'il puisse y avoir passage,

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Psychanalyse

passation, partage (signes, significations, signaux, gestes, silences, affects, défects, contacts, séparations ... ). Passage et partage de rien, si l'on veut, mais ce rien n'a pas, ou il n'a pas seulement, cette consistance de rien qui paraît souvent, dans plus d'un discours analytique, le circonscrire à la garde crispée de la vérité. Ce « rien» a tout autant l'in-consistance du sens, de la signi­fiance du sens. Le symbolique du symbolique, et la vérité de la vérité, c'est que le sens ne soit pas noué, mais à nouer, chaque fois, par chaque un, en tous sens 1. Ce qui est sensé dans le sens - la psychanalyse est bien placée pour le savoir - c'est qu'il surgit en deçà d'une opposition de l'insensé et du sensé.

1. J'en prendrai une attestation de l'intérieur même de la psychanalyse (sans nécessairement adhérer à touS les aspects du propos) avec ces lignes de Serge Leclaire : « Prétendre à une pratique sociale implique certes une reconnaissance ferme et constante de ce en quoi consiste la fonction-sujet et une familiarité suffisante de la pratique du sujet de l'inconscient. À quoi pourrait disposer la formation du psychanalyste; il devrait, pour témoigner de cette reconnaissance, être à son affaire. Néanmoins, il faut constater qu'il ne réussit pas toujours à échapper à un travers de pensée bien commun qui est de croire qu'en quelque occurrence que ce soit la vertu (virtus) du symbolique serait à protéger, à défendre, à conforter. Pourtant, le vide sur quoi ouvre le nom de rien [" le symbole est un nom du rien " a dit plus haut Serge Leclaire] ne risque en aucune façon d'être comblé ni épuisé. Ce n'est que par un artifice pervers de dénégation de la différence qu'on peut faire de l'éloge du symbolique un motif de croisade, un prétexte à la défense d'une cause: l'ordre symbolique est coextensif à la « nature humaine", et prétendre à le protéger de quelque ruine catastrophique ne peut relever que d'une sublimation exaltée de pulsions assassines très communément partagées. L'apocalypse, rappelons-le, est dévoilement. Il ne s'agit pas de révéler la fonction symbolique mais de la mettre en œuvre. » «( De l'objet d'une formation sociale. Note sur le nom de rien. », 10 n° 1, « Le refoulement des lois», Paris, éd. Érès, 1992, p. 13.) Ergo: praxis.

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Le Sens du monde

« [ ... ] vous me survivrez et vous me ferez continuer à vivre dans votre souvenir amical, seul mode d'immortalité restreinte

. . que Je reconnaisse.

Lorsqu'on s'interroge sur le sens et sur la valeur de la vie, on est malade, car à prendre les choses objectivement, il n'y a ni l'un ni l'autre; on a seulement reconnu qu'on a une réserve de libido insatisfaite, à quoi a dû s'ajouter autre chose, une espèce de fermentation qui mène à l'affliction et à la dépression. [ ... ] J'ai dans la tête une publicité que je tiens pour la plus audacieuse et la plus réussie des réclames américaines: " Pour­qUOi vivre, quand vous pouvez être enterré pour dix dol­lars ? » 1 »

Telle est la vérité de Freud : la question du sens fait par elle-même symptôme pathologique. Ce que cette lettre pour­tant, par sa seule existence, avoue autant qu'elle le nie, c'est que la psychanalyse elle-même fait sens, à seulement permettre de désigner la maladie du sens ...

Mais il n'est pas question de se contenter de prendre Freud au piège. Il est vrai aussi que l'interrogation sur le sens est ({ maladie ». Le sens ne peut faire sens qu'à ne pas être demandé. Le plus sensé du sens, c'est qu'il soit exclu de dire de quel sens il s'agit. Ce qui veut dire aussi - mais ce n'est plus de maladie qu'il s'agit - qu'il y a une folie du sens, avant toute raison et sans laquelle aucune raison ne serait possible.

1. Sigmund Freud, Briefe 1873-1939, Frankfurt a. l'vfain, S. Fischer, 1980, p. 452 (Lettre à Marie Bonaparte dit 13 août 1937).

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Don. Désir. « Agathon»

Considération/désidération : c'est-à-dire le sens purement donné, ou purement désiré. Le sens toujours-déjà donné, déposé là, comme un englobant (un engluant ?), ou bien le sens jamais encore atteint, fuyant là-bas, comme un sang répandu. Dans les deux cas, c'est une pure sidération de la vérité : ou bien disposée selon la puissance du mythe, ou bien jetée gelée au fond de l'abîme.

Le mythe ou l'abîme sont les deux postulations, les deux figurations inscrites par la philosophie, cl' entrée de jeu, comme ses propres limites. Ils forment ensemble le double bord de l'ouverture que la philosophie veut être elle-même : énonçant la vérité de l'un et de l'autre, du mythe et de l'abîme, et mettant en marche, dans l'espace ouvert, le sens comme la tension même de l'ouvert, son intensité et son extension.

De même que « le sens» n'a pas de sens pour qui se voue à l'abîme (au nihilisme), de même « le sens» se révélerait sans doute privé de sens pour celui qui vit dans le mythe. Le sens

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Le Sens du monde

n'a de sens que dans l'espace de la philosophie qui se finit en ouvrant le monde.

Mais si le sens est contemporain de la philosophie, s'il fait son plus propre enjeu, on doit se demander cornment il s'est offert à la naissance de la philosophie. Il y porte le norn de l'agathon : le « Bien» de Platon, le bien ou l'excellence qui est à chercher (à désirer? à s'approprier?) epekeina tès ousiasJ au­delà de l'être ou de l'essence 1.

L'excellence de l'agathon est sans contenu : elle tient tout entière à cette position au-delà de l'essence, dans cette région qui n'est plus une région et où il ne s'agit plus de (se) présenter l'être, mais d'être à l'être en acte (pour parler aristotélicien avant la lettre), de toucher à son surgissement, d'être touché de sa venue 2. L'agathon n'est aucun «bien)} spécifié, ni un

1. « [ ... ] on a raison de croire que la science et la vérité sont l'une et l'autre semblables au bien, mais on aurait tort de croire que l'une ou l'autre soit le bien; car il faut porter plus haut encore la nature (hexis = état, disposition, manière d'être) du bien [ ... ] les objets connaissables non seu­lement tiennent du bien la faculté d'être connus, mais ils lui doivent par surcroît l'existence (to einai) et l'essence (hé ousia), quoique le bien ne soit point essence, mais quelque chose qui dépasse de loin l'essence en majesté et en puissance. » Répltbliqtte, 509a-b (trad. E. Chambry, Paris, les Belles lettres, 1961).

2. Ce que l'on pourrait rendre en disant que pour Platon la plus haute connaissance reprend, à l'enseigne de l' « assimilation» «( s'assimiler au dieu­omoiôsis theô», Théétète, 176b), le modèle sensible dont elle s'est rigoureu­sement séparée. le sens de et comme ce qui ne se laisse pas sentir, la touche de l'intangible, c'est le programme même ... - Pour évoquer l'accès au «bien» dans ces termes, je m'appuie en particulier sur les analyses de Danièle Montet : « l'agathon conjoint le connaître et le connaissable dans la lumière de la vérité, il accorde le lien qu'est la vérité. Principe et origine du lien, le bien est idéa, idéa tou agathou. Comme le donnent à entendre le Phèdre et le Sophiste, l'idéa ajoute à l'eidos la connotation d'un lien, opposant l'union "idéelle" à la division eidétique, ce dont l'expression "mia idéel" est exemplaire : elle souligne moins l'unicité de l'idée que

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Don. Désir. (( Agathon ))

« bien» au sens d'une «possession ». Après tout, son nom ne se rattache pas à une sémantique du «bon », mais à une sémantique de la grandeur (cf. mega, grand, agan, beaucoup, trop), de l'intensité et de l'excès. Être touché par et toucher à l'excès de l'excellence.

À ce compte, l'agathon nomme déjà, il nomme d'entrée de jeu, quelque chose de l'ex-istence. Avant la lettre, là encore, sans aucun doute. (Toute la philosophie s'écrit sans cesse avant la lettre, avant sa lettre, puis bien longtemps après: se décons­truit, franchit le pas de sa fin, son événement nécessaire, à la fois daté et permanent, qui l'ouvre à son sens, avant/après toutes ses significations.)

Mais l'agathon nomme donc aussi le sens tel que la méta­physique le produit, à la jonction (conjonction? collision ?) du donné et du désiré. Don qui vient au-devant du désir, désir dirigé vers le don : comblement mutuel, onto-théo-érotologie accomplie. Le sens est alors l'être-à-l'autre réciproque et sans

l'unité qu'elle crée. Là où l'eidos signifie" ce que c'est" dans la dimension de l'usage, l'idéa énonce le " ho ti estin" dans celle du lien ». (Je propose de gloser : l'eidos signifie, absolument, et l'idéa fait sens.) « ... En chacun de ses comportements, l'âme procède selon une prise en vue susceptible d'une double accentuation: prise en vue (eidos, c'est-à-dire khreia) ; prise en vue (idéa). [ ... ] L'âme envisage, prend en vue parce qu'elle est prise de vue, dévisagée et subjuguée par la lumière et la vérité. [ ... ] Non seulement l'agathon n'est pas eidos puisqu'il ne supporte pas la question" ti estin ", puisqu'il ne peut être défini en tant que tel; mais il n'est pas davantage " idéa " si l'on entend " tou agathou " au sens d'un génitif objectif. Le bien ne vient pas qualifier, spécifier l'idéa, elle en procède [ ... ] L'expression" idéa tau agathou" énonce l'opération du bien [ ... ] Principe du " il Y a ", du " c'est», l'agathon lie de manière telle que sa défaite impliquerait anéan­tissement de ce qu'il fait tenir, de ce qu'il tient ensemble. )} [ ... ] Le bien lie parce qu'il ob-lige [ ... ] L'obligation impliquée par le lien relève du dessein et du projet [ ... ] hou heneka, « ce en vue de quoi" [ ... ]. )} Les Traits de l'être. Essai sur l'ontologie platonicienne, Grenoble, Jérôme Millon, 1990, pp. 114, 115, 121, 123.

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Le Sens du monde

reste du désir et du don, rajustement, le système du manque et du plein : jouissance de la vérité, vérité de la jouissance.

Et c'est ici, très précisément, que le désastre est entamé. Car le sens, pour être sens - pour être l'être-à, c'est-à-dire \ chez Platon, pour être l'excellence que rien ne qualifie sinon la tension dans l'aptitude mutuelle du désir et du don -, le sens ne peut pas se déterminer comme l'effectuation de cette apti­tude, comme son remplissement ou sa décharge. Une satisfac­tion qui accomplit et qui sature, et le désir, et le don, dénature à la fois, et le don, et le désir. Toute la tension éperdue, inapaisable (ce qui ne veut pas forcément dire tourmentée, ni angoissée, mais simplement, calmement: intense; à la lettre, epekeina se rendrait par « au-delà des choses les plus éloignées»), toute la tension de l'epekeina tès ousias retombe et s'annule. Ce qui a lieu lorsque l'agathon est déterminé et compris comme « Bien », que ce « bien» soit axiologique ou de possession, ou les deux à la fois. Le sens comme « bien» annule le sens comme l'être-à-l'autre du désir et du don. Et sans doute cette annulation est-elle déjà vertigineusement engagée dans les déterminations du «désir}) et du «don}) en tant qu'elles proviennent de l'assignation préalable, par la philosophie, du donné (du déjà-donné du mythe) et du désiré (de l'encore-à-venir de la satisfaction d'Éros). Le retranchement du mythe, en effet, est foncièrement ambigu: il est retranché en tant que fiction mensongère, mais il est secrètement gardé en tant qu'instance du déjà-donné. À quoi le désir vient articuler 1. que c'est du déjà-donné qu'il y a manque et désir, 2. que le déjà-donné est passé sous la loi de l'inaccessibilité.

1. Soit dit en passant: il faudrait s'arrêter sur' cette expression: «c'est à dire », « c'est à dire », « c'est à dire». La formule qui sert à enchaîner des significations pour les entraîner dans une substitution et dans une supplémentarité indéfinies de sens peut aussi se laisser lire de trois manières comme la formule, et mieux, comme le rythme de l'à de l'être.

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Don. Désir. (( Agathon»

En d'autres termes: le pur désir du don ne saurait être que désir sans objet, incapable de « viser» en aucune façon ce qui, du don et dans le don, doit rester, non seulement étranger au donateur l, mais étranger aussi - absolument surprenant - pour le donataire. Le désir du don programme une appropriation à laquelle le don, comme don, se dérobe - et le désir aussi. Comment pourrait-on s'approprier un don 2 ? Réciproquement, le don fait au désir, pour être don fait à ce qui désire dans le désir, ne saurait rien donner qui comble celui-ci. Il doit être don du désir même. Appropriation de la donation même et donation de l'inappropriable même configurent le chiasme originaire de la philosophie - et du sens.

Le Bien nomme d'entrée de jeu - et jusqu'à la fin de la philosophie - l'appropriation de la donation et la donation de l'inappropriable 3. C'est là le dispositif rnême du s'ens, mais

1. Ainsi que Derrida l'a analysé, en particulier dans Donner le temps 1. Paris, Galilée, 1992.

2. Phrase que je m'approprie de Lacoue-Labarthe, qui écrit, dans le contexte d'une analyse du don du génie, entre Kant et le romantisme; « La femme est le génie - le don de (la) nature -, et l'impudence est donc tout simplement l'appropriation du génie. Une pure impossibilité. Comment pourrait-on s'approprier un don? » Il est intéressant que la suite immédiate du texte nous reconduise à la techné : « Aucune érotique ne peut y suffire, et Schlegel le savait très bien: le génie est inné, il n'y a aucune technique de l' a€q uisition de l'inné. La maladresse est irrémédiablement l'essence de la techné : c'est au fond une question de déficience. L'artiste ne peut jamais être en vérité la femme, dans son infinie patience à la jouissance (je pourrais dire ça autrement : il n'y a pas de retenue dans la femme, mais c'est la retenue même, c'est-à-dire la phttsis) [ ... ]» « L'avortement de la littérature}) dans Dttféminin, Sainte-Foy (Québec), Le Griffon d'argile, Grenoble, Presses Universitaires, 1992, p. 13.

3. Il est très remarquable que l'articulation du désir et du don selon l'appropriation, après avoir été emblématisée en un temps par la vertu antique, en un autre temps par la grâce chrétienne, puis par le génie artistique (et/ou politique), puisse aujourd'hui être emblématisée par la

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aussi la ressource de l'énorme amphibologie qui fait du sens à la fois l' archi -thème de la philosophie et un concept mineur, tardif, hésitant, subordonné à la vérité. La vérité, c'est le Bien présenté - selon l'abîme de son chiasme. Le sens, c'est l'agathon offert, selon l'excès de son excellence.

Penser le sens comme rencontre in-appropriatrice du désir et du don, le sens en tant que l'excellence de la venue de l'un à l'autre, telle est la tâche. Ainsi, ni désir, ni don: plutôt ceci, que le désir du don désire essentiellement ne pas s'approprier d'« objet », et que le don du désir donne ce qui ne peut pas être donné, et ne donne aucun « sujet» d'un « objet ».

L'un à l'autre offerts. Ce qui voudrait dire, en une langue que nous ne parlons plus, et qui ne fait plus sens, « sacrifiés »,

ou bien, dans notre langue balbutiante, non pas présentés, mais tendus à, laissés à la discrétion d'une chance et/ou d'une décision dont l'agent ou l'acteur n'est ni désirant, ni donateur, mais seulement existant.

drogtte. Que le drame de la drogue renvoie à une question du sens, à travers les distorsions et exclusions socio-économiques qui sont elles-mêmes les convulsions de ce qu'on pourrait appeler le sens de l'éco- en général (de toutes les errances de l' oikos, de l'habitation, de la domesticité ou de la domestication, économie, écologie, écotechnie, écopraxie ... ), voilà une pro­position bien banale. Dans cette banalité, il n'y a rien de moins que l'enjeu commun du sens.

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Le sens, le monde, la matière

... ce sens dispersé à travers la terre entière 1.

« Le sens du monde» ne désigne pas le monde comme la donnée de fait à laquelle on viendrait conférer un sens. Dans ce cas, en effet, le sens du monde serait hors du monde, comme le pensait Wittgenstein dans le Tractacus 2. Ce « hors du monde»

1. Jean-Christophe Bailly, Le Paradis du sens, Paris, Christian Bourgois, 1988, p. 3l.

2. ({ 6.41 - Le sens du monde doit se trouver en dehors du monde. Dans le monde toutes choses sont comme elles sont et tout arrive comme cela arrive ; il n'y a pas en lui de valeur [ ... ] 6.44 - Ce qui est mystique, ce n'est pas comment est le monde, mais le fait qu'il est. [ ... ] 6.521 - La solution du problème de la vie se remarque à la disparition de ce problème. N'est-ce pas là la raison pour laquelle des hommes pour qui le sens de la vie est devenu clair au terme d'un doute prolongé n'ont pu dire ensuite

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Le Sens du monde

fut occupé naguère par le Dieu de l' onto-théologie. Ce Dieu, que Wittgenstein peut encore nommer à sa manière, est le concept d'un lieu sans lieu, si le « hors du monde» ne peut qu'être au-dehors de la totalité des lieux. Il ne saurait donc avoir lieu «dehors ». Seul le Dieu de Spinoza, par son équi­valence stricte avec la « Nature» échappe à cette contradiction (avant que Kant n'en ruine la possibilité même). Deus sive natura n'énonce pas simplement, par le siveJ deux noms pour une même chose, mais plutôt ceci, que cette chose même a son dehors dedans. Par quoi Spinoza est le premier penseur du monde.

En vérité, si l'on entend par «monde» une «totalité de signifiance» 1, aucune philosophie, sans doute, n'a pensé un dehors du monde. L'apparence d'une telle pensée, et de la

en quoi consistait ce sens '( » (trad. P. Klossowski modifiée, Paris, Gallimard, 1961). On ne manquera pas de relever que ces propositions sont contem­poraines de celles de Heidegger et de Freud: les années 20 Ont été celles de la mise au jour de la fin de la philosophie et de la question du sens. Nous sommes encore, ou à nouveau, dans les années 20, et c'est bien pourquoi il s'agit d'éviter que les années 30 soient devant nous, comme l'annonce Gérard Granel (<< Les années 30 sont devant nous », Les Temps Modernes, février 1993), comme les années du « décollage ontologique hors de l'attraction de la finitude [qui] est l'âme même du monde moderne [ ... ] [et qui] n'apparaît pas du seul fait que les idéalités modernes sont celles de l'infinité, mais suppose en ottlre le leurre de leur totalisation» (p. 74). Je ne suis pas aussi certain que Granel de la persistance de ce leurre, ou du moins je pense que nous sommes malgré tout moins démunis que naguère pour le dissiper. Mais cela suppose précisément de reprendre des propositions comme celles de Wittgenstein, mais sans «mystique », c'est-à-dire sans horizon, fût-il absconditum, d'une révélation, fût-elle du vide, et en consacrant toutes les forces nécessaires à faire sans répit repasser dans le monde ce qui se désigne comme « dehors ». Non pas en immanentisant la transcendance, mais en inscrivant celle-ci - ou le sens - à même l'im­manence (ce qui signifie, à terme, l'insuffisance de ces concepts eux-mêmes).

1. On peut rendre ainsi Bedeutsamkeit, « capacité, ou propriété de faire sens» ; Heidegger, Être et Temps, § 32.

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Le sens, le monde, la matière

contradiction qui s'ensuit, vient du sens chrétien de « monde» comme ce qui, précisément, est en manque de sens, ou a son sens hors de lui-même. En ce sens, d'ailleurs, le sens lui-même est une détermination ou une postulation spécifiquement chré­tienne, et qui suppose un pas hors du cosmos auquel tient toujours l'agathon. Dans cette mesure même, ce que nous avons à penser désormais au titre du sens ne peut consister que dans l'abandon du sens chrétien, ou dans un sens abandonné. Ce qui peut aussi se dire d'une autre manière: le sens, s'il faut encore faire droit à la requête obstinée de ce mot, ou s'il faut enfin lui faire droit, ne peut procéder que d'une déconstruction du christianisme 1.

Dès que l'apparence d'un dehors du monde est dissipée, le hors-lieu du sens s'ouvre dans le monde - pour autant qu'il y ait encore du sens à parler d'un «dedans» -, il appartient à sa structure, il y creuse ce qu'il faudra savoir nommer mieux que la «transcendance» de son «immanence» - sa transim­manence, ou plus simplement et plus fortement, son existence et son exposition. Le hors-lieu du sens se détermine ainsi, non pas comme une propriété rapportée au monde depuis un ail­leurs, non pas comme un prédicat supplémentaire (et problé­matique, ou hypothétique), et pas non plus comme un caractère

1. Ce qui signifie, pour être précis, autre chose qu'une critique ou qu'une démolition : mais la mise au jour de cela qui aura agencé le christianisme comme forme même de l'Occident, bien plus profondément que toute religion, et même, comme l'autodéconstruction de la religion, à savoir, l'accomplissement de la philosophie par le judéo-platonisme et la latinité, r onto-théologie comme sa propre fin, la « mort de Dieu)> et la naissance du sens du monde comme l'abandon sans retour et sans relève de tout « christ », c'est-à-dire de toute hypostase du sens. Il faudra, bien sûr, y revemr.

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Le Sens du monde

évanescent, « flottant quelque part 1 », mais comme la consti­tution de «signifiance» du monde lui-même. Autant dire, comme la constitution de sens de ce fait qu'il y a monde.

Il y a quelque(s) chose(s), il y a de l'il y a - et cela même fait sens, et rien ne fait sens par ailleurs. Cela ne fait pas sens seulement pour le Dasein, ou par lui ou en lui 2. Il faudrait engager ici une très longue discussion avec Heidegger, et en particulier au sujet de ce que le Dasein doit ou ne doit pas garder des caractères d'un sujet, d'un homme, voire d'un centre ou d'une fin de la nature ou de la « création » ... À cet égard, les catégories utilisées dans Les concepts fondamentaux de la métaphysique (cours de 1929-1930) paraissent très fragiles: « la pierre est sans monde», « l'animal est pauvre en monde », « l' homme est configurateur de monde». Ces énoncés ne font pas droit, au moins, à ceci que le monde hors de l'homme­bêtes, plantes et pierres, océans, atmosphères, espaces et corps sidéraux - est bien plus que le corrélat phénoménal d'une prise­en-main, d'une prise-en-compte ou en souci par l'homme: il est l'extériorité effective sans laquelle la disposition même du sens, ou au sens, n'aurait ... pas de sens. On pourrait dire qu'il est, ce monde hors de l'homme, l'extériorité effective de l'homme lui-même, si la formule doit être comprise sans restituer de l'homme au monde un rapport de sujet à objet. Car c'est de cela qu'il s'agit: de comprendre le monde, non pas comme l'objet ou comme le champ d'action de l'homme, mais comme la totalité d'espace de sens de l'existence, totalité elle-même existante, même si ce n'est pas sur le mode du Dasein.

1. Être et Temps, ibid. 2. Cette perspective, encore phénoménologique, reste celle d'Être et

Temps, qui déclare: ({ Seul le Dasein peut être sensé ou in-sensé. » (Ioc. cit.) Mais c'est elle qu'a mise en jeu le ({ tournant}) ultérieur. Au-delà de la phénoménologie, pourtant, c'est sans doute un christianisme qui aura persisté chez Heidegger, jamais vraiment soumis à la déconstruction, restant peut-être même le ressort secret de la déconstruction de l'omo-théologie.

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Le sens, le monde, la matière

Si le Dasein - ce nom ordinaire en allemand de l'existence, donné comme « titre» à l'homme et sous lequel l'homme ex­iste et est seul à ex-ister pour Heidegger - est l'être-Ie-Ià de l'être lui-même l, s'il est transitivement le là, c'est-à-dire s'il transit - traverse et partage - l'avoir-lieu du sens de l'être comme l'événement d'un être-là, comme l'espacement d'une venue, alors le monde au sens du monde « extérieur» ou « ambiant» est l'ici de ce là (le Hiersein du Dasein). L'avoir­lieu, ou l'exister, a lieu ici, dans ce monde-ci - ou plutôt, car ce monde n'est pas un contenant pour un contenu, la totalité des existences, en tant que totalité de signifiance, constitue l'être­ici de l'être-là. Voilà qui pourra sembler inutilement alambiqué. Mais cela dit: le là de l'être, son avoir-lieu, en tant qu'il est aussi bien un enlèvement et un éloignement 2 - venue, allée

1. Par exemple, Beitrage, op. cit., p. 296 : «Le Dasein est un mode d'être qui, en tant qu'il" est" le là (en quelque sorte activement-transiti­vement) [ .. .]. »

2. Fort-sein, Weg-sein (être parti, loin, enlevé, écarté), ex-istere " cf. ibid., p. 301 et suiv. - Il faudrait parcourir toute cette section des Beitrage, qui commence d'ailleurs par un passage où l'on peut discerner comme un déplacement et une hésitation de Heidegger au sujet du « reste» du monde : « [ ... ] L'être ne vient à la vérité que sur le fond du Da-sein. / Mais là où plante, animal, pierre et mer et ciel deviennent étant, sans tomber dans l'objectalité, là règne le retrait (refus) de l'être, l'être comme retrait. Mais le retrait est du Da-sein. » (p. 293). Un peu plus loin, il est précisément question de «l'être-dans-Ie-monde du Dasein. "Monde", cependant pas le saeculum chrétien et la dénégation de Dieu, Athéisme! Monde à partir de l'essence de la vérité et du Da ! » (p. 295). C'est évidemment ici, là où s'amorce la voie vers la venue d'un « dernier dieu», que je me sépare complètement de Heidegger, car ce nom de « dieu », y compris et surtout comme nomination de l'innommé et de l'innommable, ne peut décidément que placer un baillon sur l'ouverture du sens du monde. Ce sera donc l' « athéisme», mais un athéisme où tout reste à faire, comme le demande Jean-Christophe Bailly écrivant : « L'athéisme est resté ce «terrain sec» dont parlait Plutarque dans De la superstition, il n'a pas su s'irriguer lui-

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Le Sens du monde

du sens -, n'a pourtant lieu nulle part ailleurs, ni vers aucun ailleurs que l'ici même de ce monde-ci. Et ce monde-ci n'est pas à distinguer d'un autre monde-là : au contraire, c'est le même, ou, beaucoup plus précisément, le monde-ci est la totalité et la mêmeté des être-là. L'écartement ou l'enlèvement que suppose le sens n'a pas lieu autrement que comme l'espacement de ce monde-ci.

(C'est ici la difficulté la plus grande : celle de la (( transim­manence » du sens. Tout simplement, que le sens du monde soit ce monde-ci en tant que lieu de l'exister. Ce (( tout simplement» détient l'enjeu le plus redoutable, celui qui exige de nous, pour dire cette chose absolument simple, un tout autre style, ou plutôt, une altération interminable du style.)

À supposer même qu'il faille tenir le sens exclusivement pour une propriété de l' existant-Dasein (ce qui paraît au moins vrai du sens en tant que « compréhensibilité articulée 1 », mais il n'est pas sûr que le sens s'y réduise), et à supposer corréla­tivement que l'ex-istence soit exclusivement celle du Dasein (de l'homme) (ce qui, précisément, n'est pas non plus certain), il n'en resterait pas moins que cet existant ne saurait exister, si son existence est bien, comme le veut Heidegger, factuelle et si cette factualité est bien celle d'un « fragment du monde 2 », sans la factualité de la totalité des fragments. Cette factualité, ou le monde comme être-ci ou -ici de tous les être-là, loin

même, ni inventer ses propres ombres, transformant du même coup son bref éclat solaire en un simple jour opaque.» (Adieu, La Tour d'Aigues, éd. de l'Aube, 1993.)

1. Être et Temps, loc. cit. 2. Et même si elle n'est « pas que» cela: cf. Concepts fondamentaux,

op. cit., p. 267.

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d'être pauvrement un en-face inerte offert aux VIsees et aux manipulations de l'homme, est lui-même aussi, en tant que simple être-jeté-ici-des-choses, un existential du Dasein : c'est-à-dire, dans le lexique heideggerien, une condition de possibilité transcendantale/factuelle de l' ex-istence. Autrement dit: le fait indépassable de son sens. Mais alors, il faut qu'il le soit sans réserves, matériellement.

Une fois encore, avec Heidegger, la philosophie se sera détournée de ce qui fut pourtant, et pas par hasard, une de ses toutes premières « intuitions », à savoir de l'atomisme de Démocrite, Épicure et Lucrèce. Car celui-ci est bien loin de former une thèse « matérialiste» opposée à une thèse «idéa­liste », et il est bien loin, par là même, d'être une thèse de la pure et simple privation de sens opposée à une thèse du sens transcendant. Ce que 1'« atomisme» (bien ou mal nommé) représente est bien plutôt ce qu'il faudrait désigner comme l'autre archi-thèse de la philosophie (la première étant l'agathon de Platon), à savoir, l'espacement originaire en tant que maté­rialité, et cet espacement lui-même comme existential du rap­port à l' agathon 1.

La {( matière» n'est pas d'abord l'épaisseur immanente abso­lument close en soi, elle est d'abord, et tout au contraire, la différence même par quoi quelque chose est possible, en tant que chose et en tant que quelque: c'est-à-dire, autrement que comme inhérence ou induration indistincte d'un un qui ne serait pas quelque un.

Si le Dasein doit être caractérisé par sa jemeinigkeit (1'« être­chaque-fois-mien» de son événement), par la singularité d'un quelqu'un ayant ou faisant sens de « mienneté» (d'ipséité), ce

1. Y aurait-il lieu de penser un rapport entre l'archi-thèse atomistique et le fait que la bombe « atomique» définisse une capacité d'anéantissement de l'humanité, voire de la terre, comme une extrémité insensée de sens de la technique, de l'être-ensemble et de l'être-au-monde?

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Le Sens du monde

quelqu'un n'est pas pensable sans la ressource matérielle-trans­cendantale (existentiale) du quelque un de la chose en général, sans la réalité de la res en tant que différence matérielle. Matière veut dire ici : réalité de la différence - et de la différance­par laquelle seulement il y a quelque(s} chose(s} et non pas seulement l'identité d'une pure inhérence (laquelle, à vrai dire, ne différant de rien et ne différant pas non plus en soi, ne pourrait même pas être qualifiée d'identique 1 ... ). Différence réelle, différence de la res : s'il y a quelque chose, il y a plusieurs choses, sinon il n'y a rien, pas d'« il y a ». Réalité des quelques choses qu'il y a, réalité nécessairement nombreuse.

Cette circularité de la réalité et de la matérialité, qui est elle-même la condition de possibilité de la distinction de quelque chose comme une « forme» en général, et comme une « articulation» en général, cette circularité ne se laisse pas elle­même toucher et présenter comme une chose matérielle. Mais elle est la condition même de tout toucher, de tout contact, c'est-à-dire de tout agencement d'un monde (ni continuité, ni discontinuité pures: toucher). Si on peut s'exprimer ainsi: l'idéalité de la différe / ance est indissociable (sinon indiscer­nable) de sa matérialité. Et de même, l'idéalité du sens est indissociable de sa matérialité 2.

1. Materia vient de mater et désigne d'abord la partie-mère de l'arbre, le tronc, donc la partie la plus dure. La mère est la consistance propre de la différence. C'est-à-dire le contraire d'une « mère phallique », ou peut­être plutôt la différance d'un phallus.

2. Peut-être faut-il dès lors considérer aussi, quant au sens sémantique, que la signification s'accomplit en dernier ressort dans la référence, que le langage atteint sa fin, aux deux sens du mot, dans la monstration de la chose singulière. Telle était la thèse d'Ockham, ainsi que l'analyse Pierre Alféri : « que veut dire : avoir du sens? Pour Ockham cela veut dire : avoir un rôle dans la référence en direction des étants, dire quelque chose au sens le plus terre à terre de " chose» ». Guillaume d'Ockham le singulier, Paris, Minuit, 1989, p. 295. Le sens comme désignation, monstration et description de

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Le sens, le monde, la matière

La matière appartient autant que l'aga thon à la structure du sens du monde. C'est ainsi qu'il faut relire, chez les démocri­téens, la chute des atomes dans le vide et le clinamen : l'écart et le contact, l'assemblage, la séparation, la tangence, l'entre­deux et l'entrechoc de l'il Y a diffracté singulier. La singularité est matérielle, qu'on l'entende plutôt comme événement ou plutôt comme unicité d'existence, ou comme les deux ensemble, et toujours comme sens. Réciproquement, la matière est toujours singulière ou singularisée, elle est toujours materia signata, matière signée, c'est-à-dire non pas signifiée, mais montrée ou se montrant singulière 1.

L'il Y a est signé, ou signe, ou se signe: signature n'est pas signification, mais sens comme venue singulière 2. Cette signa-

l'existant, et pour finir, comme excription dans ou à l'existence. Le sens dont le sens, bien loin de s'ajouter à l'existence, s'achève en elle.

1. Elle n'est pas « matière première », materia prima, et c'est là encore la pensée d'Ockham : « Il n'y a donc pas lieu de supposer que la « matière première " informe et indifférenciée est autre chose que la « matière seconde" qui se rencontre dans les singuliers formés. La singularité des matières tient avant tout, et cela suffit, à leur localité. [ ... ] Pour entrer dans le singulier à titre de partie, la matière doit être une chose réelle et actuelle. En tant que telle, elle a donc au moins une propriété: elle est étendue. » (P. Alféri, op. cit., pp. 96-97.) Ockham porte ainsi à maturité une pensée de la singularité et de la materia signata (matière signée, désignée, déterminée) engagée par Thomas d'Aquin (voir De ente et essentia, trad. C. Capelle, Paris, Vrin, 1982, p. 24; commentaire de C. Capelle: «une portion de matière sensible, celle qui tombe sous la désignation du doigt, cette matière­ci », p. 87), puis accentuée par Duns Scot: « la réalité individuelle est matérielle, car elle est constitutive d'un être en tant qu'il est sujet », Le Principe d'individttation, trad. G. Sondag, Paris, Vrin, 1992, p. 174 ; commentaire de G. Sondag : « la matière ne signifie pas « l'autre partie du composé", par opposition à la forme; elle signifie l'entité individuelle qui réduit ou individue la quiddité [ .. .]. D'où il résultera [ ... ] que des êtres dépourvus de matière matérielle, tels que l'ange ou l'âme, pourront être dits « matériels" » (pp. 173-174).

2. Cf. « [ ... ] la ponctualité présente, toujours évidente et toujours sin-

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Le Sens du monde

ture est indissociable d'un l'être-là, c'est-à-dire d'abord ici, dans et selon la texture générale de l'être comme être-quelque­part-quelque-chose, « fragment» d'un monde dont la matière est le frayage même ou la fractalité des fragments, lieux et avoir-lieux. Aussi le tracé de cette signature est-il toujours un corps, une res extensa en tant qu'extension - aréalité, tension, exposition - de sa singularité. Corps exposé: ce n'est pas la mise en vue de ce qui, tout d'abord, eût été caché, renfermé. Ici, l'exposition est l'être même, et cela se dit: l'exister. Expeausition : signature à même la peau, comme la peau de l'être. L'existence est son propre tatouage 1.

gulière. de la forme de signature. C est là l'originalité énigmatique de tous les paraphes », J. Derrida, Marges de la philosophie, Paris, Minuit, 1972, p. 391. Derrida souligne que le principe de la signature demande que soit « retenue» à chaque nouvelle exécution de la signature «la singularité absolue d'un événement» : impossibilité qui gouverne ici la possibilité même. Je dirais : c'est en effet la logique de la signature en vérité. Mais (et) c'est bien pourquoi la signature se différencie, s'altère, en un mot se diffère à chaque événement de signature. De même, le singulier matériel signé a sa vérité dans son unicité pure, mais il a ou il est son sens dans la multiplicité de ses événements, de ses situations, dans son a//ée-venue.

1. Cf. JLN, Corpus, op. cit., pp. 31-33.

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Toucher

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Heidegger déclare : « La pierre est sans monde. La pierre se trouve, par exemple, sur le chemin. Nous disons : la pierre exerce une pression sur le sol. En cela, elle" touche" la terre. Mais ce que nous appelons là " toucher" n'est nullement tâter. Ce n'est pas la relation qu'a un lézard avec une pierre lorsque au soleil il est allongé sur elle. Ce contact de la pierre et du sol n'est pas, a fortiori, le toucher dont nous faisons l'expérience lorsque notre main repose sur la tête d'un être humain. [ ... ] La terre n'est pas pour la pierre donnée comme appui, comme ce qui la soutient elle - la pierre. [ ... ] La pierre, dans son être de pierre, n'a absolument aucun accès à quelque autre chose parmi quoi elle se présente, en vue d'atteindre et de posséder cette autre chose comme telle 1. »

1. Les Concepts fondamentaux de la métaphysique, trad. D. Panis, Paris, Gallimard, 1992, p. 293. Sur le «toucher)} en général, je découvre trop

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Le Sens du monde

Pourquoi donc 1'« accès» serait-il déterminé a priori sur le mode de l'identification et de l'appropriation de 1'« autre chose» ? Lorsque je touche autre chose, une autre peau, et que ce contact ou cette touche est en jeu, et non pas un usage instrumental, s'agit-il d'identifier et d'approprier? S'en agit-il, au moins, d'abord et seulement? Ou encore: pourquoi fau­drait-il déterminer a priori 1'« accès à » comme le mode néces­saire d'un faire-monde et d'un être-au-monde? Pourquoi le monde ne serait-il pas aussi a priori dans l'être-parmi, l'être­entre et l'être-contre? Dans l'éloignement et dans le contact sans « accès» ? Ou sur le seuil de l'accès? (Et cet a priori serait identiquement l'a posteriori du monde matériel, l'agencement indéfini de seuil en seuil de l'une à l'autre chose, chacune au bord de l'autre, à l'entrée, n'entrant pas, devant et contre la signature singulière exposée sur le seuil.)

Ne faut-il pas qu'il y ait non-accès, impénétrabilité, pour qu'il y ait aussi accès, pénétration? Qu'il y ait, donc, non-sens ou plutôt hors-sens pour qu'il y ait sens? Et qu'en ce sens la pierre et le lézard soient aussi dans le circuit du sens, tout comme je, supposé Dasein, suis aussi pierre et lézard, non par quelque partie ou aspect subalterne, mais selon le là (ici) de mon être?

Ou encore: Heidegger, ici, ne détermine que négativement le « toucher» de la pierre sur la terre. Ce n'est pas la relation du lézard qui se chauffe, et c'est encore moins celle d'une main posée, non pas sur une pierre, mais sur une tête humaine. Il est tout de même très remarquable que Heidegger introduise ainsi, d'abord le soleil et une communication de chaleur qui pourtant n'attend pas le lézard pour avoir lieu, ensuite et

tard pour en faire usage que je suis sans doute quelques voies parallèles à celles de Jean-Louis Chrétien, «le corps et le toucher », dans L'Appel et la Réponse, Paris, Minuit, 1992.

