jean dresch et le maghreb (1986)

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Jean Dresch et le Maghreb: Savoirs et pouvoirs Par: P.R. Baduel Revue de l'Occident Musulman et de la Mediterranée, 1986. Depuis les indépendances des Colonies, les travaux sur la production scientifique - disons, pour faire bref -« coloniale» se sont multipliés (de Lucas et Vatin, 1975 à Vatin éd. 1984, en passant, entre autres, par Nordmann et Raison éd. 1980). A ce qualificatif de «coloniale» fut attachée une connotation plutôt péjorative, comme l'idée d'un défaut originel. Une certaine réévaluation de cette thèse, dans ce qu'elle pouvait avoir d'outré, est en cours aujourd'hui (voir notamment in Vatin éd. 1984), et l'on voit des anthropologues qu'il ne viendrait à l'idée de personne de classer parmi les nostalgiques, rééditer des «classiques» (ainsi par exemple de Masqueray préfacé par F. Colonna, 1983 ou d' Augustin Berque présenté par Jacques Berque, 1986). Mais il est remarquable que Mohamed Naciri, présentant dans un excellent article (1984) la «géographie coloniale» au Maroc d'emblée en exclue un géographe majeur qui est pourtant l'absolu contemporain (même s'il était plus jeune) des «géographes coloniaux» examinés : Jean Dresch. Si son goût du pyrénéisme prédisposait Jean Dresch à mener des études sur la montagne, rien ne le prédestinait à commencer sa carrière géographique par le Maroc (voir entretien ci-après). Et il aurait pu devenir un de ces universitaires «coloniaux» auxquels il fut dès le départ confié. Car' dès son mémoire il est envoyé par Demangeon auprès d'une de ces hautes figures de la géographie coloniale alors en poste à Rabat: Jean Célérier. Jean Célérier (R. Rayna1, 1963), naît à Chateau-Ponsae, en Haute-Vienne, en 1887. Après des études secondaires à Confolens puis à Poitiers, il entre à l'École Normale Supérieure en 1906. Il arrive au Maroc en 1917, au lycée de Casablanca. En 1920 il est nommé au lycée de Rabat. Très rapidement il est détaché à l'École supérieure de langue arabe et des dialectes berbères, qui va devenir l'institut des hautes études marocaines, ou il enseignera jusqu'à sa retraite. Il mène différentes études de terrain et écrit avec G. Hardy le premier ouvrage de géographie embrassant l'ensemble du Maroc. Il participe à la formation des instituteurs, initie les officiers des Affaires Indigènes à la connaissance des hommes et de la terre du Maroc central et méridional, et après 1945 joue un rôle actif dans divers organismes administratifs s'occupant du développement rural!. Il quitte le Maroc avec le protectorat et meurt à Pau en 1962, laissant une revue presque exclusivement marocaine. U n «géographe remarquable, sérieusement ignoré de la littérature géographique traditionnelle », au jugement de Mohamed Naciri. Jean Dreseh dès le début a eu d'autres intérêts que Célérier. Il s'est voulu dès le départ géomorphologue, et l'ostracisme aidant de la part de ceux qui auraient dû être ses collègues les plus proches, il s'est tourné vers les géologues, les naturalistes ou même les juristes. Mais l'ostracisme venait aussi sans doute de la conception que Jean Dreseh se

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Jean Dresch et le Maghreb. Revue de l'Occident Musulman et de la Mediterranée (1986)

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Page 1: Jean Dresch et le Maghreb (1986)

Jean Dresch et le Maghreb:Savoirs et pouvoirs

Par: P.R. Baduel Revue de l'Occident Musulman

et de la Mediterranée, 1986.

Depuis les indépendances des Colonies, les travaux sur la production scientifique - disons, pour faire bref -« coloniale» se sont multipliés (de Lucas et Vatin, 1975 à Vatin éd. 1984, en passant, entre autres, par Nordmann et Raison éd. 1980). A ce qualificatif de «coloniale» fut attachée une connotation plutôt péjorative, comme l'idée d'un défaut originel. Une certaine réévaluation de cette thèse, dans ce qu'elle pouvait avoir d'outré, est en cours aujourd'hui (voir notamment in Vatin éd. 1984), et l'on voit des anthropologues qu'il ne viendrait à l'idée de personne de classer parmi les nostalgiques, rééditer des «classiques» (ainsi par exemple de Masqueray préfacé par F. Colonna, 1983 ou d' Augustin Berque présenté par Jacques Berque, 1986). Mais il est remarquable que Mohamed Naciri, présentant dans un excellent article (1984) la «géographie coloniale» au Maroc d'emblée en exclue un géographe majeur qui est pourtant l'absolu contemporain (même s'il était plus jeune) des «géographes coloniaux» examinés : Jean Dresch.

Si son goût du pyrénéisme prédisposait Jean Dresch à mener des études sur la montagne, rien ne le prédestinait à commencer sa carrière géographique par le Maroc (voir entretien ci-après). Et il aurait pu devenir un de ces universitaires «coloniaux» auxquels il fut dès le départ confié. Car' dès son mémoire il est envoyé par Demangeon auprès d'une de ces hautes figures de la géographie coloniale alors en poste à Rabat: Jean Célérier.

Jean Célérier (R. Rayna1, 1963), naît à Chateau-Ponsae, en Haute-Vienne, en 1887. Après des études secondaires à Confolens puis à Poitiers, il entre à l'École Normale Supérieure en 1906. Il arrive au Maroc en 1917, au lycée de Casablanca. En 1920 il est nommé au lycée de Rabat. Très rapidement il est détaché à l'École supérieure de langue arabe et des dialectes berbères, qui va devenir l'institut des hautes études marocaines, ou il enseignera jusqu'à sa retraite. Il mène différentes études de terrain et écrit avec G. Hardy le premier ouvrage de géographie embrassant l'ensemble du Maroc. Il participe à la formation des instituteurs, initie les officiers des Affaires Indigènes à la connaissance des hommes et de la terre du Maroc central et méridional, et après 1945 joue un rôle actif dans divers organismes administratifs s'occupant du développement rural!. Il quitte le Maroc avec le protectorat et meurt à Pau en 1962, laissant une revue presque exclusivement marocaine. U n «géographe remarquable, sérieusement ignoré de la littérature géographique traditionnelle », au jugement de Mohamed Naciri.

Jean Dreseh dès le début a eu d'autres intérêts que Célérier. Il s'est voulu dès le départ géomorphologue, et l'ostracisme aidant de la part de ceux qui auraient dû être ses collègues les plus proches, il s'est tourné vers les géologues, les naturalistes ou même les juristes. Mais l'ostracisme venait aussi sans doute de la conception que Jean Dreseh se

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faisait lui-même de la géographie, et qui ne devait pas consonner avec celle des membres de la Société de géographie du Maroc.

