jean-claude germain nous entraîne à jean-claude jean ......les faux brillants de félix-gabriel...

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Jean-Claude Germain La femme nue habillait la nuit Nouvelles historiettes de la bohème J’avais six ans lorsque j’ai renconTré ce qui me TienT encore lieu de religion derrière la viTre paTinée d’une librairie de la rue P apineau. Transfiguré sur place devanT ceT Te une viTrine sans aTTraiT parTiculier, à quelques porTes ad du cinéma Dominion, j’ai TouT de suiTe reconnu l’Église que j’allais fréquenTer TouTe ma vie. Après le collège, je n’ai jamais remis les pieds dans un Temple propremenT diT, sauf pour assisTer à des funérailles, mais je n’ai jamais pu résisTer à l’appel de la viTrine d’une librairie. Sans même compTer les nombreuses Extrait de la publication

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Page 1: Jean-Claude Germain nous entraîne à Jean-Claude Jean ......Les Faux brillants de Félix-Gabriel Marchand,ontréal, M VLB éditeur, 1980 ... quentent.ourquoi P n’en serait-il pas

Jean-Claude

Germain

La femme nue habillait la nuit

Nouvelles historiettes de la bohème

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www.editionshurtubise.com ISBN : 978-2-89647-314-4

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Jean-Claude Germain nous entraîne à nouveau dans le sillage d’une vie de bohème faite de rencontres, de surprises et de mémorables arrêts sur image dans des cafés montréalais disparus : le El Cortijo, L’Échouerie et le Carmen. Au côté de son alter ego photographe, John Max, il est de tous les événements, de toutes les fêtes, de toutes les nuits. Au premier plan, la naissance du cinéma québécois indépendant de Guy Borremans, le théâtre

automatiste de Claude Gauvreau, le jazz libre de René Thomas au Little Vienna.

Dans l’ombre persistante du Red Light de Lili St-Cyr, la vie de nuit débutait parfois au Mocambo, pour un dépaysement garanti, ou à La Cave, pour un strip-tease torride. Elle se terminait invariablement aux petites heures du matin, dans la lumière crue de Ben’s, en compagnie d’une faune aussi énigmatique que la troupe des danseurs de Guilda était colorée. Ou encore avec un maître soufi causant ourdou, quand le party de la veille avait donnédans l’orientalisme, la psychanalyse et la quête d’un gourou.

Qu’on se le dise : la Grande Noirceur est bel et bien finie, morte avec le « cheuf ». Place à l’expérimentation et à l’improvisation, place à l’innovation et à la liberté ! Suivez le guide…

Écrivain, dramaturge, metteur en scène, directeur artistique, acteur, conférencier, jour naliste, chroniqueur, raconteur, his to-rien, amoureux des livres et fin goûteur de souvenirs, Jean-Claude Germain aime re donner vie à l’histoire, la grande comme la petite. Dans la foulée du Cœur rouge de la bohème, il continue à porter un regard savoureux sur une époque fabuleuse et un monde trépidant, celui de la bohème de Montréal.

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J’avais six ans lorsque j’ai renconTré ce qui me TienT encore lieu

de religion derrière la viTre paTinée d ’une librairie de la rue

Papineau. Transfiguré sur place devanT ceT Te une viTrine

sans aTTraiT parTiculier, à quelques porTes ad du cinéma

Dominion, j’ai TouT de suiTe reconnu l ’Église que j’allais

fréquenTer TouTe ma vie. Après le collège, je n’ai jamais remis

les pieds dans un Temple propremenT diT, sauf pour assisTer

à des funérailles, mais je n’ai jamais pu résisTer à l ’appel de

la viTrine d ’une librairie. Sans même compTer les nombreuses

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du même auteur

n ThéâtreDiguidi, diguidi, ha ! ha ! ha ! suivie de Si les Sansoucis s’en soucient, ces

Sansoucis-ci s’en soucieront-ils ?Montréal,Leméac,1972Le roi des mises à bas prix,Montréal,Leméac,1972Les hauts et les bas d’la vie d’une diva : Sarah Ménard par eux-mêmes,

