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    Jacqueline Dumas

    La race des Seniors

    Roman

    Edilivre ditions APARIS

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    Tous nos livres sont imprims dans les rgles environnementales les plus strictes

    Il est interdit de reproduire intgralement ou partiellement la prsente publication sans autorisation du Centre Franais dexploitation du droit de Copie (CFC) 20, rue des Grands-Augustins 75006 PARIS Tl. : 01 44 07 47 70 / Fax : 01 46 34 67 19.

    Edilivre, ditions APARIS 2009 ISBN : 978-2-35607-927-5 Dpt lgal : Fvrier 2009

    Tous droits de reproduction, dadaptation et de traduction, intgrale ou partielle rservs pour tous pays.

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    En perdant la beaut, petite ou grande, on perd tout. La jeunesse est le seul bien qui vaille.

    OSCAR WILDE, Le portrait de Dorian Gray.

    IRIS

    Mars 2037

    Iris stait leve six heures, comme chaque matin et cela quelles que soient ses occupations. Le week-end ne faisait pas exception. Au lieu de traner au lit, elle chaussait ses baskets et partait faire son jogging. Elle avait contract cette habitude lpoque de sa jeunesse lorsque les parcs existaient encore. Maintenant, on courait dans un ddale de couloirs qui tissait sous la ville un gigantesque rseau.

    Mais il sagissait dun jour ordinaire et ni le jogging ni les tennis ntaient de mise. Pour gagner du temps, Iris avait prpar la veille la tenue quelle porterait aujourdhui. Elle mettait un point dhonneur arriver la premire la banque et en partir la dernire. Maud Zonfri, sa fidle secrtaire, la prcdait parfois au bureau, mais celle-ci navait pas, au contraire de sa patronne, lexcuse dtre marie.

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    Iris vivait avec un peintre connu quil lui arrivait de croiser de temps en temps dans cet appartement trop grand pour deux personnes. Elle souponnait Samuel davoir achet le duplex dans lespoir dy loger une nombreuse famille. Son espoir ayant t du, il stait amnag un atelier la place destine aux chambres denfants. Puis, un jour, il avait brusquement dcid de louer un local deux pas de son domicile. Jy serai plus tranquille pour peindre, avait-il dcrt. Ici, je suis drang par le trafic de lavenue. Iris navait pas protest. Aprs tout, elle-mme ntait pas souvent la maison. Un peu plus tard, ils avaient dcid dun commun accord de faire chambre part. Ainsi, le repos de Samuel ne serait pas troubl par les allers et venues de son pouse. Si, au dbut, cet arrangement convenait assez Iris, elle regrettait maintenant davoir ouvert la porte la tentation. Bien sr, elle faisait confiance son mari, mais il y avait tous ces jeunes modles qui dfilaient dans son atelier. Depuis quelques mois, elle avait souvent des visions de filles nues, offertes aux yeux avides de Samuel. Combien de temps lui faudrait-il pour succomber ? Leurs rapports sexuels taient devenus au fil des ans presque inexistants. Lassitude ? Indiffrence ? Ni lun ni lautre, sans doute. Plutt lusure des annes. Au bout de trente-cinq ans de mariage, ntait-ce pas invitable ? Sans compter leurs modes de vie radicalement diffrents.

    Il faudrait faire quelque chose, se dit-elle. Tiens, un voyage. Partir rien que nous deux. Mais il va prtexter une commande importante finir et moi, jai trop de travail, avec les nouveaux fonds de pension. Au fond, peut-tre suffirait-il de renouveler ma garde-robe. moins quun autre lifting

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    Dans la salle de bains, elle soumit son visage un examen impitoyable do il sortit victorieux. Avant son opration qui remontait deux ans, il lui arrivait de se faire peur le matin, dans le miroir. Elle ne supportait plus ses yeux gonfls, son teint brouill et cette amorce de double menton qui dparait le bas de son visage. Jusqu ce quune amie ou prsume telle lentrane chez son chirurgien esthtique. Le verdict tait immdiatement tomb.

    Nous allons redessiner votre ovale et rectifier vos paupires afin de rendre votre regard sa jeunesse, avait expliqu lhomme de lart. Je vous ferai galement un peeling pour claircir votre teint. Quant au corps, je ny toucherai pas car il est parfait.

