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1 JOSEPH VERRIER s.m. JALONS D’HISTOIRE sur la route de Guillaume-Joseph CHAMINADE TOME I Documento n° 19.1. Roma, Gennaio 1983 Edition Maison Chaminade – Bordeaux 2007

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JOSEPH VERRIER s.m.

JALONS D’HISTOIRE

sur la route de

Guillaume-Joseph CHAMINADE

TOME I

Documento n° 19.1. Roma, Gennaio 1983

Edition Maison Chaminade – Bordeaux 2007

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AVANT PROPOS

En même temps qu'on a conçu l'idée d'une recherche historique sur la vie du P. Chaminade, on a prévu des principes de rédaction. Le P. JOSEPH VERRIER, S.M., les a suivis dans l'élaboration du texte que l'on présente ici.

Je me permets de rappeler ces principes au lecteur et à ceux qui utiliseront cette documentation.

l. Le premier principe a été de fournir la documentation provenant de la recherche d'archives, ce qui a mené à présenter une masse de données ordinairement connues des seuls spécialistes.

Sans vouloir interdire une lecture édifiante, ce critère poursuit essentiellement un but historique et veut fournir une documentation à tous ceux qui voudront travailler à une vie du P.Chaminade. Ils trouveront ici la précision des données, la correction de plusieurs renseignements erronés qui se répètent de biographie en biographie, l'information de base qui servira pour présenter tout autre travail de divulgation et de vulgarisation.

2. Le deuxième principe a été de suivre la vie du P. Chaminade pas à pas en y introduisant ce que nous connaissons aujourd'hui de l'histoire de son temps, en évitant d’interpréter la réalité historique d'après nos intuitions ou nos interprétations d'aujourd'hui.

3. Le troisième principe a été celui d'adopter un style sobre qui, en étant l'expression claire de l'Auteur, permette une lecture du texte sans détours.

4. Le quatrième principe a été de fournir une documentation de soutien, copieuse et critique pour ce qui regarde les documents déjà imprimés, et de citations textuelles pour les documents encore inédits.

4

Reportée dans les NOTES…, cette documentation garantit la précision historique sans pour autant alourdir la lecture du texte.

AMBROGIO ALBANO, S. M.

(Directeur du CEMAR et Responsable des AGMAR)

Rome 1983

***

L’auteur prie le lecteur de ne considérer ces pages que comme une approche et une recherche de la vérité. Il demande instamment qu’on veuille lui signaler toute erreur qu’il a pu commettre. Errare humanum est.

Joseph Verrier sm

1983

C’est grâce à l’aide bénévole et généreuse de nombreuses personnes que cette édition de Jalon I - VI a été possible. Même si elles ont préféré rester anonymes, qu’elles soient assurées que les lecteurs de ces volumes leur sont infiniment reconnaisssants.

Robert Witwicki sm

Maison Chaminade – Bordeaux 2007

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Chapitre premier (Tome I)

L’enfanceL’enfanceL’enfanceL’enfance

(1761-1771)

Guillaume-Joseph Chaminade naquit à Périgueux, le 8 avril 1761, de Blaise Chaminade et de Catherine Bethon.

La campagne qui, un an plus tard, devait aboutir en France à la suppression de la Compagnie de Jésus, n'en était qu'à ses débuts. Elle n'avait pas encore enfiévré les Parlementaires et jeté le trouble dans tous les lieux où les Jésuites dirigeaient un collège ou avaient une résidence.1 Loin de Paris et de Versailles où, avec la connivence du voluptueux Louis XV vieillissant, les intrigues, les coteries, les scandales permanents et l'incompétence mettaient le pays sur la route de la révolution,2 la capitale du Périgord, heureuse de son sort comme il sied à des amis et des héritiers de Michel de Montaigne, ne comptait alors que de six à sept mille habitants.3

1 Cf. E. LAVISSE, Histoire de France depuis les origines jusqu'à la

Révolution, tome VIII, deuxième partie : Louis XV (1715-1774), par H. Carré, Paris 1911, pp. 319-327.

2 Ibid., pp. 219-226. 3 On trouve des chiffres plus élevés : ainsi, le Calendrier historique du

Périgord, seconde édition, année de grâce1789, p. 85, indique une population de 15.000 habitants environ ; mais, en 1802, le maire de Périgueux déclare que sa ville et les neuf communes de sa banlieue comptent 12.500 habitants, dont 5.733 dans l'ancien bourg du Puy-Saint-Front et l'enceinte de la cité. - Cf. G. BUSSIERE, Etudes historiques sur la Révolution dans le Périgord , vol. 1, Bordeaux 1877, p.196. Quand la ville aura définitivement été séparée des communes de sa banlieue, l'Annuaire statistique pour l'an XII, indiquera pour Périgueux même : 1206 hommes mariés ou veufs, 1396 femmes mariées ou veuves, 1277 garçons de tout âge, 1630 filles de tout âge, 72 défenseurs de la patrie, soit un total de 5581 habitants.

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Dans le creux d'une boucle de l'Isle, sur la rive droite, leurs maisons de calcaire gris s’étalaient en éventail des bords de l'eau aux collines en paliers qui s'élèvent au nord et au nord-est et d'où les yeux jouissent d'une fort belle vue sur les coteaux de la rive gauche.

Déjà, le marquis de Tourny, intendant de Guyenne depuis 1743, avait doté la ville des belles allées qui portent encore son nom ;4 mais, tout percé de douze portes qu'il était, le vieux rempart du Puy-Saint-Front, flanqué de vingt-huit tours, rappelait toujours le passé5 et l'origine bi-cellulaire de l'agglomération.6

C’est derrière cette enceinte murale que vivaient de travail et de frugalité la masse des Pétrocoriens.

Là, hôtels renaissance, boutiques et échoppes d'artisans se serraient les uns contre les autres au long de ruelles et de venelles plus riches de noms significatifs que de propreté et de soleil.7 Les courettes étaient rares, les jardinets un luxe. L'imposante cathédrale Saint-Front émergeant d'un fouillis de bicoques parasites collées à ses flancs,8 l'évêché9 où, depuis 1732, résidait - c'était alors si rare - un pasteur modèle,

4 « Dès 1750, M. de Tourny, intendant de Guyenne fit tracer des allées,

dans l'enclos des Plantiers, sur l'emplacement de l'ancien couvent des Augustins ». (Robert BENOIT, La petite histoire de Périgueux, Périgueux 1938, p.33).

5 Ibid., p.5 La démolition du rempart fut décidée par la municipalité le 21 janvier 1792 et fut terminée vers 1855, (Ibid., p.43). Il n'en reste aujourd'hui que quelques parties et la tour Mataguerre classée monument historique, (Ibid., p. 9).

6 Historiquement, la ville de Périgueux est formée d'une cité gallo-romaine, Vésone, et d'un bourg moyenâgeux, le Puy-Saint-Front, qui, après s'être querellés pendant longtemps, signèrent la paix et s'unirent, en 1251, en une seule communauté consulaire et sous un même vocable. Cf. GERAUD LAVERGNE, Guide de Périgueux, 5ème éd., Périgueux 1946, pp.4-6.

7 Cf. R. BENOIT, o. c., pp. 2-28, 224-317. 8 Ibid., p. 8. 9 Au sud de la cathédrale. Cf. Ch. ROUX, Habitations des Evêques de

Périgueux, in B. S. H. A. P., 1938, p. 317 ; R. BENOIT, o. c., p. 72.

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Mgr Jean-Chrétien Machéco de Prémeaux,10 la modeste église Saint-Silain,11 son cimetière,12 quelques couvents, celui des Augustins,13 celui des Filles de Notre-Dame,14 celui des Dames de la Foy,15 le collège des Jésuites,16 l'Hôtel-Dieu,17 le Consulat et ses services,18 y compris les prisons, diminuaient encore d'autant la surface habitable du mamelon.19 Seules, les petites places du

10 Né à Dijon le 15 mai 1697, préconisé le 31 mars 1732, sacré le 25 mai

1732 à Paris dans la chapelle du. séminaire Saint-Sulpice par Mgr Charles-Gaspard de Vintimille, archevêque de Paris, mort à Château - l'Evêque (Dordogne), le 28 novembre 1771. CL Dictionnaire d’histoire et de géographie ecclésiastiques, Paris 1974.

11 Sur l'actuelle place de la Mairie, elle mesurait environ 32 x 18 m, Cf. J. SECRET. Les églises et chapelles de Périgueux existantes ou disparues, Périgueux 1973, pp. 50 -53. L'église a été détruite sous la Révolution.

12 Devenu la place Saint-Silain qui, autrefois, ne communiquait pas avec la rue Froide. Cf. R. FOURNIER DE LAURIERE : Les grands travaux de voirie à Périgueux au XIXème siècle, Sarlat 1938, pp. 12-18.

13 Actuellement le Musée-Bibliothèque. 14 Occupé aujourd'hui par le couvent de la Miséricorde, où sainte

Bernadette a prié les 6 et 7 juillet 1866, lors de son voyage de Lourdes à Nevers. Cf. J. SECRET, o. c., P. 24.

15 Rue des Farges. Sous la Révolution, ce couvent devint le palais épiscopal de l'évêque constitutionnel P. Pontard. Cf. J. SECRET, Les Dames de la Foi en Périgord, in B. S. H. A. P., Périgueux 1965.

16 Il abrite aujourd'hui les Archives départementales de la Dordogne. Cf. J. SECRET, o. c., pp. 22-23.

17 Appelé aussi Hôpital Brunet, du nom de son fondateur le chanoine Pierre Brunet, ou encore Hôpital Sainte-Marthe, parce qu’il était desservi par les sœurs de Sainte-Marthe. Il s’étendait entre l’église Saint-Front et le moulin dit du chapitre, parallèlement à l’Isle. Tombant en ruine, il a été détruit en 1972 et 1973. Cf. J. SECRET, o. c., 17, et R. BENOIT, o. c., pp. 29-30.

18 Construit au XIIIème siècle sur la place du Coderc, le Consulat fut détruit en 1830. Cf. R. BENOIT, o. c., pp.11-12.

19 Cf. R.BENOIT, o. c., P. 210 : « Le bourg du Puy-Saint-Front, comme son nom l'indique a été bâti sur un monticule escarpé de forme presque conique. C'est à force de nivellements et de terres rapportées que l'extrême sommet est devenu habitable. On n'y trouvait de parties planes qu'au pied du Puy où presque toutes les places et les rues étaient en pente ».

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Coderc et de la Clautre,20 celle-là dominée par le jaquemart du consulat, celle-ci lieu à la fois du marché et des exécutions criminelles, aéraient quelque peu cet insalubre entassement de logis, dans lequel le taux élevé de la fécondité des foyers compensait à peine celui de la mortalité infantile.

Les Chaminade, devenus ici Caminade et là Cheminade, suivant les prononciations locales, sont nombreux dans tout le sud-ouest de la France.21 Ils ne manquaient alors ni dans le Périgord ni à Périgueux même. Les registres paroissiaux du temps, les minutes notariales, les archives des anciens bureaux d'enregistrement et d'insinuation en mentionnent de toutes les classes sociales et il serait vain de vouloir remonter le cours des âges pour trouver une souche commune à tous les porteurs de ce nom.

En 1761, la famille qui nous intéresse habitait depuis quelque dix ans sur le territoire de la paroisse Saint-Silain, à vingt 20 C'est -à-dire du cloître, devant l'entrée ouest de Saint-Front. Un gibet et

un pilori s'y dressaient en permanence. Pendant la Terreur, la guillotine y trancha 21 têtes, dont 6 de prêtres réfractaires. Cf. R. BENOIT, o. c., pp.18-20.

21 Particulièrement en Corrèze, semble-t-il. Pour l’origine et le sens de ce mot, cf. A. DAUZAT, Dictionnaire étymologique des noms de famille et prénoms de France, Paris 1951 : « Chaminade, forme auvergnate, limousine et bas-alpine de cheminée, var. Cheminade. Voir aussi : W.-H. MAIGNE D’ARNIS, Lexicon manuale ad scriptores mediae et infimae latinitatis, Paris 1866, publié par l’abbé Migne : Caminada, ut caminata. Caminata : Camera, conclave, caenaculum quodvis, in quo caminus extat, chambre à cheminée ; domus presbyteralis, presbytère, maison curiale. F. MISTRAL, Dictionnaire provençal-français, vol. I, P. 436, col. 2 : Caminado, chaminado (limousin) (bas-latin caminata, chambre à feu, salle ; latin caminus, cheminée) ; sens fréquent : presbytère, maison curiale en Agenais et Rouergue ; Caminade, nom de famille méridional :

Al miéi del Perigord, dins uno caminado, Hélas ! un presté paure (J. Jasmin) On voit l’évolution : 1. la cheminée, le foyer ; 2. la salle où il y a cette

cheminée, ce foyer ; 3. la maison dans laquelle on trouve une telle salle ; 4. la maison par excellence, le presbytère ; 5. spécifiquement, tous ceux qui habitent une maison où il y a une chambre à feu.

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pas de la rue Eguillerie,22 dans la rue Froide, la bien nommée, puisque le soleil n'y pénétrait jamais.23

Vers la fin du dix-septième siècle, l'arrière-grand-père de Guillaume-Joseph, menuisier de son état à Saint-Astier, était venu, après la mort de sa femme probablement, finir ses jours à l'ombre de la cathédrale Saint-Front.24 Suivant une pratique alors courante, il avait pris à hypothèques,25 pour lui, pour son fils Jean et pour sa fille Lucrèce, un très modeste réduit, qui s'ouvrait de plain pied sur l'actuelle rue Tranquille, bien nommée elle aussi, étant une des voies les moins passantes de tout Périgueux.26

22 « Eguillerie est l'ancienne orthographe de aiguille et aiguillerie. Elle

tire son nom des merciers marchands d’aiguilles qui l’habitaient. La plaque devrait porter : rue de l'aiguillerie ». (R. BENOIT, o.c., p. 225 ).

23 Cf. Ibid., pp. 206 et 234. Par délibération municipale du 27 août 1928, cette rue est devenue la rue Berthe-Bonnaventure.

24 Il s’appelait Guillaume et sa femme Catherine Laplanie ou Laplagne. Nous les connaissons 1° par l’acte de naissance d’un Jean Chaminade né dans le chasteau de la Battut, le 31 juillet 1685, baptisé dans l’église de Saint-Astier le 8 août suivant et, évidemment, différent du grand’ père de Guillaume, mais sur lequel nous ne savons rien d’autre ; (arch. dép. de la Dordogne, 5 E 367/3) ; 2° par le contrat de mariage de leur fille Lucrèce avec Jean Lardidié, à Périgueux, le 26 décembre 1711, par-devant Me Rousseau, notaire (arch. dép. de la Dordogne, 3E 1685) ; Guillaume Chaminade, reconnaissable à sa signature caractéristique, apparaît encore le 27 janvier et le 23 juillet 1699, dans un registre de l’Ordinaire de Saint-Astier, où il est qualifié de maître architecte menuisier (arch. dép. de la Dordogne, BB 322). Les registres paroissiaux de Saint-Astier ont été partiellement détruits par l’incendie peu avant la fin de la seconde guerre mondiale ; il ne nous a pas été possible de pousser plus avant nos recherches, sur les origines de la famille Chaminade.

25 L'opération consistait simplement à verser au propriétaire, par-devant notaire, le prix de l'immeuble en question, en se réservant la faculté de rendre l'immeuble et de rentrer alors en possession de la somme versée. Ainsi, il n'y avait pas de loyer à payer.

26 Et pour cause : l'étroitesse et la pente de la rue ne permettaient pas aux voitures de s'y engager. Cf. R. BENOIT, o. c, p. 314. Cette rue existe toujours, mais elle risque de disparaître dans la rénovation du quartier des Rues Neuves, entendons : qui étaient neuves au milieu du XIIIème

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Jean Chaminade, maître sculpteur, en bois sans doute, s'était, en 1699, uni en mariage à Anne Dubreuil, fille d'un tailleur pour femmes.27 Onze mois plus tard, elle lui avait donné une fille,28 Lucrèce, mais au prix de sa vie.29 La fille d'un maçon, Catherine Veyry, avait aussitôt remplacé la défunte.30 Stérile, elle

siècle (cf. R. BENOIT, o. c., pp. 89 et 196-198).

27 Arch. dép. de la Dordogne, Reg, par. de Périgueux (Saint-Front), GG 80 : « Le dernier du mois de janvier mil six cent quatre vingt dix neuf, après les fiançailles et la publication des trois bans de mariage, sans empêchement, d'entre Jean Chaminade maître sculpteur de la paroisse de Saint-Astier d'une part, et Anne Dubreuil de celle de Saint-Front, vu l'attestation du sieur curé de Saint-Astier et les bans contrôlés par Sieur Bonhomme, contrôleur de Saint-Astier, je, soussigné, les ai mariés et donné la bénédiction nuptiale en présence des soussignés, qui ont signé avec ledit époux et non ladite épouse pour ne savoir ». - Ibid., f° 64v : « Le cinquième du mois de juillet 1674 a été baptisée Anne Dubreuil, laquelle naquit le trentième juin dernier, fille de Bernard (ou Arnaud) Dubreuil, maître tailleur et Anne Faure… » - Ibid., Reg, par. Périgueux (Saint-Georges), GG 155. Elle avait trois sœurs dont les noms paraissent dans les actes de baptême des enfants de leur nièce, Lucrèce Chaminade, devenue par mariage Lucrèce Lachapelle : ce sont : Marguerite, mariée à Antoine Chapelou, Jeanne, mariée à Paul Audel, et Pétronille. Voir aussi : Arch. dép. de la Dordogne : 3 E 1723, 11 déc 1731 : Transaction entre Chapelou, maître cartier, Jeanne et Pétronille Dubreuil, Lachapelle conjoins, par-devant Me Lavavé, notaire à Périgueux. Une autre sœur Catherine, baptisée à Saint-Front le 13 mars 1690 (cf. Arch, dép. de la Dordogne, Reg, par. Périgueux, Saint-Front, GG 76) dut mourir en bas âge.

28 « Le vingt et sixième décembre a été baptisée Lucresse Chaminade, âgée de deux jours, fille légitime de Jean Chaminade, maître sculpteur et de Anne Dubreuil conjoins… » (Arch. dép. de la Dordogne, Reg. par. de Périgueux, Saint-Front, GG 80).

29 « Le second janvier mil sept cents est décédée Anne Dubreuilh, après avoir reçu tous les sacrements de l'Eglise et son corps a été enterré dans les caves de la présente église, en présence des soussignés… » (Ibid. )

30 « Le seize février mil sept cents, après les fiançailles et .la publication d'un ban de mariage, sans empêchement, d'entre Jean Chaminade maître sculpteur et Catherine Veyry, et ayant obtenu la dispense des autres deux par monseigneur l'évêque, les bans ayant été contrôlés par Beney, .je soussigné, les avons mariés et donné la bénédiction nuptiale, selon la forme prescrite par notre sainte Eglise, en présence des

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mourut après quinze ans de mariage, ayant eu du moins le mérite d'avoir élevé l'enfant d' Anne Dubreuil.31 Entre temps, avant de mourir, Guillaume, le menuisier, avait, en 1712, donné la main de sa fille Lucrèce au maître serrurier Jean Lardidier.32

Veuf pour la seconde fois, Jean Chaminade ne jugea pas à propos de rester dans cette situation. En dépit de son âge, il sut plaire à la toute jeune Marguerite Lecourt,33 fille d'un maître vitrier, et l'épousa en troisièmes noces, le 17 septembre 1715,34 quatre mois après avoir conduit Catherine Veyry à sa dernière demeure. Quand il mourut, moins de onze ans plus tard, le 23

soussignés… » (Ibid. ).

31 « Le dix-huit mai mil sept cent quinze, est décédée Catherine Veyry, femme de Jean Chaminade, maître sculpteur, après avoir reçu les sacrements de l'Eglise. Son corps a été enterré à Saint-Silain, en présence des soussignés… » (Ibid., GG 85).

32 « Le sept janvier mil sept cent douze, après les fiançailles et la publication des trois bans de mariage entre Jean Lardidier serrurier et Lucrèce Chaminade, tous deux de la paroisse de Saint-Front, ne s'étant découvert aucun empêchement, je soussigné les ai mariés et donné la bénédiction nuptiale, en présence des soussignés… » (Ibid., GG 84). Voir aussi le contrat de mariage passé devant Me Rousseau, notaire à Périgueux. (Arch. dép, de la Dordogne : 3 E 1685, 26 déc. 1711). C'est à notre connaissance, le dernier acte dans lequel paraît Guillaume Chaminade, menuisier, dont nous ignorons la date de décès.

33 « Le seize août mil six cent quatre-vingt seize, a été baptisée Marguerite Lecourt, âgée de deux jours, fille légitime de Gabriel Lecourt et de Marie Guittard, conjoints… » (Ibid., GG 79).

34 « Le dix-septième septembre mil sept cent quinze, après les fiançailles et la publication d'un ban de mariage sans empêchement d'entre Jean Chaminade, maître sculpteur et Marguerite Lecourt, tous deux de la paroisse de Saint-Front, :ayant obtenu dispense des deux derniers bans, accordée par M. Cognet, vicaire général, icelle dispense a été insinuée et contrôlée par Bertain, je soussigné les ai mariés et donné la bénédiction nuptiale en présence des soussignés… » (Ibid. GG 85). Un contrat de mariage fut passé devant Me Robert notaire à Périgueux, dont les minutes n’existent plus. Par le contrôle des actes des notaires, nous savons que ce contrat portait la date du 12 septembre et que les biens mis en commun par les conjoints avaient une valeur déclarée de 1900 livres.

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août 1726,35 sa veuve, entrant dans sa trentième année, était enceinte pour la dixième fois.36 Mais, signe d’un temps où la puériculture n'existait sous aucune forme, des dix enfants provenus de ce troisième mariage, trois seulement ne moururent pas en bas âge : Marie, qui devait en 1747 entrer en ménage avec l'huissier François Château,37 Jean, qui, atteint de phtisie, décéda le 12 novembre 1748, presque au lendemain de son ordination sacerdotale,38 et Blaise, le père de Guillaume-Joseph.

Blaise était le second enfant que Marguerite Lecourt avait donné à Jean Chaminade. Il était né le 22 mai 1717,39 deux

35 « Le vingt-trois août mil sept cent vingt-six est décédé Jean

Chaminade, maître sculpteur, et son corps a été enterré le lendemain dans l’église de la paroisse… » (Ibid., GG 89).

36 Voici la liste des enfants,avec les dates de naissance : Lucrèce, 10 juillet 1716 ; Blaise, 22 mai 1717 ; Jean, 10 septembre 1718 ; Marie, 11 août 1719 ; Jean, 28 novembre 1720 ; Jean, 22 janvier 1722 ; Catherine, 30 avril 1723 ; Marie, 9 juillet 1724 ; Gabriel, 25 janvier 1726 ; Blaise, 3 avril 1727. Tous furent baptisés à Saint –Front.

37 Cf. Arch. dép. de la Dordogne 1° le contrat de mariage passé devant Me Fournier, le 11 avril 1747 (3 E 1577) ; l'acte du mariage célébré en l'église Saint-Silain (Reg. par. Périgueux Saint-Silain, GG 129).

38 Cf. ibid. : 1° son acte de naissance, 22 janvier 1722 (Reg, par. Périgueux Saint-Front, GG 87) ; 2° son titre clérical, 22 novembre 1747, dressé par Me Fournier (3 E 1577) ; 3° la mention de sa prise de possession d'une prébende en l'église Saint-Front de Périgueux, alors qu'il est diacre, 30 avril 1748 (Répertoire des minutes - elles n'existent plus - de Me Lavavé : 3 E 1809) ; 4° son testament dressé par Me Lavergne, notaire à Périgueux, le 9 nov. 1748 (3 E 293-355) ; 5° son acte d'inhumation : « Le 12 novembre mil sept cent quarante-huit est décédé, après réception des sacrements, Messire Jean Chaminade, prêtre prébendier de l’église cathédrale, âgé d'environ vingt-sept ans ; le corps duquel a été enterré le lendemain dans les cloîtres de la cathédrale, en présence des soussignés… » (Reg. par. Périgueux Saint-Front GG 103).

39 Cf. ibid. son acte de baptême dans Reg. par. Périgueux Saint-Front GG 86 : « Le vingt-deuxième mai mille sept cent dix sept a été baptisé Blaise Chaminade, né le matin à deux heures après minuit, fils naturel et légitime de Jean Chaminade, maître sculpteur, et de Marguerite Lecourt, conjoints. A été son parrain Blaise Lachapelle, musicien, et sa

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jours après le mariage de sa sœur consanguine, Lucrèce, avec un voisin de venelle, Blaise Lachapelle, musicien à Saint-Front.40 A la mort de son père, il avait neuf ans. Ses grands-parents Lecourt l'avaient recueilli et élevé chez eux, dans le quartier de l'Eguillerie. Le grand' père étant maître vitrier, l'enfant avait appris lui aussi à travailler le verre et, à son tour, était passé maître en cet art.

Le 17 février 1743, en l'église Saint-Silain, il s'était marié à Catherine Bethon,41 dont les grands-parents paternels, d'origine dauphinoise et huguenote, étaient allés s'établir à Morges, en Suisse, après la révocation de l'Edit de Nantes,42 et dont le père43

marraine Marie Guittard, femme de Gabriel Lecourt, maître vitrier, tous deux de la présente ville et paroisse… »

40 Cf. ibid. : 1° le contrat de mariage passé,devant Me Chinours, notaire à Périgueux, le 11 mai 1717 (3 E 1536-1576) ; 2° l'acte du mariage célébré en la cathédrale Saint-Front, le 20 mai 1717 et béni par le vicaire général Messire Crevoiseret (Reg. par. Périgueux Saint-Front, GG 86).

41 Cf. ibid. : l° son acte de baptême dans Reg. par. Périgueux Saint-Front GG 87 : « Le vingt-septième mai mil sept cent vingt-deux, a été baptisée Catherine Bethon, âgée de deux jours, fille naturelle et légitime de Bernard Bethon, marchand, et de Guillaumette Lavène conjoints… » ; 2° l'acte de mariage dans Reg. par. Périgueux Saint Silain, GG 129 ; 3° l'enregistrement du contrat de mariage, passé devant Maître Robert, dont les minutes n' existent plus : cote II C ; 4° l'inscription sommaire au bureau des insinuations de Périgueux, 28 février 1743 (le contrat est dit du 16 février 1743) : II C 2022 ; 4° rappel des clauses du contrat de mariage dans l’acte passé le 23 septembre 1750 devant Me P. Fournier, notaire à Périgueux, entre Messire Guillaume Lavène, curé de Trélissac, et Blaise Chaminade, marchand : 3 E 1577-1605.

42 Cf. Bulletin de la Société de l'histoire du Protestantisme français, Paris 1939, P. 167 : Estat des Reffugiés français quy sont à Morges. Marchands : Paul Bethon de Grenoble âgé de 53 ans et Jeanne Malain, sa femme âgée de 40 ans avec trois filles et un garçon de 8, 6, 3 ans et 14 mois, et Madeleine Porte de 25 ans. Les registres de la paroisse réformée de Morges nous donnent les renseignements suivants concernant les enfants de Paul Bethon : Susanne, épouse à Morges, le 11 sept. 1709, Jean Johannot, d’Annonay en Vivarais (arc. cant. vaud., Eb 86/4, p.5) ; Elisabeth, marraine, le 21 déc. 1716 de Paul-Elizée, fils

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- à la suite de quelles circonstances ? nous l'ignorons - était rentré en France, avait abjuré le calvinisme et était venu tenir boutique à Périgueux, où il avait pris femme, en 1721.

Catherine Bethon avait eu treize enfants avant Guillaume.44 Sept reposaient déjà dans les cimetières de la ville.45 Des survivants - quatre garçons et deux filles - l'aîné, Jean-Baptiste, avait suivi le cours des études classiques au collège jésuite de Périgueux jusqu'à la classe de seconde inclusivement. Puis, en septembre 1759, il était entré, à Bordeaux, au noviciat de la

de Jean Johannot et de Susanne Bethon ; épouse, avant le 6 avril 1724, Daniel Meyer (ils sont parrain et marraine de Daniel .Johannot, fils de Jean, à cette date (ACV, Eb 86/4, PP.75 et 122) ; Bernard, baptisé à Morges, le 27 juillet 1695 (ACV, Eb 86/3, p.265) ; Isabeau, baptisée à Morges, le 3 mai 1697 (ACV Eb 86/3, P. 274) ; Antoinette, baptisée à Morges, le 10 mars 1699, ACV Eb 86/3, p.285).

43 Cf. Arch. cant, vaud., Registre des baptêmes de la paroisse de Morges, 1653-1699, P. 265 : "1695 juillet 27, Bernard fils de Sieur Paul Bethon marchand Réfugié et de demoiselle Jane Mallein présenté par Sieur Bernard Filletaz marchand et mademoiselle sa femme". On voit que, quand Bernard Bethon et ses enfants se font appelés Malain ou Malin ou Melin, ils prennent le nom de leur mère ou grand'mère. L'origine suisse de Bernard Bethon est indiquée dans l’acte de son mariage : « Bernard Bethon, marchand, natif de la ville de Morges en Suisse, et Guillaumette Lavène, tous deux habitants de la ville de Périgueux. » (Arch. dép. de la Dordogne,. Reg. par de Périgueux Saint-Front, GG 87, 24 mars 1721).

44 Voici leurs noms avec les dates de naissance : Bernard, 4 déc. 1743 ; Jean-Baptiste, 7 février 1745 ; Marie, 10 janvier 1746 ; Blaise, 17 janvier 1747 ; Marguerite, 1er avril 1748 ; Lucrèce, 15 mai l750 ; Louis-Jean, 26 août 1751 ; Jean-Joseph, 9 février 1753 ; Marie-Rose, 29 mars 1754 ; Blaise-François, 11 oct. 1755 ; Jeanne-Rose, 3 mars 1757 ; Blaise-Louis, 11 mars 1758 ; Ursule-Lucrèce, 24 oct. 1759. Les six premiers furent baptisés à Saint-Front ; les parents résidaient alors sur cette paroisse. A partir de 1750, la famille habite sur le territoire de la paroisse Saint-Silain ; c'est dans l'église Saint-Silain que les autres enfants sont baptisés, sauf Marie-Rose, qui l’est à Saint-Front, sans que nous sachions pourquoi.

45 Ce sont : Gaspard, Marie, Marguerite, Louis-Jean, Jean-Joseph, Marie-Rose, Jeanne-Rose.

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Compagnie.46 Il le terminait maintenant avant d'aller, comme régent de grammaire en classe de troisième au collège de Pau, faire ses débuts dans l'enseignement.47 Il avait seize ans.

De deux ans plus jeune, Blaise fréquente le collège jouxte la porte Saint-Roch et commence à s'interroger sur son avenir. Lucrèce, a onze ans, Blaise-François cinq et demi, Blaise-Louis trois, Ursule-Lucrèce un et demi.

Tandis qu'à son foyer, le nombre des enfants augmentait, Blaise Chaminade s'est avisé que son travail de maître vitrier risquait de ne pas lui procurer des ressources suffisantes pour couvrir toutes les dépenses de la famille. Il a cherché à gagner davantage. Tout en continuant à exercer son premier métier, il s'est lancé peu à peu dans le commerce et a tenu boutique Place de la Clautre. Les actes officiels, après l'avoir qualifié de maître vitrier, l'ont appelé marchand vitrier, puis marchand drapier. En 1750, un. arbitrage de famille l'a envoyé en possession de tous les biens de son beau-père, qui avait fait de mauvaises affaires, après la mort de sa femme (2 février 1741) et, par suite, ne pouvait honorer les clauses financières portées au contrat de mariage de sa fille.48 Depuis lors, il s'est fixé rue Froide et ses

46 Cf. Arch. dép. de la Gironde : H. Jésuites, 109 : Reg. des entrées au

noviciat : « Je Jean-Baptiste Chaminade, fils légitime de Blaise Chaminade et de Catherine Malain, né à Périgueux, le 7 février 1745, j'ai été baptisé le même jour dans l'église cathédrale de Saint-Front. Je suis entré au noviciat le 6 septembre 1759, ayant fait trois ans de grammaire et un an de seconde. Après avoir lu les bulles, règles et examens, j'ai été content de ce qui m'a été proposé touchant l'Institut. En foi de quoi j'ai signé en présence des témoins soussignés ».

47 Cf. Ibid., H. Jésuites, 11, p.31 : « Nous partons du noviciat, au nombre de trois, pour aller étudier à Pau. Nous sommes habillés selon les ordres et avons reçu quinze livres de viatique chacun, faisant en tout quarante-cinq livres. Les manteaux appartiennent au noviciat. A Bordeaux, ce 9 septembre 1761. (Signés) Chaminade, Lagrave, Saint-André. » Voir aussi : Status assistentiae Galliae S. J. 1762-1768. Paris. p.6 Collegium Palense (exeunte anno 1761) : Magistri : M. Joan Baptista, prof. 3ae gramm., l.

48 Cf. Arch. dép. de la Dordogne, Minutier de Me Fournier, 3 E 1577-1605 : Transaction du 23 septembre 1750, passée entre messire G. Lavène et Blaise Chaminade.

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enfants ont reçu le baptême à Saint-Silain, église des Bethon depuis 1728.49

L'usage de l'époque et du lieu imposait à tout baptisé le prénom de son parrain, et à toute baptisée le prénom de sa marraine. Ainsi fit-on pour le dernier né de Blaise Chaminade, comme nous l'apprend l'acte de baptême, que conservent les archives départementales de la Dordogne et qui, rédigé en double exemplaire par Anian Dubois, curé de Saint-Silain, se lit :

« Le huit d'avril mil sept cent soixante un, a été baptisé Guillaume Chaminade, né le même jour, fils naturel et légitime de Blaise Chaminade, bourgeois et marchand, et de Catherine Bethon, conjoins. A été son parrain Guillaume Moraux et sa marraine Lucrèce-Marie Chaminade, tous deux de la présente ville. Ledit baptême fait en présence des soussignés : Guillaume Moreau parrain, Claude Jay, qui n'a signé pour ne savoir, Dubois, curé de Saint-Silain. »50

Lucrèce-Marie Chaminade était la plus âgée des deux sœurs du baptisé. Guillaume Moreau, boulanger de son état, habitant du quartier des Rues Neuves, semble avoir eu quelque lien de parenté avec les Bethon.51

Blaise Chaminade ne jouissait d'aucun des avantages que donnent d'emblée la richesse ou le nom.52 Mais ce que nous savons de lui montre que, sans avoir reçu d'autre instruction que

49 Cf. ibid., Minutier de Me Lavavé, 3 E 1719 : Vente d’une maison à

Bernard Bethon par Mre Jean de Beaumont, 7 septembre 1728. 50 Ibid., Reg, par. Périgueux Saint-Silain, GG 131. 51 Le 1er déc. 1761, par-devant Me Lavavé, une Lavène Marguerite,

veuve Moreau, vend une portion de maison à Jean Balabeau, boulanger (Arch. dép. de la Dordogne, II C 1898).

52 Le P. Simler (Guillaume-Joseph Chaminade, Paris 1901, p. 3) a écrit : « Blaise Chaminade avait hérité de ses ancêtres le titre très apprécié de bourgeois de la ville ». Il n'a pas remarqué que le mot bourgeois était employé communément en deux sens : dans un sens strict, pour désigner les notables, peu nombreux, quatre cents, dit-on, à la veille de la Révolution, qui ont reçu des lettres de bourgeoisie, et dans un sens large, comme synonyme d’habitant. C'est dans ce dernier sens seulement que Blaise Chaminade est qualifié de bourgeois.

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celle de tous les artisans de son temps, il avait le sens des affaires, de l'ordre, de l'économie, des relations, avec le désir d'améliorer progressivement sa situation et celle de sa famille. Evoluant dans un milieu traditionnellement chrétien, neveu, frère, oncle et cousin de prêtres, neveu d'une religieuse, père de deux religieux,53 beau-frère de Blaise Lachapelle, musicien au service de la cathédrale, il soumettait sa vie à sa foi, à la prière, au respect des commandements de Dieu et de l'Eglise comme il obéissait aux prescriptions de la loi naturelle.54 Ne l'avait-on pas vu, quand, deux ans plus tôt, il avait permis à son aîné Jean-Baptiste d'entrer au noviciat de la Compagnie de Jésus. Il ne lui avait fourni qu'un trousseau plus digne d'un futur profès du vœu de pauvreté que d'un marchand drapier,55 mais il n'avait pas refusé son consentement.

Catherine Bethon, sa femme, avait eu pour mère la sœur d'un curé de Trélissac, Guillaume Lavène.56 Un livre, qui fut à son usage avant même son mariage apparemment et qu'elle semble

53 Neveu par alliance de Guillaume Lavène, curé de Trélissac ; frère de

Jean-Baptiste Chaminade, prébendier de Saint-Front, mort en 1748 ; oncle d'Antoine Lachapelle, qui mourra en prison sous la Révolution ; cousin germain de l'abbé Antoine Garlandier, fils de sa tante Marie Lecourt ; neveu d'une autre Marie Lecourt, sœur de la précédente, qui, sous le nom de sœur Marthe, fit ses derniers vœux chez les Ursulines de Périgueux, comme sœur converse, le 6 mai 1719 (E. ROUX, Les Ursulines de Périgueux, Périgueux 1915, p. 36).

54 Dans l'éloge de l'abbé Louis Chaminade, devant la congrégation mariale de Bordeaux, en 1808, David Monier dira que Blaise Chaminade, après avoir, comme beaucoup d'autres commerçants de Périgueux, ouvert son magasin le dimanche, avait renoncé à le faire par respect pour le jour du Seigneur. Resterait à prouver que la loi civile n'imposait pas le repos dominical (Cf. R. BENOIT, o. c., p.36).

55 Cf. Arch. dép. de la Gironde, H. Jésuites, 108 : « Je suis entré au noviciat le 6 septembre 1759. J'ai apporté un habit de cadisdagran usé, une veste dont les devants sont de flanelle et les derrières de cadis tout rompu, une culotte de serge gris blanc, deux paires de bas, une de coton blanc et. l'autre moitié coton moitié fil, trois chemises de toile commune demi usées, deux mouchoirs de toile blanche, un chapeau demi-usé, une mauvaise paire de souliers, un mauvais col de tafetas noir. »

56 Cf. supra, n° 48.

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avoir ouvert souvent, est arrivé jusqu'à nous. L'auteur en est le V. P. Hyppolite (sic) Hélyot, religieux pénitent du troisième ordre de Saint François, du couvent de Picpus et l'ouvrage s'intitule : Idée d'un chrétien mourant et maximes pour le conduire à une heureuse fin, contenant des instructions pour bien mourir et exhorter les malades à la mort. Les femmes légères n'ont pas l'habitude de se plonger en de telles lectures. Il est aisé, par suite, d'imaginer l'idée que Madame Chaminade se faisait de la vie chrétienne et des devoirs qui incombent à une mère de famille.

Les premières années qui suivirent la naissance de Guillaume Chaminade furent pour ses parents des années mouvementées.

Après la transaction qu'il avait signée avec le curé de Trélissac, G. Lavène, en 1750, au sujet de ses droits à l’égard de B. Bethon, Blaise Chaminade avait pu se considérer comme établi dans la rue Froide d'une manière stable. Il n'avait pas tardé à faire quelques transformations heureuses dans la maison qui lui était échue57 et sa famille y vivait à l'aise, tandis que sur la Place de la Clautre, la boutique où il avait pris la succession de son beau-père lui donnait satisfaction. Mais l'abbé mort, Bernard Bethon, devenu un vieillard valétudinaire sans ressources, s'avisa que le liquidateur de sa situation financière avait indûment favorisé son gendre en le mettant sur le champ en possession de ce qui ne devait lui revenir qu'après sa mort. A leur tour, la sœur cadette de Catherine Bethon, puis son frère, se rendirent compte que leur oncle avait disposé des propres de leur mère d'une manière illégale. Belle matière à procès ! Instance, assignation, arrêt interlocutoire, sentence, interjection d'appel

57 Cf. Arch. dép. de la Dordogne, 2 E 1797/24, Procès Malin : « En

1755, le sieur Chaminade, qui possédait lors la maison qu'il a cédée depuis aux sieurs suppliants, Joseph et Marie Malin, frère et sœur, convint avec le sieur Poumeyrol, partie adverse, qu'il lui serait libre de construire un évier dans un coin de sa maison, entre deux fenêtres, dont le canal jetterait les eaux dans la cour de la maison du sieur Poumeyrol, comme aussi qu'il pourrait agrandir l'une des deux fenêtres, ce qui fut fait tout de suite sous les yeux et du consentement du sieur Poumeyrol, suivant le billet de permission qu'il en avait donné au sieur Chaminade le 9 mars de ladite année 1755 ».

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aussitôt relevé…, on allait s'engager dans le maquis de la procédure et risquer de grands frais, quand le bon sens et la raison triomphèrent. « De l'avis de leurs conseils et par la médiation de leurs parents et amis », les parties traitèrent et transigèrent, au moins sur un point. L'erreur fut reconnue et pour la réparer, le 6 juillet 1762, par devant le notaire royal Beylot et deux jeunes praticiens appelés comme témoins, les Chaminade s'engagèrent « à vider » la maison de la rue Froide avant le 1er août, au profit de Marie-Françoise et de Joseph Bethon, « sans que néanmoins, disait le texte de la transaction, lesdits sieur et demoiselle Chaminade entendent se préjudicier en rien par rapport à la garantie qu'ils prétendent être en droit d'exercer soit contre les héritiers du dit sieur Lavène, curé de Trélissac, soit contre le sieur Bernard Malin, ni à l'état du procès pendant au sénéchal vis-à-vis desdits héritiers et dudit sieur Malin. »58

Trois semaines plus tard, Blaise Chaminade ramenait sa famille dans le voisinage de la cathédrale dans le sol de laquelle reposaient son père et sa mère. Etait-ce encore dans la rue Tranquille, où il restait propriétaire d'une petite maison ? Etait-ce rue du Greffe, sur la face nord de Saint-Front, où, en 1765, son beau-frère lui adresse une lettre de Rochefort ?59 Notre documentation actuelle ne nous fournit pas de réponse.

Ici ou là, peu après le transfert, en octobre, l'aîné des enfants, un Blaise aussi, âgé de quinze ans, l'année scolaire terminée au collège, déclare vouloir entrer en religion chez les Récollets, dont le couvent s'élevait sur la rive gauche de l'Isle, au sortir du Pont Vieux.60 A en croire un religieux représentant la seconde génération de la Société de Marie,61 le père ne voulut d'abord rien entendre. Alors - les moyens de pression utilisés aujourd'hui pour un oui ou pour un non ne sont pas sans exemple dans le passé - le fils déclara qu'il ne prendrait plus

58 Cf. le récit de cette affaire dans Arch. dép. de la Dordogne, 3 E 1696,

acte du 6 .juillet 1762 : Transaction entre Blaise Chaminade, Joseph Bethon et Marie Bethon.

59 Cf. Ibid., Minutier de Me Fournier 3 E 1577-1605, acte n° 130, 23 mai 1766.

60 Cf. J.SECRET, o. c., P. 30. 61 Pierre Serment. Cf. Arch. marianistes, Rome, B. 17/3.

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aucune nourriture tant que la permission demandée ne lui serait pas accordée. Au bout de deux jours, alarmée, renonçant à l'espoir de voir le jeune homme changer de détermination, la mère intervint en sa faveur. La réaction paternelle fut vive : « Qu'il s'en aille ! Mais, que je ne le revoie pas ici » ! Le 23 octobre, après huit jours de postulat, sûr que le temps fermerait la blessure qu'il avait ouverte en se voulant fidèle à sa vocation, le jeune Blaise revêtit l'habit franciscain et commença le noviciat régulier,62 qui devait le conduire à la profession solennelle, un an plus tard.63

Madame Chaminade, maintenant, n'avait plus autour d'elle que des enfants : Marie-Lucrèce douze ans,. Blaise-François sept, Blaise-Louis quatre, Ursule-Lucrèce trois, Guillaume un. En décembre 1762, elle attendait une nouvelle naissance, la quinzième. Il n'y eut qu'un accident, une peine déchirante qui vint s'ajouter à toutes celles de l'année. On n'eut que le temps d'appeler un vicaire. Il baptisa, peut-être sous condition, sans même imposer un nom au nouveau-né, dont, le lendemain 17 décembre, par la rue du Calvaire, un minuscule cercueil emporta le corps dans la terre du cimetière Saint-Hilaire.64

Huit mois plus tard, dans la splendeur ironique d'un beau jour d'août, la petite Ursule-Lucrèce rejoignait dans la tombe son frère sans nom. Elle n'avait pas encore quatre ans.65 Cette fois du moins, pour la consoler, la mère en larmes avait auprès d'elle son fils aîné Jean-Baptiste ; mais cette présence même n'allait pas sans poser des problèmes sérieux. S'il était là, c'est qu'après

62 Arch. dép. de la Dordogne : 49 H 1, Récollets. 63 Ibid. 64 Ibid., Reg. par. Périgueux Saint-front GG 104 : « Le seize décembre

mil sept cent soixante-deux est décédé, après avoir été ondoyé à la maison, un enfant fils naturel et légitime de Léonard Chaminade, marchand, et de Catherine Bethon conjoints ; le corps duquel a été enterré le lendemain dans le cimetière de Saint-Hylaire en présence des soussignés… » Le prénom de Léonard, donné au père, laisse planer un doute sur l’identité de l’enfant.

65 Ibid., « Le vingt-cinq août mil sept cent soixante-trois, est décédée Lucrèce-Ursule Chaminade, âgée d’environ trois ans. Le corps de laquelle a été enterré le lendemain dans le cimetière de Saint-Hilaire en présence de… »

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les autres parlements de France, celui de Pau s'était prononcé pour la suppression de la Compagnie de Jésus et que son arrêt du 28 avril 1763 avait ordonné la dispersion de tous les jésuites du collège de Pau, sans même attendre la fin de l'année scolaire.66 Qu'allait devenir ce jeune homme de vingt ans, dont les études avaient été arrêtées au seuil de la rhétorique et dont la famille n'était pas autrement fortunée ?

Trois années passèrent marquées par la mort d'une grand-tante des enfants Chaminade,67 par la profession religieuse du novice récollet Blaise Chaminade devenu Frère Elie,68 par le mariage à Argentan (Ornes) d'un cousin François Lachapelle, maître es arts et futur chirurgien de Monsieur,69 par la mort enfin de Bernard Bethon, à une date qui nous échappe, mais qui se situe entre 1762 et 1764. Jean-Baptiste Chaminade avait été agréé par Mgr J.-Ch. Machéco de Prémeaux comme séminariste et peut-être, tout en poursuivant ses études, enseignait-il déjà à Mussidan, comme c'était alors possible.70 Dans la maison natale de Guillaume, le notaire royal, maître Lavavé, venait de

66 Sur cet arrêt du parlement de Pau et son exécution, cf. P. DELATTRE,

S. J., Les établissements des Jésuites en France depuis quatre siècles, vol. III, Enghien-Wetteren (Belgique) 1955, col. 1494-1501. Le 4 juin 1763, le procureur général communique à la cour que les Jésuites ont évacué le collège.

67 Arch. dép. de la Dordogne, Reg. par. Périgueux Saint-Front, GG 104 : « Le vingt-six juillet mil sept cent soixante trois, est décédée, après la réception des sacrements, Marie Lecourt, épouse en son vivant du sieur Garlandier, marchand, âgée de cinquante ans ; le corps de laquelle a été enterré le lendemain dans la nef de la cathédrale, en présence des soussignés… »

68 Cf. supra, n. 63. 69 Arch. dép. de la Dordogne, Minutier de Me Jaly, 3 E 1840, Acte du 22

novembre 1764, par. lequel demoiselle Lucrèce Chaminade, veuve Blaise Lachapelle, consent au mariage de son fils François Lachapelle, maître es arts et chirurgien, avec la demoiselle Leroux, habitante .de la ville d'Argentan (Orne).

70 Ses frères Louis et G.-Joseph feront ainsi. Dans les archives du presbytère de Mussidan les registres de la Confrérie du Très Saint Sacrement (1761-1882) et celui de la Confrérie du Rosaire (1762-1791) mentionnent les noms de plusieurs clercs tonsurés, clercs minorisés, ecclésiastiques, sous-diacres, présents au séminaire.

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s'installer, après l'avoir acquise de Marie-Françoise Bethon et de son frère Joseph, le 12 octobre 1764, pour la somme de douze cents livres.71

Blaise Chaminade, le père, avait réalisé quelques économies. Le 23 mai 1766, il pouvait prendre à hypothèques, moyennant la somme de mille livres, "une boutique et arrière-boutique audit sieur Pillon appartenante, le tout sis et situé sous sa maison sise sur la rue de Taillefer, en la paroisse de Saint-Front".72 Il y transféra le siège de son petit commerce. Il n'avait pas encore cinquante ans. Quelques bonnes années étaient en. perspective.

Peu s'en fallut que les calculs du marchand drapier n'eussent le sort de ceux de Perrette. Il était à peine installé depuis quatre mois sur une des rues les plus commerçantes de Périgueux, à proximité de la Place de la Clautre et de la Place du Couderc, qu'il tomba malade. Si malade que, le 25 septembre, on appela le notaire et qu'il dicta son testament par devant les témoins instrumentaires, sans pouvoir signer « en raison de sa grande faiblesse ». Sa femme était instituée sa seule héritière générale et universelle, avec pouvoir de fixer la légitime de chacun des enfants au nombre de cinq, le récollet étant civilement mort et nommé héritier particulier de la somme de cinq sols, pour assurer, en tant que de besoin, la validité de l'acte.73

Le testateur guérit. Deux ans plus tard, le 24 mars 1768, il acheta, moyennant cinq mille six cents livres, toute la maison dont son magasin occupait le rez-de-chaussée. L’opération était avantageuse. Il n'avait que six cents livres à verser comptant. Son contrat d’hypothèque valait mille livres. Un délai de trente mois lui était accordé pour payer deux mille livres et un autre, plus important encore pour s'acquitter du solde.74

71 Arch. dép. de la Dordogne : Minutier deMe Jaly, 3 E 1840, Acte du 12

octobre 1764. 72 Cf. supra, n. 59. 73 Ibid., Acte du 25 septembre : Testament de Blaise Chaminade,

marchand. 74 lbid., Acte du 24 mars 1768. En raison de la description précise que

nous donne de cette maison le Bulletin du département de la Dordogne

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L'acquisition venait à son heure. Le séminariste Jean-Baptiste était arrivé au seuil du sous-diaconat et, pour recevoir cet ordre, il lui fallait un titre clérical, assurance d'une rente annuelle, modeste, mais suffisante pour écarter la nécessité de mendier : cent livres. Blaise Chaminade et Catherine Bethon établirent cette rente, sur la maison de la rue Taillefer, par devant notaires, le 30 octobre 1768.75 Ainsi, semble-t-il, leur fils put être promu sous-diacre le samedi des quatre-temps d'hiver, diacre au printemps suivant et prêtre au début de l'été 1769, dans sa vingt-cinquième année.

En septembre 1771, nous retrouvons le jeune prêtre au petit séminaire de Mussidan. Il y a sa chambre et y habite avec l'abbé Henry Moze. Le fondateur et premier supérieur de l'établissement, l'abbé Robert Dubarailh, vient de mourir, et ses deux héritiers, le curé de Saint-Front du Pradoux, Neulet, et l'archiprêtre de Villamblard, Jean-Baptiste Ducluzeau, soutiennent contre les prétentions du vicaire de la paroisse Saint-Médard de Mussidan, Jean Bourgoin, les droits de l'abbé Jean-Baptiste Chaminade, que l'évêque de Périgueux a choisi pour succéder au défunt dans la charge de supérieur.76 Il a vingt-six ans. Pour lors, la nomination ne fut pas maintenue, nous ne savons pas pourquoi. Peut-être jugea-t-on préférable de ne pas pousser à bout le vicaire contestataire, qui se prétendait co-fondateur.77 Ce fut le curé de Saint-Front du Pradoux, qui tout

(mercredi 12 février 1817, p.7). on ne peut plus la situer là où L’Apôtre de Marie (n° 57, janvier 1910, p. 308) avait cru la retrouver. De nouvelles recherches sont en cours.

75 Arch. dép. de la Dordogne, Minutier de Me Chinours, 3 E 1557, Acte du 30 octobre 1768.

76 Ibid., Minutier de Me Pontard, notaire à Mussidan, 3 E 4776 : Levée de scellés et inventaire fait au requis de Monsieur l'archiprêtre de Villamblard, 12-26 sept. 1771.

77 L'évêque de Périgueux, J.-Ch. de Macheco de Prémeaux, mourut le 28 nov. 1771. Son successeur, Gabriel-Louis de Rougé, né en 1729 dans le diocèse de Nantes, fut présenté par le roi le 15 déc. 1771, préconisé le 30 mars 1772, sacré le 26 avril 1772 et mourut 1’année suivante, le 3 avril (Archives municipales, Périgueux, GG 106, P. 33). Emmanuel-Louis de Grossoles de Flammarens, évêque de Quimper, fut présenté comme évêque de Périgueux le 17 avril 1773 et nommé le 14 juin suivant (Dictionnaire d’histoire et de géographie ecclésiastiques, Paris

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en conservant sa paroisse, fut investi de la supériorité nominale du petit séminaire, tandis qu'avec le titre de syndic, l'ex-scolastique jésuite fut le supérieur effectif, auquel l'abbé H. Moze donna tout son appui.

A Périgueux, Guillaume était dans sa onzième année. Comme ses frères et sœurs, il avait reçu de sa mère sa première éducation, mais avec ce je ne sais quoi de plus tendre que les mamans accordent à leur benjamin. Il a rappelé lui-même, devenu homme, l'une ou l'autre leçon tombée des lèvres maternelles. « Je pourrais, écrira-t-il d'Espagne, le 26 juillet 1800, à la future fondatrice de la Miséricorde de Bordeaux, mademoiselle de Lamourous, vous répéter ce que me dit un jour ma défunte mère, dans mon enfance, pour vaincre la résistance que j'opposais sans doute à me laisser laver et peigner : "il faut, me disait-elle, qu’il en coûte pour être joli ! "78 Un autre jour, c’est encore lui qui nous l'apprend, il avait omis de remercier : "Cela, souligna sa mère, ne vaut donc pas grand-chose, pas même un merci ?" « Depuis ce jour, ajoutait-il, je ne manquai jamais de remercier. »79

Ce fut sur les genoux ou à côté de cette mère que Guillaume apprit à prier. « Je sais, pour l'avoir entendu dire de sa propre bouche, a déposé sous serment Jeanne-Oliva Chaminade, une de ses arrière-nièces, qu’encore tout petit enfant, sa mère le conduisait à l'église et qu’en voyant des femmes agenouillées et remuer les lèvres, il essayait lui-même

1973-1974). La disparition de Mgr de Macheco de Prémeaux a pu ne pas être étrangère à la désignation définitive du supérieur du séminaire de Mussidan.

78 Cf. G.-J.CHAMINADE, Lettres, vol, l, Nivelles (Belgique) 1930, p. 28.

79 Déposition de M. Enjugier au procès informatif de Vitoria, 30 nov 1909, Copia publica, P. 373. A propos de ce trait, le témoin a dit : « Une âme si aimante devait avoir en haute estime la reconnaissance. C'est ainsi que je l'ai entendu raconter comment sa mère s'ingéniait à lui inculquer cette vertu des âmes nobles. C'est, je crois, la seule fois que je l'ai entendu parler de lui-même. Ce lui était une nouvelle manière de remercier sa mère pour ce qu' elle lui avait appris » (ibid.).

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de les imiter sans trop savoir ce qu'il faisait ».80 Une arrière petite nièce, Anne-Marie de Lala, a déclaré de même : « Mes parents m'ont raconté que G.-J. Chaminade aimait beaucoup sa mère, lorsqu'il était tout enfant, et qu'il était très pieux. Ma mère avait coutume de nous le citer en exemple ».81

De sa mère, l'enfant reçut spécialement les premiers germes de sa dévotion à l'eucharistie et à la Vierge Marie. « Quand le Père Chaminade était tout petit enfant, a témoigné le Père Charles Demangeon à Vitoria, en 1909, et que sa mère allait communier, il s'attachait à sa robe et ne voulait pas la quitter ».82 A la même date et devant le même tribunal, François-Hippolyte Hérail pouvait dire : « J' ai souvent entendu raconter qu'il puisa près de sa mère une filiale dévotion à Marie, à la fois tendre et forte, qui devint l'âme de sa piété, l'objet de son apostolat et le grand moyen de gagner des âmes ».83 Le Périgord était, de surcroît, une terre où la dévotion mariale fleurissait sous mille formes.84

Aux influences enveloppantes de Madame Chaminade s'ajoutait celle, toute virile, de son mari, dont les exemples venaient à point confirmer l'éducation qu'elle donnait. A l'école du marchand drapier, qui développait son commerce d'année en année, au prix d'un travail assidu, d'une scrupuleuse honnêteté, d'un ordre rigoureux et dans le respect des lois de Dieu et de l'Eglise, l'âme enfantine s'imprégnait de principes féconds et s'ouvrait à de solides habitudes.85

Au sud de Saint-Front, tout près de la maison Chaminade, là où s'étend de nos jours l'esplanade au pied de laquelle l'ancien quartier des Rues Neuves se rénove lentement, s'élevaient les bâtiments modestes d'un établissement scolaire tenu par les

80 Burdigalen, seu Victorien. Beatificationis et canonizationis Servis Dei

Gulielmi Josephi Chaminade sacerdotis fundatoris Societatis Mariae ; Summarium super dubio An signanda sit Commissio Introductionis causae in casu et ad effectum de quo agitur ? Romae 1914, p. 57.

81 lbid., p. 58. 82 Ibid., p. 31. 83 lbid., p. 35. 84 Cf. L. ENTRAYGUES, Notre-Dame du Périgord, Périgueux 1928. 85 Cf. supra, n° 54.

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mêmes prêtres diocésains qui dirigeaient le séminaire des ordinands dit la Grande Mission.86 On l’appelait communément le petit séminaire ou la Petite Mission.87 On pouvait y faire à peu près les mêmes études qu’au collège et même trois ans de Théologie. Tous les biographes de G.-J. Chaminade s’accordent pour dire qu’il fréquenta cette école, avec son frère Louis, à l’âge où l’intelligence d’un enfant se révèle apte à l’apprentissage de la lecture, de l’écriture et du calcul, comme à l’acquisition systématique et progressive des connaissances générales rudimentaires.88

En raison de la différence - trois ans - il fut un temps où les deux plus jeunes frères Chaminade durent se séparer. L’ex-jésuite Jean-Baptiste venait de recevoir la prêtrise ou allait la recevoir incessamment. Quand Louis eut atteint sa dixième année, ses parents n’eurent pas à chercher longtemps où il continuerait ses études. Ils ne pouvaient mieux faire que de l’envoyer au collège Saint-Charles, à Mussidan.

Au témoignage de Guillaume, l’enfant était « doux, soumis, obéissant, studieux sans être étranger à la gaieté, conciliant de manière à prévenir toute dispute, prêt à tout partager, d’une franchise extrême ».89 Avant de prendre le chemin de Mussidan, il reçut le sacrement de confirmation et, suivant l’usage d’alors, semble-t-il, il ajouta un prénom à celui qu’il avait porté jusque-là. Il s’appela depuis Louis-Xavier.

Du séminaire, où il fit sa première communion - c’est encore par son cadet que nous le savons – il revint « plus pieux.

86 Sur La Grande Mission, cf. F. CONTASSOT. La congrégation de la

Mission de Périgueux, dans Annales de la Congrégation de la Mission (Lazaristes), Paris 1954, n° 471-472 ; F. CONTASSOT, Le Grand Séminaire de Périgueux avant la Révolution ou la Grande Mission, dans B. S. H. A. P., 1973, p. 13 ; J. SECRET, o. c., pp. 16-17.

87 Cf. J. SECRET, o. c., p. 29. 88 Est-il bien sûr qu'il y avait des classes élémentaires ? On aimerait, à ce

sujet, avoir un document. 89 Notes fournies par le Vén. G.-J. Chaminade à David Monier pour

l'éloge de Louis-Xavier Chaminade (Arch. de la Société de Marie (Marianistes), B. 11/7).

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Il faisait méditation chaque jour, sans y manquer ».90

En son absence, son frère, Minet pour la famille, s’était attaché encore davantage à sa mère et à sa sœur, sa marraine, Lucrèce-Marie, surnommée Minette, peut-être précisément en raison de l'affectueuse sollicitude avec laquelle elle s'occupait de son filleul. N’étant pas un garçon turbulent, n'ayant personne de son âge dans sa parenté avec qui jouer, ne disposant d'ailleurs d'aucun espace propice à des ébats bruyants, il avait partagé son existence d'enfant entre la Petite Mission et la maison voisine de la rue Taillefer, où il se trouvait entouré de dévouement et d'affection.

Cette mère attentive, qu'il aimait et auprès de laquelle il se sentait en sécurité plus que partout ailleurs, il faillit la perdre. C'était sans doute l'année où, ayant reçu à son tour la confirmation et joint à son prénom celui de Joseph, qui dès lors eut ses préférences, il se préparait à devenir comme Louis-Xavier pensionnaire à Mussidan. Madame Chaminade, à la fin du mois d'août 1771, probablement peu de temps après l'ordination du recollet Blaise-Elie, dut s'aliter. Comme son mari, cinq ans plus tôt, incertaine du lendemain, le premier septembre, elle dicta ses dernières volontés à un notaire par-devant six témoins.91 Comme quelques jours plus tard, Jean-Baptiste Chaminade est absent du séminaire de Mussidan pendant qu'un autre notaire procède à l'inventaire après décès du supérieur fondateur,92 on est en droit de penser qu'averti de l'état dans lequel se trouvait sa mère, il était accouru à Périgueux s'attendant à tout, voire au pire.

Dès le vingt-six, pourtant, il est de retour à son poste. La malade se remit et aux environs de la Toussaint, après les vacances annuelles, Guillaume-Joseph entra au collège royal Saint -Charles.

A Périgueux, le marchand drapier et sa femme n'eurent plus autour d'eux que leur fille Lucrèce-Marie de vingt-et-un ans et leur fils François de seize. 90 Ibid. 91 Cf. Arch. dép. de la Dordogne, Minutier de Me Fournier, 3 E 1589, 1er

sept. 1771, Testament de Catherine Bethon épouse de Blaise Chaminade, marchand.

92 Cf. supra, n° 76.

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Chapitre deuxième (Tome I)

Elève à Mussidan Elève à Mussidan Elève à Mussidan Elève à Mussidan

(1771-1776)

Dans toute la fraîcheur de ses dix ans et demi, Guillaume-Joseph Chaminade entra au collège Saint-Charles Borromée de Mussidan aux environs de la Toussaint 1771.1

Vingt-sept ans s'étaient écoulés depuis qu'en vue d'assurer des recrues au clergé diocésain, l'abbé Pierre Robert du Barailh,2 le mussidanais Jean Maurant et l'abbé Pierre de Chassarel de Roger3 s'étaient associés pour former une communauté

1 Cette date n'a que la valeur d'une induction. Elle est suggérée par cette

phrase écrite par l'abbé Charninade à Mademoiselle de Trenquelléon le 28 mars 1808 : « J'ai demeuré au moins vingt ans dans le collège-séminaire de Mussidan », étant donné qu'il fut contraint de quitter l'établissement en 1791. Elle nous paraît correspondre aussi aux détails que donne l'abbé G. Caillet sur les études du fondateur de la Société de Marie (Circulaire n° 21, 13 février 1850).

2 P.-J. Crédot, in Pierre Pontard, Paris 1893, J. Simler, in Guillaume-Joseph Chaminade, Paris-Bordeaux 1901, ont écrit Dubarail. Nous pensons qu'il faut conserver l'orthographe des textes authentiques. Pierre Robert du Barailh était noble, comme l'indique le terme escuyer, dont les notaires font suivre son nom. Barailh est le nom du fief des ROBERT. Pierre est le seul prénom de l'abbé. Les ancêtres furent, semble-t-il, des gentilshommes verriers. Cf. Rôles des bans et arrière-bans de la noblesse du Périgord de 1689 à 1692, publiés et annotés par le comte de Saint-Saud, Bordeaux 1930, pp. 248-249.

3 P.-J. Crédot, (o. c., p. 7) a lu Deroyer et L'Apôtre de Marie, janvier 1931, p. 291, fait lire Dechenarel Deroger. Encore ici, il s'agit d'un membre de la noblesse, écuyer authentique, appartenant à la famille de Chassarel, qui possédait la terre noble de Roger. Cf. Bibl. nat., Paris, dép. des manuscrits, Blasons : Guyenne, pp. 154 et 450. On connaît des Chassarel de Roger et des Chassarel de Boredon. Voir aussi : SAINT-

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séculière, dont les membres, tout en travaillant à leur propre sanctification, se livreraient aux divers exercices du ministère sacerdotal et s'adonneraient d'une manière particulière à l'éducation.4

Le dernier survivant des trois fondateurs, P. Robert du Barailh, venait d'entrer dans son éternité.5 Il avait eu l'initiative de l'institution et, encouragé, béni, soutenu par son évêque, il n'avait reculé devant aucun effort pour mener à bien l'entreprise. Tout d'abord réticent, pour ne pas dire hostile,6 le duc de la Force, Armand-Nompar de Caumont7 n'avait pas tardé à offrir lui-même sa propre collaboration.8 Usant de son influence et des droits de sa famille sur l’hôpital de la ville, il en avait fait confier l'aumônerie aux prêtres de l'association et leur avait procuré, de cette façon, une ressource annuelle de deux cent cinquante livres.9 Par le même acte, signé dans le palais

SAUD (comte de), o. c., p. 37 et p. 191. La terre des seigneurs de Roger se trouvait sur le territoire actuel de la commune de Saint-Jean d'Estissac (Dordogne).

4 Cf. L'Apôtre de Marie, janvier-mars 1957, pp. 12-17 : J. VERRIER, Jadis, à Mussidan ... en corrigeant l'orthographe des noms propres d'après les notes 2 et 3 ci-dessus.

5 Son décès n'est mentionné ni sur les registres paroissiaux de Saint-Médard, ni sur ceux de Mussidan. Il se peut qu'il ait été inhumé dans l'église même dont il avait doté le séminaire et dont l'obituaire ne nous est connu que par quelques feuilles. L'événement dut survenir au début de septembre 1771, puisque l'inventaire après décès eut lieu du 12 au 26 septembre de ce mois. Cf. Arch. de la Dordogne : Minutier Pontard, 3 E 4776.

6 Dans une lettre adressée à l'évêque de Périgueux et datée du 17 avril 1744, le duc avait protesté avec véhémence contre l'attribution de la chapelle de Notre- Dame du Roc au petit séminaire projeté par l'abbé P. Robert du Barailh. Il prenait alors parti pour le curé de Mussidan, qui revendiquait cette chapelle comme appartenant à la paroisse. (Cf. AGMAR, 11, 17 ; P.-J. CREDOT, o. c., p. 8-9, n. 1).

7 Il était le frère d'Henry Nompar de Caumon. Ensemble ils avaient fondé l'hôpital de Mussidan par acte du 8 juillet 1711 (Arch. dép. de la Dordogne, 3 E 1746).

8 Cf. AGMAR, 11, 17 ; P. -J. CREDOT, o. c., p. 9. 9 Et non cinq cents, comme le dit P. -J. Crédot, o. c., p. 8.

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épiscopal le ler septembre 1744,10 le duc avait encore consenti, pour sa part, à l'érection de la chapelle de Notre-Dame du Roc en titre de bénéfice au profit de l'un des prêtres de la communauté, avec droit à toutes les fondations souscrites ou à souscrire en faveur dudit sanctuaire. Quelques prêtres du voisinage, comme le vicaire de Saint-Médard,11 le curé de Saint-Front-de-Pradoux,12 l'archiprêtre de Villamblard,13 de jeunes ecclésiastiques peu fortunés14 se préparant aux ordres, avaient prêté leur concours et, à l'automne de 1745,15 quelques élèves avaient été réunis dans l'ancienne maison de Jean Maurant, le long du chemin de Périgueux à Bordeaux, sur le territoire de la

10 Cf. Arch. dép. de la Dordogne, 3 E 1746. 11 L'abbé Jean Bourgoin (cf. Arch. dép. de la Dordogne, Minutier

Pontard, 3 E 4776, Inventaire du séminaire de Mussidan, 12-26 septembre 1771, où il revendique la qualité de co-fondateur du séminaire. En 1789, nous le trouvons curé de Saint-Julien de Bourdeilles (H. BRUGIERE, Le Livre d'or des diocèses de Périgueux et de Sarlat, Montreuil-sur-Mer, 1893, p. 243).

12 Jean Neulet. Il semble avoir été supérieur du séminaire Saint-Charles depuis 1774 jusqu'à sa mort survenue en novembre ou décembre 1780. Cf. Arch. dép. de la Gironde : C, 436 ; Arch. dép. de la Dordogne : 3 E 4785, Testament de Messire Jean Neulet.

13 Jean-Baptiste Durieu Ducluseau, fut supérieur du séminaire de .1771 à 1774 et fut inhumé dans le cimetière de Villamblard, le 29 janvier 1784. Il était mort le 27. (Arch. dép. de la Dordogne Reg, par. de Villamblard, 29 janvier 1784).

14 Cf. Arch. du presbytère de Mussidan : Reg. des confréries du très saint sacrement et du Rosaire, années 1762-1771.

15 Cf. Arch. dép. de la Gironde : 1 B 50, f° 123 : enregistrement des lettres patentes de février 1761, qui confirment le petit séminaire de Mussidan.

16 « Il y a fait bâtir une chapelle assez belle, où le service se célèbre tous les jours ». (Ibidem). Le 29 novembre 1761, on y inhume « dame Thérèse Pic de Père, épouse de Nicolas-Charles de Villars, seigneur des maisons nobles de la Filolie et château de Mondésir ». Son mari sera enterré à côté d'elle le 26 juin 1767. Le 22 mars 1765, Raymond Lafon Sautran, prêtre agrégé au séminaire, « âgé de soixante-huit ans passéset commençant la soixante-neuvième sera inhumé à côté du grand autel, du côté de l'évangile ». (Archives dép. de la Dordogne : 5 E 294/3). Sur Thérèse Pic de Père, voir aussi : SAINT-SAUD (comte de), o. c., p. 248 et p. 234.

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paroisse de Saint-Médard. Dès avant 1760, adjacente au pensionnat, une église modeste avait été construite, où d'anciens professeurs et des bienfaiteurs avaient voulu être enterrés.16

En 1761, pour affermir l'œuvre, pour lui donner une existence juridique et lui permettre de recevoir les libéralités de qui voudrait l'aider, P. Robert du Barailh avait sollicité et obtenu de Louis XV des lettres patentes, qui reconnaissaient Saint-Charles comme petit séminaire et que le parlement de Bordeaux, enquête faite, avait enregistrées le 31 mars 1762.17 Prudent, quatre ans plus tard, avec toutes les formalités requises, il avait remis le collège, ainsi qu'une somme capitale de six mille livres destinées à entretenir ou à réparer les bâtiments entre les mains du syndic diocésain, représentant de l'évêque.18 L'année suivante, le 30 mars 1767, il avait, en outre, créé une rente de quarante-huit livres au profit du séminaire.19 Dans son testament, enfin, il avait institué héritiers généraux et universels de tous ses biens deux prêtres qui avaient toute sa confiance et qui devaient, suivant ses intentions, réaliser l'héritage pour en appliquer tout le montant à l'œuvre de son cœur.20

17 Voir à ce sujet : Arch. nat. Paris : G8 2590, 20 janvier 1761 ;G8 768,

février 1761 ; G8 2790, P. 528, P. 555 ; Arch. dép. de la Gironde : arrêts du parlement, 10 juin 1761, pour prescrire une enquête préalable à l'enregistrement des lettres patentes reconnaissant le petit séminaire ; Arch. dép. de la Dordogne : B 538, lettre du sénéchal du Périgord à M. Latané, juge de Mussidan ; enquête de commodo et incommodo ; Arch. dép. de la Gironde : Arrêts du parlement, mars 1762 : arrêt favorable à l'enregistrement, 31 mars 1762 ; 1 B 50, p. 123 : texte enregistré.

18 Cf. Arch. dép. de la Dordogne : Minutier Lavavé, 3 E 1773, 10 février 1766.

19 Cf. Arch. nat. Paris : G8 641, lettre du 7 octobre 1777 de M. Bollioud à M. Duchesne. Voir encore au sujet des dispositions de P.Robert du Barailh : G8 2815, 14 avril 1768 ; G8 641, 11 mai 1768, 26 mai 1768.

20 Cf. Arch. dép. de la Dordogne : Minutier Pontard, 3 E 4776, septembre 1771, n° 22 : Levée de scellés et inventaire du séminaire de Mussidan.

21 Dans les lettres patentes de février 1761, on pouvait lire ce témoignage rendu à l'abbé du Barailh : « La règle qu'il établit dans cette maison affermit les mœurs de ses élèves et ceux qui, persistant dans leur vocation pour l'état ecclésiastique, en sont sortis pour faire leur théologie au séminaire de Périgueux et d'y prendre les ordres, y sont

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Tout ce zèle n'avait pas été vain et l'on pouvait déjà citer des noms de prêtres auxquels le séminaire de Mussidan avait permis ou facilité l'accès aux ordres.21

Au lendemain du décès de P. Robert du Barailh, pourtant,22 la situation est des plus précaires.

Depuis sept ans, la chapelle de Notre-Dame du Roc est une pomme de discorde entre la paroisse de Mussidan et le séminaire. De l'accord conclu à l'évêché, le ler septembre 1744, entre Mgr J.-Ch. Machéco de Prémeaux, le duc de la Force et l'abbé P. Robert du Barailh, les Mussidanais n'avaient rien su pendant vingt ans, ou du moins rien de précis et d'officiel. Lorsqu'en mai 1764, le parlement de Bordeaux homologua le texte de l'acte,23 ce fut pour eux une surprise. L'église, qu'ils considéraient comme un lieu de culte appartenant à la paroisse, avait été unie au séminaire, sans qu'ils aient été consultés d'aucune manière. Alertés peut-être, en tout cas appuyés par leur curé,24 ils protestèrent et revendiquèrent l'édifice comme étant la plus ancienne église paroissiale de leur ville. « Cette diversité de sentiments », comme dit un document du temps, déclencha une action judiciaire qui, en cette année 1771, est encore pendante devant les tribunaux.25

Ce problème en avait soulevé un autre. Interprétant à sa manière le texte d'une fondation qui était attachée à l’église ou chapelle de Notre-Dame du Roc et dont Mgr J.-Ch. de Machéco de Prémeaux avait attribué la rente à la communauté du séminaire, le curé de la ville soutenait que le supérieur était son vicaire et devait agir comme tel. Faute d'accord le capital de la

entrés avec les connaissances et l'attachement à la régularité qu'exige la sainteté de leur état ».

22 Cf. supra, n. 5.

23 Cf. Arch. dép. de la Gironde : Arrêts du parlement, mai 1764, 18 mai 1764.

24 Cf. Arch. dép. de la Gironde : C 436. Le curé de Mussidan était alors Elie Pachot. Il fut reclus pendant la Révolution (cf. H. BRUGIERE, o. c., p. 183). Le 20 juin 1802, il est porté décédé (Arch. du presbytère de Mussidan, Reg. de la Confrérie du très saint sacrement).

25 Le différend semble avoir duré jusqu'en 1774.

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rente n'avait pas été versé et la rente elle-même n'était pas servie.26

De telles contestations n'avaient pu que nuire au développement de l'établissement, que le manque de ressources financières paralysait de plus en plus. La construction de la petite église mise à part, les cinq chambres basses et les deux hautes données par Jean Maurant en 1744 n'avaient pu ni recevoir aucune adjonction, ni subir aucune transformation. A ce sujet, l'inventaire provoqué par le vicaire Bourgoin et dressé du 12 au 26 septembre 1771 par le notaire Claude Pontard est éclairant.

« Conduit dans la salle qui est appelée l'étude », à l'étage, le tabellion du bourg a noté : « nous avons trouvé trois tables et bancs, une petite paire de chenets et une chaise ». Il n'y a qu'une fenêtre et c'est de là qu'on accède au grenier, sur le plancher duquel lentilles, fèves, avoine, gesses, pois, oignons, gousses d'ail, blé d'Espagne et blé froment donnaient un avant-goût des menus quotidiens.

La classe - il n'y en a pas deux - est assortie à l'étude : « une petite table appuyée sur deux pieds, deux grandes planches et un chevron : qui est tout ce que nous avons trouvé ».

Dans le réfectoire, « nous avons trouvé, poursuit l'inventaire, trois tables de plusieurs bois, demi-usées, une chaise neuve, pour faire la lecture, appuyée sur un pied de bois, une petite échelle pour monter en icelle, une mauvaise armoire, où on met ordinairement le pain, où, en effet, nous avons trouvé une tourte de pain et cinq bouteilles de verre, plus une paire de chenets de fer battu, assez bons, et deux chaises de paille ».

La salle que nous appellerions dortoir est ici dénommée "chambre des pensionnaires". Elle ne se distingue ni par ses dimensions, ni par la richesse de l'ameublement. « Nous avons trouvé, dit le notaire, onze châlits, dont quatre faits à

26 Cf. Arch nat. Paris : G8 2797, f° 324, 8 octobre 1768 ; Arch. dép. de la

Gironde : C 436.

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tombeau,27 tous usés, chacun desquels ayant un matelas, à l'exception d'un, et un petit coussin de la largeur de trois pieds ; lesdits matelas à demi-usés ou environ ; deux ayant une couette, quatre une garniture de rasette verte, cinq autres une garniture de droguet et autres morceaux de diverses couleurs, le tout fort usé ; (...) trois linceuls, que le sieur Chaminade nous a dit appartenir au séminaire, les autres appartenant aux pensionnaires ».Un prie-Dieu de peuplier, « assez bon., fermant à clef », complétait le mobilier.

Du vivant du fondateur, deux directeurs seulement résidaient avec lui au collège : l'abbé Henri Moze et l'abbé Jean-Baptiste Chaminade.28 Celui-là, fils de Pierre Moze, avocat au parlement de Bordeaux, et de demoiselle Marie Pomeyrie, était né, le ler août 1744,29 à Saint-Laurent-des-hommes, à quelque

27 Dans ces lits, une sorte de baldaquin surmontait le chevet et ce

baldaquin supportait un encourtinage descendant progressivement jusqu'au pied.

28L'inventaire signale en outre un nommé Deville, qui, alors, est malade, au lit. Etait-ce un prêtre ? un ecclésiastique ? un régent ? un domestique ?

29 Cf. Arch. nat. Paris, F19 1133. Il est donc né l'année même où le petit séminaire fut fondé. Comment H. Rousseau, dans Guillaume-Joseph Chaminade, Paris 1913, p. 6, a-t-il pu écrire : « Fondée en 1744 par un prêtre zélé, M. Henri Moze, cette maison… » « Comment l'aurais-je fait, si je n'étais pas né ? » Notre auteur n'a fait que donner un petit coup de pouce au texte de J. Simler, qui avait écrit, o. c., p. 14, « Ouvert en 1744, il avait eu la bonne fortune d'être dirigé presque dès le début par un prêtre aussi habile que zélé, Henri Moze ... » Et J. Simler avait pris pour argent comptant les données de P.-J. Crédot (o. c., p. 7), qui avait placé H. Moze à la tête du séminaire quand Pierre y entra aux environs de 1757, et qui lui avait donné pour collaborateurs les trois frères Chaminade, sans remarquer que l’aîné avait alors douze ans et que les deux autres n'étaient pas encore nés ! Pourtant, dès 1893, H. Brugière, o. c., p. 289, avait écrit : « Moze Henri né le ler août 1744. Ancien supérieur du séminaire de Mussidan ». Dans L'Apôtre de Marie de janvier 1931, un anonyme fait encore de Jean-Baptiste Chaminade, le successeur d'Henri Moze (p. 292). La vérité est cependant très simple : Henri Moze, né le ler août 1744, ordonné probablement à la fin de 1769 ou au printemps de 1770, a été directeur (mais non supérieur) à Saint-Charles de 1770 à 1790, et n'est devenu supérieur qu'en janvier

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douze kilomètres de Mussidan. Si rien ne nous indique où il fit ses études latines, son titre clérical nous apprend qu'il était acolyte au grand séminaire de Périgueux le 20 juillet 1769, peu de temps avant de recevoir le sous-diaconat.30 En septembre 1771, il occupe une chambre au séminaire Saint-Charles. Il y est depuis 1770 au moins.

La chambre de Jean-Baptiste Chaminade était alors voisine du dortoir. « Nous y avons trouvé, mentionne l'inventaire, une mauvaise seringue manquant de sa canule, que ledit sieur Chaminade nous a dit appartenir au séminaire ; un petit buffet dans lequel le sieur Chaminade nous a dit être son linge ; une petite table avec ses pliants, qui parait être assez bonne ; un châlit fait à l'ange,31 fermé haut et bas, sans garniture ; une petite couverte de laine ; un matelas ; un petit coussin à demi-usé ; deux linceuls d'étoupe demi-usés ; une vieille balance ; une étagère pour-placer des livres et où sont placés ceux du sieur Chaminade, ainsi qu'il nous l'a déclaré ».

Impossible de le nier : le petit séminaire de Mussidan est pauvre. Si, en mourant, Pierre du Barailh avait laissé quelques assiettes d'étain portant ses armoiries - un chêne, un lion et trois étoiles - la valeur de tous les meubles de la maison ne dépassait pas mille cinq cents livres.32 Quel avenir pouvait avoir une maison sans ressources et sans corps professoral stable ? Beaucoup se posaient la question en cette rentrée de 1771 et quand, le 28 novembre, Mgr J.-Ch. Machéco de Prémeaux mourut, après trente-neuf ans d'épiscopat,33 les doutes devinrent plus forts que jamais.

1790, après la mort du supérieur précédent, Jean-Baptiste Chaminade. Il remplit ses fonctions jusqu'en avril 1791, date à laquelle, faute d'avoir prêté serment, les professeurs du petit séminaire durent cesser d'enseigner.

30 Le texte du titre clérical nous apprend en outre qu'en 1769 le père du constituant était décédé et qu'Henri Moze avait un frère prénommé Pierre, demeurant à Saint-Laurent-des-Hommes. Cf. Arch. dép. de la Dordogne, Minutier Lavavé, 3 E 1778, acte du 20 juillet 1769.

31 Cette sorte de lit a un dorsal auquel est fixé un ciel qui ne surplombe que sa moitié antérieure.

32 C'est le chiffre que donne l'inventaire. 33 Cf. supra, chap. I, nn° 10 et 27.

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Heureusement, l'âme du fondateur survivait en celle de ses héritiers et dans celle des deux jeunes directeurs, Chaminade et Moze. Leur abnégation et leur activité devaient sauver le séminaire.

Pour le moment, Guillaume-Joseph Chaminade était trop jeune pour partager leurs soucis. Guidé par son frère Louis-Xavier, que deux ans de pensionnat avaient familiarisé avec les us et coutumes de la maison comme avec les lieux, il se trouva vite à l'aise au milieu de ces écoliers d'âge divers, parmi lesquels régnait un grand esprit de famille et dont les plus grands furent à la fois ses maîtres et ses camarades.

Par économie et suivant une pratique assez courante, semble-t-il, dans les petits séminaires de France à cette époque,34 les directeurs de Saint-Charles recouraient à de jeunes clercs et même à leurs finissants de philosophie et de mathématiques pour assurer une partie de l'enseignement dans les autres classes. Se réservant l'enseignement direct des plus 34 De fait, quand on feuillette un des volumes de La France

ecclésiastique, on est frappé par le petit nombre des directeurs qui sont affectés aux petits séminaires. A un religieux qui se plaignait d'avoir été élève en théologie et en même temps chargé d'une classe et de surveillances, Guillaume-Joseph Chaminade répondait, le 18 décembre 1825 : « Cela n'a rien d'extraordinaire : les ecclésiastiques font leurs cours en même temps qu'ils sont régents ou répétiteurs dans les classes moins avancées. » (Lettres, vol. II, Nivelles 1930, p. 158). - Une confirmation de cette pratique à Saint-Charles même nous est fournie par Fr. Philippe de Madiran (Jean-Baptiste Dousseau), capucin convers de la province d'Aquitaine. Dans une note manuscrite à propos de son neveu Bernard Daries, qui fut élève et maître à Mussidan de 1783 à 1791, il écrit : « Bernard fait pour la seconde fois la philosophie (c'est-à-dire : fait sa seconde année de philosophie) à Mussidan, et y régente Pour la 5e et la 4e. Il a 16 ans ». (Epitre historique, faite pour une dame pieuse et épouse de Jésus-Christ, 1789, conservée par l'abbaye bénédictine de Tournay (Hautes-Pyrénées), Dossier Daries). Devenu professeur de philosophie à Saint-Charles l'année suivante, Bernard Daries, âgé de 17 ans, « avait des élèves de toutes les qualités et de tous les âges, beaucoup au-dessus du sien ». (Abrégé de la Vie de Monsieur Bernard Daries, par Fr. Philippe Dousseau de Madiran, écrite à Lérin en Navarre d'Espagne, 1800, ch. I, par. 5. - Ibid. Pendant ce temps, il se chargea encore d'une jeune élève de 9 ans, pour lequel il composa une grammaire latine.

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âgés et l'entier contrôle de leurs travaux, ils se bornaient, quand il s'agissait des élèves du cycle latin, à fixer des programmes, à donner des directives, à indiquer les exercices à faire, selon les aptitudes, les connaissances et les progrès de chacun. Les aînés servaient de régents, expliquaient, veillaient à l'exécution, corrigeaient, rendaient compte et ne provoquaient que de temps en temps les interventions magistrales. Ce qui aurait été impossible avec des effectifs normaux ne l'était pas avec ceux de Saint-Charles à l'époque et, avec cette méthode, les élèves les mieux doués ne risquaient pas d'avoir à piétiner sur place, comme les moins brillants ou les plus lents n'étaient pas exposés à se décourager et à être laissés pour compte. C'était une sorte d'enseignement sur mesure.35

Parmi les clercs avec lesquels Guillaume-Joseph Chaminade put s'initier au latin, le registre de la confrérie du rosaire et celui de la confrérie du très saint-sacrement érigées celle-ci en l'église paroissiale de Mussidan, celle-là en la chapelle de Notre-Dame du Roc,36 nous permettent de nommer : Antoine Ladeymarie, que nous retrouvons, dix ans plus tard, aumônier de l'hospice de Mussidan,37 et, le 6 brumaire an XI (28 octobre 1802), préposé pour la succursale de Bosset38; Jean-Baptiste-Pierre Girardeau, qui participera aux élections des députés de son ordre aux états généraux en 178939 comme curé de Marsac, et qui figure sur la liste des prêtres ayant agréé le concordat en frimaire an XI.40 Un autre est le trop fameux Pierre Pontard, futur évêque constitutionnel de Périgueux. Il avait 22 ans en 1771.

Le curé le reçut confrère du très saint sacrement le 9 octobre, alors qu'il était clerc tonsuré. Le 4 octobre 1772 et le 9 octobre 1773, il est encore présent en l’église Saint-Georges,

35 C'est grâce à ce système que Guillaume-Joseph Chaminade put avoir

terminé à 15 ans « ses classes de latinité ». (Circulaire du P. Georges Caillet, 13 février 1850).

36 Ces deux registres sont conservés au presbytère de Mussidan. 37 Cf. Reg. de la Confrérie du très saint sacrement, année 1781. 38 Cf. H. BRUGIERE, o. c., p. 285. 39 Ibid., p. 248. 40 Ibid., p. 264.

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comme témoin de plusieurs réceptions.41 Pierre Pontard, l'évêque schismatique, prévaricateur, apostat, indigne et mort impénitent ; Guillaume-Joseph Chaminade, le confesseur de la foi, le fondateur d'ordre, déclaré vénérable par l'Eglise : l'histoire connaît de tels contrastes ; la parabole évangélique de l'ivraie et du bon grain les a préfigurés.

Guillaume-Joseph Chaminade se montra vite un élève sérieux et appliqué, faisant honneur à son frère Jean-Baptiste officiellement syndic de l'école, sous la supériorité du curé de Villamblard. Bien vite aussi, il fut manifeste qu'il était du nombre de ces enfants que le catéchisme diocésain permettait d'admettre à la sainte table avant l'âge habituel de quatorze ans, parce qu'ils joignaient « à un heureux naturel cultivé par la bonne éducation un jugement formé et, encore plus, des mœurs pures et innocentes ».42 L'abbé G. Caillet, qui devait l'avoir appris un jour de la bouche même de l'intéressé, nous dit sans hésitation : « il eut le bonheur de faire sa première communion avant l'âge de onze ans »".43

Pour disposer son jeune frère à ce grand acte, Jean-Baptiste ne pouvait mieux faire que de suivre les excellents conseils que donnait le catéchisme imprimé par ordre de Mgr J.-Ch. Machéco de Prémeaux et qui tendaient essentiellement : 1° à faire « faire une bonne confession, »... ; 2° à faire « concevoir des sentiments sincères d'humilité, de confiance et d'amour envers N. S. J. C. dans l'Eucharistie, avec un grand désir de s’unir à lui par la sainte communion, pour vivre ensuite d'une manière qui réponde en quelque sorte à la sainteté d'un si grand mystère ».44

41 Toutes ces dates sont données par le registre de la confrérie du très

saint sacrement. Sur Pierre Pontard, cf. P.-J. CREDOT, o. c., et H. BRUGIERE, o. c., pp. 190-200.

42 Cf. Catéchisme imprimé par ordre de Monseigneur l'Illustrissime et Révérendissime Jean-Chrétien de Prémeaux, évêque de Périgueux, à l’usage de son diocèse. A Périgueux, chez Dalvy, imprimeur du roi et de monseigneur l'évêque, 1850, p. 16.

43 Cf. Circulaire du 13 février 1850. 44 Catéchisme…, p. 169.

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Comme il avait fait pour Louis-Xavier, deux ans plus tôt, Jean-Baptiste profita - pouvons-nous en douter ? - de la préparation à la première communion pour initier Guillaume-Joseph à la méditation suivant la méthode ignacienne. Il n'eut pas de peine Le terrain avait été préparé depuis plusieurs mois. David Monier nous l'apprend dans l'éloge funèbre qu'il fit de Louis-Xavier en 1808. Durant les vacances qui suivirent sa première année de pensionnat, il « ne passait, dit-il, aucun jour sans prendre la nourriture, l'exercice nécessaire à la vie qu'on nomme intérieure. Pourquoi cette retraite de tous les jours ? Pourquoi cette séparation de moi ? lui disait son jeune frère. Je fais la méditation, répondait Louis-Xavier. Le jeune frère ne connaissait pas encore ce fruit de vie, mais l'exemple autant que l'affection le portait à être semblable à son frère et lui donnait déjà le goût de ce qu'il devait un jour aimer et nous enseigner ».45 De fait, quand il la connut, Guillaume-Joseph apprécia fort cette façon de prier et en fit, lui aussi, l'aliment quotidien de sa vie spirituelle.

Dans une âme aussi bien disposée, la première visite du Dieu de l'Eucharistie et les communions qui la suivirent ne pouvaient manquer de produire les plus heureux effets. La dévotion de l'enfant à l'égard du très saint sacrement devint bientôt si manifeste qu'elle ne resta pas inaperçue. Le 16 mai 1840, M. Benoît Meyer,46 jeune religieux, a pu entendre Mgr Antoine-Jacques de Chamon, évêque de Saint-Claude,47 déclarer à la communauté marianiste de Courtefontaine : « Etant vicaire général, j'apprenais comme, dans sa patrie, votre fondateur se distinguait déjà par sa piété. Etant encore jeune, âgé de douze ans, on le trouvait des heures entières, immobile

45 AGMAR, 11, 7. 46 Né à Eguisheim (Haut-Rhin) le 19 mars 1815, et frère de l'abbé Léon

Meyer qui introduisit les Marianistes aux Etats-Unis. Cf. Guillaume-Joseph Chaminade, Lettres vol. III, Nivelles (Belgique) 1930, p.425.

47 Antoine-Jacques de Chamon, né le 25 juillet 1767, à.Bulgnéville (Vosges), préconisé évêque de Saint-Claude (Jura) le 16 mai 1823, sacré le 13 juillet, mort à Saint-Claude le 28 juillet 1851 (L’épiscopat français de Clément VIII à Paul VI, in Dictionnaire d'Histoire et de Géographie ecclésiastiques, vol…, Paris 1974).

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comme une statue, à genoux devant l'autel du très saint sacrement ».48

Cette dévotion précoce était précisément celle que le catéchisme de Périgueux indiquait comme le moyen principal à employer pour conserver la grâce de la première communion : une dévotion qui conduisait à mener "une vie vraiment chrétienne, c'est-à-dire une vie conforme à celle que notre Seigneur Jésus-Christ a menée".49 Au souvenir de ce temps, cinquante ans plus tard, l'ancien élève de Mussidan pourra dire : « J'allais trouver un bon prêtre, qui était mon directeur, et quand je lui demandais comment il fallait faire, il me disait : notre Seigneur n'aurait pas fait cela. Notre Seigneur faisait cela. - Excellente réponse ! »50

En même temps qu'il développait sa dévotion à l’égard de l’eucharistie, Guillaume-Joseph Chaminade intensifia aussi sa piété filiale envers Marie. A la question : « A qui vous adresserez-vous, après Dieu, pour obtenir la grâce de bien communier ? », son catéchisme répondait : « Je m'adresserai particulièrement à la sainte Vierge, que notre Seigneur Jésus-Christ a choisie pour sa mère et dont il a pris soin lui-même de préparer l'âme et le corps, pour en faire une demeure digne de lui ».51 Les avis pour servir à la conduite de ceux qui ont fait la première communion lui recommandaient d’avoir une grande dévotion pour le très saint sacrement de l’autel en même temps qu’« une grande dévotion pour la très sainte Vierge, de ne passer aucun jour sans l'honorer par quelque prière et surtout par l'imitation de quelqu'une de ses vertus ». 52 C'était tout un programme dont Jean-Baptiste ne manqua pas, sans doute, de souligner la valeur et qui dut plaire au jeune périgourdin, ayant déjà appris à connaître, à aimer et à invoquer Marie, à l'école de sa mère.

Un incident scolaire, qui lui survint durant les premières années de sa présence à Mussidan, vint du reste convaincre Guillaume-Joseph de la puissance de Notre-Dame et de sa

48 Souvenirs de M. Benoît Meyer, AGMAR., 17, 5. 49 Catéchisme..., p. 169. 50 Retraite de 1822, 9ème instruction, notes anonymes (AGMAR, 10, 5). 51 Catéchisme…, p. 69. 52 Ibid., p. 197, IX et X.

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bienveillance à son égard. Le P. Caillet, à qui nous devons la connaissance du fait, l'a narré en ces termes : « Un jour qu'il était en promenade avec ses condisciples, on s’arrêta près d'une carrière pour s'y amuser. Il demeura au fond de la carrière, tandis que les autres élèves la parcouraient en tous sens. L'un d'eux, en courant, fit rouler du haut une grosse pierre, qui vint frapper M. Chaminade à la cheville du pied et la déboîta. Il fallut l'emporter à la maison, où les soins les plus assidus lui furent prodigués. Néanmoins, plus de six semaines s'étaient écoulées et le mal allait toujours en empirant. C'est alors que son frère Jean-Baptiste lui suggéra d'avoir recours à celle qu'on n’invoqua jamais en vain. Il accueillit cette proposition avec empressement et bonheur, et les deux frères firent ensemble le vœu d'un pèlerinage à Notre-Dame de Verdelais (Gironde), si la sainte Vierge daignait obtenir la guérison qu'on sollicitait de sa bonté. Marie aurait-elle pu se montrer sourde à la voix de celui qui devait tant travailler pour sa gloire ? La guérison ne se fit plus attendre. Elle fut même si prompte que notre Bon Père l'a toujours regardée comme miraculeuse. Peu de temps après, il put aller à pied, avec son frère, à Verdelais, pour payer à Marie le tribut de sa reconnaissance ».53Plus tard, lorsqu'il aura fondé la Société de Marie, un des plus ardents désirs de M. Chaminade sera de voir ses fils au service du sanctuaire de Verdelais et un de ses regrets de n'avoir pas réussi dans les démarches entreprises à ce sujet. 54

Cependant, loin de nuire aux progrès scolaires de Guillaume-Joseph, sa fidélité à la méditation, ses longues visites au saint sacrement, ses témoignages de dévotion à l'égard de Notre-Dame semblaient, au contraire, favoriser le développement de ses facultés intellectuelles et contribuer à ses succès. Grâce à son travail, profitant de l'organisation des cours

53 G. CAILLET, Circulaire du 13 février 1850. Y a-t-il une relation de

cause à effet entre cet accident et les plaintes que plus tard Guillaume-Joseph Chaminade fera entendre parfois au sujet de ses jambes ? On pourrait le croire, si les plaintes concernaient une seule jambe ; mais ce n'est pas le cas. Le 28 avril 1793, par exemple, il écrit : "mes jambes ne valent rien" (Lettres, vol. I, Nivelles 1930, p. 4).

54 Lettres, vol. I, pp. 216-218, 339-341 ; vol. IV, pp. 343-344. Voir aussi : L'Apôtre de Marie, mai 1925, pp. 1-9.

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à Saint-Charles, il réussit même à diminuer de quelques mois l'écart qui le séparait de son frère sur le plan des études.55

Très tôt, sa vocation sacerdotale s'affirma. Son frère Jean-Baptiste, rapporte Justin Dumontet56 qui fut dirigé par l'abbé Chaminade dès 1823 et qui fut, à plusieurs reprises, attaché à son service personnel, avait dit, au cours d'une retraite prêchée aux élèves, que Dieu parle au cœur et que, s'ils entendaient jamais sa voix, Ils devaient chercher le silence pour écouter. « Un jour, ajoute-t-il, Guillaume-Joseph entendit cette voix pendant la récréation. Il s'en fut aussitôt à la chapelle. C'est alors que Dieu lui fit connaître qu'il l'appelait à l'apostolat ».57 De son côté, le P. Georges Caillet a écrit que le jeune Chaminade prit la soutane durant l'année qui suivit sa première communion.58 Si nous admettons que celle-ci eut lieu pendant l'année scolaire 1771-1772, il nous faut placer la prise de l'habit ecclésiastique en 1772-1773.

A ce sujet, nous disposons d'un autre témoignage. D'après les notes que l'abbé Jean Chevaux griffonna en 1834 à Saint-Remy (Haute-Saône) pendant sa retraite annuelle, l'abbé Chaminade lui-même, au cours d'une conférence sur la vocation

55 On ne saurait, pourtant, prendre à la lettre cette assertion de David

Monier, dans son éloge funèbre de Louis : « Louis-Xavier fit aisément des progrès, qu'on se garda bien pourtant d'accélérer aux dépens. de la culture plus précieuse de son cœur. Il fut même un moment où il parut retardé dans les sciences au point que son frère, plus jeune que lui de plusieurs années, l'atteignit dans ses études ». (AGMAR, 11, 7, p. 6). Il y avait trois années d'écart entre les deux frères. Dans sa circulaire du 13 février 1850, le P. Georges Caillet se borne à dire : « Guillaume-Joseph fit de rapides progrès dans les sciences et, à quinze ans, il terminait ses classes de latinité ».

56 Né à Condéon (Charente), le 10 août 1813, entré au postulat de la Société de Marie, à Saint-Laurent (Bordeaux), en 1823, il fit profession en 1829 et mourut à Talence (Gironde), le 15 décembre 1903, dans sa quatre-vingt onzième année. Cf. Guillaume-Joseph CHAMINADE, Lettres, vol. III, p. 402.

57 AGMAR, 17, 3. 58 « Il eut le bonheur de faire sa première communion vers l'âge de onze

ans et, dès l'année suivante, il prit la soutane. » (Circulaire du 13 février 1850).

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et les signes qui permettent de la reconnaître, aurait dit que son travail d'élection, dirigé par son frère Jean-Baptiste, fut soumis à l'évêque et approuvé par lui.59

Quel est cet évêque ? Mgr Jean-Chrétien de Machéco de Prémeaux, mort le 28 novembre 1771, eut pour successeur Mgr Gabriel-Louis de Rougé, qui prit personnellement possession de son siège le 4 octobre 1772 et mourut, à 43 ans, le 3 avril suivant.60 D'octobre 1772 à avril 1773, eut-il l'occasion d'examiner la vocation du jeune pensionnaire de Mussidan, qui était dans sa douzième année ? Ce n'est pas impossible. Ne pas l'admettre nous obligerait à reculer la prise de soutane jusqu'en 1775, puisque Mgr Emmanuel-Louis de Grossoles de Flammarens, qui remplaça Mgr Gabriel-Louis de Rougé, n'entra dans sa ville épiscopale que le 13 novembre 1774.61

Non sans raison, vu la pratique de l'époque, on peut penser qu'au moment où il revêtit l'habit clérical, le jeune Chaminade reçut la tonsure. Pourquoi pas ? Le chanoine Roux nous dit qu'un autre pétrocorien, de la même paroisse que les Chaminade, Elie Bonhore de Lamothe, la reçut le 3 avril 1774, à l'âge de onze ans.62

Le concile de Trente avait recommandé de ne pas tonsurer qui n'avait pas été confirmé, qui ne possédait pas les vérités fondamentales de la foi et qui ne savait ni lire ni écrire. Guillaume-Joseph Chaminade ne tombait pas sous le coup de ces exclusions.

Le voilà jeune clerc. Deux ans s'écoulent. Il a maintenant 14 ans. Il est en humanités. Tout porte à croire que c'est durant cette année qu'en conformité avec les règlements projetés de la

59 AGMAR, 10, 8. 60 Né dans le diocèse de Nantes en 1729, préconisé évêque de Périgueux

le 20 mars 1772, sacré le 26 avril, mort le 3 avril 1773 et non pas en novembre 1772 comme il est dit in Dictionnaire d'Histoire et de Géographie ecclésiastiques, vol. XVIII, art. France, Paris, 1974, coll. 475-476. Pour la date du décès, cf. P.-J. CREDOT, o. c., p. 314.

61 Arch. dép. de la Dordogne, Minutier Lavavé, 3 E 1809 ; P. J. CREDOT, o. c. pp., 166-169.

62 Cf. Bulletin de la Société historique et archéologique du Périgord, t. LXIV, p. 376.

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congrégation de Saint-Charles, il demanda et obtint d'être admis comme écolier-agrégé ou postulant.63

Après la Révolution, quand il réclamera la pension à laquelle la loi lui donnait droit du fait qu'il était ancien congrégationnaire, il produira un certificat du maire de Mussidan attestant qu'il était entré dans l'association des prêtres de Saint-Charles en 1776.64 D'autre part, sans connaître cette pièce, le P. Georges Caillet écrira, le 13 février 1850, que Guillaume-Joseph Chaminade termina ses classes de latinité à quinze ans et qu'à cet âge, il fut reçu professeur à Saint-Charles.65 Les deux documents, indépendants l'un de l'autre, concordent. En novembre 1776, notre séminariste sera en première année de philosophie ; en même temps, suivant l'usage de la maison et du temps, il enseignera dans les classes inférieures en qualité de régent.66 Il aura quinze ans et demi et

63 Après avoir dit, dans l'Eloge funèbre déjà cité, que Guillaume-Joseph

rattrapa son frère Louis-Xavier dans ses études (cf. supra n° 55), David Monier continue : « C'est depuis lors que, marchant d'un pas presque semblable dans l'une et l'autre éducation, ces frères parurent comme seraient deux colonnes égales d'un marbre pur qui s'élèveraient des deux côtés d'un autel pour en soutenir la gloire ». Ce texte de caractère oratoire est trop vague pour que nous puissions en tirer des conclusions précises.

64 « Vu le certificat de notoriété délivré par M. le maire de la ville de Mussidan en date du 24 nivôse dernier (2 janvier 1805), constatant que M. Guillaume Chaminade était entré sous la qualité de prêtre congrégationnaire au séminaire de Mussidan en l'année 1776 et qu'il y était resté constamment et sans interruption jusqu'en 1791.. » (Arch. dép. de la Gironde : 1. V, culte catholique ; personnel Cel-Chir). Le maire a écrit : « en qualité de prêtre congrégationnaire », parce que Guillaume-Joseph Chaminade était prêtre au moment où la congrégation fut supprimée et avait droit, de ce fait à une pension de prêtre. Sans cette mention, l'intéressé eût risqué d'être compté comme « frère ».

65 « Reçu, dès l'âge de quinze ans professeur à Mussidan, il eut bientôt gagné l'estime de ses supérieurs et de ses élèves par sa modestie, sa fermeté, sa douceur et sa haute piété ». (Circulaire...)

66 Cf. supra, n°34.

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son agrégation aux missionnaires de Mussidan datera de là. Auparavant, il aura été aspirant.67

Son frère, Louis-Xavier, élève de philosophie en cette même année 1774, « régente » depuis six mois déjà. Il n'a toutefois pas encore choisi entre l'enseignement et le ministère paroissial. Il ne revêtira la soutane qu'à la fin de la prochaine année scolaire, avant d'entrer en théologie au séminaire de Périgueux.68

Le caractère propre des deux frères commençait sans doute à se révéler, tel qu'il se montrera plus tard : Louis-Xavier plus rêveur, plus artiste, plus idéaliste, plus indépendant, plus indécis, plus sensible aux lettres et à l'éloquence, de tempérament plus délicat aussi, probablement ; Guillaume-Joseph plus positif, plus calme, plus silencieux, plus réaliste, plus porté aux mathématiques et aux sciences exactes, moins imaginatif, plus tenace : deux natures différentes, d'autant plus attachées l'une à l'autre qu'elles se connaissaient complémentaires.

En fondant son établissement, l'abbé P. Robert du Barailh avait voulu qu'à l'instar du séminaire de Périgueux, il restât entre les mains de quelques prêtres du diocèse, qui vivraient en commun, suivant un règlement à établir, et qui ne dépendraient que de l'évêque. Quand et dans quelles conditions ce règlement fut-il rédigé et entra-t-il en vigueur ? Nous l'ignorons. Nous ne savons même pas si les dispositions relatives au gouvernement et à l'administration de l'œuvre virent jamais le jour. Le besoin ne dut pas s'en faire sentir beaucoup et elles auraient peu d'intérêt pour nous, vu que le supérieur était désigné par l'évêque, que les membres de la congrégation devaient rester peu nombreux et que toute pensée de filiales était écartée par principe.

67 Cf. Abrégé des règles de la congrégation des Prêtres et

Ecclésiastiques sous le titre de Saint-Charles, in L'Apôtre de Marie, 22ème année (mai 1930-avril 1931), p. 374.

68 « prit l'habit ecclésiastique à 18 ans et étudia la théologie une année à Périgueux et ensuite à Mussidan sous son frère aîné et enfin à Bordeaux » et plus loin : « déjà il était membre de la congrégation qui tenait le séminaire, depuis l'âge de 19 ans, à son retour de Périgueux » (Notes de David Monier, au sujet de Louis-Xavier Chaminade, AGMAR, 11, 7, 171)

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Nous possédons en revanche, et c'est heureux, toute la partie ascétique de ce que nous pouvons considérer comme les constitutions de la congrégation de Saint-Charles. Guillaume-Joseph Chaminade nous en a conservé le texte dans un petit carnet qui était à son usage et sur les pages duquel il a, en outre, consigné quelques-unes de ses réflexions personnelles.69 Le titre se lit : Abrégé des Règles de la Congrégation des Prêtres et Ecclésiastiques sous le titre de Saint-Charles. Trois classes de membres étaient prévues : celle des jeunes ecclésiastiques jusqu'à la prêtrise, celle des prêtres jusqu'à l'âge de trente-six ans environ, celle des prêtres plus âgés. On pouvait être associé dès l'âge de seize à dix-sept ans, après deux ans ou dix-huit mois d'épreuve.

L'auteur de l'écrit, dont toutes les recommandations tendent à procurer « la plus grande gloire de Dieu », connaît très bien l’Institut de la Compagnie de Jésus, auquel il emprunte plus d'une disposition et même plus d'un terme caractéristique. Ce pourrait être Jean-Baptiste Chaminade lui-même, pourquoi pas ? Mais, dans ce cas, il faudrait reculer la rédaction du texte jusqu'au moment où Jean-Baptiste Chaminade devint supérieur, en succédant à l'abbé Neulet décédé (1780).70 Ce point ne soulève d'ailleurs aucune difficulté, les rares membres de la congrégation encore en rodage ayant très bien pu vivre d'abord sous un règlement provisoire.

Au surplus, rien ne nous assure que l'Abrégé parvenu jusqu'à nous n'ait pas été le sommaire de constitutions à dresser plutôt qu’un véritable résumé. Car si, à l'époque, il n’y avait pas encore à Saint-Charles une congrégation formelle pourvue de règles définitives, trois ou quatre maîtres du moins essayaient alors de former une association à caractère religieux ; et c'est dans cette association que Guillaume-Joseph Chaminade parait

69 Ce carnet est conservé in AGMAR, 20, 10. 70 Jean Neulet, tout en restant curé de Saint-Front-de-Pradoux, fut

supérieur du petit séminaire Saint-Charles après la démission de Jean-Baptiste du Rieu du Cluzeau, vers 1774. Mort en charge, il fut probablement inhumé dans l'église du séminaire. Cf. supra, n° 5 et n° 12. Son testament est du 22 novembre 1780 (Arch. dép. de la Dordogne, Minutier Pontard, 3 E 4785). Son successeur à la tête du séminaire fut Jean-Baptiste Chaminade, jusque-là syndic.

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avoir été admis, durant son année d'humanités, au titre d'écolier agrégé. C'était le premier degré de son appartenance au corps social au sein duquel il désirait travailler pour le Christ.

Des « écoliers agrégés ou qui veulent l'être », les règles que nous connaissons demandaient essentiellement : une grande pureté d'intention dans toutes les études, une conduite exemplaire partout, le désir de s'instruire et l'amour du travail.

Elles prévoient aussi que « pendant le temps de l'épreuve, on lira et on entendra expliquer plusieurs fois les règles, qu'on examinera sérieusement et de bonne foi si on croit pouvoir et si on veut les observer toute la vie, qu'enfin on fera deux ou trois retraites de huit jours chacune et une aussi de huit jours immédiatement avant la réception ».71Sur tous ces points, il revenait à Jean-Baptiste Chaminade d'assumer le rôle et les fonctions d'un maître de probation.

A Guillaume-Joseph - au sujet de Louis-Xavier nous ne disposons d'aucune indication de ce genre - le grand frère n'hésita pas à proposer l'émission et la pratique des vœux de pauvreté, de chasteté et d'obéissance avec des obligations définies d'après la situation dans laquelle il se trouvait pour lors. « Les vœux n'engagent jamais que selon l'étendue qu'entend leur donner celui qui les fait ».72 Il ne se lierait qu'envers Dieu. L'avenir serait réservé. Le pieux séminariste accepta la suggestion. Il devait, durant toute sa longue vie, rester fidèle à ces vœux et n'en prononça jamais d'autres. Le jour où il les émit fut, sans doute, un des plus beaux « des seize premières années de sa vie, qu'il appelait les années de sa grande ferveur ».73

Aucun document ne nous apprend comment les parents de Guillaume-Joseph réagirent devant la vocation de leur fils. Tout nous porte à croire qu'ils s'en félicitèrent. Le père, qui avait été si

71 Cf. supra, n° 67. 72 Guillaume-Joseph CHAMINADE, Mémoire (11-18 octobre 1848) in

AGMAR, 3,3. 73 G. CAILLET, Circulaire du 13 février 1850. Cette grande ferveur, il

l'attribuait surtout à l'influence et aux leçons de son frère Jean-Baptiste. « Sa reconnaissance, continue le P. G. Caillet, lui a inspiré pour ce frère une haute estime, qui allait jusqu'à la vénération. Il n'en parlait qu'avec les plus grands éloges et le regardait comme un saint ».

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contrarié par l'entrée de Blaise chez les Récollets,74 n'avait plus la même raison de l'être ici. S'il approchait de la soixantaine et si, dans un proche avenir, il lui faudrait se retirer des affaires, il savait maintenant sur qui il se déchargerait. Formé à ses côtés, François allait sur ses vingt ans. il s'intéressait au commerce, y réussissait et serait bientôt à même de prendre en mains le gouvernail. Le marchand drapier de la rue Taillefer, tranquille de ce côté, ne pouvait que se réjouir au fond de lui-même en voyant Dieu lui ôter un autre souci et prendre son dernier-né à son service. Quand Louis-Xavier aura été l'objet de la même faveur, il ne lui restera plus guère qu'à se souhaiter une longue et paisible vieillesse en compagnie de sa pieuse femme, l'accommodante Catherine Bethon.

