jean davallon (1990) - l'image médiatisée. de l’approche sémiotique des images à...

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ÉCOLE DES HAUTES ÉTUDES EN SCIENCES SOCIALES ____________________ L’IMAGE MÉDIATISÉE DE L’APPROCHE SÉMIOTIQUE DES IMAGES À L’ARCHÉOLOGIE DE L’IMAGE COMME PRODUCTION SYMBOLIQUE Volume II Thèse de Doctorat d’État ès Lettres et Sciences Humaines Présentée et soutenue publiquement par Jean DAVALLON Le 1er février 1990 devant un jury composé de Messieurs Louis MARIN, Directeur d’Étude à l’École des Hautes Études en Sciences Sociales Directeur de recherche Bernard SCHIELE, Professeur à l’Université du Québec à Montréal Christian METZ, Directeur d’Étude à l’École des Hautes Études en Sciences Sociales Jacques LEENHARDT, Maître de Conférences à l’École des Hautes Études en Sciences Sociales Jean-Claude SAGNE, Professeur à l’Université Lumière-Lyon 2 Jean-François TÊTU, Professeur à l’Institut d’Études Politiques de Lyon

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L'image médiatisée

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  • COLE DES HAUTES TUDES EN SCIENCES SOCIALES ____________________

    LIMAGE MDIATISE

    DE LAPPROCHE SMIOTIQUE DES IMAGES

    LARCHOLOGIE DE LIMAGE COMME PRODUCTION SYMBOLIQUE

    Volume II

    Thse de Doctorat dtat s Lettres et Sciences Humaines Prsente et soutenue publiquement par

    Jean DAVALLON

    Le 1er fvrier 1990 devant un jury compos de Messieurs

    Louis MARIN, Directeur dtude lcole des Hautes tudes en Sciences Sociales

    Directeur de recherche

    Bernard SCHIELE, Professeur lUniversit du Qubec Montral

    Christian METZ, Directeur dtude lcole des Hautes tudes en Sciences Sociales

    Jacques LEENHARDT, Matre de Confrences lcole des Hautes tudes en Sciences Sociales

    Jean-Claude SAGNE, Professeur lUniversit Lumire-Lyon 2

    Jean-Franois TTU, Professeur lInstitut dtudes Politiques de Lyon

  • LIMAGE MDIATISE

    De lapproche smiotique des images

    a larchologie de limage comme production symbolique

    Volume II

    Jean Davallon. Version 2, 2006

    Cette version reprend lintgralit du contenu de la version initiale de la thse. Mais pour des raisons techniques, la police et la typographie ont d tre modifies. Par voie de consquence, lensemble de la pagination a chang.

  • CHAPITRE V

    LIMAGE, OPRATEUR SYMBOLIQUE DU POLITIQUE

    Introduction. Lobstacle politique la dfinition de limage mdiatise

    Hypothse sur limpression de manipulation

    Dun ct, le plan de limage mdiatise, de lautre celui de la sphre du politique.

    Entre ces deux plans, une question : celle prcisment de la fonction et du statut politiques

    de limage mdiatise dans une socit rgie par le modle dmocratique.

    Le pouvoir monarchique use abondamment, on le sait, de limage. Le roi incarne

    une autorit transcendante, divine ; et il la rend manifeste devant ses sujets travers des

    attributs attachs sa personne. Lart sert directement cette manifestation : lopration

    smiotique de reprsentation tablit et lgitime lopration politique de domination.

    Le pouvoir dmocratique, nous lavons vu, se pose en son principe mme comme

    une critique dun tel usage de limage et de lart, considre comme outil de domination.

    Toute la pense politique moderne et contemporaine est habite par un idal de transparence

    entre ltre et le paratre ; idal qui sest forg travers toute une tradition morale qui

    remonte la Rforme (Hobbes, Locke, etc.) en passant par les moralistes du XVIIe et, bien

    entendu, par Rousseau. Cette tradition morale rejette le faste, lapparat, le luxe, la fte

    aristocratique ; bref, tous ces emblmes de pouvoirs dont la fonction premire serait de

  • 332 CHAPITRE 5 : LIMAGE, OPRATEUR SYMBOLIQUE DU POLITIQUE

    produire de la croyance, de la superstition, du mensonge et de la servitude1. Entre-temps, la

    lgitimit du pouvoir tait passe de la transcendance divine une volont gnrale issue de

    lassociation de sujets juridico-politiques selon les termes du Contrat social. Et les

    distinctions anciennes (hrites du Moyen ge), entre Arts libraux et Arts mcaniques,

    avaient laiss place des nouveaux dcoupages faisant place aux beaux-arts, puis lart.

    Cest cette reprsentation de la disparition de lusage socio-politique de limage dans

    le pouvoir dmocratique sur laquelle il convient de se pencher. Nous avancerons lhypothse

    que limpression de manipulation que produit lusage politique des mdias en est un effet.

    Mais dj, nous hsitons en crivant pouvoir , car sagit-il du pouvoir tel quil est

    idalement conu ou bien tel quil est effectivement mis en place ? Car, de quoi sagit-il ? Du

    modle dmocratique, comme structure de pense et de reprsentation du politique,

    mieux : de la vie sociale travers les principes (politiques) dmocratiques ? Ou bien du

    fonctionnement politique dmocratique tel quil se met en place avec la rpublique rvolutionnaire ?

    Car, si le premier ne dit mots (ou peu sen faut) de lart et des images, le second y aura

    recours de faon plutt massive.

    Nous restons tout aussi pensifs en crivant dmocratique . Car, derrire les

    questions sur le rapport de limage mdiatise au politique, se posent en aval celles des

    mdias au politique, et en amont celles de la reprsentation2. Cest ce passage dclar vers

    une sorte de degr zro de la reprsentation que nous devrons questionner. Y a-t-il vraiment

    disparition de la reprsentation dans le pouvoir dmocratique ? Notre mythologie

    politique ne serait-elle pas fonde ds son origine sur la dngation de lusage dune

    reprsentation qui serait tout de mme effectue en sous-main ?

    Il sagit de montrer comment la Rvolution fait une place aux images, prise dans une

    contradiction entre critique de la reprsentation et gestion symbolique de limaginaire .

    1 Cest l un thme cher Jean-Jacques Rousseau que lon trouve prsent ds le Discours sur les Sciences et les Arts [1750] (Jean Jacques ROUSSEAU, uvres compltes, vol. 3, 1964, pp. 1-30) ; mais il est sous-jacent ou explicitement expos dans la plupart des uvres qui traitent du rapport des systmes signifiants et du politique. Voir ce que nous avons dit sur ce point au chapitre prcdent, lorsque nous avons discut lopposition faite par Jrgen Habermas entre Publicit critique et Publicit dmonstrative. Les liens entre la pense morale et la politi-que, sont remarquablement mis au jour par Reinhart KOSSELECK, Le rgne de la critique, ([1959] 1979), ainsi que par Lucien SFEZ, Lenfer et le paradis : Critique de la thorie politique, Paris : Presses Universitaires de France, 1978. On lira aussi avec intrt : Jean STAROBINSKI ; Sur la flatterie , Nouvelle Revue de Psychanalyse (4), Aut. 1971, pp. 131-151.

    2 Le sens du terme reprsentation est ici celui que lui donne Jrgen Habermas tel que nous lavons rsum au chapitre prcdent. Le prsent Chapitre contribuera laborer une nouvelle dfinition de ce concept essentiel pour notre propos.

  • INTRODUCTION 333

    Entre le texte de la loi et la matrialit des uvres

    Lorsque lart se spare de la sphre politique structure par la reprsentation, cela

    signifie que ltat se fonde et se lgitime non plus dans la reprsentation dune entit

    transcendante lart venant servir cette reprsentation , mais par lassociation et la loi. Il

    sagit dun principe du modle dmocratique.

    Or, un tel fondement et une telle lgitimation du politique sur la loi, texte par

    excellence, lecture ainsi que nous le rappelle Constantin Volney dans La loi naturelle3, doit

    dispenser le politique davoir recours aux services de lart. La pratique politique ne doit pas

    tre fonde sur la persuasion pas plus quelle ne doit ltre sur la force (au fond la

    persuasion est du langage devenu force, comme le dit trs bien Rousseau) , mais sur le

    droit qui nest pas force, mais qui lgitime la force ; cest--dire, au fond, sur le langage en

    tant quil permet de rgler les changes. Le social nest pas fond sur un tat de nature, mais

    sur lassociation et la loi, ce qui veut dire que le langage est au principe du politique-

    social4. Du mme coup, toute forme de force est carte du fondement politique et moral de

    la socit force physique, mais aussi puissance de lart au profit du droit.

    Il faut bien insister sur ce fait, afin den prendre toute la mesure : si lart sort de la

    scne politique, cest parce quil na intervenir ni comme oprateur dans la fondation-

    lgitimation de la socialit politique, ni mme titre dinstrument de gouvernement. La

    puissance de lart doit tre rserve au commerce priv, elle doit tre apprcie par les

    amateurs, les collectionneurs, les marchands, non subie par les citoyens ; lart tend devenir

    plus affaire prive et marchande quaffaire publique et dtat5.

    Limportant pour notre propos est quun partage net soit opr entre, dun ct le

    texte de la loi, instrument et fondement rationnel de lexercice du pouvoir politique lgitime,

    et de lautre, la matrialit des uvres dart, mise la marge du politique et objet (irrationnel)

    dune activit individuelle socialise (le got). La sparation entre la sphre du politique et le

    domaine de lart correspond une opposition entre deux rgimes signifiants qui sont aussi

    3 Le mot loi, pris littralement, signifie lecture, [] (une note renvoie ltymologie latine : lex, lec-

    tio) Constantin F. VOLNEY, La loi naturelle [1793], suivi de Leons dhistoire [1797]. Paris : Garnier, 1980, p. 40. Noter que louvrage sintitulait lorigine : Catchisme du citoyen franais.

    4 Rousseau est celui qui a port le plus loin cette logique du pacte dassociation et de la fonction instauratrice de la loi. Do sa position emblmatique du point de vue du modle dmocratique. Lon pourrait revenir, de ce point de vue, sur le rapprochement qui est souvent fait entre la loi, qui rgit lordre de la nature, et la loi humaine, qui rgit les rapports humains, pour prciser la manire dont le langage intervient sur et dans le fonctionnement de lordre naturel et humain. Voir, par exemple, les glissements entre la loi physique, la loi naturelle et la loi humaine quun Volney opre lorsquil dfinit la loi naturelle dans La loi naturelle, ([1793] 1980), spc. p. 41.

    5 Cela nest certes vrai quen thorie, et encore, jusqu un certain point : la nationalisation des collec-tions royales et religieuses, et la constitution des Muses la Rvolution, en feront bien par exemple une affaire dtat. Mais on sait que cela nalla pas sans discussion lAssemble sur la nature et lusage des uvres, ainsi que sur la dfinition du public (entre autres sur les risques de linfluence des superstitions).