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Toucher

surtout un ordre de « toucher» entièrement différent, non seu­lement humain mais d'un seul coup solennel et bénisseur. La vérité du «toucher» s'établit par une sorte d'ascension ou d'assomption « solaire ». Cette triple scène est absolument pla­tonicienne dans l'acception la plus unilatérale et «métaphy­sique» du terme. En définitive, pour l'homme, il n'est pas ici question d'attouchement. Mais une pose hiératique et paternelle substitue, de manière frauduleuse, un adoubement à un attou­chement.

Tout se trahit dans l'expression « la terre n'est pas donnée pour la pierre ». Le don n'est ici pensé que comme don pour, finalisé et signifiant - signifiant très précisément la terre, avec toutes ses valeurs d'appui, et au-delà, de proximité, d'enraci­nement et d'habitation, de propriété. Et si le « don pour» était ici pris bien à tort pour le « don pur» ? S'il dérogeait en fait à une libéralité, à une générosité - et à une « spaciosité » - plus archaïques du «don»? Si le «don» initial, mais un « don» soustrait à la « donation» même pour autant que celle-ci serait intentionnelle, devait s'énoncer ainsi : pierre sur la terre, et terre comme « route» (via rupta, rupture, frayage - et aussi, déjà, toute la techné de la circulation, de l'échange), route déjà distribuant la terre en lieux, lieux déjà recevant la pierre, en mode indifférent, en mode, certes, de blessure pour un pied ou de barrage pour un insecte, pour un filet d'eau, mais aussi de simple place occupée sur le sol, d'ombre portée, de découpe d'espace, don inassignable, don perdu comme don, don sans désir en vis-à-vis de lui, ni à percevoir, ni à recevoir comme « don » ... ?

Heidegger, à l'évidence, manque la pesée (la pensée ?) de la pierre seulement déboulée ou ameurée sur le sol, la pesée du contact de la pierre avec l'autre surface, et par elle avec le monde en tant que réseau de toutes les surfaces. Il manque la surface en général, qui ne vient peut-être pas « avant» la face, mais que toute face est aussi, nécessairement. De la tête sur

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Le Sens du monde

laquelle il veut poser une main de patriarche 1, Heidegger oublie d'abord qu'elle a aussi la consistance et en partie la nature minérale d'une pierre. - Manque l'exposition des surfaces par lesquelles, inépuisable, de la venue s'épuise singulièrement.

La pierre, sans doute, ne «tâte}} pas (betasten) (comme il est dit de manière après tout vulgaire, avec la connotation indiscrète, exploratoire, d'un «palper »). Mais elle touche, ou elle touche à : transitivité passive. Elle est touchée, pas de différence. Entéléchie brute du sens: elle est au contact, dif­férence et différance absolues. Il y a différence des lieux­c'est-à-dire, lieu - dis-location, sans appropriation de l'un par l'autre. Il n'y a pas « sujet» et « objet», mais places et lieux, écarts : monde possible, monde déjà.

Sans cela, sans cette impalpable réticulation de contiguïtés, de contacts tangentiels, il n'y aurait pas monde: sans les jeux (interstices, intervalles, échappements) d'un être-à démultiplié, où l'à vaut moins comme une franche opposition à l'en que comme le sens dégagé, délivré de l'en. « En soi », la chose est « à » ses proches, proximes et très lointaines autres choses, puis­qu'il y en a plusieurs.

Que l'en-soi, pris absolument, est « abstrait», seulement et unilatéralement présent, tel est le principe générateur de toute la logique hégélienne - c'est-à-dire la première logique qui se déploie comme logique du sens, et non seulement de la vérité (pour autant qu'elle résiste à son propre procès d'annulation en vérité infinie). Ainsi, la « pierre» de Heidegger est encore seu­lement abstraite, et elle n'est pas la pièrre concrète, elle n'est pas le concret-de-pierre, qui n'est pas tel seulement lorsque la pierre est heurtée, lancée ou manipulée par ou pour un sujet. Précisément, le concret est d'avant ou d'après l'objet et le sujet.

1. Et qui correspond exactement - presque jusqu'à la caricature - à ce que Derrida a pu repérer sous « La main de Heidegger », dans Psyché, Paris, Galilée, 1987.

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Toucher

La pierre concrète n'« a )} certes pas un monde (mais la formule de Heidegger est ambiguë : « la pierre est sans monde» peut se comprendre comme « elle n'a pas de monde» ou comme « elle n'est pas au monde ») - mais elle n'en est pas moins au monde sur un mode du à qui est au moins celui de l'aréalité: extension d'aire, espacement, distance, constitution« atomistique ». Disons qu'elle n'est pas « au » monde : mais elle est monde.

On dira cependant que le monde de la pierre, ou le monde­pierre, ne saurait être/ le « tout de signifiance». Mais la signi­fiance - ce que je nommerais la passibilité de sens - a elle-même sa condition (existentiale?) dans l'écartement par quoi tout d'abord il y a monde. Le monde est passible de sens, il est cette passibilité, parce qu'il est d'abord-, selon cet écartement, disons encore une fois « atomistique». Sans doute, cela implique, en droit, que l'ouverture d'une « compréhension» du sens soit en rapport avec l'ouverture de l'aréalité concrète. Suis-je en train de suggérer que quelque chose de la « compréhension» revient à la pierre elle-même? Qu'on ne craigne ici aucun animisme, aucun panpsychisme. Il ne s'agit pas de prêter à la pierre une intériorité. Mais la compacité même de sa dureté impénétrable (impénétrable à elle-même) ne se définit (elle se dé-finit, précisément) que par l'écart, la distinction de son être ceci, ici (<< La pierre est, c'est-à-dire qu'elle est ceci et cela, et comme telle elle est ici ou là », dit encore Heidegger, comme s'il réduisait «être» à la simple copule d'attribution). Cette discrétion qu'on pourrait dire quantique, en empruntant à la physique la discrétion des quanta matériels, fait le monde comme tel, le monde « fini» passible du sens.

Pas d'animisme, donc, tout au contraire. Mais une «phi­losophie quantique (" atomistique", « discrète ") de la nature» reste à penser. Car la différance de l'à-soi, selon laquelle il y a ouverture du sens, est inscrite à même 1'« en soi ». Corpus: tous les corps, les uns hors des autres, font le corps inorganique_ du sens.

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La pierre n' ({ a » pas de sens. Mais le sens touche à la pierre : il s'y heurte même, et c'est ce que nous faisons ici.

II

En un sens, mais quel sens, le sens est le toucher. L'être-ici, côte à côte, de tous les êtres-là (êtres jetés, envoyés, abandonnés au là).

Sens, matière se formant, forme se faisant ferme: exactement l'écartement d'un tact.

Avec le sens, il faut avoir le tact de ne pas trop y toucher. Avoir le sens ou le tact : la même chose.

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Spanne

« Le temps est en lui-même espacé, étendu [ ... J. Nul main­tenant, nul moment du temps ne peut être ponctualisé. Chaque moment du temps est en lui-même écarté 1. »

S'il y avait, en effet, ponctualité du maintenant, du présent, la dimension nulle de ce point ne permettrait pas au temps de ce présent d'être rempli de sa propre qualité temporelle, ou en d'autres termes d'avoir lieu. Tout passerait, sans doute, mais rien ne se passerait. Tout irait donc le long de la ligne des points nuls, mais nul serait cet «aller» lui-même, immobile comme la ligne tout entière.

La représentation du temps comme succession de présents ponctuels est donc vaine, et du reste, elle est contradictoire :

1. Martin Heidegger, Les Problèmes fondamentaux de la phénoménologie, trad. J.-F. Courtine, Paris, Gallimard, 1975, p. 317. (La première version de cette partie a été écrite pour le premier numéro de la revue Contre-temps, n° 1, Paris, TransitionlL'Âge d'homme, 1995.

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car c'est la succession comme telle qui s'y trouve abolie. Il ne peut pas y avoir de passage d'un présent à un autre, si ni l'un ni l'autre n'ont lieu.

Il y a donc écart, espace. Spanne, dit Heidegger. Extension, tension, traction, attraction (gespannt : tendu, excité, séduit, captivé). Agitation, spasme, épanouissement.

C'est bien pourquoi le temps kantien, où « tout passe, excepté le temps lui-même », est un temps où rien n'a lieu - que le temps, qui lui-même a lieu comme un avoir-lieu immobile, le surgissement une fois pour toutes de la substance même du monde. Mais ainsi, ce surgissement a toujours déjà eu lieu et n'a plus lieu dans le temps. Il n'y a pas de « une fois pour toutes », ou plutôt, cette « fois» est la « fois» unique, qui n'est donc pas une « fois», qui est l'espacement de toutes les fois. (Par son origine, vix, la «fois» est d'abord la place, puis le tour - « à son tour» - du déplacement ou du remplacement.) Le faire-place du monde au monde.

Mais « dans» le phénomène-temps, il n'y a « que des chan­gements [ ... ] de la substance qui demeure», et jamais «une naissance et un anéantissement de la substance même 1 ».

Le temps pur, le temps du pur présent, est le temps de la modification indéfinie d'une unique substance incréée, non produite, ne survenant pas, dont le temps lui-même est la survenue sans commencement ni fin, et qui se modifie selon l'enchaînement sans fin des causes et des effets.

Aussi la ligne qui le représente représente-t-elle à bon droit la coprésence statique, unidimensionnelle, non spatiale de ses points (une limite d'espace, pas un espace: la limite où l'espace devient temps pur, mais où le temps pur annule l'événement).

Pas de passage, pas de venue, pas de départ, pas de naissance ni de mort, pas de surgissement, d'effraction ou de création

1. Deuxième Analogie de l'expérience.

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Spanne

d'une substance nouvelle, pas d'attraction ni d'excitation d'un sujet nouveau, et pas non plus, par conséquent, de disparition du nouveau, d'abolition de sa nouveauté dans cette autre absolue nouveauté qu'est sa place vide ou sa tombe. Pas de pas.

Rien, pourtant n'est que selon un pas : le franchissement du non-être à l'être, c'est-à-dire de l'être lui-même en tant qu'il n'est rien à l'être lui-même encore en tant qu'il est (transit) l'existant - et le franchissement de l'être au non-être.

L'être se franchit ainsi à tout instant : naissance, mort, liberté, frayage, rencontre, saut. Rien d'étant n'est posé, disposé ou composé pour soutenir ce franchissement, que tout étant sup­pose, et que suppose le tout de l'étant, le monde.

Pas de pont pour le pas d'être par quoi l'existence advient. Une tombe est toujours ouverte, comme l'est une femme en

gésine. C'est l'espacement du présent qui a lieu, en tant que présent, lorsqu'une « substance» ou un «sujet» vient ou s'en va. Le présent en tant que présent est prae-sens, il précède et il se précède, c'est-à-dire aussi bien qu'il succède et se succède : il s'écarte, il écarte la présence qu'il porte.

C'est là le présent qui est fait de l'être à l'être lorsqu'un « sujet» vient ou va.

Un « su jet», c'est cela même : un présent singulier de l'être à l'être (une existence). C'est pourquoi ce mot de « sujet» le nomme assez mal. Car ce présent de quelque un ne s'appartient pas dans une intériorité, et ne se délivre pas à partir d'une telle réserve. Au contraire, il a lieu comme l'ouverture ou comme l'exposition de cela (cette existence, cet un ou cette une) qui jamais n'aura eu lieu « à part soi» avant ce présent, hors de cette exposition. Sans doute, un soi a-t-il bien lieu (ce qui ne veut pas dire que ce soit forcément un soi « humain »). Mais cet être-soi est coextensif à l'extension où il est fait présent de lui. Il n'est pas hors de ce dehors.

Il n'y a pas de dehors du dehors où tout présent s'espace.

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Pas de retour en soi du temps, pas d'annulation cyclique ou sempiternelle. Il n'y a que l'éternité en tant que l'espacement de tout présent du temps. Le geste rnêrne du présent, le geste de présenter, la place de la diffraction du présent. Bien plus reculée, bien plus ouverte qu'un big-bang, auquel elle est seule à pouvoir donner lieu.

L'éternité est l'autre du ternps qui donne lieu au temps, ou bien pour quoi le temps se donne lieu, dans l'espacement de son présent. C'est la simultanéité (tota simul) par quoi la succession a lieu comme passage, la place unique comme déplacement et comme remplacement, comme pas effectif d'une existence à une autre, comme singularité d'événement. Le monde, en ce sens, est éternel ou simultané, mais la simultanéité du monde (et non dans le monde) n'est pas le « en même temps ».

Elle est la mêmeté altérée du temps -le contre-temps du temps-, et c'est ainsi qu'elle est espacement, ou qu'elle est en tant qu'elle s'espace.

Si ce n'est plus Dieu qui est l'éternité 1, c'est l'espacement du présent du temps, son écart et son excitation: Spanne, Spannweite. L'écartement comme tension - le temps bandé comme un arc, dont il serait aussi lui-même la flèche. Mais pour cela, justement, pour qu'il y ait l'écartement de la bande ou de l'être-bandé, pas de ponctualité, pas d'instant instantané, mais l'instant comme espacement, et l'espacement comme le simul des plusieurs choses qui font un monde.

« [ ... ] l'espace est resté voyou et il est difficile d'énumérer ce qu'il engendre. Il est discontinu comme on est escroc, au grand désespoir de son philosophe-papa.

1. (( IEternitas non est alittd qttam ipse Detts» (Somme Théologique, la, X, 2) : où il est clair que l'éternité ne fur jamais une « durée éternelle ».

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Spanne

[ ... ] sous nos yeux pudiquement détournés, l'espace rompt la continuité de rigueur. Sans qu'on puisse dire pourquoi, il ne semble pas qu'un singe habillé en femme ne soit qu'une division de l'espace. En réalité la dignité de l'espace est tel­lement bien établie et associée à celle des étoiles, qu'il est incongru d'affirmer que l'espace peut devenir un poisson qui en mange un autre 1. »

Il n'y a pas qu'une chose au monde, et c'est comme ça qu'il y a quelque(s) chose(s). S'il n'yen avait qu'une, il n'y aurait que temps pur, durée imrnobile. Mais il y en a plus d'une, et cela veut moins dire qu'il y en a plusieurs fois une, que cela ne veut dire : le plus d'un - le pluriel du singulier qui est lui-même, toujours et d'emblée, pluriel (singuli, car« singulus» n'existe pas) -, le plus d'un est ce plus que l'un dans le présent de l'un, son excès qui l'écarte en soi de soi. Son sens.

À l'instant, d'entrée de jeu, monde, espace public, corps, être-en-commun, extension de l'âme - distance du plus proche, et pas, franchissement. De la coupe aux lèvres, de la Roche tarpéienne au Capitole, de Charybde en Scylla, d'un bord à l'autre, d'un mur à l'autre, d'une lèvre à l'autre, de vous à moi, d'un temps à l'autre.

1. Georges Bataille, Espace, dans Œuvres complètes, t. I, Paris, Gallimard, 1970, p. 227.

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Quelqu'un

Mon nom est quelqu'un et n'importe qui. [ ... ] J'ai attesté le monde : j'ai confessé l'étrangeté du monde 1.

Il Y a quelques choses, il y a quelques uns, il y a des uns nombreux, des singuliers. Le sens est la singularité de tous les singuliers, dans tous les sens simultanément : au sens distributif ou disséminant de l'unicité insubstituable de chaque singulier (pierre ou Pierre), au sens transitif ou transitionnel de ce qui les partage et qu'ils partagent tous (leur finitude, commune à tous, propre à aucun, impropriété commune communicante jamais communiquée ou communiée), et au sens collectif ou

1. ).-1. Borges, Lune d'en face, dans Œuvres complètes, t. l, Paris, Galli­mard, 1993, pp. 59, 63.

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rnondial de ce qui fait du tout de l'étant lui-même l'absolu singulier de l'être (son espacement infini).

Le sens du monde est donc en chaque un, chaque fois à la fois comme la totalité et comme une unicité. En cela, c'est le monde des monades leibniziennes qui est la première pensée du monde 1.

Le quelque un n'est pas le «sujet» dans sa position méta­physique. Cette position est en effet toujours celle d'une sup­position, sous l'une ou l'autre de ces formes: support substantiel supposé aux déterminations et qualités, point de présence sup­posé au foyer des représentations, négation qui se suppose comme puissance de sa propre relève, rapport à soi où le à se suppose comme la présence même du soi, puissance d'effec­tuation supposée engendrer l'effectivité, être supposé de l'étant. Dans la synthèse de toutes ces formes, la subjectité se nomme « Dieu », qui est ainsi le nom de la supposition de la synthèse elle-même.

Constamment, le sujet de la philosophie (ou bien, le sujet, la philosophie) se sera supposé dans les deux sens du terme: il se sera posé lui-même de lui-même au fondement de soi, et

1. Ainsi que le relit Deleuze : ({ Le monde est la courbe infinie qui touche en IIne infinité de points Ime infinité de courbes, la courbe à variable unique, la série convergente de tOlites les séries. [ ... ] chaque monade comme unité individuelle inclut toute la série, elle exprime ainsi le monde entier, mais ne l'exprime pas sans exprimer plus clairement une petite région du monde, lm " département ", lm quartier de la vi!!e, une séquence finie. [ ... ] si le monde est dans le sujet, le sujet n'en est pas moins pour le monde. Dieu produit le monde" avant n de créer les âmes, puisqu'il les crée pour ce monde qu'il met en elles. [ ... ] parce que la monade est pour le monde, aucune ne contient clairement la " raison n de la série, dont elles résultent toutes, et qui leur reste extérieure comme le principe de leur accord. [ ... ] La clôture est la condition de l'être pour le monde. La condition de clôture vaut pour l'ouverture infinie du fini : elle " représente finiment l'infinité n.» (Entre­temps, discutant avec Heidegger, Deleuze a relevé la proximité de cette ouverture avec celle du Dasein.) (Le Pli, Paris, Minuit, 1988, pp. 35-36.)

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il aura ete l'hypothèse de sa propre hypostase, ou sa fiction, ou son illusion. Le point comrnun des deux acceptions, point de paradoxe ou d'abîme infini, est la vérité de ce sujet.

Le sub- de la sub-jectité représente en quelque sorte la forme inversée du prae- de la prés-ence : le présent qui se précède « par avance» plutôt qu'« en avant ». En fait, il s'agit des deux acceptions possibles de 1'« avant» : antérieur, préalable, pri­mordial, ou bien, postérieur, succédant, final. Les deux sont le même, de même aussi que la présence ainsi mise en jeu se résout en absence à l'instant mêrne de sa - supposée - présen­tation. Dans la pré-sup-position, la présence annule tous ses sens possibles. Au point du sujet pur, tous les prédicats sont niés (ainsi en va-t-il du Dieu des théologies négatives et des mystiques: d'autant plus archi-essentiellement divin qu'il est plus dépouillé de toute qualité ou propriété). Le vrai sujet est l'être-soi sans qualités, subsumant seulement sous cette absence la présence de sa présupposition en tant que présupposition de sa présence.

Mais en ce point même, à la pointe de la supposition, à l'extrémité du sub- ou de l' hypo-, au lieu du fondement lui­même, il y aura toujours eu aussi l'un singulier du point lui­même - non plus un « sujet» en ce sens, mais tout autre chose, ou bien la même-chose-tout-autre : une existence. L'existence, une existence chaque fois singulière, est la supposition de toute supposition, ou la position simple et absolue qui coupe court à toute supposition, au sub- comme au pré-. L'existence : ce qui pré-vient la supposition elle-rnême, ou ce qui lui sur-vient par surprise. La même-chose-tout-autre : non plus le dépouil­lement de tous prédicats, mais les prédicats sans support, se tenant ensemble les uns les autres, singulièrement.

Cette existence singulière est aussi bien (= transit) la position première et dernière de l' hypokeimenon (= subjectum) aristoté­licien que celle de l'ego sum cartésien, ou encore que celle du sentiment rousseauiste. C'est-à-dire que son esse en forme aussi

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bien la supposition pure que l'acte absolu, ou l'entéléchie. Mais dans l'être-en-acte la supposition pure se dissipe dans sa propre pureté. Plus rien n'est supposé (reporté en avant ou en dessous par hypothèse), plus rien n'est supposant (le support ou suppôt des qualités ou attributs n'est rien d'autre que leur être-en­acte: pour finir, il n'y a pas de (( suppositum »). Mais, il y a quelqu'un 1.

Quelqu'un: un certain, n'importe lequel, tout un chacun, mais aussi bien celui-ci et nul autre, dont on dit: «c'est quelqu'un! ». Quelqu'un unique inimitable, quelqu'un iden­tique à tous, un tracé, une configuration, un point sans dimen-

l. Ce qui précède résume la première partie d'un exposé publié sous le titre « Un sujet?» dans Homme et Sujet, collectif réuni par Dominique Weil, Paris, L'Harmattan, 1992. Ce qui suit réécrit la suite de cet exposé. -Quant au « un », il faudrait sans doute engager une confrontation avec 1'« ontologie du nombre» que pratique Alain Badiou (cf. Le Nombre et les Nombres, Paris, Le Seuil, 19901 p. 125 et suiv.). Mon incompétence mathé­matique me l'interdit. Elle ne m'empêche cependant pas de reconnaître certaines formulations comme strictement équivalentes à celles auxquelles conduit une déconstruction de l'onto-théologie. Ainsi: « L'un comme tel [ ... ] n'est pas. [ ... ] Il faut donc distinguer le compte-pour-un, ou structure, qui fait advenir l'un comme sceau nominal du multiple, et l'un comme effet, dont l'être fictif ne tient qu'à la rétroaction structurelle où on le considère. » (L'Être et l'Événement, Paris, Le Seuil, 1988,_p. 104.) Jusqu'à un certain point, je ne perçois là qu'une transcription par changement réglé de lexique. Au-delà, je suis tenté de percevoir chez Badiou une théologie négative de cet « un dont se structure la présentation d'une infinité de multiples» (ibid., p. 107). On est alors dans une problématique de « sup­position}) ou de « vérité» aux sens que j'ai dits. Dans la problématique du « sens », en revanche, et si on peur le dire ainsi, le quelque passe avant le un comme tel: il le pré-vient ou il «lui» pré-vient en tant qu'exister d'une venue-au-monde.

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sions, une limite, un pas. L'empreinte d'un pas - le vestige­que ne configure aucune autre essence que l'existence fugitive de sa singularité.

Qu'est-ce que c'est donc que quelqu'un? C'est précisément ce qu'on ne peut pas demander - bien que ce soit toute la question -, parce que s'il y a quelqu'un, c'est déjà répondu (il a déjà répondu). Or il y a quelqu'un, il y a de très nombreux quelqu'un, il n'y a même que ça. Ils sont au monde. C'est ce qui «fait» monde et c'est ce qui « fait sens». Quelqu'un, quelques uns, l'un nombreux, c'est-à-dire le singulier pluriel « est» la réponse à la question du « sens du monde}).

« Quelqu'un », cela doit donc être abordé par le biais de cette réponse. Mais celle-ci ne répond à rien. On n'a pas demandé « y a-t-il quelqu'un 1 ? ». On n'a pas pu le demander, car il y a quelque chose. La « réponse », ici, ne contient pas la présupposition de la question. Une réponse qui ne répond pas à une question, c'est une réponse qui n'est pas la solution d'un problème, ni l'apaisement d'une interrogation ou l'aboutisse­ment d'une quête. C'est en revanche, et selon l'étymologie du mot « réponse», une garantie donnée, une promesse, un enga­gement 2. Garantie donnée, promise, responsabilité engagée. Quelqu'un, c'est d'abord moins un être-présent qu'une présence engagée - peut-être d'abord engagée à rien d'autre qu'à être­ici, exposée là. En ce sens, il y a déjà « réponse» de n'importe quelle pierre comme de n'importe quel Pierre: il y a de l'être­exposé, il y a du monde.

1. Le titre de film devenu quasi proverbial, Y a-t-il un pilote dans l'avion? est la version comique de la question onto-théologique comme question de la signification, et plus précisément d'un sujet (signifiant/ signifié) de la signification. On se souvient que Descartes avait déjà répondu « que je ne suis pas seulement logé dans mon corps, ainsi qu'un pilote en son navire» (Méditation sixième, AT, IX, 64).

2. Cf. sponsi, les fiancés, sponsor, le garant, et le grec spendo, faire une libation pour consacrer un accord, un engagement.

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Chaque un est le premier et le dernier moment de son engagement à la présence. L' hypokeimenon aristotélicien, le sub­jectum en acte, c'est le « chacun» (ekaston) , l'existant singulier présent dans l'expérience sensible. L'ekaston est eskhaton : der­nier, ultime. Chaque un est eschatologique 1. Il est la fin de la venue sans fin du sens. Comme tel, il offre trois traits distinctifs: il est «unique », il est «quelconque », il est « exposé ».

1. Unique: l'unicité du singulier consiste très exactement dans sa multiplicité. Telle est la détermination essentielle­c'est-à-dire existentielle et existentiale - qui devrait ouvrir toute considération sur toute espèce d'« individualité» ou d'« auto­nomie ». 1: existentialité inconditionnée de chaque un, c'est qu'il ne puisse pas exister en consistant par soi seul ni en soi seul. L'auto-nomie pure se détruit elle-même 2. Mais cela doit être compris sur un mode absolument originaire. Il ne s'agit pas d'ajouter à une postulation d'individualité ou d'autonomie un certain nombre de relations et d'interdépendances, aussi impor­tantes qu'on les veuille. Le « quelqu'un» n'entre pas dans un rapport avec d'autres « quelqu'uns », et il n'y a pas non plus

l. Sur la quasi-synonymie de l'ekaston et de l'eskhaton, et sur la « matière dernière» (eskhatê Itfê) qui constitue l'individu, cf. Métaphysique, Z, 10, l035b28-32 et la note de Tricot dans son édition. L'histoire de cette eschatologie est celle de la res singularis telle qu'il faudrait la suivre d'Aristote jusqu'à Ockham et à Suarez. j'en retiens le trait décisif, tel que Duns Scot puis Ockham l'ont tracé, qui est que le singulier se singularise par sa seule singularité, ou que la singularité est à elle-même, elle seule, sa « raison» et son «agent ». (Cf. Alféri, Guillaume d'Ockham le singulier, op. cit., p. 98 et suiv.) Ainsi, commente Alféri, «L'identité à soi, l'auto­affirmation de l'être [ ... ] est naturellement inassignable, inassignable dans l'horizon de l'étant tel qu'il nous est donné» (p. 103).

2. Hegel en développe la démonstration dans la Science de la logique, l, l, chap. 3, « l'être-pour-soi». Mais il ne suffit pas de dire que l'Un est « vide» : car ce vide est identiquement le « plein» de l'exister.

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de « communauté» qui précède les uns et les autres : le singulier n'est pas le particulier, il n'est pas partie d'un ensemble (espèce, genre, classe, ordre). Le rapport est contemporain des singu­larités. L'un veut dire: les uns et les autres, les uns avec les autres.

Ce qu'il en est de cet « et » ou de ce « avec» n'engage rien de moins que la texture même du monde, le monde comme l'être-exposé-des-uns-aux-autres, le « auseinandergeschrieben » de Celan: l'être inscrit / excrit l'un de/dans l'autre comme être unique de chaque un. Tout le sens passe par là - et c'est encore trop peu dire: tout le sens est à même cet être « avec ». Pour l'un-seul, il n'y a pas de sens, il n'y a que vérité. Que la solitude soit « pour finir» la vérité, tel est le lieu commun d'un romantisme désenchanté, c'est-à-dire d'une pensée de la sup­position subjective qui touche à son propre abîme, incapable même d'apercevoir que c'est encore en commun qu'elle énonce son topos.

Sans doute, le singulier est per se : il ne se singularise que de, ou par, sa singularité. Mais cela ne veut pas dire que sa singularité lui soit propre: l'unicité singulière est ce qui le partage et ce qu'il partage avec la totalité de la multiplicité singulière. Ce n'est donc pas d'une ressource propre qu'il fait sa singularité - c'est au contraire de la ressource la plus commune, celle qui vient ou qui revient à chacun et à aucun. Mais cela ne veut pas dire non plus qu'il y ait là une «res­source» au sens d'une matière première à façonner et à sin­gulariser. Pas de matière première, seulement la matière der­nière - ultima materia - de l'existant, seulement sa « signature ».

Et pas non plus cette présupposition absolument première que serait une creatio ex nihilo. Le singulier n'est pas créé, ni ne se crée. Il n'est ni le produit, ni la production. Il est l'être-en­acte, l'entéléchie qu'aucune puissance ne précède. L'actualité tout court: rien de plus, rien de moins.

2. Quelconque: chaque un est aussi singulier que chaque

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autre un. En un sens, ils sont indéfiniment substituables les uns aux autres, in-différents et anonymes 1. Tous, jusqu'au point de cette décomposition, qu'on dit «finale », des corps orga­niques en autres corps inorganiques, par où Pierre touche aussi, autrement, à la pierre, et qui n'est pas autre chose que la texture du monde en tant que le texte du sens s'y excrit.

Cela ne revient pas à livrer le sens, soit à une dissolution « matérialiste », soit à une espèce d'effusion « panpsychiste » ... Cela revient à considérer que ce qui est commun aux uns et aux autres, ce en quoi ils communiquent, c'est ce qui les singularise et par conséquent ce qui les partage. Ce qu'ils ont de commensurable, c'est leur incommensurabilité. Ainsi, la mort d'autrui n'est pas seulement cela à quoi je ne puis accéder, que je ne peux pas prendre sur moi ou m'approprier - aussi peu que je puis le faire de ma «propre» mort 2. La mort d'autrui représente aussi l'être-avec-autrui en tant que l'être­avec-personne. Ce n'est pas un rapport vide, ni un rapport avec un vide : c'est le rapport avec la singularité du singulier en tant que telle. Le tombeau n'est pas une superstructure commé­morative posée sur une place vide: le tombeau est lui-même une place, un espace qui vaut comme tel, par son espacement. Avant d'être un signe, il est un passage et un partage de sens. Nous mourons au monde, comme nous y naissons: singuliers, quelconques, substituables - pouvant toujours venir à la place de l'autre -, insubstituables - la place de l'autre n'est que l'espacement de la place de l'un.

La naissance/la mort, l'une comme l'autre, l'allée-venue sin­gulière, représente cette intersection de la substitution et de l'insubstitution, du remplaçable et de l'irremplaçable, du quel-

1. Sur le thème du «quelconque», on relira toute La communauté qui vient de Giorgio Agamben (Paris, Le Seuil, 1990).

2. C'est évidemment l'analyse heideggerienne qu'il faudrait ici reprendre, et mener plus loin.

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Quelqu'un

conque et de l'unique. Le rapport a lieu par cette intersection. Ici, il n'y a pas communication ou continuité de substance, et il n'y a pas non plus reproduction discontinue d'exemplaires particuliers d'une espèce. Il yale rapport comme rapport d'exemple 1 : chaque un, naissant, mourant, étant-là, exemplifie la singularité. Il en propose un exemplaire, si l'on veut, mais il l' expose, chaque fois, comme exemplaire, au sens d'un modèle remarquable. Ce qui est exemplaire, chaque fois, ce qui fait exemple, c'est la singularité même, en tant qu'elle n'est jamais que celle-ci ou celle-là, inimitable au sein même de son être­quelconque.

Eximo (exemptum, exemplum), c'est mettre à part, retirer, privilégier aussi. L'exemple est choisi et mis à part pour présenter quelque chose de grand, d'exceptionnel. Ici, ce qui est exemplifié, c'est l'exception de la singularité - en tant qu'elle est aussi bien la règle banale de la multiplicité. Mais une telle règle, comme de juste, n'a pas d'autre instance que ses cas d'exception et d'exemplarité. L'exernple, ici, ne renvoie pas à une généralité ou à une universalité - à quelque « existant idéal» -, il ne renvoie qu'à lui-même, ou au monde en tant que monde des exemples, en tant que monde du retrait des singuliers dans leur exposition même.

Pour avoir rapport à l'exemple, il faut s'y intéresser, il faut être curieux de ce qu'il expose, de son sens d'exemple. Les singuliers se rapportent d'abord les uns aux autres par cette curiosité. Ils s'intriguent. Une curiosité « transcendantale)} ins-

1. Ici aussi, Leibniz peut fournir le point de départ, selon la lecture qu'y fait Michel Serres d'une « philosophie pluraliste de l'exemple» : « L'in­dividu est universellement exprimant - la monade est le monde même sous un point de vue : lire, si c'est possible, la loi complète gravée sur la monade, ouvre l'universel suivant une perspective; en d'autres termes, l'individu est le profil de l'universel. » (Le système de Leibniz et ses modèles mathématiques, Paris, PUF, 1968, t. II, p. 555.)

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Le Sens du monde

titue le rapport. Elle est en deçà d'un affrontement des sujets aussi bien que d'une idylle communielle, en deçà de la bien­veillance et de la malveillance. Elle peut ouvrir peur et désir, amour et haine, pitié ou terreur. Elle peut être indiscrète et discrète. Elle peut repousser et prendre soin: curiosus est de même racine que cura, le soin ou le souci; «se soucier de l'autre» recèle toute l'ambivalence du rapport. Ce dont il y a « souci », c'est du sens de l'exemple en tant qu'il est tout entier dans l'exemple : l'exception d'existence de chaque existant, d'un quelconque, l'exception-là de tout ce monde-ci.

3. Exposé: chaque un est la présence même, dernière, ache­vée, eschatologique. C'est la parousia, la fin du monde comme extériorité, comme extranéation ou comme aliénation de la présence. Avec chaque un, tout est exposé. Mais ce qui est exposé, c' est l'exposition elle-même. Ce qui est présenté, c'est la venue-en-présence, et ainsi, la différance de son être-présent. Le retrait de l'exemple est l'espacement originaire de sa subs­tance ou de sa consistance.

Le singulier expose chaque fois qu'il s'expose, et que tout son sens est là. Il n'y a rien d'autre à attendre d'un quelqu'un, que son être-quelqu'un, exemplairement. Rien de plus, mais rien de moins: chaque fois, l'acte de s'excepter, et cet acte, pour être en acte, n'est pas une propriété qui se conserve, mais une existence qui existe et qui s'« exime» ainsi, à chaque fois, à chaque hic et nunc. De quoi est-elle « eximée » ? De rien. De rien, ou de l'inexposition pure, de l'être qui serait intransitif, d'une masse en soi indistincte.

Ce qui s'expose ainsi, c'est donc une transitivité singulière d'être, et ce que chaque un engage, c'est une attestation d'exis­tence. Il ne signifie pas le signifié de l'être, il atteste que le sens est d'être chaque fois singulièrement. Ou plutôt: que le sens est chaque fois, singulièrement, au monde. Ce qui est exposé, si on voulait lui donner la forme d'un énoncé sensé, ce serait quelque chose comme : (( Je suis bien fondé à exister. »

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Quelqu'un

Mais d'abord il n'est pas certain que l'attestation prenne tou­jours et seulement la forme d'une énonciation: car toute chose atteste aussi, chaque fois à sa manière, parlante ou rnuette, c'est-à-dire que tout le monde atteste. Ensuite, je ne produis par là aucun fondement de mon existence, ni du genre de la cause, ni du genre de la légitimation. Ici, l'attestation vaut pour fondement.

À sa façon, cette formule contient tout le sens. À la condition d'être prononcée sans la moindre connotation, sans la moindre intonation d'appel à un sens caché, à une révélation - mais au contraire, à la condition d'être abandonnée dans son énonciation même, laissée, déposée, excrite en tant que formule. À la condition d'être déjà, à peine sur la page ou dans la bouche, une praxis quelconque.

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Le « sens » du « monde »

S'il n'y avait d'autre sens [ ... ] que le sens perdu, le pré-sens qui se trouve toujours déjà devant nous? [ ... ] il est toujours trop tard pour la question du sens, trop tard ou trop tôt cela revient au même 1 •••

Il n'y a pas d'unité de sens du mot «sens », pas de sens originel, matriciel, même pas de dérivation étymologique uni­voque : la racine germanique °sinno (<< direction ») n'est ratta­chée, si elle peut l'être, que par conjecture au latin sensus (<< sensation »). Quant au sens de « signification », il paraît s'être formé, en ancien puis en moyen français, à partir de plusieurs valeurs des deux provenances (sensus au sens de « pensée» dans « la pensée de l'auteur », sen puis sinn au sens de «bonne

1. Marc Froment-Meurice, Tombeau de Trakl, Paris, Belin, 1992, p. 133.

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Le Sens du monde

direction, entendement avisé, raison» : forsené [forcené] est celui qui est poussé hors du bon sens).

En cela, le sens de «sens» n'a pas de propriété formelle exceptionnelle : c'est au contraire la propriété générale du sens, sauf lorsqu'on épuise le « vouloir dire» dans un geste d'indi­cation référentielle, ce que l'on peut aussi très bien faire avec « sens », par exemple en montrant «le sens de la marche». En vérité - c'est bien le cas de le dire - il n'y a sans doute pas d'autre cas où «sens» puisse ainsi fonctionner selon la simple indication ou référence. Mais alors, il n'y a précisément plus de « sens» autre que celui d'une orientation, qui présup­pose la détermination d'un Orient (donc d'un Occident). Le «sens de la marche» repose sur la présupposition, il se pré­suppose lui-même pour pouvoir être indiqué. En ce sens, il n'y a pas plus de sens à ce sens qu'au sens circulaire des aiguilles d'une montre. À moins, bien entendu, qu'on hésite sur le sens de « sens de la marche», et qu'on se demande s'il s'agit de la raison ou du but de cette marche. Recouvrir ce sens par le précédent revient à présupposer la raison ou le but, par exemple de la marche du monde. C'est ce qui semble périodiquement arriver aux religions, aux philosophies: la présupposition d'un Orient, et la réduction du sens à celui des aiguilles d'une horloge cosmique. Tels furent les effets produits au titre d'un sens de l'histoire.

Mais précisément, l'historicité ou l'historialité de l'histoire, c'est-à-dire son événementialité, le fait qu'elle arrive, qu'elle succède ou qu'elle marche - et par conséquent, avec ce fait, celui de sa mondialité ou de sa mondialisation - met fin à ces effets, et redonne tout le sens au sens. (Bien entendu, et comme je l'ai déjà dit, il n'y a pas une seule pensée digne de ce nom qui puisse être réduite à de tels effets idéologiques : c'est ce qui se démontre avec surabondance dans l'inachevable achèvement de la pensée hégélienne, quoi qu'on tente pour l'interpréter autre­ment. Toute pensée se mesure à l'incommensurable du sens.)

