Marceau Avogadro

« J’ai Rêvé d’un Autre Monde »

à partir de l’œuvre de Claude Lévêque

Design Industriel2014

« J’ai Rêvé d’un Autre Monde »

Visuel p. 9 :Claude Lévêque, J’ai Rêvé d’un Autre Monde, 2001.Néon rouge surélevé et machine à brouillard.Diffusion sonore : grondement infra basse.Conception sonore en collaboration avec Gerome Nox.Installation in situ, Hôtel de Caumont, Collection Lambert, Avignon, 2001.

© ADAGP Claude Lévêque.Photo. Frank CouvreurCourtesy the artist and kamel mennour, Paris

Photo de couverture :Vue intérieure de la porte d’accès aux combles de l’hôtel de Caumont où est située l’œuvre.

ECAL / Marceau Avogadro, février 2014

Marceau Avogadro

« J’ai Rêvé d’un Autre Monde »

à partir de l’œuvre

de Claude Lévêque

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« J’ai rêvé d’un autre monde », titre de l’œuvre de Claude Lévèque spécialement conçue pour les Combles de la Collection Lambert en Avignon à son ouverture en l’an 2000. C’est pour moi une référence artistique importante puisqu’elle marque le début de mon intérêt pour l’art contemporain. Elle marque cette ouverture d’esprit qui m’a conduit à faire des études d’art et de design. Jusqu’à mes dix ans je pen-sais qu’un tube de néon n’avait sa place qu’au dessus des devantures de magasins en tant qu’enseigne lu-mineuse. C’est lors de ma première visite à La Col-lection Lambert que le Néon a acquis pour moi le statut d’œuvre d’art et a résolument bouleversé ma façon de voir les choses. Cette installation composée d’un long tube de néon rouge feu, d’une bande son vombrissante et d’un brouillard artificiel a été pour moi le déclic parfait. Je me rappelle avoir fait beaucoup de stage d’arts plastiques étant jeune avec Sylvette Ardoino, ex-professeur à l’École d’Art d’Avignon et interve-

Avant Propos

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nante en stage à la Collection Lambert. A chaque début de stage nous commencions par une visite du musée comme introduction au thème du stage, et le Néon de Claude Lévêque était un passage obligé. Nous pouvions rester plusieurs dizaines de minutes à contempler ce tube fluorescent en évoquant cha-cun notre tour à quoi il nous faisait penser. Aujourd’hui j’aimerais rendre hommage à cette installation de Claude Lévêque, « J’ai Rêvé d’un Autre Monde ». Ce titre c’est un peu comme le résumé de mes désirs de futur designer industriel. Pour moi être designer c’est avoir beaucoup de rêves. Des rêves que les choses soient faites différemment. Et alors quand la technique le permet, que ces rêves deviennent ré-alités. Il faut absolument rêver d’un autre monde si l’on veut devenir designer mais aussi connaître à la perfection celui dans lequel on vit ; avoir des yeux partout et acquérir avec le temps le don d’ubiqui-té. L’étymologie du mot Néon vient du grec ν ε ο ν, neutre de l’adjectif ν ε ο ς « neuf, nouveau ». Loris Gréaud, artiste contemporain récemment exposé au Centre Pompidou, évoque1 que son système ner-veux est la source d’énergie de son travail. Le Néon se prête ainsi à l’image d’un système électrique dont est pourvu notre corps pour fonctionner.

1. BOURRIAUD, Nicolas. Administrateur Système : interview de Loris GRÉAUD. In : L’Officiel Art Paris, septembre – octobre – novembre 2013, n°7, p. 138–147.

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Cette œuvre de Claude Lévêque a vraiment été pour moi le point de départ de ma sensibilisation à l’art et au design. J’avais 10 ans à ce moment là ! Son intérêt est qu’elle représente une connexion, un lien également entre mon père imprimeur, ma mère graphiste et moi futur designer. Cette ligne en trois dimensions c’est pour moi la transition de l’objet gra-phique en deux dimensions à l’objet en volume.