Montréal,VLBéditeur,1976Un pays dont la devise est je m’oublie,Montréal,VLBéditeur,1976L’école des rèves,Montréal,VLBéditeur,1979Mamours et conjugat,Montréal,VLBéditeur,1979Les Faux brillants de Félix-Gabriel Marchand,Montréal,VLBéditeur,1980A Canadian Play / Une plaie canadienne,Montréal,VLBéditeur,1983Les nuits de l’indiva,Montréal,VLBéditeur,1983Le miroir aux tartuffes,Montréal,Lanctôtéditeur,1998

n HistoireLe Feuilleton de Montréal,Tome1(1642-1792),Montréal,Stanké,1994Le Feuilleton de Montréal,Tome2(1793-1892),Montréal,Stanké,1995Le Feuilleton de Montréal,Tome3(1893-1992),Montréal,Stanké,1997Nous étions le nouveau monde,Montréal,Hurtubise,2009.

n ContesRue Fabre, centre de l’univers – Historiettes de mon jeune âge, Montréal,

Hurtubise,2007Le Cœur rouge de la bohème – Historiettes de ma première jeunesse,Montréal,

Hurtubise,2008

n EssaiDe tous les plaisirs, lire est le plus fou,IsabelleQuentinéditeur,2001

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Catalogage avant publication de Bibliothèque et Archives nationales du Québec et Bibliothèque et Archives CanadaGermain,Jean-Claude,1939-

Lafemmenuehabillaitlanuit:nouvelleshistoriettesdelabohème(L’arbre)Autobiographie.ISBN978-2-89647-314-41.Germain,Jean-Claude,1939--Enfanceetjeunesse.2.Montréal(Québec)

- Vie intellectuelle - 20e siècle. 3. Dramaturges québécois - Biographies.I.Titre.II.Collection:CollectionL’arbre.PS8563.E68Z4732010 C842’.54 C2010-941379-2PS9563.E68Z4732010

Les Éditions Hurtubise bénéficient du soutien financier des institutionssuivantespourleursactivitésd’édition:

• ConseildesArtsduCanada;• GouvernementduCanadaparl’entremiseduProgrammed’aideaudévelop-

pementdel’industriedel’édition(PADIÉ);• SociétédedéveloppementdesentreprisesculturellesduQuébec(SODEC);• Gouvernement du Québec par l’entremise du programme de crédit d’impôt

pourl’éditiondelivres.

Graphismedelacouverture:RenéSt-AmandPhotographiedelacouverture:AroldBlanchetMiseenpages:AndréaJoseph[[email protected]]

Copyright©2010,ÉditionsHurtubiseinc.

ISBN978-2-89647-314-4

Dépôtlégal:3etrimestre2010BibliothèqueetArchivesnationalesduQuébecBibliothèqueetArchivesduCanada

Diffusion-distributionauCanada: Diffusion-distributionenEurope:DistributionHMH LibrairieduQuébec/DNM1815,avenueDeLorimier 30,rueGay-LussacMontréal(Québec)H2K3W6 75005ParisFRANCETéléphone:514523-1523 www.librairieduquebec.frTélécopieur:514523-9969www.distributionhmh.com

ImpriméauCanadawww.editionshurtubise.com

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Seul pour nous ne meurt pointque ce qui meurt avec nous.

Gabrieled’Annunzio

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La palette des couleurs

Oh,commejem’ennuiedutempsdespeintreshirsutes

quiseretrouvaienttouslessoirsàlaHutte

attablésdevantunebièreàparlerpeinture

ilsdiscutaientd’artabstraitjusqu’àlafermeture

etlesbellesmuettesjusqu’àladistraction

payaientlatraiteentortillantducroupion

silafemmenues’accrochelibrementauxcimaises

fortpeulesoirvenusontabstraitesdanslabaise

entrelatoileetlepoucetendubaslachemiseetlapudeur

c’étaittoujourslapineauculquidonnaitletonauxcouleurs

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La somnolente, la croyante, la méfiante et l’irascible

J’avais six ans lorsque j’ai rencontré ce qui me tientencore lieu de religion derrière la vitre patinée d’unelibrairiedelaruePapineau.Transfigurésurplacedevantcettevitrinesansattraitparticulier,àquelquesportesaunord du cinéma Dominion, j’ai tout de suite reconnul’Églisequej’allaisfréquentertoutemavie.