  • 334 CHAPITRE 5 : LIMAGE, OPRATEUR SYMBOLIQUE DU POLITIQUE

    deux rgimes sociaux : au statut moral et politique du texte (et il sagit, de surcrot, dun

    certain type de discours) soppose le statut de luvre dart.

    Il faut donc reprendre, sous cet clairage, ce que nous avons vu au Chapitre

    prcdent sur la partition entre art, critique et politique.

    Entre espace public est espace social de luvre

    Poser ces trois lments art , critique et politique les uns ct des autres

    peut prter confusion. Certes, lmergence de la sphre de la critique fait que lArt et le

    Politique tendent lautonomie. Mais en prsentant les choses ainsi, nous faisons apparatre

    une sorte de symtrie entre art et politique, du fait quils sont situs de part et dautre de la

    critique.

    En ralit, il faut distinguer deux plans : le domaine artistique dun ct, constitu de

    ce que nous avons appel lespace social de luvre ; et la sphre politique qui correspond

    lespace public. Ces deux plans ont en commun lactivit critique productrice dopinion

    publique.

    Chacun de ces deux plans a une orientation, une oprativit et un fonctionnement

    qui lui sont spcifiques. 1) Une orientation : pour lespace public, la critique est le lieu de

    formation de lopinion publique et elle est oriente vers le politique au sens o elle vise une

    modification de lorganisation politique (organisation qui, pour le XVIIIe, couvre lensemble

    du social) ; pour lespace social de luvre, lopinion publique est sanction de la qualit de

    luvre quelle mdiatise, elle est oriente vers les changes, la collectivit, vers la vie sociale.

    2) Une oprativit : dans un cas, lenjeu est la production de la loi, fondement du gouvernement ; dans lautre, lenjeu est lmergence du got, constat dun accord. 3) Un

    fonctionnement : lopinion qui vise la loi est oprateur de regroupement par abolition des

    diffrences individuelles ; lopinion qui sapplique une uvre est oprateur de classement

    par mise en jeu de comptences individuelles6.

    On peut schmatiser ces distinctions ainsi :

    Art Critique Politique

    Espace public Opinion publique>Loi tat

    6 Ce que montre la sociologie : Pierre BOURDIEU, La distinction, (1979) ; voir aussi son article :

    Lopinion publique nexiste pas , Les temps modernes 29 (318), janv. 1973, pp. 1293-1309. La distinction entre ces deux formes dopinion est prsente chez Rousseau : entre la loi et les murs.

  • INTRODUCTION 335

    Espace de luvre uvre expose

    Mdiatisation>Got

    Quelles consquences pouvons-nous tirer de ces distinctions ? Une thorique et

    lautre pratique.

    La consquence thorique : on aperoit la forme diffrente prise par lopinion

    publique et la diffrence de destin de la critique dans les deux cas ; ce qui rend inassimilables

    lopinion publique politique et lopinion qui mdiatise les uvres dart. Et pourtant, il sagit

    dans les ceux cas de la constitution dune socialit. Cette diffrence et cette similitude

    dfinissent lassiette du traitement politique des mdias selon le modle dmocratique. Or, ce modle se

    construit un moment o le politique tient lieu de sociologie, par consquent la spcificit

    proprement sociale nous dirions mme anthropologique du fonctionnement de

    lespace social de luvre napparat pas. Nous pensons que cest ce traitement politique qui

    constitue le second obstacle (le premier tant lobstacle de la conception technologique)

    pour une approche des mdias.

    Les mdias ne sont ni art, ni politique. Ils nont pas la force du premier ; ni la rationalit du second mme sils sont traverss par la rationalit du discours critique. Dans le champ social, politique et culturel organis selon le modle dmocratique, leur dfinition est donc, en son principe mme, ngative. Et, pourtant, ils sont attachs lart (par lusage des smiotiques non-linguistiques et le rapport luvre), et au politique (par la critique, droit de regard de la socit sur lart et socialisation des uvres) ; et grande sera la tentation de recourir, pour le politique, la force de limage, dune image, dont la force de reprsentation se voudra marise par le langage qui la rationalise. Mais il restera une part dombre : la force sera suspecte et le langage rducteur, produisant un double effet de magie et de persuasion. Le dcor est donc plant pour lapparition dun malentendu entre politique et mdias et pour lincomprhension smiotique de ces derniers.

    La consquence pratique : nous possdons un outil (une grille) pour lobservation de

    lusage politique de limage mdiatise dans la priode o se met en place un usage conforme

    au modle dmocratique : la priode rvolutionnaire. Or, ce que nous observons cest un

    recours effectif lusage de limage mdiatise par le fonctionnement dmocratique. Nous allons

    pouvoir y retrouver : dune part, le travail des similitudes lorsque limage mdiatise (avec

    son espace social) supple la constitution de la socialit, soit par sa puissance (le Marat

    assassin de David), soit par lespace social cr (la fte rvolutionnaire) ; ou bien encore,

    lorsque la loi est somme de se montrer et dtre visible (la dclaration des droits de

    lhomme) ; dautre part, le travail des diffrences lorsque limage se fait ducatrice (le portrait

    de Barre par Laneuville) ou lorsque son espace sert montrer des classements (fte

    rvolutionnaire).

  • 336 CHAPITRE 5 : LIMAGE, OPRATEUR SYMBOLIQUE DU POLITIQUE

    On le voit, le dcalage entre le modle dmocratique et le fonctionnement

    dmocratique ne tarde pas se faire sentir. Habituellement, on en dduit que le recours

    limage mdiatise (et plus tard au mdia) est un pis-aller, ou mme franchement un biais, qui

    oblitre la puret du fonctionnement dmocratique.

    Nous voudrions montrer quil nen est rien : que ce recours est prsent ds le

    fondement du fonctionnement dmocratique : historiquement, pour la France, ds la

    Rvolution et ds la Dclaration des Droits de lhomme (Section A). Nous en viendrons

    ensuite lexamen de deux modalits dusage de limage mdiatise : la modalit dinclusion

    de lespace social de luvre dans le tableau (Section B) et la modalit de tentative

    dinstitutionnalisation de la mdiatisation image sous la forme des ftes rvolutionnaires

    (Section C), considrant que nous avons affaire ici deux tentatives dinstauration de mdia.

    Nous pensons dcouvrir des lments de connaissance sur les conditions du passage de

    limage mdiatise au mdia et sur les attaches de limage mdiatise la reprsentation.

  • SECTION A. LA MDIATION JURIDICO-POLITIQUE

    Intrt de ltude de la mdiatisation image au moment de la Rvolution

    Lorsque nous disons que la Rvolution est un moment dans lapproche des images,

    il ne faut bien videmment pas lentendre en un sens direct et restrictif. Dailleurs, on se

    demande bien ce que pourrait signifier lintervention directe dune Rvolution dans une

    approche des images. Comment lentendre ? En quoi lvnement rvolutionnaire peut-il

    intresser notre rapport aux images ? Tout dabord pour un constat historique : le moment

    de la Rvolution est un moment dintense production dimages1. Mais ce constat ne saurait

    suffire en soi : savoir que lon produit beaucoup ou peu dimages une poque est un

    renseignement factuel, non une raison. Il y faut encore ajouter dautres explications.

    Premire raison : du point de vue que nous avons adopt ici, savoir linvestigation

    thorique sur lmergence dun nouvel espace social concomitant dune redfinition de

    limage (limage mdiatise), la Rvolution constitue une sorte de situation dexprience

    exceptionnelle : la rupture politique permet dobserver lvolution de lespace public et de

    lespace social des uvres. 1) Dune part, en effet, lespace public se trouve institutionnalis

    et, de ce fait, le diffrentiel entre modle et fonctionnement politique devient saisissable. 2)

    Dautre part, un dveloppement de lespace social des uvres est rendu possible car le

    fonctionnement politique va requrir leur office.

    Seconde raison : du fait mme que la Rvolution est une rupture consomme,

    effective, reconnue et revendique comme telle ( la diffrence des ruptures

    pistmologiques qui sont reprer par une analyse des discours), elle se prsente comme un

    moment fondateur dun nouvel ordre social. Elle a donc tendance oblitrer ce qui est hors

    de son ordre. Cest trs prcisment ce que nous avons appel plusieurs reprises obstacle

    politique .

    Or, cet obstacle porte, selon nous, sur deux points : 1) leffet de clture quopre le

    rcit fondateur sur ce qui est avant lui ou diffrent de lui ; 2) le systme (mythique) qui sous-

    1 Les images de la Rvolution, Colloque de la Sorbonne, 1985, Paris : Publication de la Sorbonne, 1987.

    Michel VOVELLE, La Rvolution franaise : Images et rcits, Paris : d. Messidor/ Diderot (coll. Livre club ), 5 vol., 1986. Sur les images de la guillotine : Daniel ARASSE, La guillotine et limaginaire de la Terreur, Paris : Flammarion, 1987.

  • 338 CHAPITRE 5 : LIMAGE, OPRATEUR SYMBOLIQUE DU POLITIQUE

    tend ce rcit de fondation, et donc le jeu des oblitrations (le modle dmocratique), et qui

    place, en son centre, la loi comme processus de pur discours.

    1. Le moment pistmique de la Rvolution

    La dimension imaginaire de la Rvolution

    Il est des vnements qui forcent le partage des opinions. Et cest le cas, de la

    Rvolution, laquelle dailleurs on associe assez souvent un autre vnement qui est cens

    lui donner sens cest--dire en livrer la comprhension dans la mesure o il apparat

    comme en tant lorigine : la publication des textes des philosophes du XVIIIe, et

    singulirement celle de ce livre emblmatique quest le Contrat social de Rousseau2. Ce qui

    signifie, somme toute, que ceux qui sy rfrent pour esprer ou pour lgitimer, ceux qui

    vilipendent ses idaux, ses actes ou ses effets, comme ceux qui cherchent en minimiser

    limpact, sinscrivent lintrieur du champ de reprsentation que la Rvolution structure.

    Moment de rupture, elle apparat comme le moment de la fondation dun ordre social et

    politique nouveau que certains pensent devoir sachever pour entrer, enfin, dans un ge du

    Bonheur ; dautres, au contraire, seffacer pour rtablir un ge dor. Point fort de la mmoire

    occidentale, elle possde un caractre transcendant , en ce sens quelle unit des contraires

    (les Droits de lhomme et la Terreur), de sorte quelle excde et prend en dfaut toute

    explication qui voudrait la rduire un schma simple. Elle allie ainsi lincomprhension qui

    sattache lexcs de sens de lacte pur (du geste) et celle du mythe (de lorigine)3.

    Prcisons tout de suite, afin dviter tout malentendu, que la Rvolution nest considre ici que pour ce quelle est aujourdhui : au-del des vnements, des donnes et des mentalits de lpoque elle-mme, qui relvent dune histoire politique, elle constitue un point dattraction qui organise le systme des reprsentations de ce que doit tre la vie sociale. Cest donc son existence symbolique qui intresse au premier chef une approche du statut des images ainsi que du discours sur les images.

