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Les bibliothèques et le numérique : qu’est-ce à dire ?
Yves Alix
Journée ABF, Groupes Paris et Ile-de-France, 10 janvier 2011
Pour je ne sais quelle raison, les amis de l’ABF m’ont assigné la redoutable
mission de répondre, en quinze minutes chrono s’il vous plaît, à la question « Le
numérique et les bibliothèques, qu’est-ce à dire ? ». Par sagesse ou par lâcheté,
j’aime autant vous répondre tout de suite : je ne sais pas ! De fait, ce propos
introductif ne cherchera aucunement à répondre à la question. Au contraire, il va
essentiellement consister à poser d’autres questions, sous-jacentes à la première, en
gageant que les réponses y seront apportées au fil de la journée, par les interventions
qui vont suivre et les débats qu’elles susciteront.
Première question : le numérique est-il l’horizon ultime des bibliothèques ? Je
n’aurai certes pas l’outrecuidance de répondre moi-même. Permettez-moi plutôt de
répondre par la voix de Robert Darnton, historien bien connu et président de la
bibliothèque de l’université d’Harvard. Voici deux brèves citations extraites
d’Apologie du livre : Demain, aujourd’hui, hier (un ouvrage à lire en toute priorité !) :
- « Google peut disparaître ou se voir éclipser par une forme de
technologie encore plus puissante qui rendrait sa base de données inaccessible et
dépassée, à l’instar de beaucoup de nos vieux CD-ROM et disquettes de stockage [ NB :
Robert Darnton parle ici non du moteur de recherche, mais de la bibliothèque
numérique et des autres bases créées par Google : Maps, Images, etc… ]. Les
entreprises électroniques vont et viennent alors que les bibliothèques de recherche,
elles, durent des siècles. Mieux vaut les consolider que les déclarer dépassées, car
l’obsolescence s’inscrit au cœur même des médias électroniques. »
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Deuxième citation :
- « Si l’on écarte leurs défauts d’ordre mécanique, les textes informatisés
transmettent un sentiment spécieux de maîtrise de l’espace et du temps (…) Une telle
conception du cyberespace entretient une étrange ressemblance avec la conception
que se faisait saint Augustin de l’esprit de Dieu – omniscient et infini parce que son
savoir s’étendait partout, au-delà même du temps et de l’espace. Le savoir pourrait
également être infini dans un système de communication où les hyperliens
s’étendraient à toute chose – sauf que, bien sûr, un tel système ne saurait exister.
Nous produisons bien plus d’informations que nous ne pouvons en numériser et, de
toute façon, l’information n’est pas le savoir.»
Puis-je le dire autrement, pour nous rapprocher de notre sujet du jour : dans
« bibliothèque numérique », le mot le plus important c’est le premier. En tout cas,
nous avons tout intérêt à le penser, en particulier si nous prétendons intégrer
complètement à notre activité de bibliothécaires la dimension numérique. Dans le cas
contraire, si nous pensons que le numérique met fin à tout le reste, nous serons
balayés par la prochaine « révolution » technologique qui se présentera. Et si nous
oublions que l’information n’existe pas sans l’intervention de celui qui l’analyse, la
décrypte, la classe, l’indexe, la diffuse, la critique, etc., nous laisserons à la seule
machine, qui est outil et moyen, le soin d’organiser l’information.
Cela me conduit à poser une deuxième question : quand on parle de numérique
en bibliothèque, de quoi parle-t-on ? Ou plutôt : parlons-nous tous de la même chose ?
La journée du 14 juin a clairement montré – je vous renvoie, pour vérification, aux
comptes-rendus qui en ont été faits, par exemple à celui d’Yves Desrichard dans le n°
6/2010 du BBF – que la plupart du temps, dans nos discours, nous employons l’adjectif
ou le nom « numérique » comme si ce qu’il recouvrait dans ces discours allait de soi,
donc sans préciser d’avance de quoi nous parlons, alors que nous ne traitons ou
n’avons à l’esprit qu’un des volets, une des facettes du numérique. En fait, nous ne
parlons presque jamais du numérique de façon générale, alors que nous utilisons le
mot dans un sens global. L’un traite des ressources numériques en ligne, des bouquets
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de périodiques scientifiques aux articles en open access et aux bases de données ;
l’autre du patrimoine numérisé, des « bibliothèques numériques » au sens de corpus
numérisé mis en ligne et conservés dans des entrepôts numériques ; un autre encore
fait référence aux outils numériques, à Internet en général (le plus souvent confondu
avec le seul web, au livre électronique, aux réseaux sociaux, etc. Bref, tout le monde
parle de « numérique », mais pour traiter chaque fois d’un sujet différent. La
polysémie d’un terme devenu passe-partout recouvre des conceptions et des réalités
différentes, certes toutes reliées par un substrat technologique commun, mais
divergentes tantôt par leurs objectifs, tantôt par leurs effets et leurs résultats. Or,
pour les bibliothèques, il est important de distinguer ces différents aspects, pour
plusieurs raisons.