Après le collège, je n’ai jamais remis les pieds dansuntempleproprementdit,saufpourassisteràdesfuné-railles,maisjen’aijamaispurésisteràl’appeldelavitrined’une librairie. Sans même compter les nombreusesincartadesdanslesbibliothèquesdemapremièrejeunesse,mon assiduité fut exemplaire: au moins une visite parsemaine. Souvent deux. Ou trois. Mon chemin fut plutôtdeDumasquedeDamas!

Aujourd’hui,lorsquej’assisteàunspectacleauthéâtredelaLicorne,j’aiprisl’habitudedejeteruncoupd’œildel’autre côté de la rue, comme si une variation singulièrede l’éclairage ambiant pourrait me permettre de revoiren un éclair «la» vitrine originelle. Une librairie secachait-ellederrière?Assurément,puisquej’ysuisentré.J’ai franchi le portail du sanctuaire et fait un geste qui

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aengagétoutemonexistence.Mamèrem’avaitdonnélessous et j’ai fait l’acquisition d’un livre de mon choix.Commeungrand!

Toutàmapremièreconvoitise,j’enaiprispossessionenpureinnocence.Commentaurais-jepudevinerqueceserait le livre qui prendrait possession de moi? En metendantlesacoùilavaitglissélebouquin,lelibrairem’adécrochéunsourireénigmatique.JesaismaintenantqueleMalinreconnaît lessiensàleurfaçondemanipulerlelivrecommeunobjetprécieux.Danscepetitsacàmalices,plutôtquelconque,lelibraireavaitglissétouslesmilliersdelivresquej’achèteraisparlasuite.J’étaisentrédanssalibrairieavecunbesoin,j’ensuisressortiavecundestin.

Lavitrinefabuleusemefascinaitetj’yrevenaiscons-tammentpourysoupeserlepouretlecontred’unprochainachat.Leplaisirdel’indécisionmeplongeaitdansunétatproche de l’euphorie, comme les changements d’imagesd’unkaléidoscope.

L’étalage,pourtant,n’avaitriend’extraordinaire.Deslivresetdeslivres.Sansapprêt.Enpileouàplat.S’appuyantles uns sur les autres. Plus ou moins en pyramide. Desromans de cape et d’épée. Zévaco. Féval. Le Capitan. Le Bossu. Le Mouron rougedelabaronneOrczy.EugèneSueavecsesMystères de Paris.RocamboledePonsonduTerrail.Etcommel’apparitioninopinéed’untonsuréensandalesdansunesalled’armes–Corps et ÂmesdeMaxenceVanderMeersch.

Rienpouraiguiserl’appétitd’unbibliophile.Toutcequ’ilyavaitdeplusbanal.Saufpourunerangéedetitresdanslesquelstouslesautressereflétaient,serépondaientet se complétaient. Une enfilade d’ouvrages-gigognes

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13La somnolente, la croyante, la méfiante et l’irascible

à l’avant de la vitrine où Cyrano confrontait D’Artagnan,LagardèreenseignaitlabottesecrètedeNeversauCapitanetleMouronrougeétaitsauvéducouperetdelaguillotineparAngePitou.

La collection était une idée racoleuse d’éditeur:emprunter des héros à la ronde et profiter de l’additionde la réputation de chacun pour multiplier les lecteurs.La proposition éditoriale tablait sur une croyance popu-laire entretenue par les journaux: tous les gens célèbresettouteslesvedettesdecinémaseconnaissentetsefré-quentent. Pourquoi n’en serait-il pas de même pour leshérosderomans?