    Rappelons les grandes caractristiques de lexistence symbolique de la Rvolution

    avant dexaminer certaines reprsentations et certaines structures de pense de lpoque elle-

    mme, afin dy dterminer la place et la fonction accordes limage. Trois caractristiques

    2 Sur ces questions, voir louvrage classique de Bernard GROETHUYSEN, Philosophie de la Rvolution

    franaise, Paris : Gallimard, 1956 [Cit daprs rd. Gonthier (coll. Mdiations , 42)]. Voici ce que dit Drath propos du Contrat social (dans un ouvrage qui est aussi un classique) : Si linfluence du Contrat social a t si profonde et si durable, cest que cet crit marque un tournant dans lhistoire des ides et constitue, selon lexcellente formule de Vaughan, une vritable rvolution dans la spculation politique. , Robert DRATH, Jean-Jacques Rousseau et la philosophie politique de son temps, [1re d. 1950], Paris : Vrin, 1970, p. 379.

    3 Sur le mythe et la stabilisation des contraires : Marc AUGE, Gnie du paganisme, Paris : Gallimard (coll. Bibliothque des sciences humaines ), 1982, spc. chap. 5, les hros ou larbitraire du sens .

  • SECTION A. LA MDIATION JURIDICO-POLITIQUE 339

    nous intressent directement ici, que nous classerons selon un ordre archologique en

    remontant vers la Rvolution.

    Premire caractristique : un mythe politique sur ce quest la socit

    Nous avons dit : la Rvolution organise notre reprsentation de ce que doit tre

    la vie sociale. Nous navons pas dit : de ce quelle est. Voil une premire caractristique de

    ce systme de reprsentations. Il sagit dune mythologie dont le code principal est politique, et

    non pas seulement sociologique, ethnologique ou cosmologique : elle prsuppose que les

    hommes dune socit ont organiser, construire leur socit ; quils en ont la responsabilit.

    Ce qui signifie dune part que lhomme se veut producteur du social et non plus uniquement

    gestionnaire des donnes socitales ; mais dautre part aussi que lhomme est ici un terme

    gnrique qui dsigne tous les hommes de la socit en question. Comme organisateur du

    systme de nos reprsentations du social, la Rvolution signe donc linscription dune

    structure mentale dhistoricit et de rflexivit du social. Autrement dit encore, elle fait de

    notre reprsentation du social une reprsentation politique ; notre sociologie spontane

    rpond un modle politique : le modle dmocratique4.

    Ny a-t-il pas pourtant quelque paradoxe soutenir que notre sociologie spontane sorganise autour dun modle politique, alors quune des distinctions essentielles de notre systme de pense nous parat tre au contraire la sparation entre le domaine du politique et celui de la socit civile ? Il semble communment admis de surcrot quune identification de la socit et de ltat appartient la conception religieuse de lautorit hrite du Moyen ge selon laquelle le ciment de la socit tait le reprsentant de Dieu sur terre. Dailleurs, ainsi que lexplique Jean Drath : Au XVIIIe, Socit civile, Corps politique et tat sont [] des expressions synonymes qui correspondent au mot latin civitas. . Par exemple, dans le Contrat social, dans le Discours sur lingalit ou dans le Discours sur lconomie, Rousseau emploie tantt les termes de corps de ltat ou de corps du peuple , mais aussi de socit civile ou de rpublique 5. Du ct des sciences sociales, les arguments ne manquent pas non

    4 Il sagit dune armature grammaticale des codes au sens de Lvi-Strauss( voir sur ce point lanalyse de

    Joseph COURTES, Lvi-Strauss et les contraintes de la pense mythique : Une lecture smiotique des Mythologiques , Paris : Mame (coll. Univers smiotiques ), 1973, spc. chap. 3 La grammaire du discours mythique selon les mytho-logiques ). Nous avons dgag les caractristiques du modle dmocratique dans Lopinion publique dans le modle dmocratique : , Procs 8, (1981), puis travaill sur des exemples de loprativit de ce modle : dans Philosophie de lcomuse (in : Jean DAVALLON, Claquemurer, pour ainsi dire, tout lunivers : La mise en exposi-tion, Paris : CCI-Centre Georges Pompidou, 1986) ; dans Les cercles de qualit : une nouvelle forme de sociabi-lit , pp. 213-241, in : Philippe DUJARDIN (ed.), Du groupe au rseau : Rseaux religieux, politiques, professionnels. Actes de la Table Ronde Groupes et rseaux , Centre Politologie Historique, 24-25 oct. 1986, Paris : d. du CNRS, 1988. Ce modle nest probablement pas tranger limportance quoccupe la pense historique qui sert de fond notre sociologie qui ne se veut ni une ethnologie, ni une anthropologie : le socital se veut fond sur le social (i.e. : le politique, comme lien social de convention) et non sur les donnes transcendantes de la socit ou celles, naturelles, de lhomme. Sur la conception du lien social, on pourra se reporter aux rflexions de Marcel GAUCHET, Tocqueville, lAmrique et nous : Sur la gense des socits dmocratiques , Libre 7, Paris : Payot, p. 89.

    5 Robert DRATH, Jean-Jacques Rousseau, ([1950] 1970), p. 381. On trouve chez Drath une ana-lyse trs prcise de ces notions et de leur place dans la pense politique du XVIIIe. Se reporter plus particulire-ment lAnnexe 1, consacre la notion de corps politique et l'Annexe 3, consacre la notion de person-

  • 340 CHAPITRE 5 : LIMAGE, OPRATEUR SYMBOLIQUE DU POLITIQUE

    plus pour venir montrer la sparation entre socit civile et domaine politique. Pour la sociologie, en effet, la socit est une entit organique qui prcde lindividu, dont la nature nest certainement pas seulement politique (la sociologie politique est une partie seulement de la sociologie) mais qui constitue en revanche lassiette du politique. Il est largement admis que le sujet social est form par ducation et que lon ne change pas la socit par dcret. Du ct de la science politique, le suffrage ou lactivit politique dans son ensemble sont reconnus aujourdhui pouvoir porter sur des domaines sociaux circonscrits et dlimits, lintrieur desquels des processus conscients daccord, de dcision, de volont, dadhsion, dobissance, dorganisation, dactions, de domination sont possibles.

    En ralit, si lon regarde de plus prs, ces postulats sociologiques ou politologiques

    demandent tre complts dautres qui viennent les corriger. Par exemple, la primaut

    accorde la socit par la sociologie possde un envers qui est le postulat de lexistence

    dindividus autonomes dans leur volont et singuliers dans leurs caractristiques. Lhomme

    est alors pens selon les catgories juridico-politiques des droits de lhomme . De mme,

    le caractre de matrise consciente du social caractristique du politique, a pour pendant

    lautonomisation du politique sous la forme de ltat. Le politique est ainsi pens comme

    lintgrateur de la socit, comme ce qui, par action et conscience, runit en une totalit

    des intrts et des opinions antagoniques6. On le voit, notre reprsentation du social est

    largement de nature politique tant du point de vue de la reprsentation des composants (les

    individus comme sujets de droit) que de celui de lunit de la socit.

    Cette sociologie sappuie de fait sur une anthropologie , entendue comme nouvelle reprsentation de lhomme et comme intrt port sur lorigine de la socit humaine. Nouvelle reprsentation de lhomme, dans laquelle lintriorit de conscience, puis la formation des ides et du langage, ouvriront sur la psychologie, savoir sur lindividu-homme. Intrt port sur lorigine de la socit, avec la philosophie de lhistoire et la philosophie politique comme savoir sur la socit. Dans les deux cas, lhomme et la socit acquirent un volume propre qui leur dfinit un espace interne ; mais qui, pour la reprsentation, est lextrieur7. Et devant ce redoublement, cette rflexivit, qui tente de penser la fondation de lhomme et de la socit dans lailleurs temporel et spatial sous la forme de lhistoire, de lutopie et de la description ; mais aussi dans le prsent du moral, du social, bref, du politique ; la question est pour nous, selon la formule de Georges Benrekassa de savoir comment briser ces cercles o lidologie des Lumires se contemple elle-mme et se redit sans trve dans un langage qui na pas puis ses virtualits8.

    personnalit morale et dtre moral . Voir aussi, pour des approches diffrentes de la question : Paul CLAVAL, Les mythes fondateurs des sciences sociales, (1980) ; Victor GOLDSCHMIDT, Anthropologie et politique : Les principes du systme de Rousseau, Paris : Vrin, 1974 ; mile DURKHEIM, Montesquieu et Rousseau prcurseurs de la socio-logie, Avant propos de A. Cuvillier, Paris : Marcel Rivire (coll. Petite bibliothque sociologique internationale ), 1953.

    6 Par exemple Julien Freund dfinit une essence du politique (Julien FREUND, Lessence du politique, Paris : Sirey, 1965, spc. Chapitre premier : Politique et socit ). Par un autre biais, nous rencontrons nou-veau la thorie critique dHabermas sur luniversalisation des intrts : Jrgen HABERMAS, Raison et lgitimit, ([1973] 1978). Ce dernier point a t relev et discut par Jean Franois LYOTARD, La condition post-moderne : Rapport sur le savoir, Paris : d. de Minuit, 1979.

    7 Michel FOUCAULT, Les mots et les choses, (1966), p. 252.

    8 Georges BENREKASSA, Le concentrique et lexcentrique, (1980), p. 13.

  • SECTION A. LA MDIATION JURIDICO-POLITIQUE 341

    Mais ce nest pas tout. Car, en disant cela, nous nen restons encore quau stade dun

    constat. Si nous laissons de ct la conception de la socit et du politique telle quelle

    transparat dans les reprsentations scientifiques, pour examiner ce quil en est du

    fonctionnement dmocratique lui-mme dans son rapport la socit, nous rencontrerons la

    manire dont le politique sarticule la socit.

    Deuxime caractristique : lcart entre fonctionnement et modle

    Contrairement ce que lon pourrait penser, lautonomisation du politique releve

    par la science politique, nest pas seulement un fait institutionnel ou administratif, ni mme

    une simple interpntration des sphres publiques et prives, ainsi que le laisse penser

    lanalyse de lvolution de lespace public par Jrgen Habermas. Elle est aussi un fait

    symbolique.

