issue nr. 9: 03. discours scientifique et littérature. approche de la citation chez martin winckler...

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Rivista semestrale online / Biannual online journal http://www.parolerubate.unipr.it Fascicolo n. 9 / Issue no. 9 Giugno 2014 / June 2014

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Rivista semestrale online / Biannual online journal http://www.parolerubate.unipr.itFascicolo n. 9 / Issue no. 9 Giugno 2014 / June 2014Direttore / EditorRinaldo Rinaldi (Università di Parma)Comitato scientifico / Research CommitteeMariolina Bongiovanni Bertini (Università di Parma) Dominique Budor (Université de la Sorbonne Nouvelle – Paris III) Roberto Greci (Università di Parma) Heinz Hofmann (Universität Tübingen) Bert W. Meijer (Nederlands Kunsthistorisch Instituut Firenze / Rijksuniversiteit Utrecht) María de las Nieves Muñiz Muñiz (Universitat de Barcelona) Diego Saglia (Università di Parma) Francesco Spera (Università di Milano)

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  • Rivista semestrale online / Biannual online journal http://www.parolerubate.unipr.it

    Fascicolo n. 9 / Issue no. 9 Giugno 2014 / June 2014

  • Direttore / Editor Rinaldo Rinaldi (Universit di Parma)

    Comitato scientifico / Research Committee Mariolina Bongiovanni Bertini (Universit di Parma) Dominique Budor (Universit de la Sorbonne Nouvelle Paris III) Roberto Greci (Universit di Parma) Heinz Hofmann (Universitt Tbingen) Bert W. Meijer (Nederlands Kunsthistorisch Instituut Firenze / Rijksuniversiteit Utrecht) Mara de las Nieves Muiz Muiz (Universitat de Barcelona) Diego Saglia (Universit di Parma) Francesco Spera (Universit di Milano)

    Segreteria di redazione / Editorial Staff Maria Elena Capitani (Universit di Parma) Nicola Catelli (Universit di Parma) Chiara Rolli (Universit di Parma)

    Esperti esterni (fascicolo n. 9) / External referees (issue no. 9) Sergio Audano (Centro Studi Emanuele Narducci Sestri Levante) Mariella Bonvicini (Universit di Parma) Marco Camerani (Universit di Bologna) Michele Guerra (Universit di Parma) Guido Santato (Universit di Padova) Lina Zecchi (Universit Ca Foscari, Venezia) Teresina Zemella (Universit di Parma) Progetto grafico / Graphic design Jelena Radojev (Universit di Parma) Direttore responsabile: Rinaldo Rinaldi Autorizzazione Tribunale di Parma n. 14 del 27 maggio 2010 Copyright 2014 ISSN: 2039-0114

  • INDEX / CONTENTS

    PALINSESTI / PALIMPSESTS

    Memoria poetica e propaganda augustea. Per un commento di tre luoghi sidoniani sulla battaglia di Azio FRANCESCO MONTONE (Universit di Napoli Federico II) 3-25 Il filo di Aracne. Variazioni e riscritture italiane DANIELA CODELUPPI (Universit di Parma) 27-49 Discours scientifique et littrature. Approche de la citation chez Martin Winckler FABIENNE GOOSET (Universit de Lige) 51-80 Youre Talking Like the Computer in the Movie. Allusions in Audiovisual Translation IRENE RANZATO (Universit di Roma La Sapienza) 81-107

    MATERIALI / MATERIALS

    Svolazza Lucifero come le anime dei morti? (Inferno, XXXIV, 46-52) MARCO CHIARIGLIONE (Biblioteca Civica Centrale Torino) 111-121 Vous tes libre. Une citation de Madame Hanska MARIOLINA BONGIOVANNI BERTINI (Universit di Parma) 123-133 Fortuna moderna dellantico. Echi catulliani in Ionesco, Tot, Monicelli DAVIDE ASTORI (Universit di Parma) 135-142 Follow the white rabbit. The Ultimate Display e Matrix MILENA CONTINI (Universit di Torino) 143-153