Ce Néon est au sol, relevé par de petits pieds en Plexiglas. Il semble flotter dans l’espace car le brouil-lard efface son rattachement au sol. Cette œuvre a été spécialement conçue pour l’espace situé dans les combles de la Collection Lambert. Elle traverse la salle en longueur en passant par les quatre arches qui la composent. Claude Lévêque dit2 de son œuvre qu’elle est un plongeon dans sa plus profonde en-fance, jusqu’à l’intérieur du ventre de sa mère. Mais il ne nous donne pas plus d’explications, nous laissant le choix de nous projeter dans un volcan ou dans un sous-marin. Cette œuvre est un prétexte à exprimer d’autres choses, à parler de la vision que j’ai de l’art et du design et à me questionner sur les manières d’ap-préhender et de comprendre mon futur métier de designer. Je me saisis de cette histoire pour en créer

2. Rapport fait par la conservatrice de la Collection Lambert suite aux visites guidées que j’ai pu entendre à répétition.

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une autre toute nouvelle et personnelle. J’évoque un instant hyper précis qui m’a ouvert les yeux et qui quelque part m’a défini. Je veux parler de fragilité, de délicatesse et de risques car cette installation est ex-trêmement fragile et dangereuse. Je suis comme un enfant naissant au bout de ce Néon. En plus de vouloir expliquer le pourquoi de cette pièce, c’est aussi chercher à exprimer l’effet qu’elle produit sur moi. Avoir été entièrement contaminé par cette œuvre, à l’image d’un virus par une pre-mière inoculation à 10 ans puis par une deuxième, plus lente, pendant des heures et des heures de sur-veillance. Surveillant d’exposition pendant deux étés à la Collection Lambert j’ai été en présence de cette œuvre durant des journées de 8 heures. Je me suis trouvé face à des gens qui enjambaient l’œuvre en risquant de casser le Néon. Je devais espérer en per-manence que les visiteurs ne cassent pas le tube et bien d’autres histoires encore sur lesquelles je revien-drais tout au long de ce mémoire. Des événements qui m’ont marqués d’un point de vue sociologique, ou m’ont simplement questionnés sur mon position-nement dans l’art et le design. Du Néon comme objet, j’arrive donc à cette expérience de la ligne, de la fragilité, de la fumée qui diffuse son immatérialité. Le Néon comme objet im-matériel qui envahirait tout son espace et qui n’aurait

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plus d’effets ni signalétique, ni communicant, ni en tant que pub. J’envisage ces notions par rapport au design. Un objet peut-il avoir cet effet là au niveau du design industriel ? Comme à l’équivalent d’une sculpture floue – d’un objet flou – une apparition – une lumière dans de la fumée et du son – l’extrême légèreté de l’environnement – une recherche subtile de l’immatériel. Je vais dans un premier temps essayer de revenir sur ce déclic à l’âge de 10 ans, comme une révéla-tion divine et dans un deuxième temps sur ma plus récente expérience d’agent de surveillance dans les combles de la Collection Lambert.

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1ère Innoculation

Je me souviens être rentré pour la première fois dans les combles où se trouve l’œuvre de Claude Lévêque dans le cadre d’un stage artistique avec les Beaux Arts d’Avignon. Nous étions un groupe d’en-fants de la même tranche d’âge à se réunir autour des œuvres du musée afin d’avoir des explications détaillées par notre professeur Sylvette Ardoino. C’était un rituel auquel nous avions toujours droit avant chaque lancement de thème de stage. Avant de pouvoir commencer à créer, il fallait qu’on soit à jour de ce qu’il se faisait dans l’art du moment, et avec du recul c’était une très bonne méthode pour nous ouvrir l’esprit et un moment hyper important car cinquante pour cent de mes idées naissaient pen-

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dant ces visites. Nous nous asseyions devant chaque œuvre et Sylvette parlait et nous faisait parler. C’est ainsi que nous sommes arrivés en haut de l’escalier qui mènent aux combles du musée. La porte était fermée et un surveillant de musée semblait gérer les entrées. Avant que l’on puisse à notre tour assister à cette installation qui était encore méconnue de nous tous, Sylvette nous a proposé d’étudier le cartel expli-catif. L’inscription disait :

J’ai Rêvé d’un Autre Monde, 2001.

