jacques-david ebguy. la mésentente _ le philosophe (jacques rancière) et le poéticien (gérard...

Upload: pedro-danilo-galdino

Post on 13-Apr-2018

226 views

Category:

Documents


0 download

TRANSCRIPT

  • 7/25/2019 JACQUES-DAVID EBGUY. La Msentente_ Le Philosophe (Jacques Rancire) Et Le Poticien (Grard Genette) (LhT Fa

    1/34

    25/01/2016 La msentente : le philosophe (Jacques Rancire) et le poticien (Grard Genette) (LhT Fabula)

    http://www.fabula.org/lht/10/ebguy.html 1/34

    Par msentente on entendra un type dtermin de situation de parole ; celle o lun des interlocuteurs la fois entend et nentend pas ce que dit lautre. (La Msentente,p. 12)

    Littrature et philosophie mles : en ce titre du numro 21 (fvrier 1975) de Potique, videmment emprunt Hugo, se ditpeuttre le rve ou la vise, au cur des annes 1970, de la potique en marche : celui dune modernit critique et thorique[1]avanant main dans la main avec la modernit philosophique, alors incarne par Jacques Derrida, JeanFranois Lyotard ouPhilippe LacoueLabarthe. qui voudrait cependant dresser plus rigoureusement la cartographie des rapports entre philosophiesou philosophes et poticiens, apparatrait une situation sensiblement plus complexe. Les textes de Derrida sur le structuralismedans Lcriture et la diffrence[2], ceux de Michel Foucault sur lauteur et sur lcriture, les considrations de Paul Ricur surla narratologie[3], les remarques, plus parses, de Gilles Deleuze ou Alain Badiou sur telle ou telle approche critique, seraientquelquesunes des stations obliges dun parcours sinueux mais sans doute passionnant, visant dmler prcisment lespositions et les conceptions. Notre ambition en ces pages sera la fois plus circonscrite et plus systmatique, puisquil sagira deconfronter lapproche et la dfinition de la littrature dunphilosophe, Jacques Rancire, et dun poticien, Grard Genette. Lesattaques contre la potique et, plus largement, contre le formalisme, nont certes pas manqu, mais ont le plus souvent pris laforme de paresseux anathmes lancs contre la froideur, labstraction, le caractre totalisateur et systmatique dapprochesinsensibles au particulier. Mais quand l attaque , ou du moins la distance exprime, vient du ct de la philosophie, et, plusprcisment, du plus poticien des philosophes[4], la balayer dun revers de la main savre moins ais. Aussi voudraiton icidisposer les termes de cette disputatio. Quon nattende cependant ni expos doctrinal en bonne et due forme, ni examen endiachronie de deux approches de la littrature : on pourrait certes schmatiquement distinguer trois temps dans la trajectoire

    intellectuelle deGenette[5] un Genette critique ou poticien en acte[6], un Genette thoricien et proprement poticien[7]et un Genette esthticien[8] comme dans celle de Rancire[9] un Rancire poticien du savoir , un Rancire penseurde la littrature et un Rancire penseur de lart et de lesthtique mais ce sont essentiellement Genette 2 et Rancire 2 ,pourraiton dire, qui nous intresseront et que nous confronterons.

    Cette confrontation aura pour fin, en accord avec le projet de ce numro de LHT, de caractriser laventure potique. Mais notredmarche, en cela dcale , peuttre, par rapport la perspective gnrale de la revue, invitera une forme dedcentrement. Que nous fait voir de la potique, ou du moins de sa figure emblmatique, Grard Genette, ladoption de laperspective de Rancire ? Quel visage du poticien se dessine, aux yeux de celui qui suit, pour commencer, la voie duphilosophe ? Lexposition des traits les plus saillants dune pense exigeante et globale de la littrature pourrait, parcomparaison, faire apparatre la potique autrement ou en redfinir les lignes de force : tels seront du moins notre hypothse etnotre pari. On tentera, plus prcisment, dexpliciter les enjeux de la disputatioquant la position et la vise de lanalyste, lacaractrisation du texte littraire, de la Littrature et de son histoire.

    Disputatiodu reste plus virtuelle que relle , les allusions explicites de Rancire la potique de Genette tant extrmementrares : moins ce que Rancire a crit de Genette que ce quil pourrait ou aurait pu en dire. Avant que nous interrogions laconsistance de la caractrisation ainsi produite, lopration mene sera donc double : tendre le point dapplication des analysesde Rancire et faire de Genette, de sa thorie, la rfrence de son discours ; mettre de la sorte en prsence deux positions, deuxpenses de la littrature, pour en manifester les dissemblances clairantes mais aussi, parfois, les proximits caches. Au lecteurde juger de la lgitimit de ce dplacementet de cette disposition dun dialogue virtuel.

    1. PORTRAIT PHILOSOPHIQUE DUPOTICIEN1.|1Philosophie vs bricolage ?

    Il y a des questions que lon nose plus poser. Un minent thoricien de la littrature nous lindiquait rcemment : il faut ne pas craindre leridicule pour intituler aujourdhui un livre : Questce que la littrature ? Et Sartre qui le faisait, en un temps qui nous parat dj si loin duntre, avait eu au moins la sagesse de ne pas rpondre. Car, nous dit Grard Genette, sotte question, point de rponse ; du coup, la vraiesagesse serait peuttre de ne pas la poser [10].

    Cest par ces lignes, voquant indirectement puis directement Genette, que souvreLa Parole muette, ouvrage majeur deRancire consacr la littrature. Renaud Pasquier la bien montr : Rancire crit contre, en rponse ; ses analyses visent unanalyste, des analyses antrieurs, leur ambition est toujours polmique, et rectificatrice[11]. minent thoricien de lalittrature : par cette priphrase lemphase ironique, Genette, figure de la thorie littraire, se voit demble dsign

    Accueil>LHT>L'aventure potique >

    Dossier |dcembre 2012| LHT n10

    L'AVENTURE POTIQUE

    JACQUESDAVIDEBGUYLAMSENTENTE: LEPHILOSOPHE(JACQUESRANCIRE) ETLEPOTICIEN(GRARDGENETTE)

    http://www.fabula.org/lht/10/http://www.fabula.org/http://-/?-http://-/?-http://www.fabula.org/lht/10/http://www.fabula.org/lht/http://www.fabula.org/
  • 7/25/2019 JACQUES-DAVID EBGUY. La Msentente_ Le Philosophe (Jacques Rancire) Et Le Poticien (Grard Genette) (LhT Fa

    2/34

    25/01/2016 La msentente : le philosophe (Jacques Rancire) et le poticien (Grard Genette) (LhT Fabula)

    http://www.fabula.org/lht/10/ebguy.html 2/34

    comme l ennemi prfrentiel de Rancire. sen tenir ce premier extrait, lopposition semble claire entre la philosophiesoucieuse de dfinir des essences, et la potique, plus pragmatique, plus modeste peuttre, qui renonce poser de vainesquestions voues demeurer sans rponse, et sen tient aux analyses concrtes et particulires. La ligne de partage, pourtant, nepasse pas simplement entre la philosophie, spculative, et le relativisme empirique de la potique ou de la thorie de lalittrature. Lisons les lignes que Rancire consacre la sagesse daujourdhui dont il fait de Genette un reprsentant :

    La sagesse daujourdhui allie volontiers la pratique dmystificatrice du savant le tour desprit pascalien qui dnonce en mme temps la duperieet la prtention de ntre point dupe. Elle invalide thoriquement les notions vagues mais elle le s restaure pour lusage pratique. Elle tourne endrision les questions mais elle leur propose quand mme des rponses. Elle nous montre, en dfinitive, que les choses ne peuvent tre plus quece quelles sont, mais aussi que nous ne pouvons moins faire que dy ajouter toujours nos chimres[12].

    Si le philosophe sinterroge sur le concept de littrature et sur le sens quon peut lui donner, le poticien refuse toutdogmatisme, toute qute des essences, tout en recourant, pragmatiquement, des notions provisoires[13]qui lui permettent deconstruire ses objets. Cette approche pascalienne (ni la prtention au vrai, ni lexposition de limmdiat), on pourrait lanommer galement bricolage . Analysant la dmarche de Claude LviStrauss, Derrida soulignait en un sens la dualit mmeque dnonce Rancire : usant par exemple du couple notionnel natureculture, dont il met en vidence les limites heuristiques,lanthropologue conserverait comme instrument ce dont il critique la valeur de vrit[14]. Manire de disjoindre la mthodede la vrit, ou, pour mieux dire, les instruments de la mthode et les significations objectives par elles vises[15], l o,pour le penseur de la dconstruction, ce geste de sparation savrait hautement problmatique un concept peutil tre rduit sa valeur doutil ? Nimpliquetil pas forcment un schme de pense plus gnral ? et rendait trop rapidement quitte dunquestionnement ncessaire. Tel est le bricoleur thorique : utilisant les instruments quil trouve sa disposition autour de lui,essayant de btir un discours cohrent et oprant avec eux, mais sappuyant en dfinitive sur des vidences non interroges, surdes catgories et des dualismes (littrarit / nonlittrarit, ralit objective / investissement subjectif) non travaills oudconstruits. Peuttre estce avec une forme de confort spculatif, denfermement dans une vise descriptive qui tournevolontairement court, que la philosophie, tendant en amont et en aval les termes de son questionnement, visant une forme devrit, veut prendre ses distances.

    1|.2Potique, rhtorique et vrit

    La place accorde la question de la vrit, dans la construction rancirienne et dans la thorie de Genette, renvoie en grandepartie leur faon de dfinir leur objet la Littrature et le discours qui porte sur elle. Si pour Rancire la Littrature, en cequelle soppose aux BellesLettres, nat la fin du XVIIIesicle, cette transformation sprouve aussi dans la manire dinterrogerles textes : la rhtorique se substitue la potique. La fin des normes, des rgles (propres des genres), de la convenance,cruciale, entre langage et sujets reprsents[16], fait advenir un nouveau type de discours, discours potique , ou qui relvedune potique[17]. Sans doute estce au moment de lcriture des Noms de lhistoire, prcisment soustitr Essai de

    potique du savoir[18], que le philosophe a formul le plus clairement la distinction :

    Potique enfin soppose rhtorique. Celleci est lart du discours qui doit produire tel effet spcifique sur tel type dtre parlant en tellecirconstance dtermine. Jappelle potique, linverse, un discours sans position de lgitimit et sans destinataire spcifique, qui suppose quilny a pas seulement un effet produire mais qui implique un rapport une vrit et une vrit qui nait pas de langue propre[19].

    Ainsi, si la rhtorique envisage le discours comme lapplication de rgles visant des effets spcifiques sur le public ou le lectorat,selon un idal defficacit, la potique se pense, au moins implicitement, en fonction dune vrit. Elle est, sur son versantpratique, pourraiton dire, non simple jeu de rgles effets mais exercice dune puissance commune de la langue sous lasupposition dune vrit[20], et sinterroge, sur son versant thorique, sur la nature et le fonctionnement de cet exercice.