    Ce compliment faisait oublier tout le reste. Dune pratique intense du sport dans sa jeunesse, Iris gardait des muscles fermes et de la souplesse qui la protgeaient des premires atteintes de lge. De plus, un coach soccupait delle les soirs o elle ne planchait pas sur un dossier urgent. Maintenant que son visage tait la hauteur du reste, elle tait satisfaite de son apparence. Ses vtements aussi la mettaient en valeur. Son tailleur gris fume la couleur exacte de ses yeux tait coup dans cette nouvelle matire : llastinex qui, mlang la laine ou au coton, avait relgu le lycra aux oubliettes. De cette faon, le vtement pousait troitement les formes de celle qui le portait. Je me demande quelle allure aurait ma pauvre Maud l-dedans ! songea Iris. Avec son paule plus haute que lautre, elle est impossible habiller. Au fond, a na pas beaucoup dimportance. Elle est si efficace quon ne remarque mme pas sa bosse.

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    Un coup dil sa montre Cartier lui apprit quelle tait dj en retard. Tant pis ! Elle se passerait de petit-djeuner. Maud lui apporterait un caf au bureau. Avant de partir, elle devait choisir la toilette et les chaussures pour le cocktail de ce soir. La N.O.B. avait invit les principaux actionnaires, des clbrits de la presse et des mdias et quelques politiques : bref, tout le gratin. Elle naurait pas le temps de rentrer pour se changer. Et puisquelle navait pas vu Samuel hier, il fallait encore le prvenir. Mais aprs tout, pourquoi lui laisser un mot ou lui tlphoner ? Elle allait le surprendre dans son demi-sommeil, telle une pouse aimante.

    Le temps de fourrer dans son sac une vaporeuse robe noire et des sandales hauts talons, Iris a pouss doucement la porte de la chambre de son mari. Les draps sans un pli, loreiller sans un creux, la couverture impeccablement tire la renseignent assez. Cette nuit, Samuel nest pas rentr. Il a d dormir latelier puisquil sest amnag l-bas un coin pour se reposer. Seul ? Iris veut le croire. Ce nest srement pas la premire fois quil dcouche, mais jusquici, elle ne sen tait jamais aperue et il sest bien gard de lui en parler. Que faut-il en dduire ? Rien sans doute. Samuel vit sa vie, elle la sienne. Que psent ses projets de voyage, ses pauvres efforts de coquetterie contre cette vidence ?

    Dehors, Il fait sombre et une bise glaciale balaie lavenue Brice Halonde. On est au dbut du printemps et pourtant la ville parat plonge dans un hiver perptuel. Suite lloignement du Gulf Stream, le climat est devenu la fois plus froid et plus sec. Il se caractrise par des saisons peu marques et ce vent infernal. Iris est nostalgique de la douce brise

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    marine des ts de son enfance. Elle est ne dans les annes quatre-vingts, une poque o il faisait encore bon vivre : peu de pollution, un emploi pour tous. Ses parents, morts depuis longtemps, lemmenaient la mer pour les vacances. Puis sont venus les tudes, la rencontre avec Samuel, leur mariage. Lexistence tait magnifique alors. Ensuite, tout sest dglingu. Aux caprices de la nature, sest ajoute la pnurie de ptrole. Une coalition comprenant un grand nombre de nations a dclar la guerre lIran pour semparer des derniers gisements. Sensuivit une priode sombre, incertaine. Jusqu larrive au pouvoir, douze ans auparavant, des cologistes dAudrey Layor, les gouvernements se sont succds un rythme soutenu Ni la Droite ni la Gauche nont pu empcher le dsordre de sinstaller. Or, il na fallu aux Verts que quelques mois et la poigne de fer dun ministre de lIntrieur pour rtablir lordre grands coups darrestations et dexpulsions. Mme si, au dbut, elle dsapprouvait ces mthodes, Iris a bien d reconnatre leur efficacit. De plus, llection de madame Layor na-t-elle pas favoris indirectement son lvation au rang de directrice de la N.O.B. ? Une femme la tte du pays, une autre dans un fauteuil de P.D.G., quelle victoire !

    Iris presse le pas. Elle longe des faades dont chacune est le duplicata de lautre : que des buildings flambant neufs. Des banques, des bureaux, quelques restaurants, mais aucun magasin. Ceux-ci sont rassembls dans dnormes centres commerciaux, loin du centre-ville. Autrefois, il y avait au bas de lavenue une alimentation tenue par un vieil Arabe. Iris trouvait pratique dy faire quelques courses en rentrant du travail. Aujourdhui, un cabinet davocats

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    occupe le rez-de-chausse et elle ignore tout du sort de lpicier. Renvoy au Bled, sans doute, comme ses pareils, mais comment peut-il supporter la chaleur de four qui rgne prsent en Afrique du nord ?