74 Cf. supra, Ch. 1er.

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Chapitre troisième (Tome I)

De la régence à la prêtrise De la régence à la prêtrise De la régence à la prêtrise De la régence à la prêtrise

(1776-1785)

Avec le recul du temps, les années qui s'écoulent de 1776 à 1785, entre la fin des études latines de Guillaume-Joseph Chaminade et son ordination sacerdotale, nous apparaissent, tant sur le plan international et national que sur le plan du séminaire de Mussidan, au niveau familial des Chaminade aussi bien qu’eu égard à la destinée personnelle des deux frères Louis-Xavier et Guillaume-Joseph, comme une période de transition et de préparation.

Au loin, par delà l'océan, la guerre d'indépendance des colonies anglaises d'Amérique prépare l'apparition d'une nouvelle puissance, les Etats-Unis, dont l'influence ira croissant au cours des siècles suivants.1 En France, plein de bonne volonté, mais trop jeune et timide, Louis XVI cherche en vain à corriger les erreurs et à faire oublier les scandales de son grand-père Louis XV, à qui il a succédé en 1774.2 A l'horizon politique, les nuages menaçants s'accumulent et commencent à inquiéter. A Périgueux, Mgr Emmanuel-Louis Grossoles de Flammarens, venu de Quimper en 1774, sera le dernier évêque du diocèse avant la Révolution.3 Le séminaire Saint-Charles, à Mussidan, tend à se transformer et à prendre figure d'un collège de valeur. Chez les Chaminade enfin,

1 Cf. LAVISSE E., Histoire de France depuis les origines jusqu'à la

Révolution : T. IX, Louis XVI (1774-1789), par H. Carré, P. Sagnac et E. Lavisse, Paris 1926, pp. 100-117. Voir aussi la bibliographie du sujet, p. 91 et p. 100.

2 Ibid., pp. 1-90. 3 Cf. supra, Ch. ler, n° 77. Nommé en juin 1773, l'évêque ne prit

possession que le 13 novembre 1774. Cf. supra, ch. II, n° 61.

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les petits-fils de Jean le sculpteur4 arrivent à leur majorité et prennent en main leur destin, ponctué bien vite par les événements ordinaires de la vie, mariages, baptêmes et décès.

Le 28 mai 1777, François, frère de Jean-Baptiste, de Blaise-Elie, de Marie-Lucrèce, de Louis-Xavier et de Guillaume-Joseph se marie, en l'église de Sarlat, avec Marie Soulignac, âgée de vingt-deux ans comme lui, et fille, encore comme lui, d'un marchand-drapier de la ville.5 Le 22 janvier 1778, Marie Lachapelle, cousine germaine des jeunes Chaminade de la rue Taillefer, meurt à Saint-Laurent-du-Manoire, et son frère, curé du lieu, l'enterre dans le sanctuaire de l'église6 dans laquelle, cinq ans plus tôt, il a

4 Ibid., p. 2. 5 « Le vingt-huitième mai mil sept cent soixante-dix-sept, après les

fiançailles célébrées et la publication des bans duement faite tant dans cette paroisse qu'en celle de Saint-Front de Périgueux, avec la dispense de deux bans obtenue de messieurs les vicaires généraux du chapitre de Sarlat, le siège vacant, signé Pauliac, en date du dix-neuf de ce mois, du futur mariage entre sieur François Chaminade, bourgeois et marchand de la ville de Périgueux, fils légitime de sieur Blaise Chaminade, aussi bourgeois et marchand, et de demoiselle Catherine Bethon, et de demoiselle Marie Soulignac, fille légitime de sieur Jean Soulignac, bourgeois et marchand, et de demoiselle Marguerite Gueyraud, sans avoir découvert aucun empêchement, nous vicaire soussigné, après avoir pris le mutuel consentement des parties et le consentement des pères et mères respectifs, les avons solennellement conjoints en légitime mariage et leur avons donné la bénédiction nuptiale en présence de messieurs maître Etienne Borie du Canebot, avocat au parlement français, Francis et Joseph Sudraud, procureur au présidial de cette ville, et sieur Jean-Baptiste Gouzot, étudiant en droit, habitants de cette ville, qui ont signé avec les parties et nous. Signés : Chaminade père, Chaminade fils, Marie Soulignac, Sudraud, Gouzot, Borie, Soulignac, Gainars, Gueyraud de Soulignac, Faugères, vicaire. » (Arch. dép. de la Dordogne, Etat civil de Sarlat, année 1777) - Le contrat de mariage avait été signé le 12 avril, devant le notaire Gaussen, dont les minutes ont été détruites en 1944. Une copie de ce contrat figure dans les archives de la Société de Marie, B 11, pièce 134.

6 « Le vingt-deux janvier 1778 est décédée dans le présent bourg, après avoir reçu les sacrements nécessaires au salut, demoiselle Marie Lachapelle, âgée d'environ soixante ans ; et le lendemain, son corps a été inhumé dans le sanctuaire de l'église en présence de Mr Minard,

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inhumé leur mère commune, Lucrèce Chaminade, sœur consanguine de Blaise.7 A quelques mois de là, en la cathédrale Saint-Front, François présente au baptême le premier enfant que vient de lui donner Marie Soulignac. C'est une fille qu'il nomme Marguerite-Madeleine.8

L'année 1779 sera marquée et par la mort du cousin Antoine Lachapelle, survenue en Normandie où il était chirurgien,9 marié,

curé d'Eyliac, et de Mr Beau, curé de Boulazac, qui ont signé avec moi ». (Arch. dép. de la Dordogne, Etat civil de Saint-Laurent-sur-Manoire, année 1778).

7 « Le cinquième mars mil sept cent soixante-treize, est décédée munie des sacrements demoiselle Lucrèce Chaminade, veuve du sieur Blaise Lachapelle ; et son corps a été inhumé le lendemain dans l'église, aux formes ordinaires, en présence des soussignés : Beau, curé de Boulazac, Villot, curé de Marsaneix, Puy-Bertrand, curé d'Atur ». (Arch. dép. de la Dordogne : Reg. par. de Saint-Laurent-du-Manoire).

8 « Le sixième mai mil sept cent soixante dix-huit a été baptisée Marguerite- Magdeleine Chaminade, âgée de trois jours, fille naturelle et légitime de François Chaminade et de demoiselle Marie Soulignac. A été parrain Blaise Chaminade, marchand, et marraine Marguerite-Magdeleine Gueyraud, belle-mère de la baptisée, en présence des soussignés : Gueyraud Soulignat, Chaminade parr., F. Chaminade père, Desbordes, curé de Saint-Front ». (Arch. mun. de Périgueux, par. Saint-Front, GG 99).

9 « Par devant le notaire royal au nombre des réservés pour la ville de Périgueux soussigné, présents les témoins sous-nommés, furent présents : Antoine Lachapelle, prêtre et curé de la paroisse de Saint-Laurent-du-Manoire, Marie et Lucrèce Lachapelle, filles majeures, tous trois frère et sœurs habitants du bourg et paroisse de Saint-Laurent, lesquels, procédant de leur gré, ont par les présentes fait et constitué pour leur procureur général et spécial, sans qu'une des deux qualités déroge à l'autre, la personne de sieur François Lachapelle leur frère, maître es arts et en chirurgie de la ville d'Alençon et chirurgien ordinaire de Monsieur, frère du roi, demeurant en ladite ville d'Alençon, auquel lesdits sieur et demoiselles comparants donnent plein pouvoir de, pour eux et en leur nom, comme frère et sœurs de feu sieur Antoine Lachapelle également maître en chirurgie à Presles, décédé ab intestat, se transporter au lieu de Presles et partout ailleurs que besoin sera, pour là étant prendre communication de l'état et succession dudit sieur Antoine Lachapelle, charges et. émoluments dicelle, ainsi que du don mutuel prétendu avoir été fait entre lui et son épouse actuellement

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sans enfants, et par la naissance de Catherine-Rose, seconde fille de François Chaminade,10 et par une maladie du grand-père Blaise, qui dictera un nouveau testament, dans lequel son fils François sera établi héritier général et universel à charge de donner mille livres à chacun de ses frères et mille deux cents à sa sœur Lucrèce.11 Le testateur guérira et, en avril 1780, il conduira sa fille à l'autel pour la voir s'unir en mariage à l'avocat Pierre Laulanie,12 dont les jours sont comptés et qui, le sachant, veut surtout s'assurer une garde-malade.13

Le 18 août 1780, François Chaminade est père d'une troisième fille. Il l'appelle Lucrèce-Marie-Sophie.14 Deux mois et demi plus tard, sentant ses forces diminuer, Pierre Laulanie mande le notaire Lavavé dans sa maison de Jaunour, sur la paroisse de Bassillac, et lui dicte ses dernières volontés. Il décède

sa veuve… » (Arch. dép. de la Dordogne ; MinutierJaly 3 E 1846 ; 19 janvier 1779)

10 « Le seize mai mil sept cent soixante-dix -neuf a été baptisée Catherine-Rose Chaminade, née le même jour, fille naturelle et légitime de François Chaminade et de Marie Soulignac conjoints. A été son parrain Jean-Baptiste Soulignac, bourgeois, et sa marraine Catherine Bethon, qui ont été représentés par Jean Perrier et Marguerite Perrier ». (Arch. mun. de Périgueux : Reg. par. de Saint-Front, GG 99)

11 Cf. Arch. dép. de la Dordogne : Minutier Fournier, année 1779, n° 216, 9 novembre

12 Cf. Arch. mun. de Périgueux ; Reg. par. de Saint-Front, GG 99, 18 avril 1780.

Le contrat de mariage avait été signé trois jours auparavant, devant Me Fournier. Blaise Chaminade et Catherine Bethon constituaient à leur fille une somme capitale de trois mille livres, dont la moitié ne devait être payée qu'au décès du dernier d'entre eux. (Arch. dép. de la Dordogne, Minutier Fournier, 3 E 1598, 15 avril 1780)

13 Il fait son testament dès le 3 novembre 1780. (Arch. dép de la Dordogne, Minutier Lavavé, 3 E 1797)

14 « Le dix-huit août mil sept cent quatre-vingt a été baptisée Marie-Lucrèce-Sophie Chaminade fille naturelle et légitime de François Chaminade, négociant, et de Marie Soulignac conjoints ; a été son parrain Jean-Baptiste Soulignac et sa marraine Marie Laulanie. Signés : Marie Laulanie marr., Soulignac parr., Reynaud, vic. de Saint-Front » (Arch. mun. de Périgueux : Reg. par. de Saint-Front, GG 99)

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le 20 janvier suivant,15 après neuf mois seulement de mariage. Veuve et sans enfants, Lucrèce Chaminade revient chez ses parents, où, après avoir réglé par une transaction avec les Laulanie16 la succession de son mari, elle se rendra utile dans le magasin de son frère.

Bientôt après, le cousin Antoine Lachapelle, nommé chanoine de Saint-Front, quitte sa cure de Saint-Laurent-du-Manoire et, avec sa sœur Marie, revient habiter Périgueux, non loin sans doute de la rue Taillefer. Il prend possession de sa stalle le 16 juin 1781.17 Le 15 mars précédent, agissant au nom de sa sœur et en son propre nom, muni aussi d'une procuration de son frère François, chirurgien de Monsieur à Alençon (Orne), il avait vendu la maison paternelle au concierge de l’évêché.18

Marie Soulignac, en 1782, donne à son mari un quatrième enfant. Après trois filles, c'est un garçon, qui reçoit le baptême le 16 février et dont Jean-Baptiste Chaminade est parrain avec un titre qu'aucun acte antérieur ne mentionne : supérieur du séminaire de Mussidan.19

15 « Le vingt-et-un du mois de janvier mil sept cent quatre-vingt un a été

enterré dans le cimetière de Bassillac, monsieur Pierre Laulanie, avocat en la cour, bourgeois de Périgueux, décédé la veille au village de Jaunour, après avoir reçu les sacrements nécessaires au salut, âgé de quarante-cinq ans environ ; et ont été témoins Louis Audebert, Libeau Choury, tous présente paroisse, non signés pour ne savoir. Signé : Chabanes, curé de Bassilac » (Arch. dép de la Dordogne : Etat civil de Bassillac, année 1781)

16 Un acte antérieur au mariage de Pierre Laulanie lui avait substitué un de ses frères, Louis, comme héritier, dans le cas où il mourrait sans. descendance. Comme c'était le cas, Lucrèce dut se contenter d'une somme de six mille livres. Cf. AGMAR, B 11, pièce 156, transaction du 9 mars 1781 (copie informe).

17 Cf. Arch. dép. de la Dordogne : Minutier Lavavé., 3 E 1809, 16 juin 1781. Il succède au chanoine Delpy.

18 Cf. Arch. dép. de la Dordogne : Minutier Fournier, 3 E 1599, 27 mars 1781, n° 57.

19 « Le seize février mil sept cent quatre-vingt-deux a été baptisé Jean-Baptiste Chaminade, né ledit jour, fils naturel et légitime de François Chaminade, négociant, et de Marie Soulignac conjoints. Le parrain a été Mre Jean-Baptiste Chaminade, prêtre et supérieur du séminaire de

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L'année suivante, la mort de Joseph Bethon, décédé à Rochefort, met en deuil toute la famille Chaminade.20

A Mussidan aussi, on rêve de transformations, d'aménagements, et l'on déblaye le terrain pour les rendre possibles à court terme. Dans son éloge funèbre de Louis- Xavier Chaminade, David Monier en attribue le principal mérite au défunt dont il veut honorer la mémoire et qui, à l'entendre, aurait ouvert le branle en découvrant un mécène, le diacre normand Jacques-Vincent de Martonne, seigneur de Vergetot :21

« M. l'abbé de Martonne s'agrège à la congrégation. Tout à coup, Mussidan change de face. Ses aumônes servent à réparer

Mussidan, et la marraine Antoinette Lagrasse de Soulignac ; ont tenu à leur place Mathieu Guy, tailleur d'habits et Jeanne Gui, servante dudit Chaminade ». (Arch. mun. de Périgueux : Reg. par. de Saint-Front, GG 100)

20 La date exacte de la mort nous est inconnue. Nous en connaissons l'époque par la procuration que Blaise Chaminade et Catherine Bethon signèrent le 2 juin 1783 en faveur de leur sœur Marie-Françoise Bethon, chargée d'aller régler sur place la succession du défunt. Le décès dut se produire quelques jours avant, en mai 1783. Cf. Arch. dép. de la Dordogne : Minutier Fournier, 3 E.1601, 2 juin 1783

21 Vergetot est dans le département de Seine-maritime. Le 7 juin 1783, Jacques-Etienne-Vincent de Martonne, à Mussidan, par-devant Me Buisson, établit une procuration en blanc, en prévision du décès de madame Marie de Vergetot, sa mère. Le 10 mai 1784, devant le même notaire, il en établit une autre pour régir "les biens et héritages qu'il possède dans les trois paroisses de Vergetot, Berville et Houdetot". Sa mère, qui habitait Rouen, semble donc être morte dans l'intervalle. (Arch. dép. de la Dordogne : Minutier Buisson, 3 E 6471, 6472) - Comme le constituant est originaire de la même région que Guillaume-François de Martonne, archéologue (1791-1873) et son fils, Louis-Georges-Alfred, né au Havre le 30 août 1820, il est possible qu'il y ait un lien de parenté entre ces trois hommes ; mais, nous n'avons pas fait de recherches à ce sujet et nous ne pouvons nous prononcer. Nous ignorons aussi ce que devint Jacques-Etienne-Vincent de Martonne après 1789. Dans sa Vie de Bernard Daries, conservée, manuscrite, par l'abbaye de Tournay (Hautes-Pyrénées), Frère Philippe de Madiran (Jean Dousseau) 0. F. M. nous dit : « Quelque temps avant la Révolution, il revint à Paris, où il fonda un petit séminaire, pour former la jeunesse à l'état ecclésiastique ». (Chap. II)

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les bâtiments et à en élever de nouveaux. Les anciennes écoles se rétablissent ; d'autres sont instituées. Des professeurs plus nombreux et mieux choisis assurent la plus brillante éducation. Les petites écoles sont l'objet d'une attention particulière. Les jeunes élèves sont préservés du danger de la contagion des adolescents peu réservés quelquefois. Les externes sont séparés de la pension intérieure. Tout est ordonné pour donner à Mussidan le relief d'une ville séjour des belles-lettres et des sciences. Les trésors des étrangers commencent à couler dans son sein ; les siens refouleront chez l'étranger ».

Tout n'est pas faux dans ce morceau de bravoure. Il semble pourtant, à s'en tenir aux documents, que les abbés Jean-Baptiste Durieu Ducluzeau et Henry Moze n’ont pas attendu l'arrivée du jeune seigneur de Vergetot pour mettre leur petite fortune à la disposition du petit séminaire et que leurs apports financiers, quelque modestes qu'ils aient été, furent plus réels que ceux du diacre normand, dont la Révolution devait bientôt réduire les louables dispositions à de généreuses intentions.22

En 1791, Henry Moze déclarera qu'il a employé aux constructions et à l'entretien du collège une somme de vingt quatre mille six cent dix livres.23 Débouté alors de sa demande en indemnisation, il présentera sous l'Empire, à l'appui d'une nouvelle réclamation, un mémoire dans lequel sa contribution en faveur du séminaire Saint-Charles est évaluée par lui à environ trente mille francs.24 De fait, il suffit de consulter les-minutiers des notaires et les registres de formalités pour

22 J. -E. -V. de Martonne, devant Me Pontard, le 18 mars 1784, avait

fondé en faveur du petit séminaire Saint-Charles de Mussidan "une rente annuelle et constituée de la somme de mille cinq cents livres rachetable au capital de celle de trente mille livres", mais cette rente n'était payable "annuellement à compter seulement du jour du décès dudit sieur donateur". Cf. Arch. dép. de la Dordogne : Minutier Pontard, Année 1784.

23 Cf. Arch. nat. Paris : Dxix 94, doss. 822. 24 Cf. Arch. dép. de la Dordogne : 7 K 4, Arrêté préfectoral du 12 août

1813.

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constater qu'il procéda, de 1771 à 1776, à la réalisation de son patrimoine au profit de l'établissement où il enseignait.25

De son côté, le curé de Villamblard, l'abbé Durieu Ducluseau qui, avec l'abbé Jean Neulet, avait recueilli la succession de l’abbé Pierre Robert du Barailh, avait manifesté dès avant les années 1780 l'intention de laisser sa petite fortune immobilière à l'établissement fondé par son ami.26 En octobre 1781, à la demande du. supérieur et des directeurs, le roi Louis XVI signe à Versailles des lettres patentes permettant aux représentants du petit séminaire de Mussidan « de recevoir pour cet établissement la donation que le sieur Ducluseau ( ... ) se propose de lui faire d'un domaine de la valeur d'environ trois mille livres, situé dans la paroisse de Saint-Etienne-du-Double, avec cinq journaux de prés situés dans la paroisse de Saint-Martin de Mussidan, comme aussi tous dons, legs et donations qui pourront être faits dans la suite au profit dudit séminaire, jusques à concurrence de trois mille livres de revenus. »27

Le parlement de Bordeaux enregistra les lettres patentes le 18 janvier 1782.28 Le supérieur et les directeurs pouvaient, en conséquence, passer les actes nécessaires pour entrer en possession de la donation Ducluseau, à charge « d’aliéner dans le délai d'un an tous les biens-fonds qui s'y trouvaient compris et d'en employer le prix en acquisition d'effets dont la possession était permise aux gens de main-morte par l’édit du mois d’août 1749 ».

Le 14 mai suivant, le curé de Villamblard signa l'acte de donation devant Me Boussenot, notaire royal.29 Le 5 octobre de la même année, Jean-Baptiste Chaminade et l'abbé Henry Moze vendirent au seigneur de Gamençon, François de Borros, pour cinq mille livres, certaines terres qui l’intéressaient30 et, le

25 Ces ventes sont énumérées dans le mémoire établi le 21 juin 1791 par

G.-J. Chaminade. (Cf. supra, n° 23) 26 Cf. Lettres patentes en faveur du séminaire, Versailles, octobre 1781.

(Arch. dép. de la Gironde, I. B 55) 27 Ibid. 28 Cf. L'Apôtre de Marie, t. 37, no 390, janvier-mars 1957, p. 13. 29 Cf. Arch. dép. de la Dordogne : Minutier Pontard, 3 E 4787, Acte du 5

octobre 1782. 30 Ibid.

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lendemain, avec le prix de la vente, augmenté de trois mille livres fournies personnellement par Henry Moze, en s'engageant en outre à verser deux mille livres le 24 juin 1783 et la même somme encore le 25 décembre, ils acquirent pour douze mille livres du seigneur de Leybardie, Louis Desmoulins, l'ancienne faïencerie de Mussidan.31 Enfin, le 22 octobre 1783, ils se dessaisirent, pour deux mille six cents livres, d'une métairie qui leur venait aussi de l'abbé Durieu Ducluseau.32 Entre-temps, Jean-Baptiste Chaminade, le 7 juin 1783, avait acheté des frères Guichenet une petite maison voisine du séminaire, pour la somme de quinze cents livres.33 A neuf mois de là, il apposera encore sa signature, à côté de celle de l'abbé Moze, au bas d'un acte qu'ils passeront ensemble avec un de leurs voisins, Jean Laurière dit Delaurier, pour supprimer à l'amiable une enclave gênante.34 C'est en juin 1783 au plus tôt que Jacques-Vincent de Martonne vint à Mussidan pour la première fois.35 Par les détails que nous venons de donner, on voit tout ce qui avait été fait jusque-là en vue de développer le collège-séminaire. Ce qu'on peut appeler ici le gros oeuvre était sur le point d'être achevé. Restait à aménager, à finir et à exploiter.

C'est dans ce contexte concret, historique, politique, social, familial et local qu'il faut replacer Louis-Xavier et Guillaume-Joseph Chaminade pour se faire une idée de ce qu'a pu être leur vie entre la fin de leurs études latines et leur promotion au sacerdoce. Ces jeunes gens ne sont ni isolés du monde, ni perdus dans une contemplation mystique. Ils sont d'un temps et le vivent. Ils ont parents et parenté, condisciples et concitoyens, amis et relations, oreilles, yeux et langue, sensibilité et idéal, limites et passions comme ceux qui les entourent. Ils réagissent avec leurs contemporains, s'associent à leurs doléances et à leurs vœux. Ils ressentent en fils, en frères, en cousins, tout ce

31 Arch. nat. Paris : Dxix 94, doss. 822. 32 Arch. dép. de la Dordogne : Minutier Buisson, 3 E 6471. Il s'agit de la

métairie dite de Lachapelle, qui venait aussi de l'abbé P. Robert du Barailh.

33 Ibid., Acte du 7 juin 1783. 34 Arch. dép. de la Dordogne : Minutier Pontard, 3 E 4789, mars 1784,

n° 2 35 Cf. supra n°21.

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qui touche à leur famille. Ils s'intéressent à la vie de leur séminaire et à son avenir en même temps qu'ils impriment une direction personnelle à leur propre existence.

Essayons de les suivre. Ch. Klobb,36 J. Simler,37 H. Rousseau,38 H. Lebon39 et autres,40 se fiant à quelques mots de David Monier,41 ont pensé que les deux frères avaient vécu côte à côte durant toute cette période. A la lumière des documents dont nous disposons, nous sommes plutôt portés à croire que si, 36 Charles Klobb (1866-1906), secrétaire particulier puis assistant général

du R. P. Joseph Simler, fut le principal collaborateur de celui-ci, quand il s'agit d'écrire la vie du fondateur de la Société de Marie. Cf. L'Apôtre de Marie, 23eannée, mai 1931-avril 1932, pp. 207, 254, 335, 379, 407 et 24e année, mai 1932-avril 1933, pp. 14, 56, 91, 136, 164. Voir aussi, dans AGMAR, B.11, 11, des notes critiques sur la biographie du Vén. P. G.-J. Chaminade parue sous le nom du P. J. Simler.

37 Cf. J. SIMLER, Guillaume-Joseph Chaminade, Paris-Bordeaux 1901, pp. 12-25

38 Cf. H. ROUSSEAU, Guillaume-Joseph Chaminade, Paris 1913, pp. 11-14

39 Cf. AGMAR, B. 11, 11, notes manuscrites. 40 Tous les biographes de Guillaume-Joseph Chaminade en général, en

quelque langue qu'ils aient écrit, par ex. : L. GADIOU, La Société de Marie (Marianistes), Paris 1930 ; pp. 16-18 ; L. GADIOU - J. -Cl. DELAS, Paris 1972, pp. 21-23

41 AGMAR, B. 11, 7 ; Eloge de Louis Chaminade : « Il fut même un moment où il parut retardé dans les sciences, au point que son frère, plus jeune que lui de plusieurs années, l'atteignit dans ses études. C'est depuis lors que, marchant d'un pas presque semblable dans l'une et l'autre éducation, ces frères parurent comme seraient deux colonnes égales d'un marbre pur, qui s’élèveraient des deux côtés d'un autel, pour en soutenir la gloire. » Est-il besoin de faire remarquer que David Monier n'a rien d'un témoin. Il semble parler ici sur des indications orales données par G.-J. Chaminade. Louis-Xavier était trois ans plus âgé que Guillaume-Joseph. Il est peu vraisemblable qu'il se soit laissé rejoindre par son frère durant les études faites à Mussidan. Il est vrai qu'il ne reçut le sous-diaconat qu'à 24 ans, en 1782, et que son frère le reçut peut-être la même année ou au plus tard l'année suivante (le titre clérical fut établi pour tous les deux le 17 avril 1782). Mais son retard, Louis ne le prit-il pas à Bordeaux, en « faisant une institution » ? Une institution ne se fait pas en une année. (Institution = éducation d'un enfant. Cf. Montaigne. )

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après 1776, Louis-Xavier se forma surtout hors de Mussidan, Guillaume-Joseph ne quitta guère le séminaire Saint-Charles.

Louis-Xavier, nous dit explicitement David Monier, prit la soutane à. 18 ans, c’est-à-dire en 1776, et s’agrégea aux missionnaires de Mussidan l'année suivante, 1777, après avoir étudié la théologie pendant un an au séminaire de Périgueux. Il séjourne ensuite au collège Saint-Charles, où il exerce les fonctions de régent tout en poursuivant ses études de théologie sous la direction de son frère Jean-Baptiste.42 Puis, il se rend à Bordeaux où nous le retrouvons, le 13 mars 1782, à la veille de recevoir les ordres mineurs,43 et le 17 mai, prêt à être ordonné sous-diacre,44 après avoir « fait une institution » en même temps qu'il a probablement suivi quelques cours de l'abbé Langoiran à l'université,45 peu pressé apparemment de s'engager dans la cléricature.46

Guillaume-Joseph, agrégé aux missionnaires dès la fin de ses études latines en 177647 et devenu dès lors régent, semble,

42 AGMAR : B. 11, 7, Eloge funèbre de Louis Chaminade, notes

manuscrites : « Prit l'habit ecclésiastique à 18 ans et étudia la théologie une année à Périgueux et ensuite à Mussidan sous son frère aîné et enfin à Bordeaux, où il fit une institution ». – « Il était membre de la congrégation qui tenait le séminaire, depuis l’âge de 19 ans, à son retour de Périgueux ».(Pièce 171)

43 Arch. dép. de la Gironde : G 548, 13 mars 1782, p. 136 44 Ibid., 17 mai 1782, p. 140. 45 Sur l’abbé Jean-Simon Langoiran (1739-1792), professeur de théologie

à l'Université de Bordeaux, massacré sur le perron de l'archevêché le 15 juillet 1792, Cf. E. FERET, Statistique générale du département de la Gironde, t. III, Biographie, Bordeaux-Paris 1889, p. 374.

46 Ce que semble indiquer le fait qu'il ait attendu jusqu'en 1782 pour recevoir, le sous-diaconat qu'il aurait pu recevoir dès 1779.

47 Cf. G. Caillet, Circulaire du 13 février 1850 : « Reçu, dès l'âge de 15 ans, professeur à Mussidan… »

48 G.-J. Chaminade : « J'ai fait le métier de syndic pendant seize à dix-sept ans… » (à l’abbé J.B.Lalanne, 26 avril 1836) ; « j’ai rempli dans ma première jeunesse les fonctions de syndic dans une maison plus considérable qu'Ebersmunster… » (à François-Joseph Enderlin, 7 janvier 1839).

49 Arch. dép. de la Dordogne : Minutier Lavergne, 3 E 347, 19 mai 1782.

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à partir de cette date, avoir été aussi associé aux fonctions de syndic remplies par son frère aîné Jean-Baptiste48 et, en raison même de son emploi administratif, n'avoir pu faire que de courts séjours à Bordeaux, après avoir suivi à Mussidan les cours de philosophie et de physique de 1776 à 1778, tout en régentant quelques jeunes grammairiens. En mars et en avril 1782, alors que Jean-Baptiste est devenu supérieur du séminaire Saint-Charles, il paraît, lui, y assumer presque toute la charge du syndicat. En tout cas, alors que s'il eût été à Bordeaux à cette époque avec son frère, il eût été normal qu'il reçût avec lui les ordres mineurs, il ne les a pas reçus, et quand, le 19 avril de cette année-là, son père et sa mère lui établissent, le même jour qu'à son frère, un titre clérical au capital de mille livres, Louis-Xavier est « minorizé » et lui, « tonsuré ».49

Continuons. Après avoir été ordonné sous-diacre, à Bazas, pensons-nous,50 Louis-Xavier passe l'année scolaire 1782-1783 à

50 Les contredimissoires du 17 mai 1782 renvoyaient Louis à l'évêque de

Bazas (cf. supra : n. 44.) Il est vrai que ces lettres portaient : « seu de eius seu de Vicariorum illius generalium licentia ab alio quocumque illustrissimo ac reverendissimo domino antistite gratiam et communionern Sanctae Sedis apostolicae obtinente… » ; mais, s'il s’était préparé à recevoir le sous-diaconat à Bordeaux, est-il vraisemblable que Louis Chaminade ait fait le voyage de Bazas simplement pour demander à l'évêque de Bazas de lui donner d'autres lettres pour se faire ordonner à Paris, comme l'écrit David Monier, alors que, le 25 mai, l'évêque de Bazas conféra la prêtrise à l'abbé Jean-Baptiste Rauzan ? (Cf. A. DELAPORTE, Vie du Très-Révérend Père Jean-Baptiste Rauzan, Paris 1857, p. 8). Ce qui paraît plus surprenant, c'est que le dimissoire et le contredimissoire aient été donnés avant l’établissement du titre clérical.

51 C'est l'année de son ordination et de son agrégation au Musée de Paris comme membre correspondant.

52 Cf. L'Apôtre de Marie, 11e année, n° 116, 15 avril 1920 : H. L. (Henri Lebon), Sur les traces du Bon Père Chaminade, à la Communauté de Laon, à Paris (1782-1783). Avant 1764, ce qu'on appela dans la suite la communauté de Laon n'était que la section ecclésiastique du collège de Lisieux, laquelle avait été confiée aux Sulpiciens dès 1723 et constituée en communauté indépendante en 1738. Quand le collège de Lisieux perdit ses locaux dans la création de la place Sainte-Geneviève, sa section laïque se transporta dans les bâtiments du collège de Beauvais,

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Paris,51 au séminaire de Laon,52 à la tête duquel se trouvaient pour lors trois futures victimes des massacres de septembre 1792 :53 les bienheureux Pierre-Nicolas Psalmon, supérieur, Jacques-Etienne Hourier et Claude Rousseau, directeurs, tous les trois prêtres de la Compagnie de Saint-Sulpice.

L’établissement n'était pas un séminaire tel que nous l'entendons aujourd'hui. C'était une pension pour étudiants ecclésiastiques, dont les uns venaient là pour se préparer aux ordres par une sorte de retraite plus ou moins longue, entrecoupée d'instructions sur la liturgie, l'administration des sacrements et l'exercice du ministère sacerdotal, tandis que les autres étudiaient la théologie en suivant des cours de dogme à la Sorbonne ou au Collège de Navarre et des conférences de morale, d'histoire ecclésiastique, de liturgie, de pastorale, de droit canon données ou organisées à. l'intérieur de la maison par les directeurs. « La communauté de Laon, lisons-nous dans une lettre écrite le 3 avril 1791 par le bienheureux Jacques-Etienne Philippe Hourrier, était ordinairement composée de 140 à 150 personnes. Il en partait quelques-unes dans le cours de l'année ; il en revenait quelques autres et la diminution n'était pas bien sensible jusqu'à la fin de l'année. Il restait pendant les vacances de 70 à 80 personnes. »54 Les études y étaient fortes et l'esprit excellent. « C'était une savante et pieuse communauté », écrit un témoin de l'époque du nom de Castelnau55. « Les exercices, oraison, examen, lecture, chapelet se faisaient en commun, suivant l’usage sulpicien, à la chapelle ou à la salle des exercices. Pour les offices, on se rendait à Saint-Etienne-du-Mont et à Saint-Jacques-du-Haut-Pas, où les séminaristes faisaient aussi le catéchisme. »56

qui venait d'être supprimé et la section ecclésiastique s'installa, de son côté, dans l'ancien collège de Laon, qui avait, lui aussi, cessé d'exister et dont elle prit le nom (ler octobre 1764).

53 Béatifiées par Pie XI, le 17 octobre 1926 (Cf. P. DELOOZ, Sociologie et Canonisations, Liège-La Haye, 1969, pp. 482-483).

54 Arch. nat. Paris : S 6241 . 55 Arch. du Séminaire Saint-Sulpice, Paris : Matériaux pour servir à la

vie de M. Emery, t. Xbis, p. 152. 56 L'Apôtre de Marie, 12e année, 15 mai 1920, n° 117, H. L. (Henri

Lebon), Sur les traces du Bon Père Chaminade. A la Communauté de Laon, à Paris (1782-1783), p.9

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Le supérieur, le futur bienheureux Pierre-Nicolas Psalmon, originaire de Rouen, où il était né le 29 juin 1749, malgré sa jeunesse et son peu d'ancienneté, dans sa charge, avait déjà conquis « l’estime et la confiance de ses élèves par ses talents, sa piété, ses manières pleines de douceur et d'affabilité. »57 « Homme d'un mérite distingué, nous dit David Monier après le Vénérable Guillaume-Joseph Chaminade, doué d’une charité bien rare, il se trouvait alors renté de douze mille livres, indépendamment des revenus de sa maison. Il n'en jouissait qu'en les distribuant, nourri et vêtu comme s'il n’eût rien à lui, comme le dernier servant de la communauté, aussi riche de talents, aussi comblé de vertus qu'il était simple dans son logement et dans ses habits. »58

Louis-Xavier Chaminade se plut à Paris et au séminaire de Laon. Il s'y fit conférer le diaconat et la prêtrise. Il s'y lia d'amitié avec un diacre de Rouen, Jacques-Vincent de Martonne, seigneur de Vergetot,59 que la défiance de soi arrêtait sur le chemin du sacerdoce et auquel il persuada de le suivre à Mussidan pour employer sa fortune à développer le collège-séminaire. Il s'assura le titre de docteur en théologie60 et celui, tout aussi enviable à ses yeux, de membre correspondant du Musée de Paris,61 par lequel il

57 L. BERTRAND, Bibliothèque supicienne ou Histoire littéraire de la

Compagnie de Saint-Sulpice, t. 1, Paris 1900, p. 507 58 AGMAR, B. 11, 7, pièce 173. 59 Cf. supra, n° 21 60 Le titre paraît pour la première fois le 7 juin 1783, en même temps que

sa qualité de prêtre, dans la procuration que Jacques -Etienne-Vincent de Martonne fit établir par Me Buisson, notaire. (Cf. Arch. dép. de la Dordogne, 3 E 6471).

61 Le Musée de Paris était une société littéraire fondée en 1780 par Court de Gébelin. Elle commença sous le nom de Société Apollonienne (17 novembre 1780), qu'elle abandonna presque aussitôt pour celui de Musée de Paris. Son ambition ne visait à rien moins qu'à être une émule et même une rivale de l'Académie française. En 1783, une douzaine de membres exclus de la nouvelle académie se firent recevoir dans une société similaire, que le physicien Pilastre de Rozier avait formée et qui se dénommait aussi Musée ou Musée de Monsieur. Il s'ensuivit une polémique à laquelle David Monier fait allusion, en disant que Louis-Xavier Chaminade y prit part. Nous n'avons pas d'autres renseignements sur cette participation ; mais notre avocat se trompe

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tint à couronner ses années de formation avant de reprendre sa place à Saint-Charles au début de juin 1783.62

Et Guillaume-Joseph ? Il a probablement rejoint son frère au séminaire de Laon au cours de l'année scolaire 1782-1783. Il n'y est resté que le temps de se préparer à la réception du sous-diaconat et, à l'instigation de Louis-Xavier, sans doute, de se faire agréer comme membre correspondant du Musée de Paris, au titre de professeur de mathématiques.63 Le relevé de son compte-courant chez son frère François à Périgueux le montre présent à son poste de syndic durant chacun des mois de l'année, sauf en décembre 1782 et en janvier 1783.64 Il appose sa signature avec mention de son sous-diaconat à Mussidan, le 26 juin, sur le registre des confrères du Saint-Sacrement,65 et le 5 octobre sur celui des confrères du Rosaire.66 A dix-sept jours de là, il est encore témoin devant notaire dans une vente consentie par son frère Jean-Baptiste et l'abbé H. Moze.67 Nous le retrouvons, toujours à Mussidan, en janvier, février, septembre et octobre

quand il place le Musée de Paris chez les Cordeliers au moment où Louis-Xavier séjournait à Paris. En 1783, le Musée de Paris, présidé par Court de Gébelin, avait son hôtel rue Dauphine et ne tint ses réunions chez les Cordeliers, rue de l'Observance, qu'en 1786, après l'extinction du schisme, alors que Louis-Xavier n'était plus dans la capitale.

62 Cf. supra, n° 60. 63 L'affirmation de la réception des ordres majeurs à Paris n'est qu'une

supposition. Celle-ci n'est pas entièrement gratuite, puisqu'elle se fonde sur la présence de Louis-Xavier à Paris, sur l'inscription comme membre correspondant du Musée de Paris à cette époque et sur la déclaration de David Monier ; ces trois fondements pourtant ne constituent pas une preuve irréfutable.

64 Arch. dép. de la Dordogne : 2 E 330 65 Arch. du presbytère de Mussidan. Cf. L’Apôtre de Marie, 6e année, no 57,

janvier 1910 : H. L. (Henri Lebon), Sur les traces du Bon Père Chaminade, p. 306-317 ; et 19e année, n° 200, janvier 1928, p. 291. A signaler ici un lapsus : la signature reproduite n'est pas la première signature connue, de Guillaume-Joseph Chaminade (5 octobre 1783), puisque celle dont parle l'auteur en janvier 1910, p. 310, n°1, est du 26 juin 1783.

66 Ibid. 67 Arch. dép. de la Dordogne : Minutier Buisson, 3 E 6471.

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1784.68 Puis, nous le perdons de vue, pour reprendre contact avec lui en novembre 1785,69 alors qu'il est prêtre depuis, sans doute, le 14 mai précédent, veille de la Pentecôte.70 Est-il, dans cet intervalle, retourné à Paris pour se préparer au diaconat et à la prêtrise ? Ce n’est pas impossible, puisque, pour se conformer à la règle du temps, il a dû se retirer dans un séminaire d'ordinands, quelques semaines avant de se présenter à chacun des ordres. Pour le syndic d'un établissement en voie d'expansion, Paris offrait des avantages incontestables avec la proximité de l'Agence générale du Clergé.71 Mais, faute de documents explicites, nous ne pouvons dire plus.

Si maintenant nous cherchons à savoir ce que fut la régence de Guillaume-Joseph Chaminade au collège-séminaire Saint-Charles, nous devons nous contenter d'assez peu. Les règlements que le Musée de Paris fit imprimer en 1785,72 avec la liste de ses membres, nous apprend du moins que Guillaume-Joseph, en 1783, au moment de son inscription parmi les membres correspondants de cette société, était spécialisé dans l'enseignement des mathématiques. Par l'Abrégé des règles de la Congrégation des Prêtres et ecclésiastiques, sous le titre de Saint-

68 Arch. dép. de la Dordogne : 2 E 330 ; AGMAR, B. 11, pièce 17 ; Arch.

dép. de la Gironde : C 3120. 69 AGMAR, B. 11, 17. 70 C'est le premier jour régulier au cours duquel son âge lui permettait

d'être ordonné prêtre, puisqu'il avait commencé sa vingt-cinquième année le 8 avril précédent.

71 C'était l'organe supérieur pour le gouvernement temporel du clergé de France. Les agents-généraux avaient le titre de Conseillers d'Etat, avec droit de porter la parole au Conseil dans les affaires qui intéressaient le Clergé, et entrée au Bureau des Affaires ecclésiastiques. Les seize provinces ecclésiastiques de France les nommaient tour à tour et deux à deux de cinq ans en cinq ans. (Cf. La France ecclésiastique, annuaire, de 1725 à 1790, Paris, Imprimerie de Didot).

72 Règlements du Musée de Paris, institué par M. Court de Gébelin, le 17 novembre 1780, Paris 1785. Le seul exemplaire que nous connaissons se trouve à la Bibliothèque historique de la ville de Paris, Hôtel de Lamoignon, 24, rue Pavée, sous la cote 6392. L'histoire du Musée de Paris n'a pas encore fait l'objet d'une monographie. Pour le connaître, il faut feuilleter les journaux et revues du temps, et se reporter aux Mémoires secrets de Bachaumont.

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Charles,73 nous savons aussi que les régents devaient : « 1° avoir soin que les écoliers fréquentent les sacrements, sachent leur catéchisme, et se tiennent bien dans l’église ; 2° à toutes les classes, saisir quelques moyens favorables pour porter les écoliers à la vertu ; 3° les porter au bien dans les entretiens particuliers ; 4° prier souvent pour eux, et surtout immédiatement avant et après la classe ; 5° traiter les écoliers avec politesse, et exiger qu'ils usent eux-mêmes de politesse entre eux ; 6° ne paraître jamais ni ignorant, ni colère, ni trop familier ; 7° prévoir fidèlement le devoir qu'on doit dicter et expliquer en classe ; 8° entretenir l'émulation parmi les écoliers de mêmes et de différentes classes ; 9° ne faire rien d'extraordinaire et n'user jamais du dernier châtiment sans l'avis du-supérieur ; 10° être exact à tout ce qui concerne la classe et lire souvent le livre Ratio docendi et le Traité des études par Rollin. »

Un autre document de 1783 nous donne une idée du niveau des études à Saint-Charles à cette époque et du travail qu'un régent devait fournir pour obtenir ce qu'on attendait de lui. C'est une affiche de format 30 x 50 annonçant le programme des épreuves littéraires auxquelles la classe de quatrième se soumit publiquement le 23 septembre, dans la salle du séminaire, à deux heures après-midi, sous les auspices de la bienheureuse vierge Marie.74

D'après l'énoncé imprimé, les six élèves de la classe (on donne leurs noms et l'on indique leur lieu d'origine)75 durent faire montre des connaissances qu'ils avaient acquises au cours de l'année, en religion, en grammaire latine, en explication de textes tirés de Phèdre, d'Ovide, de Virgile et des ouvrages de

73 Un texte manuscrit de ces règles, lequel a appartenu au Vénérable

Guillaume-Joseph Chaminade, est conservé par les AGMAR, (B. 20, JJJJ). Il a été publié par L'Apôtre de Marie, 22e année, mai 1930-avril 1931, pp. 291, 337, 368.

74 L’original appartient à Mademoiselle Chastanet habitant Saint-Médard-de-Mussidan, de laquelle nous avons reçu une photocopie du document par l'intermédiaire du colonel. Roland Landry.

75 Ce furent : Antoine Emeric, de Douzillac, Germain Ruaud, de Bordeaux, Georges Vergnol, du Pisou, Guy Crabanac, de Saint-Front-de-Mucidan, Jean Gay Delescaut, paroisse de la Monsie, Jean Labatut, de Saint-Laurent-des-Bâtons. Nous gardons l’orthographe de l'original.

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Cicéron mentionnés « dans le cours d'étude de Batteux. »76 La langue grecque fournit aussi l’occasion d'explications portant sur des fables d'Esope et « quelques extraits des ouvrages du Père Giraudeau,77 entre autres le commencement de son poème. » L'acte académique se termina par « un plaidoyer français. »

Durant cet après-midi d'automne, tandis que les raisins mûrissaient aux alentours, « les répondants » eurent à exposer « le dessein de, saint Jean », le contenu des chapitres 4, 5, 6, 11 et 13 de son évangile, à rendre compte des principaux miracles par lesquels le Christ prouva sa divinité, et à répondre sur le catéchisme du diocèse. Ils montrèrent qu'ils n'étaient embarrassés ni par la construction des verbes poenitet, pudet, piget, taedet, obliviscor, egeo, studeo, opitulor, irascor, induo, ni par la traduction d'adverbes de quantité comme combien, beaucoup, bien, fort, trop, assez, plus, davantage, moins, quelque, quelque que, tant,.autant, joints aux substantifs de choses qui se comptent, qui ne se comptent pas, qui se mesurent, aux adjectifs, aux verbes de prix, d'excellence, ni par la manière de rendre en latin des gallicismes comme prendre la peine de, avoir l’honneur, le bonheur, le plaisir de, avoir beau, peu s'en faut, faillir, etc... Ils récitèrent le quatrième livre des Fables de Phèdre et le premier des Métamorphoses d'Ovide. Ils traduisirent, en les commentant, maints passages de Cicéron empruntés au De Oratore, à l’Orator, au Brutus ou De Oratoribus illustribus, aux Tusculanes et au De Officiis. Nous en passons.

Il ne nous est pas difficile de nous représenter la scène. Le supérieur, les directeurs, les régents, les parents d'élèves, des amis du collège forment une assistance fiévreuse et joyeuse à la fois. Tour à tour, on applaudit, on sourit, on étouffe une exclamation de regret, on retient sa respiration, on arrête sur les lèvres un mot d'encouragement ... Des mères de famille ont les yeux brillants d'émotion et leurs maris, à la sortie, féliciteront les 76 L'abbé Charles Le Batteux (1713-1780), professeur d'antiquités

grecques et latines au Collège royal (1750), membre de l'Académie des inscriptions (1754) et de l'Académie française (1761). Humaniste, auteur de plusieurs ouvrages scolaires.

77 Probablement le Père Bonaventure Giraudeau, philologue et écrivain, né -en 1697, mort en l774, auteur d’une Introduction à la langue grecque à l'usage des collèges (1756).

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maîtres. C’est un jour de fête pour la maison, pour le corps enseignant et pour les écoliers. Le régent Guillaume-Joseph Chaminade a vécu ce 23 septembre 1783 et d'autres jours semblables. Nous en croyons facilement le Père Georges Caillet : « Reçu, dès l’âge de quinze ans, professeur à Mussidan, il eût bientôt gagné l'estime de ses supérieurs et de ses élèves. »78 Que n'avons-nous en main beaucoup d'affiches semblables à celle que nous venons d’analyser en la résumant !

Le jeune régent Chaminade était aussi employé à l'économat de son établissement. Nous -ne pensons pas que tout au début de sa carrière et dès l'âge de quinze ans, il ait eu à porter de lourdes responsabilités. Avant d'avoir atteint sa majorité, il ne pouvait intervenir d'une manière normale et valable dans les tractations financières, achats, ventes, contrats d'échange, poursuites de débiteurs. Dans les actes dont nous avons parlé précédemment au sujet du développement de Saint-Charles, sa signature ne paraît pas avant 1783. Si, nonobstant, il a pu écrire qu'il avait «fait le métier de syndic pendant seize ou dix-sept ans»,79 c'est probablement que, dès 1776 et les premiers mois de son agrégation aux missionnaires de Mussidan, son frère Jean-Baptiste l'associa à l'administration temporelle de la maison, en lui confiant les petits travaux de comptabilité, les petites responsabilités dont tout économe en fonction peut se décharger sur un jeune homme de quinze à vingt ans, surtout quand celui-ci est de sa parenté. Il a écrit d'ailleurs que l'office dont il fut chargé était, lors de son entrée en fonctions, «absolument discrédité»80 : est-il croyable qu'en s'exprimant de cette façon, il ait eu en vue l’administration de son frère Jean-Baptiste pour lequel il éprouvait tant d'admiration ? Il devait penser à quelque sous-ordre auquel le syndic, faisant aussi fonction de supérieur, avait été contraint de recourir, un ravitailleur ou un chef du personnel peut-être. Pour Guillaume-Joseph, c'est après son sous-diaconat que, dans ce domaine comme dans les autres, il donnera sa mesure.

78 Circulaire du 13 février 1850. 79 .A l'abbé J.-B. Lalanne, 26 avril 1836. 80 A M. Dominique Clouzet, 26 septembre 1833.

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Reste la question du doctorat en théologie. Encore que Guillaume-Joseph Chaminade ne fasse état de ce titre qu'à partir de 1788,81 il est à propos d'en dire quelques mots dès à présent. L'importance en a été exagérée. Si l'on admet, comme les faits semblent le suggérer, que notre docteur a fait toutes ses études théologiques sans fréquenter régulièrement aucune université et tout en s'acquittant normalement de ses fonctions de syndic à Mussidan, on peut se dispenser d'aller chercher son nom parmi les gradués à Bordeaux, à Toulouse, à Montpellier, à plus forte raison à Paris en Sorbonne ou au collège de Navarre, comme d'aucuns ont fait avec beaucoup de persévérance, et sans succès naturellement.82 Le titre n'est usurpé en aucune manière. Il est attesté, de 1788 à 1792, par divers actes de valeur et d'autorité indiscutables.83 Mais il s'agit d'un doctorat comme celui d'un Pierre Pontard, dont le biographe nous dit « qu'il conquit le grade de docteur sans passer par une université. »84 Jean-Baptiste et Louis Chaminade, Jean Neulet, Henry Moze étaient tous docteurs comme Guillaume-Joseph Chaminade.85 Ce titre était décent pour des directeurs dans un séminaire ; le conquérir ( ! ) n'était pas une affaire. Il suffisait apparemment de le demander avec l'appui de son ordinaire et d'acquitter les frais de chancellerie. « Jadis, écrit Mgr Battandier, de nombreux collèges avaient le privilège de faire des docteurs et-sans leur faire subir une épreuve préalable de leur science ».86 Ce critère permet de juger le titre à sa juste valeur. Si, en France, avant la Révolution, sauf le cas où il était délivré par la maison de Sorbonne après de longues et patientes études,87 le

81 Le 22 juin 1788, il libelle ainsi son adresse : M. Chaminade, prêtre,

docteur en théologie et syndic, à Mussidan. A partir de cette date, c'est habituellement l'adresse sous laquelle son frère François lui écrira de Périgueux. Cf. Arch. dép. de la Dordogne, 2 E 330.

82 Cf.. AGMAR, B. 11, 13. 83 Cf. notamment les actes notariés que nous avons cités, avec leurs

références. 84 P.-J. CREDOT, Pierre Pontard, Paris 1893, p. 13. 85 Cf. supra, n. 83. 86 Mgr A. BATTANDIER, Annuaire pontifical catholique, Paris 1906,

p 454. 87 Cf. E. MERIC, Le clergé sous l'ancien régime, 2ème édit., Paris, 1892,

pp. 487-497 ; E. PAGES, Notice sur les études longues et profondes qu'il fallait faire anciennement dans la Faculté de Théologie de Paris

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diplôme de docteur en théologie n'était qu'un « couronnement naturel »88 des années passées dans une université, s'il « ne donnait pas la science et n'était pas toujours une preuve qu'on l'avait acquise, mais seulement qu'on était suffisamment, outillé pour l'acquérir »,89 si l'on pouvait appliquer aux docteurs frais émoulus d’un examen plus ou moins rigoureux suivant les lieux l’axiome malicieux : Doctoratus est invisibilis scientiae visibile signum,90 combien plus justement devons-nous éviter de majorer l'importance du même diplôme conféré sans scolarité antécédente et sans examens préalables. Des directeurs de séminaire pouvaient l'obtenir d'autant plus facilement qu’il était admis couramment qu'enseigner c'était véritablement étudier.91 Parmi les centaines de docteurs en théologie que le diocèse de Périgueux comptait,92 et qui, pour la plupart, devaient leur titre

pour parvenir au doctorat, Lyon 1836, p. 36 ; Mémoires de l'abbé Baston, chanoine de Rouen, Paris 1897, t. I, pp. 180-113 et 114-125.

88 Mgr A. BATTANDIER, o. c., p. 446. 89 Ibid. 90 Ibid. 91 Cf. L. DE HERICOURT, Les lois ecclésiastiques de France dans leur

ordre naturel et une analyse des livres du droit canonique conférés avec les usages de l'Eglise gallicane, Paris 1721, p. 299.

92 Sur 4 curés qui, en mars 1789, donnent procuration à Louis Chaminade et à son Frère Guillaume-Joseph, pour les représenter aux élections du clergé en vue des états généraux, 3 sont docteurs en théologie : Pierre Dulac, curé de Bourgnac, Pierre Teyssendier, curé de Bosset, Pierre Lacoste, curé de Saint-Martin Lastier. Leurs paroisses respectives ont de 260 à 400 habitants. - Sur la valeur des grades en théologie, voici ce que nous en dit, en 1745, l'évêque de Périgueux : « Les gradués des diocèses voisins ne placent presque jamais leurs grades dans le Périgord et les quelques gradués des diocèses éloignés qui jettent leurs grades sur le diocèse de Périgueux sont incapables ». (Cité par H. BRUGIERE, Le Livre d’or, p. XLII). - Ce n'est sans doute pas sans raison qu'on peut lire dans le cahier de doléances du Vicomté de Paris le vœu suivant : « Qu'il soit pris les précautions les plus exactes pour que personne ne puisse obtenir dans lesdites universités des lettres de nominations et y prendre des degrés qu'après avoir fait un travail, acquis des connaissances et mené une conduite qui l'en rende véritablement digne, et que les lettres de nomination pour les bénéfices à charge d'âmes ne puissent être accordées que sur des preuves de capacité en matière de dogme et de morale ». Cf. Résumé général ou

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aux universités de Bordeaux ou de Poitiers, ceux du séminaire de Mussidan étaient à même de faire bonne figure.

extrait des cahiers de pouvoirs, instructions, demandes et doléances remis par les divers baillages, sénéchaussées et pays d'Etats du royaume, à leurs députés à l'assemblée des Etats généraux ouverts à Versailles le 4 mai 1789. T. I, Paris 1789, p. 88. - Citons encore un cas, que l'on veut croire limite. Dans le diocèse de.Bordeaux, Martin-Martial-Félix Monier, frère de David Monier, était docteur en théologie. Or, voici en quels termes, en 1802, les vicaires généraux du diocèse le présentaient à Mgr d'Aviau : « Monier, bénéficier de Sainte-Eulalie, fait prêtre à condition qu'il n'aurait jamais de pouvoirs. Il n'y a rien contre lui que son défaut de moyens. » Ajoutons toutefois qu'il eut des pouvoirs après la Révolution et qu'il mourut curé en 1837, sans avoir fait plus mal que bien d'autres, à notre connaissance du moins. - Voir encore sur ce sujet : BRUN (Abbé), L'Abbé J.-P. Lapauze, Bordeaux 1903, p. 11, et ANDRIEU (Marie), Les paroisses et la vie religieuse de Bordeaux, de 1680 à 1789, vol. I, f° 153, Bordeaux 1973 (Thèse de doctorat ; très beau travail malheureusement resté ronéotypé jusqu'à ce jour).

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Chapitre quatrième (Tome I)

Les années montantes Les années montantes Les années montantes Les années montantes

(1785-1789)

A partir de 1782, grâce au concours de Louis-Xavier Chaminade, de son frère, Guillaume-Joseph, de J.-Etienne-Vincent de Martonne, le collège-séminaire de Mussidan exploite les dispositions antérieures prises par les abbés Jean-Baptiste Chaminade et Henry Moze.1 Il va connaître, de ce fait, un développement et une renommée qui grandiront d'année en année jusqu'à la Révolution. L'aménagement de la faïencerie complétée par des constructions neuves permet de recevoir des pensionnaires plus nombreux, d’améliorer l'enseignement, d'ouvrir de nouvelles classes. De local, de diocésain tout au plus, le recrutement devient régional : il atteint Bordeaux, Tarbes, Rodez, Cahors, Mende.

Dans cette marche en avant et ce rayonnement de plus en plus remarqué, quel rôle a joué l'abbé G.-Joseph ? Il n'est pas facile de le savoir avec exactitude. Les documents à ce sujet n'abondent pas, d'une part.2 L'établissement, d'autre part, est

1 Cf. ch. III. Rien ne nous permet de dire à quelle date et dans quelles

circonstances le séminaire de Mussidan se présenta aussi avec le nom de Collège royal Saint-Charles. Notons seulement que l'exercice littéraire qui eut lieu le 23 septembre 1783 a été annoncé comme devant se faire « dans la salle du séminaire de Mucidan » et que celui du 28 septembre 1785 fut préparé pour se dérouler dans la grande salle du Collège royal Saint-Charles de Mussidan.

2 Il n'y a rien sur ce sujet ni aux archives diocésaines de Périgueux, ni aux archives départementales de la Dordogne, ni aux archives municipales de Mussidan. Seuls quelques minutiers de notaires, la série B des arch. dép. de la Gironde et la série G8 des arch. nat. de France fournissent des renseignements épars.

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conduit par une équipe ; toutes les décisions sont prises en commun dans une atmosphère familiale et n'ont pas été nécessairement appliquées ou exécutées par celui qui, le premier, en a eu l'idée.

Le chef de l'équipe, c'est l'aîné des trois Chaminade, Jean-Baptiste, qui semble avoir eu l'étoffe d'un homme de valeur.3 Plus hésitant et plus instable, Louis-Xavier, après ses années de préceptorat, sa fréquentation de l'université de Bordeaux et son séjour à Paris,4 fait figure d'un esprit cultivé, capable d'attirer la jeunesse et d’exercer sur elle un grand ascendant.5 Henry Moze nous est peu connu. Sous l'Empire, il sera nommé curé de Mussidan avec cette simple recommandation : « il a les vertus de son état. »6 Avant les troubles révolutionnaires, il semble avoir été un doux, un silencieux, un ami du calme, de la paix et de la concorde. D'une grande discrétion, il est pourtant un des principaux bienfaiteurs du séminaire7 et, ce qui paraît indiquer qu'il n'est pas dépourvu de personnalité, quand meurt Jean-Baptiste Chaminade, c'est lui, et non un des deux frères du défunt, qui devient supérieur du collège.8 Il sera même le seul

3 Cf. ch. 1, n° 46 et n° 47. 4 Cf. ch. III, nn° 43, 45, 51 et les textes auxquels elles se rapportent. 5 Cf. DAVID MONIER, Eloge de Louis-Xavier Chaminade (AGMAR.

B. 11, 7) : « Il réunissait à une érudition étendue, un goût cultivé, une facilité séduisante d’expression. … Il se faisait tout à tous ; sa constance était au-dessus de toute idée. Il surveillait également l’instruction, les mœurs et le repos de ses élèves ».

6 Cf. H. BRUGIERE, Le Livre d'or des diocèses de Périgueux et de Sarlat, Montreuil-sur-Mer 1893, p. 289. En 1807, dans un état de statistique personnelle et morale, il est noté : « 63 ans, déporté, favorable au gouvernement actuel. Quelque influence. Aimé et estimé ».

7 Cf. ch. III, nn° 23 et 24 et textes en rapport. (Arch. nat. Paris, F7 36452).

8 En janvier 1790. Nous n'avons aucune nomination officielle ; mais le fait est certain, à partir de cette date, toutes les pièces officielles qui concernent l’abbé H. Moze le qualifient de supérieur du séminaire. Voir ch. V. C'est aussi le titre qu'il porte dans le tableau des prêtres proposés pour desservir les parroisses et succursales, signé par le préfet de la Dordogne le 6 brumaire an XI (28 octobre 1802) : cf. H. BRUGIERE, o. c., p. 289.

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prêtre de Saint-Charles à être traduit en justice pour avoir fait campagne contre P. Pontard, quand il s'est agi d'élire un évêque constitutionnel pour la Dordogne.9 Le jeune abbé Guillaume-Joseph Chaminade est le benjamin des directeurs.

Il ne sera prêtre qu'en 1785 et, à partir de là, n’aura plus que quatre ans avant de se trouver affronté aux problèmes dont la discussion entraînera la disparition de la maison où il aura travaillé.

On ne peut oublier non plus qu'un économe de séminaire n'est pas un supérieur, que l'un et l'autre dépendent étroitement de la curie épiscopale et qu'un débutant n'a ni le passé ni l'ascendant d'un vieux routier. Guillaume-Joseph Chaminade serait le premier à protester et à nous blâmer si, d'une façon ou d'une autre, directement ou indirectement, sous prétexte de le mettre en valeur, nous lui faisions honneur d'un éloge qui.revient à. d'autres. Son mérite essentiel fut d'être, à son rang et dans ses fonctions, un collaborateur dévoué et compétent. Nous nous bornerons donc à dire, pour l'époque qui nous occupe, ce que les documents nous apprennent sur l'histoire du collège, afin que chacun puisse y démêler, en toute objectivité, l'influence et les mérites de celui dont nous essayons de suivre la trace.

Ce fut au cours de ces années-là que les bâtiments du séminaire prirent la forme et l'aspect qu'ils avaient en 1792 et dont un rapport officiel de cette date nous dit :10

« Le collège est composé de trois corps de logis formant un carré à l’aide d'un mur bordant la grand' route de Mussidan à Bordeaux : une cour au milieu.11

L'église, petite, mais bien tenue, se trouve au bout du corps de logis, à droite. Elle borde la grand' route. Le restant de ce corps de logis offre une vaste salle basse, où les élèves, autrefois, s'assemblaient pour l'étude générale.

9 Arch. dép. de la Dordogne, 21 L 50. 10 Arch. nat. Paris : F17a 1312b 11 Les bâtiments étaient à main droite pour qui allait de Mussidan à

Bordeaux.

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Le corps de logis qui forme la principale façade offre des salles pour les classes particulières et une belle salle à compagnie.

Le corps de logis sur la gauche offre la cuisine, un office et un vaste réfectoire, sur le derrière de ce corps de logis, un puits, des caves, une grange, des échoppes.

La partie haute de ces corps de logis offre beaucoup de chambres plus ou moins grandes, assez ordinairement régulières, ouvertes, la majeure partie sur le jardin et sur une campagne très agréablement variée ».

Après avoir indiqué la superficie de la propriété : « un journal et demi environ », soit approximativement soixante ares, le rapport ajoute :

« Le collège ... est en très bon état. La position avantageuse de son sol le rend très salubre : point de maladies épidémiques, très rarement des maladies particulières. Cet avantage, joint à la distribution commode des bâtiments, le rend propre à pouvoir facilement loger soixante pensionnaires et même un plus grand nombre moyennant quelques nouvelles distributions peu coûteuses ».

Durant les quarante premières années de son existence, le séminaire avait été gêné par la modicité de ses ressources. Il est maintenant plus à l'aise. L'abbé H. Moze a engagé tout son patrimoine dans les agrandissements et les aménagements. Les frères Chaminade et d'autres prêtres travaillant dans la maison, comme l'abbé Leboeuf,12 abandonnent toutes leurs économies

12 D'après J. DU RIEU, L'Eglise Saint-Jacques de Bergerac, Bergerac

1909, p. 94, l'abbé Leboeuf est mentionné, dans les registres paroissiaux de l'église Saint-Jacques de Bergerac, comme "prêtre du séminaire de Mussidan", à partir de 1778 et jusqu'en 1791. Guillaume-Joseph Chaminade et H. Moze font état de son apport financier (cf. Arch. nat. Paris, Dxix 94). Il est question de lui dans les comptes rendus de la Société populaire de Bergerac jusqu'en octobre 1791. (cf. H. LABROUE, La Société populaire de Bergerac, Paris 1915, pp. 39, 127, 137, 150, 180, 181) ; mais H. BRUGIERE, o. c., ne connaît même pas son nom. Dans une lettre du 16 mars 1809 (AGMAR, 26),

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ou une partie. Le supérieur et le syndic, le 12 septembre 1784, ne craignent pas de signer à leur sœur Lucrèce un titre de rente constituée au capital de quatre mille livres,13 et, le 3 novembre 1785, Guillaume-Joseph lui signe encore une obligation de mille livres.14 A partir de 1781, M. de Montjon double l'offrande de six cents livres qu'il envoyait chaque année aux frères Chaminade depuis 1778.15

Mais celui sur qui repose le plus la confiance en l'avenir, c'est le diacre Jacques-Etienne-Vincent de Martonne, la recrue et l'ami de Louis-Xavier Chaminade.16 Son titre de seigneur de Vergetot, l'intention qu'il a d'employer sa fortune en faveur du séminaire Saint-Charles, nourrissent les plus beaux espoirs. Le 30 décembre 1783, il signe une procuration pour faire vendre une maison qu'il possède à Paris.17 Le 18 mars suivant, en spécifiant qu'elle ne commencera à courir qu'à partir de son décès, il constitue au collège une rente perpétuelle de six mille livres.18 Pour l'immédiat, il est disposé à doter l'établissement d'une maison de campagne où les séminaristes et autres pensionnaires pourraient s'ébattre librement les jours de congé. Après avoir cherché dans les environs, il crut avoir trouvé. C’est Guillaume-Joseph Chaminade, encore sous-diacre, qui nous l'apprend dans la plus ancienne lettre que nous avons de lui. Au nom du supérieur et de tous les directeurs, il écrit de Mussidan à l'intendant de Guyenne, en date du 12 octobre 1784, pour lui

M. Chaminade dit qu’en 1790, l'abbé Leboeuf était "prêtre habitué à Bergerac".

13 Etude de maître Claude Pontard, not. à Sourzac, 12 avril 1791. Une copie informe se trouve aux AGMAR, 11, 17.

14 Ibid. 15 Arch. nat. Paris, DXIX 94. 16 Cf. supra, ch. III, n. 21. 17 Arch. dép. de la Dordogne, minutier Buisson, 3 E 6471, 30 décembre

1783. Une autre procuration en blanc fut établie le 6 mars 1784, devant le même notaire (3 E 6472) et par le même constituant, pour faire retirer la somme de 16 000 livres, prix de la maison vendue le 20 janvier 1784 par-devant Garnier notaire à Paris.

18 Cf. supra, ch. III, n. 22.

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répondre.19 Dans une requête précédente, que nous n'avons pas, il avait sans doute sollicité de nouvelles lettres patentes, afin de procéder régulièrement aux agrandissements que le séminaire avait en vue. L'intendant avait demandé quelques précisions.20 « Si, commence le jeune syndic, nous avons un peu tardé à répondre aux ordres de Votre Grandeur, c'était pour fixer le goût de notre bienfaiteur21 et ménager les intérêts du séminaire ». Il continue en décrivant la propriété dont il s'agit, alors aux mains de M. de Vaucocour de Villecourt.22 Elle « renferme, dit- il, deux métairies. Celle de La Roche est située à demi-lieue de Mussidan, sur la droite de la rivière de l'Isle. Elle 19 L’original de cette lettre est aux Arch. dép. de la Gironde, C 3120. Cf.

l’étude qu’en a donnée dans The Maryhurst Messenger, Kirkwood, Missouri, U. S. A., de mars 1957, le Rev. H. Kramer, S. M.

20 L’intendant était Nicolas Dupré de Saint-Maur ; mais il ne vivait plus guère à Bordeaux et ses fonctions étaient exercées par deux commissaires que le roi avait nommés, MM. Boutin et Charpentier de Boisgibault. Cf. A. GOUGET ET J.-A. BRUTAILS, Inventaire sommaire des archives départementales de la Gironde, antérieures à 1790, série C, tome II, p. 126, n° 3687.

21 Jacques-Etienne-Vincent de Martonne. 22 Marc de Vaucocour de Villecourt, chevalier, seigneur de La Roche,

chevalier de Saint-Louis, habitant ordinairement audit château de La Roche, paroisse de Saint-Martin-L'Astier, fils de Jean de Vaucocour et de Dame Marie-Louise Geneviève Gatebois de Maraignac. Il épousa en août 1777, à Bordeaux, demoiselle Marie-Marguerite-Blanche Chambon (cf. son contrat de mariage devant maître Baron, not. à Bordeaux aux arch. dép. de la Gironde, 3E 15027, 26 août 1777). Il eut deux enfants : un fils, Marc, dit Monrose de Vaucocour, décédé jeune et sans postérité, une fille, Marie-Gabrielle, née au château de La Roche en juin 1778, qui épousa noble Pierre-Laurent de Villantroys, colonel d’artillerie, et mourut sans postérité à Tours, le 31 décembre 1846. Marc de Vaucocour, qui émigra et fit la campagne des Princes, était mort aussi à Tours, le 9 novembre 1809. La terre et seigneurie de Vaucocour était sur le territoire de la ville de Thiviers (Dordogne). Voir : Bibliothèque nat., Paris, Lm3 893A (JAMMES DUMOURIEZ), Mémoire sur la maison de Vaucocour, 17 février 1862, et arch. dép. de Lot-et-Garonne, Fonds de Raymond, Généalogie de la maison de Vaucocour, seconde branche dite de Château.

23 Saint-Martin-L'Astier, département de la Dordogne, canton de Mussidan.

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confronte du couchant à ladite rivière, du midi et du levant, au chemin qui sépare ladite métairie des possessions du sieur de Gamençon, du nord à l'église paroissiale de Saint-Martin.23 Cette métairie renferme cinquante journaux24 de terre en labour, vingt et trois journaux de vigne, une quarantaine de bois taillis, une prairie qui, y compris une île dans ladite rivière, est de la contenance d'environ vingt journaux.

A un quart de lieue de là est l'autre métairie, nommée Fouguerot, qui est dépendante de celle de La Roche et qui lui devient nécessaire pour sa provision de bois, et que le vendeur ne veut pas séparer. Elle est de la contenance de trois cents journaux ou environ, dont une petite partie a été mise en culture ; le reste est bois taillis ou de haute futaie.

Il n'y a de maison de maître que dans la métairie de La Roche.

La valeur du bien en entier est de-soixante mille livres. Nous n'avons pas trouvé d'autre bien, aux environs de Mussidan, qui fût, Monseigneur, du goût du bienfaiteur du séminaire.

D'ailleurs, ajoutait le solliciteur, plusieurs petites maisons, dont nous demandons l'acquisition pour parfaire le séminaire, dépendent de ce bois. Nous osons espérer, Monseigneur, que Votre Grandeur voudra bien avoir égard aux circonstances où nous nous trouvons, et, par un effet de sa puissante protection, donner à un établissement aussi utile, les moyens de se perfectionner et de se soutenir ».

MM. Boutin et Charpentier de Boisgibault, commissaires nommés par Sa Majesté,25 au reçu de la lettre pressèrent le secrétaire de l'intendant, M. Giniès, de constituer le dossier de l'affaire. Quatre mémoires avaient déjà été rédigés par le supérieur et les directeurs du séminaire. Le 4 novembre,

24 Le journal de Mussidan valait 38, 52 ares. Cf. M. DELAY, Tables de

comparaison entre les anciennes mesures du département de la Dordogne et celles du nouveau système métrique Périgueux, 1809.

25 Cf. supra, n. 20. Dupré de Saint-Maur fut nommé conseiller d'Etat en avril 1785 (cf. J.-A. BRUTAILS, Inventaire du Fonds de la Chambre de commerce de Guienne, Bordeaux 1893, p. 164, C 4352).

26Arch. dép. de la Gironde, C3120, minute de la lettre.

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M. Giniès les communique au subdélégué de l'intendant à Périgueux, M. Eydely. Deux mois s'écoulent. Ne voyant rien venir, directement ou indirectement, le séminaire intervient de nouveau à Bordeaux et, le 15 janvier 1785, M. Giniès envoie une note de rappel au subdélégué.26 La réponse est du 2 février.27 Si M. Eydely ne s’est pas prononcé plus tôt, c'est qu'il a voulu se renseigner sérieusement sur la situation. « Messieurs les directeurs du séminaire de Mussidan; enchaîne-t-il, par le fruit qu'ils font dans cette maison d'éducation en procurant de bons sujets à l'état et à l’Eglise, ont accru considérablement leur établissement par le concours nombreux de sujets, qui y viennent de toutes parts. Comme cet établissement, confirmé par lettres patentes de Sa Majesté Louis XV depuis 1761, se trouve aujourd'hui trop court pour pouvoir y contenir et recevoir le nombre de sujets qui s'y présentent, et que d'ailleurs il n'a aucune espèce de revenu qu'une rente de cent cinquante livres établie sur l’Hôtel de ville de Paris, et qu'il ne s'est soutenu jusqu'à présent que par le secours des âmes honnêtes et pieuses, qu'il en est aujourd'hui de si charitables, qui voyant le bien qu'on en retire, veulent fournir des secours à cette maison, soit pour l'augmenter, soit pour lui donner un certain bien-être en lui procurant des fonds qui puissent lui donner un certain revenu et la mettre en état de propager le bien et, par là, former un plus grand nombre de sujets à la fois à la religion et à l'Etat, on propose donc, en conséquence, d'acquérir quelques maisons et jardins contigus à ce séminaire, pour y former un corps-de logis nécessaire, et, en-même temps, deux domaines sis dans la paroisse de Saint-Front dudit Mussidan, ces deux-derniers objets aussi indispensables que le premier, pour y conduire les étudiants aux jours de récréation, y prendre quelques délassements ou leur procurer un changement d'air,

27 Ibid., lettre originale, signée Eydely. 28 Ces droits étaient très élevés. L. Bertrand (Histoire des séminaires de

Bordeauxet de Bordeaux, t. I, Bordeaux 1894, p. 156) donne un exemple : en 1766, ayant acquis un bien pour 15 000 livres, le séminaire Saint-Raphaël doit payer 2 260 livres de frais, environ 15 pour 100.

29 Arch. dép. de la Gironde, C3120, lettre originale, signée De Vergennes.

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lorsqu'ils en ont besoin pour raison de santé, dont la valeur est de soixante mille livres ».

Soixante mille livres, c'est une somme. Le subdélégué a perçu l'opposition qui pourra naître de là en haut lieu, ou la lourde indemnisation que le pouvoir souverain risque d'exiger s'il fait droit à la requête. Il insiste et plaide de son mieux. « On ne peut se dissimuler de quelle utilité et de quelle ressource est cet établissement pour la province et, comme l'on est pénétré que Sa Majesté est toujours portée à favoriser ceux qui concourent au bien public, surtout de l'espèce qui est des plus utiles, puisqu'il tend à loger et former de bons sujets, je ne vois pas d'inconvénients à ce que Sa Majesté veuille bien accorder les lettres patentes nécessaires pour faire les acquisitions dont s'agit, conformément à l'exposé et à la demande de messieurs les directeurs, et qu'elle daigne ajouter à cette grâce celle d'accorder à cette maison, autant que besoin serait, l'exemption de tous droits d'amortissement28 desdites acquisitions, vu leur destination, sans aucune restriction, puisqu'il n'est pas possible d'exiger de ce séminaire qu'il mette hors de ses mains des immeubles de la même valeur, n'ayant pas pour tous biens et revenus trois cents livres liquides.

C'est pourquoi je vous supplie, Messieurs, de vouloir protéger la demande de ces messieurs et de la faire accueillir favorablement du ministre. Je suis persuadé, connaissant votre bienfaisance, que vous vous y porterez avec d'autant plus de plaisir que vous devez être assurés de l’utilité autant que de la nécessité de favoriser un tel établissement constatées par le certificat de M. l'Evêque de Périgueux ».

Déjà, par son syndic probablement, le séminaire avait tenté une nouvelle démarche, en envoyant à Versailles un autre mémoire, que, le 3 février, le ministre Vergennes transmit à

30 Arch. dép. de la Gironde, C3120, minute du 12 février. Sur la lettre

précédente, Giniès avait mis en marge : « En écrire au subdélégué, en luy envoyant la requête ci-jointe. En écrire aussi à l'Evêque de Périgueux ». Nous n'avons rien trouvé qui s'adresse à l'Evêque. Dans une lettre du 5 mars (même cote), Giniès écrit à Eydely qu'on vient de lui remettre son rapport du 2 février. Peut-être avait-il été remis d'abord aux commissaires.

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Boutin pour avis, non sans laisser percer sa répugnance, qu'Eydely avait pressentie, à autoriser l'acquisition des deux métairies. « Il me semble, écrivait-il, qu'au lieu d'un fief et d'un bien de campagne si considérable, il suffirait d'acheter une maison et un jardin pour y mener les séminaristes prendre l'air. »29 Comme s'il ignorait encore le contenu de la lettre qu'Eydely avait adressée aux commissaires le 2 février, le secrétaire de l'Intendant, en leur nom, communiqua au subdélégué de Périgueux le placet venu du ministre, avec prière, comme d'habitude, de donner son avis.30 Cette fois, Eydely se borna à répondre, le 9 mars, que ce mémoire lui paraissait faire double emploi avec les précédents et que, pour lui, se référant à ses considérations et jugements antérieurs, il n'avait rien à ajouter, rien à retrancher.31

Finalement, le dossier prit la direction de Versailles, le 16 mars. Les commissaires appuyaient très favorablement la demande. « Il est certain, disaient-ils au comte de Vergennes, que depuis l'établissement de cette maison, les choses ont été si bien dirigées et le nombre des élèves s'est tellement accru que le petit local qu'il occupait n'est pas à beaucoup près suffisant pour les contenir. On a été obligé de louer pour cet effet des maisons voisines et ce sont celles dont on demande d'être autorisé à faire l'acquisition.

Le bien qui a résulté de la bonne éducation qu'on y reçoit nous fait penser qu'il est de la bonté du roi d'accueillir à cet égard la demande des directeurs.

Quant au fief de La Roche, il est très considérable ainsi qu'on le voit par le détail qui en est fait dans le mémoire présenté au roi. Quand même il serait moindre, il suffirait pour y mener les élèves prendre l'air les jours de récréation. Cependant, pour ne pas le morceler, il nous paraît que c'est le cas d'autoriser ce séminaire à l'acquérir. Il ne possède au surplus aucun bien fonds. Il n'a qu'une rente de cent cinquante livres établie sur la ville de Paris. Ainsi, il ne peut être question d'exiger que cette

31 Ibid., lettre originale signée Eydely. 32 Ibid., texte incomplet ou minute.

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maison mette hors de ses mains des immeubles de la même valeur ».32

Un mois plus tard, le 20 avril, le comte de Vergennes communiquait à Boutin la. décision finale : « Le roi, Monsieur, écrivait-il, a bien voulu permettre aux supérieurs (sic) du séminaire de Mussidan d'acquérir les emplacements et bâtiments qui avoisinent leur maison et qu'ils ont été obligés de prendre à loyer. Je vous prie de les en informer pour qu'ils fassent retirer les lettres patentes, qui se trouveront à la caisse du Sceau.

Quant au fief de La Roche, Sa Majesté a trouvé qu'il formait un objet trop considérable pour le laisser sortir du commerce. Il faut que ces supérieurs (resic) cherchent quelqu'autre maison de campagne qui puisse leur convenir ».33

Qui puisse nous convenir eût été plus exact... En en faisant peut-être la remarque, les directeurs se résignèrent et, pour le moment, l'affaire en resta là. Pratiquement, les acquisitions que le roi autorisait étaient faites depuis plusieurs mois ou plusieurs années et, sans retard, elles avaient été exploitées d'une manière ou d'une autre au profit du séminaire, tout en restant nominalement la propriété de tel ou tel directeur acquéreur. Il n'était pas urgent de rien changer. Si l'ordination sacerdotale de Guillaume-Joseph Chaminade eut lieu le 21 mai de cette même année, samedi des Quatre-Temps d'été,34 comme nous le pensons, la joie qui en résulta peu après35 pour tout le collège dut contribuer, pour une bonne part, à consoler de l'échec relatif aux deux métairies de La Roche et de Fauguerot.

A cinq mois de là, une séance littéraire donnée en présence de Mgr Emmanuel-Louis de Grossoles de Flamarens revêtit un

33 Ibid. lettre originale signée De Vergennes. Elle porte en marge cette

note d'un des commissaire : « Ecrit le 30 à M. Eydely pour le prévenir de cette décision et qu'il en informe les supérieurs du séminaire ».

34 Cf. supra, ch. III, n° 70. 35 Pour éviter la dissipation, les nouveaux prêtres devaient généralement

rester encore quelques jours au séminaire, après leur ordination. Cf. A. DEGERT, Histoire des séminaires français jusqu'à la Révolution, vol. II, Paris 1912, pp. 451-452.

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éclat particulier et attira l'attention sur la valeur de l'enseignement distribué dans l'établissement comme sur celle des maîtres.

Tous les ans, suivant la tradition des collèges jésuites, adoptée d'ailleurs par un grand nombre d'autres établissements scolaires, Saint-Charles de Mussidan, avant d'envoyer ses élèves en vacances, soumettait les meilleurs d'entre eux à une sorte d'examen public sur le programme de l'année écoulée. Nous avons déjà donné un exemple de ce procédé pédagogique en parlant de l'épreuve organisée pour les élèves de quatrième en septembre 1783.36 Les maîtres s'ingéniaient à varier de diverses manières les séances de ce genre pour les transformer en petites fêtes appréciées des écoliers comme de leurs familles.37 P. Barrière, qui a dû avoir sous les yeux un document dont il ne donne pas la référence et que nous ne connaissons pas, nous apprend que, le 23 août 1774, les rhétoriciens présentèrent une thèse précédée « de chansons nouvelles accompagnées de symphonies ».38 En 1785, on fit mieux et tout l'effectif scolaire fut appelé à monter sur la scène. Un libretto imprimé pour la circonstance et parvenu jusqu'à nous justifie et présente l'innovation en ces termes :39

« Les exercices littéraires qui se font à la fin de l'année dans les collèges, après avoir excité longtemps l’émulation des écoliers, mettent enfin en évidence leur application et leurs progrès. Ce n'est cependant pas là le seul but qu'on se propose. On a de plus en vue de polir leur savoir encore brut et de lui communiquer un certain lustre, en lui apprenant à se produire sous cet air de modestie et d'assurance, de noblesse et d'affabilité qui prévient et qui gagne les cœurs.

Mais quelle apparence qu'on pût jamais parvenir à une fin si excellente, si, dans les essais publics, on se bornait à des examens secs et arides, d'autant plus propres à inspirer du dégoût qu'ils paraîtraient n'avoir aucune suite ni presque aucun

36 Cf. supra., ch. III, n. 74. 37 Sur les thèses publiques dans les séminaires, cf. A. DEGERT, o.c. II,

pp. 59-61. 38 P. BARRIERE, La vie intellectuelle en Périgord, p. 25. 39 Cf. AGMAR, 11, 14.

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rapport les uns avec les autres. Pour éviter donc une espèce de barbarie non moins fatigante qu'inutile, on a cru qu'il fallait mettre quelque intérêt dans tout ce qu'avaient vu nos élèves pendant l'année, qu'il serait bien de faire citer le collège et tous les écoliers du collège au tribunal des sciences, d'y faire intervenir des accusateurs contre lesquels ils eussent à se défendre et à se blanchir de tout soupçon d'ignorance. C'est le point de vue sous lequel va paraître le plan de cet exercice ».

Le 10 septembre, les directeurs avaient adressé une lettre à leur évêque, Mgr de Grossolles de Flamarens. « N'envisageant que la bonté et la bienfaisance qui vous caractérisent, disaient-ils, en employant le style alors de rigueur en pareil cas, nous prenons la liberté de présenter aujourd'hui à Votre Grandeur le plan de nos exercices classiques, la suppliant de les honorer de son auguste protection et qu'il lui plaise de fixer le jour auquel nos élèves pourront paraître sous ses auspices, trop heureux si, après avoir fait les derniers efforts pour s'attirer votre bienveillance, ils pouvaient la mériter ».

La séance se déroula le mercredi 28 septembre, à partir de deux heures après-midi, dans la grande salle du collège, avant la distribution solennelle des prix.

Dans un premier acte, on vit le roi Ignorance, accompagné de ses quatre ministres, Paresse, Perte de Temps, Mensonge, Impolitesse, venir sommer Collège de lui ouvrir ses portes et, éconduit, le citer, avec ses élèves, devant le tribunal des Sciences.

Au second acte, les élèves de septième, sixième, cinquième et quatrième, introduits successivement au son de la musique, répondirent victorieusement, sous les yeux des juges, aux questions posées par cinq ministres d'Ignorance, les quatre vus, à l'acte précédent et Frivolité envoyé en renfort. Mais Frivolité déclara faire appel devant Grand Savoir.

Mis au courant de toute l'affaire, au troisième acte, par Géographie, qui parle au nom de toutes les Sciences, - ici, les élèves de troisième et de seconde, qui étaient les juges à l'acte précédent - Grand Savoir renvoie ceux-ci devant le tribunal de Sagacité.

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Tandis que sonnent les instruments, on assiste à l'arrivée de Sagacité, suivi d'Intégrité et de Clairvoyance, à celle des Sciences, puis à celle d'Ignorance et de ses ministres, enfin à celle de Collège avec ses classes.

Quand tous sont en place, « Eloquence harangue Sagacité et lui fait un court exposé de tout ce qui s'est passé au sujet d'Ignorance, de Collège, etc... Ignorance défend mal sa cause... Frivolité obtient que les Sciences subissent un examen, qui tourne à leur gloire. Alors Jurisprudence entre avec sa suite et, haranguant Sagacité, montre combien sont injustes les prétentions d'Ignorance… Médecine prend ensuite la parole et s'exprime en termes propres à inspirer de la terreur à Ignorance. Survient Art militaire et sa suite. Il harangue Sagacité, salue Collège, l'embrasse avec tendresse et lui apprend qu'Ignorance a donné des ordres secrets contre lui : en conséquence, il offre ses services. Sagacité fait doubler les gardes et, après avoir pris conseil de Clairvoyance et d'Intégrité, se hâte de prononcer en faveur des Sciences et de Collège. Il condamne Ignorance et ses ministres à une peine d'autant plus grande et plus humiliante qu'elle est plus extraordinaire et plus inouïe ». Nous pourrions ajouter : et plus secrète, puisque le livret ne nous la fait pas connaître.

Un spectacle de ce genre suppose un établissement désormais solidement structuré, avec des élèves répartis en classes individualisées et régentées par des maîtres propres à chacune d'elles. C’est la situation que David Monier a décrite en faisant l'éloge de Louis-Xavier Chaminade.40 De cette situation à celle que révélait l'inventaire dressé en 1770,41 peu après l'ordination de Jean-Baptiste, il y a loin et, dans ce progrès évident, Guillaume-Joseph a bien dû avoir sa petite part, soit comme syndic, soit comme professeur, soit comme directeur.

Plus tard, il lui est arrivé l'une ou l'autre fois d'évoquer directement ou indirectement la conduite qu'il avait tenue à Mussidan, au temps où il était chargé de l'économat. « Après les premiers jours, écrivait-il en 1839, cet emploi me prenait bien peu de temps ; mais il faut beaucoup d'ordre et d'exactitude et

40 Cf. supra, ch. III. 41 Cf. supra, ch. II.

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ne pas se laisser préoccuper ».42 A un directeur qui, pour éviter les heurts avec son économe, réclamait un règlement fixant les responsabilités et les pouvoirs financiers de chacun, il confiait, en 1836 : « Ce règlement est plus qu'inutile lorsque le premier chef et le chef de travail sont dans une grande intelligence pour le bon maintien d'un établissement et, en même temps, de toute l'économie possible. J'ai fait le métier de syndic pendant seize à dix-sept ans dans un établissement assez considérable : jamais je n'ai eu une parole avec mon premier chef - son frère - et l'établissement de misérable qu'il était devenait toujours plus prospère ».43 Pour couper court à toutes préventions, il recommandait à un économe de veiller « à ce que tout soit fixé, surtout pour la nourriture », et il ajoutait : « je fis de même autrefois dans ma jeunesse, lorsque je pris l'administration du séminaire de Mussidan. »44 Le 22 septembre 1831, pour inviter un directeur à se méfier de ses plans grandioses, c'est encore à son expérience qu'il fait appel : « J'ai pour principe, dit-il, depuis ma première jeunesse, que moins on emploie de monde et mieux les choses vont. Je l'ai expérimenté jusqu'à la première révolution, où je faisais à peu près ce que vous faites… Moins je prenais de monde pour le service, moins j'avais de professeurs et de surveillants et mieux tout allait ».45 Une autre fois, pour soutenir un économe, qui pensait qu'une augmentation du taux de la pension dans son établissement entraînerait une diminution du nombre des élèves et finalement une diminution de ressources pour la maison, il se borne à ces mots : « J'en ai eu une longue expérience dans ma jeunesse ».46

42 G.-J. CHAMINADE, Lettres, IV, Nivelles (Belgique) 1930, p. 443 et

444, n° 1110, Bordeaux, 7 janvier 1839, à M. Enderlin, Ebersmunster (Bas-Rhin).

43 Ibid., III, Nivelles 1930, p. 615 n° 837, Courtefontaine, 26 avril 1836, à M. Lalanne, Layrac (Lot-et-Garonne).

44 Ibid., p. 327 n° 702, Agen, 25 et 26 septembre 1833, à M. Clouzet, Saint-Remy (Haute-Saône).

45 Ibid., p. 65, n° 600, Agen, 22 septembre 1831, à M. Lalanne, Arbois (Jura).

46 Ibid., V, Nivelles 1930, p. 32, n° 1147, Bordeaux, 5 juillet 1839, à M. Clouzet, Saint-Remy (Haute-Saône).

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Quelques lettres, que son frère François lui adressa de Périgueux, du 16 janvier 1788 à novembre 1789, nous fournissent d'autres indications sur la manière dont il s'acquitta de ses fonctions de syndic et nous montrent comment le marchand de la rue Taillefer à Périgueux vint en aide à l'économe du collège Saint-Charles ou contribua à sa formation.47

On n'est pas surpris de voir que Guillaume-Joseph s'approvisionne chez son frère en étoffes et en mercerie. Il était bien naturel qu'il lui achetât le drap bleu, les épaulettes et les boutons dorés dont il avait besoin pour les uniformes des écoliers, ou encore le linge destiné aux directeurs et au service du séminaire. Mais il y avait bien autre chose dans les ballots que François expédiait de Périgueux à Mussidan. Le commerçant sert de procureur : tout ce qu'on ne trouve pas sur place à Mussidan et se vend à Périgueux, il le fournit à son frère sur un mot de sa part.48 Quelquefois même, il envoie son commis, un sieur Villatte, lui porter l'objet de la commande.49

Il sert aussi d'intermédiaire pour les paiements que le séminaire doit faire à ses fournisseurs ou pour ceux dont les familles des élèves de Saint-Charles ont à s'acquitter à l'égard de l'établissement.50 Ce n'est pas toujours un simple jeu d' écriture.

47 Elles sont conservées aux arch. dép. de la Dordogne, 2 E 330. 48 Par ex., sur une facture du 4 juin 1789, on trouve : 6 gros boutons

surdorés de Paris, à 17 liv. ; 9 ditto, petits, à 8, 10 liv. ; 24 épaulettes d'or à 9, 10 liv. ; 1 brochure intitulée Le clergé dévoilé, 1, 16 liv. Dans une autre du 18 janvier 1788, il y a : 28 aunes de cadis de Montauban, noir ; 37 aunes d'étamine noire ; 6 aunes de linon ; 6 garnitures boutons de soutane ; 2 soupières de faïence ; 10 cafetières de fer blanc ; 1 livre de poivre ; 2 moutardiers ; 2 écuelles ; 1 douzaine de couteaux de table argentés, …

49 Cf. Lettres des 29 avril et 12 août 1789. 50 Ainsi, dans une lettre du 10 juin 1789, nous lisons : « M. Lagrave,

maître tailleur, me compta le 6 courant liv. 90 pour son fils, dont je lui donnai quittance en ma manière accoutumée, à compte sur les avances que le séminaire peut avoir fait à son fils, et subsidiairement sur sa pension. Je vous en ai crédité, mais non de votre mandat sur Mlle Manière : je veux en attendre les suites. Vous avez trouvé dans ma

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Le syndic n'a pas la précision et l'ordre d'un commerçant de profession.51

Le croirait-on ? A la veille de la Révolution, il faut encore lui apprendre ou lui rappeler - ce qui revient au même - la manière d'endosser correctement un billet à ordre, une lettre de change ou tout autre effet,52 le mettre en garde contre des manières de faire qui peuvent lui nuire,53 attirer son attention sur de mauvais payeurs,54 ou même refuser - ce qui est particulièrement désagréable à l'égard d'un frère - des effets à échéance trop lointaine ou susceptibles d'être protestés.55 Pour éviter à son

lettre par la dernière messagerie votre billet de liv. 1200 acquitté du sieur Tronche ».

51 Le 30 janvier 1789, François lui écrit : « Vous êtes-vous figuré, mon cher Frère, que je n'ai rien plus à faire que passer mon temps sur les livres pour des riens ? J'appelle des riens, quand vous me faites faire des observations sur des choses que, dans la minute, j'aurais aplanies, si vous y portiez vous-même un peu plus d'attention. Comment pouvez-vous me faire 6 observations sur le compte que je vous ai envoyé - où j'ai fait travailler près de huit jours - sans me fournir les dates des articles dont vous ne vous rappelez pas. Au moins faudrait-il me dire la chose telle qu'elle est, afin que je ne cherche pas en vain. Rappelez-vous à l'avenir d'envoyer les dates des articles, si vous voulez que je m’en occupe… Portez un peu plus vite attention aux comptes que je vous enverrai, attendu qu'il est bien plus aisé de relever une erreur qui se glisse dans un compte lorsqu'on a les choses présentes, que lorsqu'on a passé un certain temps, dont on ne se rappelle qu'imparfaitement ».

52 Cf. Lettre du 28 février 1789. 53 Cf. Lettre du 29 avril 1789. 54 Cf. Lettre du 13 mai 1789 : « Prenez-y garde. Il ne faut jamais laisser

de vieux comptes, surtout de pensionnaires, sans risquer de perdre. Au reste, ce sont des objets qui ne doivent pas se retarder. Ici, et dans toutes les pensions, on ne badine pas du tout. On se fait payer tous les trois mois ? C'est comme cela qu'il faut faire, ou vous serez dupe continuellement ».

55 Cf. Lettre du 31 mars 1789 : « De qui je tire mes marchandises ne se contenterait pas de papier tardif et véreux. Lorsque les six mois sont passés, c'est de l'or ou de bon papier qu'il me faut envoyer et non des mandats non payés et des Marchandises qui ne peuvent se vendre dans l'espace de trois ans comme de votre vin. Mes fonds ne sont pas assez considérables pour attendre comme vous vous l'êtes figuré ». et lettre

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frère des ennuis, pour ne pas lui imposer de se transporter sur les lieux, François se déplace parfois lui-même ou délègue son commis.56

Guillaume-Joseph sait qu'il a un bon frère et ne lui tient pas rigueur de quelques remontrances un peu vives, dont il n'a pas l'air d'ailleurs de profiter beaucoup.57 Il ne se lasse pas de recourir à lui non seulement pour se procurer ce qu'il désire, non seulement pour s'approvisionner en cadis, en linon, en étamine, en soupières, en moutardiers, en couteaux, en blé, en farine, en livres ou en boutons de soutane, mais aussi pour écouler le vin qu’il tire des vignes du séminaire et même pour tenter de revendre au meilleur prix des violons en piteux état ou d'autres

du 10 avril 1789 : « Ne vous ai-je pas, dans le temps, crédité du mandat sur M. Manière de Foudomier ? Eh bien ! Il n'est pas encore acquitté. C'était-il pour argent comptant que je l'ai pris ou pour deux ans ? Allez, malgré que vous disiez, je vous ai traité en frère et non en négociant. Je ferai toujours ce qui dépendra de moi pour vous servir et pour vous faire payer ; mais je vous répète que les mandats qui ne produisent pas à présentation leur valeur lors de leur échéance ne peuvent être regardés que comme des effets véreux et ne peuvent être portés en compte qu'après l'acquit ».

56 Cf. Lettre du 29 avril 1789 : « En mon absence, le sieur Villatte vous a écrit la réponse du sieur Tronche au sujet de vos mandats qu'il vous renvoie, dont il m'a dit ne vouloir être payé comme cela. J'arrive de Sarlat, où j'ai trouvé M. Lestable, qui travaillait à entrer en procès avec vous sur le compte que j'avais remis à un avocat pour le faire assigner. Il avait retardé heureusement de le faire dans vos intérêts et dans l’idée de vous en donner avis. Mon arrivée a mis fin à tout. J'ai traité pour votre compte à liv. 300, déduction des truffes et poules d'Inde qu’il vous avait envoyées. Je lui ai fait rabais de liv. 78 sur le prix des pensions ou fournitures. Je ne l'ai fait qu'après que deux avocats m'y ont condamné et conseillé dans vos intérêts de le faire, afin de vous éviter d’être prôné dans un palais. où vous auriez succombé. Quand eussiez-vous dû gagner, cela vous aurait fait tort considérablement dans le public ».

57 Cf. Lettre du.10 juin 1789 : « Vous ne me dites pas si vous avez reçu les articles que je vous envoyai par la dernière messagerie. Ce sont des choses qui valent la peine d'en accuser réception. Il est vrai que cela ne me surprend pas : ce serait la première fois de votre vie que vous l'auriez fait sans vous le demander ».

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objets devenus sans emploi.58 Le frère n’y trouve pas toujours son compte et parfois proteste. Certain vin n'est pas bon et ne pourra se vendre avant plusieurs années de cave ; il n'en veut plus… Le syndic n’en continue pas moins à envoyer ses mannequins, ses paniers et ses carrelets.59 Il est vrai, comme l'écrit le Père Humbertclaude que François Chaminade n'a jamais fait cadeau à son frère d'un centime sur ses comptes ;60 mais il ne lui a pas ménagé son temps, ses interventions, ses démarches diverses et, quand Saint-Charles deviendra bien national, une somme de deux mille six cent soixante-douze livres restera due au frère obligeant, et une partie de cette somme depuis plusieurs années.61

Les fonctions de syndic n'avaient rien de particulièrement agréable : c'est un aveu que nous trouvons aussi dans la correspondance de Guillaume-Joseph Chaminade. « Dans l'ancien et dans le nouveau régime, reconnaît-il le 10 mai 1831, j'ai trouvé très peu de communautés où l'on ne se plaignît pas des syndics. (…) C'est l'office le plus désagréable, à mon avis, qu'on puisse avoir à exercer dans une communauté. Il faut quelquefois une grande vertu et force d'âme pour l'exercer en conscience. »62 Les plaintes, heureusement, ne sont pas toujours l'indice d'un manque d'estime : c'est ce que l’ancien syndic

58 Dans un relevé de compte pour l'année 1783, on voit : « mai 12, pour

montant d'une montre que je lui ai vendue, (en avoir), liv. 36. » Cf. Lettre du 13 mai 1789 : « J'ai découvert deux violons, où du moins où ils ont passé (sic). Je tâcherai d'en tirer parti de manière à vous dédommager du peu de valeur des autres et du trop qu’on vous les avait vendus ».

59 Cf. Lettre du 31 mars 1789 : « Il en est de même pour votre vin. Rappelez-vous que je vous dis de ne m'en envoyer que 50 à 60 bouteilles. Il vous a plu d'en envoyer 369 en deux reprises, qui restent en compte et dont vous ne serez crédité qu’après la vente, n’en voulant pas du tout pour mon compte et ne regardant pas cela comme un paiement, non plus que vos mandats, dont je serai obligé de faire les frais ».

60 P. HUMBERTCLAUDE, Contribution à une biographie du Père Chaminade, (texte ronéotypé) Fribourg (Suisse) 1968, p. 40.

61 Arch. nat. de France, DXIX , 94, doss. 822. 62 G.-J. CHAMINADE, Lettres, III, Nivelles (Belgique) 1930, p. 24, n°

590, Agen, 10 mai 1831, à M. Lalanne, Saint-Remy (Haute-Saône).

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soulignait dans la lettre même d'où nous avons extrait les phrases précédentes. « J'en ai vu néanmoins, disait-il, qui étaient bien estimés de ceux-mêmes qui se plaignaient ou qui s'étaient plaints. »63 Du reste, quand il s'exprimait de cette façon, il ne prétendait pas juger son passé. Avec un frère supérieur de la maison, un autre directeur des études, un autre qui, de Périgueux lui rendait de multiples services, il se trouvait dans des conditions rarement réunies ailleurs. Il n'a jamais prétendu le contraire. Il faisait de son mieux, sans avoir la prétention d'être infaillible ou de se faire bénir de tous et en tout.

Au début de 1786, près d'un an après avoir obtenu les lettres patentes par lesquelles Louis XVI leur permettait d’acquérir l'ancienne faïencerie et quelques terres avoisinantes, les directeurs de Saint-Charles tombèrent d'accord pour demander au parlement de Bordeaux l'enregistrement dont la faveur royale avait besoin pour sortir ses effets. Ce fut le syndic qui signa la requête à la suite de laquelle, le 31 mars, la cour ordonna la. communication des lettres aux seigneurs « des fonds énoncés en icelles » et « une enquête de commodo et incommodo à l'effet de vérifier si l'acquisition desdits fonds était utile et profitable audit séminaire de Mussidan ».64 Nous n'avons pas les procès-verbaux de l'affaire. Nous savons seulement que l'enquête eut lieu le 24 avril 1786 et que les seigneurs intéressés, le comte de Lisle, Hilarion Cayrade et Montaut, donnèrent un avis favorable le 29 décembre 1786, le 24 janvier

63 Ibid. Parmi les côtés pénibles de la charge de syndic, il faut compter le

devoir de faire rentrer les dus. Pour arriver à ce résultat, il fallait parfois aller en justice. Ainsi, le 17 avril 1787, le présidial de Périgueux « siégeant et jugeant en dernier ressort et en vertu du jugement de compétence du 27 février dernier, ouï en audience Reymondie, condamne ladite partie de Reymondie (un sieur Saleix) à payer à celle de Dujarric (G.-J. Chaminade) la somme de 315 livres pour reste de la pension et fournitures dont s'agit en l’exploit de demande, à la charge par ladite partie de Dujarric, suivant ses offres, de déduire sur ladite somme les absences que les enfants de ladite partie de Reymondie ont faites pendant le temps qu'ils ont resté dans le séminaire de Mussidan avec intérêts légitimes et dépens ». (arch. dép. de la Dordogne, B 999, Fo 79r).

64 Arch. dép. de la Gironde, Arrêts du parlement, 31 mars 1786.

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et le 10 mars de l'année suivante.65 Guillaume-joseph Chaminade laissa s'écouler encore près de trois mois avant de signer, au nom de tous les directeurs, une nouvelle requête au parlement. La cour y fit droit le 4 juin, et, le 5, les lettres furent transcrites dans ses registres « pour y recourir quand besoin y serait et jouir par les impétrants et leurs successeurs de leur effet, conformément à la volonté du roi ».66 Pour lors, les directeurs ne jugèrent pas à propos de modifier, en quoi que ce soit, le mode de propriété en vertu duquel ils jouissaient des biens qu'ils avaient demandé d'acquérir. Engagés dans les dépenses d'expansion et d'aménagement de leur maison, ils hésitaient sans doute à se charger de dépenses nouvelles qui ne s'imposaient pas d'une manière urgente. C'est le même souci d'économie qui, vers le même temps, un mois plus tard à peu près, se révèle dans une nouvelle lettre que Guillaume-Joseph Chaminade adressa à l'intendant de Guyenne et qui, celle-là, nous a été conservée. Une personne de Mussidan, Catherine Constantin, veuve de Carré, morte en janvier 1786, avait laissé au séminaire de Mussidan une somme de treize mille livres, à charge pour l'établissement de dire, tous les ans et à perpétuité, vingt messes pour le repos de son âme et de donner à la ville une mission tous les huit ans. Le receveur des droits d'amortissement réclamait trois cents livres. Le syndic ne les avait probablement pas dans sa caisse. Dans sa lettre à l'intendant, « vu la modicité de la fondation, l'éloignement de l'époque où les directeurs commenceront à être obligés, vu surtout la difficulté où ils sont d'avancer une telle somme », il sollicite un délai « pour se décider à refuser cette fondation ou pour se mettre dans le cas de faire de telles avances ».67 La fondation fut finalement acceptée, puisqu'elle figure, en 1790, parmi les capitaux dont dispose le séminaire.68

Pour échapper au joug de la pauvreté, les directeurs de Saint-Charles songèrent à un autre moyen. Nous en avons la preuve dans une supplique que conservent les archives

65 Ibid., juin 1787, arrêt du 4. 66 Ibid. 67 L’original de cette lettre est la propriété de Mlle Castagnet, qui a bien

voulu nous le communiquer. 68 Arch. nat. de France, Dxis 94, doss, 822.

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nationales de France et dans laquelle, encore probablement par la plume de leur syndic - elle n’est ni signée ni datée, comme il convient à une supplique - ils recourent aux bontés royales. « Pour soutenir cet établissement, entretenir les professeurs et les maîtres nécessaires qui sont, dans ce moment, au nombre de quatorze, ils se voyaient réduits à deux cents livres de revenu fixe et, ayant épuisé toutes leurs ressources, ils n'avaient plus d'autre espoir que dans les bontés de Sa Majesté. Une pension sur quelque abbaye en commande leur donnerait les moyens de continuer à la jeunesse de la province les secours qu'elle y trouve depuis longtemps pour son éducation ».69

Cette demande fut peut-être acheminée à sa destination par l'intermédiaire du Maréchal de Noailles, duc de Mouchy70 qui, pendant qu'il était commandant en chef dans le gouvernement de la province de Guyenne, était intervenu en faveur du collège de Mussidan, et dont les directeurs se proposaient de mettre les armes sur le portail de leur établissement. Dans une lettre du 18 janvier 1788, le duc leur écrit : « J'ai été très aise, Messieurs, de vous être utile pendant que j'ai eu l'honneur de commander en haute et basse Guyenne. Je désire que vous en conserviez la reconnaissance dans le cœur, sans nulle marque extérieure, encore moins d'armoiries, ne devant jamais mêler celles du roi avec celles d'un particulier. Les sujets doivent être aux pieds du roi et point à côté. Je ne suis pas moins sensible à votre attention et à votre honnêteté. Quoique je ne me mêle plus de rien, je vais envoyer votre mémoire à M. le Comte de Brienne71et le lui recommander

69 Ibid., Dxis 49, F° 53, n° 7. 70 Philippe de Noailles, duc de Mouchy, né à Paris en 1715, maréchal de

France, fut traduit devant le tribunal révolutionnaire de Paris, condamné à mort et exécuté le 9 messidor an 11 (27 juin 1794). Cf. E BOURSIN et A. CHALLAMEL, Dictionnaire de la Révolution française, Paris 1893, p. 523.

71 Athanase-Louis-Marie, comte de Loménie de Brienne, né en 1730, frère cadet de l'archevêque de Toulouse, qui lui avait cédé son droit d'aînesse. Lieutenant-général, il fut ministre de la guerre en 1787, mais démissionna en 1788. Il mourut sur l'échafaud le 10 mai 1794, le même jour que Madame Elisabeth, sœur de Louis XVI. (Ibid., p. 437 et R.

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fortement. Vous connaissez les sentiments d'estime et de considération avec lesquels je suis bien véritablement, Messieurs, votre très affectionné serviteur ».72

L'affaire n'eut pas d'autre suite. En 1788, le gouvernement avait d’autres soucis. Le syndic dut continuer à remplir la caisse de l'établissement par les moyens classiques : stricte économie dans les dépenses, augmentation raisonnable des pensions et poursuite des mauvais payeurs.

Il est à croire qu'il ne s'en tira pas trop mal. Le collège continua sa marche ascendante. La vieille querelle qui, autour des années 1770, avait opposé le séminaire à la paroisse était maintenant de l'histoire ancienne, qui s’oubliait chaque jour davantage. L'harmonie existait entre le curé Elie Pachot et les prêtres du collège, qui, chaque samedi, assuraient une messe en l'église ou chapelle de Notre-Dame du Roc. Signe sensible de la bonne entente, les directeurs s'étaient fait recevoir dans les confréries paroissiales du Rosaire et du Très Saint Sacrement érigées, la première en l'église de Notre-Dame du Roc, l'autre en l'église Saint-Georges. A leur suite, chaque année depuis 1784, le collège fournissait un nombre important de nouveaux membres aux deux pieuses sociétés, dont les registres ont aujourd'hui pour nous un double intérêt, celui de nous conserver plusieurs signatures des frères Chaminade, voire une de leur mère en avril 1785, et celui de nous mettre sous les yeux le rayonnement du collège en nous montrant des élèves des Hautes-Pyrénées, du Lot, de l'Aveyron, du Lot-et-Garonne, mêlés à d'autres de la Dordogne et de la Gironde.73 « Ce séminaire,

P. OTHON, de Pavie, L'Aquitaine séraphique, Tournai 1907, IV, p. 483).

72 Cf. supra, n. 67. 73 Sur Elie Pachot, les confréries du T. S. Sacrement et du Saint Rosaire,

cf. supra, ch. III, n. 65. Voir aussi : La Semaine religieuse du diocèse de Périgueux et Sarlat, 93e année, samedi 7 novembre 1959, n° 43, pp. 349-352 : Les lectures d'un curé périgourdin au XVIIIe siècle. Le livre de la Confrérie du T. S. Sacrement nous apprend qu'Elie Pachot prit possession de la cure de Mussidan en 1761, et qu'il mourut pendant les troubles révolutionnaires. Contrairement à ce qu'a écrit P. Humbertclaude, (o. c., p. 67), le curé Elie Pachot refusa le serment à la Constitution civile du clergé. Il resta dans sa paroisse jusqu'en 1792

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nous dit Jean Dousseau - alias Frère Philippe, 0. F. M. capucin, était réputé, avec justice, pour une des meilleurs écoles de piété et de science. On y accourait de toutes parts ».74

Dans le concert de louanges dont les directeurs percevaient fréquemment les échos, il y avait pourtant une voix discordante, celle de Clotilde-Suzanne Labrousse, qu'on allait bientôt connaître sous l'appellation de La Prophétesse ou même La grande Prophétesse du Périgord . Elle eut, on le sait, son heure de célébrité.75

et fut reclus comme infirme. Il avait 67ans en 1794 (arch. dép. de la Dordogne, 1 L 392).

74 Arch. de l’abbaye de Tournay (Hautes-Pyrénées) : Fonds Daries, Abrégé de la vie de Monsieur Bernard Daries…, par Philippe Dousseau de Madiran, (manuscrit, ch. I, par. 3).

75 Sur Clotilde-Suzanne-Courcelles Labrousse, dite Suzette Labrousse née à Vanxains le 8 mai 1747, morte à Paris en 1821, cf. CHRISTIAN MOREAU, Une mystique révolutionnaire, Suzette Labrousse, Paris 1787, avec bibliographie pp. 236-237. Voir aussi : Biographie des hommes vivants, Paris 1818, IV, pp. 12-13 ; Recueil des ouvrages de la célèbre Mlle Labrousse, Bordeaux 1797. Voici ce qu'en dit Fr. Philippe de Madiran dans la vie de son neveu, Bernard Daries (cf. supra, n° 74), ch. 10 : « L'amitié que me portait Bernard Daries fit qu'il m'écrivit plusieurs fois au sujet de demoiselle Suzette Labrousse de Vanxains, qui a fait tant de bruit par ses extravagances et les rapsodies dont elle avait rempli de diffus écrits, qu'elle avait confiés à M. Chaminade l'aîné, pour les examiner. Il les envoya à Mgr l'évêque de Périgueux, qui les lui renvoya ensuite, après les avoir fait examiner par des docteurs du diocèse, qui en portèrent un jugement défavorable. Ce savant supérieur pensa comme eux et insista auprès de Sa Grandeur pour que cette demoiselle n'y pensât plus. Ce qu'elle promit et n'exécuta point. Les écrits restèrent toujours dans les mains de M. Chaminade.