    Dans son analyse de la gense des socits dmocratiques, Marcel Gauchet montre

    quel point la dmocratie des pays europens, la diffrence de lAmrique, est un mode

    dtre de la socit bien plus quun systme politique9. Comme Tocqueville la bien vu, crit-il,

    la dmocratie amricaine a le privilge du commencement : Le grand avantage des Amricains,

    remarque en effet Tocqueville, est dtre arrivs la dmocratie sans avoir souffrir de rvolution dmo-

    cratique, et dtre ns gaux au lieu de le devenir. Largument de Tocqueville est en effet le

    suivant : les rvolutions dmocratiques qui ont eu combattre les anciennes aristocraties

    conduisent un individualisme qui sajoute celui quengendre dordinaire la socit

    dmocratique elle-mme. Aristocrates dchus et nouveaux promus tendent scarter, se

    sparer, sisoler ; car : Une aristocratie ne succombe dordinaire quaprs une lutte prolonge, durant

    laquelle il sest allum entre les diffrentes classes des haines implacables. Ces passions survivent la victoire,

    et lon peut en suivre la trace au milieu de la confusion dmocratique qui lui succde. Cest pourquoi, en

    conclusion : La dmocratie porte les hommes ne pas se rapprocher de leurs semblables ; mais les

    rvolutions dmocratiques les disposent se fuir et perptuent au sein de lgalit les haines que lingalit a

    fait natre10.

    La distinction entre socit dmocratique et rvolution dmocratique conduit

    ainsi dune part considrer dun autre regard les caractres spcifiques des dmocraties

    europennes, et dautre part ne pas assimiler trop rapidement modle et fonctionnement

    dmocratiques.

    9 Marcel GAUCHET, Tocqueville, lAmrique et nous : , Libre 7, p. 45.

    10 Alexis de TOCQUEVILLE, De la dmocratie en Amrique, d. abrge de J.-P. Peter [1re d. Livre 1, 1835 ; Livre 2, 1840], Paris : Union gnrale ddition (coll. 10-18 , 111-112), 1963, pp. 271-272. Si lingalit hrite de la lutte avec laristocratie nest pas la seule origine des ingalits dans les socits dmocratiques, lana-lyse nen reste pas moins juste.

  • 342 CHAPITRE 5 : LIMAGE, OPRATEUR SYMBOLIQUE DU POLITIQUE

    Le paradoxe dmocratique est daffirmer simultanment une sparation dclare entre ltat et la socit ainsi que son enracinement (ce qui est plus que sa lgitimit, notons-le au passage) dans la nation. Les deux oprateurs juridico-fonctionnels de ce paradoxe sont lgalit des conditions (au sens de Tocqueville, ce qui va au-del de lgalit de droit hrite du droit naturel) et le conflit dans la socit. Le second tant, nous dit Gauchet, la fois le corrlat fondamental et lagent majeur de production du premier. Dans les dmocraties europennes, lopposition entre le principe dun pouvoir interne la socit et les contraintes dun tat spar de la socit sest trouve stabilise par lintgration du conflit, la figuration sur la scne du pouvoir de la division interne la socit, le mcanisme reprsentatif cessant alors davoir pour seul rle de dgager une volont de gouvernement selon le critre idal de lunanimit pour acqurir valeur de reconnaissance symbolique de la scission partageant les agents sociaux11. Lentre du conflit social lint-rieur mme du systme politique par la formation des partis de classe a permis de raliser ladquation du pouvoir la socit et la sparation du pouvoir davec la socit12. Ainsi, faut-il parler, au sens strict, dune reprsentation de la socit par le politique ; reprsentation entendue en son sens de reprsentation nationale par les reprsentants de la nation, de gestion des conflits sur une scne autre, et de mise en scne de lespace social telle que la suppose cette transposition des conflits dintrts ou de pouvoir sur la scne politique.

    Les procdures de la reprsentation de la socit par le politique appartiennent au

    fonctionnement de la socit dmocratique (elles constituent, selon Marcel Gauchet, le miracle

    dmocratique ) ; mais elles font rfrence un modle : celui de la cohsion et de lunit

    sociale. Tandis que le fonctionnement sorganise autour de la gestion des conflits, le modle

    a, quant lui, pour centre la question de la constitution de lunit sociale partir des

    individus. Il sagit donc de penser le surgissement de lordre de la socit (son organisation

    socio-politique) depuis la volont des individus (noter que la volont nest pas du ct du

    commandement, mais de lassociation) ; individus poss, au pralable et par principe, comme

    gaux.

    Cette opration de surgissement rpond un schma gnral de rflexivit dont le caractre paradoxal a lui-mme depuis longtemps t relev : cette rflexivit (la socit se constitue elle-mme ; elle concide avec elle-mme) fait fonds dune relation transitive entre les individus (lassociation volontaire) et dbouche sur un rapport dautorit (commandement/ obissance) qui est lui aussi de nature transitive13.

    11 Marcel GAUCHET, Tocqueville, lAmrique et nous : , Libre 7, p. 111.

    12 Le conflit qui traverse la collectivit est reprsent sur la scne politique : au travers de la lutte pour le pouvoir, cest la socit entire, et en ses composantes brutes, qui sy projette ; mais du mme coup, cest la diffrence entre ce qui est la ralit sociale immdiate (les classes) et le lieu proprement politique o elle se r-fracte qui se voit fortement claire. Cest dans ltat que la socit se dchiffre ; mais la socit, telle que la rvle son organisation autonome et spontane en fonction des intrts lmentaires qui la partagent, cest autre chose que ltat. Ainsi sachve luvre de conciliation du principe de la souverainet reprsentative logiquement inhrent lgalit et des articulations sociales effectives dcoulant non moins logiquement, mme si invisible-ment, de lavnement du monde des gaux, en laquelle a centralement consist la gense des socits dmocratiques. Ibid., p. 118. Comparer avec ce qui sera dit en Conclusion du prsent Chapitre.

    13 Louis Althusser relve juste titre comment le paradoxe se dplace aussi, par un jeu de dcalages, vers le contrat social lui-mme puisque la relation entre les individus est la fois transitive et rflexive Louis ALTHUSSER, Sur le Contrat social , Cahiers pour lanalyse 8, juill.- sept. 1967, Paris : d. du Graphe/d. du Seuil, pp. 5-42. Quant Julien Freund, il critique la seconde partie du schma : penser la loi comme fonde sur le contrat revient, pour lui, penser une loi sans commandement (Julien FREUND, Lessence du politique, 1965, pp. 229-237).

  • SECTION A. LA MDIATION JURIDICO-POLITIQUE 343

    Du point de vue du fonctionnement, cette rflexivit prend la figure de la souverainet du peuple. Les dnonciations du caractre illusoire dune telle proposition nont pas manqu. Cest pourquoi il faut savoir gr Marcel Gauchet davoir fait apparatre le lien intrinsque entre le modle et le fonctionnement ; autrement dit, entre le principe de la souverainet du peuple et la figuration des conflits ; mme si ces termes apparaissent de prime abord seulement antagoniques14. Car, il a ainsi rappel dune part lexistence de lefficacit effective du modle lintrieur du fonctionnement, cest--dire lvitement de la guerre entre des groupes dintrts ou de la domination absolue de certains de ces groupes, et dautre part limportance de linstitutionnalisation du modle par le fonctionnement, sous la forme des institutions juridiques et reprsentatives. Cest une autre faon dapprocher et de dcrire ce que dautres avaient dfini comme lidologie 15.

    Mais il est certain aussi que cette mme opration de surgissement, du fait du

    schma de rflexivit, pose des problmes la fois thoriques et fonctionnels. 1) Problme

    thorique du rapport entre une conception de la socit comme totalit et une conception de

    la socit comme agrgat dindividus ; ou pour reprendre les termes de lanalyse de Louis

    Dumont, entre universitas et societas16. 2) Problmes fonctionnels des procdures pratiques de

    passage des individus la totalit qui se classent en autant de problmes spcifiques quil y a

    de moments du processus : problme de produire des individus comme sujets pouvant

    sassocier (les sujets de droit) ; celui deffectuer le saut des individus la totalit (la

    reprsentation) ; celui de garantir lautorit de la volont gnrale sur les volonts

    particulires. Trois problmes qui soriginent dans le modle dmocratique, mais qui

    engagent respectivement la possibilit, la lgitimit et lefficacit du fonctionnement.

    Or, on le sait, le modle dmocratique propose un ensemble cohrent de solutions

    tous ces problmes ; un ensemble de solutions de nature juridico-politique, organis autour

    des notions de sujet de droit , de contrat et de loi . Mais, il faut se rendre la ralit :

    ds le dbut du fonctionnement dmocratique, dautres procdures, de nature socio-

    smiotique rituels, ducation, promotion des ides et des hommes par les images et les

    discours furent prsentes au ct des premires ; des mdias furent utiliss

    paralllement aux mdiations juridico-politiques.

    Et cest ce point que la distinction entre modle et fonctionnement dmocratique

    nous ramne notre tude. En effet, au terme de ce premier examen du processus

    dmocratique, nous sommes dsormais en mesure de formaliser la premire approche que

    nous formulions en introduction de ce Chapitre sous la forme de quatre propositions ; mais

    14 Alexis de TOCQUEVILLE, De la dmocratie en Amrique, ([1835-1840] 1963), p. 61.

    15 Nous avons nous-mmes emprunt cette voie danalyse dans larticle Lopinion publique dans le modle dmocratique : , Procs 8, (1981) en nous rfrent la dfinition de lidologie propose par Nicos POULANTZAS dans Pouvoir politique et classes sociales, t. 2, Paris : F. Maspro (coll. Petite bibliothque Masp-ro , 78), 1968, pp. 27-31.

    16 Louis DUMONT, Homo aequalis, (1977). Pour une prsentation rsume de lopposition universi-tas/societas : Louis DUMONT, La conception moderne de lindividu : , Esprit, (1978), pp. 18-54.

  • 344 CHAPITRE 5 : LIMAGE, OPRATEUR SYMBOLIQUE DU POLITIQUE

    de surcrot nous sommes en mesure, par l mme, daccorder un statut mthodologique, en

    tant que terrain dtude, la priode rvolutionnaire.

    Propositions : 1) Loin dtre une drive ou un piphnomne contemporain comme

    le laisse supposer la thse dHabermas, les media sont au contraire une dimension intrinsque au

    fonctionnement dmocratique. 2) La question des mdias engage bien, ainsi que la analys Louis

    Qur, la question du lien social ; mais cest en tant que ce lien social est pens et gr

    comme fait politique. 3) Cette proposition vient asseoir les deux premires : les mdias,

    prsents dans le fonctionnement dmocratique, ne seraient nanmoins pas thoriss comme fait

    politique, du fait de leur inexistence sinon de leur exclusion du modle dmocratique.

    4) Cette inexistence, ou cette exclusion, tient certes des raisons socio-historiques (la

    critique de la reprsentation outil de domination), mais engage des processus smiotiques et

    appartient un univers symbolique antrieur (celui de la reprsentation).

    Ces deux dernires propositions renvoient lhypothse, essentielle pour tablir

    notre thse, que le modle dmocratique subsume la rduction critique de tout

    fonctionnement smiotique lusage du langage naturel sous la forme de la discussion

    (change finalis en accord) et de lnonc (crit) de la loi.