    Iris sest engouffre dans le mtro la station Sixime Rpublique. Bien quil soit encore tt, elle a eu du mal trouver une place dans la rame. Les voyageurs ont tous entre cinquante et soixante ans, voire plus. Les jeunes prfrent paresser dans leur lit plutt qualler travailler. Il sagit videmment de lopinion gnrale, mais Iris est loin de la partager. Bien quelle prouve de la jalousie lgard des filles qui posent pour Samuel, la vue de ces cheveux blancs ou gris, de ces corps avachis sur les banquettes la dprime profondment. larrt suivant deux jeunes filles se sont assises juste en face delle. Elles ressemblent de grands parapluies avec leurs jambes interminables que recouvrent de longs manteaux noirs et affichent cet air ddaigneux qui semble tre lapanage de leur gnration. Pourtant, cause de leur peau frache, de leurs yeux lumineux, Iris na pu sempcher de leur sourire. Mal lui en a pris, puisque la plus grande sest brusquement leve et lui a demand sur un ton agressif :

    Tu veux quoi, la vioque ? Iris na pas ragi. Elle sy entend dhabitude pour

    clouer le bec ladversaire, mais tant dhostilit de la part de cette inconnue la laisse dcontenance. Les ttes grises qui composent lcrasante majorit des voyageurs de la rame se sont tournes vers Iris dans un bel ensemble compatissant et quelques voix se sont leves pour fustiger le comportement de linsolente.

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    Quelle gamine impolie ! sexclame une femme aux trait figs par des injections dacide botulique. Regardez-la qui ricane dans son coin et vous fait des grimaces ! Si jtais votre place, madame, je la giflerais.

    Iris, qui a recouvr son sang froid, lui a schement rpondu :

    Justement, vous ny tes pas. Dailleurs, frapper cette jeune fille ne modifiera pas son attitude mon gard.

    Aprs avoir marmonn quelque chose comme : quoi a sert de donner des conseils ? Lautre sest enfonce plus profondment sur sa banquette. Le grand parapluie ayant fait de mme, Iris peut croire quelle va terminer tranquillement son trajet, mais cest sans compter sur lintervention de son voisin de droite : un homme dune soixantaine dannes dont le look militaire naugure rien de bon.

    Moi, je trouve quon devrait regrouper ces blancs-becs dans un endroit o ils nauraient pas loccasion de se moquer de leurs ans. Ils nont aucun respect pour nous qui travaillons assurer leur bien-tre alors queux ne fichent absolument rien.

    Vous avez raison, monsieur. Un poil dans la main, voil ce quils ont tous ! renchrit la dame au visage inexpressif.

    Cette fois, Iris ny tient plus. Et vous voudriez les parquer dans des espces de

    camps de concentration, cest a ? Un frmissement dindignation a soudain agit la

    rame.

    Il nest pas question de a, madame, rpond lancien militaire, lair rprobateur. Nous ne voulons

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    pas exterminer les jeunes, seulement les ter de notre vue.

    Il faudrait par exemple leur interdire le mtro et la rue certaines heures, ajoute la dame bien intentionne, toute moustille par sa trouvaille.

    Cette fois, Iris sest contente de hausser les paules. Elle na ni le temps ni lenvie dentamer une polmique sur ce sujet. Dailleurs, les grands parapluies sont descendus la station suivante, ce qui a eu pour effet de calmer le jeu. Du moins, en apparence, car Iris a beau essayer de se concentrer sur ses tches de la matine, ses penses la ramnent toujours aux deux pronnelles de tout lheure. Avec quel mpris ne lont-elles pas renvoye aux faiblesses de son ge ! Une vioque, voil ce quelle est malgr ses prtentions paratre dans le coup. Les paupires et les pommettes retouches, la coiffure moderne et le tailleur chic peuvent peut-tre faire illusion aux yeux de ses contemporains, mais ils ne peuvent tromper ces filles la jeunesse triomphante. Du coup, Iris se sent trs vieille : une pauvre chose qui, insensiblement, se rapproche de sa fin. Certes, les artifices dont elle use prolongent un peu son temps de sduction. Les yeux des hommes de sa gnration et au-del le lui disent assez. Ce sont eux ses meilleurs miroirs. Il nempche ! Elle a perdu toute sduction pour Samuel. Son mari est fascin par ces filles pareilles aux Barbie de son enfance. Etrange prmonition, Iris les dtestait dj, ces poupes sans me et sans expression. Elle leur arrachait la tte, tordait leurs membres longs et grles. Maintenant, ses adversaires ne sont plus des jouets mais des cratures de chair et de sang et elle sent que, cette fois, elle naura pas le dessus.