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Le « sens» du « monde»

Tout le sens du sens, c'est donc au moins l'unité inassignable du sens sentant et du sens directionnel. Cette unité est elle­même une signifiance, une possibilité de faire sens - et par exemple, de faire ce sens de la marche du monde où un Orient fut présupposé senti, perçu, arraisonné, fût-ce sous les espèces d'un mystère. Il n'y a plus de mystère de l'Orient, et c'est ce qui donne leur chance à toutes sortes d'orients inédits, qu'ils viennent de l'Orient extrême ou moyen, ou du Sud, ou du cœur mis à nu de l'Occident lui-même.

L'unité de sens du sens implique donc la différence, voire l'hétérogénéité, originelle d'au moins deux sens. Mais ce n'est pas tout. Car l'un, le sens directionnel, s'il ne réfère pas à une direction déjà donnée (<< sentie »), suppose pour être établi une orientation préalable, qui n'est possible, lorsque les références sont brouillées, que par un sens de l'orientation. Celui-ci relè­verait d'un « sentir». Le sentir, on l'a vu, s'effectue dans l'être­en-acte commun du sentant et du senti. Cette actualité commune, cependant, n'a son unité que dans la déhiscence de ses deux faces. L'un de l'acte est ici identiquement le deux des actants (qui sont l'un et l'autre aussi bien et réciproquement des patients : ils se «pâtissent» l'un l'autre, et tel est leur acte). Aussi bien n'y a-t-il pas de «constitution» (au sens phéno­ménologique) possible du sens en ce sens 1.

Ce qui pourrait se conclure ainsi : pour s'orienter dans le monde aussi bien que pour « orienter le monde» (c'est la même chose), il faut d'abord y être. Tout de même que, pour s'orienter

1. Cf. l'analyse menée par Gérard Granel dans La P hénomén%gie décapitée, publiée dans Études, Paris, Galilée, 1995 : « [ •.• ] ce que nous nommons " le monde perçu" (comme s'il y en avait d'autres possibles, ou comme s'il ne s'agissait que d'une" couche" de La Constitution - au singulier majuscule - " entre" nature et esprit) est au contraire le Monde tout court (in eo nascimur, movemur et sumus) ».

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Le Sens du monde

dans le sens ou pour donner sens à un Orient, il faut d'abord être dans le sens - et pour donner du sens ou des sens au mot « sens », il faut être dans la signifiance des mots.

Le mot de « monde» n'a pas d'autre unité de sens que celle­là : un monde (le monde, mon monde, le monde des affaires, le monde musulman, etc), c'est toujours une articulation dif­férentielle de singularités qui font sens en s'articulant, à même leur articulation (où «articulati-on» doit se prendre à la fois au sens mécanique de jointure et de jeu, au sens de la profération parlante et au sens de la distribution en « articles» distincts). Un monde ajointe, joue, parle et partage : c'est cela son sens, qui n'est autre que le sens de « faire sens)}.

Or ce qui «fait sens)} ainsi - et peut-être, l'infinité des « mondes» possibles, avec elle l'infinité des sens finis -, ce n'est pas autre chose que « le monde tout court », ce monde-ci dont l' « ici » ne s'oppose pas à un « là », mais articule tous les être­là possibles.

On pourrait dire: le sens est coextensif aux confins du monde, il « ne va pas plus loin» - mais ce serait à la condition d'ajouter aussitôt: le monde s'étend jusqu'aux extrémités du sens, absolument.

Il ne serait pas inexact d'observer que le monde, dans ces conditions, c'est-à-dire la conjonction ou l'homothétie de ce monde-ci et de tout le sens du monde ressemblerait étrangement au « meilleur des mondes)} de Leibniz. Ce qui nous est aussitôt d'une ironie pénible, insupportable - nous qui avons tant de raisons d'être convaincus que ce monde-ci est bien le pire des mondes. Mais telle est bien la tâche: comprendre comment le seul monde - ni « possible », ni « nécessaire », mais « -ci» - est aussi le monde qui peut confiner au pire, en effet, en dissolvant tout sens de monde, de cosmos ou de mundus, dans son propre

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Le « sens» du « monde »

devenir-mondial, et comment c'est ainsi qu'il se fait... (sen­tir ?) ... comme la nudité naissante du sens même.

Cette situation est la même que celle qui renvoie des points cardinaux non déterminés (d'un monde dé-boussolé) à un sens de l'orientation qui devrait sentir sans Orient à sentir, et de ce sens à une déhiscence en acte de l'acte du sentir : c'est-à­dire, à l'ek-sister en général.

Mais cela ne veut pas dire qu'il n'y a qu'à s'orienter à l'aveuglette, ni qu'il est indifférent d'être déboussolé, et que le meilleur et le pire se valent. Cela veut dire, au contraire, qu'il n'y a pas de sens donné quelque part qui puisse faire tolérer l'intolérable, et qu'il n'y a pas plus de non-sens en .vertu de quoi disqualifier ou annuler l'existence. En d'autres termes, cela veut dire que le « nihilisme)} se dissout lui-même, aussi bien que tout «idéalisrne» (ou « métaphysique)} en ce sens), parce qu'il reste en dernière instance soumis au régim~ de la supposition. Il se dissout en touchant au point absolu de l'existence.

En un sens, il n'y a plus ici de discours à tenir. Le renvoi infini de la supposition est coupé, la praxis de la signifiance s'ouvre sur cette coupe nette. À tout instant, ici et maintenant pendant que j'écris, que vous lisez, il peut être absolument nécessaire et pressant d'abandonner ces pensées et de se rendre en hâte à l'événement. Cela, en fait, a lieu tous les jours. Cela peut avoir lieu de manière moins quotidienne, et selon les événements de fin du monde que nous vivons. Tout discours sur le sens et sur la signifiance du monde peut être suspendu, basculant dans l'insignifiance, par une conflagration de la misère ou de la souveraineté, par une mutation technologique majeure, par une manipulation génétique inouïe, par une catastrophe mêlant inextricablement la « nature)} et la « société », aussi bien que par un accident, une souffrance, une joie autour de moi, « à» moi. Ce qu'on appellera 1'« urgence de la situation)} me fera «jeter ma plume» (comme I-Iolderlin attendait d'avoir à

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Le Sens du monde

le faire pour une Révolution), livrant mon discours à la dérision du « tu causes, tu causes». Mais cela même forme l'attestation du sens.

À ce point, il est vrai, l'obstination dans le discours, dans la volonté d'une appropriation signifiante du sens, peut se révéler maladive - et donner raison à Freud. Il y a une manie, ou comme on voudra la nommer (paranoïa, mélancolie, obses­sion), du sens, et qui hante la philosophie. Ou plus exacte­ment: pour des raisons de structure et non d'accident, la philosophie n'aura pas pu ne pas être folle du sens. Mais cela même est la chance dont son risque est la doublure : le risque de l'affolement/la chance d'une folie de sens. « Je connais un labyrinthe grec qui est une ligne unique, droite. Sur cette ligne, tant de philosophes se sont égarés 1 ••• »

1. ].-1. Borges, La Mort et la Boussole, dans Œuvres complètes} op. cit., p.535.

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Peinture

«Le vendredi, je t'ai cherchée, mais je ne savaIS pas où chercher. Ta mère ne voulait rien me dire.

Je me sentais si seul et déprirné. Cotnme si j'étais vidé. Et ça ne s'arrangeait pas. J'avais perdu la seule chose ayant une vraie valeur que j'avais eue ou connue. Ma vie n'avait plus de sens, c'était devenu un golfe, désert et vide à part les ombres et les fantômes toujours présents qui me suivent depuis si long­temps. [ ... ]

Nous n'avons été ensemble que deux mois, mais ce sont les deux mois les plus pleins que j'aie connus dans cette vie. Je ne changerais ça pour rien au monde. Rien que deux mois, mais je crois que je t'ai connue, que nous nous sommes connus depuis beaucoup plus longtemps - mille, deux mille ans? - je ne sais pas ce que nous étions l'un pour l'autre avant, je le saurai, comme toi aussi quand un jour tout finira par devenir clair­mais je suis persuadé que nous avons toujours été amants 1. »

1. Norman Mailer, Le Chant du bourreau, trad. J. RosenthaI, t. l, Paris, R. Laffont, 1980, p. 456. Toute l'histoire de Gary Gilmore romancée par

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Le Sens du monde

Jamais le sens ne devient clair, et toujours, pour cela, il est déchirant, il brise le cœur. Ce n'est pas pour autant une obscurité qui aurait du mal à se dissiper, qui n'y parviendrait pas. Cela, c'est ce que voudrait l'attente, l'espoir d'une clarté. Mais le sens est une obscurité qui mène à son obscurité. C'est entrer, se laisser entrer, venir, dans l'obscurité. Cependant, « obscurité» ne veut rien dire, et pourrait évoquer l'obscuran­tisme, ou l'aveuglement, alors que le sens est clair comme mille soleils, clair comme mille ans d'amour. Le sens - ce « sens» qu'on qualifie si souvent, à propos d'un texte, de « clair» ou d'« obscur» - est une obscurité claire, et d'autant plus claire qu'elle est plus exposée et plus regardée pour ce qu'elle est, pour son obscurité. Depuis le début de l'Occident, il n'est question que de cela : d'entrer les yeux grands ouverts dans la nuit, et/ou dans le soleil lui-même. Ou de déclarer qu'on ne peut y entrer sans mourir (au lieu d'affirmer que « mourir », c'est y entrer). Dans la nuit, dans le soleil du sens.

Cette clarté de l'obscur est tout autre que le clair-obscur. Celui-ci veut présenter le sens comme mystère, selon cette « hantise occidentale de la pénombre (du clair-obscur), qui est exactement la même chose que la recherche de l'intimité (du mystère) en amour l ». Il veut atteindre au sens du sens comme

Mailer peut être lue comme celle d'un homme éperdu de sens, et qui finit par s'enfoncer dans la nuit de la vérité.

1. Philippe Lacoue-Labarthe, « Préface» à J ean-Marie Pontévia, La Pein­tttre, masqtte et miroir, 2e édition, t. l, Bordeaux, William Blake & Co., 1993, p. IX. Plus loin, Lacoue-Labarthe note que Pontévia « pensait l'éclat comme" signe de rien particulier, seulement qu'il y a [de] l'être n )} (p. XIII).

Sur tout cela, cf. aussi Jacques Derrida, Mémoires d'atJeugle, Paris, Réunion des musées nationaux, 1990.

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Peinture

à la vérité d'une intimité mysteneuse. Tel est du rnoins le clair-obscur de la philosophie pour laquelle « Pure lumière et pure obscurité sont deux vides, qui sont le même. C'est seu­lement [ .... ] dans la lumière troublée [ ... ] et dans l'obscurité éclaircie que quelque chose peut être différencié l ».

Mais le clair-obscur en peinture ne renvoie peut-être au mystère que pour un temps de l'histoire de la peinture, pour son temps et pour sa part de révélations ou de célébrations métaphysiques. En vérité, la peinture fait ceci : elle égale et elle étale le clair et l'obscur, sans les dialectiser l'un par l'autre, et ainsi elle présente, également étalé, partagé, le tout de la présentation visible. Que la chose vienne en vue, et pour cela vienne avec son ombre, avec sa face cachée ainsi montrée. Que la vue vienne à soi, et qu'elle voie ceci aussi, qu'elle ne voit pas.

Que la vue touche à la limite, qu'elle touche à sa limite, qu'elle se touche intacte. La peinture est toujours sur le seuil, elle fait seuil de l'intact et du toucher - de l'intact et du toucher de la lumière et de l'ombre 2. Elle offre l'accès : le sens même, non pas l'accès qui n'accède à rien, mais l'accès qui accède infiniment, toujours plus avant dans la nuit/le jour, dans le trait qui les divise et qui les ajointe. L'accès ne relève plus de la vision, mais d'un toucher: le clair et l'obscur ne présentent plus des choses (des significations), mais tout d'abord ils viennent eux-mêmes à l'œil, à son contact, demeurant pourtant infiniment intacts. Sur cette limite, toujours atteinte et toujours reculée, le sens est suspendu, non pas cornme un sens plus ou moins clairement déchiffré, mais comme le tact obscur de la clarté même.

«C'est peut-être à cela qu'a servi la peinture. Non pas à

1. Hegel, Science de la logique, l, 1, chap. l, C, Remarque 2. 2 .. Cf. JLN, « Sur le seuil» (à propos de La l\.1ort de la Vierge dll

Caravage), dans Les Muses, Paris, Galilée, 1994.

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Le Sens du monde

figer ou à représenter [ ... ] un rnonde soustrait au vent et aux intempéries - mais, plutôt, un monde qui est caractérisé par un prolongement indéfini du visible lui -même : son ouverture infinie 1. »

Mais c'est aussi bien, sur un mode ou un autre, l'affaire de « l'art» en général: aucun art qui ne soit d'un toucher clair au seuil obscur du sens.

Toutefois, il n'y a pas 1'« art» en général: chacun indique le seuil en étant aussi lui-même le seuil d'un autre art. Chacun touche à l'autre sans passer en lui, et il n'y a pas d'art proprement du toucher (pas même un art « mineur» comme pour le goût et pour l'odorat), car le toucher est le sens en tant que seuil, le partage sentant/senti de l'entéléchie aisthé­tique. Le toucher est le clair/obscur de tous les sens, et du sens, absolument. Dans le toucher, dans toutes les touches du toucher qui ne se touchent pas entre elles - ses touches colorée, tracée, mélodique, harmonique, gestuelle, rythmique, espa­çante, signifiante, etc. - les deux côtés du sens unique ne cessent de venir l'un à l'autre, accédant sans accéder, touchant à l'intouchable, intact, espacement du sens.

À peine toucher: effleurer. Le sens affleure, les sens l'ef­fleurent (tous les sens, aussi celui des mots). La fleur peut prendre le sens de la « surface» parce qu'elle désigne la partie extrême et la plus fine de la plante. Il n'y a de sens qu'à fleur de sens. Jamais de fruit à cueillir - mais la peinture des fruits comme leur venue sans cesse reprise, remise au monde, à fleur de peau.

1. Jean-Louis Schefer, La Lumière et la Proie, Paris, Albatros, 1980, pp. 120-121.

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Musique

Techné mousikéJ la technique ou le savoir-faire des Muses, fut d'abord un terme d'ampleur générique : toute espèce d'exé­cution, de récitation, de mise-en-œuvre d'une harmonie plus large, plus générale que l'harmonie des sons. Et pour finir ou pour commencer, d'une harmonie du monde-cosmos tout entier. Toutefois, la musique en notre sens n'en appartient pas moins de façon spécifique aux Muses (chacune a pour attribut un instrument ou un mode de chant; aucune, en revanche, ne patronne les « arts plastiques)}).

Ce n'est que lentement, et tard, que s'autonomise le sens de 1'« art des sons)}, et plus précisément encore, sur le mode moderne, de l'art des sons instrumentaux (à la Renaissance). Depuis, tout s'est passé comme si la musique en avait recueilli une vocation à l'universel ou un privilège de l'essentiel, tout au moins dans une veine de pensée qui, par-delà Nietzsche, s'est au moins poursuivie jusqu'à Adorno. Ce destin de la musique ne va certainement pas sans un rapport très intime et

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Le Sens du monde

très complexe avec celui du sens: tant la sonorité réglée, rythmée, peut avoir, du moins à notre sens d'Occidentaux, valeur de seuil entre la sensibilité et la signification. On pourrait dire que la musique aura, pour nous, signifié la signifiance même, et plus que la signifiance, l'accès sublime (disons, en mode de théologie négative) à une pure présentation de sens. Mais pour cela, il a fallu qu'elle soit comprise comme « un art de l'au-delà de la signification l ». Le seuil d'un tel « au-delà» est le point critique par excellence de tout abord du sens : on peut toujours à nouveau passer à une « sursignification» inef­fable (mais sonore, audible, vocale ou évocatoire), on peut aussi se tenir sur le seuil comme sur l'ouverture in-signifiante du sens.

Pourquoi, là, la musique? Répondre excède mes compé­tences. Mais dans la mesure où ce point de passage est inévi­table, j'esquisse quelques traits disjoints.

Les Muses elles-mêmes indiquent que l'harmonie générale n'est pas présentée comme telle. En tant qu'harmonie, le cosmos lui-même se distribue déjà entre les fonctions des Muses. De fait, la loi d'une harmonie en général est son partage interne tout autant que sa résultante accordée. De ce partage, le registre sonore - dans lequel le mot aisthesis prend son origine 2 - est

1. Cf. Philippe Lacoue-Labarthe, Musica ficta, Paris, Bourgois, 1991, p. 263. - Dans le contexte d'une analyse de ce qui retient encore Adorno à l'intérieur d'une appréhension « religieuse» de la musique, fût-elle en mode sublime-négatif: c'est-à-dire de ce qui l'empêche de prendre en compte la « fin de l'art» en tant que « fin de la religion », Lacoue-Labarthe, prenant en compte sans réserves cette « fin», demande en somme de passer d'un «au-delà de la signification» qui serait encore (a)signifiant ou (sur)signifiant à ce que j'appellerais un accès suspendu au sens, ou, en mode blanchotien, un «pas d'accès ». Je ne fais que prolonger un peu son geste.

2. Cf. aiô, entendre, aêmi, aisthô, souffler, exhaler, et le latin audio.­En un sens, chaque sens est un lieu d'élection pour le partage même des sens... Ce qui n'empêche pas, bien au contraire, qu'il y a différence et

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Musique

peut-être un témoin ou un lieu d'élection. Ce registre est comme la ligne de contact du plus intérieur et du plus extérieur: comme une pure ligne de sens, qui serait aussi comme la plus nette coupure. Plus intérieur: le corps en état de privation sensorielle reste/vient à s'entendre, à entendre son sang, sa rumeur et son cœur. Plus extérieur: le son est comme la matière la moins incorporée; entendu, il reste quelque part, et non seulement, comme couleur et tracé, dans un vis-à-vis, mais il résonne ailleurs, au loin dans une extériorité espacée en tous sens et que l'oreille entend avec le son, comme l'ouverture du monde. Le son n'a pas de face cachée, il est comme une totalité d'espace, il est d'emblée aux confins.

La venue sonore en présence est ainsi la plus proche et la plus lointaine, la plus fragilisée par sa propre venue. La venue tactile se retire dans la concentration intacte, la venue sonore se dissémine dans l'extension (non moins intacte, dérobée aux lointains). Quelque chose se perd essentiellement dans le don sonore, et c'est la résonance même. Aussi, lorsque l'on considère la proximité (ou l'entr'appartenance?) du sonore et du lan­gagier, la double venue l'une vers l'autre d'une voix et d'une parole, faut-il considérer que la voix ne manquera pas de dissiper au loin quelque chose de toute parole. Verba volant : la tradition le dit comme une perte, et à regret - mais si c'était la condition du sens, sa différance vocale?

La fragilité (la fractalité, la discrétion) musicale tient à l'in­articulation d'un sens toujours à la fois tendu, offert et retiré.

disparité de ces élections. Il faudra un jour consacrer à cette question le traité qu'elle exige, et qu'exige en même temps cette question supplémen­taire : comment le partage des sens est-il circonscrit dans notre tradition, et comment relève-t-il d'une « philosophie de la nature» ?

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(C'est à quoi sont suspendus tous les problèmes des rapports du texte et de la musique dans l'histoire du chant, tels qu'on les retrouve, en quelque sorte intacts, jusque dans le rock.) U ne signification se propose, mais elle doit être déchiffrée ou comprise - si cela peut se dire ainsi - selon l'exécution de sa présentation, l'énonciation de son énoncé. Ainsi, la partition (le texte?) musicale, paroles y comprises lorsqu'il y a paroles, est inséparable de ce que nous appelons, de manière remar­quable, son interprétation : le sens de ce mot oscillant alors entre une herméneutique du sens et une technique du« rendu». L'interprétation ou exécution, la mise-en-acte, l'entéléchie musi­cale, ne peut pas être simplement «signifiante» : ce à quoi elle a affaire n'est pas, ou pas seulement, du sens en ce sens. Et réciproquement, l'exécution ne peut pas être elle-même signifiée sans reste : on ne peut pas dire ce qu'elle a fait dire au «texte 1». L'exécution ne peut être qu'exécutée : elle ne peut être qu'exécutée.

Plus: la musique ne peut être que jouée, y compris par qui ne fait que l'écouter. Tout le corps est pris à ce jeu - tensions, écarts, hauteurs, mouvements, schèmes rythmiques, grains et timbres -, faute de quoi il n'y a pas musique. La «moindre» chanson le démontre - et bien plus encore sans doute le démontre

1. C'est pourquoi le discours de critique et d'esthétique musicales est comme affecté d'une insurmontable division interne: on y passe sans relais de la technique la plus a-signifiante à l'interprétation la plus chargée de sens (d'idées, de sentiments, d'évocations). Pour finir, on ne sait jamais où l'on a parlé de la musique. Mais, là encore, ce n'est qu'un lieu d'élection pour le seuil entre sens-signifié et sens-aisthétique. - Adorno l'exprime en employant la catégorie spécifique de «sens musical)} et en écrivant, par exemple : «L'interprétation qui ne se soucie pas du sens musical sous prétexte qu'il se manifeste de lui-même, au lieu de comprendre qu'il doit chaque fois être constitué, passe à côté du sens. » (<< Bach défendu contre ses amateurs », dans Prismes, trad. G. et R. Rochlitz, Paris, Payot, 1986, p. 125.)

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Musique

l'existence de la chanson elle-même, comme d'une exécution permanente, polymorphe et mondiale de la musicalité. Ce qui se propage, ce qui se partage et ce qui se disperse avec la chanson, sous ses innombrables formes, c'est au moins, mais comme obstinément, un jeu exécutant du sens, un être-en-acte par cadence, attaque, inflexion, écho, syncope ...

Plutôt qu'elle ne dit « l'impossible au-delà de la signification (cf. note 1, p. 134) », ou bien, en guise de ce « dire» même, la musique (avec elle, « l'art», toute la compagnie des Muses) serait le savoir en acte du sens «au-delà» comme jeu de la prononciation sans Inot et sans nom à prononcer, la pronon­ciation, non pas d'un « imprononçable », mais de ce qui n'est pas du tout à prononcer. Ce qui, pour finir, n'est peut-être rien d'autre que la prononciation elle-même, l'articulation-1'« harmonia »-, et ainsi la modulation et l'exécution du sens comme le sens même.

Au-delà ... ne resterait pas même vraiment hors musique l'attestation silencieuse de l' être-posé-Ià des pierres : il y aurait là, encore, déjà, bruissement du monde, crissement, grésille­ment, bruit « de fond », bruit sans bruit, ou bien même seu­lement une stupeur minérale qui est encore surprise du monde.

« OLGA - [ ... ] La musique est si gaie, si pleine d'entrain, et on a si envie de vivre! Oh, mon Dieu! Le temps passera et nous partirons pour toujours, on nous oubliera, on oubliera nos visages, nos voix, on ne saura plus si nous étions nombreux, mais, pour ceux qui vivront après nous, nos souffrances se transformeront en joie, le bonheur et la paix régneront sur la terre, et pour ceux qui vivent maintenant, on aura une bonne parole et des bénédictions. Oh, mes chères sœurs, notre vie n'est pas encore terminée. Nous vivrons! La musique est si gaie, si joyeuse, et on se croirait sur le point de savoir pourquoi

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Le Sens du monde

nous vivons, pourquoi nous souffrons ... Si l'on pouvait savoir, si l'on pouvait savoir!

TCHEBOUTYKINE, chantonne doucement. - " Ta-ra-ra-bourndié ... " (Il lit le journal.) Qu'est-ce que cela .peut faire! Qu'est-ce que cela peut faire !

OLGA - Si l'on pouvait savoir, si l'on pouvait savoir l ! »

1. Fin des Trois sœurs de Tchekhov, trad. E. Triolet, dans Théâtre, Genève, Cercle du bibliophile, 1971, pp. 79-80.

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Politique 1

Tout espace de sens est espace commun (donc tout espace est espace commun ... ). Du sens n'a pas lieu pour un seul. Parce que le sens est «être-à », il est aussi «être-à-plus-d'un», et cela aussi bien au cœur de la solitude. Le sens est un tenseur de multiplicité. Un sens-à-un, si on pouvait dire cela, se réduirait à une vérité close sur soi, in-différente et aussitôt implosée, pas même « vraie ». Le sens est que le sens commence ou recommence à chaque singulier, et ne s'achève à aucun, ni à la totalité, qui n'est elle-même que l'enchaînement des re­commencements.

Le politique est le lieu de l'en-commun comme tel. Ou encore, le lieu de l'être-ensemble. Pour mieux discerner celui­ci, on pourra le distinguer de l'amour en tant que lieu de l'être-avec: 1'« avec» fait l'enjeu commun d'un contraste, et plus, d'une contrariété voire d'une contradiction posée comme telle (antérieure à la division visible des sexes, mais dont le sexe est exemplaire, sinon constituant), jouée entre deux ponc-

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Le Sens du monde

tualités, deux ventes, deux noms (deux, non pas de manlere contingente, mais précisément parce que dans ce «l'un-et­l'autre» est en jeu un «l'un-ou-l'autre »). Ainsi considéré, l'amour serait à la limite du sens, du côté de la vérité - mais de la vérité mise en jeu entre deux vérités. En d'autres termes, sa formule hâtive serait : chacun pour soi, aucun ne revenant à soi, ni à un tiers 1. L'ensemble, au contraire, fait l'enjeu commun du nombreux comme tel, au-delà du «deux» et rnême non dénombrable par principe : l'enjeu de l'anonyme tendancielle ment indistinct, dont le groupement est donné, mais non le lien proprement dit.

On pourrait dire : l'amour commence dans la vérité pure (la ponctualité, le mythe), et doit, pour durer, faire sens (à supposer qu'il doive durer), tandis que le politique commence dans le sens pur (l'être-à indifférencié ou vague), qui doit se ponctuer en vérité (la première ponctuation ayant la forme du poulJoir). De là que l'un et l'autre ont été érigés, dans notre tradition, comme deux paradigmes connexes et antagonistes, en quelque sorte exposés l'un à l'autre, s'attirant et se repoussant l'un l'autre.

De même que le devenir-sens de l'amour peut aller jusqu'à le priver de vérité (et donc, du même coup, de sens - de sens « érotique », du moins, le convertissant en sens « politique» ou

1. Ce qui invalide toute dérivation/sublimation du politique à partir de l'amour, telle qu'elle a lieu exemplairement chez Hegel, mais aussi, en somme, chez Freud, quoique, chez ce dernier, seulement jusqu'au point où celui-ci reconnaît devoir ajouter, voire substituer, dans l'ordre politique, les énigmatiques « identifications» aux sublimations de la libido. Ce qui sans doute entraîne aussi à terme la nécessité de comprendre 1'« amour» tout autrement que ne le font Freud lui-même et les chrétiens avec lui lorsqu'il s'agit d'« aimer son prochain », « commandement inapplicable» qui témoigne pour Freud des « erreurs» « antipsychologiques » que commet « le Surmoi collectif» (Malaise dans la civilisation, trad. Ch. et J. Odier, Paris, PUF, 1971, p. 104). Il faudra y revenir.

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Politique 1

« social» : la famille), de même le devenir-vérité du politique peut aller jusqu'à résorber le sens. Ce qu'on a nommé « tota­litarisme» est la présentation achevée d'un sens en vérité : le mythe, donc, mais le mythe comme effectivité, sans la différance de son récit. L'être-là immédiat du rnythe, ou son immanence. Dans la version fasciste, la vérité est vie de la communauté, dans la version nazie, elle est embrasement du peuple, dans la version communiste, elle est humanité se créant comme huma­nité. La vie, le feu, la création : trois figures du sens accompli, se signifiant lui-même et s'absorbant sans reste dans son signifié, voire dans son référent - car la vérité, ici, est une ponctuation concrète. À ce compte, la politique doit être destin, avoir l'histoire pour carrière, la souveraineté pour emblème et le sacrifice pour accès.

Il faudrait retracer l'histoire impressionnante du sacrifice politique, de la politique sacrificielle - ou de la politique en vérité, c'est-à-dire du « théologico-politique» : depuis le sacri­fice expressément religieux jusqu'aux diverses Terreurs, et à tous les sacrifices nationaux, militants, partisans. Politique de la Cause à laquelle le sacrifice est dû. En cela, tout le théologico­politique, jusque dans sa « sécularisation », est et ne peut être que sacrificiel. Et le sacrifice représente l'accès à la vérité, dans la négation appropriatrice de la négativité finie du sens. Avoir affaire au monde, qui n'est pas une «Cause» - qui est lui­même sans Cause -, c'est ne plus avoir affaire au sacrifice 1.

Mais ce que nous nommons, jusqu'ici, «la démocratie}) représente le sens seulement indéterminé, et qui resterait indé­terminé, ayant en cela sa vérité, une vérité résolument vide-

1. Cf. JLN, « L'insacrifiable », dans Une pensée finie, Paris, Galilée, 1990.

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et qui ne dépasserait pas, ainsi, une sorte de dernier sacrifice, celui de la vérité ou de la Cause elle-même, ne cessant donc pas d'adhérer à la logique sacrificielle. Rien d'étonnant si la «crise du sens» est d'abord, le plus visiblement, crise de et dans la « démocratie» (c'est cela même, «les années 3 0 }».

V érité sans figure ni sens, vérité de l'absence de sens : le droit dans son absence de fondement, l'écotechnie en guise de Cause ...

La question politique ne serait donc pas de reconstituer les conditions d'un sacrifice, mais elle serait que l'ensemble au lien indéterminé, dénoué ou pas encore noué, se configure en un espace de sens que sa vérité même ne résorbe pas.

Une telle configuration d'espace ne serait pas l'équivalent d'une figuration (d'une fiction, d'un mythe) politique. Elle tracerait la forme de l'être-à dans l'être-ensemble, sans identifier les traits de l'à-quoi ou de l'à-qui, sans identifier ou sans véri­fier le « vers quoi» du sens d'être-en-commun - ou bien, en identifiant ces traits comme ceux de tout un chacun : autre « totalité», autre unicité de la vérité. De l'être-en-commun, elle opérerait une transitivité, non une substantialité. Pour autant, il y aurait là quelque chose de la « figure », quelque chose de tracé 1.

Mais comment? Cette question forme aujourd'hui le contour, sinon de l'aporie, du moins du paradoxe actuel du sens (du) politique: sans figuration ou configuration, y a-t-il encore du sens? Mais dès qu'il prend figure, n'est-il pas vérité « totali­taire 2 )\ ? Quel tracé garderait l'inadvenu du sens, et sa venue,

1. Cf. la discussion sur la « figure)} entre JLN et Ph. Lacoue-Labarthe, « Scène », Nouvelle Revue de psychanalyse, XLVI, Paris, Gallimard, 1992. Cette discussion se poursuivra ailleurs.

2. Parmi cent autres, voici une phrase simple, d'une simple évidence contemporaine, et dont pourtant on peut méditer la naïveté et l'ambiguïté politique vertigineuses, sans pour autant suspecter un instant les bonnes intentions de son auteur: «Par quels mots clés pourrait-on faire vivre un

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Politique 1

sans les confondre avec une indétermination inconsistante? Quel nom pourrait frayer un accès pour l'anonyme de l'être-en­commun? Sans doute la Souveraineté, en tant qu'identification du «commun» et de sa décision d'être en commun, a-t-elle épuisé ses ressources de sens, pour devenir pur effet de vérité: dont les effets eux-mêmes, comme de juste, ne peuvent manquer d'être de «purification », «ethnique» par exemple comme il arrive dans les Balkans au moment où j'écris cela... Mais cela ne suffit pas pour simplement annuler tout index ou toute question de « souveraineté}) - c'est-à-dire d'un être-en-acte de l'être-ensemble tel qu'il n'ait rien qui le précède ni l'excède. La souveraineté a sans doute perdu le sens qu'elle avait, et s'est elle-même réduite à une sorte de « trou noir» du politique. Mais cela ne veut pas dire que le sens d'être-en-commun, pour autant que le sens lui-même est en commun, n'ait pas à se faire autrement souverain.

Pour commencer à se repérer dans la dés-orientation du politique, il faudrait tout d'abord être au clair sur ce qu'on appelle à la suite de Carl Schmitt le «théologico-politique ».

On a trop facilement répété - en particulier à l'occasion du bicentenaire de l'exécution de Louis XVI - que la Souveraineté, s'étant privée de la transcendance théologico-politique (l'ayant sacrifiée), divaguerait à la recherche d'un substitut « séculier ».

En prenant congé du théologico-politique, nous n'avons pas perdu quelque chose, et nous ne sommes pas entrés dans une politique du deuil et de la mélancolie, bientôt transformée en deuil du politique 1. Ce que nous retenons obstinément sous

nouveau rêve collectif?» (Le Pas suspendu de la cigogne, film de Théos Angelopoulos, 1991.)

1. Plus exactement : c'est bien ce qui nous est arrivé, et qui nous arrive

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la forme d'un deuil interminable (en version dure, sur un mode réactionnaire, en version molle, sur un mode gestionnaire), c'est sans doute la perte d'une vérité - mais c'est l'ouverture d'un sens. Tel est du moins le sens dont il nous reste à trouver le sens. La tâche et la responsabilité politiques sont de comprendre la « démocratie» autrement que par une théologie négative du politique (comme l'innommable, l'infondable de la justice et du droit).

À ce compte, la thèse de Carl Schmitt n'est plus tenable, si elle le fut en son temps. Tout d'abord, il faudrait se demander comment et jusqu'où il y avait politique, pour le grand nombre des gens, dans l'époque du théologico-politique. Il n'y avait peut-être pas, ou peu, de politique au sens d'un être-ensemble dans lequel entrer, ou d'un lien à nouer. À cet égard, pour la plupart il n'y avait que religion (domestique, ecclésiastique, corporatiste, etc.). Et la « fin du politique» ne serait, comme celle de 1'« art », que celle de la religion: la fin d'un régime du sens donné, noué.

Parler ici de «la plupart des gens» n'est pas quantitatif: c'est la venue de tous au rapport public - la « citoyenneté» -qui fait le politique en tant que sens à venir, mais par consé­quent aussi en tant que sens qui ne se subsume pas sous une

toujours. En aura témoigné, dans la France de 1993, l'effet produit par le suicide de Pierre Bérégovoy. Quoi qu'il en soit de ce geste en lui-même, il aura été saisi (on peut du moins risquer cette interprétation) comme un sacrifice venant à la place d'un autre sacrifice devenu impossible par la perte de la Cause. Sacrifice donc simplement pénible, et pourtant, on aura dit et pensé qu'il redonnait le « sens» du politique ... (Ce même sens sacrificiel qui, pour l'Amérique et pour l'Europe, avait à nouveau fait surface lors de la « guerre du Golfe », avec la Souveraineté comme intacte, ainsi que j'avais essayé de le montrer dans « Guerre, droit, souveraineté, techné», Les Temps modernes, n° 539, juin 1991.) - Mais ce qui nous arrive « vraiment» est déjà au-delà du deuil : ou bien, c'est que le deuil soit enfin effèctif, sans incorporation mélancolique et sans fantômes.

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Politique 1

signification d'« État », pas du moins sans impliquer aussi la multiplicité et la pluri-Iocalité des rapports dans « le » rapport qui n'est pas «un» 1.

La « sécularisation» du théologico-politique dont on parle à la suite de Carl Schmitt est un motif trompeur. Car s'il est exact que « tous les concepts prégnants de la théorie moderne de l'État sont des concepts théologiques sécularisés 2 », il n'en est pas moins exact que c'est aussi, en même temps, à sortir de l'État, et en tout cas de l'État selon sa théorie simplement sécularisée, qu'est ernployée, dans son principe, la sortie hors du théologico-politique. Celle-ci n'est rien d'autre, une fois de plus, que la « fin de la philosophie », en tant que fin - accorn­plissernent et pas hors de soi - de l'assignation de l'être dans la vérité de l'essence. Si Carl Schmitt avait raison d'affirmer que « l'image métaphysique qu'un âge se fait du monde a la même structure que ce qui lui paraît l'évidence même en matière d'organisation politique. [ ... ] la métaphysique est l'ex­pression la plus intense et la plus claire d'une époque 3 », en revanche il n'était pas à même d'apprécier à quel point la métaphysique de notre âge, c'est-à-dire du début du XXle siècle -si du moins nous y abordons bien, et non pas à un retour des « années 30 » - est ce qu'on peut appeler la métaphysique de la déconstruction de l'essence, et de l'existence en tant que sens. Une

1. Étienne Balibar désigne sous le nom d'« égaliberré », avec la mutuelle dépendance de l'égalité et de la liberté en tant que « le problème politique par excellence », « 1'illimitation démocratique (du) procès d'extension des droits à toute l'humanité », et le « droit de chacun (et de chacune) à devenir le " sujet" ou l'acteur de la politique », étant entendu que « nul ne peut être libéré ou émancipé par d'autres, d'" en haut n, cet en-haut serait-il le Droit lui-même, ou l'État démocratique ». (Les Frontières de la démocratie, Paris, La Découverte, 1992, pp. 247-248.)

2. Carl Schmitt, Théologie politique, trad. ].L. Schlegel, Paris, Gallimard, 1988, p. 46. Il faut rappeler que ce texte a été écrit en 1922.

3. Op. cit., p. 55.

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formule aussi sommaire est grossière, cela s'entend, et elle n'est rien de plus qu'un abrégé de problèmes en même temps qu'un index tendu vers un autre geste, vers un «style» et vers une praxis. Mais cette praxis, nous y sommes déjà, et ce «style» aussi - comme « style de vie », « style d'existence» -, bien que l'une et l'autre ne se forment pas encore d'eux-mêmes une «vision théorique» dégagée de la métaphysique de l'essence, et ne puissent pas le faire pour des raisons de principe: parce que ce qui vient ne se montre que venu, et passé 1.

Toutefois, de même que l'alternative entre la permanence de l'ancien et l'innovation pure est fausse (et elle-même « théo­logique »), de même la «fin» du «théologico-politique» lui vient de l'intérieur de lui -même et de son propre passé. Il faudrait parcourir tout ce passé, à commencer par ce qui se déconstruit de soi du théologique chrétien. Pour le moment, je me contenterai d'indiquer ceci : Rousseau représente à la fois un exemple « remarquable », comme le dit Schmitt 2, de « poli­tisation de concepts théologiques », et un index pointé, par­delà son savoir même et sa théorie, vers tout autre chose, à saVOlf, non pas des principes du politique, mais le politique

1. À ce compte, la crmque de Carl Schmitt par Hans Blumenberg, l'affirmation d'une « légitimité des temps modernes» non théologique, d'un monde en invention permanente de soi, réglé par le progrès et par la liberté, mériterait sans doute d'être considérée de près - mais elle reste plus tributaire qu'elle ne le croit d'une théologie négative, qui est cette fois une anthropo­logie (sans doute à plusieurs égards comme celle de Marx). (Die Legitimitat der Neuzeit, Francfort s. M., Suhrkamp, 1966). Elle ne touche pas encore à la « métaphysique» de l'existence et du monde. Ou plus lapidairement encore: elle ne touche pas à l'acte, et en reste à la puissance (ce qui forme le point crucial d'une déconstruction de la métaphysique qui soit décidément autre chose qu'une nouvelle critique interne à son Kampfplatz). Du même coup, il n'est pas certain qu'il n'y ait pas à reprendre autrement la discussion du thème schmittien de l'ami/ennemi, que Blumenberg pense pouvoir évacuer. Mais je ne saurais le faire pour le moment.