Lyautey avait compris très tôt quel parti il pouvait tirer de la géographie - rappelons au passage le rôle que les géographes espagnols ont joué dans l'intérêt que l'Espagne avait pris au XIX. siècle à la colonisation du Rio de Oro. Lyautey s'était fait le protecteur dès l'origine de la Société de géographie marocaine et en fit en quelque sorte durant son règne une institution d'État. Les militaires y jouaient un grand rôle. L'un des collaborateurs de J. Dreseh à son guide alpin du Toubkal, Delaye, était lui-même officier. Mais lorsque J. Dreseh débarqua au Maroc en 1928, les géographes «lyautéens» faisaient en quelque sorte du renseignement. Probablement est-ce cette optique là, qui devait pourtant sembler aller de soi aux géographes français du protectorat, que J. Dreseh implicitement ou explicitement avait refusée. Lyautey parti, les géographes perdirent progressivement leur place en cours. 1930 est une date capitale dans la vie nationale du Maroc, e'est la date de promulgation du fameux Dahir Berbère qui, cherchant à diviser la nation entre Berbères, obéissant désormais à des juridictions coutumières relevant des tribunaux français, et Arabes, continuant à dépendre des juridictions islamiques (Chraa) a abouti à l'inverse du résultat escompté, à une unanime protestation marocaine de solidarité nationaliste (sur cet épisode voir les articles de J. Luccioni et G. Lafuente dans le n° 38 de la R.O.M.M., 1984-2). Dans la préparation de cette politique, le premier rôle revint aux ethnologues, sociologues, linguistes et historiens; pas aux géographes. Le temps du géographe lyautéen était passé. Mais allait être définie pour la géographie une autre fonction :

«Penser l'espace pour la colonisation, analyser ses contradictions pour un meilleur réajustement de sa politique aux nouvelles réalités nées de la crise économique et politique de 1930 - dépression mondiale et échec du dahir berbère - qui alla s'amplifier avec les bouleversements de la Seconde Guerre mondiale et l'émergence vigoureuse du nationalisme, revendiquant, en pleine guerre, le droit à l'indépendance. Dans ces différents domaines, G. Hardy devait avec Célérier ouvrir, plus que quiconque, de nouveaux horizons à la géographie» (Med Naciri, 1984).

En somme une géographie pratique au service des desseins des prépondérants, une géographie de techniciens de la colonisation. En avance sur ce qui se faisait en France, où la géographie de l'aménagement allait faire son apparition après la Seconde Guerre mondiale avec Paris et le désert français de Gravier? Les colonies n'ont-elles pas été des lieux d'expérimentation aussi bien pour les géographes que pour d'autres corps, comme par exemple celui des ingénieurs? Mais cette «science appliquée» que pouvait être la géographie d'un Célérier, se voulant directement au service des prépondérants, était une géographie politique, en quoi elle peut être dite coloniale.

Dans un registre semblable on peut relire Augustin Berque qu'on vient de rééditer: si dans son journal intime, on le voit assez critique, le savant administrateur ordonne sa lecture des forces de l' Algérie de l' entre-deux guerres autour d'une vision qui, pour ne pas se confondre avec celle des colons, semblant avoir manqué la prise de conscience du poids du nationalisme révolutionnaire, perçoit les premiers signes d'émergence d'une bourgeoisie algérienne qui dans son association avec les intérêts français, ferait primer le front de classe sur le front nationaliste: une vision-action politique (voir dans ce même numéro de la R.O.M.M. mon analyse de l'ouvrage d' A. Berque). Si beaucoup d'universitaires ou de savants plus ou moins munis des sacrements universitaires ont donné dans cette direction, P. Pascon dans une note suggestive à propos d'un rapport secret de Doutté demande implicitement qu'on n'impute pas au seul système colonial ce qui peut rester valable dans une relation de l'État-nation post-colonial à ses propres

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intellectuels nationaux, comme on peut le voir dans le cas de la question du Sahara occidental, oû certains universitaires - non des moindres et de différents côtés - ont aussi développé une «science» éminemment politique, légitimant le discours des États. Et si aux lendemains des indépendances on a vu légitimement se développer le souci de décoloniser la pensée scientifique, avec l'affaire du Sahara occidental, le mouvement inverse s'est développé, même hors du champ de confrontation, et un politiste comme M. Barbier (1984, 1985) n'hésite pas lui à solliciter au profit de ses choix des textes de voyageurs ou explorateurs occidentaux des XVIII" et XIX" siècles: ces «lectures» politico-historiques seulement à partir d'auteurs allogènes «< les documents historiques sont à la fois rares, brefs et imprécis jusqu'à la fin du XVIII" siècle», 1985 :5) font abusivement l'économie d'une approche d'archives locales, qui démontrent la complexité du problème, comme le prouvent par exemple les travaux du même P. Pascon sur la maison d'Iligh (1984, 1985). De tous temps des savants ont cherché à se concilier les faveurs - «sonnantes et trébuchantes» et pas seulement symboliques - du prince : et pour celui-ci combien sa tâche serait facilitée s'il pouvait habiller le normatif de l'autorité de la science : n'est-ce pas d'une certaine façon le rêve politique de ceux qui ont conçu l'aménagement du territoire ou la planification? Ainsi pour R. Dulong, l'opération d'aménagement du territoire :

«en imposant un langage technique au traitement des questions locales, travaille à dépolitiser les cadres locaux par la dépolitisation du mode sur lequel ils entrent en rapport entre eux et avec les représentants du pouvoir. La logique qui commande le langage de l'aménagement du territoire est la substitution des questions techniques à des enjeux politiques; elle impose aux agents de parler le changement dans le langage de la technocratie, au moment ou ce changement affecte gravement la société locale. Dans le même temps qu'elle dépolitise les élites, elle les intègre dans le dispositif hégémonique nouveau en les articulant directement aux instances administratives spécialisées dans le traitement de la société locale» (R. Dulong, 1978: 218).

La chose est plus voyante en système colonial, ou le pouvoir pour être légal n'est pas pour autant légitime. Et l'on peut comprendre qu'un homme co mme Jean Dresch, compte-tenu de ses positions idéologiques personnelles, ait pris quelque recul face à l'usage politique qu'on voulait faire jouer aux sciences sociales de cette époque dans une situation d'illégitimité d'un pouvoir colonial, qui était au total bien récemment établi lorsque J. Dresch arrive pour la première fois au Maroc et qui ne devait durer qu'un peu plus d'un demi-siècle : là au moins on ne pouvait pas dire «le Maroc c'est la France». Lyautey n'avait-il pas, semble-t-il, envisagé que le Maroc pourrait redevenir assez vite indépendant (voir l'excellent article de Jean Dresch sur Lyautey, 1949)?

Au total ces choix idéologiques et la conscience de la plus grande artificialité de l'implantation de la France au Maroc devaient, parmi d'autres éléments possibles, pousser Jean Dresch à une approche «critique», à mettre le doigt sur les effets pervers du système colonial. J. Dresch ne pouvait faire sienne cette définition de la vocation du géographe de Célérier (in Med Naciri, 1984):

«Comprendre un peuple en fonction de son milieu, but de la géographie, c'est déjà avoir en main un instrument de direction et c'est en même temps prendre conscience de nos différences, de nos propres possibilités, en vue de trouver place à côté de ce peuple et pour agir».

Mais en dehors de la dimension proprement coloniale, c'est-à-dire d'un pouvoir que l'histoire a condamné dans sa nature avec ses hérauts, le débat «Dresch ou Célérier»

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demeure par exemple en France entre les aménageurs type Datar et leurs critiques - eux aussi d'inspiration marxiste - comme R. Dulong ou L. Quéré: une question de fond, qui est celle des rapports du savoir et du pouvoir : de quel savoir pour quel pouvoir?