    Sarrtant plus particulirement sur la question de la fiction , Rancire fait ultrieurement le dpart entre la fiction de type

    aristotlicien ( la fois imitation et invention), qui se prsente comme un agencement dactions sans lien la vrit, et lafiction non mimtique, ( agencement de signes et dimages[21]) qui est place sous la lgislation de la vrit[22]. Leromantisme serait ainsi, dans cette perspective, le temps de la multiplication des procdures par lesquelles un discours peutnarrativiser son propre rapport la vrit[23], vrit dornavant sans critre, sans fondement systmatique extrieur.

    En dfinissant la potique , alors de lordre du mtalangage, dans une perspective plus strictement disciplinaire, Genette neparat pas se situer dans le mme espace de rflexion que Rancire. Premier exemple dun usage divergent dun terme potique qui tmoigne moins dun dsaccord ou dune mconnaissance que dune msentente , soit, selon Rancire, untype dtermin de situation de parole ; celle o lun des interlocuteurs la fois entend et nentend pas ce que dit lautre[24].Le mme mot dsigne dans deux discours, la fois la mme chose et tout autre chose. En faisant de la potique une thorie desformes littraires, qui appuie cette thorisation sur des catgories empruntes la linguistique et la smiologie, sans douteGenette manquetil doublement, aux yeux de Rancire, la spcificit de la potique.

    Dun ct, le thoricien de la littrature la soustrait la question de la vrit[25]: si la potique du savoir rancirienne est

    tude de procdures littraires , si elle examine un travail sur la langue commune[26], elle ne se limite pas cela et cherche,nous lavons vu, dfinir le mode de vrit auquel se voue tel ou tel discours. De lautre, Genette suture loppositionrhtoriquepotique, en inscrivant explicitement celleci dans la continuit de cellel. Le poticien, lpoque de Figures IIIaumoins, affirme renouer avec une tradition allant dAristote La Harpe, et fait donc du romantisme, privilgiant lindividucrateur, une sorte de parenthse historique, dont il faudrait prsent clore la fortune. Sans entrer dans les dtails de laquestion du rapport entre rhtorique et potique chez Genette, on ne peut qutre frapp par la rcurrence des textes de

    http://-/?-
  • 7/25/2019 JACQUES-DAVID EBGUY. La Msentente_ Le Philosophe (Jacques Rancire) Et Le Poticien (Grard Genette) (LhT Fa

    3/34

    25/01/2016 La msentente : le philosophe (Jacques Rancire) et le poticien (Grard Genette) (LhT Fabula)

    http://www.fabula.org/lht/10/ebguy.html 3/34

    lauteur des Figuresqui mettent en rapport les deux, ou qui pensent la deuxime en rfrence la premire. Ne voitil pas dansla rhtorique lanctre de la smantique et stylistique modernes[27] dont se nourrit prcisment la rflexion potique ? En se reconnaissant comme prcurseur, trs tt, Edgar Poe et sa thorisation des lois de leffet littraire, Genettenatil pas fait du formalisme structuraliste, dcrivant des fonctionnements et des rapports, une actualisation ou une extensiondu cadrage et de la vision rhtoriques ? La Potique ne sera, en un sens, quune nouvelle Rhtorique[28] critil alors. Et, autemps de Figures III, cest une nouvelle rhtorique[29] quil appelle de ses vux. Cest jusquaux beaucoup plus rcentsFiction et dictionet Mtalepse qui pourraient, si lon suit Marc Escola[30], tre lus dans cette perspective : le partage entrergimes de littrarit, dans le premier, lide de la figure comme fiction minimale ou de la fiction comme figure dveloppe,dans le second, proviendraient de la tradition rhtorique. O lon voit, conclut Marc Escola, que la potique de Grard Genetteest sa faon une continuation de la tradition rhtorique par dautres moyens[31].

    La dfinition, plus ancienne, que donne le poticien de la perspective de la rhtorique et de son rapport la littrature Lancienne rhtorique considre la littrature comme un ordre fond sur lambigut des signes, sur lespace exigu maisvertigineux qui souvre entre deux mots de mme sens, deux sens du mme mot : deux langages du mme langage[32] nepourraitelle dailleurs qualifier son propre regard sur le texte littraire, attentif cet espacement , qui vacue la question dela vise du langage, et, audel, de sa vrit ?

    Pour en revenir Rancire, on aurait tort de rapporter un simple tropisme philosophique la manire dont, en rupture donc avectoute la tradition rhtorique, il brandit la question de la vrit : il en irait ici dune forme de fidlit aux crivains, dont lapotique sest prcisment affranchie.

    |1.|3 Thorie et pratique : lcrivain et son uvre

    La deuxime occurrence marquante du nom de Genette dans luvre de Rancire se rencontre dans un passage de La Parolemuetteconsacr Flaubert, portant sur le lien entre sa pratique romanesque et sa conscience dcrivain. Telle est la conclusion laquelle aboutit le philosophe, aprs avoir confront les propositions thoriques de la correspondance de Flaubert et son modedapprhension du rel dans Madame Bovary:

    Lcart couramment invoqu entre sa pratique de romancier et sa conscience dartiste nexiste donc pas. Commentant nagure les moments derverie o semble se figer le rcit flaubertien, Genette parlait de ce renvoi du discours son envers silencieux, qui est pour nous aujourdhui alittrature mme . [] Flaubert faisait, en somme, notre littrature sans le savoir [33].

    Analysant plus prcisment le fameux pisode de la rencontre de Charles et Emma, Rancire crit : Le romancier est icipleinement conscient de ce quil fait, en plongeant dans un mme rgime dindtermination les noncs et les perceptions[34], avant de rpter, un peu plus loin : Le romancier sait ce quil fait, philosophiquement parlant : substituer un ordre un

    autre. Et il sait les moyens quil emploie cette fin, ces dtournements de la syntaxe que Proust et quelques autres ontdnombrs [][35]. Lopposition la manire dont Genette caractrisait pour sa part, dans larticle de Figures IauquelRancire fait rfrence, la perception quavait Flaubert de son propre travail, est nette :

    Ce retournement, ce renvoi du discours son envers silencieux, qui est, pour nous, aujourdhui, la littrature mme, Flaubert a t, bienvidemment, le premier lentreprendre mais cette entreprise fut, de sa part, presque toujours inconsciente ou honteuse. Sa consciencelittraire ntait pas, et ne pouvait pas tre au niveau de son uvre et de son exprience [36].

    Revenant sur ce point dans son Aprspropos au long essai Discours du rcit de Figures III, le poticien formule le mmediagnostic au sujet de Proust, moderne malgr lui[37] comme Flaubert ltait sans le savoir , inconscient du caractrervolutionnaire de son uvre romanesque, incapable dlaborer une thorie sa hauteur. Do la gnralisation de Genette : la conscience esthtique dun artiste, quand il est grand, nest pour ainsi dire jamais au niveau de sa pratique[38].

    Or les analyses de Rancire invitent prcisment interroger cette ide en son temps novatrice mais devenue doxacritique. Lapotique, notamment sur son versant narratologique, assume toutes les consquences de cette dissociation entre lesthtiqueaffiche dun auteur et ses textes : mise distance et minoration de limportance de cette esthtique, refus de prendre appuisur les thorisations indignes . Se perdrait de la sorte, aux yeux de Rancire, la nouveaut de lge esthtique de lart. Notretemps serait en effet celui dune cohrence globale entre pratiques, ides et thories qui dterminent la manire dont elles sontvues et identifies : Les simples pratiques des arts ne se laissent pas sparer des discours qui dfinissent les conditions de leurperception comme pratiques dart[39]. La littrature, dans cette optique, nest pas un ensemble de textes quunifie une sriede critres objectifs, ou lensemble de productions dfinies comme telle par un public, mais un mode historique de visibilitdes uvres de lart dcrire . Or la singularit premire de ce mode de visibilit est quil affirme le lien entre manires de faireet manires de dire[40], quil tablit un continuum entre perception, pense et expression, entre une pratique et une thorie dela littrature[41]: sparer les uns des autres, prtendre saffranchir de la dimension spculative des textes, une certainelecture des uvres les ampute en partie de leur force vive, et mconnat leur nature, en rtablissant des frontires quellesvisent prcisment abolir.

    1.|4Comment parler de la littrature ?

    Le rapport de Rancire aux auteurs et leur travail implique plus globalement une double position par rapport aux uvres et uneremise en cause dun certain type dactivit critique. Si les uvres doivent tre apprhendes avecles affirmations thoriques

    http://-/?-http://-/?-
  • 7/25/2019 JACQUES-DAVID EBGUY. La Msentente_ Le Philosophe (Jacques Rancire) Et Le Poticien (Grard Genette) (LhT Fa

    4/34

    25/01/2016 La msentente : le philosophe (Jacques Rancire) et le poticien (Grard Genette) (LhT Fabula)

    http://www.fabula.org/lht/10/ebguy.html 4/34

    qui les accompagnent, alors le lecteur ne peut occuper une position de surplomb par rapport aux auteurs et aux textes. Est enfait questionn tout discours qui prtendrait ne pas relever de la littrature et pouvoir en venir dire du dehors la signification.

    Le penseur, alors assertif, a trs tt pos :

    Il ny a rien derrire la page crite, pas de double fond qui ncessite le travail dune intelligence autre, celle de l explicateur ; pas de langue dumatre, de langue de la langue dont les mots et les phrases aient pouvoir de dire la raison des mots et des phrases dun texte [42].

    Encore estce l sen prendre essentiellement la dimension hermneutique de lactivit critique dont ne relve pas, proprement parler, laventure potique. Mais Rancire, dans sa mise en garde, nen reste pas l. Lopration critique devient,quand elle nest pas simplement explicative, une opration de catgorisation: il sagit de mettre chaque discours sa place[43],dtablir des frontires entre genres de discours et rduire de la sorte la porte esthtique et spculative des textes. Rancirelance donc ses attaques dans deux directions : contre les postures de matrise, contre les gestes de fixation. Rappelons lamanire dont, diffrents moments de son uvre, Rancire dfinit sa propre activit : la philosophie nest pas un discours sur,mais un discours entre, un discours qui remet en question les partages entre les territoires et les disciplines[44]. La philosophieainsi dfinie cherche nier le partage des comptences[45], partage sur lequel repose des disciplines comme la potique oula narratologie, dotes doutils dont il faut apprendre se servir, prtendant apporter un certain savoir sur les textes, quand laphilosophie, aux yeux de Rancire, est une activit de dligitimation des savoirs.