2. Op. cit., p. 55.

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Politique 1

in statu nascendi, le nouage du lien social en tant qu'archi­constitution de 1'« animal politique ». Le modèle du contrat reste à cet égard insuffisant, voire indigent, en ce qu'il présup­pose les sujets-parties contractantes. Et pourtant, tout son sens est de constituer ces « parties» elles-mêrnes. Tout son sens est de penser le lien à nouer, et non déjà noué. En d'autres termes: de penser le sens de l'en-commun non pas comme la vérité d'un sujet commun, ni comme un sens «général» superposé aux sens {( particuliers », mais au contraire comme l'absence d'un sens «général» hors de la singularité nombreuse d'autant de «sujets de sens ». Autant Rousseau « sécularise» la Souverai­neté, autant il en démultiplie la vérité en différant son sens, en lui ouvrant une histoire inédite qui est encore la nôtre. Ce n'est plus « sécularisation », c'est « mondialisation», c'est-à­dire: rernise de la souveraineté à l'existence, à l'existence nue.

À ce compte, la « décision» schmittienne n'est pas non plus simplement disqualifiée. En termes de « sécularisation », la nécessité de la décision - c'est-à-dire l'impossibilité d'assigner un Sujet du droit et de l'État qui ne soit pas d'abord un existant en acte - n'a pas d'autre recours que la dictature. En termes de « mondialisation », ce recours se retourne contre lui­même. La décision est l'exister comme tel, et l'exister, pour autant qu'il n'a pas lieu à un seul, ni à deux, mais à beaucoup, se décide comme un certain en de l'en-commun. Lequel? la décision consiste précisément à ce que nous ayons à en décider, dans et pour notre monde, et donc d'abord à décider de « nous», de qui est « nous », de comment nous pouvons dire « nous» et nous dire nous.

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Travail

Le sens d'un monde réduit au travail, ou le sens du travail au monde? D'une certaine façon, c'est la question qui nous traverse de part en part, une fois du moins que la possibilité même du travail est effectivement présente, et à supposer que son absence (<< chômage» d'un côté, « sous-emploi» de l'autre) ne soit pas elle-même un effet de la réduction générale au travail, avec sa distribution inégale.

On pourrait relancer cette question par une esquisse d'histoire du rock' n roll : comme on le sait, la naissance du rock cor­respond à un moment de difficultés socio-économiques accom­pagnées d'une (première?) déstabilisation, ou fissuration, des représentations construites en termes de «classe des travail­leurs », et avec elles, de certaines formes de musique populaire. Le rock correspond; au départ, à une transformation du rapport à l'exploitation, où se mêlent un désir d'évasion du monde du travail (par la réussite dans ce qui deviendra le show-biz) et une volonté de créer de nouvelles fonnes populaires (cf. « pop

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Le Sens du monde

music» et «pop' art»). Le conformisme de classe moyenne dans lequel une bonne partie du rock et de ses prolongements a fini par se couler ne sature pas, aujourd'hui encore, la totalité du phénomène: dans son identité multiple, mouvante, tant du point de vue social que du point de vue musical, il reste traversé et « travaillé» par des secousses, des ruptures (hard, punk, metal, destroy, grunge, etc., ou bien, inversement, l'un­derstatement d'une nouvelle sobriété) qui restent en rapport avec son origine, et qui accompagnent sa singulière mondialité 1.

L'enjeu dernier, pour Marx, a toujours été de libérer, ou d' « égalibérer 2 », les fins, et non de finir une Cause. Pour lui, le nom du sens - du sens de la libération et de la délivrance du sens - était le travail (pour lui, et pour toute une époque qui reste encore à plusieurs égards la nôtre). Reste à savoir ce que « travail» veut dire.

Ce que Marx avait en vue n'était pas simplement la gestion libre, égale et socialisée de la nécessité des « échanges organiques avec la nature ». Car c'est seulement « au-delà de cet empire de la nécessité que commence l'épanouissement de la puissance humaine qui est sa propre fin, le véritable règne de la liberté qui, cependant, ne peut fleurir qu'en se fondant sur le règne

1. Juste un exemple, pris chez Lou Reed : (( Down at his job hiJ boss siu there screamingj il he loses his job, lile loses his mea ningj his son is in high schooljthere's nothing he's learningjhe sits by the TV» «(( Video violence» dans iVIistrial, ReA, 1986). Dans une interview, Johnny Hallyday décla­rait: « À l'époque, on n'avait pas le choix, c'était ou l'usine, ou le rock'n roll. )} - Quant au « monde» : « Où sommes-nous, Billy? jNevada ? Mala­koff? jDans le désertj - (Le désert est partout) ... », Kat Onoma, Billy the Kid, Fnac Music, 1992.

2. Pour parler Balibar : cf. note l, p. 145.

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Travail

de la nécessité 1 ». Ce règne de la liberté ne représente pas non plus, pour Marx, une sortie hors de la sphère ni de la catégorie du « travail ». La « puissance humaine» dont il parle ici, il la désigne ailleurs comme «travail»: «quand le travail sera devenu non seulement le moyen de vivre, mais encore le premier besoin de la vie 2 ».

Du travail comme premier besoin de la vie, telle est la question. Comment l'entendre?

Il est à noter que cette phrase est précédée de celle-ci : « quand auront disparu l'asservissante subordination des indi­vidus à la division du travail et, par suite, l'opposition entre le travail intellectuel et le travail corporel ». C'est à noter, parce qu'il n'y a pas besoin d'être maoïste, ni d'expédier les intel­lectuels et les artistes aux travaux forcés, pour affirmer que nous ne nous pourrons pas nous tenir quittes de la question posée par cette opposition : elle expose au moins une figure déterminée, et très précisément, socialement et politiquement concrète, du problème général du « règne de la liberté ». Sans doute, les termes de l'opposition doivent être soigneusement analysés dans une situation où les travaux informatisés, le secteur tertiaire, le travail dit ({ social », etc., brouillent en surface une distinction « intellect/corps» qui était encore rela­tivement, et phénoménalement, simple pour Marx. Mais le cortex et les nerfs sont du corps, ainsi que les yeux, les oreilles, les mains ... Réciproquement, tout le corps intervient, muscles et os, dans le travail dit « intellectuel». Le sentant et le senti sont du corps. Ergo : l'opposition en question est - mais elle n'est que - une figure de la distinction entre le travail comme « moyen» et le travail comme « fin ».

C'est dans cette distinction que tient sans doute l'essentiel

1. Fragment pour Le Capital, t. II, Bibliothèque de la Pléiade, p. 1488. 2. Critique dtt programme du parti ouvrier allemand, t. I, Bibliothèque

de la Pléiade, p. 1420.

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Le Sens du monde

de la problématique, de l'attente, et peut-être de ce qui jusqu'ici a fonctionné comme l'aporie marxienne. (<< Jusqu'ici» : parce que de la révolte, à nouveau, n'est pas imprévisible, sinon de la révolution, et qu'elle n'aura pas lieu sans référence à Marx, quelle qu'elle soit au juste.)

Pour passer du travail comme moyen (tout est là : moyen, médiateur, opérateur de/par la négativité, ou bien ... ?) au travail comme fin, ou du travail nécessité au travail libéré, il faut à la fois changer complètement de sphère, et pourtant conserver quelque chose dont l'identité se tiendrait sous le nom de « travail ». Cette dialectique est-elle possible? Est-il possible d'arracher au « travail» le secret d'une transmutation de la nécessité en liberté? S'agit-il d'une dialectique? Ou bien d'une dialectique qui ne serait plus elle-même « travail du négatif », et en quel sens? Je ne saurais répondre. Mais il est nécessaire d'explorer les conditions de ces questions.

Et tout d'abord, il est nécessaire de dénoncer ce qui, dans l'ordre actuel des choses en pays développé, revient sans doute à introduire sournoisement la croyance (l'idéologie) que cette dialectique est à l'ouvrage. Parce que beaucoup de formes extérieures du travail ont changé, parce que l'image prégnante du travailleur de force s'est estompée (comme s'il n'y avait pas toujours des aciéries, des chaînes de montage, des outils très lourds et des matériaux très durs, des poussières, des gaz ... , et comme si le travail informatisé n'avait pas ses duretés, ses risques .... - pour ne rien dire ici de la division des tâches entre les immigrés et les autres; entre le Nord et le Sud), parce que la distinction patente de la rente et du travail a disparu, parce que la récente expansion du capitalisme financier entretient le leurre des petites satisfactions boursières, et pour d'autres raisons encore qu'il faudrait mettre au jour, il semble que la catégorie du « travail» s'étend et se distend presque jusqu'à la dilution, comme prête à « imprégner toutes les sphères de l'existence)} (ainsi que Marx le voulait de la politique) - et cela, malgré,

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Travail

ou peut-être bien avec une opposition plus tranchée qu'aupa­ravant entre le « loisir» (aux brillantes images de Club Med) et le « travail». Insidieusement, sans vrairnent se proposer comme telle, une thèse du travail auto-finalisé se répand à travers ce qui est en réalité un devenir-laborieux généralisé de l'existence sociale.

À supposer que les pièges de cette illusion soient évités, vient la question de fond : passer de la nécessité à la liberté en gardant le travail, cela signifie passer de la production à la création, ou bien, en des termes qui seraient plus rigoureux (plus aristotéliciens et plus marxistes), passer de la poiesis à la praxis, de l'activité qui produit quelque chose à l'activité par laquelle l'agent de l'action se « produit», ou se « réalise» lui­même.

Cela pourrait encore se dire ainsi: ce serait passer de la « plus-value» assignable comme extorsion d'une valeur ajoutée, mesurable en termes de force et/ou de temps de travail, à la « plus-value» inassignable en tant que « valeur », et donc à un au-delà de la valeur, ou à la valeur absolue, mesurable à rien (ce que Kant appelait « dignité »), de la fin-en-soi d'une pure autotélie (en outre, chaque fois singulière, incomparable). C'est tout l'économique, et toute 1'« économie politique», avec sa critique, qui sont en jeu.

En d'autres termes encore: passer du labeur à l'art. De l'une à l'autre « techné ». Ou bien: de la technique à « elle-rnême », si c'est possible ... On trouverait, pour un tel programme peut­être impossible à programmer, bien des jalons chez Marx lui­même.

(À titre d'exemple du nœud de la question chez Marx : « Diminuant non plus au profit du surtravail, la réduction du temps de travail nécessaire permettra le libre épanouissement de l'individu. En effet, grâce aux loisirs et aux moyens mis à la portée de tous, la réduction au rninimum du travail social nécessaire favorisera le développement artistique, scientifique,

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Le !:Jens du monde

etc., de chacun 1. » La nodosité de la question tient à l'enche­vêtrement des notions de surtravail [qui est, selon le contexte, le travail «volé », comme «temps de travail »], de travail social- que serait donc un travail non social, asocial? -, de travail social nécessaire et de son corrélat implicite (?), un travail social libre, ou un surtravail- art ou science - qui devrait travailler le travail au-delà de son aliénation.)

Il s'ensuit trois questions de taille. 1. Le premier et le second «travail» sont-ils, à quelque

égard, de même essence, ou non? Le travail travaille-t-il le travail? C'est peut-être la grande hypothèse et/ou question de Marx. Héritée de Hegel, mais coupant court, par son tranchant, à ce qui restait entendu de Kant à Hegel, à savoir, que le travail travaille et libère le travail de lui-même en passant d'une classe à l'autre et simultanément d'un registre (<< corpo­rel}» à l'autre (<< intellectuel»).

2. Le passage de l'un à l'autre s'opère-t-il par « travail)} -et en quel sens - ou non? (Il me semble que ce sont les questions auxquelles n'ont pas répondu les penseurs d'un marxisme pourtant dégagé de l'exclusivité du modèle productif, ou du modèle de l'accomplissement « communiste» du capi­talisme, aussi bien, par exemple, Maximilien Rubel que Michel Henry.)

3. La technique aurait-elle à faire avec cet hypothétique passage (conformément, dans une certaine mesure, aux vues de Marx), si son essence ne doit plus être considérée à la manière dont Heidegger a cru pouvoir le faire (du moins sur le registre le plus connu, et le plus convenu, de son discours), c'est-à­dire comme une extorsion opérée sur la nature, elle-même « arraisonnée» comme « stock », mais d'une tout autre manière, comme in-finitisation de la « production» et de 1'« œuvre», ou comme « désœuvrement» ?

l. Principes ... , t. II, Bibliothèque de la Pléiade, p. 306.

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Travail

Ces questions sous-tendent l'énorme ambiguïté qu'emblé­matise depuis longtemps la maxime ou le slogan qui dit que (( le travail rend libre ». Idéologème bourgeois et benoît d'une dialectique molle menant de nécessité en liberté, la formule a fini, comrne on sait, en affreuse dérision inscrite au fronton d'Auschwitz (Arbeit macht frei).

Mais à supposer que la formule puisse être pensée autrement, à supposer que « le travail» accède à la liberté, la formule elle­même fait bien voir ce qui lui manque : car elle n'énonce pas que le travail se rend libre. Ce qui est le problème de Marx.

Sans prétendre aller plus loin, j'ajouterai seulement ceci à la description du problème.

a) Un travail rendu libre et autofinalisé, cela reviendrait-il à ériger le travailleur en fin dernière? On sait que cette figure fut celle que Jünger érigea en figure annonciatrice d'un monde nouveau, et que le Heidegger du Discours de rectorat en reprenait l'inspiration. L'agent, le sujet, l'homme, le Dasein ou la sin­gularité de la praxis peut-il être « le travailleur» ? Le doit-il? Doit-il, peut-il y travailler? (on comprend qu'il y a tout un thème de la révolution comme travail qui se trouve ici en jeu : la révolution comme travail ou comme jeu ... )

b) Il Y a au moins quelque chose qui reste impensé lorsqu'on veut penser un travail qui (se) libérerait: c'est la dureté du travail, c'est sa dimension de peine (adhérente au concept au moins par l'étymologie, comme on sait). Le travail libre, et/ ou le travail par lequel le travail se libérerait (de) lui-même, est-il encore pénible? Que voudrait dire un travail sans peine? Ce n'est pas seulement une question de mots. C'est à coup sûr, beaucoup plus radicalernent, une question ontologique : il y va de l'ontologie de la nécessité, de la nécessité du « corps », de la « nature» et des «besoins». Peut-être manquons-nous,

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en langage heideggerien, d'une analytique existentiale de la peine, d'un existential de la pénibilité, et qui ne soit pas une justification de type sacrificiel.

Passer de la nécessité à la liberté, serait-ce passer de la peine au plaisir? Dans le passage, n'y a-t-il pas de peine? Et dans le plaisir lui-même? Que fait donc ici, par son voisinage historique, cette catégorie du « sublime» en tant que mixte de peine et de plaisir? Y aurait-il du travail sublime?

En vérité, j'essaie seulement d'énoncer ces questions, parce qu'elles sont là, inévitables. Je ne leur ai pas supposé de réponse.

Je n'invite pas du tout à transformer une dialectique conqué­rante en sa propre dialectisation par un dolorisme ontologique -en fait, tout bonnement moralisant -, qui sans doute est déjà présent dans l'idéologie du «travail qui rend libre» «(( Tra­vaillez, prenez de la peine: c'est le fonds qui manque le moins )) ... Toute l'ambiguïté de la fable est résumée dans son dernier vers : (( Que le travail est un trésor. )) Ce trésor est-il valeur, ou l'au-delà de toute valeur? Comment penser le fonds? Mais je remarque que pas plus Marx que Heidegger, et pas plus Michel Henry que Jünger ne prennent en vue, directement et pour elle­même, la peine du travail. Tout au plus la trouverait-on, en étudiant les textes, présente sous la forme déjà médiatisée, dialectisée, transsubstantiée de l'effort nécessaire, cornme on sait, à toutes les grandes conquêtes, et surtout à celle de «soi­même» ...

Et c'est ainsi, peut-être, qu'on trouverait chez Marx, au-delà de la peine soulignée dans le travail aliéné, une remarque comme celle-ci, dont l'analyse contextuelle fine reste à faire : (( Les travaux vraiment libres, la composition musicale par exemple, c'est diablement sérieux, cela exige même l'effort le plus intense 1. ))

De manière générale, y a-t-il ou non chez Marx travail non

1. Ihid., p. 289. La formulation de la question suivante est due à Denis Guénoun.

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aliéné? Cela est-il équivalent à «travail non pénible»? Ou encore : que signifie « aliénation» ? Cette question ne fut pas par hasard, il y a quelque trente ans, une ligne de fissuration du monolithe communiste. Elle peut être transcrite ainsi: que signifie « autoproduction » ? poiesis, praxis, ou bien encore, inouïe, autre chose? Se pourrait-il qu'il y ait à surmonter (?) la distinction, et à manier une pensée poiéPraxique ou praxipoié­tique?

Propédeutique minimale à de telles questions : c'est à la thématique de la/oree qu'il faudrait ici se soustraire, aux motifs de l'effort, de la force et de la puissance, de la Maeht du maehen (et peut-on le faire au nom du «travail» ?). Car la peine, la passivité, la passion ou la passibilité attachées à la peine ne relèvent pas de ce registre. - Pas plus, du reste, qu'elles ne relèvent du registre moral de la condamnation chrétienne, à laquelle le travail a été attaché (mais attaché aussi à une rédemption, qui peut-être a laissé des traces chez Marx).

Peut-on penser « la sueur du front» à l'écart de la force et à l'écart du péché?

Marx : «« Tu travailleras à la sueur de ton front!" Cette malédiction, AdaIn la reçut de la bouche de Jéhovah, et c'est bien ainsi qu'Adam Smith entend le travail; quant au « repos", il serait identique à la « liberté" et au «bonheur". C'est le moindre souci de Smith que, " dans son état normal de santé, de force, d'activité, d'habileté, de dextérité", l'individu ait également besoin d'une quantité normale de travail qui mette fin à son repos 1. »

Du travail comme besoin? d'un besoin d'une quantité nor­male de ce besoin? Questions dérisoires ou détestables pour qui sort des camps, du stakhanovisme ou du fordisme (à supposer que quiconque en soit sorti, ou que l'on sache ce que

1. Ibid., p. 288-289.

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veut dire, ici, « sortir de »). Et pourtant, il faut les poser: elles demandent, en fait, ce qu'il en est du sens du travail, et jusqu'où, et comment, il faut que ce sens soit libéré pour être du sens.

Tel qu~on le conçoit à p!ésent, le travail vise à l'exploitation de la nature, exploitation qu'avec une naïve suffisance l'on oppose à celle du prolétariat. Comparées à cette conception positiviste, les fantastiques imaginations de Fourier, qui ont fourni matière à tant de railleries, révèlent un surprenant bon sens~ Pour lui l'effet du travail social bien ordonné devrait être que quatre lunes éclairent la nuit de la Terre, que la glace se retire des pôles, que l'eau de mer cesse d'être salée et que les bêtes fauves se mettent au service de l'homme. Tout cela illustre un travail qui, bien loin d'exploiter la nature, est en mesure de faire naître cl' elle les créations virtuelles qui sommeillent en son sein 1.

D'une certaine façon, nous sommes plus près des imagina­tions de Fourier que Benjamin ne pouvait se le représenter. Ce qui s'en réalise, pourtant, ne vient pas sous le signe du travail, mais sous celui de la technigue. De fait, la techné n'opère-t-elle pas ce qui supplée la phusis? Dans la technique, le travail paraît s'éclipser en tant que production. La technique semble tendre à ressembler à une praxis plutôt qu'à une poiesis. Elle transforme son agent - elle-même et le technicien - plutôt qu'elle ne façonne un produit. Cependant, le labeur subsiste, et dépouillé, non seulement d'une plus-value, mais du sens même d'une « production ». Toutefois, cette lente dérive de la techné à l'écart de la production est elle-même ambivalente.

1. Walter Benjamin, Sur la philosophie de l'histoire, trad. M. de Gandillac dans Essais, II, Paris, DenoëljGonthier, 1983, p. 202.

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Travail

Elle peut répondre au « mot d'ordre» : « Effectuer pour effec­tuer 1 », ou bien elle peut (se) dés-œuvrer: avoir pour fin de n'en pas finir avec le sens. Or il ne s'agit pas de simplement trancher (ce qui revient toujours à l'idéologie du choix entre « technique aveugle» et « technique maîtrisée ») : il s'agit de décider sur la limite sans épaisseur qui (ne) sépare (pas) un in-fini d'un autre in-fini. Telle est la ligne qui partage le mot « travail », entre « labeur» et (( praxis ».

Mais cette ligne elle-même se divise, comme de juste, le long de ses deux bords : le labeur, entre une pénibilité exis­tentiale et une extorsion de rendement, la praxis, entre l'acte d'une existence et l'acte autotélique qu'on nomme le « capi­talisme», ou l'économie-monde. L'économique ne peut plus être représenté comme une « infrastructure», il n'y a plus l'économie, il y a l'écotechnie, la structuration mondiale du monde comme espace 2 réticulé de l'organisation capitaliste,

l. Dominique Janicaud désigne ainsi l'une des dimensions qu'il discerne dans la rationalité, celle de la « Puissance », pour en distinguer une autre qui « réserve un possible» et pour laquelle « aucune surprise n'est exclue ». Comme il le dit, ce « partage » de la rationalité « vient contester [ ... ] toute souveraineté de Sens, toute diction exclusive» (La Puissance du rationnel, Paris, Gallimard, 1985, pp. 346-348). Mais ne faut-il pas plutôt pressentir le sens, et sa souveraineté - indécidablement puissante et nulle -, dans la déhiscence même du « rationnel» ? Il ne suffit pas de se prémunir contre une domination « exclusive» : encore faut-il que cela même fasse sens : telle est la forme générale de nos problèmes.

2. OikoJ, maison, habitation, famille, dont la racine renvoie aussi bien au « village» et au « groupe ». DomuJ en fut la figure familière et habitable, que ruine aujourd'hui « la grande monade mégapolitaine spatiale» selon laquelle « la métaphysique est réalisée dans la physique, sens large, agie dans la techno-science », « domestication sans domus [ ... ] physique sans dieu­nature [ ... ] économie où tout est pris, rien reçu », selon les termes de J ean­François Lyotard (<< DomttS et la mégapole », dans L'Inhumain, Paris, Galilée, 1988, pp. 210-211). Lyotard n'en précise pas moins que la domuJ n'a « sans doute jamais existé» et que, par conséquent, « la pensée ne peut pas en

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mondialiste et monopoliste par essence, monopolisant le monde 1. Dans la mesure où la monopolisation du monde fait disparaître le fantôme d'une autre « économie» - c'est pourquoi le « socialisme réel» s'est dissous de lui-même, non par échec,

appeler à (sa) mémoire» (p. 213). Il en conclut qu'il ne reste qu'à « témoi­gner de la pensée comme désastre, nomadisme, difference et désœuvrement » (id.). Chacun de ces termes est donc compris comme une forme de l'ex­trémité définitivement abîmée de la « métaphysique ». Le geste de Lyotard a toute la rigueur et la gravité du dernier geste - interminable - de la philosophie. J'y fais seulement deux objections: 1. Chaque désignation de l'extrémité s'est déjà, silencieusement et inévitablement, retournée ou extra­vasée en elle-même et excrite en tant que sens; c'est-à-dire, non pas reprise ou relevée en une autre signification, mais ré-ouverte en signifiance illimitée. Et certes, ni l'excription, ni l'ouverture ne vont sans souffrance. C'est où il faut interroger quelle souffrance est torture, et quelle souffrance est pénibilité existentiale (pas plus tolérable pour autant). 2. Lyotard parle ici du phi­losophe, en tant que travaillellr de pensée et d'écriture, travailleur qui se trouve « désœuvré» en ce sens, plutôt que du penser lui-même, du penser et se-penser du sens à même l'exister de tout le monde. Qu'un certain travail-production philosophique soit obsolète (comme on le dit des machines), et qu'il y ait à changer de style, je l'ai dit (et Lyotard le fait, et il le fait, avec plusieurs autres, exemplairement depuis qu'il écrit !) - et du reste, cela n'est pas nouveau, c'est peut-être ainsi qu'il y a philosophie depuis qu'il y en a, si jamais cela doit même se dater. Mais que le sens soit dans les livres de philosophie - quel que soit leur style -, voilà bien un piège métaphysique-mégapolitain. Le sens est dans l'excription du livre, le sens est qlle le sens ne cesse pas de venir d'aillellrs et d'aller aillellrs, oui, jusqu'aux confins de la « grande monade », l'exposant elle-même en elle­même, et le travailleur-philosophe inscrit cela. Mais l'autre travailleur (cet autre que le ({ philosophe» est allssi dans son corps, dans l'écotechnie de son ouvrage) est autrement à même cette venue du sens. Je veux dire : la praxis ne lui manque pas, qu'elle soit réforme ou révolte, qu'elle soit migration ou habitation, peine ou joie, invention ou routine, et décision sans cesse rejouée. Il ne faudrait pas qu'une mélancolie séculaire de l'Oc­cident s'aveugle sur ceci : qu'elle est sans doute tributaire de la division entre les travaux, et que le philosophe risque d'être mélancolique parce qu'il croyait être dans le travail déjà « libre », tandis qu'il croyait l'autre

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Travail

mais par non-consistance -, l'écotechnie étale désormais le pos­sible dans une clarté nouvelle: ou bien elle a pour sens l'autisme de la « grande rnonade », en expansion indéfinie, et/ ou bien elle a pour sens de faire sauter, une fois de plus, toutes les clôtures de signification pour laisser venir du sens, néces­sairement inouï. C'est-à-dire, ou bien l'écotechnie fait tout le sens du travail- d'un travail désormais infini, hébété de sa propre infinitude et de sa totalisation indéfiniment croissante -, ou bien l'écotechnie ouvre le travail au sens, le dés-œuvre à l'infini du sens 2.

simplement asservi. Mais ce n'est pas si simple, bien que, de toute évidence, ce ne soit pas non plus l'inverse. Reste, pour le moment, ceci, qui me paraît urgent : ne déchiffrons pas le monde à travers notre mélancolie philosophique - pas plus qu'à travers un optimisme maniaque de la même farine. Mais apprenons à penser au monde.

l. J'évoque les conclusions de F. Braudel dans La Dynamique du capi­talisme, Paris, Arthaud, 1985.

2. À ce point, ce qu'il faut éviter avant tout est de confondre l'accès au sens avec le « loisir », qui n'est, on le sait bien désormais, qu'une notion économique dans l'économie (à quoi on a superposé, comme de juste, une image nostalgique de la scholé, du beau loisir de l'homme libre et plus précisément, et comme par hasard, du philosophe ... ). Nous n'avons pas « loisir» de nous livrer ou non à la méditation du sens. Le sens nous vient et nous traverse dans l'urgence et dans la nécessité. C'est pourquoi il s'agit de ce que « le temps de non-travail (puisse) cesser d'être l'opposé du temps de travail» rendant ainsi possible que «les individus (soient) beaucoup plus exigeants quant à la nature, au contenu, aux buts et à l'organisation du travail (et n'acceptent plus) de " travailler idiot" ni d'être soumis à une surveillance et à une hiérarchie oppressives », de telle sorte que « la libération du travail aura conduit à la libération dans le travail, sans pour autant transformer celui-ci (comme l'imaginait Marx) en libre activité personnelle [ ... ] L'hétéronomie ne peut, dans une société complexe, être complètement supprimée au profit de l'autonomie» (André Gorz, Métamorphoses du travail. Quête du sens, Paris, Galilée, 1988, p. 119). Ces phrases peuvent paraître « idéalistes» : de fait, je ne suis pas certain qu'André Gorz, malgré la précision et l'exigence de son propos, soit en mesure de répondre à toutes

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les questions soulevées plus haut. Néanmoins, ce n'est plus Fourier qui rêve. C'est l'écotechnie elle-même qui développe, aussi bien dans ses contra­dictions, la possibilité, voire la nécessité, d'un autre « travail». C'est ainsi qu'il peut paraître nécessaire de parler, aujourd'hui, de « la première crise du postfordisme », comme d'une crise où la nouvelle «valorisation pro­ductive », en tant qu'elle implique à beaucoup d'égards l'initiative des travailleurs, « s'oppose, radicalement, au commandement » international par « les instruments du contrôle monétaro-financier» (Toni Negri, « La pre­mière crise du postfordisme », Futur antérieur n° 16, 199.3/2, L'Harmat­tan. - De cette partie sur le travail, une première version a été publiée dans le n° 18, 199.3/4, de la même revue).

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Politique II

Comment essayer de discerner au moins les termes dans lesquels se pose désormais l'exigence politique? Dans un pre­mier temps, je dirai comment la ou les combinatoire(s) de quatre termes - sujet, citoyen, souveraineté, communauté - orga­nise(nt) mais aussi sature(nt) et épuise(nt) l'espace politique qui se clôt aujourd'hui, et que je caractériserai comme l'espace d'un sens autosuffisant. Dans un second temps, je me deman­derai comment penser le « lien social» à une autre enseigne que celle de l'autosuffisance, qui peut-être revient toujours à ne pas nouer ce lien, pour l'avoir supposé déjà noué, donné, comme lien d'amour ou de haine, de force ou de droit (c'est toujours à la logique de la présupposition qu'il faut se confron­ter). Comment penser le lien à nouer, chaque fois? Comment, donc, au lieu de conférer du sens au nœud présupposé, faire du nouage le sens lui-même 1 ?

1. Une première version de cette partie a été écrite pour le colloque

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Le Sens du monde

Sujet, citoyen, souveraineté, communauté

Le sujet n'est pas le citoyen (si du moins on entend bien « sujet» selon son concept philosophique ou métaphysique). L'un et l'autre représentent deux postures de revendication de la souveraineté, et d'institution de la comtnunauté. Ces deux termes à leur tour, considérés dans leurs notions formelles pures, ne proposent pas autre chose, ensemble ou séparément, qu'une émergence ou une constitution absolues de sens. De quelle manière le sens est-il postulé lorsqu'il est visé par le sujet ou par le citoyen, qui forment la double polarité de tout notre espace politique? (J e le souligne une fois pour toutes, il ne s'agit que d'une double polarité: il n'y a jamais une espèce pure de la politique du sujet, ni de celle du citoyen.)

Le citoyen est d'abord un, quelque un, ou tout un chacun, tandis que le sujet est d'abord soi, c'est-à-dire la boucle par laquelle un un porte son unicité à la puissance de l'unité. Le citoyen est dans l'ordre des unicités nombreuses, le sujet est dans l'ordre de l'unité identifiante. C'est pourquoi la cité (qui sans doute, il faut y insister, n'eut jamais lieu comme telle, mais figure la projection de l'un de nos pôles) est représentée tout d'abord comme un espace public, ou comme le public en tant qu'espace, et comme un espace citadin, c'est-à-dire ni comme un territoire, ni comme un domaine, ni comme un no man's land, mais comme une circulation, une réticulation, un

Sujet et Citoyen organisé par la revue Intersignes (Fethi Ben Slama et Abdelwahab Meddeb) à Monastir (Tunisie) en mai 1993. Actes publiés dans les Cahiers Intersignes, n° 8/9, Paris, 1994.

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Politique II

échange, un partage, une localisation multiple, surdéterminée et mobile. Dans cet espace, le citoyen a lieu, place et circuits.

Il est, avant tout, ce citoyen, celui qui occupe et qui parcourt cet espace, qui est défini par lui, par le partage de son extériorité. Être citoyen est un rôle, ou plusieurs, c'est une démarche, ou plusieurs, une allure, un pas. C'est ainsi que le citoyen est un complexe, lui-même mobile, de droits, de devoirs, de dignités et de vertus. Ceux-ci ne se rapportent pas à l'effectuation d'un fondement ni d'une fin autres que l'institution même de la cité. En un sens, le citoyen ne fait rien d'autre que partager avec ses concitoyens les fonctions et les signes de la citoyenneté, et dans ce « faire », son être est tout entier exprimé. C'est ainsi que la cité « grecque» (et, dans une certaine mesure, ({ romaine »)

nous apparaît comme parfaitement autotélique, d'une autotélie dont l'autos serait en somme dépourvu de toute intériorité, sans rapport aussi bien avec ce que nous désignons comme la « sphère privée» qu'avec ce que nous appelons la « nation». À cet égard, la cité n'a pas de sens: elle ne se rapporte pas à un autre signifié que sa propre institution, qui n'est elle-même que le signifié minimal, celui de la découpe de la cité comme telle, sans autre ({ identité », « mission» ou « destin» à conquérir ou à épanouir. L'en-commun de la cité n'a pas d'autre identité que l'espace où les citoyens se croisent, et il n'a pas d'autre unité que l'extériorité de leurs rapports. D'une certaine manière, la citoyenneté selon son concept pur est toujours virtuellement ({ mondiale ».

(Au passage, je ferai remarquer que la référence philoso­phique grecque de cette cité serait plutôt Aristote, puis les stoïciens, et non Platon, qui donnerait la référence de l'autre pôle, celui du sujet.)

Ainsi, le ({ citoyen» de la Révolution française était bien fondé à se penser, et à penser ({ la France» ou « la République », selon une dimension internationale, européenne, voire cosmo­polite. Tel était, jusqu'à un certain point, l'héritage de Rous-

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seau, et derrière lui de toute la tradition du «contrat» dans laquelle il faut voir, par-delà les différences capitales, d'une théorie à l'autre, sur les causes et sur les effets du contrat, la pensée de la res publica comme d'une res dont toute la realitas (ou la substantialité) tient dans son institution formelle, et dans l'absence d'un sens autre que cette institution même. Quant aux thèmes de la «nation» et de la « patrie», ils provenaient en revanche de la grande monarchie européenne.

De manière corollaire, la cité comme telle repousse en prin­cipe la religion dans les sphères infra- ou supra-civiques, quitte à proposer un substitut, une «religion civique}) qui échoue régulièrement, de Périclès à Robespierre, à prendre en charge la demande religieuse, c'est-à-dire la demande d'une appro­priation subjective du sens. Ce faisant, la cité trahit peut-être ceci, qu'elle est en vérité intenable, ou abstraite, de cette « abstraction sans Idée}) que Hegel reproche à Rousseau comme ce qui « détruit le divin existant en soi et pour soi, son autorité et sa majesté absolues 1 ».

Inversement, et nous y reviendrons, une politique du sujet est toujours une politique religieuse. C'est pourquoi il faut être très précis lorsqu'on fait de 1789 la coupure d'avec le « théo­logico-politique ». Car il y a en fait deux ruptures mêlées (et peut-être indémêlables) : celle qui ferait accéder à la cité (à la démocratie) comme à un espace qui ne serait plus théologique du tout (moyennant une condition supplémentaire dont je parlerai plus loin), et celle qui mène à la politique du sujet moderne (à l'État-Nation), où la théologie laïcisée, ou si on préfère romantisée, du «peuple», de 1'« histoire», voire de 1'« humanité}), se substitue à la théologie « sacrée ».

1. Principes de la philosophie du droit, § 258.

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Chez Rousseau lui-même, le rnot de « peuple» signale bien le point d'inflexion où le citoyen, malgré tout, se fait aussi sujet, ou se rapporte au pôle du sujet. Le Sujet en général, selon sa loi structurelle et génétique énoncée par Hegel, retient en soi sa propre négativité. C'est cela mêrne, c'est l'appropria­tion et l'incorporation d'une négativité (par exemple, un deve­nir, un rapport, un espacement), qui constitue un « soi» et un « être-soi» comme tel. Ainsi, le sujet politique - ou la politique selon le Sujet - consiste dans l'appropriation de l'extériorité constitutive de la cité (de même que sans doute, réciproque­ment, la cité consiste dans la projection partes extra partes de l'intériorité du sujet). À l'espace de la cité sont pré- ou post­supposées, comme leur principe et comme leur fin, une identité et une substantialité : celles du «peuple» dans une configu­ration organique, ou celles de la « nation», ou encore celles de la propriété, ou de la production, et cette pré-supposition du soi (il faut dire: cette présupposition qui fait le soi) vient à cristalliser l'identité en une figure, un nom, un mythe. La politique devient la conduite de l'histoire de ce sujet, de son destin ou de sa mission. Elle devient la révélation ou la proclamation d'un sens, et d'un sens absolu. Dès lors, il y a religion, c'est-à-dire, assignation du sens comme un savoir appropriable 1.

Le citoyen se fait donc sujet au point du sens, au point de la (re)présentation du sens. Au point où la communauté se donne

1. Précisément, la religion donne le savoir de l'origine (de l'État) comme appropriation de la négativité, et ainsi comme violence, que le savoir apaise ou fait reculer, sur un mode sacrificiel ou méta-sacrificiel. Mais la politique du Sujet (disons encore, en ce sens, de l'État - mais « l'État », aujourd'hui, se détourne aussi de ce schème) n'en reste pas moins marquée, fascinée, par cette violence instauratrice qu'elle se pré-suppose. Or il ne s'agit pas de présupposer l'inverse, un amour originel: il s'agit de ne pas présupposer le lien donné.

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une intériorité ou se donne comme une intériorité, et au point où la souveraineté ne se contente pas de résider dans l'autotélie formelle d'un «contrat », ou dans son autojuridiction, mais exprime aussi une essence (et c'est bien en fait ainsi, dans le contexte de l'essentialité théologico-politique, que l'histoire a produit le concept de souveraineté). Réciproquement, le sujet se fait citoyen au point où l'essence exprimée tend à s'exprimer dans et comme un espace civique, et si on peut le dire ainsi, à « étaler» l'essentialité subjective. L'idée même de RéPublique représente ce point de réciprocité, dans son équilibre plus qu'infiniment délicat.

Communauté et souveraineté sont ainsi à la cr01see des chemins, qui est sans doute aussi la croix de toute la politique, ou de toutes les politiques, d'Occident (si l'on considère que la forme «empire» n'y est pas autre chose que l'état le plus manifeste de la combinaison des deux déterminations hétéro­gènes: une « citoyenneté)} et une, ou des « subjectivité(s) }) arc­boutée(s) l'une contre··l'autre). ~Sans doute ces deux termes, souveraineté et communauté, dans cette position cruciale, repré­sentent-ils au mieux tout l'enjeu occidental du sens, entre l'intériorité appropriative et l'extériorité inappropriable.