Un itinéraire scientifique par mi les plus brillants de ceux qui ont travaillé sur le -Maroc - et qui soutint sa thèse d'État avec Jean Dresch - pourrait être interrogé, celui de Paul Pascon (1932-1985), qui mêla durant toute sa carrière le goût de l'action - à la tête du bureau d'études qu'il avait fondé au lendemain de l'Indépendance marocaine, l'E.I.R.E.S.H., puis à la tête de l'Office du Haouz de Marrakech - et le souci de la connaissance scientifique : technicien et savant. Mais on sait que le savant «critique» lui aussi mi-volontaire, mi-contraint par les circonstances dût renoncer au technicien (P.R. Baduel, 1985). Le cas de P. Pascon (et bien d'autres...) mériterait une longue réflexion et permettrait de replacer l'analyse du rapport des sciences sociales à la colonisation dans \me approche plus globale, celle du rapport du savoir et du pouvoir.

Et du savoir et du pouvoir qui tous deux veulent se confondre avec la rationalité: l'État moderne, colonial puis national, se pense comme seul rationnel et il considère comme archaïque, dépassée, irrationnelle, toute autre organisation que la sienne, d'ou le refus très vigoureux de l'État indépendant - plus que de l'État colonial qui compensait par la manipulation des faits ethniques et tribaux son incapacité à pousser dans toutes ses conséquences un jacobinisme viscéral - de tous les particularismes sociétaux, donc de tout autre pouvoir que le sien; quant à la science elle-même elle récusait qu'il pût y avoir d'autre savoir que le si en et par conséquent récusait comme interlocuteur le fellah ou le pasteur millénaire (P.R. Baduel, 1984, 1985). ll est intéressant de noter que J. Dresch au terme d'un entretien personnel, à ma question de savoir comment avec le recul du temps on peut.

Juger notamment les réformes agraires au Maghreb, éprouve le besoin de dire que la question du développement est en définitive une question d'échelle. Le traitement du développement s'est fait durant deux décennies à partir de l'État et à l'échelle du territoire : échec. Cette perspective globalisante ne fait pas suffisamment la part des «formes d'organisation régionales traditionnelles» et les «pays du Maghreb ne tiennent pas suffisamment compte de leurs traditions» : une communauté rurale, c'est à la fois une société, une culture et un terroir, c'est-à-dire une organisation achevée des hommes et de leur espace. Et c'est pour l'avoir négligé qu'on est allé vers des échecs : d'ou, comme le pense J. Dresch, la nécessité de régionaliser l'approche du développement, ce qui effectivement pose la question de: quel savoir pour quel pouvoir ? Quelques publications récentes font ces réévaluations. Parmi les toutes dernières, on retiendra comme très significatives celles de Guy Duvigneau (1984) et de Claudine Chaulet (1984) qui toutes deux portent sur l' Algérie.

Guy Duvigneau a travaillé durant toute la période de «l'expérience pilote du Sersou» qu'il relate, soit de 1973 à 1977, au service d'animation et de coordination des actions du développement auprès de la Direction de l'agriculture et de la réforme agraire de la Wilaya de Tiaret, dans le cadre d'une O.I.R.D., Opération Intégrée de Recherche et de Développement, création du ministère de l' Agriculture et de la réforme agraire; la charge de l'animation fut confiée à un Institut de développement des grandes cultures; l'objectif était d'introduire, après les avoir testées sur le terrain, des techniques du dernier cri et économiquement performant es en céréaliculture et élevage. Donc une action typiquement recherche / développement impulsée par le haut, l'Etat. L'étude de G. Duvigneau porte sur la manière dont les hommes qui ont eu à vivre cette expérience du passage d'une société à dominante pastorale à une société paysanne, confrontés au sein des domaines

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autogérés «à des techniques nouvelles et à un type induit d'organisation de leur société», ont perçu l'innovation. De l'étude de cette expérience qui fut un échec, Duvigneau tire des conclusions sans équivoque :

«l'introduction de techniques nouvelles n'est pas toujours possible dans une société rurale en état de sous-production et de mal-développement. Le remède qui convient à une telle société ne saurait se trouver d'abord dans l'initiation à de nouvelles connaissances : en pareil cas, l'incapacité à bien produire ne peut s'expliquer par un manque de savoir. Un groupe, ou un homme, qui se croit menacé ou en minorité dans ses légitimes aspirations, dans ses besoins sociaux ou vitaux, se trouve dans l'incapacité de se consacrer résolument à l'acte de produire».

Il faut selon notre auteur trouver le moyen de valoriser le savoir et de laisser libre-champ aux capacités de dynamisme de ces hommes: un appel à ce qu'ailleurs on nommerait la «participation paysanne» (G. Conac éd., 1985), face à l'échec du modèle de développement étatiste.

La démarche de Claudine Chaulet n'est pas très différente de celle de G. Duvigneau en ce sens qu'elle aussi cherche à saisir comment les interventions de l'État «ont été comprises, acceptées, utilisées ou rejetées par les ruraux», et remet en cause le regard que les études de sciences sociales ont porté sur les ruraux algériens: celui qui part de l'État, celui qui fait donc que le chercheur a adopté-défendu le point de vue de l'État sur la société rurale. Claudine Chaulet propose qu'on reconnaisse enfin les producteurs agricoles et plus généralement les ruraux

«comme des sujets, acteurs de la résistance à la colonisation et de la guerre de libération, inventeurs de l'autogestion, aventuriers dans l'émigration, producteurs aux techniques autonomes, stratèges dans l'utilisation des offres étatiques, traditionnels par choix quand le legs du passé permet de s'adapter aux conditions concrètes d'existence et innovateurs quand le progrès leur convient, contestataires souvent, conscients de leurs droits et de leurs intérêts toujours".

Ceci devrait nous permettre de poursuivre notre réflexion sur les rapports du savoir et du pouvoir dans le cas des études de sciences sociales conduites sur l'agriculture algérienne : faut-il que les politiques, les décideurs et les chercheurs se soient à ce point identifiés à la rationalité qu'ils en soient venus à illégitime toute parole paysanne ou pastorale et que seul l'échec de cette politique ait conduit à douter que la rationalité soit le monopole de l'État et de la science? Est-ce parce que les sciences sociales sont fragiles devant les pouvoirs (et donc pas seulement devant le pouvoir colonial)? Ou est-ce le lot de toutes les sciences sociales « appliquées» que de croire à leur absolu comme condition de l'action et de se révéler toujours relatives à l'usage? Et l'auteur de La terre, les frères et l'argent de remettre en question ce que fût l'objet même des enquêtes rurales d'alors : les systèmes de production. L'analyse à base de système de production

«Induit la tentation de supposer une logique commune à tous ceux qui ont des exploitations de même taille cultivées de la même façon, donc de construire un idéal-type sur la base des seules conditions de la production agricole saisies par l'enquête. Elle ne pose pas le problème des conditions de la naissance d'une conscience collective entre personnes classées dans la même catégorie. Elle ignore au terme de quelles trajectoires et avec quels projets deux exploitations se trouvent au jour de l'enquête apparemment comparables. Elle ignore que, placés dans les mêmes conditions objectives, les hommes peuvent tenter de développer des logiques différentes, quand la situation historique

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permet plusieurs stratégies".