    La consquence la plus radicale, et sans doute la plus contestable, de cette dnonciation de la vanit, tous les sens du terme,dun mtalangage prenant la littrature pour objet, est la manire dont le philosophe, au moins dans des interventions orales,dnie tout sens, voire toute existence, la critique et la thorie littraires. Si Rancire revendique de ne pas connatre la littrature secondaire[46], cest quil ne reconnait pas , confietil la thoricienne de la littrature qui linterroge, undomaine propre au critique littraire et ses "mthodes". La littrature et linvestigation sur la littrature appartiennent toutle monde[47]. La dvaluation de tout mtadiscours spcialis est strictement ajuste lide de la littrature que dfendRancire :

    [J]e mintresse la littrature non comme discipline mais au contraire comme principe de dclassification des discours. Donc je ne crois pas quil yait de mthode littraire ou de comptence littraire spcifique. Pour moi, la littrature nest pas un art ou un domaine, bien clos sur luimme,demandant des spcialistes pour dgager ses lois et faire apprcier ses uvres. Elle est un rgime historique de lart dcrire qui prcisment secaractrise par labolition des rgles des arts potiques, par le fait quil ny a plus de clture du systme, quil ny a mme plus dopposition entreune raison des fictions et une raison des faits. La littrature dsigne pour moi une ouverture des frontires entre les discours et il ny a pasdexperts de cette ouverture. Limportant cest de dgager de s capacits dlargissement de lexprience quelle porte en e lle. Cela nest l objetdaucune mthode spcifique[48].

    Les raisons de son refus de croire lexigence dune thorie de la littrature[49] sont donc doubles : dune part, la tche quiconsiste dgager les lments du langage littraire participe encore dune volont dun partage des territoires et desactivits ; dautre part, lactivit propre du lecteur, sa subjectivit, constituent luvre non en objet dart mais en monde : sur un monde on ne fait pas de thorie, on fait son propre pome[50].

    Devant le tribunal de la critique rancirienne, la potique genettienne devrait, nen pas douter, plaider coupable. Cettepotique, tout dabord, travaille, comme tout discours des sciences humaines, localiser les uvres, dterminer leur lieu :Genette rappelle, dans son texte autobiographique, Codicille, quil prend en compte, notamment pour valuer une uvre, de saposition dans son champ [], gnrique ou autre[51]. En mme temps, pratiquant la plupart du temps une lecture desuvres ou une thorisation des formes en synchronie, le poticien dfend la ncessit de dfinir les objets avant den tudierlvolution[52]. On ne saurait certes parler, sans autre forme de procs, dune position de surplomb de Genette. Reste que savolont de ne pas adopter les partispris philosophiques ou lesthtique dun crivain, de dcoupler luvre de lide que senfait son auteur, le conduit frquemment aborder les uvres distance et de haut. Comment ne pas tre frapp dailleurs parlallure quont prise de plus en plus frquemment ses ouvrages thoriques, parcours libres et sinueux dun espace littraire en

    expansion constante, manifestations de la souveraine aisance dune conscience de survol[53] ?Mais sans doute estce dans la manire dont Genette, dans son mode dinvestigation du texte littraire, procde par dcoupageet distinction dordre, quil heurte le plus frontalement lincessante volont rancirienne de fragiliser les frontires disciplinaireset de brouiller les contours des objets de pense. ceux qui lui reprochent de navoir envisag dans Figures IIIque la forme desuvres, lexclusion de toute autre dimension du fait littraire, le poticien rplique :

    Je conois assez bien une telle critique : pourquoi me parlezvous des formes, alors que seul le contenu mintresse ? Mais si la question estlgitime, la rponse est trop vidente : chacun soccupe de ce qui le point, et si les formalistes ntaient pas l pour tudier les formes, quivoudrait sen charger leur place ? Il y aura toujours assez de psychologues pour psychologiser, didologues pour idologiser, et de moralistes pournous faire la morale : quon laisse donc les esthtes leur esthtique, et quon nattende pas deux des fruits quils ne peuvent donner [54].

    la distinction de niveaux internes luvre rpond la division des tches accomplir, selon une adquation (vise dun travail rsultat produit) que rvoque justement Rancire, sensible au surgissement de ce qui nest pas attendu. Llaboration de cettepotique en apparence circonscrite, restreinte, rsulterait la fois dune volont pascalienne[55]de clarification intellectuelle(il importe de ne pas confondre les diffrentes oprations menes, vises poursuivies, facults mobilises), dune forme demodestie ontologique (il nest pas de discours unifiant universellement valable) et dun got affirm pour les entreprises desystmatisation taxinomique. Le poticien ne confessetil pas, dans un de ses derniers crits, sa libido classificandiet/ounominandi[56] ?

  • 7/25/2019 JACQUES-DAVID EBGUY. La Msentente_ Le Philosophe (Jacques Rancire) Et Le Poticien (Grard Genette) (LhT Fa

    5/34

    25/01/2016 La msentente : le philosophe (Jacques Rancire) et le poticien (Grard Genette) (LhT Fabula)

    http://www.fabula.org/lht/10/ebguy.html 5/34

    De la diffrence entre les buts et activits du poticienpenseur Grard Genette et ceux du philosophepenseur Jacques Ranciretmoigne particulirement le rapport au langage et leur propre langage des deux auteurs.

    Dune formule, Genette a rsum les choses : un des moteurs de son uvre a t son souhait dy voir clair et [son] refus de sepayer de mots[57]. loge de la clart et de la rationalit qui justifie les inventions terminologiques dont on a si souvent faitgrief au praticien de la narratologie : le jargon technique a en effet cet avantage quen gnral chacun de ses utilisateurs saitet indique quel sens il donne chacun de ses termes[58]. Chasse au flou terminologique, tentative de nettoyage de lasituation verbale (la formule est emprunte Paul Valry), volont de trancher lorsque des opinions sopposent[59]: lesimages utilises placent manifestement Genette dans le camp de ceux qui tracent des frontires, fixent des usages et font dulangage critique et thorique un moyen de matrise dun ensemble de phnomnes dment rpertoris, au rebours de toutetentationpotique(des mots aux significations flottantes) ou mtaphysique(des mots sans rpondant immdiat, vident dans lerel). Rve de ce discours thorique : ajuster strictement, un mot, la ralit quil vise et ce quil voque pour celui qui en use ;la thorie genettienne de la parodie vise ainsi fournir au moins ses usagers un instrument de contrle et de mise au pointqui leur permette, en cas de besoin, de dterminer assez vite quoi ils pensent (ventuellement) lorsquils prononcent ( touthasard) le motparodie[60]. Il sagit, en termes ranciriens, dviter toute msentente, dannuler tout cart. Et sans doute cesouci de dissiper les quivoques, si lgitime premire vue, relveraitil pour le philosophe dune pratique policire (celle quiremet les choses leur place) ou du moins dun courant de pense plus gnral, critiqu plusieurs reprises. Conjurer ladouble menace potique et mtaphysique, nestce pas ce qui caractrise cette rationalit dsenchante qui nous invite revenir des grands mots et des ides nuageuses aux mots exactement dfinis et aux classifications prcises dobjets de pense[61] ? La surprenante dfinition que donne Rancire de la philosophie un travail sur lhomonymie[62] sexplique de lasorte : la pense se dploie dans lespace intercalaire cr par la pluralit des sens, la confusion des mots, elle combat[63]pourrendre aux mots la pluralit de leurs significations, lindtermination fconde de leur sens.Parmi ces mots, videmment, lalittrature, au cur de la msentente voire du diffrend entre la potique genettienne et la pense rancirienne.

    1.|5Du mode dexistence du texte littraire

    Le texte littraire, tel que lanalyse lauteur de La Parole muette, relve de la pense et, dans le mme temps, dun ordre de ralit singulier, quon pourrait dire intermdiaire ou intervallaire.

    lire les analyses quil consacre la littrature, on constate immdiatement que luvre est moins apprhende commestructure, forme ordonne, que comme opration, vnement de pense[64], produisantexposant un ordre du monde,proposant une saisie, en pense, dun temps, dun monde. En se concentrant sur la fonction artistique ou esthtique deluvre littraire et de lart, le poticien sinterdit volontairement lexamen de cette dimension mtaphysique du texte ou, suivre Rancire, de la mtaphysique de la littrature. Mtaphysique, soulignonsle, ne relevant pas dun contenu idel, maisdune ide de la forme et dune vise de luvre littraire. Il nentre pas dans notre propos dvoquer ici, mme grands traits,la manire dont Rancire caractrise par exemple la mtaphysique sur laquelle repose et quexpose le roman flaubertien[65].Soulignons seulement combien, sen tenir aux vocations des formules thoriques les plus connues de Flaubert ou de Proust

    commentant Flaubert, se sparent Genette et Rancire. Analysant, dans Palimpsestes, le style de Flaubert travers lecommentaire quen donne Proust, le premier se situe sur le plan syntaxique et grammatical, mais refuse de parler en termes de vision : La vision flaubertienne, somme toute, nous importe peu, si ce nest titre de mtaphore pour dsigner son style,et le terme mme de vision est peuttre ici la plus lourde prsupposition proustienne[66]. Le second, linverse, sattardelonguement sur la fameuse formule du romancier, dfinissant le style comme une manire absolue de voir les choses , en lessparant de toutes les reprsentations qui sy attachent[67]. Si le premier qualifie Flaubert dcrivain expressionniste ou cubiste[68], parce que sa syntaxe dforme les choses, le second insiste au contraire sur la volont dimpersonnalit delartiste Flaubert, arrachant les choses leur mode ordinaire dapparition et de liaison : Une manire absolue de voir leschoses, ce nest pas la possibilit de placer, selon nimporte quel angle, un verre qui grossisse ou rapetisse, dforme ou colore volont les choses. Cest, au contraire, une manire de les voir telles quelles sont, dans leur absoluit[69]. Quand Genetteconfiant, dans un texte autobiographique, la gne que suscite en lui lusage trop radical de ladjectif absolu ramne le style la manifestation dun point de vue, circonscrit dans lespace et le temps il nest de vision (mme collective) que subjective,et le style est donc forcment (procdeforcment d) une manire toute relative de voir les choses[70][] ; le style est lui

    tout seul une manire relativedefaire voirles choses[71], Rancire entend absolue dans son sens tymologique etexplicite de la sorte lopration flaubertienne : Absolu veut dire dli [] des formes de prsentation des phnomnes etde liaison entre les phnomnes qui dfinissent le monde de la reprsentation [] en bref, [de] tout son rgime de signification[72]. Dans cette perspective, le travail flaubertien sur la langue aboutit remplacer une ide de la nature par une autre et manifester de nouvelles formes dindividuation. Cest donc sur un plan ontologique et spculatif que lexistence de luvreflaubertienne doit dabord tre envisage.