Ou bien, en effet, la communauté est le partage de l'espa­cement même selon lequel il y a des singularités, et ce partage lui-même, comme tel, ne se laisse pas approprier. Il est lui­même l'origine ou le principe, et il l'est en tant que partage, espacement. Ou bien la communauté est l'intériorité dans laquelle le partage s'approprie sa négativité, devient sujet qui fonde et qui subsume en lui le partage, le douant ainsi d'une substance propre (mettons, pour faire vite, celle du père et de la mère, ou celle des frères : je reviendrai sur la « fraternité»).

Ou bien, donc, la souveraineté n'est rien d'autre que la

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circonscription empirique-transcendantale (ou bien, aléatoire­nécessaire) qui définit que la loi de telle cité est pour cette cité le nec plus ultra de sa « civité », le point premier et dernier de son institution et de sa décision, ou bien ce nec plus ultra s'approprie la négativité qui le constitue, et se présente comme la substance auto-engendrée de la suprématie qu'il énonce.

En d'autres termes : la souveraineté et la communauté peuvent être le simple tracé d'une aire de juridiction partagée, ou bien elles peuvent s'identifier comme le sujet d'une légitimité fon­datrice. Dans le premier cas, souveraineté et communauté tendent à n'être rien - pour ressasser une fois encore la formule que Bataille s'épuisait à penser, (( la Souveraineté n'est RIEN» -, elles sont, elles ont l'être de la res publica en tant que le « rien-en­propre» absolu. Dans le second cas, elles ne sont pas seulement quelque chose, elles sont la res cogitans d'un sujet opérant en personne l'autotélie de sa substance (que cette personne soit peuple, chef, patrie, classe ou individu, mais toujours une « conscience» ou un « esprit»).

Mais il n'est pas certain que la décision politique consiste à choisir entre ce « rien» et ce « tout» : il y a plutôt lieu de se demander si l'un et l'autre n'entretiennent pas une solidarité, voire une connivence intimes.

Peut-on, en effet, ne pas identifier le « pur» tracé de la cité? Peut-on, par conséquent, ne pas faire du citoyen le sujet - fût­il non substantiel et non figuré (mais peut-être d'autant plus subtilement appropriateur de sa négativité) ? Et peut-on ne pas faire de la res publica la « chose », la substance identificatoire d'une communauté? Toute notre histoire semble répondre que ce n'est pas possible - ou bien, qu'à vouloir tenir pure une exigence ou l'autre, on se précipite sûrement dans la pureté inverse : le sujet totalitaire s'avère suicidaire, mais la démocratie

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sans identification s'avère aussi sans demos et sans kratein qui soit le sien.

En ce moment même, où sans doute se défait une grande partie de la subjectivité politique, et où la souveraineté subs­tantielle se délite, ne sommes-nous pas en train d'apprendre que l'avènement virtuel, en tout cas souhaité par presque tous, d'une citoyenneté du monde (en commençant par celle de l'Europe), n'en risque pas moins de correspondre au triomphe (lui, sans partage) de ce qu'on a pu nommer « la démocratie de marché » ?

Ce qui signifie au moins, et aussi loin qu'on puisse voir, que la citoyenneté ne peut y rester sans intériorité, sans la contrainte redoutable d'une intériorité et de sa figure, que dans la mesure où, précisément, restant en extériorité elle reste « for­melle» (ce vieux mot de la critique marxiste ... ) et tolère l'inégalité et l'injustice extrêmes. L'absence d'appropriation d'un « droit» avéré sans fondement (sans sujet) ouvre de tout le vide de son autotélie sur l'appropriation ou sur la dévoration infinie d'un « capital », qui n'est du reste pas plus sujet que le droit, ou qui serait le sujet-vide de l'appropriation pure de la pure négativité (le processus dialectique devenu étal : ce qu'on a appelé « la fin de l'histoire »). À tout le moins n'y est pas posée la question désignée plus haut comme question du travail et de la techné : la q~estion du sens.

Disant cela, je n'ignore pas que ces questions avaient déjà surgi dans le premier quart de ce siècle, et que par plus d'un aspect les totalitarismes voulurent y répondre. Pour cette raison même, plus d'un intellectuel s'y trouva fourvoyé. Je ne veux pas m'arrêter ici sur ce point. Mais il importe d'affirmer que des réponses erronées ou fautives n'invalident pas les questions.

La démocratie en tant que le « rien» de sujet, en tant que la citoyenneté pure, est-elle condamnée à s'effriter avec toutes les rêveries de toutes les « politiques-sans-ou-contre-l'État» (si du moins l'État est simplement assimilable à la subjectivité,

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ce qui n'est sans doute pas aussi simple), d'une part, tandis que, d'autre part, l'identification (État, nation, peuple, figure en général) serait unilatéralement vouée à la dévoration de l'appropriation totalitaire et religieuse? Ou bien encore, et de manière plus subtile, accéderions-nous au dénouement de cette antinomie, le rien-de-sujet devenant le sujet absolu d'une appro­priation aussi puissante que vide, et dont le «capital» serait la logique même, et la figure mondiale?

Le monde peut-il faire figure} peut-il être façonné et présenté comme sa propre identité? « Le monde», n'est-ce pas précisé­ment un in-fini de présentation? Mais comment distinguer la présence de la prés-ence ? Comment se tenir à la venue?

Cette tension fait la tension extrême entre le citoyen et le sujet, entre la communauté de l'un et la communauté de l'autre, entre la souveraineté et elle-même. Elle traverse tout le Contrat social et toutes nos Révolutions, aussi bien que tout ce par quoi nous pensons leur mettre fin. Elle traverse tout le dispositif politique du sens en Occident : or le sens en Occident ne peut pas ne pas être au moins aussi politique. Elle en fait la dialectique ou la distension même - la dialectique en train de se dénouer en distension, c'est-à-dire en une tension extrême, qui se résout aussi bien en extrême relâchement. Plus de sujet, mais pas de citoyen non plus. Plus d'infini retour en soi, mais pas de finitude partagée non plus. Rien que du mauvais infini, ou du mauvais fini : c'est la même chose, la même absence sirnultanée de lien et d'espacement.

Plus de projet, mais pas de loi non plus. On en appelle à grand bruit à l'un puis à l'autre, à l'un comme à l'autre, mais ces invocations restent théologiques: elles invoquent le Rien, ou le Tout - et «les années 30» restent toujours possibles, autrement.

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Lien. Nouage. Prise de parole

Il n'est pas possible de poser le problème en termes de choix: sujet ou citoyen, si ce choix ne balance qu'entre la violence appropriatrice du sujet et la spatialité abstraite de la citoyenneté. Ou bien, entre la sur-identité et la sous-identité (le couple Aryen-Juif du mythe nazi). Entre le sens absolument assouvi et le sens absolument vidé. Entre le désir (plein de son manque) et la vérité (vide de son plein). Car ce ne serait plus un choix, ce serait deux fois, pour finir, la même postulation de l'autosuffisance.

En tant que double extrémité de la polarité politique, sub­jectivité et citoyenneté se révèlent former deux interprétations ou deux configurations d'un même schème de l'autosuffisance. Ce schème lui -même correspondrait, du côté du concept à la souveraineté, et du côté de l'intuition à la communauté. D'une manière ou d'une autre, toutes les combinaisons ou toutes les modalisations possibles de ces quatre termes gravitent autour de l'index ou de l'idéal d'une autosuffisance, au point que le politique comme tel semble avoir là son Idée même, et que, en particulier, cette « Idée même» ne permet pas du tout de distinguer une «gauche» et une «droite}) politiques. Il y a des versions de gauche et des versions de droite de cette Idée. « Gauche» et « droite», cette singulière orientation empirico­transcendantale doit vouloir dire autre chose. Le sens lui manque encore.

Il n'y a pas à choisir entre les deux pôles de l'autosuffisance, et il n'y a pas plus à se prononcer pour un hypothétique juste rnilieu: celui-ci revient toujours à renoncer plus ou moins visiblement, tantôt à l'identité, tantôt au droit, selon différentes

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versions d'un humanisme plutôt juridique ou plutôt « sociali­sant». L'un et l'autre sont nus désormais, et avec eux est nu l' « homme» en tant que figure dernière de l'autosuffisance par défaut ou par renoncement. Les garde-fous, sans doute néces­saires, de la démocratie entendue comme plus ou moins « chré­tienne» ou plus ou moins « sociale» ne peuvent plus proposer de politique. Au reste, les épithètes « chrétienne» et « sociale )} ne peuvent plus être distinguées l'une de l'autre, et ne posent leur différence commune que par défaut, dans un rapport seulement négatif à l'Autre de la démocratie. La social-démo­cratie n'a de « figure)} que dans des «valeurs» dont le lieu reste invinciblement un ciel chrétien. Mais sur la terre, il n'y a que la suffisance du capital, son « auto conservation )} et son « autovalorisation» indéfinies 1.

Peut-on penser une politique de la non-autosuffisance? C'est­à-dire, comme on voudra le dire, de la dépendance ou de l'interdépendance, de l'hétéronomie ou de l'hétérologie? Dans les différentes figures de l'autosuffisance, tantôt c'est le lien social lui-même qui est autosuffisant, tantôt ce sont les termes ou les unités entre lesquels il passe. Dans les deux cas, pour finir, le lien ne fait plus lien, il est dénoué, tantôt par fusion, tantôt par atomisation. Toutes nos politiques sont des politiques du dénouement dans l'autosuffisance.

Il s'agit donc d'aller vers une pensée (cela veut dire, indis­cernablement, vers une praxis) du lien en tant que tel. C'est le nouage du lien qui doit venir au point crucial, à la place même de la vérité vide de la démocratie et du sens excessif de la subjectivité 2.

1. Cf. Karl Marx, Le Capital, livre l, sous la responsabilité de ] ean­Pierre Lefebvre, 2e édition, Paris, PUF, 1993, p. 680.

2. Pour éviter toute ambiguïté, il faut indiquer que la religion n'a rien

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Le lien : ce qUI ne comporte ni intériorité, ni extenonte, mais qui, dans le nouage, fait sans cesse passer le dedans dehors, l'un à l'autre ou par l'autre, le sens dessus dessous, revenant sans fin sur soi sans revenir à soi - le lien de la mêlée et de l'intrigue, de l'affrontement et de l'arrangement, du besoin et du désir, de la contrainte et du devoir, de la sujétion et de l'amour, de la gloire et de la pitié, de l'intérêt et du désintérêt. Le nouage n'est rien, aucune res, rien que la mise en rapport qui suppose à la fois la proximité et l'éloignement, l'attache­ment et le détachement, l'intrication, l'intrigue, l'ambivalence. En vérité, c'est cette realitas hétérogène, cette conjonction dis­jonctive, que vise et que dissimule à la fois le motif du contrat. Toute la question est de savoir si nous pouvons enfin parvenir à penser le « contrat» - soit le nouage du lien - sous un autre modèle que le modèle juridico-commercial (lequel suppose en fait le lien déjà établi, déjà présupposé comme son propre sujet : en quoi consiste l'abîme fondateur du Contrat social, ou son aporie décisive). Penser le nœud social sous un autre modèle, ou peut-être, sans modèle. Penser son acte, son instauration, son nouage.

On demanderait ainsi une politique sans dénouement­c'est-à-dire peut-être aussi une politique sans modèle théâtral, ou un théâtre qui ne soit ni tragique, ni comique, ni de mise en scène de la fondation -, une politique du nouage incessant des singularités les unes aux autres, les unes sur les autres ou par les autres, sans autre fin que l'enchaînement des nœuds et sans autre structure que leur interconnexion, leur interdépen­dance, sans que jamais un seul nouage ni leur totalité puisse être dit autosuffisant (il n'y aurait «totalité» que dans l'en­chaînement) .

à faire avec le lien, contrairement à ce que prétend une étymologie controu­vée. Religio est l'observation scrupuleuse, et par conséquent, elle implique le lien noué, donné.

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Une telle politique consiste d'abord à attester qu'il n'y a de singularité que se nouant à d'autres singularités, mais qu'il n'y a de lien que repris, relancé, renoué sans fin, nulle part purement noué ni dénoué. Nulle part fondé et nulle part destiné, toujours plus ancien que la loi et plus jeune que le sens. Le politique, dès lors, ne serait ni une substance, ni une forme, mais d'abord un geste: le geste même de nouer et d'enchaîner, de chacun à chacun, nouant chaque fois des unicités (individus, groupes, nations ou peuples) qui n'ont que l'unité du nœud, l'unité enchaînée à l'autre, l'enchaînement toujours mondial et le monde n'ayant pas d'autre unité. Il faut à cette politique toute une ontologie de l'être en tant que nouage, c'est-à-dire préci­sément peut-être cette extrémité où toute ontologie, comme telle, se noue à autre chose qu'elle. Tant que nous ne toucherons pas à cette extrémité, nous n'aurons rien déplacé du théologico­politique. Ce qui revient à dire que tout nous reste à penser de ce que Rousseau indique du trait le plus décisif, le moins « rousseauiste » mais aussi le moins analysé du Contrat social: ce trait qui fait de 1'« état civil» le seul état propre et originel de l'homme 1.

Pour autant, il ne s'agirait pas d'abandonner purement et simplement la quadruple instanciation «sujet/citoyen/souve­raineté/communauté». Il s'agirait plutôt d'en déplacer le jeu en faisant apparaître une autre détermination, qui jouerait à travers la combinatoire des autres, ne supprimant pas leurs tensions, mais leur donnant un autre enjeu - et cet enjeu serait précisément ce que nous avons accoutumé de désigner par l'opposition « droite/gauche ». (En définitive, si cette opposition

1. Au chapitre VIII du livre I.

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ne met pas en jeu un excès décisif sur le théologico-politique, elle est vaine. C'est la tension de son espacement latéral qui doit se substituer à la verticalité théologique. CélIe-ci interdit à celle-là de s'ouvrir.)

Cette détermination supplémentaire ne relèverait ni d'une demande de sens, ni de la postulation d'une signification. Elle ne ferait pas du sens une production politique, ainsi que le fait, de manière contrastée, la polarité sujet/citoyen, et par conséquent elle ne viendrait pas non plus instituer le politique comme un autre monde chargé de présenter, tantôt le sens lui­même, tantôt un pur espace. Elle serait seulement, à même ce monde - à même notre monde qu'il ne s'agirait plus, ni d'interpréter, ni de transformer, si transformer veut dire encore interpréter, encore engendrer un sens et une fin - la détermi­nation spécifique du lien, de l'en-commun par lequel il y a du sens qui circule, et qui se noue, et qui s'enchaîne, sans que cela même ait peut-être aucune signification globale ou finale (ne connaissant, au reste, pas d'état global ni final), sans que cela même ait d'autre « sens}) que le nouage lui-même, qui n'est pas une signification.

Politique des nœuds, des nouages singuliers, de chaque un en tant que nouage, en tant que relais et relance du nouage, et de chaque nœud en tant que un (peuple, pays, personne, etc), mais qui n'est un que selon l'enchaînement : ni le « un » d'une substance, ni le «un» d'un pur comptage distributif. Qu'est-ce qu'un nœud? quelle est son unicité, quelle est son unité? quel est son mode d'ipséité? ou bien, en quoi toute ipséité est-elle un nœud, une nodosité? que se passerait-il si, dans la comparaison platonicienne de l'art du politique avec l'art du tisserand, on ne considérait plus le tissage comme second et survenant à un matériau donné, mais comme premier et formant lui-même la res? ou encore, et pour reprendre un terme que j'ai déjà utilisé, si on considérait que notre compa­rution précède toute «parution» ?

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N on pas la politique comme désir et quête du sens, mais comme nouage infini du sens de l'un à l'un, ou comme nouage de cet infini qu'est le sens - abandonnant, dès lors, toute auto­suffisance de sujet ou de cité, ne laissant ni sujet ni cité approprier une souveraineté et une communauté qui ne peuvent être que celles de ce nouage infini.

Cette politique est celle qui se sera cherchée obscurément de Rousseau en Marx et de barricades en conseils, sous les figures diverses de la «gauche», toujours obscurément mêlée au schème de l'autosuffisance. Toujours mêlée à ce schème, parce que jamais encore assez dégagée des attentes ou des demandes du théologico-politique, et pourtant aussi toujours clairement distinguée, en tant que l'exigence dite « de gauche » serait celle qui ne procède ni d'un fondement (d'une archi­subjectivité), ni d'une légitimité (d'une archi-citoyenneté), mais qui surgit sans fond et sans droit, incommensurable, inassi­gnable, comme l'exigence de faire «droit» et «place», dans l'en-commun, à chaque nouage singulier, à la singularité de tous les nouages. À chaque fois, la « loi» et le « projet» mêmes, en tant qu'ils se précèdent.

Ce qui se cherche, ou ce qui, comme on dit, « nous cherche», c'est donc une politique du lien comme tel, plutôt que de son dénouement dans un espace ou dans une substance. Et par conséquent, c'est une considération du lien qui le tient pour incommensurable à la ligature d'un faisceau. C'est moins le lien qui lie qui celui qui relie, c'est moins celui qui enserre que celui qui fait réseau. Et s'il faut, une fois au moins, employer ce mot : oui, c'est une politique de la communication, mais prise très exactement au revers de toutes nos idéologies communicationnelles, là où «toute communication est avant tout communication non pas d'un commun, mais d'une commu­nicabilité», selon une formule de Giorgio Agamben 1. Là où,

1. « Forme-de-vie », Futur antérieur n° 15, Paris, L'Harmattan, 1993.

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par conséquent, le sens n'est pas ce qui est communiqué, rnais que ça communique.

Cette politique exige le nouage comme la dimension infinie et incommensurable de chaque un fini. En cela, elle manifeste deux traits.

Elle exi~e : elle fait infiniment plus~ ou autre chose, que

demander, appeler, désirer, elle est une sommation, elle a toute la violence d'effraction qui est celle de chaque un en tant que tel. Chaque un en tant que tel subvertit en effet la clôture ou la totalisation virtuelles du réseau (sur le mode subjectif ou sur le mode civique). Chaque un déplace ou dérange la sou­veraineté et la communauté. À ce titre, elle est politique intransigeante d'une justice que définit avant toute autre chose une «égaliberté» absolue et inconditionnelle de «tout un chacun» en tant que nouage de sens (c'est-à-dire, en tant qu'existence). On pourrait être tenté de ne voir là rien de plus qu'un principe de justice très formel et conventionnel, si l'enjeu n'était pas tout autre qu'une distribution égale de droits et de libertés: il consiste en effet dans l'égalité effective de ce qui, au-delà des «droits» et « libertés », constitue le surgissement unique et incommensurable d'une singularité, d'un sens sin­gulier absolu, mesurable à aucune signification. Que tout ce qui peut faire un ait la puissance effective de le faire, de le nouer: droit de l'homme, oui, sans conteste, mais d'abord comme droit d'un homme à nouer du sens.

Par là même, cette politique exige plus et autre chose que la justice, la liberté et l'égalité. Cette chose en plus pourrait peut-être recevoir le nom de « fraternité» s'il était possible de penser une fraternité sans père ni mère, antérieure et non postérieure à toute loi et à toute substance communes. Ou bien, une « fraternité)} comme Loi et comme substance: incom-

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mensurable, indérivable. Et s'il faut le dire dans ces termes: sans « Père» (ni « Mère »), mais pas au prix sacrificiel d'un « meurtre du Père» - plutôt dans la dissolution de la Figure du Père-déjà-Mort, et de sa thanatocratie. Ce serait la loi de la Loi, sa venue même 1.

Quoi qu'il en soit, cette chose en plus, ce qui viendrait à la place du pur espace ou du sens pur comme à la place même

1. Quitte à en étonner certains : cela ne dit rien que ce que dit Lacan: « Être sujet, c'est autre chose que d'être un regard devant un autre regard [ ... ] c'est avoir sa place dans grand A, au lieu de la parole. » (Le Séminaire, livre VIII. Le transfert, Paris, Le Seuil, 1991, p. 299.) Je pourrais préciser : c'est affaire de vocabulaire; «grand A », pour être le {( lieu de parole », devrait dépouiller la sur-dimension du {( grand» et la sur-essence du {( A ». Au «a », il faut au moins une consonne: il faut les plusieurs parlants, et qu'ils se nouent. Mais une affaire de vocabulaire, de choix de mots et donc d'images et d'affects, c'est une affaire politique. Il ne suffit donc peut-être pas de bien distinguer le Père empirique et le Père sym­bolique : il faut encore songer à ce que l'usage du mot {( Père )} aura déjà noué, dans l'imaginaire, du symbolique. À cet égard, il me paraît indis­pensable de formuler l'instance originaire du parler dans la direction ouverte par Nicolas Abraham (qui la nomme « la source de signifiance du lan­gage ») : «la notion même du Père» a d'abord dû pouvoir faire son apparition, elle ne peut donc générer la signifiance, ni être une signification antérieure à celle-ci. Nicolas Abraham écrit : « le langage puise sa signifiance dans le fait qu'il se donne comme une communion dans le mensonge sur le désir anasémiqtte de Cramponnement», ce qui peut se traduire - pour éviter d'entrer ici dans le détail de la conceptualité abrahamienne - par «un mensonge sur le désir d'immanence à l'origine ». Ainsi, «parler c'est présentifier un fantôme avec l'exigence qu'il ne prenne pas corps, puisqu'il a déjà été rendu caduc par le fait de la communauté parlante» (L'Écorce et le Noyau, Paris, Aubier-Montaigne, 1978, p. 386). Autrement dit, la signifiance s'origine dans la séparation et dans le rapport, qui présentifie la Présence comme toujours-déjà absentée par le rapport lui-même. (J'introduirai cependant une réserve sur le concept de « mensonge }), trop solidaire d'une {( vérité» supposée encore antérieure, non sans remarquer que le {( mensonge» intro­duit ipso facto la dimension de la communauté, plus sûrement que la vérité.)

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de la souveraineté et de la communauté, ne serait rien d'autre que l'acte du nouage, l'acte de l'enchaînement du sens singulier à tout autre sens singulier, l'acte du partage et du tissage qui comme tel n'a pas de sens mais donne lieu à tout événement de sens (encore une fois, peuple, pays, personne, etc.).

À ce titre, la politique ne relève pas d'une Idée, s'il n'y a pas d'Idée du nœud, ou du nouage, ou de ce qu'on pourrait nommer le style ou le complexe idiomatique d'une singularité de sens. Son événement pourrait être nommé prise de parole: surgissement ou passage de quelque un et de chaque un dans l'enchaînement des effets de sens, énonciation, profération, phrasé ou tracé, allant du cri, de l'appel et de la plainte jusqu'au discours, au poème et au chant, au geste aussi, et au silence. Langagiers et plus ou moins que langagiers, mais toujours répondant à quelque chose du langage en ce qu'il est, lui, le lien sans substance, idiosyncrasiques et communs, ce seraient tous les ({ déchiffrements singuliers}) qui composent le « travail errant du sens 1 ».

Politique de la prise de parole, non pas de plusieurs volontés concurrentes à la définition d'un Sens, mais de tout un qui fait du sens, c'est-à-dire du lien, de sa naissance à sa mort comprises, et rien d'autre, et pour rien: le lien lui-même n'est pas un sens, ni un but, ni un sujet, même et surtout si on veut le

1. Tel que Jacques Rancière le repère comme l'activité propre du « réseau aléatoire des individus» tenus ou tombés à l'écart des sens et des identi­fications donnés (cf. « Après quoi? » dans Apre's le sujet qui vient, Confron­tations n" 20, Paris, Aubier, 1989). - Parler d'« errance» ne doit pas induire ici une sorte de dérive généralisée, mais plutôt une dimension nécessaire de 1'« invention démocratique», pour reprendre le mot de Claude Lefort, dont on peut rappeler cette phrase : «La démocratie que nous connaissons s'est instituée par des voies sauvages, sous l'effet de revendications qui se sont avérées immaÎtrisables. }) (L'Invention démocratique, Paris, Fayard, 1981, p. 28.) La démocratie qui est encore à venir, qui est dans la venue même et dans le nouage, passe et passera par d'autres voies sauvages.

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nomrner «la loi». C'est donc tout le contraire de ce qu'on appelle aujourd'hui dans les magazines la «quête du sens» dont notre temps s'affolerait. C'est ce « travail errant du sens» dont les somptueuses singularités graphiques et la sémantique fuyante du tag peuvent être lues, sans complaisance, comme une manière d'inscription sauvage, désespérée sans doute, mais d'autant plus exigeante.

(Nommer les tags ou évoquer le mot de 68, « les murs ont la parole », ne doit pas induire un romantisme soixante-hui­tard : ce serait plutôt inviter à départager enfin ce qui, de 68, fut la répétition générale de la fin du romantisme politique, c'est-à-dire du théologico-politique laïcisé, et ce qui fut, d'autre part, la première annonce, encore obscure à elle-même, d'un autre enjeu du politique.)

Mais la prise de parole - qui est aussi bien la prise par la parole - suppose au moins deux ordres de conditions.

1. Les moyens matériels doivent en être donnés, ce qui ne se mesure pas seulement en termes de subsistance, mais d'in­formation, d'éducation, de culture. Si, dans le théologico­politique, le souverain avait pour obligation de permettre à son peuple une vie décente, et si, dans le théologico-politique laïcisé de la production de l'homme par l'homme, il avait l'obligation de permettre l'appropriation des moyens de cette production, en revanche, dans l'espace d'une politique athéo­logique - ou du lien infini -, l'obligation est de permettre « le travail errant du sens », c'est-à-dire le travail de la pensée, en ce qu'il est le travail de tous. Bien loin de s'exclure, ces trois obligations, désormais ou à très brève échéance, se cumulent pour les deux tiers de la planète. Car pour les deux tiers de la planète, c'est la possibilité même d'un lien quel qu'il soit

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Le Sens du monde

qui est tout d'abord saccagée. Et si le saccage continue, c'est le lien de tous qui sera en jeu - et il l'est déjà.

2. La prise de (ou par) la parole doit être arrachée au modèle de l'annonce intellectuelle ou prophétique d'un «message» (d'un sens au sens d'une vérité, au lieu de la vérité du sens dans son errance), c'est-à-dire au modèle théologico-politique ou romantique, mais elle doit aussi bien être soustraite à cet autre modèle, disons psycho-sociologique, de la détermination et de l'appropriation subjectives des significations : à ce modèle auquel malheureusement renvoient souvent les effets ou les interprétations les plus visibles de la psychanalyse, parfois tout au rebours de ses exigences profondes (mais ces exigences ne seraient-elles pas, pour finir, celles d'une autre politique plutôt que celles d'une thérapie « privée» à l'intérieur d'un incurable malaise « public)} de la civilisation ?).

Le nouage des événements singuliers de sens ne relève ni de l'un, ni de l'autre modèle, mais de l'accès à l'enchaînement de la parole ou des paroles, cet enchaînement fût-il inachevable ou parce qu'il est inachevable, infiniment réticulé, infiniment interrompu et renoué - et ces paroles elles-mêmes dussent-elles plutôt tendre, ou parce qu'elles tendent vers la fonction la plus nue du langage, vers ce qu'on appelle sa fonction phatique : l'entretien d'un rapport qui ne communique aucun sens, mais le rapport lui-même.

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Écriture politique

La flèche touche une chose dans la nuit qui en devient sa cible un sens nous sommes avides de signes 1.

Ce qui ne répond pas à un modèle, quel qu'il soit, d'ap­propriation de signification, ce qui ouvre le rapport et avec lui la signifiance, c'est ce que nous appelons l'écriture. S'il y a, insistante, une tradition moderne de l'écriture, elle a ce sens, et elle n'a que lui : 1'« écriture» est cela qui précède la signi­fication' qui lui succède et qui l'excède, non comme une autre signification plus relevée et toujours différée, mais comme le tracé, le frayage de la signifiance par laquelle il est possible que des significations, non seulement soient signifiées, mais

1. Michel Deguy, Arrêts fréquents, Paris, A.-M. Métailié, 1990, p. 115.

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Le Sens du monde

fassent sens à être passées et partagées des uns aux autres. Le sens, dès lors, n'est pas le « signifié» ou le « message» : il est que soit possible quelque chose comme la transmission d'un « mes­sage». Il est le rapport comme tel, et rien d'autre. Ainsi, c'est comme rapport que le sens se configure - il configure le -à qu'il est (tandis que la signification se figure comme identité). La tradition de l'écriture est la tradition du rapport lui-même en tant qu'il est à ouvrir et à nouer. Dans l'un des textes inaugurateurs de cette tradition, Benjamin écrivait : « L'écriture n'a rien d'utilitaire en soi, elle ne tombe pas à la lecture comme une scorie. Elle se fond dans ce qui est lu comme étant sa " figure n 1.» La tâche politique est très précisément que le rapport comme sens « se fonde dans» la signification de l'être­ensemble « comme sa figure» : à cette condition seulement­que le «rapport» soit la « figure» - l'ensemble peut éviter l'alternative du tout ou/et rien.

L'écriture est ainsi politique « par essence », c'est-à-dire à la mesure même de ce qu'elle est le frayage du sans-essence du rapport. Elle ne l'est pas par l'effet d'un «engagement» au service d'une cause, elle ne l'est pas - en tant que « littéra­ture » - selon un principe d' « esthétisation de la politique», et pas plus selon son inversion en « politisation de l'esthétique ». En quoi il s'agit aussi de littérature, et par conséquent d'es­thétique, et aussi de fiction, est une question nécessaire, mais qui doit venir seulement après qu'a été affirmée la nature politique de l'écriture : la résistance in-finie du sens dans la configuration de 1'(( ensemble».

Il y a donc là rapport de forces. Ce n'est pas seulement par les libertés de pensée et d'expression que toutes les formes d' «écriture» se trouvent régulièrement affrontées aux pouvoirs. C'est d'abord, et plus fondamentalement, par la résistance de

1. Origine dit drame baroqlte allemand, trad. S. Müller & A. Hirt, Paris, Flammarion, 1985, p. 231.

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Écriture politique

la signifiance à sa captation ou à sa subsomption en signification. Qui n'est autre que la résistance de la « communauté» à son hypostase, que celle-ci prenne l'allure substantielle d'une « communion» ou l'allure raisonnable d'une « communication» généralisée. Cette résistance est à la dimension du monde­c'est-à-dire elle touche sans cesse aux confins -, ou bien elle n'est pas, elle se forme et elle se fond en subjectivité exclusive (individu, corporation, minorité, majorité, église ou peuple). Pour être à la dimension du monde, l'écriture résiste au décou­page du monde en mondes exclusifs, selon « le nouveau par­tage - qui partage la condition des uns et des autres en plus ou moins mortels [ ... ] Car (le partage) n'est plus celui qui mettait tous les hommes du même côté par rapport aux immor­tels, mais les divise du Nord au Sud comme de moins mortels à de plus mortels, et revient encore en chacune de ces régions partager cette neuve mortalité selon la notoriété de l'argent ou l'insignifiance de l'anonymat 1 ». L'écriture du sens du monde, ou mieux, le sens du monde en tant qu'écriture, ne tient pas d'abord à un mondialisme du bariolage culturel et du « métis­sage» comme n0uvelle identité - pas plus qu'elle ne peut tenir à l'uniformité d'un « ordre» mondial. Elle tient à ce qui maintient le monde comme existential mondial : résistance à la clôture des mondes dans le monde autant qu'à celle des outre­mondes, frayage à chaque instant de ce monde-ci .

... frayages de toutes ces prises de parole, de toutes ces attestations d'existence au monde, chacune singulière et sin­gulièrement exposée à sa fin, toutes pourtant ensemble et dispersées écrivant le monde même, « ce qui est grand et se situe au-delà des mots », comme le dit cette prose d'un poète:

1. Michel Deguy, Aux heures d'affluence, Paris, Le Seuil, 1993, p. 181.

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Le Sens du monde

... en réalité, les ponts qui vont de l'un à l'autre et par où on arrive d'un beau pas solennel ne sont pas en nous, mais derrière nous [ ... ]. Quand deux ou trois êtres humains se retrouvent, ils ne sont pas pour autant ensemble. Ils sont comrne des marionnettes dont les fils sont tenus par des mains différentes. C'est seulement lorsqu'une main unique les dirige qu'ils acquièrent une communauté, laquelle les contraint à s'incliner l'un devant l'autre ou à se combattre. Et même les forces de l'homme se situent là où ses fils se terminent dans une main souveraine qui les tient. Ils ne se trouvent les uns les autres que dans une heure qu'ils ont en commun, une ternpête qu'ils ont en commun, une pièce unique où ils se rencontrent. Ils ne comrnencent à avoir des rapports qu'à partir du moment où il y a un fond derrière eux. Il faut bien qu'ils puissent se référer à cet unique pays d'origine. Il faut qu'ils se rnontrent les attestations qu'ils portent sur eux et qui sont toutes marquées du sens et du sceau du même prince.

D'ajoute ici simplement, mais vous l'avez compris: la« main souveraine» et le «prince» du «pays d'origine», ce n'est rien d'autre que le lien lui-même, ou le monde.]

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Que tu sois environné par le chant d'une lampe ou par la voix de la tempête, par le soufRe du soir ou le gémissement de la mer, toujours veille derrière toi une vaste mélodie, tissée de mille voix, où de temps à autre seulernent ton solo trouve place. Savoir quand tu dois intervenir dans le chœur, c'est le secret de ta solitude : de mêrne que c'est l'art de la relation véritable: se laisser tomber de la hauteur des mots dans l'unique et commune mélodie. [ ... ]

Toute conlmunauté suppose cependant une série d'êtres soli­taires distincts. Avant eux, c'était simplement un tout sans aucune relation, livré à lui-mêrne. [ ... ]

Et ce sont justement les plus solitaires qui ont la plus grande part à la communauté. [ ... ] Celui qui percevrait la totalité de

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Écriture politique

la mélodie serait à la fois le plus solitaire et le plus commu­nautaire. Car il entendrait ce que personne n'entend 1.

Si l'on me dit que ce texte est ambigu, que son contenu, son esthétique et son époque le laissent au bord de tentations « fascisantes» (ou, du moins, « révolutionnaires-conserva­trices »), je ne le nierai pas. Bien au contraire, je dirai que c'est dans la mesure où les années 30 pourraient être devant nous qu'il est nécessaire de prendre aux années 20 ce que, naguère, elles n'ont pas su ou pas pu préserver qui eût échappé à la grisaille weimarienne sans pour autant donner dans les flam­boiements de Nuremberg. Rilke, en sens, n'est pas Heidegger, j'entends, Heidegger l'écrivain (ou celui de la «poésie pen­sante »). Et je le cite précisément à ce titre, ce qui ne veut pas dire comme un «modèle»: car tout nous reste encore à inventer.

L'écriture, et donc aussi, nécessairement, sa poésie, c'est-à­dire d'abord sa praxis, est la tâche du sens, à la condition qu'elle ne soit pas l'assomption d'un sens noué, mais la réponse - sans résolution - à l'injonction absolue d'avoir à nouer. Et cette injonction imprescriptible est aussi irréductible à toute esthétisation «poétisante» ou « littéraire». Les langues sont à nouer, chacune indéfiniment nouée/dénouée dans sa propre infinitude finie et dans celle des autres. Elles sont à nouer comme le lien sans attache et comme l'ipséité non subjective de l'en-commun qui ne communie pas. «Les langues », leurs écritures, cela ne veut pas dire d'abord « la littérature» comme modèle, mais les poésies des styles, des modes d'existence, des modulations du rapport et du retrait, les langues, les peuples,

1. R.M. Rilke, Notes Sttr la mélodie des choses, trad. Claude David, Œuvres en prose, Paris, Gallimard, 1993, pp. 669-676.

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Le Sens du monde

c'est-à-dire aussi bien les cultures et les ethnies que les classes populaires et les populations non identifiées, les peuples, leurs idiomes, leurs pays, leurs passages de pays en pays, les paysages, les mondes qui sont le monde, les mondes qui sont un monde.

En ce sens, l'exigence politique ne peut pas ne pas être une exigence de configuration, quand bien même elle doit résister à la figuration/présentation d'un corps souverain. La démocratie ne peut pas se contenter d'être le lieu d'exposition à une vérité vide - et nous ne pouvons pas simplement remplacer la grisaille de Weimar par le scintillement d'une pure dispersion de sin­gularités. Il faut que des idiomes soient possibles, pour résister aux idioties sanglantes des identités indexées sur le sang, le sol et le soi. Il faut que les identités s'écrivent, c'est-à-dire qu'elles se sachent et se pratiquent comme les nouages de sens de cela qui n'a pas de sens identifiable. (Ensemble, Agamben, Hama­cher, Lacoue-Labarthe me suggèrent : les nuages. Il est temps d'interrompre. Il faudra réécrire.)

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L'art, fragment

Désormais, sans doute, la fragmentation, l'espacement, l'ex­position, la mise en pièces, l'épuisement touchent à leurs extrémités. Nous avons tant fracturé, effrangé, froissé, fripé, fractionné, fragilisé, fracassé, excédé jusqu'à l'excès de l'excès même. Et c'est ainsi que la mondialité peut apparaître comme le revers en miettes d'une totalisation affolée d'elle-même.

Il y a aujourd'hui un ton chagrin, réactif et revanchard pour dire cela. Il fait entendre que notre art, notre pensée, notre texte sont en ruine, et qu'il faut en appeler à un renouveau. Comme toujours en pareil cas, il n'y a là que fuite devant l'événement et sa vérité.

Il ne manque certes pas de raisons pour estimer qu'un cycle doit s'accomplir, une époque se suspendre, comme c'est le rôle d'une époque: interruption, fragmentation. Quelque chose de tel est en train d'avoir lieu.

Cependant, rien ne se répète, rien ne revient jamais, sinon la venue elle-même, qui n'est jamais la même - qui est le

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Le Sens du monde

retour du même indéfiniment altéré. Ce qui a été fragmenté ne sera pas reconstitué, reconstitué ou réengendré - sinon par ceux pour qui 1'« art» consisterait à singer un cosmos absent, au mépris de l'événement du monde.

Ce qui a été fragmenté - une certaine configuration de l'art et de l'œuvre, une certaine cosmétique du «beau» et du « sublime» -, cela n'a pas non plus simplement disparu dans ses éclats. Il faudrait tout d'abord savoir ce qui reste dans les éclats: où est le beau dans les éclats du beau? comment s'éclate-t-il ? Ou bien, et à supposer qu'il ne reste rien, que la fragmentation ait proprement disloqué l'essence à laquelle elle est survenue, il faudrait se demander si cette « essence» ne s'est pas elle-même délivrée, jetée et projetée, offerte comme ce qu'il faudrait appeler, en détournant le mot de Mandelbrot, une «essence fractale ». (En ce sens, plutôt que le contour du « fragment », déjà tracé, le « fractal» désignerait la dynamique et l'initialité de la dif-fraction, le tracement accidenté des «courbes fractales ».) En d'autres termes encore: d'une cos­métique fragmentée à l'esthétique comme frayage sensible, et au-delà, à la permanence fragile de 1'« art» dans la dérive du « mondial», quel pas, quel sens?