Claude Lévêque, né en 1953 à Nevers, France

vit et travaille à Montreuil-sous-bois, France

Néon, machine à brouillard et bande son.

Le titre nous faisait penser à la chanson du groupe Téléphone. On s’est amusé à la fredonner. Nous sommes ensuite rentrés dans l’œuvre et nous nous sommes assis le long du tube au néon. L’idée était que chacun réagisse en expliquant ce que cela nous évoquait. Certains parlaient de l’intérieur d’un sous-marin, de la lave d’un volcan ou de l’enfer. Moi je suis resté silencieux. J’étais complètement obnubi-lé par l’ensemble de l’installation. Je ne voulais plus partir. Des frissons me traversaient le corps comme si le Néon m’avait envoyé des impulsions électriques. Je perdais peu à peu toutes mes capacités motrices. C’était comme un voyage sensationnel que nulle

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autre manège n’était capable d’égaler. Aucune autre sensation jusque là ne m’avait fait éprouver une telle passion et ne m’avait projeté si loin dans mon avenir. Je comprenais alors que l’art occuperait une place es-sentielle dans ma vie. C’était en quelque sorte une révélation, non pas de Dieu, mais de l’Art.

Depuis l’enfance et comme vous peut-être, je puise mes sources d’inspiration notamment dans les musées. J’y trouve beaucoup de réponses essentielles à ma démarche de création. Dès que j’en ai l’occasion je parcoure les musées d’Avignon, ma ville natale mais aussi ceux de Londres, Paris, Lyon et Lausanne. Mais c’est au numéro 8 de la rue Violette en Avignon que j’ai pu passer le plus de temps à errer dans l’Hôtel de Caumont, autrement dit la Collection Lambert. Je me souviendrais toujours d’une phrase que Sylvette nous disait : « Vous savez ce qu’il y a de bien dans les musées, c’est qu’on peut s’asseoir par terre car le sol est toujours propre. » Je vous invite à essayer une fois, la perception des œuvres devient totalement diffé-rente. On vous prendra certainement pour un fou, mais ce qui est intéressant dans un musée c’est qu’il y ait peu de conventions. À part toucher les œuvres, vous restez libre, si l’idée vous en venait, de marcher pieds nus. Si j’en parle ainsi maintenant c’est que j’ai pu rester assis de longues minutes face au Néon de Claude Lévêque en essayant de comprendre ce qu’il

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avait à révéler. J’ai commencé à entrevoir un sens qui en émergeait. Je vois ainsi un Néon que j’ai ap-pelé « Cordon Néombilical ». Je suis à l’une des deux extrémités. Le tube s’enfonce dans mon nombril et à l’autre bout, la fumée est si dense que je ne peux voir qui s’y trouve. Peut-être est-ce Claude Lévêque lui-même ? Des silhouettes s’agitent dans le fond. L’architecture se déforme. C’est comme si vous vous trouviez face à une peinture a sfumato de Léonard de Vinci, « sans ligne ni contours, à la façon de la fumée ou au delà du plan focal »3. Le brouillard re-présente la moitié de l’installation. Il floute le réel en une sensation de cosmos nébuleux. Une atmosphère différente de celle que l’on connait sur Terre. J’aime cette idée d’équilibre que l’œuvre nous transmet : cin-quante pour-cent du tangible est constitué par l’es-pace et le tube de néon, cinquante pour-cent du reste est constitué par un brouillard épais ou profond qui nous fait perdre tous nos repères. J’assimile cet équi-libre au monde qui nous entoure. Le tangible c’est l’industrie, la technique et les matières premières, le brouillard lui représente l’émotion générant l’œuvre, le design, tout comme une colle qui maintiendrait l’ensemble. Le flou est une énergie assez dense pour que l’on puisse imaginer qu’il contient des milliards

3. VINCI (De), Léonard. Technique de peinture : Le Sfumato [en ligne]. http://fr.wikipedia.org/wiki/Sfumato [consulté le 04.02.2014].