La première est liée au fait que l’utilisation des technologies numériques
envahit progressivement toute la sphère de leurs activités. Pour autant, ces activités
multiples ne deviennent pas une seule activité par la simple magie du numérique. Il
faut donc bien continuer de distinguer ces activités, déterminer leurs objectifs et
leurs moyens et dire ce que le numérique apporte, ce qu’il change ou non. Il faut en
dresser la cartographie. C’est ce que la BnF a fait en 2009 avec son schéma
numérique, et l’Etat en 2010 avec le Schéma numérique des bibliothèques. Il est
important de savoir si ce dernier donne bien toute la cohérence d’ensemble à cette
multiplicité d’activités, de services, de produits et d’outils. La journée d’aujourd’hui
peut y contribuer.
La deuxième raison se rapporte aux métiers, dont on va d’ailleurs parler, dans
quelques minutes. Quand l’ABF met en chantier, en 2009, une nouvelle édition du
Métier de bibliothécaire, la question qui vient tout de suite à l’esprit est : faut-il
garder le singulier ? Plusieurs rédacteurs de cette nouvelle édition ont souligné, après
d’autres analystes, la diversification croissante, avant même le numérique, des
fonctions du bibliothécaire. Le numérique a tout à la fois exacerbé cette tension vers
la polyvalence, la rendant plus difficile à maîtriser, et contraint les professionnels à
s’interroger sur le fonds commun de leur métier, et à tenter de le redéfinir.
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Nouveaux métiers (au pluriel), nouvelles activités, nouvelles compétences,
nouvelle organisation, nouvelles formations ? Evidemment : la place aujourd’hui
cruciale des ressources comme des outils numériques nous oblige à revisiter chacune
des fonctions assurées par les bibliothèques et ceux qui les animent. Mais derrière la
polyvalence, au-delà de l’évolution nécessaire des compétences et de la technicité, il
me semble que les bibliothèques doivent s’attacher à délimiter un fonds commun
renouvelé, à rechercher une cohérence et, in fine, à progresser vers une nouvelle
convergence des métiers. J’y reviendrai en conclusion dans quelques instants.
La troisième raison de clairement distinguer les différents aspects du
numérique dans les bibliothèques tient à la place de celles-ci dans la société
d’aujourd’hui. Là encore, c’est une interrogation qui est restée très présente dans
tout le travail d’élaboration de la nouvelle édition du Métier de bibliothécaire – et je
ne vous apprendrai rien si je vous dis qu’elle est au cœur de tous les débats des
associations professionnelles, aussi bien à l’ABF, qu’à l’ALA ou à l’IFLA. Dans le monde
numérique, quelles missions pour les bibliothèques ? Ces missions changent-elles, ou
seulement les moyens de les remplir ? La question, ainsi posée, peut paraître
exagérément rhétorique : une mission n’a guère de sens ou de chance d’exister si elle
ne correspond pas à un besoin social. C’est bien pour cela que le service au public, la
relation avec le public et la satisfaction de ses attentes sont à placer aujourd’hui en
premier lieu dans la construction des services proposés par les bibliothèques. Mais
précisément, la révolution numérique ne nous invite-t-elle pas à revisiter avec un oeil
neuf cette question de nos missions, en partant d’une nouvelle perspective ? L’accès
distant, l’ubiquité, la création collaborative, l’exposition des ressources et des
données, autant d’occasions pour les bibliothèques de trouver une nouvelle position
dans l’espace du savoir et l’espace social. N’est-ce pas aussi l’occasion de transcender
les différences, de franchir les frontières entre des mondes, qui, à mon sens, semblent
s’éloigner de plus en plus au lieu de se rapprocher : bibliothèques universitaires et de
recherche, bibliothèques publiques, centres de documentation, archives, ont avec le
numérique une occasion unique de se relier les unes aux autres.
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Maintes fois évoquée ces dernières années, la convergence des métiers
documentaires est, me semble-t-il, plus que jamais d’actualité. La journée
d’aujourd’hui est une belle occasion d’y travailler, en cherchant à rapprocher les
nouvelles compétences et les nouvelles activités de celles que le temps a déjà
consacrées, et dont rien ne dit qu’elles sont condamnées à disparaître. Ce que dit
aussi Robert Darnton, en soulignant la continuité plutôt que la rupture. Si la révolution
numérique, constitue bel et bien une révolution du savoir et des comportements
sociaux, ce qui semble avéré, cette révolution affecte évidemment les modes d’accès
au savoir. Mais la conservation du savoir – et des clefs de l’accès ce savoir peuvent
demeurer encore l’affaire des bibliothèques, et mobiliser des compétences propres à
celles-ci.
Le dernier mot à Robert Darnton, évoquant le traité de Louis-Sébastien Mercier
L’An 2440 : « Son récit imaginaire exprimait un sentiment déjà fort au XVIIIème siècle
et qui a pris aujourd’hui un caractère obsessionnel. Le sentiment d’être submergé
d’informations et d’être incapable de trouver les matériaux pertinents dans ce déluge
de choses éphémères ».
En maîtrisant le déluge numérique, faisons en sorte que la bibliothèque flotte
mais ne coule pas, « fluctuat nec mergitur ».