    Ds lors, nous pouvons dfinir le statut thorique de la priode rvolutionnaire en

    France. Moment de cration volontaire dune nouvelle forme de socit, dun nouveau mode

    dtre de la socit , pour reprendre la formule de Marcel Gauchet, elle est le moment o le

    modle dmocratique passe dans la ralit ; le moment o modle et fonctionnement

    sont identifis, superposs. La Rvolution exprimente lapplication, ltat pur pourrait-on

    dire, dun modle, dont le centre, ne loublions pas, est un schma de rflexivit du social sur

    lui-mme, selon lequel il ny a pas de sparation de ltat et de la socit17.

    Ainsi sexplique la dimension fondatrice de la Rvolution ; ainsi nous prsente-t-elle

    aussi un champ dexprimentation pour nos propositions et notre hypothse : le juridique

    rencontrant le social ne suffit pas ; do le recours au rgime de la supplance des mdias.

    Telle serait donc la seconde caractristique du mode dexistence symbolique de la Rvolution

    sur lequel nous aurons revenir.

    Troisime caractristique : un mythe fondateur

    La troisime caractristique concerne le caractre fondateur de la Rvolution. Cette

    dernire correspond lpreuve historique de la naissance de la socit dmocratique. Et

    17 Marcel Gauchet en dduit avec raison le caractre unanimiste des premires formes de la Rpublique,

    (Marcel GAUCHET, Tocqueville, lAmrique et nous : , Libre 7, p. 65. Cette analyse rejoint celle dveloppe par Jean-Yves GUIOMAR, Lidologie nationale : Nation Reprsentation Proprit, Paris : d. Champ Libre, 1974.

  • SECTION A. LA MDIATION JURIDICO-POLITIQUE 345

    cest pourquoi, dailleurs, le schma de rflexivit du social, organisateur du modle

    dmocratique, est autre chose quune aporie appartenant au ciel des ides ; savoir, le noyau

    central dun mythe fondateur. Cest l une des grandes spcificits des dmocraties

    europennes18.

    La Rvolution franaise marque la fin dun type dorganisation du monde social ; inscription spatiale dun monde, la Romania ; systme de reprsentation de ce monde, laugustinisme politique de la Respublica christiana19. De plus, elle se produit dans un pays dans lequel le pouvoir monarchique tire depuis deux sicles des rentes substan-tielles de laugustinisme et refuse toute alliance avec lordre rationnel. Le conflit entre deux mondes, qui est aussi un conflit dintrt et de pouvoir entre des groupes so-ciaux antagonistes, est donc port son comble dexaspration. Elle est donc hritire des antagonismes de lancienne socit et non seulement, comme on le laisse parfois entendre, de lAncien Rgime20. La Rvolution est aussi laboutissement de la lente laboration de nouvelles structures mentales qui stale sur plusieurs sicles, et qui sacclre, sorganise fortement et se cristallise au cours du XVIIIe. Le dveloppement de la critique , dont nous avons parl dans le chapitre prcdent et sur laquelle il nous faudra revenir dans quelques instants, appartient ces nouvelles structures mentales. Par consquent, on peut effectivement trouver des explications aux vnements, aux actes et aux ides dveloppes sous la priode Rvolutionnaire. Nous touchons ici la dimension historique plus ou moins saisissable de la Rvolution-vnement. Cela nempcha pourtant pas la controverse des interprtations, car il y a plus que cette dimension de lhistoire.

    En effet, la Rvolution est geste et origine. Elle fut prpare travers la rflexion sur la

    socit et la recherche de lamlioration de celle-ci ; mais elle excda, et de beaucoup, cette

    prparation. Si nous avons marqu un dsaccord avec la thse qui veut que la Rvolution ft,

    en son essence, lapplication du modle de la Rpublique des Lettres21, cest que, comme le

    rappelle trs justement Georges Gusdorf, la ralit des actions et des vnements fut en

    dcalage avec les thories du sicle : il ny avait pas, avant la Rvolution, de thorie de la

    rvolution22. Le geste, pris dans lurgence de la situation et de laction, cest--dire dans la

    18 Les tats-Unis nauraient pas un tel mythe fondateur (Marcel GAUCHET, Tocqueville, lAmrique

    et nous : , Libre 7, pp. 78 et 79). Le moment fondateur de ce mythe est la Dclaration des droits de lhomme : elle possde encore cette fonction dans la reprsentation actuelle de la Rvolution. Non seulement, elle est la loi des lois, mais elle est universelle et non seulement un simple prambule de la constitution franaise : Il ne sagit pas dune dclaration des droits qui doivent durer un jour. il sagit de la loi fondamentale des lois de notre nation et de celle des autres nations, qui doit durer autant que les sicles. dira Dupont de Nemours lors des discussions (8 aot 1789) de la Dclaration lAssemble Constituante.

    19 Georges GUSDORF, Les sciences humaines et la pense occidentale, t. 6, Lavnement des sciences humaines au sicle des Lumires, Paris : Payot, 1973, p. 498 [Cet ouvrage sera dsormais dsign par le seul titre du tome : Lavnement des sciences humaines]. Lauteur insiste sur limportance de la Rforme ; mais Louis Dumont a soulign la lente naissance de lindividualisme et la part de la pense chrtienne dans sa formation : Louis DUMONT, La conception moderne de lindividu : , Esprit, (1978), et La gense chrtienne de lindividualisme moderne : Une vue modifie de nos origines , Le dbat 15, sept.-oct. 1981, Paris : Gallimard, pp. 124-146.

    20 Aux diffrences conomiques entre lites et peuple, il faut ajouter, ainsi que la montr Norbert Elias, le corps corps politique de deux lites monopolistes et rivales, Norbert ELIAS, La socit de Cour, ([1969] 1985), Conclusion : Aux origines de la rvolution .

    21 Voir ci-dessus la critique de Kosseleck, p. 435.

    22 Georges GUSDORF, Lavnement des sciences humaines, (1973), p. 520.

  • 346 CHAPITRE 5 : LIMAGE, OPRATEUR SYMBOLIQUE DU POLITIQUE

    logique de la pratique, dpassa la pense et les thories : il les prit de cours. En revanche, les

    thories et leurs modles servirent penser les vnements, les organiser politiquement

    pour essayer de les matriser ; les structures mentales quelles traduisaient, et la

    construction desquelles elles avaient particip, furent ainsi saisies au vif ; elles furent

    mobilises, stabilises et cristallises en des productions symboliques varies, qui allrent

    depuis les textes juridiques jusquaux emblmes, en passant par toutes sortes dimages, les

    calendriers, les objets, les livres ou les muses, les ftes ou les rituels.

    Pour ceux qui vinrent aprs la priode et qui regardrent les vnements, possdant

    tout la fois, lensemble de lhistoire (les actions), lutilisation par les protagonistes des

    thories (dans leurs discours et dans leurs actes) et les thories en question, gains et

    changements furent vidents, mais aussi les dcalages, les ruptures et les incohrences. Le

    travail de la mmoire sinstalla, montant des scnarios qui donnaient sens lensemble,

    prolongeant dailleurs des clivages entre des oppositions hrites de la priode elle-mme.

    Travail de la mmoire dautant plus intense et dautant plus loign dun travail dhistoire que

    la charge symbolique des vnements tait plus grande : charge de sang et de sens conservs

    par des groupes sociaux23. De ce fait, la force du geste clipsa, en partie du moins, les condi-

    tions de sa propre production (donnes conomiques, politiques) ; et ce, dautant plus

    facilement que les thories antrieures restaient muettes sur le sens des vnements. Le geste

    resta donc en premier plan, apparaissant, presque de manire absolue, comme origine de lui-

    mme. Quant aux thories, elles furent recueillies et condenses sous la forme dun corpus

    de textes fondateurs du modle dmocratique, fournissant matire des nouvelles faons

    de penser la socit.

    Ainsi, la Rvolution installa des hros, des lgislateurs, des vnements, des paroles

    au creux mme de lhistoire. De ce fait, il se produisit une sorte de resserrement du temps :

    les rvolutionnaires invoquaient les Romains et les Grecs, et aujourdhui, nous, nous nous

    rfrons la Rvolution. Le temps sest retourn : le commencement est au centre de

    lhistoire et ce commencement est un acte politique24. Mais, en mme temps, dans la mesure

    o ce mythe est tay de rflexions thoriques et attach des actes historiques, il ne fonc-

    tionne pas sur un mode fictionnel. Il est au contraire garanti par une rationalit (celle du

    23 Nous entendons mmoire au sens o Halbwachs dit de la mmoire collective que cest un courant

    de pense continu, dune continuit qui na rien dartificiel, puisquelle ne retient du pass que ce qui est encore vivant ou capable de vivre dans la conscience du groupe qui lentretient Maurice HALBWACHS, La mmoire collective, Paris : Presses Universitaires de France, 1950, p. 70.

    24 Ce mythe fondateur est larticulation de lutopie et de lhistoire ; cest pourquoi nous y retrouvons la notion de progrs telle que Bronislaw Baczko la analys dans lutopie : le progrs en utopie se veut tre une rupture avec le pass. Une fois quon a russi faire concider les valeurs et le devoir-tre avec les ralits sociales, lhistoire repart zro ou si lon veut recommence de ses vrais commencements. noter que lautre carac-tristique de la pense du progrs dans lutopie signale par lauteur, est limpossibilit de ne pas saisir cette rup-ture comme le moment privilgi dune continuit. Bronislaw BACZKO, Lumires de lutopie, Paris ; Payot (coll. Critique de la politique ), 1978.

  • SECTION A. LA MDIATION JURIDICO-POLITIQUE 347

    droit). Il est mythe et raison ; les exemples de cet amalgame ne manquent pas, ni aprs la

    Rvolution, ni au moment de la Rvolution mme : quil sagisse de lhrosation des martyrs

    ou, linverse de la figurativisation des notions abstraites dans le recours aux emblmes25.

    On le voit, lapproche de la Rvolution en tant que geste fondateur dune nouvelle

    forme de socit une intrigue , dirait Paul Veyne dirige lattention vers les structures

    mentales luvre dans les productions symboliques de lpoque. Il convient de prendre en

    considration le mode de fonctionnement langagier smiotique et social qui va servir

    cette double exigence du mythe et de la raison.

    2. Au-del du fonctionnalisme juridico-politique, rendre visible la loi

    La Dclaration des Droits de lhomme : lentre du droit naturel dans le rgime de la visibilit

    La pice centrale du dispositif mytho-rationnel dmocratique est de nature juridico-

    politique : il sagit de la Dclaration des Droits de lHomme. La Dclaration des Droits doit

    servir de fondement toutes les constructions juridiques ultrieures, lrection du nouvel tat. , rappelle

    Groethuysen dans Philosophie de la rvolution franaise26. Or, on sait que la Dclaration des

    Droits est laboutissement de la thorie du Droit Naturel ; elle sen veut la formulation claire

    et dfinitive. Cela signifie que ce qui tait du domaine des prceptes et des fictions du Droit

    Naturel est transport au plan de la Loi positive27.

    Ce point est important pour deux raisons. Dune part, cause de lide mme de

    Droit Naturel, et dautre part, cause du passage de la fiction la ralit, la matrialisation et

    linscription de ce passage.