Comme cette fille paraissait obsédée plutôt qu'inspirée de Dieu et que, sous l'apparence de quelque bien, elle allait souvent au séminaire où Bernard eut connaissance de ses erreurs, c’était un instrument de la nouvelle secte (le magnétisme) qui la regardait comme une prophétesse, au point que le Seigneur ayant appelé à lui M. Chaminade pour :le récompenser de ses héroïques et admirables vertus, le grand volume d'écrits de demoiselle Labrousse resta entre les mains de M. Joseph, son frère cadet et le mit dans de grands embarras par la

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Longtemps, elle avait fatigué de ses extravagances l'évêque de Périgueux. Celui-ci, après avoir fait examiner ses cahiers par des hommes compétents qui les jugèrent défavorablement, les adressa à Jean-Baptiste Chaminade, qui les conserva jusqu'à sa mort en janvier 1790. Ils passèrent ensuite aux mains de Guillaume-Joseph, qui dut bientôt les rendre à leur auteur. Nous ignorons où ils se trouvent actuellement ; mais l'évêque

demande qu'elle lui en fit faire par M. le maire de Vanxains et deux autres messieurs distingués qu'elle envoya à Mussidan exprès.

Je m'y trouvai alors et M. Chaminade, le plus jeune, qui en était le détenteur, me fit part de sa peine à les remettre, sachant le mal que les écrits produiraient, par le cas qu'en faisait le parti de la nouvelle secte. Je lui conseillai, vu la détermination de ces députés, de ne point résister, (lui disant) qu'il aurait bien fait de les brûler, mais que ne l'ayant pas fait, il fallait les remettre. Sur le champ, il fut trouver ces envoyés, leur déclarant qu'il voulait faire un verbal de la remise, qu'ils signeraient avec le maire de Mussidan et lui. Ce qu'il exécuta. Et dans ce verbal, que j'ai en main, il rapporte le jugement que feu monsieur. son frère en avait porté. Il paraît, dit-il, que la révélation ou inspiration prétendue arrivée à mademoiselle Suzette Labrousse de Vanxains, n'est qu'une pure imagination ou rêverie, pour ne pas dire illusion peut-être et tromperie de satan.

Je ne rapporterai point les articles ridicules tirés des écrits de cette prétendue prophétesse et énoncés audit procès verbal. Je dirai seulement que l'article VIII veut que les enfants trouvés convertissent l'univers jusqu'à la fin du monde, à l'exemple des Apôtres, et qu'ils proviendront de deux ordres religieux qu'auraient embrassés leurs pères, les seuls qui seraient alors dans l’Eglise, pour les deux sexes. Un grand nombre de lettres à monsieur le supérieur, qu'on me chargea d’examiner, étaient remplies de ces illusions. J'engageai qu'on les brûlât, excepté deux que j'ai encore, où cette visionnaire se déchaîne contre certains membres du séminaire et que je leur laissai ignorer. Mon neveu, qui avait connaissance de tout, par la confiance qu'avait M. Chaminade en ses lumières, n'avait rien plus à cœur que de combattre et d'arrêter les progrès de cette secte infernale. Toute la France sait que cette Labrousse fut appelée à Paris, lors de la Révolution la plus violente, et que de là elle fut à Rome, d'où elle n'a plus donné, que je sache, signe de vie ». Fr. Philippe écrivait en 1800 : M. Chaminade conserva jusqu'à sa mort une liasse de « protestations contre Mlle Labrousse. » Elle fut détruite par les hospices de Bordeaux. Cf. AGMAR, B. 8, 5, 368.

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constitutionnel P. Pontard et après lui, avec plus d'exactitude, l'abbé Christian Moreau, en ont publié en leur temps quelques extraits grâce auxquels nous savons comment la visionnaire jugeait les frères Chaminade et le collège. « Vous pensez trop, leur disait-elle, aux biens de cette vie. Sous prétexte de corps, de maison, d'établissement, on met la terre à la place du ciel et soi-même à la place de Dieu… Ayez pour conseiller sur votre table, soit en faisant vos comptes, soit en travaillant de toute manière, un crucifix, qui fixe vos regards. A cet aspect, vous sentirez vos projets, vos vues, vos intentions s'épurer. Vous dépouillerez le vieil homme pour vous revêtir de l'esprit de Jésus-Christ. La vue de son image est un bloc de lumière qu'on chercherait en vain au-dedans de soi-même. Elle vous donne un tact dans la pratique des affaires que toute la science humaine ne communiquera jamais. Ah ! plût à Dieu que le gouvernement voulût se charger de pourvoir à tout ce que vous dites vous être nécessaire ! C’est un fardeau pour les ministres de l’Eglise que ce soin temporel.

Ensuite, vous êtes comme les adorateurs des riches et des grands de la terre, sous prétexte que vous avez besoin d'attirer à vous des ressources.

Serez-vous donc toujours inconséquents ? Tout annonce dans vos prédications que les grandeurs de ce monde visible ne sont que des images fugitives. Vous dites vrai. Mais ce sont vos actions qui sont mensongères. Qui pourra vous croire en voyant dans vos oeuvres cet énorme relief que vous donnez aux grands ?

Vous m'avez dit, dans ma dernière visite, que vous me sauriez un gré infini de vous communiquer tout ce que je verrais de répréhensible dans la tenue de votre séminaire. Je vous ai vu depuis : vous ne m'avez point provoquée. Cependant vous n'avez point perdu de vue certain objet pécuniaire que je connais... »76

Ainsi s'exprimait la prophétesse en s'adressant à Jean-Baptiste Chaminade, et dans deux lettres que Fr. Philippe de

76 CHRISTIAN MOREAU, o. c., pp. 24-25.

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Madiran a eues entre mains mais dont il n'a pas révélé le texte, elle se déchaînait contre certains maîtres du séminaire.77

A la différence de l'abbé Rambeau, cousin de la pauvre fille, vicaire à Libourne,78 de Dom Gerle, prieur de la chartreuse de Vauclaire,79 de P. Pontard,80 des missionnaires de Périgueux Gratien Pasquet de Gastaudias, Jean Drivet et Pierre Bouny,81

77 Cf. supra,. n. 75. 78 Cf. CHRISTIAN MOREAU, o. c., p. 12. 79 Ibid., p. 19, et DOM GERLE, Renseignements donnés au public sur

des faits relatifs à Melle Labrousse, Paris s. d. (Bibl. nat. Paris, 8° Lb 39, 8904).

80 Cf. Adresse de M. Pontard, évêque constitutionnel du diocèse de la Dordogne à ses collègues des 82 départements, par forme de consultation sur le cas qui est ici proposé, s. l. n. d.

81 Sur les sentiments de Pierre Bouny, Jean Drivet et Lacroix, cf. : 1° la lettre de l'abbé Jean Drivet à son père, Périgueux 17 février 1790 ; la lettre de l'abbé Gratien Pasquet de Gastaudias à Suzette Labrousse, Bergerac 10 mars 1790. La première se lit dans LABROUSSE (Clotilde, Suzanne, Courcelles), Prophéties de Mlle Suzette Labrousse concernant la Révolution française, suivies d'une prédiction qui annonce la fin du monde, s. 1., 1790, p. 12 et dans CHRISTIAN MOREAU, o. c., p. 52, où il faut lire DRIVET au lieu de GRIVET. La seconde est aux archives municipales de Bergerac (boite X, liasse 75) ; elle a été publiée par G. CHARRIER, Séances municipales, faisant suite aux Jurades de la ville de Bergerac, t. XIV, 1789-1793, Bergerac 1941, p. 21, avec la. réponse de Suzette Labrousse. Sur les abbés P. Bouny, J. Drivet et autres, voir L. BERTRAND, Histoire des séminaires de Bordeaux et de Bazas, Bordeaux-Paris 1894 (consulter l'index onomastique à la fin du volume III). - Au lieu de DRIVET, P. Humbertclaude, o. c., p. 70 a écrit GRISOT et a fait de ce missionnaire de Périgueux un missionnaire de Mussidan. - Puisque nous en sommes à signaler des coquilles ou des erreurs de lecture, relevons, encore au sujet de Suzette Labrousse, la méprise de P. J. Crédot, le biographe de Pierre Pontard. Il a bien jugé la visionnaire, en suivant l'abbé Moreau ; mais il ne s'est pas aperçu que le texte de la lettre de l'abbé Drivet - qu'il nomme aussi Grivet, comme sa source - se termine au bas de la page 53 et les notes p. 54 ; et alors, les réflexions faites par un adversaire de Suzette Labrousse, l'auteur de la brochure anonyme qui renferme la lettre de l'abbé Drivet, deviennent les réflexions de cet abbé, partisan convaincu de la pauvre fille. 0

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d’un abbé Lacroix, de beaucoup d'autres encore, qui la considéraient comme l'envoyée du ciel pour sauver l'Eglise, le supérieur de Saint-Charles et ses frères ne furent pas longs à ne voir en Suzette Labrousse qu'une illuminée, une hystérique. Aussi bien, regardés, au dire de Pontard, comme « les saints par excellence » du canton,82 ils n'avaient pas attendu les conseils de la visionnaire de Vanxains pour ne donner aux affaires temporelles plus d'attention qu'elles n'en méritent. Ce n'était pas pour réussir en ce domaine qu'ils s'adonnaient à l'oraison « depuis quatre heures et demie du matin jusqu'à cinq et demie »83 et que leur règle les invitait « à profiter avec une sainte avidité de certains moments perdus »84 pour se livrer encore dans la journée à cet exercice.

Pour nous en tenir au syndic, nous l'avons entendu nous dire lui-même que, sauf au début, son emploi lui prenait bien peu de temps. Comme il arrive habituellement dans les séminaires, l'économat n'était pas sa seule occupation. Abstraction faite des services que, tout comme ses confrères prêtres du séminaire, il rendait occasionnellement aux curés du voisinage pour le culte, la prédication, les obsèques, il participait à l'enseignement.

En 1783, nous l'avons vu, il est membre du Musée de Paris comme professeur de mathématiques.85 En 1789, il apparaît comme professeur de philosophie.86 A ce propos, l'abbé A. Degert nous apprend qu'après le milieu du XVIIIèrne siècle, l’usage de consacrer deux ans à la philosophie était devenu général dans les séminaires français. « Une première année, dit-il, était consacrée à la logique, à la morale et à la métaphysique,

histoire ! que minées sont les routes que tu ouvres à travers les halliers des témoignages !

82 CHRISTIAN MOREAU, o. c., p. 24. 83 Cf. Les Règles de la congrégation de Saint-Charles de Mussidan :

Règles sur l’oraison : 1° Faire tous les jours une heure d’oraison, depuis quatre heures et demie du matin jusqu’à cinq et demie.

84 Ibid. : 6° Profiter avec une sainte avidité de certains moments perdus pour faire oraison.

85 Cf. supra, chap. III, nn° 61 et 72. 86 Cf. arch. dép. de la Dordogne, D 9,Thèses de Bernard Daries, 27 août

1789.

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une seconde année à la physique. (…) Le cours était à peu près invariablement dicté. (…) Après les dictées venaient les explications orales des professeurs suivies d’argumentations entre élèves ou même d'interrogations sur des questions choisies par les professeurs. Dictées, explications et argumentations étaient toujours en latin.

Dans la seconde année, on mettait aux mains des élèves des éléments de physique et de mathématiques comprenant l’arithmétique, l’algèbre jusqu’aux équations du second degré, le fond des éléments d’Euclide, un exposé des différentes méthodes de géométrie et la trigonométrie rectiligne ».87 Quelques propositions des sections coniques et le contenu de la Physique expérimentale de l’abbé Nollet complétaient le programme.88

En 1829, à l'abbé Lalanne, qui voulait aller de Saint-Remy à Paris pour acheter des instruments de physique, M. Chaminade répondra : « Avec un très petit nombre de ces instruments, on peut aller très avant dans la physique, même expérimentale. Un bon professeur sait y suppléer. Avec une bonne machine électrique, par exemple, un bon professeur sera à même de bien faire paraître toutes les nouvelles découvertes dans ce genre. La machine pneumatique et tout son attirail coûtent beaucoup ; il est possible d'y suppléer, non pour faire des expériences parfaites, mais pour donner une parfaite intelligence et démonstration d'une machine très parfaite. Je pourrais donner d'autres exemples pour les opérations de chimie, pour l'extraction des gaz, etc... Experto crede Roberto. »89 Le ton ne laisse pas de doute : le vrai nom de Robert est ici Guillaume-Joseph Chaminade. En traçant ces lignes à 68 ans, avec une ardeur toute juvénile, le vieillard, qui avait provoqué l'admiration de son correspondant par son savoir,90 revécut sûrement ses

87 A. DEGERT, o. c., II, pp. 494-496. 88 Voir aussi : MERIC (Mgr), Histoire de M. Emery, vol. I, 5e édition,

Paris 1895, pp. 15-16. 89 G.-J. CHAMINADE, Lettres, II, Nivelles 1930, n° 495, Bordeaux, 30

décembre 1829, à M. Lalanne, Saint-Remy (Haute-Saône, p. 401). 90 « M. Chaminade, qui n’est pas seulement un saint homme, mais un

savant… » (Lettre de J.-B. Lalanne, Bordeaux, 4 octobre 1833, à J. Chevaux, Saint-Remy (Haute-Saône), (AGMAR, B. 25, 1, 20).

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années d'enseignement à Mussidan et peut-être quelques heures passées avant la Révolution dans les locaux du Musée de Paris.91

Pour aider l'imagination de chacun à se tracer du jeune professeur Guillaume-Joseph Chaminade une silhouette aussi voisine que possible de la réalité, il nous faut placer ici un autre document. C’est, dans les règles mêmes de la congrégation dont il était membre, le texte qui indiquait aux éducateurs sur quels points ils devaient porter leur attention et leurs efforts. Il y en avait dix : « 1° Regarder l'éducation de la jeunesse comme un des premiers et principaux moyens de procurer le salut des âmes ; 2° Travailler à l'éducation de la jeunesse, sans ambition d'être employé aux autres oeuvres de zèle, comme prêcher, confesser ; 3° Etre charmé de n'avoir pendant toute la vie qu'à travailler à l'éducation de la jeunesse ; 4° Demander d'être appliqué toute la vie à l'éducation de la jeunesse, si on ne se sent pas grand talent pour autre chose ; 5° Ne rien négliger pour se mettre en état de donner une bonne éducation chrétienne à la jeunesse ; 6° une bonne éducation littéraire ; 7° Quand on enseigne, bien garder les règles des régents ; 8° Se mettre en état de donner une bonne éducation civile ; 9° En enseignant, avoir des sentiments de la plus profonde humilité ; 10° Associer à l'enseignement une vie cachée et intérieure ».92

Comme dans tous les séminaires, les prêtres de Saint-Charles étaient appelés directeurs. Cette dénomination disait leur rôle essentiel, qui était de guider les jeunes dans leur recherche de la volonté de Dieu sur eux et de les orienter soit vers le sacerdoce, soit vers la vie chrétienne dans le monde profane. Pour remplir ce devoir, il fallait prendre le temps de les écouter, de dialoguer avec eux, de les conseiller, de leur suggérer des résolutions, de contrôler leurs attraits, leurs

91 Quand une partie des membres du Musée de Paris s'était séparée de

Court de Gébelin, en 1783, ils avaient suivi M. Cailhava considéré comme le président légitime, et, avec lui, ils avaient été reçus chez M. Pilatre de Rosier. Ils trouvèrent là « les instruments nécessaires aux expériences physiques et aux procédés de la chimie... » (Lettre de M. de L'Aulnay, avocat, à l’abbé de Fontenay, rédacteur du Journal général de France, Paris, 18 janvier 1784).

92 Cf. L’Apôtre de Marie, 22e année, n° 234, mars 1931, p. 373.

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répugnances, leurs succès ou leurs échecs dans les voies spirituelles. C'est à Mussidan, probablement, que Guillaume-Joseph Chaminade découvrit la nécessité de cette règle de conduite qu'il fixera plus tard pour les directeurs de congrégations : « Il faut être toujours chez soi, la porte ouverte à tous venants, tout entier à chacun comme si l'on n'avait que son affaire ».93 Son frère aîné avait agi de la sorte à son égard. Il se devait d'être à son tour tout à tous.

Nous avons du reste, dans sa lettre du 7 février 1834 où il explique à l'abbé Jean Chevaux que tous les membres de la communauté de Saint-Remy sont des missionnaires, une réminiscence et une allusion plus transparentes encore à son ministère sacerdotal d'avant 1789. Tout serait à citer. Nous abrégeons. « De vrais missionnaires, dira-t-il, ne doivent compter nullement sur eux, sur leurs talents et leur industrie, mais mettre toute leur confiance dans le secours de la grâce de leur mission et aussi dans la protection de la sainte Vierge, travaillant à cette oeuvre pour laquelle elle a été élevée à la maternité divine.

Tous doivent être bien pénétrés de l'importance du salut des âmes, rachetées au prix du sang de Jésus-Christ.

La fin principale que tous doivent se proposer, dans tous leurs exercices, mais particulièrement dans leurs exercices spirituels, doit être le salut des élèves, l'amendement de leurs vices et leurs progrès dans la vertu.

Il faut qu'ils agissent tous de grand concert. L'œuvre est commune et chacun est solidaire, jusqu'à un certain point, de toute l'œuvre. Néanmoins, il peut y avoir des distributions ; chaque professeur, par exemple les élèves de sa classe ; chaque division, le chef de cette division. Aux récréations, tous à-peu près peuvent y travailler.

Lorsque vous vous concertez, vous voyez comment on peut vaincre certaines difficultés qui se rencontrent. Certains élèves, par exemple, pécheurs déjà obstinés et avec des habitudes enracinées, vous vous les distribuez : ceux qui en sont plus

93 Cf. L’Esprit de notre Fondation, vol. III, Nivelles 1916, p. 242.

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spécialement chargés prient pour eux, sollicitent leur conversion, invoquent les lumières du Saint-Esprit pour bien diriger leur conduite.

Il faut prendre garde à un zèle indiscret. Les commencements sont comme insensibles. On ne réussirait pas auprès d'un élève dont on n'aurait pas gagné, jusqu'à un certain point, l'estime et l’amitié. (…)

A proportion que vous aurez des élèves qui se tourneront sérieusement vers Dieu, vous en trouverez quelques-uns qui auront du zèle et dont vous pourrez vous servir, à l'égard des autres, comme de petits missionnaires : j'ai vu, autrefois, qu'on obtenait ainsi de grands succès ».94

J’ai vu autrefois ... Experto crede Roberto… : c’est toujours le même refrain. Derrière les conseils que donne Guillaume-Joseph Chaminade, il y a son expérience de Mussidan. Ceux-là lèvent le voile, un large pan du voile au moins, sur celle-ci.

En 1785, dans le livret où ils présentaient l'exercice littéraire de fin d'année au moyen duquel ils se proposaient de montrer comment ils travaillaient à former l'intelligence de leurs élèves, les directeurs du collège Saint-Charles avaient ajouté en note de leur prologue : « Outre ce plan, on se propose d'en donner bientôt un autre où l'on expliquera dans un plus grand détail tout ce qu'on fait dans le collège pour l'éducation de la jeunesse. » Il semble, d'après certains témoignages, qu'en fin d'année 1787 un:autre exercice littéraire a, de fait, été conçu et donné au public dans ce but.95 Malheureusement le plan qui en

94 G.-J. CHAMINADE, Lettres, III, Nivelles 1930, n°725, Agen, 7

février 1834, à M. Chevaux, Saint-Remy (Haute-Saône), pp. 379-380. A Mussidan, les directeurs étaient appelés couramment missionnaires.

95 Le 26 mai 1892, un ex-notaire de Mussidan, Bessines, qui avait 86 ans et possédait « une parfaite lucidité d'esprit », pour répondre à sa nièce, Sœur Laurentine, de la congrégation de Sainte-Marthe de Périgueux, lui écrivait : « M. de Vassal Montviel, curé de Mussidan, possédait un volume imprimé en 1787, dans lequel sont consignés de nombreux détails relatifs au collège Saint-Charles. » Les renseignements fournis par M. Bessines à sa nièce étaient destinés au chanoine Eugène Chaminade, qui cherchait alors des matériaux en vue d’écrire la plaquette qu’il consacra à G.-Joseph Chaminade : Le R. P. Guillaume-

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contenait l'analyse a disparu dans la seconde moitié du XIXème siècle. Il nous ouvrirait aujourd’hui d'autres horizons sur l'activité éducative des directeurs du séminaire et, peut-être, plus spécialement sur celle du plus jeune des Chaminade, en particulier. En est-il encore quelque exemplaire bruni par la lumière et la poussière sur un rayon de bibliothèque ou, mieux conservé mais aussi mieux dissimulé, dans un volume jamais ouvert de Mélanges quelconques ? Qui le sait ? Reparaîtra-t-il un jour ? Nous ne pouvons que le souhaiter vivement.

Pour nous consoler, félicitons-nous de l'initiative prise par le chef des services d'archives de la Dordogne pour faire entrer dans son dépôt un placard qui nous indique les thèses soutenues, à la fin de l'année scolaire 1788-1789, par le plus brillant élève, sans doute, que Guillaume-Joseph Chaminade eut à Mussidan, Bernard Daries.96

Joseph Chaminade, Périgueux 1894. Les recherches faites pour retrouver le volume de 1787 sont restées vaines jusqu’ici. Cf. AGMAR, 11, 14.

96 J. Simler a fait allusion à Bernard Daries (Guillaume-Joseph Chaminade, Paris-Bordeaux 1901, p. 96) et les autres biographes du Vénérable ont dit aussi quelques mots de lui. Mais celui-ci n'était. pas exactement connu avant le dépôt de sa vie manuscrite due à Fr. Philippe de Madiran, 0. F. M. Cap., aux archives de l'abbaye bénédictine de Tournay (Hautes-Pyrénées) et surtout avant l'étude qu'Yves Chaille a publiée dans La Revue du Bas-Poitou et des Provinces de l'Ouest, 73e année, n° 1, janvier-février 1962, Fontenay-le-Comte (Vendée), pp. 39-53, sous le titre : Aux origines d'une congrégation vendéenne : Bernard Daries. Ce sont là nos sources. Malheureusement, nous n'avons pas pu vérifier certaines dates données, qui nous semblent faire problème, e.g. les dates de naissance de Pierre et de Jean Daries. - Né le 6 octobre 1772, à. Madiran (Hautes -Pyrénées), Bernard Daries fit ses études au collège-séminaire de Mussidan de 1783 à 1789 et y reçut probablement la tonsure avec la soutane, puisqu'en 1789, on parle de lui en disant : « M. l'abbé Daries ». Il enseigne ensuite la philosophie dans ce même collège jusqu'en 1791 (cf. supra, ch. Il, n. 34). Après quelques mois de préceptorat, il passe en Espagne, ayant reçu les ordres mineurs. En exil, il étudie, il travaille et, dès 1793, il songe à mettre sur pied une nouvelle société religieuse, la Société de Marie, dont il communique le projet à quelques prêtres français. Il écrit beaucoup. En attendant qu'il

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Il complète heureusement les renseignements que nous fournissent sur le même Daries des papiers déposés, il y a quelques années, aux archives de l'abbaye bénédictine de Tournay (Hautes-Pyrénées).

Un livret, analogue à celui de 1783 que nous connaissons, devait présenter les meilleurs élèves de chaque classe sélectionnés pour montrer aux familles et aux amis du collège les résultats d'une année de travail. De ce livret, nous n'avons plus que quelques lignes transcrites par Fr. Philippe de Madiran dans la biographie manuscrite de son neveu, l'élève qui retient notre attention en ce moment. Celui-ci, nous apprend-il, « dans ce séminaire, se distingua sur tous ses condisciples, remportant tous les premiers prix des classes, ainsi qu'il conste (sic) de ses supérieurs dans l'imprimé qu'ils firent faire, lorsqu'il soutint sa thèse générale de philosophie. Il se rendit, continue-t-il, un concours extraordinaire à cet acte. Tout le monde fut dans l'admiration de la sagacité et de la justesse de ses raisonnements, qui lui méritèrent un applaudissement général ».97

puisse accéder au sacerdoce, il étudie la médecine et se fait recevoir docteur le 27 mai 1799. Il mourut l'année suivante à Lillo, à neuf lieues de Tolède, le 2 juillet 1800 (et non 1802, comme une coquille fait lire dans l'article d'Yves Chailles), alors qu'il était allé dans la ville pour combattre une épidémie. Sa tombe, dans l'église, a été profanée pendant la guerre civile de 1936-1939. Pour plus amples détails, nous renvoyons aux sources indiquées, dont nous ne donnerons plus que quelques extraits.

97 Le livret, d'après Fr. Philippe, présentait ainsi Bernard Daries : « Dans cette classe - la philosophie - comme dans les autres, nous ne vous parlerons que de ceux qui doivent paraître en public. Parmi ceux-là., doit être à la tête, Monsieur l'abbé Daries, du diocèse de Tarbes. Ce jeune homme, âgé de seize ans, a parcouru le cycle ordinaire des études avec des succès peu communs, a remporté le premier prix dans chaque classe et nous a donné, pendant ses deux années de philosophie, l'agréable spectacle de la plus grande application, comme de la conduite la plus irréprochable… »

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Le placard qui est aujourd'hui aux archives départementales de la Dordogne98 nous donne l'énoncé des thèses claquées (sic).98bis Elles étaient dédiées à l'abbé Barthélemy de Laborie, docteur en Sorbonne, doyen du vénérable chapitre de Montpazier,99 vicaire général de Sarlat et d'Agen, etc…, etc ... (Sic !). Formulées en latin, elles sont tirées ex mathesi, ex analysi, ex sectionibus conicis, ex trigonometria rectilinea, ex trigonometria sphaerica, ex ballistica, ex physica, ex dynamica, ex hydrostatica, ex astronomia physica, ex acoustica et optica, ex geographica physica… C’est, on le voit, une revue par échantillonnage de tout le programme enseigné en seconde année des classes de philosophie, la part confiée à Guillaume-Joseph Chaminade. Au bas de l'affiche, on lit : Has theses, Deo duce, auspice Virgine Deipara et praeside G.-Josepho CHAMINADE, presbytero, theologiae doctore, e Museo parisino et philosophiae professore, tueri conabitur Bernardus-Xaverius DARIES, e loco Madiran, diocesis Tarbellensis, die 27a Augusti, hora pomeridiana secunda 1789, in collegio Mucidanensi.

Si, ce jour-là, Bernard Daries fut à l'honneur, son professeur ne le fut pas moins, à n'en pas douter, et avec tous ses titres. Quelques jours plus tard, le 7 septembre, en qualité de praefectus seminarii, il apposa encore sa signature sur un livre de prix pour attester la bonne conduite, l'application et les succès d'un autre élève, Jean Daries, frère de Bernard.100 Au

98 Sous la cote D 9. Il a été acquis en juillet 1961 et mesure environ 42cm

x 60. 98bis plaquées ( ?) 99 H. BRUGIERE, o. c., p. XXVII : « Jean XXII, qui créa le diocèse de

Sarlat (1317) érigea la paroisse de Capdrot en collégiale (1318). Cette collégiale fut transférée à Montpazier en 1492. A la Révolution, le chapitre était composé de douze chanoines, avec un dignitaire qui avait le titre d'archiprêtre ». Sur Barthélemy de Laborie, qui refusa le serment de fidélité à la constitution du clergé et se retira à Saint-Cyprien (Dordogne), d'où il était, peut-être, originaire, et où, semble-t-il, il mourut après la Révolution, cf. H. BRUGIERE, o. c., pp. 249, 299. Sur l'activité charitable et sociale du même, cf. arch. dép. de la Gironde, C 3591, 3592., 3682.

100 Ce livre est aujourd’hui aux arch. gén. de la Société (AGMAR) sous la cote CH 1. 5. Il est intitulé : Rhétorique des clercs, divisée en deux traités, l’un pour apprendre à faire des discours, et l’autre pour les

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moment où se forme l'orage révolutionnaire qui va le détruire, le collège Saint-Charles est en plein développement et l'abbé Guillaume-Joseph Chaminade en paraît l'un des professeurs les plus marquants.

faire réussir. Paris, chez Berton, 1788. Sur l’intérieur du plat postérieur de la couverture, on lit, ajouté à la main : « Ego infrascriptus, omnibus quibus intererit aut interesse poterit, testor D. Johannem Daries meis lectionibus anni 1789 magna cum laude interfuisse, secundum proemium retulisse et speciem suae probitatis, honestatis et diligentiae semper praebuisse. Ad horum omnium testimonium hunc illi chirographum concessi. In seminario Mussidanensi, die 7a septembris anni 1789 ».

Marty Primae grammaticae In horum omnium fidem G.-Josephus Chaminade, Sem. praef. Et voici le problème. Dans son Epître historique, écrite en 1789, Fr.

Philippe de Madiran présente en quelques mots les enfants de sa sœur, madame Daries, née Dousseau. Clairette est « l’aînée de tous ». Jean, l’aîné des quatre garçons, continue le petit commerce de son père. « Ses trois frères ont fait leurs études au séminaire de Musidan en Périgord ; deux y sont l’admiration deleurs condisciples. Le plus âgé , Piierre, qui a vint ans, est actuellement au séminaire de Bayonne, à Larressore en Basque, où il fait la théologie, pour être prêtre. Son frère Bernard, fait pour la seconde fois la philosophie à Mussidan et y régente pour la cinquième et la quatrième. Il a seize ans. Son petit frère Jean, donne aussi les plus belles espérances pour la piété et la science. (…) Augustine est la dernière de tous » . D'après ce texte, le Jean Daries auquel le régent Marty décerne un second prix le 7 septembre 1789 semble bien être celui que Fr. Philippe présente comme le dernier des quatre frères Daries. Mais, dans l'étude que nous avons citée (supra, n. 96), Yves Chaille a écrit : « Deux frères aînés de Bernard furent ordonnés prêtres », avec cette note : « Pierre, né le 13 janvier 1768 et décédé à Madiran le 17 décembre 1849 ; Jean, né le 6 mai 1770, décédé le 7 avril 1814. » Si le Jean que nous trouvons à Mussidan en 1789 est né le 6 mai 1770, pourquoi son oncle le nomme-t-il après Bernard ? Pourquoi écrit-il de lui : « son petit frère Jean » ? Pourquoi ce « petit frère Jean » qui « donne les plus belles espérances pour la piété et la science » est-il si peu avancé dans ses études ? Problèmes insolubles. Le Jean, élève de Mussidan, doit être né plusieurs années après 1770.

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Grâce aux papiers Daries de l'abbaye de Tournay, nous pouvons ajouter que l’éducation donnée au séminaire de Mussidan avait un net caractère marial.

« La dévotion à la glorieuse Vierge Marie, mère de Dieu, nous dit Fr. Philippe de Madiran, fut toujours le caractère distinctif de Bernard Daries ».101 En Espagne, où la Révolution le contraint à se retirer en 1792, il composa un « catéchisme de la sainte Vierge », dans lequel il identifiait le péché contre le Saint-Esprit avec l'indévotion à Marie.102 Il nous reste aussi de lui un manuscrit qui contient les bases d'un nouvel ordre religieux, qu'il nommait la Société de Marie et dont il discuta le projet avec plusieurs prêtres français exilés comme lui, entre autres avec Louis-Xavier Chaminade.103 « Il ne tarissait point, dit encore son oncle, lorsqu'il parlait de l’humilité de la Vierge, de sa pureté immaculée, de sa haute dignité de mère de Dieu, sauveur du monde et surtout de sa miséricorde infinie à protéger les

101 Abrégé de la vie de Monsieur Bernard Daries, ch. 7. 102 Ibid., ch. 10. Ce catéchisme, qui fut dédié au Cardinal Lorenzana,

archevêque de Tolède et traduit en castillan, fut écrit en 1793. Il n'a pas été conservé. Les extraits que nous en donnons se trouvent dans une lettre que Bernard Daries écrivit à Fr. Philippe, le 29 août 1793, pour le consulter.

103 En l'honneur de la très immaculée Mère de Dieu. Plan de la Société de Marie. Toutes les copies connues de cet écrit ont été faites-sur un manuscrit trouvé dans les papiers de la Miséricorde de Bordeaux, en 1809, et conservé aujourd'hui (1977) dans les AGMAR, sous la cote 12, 1. Il n'y a toutefois qu'un rapport très lointain entre cet écrit et le résumé que Bernard Daries aurait soumis à son oncle le 15 septembre 1795. Fr. Philippe indique plusieurs détails caractéristiques du projet qu'il a eu sous les yeux et le texte dont nous parlons n'en dit rien. Le projet a-t-il donné lieu à plusieurs rédactions successives ? Le texte des AGMAR est-il bien celui de Daries ? de quelle date ? Problèmes à étudier. Sur les relations de Daries avec Louis-Xavier Chaminade, voir : Lettres d'Uclès. - Deuxième série, t. I, 3e fascicule, 1890-1891, p. 429 : L'idée du rétablissement de la Compagnie, en 1795, parmi les prêtres français émigrés en Espagne par J. Delbrel, S. J. On corrigera ce que l'auteur dit de B. Daries au moyen de l’article d'Yves Chaille. Moyennant la même correction, voir aussi : R. P. BETHUIS, Vie du R. P. L -M. Baudoin, Luçon 1856, pp. 35 -44.

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pécheurs. Ses entretiens étaient doux et aimables, capables de faire aimer la vertu et de porter à se dévouer au service de cette reine des anges et des hommes, de tout son cœur, de toute son âme, de toutes ses forces ».104 Quand il entendait exprimer des craintes pour l'avenir religieux de la France, il protestait. « Après tant de preuves de dévotion envers la sainte Vierge, que notre royaume a manifestées, disait-il, j'ai une confiance si ferme que j'espère que cette immaculée protectrice, qui a écrasé la tête du serpent infernal, triomphera des ennemis de sa gloire et ne permettra pas qu'une nation qui lui est consacrée si solennellement perde la foi, quoique, par ses crimes, elle ait attiré tant de maux qui la dévastent. Espérons contre toute espérance en sa protection, la priant sans cesse de nous l'accorder ».105 Frère Philippe de Madiran ajoute : « Il s'était formé un plan de vie qui lui réglait toutes ses heures. Il en consacrait une partie en récitant le chapelet ou le rosaire, l'office de la très sainte Vierge et celui de l’Immaculée conception ... ».106 Dans son admiration pour l’écriture sainte, il accorde une place particulière au Livre de Judith, dans lequel-il voit « un mystère qui ne s'est pas encore accompli et qui n'aura lieu qu'à la fin des temps (…). Nabuchodonosor est l’Antéchrist, Holopherne, le faux prophète de l'Antéchrist, selon qu'il est annoncé dans l'Apocalypse. Nabuchodonosor entreprend la conquête du monde, l'Antéchrist le fera et assujettira toutes les nations à son empire. Remarquez surtout qu'il voudra se faire reconnaître Dieu et qu'il détruira les idoles pour jouir seul de cet honneur. C’est ce que dit saint Paul (2ème ép. aux Thessaloniciens, 2) : et revelatus fuerit homo peccator, filius perditionis, qui adversatur et extollitur supra omne quod dicitur deus. Ce ne sera qu'après avoir subjugué tous les peuples et séduit tous les hommes qu'il commencera à persécuter les enfants de l'Eglise catholique. La persécution sera horrible en toutes sortes de genres. Les fidèles périraient même tous dans ces jours de désolation, si Dieu n'avait ménagé une ressource dans la protection de la sainte Vierge, qui aura alors sur la terre beaucoup de serviteurs. Elle les remplira de force et de sagesse,

104 Fr. PHILIPPE DE MADIRAN, Abrégé de la vie…, ch. 7, par. 1. 105 Ibid., ch. 7, par. 5. 106 Ibid., ch. 7, par. 8.

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les munira contre les vaines attaques de la séduction, les délivrera de l’erreur, leur fera obtenir la vraie vie, parce qu'elle en fera ses martyrs . Voilà notre Judith.

Comme celle de Béthulie, elle écrasera la tête à notre ennemi, nous fera donner les palmes d'une mort glorieuse, parce qu’au milieu des traverses et des malheurs, nous aurons soutenu son culte, ses privilèges et ses mystères, qui éprouveront alors une furieuse persécution. Heureux donc ceux qui dans ces temps seront les enfants de Marie ! Leur sort sera avec cette grande reine et ils partageront avec elle l'honneur d'avoir triomphé. Les soldats ne partagent-ils pas la gloire de la victoire avec leur général ? Eh bien ! la sainte Vierge sera alors notre général. Heureux ceux qui seront alors ses soldats! ».107

Pour Daries aussi bien, le livre de Judith ne fait que mettre en un saisissant relief la figure et le rôle de Marie, qui sont sous-jacents dans toute la sainte Ecriture. « Appliquez, écrit-il, la Loi et les Prophètes à Jésus et à Marie, au fils et à la mère : vous deviendrez riche en connaissances, car l'un et l'autre en sont la fin et l'objet. Saint Paul le prouve pour Jésus-Christ et l'Eglise l'enseigne pour la sainte Vierge. Je ne vous développerai pas à présent toutes les combinaisons admirables que l'on peut faire d'après ce principe ; je vous ferai observer seulement que les prophéties sur la sainte Vierge sont aussi anciennes que celles sur Jésus-Christ. Si le Messie est promis comme réparateur, Marie est annoncée victorieuse du serpent et. du péché. Si les Patriarches sont les types du Fils de Dieu, la sainte Vierge partage cet honneur et voit les mystères qui s'accompliront en elle aussi pompeusement annoncés que ceux du Verbe éternel. Partout et dans tous les âges, vous entendrez les justes et les prophètes figurer sa virginité, sa maternité, son exemption du péché, sa victoire sur le démon, sa puissance, ses titres et ses privilèges, en même temps que vous entendrez les oracles qui regardent l’incarnation, les temps du Messie et les merveilles qu'il doit opérer. Le Fils et la Mère sont inséparables, parce que leurs mystères le sont aussi. Je pourrais étendre ce rapport à leurs cultes mêmes : l’Exode, le Lévitique, les Nombres, le

107 B. DARIES, Lettre adressée le 29 août 1794 à Monsieur Laborde,

résidant à Tuy en Galice.

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Deutéronome me fourniraient bien assez de témoignages. Je prouverais qu'ils sont inséparables aussi. Je m'élèverais tout en passant contre beaucoup de gens qui déclament sans cesse contre les honneurs qu'on rend à Marie et qui, sous prétexte de ne pas tomber dans l'idolâtrie, tombent dans l'incrédulité, comme si l'on pouvait tomber dans quelque excès par rapport à la sainte Vierge, lorsqu'on ne lui rend pas le culte de latrie ».108

Pour qui connaît les idées de Guillaume-Joseph Chaminade sur Marie, sur sa place dans la pensée divine, sur son rôle dans le plan rédempteur de l'humanité, sur son incomparable et indissoluble union avec Jésus-Christ, pour qui a présent à l'esprit la manière dont le Vénérable a présenté Marie à ses congréganistes de Bordeaux ou aux religieux et aux religieuses de l'ordre qu'il a fondé, n'est-il pas vrai que les deux hommes, Daries et Chaminade, ont en commun un air de famille ? Même recours au sens mystique des Ecritures, même conception de la mission de Marie, même confiance en son pouvoir, même idée de son intervention dans les derniers temps, même piété filiale, même pensée d'être les soldats de ce nouveau général d'armée. Tout ne nous invite-t-il pas à conclure que, dans ce collège-séminaire de Mussidan, la Mère de Dieu tenait une place importante, que son culte devait y être singulièrement en honneur et, pour tout dire, que grâce à son corps professoral et à l'éducation qu'il donnait, cet établissement était un foyer de dévotion à Marie ?

Bernard Daries avait onze ans quand, en 1783, son oncle le fit conduire à Jean-Baptiste Chaminade.109 Encore qu'il fût issu d'une famille très chrétienne, au sein de laquelle la mère de Dieu était traditionnellement honorée et invoquée, sa dévotion mariale ne pouvait être qu'en germe. Quand il compose son

108 Ibid., 1) Livres de la loi, 2) Livres historiques. 109« Aprèsquelque temps d'étude chez son oncle, alors chapelain au

prieuré de Madiran, on lui procura une place dans le séminaire de Mussidan en Périgord. A l'âge de onze ans, son père le mena à Bordeaux et le remit entre mes mains dans le temps que nous y tenions le chapitre, où j'étais secrétaire du révérend Père Provincial, l'année 1783. Peu de jours après, je le fis conduire audit séminaire, où le suivirent ensuite ses autres frères, Pierre et Jean Daries ». (Fr. PHILIPPE de MADIRAN, Abrégé de la vie …, ch. 1, par. 3).

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catéchisme sur la sainte Vierge, où l'indévotion à Marie est présentée comme le péché contre le Saint-Esprit,110 il n'a quitté son collège que depuis deux ans et c'est l'année suivante qu'il écrit sa lettre sur l'Ecriture, dont nous avons cité quelques passages. Les idées exprimées ici et là ne peuvent lui venir que de Mussidan. Aussi bien, c'est au collège même, le 19 juin 1790, durant l'année où il enseignait la philosophie pour la première fois, qu'il « s’attachait, nous dit son oncle, en inculquant les sciences, d'insinuer à ses élèves la dévotion à la glorieuse Vierge Marie »111 et que, pour « sortir d'un état violent où les passions fomentées du démon le retinrent quelque temps », il recourut à sa mère du ciel en ces termes : « Qu'il est doux, ô ma très tendre et bonne mère, de vivre toujours sous vos auspices bienveillants ! Qu'on est heureux de vous avoir consacré, après Jésus-Christ, toutes ses actions ! Pour moi, incomparable Marie, je ne désire vivre que pour vous prouver mon amour et ma reconnaissance. C’est pourquoi je jure en votre honneur, au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit, de défendre jusqu'à la mort le privilège de votre immaculée conception. Puisse ce vœu, inspiré par la tendresse que j'ai pour vous, vous être agréable ! Puissiez-vous en être glorifiée à jamais, ô ma tendre mère ! »112

Il y avait du reste, dans la petite église du collège, une chapelle dédiée à l’Immaculée Conception,113 où se réunissait régulièrement une congrégation mariale dont Bernard Daries était un des membres les plus zélés. Plusieurs élèves, chaque année, s'enrôlaient comme lui, avec l'autorisation de leur 110 De Tolède, il écrit à son oncle, le 29 août 1793 : « Je suis à même,

mon cher oncle, de relire mon catéchisme de la sainte Vierge. Comme j'en suis à un article important et nouveau, je veux vous en faire part, en vous demandant vos remarques et en vous priant de croire que jamais je n'aurai d'autre opinion que celles qui sont conformes à la doctrine de l’Eglise romaine. Vous verrez comment j’explique le péché contre le Saint-Esprit par l'indévotion à Marie. Cet article est la onzième demande du chapitre VI de mon catéchisme ». (Fr. PHILIPPE de MADIRAN, Abrégé de la vie…, ch. X). Cf. supra, n° 102.

111 Fr. PHILIPPE de MADIRAN, Abrégé de la vie…, ch. 1, par. 5. 112 Ibid., p. 119. 113 Le texte que nous venons de citer est suivi de ces mots : « Fait dans la

chapelle de l’Immaculée Conception du Collège de Mussidan, le 19 juin 1790 ».

114

supérieur, dans la confrérie du saint Rosaire érigée dans l’église de Notre-Dame du Roc.114 Les maîtres agrégés étaient invités par leurs règles à porter sur eux un scapulaire, à réciter tous les jours le chapelet de cinq dizaines avec une courte réflexion avant chacune, à offrir quelques prières en l’honneur des sacrés cœurs de Jésus et de Marie et en l’honneur du scapulaire, à dire le petit office de l’Immaculée Conception, à faire quelques neuvaines en l’honneur de la sainte Vierge, à se recueillir un moment, au commencement de chaque action, pour penser comment Jésus-Christ ou la très sainte Vierge ferait ce qu’on va faire, à se fonder grandement sur la protection de la très sainte Vierge, à progresser dans la connaissance, l’imitation et l’amour de la très sainte Vierge, à imiter l’humilité de Jésus et de Marie, leur pauvreté, leur sainteté,. leur obéissance, leur amour pour les souffrances, leur soumission à la volonté divine, leur détachement de toute créature, leur zèle pour le salut des âmes et pour la gloire de Dieu, à aimer Jésus-Christ dans la sainte Vierge, à demander par Marie la grâce de se corriger par rapport aux péchés véniels réfléchis ou d'habitude, à recourir à elle pour obtenir la vertu de chasteté, à avoir confiance d'obtenir la grâce de connaître, d'imiter, d'aimer Jésus et de lui être uni, par l'intercession de Marie et de Joseph, à comrnunier quelquefois en l'honneur de Marie et de Joseph pour obtenir cette grâce, à dire un Ave au lever, avant dîner, avant le souper, au coucher ... .115

Quand on rassemble toutes ces exhortations, toutes ces directives et toutes ces prescriptions statutaires, d'autres détails prennent à leur tour plus de valeur, telle cette Vierge Mère, debout sur un croissant de lune, qui se détache en haut du placard consacré à l'exercice littéraire que les élèves de quatrième présentèrent le 23 septembre 1783116 en le dédiant A LA BIENHEUREUSE VIERGE MARIE, tel encore cet "auspice

114 Cf. supra, n° 73. Bernard Daries y fut reçu le 5 octobre 1783, en

même temps que Jean-Baptiste Chaminade, Guillaume Chaminade, plusieurs ecclésiastiques du séminaire et plusieurs élèves.

115 Cf. Abrégé des Règles-de la Congrégation des Prêtres et Ecclésiastiques sous le titre de Saint-Charles (L'Apôtre de Marie, 22e année, pp. 291-296 ; 336-343 ; 369-374).

116 Cf. supra, ch. 111, n° 74.

115

Virgine Deipara", par lequel, au terme de ses deux années de philosophie, Bernard Daries place ses thèses sous le patronage de celle que ses six années de collège lui ont appris à connaître et à aimer jusqu'au dévouement. A Saint-Charles de Mussidan, Marie n'était pas une étrangère. Elle n'était pas un simple ornement de la vie chrétienne. Elle était de la maison, indissolublement unie à son divin fils.

On voudrait connaître l'origine de ce climat marial, qui caractérisait l'établissement fondé par l'abbé P. Robert du Barailh. Nous sommes réduits à sortir de l’histoire pour entrer dans l'hypothèse.117

L'homme qui a le plus contribué à faire de cette maison ce qu'elle fut et qui lui a donné son esprit, son caractère marial donc comme le reste, c'est Jean-Baptiste Chaminade, qui en fut pratiquement le supérieur, même quand il n'en porta pas le titre, pendant près de vingt ans, avec des directeurs peu nombreux, dont la collaboration, la malléabilité et la docilité lui furent d'autant plus facilement assurées qu'il eut parmi eux deux de ses frères puînés, tous deux pleins d’admiration pour lui. Ce Jean-Baptiste Chaminade, nous le savons, a fait ses études jusqu'à la seconde au collège de Périgueux,118 où, comme dans tous les collèges de la Compagnie de Jésus, des congrégations mariales unissaient entre eux les meilleurs élèves de chaque division, en vue d'une pratique aussi exacte que possible des devoirs de la vie chrétienne, sous le patronage de la Vierge Marie.119 Risque-t-on beaucoup de se tromper en pensant qu'il a

117 Telle que nous l'exposons ici, cette hypothèse a des bases historiques ;

mais elle reste une hypothèse, que, pour notre part, nous sommes prêts à abandonner pour une explication plus satisfaisante, le jour où nous la rencontrerons.

118 Cf. supra, ch. I, n° 46. 119 A Périgueux, les Pères jésuites avaient fondé une congrégation pour

les membres de l'aristocratie, dès leur arrivée en 1592, une autre pour les élèves du collège en 1595, une pour les artisans en 1611, d'où était sortie, en 1722, celle des jeunes artisans. En 1616, ils avaient essayé d'en créer une pour les prêtres ; mais il semble qu'elle fut éphémère. En 1760-1761, le directeur de la première était le P. François Lafontanelle, celui de la congrégation des élèves, le P. Jean-Baptiste Marty, celui de la congrégation des artisans, le P. Joseph - Ignace Fouicher. Cf.

116

été congréganiste ? Après deux ans de noviciat à Bordeaux, où les pères jésuites dirigeaient plusieurs sodalités mariales florissantes soit au collège de la Madeleine, soit à la maison professe, soit au noviciat même,120 il a enseigné près de deux ans à Pau dans le collège de la Compagnie, où il a retrouvé des congrégations, soit pour les élèves, soit pour les habitants de la ville.121 Instruit des résultats que ces associations avaient obtenus dans le passé, en ayant constaté par lui-même la valeur et l'efficacité, ne devait-il pas en organiser une à Mussidan quand il fut mis à la tête du collège ? N'est-il pas normal que Louis-Xavier et Guillaume-Joseph, ses frères, aient été d'aussi fervents congréganistes que Bernard Daries et d'aussi zélés recruteurs ? Qui sait si, dès cette époque, il ne fut pas question, dans les conversations, de remplacer la Compagnie de Jésus dissoute par une Société de Marie qui prendrait la relève ? Si l'abbé Jean-Baptiste Lalanne était un témoin à la mémoire et aux paroles de qui l'on pût se fier,122 son témoignage trouverait

P. DELATTRES, S. J., Les établissements des Jésuites en France depuis quatre siècles, t. III, Enghien-Wetteren (Belgique) 1955, col. 1544 et Catalogus personarum et officiorum Provinciae Aquitaniae Societatis Jesu, exeunte anno 1760, Burdigalae 1760, p. 14.

120 A Bordeaux, au moment de la dispersion de la Compagnie, en 1762 il y avait une congrégation de nobles dans la maison professe, une congrégation de grands artisans, une congrégation de jeunes artisans et une congrégation d'élèves dans le collège de la Madeleine, et au moins une autre, sinon deux, d’artisans dans la chapelle du noviciat. Cf. P. DELATTRE, o. c., t. I, 1949, coll. 734-810. J. VERRIER, La Congrégation mariale de M. Chaminade, vol. I, Fribourb (Suisse) 1964 (ronéotypé).

121 Il y avait à Pau, en 1760, une congrégation d'écoliers, dirigée par le P. Pierre Orthion, professeur de physique, et une congrégation d'artisans, fondée en 1694, dont le directeur était le P. Jean Renaud. Cf. P. DELATTRE, o, c., III, 1955, coll. 1464-1469 ; J. B. LABORDE, La Congrégation des Bourgeois et Artisans de la ville de Pau, Pau 1911.

122 Il se laisse emporter par son imagination et ne semble pas avoir pris la peine ni de contrôler ses dires ni de corriger les épreuves de ce qu'il a fait imprimer. Par exemple, il écrit : « M. l'abbé Chaminade, né à Mussidan en 1760, avait été élevé par un de ses frères, ancien jésuite, prêtre aussi distingué par sa sainteté que par son savoir. De bonne heure, il avait pris ses grades en théologie. A vingt ans, il était docteur en Sorbonne. Quand la Révolution éclata, en 1785, il était depuis

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naturellement sa place ici ; car, en supposant que le Vénérable Chaminade lui ait vraiment dit, en 1817 : « Le moment est venu de mettre à exécution le dessein que je poursuis depuis trente ans qu'il me l'a inspiré », la date de l'inspiration serait 1787.123

quelques années supérieur d’un collège ecclésiastique, à Mussidan ». (Notice historique sur la Société de Marie, Saint-Cloud 1858). Nous avons souligné les erreurs : sept en sept lignes. Comment se fier à un homme qui fait éclater la grande révolution française en 1785 ?

123 A la suite de J. Simler (Guillaume-Joseph Chaminade, Paris-Bordeaux 1901, p. 372), les biographes du Vénérable ont changé trente en vingt, pour dater l'inspiration de 1797, à Saragosse. L'auteur, - l'abbé H. Lebon - de l'article La Révélation de Saragosse dans L'Apôtre de Marie, 31e année, n° 331, janvier 1940, pp. 6-13, est le premier à avoir reconnu la substitution de vingt à trente (p. 7,. n. 3). Il attribue le chiffre trente à « un lapsus manifeste, échappé à la plume de M. Lalanne, fort peu exact en matière de dates ». Mais alors, pourquoi avoir choisi le chiffre vingt comme exact ? Evidemment, pour arriver au séjour de l'abbé Chaminade à Saragosse. Il est tout de même curieux que l'abbé Lalanne et les premiers disciples de Guillaurne-Joseph Chaminade qui ont reçu la confidence du fondateur sur l'origine divine de sa mission n'aient jamais mentionné Saragosse et que le premier qui en ait parlé soit l'abbé G. Caillet, dans la circulaire du 13 février 1850. Encore s'agit-il là d’une simple déduction personnelle, qui est exprimée d'une façon oratoire et qui n'engage que son auteur : « Le bonheur qu'il éprouvait à raconter les émotions dont son cœur s’était senti plein à la vue du Pilier miraculeux nous a fait comprendre une partie des faveurs dont la sainte Vierge a daigné le combler dans cet auguste sanctuaire. Aussi ne craignons-nous pas de dire que ce fut là encore que, sous l'inspiration divine, il conçut le projet qu'il devait exécuter plus tard avec tant de succès, d'établir en France des Congrégations en l'honneur de la Reine du Ciel et un Ordre religieux qui lui serait spécialement consacré. » Si l'abbé Lalanne avait eu la même conviction, n'aurait-il pas lui aussi nommé Saragosse, quand, huit ans après avoir lu la circulaire du P. Caillet, il faisait imprimer sa Notice historique sur la Société de Marie, et n'aurait-il pas écrit spontanément vingt au lieu de trente qui se lit, non en chiffres, mais en toutes lettres ? Aussi bien, Mussidan et Saragosse, trente et vingt peuvent être complémentaires. L'inspiration de Mussidan peut avoir été une première impulsion et celle de Saragosse une impulsion plus précise. Il est rare qu'une inspiration soit unique et globale.

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Saura-t-on jamais ? Un fait est acquis désorrnais : à Mussidan, sous la direction de Jean-Baptiste Chaminade, maîtres et élèves vivaient dans une ambiance mariale.

En 1789, Guillaume-Joseph Chaminade est entré dans sa vingt-neuvième année. S'il pouvait lire dans l'avenir, il saurait qu'il est à un tournant de sa vie. Jusqu'ici, dans cet établissement qui tenait du collège par le niveau des études comme par le caractère libéral de sa discipline,124 et du séminaire par l'importance donnée à la piété ainsi qu'à l’apprentissage des vertus chrétiennes, la grâce l'a formé, à travers ses fonctions de syndic, son rôle de professeur, sa mission d'éducateur, en lui ménageant surtout les joies intérieures et les succès extérieurs que Dieu accorde en général à ceux qui débutent dans les voies spirituelles.125 Il va connaître maintenant l’école de l'adversité.

124 Les lettres de François Chaminade (cf. supra, n° 58), les livrets des

jours de séances dramatiques ou d'exercices de fin d’année (cf. supra, nn° 38 et 39) nous apprennent qu'à Saint-Charles on cultivait la musique instrumentale. Il y avait aussi un billard, comme nous l'apprend cette note insérée dans un registre de la congrégation de la Madeleine, sous la date du 28 septembre 1842 : « Bien que, dans la précédente séance, la majorité du conseil se fût décidée en faveur de la translation du billard dans la grande salle de la Madeleine, M. l'abbé Roussel avait jugé à propos, voyant que les anciens membres étaient d'un avis contraire, d'en déférer à Monsieur Chaminade avant de donner son approbation. M. Chaminade a vu d'autant moins d'inconvénient à l'exécution de cette mesure que, dans l'établissement où il fit ses premières études, le billard était admis. La décision est par conséquent approuvée ». (CIE. AGMAR, 43, 3).

125 Il n'échappe à personne que cette formation est tout empirique. Quand, plus tard, après de longues années d'autres activités, il lui arrivera de vouloir s'appuyer sur son expérience passée, il ne se rendra pas toujours exactement compte que ce qui vaut pour une génération, pour l’administration et le personnel d'un petit séminaire d'ancien régime, ne peut pas avoir la même valeur, la même efficacité pour une autre génération, pour l'administration et le personnel d'un établissement scolaire postérieur à la Révolution. Certains de ses conflits avec des directeurs ou des économes de la Société de Marie n'auront pas d'autres sources.

119

Peut-être en a-t-il quelque pressentiment. Depuis plusieurs semaines, son frère le supérieur ne quitte plus guère sa chambre, atteint qu'il est d'un mal auquel Il va bientôt succomber,126 et de Versailles, de Paris, arrivent chaque jour des nouvelles qui mettent de plus en plus en question les espoirs que la convocation des états généraux avait suscités.

126 Ce sont les lettres de François Chaminade qui nous renseignent. Le 12

août 1789, François écrivait : « M. Villatte m’a dit que le cher frère, comme vous me le marquez, allait un peu mieux. Vous ne devez pas douter du plaisir que nous en avons ; il aurait bien été plus grand, s’il nous avait porté la nouvelle de sa parfaite guérison. Il faut espérer que cela sera bientôt. Le soin que vous en avez tous, joint aux vœux que nous faisons pour que Dieu nous le conserve, fera, j'espère, un remède efficace. Il faut prendre garde de ne pas le garder trop renfermé et, s'il peut se tenir levé, qu'il le fasse et se mette dans un endroit aéré et frais, car la majeure partie des gens périssent souvent parce qu'on veut les tenir trop chauds et trop renfermés. C'est ce qui aggrave le mal et emporte souvent le malade. Ainsi quelque maladie qu'il ait, s'il peut se lever et prendre l'air, il sera d'abord guéri. Si la fièvre ne lui permet pas de se lever, faites-le mettre dans un lit sans rideaux et où le grand air entre dans la chambre. » Le 25 août suivant, il dit : « C'est avec grand plaisir que j'ai appris que le cher frère allait mieux. Témoignez-lui-en ma joie ainsi que celle de toute la maison" ».

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121

Chapitre cinquième (Tome I)

Les élections Les élections Les élections Les élections

aux Etats Généraux aux Etats Généraux aux Etats Généraux aux Etats Généraux

(janvier - mars1789)

A travers les crises et au milieu des troubles qui marquèrent les dernières années de l'ancien régime et les premiers mois du nouveau,1 les Chaminade semblent avoir été ce que nous appellerions aujourd’hui des progressistes.

Le fonds maçonnique du cabinet des manuscrits à la bibliothèque nationale de France à Paris nous apprend qu'avant la Révolution, Périgueux comptait trois loges : L'heureuse rencontre, L'amitié et L'anglaise de l'amitié.2 Dans chacune, on peut relever des noms de prêtres et de religieux. Parmi les 38 membres de L'heureuse rencontre, en 1786, voici André Raulin, vénérable en place, docteur de la société de la Sorbonne, chapelain des dames de France, chanoine de l'église cathédrale Saint-Front,3 Pierre Boucherie, docteur en théologie, curé de Saint-Hilaire,4 Etienne Sarlandie, curé de Montcarret.5 Dans

1 Cf. ERNEST LAVISSE, Histoire de France depuis les origines jusqu'à

la Révolution, t. IX, Louis XVI (1774-1789), par H. Carré, P. Sagnac et E. Lavisse, Paris 1926.

2 Bibl. nat. Paris, département des manuscrits, Fonds F. M., Dordogne. 3 La France ecclésiastique pour l'année 1788, Paris 1787, p. 230, et H.

BRUGIERE, Le Livre d'or des diocèses de Périgueux et de Sarlat, Montreuil-sur-Mer, 1893, p. XX, écrivent Rolin. Raulin est l'orthographe de la liste maçonnique.

4 Sur Pierre Boucherie, cf. P.-J. CREDOT, Pierre Pontard, évêque constitutionnel de la Dordogne, Paris 1893, pp. 310-312, 625-629, 633 et R. DE BOYSSON, Le clergé périgourdin pendant la persécution révolutionnaire, Paris 1907, pp. 128, 197, 270, 291, 305. Né en 1721

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L'anglaise de l'amitié, qui, à un moment donné, a peut-être succédé à L'amitié ou l'absorba, et qui compte 50 membres en 1779, on remarque six chanceladais6, quatre récollets,7 un cordelier8 et un jacobin,9 à côté d'Antoine Bouchier, curé de Saint-Silain10 et d'Etienne Dubreil, curé de Saint-Alvère.

dans une famille périgourdine, il fut curé de Saint-Hilaire de 1787 à 1791, adhéra à la constitution civile du clergé le 5 janvier 1791, fut le doyen du conseil de Pierre Pontard, abdiqua publiquement son sacerdoce le 25 brumaire an II (15 novembre 1793), restaura le culte constitutionnel dans la cathédrale Saint-Front en 1798 et rentra dans le sein de l'Eglise catholique, après le concordat, comme vicaire à Saint-Front de Périgueux.

5 Né à Périgueux, paroisse Saint-Martin, curé-prieur de Saint-Pierre de Montcarret. Il refusa les serments et émigra en Espagne. A son retour, il fut nommé curé de Montcarret d'abord, puis transféré en 1818 à Saint-Pierre d'Eyraud, où il mourut en 1831. Cf. H. BRUGIERE, o. c., p. 208, en corrigeant Sarlaudie en Sarlandie.

6 Nicolas Grand du Reclaud, Jean Lavergne, François-Marie Le Roi, Léon Leymarie, Jean Mater, François Prunis.

7 Dominique Dalidet, Arsène Desvignes, François Poncet, Fortuné Trasforet

8 Jean-Baptiste Laborie. Il était gardien de son couvent. 9 Jean Castera, orateur. 10 Quand est-il né? Le 6 juillet 1748, à Périgueux, d'après P.-J. CREDOT,

o. c., p. 313, n°1 ; le 5 juillet 1741, d'après la liste maçonnique, d'après L'Annuaire pontifical catholique de 1908, P. 480, et d'après le Dictionnaire d'histoire et de géographie ecclésiastiques, fascicules 102-103, coll. 203-204, n° 387,-Paris 1973 ; le 6 juillet 1741, d'après le même dictionnaire, vol. IX, Paris 1937, col. 1469,. art. signé G. Laplatte. - Vicaire à Saint-Silain - et non à Saint-Silvain, comme écrit G. Laplatte - en 1765, à Saint-Front en 1768, curé de Saint-Martin à Périgueux en 1776 et de Saint-Silain en 1777, il prêta serment à la constitution civile du clergé en 1791, - la rue du Serment, à Périgueux., reçut son nom en souvenir du fait, - devint premier vicaire de P. Pontard, abdiqua comme lui son sacerdoce le 3 décembre 1793, reprit l'exercice du culte constitutionnel dans la cathédrale Saint-Front en 1798, fut sacré évêque de Dordogne, pour remplacer Pontard, en mars ou en mai 1801 et mourut le 11 septembre de la même année. Sur la date de son sacre, même incertitude que sur celle de sa naissance. Mgr Battendier (Annuaire pontifical catholique de 1908, p. 480) le place le 2 mars 1799 ; R. de Boysson (o. c., p. 294) le 22 mai 1801 ; G.

123

Ne nous étonnons pas outre mesure. Le 18 février 1805, au curé de Damazan (Lot-et-Garonne), qui lui avait demandé à quoi s'en tenir au sujet des francs-maçons, l'évêque d'Agen répondait : « Il est très certain, Monsieur, que les Saints-Pères ont proscrit, à plusieurs reprises, la société des francs-maçons, mais il ne paraît point que leurs bulles se soient jamais étendues sur les francs-maçons de France, puisqu'il est de notoriété publique qu'une foule d'honnêtes gens de tous les ordres, des princes du sang et des prélats entraient dans ces sociétés avant la Révolution. » Il ajoutait même à cette date : « Je laisse au zèle éclairé des confesseurs à juger s'il y a (pour leurs pénitents) des dangers à fréquenter ces sociétés, en attendant que le gouvernement nous ait instruits si les bulles des pontifes relativement à la franc-maçonnerie doivent aussi avoir leur application en France ».11

Toujours est-il que ces sociétés ont contribué puissamment à diffuser les idées philosophiques dont s'inspirèrent et se

Laplatte, o. c., col. 1470) le 2 mars 1801 ; Robert Benoît (La petite histoire de Périgueux, Périgueux s. d., p.310) le 22 mars 1801, comme Mayjonade, o. c., p. 5, n° 1 et comme le fascicule 102-103 (coll. 203-204) du Dictionnaire d'histoire et de géographie ecclésiastiques, qui indique l'église Saint-Paul de Bordeaux comme lieu de la cérémonie. P. -J. Crédot (o. c., p. 320 et non 220, comme on le dit dans R. de Boysson, o. c., p. 295, n. 1) ne donne pas de date et ignore si le sacre eut lieu à Périgueux. Mais comment a-t-il pu écrire que ce fut le premier consul Bonaparte qui imposa au « faible cardinal Caprara » l'élévation de A. Bouchier à l'épiscopat (ibid., p. 319) ? Serait-ce pour pouvoir ajouter cette autre fausseté : « Un voile fut donc jeté sur le passé constitutionnel d'Antoine Bouchier. » ? (ibid., p. 319). Allez faire de l'histoire sur de telles bases !

11 Cf. Revue de l’Agenais, Agen, 1965, pp. 109-110 : Mgr Jean Jacoupy à M Perpignan. A l'appui de cette réponse, on peut citer comme maçons célèbres à Bordeaux, en même temps que prêtres avant la Révolution : l'abbé Sicard, chanoine de Saint-Seurin, instituteur des sourds et muets, initié à La Vraie loge anglaise en 1782 ; l'abbé Desbiey, chanoine de Saint-André, secrétaire de l'Académie de Bordeaux, maître, hospitalier en loge, d'après un tableau de La Française du 24 juin 1778 ; Dom Devienne, 0. S. B., l'historien, figurant sur un tableau de L'Amitié du 21 novembre 1771. (Cf. Bibl. nat. Paris, Cabinet des manuscrits, Fonds Francs-maçons, Bordeaux.)

124

nourrirent, à la fin du dix-huitième siècle, les partisans de réformes et de nouveautés. Aussi n'est-il pas sans intérêt de savoir dans quelle mesure ces mêmes sociétés de pensée touchèrent les membres de la famille Chaminade.

H. Labroue, dans son étude sur les origines maçonniques du club jacobin de Bergerac, a signalé qu'en 1809, Soulignac Saint-Romme était membre de la loge de Belvès.12 Par sa femme, Marie Soulignac,13 François Chaminade était parent de ce maçon. Son beau-frère, Pierre Laulanie,14 mari de Lucrèce, sa sœur, avait été reçu à L'Amitié de Périgueux, le 13 juin 1765. Lui-même figure sur un tableau des membres de L'Anglaise de l'amitié, en date du « 24ème jour du quatrième mois 5786 » (24 juin 1786).15 Sous la Révolution, il sera un des Notables de Périgueux,16 entrera au conseil municipal17 et parcourra le sud-ouest de la France pour approvisionner la ville de Périgueux en drap destiné à vêtir les défenseurs de la Patrie.18 On le retrouve, le 24 juin 1808, sur un nouveau tableau de la loge L'Anglaise de l'amitié, avec la qualité d'expert-maître.19 En 1907, une de ses descendantes conservait encore son tablier.20

12 H. LABROUE, Les Origines maçonniques du club jacobin de

Bergerac, Paris 1913, p. 11, n. 11. 13 Cf. supra, chap. III, n. 5. 14 Cf. supra chap. III, n. 15. 15 Cf. Bibl. nat., Paris, cabinet des manuscrits, Fonds Francs-maçons,

Périgueux. 16 Cf. Arch. mun. de Périgueux, I 10 : passeport du 18 floréal an III. 17 Cf. Ibid., Registres des délibérations du conseil général de la

commune : 25 brumaire II, 23 prairial III. Un certificat de civisme lui est délivré à l'unanimité le 29 germinal II (18 avril 1794).

18 Cf. Arch. mun. de Périgueux, 1 10 : 11 nivose an II (31 décembre 1793 : Passeport délivré à : « François Chaminade, marchand de notre commune allant dans les différents départements de la République pour le fait de la commission à lui donnée par le district pour équiper des volontaires, âgé de 39 ans, taille 5 pieds 6 pouces, cheveux et sourcils châtains, yeux idem, -nez gros, bouche moyenne, menton rond, visage long ».

19 Cf. supra, n. 15. 20 Cf. AGMAR, B. 11, 1 : Lettre du chanoine Eug. Chaminade,

Périgueux, 23 mai 1907 : « François Chaminade … était franc-maçon

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Si les abbés Chaminade ne se firent pas initier, Louis-Xavier et Guillaume-Joseph furent, nous l'avons vu, membres correspondants du Musée de Paris,21 dont le fondateur, les promoteurs et les sociétaires les plus marquants étaient d'obédience maçonnique, comme L. Amiable l'a mis en relief22 et comme on peut le vérifier facilement en parcourant les listes des frères publiées par A. Le Bihan.23 L'on sait du reste qu'au moment de sa mort à Bordeaux, en 1808, Louis-Xavier avait L'Encyclopédie dans sa bibliothèque.24 Comme il est peu probable qu'il ait acquis cet ouvrage après son retour d'exil, il est vraisemblable et logique de penser qu'il se le procura avant la Révolution, au moment où l'œuvre servait de machine de guerre pour répandre les idées subversives du parti philosophique. Tant d'autres eurent alors cette naïveté !25

Dans ce contexte, où la piété la plus sincère s'épanouissait à l'aise malgré tout, nous constatons sans surprise l'intérêt que Guillaurne-Joseph et Louis-Xavier prirent à la préparation des états généraux ainsi que la conduite qu'ils eurent en ces jours-là.

Guillaume-Joseph était dans sa vingt-septième année, quand, à court de moyens et d'expédients, Louis XVI et ses conseillers se décidèrent à convoquer les états généraux, qui n'avaient pas été réunis depuis 1614.26 Comment le jeune syndic n'aurait-il point partagé les beaux espoirs auxquels cette mesure donna naissance ?

Une France nouvelle allait sortir de là. Des réformes longtemps attendues et souhaitées supprimeraient les inégalités

et même, paraît-il, Vénérable de la loge. Madame Ernest de Lacrouzille a encore chez elle le tablier maçonnique ».

21 Cf. supra, chap. III, n. 72. 22 L. AMIABLE, Les origines maçonniques du Musée de Paris et du

Lycée, in La Révolution française, Paris, t. 31, juillet décembre 1896, pp. 485-500.

23 ALAIN LE BIHAN, Francs-maçons, parisiens du grand Orient de France (Fin du XVIIIe siècle), Paris 1966.

24 L. BERTRAND, Histoire des séminaires de Bordeaux et de Bazas, t. II, Bordeaux 1894, p. 103.

25 Cf. infra, n. 29. 26 E. LAVISSE, o. c., p. 359.

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choquantes, spécialement parmi les membres du clergé. Le pays connaîtrait la prospérité et Saint-Charles disposant enfin des ressources dont l'absence avait jusqu'ici entravé son développement aurait devant lui un merveilleux avenir. Il fallait saisir l'occasion, être attentif, agir.

Comme le 18 décembre 1788, à Périgueux, les représentants des trois ordres avaient tenu une réunion pour demander ensemble le rétablissement des états du Périgord et exprimer leurs vœux au sujet des états généraux, le bourg de Mussidan et les paroisses voisines voulurent aussi dire leur mot à ce propos. Le 8 janvier 1789, dans l'église Notre-Dame du Roc, 142 représentants du tiers état, 11 du clergé et 7 de la noblesse s'assemblèrent, discutèrent et prirent, au nom des neuf communautés dont ils étaient les délégués, une délibération qu'ils signèrent. L’abbé H. Moze remplaça en cette occurrence le curé de Saint-Médard, malade depuis quelque temps. A côté de son nom, au bas de la délibération commune aux trois ordres, on lit aussi : « Guillaume-Joseph Chaminade, prêtre, docteur en théologie et directeur du séminaire de Mussidan ».27 Le jeune syndic était le mandataire de son établissement. Il n'est pas question de Louis-Xavier.

Ce jour-là, les trois ordres se mirent d'accord pour demander au roi de rétablir les états particuliers du Périgord, « d'ordonner que dans ces assemblées, comme aux états généraux, le tiers état sera représenté par des députés votant par tête et en nombre égal à ceux du clergé et de la noblesse

27 Cf. Délibération des trois ordres de la ville de Mussidan et des

paroisses circonvoisines, Périgueux 1789, in-12, 16 pages. Les autres membres du clergé qui ont signé la délibération sont : Pachot, curé de Mussidan ; Faure, curé de Sourzac ; Bouillère, curé de Saint-Géry ; Montet de Laurière, curé -de Saint-Front de Pradoux ; D. -P. Penaud de l’Ecurie, anc. curé de Saint-Remy ; Ladeymarie, aumônier de l'hôpital ; Lacoste, curé de Saint-Martin Lastier ; Mergier, vicaire de Saint-Médard ; Debest de Lacrouzille. Où le P. Humbertclaude (Contribution…, p. 67) a-t-il pu voir que le texte de la délibération est le discours prononcé par le curé Pachot ? Où a-t-il pris aussi que ce curé était président de l'assemblée et devait passer sous peu au clergé constitutionnel ? alors qu'il fut réfractaire et reclus (cf. supra, chap. IV, n° 73).

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réunis, qu'un certain nombre de curés, tel qu'il plaira à Sa Majesté de fixer, sera également admis tant aux états généraux qu'aux états du Périgord et que les députés d'aucun des trois ordres ne puissent être choisis que dans et par leurs pairs. » Pour terminer, l'assemblée arrêta de plus que Sa Majesté serait suppliée de « fixer dans sa sagesse les qualités nécessaires pour être admis au rang des électeurs et des éligibles, particulièrement pour que le tiers état soit représenté de la manière la plus juste et la plus sûre, et de vouloir bien considérer "que la composition des états généraux adoptés en 1614 ne peut plus l'être dans un siècle éclairé" ».28 Il était trop tard pour que la délibération puisse avoir le moindre effet sur les dispositions prises par le gouvernement ; mais, à la phraséologie, à l'attention donnée au tiers et aux curés, on pressent les problèmes qui vont se poser, les frottements et les heurts que l'avenir réserve. « Le ralliement aux idées nouvelles, écrit R. de Boysson, avait pénétré dans toutes les classes de la société, grâce à l'incessante propagande des philosophes et des francs-maçons ». A propos des prêtres, le même auteur explique : « Isolés dans leurs villages, dépourvus de tous moyens de communications faciles, les curés donnaient beaucoup plus de temps à l'étude qu'aujourd'hui et subissaient moins la surveillance de l'évêque. (…) Les préjugés gallicans ou jansénistes avaient pénétré dans l'esprit de beaucoup d'entre eux. Presque tous étudiaient avec une certaine témérité les questions économiques, sociales ou philosophiques, dont s'occupaient alors tous les hommes intelligents. L'Encyclopédie figurait dans toutes les bibliothèques, à côté des oeuvres de Vauban, de Necker et de Turgot. Nous avons découvert, dans les papiers d'un ancien curé de Goutz, deux listes de souscriptions à l'Encyclopédie : sur quarante souscripteurs, nous avons compté vingt-quatre curés. La lecture persistante de ces livres avait nécessairement influencé les idées politiques du clergé séculier, sans altérer d'ailleurs sa doctrine et ses mœurs ».29

En date du 24 janvier 1789, une lettre royale convoqua les états et un règlement annexé prescrivit la marche à suivre tant

28 Ibid. 29 R. DE BOYSSON, o. c., pp. 48-49.

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pour recueillir les désirs du pays en cahiers de doléances que pour choisir les députés.30

Le droit de suffrage était réglé d'une manière très libérale. A la base, c'était presque le suffrage universel et les électeurs qui n'étaient pas en état de se déplacer devaient en principe comparaître par procureur. Les élections se feraient à un seul degré pour les nobles, les évêques, les titulaires de bénéfices et tous les curés, à deux degrés pour les autres ecclésiastiques, pour les membres du tiers état dans les sénéchaussées principales et pour les membres des communautés d'hommes ou de femmes, à trois degrés pour le tiers état des sénéchaussées secondaires.31

Les sénéchaussées de Périgueux, Sarlat et Bergerac avaient à élire, à Périgueux, deux députés pour le clergé, deux pour la noblesse et quatre pour le tiers. Avant de passer à l'élection, chaque ordre établirait son cahier, en se conformant à des directives précises que contenait aussi le règlement et d'après lesquelles, dans chaque paroisse, le tiers rédigerait un cahier préalable, qui servirait à composer le cahier définitif au moment de l'assemblée électorale des trois ordres.32

Le cahier préalable de Mussidan a été conservé. L'esprit philosophique s'y manifeste plus ouvertement que dans la délibération prise le 8 janvier précédent. Le tiers mussidanais ne se borne pas à s'élever contre le cumul des bénéfices et à demander que toute la dîme aille au curé de la paroisse au lieu d'enrichir le décimateur. S'il ne prend pas, à l'égard des moines, le ton persifleur du cahier de Villamblard, qui voudrait les réformer en tenant compte de leurs préférences gastronomiques et qui propose en conséquence de les réunir en deux classes : les carnivores et les ichtyophages, il désire qu'il n'y ait qu'un couvent par province, que les vœux ne soient pas émis avant l'âge de trente ans pour les hommes et de 23 ans pour les femmes, et que les biens récupérés par la réforme soient vendus

30 E. LAVISSE, o. c., p. 378. Voir aussi : LUCIEN AMPOULANGE, Le

clergé et la convocation des états généraux dans la sénéchaussée principale de Périgord, Montpellier 1912, pp. 18-20.

31 Ibid. 32 Cf. R. DE BOYSSON, o. c. pp. 64-65.

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par petites parcelles, afin de permettre aux pauvres d'accéder à la propriété. A l'égard du Pape, il s'affirme gallican à outrance, s'insurge contre le principe même des taxes perçues par la cour romaine en France, voudrait voir toutes les communautés religieuses soumises à la seule autorité des évêques diocésains et va jusqu'à s'attaquer au pouvoir spirituel du pontife romain en souhaitant qu'il fût défendu aux évêques, en possession de la plénitude de l'épiscopat, de faire sanctionner leurs actes par le Pape, « du moins en payant ». Un consistoire établi à Paris et présidé par un patriarche pourrait remplir en France les fonctions de Sa Sainteté.33 Nous ne sommes pas loin, on le voit, de la constitution civile du clergé.

De droit, les prêtres du séminaire Saint-Charles n'étaient pas membres de l’assemblée qui, après avoir rédigé le cahier du clergé périgourdin, élirait ses deux députés aux états généraux. Ils n'étaient électeurs qu'au premier degré. Mais comme selon le règlement royal, pour que le service des églises et des fidèles soit troublé le moins possible, « les curés de paroisses, bourgs et communautés de campagne éloignés de plus de deux lieues de la ville où se tiendrait l'assemblée de sénéchaussée à laquelle ils auraient été assignés ne pouvaient y comparaître que par des procureurs pris dans leur ordre, à moins qu'ils n'aient dans leur cure un vicaire ou desservant résidant, en état de remplir leurs fonctions »,34 il n'est pas surprenant que les abbés H. Moze,

33 Cf. L. AMPOULANGE, o.c. pp. 41, 58, 101, 103, 117, 118, 119, 122.

Le cahier de Mussidan demandait encore que les terres nouvellement défrichées soient exemptes de la dîme pendant dix ans (ibid., p. 50). L'auteur (p. 103) parlant des moines que le cahier de Villamblard propose de diviser en deux catégories nomme l'une les dictiophages ; il a dû mal lire le mot ichtyophages, qui se trouve en toutes lettres dans le billet que le curé de Villamblard, Grellety, envoya au chanoine Lépine, le 11 mars 1789, en lui disant que le cahier du tiers à Villamblard avait été rédigé par M. Javerzac (cf. Bibl. nat. Paris, cabinet des manuscrits, Fonds Périgord, Papiers Lespine, vol. 101, f° 323). Soit dit en passant, le livre de L. Ampoulange est presque un simple démarcage du travail de R. Boysson, Le Clergé périgourdin, mais dans un esprit défavorable au clergé.

34 Règlement du 24 janvier 1789, art. XIV. Cf. R. DE BOYSSON, o. c., p. 67.

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Louis-Xavier et Guillaume-Joseph Chaminade aient reçu quelques mandats. Si le supérieur du collège, Jean-Baptiste Chaminade n'en reçut pas, c'est que son état de santé ne lui permettait déjà plus de se déplacer.

Les représentants des trois ordres du Périgord avaient été convoqués à Périgueux pour le 16 mars 1789.35 Leur assemblée générale s'ouvrit dans la cathédrale Saint-Front par la messe du Saint-Esprit et les discours de circonstance que prononcèrent tour à tour le marquis de Verteilhac, grand sénéchal du Périgord, président, Mgr de Flamarens et le prince de Chalais. Les mille trois cents membres du clergé périgourdin, séculiers et réguliers, étaient représentés par deux cent quarante ecclésiastiques présents, qui, réunis, disposaient de six cent vingt voix, en raison des procurations dont ils étaient porteurs. Quand toutes les formalités préliminaires eurent été accomplies, chaque ordre se rendit dans le lieu qui lui avait été préparé pour ses travaux particuliers : le tiers dans l'église Saint-Silain, la noblesse dans l'église des Augustins, le clergé dans la grande salle du collège.

Tout se déroula sans incidents notables à Saint-Silain et chez les Augustins. Il en alla tout autrement au collège.

35 Cf. ARMAND BRETTE, Recueil de documents relatifs à la

convocation des états généraux de 1789, t. IV, Paris 1915, p. 339 : Procès verbal de l'assemblée générale des trois ordres des sénéchaussées réunies de Périgueux, Sarlat et Bergerac. La brochure manuscrite est aussi à la bibliothèque municipale de Périgueux (Fonds Lapeyre). Le récit des péripéties de cette assemblée a été repris par R. de Boysson et par L. Ampoulange, dans leurs ouvrages respectifs, que nous avons déjà signalés et auxquels nous renvoyons le lecteur pour plus amples détails. - M. Henri Moze avait une procuration du curé de Saint-Médard-en-Limeuil ; Louis Chaminade en avait deux : celle de Pierre Teyssendier, docteur en théologie, curé de Bosset, et celle d'Etienne Dubois, curé de Pazayac ; Guillaume-Joseph Chaminade avait celle de Pierre Dulac, docteur en théologie, curé de Bourgnac, et celle de Pierre Lacoste, docteur en théologie, curé de Saint-Martin-L'Astier. Cf. Arch. nat Paris, Ba66. Le chanoine Antoine Lachapelle, cousin germain des abbés Chaminade était aussi porteur de deux procurations : celle du curé de Reilhac et celle du curé de Champniers. (Ibid.)

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Mgr Emmanuel-Louis de Grossoles de Flamarens n'avait pas toutes les sympathies de son clergé. Ses airs et son train de grand seigneur, les habitudes de capitaine d'artillerie qu'il avait gardées de son premier état, avaient pesé sur ses contacts avec ses prêtres qui, tout en reconnaissant la dignité de sa vie, sa science, son esprit de justice, sa promptitude à venir en aide à qui recourait à lui, « ne l’abordaient que dans les cas d'absolue nécessité. » On ne désirait pas l'avoir comme député et une cabale s'était formée contre lui avant toute intervention de sa part. Dès la première séance particulière, l'archiprêtre du Bugue, Joseph-Charles Peyssard, déclencha une bagarre en proposant à ses confrères de se nommer un président.36 L'évêque protesta, disant que la présidence lui revenait de droit. La motion fut repoussée par acclamation. Le lendemain, le combat de harcèlement reprit, conduit cette fois par l'archiprêtre de Sarlat, Pierre Pontard. Mgr de Flamarens, malheureusement « avait trop de raideur dans le caractère pour manœuvrer habilement »37 entre ses partisans et ses adversaires. La rupture se produisit le 19 mars. Une commission avait été nommée pour rédiger le cahier de doléances, comme le règlement le prévoyait. Les électeurs allaient commencer à lui communiquer leurs vœux et ceux de leurs commettants, quand l'évêque crut à propos d'exiger qu'ils fussent au préalable rendus publics. Beaucoup craignirent que l'application de cette mesure ne devînt un moyen d'intimidation et de pression. De vives protestations s'élevèrent aussitôt. Le prieur chanceladais de Saint-Cyprien, Joseph Prunis,38 mandataire de l'archevêque de Bordeaux, Mgr Champion de Cicé, qui avait droit de suffrage comme seigneur de Belvès et de Bigarroque, se posa en contradicteur de son évêque et fut vigoureusement soutenu par Pontard et ses amis d'abord, puis par la majorité de l'assemblée. Le ton

36 Sur Peyssard Joseph-Charles, qui adhéra à la constitution civile du

clergé, qui devint le premier supérieur du séminaire constitutionnel à Périgueux et qui démissionna en 1792, cf. R. DE BOYSSON, o. c., pp. 130, 164, 184, et P.-J. CREDOT,.o.c., pp. 246-249.

37 R. DE BOYSSON, o. c., p. 71. 38 Sur Joseph Prunis, qui prêta tous les serments exigés par la loi, mais

qui rentra plus tard dans le sein de l'Eglise par une énergique rétractation et mourut à Saint-Cyprien en 1816, cf. H. BRUGIERE, o.c., pp. 201-202, et R. DE BOYSSON, o. c., pp. 71-72.

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monta. Des paroles dépourvues d'aménité, des mots crus et malsonnants, des expressions trop peu académiques transformèrent peu à peu l'affrontement en une querelle de charretiers. Excédé, furieux surtout de n'être pas obéi, Mgr de Flamarens se cabra et, se levant quitta brusquement la salle. Une cinquantaine d'électeurs, les chefs d'abbayes et de prieurés - sauf l'abbé de Chancelade et Joseph Prunis - presque tous les vicaires généraux et les chanoines, tous ceux, en somme, qu'on appelait le haut clergé, et une douzaine de curés le suivirent. Plusieurs tentatives de conciliation échouèrent. Le prélat refusa catégoriquement de revenir à la tête de son ordre, vu « l'esprit de méfiance, de parti et d'association qui régnait dans l'assemblée ». Les jours suivants, il fit encore déclarer par huissier à ceux qui, à ses yeux, étaient des révoltés qu'il entendait protester et protestait « de la nullité et illégalité de tout ce qui pourrait être arrêté dans cette soi-disant assemblée du clergé des trois sénéchaussées ».39 Peu après, il partit pour Paris. Périgueux ne devait plus le revoir.

Compte tenu des procurations, le parti de l'évêque représentait deux cent vingt voix du clergé ; le camp adverse, auquel le curé de Mussidan, Elie Pachot, et les trois prêtres du séminaire, H. Moze, Louis-Xavier Chaminade et son frère Guillaume-Joseph choisirent d'appartenir, quatre cents. Quand il s'avéra que l'évêque ne changerait pas de décision et ne reprendrait pas la présidence, ce fut au nom de ces quatre cents électeurs que, sous la direction amène de Jean-Louis Penchenat, abbé de Chancelade,40 un paisible vieillard de soixante-quinze ans, l'assemblée élabora le cahier des doléances du clergé, l'abbé Joseph Prunis étant secrétaire.

Le 22 mars, le cahier fut approuvé en séance plénière. Le 23, l’abbé François Laporte, curé de Saint-Martial d’Hautefort,41 le 24, l'abbé Guillaume Delfau, archiprêtre de Daglan,42 reçurent

39 Procès verbal des trois sénéchaussées ... cf. supra n° 35. 40 Sur l'abbé de Chancelade, cf. R. DE BOYSSON, o. c., pp. 74-78 et

104-105. 41 Sur Fr. Laporte, cf. JEAN GOUMET, Autour du château d'Hautefort,

Périgueux 1971, p. 206, n. 131. 42 Sur G. Delfau, cf. P. J.-B. ROVOLT, C. J. M., Les Martyrs eudistes

massacrés aux Carmes et à Saint-Firmin (2 et 3 septembre 1792), Paris

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mission de représenter le clergé du Périgord aux états généraux, et le 26, après que les députés des trois ordres eurent prêté serment, dans la cathédrale Saint-Front, de remplir consciencieusement leur mandat, les électeurs se séparèrent.

Le cahier des doléances du clergé périgourdin n'a pas été conservé. Il est toutefois possible, semble-t-il, d'en indiquer l'essentiel en s'appuyant sur le mémoire que les abbés F. Laborde et G. Delfau adressèrent à leurs commettants, quand l'assemblée nationale fut dissoute. G. Bussière, à ce propos, a écrit : « Au point de vue politique, le clergé du Périgord voulait maintenir dans ses droits l'autorité royale, en réformant ses abus, sans toucher à ses antiques bases... Au point de vue ecclésiastique, il envisageait son patrimoine temporel comme hors de discussion et d'atteinte : la dîme était inattaquable en principe, il fallait rendre sa perception uniforme. Il demandait la fondation de maisons d’éducation pour les jeunes ecclésiastiques, de maisons de retraite pour les infirmes et les vieillards. ( ... ) Une des propositions les plus hardies paraît avoir été la répartition moins injuste des revenus ecclésiastiques. Il réclamait, comme un grand nombre de cahiers du tiers, la conventualité dans les monastères, par leur réunion ».43 Les papiers Lépine nous permettent d'ajouter qu'il estimait un revenu annuel de mille huit cents livres nécessaire aux congruïstes,44 alors que le minimum de la portion congrue était fixé en ce temps-là à cinq cents livres.

De prime abord, il peut paraître regrettable que Guillaume-Joseph Chaminade, pour ne parler que de lui, n'ait pas suivi l'exemple des prêtres qui sortirent de la salle du clergé à la suite de Mgr de Flamarens et refusèrent comme lui d'y rentrer pour prendre part aux travaux de leur ordre. Cette impression se renforce à la- lecture de certaines lettres que le chanoine Lépine

1926, pp. 132-133. Une coquille fait lire 1793 au lieu de 1792 dans Le Martyrologe de la Révolution pour le diocèse de Périgueux. Relation manuscrite de M. l'abbé Duchazeaud., publiée et annotée par le chanoine Mayjonade, Périgueux 1914, p. 59, n. 23.

43 G. BUSSIERE, La Révolution en Périgord t. II, Bordeaux 1878, p. 198, cité par R. DE BOYSSON, o. c., pp. 76-77.

44 Bibl. nat. Paris, département des manuscrits, Fonds Périgord, Papiers Lespine, vol. 105, f° 293, Lettre du 21 avril 1789.

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nous a conservées et par lesquelles ses correspondants le tinrent au courant des faits et incidents dont ils furent les témoins.45 On se trouve gêné à la pensée que le syndic du séminaire Saint-Charles s'est trouvé en compagnie d'un P. Pontard, qui devait tomber si bas, d'un François Laborde, dont l'animosité contre le haut clergé s'exprime d'une façon malsaine et dont la plume brave la simple décence, d'un J.-Charles Peyssard et autres futurs assermentés, honte du clergé resté fidèle. Bien plus, l'impression de gêne confine au malaise quand on se souvient que certains meneurs du jeu frondeur n'étaient pas des étrangers pour le séminaire de Mussidan. Pontard était un ancien élève et presque sûrement un ancien régent.46 François Laborde avait, en 1784, présidé à Villamblard, en présence de l'archiprêtre Grellety, l'enterrement de Jean-Baptiste du Rieux du Cluseau, cofondateur et bienfaiteur du collège.47

A la réflexion pourtant, on revient à une appréciation plus exacte et plus objective des faits. Ce qui nous choque, à la vérité, c’est qu'un Guillaume-Joseph Chaminade ne se soit pas désolidarisé, par une sortie fracassante et spectaculaire, d'un curé mal embouché comme Fr. Laborde : question de forme, et qu'il n'ait pas pris parti pour son évêque : question de fond.

Pour la forme et la grossièreté du langage, nous ne sommes pas suffisamment renseignés pour juger en dernier ressort. Fr. Laborde est-il intervenu personnellement au cours de l'altercation ? A-t-il employé le même vocabulaire que dans ses lettres ? 48 Nous n'avons pas de réponses à ces questions et, en

45 Ibid ., toutes ces lettres sont dans les volumes 101-105, sans égard pour

les dates. 46 Cf. supra, chap.II, n. 41. 47 Arch. dép. de la Dordogne : Etat civil de Villamblard, registre

paroissial de 1784, 29 janvier. L'acte est signé : Laborde, curé de Bourrou, pour avoir fait le susdit enterrement.

48 Voici un spécimen de sa prose, et pas le plus cru : « vous avez raison, mon cher chanoine, nos prélats se trouvent furieusement humiliés de la résistance qu’ils ont éprouvée de la part d’un corps qui, jusque-là, n’avait eu le courage de leur en opposer aucune. Jusque-là, ils avaient fait ce qu’ils avaient voulu, sans opposition quelconque, préparé la matière qui devait se bien traiter dans les bureaux diocésains, réduit à leur gré le nombre des représentants quand ils pouvaient être contraires

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eussions-nous de positives, l'ancien capitaine d'artillerie n'était pas homme à dédaigner de se battre contre son adversaire à armes égales.49 L'abandon de la place n'était pas non plus le seul

à leurs vues, ordonné, défendu, établi, révoqué, détruit selon leurs fantaisies, maîtres absolus dans les petits conventicules où nous ne sommes appelés et reçus que pour la forme. Il leur est bien dur aujourd’hui que ceux à qui ils avaient si souvent fermé la bouche aient osé l’ouvrir pour leur reprocher l’abus qu’ils ont fait tant de fois de leur autorité et pour s’opposer à de nouvelles entreprises. Je ne rappellerai pas ici tout ce que ces seigneurs ont fait dans divers temps pour tenir les curés dans l’asservissement. Vous savez l’histoire mieux que moi et il n’y a que ceux qui ne la savent pas du tout et qui n’ont pas eu le courage ou la faculté de s’en occuper, ou des âmes viles et personnellement intéressées qui aient osé blâmer leurs confrères de n’avoir pas voulu confier, dans cette circonstance, les intérêts du corps à des mains bien propres sans doute à les soutenir, si, avec l’autorité, le crédit et les richesses que tout le monde leur reconnaît, on pouvait leur supposer assez de générosité pour oublier leurs intérêts et défendre les nôtres. Mais l’expérience de tous les siècles nous a appris que ce serait la dernière imprudence de donner toute confiance à un corps qui, en général, n’en mérite aucune de notre part. Cette imprudence, pourtant, beaucoup l’ont faite, puisque vous comptez déjà vingt-quatre prélats députés. J’appelle cela une sottise vingt-quatre fois répétée. Comment peut-il se faire que notre corps soit encore dépourvu de lumière au point de perdre la seule occasion que nous trouverons peut-être jamais de secouer ou d’amoindrir le joug pesant que la grandeur colossale de nos prélats nous a mis sur la tête. Mais il ne faut point s’en étonner. Vous connaissez notre canton ; vous savez comme il est partagé et s’il faut juger de tous par celui-ci, notre surprise doit cesser. Parmi des ignorants, des imbéciles et des fous, quelle prépondérance pourront avoir un petit nombre de sages, lors même que ceux qui, sans autre application, ont un peu de bon sens, se rangeront de leur côté ? Que feront-ils lorsqu’il s’agira d’aller au scrutin et de compter les voix ? Les évêques, dans ce cas, auront beau jeu… » (Lettre du 21 avril ; Fonds Périgord, vol. 105, f° 292).

49 Même lettre : « Il a manqué son coup. Il en est désolé comme de raison. Il n'en fait pas la petite bouche. Je serais bien fâché, disait-il à quelqu'un de ma paroisse, qui fut le voir avant son départ de Périgueux, je serais bien fâché que cette curetaille m’eût député. C'est de la cochonnaille, dont je méprise les suffrages. Malgré eux je serai aux états ; c'est là ma place ».

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moyen à la disposition des électeurs pour désapprouver ou censurer les écarts de langue chez l'un d'entre eux. Les cent soixante qui ne suivirent pas l'évêque ne prirent pas pour autant à leur compte les violences verbales auxquelles certains avaient pu se laisser emporter.50 D'une façon ou d'une autre, ils surent sans doute le dire et le montrer. Prétendre le contraire relève de la fantaisie et de l'invraisemblance.

Aussi bien, c'est par l'insubordination de l'assemblée plus que par la grossièreté du débat que Mgr de Flamarens a voulu justifier sa conduite. A-t-il eu raison ? Ceux qui n'ont point partagé ses idées ont-ils commis une faute ?

S'il s'agissait bien d'une assemblée du clergé, cette assemblée n'avait qu'un caractère et une mission politiques. L'évêque n'y avait que l'autorité dont aurait été revêtu tout autre président. Les électeurs jouissaient d'un droit dont l'exercice relevait exclusivement de la conscience de chacun. En exigeant la lecture publique des vœux de chaque électeur avant la confection du cahier de l'ordre, Mgr de Flamarens fit un pas de clerc et ne sut pas le reconnaître dans la suite. Le 21 mars, le notaire Lavergne signifia officiellement à l'assemblée un mémoire dans lequel le prélat expliquait son refus de reprendre la présidence, tout en prétendant rendre nulle toute opération faite en son absence. Il protestait qu'il avait « le plus grand regret de voir un esprit d'indépendance et d'insubordination qui régnait dans cette assemblée du clergé ; (…) que l'on n'y conservait ni les bienséances, ni les égards nécessaires ; que l'on s'obstinait à ne pas vouloir que la lecture des cahiers fût faite en

On me le rendit et, pour rimer, je répondis que si l'épiscopaille parlait ainsi, c'est qu'elle était piquée au jeu et qu'elle m'avait l'air de craindre quelque révolution qui, d'avance, ne l'amusait pas trop, que le mot cochonnaille était un mot collectif fort indécent dans la bouche d'un évêque, que le diminutif de ce mot serait très bien senti de plus d'un curé en état d'en faire l'application.

50 On voit qu'on ne peut admettre la version donnée par J. SIMLER, Guillaume-Joseph Chaminade, Paris-Bordeaux 1901, p. 32 : « Lorsqu'on procéda aux élections pour les états généraux, Joseph fut délégué à l'assemblée des électeurs ecclésiastiques à Périgueux. L'évêque, envisageant les choses à un autre point de vue, crut devoir s'abstenir et refusa de présider l'assemblée » .

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commun ; qu’on osait se permettre de vouloir le priver de sa présidence à cette commission (des cahiers) et qu'on osait restreindre l'exercice de ses droits à entendre seulement la lecture du cahier général », se refusant ainsi à comprendre « que sa sollicitude pastorale devait être particulièrement intéressée par les affaires concernant la religion, la juridiction et le temporel du clergé ».51

L'assemblée attaquée répliqua. Elle assurait le seigneur évêque de son respect et des égards dus à sa présidence. Elle protestait contre les termes d'insubordination et d'indépendance dont elle avait été qualifiée par M. de Flamarens. Elle ajoutait que « le président d'une assemblée réunie pour voter sur les réformes à faire dans l'administration du royaume ne devait pas arracher les suffrages par force, qu'ils devaient être libres et que le président. n'avait que le droit de recevoir les voix ; que le règlement ordonnait de les remettre aux commissaires ; (…) que l'assemblée n'avait rien à se reprocher ; (…) qu'elle continuerait ses séances toujours conformément aux ordres du roi, dont l'intention n'était pas que les affaires soit arrêtées parce qu’il plaisait au président de rompre les séances sans sujet ».52

Il n'est pas inutile d'insister. Si le conflit avait eu pour principe quelque point de doctrine ou de discipline ecclésiastique, l'assemblée, après le départ de l'évêque, serait devenue le jouet des exaltés, aurait rédigé un cahier virulent et subversif, choisi ses députés parmi les têtes chaudes. Or, que voyons-nous ? La présidence, après que le procureur de l'évêque de Sarlat l'eut refusée, fut déférée presque sans discussion à l'abbé de Chancelade Jean-Louis Penchenat, noble et pacifique vieillard de 75 ans, qui mourra en 1793, sans avoir dévié le moindrement de la voie droite et après avoir contraint la force armée à venir l'expulser de son abbaye avec ses moines.53

51 Cf. supra, n. 35 et L. AMPOULANGE, o. c., pp. 145-146. 52 Ibid., L. AMPOULANGE, o. c., p. 148. 53 Cf. R. DE BOYSSON, o. c., p. 75 : « Vincent de Chaunac (procureur

de Mgr d'Albaret, évêque de Sarlat), modeste et timide, ne voulut pas se séparer de l'évêque de Périgueux et refusa la présidence ; l'abbé de Chancelade, très jaloux de ses prérogatives, revendiqua, comme un droit, la direction refusée par les deux évêques, mais la question de préséance entre les abbés ne fut pas discutée, car il resta seul chef

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Quatre fois une délégation se rendit à l'évêché pour prier Mgr de Flamarens de bien vouloir reprendre sa place de président pour diriger les travaux de son ordre ; quatre fois les délégués essuyèrent un refus.54 Des cinq membres que les électeurs choisirent pour rédiger le cahier général de leurs doléances et de leurs vœux, trois au moins seront réfractaires55 et nous ne savons rien des deux autres.56 Dans le contenu du cahier de l'ordre, tel que nous pouvons le reconstituer dans ses lignes essentielles avec une grande probabilité de ne pas nous tromper, nous ne rencontrons aucune proposition susceptible de censure. Enfin, les deux députés que l'assemblée soi-disant rebelle se choisit pour représenter le clergé des trois sénéchaussées de Périgueux, de Sarlat et de Bergerac aux états généraux étaient des modérés, « irréprochables », comme l'a écrit R. de Boysson, pour leur conduite et pour leur doctrine.57

L'un, élu le 23 mars par deux cent trente voix sur trois cent quatre vingt dix huit, François Laporte, curé de Saint-Martial d'Hautefort, prêtre instruit, refusera tout serment et émigrera en Espagne. A son retour en France, en 1800, il deviendra curé de Terrasson, puis de Saint-Front à Périgueux, et mourra en 1826 à Angoulême où il aura été nommé chanoine en 1806.58 L'autre, ancien jésuite rendu à la vie séculière par la dispersion de 1762, curé de Daglan, intelligent et cultivé, administrateur et charitable, élu le 24 mars par deux cent quarante voix sur trois cent quatre vingt douze,59 sera massacré aux carmes le 2

d'abbaye. » Le fougueux abbé Laborde écrit : « Dirigée par les conseils du grand sénéchal, (l'assemblée) choisit M. l'abbé de Chancelade, qui accepta la présidence. Il fut si pacifique et, depuis son règne, tout alla si bien que notre archiprêtre (de Villamblard, l'abbé Grellety ) le compare au bon roi de la fable. Tout le monde fut charmé que l'hydre eût disparu… » (Fonds Périgord, vol. 102, f° 315). Cf. supra, n. 40.

54 Cf. R. DE BOYSSON, o. c., pp. 74-85. 55 Pomarel Martin, curé de Brenac, Raynaud Jean-Baptiste, curé

d'Excideuil, Grellety Pierre, archiprêtre de Villamblard. 56 Bernus, principal du collège de Périgueux, François de Pignol, curé de

Domme. 57 R. DE BOYSSON, o. c., pp. 92. 58 Cf. supra, n. 41. 59 Quelques électeurs avaient déjà quitté Périgueux et étaient rentrés dans

leurs paroisses. H. Brugière (Le Livre d’Or ... ) a publié une liste des

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septembre 1792 et expirera, comme il le dit une demi-heure avant sa mort, « heureux de n'avoir taché sa conscience d'aucun serment »60: c'est aujourd'hui le bienheureux Guillaume-Antoine Delfau.61

Et P. Pontard ? dira-t-on. Et Fr. Laborde ? Et Joseph-Charles Peyssard ? Et Joseph Prunis ? Et tant d'autres futurs assermentés ? Oui, il y eut dans cette assemblée des prêtres qui, dans la suite, se déshonorèrent d'une façon honteuse et sacrilège. Mais, en mars 1789, qui pouvait le prévoir ? Pontard, curé de Sarlat, était un des prêtres périgourdins les plus en vue. Joseph Prunis, prieur de Saint-Cyprien, censeur royal, historiographe du Périgord, était le mandataire de l'archevêque de Bordeaux, Champion de Cicé. Laborde, Peyssard et les autres futurs constitutionnels n'avaient attiré l'attention par aucun scandale. Et puis, n'est-ce pas le sort de toute assemblée générale, surtout quand une question politique est à l'ordre du jour, de n'être pas composée d'éléments parfaitement homogènes ? Pour juger celle que Mgr E.-L. de Grossoles de Flamarens ne voulut pas présider, faut-il ne considérer que les futurs déserteurs, comme si l'indignation qu'on éprouve à rappeler leur conduite effaçait, sans laisser de traces, l'héroïsme ou la fidélité des autres, de ceux qui, par attachement à leur foi et à l'Eglise, montèrent sur l'échafaud, ou moururent en exil, ou décédèrent en prison, ou souffrirent sur les pontons, ou subirent la déportation, ou plus simplement, mais avec un mérite égal, exercèrent leur ministère durant la persécution au péril de leur

ecclésiastiques ayant concouru à l'élection des représentants du clergé aux états généraux, 1789 (p. 242-255) : malheureusement ce titre ne semble pas exact ; d'une part, il y a des omissions (où est Bernus, membre de la commission de rédaction du cahier du clergé ? Où est Louis-Xavier Chaminade ? ) ; d'autre part, il donne un total de cinq cent quarante six noms : il y a donc, parmi ces noms, des noms d'électeurs qui n'ont pas effectivement participé à l'élection des deux députés. Ce qui serait intéressant, ce serait d'avoir la liste nominale exacte des électeurs qui se sont retirés avec l’évêque (mandataires et mandants) et la liste de ceux qui ont réellement pris part aux élections.

60 R. DE BOYSSON, o. c., p. 92. 61 Cf. P. DELOOZ, Sociologie et canonisations, Liège 1969, p. 481. La

béatification est du 17 octobre 1926 (cf. A. A. S., anno XVIII, vol. XVIII, 3 nov. 1926, n° 11, pp. 415-425.

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vie et, après la tempête, travaillèrent de toutes leurs forces au relèvement religieux du Périgord ?62 Il y eut aussi de l'héroïsme et de beaux exemples dans le camp de l'évêque, mais lui-même mourut à Londres, le 6 janvier 1815, sourd à la voix de Pie VII qui, pour le bien de l'Eglise, lui avait demandé, comme à tous les évêques de France, de renoncer à son siège.63 Dans son-refus, s'il faut faire la part de la solidarité qu'il voulut garder avec les autres prélats français réfugiés en Angleterre, n'y eut-il pas encore un peu de cet amour-propre et de ce caractère qui furent à l'origine du conflit de mars 1789 ?

Tout bien considéré, les incidents que nous venons de rappeler et au cours desquels Guillaume-Joseph Chaminade fut en désaccord avec son évêque présentent moins un caractère ecclésiastique ou religieux qu'un caractère social. Ce fut un heurt entre ce qu'on appelait le haut et le bas clergé et, quels qu'aient été les sentiments de part et d'autre, l'éclat qui se produisit aurait pu être évité si Mgr de Flamarens avait su se montrer diplomate ou beau joueur.

R. de Boysson, qui ne nourrit aucune animosité contre le prélat, loin de là, n'hésite pas à le reconnaître. « Nous persistons à penser, écrit-il, que Mgr de Flamarens, ancien capitaine d'artillerie, s'est montré, dans ses fonctions de président de l'ordre du clergé, plus militaire que diplomate. Au milieu des violences et des intrigues de sa tumultueuse assemblée, il ne sut pas manœuvrer avec la prudence d'un prélat et la souplesse d'un habile candidat. Trop habitué à voir les ordres de l'évêque toujours exécutés sans réplique, il vit peut-être des actes de révolte dans l'exercice exagéré d'un droit politique ».64 Dans une lettre écrite peu de jours après les élections, le passionné curé de Bourrou, Fr. Laborde, laisse même entendre que l'évincement de Mgr de Flamarens n'aurait peut-être pas été assuré s'il était

62 Cf. Le Martyrologe de la Révolution pour le diocèse de Périgueux,

Périgueux 1914. 63 Ibid., p. 1 : « Il émigra en 1791 et mourut à Londres en 1815, ayant

refusé de donner sa démission à l'occasion du Concordat. Ses restes ont été rapportés à Paris, avec ceux de quelques évêques émigrés, en 1907 ».

64 R. DE BOYSSON, o. c., p. 90.

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resté en lice et avait gardé la présidence.65 Le bon chanoine Chiniac de La Fayardie, après avoir considéré comme justifiée la conduite de son évêque, n'osait plus, quelques jours plus tard, affirmer que la majorité de l'assemblée avait eu tort. « J'aurais été, en mon particulier, écrit-il, plus satisfait si le clergé avait eu plus d'égards pour notre prélat, et la noblesse pour M. le prince de Chalais ; mais il ne m'appartient pas d'approfondir les raisons de la conduite des uns et des autres ».66

Aucun document ne nous fournit le moindre indice sur la conduite que tinrent les prêtres du séminaire Saint-Charles, quand il s'agit de choisir les députés du clergé. D'un commun accord, il avait été convenu que l'on en prendrait un dans le diocèse de Périgueux et l'autre dans le diocèse de Sarlat : votèrent-ils pour Pontard, leur ancien élève, ou pour G. Delfau ? L'histoire ne peut rien dire à ce sujet. Nous ne saurions même pas que Guillaume-Joseph Chaminade, son frère Louis-Xavier et l'abbé Moze ont participé aux délibérations et aux scrutins du clergé, si leurs signatures ne figuraient pas sur les procès verbaux officiels. Ce qu'en revanche nous connaissons de leurs idées et de leurs préoccupations nous permet de penser qu'ils furent satisfaits des vœux du cahier de doléances.67

En prenant parti pour l'évêque, ils auraient paru plus traditionalistes. En se rangeant délibérément parmi le bas clergé, ils montrèrent que la tradition ne leur suffisait plus et que, la foi

65 « Si le nôtre avait. su se contenir, je ne doute pas qu'il n'eût été député !

Il y eut cinquante et un apostats qui le suivirent dans sa scission, et qui tous étaient porteurs de deux procurations que les imbéciles restés dans leurs paroisses leur avaient envoyées. Si vous ajoutez à ce nombre les suffrages de ceux que la présence seule du prélat aurait fait apostasier par l’influence de l’autorité, vous jugerez que je ne me trompe guère dans ma conjecture ». (Lettre du 21 avril 1789, au chanoine Lépine, Fonds Périgord, vol. 105, f° 293).

66 Au Chanoine Lépine, 5 avril 1789 (même fonds que la lettre précédente, vol. 101, f° 570). Sur Chiniac de La Fayardie, cf. R. DE BOYSSON, o. c., pp. 87-89.

67 On ne se trompe probablement pas en pensant que la revendication en faveur des établissements pour l’éducation et la formation des prêtres, si elle ne partit pas d’eux, reçut tout leur appui.

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n'étant pas en cause, ils souhaitaient, même dans leur ordre, une démocratisation raisonnable.

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Chapitre sixième (Tome I)

L’agonie et la mort L’agonie et la mort L’agonie et la mort L’agonie et la mort

d’un collège d’un collège d’un collège d’un collège

(1789-1791)

L’évolution des états généraux de 1789 est bien connue.1 Qu’il nous suffise de rappeler ici les dates et les étapes les plus marquantes.

Après s'être énervés et avoir énervé la France pendant près de deux mois à propos de questions préliminaires ou protocolaires, les députés se déclarent assemblée nationale (27 juin 1789), puis assemblée nationale constituante (9 juillet). Après la journée sanglante du 14 juillet à Paris, un frisson de peur sans cause secoue le pays du nord au sud comme de l'est à l'ouest. L'abolition des privilèges, votée dans l’ivresse de la nuit du 4 août avec plus de précipitation que de prudence et de prévoyance, allume des incendies sur tous les points du territoire et exacerbe les haines fratricides qu'elle voulait apaiser, étouffer à jamais dans leurs causes. Le démantèlement de l'Eglise de France est alors entrepris avec les meilleures intentions du monde2 et mené à terme tambour battant. Le 13 octobre,

1 Cf. JEAN LEFLON, La crise révolutionnaire 1789-1846, Paris 1949 ;

ANDRE LATREILLE, L'Eglise catholique et la Révolution française, Paris 1946 ; DANIEL-ROPS, L’Eglise des Révolutions, En face de nouveaux destins, Paris 1961 ; A. MATHIEZ, Rome et le clergé français sous la Constituante, Paris 1911 ; C. CONSTANTIN, Constitution civile du clergé, in Dictionnaire de théologie catholique, t. III, Paris 1923, coll. 1537-1604.