En somme il faut absolument réviser l'angle d'attaque du développement, reconnaître que la société rurale n'est pas seulement une matière à transformer, une pâte molle, mais qu'elle est un corps social vivant, fortement différencié et que le développement n'est possible qu'en cherchant le moyen d'allier les stratégies de l'État et les stratégies des groupes? Ce n'est pas, comme j'ai écrit à propos de projets de développement en Tunisie, en décapitant les sociétés rurales qu'on peut ensuite trouver les leaders capables d'entraîner le développement (P.R. Baduel, 1984).

On redécouvre ainsi très progressivement ce qui me paraît essentiel aujourd'hui dans les analyses des causes de l'échec relatif du développement, en ce qui concerne tout au moins le développement rural : le problème de l'échelle de l'action, le rapport de l'État à l'espace - question qui a fait l'objet de deux publications que j'ai dirigées dans le cadre du C.R.E.S.M. (P.R. Baduel éd. 1984 et 1985), qui rejoignent bien d'autres recherches, comme celles d'Aydalot éd. (1984) ou de F. Auriac et R. Brunet éd. (1986). Ces deux derniers auteurs résument assez bien le problème actuel :

«Aujourd'hui, la manière dont on va sortir de la crise dépend de l'attitude des forces politiques qui sera décisive, et l'on s'intéresse à la capacité des groupes sociaux à l'infléchir. Le territoire, lieu ou peut s'opérer un certain équilibre social, devient opératoire. Le subjectif reprend ses droits. La grande question est de savoir alors si la nation a encore son mot à dire ou si elle n'a plus qu'à attendre sa place dans la division internationale du travail. Jeux et enjeux de l'espace sont au cœur d'une question fondamentale pour l'avenir de nos sociétés, question vive s'il en est: à quels niveaux de l'organisation spatiale peut-on le mieux régler ou résoudre les contradictions principales?»Au fond l'attention que J. Dresch a portée plutôt à ce qu'on nomme aujourd'hui les sociétés locales dans ses études si précises de l'époque marocaine et ses réflexions actuelles vont dans ce sens de la nécessité de penser l'action en terme d'échelle, en privilégiant sans doute la grande échelle. Et cette façon de poser le problème renvoie bien à la question: quel savoir pour quel pouvoir? La question est donc on ne peut plus d'actualité, et pas seulement pour les pays du Maghreb, et pas seulement pour les pays du Tiers-Monde.

La présente livraison a été conçue pour rendre hommage à cet éminent maître de la «géographie critique» qu'est J. Dresch à l'occasion de ses quatre-vingts ans. Je l'ai organisée autour de thèmes maghrébins que Jean Dresch a, à un moment ou l'autre de son œuvre ou de son magistère, touchés, dans un souci de pluridisciplinarité assez étendu puisque ce volume réunit bien sûr des géographes, mais encore des archéologues, des politistes, des anthropologues, des écologues et un agronome, choisis parmi les meilleurs spécialistes des questions traitées.

J'ai sollicité la collaboration d'archéologues parce que l'archéologie a joué à l'époque coloniale un rôle idéologique important. Si elle a impulsé des travaux considérables, elIe a été politiquement exploitée pour légitimer historiquement la présence coloniale: le colon européen était pensé comme l'héritier direct du soldat laboureur romain après la parenthèse arabe et ses «siècles obscurs».

«La référence à Rome conduit essentiellement à empêcher de penser I’ Amérique du nord autrement que liée au destin de l'empire et à sa puissance. Ou du moins elle traduit l'impossibilité d'imaginer pour elle un autre destin» (J. Frêmeaux, 1984).

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Or l'archéologie antique d' Afrique du Nord est aujourd'hui en pleine réévaluation, en relation avec le renouveau de la question de l'espace dans les sciences sociales (voir Ph. Leveau, 1984) et à la rencontre de la sociologie des sociétés locales. P. Trousset est un archéologue typique de cette nouvelle approche, ainsi que B.D. Shaw et D. Mattingly, qui, à trois, couvrent l'espace allant de la Tripolitaine à la Maurétanie Tingitane, et dont les travaux contribuent à relocaliser en quelque sorte le passé de ces sociétés que l'archéologie d'époque coloniale avait un peu trop systématiquement «romanisé», occidentalisé.

Un second groupe d'études porte sur la période coloniale dont les effets politiques et économiques sur le Maghreb actuel sont évidents. J. Dresch s'est intéressé à divers titres à la question des frontières. O. Vergniot retrace d'après archives comment fut déterminé le sort de Tindouf entre la colonie algérienne qui l'annexa et le protectorat marocain qui le perdit.

Claude Lefébure étudie l'effet de la frontiérisation coloniale sur le devenir d'une tribu marocaine de l'Atlas, les Ayt Khebbach. De la cohorte des résistants sahariens à la conquête française, Sophie Caratini qui dans sa thèse (1984) a apporté dIe aussi des éléments intéressants sur l'espace nomade Reguibat, sur Tindouf et aussi sur Ma el Aïnin - croisant ainsi encore les travaux d'O. Vergniot (1984) - restitue la figure d'un chef Regui-bat qui à aucun moment de sa vie ne se compromit avec les colonisateurs: Ould Bardi.

L'étude de C. Lacoste-Dujardin porte sur l'Opération Oiseau Bleu qui se déroula en Algérie au tout début de la guerre (1956), et à laquelle est mêlée la figure d'un anthropologue qui tenta de faire de l'anthropologie appliquée... à la guerre : Jean Servier. On retrouve ce nom mêlé à divers épisodes de la guerre d' Algérie.

Ainsi au moment même du déclenchement de la guerre, le l er novembre 1954, il est dans les Aurès ou il enquête dans la validée de l'Oued Abdi, il joue un role actif en allant chercher le jeune instituteur Monnerot, mort, et sa femme blessée et en organisant la défense d'Arris (Y. Courrière, 1968 : 251, 380,409). En 1957 après avoir soutenu une thèse remarquée, dont le matériau avait été accumulé avant « les événements», il revient à Alger comme attaché au cabinet du nouveau directeur des Affaires politiques au gouvernement général, le futur premier ambassadeur français en Chine révolutionnaire: Lucien Paye, et si on le retrouve mêlé à l'Opération Oiseau Bleu, il va surtout mener l'Opération Zaccar, crée les premières harkas appelées encore G.M.P.R. (groupes mobiles de protection rurale), est très lié à deux militaires de choc, le capitaine Hentic (celui qui va mettre fin à l'Opération Oiseau Bleu) et le colonel Leroy (qui lui aussi crée des harkas), tous deux combattant en Kabylie.