    25 Cest dailleurs, quoi quon en dise, cet amalgame qui nous surprend ; car nous avons tendance

    considrer le mythe comme pur rcit fictionnel, mme si nous savons que tout mythe relve dune logique, cette dernire nest pas rationnelle au sens philosophique du terme. Mais il est vrai que nous tudions habituellement les mythes des autres .

    26 Bernard GROETHUYSEN, Philosophie de la Rvolution franaise, (1956), [Cit daprs coll. Mdiations , 42], p. 169. Elle est en quelque sorte le code de la thorie rvolutionnaire. Il se peut que la cons-titution, dans certaines lois, fasse des concessions aux circonstances donnes ; la revendication rvolutionnaire nen reste pas moins inbranlable : elle a trouv son expression dfinitive. . Quelles que soient les objections : Il y a dans la Dclaration des Droits, dans les principes fondamentaux quelle tablit, une fois pour toutes, en quelque sorte une logique immanente qui mne des consquences de plus en plus rvolutionnaires (p. 171).

    27 Louis DUMONT, La conception moderne de lindividu : , Esprit, (1978), p. 45. Mme constat fait par Georges GUSDORF, Lavnement des sciences humaines, (1973), 516-517. Il faut cependant relativiser ce passage la loi positive : les discussions auxquelles donna cours la rdaction de la Dclaration montrent quel point cette dernire reprsente un enjeu qui dpasse lordre dune Constitution : elle accomplit la dmarche philo-sophique de mettre au jour le fondement universel les droits naturels, inalinables et sacrs de lhomme , dits aussi imprescriptibles avant de construire un tat. La loi suprme au-dessus des lois.

  • 348 CHAPITRE 5 : LIMAGE, OPRATEUR SYMBOLIQUE DU POLITIQUE

    1) Commenons par lide de Droit Naturel. la diffrence du droit positif,

    particulier chaque nation, qui est luvre des hommes et qui peut tre le fruit et loutil

    dune domination illgitime, les droits naturels dcoulent de la nature mme de lhomme ; ils

    font partie de son tre. Ils transcendent donc lindividu et appartiennent au genre humain28.

    En ralit, ils tiennent leur origine comme leur lgitimit de la Nature, et de ce point de vue,

    ils possdent un caractre quasi-divin, renvoyant une vrit unitaire et ternelle, antrieure

    toute convention et aux lois29. On voit la puissance modlisatrice dune telle conception,

    du fait prcisment de sa capacit universalisante. En effet, le respect des droits naturels met

    en accord avec lordre et la lgalit de lunivers, de sorte que lindividu et la socit

    sintgrent dans cet ordre. Bernard Groethuysen fournit une ide de limportance de ce point

    lorsquil conclut son analyse des rapports entre droit naturel et tlonomie du monde, en ces

    termes : Si je cre un ordre social dans lequel le libre exercice de leurs droits est assur galement tous les

    citoyens, je ne fais autre chose que de crer le moyen de remplir le but qui est pos avec la nature de lhomme.

    Le droit et le but poursuivi par la nature trouvent ainsi son unit30. Cette capacit universalisante

    suffit fonder luniversalit du droit. Toutes les actions des hommes, toutes les activits

    humaines ressortissent au droit naturel :

    Il ny a pas de faon plus gnrale de concevoir les actions des hommes que celle qui se rclame de la notion de droit. Elle permet de faire abstraction de leur valeur morale ou esthtique, du degr dutilit quils peuvent avoir, de leur culture. Avant de demander si une action est bonne ou utile, il sagit de savoir si elle est lgitime. (p. 159.)

    Ainsi le droit ouvre-t-il une vritable anthropologie, une anthropologie juridique qui

    permet de penser lhomme dans son rapport lordre naturel comme lordre social. Il y a

    par son office concidence entre lindividu, le tout de la nature et la totalit de la socit31.

    Cependant, si le droit naturel possde une telle puissance de mise en rapport de lhomme

    avec luniversalit de lordre naturel, il y a tout de mme un revers de la mdaille. Car

    luniversel se manifeste dans les individus. Aussi, cette anthropologie est-elle une

    anthropologie optimiste , comme le dit Georges Gusdorf, qui prsuppose une nature humaine

    28 Denis DIDEROT, art. Droit naturel , Encyclopdie, (1751-1765) ; [Cit daprs Fac-simil : New

    York/Paris : Pergamon Press].

    29 Robert DRATH, Jean-Jacques Rousseau, ([1950] 1970), p. 151-154. Lauteur parle de loi natu-relle et insiste sur la rciprocit des droits et donc des impratifs entre individus.

    30 Bernard GROETHUYSEN, Philosophie de la Rvolution franaise, (1956), [Cit daprs coll. Mdia-tions , 42], p. 167.

    31 On comprend ds lors, crit encore Groethuysen, que tous les espoirs, tous les idaux du XVIII sicle aient pu tre compris sous ces formes de droit. Il avait t question dclairer les hommes, on avait parl de la libert quavait chacun de penser par lui-mme, du dveloppement que prendraient toutes les forces productives, lorsque les hommes apprendraient connatre leurs vrais intrts dans la vie conomique, on avait dcrit une vie idale dans la nature, o chacun pourrait mener une existence sans souci. Tout cela ntait que des manires de rendre concrtes les possibilits contenues dans lide de droit naturel, dans lide de libert natu-relle. ibid. Nous empruntons le concept danthropologie juridique Jacques MICHEL, Marx et la socit juridique, Paris : d. Publisud, 1983.

  • SECTION A. LA MDIATION JURIDICO-POLITIQUE 349

    adulte et saine, capable de faire un bon usage des facults dont la dote le Crateur bienveillant32. Elle est

    donc considre par les thoriciens davant la Rvolution comme un modle : un rgime idal

    des relations humaines, qui permet de juger les situations historiques et de contribuer leur amnagement ;

    quant au droit naturel lui-mme, il est une armature mtaphysique de lexistence individuelle et sociale 33.

    Quadvient-il lorsque cette anthropologie est utilise pour fonder une nouvelle

    socit partir de lancienne ? Lorsque le droit naturel devient droit crit pour servir de

    fondement au droit positif ? Les droits naturels se reconnaissent un signe certain, cest

    lvidence avec laquelle ils apparaissent tout homme qui rflchit sur eux34. Ils appartiennent au

    rgime smiotique du visible et non pas seulement du dicible. Robert Drath parle leur

    propos d' instinct divin et de rvlation naturelle : leur vidence simpose aux individus. Ils

    se manifestent pour ces derniers et travers eux. Par ailleurs, on peut dire que naturel

    comme entit nest que le constat des caractristiques de la nature humaine ; il nest pas nor-

    matif et ne dtermine pas lhomme :

    Il prend lhomme comme un fait, comme la donne gnrale qui se retrouve en tout homme. Et puisquil voit en lui le dtenteur de droits, quil lui confre une valeur de droit et donne ses actions un caractre juridique, il peut admettre toutes les interprtations de ce qui est spcifiquement humain35.

    2) La Dclaration les montre, les annonce, les expose : les reprsentants du Peuple

    franais, lit-on dans le Prambule ont rsolu dexposer dans une dclaration solennelle les

    droits naturels, inalinables et sacrs de lhomme, afin que cette Dclaration, constamment prsente

    tous les membres du corps social [] 36. La manifestation de leur vidence si lon peut se

    permettre ce plonasme qui devait avoir lieu dans le for intrieur de chaque individu r-

    flchissant, a lieu au grand jour. De plus, lcriture enregistre, mmorise, transcrit une appari-

    tion ; mais elle fait plus aussi : elle les prsente tous les membres du corps social, mme

    ceux pour qui lvidence de ces droits ne serait pas apparue. Le considrant unique de la

    32 Georges GUSDORF, Lavnement des sciences humaines, (1973), p. 510.

    33 Ibid., pp. 511 et 513.

    34 Bernard GROETHUYSEN, Philosophie de la Rvolution franaise, (1956), [Cit daprs coll. Mdia-tions , 42], p. 154 (cest nous qui soulignons).

    35 Ibid., (1956), [Cit daprs coll. Mdiations , 42], p. 168.

    36 Prambule de la Dclaration des droits de lhomme et du citoyen (Sance de lAssemble Nationale du 20 aot 1789). Noter le passage d exposer dans une dclaration cette Dclaration . La fin de ce Prambule est la suivante : En consquence, lAssemble Nationale reconnat et dclare, en prsence et sous les auspices de ltre Suprme, les Droits suivants de lHomme et du Citoyen : [suivent les articles] . Le prambule du texte vot par la Convention nationale et figurant en tte de la Constitution de 1793 reprend la mme ide dexposer afin que le peuple ait toujours devant les yeux les bases de sa libert et de son bonheur ; le magistrat, la rgle de ses devoirs ; le lgislateur, lobjet de sa mission ; en revanche, la dclaration est celle du peuple franais, qui proclame les Droits. On trouve la Dclaration de 1789, et les deux textes de 1793 (20 mai et 23 juin) dans Dclaration des Droits de lHomme et du Citoyen, Paris : d. Edimaf [1981]. Sauf mention, nous ne traitons ici que de la premire Dclaration de 1789.

  • 350 CHAPITRE 5 : LIMAGE, OPRATEUR SYMBOLIQUE DU POLITIQUE

    dclaration est en effet que lignorance, loubli ou le mpris des Droits de lHomme sont les seules

    causes des malheurs publics et de la corruption des gouvernements .

    Lopration est donc double : elle transcrit une parole (elle la fait entrer dans le

    rgime du visible, de lexposition ; ce qui donne lcriture, en retour, un statut dvidence),

    et elle universalise du mme coup cette parole : Barre a raison dy voir un nouvel vangile

    puisquelle annonce les droits de tous les hommes, tandis que la rflexion faisait apparatre

    les droits de chacun. La matrialisation par le texte (la Dclaration ) fait apparatre dans le

    corps universel (et social) de lcriture ce qui ne se manifeste normalement que chez les

    individus. Elle est parole destine tre publique, circulante, enseigne, conserve, affiche.

    De contingente et dindividuelle, lvidence des droits naturels devient universelle et

    publique. En ce sens, on dira que la Dclaration est annonciative et non nonciative. Son

    criture la rend constamment prsente tous et sa performativit est celle de la parole

    sacre, cest--dire dune parole dont lorigine nest pas un sujet dici-bas, dont la

    connaissance rend conscient de ses droits et permet tout un chacun de juger des actions

    politiques et mme des lois37. La Dclaration condense en elle, au point prsent de son an-

    nonciation ce qui fait lessence de lhomme et lavenir de la socit. Elle fait ainsi entrer le

    peuple (franais) dans lternit et lAssemble Nationale avec lui38.