2 Il ne semble pas que les constituants aient eu au départ un plan arrêté de déchristianisation. Mais, avec les idées de leur temps, ils ne pouvaient concevoir une constitution qui n'inclût pas l'Eglise de France dans

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l’émission des vœux monastiques est suspendue. Le 2 novembre, tous les biens ecclésiastiques sont déclarés à la disposition de la nation. La vente immédiate d'une partie d'entre eux est votée le 20 décembre. Le 13 février suivant, un nouveau décret supprime définitivement tous les ordres religieux d'hommes et de femmes. Le 12 juillet 1790, l'assemblée approuve la constitution civile du clergé. Louis XVI la signe le 22 et la promulgue le 24 août. 3

Le 30 octobre, les évêques députés publient L'Exposition des principes sur la constitution et soulignent ce que celle-ci contient d'inacceptable.4 Quinze jours plus tard, l'institution des évêques est placée sous le contrôle du pouvoir civil. Le 27 novembre, il est décidé que « tous les évêques, ci-devant archevêques, curés et autres fonctionnaires ecclésiastiques » sont astreints à jurer « d'être fidèles à la nation et au roi et de maintenir de tout leur pouvoir la constitution décrétée par l'assemblée nationale et acceptée par le roi », sous peine d'être déposés et, s'ils continuent leurs fonctions, « poursuivis comme perturbateurs de l'ordre public ».5

Le 26 décembre, le roi sanctionne ce décret, qui ne donne que huit jours aux députés ecclésiastiques pour se mettre en règle, et dont les nouvelles administrations départementales devront assurer l'application le plus rapidement possible.6 En

l'Etat, et imbus de traditions légistes comme de gallicanisme, ils pensaient être les maîtres du sort de cette Eglise et pouvoir l'organiser sans entente préalable avec le Pape, tant qu'ils ne niaient pas directement une vérité de la foi. Cf. J. LEFLON, Constitution civile du clergé, excellente synthèse, dans Catholicisme, t. III, Paris 1952, coll. 118-125.

3 Proclamation du Roi, sur les décrets de l'Assemblée nationale, pour la constitution civile du clergé et la fixation de son traitement. Du 24 août 1790. A Paris, de l'imprimerie nationale, 1790.

4 Cf. JEAN-DE-DIEU-RAYMOND DE BOISGELIN DE CUCE, Exposition des principes sur la constitution civile du clergé, par les Evêques députés à l’Assemblée nationale, Paris 1801.

5 Art. 1 et 7 du décret de l'Assemblée nationale, du 27 novembre 1790, signé par le roi le 26 décembre 1790.

6 Art. IV du même décret. Les autres ecclésiastiques visés par le décret devaient prêter le serment, « savoir, ceux qui sont actuellement dans

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vingt mois, de corps privilégié qu'elle était, l'Eglise de France est acculée à un choix révoltant : le schisme ou une existence précaire grosse de suspicions et de prochaines persécutions violentes.

Après une année de troubles provoqués par la mise en place de l'Eglise officielle, les insermentés, les non- conformistes ne seront plus traités que comme de mauvais patriotes, des suspects, des traîtres passibles de la prison, de la réclusion, de la déportation et bientôt de la guillotine, quand ce ne sera pas de l'exécution sommaire.7

Pour Guillaume-Joseph Chaminade, ce furent des années pénibles, des heures et des jours d'amères désillusions, de luttes inlassables pour tenter de sauver le séminaire.

Quand il présidait la soutenance des thèses de son élève Bernard Daries, le 27 août 1789,8 déjà il ne devait plus être sans inquiétude, du moins pour l'immédiat. Il savait ce qui se passait dans le département comme ailleurs. La grande peur hantait plus d'un esprit. La noblesse du pays venait de courir de grands dangers.9 Pour l'instant, tout était rentré dans l'ordre, mais tout

leur diocèse ou leur cure, dans la huitaine ; ceux qui sont absents, mais qui sont en France, dans un mois, et ceux qui sont en pays étranger, dans deux mois, le tout à compter de la publication du décret ». (Art. I).

7 A Bordeaux, l'abbé Simon Langoiran, professeur de théologie à l'Université, vicaire général du diocèse, fut massacré en même temps que l'abbé Dupuy, curé de la paroisse Saint-Michel, sur le perron de l'hôtel de ville, le soir du 15 juillet 1792, Cf. Arch. mun. de Bordeaux, D 96, 15 juillet 1792.

8 Cf. supra, Chap. IV. 9 Un magistrat de Périgueux, Pierre Chilhaud de Larigaudie, avait écrit le

1er août au marquis de Verteillac : « Les derniers événements qui se sont passés dans la capitale ont jeté, dit-on, le royaume dans une alarme universelle. Notre ville n’est pas exempte. On a formé une milice bourgeoise dans laquelle on a enrôlé les citoyens de toutes les classes. On s’est emparé de l’hôtel de ville, on a suspendu les officiers municipaux, sinon de droit, du moins de fait, et on a créé, à l’instar de Paris, un comité permanent, qui fait observer la discipline la plus sévère. Enfin notre ville ressemble à une ville de guerre. On monte la garde à toutes les portes et on fait des patrouilles internes et externes. Dans le principe, toutes ces dispositions paraissaient n’avoir d’autre

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pouvait recommencer d'un moment à l'autre. Le blé était rare, les prix en hausse constante. Que serait la prochaine année scolaire ?

Ce fut peut-être en prévision d'un surcroît de soucis et de travail que Bernard Daries fut retenu comme professeur de philosophie.10 Son concours serait d'autant plus précieux que Jean-Baptiste Chaminade, le supérieur, s'affaiblissant toujours davantage, ne pouvait plus être d'aucun secours. Sa mère, heureusement, est là pour lui donner les soins que nécessite son état ; mais pour assurer la marche du collège, il faut du renfort. La providence semble y avoir pourvu en envoyant à point Bernard Daries, qui accepta volontiers la proposition de ceux qui jusque-là avaient été ses maîtres. Il avait dix-sept ans, un âge

objet que la célébration des fêtes à l’occasion de l’heureuse délivrance de Paris ; mais les têtes se sont échauffées, quelques personnes ont prononcé publiquement des discours dans les églises, où l’ordre de la noblesse n’a pas été ménagé. Un cri général s’est répandu que c’était par l’inspiration de cet ordre qu’on avait formé le projet d’enlever les députés de la nation, de réduire Paris en cendres et de faire rentrer le tiers état dans le plus dur esclavage. Toutes ces circonstances ont fait courir, pendant quelques moments, les plus grands dangers à la noblesse de cette province. Mais les gens sages et prudents ont calmé la fureur du peuple et, dans ce moment, tout paraît calme ». « (Lettre publiée dans le Bul. Soc. hist. et arch. du Périgord, LXXXII, 1955 (Lettre XIV) p. 57). - Sur Pierre Chilhaud de Larigaudie, voir : SAINT- SAUD (Le comte de), Magistrats des Sénéchaussées, Présidiaux et Elections, fonctionnaires des vice-sénéchaussées et maréchaussées du Périgord, Bergerac 1921. Né vers 1739, il fut nommé conseiller le 3 juillet 1776, épousa Anne Giry en 1778, fut président de l’administration centrale de la Dordogne en l’an III, puis conseiller et président à la cour d’appel de Bordeaux et enfin conseiller à celle de cassation. Il mourut à Paris le 4 octobre 1834.

10 « Les succès de cette thèse et les talents aussi rares que cachés qu'on découvrit en Daries, surtout monsieur Chaminade l'aîné, ex-jésuite, supérieur, firent qu'on lui confia la chaire de philosophie, étant alors âgé de dix-sept ans . Il la remplit avec une satisfaction admirable. Il avait des élèves de toutes les qualités et de tous les âges, beaucoup au-dessus du sien. » (FR. PHILIPPE DOUSSEAU DE MADIRAN, 0. F.M., capucin, Abrégé de la vie de monsieur Bernard Daries, Chap. 1, par. 5, écrite à Lérin en Navarre d'Espagne, en 1800).

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encore insuffisant pour commencer les études théologiques auxquelles il voulait demander de le conduire au sacerdoce. L'enseignement de la philosophie, dans une maison qu'il aimait et en compagnie de prêtres qu'il appréciait, ne pouvait que lui être très avantageux, en achevant de le mûrir.

A la rentrée de novembre 1789, le coût de la vie ne cessait d'augmenter. Le 8 janvier, alors qu'après avoir mis tous les biens ecclésiastiques à la disposition de la nation (2 novembre 1789) l'assemblée venait d'en décider la vente immédiate, en exceptant provisoirement toutefois ceux des collèges et des hôpitaux, Jean- Baptiste Chaminade signa conjointement avec ses frères une procuration pour faire retirer de l'hôtel de ville de Paris les arrérages dus au séminaire en vertu de divers contrats.11 Ce fut la dernière fois que les signatures des trois frères se trouvèrent réunies au bas d'un acte. Le digne supérieur, à la veille d'entrer dans sa quarante-cinquième année seulement, mourut quinze jours plus tard,12 au pied de l'autel où, dans un suprême effort, il s'était rendu pour célébrer la messe, s'il faut en croire le narré postérieur, qui nous vient de l'abbé Jean Rigagnon de Bordeaux.

11 Cf. Arch. dép. de la Dordogne, Minutier Buisson, not., 3 E 6478. 12 24 janvier 1790. Le décès de Jean-Baptiste Chaminade ne figure ni au

registre paroissial de Mussidan ni dans celui de Saint-Médard. Il dut être inscrit dans celui du séminaire, qui n'existe plus (cf. supra, chap. II, n° 5). Nous n'en connaissons la date que par une inscription jointe à un morceau de ceinture ecclésiastique que, le 4 octobre 1901, P.-J. Crédot envoya à l'administration générale de la Société de Marie, après l'avoir trouvé parmi les reliques ayant appartenu au Chanoine Lestang de Bordeaux. L'inscription est ainsi libellée : "St ture de Mr Chaminad mort en naudeur de Sint teté anne et moi le 24 janvier 1792". On lit facilement : Ceinture de M. Chaminade mort en odeur de sainteté, année et mois le 24 janvier 1792. Le millésime a été retracé postérieurement d!une manière erronée ; il est évident qu'il faut lire 1790. Le chanoine Lestang est peut-être Jacques-Louis Lestang-Foissac qui, excorporé du diocèse de Cahors, fut ordonné à Bordeaux par Mgr Ch. d'Aviau le 17 décembre 1803 et mourut curé de Preignac le 16 avril 1836, âgé de 69 ans (cf. L. BERTRAND, Histoire des séminaires de Bordeaux et de Bazas, vol. II, Bordeaux 1894, p. 176). La lettre de P.-J. Crédot annonçant la découverte et l'envoi du morceau de ceinture se trouve dans AGMAR, B. 11, 3, n° 90. La ceinture et l'inscription sont au musée de la Société de Marie, Rome.

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Le même abbé ajoute : « On pouvait dire de lui qu'il s'était identifié avec Jésus-Christ, dont le nom adorable se trouvait perpétuellement sur ses lèvres. Rien n'égalait sa vie simple, pauvre, recueillie et entièrement édifiante. Jamais il ne portait que les mêmes vêtements. D'une mortification sans pareille, il ne s'approcha jamais du feu en hiver, ne se plaignit non plus jamais, en été, des rigueurs de la température. (…) Le peuple se hâta de rendre les plus grands honneurs à sa dépouille mortelle. Son corps fut exposé dans l'église, où accoururent les populations de toute la province, afin d'honorer un saint, de lui demander des grâces et faire toucher quelque objet qu'on emportait et conservait soigneusement. Comme l'affluence était si continuelle qu'on ne pouvait approcher de son lit de mort ou cercueil, il arriva un fait qui prouvait toutes les pensées qu'on avait conçues de sa sainteté. On vit un officier de gendarmerie entrer avec audace dans l'église, le sabre nu et le brandissant : « Gare ! Gare ! dit-il. Laissez-moi passer ! » Le monde se presse et laisse l'espace suffisant à cet officier qui, étant arrivé auprès du corps, prend la houppe du bonnet carré placé sur la tête du mort et, la mettant dans sa poche, s'écria : « Cette relique, je me la garde. On ne me l'enlèvera pas ».13

Le collège perdait en lui son animateur ; Guillaume-Joseph Chaminade, son guide vénéré. On l'enterra dans l'église, sous le clocher, dit une tradition.

Sur la décision de l'administration diocésaine - Mgr de Flamarens était à Paris ou à Angers14 - l'abbé Henri Moze assuma dès lors la direction de l'établissement.

13 Cf L. BERTRAND, o. c., Vol, Il, p. 30. Sans le dire, l'auteur cite

presque mot à mot le texte manuscrit qu'on lit dans l'histoire de Mgr d'Aviau par l'abbé Rigagnon : chap. V, Petite digression sur les Messieurs Chaminade. Le manuscrit de Rigagnon est dans la bibliothèque du grand séminaire de Bordeaux et une copie se trouve aussi aux arch. municipales de Bordeaux, Fonds Gaillard, manuscrit 402. Nous avons reproduit le texte donné par la copie Gaillard.

14 Le 29 avril 1789, l'archiprêtre de Vîllamblard, Grellety, écrivait au chanoine Lépine à Paris : « On vous aura écrit que (…) Mgr notre évêque a été planter des choux à Angers ». A supposer ce détail exact, il n'est pas douteux que le prélat était bientôt revenu à Paris, où il

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Les événements se précipitaient. Les élections succédaient aux élections. De nouveaux rouages administratifs prenaient la place des anciens. Fièvreusement, les autorités prévues par la constituante entraient en fonction et faisaient assaut de zèle. Puisque les biens de l'Eglise étaient à la disposition de la nation, il fallait d'urgence savoir quel capital ils représentaient. Des ordres furent donnés dans ce sens.15 L'abbé H. Moze et Guillaume-Joseph Chaminade répondirent par un mémoire sommaire qu'ils signèrent tous deux le 27 février 1790.16 Le document, qui n'est pas de leur écriture, débute en ces termes :

« Nous soussignés, directeurs du séminaire de Mussidan, déclarons avec vérité habiter une maison vaste, distribuée en plusieurs corps de logis, dont la perfection exige encore néanmoins de grandes réparations. Elle est bâtie presque entièrement à neuf, à nos frais et dépens, sa première fondation étant trop peu conséquente.

Son ameublement, presqu'entièrement renouvelé, représente aussi une grande partie de nos fonds, n'ayant trouvé aucune ressource dans les revenus dont elle jouissait.

Les lettres patentes, que le roi lui accorda en 1761, et qu'il lui a accordées depuis aux années 1781 et 1785, l'augmentation considérable des bâtiments, la distribution exacte des classes sous leurs régents respectifs, l'activité des directeurs pour le maintien de l'ordre et la pureté des mœurs en ont fait un des établissements les plus considérables de la province. Elle est composée actuellement d’environ quatre-vingt personnes, sans compter les écoliers externes qui y viennent recevoir des leçons ».

Après ce préambule, où ils ont soin de souligner ce qu'ils regardent comme leur bien propre, les deux directeurs énumèrent les petites rentes et les modestes propriétés diverses dont ils jouissent pour acquitter les charges qui les grèvent. Sans autres détails, ils concluent : « Nous devons d'argent emprunté

logeait dans l'hôtel de sa famille, rue de Vaugirard. C’est de là qu'il date ses écrits en 1791.

15 Décrets des 13 novembre 1789, 16 janvier et 5 février 1790. 16 Arch. nat. Paris, Dxix 94, doss. 822.

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ou par arrêté de comptes : onze mille livres. Les dettes actives et passives se contrebalancent à peu près ».

Le mémoire remis à leur municipalité, ils poursuivirent leur tâche éducatrice, tout en prêtant leur ministère sacerdotal, dans toute la mesure du possible, H. Moze dans la paroisse Saint-Médard, Guillaume-Joseph Chaminade à Mussidan même.

Vers le même temps, l’hystérique Suzette Labrousse gagnait de nouveaux et chauds partisans, en dépit du jugement défavorable porté sur elle par le défunt Jean-Baptiste Chaminade.17 Il vaut la peine de s'arrêter à ce fait pour mieux apprécier la conduite et le mérite de ceux qui résistèrent à l'engouement que cette fausse mystique suscita et pour montrer le désarroi des esprits à cette époque.

Quelques jours après la mort du supérieur de Saint-Charles, le missionnaire Jean Drivet, brillant ancien élève de Mussidan vers les années 1770-1775, écrivait de Périgueux à son père, conseiller honoraire en la chambre de Guyenne :

« J'ai vu hier et conféré avec mademoiselle Labrousse près de trois heures de temps. Elle était venue incognito exprès pour entrer en pourparler avec moi sur son affaire. Voici tout ce que je peux vous en dire ; car tout ne se dit pas. De tous les coins du royaume, elle reçoit des lettres et de personnes de toute marque et de tout caractère, mais principalement de Paris, de M. de Cicé, garde des sceaux,18 de tous nos députés. On lui écrit que le comité ecclésiastique vient d'être doublé19 et qu'il

17 Sur Suzanne Labrousse, cf. supra chap. IV, n. 75. 18 Sur Jérôme-Marie Champion de Cicé (1735-1810), évêque de Rodez

(1770-1781), archevêque de Bordeaux (1781-1801), puis d'Aix-en-Provence après la signature du concordat (1802-1810), cf. L'Episcopat français depuis le concordat jusqu'à la séparation (1802-1905), Paris 1907, pp 11-12 ; L. LEVY-SCHNEIDER, L’application du Concordat par un évêque d'ancien régime, Mgr. Champion de Cicé, Paris 1921 ; J. LEFLON, Champion de Cicé (Jérôme-Marie), in Catholicisme, t. II, Paris 1949, coll. 890-892.

19 Le comité ecclésiastique, nommé le 20 août 1789, fut doublé le 7 février 1790 « sous prétexte que les quinze membres qui le composaient étaient surchargés de travail, depuis que le décret des 13-18 novembre leur avait confié le soin de classer les déclarations des

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s'occupe à lire ses écrits, qu'elle est désirée de près du tiers de l'assemblée. Elle ne s'y rendra cependant que lorsque le gros la demandera.20 Elle vient de faire passer à Dom Gerle, député aux états,21 neuf livres, qui seront la conclusion de son plan. Je puis vous assurer que s'il est qu'elle y paraisse, elle leur parlera avec une présence d'esprit, une fermeté et une facilité incroyables. En leur adressant la parole, elle ne se servira pas de cette expression pompeuse : Nos seigneurs, mais de celle-ci : Membres d'une petite famille ; car, elle croit toucher au moment où il est le plus urgent pour la France d'employer les moyens qu'elle propose, si l'on veut voir naître subitement, sous vingt-quatre heures, la paix et la tranquillité ; et si l'on s'y refuse, il en coûtera à notre nation la plus terrible saignée.

Elle paraîtra donc à Paris. J'y serai moi-même vraisemblablement appelé pour y certifier ce qu'elle m'a dit depuis près de six ans, dont je puis dire une partie déjà accomplie ; et j'ai bien à me reprocher de n'avoir pas voulu savoir le contenu de ses ouvrages, malgré les pressantes sollicitations qu'elle m'a faites si souvent. J'en serai puni par une privation d'avantages qui eussent reflué sur ceux qui m'appartiennent.

Après son apparition à Paris, elle reviendra à Vanxains, d'où elle disparaîtra et on ne saura plus de ses nouvelles.

Alors trois autres prêtres et moi entreprendrons une mission d'un an, au bout de laquelle un autre et moi

bénéficiers ». II (A. MATHIEZ, Rome et le clergé français sous la Constituante, Paris 1911, p. 98).

20 Cf. une lettre des évêques de l'Assemblée nationale à Suzette Labrousse dans CHRISTIAN MOREAU, Une mystique révolutionnaire Suzette Labrousse, Paris 1886, pp. 79-80, 258.

21 Sur Dom Gerle, cf. C. MOREAU, o. c. ; R de Boysson, Le clergé périgourdin pendant la persécution révolutionnaire, Paris 1907 ; H. BRUGIERE, Le livre d'or …, pp 109-110 (erreur sur la date de naissance, qui est 1736 et non 1740) ; G. LENOTRE, Robespierre et la "Mère de Dieu", 3ème éd., Paris 1926 (le seul auteur qui nous renseigne sur la fin du "mystique défroqué", pp. 327-328 : il mourut le 27 brumaire an X-18 novembre 1801 et sa veuve lui survécut jusqu’en 1827). Suzette Labrousse mourut en 1821.

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accueillerons les potentats dans un lieu que je ne puis nommer. Ils y viendront prendre des moyens pour rétablir l'ordre dans leurs Etats.

Attendez-vous à voir les troubles qui nous affligent suivre toute l’Europe. Les portes des couvents vont être ouvertes, les séminaires réformés. Il n'y aura point d'homme si vil, si méprisé, qu'un prêtre inexact dans sa conduite. La charité des premiers siècles renaîtra parmi nous. Vous aurez, mon cher Père, une grande joie de vivre. Vous serez ravi de mourir. Le Périgord, entre autres provinces, abondera en avantages spirituels et temporels.

J'ajoute que son affaire sera examinée à Paris. Elle sera approuvée hors du royaume et sera conclue dans le royaume. Je vous dis tout cela, afin que, si besoin est, vous puissiez rendre témoignage que ce n'est point après coup qu'elle a prédit ces événements, mais longtemps avant leur époque.

Vous avez, peut-être, su la mort de M. Chaminade,22 prêtre respectable à tous égards : il dort ; il parlera. Si vous avez l'occasion de voir l'abbé Rambaud,23 dites-lui, s'il vous plaît, que j'ai fait passer son nom et autre chose dans bien des endroits. Je suis surpris, on ne peut plus, de me voir arriver des lettres des endroits les plus éloignées et des personnes les plus ignorées jusques ici. "Cessez de vous alarmer sur les malheurs des temps. Vous êtes à la veille de voir les jours les plus beaux. Ne doutez pas des dons de Dieu !" me répète-t-elle sans cesse. »

A peine Suzette Labrousse avait-elle repris la route de Vanxains que Jean-Baptiste Drivet, retourné au siège de la Mission, racontait à son confrère, l'abbé Bouny, l'entrevue qu'il avait eue avec la nouvelle Jeanne d'Arc.24 Peu après, le 22 février, l'abbé Bouny en informait un autre missionnaire, l'abbé Pasquet de Gastaudias, membre de la communauté de Bergerac.25 Transporté, celui-ci n'a rien de plus pressé que de

22 L’aîné, Jean-Baptiste, supérieur du séminaire de Mussidan. 23 Vicaire de Libourne (Gironde), cousin de Suzette Labrousse. 24 Sur les abbés J.-B. Drivet et Bouny, cf. supra chap. IV, n. 81. 25 Gratien Pasquet de Gastaudias était né le 2 juillet 1744 de Jacques

Pasquet, sieur de Gastaudias, et de Marie Aymat, à Eyvirat (Dordogne). En 1764, il est présent au séminaire de Mussidan à titre

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copier et recopier la lettre de son ami pour la répandre autour de lui et plus loin encore. N'y résistant plus, le 10 mars, il écrit directement à la visionnaire une lettre dont il fait aussi circuler le texte dans le public.26 Suzette Labrousse ne demandait qu'à

d’ecclésiastique. Il fut professeur à la Petite Mission de Périgueux en 1772, missionnaire à Bergerac de 1773 à 1778, puis en 1790-1791. En 1789, il appartient à la Grande Mission de Périgueux. Insermenté, il fut arrêté et déporté. On le retrouve vicaire à Saint-Front de Périgueux de 1802 à 1808. Il mourut en 1811. (Cf. M. Contassot, La Congrégation de la Mission de Périgueux, travail resté manuscrit).

26 La lettre est publiée dans G. CHARRIER, Séances municipales, faisant suite aux Jurades de la ville de Bergerac, t. XIV, 1789-1793, Bergerac 1941, p. 21. En voici le début : « Mon confrère et ami intime, M. Bouny, missionnaire, ne m'a point laissé ignorer l'entretien qu'ont eu avec vous MM. Lacroix (missionnaire de Périgueux : cf. H. BRUGIERE, o. c., p. 255) et Drivet à Sainte-Ursule, le 16 février dernier. Il me dit à ce sujet des choses plus étonnantes les unes que les autres, et que Dieu seul peut vous avoir inspirées. Il me rend la substance de cette grande conférence par sa lettre du 22 du même mois, de cinq grandes pages d'écriture. Voici, Mademoiselle, le résultat de ce qu'il veut bien m'apprendre.

Il me dit donc que vous êtes en relations toutes les semaines avec plusieurs membres de l’Assemblée nationale, que déjà un certain nombre vous demande, que bientôt la majorité vous appellera, que vous irez, paraîtrez sur la tribune. Vous leur parlerez avec une fermeté inébranlable, leur proposerez un plan qu' ils seront forcés d'adopter, que l'extrait de vos ouvrages, qui sont à Rome depuis dix ans, est présentement sous les yeux du comité ecclésiastique, que MM. Drivet et Lacroix doivent, avec dix autres, vous rendre témoignage, que M. Chaminade n'a pas rempli sa tâche, qu'il dort et qu'il parlera.

Lorsque je rappelle à mon souvenir, Mademoiselle, l'histoire des Esther, des Judith, des Débora, des Jeanne d'Arc, je ne trouve là rien d'incroyable. Le bras du Seigneur n'est point raccourci et ses miséricordes ne sont point épuisées. Je vous avouerai même ingénuement que j'ai toujours espéré dans la grande bonté de notre Dieu, que j'ai toujours regardé nos malheurs présents comme des châtiments passagers et momentanés de la divine Providence, qui veut nous humilier et non pas nous perdre.

D'après ces principes, j'ai répandu auprès et au loin plusieurs copies de la lettre de M. Bouny et je puis dire qu'elles sont recherchées avec le

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parler. Elle répond à sa manière, mi-claire, mi-obscure. Bientôt toute la ville de Bergerac est en émoi. Les nobles, le curé, protestent auprès de la municipalité ... Le 20 avril, dans une lettre datée de La Sudrie (Dordogne), le missionnaire Pasquet de Gastaudias, présente ses excuses à la municipalité...27 Il n'en est ni à son premier ni à son dernier impair…

C'est dans ce contexte, pensons-nous, à quelques semaines près, que Suzette Labrousse a réclamé les petits cahiers qu'elle avait laissés entre les mains de Jean-Baptiste Chaminade, maintenant défunt.28 P. Pontard a écrit qu'il fallut « employer des formes juridiques » pour obtenir « la remise de ces écrits ».29

Dans son livre Une mystique révolutionnaire (Paris 1886, p. 28), l'abbé Christian Moreau, sans indiquer ses sources, nous dit : « Elle réclama les manuscrits qu'elle leur avait confiés (aux frères Chaminade). Comme ils faisaient quelques difficultés pour les rendre, prétendant que ces écrits devaient être assimilés à la correspondance ordinaire et que, par conséquent, ils n'étaient point tenus de les remettre à l'auteur, Suzette s'empressa

plus grand empressement et que vous faites le sujet de toutes les conversations… »

27 Voir des protestations dans G. CHARRIER, o. c, p. 18. Voici celle que, le 12 avril 1790, les gentilshommes de Bergerac adressèrent à la municipalité. « Nous venons d'avoir connaissance d'une lettre écrite par M. l'abbé de Lagastaudias (sic) à une demoiselle Labrousse, dont il a fait courir beaucoup de copies dans la campagne, et qu'on ne doit attribuer qu'à son fanatisme. Nous en désavouons hautement les principes. Les nôtres sont de rester fidèles au serment que nous avons fait à la Nation, à la Loi et au Roi (allusion au serment civique que les citoyens prêtèrent dans l'enthousiasme, à travers toute la France, après que le roi l'eut prêté devant lAssemblée nationale, le 4 février 1790) et nous prions Messieurs de la municipalité de vouloir bien être les organes de notre façon de penser ».

28 Ces cahiers ne seraient-ils pas ceux dont l'abbé J. Drivet parle dans sa lettre du 17 février ? Suzette Labrousse les aurait réclamés dès qu'elle eut appris la mort de J.-B. Chaminade et les aurait envoyés sans retard à Paris, à Dom Gerle, probablement.

29 P. PONTARD, Recueil des ouvrages de la célèbre Mlle Labrousse, Bordeaux 1797, p. 70.

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d'employer contre eux les formes juridiques, et ils furent forcés de les déposer entre les mains d'un notaire agissant pour elle ». Si 1'on rapproche ces affirmations du récit laissé par Fr. Philippe de Madiran, 0. F. M., capucin, témoin oculaire des faits,30 les formes juridiques consistèrent simplement, d'une part en la réclamation présentée par le maire de Vanxains - peut-être était-il notaire - assisté de deux témoins, d'autre part en la signature d’un procès verbal de remise des écrits, pour servir de décharge à Guillaume-Joseph Chaminade.

Mussidan n'est qu'à sept lieues environ de Bergerac et de Vanxains, à huit de Périgueux. En ces mois de tension, les nouvelles vont vite. De tout ce bruit, de toute cette agitation qui surviennent à un moment où les mesures prises par l’assemblée constituante à l'égard du clergé tiennent l'opinion publique en état d'alerte, que sortira-t-il ? Les prêtres et les régents s'interrogent les uns les autres dans les cours ou les couloirs de Saint-Charles. Louis-Xavier et Guillaume-Joseph, le soir, quand ils retrouvent pour quelques instants leurs parents, dans leur petite salle à manger de la faïencerie, ont peine à cacher leurs soucis et les pensées qui les travaillent.

Comme si la nervosité de la jeunesse, la rareté et l'enchérissement des denrées, les incertitudes qui pèsent sur l'avenir ne constituaient pas une épreuve suffisante, voici que la mort frappe à nouveau dans les rangs des éducateurs du collège. La victime est cette fois un clerc "minorisé" de 64 ans, originaire de Perpignan, Georges Porcher, dont nous ignorerions même l’existence, si le registre paroissial de Saint-Médard ne nous révélait son-décès arrivé le 22 mai 1790. Son corps fut inhumé le lendemain, « dans le caveau du séminaire, en présence de M. Henry Moze, supérieur, et de Joseph Chaminade,.prêtre, directeur ».31 Il était probablement régent. Ses collègues durent se partager ses heures d'enseignement ou de surveillance, ou bien l'on recourut aux aînés pour le suppléer jusqu'à la fin de l’année, que, faute de ressources et vu les circonstances, les directeurs décidèrent de clore dès la fin de

30 Voir ce récit, supra, chap. IV, n° 75. 31 Cf. Arch. dép. de la Dordogne, Etat civil de Saint-Médard-de-

Mussidan, 5 E 462/2.

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juillet,32 d'accord en cela, peut-être, avec les prêtres de la petite mission de Périgueux.33

Malgré une situation aggravée, un avenir de plus en plus menaçant et le départ du diacre Vincent de Martonne, qui crut à propos de regagner Paris, pour mieux veiller sans doute sur ses propriétés de Normandie,34 le collège de Mussidan rouvrit ses portes en novembre. Guillaume-Joseph Chaminade et les quatre autres membres qui constituaient alors la petite communauté des missionnaires35 gardaient un reste d'espoir. Ils ne pouvaient se faire à l'idée d'une persécution. Puisque la constitution civile du clergé, était votée, signée par le roi et promulguée,36 il y aurait un accord avec Rome. L'Eglise, selon le mot de Barruel, ne refuserait pas « de baptiser le nouveau-né de l'assemblée ».37 Les ordres religieux étaient supprimés et on ne les rétablirait pas, puisque déjà des couvents étaient évacués et mis en vente ;38 mais les congrégations séculières n'étaient pas atteintes par la loi. Elles seraient vraisemblablement conservées

32 « On fut obligé d'avancer les vacances de plus d'un mois » dit G.-

J. Chaminade dans une note pour la municipalité de Mussidan, en date du 4 juillet 1791, en parlant de l'année scolaire 1789-1790. Cf. Arch. nat. Paris, Dxix 94, doss. 822.

33 Cf. P.-J. CREDOT, Pierre Pontard, évêque constitutionnel de la Dordogne, Paris 1893, p. 403 : « Vers la fin de juillet 1790, les portes de cette maison, où près de quatre-vingts générations étudièrent, sous des maîtres distingués, les Humanités, la Dogmatique, la Philosophie et les Mathématiques, furent grandes ouvertes, pour permettre à l'essaim qu'elle contenait de gagner un toit plus hospitalier ».

34 Le départ de Vincent de Martonne nous est connu par Fr. Philippe de Madiran, qui écrit, dans la vie manuscrite de son neveu, B. Daries : « Quelque temps avant la Révolution, il revint à Paris, où il fonda un petit séminaire, pour former la jeunesse à l'état ecclésiastique ».

35 Le 31 décembre 1790, la communauté des missionnaires de Mussidan comprenait officiellement : H. Moze, supérieur, Louis-Xavier et G.-J. Chaminade, prêtres ; et deux frères agrégés : Chevalier et Castay. Cf. Arch. nat. Paris, Dxix 17, n° 255.

36 Votée le 12 juillet, promulguée le 24 août 1790. 37 Sur cette question, voir Mgr J. LEFLON, o. c., p. 63 et A. MATHIEZ,

o. c., p. 177. 38 La plupart des cahiers de doléances avaient demandé cette suppression

ou une réforme profonde, avec une activité directement utile au pays.

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en considération des services qu'elles pourraient rendre dans les écoles et dans les hôpitaux.39 S'il ne devait plus y avoir qu'un seul séminaire par diocèse et si l'unique séminaire diocésain devait être établi « près de l’église cathédrale, et même dans l'enceinte des bâtiments de l'habitation de l'évêque »,40 Saint-Charles était reconnu comme collège royal et, de ce fait, garderait sa raison d'être. Au surplus si, comme il n'était que juste, on tenait compte des sommes mises par M. Moze et les frères Chaminade dans ses réparations et dans ses agrandissements, l'établissement n’était-il pas quasiment leur propriété personnelle ? Fort de ces considérants, le syndic demanda même à l'oncle de Bernard Daries, Fr, Philippe de Madiran, 0. F. M., capucin, qui se rendait à Rome, de sonder la curie en vue de faire reconnaître officiellement les prêtres de Saint-Charles au même titre que les prêtres de Saint-Vincent de Paul ou lazaristes.41

En attendant, il faut vivre, ce qui revient à dire trouver de l'argent pour nourrir les pensionnaires qui sont revenus. La difficulté est d'autant plus grande qu'Ils sont très peu nombreux - une vingtaine à peine42 - que les frais généraux restent les mêmes et que trois longs mois de vacances ont vidé la caisse : il a même fallu emprunter et acheter à crédit. Gare le déficit !

En rompant le silence qu'ils ont gardé jusque-là et en publiant l’Exposition des principes sur la constitution civile du

39 Elles ne furent supprimées que par le décret du 18 août 1792, sous la

Législative. 40 Constitution civile du clergé, Titre 1er, art. X et XI. 41 Cf. Abrégé de la vie de M. Bernard Daries… « ils me faisaient

solliciter à Rome, pour que le Pape approuvât les constitutions ou règlements de leur congrégation, afin de faire corps ainsi que celle des Missionnaires de Saint-Lazare fondée par Saint Vincent de Paul, espérant être conservés par un privilège spécial… »

42 « La rentrée des pensionnaires s’est faite très lentement et à peine, cette année, le nombre s’est-il accru à égaler le nombre des personnes nécessaires au maintien du séminaire ». (Note de G.-J. Chaminade pour la municipalité de Mussidan, 4 juillet 1791, cf. Arch. nat. Paris, Dxix 94, doss. 822). La même note parle de 18 à 20 personnes qui travaillaient pour la maison.

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clergé,43 les trente évêques-députés provoquent une accélération des événements. Le doute n'est plus possible et dès lors, la majorité des constituants se montrant irréductibles, tous les tenants de l'Exposition sont rejetés « dans une résistance aussi contraire à leurs vœux que conforme à leur devoir ».44 Cette résistance, à son tour, déclenche de nouvelles mesures, qui sont autant d'atteintes aux droits de l’Eglise et de la conscience individuelle. Les intérêts se heurtent. Les esprits se divisent. Les passions s'enveniment et aveuglent. Les problèmes s'enchevêtrent les uns dans les autres. Toute discussion, toute solution dans la concorde et l'harmonie deviennent impossibles.

Après le décret du 27 novembre, au bas duquel le roi, la mort dans l'âme, appose sa signature le 26 décembre,45 et qui impose le serment de fidélité à la constitution à tous les ecclésiastiques exerçant une fonction publique, sous peine d'être tenus pour démissionnaires, les évêques refusent en bloc de se soumettre et exhortent leur clergé à suivre leur exemple. Les paroissiens et les municipalités, à la campagne surtout, pour garder leurs prêtres, les pressent d'obéir à la loi. Pour combler les vides que les résistances risquent de produire un peu partout, l'assemblée constituante modifie les conditions d'éligibilité aux cures ou autres postes et répand, pour neutraliser l'influence de l’Exposition des principes une Instruction,46 où elle tend à démontrer qu'elle n'a pas touché à la foi. Les libelles, les plaquettes, les pamphlets, les écrits de tous

43 Elle est du 30 octobre 1790. Cf. supra, n. 4. 44 J. LEFLON (Mgr), o. c., p. 66. 45 Ibid., p. 67. 46 Instruction de l’Assemblée nationale sur la Constitution civile, Paris

1791. Œuvre de Chaumet, elle fut adoptée par l'Assemblée le 21 janvier 1791.

« On a repoussé toute discussion ; on a étouffé la voix éloquente qui voulait en démontrer les vices ; dans une seule séance, sur une simple lecture, sans permettre la moindre observation, elle a été adoptée et sa publication ordonnée ». (Examen de l'Instruction de l'Assemblée nationale sur l'organisation prétendue civile du clergé. Par M. l'évêque de Langres César-Guillaume de La Luzerne, Paris 1791, Au Bureau de l'Ami du Roi, p. 3). La lecture de l’Instruction décida au serment un certain nombre de prêtres.

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genres se multiplient à foison. De presbytère en presbytère, des lettres, des prises de position se colportent et circulent. Combien il est regrettable que la ville de Mussidan n'ait pas conservé les registres de sa municipalité d'alors ! Que de détails nous y trouverions pour préciser le climat de ces jours troublés !

Le séminaire ne pouvait échapper à cette agitation et aux conséquences qu'elle engendrait sans répit. Plus que tout autre, le syndic a de la besogne.

Le 26 novembre, un des frères agrégés, Castaÿ, que nous croyons pouvoir identifier à Raymond Castaÿ, originaire de Plaisance, tombe malade et son état se révèle si grave qu’il faut immédiatement le faire hospitaliser à Bordeaux aux frais de l'établissement.47 Il s'ensuit évidemment un surcroît de travail pour les régents comme l'année précédente à la mort de Georges Porcher et, en outre, une grosse dépense imprévue.

Guillaume-Joseph Chaminade adresse aussitôt une demande de secours à l'administration départementale, avec avis favorable de la municipalité.48 Le directoire du district objecte que l'inventaire du collège n'a pas encore été fait et que le traitement des fonctionnaires de l'enseignement public n'est pas fixé.49 Les autorités du département décident, le 7 décembre, que la demande du collège de Mussidan sera prise en considération « lorsqu'il y aura des fonds déterminés et un mode fixé par l'assemblée nationale »,50 façon académique de dire : pour le moment, nous ne pouvons rien faire pour vous.

L'assemblée nationale avait prescrit d’inventorier tous les biens déclarés mis à la disposition de la nation. Dans sa décision, elle avait toutefois excepté, pour le moment, les collèges et autres établissements d'instruction.51 Emporté par son zèle juvénile et son inexpérience, le directoire départemental ne remarque pas l'exception et envoie des commissaires apposer les scellés à l'intérieur du collège Saint-Charles, tout comme

47 Cf. Arch. dép. de la Dordogne, 1 L 156, f° 38, n° 123. 48 Cf. Arch. dép. de la Dordogne, 1L 155, 2 déc. 1790 et 6 L 7, f° 15. 49 Cf. Ibid., 6 L 7, f° 15. 50 Cf. Ibid., 1 L 147, p. 52. 51 Décrets de l’Assemblée nationale des 23 et 28 octobre, 5 novembre, 3

décembre 1790.

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ailleurs.52 L'opération s'exécute au début de janvier 1791. Dans ces conditions, comment assurer un enseignement normal ? La municipalité joint ses protestations à celles des directeurs. Le district reconnaît le caractère illégal de la mesure appliquée.53 Le département, à son tour, ouvre les yeux et enjoint à ses commissaires de retourner au collège pour effacer légalement toute trace de leur intervention prématurée.54 Les commissaires se formalisent et se piquent. Pour qui les prend-on ? Il faut un nouvel arrêté pour « mettre leur délicatesse à l'abri de tout soupçon » et les scellés restent en place durant près d'un mois.55

L'abbé Castaÿ est toujours à l'hôpital de Bordeaux et la caisse du syndic de Saint-Charles n'en finit pas de crier famine. La réponse dilatoire du département à sa première demande de secours, loin d'avoir découragé Guillaume-Joseph Chaminade, semble, au contraire avoir stimulé son activité. C'est trois nouvelles pétitions qu'en janvier il présente aux autorités. Le 4, il tente d'obtenir une diminution des contributions réclamées au séminaire : précédemment il payait huit livres et quelques sous ; maintenant il est taxé à 35 ou 36.pistoles. Il doit y avoir

52 Cf. Arch. dép. de la Dordogne, 1 L 155, 10 décembre 1790. 53 Cf. Ibid., 6 L 7, f° 29, 5 janvier 1791. 54 Cf. Ibid., 1 L 156, f° 6, n° 22, 6 janvier 1791 : « Vu l'extrait du registre

de la municipalité de Mussidan du 5 janvier 1791, ensemble l'avis du directoire du district de Mussidan, du même jour, le directoire du département de la Dordogne prenant en considération l'arrêté du département du 10 décembre 1790, par lequel MM. Lamarque et Brichaud sont nommés commissaires pour mettre à exécution relativement au collège séminaire de Mussidan, qu'on avait regardé comme simple séminaire, le décret du 8 novembre 1790, et sans improuver la conduite des MM. les commissaires qu'un excès de zèle a pu égarer, a arrêté, ouï le procureur général syndic, que les scellés apposés au séminaire-collège de Mussidan seront levés, les séminaires - collèges se trouvant exceptés de la disposition du décret du 8 novembre, qui n'a pas textuellement dérogé à l'art. ler du décret des 23 et 28 octobre sanctionné le 5 novembre. En conséquence, le directoire du district de Mussidan fera notifier sur le champ le présent arrêté à MM. les commissaires, afin qu'ils aient à s'y conformer ». Voir aussi ibidem 1 L 265, n° 134 et 1 L 265, n° 161.

55 Cf. Ibidem, 6 L 34, 27 janvier 1791 ; 1 L 156, f° 17-18, n° 60, 19 janvier 1791.

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erreur…56 Vaine démarche apparemment, car elle sera renouvelée en mars.57 Les deux autres requêtes, en revanche, ont un meilleur sort. Le 24, s'appuyant sur le principe désormais admis que les curés et les vicaires sont des fonctionnaires publics salariés, le syndic a demandé que son titre de vicaire à Mussidan lui soit officiellement reconnu et que le traitement affecté à cette fonction lui soit accordé. Le même jour, il signale la position de l'abbé Castaÿ et insiste : il est urgent de venir en aide au malade ; le collège ne peut plus payer l'hôpital. A une semaine de là, coup sur coup, deux réponses favorables arrivent : Guillaume-Joseph Chaminade sera considéré comme vicaire de la paroisse Saint-Georges à Mussidan, sauf à opter entre le collège et la paroisse quand le traitement affecté à son poste actuel aura été fixé ;58 pour l’abbé Castaÿ, le directoire du département délivre une ordonnance de trois cents livres qui devront être employées à le soigner et qui seront retenues sur son futur traitement.59

On a beaucoup discuté entre-temps sur la constitution civile du clergé et sur le serment que tous les fonctionnaires ecclésiastiques doivent prêter. Un petit nombre s'est empressé de se soumettre ; d'autres ont refusé catégoriquement ; d'autres hésitent encore ; d'autres proposent de joindre au serment des restrictions de nature à le rendre indubitablement licite. Les missionnaires de Mussidan tombent sous l'obligation de la loi, non pas comme professeurs de séminaire, puisqu'il n'y aura plus que le séminaire de Périgueux dans le diocèse, mais comme professeurs du collège Saint-Charles qu'ils voudraient et espèrent conserver. En outre, pour le syndic, il faut compter avec le vicariat de Saint-Georges dont il va percevoir le traitement.

Louis-Xavier Chaminade, dira plus tard son frère, « fut un des premiers des directeurs du séminaire à reconnaître les vices

56 Cf. Ibid., 1 L 281, n° 95, 4 janvier 1791. 57 Cf. Ibid., 6 L 15, 30 mars 1791. 58 Cf. Ibid., 1 L 281, n° 141 ; Q 817, f° 18r ; 6 L 15, p. 101, 30 janvier

1791. 59 Cf. Ibid., 6 L 7, f° 38, 6 L 15, p. 100 ; 1 L 156, f° 38, n° 123 ; 6 L 34, 5

février 1791.

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de la constitution civile du clergé. Il employa ses talents à composer quelques écrits pour prévenir et les fidèles et les ecclésiastiques ».60 Tout le corps professoral partagea son avis et, très vite, le séminaire devint un centre de résistance.

Guillaume-Joseph se procura un paquet d'Exposition des principes et s'en fit le propagateur.61 Bernard Daries, avec toute l'ardeur de sa jeunesse, joignit des écrits de sa façon à ceux de Louis Chaminade,62 et non sans succès. Le 2 février, le syndic peut écrire au curé de Sarlat, P. Pontard : « J'ai eu bien du plaisir d'apprendre que tous les curés de votre pays étaient résolus de ne prêter le serment qu'avec les restrictions convenables ; vous pouvez compter que dans ce pays, il y a une fermeté digne des premiers siècles de l'Eglise ». Vingt jours plus tard, l'abbé Leboeuf écrit encore avec fierté de Bergerac : « La cérémonie du serment finira dimanche prochain par la moinaille. Un de nos

60 Ces écrits furent-ils imprimés ? C'est peu probable. Qui aurait payé ? Il

n'y avait aucune feuille catholique dans la province de Périgord à ce moment-là. Il s'agit probablement d'écrits manuscrits et de lettres que l'on recopiait et faisait passer de la main à la main. On lit dans J. SIMLER, Guillaume-Joseph Chaminade, p. 36 : « Les directeurs de Mussidan, par la plume de Joseph Chaminade, publièrent à leur tour un opuscule contre le serment ». Une note ajoute : « Il nous est connu par la lettre de l'abbé Leboeuf citée plus haut ». Cette lettre de l'abbé Leboeuf a cette phrase : « Je vous envoie votre manuscrit ; je l'ai lu imprimé ». Est-ce suffisant pour attribuer à Guillaume-Joseph Chaminade la paternité d'un opuscule ? La lettre de l'abbé Leboeuf est du 23 février 1791 au plus tôt, et non de janvier comme dit J. Simler, o. c., p. 35.

61 « Ne vous démunissez pas de tous vos exemplaires de l'Exposition des principes ». (L'abbé Leboeuf à l'abbé Chaminade dans la lettre citée précédemment, 23 février 1791).

62 « Bernard Daries ajouta au refus du serment un ouvrage qu'il composa pour combattre un auteur qui le favorisait. Sa célébrité attira des persécutions violentes à notre jeune professeur, par le parti contraire, ainsi qu'il arrive toujours, quand il s'agit de défendre de bonnes causes, parce que les suppôts de Satan ne s'arrêtent point qu'ils ne soient vainqueurs, s'ils le peuvent, de ceux qui n'ont que Dieu et leur conscience pour objet ». (Fr. Philippe de Madiran, Abrégé de la vie de M. Bernard Daries, chap. II, par. III). Nous ne savons rien de plus sur cet écrit, qui ne semble pas avoir été imprimé, lui non plus.

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messieurs, le seul déserteur du clergé séculier, eut les honneurs de la guerre, fut proclamé aumônier du régiment et passa sous les drapeaux, marque d'honneur qui, dans la belle antiquité, aurait été un caractère d'esclavage. C'est le traitement que les vainqueurs faisaient subir aux peuples qu'ils avaient subjugués, les faisant passer sous le joug ».63

Le séminaire et ses amis avaient donc compté sur un refus massif du serment. Au bout de quelques jours, il fallut déchanter. Dans l'armée de Gédéon, pour reprendre l'expression de l'abbé Marty, curé de Saint-Avit de Moiron, écrivant à celui du Fleix,64 il y eut des abandons qui n'avaient pas été prévus. Un des plus douloureusement ressenti à Saint-Charles et un des plus influents, sans doute, fut celui du curé de Sarlat, ce Pierre Pontard, un ami à qui le syndic venait d'écrire sans défiance, un ancien élève, un enfant du pays, si bien doué… Le curé Marty ne peut qu'être inquiet : « Plusieurs, qui paraissaient fermes ne se sont-ils pas étendus, ventre à terre, le long du rivage ? La faiblesse, l'intérêt, la présomption ne se sont-ils pas étayés de l'Assemblée ? » Pensant précisément à l'Instruction publiée le 21 janvier par l’assemblée constituante, il ajoute : « Ces protestations vagues et captieuses ont fait et feront du mal. » Il conclut : « Selon le cours ordinaire des choses, le schisme me paraît inévitable. Dieu a ses desseins ».

Qui sera maintenant l'évêque de ce clergé jureur ? Celui de Sarlat, aux yeux du gouvernement, n'a plus de diocèse, puisque le territoire de sa juridiction a été réuni au département de la Dordogne. Mgr de Flamarens était à Paris. Coup sur coup, devenus responsables de l'exercice du culte, les administrateurs du département l'invitèrent, puis le sommèrent de revenir à son poste pour jurer obéissance à la constitution. Il refusa d'une

63 Lettre déjà citée plus haut (AGMAR, B. 26). 64 La lettre est publiée dans G. CHARRIER, o. c., t. XIV, p. 121. Le curé du Fleix, dont il est ici question est probablement l'abbé P. Bouny (Cf. L. BERTRAND, o. c., II, p. 36, n°2). NB : Correction par J. Verrier dans Jalons IV de février 1984 : Il s’agirait de Léonard Dauriac, alors curé de Fleix, plutôt que de P. Bouny.

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manière catégorique.65 Alors, prenant acte de sa réponse négative, les administrateurs déclarèrent le siège épiscopal vacant, et le procureur général syndic, M.de Saint-Martial, convoqua les électeurs à Périgueux pour le 27 mars. On sait la suite. Le 30, après une campagne habilement menée par ses amis, Pierre Pontard fut élu au troisième tour de scrutin par 278 voix sur 421 votants. Le 3 avril, il reçut la consécration épiscopale à Bordeaux des mains de l'évêque des Landes, Saurine, assisté de Barthe, évêque du Gers et de Robinet, évêque de la Charente-Inférieure. Le 8, il revint à Périgueux s'installer au palais épiscopal et, le 10, il prononça publiquement le serment requis par la loi.66

Ce que personne n'a signalé jusqu'ici, croyons-nous, ce sont les efforts personnels que déploya l'abbé H. Moze, supérieur des missionnaires de Mussidan, pour dissuader les électeurs de s'immiscer dans la nomination aux postes ecclésiastiques et notamment dans celle d'un nouvel évêque. Un dossier conservé aux archives départementales de la Dordogne nous renseigne à souhait.67

Le 18 mars de cette année 1791, le conseil municipal de Vanxains était réuni « dans la maison de monsieur le maire », quand il vit entrer le curé de la paroisse, Frédéric-François de Monteil,68 « lequel, en s’adressant audit conseil municipal, a dit et exposé que, le quinze du présent mois, le sieur Moze,

65 Cf. P.-J. CREDOT, o. c., 74-76 ; R. DE BOYSSON, o. c., 121-122.

Entre temps, Pie VI avait publié le bref Quod aliquantum (10 mars 1791), première condamnation de la constitution civile du clergé. Une seconde, encore plus ferme, interviendra le 13 avril suivant par le bref Caritas. De son côté, Mgr de Flamarens avait adressé, le 10 mars, un avertissement aux électeurs de la Dordogne en attirant leur attention sur l’irrégularité de l'acte auquel ils étaient conviés.

66 Pour ces faits, cf. P.-J. CREDOT, o. c., pp. 80-170. 67 .Arch. dép. de la Dordogne, 21 L 50. Tout l'exposé que nous faisons de

cette affaire est tiré de ce dossier. 68 « Docteur en théologie, écuyer, archiprêtre de Vanxains, insermenté,

émigra en Espagne ; on croit qu'il y mourut » (H. BRUGIERE, o. c., p. 83). Cette note de H. Brugière est-elle exacte ? Elle est contredite ici par le dossier H. Moze, où l'archiprêtre de Vanxains affirme avoir prêté le serment. S'est-il rétracté plus tard ?

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supérieur du séminaire de Mussidan, serait venu chez lui dans la matinée du même jour et y resta dîner ; que quelque temps après le dîner, il dit audit sieur Demonteil et à son vicaire qu'il appela dans une chambre à part : "Vous ne voudriez pas, sans doute, recevoir un intrus pour évêque ?" A quoi ledit sieur Demonteil répondit, sans doute la conséquence de l'induction dudit sieur Moze : " Un intrus ne peut jamais être reconnu et, assurément, je ne serais pas dans l’intention de le reconnaître". Sur cela, il sortit de sa poche une feuille de papier, partie écrite, et lui dit d'ajouter sa signature à environ une douzaine d'autres, qui étaient au bas dudit écrit ; lequel écrit ledit vicaire prit et fit lecture si rapide que ledit sieur comparant ne put concevoir sa teneur, mais sur la confiance qu'il avait eue en la personne dudit sieur Moze, lui et son vicaire n’hésitèrent pas à ajouter leurs signatures à celles qui étaient déjà au bas dudit écrit. Après quoi ledit sieur Moze plia ledit papier, le remit dans sa poche et partit disant qu'il allait coucher chez le sieur Branchu, son beau-frère, dans la paroisse d’Echourgnac et qu'il passerait voir les sieurs curés de Lajemaye et d'Echourgnac, ajoutant ledit sieur comparant que ledit sieur Moze lui dit avoir couché la nuit précédente chez le sieur curé de Saint-André ; que, depuis, ledit sieur Demonteil n'a pas été peu surpris d'apprendre que cet écrit contenait des motifs d'opposition à l'exécution des décrets sur la constitution civile du clergé ; que dès ce moment, il a été pénétré du plus grand repentir de s'être ainsi livré, par une confiance trompée, au vœu du sieur Moze ; que, en conséquence, en persistant dans l'effet de son serment civique, contre lequel il n'a jamais entendu ni n’entend porter aucune novation, mais, au contraire, être dans la plus ferme résolution de l'exécuter, il a déclaré protester, comme de fait il proteste contre l'effet de la signature qui lui fut surprise par ledit sieur Moze au bas dudit écrit, comme contrariant ses intentions, pures et solides, à maintenir la Constitution, déclarant par exprès s'en départir, priant et requérant tous corps administratifs, judiciaires et assemblées électorales de la regarder et considérer comme non avenue et de nul effet, requérant ledit conseil municipal qu'il lui donne acte de tout ce que dessus. Et a signé : Demonteil, archiprêtre de Vanxains ».

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Lorsque l'archiprêtre se fut retiré, « le conseil municipal délibérant sur l'exposé ci-dessus et considérant les effets que peut entraîner la conduite captieuse dudit sieur Moze pour grossir un parti contraire à la constitution civile du clergé en surprenant des signatures des ecclésiastiques trop peu en garde des inductions perfides ; que, dans le moment où les électeurs vont se réunir pour donner au département un évêque digne de la constitution, il est du plus grand danger comme de la plus funeste conséquence, de voir des prêtres hypocrites, sous le masque de la religion, chercher à troubler les consciences et tâcher d'élever des obstacles à l'exécution des lois ; considérant enfin qu'il est instant d'arrêter, surtout dans le principe, les projets incendiaires de ces hommes, dont l'intérêt et l'amour-propre blessés peuvent porter à toutes sortes d'excès : ouï et ce requérant le procureur syndic de la commune, a arrêté qu'une expédition de l'exposé et protestation de l'autre part sera à sa diligence envoyé au directoire du district de Ribérac, avec copie du présent arrêté, pour, par lui, prendre toutes mesures que pourront lui dicter sa prudence et son patriotisme ».

Le lendemain, les administrateurs composant le directoire du district de Ribérac déléguaient un des leurs, juge de paix du canton de Saint-Vincent-Jalmoutier, un nommé Joseph Sary, pour se transporter, en qualité de commissaire, dans les paroisses de Siorac, Saint-André, Lajemaye, Ponteyreau, Festalems et Vanxains, « afin de prendre de messieurs les curés, vicaires, officiers municipaux, autres qu'il jugera nécessaire, les renseignements pour acquérir la preuve des instigations secrètes du sieur Moze, séminariste à Mussidan, pour surprendre la religion et le patriotisme de ces fonctionnaires publics. » En envoyant son délégué, le directoire lui recommandait de joindre « au zèle qu'il apportait constamment au succès de la révolution, tout le secret et la circonspection qu'exigeait sa mission ».

Alerté par d'autres rumeurs, le directoire chargea encore, le 21 mars, un autre de ses membres, Pierre-François Galaup, de se rendre, lui aussi, chez les curés de Festalems, de Saint-Vincent et d'ailleurs, s'il le jugeait nécessaire, « pour acquérir des preuves additionnelles tant contre ledit sieur Moze que contre tous autres ».

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Par cette double enquête, les administrateurs du district de Ribérac apprirent qu'effectivement H. Moze avait passé dans les presbytères et avait recueilli des signatures au bas d'une adresse aux électeurs du département, « pour leur exposer qu'ils ne pouvaient procéder à l'élection d'un évêque, attendu qu'un évêque et un curé ne peuvent être remplacés que par démission volontaire, mort ou forfaiture jugée ; qu'on ne pourrait considérer les élus que comme des intrus, avec qui les vrais ministres de la religion ne pourraient communiquer ; que quelque élection qu'on pût faire, ils se considèreraient toujours comme les seuls pasteurs ».

Les affaires ne traînent pas, à cette époque. Le 22 mars, le directoire du district de Ribérac en réfère à celui du département et avertit celui du district de Mussidan. Le 24, celui-ci convoque l'intéressé qui « a dit qu'il ne désavouait point d'avoir été chez ledit sieur Demonteil et obtenu sa signature, mais que ce n'a été que dans l'objet de réunir un plus grand nombre de signatures pour faire des représentations aux électeurs du département sur l’importance et le danger de l'opération dont ils allaient s'occuper en procédant à l'élection d'un nouvel évêque, qui ne pourrait jamais être qu'un intrus. Et, en effet, continue le procès verbal de la comparution, il a représenté et même lu le projet de ces représentations, ainsi qu'une lettre imprimée sous le nom du ci-devant évêque de Périgueux adressée aux mêmes électeurs. Après quoi, il a serré l'un et l'autre dans sa poche, et ajouté n'avoir eu aucune mauvaise intention dans les démarches qu'il a faites, qu'au surplus, ce n'a été que par commission ».

Le même jour, 24 mars, sans avoir encore en mains le rapport du district de Mussidan, le directoire du département déclare louer « le zèle du directoire du district de Ribérac à employer les moyens les plus propres à prémunir les ecclésiastiques fonctionnaires publics qui ont donné des preuves de leur patriotisme et de leur obéissance aux lois contre les insinuations perfides des ennemis de la constitution ». En même temps, il « arrête qu'à la diligence du procureur général syndic, le procès verbal de la municipalité de Vanxains, signé Léonardon, maire, daté du 18 du courant, sera remis, avec les renseignements pris par le directoire du district de Ribérac, à l'accusateur public placé auprès du tribunal de ce district, sauf à

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lui faire contre le sieur Moze, complices et adhérents, toutes les diligences que son ministère lui suggérera ».

Dès le lendemain, l'accusateur public demande aux officiers du tribunal du district l'autorisation de procéder. Il l'obtient le 26. Le 29, le juge Raymond Darène, commis à l'instruction de la cause, entend les témoins qu’il a assignés le 27 par ministère d'huissier. Ils sont sept : Jean-François Viaud69 (de Saint-André-de-Double), Frédéric-François Demonteil et Raymond Ecuyer70 (de Vanxains), Barthélemy Gaillardon (de Festalems), Antoine Viaud (de Saint-Vincent Jalmoutier), Jean Gauthier (de Lajemaye), et Jean Courcelle (de Ponteyraud). Tous répètent, avec quelques détails complémentaires, les déclarations qu'ils ont faites au cours des enquêtes préliminaires.

Le lendemain, à Périgueux, Pontard, qui vient d'être élu évêque du département de la Dordogne, ne peut retenir des paroles rageuses et menaçantes en s'élevant contre la lettre de Mgr de Flamarens et contre les écrits du genre de celui qu'on reproche au supérieur du séminaire de Mussidan. « Je viens désavouer, à l'instant même, au nom de notre sainte religion, s'écrie-t-il le visage enflammé de colère, ces écrits erronés que la superstition ose lui attribuer. »71 Comme personnellement insulté, il éclate : « Ils vous ont dit, ces écrits incendiaires, que l'évêque nommé pour remplacer un prélat réfractaire serait un pasteur sans mission, un intrus. La lettre de M. Flamarens, en particulier, a énoncé que tel serait son successeur… »72 Pendant dix minutes, s'en prenant à l'évêque de Périgueux, il parle sur ce ton et il ne s'arrête qu'après avoir déclaré : « Je sais que quelques prêtres ont répandu des écrits dont les citoyens ont repoussé les principes. Ce motif suffira pour m'inspirer de la défiance envers ces prêtres ; car, je vous promets, Messieurs,

69 Cf. H. BRUGIERE, o. c., pp. 224-226 et LVII. Il prêta le serment le 15

mai 1791, se rétracta dans la suite, fut reclus et figure sur le tableau du clergé concordataire, à la date du 6 brumaire an XI, comme desservant de Saint-Michel- de-Double.

70 Ibid, p. 91. Il fut curé constitutionnel de Bruc, passa en Espagne, rentra vers l'an X, fut curé de Nanteuil de Bourzac, puis de Vanxains en 1816, où il mourut le 4 septembre 1836.

71 P.-J. CREDOT, o. c., p. 133. 72 Ibid., p. 134.

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d'être très vigilant à surveiller toutes ces tentatives fanatiques, antisociales. Votre patriotisme arrêtera l'aristocratie séculière, et mon activité l'aristocratie ecclésiastique. »73

Dans la suite, l'évêque intrus se calma et parut vouloir désarmer ses adversaires par sa douceur. Les autorités départementales emboîtèrent le pas. Cette double évolution eut-elle quelque répercussion dans l'affaire Moze ? Toujours est-il que le juge d'instruction Darène transmit son rapport à l'accusateur public le 5 avril, que celui-ci requit le même jour l'assignation de l'inculpé devant le tribunal, que, le 8, le commissaire du roi requit dans le même sens, et que le juge du tribunal, le 10 mai, fit droit à l'une et à l'autre requête.

A partir de là, les faits se succèdent moins rapidement. Le 3 juin, s'appuyant sur l'article 2 de la loi du 4 avril précédent, le commissaire du roi requiert qu'il soit « ordonné par le tribunal qu'une copie de la procédure faite contre le sieur Moze, supérieur du séminaire de Mussidan, sera incessamment envoyée à l'assemblée nationale, pour être statué par elle, ce qu'il appartiendra ». Satisfaction lui est donnée le lendemain.

Nous n'avons trouvé aucun document qui fasse allusion à une réponse de l'assemblée nationale ou à un renvoi à la haute cour établie à Orléans.

Le 30 juillet, M. Moze reçoit par huissier l'assignation du 10 mai et, le 9 août, il est ouï par le juge, Raymond Darène, dans la chambre du conseil à Ribérac, « à trois heures de relevée ».

Son identité déclinée, on lui lit les pièces du dossier au nombre de neuf. Puis, l'interrogatoire se déroule :

« Interpellé s'il entend se choisir un conseil, répond nommer le sieur Jean Pommeyrie,74 commandant de la garde nationale de Saint-Laurent-du-Pradoux, y demeurant et présent en cette ville de Ribérac.

Interrogé s'il n'a pas cherché à faire une coalition de plusieurs curés et autres ecclésiastiques pour empêcher

73 Ibid., p. 136. 74 La mère de l’abbé Moze s’appelait Marie Pommeyrie. Il s’agit donc

d’un parent.

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l'exécution de la constitution civile du clergé et notamment la nomination du nouvel évêque, répond qu'il n'a jamais fait de pareilles tentatives.

Interrogé s'il n'a pas présenté à différents ecclésiastiques un écrit tendant à les détourner de reconnaître le nouvel évêque qui allait être nommé, et n'a pas fait signer ledit écrit à plusieurs ecclésiastiques, répond que cet écrit ne contenait autre chose sinon que la conscience s'opposait à ce que les signataires reconnussent l'évêque qui allait être nommé, si Monsieur de Flamarens n'avait pas donné sa démission, ou si sa forfaiture n'avait pas été jugée.

Interpellé de nous dire à combien d’ecclésiastiques il a présenté ledit écrit et combien y ont adhéré, répond l'avoir présenté à huit ou neuf, mais que six ou sept, ou environ, seulement, y ont adhéré, qu'il peut avoir été présentées plusieurs autres adresses de cette nature que le répondant ignore absolument.

Interpellé de nous dire s'il n'a pas cherché à ramener à son opinion lesdits ecclésiastiques auxquels il a présenté le susdit écrit, répond qu'il ne le croit pas, qu'il pensait que ceux qui avaient fait cette adhésion étaient suffisamment éclairés pour prendre leur parti d'eux-mêmes, que lui répondant, sur le premier refus, n'avait jamais insisté, et même ne s'était transporté pour la plupart que chez des ecclésiastiques qui n'avaient pas prêté le serment constitutionnel, à l'exception des sieurs curé et vicaire de Vanxains, du curé de Lajemaye et un autre qui ne voulut pas signer et que, pour cette raison, le répondant ne nommera pas, ajoutant qu'il ne s'était pas transporté exprès chez ce dernier et ne se trouva dans son église que par circonstance, ajoutant encore ledit répondant qu'il a évité, autant qu'il était en lui, la rencontre des ecclésiastiques assermentés.

Lui avons observé que les démarches qu'il convient d'avoir faites pour obtenir de réunir plusieurs signatures tendaient évidemment à porter un obstacle à l'exécution de la loi et étaient une coalition réprouvée par icelle. Interpellé d'en convenir, répond que c'étaient de simples représentations, que d'ailleurs il n'était pas l'auteur de cet écrit, lequel il avait trouvé

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enfermé dans un paquet, sans signature, adressé au répondant ou à quelqu'un de ses collègues, ajoute que ledit paquet fut apporté par un messager qui n'était pas connu du répondant, lequel ignore pareillement d'où il venait et où il allait.

Lui avons représenté que pour n'être pas l'auteur de cet écrit, il n'en était pas moins répréhensible d'avoir cherché à faire une coalition de signatures : répond qu'il n'a pas pensé de même, attendu que l'adresse dont il s'agit commençait par dire qu'on n'entendait point faire obstacle aux opérations qui devaient avoir lieu relativement aux nominations à faire par les électeurs.

Interpellé de nous dire s'il n'aurait point ledit écrit en sa possession ou copie d'icelui, et audit cas, l'avons sommé de nous la représenter : répond n'en avoir fait aucun usage et avoir perdu l'original ainsi qu'une copie qu'il en avait faite, qu'il communiqua ledit écrit à messieurs les administrateurs du directoire du district de Mussidan, lesquels voyant qu'il ne contenait que de simples représentations ne daignèrent pas le retenir ni même en dresser leur procès verbal, que, dans le temps des élections, M. de Flamarens ayant adressé une lettre pastorale à messieurs les électeurs,75 qui était bien mieux dite que l'écrit dont est question, ledit répondant n'en avait fait aucun état et l'avait absolument oublié.

Interpellé de nous dire s'il entend prendre droit pour les charges, répond s'en rapporter à notre justice.

Interrogé s'il n'a jamais eu d'affaires en justice, répond que non.

Et plus n'a été interrogé. Lecture faite à lui du présent interrogatoire, a dit qu'il contient vérité, qu'il y persiste, ne veut ni ajouter ni diminuer. Et a signé avec nous et lesdits notables adjoints et notre greffier, lesquels notables adjoints n'ont fait aucune observation et ont coté et paraphé toutes les pages ».

Le lendemain, 10 août, le juge transmet l'interrogatoire à l'accusateur public. Celui-ci, le 13, conclut « à ce que le procès

75 Elle est du 10 mars 1791. Cf. R. DE BOYSSON, o. c., p. 123.

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instruit contre ledit sieur Moze soit réglé à l'extraordinaire,76 que les témoins de l'information seront recalés dans leurs dépositions et confrontés à l'accusé, (…) pour, ce fait, être statué ce qu'il appartiendra ».

Deux jours auparavant, le directoire du département avait déclaré qu'il était « du devoir des corps administratifs d'employer des moyens de douceur et de conciliation pour ramener les esprits égarés ». Cette politique n'était pas pour déplaire à Pierre Pontard. Peut-être en était-il lui-même l'inspirateur. Lorsque le tribunal eut à se prononcer, il dit « n'y avoir lieu au règlement à l'extraordinaire » et renvoya « les parties à l'audience, pour en venir sur le fond ».78

Notre documentation ne va pas plus loin. Mais au revers de la chemise du dossier de cette affaire, deux lignes manuscrites nous apprennent l'issue de l'audience : « Procédure contre le sieur Moze, supérieur du séminaire de Mussidan, acquitté. »

Nous n'avons aucune autre preuve de la part que le séminaire prit dans l'opposition à l'application de la constitution du clergé. Nous avons lieu de croire, toutefois, que H. Moze fut secondé et imité de diverses façons par les membres de sa petite communauté. C'est, du reste, ce que Pontard laisse entendre lui-même, quand, dans son mémoire à l'assemblée constituante, en juillet 1791, il sollicite une subvention extraordinaire pour payer ses imprimeurs. « Evêque, écrit-il, en parlant de lui à la troisième personne, d'un département le plus étendu et le plus infesté des préjugés du fanatisme et de l'aristocratie, ayant à combattre deux évêques coalisés qui l'ont attaqué alternativement, et quatre corps de séminaires placés à des distances considérables, à Périgueux, à Sarlat, à Bergerac et à Mussidan, il a dû, pour se mettre en défense, faire circuler plusieurs ouvrages propres à répandre les lumières. En effet, les membres de ces séminaires ont pris à tâche de se transporter loin de leurs demeures pour vaquer à des missions sourdes et anticiviques ».79

76 C’est-à-dire devant le tribunal criminel. 78 L’affaire fut donc jugée comme une affaire civile. 79 P.-J. CREDOT, o, c., p. 487. A l'appui de sa demande, l'évêque

présentait l'attestation suivante : « Le directoire du département de la

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Dans le district de Mussidan, un des plus favorables à l’évêque intrus, un tel zèle pour l'intégrité de la foi supposait de la part des missionnaires de Saint-Charles une conviction éclairée et une détermination particulièrement courageuse.80

Qu'allaient-ils devenir maintenant ? Leur situation avait bien changé. Ils avaient tenu bon aussi longtemps qu'ils avaient pu et assuré tant bien que mal la marche des classes jusqu'aux environs de Pâques. Si une nouvelle pétition des directeurs,81 adressée à la mi-mars au directoire du département pour obtenir un dégrèvement de contributions ne semble pas avoir eu plus de succès que la première en janvier, le supérieur H. Moze et Guillaume-Joseph Chaminade agréés comme vicaires, celui-là de Saint-Médard, celui-ci de Mussidan, avaient perçu leurs cent soixante quinze livres de rétribution pour le premier trimestre de l'année.82 Déjà pourtant l'avenir inquiétait de plus en plus. Le 8 avril, Lucrèce Chaminade, veuve Laulanie, sœur des frères Chaminade, juge prudent de faire enregistrer les reconnaissances de dettes que son frère Guillaume-Joseph lui a signées en 1784 et en 1787.83 A cette date, les administrateurs

Dordogne certifie que l'évêque Pontard (Pierre) a fait de grandes dépenses pour faire imprimer un grand nombre d'ouvrages, dont la publicité et la circulation étaient nécessaires pour combattre l’erreur et l'incivisme répandus par les deux évêques ses prédécesseurs et par leurs commis, les quatre séminaires de Périgueux, Sarlat, Bergerac et Mussidan, et par les autres ennemis de la religion et du bien public. Il a fait aussi de fréquents voyages. Cette dépense est évaluée à deux trimestres de son traitement ». (Cité par P.-J. CREDOT, o, c., p. 486).

80 Voir dans H. BRUGIERE, o. c., pp. 189-191, l'arrêté pris par le district de Mussidan au sujet de l'ordonnance de P. Pontard, 28 avril 1791, qui répond à l'ordonnance de Mgr de Flamarens du 14 avril. L'arrêté du directoire du district de Mussidan est du 3 mai 1791. Cf. aussi P.-J. CREDOT, o. c., p. 62.

81 Arch. dép. de la Dordogne, 6 L 15, 30 mars 1791 ; 1 L 265, 22 mars 1791, n° 223.

82 Ibid., registres 1 L 635 et 6 L 68. La première ordonnance de paiement pour G.-J. Chaminade est du 22 avril 1791. La loi permettait aux réfractaires de rester en fonction jusqu'à leur remplacement par un assermenté.

83 AGMAR 11, 17 : copie de l'acte de dépôt des reconnaissances auprès du notaire Claude Pontard, notaire à Sourzac. Les reconnaissances

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du département viennent de faire état de trois cent six curés et quatre-vingt douze vicaires assermentés, pour six cent quatre-vingt quatre paroisses et un total de huit cents prêtres séculiers. Dans le district de Mussidan, dix-neuf prêtres et deux vicaires, dont celui de Saint-Médard, ont juré.84

Bientôt on apprit que tout enseignant allait être astreint au serment. La loi du 15 avril 1791 l'imposa effectivement.

Nous ne pouvons préciser la date à laquelle les ecclésiastiques du collège Saint-Charles, prêtres ou non, eurent à

avaient été enregistrées à Mussidan le 8 avril 1791 ; elles furent déposées en l'étude de Claude Pontard le 12.

84 Arch. nat. Paris, Dxix 21. Le document est daté du 9 avril 1791. Voici par district le nombre des curés et des vicaires assermentés : Périgueux : 57 curés et 11 vicaires ; Sarlat : 22 curés et 9 vicaires ; Bergerac : 57 curés et 9 vicaires ; Nontron : 29 curés et 17 vicaires ; Excideuil : 30 curés et 12 vicaires ; Montignac : 24 curés et 12 vicaires ; Ribérac : 33 curés et 8 vicaires ; Belvès : 40 curés et 12 vicaires ; Mussidan : 19 curés et 2 vicaires. Ces chiffres sont accompagnés des listes nominatives. Les administrateurs du département ajoutent : « Ce résultat n'est pas satisfaisant pour vous ni pour nous, puisque nous comptons près de 700 paroisses. Mais avant de procéder au remplacement et de crainte de manquer de sujets, nous avons pressé les directoires de district de s'occuper de la désignation des paroisses qui doivent être supprimées, afin que les électeurs puissent être convoqués ». Ce document officiel ne permet donc pas de partager l'opinion de J. Simler (o. c., p. 35) : « Dans le Périgord, l'attitude du clergé fut en général admirable », avec la note : « Sur 1200 prêtres que comptaient les deux diocèses de Périgueux et de Sarlat, il n'y en eut que 200 qui firent défection ». Si des 1200 prêtres dont fait état J. Simler - H., Brugière a écrit 1300 - on retranche ceux qui, en 1791, n'étaient pas tenus au serment - chanoines et religieux - on obtient le chiffre de 800 prêtres. Si les 398 mentionnés dans le document du 12 avril 1791 ont prêté le serment, il faut avouer une proportion toute proche de 50%. P.-J. Crédot nous dit (o. c., p. 171) qu'à l'avènement de P. Pontard, il y avait quatre-vingt-deux curés dans le district de Périgueux : si cinquante-sept ont juré, la proportion des assermentés est de 69%. Dans son ronéogramme, Contribution à une biographie du Père Chaminade, Fribourg 1968, p. 76, le P. Humbertclaude compte 610 insermentés, là où le document n'en énumère que 61. Voilà un zéro qui a son importance !

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jurer fidélité à la constitution et s'y refusèrent. La ville de Mussidan n'a plus d'archives de cette époque et nous ne connaissons aucun document qui puisse nous renseigner. Les ordonnances de rétribution délivrées à l'abbé Elie Pachot, curé, et à son vicaire intérimaire, Guillaume-Joseph Chaminade, laissent entendre que leurs remplaçants dans la paroisse furent élus pour entrer en fonction les 21 et 22 mai 1791.85 Pour H. Moze, supérieur, nous ignorons tout, sauf qu'il fut réfractaire. A propos de Bernard Dariès, nous n'avons que l'affirmation de son oncle, Fr. Philippe de Madiran, 0. F.M., capucin.86 Au sujet de Louis-Xavier Chaminade, son frère nous a laissé ce témoignage : « Avec quelle fermeté, il énonça, au milieu d'un grand peuple, les motifs qui le portaient à refuser le serment. Malgré la certitude qu'il avait d'après le refus du premier serment d'être remplacé dans les fonctions de directeur du séminaire, il eut toujours pour la jeunesse les mêmes soins, le même zèle pour l'instruire et la former à la piété ».87Comme, par un enregistrement de correspondance, nous savons que le collège se vida à peu près aux environs de Pâques 1791 (24 avril),88

85 Cf. Arch. dép. de la Dordogne, 1 L 635 : « Du 24 mai 1791. Vu le

mémoire du sieur Joseph Chaminade, vicaire à Mussidan, il est ordonné au sieur Meynard, trésorier, de payer au sieur Chaminade la somme de 97 livres 15 sous pour 51 jours de service à dater du ler avril jusqu'au 22 mai suivant ». Ibid., 6 L 68 : “N° 23. Autre (ordonnance) pour le même (Elie Pachot) de la somme de 215 liv. 5 sous 10 deniers pour un mois et 22 jours de service en sa qualité de curé de Mussidan à compter du ler avril jusqu'au 23 mai, jour auquel il a été remplacé ». Il est à croire que les remplaçants élus comme curé et vicaire refusèrent leurs postes respectifs, puisque les anciens titulaires furent encore payés plusieurs mois après.

86 Cf. supra, n° 62. Bernard Daries devait être tonsuré ; à ce titre, il était ecclésiastique et tenu au serment comme professeur. Au moment de ses thèses de philosophie, en 1789, il est appelé Monsieur l'abbé Daries. Cf. supra, chap. IV, n° 97.

87 AGMAR, 11, 7. 88 Cf. Arch. dép. de la Dordogne, 1 L 281, n° 238 du 18 avril 1791 :

« Extrait des registres de la Municipalité de Mussidan sur la défection des pensionnaires au collège de Mussidan, avec le rapport des supérieurs dudit collège. Une lettre du district. » Guillaume-Joseph Chaminade attribue le départ des élèves à la seule influence de son

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nous pouvons conclure du texte qu'on vient de lire que le frère du syndic s'expliqua publiquement au sujet du serment en février-mars. Avait-il été convoqué par les autorités municipales ou agit-il de son propre mouvement ? Guillaume-Joseph Chaminade, M. Henry Moze et les autres ecclésiastiques de l'établissement refusèrent-ils le serment dans les mêmes circonstances ou bien se bornèrent-ils à laisser passer le délai imparti par la loi ? La documentation dont nous disposons ne nous permet pas de répondre.

Toujours est-il que si, faute de remplaçants, les abbés E. Pachot, H. Moze et Guillaume-Joseph Chaminade, furent maintenus, avec traitement, à leurs postes respectifs dans la paroisse Saint-Georges de Mussidan et dans celle de Saint-Médard, les deux premiers jusqu'en juillet 1792, le dernier jusqu'en décembre 1791,89 si Louis Chaminade fut même payé à la fin du mois d'octobre, pour avoir remplacé son frère, pendant un mois, comme vicaire de Saint-Georges,90 le collège, lui, passa en d'autres mains à la mi-juin 1791.

Le 18 avril, la municipalité avait envoyé au directoire du département, par l'intermédiaire du directoire du district, un rapport sur l'état du collège, « la défection des élèves » et la position des directeurs. Les autorités départementales avaient délibéré et, le 6 mai, répondu au district de proposer à la municipalité le remplacement des directeurs. Il y avait, dans la ville même, des instituteurs privés qui donnaient des leçons à quelques enfants. Trois d'entre eux furent proposés au directoire

frère Louis : « La jeunesse formée à une si sage école, d'elle-même, par une suite des instructions générales, sans aucune application aux faux principes qui régnaient, se retira en paix. La maison se trouva évacuée, lorsque les autorités vinrent pour opérer le remplacement ». (Cf. AGMAR, 11, 7).

89 Cf. Arch. dép. de la Dordogne, 6 L 68. 90 Ibid., 1 L 635 : « Du 21 décembre 1791. Vu le mémoire du sieur Louis

Chaminade, ci-devant vicaire de la paroisse Saint-Georges de Mussidan, remplacé le 30 octobre dernier, il est ordonné au sieur Meynard, receveur, de payer au sieur Chaminade la somme de 58 liv. 6 sous 8 deniers, pour un mois de service qu'il a fait dans ladite paroisse depuis le ler octobre jusqu'au 30 dudit mois, époque de son remplacement ».

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du district, le 15 juin. Deux jours plus tard, les administrateurs du département les agréèrent en prenant l'arrêté suivant :91

Vu : l'extrait du registre de la municipalité de Mussidan du 15 juin 1791, qui expose que l'enseignement public ne peut être plus longtemps interrompu sans les plus fâcheux inconvénients, que la conduite des directeurs du collège devient chaque jour plus suspecte et exige qu'il soit incessamment pourvu à leur remplacement ;

la copie de la lettre écrite au directoire du district par celui du département, le 6 mai dernier ;

l'avis du directoire du district, du 15 juin courant, qui agrée la proposition faite par la municipalité des citoyens Delfaud, Noujarède et Plaudet,92 pour remplacer momentanément les professeurs et directeurs du collège de Mussidan,

91 Ibid., 6 L 34. 92 Une délibération du directoire du district de Mussidan en date du 10

décembre 1791 (arch. dép. de la Dordogne, 6 L 7, f° 105-106) nous donne quelques indications sur ces trois instituteurs et nous fixe un peu sur la marche de l'ancien collège Saint-Charles de juin à décembre 1791. En voici la partie essentielle :

LE DIRECTOIRE DU DISTRICT DE MUSSIDAN, ouï sur ce le procureur syndic,

VU en original l'arrêté du département du 16 juin dernier qui fixe au sieur Delfaut la somme de 60 liv,, au sieur Plaudet celle de 45 liv. et au sieur Noujarède celle de 40 liv. de traitement par mois scolastique ou d’exercice,

VU aussi en original le verbal fait par le directoire et la municipalité de l'entrée desdits instituteurs au collège, du lendemain 17 juin, étant d'ailleurs certifié que c'est le 15 du mois d'août suivant que le sieur Noujarède a cessé ses fonctions d'instituteur, et que les classes dont il était chargé ont été faites par les sieurs Delfaut et Plaudet, mais particulièrement par le premier, CONSIDERANT enfin d'après les observations verbales qu'ils ont faites au directoire : que, pour remplir les places publiques, ils ont abandonné, le sieur Delfaut son pensionnat et ses écoliers externes, et le sieur Plaudet ses écoliers, qu'ils ont en quelque sorte perdu leur état s'ils venaient à être privés des places, parce qu'ayant prêté le serment exigé par la loi, tous les pensionnaires particuliers du sieur Delfaut l'ont quitté, même certains écoliers de la ville qui venaient depuis gratuitement au collège,

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LE DIRECTOIRE DU DEPARTEMENT,

considérant que, par une loi du 15 avril, art. 1er, toutes les personnes chargées d'une fonction publique dans le département de l'instruction, qui n'ont pas prêté le serment prescrit par les lois des 26 décembre et 22 mars dernier, sont déchues de leurs fonctions et qu'il doit être provisoirement pourvu à leur remplacement par les directoires du département ;

considérant qu'aux termes des décrets, l'administration doit venir au secours des maisons d'enseignement public, mais en même temps apporter dans ces secours toute l’économie que les circonstances et l'intérêt public exigent, et que le patriotisme et le zèle des citoyens de Mussidan qui s'offrent pour enseigner momentanément s'accordera immanquablement avec les vues économiques de l'administration ;

que quelques-uns de ceux-ci ont aussi quitté, pour la même raison, le sieur Plaudet, que, d'autre part, les classes abandonnées par le sieur Noujarède leur ont tombé sur les bras et leur ont occasionné un autre genre de travail, ESTIME 1. - que la somme de 360 liv. doit être payée au sieur Delfaut, qui a

enseigné pendant les vacances comme auparavant, et ce, pour les six mois de son traitement qui échoirait le 17 du présent mois de décembre,

2. - que celui de 270 liv. doit être aussi payé au sieur Plaudet, qui a aussi enseigné pendant les vacances, pour son traitement de deux trimestres finissant le même jour, 17 décembre,

3. - que de la somme de 40 liv. par mois fixée au sieur Noujarède, il doit aussi en être attribué, depuis le 15 août dernier, au sieur Delfaut celle de 30 liv. et au sieur Plaudet celle de 10 liv. par mois,

4 - qu'à l'avenir leur traitement doit être augmenté de ces sommes et ainsi celui du sieur Delfaut, professeur latiniste et de la constitution française, est porté à 90 liv. par mois scolastique et celui du sieur Plaudet à 55 liv., tant parce que leur traitement actuel est trop modique en lui-même, que comme une indemnité qui leur est due, de toute justice, à raison de la perte totale que, depuis son serment, le sieur Delfaut a faite de ses pensionnaires, qui allaient quelquefois de 15 à 20, et que parce qu'il a fait partie des classes du sieur Noujarède ainsi que le sieur Plaudet. Ledit sieur Delfaut est, en outre, chargé de cinq enfants. Fait en directoire à Mussidan, le 10 décembre 1791.

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considérant que l'année scolastique est sur le point de finir, mais qu'on ne peut pas cependant abandonner, par cette seule raison, des jeunes écoliers à une dissipation et à une distraction de leurs études, qui, au lieu de ne leur fournir qu'un délassement passager, pourrait augmenter chez eux le dégoût qu'ont pour le travail la plupart des jeunes gens,

ouï le substitut du procureur général syndic,

ARRETE : jusqu'au moment où l'assemblée nationale statuera définitivement sur l’éducation publique, et dans le cas où elle ne statuerait pas incessamment, qu'à compter du jour de l'installation des professeurs jusqu'à celui où se fait annuellement la fermeture des classes du collège de Mussidan, il sera payé par mois au citoyen Delfaud 60 livres, au citoyen Plaudet 45 livres et au citoyen Noujarède 40 livres, lesquelles sommes seront prises sur les fonds disponibles du département ;

ARRETE, en outre : qu'il sera dressé procès verbal, par la municipalité de Mussidan, de la prestation du serment desdits professeurs, du jour où ils ouvriront leurs classes et de l'état dans lequel ils prendront le collège, et que les anciens professeurs, qui n'ont pas prêté le serment prescrit par la loi, doivent cesser tout espèce d'enseignement public, sous peine d'être regardés comme perturbateurs du repos public, en cas de contravention.

Quant aux autres demandes relatives au prix des pensions et à la jouissance du jardin, le directoire s'en réfère à la sagesse et à la prudence de la municipalité.

Momentanément le supérieur et les anciens directeurs de Saint-Charles conservaient leur logement, mais l'établissement auquel les abbés Pierre de Robert du Barailh et Pierre de Chassarel de Roger avaient donné naissance était mort. Il avait travaillé pour le diocèse de Périgueux et pour tout le sud-ouest de la France pendant un peu plus de quarante-cinq ans.

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Chapitre septième (Tome I)

Derniers combatsDerniers combatsDerniers combatsDerniers combats

à Mussidan à Mussidan à Mussidan à Mussidan

(mai - octobre 1791)

Si, faute d'avoir prêté serment à la constitution civile du clergé, les anciens directeurs du séminaire-collège Saint-Charles avaient perdu le droit d'enseigner, leur établissement, en raison de son affectation à l'instruction publique, continuait à bénéficier de l'exception prévue par la loi du 2 novembre 1790, tout en restant à la disposition de la nation.1 La vente en demeurait provisoirement réservée. Situation précaire, qui ne

1 On sait que la mise des biens du clergé à la disposition de la nation,

votée par l'Assemblée nationale le 2 novembre 1789, n’était qu'une déclaration de principe, dont l'application se fit progressivement par décrets particuliers. « Ainsi, a pu écrire P. de la Gorce, la nation avait la main sur le patrimoine de l'Eglise, mais sans qu'on déterminât le jour où cette main s'étendrait jusqu'à prendre. La confiscation subsistait à l'état de menace, mais sans qu'on en prononçât le nom. Tous ceux qui ne demandaient qu'à apaiser leurs scrupules se jetèrent sur l'expédient, et n'étant spoliateurs qu'à terme imprécisé, se persuadèrent, arrivèrent à se persuader qu'ils n'étaient pas spoliateurs du tout. » (P. DE LA GORCE, Histoire religieuse de la Révolution française, t.1, Paris 1909, p. 150). Le premier décret d'application, celui du 19 décembre 1789, ne concernait qu'une tranche des biens ecclésiastiques (cf. A. LATREILLE, L'Eglise catholique et la Révolution française, t. 1. Paris 1946, p.77). Voir aussi le décret du 3 décembre 1790 sur l'ajournement de la vente des biens des séminaires, collèges, hôpitaux et autres établissements ; sanctionné le 10 décembre. Cf. P.-J. CREDOT, Pierre Pontard, Paris 1893, P. 412, et L. TESTUT, La petite ville de Beaumont en Périgord, pendant la période révolutionnaire, t. II, Bordeaux 1923, p. 674.

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prendra fin qu'avec la loi du 18 août 17922 et qui explique les dernières difficultés, les dernières démarches de Guillaume-Joseph Chaminade à Mussidan.

Les circonstances, nous l'avons dit, avaient eu de fâcheuses répercussions sur la caisse du syndic. Quand ils avaient vu le pensionnat se vider et de nouveaux maîtres remplacer les anciens directeurs, les fournisseurs de la maison avaient présenté leurs mémoires ou leurs factures. Qui devait les payer ? Le cas du meunier Gabriel Eybrard est typique.3

Il avait réclamé son dû à Guillaume-Joseph Chaminade. Celui-ci avait répondu sans doute qu'il n'était plus responsable des finances du collège et qu'il. pouvait seulement attester, comme il l'avait signalé au département, que Gabriel Eybrard avait fourni du blé et de la farine pour une valeur de mille cent quatre-vingt quatre livres. Le meunier, le 22 mars, avait porté ses doléances au juge de paix de Mussidan, qui, à son tour, n'ayant pu accorder les parties, les avait renvoyées, le 29, devant le tribunal de Montpon.

Assigné le lendemain pour le 9 avril, Guillaume-Joseph Chaminade ne s'était pas présenté,4 avait été condamné par défaut le 3 mai et n'en avait pas moins persisté dans son refus de payer. G. Eybrard, le 7 juin, avait envoyé un huissier pour procéder à une saisie-exécution. La municipalité prétendit alors que les effets à saisir appartenaient à la nation et fit opposition. D'où « requête en inhibitions » présentée par ledit sieur Chaminade au tribunal le 13 juin, avec appointement du 14, « requête responsive dudit Eybrard ... signifiée le 16, (...) procuration dudit Eybrard à son avoué, grande requête avec titres, signée des sieurs Chaminade et Moze, signifiée à Joyeux, avoué dudit Eybrard », le 26 juillet - nous abrégeons - et finalement pétition dudit Eybrard au directoire du district de Mussidan.

2 Relative à la suppression des congrégations séculières et des confréries. 3 L’aperçu que nous en donnons repose sur les données de : Arch. dép. de

la Dordogne, 6 L 7, f° 105. 4 Guillaume-Joseph Chaminade agira toujours ainsi, chaque fois que

l’affaire en cause ne lui est pas personnelle.

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Le directoire du district de Mussidan aurait probablement préféré rester en dehors d'un tel litige. Ce qui nous porte à le croire, c'est qu’il n'en délibéra que le 3 décembre et que le libellé même de l'avis qu’il donna trahit son embarras. « Après avoir mûrement examiné les pièces ci-dessus et les lois citées dans la pétition susdite, (il) estime qu'il lui paraît juste que ledit Eybrard soit payé, et que, quoiqu’il n'y ait encore rien de statué par l'assemblée nationale sur la propriété des biens des collèges desquels elle a ordonné les inventaires, qui ont partout été faits, de leurs effets, dans le cas présent la municipalité de Mussidan a arrêté et rendu inutile à ce titre la saisie qui se faisait des effets dudit collège, que c'est d'un côté préjuger la propriété de la nation et de l'autre empêcher le paiement dudit Eybrard, qu’il doit être permis audit Eybrard de mettre en cause et appeler en garantie M. le procureur général en la personne du procureur syndic du district, sauf à celui-ci, en sa qualité, à se procurer les preuves des enlèvements, s'ils ont eu lieu, à faire arrêter leur traitement et à se défendre en outre contre les deux parties par toutes les voies de droit ».

Le directoire du département ne balança pas. Le 30 décembre, « considérant qu'aucune loi n'a ôté au collège de Mussidan ni la libre disposition, ni la jouissance de ses biens et revenus, que la nation n'a rien touché de ce qui appartient à ce collège, que l'inventaire qu'a fait la municipalité de Mussidan du mobilier de ce collège ne peut nullement engager la nation ni rien préjuger, enfin que sous aucun rapport, les dettes de ce collège ne peuvent être à la charge de la nation, il déclara n'avoir lieu à délibérer sur les demandes dudit Eybrard, sauf à lui de reprendre la poursuite de son paiement contre ses débiteurs devant les tribunaux compétents, ainsi qu'il avisera ».6

C'était l'impasse. La nation ne s'était pas substituée aux anciens propriétaires : elle n'avait donc pas assumé leurs dettes. Mais, d'autre part, les effets des anciens propriétaires étaient insaisissables parce qu’ils étaient susceptibles de nationalisation d'un jour à l'autre.

François et Marie-Lucrèce Chaminade firent la même expérience que le meunier Eybrard. Le premier, à qui le collège

6 Ibid., 1 L 158, n° 366.

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devait deux mille six cent soixante douze livres et sept sous, cita son frère le syndic devant le tribunal de Mussidan et le fit condamner le 4 avril 1791. Le 23 avril de l'année suivante, le directoire du district le renvoya devant les juges compétents, en même temps que sa sœur, Marie-Lucrèce, qui avait demandé le remboursement de ses créances et le paiement des arrérages de rente que le séminaire lui devait.7

Une autre question se posait aux directeurs. Ils avaient engagé des capitaux personnels dans l'entretien, les aménagements, les agrandissements du séminaire : dans quelles conditions seraient-ils indemnisés ?

L'idée même d'une spoliation pure et simple n'entrait pas dans leur esprit. Ils gardaient leur logement dans leur ancien établissement et ne comptaient point partir avant d'avoir l'assurance d'un règlement équitable. Comme le directoire du district semblait nourrir d'autres pensées et avoir d’autres projets,8 Guillaume-Joseph Chaminade, en accord avec son frère Louis-Xavier et l'abbé Moze, crut bon de prendre les devants.

Le 21 juin, le jour même où, pour échapper à la vie d'enfer que le peuple de Paris et l'assemblée lui fait mener, la famille royale fuit la capitale dans la direction de Sainte-Menehould et Varennes, l'ancien syndic du collège Saint-Charles dépose au siège du directoire départemental de la Dordogne le mémoire suivant, qu'il a écrit de sa propre main :

A Messieurs les administrateurs du directoire

du département de la Dordogne

Messieurs,

Supplient humblement les sieurs Moze et Chaminade disant qu'ils sont obligés d'implorer la justice et l'autorité du directoire contre un dépouillement aussi opposé aux vues bienfaisantes de l'assemblée9 que contraire aux droits sacrés de la propriété.

7 Sur ces deux affaires, cf. ibid., 6 L 15, pp. 669 et 670 ; 1 L 31 ; 1 L 265. 8 Nous ne les connaissons que par les allusions contenues dans le

mémoire des directeurs. Ils n’ont rien d’invraisemblable. 9 Evidemment, comme toutes celles qui font l’éloge de l’Assemblée

nationale au cours du mémoire, cette formule est de pure forme.

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En février 1761, l'évêque de Périgueux demanda et obtint du roi des lettres patentes pour former à Mussidan l'établissement d'un séminaire, avec la permission d'acquérir, à titre de donation, pour cet établissement, une maison du sieur du Barailh, des fonds y attenant formant en tout deux journaux, et une somme de six mille livres convertie en principal de rente sur l'hôtel de ville de Paris, afin que les revenus pussent servir à l'entretien de la maison.

L'exécution de cette loi ne fut faite que le 13 février 1766 par la donation que fit au syndic du clergé le sieur du Barailh, de la maison dont s'agit et du reste des effets énoncés aux lettres patentes : non en vérité de toute la maison, car, par une circonstance rare, elle se trouve relever de deux seigneurs ; il ne fut pas possible de traiter avec l'un d'eux et la portion qui relevait de lui fut réservée en attendant des moments plus heureux.

M. du Barailh donateur, mourut en 1771, après avoir institué comme héritier le sieur du Rieu du Cluzeau, qui, le 14 mai 1782, renonça à toute répétition des ornements de sacristie dépendants de la succession et, le même jour, par une donation expresse, confirma au séminaire la possession de la portion d'immeuble réservée en 1766.10

Cette maison et les biens y attachés étaient de quelque prix sans doute. On voit dans un verbal du sieur Moze11 dans quel état le tout était à l'époque de la mort du sieur du Barailh et l'on peut avancer hardiment que la valeur du tout n'excédait pas douze mille livres ; et si, dans l'état actuel, ces objets réunis, avec les diverses constructions qui y ont été faites, sont d'une valeur réelle de plus de cent mille livres, c'est que le sieur Moze et successivement les sieurs Chaminade, prêtres, y ont porté et consumé toute leur fortune, tous leurs revenus et des sommes immenses.

Le sieur Moze fut le premier à y ajouter des édifices considérables, alors même que le séminaire avait pour supérieur le sieur du Cluzeau, héritier du sieur du Barailh. De 1772 à

10 Nous avons exposé les faits, supra, ch. II. 11 Nous ne l’avons pas retrouvé.

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1778, il y avait employé en réparations vingt-quatre mille six cent dix livres provenant de ses biens propres et patrimoniaux. La note en sera produite12 et ce qui en prouve la sincérité c'est que le sieur du Cluzeau, qui est mort, lui donna une déclaration, en 1782, par laquelle il consent qu'il se prévale des revenus du séminaire pour se payer d'autant du montant de ses avances, ce qu'il ne fit jamais ni ne put jamais faire.13

12 La voici telle que Guillaume-Joseph Chaminade l’a écrite de sa main :

1. Vente faite au sieur Magardeau le 1er juillet 1776 d’une métairie et prés.

8600

2. Intérêts que le sieur Magardeau a payés 6 ans et 8 mois

936

3. Vente à M. Boneau du 20 décembre 1774 550 4. Vente de fonds à M. Pomerie du 19 mars 1773 770, 16, 8 5. Idem au même du 8 mai 1775 120 6.Vente de fonds à M. Branchu, le 14 octobre 1776 525 7.Idem à sa sœur 100 8. Idem à Mlle Lespine 400 9. Fonds de sa desserte de l’hôpital depuis 177 (sic) jusqu’à septembre 1777

1750

10. Honoraires retirés de ses messes pendant 12 ans 1800 11. Intérêts des fonds vendus, pendant 14 ans 8400

12. Biens vendus avec son frère :

1. 20 juillet 1771, à Jean Boneau, pour 393, 6, 8 2. 13 octobre 1771, à Jean Eychauzier, 400 3. 14 mars 1772, à Pierre Léonardet, 233 4. 12 septembre 1772, à Pierre Léonardet 290

total 1316, 6, 8 moitié 658, 3, 4 658, 3, 4 24 610

13 Cette reconnaissance, recopiée par Guillaume-Joseph Chaminade,

figure aussi aux Arch. nat. Paris, DXIX 94, doss. 822 ; elle est ainsi conçue :

Je soussigné déclare que M. Moze a-fait au séminaire de Mussidan des réparations très considérables et qui étaient indispensables. En conséquence, je permets volontiers qu'il se procure, s'il le peut, son déboursé sur les revenus dudit séminaire. En foi de quoi, je lui donne la

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Les sieurs Chaminade frères, après le sieur Moze, ont aussi employé leurs légitimes, par anticipation, leurs fortunes et leurs ressources, la légitime de leur sœur, ses droits dotaux, des sommes très considérables prises à crédit chez leur frère, et tout cela jusqu'à concurrence de trente-cinq mille quatre cents livres et bien au-delà, pour accroître les édifices du séminaire, le rendre propre à sa destination et l'embellir à l'avantage de la religion, de la nation et de leurs concitoyens.14

présente déclaration. A Villamblard, le dix et neuf novembre mil sept cent quatre-vingt deux.

Ducluzeaux, archiprêtre de Villamblard, supérieur du séminaire de Mussidan approuvant l'écriture et les ratures.

Contrôlé à Mussidan, le 29 novembre 1782

Vingt-quatre sous Signé Meynard, p.m. 14 La créance des frères Chaminade était ainsi présentée (Arch. nat.

Paris), Dxix 94, doss. 822 :

1. Sommes touchées de M. Montjon, années 1778, 1779, 1780, 1781

2400

2. Depuis 1781 jusqu à 1790 inclusivement : 1000 liv. chaque année

12000

3. Sommes touchées de M. Leboeuf 1600 4. Droits légitimaires 1200 5. D'honoraires 3600 6. De messes 2000 7. De droits légitimaires de leur sœur 5000 8. D'emprunts à leur frère, plus de 2600 9. D'intérêts de leurs fonds 5000 Total 35400

Les frères Chaminade ne font aucune allusion à leur titre clérical établi devant notaire avant leur sous-diaconat : pourquoi ? Peut-être parce que ce titre était inconciliable avec de prétendus droits légitimaires, puisqu'il devait en tenir lieu. La mention des sommes dues à leur sœur et à leur frère fait évidemment double emploi avec les réclamations que ces deux créanciers ont adressées au gouvernement pour rentrer dans leurs fonds. Pour François Chaminade, il ne s’agissait pas d'argent prêté, mais d'argent dû pour fournitures, comme on le voit quand on se reporte au tableau établi par le Syndic pour signaler les

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Sans doute, et le sieur Moze et les sieurs Chaminade, lorsqu'ils ont fait des avances si considérables, entendaient très fort, après eux, en gratifier la nation et ne les répéter jamais ; mais il faudrait vouloir s'aveugler soi-même et fermer les yeux à la lumière pour ne pas voir qu'ils entendaient jouir de leur vivant. Ce n'est, de leur part, qu'une destination et cette destination n'a15 pu devenir un titre pour la nation que par leur mort. Rien de plus clair.

Depuis sont venus les décrets qui mettent à la disposition de la nation les biens ci-devant ecclésiastiques. L'on veut croire que l'assemblée nationale a bien entendu déclarer nationaux ceux des anciennes fondations et les attribuer à la nation par préférence aux anciens fondateurs ou à leurs héritiers ; mais ceci ne peut ni ne doit naturellement s'appliquer qu'aux fondations anciennes pures et simples, dont les fondateurs sont morts et nullement aux fondations qui ne sont pas encore complétées16 ni à celles dont les fondateurs ne sont pas morts et qui ne sont faites primitivement que dans leur premier intérêt.

Or telle est celle dont s'agit, relativement au sieur Moze et aux sieurs Chaminade. Nul doute qu'ils ont entendu agrandir pour l'Etat la fondation primitive du séminaire de Mussidan en employant leur fortune et celles de leurs proches à l'augmenter ; mais cette augmentation n'est pas consommée. Ils n'ont bâti que pour se loger d'abord. Ils n'ont dépensé à cela toute leur

dettes du collège. En revendiquant les sommes que MM. Montjon et Leboeuf leur avait remises pour leur venir en aide dans l'administration du collège, les frères Chaminade s'exposaient évidemment à des contestations faciles. Quant aux honoraires de leur ministère sacerdotal ou de leurs messes, comment pouvaient-ils prouver qu'ils les avaient employés aux réparations ou aux agrandissements du séminaire ?

15 Nous dirions aujourd'hui : n'aurait pu devenir. Dans l’ancienne langue française, comme en latin, les verbes marquant possibilité, obligation, convenance, nécessité, etc., peuvent avoir à l'indicatif le sens du conditionnel. Cf. J. RACINE, Britannicus 1, 2, v. 153 :

« Vous, dont j'ai pu laisser vieillir l'ambition Dans les honneurs obscurs de quelque légion … » (Agrippine à

Burrhus) 16 Chaminade veut dire : devenues définitives et irrévocables.

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fortune que pour y vivre d'abord : nemo enim praesumitur liberalis in necessitatibus. Sans un don exprès, qui n'existe pas, il n'est pas permis de croire qu'ils avaient entendu donner pour mourir de faim, ni avant leur mort, terme fatal où tous les devoirs de l'humanité cessent.

Aussi voit-on que dans des cas a peu près semblables, l'assemblée nationale, toujours sage, prudente et juste dans ses mesures et dans ses décisions, a décidé sans hésiter que ceux des bénéficiers qui se trouveront avoir construit ou reconstruit ne pourront être dépouillés qu'autant qu'ils seront préalablement remboursés et indemnisés par la nation, faute de quoi, autorisés à jouir jusqu'à leur mort, afin que les sacrifices qu'ils ont voulu faire au bien public ne tournent pas à leur détriment.

Cependant le directoire du district entend dépouiller les suppliants.17 Ils osent donc réclamer justice du directoire et conclure à ce qu'il lui plaise ordonner que les suppliants seront maintenus et gardés dans la jouissance des biens et bâtiments par eux construits et dont s'agit, jusqu'au remboursement effectif de leurs avances, à la liquidation desquelles il sera procédé dans les formes ordinaires.

En tout événement, en cas qu'il faille que lesdits Moze et Chaminade sortent, ils demandent qu'il leur soit provisoirement accordé, et à chacun d'eux, quinze cents livres de provision, payables par le receveur du district de Mussidan, nonobstant toutes oppositions, à l'époque qu'ils sortiront de ladite maison ; audit cas ordonner que l'assemblée nationale sera consultée sur ce fait particulier, ou, en tout événement, tenant l'opposition qu'ils déclarent former à leur dépouillement réel, permettre aux suppliants d'appeler M. le procureur général devant les tribunaux, pour se voir condamner à payer aux suppliants leurs dites avances, même une provision, les exceptions contraires réservées. Et ferez justice.

17 Il y a donc eu. quelque démarche de la part du directoire du district ;

mais nous ignorons en quoi elle a consisté.

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A Périgueux, le 21 juin 1791

Guillaume-Joseph Chaminade, prêtre.

Pour présenté qu’il fut à la plus haute autorité départementale, le mémoire n'en dut pas moins passer par la filière bureaucratique. Le jour même du dépôt il est transmis au district avec demande de pièces justificatives,18 et le 24, il arrive à la municipalité.19 C'est entre elle et le syndic du collège, soutenu par le supérieur, que la lutte va se dérouler.

Malheureusement, la comptabilité de Guillaume-Joseph Chaminade a toujours été très rudimentaire. Il n'a reçu aucune formation à ce sujet. Il s'est borné à tenir à jour quelques petits cahiers de formes diverses ouverts au nom de ses principaux quatre-vingt cinq fournisseurs habituels : le cahier du boucher, celui du libraire, celui du cordonnier, etc... il y retrouvait ce qu'il devait et ce qu'il avait déjà versé à chacun. Ce qu'il appelait son grand livre contenait les comptes des fournisseurs pour lesquels il n’avait pas de cahiers particuliers. Un autre cahier était consacré aux pensionnaires et mentionnait les versements effectués par les familles ; un autre indiquait les avances faites

18 La décision prise par le directoire du département est du 21. Elle est

ainsi libellée : « Vu le mémoire ci-dessus, le directoire du département de la Dordogne renvoie au directoire du district de Mussidan, à l'effet de faire joindre audit mémoire les pièces y énoncées et donner son avis, d'après lequel il sera statué ce qu'il appartiendra par les administrateurs composant le directoire du département de la Dordogne. A Périgueux le 21 juin 1791. » En fait, ainsi apostillé, le mémoire fut remis à Guillaume-Joseph Chaminade lui-même, si l'on en croit l'enregistrement porté au registre 1 L 265 des Arch. dép. de la Dordogne, n° 328 : « Remis à la partie le 22 dudit ». Ce sera donc le syndic lui-même qui aura déposé le mémoire au district de Mussidan.

19 A la suite de l'apostille du directoire du département, le mémoire porte celle du district de Mussidan : « Vu la pétition ci-dessus et pièces y énoncées, ensemble l'arrêté du 21 de ce mois, le directoire du district de Mussidan, ouï le procureur syndic, arrête que le tout sera communiqué à la municipalité dudit Mussidan, pour donner ses observations et être ensuite donné par le directoire tel avis qu'il appartiendra. Délibéré par les membres composant le directoire du district de Mussidan, le 24 juin 1791. » (Arch. nat. Paris, DXIX 94, doss. 822).

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par le collège à propos de chaque élève.20 Invité à présenter le lïvre journal, au moyen duquel le corps municipal désirait se rendre compte des entrées et des sorties jour par jour, le syndic répond qu'il n'en a point « vu son inutilité, d'abord par rapport au dehors, n'ayant jamais eu de comptes à rendre à personne, ni par rapport au dedans, le syndic ayant toujours été exempt de cette charge, vu le peu de revenus dudit séminaire, et que ce n'était guère qu'à ses dépens ou par son industrie qu'il a pu le soutenir jusqu'à présent ».21 Il a aussi, ce syndic, son vocabulaire à lui : ainsi, il appelle dettes actives ce qu'en langage de

20 Un état des nouveaux papiers remis à la municipalité énumère ainsi les

pièces : - Différents actes, 8 pièces n°1 - Cahier pour Chastenet, boucher n°2 - Comptes de M. Bessines n°3 - Aubanel, libraire à Avignon n°4 - Arrêté avec le sieur Maima, cord. n°5 -Chaminade, négociant à Périgueux,

4 paquets n°1, n°2, n°3, n°4 n°6 - Durand, nég. à Libourne n°7 - Dubreuil, libraire à Périgueux n°8 - Gintrac, libr. à Bordeaux n°9 -Louis Levis n°10 - Renier d’Abzac n°11 - Différents reçus n°12 - 9 pièces relatives à la rente de la Vve Carré et

une attestation de la rente sur le clergé n°13 - Pièces de M. Aubertie n°14 - Cahier de M. Mainard n°15 - 6 pièces, savoir : 2 lettres de M. Machéco, relatives à l’hôpital ; délaissement de passage par Simon Parroutaud, en faveur du sieur

Pierre Dulac ; reçu du contrôle ; quittance de la Perrette ; billet de M. Sansané n°16 - Petit cahier d’avances faites aux pensionnaires n°17 - Livre des pensions n°18 - Grand livre n°19 ( Arch. nat. Paris, DXIX 94, doss. 822) 21 Ibid.

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comptable on nomme dettes passives et inversement. Ses emprunts, en outre, n'ont pas fait l'objet de contrats formels.22

De leur côté, les interlocuteurs de Chaminade n'ont pas une connaissance exacte des obligations des missionnaires de Saint-Charles et considèrent ceux-ci comme des profès du vœu de pauvreté, dont toute l'activité, scolaire ou non, doit s'exercer et être comptabilisée au profit de l'établissement.23 Si nous ajoutons que sur les documents comptables qu'elles auront sous les yeux, les autorités administratives rencontreront des surcharges et des chiffres corrigés, que des feuilles collées ensemble susciteront leur méfiance, que certaines allégations paraîtront discutables, que l'hostilité contre les prêtres insermentés allait alors croissant de jour en jour et qu'aucune loi n'avait encore fixé définitivement le sort des congrégations séculières, on comprendra qu'en présentant ses revendications financières, Guillaume-Joseph Chaminade était condamné à jouer le rôle du pot de terre se heurtant au pot de fer.

Entre le 24 juin et le ler juillet, pour répondre à la demande de la municipalité, Guillaume-Joseph Chaminade déposa à la maison commune quelques pièces justificatives et notamment les petits cahiers de ses comptes avec les fournisseurs. Le 4 juillet, il fournit encore une petite note, dans laquelle, après avoir déclaré un passif de cinq mille deux cent soixante et onze livres huit sous et deux deniers, en face d'un actif de deux mille livres, il avançait quelques explications.24 Cinq jours s'écoulèrent. Le 10, la mairie lui envoya les observations du conseil municipal. Il lut :

« 1. Les sieurs Moze et Chaminade demandent le remboursement, savoir, le premier de la somme de vingt-quatre mille six cent dix livres, et les seconds de celle de trente-cinq

22 Cf. observations de la municipalité. 23 C'est la raison pour laquelle la municipalité prétend que les directeurs

devaient employer pour le développement du collège tous les honoraires-de-leur activité sacerdotale. Mais les missionnaires de Saint-Charles n'étaient que des prêtres séculiers. Ils ne faisaient pas vœu de pauvreté et pouvaient disposer librement de leurs honoraires de messes ou autres.