    Ce mode dexistence de la littrature, il est une manire simple de le caractriser. En sautorisant de labsence de propritsformelles intrinsques de la parole littraire, et de son mode de rception, on pourra dfinir lnonc littraire, ou, plusprcisment, lnonc fictionnel comme une assertion feinte : il prend la forme de lassertion mais ne correspond pas sesconditions relles (correspondance avec la ralit, engagement, authenticit). On aura reconnu la position du philosophe JohnSearle, et, plus largement, des analystes qui considrent les noncs littraires comme actes de langage et les dcrivent entermes pragmatiques. ces analystes, Rancire reproche, dans un texte datant des annes 1990 et intitul Linadmissible ,cette manire de considrer la littrature et la fiction partir dune alternative excluante : ou bien il y a des proprits, ou

    bien il ny en a pas , ou bien il y a une dtermination interne, et cest une proprit ; ou bien il y a une dtermination externeet il sagit dun jugement, dune convention, dune suspension convenue de la convention, etc.[73]. Manire de mconnatre,selon le philosophe, la nature singulire de la parole littraire, manire dexclure quil puisse y avoir ce quil appelle uneimproprit propre : une dtermination qui ne serait ni dedans ni dehors, ni une proprit de la chose, ni un caractre dejugement sur la chose. Il y a un type dexistence qui est refus : celui qui circulerait entre le dedans et le dehors, entre lacorporit et labsence de corps[74]. Ce type dexistence est proprement celui de la lettre, au corps flottant. La lettreintroduit du trouble entreles corps, lintrieur des corps, spare le je celui de lcrivain, celui du lecteur de luimme, et

    http://-/?-
  • 7/25/2019 JACQUES-DAVID EBGUY. La Msentente_ Le Philosophe (Jacques Rancire) Et Le Poticien (Grard Genette) (LhT Fa

    6/34

    25/01/2016 La msentente : le philosophe (Jacques Rancire) et le poticien (Grard Genette) (LhT Fabula)

    http://www.fabula.org/lht/10/ebguy.html 6/34

    fait de la littrature une exprience de dsappropriation, ou, selon une mtaphore bien connue, de linhabiter . Plusgnralement, et lon toucherait l une des dimensions politiques du texte littraire, la littrature apparat comme uneexprience du dissensus, qui vient dranger le bel ordonnancement il ny a que des entits relles, concrtes et chacunedentre elles a sa place que promeut ou propose le consensus social. Do la belle dfinition que produit Rancire du faitlittraire comme mode suspensif de la parole en appelant suspensive, en gnral, une existence qui na pas de place dansune rpartition des proprits et des corps[75]. La littrature relverait donc dune forme de spectralit que dnient tous lespartages du sensible positivistes. la logique rigoureuse de la philosophie analytique, son principe de discernement, ne pourraitcorrespondre la littrature, ce mode de discours qui dfait les situations de partage entre la ralit et la fiction, le potique etle prosaque, le propre et limpropre[76]. Hros paradoxal de cet aspect du fait littraire : le Don Quichotte de Cervants. Loindtre la victime de ses illusions, lillustration des dangers de la confusion entre ralit et fiction, le chevalier la triste figurerefuserait que la littrature soit assigne une sphre de jeu, o, par convention, sont suspendues les lois du monde[77]. DonQuichotte donnerait son corps pour attester publiquement la vie et la vritdes livres dont se tisse le fil de nos existences.Analyse surprenante bien des gards, certes, mais qui, indiscutablement, fait le dpart entre deux manires de concevoir lanature de la littrature.

    Or si lon se tourne vers les textes du poticien, on constate aisment que la rfrence tout aussi frquente Don Quichotte nya pas le mme sens. Lpisode de Matre Pierre galement mobilis (autre exemple de msentente en un sens) est lu commela reprsentation dun acte de fiction qui choue car son destinataire na pas peru sa fictionnalit[78]. Et si Genetteexamine avec beaucoup plus de prcision que Rancire les thories de Searle et formule de nombreuses objections saconceptualisation, il en admet du moins la perspective pragmatique et demeure dans le mme paradigme de pense. Acceptantlidentification des noncs fictionnels des assertions feintes , lauteur des Figuresva jusqu reprendre son compte, ennote, lobjection formule par Joseph Margolis lusage par Searle du mot crer propos des personnages de fiction : on nepeut pas dire la fois que les tres de fiction nexistent pas et que lauteur les cre, car on ne peut crer que de lexistant[79]. Manire de redoubler en quelque sorte la rigueur ou le rigorisme searlien qui nous entrane bien loin de toute ide de

    corps suspendu, dexistence htronome et divise. La question du personnage permet dailleurs de mettre pleinement enlumire la nature des oppositions, qui renvoient dabord des positions de lecture diffrentes. Au philosophe sensible auxcratures fictionnelles, existences inexistantes[80], aux expriences sensibles quelles expriment, aux chos quellesveillent chez le lecteur, au jeu qui sinstaure entre crivains et trajectoires des personnages, rpond la ferme mise au point dupoticien pour qui le personnage nest quun objet, ou unpseudoobjet, entirement constitu, comme tous les objets defiction, par le discours qui prtend le dcrire et rapporter ses actions, ses penses et ses paroles. Raison de plus, sans doute,pour sintresser davantage au discours constituant qu lobjet constitu, ce vivant sans entrailles qui nest ici [] quun effetde texte[81].

    En ce point, de nouveau, saffirme le diffrend : sintresser au discours constituant, tout au long de laventure potique, adabord consist sintresser auxpropritsdu discours littraire. linverse, affirmer lexistence suspensive de ltrelittraire revient invalider par avance tout effort pour dgager un propre de la littrature. Audel des uvresparticulires, cest pourtant bien le propre de la littrature ou du moins les lois du discours littraire qua voulu saisir la potiquecomme discipline[82]. Rappelons la fameuse formule lance par Roman Jakobson ds 1919 pour dfinir lobjet de la science

    littraire : moins la littrature que la littrarit ( litterarurnost) cestdire la proprit abstraite, ou ensemble deproprits qui ferait de la littrature un domaine autonome et distinct, qui signifieraitla littrature. Si les positions de GrardGenette tmoignent sur ce point dune absence de dogmatisme, dune souplesse de lecture[83]et dun refus de tout totalitarisme thorique[84]qui le distinguent de certains poticiens, la recherche de la littrarit a bien t au cur de sarecherche. Fiction et dictionse prsente ainsi comme un effort pour dgager des critres de la littrarit, alors dfinie comme aspect esthtique de la pratique littraire[85]. Nous nexposerons pas ici le patient et rigoureux travail dfinitoire deGenette, distinguant critres thmatiques et rhmatiques , littrarit constitutive et conditionnelle . Retenons quilsagit, pour le poticien, de dterminer ce qui fait dun message verbal, un objet esthtique, distinct dautres messages : par ola potique, la prcision est dimportance, nest pas seulement une discipline mais aussi une doctrine ou en tout cas une hypothse[86]. Non pas simplement dcrire ce qui est, mais avancer une (hypo)thse dexistence, qui implique une approchesingulire du texte littraire. On conoit sans peine qu cette hypothse et la recherche de critres et de traits distinctifs quien dcoule, le philosophe, refusant toute assignation didentit et pensant lcriture comme une force htronomique debrouillage, oppose une fin de nonrecevoir :

    Lge structuraliste a voulu fonder la littrature sur une proprit spcifique, un usage propre de la lcriture quil a nomm littrarit . Maislcriture est tout autre chose quun langage rendu la puret de sa matrialit signifiante. Lcriture signifie linverse de tout propre du langage,elle signifie le rgne de limproprit[87].

    Voyant dans la littrature un exercice singulier de la puissance de la langue commune, Rancire qualifie de vide , une notionqui prtendrait isoler une proprit du langage spcifique confrant des textes le statut de textes littraires[88]. Si lalittrature, loin dtre une entit anhistorique, est ne de leffondrement du systme hirarchique des BellesLettres, si sonmouvement constant a t de conqurir un domaine de plus en plus large de lexprience, deffacer ou de dplacer les frontiresentre les mots et les choses, le langage et la vie, alors toute recherche dun propre (formel, linguistique ou sociohistorique) estune tche voue lchec.

    Curieusement, Rancire oppose cette notion introuvable , une autre conception de la littrarit . Une msentente , de

    nouveau, se prsente. Chez Rancire comme chez Genette lusage du concept de littrarit permet de dpasser, dexcderune approche immanente du fait littraire (dcrire les formes dun discours). Mais chez lauteur de La Parole muette, ledpassement renvoie une dfinition plus large et plus principielle pourraiton dire, de la littrarit. partir dunerelecture, qui en inverse laxiologie, de la rflexion platonicienne sur lcriture, le philosophe place la littrarit sous le signe delexcs. Excs des mots par rapport aux choses, par rapport celui qui les met, par rapport celui qui les reoit.

  • 7/25/2019 JACQUES-DAVID EBGUY. La Msentente_ Le Philosophe (Jacques Rancire) Et Le Poticien (Grard Genette) (LhT Fa

    7/34

    25/01/2016 La msentente : le philosophe (Jacques Rancire) et le poticien (Grard Genette) (LhT Fabula)

    http://www.fabula.org/lht/10/ebguy.html 7/34

    Si lon veut donc nommer littrarit le statut du langage qui rend la littrature possible, il faut lentendre loppos de la visionstructuraliste : [non comme] proprit spcifique au langage littraire [mais comme] la radicale dmocratie de la lettre dont chacun peut semparer[89].

    La lettre, orpheline, anarchisteau sens tymologique du terme, puisque sans origine dfinissable qui en soutienne le sens, court,de del, sans proprits dtermines, sans destinataires pralablement fixs. Cette disponibilit, cette manire de soffrir tous, de dire sans dire, explique son pouvoir de dtourner les hommes de leur destination, de les arracher leur place. Danscette optique, cest lexamen de ce qui fait quil y a de la littrature, et de ce quefaitla littrature amont et aval de luvre[90] qui permet datteindre la nature de la littrarit [91]. En rester la considration de la ralit matrielle de luvre[92]serait sexposer ne pas penser ce drglement du rapport socialement produit entre lordre des mots et lordre des corps[93], reviendrait ne pas saisir que la littrature vit de cette production excessive de mots et de significations non voulues, nonattendues. En dautres termes, linsuffisance de la thorisation potique tiendrait son refus de situer lcriture et son modedexistence dans un partage du sensible plus vaste[94].

    partir de l, on mesure aisment la distance avec laquelle seront envisages les tentatives de Genette pour fonder une essencedu littraire ou du moins pour dfinir la nature intrinsque de la littrarit. En dpit de la diversit des sujets, textes etquestions abords dans Fiction et diction, le poticien y articule bien, en effet, une conception unifie de la littrarit autour dela notion centrale dintransitivit. Si lnonc de fiction, ou, audel, le texte de fiction, relve de lassertion feinte, il ne serapporte aucun objet du monde[95], na pas de rfrent : il y a alors intransitivit par vacance thmatique ; si le texte dediction est celui dont la signification [est] insparable de sa forme verbale[96], alors la saisie du sens par le lecteur, quisenferme dans la scrutation de la forme, est problmatique : il y a alors intransitivit par opacit rhmatique[97]. Dans lesdeux cas, lautonomie du texte, ce par quoi tout la fois il se prsente, fait univers et se drobe lapprhension, le constitue

    en objet esthtique pour le lecteur.