D'un fragment l'autre

Il faudrait essayer de distinguer l'une de l'autre deux frag­mentations. D'une part, celle qui correspond au genre et à l'art du fragment, dont l'histoire se clôt sous nos yeux, et d'autre part, celle qui nous arrive, et qui arrive à 1'« art ». (Encore faudrait-il se méfier de simplifier l'opposition, et garder à l'esprit que la seconde fragmentation - celle que j'ai lourdement nommée «essence fractale» - arrive en effet, mais arrive de

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L'art, fragment

loin, à travers toute l'histoire de l'art, qu'elle a toujours tra­vaillée et à laquelle elle a sans doute toujours donné un sens fractal: diffraction et espacement des histoires linéaires et cumulatives.)

La fragmentation désormais classique, c'est-à-dire roman­tique, est un certain état reconnu, accepté, désiré de détachement et d'isolement des éclats. Sa fin se situe là où le fragment se ramasse sur soi, replie ou rétracte ses bords effrangés et fragiles sur sa conscience propre d'éclat, et sur un nouveau genre d'autonomie. La disruption s'y transforme en rassemblement sur soi du morceau rompu. Celui-ci convertit sa finitude - son interruption, son incomplétude, son in-finitude - en finition. Dans cette finition, c'est la dispersion même, et la fracture, qui absolu tisent leur contingence erratique : elles s'absolvent de leur caractère fractal.

Lorsque Frédéric Schlegel comparait le fragment à un « héris­son», il lui conférait toute l'autonomie, toute la finition et toute l'aura de la «petite œuvre d'art ». Seul le petit, pour finir, fait ici la différence entre un art du fragment et un art de la « grande» œuvre.

Pourquoi le petit? Il Y a derrière toute l'histoire de l'art depuis le romantisme une inquiétude du grand, du monu­mental, de l'art à dimension cosrnologique et cosmogonique, théogonique, du «grand style» et de 1'« art souverain ». Cette inquiétude est un désir qui aboutit d'une manière ou d'une autre au désastre : ou bien il est infiniment déçu, comme pour Nietzsche devant Wagner - et peut-être bien, pour Wagner lui-même -, ou bien il s'éprouve lui-rnême comme désastreux, et s'en déchire, de Rimbaud à Bataille et au-delà. À ce désastre aurait voulu répondre le « petit », l'éclat météorite arraché à la chute sidérale.

(Le sens obscène du «petit» chez Bataille appartient aussi à cette configuration, cornme le montrent, par exemple, ces lignes: « Le " petit» : rayonnement d'agonie, de la mort, rayon-

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Le Sens du monde

nement d'une étoile morte, éclat du ciel annonçant la mort­beauté du jour au crépuscule 1 ••• » Plus encore que la perte du « grand», c'est le resserrement d'angoisse devant le vide du ciel, et le monde précipité dans l'immonde.)

Cependant, le petit fait couple avec le grand. Il ne cesse de renvoyer à lui. L'extrémité du fragmentaire s'atteint ici comme un épuisement, comme une agonie, c'est-à-dire aussi comme une lutte épuisante du petit contre le grand, et donc contre sa propre angoisse, ou bien, pour affirmer celle-ci comme accom­plissement, révélation. À la fois, le fragment devient une fin (limite, fracture) et une finition (annulation de la fracture), les bords déchirés reployés dans la douceur d'un microcosme. L'ex­position elle-même finit en introjection, en retour en soi.

Autre serait la « fractalité» à laquelle nous avons désormais à faire - et que la fragmentation annonçait aussi. Plutôt que de la fin ambiguë du fragment, il s'agit alors de son frayage. Il s'agit de l'accès frayé à une présentation, à une venue en présence - et par cette venue -, dès lors que ce qui est en jeu ne se laisse plus mesurer ou dé-mesurer à une cosmologie, à une théogonie ni à une anthropogonie, c'est-à-dire que ce qui fait « monde» et «sens» ne se laisse plus assigner dans une présence donnée, accomplie et « finie», mais se confond avec la venue, avec l'in-fini d'une venue en présence, ou d'un e­ventre.

L'événement n'est pas 1'« avoir-lieu}) : c'est l'incommensu­rable de la venue à tout avoir-lieu, l'incommensurable de l'espacement, du frayage, à tout espace disposé dans le présent d'une présentation. C'est la praes-entia de l'être-présent 2, On

1. «Le Petit », Œuvres complètes, III, Paris, Gallimard, 1971, p. 40. D'un endroit perdu, les Allemands disent que c'est « le cul du monde}) (Asch der Welt).

2. On pourrait dire, par exemple: l'événement, ce n'est pas l'exécution de Louis XVI, c'est que le roi devienne exécutable, et le chef coupable.

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L'art, fragment

pourrait aussi le formuler en disant que c'est la présentation même, distinguée cette fois de ce qui serait la «présentité» d'une présence, comme l'être transitif de l'être intransitif. L'évé­nement, ce serait la présentation comme geste ou comme motion, voire comme émotion, et comme ex-position fractale : la présentation comme fragmentation.

Il y aurait donc deux extrémités du fragment : l'une dans l'épuisement et la finition, l'autre dans l'événement et la pré­sentation. Cela ne veut pas dire que les fragments effectivement produits, les œuvres ou les documents fragmentaires, se laissent simplement classer de l'un ou de l'autre côté. Tout fragment, mais en vérité, toute œuvre sans doute, et depuis qu'il y en a (depuis Lascaux), se laisse prendre de l'une et de l'autre façon. Mais la question est celle-ci : une fois passé les cosmétiques et les esthétiques de la totalité et du fragment, une fois épuisé le petit aussi bien que le grand, reste-t-il quelque chose de l'art, ou pour l'art, avec cette venue qu'aucune présence ne finirait ? Le « happening» ou la « performance », et tout ce qui, de l'art contemporain, aura tourné autour du motif événementiel (par exemple, le polaroïd et la vidéo, et le résiduel, l'accidentel, l'aléatoire, la salissure, l'interruption, etc.) - tout cela paraît ou bien avoir simplement prolongé l'une ou l'autre des postures (du «grand» ou du « petit »), ou bien n'avoir pas cessé de purement détruire ou réduire l'art, de le fracasser. Au reste, les deux gestes ne sont pas contradictoires, et à beaucoup de signes il serait possible de dire que l'art se pétrifie et se fracture dans la pose de sa propre fin. L'ironie romantique, où Hegel voyait l'élément de cette fin, atteindrait ainsi son extrémité de subjectivité béante. Pour la « venue», pour le frayage d'un autre sens, il ne faudrait plus compter sur l'art. Toutefois, différents en cela de Hegel, et peut-être seulement en cela, nous ne pourrions pas non plus appeler «philosophie)} l'élé­ment de ce frayage. Ni d'ailleurs lui donner aucun autre nom.

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Le Sens du monde

Mais cette circonstance elle-même forme un frayage, indique une venue ou s'indique elle-mêrne en tant que venue. L'épui­sement du cosmos et du mundus, la fin du monde «présen­table », ouvre sur la mondialité de l'être. L'être lui-même - ou l'existence - s'annonce ou insiste à nouveau, de manière inouïe, et fût-ce epekeina tès ousias. Il y a désormais une naissance qui n'est ni une cosmogonie, ni une théogonie, ni une anthropo­gonie. Elle ne se laisse pas assumer ni subsumer dans l'œuvre, ni dans la forme, dans aucun art, grand ou petit, et dans aucune finition. Sa présentation serait plutôt fragmentation­et son « art» semblerait ne plus se distinguer de l'ars d'avant les « beaux-arts», c'est-à-dire de la techné désormais attestée comme infiniment finie, hors de l' œuvre et de la finition. Mais cette naissance « fractale», comment la présenter?

En d'autres termes, la question serait la suivante, reprise à partir de 1'« art» et de sa fin infinie, mais aussi comme un aspect au moins de la question de la « technique» : s'il reste quelque chose par-delà une esthétique du fragment, par-delà les échos répétés du désastre et du désir du «grand art», s'il reste ou s'il vient à nouveau quelque chose comme une frag­mentation «plus essentielle», «plus primitive», «plus origi­nelle» et par conséquent «plus inouïe» et «plus à venir» (mais aussi, et par là même, une fragmentation d'où procé­deraient à leur manière les œuvres de l'art tout entier), et si cette fragmentation devait avoir à faire avec l'événement d'être qu'on appelle aussi l'existence, et dans l'existence avec ceci qu'elle vient et ne fait ({ essentiellement» que venir (aller-et­venir, au monde) - si, donc, il y a quelque chose de tel, et s'il y a un lieu propre (mais de quelle «propriété»?) pour cela, un lieu où cela s'expose comme tel, ce lieu est-il encore l'art, à nouveau l'art? En quel sens, 1'« art» ?

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L'art, fragment

Ou bien: peut-on penser l'art, non pas comme un art du fragment - restant dans l'obédience de l'œuvre en tant que finition d'une totalité -, mais comrne lui-même fragmentaI ou fractal, et la fragmentation comme présentation de l'être (de l'existence), frayage de/dans sa totalité?

Aisthesis

Il s'agit donc des rapports de l'art et du sens 1. Si son « absence », pour reprendre le mot de Blanchot, définit le sens même du sens, et non sa position ou sa modalité, si cette « absence» n'est autre chose que le sens de l'être en tant qu'il est en jeu comme l'existence qui est son propre sens, en d'autres termes - en des termes qui trouvent dans l'histoire de l'art un écho singulier -, si le sens est la nudité de l'exister, en quoi cette nudité peut-elle être ou devenir le sujet de l'art? (En quoi, peut-être, l'est-elle déjà devenue ?)

On demande donc ce qui rendrait l'art apte à dégager ainsi le sens, ce sens du sens : que l'existence est (la surprise du) sens, sans autre signification.

On demande donc aussi, du même mouvement, s'il y a quelque chose de l'art qui serait «essentiel», et comment, à l'existence nue - et qui ne reviendrait pas à l'embellir. Autre­ment dit : l'art est-il nécessaire à l'articulation du sens en son

1. Je me tiens donc ici dans une proximité constante et problématique avec les enjeux, ou avec J'enjeu unique, des grands énoncés modernes de la philosophie à propos de l'art, depuis celui de Hegel (la présentation sensible de l'Idée), en passant par celui de Nietzsche (l'accès apotropaïque à l'abîme de la vérité), jusqu'à celui de Heidegger (la Dichtung de la vérité).

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Le Sens du monde

« absence », en sa « surprise» ? Est-il nécessaire à la pensée du sens du monde? Et comment cela met-il en jeu la fragmen­tation?

Il faut repartir de ce sens du sens que propose l'aisthesis, en tant qu'il n'investit ni une transcendance, ni une immanence. L'entéléchie hétérogène du sentant/senti, dans l'unité espaçante de son contact, implique le rapport, sous la forme de l'être­affecté-par, et par conséquent de l' être-affectable-par, ou de l'être-passible-de (dont l'intellection, et le sens intelligible, ne sont après tout qu'une modulation ou une modalisation, voire une affection de l'affect lui-même). L'affectabilité constitue la prés-ence de la présence sensible, non pas comme une pure virtualité, mais comme un être-en-soi-toujours-déjà-touché l,

touché par la possibilité d'être touché. Pour cela, il faut que l'être passible ait en soi déjà offert quelque partie de soi - mais ici, la partie vaut le tout - à quelque chose hors de soi (ou à quelque chose de soi mis à part hors de soi). L'affect se présuppose: en cela, il se comporte en sujet, mais en tant qu'actualité passive ou passible d'un être-sujet-à.

Cet acte originaire de passibilité a lieu, nécessairement, comme la découpe et l'ouverture d'un accès, l'accès selon lequel il est possible qu'un sentant sente un senti, qu'un senti soit ressenti. L'extériorité comme intimité de l'entéléchie aisthétique donne la découpe du lieu : le sentir est nécessairement local. Un sentir sans différence et sans localité - un sentir sans monde - n'en serait jamais un (ne serait jamais « un », jamais ce singulier qu'il est). Ainsi, le corps érotique est zoné, ou il n'est pas. (Et c'est ainsi,

1. Ce qui renverrait à une partie, au moins, des analyses de l'affect par Nicolas Abraham, en particulier à cette définition: «un vécu, déjà acte, mais non encore acte de transcendance - l'affect» (op. cit., p. 80).

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L'art, fragment

à l'inverse, que l'intellection parfaite est représentée comme un sentir total, immanence solaire ou nocturne d'un «esprit» mystique.) Non seulement l'aisthesis est l'acte de cette exté­riorité intime, mais elle est aussi bien immédiatement pluralité des sens. Il y a des sens différents, et non communicables, non pas en raison d'une répartition selon la rationalité de divers « moments du concept» (comme Hegel voulait l'établir), mais bien plutôt, et comme Hegel lui-même le dit aussi, parce que « le» sensible est « synonyme de l'extérieur à soi-même 1 ».

Le sensible ou l'aisthétique est l'extérieur-à-soi par lequel et comme lequel il yale rapport à soi d'un sens en général, ou par lequel il y a l'à du sens. Mais il n'y a pas de sens « en général}), ni de sens générique, il n'y a sens que dans la différence locale et le partage différant. La différance in-sensible est sensible : elle est l'insensible au sens tout à fait sensible, infinitésimalement sensible, que nous donnons au mot lorsque nous parlons, par exemple, d'une « diminution insensible de la lumière». Les cinq sens ne sont pas les fragments d'un sens transcendant ou immanent, ils sont la fragmentation ou la fractalité du sens qui n'est sens que fragment.

Même si l'on affirme avec Aristote qu'il n'y a pas d'autre région du sensible que celles par lesquelles nos sens sont affectés, on ne pourra pas pour autant produire la réalité d'une Totalité sensible : le tout du sensible n'a son être que de sa division, de son dis-sentiment. Mais c'est ainsi qu'il fait le tout de ce monde-ci : totalité non totalisable, et pourtant sans reste - ou du moins sans reste qui ne soit à son tour tracé à même ce monde-ci. On ne devrait même pas dire que le « tout sensible» est partes extra partes, si on risque de faire entendre qu'il s'agit des parties d'une unité. L'extériorité des sensibles est toute l'intériorité sensible. De même, l'extériorité réciproque des

1. EncycloPédie des sciences philosophiques, addition au § 401.

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« arts)} est la seule intériorité de leur ordre, et les affinités internes de cet ordre, ou les « correspondances» de Baudelaire, ont toujours le caractère paradoxal d'affinités par incompati­bilité. Les arts ne communiquent que par l'impossibilité de passer de l'un en l'autre. Chacun est au seuil des autres 1.

Cette fractalité du/des sens, exposée au lieu même de la vérité du sens, serait l'enjeu de l'art, désormais et pour long­temps - et depuis très longtemps peut-être.

C'est bien pourquoi l'esthétique et l'art apparaissent dans notre histoire (je veux dire : apparaissent comme lieux de pensée irréductibles, nécessaires à la détermination ou à la problé­matisation du sens lui-même) lorsque s'évanouit l'intelligibilité du sens, dans sa cosmo-cosméto-logie. C'est ce qui se passe entre le XVIIIe siècle et Hegel. Et c'est ce qui fait que Hegel, lorsqu'il annonce que l'art « est désormais pour nous chose du passé}) n'annonce rien d'autre que la fin de la belle (re)présentation du Sens intelligible - c'est-à-dire de ce qu'il nomme aussi « la religion esthétique)} - et la relève de cette présentation dans son mode moderne de vérité, celui du concept, le «gris» philosophique, immanence achevée, sans différence sensible, d'une transcendance toute revenue à soi.

Mais en même temps, exactement du même geste, Hegel délivre l'art pour lui-même: il le délivre du service de la

1. Deux remarques : 1. Ce qui est dit ici doit s'entendre de tout ce que nous appelons «sensible », d'emblée au-delà de la seule sphère «senso­rielle », qui n'est elle-même qu'un découpage déjà abstrait; il s'agit du sensuel et du sentimental, de l'affect et du sens en toutes leurs extensions. Pour finir, il s'agit du sens en ce qu'il serait: être touché d'exister. - 2. On devine les conséquences à tirer quant au désir du « grand art» comme « art total », que ce soit sur le mode d'une synthèse sublime, de Kant à Wagner, ou sur celui d'une subsomption de tous les arts sous la « poésie », de Kant encore et de Hegel à Heidegger. - Je renvoie là encore aux analyses de Lacoue-Labarthe à propos de Wagner, de Heidegger et de Mallarmé, dans Mltsica fieta, op. cit.

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L'art, fragment

transcendance dans l'imrnanence, il le livre à la vérité détachée, fragmentale. Hegel, volens nolens, repère et salue en fait la naissance de l'art, le détachement de ce « concept» désormais autonome, exposé comme le détachement même, la séparation et la fragmentation du sens 1. Sans doute, pour Hegel, «les modes déterminés de l'existence artistique sensible sont eux­mêmes une totalité de la différence nécessaire de l'art - les arts particuliers» ; mais cette totalité ne s'effectue qu'en maintenant sa différenciation : «Ce que les arts particuliers réalisent donc en œuvres d'arts singulières, ce ne sont, selon le concept, que les formes générales de l'idée de la beauté se déployant; en tant que son effectuation extérieure se dresse le large Panthéon de l'art, dont l'architecte et le maître d' œuvre est l'esprit du beau se saisissant lui-même, mais que l'histoire du monde n'achèvera que dans le développement des millénaires 2. »

1. Cette lecture de la fin de la « religion esthétique)} dans la Phénomé­nologie de Hegel est faite et justifiée dans « Portrait de l'art en jeune fille )} (dans JLN, Le Poids d'une pensée, Montréal/Grenoble, 1991, et L'Art moderne et la question du sacré, dir. Jean-Jacques Nillès, Paris, Cerf, 1993). Il va de soi qu'une enquête plus fine devrait préciser comment l'art n'a pas cessé de naître dès Platon, Aristote et Plotin, alors même que la subsomption sous l'intelligible est le thème organisateur. L'art paraît dès que le sens se fait athée : mais 'c'est sans doute aussi vieux que Lascaux. L'art est plus « primitif» que tout schéma de primitivité et de progression, d'avancée du savoir ou de départ des dieux. Et de même, le monde.

2. Esthétique, trad. S. Jankélévitch, Paris, Flammarion, 1979, t. I, pp. 108, 13 l (traduction modifiée). Pour être précis, il faudrait ajouter que le côté du « concept» ne saurait, dans les termes et selon l'économie générale de l'Esthétique, conquérir pour lui-même ni son autonomie, ni son unité intérieure : il reste, en tant que tel, privé de vie sensible, de couleur et de goût. Tel est, pour finir, l'enjeu d'un pas dialectique impossible de la « poésie)} à la «pensée », qui est aussi bien celui d'une contradiction irrelevable de la poésie elle-même, qui ne cesse de revenir au sensible au moment même où elle est en passe de le dissoudre. La trop fameuse « fin de l'art» n'est au moins, pour le dire très vite, que la moitié de la pensée

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Ainsi, le même Hegel qui avait présenté la fin de la religion antique 1 comme fin de l'art, mort de la vie divine qui l'ani­mait - « mort du grand Pan» - présente ici l'art lui-même comme le temple de tous les dieux, des dieux nombreux qui ne sont plus des dieux mais l'art lui-même en tous ses éclats -et ce temple est à l'échelle de l'histoire du monde.

hégélienne. L'autre, c'est le « vaste Panthéon» des arts différents, de l'art comme différence de la présentation. Et cela même appartient à la nécessité de la pensée, car celle-ci est « sans doute abstraite en un sens relatif, mais ne doit pas être pensée unilatérale, mais pensée concrète» (ibid., p. 107). Que le concret-de-pensée se donne dans la christologie dialectique n'empêche pas que celle-ci engendre aussi 1'« art chrétien», qui culmine pour n'en pas finir dans la contradiction intime de la poésie-pensée (et/ou poésie-prose), et par conséquent, dans l'inachevable « Panthéon». Je montrerai ailleurs comment cela se lit à livre ouvert chez Hegel.

1. Dans le texte de la Phénoménologie: cf. note 122. - Ce retournement remarquable chez Hegel a échappé, en particulier, à Heidegger, bien que celui-ci ait très bien su que Hegel n'affirmait pas la fin des productions de l'art, mais celle de la nécessité de sa présentation. Or c'est aussi cette nécessité que Hegel non seulement maintient, mais instaure philosophi­quement, et malgré lui. De ce fait, l'interprétation de l'art par Heidegger se trouve à la fois en avance et en retard sur Hegel. Il y faudrait une longue analyse, dont je note ici le principe: «en avance», dans la saisie de l'art comme «ouverture d'un monde », c'est-à-dire de l'ensemble des « rapports}) et de leurs « jointures », en tant que « cet être-ouvert du Là est l'essence de la vérité» - saisie de laquelle je suis ici tributaire : il s'agit bien d'une présentation de la présentation ou de la venue -, mais « en retard» dans la mesure où le rapport à la « terre» comme « profondeur et fermeture de l'abîme », elle-même dans un rapport au divin qu'implique le paradigme du « temple», me semble refermer, en effet, sur l'art une autre et même sacralité (à laquelle s'ajoute l'assignation du « peuple »). Ce n'est pas qu'il faille objecter à Heidegger que le monde soit {( pure» ouverture: en un sens, ce monde-ci est bien « la terre ». Mais c'est la terre­monde, et sans dieux, sinon des lieux. (Cf. Heidegger, De l'origine de l'œuvre d'art, Première version, trad. E. Martineau, Authentica, 1987, p.55.)

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L'art, fragment

La multiplicité du « Panthéon» absente Dieu, et l'art advient là où Dieu s'absente : proposition banale, sans doute, mais dont les implications nous restent encore à explorer (tant il est vrai qu'en même temps, et depuis Hegel, on n'a pas manqué de déployer une théologico-esthétique « sécularisée» : certains discours de Malevitch, par exemple, sont plus proches de Plotin que de la peinture de Malevitch, et il n'est pas certain qu'aucune philosophie de l'art ait encore assez reconnu l'enjeu de la fragrnentation; inversement, Plotin est peut-être aussi plus proche de la peinture de Malevitch ou de Picasso que de la vérité plotinienne). Le sens qui ne peut s'exposer qu'à même le fragment n'est pas un sens absent comparable à r absence pleine de sens du Dieu qui ne cesse pas, en tant que Dieu, de s'absenter: il est le sens dont r absence ne fait pas sens, c'est-à-dire ne se convertit pas en présence absentée, mais consiste tout entière, si on peut le dire ainsi, dans r absence comme présentation, ou dans la fragmentation de la prés-ence.

Si on peut le dire ainsi, car précisément, on ne le peut pas, et l'art est toujours r art de ne pas le dire, et d'exposer ce qui n'est pas à dire (non pas un indicible, mais le non-à-dire du sens) à même tout ce qui est exposé, comme le dicible même, et plus encore, comme le dire lui-même, cornme tout le dire en sa fragmentation 1.

1. Ou bien, c'est l'inverse: Dieu s'absente lorsque l'art advient. Or l'art advient toujours, sans cesse à nouveau depuis Lascaux, tandis que « Dieu» (le Sens noué en dialectique de la transcendance et de l'immanence) aura seulement signalé la trajectoire occidentale. En ce sens, les figures divines de l'art antique n'ont rien à voir avec le divin de Dieu. Hegel a donc raison d'y voir l'art, mais il a tort d'y voir un moment de la religion, destiné à passer dans la religion révélée, puis dans la pensée. Toutefois, le

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Le Sens du monde

Reste donc - ce qui reste dans la déconstruction de SOI a laquelle l'Occident est obstinément et rigoureusement employé, en raison même, et en proportion de l'imprésentation de son Soi à laquelle il se voue d'origine (à laquelle le voue sa propre requête de vérité, qui pour cette raison peut toujours se dialectiser en « nihilisme », et aussi en art nihiliste), et ce qui reste ainsi, ou ce qui vient et ne cesse pas de venir en tant qu'un tel reste, nous le nommons l'existence. Elle n'est pas « l'existence de l'être» au sens d'un prédicat distinct de son essence, mais au sens de l'être qui est transitivement l'existence, ou qui l'ex-iste. L'être

Dieu chrétien-philosophique (ou judéo-chrétien-philosophique, et islamique aussi) ne se détermine pas non plus en pure extériorité au « divin» païen, pas plus que celui-ci n'est, sur son autre face, simplement identique à 1'« art» (dont il ignore, en un sens, le concept). Le mélange de ces dis­tinctions est au contraire d'origine pour l'Occident. C'est bien pourquoi le comble de l'ambiguïté de l'art occidental est dans la superbe effervescence de l'art chrétien (celui que Hegel passe sous silence dans la Phénoménologie, mais célèbre, dans l'Esthétique, avec fascination, surtout sous les espèces de la peinture). Le christianisme représente l'exigence indécidablement esthé­tique et théologique d'une « présentation sensible de l'Idée ». L'Idée s'y incarne, mais l'incarnation s'y dialectise, y dénie ou sacrifie la fragmentation que le sensible est. Le corps de Dieu peut bien être présenté en une multitude de morceaux de pain - ce « pain et vin)} qui aura hanté Hegel, Holderlin, Mallarmé ... -, à la fin c'est son corpus mysticum qui est consommé. À ce compte, l'art serait une eucharistie (le « don d'une grâce ») qui en reste aux fragments rompus, qui consiste dans leur fragmentation. Une eucharistie sans communion. Une eucharistie qui serait la déconstruction de l'eucharistie. Toutefois, si une déconstruction doit faire effectivement jouer les pièces de l'assemblage et doit le disloquer (le fragmenter) pour frayer la voie d'un autre sens, alors 1'« art» désassemblé de la « religion )} ne peut sans doute pas plus rester 1'« art» que la « religion» ne peut demeurer. L'esthético-théologique n'a pas fini de nous donner du fil à retordre.

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L'art, fragment

existe l'existant : il ne lui donne pas son sens comme sa présup­position et sa fin, il est sens donné avec l'exister, cornme lui, plus que don, être au monde, et le monde non pas comme un espace englobant, mais comme le frayage multiple de la sin­gularité d'exister. Elle est multiple en régions et en régimes de l'existant, multiple en individus et en événements dans chaque individu, mais d'abord et jusqu'aux confins multiple en matières, en éclats matériels du sens: existence sensible, existence fractale.

Fragment: non plus la pièce tombée d'un ensemble brisé, mais l'éclat de ce qui n'est ni immanent, ni transcendant. L'éclat in-fini du fini. Non pas la pièce chue, encore moins déchue, mais la pièce échue, c'est-à-dire venue par dévolution. La dévolution est l'attribution, le partage, la destination, la passation, le transfert par déroulement (devolvere) , par déplie­ment et désintrication. Monde, fragment : l'être dévolu.

Les chutes, les déchets, les brisures, les morceaux déchiquetés, les restes, les abats, les rognures, les ordures, les excréments dont regorge - ou dégorge - l'art contemporain, le trash art, sont tous posés, déposés et exposés sur la limite infiniment mince qui sépare le déchoir de l'échoir, la perte de l'éclat, et l'abandon de l'abandon lui-même. L'art y vacille entre sa propre déchéance et un à-venir de sa dévolution. Entre son échec et sa chance, l'art une fois de plus recommence. Marx n'était pas si naïf lorsqu'il s'étonnait de l'effet et de l'affect que produisent encore les œuvres des Anciens, alors que les rnythes qui les soutenaient sont hors d'usage; il comprenait cet effet comme celui d'une enfance et de sa fraîcheur perpétuée 1. Peut-être

1. « Introduction générale ... » de 1857, Œuvres, l, Paris, Gallimard, i965, pp. 265-266 : « Un homme ne peut redevenir enfant sans être puéril. Mais ne se réjouit-il pas de la naïveté de l'enfant, et ne doit-il pas lui­même s'efforcer, à un niveau plus élevé, de reproduire sa vérité?» Cette vérité native de l'art, ce retour du sens naissant auraient-ils à voir aussi avec le « travail libre)} ?

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l'art est-il l'in/ans par excellence, celui qui ne discourt pas, parce qu'il fragmente: frayage et fracture de l'accès.

On a jusqu'ici considéré, de toutes les manières possibles, l'art sous l'angle de la « création)} (poiesis, génie, etc.), et l'art sous l'angle de la « réception)} (jugement, critique, etc.). On a plutôt laissé dans l'ombre son échéance ou sa dévolution, c'est-à-dire aussi sa chance, son événement, sa naissance ou sa rencontre - ce qu'en d'autres lexiques on a pu nommer le ({ choc», la «touche», 1'« émotion» ou le «plaisir», et qui participe indissociablement de la «création» comme de la « réception ». Le plaisir esthétique (c'est un pléonasme si on parle bien du plaisir aisthétique, car «tout plaisir est phy­sique 1 » ; l'entéléchie sentant/senti est toujours aussi celle d'un sentiment de plaisir/de peine) est encore ce par rapport à quoi le discours sur l'art reste le plus discret, distant ou distrait. Telle est du moins la situation du discours moderne sur l'art, car le discours classique s'ordonnait à la considération du plaire au moins autant qu'à celle des règles : mais l'esthétique des règles et du plaire (des règles pour plaire et de la règle de plaire) a fait place à celle de la poiesis et des œuvres. Néanmoins, le discours classique en restait le plus souvent à désigner le plaire - le charme, la touche de la grâce - comme le but, et il n'y touchait, si on peut dire, guère plus.

Sans doute le discours, en tant que discours, ne peut-il éviter la distance ou la distraction quant au plaisir. La signification ne peut pas toucher aux sens, ni au sens, ce qui pourrait encore s'énoncer de cette manière: la jouiscience est impossible 2. Car

1. Kant, Critique de la faculté de juger, § 29, {( Remarque générale» ; Kant reprend cette détermination à Épicure; cf. aussi § 54.

2. Raison pour laquelle, si l'on en parle, il y a des chances que cela donne un poème plus qu'un discours. Ainsi, exemple de hasard, Michel Butor écrivant sur Alechinsky : « son regard soluble entouré/du turban des odeurs exquises/avec les bruits de l'atelier/et les baisers sur les vitrines ... »

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L'art, fragment

le plaisir - aussi bien mélangé de déplaisir dans le « sublime» de Burke et de Kant, ou dans le « plaisir de tension» de Freud, plaisir subliminaire ou préliminaire, plaisir (à la) lirnite qui fait peut-être l'essence du plaisir, et qui fait pour Freud la « prime» esthétique -, le plaisir n'a lieu que par lieu, par touche et par zone. Il est local, détaché, discret, fragmentaire, ab-solu. Un plaisir non fractal, un plaisir sans bords, sans éclat, sans venue, sans échéance, n'est pas du plaisir: c'est tout au plus satisfaction, agrément, contentement. Le plaisir n'est pas pour autant « partiel» : la structure ici n'est pas d'une pars pro toto, elle est celle d'une totalité singulière.

L'art est fragment parce qu'il touche au plaisir: il fait plaisir, il est fait de ça et pour ça, pour ce plaisir grâce auquel il touche - et ce toucher est son essence. Son faire est un plaire: ni poiesis, ni praxis, mais un autre « faire» encore, qui mêlerait aux deux autres l'aisthesis et sa double entéléchie. Le plaisir surprend et suspend l'enchaînement du sens-signifiant par la touche des sens. Ou plutôt : ce qu'on appelle la « touche des sens» consiste précisément dans le suspens et dans la prise par surprise de l'enchaînement signifiant. Position semblable à celle de la vérité : présentation sensuelle de la vérité 1.

0973, dans Pierre Alechinsky. Extraits pour traits, textes réunis par Michel Sicard, Paris, Galilée, 1989, p. 105). Toutefois, il est encore trop simple d'écarter la jottiscience. Signifier et discourir ne vont pas non plus sans plaisir ou peine. Mais ce n'est pas ici mon objet.

1. Ce qui ne veut pas dire que le plaisir et l'art se distribuent simplement selon les cinq sens d'une sensorialité abstraite. La sensualité fragmente autrement, jusqu'à un certain point. Mais elle fragmente.

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Du symbolique en tant que singulier

Jouir ne va nulle part ailleurs, ne fraye aucun autre accès, qu'à suspendre l'ordre signifiant ou l'ordonnance symbolique. À les suspendre et à les surprendre d'une interruption qui ne produit pas un vide de sens, mais au contraire un plein et un trop-plein: un « sens absent », ou l'irruption d'une venue du sens plus ancienne que toute signification, et comme sa vérité de sens. C'est ce que la langue théorique a pensé parfois traduire en parlant de 1'« impossible ». Mais 1'« impossible» de la jouis­sance n'est que l'impossible de sa (re)présentation ({ sensée »,

tout en étant la possibilité extrême, originaire, de toute venue en présence, joie et douleur, et de ses significations éventuelles 1.

De toute évidence, il ne s'agit pas de substituer au discours théorique de l'impossible cet autre discours, non moins théo­rique, qui croit pouvoir dire «naturels» la jouissance ou le plaisir (ou la douleur). Il ne s'agit ni de l'immanence d'une nature, ni de la transcendance d'un irnpossible. Il s'agit de la double topologie de la présence qui vient au sens et du sens qui vient à la présence. La présentation sans présentité, ou la prés-ence, ne transcende pas plus qu'elle n'immane : elle vient, elle va et vient, interruption des enchaînements symboliques aussi bien que des continuités substantielles. Ou plus exacte­ment: interruption des enchaînements syrnboliques en tant que cette concaténation qui assure, par la signification, une commu­nication de substances (ainsi signifiées - supposées - sujets).

l. Il faudrait relire « Pas », ce texte de]. Derrida consacré à la venue et à sa structure ou à sa loi dans le « Viens », pour y suivre le fil- évident -de la jouissance.

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L'art, fragment

Cette interruption est fractale - et 1'« art)} est ce qui a lieu là où elle est frayée. Ou bien, il y a au moins de l'art lié en quelque manière à ces frayages : c'est ainsi que l'art serait indissociable de la jouissance érotique, et réciproquement (c'est L'art d'aimer), et aussi de la jouissance du pouvoir et de la gloire et/ou de celle du lien de la communauté, c'est ainsi encore qu'il y a ce qu'on nomme les « arts mineurs» (gastro­nomie, art des parfums, du vêtement, des jardins, etc.). Plus largement encore, il y aurait trace ou présomption d'« art » chaque fois qu'est brisée, détournée, suspendue la complicité dialectique de l'immanence et de la transcendance, de l'être­en-soi et de l'ex-tase, c'est-à-dire chaque fois que vient nous toucher un sens plus « originaire» que toute assignation d'un « Soi» ou d'un «Autre» : le sens même, «en un sens », en son sens «unique» et singulier, en tant qu'il ne peut que précéder, se précéder lui-même et l'être « dont» il est le sens: précéder l'être dans l'être même, le transir de praes-entia.

Cela peut avoir lieu dans des gestes, dans des allures, dans un « art de la conversation », dans la convention et dans la cérémonie sociales, dans la fête et dans le deuil, cela n'est pas dissociable de l'ethos et de la praxis en général, et cela n'est pas dissociable non plus de l'exercice du discours et de la signification. Cela ne veut pas dire qu'il y ait «art» partout, sans distinction : « art » est seulement ce qui prend pour thème, et pour lieu, le frayage du sens comme tel à même sa sensualité, une « présentation de la présentation », ou la motion et l'émo­tion d'une venue.

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Famille sémantique du fragment: anfractuosité, frange, nau­frage, frayer, fraction, brèche, brique, brioche, broyer, esquille, enfreindre, chanfreindre, souffreteux, refrain. Le refrain suspend le cours de la chanson: il l'interrompt, il la relance - mais il la relance pour le retour du refrain. L'art refrain : fragment toujours soustrait aux entraînements de l'histoire, toujours en plus ou en moins, enchaînant pourtant avec elle. Depuis Las­caux, l'art serait refrain implicite de l'humanité - explicite depuis les Grecs, ou bien depuis Hegel. Il y a une histoire de l'art, mais c'est l'histoire de cela qui ne cesse de faire irruption ou effraction dans l'histoire, de cela qui s'y donne toujours fini, toujours repris. Pour autant que l'art a une histoire, il est culture ou culte des formes, il est goût, il est service divin ou monument du pouvoir. Mais pour autant qu'il est cet étrange refrain - anfractuosité, naufrage, brèche -, il est 1'« art », le fragment, toujours à nouveau son « propre» fragment.

Mais il Y a plus. De manlere paradoxale, lorsque l'ordre symbolique est interrompu, c'est alors aussi qu'il touche à sa propre essence. Le symbolon est brisure autant que réunion : il est brisure-pour-Ia-réunion, il a sa vérité dans son être-divisé. Il n'y a jamais un seul symbolon. Comme le singulus, il n'existe qu'au pluriel - et les singuli sont toujours autant de symbola.

Symbola sont les tessons de la reconnaissance, les fragments de poterie rompus en promesse d'assistance et d'hospitalité. Le fragment porte la promesse que sa ligne fractale doit non pas disparaître dans un tout rassemblé, mais plutôt se retrouver ailleurs, lèvre contre lèvre de l'autre morceau. Le fragment symbolique affirme que sa fracture est encore elle-même ailleurs, autrement 1.

1. De la famille du fragment sont aussi ceux qu'on jette dans l'urne, les suffrages des citoyens. « Suffrage» est le mot-valise de « symbole» et de « fragment» ...

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L'art, fragment

La loi suprêrne du symbolique n'est pas de faire lien consis­tant et circulation continue. Elle est située plus avant, plus en retrait, dans ce qui donne la condition de possibilité d'un lien ou d'un échange, d'un nouage, d'une communication en géné­ral, par message ou par toucher, par mimésis ou par methexis, et qui toujours comporte, et ne peut que comporter, le partage du secret de la communicabilité elle-même (un symbolon, c'était aussi un secret).

C'est ainsi, par exemple, que nous partageons le secret du langage comme quelque chose de plus reculé que le langage lui-même - mais nulle part ailleurs qu'exposé à fleur de langue. Ou bien encore, par autre exemple, le secret, sans doute insé­parable du précédent, de la communicabilité qu'il faudrait dire « pathique », par «empathie», «sympathie », «pathétique», secret plus reculé que tout pathos déterminé, secret de l'am­bivalence pathique (de ce que j'ai nornmé la curiosité) et secret de son touchant/touché. Double secret phatique et pathique, en lui-même double et un, unidéhiscent, condition, don ou prés-ence de tout être-en-commun, condition pél.rtageant le monde. Le secret du symbolique consiste exactement dans son partage. Celui-ci n'est donc évidemment rien qui soit à partager, et il est chaque fois l'obvie de tout partage, son ob-jectivité patente et l'ob-stade de sa dis-location transitive. Le secret est l'obvie de la fragmentation.