24 Cf. Arch. Nat. Paris, DXIX 94, doss. 822.

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mille quatre cents livres, total : soixante mille dix livres, qu'ils disent avoir employées en réparations et augmentations des édifices dudit séminaire collège.

Il est certain que le sieur Moze a aliéné ses propres et qu'il les a portés, sinon tous, du moins en grande partie dans cette maison ; mais, d'après l'état joint aux pièces, ces aliénations ne s'élèvent qu'à la somme de onze mille sept cent vingt-trois livres, seize sols, huit deniers.25

2. Quant aux sieurs Chaminade, il n’est aucune preuve qu'ils aient porté des capitaux à eux propres dans ladite maison. Leurs père et mère vivent encore : ainsi, ils ne peuvent pas parler de droits légitimaires, puisque les enfants n'en acquièrent que par le décès de leurs auteurs. Ils auraient pu recevoir quelque chose en avancement d'hoirie ; mais ils n'en justifient point. Ils ne prouvent pas non plus qu'ils aient emprunté à leur frère et à leur sœur, car on ne peut pas regarder comme une preuve des reconnaissances qui n'ont de date certaine que du mois d'avril dernier.26

3. Les sieurs Moze et Chaminade et autres, qui ont successivement habité cette maison avec eux, formaient une congrégation. Tous les actes d'agrégation portent qu'ils se réunissaient pour travailler tant au bien spirituel que temporel de ladite maison.27 Une des causes données à la réception du sieur Moze est le sacrifice qu'il a fait de la meilleure partie de ses biens propres, pour fournir aux réparations des bâtiments. Dans leur pétition, ils présentent ce don comme des avances, mais ils conviennent en même temps qu'ils entendaient très fort en gratifier la nation après eux et ne les répéter jamais. Sans-doute,

25 La municipalité obtient ce chiffre en ne tenant compte que des ventes

faites par l’abbé H. Moze. 26 Cf. supra nos remarques dans la n° 14 et infra la réponse de

Guillaume-Joseph Chaminade. 27 Les missionnaires de Mussidan formaient une congrégation, mais une

congrégation séculière, dont les membres n'avaient pris aucun engagement de persévérance et ne recevaient le vivre et le couvert qu'autant qu'ils participaient à la marche du séminaire. Au sujet de l'abbé Moze, cf. supra n. 13, et infra l'explication fournie par Guillaume-Joseph Chaminade.

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ils entendaient en jouir pendant leur vivant, mais le refus de se soumettre à la loi qui les dépouille, ne les autorise pas à revenir sur leurs libéralités, pour en dépouiller à leur tour la nation. Tout ce qu'ils peuvent lui demander, c'est un traitement qui les indemnise des avantages que, dans l'ancien état de choses, ils auraient trouvés dans la maison.

Vainement allèguent-ils que dans la nécessité personne n'est présumé faire des libéralités de son bien. Il ne s'agit pas ici de simples présomptions : tout ce qui caractérise un don, la volonté et le fait, se réunissent pour établir la libéralité. Sous le régime passé, les sieurs Moze et Chaminade n'auraient pas été recevables dans leur réclamation. Dans leur rapport en 1740, les agents du clergé annoncent comme une maxime incontestable que ce qui est donné ou uni en faveur de séminaires, n'appartient pas aux congrégations qui en ont l'administration. C'est par les principes reçus alors qu'on doit juger la demande des sieurs Moze et Chaminade. La réparation et augmentation des bâtiments est sans doute une union faite aux anciens : ainsi donc, il ne peut être question du remboursement des capitaux réels ou supposés employés par les sieurs Moze et Chaminade.

4. Mais si les capitaux sont sans répétition, comment pourrait-il en être due une des intérêts, des honoraires de dessertes et messes, qui ont été consommés dans la communauté, au bien temporel de laquelle chaque membre avait pris l'engagement de travailler ?

Une observation bien simple, qui aurait dû empêcher une pareille demande, c'est que voulant avoir tout fait pour eux et rien pour la maison, se présentant comme individus particuliers qui ont spéculé pour leur compte, ils doivent alors compte à la nation de vingt ans du loyer de la maison et de ses revenus.28 En mettant l'un et l'autre au plus bas, le reliquat de ce compte irait à plus de quarante mille livres, et il est incertain que les travaux des sieurs Moze et Chaminade couvrent cette somme.

5. Il n'est point prouvé que le sieur Leboeuf membre de la congrégation ait porté aucun capital dans la maison. Son

28 Non, puisque c’était précisément le salaire de leur travail dans le

séminaire.

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silence, loin d'autoriser les sieurs Chaminade à le revendiquer, vient au contraire à l'appui des principes invoqués contre eux.

La lettre de M. Montjon repousse également la demande des sommes qu'il dit avoir données. Il paraît bien que l'estime particulière qu'il avait pour les sieurs Chaminade a beaucoup influé sur ses libéralités, mais il n'en est pas moins vrai que c'était en faveur de l'établissement qu'elles avaient été faites.29 La considération des sieurs Chaminade ne peut ici entrer que pour leur accorder un traitement plus avantageux.

6. Dans les augmentations faites par les sieurs Moze et Chaminade se trouvent une maison acquise des frères Guichenet,30 et une autre,31 avec un enclos, de M. Leybardie, le tout joignant au séminaire collège. Ces acquisitions ont été faites dans un temps où lesdits sieurs Moze et Chaminade n'étaient pas autorisés à en faire l'union, en sorte qu'ils ont paru acquérir en nom privé.

Mais : 1° il est entré cinq mille livres de fonds appartenant au séminaire collège vendus à M. Gamençon dans l'acquisition de M. Leybardie.32 Les bois et domaines de Lachapelle, vendus par les sieurs Moze et Chaminade trois mille six cent quatre-vingt-quinze livres moins neuf cent livres appliquées à une vigne qu'ils ont reçue en paiement n'étant nulle part portés en recette, doivent également avoir été employés à l'une ou l'autre acquisition. Les sieurs Moze et Chaminade ont, il est vrai, stipulé une rente de deux cent cinquante livres en faveur du collège, mais il est évident que ce n'était qu'un jeu pour prévenir les recherches du domaine. Une preuve de cela, c'est qu'ils n'ont pris aucune précaution à raison du prix des bois et domaine de Lachapelle, qui devait cependant être également converti en rente ;

2° immédiatement que le fermier qui occupait la maison acquise de M. Leybardie l'eut vidée, elle fut jointe par le fait au

29 Légalement, la position de la municipalité est peu contestable. On ne

peut pas dire que les frères Chaminade avaient la libre disposition de l’argent donné soit par l’abbé Leboeuf, soit par M. Montjon.

30 Cf. supra, chap. III, n. 33. 31 Cf. supra, chap. III, n. 31. 32 Ibid., n. 30.

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collège-séminaire. Les deux maisons n'en firent qu'une. C'était le même pensionnat. Il n'y avait d'autre différence que celle des classes. Tout était commun jusqu'à table ;

3° en 1785, les sieurs Moze et Chaminade obtinrent des lettres patentes confirmatives de cette union.33 Il est important de se fixer sur l'exposé qui a servi à l'obtention de ces lettres. Les sieurs Moze et Chaminade y disent, car ils étaient alors directeurs du séminaire-collège, que la bonne réputation dont ils ont toujours joui y a attiré un si grand concours d'élèves et de séminaristes que, pour pouvoir les loger, ils ont été obligés de prendre à loyer plusieurs emplacements et bâtiments attenants à leur maison, que ces emplacements et bâtiments leur sont d'une nécessité absolue, que cependant ils ne peuvent s'en assurer la jouissance qu'en s'en rendant acquéreurs, que des personnes zélées pour le bien public leur en procurent les moyens.

De leur aveu, il est donc vrai que, dans le fait, les objets acquis à cette époque n'en faisaient qu'un avec l'ancien séminaire-collège. Il est donc vrai que ce n'était pas pour eux personnellement que les sieurs Moze et Chaminade avaient acquis, mais bien alors pour l'Eglise et maintenant pour la nation. L'allégation d’un bail à loyer de la part du propriétaire en faveur du propriétaire n’a été imaginé que pour écarter le paiement du droit d'amortissement et d'indemnité. Se faire autoriser d'acquérir pour unir un objet qu'on a déjà acquis et uni par le fait, c'est faire intervenir l'autorité pour confirmer l'union. Si les sieurs Moze et Chaminade ne l'avaient pas entendu ainsi, ils auraient, comme le sieur Du Barailh, leur prédécesseur, leur en avait donné l'exemple, demandé à être autorisés à en faire la donation ; car, ils ne pouvaient pas acquérir d'eux-mêmes.34

33 Ibid., n. 33. 34 Ici, l'argumentation de la municipalité n'est pas convaincante. Les

directeurs ne pouvaient ni acquérir d'eux-mêmes, ni se faire une donation, mais ils pouvaient vendre ou donner au syndic du diocèse, comme avait fait, en 1766, le sieur Robert du Barailh. Ce qui pouvait compliquer la situation, c'est que la faïencerie avait été achetée en partie avec des fonds provenant de l'abbé R. du Barailh, et destinés par lui-au séminaire.

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Enfin, il est donc vrai que les sommes employées à ces acquisitions, soit qu'elles proviennent des capitaux des sieurs Moze et Chaminade, ou d'autres, sont sans répétition, puisqu'elles ont été données par le seul zèle du bien public ;

4° enfin, une preuve, et une preuve sans réplique que les sieurs Moze et Chaminade ne se regardent pas comme propriétaires, c’est qu'ils n'ont point déduit sur leurs capitaux ceux qu'ils peuvent avoir employés à cette acquisition, loyaux coûts, réparations et mobilier porté dans la maison venant de M. Leybardie, objets considérables. Il est cependant prouvé par l'acte d'acquisition que le sieur Moze a payé trois mille livres de ses propres.

7. Indépendamment des capitaux réclamés par les sieurs Moze et Chaminade, ils veulent encore charger la nation de sept mille six cent cinquante cinq livres huit sols deux deniers de dettes,35 en lui offrant pour environ deux mille livres de créances douteuses.

Le 27 février 1790, les sieurs Moze et Chaminade fournirent à la municipalité une déclaration de leurs revenus, qui est ainsi terminée : "Nous devons d'argent emprunté ou par arrêtés de comptes onze mille livres. Les dettes actives et passives se contrebalancent à peu près".36

Il est sans doute inutile de remarquer que les dettes actives sont celles qui nous sont dues, et les passives, celles que nous devons.37 Dire qu'on doit onze mille livres et que les dettes actives et passives se contrebalancent à peu près, c’est dire qu'on est au pair de ses affaires, qu'il nous est dû autant que nous devons. Ainsi, au 27 février 1790, le séminaire-collège devait onze mille livres et il lui était dû environ autant. Il y a loin du passif à cette époque à celui que présentent aujourd'hui les sieurs Moze et Chaminade, puisqu'il s'élève à plus de soixante-cinq mille livres. Ils disent qu'ils n'y comprenaient pas leurs capitaux ou prétendus capitaux, nouvelle preuve qu'ils ne croyaient pas pouvoir les répéter. De quelles dettes étaient alors 35 Nous ignorons d’où vient ce chiffre 7655 liv. 8 sols 2 deniers. Y aurait-

il une faute de lecture. On trouve ailleurs 5271, 8, 2. 36 Cf. supra, chap. VI, n° 16. 37 Guillaume-Joseph Chaminade, de fait, intervertit le sens de ces mots.

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composé le passif ? Où sont les obligations, les comptes arrêtés qui les établissent ? Quel emploi a été fait des dettes actives, puisqu'il n'est dû aujourd'hui qu'environ deux mille livres ?

Ils disent qu'il peut paraître de l'équivoque dans leur déclaration, mais que c'est contre leur intention. Ils prétendent que les mots : nous devons d'argent emprunté ou par arrêtés de comptes, onze mille livres, ne comprennent ni leurs reprises ni les dettes passives de leur-maison, et qu'on ne doit pas entendre par les mots suivants : les dettes actives et passives se contrebalancent à peu près, qu'il leur fût dû onze mille livres. Quelles étaient ces dettes pour argent emprunté ou par arrêtés de comptes montant à onze mille livres ? Quel est le passif et l'actif qui se contrebalancent à peu près ?

Une preuve qu'il n'y avait pas d'autres dettes que celles pour argent emprunté ou par comptes arrêtés montant à onze mille livres et qu'à cette époque les dettes passives se contrebalançaient à peu près avec les actives, c'est que dans les charges notées au bas de la déclaration, ils portent les actives à contrebalancer à la même somme, de onze mille livres. A moins que les sieurs Moze et Chaminade ne persuadent qu'ils ont confondu les idées les plus simples et les mots les plus familiers, ils ne parviendront jamais à faire croire que leur maison dût plus de onze mille livres et qu'il ne leur fût pas dû à peu près autant.

Dans un compte que le sieur Chaminade, syndic de la maison, a fourni d'après les observations de la municipalité, où il fait monter le passif à 7655 liv. 8 sols, 2 deniers, et l'actif à environ 2000 liv., il a bien eu l'attention de ne pas comprendre dans le passif le capital des deux prétendues créances de son frère et de sa sœur, et de donner à l'actif la dénomination de passif, mais on ne fait point ainsi des titres de créance.

Dans une seconde explication donnée le 4 juillet courant, également sur les observations de la municipalité, le sieur Chaminade, ci-devant syndic, dit qu'au mois de février 1790, les directeurs du séminaire déclarèrent onze mille livres de dettes tant exigibles qu'autres en capitaux. Ainsi donc les capitaux, tant exigibles qu'autres, ne s’élevaient qu'à la somme de onze mille livres. Par conséquent, de l'aveu du syndic, au mois de

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février 1790, ni les directeurs ni autres n'étaient créanciers de la maison que de ladite somme.

Il ajoute bien qu'il fut déclaré de plus d'autres dettes actives, mais il dit aussi qu'elles étaient à peu près contrebalancées par les passives. Resterait à établir qu'ils sont les créanciers de ces onze mille livres.

"Aujourd'hui, 4 juillet, continue le syndic, l'état des dettes présente une différence considérable : les dettes actives s'élèvent à 5271 liv. 8 sols 2 deniers ; les passives peuvent s'élever à environ 2000 liv. La balance exige donc une somme d'environ 3271 liv. 8 sols 2 denier".39 Toujours la même confusion des dettes actives pour les passives, des passives pour les actives.

Il en est de même de la différence qu'il met entre les dettes pour persuader que l'actif et le passif ne se balançaient pas à peu près en février 1790.

Oui, il y a une grande différence entre la balance de ces dernières dettes et celles du mois de février 1790, puisque la nation se trouve à découvert de 5695 liv. 8 sols 2 deniers. Mais il est une autre différence à laquelle il est bien étonnant que le cy-devant syndic n'ait pas fait attention : c'est que dans quatre jours ce reliquat se soit trouvé réduit à 3271 liv. 8 sols 2 deniers. Comparez le compte où le passif se trouve de 7655 liv.40 8 sols 2 deniers avec le rapport du 4 juillet courant où il n'est porté qu'à 5271 liv. 8 sols 2 deniers.

De toutes ces observations sur ces derniers aperçus de comptes, la municipalité ne prétend pas conclure contre la bonne foi des directeurs du collège. Elle est persuadée que les contradictions qui y règnent ne sont que des vices de rédaction.41 Mais elle en conclut aussi : 1° à la nécessité pour eux de rendre à l'administration un compte authentique et justifié par des pièces ; 2° à la preuve qu'ils fournissent eux-mêmes qu'ils ne se regardaient pas comme créanciers du

39 Cette note figure au dossier Arch. nat. Paris, DXIX 94, doss .822. 40 Cf. supra, n. 35. 41 C’est bien l’impression que donne le mémoire.

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collège, puisque dans leurs différents comptes et déclarations, ils ne se présentent pas comme tels.42

La municipalité a demandé le rapport des livres de comptabilité du syndic. Il a répondu qu'il n'en avait jamais tenu, que n'ayant de comptes à rendre à personne, ils auraient été inutiles. Pressé par une délibération sur la discipline de la maison, du 3 août 1786, où il est dit que outre le syndic chargé des affaires temporelles, comptes des pensions, emplettes des domestiques, etc…, il y aurait un préfet, etc..., le syndic a fourni deux livres : le premier concernant les pensionnaires qui sont entrés à l'ouverture des classes l'an dernier, et le second intitulé ainsi "Grand livre, où doivent être portés les comptes qui peuvent avoir une certaine durée ou qui n’auront pas de cahier séparé".

On ne voit dans le premier que les fournitures faites aux pensionnaires et les paiements ou acomptes des parents, depuis l'ouverture de l'année scolastique présente jusqu'en mars et avril dernier. Dans le second, on trouve différentes espèces de comptes courants n'étant que des copies ou plutôt de prétendues copies faites en même temps et tout récemment, comme le prouve l'écriture, qui d'ailleurs ne fournissent aucun renseignement sur la dépense de consommation de la maison.

Il est fâcheux pour les sieurs Moze et Chaminade qu'ils ne croient pas devoir fournir le livre de leurs arrêtés pour les affaires temporelles de la maison, les comptes de leur régie clos et arrêtés à des époques fixes pour tous les membres de la communauté : car, ils ne persuaderont jamais que l'un et l'autre n'existent pas.43

En se résumant, la municipalité pense que les sieurs Moze et Chaminade ne sont pas recevables à demander aucun remboursement, qu'ils ne peuvent pas retenir les objets acquis de M. Leybardie et des frères Guichenet, attendu que, par le fait et en vertu des lettres patentes de 1785, l'un et l'autre ont été unis au séminaire-collège.

42 Cf. supra, n. 38. 43 Il semble bien, pourtant, que telle était la situation.

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Mais elle croit aussi que les intérêts de la somme de onze mille sept cent vingt-trois livres appliqués par M. Moze aux divers établissements ci-dessus énoncés lui sont dus sa vie durant, qu'il a droit, de plus, ainsi que Messieurs Chaminade à un traitement équivalent à l'avantage qu'ils auraient retiré de leur direction dans ledit collège et qu'en outre, dans le traitement relatif à ces messieurs, il est de la justice de l'administration d'avoir égard aux grandes augmentations de cette maison, qui sont dues, de notoriété publique, aux ressources que lui ont valu leur zèle, leurs soins et leur activité ; enfin, que la nation ne doit se charger des dettes que les sieurs Moze et Chaminade disent avoir contractées comme administrateurs, qu’après une reddition de compte de leur administration.

Fait et arrêté à Mussidan, dans la maison commune, le 10 juillet 1791 ».

Suivent les signatures du maire Pierre Beaupuy, du procureur de la commune Madilhac, du secrétaire général Buisson et des officiers municipaux. Ces hommes n'étaient pas des sectaires et si l'on se met à leur place, on comprend leurs réactions et leurs réflexions. Ils connaissaient la famille de l'abbé Moze. Ils savaient quels biens celui-ci avait mis en vente et ils admettaient que les sommes réalisées avaient été engagées dans les constructions du collège. Les ventes avaient été passées devant notaire et les contrats pouvaient être produits à l'appui des réclamations. Les frères Chaminade n'étaient pas dans la même situation : ils n'avaient aucun contrat à exhiber pour justifier leurs revendications de capitaux investis dans le séminaire-collège, et, en refusant de prendre en considération, sur leur seule affïrmation, les intérêts de ces capitaux, des honoraires de ministère sacerdotal, des offrandes reçues, la municipalité ne les traitait pas autrement que l'abbé Moze. Peut-on lui en vouloir ? On ne saurait non plus lui reprocher sévèrement de ne pas vouloir se prononcer sur les dettes du collège : si, du moment que l'établissement passait en d'autres mains, ses dettes et ses créances devenaient l'affaire de l'administration qui prenait la succession, encore fallait-il un apurement régulier des comptes.

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On aura remarqué, au surplus, que le maire de Mussidan et son conseil reconnaissaient sans discussion le rôle que l'abbé Moze et les frères Chaminade avaient joué dans le développement du collège Saint-Charles et qu'ils recommandaient leur sort aux autorités liquidatrices de l'établissement, en raison du zèle, des soins et de l'activité que, de notoriété publique, ces directeurs avaient déployés aussi longtemps qu'on leur en avait laissé la possibilité.

La municipalité avait remis ses observations au directoire du district, qui le communiqua aussitôt aux intéressés, en les invitant à présenter leur réplique, s'ils le jugeaient à propos. L'abbé Moze et les frères Chaminade se remirent au travail et ensemble, composèrent une réponse de cinq longues pages, qui fut prête le 23 juillet.44 En la résumant ou en n'en citant que des extraits, nous risquerions d'en donner une idée inexacte. Nous préférons la livrer intégralement au jugement des lecteurs, quitte à joindre quelques notes au texte s'il y a lieu.

Réponse des sieurs Moze et Chaminade aux observations de la municipalité de Mussidan :

« La municipalité n'ayant, pour ainsi dire, mis aucun ordre dans ses observations,45 les sieurs Moze et Chaminade, pour ne pas multiplier la confusion, ont pris le parti de mettre un numéro à chacun des alinéas de l'écrit de la municipalité46 et d'insérer ici la réponse à chaque article, sous le même numéro. Par ce moyen, les deux directoires qui doivent l'un donner son avis, l'autre porter une décision dans cette affaire seront mis à portée de mieux apprécier les raisons et les moyens réciproques des parties.

44 Elle se trouve dans le dossier Arch. nat. Paris, DXIX 94, doss. 822 45 Ce ton agressif, que l'on retrouve dans plusieurs passages de la

réponse, n'est pas du meilleur effet et n'a pu qu'inciter la municipalité à durcir sa position. Au reste, les observations de celles-ci n'ont pas le caractère désordonné que la réponse leur reproche.

46 De fait, Guillaume-Joseph Chaminade a divisé le texte des Observations en 7 parties, qu'il a numérotées de 1 à 7 par chiffres placés dans la marge. Dans le texte rapporté précédemment, nous avons mis ces chiffres entre parenthèses.

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N°1. Il est très vrai que le sieur Moze n'a vendu que pour 11.723 liv. de ses immeubles. Mais il ne faut pas conclure de là qu'il n'ait porté dans le séminaire que 11.723 livres de sa fortune patrimoniale. Les créances actives de la succession de ses pères,47 les intérêts arréragés étaient sa fortune patrimoniale comme les immeubles et quand il a porté dans le séminaire 936 livres d'intérêts que lui devait le sieur Magardeaux, c'est tout comme s'il y avait porté une somme égale provenant de la vente d'un pré ou de tout autre terre de plus, parce que, pour lui qui sacrifiait, comme pour le séminaire qui recevait le sacrifice, 936 livres venant d'intérêts arréragés valent autant que 936 livres provenant de la vente d'un fonds.

Au surplus, il est aisé de concevoir que le sieur Moze travaillant sans cesse pour le séminaire, travaillant pour cet établissement et donc l’intérêt public ou de la nation du matin au soir et y employant la plus belle partie de sa vie devait trouver au moins ses aliments pour prix de son travail, selon le précepte de saint Paul, plus étendu peut-être dans l'évangile : dignus est omnis operarius mercede sua. S'il eût travaillé ailleurs, ou comme vicaire ou tout autrement, il eût au moins gagné sa vie et son entretien, et mis en réserve tous ses revenus. Au lieu de les serrer, de les tourner à son profit, il les a enfouis dans le séminaire. Ils étaient pourtant sa propriété, son bien, sa fortune, comme les capitaux. Pourquoi donc, lorsque le temps est venu où il lui faut compter avec l'établissement qu'il forma ou avec ceux qui en sont les propriétaires, ne répéterait-il pas les revenus à lui légitimement appartenant qu'il a fournis chaque année pour eux ? Ils en ont profité. Ils ne sont pas perdus. Est-il juste que la nation ou tout autre s'en enrichisse à son préjudice ? Nemo debet-locupletari ex jactura aliena.

Que l'on combine bien ces principes, qui sont vrais en morale comme en politique, dans le droit des gens comme dans le droit positif, et l'on verra que le sieur Moze, loin d'avoir gonflé son état, n'y a pas même porté tout ce qu'il pouvait y porter.

N°2. Le compte des sieurs Chaminade est plus considérable et n'est pas moins juste.47 bis

47 Il faut peut-être lire : de ses père et mère. 47 bis Non autographe depuis « On le critique… »

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On le critique en vain sur la portion qu'ils ont portée comme l'ayant reçue de leur père.

Pendant la vie du père, dit-on, les enfants n'ont point de légitime à prétendre : rien de plus vrai, mais outre que le fils peut recevoir en avancement d'hoirie, il est des cas où il est fondé à demander.

L'un des frères Chaminade a été marié en 1777. Les père et mère communs l'ont institué et chargé de payer la légitime de ses frères en se réservant chacun deux mille livres et leurs revenus. Depuis ils ont tout abandonné. Alors sans doute, leur frère jouissant de tout a pu être contraint de leur donner quelque chose, au moins des aliments.

Est-il bien étonnant dans cette position qu'entre tous ils aient reçu directement une modique somme de 1.200 livres à compte de leurs droits légitimaires. La modicité de la somme justifie la sincérité de l'assertion.

Ils ont de plus emprunté de leur frère pour le séminaire et, quoique les marchandises qu'ils ont empruntées aient été pour le séminaire, quoique par là leur frère ait acquis une action directe contre le séminaire et sur ses biens, ils ont trop d'honnêteté pour ne pas tenir cet emprunt à compte de leurs droits légitimaires, si leur frère pouvait essuyer la plus légère contestation de la part des administrateurs de la Nation.

Déjà on l'en menace, puisque la Municipalité se permet de dire que les engagements des administrateurs du séminaire, pour ces sommes-là, n’ont de date assurée que depuis le mois d'avril, époque de la production de l'engagement et de son enregistrement.

Mais en cela, la Municipalité se trompe et compte sans l'hôte.48 Les livres du sieur Chaminade, marchand, sont en règle ; ils constatent la dette ; ils font foi en justice. Si jamais la Municipalité ou les autres administrateurs de la Nation essayent de contester positivement et sérieusement une pareille créance, les livres du sieur Chaminade seraient bientôt produits et les doutes seraient levés, à moins qu'on ne voulût imaginer des lois

48 Compter sans son hôte, c’est se méprendre.

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nouvelles ayant un effet rétroactif pour la Nation, et juger les causes où elle a quelque intérêt différemment de celles des citoyens français en général.

Les sieurs Chaminade ont mis au même rang la légitime (sic) de leur sœur qu'ils ont aussi fondue dans l'établissement du séminaire et pour laquelle leur sœur a un engagement qui du moins eût été sacré dans les temps du despotisme49 qu'on ne veut pas sans doute lui faire regretter.

Nulle date, dit encore la Municipalité sur cet article comme sur le précédent, que depuis le mois d'avril. Mais elle se trompe de même et bien mieux encore. Car, 1° l'engagement que produit la demoiselle Chaminade est souscrit par l'un de ses frères mort avant le temps auquel on a pu croire que les créanciers du séminaire de Mussidan auraient un jour à disputer la légitimité de leurs titres contre les administrateurs de la Nation ou tous autres que ceux qui les avaient souscrits ;50 2° le paiement des intérêts du fort principal faits à la demoiselle Chaminade depuis la date de son titre justifie sa créance. Ils sont constatés par des titres non suspects, puisque, pour la plupart, ils ont été faits par les débiteurs du séminaire en vertu de mandats et de délégations que l'éloignement obligeait les administrateurs d'envoyer à la demoiselle Chaminade pour recevoir sa rente à Périgueux.51

N°3. Sans nul doute, chaque agrégé, en entrant dans le séminaire, promettait de travailler de son possible tant au bien temporel qu'au bien spirituel du séminaire, pour se servir des

49 Concession au jargon du temps, pour désigner le régime de la royauté

absolue. Depuis la Révolution, on est dans l’ère de la liberté. 50 La reconnaissance du 12 septembre 1784 avait, en effet, été signée par

Guillaume-Joseph et par Jean-Baptiste, son frère, décédé le 24 janvier 1790 (cf. supra, chap. VI, n. 12).

51 Le procédé n'a rien d’insolite. Ici, comme à propos des autres revendications, les autorités municipales ne pouvaient se contenter d'affirmations. Il leur fa1lait des preuves. Remarquons, en passant, que le renseignement fourni ici par Guillaume-Joseph Chaminade contredit ce qu'a écrit le P. Humbertclaude (Contribution... p. 40) : « Le séminaire était censé lui payer les intérêts de cette somme, mais elle n'en exigea jamais rien ».

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expressions de la Municipalité, quelqu'impropres qu'elles soient. En se faisant agréger, chacun d'eux se vouait à ce saint devoir et il ne lui était pas plus permis de négliger les biens temporels de la maison que l'éducation chrétienne des pensionnaires dont l'enfant lui était confiée (sic ?). Mais cette obligation n’assujetissait pas un d'eux à porter sa fortune dans le séminaire ni d'y verser pas plus le revenu que le principal de sa fortune, pour le faire temporairement fructifier. Le sens et la force d'une pareille obligation sont et ne sont que cela : que chaque agrégé portera ses soins à fidèlement administrer les biens de la maison, et nullement de les augmenter de toute sa fortune.52

Il ne convient donc pas d’en conclure que ce que chacun d’eux y a pu porter est présumé donné ou acquis au séminaire, et moins encore que cela est aussi irrévocablement donné que le prétendu donateur, en quittant, ne puisse le reprendre et le réclamer, quel que soit l’événement qui l’oblige à abandonner un établissement auquel il s’était voué.

La Municipalité rapporte mal ce qui est inséré à cet égard dans l'acte d'agrégation du sieur Moze ; surtout elle en intervertit le sens. Lors de son agrégation, le sieur Moze avait déjà porté dans la maison une partie de sa fortune. L'acte en contient l'énonciation. C'est un titre de reconnaissance que les supérieurs qui l'agrégeaient ont cru devoir lui donner, rien de plus. Un -pareil titre ne saurait détruire son droit ni l'altérer, et ce droit ne saurait être altéré non plus par les circonstances impérieuses où il s'est trouvé ainsi que ses collègues.53

C'est une plaisante chose d'entendre la Municipalité dire à ce propos que leur refus de se soumettre à la loi qui les dépouille ne les autorise pas à revenir sur leurs libéralités pour en dépouiller à leur tour la Nation.

On voudrait bien que la Municipalité se donne la peine d'expliquer ce qu'elle entend par loi expoliatrice. On n'en a jamais connu de ce genre, et si le malheur voulait que l'Assemblée nationale en ait prononcé de pareilles, il n'en faudrait pas davantage pour faire détester ses opérations et lui

52 Les Missionnaires de Mussidan ne faisaient pas vœu de pauvreté. 53 Cf. supra, n. 13.

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attirer le mépris des hommes sages de toutes les nations. Une loi doit être juste et l'on sait bien qu'une loi expoliatrice serait une loi inique et nullement une loi sage et juste.

C'est bien ce qu'ont dit les détracteurs de l'Assemblée nationale : que ses règlements sur le clergé et sur ses biens étaient des règlements spoliateurs, mais on devait peu s'attendre de voir une Municipalité leur servir d'écho.

L'Assemblée nationale n'a dépouillé ni voulu dépouiller personne. On ne connaît dans ses décrets aucun décret spoliateur. Celui qui sert de base et de fondement à tous les autres sur les biens ecclésiastiques déclare seulement que cette sorte de biens est à la disposition de la Nation. Il porte seulement que les biens qui, au moment où il a été prononcé, appartiennent au clergé de France, à l'Eglise, sont à la disposition de la Nation ; et depuis, il n'en a été ni rendu ni prononcé aucun autre qui autorise la Nation à s'emparer des biens des particuliers, qui les dépouille de leurs propriétés pour se servir encore des expressions de la Municipalité, sous le vain prétexte qu'ils seront confondus avec ceux qui sont déclarés à la disposition de la Nation.54

Au contraire, une foule de décrets ont été rendus sur le premier, qui, tous, assujettissent la Nation à payer les charges des biens ecclésiastiques et qui donnent un puissant témoignage que l'Assemblée n'a entendu dépouiller personne.

Sur ce pied-là, un mot tranche ici la difficulté : les biens que réclament les exposants étaient-ils ou n’étaient-ils pas à l’Eglige55 (sic), lorsque le premier décret a été rendu ? C’est à ce seul fait que se réduit toute la question. S'ils étaient irrévocablement acquis à l'Eglige, ils sont à la disposition de la Nation, car ce décret porte en termes très précis que tous les biens du clergé sont à la disposition de la Nation. S'ils n'étaient pas acquis irrévocablement à l'Eglige, s'ils n'étaient pas biens d'Eglige, biens du clergé, biens appartenant à l' Eglige, au clergé, ils ne sont pas à la disposition de la Nation : elle n’a à sa disposition que les biens qui appartenaient dès lors à l'Eglige.

54 A partir d’ici, le texte est de nouveau autographe G. J. Chaminade. 55 Prononciation et graphie habituelles chez les Chaminade.

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Or, à l'époque de ce décret, les biens que les exposants réclament, n'étaient ni biens d'Eglige, ni biens du clergé. on supposera tant qu'on voudra que les exposants avaient l'intention de les donner à l'Eglige ; on supposera encore, si l'on veut, qu'ils ne les avaient pas portés au séminaire pour les reprendre : tout cela ne fait pas une donation, ni une vente ni autre transport quelconque de propriété. Ces biens n'étaient encore ni donnés ni vendus ni transmis à l'Eglige par quelqu'acte que ce soit. Ils ne sont donc pas devenus à la disposition de la Nation par le décret qui met à sa disposition les biens ecclésiastiques. Depuis il n'en est intervenu aucun autre, quoi qu'en dise la Municipalité, qui dépouille les particuliers pour gratifier injustement la Nation du bien d'autrui. Du moins les exposants ne connaissent pas de pareils décrets spoliateurs et si la Municipalité en connaît de ce genre, qu'elle les cite et qu'elle en cite de bien précis ; car, sans cela, on ne pourra voir qu'une calomnie atroce contre l'Assemblée nationale, dans son dire que le refus qu'ont fait les exposants de se soumettre à la loi qui les dépouille, justifie la privation de toute leur fortune.

Il est plaisant après cela d'entendre la Municipalité dire qu'il ne s’agit pas ici de simples présomptions, que tout ce qui caractérise un don, la volonté et le fait, se réunissent pour établir la libéralité.

La Municipalité convient donc qu'on ne peut pas établir une donation par des présomptions ; dès lors il faut des actes qui les justifient. Où sont donc ces actes qui prouvent que les exposants avaient donné à l' Eglige, avant le décret prétendu spoliateur, les biens qu'ils réclament ? La volonté et le fait se réunissent, dit-on, mais où sont encore les actes qui prouvent cette volonté et ce fait réunis pour établir la prétendue libéralité ? Le seul fait connu est que les exposants ont porté toute leur fortune en fonds et fruits au séminaire ; et de ce fait, le seul prouvé, le seul convenu, la Municipalité en induit que les exposants ont donné. La voilà donc cherchant à établir une donation sur de simples présomptions et elle vient de convenir que les présomptions ne suffisaient pas pour prouver des donations. A qui en veut-elle donc ? A qui prétend-elle parler ?

Elle ajoute que, dans l'ancien régime, les exposants n'auraient pas été recevables dans leurs réclamations et cite le

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rapport des Agents du clergé-de 1740 ; mais elle se trompe et c'est à contre-sens.

Elle se trompe ; car, dans l'ancien régime, à quelqu'époque que l'un des exposants eût quitté le séminaire, il n'eût pas réclamé en vain le montant des avances faites par lui. Les tribunaux de ce temps n'eussent pas souffert que le séminaire se fût enrichi aux dépens de ceux qui y avaient versé leur fortune. Le sieur Greleti, de Peix, n'avait pas porté une obole de sa fortune au grand séminaire de Périgueux. Il n'y avait porté que son travail dans la plus belle partie de sa vie ; et, quand il le quitta, sa demande contre les autres séminaristes ne fut pas éconduite au parlement de Bordeaux. Les anciens tribunaux qui n'eussent pas plaisamment écouté l'indécente allégation d'une loi spoliatrice, ne dépouillaient personne. Ils savaient que celui qui quitte une société est en droit, quelle que soit la raison qui le détermine à la quitter, d'emporter, en quittant, la mise qu'il y a portée, et l'y autorisaient tous les jours.

Le rapport des Agents du clergé56de 1740, qui ne fit jamais loi en France et que les tribunaux ne prenaient assurément pas pour des lois, n’a encore rien de contraire à cela. Il porte seulement que les biens donnés et unis aux séminaires n'appartiennent pas aux congrégations qui en ont l'administration ; et l'on ne voit pas trop ce que ce principe, qui est très vrai, peut avoir de commun avec l'espèce de la contestation actuelle où les exposants, loin de se croire propriétaires de l'établissement ni d'aucun des biens qui lui ont été donnés, réclament uniquement ce qu'ils y ont eux-mêmes mis et porté et les avances qu'ils ont bien voulu lui faire de toutes leurs fortunes.

La réparation et l'augmentation des bâtiments sont sans nul doute autant d'augmentations faites aux anciens ; mais conclure de là que ces augmentations tombent dans le cas du rapport de 1740, c'est supposer d'avance une donation qui n'existe pas. Les augmentations de bâtisse que fait un entrepreneur aux édifices d'un séminaire sont autant d'unions à

56 On appelait ainsi, sous l’ancien régime, des ecclésiastiques choisis par

les provinces ecclésiastiques pour s’occuper des affaires du clergé (cf. La France ecclésiastique pour l’année 1788, Paris 1787, pp. 21-23).

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ses anciens bâtiments : faudra-t-il en conclure qu'aussitôt que ces augmentations seront faites, le séminaire pourra les garder sans payer l'entrepreneur ? Non, sans doute. Mais pourquoi ? C'est que, s'il y a union de nouveaux édifices aux anciens, il n'y a pareillement de donation de la part de l'ouvrier, et qu'il faut qu'il y ait donation et union afin que le séminaire s'approprie l'objet. La conséquence coule de soi-même : les exposants ont bien matériellement uni aux anciens édifices du séminaire les réparations et les augmentations qu'ils ont fait faire avec toute leur fortune, mais ils n'ont rien donné. Il n'est donc pas possible de supposer que le séminaire soit devenu propriétaire des sommes employées à ces augmentations, ni qu'à la faveur d'une loi spoliatrice qui n'existe pas, la Nation puisse s'en prévaloir à leur préjudice et retenir les biens augmentés, sans leur payer le juste prix des augmentations qu'ils ont faites.57

N°4. Les capitaux sont dus ; les intérêts le sont de même. La Municipalité convient, sans y songer, qu'ils marchent d'un pas égal, et si elle dit un mot pour indiquer une différence, ce mot est une erreur.

Ce qui est consommé, les exposants ne le demandent pas et ils avoueront sans contrainte que leurs capitaux mêmes, s'ils étaient consumés et perdus pour la-maison, ils n'auraient aucun droit de les répéter, ils ne les réclameraient pas. Ils ne veulent, ils n'entendent établir et fonder leur demande en répétition que sur un principe immuable : que-personne ne doit s'enrichir aux dépens d'autrui, pas plus l'Eglige que la Nation. Ils ne demandent à répéter leurs avances en capitaux et intérêts qu'autant que le séminaire appartenant jadis à l'Eglige, appartenant aujourd'hui à la Nation, est devenu plus considérable, plus riche, d'une plus forte valeur, par leurs avances soit en capitaux, soit en intérêts : in quantum locupletior factus est. Avant leurs avances, le séminaire était un objet de 12.000 livres par exemple, avec leurs avances, s'il est aujourd'hui un objet de 100.000 livres, c'est de 88.000 livres

57 Pour apprécier ces considérations, il faudrait étudier la législation qui

déterminait alors le droit d’accession relativement aux choses immobilières. Aujourd’hui, il y aurait à compter avec le propriétaire du sol.

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qu'il a cru en valeur. Il n'est pas juste que la Nation en profite et que ceux qui y ont mis leur fortune la perdent : nemo debet locupletari ex jactura aliena.

Que la Nation retienne et conserve tout ce que le séminaire a crû en valeur par les soins économes des exposants, rien de plus juste : ils devaient leurs soins au séminaire ; le fruit de leurs soins et de leurs veilles était à lui, et la Nation a sans nul doute le droit de s'en prévaloir : c'est son bien.58 Mais ils ne devaient pas au séminaire leur fortune, pas plus les fruits et revenus, les intérêts que le capital : ils ne la lui ont pas donnée. Il est donc juste qu'en quittant, quelle que soit la raison qui les détermine à quitter, ils retirent ce qu'ils y ont porté autant que le séminaire en est devenu plus riche, puisque, sans cela, la Nation s'enrichirait à leurs dépens, ce qui n'est ni juste ni raisonnable.59

La Municipalité croit répondre à tout par une observation qu'elle dit être fort simple et qui l'est en effet : c'est que, dit-elle, les exposants doivent compte de vingt années de loyer de la maison et de ses revenus, puisqu'ils prétendent avoir tout fait pour eux et rien pour la Nation. Les réflexions précédentes répondent à cette observation dont rien n'égale la simplicité. Les exposants n'entendent répéter ni leur temps, ni leur peine, ni leurs soins, ni la meilleure partie de leur vie employée à remplir leurs devoirs de séminariste et de régent. Ils ne doivent donc pas de compte de la jouissance d'une maison qui a bien plus produit aux individus de la Nation, pour qui elle fut établie, qu'à ceux qui l'ont dirigée.

N°5. Ce59 bis qui prouve, mieux qu'on ne saurait le prouver et le dire, que les fonds des sieurs Leboeuf et Montjon ont été employés à l'accroissement du séminaire, c'est qu'en effet le séminaire s'est accru. C'est un fait avoué. C'est un fait patent. C'est un fait, dont la preuve est aisée à rapporter, que les édifices du séminaire ont été immensément augmentés depuis la fondation. Ce n'est pas avec rien et d'eux-mêmes qu'ils se sont augmentés. Les exposants ont ordonné les augmentations. Ils

58 Ces lignes définissent exactement ce à quoi étaient tenus les

missionnaires de Saint-Charles dans l’ordre matériel et financier. 59 Cf. supra, n. 57. 59 bis Texte non autographe G. J. Chaminade à partir de Ce.

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les ont payées. Quelles sommes qu'il en ait coûté, elles sont sorties de leurs mains. Ils n’ont pas été obligés de rendre compte de leur fortune ni d'expliquer par quels canaux les fonds qu'ils y ont employés sont venus jusqu'à eux, et quand ils disent qu'ils les ont reçus de tels et tels, comme l'existence des réparations prouve qu'ils en ont reçu de-quelque part les fonds, leur simple déclaration suffit après, pour établir:que c'est plutôt d'une source que d'une autre ; cela suffit pour les autoriser à réclamer les augmentations ou leur valeur, à moins que la Nation ne prouve qu'elles sont le fruit de dons particuliers faits au séminaire, et c'est ce qu'elle ne prouvera jamais. En attendant, il est, ce me semble, bien prouvé que rien n'a été donné à l'établissement et que tout l'a été aux administrateurs, qui n'ont rien dit de trop en annonçant qu'ils avaient épuisé leur fortune et celle de leurs amis pour agrandir le séminaire et l'établir.60

N°6. Il n'est nullement question ici des fonds acquis séparément par les sieurs Moze et Chaminade. La Nation ne s'en est pas emparé, et il est croyable qu'elle n'osera pas même essayer de s'en emparer. Ces biens-là n'ont jamais appartenu de fait ni de droit au séminaire : point d'acte pour lui ; point de donation ; point d'union. S'il est vrai que les acquéreurs aient employé quelques fonds du séminaire à payer les objets, la loi est tranchante et jure : res empta ex pecunia mea, non est mea (sic),61il ne reste au séminaire ou à la Nation, à qui il appartient, qu'à répéter ce qu'il justifiera avoir été employé de ses fonds à faire cet achat. Les exposants offrent de le compenser avec partie de ce qu'il leur est dû.62 C'est tout ce qu'ils doivent sur cet article et il est étonnant que la Municipalité, qui parle si bien à son aise dans un autre lieu du droit ancien, ait pu méconnaître les dispositions de l'Edit de 1749 touchant les gens de main-

60 Ibid. 61 Il faut probablement lire : non est tua. 62 L’offre ne fut pas même prise en considération. Cf. supra, n. 57.

Comme on le verra plus loin, Guillaume-Joseph Chaminade, son frère Louis-Xavier et leur père revendirent toutefois l’acquisition que Jean-Baptiste avait faite en son nom propre en 1783.

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morte, au point d'avancer les pitoyables erreurs qu'elle s'est permises.63

Le seul défaut des lettres patentes avant l'acquisition suffirait pour l'annuler et rendre les biens propres aux administrateurs, quand ils auraient fait l'acquisition en cette qualité.64 Comment donc supposer que, sans lettres patentes, et alors qu'on est forcé de convenir que lors des ventes il n'y en avait pas, des ventes faites en leurs noms propres aient acquis au séminaire une propriété qu'il n'eût pas acquise ni pu acquérir quand l'acquisition eût été faite pour lui ?

Et les lettres patentes de 1785 ne prouvent rien de contraire, loin de là. Elles prouvent très directement que rien n'était acquis pour le séminaire, que le séminaire n'était que fermier.65 Elles prouvent que les administrateurs désiraient acquérir ; ils en obtinrent le pouvoir, mais ils n'ont jamais acquis66 et la propriété des biens n'a jamais appartenu au séminaire. Rien de plus clair.

N°7. Il est impossible de comprendre ce que la Municipalité a voulu dire dans le surplus de ses observations et conséquemment assez vain de chercher à y répondre. Les déclarations données par les exposants pourraient être erronées, que leur erreur ne saurait nuire à leur droit, surtout lorsqu'on verrait clairement qu'ils n'ont erré qu'en s'identifiant en quelque sorte avec la maison qu'ils regardaient comme leur ouvrage et leur bien.

Mais ils n’ont aucunement erré et l'on s'en convaincra aisément en lisant l'ensemble de leur déclaration et en évitant le

63 Nouvelle manifestation de l’humeur agressive des directeurs. 64 Entendons : S’ils avaient fait l’acquisition pour lui en leur qualité

d’administrateurs. 65 Fermier des administrateurs Moze et Chaminade. 66 « Ils n’ont pas acquis » : avant les lettres patentes, ils avaient acquis,

mais en leurs noms personnels ; après les lettres patentes, comme la municipalité le fit remarquer, ils ne pouvaient acquérir d’eux-mêmes, c’est-à-dire être dans le même acte vendeurs et acheteurs, mais ils pouvaient vendre au syndic du diocèse. Ils ne l’ont pas fait et restent donc propriétaires à titre personnel, sauf à restituer les sommes prises sur les capitaux du séminaire.

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petit inconvénient où est tombée-la Municipalité, qui ne veut lire ni laisser voir que ce qu'il lui plaît d'en extraire, sans songer à cette maxime du droit qu'un administrateur sage ne doit jamais perdre de vue : nisi tota lege inspecta, incivile est judicare : lisez tout ou ne jugez de rien.67 Les exposants disent d'abord, dans cette déclaration, qu'ils habitent une maison vaste, bâtie presque entièrement à neuf à leurs frais et dépens. Ils ajoutent que l'ameublement représente aussi une grande partie de leurs fonds.

Voilà ce qu'on lit mot à mot dans la déclaration. Prétendre après cela qu'ils y ont convenu que le séminaire ne leur devait rien, n’est-ce pas se jouer de la raison et de la justice ?

Il est vrai qu'en finissant, ils ont exposé qu'ils devaient d'argent emprunté ou par arrêtés de comptes onze mille livres ; ils ont ajouté de plus que les dettes actives et passives se contrebalançaient à peu près. C'est de là d'où la Municipalité part pour les critiquer avec une amertume qui n'a pas d'exemple. Vous convenez, dit-elle, que la maison ne doit que onze mille livres, et vous réclamez plus de soixante mille livres comme créanciers : quelle contradiction !68

Et où la Municipalité a-t-elle donc trouvé dans cette déclaration que le séminaire ne dût que onze mille livres ? Nulle part, ne lui déplaise. Elle y a bien trouvé que les administrateurs ne devaient que onze mille livres par contrats ou arrêtés de comptes, mais rien de plus. Nous devons, disent-ils, d'argent emprunté ou par arrêtés de comptes onze mille livres. Ces mots nous devons à la suite de la première déclaration portant que leur fortune a été employée à refaire les édifices et à meubler la maison, ne signifient autre chose sinon qu'à onze mille livres près empruntées, tout le reste a été fait à leurs frais, et point du tout que la nation puisse et doive tout prendre et tout garder en payant les onze mille livres dues aux étrangers.

67 Cf. supra, n. 63. 68 Evidemment, un expert-comptable aurait présenté la situation en

d’autres termes.

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Et c'est ainsi surtout qu'il faut expliquer et entendre une déclaration donnée à une époque69 où les administrateurs ne devaient pas s'attendre qu'un jour leur conscience forcée les obligerait, soit raison, soit préjugé si l'on veut, à abandonner un établissement auquel ils s'étaient voués.

La glose de la Municipalité est tout aussi inconséquente et hors de place. Elle est inconséquente parce que, de quelles expressions que les exposants se soient servis, il est clair qu'ils n'ont dit ni voulu dire autre chose, si ce n'est que les dettes passives courantes établies sans contrat et sans arrêté de compte se balançaient avec les dettes actives.

Elle est hors de propos, parce qu'il ne s'agit en ce moment que du droit : les comptes viendront après.70

Les exposants ont employé la somme de soixante mille dix livres en capitaux, fruits et revenus, intérêts de leur patrimoine ou toutes autres ressources et biens à eux appartenant, qu'ils auraient pu employer partout ailleurs. Ils l'ont employée à l'agrandissement du séminaire. Si tout est consommé, tant pis pour eux : il faut qu'ils perdent tout.

Mais si cela se retrouve sur la valeur du séminaire qui passe à la Nation, comme la Nation ne peut pas en devenir plus riche à leurs dépens, il faut qu'elle rembourse.

Or, il est d'un fait convenu que le séminaire a acquis tout cela en valeur et plus encore. Le remboursement est donc dû, cela est clair. Partant, les exposants obtiendront les conclusions qu'ils ont prises ».

Moze, prêtre, approuvant l’écriture ci-dessus

G.-J. Chaminade, prêtre, approuvant l'écriture ci-dessus

A Mussidan, le 23 juillet 1791 »

69 27 février 1790 ; il n’était pas alors question du serment de fidélité à la

constitution civile du clergé. 70 En s’exprimant ainsi, les directeurs montrent qu’ils veulent, pour le

moment, n’en envisager et ne discuter que leurs droits à recouvrer leurs capitaux. Ils renvoient à plus tard l’examen de leur gestion et de leurs comptes.

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Quatre jours plus tard, le directoire du district soumit la réplique des directeurs à la Municipalité « pour savoir si elle n'aurait pas encore quelques observations essentielles à opposer à celles des sieurs Moze et Chaminade ».71 Elle en eut ; mais nous ne les avons pas retrouvées. Il nous faut nous contenter des allusions que contient l'avis formulé par le directoire du district de Mussidan en date du 13 août suivant et conçu en ces termes :

VU le mémoire présenté par les Srs Moze et Chaminade cy-devant directeurs du séminaire-collège de la présente ville de Mussidan, aux fins d'être maintenus dans la jouissance et possession des biens et bâtiments du collège jusques au remboursement effectif des avances qu'ils prétendent avoir faites pour l'accroissement des bâtiments et pour l'achat des biens qui en dépendent, et au cas qu'ils soient obligés d'abandonner cette possession, qu'il leur soit accordé à chacun d'eux la somme de 1.500 l. de provision payable à l'époque de leur sortie, que l'Assemblée nationale soit consultée sur ce fait particulier, et qu'enfin il leur soit fait acte de l'opposition qu'ils déclarent former à leur prétendu dépouillement, et qu'il leur soit permis d'appeler M. le Procureur-général devant les tribunaux pour se voir condamné au paiement desdites avances et d'une provision ;

VU ensuite la déclaration qu'ils ont fournie du montant des revenus de ladite maison et des charges qui les absorbent, cette déclaration en date du 27 février 1790,

le tableau de leurs dettes actives et passives,

deux autres petits mémoires où ils cherchent à justifier la différence qui se trouve entre ce tableau et leur déclaration du mois de février 1790,

les lettres patentes du roi concernant ledit établissement, données à Versailles au mois de février 1761, en octobre 1781 et en avril 1785,

71 Arch. nat. Paris, DXIX 94, doss. 822 : apostille du district de Mussidan,

placée au bas de la réplique des directeurs.

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toutes les autres pièces énoncées dans l'inventaire qu'en a fait la Municipalité et où sont ses observations sur le mémoire, ensemble la réponse faite par lesdits Srs Moze et Chaminade, et les nouvelles observations de la Municipalité,

le tout fourni en conséquence de l’arrêté du département du 21 juin dernier et de ceux du directoire du 24 du même mois et 27 juillet aussi dernier,

OUÏ sur le tout le Procureur-syndic,

LE DIRECTOIRE DU DISTRICT DE MUSSIDAN,

CONSIDERANT qu'indépendamment de ce que lesdits Srs Moze et Chaminade s'obstinent à ne produire aucun compte de leur gestion comme syndics directeurs du collège, partie des pièces qu'ils ont produites les rend suspects aux yeux de la loi par l'altération que l'on trouve dans plusieurs chiffres servant à désigner certaines sommes ou l’époque des années dont elles datent, ou par l'affectation qu'il paraît qu'ils ont mise pour dérober certaines connaissances aux yeux de l'administration en placardant deux ou trois pages de leur livre de réception,

que par le titre de leur institution, les lettres patentes de 1761, ils étaient obligés d'employer tous les revenus de cette maison à son profit et à son accroissement, ce qui n'est prouvé nulle part que par les réparations dont ils demandent le remboursement,

qu'outre les ressources qu'ils déclarent eux-mêmes en plusieurs endroits avoir reçues des âmes charitables pour fournir aux accroissements, il est prouvé par la lettre du Sieur Montjon, par eux produite sous cote n° 12, datée de Bordeaux du 27 novembre 179072 qu'ils recevaient annuellement de ce particulier douze ou quinze cents livres pour cet objet,

que l'esprit de l'article 29 de la loi du 24 juillet 1790 réuni au décret du 27 novembre dernier est directement contraire à leur réclamation,

72 Nous ne la connaissons pas. Nous ne l’avons pas trouvée dans le

dossier de cette affaire, ni dans les archives départementales de la Dordogne ni dans les archives nationales à Paris.

218

CONSIDERANT au surplus que les dettes qu'ils voudraient renvoyer sur le compte de la Nation n'ont été contractées que pour des fournitures faites à leurs pensionnaires, et que par conséquent ils doivent en être ou en avoir été remboursés par ces derniers, d'où il résulte qu'il y a de la mauvaise foi de leur part à les présenter comme absorbant les revenus dudit collège, sans vouloir rendre compte de leur gestion,

Néanmoins, et attendu la bonne foi connue dudit Sieur Moze qui ne peut point être soupçonné de n'avoir bien employé aux réparations dont s'agit les onze mille sept cent vingt trois livres dont parle la Municipalité, le Directoire pense que la Nation doit lui en payer l'intérêt, comme aussi lui assurer un traitement pendant sa vie, ainsi qu'aux Srs Chaminade à raison des services qu'ils ont rendus au public par leurs soins et par leurs veilles, et en considération de la ressource dont ils se trouvent privés, faute de pouvoir les continuer par scrupule de conscience.

A l'égard des acquisitions dont ils paraissent vouloir s'attribuer la propriété, on ne croit point qu'ils y soient fondés, vu :

qu'ils ne demandèrent les lettres patentes de 1785 que dans les vues de faire les acquisitions pour le collège,

qu'il est évident que le parti qu'ils ont pris de parler dans le contrat en leur nom propre et privé, n'a été imaginé que pour éviter le paiement d'une grosse indemnité que demandait le seigneur à cause de la réunion, ce qui se manifeste par la tournure qu'ils lui ont donnée en grevant ces fonds d'une rente de 250 l. envers le collège sans appeler même aucune partie capable d'accepter la donation, et

qu'enfin les biens qui sont l'objet desdites acquisitions ont réellement et de fait resté unis audit collège jusques à présent.

Le Directoire pense donc que la Nation doit s'emparer de ces biens comme des autres, sauf les réserves cy-dessus énoncées et auxdits Srs Moze et Chaminade à se pourvoir ainsi qu'ils aviseront, s'ils persistent à croire que la propriété leur en appartient.

219

Délibéré à Mussidan par les membres composant le Directoire du district, le 13 août 1791.73

Grossi de toutes les pièces dont il s'est enrichi au cours de neuf semaines, le dossier Moze-Chaminade est revenu maintenant à son point de départ, le Directoire du département de la Dordogne. Est-ce parce qu'à Périgueux l'atmosphère politique est plus sereine qu'à Mussidan ? Est-ce parce que les abbés Chaminade sont des concitoyens ? Les autorités départementales laissent de côté toutes les chicanes de détail soulevées précédemment. Elles s'en tiennent aux faits indiscutables. « Considérant, dit leur délibération du 5 septembre 1791,74

1° que les sieurs Moze et Chaminade ont augmenté considérablement les bâtiments dudit séminaire-collège, qu'ils y ont employé leur patrimoine, leurs soins et leur industrie, qu'ils sont dans le cas d'obtenir une indemnité ou un traitement ;

2° que l'Assemblée nationale n'ayant encore rien statué sur le sort des congrégations séculières, il n'est pas possible, quant à présent, de fixer soit l'indemnité soit le traitement auquel ils peuvent prétendre ;

3° que, quoique lesdits sieurs Moze et Chaminade aient conservé leur logement dans ledit séminaire, néanmoins ils ont perdu leurs moyens de subsistance en cessant leurs fonctions d'instituteurs publics, par le refus qu'ils ont fait de prêter le serment, d'après lequel l'administration les a remplacés par de nouveaux instituteurs, qui occupent lesdits bâtiments,

le Directoire du département de la Dordogne

arrête

que le mémoire, avec toutes les pièces jointes, sera incessamment adressé à l'Assemblée nationale, qui voudra bien statuer sur le cas particulier ce qu'elle jugera convenable ;

et néanmoins, attendu le dépouillement absolu et les besoins pressants desdits sieurs Moze et Chaminade, il leur sera délivré

73 Arch. dép. de la Dordogne, 6 L 7, f° 79-81. 74 Arch. nat. Paris, DXIX 94, doss . 822.

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une ordonnance de la somme de quinze cents livres, à titre de provision, laquelle sera imputée sur l'indemnité ou le traitement qui leur sera accordé ».

Le Directoire ne se prononçait pas sur le passif du collège ; il n’accordait qu'un secours global de quinze cents livres aux trois directeurs, qui avaient réclamé la même somme pour chacun d'eux. Mais, selon le désir exprimé par les pétitionnaires, il transmettait le dossier à l'Assemblée nationale et leur reconnaissait, en principe, le droit à une juste compensation en cas d'éviction définitive. Dans les circonstances, alors que le réel - les sommes investies dans le séminaire - était si mal garanti par le légal - les contrats en bonne et due forme, les factures et mémoires acquittés - l'abbé Moze et les frères Chaminade purent encore se féliciter du résultat qu'ils avaient obtenu. C'est sans doute la réflexion que fit l'ex-syndic de Saint-Charles en retirant personnellement à Périgueux, le 7 septembre, l'ordonnance octroyée par le Directoire.75

Le lendemain, l'évêque constitutionnel P. Pontard fut élu député. « Il partit immédiatement pour Paris, abandonnant à ses douze vicaires toutes ses fonctions épiscopales. A dater de ce jour, il ne s'occupa jamais de son diocèse ; les plus graves questions administratives ou religieuses le trouvèrent toujours d'une indifférence absolue. Les vicaires ne tarderont pas à constater que la constitution civile du clergé n'avait pas été proclamée dans l'intérêt du clergé, et dès lors, imitant l'évêque, ils ne se préoccuperont que de leurs intérêts personnels ».76

Mgr de Grossoles de Flamarens était encore à Paris et restait, pour les insermentés, la seule autorité légitime. Son action s'exerçait à travers l'administration qu'il avait laissée à Périgueux. Le conseil de conscience auquel il confiera ses pouvoirs pendant son émigration en Angleterre n'était pas encore formé.77

75 Ibid., 1 L 626. 76 R. DE BOYSSON, Le clergé périgourdin pendant la période

révolutionnaire , Paris, 1907, pp. 139-140. 77 Cf. DUCHAZEAUD, le martyrologe de la Révolution pour le diocèse

de Périgueux, relation manuscrite publiée et annotée par le chanoine Mayjonade, Périgueux 1914, p. 7, n° l. D'après cette note du chanoine

221

Si quelques optimistes avaient pu penser que l’Assemblée 1égislative, qui succéda à la Constituante le 1er octobre 1791, renoncerait à l'application de la constitution civile du clergé, ils durent vite reconnaître qu'ils s'étaient trompés. Sensibilisés par l'opposition qu'ils ont constatée dans leurs provinces entre les prêtres assermentés et les réfractaires,78 décidés qu'ils sont à mâter ceux-ci pour rétablir la paix dans l'unité religieuse, les

Mayjonade, le conseil de conscience fut d'abord présidé par l'abbé Linarès, ancien supérieur du grand séminaire et vicaire général, puis, après sa mort, par l'abbé Jean-Baptiste Lasserre, qui mourut à 97 ans, le 13 mai 1848. C'est le seul renseignement que nous ayons sur l'administration du diocèse de Périgueux depuis l'émigration de Mgr de Flamarens jusqu'au concordat. R. de Boysson.(o.c., p. 178) a écrit : « Mgr de Flamarens se dirigea vers l'Angleterre. Le 21 novembre 1792, il envoya de Londres à M. Poumeau de Lille les pouvoirs nécessaires pour le représenter dans son diocèse, près des fidèles et des prêtres ». En note, l'auteur renvoie à l'abbé Brugière, Le Livre d'or, p. 364, mais Le Livre d'or n'a que 326 pp. Il a bien, p. 314, une courte notice sur Jean-Baptiste Poumeau de Lille, mais on y lit seulement : « Ses grandes qualités d'esprit et de coeur le signalèrent à l'attention de Mgr de Grossolles de Flamarens, qui le nomma vicaire général et le tint toujours en haute estime ».Dans le même ouvrage, p. LIV, on lit aussi : « Le 21 (novembre), l'évêque donnait à M. Poumeau, son ancien vicaire général, procuration pour gérer ses affaires ... » Une note ajoute : « Dès son départ pour Paris, Mgr de Flamarens avait constitué M. Poumeau de Lille comme son procureur. (Pièce du 17 juin 1791 communiquée par M. Poumeau de Lille, petit-neveu du grand vicaire). » Mais, dans cette même page LIV du Livre d'or, l'abbé Brugière nous fait encore lire : « Evidemment Mgr de Flamarens avait délégué des pouvoirs très étendus à quelques-uns de ses prêtres qui devaient être dépositaires de son autorité pendant la tourmente. Quels étaient ces prêtres ? Nous n'avons pu le déterminer d'une façon précise. Toute une série de conjectures nous fait supposer que MM. Bourniquel, Lasserre et peut-être M. Linarès représentaient l'évêque ». Le chanoine Mayjonade nous dit qu'au moment où il annotait la relation manuscrite de l'abbé Duchazeaud, i1 possédait « quelques pages du registre où étaient inscrites les décisions de ce conseil » de conscience présidé d'abord par l'abbé Linarès puis par l'abbé Jean-Baptiste Lasserre. Pour cette raison, c'est lui qui nous paraît la source la plus sûre. Pourtant, il écrit (p. 1) que Mgr de Flamarens émigra en 1791.

78 Surtout à l’instigation des clubs et des sociétés populaires.

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nouveaux parlementaires, dépourvus de toute expérience politique,79 s'entêteront dans des mesures répressives de plus en plus violentes, qui, la guerre étrangère survenant,80 aboutiront en quelques mois à la chute de la royauté en même temps qu'à la persécution sectaire et sanglante.81 Avec l'intervention des clubs patriotiques et des sociétés populaires, le sort des prêtres fidèles empirera de semaine en semaine.

Le temps n'était plus aux vains espoirs. Il fallait aviser et agir. Les frères Chaminade le comprirent. Ils ne songèrent plus qu'à quitter Mussidan le plus avantageusement possible et à trouver pour leurs parents et pour eux un gîte convenable.

Dans sa réponse aux observations de la Municipalité de Mussidan, le « cy-devant syndic du séminaire » avait insisté sur le fait que, dans les bâtiments occupés par l'établissement, avant la mise-des biens du clergé à la disposition de la Nation, il y en avait une partie qui n'était pas légalement bien d’Eglise et dont les propriétaires ne pouvaient être dépossédés. C’était le cas de la petite construction avec quelques ares de jardin que Jean-Baptiste avait acquis en nom propre le 27 juin 1783 et qui depuis sa mort appartenait légalement à ses héritiers naturels Le 24 octobre 1791, Blaise Chaminade et ses deux fils, Louis-Xavier et Guillaume-Joseph, vendirent la maisonnette à un tailleur de Saint-Médard, Pierre Junière, pour la somme de 1150 livres.82

79 On sait que la Constituante, par un décret du 16 mai 1791, avait décidé

qu’aucun de ses membres ne pourrait être élu comme député à l’Assemblée législative.

80 Le 20 avril 1792, le roi se rendit à l’Assemblée et lui proposa de déclarer la guerre « au roi de Hongrie et de Bohème ». L’Assemblée la vota à la presque unanimité. Cf. E. LAVISSE, Histoire de la France contemporaine depuis la Révolution jusqu’à la paix de 1919, t. I, La Révolution (1789-1792), par P. Sagnac, Paris 1920, p. 351.

81 Ibid., pp. 365-388. 82 Cf. expédition authentique dont l'abbé H. Kramer S.M. est le

propriétaire et qu'il nous a gracieusement communiquée. - Pour éviter tout ennui à l'acquéreur, l'acte excluait de la vente « un petit lopin de jardin » qui avait été acheté par Jean-Baptiste Chaminade avec la maison, « lequel dit lopin de jardin, précisait l'acte, demeure exclu et non compris dans la présente vente, comme icelui jardin ayant été compris et ayant servi à une grande partie du bâtiment neuf dudit

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Afin de ne pas éveiller l'attention, semble-t-il, la vente ne fut faite que sous seing privé. L'acheteur ne la présentera à l'enregistrement que le 17 mars suivant et n'en déposera l'acte que le 20 floréal an IV (9 mai 1796), chez le notaire Boisserie, à Monsac, tout petit village du canton de Lalinde, à quelque cinquante kilomètres de Mussidan.83 Précautions jugées apparemment de bonne guerre pour éviter une intervention des autorités locales, dont l'avis était, nous l'avons vu, que l'immeuble avait perdu son caractère de bien personnel par l'usage que le propriétaire en avait fait au profit du séminaire.

Plusieurs documents postérieurs parlent de meubles que les frères Chaminade auraient vendus aux enchères avant de partir.84 Il n'est pas impossible qu'une telle vente ait eu lieu. Lors de l'inventaire qui fut fait de la maison, mais que nous n'avons pas retrouvé, chacun des directeurs avait pu signaler ses effets personnels, son mobilier à lui, et articuler à ce sujet les réserves nécessaires. Lorsqu'à la suite de la suppression des ordres religieux, les communautés s'étaient dispersées, la loi avait autorisé chaque membre à se retirer avec le mobilier de sa chambre et les objets à son usage propre. La loi du 18 août 1792 appliquera la même disposition aux membres des congrégations séculières. En recourant à une vente à l'encan, les

séminaire, et auquel nous vendeurs ne prétendons nullement renoncer pour les droits qui peuvent nous en revenir ». La grammaire est « offensée », mais l'idée est claire. Les vendeurs cèdent la maison, mais ne renoncent pas à réclamer à la nation le prix du jardin.

83 Ces renseignements sont fournis par l’acte notarié. 84 Cf. AGMAR, 11, 17. Le 14 vendémiaire an 7 (5 octobre 1798), la

veuve Gintrac, libraire à Bordeaux, écrit à François Chaminade à Périgueux : « Ayant appris, citoyen, que vous étiez entré en possession des propriétés et que vous aviez retiré du séminaire les effets mobiliers appartenant à votre frère, je m'adresse à vous comme son héritier de droit, pour réclamer les 390 liv. 11 den. qui me sont dus ... » - Le 24 juillet 1829, le fils de M. Bessines, marchand drapier, écrit de Périgueux à 1’archevêque de Bordeaux, au sujet de Guillaume-Joseph Chaminade : « Lorsqu'il évacua le collège de Mussidan, dont il était le syndic, il s'empara, ou son frère, qui est ici, en son nom, de tout le mobilier de cette maison, qui était précieux. Tout fut vendu à l'enchère… »

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frères Chaminade auront sans doute voulu éviter d'inutiles frais de transport.

Les documents qui font allusion à la vente des meubles soulèvent en même temps la question des dettes du séminaire-collège à l'égard des fournisseurs. Il n'est pas déplacé d'en dire quelques mots ici, puisque l'ex-syndic de l'établissement va quitter Mussidan et n'y reviendra plus.

Guillaume-Joseph Chaminade a déclaré en octobre 1848 : « La nation en nous dépouillant, se chargeait de nos dettes communes. Je payai M. Bessines en réglant son compte et lui donnai un mandat en règle sur la nation et le gouvernement. Des comptes plus considérables ont ainsi été payés. M. Bessines aura négligé de demander son paiement ».85 P. Humbertclaude, citant ce texte, ajoute : « L'explication du cas Bessines est qu'alors les citoyens se faisaient un honneur ou une gloire de remettre leurs dettes à la nation. Après la Révolution, cette gloire ne payait plus et M. Bessines intenta un procès pour les dettes qu'il aurait dû toucher, s'il y avait tenu, bien des années auparavant ».86Le problème est plus complexe, tout en laissant Guillaume-Joseph Chaminade hors de cause.

Les dettes du collège-séminaire n'étaient pas des dettes personnelles à son syndic. Mais entre le moment où la Constituante mit les biens du clergé à la disposition de la nation (2 novembre 1789) et celui où l'Assemblée législative dispersa les congrégations séculières dont le sort avait été réservé jusque-là (18 août 1792), contre qui les créanciers d'une maison comme le séminaire de Mussidan pouvaient-ils avoir recours ? Pas contre la nation, avaient répondu les tribunaux le 30 décembre 1790 à Gabriel Eybrard, et le 4 avril 1791 à François

85 Cf. AGMAR, 3, 3. 86 P. HUMBERTCLAUDE, Contribution…, p. 77, n° 107. L'auteur veut

sans doute dire : se faisaient un honneur et une gloire de tenir la nation quitte de ses dettes à leur égard. Il ne semble pas que ce fut le cas ni de M. Bessines, ni de la veuve Gintrac. Au reste, le sieur Bessines n'intenta pas un procès à ce sujet. C'est son fils qui, en 1829, écrivit à l'archevêque de Bordeaux, pour demander son intervention auprès de M.Chaminade. Dans sa lettre, il dit agir sur les recommandations de son père, alors décédé.

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et Lucrèce Chaminade. De fait, si, comme on en garda l'espoir pendant plusieurs mois, les congrégations séculières avaient été maintenues et reconnues par une loi, elles auraient dû se libérer de leurs dettes par leurs propres moyens. La loi du 18 août 1792 stipulera : « Les créanciers des maisons des congrégations séculières et des confréries et corporations supprimées par le présent décret seront tenus de présenter leurs titres de créance au commissaire liquidateur avant le deux novembre prochain pour tout délai. Ce terme expiré, ils ne seront plus admis au remboursement ». Alors la situation sera claire. Mais, à cette date, le cy-devant syndic, ne sera plus à Mussidan… Le sieur Bessines et d'autres anciens fournisseurs du séminaire n’ont-ils pas connu les dispositions de la loi du 18 août 1792 ? Ont-ils négligé de présenter leurs créances à temps ? Ont-ils eu des difficultés à en établir le bien-fondé ?87Le fait que le collège-séminaire ne fut jamais mis en vente a pu aussi compliquer la situation, les sommes dues ne pouvant être défalquées du produit de l'aliénation.88 Nous ne connaissons, en effet, aucun

87 Il est aussi possible qu’ils aient été induits en erreur par les sentences

que les tribunaux avaient rendues avant le 18 août 1792. 88 J. Simler, dans sa vie de Guillaume-Joseph Chaminade (p. 40, n° 1), et

après lui, P. Humbertclaude, (Contribution …, p. 77), ont écrit que les bâtiments du collège furent vendus, le 18 prairial an 4, (6 juin 1796) - P. Humbertclaude dit par mégarde : 6 janvier - pour la somme « risible » de 2649 livres. De fait, la somme de 2649 livres, si elle était exacte, serait risible pour une propriété que Guillaume-Joseph Chaminade, en 1791, estimait valoir plus de 100 000 livres. Mais les bâtiments ne furent jamais mis en vente. Ce qui fut vendu le 6 juin 1796 pour 2649 livres, c'est :

« 1° une pièce de terre en culture confrontant du levant au jardin du citoyen Louis Bessines, au midi à une claire-voie entre la cour et le jardin du levant, au couchant aux possessions et jardins du citoyen Verdenaud menuisier et à la terre labourable des parents de Chaminade et Moze prêtres déportés et à la terre labourable du citoyen Buisson, et du nord au chemin de Mussidan à Longas ;

2° une petite maison à l'usage d'un bordier, composée d'une chambre et d'un pigeonnier au-dessus ;

3° une petite pièce de pré contenant 5 picotins, au lieu Au guet du Maine, sur le ruisseau de la Crempse, confrontant du levant au pré du citoyen

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créancier des missionnaires de Mussidan qui soit rentré dans ses débours. Le 12 août 1813, le préfet de la Dordogne rejettera encore une réclamation de l'abbé H. Moze « ancien supérieur de Mussidan tendant à être mis en possession des édifices et

Pachot, du midi à une branche du ruisseau de la Crempse, du couchant au citoyen Descoumajeste, fils aîné, et du nord à la chaussée du moulin de Seguinau ; le tout dépendant du cy-devant collège de Mussidan, et évalués le 16 prairial à la somme de 2649 livres, 7 sous. La vente eut lieu deux jours plus tard, pour le même prix. L'acquéreur se nommait Jean Delong ou Delhom. Il était receveur à Mussidan. (Cf. Arch. dép. de la Dordogne, Q 163 et 167).

Quant aux bâtiments, le directeur des domaines nationaux écrit le 29 floral an VIII (19 mai 1800) : « Le collège de Mussidan consiste dans un vaste bâtiment, une grande cour, une église. Le jardin n'appartient plus à la république ; il a été vendu au citoyen Delhom, receveur, en vertu de la loi du 24 ventose an 4.

Ce qui est habitable consiste dans un appartement haut et un appartement bas, avec un autre servant de prison. Des deux autres, l'un sert à la municipalité pour ses séances et l'appartement bas est occupé par le geôlier.

Le surplus de ce corps de logis n'est pas habitable. Les militaires ont détruit les boisures, les fenêtres, les portes. Il y a même une poutre enlevée. Les couvertures sont mauvaises.

Voilà l'état de ce bâtiment, qui présente vers le couchant une portion d'édifice qui n'a jamais été finie.

Pour rendre un peu logeable ce qui est fini et si détérioré, il faudrait plus de 4000 francs. Il serait-possible de retirer 350 francs de ce bâtiment, s'il était réparé.

Je vais faire mon possible pour que l'aliénation en ait lieu. Mais les-fournisseurs n'en veulent pas ; ils me l'ont mis de côté dans le relevé que je viens de leur donner des biens à vendre » . Arch. dép. de la Dordogne, 31 Q 6, n° 1622.

Un état établi le 11 mars 1807 par le receveur Delhom nous apprend que seules les deux chambres occupées par la mairie payent un loyer, qui est de 30 F. par an depuis le 25 frimaire an V (15 décembre 1796), qu'une seule fois, par ordre du préfet on a fait « à la couverture, qui s'était écroulée en partie », une réparation de 480 F., « pour éviter la chute du restant du bâtiment, qui menace ruine », que s'il était mis en vente ce bâtiment pourrait être estimé à environ 6000 F., qu'il a été cédé à la caisse d'amortissement et qu'il est urgent de le vendre, car « il dépérit chaque jour. » (Ibid., Q 1150).

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dépendances de l'ancien collège dudit lieu (Mussidan)… sauf au nommé Moze à se pourvoir en liquidation pour les réparations et améliorations qu’il a pu faire aux bâtiments ».89 Pas plus ici que dans les cas précédents, la responsabilité de Guillaume-Joseph Chaminade ne sera engagée.90

89 Ibid., 7 k 4, n° 382. 90 Après le départ de Guillaume-Joseph Chaminade pour Bordeaux, son

frère Louis et l'abbé Moze firent de nouvelles tentatives pour obtenir des secours et pour rentrer dans les fonds qu'ils avaient engagés dans le séminaire.

En mars 1792, alors que, probablement, il était retiré chez son frère à Périgueux, Louis Chaminade adressa une pétition au directoire du département. Elle nous est connue par l'avis que le district donna le 14 de ce mois en ces termes :

« Mémoire par le sieur Louis Chaminade, prêtre de la congrégation séculière de Saint-Charles de Mussidan, demandant qu'en attendant que l'Assemblée nationale ait statué, il leur soit accordé, par forme de provisoire, une somme de 2000 livres.

-Vu l'exposé ci-dessus et, sur ce, ouï le procureur-syndic de Mussidan, considérant que les exposants peuvent avoir quelque droit à réclamer à raison des réparations par eux faites au collège de cette ville, estime qu'il y a lieu de leur accorder une seconde provision de 1200 livres ; mais considérant qu'il est certain que le sieur Moze est le seul qui ait fait les frais desdites réparations et qu'il y a consommé presque toute sa fortune, le directoire pense qu'il serait de toute justice de donner 600 livres à celui-ci et 200 seulement à chacun des autres signataires, le tout imputable comme de droit. Du 14 mars 1792. » (Arch. dép. de la Dordogne, 6 L 15, p. 617).

Ainsi apostillée, la pétition partit de Mussidan le 16 (Ibid. 6 L 31) et fut enregistrée le 20 au directoire du département (Ibid., 1 L 281, n° 587), qui, sans entrer dans les distinctions du directoire du district de Mussidan accorda une nouvelle provision globale de 1500 livres. Louis Chaminade en retira l'ordonnance à Périgueux le 17 avril, comme nous l'apprend l'enregistrement suivant porté au registre 1 L 265 des arch. dép. de la Dordogne « Du 17 avril 1792. N° 830. Ordonnance de-la somme de 1500 livres en faveur des sieurs Moze, Louis et Joseph Chaminade et Neveu, cy-devant directeurs du séminaire et collège de Mussidan, cotée 2. - Reçu l'ordonnance cy-contre, Louis Chaminade ».

La mention du sieur Neveu apparaît ici pour la première fois et nous explique pourquoi Louis Chaminade avait demandé 2000 livres de provision, 500 par personne. Neveu ne semble pas avoir été réellement

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directeur au séminaire ; nous l'identifierions plutôt avec Jean Neveu, « frère au séminaire », qui fut reçu en cette qualité dans la confrérie du Rosaire à Mussidan, le 2 octobre 1791.

Le 25 avril, Louis Chaminade s'était fait trouver un passeport par la municipalité de Périgueux (arch. mun. de Périgueux, 1, 10). C'était peut-être pour accompagner ses parents, qui allaient rejoindre l'abbé Guillaume-Joseph à Bordeaux. Toujours est-il que le 12 mai, il adressa une nouvelle pétition au directoire du département de la Dordogne, pour demander le remboursement de 28.000 livres, que son frère et lui auraient dépensées pour le collège-séminaire (Cf. Arch. dép. de la Dordogne, 1 L 281, n° 655 : « Du 12 mai 1792. Pétition du sieur Chaminade, prêtre, tendant au remboursement de la somme de 28.000 livres employées aux réparations du ci-devant collège de Mussidan ».).

En même temps, il envoyait directement le texte de cette pétition au ministère de l'intérieur, où sa lettre fut enregistrée à l'arrivée le 18 mai (Arch. nat. Paris, F, n° 14). Le directoire du département renvoya la pétition au district, pour avis (Arch. dép. de la Dordogne, 1 L 265 et 6 L 15, p. 705), 22 et 23 mai. La pétition est enregistrée le 26 (Ibid., 6 L 31) et transmise, le 29, à la municipalité pour observations (Ibid., 6 L 15, p. 705). Louis Chaminade avait réduit à 28.000 livres le chiffre des réclamations qui avait été de 35.400 dans le mémoire de juillet 1791 : c'est probablement qu'il ne comptait plus les 7.600 livres dus à son frère François et à sa sœur Marie-Lucrèce, tous deux ayant présenté leur propre réclamation.

De son côté, l'abbé Moze avait présenté une nouvelle pétition au sujet des 24.000 livres qu'il avait engagées dans les réparations et constructions du séminaire. Le 6 juin, le directoire du district en délibéra : « Pétition du sieur Moze, prêtre, demandant que lui soit payée par la nation la somme de 24.000 livres qu'il a employée pour la construction et les réparations de plusieurs édifices du séminaire de Mussidan, à laquelle sont joints les certificats des municipalités de Saint-Laurent, de Beaupouyet et Saint-Méard (sic), des citoyens de Mussidan et une déclaration du sieur Cabayne. - Vu le mémoire ci-dessus du citoyen Moze, prêtre, se prétendant créancier de l'Etat, ensemble les attestations des municipalités de Mussidan, Saint-Laurent, de plusieurs citoyens desdites communes et de celles de Beaupouyet et de Saint-Méard de Limeuil, dont les signatures sont certifiées par leurs municipalités respectives et enfin le certificat du sieur Cabayne missionnaire, le tout au soutien de ladite prétention, le directoire du district de Mussidan, le procureur-syndic entendu, estime, d'après ces faits et les connaissances locales qu'il a de leur vérité, que sans injustice

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l'on ne peut s'empêcher d'accueillir favorablement la demande du réclamant. Fait en directoire, à Mussidan, le 6 juin 1792. (Ibid., 6 L 15, p. 714). » Avec cet avis, aussi favorable qu'il pouvait être, la pétition arriva au directoire du département, où nous la trouvons enregistrée : « 9 juin 1792. N° 694. Pétition du sieur Moze, prêtre, se prétendant créancier de l'Etat de la somme de 24.000 livres ; avec l'avis du district ». (Ibid., 1 L 281). Nous n’en savons pas plus sur le sort qui lui fut fait, sinon que les documents postérieurs, comme nous l'avons indiqué, montrent qu'elle n'eut pas de succès.

Dans l'entretemps, la pétition que Louis Chaminade avait envoyée directement au ministère de l'Intérieur, avait été retournée au directoire du département et celui-ci, le 6 juin, l'avait dirigée vers le district de Mussidan, avec la lettre du ministre en date du 2 (Ibid., 1 L 265 et 6 L 15, p. 714).

Il ne semble pas que cette fois le directoire du district ait jugé à propos de consulter la municipalité. Agacé sans doute par l'insistance des abbés Chaminade, énervé aussi, probablement par les incidents qui se multipliaient au sujet de la situation religieuse, (cf. Arch. nat. Paris, F n° 7, p. 225 : des violences venaient d'être exercées dans le district contre des prêtres non conformistes), il fit passer sa mauvaise humeur dans la délibération suivante : « Vu l'exposé du présent mémoire, ensemble les pièces y jointes, et sur ce, ouï le procureur-syndic, le directoire du district de Mussidan observe : 1° que, d'après les renseignements qu'il a pris dans le temps, il ne peut s'empêcher de dire que les sieurs Chaminade frères ne cherchent qu'à s'enrichir aux dépens de la nation, puisqu'il est de fait que c'est le sieur Moze, et non eux, qui a fait les réparations dont il s'agit, et que c'est par commisération que, sur l'avis du district, le directoire du département leur a accordé provisoirement une pension alimentaire en considération de la perte de leur état et des services qu'ils pouvaient avoir rendus précédemment au public ; 2° que c'est une imposture de leur part d'avoir annoncé au ministre que le district leur avait refusé son avis, tandis qu'ils, le sieur Moze excepté, ne lui en ont jamais demandé d'autre que celui du 13 août 1791, duquel une expédition sera jointe au présent mémoire pour les convaincre de leur injustice et de leur fausseté. D'après ces considérations et autres énoncées dans ladite délibération du 13 août 1791, comme aussi d'après celle qui se prend de ce qu'ils ne produisent aucun titre à l'appui de leur demande, le directoire estime qu'il n'y a lieu à délibérer. Fait à Mussidan en directoire, le 13 juin 1792, l'an 4ème de la liberté ». (Arch. dép. de la Dordogne, 6 L 15, p. 24). Quatre jours plus tard, la délibération prit le chemin du directoire du département

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C’est le cœur gros, sans doute, mais la conscience en paix, qu’après avoir vraisemblablement conduit ses parents à Périgueux chez son frère François, il prit congé de M. Moze, avec lequel il avait vécu vingt ans et se dirigea vers Bordeaux, un de ces jours d’automne 1791, où, parmi les feuilles mordorées de leurs ceps généreux, les grappes achevant de mûrir présageaient à la fois les fatigues et les joies des prochaines vendanges.

(Ibid. 6 L 31). Elle ne semble pas avoir eu d'autre suite. Le régime de la Terreur n'est d'ailleurs plus très loin.

Voir encore pour l'histoire du collège : ROLAND LANDRY, Aperçu sur l'instruction publique à Mussidan pendant la Révolution et le Ier Empire, in Bulletin de la Société historique et archéologique du Périgord, t. XCVI, année 1969, 2ème livraison, pp. 118-129, où, du reste, il y aurait quelques rectifications à faire.

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Chapitre huitième (Tome I)

SaintSaintSaintSaint----Laurent Laurent Laurent Laurent

(1791 - 1792)

Pourquoi, à la fin de 1791, Guillaume-Joseph Chaminade a-t-il établi son domicile à Bordeaux ? Il ne pouvait rester à Mussidan. C'est entendu. Mais pourquoi est-il venu à Bordeaux plutôt qu'ailleurs ? Il ne l'a jamais dit et, probablement, nous ne le saurons jamais.

Les raisons avancées par ses biographes n’ont rien de convaincant. Ils ont vu dans sa décision le désir de s'enfoncer dans la clandestinité, pour mettre son ministère sacerdotal au service des catholiques décidés à ne pas accepter l'Eglise officielle condamnée par le Pape. Dès le mois de mai 1790, sa résolution aurait été prise. Il se serait alors assuré un domicile légal dans la rue Abadie - aujourd'hui Dabadie - et toutes ses démarches postérieures, en 1791 comme en 1792, lui auraient été dictées par le souci de dépister les recherches, d'échapper à une arrestation éventuelle, de pourvoir intelligemment à sa sécurité.1

1 « Ne pouvant prévoir quelle tournure prendraient les événements, il

résolut de ne pas se laisser surprendre par eux. Au printemps de 1790, il descendit à Bordeaux, non pour y rester, mais pour s'y préparer, le cas échéant, un abri plus sûr que le collège de Mussidan ». (J. SIMLER, Guillaume-Joseph Chaminade, Paris-Bordeaux 1901, p. 33). « L'abbé Chaminade s'assura un pied-à-terre dans une maison amie, chez la famille Chagne, rue Abadie, n° 8 : c'est là qu'il conservera son domicile légal pendant toute la Révolution ». (Ibid., p. 33). « Au printemps de cette même année (1790), Joseph fit le voyage de Bordeaux pour se rendre un compte plus exact de la situation politique, des dangers qu’elle pouvait faire pressentir et des devoirs qu'elle imposait aux ministres de Dieu. Il voulait également se ménager, le cas

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Est-ce bien ainsi que les faits se sont passés ? En 1795, il est vrai, pour réclamer contre l'inscription de son nom sur la liste des émigrés, l'ex-syndic du collège de Mussidan présentera, signé de neuf citoyens de Bordeaux, un certificat de résidence ininterrompue rue Abadie, n° 8, de mai 1790 au 9 juillet 1795.2

Nous savons pourtant que le syndic fut à son poste durant toute l'année 1790 et qu'il habita Mussidan jusqu'en novembre 1791.3 Il faut se défier des pièces officielles, de certaines plus que d'autres. Cette date de 1790, certifiée par neuf citoyens, ne serait-elle pas une affirmation de pure complaisance ? Une enquête sérieuse ordonnée à cette époque n'aurait-elle pas établi que Guillaume-Joseph Chaminade ne pouvait pas être à la fois à Mussidan et à Bordeaux ? Qui d'ailleurs, en mai 1790, prévoyait la tragique division du clergé français ? L'obligation d'un serment de fidélité à une constitution schismatique, pour tout prêtre qui voudrait exercer son ministère ? L'exil, la guillotine pour les insoumis ? La nécessité d'un ministère sacerdotal clandestin ?4

échéant, dans cette ville où il n'était connu que de quelques prêtres, un abri plus sûr que le collège de Mussidan. ( ) M. Langoiran, l'ancien professeur de Joseph, ne lui cacha pas ses prévisions pessimistes ; il lui laissa entrevoir les conséquences que pouvait entraîner le projet de réorganisation du clergé préparé par l'Assemblée constituante : un schisme était à craindre. (...) Qu'y avait-il donc à faire ? Se préparer à remplir les devoirs du saint ministère à travers un temps de persécution et de proscription. (...) L'abbé Langoiran insista pour que Joseph vînt le rejoindre dès que les événements lui conseilleraient de quitter Mussidan ». (H. ROUSSEAU, Guillaume-Joseph Chaminade, Paris 1913, pp. 18-19). Même son de cloche dans DARBON, Guillaume-Joseph Chaminade, Paris 1946, p. 17).

2 Le certificat est aux ANP, F7 5127. 3 Cf. notre chapitre précédent et toutes les pièces qui en sont la source. 4 La mise en vente d’une partie des biens du clergé, votée à la fin de

décembre 1789 n’avait guère provoqué d’émotion. « Des prêtres se portaient acquéreurs et l’on put voir des chanoines soumissionner à la vente des terres du chapitre dont ils avaient été membres. Au début surtout, les achats furent moins le fait des partisans de la Révolution que des bourgeois ou des nobles qui possédaient des disponibilités et cherchaient de bons placements : Marie-Antoinette même chargea Fersen d’en négocier pour elle ». (A. LATREILLE, L’Eglise catholique

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Dix-huit mois plus tard, la-situation est devenue plus critique et pourtant, quand, à ce moment-là, il quitte définitivement Mussidan pour s'installer d'une façon stable à Bordeaux, Guillaume-Joseph Chaminade ne nous apparaît nullement comme un homme traqué, dissimulant son identité et craignant d'être découvert. Le 10 décembre 1791, dans l'étude.du notaire Dugarry,5 il se rend acquéreur d'une propriété située dans la proche banlieue bordelaise, à proximité des

et la Révolution française, Paris 1946). « Le 13 février, un décret interdit les vœux et prononça la suppression des congrégations à vœux solennels qui n’avaient pas une activité hospitalière ou enseignante. (…) Ces mesures, qui nous paraissent audacieuses, causèrent peu d’émotion dans le public. Pour les populations, les religieux les plus utiles demeuraient. Quant aux contemplatifs et aux mendiants, le discrédit de leur état était général. » « Avec ses tempéraments, dit finement le Marquis de Roux, la loi semblait moins fermer les couvents que les ouvrir, pour rendre la liberté à de malheureuses victimes. L’application allait être conduite d’une manière relativement bienveillante ». (Ibid. ; p. 80). La discussion de la constitution civile du clergé ne faisait que commencer. La constitution elle même ne sera votée que le 12 juillet 1790. Sanctionnée le 24 août par le roi, elle ne sera condamnée par Pie VI que le 10 mars 1791. En février 1790, l’assemblée constituante « avait imaginé de faire prêter à tous les citoyens un « serment civique qui les lierait d’avance à la future constitution. Le clergé n’avait fait aucune difficulté pour le prononcer ». (Ibid., p. 92). Après le vote du 12 juillet, l’ex-jésuite Barruel nourrira encore l’espérance, qui répond aux vœux unanimes de l’épiscopat et du clergé, de baptiser la constitution et écrira : « J’entends par baptiser cette constitution prendre tous les moyens qui dépendent de nous pour l’accepter sans qu’elle nuise en rien au dogme ; j’entends légitimer, autant qu’il est en nous, ce qu’elle semble avoir de contraire à l’esprit et aux lois de l’Eglise ». (cité par J. LEFLON, La crise révolutionnaire, Paris 1949, p. 63). Qui donc est Chaminade, pour se préparer au culte clandestin et se ménager un abri dès le mois de mai 1790, lui surtout si peu engagé jusque-là dans le ministère paroissial ?

5 Cf. Arch. dép. de la Gironde, 3 E 15438. Le notaire Jean-Joseph Dugarry sera une des dernières victimes de la Terreur à Bordeaux. Il montera sur l’échafaud le 13 thermidor an II (31 juillet 1794). Cf. P.-J. O’REILLY, Histoire complète de Bordeaux, Deuxième partie, tome 1er, supplément au premier volume, chap. VIII, p. 42.

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ruines d'une ancienne chapelle dédiée à Saint-Laurent6 : un bourdieu ou maison de campagne, d'une superficie d'un hectare et demi environ avec vignes, jardin pavillon d'habitation, chais, logement pour un « paysan »", le tout en assez piteux état d'ailleurs.7 On n’achète pas un bien de ce genre au débotter. L'acte qui se signe le 11 décembre a été décidé plusieurs semaines auparavant. Il a été précédé de recherches, de visites, de tractations. Avant de conclure la transaction au prix de dix huit mille cent livres, encore que l'abbé S. Langoiran ait fourni une somme de treize mille livres, moyennant une rente annuelle et viagère de mille trois cents livres, payable quartier par quartier et:d'avance,8 il a fallu aller

6 D’où le nom de Saint-Laurent sous lequel la propriété est couramment

désignée dans les biographies de Guillaume-Joseph Chaminade et sous lequel nous la désignons nous-même.

7 « Etant de plus observé que la maison est presque de sa totalité bâtie en parpaings et fort irrégulièrement, qu’elle exige beaucoup de réparations, que les vignes sont entièrement dégarnies d’œuvre, qu’il y a plusieurs places vides, que leur pousse est triste n’ayant point été fumées depuis bien des années, qu’elles exigent de grosses réparations et qu’enfin le jardin est presque tout en friche et sans aucun ornement ».

8 Cf. Arch. dép. de la Gironde, Minutier Dugarry, 3 E 15438. L'acte est dit « fait et passé à Bordeaux dans la demeure du sieur abbé Langoiran en l'an mil sept cent quatre-vingt onze et le dix décembre avant midi ». A ce propos, P. Humbertclaude a cru pouvoir écrire : « Se sentant visé par la Terreur, (M. Langoiran) se dépouillait des biens qui lui restaient, les changeant en rentes viagères... » (Contribution à une biographie du Père Chaminade, ronéotypie, Fribourg 1968 p. 79). Visé par la Terreur en décembre 1791 ! ... se dépouillait en changeant ses biens en rentes viagères ! Est-ce que ceux qui, à 58 ans sonnés, comme J.-S. Langoiran, mettent leurs biens en viager à dix pour cent, se dépouillent ou font un placement ? « Comme cela, ajoute l'auteur, l'Etat ne lui prendrait rien et les bonnes oeuvres profiteraient de son argent » (ibid.) Est-ce que, supposée la Terreur, cet argent mis dans l'acquisition du bourdieu de Saint-Laurent n'aurait pas été la proie de l'Etat, si Chaminade avait été condamné à mort et ses biens confisqués ? P. Humbertclaude ajoute encore : « Lors du jugement arbitral de 1849, M. Caillet, qui avait en mains tous les papiers de M. Chaminade, assurait que Saint-Laurent fut un don de M. Langoiran. Plus tard, il précisait à M. Demangeon que le vicaire général avait fait ce don en

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vue d'une bonne œuvre à créer… » (Ibid., p 79, n.3). Rien. dans les papiers de Chaminade ne permettait à l'abbé Caillet de s’exprimer ainsi. D’abord, Langoiran n’a fourni qu'une partie de la somme dont Chaminade avait besoin pour acheter Saint-Laurent : 13.000 livres sur 18.100. Surtout ces 13.000 livres ne furent pas un don gratuit, mais bel et bien le prix d'achat d'une rente viagère annuelle de 1.300.livres. Ce qui explique les propos prêtés à l'abbé Caillet, c’est que Langoiran ayant été massacré dans la journée du 15 juillet 1792, Chaminade, suivant les termes du contrat, a été .libéré à cette date du paiement de cette rente. Il n'en avait payé que trois quartiers de 325 livres, dont les reçus sont aux AGMAR,.l'un du.23.mars, 1’autre du 16 juin 1792 (AGMAR, B. 115,1). Si donc l'on considère ce fait, on peut dire que le bourdieu a été payé plus par Langoiran que par Chaminade, mais l'on ne peut parler d'un don du vicaire général qu'en usant d'un euphémisme au sens large pour éviter de dire que Chaminade bénéficia du meurtre d'un homme qui lui avait rendu service en lui prêtant de l'argent. Tout laisse à penser que sans ce crime, tous les quartiers auraient été payés comme les trois premiers jusqu'à la mort naturelle du créancier. Un contrat de rente viagère est toujours un contrat aléatoire.

Mettons encore au point deux hypothèses de P. Humbertclaude. Dans l'une, il se demande si le sieur Latour, parfumeur, n'habitait pas une maison appartenant à l'abbé Langoiran : « ce serait la raison pour laquelle ce parfumeur constituait en 1790 à M. Langoiran une rente viagère de 176 livres ». (Ibid., p. 78, n° 2) - Dans la seconde, il se pose la question : est-ce qu'en 1792 « M. Langoiran n'habitait pas déjà chez Faure-Lajarte, rue Sainte-Eulalie ? » (Ibid., p. 80, n.4). Les-réponses sont faciles et ne laissent place à aucun-doute. L'abbé J.-S. Langoiran ne possédait aucune maison à Bordeaux, comme il ressort 1° du testament de sa mère Catherine Thierle, veuve de Bernard-Simon Langoiran (arch. dép. de la Gironde, Minutier Duprat, 3 E 5627), du 20 janvier 1785, ouvert le 3 juin de la même année ; 2° du sien, rédigé le 15 avril 1769 et ouvert le 31 juillet 1792 (arch. dép. de la Gironde, Minutier Gabriel Séjourné, 3 E 24093). Il habitait rue Sainte-Eulalie, la partie antérieure d'une maison qui appartenait à l'hôtel-Dieu Saint-André et qui comprenait : au rez-de-chaussée, un salon et une cuisine ; au premier étage, deux chambres ; au-dessus, une chambre et un grenier. Sous le rez-de-chaussée, il y avait une cave et derrière la maison s'étendait un jardin, dont la jouissance était comprise dans le loyer annuel de 600 liv. renouvelé pour la troisième fois et pour 9 ans le 14 juillet 1789. Cf. Arch. dép. de la Gironde, Minutier Duprat, 3 E 20449, 14 juillet 1789. L'abbé Langoiran habitait avec sa sœur Marie-

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d'une rue à une autre et frapper à plusieurs portes. En tout, Guillaume-Joseph Chaminade s’est comporté comme, par exemple, un homme qui prend sa retraite ou, si l’on préfère, comme un immigrant qui arrive sur sa terre d'élection et s'y installe ouvertement d'une façon définitive.9

S'il avait eu l'intention de se cacher, à ce petit domaine, isolé mais facile à surveiller parce qu'on ne pouvait guère s'y rendre sans être vu, il aurait préféré une ou deux chambres et une cuisine, au fond d'une cour intérieure, parmi des voisins

Colombe. Le reste de la maison était loué à Jean-Joseph Nicolas Leblanc, chevalier, commandeur et chevalier de Malte (ibid.). - Quant au contrat de rente annuelle souscrit par le parfumeur Latour en faveur de Langoiran, il n’est que le remplacement moralement autorisé d'un acte condamné par la morale du temps : le prêt à intérêt. Dire que Langoiran avait acheté de Latour une rente annuelle de 176 liv. 4 sols au prix de 3524 livres, cela revient à dire que Langoiran avait consenti à Latour un prêt de 3524 livres moyennant un intérêt de 5 pour cent, simplement.

9 Veut-il se préparer un refuge sûr ou une propriété bourgeoise l'homme dont une des premières préoccupations. est. de faire planter dans son jardin. des fraises, des pommiers et des poiriers en espaliers,.dix ormes à larges feuilles qui conduiraient à deux gloriettes ? L'homme qui fait construire un mur devant sa propriété, le long de la rue, et qui la laisse ouverte sur. ses autres côtés ? Est-elle plus sûre ou moins sûre qu'une maison en ville, cette construction qui est réduite à un rez-de-chaussée et dont la porte d'entrée s'ouvre à 4 ou 5 mètres seulement du chemin ? oui, mais il y avait le chien, ce chien « dressé à prolonger ses aboiements en présence des personnes inconnues »,.qui annonçait pourtant par « des aboiements significatifs » l'arrivée d'un sans culotte déclaré, bien connu de lui, le vigneron Bontemps. Qui avait pu si bien le dresser, ce chien précieux ? L'abbé Chaminade ? Son père, de 75 ans ? (Cf. J. SIMLER, G.-J. Chaminade …, p. 50) Et Marie Dubourg, « bordelaise de race, bavarde et avisée, fidèle jusqu'au sacrifice, qui avait le talent de faire causer les gens pour deviner les motifs de leur visite et s'entendait à merveille dans l'art de les éconduire poliment ou de les amuser pour gagner du temps ». (J. SIMLER, G.-J. Chaminade .... p. 50) ? Est-ce que, par hasard, Chaminade lui a fait passer un examen avant de l'engager ? Aussi bien elle était née à Virelade (Gironde) le 3 février 1775 - (elle n'avait donc que 17 ans le-3 février 1792) - et elle ne vint s'établir à Bordeaux qu'en 1795. (Arch. mun. de Bordeaux, I F 6, p. 85).

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discrets et sûrs. Plutôt qu'acheter il aurait loué oralement, ou par l'intermédiaire d'un ami, et à court terme. Ici, il achète au grand jour. Dans l'acte qui le rend propriétaire, il est qualifié de « prêtre, docteur en théologie, habitant ordinairement la ville de Mussidan, étant maintenant à Bordeaux, logé chez le sieur Latour, Place de la Comédie, paroisse Saint-Dominique ».10 Trois jours après, il emprunte trois mille livres à François de Montjon, ce bienfaiteur qui versait chaque année mille deux cents livres dans la caisse du séminaire de Mussidan.11 Le 9 janvier suivant, il achète comptant, pour mille trois cent cinquante livres, une pièce de vigne qui se trouvait enclavée dans le domaine de Saint-Laurent et qui en avait fait partie jusqu'en 1788.12 Comme le 10 décembre précédent, il signe Guillaume-Joseph Chaminade, prêtre, et l'acte mentionne son titre de docteur en théologie.

Ce n'est pas tout. A cinq jours de là, un incident, tel qu'il ne s’en produit qu'aux jours de trouble, porte à la connaissance de toutes les autorités de la ville, à celle de tous les habitants qui lisent la gazette locale13 et par eux à celle de beaucoup d'autres encore, le nom et les qualités du nouveau propriétaire du bourdieu dit de Saint-Laurent.

Pour garnir la chapelle qu'il se proposait d'aménager à son usage personnel, il avait acheté à une confrérie du Rosaire14

10 Cf. supra, n. 5. 11 Cf. supra, chap. VII, n. 14. 12 Arch. dép. de la Gironde, Minutier Dugarry, 3 E 15439, acte du 9

janvier 1792. Le terrain acheté aux sieurs Jean Minvielle, fils, maître-couvreur, et Jean Cappe, plâtrier, avait une contenance de deux cent quarante toises superficielles. Du midi, il confrontait au chemin du Tondu, du nord, du levant et du couchant à l'enclos de vigne du sieur Chaminade.

13 Le Courrier de la Gironde. 14 « La congrégation de Notre-Dame du Rosaire, établie chez les pères du

Chapelet de Bordeaux, est un corps distingué qui, pour servir Dieu et sa sainte mère avec plus de recueillement, de suite et d'uniformité, s’assemblent (sic) dans une chapelle où, séparés de la multitude qui distrait, et réunis dans les mêmes sentiments, ils récitent dévotement et par chœurs le rosaire entier, participent fréquemment aux divins mystères, aux saintes lectures, méditations, aumônes et surtout à la

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dont les membres venaient de décider la dissolution, un chemin de croix et deux statues de bois doré représentant l'une l'Archange Gabriel, l'autre la Vierge Marie au moment de l'Annonciation.15 Il restait à opérer le transfert du cloître des Petits Carmes, où ces objets avaient été provisoirement entreposés, au bourdieu de Saint-Laurent.

Le samedi 14 janvier, engagé et accompagné par le cuisinier de Chaminade, un portefaix cheminait d'un pas lourd la nuit déjà tombée, en direction du logis champêtre, le dos courbé sous le poids de la Vierge enveloppée dans un drap.16 Une pluie fine et froide mettait l'homme de peine en mauvaise humeur. Le voilà maintenant sur le chemin du Tondu avec son compagnon qui, vu l'obscurité, est allé emprunter une lanterne. Tous deux vont dépasser les dernières maisons du faubourg Sainte-Eulalie, quand ils s’entendent interpeller. Ils s’arrêtent. Deux individus leur demandent ce qu'ils transportent. La vue d'une statue d’église suggère aussitôt l'idée d'un détournement au préjudice de la Nation. N’est-on pas dans une période d'inventaires dans les églises paroissiales supprimées et dans les-chapelles conventuelles fermées ? Des cris s’élèvent. Des voisins accourent, un attroupement se forme. Il faut aller chez le juge de paix du quartier, malgré l'heure tardive, et répondre sur le champ à un interrogatoire à la suite duquel la statue est déclarée saisie, jusqu'à plus ample information. Le lendemain, la municipalité enquête et le procureur-syndic en réfère au directoire du district. De son côté, le préfet de l'ex-confrérie du Rosaire intervient pour affirmer que la statue a été vendue

dispensation de la parole de Dieu qu'on leur explique, selon leurs besoins, par un détail pathétique et familier que le sublime de la chaire ne permet pas, où enfin ils trouvent un directeur qui s'intéresse vivement à leur salut, qui les dispose à remplir dignement leurs états et qui va passer les jours et les nuits chez eux, lorsqu'ils sont dangereusement malades. Cette sainte société a ses règles et pieux usages ... ». (Archives historiques de la Gironde, vol. 50, p. 225).

15 Le seul achat de ces statues hautes d’environ 1,60-1,80 m suffirait à montrer que Chaminade ne venait pas à Bordeaux pour se cacher.

16 Nous empruntons nos détails aux documents qui vont être signalés au cours du récit. Voir aussi L'Apôtre de Marie, vol. X, année 1913-1914, p. 123 : L'Odyssée de la Madone du P. Chaminade.

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régulièrement. La maison de Saint-Laurent est visitée, Chaminade interrogé. Finalement,.après une semaine d'enquêtes et de contre-enquêtes le directoire du district accorde main-levée de la saisie, la statue retourne à ses propriétaires légitimes et, le 23 février suivant l'ex-syndic du collège de Mussidan promet sous seing-privé de s'acquitter envers eux partie dans quatre mois, partie dans huit.17

17 Les deux engagements acquittés sont conservés aux AGMAR (B 11,

24, 6). A ce propos, P. Humbertclaude a écrit (o. c., P. 81, n°7) : « L'achat semble avoir été factice : l’arrestation est du 18 février, tandis que la promesse de paiement est du 23 de ce mois. Enfin les reçus de paiement effectué sont 1'un du 13 janvier 1793 (celui de 160 livres pour les deux statues), l’autre du 9 novembre 1792 (150. livres. pour le chemin de croix et autres objets). On peut croire que ces reçus ont été faits après coup pour les besoins de la cause et que la congrégation donna à M. Chaminade ces objets religieux pour les sauver de toute profanation ». - Nous ne voyons rien qui puisse justifier cette supposition. Ce qui a pu troubler l'auteur, ce sont les dates fantaisistes et inexplicables de certaines pièces documentaires. L’Apôtre de Marie, dans son numéro d'août-septembre 1913 les a déjà signalées. Le juge de paix, un certain Daniel Roux, a daté son premier procès verbal, on ne sait pourquoi, du 14 octobre 1792, et son second du 15février. Heureusement, pour rectifier ces dates, nous avons d’autres pièces concordantes : 1° le procès verbal rédigé par deux officiers municipaux, le 15 janvier 1792 (arch. dép. de la Gironde, 4 L 127) ; 2° une lettre du 18 janvier 1792, par laquelle le procureur syndic de la commune de Bordeaux porte l'incident à la connaissance de son collègue, le procureur syndic de son district (arch. mun. de Bordeaux, D 140, f° 83-85) ; 3° le récit imprimé que Le Courrier de la Gironde publia en supplément de son numéro du 18 janvier 1792 ; 4° la décision que le directoire du district de Bordeaux prit, le 21 janvier 1792, pour faire remettre la statue aux commissaires de la frairie du Rosaire (arch. dép. de la Gironde, 4 L 21) ; 5° la justification que les commissaires de la frairie du Rosaire publièrent le 24 janvier 1792, pour expliquer « l'enlèvement prétendu fait le 14 du courant d'une statue de bois doré représentant la Vierge ». ; 6° la réponse que Marandon, le rédacteur du Courrier de la Gironde fit aux commissaires auteurs de la justification précédente, le vendredi 27 janvier 1792. De toutes ces pièces, dont l'authenticité ne peut être contestée, il résulte que la saisie de la statue a eu lieu le samedi 14 janvier au soir et que cette même statue a été rendue aux commissaires de la frairie du

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Dans l'intervalle, dès le 18 janvier, le Courrier de la Gironde s’était emparé de l'affaire et, sous une forme badine mêlée d'esprit voltairien, l’avait contée à ses lecteurs. En y exploitant le nom du vicaire général S. Langoiran,18 alors violemment pris à

Rosaire par la décision du directoire du district en date du 21 janvier suivant. Si la promesse de paiement est du 23 février, C'est vraisemblablement que le 23 février Chaminade est entré en possession des objets qu'il avait achetés en janvier. Qu'il n'ait payé que le 9 novembre 1792 et le 13 janvier 1793 ce qu'il aurait dû payer respectivement le 23 juin 1792 et le 23 octobre selon ses engagements nous paraît un argument en faveur du caractère réel de la transaction plus qu'une raison de songer à une vente fictive. Quels pourraient bien être « les besoins de la cause » qui auraient pu conseiller cette vente fictive ? Si les reçus signés par Magonty étaient une garantie pour Chaminade, ne faisaient-ils pas courir à Magonty le risque d'être accusé de détournement ? Surtout après la publication de la justification ? Si les premiers objets vendus par les commissaires de la frairie avaient servi à soulager des familles pauvres de la ville et quelques anciens confrères dans le besoin, le produit de la vente faite à Chaminade ne devait-il pas avoir la même destination ?

18 Le pamphlet lancé par le Courrier de la Gironde se terminait par ces lignes : « Un dernier fait à connaître et qui mettra toute l'histoire en lumière, c'est que la maison de Fouignet a été achetée sous main par M. Simon Langoiran. Ce saint homme, qui croit à la contre-révolution comme à l'infaillibilité du pape, a préféré l'acheter plutôt qu'un domaine national. La maison de Fouignet était jadis un tripot, un véritable coupe-gorge, où les rafleurs de profession s'assemblaient dans le carnaval et où l’ancienne police les a souvent déroutés. Simon veut la sanctifier. C'est là qu'il tient son oratoire de campagne ; c'est là qu'il prêche au désert et que se célèbrent les sabbats anti-civiques. » On devine ce qui a dû se passer. Dans le contrat de vente du bourdieu par Fouignet à Chaminade, il était mentionné que pour payer son acquisition le nouveau propriétaire céderait au vendeur le contrat par lequel Langoiran avait acheté une rente annuelle au parfumeur Latour et que ce même abbé Langoiran avait fait entrer dans la somme de 13.000 livres avec laquelle il avait ensuite acheté à Chaminade une rente viagère et annuelle de 1.300 livres. Le fait, par indiscrétion ou autrement, était arrivé jusque dans la salle de rédaction du Courrier de la Gironde et il n'en avait pas fallu davantage pour que ce journal jetât dans le public l'idée que Chaminade n'était qu'un prête-nom et que le véritable acheteur était l'abbé Langoiran.