Ce n’était pas si fou que ça! Dans des ouvragescritiquesfortsavantsoùFlaubertestcitéavecrévérence,Blanchot,BarthesetDerridanousontenseignécequemavitrine de la rue Papineau m’avait appris tout bêtement.La littérature naît de la littérature tout comme les livress’engendrentlesunslesautres.

Àsixans,j’étaispersuadéquelaviem’attendaitdansles pages du volume que je lisais et que le monde entiertenaitdansunelibrairie.Ilmerestaitàdécouvrirque lemaldelirepouvaitêtreuneraisondevivreetbouquiner,uncheminementinitiatique.

LaqualitéuniqueetincomparableducollègeSainte-Marie était sa situation géographique qui donnait accèsà la majorité des librairies françaises et anglaises de lamétropoledansunrayond’unmillecarré.Sesélèves,dontj’étais, avaient la possibilité d’en explorer une nouvellechaquejourpendantaumoinsdeuxoutroissemaines.

À l’ouest. La librairie Flammarion, rue University,coinCathcart.Deslivresetdesescabeauxpouratteindrele

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hautdesétagères.Desfondsd’éditionaugrandcomplet.Desîlotsquicréentdespointsaveuglespourénerver leslibraires!Etcetteambitionlouablequedansunelibrairie,onpuissetrouvertoutcequ’oncherche.L’étapeultérieurede mon initiation a été d’apprendre que c’était plutôtle livre qui vous cherche et vous trouve même un amià l’occasion. «Vous connaissez La Prose du Transsibérien et de la petite Jehanne de France ? C’est également deCendrars.»J’avaisL’Ordanslesmains. Maisn’anticiponspas. Laissons-nous griser par l’ivresse de ces midisensoleillésparleslivres.

Àl’est.LalibrairieTranquille,Sainte-Catherine,coinSaint-Urbain. Encore des livres, cette fois classés dansdesétagèresbleues,coifféesd’unecimaisepouraccrocherdestoiles.Aumilieudelapièce,onauraitditlacoqued’unbateau-comptoiretaucentre,uncapitainefortengueulequi arpentait incessamment le pont. Des plaquettesrares,àpetittirage.Uneexcellentesectiondepoésie.Desromans sulfureux, dont une Crucifixion en rose d’HenryMiller, sous une jaquette jaune. Un choix critique plutôtqu’uninventaire.

Au gré de mes après-midi de congé du mardi et dujeudi,ensusdemesheuresdedîner,j’aifréquentétoutesleslibrairiesducentre-ville.Ilyavaitles«somnolentes»qui s’efforçaient de ne pas remarquer la présence desclients,Deom,lependantdeFlammarionrueSaint-Denis,etlalibrairiepopulairePony,rueSainte-Catherine,coinLabelle. Dans les alentours de l’église Notre-Dame, les«croyantes» bénissaient leurs clients d’un sourire béaten glissant une image sainte dans leurs achats, commechezBeaucheminouchezlesFrèresdesÉcoleschrétiennes.

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Sainte-Catherine,coinCrescent,lapremièrelibrairieanglaiseconsacrée exclusivementaupocket book, Classic’s,seclassaitparmiles«méfiantes» quitoisaientleclientàl’entrée,ledévisageaientàlacaisseettransperçaientsondosd’unregardvrillantàlasortie.Entêtedupelotondes«irascibles»,lelibraireMénard,rueSainte-Catherine,àl’est de Saint-Laurent, n’hésitait pas à abandonner sacaisse pour pister un client, et il se méfiait des imper-méablesmêmelesjoursdepluie.Puis,ilyavaitsonancienassocié,Tranquille,quilesengueulaitcarrémentdèsqu’ilspoussaientlaporte.Ilyavaitdesjoursoùilétaitpréférabledenepasluidemanderletitred’unauteurqu’ildétestait.Henriétaitaussiimprévisiblequ’adorable.

Si la pratique du livre poussait ses gardiens à ladéfiance, elle pouvait également se révéler une grandeécoledevolupté.Souslemanteauetpar-dessuslecomp-toir.Plusj’aitroquélesenseignementsducoursclassiquepour ceux de la bohème, plus la librairie m’est apparuecomme un laboratoire de concupiscence. Et pour cause.Troissirènesveillaientdésormaisàmoninstruction.

