je t'aime comme tu es

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JE T'AIME COMME TU ES

DU MEME AUTEUR

(CHEZ DIFFÉRENTS ÉDITEURS)

Aline, roman. Une femme... Une ville, roman. Chez les hommes, roman. La fille de Bussy, roman. Interdit aux Nomades, roman. (L'Amitié par le Livre).

Deux Carbonari, étude historique. L'introduction du machinisme dans la grande industrie

d'après les papiers de C. Ballot), étude historique.

Théâtre.

Nouvelles et Contes.

© by L'Amitié par le Livre Tous droits réservés

Claude Gével

r o m a n

illustré pa r Michel Frérot

BLAINVILLE-SUR-MER (Manche)

I L A É T É T I R É D E

J E T ' A I M E C O M M E T U E S

Q U I N Z E E X E M P L A I R E S S U R L A F U M A

N U M É R O T É S D E I A X V

E T

H U I T C E N T S E X E M P L A I R E S S U R G O T H I C

N U M É R O T É S D E 1 A 8 0 0 .

U N geste puéril, et j 'ai été arraché à ma béatitude

trompeuse. Notre Citroën en réparation, j 'ai pris un taxi

en sortant après le déjeuner. Ida m'a demandé de la déposer au coin du boulevard Malesherbes. Quand elle a été descendue, je me suis retourné pour la regarder par la glace arrière : à travers la vitre pou- dreuse, j 'ai vu une Ida inconnue.

Dans ce cadre rectangulaire j'avais en face de moi un mauvais portrait d'elle sur un fond de maisons grisâtres. Peu après, le taxi longea le trottoir au bord duquel Ida attendait pour traverser. Elle n'y prêta pas attention. Mon regard tendu vers elle ne l'atteignait plus. Qu'elle semblait déjà loin de ce compagnon laissé dans la voiture rouge ! A côté de moi, si près de moi,

séparée seulement par la glace de la portière, Ida, ma femme, était pour moi une étrangère.

... Me revint en tête, à ce moment, le souvenir d 'un camarade, déporté à Aurigny, l'enfer des « Iles d'Or », devenu fou de ne pouvoir retenir les traits de sa femme s'enfonçant dans l'horrible flou de l'oubli. J 'endurais la torture semblable d'une rupture physique avec l'être que j'aimais. Une image nouvelle d'Ida avait surgi. N'avais-je pas été le jouet de la déforma- tion d 'un verre sale ? La victime d 'un mauvais jeu de lumière ? Est-ce que je n'exagérais pas ma déception de m'être senti frustré d 'un dernier petit signe d'adieu ? Non. J'étais certain d'avoir découvert, en ces quelques secondes, la transformation de cette figure familière, surpris son expression inconnue ?

Après-midi de détresse. Incapable de tout travail, j'ai erré à la poursuite de ces deux visages qui se super- posaient, se fondaient en un seul, me glissaient entre les doigts. Je voulais éviter une rencontre à l'usine : Ida s'y surveille... Chez nous, parmi les témoins de notre intimité, n'allais-je pas la retrouver délivrée de tout enchantement ? Quand je suis rentré, j'aperçus ses gants sur la commode de l'antichambre. Ils gardaient le gonflement de ses doigts, j 'en caressais le vivant présage. Ida n'était pas dans le studio. J'ai monté quatre à quatre l'escalier de la galerie. Mon apparition dans notre chambre a été si brutale qu'Ida s'est dressée de la chaise où elle était assise, l 'a repoussée du pied, a reculé jusqu'au mur. Ah, si à cet instant j'avais couru à elle et l'avais serrée dans mes bras, peut-être me serais-je débarrassé de mes phantasmes ?

Mais, dans cette frayeur, j'ai vu un réflexe de coupable. Coupable de n'être plus elle-même. Je ne la reconnais- sais toujours pas.

Sa voix même, sa voix si nette, si assurée m'a semblé trembler quand elle demanda :

— Qu'est-ce que tu veux ? Qu'est-ce qu'il y a ? — Rien... j 'ai eu peur... je t'expliquerai... Je suis sorti très vite, redoutant une autre interro-

gation. Qu'aurais-je pu dire ? Ma constatation expri- mée aurait paru excessive ou bénigne. Ida m'aurait répondu : « J'ai mauvaise mine ?... Peut-être me suis-je trop fatiguée ces derniers temps... » et ces banales explications m'auraient semblé une dérision de mon tumulte intérieur que je n'arrivais pas à apaiser.

Pourtant, lorsque nous nous sommes rejoints dans le coin du studio où nous attendait la table du dîner, j 'ai été surpris qu'Ida ne me questionnât pas sur mon irrup- tion. Il me parut même qu'elle mettait une animation singulière à parler en détails de ses occupations de l'après-midi : démarche à l'office des changes, visite de notre agent de Belgique dont le rapport accusait une vive progression de nos ventes. Elle a dû remarquer que je ne prêtais qu'une attention médiocre à ces détails, car elle s'est tue brusquement.

Les attitudes habituelles créent un climat de sécurité. Les gestes réglés d'un repas, puis d'une soirée en tête- à-tête me donnèrent un apaisement passager. Je m'étais assis à mon bureau devant Ida nichée dans son fauteuil les jambes repliées, attitude habituelle où elle m'émeut comme une infirme et m'intimide comme une divinité. J'essayais de me raisonner et de reprendre la litanie

réconfortante de l'idée fausse ou de la blessure d'une sensiblerie bête. Vains efforts contre la sensation nou- velle qui m'envahissait : la peur. Jamais je n'avais ressenti aussi violemment la présence d'une menace.