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partie par le clergé constitutionnel et ses adeptes,19 il s'était gaussé du nouveau propriétaire du bourdieu « l'abbé Chaminade aux cheveux plats », de son domestique, « l'ex-cuisinier des Frères ignorantins », et d'un jeune homme qualifié de pensionnaire, qui, trouvé en habit de garde national se serait laissé désarmer, « avec la docilité d’un soldat du pape », tout en tremblant comme la feuille d'automne. Les commissaires de la frairie du Rosaire avaient répliqué en publiant des faits un récit objectif, qu'ils mirent en vente au prix de deux sols20 et qui provoqua encore de la part du journal bordelais une réponse où, pour la première fois, le qualificatif de non-assermenté était appliqué à Guillaume-Joseph Chaminade.21

19 Lire à ce sujet dans La Liberté du Sud-ouest, numéro du 13 juin 1941 :

Quelques glanes sur l'abbé Jean Simon Langoiran, par Alain d'Anglade. Voir aussi, en s'aidant de l'index des noms, les pièces qui concernent l'abbé Langoiran dans l'inventaire sommaire des archives municipales (de Bordeaux), par A. DUCAUNNES-DUVAL, Période révolutionnaire (1789 - an VIII), vol. I, Bordeaux 1796, vol. II, Bordeaux 1910, vol. IV, Bordeaux 1929. on peut se reporter encore avec profit à A. VIVIE, Histoire de la Terreur à Bordeaux T. I, Bordeaux 1877, pp. 113 et suivantes ; à H. LELIEVRE, Les religieuses de Notre-Dame à Bordeaux pendant la période révolutionnaire, Bordeaux 1900, pp. 32 et suiv.

20 Cf. Justification de l'enlèvement prétendu fait, le 14 du courant, d'une statue de bois doré représentant la Vierge. Prix deux sols.

Un exemplaire se trouve aux archives municipales de Bordeaux, Fonds Vivie. Elle sortit de l'imprimerie De Lavignac, père et fils, rue des Lois, n° 16.

21 Cf. Courrier de la Gironde, vendredi 27 janvier 1792 : Réponse du rédacteur à MM. Magonty, Gilbain, B. Sintey, Sintey cadet, autre Sintey et l'Abé, commissaires, syndic et frères congréganistes de la confrérie du Rosaire. L'article est signé Marandon. Gabriel-Bruno Marandon fut une des premières victimes de la Révolution à Bordeaux. Il fut condamné à mort le 6 brumaire an II (27 octobre 1793) « comme ayant, par ses intrigues, égaré les bons citoyens, comme ayant fait et signé plusieurs ouvrages tendant à rompre l'unité et l'indivisibilité de la république, à armer les citoyens contre les citoyens et plonger la France entière dans les horreurs de la guerre civile, et enfin, comme ayant prêché, dans le département du Gers, la réunion aux aristocrates, pour exterminer les Parisiens, la Montagne et les anarchistes ». (O’REILLY, o. c., p. 98). Lors de sa condamnation, il avait 35 ans.

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A peine arrivé à Bordeaux, on le voit, Chaminade était aussi facile à trouver que dans son ancien domicile à Mussidan. S'il avait cherché l'incognito, il n'avait pas réussi. Il n'avait plus qu'à plier bagage pour aller tenter sa chance ailleurs.

Il n'y songe pas du tout et, loin de paraître contrarié d'avoir été signalé à l'attention générale, il continue à s'installer au grand jour. Le 24 janvier, il signe un contrat avec un sieur Rivière pour l'aménagement d'une partie de sa propriété en jardin et verger, avec une allée bordée de dix ormes à larges feuilles conduisant à « deux cabinets de verdure. »22

L'argent ? Il lui passe dans les mains comme dans celles d'un professionnel. A peine a-t-il signé deux billets, l'un de cent cinquante, l’autre de cent soixante livres, au préfet de la frairie du Rosaire23 que, le 3 mars, il souscrit à François de Montjon une nouvelle obligation de deux mille livres remboursables sans intérêts dans trois ans, en même temps que les trois mille livres empruntées le 13 décembre précédent.24 Le 17 mars, il vend, aux demoiselles Duverger, cent cinquante livres de rente annuelle et constituée pour la somme de trois mille livres.25 Le 21 mars, il cède au sieur Fouignet, en acompte sur le prix de la propriété de Saint-Laurent, le contrat de rente signé du parfumeur Latour.26 En avril, le 4, il signe un nouveau contrat avec le maçon Roche pour la construction d'un mur de dix pieds de haut, pour clore son bourdieu le long du chemin qui mène au Tondu.27 Puis il s'absente. Le 1er mai, il est de retour et, mécontent du matériau que le maçon a employé jusqu'alors pour la construction du mur, il lui déclare que le contrat est rompu.28 Le 6, pourtant, sur de nouvelles promesses de Roche,

22 Cf. AGMAR, B 115, 139. 23 Cf. supra, n. 17. 24 Arch. dép. de la Gironde, Minutier Dugarry, 3 E 15439, Acte du 3

mars 1792. Obligation. 25 Ibid., Acte du 17 mars 1792. Constitution de rente. D’après le

brouillon d’un duplicata conservé aux AGMAR, B 115, 1, le capital de cette rente fut remboursé avant le 2 octobre 1794.

26 Ibid., Acte du 21 mars 1792. Quittance. 27 AGMAR, B 115, 1, 128. 28 AGMAR, B 115, 1, 129.

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il accepte que le mur soit continué29 et, le 15, verse un acompte de cinq cents livres.30

En ces diverses démarches, où est le souci d’échapper aux regards des Bordelais ? Où est la préoccupation de passer inaperçu ? Les actes notariés sont enregistrés légalement. Les autorités constituées, le jardinier, le maçon, le boucher, le boulanger, le portefaix savent qui est Chaminade, l’acheteur du bourdieu de Saint-Laurent. Il n’est pas venu à Bordeaux pour se cacher.

On ne peut pas dire davantage qu'il est venu pour mettre son ministère au service des fidèles. Les prêtres insermentés ne manquent pas à Bordeaux.31 Ils sont même trop nombreux. Le refus du serment a été massif dans la ville et dans ses environs.32 Beaucoup de réfractaires, en outre, chassés de leur presbytère, ont afflué vers le chef-lieu du département et ne savent que devenir. L’abbé Langoiran avait un plan, ont écrit J. Simler et, lui faisant écho, les biographes successifs de Chaminade.33 Quel plan ? On ne voit pas. Il ne pouvait songer à ouvrir une maison de formation pour futurs prêtres, puisque tout enseignement était formellement interdit aux insermentés, fussent ils laïques.34 Les archives départementales de la Gironde-gardent bien une dénonciation au-sujet d'un « très

29 Ibid. 30 AGMAR, B 115, 1, 130. 31 « Bordeaux, grande ville, paraissait offrir un asile assuré à ces

malheureux proscrits ; le caractère hospitalier du peuple, ses mœurs jusque-là douces et inoffensives, son respect pour son clergé, ses habitudes religieuses et éminemment sociales, semblaient les y inviter comme dans un lieu de retraite. En février 1792, on y en comptait jusqu'à deux mille ... » (P.-J. O'REILLY, o. c., p. 209). Le chiffre de deux mille est peut-être exagéré, mais il était porté à quatre mille par certaines dénonciations.

32 Cf. P. -J. O’REILLY, o. c., pp. 113-123 ; H. LELIEVRE, Une nouvelle page au martyrologe de 1793, Bordeaux 1886, p. 27, n° 1.

33 J. SIMLER, o. c., p. 38 : « Il ne perdait pas de vue le projet dont l'avait entretenu l'abbé Langoiran ». - H. ROUSSEAU, o. c., p. 21 : « Il songeait à l'œuvre entrevue avec l'abbé Langoiran, et vers la fin de 1791, il quitta définitivement Mussidan pour Bordeaux ».

34 Décret du 15 avril 1791, sanctionné par le roi le 17.

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grand nombre de prêtres qui se rassemblent dans une campagne appartenante ci-devant au sieur Fouignet ».35 Elle est du 28 avril 1792. Quelle valeur donner à ce papier ? Quel rassemblement pouvait se faire dans une maisonnette de campagne composée de trois petites pièces et facile à surveiller ? Il y avait en ville tant de locaux plus propres à des réunions discrètes et même secrètes. N'est-ce pas en plein cœur du vieux Bordeaux, rue des Treilles, rue des Ayres, rue Mautrec, que l'abbé Joseph Boyer, administrateur du diocèse après l'abbé Langoiran, passera toute la Révolution ?36

D'autres questions se présentent naturellement à l'esprit. Si l'abbé Langoiran songeait en 1790-1791 à organiser quoi que ce soit de diocésain, est-il naturel de penser que, pour passer à l'action, il ait fait appel à un prêtre étranger, au risque de mécontenter le clergé bordelais ? Si, en venant à Bordeaux, Chaminade avait pressenti l'approche d'un temps où le ministère sacerdotal ne pourrait plus s’exercer que dans la clandestinité, aurait-il entraîné ses parents à sa suite ? Si le bourdieu de Saint-Laurent avait été choisi et acheté en raison de la sécurité qu'il offrait, pourquoi plus tard, quand il devra

35 Arch. dép. de la Gironde, 3 L 16, et 3 L 114. Voici l'arrêté pris par le

directoire du département le 28 avril : « Sur ce qu'il a été représenté au directoire qu'il existait dans la maison du sieur Simon Langoiran, située dans le quartier du Tondu, un rassemblement considérable d'ecclésiastiques, le directoire du département, considérant que toute assemblée qui n'a pas été autorisée par la municipalité des lieux est illégale et doit être dissipée, et qu'il ne paraît pas que celle dont il s'agit ait reçu l'autorisation exigée par les lois, ouï et ce requérant le procureur syndic, qu'il sera écrit à la municipalité de Bordeaux pour qu'elle emploie les moyens convenables pour dissiper le rassemblement dont il s'agit. » On voit que le faux-bruit lancé par le Courrier de la Gironde au sujet du propriétaire du Bourdieu Saint-Laurent circule toujours. « Mentez ! Mentez ! Il en restera toujours quelque chose ».

36 Cf. H. LELIEVRE, Une nouvelle page p. 194-195. Dans ces deux pages, l'auteur attribue à Antoine Boyer ce qui appartient à Joseph Boyer. Voir aussi J. VERRIER, Mélanges Chaminade, Madrid 1961, p.75 : « je m'appelle Joseph Boyer, âgé de 33 ans ou environ, né à Rodez, département de l'Aveyron, prêtre catholique, apostolique et romain, demeurant actuellement à Bordeaux, rue Mautrec, n° 8 » (déclaration faite à Bordeaux le 10 thermidor an III-28 juillet 1795).

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prouver qu’il n'a pas quitté Bordeaux de 1790 à 1795, Chaminade ne fera t-il aucune mention du temps où il y a résidé de fait ?37 Si l'abbé Langoiran avait facilité l'acquisition de la propriété avec l'idée qu'elle pourrait lui « servir de quartier général secret pour la direction spirituelle du diocèse » et au besoin l'abriter lui-même, comment se fait-il qu'il ne s'y soit pas réfugié en juillet 1792, au lieu d'aller chercher asile à Caudéran, où il fut découvert et arrêté ?38

C'est à se demander si, en acquérant Saint-Laurent, Chaminade avait primitivement d'autres intentions que celle de procurer à ses parents, comme il le fit, un logis agréable et tranquille.

Aucun biographe de l’abbé ne paraît avoir remarqué que Blaise Chaminade et sa femme, Catherine Bethon, vivaient, en 1791, au collège Saint-Charles de Mussidan, depuis plusieurs années. Leur maison de la rue Taillefer, à Périgueux, était restée ce qu'elle était au moment de l'acquisition en 1766-1768, modeste et peu spacieuse. Quelque temps après la naissance du quatrième enfant de leur fils François, ils avaient cru à propos de laisser l'immeuble à celui-ci et avaient cherché une retraite paisible auprès de leurs trois autres fils prêtres.39 Leur retour à Périgueux, en 1791, ne pouvait manquer de poser un problème et de le poser d'une façon d’autant plus aiguë que Louis, Guillaume-Joseph et peut-être Blaise, avaient aussi-à trouver un toit. La cohabitation de toutes ces personnes ne pouvait être que temporaire. En installant ses parents Chemin du Tondu à Bordeaux, Guillaume-Joseph donnait une solution au problème. De fait, c'est pour aller chercher son père et sa mère qu'il s'était absenté en avril, pendant que le maçon Roche construisait le mur qui lui avait été demandé.

Blaise Chaminade avait 74 ans, Mme Chaminade 69. A Saint-Laurent, tous deux retrouvaient le calme de Mussidan. Ils n'eurent donc pas à subir ce dépaysement dont parle

37 Cf. supra, n. 2. 38 Cf. infra l’arrestation et le massacre de l’abbé Langoiran. 39 Cf. les chapitres précédents.

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J. Simler.40 L'abbé Joseph vivait avec eux ; le jardin et la vigne remis en exploitation fourniraient quelques ressources. L'abbé Louis accompagna peut-être aussi ses parents pour aider à leur aménagement ;41 mais s'il le fit, il ne s'attarda pas et retourna bien vite à Périgueux.

Par suite des circonstances, il est vrai, M. et Mme Blaise Chaminade ne tardèrent pas à paraître les seuls habitants du bourdieu. On ne peut pourtant conclure de là que leur fils avait prévu cette éventualité. Autre chose est de constater ici l'intervention de la Providence ; autre chose est de dire que l'abbé a fait venir ses parents pour tromper la police en lui donnant à croire qu'il n'habitait pas là. A la fin de 1791 et au printemps de 1792, les prêtres insermentés ne fuyaient pas la police et ne prévoyaient pas qu'ils auraient un jour à se garder d'elle. Ils recherchaient plutôt sa protection. S'ils étaient nombreux dans les villes, c'est qu'en raison des forces dont l'administration y disposait pour maintenir l'ordre, ils se croyaient plus en sûreté que dans les villages et plus à même de se rendre utiles ou de se procurer les ressources que le culte ne leur assurait plus.

On sait qu'à Paris, les massacres de septembre 1792 eurent pour cause immédiate la guerre contre l'Autriche et les revers subis à la frontière par les armées françaises.42 Il en fut un peu

40 J. SIMLER, o. c., p. 40 : « L'amour que ces bons vieillards portaient à

leur cher Joseph, le plaisir qu'ils auraient de vivre auprès de lui, l'emportèrent sur toutes les autres considérations, même sur la nécessité de changer leurs petites habitudes, de se séparer de leurs vieilles connaissances ».

41 Ce qui donnerait à le penser, c'est que l'abbé Louis prit un passeport à la mairie de Périgueux le 25 avril 1792 (arch. mun. de Périgueux, I, 10). La destination n'est pas indiquée. Toutes les pièces que nous connaissons à son sujet supposent Louis à Périgueux depuis décembre 1791. J. SIMLER, o. c., p. 40 et p. 43 semble devoir être corrigé.

42 Il ne faut pas oublier que si les prêtres compris dans ces massacres furent nombreux, ils ne furent pourtant pas les seuls. Cf. A. LATREILLE, L'Eglise catholique et la Révolution française, t. I, Paris 1946, p. 120 : « Les massacres de septembre ne sauraient passer pour machinés par l'animosité de la Révolution contre l'Eglise. Les prêtres n'étaient pas seuls visés ; ils n'étaient pas décrétés de mort par décision

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de même à Bordeaux pour les premières violences contre le clergé insermenté. La situation se dégrada précisément pendant que Chaminade était allé à Périgueux chercher ses parents. Un jour, c'était le 17 mai, le bataillon des volontaires de Libourne s'arrogea le droit d'arrêter six prêtres et de les conduire prisonniers au Château-Trompette.43 Dès lors la municipalité, qui était aux prises avec de grosses difficultés en matière de finances et de ravitaillement, eut beau rappeler ses administrés au calme et à la tolérance, elle fut et se sentit de plus en plus débordée. « Je ne sais si tu es tranquille où tu es, écrivait à son frère une Bordelaise le 26 mai. Pour nous, nous sommes toujours en transes. Les prêtres non conformistes sont les plus tracassés ; aussi sont-ils tous déguisés ; ils ont tous pris l'habit séculier. On en a mis, il y a quelques jours, cinq ou six en prison, pour avoir dit la messe dans les maisons. Ils y confessent et apportent le bon Dieu en cachette. On n'en a encore puni aucun, mais cela ne tardera pas ».44

Chaminade ne semble pas s’être ému outre mesure. Le 7 juin, il fait établir une procuration spéciale, au nom de son frère François, pour le charger de percevoir les arrérages ou le capital d’une rente annuelle de trois cents livres établie sur des négociants de Bergerac.45

Le 24, peu satisfait sans doute de l’entrepreneur Roche, il accepte que son mur soit continué par un autre maçon, François Partonau, auquel, le lendemain, il verse un acompte de trois cents livres.46

de justice ; ils ont été englobés dans une aveugle exécution, pêle-mêle avec des nobles authentiques, des officiers généraux, des femmes du peuple et surtout des malfaiteurs de droit commun ». 300 prêtres périrent ; mais il y eut 1.100 victimes.

43 Cf. P.-J. O’REILLY, o. c., p. 220. 44 Rosalie Le Tellier à son frère. Cf. Revue philomathique, avril juin

1920, Bordeaux. 45 Arch. dép. de la Gironde, Minutier Dugarry 3 E 15439, Acte du 7 juin

1792, Procuration. Il s'agissait de titres de créances que Chaminade avait reçus de l'abbé Leboeuf sur un sieur Gravier-Lacoste de Bergerac. Cf. The letters of Father William Joseph Chaminade, vol. I, Dayton 1963, n° 4, p. 7 et n° 42, p. 71. Les originaux sont aux AGMAR, B 1.

46 AGMAR, B 115, 131.

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Le drame se produisit dans l'ivresse du 14 juillet et de son lendemain, le dimanche 15. La municipalité avait repoussé une pétition qui, entre autres choses, demandait l'incarcération des prêtres réfractaires, tant pour les punir d'être une cause de discorde que pour les mettre à l'abri des vengeances anonymes. Après avoir noté que le maire et les officiers municipaux n'avaient « aucun fait à reprocher dans ce moment aux prêtres insermentés », elle avait ajouté : « Sous le rapport de la sûreté individuelle des prêtres insermentés, c'est aux corps administratifs à la leur assurer et il est douteux que beaucoup de prêtres, s'ils étaient libres de leur choix, acceptassent d'être mis en arrestation pour leur propre sécurité ».47Les têtes étaient montées. Par prudence, un bénéficier de Saint-Michel, Louis Dupuy, le Père Panetier, grand carme, et le vicaire général Langoiran avaient accepté de se retirer en banlieue, à Caudéran. Des énergumènes avinés les y découvrirent et, le 15 au matin, les traînèrent devant le maire puis devant le juge de paix. Aucune charge ne put être établie contre eux. Ils n'en furent pas moins jetés au cachot. Sur le soir, la municipalité consentit à leur transfert au siège du directoire départemental, l'archevêché séquestré, l'hôtel de Rohan. Ils arrivaient serrés de près par une cohue braillante, quand parut un courrier venant de Paris. La Patrie a été proclamée en danger. A cette nouvelle, les cris redoublent et l'abbé L. Dupuy s'écroule, frappé à mort par des mains inconnues. Un instant plus tard, ce fut le tour de l'abbé Langoiran, abattu d'un coup de sabre. Il respirait encore et articulait des paroles de pardon, lorsqu'une brute lui détacha la tête du tronc, la fixa au bout d'une pique et, suivie d'une horde en délire, s'en alla parcourir les rues de la ville jusqu'aux premières heures du jour suivant.48 Heureusement, profitant de

47 Cf. Arch. mun. de Bordeaux, D 96, vendredi 13 juillet 1792. Ce jour-là,

Chaminade verse encore un acompte de cent livres à son maçon Partonau (AGMAR, B 115, 132).

48 Plusieurs récits de ce double crime ont été publiés. Voir : P.-J. O'REILLY, o. c., pp. 224-227 ; E. PIONEAU, Un martyr bordelais, l'abbé Langoiran, Bordeaux 1861 ; CH. CHAULIAC, Un martyr bordelais sous la Terreur. Vie et mort du R. P. Pannetier, Bordeaux 1877, pp. 104-153 ; A. VIVIE, Histoire de la Terreur à Bordeaux, t. I, Bordeaux 1877, pp. 135-140 ; Revue catholique de Bordeaux, année 1881, pp. 428-430 : récit d'un agent de la force publique, qui signe

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l'horreur provoquée par ce double crime, le P. Panetier avait pu disparaître et pénétrer dans les locaux administratifs dont il ne sortit que huit jours plus tard et-de nuit pour se réfugier dans la maison de sa sœur, au voisinage de l'hôtel de ville.49

Cette fois, la situation était sérieuse. Redoutant le pire, la municipalité invita immédiatement et en secret les prêtres insermentés à prendre au plus vite des passeports pour l'étranger. « Ces passeports, écrira Jean-François Moulinier, nous furent délivrés de nuit. Le jour, on nous eût assassinés dans les rues. »50 Du 16 au 31 juillet, plus de deux cent soixante passeports pour sortir de France furent signés à des prêtres par l'autorité municipale de Bordeaux.51 Ce chiffre en dit long,

Joffrait et qui dit avoir été mêlé aux faits du 15 juillet 1792 ; La Guienne, 10 juillet 1881 : article signé Ch. Chauliac ; H. LELIEVRE, Les religieuses de Notre-Dame à Bordeaux pendant la période révolutionnaire, Bordeaux 1900, pp. 59-67 ; H. LELIEVRE, Une nouvelle page au martyrologe de 1793, Bordeaux 1886, p. 195. Il n'est pas toujours facile de faire concorder tous ces récits. On trouverait encore d'autres détails dans deux témoignages inédits qui vieillissent aux ANP, F19 429, Gironde. Où sont aujourd'hui les restes des abbés Langoiran et Dupuy ? Pour certains des auteurs que nous venons de citer, ils sont dans le caveau ménagé sous la chapelle du Sacré-Cœur dans la cathédrale Saint-André de Bordeaux, et un procès verbal conservé aux archives diocésaines appuient leurs dires. M. l'archiprêtre de la cathédrale descendu récemment dans ce caveau dit n'avoir rien vu. D'autres affirment avoir vu dans une cave du grand séminaire une caisse qui contiendrait ces restes. D’après une note trouvée il y a quelques années dans la résidence marianiste de la Madeleine à Bordeaux, l'abbé Chaminade aurait eu chez lui le bréviaire ensanglanté de l'abbé Langoiran et une de ses omoplates. Ces deux objets auraient encore été vus dans la chambre de l'abbé J.-C. Perrodin, qui mourut supérieur de la Madeleine, le 26 août 1900, à 95 ans. Il est impossible aujourd'hui de les localiser. - Voir encore la lettre écrite par Nany Le Tellier, à son frère, le 19 juillet 1792, in Revue philomathique, Bordeaux, avril-juin 1920 : « Nous étions à Tourny quand la tête y passa. Il te sera facile de te faire une idée de l'impression et de l'horreur que cela nous fit ».

49 Arch. mun. de Bordeaux, D 98, 22 juillet 1792. 50 Arch. nat. Paris, F7 7113, dos. 2651 S2, lettre du 26 décembre 1799. 51 Cf. infra, n. 70.

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même si tous les intéressés ne quittèrent pas la ville sur le champ, certains n’osant même pas abandonner leur cachette pour se jeter sur les routes ou pour gagner le port.52

Chaminade ne semble pas avoir habité son bourdieu à cette époque. Le 19 juillet, par une personne de confiance, il envoie à un négociant ami un billet laconique : « je prie monsieur Vacquier de donner au porteur deux cents livres d'assignats que je lui rembourserai à sa volonté. Pardon de tous les embarras que je lui donne : les circonstances m'y forcent. »53 Le 23, il se rend chez le notaire Dugarry, Fossés des Carmes. Là, il fait établir une procuration générale au nom de ce négociant Vacquier pour lui donner tout pouvoir soit dans la gérance de Saint-Laurent, soit dans les affaires à traiter avec Marguerite Salvy, Anne-Joseph Jamin et ses autres créanciers.54 Le même

52 Un autre prêtre bordelais écrit en 1800 : « Simon Mathieu, prêtre, natif

de Bordeaux, ex-curé de Labarde, vous expose que, forcé de se soustraire à la persécution qui, en 1792, occasionna en cette ville la mort de deux prêtres, et cédant aux invitations des membres de la municipalité d'alors, il prit un passeport, le 18 juillet de cette même année, pour voyager dans l'étranger, que néanmoins et à cause du danger qu'il y avait pour lui, en sa qualité de prêtre, à quitter dans ce moment de trouble la maison qui lui servait de refuge, il différa son voyage jusqu'au 27 septembre suivant qu'il quitta la ville muni de ce même passeport et prit la route d'Espagne ». (Arch. nat. Paris, F7 5136.)

53 AGMAR, B 1, 3. 54 Arch. dép. de la Gironde, Minutier Dugarry, 3 E 15440, Acte du 23

juillet 1792, Procuration. La procuration est aussi étendue que possible et par elle nous apprenons que depuis son installation dans son bourdieu, Chaminade s'est mis en état de l'exploiter. Ce jour-là donc, il « a fait et constitué pour son procureur général et spécial le sieur Vaquier, négociant à Bordeaux, auquel il donne pouvoir de, pour lui et en son nom, régir, gouverner et administrer tous les biens et affaires dudit constituant, veiller à la culture, réparation, amélioration et augmentation de son bourdieu près la chapelle Saint-Laurent, en percevoir les fruits, soutes affermées, ainsi que la maison en total ou en partie aux prix, clauses parlées et conditions que ledit sieur procureur constitué avisera, recevoir les prix des ventes de vins, celui des baux à ferme et ainsi que toutes les sommes qui sont échues et pourront échoir audit constituant à quelque titre et pour quelque cause que ce puisse

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jour, il se reconnaît redevable au notaire lui-même d'une somme de cent soixante et une livres, seize sols, trois deniers, pour les actes passés dans son étude.55 Apparemment, il envisage la nécessité de se réfugier dans la clandestinité, ne voulant pas abandonner son vieux père et sa vieille mère, maintenant qu'il les a installés à Bordeaux.

Le calme revint. « On est aujourd'hui fort tranquille, écrivait la municipalité le 31 juillet, et ce peuple n'est plus tourmenté de l'idée où il était pénétré à juste titre que les opinions des prêtres étaient une des causes principales de l'inquiétude générale ».56

Les événements de Paris, les accusations portées contre le pouvoir exécutif, l'écroulement enfin du régime monarchique dans la journée du 10 août devaient bien vite rallumer les

être ; faire rendre compte au sieur Jean Bruno Vigné du produit de trois chevaux et d'une jument harnachés, que ledit constituant lui a confiés avec trois charrettes et une voiture à quatre places pour faire valoir conformément à leur convention ; débattre, clore et solder les comptes, en recevoir le reliquat jusques à ce que ledit vaquier juge à propos de retirer dudit Vigné lesdits chevaux, jument, charrettes et voiture, pour les vendre ou en disposer autrement, à quoi faire ledit constituant l'autorise ainsi que de recevoir le prix des ventes qu'il jugera à propos de faire desdits objets, en total ou en partie, prendre ou retirer tout ce qui appartient ou appartiendra audit constituant, de tout ce que le procureur constitué .recevra ou retirera, fournir quittances et décharges, acquitter les dettes passives du constituant, en retirer quittances, comme aussi de faire les arrangements et accords que ledit sieur Vaquier jugera à propos tant avec la nommée Marguerite Salvy à raison de la saisie réelle qu'elle a fait faire du bourdieu que ledit sieur constituant a acquis de la demoiselle Jamin, épouse du sieur Fouignet qu'avec ladite dame et ses autres créanciers, s’il le juge à propos, accepter toutes cessions et subrogations, en acquitter le prix et obliger le constituant comme il s'oblige, à concurrence des formes nécessaires, avec affectation de tous ses biens présents et à venir, et à raison de tout ce dessus intenter toutes actions et demandes en justice, défendre à celles qui peuvent déjà l'être et poursuivre les unes et les autres jusques à entière satisfaction, à ces fins dire, produire, contredire ... etc. … » On le voit, si Chaminade avait songé a émigrer, il n'aurait pas donné une procuration plus étendue.

55 AGMAR, B 115, 1. 56 Arch. mun. de Bordeaux, D 141, 31 juillet 1792.

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passions. Le roi n'était plus là pour opposer son veto. Le 26 août, une loi imposa à tous les ecclésiastiques insermentés qui avaient exercé une fonction publique et qui n'étaient ni sexagénaires ni infirmes, l'obligation de quitter le territoire français dans le délai de quinze jours. Le 18, le directoire du département de la Gironde avait déjà cru devoir prendre des mesures pour n'avoir à Bordeaux que des prêtres assermentés.57

Ce fut alors, semble-t-il, que Blaise-Elie Chaminade, le récollet, chercha refuge dans les Etats pontificaux. Sans pouvoir préciser les étapes de sa sortie de France, nous le trouvons, au début de 1793, au couvent franciscain Notre-Dame-des-Anges, à Assise, en provenance de Belcodène (Bouches-du-Rhône).58 En 1791, il avait perçu à Périgueux les deux premiers quartiers de la pension accordée par les lois aux religieux sécularisés.59 Peut-être s'était-il rendu ensuite en Provence pour essayer d'y continuer la vie de communauté dans une maison de son ordre qui avait été conservée et que les décrets d'août 1792 supprimèrent aussi. En se séparant de son frère Guillaume-Joseph, il lui avait remis plusieurs reliquaires, dont quelques uns sont encore aujourd'hui conservés à Bordeaux.60

57 Voir dans DUCAUNNES-DUVAL, Inventaire sommaire des Archives

municipales…, vol. I, Bordeaux 1896, les propositions de la municipalité, p. 436. Les deux principales étaient : 1° « Inviter les prêtres qui en auront les moyens à se retirer dans le sein de leur famille pour y vivre paisiblement, avec défense de se réunir au-delà de deux ou trois et de proférer aucun propos tendant à troubler la tranquillité publique, sous les peines portées par la loi ; 2° annoncer qu'on donnera des passeports à tous ceux qui en demanderont pour se retirer ».

58 Arch. secrètes du Vatican, Emigrati. Rivoluzione francese, Reg. 50 p. 66 v. Il est signalé aussi dans : R. PICHELOUP, Les ecclésiastiques français émigrés ou déportés dans l'Etat pontifical, 1792-1800, Toulouse 1972, p. 258, où une coquille a fait imprimer CHAMIDE, récollet, Marseille, au lieu de CHAMINADE comme porte l'original. Voir aussi : Arch. secrètes du Vatican, Reg. 40, f°20.

59 Arch. dép. de la Dordogne, 1 L 650, 12 avril 1791. 60 Voici, au sujet de ces reliquaires, une attestation autographe de

Guillaume-joseph Chaminade : « Je soussigné déclare que les reliques de saint Placide et de sainte Illuminata ont été exposées dans la même châsse dans l'église des très révérends pères récollets de Périgueux et qu'elles étaient munies d'un authentique que divers accidents ont fait

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perdre. En foi de quoi ... A Bordeaux, le 10 décembre 1891. Signé G.-Joseph Chaminade, directeur du séminaire de Mussidan ». Un certificat analogue existe pour des reliques de saint Boniface et de saint Colomban (AGMAR, B 11, 22, 3). -Contrairement à ce que pense et laisse penser P. HUMBERTCLAUDE, o. c., p. 78, il ne semble pas que Blaise-Elie Chaminade ait trouvé des imitateurs pour le suivre dans l'Etat pontifical. Aucun autre nom des Récollets de Périgueux ne se retrouve parmi les religieux réfugiés dans l'Etat pontifical. D'ailleurs en 1791, le couvent de Périgueux ne comptait que cinq prêtres et quatre frères. Des quatre prêtres autres que Blaise-Elie, qui était alors maître des novices, un, Patrice Lagrèze, figure sur un tableau du 16 octobre 1797 comme sujet à la réclusion, [correction du P. Verrier, Jalons IV, fin ch. 6, mars 1984 : « D’après des renseignements récents que je dois à M. l’abbé Bouet, Crédot a fait erreur en identifiant Lagrèze porté sur la liste des sujets à la réclusion avec l’ancien Récollet du couvent de Périgueux. Celui-ci, Frère Patrice, est décédé à Périgueux le 2 novembre 1791, âgé de 72 ans. »],un autre, Fabien Abrieux, exerce le culte constitutionnel à Saint-Front de Périgueux en l'an VI (cf. J. CREDOT, P. Pontard, Paris 1893, pp. 625 et 627). Restent Zozime de Croizant, gardien, et Amable Lafaye, sur lesquels nous ne savons rien. [Correction : Lafaye Joseph, en religion Fr. Amable, cf. R. Bouet (clergé de Périgueux, p. 234) né au Bugue vers 1719 ; vêture 18.6.1836, profes. 19.6.1737, + à Périgueux 19.3.1793]. Un des frères, Côme Coste, sous le simple nom de Côme, est cité par H. BRUGIERE, Le Livre d'or des diocèses de Périgueux et de Sarlat, Montreuil-sur-mer, 1893, comme déporté et mort à l'hôpital de Rochefort ; mais P. LEMONNIER, dans son Martyrologe de la déportation ecclésiastique à Rochefort-sur-Mer (1794-1795), Rochefort-sur-Mer, 1917, p. 35, ne cite qu'un Coste (Jean-Pierre) dit Frère Casan, frère convers récollet au couvent de Ribérac, que, de son côté, l'abbé A. GUILLON, Les martyrs de la foi pendant la Révolution française, vol. II, Paris 1821, p. 487, place au couvent récollet de Périgueux. Y a-t-il un ou deux récollets convers portant le même nom ? S'il y en a deux, lequel est mort à Rochefort ? Un autre frère lai, Fargueyret, fut inhumé dans le cimetière de la Cité, à Périgueux, le 20 décembre 1791. Il avait 74 ans. (Arch. mun. de Périgueux, GG 110, f°17). Note complémentaire ajoutée par le P. Verrier : En 1790, le 14 mai, le Récollets de Périgueux étaient (Arch. nat. Paris, D XIX, 12) : Zozime de Croizant, gardien, 68 ans, prêtre (Bouet, p. 105), Elie Chaminade, maître des novices, 39 ans, prêtre (Bouet, p. 83, + 02.11.22), Patrice Lagrèze, 67 ans, prêtre (Bouet, p. 238, + 2.11.91), Amable Lafaye, 72 ans, prêtre (Bouet, p. 234, + 19.3.93), Fabien Abrieux, 66 ans, prêtre

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Blaise-Louis, lui, prit à Périgueux, le 7 septembre, un passeport pour l'Espagne.61 « Son.occupation, en passant à Bordeaux nous dit Guillaume-Joseph, jusqu'au moment de l'embarquement, fut d'entendre les confessions des fidèles qui s'adressèrent à lui sur la seule réputation de son mérite ».62 Après avoir embrassé son père et sa mère qu'il ne devait plus revoir, il monta, le 15 septembre, sur La Providence, avec cinquante quatre prêtres des diocèses de Périgueux, de Sarlat et d'Agen. Le 21, non sans avoir vécu des heures d'angoisse mortelle et essuyé une tempête qui faillit engloutir leur navire, les proscrits entrèrent dans le port de Saint-Sébastien.63 Ils

(Bouet, p. 1 (ou 11 ?), + 26.2.08, Const.), Hilaire Descombes, 40 ans, prêtre (Bouet p. 17, + 5.7.06, intrus), Mathieu Falguiras, frère lai, 64 ans, (Bouet, p. 169, + 20.12.91), Massé Chevalier, frère lai, 62 ans, (Bouet, p. 95, 13 fruct. II = décédé), Côme Coste, frère lai, 32 ans, (Bouet p. 101, + à Rochefort, 17 prairial II), Constantin Audigé, clerc, 26 ans, (Bouet p. 14, + 1843, intrus). En 1791 : un de plus : Grelety Pierre, en religion : Juste, frère lai, 50 ans (Bouet, p. 204, 9 ventose XII, décédé), P.-J. CEDOT, dans P. Pontard parle d’un LAGREZE, suet à la déportation (16 octobre 1797), p. 627, exerçant à Saint-Front, p. 634 (an XI), p. 642 (1807), p. 645 (1812). Il le donne comme Récollet, p. 627. A.-C. SABATIE, dans La déportation révolutionnnaire du clergé française, T.2, p. 331, nomme Come fr. Récollet et p. 332 : Coste, récollet, 37 ans.

61 Arch. mun. de Périgueux, 1, 10. Le registre porte : « délivré un passeport au sieur Louis Chaminade, prêtre non assermenté de la présente ville, âgé de 32 ans, taille de 5 pieds 4 pouces, cheveux et sourcils châtains foncés, yeux gris, nez gros, bouche moyenne, menton fourchu, front découvert, visage ovale, allant à Bordeaux et de là en Espagne. Et a signé Louis Chaminade prêtre ». Cf. supra, n. 41.

62 AGMAR, B 11, 7 : Notes autographes de Guillaume-Joseph Chaminade pour le discours funèbre de son frère Louis, en 1808.

63 Voir le récit de ce voyage dans H. BRUGIERE, Le Livre d’Or…, pp. 8-12. Il est d’un prêtre périgourdin J. –B. Artigues, curé d’Eymet (Dordogne), qui appelle Louis Chaminade « le supérieur de Mussidan, homme respectable ».

64 Cf. supra, n. 62. 65 La date nous est donnée par le Boletin de la Comision provincial de

Monumentos historicos y artisticos de Orense, Tomo II, Orense 1902-1905, qui a publié, pp. 237-244 et 249-259, la liste des prêtres français

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s'étaient embarqué pour Bilbao. Que faire ? Tandis que certains de ses confrères prenaient le chemin de Saragosse ou d'une autre ville espagnole, Louis « demeura (...) assez près des frontières(…) », dans une petite localité « qui n'était pas éloignée de Loyola(…) et d'un sanctuaire où les peuples vénéraient une statue miraculeuse de Marie ». Plus tard, en 1793, les instructions de la cour d'Espagne l'obligeront à s'éloigner davantage du voisinage de la France. Il se rendra « à Orense, malgré la longueur et la difficulté des chemins, attiré par l'odeur des vertus et de la sainteté du prélat du diocèse ».64 Arrivé le 28 novembre 1793,65 il restera là jusqu'en 1797.

réfugiés à Orense en raison de la persécution religieuse en France pendant la Révolution. Sur cette liste officielle, la date d'arrivée précède le nom. Ainsi : 28 noviembre 1793 : Chaminade Blas Luis, presbitero, Per.

66 Ces lignes sont extraites d'une pièce conservée aux AGMAR, B 12, 7 et portant le titre : « Note des principales époques de la persécution du clergé en France, pour diriger les décisions à donner sur les mariages célébrés ou devant les intrus ou en l'absence du curé, dans le diocèse de Bordeaux. » Elle est postérieure à 1807. L'écriture n'a pas été identifiée. S'agit-il d'une pièce émanant de l'administration diocésaine ? Elle n'est pas d'une exactitude absolue : elle date le massacre des abbés Langoiran et Dupuy du 14 juillet 1792 au lieu du 15 ; elle continue, après les lignes que nous avons citées : « En 1793, 25 septembre, commencement de la république, persécution ouverte et impossibilité morale de recourir aux prêtres catholiques jusqu'en 1795 au mois de mai. » Plus loin, à propos du calendrier révolutionnaire, on trouve encore ces lignes : « La république commence en septembre 1793 et on lui suppose déjà un an d'existence. Les actes sont datés de l'an 2. » Comment expliquer-cette façon de s'exprimer ? Par une erreur de mémoire ? On serait porté à le croire quand on considère qu'effectivement la république a été proclamée officiellement à Bordeaux le 25 septembre 1792 (cf. P.-J.O'REILLY, o. c., pp. 256-258) ; mais il s'agit d'un texte d'après lequel des validités et des invalidités de mariage devraient être et ont probablement été prononcées : alors, on hésite, surtout quand on constate que l'auteur fait commencer la république avec le calendrier révolutionnaire. C'est donc que, pour lui, la république a commencé à Bordeaux avec la mise au pas des Bordelais par les envoyés de la Convention en septembre 1793. Mais alors pourquoi cette date du 25 septembre ? Notre documentation nous laisse sans réponse. Tout ce que nous pouvons dire, c'est que

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« En 1792, commence la persécution des prêtres qui avaient refusé le serment. Le 14 juillet même année, massacre de M. Langoiran et de M. Dupuy. Dès ce moment, le recours aux prêtres catholiques devient difficile et dangereux ». C'est ainsi qu'une note anonyme66 caractérisera plus tard cette période. A partir de là, l'existence de Chaminade est celle d'un proscrit et nous ne pouvons plus en saisir que l'un ou l'autre détail. Il ne fait, semble-t-il, que de rares apparitions à Saint-Laurent. Les mémoires des fournisseurs et des ouvriers sont acquittés par son père ou par son mandataire J. Vacquier. Le 3 novembre 1792, pourtant, il arrête personnellement ses comptes avec Melquiond, l'ancien frère cuisinier des Ecoles chrétiennes.67 Six jours plus tard, il verse à Magonty, l'ex-préfet de la confrérie du Rosaire, les cent cinquante livres qu'il lui devait depuis le début de l'année et qu'il s'était engagé à lui payer en mai.68 Le 1er décembre suivant, pour obtenir main-levée d'une saisie réelle effectuée sur le bourdieu de Saint-Laurent, il signe une transaction devant le notaire Dugarry. Détail significatif, sa signature n'est plus suivie de la mention prêtre.69

Le départ de Louis Chaminade coïncidait avec la fin de l'Assemblée législative. Le jour même où cet ancien directeur du séminaire de Mussidan posait le pied sur le sol d'Espagne, la

l'auteur de la note connaissait le calendrier révolutionnaire d'une façon aussi peu précise que l’histoire de la Révolution à Bordeaux, ce qui l'amène à faire commencer toutes les années au 21 septembre, de 1793 à 1806.

67 AGMAR, B 115, 1. E. Melquiond était originaire de Les Vigneaux, près de Briançon (Hautes-Alpes). Le 12 prairial an 3 (31 mai 1795), âgé de 37 ans, il épousera Jeanne Fourcade, âgée de 30 ans (arch. mun. de Bordeaux, Mairie du Centre, 2 E 9, f° 103r, acte 275). Dans le contrat, passé devant Me Morin, notaire, le 6 prairial 3, la future s'était constituée la somme de 3.300 livres. Il mourut, marchand, rue du Peugue 27, le 24 vendémiaire an 14 (16 octobre 1805). Cf. Arch. mun. de Bordeaux, Centre 3 E 50, f° 25v, acte 286.

68 AGMAR, B 11, 24. 69 Arch. dép. de la Gironde, Minutier Dugarry, 3 E 15440, Acte du 1er

décembre 1792, Cession. La qualité de prêtre est pourtant attribuée à Chaminade dans le début de l’acte.

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Convention tint sa première séance, abolit la royauté et proclama la république. Pour Guillaume-Joseph, qui pas plus que quiconque n'avait pu prévoir de tels événements quand il avait acheté le bien de Saint-Laurent, le coup dut être très dur. S'il avait quitté son diocèse sur un appel ou sur les conseils de l'abbé Langoiran pour occuper un poste à Bordeaux, maintenant que le vicaire général avait été massacré, que lui restait-il à faire, sinon à prendre lui aussi le chemin de l'exil, comme ses frères, comme l'abbé Noël Lacroix, comme l'abbé J.-B. Rauzan, tous les curés de Bordeaux et tant d'autres ?70 Il est demeuré à Bordeaux. Pourquoi ? Par piété filiale envers ses parents ? Pour quelqu'autre motif ? Lequel ? Autant de questions auxquelles, faute de documents, l'histoire ne peut actuellement répondre.

70 Les abbés Noël Lacroix et Jean-Baptiste Rauzan, prirent leur passe-

port le 18 juillet 1792, en même temps que 21 de leurs confrères ecclésiastiques, « pour aller hors du royaume. » Cf. Arch. nat. Paris, Etat des prêtres qui ont obtenu des passeports dans la commune de Bordeaux pour sortir du territoire français, depuis le 15 juillet 1792 (v. s.) jusqu’au 4 septembre suivant inclusivement. F7 7701.

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APPENDICE

LA MAISON CHAMINADE A PERIGUEUX

Dans notre premier chapitre ( note 74, p. 25 ) nous annoncions des recherches pour identifier et localiser la maison paternelle de Guillaume-Joseph Chaminade. Nous sommes aujourd'hui en mesure d'en donner les résultats.

Voici d'abord la description de cette maison telle que François Chaminade, le marchand drapier, l'avait transformée et telle qu'elle fut vendue aux enchères, le 24 février 1817 :

BULLETIN DU DEPARTEMENT DE LA DORDOGNE

Mercredi 12 juillet 1817

ANNONCES ET AVIS DIVERS

Vente par autorité de justice. Adjudication définitive.

Une maison, sise à Périgueux, rue Taillefer n° 6, composée de deux corps de maison, le premier ayant sa façade sur la rue Taillefer, et l'autre sur le derrière donnant sur un petit jardin ou parterre dépendant de ladite maison.

Le premier corps se compose d'une cave voûtée, d'une boutique ou magasin très spacieux au rez-de-chaussée, une salle très vaste au premier, avec alcôve et placards dans les murs, une chambre au second avec alcôve, un cabinet d'étude à côté d'icelle, une chambre de domestique sur le derrière, avec placards dans les murs, une autre chambre au troisième, avec deux cabinets d'étude et à toilette, une alcôve, une antichambre à placer un lit de domestique ; au même étage est une autre chambre avec alcôve, deux petits cabinets donnant sur le derrière ; au quatrième sont trois chambres de plain-pied, et un grenier ou galetas par dessus : les-dites chambres bien boisées, plafonnées et la majeure partie tapissées ; l'escalier est en pierre de taille.

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Le deuxième corps de maison se compose d'une cave voûtée, d'une cuisine, d'un salon à manger, un bureau ou comptoir, le tout au rez-de- chaussée, boisé, tapissé et plafonné, avec des placards ; au premier, une chambre sur la cuisine, avec un placard, une autre à côté avec alcôve, cabinet d'étude et une chambre de domestique sur le derrière, boisée et plafonnée avec placards ; au second, une chambre non plafonnée avec placards et un grenier par dessus ; l'escalier en bois est presque neuf.

Un petit jardin ou parterre de 12 m. de long sur 9 de largeur, garni de petits arbres ou treillage ; une écurie, un grenier à foin ; une petite cour dans laquelle est un puits ; une petite serre et volière : le tout, tenant ensemble, estimé par le sieur Poncet-Lambert, architecte, 19.000 francs.

La vente est poursuivie à la requête de Me Louis Eyguière, avoué, demeurant à Périgueux, en qualité de syndic définitif à l'union des créanciers à la faillite de François Chaminade, ex-négociant à Périgueux, en vertu du contrat d'union passé entre lesdits créanciers le 24 septembre 1816, devant le juge commissaire, de son autorisation du 9 octobre dernier, et du jugement rendu par le tribunal civil de Périgueux le 4 novembre dernier, qui ordonne la vente devant M. Mage, juge commis à cet effet.

Le cahier des charges a été déposé au greffe du tribunal civil de Périgueux, le 14 décembre 1816.

Et lecture en a été faite à l'audience publique dudit tribunal le 16 dudit mois. L'adjudication préparatoire a eu lieu le 3 février 1817, à midi précis, en la ville de Périgueux, salle du tribunal civil, sise Place du Coderc, devant M. Mage, juge commissaire, sur la somme de dix-neuf mille francs, prix de l'estimation.

L'adjudication définitive aura lieu en la même salle d'audience, devant le même commissaire, à midi précis, le 24 février 1817.

Certifié EYGUIERE, avoué

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Achetée le 24 février 1817 par Antoine Darchier Caumont, négociant, pour la somme de 22.600 francs sur une mise à prix de 19.000, cette maison se trouvait rue Taillefer, entre les rues actuelles Saint-Silain et de la Mairie. Portant alors le n° 6, elle occupait l'emplacement actuel du n° 25 et des bureaux du Crédit agricole, qui ont leur entrée rue de la Mairie.

Par le fait, l'immeuble en question est situé en face de celui qui est indiqué par le P. Simler (Vie …, p. 2, n. 1) et reproduit par la photographie dans L'Apôtre de Marie, n° 57, janvier 1910, p. 308.

Notre localisation s'appuie : 1° sur les recensements nominatifs de 1809 et de 1831, qui donnent comme habitants du n° 6 : a) François Chaminade, 53 ans, Marie Soulignac, 52 ans, Marie-Lucrèce Chaminade, 58 ans, Blaise-Elie Chaminade, 63 ans, Jean Planet, commis, 17 ans, Marie, servante, 22 ans, en 1809 ; b) Antoine Caumont Darchier, 50 ans, en 1831 (cf. Arch. mun. de Périgueux, Fl 2 pour 1809, F1 3 pour 1831) ; 2° sur la matrice cadastrale de 1830 (Ibid., G7, vol. 9, f° 194), qui indique Darchier Caumont Antoine comme propriétaire du n° 6 de la rue Taillefer, en renvoyant au n° 786 du plan parcellaire D ; 3° sur ce même plan parcellaire D, établi en 1828 et conservé à la mairie de Périgueux (Bureau du cadastre), où le n° 786 occupe l'emplacement que nous avons indiqué.

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Chapitre neuvième (Tome I)

Dans la clandestinité Dans la clandestinité Dans la clandestinité Dans la clandestinité

(septembre 1792 – mai 1795)

Pour nous faire une idée de ce que fut la vie de Guillaume-Joseph Chaminade de septembre 1792 à mai 1795, il nous faut avant tout avoir bien présentes à l'esprit, d'une part, la politique religieuse pratiquée durant ce temps par l'assemblée alors au pouvoir, la Convention,1 et d'autre part, les conditions particulières dans lesquelles s'exerça cette politique à Bordeaux2.

La constitution civile du clergé, votée par la Constituante, avait été une erreur doublée d'un échec. Ses promoteurs avaient voulu mettre la religion catholique au service immédiat du pouvoir politique et sous son contrôle exclusif. Pour avoir délibérément ignoré l'autorité du Pape, ils n'avaient abouti qu'à dresser deux Eglises l'une contre l'autre, au grand dam de la tranquillité publique et de l'harmonie des cœurs.

Effrayée des résultats qui brisaient dangereusement le moral du pays, au moment où les frontières du nord et de l'est

1 Nous recommandons particulièrement la lecture de : A. LATREILLE,

l'Eglise catholique et la Révolution, t. I, Le pontificat de Pie VI et la crise française, Paris 1947.

2 Cf. H. LELIEVRE, Une nouvelle page au martyrologe de 1793, Bordeaux 1886 (quelques erreurs de détail) ; A. VIVIE, Histoire de la Terreur à Bordeaux, Bordeaux 1877 ; Bordeaux au XVIIIe siècle. 5° vol. de l'Histoire de Bordeaux publiée sous la direction de Ch. Higounet), Bordeaux 1968 ; P. BECAMPS, La Révolution à Bordeaux (1789-1794). J.-B.-M. Lacombe, président de la Commission militaire, Bordeaux-Paris, 1953.

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étaient franchies par les armées autrichiennes,3 l'Assemblée législative venait, le 26 août, de décréter le bannissement général des insermentés. Seuls étaient épargnés les ecclésiastiques qui n'avaient pas été soumis au serment parce qu'ils n'exerçaient aucune fonction officielle ou parce que leur poste avait été supprimé, et encore, à condition que leur éloignement ne soit pas demandé par six habitants du département. Les sexagénaires et ceux dont un officier de santé aurait attesté la maladie ou des infirmités seraient réunis au chef-lieu départemental sous la responsabilité de la police locale. Tous les autres auraient à quitter la France dans la quinzaine, courant le risque de la déportation s'ils ne partaient pas et d'une détention de dix ans s'ils s'avisaient de rentrer.4 En frappant directement le clergé insermenté, cette mesure atteignait par contrecoup les chrétiens fidèles à Rome, puisqu'elle leur enlevait leurs prêtres. L'objectif était d'éliminer et d'étouffer l'Eglise réfractaire au profit de l'Eglise constitutionnelle, pour rétablir la concorde entre les citoyens.

Quand elle constatera que le but n'a pas été atteint et qu'il y a toujours deux Eglises, la Convention ira de rigueurs en rigueurs. Le 14 février 1793, elle promet cent livres de récompense à quiconque dénoncera ou fera arrêter une personne rangée par la loi dans la classe des émigrés ou dans celle des prêtres sujets à la déportation.5 Le 23 avril suivant, elle décide que seront embarqués sans délai pour la Guyane française tous les ecclésiastiques séculiers, réguliers, frères convers et lais, qui n'ont pas prêté, avant le 25 mars, le serment de maintenir la liberté et l'égalité conformément à la loi du 15 août 1792, ou qui, ayant prêté ce serment, ont été dénoncés

3 Le 20 avril 1792, l'assemblée avait déclaré la guerre « au roi de Hongrie

et de Bohême », François II. Le 29, à la vue de 1'ennemi, les troupes françaises étaient prises de panique ; des soldats massacraient leur propre général, Dillon ; les Autrichiens occupaient Quiévrain. Le 11 juillet, l'assemblée déclare la patrie en danger.

4 Cf. le texte complet de cette loi dans H. LELIEVRE, o. c., pp. 64-66. 5.C'est probablement ce décret qui a fait écrire de certains prêtres, de

l'abbé Chaminade, de l'abbé J. Boyer à Bordeaux (J. SIMLER, o.c., p. 54) que leur tête était mise à prix.

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pour cause d'incivisme par six habitants du canton. Ceux qui rentreront sur le territoire de la République seront punis de mort dans les vingt-quatre-heures qui suivront leur arrestation. Le 30 vendémiaire (21 octobre 1793), rappelant. et ratifiant toutes les mesures déjà prises au sujet des réfractaires, un nouveau décret stipula en outre que la déportation, la réclusion et la peine de mort prononcées d'après les dispositions dudit décret emporteraient confiscation des biens (art.XVI), que les prêtres déportés volontairement et avec passeport, ainsi que ceux qui auraient préféré la déportation à la réclusion seraient réputés émigrés (art. XVII), que tout citoyen - ou citoyenne - était tenu de dénoncer tout ecclésiastique qu'il saurait être dans le cas de déportation, de l'arrêter ou faire arrêter et conduire devant l'officier de police le plus voisin (art. XVIII), que quiconque recelait un prêtre sujet à la déportation encourrait la même peine que lui (art. XIX), et que dans le cas de négation de la part des prévenus, les moyens de conviction contre eux résulteraient de la déposition uniforme de deux témoins à charge. Le 15 février 1794, il est précisé que les jugements rendus ou à rendre en exécution de la loi du 30 vendémiaire (21 octobre 1793) seront désormais exécutés sans appel ni recours au tribunal de cassation. Est-ce tout ? Pas encore. Au début d'avril, le 11 (22 germinal an II), quiconque aura donné asile à un prêtre sera passible de la guillotine comme lui.6

A cette date, aussi bien, la distinction entre prêtres réfractaires et prêtres constitutionnels n'a plus guère sa raison d'être. Une vaste campagne de déchristianisation et d'athéisme a porté ses fruits. Il n'est plus question de poursuivre et d'anéantir le christianisme romain au bénéfice exclusif du christianisme gallican défini par la constitution de 1790. Ce christianisme national, parce qu'il n'a pas pu avaliser et entériner toutes les fantaisies et exigences que la Convention lui présentait sous couleur de patriotisme est devenu coupable à son tour et disparaît soit en s'avilissant jusqu'à l'abdication, soit en retrouvant le chemin de l'orthodoxie et en payant lui aussi le prix du sang. Tout catholique, si peu fût-il attaché à sa foi et à

6 Sur cette légation, voir : P. LEMONNIER, Martyrologe de la

déportation ecclésiastique à Rochefort-sur-mer, Rochefort-sur-mer 1917, pp. IX-LIII.

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son culte, fait figure de dissident politique. A ce titre, il est suspect aux yeux des soi-disant patriotes et risque la dénonciation, l'incarcération, le jugement sommaire et l'échafaud. C'est l'époque de la Grande Terreur, l'époque des martyrs de la foi et des morts héroïques, mais aussi des lâchetés, des faiblesses, des scandales : un mélange de grandeur et de bassesse, d'horreur et de sublimité, de poltronnerie et de courage, d'audace et de peur, l'an deux de la République et la première année de la mise en usage du calendrier révolutionnaire.

On sait qu'avant la Révolution, les évêques résidaient plus souvent à Paris ou à Versailles que dans le territoire confié à leur sollicitude. Ils administraient par leurs délégués de pouvoirs, les vicaires généraux. Ce fut un mal qui explique pour une grande part la coupure malheureuse qui existait en France, en 1789, entre le haut et le bas clergé.7 Mais d'un mal peut sortir un bien. Nous en avons ici un exemple probant. Quand, en masse, les évêques crurent à propos de se retirer en pays étranger, leurs diocésains et leurs prêtres n'eurent pas l'impression d'être abandonnés. Que le chef du diocèse soit à Londres ou à Hambourg ou à Montserrat ou à Florence ou à Fribourg, au lieu d'être à Paris, cela ne parut pas avoir une importance capitale, puisque son délégué restait à son poste. De fait, ce furent les fondés de pouvoirs des évêques qui, demeurés sur les champs de bataille, soutinrent et dirigèrent la résistance catholique et maintinrent la liaison avec les prélats dispersés à travers l'Europe.

A Bordeaux, avec quelques collaborateurs, l'abbé Simon Langoiran avait administré le diocèse jusqu'à la tragique soirée du 15 juillet 1792,8 et, grâce à l'arrivée de quelques sujets qui étaient venus d'autres diocèses lui offrir leurs services, grâce aussi au concours de religieux mis par la loi hors de leurs couvents, il avait pu mettre à la disposition des fidèles réfractaires assez de prêtres pour répondre à leurs besoins, spécialement dans les villes et dans les paroisses les plus

7 Cf. SICARD (L’abbé), L’ancien clergé de France. Les évêques avant la

Révolution, 4° édition, Paris 1912. 8 Cf. supra, ch. VIII.

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peuplées. Sa disparition soudaine, l'inquiétude qu'elle causa parmi les insermentés, les départs pour l'étranger qui s'ensuivirent et finalement les conséquences de la loi du 26 août 17929 ne purent manquer de poser une angoissante question à Mgr J. Champion de Cicé, qui venait de se réfugier à Soignies dans le Hainaut belge.10 Qui nommerait-il à la place de Simon Langoiran, pour diriger la barque diocésaine, alors que tout annonçait l'imminence d'une tempête sans précédent ?

Ayant trouvé dans les archives diocésaines une note anonyme disant : « Au commencement de la Terreur, Mgr de Cicé, évêque de Bordeaux, obligé de quitter son diocèse, remit ses pouvoirs à l'abbé Boyé, lequel demeurait alors chez M. Héliès, rue des Treilles », le chanoine H. Lelièvre, auteur d'Une nouvelle page au martyrologe de 1793, crut que cet abbé Boyé ne pouvait être qu'Antoine Boyé, chanoine de l'insigne collégiale Saint-Seurin.11 C'était une erreur et erreur ne fait pas compte. Mais les erreurs historiques ont la vie dure et depuis près d'un siècle, celle-ci se réimprime périodiquement sans que s'élève la moindre protestation.12 Mourra-t-elle un jour ? Bien fol qui oserait l'assurer.

Le prêtre Boyer qui logea chez M. Héliès et y mourut le 24 mars 1819, s'appelait Joseph et non Antoine. Il était ruthénois de naissance et non bordelais. En 1792, il avait autour de trente ans et non plus de quatre-vingt.13 Comme nous l'apprend

9 Cf. supra, n. 4. 10 Cf. H. LELIEVRE, Une nouvelle page …, pp. 197-201, n. 1. 11 ibid., p. 194. 12 On la retrouve dans le très récent ouvrage : Le diocèse de Bordeaux,

publié sous la direction de Bernard Guillemain, Paris (dépôt légal : 4e trimestre 1974), p 179 : « A Bordeaux, restèrent, avec quelques dizaines de prêtres, le chanoine de Saint-Seurin Antoine Boyé, placé par Mgr de Cicé à la tête du diocèse, … »”

13 Cf. Arch. mun. de Bordeaux : 3 E 102, année 1819, D, lère section, f' 30r, n° 354 : « Le 25 dudit mois (mars), il a été remis un procès verbal fait par le commissaire au décès duquel il résulte que le sieur Joseph Boyer, âgé d'environ 56 ans, natif de Rodez, dép. de l'Aveyron, grand vicaire, chanoine de l'église cathédrale de Saint-André de Bordeaux, fils de défunts ... (sic), est décédé hier au soir à 3h. rue des Treilles, n° 1 ; sur la déclaration des sieurs Claude Hélies, receveur des

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Mgr d'Aviau dans une lettre au ministre des cultes en date du 22 janvier 1810, il avait fait ses études et reçu l'ordination sacerdotale dans sa ville natale, d'où Mgr de Cicé l'avait appelé pour l'employer dans son séminaire Saint-Raphaël.14 Il avait travaillé là sous la direction de l'abbé Langoiran, avait, comme lui, adhéré à la Déclaration des prêtres du Blayais contre le serment en janvier 179115 et avait pu, auprès de lui, s'initier aux problèmes de l'heure, tandis qu'une étroite amitié le maintenait en correspondance avec l'ancien garde des sceaux de Louis XVI.

Nous n'avons pas le document qui lui confia la succession de l'abbé Langoiran. Aucun doute néanmoins n'est possible à ce sujet et sa nomination dut intervenir aux environs du 10 août 1792, au moment où l'archevêque de Bordeaux publia sa lettre à ses diocésains pour déplorer le double massacre du 15 juillet

contributions directes., même maison et Jean-Baptiste Agals, instituteur, Cours d'Aquitaine n° 18, témoins majeurs, qui ont signé ledit procès verbal déposé aux archives de la mairie, division de l'état civil. Signé l'adjoint de maire : Mondenard. » Le n° 1 de la rue des Treilles est aujourd'hui nos 18-24, rue de Grassi, d'après : LEOPOLD ROUSSANNE, Etat de concordance entre l’ancien et le nouveau numérotage, avec l’indication des changements des noms des voies (1842-1843) Bordeaux 1843.

On peut toutefois se demander si l'abbé Boyer habitait rue des Treilles avant la Terreur. Il habitait chez M. Héliès, mais son adresse et celle de M. Hélies, en 1795, était 8, rue Mautrec.

Cf. : PERCEVAL, Le Livre d'un croyant, in Revue philomathique, Bordeaux, juillet-septembre 1930, p. 122 ; Arch. mun. de Bordeaux, 2 E 8, 1795, M, sud, f°, 80r, n° 226 (acte de mariage de François Duchesne Beaumanoir, dans lequel un des témoins, Claude Héliès, beau-frère de l'épouse Pétronille Mercié, est dit habiter rue Mautrec, n°8) ; arch. dép de la Gironde, II V, 75 : lettres de prêtres demandant à faire leur rétractation et adressées à M. Boyer, rue Mautrec n° 8. Il faut conclure que M. Claude Héliès a habité successivement rue Mautrec et rue des Treilles et que M. Boyer l'a suivi.

14 Cf. Arch. nat. Paris, F19 906A : « M. Joseph Boyer, âgé aujourd'hui de 47 ans, fut appelé de Rodez par mon prédécesseur, qui en avait été évêque et qui l'employa ici avec succès dans la direction du séminaire. Parmi les troubles et les périls de la Révolution, il a été le principal administrateur du diocèse… »

15 Cf. H. LELIEVRE, Une nouvelle page …, p. 28.

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précédent.16 Une désignation divulguée à tous les vents n'aurait servi qu'à exposer le nouveau fondé de pouvoirs au même sort que son prédécesseur. Mgr de Cicé était trop prudent pour commettre un tel impair.

Le jeune Joseph Boyer était une de ces personnalités modestes qui s'effacent pour agir plus efficacement et qui n'élèvent pas la voix pour signaler ou rappeler leurs mérites.17 Sans bruit, il administra le diocèse « avec un zèle constant et couronné de succès dans le temps même de la plus violente persécution », selon les termes mêmes de Mgr d'Aviau, qui eut recours à ses conseils pendant 17 ans et qui, en 1819, regarda sa mort comme une perte pour tout le diocèse de Bordeaux.18 D'autres prêtres avaient précédemment reçu des pouvoirs et des charges par rapport à certaines catégories de personnes ou certaines portions de territoire. Ils les conservèrent et formèrent sans doute comme le conseil du nouveau timonier. De ce nombre, d’après H. Lelièvre,19 qui malheureusement n'a pas précisé la source de son information, on peut citer, du moins au départ, l'abbé Jacques Brown, ancien supérieur du séminaire des Irlandais situé à l'entrée de la rue du Hâ,20 les PP. Pacaud,

16 Cf. supra, n. 10. 17 Cf. arch. mun. de Bordeaux, Fonds VIVIE, ms 391, fiche 89

(imprimé) : « Boyer Joseph, prêtre, demeurant à Bordeaux. M. Boyer était directeur du séminaire Saint-Raphaël de Bordeaux en 1790. Le 19 janvier 1791, il refusa de prêter serment et disparut. On ignore s’il quitta la France ou s’il resta caché chez des chrétiens dévoués. Par ordonnance archiépiscopale du 27 juin 1803, Mgr d’Aviau le nomma membre du chapitre de la cathédrale. » La faiblesse congénitale de l’histoire est d’être fille du témoignage.

18 Arch. nat. Paris, F19 906A :: « La perte que je viens de faire d’un grand vicaire de confiance, M. Boyer, en est une pour tout le diocèse, qu’il avait administré avec un zèle constant et couronné de succès dans le temps même de la plus violente persécution. » (Au ministre des cultes, 1er avril 1819).

19 H. LELIEVRE, Une religieuse annonciade du monastère de Bordeaux sous la Terreur et le Directoire, Bordeaux 1891, pp. 15-17.

20 En vertu d'un décret du 7 novembre 1790, « les établissements d'études, d'enseignement ou simplement religieux, faits en France par les étrangers et pour eux-mêmes » avaient continué de subsister comme par le passé,.jusqu'en décembre 1793. A cette date, tous les membres de

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cordelier,21 Brussac, O.F.M,22Pannetier, grand carme,23 l'abbé Dupérier24 et un ex-jésuite, qui n'est connu que sous un nom de

ces établissements furent mis en détention. (Cf. L'Ami de la religion et du roi, tome II,.Paris 1814, p. 18). Ceux du séminaire irlandais de Bordeaux furent transportés en Irlande par décision d'Ysabeau, représentant du peuple à Bordeaux, sur l'intervention de Jacques Burche, curé constitutionnel de Saint-Jacques d'Ambès, ancien élève du collège-séminaire : « Quant aux cinquante Irlandais, prêtres, étudiants, etc..., prisonniers, je leur donnai la liberté, des vêtements, de l'argent, et-je frêtai pour eux un vaisseau américain qui les transporta en Irlande. » (Attestation de M. Ysabeau, ex- législateur, Paris, 8 février 1811, citée par L. BERTRAND, Histoire des séminaires de Bordeaux et de Bazas, Bordeaux 1894, t. I, p. 391). C'est à ce moment-là, sans doute, que M. Brown, né à Fermoy, en Irlande, arrêté le 14 octobre 1793, écroué aux Carmélites, fut relâché et rentra dans sa patrie (arch. mun. de Bordeaux, fonds Vivie, ms 351, fiche 141). L. BERTRAND, o.c., t. II, p. 142 n., le signale à Londres en 1795. Le séminaire des Irlandais était situé sur la partie est de l'actuelle impasse Birouette, et non sur la partie ouest comme l'indique la carte de Bordeaux dressée par P. Bécamps dans son ouvrage : La.Révolution à Bordeaux (1789-1794), J.-B. Lacombe, cité supra, et comme l'écrit M. Andrieu,dans sa thèse dactylographiée : Les-paroisses et la vie religieuse à Bordeaux de 1680 à 1789, t. III, Bordeaux 1973, p. 587, n° 281. L'abbé Jacques Burke est mort là, dans l'actuel n°5 de la rue du.Hâ,.le 16 avril 1821 (cf. arch. mun. de Bordeaux, 3. E 112, année 1821, décès, 2e section, f° 39r n° 381).

21 Pacaud ou Pacau ou Pacot Jean-Louis, cordelier au moment de la Révolution, avait 30 ans à sa sortie du couvent avec un titre de pension de 700 livres (H. LELIEVRE, Une nouvelle page…, p. 42, n° 1). Dans le calendrier de la cour impériale de Bordeaux pour l'année commune 1813, Bordeaux, p. 131, il est porté comme vicaire de l'église Notre-Dame, à-Bordeaux.

22 D'après une note citée. par H. LELIEVRE (Une nouvelle page…, p. 195), le Père Brussac « habitait une maison, rue du Loup, faisant encoignure à la rue Saint-Gemme (aujourd'hui, rue Guérin), où demeuraient les sœurs de Saint-Projet. » Lors de la restauration du culte, il fut nommé curé de la paroisse Saint-Michel.

23 Il fut guillotiné le 21 juillet 1794. Cf : CHARLES CHAULIAC, Un martyr bordelais sous la Terreur, Paris Bordeaux 1877 (à contrôler de près) ; E.-F. SPENNER, s.m., Les martyrs de Bordeaux en 1794, Bordeaux 1932, pp. l40-l47.

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guerre : Mlle Julie.25 Le premier semble avoir eu juridiction sur les religieuses chassées de leurs couvents et sécularisées. Les

24 Quel est cet abbé.Dupérier ? H. Lelièvre écrit dans Une religieuse

annonciade ... p. 17, n° 1 : « C'est M. Dupérier, vicaire à Saint-Seurin, qui reçut des bénédictines l'antique relique de la sainte épine, conservée aujourd'hui avec grand respect dans la paroisse Sainte-Croix. » Dans ce cas, on pourrait penser qu'il s'agit de l'abbé Périer, que les notes du futur évêque de Carcassonne présentaient ainsi, en 1802 : « ancien,vicaire de Lugon en Fronsadais ; resté à Bordeaux pendant toute la Révolution, où il a beaucoup travaillé, toujours prêt à aller dans.la-campagne même dans les temps-difficiles ; suffisamment instruit, mais à raison de sa santé, on ferait mieux de le laisser en ville ; les courses de la campagne sont trop fortes pour lui. » (arch. dép. de la Gironde, II V, 75). Ces mêmes notes disent en effet que cet abbé Périer dessert alors la paroisse Sainte- Croix et qu'il peut être maintenu là. Mais, en 1886, le même H. Lelièvre, dans Une nouvelle page au martyrologe de 1793, p. 177, n.1, a écrit aussi au sujet de l'abbé Bernard Raterie, vicaire de Saint- Seurin : « Les religieuses bénédictines lui confièrent cette insigne relique, en versant bien des larmes. Il leur en coûtait, on le comprend, de se déposséder d'.un tel trésor, conservé.si pieusement dans leur monastère et depuis tant de siècles. M. Raterie accepta la précieuse relique. » La question pour nous reste donc entière : qui est l'abbé Dupérier, dont parle la note citée par le chanoine Lelièvre ?

25 Tout ce que nous savons c'est que cet ancien Jésuite signait F.C.C.R.G. et habitait rue Française, n° 1, entre la porte de l'église des Capucins et l'hôtel de la Monnaie, chez Mme veuve Fite. (Cf. H. LELIEVRE, Les Ursulines de Bordeaux pendant la Terreur et sous le Directoire, Bordeaux 1896, p. 28, n° 1). En 1795, dans ce même n° 1 de la rue Française, nous trouvons François Oriot Colombier, récollet (cf. Arch. mun. de Bordeaux, D 115, f° 135) : est-ce ledit jésuite ?

26 Expression dont se sert le chanoine Lafargue quand, en juillet 1823, il apostilla une supplique de Mlle Vincent (AGMAR, 11, 2) : « Dans la grande violence de la Révolution, M. Boyer, vicaire général de Mgr de Cicé, archevêque de Bordeaux et son ami particulier, voyant les maux de la Révolution accabler les fidèles de Bordeaux et les menacer de maux encore plus graves, résolut de demander au Seigneur, par des prières très ferventes, un adoucissement à tous ces maux : il rétablit la dévotion au Sacré Cœur de Jésus parmi les fidèles qui se présentèrent pour ces pieux-devoirs. »

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autres se partageaient la responsabilité de la ville divisée en trois zones : le nord, le centre, le sud.

Ce n'était pas une sinécure que l'archevêque avait confiée à « son ami particulier ».26 On le devine sans qu'il soit besoin d'un gros effort d'imagination. Heureusement, d'octobre 1792 à octobre 1793, une fois passée l'effervescence consécutive à l'application de la loi du 26 août, Bordeaux connut quelques mois de calme relatif. L'abbé profita de ce répit pour mettre au point son plan de résistance et se familiariser, en liaison avec Mgr de Cicé, avec les problèmes que posaient les circonstances.

Sous son impulsion, l'église insermentée se fit de plus en plus souterraine, dans les villes et les grosses agglomérations surtout, pour échapper aux provocateurs ou aux dénonciateurs. Tous les prêtres approuvés virent leur mission précisée et leurs pouvoirs rendus adéquats aux nécessités du temps. Ils eurent pour consigne de s'assurer des cachettes et de rester aussi introuvables que possible tout en faisant aménager çà et là et en desservant quelques oratoires dans les familles les plus attachées à leur foi et dans les maisons les moins susceptibles d'attirer l'attention.27 Comme la tenue et -la garde des registres de l'état civil incombaient maintenant aux municipalités, les fidèles furent prévenus qu'en raison de l'impossibilité ou la grande difficulté d'atteindre un prêtre, tout laïc pouvait baptiser, que les annonces de mariage affichées aux portes des mairies tiendraient lieu de bans canoniques et que l'échange des consentements matrimoniaux serait tenu pour valide, pourvu-qu'il fût attesté par deux témoins. Les intéressés dresseraient les actes voulus, les feraient signer et pourraient les garder par devers eux jusqu'à ce qu'ils aient une occasion favorable de les remettre au prêtre chargé de leur secteur.28

27 Par exemple, chez les demoiselles Vincent, rue Sainte-Eulalie, chez

Michel Arnozan, rue des Menuts, chez Jacques Billoy, rue Hugla. Cf. H. LELIEVRE, Les Ursulines de Bordeaux .... pp. 49, 174.

28 Le 22 mai 1795, l'abbé Chaminade enregistre et complète le baptême administré le 22 août 1792 par le chirurgien Dupouit à la fille de J.-B. Baret et de Marie Montassier. Quatre jours plus tard, il en fait autant pour le fils de Jean Expert et d'Elisabeth Maupouguet, baptisé le 8

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De loin, sur la terre belge, Mgr de Cicé pouvait se tenir au courant et guider son représentant grâce à la complaisance de quelques capitaines de navire qui assuraient le commerce de Bordeaux avec les ports de la mer du Nord.29 Le vent des tempêtes pouvait se lever : il ne prendrait pas au dépourvu le responsable du diocèse.

Il se leva de fait en octobre 1793 avec l'entrée dans la ville des commissaires de la Convention Tallien, Ysabeau, Baudot et Chaudron-Rousseau, envoyés pour étouffer le fédéralisme et régénérer le chef-lieu d'un département tenu pour rebelle.30 Avec des alternatives de moindre violence et de furie extrême, l'ouragan dura dix mois, semant l'épouvante et la suspicion, remplissant les prisons, rançonnant les familles, abattant les têtes dans le panier de la guillotine dressée sur l'ancienne place Dauphine devenue Place de la Nation. Il y eut un moment où le31 cœur parut manquer même à des braves, tant certains jours, la bourrasque faisait rage et impressionnait. Les prêtres proscrits trouvèrent plus difficilement un abri. Le curé de Marmande (Lot-et-Garonne), François Martin de Bonnefond, avait reçu

novembre précédent par Pierre Maupouguet en présence de la mère et de Marie Experte. Cf. Arch. dép. de la Gironde, II V, 10.

29 Mgr de Cicé était à Soignies (Belgique) à la fin de 1791 et en 1792, à Amsterdam, puis à Haltern (sur la Lippe), puis à Walcheren, en 1794, à Londres (at Master Bouker, New Bond Street), en 1795. Cf. : SICARD (l'abbé), L'ancien clergé de France. Les évêques avant la Révolution, 4e édit., Paris 1903 ; L. LEVY-SCHNEIDER, L'application du Concordat par un prélat d'ancien régime, Mgr Champion de Cicé, archevêque d'Aix et d'Arles (1802-1810), Paris 1921.

30 Cf. : P. BECAMPS, La Révolution à Bordeaux, (1789-1794). J.-B.-M. Lacombe, président de la Commission militaire, Paris 1953 ; Bordeaux au XVIIIe siècle, Bordeaux 1968, (5e vol. de l'Histoire de Bordeaux publiée sous la direction de Ch. Higounet, professeur à l'Université de Bordeaux, par la Fédération historique du Sud-Ouest, sous les auspices de la Ville de Bordeaux).

31 Cf. MARCELLUS (Le comte de), Vie de M. de Bonnefond, prêtre et curé de Marmande, 2e édit. Paris 1856, pp. 63-67 : « Il fit demander l'hospitalité à des personnes pieuses qu'il connaissait particulièrement ; mais la persécution était si animée et la terreur si profonde qu'on ne voulut jamais le recevoir. Trois ou quatre jours après, ces respectables filles furent prises chez elles et condamnées à mort. »

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l'hospitalité dans une famille aisée. Un jour, il se vit prié de chercher refuge ailleurs. Un autre foyer sur lequel il croyait pouvoir compter se déroba et laissa à un troisième l'honneur et le risque de le recueillir.32 M. Héliès en vint de même à trouver la présence de l'abbé Boyer trop dangereuse et lui demanda de ne pas l'exposer plus longtemps. On ne lira pas sans intérêt le document qui nous apprend la suite et nous montre l'administrateur en pleine action. Le voici, tel que l'abbé H. Lelièvre l'a publié en 1886 : « Ce fut chez Mme veuve Deyres33 que M. l'abbé Boyer vint rester, rue des Ayres, numéro 49. La

32 Dans Une nouvelle page au martyrologe de 1793, pp. 194-197. 33 Où habitait Mme veuve Deyres pendant la Terreur ? Dans la rue des

Ayres, oui ; mais dans quelle maison ? En 1886, dans Une nouvelle page …, l'abbé Lelièvre écrit : n°49, (p. 194) ; en 1891, dans Une religieuse annonciade ... sous la Terreur et le Directoire, p. 18, il indique : n° 20 ; en 1896, dans Les Ursulines de Bordeaux pendant la Terreur et sous le Directoire,.p. 36, il nous dit qu'Anne Gassiot vint « élire domicile rue des Ayres, n°42, non loin de la maison Deyres, située au n°49 (aujourd'hui n°25) » ; en 1900, dans Les religieuses de Notre-Dame à Bordeaux pendant la période révolutionnaire, il nous fait lire (p. 102) : « dans la même rue s'ouvrait l'église de l'intrus Lacombe, l'ennemi acharné des insermentés, mais comme ample compensation il y avait, au n°25, la maison de Mme Deyres, où, de temps en temps, la nuit, M. Boyer, l'un des administrateurs du diocèse tenait conseil. » D'autre part, l'Etat de concordance entre l’ancien et le- nouveau numérotage des rues donne, comme correspondant à.l'ancien n°49 de la rue des Ayres, l'actuel n° 51. Ce n'est pas tout : un acte notarial établi le 18 octobre 1818 par Me Dupouts-Ferrère (arch. dép. de la Gironde, 3 E 28075) nous apprend qu'à cette date, dame Marie Bonnaix, veuve du-sieur Etienne Deyres, demeure, avec son fils Charles, marchand potier d'étain, rue des Ayres, n°63 (aujourd'hui n°23 d'après l'Etat de concordance). Comprenne qui pourra. Nous penchons pour le n°63 donné aussi par des calendriers du temps. - Marie Bonnaix, de la paroisse Saint-Projet, le 10 décembre 1782, avait épousé à Bordeaux, dans l'église de sa paroisse, Etienne Deyres, potier d'étain, habitant sur la paroisse Sainte-Eulalie (probablement rue des Ayres) et originaire de Saint-Sever (Landes). Le contrat avait été signé le 11 novembre précédent devant Me Baron, notaire à Bordeaux. Etienne Deyres mourut le 18 avril 1792, à 40 ans (cf. Arch. mun. de Bordeaux, GG 545, f° 11V, n° 141).

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veuve Deyres avait deux enfants, dont l'aîné avait huit ans34. Mme veuve Deyres était fort mal logée ; la maison était fort grande, mais très obscure, ne prenant jour que par l'ouverture d'une grande boutique de potier d'étain. A la suite, se trouvait une grande cuisine qui était séparée de la boutique par une cloison vitrée. A la suite encore, deux chambres faites en planches qui servaient à coucher. Le jour n'y venait que par le jour de la boutique. On ne pouvait y entrer qu'avec une chandelle. Dans le fond était un grand chai où il y avait une petite chambre prenant jour sur la cour. Mme Deyres en fit une chapelle où on disait la messe et où M. l'abbé Boyer consacrait35 les calices qui étaient, dans ce temps, presque tous en étain.

« Alors tous les prêtres, en habit bourgeois, s'y rendaient, le soir, pour parler à l'abbé Boyer, comme étant chargé du diocèse. Il y avait des soirs que cette grande cuisine en était pleine et il est surprenant que cette maison n'ait pas été dénoncée. Tant d'autres, pour si peu de choses ont été guillotinés !

Il faut dire que les deux enfants de Mme veuve Deyres attiraient tous les soirs tous les enfants du voisinage et que les enfants qui remplissaient cette boutique, faisaient un tapage épouvantable et que les passants ne pouvaient s'apercevoir de la quantité d'hommes renfermés dans cette cuisine.

Il faut dire aussi que Mme veuve Deyres avait de très bons voisins36, car ils étaient à même de tout voir et dans tout autre quartier Mme veuve Deyres aurait péri. »

34 Le registre des baptêmes à Saint-André de Bordeaux nous indique les

baptêmes de : Charles, 25 novembre 1784, né la veille ; autre Charles, 20 juillet 1786, né le même jour ; Marie, 28 octobre 1787, née le même jour ; Pierre, 8 novembre 1788. D'après l'acte notarié, dont il est question dans la note précédente, en octobre 1818, la veuve Deyres n'avait plus qu'un fils, Charles ; les autres enfants étaient morts à cette date. Pierre avait été tué en Saxe. (Pour les baptêmes, cf. arch. mun. de Bordeaux, GG 132, Saint-André, B.M.S.).

35 L'abbé J. Boyer avait-il le pouvoir. de consacrer des calices? Oui., en vertu du bref de Pie VI, 10 mai 1791.

36 Mais si la veuve Deyres habitait l'actuel n° 25, elle avait parmi ses voisins le curé constitutionnel de Saint-Paul, l'abbé Lacombe et ses vicaires. Sur l'abbé Lacombe, cf. JEAN GERARD, Dominique

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Le même document nous conduit directement chez l'abbé Brussac, ce cordelier collaborateur de l'abbé Boyer, qui, avec le P. Pannetier, aurait été chargé plus spécialement du centre de la ville : « Mme veuve Deyres envoyait son fils, tous les deux ou trois jours, servir la messe au Père Brussac que l'on nommait, pour ne pas être connu, M. Lainé.37 Elle avait soin de donner à son fils toujours quelque chose de son état à porter sous le bras, tantôt une seringue, tantôt des chandeliers, toujours quelque chose de nouveau, pour que les voisins qui le voyaient entrer très souvent ne se doutassent de rien. M. Brussac habitait une maison, rue du Loup, faisant encoignure à la rue Sainte-Gemme, où demeurent les sœurs de Saint-Projet. ( ... ) Celui qui servait la messe du Père Brussac ne peut se rappeler le danger qu'il courait38 sans frémir, car si cette maison avait été dénoncée et qu'on s'y fût trans-porté, pas un n'aurait échappé, pas même l'enfant de huit ans. »

Ainsi, aux heures les plus sombres de la Terreur, malgré la menace de la guillotine, alors que l'évêque constitutionnel du département avait renoncé publiquement à sa charge et à ses fonctions, alors que les prêtres jureurs livraient leurs lettres d'ordination, d'autres ministres de l'autel, fidèles à leur vocation et défiant la persécution, trouvaient des âmes assez fortes pour seconder leur zèle, pour les cacher et pour leur permettre, en célébrant secrètement la messe, de consacrer les hosties qui, comme à l'ère des catacombes, étaient ensuite portées aux

Lacombe, curé constitutionnel et évêque métropolitain de Bordeaux (1788-1802), in Revue d'histoire de l'Eglise de France, t. LXIII, n° 170, janvier-juin 1977, pp. 87-102.

37 Jean Brussac était né à Bordeaux le 5 avril 1747 et était entré chez les Cordeliers en 1763. En 1779, il avait été nommé professeur royal de théologie en l'Université de Toulouse. Devenu curé de Saint-Michel à Bordeaux en 1803, il mourut le 17 décembre 1809. Il y a quelque quarante ans, sa tombe, « un sarcophage de forme rectangulaire, orné aux quatre coins d'une petite urne funéraire », s'élevait à l'entrée du cimetière de la Chartreuse, à droite. On y lisait : « Pasteur éclairé et charitable, il mérita les justes regrets de ses paroissiens, de ses parents et des malheureux ». Ce modeste monument n'existe plus aujourd'hui. cf. H. LELIEVRE, Une nouvelle page…, p. 196, et supra n. 22.

38 Ne peut-on pas conclure de cette phrase que l'auteur de la note est l'enfant de 8 ans, Charles Deyres, devenu adulte ?

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malades, aux prisonniers, aux malheureux de toute espèce affamés du pain de la vie éternelle. Sous la conduite et le contrôle de l'abbé Boyer, l'Eglise suivait sa tactique séculaire. Ne pouvant plus prêcher l'Evangile au grand jour, elle entretenait dans l'ombre, çà et là, des groupes de fidèles décidés à affronter tout danger pour garder le dépôt de la foi.

Combien furent-ils dans la ville de Bordeaux ces foyers de vie chrétienne intense où l'héroïsme s'alimentait et opérait jour et nuit ?

Il est impossible aujourd'hui d'avancer un chiffre quelconque. D'ailleurs le nombre dut subir des variations selon la marche des événements. Nous connaissons ceux dans lesquels la commission militaire prit des victimes. En essayant de reconstituer l'ambiance dans laquelle Mlle de Lamourous a vécu et agi en ces mois troublés, l'abbé R. Guitraud nous guide dans le centre de la cité et nous signale, rue après rue, les maisons où ont été arrêtés ceux et celles qui comparurent devant Lacombe.39 Il en a compté 25. Mais il avoue simplement que ce nombre est loin de pouvoir être considéré comme le résultat d'une étude exhaustive. Les recherches effectuées à l'occasion du procès informatif des martyrs bordelais sous la Révolution signale une bonne dizaine d'autres demeures où d'anciennes religieuses ont continué à vivre leur foi selon leurs règles propres.

L'abbé Rigagnon, dans la vie manuscrite du Père Joseph Bouet,40 affirme qu'aux Chartrons la maison de ses parents abritait des prêtres déguisés en ouvriers de son père, qui était boulanger. Selon l'abbé Servat, à qui nous devons la Vie de l'abbé Xavier Dasvin de Boismarin,41 Mme Dasvin avait un oratoire chez elle et donna asile à trois prêtres insermentés, qui

39 R. GUITRAUD, Mademoiselle de Lamourous et la Miséricorde,

(Dactylographie) Libourne 1964, Ch. VI, A Bordeaux sous la Terreur. 40 L'original, que les Sœurs de Saint-Joseph de Bordeaux, rue du Hâ,

possédaient en 1910, est aujourd'.hui introuvable. Les archives de la Société de Marie (AGMAR, 16,7) en ont une copie ; c'est elle que nous avons utilisée.

41 Petit in-8°, 201 pages, Bordeaux 1878.

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furent les premiers éducateurs de son fils, futur vicaire de la paroisse Saint-Michel. La liste n'est pas close.

Sous l'influence de l'abbé J. Boyer, la dévotion au Cœur Sacré de Jésus prit, dans les oratoires clandestins, un développement particulier. Plusieurs documents nous en fournissent la preuve.

Le premier est un mémoire des demoiselles Vincent, qui, dès 1795, devaient poser les fondements de la première congrégation religieuse issue de la Révolution, les sœurs du Sacré-Coeur, appelées aussi sœurs de Notre-Dame et plus tard réunies aux dames du Sacré-Coeur de sainte Sophie Barat.42

Elisabeth Vincent et sa sœur Jeanne, dès leur jeune âge, avaient sollicité leur agrégation à la confrérie du Sacré-Cœur érigée dans la chapelle des Visitandines, en 1695, par Mgr Louis d'Anglure de Bourlemont. Sous la direction de l'abbé de Montsec, curé de Sainte-Eulalie, leur paroisse, elles avaient goûté très fort cette dévotion. « Dès qu'il n’y eut plus d'églises catholiques, nous disent-elles, notre maison devint le sanctuaire où voulut habiter le Saint des saints et le refuge de tous les prêtres catholiques persécutés qui n'avaient pas d'asile. MM. Péchaud,43 Dutard,44 de Beauregard,45 Chaminade,46

42 Sur les demoiselles Vincent, cf. BAUNARD (Mgr), Histoire de Mme

Barat, fondatrice de la Société du Cœur de Jésus, t I, Paris 1876, pp. 195, 461-462. Consignons ici, ne pereat, le témoignage que leur rendait, le ll juillet 1823, le capucin Cyprien Oger, qui desservait alors la paroisse Saint-Jean-Jacques de Juillac (Gironde) : « Je certifie à qui il appartiendra qu'arrivant à Bordeaux le 12 octobre 1792 et ayant commencé d'y exercer mon ministère par l'approbation de M. Boyer, vicaire général de Mgr de Cicé, le 7 décembre de la même année, faisant mon séjour chez feu Mlle Langoiran, rue Sainte-Eulalie, j'eus la connaissance des dames Vincent habitant la même rue et qu'elles avaient déjà fait une réunion du Sacré-Coeur de Jésus et vivaient en société de 7 à 8 personnes pour faire l'adoration perpétuelle. » (AGMAR, 11,2).

43 Est-ce qu'il s'agirait du prêtre qu'en 1802 les notes Boyer de la Porte présentèrent à Mgr d'Aviau en ces termes : « Vénérable curé du diocèse de Saint-Flour. I1 a son exeat illimité de ses grands vicaires. Ses infirmités l'empêchent de retourner chez lui. Il peut être utile où il est. I1 dit la messe à la Miséricorde. I1 fait aux pénitentes de petites

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Macdaniel,47 Barrot,48 Charles Barrault49 existent encore et peuvent le dire. MM. Boyer,50 Michaud,51 Momus,52 Drouillard,53

instructions qui leur conviennent infiniment ». (Arch. dép. de la Gironde, II, 75).

44 Le 16 juin 1823, il est vicaire à Notre-Dame, à Bordeaux et déclare « connaître depuis environ trente ans mademoiselle Vincent ». (AGMAR, 11,2). - Les notes Boyer de la Porte 1e disent de Périgueux. Serait-ce le curé de Lacropte, Pierre Dutard, qui prit part aux élections des députés du clergé en 1789 ? (H. BRUGIERE, Le Livre d'or des diocèses de Périgueux et de Sarlat, Montreuil-sur-mer 1893 ; p. 247). NB : Correction du P. Verrier dans Jalons IV d’avril 1984 : Il ne s’agit pas de Pierre Dutard, curé de Lacropte, assermenté notoire, mais de L. Dutard, qui, le 18 juin 1791, comme MM. Gontier-Biran, Le Bœuf, Lescure, Peyvieux et Bordelle, avait été prié par la municipalité de Bergerac « de s’absenter jusqu’à des temps plus heureux » (H. Labroue, La Société populaire de Bergerac pendant la Révolution, Paris 1915, p. 137, n°1, p. 140 et n°7(sic). Il mourut le 14 avril 1819, à Bordeaux. 45 Beauregard, nous n'avons pas pu identifier ce prêtre. Qu'il s'agisse de

Jean Brumauld :de Beauregard, futur évêque d'Orléans (1823-1839), n'est pas à exclure. Des lettres de lui, conservées aux arch. dép. de la Vienne, prouvent qu'il connaissait les demoiselles Vincent et Mlle Bédouret de Bordeaux.

46 Guillaume-Joseph Chaminade, aujourd'hui vénérable. 47 Macdaniel était vicaire à Saint-Martial à Bordeaux en 1813 et encore

en 1823. Cf. Calendrier de la cour impériale de Bordeaux, 1813, p.131. Natif de County Carlons (Irlande), il décéda à Bordeaux le 18 novembre 1835, à 78 ans (cf.Arch. mun. de Bordeaux, 3 E 160).

48 Barrot : il ne nous est pas possible de dire qui est ce prêtre. 49 Barrault Charles, ou mieux Barraud, réfugié à Bordeaux pendant la

Révolution, fut nommé en 1802 curé de Pons en Saintonge et fonda, en 1803, les Dames ursulines du Sacré-Cœur, avec Marguerite Bédouret. Cf. M. Maupilier, L.-Baudoin, 1973, p. 77.

50 Cf. supra, n° 13. 51 Jacques Micheau, du diocèse de Luçon, naquit en 1765 à l’île

d'Olonne. I1 fut ordonné en Espagne, où il fut mêlé aux projets de Bernard Dariès relatifs à la fondation d'une Société de Marie et où il fut ordonné prêtre. I1 rentra en France vers 1796 et exerça son ministère à Bordeaux jusqu'au Concordat. I1 mourut le 4 décembre 1807. Cf. M. MAUPILIER ; o.c., pp. 51, 61, 100.

52 Joseph Momus était né le 10 septembre 1763, à Puch, canton de Damazan (Lot-et-Garonne), paroisse du diocèse de Condom avant le

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Masquart54 et autres sont décédés. Nous sacrifiions toutes nos ressources à les alimenter. Cinq fois, dans le fort de la Terreur, notre maison fut remplie de satellites révolutionnaires, qui visitèrent, étant armés, tous les recoins de la maison, frappant avec leurs fusils contre les tapisseries et passant des sabres nus entre les couches de nos lits, sans que jamais ils aient trouvé

Concordat de 1801. Il .était venu dans le diocèse de Bordeaux et y avait été employé au mois d'avril de l'année 1792. « Bon ecclésiastique, disent les Notes sur les prêtres étrangers au diocèse de Bordeaux, rédigées en 1802, très zélé, instruit, très docile. Ce serait un bon vicaire à Bordeaux, ne pouvant être placé à la campagne parce qu'il est boiteux. I1 a travaillé ici tout~le temps de la Révolution, et sa besogne est propre à inspirer de la confiance. I1 a de la facilité pour instruire. Son excorporation du diocèse d'Agen est datée du 30 septembre 1802. En 1803 ; i1 fut nommé vicaire de la paroisse Saint-Michel, à Bordeaux. I1 se retira du diocèse le 30 novembre 1808, mais il y rentra au bout d'un an, et fut nommé, en décembre 1809, supérieur du séminaire-collège de Bazas. I1 occupa ce poste à peine quelques semaines, car il mourut victime de sa charité à soigner les malades, le 29 janvier 1810, à six heures du soir, âgé d'environ 46 ans. On l'enterra dans 1e collège tout près de la chapelle ». (L. BERTRAND, Histoire des séminaires de Bordeaux et de Bazas, t. III, p. 77).

53 Fut nommé curé d'Aillas et Berlin en 1803. Cf. Annuaire ou les deux calendriers de la Gironde, du 24 septembre 1803 au 22 septembre 1804, Bordeaux (1803), p. 105. I1 mourut desservant de Périssac, à 49 ans le ler septembre 1815 (cf. Arch. mun. de Bordeaux, Ms 405).

54 Joseph Masquart était, avant la Révolution, bénéficier à l'église Sainte-Eulalie, à Bordeaux. Le 20 juillet 1792, il prit un passeport pour se rendre à l'étranger. Peut-être n'est-il pas sorti de France. I1 fut inscrit sur la liste des émigrés à la date du 17 avril 1793. I1 fut arrêté à Bordeaux dans la rue de Gourgue le 10 nivôse an 6 (30 décembre 1797). I1 tenta de s'évader déguisé en femme, mais sans succès. Le 18 pluviôse (6 février 1798), il fut jugé et condamné à mort comme émigré rentré, par application de la loi du 19 fructidor an 5. I1 fut fusillé le lendemain sur les glacis du Château Trompette. I1 avait 67 ans. L'abbé Maignen avait pu lui porter le saint viatique dans sa prison du Hâ. Cf. A. GUILLON, Les martyrs de la foi pendant la Révolution française, vol. IV, Paris 1921, p. 31-32 ; arch. mun. de Bordeaux, I, 57 ; arch. nat. Paris, F7 36779 ; F7 5525. Cf. V. PIERRE, La Terreur sous le Directoire, Paris 1887, p. 146. L'exécution de J. Masquart est de février et non de janvier 1798.

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aucun des ministres du Seigneur qui étaient chez nous dans ces moments. Le Sacré-Cœur nous couvrait alors, eux et nous, de l'ombre de sa puissante protection. ( ... ) Le sang des prêtres et des fidèles coulait à grands flots, vingt-et-un prêtres avaient été immolés, lorsque M. Boyer, préposé au gouvernement du diocèse, établit la dévotion au Sacré Cœur et l'adoration perpétuelle. Notre maison réunissant vingt-deux catholiques eut encore le bonheur d'être choisie pour cela par M. Boyer, qui était notre confesseur. Ce jour-là même, il y eut une visite générale à travers toute la ville pour découvrir les vingt-et-un prêtres restants : aucun ne fut découvert ».55

Mademoiselle de Lamourous, en retraçant la genèse de son oeuvre en faveur des filles repenties, apporte, avec un témoignage concordant, de nouveaux et précieux détails sur cette initiative de l'abbé Boyer.

« Ce fut dans ce temps, a-t-elle écrit, qu'un vénérable ecclésiastique, monsieur Boyer, s'adjoignit un digne confrère et forma une association pour demander au Sacré Cœur de Jésus la conversion des pécheurs, par l'entremise des Saints Cœurs de Marie et de Joseph, association dont tous les fidèles et les prêtres cachés devinrent membres. Le zèle trouva le moyen d'en faire imprimer les prières et les pratiques. On en distribua les exemplaires avec prudence.56 Les associés, épars çà et là, en prison ou ailleurs, tombaient à genoux tous les jours à cinq heures et faisaient ce que nous appelons l'adoration. »

55 Il n'y eut que 20 prêtres guillotinés à Bordeaux et certainement il y en

avait encore plus de 21 cachés dans la ville quand la Terreur cessa. - L'original du mémoire de Mlle Vincent, qui, en 1909, était conservé dans les archives des dames du Sacré-Cœur de Quadrille à Caudéran, est introuvable aujourd'hui. De larges extraits sont aux AGMAR, 11,2. C'est à eux que nous avons eu recours. Mlle Vincent dans son mémoire ne prend pas le mot Terreur dans son sens strict, puisqu'elle parle de l'abbé Micheau, qui ne rentra en France qu'en 1796 (cf.supra, n.51).

56 Cf. H. LELIEVRE, Les Ursulines de Bordeaux, passim. Nous ignorons quel fut le « digne confrère » que l'abbé Boyer s'associa dans son initiative.

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Bien renseignée, Mlle de Lamourous poursuit :57 « Le zèle de M. Boyer n'en demeura pas là et, quoique sa tête fût mise à prix,58 la gloire de Dieu et la conversion des pécheurs étaient son occupation habituelle. A cet effet, il créa une autre association prise dans les membres de la première, qui, nuit et jour, s'offrait au Sacré Cœur comme victime pour les pécheurs. Et voici comment cela se faisait. M. Boyer avait chargé sept prêtres d'un jour de la semaine. Chacun d'eux avait par conséquent un jour à faire remplir. C'était depuis cinq heures du matin jusqu'à neuf heures du soir. Et que de ferventes prières les membres de cette association n'adressaient-ils pas à Dieu pour la conversion des pécheurs ! Que de généreux sacrifices ne faisaient-ils pas pour l'obtenir !

C'est encore de cette dévotion au Sacré Cœur qu'il est question dans Les Ursulines de Bordeaux pendant la Terreur et sous le Directoire par H. Lelièvre. A l'aide des renseignements contenus dans les dossiers de la Commission militaire, l'auteur a reconstitué une réunion ordinaire des associés. Ecoutons-le : « Les réunions s'effectuaient d'ordinaire le vendredi. On commençait par la messe suivie d'une communion générale. Puis, le sacrifice achevé, le prêtre plaçait, entre deux cierges, sur le meuble servant d'autel, une modeste image du Cœur de Notre-Seigneur. Alors, d'une voix très émue (qui s'en étonnera), il récitait, au nom de la France et des associés, l'acte de consécration et l'amende honorable au Divin Cœur. Si d'aventure, d'épais brouillards assombrissaient encore la cité ou si l'intempérie de la saison contraignait les sans-culottes à prolonger leur sommeil et à user ainsi d'une surveillance moins active, le prêtre commentait les "dix commandements du Sacré Cœur".59 Avant de se retirer, chacun des assistants choisissait une heure d'adoration en l'honneur du Divin Cœur. On lui remettait dans ce but, l'imprimé suivant qu'il devait remplir :

57 Le témoignage de Mlle de Lamourous est conservé dans les arch. de

l'ermitage Lamourous au Pian-Médoc et se trouve dans un vieux registre qui contient l'explication de la plus ancienne règle des pénitentes de la Miséricorde. La fondatrice de la Miséricorde rattache explicitement sa vocation à l'association organisée par l'abbé J. Boyer.

58 Cf. supra, n. 5. 59 p. 46.

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Billet de l'adoration perpétuelle du Sacré Cœur de Jésus

M . ... fera une heure d'adoration le ... jour du mois de ..., depuis ... heure jusqu'à ... du soir ou de la nuit, pour faire amende honorable au Sacré Cœur de Jésus, en réparation des communions sacrilèges, des profanations et irrévérences commises contre notre Seigneur Jésus-Christ dans l'adorable sacrement de l'Eucharistie, et priera pour l'extirpation des hérésies et la conversion des pécheurs.60

Enfin, on y joignait une Pratique à la gloire du Cœur de Jésus. En voici un exemple :

Mortifié avec le Sacré Cœur de Jésus, vous tacherez de vérifier en vous ces paroles de saint Paul : "Vous êtes déjà morts", et ces autres : "Nous sommes ensevelis avec Jésus-Christ”. Vous ferez en sorte de pouvoir dire avec le même apôtre : “Ce n'est plus moi qui vis, c'est Jésus-Christ qui vit en moi”. Vous renoncerez à toutes vos inclinations ; vous contredirez en tout votre volonté propre. Vous corrigerez ces goûts humains et ces empressements d'une vivacité naturelle qui se mêlent jusque dans la recherche de la vertu et rendent vos meilleures actions imparfaites. Vous ne jugerez que par le pur mouvement de l’Esprit de Dieu et du Cœur de Jésus-Christ. Vous interdirez à votre âme tout autre repos que celui qu'on trouve sur la croix de Jésus. Vous passerez le jour dans la mortification intérieure à laquelle vous ajouterez quelques mortifications corporelles. Vous ferez une visite au Saint Sacrement et vous demanderez à Jésus le don d'une mortification continuelle et parfaite. Cœur de Jésus, que mon partage soit d'aimer et de souffrir ! »61

Une prudence extrême, un intense recours à la prière : telles furent, semble-t-il, les deux pierres fondamentales sur lesquelles l'abbé Joseph Boyer fit reposer l'administration diocésaine dont il portait la responsabilité.

La Commission militaire n'avait pas été établie d'une manière spécifique pour déchristianiser la ville et la région, ni même pour anéantir l'église insermentée, mais le moindre appui

60 p. 47-48. 61 p. 48

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donné aux ministres du culte, le moindre indice de pratique religieuse, la possession d'un ornement liturgique ou d'un missel, voire d'une boite d'hosties, fut-elle vide, pouvaient, à l'instar d'une messe célébrée ou entendue, donner lieu à une accusation de fanatisme ou d'incivisme, de trahison, et à ce titre, conduire devant le redoutable tribunal de l'instituteur Lacombe, où les vies ne tenaient qu'à un fil. Le danger était permanent. Jour et nuit, il y avait lieu de trembler. La délation était vertu civique. L'argent récompensait les dénonciateurs et la parenté elle-même n'avait pas honte de céder à la cupidité. « Nous sommes, écrivait alors Bernadeau, annaliste bordelais, vis-à-vis des prêtres, dans l'état de guerre. Tout est bon, pourvu qu'il nuise à l'ennemi. Ce sont des brigands, des chiens enragés, des forcenés vis-à-vis desquels tous moyens de défense sont légitimes. Nous pouvons violer les principes contre des êtres qui n'en reconnaissent aucun ».62

Les prêtres sortaient très rarement. Quand le P. Pannetier fut arrêté, il y avait des mois qu'il n'avait pas quitté le n° 34 de la rue Cahernan. On ne trouva chez lui aucun ornement sacré. Il n'avait qu'une boite d'hosties consacrées pour se communier de temps en temps.63 Le récollet Jean-Baptiste Cazeaux arrêté avec les sœurs du Bon Pasteur, le 30 juin 1794, dans la maison n° 14 de la rue du Grand Cancéra, s'était reclus dans cette demeure depuis treize mois.64

Sur ce point, les consignes du préposé à l’administration du diocèse semblent avoir été très strictes. Le 11 mai 1793, sœur Marthe,65 ursuline de la classe des converses, envoie à M. Brown, vicaire général, ancien supérieur du séminaire des Irlandais, un billet ainsi conçu : « je prends la liberté de vous

62 Cité par H. Lelièvre dans Les Ursulines de bordeaux …, p. 110, avec

la référence : T VI, p. 651, Bibliothèque de la ville. 63 Cf. son interrogatoire (2 thermidor an II - 20 juillet 1794) dans E.-F.

SPENNER, Les martyrs de Bordeaux en 1794, Bordeaux 1932, pp. 143-145 : « Depuis deux ans je suis dans la retraite à cause de mes infirmités ... »

64 Ibid., p. 94 et p. 98. 65Marthe-Simone Roussille, née le 11 janvier 1755, fit profession en

1783 et mourut dans son couvent reconstitué, Place de la Monnaie, le 4 janvier 1836. Cf. note suivante.

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écrire pour vous prier de ne pas sortir du tout. On m'a dit que si on vous trouvait dans la rue, on vous prendrait. Comme c’est à cause de la supérieure que vous pourriez venir cette semaine, la supérieure n'est pas plus malade. Vous différerez quelques jours ».66 Le 3 octobre suivant, un ancien jésuite qui signe F.C.C.R.G., celui qui se faisait appeler Mlle Julie, écrit au même abbé Brown :

« Le sieur Siméon me dit hier que vous désiriez me parler. Il y a déjà longtemps que j'aurais voulu moi-même avoir un entretien avec vous ; mais, depuis le 17 avril que j'ai failli être assassiné, je n'ai sorti que quelquefois le soir très tard pour rendre service. Ajoutez que je suis très connu dans votre quartier. J'avais dit à M. Boyer de vous prier de passer dans l'endroit où je loge, si toutefois la chose vous était possible. Voici mon adresse : rue Françoise n° 1, entre la porte de l'église des capucins et l'hôtel de la Monnaie, chez Mme veuve Fite. Demandez à parler à Mlle Julie. J'y serai toute cette semaine et jusqu'à jeudi de la semaine prochaine. Si, dans vos courses apostoliques, vous pouvez avancer jusque-là, je me ferai un vrai plaisir de vous recevoir dans ma prison. Si la chose ne vous est pas possible, vous pourrez m'écrire ce que vous jugerez à propos par la personne qui vous remettra celle-ci. On peut se confier à elle en toute assurance. »67

Si l'auteur de cette lettre se cachait de cette façon avant l'installation de la guillotine, qu'a-t-il fait et que faisaient ses confrères après ? Il n'est pas difficile de le deviner.68

Heureusement, des femmes étaient là, qui circulaient plus librement et éveillaient moins l'attention. Mûrement choisies par les préposés à l'administration du diocèse, anciennes religieuses

66 H. LELIEVRE, Les Ursulines de Bordeaux, o.c., p. 29. 67 Ibid., p. 28, n. l. 68 A propos du curé de Marmande, François Martin de Bonnefond,

réfugié à Bordeaux, le comte de Marcellus a écrit : « Dans les temps les plus orageux, il était obligé de garder une clôture totale et il ne pouvait recevoir personne ; mais il n'a jamais manqué de célébrer tous les jours le saint sacrifice. (...) La prière et la lecture remplissaient tout son temps. » (Vie de M. de Bonnefond, 2e édit. Paris 1856. La première édition est de 1810).

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ou non, célibataires, veuves ou mariées, dévouées jusqu'au sacrifice de leur vie, elles allaient là où les prêtres ne pouvaient aller, pénétraient dans les prisons, s'insinuaient dans les antichambres du tribunal, portaient des messages que l'abbé Boyer signait simplement Vincent69 et faisaient, à travers la ville, ce qui n'était plus à la portée du sacerdoce. Elles furent admirables et écrivirent une des plus belles pages de l'histoire du diocèse. Le P. Firmin Pouget nous montre Mlle de Lamourous réussissant à se procurer les noms des personnes menacées d'une arrestation imminente ou prochaine et courant avertir les intéressés pour qu'ils pourvoient à leur sécurité.70 Le chanoine H. Lelièvre, à qui nous devons de connaître le tranquille courage des Filles de Notre-Dame et des Ursulines dont il nous a raconté l'arrestation, le jugement et l'exécution, nous rapporte aussi le geste audacieux de cette humble converse, Marie Blanchard, qui découvre un ciboire plein d'hosties consacrées dans une maison où vient d'être arrêté un prêtre réfractaire et qui, après avoir consulté trois autres ecclésiastiques proscrits, retourne sur ses pas, enveloppe le vase sacré avec son contenu dans un mouchoir blanc et l'emporte sous son châle pour le déposer en lieu sûr. C'est la même Marie Blanchard, digne fille de sainte Jeanne de Lestonnac, qui, si l'un des prêtres cachés dans la maison où elle était en service devait célébrer la messe ailleurs ou aller administrer les sacrements, prenait les devants et, à la barbe de la troupe soldée ou des agents de la Commission de surveillance, portait à destination tout le nécessaire (vêtements liturgiques et vases sacrés) dissimulé dans un panier de légumes ou dans un ballot de linge récemment lavé.71 « Notre occupation, écrit de son côté Elisabeth Vincent, était, munies du Sacré Cœur, de porter des secours aux victimes de la Révolution dans les diverses prisons, et même quelquefois la divine Eucharistie. Oui, pendant que les prêtres jureurs, l'arme au bras, faisaient sentinelles au guichet, je portais, moi, misérable pécheresse, le pain de vie aux prêtres fidèles, sans que leurs gardes le vissent. Monsieur Gassiot me chargeait du sacré dépôt 69 Voir aux arch. dép. de la Gironde, 3 L, 174, dossier Allibert, deux

lettres ainsi signées, 5 et 16 juin 1798. 70 POUGET ; Vie de Mademoiselle de Lamourous, Lyon-Paris, 1843,

pp. 38-40. 71 H : LELIEVRE, Les Religieuses de Notre-Dame …, pp. 123-126.

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et le Sacré Cœur de Jésus me donnait la force, ce que je ne pouvais faire néanmoins sans trembler sur mon indignité. »72 En 1822, l'abbé Gassiot, devenu sacriste de l'église Saint-Paul, confirmait le fait en disant par écrit : « Je lui ai souvent donné à porter la communion aux prêtres renfermés dans les prisons. »73

Ces quelques traits appartiennent désormais à l'histoire, qui les cautionne. Ils sont typiques et aident à comprendre que jamais on ne pourra établir un compte exact de ce que l'Eglise insermentée de Bordeaux dut au concours de femmes comme celles que nous avons nommées, comme celles dont la place Gambetta a bu le sang, comme tant d'autres dont le nom, le souvenir et les services sont tombés dans l'oubli avec la disparition des générations auxquelles elles ont appartenu.