    Le trait commun [] tient un trouble de la transparence du discours : dans un cas (fiction),parce queson objet est plus ou moins explicitementpos comme inexistant ; dans lautre (diction),pour peu que cet objet soit tenu pour moins important que les proprits intrinsques de ce discoursluimme[98].

    Une fois encore, le philosophe oppose une fin de nonrecevoir la volont dassimiler littrature et usage intransitif de la langue.Mallarm, figure emblmatique de la modernit littraire, rig en hros de la littrature intransitive, est ainsi relu autrement,selon une approche qui rend sensible, dabord, aux rencontres qui soprent avec dautres formes artistiques (dessin, thtre,mime, danse) : Quand le pote ne raconte plus une histoire ou ses propres sentiments, ce quil explore ce nest paslintransitivit du langage, mais lespace plastique de lcriture[99]. Lide dintransitivit, plus prcisment, est congdiepour une triple raison. Raison empirique dabord et presque immdiate : Les notions de transitif et dintransitif ne dsignent

    aucune diffrence relle[100]. Aucune marque stylistique, formelle, syntaxique claire et univoque ne permet de distinguer untexte intransitif dun texte transitif, disoler une littrature pure . Le concept dintransitivit nest au fond pas opratoire. Dune certaine faon, la littrature dit toujours quelque chose. Simplement elle le dit sur des modes qui sont dcals parrapport une certaine ide standard du message[101]. Dun point de vue plus thorique cette fois, il appert, selon Rancire,que la notion dintransitivit nest pas celle qui permet proprement de penser la modernit littraire. Elle reposerait en effetsur une fausse ide de la reprsentation et de sa contestation. La littrature moderne nest pas celle du refus du rapport aurel, du refus de la ressemblance, mais bien plutt celle qui rvoque le systme de la reprsentation, lide quexiste un lienncessaire entre des sujets, des figures et un type dexpression. Lide dintransitivit nest aux yeux du philosophe quuneconsquence de lindiffrence au sujet caractristique de la littrature moderne . Cest parce que tout peut tre en droitracont ou reprsent, que tous les sujets ont la mme dignit (lide se retrouve videmment chez Flaubert), quune certainelittrature peut donner limpression de navoir pas de sujet et dtre un pur jeu de langage[102]. La modification de lespace etdes formes de la reprsentation fait en dfinitive du langage littraire, non une pure combinaison de signifiants, mais lapossibilit tout la fois dune suspension du sens et dune multiplication anarchique des significations. Do laffirmation a priorisurprenante de Rancire, commentant Mallarm, selon laquelle lintransitivit est en fait propre aux textes anciens voire

    antiques :

    [L]e propre de lentreprise de Mallarm, de ce quelle accomplit ou manque sous le nom de littrature, ce nest pas le choix de lintransitivit : letexte referm sur soi, enfermant son sens ou son absence de sens dans la clture de ses mots, par opposition au langage instrumental de lacommunication. L intransitivit nest pas le statut moderne de luvre. Cest au contraire son paradis perdu. Cest la statue grecque quienfermait sans reste dans sa forme lide de son dieu. La littrature commence quand cette unit de la matire et de ce quelle dit estperdue, quand il faut la recrer et en faire la preuve. [] Le propre de la littrature est de devoir en dire plus quelle ne dit, plus quen peut direaucun discours man de quelque bouche [103].

    Ce faisant, la littrature tablit avec ce quon pourrait appeler son dehors un rapport quune approche strictement linguistiquene suffit pas puiser. voquer, comme Genette, propos du texte de fiction une pseudorfrence , une dnotation sansdnot[104], nestce pas rester prisonnier du paradigme du signe ? Nestce pas accorder une place centrale la question dela vise rfrentielle, du rapport au rfrent ? Pourtant

    quand on a dit que le son ne ressemblait pas au sens ni la phrase aucun objet du monde, on na encore ferm que les plus visibles des portes parlesquelles les mots peuvent sortir vers ce qui nest pas eux. Les moins essentielles aussi. Car ce nest pas en dcrivant que les mots accomplissentleur puissance : cest en nommant, en appelant, en commandant, en intriguant, en sduisant quils tranchent dans la naturalit des existences,mettent des humains en route, les sparent et les unissent en communauts[105].

  • 7/25/2019 JACQUES-DAVID EBGUY. La Msentente_ Le Philosophe (Jacques Rancire) Et Le Poticien (Grard Genette) (LhT Fa

    8/34

    25/01/2016 La msentente : le philosophe (Jacques Rancire) et le poticien (Grard Genette) (LhT Fabula)

    http://www.fabula.org/lht/10/ebguy.html 8/34

    Le dualisme limitatif de Genette dun ct une reprsentation, un signe, de lautre le rel, le monde que llment langagierdsigne (usage rfrentiel du langage) ou rduit nant ferait limpasse sur les multiples modes par lesquels une uvre entreen relation avec ou prend en charge un rel. Serait manqu le processus au terme duquel un texte constitue un ordre du monde,qui modifie notre perception et notre comprhension du sensible. Si Genette reconnat bien au texte fictionnel un effetperlocutoire, cest uniquement celui de produire une uvre de fiction[106]. Lauteur de La Chair des mots, linverse,insiste sur ce pouvoir de la fiction de reconfigurer[107]le sensible, de modifier les rapports qui existent entre des expriencessensibles et des significations[108]. Il y a un faire propre la littrature. Un texte propose un autre agencement dusensible, dplace les frontires de ce qui peut se voir, se dire et sentendre, et, par l, modifie lordonnancement du rel. Cestcet agir littraire ou esthtique qui peut donner un sens politique aux constructions littraires ou fictionnelles[109].

    Lopposition entre la perspective de Genette et celle de Rancire semble donc claire : dun ct une thorie, formaliste, dulangage, de lautre une pense, politique, du partage du sensible ; dun ct lide dune criture spare aux propritsdescriptibles, de lautre celle dune critureacte qui reconfigure le sensible commun. Or cette diffrence dans lapprhension dufait littraire tient aussi une manire diffrente de se rapporter lhistoricit de la littrature.

    1.|6Entre essentialisme et modernisme

    Mme si la rflexion de Jacques Rancire, nous lavons signal, na gure crois ou port sur laventure potique, sans doute ladouble critique quil adresse aux thorisations de la littrature, et plus particulirement leur rapport lHistoire, pourraitelleaussi la concerner. Sont tantt pingls le dni de lHistoire, tantt la conception de lHistoire, le rgime dhistoricit surlesquels sappuie ltude de la littrature. Or ces deux lacunes semblent se retrouver en la thorie littraire, lorsquelle est(rarement) voque par le philosophe :

    [S]i la thorie littraire a eu le mrite de tirer lobjet littrature de sa pseudovidence, elle la lanc dans le balancement indfini entre unessentialisme qui ternise la littrature partir de proprits linguistiques introuvables (lintransitivit) et un historicisme qui opre une connexiongalement introuvable entre lartistique et le politique partir de notions tautologiques comme la modernit [] [110].

    Le combat doit donc tre men sur un double front. Contre un certain historicisme dabord, prisonnier dune vision tlologiqueet univoque de lHistoire et de lHistoire littraire. Vision prsent bien tablie dune littrature se dirigeant progressivementvers son essence, abandonnant peu peu tout souci reprsentatif ou narratif pour devenir pur langage. Jai cherch dfaire lenud du purisme de la sparation une conception unilinaire et destinale du temps[111], crit Rancire, sensible ce qui,de la littrature, contrevient ce modle simpliste de la rupture radicale et sans retour. Non seulement aucune ncessithistorique ne conduit la littrature vers sa propre vrit, mais de surcrot la ralit de son volution et de sa productioncomplique cette image et le jeu doppositions (intransitivit vstransitivit ; prsentation vsreprsentation ; indicible vs

    figuration[112]) sur lequel elle repose. Do, aux yeux du philosophe, labsence de consistance du concept de modernit[113], occultant lhistoricit propre lart et la littrature. adopter le partipris moderniste, on court galement le risquede passer ct de ce qui sest proprement accompli au XIXesicle, de ce qua signifi la ruine de la reprsentation sur laquelletout le monde semble saccorder :

    Le saut hors de la mimesis nest en rien le refus de la figuration. Et son mouvement inaugural sest souvent appel ralisme, lequel ne signifieaucunement la valorisation de la ressemblance mais la destruction des cadres dans lesquels elle fonctionnait. Ainsi le ralisme romanesque estdabord le renversement des hirarchies de la reprsentation (le primat du narratif sur le descriptif ou la hirarchie des sujets) et ladoption dunmode de focalisation fragment ou rapproch qui impose la prsence brute au dtriment des enchanements rationnels de lhistoire [114].

    On mesure combien Rancire, en plaant Balzac et Stendhal, auxquels il est ici fait allusion, du ct de la modernit en marche,prend rebroussepoil une vision de lHistoire du roman dont poticiens, thoriciens et critiques semblent vouloir en chaque

    occasion vrifier la validit (Balzac du ct du roman traditionnel, Flaubert du ct du roman moderne parce que tout entier austyle et la forme attach). Plus encore, ladoption du paradigme moderniste lart sautonomisant de la reprsentation etnexistant que de lexploitation des ressources de son medium spcifique[115] induit, sur le plan critique, une lecturebiaise des uvres. Lexemple de Flaubert, capital chez Rancire comme chez Genette, cristallise les oppositions et rvle lesinflexions des analyses. Genette qui, dans son article fameux de Figures I, intitul : Silences de Flaubert , attire lattentionsur les moments de silence dans les romans de Flaubert, sur lenvahissement du rcit par la description, sur la destruction de lareprsentation et le triomphe dune absence minemment moderne, Rancire oppose une lecture sensible la dualit delopration flaubertienne. Certes, lcriture de Flaubert est une criture de la dliaison ; certes, un roman comme MadameBovaryprsente des images , des scnes visuelles (lexemple privilgi par Rancire est celui de la scne de rencontre entreCharles et Emma) qui semblent interrompre la narration ; certes laccent est alors mis sur des affects, des sensationsmicroscopiques, parses, qui dfont les sentiments, les identits, les individualits que le roman a par ailleurs constitus. Mais,ltablissement dun nouvel ordre du monde (produit par le recours au discours indirect libre, lusage de limparfait, lasuppression des marques de la subordination.) en passe prcisment par un travail darticulation, de combinaison des rgimesdcriture qui en manifestent au final linterdpendance voire lindiscernabilit. Retenons des diffrentes versions[116]proposes de cette description de la coexistence de logiques dans le roman flaubertien, que luvre moderne construit uneintrigue partir de moments de suspension de sens, dexposition dun pur sensible : elle est linclusion dune vrit esthtique,dune vrit du sensible pur, du sensible htrogne dans une potique aristotlicienne[117]. Pour tenir , pour consister,luvre (Madame Bovary[118]exemplairement) doit relier par le mouvement continu de la phrase musicale, les piphaniessensibles, les atomes de sensation exposs dans les pauses descriptives. Les moments de silence constituent la texture mme des sentiments et des vnements qui arrivent aux personnages, produisant de la sorte une impression dunit et

    http://-/?-
  • 7/25/2019 JACQUES-DAVID EBGUY. La Msentente_ Le Philosophe (Jacques Rancire) Et Le Poticien (Grard Genette) (LhT Fa

    9/34

    25/01/2016 La msentente : le philosophe (Jacques Rancire) et le poticien (Grard Genette) (LhT Fabula)

    http://www.fabula.org/lht/10/ebguy.html 9/34

    dhomognit : do limpossibilit de faire simplement de Flaubert le hraut de la modernit, de distinguer un avant et unaprs Flaubert.