L'Opération Zaccar prendra de l'ampleur et durera jusqu'en avril 1958, lorsque les supplétifs passeront sous le contrôle de l'armée et que leur recrutement deviendra «une immense affaire)); il fut alors rappelé à Alger au gouvernement général puis rejoignit son poste de professeur à l'Université de Montpellier (Y. Courrière, 1969). Après la fin de la guerre d’Algérie il fut chargé d'un rapport sur les harkis «rapatriés)). On a effectivement avec J. Servier un cas particulièrement clair d'utilisation non pas de l'anthropologie, mais d'une certaine anthropologie.

ll ne faut cependant pas oublier que le gouverneur général de l’Algérie d'alors, Jacques Soustelle, était lui même anthropologue de formation et qu'il pensait quelquefois la politique algérienne en anthropologue «<il était attaché au découpage territorial qui selon

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lui devait correspondre à l'ethnographie de la région», Y. Courrière, 1969 : 95). Par ailleurs dans son entourage on trouvait d'autres anthropologues, de droite comme Henri Paul Eydoux - qui avait déjà servi en Algérie avant la Seconde Guerre mondiale et qui avant d'entrer au cabinet de Soustelle était dans le renseignement - mais aussi d'authentiques hommes ou femmes de gauche comme Vincent Monteil ou Germaine Tillion. Celle-ci comme J. Servier connaissait bien les Aurès ou eUe avait séjourné entre 1934 et 1940, et y retourne en mission envoyée par F. Mitierand, alors ministre de l'Intérieur, pour juger sur place de la situation ; elle y séjourne de décembre 1954 à février 1955.

Lorsque Soustelle droitise sa politique, comme Vincent Monteil, elle démissionne. Au moment de la bataille d' Alger, elle tente courageusement une fois encore de jouer un rôle, ayant les faveurs des nationalistes algériens. Ainsi la recherche française sur l' Afrique du Nord à l'époque coloniale, c'est sans doute Hardy, Célérier, ou encore Gauthier et Capot-Rey, c'est aussi Servier, mais c'est autrement Jean Dresch, Charles André Julien ou Germaine Tillion. Pour C. Lacoste-Dujardin, l'anthropologie illustrée par J. Servier était archaïsante.

Un troisième groupe d'études est organisé autour des questions de développement de la montagne maghrébine, et d'abord marocaine. La Péninsule Tingitane est traitée par J.F. Troin et A. El Gharbaoui, le Haut Atlas central par G. Fay, A. Bellaoui et Ch. Crépeau. Si l'étude de J.F. Troin présente l'exceptionnel encadrement urbain que connaît le nord-ouest marocain, les quatre autres études sont plus attentives au devenir des zones rurales et font le bilan de ces zones quarante à cinquante ans après les premiers travaux marocains de J. Dresch. Notons que dans le cadre du Projet Ounein que dirigeait Paul Pascon, J. Dresch a eu l'occasion de revenir récemment dans cette région et d'en mesurer les changements (cf. article de Ch. Crépeau). Ces études sur la montagne maghrébine s'achèvent par un texte d'Habib Attia sur les atouts et les faiblesses, en termes de régionalisation, du Nord-Ouest tunisien.

Dans les dernières lignes d' un géographe au déclin des empires (1979), J. Dresch écrit: «La géographie est, comme toutes les autres disciplines, de plus en plus compliquée, parce que les documentations à rassembler et à traiter s'accumulent, les orientations se diversifient, les méthodes sont de plus en plus exigeantes. Nul ne saurait être universel, même dans sa propre discipline. C'est pourquoi, si le combat politique demeure pour moi une obligation intellectuelle et morale conforme aux sentiments et aux réflexions qu'avaient suscités en 1928 mes premiers contacts avec le Tiers-Monde, je suis revenu à mes premières orientations de recherche en géographie physique."

Et très particulièrement sur les problèmes des «régions arides» ou «géosystèmes désertiques », termes qu'il préfère à «désert» car l'aridité a une «signification bioclimatique», peut être quantifiée, faire l'objet d'une typologie et d'une cartographie sans ces se perfectionnée (J. Dresch, 1982). Ainsi si la montagne est à l'origine de sa vocation géographique, les zones arides avec le temps sont devenues un objet privilégié de ses recherches. Il ne s'est pas pour autant désintéressé des questions de géographie «humaine », comme en témoignent en particulier sa participation à la question des frontières (J. Dresch, 1982) ou un de ses tout récents articles sur la Libye.

Aussi le dernier groupe d'études réunit aussi bien des recherches plus sensibles aux aspects physiques - ainsi des travaux d'E. Le Floc'h, Ch. Floret, tous deux écologues au Centre Louis Emberger de Montpellier, et R. Pontannier pédologue à l'O.R.S.T.O.M., sur la désertisation, en Tunisie notamment - et des recherches plus sensibles aux aspects géopolitiques, qu'illustre l'article d'Yves Lacoste. Si les études sur la Montagne

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maghrébine ont été surtout consacrées au Maroc, celles sur le désert traitent aussi bien de l' Algérie que de la Tunisie ou de la Mauritanie. Au delà des études citées plus haut, deux autres portent sur la société nomade: H. Claudot sur les Touaregs, en termes d'anthropologie de l' espace, et J. Bisson et Yann Callot, en géographes, sur les populations du Grand Erg occidental. Quant à D. Dubost, A. Abaab et P. Bonte, ils font le point sur l'agriculture saharienne, le premier en agronome sur le Sahara algérien, le second en géographe sur la Djeffara tunisienne et le troisième en anthropologue sur la Mauritanie. Au total un florilège d'études qui contribuent aujourd'hui à la connaissance de terrains ouverts hier par J. Dresch.

JEAN DRESCH ET LE MAGHREBEntretien

Vous êtes venu pour la première fois au Maroc en 1928. L’essentiel de vos travaux jusqu'au début de la Seconde Guerre mondiale a été consacré au Maroc, et par la suite I’ Afrique du Nord a conservé une place importante dans vos recherches. Qu'est-ce qui vous prédisposait à entreprendre votre carrière scientifique par le Maroc ? Et, question préalable peut-être, quelle est l'origine de votre vocation géographique ?

Fils d'universitaire germaniste, professeur à la Faculté des lettres de Bordeaux, j'ai fait dans cette ville toutes mes études secondaires. Mais c'est à partir de 1923 que, mon père ayant été nommé à Toulouse, j'ai eu l'occasion de circuler l'hiver, et surtout l'été, dans les Pyrénées, devenues plus proches. Cette chaîne était à l'époque peu fréquentée par les touristes, beaucoup moins que les Alpes. l'ai été impressionné par son aspect sauvage, surtout sur le versant espagnol. Gagné au pyrénéisme, j'ai recherché le contact avec la roche, l'appel des grands horizons, l'explication des faces et des arêtes, à la fois l'attrait et le mystère des formes.

Entré à l'École normale supérieure en 1926, je n'avais pas pris de décision sur l'orientation de mes études. La philosophie m'attirait par l'ampleur de ses thèmes mais les interminables discussions avec mes camarades au bistrot voisin me rejetèrent sur la discipline géographique : ses thèmes n'étaient pas moins variés et me permettaient de comprendre les formes et les attraits de mes chères Pyrénées. Aussi ai-je préparé les certificats qui composaient alors la licence d'histoire et géographie. Encore ai-je consacré une part privilégiée de mon temps à la géographie physique et à la géologie et me suis-je attaché plus à de Martonne qu'à Demangeon, les deux grands patrons de l'entre-deux guerres.

Le premier pratiquait davantage la géographie de terrain, aux environs de Paris et même au-delà. Je me préparais, sous sa direction, à consacrer aux Pyrénées le diplôme d'Études supérieures, l'actuel mémoire. Mais le hasard voulut que Demangeon me fit brusquement abandonner les Pyrénées. Il avait eu l'occasion d'aller au Maghreb, y avait rencontré le géographe local, professeur à l'Institut des hautes études, embryon d'université, J. Célérier. Celui-ci l'avait informé qu'une bourse pourrait être accordée en 1928-1929, à un étudiant français. Et Demangeon de retour vint me la proposer à l'école : il me trouva au tennis ou je jouais et m'apprêtais à servir. « Voulez-vous aller au Maroc?»