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de surprises et d’énigmes capables de changer notre vision des choses. Mon futur métier de designer consiste à plonger dans cette fumée afin d’y trou-ver des solutions industrielles et émotionnelles co-hérentes. Ainsi peut-on interpréter ce tube de néon comme l’industrie ou la machine, et le brouillard comme l’émotion. Il faut trouver le bon équilibre pour obtenir un bon design. C’est en regardant des documentaires récents sur l’Univers et le secret de la création de la matière sur Arte4 que j’ai compris comment notre système était fondé sur cette même idée d’équilibre. Un équi-libre gravitationnel entre la matière visible qui nous constitue et la matière noire, du domaine de l’invi-sible. Rien n’est encore vraiment prouvé scientifi-quement mais il suffit de voir comme les choses se comportent sous formes de réseaux de filaments (les galaxies) maintenus entre eux par un épais brouillard invisible (l’espace) pour comprendre que la matière noire est l’architecte de notre Univers. À présent, cette fumée que je respire, parcoure mes entrailles et révèle mes émotions. Imaginez que cette fumée n’ait pas été pensée par l’artiste, une petite lueur pâle ne scintillerait alors qu’à peine du Néon.

4. DENJEAN, Cécile. Le Mystère de la Matière Noire [VOD–vidéo]. http://future.arte.tv/fr/sujet/le-mystere-de-la-matiere-noire ARTE France, CNRS Images, CEA, Scientifilms, 2012

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Au moment même où je passe mon entretien d’em-bauche à la Collection Lambert pour l’été 2012, je suis à des années lumière d’imaginer la passion qui va me prendre pour le Néon de Claude Lévêque et tous les tubes fluorescent en général. Je n’imagine pas non plus écrire ce mémoire. Et pourtant je vais vite découvrir, ou plutôt redécouvrir, cette œuvre sous un autre angle, de l’intérieur même de l’organisation du musée et de l’ins-tallation permanente. Les premiers jours passent et en tant que gardien vous êtes affecté à toutes les salles du musée sous formes de roulement, 1 salle / 1 jour. Une semaine s’est écoulée avant mon tour, me laissant appa-raître à l’esprit que j’allais me trouver pendant une jour-née entière dans les combles. Et cela s’est reproduit huit

2ème Innoculation

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fois en deux mois et demi. Au total, donc, 64 heures confronté au « Rêve d’un autre monde ».

Le 12.07.12

Le brouillard est envahissant, tellement dense, que c’est à peine si je distingue des présences dans la salle. J’interprète ce brouillard comme la diffusion d’une idée à l’échelle de la planète. Il m’englobe. Il me pénètre. Il me fait éprouver des sensations. Il me monte à la tête. Il me dope. Il me pollue. Il fait fonctionner mon système nerveux. Ma mémoire est pleine. Je me mets à marcher le long des murs, là où le plafond est le plus bas. C’est de cet endroit d’où sort l’air frais de la climatisation. Cela permet de faire des pauses et de respirer un autre air. Un air tout aussi artificiel mais moins chargé de particules en suspension. Je ne suis pas forcé de rester dans cette pièce. Surtout s’il n’y a personne. Je décide tout de même de m’y attarder. Sortir serait un échec. Quelque chose me dit qu’il faut que je persévère, que je vais apprendre ce que personne d’autre n’a appris. Je me sens chanceux d’être confiné dans cet espace. Y a t-il quelqu’un d’autre dans le monde qui ai pu potentiel-lement rester plus longtemps que moi en communion avec ce Néon, ce brouillard et cette fumée ? Est-ce que l’artiste lui même l’a fait ? En restant ici j’ai l’impression que mes idées sont plus fluides. Je dessine beaucoup plus que dans les autres salles où j’ai pu être affecté par