    Sans doute Genette nestil pas le plus dogmatique des dfenseurs de lidologie moderniste dont il donne un parfait rsum dansFigures V, propos de son thoricien le plus clbre, Clement Greenberg, parlant dun processus dautopurification[119] delart :

    Avec Kandinsky et Mondrian, la peinture cessait dtre au service dune mimsiset passait dune fonction reprsentative une fonctionseulement prsentative , mais elle ne faisait de la sorte que smanciper, et donc saccomplir glorieusement en se recentrant, comme leproclamera peu prs Clement Greenberg, sur son essence ce qui suppose que lessence dun art consiste dans ses moyens plutt que dans sa

    fin. Cette supposition na rien dabsurde, si lon considre que les moyens dun art [] lui sont plus spcifiques que sa fin [120].

    Et Genette de noter justement, avec Rancire, que ce trac dun partage radical entre une pratique traditionnelle, encorereprsentative, et une pratique moderne, antireprsentative, se retrouve dans un discours rcurrent sur la littrature :

    [L]on sait comment cette aspiration se manifeste, ou du moins se proclame en littrature dans lopposition (chez Mallarm, Valry, Sartre,Jakobson, et autres) entre discours ordinaire et langage potique ou, de faon peuttre moins utopique, dans lide quun texte potique estessentiellement intraduisible , dans une autre langue ou par un autre texte : la confusion pose par Souriau entre uvre et objet rpondici lindissolubilit du son et du sens , qui fait selon Valry la valeur dun pome [121].

    Conscient des excs simplificateurs de ces proclamations et de ces sparations, le poticien marque ensuite, plusieurs reprises,

    sa distance par rapport un tel schma. La distinction, sans tre imaginaire, est fragile ; lexistence ventuelle dune fonctionesthtique ne rduit pas nant les autres fonctions de luvre ; la gnralisation en de telles matires est si malaise que leplus sage est de sen tenir une position plus relativiste. Reste que Genette, notamment dans ses premiers crits, semble encoreprisonnier de cette doxa. Il nest qu se rfrer lhistoire du rcit, au parti pris minemment moderniste, quil dessine la finde son texte Frontire du rcit :

    Tout se passe comme si la littrature avait puis ou dbord les ressources de son mode reprsentatif, et voulait se replier sur le murmureindfini de son propre discours. Peuttre le roman, aprs la posie, vatil sortir dfinitivement de lge de la reprsentation. Peuttre le rcit,dans la singularit ngative que lon vient de lui reconnatre, estil dj pour nous, comme lart pour Hegel, une chose du pass, quil faut noushter de considrer dans son retrait, avant quelle nait compltement dsert notre horizon[122].

    Prs de quinze ans plus tard, Genette, plus nuanc, affirme cependant toujours se sentir proche de la conception moderniste de lHistoire et valoriser le scriptible[123]. Mais une fois encore cest le cas Flaubert qui cristallise les oppositions et situeGenette dans le moment thorique dont Rancire veut marquer les limites. Dans son introduction au volume Travail deFlaubert , se retrouvent en effet toutes les composantes de la doxamoderniste. La littrature y est dcrite, avec Blanchot,comme allant vers son essence qui est la disparition . Le mouvement de luvre serait celui dun effacement progressif de cequi relve dune forme dextriorit (la dramatisation, la tyrannie du narratif[124] laquelle se soumet le romantraditionnel, les personnages) pour atteindre la puret de lintriorit vide, la parole silencieuse, qui ne dit rien que le rien[125]. Le style, dtruisant la syntaxe et le sens, sexhibe comme articulation sans objet[126]. Et lanalyse de la fin deBouvard et Pcuchet, souvent commente par Rancire, reprend sous une forme condense tous les principes dune vision et dunmode dhistoricisation de la littrature dats et, au fond, peu clairants :

    Ici, donc, la littrature, aprs stre mancipe de tout ce qui la nourrissait jusquel, dcouvre son essence ultime, qui est de ne plus rienraconter, de ne plus rien reprsenter , mais de se livrer indfiniment ce mouvement circulaire qui figure la fois son impossibilit, etlimpossibilit dy renoncer[127].

    Au vrai, cette glorification du moderne, du nonfiguratif, cette vocation dune littrature ncrivant que le silence, sont loindtre le tout du discours de Grard Genette sur la littrature. Sans tre un hapax, le texte consacr Flaubert, en sa formeextrme, pose un des deux ples entre lesquels le poticien balance. Une historicisation tlologiquement orientedun ct(dominante dans les annes 1960), une approche presque dshistoricise ou anhistoriquede systmes de formes (davantage miseen uvre partir des annes 1970), de lautre. En voquant Britannicuscomme uvre littraire dans Fiction et diction, lauteurdes Figuresparat ainsi dfendre une conception intemporelle de la littrature, toujoursdj dfinie, toujoursdj l. Dans sesanalyses de la transtextualit, du rcit, le poticien sinstalle dans la tranquille ternit dune pratique la littrature : jadmets en effet lexistence, au moins relative, de constantes anhistoriques, ou plutt transhistoriques, non seulement duct des modes dnonciation, mais aussi de quelques catgories thmatiques [][128]. Genette ne dfinitil pas la potique,par opposition l histoire littraire , comme l analyse des traits (plus ou moins) permanents du fait littraire[129] ?Manire de nier lmergence du rgime esthtique de lart qui sest produite selon Jacques Rancire au tournant des XVIIIeet XIXe

    sicles et a conduit la naissance de la littrature. Ce dni de la rvolution esthtique expose du coup Genette un double

    reproche . Le dficit est thorique dabord, puisquen ne tenant pas compte du travail de thorisation des auteurs,notamment romantiques, du XIXesicle, la potique ne pense pas la naissance et les fondements de lide de littrature. Le risqueest critique ensuite, puisqu continuer raisonner selon les principes du rgime reprsentatif propos dune littrature quirelve dune autre logique, penser en termes de genres l o il nest plus possible de le faire, pratiquer la potique, enmobilisant les catgories aristotliciennes[130], comme on la pratiquait avant la rvolution esthtique, Genette propose unelecture forcment partielle et lacunaire des grandes uvres de la littrature, entendue comme mergence historique dun

  • 7/25/2019 JACQUES-DAVID EBGUY. La Msentente_ Le Philosophe (Jacques Rancire) Et Le Poticien (Grard Genette) (LhT Fa

    10/34

    25/01/2016 La msentente : le philosophe (Jacques Rancire) et le poticien (Grard Genette) (LhT Fabula)

    http://www.fabula.org/lht/10/ebguy.html 10/34

    mode de textualit et de rationalit[131]. Dans la perspective la fois conceptuelle et normative du philosophe, la potiquede Genette participerait sans doute de ces tentatives, thoriques ou littraires , mais relevant toujours dune formedaveuglement volontaire, de mise en continuit de la potique reprsentative et de la potique expressive de constitutiondune histoire neutralise de la littrature [132]. Lenjambement dune rupture dont tmoigne pourtant labandon du systmedes BellesLettres et de la reprsentation, peut permettre galement de nouer ensemble[133]le refus de lhistoricit et laperspective tlologique[134]: la littrature, ou lart, existant de toute ternit, ne deviennent ce quils sont quau termedune histoire oriente. Du point de vue du philosophe, cette conception apparat avant tout comme le symptme dune ide dela littrature ampute ou dune absence dide de la littrature.

    1.|7La contradiction annule

    Voil que nous touchons lessentiel : lide de littrature sur laquelle repose la rflexion de Rancire. Cest elle qui donne sens son intervention dans le champ des tudes littraires et justifie notre projet mme : caractriser la potique genettienne enadoptant la logique rancirienne. Cest depuis cette ide, pourraiton dire, que peut tre vritablement situ le rapport deGenette au texte littraire. Linvestigation du philosophe ne consiste pas, rappelonsle, fixer la nature de la littrature en uneessence. Le concept de littrature est celui dune perptuelle improprit dont la clture est inconsistante [135].Cest plutt que lide de littrature, comme nom dune potique contradictoire[136], dfinit en quelque sorte la conditiondexistence des uvres, ce qui la fois dtermine leur aspect et leur ouvre un espace de jeu[137]. Rancire a donn plusieursversions de cette contradiction constitutive de la littrature. Sans doute La Parole muettelnoncetelle sous la forme la plusclaire et la plus extensive. Deux principes dfinissent lmergence de la littrature : le principe dindiffrence aucun rapport dencessit ou dajustement ne peut tre tabli entre le texte, son style, son registre et le sujet, les personnages, luniversvoqus ; le principe de poticit : la littrature est un mode du langage reposant sur un ddoublement par quoi toute chosepeut devenir langage[138]. Il y a donc la fois indiffrence au sujet et attention la poticit des choses. Autre manire de

    dire cette contradiction, galement constitutive de lcriture et de son rapport aux tats des choses : lcriture littraire est la fois une parole muette, sans origine ni destination dtermines, une parole orpheline de tout corps qui la conduise et quilatteste[139], et un chiffre, un hiroglyphe dont le corps porte la signification. Entre incarnation et dsincorporation, entreindiffrence et diffrenciation, vit la littrature. Bien quanalytique, la perspective de Rancire ne laisse pas de se fairevaluative, voire normative : sont valoriss les textes qui font uvre de la contradiction (exemplairement les romans de Proust),sont mises distance les dmarches qui privilgient lun des termes de la contradiction (la posie surraliste par exemple) oufont limpasse sur elle.