    Dans la gravure de la Dclaration, le commentaire de lallgorie parle des tables des droits de lhomme . Ces tables sont attaches un pidestal sur lequel se trouve pos un socle portant linscription : Dclaration des Droits de lHomme / et du Citoyen, // Dcrts par lAssemble Nationale dans ses sances des 20, 21, 23, 24 et 26 aot 1789 accepts par le Roi . Noter aussi quau-dessous du pidestal, on lit : Aux reprsentans du peuple franois . En haut, deux figures : gauche du socle, la France ayant bris ses fers , prcise lexplication de lallgorie situe tout fait en bas de la gravure ; droite la loi, indiquant du doigt les droits de lhomme, et montrant avec son sceptre lil suprme de la raison qui vient de dissiper les nuages de lerreur qui lobscurcissait (nous soulignons). Notons que la France regarde la Loi qui regarde le spectateur, lequel lit sous ce regard ou bien regarde la Loi qui lui fait signe : elle figure le lien entre la raison et la table des droits. Les autres lments de lallgorie servent dornement la lance en faisceau avec bonnet et serpent, guirlande de chne39.

    37 Georges GUSDORF et Bernard GROETHUYSEN relvent ce point dans, respectivement Lavne-

    ment des sciences humaines, (1973), p. 517 et Philosophie de la Rvolution franaise, (1956), [Cit daprs coll. Mdiations , 42], p. 170. Ce caractre annonciatif de la Dclaration la tourne videmment vers lavenir ; elle est un moment unique et premier Sur le rapport nonciation/ annonciation : Daniel ARASSE, Annonciation/nonciation : remarques sur un nonc pictural au Quattrocento , VS : Quaderni di studi semiotici 37, janv.-avr. 1984, pp. 3-17.

    38 La Dclaration est effectivement reconnue par les tats dmocratiques comme la loi fondamentale des lois de notre nation et de celles des autres nations, qui doit durer autant que les sicles selon lexpression de Dupont de Nemours. Cet acte annonciatif fait partie de nos reprsentations du monde des citoyens comme des hommes politiques franais comme lattestent les sondages (voir larticle de Michel WINOCK, Chronique de 1789 : lanne sans pareille, 27. La Dclaration des droits de lhomme et du citoyen , Le monde, 17 aot 1988.). Il faut noter que la position des reprsentants du peuple franais est, du point de vue des places nonciatives, celle de lcrivain par rapport au roi au moment o celui-l entre au service de la monarchie. Voir Jean Yves GUIOMAR, Lidologie nationale, (1974), pp. 57sq. Nous aurons revenir plusieurs reprises sur ce point.

    39 Il conviendrait de mener une tude pousse de ces mises en scne de la Dclaration. Noter que la Loi est figure avec des ailes.

  • SECTION A. LA MDIATION JURIDICO-POLITIQUE 351

    Cette dimension annonciative de la Dclaration fait de cette dernire un objet

    culturel expos au regard, tendant faire de lensemble de lespace politique (celui des

    membres du corps social, celui des actes lgislatifs et excutifs, celui des rclamations des

    citoyens) un espace qui sorganise autour de la prsence dun objet donn voir et lire, un

    espace organis par le regard du texte. Autrement dit, nous avons l le principe darticulation

    de lespace politique comme espace dune mdiatisation : le texte fonctionnant dabord selon

    le rgime du visible.

    La double origine de la loi : rgime smiotique, rgime politique

    Dans le cadre de lassimilation du politique et de la socit, de la superposition du

    modle et du fonctionnement dmocratique qui caractrisent la pense de la Rvolution, ce

    rgime smiotique trs particulier de la visibilit assign aux droits naturels par la Dclaration va

    bien au-del dun exemple pour pragmaticien. Il vient sinscrire, en effet, en parallle avec le

    rgime politique de la reprsentation du peuple. Mais, l encore, ce parallle relverait du simple

    jeu intellectuel si les deux rgimes ne se trouvaient caractriser des processus qui concourent

    lun et lautre la formation dune ralit qui est la clef de vote du systme : la loi.

    La loi procde en effet dune double origine qui lui donne sa lgitimit : une origine

    (qui est en mme temps une finalit) de principe et une origine de fait. Dun ct la loi ne

    peut qutre sous la coupe des droits. Les droits priment la loi40. Dun autre ct, la loi doit

    bien tre dicte par quelquun.

    La conscience, que chaque individu a des droits naturels, ne saurait suffire rgir la

    socit. La manifestation individuelle du droit naturel est insuffisante. Et nous avons vu que

    la Dclaration palliait cette insuffisance en exposant, en manifestant et en rendant visibles les

    droits. Mais cela ne saurait encore suffire, il faut dicter des lois positives. De ce point de

    vue, les lois sont l pour venir limiter et interdire ce qui pourrait porter atteinte aux droits,

    concourir la conservation de ces derniers.

    Toute la question, ainsi que le rappelle Groethuysen, est alors celle de savoir qui

    peut dicter la loi ? Certainement pas le particulier. Seul un tre moral collectif peut le faire ;

    le peuple comme tre collectif, le souverain selon Rousseau, ou selon la Dclaration la nation

    (le principe de toute souverainet rside essentiellement dans la nation). Elle seule peut

    reprsenter la volont gnrale et rpondre lintrt gnral41. Mais il est vident que cette

    volont gnrale doit tre nonce par des personnes relles (tous les citoyens ont droit de

    40 Cela apparat clairement lorsquon lit les art. IV, II, puis V et VI de la Dclaration.

    41 Do lexistence dun droit qui lui est propre : le droit de lgifrer. Nous empruntons ici lessentiel de notre analyse au livre de Bernard GROETHUYSEN, Philosophie de la Rvolution franaise, (1956), [Cit daprs coll. Mdiations , 42], Voir spc. chap. 7 et chap. 8.

  • 352 CHAPITRE 5 : LIMAGE, OPRATEUR SYMBOLIQUE DU POLITIQUE

    concourir sa formation, personnellement ou par leurs reprsentants, lit-on dans la

    Dclaration). Du mme coup, le statut des reprsentants lus se trouve dfini : ils sont

    reprsentants du Peuple, mais il reprsente la nation (principe de toute souverainet)42. La

    discussion rationnelle peut alors souvrir pour concourir la formation de la loi. Lespace

    public peut donc sinstitutionnaliser en sphre politique, en tat constitutionnel.

    Mais si lon considre, non plus la dfinition du reprsentant selon le modle ou la

    thorie dmocratiques, mais lespace dnonciation de la loi, on saperoit que cet espace public

    sappuie sur une dimension symbolique. En effet, dans la mesure o dune part la loi tant

    dans un rapport de complmentarit-soumission aux droits naturels, et o dautre part les

    personnes formant ladite loi sont les reprsentants du peuple ; ces derniers, tout comme

    la loi quils noncent (forment et dictent), se trouvent dans une position de mdiateurs entre

    le peuple et les droits naturels.

    Cest sur ce processus de mdiation sur lequel nous voudrions prsent porter

    lexamen.

    Lespace dnonciation de la loi

    Reprenons. La Dclaration elle-mme, en tant que premier acte des lgislateurs, est

    de produire un objet qui manifeste les droits qui vont tre la raison (cause et principe) de la

    loi ; de produire une image des droits qui ne sera pas les droits certes, mais qui ce qui

    plus est les rend prsents ; une sorte dhypostase des droits sous la forme dun texte

    offert au regard de tous. Cet acte inaugural, non seulement dfinit un espace de mdiatisation, au

    sens o lobjet ainsi produit porte en lui-mme une vise communicationnelle qui est de

    sadresser tous et de rendre visible tous un texte, mais surtout, fait de la Dclaration un

    mdiateur entre le peuple et les droits ; il ouvre lespace dune mdiation entre le peuple et

    les droits.

    Car il est opportun de distinguer mdiatisation et mdiation. Ces deux processus ne sont pas situs sur le mme plan. Le premier est lorganisation de lespace de rception dun objet culturel. Le second appartient la dimension symbolique, cest--dire engage la constitution du lien socio-politique qui sopre travers la reprsentation de lordre de la socit et du monde.

    Cependant, cet acte inaugural nassure pas lui seul cette mdiation, il en constitue

    plutt la matrice. Lnonciation de la loi vient prendre le relais. Ainsi, sous cet angle, lespace

    dnonciation de la loi constitue un second dispositif de cette mdiation ; qui est aussi un

    dispositif second car il correspond un type de mdiatisation plus labor et plus complexe

    42 On sait que cette question du statut des reprsentants est un point essentiel de droit constitutionnel.

  • SECTION A. LA MDIATION JURIDICO-POLITIQUE 353

    que la mdiatisation directe (opre par la prsence de limage manifestant les droits) quil

    vient prolonger et relayer.

    ce point nous retrouvons la double origine peut-tre vaudrait-il mieux dire

    maintenant : la double orientation de la loi dont nous traitions linstant : les droits dun

    ct et la reprsentation juridico-politique du peuple de lautre. Examinons donc la manire

    dont lespace dnonciation de la loi fonctionne comme dispositif de mdiation entre les

    droits naturels et le peuple.

    Quatre points retiennent notre attention.

    1) Tout dabord, regardons le dispositif du ct des droits naturels. Quobservons-

    nous ? La mdiation rend manifeste rend prsent en lintroduisant dans lespace du regard

    quelque chose qui ne se voit pas sans elle : les droits appartiennent linvisible. Or, ils

    appartiennent linvisible pour deux raisons. Tout dabord, ils relvent de lhomme, ils sont

    intrieurs chacun des membres du corps social (ils appartiennent la conscience). Ensuite,

    ils sont transcendants car ils appartiennent lordre et la lgalit de la nature43.

    Par consquent, la loi va rendre visible aux membres du corps social quelque chose

    qui est la fois au-dedans deux-mmes et transcendant la socit prsente. Ce premier

    point est essentiel car il conditionne la raison mme de la mdiation : la Dclaration

    extriorise les droits naturels et les rend immanents.

    2) Mais qui nonce la loi ? Les reprsentants du peuple. Une fois dclars les droits,

    il sagit de les prserver, de les conserver. Cest la fonction de lassociation civile et de la loi

    qui en dcoule. Ainsi, la mise sous le regard par le texte des droits sopre effectivement au

    sens dun espace public rgi par la discussion. Voil ce que lon retient gnralement,

    oubliant que cet espace public est lui-mme inscrit dans lespace de mdiation entre le peuple

    et les droits naturels ; ce qui fait que la Dclaration reste un corps de principes

    mtaphysiques et philosophiques, issu de la tte quelque peu philosophique des

    reprsentants de 1789, et qui flotte au-dessus de lopration essentielle qui est celle de la

    discussion et de la votation des lois constitutionnelles dabord, civiles ensuite.

    En ralit, la dclaration entendons bien lacte de dclarer , fixe lassiette

    symbolique de la reprsentation juridico-politique. Autrement dit : de ce quest et de ce que

    doit tre le corps de la nation face ce qutait le corps du roi. Or, les reprsentants du

    peuple, en portant au regard du peuple le texte de ses droits, posent, entre le peuple et eux,

    un corps imaginaire qui est le corps de la nation. Ils le produisent par cet acte mme.