D'une part, le symbolique est partagé en ce qu'il est commun et communiqué à tout le monde avant qu'aucune «commu­nication» soit établie - dans une communicabilité secrète de toutes choses en tant qu'elles sont, dans l'inouïe topographie fractale qui fait la cohérence sans cohésion d'un monde, du fait absolument empirique et absolument transcendantal qu'il y a toutes choses, ce don de toutes choses, cette venue de toutes choses qui ont entre elles toutes cette venue elle-même, la praes­entia de leur être, de l'être qui n'est rien que le leur et leur être au monde.

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D'autre part, le symbolique est partagé en ce qu'il est réparti, épars, disséminé entre tous les lieux - points, moments, sujets de vérité - de sa possible symbolisation : ainsi, il n'est ou ne consiste nulle part, en nul instant. Ce n'est aucune partie, ni l'inexistence du Tout, c'est le partage qui est le secret : secret ouvert, découvert, exposé obvie de toutes parts et à tout venant, comme la dispersion des étoiles et des mondes dans le monde, secret ouvert de l'ouvert, offert - l'existence manifeste, non manifestée, ou le manifeste de l'existence : la nudité.

Le fragment, ou 1'« art », est le symbolique même au lieu et à l'instant de son interruption. Il est le secret - plaisir et/ ou douleur - qui interrompt la symbolisation du symbolique, et qui délivre ainsi ce plus-de-sens, cet infiniment-plus-de-sens par quoi l'existence se rapporte et s'expose à elle-même. Ce rapport ne boucle pas une signification, il les suspend toutes, il diffracte et fragilise le sens signifié. Il expose le sens comme le secret de ce qui n'a rien de caché, aucune profondeur mystérique ou mystique, et qui n'est ou qui ne fait rien d'autre que la touche multiple, discrète, discontinue, hétérogène et singulière de l'être même.

Fragment : le plaisir et la douleur en quoi l'être jouit et pâtit d'exister. C'est ainsi que l'art est fragment: il n'est pas la présentation de l'être, et ainsi il ne se rapporte pas à la vérité au sens où la philosophie l'aurait voulu. Quelles qu'aient été les variations de l'assignation philosophique (mimésis, splendeur, représentation, dévoilement, mise en œuvre, poié­tisation, et tout cela à la fois), elles laissent encore inaperçu ceci, que l'art sans doute ne peut exposer qu'en s'exposant lui­même, à bout : que l'être, en deçà ou au-delà de sa vérité, jouit et pâtit d'exister. Ce jouir-et-pâtir est venue en présence, présentation sans présentité : de cela, il n'y a pas vérité comme

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il Y a vérité de - au sujet de - l'être. La présentation est plutôt elle-même vérité. Mais pas «au sujet de» : elle est vérité étante, ou existante, en acte. Si l'art est présentation de la présentation, et non de l'être, c'est en ce sens qu'il a trait à la vérité: comme son sens en acte. Comme la vérité touche, et ne peut que toucher.

Cet acte n'est pas une opération, et n'aboutit pas à l'œuvre­si l'œuvre est la production d'une essence, d'un accomplisse­ment, fût-il celui d'une herméneutique infinie, comme aime à le penser une certaine tradition sur l'art.

Autant dire que l'art-fragment n'est pas le sacrifice (qui est un des sens d' operatio, d'où vient le germanique Opfer) : il n'opère ni n'assure la continuité et l'homogénéité de l'être en médiatisant ou en sublimant le fractal de l'existence dispersée. Le fragment en ce sens est l'opposé du sacrifice parce qu'il est l'opposé de cette continuité d'essence que veut assurer la repré­sentation occidentale du sacrifice : une eucharistie qui rassemble et qui incorpore les fragments de sa grâce.

L'art est présentation de la présentation en ce qu'elle est insacrifiable : touche éternellement intacte de l'être. (<< Éternel­lement)} veut dire: «dans l'instant », le « là)} de 1'« ici», et «la mer mêlée au soleil ».) C'est bien pourquoi, d'ailleurs, toute la tradition aura achoppé sur le sacrifice des sens qu'elle exigeait au nom de la vérité et du bien, mais que l'art n'a cessé de lui refuser, de lui retirer en vertu d'un tout autre frayage.

C'est bien pourquoi aussi l'« art» est l'ars ou la techné : ce qui a lieu là où n'a pas lieu l'opération essentielle et sacrifi­cielle - essentialisante - que la «méta-physique}) a projetée comme devant être celle d'une physis. La physis serait cette puissance qui d'elle-même élève et enlève son essence au-delà

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des contingences de sa manifestation. Plus précisément : sa manifestation lui est certes essentielle, mais plus essentielle encore, plus pré-supposée, lui est la puissance d'être et/ou de produire de soi-même sa manifestation, et ainsi de s'accomplir, de se finir infiniment, d'une finition sans reste, et d'une finition où la puissance ne cesse de précéder l'acte et de lui succéder encore, suressentielle. (Et c'est en quoi, le plus souvent, on a voulu que l'art « imite la nature}).) Mais la techné est la physis sans cette essence : la méta-physique de l'acte qui précède et se précède en prés-ence, qui s'accomplit de soi mais ce faisant n'accomplit rien que soi, ne bouclant ni la propriété d'un soi, ni celle d'un sens, mais ne cessant d'ouvrir l'à-soi comme au monde. Cela dont le sens, ou les sens, le plus d'un sens, est un jouir/pâtir plutôt qu'un accomplir et un vérifier.

La techné est fragmentaire ou fractale : règne du sans-essence ou de l'existence. Ce règne est sans domaine et sans souveraineté. La puissance de la technique a beau croître de manière expo­nentielle, elle ne produit pas l'assomption d'une souveraineté: elle ne dispose pas l'instance d'une Fin et d'un Sens. Il n'est donc pas étonnant que l'ère de la « technique)} soit aussi celle de la « fin de l'art». Celui-ci, de fait, en a fini avec le service de la finition d'une fin. Il a fini d'être art religieux ou philo­sophique, tout comme d'être art (théologico-)politique. Du même coup, l'art est ouvert à cette fragmentation de sens que l'existence est. Il y fut toujours ouvert. Mais aujourd'hui, c'est une béance telle qu'elle le distend et qu'elle le déchire lui­même de part en part: à la dimension de cet in-fini de sens auquel nous attendons qu'il réponde pour nous. Non pas, d'abord, comme une réponse « esthétique », mais plutôt comme un art inédit d'être au monde, à même l'aisthesis et l'espacement intime de sa double entéléchie, de son contrepoint sans réso­lution.

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« Coda: Orgia »

Que le jouir/pâtir, sa surprise et son suspens, ne soient ni exogènes ni annexes à l'œuvre comme telle, mais lui soient au contraire intimement connexes, c'est ce dont on aurait un indice dans la parenté sémantique (à tout le moins présumée) de l'ergon et de l' orgia. Orgia ne désigne l' orgiasme comme débordement - singulièrement sexuel- qu'en désignant d'abord un rite, une opération cultuelle qui peut donner lieu à ce débordement. (Ou bien, ta orgia désigne aussi les objets de ce culte 1.)

À partir de cette proximité, et même de cette contiguïté­contact des objets, culte du toucher -, l'orgie pourrait désigner

1. Cf. Kernos n° 5, 1992, « L'élément orgiastique dans la religion grecque ancienne)}, Centre d'études de la religion grecque antique, Athènes-Liège, en particulier A. Motte et V. Pirenne-Delforge, « Le mot et les rites. Aperçu des significations de orgia et de quelques dérivés. )} Cf. aussi Pauly-Wissowa, qui souligne le caractère d'abord non extatique de la signification.

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le jouir/pâtir de l'œuvre (aux deux valeurs du génitif), et ainsi son «désœuvrement», si l'on veut, mais qui ne serait autre que la vibration, ou le tremblement, ou la touche de son opération même. Son é-motion et sa corn-motion. (Ainsi, la parenté de l' orgia avec l'orgasme, bien qu'avérée inconsistante par la science étymologique, n'en persisterait pas moins à hanter ces parages: le désœuvrement, ou l'orgastique de l'œuvre.)

Mais il faut aussitôt préciser : avec 1'« orgie », il ne s'agit pas de réintroduire un culte mystérique. Du reste, on peut distinguer chez les Grecs, quoique avec précaution, les cultes de «révélation» des cultes orgiaques de «possession». On pourrait donc tenter de penser une « possession» - une appro­priation de l'inappropriable, de la venue et de l'entre - sans révélation, et donc aussi bien sans appropriation. Quoi qu'il en soit, il ne s'agirait d'aucun culte - pas plus que d'une complaisance inverse et symétrique pour l'orgie comme figure de la « décadence», elle-même réputée « romaine» (en un sens, oui, notre aujourd'hui ressemble à la fin de Rome; mais rien ne se répète: ce n'est pas un empire qui se disloque, c'est un monde qui s'articule; les craquements aux jointures se res­semblent sans doute, mais nous savons que nous n'avons à être nostalgiques de rien, surtout pas d'un empire, qu'il soit colonial ou Reich de mille ans). Il devrait s'agir de l'ordonnance de la venue, ou de cette contradiction dans les termes qu'impliquerait le cadre d'un débordement. Que la venue survienne toujours, que la présence s'y précède et s'y prévienne, cela n'exclut pas, au contraire, une mesure, un cadre et une ordonnance: une expo­sition de l'ex-position. Parce que ce qui (se) précède n'est pas être (intransitif) mais est transitivement ce qui existe, la précédence elle-même est déjà tracé, découpe et touche locale, et le fragment est d'origine.

Toute la logique du monde se concentre ici, et se concentre comme logique de l'art : le monde n'est ni fait, ni à faire, il est ce « faire» aisthétique du frayage multiple des lieux selon

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« Coda: Orgia»

lequel toutes choses ont lieu : le « faire» de 1'« il y a ». Il est tracé incessamment multiple et suspendu, incessamment lié et présentant. Techné de la touche, comme on parle d'une touche de peinture. En un sens, il n'y a qu'une touche, en un autre et pourtant même sens, son nombre est infini. L'« essence» de l'art n'est pas dans un temple, mais dans un trait, dans l'unicité singulière d'un trait nu sur une toile nue 1. Le trait est à la fois orgion et ergon, débordement et bord, le bord lui-même débordant pour être le bord qu'il est. En tant qu' orgion, l'ergon est à-, il est au monde, il «fait» monde, tout un monde éclatant. En tant qu'ergon, l' orgion est aussi à-, il déborde à une mesure, une cadence, un rythme qui fait à son tour monde, le même monde éclatant.

La mesure de la démesure ne vient pas contrôler et brider celle-ci: elle en est aussi bien le rythme même. L' œuvre, le trait lui-même, est aussi bien le moment propice, le kairos du rythme traçant le trait 2. Harmonie de l' orgiasme et rythme opportun du temps déchaîné : c'est la double valeur, struc­turellement et irréductiblement double, de toute ouverture, de

1. « Dans la plus haute Antiquité, il n'y avait pas de règles; la Suprême Simplicité ne s'était pas encore divisée. Dès que la Suprême Simplicité se divise, la règle s'établit. Sur quoi se fonde la règle? La règle se fonde sur l'Unique Trait de Pinceau.» (Shitao, Propos sur la peinture du moine Citrouille-amère, trad. P. Ryckmans, Paris, Hermann, 1984, p.9.) La métaphysique picturale (technique) d'un Chinois du XVIIe siècle vient au­devant du vieil Occident. Ce n'est pas un modèle: c'est un trait, une touche. - Je n'oublie pas pour autant que le templum est d'abord un trait délimitant un espace sacré. Mais la condition mondiale, c'est que rien/tout est sacré: le monde est un temple, il n'y a qu'un trait, et ce qui est à penser n'est pas son au-delà, mais son unique/multiple courbe fractale. (La dialectique du temple et de sa destruction se dissout comme monde; cf. JLN, « L'indestructible », Intersignes n° 2, 1992.)

2. Sur la proximité des problématiques du métron et du kairo!, cf. E. Moutsopoulos, « Musique et états orgiastiques chez Platon », dans Kernos, op. cit.

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tout espacement, de tout avoir lieu. C'est ce qui fait le sens du trait, et le trait comme sens.

Cela ne veut pas dire qu'il y ait, disponible, une harmonie de l' orgiasme de notre monde. Le déchaînement est terrible­et il y a beaucoup de terrible aussi dans notre art fracassé. Mais le geste de l'art résiste et se répète, parce que la venue du sens résiste. Peut-être rien de plus, pour le moment, qu'un art du geste - à quoi serait suspendu, en un défi redoutable et captivant, tout l'enjeu de la « technique», et du « monde», et du « sens ». Un art « rythmique» du geste - geste ou style de pensée, geste ou style de nouage du rapport, geste ou style dans l' orgion et dans l'ergon, geste ou style de faire sens, geste ou style d'être au monde: il ne s'agit pas de forcer le monde dans une figure, mais de s'y déplacer, à tous ses confins, sans sortir de lui, sans le rapporter à autre chose qu'à lui, à son événement, transposant sur le monde ce que Lévi-Strauss dit ainsi, après avoir rappelé que « Benveniste a démontré qu'en grec rhuthmos a pour sens primitif : {{ arrangement caractéristique des parties dans un tout" [ ... ] dans le rythme décoratif, c'est l'idée de « tout» qui domine, car la récurrence n'est perceptible que si la cellule rythmique inclut un nombre d'éléments limités. Dans une collection finie d'éléments procurés au hasard, ou que le bricoleur trouve dans son trésor, comment établira-t-on un ordre? La notion de rythme recouvre la série des permu­tations permises pour que l'ensemble forme un système 1. » Le mot de «système» doit dépouiller ici sa connotation rigide, impérieuse et hypostasiante : il n'a pas d'autre sens que le geste rythmique de tenir ensemble (dans) la venue.

1. Claude Lévi-Strauss, Regarder Écot/ter Lire, Paris, Plon, 1993, p. 157.

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Dans le fond, ces pensées n'ont pas la moindre signification. Les choses arrivent tout simplement et, comme des millions d'hommes avant moi, je cherche à leur trou­ver un sens parce que mon orgueil ne veut pas admettre que le sens d'un événement est tout entier dans cet événement. Aucun coléoptère que j'écrase sans y prendre garde ne verra dans cet événement fâcheux pour lui une secrète relation de portée univer­selle. Il était simplement sous mon pied au moment où je l'ai écrasé: un bien-être dans la lumière, une courte douleur aiguë et puis plus rien. Les humains sont les seuls à courir après un sens qui ne peut exister 1.

1. Marlen Haushofer, Le Mur invisible, trad. 1. Bodo et J. Chambon, Arles, Actes Sud, 1985, p. 219.

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La peine et la souffrance commencent avec l'existence, finissent avec elle, et cette fin donne peine et souffrance à celles et ceux qui survivent. La peine et la souffrance sont à la mesure du sens escompté (<< le sens escompté» : entendre cette expression au sens économique, songer à tous les calculs du sens, dont le pari de Pascal est comme une hyperbole, à toutes les traites tirées, à la capitalisation et aux intérêts; la Réforme, la Contre­Réforme, le Jansénisme, la Théodicée, le Progrès, l'Histoire, la Libération, la Recherche du temps perdu se sont joués dans cette économie, tout au moins dans ses parages, de même que l'Économie politique s'est jouée, se joue toujours, dans un calcul de la peine et de la souffrance, de leurs seuils de tolérance et de rendement). Le sens du sens escompté est de rémunérer la peine. Il ne faut pas oublier que « rédemption », ce grand mot de l'Occident, signifie « rançon» et « rachat» : escompte rému­néré, échu une fois pour toutes. Mais toujours, douleur ou deuil, la peine ruine ce sens - et dans la mort, elle ne disparaît pas sans l'emporter aussi avec elle. Et de cette peine, on trouverait la trace jamais tout à fait effacée jusqu'en plein cœur du christianisme, dès le cri d'abandon du Christ: la douleur rédimée aura été aussi la douleur aggravée, simultanément, indiscernablement.

Dès que le sens n'est plus escompté, mais disparaît pour solde de tout compte - et cela se produit dans le même temps que la théo-anthropo-dicée elle-même - le monde apparaît, en tant qu'il est le monde et ce monde-ci, comme une exposition de la souffrance dont le tableau fait en 1818 n'a guère à être modifié près de deux siècles plus tard : «Si l'on nous mettait sous les yeux à chacun les douleurs, les souffrances horribles auxquelles nous expose la vie, l'épouvante nous saisirait; prenez le plus endurci des optimistes, promenez-le à travers les hôpi­taux, les lazarets, les cabinets où les chirurgiens font des mar­tyrs ; à travers les prisons, les chambres de torture, les hangars à esclaves; sur les champs de bataille et sur les lieux d'exé-

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cution; ouvrez-lui toutes les noires retraites où se cache la misère, fuyant les regards des curieux indifférents; pour finir, faites-lui jeter un regard dans la prison d'Ugolin, dans la Tour de la Faim, il verra bien alors ce que c'est que son meilleur des mondes possibles 1. »

Le caractère dit « injustifiable}) de la souffrance est solidaire de l'espoir de sa justification possible, ou de son élimination, et par conséquent d'un sens orienté par cette justification ou par cette élimination. Peu importe, à cet égard, la provenance du mal, qu'elle soit représentée comme morale, dans une liberté, ou matérielle, dans une nécessité. Aussi bien Dieu pouvait-il jouer, pour l'une et l'autre ensemble, le double rôle d'origine et d'assomption. Qu'elle relève du mal- possibilité de la liberté -, ou de la maladie - possibilité de la nécessité-, ou qu'on ne puisse plus discerner l'un de l'autre, ce qui tend à devenir un caractère du monde (dans la pénibilité du travail, dans l'intrication, qui ne cesse de croître, des causalités tech­niques et naturelles), la souffrance est inéluctablement malheur. Au malheur, le sens a été apparié, tantôt positivement, en tant que sens tragique, tantôt négativement, à l'enseigne du bonheur.

Du bonheur en tant que version idyllique du sens - imma­nence du sens escompté, simple dénégation du malheur - il n'y a rien à dire. Rien de plus que de son symétrique, qui du reste est sa menace intime, l'ennui. Il suffit de dire avec Ernst ] ünger : « [ ... ] le nihilisme est terminé. L'action est devenue si forte qu'il ne reste plus de temps pour le nihilisme. C'est un état d'esprit que l'on adopte quand on s'ennuie [ ... ] Le nihi­lisme, c'est une affaire d'ennui, c'est bon pour les riches 2. )}

1. Arthur Schopenhauer, Le Monde comme volonté et comme représentation, trad. A. Burdeau, t. l, Paris, PUF, 1942, p. 339 (p. 59).

2. Entretien publié par Le Monde, 7 mai 1993 (p. 30), recueilli et traduit

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Du sens tragique, je ne chercherai pas à suivre le destin impressionnant, qui se déroule jusqu'à nous, jusqu'au bord de notre monde. Lacoue-Labarthe la résume ainsi : «Imiter le divin veut dire deux choses: vouloir être Dieu (c'est l'expé­rience tragique des Grecs) ; se régler « en toute humilité» sur le retrait du Dieu (c'est l'expérience «occidentale », tragique encore mais d'une autre façon 1).» Il précise ensuite que la différence de la « façon» tient à ce qui sépare « la figure de la mort» du «visage des morts - des exterminés ». C'est-à-dire que d'une plastique de la mort nous sommes passés à une nudité, et comme à une extrémité du « pathique » et du « pha­tique ». Silence accablant de notre entrée dans le monde, dans un monde marqué d'une douleur sans le moindre rachat - où le « génocide» (meurtre d'un peuple et meurtre du singulier pluriel) exemplifie, techniquement et matériellement, d'Ar­méniens en Juifs, de Tziganes en Homosexuels, de Commu­nistes en Asociaux, de Réfugiés en Marginaux, d'Exploités en Exclus, d'Affolés en Affamés et en Contrôlés, la mise à mort du monde au nom de la terre, de la planète ou de l'univers. Le monde aura commencé par sa fin : la mort du Dieu créateur

par Pierre Deshusses. Qu'il n'est plus temps pour l'ennui, c'est ce que confirme le caractère désormais anachronique de l'analyse que Heidegger lui consacrait en 1930 : « C'est le vide qui, au fond, ennuie. [ ... ] dans tout ce qui consiste à organiser, à faire des programmes, des essais, il y a, au bout du compte, un bien-être général et béat dans une absence de péril. »

(Les Concepts fonèlamentaux de la métaphysique, op. cit., p. 247.) Cette brève citation suffit à mesurer un écart historique qui est aussi l'écart entre ce que Heidegger en 1930 pouvait désigner comme la tâche de «configurer» ou de « former, façonner)f le monde (die, eine, Welt bilden) - tâche qu'il eut plusieurs raisons de reconnaître dans certains aspects de la volonté nazie - et la tâche que nous devons reconnaître aujourd'hui. Nous ne partons pas de l'ennui, mais d'une désorientation qui se sait être à elle­même sa seule ressource. Nous ne voulons pas «bilden» le monde, nous voulons ce monde-ci.

1. La Poésie comme expérience, Paris, Bourgois, 1986, p. 165.

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du monde, la haine de ce Inonde même en tant que reste d'une création perdue, la volonté de le re-créer, de le façonner à l'image ou à l'empreinte d'un Sens. La haine du Juif en tant qu'« apatride» et « cosmopolite» est exemplaire, en tant que le « cosmopolite» est, précisément et paradoxalement, le sans­cosmos 1.

Le tragique de l'Occident aura touché à son extrémité dans l'ambiguïté héroïque des crépuscules des dieux : ou bien l'ex­position (extatique?) à l'abîme, ou bien l'appropriation du divin pour re-créer, refaçonner un monde (l'une et l'autre hypothèses pouvant se mêler, et l'une et l'autre ayant chacune leurs versions de droite et de gauche, leurs versions explicite­ment ou implicitement sacrée ou sacrificielle, leurs versions d'esthétisation du politique ou de politisation de l'esthétique 2).

1. Et c'est aussi pourquoi l'identifier sous la figure du «J uif», c'est déjà le condamner: la mondialité est venue de l'Occident en tant que l'Occident est Grec-Juif .. Romain-Germain et aucun de ces noms pris à part, et plusieurs autres en plus, Arabe, Slave, Étrusque ... : en vérité le dénombrement et la distinction des Noms est toujours une opération sacralisante (ou sacrificielle). Il faut les noms, mais il les faut en tant que « ce que le nom appelle en le découvrant et en le dissimulant [ ... ] appelle le nom, comme si le nom s'appelait lui-même, mais sans se refermer sur soi. [ ... ] une ouverture qui ne se laisse pas saisir en tant que telle» (Alexander Garda Düttmann, La Parole donnée, Paris, Galilée, 1989, p. 73). Il faut les noms au monde: le monde est la totalité des noms en tant qu'appels de tous à tous, et le tracé fractal de ces appels en tant que tout le sens.

2. Cette ambiguïté, analysée dans le rapport d'un certain nombre d'écri­vains à la littérature elle-même, fait l'objet du livre de Denis Hollier, Les Dépossédés, Paris, Minuit, 1993. Hollier parle d'une « promotion esthétique de la contrainte» « en rupture avec le principe de l'agréable qui requiert l'association du plaisir et de la liberté» et qui provient de « la séduction, proprement esthétique, exercée sur les hommes de lettres par l'évocation d'un monde littéral, d'un monde sans métaphore, dans lequel il n'y aurait plus de place pour l'art» (p. 196). À plusieurs égards, je m'accorde à son sentiment, et de même avec ce corollaire qu'est son plaidoyer « pour le

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Ce qui s'ouvre au-delà - mais à partir de là -, c'est autre chose : le monde qui ne renverrait ni à un abîme sans fond ni forme, ni à une (re)création plastique.

S'il est bien fondé de repérer le tragique par rapport au divin et à son retrait, il paraît donc aussi bien fondé de relever le trait structurel du tragique en ceci : la tragédie devient le sens, à l'instant même où le sens y est éprouvé tragique. (En dernière analyse, c'est la structure du sacrifice.) Selon une dialectique invincible (ou, du moins, que nul ne peut être sûr

profane)} (p. 19), opposé à la sacralité ou à son absence « laïcisées ». De même, Hollier a raison d'impliquer aussi la philosophie, qui « préférera toujours la tristesse qui a au moins l'avantage de toujours vouloir dire quelque chose ou, ce qui revient au même; souffre de ne pouvoir le faire. Elle s'adresse au besoin de sens, le respecte, le satisfait» (p. 103). Toutefois, il me semble négliger cet autre pan de l'analyse : la lutte intime de ces écrivains contre une facilité du plaisir esthétique constituait aussi l'expérience effective, difficile, grave et nécessaire - de laquelle il nous est plus facile de commencer à être quittes, parce qu'elle a été faite avant nous - de ce qu'on pourrait se risquer à nommer la ({ tragédie du tragique» : toucher à sa propre limite devant ce qui est, en effet, la question - ou bien la venue -du monde. Il est bien certain que ce dont il s'agit relève d'un écart, disons de « style » par rapport au tragique et au dialectique (ou au philosophique). Il n'est pas sûr pour autant que la gaieté et le mélange, dans une veine bakhtinienne et joycienne ou, aujourd'hui, « métisse », suffisent simplement, même s'ils sont nécessaires, à l'enjeu du monde. Il n'est pas sûr qu'il ne puisse pas y avoir là aussi un leurre. C'est le point à partir duquel il nous faut risquer des styles, et guetter ce qui vient. En attendant, il n'est pas indifférent que la «veine» dont j'ai parlé soit celle de Sai man Rushdie dans Les Versets sataniques, dont je citerai la fin, pour ce qu'elle dit d'une venue: « L'enfance était finie, et la vue depuis cette fenêtre n'était plus qu'un écho ancien et sentimental. Au diable tout cela! Laisse venir les bulldozers. Si l'ancien refuse de mourir, le nouveau ne peut pas naître. [ ... ] " Viens chez moi, proposa Zeeny. Foutons le camp d'ici. -J'arrive", lui répondit-il, et il se détourna du paysage. » (Trad. A. Nasier, Paris, Bour­gois, 1989, p. 585.) Le bulldozer est peut-être un style discutable, et le « nouveau» peut rester une catégorie prisonnière du «progrès ». Mais il faut aussi savoir dire «j'arrive ».

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de déjouer), le pur tragique, l'abandon absolu, le déchirement de l'adieu, se font remplissement de sens. Sens noir, mais sens. Déchirement, mais consolation. Œdipe se retrouve à Colonne, aussi lorsque Colonne se nomme Vienne. Sagesse sublime ou courage dans l'angoisse, il y a éclair de sens. Sans doute est­ce infiniment proche de 1'« éclat» dont j'ai tenté de parler. Et sans doute, la jouissance ou la joie sont à nommer à côté de la souffrance - j'y reviendrai. Mais d'abord, d'abord et jusqu'à la fin, le malheur est malheur, sans phrases, comme on dit, et comme peut-être on devrait être capable de ne dire que ça, et de penser que c'est cela seul qui est à dire, et pour n'en rien sauver. Sans phrases, non parce que indicible, mais parce que hors de la signification. Aussi in-signifiant que la joie - au point même où douleur et joie composeraient, mêlées, l'origine non signifiante de la signifiance même.

Si le sens, en effet, se fait salut, d'une manière ou d'une autre, alors il a perdu le sens du sens, le sens du monde de l'existence qui est et qui n'est qu'à ce monde. Un monde dont il n'y a pas à se sauver, qu'il n'y a pas à sauver, sans qu'il soit pour autant livré à la perdition : décidément ni cosmos (sourire des Immortels), ni mundus (<< vallée de larmes »), mais le lieu même du sens.

Il n'y a peut-être que trois structures formelles du sens: 1. l'observance d'un ordre du monde ou d'un rite, où tout malheur est un manquement tragique, qui ouvre sur la vérité (Œdipe) - 2. le salut, où le malheur est maladie, aliénation mondaine qui appelle la tragédie de sa guérison/expiation infinie (Parsifal) - 3. l'existence, comme exposition de l'être­au-monde ou de l'être-monde - où le mal semble coextensif au bien, le « pire» au « meilleur» et où l'exposition doit donc chaque fois se décider; Ou bien encore : le sens cornme donné, le sens comme médiatisé, le sens comme surprise. Ou encore, sur cet autre registre : le sens comme ensemble de signes, le sens comme signification, le sens comme origine de signifiance.

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Il n'est pas possible de tenir ces sens du sens rigoureusement séparés l'un de l'autre, pas plus qu'il n'est possible de saisir leur succession comme le procès d'une seule histoire qui don­nerait elle-même le sens de leur distribution. Il n'est cependant pas non plus possible de les confondre, ni de renoncer à penser qu'il arrive quelque chose, que quelque chose ici nommé « monde» nous arrive, et que c'est ici et maintenant que ça se passe et que l'ici et maintenant a lieu selon ce qu'il se transmet à lui-même de ce qu'il se représente comme sa provenance. L'ensemble de ces conditions contradictoires fait que la déso­lation de la terre et du ciel, le mal étalé sur le monde comme sa peau même de guerre, de famine, d'inégalité effrayante, d'affolement de domination écotechnique - par-delà malheur et maladie, hors de ressources tragico-théo-Iogiques -, ce mal n'est pas seulement arc-bouté contre le sens : il devient le malheur du sens même.

Reste alors la gaieté amère LE CLIENT - Dieu a fait le monde en six jours, et vous, vous

n'êtes pas foutu de me faire un pantalon en six mois. LE TAILLEUR - Mais, monsieur, regardez le monde, et regar­

dez votre pantalon 1.

Ou bien : la déconstruction du tragique et du christianisme -de leur assemblage qui culmine dialectiquement dans le mal­heur du sens comme dans la fin en tous les sens - n'a-t-elle pas à indiquer, ne s'indique-t-elle pas elle-même comme un autre tour, retournement, détournement ou contournement de ce nœud dialectique? Ni bon- ni mal-heur du sens, un autre heur, ni sens négatif, ni négation du sens, faisant droit à la

1. Samuel Beckett, Le Monde et le Pantalon, Paris, Minuit, 1989, p. 7.

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résistance et à la souffrance (à ce qui de l'une et de l'autre est sans droit, un droit de ce qui est sans droit, une signifiance du droit), et pour cela ne relevant pas le mal en bien, prenant congé de toute théo - ou logo-dicée - en appelant enfin à une autre tenue du sens, ou à une autre tenue en face de lui. Car tout pourrait se résumer à ceci : corn ment savoir se tenir devant, ou dans, le sens se différant. Pour la tragédie, pour le chris­tianisme, pour la philosophie et pour l'art, et peut-être en général pour l'être-en-commun, il est au moins toujours ques­tion de cela : de se tenir face à l'éclipse, à la syncope ou à l'effondrement du sens. Ce qui se dit aussi : face à la vérité. Il s'agit toujours de cela. Mais toutes les « tenues» sont altérées, toutes les poses fières ou humbles, risquées ou repliées. Une fois encore, il faut inventer comrnent donner de la tenue à l'existence - et rien qu'à l'existence.

Et donc, pas de théo-Iogo-anthropo-poéto-dicée : pas de dicée (c'est-à-dire pas de rédemption justificatoire) et pas non plus de diké (pas de destin justicier). Cela serait hors-tragédie, hors-dialectique et hors-salut. Cela ne se confondrait pas non plus avec cette autre figure du malheur qui est celle du cri de Job (que prolongeait celui du Christ). Car Job crie à la face de son Dieu. Mais Job - singulièrernent depuis Ausch­witz, et sans discontinuer depuis Auschwitz - crie à la face défigurée du monde, ~t ce qu'il crie, c'est en ce sens le monde même.

« Pas de diké ni de dicée» : cela n'en appelle ni au désespoir, ni à l'espoir, ni à juger ce monde, ni à un «rnonde juste»­mais à la justice en ce monde, à la justice rendue au monde: c'est-à-dire à la résistance, à l'intervention, à la compassion, à la lutte, inlassables et réglées par l'incommensurable du monde lui-même, de la totalité du tracé singulier, sans rémunération religieuse et tragique, sans relève et donc sans discours. Sans phrases: car le discours, tout discours, relève tout. Le moindre énoncé est ou fait diké : il partage un sort, il l'assigne et lui

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prête sens. Mais la souffrance n'est pas un partage en ce sens. Elle est l'impartageable, impénétrable dureté.

En dire plus contreviendrait à la règle qu'on vient de dégager. Il y a un archi -transcendantal de la souffrance qui touche à l'exposition nue au sens, à la défaillance insoutenable comme constitution même du sens, et cet archi-transcendantal ne four­nit ni objet, ni Idée, ni horizon régulateur. Il montre seulement les corps blessés, défaits, minés, leur aréalité rompue ou convul­sée. Le corps souffrant était jusqu'à nous un corps « pantelant» : corps pathétique, riche de signes, clairement mêlé à une jouis­sance obscure, corps supplicié, sacrifié. Mais notre corps souf­frant est brisé, disloqué ou rongé sans phrases, ou bien il est assisté, réparé, branché sans plus de phrases 1. Transi d'éclats nucléaires, chimiques, génétiques, chirurgicaux, informatiques, sonores, lumineux ... Reste, non pas forcément un « malheur », mais un point de douleur suraigu, juste au point de l'éclat, sans dimension ni rémission, touche d'existence qui ne sauve rien, ne perd rien, mais expose tout.

En ce sens, la «passion» de la ({ chair », dans la chair, est finie - et c'est pourquoi le mot de «corps)} doit succéder à

1. Exemple des limites de nos phrases : les greffes d'organes font l'objet d'un discours public du don, de la communication, du progrès et de l'exploit d'une survie « miraculeuse}) auquel il n'y a rien à objecter; un corps greffé est pourtant aussi, en vérité, un corps éclaté, non pas en vertu d'un fantasme de 1'« étranger en soi », mais en fonction des altérations et des dépendances multipliées que la greffe introduit avec elle pour sa survie : contrôle d'abaissement immunitaire, contrôle des effets secondaires, inscrip­tion dans un espace qui n'est plus simplement ni de {( vie », ni de {( maladie », dressage chimique et hygiénique, techné installée à demeure, lente leçon de l'inanité de la phmis. Or ce type de condition concerne de plus en plus d'autres corps, malades, âgés, abîmés, handicapés, assistés, bricolés. Il y a là un « salut )} que nous ne savons pas dire, parce que ce n'est pas un salut. Ce n'est pas non plus une « maintenance ». C est une autre inscription, plus serrée, dans le monde.

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celui de « chair », toujours surabondant, toujours nourri de sens et toujours égologique. Voici venir le monde des corps, et la souffrance y est, si on ose dire, simplement établie, sans pro­fondeur de passion. Cela peut vouloir dire qu'elle est tendan­ciellement « anesthésiée» (mais que veut dire alors « tendan­ciellement » ?) : non seulement dans les hôpitaux, mais aussi, d'une autre façon, dans des guerres que n'accompagne plus la célébration pathétique de la souffrance, mais l'horreur froide de la bêtise ignoble 1. Cela veut dire à coup sûr que la souffrance n'est plus sacrificielle. Et donc, qu'elle n'est à aucun titre rédemptrice. Souffrance sans rémission, et à ce titre sans passion. Désassemblage de la croi~ : nous en restons au moment qui n'est ni celui de l'agonie, ni celui du tombeau, mais de la déposition du corps. Ce n'est pas un hasard si la peinture a depuis longtemps choisi ce moment : celui de la pitié muette.

Savoir, sans phrases, se tenir devant un corps déposé (et pourtant, ne pas être à la leçon d'anatomie, autre forme de phrase): lorsque nous le saurons, alors, seulement, nous pourrons penser une appartenance de la souffrance et du malheur à la constitution du sens sans relever la souffrance en le sens. C'est-à-dire, la poser ou la peser inassimilable, irréconciliable, intolérable : car c'est elle-même qui s'expose ainsi, c'est elle qui se repousse, et ne se relève jamais. Il faut donc la refuser à toute force, ne pas guérir d'un côté, affamer et tuer de l'autre - et cependant, sans projeter ni sa rédemption, ni son anesthésie finales. Sans contourner l'éclat de douleur de l'aisthesis, cette autre double face de l'entéléchie sensible, plaisir et douleur. Sans renoncer un instant à se battre contre le mal, cette pensée - la plus difficile, celle qui doit se savoir non pensante - toucherait à la souffrance comme à ce qui appartient au sens au titre de sa défaillance consti-

1. Cf. au plus près de nous Les Bosniaqttes de Velibor Colic (Galilée/ Carrefour des Littératures, 1993).

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tutive. Cela toucherait donc à la possibilité du sens en tant que passibilité originaire. Comment ne pas phraser 1C1 une nouvelle dialectique? C'est pourtant ce qu'il faut refuser. Être devant l'obscurité du sens ni dévoilé, ni produit, ni conquis, mais souffert. Souffrir le sens - à l'écart de tout dolorisme. Souffrir, suffere, comme le mode de supporter, de recueillir, de quelqu'un qui serait «sujet à la souffrance ». Souffrir le sens : souffrir son être-absent.

(Ne pas phraser une nouvelle dialectique, une nouvelle tragédie: c'est impossible, si tout notre discours en est consti­tué. À chaque pas, le discours dialectise. Mais lutter pied à pied contre la dialectique en train d'opérer, et contre l'intention en train de signifier, dépouiller le sens fait pour laisser venir son sens, voilà le travail, la pensée, l'écriture et l'excription, son heur, son malheur et son bonheur.)

Alors seulement, plus avant encore, toujours plus intenables dans la phrase, la passibilité ou le souffrir originaires du sens se trouvent infiniment proches de la jouissance. Mais quoi, la jouissance? Pour ne pas la livrer, elle non plus, à la sublimi­sation dialectique d'une appropriation de l'impossible, ni à une joie que Spinoza, son plus grand penseur, garde malgré tout drapée dans la béatitude, on poserait avant tout qu'elle est sans phrase, elle aussi. La joie n'a pas plus de sens que la souffrance. Mais leur insignifiance conjointe - conjointe et dis­sociée - est la signifiance même. Sans phrase, elles exigent toutes nos phrases, et leurs interruptions. Mais il n'y a pas de symétrie: on n'accepte pas la douleur, elle est le mal, physique ou moral et pour finir toujours l'un dans l'autre. Elle est donc l'injustice même, et qui en appelle d'elle-même, en tant que douleur, au refus opiniâtre de cette injustice. Il n'est plus question, lorsqu'on est hors du cosmos, de la tenir à distance sur un mode stoïcien: dans le monde, la douleur traverse. La joie, en revanche, en appelle d'elle-même à son propre suspens : elle s'accomplit et se dérobe dans une éternité fugitive. Il n'est

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pas question de s'y établir. En un sens, il faudrait dire: la première est dans la permanence, la seconde dans le passage. Symétrie sans symétrie, deux faces du rythme,

Ni bonheur, ni malheur, il y aurait l'heur, le sens de l'heur, de la rencontre ou de l'encontre bonne ou mauvaise, de la possibilité toujours redonnée qu'il y ait bon ou mal heur, qu'on ait à choisir l'un contre l'autre, mais d'abord à choisir d'avoir ce choix et de ne pas l'avoir, de ne pas maîtriser le sens de l'heur cornme tel, la combinatoire fractale des événements qui fait le monde 1. Non pas maîtrise, ni servitude, mais souve­raineté passible de l'heur, de sa venue, de son en-allée. Non pas le destin, ses Parques ou sa Providence, sa loterie. Non pas la chance irresponsable. Mais, au contraire, la possibilité souveraine de répondre à l'heur du sens.