    La diffrence, a priori gnrique, entre le roman et le conte ou la nouvelle, pourrait par exemple tre entendue en ces termes.Questce que le conte ou la nouvelle, pour un philosophe comme Deleuze[140]ou un crivain comme Borges ? Ou plutt,pourquoi, chez ces auteurs, cette attention et cette valorisation de certains types de narration ? Formes brves, concentres surlessentiel, exhibant la matrise artistique de lcrivain fabulateur (James, Conrad, Bioy Casars notamment), fabricant defictions, le conte ou la nouvelle tmoignent de la puissance de lesprit, du principe de poticit, de ddoublement salvateur dulangage. Mais du coup, cest le principe dindiffrence qui est tenu distance, puisque lart de lcrivain consiste alors prendrepour sujet, sur un mode allgorique, le principe mme de conception de son uvre : la ncessit de chaque lment, le secretqui constitue toute ralit, la marche vers une rsolution qui laisse les personnages dans lobscurit[141]. La substitution desformules et des figures du conte aux lourdeurs de lappareillage romanesque dirait le rve de se dbarrasser des tensions propres la littrature. Celleci deviendrait homogne la loi de la fabulation, cestdire la loi de lesprit[142]. Mme si la potique artificialiste[143] de Poe ne relve pas tout fait du mme paradigme que celui de la littrature exalte parDeleuze, on y retrouve lide dune fiction comme spare des embarras du rel, jouissant de son ordonnancement impeccable,du jeu de lcriture avec ellemme et des effets de surprise suscits chez le lecteur[144]. Rancire dresse ainsi une forme degnalogie, ou dessine une ligne Sterne, Fielding, le romantisme allemand, Poe, Joyce, Borges[145] dcrivains vrifiantcette potique ou cette thologie de la souverainet de la littrature et de lauteur. Par opposition et loin de lenchantement dumonde de la fabulation ou du conte, le faux genre le genre non gnrique[146] du roman, fait voir que lcriture est lafois qute vaine dun corps, parole errante, impossible plnitude et effort permanent de sarracher la matrialit plate de laprose du monde. Tel est du moins, aux yeux de Rancire, le nud du problme[147] que ne veulent pas voir les clbrationsdune criture ou dune littrature heureuses .

    Nul hasard ce quun auteur comme Borges sen prenne au roman raliste, coupable de rester fidle au principe dindiffrence, cette possibilit pour la prose romanesque de prendre en charge la prose du monde et ce quelle recle dinsignifiance. Unarticle essentiel, Borges et le mal franais du dernier grand livre de Rancire sur la littrature, Politique de la littrature,explicite les raisons de cette critique : trop soucieux des choses, des dtails, dun ct, des mots, du style, de lautre, leralisme sacrifierait ce qui doit tre le cur de la littrature : linvention de la fable et la disposition harmonieuse de sonnud et de son dnouement[148]. La prsentation que donne Rancire du conte selon Borges systmatise ses analysesantrieures et mrite dtre cite :

    [Il] est le pouvoir de combinaison, le pouvoir de la pure cration, dbarrasse des pesanteurs du rel et de la psychologie. Le conte est le rsultatdune volont calculatrice. Celleci slectionne le sujet qui permet une optimalisation des effets, lencontre de la prolixit des dtails vcus etdes motivations psychologiques incertaines qui caractrise la forme romanesque. Le conte est ainsi le triomphe de lartifice sur limprobableralisme du roman. Ce triomphe de lartifice correspond un aristotlisme radicalis[149].

    Au centre des rcits valoriss par Borges, un argument narratif qui consiste toujours, en dernire analyse, dmontrer lespouvoirs et la libert dune fiction qui se prend ellemme pour sujet.

    La pense de Genette ne saurait certes tre assimile compltement cette ide de la littrature[150]. Les griefs de Borgescontre un type de roman, sa conception de la forme et de la narration, plus largement, ne sont cependant pas sans faire penser

    http://-/?-
  • 7/25/2019 JACQUES-DAVID EBGUY. La Msentente_ Le Philosophe (Jacques Rancire) Et Le Poticien (Grard Genette) (LhT Fa

    11/34

    25/01/2016 La msentente : le philosophe (Jacques Rancire) et le poticien (Grard Genette) (LhT Fabula)

    http://www.fabula.org/lht/10/ebguy.html 11/34

    au mode dattention du poticien au texte narratif et son apprciation, plus ou moins explicite, du roman. Cette parent nadailleurs rien de surprenant, quand on se souvient de tout ce que la pense de Genette doit au romancier sudamricain. Selivrant, en 1999, un exercice dautobiographie intellectuelle, lauteur de Mtalepse y prend soin de souligner limportance deluvre de Borges dans sa formation intellectuelle et dcrit sa premire rencontre avec ses textes comme un choc, dont ilnest, en un certain sens, jamais revenu :

    [O]n ne peut dnier, au moins, Valry le rle de refondateur moderne de la potique, ni Borges une vision panoptique de la Bibliothqueuniverselle, vision quoi je dois peuttre encore lessentiel de ma conception de la littrature, et un peu audel. Jai toujours le souvenir decette matine du printemps 1959 o, dcouverte somme toute tardive, jachetai dans une librairie du Quartier latin Fictions et Enqutes, etcommenai aussitt de les lire pour ainsi dire ensemble, en oubliant de djeuner avec transport [151].

    On ne sera pas tonn, en consquence, que Genette, pourtant connu pour ses analyses de Proust et Flaubert, avoue, dans sescrits autobiographiques, navoir aucune apptence pour la forme romanesque, et se range, en rfrence explicite Borges, duct des partisans des formes narratives courtes. Dun ct,

    mon hsitation devant le roman tient entre autres lencombrante machinerie narrative qui sy exerce [], et au poids de largumentationcausaliste (psychologique, sociologique et autres) dont il se nourrit ( le problme central de lart du roman, dit encore Borges, est la causalit ),par voie de vraisemblance implicite, de motivation explicite, ou de cette psychologie toute alatoire que Thibaudet appelait le romanesquepsychologique [152].

    De lautre :

    Le rcit bref, nouvelle ou conte, par sa forme mme et au moins potentiellement, est un genre plus potique, entre autres parce que moinsembarrass de ces engrenages de causes et deffets que je baptiserais, si josais, la narraturgie romanesque[153].

    Par o se retrouve, sous une forme un peu diffrente, lopposition dessine par Rancire. Sont valorises l conomie ,lefficacit, la densit du rcit court, sa lgret rfrentielle, par opposition la lourdeur, la volont explicative du roman, sedbattant avec les choses, les ides et les mots. Si lon se rappelle quaux yeux du narratologue quil fut la valeur dune unitnarrative tient dans lopration fonction moins motivation , on comprend aisment les raisons de cette apprciation[154].

    Mais peuttre fautil aller plus loin et distinguer cet loge du rcit virtuose, ce formalisme circonscrit(celui de Poe ou de PaulValry, premire rfrence de Genette), dun formalismegnralis, totalisant, clbrant lempire de la fiction (celui, enprofondeur, de Borges). Souvenonsnous en effet, dans le sillage de Rancire commentant le romancier argentin, que ce dernier

    marque au final sa distance avec Poe, philosophe de la composition . En rester lloge dune certaine matrise de lart durcit, cest risquer de fixer lattention sur la figure de lAuteur. Forme de concession ou de rgression la conception romantiquede lindividu toutpuissant et glorifi, quand, pour Borges, la grandeur du conteur tient aussi et surtout son impersonnalit, son lien au pass, la possibilit quil offre daccder la puissance immmoriale de limaginaire collectif[155]. Il importedonc dabandonner la prtention auteuriste la matrise, la potique purement artificialiste de lindividu fabricant de fictions,pour atteindre lespace rversible du conte ou de lpope, produits dune exprience passe qui prcde le dire du rcitant quilatteste. De la sorte stablit une continuit magique entre le pass et le prsent, le narrateur et son personnage, lnonciationet son nonc, le rve et le rel. Car tel est bien la finalit ultime ou la grandeur propre au rcit : effacer les sparations,combler les vides. Do limportance chez Borges des mises en abyme qui font du narrateur le produit du personnage :

    La transformation continuelle du personnage en narrateur, du lecteur en auteur, du manipulateur en manipul, ou du tratre en hros, a unefonction bien prcise : la rversibilit des expriences, cest justement lattestation, dans la fiction mme, de la continuit des expriences[156].

    Au cur de la littrature donc, pour Borges, un mouvement infini dchange[157] qui en fait la vie et le charme vertigineux.

    On ne saurait videmment attribuer cette conception de la littrature et de son rapport au rel (un rel absorb , rversible,devenu pure fiction) tous les protagonistes de laventure potique. Mais Genette, tout au long de son uvre, a marqu sasympathie pour cette imaginaire qui est aussi une pratique de linventioet de la dispositio. Ds la premire rencontre, ce futcomme une rvlation :

    Et ces deuxl [Fictionset Enqutes], il convenait vraiment de les lire ensemble, un il sur chaque, car lenqute et la fiction sy changent et sytransfusent dune manire encore jamais imagine, dans lide que tous les livres ne sont quun livre, et que ce livre infini est le monde [158].

    Aux deux bornes de son uvre et de sa rflexion, se retrouvent dailleurs une mditation et une pratique de cette ide dunlivremonde en lequel se rsumeraient tous les livres. Dans le chapitre : Lutopie littraire de son premier ouvrage,aujourdhui connu sous le titre de Figures I, le poticien voque, en des termes comprhensifs, la vision borgsienne de lalittrature comme espace homogne et rversible[159], comme mouvement de conqute perptuelle, qui littrarise toutce qui nest pas elle et attire fictivement dans sa sphre lintgralit des choses existantes (et inexistantes), comme si [elle] nepouvait se maintenir et se justifier ses propres yeux que dans cette utopie totalitaire[160]. Mais puisque la substitutionpossible de lespace littraire lespace rel en passe par ltablissement de liens, la constitution de rseaux entre et

  • 7/25/2019 JACQUES-DAVID EBGUY. La Msentente_ Le Philosophe (Jacques Rancire) Et Le Poticien (Grard Genette) (LhT Fa

    12/34

    25/01/2016 La msentente : le philosophe (Jacques Rancire) et le poticien (Grard Genette) (LhT Fabula)

    http://www.fabula.org/lht/10/ebguy.html 12/34

    lintrieur des textes, lutopie borgsienne trouve saccomplir, ou trouve sa forme dans une intertextualit gnralise.Intertextualit gnralise que Genette explore et expose dans Palimpsestes, moment cl de sa trajectoire borgsienne :

    La littrature est inpuisable pour la raison suffisante quun seul livre lest (Enqutes, Borges). Ce livre, il ne faut pas seulement le relire, maisle rcrire, ftce, comme Mnard, littralement. Ainsi saccomplit lutopie borgsienne dune Littrature en transfusion perptuelle perfusiontranstextuelle , constamment prsente ellemme dans sa totalit et comme Totalit, dont tous les auteurs ne sont quun, et dont tous les livressont un vaste Livre, un seul Livre infini. Lhypertextualit nest quun des noms de cette incessante circulation des textes sans quoi la littraturene vaudrait pas une heure de peine. Et quand je dis une heure[161]...

    Sarrtant pareillement sur le paradoxe du Pierre Mnard rcrivant mot mot le Quichottede Cervants (en produisant uneversion la fois semblable et diffrente), Rancire voque pour sa part la fable du livre circulaire, renvoyant indfiniment luimme et une certaine thologie de la divinit littraire qui passe par le concept romantique de la fantaisie toutepuissante pour aboutir la circularit borgsienne o tout corps fictionnel se trouve plong dans le renvoi infini du livre luimme[162]. Sans doute faudraitil dire, plus prcisment, que dans cette conception, le livre, loin dtre clos, est ouvert surlinfinit des autres textes, avec lesquels il communique, quil reprend, lintrieur desquels il circule[163]. Une circulationlibre qui efface toutes les frontires, dpasse toutes les diffrences, fait voir le mme au cur de lautre, et lautre au cur dumme : ne pourraiton dailleurs rsumer de la sorte le dernier essai de Grard Genette, Mtalepse? Cette uvre thorique(tout la fois fiction et enqute), retrouvant partout[164]des mtalepses, des franchissements de cadres, faisant communiquerles uvres les plus diverses, avanant librement dans le temps et lespace, nestelle pas comme une manire de mise en uvrede lutopie borgsienne ? Il ny a plus de tension, dcart. Il ny a plus que la figure, plus que la fiction.