    43 Cette intriorit et cette transcendance sont clairement poses au dbut du Contrat social de Rousseau,

    par exemple : lhomme est n libre, et partout il est dans les fers ; le pacte social a pour fonction de rendre imma-nent dans lordre social lordre de la nature.

  • 354 CHAPITRE 5 : LIMAGE, OPRATEUR SYMBOLIQUE DU POLITIQUE

    On le sait, ce corps vient prendre la place du corps imaginaire du roi. Nous sommes bien dans le registre de la gestion de la reprsentation et de la gestion de limaginaire. Le coup jou est un coup symbolique essentiellement, un coup qui se situe sur le plan de lconomie de la mdiation symbolique et de ses dispositifs (de ce que lon appelle ici : reprsentation)44. Dune certaine faon la Dclaration tient-lieu de pacte social, constituant le peuple en corps politique pour parler comme Rousseau, et considrant les sujets de ltat absolu comme des hommes, les fait passer ltat de citoyens. Cest sous cet angle quil conviendrait de reprendre la diffrence entre la Dclaration des droits de lhomme franaise et les dclarations amricaines bien des gards similaires dans le contenu.

    Mais, se demandera-t-on, comment ce corps imaginaire de la nation est-il donc

    mdiatis ? De deux manires, lune fonctionnelle et lautre symbolique.

    3) La mdiatisation fonctionnelle du corps imaginaire de la nation. Le corps

    imaginaire de la nation est rendu visible par ses reprsentants. Cest en cela dailleurs quils

    reprsentent (au sens symbolique) le peuple dont ils sont les reprsentants (au sens

    juridique). Ce point important est car il indique comment la rflexivit prend forme en

    dmocratie et assure la lgitimation du pouvoir dtat.

    noncer la loi, cest oprer, nous le disions il y a un instant, une mdiation entre les

    droits naturels, qui sont intrieurs et transcendants, et le peuple. Dans la mdiation

    monarchique, les deux centres (le corps rel du roi et le corps imaginaire en expansion sous

    la forme de ltat) tendent se disjoindre45, dans la mdiation dmocratique ces deux centres

    corps rel (les membres du corps social) et corps imaginaire (la nation) sont dfinis

    par principe comme superposs. Les reprsentants sont l comme auxiliaires, dtours, bou-

    clages, pour permettre la runion des deux corps en un seul ; cest en cela dailleurs quils

    sont la fois reprsentants du peuple et reprsentants de la nation. Mais, la

    reprsentation juridico-politique est elle-mme un moyen de rendre indirectement prsent et

    visible le corps imaginaire de la nation : le corps rel se voit comme corps imaginaire

    travers sa reprsentation.

    44 La prsence dune structure symbolique monarchique qui organise le pouvoir selon une conception de

    lordre social et de lordre du monde est un point dterminant. Marquons sur ce point notre dette aux recherches de Louis Marin, de Marcel Gauchet et bien sr de Jean Yves Guiomar.

    45 La thorie des deux corps du roi, depuis son analyse magistrale par Ernst H. KANTOROWICZ (The Kings two bodies : A study in medieval political theology. Princeton : University Press. 1957) a fait lobjet de nombreux travaux. Si lon suit les historiens, il convient de distinguer deux modalits diffrentes de lusage de la reprsenta-tion sous lancien rgime : celui des grands rites monarchiques (sacre, le lit de justice, lentre, etc.) dont le modle est livr par lusage de la reprsentation du roi (cest--dire son effigie) lors de ses funrailles tel quil a t analys par Ralph GIESEY (Le roi ne meurt jamais, [1960], Paris : Flammarion, 1987), et celui du dveloppement de la reprsentation mdiatise par des images dveloppe par labsolutisme partir de Louis XIII. Nous faisons rfrence ici lconomie symbolique de la reprsentation mdiatise par des images tudie par Louis Marin et par Jean Yves Guiomar. Voir le commentaire du livre de Kantorowicz par Marcel GAUCHET : dans Des deux corps du roi au pouvoir sans corps : Christianisme et politique , Le Dbat 14, juill.-aot, 1981, pp. 133-157 et Le dbat 15, sept.-oct. 1981, pp. 147-168, spc. : Le grand tournant de la politique moderne ayant consist dans leur dsem-botement mutuel [ lindividu et au pouvoir], lorsque la fonction de cohsion exerce par le pouvoir a cess dtre ostensible pour devenir invisible, lorsque le pouvoir, autrement dit, a cess dtre reprsent en personne et en corps pour se voir assimil une pure dlgation collective. Le dbat 15, p. 157.

  • SECTION A. LA MDIATION JURIDICO-POLITIQUE 355

    Par consquent, le fonctionnement de la reprsentation politique est non seulement

    manifestation des droits naturels intrieurs et transcendants qui se trouvent par l mme

    extrioriss et rendus immanents travers le texte, mais encore mise en visibilit de la

    reprsentation du corps imaginaire de la nation travers lnonciation mme de la loi.

    Ce qui a pour effet, de soumettre le fonctionnement des reprsentants une double

    contradiction. Une premire contradiction qui porte sur les reprsentants eux-mmes : ils ont

    charge de rendre visible le corps imaginaire de la nation travers lacte de reprsentation et

    non travers eux-mmes. Nous reviendrons sur ce point-ci dessous (Section B) propos du

    portrait de lgislateur. Une seconde contradiction qui porte sur le fonctionnement de lespace

    dnonciation : contradiction entre, dune part la libre nonciation des opinions dans la

    discussion concourant la formation de la loi, et dautre part une reprsentation unitaire et

    totalisante du corps imaginaire de la nation. Autrement dit, une contradiction entre la

    fonctionnalit despace public de lespace dnonciation de la loi et sa dimension symbolique despace de

    mdiatisation.

    Cette contradiction se peroit lorsquon compare le fonctionnement des Assembles rvolutionnaires avec les mdias. Avec, dun ct, la presse qui est plutt tourne vers la discussion dopinion et de lautre les ftes plutt orientes vers la reprsentation de lunit du corps de la nation. On retrouve dans lAssemble un fonctionnement qui est celui de lapprciation critique dans la faon de traiter les actions, les ides, les hommes, comme on le fait dobjets culturels, donc les discriminer, les analyser, les distinguer, les valuer, etc. ; et un fonctionnement qui est celui du got : recherche de laccord sans discussion (quelque chose qui appartient lhomme et qui plat sans concept, cest--dire, en loccurrence, qui est reconnu immdiatement par tous), et recherche aussi de la grandeur, du sublime ou du gnie .

    4) Mais dira-t-on, quelle importance, puisquau bout du compte cest la

    fonctionnalit juridico-politique qui lemporte, organisant ltat et rgissant effectivement

    lordre social. Le texte reste ; la dimension symbolique de son aire de production

    (dnonciation et ddiction) na donc pas ou si peu dimportance. Si lon se situe

    dlibrment lintrieur de lespace du texte, cela est vrai. Mais, si lon adopte la position

    qui a t la ntre depuis le dbut de cette analyse, il nen va pas de mme.

    En effet, on sait aujourdhui ce que la conception dmocratique de ltat doit au

    modle symbolique monarchique : la reprsentation dun tat, plus exactement dun corps

    politique, qui fonctionne lui-mme comme corps imaginaire de la nation. Ainsi la loi produit-

    elle une organisation fonctionnelle qui est en elle-mme une reprsentation, une image , de la

    socit. Sous cet angle, ltat peut tre considr comme une institutionnalisation de la

    mdiation. Il est donc en son fondement mme de nature symbolique. Cest pour cela quil

    est rgl fonctionnellement par des procdures juridico-politiques, mais aussi travers par

    une gestion du visible.

    Nous retrouvons ici la contradiction, releve par Marcel Gauchet, concernant les

    modalits de cette reprsentation de la socit par le politique ; contradiction entre les

  • 356 CHAPITRE 5 : LIMAGE, OPRATEUR SYMBOLIQUE DU POLITIQUE

    contraintes dun tat spar de la socit et lexistence dun pouvoir interne la socit, entre

    dirions-nous la pense dune identit du corps rel (social) et du corps imaginaire

    (corps politique unitaire) et la figuration des conflits de la socit dans la sphre politique.

    Or la Rvolution, dans la mesure o elle pense la socit travers le politique, cherche constituer un corps social unitaire et non mettre en place des procdures permettant de figurer les conflits dintrts et les divisions du corps social sur la scne politique : lacte ddicter des lois par les reprsentants doit servir conformer les hommes et la socit (tous les membres du corps social) lordre naturel. Les intrts particuliers ninterviennent pas dans ldiction de la loi ; cest au contraire, celle-ci qui sert les limiter, les faire se plier et concourir au bonheur de tous. Ainsi, la loi, fonde sur le droit naturel (donc en nature, en histoire et en raison), va permettre ltat de se dployer sur le registre de la fonctionnalit socitale, cest--dire de ladministration, de la pratique, de la gestion ; une fonctionnalit, donc, dont le modle est essentiellement juridico-politique, dont le processus se met en place dailleurs trs tt, par exemple au moment o il sagit de vendre les biens nationaux ou dintervenir sur les prix des subsistances. La loi dicte , comme principe de raison nonc et prononc, organise, rgit, fait fonctionner la socit. Ainsi, si lon suit lanalyse de Marcel Gauchet, ltat redevient instituant symbolique du social non par domination mais par administration, de faon occulte, en tant que produisant pour les individus le sentiment aussi essentiel quinsaisissable dvoluer dans un univers sur lequel une prise densemble est possible, qui dun point de vue dfini au moins est de part en part comprhensible et matrisable. Lauteur en conclut : Fonction empirique de gestion et fonction symbolique de production de la dimension densemble sont ici indissociables, lopration symbolique se trouvant comme enfouie dans la pratique effective de la matrise de lorganisation, sans aucun moment apparatre comme telle46.

    Ainsi, les entits ou les processus dmocratiques dun grand degr dabstraction,

    conceptuels et dsincorpors, entrent-ils et tendent-ils constituer un espace de visibilit.

    Quelque chose dessentiel, mais qui nest pas cependant immanent lespace quotidien ; une

    ralit suprieure telle que la nation ou la volont gnrale, une caractristique inhrente au

    genre humain tels que les droits naturels, deviennent perceptibles, saisissables travers des

    actes, des textes, des objets matrialiss.

    Le degr zro de la mdiation, ou lidal du modle dmocratique.

    Linvestigation, que nous venons de mener, de lespace de lnonciation de la loi

    nous apporte un certain nombre dlments concernant lusage politique de la mdiatisation

    au dbut de la priode rvolutionnaire.

    1) Laccord donnant naissance la loi est plus que le rsultat dune procdure

    purement fonctionnelle facilitant la prise de dcision entre des parties ayant des volonts ou

    des intrts divergents ; son existence mme apporte avec lui un ho