Le malheur n'en est pas pour autant apaisable, ni le bonheur appropriable. L'un et l'autre pour la même raison: l'in-signi­fiance de leur sens, leur sens même comme absentement du sens, le point de douleur ou de joie. Avoir le sens de l'heur, c'est très précisément répondre à - et de - l'inapaisable jinap­propriable en tant que tel.

Cette réponse représente tout te qui nous manque, tout ce dont le manque est interprété comme défaillance et défaut de sens. Mais ce manque lui-mêrne n'est pourtant pas un état de privation dont il faudrait exiger et assurer la suppression. Ce manque est manque de rien. De rien : c'est-à-dire d'aucune

1. Heur (que nous employons encore dans « avoir l'heur de plaire») vient de augttri tttn , le présage bon ou mauvais, puis désigne la chance ou le sort, bons ou mauvais. Par effet de proximité phonétique, les expressions « à la bonne heure» et « à la male heure» ont jadis rapproché les valeurs de la chance et de l'instant.

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chose dont il y aurait à déplorer l'absence, puis à la combler pour accomplir notre être ou notre «humanité ». Rien ne manque à notre être : le manque de sens donné est plutôt ce qui l'accomplit. Rien ne manque au monde : le monde est la totalité, et la totalité s'accomplit comme l'ouvert, comme la non-totalisation de l'ouvert ou de l'heur. En ce sens, l'être­existant du monde est infini, d'un infini actuel et non potentiel. L'être est l'actualité infinie du fini. Son acte - exister - ne dépend de rien et n'a pas à progresser pour s'achever. Mais son achèvement est l'exister comme inapaisable et inappro­priable être-à. La structure de l'exister n'est ni l'en-soi, ni le pour-soi, ni leur dialectique, mais le à : ni à soi, ni à l'autre sans être d'abord au monde, le à de l'être-au-monde comme constitution d'ipséité. Ni au bonheur, ni au malheur sans être d'abord au heur que le monde est.

Ce qui, pour soi, ne dépend de rien, est un absolu. Ce que rien n'accomplit en soi est un éclat. L'être ou l'existence est un éclat absolu. Exister: le heur d'un éclat absolu.

Cela ne dit presque rien - telle est l'insignifiance du sens même, la nudité de la signifiance absolue et souveraine. Dire ce presque rien est la tâche unique d'une écriture - mais sa tâche insignifiante, aussitôt excrite, et par son propre rythme, livrée au monde : fin de la philosophie. Pour le répéter encore, cela n'apaise ou ne comble ni malheur, ni bonheur. Mais c'est la raison pour laquelle cela n'a rien de résigné, ni d'indifférent. Tout est là en jeu, tout le sens possible et tout l'impossible par surcroît. Sans phrases : non parce que ce serait ineffable, mais parce que c'est déjà là, venant au monde et aux lèvres ici et maintenant.

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Oû le gémissement qu'on cloue et qu'on enchaîne? Oû Prométhée, le support et renfort du roc? Et où, furtivement surgi sous le front même, Le vautour avec son vol à l'œil ocre?

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Cela ne sera plus, les tragédies se meurent; Mais ces lèvres assaillantes vont jusqu'au fond, Mais ces lèvres nous mènent droit au cœur D'Eschyle portefaix, de Sophocle bûcheron.

Il est l'écho, le jalon - plutôt la charrue ... Au théâtre d'air et de pierre où les temps croissent Tout le monde se lève et veut tout avoir vu : Qui naît et qui Périt, à qui la mort fait grâce 1.

l. Ossip Mandelstam, poème daté des 19 janvier /4 fevrier 1937. (Man­delstam était arrêté depuis 1934.) Traduit par Henri Abril, dans Poèmes, Moscou, Radouga, 1991, p. 167.

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Le à comme constitution d'ipséité ne définit d'abord ni un à-soi, ni un à-l'autre. Ni le « soi », ni 1'« autre» ne seraient respectés dans l'absolu de leur éclat, chaque fois propre, s'ils ne

, venaient d'infiniment plus loin que de la position, voire du positionnement qui leur serait conféré selon ces expressions, où le « à» se surdéterrnine en adhésion, occupation, captation, appartenance, ou au contraire en projection, élan, aliénation. Le à doit d'abord définir l'ipse comme au monde. Mais« au monde» n'est pas un prédicat du sujet « ipse »- lequel, et pour cette raison même, n'est pas un « sujet ». « Au monde» est la consti­tution entière, l'être, la nature, l'essence et l'identité de l'éclat absolu d'exister. Et cette constitution entière se donne d'un coup, dans le au monde} comIne venue de l'être en avant de lui-même -différant -, en avant d'un seul coup, chaque fois, jusqu'aux confins du monde, « présent là où il va, là où il n'est pas l ».

l. Jean-louis Chrétien, dans un article très pénétrant sur la « spatialité» de « r être en avant de soi» : «De r espace au lieu dans la pensée de

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Ou plus exactement : les confins du monde sont, à chaque instant, ce que touche toute venue d'existence. Il s'agit là d'une monadologie, c'est-à-dire d'une structure universelle de pars totahs. Elle diffère de celle de Leibniz en ceci, que chez lui l'universel est un indice de réflexion et de réfrac­tion des monades les unes dans les autres, dont la loi se rassemble en Dieu, la monade des monades, tandis qu'ici il s'agit en même temps d'une diffraction de principe, et non seulement entre les monades, mais dans chaque monade, et dans la monade des monades qui est le monde : la totalité parstotalitaire, intotalisable, où chaque partie a toute l'exten­sion du tout, mais où le tout ne consiste que dans l'extra mutuel des partes. En quoi consiste la singularité du singulier pluriel.

Le « monde» n'est donc pas non plus cela à quoi un ipse aurait «à faire », comme avec un vis-à-vis ou comme avec un englobant. Le monde est exactement coextensif à l'avoir­lieu de tout exister, de l'exister en sa singularité - et co­extensif est à entendre ici au double sens de co-étendu (co­espacé, co-ouvert) et de co-tendu (co-venant, co-exprimant). Le monde est toujours la pluralité des mondes : constellation dont la compossibilité est identique à l'éclatement, compacité d'une pulvérulence d'éclats absolus.

C'est pourquoi le moindre éclat minéral inerte à travers l'espace appartient aussi à la constellation de l'ipse, à la singularité du sens, sans qu'il y ait à 1'« animer}} d'aucune aséité autre que celle de sa matière singulière, c'est-à-dire : le monde lui-même en son fait, en sa naissance innée, si l'on peut dire, ou plutôt en son innéité dont la structure est de part en part naissance et survenue, où toute naissance se pré-vient, où cette pré-venance fait toute la signifiance.

Heidegger », Revue de l'enseignement philosophique, 32e année, n° 3, Paris, février-mars 1982.

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C'est-à-dire, en un sens, nen, et «la singularité ne repose sur rien 1 ».

Rien: le fait du monde, un être-le-là qui tout d'abord est l'ici de ce monde-ci, sans création d'où il provienne. Cette [actualité est aussi bien celle de toute naissance: ce qui naît dans la naissance n'est pas d'abord le produit ou l'engendré d'un auteur ou de parents, mais précisément, ce qui naît c'est l'être en tant que rien ne le pose et que tout l'expose, l'être toujours singulier.

Le monde est la résolution infinie du sens en fait et du fait en sens : résolution infinie du fini. Résolution signifie à la fois dissolution, transformation, harmonisation, décision ferme. Le monde est l'ouverture finie d'une décision infinie : l'espace de la responsabilité du sens, et d'une responsabilité telle que rien ne la précède, aucun appel, aucune question. Elle se pré-vient et se sur-prend elle-même, et c'est ça, le fait du monde.

C'est pourquoi le «elle-même» de cette responsabilité, ou le «soi-même}) du sens - l'ipséité comme existential mon­dial-, précède toute égoïté et toute subjectivité. Sans cette précédence, sans cette venue au monde que le monde espace, un « ego» purement présent-là ne serait pas proprement (c'est

1. Emmanuel Lévinas, Dieu, la Mort et le Temps, Paris, Grasset, 1993, p. 152. Dans ces cours des années 70, plus qu'ailleurs peut-être, la pensée de Lévinas est proche de la pensée du monde. Lorsqu'il dit: « Le sens est­il toujours événement d'être? Être, est-ce signifiance du sens? » (p. 69), et qu'il refuse de répondre positivement, pour placer le sens plus avant et plus haut, dans « ma responsabilité pour la mort d'autrui », je m'accorde à son refus s'il refuse ({ que tout ce qui se joue dans l'être, c'est l'être même ». Mais « être» ne veut dire que le fait du monde, et le monde est le fait du sens en tant que transitivité de l'exister : qu'il est exposé, à « soi» autant qu'à « l'autre ». Sans cette résolution infinie du fait en sens et du sens en fait, l'absentement de « Dieu» que Lévinas ne cesse d'indiquer par ailleurs ne peut s'effectuer.

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ce que Descartes ne peut pas voir), ou bien, il serait immé­diatement tout le sens donné (c'est ce qui se veut de Descartes à Husserl 1).

Si le monde n'est pas l'œuvre d'un Dieu, ce n'est pas parce qu'il n'y a pas de Dieu, comme si c'était là une circonstance fâcheuse, une condition privative et dont il faudrait s'arranger tant bien que mal. (Comme si, en dernière analyse, le monde n'était pas cOInplet, COInme si la totalité était amputée de sa partie causale ou finale. Souvent, l'athéisIne n'a pas su faire entendre autre .chose.) Mais il n'y a pas de Dieu parce qu'il y a le Inonde, et que le monde n'est ni une œuvre, ni une opération, mais l'espace de 1'« il y a », sa configuration sans visage. Il n'y a pas de Dieu parce que Dieu n'appartient pas à 1'« il y a» : son nom nomme précisément la catégorie de ce qui serait soustrait à 1'« il y a ». «Dieu» (le seul, le Dieu de l'Occident, le Dieu helléno-judéo-christiano-islamique: les autres sont des dieux, des figures dans le monde et non l'agent du monde), « Dieu» fut le nom de la transformation du monde en œuvre. L'« homme-dieu» fut le nom de sa transformation en opération. Le «monde» est désormais le nOIn de ce qui n'opère pas, ni n'est opéré: le sens de 1'« il y a ».

1. Claude Morali le formule ainsi: « JE, même au titre d'ego le trans­cendantal, ne surgit qu'au débouché de ma naissance, c'est-à-dire de l'édi­fication du sens de ma venue au monde. Une conscience qui ne poserait pas son origine sous l'aliénation d'une naissance ne pourrait être une première personne. À cet égard, le texte biblique prêtant à un être infini les paroles : « Je suis celui qui suis» (au moins dans les lectures traditionnelles), peut paraître absurde. La philosophie de Heidegger nous a habitués à lier l'avènement du JE dans une conscience à la conviction intime de sa propre mort : il semblerait plus juste de la faire dépendre du non-savoir impliqué par sa naissance. » (Qui est moi aujourd'hui ?, Paris, Fayard, 1984, p. 278.)

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« Monde» dit le y du « il y a ». « Il y a » dit la mêrne chose que «il est ». Il faut entendre «il est» comme dans «Il est un air pour qui je donnerais/Tout Rossini, tout Mozart et tout Weber ... »- avec la connotation du caractère commun, ano­nymement singulier, de l'air en question.

Mais « il y a » localise l'être. Plus exactement: la transitivité de l'être est d'abord localisation. L'être transit l'étant en lui donnant lieu : dis-location, diffraction, atomisme de l'y 1.

Y est le tout du monde. Il y a qu'il y a. C'est par lui, ou en lui - là, ici, là-bas, au centre qui est partout, aux confins qui ne sont nulle part -, que le monde qualifie son être-monde, ou le faire-monde de tout-ce-qu'il-y-a : non pas d'abord le rassemblement de toutes choses (ce qu'il y a, dont la totalisation n'a lieu nulle part: la pars totalis exclut qu'il y ait une «partie totale », ou « plus totale» qu'une autre), mais leur être-ensemble comme le « tout de significabilité » du fait qu'il y a ces choses.

Mais - ces choses : il y a quelque(s) chose(s). Toutes ces choses, tous ces corps, leurs aires, leurs aréalités. On ne saurait trop y insister : le sens du monde ne peut excepter un seul atome, en tant que le fait-monde est la résolution du sens. J'ai déjà dit qu'une « philosophie de la nature» nous redeviendrait nécessaire. Sans doute, ce doit être par une transforrnation complète de «philosophie» et de «nature ». Il ne peut pas s'agir d'un écologisme métaphysique, ni d'une symbolisation romantique (imrnanence ou transcendance). Il s'agit de ceCl,

1. Y vient de ibi, « là, dans ce lieu» et de hic, « ici» et « à ce moment ».

Outre sa valeur locative, il peut fonctionner comme pronom, renvoyant à un nom ou à une proposition entière : « y penser ». Pour le lexicologue, il « n'a pas de sens analysable dans diverses expressions comme il y a, il y

va de, savoir y jàire, ça y est, etc. (Dictionnaire historique de la langue française, sous la direction d'Alain Rey, Paris, le Robert, 1992) - Avoir semble ici retenir une valeur première de habere, « tenir, occuper, habiter ». En ancien français, « il y a» a pu se dire y a, et même a.

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que le lieu de 1'« il y a» n'est pas une qualité mysteneuse, une « dimension spirituelle» qui viendrait s'ajouter à l'espa­cement matériel. L'espacement - espace et temps - fait ou transit tout d'abord l'existence en tant que passibilité de sens.

Que l'homme ou le Dasein en lui - en lui hors lui - ait à « être le là» (le da ou le y), comme le veut Heidegger, c'est-à-dire qu'il en articule l'ouverture comme telle l, et que cette articulation forme son ipséité même, ou son humanitas, tout cela ne peut à son tour être articulé avec rigueur que si tout d'abord est reconnu le transcendantal ou l'existential de l'y-avoir-lieu de toutes choses. Faute de cet existential, l'homme ne pourrait dire que l'homme même selon son etymon, c'est-à­dire « le terrestre », ou bien immanent à l'humus (déjà inhumé), ou bien affronté aux célestes (exhumé, hanté par son regard mort). Mais l'homme est le terrestre en tant que la terre est ou devient mondiale : à la fois, elle est lancée dans le « vide» d'un espace-temps dont la mesure finie (puisqu'il n'y a rien d'autre) est l'infini 2, et elle se mondialise, brouillant sur elle­même les territoires et les terroirs. Des deux manières, la mondialité de la terre - de l'homme - veut dire: remise en jeu de l'avoir-lieu en général. Le y n'est ni le ciel, ni l'humus, mais qu'il y a, et qu'il y a lieu de ressaisir le sens à partir de là.

Selon cet existential, le thème premier de toute existence, de celle de la pierre elle-même, n'est jamais on ne sait quelle

1. Et d'une articulation qui n'est pas seulement langagière: ce qui veut dire que le langage lui-même n'est pas seulement langagier, précisément en ce qu'il est pré-venu par la signifiance du sens.

2. Cf. Albert Jacquard, Voici le temp du monde fini, Paris, Le Seuil, 1991, p. 28 et suiv. Voilà pour la physique. Quant à la politique et à la morale de la terre, et à la nécessité qu'elle devienne mondiale, on se contentera d'être lapidaire avec Strindberg: « La classe supérieure accapare tout sur terre et offre le ciel à la classe inférieure. » (Petit catéchisme à l'usage de la classe infériellre, Arles, Actes Sud, 1982, p. 15.)

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inertie, quelle pure inhérence, inclusion ou juxtaposition, encore moins une disposition d'« environnement» ou une texture de « milieu l »: ce thème est d'abord l'y-avoir-lieu, espaçant/ espacé. Cet existential est le mondial. Aussi longtemps que nous ne prenons pas en compte, sans réserve, le mondial comme tel, nous ne sommes pas quittes des démiurges et des créateurs. Autrement dit, nous ne sommes pas athées. Être athée ne signifie plus nier un divin qui s'est de lui-même résorbé (et cela ne peut donc peut-être plus s'appeler « athéisme »). Cela signifie: ouvrir le sens du monde.

(Par exemple : laisser venir à nu ces identités surdéterminées que sont les « continents », l'Asie, l'Amérique, l'Afrique, l'Aus­tralie ou l'Europe, se prêter à une autre « dérive des continents », non pour disqualifier leurs différences, mais au contraire pour les démultiplier, non pour leur redonner des goûts de terre ou de racine, mais pour voir jouer leurs contours fractals. Avec eux, les « races» : les couleurs et les traits, les corps sans modèle et sans assomption. Dans quelle(s) langue(s) se dit « être noir », ou bien « avoir les yeux bridés» ? Qu'est-ce qui est dit par là ? Et qu'est-ce qui est nié, dénié ou refoulé lorsqu'on affirme simplement que tout cela n'a aucune pertinence au regard d'un homme universel, de ses droits et de ses devoirs? Alors même qu'un noir n'est pas noir comme un autre noir, ni un blanc n'est blanc comme un autre blanc. Le racisme n'est jamais que l'envers de ce qu'on appelle une « universalité abstraite », et sa stupidité ignoble est à la mesure - immense - de cette uni­versalité. Mais ce qui ne serait pas universel en ce sens, ce serait que l'égalité de tous ait pour sa condition même la non­mêmeté de « l'homme ». Et avec elle, la curiosité de l'un pour l'autre, et avec la curiosité} l'espacement - figures et couleurs-

1. L'écologisme est toujours beaucoup trop pusillanime en philosophie : il se limite, soit à l'argument pragmatique de la préservation des conditions de vie, soit à l'enchantement puéril d'un vague animisme.

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qui en est la cause et la conséquence: le monde. Ce monde doit nous redonner les pays - ce qui n'est ni terre, ni nation, ni peuple, et qui mêle tout cela, le paysage du pays du monde.)

La mondanéité du monde, son être-monde au sens de n'être que le monde, est indissociable de la mondialité en ce sens. (On pourrait dire aussi : cosmos et mundus réexposent leurs valeurs, ensemble, comme mondialité.) Le y de 1'« il y a » n'est que l'espacement comme tel- s'il est possible de dire le «comme tel» de l'espacement survenant à rien (de dire «le Big Bang» cornme tel). Comme tel, donc, le y n'est rien d'autre que le «Que» wittgensteinien du monde, en même temps qu'il en est le « comment» originel. Dans le y, le « que» et le «comment» ça fait monde coïncident. Ce n'est pas un lieu des lieux, ni un sensorium Dei, ni une forme a priori. Ce serait plutôt matière a priori - mais l'a priori serait ici, en son acte de naissance, l'entéléchie sensible elle-même : l'unité en soi ouverte du touché/touchant.

En un sens, rien : la venue tendue du dehors qui n'a lui­même ni dehors, ni dedans. Venue, par conséquent, venant de rien, ne venant pas, venant absolument, comme on voudra­mais ici on n'a pas à vouloir, il faut prendre la chose comme elle est. Comme le dit Granel du «monde comme tel: non certes un " rien du tout", mais le " rien" du "Tout"» 1.

Rien - res, la chose même, cette chose dont le paraître - la prés-ence - excède en tous sens toute phénoménalité parce qu'elle est le phainein même, le paraître qu'il faut enfin, et radicalement, dissocier de toute mise en vue, en lumière, en esquisse, pour le reprendre dans son essence à la fois beaucoup

1. «Le monde et son expression », op. cit., p. 53.

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plus et beaucoup moins que phénoménale : la touche du sens même, la venue tendue du dedans/au dehors qui n'a ni dehors ni dedans. Ne rien demander d'autre, mais rien de moins 1.

Mais ne pas le « demander », car nous y somrnes 2.

1. Ce serait la condition du sérieux philosophique. Wittgenstein l'expose ainsi : « Quand celui qui croit en Dieu regarde autour de lui et demande " D'où vient tout ce que je vois ~ n, " D'où vient tout cela? n, il ne demande pas une explication (causale); et la rouerie de sa question, c'est d'être cependant l'expression d'une telle demande. Il exprime en réalité une attitude à l'égard de toutes les explications. - Mais comment cela se montre­t-il dans sa vie? C'est une attitude qui consiste à prendre une certaine chose au sérieux, et pourtant ensuite, à partir d'un certain point, à ne plus la prendre au sérieux, en alléguant qu'il existe quelque chose d'autre d'encore plus sérieux. » (Remarques mêlées, trad. G. Granel, 2e édition, Mauvezin, TER, 1984, p. 105.)

2. « Être dans le monde, cela ne signifie pas être au milieu des choses qui forment la totalité de ce qui est, mais bien être de façon "totale n

parmi ce qui est. Parce que nous sommes au monde de façon "totale n, nous n'avons jamais été par rapport au monde dans un dehors à partir duquel nous aurions pénétré à l'intérieur de celui-ci. Parce que nous y sommes de façon totale, nous ne sommes en un sens jamais "venus au monde n. [ ... ] le mystère à élucider n'est pas de savoir comment nous avons bien pu entrer dans le monde, mais de constater que nous n'y sommes jamais entrés, que nous avons toujours-déjà été dans le monde.» (Rémi Brague, Aristote et la Qttestion du monde, Paris, PUF, 1988, pp. 44-45.) De là que la réflexion de R. Brague se fait réflexion sur 1'« acte» aristo­télicien, pour le caractériser ainsi : « Sont " actes " les situations telles que nous sommes «dans" celles-ci. Mais à ce point «dedans" que nous ne pouvons y entrer. Nous y sommes ou non. » Il propose en conséquence de chercher le secret de sens des mots energeia et entelecheia « dans le préfixe, pourtant bien discret, qu'ils ont en commun: en. Que signifie, en effet, être dans quelque chose ~ Avec l'energeia, nous sommes dans l'œuvre, à l'intérieur d'elle [ ... ] nous n'avons jamais été" en dehors" [ ... ] l'energeia est le nom aristotélicien de l'être-dans-le-monde» (pp. 492-493) - et plus loin: « La présence de la perception ou de la pensée n'est pas celle d'une chose qui agirait sur les autres choses. Présence au monde et présence du monde, à la limite, coïncident.» (p. 496) : cette coïncidence a lieu, en effet, comme la limite interne de l'entéléchie sensible, le tracé du monde.

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Le Sens du monde

Venue non créée, non venue elle-même, venue non régressive vers une propre antériorité toujours pré-supposée, et pourtant venue qui se pré-vient, pré-cédence de la présence en soi, surprise d'une venue sans nécessité. Advenante, prévenante et survenante, la venue du monde qui est aussi bien la venue au monde - le monde comme être prés-ent de l'être - se soustrait d'elnblée à toute dialectique d'une cosmologie transcendantale. Nous n'avons pas à demander s'il y a enchaînement causal infini, ou spontanéité inaugurale: il y a l'une comme l'autre, ou l'une dans l'autre, il faut cesser de chercher à le dire ainsi. Il y a : le sens est là. On ne peut plus avoir affaire à des antinomies de l'origine, ni à une assomption de l'origine en vérité - fût-elle vérité d'une division d'origine -, quoique rien de tout cela ne soit invalidé : mais le sens de tout cela, le sens de la philosophie en sa fin, c'est que le monde est l'origine, et que la mondialité du monde, en tant qu'existential absolu, épuise tout son sens fini - l'épuise, c'est-à-dire l'ouvre infini­ment. Mundus patet.

Voilà. - Ce serait le dernier/premier mot. L'excès même du sens, son éclat absolu, qui coupe le discours. Mais pour cette raison même, que le premier et dernier mot sont le même, il n'y a ni premier ni dernier mot. S'il y avait du « premier» et du « dernier », ce serait l'excription de tous les mots : l'y-avoir­lieu de leur sens, de tous leurs sens, « dehors», ici.

Mais cela même ne ferait pas une fin, pas plus qu'une origine. «Le monde est l'origine» veut dire que l'origine est là où ça s'ouvre. Partout, donc, d'un bout à l'autre du monde qui n'a pas de bouts. De la naissance à la mort, tout l'espa­cement - c'est le temps lui-même 1_ de l'existence. Mais non pas partout indifféremment: car exister s'espace, se singularise selon une infinité de rythmes de sa propre venue, de sa propre décision d'exister.

1. Cf. ci-dessus Spanne.

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Du sens qui se sent

Il Y a une négation du sens qui est aussi lourde de sens que le Sens le plus achevé - c'est-à-dire, une négation du sens qui confine tout autant à la Vérité en tant que pur abîme du sens : une Mort exposante, et non une exposition à la mort. Para­doxalement, c'est une négation du sens qui en appelle à la vie, à un sens vivant de la vie. La vie devient le vrai sens du sens, qui pour cela n'a plus d'autre sens que la vie. Le «vivant» représente la palpitation intime qui s'éprouve immédiatement comme sens. C'est ainsi qu'on a pu dire : «Dada est pour le sans-sens ce qui n'est pas le non-sens. Dada est sans sens comme la nature et la vie. Dada est pour la nature et contre l'art. Dada veut donner à chaque chose sa place essentielle 1. )} (Ce fut un moment de notre histoire, avec toute sa nécessité, mais une fois de plus nous sommes reconduits au tournant des années 30 :

1. Jean Arp, jours effeuillés, Paris, Gallimard, 1966, p. 76 (texte de 1931).

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Le Sens du monde

c'est-à-dire au point où s'impose la distinction la plus exigeante, entre le non-sens et un sans-sens qui ne soit pourtant pas une exacerbation symétrique du désir de sens. Dada, parmi bien d'autres, aura représenté toute l'ambiguïté de ce point, selon qu'on y distingue ou qu'on y désire ... )

Mort ou Vie, c'est la même épaisseur expressive : humanisme de l'humus, terre-tornbeau ou terre germinatrice, sens souterrain ou sol natal, « si le grain ne meurt ... ». Toujours le sacrifice et la dialectique. Le sens veut s'éprouver, il veut se sentir: il veut se sentir et il veut se sentir. Se sentir faire sens, ce serait proprement faire sens. Le désir est alors d'abolir l'extériorité aisthétique, de refermer en soi la double entéléchie du sentant/ ~enti, de lui conférer une unité qui ne soit pas seulement numérique, enfin de forcer la touche à être plus que touche : à se faire inhérence invasive de soi, à l'infini. Le sens comme sangsue de soi.

Se sentir faire sens, et plus encore, se sentir comme l'engen­drement du sens, tel est sans doute l'enjeu final de la philosophie, dont la première forme déployée fut l' « art caché» du sché­matisme kantien (le premier schème s'énonce ainsi : « j'en­gendre le temps lui-même dans l'appréhension de l'intui­tion l »). La philosophie aura moins bouclé le cercle des significations métaphysiques qu'elle n'aura voulu, comme son vouloir-dire absolu, s'approprier la générativité du sens. Les deux opérations sont la même, mais la première n'est encore que la face extérieure de la seconde. «Dieu}) y meurt en s'y réengendrant comme la présentation philosophique. Celle-ci à son tour s'y réengendre comme présentation sensible - comme littérature au sens (romantique) où ce mot aura voulu dire l'écriture qui se figure et qui s'éprouve comme la poiesis même du sens. Qui se figure telle pour s'éprouver telle, qui s'éprouve

1. Critique de la raison pttre, Du schématisme des concepts purs de l'entendement.

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Du sens qui se sent

telle en se figurant telle. Ce n'est pas un hasard si l'œuvre qui fut l'obsession de Flaubert, La Tentation de saint Antoine, s'achève par le tableau complet de l'auto-engendrement du sens en tous les sens :

«Ô bonheur! bonheur! j'ai vu naître la vie, j'ai vu le mouvement commencer. Le sang de mes veines bat si fort qu'il va les rompre. J'ai envie de voler, de nager, d'aboyer, de gueuler, de hurler. Je voudrais [ ... ] me diviser partout, être en tout [ ... ] me blottir sur toutes les formes, pénétrer chaque atome, descendre jusqu'au fond de la matière, - être la matière!»

La scène, bien entendu, doit être lue dans tous les sens à la fois: elle dit le comble du désir d'écriture, et elle le dénonce comme le comble de la tentation. Elle le célèbre et elle le parodie. Elle gueule son désespoir avec sa demande, l'un et l'autre infinis. Fin de la philosophie, fin de la littérature.

À partir de là, c'est le monde qui s'ouvre - et le monde est l'espacement qui offre de laisser le désespoir avec la demande. De laisser donc la philosophie avec la littérature. Et de changer de style au point de ne plus être tenté par l'inscription de la naissance même (de celle du monde, de celle du style, de celle du sujet). Mais la tentation est ici plus qu'une séduction. Elle participe de ce qui tout d'abord ne peut pas ne pas avoir forme de nécessité : si le sens n'est plus donné, comment ne pas vouloir se réengendrer comme le don du sens? Comment dès lors ne pas être pris dans une interminable autophagie du discours? Comment toutes les significations n'y deviendraient pas réversibles, et comment ne serais-je pas à chaque instant vacillant entre l'extrême dénuement - dire : «voilà.» - et la circularité infinie des sens - le jeu trop tentant: « tous les sens sont le sens », « le sens du monde est le monde du sens ». C'est pourquoi, à chaque pas, il faut gagner de la distance - cette distance qui est celle du monde: s'écarter du « se sentir », sans cesser d'être affecté à même « soi» par l'espacement du monde.

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Le Sens du monde

Savoir, sans savoir, que le sens c'est aussi qu'on ne l'a pas senti passer.

Par conséquent, il ne faut pas non plus renoncer à écrire­dans une attention dégagée de la tentation, attentive plutôt à ceci que le sens se donne à n'être plus dernandé, et pourtant toujours épié. «L'écrivain est lui-rnême cornme un nouvel idiome qui se construit, s'invente des moyens d'expression et se diversifie selon son propre sens 1. »

Mais l'écriture en tant qu' (( idiome » est aussi le fait des voix, des silences et des gestes qui ne font pas apparence d'œuvre. Les mots, leurs concepts et leurs images donnent à cette praxis des relais de signification et de communication. À la fin, chaque un est un « nouvel idiome» naissant, et le monde est l'espace commun des signifiances idiomatiques.

1. Maurice Merleau-Ponty, La Prose dit monde, Paris, Gallimard, 1969, p. IV.

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Dialogue 1

- Mais si la «mondialité» n'était en fait que l'extension indéfinie des apparences, l'universel étalé sans profondeur se donnant son propre spectacle, si bien partout répandu que vous le prenez pour le «sens », alors qu'il n'est que la simulation générale d'une circulation de sens ?

- En disant cela, vous avez le seul tort de croire que la représentation générale qu'en effet le mondial (se) donne de soi serait encore une représentation, mais dissimulante au lieu d'être exprimante, et dissimulant une pénurie. Vous attendez encore que le monde soit signe d'autre chose que lui. Au reste, vous manquez la mondialité : car l'idée même du spectacle mondial ne peut être qu'une idée d'Occidental. Non seulement il n'y a pas de spectacle pour tous ceux à qui la faim et la misère ne donnent pas loisir d'être spectateurs, mais ceux qui regardent aussi, à l'autre bout du monde, le world show des écrans rnultipliés, vous n'avez pas le droit de les présupposer perdus dans l'aliénation hébétée que vous impliquez sous le

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Le Sens du monde

mot de «spectacle ». Vous n'avez ni le droit, ni les moyens, de présupposer le sens qu'ils sont peut-être en train de donner à des pratiques dont vous n'avez qu'une interprétation nihiliste. À tel endroit, le spectacle mondial peut constituer une effraction dans un système d'interdits, à un autre, il peut donner à parler ensemble, à un autre, faire surgir l'inouï dont se nourrit l'in­vention. Vous êtes tétanisé par les «images» - vieux réflexe occidental- et vous ignorez tout de la praxis qui s'en est déjà emparée ...

- Mais enfin, le spectacle ne signifie que lui-rnême ; est-ce là tout ce « sens absent» où vous vous complaisez?

- Oui, le spectacle ne signifie que lui-rnême, et c'est bien la fin de tous les sens du rnonde que nous avons pu jusqu'ici signifier. Mais cela même, cette fin, nous adresse à nouveau au sens, et le situe très clairement : non plus dans le dehors de la signification, mais à même le monde et sa signifiance.

- Il s'agit tout de même de sens : il faut bien qu'il soit signifié, d'une Inanière ou d'une autre, ou bien vous vous payez de mots.

- Certainement. Je dirai même qu'il faut que le sens soit signifié de toutes les manières possibles, par tous et par chacun, par tous les singuliers « individuels» ou « collectifs ».

- Par toutes les subjectivités? - Je vous laisse choisir vos mots, et le sens que vous leur

donnez. Je dirai pour ma part : par tout ce qui peut faire que quelqu'un, quelque part, s'expose au sens, à en faire, à en recevoir, à le laisser ouvert.

- Vous décrivez ainsi le «dialogue », la quintessence des bonnes intentions, la prétendue « ouverture », 1'« enrichissement mutuel» : c'est la forme la plus crapuleuse du spectacle.

- Vous n'avez pas tort. Mais je vous parle d'autre chose. Le dialogue, c'est l'interruption rythmique du logos, c'est l'espace entre les répliques, chacune à part SOl retenant en propre un

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Dialogue l

accès au sens qui n'est qu'à elle, un accès de sens qUi n'est qu'elle-même ...

- Mais qui n'est à personne ... - Oui. Et à tous.

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Dialogue II

L'in-signifiant n'est pas l'infime, le sans importance. C'est le plus important: là où le sens se détache encore, se délie de toute signification. Tantôt brutalement, tantôt légèrernent. Mais parfois aussi de manière insignifiante? Parfois aussi, c'est vrai, c'est quotidien. Mais la quotidienneté n'est même pas une qualité. C'est vrai, elle est la déqualification même. Il ne faut donc pas la requalifier ou la surqualifier. Alors le sens échappe de toutes les façons. Cette échappée n'est pas insignifiante, elle est proprement insensée. Pourtant, si je dis 1'« insensé », je dis une folie, un emporternent. L'excès du sens dont je parle n'est pas une folie. La folie est proche, c'est vrai - c'est peut-être ça qui aura marqué la vérité même. Mais enfin, l'insensé est dans la vérité atteinte, comme possédée, aussitôt perdue, défaite et béante, et l'égarement, l'affolement qui s'ensuit. L'insensé, c'est de se heurter au mur, ou au vide. Cela arrive, c'est certain. Cela ne peut pas ne pas arriver. Mais c'est encore l'exaspération d'un désir de sens, encore une exaspération extatique. Bataille

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Le SenJ du monde

écrivait: « À la vérité nous atteignons; nous atteignons soudain le point qu'il fallait et nous passons le reste de nos jours à chercher un moment perdu 1 ». Cette épreuve n'est jamais épar­gnée. Cependant, elle porte toujours la marque de la demande, et c'est précisément cette marque que le sens demande d'effacer. Avec elle, l'arnertume et la rage, l'exaspération. Faut-il alors parler de s'abandonner? Cela aussi est de trop. Cela mêrne doit être effacé. Il faut renoncer à l'abandon même. Lorsque c'est raté, il n'y a pas plus de sens à enrager qu'à s'abandonner. Ni la folie, ni l'anesthésie. Peut-on saisir l'instant de dire: qu'est-ce qui est raté? D'être entré dans le sens. Si j'y étais entré, il ne serait plus question de sens. Et en un sens, il doit donc dès maintenant n'en être plus question. Le tact est de se détourner du sens: non pour se protéger de sa vérité, mais parce que ce détour, ce détournement est encore le sens, est encore plus le sens que ne l'est, sa vérité même. On ne se protégera pas . .rviais le long du détour, il y a quelques éclats d'existence, qui valent absolument comrne tels, et rien d'autre. Des absolus qui se dissolvent à l'instant - qui se dissolvent dans leur absoluité. Le plus fragile de tous est l'absolu de dire cela même. Le savoir absolu de l'absolue absolution du sens. L'absolu qui doit se lâcher lui-même. Mais non pour aller à l'abîme. Doucement, singulièrement, lâcher prise et être à .....

et il continuait sur ce ton, et elle, écoutant chaque mot, en saisissait le sens exact : je veux dire qu'elle voyait, sans qu'il eût besoin d'en rien dire, la phosphorescence des vagues, les

1. Œuvres complètes, III, Paris, Gallimard, 1971, p. 114.

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Dialogue II

glaçons qui s'entrechoquent dans les toiles; elle voyait Shel grimper à la pointe d'un rnât dans la tempête; là, réfléchir sur la destinée de l'homme; redescendre; boire un whisky­soda; faire escale; succomber aux charn1es d'une négresse; se repentir; raisonner; lire Pascal; se résoudre à écrire de la philosophie; acheter un singe; discuter en lui-même le sens véritable de la vie; décider en faveur du cap Horn, et ainsi de suite. À l'instant, elle devinait tout cela et mille autres choses encore 1.

l. Virginia Woolf, Orlando, trad. Ch. Mauron, Paris, Stock, 1974, pp. 312-313.

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Table

La firl du lIlonde.............................................................. 13 Pas suspendu.................................................................... 21 Le sens et la vérité .......................................................... 25 Style philosophique.......................................................... 31 Comment le désert croît.................................................. 41 Les sens de l'être.............................................................. 47 Infinie finitude................................................................. 51 Différarlce......................................................................... 57 Espace : corlfins................................................................ 61 Espace : constellations..................................................... 69 Psychanalyse..................................................................... 77 Don. Désir. «Agathon» ................................................. 83 Le sens, le monde, la matière ............. '" ...... ... .... ... .......... 89 Toucher (1 et II)............................................................... 99 Spanne.............................................................................. 105 Quelqu'url........................................................................ 111 Le « sens » du « monde»................................................ 123 Peinture........................................................................... 129 Musique........................................................................... 133 Politique 1 ...... ... ......... ... ........ ..... ..... ... ..... ... ......... ..... ....... 139 Travail.............................................................................. 149 Politique II ...................................................................... 163

Sujet) citoyen) souveraineté, communauté............................ 164 Lien. Nouage. PriJe de parole.......................................... 172

Écriture politique............................................................. 183 L'art, fragment ................................................................. 189

D)un fragment Fautre..................................................... 190

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Le Sens du monde

« Aisthesis » ............... .................................. ..... ... ... ... ... 195 Du symbolique en tant que singulier ................................ 206

« Coda: Orgia ».............................................................. 213 Peine. Souffrance. Malheur .............................................. 21 7 Monde .............................................................................. 233 Du sens qui se sent ...................................................... '" 243 Dialogue J........................................................................ 247 Dialogue JJ ...................................................................... 251