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J'ai servi en disant oui...

J'ai donc abandonné les Pyrénées et, dans l'étonnement d'un premier voyage hors de France, découvert le Maroc. Sur la suggestion de J. Célérier, je choisis comme sujet le massif de Moulay Idriss, sanctuaire de la première dynastie marocaine au nord de Meknès, bel exemple de géomorphologie structurale et des formes traditionnelles d'occupation du sol. Mais mon séjour marocain fut assez long pour que je prenne le temps de traverser le Maroc centra!, pousser jusqu'au Haut Atlas occidental et même jusqu'à Tiznit, alors à la limite de la dissidence : une coupe méridienne, du Maroc méditerranéen au Maroc pré désertique, dominé par une chaîne plus haute et non moins austère que les Pyrénées!

Rentré à l'école, le temps de passer le diplôme, puis l'agrégation, puis de faire mon service militaire,... et de me marier, je conservais de si pesants souvenirs du Maroc, de ses beautés si variées, de son intérêt scientifique, de ses habitants si cordialement accueillants que je décidai de consacrer à ce pays les débuts de ma carrière d'enseignant-chercheur. Je craignis de n'y pas parvenir parce que j'avais acquis, auprès de l'administration, une réputation néfaste pour avoir collaboré, à l'école, à une revue jugée antimilitariste! Mais je fus affecté à un «collège musulman» inclus dans le «mechouar», grande cour du pal ais royal, à Rabat. J'avais à y préparer la première promotion d'élèves parvenant au bac, comportant les mêmes épreuves que le bac des lycées français. On m'avait confié le latin, outre l'histoire et la géographie. Dans ces conditions, l'initiation à la pédagogie fut d'un intérêt exceptionnel : apprendre et enseigner en même temps l'histoire et la géographie du Maroc, tenter par une excursion de leur faire connaître et comprendre leur pays, leurs ports en voie de modernisation, le premier grand barrage d'irrigation, le pétrole jailli du Tselfat, la tribu des Beni Mtir dépouillée par la colonisation, le Maroc berbérophone au collège berbère d' Azrou et le nomadisme zayan, fût-ce trois ans après le dahir berbère et au moment ou se terminait la dissidence, quelle expérience, un peu aventureuse! Elle fut interrompue partiellement par le directeur de l'Instruction publique qui, après un congé d'un an pour avancer mes recherches, m'affecta au lycée ou l'enseignement était beaucoup plus lourd et très «métropolitain». Mais il y avait quelques Marocains, dont Ben Barka qui devint mon ami!

Car sans pour autant me désintéresser des autres régions du Maroc, j'ai consacré l'essentiel de mon temps libre, toutes mes vacances scolaires et l'année de congé à parcourir le Haut-Atlas occidental et les piémonts nord et sud. Ceux-ci étaient accessibles en voiture, mais la montagne ne l'était, en dehors des trois à quatre routes transversales, qu'à pied. J'ai repris mes habitudes pyrénéennes, bientôt améliorées, il est vrai, par l'emploi du mulet. Les parcours de vallée à vallée nécessitaient une charge alourdie par des appareils, des échantillons. Nomade, j'allais de village à village, de bergerie en bergerie, j'apprenais à connaître les alliances et l'histoire, les histoires plutôt, de vallée à vallée. J'étais reçu en ami et ai pu d'autant mieux rassembler la documentation sur la population et les «leff», sur l'irrigation et les cultures, sur les parcours de transhumance et les bergeries. C'était là le travail des soirées autour des verres de thé, des arrêts casse-croûte et des rencontres au bord du sentier. Mais l'essentiel était l'étude de la montagne : je devais m'efforcer d'exprimer l'originalité de cette chaîne dressée le long de failles actives au-dessus de plaines basses, niveaux de base régionaux qu'il fallait bien, aussi, cartographier et analyser des plaines semi-arides aux versants forestiers et aux sommets froids peu éloignés de la limite des neiges persistantes, quel surprenant étagement de formes actuelles ou héritées! Monsoud, désormais, fut de consacrer mes recherches au Maghreb et aux régions méditerranéennes sèches, si anciennement peuplées que les divers écosystèmes y ont été particulièrement dégradés; et ces recherches m'ont conduit

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dans les régions arides chaudes pour comprendre leurs dynamiques et leur diversité.

La guerre, en 1939, puis Vichy, ont interrompu recherches et séjour marocains. Renvoyée dans la France occupée, ma famille vint s'installer à Paris à la rentrée de 194l, après que j'ai pu soutenir ma thèse à Paris en juillet. Affecté au lycée Voltaire, chargé de cours à la Sorbonne, puis à Caen pour suppléer M. Musset déporté, je fus écarté d'une des trois chaires de géographie coloniale créées en 1943 sur proposition de de Martonne. Les soucis de combiner des enseignements lourds et la Résistance, ceux de la vie quotidienne éloignaient le Maghreb et toute recherche. Paris, puis la France libérées, je pus être affecté à la chaire restée inoccupée et localisée à Strasbourg ou j'ai enseigné deux ans. J'y retrouvais l' Alsace et de vieilles traditions familiales avant de succéder à P. Gourou à l'École coloniale puis à M. Larnaude à la Sorbonne dans une chaire de géographie de l' Afrique du Nord. Le contact avec le Maghreb était rétabli. J'ai pu revenir assez souvent au Maroc ou j'ai abordé le Haut-Atlas central, mais ou, désormais, j'ai surtout suivi les travaux de la nouvelle génération des géographes français au Maroc, auteurs de thèses de géomorphologie qui ont progressivement couvert la plus grande partie du pays. Mais j'ai eu aussi l'occasion de visiter, dans des conditions comparables, l'Algérie et, surtout, la Tunisie, fût-ce pour suivre des recherches de géographie alors dite humaine.

Mais en 1945, j'ai aussi pris contact avec l'Afrique Noire à l'occasion d'une mission du ministère des Colonies sur le travail forcé en Côte d'Ivoire, l'ancienne Haute Volta et l'ancienne Gold Coast. L'ethnographe M. Leiris et moi fûmes chargés d'enquêter dans les trois pays, d'aller chercher le président du Syndicat des planteurs africains à Yamoussoukro afin de concilier planteurs africains et français : une instructive introduction à la brousse et aux sociétés rurales africaines, aux problèmes de colonisation et de développement propres à l’Afrique au sud du Sahara. Au cours de nombreuses missions, j'ai étendu cette expérience à toute l'Afrique occidentale et centrale, et jusqu'à Madagascar ou La Réunion. Pendant les années 50 ou le Maroc m'a été pratiquement fermé par les autorités françaises, j'ai eu l'occasion de visiter la plupart des pays de l’Amérique latine, des parties du Proche Orient et de l'Iran, de l'U.R.S.S., de la Chine, de l'Australie et de Nouvelle Zélande. Voyages généralement rapides, mais les comparaisons sont particulièrement utiles au géographe.