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    Aprs la station Victoire Pour Iris, ce serait plutt Dfaite ou mme, Droute le mtro sengage grande vitesse dans la dernire portion du trajet. Dhabitude, il faut un quart dheure Iris pour rallier la station du Troisime Millnaire et de l lavenue des Etats-Unis dEurope o se trouve la banque. Aujourdhui, le voyage lui a sembl durer un sicle. Elle a hte de se retrouver dans le bureau directorial, entoure demploys mrissants qui lui donnent du madame Kerman long comme le bras. Dailleurs, elle est dj en retard. Elle se dgante, allume le portable miniature quelle porte, mont en bague, son majeur droit et compose le numro o elle joindra immanquablement sa fidle Maud. Ses gestes aussi prcis qulgants ont attir lattention dun garon dune vingtaine dannes qui se tient debout au fond de la rame. moins que ce ne soient mes jambes, se dit Iris. Mais non. Quelle vieille toque je suis ! Ce nest pas la premire fois que mon tlphone se taille un beau succs. Comme Maud a enfin dcroch, Iris se concentre sur leur conversation. Celle-ci na dur que quelques minutes : le temps de rassurer la secrtaire que la moindre entorse son programme affole.

    Le conseil dadministration nest qu neuf heures. Une demi-heure, cest plus quil nen faut pour me prparer affronter nos actionnaires. Ne vous inquitez pas, ma chre Maud.

    Le ma chre Maud ayant rendu lintresse sa srnit, Iris a raccroch et, sest leve. La voici trs proche du jeune homme qui a maintenant cess de la fixer et regarde ses pieds. Iris fait de mme et ce quelle voit lafflige : des bas de jean tirebouchonns sur des baskets sales. Le reste ne vaut gure mieux et

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    inciterait plutt Iris se dtourner avec dgot sil ny avait cette rayonnante chevelure blonde et ces yeux dazur. Ils font oublier la minable parka marron, le tee shirt constell de taches. Iris aimerait savoir pourquoi ce garon figure darchange est si ple une pleur malsaine avec des cernes gris et si mal attif, mais lheure tourne et des tches importantes lattendent. la station du Troisime Millnaire, les portires se sont ouvertes et Iris est descendue de la rame sans plus soccuper du jeune homme. Elle sest arrte au kiosque de la station pour acheter Les Nouvelles du matin et sest ensuite dirige vers la rampe roulante qui mne lavenue des Etats-Unis dEurope. Cest alors que quelquun est arriv derrire elle, la bouscule, jete terre. On a tir violemment sur son doigt, arrach la bague incruste dun mobile. En mme temps quelle entend le bruit dune galopade, Iris sent quon la relve, la soutient. Il tait temps car elle tait presque parvenue au bout de la rampe.

    Venez vous asseoir, madame, dit doucement un homme en uniforme. Mon collgue se charge de ce voyou. Heureusement que le ministre de lIntrieur a doubl nos effectifs, sinon cette racaille ferait la loi dans le mtro.

    On ma vol mon portable, balbutie Iris. Le gars nira pas loin, je vous le garantis. Mon

    compre court vite, mme sil nest plus tout jeune. Iris aperoit une sorte dHercule qui trane plus

    quil ne porte un garon dune vingtaine dannes environ. Iris a reconnu tout de suite cette face dange surmonte dune chevelure qui lui dessine une aurole de lumire.

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    Vous ! sest-elle exclame. Je naurais pas cru Vous vous connaissez ? stonne le vigile. Nous avons voyag dans la mme rame, rpond

    calmement Iris. Visiblement satisfait, lhomme commence

    fouiller dans les poches du garon. Il en extrait la bague o le portable miniature scintille comme un bijou sous lil glacial des nons.

    Je nen avais encore jamais vu de semblable. a doit coter une fortune, non ?

    Cest un cadeau de mon mari, explique Iris. Alors, veillez bien sur les deux. En ce qui

    concerne la plainte, attendez-vous tre convoque dans quelques jours. Veuillez me donner vos noms et adresse.

    Et lui ? interroge Iris, dsignant le garon que lautre maintient toujours solidement.

    Cette question ! Nous allons lembarquer, bien sr. Avec les nouvelles lois, il nest pas prs de sortir. Il faut nettoyer nos rues de cette vermine.

    Le jeune homme qui jusque l avait gard les yeux baisss les relve soudain et Iris a limpression de revoir le ciel davant : celui de son enfance.

    Je ne porte pas plainte, dit-elle. Toute une gamme dmotions diverses sont

    passes dans les prunelles bleues qui sattachent aux siennes avec en premier lieu, lincrdulit.

    Vous vous fichez de moi, madame ? demande le premier policier.

    Pas du tout. Puisque jai rcupr mon tlphone, je prfre ne pas donner suite et dailleurs, je suis dj en retard.

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