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exemple. Je remplis de petits blocs notes qui viennent de l’imprimerie de mon père. Je les utilise à l’envers car il y a le logo de l’entreprise au verso. On peut apercevoir Quadrifolio écrit en bleu. Ça me dérange un peu mais je réussis quand même à dessiner. J’ai généralement une mine graphite taillée en biseau. La même pointe me permet de dessiner des traits fins et des lignes plus épaisses. Ce petit matériel est très pratique à dissimu-ler rapidement surtout lorsque la responsable du per-sonnel s’invite à une petite inspection. Il est formelle-ment interdit de lire ou de dessiner si on respecte bien le contrat, il faut rester debout et attentif. Mes dessins sont donc interdits. J’accepte ce risque. C’est certaine-ment de cette adrénaline que nait ma créativité. C’est comme si j’étais en pleine fission nucléaire et ce Néon serait l’image vue au microscope d’une infime partie de mon cerveau. Cela me rappelle un dessin animé « Le Bus Magique »5 où des enfants étaient invités à mon-ter dans un bus conduit par leur maîtresse et ensemble ils allaient visiter le corps humain ou d’autres endroits inaccessibles pour observer ce qu’il s’y passe. J’étais fas-ciné par cette émission. Mon rêve c’était ça, c’était d’avoir le pouvoir de me rendre minuscule et d’être assis dans ce bus à la découverte de tout ce qui m’entourait. Et là ça y est, je réalise mon rêve. Je suis à l’intérieur de moi même. J’observe ce Néon et je m’observe.

5. COLE, Joanna, DEGAN Bruce. Le Bus Magique : Le Bus Cellulaire [DVD-vidéo]. Saison 4 épisode 5, Canada, PBS, 1997

« Nous descendions une sorte de vis tournante. » Gravure d’Édouard Riou pour l’édition originale de « Voyage au centre de la Terre » de Jules Verne en 1864 et photomontage du néon de Claude Lévêque.

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Le 30.07.12

L’atmosphère est insoutenable, je ne peux tenir tranquillement en place. Les gens m’agacent à me poser les mêmes questions : « Ça va ? Ce n’est pas trop pénible de rester toute la journée dans cette salle ? Vous pouvez sortir j’espère ? » J’ai envie de leur répondre que c’est toujours mieux que d’être caissier selon mon expérience. Vous avez quand même la « chance » d’être cloisonné pendant 8 heures durant dans une même salle, sans téléphone, sans heure et sans lumière extérieure… Bienvenue dans un monde intemporel rythmé par une bande son qui saute et qui vous fait faire un aller presque sans retour au fin fond de la Terre. Je n’ai pas encore fini de lire le « Voyage au Centre de la Terre » de Jules Verne, mais ça y ressemble beaucoup. Mis à part la chaleur on se croirait parti à l’aventure dans un volcan éteint islan-dais, découvrant un trésor unique, ce gaz rare qu’est le néon. Vous remarquerez qu’il est assez étonnant d’avoir choisi la salle la plus haute, les combles, pour cette œuvre qui finalement nous fait descendre dans les entrailles de la Terre. Je pense que ce n’est pas un hasard, et là aussi Claude Lévêque joue de cette sub-tilité pour nous déstabiliser. Bien qu’au début j’ai pu jouer le jeu de partici-per à ce voyage, aujourd’hui j’essaie de sortir le plus souvent possible sur le palier, où depuis la fenêtre