Au surplus, l'intérêt pris en Afrique du Nord pour les problèmes des régions arides et semi-arides a constamment orienté mes recherches. Qu'elles soient orientées vers le Sahara, l'Afrique soudanaise ou les autres régions visitées, elles ont porté sur la géomorphologie, le milieu physique global aride, leurs relations avec l'homme, son histoire et son devenir, la surprenante variété des types régionaux de «déserts».

Quelques-unes de vos nombreuses publications sont cosignées. Si certains de vos partenaires n'ont pas besoin d'être présentés comme R. Raynal, P. Birot, F. Joly ou J. Cabot, il n'en est pas de même des cosignataires de votre période marocaine : Ed. Roch, L. Moret, ou J. de Lépiney, sans parler d'auteurs comme R. Hoffherr, R. Morris ou P. Mauchaussé qui ont dirigé des ouvrages auxquels vous avez participé. Qui étaient-ils?

Mes débuts de chercheur au Maroc et mes longues tournées en montagne, ou dans les piémonts, ont été très solitaires. Certes, j'apprenais beaucoup de mes hôtes ou au hasard des rencontres. Mais en géomorphologie, j'étais mon propre interlocuteur car le géographe local J. Célérier s'est peu intéressé à la géographie physique et l'espace séparant l'enseignement supérieur (l'Institut des hautes études marocaines) et l'enseignement secondaire était un fossé difficilement franchissable. Seul de Martonne, de

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loin, me pressait de finir et H. Baulig m'envoyait la bibliographie des Américains qui décrivaient des paysages comparables dans l'ouest des Etats-Unis. La collaboration avec les géologues du Service géologique du Maroc et avec ceux qui venaient de France en mission fut beaucoup plus confiante. Je n'aurais pu aborder l'étude d'un massif montagneux aussi étendu si la structure géologique n'en avait pas été au moins esquissée, au moment même oû je commençais mes recherches, par L. Moret et Ed. Roch, plus tard par L. Neltner. Le premier était professeur à Grenoble ; le second, géologue au Service géologique à Rabat. Nous avons fait ensemble du terrain et publié les résultats à la Société géologique de France. Ma tache fut de corriger les erreurs et de combler les lacunes de la carte topographique à l'aide de photos d'avion et de dessins, d'y reporter au l/l00000 des contours géologiques publiés au l/200000, plus précis et plus complets.

J'ai travaillé aussi avec des biologistes de l'Institut scientifique chérifien. L'un, J. de Lépiney, était un spécialiste de biologie animale et poursuivait à l'époque des recherches sur le bayoud, maladie des palmiers-dattiers. Ce ne sont du reste pas ces recherches qui furent l'occasion de nos « courses» communes en montagne car le palmier n'y pénètre pas - ou guère. De LépiIiey était un alpiniste passionné, un des meilleurs alpinistes des Alpes à l'époque. L'alpinisme rapproche et la corde est à l'origine des plus sûres amitiés. Nous avons fait ensemble les sommets du massif du Toubkal, par des voies le plus souvent nouvelles. C'est pourquoi l'Office chérifien du tourisme nous demanda de préparer, avec un officier du Service géographique, Th. J. Delaye, un guide «alpin» du massif du Toubkal, publié en 1938. Nous l'avions introduit par des exposés sur la montagne, sa végétation présentée par L. Emberger, sa faune, par J. de Lépiney, ses habitants. J'avais profité de cette publication pour faire adopter, avec la complicité des bergers du village d' Aremd, initiés désormais au métier de guide, une toponymie en langue berbère.

La montagne ne fut pas la raison de mes relations avec R. HofIherr, R. Morris ou P. Mauchaussé. Le premier était directeur des «Centres juridiques» à l'Institut des hautes études marocaines, les autres y enseignaient. Économistes, juristes, ils avaient lancé la publication d'un très utile Bulletin éeonomique et social du Maroe qui a subsisté après l'Indépendance. Us eurent moins de scrupules que leurs collègues «littéraires» à avoir recours aux services d'un géographe, surtout pour illustrer de cartes géographiques leurs articles du Bul/etin et les publications des «Centres». J'ai, dans ces conditions, pensé à préparer un Atlas du Maroc et esquissé à l'aide de la documentation alors disponible des cartes de l'agriculture, des migrations de travailleurs, des grands travaux d'hydraulique, des cartes démographique, ethnolinguistique, des souks, etc. J'ai tenté d'associer à cette tache très pédagogique les instituteurs. Mais un veto de la direction de l'enseignement mit fin à cette initiative aventureuse...

Vous avez bien connu L. Emberger au Maroc?

Oui, j'ai connu Emberger, le botaniste de l'Institut scientifique chérifien, au point qu'il fut un ami bien que nos idées politiques ou religieuses fussent plutôt divergentes. Mais presque autant que celle des géologues, sa collaboration était pour le géographe d'un intérêt exceptionnel. Dans une montagne ou les observations météorologiques étaient et sont encore très insuffisantes, limitées, sauf rares exceptions, aux deux grands axes routiers, l'étude des écosystèmes dont les composants ont des besoins par ailleurs connus, est un complément majeur de l'analyse du paysage. Au cours de plusieurs tournées, L. Emberger m'a aidé à comprendre les étages qui se succèdent du bas en haut de la montagne, leurs relations avec les étages morphogénétiques et l'occupation du sol, les activités humaines,

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depuis l'aride chaud des piémonts à l'humide doux de la chênaie de chêne vert, au semi -aride froid des hauts paturages selon les expressions alors utilisées.

Après la guerre, donc, vous continuez à vous intéresser à l'Afrique du Nord...

En publiant peu parce qu'il s'agissait surtout de directions de recherches...

Mais vos écrits, notamment aux débuts de la guerre d'Algérie, témoignent de votre engagement - qui certes remonte à l'entre-deux guerres - mais désormais avec un retentissement certain : comme Y. Lacoste le rappelle dans la notice de présentation de votre recueil d'articles introuvables Un géographe au déclin des Empires, vous jouez un rôle important dans l'évolution des prises de position du Parti communiste avec votre article sur «Le fait national algérien» (1956) et vous participez, aux côtés de Gh. A. Julien, H. l. Marrou, A. Sauvy et P. Stibbe à un ouvrage sur La question algérienne (1957). Gomment avez-vous concilié science et engagement? En termes plus explicites, votre engagement étant marxiste, considérez-vous votre géographie comme marxiste?

Oui, sans doute. Ma formation politique a été liée moins à des influences de personnes ou de lectures qu'à une réflexion critique sur le milieu universitaire et même familial dans lequel se sont écoulées mes années de formation, puis sur l'enseignement sorbonnard en géographie humaine et en histoire contemporaine qui négligeait trop, à mon sens, l'analyse des systèmes de production et de leurs relations avec les structures sociales. Paris et l'école de la me d'Ulm étaient certes des milieux favorables aux discussions contradictoires. Mais ma première sortie de la métropole fut particulièrement révélatrice. La misère que j'ignorais en France m'avait impressionné sitôt débarqué au Maroc. La jetée du port de Casablanca, expression du puissant essor donné par le protectorat français à l'économie marocaine et, tout proche, le spectacle poignant de la misère dans la medina avaient provoqué chez moi à la fois un sentiment de pitié, d'injustice et le besoin d'une explication, d'un changement qui me renvoyaient à «l'impérialisme, stade suprême du capitalisme». Revenu deux ans plus tard, je me suis vite habitué aux formes contradictoires de l'urbanisation spéculative et de l'extension simultanée, incontrôlable, des bidonvilles, j'ai vu le tracteur du colon côtoyant l'araire tiré par un âne et un mulet. Spectacles coutumiers que je ne retrouvais pas dans la montagne. Mais je m'inquiétais du devenir de cette société de cultivateurs-pasteurs qui avaient si bien réussi à aménager un dur milieu, mais étaient lentement menacés par les progrès de leur insertion dans une société de consommation, dans une économie monétaire répondant à une augmentation inévitable de leurs besoins. Point d'autres solutions que l'émigration du travail et la mutation progressive du petit propriétaire pourvu de 2 à 3 hectares et de quelques moutons en un prolétaire salarié. Et la mutation se poursuit inexorablement, que le Maroc soit «protégé» ou indépendant.