Suspecte de modérantisme à Paris et aiguillonnée sur place par les Jacobins, rendue inquiète par la présence du jeune ambitieux Marc-Antoine Jullien,74 ami de Robespierre et agent du Comité de Salut public, la Commission militaire, toujours sous l'impulsion de J.-B. Lacombe, faisait de son mieux pour se laver du reproche de tiédeur. Les dénonciations surabondaient ; les visites domiciliaires et les arrestations se multipliaient ; les peines s'alourdissaient ; les condamnations à mort devenaient de plus en plus nombreuses. Jamais encore la Terreur n'avait atteint un tel degré de violence. Jamais jusque là l'Eglise réfractaire n'avait reçu à Bordeaux des coups aussi rudes que ceux des mois de juin et de juillet 1794 et l'on pouvait craindre pire pour l'avenir,

72 AGMAR, 11, 2 : Cf. supra, n. 55. 73 Voici le témoignage complet ; il est du 17 juin 1822 : « Je soussigné,

ancien curé du diocèse de Bordeaux, nommé administrateur de la paroisse Saint-Michel de Bordeaux pendant la Révolution et aujourd'hui sacriste de la paroisse Saint-Paul, certifie que tous les faits énoncés par mademoiselle Vincent dans le mémoire ci-contre sont parfaitement vrais, que j'en ai une connaissance d'autant plus parfaite que mon domicile d'alors était très rapproché du sien et qu'il y avait de grandes liaisons entre nous. Je lui ai souvent donné à porter la communion aux prêtres renfermés dans les prisons. » (AGMAR, 11, 2).

74 Cf. P. BECAMPS, Marc-Antoine Jullien, agent du comité de salut

public à Bordeaux a-t-il servi ou trahi Robespierre ? in Revue historique de Bordeaux, 1952, pp. 201-212.

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quand la chute de Robespierre à Paris (27 juillet) et l'arrestation de Lacombe à Bordeaux dans la nuit du 31 juillet au premier août mirent fin au règne de la guillotine. Elle fonctionna une dernière fois le 14 août pour trancher la tête de celui qui en fut le pourvoyeur pendant dix mois, et durant la nuit suivante, par ordre du représentant Ysabeau, elle fut démontée, enlevée et « déposée dans un lieu convenable », sous la responsabilité de l'exécuteur des hautes œuvres.75

Ce n'était pas encore la liberté ; ce n'était plus, du moins, la lourde atmosphère du qui vive permanent, des invincibles appréhensions, des incertitudes paralysantes et des tensions les plus déprimantes, que Bordeaux avait connue pendant plus de neuf mois.

Aurons-nous un jour une étude qui nous donnera un tableau exact des pertes subies par l'église insermentée en Gironde de septembre 1792 à août 1794 ? Alors seulement, on pourra tirer des conclusions définitives et sûres. En attendant une grande prudence s'impose à nous dans le recours aux ouvrages dont nous disposons : ils ne peuvent nous fournir que des approximations sujettes à révision.

« On peut estimer, écrit l'abbé R. Guitraud, à cent soixante quatorze le nombre des prêtres et des fidèles romains qui furent cités devant la Commission militaire et dont les registres du tribunal ont gardé la mention. Trois d'entre eux, renvoyés à plus ample informé, furent ramenés en prison ; vingt-neuf furent acquittés et libérés ; cinquante subirent des peines d'amende et de détention. Quatre-vingt-douze furent guillotinés : vingt prêtres, dix-sept religieuses, dix-sept femmes et jeunes filles, et trente-huit laïcs. De ces derniers, vingt cinq ne furent pas condamnés seulement pour leur attachement à l'Eglise : les actes de fanatisme qui leur étaient reprochés s'accompagnaient

75 Voir dans H. LELIEVRE, Les Ursulines de Bordeaux …, p. 5, n. 2,

l'arrêté de C.A. Ysabeau, 27 thermidor an II, pour faire enlever la guillotine. Sur l'histoire de la Terreur à Bordeaux, on se reportera aux ouvrages de H. Lelièvre, A. Vivie, O'Reilly, P. Bécamps.

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de griefs politiques, sans qu'il soit possible de bien savoir quelle était l'accusation principale. »76

A partir de ces données, les plus exactes que nous connaissions aujourd'hui, et à nous en tenir aux condamnations à mort, nous constatons facilement que les fidèles qui se sont compromis pour l'orthodoxie ont payé à la guillotine un tribut beaucoup plus lourd que les ecclésiastiques : 17 religieuses et 55 laïcs des deux sexes, d'un côté, contre 20 clercs, de l'autre.

Si, en outre, nous portons notre attention sur le seul diocèse de Bordeaux, nous voyons que, dans les vingt clercs guillotinés, ce diocèse n'a perdu que quatre prêtres, tandis que celui de Périgueux en a perdu sept.77 Encore faut-il ajouter que, parmi les quatre prêtres de Bordeaux, figurent un grand carme, le P. Pannetier,78 un récollet, le P. Cazeaux79 et le supérieur du séminaire des Irlandais, l'abbé Martin Glynn,80 si bien qu'en fin de compte, le terrible tribunal de Lacombe n'a fait qu'une victime dans les rangs du clergé bordelais : l'abbé Arnaud

76 R. GUITRAUD ; Mademoiselle de Lamourous et la Miséricorde,

(dactylographie), Libourne 1964, p. 108. 77 Ce sont, avec la date de leur exécution : Pierre Dumonteil, 25 octobre

1793 ; Jean Belabre, 4 décembre 1793 ; Louis Soury, Jean de Villefumade, Jean-Baptiste Dudoignon, dit Verneuil, 6 juin 1794 ; Henri Mauriac, dit Cassius, 12 juillet 1794 ; Léonard Durand de Ramefort, 27 juillet 1794. Le premier et le dernier prêtre qui furent décapités à Bordeaux appartenaient au diocèse de Périgueux. Voir leurs notices dans H. Brugière, Le livre d'or des diocèses de Périgueux et de Sarlat ou Le clergé du Périgord pendant la période révolutionnaire, Montreuil-sur-mer, 1893. Le Martyrologe de la Révolution pour le diocèse de Périgueux, écrit par l'abbé Duchazeaud et publié par le chanoine Mayjonade Périgueux 1914, est incomplet sur ce point.

78 Cf. CH. CHAULIAC, Un martyr bordelais sous la Terreur, Paris-Bordeaux 1877 :

79 GUILLON (l'abbé), Les martyrs de la foi pendant la Révolution française, t. II, Paris 1821, p. 374.

80 Cf. L. BERTRAND, Histoire des séminaires de Bordeaux et de Bazas, I, pp. 376-383.

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Chatelier,81 dont le nom est à inscrire à côté de ceux des abbés Simon Langoiran et Louis Dupuy.

Autre agréable surprise. Quand on parcourt les longues listes que le chanoine H. Lelièvre a publiées en 1886 pour faire connaître les noms des ecclésiastiques détenus sous la Terreur à Blaye, au Pâté, au Fort du Hâ, au petit séminaire et dans la maison des orphelines de Bordeaux, ou encore quand on lit les noms des prêtres embarqués sur les navires Le Gentil, Le Républicain, Le Dunkerque, pour être déportés, il est visible que le diocèse de Mgr de Cicé fut bien moins éprouvé que beaucoup d'autres.82 Simple hasard ? Effet des consignes données et des mesures prises par le préposé au diocèse ? Influence de l'opinion publique à ménager ? Interventions opportunes ? Peu importe ! L'abbé J. Boyer, le danger passé, dut penser que les moyens humains n'expliquent jamais tout et que c'était à Dieu surtout qu'il devait la situation dont il avait lieu de se féliciter. Il ne manqua certainement pas de témoigner sa reconnaissance et d'inviter son clergé à se joindre à lui dans l'action de grâce.

On s'est demandé, à ce propos, combien de prêtres avaient choisi de rester à Bordeaux lorsque la Convention y établit le régime de la Terreur. Qui pourra jamais le dire avec exactitude ?

81 Dans son étude : Les paroisses et la vie religieuse à Bordeaux de 1680

à 1789, Bordeaux 1973, malheureusement resté jusqu'ici dac-tylographié, Mlle Marie Andrieu écrit : « Le prêtre habitué Arnaud Châtelier, possédait à un haut degré la confiance non seulement du clergé de Saint-Eloi, mais de la ville entière. Le chapitre le chargea d'enseigner le latin aux enfants de chœur et de la psalette. En 1792, il vivait avec sa mère septuagénaire et infirme rue des Augustins. Refusant d'instruire les clercs soumis à Pacareau, il fut classé parmi les réfractaires notoires et sujets à la déportation. I1 se cacha à Bordeaux, tantôt dans sa propre maison, tantôt chez des amis ou des chrétiens dévoués, mais il fut découvert chez un cordonnier, qui habitait derrière l'hôtel du département. Conduit en prison, il fut condamné à mort et guillotiné sur la Place nationale, le 5 décembre 1793 ”. (t. I, p. 330). I1 avait été arrêté chez Mathieu Leluc, rue Couturier. Cf. Revue catholique de Bordeaux, Bordeaux 1885, p. 764.

82 Voir : H. LELIEVRE, Une nouvelle page au martyrologe de 1793, pp. 67, 231-238, 331-342. Cf. aussi : V. PIERRE, La Terreur sous le Directoire, Paris 1887, pp. 440 et 460.

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Des chiffres très divers ont été avancés. Le mémoire des demoiselles Vincent parle de quarante. De son côté, le 4 juillet 1794, en pleine audience, tourné vers le public et pointant du doigt le Père Cazeaux, Lacombe affirmait : « Ce prêtre n'est pas le seul dans Bordeaux. De bons citoyens nous ont dit qu'il y en a peut-être plus de trois cents. »83 Le président exagérait et certainement le savait. Quinze mois plus tard, au lendemain de l'arrêté du 3 Brumaire an II, après une période de tranquillité au cours de laquelle le clergé aura déclaré la majorité de ses lieux de culte sans avoir rien à craindre, la municipalité de Bordeaux ne pourra fournir que soixante-quinze adresses d'insermentés.84 Plus près de la réalité, sans doute, l'abbé R. Guitraud estime qu'au moment où la Commission militaire entra en fonction, Bordeaux abritait une centaine de réfractaires, étrangers compris.85

L'abbé Guillaume-Joseph Chaminade fut l’un d'entre eux et c'est dans le contexte historique dont nous venons de tracer les grandes lignes qu'il nous faut imaginer la vie qu'il mena depuis l'embarquement de son frère Louis pour l’Espagne, en septembre 1792, jusqu’au printemps de 1795.

Nous aimerions le suivre jour après jour durant ces trente mois, savoir où et comment il vécut, auprès de. quelles personnes il exerça son ministère, quels dangers précis il courut personnellement, dans quelles conditions il y échappa. Reconnaissons-le simplement : les données dont nous disposons sur ces divers points sont en très petit nombre et offrent rarement les garanties d'exactitude qu'on est en droit d'attendre d'un témoignage digne de foi. La transmission orale d'un fait d'une génération à une autre s'accompagne si facilement d'embellissements et de déformations, conscientes ou inconscientes, que la vérité devient très vite indiscernable. Très facilement aussi, ce qui est arrivé à une personne est attribué par les on-dit à diverses autres personnes qui se sont trouvées dans des circonstances semblables. Qui nous dit, en outre, qu'un

83 Cité par R. GUITRAUD, o.c., p. 108. 84 Arche mun. de Bordeaux, D. 147, f° 139-140, 19 brumaire et D 115, f°

135, 23 brumaire, an II. 85 R. GUITRAUD, o.c., pp. 109, 125-126.

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terme comme le mot terreur avait, pour ceux ou celles dont un témoignage quelconque nous est parvenu, la même extension chronologique et le même sens qu'il prend chez les historiens ? Les périodes qui vont de novembre 1795 à avril 1797 et du 9 septembre 1797 à la fin d'octobre 1799 ont très bien pu être dites des périodes de terreur au même titre que les deux premières années de la Convention, puisque les réfractaires y étaient arrêtés de la même façon. Alors ? ...

Alors Guillaume-Joseph Chaminade, en 1793 et en 1794, a-t-il bravé la mort sur l'échafaud en parcourant les rues et les ruelles de Bordeaux, déguisé en rétameur et criant sans hâte d'une voix assurée : chaudrons ! ... Chaudrons ! ..., ou métamorphosé en épinglier et précédé de quelques gamins à la mine espiègle en guise d'éclaireurs ? A-t-il été surpris par une patrouille dans une famille, sans retenir l'attention du détachement ? Interrogé dans la rue par des agents secrets, les a-t-il adroitement orientés dans la direction d'où il venait ? La jeune Marie Dubourg, la domestique accorte de ses parents, a-t-elle renversé sur lui un cuveau à lessive pour le soustraire aux regards et aux recherches des envoyés de la police ? A-t-elle poussé le jeu jusqu'à les faire boire autour de cette table improvisée ? L'abbé, comme le dit une tradition conservée par sa famille, avait-il reçu d'un ancien condisciple devenu militant révolutionnaire une sorte de coupe-file grâce auquel il circulait sans danger le jour et la nuit ? Fut-il pris un jour, alors qu'il terminait sa messe et réussit-il à échapper en obtenant de ses alguazils quelques instants de solitude pour son action de grâce ? Tout cela a été dit et bien d'autres choses encore.86 Mais si en tout cela il y a sans doute quelques parcelles de vérité, l'histoire ne trouve rien dont elle puisse se porter garante.

Ce qui est avéré au sujet de Guillaume-Joseph Chaminade se résume en quelques lignes. Il n'a pas quitté Bordeaux, où, s'il avait été arrêté, il aurait encouru la peine de déportation de septembre 1792 à septembre 1793, puis la peine de la guillotine d'octobre 1793 à août 1794. Il a écrit lui-même qu'il s'était

86 Voir à ce sujet les diverses biographies de Guillaume-Joseph

Chaminade.

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trouvé séparé de l'échafaud par une planche87 et que Marie Dubourg avait exposé bien souvent sa vie pour lui.88

De son côté, l'abbé Joseph Boyer, en .le recommandant à Mgr d'Aviau, en 1802, a dit de lui qu'il avait « rendu les plus grands services » et que « infiniment respectable par son zèle et par ses vertus », avec « de grands moyens pour faire le bien, il méritait d'être distingué sous tous les rapports. »

Puisque sa servante Marie Dubourg a exposé bien souvent sa vie pour lui, il a donc failli être arrêté plusieurs fois ; mais si Marie Dubourg n'est arrivée à Bordeaux qu'en 1795, l'affirmation ne vaut que pour les années 1795-1797. N'anticipons pas et, à l'aide des quelques documents dont nous disposons, essayons seulement de revivre avec Guillaume-Joseph Chaminade les années 1792-1795.

Il est assez probable que très vite, dès qu'il se sentit menacé, il se ménagea plusieurs pied-à-terre en ville.89 Le 22 août 1792, il baptise dans une chapelle domestique. Le premier décembre suivant, devant le notaire Dugarry, il rachète une créance de 2361 livres, 11 sols et trois deniers, qu'une demoiselle Salvy avait sur l'ancien propriétaire du bourdieu Saint-Laurent. Jusqu'au. printemps de 1793, il semble bien administrer lui-même son petit bien du chemin du Tondu, sans faire intervenir ses parents qui y vivent avec lui. A partir de là, c'est son père qui signe les reçus, acquitte les factures, exploite la vigne et pourvoit aux détails de la vie quotidienne.90 Le 6 avril, l'abbé s'excuse sur sa santé de ne pas s'être trouvé dans sa campagne, quand un fournisseur est venu présenter sa note : « mes infirmités m'obligent à venir ou plutôt à demeurer bien des jours à Bordeaux ; je suis plus à portée des secours que mon

87 Lettre à l'abbé G. Caillet, 17 août 1844, (AGMAR, 2, 6). 88 Lettre au nonce apostolique à Paris, 12 février 1846 (AGMAR, 3, 1,

n°1442) : « Une vieille domestique qui a exposé sa vie bien souvent à mon service dans la première révolution du siècle dernier. » Sur Marie Dubourg, cf. supra, notre chapitre VIII, n 9.

89 Comme ont fait d'autres prêtres, J. Boyer, Martin de Bonnefond, Charles Gassiot, par exemple.

90 Cf. AGMAR, 115.

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état exige. »91 Mais, trois semaines plus tard, il est encore en ville et renvoie un arboriculteur à son père : « J'ai vu votre compte, mon cher Rivière ; il est très juste : je prie mon père de vous le payer. Ayez bien soin, je vous prie, de mes arbres. J'espère que mes infirmités ne dureront pas toujours et que je pourrai aller vous témoigner moi-même ma reconnaissance. Mon estomac est assez bon ; mais ma tête et mes jambes ne valent rien. »92 L'auteur de ce billet écrit-il sous la pression des circonstances et veut-il donner le change ? Est-il vraiment malade ? ... des jambes ? ... Il lui arrivera plus d'une fois dans sa vie de se plaindre à ce sujet. De l'estomac, de la tête ? ... Il ne sera jamais question de tels maux dans la suite ... Malade ou bien portant, où loge-t-il ? Si son état de santé requiert des soins, où les reçoit-il ? Qui les lui donne ou les lui assure ? ... Mystère.

Autre mystère, son activité financière. L'abbé Langoiran lui avait acheté, pour treize mille livres, une rente viagère qui s'est éteinte dès le 15 juillet 1792, moins d'un an après le contrat, par le massacre de ce triste jour. Le capital a été remis au sieur Fouignet, vendeur du bien de Saint-Laurent. Rien à dire à cela. Mais de plus, par obligations ou nouvelles ventes de rentes, Chaminade a emprunté trois mille livres à M. de Montjon le 13 décembre 1791 et encore deux mille livres le 3 mars 179293 et trois mille livres, quinze jours plus tard, aux deux demoiselles Duverger.94 En mars 1793, nous le voyons encore emprunter trois mille livres à Mme Furt,95 et, le mois suivant, le 15 avril, c'est lui qui consent un prêt de cette somme, à deux négociants de Bordeaux.96 Pourquoi ces opérations dignes d'un capitaliste ? Pour ses besoins personnels ?

91 Lettre autographe à M. Duranty, (AGMAR, 1, 1, 4). 92 Lettre autographe à M. Rivère, 28 avril 1793, (AGMAR, 1, 1, 5). 93 Cf. Arch. dép. de la Gironde, Minutier de Me Dugarry, obligation du 3

mars 1792, 3 E 15439. 94 Ibid., constitution de rente, 17 mars 1792, 3 E 15439. 95 Cf. AGMAR, 1, 1, 63. 96 Les citoyens Pierre Solis, marchand de vin demeurant au Faubourg

Saint-Seurin, rue Fondaudège, n° 1, et Julien Juhel, surnommé Renoy, son gendre, fondeur de métaux, demeurant au lieu des Chartrons, rue

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Le seul paiement important qu'il ait fait, à notre connaissance, est celui du 9 janvier 1792, quand il a acheté la parcelle de terrain qui était enclavée dans le sien :97 mille trois cents livres. Les cinq mille cent livres qui restaient dues à Fouignet sur le prix du bourdieu Saint-Laurent ne furent payées qu'en 1807.98 Les dépenses que fait Chaminade, soit pour la mise en valeur ou l'entretien de sa propriété, soit pour ses besoins personnels ou ceux de ses parents, n'expliquent pas les sommes qu'il manie. En.1795, après la Terreur, il se fera rembourser le capital de la rente achetée le 16 avril 179399 et il rachètera lui-même la rente vendue à la dame Furt.100 Serait-ce que l'abbé Langoiran lui avait demandé d'être en quelque sorte l'argentier du clergé réfractaire ? Serait-ce ainsi qu'il a rendu de grands services au diocèse ? Les indices qui suggèrent la question sont insuffisants pour autoriser une réponse quelconque.

Dans l'entre-temps, le conseil général de la commune a imposé à tout propriétaire ou locataire primitif d'une maison d'indiquer sur la porte de l'immeuble le nom de tous ceux qui en font leur résidence ou leur domicile. Un reçu établi en date du 17 avril 1793 par le bureau des étrangers atteste que la formalité a été accomplie pour le bourdieu Saint-Laurent par un sieur Chaminade, qui est sans doute le père de l'abbé. Un reçu semblable est daté du 11 octobre de la même année.101 On peut gager qu'aucun des deux tableaux ne mentionnait Guillaume-Joseph Chaminade.

Quand il réclamera contre son inscription sur la liste des émigrés, il fournira un certificat par lequel neuf citoyens affirmeront qu'il a demeuré sans interruption à Bordeaux de mai

Traversière, près la Place Feger, n° 1. Cf. arch. dép. de la Gironde Minutier Rauzan, 3 E 21738, constitution de rente, 15 avril 1793.

97 Cf. Arch. dép. de la Gironde, Minutier de Me Dugarry, Vente du 9 janvier 1792, 3 E 15439.

98 Cf. AGMAR, 115, 1 ; The letters o£ Father William Joseph Chaminade, vol. 1, Dayton, s.d., p. 57, n°33.

99 Cf. arch. dép. de la Gironde, Minutier Rauzan, 3 E 21743, Quittance, 19 messidor III-7 juillet 1795.

100 Cf. AGMAR, 1, 1. 101 Les deux reçus sont dans AGMAR, 131, 1, nos. 145 et 146.

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1790 au 21 messidor an III (9 juillet 1795), rue D'Abadie, n° 8, dans une maison appartenant au sieur Chagne.102 Nous avons déjà eu l'occasion de dire qu'il s'agissait d'une pièce officielle, qu'elle prouve un domicile légal et non une résidence effective. Il est vraisemblable que le tableau accroché à la porte du n° 8, rue D'Abadie, n'a pas plus signalé la présence de Chaminade que celle du chemin du Tondu, et il n'est pas exclu que, par mesure de sécurité, l'abbé insermenté ait accepté l'hospitalité tantôt dans une famille, tantôt dans une autre, au moins de temps en temps.

L'exécution de Lacombe et la disparition de la guillotine sur la Place de la Nation ne signifiaient pas encore la liberté religieuse. Les dénonciations furent moins écoutées. Les visites domiciliaires s'espacèrent. Les arrestations devinrent plus rares, comme on peut le constater en se référant au Bulletin des prisons publié chaque jour par le Journal du club national de Bordeaux.103 La condamnation à mort pour fanatisme cessa d'être à redouter. Par contre, la législation relative aux prêtres ne fut modifiée qu'en février 1795.

Pour vider les prisons et les maisons de réclusion toujours pleines malgré les premières déportations et le renvoi dans leurs départements d'origine des prêtres sexagénaires ou infirmes (décret du 22 floréal an II), les représentants en mission, nombreux à se succéder rapidement à Bordeaux et indécis sur la politique à suivre, se bornèrent à autoriser assez libéralement mais individuellement des reclus à se retirer dans leur parenté pour se soigner. Les réfractaires, prudents, restèrent dans la clandestinité et attendirent. Tout au plus peut-on penser qu'ils

102 L'original est aux arch. nat. à Paris, sous la cote F7 5127. 103 Cf. H. LELIEVRE, Une nouvelle page …, pp. 294-314, le relevé de

ce bulletin du 18 messidor an II - 6 juillet 1794 au 30 germinal an III – 19 avril 1795. Voir aussi P. BECAMPS ; Les suspects à Bordeaux et dans le département de la Gironde (1789-1799) in Actes du 78e congrès national des sociétés savantes, Toulouse 1953, pp. 167-179. D'après l'auteur de cette étude, il y avait à Bordeaux 1606 détenus en juillet 1794, 1569 en août, 1375 en septembre, 971 en octobre, 588 en novembre, 460 en décembre, 451 en janvier 1795, 426 en février., 456 en mars, 267 en avril, 233 en mai, 213 en juin.

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furent plus osés pour se rendre à l'appel des moribonds ou de leurs familles.

Au plus fort de la Terreur, le 5 juillet 1794, la municipalité de Bordeaux avait signalé au directeur de l'Agence des Biens nationaux, qu'il existait, à l'entrée du chemin du Tondu, une bâtisse appartenant à « Cheminade, prêtre, présumé hors de .la république ».104 Il n'en avait pas fallu davantage pour qu'à la date du 29 messidor an II (17 juillet), le nom de Guillaume-Joseph Chaminade fût porté sur la liste des émigrés.105 L'affaire suivit d'abord son cours. Le 25 octobre, le sieur Labrunie fut désigné par le conseil général de la commune pour surveiller la vendange du bourdieu séquestré et en faire transporter le produit dans un lieu désigné aux Chartrons.106 Le 7 janvier suivant, deux experts remirent aux administrateurs du district un procès verbal d'arpentage au sujet de la propriété.107 Qu'advint-il ensuite ? Nous savons seulement que l'ancien propriétaire tenta en vain de faire annuler la vente du 10 décembre 1791, « pour cause de lésion d'outre moitié ». Le directoire du district le renvoya devant les tribunaux ordinaires le 8 ventôse an III (26 février 1795),108 et subitement, sans que nous puissions expliquer le fait, il ne fut plus question ni de séquestre, ni de vente, ni d'action en rescision. (Cf. infra, ch.X, n.43) .

Mme Chaminade était morte dans l'intervalle. L'acte de décès, établi le mercredi 10 septembre 1794, porte que d'après les déclarations du vigneron Jean Bontemps et du jardinier François Rivière, le trépas est survenu la veille à deux heures de l'après-midi. C'est le seul détail que nous ayons sur la fin de cette mère de quatre prêtres, qui s'éteignit dans la 73ème année de son âge.109 En politique, le vent dominant était alors celui de la

104 Cf. Archives dép. de la Gironde, Q 1528, cahier n° 11, f° 3v. 105 Cf. Arc. dép. de la Gironde, Q 103, f° 137r. 106 Cf. Arch. mun. de Bordeaux, D 111, f° 63, Séance du 4 brumaire an

III. 107 Cf. Arch. mun. de Bordeaux, D 145 ; f° 102 : lettre de la municipalité

aux administrateurs du district de Bordeaux, 18 nivôse an III.

108 Cf. Arch. dép. de la Gironde, Q 109, f° 17v. Loi du 22 fructidor an III. 109 Cf. Arch. mun. de la ville de Bordeaux, an II, décès, f° 128v. Les deux

témoins sont dits ne pas savoir signer, alors que l'on conserve de nombreuses pièces signées par eux. Se sont-ils même présentés ?

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réaction thermidorienne. Il est à croire que moyennant un minimum de précautions, l'abbé Chaminade put assister la mourante, lui assurer les secours de la religion et recevoir son dernier soupir, après ses dernières recommandations. Le corps fut transporté au nouveau cimetière de la Chartreuse, où, réuni à d'autres par la suite dans une fosse commune, qu'il est aujourd'hui impossible de situer, il attend la résurrection.

Plus que l'âge et les infirmités, le sort de ses fils avait sans doute pesé sur la pauvre femme et miné sa santé. Les dangers constants courus par Guillaume-Joseph ne pouvaient la laisser indifférente, l'exil de Blaise dans les Etats pontificaux110 et celui de Louis à Bilbao,111 ne pas tenir en alarme son cœur de mère. Au sujet de François, pouvait-elle être plus rassurée ? Pour être d'un autre ordre, les inquiétudes qu'il donnait à ses parents et à son frère Guillaume-Joseph - les autres ne savaient rien probablement - n'étaient pas moins sérieuses. Très vite, le marchand drapier avait vu dans les événements du jour une occasion favorable pour développer son commerce. Il importait d'avoir le vent en poupe. Il avait manœuvré en conséquence et était entré dans le conseil général de sa ville.112 Compris, en mars 93, dans une arrestation massive de suspects et incarcéré durant quelques jours, il s'était disculpé avec énergie en

110 Sa présence est attestée, le 14 février 1793, à Assise « nel convento

degli Angioli » par deux mentions dans les archives vaticanes ; la première est dans Emigrati : Rivoluzione francese, reg. 40, f° 20 ; la seconde dans la même série, reg. 50, p. 66v. On y apprend que Fr. Blaise-Elie Chaminade, âgé de 46 ans, maître des novices, appartenait alors à la province de L'Immaculée-Conception chez les Récollets et au couvent de Belcodène (Bouches-du-Rhône). Il venait de Marseille. Dans un état de la fin de 1794, son nom ne figure plus. Cf. R. PICHELOUP, Les ecclésiastiques français émigrés ou déportés dans l'état pontifical, Toulouse 1972, p. 258, où une coquille nous fait lire CHAMIDE au lieu de CHAMINADE.

111 Cf. supra, ch. VIII, n. 65 et le texte auquel elle se rapporte. 112 Nous ignorons à quelle date il entra dans le conseil de la commune. Il

serait probablement possible de le savoir moyennant quelques recher-ches dans les archives de la ville de Périgueux. En novembre 1793, il est mentionné avec cette qualité.

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appelant à la rescousse la plus pure phraséologie du temps.113 Moyennant caution, la municipalité l'avait fait remettre en liberté114 et il avait repris aussitôt ses activités diverses, tant au service du district que de la commune. Le 15 avril, il reçoit un acompte de trente mille livres pour fournitures destinées à l'habillement et à l'équipement des jeunes recrues du Périgord.115 Le 11 novembre suivant, nous le voyons délégué pour dresser l'inventaire d'un lot d'étoffes réquisitionnées.116 Le ler janvier 1794, il est chargé de se rendre, avec un autre commerçant pétrocorien, dans les villes où, d'après leurs relations d'affaires, ils pensent pouvoir se procurer et faire acheminer sur Périgueux de quoi habiller et équiper mille fantassins et cent cavaliers.117 Vingt jours plus tard, François Chaminade est à Montauban avec son compagnon. Ils avaient. une ordonnance de cent deux mille livres ; ils ont déjà fait des achats pour cent quatre-vingt mille livres et ne peuvent continuer leur mission faute d'argent. Le conseil général d'administration leur accorde d'urgence une somme de deux cent mille livres qu'il leur fait porter dare-dare par un homme de confiance flanqué de deux gendarmes.118 Le 30 janvier, les

113 « Interrogé s'il n'était pas lié avec nos ennemis intérieurs et si ses

sentiments ne le portent pas à désirer une contre-révolution, répond que dans tous les temps il a donné des preuves non suspectes de son civisme, que toujours il fut religieux observateur des lois, et qu'il se flatte d'avoir prouvé par tous les sacrifices qu'il a faits combien ont tort ceux qui ont cherché à jeter de la défaveur sur sa conduite. Interrogé s'il n'a pas tenu des propos contre la Révolution, répond qu'il faudrait être bien ingrat pour ne pas chérir une révolution qui, en brisant les fers du tiers état, lui assura à lui, Chaminade, plus particulièrement qu'à tout autre, une existence égale à celle de tous, tandis que, sous l'ancien régime, il était comme ses semblables souvent vexé et toujours méprisé par ceux qui s'appelaient privilégiés ! »

Arch. dép. de la Dordogne, 1 L, 385 : interrogatoire des suspects détenus à Sainte-Ursule, 19 avril 1793). Voir aussi : 12 L, 94, Délibérations du Comité de sûreté générale, 22, 23, 24 mars 1793.

114 Ibid., 1 L, 150, 15 avril, 6 mai, 17, 18, 19 mai 1793. 115 Ibid., 1 L, 161, n° 445. 116 Ibid., 8 L, 13, n° 17. 117 Ibid., 8 L, 13, n° 142. 118 Ibid., 8 L, 13, n° 231.

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négociants sont probablement de retour à Périgueux : au reçu d'une lettre du ministère de la guerre, le conseil général les charge encore de procéder à l'achat des cuirs dont « les défenseurs de la république » ont besoin.119 Le 23 février, ils avertissent l'administration du district que les marchandises qu'ils ont acquises à Agen et Bayonne sont rendues à Bergerac, et le district décide de les faire transporter immédiatement dans le dépôt de Périgueux.120 De son côté, la municipalité vient de confier à Chaminade la mission de surveiller et de payer les ouvriers employés dans les divers ateliers de la commune. Le 11 mars, l'intéressé expose au district que cette nouvelle responsabilité ne lui permet pas de donner l'attention qu'il faudrait au mandat antérieur qu'il a reçu du district pour l'habillement et l'équipement des recrues. Le district arrête alors que « la municipalité de Périgueux sera invitée d'avoir égard au travail qu'exige du citoyen Chaminade l'importance de la commission qui lui a été confiée et de ne pas entraver ses opérations par d'autres commissions ».121 La recommandation semble avoir produit ses effets ; car, le 4 juillet, Chaminade signale que deux caisses de boucles destinées aux défenseurs de la république viennent d'arriver de Villefranche d'Aveyron en mauvais état. Il demande et obtient que l'administration nomme un commissaire pour dresser un constat et vérifier le contenu.122

Le marchand drapier ne devait pas s'appauvrir dans ces allées et venues, ces tractations commerciales et ces diverses commissions dont, à Bordeaux, son frère et ses parents devaient bien avoir quelques échos. Mais, en tout cela, que devenaient sa foi et ses convictions religieuses ? Si nous ne sommes pas renseignés d'une manière formelle, nous ne pouvons pas être sans inquiétude quand nous savons que, le 18 avril 1794, il s'est fait délivrer un certificat de civisme qui lui a été accordé à l'unanimité des votants et qu'il a fait viser deux jours plus tard.123 Le civisme de la grande Terreur ne comporte pas,

119 Ibid., 8 L, 13, Délibération du directoire du district, ll pluviôse II. 120 Ibid., 8 L, 13, n° 373. 121 Ibid., 8 L, 13, n° 428. 122 Ibid., 8 L, 14, Conseil général de la commune, séance du 16 messidor

II. 123 Ibid., 12 L, 98, ler floréal II - 20 avril 1794.

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communément parlant, une vie chrétienne exemplaire. Dans la mesure où elle a été mise au courant de la conduite de son François, maman Chaminade a eu quelque raison de prier pour l'enfant prodigue et peut-être de pleurer sur ses agissements, avant de s'endormir dans le Seigneur. Qui sait si elle n'a pas fait le sacrifice de sa vie pour obtenir sa conversion ? Mystère de la solidarité familiale : tandis que François Chaminade larguait les ris dans les eaux révolutionnaires et athées, ses frères Blaise-Elie et Louis mangeaient le pain de l'exil, Guillaume-Joseph vivait en proscrit et leur cousin germain, Antoine Lachapelle, achevait sa carrière sacerdotale, fidèle à l'Eglise, parmi les reclus ecclésiastiques de Périgueux.124

Deux fois à l'automne de 1794, le 13 octobre et le 29 novembre, François Chaminade prit un passeport à la mairie de sa ville pour se rendre à.Bordeaux, « en raison de son commerce ».125 On ne peut penser ni qu'il ne se rendit pas chez son père, chemin du Tondu, ni qu'il ne rencontra pas son frère Guillaume-Joseph. Que se dirent-ils ? Le drapier offrit-il à Blaise Chaminade devenu veuf de le ramener à Périgueux et de le prendre chez lui ? Nous n'en avons pas la preuve ; mais les dernières traces du vieillard à Bordeaux nous sont fournies par

124 Il avait été enfermé au printemps de 1793, puis remis en liberté le 28

mai (arch. dép. de la Dordogne, K 129.). Objet d'un nouveau mandat d'arrêt en date du 26 octobre suivant (Ibid., 12 L, 95), il obtient de rester chez lui en raison de son état de santé, le 19 novembre de la même année (Ibid., 8 L, 20). Il fut sans doute enfermé de nouveau ; c'est du moins ce que laisse entendre son acte de décès : « Le 4 floréal, l'an troisième de la république française une et indivisible, sont parus devant moi officier public soussigné, Elie Lacourre, habitant de Périgueux, exerçant la profession de concierge de la maison des prêtres, âgé de soixante-huit ans et François Chancel, habitant de Périgueux, exerçant la profession de menuisier, âgé de soixante-trois ans, lesquels m'ont déclaré que Antoine Lachapelle, habitant de Périgueux, présente commune, âgé de soixante-huit ans, natif de la municipalité de Périgueux, est mort le trois du courant, à une heure du matin. Sur quoi, je, officier public, me suis transporté audit lieu et me suis assuré de son décès ; et ont les déclarants signé. Fait par moi officier public soussigné, Lacourre. » (Arch. mun. de Périgueux, état civil, Décès an III).

125 Arch. mun. de Périgueux, I, 10, Passeports.

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des arrêtés de comptes en date du 21 octobre 1794,126 et le recensement nominatif fait à Périgueux en avril 1796 le comptera comme présent dans la ville avec son fils et ses petits-enfants.127

Dans l'ensemble de la France, la. pression de l'opinion publique avait imposé le maintien de la détente, qui avait suivi le coup d'Etat du 9 thermidor II et l'exécution de Robespierre. La victoire, sur les champs de bataille, ralliait les troupes républicaines. Hoche pacifiait la Vendée. Le 21 février 1795, l'art. 1er d'un décret rendu par la Convention nationale posa le principe de la liberté des cultes. Le 9 mars, une nouvelle municipalité fut mise en place à Bordeaux. Peu après, le 25 avril, le département le la Gironde reprit son nom originel. La mise en liberté des prêtres sexagénaires ou infirmes s'obtenait maintenant avec facilité. Après une longue nuit d'orage, une aurore de liberté semblait poindre à l'horizon. Au fond de leurs cachettes, les prêtres fidèles poussèrent un soupir de soulagement et se préparèrent à sortir au grand jour, Chaminade comme les autres.

126 AGMAR, 115, 1, 124. 127 Arch. mun. de Périgueux, F1, 1.

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Chapitre dixième (Tome I)

Un entr’acte Un entr’acte Un entr’acte Un entr’acte

(mai – novembre 1795)

Sauf le premier qui déclarait : « l'exercice d'aucun culte ne peut être troublé », les articles du décret adopté par la Convention nationale en date du 3 ventôse an III sur l'exercice des cultes n'avaient apporté aucun élément favorable à la reprise normale et publique de la vie chrétienne. La république ne reconnaissait aucune religion, ne fournissait ni locaux ni aide financière, n'admettait ni participation des communes aux dépenses de caractère religieux, ni cérémonies extérieures, ni convocation des fidèles par voie d'affiches ou par sonnerie de cloches. Elle interdisait même aux prêtres de paraître dans la rue en costume ecclésiastique. Elle prohibait tout signe distinctif, toute inscription indicatrice ou même indirectement révélatrice sur les édifices destinés au culte.1

A partir de cette date, du moins, les chrétiens avaient pu entendre la messe, recevoir les sacrements, appeler un prêtre au chevet d'un mourant, sans risquer de monter sur l'échafaud. On le sut bien vite au-delà des frontières et, tout pâle qu'il fût, ce rayon de liberté ou de tolérance suffit à amorcer parmi les prêtres et les religieux expatriés, comme parmi les autres émigrés, un timide et prudent mouvement de retour en France.2

1 Cf. J.-B. DUVERGIER, Collection complète des Lois et Décrets et Avis

du Conseil d'Etat, t. VIII, p. 32, 3 ventôse an III : Décret sur l'exercice des cultes.

2 Cf. Lettre de Mgr Louis-Apollinaire de la Tour du Pin-Montauban, archevêque d'Auch au clergé séculier et régulier de son diocèse, « Donné à Placentia, lieu de notre retraite, 20 août 1795 » : « Considérez d'ailleurs la mobilité des événements et voyez. s'il est possible de prévoir quelles circonstances accompagneront notre retour

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Il se peut que dès ce moment, quelques prêtres réfugiés en Espagne aient franchi les Pyrénées et soient rentrés dans le diocèse de Bordeaux, tandis que d'autres, venus se cacher dans la ville, retournaient au milieu de leurs paroissiens.

Le 11 prairial (30 mai 1795), parut un nouveau décret. Plus libéral que celui du 3 ventôse, il remettait à la disposition des citoyens, qui en feraient la demande et prendraient les frais d'entretien à leur compte, tous les édifices qui étaient affectés aux offices religieux le premier jour de l'an II (21 septembre 1794) et que la Nation n'avait pas aliénés. Le même décret stipulait toutefois que les ministres qui voudraient exercer leur culte devraient au préalable « s'être fait décerner acte, à la municipalité, de leur soumission aux lois de la république », et que, si des citoyens d'une même commune, mais de cultes différents ou prétendus tels, réclamaient l'usage d'un même bâtiment, il leur serait commun conformément à un règlement que la municipalité établirait.3

Pour bienveillantes que fussent les intentions des législateurs, qui disaient ne tendre qu'à favoriser l'exercice de tous les cultes, l'application du décret ne laissa pas de provoquer à Bordeaux divers incidents.

Comme on pouvait le prévoir, dans les villes et à Bordeaux notamment, les églises furent revendiquées concurremment par l'Eglise insermentée et par l'ancienne Eglise constitutionnelle conduite par l'ex-doctrinaire Dominique Lacombe. Ce fut la première difficulté. Elle disparut ipso facto, quand l'autorité diocésaine eut décidé qu'il lui était impossible d'accepter le simultaneum4 prévu par la loi. Dès le 12 juillet 1795, les

en France. Ce retour est encore incertain en lui-même. Nous ne conseillons à personne de prévenir les décrets. Il paraît plus régulier d'attendre que la même volonté qui nous a envoyés en exil nous en rappelle ». - Un exemplaire manuscrit de cette lettre figure aux arch. dép. de la Gironde, dans le dossier du prêtre Alibert, 3 L 174.

3 Cf. Arch. Mun. De Bordeaux, P5, 29. 4 Terme technique employé pour signifier l'utilisation d'un même lieu de

culte, d'une même église par exemple, par des groupes de confessions différentes.

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constitutionnels obtiennent l'usage de l'église Sainte-Croix5 ; le 20, la municipalité leur remet les clefs de Saint-Michel,6 le 24, celles de Saint-Dominique et celles de Saint-André,7 le 25, celles de Saint-Pierre,8 le 3 septembre, celles de Saint-Louis. Les prêtres réfractaires restèrent dans leurs oratoires et, au besoin, en ouvrirent de nouveaux.

Certains d'ailleurs voyaient dans ce parti un avantage : il dispensait, à leur avis, d'une déclaration qu'ils condamnaient ou qu'ils hésitaient à juger licite.

Le décret du 11 prairial parlait d'une soumission aux lois de la république. Se soumettre, pensaient-ils et disaient-ils, c'est accepter, c'est approuver. Pouvait-on, en conscience, accepter l'abolition de la royauté opérée par la violence et l'installation d'un gouvernement sans base légitime ? Pouvait-on approuver toutes les lois de la république française ? En date du 29 prairial - 17 juin - une lettre du comité de législation avait bien précisé officiellement que la soumission ne se rapportait pas au passé, qu'il ne devait être question d'aucune recherche ni examen sur la conduite ou les opinions politiques du déclarant, que la constitution civile du clergé n'était plus une loi de la république et que la loi entendait assurer et faciliter de plus en plus le libre exercice des cultes : il restait un doute. Les lois sur le divorce, sur la suppression des ordres religieux, sur la confiscation des biens des émigrés, par exemple, étaient des lois de la république : pouvait-on déclarer qu'on s’y soumettait ? A Bordeaux, comme ailleurs,9 le clergé était divisé.10 « Il est providentiel, soutenaient

5 Arch. Mun. De Bordeaux, D 132, f° 72. 6 Ibid., f° 85v. 7 Ibid., f° 91r. 8 Ibid., f° 95v. 9 Sur ce point, cf. J. LEFLON, La crise révolutionnaire (1789-1846)

Paris 1949 (t.20 de l'Histoire de l'Eglise depuis les origines jusqu'à nos jours, publiée sous la direction d'Augustin Fliche et Victor Martin), pp. 136-137.

10 Le 16 juillet 1795, l'abbé Daurensan écrit de Bazas à l'abbé J. Boyer ou à l'abbé Chaminade : « On est ici dans la plus grande inquiétude au sujet de la soumission qu'on exige. Personne ne l'a faite, ni moi non plus. On est ici très libre. Quelqu'un qui vient de Bordeaux a dit qu'on ne devait pas la faire. Vous m'avez cependant dit le contraire. Veuillez

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les opposants, que le décret du 11 prairial impose la déclaration de soumission aux seuls prêtres qui veulent exercer leur ministère dans les anciennes églises. Puisqu'aussi bien nous sommes réduits à n'avoir que des oratoires, restons-y et nous n'aurons pas à nous déclarer soumis à des lois dont les dispositions répugnent à toute conscience chrétienne ».

Mais il y avait les campagnes, où les populations demandaient instamment la réouverture des églises, sans toujours se soucier d'avoir un prêtre uni à son évêque légitime. Si tous les insermentés refusaient la promesse, les constitutionnels auraient le champ libre à peu près partout, alors qu'avec assez de probabilité on pouvait penser qu'ils y regarderaient à deux fois avant de jeter leur dévolu sur une paroisse où un insermenté en règle avec la loi les aurait devancés.11

L'abbé Boyer pensa que toute difficulté tomberait si, d'une part, des églises étaient exclusivement réservées aux insermentés et si, d'autre part, la soumission aux lois de la

m'écrire par le premier courrier, qui part le lundi, le mercredi et le samedi. Marquez-moi vos décisions ». (Arch. mun. de Bordeaux, Fonds Gaillard, 31). Le 26 messidor, an III (14 juillet 1795), l'abbé Guyonnet, à Blaye, avait fait une déclaration enregistrée en ces termes : « Aujourd'hui, 26 messidor an III, a comparu le citoyen François Guyonnet, prêtre, lequel a déclaré qu'il se propose d'exercer le ministère du culte catholique, apostolique et romain dans l'étendue de cette commune, et a requis qu'il lui soit décerné acte de sa soumission aux lois de la république ». Signé : Guyonnet, prêtre. (H. LELIEVRE, Une nouvelle page …, p. 212). Mais pourquoi le chanoine Lelièvre veut-il que ce soit en septembre 1795 ? (Ibid., p. 211).

11 La même considération conduira parfois à accélérer la réconciliation de tel ou tel intrus. Le 27 septembre 1795, l'abbé Ménochet écrit à l'abbé Boyer, au sujet du P. Ricard, chapelain de Notre-Dame de Verdelais : « L'affaire ne devant pas sortir du secret du for intérieur, l'épreuve ne devait être mesurée que sur les dispositions intérieures du pénitent, et des circonstances impérieuses exigeaient qu'elle ne fût pas prolongée au-delà d'un vrai besoin. Déjà de violents murmures s'étaient fait entendre et les énergiques du pays, qui depuis longtemps croient avoir tout gagné, allaient profiter de cette occasion pour ouvrir au loup la porte du bercail ». (Arch. dép. de la Gironde, II, V, 38).

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république pouvait s'exprimer en termes d'une indubitable orthodoxie. La détente, la tolérance, la largeur de vues étaient à l'ordre du jour. Le conventionnel Besson,12 en mission à Bordeaux, paraissait animé de bonnes intentions. Pourquoi ne pas tenter auprès de lui une démarche qui, en cas de succès, aurait d'heureuses conséquences ? Réflexion faite et conseils pris, le préposé à l'administration du diocèse rédigea une pétition au nom du clergé insermenté et eut l'idée de la faire remettre au représentant du peuple par trois citoyens de Bordeaux, ses amis : M. Héliès, chez qui il habitait, 8 rue Mautrec, M. Duchesne de Beaumanoir,13qui venait de marier

12 Alexandre Besson, né à Salins (Jura) vers 1756, était notaire au village

d'Amancey, à l'époque de la Révolution dont il fut un des plus chauds partisans. I1 siégea à l'Assemblée législative. Membre de la Convention, il vota la mort de Louis XVI, sans appel et sans sursis. Il fut envoyé en mission dans les départements du Jura, de la Gironde, de la Dordogne et du Lot-et-Garonne. En exécution de la loi contre les régicides, il fut obligé de sortir de France en mars 1816. (Cf. Biographie des hommes vivants, t. I, Paris 1816, p. 329). Sur sa présence et son action à Bordeaux en 1795, voir : Bordeaux au XVIIIe siècle, Bordeaux 1968, pp. 443.

13 Marie-François Duchesne de Beaumanoir, né à Vitry-le-François - et non à Bordeaux, comme le dit E. Feret in Statistique de la Gironde, t. III, Bordeaux-Paris 1889, p. 204, - le 22 juillet 1756, fut, avant la Révolution, subdélégué de l'intendance de Guyenne sous Dupré de Saint-Maur. C'était un des érudits les plus cultivés de Bordeaux. Entré à l'Académie de Bordeaux, il en fut directeur en 1788. I1 était aussi membre du Musée de Bordeaux et possédait une collection importante de livres, tableaux et médailles. Sous le nom de Franc-Fidèle, il fit partie de l'association secrète l'Institut philanthropique. Fils de Nicolas Duchesne de Beaumanoir et de Marie-Anne de Braux décédés à Bordeaux, il épousa « sur l'ancienne paroisse de Notre-Dame de Puy-Paulin, le jeudi 9 juillet 1795, à 9 heures du matin, devant M. Joseph Boyer, vicaire général administrant le diocèse, et dans l'oratoire de M. Héliès, son beau-frère », Pétronille Mercié, « appelée en famille Adélaïde », fille de Jean Mercié, président du tribunal de commerce et secrétaire du roi - guillotiné le 5 février 1794 - et de Rose Jung. Cf. Arch. mun. de Bordeaux, 2 E 8, année 1795, M. Sud, f° 80r, n° 226. - Voir aussi : PERCEVAL, Le livre d'un croyant, in Revue Philomathique juillet-septembre 1930, Bordeaux, pp. 118-139. - Sa femme mourut à 34 ans, lui ayant donné 5 enfants en 10 ans. Il décéda

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une belle-sœur de Cl. Héliès, et un nommé Barbe, sur lequel nous n'avons trouvé jusqu'ici aucun renseignement. La pétition proposait pour la déclaration des prêtres une formule qui précisait la nature du culte exercé par eux et qui réservait l'entière liberté de leurs opinions religieuses. Le représentant était prié de l'approuver et les trois délégués laïques profiteraient de la circonstance pour essayer d'obtenir aussi en faveur des anciens réfractaires l'usage exclusif de certaines églises.

Besson approuva sans difficulté le texte qu'on lui proposa pour faire acte de soumission aux lois et que la mairie de Bordeaux enregistra comme texte officiel le 26 juillet.14 Sur l'usage exclusif de certaines églises, il eut probablement des paroles habiles et vagues que les trois mandataires interprétèrent et rapportèrent comme un avis favorable. Tout à la joie du succès, l'abbé Boyer s'empressa de faire imprimer la formule acceptée et de la communiquer à tous les prêtres insermentés du diocèse dans une circulaire qui faisait état de la promesse reçue au sujet des églises.15

lui-même le samedi 19 juin 1830, à 6 heures du matin. - Sur Claude Héliès, voir supra, Chap. IX, n. 13.

14 Voici le texte de cette formule : « Aujourd'hui …, a comparu N…, prêtre, lequel a déclaré qu'il se propose d'exercer le ministère d'un culte connu sous la dénomination de culte catholique, apostolique et romain, le même qui était publiquement exercé en France avant 1789, dans l'étendue de cette commune, et requis qu'il lui soit donné acte de sa soumission aux lois de la république, sous la réserve de l'entière liberté de ses opinions religieuses, d'après les principes universellement reconnus dans l'Eglise catholique, apostolique et romaine. De laquelle déclaration il lui a été décerné acte conformément à la loi du 11 prairial dernier ». (Arch. mun. de Bordeaux, Période révolutionnaire, p. 5, et D 114, f° 152).

15 La pétition présentée au conventionnel Besson au nom des prêtres insermentés se terminait par cette phrase : « Ils espèrent que par une disposition bien prononcée de votre part, Citoyen représentant, des édifices publics leur seront exclusivement affectés ». La circulaire de l'abbé Boyer présentait ainsi la formule autorisée : « Le représentant du peuple, ayant pris en considération l'adresse des prêtres insermentés, a prononcé que les temples qui seraient ouverts sur la demande des catholiques leur seraient exclusivement affectés, et il les a autorisés à

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Avait-il forcé le sens de certains mots ? Le conventionnel avait-il voulu parler seulement des oratoires ? Toujours est-il que, le 28 juillet, sur sa plainte, l'imprimeur Beaume et l'abbé J. Boyer comparurent devant le juge de paix, qui, après interrogatoires, les renvoya devant le tribunal correctionnel. Le 11 août, le premier était acquitté avec avertissement et le second condamné à huit jours de prison, à dix livres d'amende, à l'affichage du jugement et aux dépens, pour avoir attribué au représentant en mission une décision qu'il n'avait pas prise.16

Pendant ce temps, depuis le 26 juillet, les prêtres insermentés s'étaient fait délivrer acte de leur soumission aux lois de la république en usant de la formule Boyer-Besson.17

faire à la municipalité leur déclaration conformément à leurs principes, en la manière qui suit : » Cf. Arch. dép. de la Gironde, Hors série : Greffe correctionnel, liasse 72 : Procédure contre divers, 17-30, thermidor an III.

16 Arch. dép. de la Gironde, ibid. Nous avons raconté cette affaire en détail dans Mélanges Chaminade, Madrid 1961, pp. 69-85, sous le titre : Le clergé réfractaire à Bordeaux en 1795.

17 La condamnation de 1’abbé Boyer n'avait pas rendu caduque l'appro-bation de la formule autorisée le 7 thermidor. Cf. Arch. dép. de la Gironde, 4 L 124 : Extrait des registres de la commune de Bordeaux : il s'agit de la déclaration signée par le P. Denys Lasserre, cordelier, le 25 thermidor an III - 12 août 1795. Le 30 juillet, l'abbé Urbain Boy, ancien curé de Gironde, écrivait de Cadillac à l'abbé Boyer : « L'arrêté du citoyen Besson devient d'autant plus convenable à l'état de choses dans ce lieu que ce qu'on appelle la grande église se trouvant occupée par le fait de mon entrée en exercice, y restera exclusivement consacrée ». (Arch. mun. de Bordeaux, Fonds Gaillard, 31). Dans son mémoire de rétractation du 23 août 1795, le prieur de Listrac, Rondel écrit : « La soumission exigée par la loi me faisait naître quelques difficultés et, craignant d’approuver les lois sur la suppression des vœux, sur l'anéantissement du célibat, l'usurpation du patrimoine de l'Eglise, la destruction de la hiérarchie et le divorce, j'ai cru devoir consulter mes supérieurs sur cette soumission. Il paraît d'après leur avis qu'on peut reprendre l'exercice public du culte pourvu que, dans l'acte de soumission, on déclare vouloir exercer les fonctions de ministre du culte connu sous la dénomination du culte catholique selon le dogme et les opinions de la sainte Eglise catholique, apostolique et romaine ». (Ibid).

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Cinquante-six avaient accompli. cette formalité,18 quand, à la suite d'une question posée par le district de Cadillac,19 la municipalité de Bordeaux reçut, datée du 22 thermidor (9 août), une lettre dans laquelle le comité de législation revenait sur l'arrêté du 11 prairial : « Les ministres du culte qui pouvaient prouver leur résidence en France, sans interruption, depuis la publication de la loi du 8 avril 1792, ne pouvaient être inquiétés et jouissaient de tous les droits du citoyen en obéissant aux lois et en ne faisant aucun acte propre à troubler l'ordre public. » Une déclaration de soumission aux lois de la république était exigible de tout ministre d'un culte, quel que soit le lieu d'exercice. Elle devait être pure et simple, « sans modifications, réserves ni exceptions ».20

La municipalité se trouva dans l'embarras. La lettre du comité de législation ne concordait pas avec l'arrêté du

18 Cf. Arch. mun. de Bordeaux, D 147, f° 62 : Lettre adressée le 8

fructidor an III - 25 août 1795 par « Les maires et officiers municipaux de la commune de Bordeaux aux administrateurs du district de Bordeaux. »

19 Dans le district de Cadillac, deux oratoires avaient été ouverts, sans que les desservants aient fait leur déclaration de soumission. Les administrateurs avaient pris sur eux de faire fermer ces oratoires. Puis, devant les protestations au nom de l'art. 5 de la loi du 11 prairial, qui n'exigeait la déclaration que pour l'exercice du culte dans les églises, ils en avaient référé aux autorités départementales, tout en maintenant l'arrêté de fermeture. (Cf. Arch. dép. de la Gironde, 3 L 81). Le directoire du département répondit au district de Cadillac qu'il avait outrepassé les dispositions de la loi, mais que des explications allaient être demandées à Paris au sujet de cette discrimination établie par la loi. (Ibid., Lettre du 24 thermidor III). De fait, le procureur syndic du département en référa au comité de législation, par lettre du 26 thermidor. « Nous avons cru en conséquence, disait-il, devoir vous proposer que cette formalité s'étende sur tous les citoyens qui exerceront un ministère, en quelque lieu que les assemblées soient formées, ou qu'elle soit entièrement supprimée. Nous vous prions, Citoyens représentants, de vouloir bien nous procurer à cet égard une prompte décision et vous jugerez peut-être convenable de la rendre commune à toute la république. ». (Ibid., n° 120).

20 Voir le texte de cette lettre du 22 thermidor : Arch. mun. de Bordeaux, P 5, n° 33, ou D 115, f° 10.

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représentant Besson au sujet de la formule à souscrire. Que faire ? Sur papier à en-tête « Vivre libre ou mourir », elle annonce aussitôt au district qu'elle cesse de recevoir les déclarations Boyer-Besson, en attendant de nouvelles consignes.21 La réponse lui vient bientôt de la Convention qui, le 20 fructidor (6 septembre), décrète d'exiger la déclaration pure et simple, en donnant trois jours de délai aux ministres de tout culte pour se mettre en règle.22 De nouvelles questions se posent : ceux qui ont fait une déclaration accompagnée de restrictions ou adjonctions, peuvent-ils être admis maintenant à en faire une autre pure et simple ? que penser d'une déclaration pure et simple dont la signature est suivie d'une qualification comme « prêtre insermenté », « prêtre catholique, apostolique et romain », « prêtre de la communion de M. de Cicé » ? 23 Les directoires des districts et celui du département délibèrent à nouveau. A peine ont-ils déterminé une ligne de conduite pour la Gironde,24 voilà qu'on apprend que la Convention a repris l'examen de toute la question des cultes et publié un nouveau décret imposant une nouvelle formule et une nouvelle déclaration, dont ne dispensent pas les déclarations antérieures.25 En conséquence, le 26 vendémiaire an IV (18 octobre 1795), la municipalité de Bordeaux ouvre un nouveau registre de 47 feuillets cotés et paraphés « pour servir à l'enregistrement des déclarations de ceux qui voudront exercer

21 Arch. Mun. de Bordeaux, Fonds Gaillard, n° 25, cahier 11, pièce 1965,

ou D 147, f° 62. 22 Cf. Le Moniteur universel, n° 354, 24 fructidor an III, p. 1404, Séance

du 20 fructidor. 23 Cf. Arch. mun. de Bordeaux, D 133, f° 13, et Arch. dép. de la Gironde,

3 L 53, f° 70 et f° 71. 24 Le 5 vendémiaire, le département avait pris un arrêté qui constituait

une réponse entièrement négative à toutes les questions que la municipalité de Bordeaux lui avait posées au sujet des prêtres. Cf. Arch. dép. de la Gironde, 4 L 29 et 3 L 81, n° 292 ; Arch. mun. de Bordeaux, D 152, n°4227, n° 4261 ; D 147, f° 108, n° 4261.

25Cf. Le Moniteur universel, n° 9, 9 vendémiaire an IV (ler octobre 1795), p. 36.

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le ministère d'un culte quelconque, conformément à la loi du 7 vendémiaire an IV ».26

L'administration diocésaine, de plus en plus confiante, accepta la situation et, sans peut-être imposer strictement la démarche légalement requise, la recommanda. « Je suis enchanté, mon cher confrère, écrivait déjà le 27 septembre l'abbé Ménochet à l'abbé Boyer, de l'unanimité de votre clergé sur la soumission exigée par le nouveau décret de la Convention. (...) Si j'avais été à Bordeaux, je vous aurais fait part d'une lettre de Paris qui pourrait faire autorité ».27

Ce sont justement les déclarations reçues par la municipalité de Bordeaux qui nous permettent d'avoir une vue assez exacte de ce que put être, à l'automne de 1795 et même après, la vie de l'Eglise insermentée dans la ville archiépiscopale.

Alors que les anciens constitutionnels disposent des églises, les prêtres dits réfractaires exercent leur ministère dans des oratoires de fortune, plus ou moins spacieux, qu'ils ont aménagés avec le concours et l'aide de leurs fidèles, dans l'immeuble même où ils demeurent ou dans le voisinage. C'est là qu'ils constatent et bénissent les mariages, qu'ils rassemblent leurs chrétiens pour la messe et les autres offices qu'ils président, qu'ils instruisent, qu'ils entendent les confessions, qu'ils baptisent et qu'ils prient pour ceux et celles à qui ils sont allés porter les derniers secours de la religion. Ils sont nombreux. Le registre de la municipalité nous en indique 75 répartis à travers toute la ville,28mais spécialement sur le territoire des vieilles paroisses du centre : Sainte-Eulalie, Saint-Michel, Saint-Eloy, Saint-Projet, Saint-Remy, Sainte-Colombe, Saint-Pierre. Ce chiffre de 75 est même inférieur à la réalité. Il faut y ajouter : les

26 Arch. mun. de Bordeaux, P 11. Très endommagé par l'incendie du 13

juin 1862, ce registre ne contient plus que 9 feuillets léchés par les flammes, sur lesquels on retrouve 70 déclarations.

27 Arch. dép. de la Gironde, II, V, 38. 28 Ce chiffre de 75 est celui qui correspond à la liste des prêtres à

déporter établie par la municipalité après le 3 brumaire an IV (arch. mun. de Bordeaux, D 115, f° 135). Le registre P 11 ne peut servir de référence ici, puisqu'il est incomplet et que les assermentés, rabbins, pasteurs y figurent côte à côte.

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prêtres qui sont à Bordeaux et qui, pour des motifs personnels, partagent les travaux de leurs confrères, sans avoir fait de déclaration préalable.29 Parmi eux, il en est certainement qui reviennent d'Espagne et qui attendent une occasion favorable pour se rendre dans leurs diocèses.

Dans ce clergé de circonstance, en habits laïques naturellement, à côté d'ecclésiastiques qui appartenaient au diocèse de Bordeaux avant les troubles, comme chanoines, curés ou vicaires, aumôniers, on en note d'autres venus de divers diocèses, ou encore d'anciens religieux, des récollets, des capucins, des carmes, des chartreux, des bénédictins, des cordeliers, des mercédaires. L'un ou l'autre a connu la détention. Plusieurs âgés ou malades touchent au terme de leur existence, tandis que d'autres, un Jean-Pierre Moutardier, un Charles et un Julien Barraud, un René-François Soyer, futur évêque de Luçon, un Charles Gassiot, un G.-J. Chaminade, fourniront encore une longue carrière et seront d'excellents ouvriers dans la remise en valeur des champs et de la vigne du Seigneur.30 Tous en ce moment, auréolés de la réputation d'héroïsme que leur valent les dangers affrontés, fiers de la qualité de « bons prêtres » sous laquelle ils sont couramment désignés, brûlent d'un zèle ardent et sont impatients de relever les ruines de leur Eglise. L'administrateur trouve en eux de bons desservants pour les oratoires urbains, qui sont nombreux en raison même de leurs dimensions plutôt modestes en général, et des collaborateurs dévoués toujours prêts à se rendre à un point quelconque du diocèse pour répondre à l'appel des populations ou pour s'acquitter d'une mission, si délicate qu'elle soit.

Le danger, ce seraient les vues trop personnelles, les initiatives incontrôlées et aberrantes ou intempestives, les surenchères et tout ce qu'engendre ou laisse se développer l'absence d'une autorité qui dirige, stimule, redresse au besoin et coordonne. L'abbé J. Boyer l'a tout de suite compris et ne s'est pas laissé surprendre. Aidé de son conseil sans doute, il a rédigé, fait imprimer et mis entre les mains de tous les prêtres qui lui

29 Par ex., le curé de Marmande, François Martin de Bonnefond. Cf.

supra, chap. IX, n. 31 et n. 68. 30 Cf. la liste que nous publions en appendice de ce chapitre.

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sont unis31 pour travailler sous sa responsabilité une brochure in-8° de 56 pages, qui indique à chacun ce qu'il doit faire et comment il doit se comporter dans son ministère pour marcher de front avec ses collègues.32

Jetons un coup d'œil rapide sur ce petit guide auquel Guillaume-Joseph Chaminade a conformé sa conduite, après avoir peut-être contribué à sa rédaction.

Dans une introduction, « le préposé au gouvernement du diocèse » presse ses « collaborateurs » d'avoir toujours présent à l'esprit le triple devoir qui est inhérent à leur vocation et que les circonstances rendent plus impérieux que jamais : l'instruction, l'exemple, la prière, pascas verbo, pascas exemplo, pascas et sanctarum fructu orationum. « Sans l'instruction, point de piété solide, point de véritable christianisme (...) ; que nos paroles reçoivent de nos exemples leur première énergie (...) ; que de continuels gémissements sollicitent pour nos fidèles et pour nous l'onction intérieure de la grâce ! »

« Il ne me reste à présent, mes très chers confrères, poursuit l'abbé Boyer, qu'à vous rappeler les touchantes paroles que le premier pasteur de ce diocèse vous a fait entendre du lieu de son honorable exil : "Ah! mes enfants, gardez-vous surtout de toute division ! Que le même zèle vous anime tous ; que la charité domine dans vos esprits, dans vos cœurs, sur vos lèvres ! Ne perdez pas le mérite de tant de sacrifices et de 31 Le 14 juin 1798, l’abbé Joseph Boyer écrira à l’abbé Alibert, qui alors

rentrera d’Espagne : « Je vous fais passer, Monsieur, l’instruction que j’ai communiquée dans le temps à mes collègues. Elle est relative aux difficultés des circonstances. » (Arch. Dép. de la Gironde, 3L 174, Dossier Alibert). Dans Une nouvelle page du martyrologe de 1793, l’abbé H. Lelièvre a attribué cette brochure à Antoine Boyer, chanoine de Saint-Seurin (cf. o. c., p. 192). Ce qui est plus étonnant, c’est qu’il semble dater le texte du début de la Révolution (ibid.), alors qu’il y est question des églises qui ont été profanées par le culte de la Raison.

32 Il en existe un exemplaire à la bibliothèque municipale de Bordeaux dans la collection Bernadeau, sous la cote 7132, n° 17, Spicilège, vol. 17. On en trouve aussi une copie dans le fonds Gaillard, n° 25, aux arch. mun. de Bordeaux. L'abbé Albert Gaillard a noté qu'il avait fait sa copie sur l'exemplaire que possédait alors M. Ernest Labadie, « bibliophile bordelais, rue Vital Carles, n° 32, à Bordeaux ».

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travaux ! Tenez-vous toujours étroitement unis autour du Saint-Père, autour de moi et autour de mon représentant." »33

Suivent alors trois chapitres de directives pratiques, sous le titre général : « Règles pour l'exercice du saint ministère ».

Le premier, consacré aux instructions, qui « doivent être non moins précises que solides et onctueuses, pour éclairer l'esprit et toucher le cœur », indique les principaux sujets à traiter soit aux prônes, soit dans les catéchismes, soit en toute autre occasion favorable, pour dissiper les erreurs du jour, rendre leur importance aux grandes vérités de la religion, remettre en honneur les maximes de l'évangile et conduire au respect des lois de Dieu ou de l'Eglise. En ce domaine, le recours aux laïques et spécialement aux parents des enfants « présente une ressource infiniment précieuse ».

Le chapitre suivant, intitulé « De l'administration des sacrements », dit au prêtre, en termes exacts et modérés, comment il doit tenir compte du passé et des circonstances actuelles dans l'administration du baptême, de l'eucharistie, de la pénitence, de l'extrême onction et du mariage. Les avertissements relatifs au divorce, les précisions données sur la validité ou la nullité des unions contractées depuis l'application de la constitution civile du clergé, ne laissent rien à désirer ni en à propos, ni en clarté.34

Onze dispositions au sujet de l'ouverture et de l'usage des oratoires forment le troisième chapitre, qui a pour titre : « De la célébration des saints mystères » et qui est suivi de quelques formules types d'usage courant en administration paroissiale.

Il n'est pas opportun de nous étendre davantage ici sur le contenu de ce directoire. Remarquons seulement que si Mgr de Cicé n'occupe pas son siège, le diocèse de Bordeaux n'est pas le navire sans gouvernail abandonné aux hasards de la tempête ;

33 Nous ignorons de quelle lettre de Mgr de Cicé ce texte est tiré. I1 serait

intéressant de parvenir à la source. 34 On pourra rapprocher les conseils et les consignes données par l'abbé

J. Boyer des recommandations faites par Mgr de la Tour du Pin-Montauban à ses prêtres dans la lettre que nous avons déjà citée, du 20 août 1795. Cf. supra, n. 2

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son capitaine, jeté à l'eau par une lame de fond, mais sain et sauf sur une embarcation de sauvetage, ne le perd pas un instant de vue, ne renonce pas à le conduire au port, lance toujours ses ordres, et les initiatives dirigées du pilote resté à son poste portent la marque d'un sang-froid qui rassure tout à la fois l'équipage et les passagers.

Il faut avoir ces circonstances et ces faits présents à l'esprit pour situer et juger l'activité de Guillaume-Joseph Chaminade du printemps à l'automne de 1795.

Les lacunes actuelles des archives municipales de Bordeaux35 ne nous permettent pas de dire si, dès le début, il fit acte de soumission aux lois de la république. J. Simler a écrit qu'il n'était tenu à rien, « puisqu'il n'exerçait aucune fonction publique ».36 C'est une erreur ou un lapsus. Il n'y a plus alors de fonction publique pour aucun prêtre. Tout au plus peut-on remarquer que la loi du 11 prairial, prise à la lettre, exigeait une déclaration des seuls prêtres qui voudraient exercer le ministère dans les édifices mis à la disposition des citoyens les ayant demandés et obtenus. C'est ainsi, de fait, que la municipalité de Bordeaux interpréta le décret jusqu'à la réception de la lettre écrite par le comité de législation, le 9 août, pour imposer la déclaration à tout prêtre qui voudrait exercer en quelque lieu que ce soit.37 La décision ne fut pas, du reste, une surprise, puisque c'est après avoir renoncé aux églises, pour éviter le simultaneum que le chef du diocèse était intervenu, dès le 22 juillet, auprès du conventionnel Besson et avait obtenu une formule dont les termes devaient rassurer les plus scrupuleux.

Les premières traces certaines de l'activité sacerdotale de Guillaume-Joseph Chaminade sont deux actes de baptême, l'un du 22 mai, l'autre du 26. Dans les deux cas, il s'agit d'un complément de cérémonies à propos d'enfants qui ont été baptisés par les laïcs, en raison des circonstances, le premier le 22 août 1792, le second le 8 novembre 1794. L'abbé

35 Dues surtout à l'incendie du 13 juin 1862, et antérieurement à une

négligence administrative qui n'était que trop commune alors. 36 J. SIMLER, Guillaume-Joseph Chaminade, Paris-Bordeaux, 1901,

p. 60. 37 Cf. supra, n. 19.

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Chaminade y procède « dans une chapelle domestique » et c'est encore dans une chapelle domestique, la même sans doute, que le 5 juin, il bénit le mariage de Jean Alquier avec Françoise Lamothe, que quatre jours après, il baptise le fils des époux Jouguet38 et que le 14 du même mois, il reçoit la rétractation du curé de Saint-Cibar, l'abbé Tenen.39

Où se trouvait cette chapelle dans Bordeaux ? Nous l'ignorons. Si nous savons que le 21 messidor an III (9 juillet 1795), en vue d'obtenir sa radiation de la liste des émigrés, il se fit délivrer par la mairie un certificat attestant qu'il avait eu son domicile rue Abadie, n° 8, de mai 1790 jusqu'audit jour, si un certificat postérieur affirme qu'il habita au n° 14 de la rue Sainte-Eulalie à partir de ce même 9 juillet 1795,40 nous sommes d'autant moins en mesure de préciser où s'accomplirent les actes religieux dont nous venons de parler, que, dans un acte notarié du 19 messidor (7 juillet), Guillaume-Joseph Chaminade est porté demeurant sur les Fossés des Tanneurs, n° 8.41

Passons sur ces détails. Le 5 août, muni de son certificat de résidence garni des signatures de neuf citoyens de Bordeaux, l'abbé s'est adressé aux administrateurs du district pour protester contre sa mise au nombre des émigrés et pour demander d'être rayé des listes dénonciatrices.42 Il n'a pas regagné son bourdieu de Saint-Laurent, sur qui pèse toujours le

38 Les originaux de ces actes se trouvaient dans les archives du diocèse

de Bordeaux avant 1905. La rupture du concordat de 1801 et la loi qui sépara l'Eglise de l'Etat ont entraîné leur disparition. Les archives de la Société de Marie en conservent des copies (AGMAR, 12, 7).

39 Cf. H. LELIEVRE, Une nouvelle page …, p. 272. 40 Toutes ces pièces sont conservées aux Archives nationales, Paris : F7

5127. 41 Arch. dép. de la Gironde, Minutier Rauzan, notaire, 3 E 21742. I1

s'agit d'une quittance donnée par Guillaume-Joseph Chaminade aux sieurs Pierre Solis et Julien Juhel, à la suite d'un remboursement de 4000 livres, capital d'une rente annuelle constituée.

42 Cf. Guillaume-Joseph CHAMINADE, Lettres, vol. I, Nivelles (Belgique) 1929, n° 6, p. 4. L'original est aux Arch. nat. Paris, F7 5127.

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séquestre de la Nation.43 Il habite maintenant 14, rue Sainte-Eulalie,44 où il a ouvert un oratoire qu'il aura probablement déclaré en se servant de la formule Boyer-Besson. Un ministère délicat vient de lui être confié. L'administrateur du diocèse vient de se l'associer pour recevoir les rétractations des ecclésiastiques désireux de retourner sous l'autorité de leur évêque légitime. Il est pénitencier du diocèse.

A la suite de la mise en vigueur de la constitution civile du clergé, Rome ne s'était pas bornée à exprimer sa réprobation. Elle avait porté des sanctions, qu'elle avait renouvelées plusieurs fois. Tous les ecclésiastiques coupables d'avoir prêté serment de fidélité à la constitution schismatique avaient encouru la peine de suspense, s'ils ne s'étaient pas rétractés dans l'intervalle officiellement indiqué. Il en était de même pour ceux qui avaient reconnu l'autorité des évêques et des prêtres intrus ou qui avaient « communiqué » avec eux. Ceux qui avaient passé outre à cette première mesure prise contre eux étaient de plus devenus « irréguliers », c'est-à-dire inhabiles à exercer les fonctions que confère le sacrement de l'ordre.45 Pour cesser d'être suspens, les coupables devaient revenir à résipiscence et recevoir l'absolution de leur faute. L'irrégularité exigeait la demande et l'obtention d'une dispense avant la reprise de tout ministère. Se réservant le cas des évêques, Pie VI, par ses brefs du 19 mars et du 13 juin 1792, dont la validité avait été renouvelée d'année en année, avait accordé « aux archevêques, évêques et administrateurs des diocèses du royaume de France », d'une part, le pouvoir d'absoudre, tant par eux-mêmes que par des prêtres délégués, les ecclésiastiques inférieurs aux évêques, séculiers ou réguliers, coupables d'avoir prêté le serment de fidélité à la constitution civile du clergé, d'autre part,

43 Ce séquestre va probablement être levé par application de l'art. VI du

décret rendu par la Convention nationale le 20 fructidor an III : « La Convention nationale arrête en principe que les biens des prêtres déportés, dont la confiscation avait été prononcée par les précédentes lois au profit de la république seront restitués à leurs familles ».

44 Aujourd'hui, 28 rue Paul-Louis Lande. 45 Bref du 13 avril 1791. Cf. N.S. GUILLON, Collection générale des

Brefs et Instructions de notre très saint Père le pape Pie VI, relatifs à la Révolution française, t. I, Paris 1798.

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d'absoudre aussi les intrus du même ordre et de les réconcilier avec l'Eglise, en « les faisant profiter de l'indulgence du Concile de Nicée, dont le canon 8 leur permet de rester dans le rang qu'ils occupent ».

Les décrets avaient indiqué la marche à suivre. Avant de recevoir l'absolution, les « jureurs » devaient rétracter leur serment publiquement et devant témoins, puis réparer de leur mieux le scandale qu'ils avaient donné. Aux « intrus », plus coupables, il était demandé davantage et, entre autres, une déclaration relative à la nullité des actes qu'ils avaient accomplis depuis leur intrusion, une profession de foi en l'autorité du Saint Siège et des évêques légitimes, une protestation d'obéissance et la renonciation, au moins temporaire, au poste qu'ils occupaient de façon indue.

Tant que la persécution avait sévi, l'occasion d'appliquer ces règles s'était rarement présentée dans le diocèse de Bordeaux. Maintenant que la situation avait changé, qu'apparemment on entrait dans une ère de calme où l'Etat affectait d'être neutre à l'égard de tout clergé, que l'Eglise constitutionnelle semblait n'avoir plus d'avenir, plus d'un « jureur » et plus d'un « intrus » se tournaient de nouveau vers Rome et, pris de remords, l'âge aidant parfois, sentaient le besoin de mettre ordre à leur conscience. D'où l'organisation d'un office spécial et la nomina-tion de Guillaume-Joseph Chaminade comme pénitencier du diocèse.

La constitution civile du clergé avait réuni la quasi totalité du diocèse de Bazas à celui de Bordeaux et, depuis 1791, les prêtres assermentés ou intrus du Bazadais avaient vécu et exercé leur ministère sous l'obédience du métropolitain Pacareau.46 Aux yeux de Rome, les deux diocèses existaient toujours indépendamment l'un de l'autre. Celui de Bordeaux relevait de Mgr J. -M. Champion de Cicé et de son représentant,

46 Pierre Pacareau, né à Bordeaux le 27 septembre 1711, théologien et

orientaliste, élu évêque de la Gironde le 15 mars 1791, sacré dans la cathédrale de Bordeaux, le 3 avril suivant, par Jean-Pierre Saurine, évêque des Landes, mourut à Bordeaux le 5 septembre 1797. Cf. E. FERET, Statistique générale du département de la Gironde, Paris-Bordeaux 1889, t. III, p. 482.

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l'abbé Boyer. Dans celui de Bazas, l'autorité et la responsabilité étaient assumées, depuis la mort de Mgr J. -B. Amédée de Grégoire de Saint-Sauveur (16 janvier 1792), par le vicaire général administrateur Joseph de Culture, qui, enfermé dans le fort du Hâ en 1793 et transféré ensuite aux Orphelines, avait été autorisé, vu son âge - 74 ans - et ses infirmités, à se retirer momentanément à Bazas sous la surveillance de la municipalité (20 avril 1795).47

En principe, les administrateurs des diocèses, comme les titulaires, ne pouvaient absoudre et réconcilier que les seuls jureurs et intrus qui résidaient sur le territoire où ils avaient juridiction. La délégation était toutefois possible par dessus les frontières diocésaines. Usé par les ans et la détention - il devait mourir en 1797 - l'abbé J. de Culture fut tout heureux de s'en remettre aux abbés Boyer et Chaminade pour régulariser la situation des prêtres bazadais qui voudraient s'adresser à eux : « s'ils étaient tous en état d'aller dans votre ville et d'y faire le séjour nécessaire pour pouvoir profiter des lumières et des avis salutaires qu'ils trouveraient auprès de vous, je ne manquerais pas de vous les envoyer ».48 Ainsi, Guillaume-Joseph Chaminade se trouva le pénitencier de deux diocèses.

Sous le titre « Règles à observer pour assurer la publicité du retour à l'Eglise catholique de tous les prêtres jureurs titulaires »,49 nous avons un document qui paraît avoir été écrit par l'abbé Moutardier,50 un des conseillers de l'abbé Boyer, et

47 Cf. H. LELIEVRE, Une nouvelle page …, p. 116-118. Mais où l'auteur

a-t-il trouvé que l'évêque de Bazas était parti en exil ? (p. 118 : « avant de partir pour l'exil ... » : est-ce que mourir serait partir pour l'exil ? ).

48 Lettre de l'abbé J. de Culture à l'abbé Guillaume-Joseph Chaminade, 31août 1795, in Arch. mun. de Bordeaux, Fonds Gaillard, 25. 49 Arch. de la Société de Marie, AGMAR : Nouvelles acquisitions. 50 Jean-Pierre Moutardier, né à Lesparre le 31 août 1759, était moine à

l'abbaye de Chancelade en Périgord au moment de la Révolution. En 1802, les Notes remises par les vicaires généraux à Mgr d'Aviau diront de lui : « N'est pas sorti de France et a travaillé tout le temps à Bordeaux. Cet ecclésiastique est plein de talent, d'esprit et d'instruction. Son goût le porte à professer la théologie et c'est la place qui lui convient le mieux : il a réellement tout ce qu'il faut pour cela. » (Arch. dép. de la Gironde, II V, 38). I1 sera le premier professeur de dogme au

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qui nous montre comment on procédait à la réconciliation des assermentés intrus.

On cherchait - l'intention est manifeste - à donner la publicité la plus grande possible au retour de l'enfant prodigue. Le jour où, devant le pénitencier ou devant le prêtre désigné par l'administrateur, il lit sa rétractation, tous les desservants des oratoires de Bordeaux ont été avertis par un billet signé de sa main et, ce jour-là, à l'issue de leur messe (ce doit être un dimanche), ils informent l'assistance en « l'invitant, de la part du prêtre rétractant, à prier Dieu pour sa persévérance dans la carrière de la pénitence. On chante alors le psaume Miserere, avec antienne et oraison appropriées ».

Le pénitencier, de son côté, a communiqué au bureau d'exécution le nom, la qualité du rétractant et « les chefs énoncés dans sa rétractation ». Le bureau a fait part du tout au prêtre qui, dans chaque district, est chargé de transmettre à ses confrères les consignes et les avis du centre, si bien que, dans tous les oratoires ou églises du diocèse, on procède le même jour, comme à Bordeaux. « Chaque prêtre du district, lisons-nous dans la note officielle relative à ce sujet, justifiera de son exactitude à cet égard auprès du prêtre chargé de correspondre en cette partie avec le bureau d'exécution du diocèse ».

Ce n'est qu'un premier pas. Le rétractant doit maintenant « purifier son âme dans le bain salutaire de la pénitence », et recevoir l'absolution, « donner des marques d'une conversion sincère », et s'abstenir d'exercer le ministère jusqu'au jour où il sera autorisé à le reprendre.

Quand ce jour est déterminé, tout le diocèse en est prévenu, comme il l'a été de la rétractation et de la même façon. En guise de reconnaissance, ce dimanche-là, on chante le Laudate Dominum omnes gentes avec verset et oraison propres,

séminaire de Bordeaux après le Concordat, et en 1810, sera nommé professeur de théologie à la faculté. Il mourra le 4 mars 1820. Cf. L. BERTRAND, Histoire des séminaires de Bordeaux et de Bazas, t. II, Bordeaux 1894, pp. 134-135.

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dans tous les oratoires ou églises du diocèse, à l'issue de la messe.

« Le prêtre titulaire rendu à ses fonctions, dit encore la note directrice du pénitencier, ne les reprendra dans son église qu'après avoir prononcé devant son peuple la même rétractation qu'il a faite entre les mains du pénitencier. Le discours qu'il fera à la suite sera analogue aux sentiments qui doivent le pénétrer en pareille circonstance. Il avertira ses paroissiens qu'il sera chanté dans son église, à l'issue des vêpres, l'antienne Domine, non secundum ... avec le psaume Miserere psalmodié incontinent après, avec les oraisons pour le Pape, pour l'Eglise et pour les pénitents, Deus qui culpa ..., pendant le nombre de dimanches qui aura été fixé par le pénitencier eu égard à la gravité et au nombre des délits dont il s'est rendu coupable ; et, pour les porter efficacement à faire ces prières avec ferveur et componction, il leur représentera que c'est en expiation des profanations, des irrévérences, des sacrilèges qu'il a eu le malheur de commettre dans ces jours d'impiété et de licence, où le saint nom de Dieu a été outragé et la voix de l'Eglise méconnue par des enfants ingrats et rebelles ».

« Avec les prêtres schismatiques ou intrus, il n'aura de communication qu'autant qu'elle sera fondée sur l'espoir de les ramener par ses conseils au sein de l'Eglise catholique ». (...)

Comme nous le montre le texte des rétractations qui sont conservées, elles étaient plus que de vagues formules. C'étaient de véritables mémoires où les intéressés énuméraient en détail les fautes auxquelles la faiblesse ou l'intérêt les avait induits. A propos du serment de liberté et d'égalité, Rome n'avait pas demandé de rétractation. Elle avait seulement averti ceux qui l'avaient prêté de pourvoir à leur conscience, parce que le cas était douteux et qu'il n'est pas permis de jurer en cas de doute.51 A Bordeaux, une rétractation formelle était exigée.52 On

51 Cf. H. LELIEVRE, Une nouvelle page …, p. 20, n° 1. 52 Voici celle que le chanoine Delau fit le 20 août 1795 : « Je soussigné,

désirant dans toutes les circonstances de ma vie donner des preuves de mon attachement et de ma soumission aux décisions du saint-père et des évêques reconnus dans tous les temps comme juges de la foi, déclare me repentir du serment de liberté et d'égalité que j'ai fait, ne

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demandait aussi de préciser s'il y avait eu remise des lettres de prêtrise et d'indiquer, dans l'affirmative, les motifs de cet acte, « parce qu'ils sont de leur nature propres à qualifier cette remise d'une dénomination spécifique ». La rétractation, ajoutaient les consignes diocésaines, « énoncera la soumission du rétractant aux brefs du Pape régnant (Pie VI), à la décision des supérieurs canoniques, pour les qualités et la durée de la satisfaction qui lui sera imposée pour le salut de son âme et la réparation du scandale qu'il a donné. Elle sera terminée par des sentiments de repentir tels que le rétractant doit les éprouver au moment où il se présente en face de l'Eglise pour obtenir le pardon de sa lâcheté dans la cause commune des intérêts de Jésus-Christ ».

L'application stricte des règles établies par l'administration diocésaine au sujet de la rétractation et de la réconciliation des jureurs et des intrus aurait exigé que tous les repentants vinssent à Bordeaux et y séjournent au moins quelques jours. A l'impossible, nul n'est tenu.

Il fallut compter avec les santés, les distances, les ressources d'un chacun et peser plus d'une circonstance liée soit aux lieux, soit aux personnes. Presque chaque cas présentait des

voulant en aucune manière adhérer ni approuver le mal qu'il peut y avoir relativement à la doctrine de l’Eglise et de sa discipline touchant la hiérarchie ecclésiastique, voulant sincèrement la respecter et la reconnaître. Je déclare en outre me repentir du scandale que j'ai pu donner aux fidèles qui ont été instruits de cette démarche, que je ne croyais pas répréhensible. Je désire encore promettre de nouveau la plus entière obéissance au saint-siège, de ne rien faire ni dire de contraire à ce qu'il a enseigné et enseignera, voulant vivre et mourir dans la foi et dans cette unité catholique hors de laquelle il n'y a point de salut. Je dépose dans les mains du supérieur ecclésiastique légitime de ce diocèse cette soumission comme un témoignage authentique pour servir et valoir dans les occasions où l'on pourrait révoquer en doute mes sentiments catholiques, apostoliques et romains ». De ce même chanoine, les Notes des vicaires généraux diront, en 1802 : « Chanoine. Est resté à Bordeaux où il a exercé les fonctions du ministère, faute de mieux. Il y a mis du zèle et il a fait ce qu'il a pu, mais ses connaissances ne sont pas fort étendues ; d'un excellent caractère. I1 a 72 ans ». (Arch. dép. de la Gironde, II V, 38, et arch. mun. de Bordeaux, Fonds Gaillard, 25).

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particularités qui appelaient une intervention individualisée. Quand l'intéressé ne pouvait pas venir à Bordeaux, il envoyait sa rétractation signée de sa main. Elle était lue en son nom par un prêtre, le jour fixé, dans l'oratoire de l'abbé Chaminade, et un délégué, muni de pouvoirs, allait sur place réintégrer le pénitent dans les conditions que nous avons indiquées.

Illustrons la loi par un exemple, celui du curé de Gensac, l'abbé Phelipon,53 du diocèse de Bazas. Au début du mois d'août, sa décision est prise : il se reconnaît schismatique et veut rentrer dans l'obéissance à l'Eglise romaine. Comme un de ses confrères animé des mêmes sentiments que lui, le curé de Listrac, l'abbé Rondel,54se rend à Bordeaux pour sa rétractation, il le prie de remettre une lettre au pénitencier en vue d'obtenir des informations et des directives. A son retour, rétractation faite le 23 août,55 l'abbé Rondel lui rapporte la réponse. Il doit tout d'abord, puisqu'il est du diocèse de Bazas, avoir, de l'abbé de Culture, l'autorisation de s'adresser au pénitencier du diocèse de Bordeaux, et en attendant, se pénétrer par la méditation des sentiments qui conviennent à sa situation. Dès le lendemain, l'abbé Phelipon écrit à l'abbé de Culture et comme, à peine sa lettre partie, il apprend qu'un de ses confrères va se rendre à Bazas, il se recommande encore à ses bons offices pour obtenir rapidement la délégation de pouvoirs dont l'abbé Chaminade a besoin. Le 6 septembre, il est en mesure d'adresser à l'abbé Chaminade une rétractation détaillée de ses erreurs, de ses égarements et de ses manquements à la discipline ecclé-siastique, une autorisation de s'adresser au pénitencier diocésain de Bordeaux, et la lettre suivante : « Monsieur, si j'avais été informé qu'il était nécessaire d'avoir le consentement de notre supérieur diocésain pour obtenir la réconciliation que je sollicite de vous à Bordeaux, je n'aurais pas manqué de m'en munir.

53 En 1802, les Notes diront simplement pour Gensac : « Le titulaire est

mort ». 54 Antoine Rondel. « Listrac : M. Rondel, titulaire rétracté, en fonction

dans la commune ; a acquis le presbytère et quelques immeubles ecclé-siastiques depuis sa rétractation. I1 a des talents et peu de caractère ». (AGMAR, 12, 7, 28 : Notes de 1802). Il fut nommé curé de Montségur en 1803 et mourut le 16 novembre 1815.

55 Cf. H. LELIEVRE, Une nouvelle page ..., p. 272.

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J'écrivis donc à Bazas dès le lendemain de l'arrivée de M. Rondel. Ma lettre envoyée, j'appris qu'un confrère y allait. Je le priai de parler pour moi. Ma lettre n'était pas encore parvenue. Cependant Monsieur de Culture donna le consentement ci-joint.56 J'ai lu et très souvent lu les avis salutaires que vous voulez bien me faire dans votre réponse à mon exposé. En effet, Monsieur, c'est la grâce de Jésus-Christ qui a éclairé mon esprit aveuglé, qui a brisé mon cœur endurci, qui m'a ramené dans la voie droite. Je sens le besoin pressant que j'ai d'entrer dans des sentiments de pénitence proportionnée à l'énormité de mes fautes. Je vous rends grâce de la charité qui vous intéresse à mon sort et qui vous engage à m'aider de vos prières. Je ferai mes efforts pour ne pas mettre obstacle à leur succès.

Monsieur Rondel, qui est enchanté de son voyage, nous a entretenus de la manière dont vous procédez à l'égard des prêtres qui demandent leur réintégration. Il m'a dit en particulier que la rétractation d'un chacun doit être faite dans l'oratoire de ces messieurs, à Bordeaux, que, comme je n'y puis aller, la mienne sera lue par un prêtre qui me représentera selon les règles établies. Je ne désire rien plus que de m'ajuster à vos saints établissements, heureux si j'en profite. C'est, ce me semble, mon vrai désir. Que la grâce du Seigneur daigne le seconder. Je vous fais donc passer ma rétractation signée de ma main. Plaise à Dieu qu'elle soit avouée de mon cœur. Je me soumets pleinement à tout ce que vous exigerez de moi, et j'ai l'honneur d'être, Monsieur, votre très humble et obéissant serviteur ».57

Neuf jours plus tard, le samedi 14 septembre, il écrit encore à l'abbé Chaminade en ces termes : « Monsieur, je me fais un devoir inviolable d'exécuter en tous points ce que vous trouvez à propos de me prescrire soit par vous, soit par tout autre. J'eus l'honneur de vous écrire la semaine dernière par la poste. J'adressai un paquet à Madame Bienvenu, pour vous le 56 Il était ainsi conçu : « Monsieur Phelipon ne peut mieux faire que de

s'adresser aux messieurs de Bordeaux Boyer et Chaminade pour l'ouvrage qu'il médite. Je les prie de le recevoir avec le zèle et la charité qu'ils ne cessent d'exercer pour tous ceux qui ont recours à eux. A Bazas, le ler septembre 1795 ». (Arch. dép. de la Gironde, II V, 8).

57 Arch. dép. de la Gironde, II V, 38.

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remettre. Il contenait mes papiers, ceux de M. Uteau, curé de Saint-Laurent,58 et ceux de M. Ducasse, curé de Massugas.59 Quant aux miens, ils consistaient en une rétractation de mes infidélités durant la révolution, un consentement de M. de Culture, mon légitime supérieur, et une lettre. Je supposerai ici que le paquet vous a été remis et je ne me répéterai pas.

M. Rondel, à son retour de Bordeaux me dit qu'il fallait que j'envoyasse une rétractation signée de ma main. Par une apostille, on me marqua que je devais me pourvoir du consentement de mon supérieur légitime. Vos charitables avis m'invitent à rentrer en moi-même et à gémir devant Dieu de mes grandes fautes. Enfin, M. l'abbé Lafon60 me recommande,

58 Cf. AGMAR, 12, 7, 28 : Notes de 1802 (copie) : « Saint-Laurent de

Servolles : M. Uteau titulaire, vieillard infirme, rétracté, retiré chez ses parents à Lamothe-Mongausy ».

59Ibid., « Massugas : titulaire mort (M. Ducasse) ». 60 Ibid., « Lafon, diacre, âgé de 28 ans, originaire de Pessac, s'est bien

comporté pendant la Révolution ; a des talents plus qu'ordinaires ». C'est le même abbé Lafon que l'on retrouvera à Bordeaux dans la congrégation mariale de l'abbé Chaminade de 1801 à 1809. Est-ce qu'il n'aurait pas connu l'abbé Chaminade à Mussidan ? Voici en quels termes, le 10 août 1795, il présentait le prieur Antoine Rondel, curé de la paroisse de Listrac (district de La Réole) : « Pessac, 10 août 1795. Monsieur le prieur de Listrac, mon voisin et mon ami, a eu le malheur de donner dans des erreurs que son cœur a toujours désavouées. Désireux de les effacer par les moyens que lui prescrira l'Eglise, à laquelle il a toujours été attaché, il s'adresse à vous avec confiance et soumission. Et moi, en mon particulier, je réponds, autant qu'il est en moi, de la sincérité de ses sentiments et vous prie de croire que si quelque prêtre a jamais eu à lutter contre des circonstances fâcheuses, c'est lui sans doute, qui, étant chargé d'une mère accablée de vieillesse et d'infirmités, ne pouvait se résoudre à la laisser dans la misère. I1 est maintenant dans la ferme résolution de réparer toutes ses fautes. Vous parlerez et il obéira. I1 n'a absolument que l'absolu nécessaire pour pourvoir à sa subsistance, de sorte que vous lui rendriez service de le renvoyer dans ses foyers, et là, je réponds de sa nouvelle conduite. Je suis, en attendant le plaisir d'avoir de vos nouvelles, votre bon ami in X to, Lafon ». Et voici l'adresse : « A Monsieur Chaminade, En face de la rue Pillet, près les fossés, A Bordeaux ».

325

dès le commencement, de suspendre toutes mes fonctions. J'ai obéi à tous ces articles de mon mieux.

Il est vrai que, relativement au dernier, j'ai cru pouvoir donner l'absolution à deux différentes personnes mourantes et privées de tout autre secours. Je prévois que je devrai en agir de même à l'égard d'une troisième, sérieusement malade déjà.61

Je n'ai pas marqué d'une manière assez expresse, peut-être, que je renonce volontiers au traitement appelé secours que j'ai perçu ci-devant. Je le regarde comme une suite de mon égarement passé et comme le salaire du crime.

Du reste, les papiers de M. Uteau et de M. Ducasse sont sans doute les mêmes que les miens. Je veux dire dirigés au même but.

Je finis comme j'ai commencé, par protester que je veux me conformer en tout à votre volonté, et j'ai l'honneur d'être, avec respect, votre très humble et très obéissant serviteur, Phelipon, curé de Gensac ».

Le dossier était bien arrivé et était complet. Les trois rétractations furent lues le 20 septembre dans l'oratoire du pénitencier, rue Sainte-Eulalie, n° 14, et, comme nous l'apprend une note, le curé de Gensac put reprendre ses fonctions un mois plus tard, après une cérémonie de réconciliation qui se fit cette fois par l'entremise et dans l'oratoire de l'abbé Rondel, à Listrac.62

Chaminade, on le constate, s'acquittait des devoirs de sa charge avec toute la droiture de son âme, toute la charité de sa conscience sacerdotale et, en même temps, avec toute la bonté de son naturel. S'il savait compatir à la faiblesse humaine, il tenait surtout à provoquer ce repentir sincère sans lequel la réconciliation n'eût été qu'une formalité spécieuse, un leurre. « Votre âge, votre profession, les places de confiance dont vous avez été honoré dans votre ordre, répondait-il au récollet libournais Joachim Rousset, ami de son frère Blaise-Elie, ont 61 Rien d'anormal en ces trois cas. En cas de nécessité, tout prêtre peut et

doit absoudre. 62 Cf. H. LELIEVRE, Une nouvelle page ..., p. 272 et Arch. Mun. de

Bordeaux, Fonds Gaillard, 25.

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donné à votre exemple un plus grand nombre d'imitateurs. Vous vous devez, vous leur devez des démarches bien prononcées pour rétracter vos erreurs et réparer le scandale que vous avez donné à l'Eglise par votre adhésion au schisme. (...) Méditez vous-même, aux pieds de Jésus-Christ, la grièveté de votre désertion de la cause de l'Eglise. Sondez les plaies de votre âme, afin de les montrer dans toute leur profondeur au ministre de Jésus-Christ qui sera chargé de vous plonger dans la piscine probatique. Témoignez publiquement, à tous ceux que vous avez pu induire dans l'erreur, la douleur que vous en ressentez et le désir que vous avez de réparer le scandale que vous avez donné. Mais surtout livrez-vous entièrement entre les mains de la Providence pour vos besoins temporels : une pension qui ne peut se demander qu'en s'avouant prévaricateur des lois de l'Eglise, ne peut consciencieusement se percevoir ;63 mais à l'école de saint François, vous avez dû apprendre que les secours de la Providence n'abandonnent jamais ses vrais enfants ».64

La fermeté d'un tel langage ne rebutait pas les coupables que la grâce divine avait touchés et qui trouvaient des accents pathétiques en demandant à leurs frères restés fidèles d'ouvrir les bras pour les accueillir et les soutenir désormais dans le droit chemin. « Ministres du Très-Haut, disait l'un d'eux, le 20 septembre, colonnes de la vérité, et vous âmes chrétiennes, entendez le récit des faiblesses d'un vieillard qui n'a pas eu le courage d'Eléazar. Devenez les témoins de son vif repentir et de la sincérité de son retour dans ce grand jour de réconciliation.

63 Le P. Joachim Rousset lui avait écrit le 24 août : « J'ai une bien petite

pension de la Nation, touchant la cherté des vivres ; mais j'espère que Dieu y mettra sa main et que vous m'accorderez la grâce, en qualité de patrie (= de compatriote), de me croire, avec un profond respect... ». Voir la lettre entière dans J. SIMLER, Guillaume-Joseph Chaminade …, p. 64. Elle a été aussi publiée dans Guillaume-Joseph CHAMINADE, Lettres, I, p. 5, mais la dernière phrase que nous citons ici, a été malheureusement altérée, d'où encore la traduction inexacte qui se lit dans The letters of Father William Joseph Chaminade, Marianist Publications, Dayton, 1963, p. 11.

64 La lettre entière est publiée dans Guillaume-Joseph CHAMINADE, Lettres, I, p. 6, n° 7. L'original est actuellement aux arch. dép. de la Gironde, II V, 8. Elle se lit aussi dans J. SIMLER, o.c., p. 65.

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(...) Illustres confrères qui êtes restés fidèles, vous avez été peut-être les martyrs de notre criminelle obéissance ! Plus heureux que nous cependant et mille fois plus heureux d'avoir été jugés dignes de souffrir pour la défense de la foi, jouissez à présent de votre triomphe, recevez les bénédictions du peuple dont vous êtes dignes ! Qu'il vous donne une confiance de préférence, nous applaudirons à cet acte de justice. Mais tendez-nous une main charitable pour nous consoler dans notre affliction et faire servir à notre pénitence, en réparation du scandale que nous avons donné, les humiliations que nous méritons ».65 En entendant ces paroles, plus d'un auditeur, sans doute, dut écraser, furtivement ou non, les larmes qui perlaient à ses yeux.

Les habitués du petit oratoire de la rue Sainte-Eulalie ne furent pas moins émus, pensons-nous, quand, deux dimanches de suite, ils entendirent un hommage mérité rendu au rôle important joué par les religieuses pendant la persécution. S'adressant à celles qui étaient présentes, l'abbé Versey-Dussaussoir,66 s'écriait, le 30 août : « Ames pieuses, fortes et généreuses, épouses, filles de Jésus-Christ, toujours et depuis longtemps désolées des ravages que l'ennemi a faits dans son héritage, vous qui par votre courage avez sauvé la vie à plusieurs ministres en exposant la vôtre, vous avez suppléé à notre infidélité, vous avez exercé un véritable apostolat par les œuvres de charité qui honorent votre sexe et feront, à jamais, l'édification de l'Eglise catholique. C'est à vos vœux, c'est à vos prières ferventes et continues que nous devons le calme de la persécution ; c'est à elles que nous devons notre retour à l'Eglise

65 Arch. mun. de Bordeaux, Rétractation de l'abbé Ducasse, curé de

Massugas, 20 septembre 1795, Fonds Gaillard, 25. 66 Curé de Libourne. Cf. H. LELIEVRE, Une nouvelle page ..., p. 69. I1

mourut, curé de Branne, à 80 ans, le 3 juin 1815. Cf. in Revue historique et archéologique du Libournais, 1933, pp. 93-94 : A. ESTEVE, A propos du curé Versey-Dussaussoir, curé de Libourne ; ibid. 1934, pp. 18-21 : TH. LEWDEN, Note sur M. Verset-Dussaussoir, curé constitutionnel de Libourne, et pp. 71-74 : Notes complémentaires sur M. Verset-Dussaussoir ; ibid. 1956, pp. 28-32 : A. COURTY, Les étapes du premier curé constitutionnel de Saint-Jean de Libourne.

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dont nous nous étions séparés par un aveuglement incompréhensible. Continuez vos bonnes oeuvres, continuez vos prières, continuez vos vœux pour nous obtenir les grâces nécessaires qui attireront la miséricorde que nous invoquons. Appelez ceux de nos confrères qui demeurent encore en arrière. Nous verrons partout le tableau de votre foi et de votre charité... ».67

Huit jours plus tard, le 6 septembre, après avoir dit son admiration pour le courage et les vertus des prêtres insermentés, qui ont été « persécutés, dépouillés de leur emploi, et réduits à ne savoir où reposer leur tête, pour être fidèles à leurs devoirs », le curé de Saint-Médard-en-Jalle, l'abbé Linars, continuait : « Vous, âmes sensibles et pieuses, qui, par une consécration solennelle et une offrande volontaire, avez fait à Dieu le sacrifice de votre liberté et de vos affections les plus chères, quelle admiration ne devez-vous pas exciter en nous, si nous réfléchissons qu'il semble que la Providence ne vous ait fait sortir de vos retraites que pour vous associer d'une manière plus particulière aux travaux apostoliques des ministres du Seigneur, que vous avez soutenus et préservés de la rage des persécuteurs, pour confondre le monde qui croyait que bientôt et à la première occasion vous vous abandonneriez à ses faux plaisirs. Continuez, je vous en conjure, à tenir vos bras élevés vers le ciel jusqu'à ce que tous les ministres de la religion se soient unis et réconciliés avec elle ».68

Ce ne sont pas là de belles phrases ; ce sont des témoignages dont l'histoire ne peut se dispenser de tenir compte, et qui s'ajoutent à celui des religieuses guillotinées.

Du 7 juin au 15 octobre 1795, Guillaume-Joseph Chaminade eut la joie de voir un peu plus de cinquante curés, vicaires ou religieux, se soumettre au rite pénitentiel et rejoindre les rangs du clergé resté fidèle. Douze vinrent du diocèse de Bazas. Le mouvement commença modestement. Nous ne connaissons que trois rétractations reçues en juin. Au mois

67 Arch. dép. de la Gironde, II V, 8. 68 Arch. mun. de Bordeaux, Fonds Gaillard, 31.

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d'août, on en compte quatorze, et dix-neuf en septembre.69 Parmi elles, plusieurs sont dues au zèle des trois abbés Pierre Ménochet, Lavalette et Fabereau,70 ou encore à l'influence du diacre Lafon, comme celle du curé de Gensac, Phelipon, et celle du curé de Listrac, Antoine Rondel. On en compta quinze dans le seul arrondissement de Libourne, quatre dans le Blayais, trois à Bordeaux : le chanoine Delau, l'ex-prieur des Petits-Carmes des Chartrons, le père Clément de Jésus, et un ancien vicaire de la

69 Cf. H. LELIEVRE, Une nouvelle page …, pp. 271-272, et L'Apôtre de

Marie, 7e année, n° 69, 15 janvier 1911, p. 314. Les deux listes données se complètent. Les dates indiquées ne coïncident pas toujours, parce que les deux auteurs retiennent tantôt la date à laquelle la rétractation a été rédigée, tantôt la date à laquelle la rétractation a été prononcée, tantôt la date à laquelle le rétracté a repris ses fonctions après sa réconciliation.

70 Ces trois prêtres étaient étrangers au diocèse. Nous les voyons au travail dans les environs de Notre-Dame de Verdelais. L'abbé Ménochet semble originaire de Laval : cf-. H. LELIEVRE, Une nouvelle page ..., p. 127 et p. 128, à rapprocher de MANSEAU… Les prêtres et religieux déportés sur les côtes et dans les îles de 1a Charente-Inférieure, vol. I, Lille 1899, p. 470. I1 était âgé de 49 ans. L'abbé Lavalette est peut-être Martial Lavalette, né à Roquefort, domicilié à Vabres (diocèse de Cahors), ou Joseph-Marc-Antoine de La Valette-Cornusson : cf. H. LELIEVRE, o. c., p. 167, et MANSEAU, o. c., p. 460 et infra, n. 91. Nous trouvons une allusion explicite à l'activité des abbés Ménochet et Fabereau - ou Favereau - dans une lettre de l'abbé Ricard, curé de Verdelais, en date du ler août 1795, à l'abbé J. Boyer : « Je fus bien mortifié, Monsieur, de partir de Bordeaux sans prendre vos ordres et vous faire part des deux conversations que j'avais eues avec M. Cheminade (sic), mais vous voyant accablé d'affaires, j'aurais cru me rendre importun en vous demandant une seconde audience. M. Ménochet voulut bien se charger de toutes mes excuses auprès de vous. Il est attendu dans ce canton avec impatience. Je voudrais bien que lui ou M. Favereau pût être ici pour le 14 de ce mois. Ils me seraient l'un et l'autre d'un grand secours. Ce dernier part demain pour Bordeaux. I1 emporte les regrets de tous les honnêtes gens du pays. Jugez des miens. I1 a bien voulu se charger de ma lettre et de ma rétractation... » (Arch. dép. de la Gironde, II V, 38).

330

paroisse Saint-Dominique, curé du Pian-Médoc avant la Révolution.71

Les soubresauts et les remous de la politique intérieure ne laissaient pas d'avoir leurs répercussions sur les dispositions des lapsi et sur le nombre des retours. « Le moment n'est pas favorable, écrit-on de Sainte-Croix ou de Verdelais, le 30 septembre. Ces messieurs ne voudraient revenir qu'après s'être assurés que nous avons épuisé le calice de la persécution ».72 Parlant du curé de Sainte-Croix, l'abbé Lavalette vers le même temps faisait à l'abbé Boyer cette recommandation : « Ecrivez-lui de manière à ne pas vous compromettre, supposé qu'il voulût faire mauvais usage de votre lettre ».73 Le calme était précaire. L'ardeur du zèle devait se tempérer de prudence.

Les royalistes s'agitaient et redevenaient agressifs après l'échec de Quiberon. A Paris, l'attitude des conventionnels se durcissait de jour en jour. « Le confiant Chaminade », comme avait écrit un rétractant,74 le 30 juillet, continuait à regarder l'avenir, faut-il dire avec un optimisme exagéré ? Peut-être. On ne lui reprochera pas, du moins, de n'avoir pas tout mis en oeuvre pour faciliter et hâter la réconciliation de ceux que la constitution civile du clergé et les entraînements fâcheux de la politique avaient séparés. Encore qu'en octobre il n'ait enregistré

71 Milhet Prendergast. Il avait prêté serment à la Constitution civile du

clergé le dimanche 7 août 1791 dans l'église cathédrale Saint-André. Cf. A. DUCAUNNES-DUVAL, Inventaire sommaire des archives municipales de Bordeaux. Période révolutionnaire, vol. I, Bordeaux 1896, p. 290, art. 92. Il mourut à Bordeaux, âgé de 90 ans, le 2 août 1800.

72 Arch. dép. de la Gironde, II V, 38. La lettre n'est pas signée. Elle peut être de l'abbé Ménochet. Quelques jours auparavant, l'abbé Lavalette avait écrit à l'abbé J. Boyer, en parlant du curé de Sainte-Croix-du-Mont : « I1 voudrait bien faire quelque chose pour être réintégré dans l'opinion publique, mais il marchande beaucoup. I1 craint d'ailleurs les suites de sa rétractation ; c'est ce qui lui fait demander du temps ... » (Arch. mun. de Bordeaux, Fonds Gaillard, 31)

73 Arch. mun. de Bordeaux, Fonds Gaillard, 31. 74 Ibid., Lettre du curé de Cadillac, Urbain Boy, à l'abbé J. Boyer.

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d'autres rétractations que celle du bénédictin François Andrieu,75 à laquelle Mlle de Lamourous contribua beaucoup,76 et cinq autres, dont deux de récollets, libournais,77 il n'hésita pas, le dernier jour du mois, pour se soumettre à la loi du 7 vendémiaire IV (29 septembre 1795) à faire purement et simplement sa soumission aux lois de la république et à reconnaître que « l'universalité des Français était le souverain ».78 Le même jour, sa logeuse sans doute, une nommée Marthe Rosingana,79 déclarait à la mairie de Bordeaux qu'elle destinait « à l'exercice du culte l'édifice situé rue Sainte-Eulalie, n° 14, section 18 ».80

En vain. L'encre des signatures venait à peine de sécher, qu'un courrier extraordinaire apportait à Bordeaux le texte de la

75 Cf. A. DE LANTENAY, Les prieurs claustraux de Sainte-Croix de

Bordeaux et de Saint-Pierre de La Réole, depuis l'introduction de la réforme de saint Maur, Bordeaux 1884.

76 Cf. F. POUGET, Vie de Mademoiselle de Lamourous, 3e édition, Bordeaux 1887, p. 27, et Arch. mun. de Bordeaux, Fonds Gaillard, 31. Dans sa rétractation, le bénédictin avait écrit : « Je ne crains pas de vous dire (...) que je suis tombé dans l'intrusion 1° en servant de vicaire dans la paroisse de Ludon, et 2° en prenant la cure du Pian en Médoc dans ce diocèse et où je serais encore si Dieu ne m'avait envoyé, par un excès de sa bonté, une personne charitable pour m'aider à sortir de l'affreux précipice où je m'étais plongé ». Par discrétion, sans doute, le pénitencier lui transforma la fin de cette phrase en cette autre : « Si Dieu, par un excès de bonté et de miséricorde ne m'avait encore tiré de l'affreux précipice où je m'étais précipité ».

77 Les pères Damascène (Richaume) et Albert (Dutten). Ils n'avaient prêté que le serment de liberté et égalité.

78 Arch. mun. de Bordeaux, P, 11. Le feuillet qui a reçu la déclaration a été fortement attaqué par le feu, mais le texte peut-être reconstitué sans risque d'erreur.