    Envisages depuis la pense de Rancire de la littrature, cette circulation entre forme et rel, entre rve et ralit, cetterversibilit infinie des niveaux, des positions, sont une manire de gommer la contradiction constitutive de la littrature. Au lieu

    de la tension entre le livre et le monde, une dissolution du livre dans un imaginairemonde ; au lieu de lexcs des mots, uneparole muette, efficace qui nest que la vie de limaginaire partag[165] ; au lieu de lexcs des choses, un monde non dechoses, mais dtats ou plutt de rves, dimaginations qui assurent une continuit parfaire entre littrature et vie[166]. Maiscette annulation de la coupure, cette continuit magiquement tablie, relvent pour Rancire du mythe et dun rve illusoire.Questce que la littrature en effet ? La perte de cette forme de continuit entre la parole et la vie[167]. Il nest pluspossible dcrire en notre temps une pope, parole manant de la vie dun peuple, constatent par exemple Proust et Flaubert,ceuxl mme qui sparent la vie simplement vcue de la vie crite. Entre la lettre et le corps de son effectivit, entre lespersonnages et le narrateur, entre les images et les signes, entre larbitraire et la ncessit existent une distance et le rve deleur annulation. Pour avoir voulu congdier cet cart, des auteurs comme Borges ou Genette tombent sous le coup de la critiquedu philosophe, occup rappeler la condition de la littrature[168], oblige de faire son deuil de toute unit.

    Cette opposition entre une pense de la contradiction et de la distance et une thorie de lempire de la fiction, pourrait peuttre se dire en termes de diffrences dethos ou de sensibilits. Dun ct, chez Genette, un rapport ludique la littrature[169], de lautre, chez Rancire, une sensibilit son pathtique propre[170]. Mais si la littrature se retrouve parfois, chez

    Rancire, au bord du gouffre, cest parce quelle vise la totalit, ou du moins un autre ordre du monde, audel des mots. Et si lephilosophe pose que la littrature, en excs, consiste produire des mots qui soient reus comme plus que des mots[171], lepoticien oscille sans doute entre la modestie pragmatique du ce ne sont que des mots et lutopie formaliste du il ny a quedes mots

    Pragmatiste , formaliste : deux visages de Genette parmi dautres, que la perspective critique de Rancire nous permet denommer. Confronter le poticien aux thses du philosophe nous aura aussi fait voir un Genette moderniste, rhtoricien ,fabulateur, imaginaire Plus fondamentalement, cet examen de certaines pratiques et positions de Genette partir delathorie de Rancire nous a paru permettre de le situer, et dinterroger les prsupposs de sa pratique de lanalyse, de sonrapport lHistoire ou de son ide de la littrature. Des traits prennent sens de leur mise en rapport possible : la valorisation dufragment, du texte court contre le laborieux continuisme du roman peut trouver appui sur une volont moderniste deprendre cong de la lourde machinerie, narrative et figurative, du roman ; llan vers la totalit contre toute sparation, touteligne de fracture suppose une pense de lespace littraire atemporelle et utopique.

    Auronsnous cependant fait autre chose que de figer en une image parfois infidle certains des traits du poticien ? Fautil fairede la msentente un diffrend ? En rester une opposition tranche entre le philosophe et le poticien, les assigner une placeau sein dun mme espace, ne serait fidle ni la perspective de Rancire (soucieux de ne pas tracer des lignes de partage etdopposition strictes) ni celle de Genette (penseur pascalien distinguant les domaines, les ordres). Le portrait tait charge ; ily aurait assurment quelque ridicule prtendre rendre justice un auteur qui nen a nul besoin : il sagira simplement, en unretour plus analytique sur ce qui a parfois t envisag de manire trop synthtique, trop massive , dapporter quelquesretouches au portait dessin.

    2. RETOUCHES2. |1.Le refus de lessentialisme

    Il en va de la potique, notamment en sa version genettienne, comme de nombreuses autres sciences humaines : sa pratique servle beaucoup plus souple que la systmaticit de son appareil thorique nengage le croire. Tenant dun structuralisme

    ouvert[172], dune potique ouverte[173], Genette a pris plusieurs reprises ses distances avec toute dmarche tropstrictement aristotlicienne[174]. Si la littrarit est pense, cest par lexamen de formes localises et historicises. Les statuts textuels quil analyse et dfinit ne sont pas des essences absolues mais des effets de structure[175]. laborantune thorie des genres apparemment anhistorique, Genette note : il ny a pas darchigenres qui chapperaient totalement lhistoricit tout en conservant une dfinition gnrique[176]. De plus en plus, ses textes tmoignent dune attention laporosit des frontires : le poticien, au fond, ne se donne aucune dfinition essentialisante de la littrature. Nul hasard ceque dans Fiction et diction, il se spare de la potique sgrgationniste des romantiques allemands, de Mallarm ou de

    http://-/?-http://-/?-
  • 7/25/2019 JACQUES-DAVID EBGUY. La Msentente_ Le Philosophe (Jacques Rancire) Et Le Poticien (Grard Genette) (LhT Fa

    13/34

    25/01/2016 La msentente : le philosophe (Jacques Rancire) et le poticien (Grard Genette) (LhT Fabula)

    http://www.fabula.org/lht/10/ebguy.html 13/34

    Valry. Son geste thorique est dailleurs plus centrifuge que centripte : geste de diversification, dlargissement plutt que dedpouillement et de concentration. Ainsi le formalisme strict de ses dbuts neutil quun temps : Genette refuse de senfermerdans le dchiffrement des structures internes[177] dun texte clos. Son uvre manifeste de plus en plus la formule estfrappante une rage de sortir[178] qui fait de la transcendance du texte le cur de ses thories et de ses analyses : cequi le met en relation avec dautres textes[179], avec des textes non encore existants, avec les lecteurs[180], avec ce qui nestpas littrature Lavenir de la potique serait l : dans le refus de ntre quune explication de et avec le texte.

    2. |2.Le modernisme mis distance

    De pareilles nuances simposent si lon veut caractriser la position de Genette par rapport au modernisme dont Rancirecritique les prsupposs et les simplifications. Dans Introduction larchitexte, le poticien, survolant lhistoire littraire toutentire, voque la vulgate symboliste et "moderne"[181]. Plus clairement encore, ses interventions en premire personnegrnent ses abandons successifs de divers fondements de cette vulgate moderniste : la valorisation du moderne en tant que tel[182], la sparation entre la littrature et ce qui nest pas elle, entre les crivains et les crivants [183], lutopie,formellement rcuse par Barthes luimme, de lcriture intransitive[184], lide dun livre sur rien, chimre sansexcution possible[185] Les dogmes tombent, un un : Genette est ailleurs

    2. |3.Modestie de la potique

    ce refus de tout dogme correspond plus globalement une absence de dogmatisme dans la caractrisation de sa propre activitthorique. On trouverait sans mal de nombreux passages dans les textes de Genette qui, non sans humour, minorent les ambitions

    et les ralisations de la toutepuissante potique. Manire, dabord, de relativiser lidentification disciplinaire et de refuser laposition de surplomb qui caractrise, selon Rancire, tout discours de savoir. Souvenonsnous du dialogue fictif de la findIntroduction larchitexte:

    Je naime pas trop cette notion [ discipline ].Nous voil donc un point commun. Mais une discipline (mettonsy des guillemets contestataires) nest pas, ou du moins ne doit pas tre, uneinstitution, mais seulement un instrument, un moyen transitoire, vite aboli dans sa fin, laquelle peut fort bien ntre quun autre moyen [] [186].

    Et Genette de conclure : Le tout est davancer[187]. Un peu plus avant, le poticien, par palinodies successives, avaitpareillement fragilis le statut et le poids de la potique, loin de tout fantasme de scientificit absolue : La potique estune trs vieille et trs jeune science : le peu quelle sait, peuttre auraitelle parfois intrt loublier. En un sens, cesttout ce que je voulais dire et cela aussi, bien sr, est encore trop[188]. La mme modestie se retrouve dans lvaluation des

    mthodes et des rsultats de la potique. Amateur de taxinomies, de classifications et de tableaux, Genette, notamment dansPalimpsestes, surprend par sa manire constante daller contre cela mme quil avance. Travaillant un tableau, il prcise,soudain attentif la singularit des pratiques : les uvres singulires sont toujours, et fort heureusement, de statut pluscomplexe que lespce laquelle on les rattache[189]. Allant plus loin encore, le poticien place lore dune entreprisethorique au long cours un avertissement qui semble en invalider par avance la porte : Tout ce qui suit ne sera, dunecertaine manire, quun long commentaire de ce tableau, qui aura pour principal effet, jespre, non de le justifier, mais de lebrouiller, de le dissoudre et finalement de leffacer[190]. La prise de distance avec le rigorisme froid dune certaine vision scientiste est manifeste. Le lecteur espretil, la fin de Nouveau Discours du rcit, bilan de lentreprise narratologique,une grille rcapitulative synthtique ? Son attente se trouve djoue au prtexte que ce geste thorique est plus strilisant questimulant : une grille doit toujours rester ouverte[191]. Encore et toujours saffiche la conscience du caractre interminable etvou linachvement de ce travail de description des formes. Et la mme conscience de ses manques se rencontre lorsquilsagit de sinterroger sur les effets du discours de la potique. Que vaudrait la thorie, si elle ne servait aussi inventer lapratique? se demandait la conclusion de Nouveau Discours du rcit; pas grandchose ce que je vois : on propose, onpropose, et pendant ce temps les uvres rates, et mme les autres, font leur petit bonhomme de chemin[192] rpond dans

    un constat ironique et dsabus Codicille. Ni normative, ni systmatique, ni prescriptive : questce donc que la potique ?

    2. |4.La potique comme reconfiguration

    Peuttre gagneraiton caractriser autrement la potique. Peuttre la violence du geste de Rancire, semblant exclure lathorie littraire du champ de la pense, doitelle tre interroge laune de ses propres conceptions. La pense est dabordfait de gestes. Un concept, cest un geste qui dessine un paysage en mme temps quun chemin nouveau trac entre des pointsloigns[193] ; la pense cherche dans un paysage donn les seuils ou les points de passage qui permettent de le dcouperautrement, dy inscrire un trajet, une traverse[194] : la potique ne pourraitelle tre considre comme une manirepossible de mener cette recherche ? Ne d