Avant la dernière guerre, le régime du protectorat, jusqu'en 1936, ne permettait guère une activité politique. Le parti socialiste, seul parti de gauche autorisé à partir de 1933, accueillait les communistes qui y étaient actifs; ils furent autorisés à s'organiser à leur tour en 1936. L'agitation métropolitaine gagna la «colonie» française au Maroc. Mais il n'était guère question de critiquer le système, aussi bien le système colonial que le système politique. Pourtant, un mouvement national marocain se développa à partir de 1930, se manifesta en 1934 par un comité d'action qui publia un plan de réformes. Il inquiéta le Parti socialiste, fut victime de la répression à partir de 1937. Je connaissais personnellement plusieurs dirigeants et ne pouvais pas ne pas approuver le principe même de leur revendication nationale, nécessaire étape vers des réformes économiques

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et sociales. Dans un journal du Parti communiste, j'ai exposé des exemples précis des conséquences économiques et sociales de la colonisation agricole. Je me suis aventuré à critiquer la politique adoptée par le protectorat en faveur des grands caïds et spécialement du Glaoui dont j'avais eu tant d'occasions de constater les abus : le journal fut saisi. Une autre fois, j'ai pris parti pour les jeunes intellectuels victimes de la répression et justifié leur revendication nationale. Le journal fut de nouveau saisi : le régime montrait de quel respect des libertés il était capable !

Mon séjour marocain m'a de la sorte convaincu qu'une étude des systèmes de production et de leurs relations avec les régimes sociaux devait être complétée par celles des superstructures politiques, voire culturelles, avec plus d'évidence encore dans les colonies que dans la métropole. l'ai été convaincu de même que le métier de géographe nécessitait un choix, une prise de position sur les problèmes étudiés, en particulier ceux du développement, par respect autant pour la discipline que pour soi-même : une géographie appliquée, certes; l'application, telle qu'elle est conçue, conduit souvent à accepter bien des contraintes. Elle exige pourtant une prise de position de principe sur les systèmes étudiés.

La guerre en 1939-41 et, dans les années suivantes, les comportements sociaux devant l'invasion puis la Résistance ont accru la gravité de ces réflexions. Mes premiers contacts avec l' Afrique noire me rendirent plus sévère encore à l'égard du système colonial. l'ai tenté d'expliquer l'économie de traite en essayant d'analyser la géographie des investissements de capitaux, tache ingrate pour un géographe sans moyens, mais qui montrait du moins la complexité du système colonial, la diversité des formes d'exploitation, les liens entre pouvoirs d'État et pouvoirs financiers, parfois même les contradictions. C' est pourquoi, j' ai encore moins hésité à prendre parti pour l'Indépendance de l' Algérie en 1956, surpris que chez beaucoup d'intellectuels de gauche, fussent-ils parfois communistes, cette notion n'apparût pas dans toute son évidence.

En 1963 sortaient en librairie deux ouvrages de réflexion sur le Maghreb auxquels vous avez participé : l'un sur la réforme agraire, avec notamment Ben Barka, l'autre sur le développement industrie avec, entre autres, Belal, Serfaty et Bouabid. Avec le recul du temps et au vu de votre expérience des multiples pays du monde aux régimes politiques différents que vous avez visités, quel regard portez-vous sur l'évolution économique du Maghreb durant le dernier quart de siècle?

La réflexion sur l'évolution économique du Maghreb et les problèmes de son développement a suscité discussions, réunions souvent internationales, d'autant plus nombreuses, parfois passionnées, que les régimes politiques et les programmes de développement ont différé. Le poids de l'héritage colonial est lourd dans les trois pays : organisation de l'État et structures administratives, rôle d'une bourgeoisie formée principalement en France et francophone, importance de l'émigration et des rentrées monétaires qui en sont la conséquence, importance des investissements, des coopérations techniques, des échanges économiques, malgré les efforts des trois États pour diversifier leurs relations extérieures. C’est pourquoi les États maghrébins, si proches de l'ancienne métropole de l'autre côté de la Méditerranée, sont un cas original dans l'histoire de la décolonisation.

Bien des problèmes de développement sont comparables dans les trois États et passionnants pour le géographe : croissance démographique que l'Islam modère avec lenteur ou pas du tout; urbanisation très rapide favorisant les grandes villes et de plus en plus les villes moyennes au point que les pays du Maghreb, hier de ruraux, deviennent de

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plus en plus des pays de citadins, même le Maroc ou la proportion de 50 % est dépassée; difficultés de l'aménagement des régions afin d'éviter le développement déséquilibré des régions littorales.

Mais les pays du Maghreb n'ont pas adopté les mêmes orientations de développement. Chacun est un cas plein d'intérêt. Au Maroc, les gouvernements de la monarchie ont orienté l'économie vers l'agriculture et une mobilisation des ressources en eau, en effet supérieures à celles des autres pays. Mais ils n'ont pas trouvé de solution pour le développement des cultures sèches, essentiellement céréalières, entre les mains de petits propriétaires. Les problèmes de réforme agraire, de statut des terres, de coopération, du devenir des sociétés rurales sont matière à conférences et colloques. Mais le Maroc doit importer une part importante des céréales nécessaires à l'alimentation, la bourgeoisie investit peu, les industries progressent lentement, le niveau de vie baisse, le nombre des chômeurs croît. Chacun sait que l' Algérie a suivi une voie très différente. Le pétrole a permis des investissements orientés principale ment vers l'industrie. Mais ni l'autogestion agricole ni la réforme agraire ne permettent à l’Algérie de se nourrir. Le socialisme adopté laisse à l'entreprise une part croissante qui ne résout pas les divers problèmes d'organisation de la production, de la distribution, du travail comme des régions. La Tunisie, elle, après une expérience socialisante, est revenue à un système ou domine l'entreprise privée et ou se poursuivent des programmes de développement tant agricole qu'industriel.. ou touristique.

La diversité de ces expériences inspire des comparaisons. Dans la crise générale actuelle, aucune ne peut être présentée comme une réussite. Le milieu naturel et l'histoire permettent désormais d'éviter les catastrophes. Mais les pays maghrébins, comme leurs habitants que la soixantaine d'années, pendant lesquelles je les ai étudiés, non sans inquiétude ou angoisse, a si profondément transformés, suscitent en moi le même intérêt, le même attachement qu'avait ressentis le jeune géographe débarquant au Maroc. Puisse-t-il être très largement partagé !

Propos recueillis par P.R. Baduel.Revus par J. Dresch.Paris, le 15 octobre 1986.