79 Elle dit habiter rue Sainte-Eulalie, n° 14. L'édifice appartenait à la veuve Dufaure-Lajarte. L'abbé Antoine Chabrat, originaire du diocèse de Clermont, rétracté du 8 septembre, habitait aussi au n° 14 de la rue Sainte-Eulalie. Nous trouvons déjà Marthe Rosingana comme remplaçante de la marraine dans le baptême administré par l'abbé Chaminade le 15 juin précédent (cf. supra, n° 38). Le 7 avril 1797, elle signe à Madame Rosbo un reçu de 288 livres (AGMAR, 119, 1, 121) .

80 Arch. mun. de Bordeaux, p. 8.

332

loi du 3 brumaire an IV (25 octobre), dont l'article X stipulait : « Les lois de 1792 et 1793 contre les prêtres sujets à la déportation ou à la réclusion seront exécutées dans les vingt-quatre heures de la promulgation du présent décret et les fonctionnaires publics qui seront convaincus d'en avoir négligé l'exécution seront condamnés à deux ans de détention. Les arrêtés des comités de la Convention et des représentants du peuple en mission contraires à ces lois sont annulés ».81

L'entr'acte était fini. La tragédie reprenait. Chaminade se retrouvait proscrit.

81 Cf. Le Moniteur universel, n° 42, 12 brumaire an IV, p. 167.

333

APPENDICE

TABLEAU par rue, des prêtres insermentés ou rétractés qui, de prairial III à brumaire IV, ont déclaré vouloir exercer leur culte à Bordeaux.82

RUE DES MENUTS, 9 : Henry Vidal

RUE THERESE, 2 : Bernard Salleboeuf

RUE BADIE, 4 : Joseph Momus83

HORS LA PORTE D'ALBRET, 2 : Pierre Marc

RUE DES NOYERS, 64 : Jean-Baptiste Laville

RUE PORTE-DIJEAU : Gratien Gastodias84

82 Nous avons dressé ce tableau au moyen des éléments fournis par Arch.

mun. de Bordeaux P 11 et D 115 (Registre), f° 135. I1 nous donne les noms de la plupart des prêtres qui étaient à Bordeaux en 1795 en même temps que Guillaume-Joseph Chaminade et il nous indique comment ces prêtres étaient répartis dans la ville. Nous n'avons pas cité les prêtres assermentés non rétractés, faute de renseignements. Notre liste n'est certainement pas complète, puisque des prêtres comme le curé de Marmande, François Martin de Bonnefond, ou comme le chanoine Delau, le père Clément de Jésus Lacam et l'abbé Milhet Prendergast, rétractés, n'y figurent pas.

83 La rue Badie est aujourd'hui. la rue D'Abadie. On trouve aussi rue Dabadie, sous la Révolution. Cf. G. DUCAUNNES-DUVAL, Inventaire sommaire des archives municipales de Bordeaux. Période révolutionnaire, vol. IV, Bordeaux, 1929, p. 171 et p. 351. L'abbé J. Momus était né le 10 septembre 1763, à Puch (Lot-et-Garonne). I1 vint à Bordeaux en 1792. « Il a travaillé ici tout le temps de la Révolu-tion, et sa besogne est propre à inspirer de la confiance », disent les Notes de 1802. I1 contribua à la fondation de l'Association du Sacré-Coeur des demoiselles Vincent. Excorporé du diocèse d'Agen le 30 septembre 1802, il mourut, à 46 ans, supérieur du petit séminaire de Bazas, le 29 janvier 1810. I1 avait un frère, pieux laïque, qui, lors du rétablissement du séminaire à Bordeaux, enseigna en septième. Cf. L. BERTRAND, Histoire des séminaires de Bordeaux et de Bazas, Bordeaux 1894, vol. III, pp. 76-78 ; vol. II, p. 46 et p. 64.

334

RUE ROHAN, 13 : Jean-Joseph Richard

RUE ESPRIT DES LOIS,12 : Jean-Etienne-Aman Delbosq

RUE MARBOUTIN, 25 : Pierre Birac

RUE FRANCAISE, 1 : François Orio Colombier85

PLACE SAINT-PROJET, 11 : Pierre Roborel86

RUE POMME D'OR, 16 : François Delfau

RUE SAINT-JAMES, 9 : Pierre-François Gramagnac

RUE PORTE-BASSE, 2 : Alexandre Macdonald

RUE TUSTAL, 1 : François Brulatour87

RUE DE LALANDE, 35 : Jean-Baptiste Dumau88

RUE DESIRADE, 2 : Antoine-Henri Bosq

RUE DES AYRES, 3 : Bénigne-Pierre Roy

RUE DU SABLONAT, 35 : Julien Lafourcade89

132 : Joseph Decours

RUE DES HERBES, 10 : Jean Tournier

12 : André-B. Dheur

84 Cf. supra, chap. VI, n° 25. Voir aussi : H. LELIEVRE, Une nouvelle

page..., p. 76-78. 85 Récollet de Bordeaux. Cf. H. LELIEVRE, Une nouvelle page…,

p. 265, n° 1. 86 Chanoine semi-prébendé de Bordeaux, fils de Jean Roborel de Climens

et de Jeanne Briol, né à Bordeaux le 12 mai 1735, mort le 11 janvier 1818. Cf. H. LELIEVRE, o.c., p. 190, 219-22, 226.

87 Curé de Saint-Philippe, près Sainte-Foy, diocèse d'Agen. Cf. H. LELIEVRE, o.c., pp. 190, 224, 231.

88 Grand Carme, en religion Frère Daniel. Cf. A. DUCAUNNES-DUVAL, Inventaire sommaire ..., vol. I, p. 290. I1 mourra vicaire à Sainte-Eulalie de Bordeaux, à 72 ans, le 11 avril 1814.

89 Chanoine. « I1 est resté toujours à Bordeaux ; homme très tranquille ; bon prêtre. I1 a presque entièrement perdu la vue. » (Notes de 1802).

335

RUE SAINT-SIMON, 15 : J.- Bte Saint-Pé90

Jean Batut

RUE DU MIRAIL,11 : Marc Lavalette91

RUE DU MIRAIL,55 : Antoine Laboual92

RUE DU MIRAIL,55 : Joseph Litron

RUE LEYTEYRE, 52 : Jacques Barreau

20 : Joseph Salvy

2 : Jean-Pierre Moutardier93

25 : Denis Lasserre94

Charles Barraud95

RUE ANDRE (Chartrons), 116 : René Gravier

RUE SAINTE-CROIX, 72 : Bernard Berny

FOSSES DES TANNEURS,3 : GabrielViscon

CHEMIN DE SAINT-GENES : Charles-Gaspard Mareilhac

90 Camors Saint-Pey, Jean-Baptiste, vicaire de Blanquefort, natif de

Soussans en Médoc. Cf. H. LELIEVRE, Une nouvelle page ..., p. 37 et 39. Voir aussi : Arch. mun. de Bordeaux, D 168 (registre), f° 133. En 1803, il fut nommé curé de Donnezac (Gironde). Mort à 77 ans, le 15 décembre 1819.

91 Ne s'agirait-il pas de Joseph-Marc-Antoine de La Valette-Cornusson, aveyronnais, curé de Bourniquel (Dordogne) ? Cf. H. BRUGIERE, Le livre d'or des diocèses de Périgueux et de Sarlat, Montreuil sur-mer 1893, p. 222. Voir aussi supra, n. 70.

92 Curé de Saint-Germain-la-Rivière, né le 8 mai 1761, mort chanoine à Bordeaux le 20 septembre 1832.

93 Jean-Pierre-Paulin Moutardier dira plus tard qu'obligé de quitter l'abbaye de la Chancelade, il avait séjourné dans sa famille à Lesparre jusqu'à janvier 1792, puis à Périgueux de janvier 1792 à janvier 1793, puis à Bordeaux, rue Leyteyre, n° 2, chez la veuve Couteau Cathere (Arch. nat. Paris, F7 5137). Cf. supra, n. 50

94 Cordelier, 39 ans en 1791. Cf. H. LELIEVRE, Une nouvelle page…, p. 42, n. 1.

95 Du diocèse de Saintes. Cf. supra, chap. IX, n. 49.

336

RUE MAUBEC, 9 : Alexis Tapier Biven96

RUE ANTOINE, 7 : Guillaume Brau

RUE DES ALOUETTES, 1 : Bernard Catherineau

RUE UNION NATIONALE 18 : Jean-Joseph-Pascal Lortet97

PLACE PUYPAULIN, 10 : Philippe Filhol

RUE DES LOIS, 8 : Ballateau Lafeuillade

RUE DU JEUNE BARAT, 10 : Pierre Périer98

RUE PONT DE LA MOUSQUE, 4 : Jacques Parouty99

RUE SAINT-THIBAUD, 15 : Jean-Baptiste Drouillard100

RUE DU SOLEIL, 8 : François Andrieu101

RUE DES TROIS CHANDELIERS, 13 : Jean Dufau102

RUE MARCHANDE, 6 : Jean-François Blanc

RUE MAUTREC, 8 : Joseph Boyer103

PAVE DES CHARTRONS, 227 : François Mauriac104

96 Gardien du couvent des capucins de Bazas. Cf. H. LELIEVRE, Une

nouvelle page ..., p. 233. 97 Religieux mercédaire, 52 ans, natif de Toulouse. I1 sera arrêté en

nivôse VI comme « ex-mercenaire » (sic). Cf. Arch. mun. de Bordeaux, I 57, pièce 102. - I1 sera déporté à la Guyane sur la Décade et mourra à Konanama, le 9 septembre 1798 (A.C. SABATIE La Déportation révolutionnaire du clergé français, II, Paris 1916 p. 345). Il faut peut-être lire Lortec.

98 Cf. supra, chap. IX, n. 24. La rue du Jeune Barat était voisine de l'église Saint-Seurin.

99 Sera nommé chanoine honoraire en 1803. « I1 a 80 ans, n'a jamais rien fait, que je sache, que d'assister au chœur, auquel il était fort exact. » (Notes de 1802). Mort à Bordeaux le 13 avril 1815.

100 Cf. supra, chapitre IX, n. 53. 101 Cf. supra, n. 75. 102 « Chanoine. Ancien militaire, très brave homme fort âgé, souvent

malade, qui a travaillé autant qu'il a pu dans la ville depuis la Révolution », (Notes de 1802). I1 appartenait au chapitre de Cadillac.

103 Administrateur du diocèse. Cf. supra, Chap. IX.

337

Jean-Bte Parmentier105

RUE SAINTE-EULALIE, 14 : Guillaume-Joseph Chaminade

Antoine Chabrat106

RUE DU NOVICIAT, 2 : Hugues Fournier107

François Roddié108

RUE LABIRAT, 15 : Charles Gassiot109

RUE LABIRAT 15 : René-François Soyer110

104 Curé de Sainte-Radegonde dans le diocèse de Bazas, rétracté le 13

septembre 1795. « Bon sujet ; faible et timide. » (Notes de 1802). 105 Curé de Julhiac dans le diocèse de Bazas, rétracté le 13 septembre

1795. « A des talents. » (Notes de 1802). 106 Antoine Chabrat, âgé de 42 ans, originaire du diocèse de Clermont

Ordonné prêtre en 1785, rétracté le 8 septembre 1795. Cf. son dossier aux arch. mun. de Bordeaux, Fonds Gaillard, 31.

107Chartreux de Bordeaux, en religion Dom Hugues. I1 sera arrêté le 9 nivôse VI - 29 décembre 1797 dans la maison du citoyen Fortin (cf. Arch. mun. de Bordeaux, D 92 et I 9, f° 3). Originaire de Clermont, déporté sur La Décade en Guyane, il mourra à Approuage le 18 février 1799 (cf. A.C. SABATIE, o.c., t. II, Paris 1916, p. 344).

108 Autre chartreux de Bordeaux, en religion Dom Anthelme, arrêté avec Dom Hugues, déporté à l’île de Ré (14 octobre 1798), où il mourra le 22 décembre 1800, à 74 ans (cf. A.C. SABATIE, o.c., p. 348).

109 Charles Gassiot, né le 13 novembre 1747, était curé de Cabanac en 1789. I1 mourut à Bordeaux, le 21 janvier 1835. Les Notes de 1802 sont plutôt sévères à son sujet : « Est resté ici tout le temps de la Révolution. Il a beaucoup travaillé et, faute de mieux, il a eu une grande vogue pendant quelque temps. I1 a une fort mauvaise tête, est peu instruit et a commis des imprudences. Nous avons eu des plaintes sur son compte relatives à des faiblesses bien coupables. Il s'est soumis à une retraite et à une suspension de pouvoirs, mais il a montré bien de l'enfantillage pour se séparer de la personne à qui il était attaché par reconnaissance, disait-il, et a tant fait qu'il a fini par la reprendre chez lui avec sa sœur. Il n'a que des talents très bornés et ne peut pas dire deux mots de suite à son auditoire ». Voir supra, chap. IX, n. 72 et n. 73.

110 Né le 5 septembre 1767 à Thouarcé (Maine-et-Loire), ordonné prêtre le 25 septembre 1791, nommé à l'évêché de Luçon le 14 novembre 1817, préconisé le 24 septembre 1821, sacré à Paris, en l'église Saint-

338

RUE CIVIQUE, 12 : Pierre Pautard

Marc-Antoine Peschau111

Eloy Talandier

RUE DU LOUP, 13 : Godefroi Cazeneuve

17 : Pierre Peyrot

63 : Ph.-Pierre Ménochet112

62 : Jean-Paul Lapostole

Ant.-J.-Bte Bonneau113

RUE ARNAUD-MIQUEU, 3 : Eléazard Meslon114

8 : Julien Lafargue115

RUE ARNAUD-MIQUEU 8 : Louis Delhiot

Jean-Louis Pacau116

Sulpice par Mgr Jean-Baptiste de Latil le 21 octobre 1821, il mourut à Luçon, le 5 mai 1845. Sur le point d'être arrêté, il s'était réfugié à Bordeaux. Cf. L'Episcopat français depuis le Concordat jusqu'à la Séparation, Paris 1907, pp. 304-306.

111 Peschau dit Papille, Marc-Antoine, ancien curé de Bredon et de Murat au diocèse de Saint-Flour, né en 1736. En 1803, il sera aumônier des Sœurs du Sacré-Coeur et accablé d'infirmités. I1 mourra le 24 juin 1823, à Bordeaux. Cf. Arch. mun. de Bordeaux, Fonds Gaillard, 31, ms 373.

112 Cf. supra, n. 70. 113 Etait du diocèse de Périgueux. Cf. Notes de 1802. 114 Conseiller-clerc au Parlement de Bordeaux avant la Révolution.

Enfermé aux Orphelines le 2 janvier 1794, transféré au Fort du Hâ le 10 juillet, libéré le 31 août 1794, arrêté de nouveau le 15 novembre 1795, il ne retrouvera la liberté que le 7 janvier 1800. Cf. H. LELIEVRE, Une nouvelle page …, pp. 172, 296, 306 ; MANSEAU (l'abbé), Les prêtres et les religieux déportés sur les côtes et dans les îles de la Charente-Inférieure, t. II, Lille 1899, p. 470 ; Arch. mun. de Bordeaux, I, 57, pièces 3, 54, 56.

115 Peut-être l'aumônier de l'Hôtel-Dieu de Bordeaux. Cf. H. LELIEVRE, o.c., 28, 38, 54.

116 Cf. supra, Chap. IX, n. 21.

339

Chapitre onzième (Tome I)

Au risque d’être déporté Au risque d’être déporté Au risque d’être déporté Au risque d’être déporté

(novembre 1795 - septembre 1797)

La France avait une nouvelle constitution, dite de l’an III. Le 27 octobre 1795, un nouveau gouvernement, le Directoire, avait succédé à la Convention nationale. Le pouvoir législatif appartenait désormais à deux assemblées : le Conseil des Cinq-cents et le Conseil des anciens. Cinq directeurs assuraient l’exécutif.1

A ne considérer que les problèmes religieux et la situation des prêtres réfractaires depuis le décret du 3 brumaire IV (25 octobre 1795), abstraction faite du remplacement de la guillotine par la déportation, on ne peut que souscrire au jugement de Ludovic Sciout : « Le retour à la Terreur est complet ».2

Cette situation est même aggravée sur un point pour tous ceux qui, croyant à un apaisement durable, ont indiqué leur adresse aux autorités municipales en se soumettant à la

1 Cf. G. PARISET, La Révolution (1792-1799), Paris 1920, pp. 274-284.

- P. DE LA GORCE, Histoire religieuse de la Révolution française, t. IV, Paris 1921, p.79 sq.-

2 L. SCIOUT, Histoire de la constitution civile du clergé et de la persécution révolutionnaire (1790-1801), Paris 1887, p. 497. Voir aussi PETER et POULET, Histoire du département du Nord pendant la Révolution, t. II, p. 56 : « la liberté religieuse, élargie au printemps de 1795, se retrouvait à l'automne de nouveau diminuée, ligotée, et le clergé réfractaire proscrit presque avec la même rigueur qu'avant la chute de Robespierre ». (Cité par J. LEFLON, La crise révolutionnaire 1789-1846, Paris 1949, p. 139, et par A. LATREILLE, L'Eglise catholique et la Révolution française, t. I, Paris 1946, p. 204).

340

déclaration exigée à partir du 11 prairial III (30 mai 1795). Ils se sont trahis. Les rétractés sont logés à la même enseigne.3

Pendant près d'un an, de brumaire à fructidor IV (octobre 1795 à septembre 1796), le Directoire se voulut fidèle à la politique religieuse qu'il avait héritée de la Convention. A plusieurs reprises et comme s'il craignait de la voir se prescrire, il rappelle la loi du 3 brumaire IV (25 octobre 1795) et en recommande l'application rigoureuse.4 Les Conseils, celui des Cinq-Cents surtout, veillent, eux aussi, au maintien des mesures prises contre les prêtres papistes.5 Ils seraient même tentés d'aller plus loin. Est-ce étonnant ? Avant de se séparer, la Convention a décidé que deux tiers de ses membres siégeraient de droit dans les assemblées qui lui succéderaient.6

Imaginons un instant ce qui serait arrivé à Bordeaux en ce mois de novembre 1795, si les décisions prises contre le clergé par le pouvoir central étaient parvenues à un Lacombe dans les mêmes conditions qu'avant l'exécution de Robespierre. Alertés sans retard et secrètement, quartier par quartier, adresses en main, les policiers, sans éveiller l'attention, seraient allés se mêler

3 Cf. supra, Chap. X. 4 Cf. A. LATREILLE, o.c., p. 208 : « De brumaire à ventôse an IV

(novembre 1795 - mars 1796), ses instructions aux autorités constituées sont impératives et formelles sur le péril clérical. I1 se dit, comme la Convention, convaincu que "toutes les manœuvres des prêtres réfractaires n'ont pour but que le renversement de la République". I1 rappelle les lois applicables aux prêtres sujets à la déportation et à la réclusion et déclare qu'il a les yeux ouverts sur la conduite des fonctionnaires publics à cet égard : "Le législateur a rejeté tous les ménagements pusillanimes qui pouvaient laisser quelque espérance aux déportés : l'indulgence n'eût fait qu'entretenir la contagion du mal, et il a voulu l'extirper jusqu'à la racine." »

5 Cf. P. DE LA GORCE, o.c., p. 115 : « En ce corps législatif qui représentait l'ancienne Convention plus que le pays lui-même, vai-nement on eût cherché, au moins en ce début, le souci de la Paix religieuse. Thibaudeau a écrit dans ses Mémoires : "Certains représentants, au seul nom de prêtre, avaient des crispations de nerfs" (t. II, p. 108). Les moins malveillants se contentaient de dire avec dédain : "Nous ne nous occupons pas des fanatiques" ».

6 Cf. G. PARISET, o. c., pp. 283-284.

341

à ceux qui se rendaient aux oratoires déclarés et en seraient revenus peu après avec les desservants pris à l'autel comme de jeunes oiseaux dans leurs nids. En un jour, une matinée, quelques heures, la ville aurait été privée - le communiqué officiel aurait dit : purgée - d'à peu près tous ses prêtres insermentés, l'administrateur compris.7 Aussitôt, un bulletin triomphant aurait chanté victoire à tous les carrefours et sur toutes les places de la ville. Une minorité encanaillée aurait hurlé d'aise, tandis que la majorité aurait paru prostrée dans un morne silence, paralysée et pâle de peur.

Rien de tel ne se passa quand les autorités administratives de la Gironde et celles des communes du département connurent le décret du 3 brumaire an IV (25 octobre 1795). Le P. Joseph Simler a écrit un peu vite que « la municipalité de Bordeaux s'empressa de dresser une liste de soixante quinze prêtres qui avaient reparu dans Bordeaux ».8 Voyons plutôt.

Au reçu du texte de la loi transmis par un courrier extraordi-naire, le directoire du département l'envoie à son imprimeur et en fait tirer des affiches que le 10 brumaire (1er novembre) - la loi est déjà vieille de sept jours - elle expédie aux sept procureurs de district avec cette observation : « Vous remarquerez que ces dispositions sont impératives. En conséquence, je vous prie de lui donner de suite la plus grande publicité et je vous prie de m'en accuser la réception ».9 Le lendemain, le même directoire, s'adressant directement au district de Bordeaux, lui écrit : « L'administration du département, à la réception de la loi du 3 brumaire (25 octobre), s'est empressée de la faire réimprimer. Pour en exécuter l'art. 10 concernant les prêtres, elle a besoin des renseignements que vous seuls pouvez lui donner. Il est nécessaire de fixer une maison de réclusion, tant pour ceux qui y sont condamnés que pour ceux qui doivent être déportés. Comme vous connaissez mieux qu'elle les édifices qui peuvent remplir le vœu de la loi à cause de la sûreté et de la salubrité que doivent y trouver les détenus, nous vous. prions de vouloir 7 Il avait déclaré vouloir exercer rue Mautrec, n° 8. Cf. supra, chap. X,

n° 103. 8 J. SIMLER, Guillaume-Joseph Chaminade, Paris-Bordeaux, 1901,

p. 78. 9 Arch. dép. de la Gironde, 3 L 127.

342

bien sans délai nous désigner la maison que vous croirez la plus propre à contenir les prêtres qui devront y être traduits.

L'administration vous invite aussi à lui indiquer à l'aide des informations que vous donnera la municipalité de Bordeaux et par aperçu le nombre des prêtres qui se trouvent sujets à la déportation ou à la réclusion. Veuillez bien distinguer ceux qui, d'après la loi du 11 prairial (30 mai) et les lettres du gouvernement, ont fait leur soumission aux lois de la République de ceux qui se sont toujours montrés les ennemis inconciliables de la .liberté et de l'égalité ».10

Un jour s'écoule encore avant qu'une lettre semblable parte informer les autres districts.11 Le 13 brumaire (4 novembre), la municipalité de Bordeaux répond au directoire de son district que, pour les prêtres sujets à la déportation ou à la réclusion, elle propose « le local des ci-devant orphelines ..., cet édifice réunissant la salubrité et la sûreté nécessaires ». « Nous nous occupons aussi, ajoute t-elle, du recensement des prêtres assujettis à la déportation ou à la réclusion, que nous estimons, par aperçu, devoir être environ au nombre de soixante, mais nous vous observons que nous croyons fermement que la loi ne fait aucune exception en faveur de ceux de ces individus qui ont fait la déclaration prescrite par la loi du 11 prairial (30 mai) et qu'ils sont soumis à toutes les dispositions des lois de 1792 et 1793 relatives aux prêtres qui n'ont pas prêté les serments ordonnés par les lois des 26 septembre 1790 et 17 avril 1791. Cette observation nous parait d'autant plus importante que la loi du 3 brumaire (25 octobre) prononce des peines sévères contre les fonctionnaires publics qui négligeraient l'exécution des mesures que l'insubordination des prêtres a forcé les législateurs à prendre contre eux ».12

Le district achemine la lettre vers le département, qui, le 17, - 8 novembre - en accuse réception à la municipalité en .remarquant : « comme vous, nous pensons que la loi du 3 brumaire (25 octobre) condamne à la réclusion ou à la déportation ceux qui, d'après la loi du 11 prairial (30 mai), ont

10 Ibid., 3 L 81, n° 418. 11 Ibid., 3 L 81, n° 426. 12 Arch. mun. de Bordeaux, D 147, f° 134v.

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fait leur soumission aux lois de la République, mais nous avons cru devoir mettre une distinction dans les indications que nous adresseront les municipalités, parce que le gouvernement peut avoir intérêt à établir entre eux une différence. Selon votre avis, conclut-il, nous vous prévenons que nous destinons pour maison de détention le couvent des ci-devant orphelines, et les municipalités seront averties que c'est à la garde du concierge de cette maison qu'elles doivent remettre les prêtres atteints par la loi du 3 brumaire (25 octobre) ».13

« Les lois de 1792 et 1793 contre les prêtres sujets à la déportation ou à la réclusion seront exécutées dans les 24 heures de la promulgation du présent décret ... », disait la loi du 3 brumaire (25 octobre). Quinze fois vingt-quatre heures sont écoulées quand la mairie de Bordeaux adresse au département la liste des prêtres à arrêter. Elle s'est bornée à relever les noms de ceux qui ont déclaré ouvrir un oratoire conformément à la loi du 7 vendémiaire (29 septembre). Elle dit ignorer s'il y en a d'autres. Pour procéder aux arrestations, elle attend d'être informée que toutes les municipalités du département savent sur quel local diriger les ecclésiastiques sur qui elles mettront la main. Lisons : « Du 19 brumaire an IV (10 novembre 1795), nous vous envoyons ci-joint un état des prêtres qui, aux termes de la loi du 3 brumaire (25 octobre), sont sujets à la déportation ou à la réclusion. Nous avons formé ce tableau d'après les registres qui servaient à recevoir l'acte de leur soumission exigé par la loi du il prairial (30 mai). Ainsi tous les prêtres qui y sont compris ont rempli cette formalité et nous ignorons s'il en existe dans notre commune qui ne s'y soient pas conformés. Les renseignements ultérieurs que nous nous procurerons à cet égard nous mettront à même de vous fixer sur cet objet.

Aussitôt que nous aurons reçu l'avertissement que vous nous annoncez, à la fin de votre lettre du 17 de ce mois, devoir faire parvenir à toutes les municipalités, nous nous empresserons de nous y conformer en faisant conduire aux ci-devant orphelines tous les prêtres compris dans les dispositions de la loi du 3 brumaire (25 octobre), qui se trouveront exister

13 Arch. dép. de la Gironde, 3 L 81, n° 447.

344

dans cette commune. Salut ... »14 C'était dire aussi clairement que le style diplomatique le permet : « Nous ne sommes pas pressés d'exécuter la loi et nous désirons donner aux intéressés tout le temps nécessaire pour se rendre introuvables ». C'est, de fait, le 23 brumaire seulement, 14 novembre, qu'après avoir appris d'une façon officielle l'affectation du couvent des orphelines à l'exécution de la loi du 3 brumaire (25 octobre), le conseil général de la commune délibéra de commettre aux membres de la police générale le soin de prendre toutes les mesures nécessaires pour faire arrêter et conduire de suite dans la maison indiquée les individus dont il avait dressé la liste.15

Les autorités départementales n'avaient pas insisté. Le même jour, 23 brumaire (14 novembre), elles ne craignaient pas d'écrire au ministre de l'Intérieur, en demandant sur quels fonds elles imputeraient la nourriture des prêtres détenus : « C'est un devoir pour nous de vous dire que plusieurs municipalités ont témoigné de la répugnance à faire exécuter la loi contre ceux qui, en exécution des lois sur la liberté des cultes et des arrêtés du gouvernement, avaient fait leur soumission aux lois de la République. Nous ne vous dissimulerons pas non plus que tout convaincus que nous sommes des manœuvres de plusieurs d'entre eux, il n'a fallu rien moins que le cri impérieux de la loi pour nous engager à provoquer son exécution contre ceux qui, sous la foi publique, avaient repris leur domicile et vivaient au sein de leur famille ».16

Cette répugnance des agents d'exécution, quand il s'agit de sévir contre les prêtres, cette lenteur calculée dans l'application des consignes, ce désir plus ou moins avoué de ne pas trouver les prétendus coupables, cette audace qui s'exprime en portant un jugement négatif sur une décision ministérielle, voilà un fait nouveau, révélateur d'un esprit nouveau17 qui, répandu un peu partout en France après la chute de Robespierre, va faire des années du premier directoire (octobre 1795 - avril 1797) une période de semi-tolérance, de tolérance illégale, larvée, précaire, 14 Arch. mun. de Bordeaux, D 147, f° 139v - 140v. 15 Ibid., D 115, f° 135 sq. 16 Arch. dép. de la Gironde, 3 L 81, n° 473. 17 Cf. sur cet état d’esprit les pages écrites par P. de La Gorce, o. c.,

pp. 94-105.

345

dangereuse et favorable tout à la fois, en attendant qu'après les élections générales du printemps de 1797, le pouvoir législatif central puisse modifier les lois pour les adapter aux vœux du pays.

Le 29 mai 1796, les Bordelais seront dotés d'une nouvelle administration locale. En vertu d'une loi particulière du 19 vendémiaire IV, 11 octobre 1795, leur ville, comme Lyon et Marseille, sera confiée à trois municipalités de sept membres, coiffées par un bureau central : celle du nord, celle du centre, celle du sud.18 Le climat ne changera pas pour autant et restera le même jusqu'au coup de force du 18 fructidor V, 4 septembre 1797. Jusque-là, on pourra écrire, comme durant l'été de 1795 : « L'administration n'est pas mauvaise, (...) mais relancée pour son modérantisme, (...) excitée par les intrus, les juifs, les protestants et le grand nombre de scélérats, elle est obligée d'agir. (…) Le plus ordinairement on est prévenu de la visite par quelque émissaire secret (…). »19 En 1815, au commissaire de police qui l'interrogera sur sa conduite en l'an IV, Chaminade répondra : « L'administration connue sous le nom de Bureau central de police a habituellement rejeté toute dénonciation formée contre moi, contre mes prédications, disant aux dénonciateurs qu'on connaissait mes principes et qu'on était assuré que je ne m'occupais que des grandes vérités de la religion (…). Il est de fait que l'administration de la police ou

18 Cf. Bordeaux au XVIIIe siècle, Bordeaux 1968, p. 445 : « Ce n'est que

le 29 mai 1796 que la nouvelle administration municipale fut installée. La municipalité du Nord (ler arrondissement) s'établit au couvent des Petits-Carmes, aux Chartrons ; la municipalité du Sud (2e arrondissement) eut son siège à l'Hôtel de Ville ; la municipalité. du Centre (3e arrondissement) fut installée dans l'ancien doyenné de Saint-André. Le bureau central, mis en place le lendemain, occupa une partie des locaux de l'Hôtel de Ville, l'ancien immeuble du collège de la Madeleine. Ces diverses administrations devaient être renouvelées partiellement tous les ans : les administrations centrales par cinquième, les municipalités par moitié » .Voir aussi : DUCAUNNES-DUVAL, Inventaire sommaire des Arch. comm. de Bordeaux, t. III, Bordeaux 1913, p. V-VI.

19 Arch. mun. de Bordeaux, Fonds Gaillard, 25 : lettre trouvée dans les papiers de l’abbé Desbiey.

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Bureau central ne m'a jamais interpellé pour me faire aucun reproche ni remontrance ».20

Le ministère de la police ne sera pas sans remarquer la tiédeur du département de la Gironde et spécialement du chef-lieu dans l'application de la législation contre les ecclésiastiques visés par la loi du 3 brumaire IV (25 octobre 1795). A plusieurs reprises, il dira son étonnement et demandera des explications.21 Les autorités départementales parfois lui feront écho et enfleront la voix.22 La municipalité aura beau jeu de répondre

20 Arch. nat. Paris, F7 9064, doss 30 148. 21 Cf. Arch. nat. Paris, F7 1009, lettres des 22 et 24 ventôse an IV (12 et

14 mars 1796), pour demander comment a été appliquée à Bordeaux la loi du 3 brumaire IV ; Arch. mun. de Bordeaux, D 153, 12 floréal IV, ler mai 1796. Le 21 juillet 1796, le ministre se plaint que la loi du 3 brumaire s'exécute très mal à Bordeaux : « On me dénonce particulièrement la section 8 comme le repaire des prêtres réfractaires émigrés, que dix à douze de ces individus habitent rue de Gourgues, n° 3, chez des ci-devant religieuses où ils exercent ouvertement les fonctions de leur culte, et que, dans les environs de cette maison, il se forme dans ce moment un nouveau local où d'autres prêtres de la même sorte se disposent à officier ». D'où l'arrestation de Pierre Durand, le 31 juillet 1796 : cf. infra, n. 31.

22 Ainsi le 19 nivôse IV (9janvier 1796)), l’administration départementale de la Gironde prend l’arrêté suivant : « L’administration départementale de la Gironde, vu les lettres du ministre de l’Intérieur, qui, frappé des dangers que le fanatisme prépare à la République, provoque la plus sévère exécution de la loi du 3 brumaire, instruite que, dans ce département, la hardiesse des prêtres sujets à la réclusion ou à la déportation manifeste en ce moment des intentions contre-révolutionnaires, considérant que les prêtres ne peuvent imputer qu’au délire qui les tourmente les rigueurs des lois rendues contre eux et leur sévère exécution, considérant qu’il est du devoir d’administrateurs éclairés par l’incendie de la Vendée d’éloigner des pays qu’ils administrent les fléaux que des manœuvres criminelles attireraient sur ces contrées, arrête, ouï et ce requérant le commissaire du directoire exécutif : 1°Il est expressément enjoint aux municipalités de Bordeaux, Libourne et Blaye et toutes les administrations municipales du département de faire les recherches les plus exactes pour découvrir les prêtres sujets à la réclusion ou à la déportation.

347

comme elle fit le 26 pluviôse IV (15 février 1796), « Si nous n'avons pas arrêté un plus grand nombre de prêtres réfractaires, c'est. parce que .les mesures prises contre eux ayant été déterminées par des lois ou arrêtés rendus publics, ils ont eu le temps de les prévenir par la fuite ou la disparition ».23 Le 26 germinal IV (15 avril 1796), le conseil général constatera simplement que 72 ecclésiastiques s'étaient soumis à la déclaration prescrite le 7 vendémiaire (29 septembre 1795) précédent, mais que tous avaient disparu maintenant, sauf cinq qui avaient été arrêtés.24 C'étaient : Eléazar Meslon,25 François Andrieu,26 François Chartrin,27Alexis Latour28et Jean Dupin.29

2° Elles feront conduire sans délai ceux qu’elles découvriront à la

maison d’arrêt dite des Orphelines. 3° Le commissaire du directoire près chaque administration municipale

enverra au plus tard dans la décade après la réception du présent arrêté, à celui du département, la liste des prêtres saisis dans son arrondissement ».(Arch. mun. de Bordeaux, I 57, pièce 25).

23 Cf. G. DUCAUNNES-DUVAL, Inventaire sommaire des archives municipales, t. II, Bordeaux 1910, D 148, p. 339, en réponse aux lettres du ministre de la Police en date des 15 et 17 du mois courant.

24 Arch. nat. Paris, F7 1009. 25 Meslon Eléazar, conseiller clerc au Parlement de Bordeaux, prieur du

Mas d'Agen, grand vicaire de Condom. I1 avait refusé le serment de fidélité à la constitution civile du clergé et, le 13 nivôse an II (2 janvier 1794), avait été enfermé. Sauvé de la déportation par des interventions amies, il fut mis en liberté le 31 août 1794. Arrêté de nouveau le 15 novembre 1795 et interné aux Orphelines, il ne retrouva la liberté que le 7 janvier 1800. Le 11, il signa sa soumission à la constitution de l'an VIII. En 1803, Mgr d'Aviau le nomma Chanoine honoraire. Cf. H. LELIEVRE, Une nouvelle page …, p. 71, 172, 173, 232, 296, 306 ; M. MANSEAU, Les prêtres et religieux déportés sur les côtes et dans les îles de la Charente-Inférieure, t. II, Paris 1886, p. 470 ; Arch. mun. de Bordeaux, D. 160, 21 nivôse VIII, et 1 57, pièce 54 : supra, chap. X, n. 113.

26 François Andrieu, O.S.B., de l'abbaye de Sainte-Croix-lès-Bordeaux, constitutionnel rétracté, ancien vicaire de Ludon et ancien curé du Pian-Médoc, arrêté le 18 novembre 1795. Enfermé aux Orphelines, il sera libéré le 7 janvier 1800. I1 fera aussi sa soumission à la constitution de l'an VIII, le 11 janvier suivant. Cf. supra, chap. X, n. 75 et n. 76 ; H. LELIEVRE, o.c., p. 71, p. 73, p. 234 ; Arch. mun. de Bordeaux,160, 21 nivôse VIII et I 57, pièce 54. -Voir aussi : S.C. pro causis sanctorum :

348

Il y aura encore d'autres arrestations durant les sept premiers mois de 1796 : Guillaume Pierres, le 20 février, Léonard de Martial, le 24 mars, Etienne Cruchon, le 30, Henri-Léonard Licterie, le 4 avril, François Dufour, le 5, Bernard Fontan, le 11, Pierre Lhoste et Alexandre Montatan, le 28 juin30

Beatificationis et canonizationis Servae Dei M.-Th.-Carolae de Lamourous, positio super virtutibus, Romae 1978, Documentus IV.

27 François Chartin, entré aux Orphelines le 8 frimaire IV (29 novembre 1795). Cf. Arch. mun. de Bordeaux, I 57 pièce 54, qui lui donne 45 ans. Nous ignorons à quel diocèse il appartenait.

28 Alexis Latour, arrêté le 4 pluviôse an IV (24 décembre 1796), âgé de 80 ans . Cf. Arch. mun. de Bordeaux, I .57, pièce 54 du 31 août 1796. Il sera mis en liberté le 7 janvier 1800, à la suite d'une pétition ainsi conçue : « Je soussigné Alexis Latour, natif de Meylan, arrêté le 28 fructidor an V (14 septembre 1797), porté sur le deuxième supplément comme déporté, prêtre chanoine de l'église de Bazas, âgé de 82 ans, après avoir été averti que mes confrères les chanoines avaient été arrêtés et conduits en réclusion, me déterminai, de mon propre mouvement, à me rendre dans la présente ville de Bordeaux où je fus me présenter à la municipalité qui fixa ma réclusion à la tour anglaise du Fort du Hà. J'y entrai le 26 vendémiaire an II (17 octobre 1793). De là, je fus traduit le 27 frimaire suivant (17 décembre 1793) à la citadelle de Blaye où je restai seize mois. Ramené à Bordeaux à la maison des Orphelines où je fis un séjour de deux mois, après lesquels j'eus une liberté provisoire qui dura sept mois. Après ce terme, je fus sommé par la municipalité de la Réole, dans le canton de laquelle je me trouvais à cette époque, de me rendre à la réclusion de la présente ville. J'obéis et fus reclus le 25 floréal an IV (14 mai 1796) dans la présente maison des Orphelines. Je désire me retirer dans la commune de Noaillac, canton de La Réole, promettant fidélité à la Constitution ». I1 ne parle pas de son arrestation du 4 pluviôse an IV (24 janvier 1796) : est-ce une erreur de sa part ? une erreur de la part du concierge des Orphelines, qui a rédigé la pièce 54 de I 57 ? A-t-il été relâché entre ces deux dates ? La pétition que nous venons de citer est, dans H. LELIEVRE, o. c., p. 69.

29 Jean Dupin, arrêté le 6 pluviôse an IV (26 janvier 1796), âgé de 60 ans, d'après I 57, pièce 54, des Arch. mun. de Bordeaux.

30 Les dates que nous indiquons ici sont celles qui nous sont fournies par I 57, pièce 54 des Arch. mun. de Bordeaux, qui donne 72 ans à G. Pierres, 48 à L. de Martial, 80 à Etienne Cruchon, 58 à B. Fontan, 77 à Lhoste et 31 à A. Montatan. - Sur G. Pierres, cf. H. LELIEVRE, o.c., pp. 70, 73 ; sur E. Cruchon, cf. ibid., pp. 28, 69, 73, 190, 201, 224,

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Pierre Durand, le 31 juillet.31 Mais durant les mois suivants, on ne trouve que trois nouvelles entrées de prêtres dans la maison de réclusion et ces trois prêtres ne proviennent plus de visites domiciliaires : ils ont été capturés en mer sur un vaisseau anglais, alors qu'ils étaient en chemin vers les pays de missions extérieures ; ils s'appellent Julien Gaillard,32 Julien Barrault et

231 ; sur H. – L. Licterie, cordelier, cf. ibid., pp. 65, 68, 70, 232 ; sur F. Dufour, natif de Rauzan, cf. ibid., pp. 70, 73 ; sur Fontan, chanoine d'Uzeste, cf. ibid., pp. 116, 120, 232 ; sur P. Loste ou Lhoste, curé de Saint-Genès-de-Queil, rétracté, cf. ibid., pp. 70, 271, 291.

31 Cf. Arch. mun. de Bordeaux, D 174, f° 18. Agé de 43 ans, il était originaire de Felletin (Creuse). I1 fut arrêté chez l'ursuline Madeleine Lartigue. En pluviôse VI (janvier 1798), le département décrète sa translation à Rochefort, mais le 21 pluviôse (9 février 1798), il obtient un passeport pour sortir de France. Le ler compl. VI (17 septembre 1798), il est de nouveau arrêté à Dax et le 7 vendémiaire VII, il est enfermé dans la prison du Hâ, à Bordeaux.

32 Sur ces trois prêtres et spécialement sur l'abbé Julien Barault, cf. Vie de M. Lacroix chanoine titulaire de Bordeaux, ancien supérieur du rand séminaire, suivie d'une Notice sur M. Barault, chanoine, fondateur de l’Oeuvre des bons livres, par un prêtre du diocèse de Bordeaux (l'abbé Joseph-Hyacinthe Taillefer), Bordeaux 1847. Citons ce passage assez significatif (pp. 92-93) : « L'Angleterre était alors en guerre avec la France. Il n'y avait que deux jours qu'ils étaient en pleine mer, lorsqu'ils furent rencontrés par un navire bordelais. Le combat s'engage, la victoire est pour ces derniers, et nos prêtres, faits prisonniers avec tout l'équipage, sont contraints de revenir dans leur patrie qu'ils ne comptaient plus revoir. Les officiers furent pleins d'égards pour eux pendant la traversée et leur apprirent que 1a terreur avait cessé en partie, depuis la chute de Robespierre. Cependant la persécution, quoique moins violente, durait toujours, et M. Barault et ses confrères furent renfermés, en arrivant à Bordeaux, dans le couvent des Orphelines transformé en prison. Plusieurs autres ecclésiastiques y étaient également détenus. Quoique prisonniers, ils jouissaient d'une certaine liberté. Ils pouvaient se procurer tout ce qui leur était nécessaire, recevoir des visites, sortir même sur parole : privilège dont ils usaient pour aller dire la messe dans les oratoires. Bientôt, grâce à la protection d'un municipal, ils furent entièrement libres. M. Barault trouva un asile aux Chartrons, chez M. Rigagnon, dont l'épouse, femme d'une éminente piété, lui avait rendu, pendant son incarcération, de grands services ».

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Pierre Coassain. Dans la suite, si la législation ne change pas, elle semble tomber de plus en plus en désuétude. Merlin de Douai a beau entrer en colère et rééditer les mesures de coercition contre les prêtres :33 les autorités locales, les policiers, les juges en ont assez de la persécution religieuse.34 Le pays aspire à la paix. Bien avant que les élections de germinal an V (mars-avril 1797) aient modifié la majorité au corps législatif, avant que la loi du 14 frimaire V (4 décembre 1796) n'abolisse l'article 10 dans le décret du 3 brumaire IV (25 octobre 1795), avant même qu'au nom de la justice et du bon sens, Portalis n'ait obtenu au Conseil des Anciens, le 9 fructidor IV (26 août 1796), le rejet d'une résolution votée par les Cinq-Cents le 17 floréal précédent (6 mai) pour provoquer de nouvelles mesures contre le clergé,35 la lassitude, la pitié, la sagesse avaient établi un peu partout, non sans à-coup, un climat d'apaisement, dont les prêtres avaient profité de plus en plus, encore qu'il ne leur procurât qu'une demi-sécurité.

Il va sans dire que, sitôt connue la loi du 3 brumaire IV (25 octobre 1795), Chaminade, comme ses confrères proscrits, avait fermé les portes de son oratoire, rue Sainte-Eulalie. Nous

Au sujet de l'abbé Julien Gaillard, les archives municipales de Bordeaux

(I 57, pièce 102), nous donnent les renseignements suivants : « Julien Gaillard, de la commune de Gouberville, département de la Manche. Nota : lorsque parut la loi du 21 et 23 avril 1793, tous les prêtres insermentés furent condamnés à la déportation. Celui-ci, qui à cette époque n'était que diacre, préféra l'exil au séjour dans la patrie. Il se retira en Angleterre où il a été fait prêtre. Il a été conduit à Bordeaux par un corsaire, qui s'est emparé du vaisseau danois dans lequel il s'était embarqué à Londres pour se rendre à la Chine. » L'abbé Taillefer nomme aussi le jeune missionnaire Pierre Coissin (p. 90), que le concierge des orphelines connaît sous le nom de Coassain, mais sans fournir sur lui aucun détail. Cf. Arch. mun. de Bordeaux, Fonds Gaillard, 33 : « Ancien vicaire du diocèse de Tréguiers, déporté, rentré depuis longtemps, a travaillé dans le diocèse, 38 ans. Bon prêtre, doux et docile, assez de moyens, mais faible santé. » I1 mourut à Podensac (Gironde), le 18 octobre 1819.

33 Sur Merlin de Douai, ministre de la police, cf. P. DE LA GORCE, o.c., pp. 93-101, et 106-114. 34 Ibid., pp. 101-106. 35 Ibid., pp. 120-127.

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savons que le 27 novembre, avec les abbés Moutardier et Gassiot, il signa un écrit intitulé « Mémoire justificatif », que la police retrouvera chez lui en 180936 et dont il rendra compte en ces termes : « Le mémoire fut fait dans des temps fâcheux, pour calmer les inquiétudes des consciences et faire connaître aux catholiques les vrais principes qui doivent nous rendre soumis et dépendants de l'autorité publique. (...) C'est à l'ensemble et à l'objet du discours qu'il faut s'arrêter pour le juger et non sur quelques phrases nécessaires alors pour l’espèce de lecteurs pour lesquels il était fait. Cette pièce fait connaître quels ont toujours été les principes de l'abbé Chaminade et l'esprit de modération qui l'a toujours animé ».37 Le P. Simler a cru pouvoir conclure de ces phrases qu'il s'agissait de justifier la déclaration de soumission prévue par la loi du 7 vendémiaire (29 septembre) et d'encourager .les hésitants à la souscrire.38 Il paraît difficile d'admettre une telle interprétation qui serait de mise pour un écrit antérieur au nôtre d'au moins un mois, mais qui ne l'est plus pour un factum daté du 27 novembre 1795. Alors, d'une part, la grosse majorité des prêtres présents à Bordeaux s'est soumise à la loi, d'autre part, ces mêmes prêtres sont tous menacés nominalement d'arrestation et d'internement, sinon de déportation, pour s'être par le fait dénoncés eux-mêmes. Il ne peut être question, dans ces conditions, de convaincre ceux qui n'ont pas déclaré leur oratoire d'aller le faire maintenant avec la certitude de voir leurs noms portés aussitôt sur la liste des promis aux sanctions. S'il y a quelque chose à justifier, n'est-ce pas plutôt la consigne qui a été donnée et que critiquent peut-être maintenant ceux qui l'ont observée ou certains fidèles ? L'écrit ne nous étant pas connu autrement, nous ne pouvons que poser la question.39

36 Sur cet épisode, cf. CHAMINADE, Lettres, vol. I, Nivelles (Belgique)

1930, p. 61, et J. VERRIER, La congrégation mariale de M. Chaminade, (ronéotypie), t.4a et 4b, Fribourg (Suisse), 1965.

37 Cf. CHAMINADE, o. c., p. 62. 38 J. SIMLER, Guillaume-Joseph Chaminade, Paris-Bordeaux 1901,

pp. 60-61. 39 Nous pensons toutefois que les notes sur l'obéissance et la conscience,

signalées par l'éditeur des Lettres de l'abbé Chaminade, p. 62, n. 2, ne font pas partie du Mémoire justificatif. Elles seraient Plutôt à

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Dans sa déposition au procès informatif, le chanoine H, Lelièvre a dit, en.parlant du temps de la Terreur : « Madame Desgranges parlait toujours avec stupeur du moment où, dans la nuit, M. Chaminade bénit son mariage. Il finissait la messe, quand tout à coup la patrouille frappa à sa porte, demanda si, dans cette maison, on ne cachait pas un prêtre réfractaire. On eut à peine le temps d'enfermer M. Chaminade dans un large placard. Il était temps, parce que la patrouille voulut visiter même la maison. Elle fît rapidement la perquisition et ne découvrit rien ».40 Le .P. Simler cite aussi le fait, en modifiant légèrement les circonstances.41 Peu importe que la messe de mariage ait eu lieu dans la nuit comme l'indique le chanoine H. Lelièvre, ou à une heure du jour où « des enfants faisaient le guet dans la rue », comme l'a écrit J. Simler. Ce que nous croyons devoir signaler ici, c'est que Pierre Desgranges s'est uni en mariage à Jeanne-Félicité Bonnet, dans la « maison commune » de Bordeaux, « le 28 nivôse l'an 4 républicain », c'est-à-dire : le 18 janvier 1796.42 Dès lors n'est-il pas normal de

rapprocher de l'observation faite par l'abbé Chaminade Sur le N° 67, p. 63.

40 S.R.G., Burdigalen, Beatificationis et canonizationis servi Dei G.-J. Chaminade, Positio super virtitibus, Romae 1928, p. 118.

41 J. SIMLER, o. c., p. 56. 42 Arch. mun. de Bordeaux, 2 E 12, 1796, M. f° 50r, n° 141 : « Entre

Pierre Dégranges âgé de 23 ans, natif de Bordeaux, rue Saint-Remy n°2, section 5, fils de Jean-Baptiste-Rodolphe Dégranges, homme de loi, et de Jeanne Bonnet, habitants de Bordeaux, d'une part, et Jeanne-Félicité Bonnet, âgée de 25 ans, native de Bordeaux, rue de l'Egalité, n° 17, section 6, fille de feu Pierre-Raymond Bonnet et de Jeanne-Angélique Pallotte, habitante de Bordeaux, d'autre part : témoins : le père de l'époux, état et domicile ci-dessus indiqués, âgé de 53 ans ; Bonaventure Lacroix, âgé de 28 ans, citoyen, rue des Ayres, n° 29, et Bernard Eyquem, âgé de 46 ans, tonnelier, rue des trois chandeliers, n° 12 ; la publication ayant été faite le 25 du courant devant la porte extérieure et principale de la maison commune et l'affiche ayant eu lieu tant à ladite porte qu'à celle du chef-lieu des sections des parties : Pierre Dégranges et Jeanne-Félicité Bonnet ont déclaré à haute voix se prendre 1’un l’autre en mariage et nous avons prononcé au nom de la loi que Pierre Dégranges et Jeanne-Félicité Bonnet sont unis en mariage. Dont acte, Bordeaux le vingt-huit nivôse l'an quatre

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penser que le mariage religieux qui a failli occasionner l'arrestation de l'abbé Chaminade est à placer aussi aux environs du 18 janvier 1796 plutôt que sous la dictature de Robespierre. Parmi les épisodes que certains religieux marianistes de la première génération nous ont transmis comme vécus par l'abbé Chaminade pendant la Terreur, ce n'est peut-être pas le seul qui ait été lié par erreur au paroxysme de la persécution religieuse en l'année 1794, alors qu'il date en fait de l'époque à laquelle nous sommes parvenus.43 Si dans ces récits fixés à la fin du siècle dernier, il n'est jamais fait mention de madame Chaminade, ne serait-ce pas qu'elle ne vivait plus lors des incidents relatés ? Elle n'est morte pourtant qu'après les mauvais jours de la Terreur proprement dite. Encore ici, l'étude historique pose la question, sans être en mesure de fournir une réponse décisive.

républicain. Signés : Dégranges époux, Jeanne Bonnet épouse, Dégranges père, Bonnet Dégranges, Alexandre Dégranges, Elisabeth Dégranges, Lacroix, Marie Dégranges, Pierre Dégranges, Eyquem, Victoire Dégranges, Texandier, off. publ.

43 Ainsi, en 1894 et en 1898 (lettre de l'abbé Genevois, S.M., au P. Simler, 9 .février 1894 et 2 août 1898), M. Henri Pipot disait tenir de M. Faye, ancien congréganiste de la Madeleine à Bordeaux : « Nous étions une demi-douzaine de moutards (…) qui parcourions les rues en jouant et gambadant et nous introduisant ici et là pour prendre des renseignements ; puis de temps en temps l'un ou l'autre s'approchait du soi-disant chaudronnier (Chaminade) et (lui disait) à demi-voix : "Telle rue, tel numéro, tel étage" ». A l'appui de son récit, M. Faye, d'après M. Pipot, aurait dit qu'avec lui, parmi les "moutards", se trouvait alors M. Auguste-Perrière, futur marianiste. Or, les trois frères Faye sont nés respectivement Henry-François, l'imprimeur, le 19 février 1793 (Arch. mun. de Bordeaux, 1 E 1, f° 115v, n° 112), Antoine, l'avoué, le 6 novembre 1797 (Ibid., 1 E 18, N, C, f° 15v, n° 180), et Edouard-Armand, le 24 janvier 1802 (Ibid., 1 E 31, N, C, f° 54v, n° 386). Quant à M. Auguste-Perrière, il a été baptisé sous le nom de Jacques Gueu (qu'il fit changer en celui de Jacques Brougnon-Perrière le 27 mars 1816) le 12 août 1791, et il était né la veille, (Ibid., GG 283, f° 9r, n° 448). Lequel de ces "moutards" pouvait servir de guide à l'abbé Chaminade sous la Terreur, en 1793-1794 ? Cf. J. SIMLER, Vie…, p. 55.

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Toujours est-il que si cette période oblige encore à la prudence, elle a toutefois permis à l’abbé Chaminade d'exercer le ministère pastoral de diverses manières, comme plusieurs documents nous l'attestent.

Au siège de l'administration générale de la Société de Marie (Marianistes), à Rome, on peut voir encore aujourd'hui un document ainsi conçu : « Nous soussignés certifions avoir coupé du rochet même de saint Charles la petite partie annexée au présent certificat, après avoir reconnu l'authenticité de la relique elle-même, que nous avons trouvée précieusement conservée et jointe à l'attestation qu'en avait donnée, le 3 novembre 1791, M. Langoiran, vic. gén. de ce diocèse. En foi de quoi nous avons signé. Près Bordeaux, le 25 janvier mil sept cent quatre vingt dix et sept,

Fr. Hugues Fournier vic. de la Ch.44

F. Pineau, diacre45

G. Joseph Chaminade, prêtre

Nous soussigné, préposé au gouvernement du diocèse de Bordeaux, attestons que foi doit être ajoutée à l'écrit ci-dessus et aux signatures qui y sont apposées. Fait à Bordeaux le six février mil sept cent quatre vingt dix sept

J. Boyer qui supra46 »

Trois jours plus tard, le 9 février, Chaminade paye à l'imprimeur Beaumes l'impression de deux mille calendriers pour l'année courante, soit quatre cents livres.47

44Cf. supra, chap. X, n° 107. 45 C'est donc par erreur que J. Simler, o. c., p. 127, n. 1, a écrit que

François Pineau avait été ordonné prêtre en 1790. Il le sera seulement en avril 1797, comme nous aurons plus bas l'occasion de le dire.

46 Ce rochet en question est encore aujourd'hui conservé par la cathédrale Saint-André de Bordeaux.

47 Les AGMAR conservent le reçu du paiement effectué, XI, 22, 15.

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Ces simples détails révèlent qu'il ne borne pas son activité à desservir un lieu de culte plus ou moins secret ou discret et qu'il est appelé à l'organisation comme à l'entretien de la vie chrétienne dans tout le diocèse. Si la loi du 3 brumaire IV (25 octobre 1795) a malheureusement contrarié le mouvement de rétractations dans le clergé constitutionnel, il en est pourtant du 26 mars 1796, celle de l'abbé Montruy, curé de Tauriac et c'est l'abbé Chaminade qui l'a reçue, en sa qualité de pénitencier qu'il a gardée.48

Sur le plan local, son ministère est avéré par des baptêmes et des mariages dont quelques actes ont été conservés et. s'échelonnent du 5 mars 1796 au 5 septembre 1797.49 Les lieux où les cérémonies se sont accomplies ne sont pas indiqués autrement que par les mots : « dans une maison particulière ». Si le mariage de madame Desgranges-Bonnet, en janvier 1796, a été béni chez elle, dans son salon, il est vraisemblable que d'autres l'ont été dans les mêmes conditions, quand la prudence le conseillait. Il faut remarquer toutefois que d'une enquête canonique faite en 1815 au sujet d'un mariage, il ressort, que le 15 février 1797,50 l'abbé G.-J. Chaminade « avait un oratoire

48 H. LELIEVRE, Une nouvelle page …, p. 272, n. 32. 49 J. SIMLER a écrit (o.c., p. 56, n.1) : « Les registres de l'archevêché

conservent beaucoup d'actes de baptême et de mariage datés de la Terreur et signés par M. Chaminade ». Malheureusement personne ne connaît ces registres aujourd'hui. Nous sommes porté à croire qu'ils n'ont jamais existé et que le mot Terreur a été employé par le P. Simler dans un sens très large. Sous la Terreur proprement dite et jusqu'au Concordat de 1801, les prêtres réfractaires ne tenaient pas de registres, par crainte des visites domiciliaires. Ils établissaient des actes sur feuilles volantes et ce sont ces feuilles volantes que l’on retrouve aujourd'hui - en partie seulement sans doute - aux archives départementales de la Gironde, série II V, où elles ont abouti avec les archives diocésaines en vertu de la loi établissant la séparation de l'Eglise et de l'Etat (9 décembre 1905) .

50 Cf. AGMAR, XI, 22, 18 : « Le même jour (ler février 1815), nous sommes transportés chez Monsieur l'abbé Chaminade, chanoine honoraire, desservant de l'église de magdeleine, (sic), qui, au 15 février 1797 (27 pluviôse an V) avait un oratoire dans .la rue Sainte-Eulalie, n° 14, et qui, après avoir pris lecture de ladite requête et de ladite ordonnance, nous a attesté qu'à l'époque du 15 février 1797 (27

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dans la rue Sainte-Eulalie, n° 14 ». Comme, d'après son propre témoignage, « le recours à un prêtre approuvé pour exercer le ministère dans le diocèse était alors suffisamment sûr et facile », on peut penser que les baptêmes qu'il administra et les mariages qu'il bénit en 1797 eurent lieu dans cet oratoire. De toute façon, à la lecture des actes, il saute aux yeux qu'ils datent d'un temps où prêtres et fidèles ne se livrent pas inconsidérément à tout venant. Parmi les personnes mentionnées, nous en trouvons toujours dans chaque acte une ou plusieurs que d'autres documents nous indiquent comme vivant habituellement dans l'entourage du « directeur du séminaire de Mussidan en résidence à Bordeaux par suite de la Révolution ». Ce sont ces personnes, d'une discrétion assurée, qui, avec les précautions voulues, ont ménagé le mariage et le baptême : leur présence nous en est. garant.

Le P. Simler et d'autres ont, semble-t-il, trop concentré l'attention sur la propriété de Saint-Laurent. Elle n'a joué qu'un rôle épisodique. Ce n'est pas là qu'il faut chercher la résidence habituelle de l'abbé Chaminade, pas plus sous le Directoire que pendant la Terreur. Il y fait quelques apparitions pour régler l'entretien ou l'exploitation du domaine. Il n'y séjourne pas, n'y vit pas. Il n'a célébré là aucun mariage, baptisé aucun enfant. Il n'a exercé de là aucune influence. La minuscule bâtisse entourée de vignes, de cultures maraîchères et de fleurs était trop à l'écart de la ville, trop facile à surveiller de l'extérieur, trop peu accessible pour qui désirait passer inaperçu. Même plus tard, quand la paix religieuse sera établie, il n'y habitera jamais d'une manière permanente. Il n'en fera qu'une annexe, un lieu de retraite, de repos physique et moral. Cherchons-le là où il est, en pleine ville, dans cette rue Sainte-Eulalie, qui lui est familière et où l'on vient s'ouvrir à lui en toute confiance pour trouver compréhension, lumière, soutien et orientation dans ces circonstances particulièrement délicates.

pluviôse an VI) le recours à un prêtre approuvé pour exercer le saint ministère dans ce diocèse était suffisamment sûr et facile. Lecture à lui faite de sa déclaration a dit qu'elle contient vérité et a signé ». - La même enquête nous apprend qu'à la même date, l'abbé Laboual, vicaire de Saint-Eloy en 1815, desservait un oratoire rue du Mirail, n°19.

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« Une grande quantité d'âmes de choix lui confiaient avec bonheur leurs plus chers intérêts ... » a écrit l'abbé J.-P. Rigagnon dans la notice restée inédite qu'il a consacrée au P. Joseph Bouet.51

Joseph Bouet était précisément l'une de ces âmes. Né à Bordeaux le 27 juin 1766, il était le fils aîné d'un avocat au Parlement et de Suzanne Lemoine. Lorsqu'en 1789 le roi convoqua les Etats Généraux, il était clerc tonsuré et poursuivait ses études comme élève du petit séminaire Saint-Raphaël. Son père monta sur l'échafaud le 27 prairial II (17 juin 1794) : il avait « signé pour l'ouverture des églises », avait « été membre du club monarchique », avait eu comme meilleurs amis des hommes « connus par leur aristocratie ».52 Ce fut le drame. Sa mère en perdit à moitié la raison. Son frère Pierre, qui faisait carrière dans la marine marchande, revenant peu après d'un voyage aux Antilles n'eut pas plus tôt appris le deuil de sa famille qu'il dit adieu aux siens et reprit la mer, sans que depuis on ait jamais eu de ses nouvelles. L'abbé, impuissant à consoler sa mère, tomba dans un état de frénésie qui le fit souffrir cruellement, lui ôta presqu'entièrement la vue et finalement donna à croire qu'il s'agissait d'une possession diabolique. Plusieurs séances d'exorcisme autorisées par l'administrateur diocésain le laissèrent dans un tel état d'épuisement que, des personnes amies ayant décidé de le conduire discrètement aux pieds de Notre-Dame de Verdelais, il fallut le coucher sur un matelas, au fond d'une barque, pour le transporter, en remontant la Garonne jusqu'aux environs du fameux pélerinage.

51 Le R.P. Joseph Bouet, vie écrite par l'abbé P. Rigagnon en 1846, 2ème

cahier, p. 16. L'original de cette notice était, vers 1909, chez les sœurs de Saint-Joseph, rue du Hà, à Bordeaux. Il est malheureusement introuvable aujourd'hui. Les AGMAR en ont une copie faite sur l'original en 1909-1910 ; elle est aujourd'hui conservée sous la cote : AGMAR, XVI, 7. C'est à elle que renvoient nos références.

52 Cf. P.-J. O'REILLY, Histoire complète de Bordeaux, 2ème partie, t. ler, Bordeaux-Paris 1856, Liv. IV, p. 115 : « Convaincus que, sous tous les rapports, Bouet, Vigneron, Desvignes et Paris doivent être rangés dans la classe des aristocrates et des ennemis de la Révolution, (la commission militaire) ordonne qu'ils subiront la peine de mort et que leurs biens seront confisqués ; le 29 prairial an II (17 juin 1794) ».

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« La foi soutenait son courage et son cœur était pénétré d'une vive confiance en Marie, présage assuré du succès. A peine, en effet, nos pieux pèlerins eurent-ils pénétré dans le sanctuaire vénéré qu'une onction divine se répandit dans l'âme du jeune homme. Des lumières intérieures dissipèrent toutes ses inquiétudes. Sa vue devint très bonne et ses membres affaiblis ressentirent comme l'infusion d'une nouvelle vie ».53

De retour à Bordeaux, il reprit ses études. C'est alors qu'il fréquenta l'abbé G.-J. Chaminade et s'attacha à lui. Le 5 mars 1796, avec Louis Hagry, que nous retrouverons plus tard dans la congrégation de la Madeleine, il signe comme témoin le mariage de Jean Guillot avec Marie Lambert.54

Au printemps de 1797, comme malgré les efforts des Directeurs, les Cinq-Cents et les Anciens se montraient de plus en plus opposés aux tracasseries religieuses et que l'on prévoyait à brève échéance l'avènement dans les deux assemblées d'une majorité favorable à la pacification des esprits dans la liberté de conscience et de culte, l'abbé J. Boyer prit la décision de faire ordonner le jeune Bouet et François Pineau, qui déjà diacre assistait lui aussi l'abbé Chaminade, nous l'avons vu.

Tous deux, en mars, se rendirent à Paris. Au cours du mois suivant, M. Emery obtint de l'évêque d'Alès, Louis-François de Bausset, caché en banlieue, qu'il conférât la prêtrise à François Pineau, et les ordres mineurs avec le sous-diaconat, puis quelques jours après, le diaconat à J. Bouet. Tandis que celui-là quittait Paris le 31 mai pour rentrer à Bordeaux, celui-ci prolongeait son séjour dans la capitale pour se préparer à son tour à la prêtrise qu'il reçut avec ferveur le samedi 3 juin, veille de la Pentecôte. A quelques jours de là, après avoir chanté sa première messe dans une chapelle de religieuses à la périphérie de Paris, il retrouvait ses amis de Bordeaux avec son directeur et montait à l'autel « dans l'un de ces oratoires où la piété aimait à se dérober aux regards d'une police de persécuteurs », pour citer son biographe qui, peut-être, désigne ainsi l'oratoire du 14 de la rue Sainte-Eulalie.55

53 Le R.P. Joseph Bouet, … 1er cahier, p. 36. 54 AGMAR, XI, 26, (copie). 55 Le R.P. Joseph Bouet, ... 2ème cahier, pp. 6-14.

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Raymond Damis, à peu près du même âge que J. Bouet, apparaît comme témoin dans quatre mariages célébrés par l'abbé Chaminade le 24 janvier, le 10 février, le 24 avril et. le 10 août 1797.56 Son nom figure déjà comme garant sur le certificat de résidence que la municipalité délivrera à l'abbé le 21 messidor III - 9 juillet 1795.57 Par sa mère, il était le neveu des dames Liraudin, qui se signalèrent aux heures les plus dangereuses par l'aide qu'elles fournirent aux prêtres proscrits. Il était diacre et, à ce titre, avec l'abbé Catherineau, futur curé de Gironde, assista l'abbé Bosc-Clerval dans les exorcismes que l'abbé Joseph Boyer autorisa à propos de J. Bouet.58 Il sera ordonné prêtre à une date qui nous échappe et, en 1803, Mgr d'Aviau le nommera desservant d'Hourtin, où il mourra à 77 ans en 1842, laissant le souvenir d'un prêtre dévoué et surnaturel.59

Chez l'abbé Chaminade, au 14 de la rue Sainte-Eulalie, Raymond Damis avait pu dès 1797 rencontrer celui qui deviendra « le saint curé de Gaillan » et dont l'abbé Degan a voulu conserver la mémoire, Denys Joffre.60 Il était né à La Brède, le 28 octobre 1780 et venait, en 1797, d'arriver à Bordeaux, où son père l'avait placé « chez M. Darby, pharmacien honnête et sincère chrétien ». Peu de temps après, il entendit parler de l'abbé Chaminade, qui avait le double mérite de faire de grandes oeuvres de charité apostolique et de les faire en s'exposant. à de grands périls.

Ce fut là une heureuse rencontre pour Denys. Il connut bientôt la sainteté de ce prêtre ; il trouva le moyen de se présenter à lui et celui-ci le reçut comme un père reçoit son enfant. Bientôt cette âme virile, qui possédait la vertu et cette âme jeune, qui voulait l'acquérir, se comprirent et s'aimèrent. Amour divin de deux âmes chastes, de deux êtres unis par un même désir, le désir de la sainteté ! (...) C'est vers ce temps que Denys écrivait à son père : « J'ai trouvé le prêtre que cherchait mon cœur. C'est un saint. Il est mon guide ; il sera mon modèle, 56 AGMAR, XI, 26, (copies). 57 Arch. nat. Paris, F/ 5127. 58 Le R.P. Joseph Bouet, …, ler cahier, p. 30, 33, 34. 59 J. SIMLER, o. c., p. 83. 60 DEGAN (Abbé), Vie de M. Joffre. Ouvrage approuvé par S. Em. le

cardinal Donnet et orné de vignettes, Bordeaux 1862.

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car je serai prêtre : ma résolution est plus que jamais inébranlable. Je ne le serai pas sitôt que je voudrais ; les temps sont encore difficiles. Je continue à travailler tous les jours. Je ne puis voir le saint que le soir et encore pas tous les soirs ».61

Louis Lafargue, futur assistant du supérieur général des Frères des Ecoles chrétiennes, gravitait lui aussi dans l'orbite de Chaminade. Il est dans la force de l'âge. Né à Bordeaux le 23 août 1771, ancien élève des Frères, petit employé de commerce, il a été incorporé, le 8 vendémiaire an II, 29 septembre 1793, au 14ème bataillon du Bec d'Ambès et a fait campagne dans les Pyrénées occidentales. La paix signée avec l'Espagne - traité de Bâle, 22 juillet 1795 - l’avait rendu à la vie civile. Est-ce à ce moment qu'il entra en rapports avec l'abbé Chaminade ? L'avait-il connu avant son appel sous les armes ? Nous l'ignorons. Toujours est-il que le jour prochain où Chaminade devra s'expatrier, c'est Louis Lafargue qu'il chargera de lui ouvrir le chemin du retour en obtenant sa radiation sur la liste des émigrés. Cette marque de confiance est significative. Nous retrouverons Louis Lafargue aux origines de la congrégation mariale en 1800.62

Loin de nous - est-il besoin de le dire ? - la prétention de connaître tous ceux qui fréquentèrent l'abbé G.-J. Chaminade durant les mauvais jours de la Révolution, ou de vouloir dresser la liste de ceux sur qui il eut de l'influence au cours des années 1795-1797. On ne nous saura pas mauvais gré toutefois, croyons-nous, de citer ici ceux qui apposèrent leurs noms au bas des certificats de résidence que l'abbé se fit délivrer. Ne le méritent-ils pas ? En déclarant se porter garant de la présence d'un prêtre à Bordeaux en un temps où avoir connaissance de cette présence et ne pas la dénoncer était un crime passible de

61 Ibid., p. 45. 62 Sur Louis Lafargue ou Frère Eloi, cf. GEORGES RIGAULT, Histoire

générale de l'institut des Frères des Ecoles chrétiennes, t. III, Paris 1940, pp. 477 à 482, 606 ; t. IV, Paris 1942, pp. 38, 40 à 43, 186, 290, 302, 372, 386, 388, 396 à 398, 420-422, 427 à 429, 466-467, 470, 477-478, 491-492, 515 ; V, Paris 1945, pp. 23, 25, 46, 138, 225-226, 276, 420. Voir aussi dans L'Apôtre de Marie, t. 35, N° 373-374, Août-Novembre 1953, pp. 105-124 ; J. VERRIER, La restauration des Écoles chrétiennes à Bordeaux sous le Consulat et l'Empire.

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la guillotine, ils nous ont appris, sans y penser probablement, qu'ils ont eu le courage de braver la mort pour leurs convictions religieuses, et ils nous ont donné le droit de les regarder comme des hommes de cœur au même titre que ceux devant lesquels nous venons de nous arrêter un instant. Ce sont : Jean Magonti, 25 rue Porte-Dijeaux ;63 Jacques Vincent, 22 rue Sainte-Eulalie ;64 Mathieu Oulès et Pierre Aubert, 13 rue de la Convention ; Charles-Joseph Latour, 6 Place de la Comédie ; Jean Larquier, 12 rue Montauzan ; François Pain, 11 Fossés de la commune ; Jean Cluzeau, 89 rue André aux Chartrons ; Raymond Damis, 50 Cours de la Convention,65 qui ont signé le certificat daté du 21 messidor III - 9 juillet 1795.

Les chrétiennes n'étaient pas les dernières à profiter du zèle de l'abbé Chaminade. Plusieurs nous sont bien connues, entr'autres, Madame Rigagnon et Mademoiselle de Lamourous.

Madame Rigagnon, souvent appelée de son nom de jeune fille Mme Randon,66 peut-être parce qu'elle s'était fait désigner ainsi sous la Révolution pour dépister la police et lui dérober les services qu'elle rendait au clergé réfractaire, était de Caussade (Tarn-et-Garonne). Elevée très chrétiennement à Bordeaux chez une tante, elle avait contracté mariage avec un jeune boulanger digne d'elle, Bernard Rigagnon, le 25 avril 1785, en l'église de la paroisse Saint-Remy.67 Son dévouement était à toute épreuve, sa

63 Jean Magonti, peintre, est l'un des commissaires de la confrérie du

Rosaire qui vendirent à l'abbé Chaminade les deux statues de l'Annon-ciation dont il est question supra, chap. VIII.

64 C'est le père des demoiselles Vincent, fondatrice des Sœurs associées du Sacré-Cœur.

65 Le diacre dont il a été question plus haut dans ce chapitre. Cf. supra, n. 55 et n. 56.

66 Elle nous est surtout connue par la Vie du R. P. Joseph Bouet. Voir aussi : L. BERTRAND, Histoire des séminaires de Bordeaux et de Bazas, t. II, Bordeaux 1894, p. 112 ; G. - J. CHAMINADE, Lettres, t. I, Nivelles (Belgique), pp. 7-9.

67 Arch. mun. de Bordeaux, GG 694, Saint-Remy, M, 1785, f° 31v n° 345, et Arch. dép. de la Gironde, Minutier Rideau, 3 E 438 : contrat de mariage du 9 avril 1785.

68 Vie du R.P. Joseph Bouet, 2ème cahier, Chap. XI, pp. 1-2. 69 Ibid., p. 5.

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charité sans réserve et sans calcul. « Pendant les jours de la Terreur, nous dit son fils, sa modeste demeure fut souvent l'asile des prêtres fidèles. On en compta jusqu'à quinze et même dix-huit en même temps. La messe y fut célébrée souvent, et lorsque, par suite de secrètes dénonciations, on y venait faire des visites domiciliaires, Madame Randon savait écarter le danger par le calme de son maintien, sa présence d'esprit et d'ingénieuses dispositions. Un jour, plusieurs prêtres sortaient de la maison, déguisés en garçons boulangers, sous les yeux des agents de l'autorité révolutionnaire. Une autre fois, un prêtre se tenait derrière la porte de la rue pendant que Madame Randon parlait aux inquisiteurs avec un visage ouvert. Une autre fois, plusieurs prêtres montaient sur le toit et se blottissaient derrière les cheminées pendant qu'on visitait l'intérieur de la maison. Lorsque les agents se retiraient après des recherches qui n'avaient amené aucun résultat, Madame Randon ne manquait pas de leur reprocher en termes assez vifs leur trop facile crédulité. … Les prisons la voyaient souvent apporter des secours et des consolations aux pauvres victimes de la malice de ces hommes pervers, qui retenaient captive la justice et chez qui l'amour de l'ordre et de la religion, était un crime digne de mort ».68

Elle n'eut pas plutôt connu l'état dans lequel était tombé le jeune J. Bouet après la mort de son père, qu'elle l'entoura de son affection et de sa sollicitude. Elle « lui devint un appui, un conseil, une seconde mère. Elle savait calmer son âme en même temps que sa perspicacité et ses profondes conjectures semblaient lire dans l'avenir. (...) D'un seul mot, elle rappelait notre abbé de l'état violent où le mettaient les crises de sa maladie et ( … ) lui annonça plus d'un an à l'avance qu'il serait bientôt revêtu du caractère sacerdotal, alors même qu'il n'y avait ni possibilité de trouver un évêque ni même de suivre le cours de ses études théologiques ».69 Nous avons dit comment elle procura la guérison de sa maladie en le conduisant à Notre-Dame de Verdelais.

Ce fut sans doute l'intérêt qu'elle portait à ce fils de sa charité qui la conduisit à l'abbé Chaminade. Dès lors elle eut souvent recours à lui soit pour sa propre direction, soit pour les

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conseils à donner à son protégé. La lettre que l'abbé J. Bouet lui écrivit de Paris le 20 mai 179770 et celle que l'abbé Chaminade lui envoya de Saragosse71 sont éclairantes à ce sujet. Nous la retrouverons encore.

Marie-Thérèse de Lamourous n'a pas à être présentée. Sa vie écrite par le P. Firmin Pouget, S. J., a eu plusieurs éditions72 et adaptations73 en France. Traduite en anglais,74 en italien,75 en allemand,76 voire en polonais,77 elle a provoqué la fondation de

70 Ibid., Chap. XII, pp. 10-12. 71 G. - J. CHAMINADE, o. c., pp. 8-9. 72 POUGET (l'abbé), Vie de Mademoiselle de Lamourous dite la Bonne

Mère, fondatrice et première supérieure de la maison de la Miséricorde de Bordeaux, Lyon-Paris 1843 ; 2e éd. revue, corrigée et augmentée, Bordeaux 1857 ; 3e éd., Bordeaux 1887.

73 DE GAULLE (Mme), Miséricorde et Providence ou Principaux traits de la vie de Mlle de Lamourous, Lille 1845, 1853, 1864, 1865, 1868, 1869, 1872, 1875, 1878 ; Vie de la Servante de Dieu Marie-Thérèse-Charlotte de Lamourous, in Annales de la Sainteté au XIXe siècle, juillet à novembre 1872 ; A. JEUNESSE, L'Ange de Bordeaux. Vie de Mme Thérèse de Lamourous, d'après Pouget, Paris-Grammont 1905 ; JOHANN JAKOB HANSEN, Eine Klosterstifterin, Maria Theresia Karolina von Lamourous, in Lebensbilder hervorragender Katholiken des neunzehnsten Jahrhunderts, VIII, pp. 122-138.

74 YONGE (Charlotte-Marie), Marie-Thérèse de Lamourous, foundress of the house of La Miséricorde at Bordeaux. A biography abridged from the French, London 1858.

75 LUIGI SPERONI, La Buona Madre, o vita della signora di Lamourous fondatrice e prima superiora della casa della Misericordia di Bordeaux. Versione libera dal francese, Milano 1846.

76 Lebensbeschreibung der Maria Theresia Carolina von Lamourous genamnt die gut Mutter, Stifterin und ersten Oberin des Hauses der Frauen vom guten Hirten Oder der Barmherzigkeit zu Bordeaux, gestorben in Rufe der Heiligkeit im J. 1836 daselbst. Aus dem Französischen in das Deutsche übertraget und mit vielen historischen und anderwärtenen Erläuterungen bereichert von einem Freunde der guten Sache, Innsbruck 1853.

77 WIELOGLOWSKI WALERY, Zywot panny de Lamourous zwanej dobra matka, zaozycielki i pierwszej przeonej w Bordeaux, tumaczony z francuzkiego dla domu miosierdzia we Lwowie, Krakow, 1858.

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plusieurs congrégations religieuses.78 Rome étudie la cause de béatification79 et une étude historique très documentée, élaborée par la section historique de la Sacrée Congrégation pour les causes des saints, va paraître prochainement pour servir de base à l'étude des vertus de la Servante de Dieu.80 Nous pouvons être bref.

Fille d'Elisabeth de Vincens et de Louis-Marc-Antoine de Lamourous, aînée d'une famille de onze enfants, dont six moururent en bas âge, elle vivait très modestement à Bordeaux avec son vieux père et deux de ses sœurs, Marguerite-Félicité et Catherine-Anne, quand le bélier de la Révolution frappa ses premiers coups contre la muraille de l'ancien régime. Une autre de ses sœurs, Marie-Thérèse-Elisabeth, mariée en 1784 à Joseph Frix de Labordère81 avait déjà trois enfants. Son frère, Jean-Armand, s'était embarqué, en 1784 aussi, pour aller chercher fortune à Saint-Domingue.82 Sa mère était décédée le 25 mars 1785, à cinquante ans.83

78 Par ex. les sœurs aveugles de Saint-Paul. Cf. P. JARDET, La femme

catholique, son apostolat, son action religieuse et sociale, Paris-Poitiers, 1913, pp. 447-448, ou encore en Pologne : La Congrégation des Sœurs de Notre-Dame de la Miséricorde (maison généralice à Varsovie) et les Sœurs de la Providence (maison généralice à Przemysl).

79 Décret d'introduction de la cause, 14 novembre 1923. 80 S.C. pro causis sanctorum. Burdigalen. Beatificationis et canoniza-

tionis servae Dei Mariae-Theresiae-Carolae de Lamourous, fundatricis sororum a Misericordia burdigalensium (± 1836), Positio super virtutibus ex officio concinnara. Romae 1978.

81 Le contrat a été signé le 30 avril 1784. Le mariage a été béni à Bordeaux dans l'église Sainte-Eulalie 1e 12 juillet de la même année. Cf. Arch. dép. de la Gironde, 3 E 20374. et Arch. mun. de Bordeaux, Reg. par.Sainte-Eulalie, mariages, année 1784.

82 Arch. dép. de la Gironde, Q 100. 83 Arch. mun. de Bordeaux, Reg. par. Sainte-Eulalie, Décès 1785, GG

429, f° 69r, n° 236. 84 Cf. CH CHAULIAC, Un martyr bordelais sous la Terreur. Vie et mort

du R.P. Pannetier, grand carme du couvent de Bordeaux, Bordeaux 1877.

85 Le contrat a été signé le 29 décembre 1790 et le mariage a été béni dans l'église Sainte-Eulalie à Bordeaux le 15 janvier 1791. Cf. Arch.

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Quand parut la constitution civile du clergé, elle n'eut pas de peine à suivre le clergé réfractaire. L'abbé Noël Lacroix guidait alors sa conscience et quand, en août 1792, il gagna le Portugal, elle lui substitua le P. Simon Panetier promis à la guillotine pour sa fidélité à l'Eglise.84

Ses deux sœurs, Marguerite-Félicité et Catherine-Anne, s'unirent en mariage, la première avec un maître-chirurgien, Jean-Baptiste Létu, le 15 janvier 1791,85 la seconde avec René de Maignol-Mataplane, « homme de loi », le 11 février 1793.86 Trois mois plus tard, 22 mai, Marguerite-Félicité était veuve avec un enfant de 19 mois et. en attente d'un autre qui naîtrait en février 1794.87

Durant la Terreur, restée seule avec son père, elle s'était mise résolument à la disposition de l'abbé J. Boyer - « que j'aime depuis vingt ans », écrira-t-elle en 181388 - et fut l'une de ces Bordelaises intrépides qui jouèrent leur vie à longueur de mois au service des prêtres insermentés cachés dans la ville ou même incarcérés.89

dép. de la Gironde, 3 E 20400 et Arch. mun. de Bordeaux, Reg. par. Sainte-Eulalie, Mariages 1791.

86 Arch. dép. de la Gironde, Minutier Rauzan Père, 3 E 21742. 87 Ibid., Etat civil de Saint-Trélody (Gironde), Reg. naissances, 1792 f°

25r, 1793 - an 2, f° 18v ; Reg. décès, 1793 f° 9r . 88 Arch. de la Miséricorde, Le Pian-Médoc : Lettres de Paris, p. 50. 89 Voici, entre autres, le témoignage rendu à ces femmes par l'abbé

P. Rigagnon dans la Vie du R.P. Joseph Bouet (cahier I, pp. 30-31) : « Qu'il soit permis de nommer ici quelques-unes de ces âmes généreuses, à nobles sentiments, qui, semblables aux saintes femmes de Jérusalem, suivaient avec bonheur le chemin ensanglanté du Calvaire dans la personne des ministres de Jésus-Christ : les demoiselles de Grammagnac, qui plus tard firent tant de bien dans leur maison d'éducation, Bédouret devenue fondatrice des religieuses de Chavannes (= Ursulines de Pons), si connues dans l'Aunis et la Saintonge, de Lamourous, morte supérieure de la Miséricorde, dont le nom est un éloge et dont la vie pleine de bonnes et saintes œuvres se lit avec tant d'édification, les dames Bautent et Liraudin si constamment fidèles à leurs principes et à ces sentiments de piété que le ciel aura dignement récompensés. Toutes ces dames se distinguèrent pendant la tourmente

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Ce fut alors qu'elle rencontra l'abbé Chaminade et lui demanda de la diriger. La loi des 27 et 28 germinal an II - 16 et 17 avril 1794 - avait enjoint à tous les anciens nobles de quitter Bordeaux. Avec son père, sa sœur Catherine-Anne et son beau-frère, René de Maignol, elle s'était retirée sur une propriété venant de sa mère, au Pian,90 où elle demeura jusqu'en 1801, exerçant la plus heureuse influence sur la population. En 1795, elle contribuait très activement à la réconciliation du P. François Andrieu, O.S.B, curé assermenté de la paroisse.91

Vu la distance qui la séparait de Bordeaux, elle ne pouvait venir en ville fréquemment. Elle consultait alors son directeur par messages écrits. Le 27 mai 1796, l'abbé Chaminade lui adressait une longue lettre. Elle a été publiée.92 Nous y renvoyons en la résumant ici. Pour le moment, lui dit en substance son guide, tous ses efforts doivent tendre à ne plus se laisser conduire par sa nature, par ses sens, par son imagination, par son propre esprit, et à dire un oui total aux inspirations de Dieu même « qui veut régner en elle en souverain ». Elle a déjà fait des progrès ; le chemin à parcourir pour arriver au but est encore long. Elle se laisse trop dominer et inspirer par son imagination. Qu'elle se considère comme déchargée « de toute prière vocale, à l'exception des prières ordinaires du matin et du soir, des prières communes ou office auxquels elle pourrait se trouver, des prières par forme de pénitence que son confesseur pourrait lui donner, et de celles de quelques pieuses associations, pourvu qu'elles soient courtes ». Qu'à la prière du matin, elle joigne un bon quart d'heure d'oraison sur le symbole des apôtres. Qu'elle répète cette oraison au cours de la soirée. Qu'elle fasse un quart d'heure de lecture spirituelle chaque jour dans Le Combat spirituel93 ou dans Les fondements de la vie spirituelle.94 Après sa prière du soir, elle examinera sa conscience surtout « pour voir si elle a été fidèle à la pratique du recueillement ».

révolutionnaire, soit en recevant les prêtres dans leur maison, soit en y réunissant avec discrétion les pieux fidèles ».

90 Arch. dép. de la Gironde, 13 L 13. 91 Cf. supra, n. 26. 92 G. - J. CHAMINADE, o.c., I, pp. 11-13. 93 Du P. théatin Laurent Scupoli (1530-1610). 94 Du P. J. Surin, S.J. (1600-1665).

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Confession tous les huit jours dans la mesure possible. Communions préparées « par voie d'oraison de recueillement » et suivies d'une oraison de même nature. Point de pénitences extraordinaires « comme haires, cilices, disciplines » ; point de jeûnes, hormis ceux que l'Eglise demande à tous et quelques autres pour lesquels elle aurait obtenu l'autorisation ; « en dédommagement, une abnégation intérieure et extérieure très grande ». Le directeur ajoutait : « Elle sera le fruit de vos oraisons et du soin que vous aurez de vous tenir recueillie ». Il concluait en la mettant une fois de plus en garde contre les .idées inquiétantes dont elle se laissait comme accabler : « vous y revenez sans cesse sous divers prétextes, et cette illusion pourra vous devenir fort dangereuse ».

La Servante de Dieu avait répondu généreusement à l'appel de l'abbé J. Boyer, quand il avait lancé un mouvement de dévotion au Sacré-Cœur pour obtenir la cessation de la persécution et la conversion des pêcheurs. « Servez Dieu en homme », lui avait dit le P. Panetier dans sa prison avant de marcher à la mort. Elle n'était pas femme à faire les choses à demi. En décembre 1796, avec l'agrément de son directeur, elle s'offrit à Dieu en victime pour l'expiation des crimes commis durant la Révolution.95 Le 19 janvier suivant, elle renouvela son offrande en ces termes96 : « Je renonce au démon, à ses suggestions, à ses prestiges à ses illusions. Je veux Dieu seulement, sa gloire, son honneur.

Oui, je renouvelle l'offrande que je lui ai faite d'être sa victime Je veux vivre ainsi toute ma vie, et dans tous les sens possibles et imaginables. Je consens à l'immolation de toutes les parties qui composent mon être, pour son bon plaisir seulement et pour lui rendre gloire comme à mon Créateur.

C'est sans intérêt que je lui offre tout moi-même, tous mes goûts, toutes mes inclinations, tout enfin ce qui peut dépendre de ma liberté, soit intérieurement, soit extérieurement, en sacrifice. C'est pour lui seul, seul digne de tous nos hommages.

95 G.-J. CHAMINADE, o. c., I, p. 31 : « J'entends aussi, par le présent

acte, renouveler l'offrande que je fis à Dieu au mois de décembre 1796 » (Notes du 21 novembre 1803).

96 Ibid., pp. 14-16.

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Dans mon offrande, je n'excepte rien ; je m'abandonne à lui ; sa gloire est le seul bien que je veux.

Indigne créature, misérable, orgueilleuse, vraie pécheresse par l'ingratitude la plus noire après tant de bienfaits, j'ose encore lui dire que je ne veux être qu'à lui ! Ah ! je sens bien que je ne peux rien de moi-même. Mais il a tout pouvoir, le Dieu qui m'a donné l'être. C'est lui qui me donne le désir ou la velléité de m'offrir sous les coups de sa justice. Ah ! si l'illusion avait encore part à ce que j'écris ici, qu'il la fasse tourner à sa gloire, ce Dieu .infiniment puissant, ce Père infiniment bon ! Qu'il déjoue mon ennemi et fasse tourner à sa confusion les chimères dont il voudrait m'entourer ! Si c’est l'imagination ou les passions qui prennent en moi la place des vrais sentiments, qu'il détruise, qu'il égorge, qu'il chasse ces vains fantômes : qu'ils me laissent, qu'ils cessent de me tromper, que la grâce vienne les remplacer, la grâce de l'immolation, la grâce qui doit rendre toutes les puissances de mon âme nulles pour le mal et flexibles en tout lieu, en tout temps, au couteau dont je prie Dieu de s'armer pour faire jusqu'à mon dernier soupir l'office du sacrificateur !

Pour tout prix de mon offrande, je lui demande seulement de ne plus faire aucune résistance ; et si mes péchés, mon orgueil, mes passions crient et se révoltent, au moins que le fond de mon cœur plie toujours sous les coups que je lui demande de me porter.

Point d'exception dans mon offrande ; je ne me réserve rien ; je veux la mort à tout. Ténèbres, désolations, privations, etc …, autant que le souverain sacrificateur le jugera : c'est à ses soins paternels que j'abandonne tout mon être. Ah ! seulement je lui demande la force de ne plus retourner sur mes pas : je le supplie de ne pas me rejeter, de ne pas me livrer à mes ennemis. Je sens que j'ai mérité son indignation : mille fois malheureuse, mille fois indigne ! Qu'il veuille accepter pour victime une créature défigurée par de si grandes misères, mille fois digne d'être repoussée et réduite à devenir la proie du prince des ténèbres, à l’impuissance de ne rien faire pour son Créateur.

Oui, je mériterais un pareil châtiment : combien peut-être de moins ingrats que moi l’ont éprouvé ! Mais, mon Dieu, vous

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savez ce que je suis et connaissez mieux que moi-même le fond de corruption qui m'anime. Vous savez aussi le …, je ne sais pas comment le nommer, qui me fait écrire ceci. Vous savez qu'au moins il me semble que je le signerais de mon sang. Mais vous savez aussi que l'illusion me pourchasse, que mon orgueil me trompe sans cesse, que je crois de moi les sentiments dont il est l'auteur. Qui me délivrera, qui me guérira, sinon vous, Seigneur ? N'est-ce point à vous que vous voulez que je m'adresse ? Donnez-moi encore cette grâce de vouloir constamment m'y adresser. Acceptez la misérable offrande que je vous fais de nouveau. Ah ! si vous m'accordez cette faveur, je deviendrai vôtre d'une manière plus particulière; je serai votre bien ; vous le cultiverez, vous le garderez, vous le défendrez.

Recevez donc cette malheureuse ; recevez-la sous la forme d'une victime ; prenez-en possession : elle s’offre à vous, elle se dévoue à la mort d'elle-même pour l'amour de vous. Frappez, Seigneur, coupez, brûlez, égorgez-la sans cesse. Inspirez à vos amis, à vos ministres, à celui qui la guide, à toutes les créatures, vos volontés sur elle. Que votre main les guide ; qu'ils frappent à coups redoublés, s'il le faut ; qu'ils détruisent, qu'ils immolent, guidés par vous, la malheureuse, digne de votre indignation et de leur mépris !

Otez-moi tout appui humain, quand vous le jugerez utile, toute consolation, tout plaisir. Donnez-moi seulement, ou pour mieux dire, je ne vous demande que ce que vous voulez me donner, rien autre chose.

Mais pourtant je vous demande d'accepter mon offrande et de faire par votre puissance que le fond de mon cœur ne recule jamais sous les coups qui me seront portés. Que l'obéissance la plus parfaite y soit gravée et le guide constamment ; qu'il n'en résulte aucune consolation pour moi : si c'est un des coups de couteau que je dois recevoir, j'y consens, etc …, sans fin, sans cesse.

Voilà, mon Dieu, ce que je veux vous dire dans tous les moments de ma vie. Tous les jours je lirai cet écrit. C'est aujourd'hui le 19 de janvier 1797. Chaque jour, au moins une fois, en attendant que l'obéissance à cet égard me guide, je

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ferai une marque quelconque en signe d'acquiescement à tout ce qu'il contient.

0 Dieu bon, ô Dieu infiniment miséricordieux, bénissez cette marque, et à sa faveur, pardonnez les révoltes que la nature corrompue suscitera. Je l'abandonne à vos coups, je la livre à la justice : mais créez en moi un cœur pur et rendez-lui la droiture d'intention.

Vous le savez, mon Dieu, c'est sous la protection de Marie et de Joseph que je vous présentai d'abord mon offrande. Ce sont eux que je prie de nouer les liens qui doivent m'attacher et me forcer à ne plus faire de résistance Jésus, Marie, Joseph, enchaînez-moi, s'il vous plaît ».

De cette offrande de 1796, peut-être même plus ancienne, sortira, en 1801, la décision que prendra Mlle de Lamourous de vouer sa vie au salut des repenties.97

En février 1797, l`abbé Chaminade donna une retraite dans son oratoire, à l'intention de quelques-unes des chrétiennes qui le fréquentaient. Mlle de Lamourous y assista avec sa sœur, Mme René de Maignol, avec Mlle Fatin, fille d'un notaire de la ville et avec Mlle Bédouret. Trois fondatrices se trouvèrent ainsi réunies dans le petit oratoire de la rue Sainte-Eulalie, avant de connaître les desseins de Dieu sur elles. Mlle Fatin avec l'abbé Vlechmans allait bientôt donner naissance à la Réunion au Sacré-Cœur pour l'instruction et l'éducation de la jeunesse. Mlle Bédouret, en 1803, collaborerait avec l'abbé Barraud à .la fondation des Ursulines de Jésus, à Pons, en Saintonge. Et Mlle de Lamourous, après avoir organisé la maison de la Miséricorde, laisserait son œuvre entre les mains d'une nouvelle congrégation religieuse, fruit de sa propre expérience.98

97 « Qui de vous pourra penser, sans être pénétrée de la plus vive recon-

naissance, que la Miséricorde fut ouverte à la suite d'une association qui, s'adressant aux sacrés cœurs de Jésus, Marie et Joseph, pour obtenir la conversion des plus grands pécheurs, faisait à cette fin de grandes pénitences ... » (Arch. de la Miséricorde, Esprit de la règle).

98 Sur cette retraite et les personnes ici nommées, voir : L'Apôtre de Marie, 9e année, n° 88, août-septembre 1912, pp. 121-127, Episodes inédits de la vie de M. Chaminade racontés par la Bonne Mère de

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C'est aussi au cours de cette retraite que G.-J. Chaminade consacra à Dieu, d'une manière particulière, l'enfant de Mme de Maignol, le future abbé André de Maignol.

Deux mois plus tard, il se rendit au Pian à cheval, chez Mlle de Lamourous. Sur le chemin du retour, il rencontra le petit consacré porté par sa bonne à travers la campagne. Aux cris du bébé, il arrêta sa bête et prit un instant l'enfant dans ses bras99 ... à ce moment, cet enfant, c'était pour lui l'avenir, l'avenir souriant, plein de promesses. A la même heure, à Paris, l'abbé Pineau et l'abbé Bouet se préparaient au sacerdoce. Bientôt ils reviendraient à Bordeaux apportant des forces neuves dans le champ du Seigneur. La persécution avait fait des ravages ; elle avait fait couler du sang ; elle avait occasionné des scandales : elle n'avait pas anéanti tout germe de foi, éteint toute espérance. Du milieu des ruines, un christianisme rajeuni allait surgir comme le Christ était sorti du tombeau où ses adversaires avaient cru l'enfermer à jamais. Des fidèles affermis par l'épreuve reformeraient des chrétientés ferventes ... Des institutions nouvelles adaptées aux temps nouveaux remplaceraient celles que la malice humaine et la rage de l'enfer avaient détruites. Des prêtres à l'âme de feu rediraient l'Evangile aux masses égarées par de faux bergers ... Les mœurs et la piété seraient de nouveau en honneur. Dieu aurait le dernier mot et verrait revenir à lui tous ses enfants prodigues …

Quand il eut remis sa monture en marche vers son bourdieu du Tondu, l'abbé immobilisa longtemps son esprit sur ces pensées réconfortantes. Derrière lui, au loin, le soleil descendait lentement vers l'océan. La brise du soir se levait chargée du parfum des premières fleurs du printemps. Partout, dans les vignes, dans les buissons, dans les arbres des forêts, la sève montait et gonflait les bourgeons prêts à éclater ... Quelques oiseaux chantaient ou se poursuivaient ...

On était en floréal V (avril 1797) .

Lamourous, dans une lettre écrite à son neveu, André-Marie de Maignol le 10 juillet 1818.

99 Ibid., pp. 123-124.

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D 0 C U M E N T

Extrait d'une lettre incomplète, sans date ni signature, trouvée dans les papiers de l'abbé Desbiey, mort à Bordeaux le 14 novembre 1817. Ecrite probablement en 1795 par un curé de Bordeaux réfugié en Espagne, elle nous donne d'intéressants détails sur ce qui se passa dans la capitale de la Guyenne sous la Terreur et peu après.100

« Les circonstances, mon cher Curé, rendent les choses plus ou moins intéressantes. Il fut un temps que la vision de quatre carmélites eût été un objet de peu de conséquence : mais dans la position où nous nous trouvons, voir arriver quatre carmélites qui échappent de Bordeaux, c'est un objet intéressant. Nous les avons vues ici, ces quatre respectables personnes : c'est la supérieure de la maison de la rue Permentade101 avec trois de ses sœurs. Celles-ci sont de leurs noms : Lixante,102 canadienne, mais depuis longtemps à Bordeaux ; elle connaît particulièrement une de mes sœurs, Thérèse ; elle l'a vue peu de jours avant son départ, mais ne lui a pas parlé de son voyage ; elle m'a reconnu et m'a assuré que toutes mes sœurs se

100 Une copie de cette lettre se trouve aux Arch. mun. de Bordeaux, Fonds

Gaillard, 25, et une autre dans le Fonds Vivie, Carton : Constitution civile du clergé.

101 Les Carmélites avaient deux couvents à Bordeaux avant la Révolution : l'un, abritant les Carmélites de Saint-Joseph ou Grandes Carmélites, était situé sur le Cours de l'Intendance, maisons n° 22 et suivantes, l'autre, dit des Carmélites de l'Assomption ou Petites Carmélites, se trouvait sur la paroisse Saint-Michel, rue Permentade. La supérieure du Carmel de l'Assomption était Marie-Anne-Thérèse-Boniface Fonbreton, en religion : Marie-Anne-Thérèse de Saint Proculaire (cf. Arch. dép. de la Gironde, Q, 1533). Dès le 16 juin 1792, elle s'était adressée au Pape Pie VI, pour obtenir son intervention en vue du transfert de son couvent à Pampelune (Cf. E. AUDARD, Actes des martyrs de la Révolution, t. III, Tours 1923, pp. 183-184).

102 Lixante Marie-Thérèse, en religion : Marie-Thérèse de Saint-Augustin (Arch. dép. de la Gironde, Q 1408 et 1533).

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portaient bien, étaient toutes bien pensantes, qu'il était étonnant que Thérèse subsistât, se montrant avec la plus grande fermeté pour la religion et pour les prêtres à qui elle a été fort utile, que Mme Malartic, attendu sa qualité de noble, en a été quitte pour se retirer à la campagne avec sa famille,103 que Mme Léris et Thérèse sont les seules qui habitent la ville.104 La troisième de ces religieuses se nomme David ;105 elle est native de la paroisse Saint-Michel et m'a reconnu aussi. Enfin la quatrième est une demoiselle Fauché du Chartron. C'est chez le père de celle-ci que fut pris le Père Dalbitre, cordelier.106

Leur fuite les eût (démenties), si elles eussent voulu nous donner de bonnes nouvelles. Loin de cela, elles nous ont dit que déjà le terrorisme reprend, que les clubs se rétablissent, que les visites domiciliaires de jour et de nuit ont encore lieu : de là les prisons et, sans doute, les suites. Elles conviennent que l'administration n'est pas mauvaise, mais que déjà relancée pour son modérantisme par un représentant, excitée par les intrus, les juifs, les protestants et le grand nombre de scélérats, elle est obligée d'agir, que le plus ordinai-rement on est prévenu de la visite par quelque émissaire secret. Cependant l'un des chefs du département est le ci-devant abbé Dufau,107 qui a femme et enfants.

103 Décret du 27 germinal an II, (16 avril 1794). 104 Thérèse, Mme Malartic et Mme Léris sont les trois sœurs de l'auteur

de la lettre. Cet auteur semble être l’abbé Emond Dabadie, qui, en 1769, était prêtre bénéficier de Saint-Michel à Bordeaux et qui, le 20 juilet 1792, prit un passeport pour « sortir du royaume ». Mme Malartic était Marie Dabadie (cf. Arch. Mun. Bordeaux : acte de mariage n°23, Saint-Michel, 1764), une de ses sœurs ; Mme Léris était Elisabeth Dabadie, une autre de ses sœurs (cf. Arch. Mun. Bordeaux, acte de mariage n° 253, paroisse Saint-Michel, 1769).

105 En 1790, le Carmel de la rue Permentade comptait deux religieuses David : l'une Françoise-Julie de Saint-Jean-Baptiste avait 38 ans, l'autre, sa sœur, dite Thérèse-Françoise de Jésus-crucifié, en avait 34 (Arch. dép. de la Gironde, Q 1408).

106 Sur le cordelier Siméon-Antoine Déalbytre, du couvent de Bordeaux, cf. H. LELIEVRE, Une nouvelle page ..., o.c., pp. 40-50. Aucune religieuse portant le nom de Fauché ne figure sur les listes que nous avons des Carmélites de Bordeaux.

107 Paul-Armand Dufau, prêtre du diocèse de Bordeaux, marié avec Marie Chicou, professeur à l’école centrale de Bordeaux, ancien recteur

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Le prétexte de ces persécutions est la conduite des prêtres. Je ne vous parlerai pas de leur imprudence à se montrer et à montrer le culte. Elle va jusqu'à chanter des grands messes, des vêpres, donner la bénédiction du Saint-Sacrement avec éclat. Ils sont multipliés à Bordeaux, en sorte qu'ils sont à peu près 300.108

Elles nous ont dit des choses bien touchantes au sujet de la mort des personnes condamnées pour leur foi. Le plus grand nombre comblaient de bénédictions leurs juges, demandant à Dieu qu'ils puissent jouir du même bonheur qu'ils leur procuraient. De ce nombre est M. Lajarte,109 mon ami, qu'on m'avait dit être mort dans la prison.

Les femmes n'ont pas montré moins de courage que les hommes. Mme de Frémicourt,110 la très intéressante Mme de Frémicourt, alla au supplice avec un air de sérénité et de modestie qui attendrit tous ceux qui la virent. Ses lèvres prononçaient des prières et la position de ses yeux annonçaient le chemin de son âme vers le ciel. Arrivée sur l'échafaud, elle demanda un moment qui lui fut accordé. Elle l'employa à se faire la recommandation de l'âme et donna sa tête avec le plus grand courage. On proposa à deux filles chez lesquelles fut pris le Père Pannetier des moyens d'éviter la mort (car la loi condamnait ceux chez qui des prêtres étaient pris) ; elles répondirent qu'elles étaient trop flattées de l'espoir d'aller jouir de la compagnie des anges pour rien faire qui pût les priver de ce bonheur, et qu'elles voulaient aller souper avec eux.111 D'autres chez lesquelles on avait pris aussi un prêtre furent

de l'Université de Bordeaux (A.F. IV 1903.d.9., pièce 124 ; 1911,d.2 ; pièces 137-138).

108 Exemple d'exagération. 109 Sans doute Dufort-Lajarthe. Deux condamnés à mort ont porté ce

nom : 1° Louis, secrétaire du roi, condamné le 18 mars 1794, à 59 ans ; 2° Elie-Louis, avocat-général du Parlement, condamné le 10 juillet 1794, à 40 ans.

110 Aucune femme condamnée à Bordeaux ne portait ce nom. Peut-être y a-t-il confusion avec Mme d'Argicourt (Marie-Louise Fumel, condamnée et exécutée le ler février 1794). Cf. E.-F. SPENNER, Les martyrs de Bordeaux en 1794, Bordeaux 1932, pp. 177-204.

111 Ibid., pp. 139-163.

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tentées et on leur insinuait de dire qu'elles ne connaissaient pas cet: homme comme prêtre. Elles répondirent que non seulement les vrais chrétiens ne savaient pas mentir, mais encore ne savaient pas déguiser, qu'elles reconnaissaient très bien ce monsieur pour prêtre et qu'elles seraient très flattées de partager la gloire de son martyre.112

Tels et une infinité d'autres exemples avaient si fort ranimé le courage des vrais chrétiens qu'ils semblaient rechercher la mort plutôt que la fuir.

( ... ) La mort de ce malheureux (Lacombe, président de la Commission militaire) avait été prédite et. annoncée à lui-même, huit jours auparavant, par un prêtre nommé Durand (qu'on croit être de la Saintonge). Ce prêtre, pris avec les personnes chez qui il logeait, dit à ces personnes : « je mourrai ; mais vous ne mourrez pas ». Et après avoir été condamné, il dit à Lacombe : « Vous m'avez condamné à mort, et d'aujourd'hui en huit, vous mourrez du même genre de supplice ». Celui-ci répondit en turlupinant : « Nous ne sommes plus dans le temps des prophéties et des miracles ». Cependant, jour pour jour, Lacombe fut condamné et exécuté et les personnes prises avec ledit sieur Durand furent délivrées le lendemain de la mort de ce scélérat.113

Je n’ai pas besoin de vous dire dans quel état étaient ces malheureuses filles et toutes les autres dans ces temps de persécution. Chaque moment pouvait être relui de leur captivité, elles étaient jour et nuit prêtes à partir. Leur paquet, qui consistait en une chemise pliée dans un mouchoir, était sur le pied de leur lit, paquet suffisant pour le temps qu'elles eussent eu à vivre si elles avaient été prises. Pour éviter les humiliations que les infâmes patriotes avaient eu l'indécence de faire subir à d'autres religieuses prises dans leurs lits et que ces scélérats

112 Ibid., pp. 83-117, ou 9-60. 113 I1 s'agit de Léonard Durand de Ramefort. I1 n'était pas de la

Saintonge, mais du Périgord. Il fut condamné et exécuté à Bordeaux, le 9 thermidor an II (27 juillet 1794). Lacombe fut exécuté le 14 août suivant. La veuve Manesson et ses deux filles chez qui L. Durand avait été arrêté furent relâchées le 13 février 1795. Cf. H. LELIEVRE, Une nouvelle page …, pp. 14-19.

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avaient forcées de s'habiller devant eux, elles couchaient habillées. Leur hôte, que je connais beaucoup et que j'ai confessé pendant longtemps, préférant la charité qu'il exerçait si noblement à la vie s'attendait de sang-froid à la prison et à la mort.

Nous avons appris d'elles les que Parareau114 encore plein de vie, exerçait son ministère et que peu de jours avant leur départ, on publiait dans les rues de la ville un de ses mandements, que les intrus étaient tous, même Ore,115 en plein exercice, si on excepte Daguzan,116 ci-devant curé de Bègles et depuis curé constitutionnel de Saint-Louis aux Chartrons. Celui-ci ayant femme et enfants n'a pas osé rentrer dans sa cure ; son vicaire s'y est intronisé.

Elles nous ont dit encore que M. de Jarente, ci-devant évêque d’ Orléans, était à Bordeaux avec femme et enfants et y faisait le commerce, qu'un autre évêque intrus dont elles n'ont su nous dire le nom ni le siège était aussi à Bordeaux avec femme et enfants et était chargé du gouvernement du foin et de la paille de la Nation, que Gareau, le docteur Gareau, sa femme, qui est une religieuse de la Visitation, et ses enfants, sont dans la plus grande misère. Déjà on m'avait dit que sa femme était une religieuse qui avait été juive, mais on ne me marquait pas de quelle communauté, ce qui m'avait fait craindre que ce ne fût la sœur Victoire, religieuse de la Magdeleine ; que plusieurs religieuses ont été guillotinées, par exemple, les onze sœurs du Bon Pasteur dans un jour,117 une de la Magdeleine118

114 Pierre Pacareau, évêque constitutionnel de la Gironde. I1 devait

mourir le 5 septembre 1797. 115Ancien curé de Saint-Mexant à Bordeaux, un des premiers à renoncer

à son sacerdoce. 116 Marc Daguzan. I1 avait remis ses lettres de prêtrise le 6 frimaire II (26

novembre 1793). Son vicaire, Bernard-Félix Destrades en avait fait autant le 11 frimaire II (ler décembre 1793), mais c'est lui qui avait rouvert l'église Saint-Louis aux Chartrons le 17 fructidor III - 3 septembre 1795. Cf. G. DUCAUNNES-DUVAL, Inventaire sommaire des archives municipales de Bordeaux. Période révolutionnaire, II, Bordeaux 1910, pp. 54, 56, 213.

117 Onze femmes furent arrêtées et condamnées, mais neuf seulement étaient des religieuses.

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qu'elles n'ont pas su me nommer, mais elles savent bien que ce n'est pas Mme Félicité, qui non seulement vit, mais encore administre et gouverne supérieurement sa communauté toute dispersée qu'elle est, que la sœur Victoire, supérieure des Orphelines, a supérieurement tergiversé, qu'elle a fait le serment, qu'elle l'a rétracté, qu'elle a fait l'ancienne, la nouvelle soumission,119 et que les meilleures maisons de la ville sont dans la plus grande misère et que des hommes, autrefois fort riches, vont attendre les passants, à la petite nuit, pour se faire donner des secours de gré ou de force.

Ferrière-Colck est maire et on est assez content de lui ».120

(Le reste de la lettre n'a pas été conservé).

118 I1 y en eut même deux : Jeanne Dumeau et Henriette Lebray. 119 I1 s'agit de divers serments ou promesses exigés par les lois au cours

de la Révolution. 120 I1 fut nommé maire une première fois le 16 brumaire III (6 novembre

1794), le 19 ventôse III (9 mars 1795), une seconde fois, puis le 3 messidor III une nouvelle fois, par arrêtés des représentants en mission. Cf. G. DUCAUNNES- DUVAL, o. c., pp. 106, 119, 131.

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T A B L E D E S M A T I E R E S

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Avant-Propos 3

Chapitre 1e r

L 'Enfance : 1761 – 1771 5

Ch. 2 Elève à Mussidan : 1771 – 1776 29

Ch. 3 De la Régence à la Prêtr ise : 1776-1783

51

Ch. 4 Les Années montantes : 1783 - 1789

73

Ch. 5 Les Elections aux Etats- généraux : Janvier - Mars 1789

121

Ch. 6 L 'Agonie et la Mort d'un Col lège : 1789 – 1791

143

Ch. 7 Derniers combats à Mussidan : Mai - Octobre 1791

181

Ch. 8 Saint-Laurent : 1791 - 1792 231

Ch. 9 Dans la clandestinité : Septembre 1792 - Mai 1795

261

Ch. 10 Un entracte : Mai - Novembre 1795

301

Ch. 11 Au r isque d'être déporté : Novembre 1795 - Septembre 1797

339