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qui donne sur l’extérieur je vois le soleil, j’entends les cigales qui chantent avec désinvolture et me font rê-ver aux vacances que je n’aurais pas. Depuis le palier qui sert de sas de décompression je peux entendre le bruit des pas des visiteurs qui résonnent et me font savoir que je vais devoir retourner surveiller le tube de néon. Je suis comme un chef d’orchestre. Je ré-gule le flux de visiteurs. Ils arrivent tout d’abord par les escaliers. Des escaliers peints dans un bleu très clair et très lumineux. Comme la fumée traverse les interstices de la porte séparant l’œuvre du reste du monde, la remarque que me font les visiteurs est de penser qu’ils arrivent au Paradis. En leur ouvrant la porte, j’esquisse alors un léger sourire en leur disant qu’ils ne sont pas au bout de leurs surprises.

Le 14.08.12

Il n’y a personne dans la salle, je pense qu’il doit être presque midi car les gens mangent et ne viennent pas dans les musées. D’ordinaire j’aurais couru jusqu’à la porte pour me réfugier à l’exté-rieur de l’œuvre. Mais je ressens le besoin de rester en communion avec elle. Je la sens entrer en moi. Je l’inspire, je l’expire. La fumée m’envahit, arrive dans mes poumons, est redistribuée dans tout mon corps. Elle me contamine. J’ai l’impression qu’au-delà de la suffocation, mon corps a su s’habituer. Je me sens

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bien maintenant. Je m’amuse à marcher le long des murs en contournant chaque recoin de cette salle aux arcades. Je vais ainsi au fond de cette salle re-joindre l’une des deux extrémités du Néon. Il semble traverser la paroi comme si ce que je voyais n’était qu’un tout petit aperçu de l’œuvre. En atteignant le fond de la pièce on peut remarquer une porte fermée au public avec l’inscription : « PRIVÉ » sur autocol-lant noir. On pourrait croire que l’œuvre continue derrière cette porte. Combien de personnes ai-je pu surprendre tentant de forcer cette porte pour voir à tout prix ce qu’elle dissimulait ? C’est d’ailleurs, entre nous, un sujet de discussion récurrent. Quand les gens entrent dans cette œuvre ils ne vous calculent pas. Mais dès qu’il s’agit d’essayer de savoir ce qu’il y a derrière alors ils osent m’adresser un regard cu-rieux ou une phrase : « Ce n’est pas par ici la suite de l’exposition ? » Il y a pourtant bien écrit « PRIVÉ » en noir. Cela montre à quel point les gens ne font plus attention et passent même à côté du cartel explicatif. Ils ne comprennent pas où il sont et c’est génial de les observer dans cette situation. Ils n’ont plus aucun repère et souvent je dois les remettre sur le chemin de la visite en leur demandant de ne pas enjamber l’œuvre ni d’essayer de la toucher ou de forcer la porte condamnée au public. Cette porte j’ai pu l’ouvrir. J’ai en effet demandé l’accès à l’un des régisseurs du musée. J’étais beau-

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coup trop curieux pour ne pas aller voir ce qu’il s’y passait. C’est donc une pièce très étroite sous pente. Malgré la porte, la fumée est bien présente à l’inté-rieur. Là, se trouve une chaine hi-fi bien fatiguée qui semble avoir tourné des dizaines de milliers d’heures. Elle est couverte d’une épaisse pellicule grasse. Cette suie provient de la fumée composée en grande par-tie de glycérine. C’est alors que je comprends pour-quoi la bande son saute de temps à autre. En effet la lentille de lecture et le CD audio sont complètement contaminés, comme par un cancer, et il en résulte que la bande son s’arrête parfois pendant plusieurs minutes, pire, que la fonction repeat ne fonctionne pas et qu’il faille aller chercher un régisseur pour la remettre en route. C’est assez étonnant de se retrouver dans l’inti-mité de l’œuvre jusqu’à partager ses moments de faiblesse. L’œuvre semble malade et épuisée de ses 12 années d’existence. Est-ce une réaction à laquelle l’artiste avait pensé ? Peut-être l’a-t-il destinée à mourir elle aussi. Comme s’il avait voulu reproduire une obsolescence humaine à l’échelle d’une œuvre. Ce brouillard nous renvoie à l’image du CO2, de la pollution industrielle qui détruit le monde et nous détruit. En parlant de destruction j’ai pu entendre parmi les bruits qui courent que le Néon avait déjà été cassé plusieurs fois et qu’il a donc été remplacé. Était-ce une volonté de Claude Lévêque de prendre