Même devant des dangers précis : en terrain décou- vert, rasé à intervalles réguliers par la lame lumineuse d 'un projecteur quand, allant placer au pied d'un pylône une charge de plastic, en lisière de la forêt protectrice où m'attendaient les containers parachutés, le souffle des chiens policiers pénétrait dans ma chair déjà comme des crocs, je n'éprouvais pas cette pesan- teur sur mes épaules, cette impression d'étouffement dans ma gorge contractée que je n'arrivais pas à chasser ce soir, chez moi, volets clos, entouré d'objets amis.

L'imprécision d'un péril aggrave sa menace. Il fallait réagir. Si j'étais victime d'un envoûtement malsain, si je dressais entre nous une barrière d'hallucinations, c'était mon rôle de dissiper cette gêne... Mais quelles paroles allaient être assez perçantes pour franchir ce mur de silence ? N'allaient-elles pas sonner faux ? Serai-je sûr de moi, ou piteux comme un mauvais acteur qui a le trac ?

J 'ai cru enfin avoir trouvé le sujet assez grave pour servir de remorque entre nous deux...

— A bien réfléchir, Ida... Je jugeais habile de feindre que mon affirmation,

improvisée à l'instant, était le résultat de longues médi- tations... Je m'arrêtai, pris un temps et répétai :

— A bien réfléchir, Ida (un temps encore)... Sans enfant, une union telle que la nôtre, après six ans...

— Sept. — Oui... Sept... a quelque chose d'incomplet, d'ina-

chevé, presque de monstrueux. Sa réplique fut instantanée. Elle dressa la tête. — A qui la faute ? — Qu'est-ce que tu veux dire ? — Evite-moi de préciser. — Tu prétends que c'est la mienne ? — Je ne prétends pas. Je sais. — Que peux-tu savoir ? — Que rien dans ma constitution ne s'oppose à ce

que j'aie des enfants. La conclusion est facile. Je me suis levé. J'ai quitté le rempart illusoire de

mon bureau, me suis approché d'elle. Plus rien ne comptait, ni mon investigation inquiète, ni mon souci d'être habile. Une seule vision balayait tout.

— Tu as été consulter ? — Un spécialiste que Marianne Sorge m'a indiqué. ... Marianne Sorge, une amie d'Ida dont je suppor-

tais mal la liberté d'allures, de langage, de mœurs. Je m'en irritai davantage.

— Tu aurais pu me demander... — Je prévoyais tes objections. — Ça ne t'a pas empêchée... — Je tenais à être fixée. Dans le ton d'Ida, il y avait une ironie méprisante

qui acheva de déchaîner ma rage. Je lui jetai de tout près des interrogations de collégien, pour moi autant de plaies.

— Tu t'es déshabillée ? Elle eut un petit rire moqueur.

— Eh bien, oui ! — Tu as écarté tes jambes. Tu as accepté que cet

homme te voie nue, te palpe... — Un docteur ! — Jeune ? Vieux ? — Pas vieux. — Bien sûr. Suis-je bête ! Le protégé de Marianne

Sorge ! Il faut bien que tout le monde y trouve son plaisir !

— Tu es stupide ! J'ai continué, possédé par le démon de ma propre

torture.

— Tu as accepté... Pouah !... Sans penser que cet examen te souillerait à mes yeux, qu'il détruirait la joie à laquelle je tenais le plus, d'être seul à connaître ton corps.

Ida interrompit ma tirade d'un mot sec. — Romantique ! — Peut-être mais je m'imaginais que ce romantisme,

si même tu le trouvais démodé, t'émouvait, que tu le respectais. Notre bel amour que j'aimais d'être unique puisque nous ne pouvions y mêler, ni toi ni moi, aucune image que de nous-mêmes, puisque j'étais venu à toi aussi pur...

Encore son petit rire méprisant... Je m'arrêtai court. Alors elle m'a jeté d'une voix

âpre qui me glaça autant que les mots : — Ne t'en vante pas !

A H ! Je la tenais ma catastrophe ! Mon amour moqué !... Ma construction de bon-

heur par terre ! Une Ida hostile, insatisfaite, rancunière !... La porte en claquant avait donné à ses derniers mots tout leur poids. Ils éveillaient en moi une cohue d'images liées à des questions qui leur servaient de sous-titres, comme dans un film de cau- chemar tourné trop vite... Des remarques enregistrées à mon insu, des craintes étouffées perçaient de lueurs fugitives le brouillard où je me perdais. Perdu, oui, sur un terrain mouvant... c'était une impression d'enli- sement que je ressentais. Il fallait en sortir. Et vite. C'est alors que, sans réfléchir, je me suis accroché à mes procédés coutumiers de travail : dans les balbutie- ments de mes recherches j'inscris au hasard, sans

contrôle, pour m'éclaircir l'esprit, hypothèses, équa- tions, formules qui l'encombraient. Quand j 'aurai mis noir sur blanc, pêle-mêle, interrogations, réponses pro- visoires, ébauches de conclusions, j'arriverai peut-être, je peux au moins l'espérer, à voir clair en moi. Pour le moment c'était cela qui importait.

N E T'EN VANTE PAS ! En gros caractères ! Que ces paroles anodines et terribles soient sous

mes yeux chaque fois que j'ouvrirai ce cahier ! Liquide corrosif, elles se répandent sur toute l' his-

toire de notre amour, en font un monstre boursouflé des comédies les plus viles, crevant les pustules de ses mensonges.

Observations malveillantes, insatisfactions hostiles, démarches et conclusions gardées secrètes, autant de trahisons !

Faire « pensée à part » comme on fait « lit à part », la pire des ruptures !