Flammarions’étaitdotéd’unesectiondemicrosillonsdemusiqueclassique,importésdeFrance–uneraretéàl’époque–etladisquairemeportaitàfairedesinfidélitésau jazz. Cela dit, elle s’y connaissait aussi très bien enalbumsd’art.Unefemmesplendide,àlachevelurenoire,quiparlaitavecl’accentlangoureuxduMoyen-Orient.

Il suffit que je tire un disque de ma discothèque etqu’ilportel’étiquetteEratoouHarmoniaMundipourqueson parfum capiteux m’envahisse de nouveau. Et je larevois, la poitrine frémissante et l’œil moqueur, me

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disant:«Paillard!Voilàunnomquivousconviendrait.»C’étaitlepatronymed’unchefd’orchestre…

Mon second port d’attache était le Club français dulivre,ruedelaMontagne,enbiaisdelalibrairieÀlaPagede René Ferron. Une blonde, cette fois. Au teint clair.Française et mignonne. Plutôt potelée. Rieuse. Le genreà sortir sans fausse pudeur d’une gravure libertine duXVIIIesiècle.Unebellepêche.Salibrairiefaisaitpenseràuncabinetdelecture.

C’estlàquej’aiapprisàcaresserleslivresdel’œil.Etdelamain.ToutescesreliuressublimesdeMassin.Uneenparticulier.Enveloursembossé.L’Ève futuredeVilliersdel’Isle-Adam. L’Ève du présent me souffle: «Touchezcommec’estmoelleux!»Etj’entiensencoremonrespir.«Lesecretestdecaresserlégèrementduboutdesdoigts», memurmure-t-elledanslecreuxdel’oreille.

Latroisièmeprêtresserégnaitdansl’arrière-boutiquefrançaise peu fréquentée d’une librairie anglaise, W. H.Smith,rueSainte-Catherine,prèsdePeel.Lestablesquiservaientdeprésentoirétaienttrèsbasses.Pourconsulterlesrayonsoùdominaientlessurréalistes–toujourseux–,il fallait s’accroupir. Comme dans le titre du recueil depoèmes que la libraire s’apprêtait à publier en 1959, La duègne accroupie.

Michèle Drouin, poétesse et peintre, était la moinsexotiqueetlamoinsérotiquedestrois,maisdeloinlaplusintense. L’œil habité, la tignasse sombre, toute de noirvêtue,ellesevoulaitsybillineet«chargéedesecretsetderusescommeuneduègne».Lelivres’étaitfaitchair.

Son compagnon du moment, Jean-Paul Martino,également poète et auteur d’Osmonde (1957) et d’Objets

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dans la nuit (1959),étaitconsidérécommeleseulhéritierde l’automatisme exploréen de Claude Gauvreau. Il avaitfait de la provocation une seconde nature, tant dans leverbe que dans le look inquiétant. Sa tête émaciée étaitparticulièrement dérangeante. Je ne me souviens plus silatransformationétaitsurvenueavantouaprèssonséjouren Italie chez les Tarentulards, une secte qui pratiquaitunesortedetransedeSaint-Guy.

Au milieu des années 1960, la bohème tenait salonau Bistro, rue de La Montagne, à quelques pas de ChezBourgetel.L’endroit,habituellementbondéànepaspou-voirbouger,sevantaitdeposséderlepremierzincparisienauthentique. Martino, qu’on n’avait pas vu depuis desannées,ressemblaitmaintenantàunfantômefraîchementrescapédupaysdesTarahumarasd’AntoninArtaud.

Coincé au fond de la salle et saisi d’une paniquesoudaineoud’uneragefoudroyante,ilestmontéalorssurlatablesansdireunmotets’estfrayéuncheminhorsdenos vies jusqu’à la sortie, en passant d’un plateau demarbreàl’autretoutlelongdelabanquetteetenrenversanttout sur son passage pour s’enfoncer à tout jamais dansl’oubli.