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ce risque que l’œuvre soit cassée à plusieurs reprises ? J’essaie de m’imaginer à la place de ces personnes qui ont abîmé l’œuvre mais je n’y parviens pas, cela me met trop mal à l’aise. C’est comme si l’on brisait l’un de vos rêves !

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Je Suis un Néon

Beaucoup d’artistes définissent le début de leur pratique par rapport à une anecdote de leur enfance. Peut-être que tout vient d’une rencontre avec une œuvre d’art ? Claude Lévêque lui nous raconte très peu. Il a ce réflexe de vouloir expliquer l’œuvre sans vraiment le faire dans le but de donner suffisamment d’éléments à ceux qui voudraient l’analyser en pro-fondeur, mais pas trop pour ceux qui voudraient se recréer leur propre histoire. Au final il ne fait que des formes dans un espace et notamment cette installa-tion que j’ai pu apprécier à sa juste valeur en passant beaucoup de temps à la contempler et la ressentir de-puis l’intérieur. Il est important de se rendre compte que l’on est dans de l’environnement, et pour moi, ce

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Néon représente un chemin sinueux et vibrant – le chemin d’une vie ? de ma vie ? – à la fois fragile et hé-sitant bien que vif et surprenant. Il traverse la pièce tel un éclair de feu transperçant une brume épaisse. Il représente aussi cet instant de génie, ce moment très bref qui pour moi est la métaphore d’une idée lumineuse et révolutionnaire. « Euréka ! » serait une définition probable. J’interprète ce Néon comme une rencontre, une connexion de deux neurones qui for-ment un éclair de génie. En particulier la fragilité de la matière, le tube de verre nous montre à quel point ce genre d’idées ne tient qu’à peu de choses et qu’elles peuvent rester à l’état de rêves oubliés. Comme une censure à l’idée qu’un monde meilleur soit possible, et que seuls ceux qui  seraient assez fous pour oser imaginer qu’ils puissent le changer, sont ceux qui y parviendront.6 Le tube de néon est aussi pour moi un lien entre le graphisme et le design industriel. Né d’une mère graphiste et d’un père imprimeur, j’ai toujours évolué dans cet univers là. A 16 ans j’ai vendu mes premières créations graphiques à Saint-Gobain Emballage pour la promotion de quatre designs de bouteilles. J’ai en-suite fait plusieurs stages en agence de graphisme, Terre Neuve et plus récemment Antoine & Manuel. Je n’envisage pas mon avenir sans ce lien très impor-

6. APPLE INC. Apple Think Different Ad [Video–en ligne]. http://youtu.be/nmwXdGm89Tk, 1997

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tant que j’ai avec le design graphique. Alors pour-quoi avoir choisi le design industriel ? J’avais besoin de m’ouvrir à d’autres horizons. Et comme le design industriel est la formation la plus complète, alors je pouvais envisager ces études avec mon petit bagage de fils de graphiste en deux dimensions pour aller vers la mise en forme de créations tactiles et en vo-lumes. Il m’apparait que le tube de néon résume bien ce lien que je tisse entre un passé familial de gra-phiste et mon futur métier de designer. Le Néon est alors interprété comme de la typographie lumineuse ou comme une ligne en trois dimensions, mis en forme de manière semi-artisanale par un néonniste. D’après moi ce n’est pas un hasard, si j’ai pu sur-veiller l’œuvre de Claude Lévêque en 2012, 12 ans après m’être trouvé pour la première fois devant elle et cent ans après la création du Néon par George Claude. Il y a un comme un lien empirique qui me dit que je suis devenu designer grâce à un Néon, une fumée et une bande son.