Illustration vivante des derniers vers prémonitoiresdesesObjets de la nuit :«Unêtrehumainbonditdepointesen pointes en scandant: Où suis-je? Où vais-je? Puis ils’arrête, tendant sa néantise vers la gélatine… pourquoimourir avant de naître?» Sa sortie était déjà dans sonlivre.L’écriturenebénéficiepasdel’impunitédontjouitlalecture.

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L’œil multicolore du cyclope

Guy Borremans rêvait d’être un cyclope. Un jour, ils’estlittéralementcolléunviseurdecaméraauvisage.Plusprosaïquement,ils’étaitconfectionnéunesortedeserre-têteengaffer tape,lerubanadhésifmiraculeuxdesplateauxdetournage.Pendantquelquessemaines,Borremanss’estmétamorphosé en homme-caméra pour déambuler danslesruesdeMontréal.

Ilvoulaits’apprendreànepercevoirdelavillequecequelecadreduviseurluienrévélait.Ensomme,enregistrerlaréalitéendirectcommeelleseconstruitdansunfilm,planparplan,etfairel’expérienced’uneviequisedéroulesansfincommeunplan-séquencedelaNouvelleVagueets’enchaîne,pourlefilnarratif,aveclemêmefortuitd’asso-ciationsqu’uncadavreexquissurréaliste.

Aucinéma, lacaméravaaubuilding.Avecunviseurdanslefront,c’estlebuilding quivoustombedessussanscrier gare. Ou une femme superbe qui disparaît aussifurtivement qu’elle est apparue. Ou un carrosse de bébéquidescendunescaliersuivid’unautobusquifoncesurunkiosqueàjournaux.Onlèvelatête,lecielestbleu.Onlabaisse,«L’agoniedeMauriceDuplessis» voussauteaux

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yeux.«Avez-vousapprislabonnenouvelle?»Unegueulehilarevousannoncequ’elleaprisfin.

La révolution a commencé par l’œil et sa modernitéétaitdansleregard.Pourtransformerlemonde,ilfallaitd’abordlevoirautrement.Ilfallaitcassersareprésentationetlibérerlesformesetlescouleurspourlareconstruire.La seule vérité était celle de l’œil qui regardait. Einsteinn’enpensaitpasmoins.

AutoutdébutduXXesiècle,lesfauvistes,lescubistes,lesfuturistes,lesexpressionnistes,lessuprématistesetlesdadaïstesenétaientarrivésàlaconclusionqueletrompe-l’œil faisait précisément ce qu’il disait: il tronquait lavision.Lareprésentationtotaledelaréaliténeselimitaitpasàsaseulecopie.LeQuébecduPrisme d’Yeuxd’AlfredPellan, de Refus global de Borduas et des plasticiens deGuidoMolinariyestarrivéàsontouraveccinquanteansderetard.

Aumêmemoment, lescinéastesquébécoisdel’ONFdécapaient progressivement leurs lentilles de toutes lescouchessuccessivesdepropagande,decensureetd’imagesd’Épinal qui avaient imposé à leurs documentaires unebonhomie généralisée. De l’Amérindien dans son canotd’écorceàl’ouvrierquicoulaitdumétalenfusiondanssonusine,toutlemondeétaitsurson36etheureuxdesonsort.

Caméraàl’épauleetenregistreuseenbandoulière,lanouvellevéritéducinémaapprenaitàregarderetàécouteravantdescénariseretmettreenscène.Désormais,ellesegarderait de contrarier le galop du parler naturel, touten enregistrant, en contrepoint, la raideur empesée descorps, la gravité des silences et la tristesse éloquentedesregards.

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Page 21: Jean-Claude Germain nous entraîne à Jean-Claude Jean ......Les Faux brillants de Félix-Gabriel Marchand,ontréal, M VLB éditeur, 1980 ... quentent.ourquoi P n’en serait-il pas

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Achevéd’imprimerenseptembre2010àl’imprimerieLebonfon

àVald’Or,Québec

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