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APPLE INC. Apple Think Different Ad [Video–en ligne]. http://youtu.be/nmwXdGm89Tk, 1997

BOURRIAUD, Nicolas. Administrateur Système : interview de Loris GRÉAUD. In : L’Officiel Art Paris, septembre – octobre – no-vembre 2013, n°7, p. 138–147.

DAZORD, Cécile, EZRATI, Jean-Jacques. Art contemporain, sources lumineuses et obsolescence = Contemporary Art, light sources and obsolescence. In : Technè : Conserver l’art contemporain à l’ère de l’obsolescence technologique, Paris, 2013, n°37, p. 83–88.

Bibliographie

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DEGAN, Bruce, COLE, Joanna. Le Bus Magique : Le Bus Cellulaire [DVD-vidéo]. Saison 4 épisode 5, Canada, PBS, 1997

DENJEAN, Cécile. Le Mystère de la Matière Noire [VOD–vidéo]. http://future.arte.tv/fr/sujet/le-mys-tere-de-la-matiere-noire ARTE France, CNRS Images, CEA, Scientifilms, 2012

DUCHÉ, Bernard. Prodromes : à partir d’une œuvre de Claude Lévêque. FRAC Aquitaine : Éditions Confluences, 2013.

MÉZIL, Éric. Les Chefs-d’Œuvre de la Donation Yvon Lambert. Avignon : Actes Sud, 2012

MIRANDA (De), Luis. L’Être et le Néon. Paris : Max Milo Éditions, Collection Essais-Docu-ments, 2012

RIBBAT, Christoph. Flickering Light : A History of Neon. London : Reaction Books LTD, 2013

STARCK, Philippe. Impression d’Ailleurs : avec Gilles Vanderpooten La Tour d’Aigues : Éditions de l’Aube, 2012

Cet ouvrage a été achevé d’imprimer à l’ecal en février 2014.

Je tiens à remercier tout particulièrement :

Anne-Marie Abrieu, Sylvette Ardoino,

Lionel & Noëlle Chicheportiche Stéphane Kropf,

Christophe Martin Yoo-Mi Steffen,

Florence Tabourdeau & Alain Zarouati,

ainsi que

Elric Petit, Constance Rubini,

et Deodaat Tevaearai.

« … Ce Néon est au sol, relevé par de petits pieds en Plexiglas. Il semble flotter dans l’espace car le brouillard efface son rattachement au sol. Cette œuvre a été spécialement conçue pour l’espace situé dans les combles de la Collection Lambert. Elle tra-verse la salle en longueur en passant par les quatre arches qui la composent. Claude Lévêque dit de son œuvre qu’elle est un plongeon dans sa plus profonde enfance, jusqu’à l’intérieur du ventre de sa mère. Mais il ne nous donne pas plus d’explications, nous laissant le choix de nous projeter dans un volcan ou dans un sous-marin. Cette œuvre est un prétexte à exprimer d’autres choses, à parler de la vision que j’ai de l’art et du design et à me questionner sur les manières d’appréhender et de comprendre mon fu-tur métier de designer. Je me saisis de cette histoire pour en créer une autre toute nouvelle et person-nelle. J’évoque un instant hyper précis qui m’a ou-vert les yeux et qui quelque part m’a défini. Je veux parler de fragilité, de délicatesse et de risques car cette installation est extrêmement fragile et dange-reuse. Je suis comme un enfant naissant au bout de ce Néon… »

Marceau Avogadro est diplômé d’un BAC Tech-nologique des Arts Appliqués en 2008 à Avignon et d’un BTS Design de Produit en 2010 à Lyon. Son parcours d’études l’a amené à remonter le Rhône jusqu’à Lausanne où il est actuellement en 3ème année de Bachelor Design Industriel à l’ECAL.