    ARCHIVIO / ARCHIVE

    The Films at the Wake. Per un catalogo RINALDO RINALDI (Universit di Parma) 157-250

  • LIBRI DI LIBRI / BOOKS OF BOOKS

    [recensione/review] Ruth Finnegan, Why Do We Quote? The Culture and History of Quotation, Cambridge, OpenBook Publishers, 2011 GUIDO FURCI 253-257 [recensione/review] Da un genere all'altro. Trasposizioni e riscritture nella letteratura francese, a cura di D. Dalla Valle, L. Rescia, M. Pavesio, Roma, Aracne, 2012 ALBA PESSINI 259-271

  • Parole Rubate / Purloined Letters

    http://www.parolerubate.unipr.it

    Fascicolo n. 9 / Issue no. 9 Giugno 2014 / June 2014

    FABIENNE GOOSET

    DISCOURS SCIENTIFIQUE ET LITTRATURE.

    APPROCHE DE LA CITATION CHEZ MARTIN

    WINCKLER

    Marc Zaffran fait partie du cercle des crivains-mdecins. Sous le

    nom de plume de Martin Winckler, il a crit diffrents romans parmi

    lesquels nous avons retenu La Maladie de Sachs (1998) et Les Trois

    Mdecins (2004) qui ont pour axe commun le docteur Bruno Sachs. Ces

    deux ouvrages offrent la prsence de cas dintertextualit de natures

    diverses : citations dauteurs, fragments de journaux intimes,

    correspondances, articles tirs de sites internet ou de revues spcialises,

    extraits de cours magistraux, formulaires officiels.

    Rappelons que lintertextualit est une notion instable1 qui, selon les

    thoriciens, recouvre diffrents lments et suscite de multiples intrts.

    Parmi la littrature consacre ce sujet, nous nous sommes

    1 Voir T. Samoyault, Lintertextualit. Mmoire de la littrature, Paris, Armand

    Colin, 2011, p. 7.

  • Parole Rubate / Purloined Letters

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    particulirement appuye sur louvrage trs abouti dAntoine Compagnon

    consacr au travail de la citation, qui a prcieusement contribu notre

    approche. Nous nous sommes base sur la dfinition extensive quil y

    nonce, savoir la citation comme rptition dune unit de discours dans

    un autre discours [] relation interdiscursive primitive,2 qui rappelle

    plus dun gard celle que donne Grard Genette de lintertextualit en tant

    que prsence effective dun texte dans un autre.3 Au sein de nos

    rflexions, nous avons tent de ne jamais perdre de vue cette notion basale

    qui gnre certaines images : celles de collages, de mosaques, de greffes,

    que nous nous sommes plu mettre en lumire en soulignant tantt leur

    sens tantt leur richesse esthtique.

    Il serait particulirement fastidieux et peu contributif de recenser les

    diffrentes apparitions intertextuelles dans les deux romans de Winckler

    retenus. Aussi, pointerons-nous seulement les textes cits dont nous analyserons plus prcisment deux occurrences et les citations courtes.

    Celles-ci, prsentes linitiale dune partie ou du rcit lui-mme, seront

    apprhendes exhaustivement dans la seconde section de cet article.

    1. Le texte cit

    Nous avons volontairement cart les citations de textes crits par

    lauteur lui-mme particulirement abondantes dans La Maladie de Sachs pour ne retenir que celles manant dune autre voix. Ce faisant, nous avons dgag une relation entre un systme S1, comprenant lui-mme un

    auteur cit (A1) et un texte cit (T1), et un second systme nomm S2

    2 Cf. A. Compagnon, La seconde main ou le travail de la citation, Paris, Seuil,

    1979, p. 54. 3 Cf. G. Genette, Palimpsestes, la littrature au second degr, Paris, Seuil, 1982,

    p. 8.

  • Fabienne Gooset, Discours scientifique et littrature

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    incluant un auteur citant (A2) et un texte citant (T2).4 Chez Martin

    Winckler, en ce qui concerne les longs textes cits, ces quatre lments font

    communment sens selon une combinatoire qui privilgie le systme cit S1 (abritant la fois lauteur et le texte) et lauteur citant A2. Cette valeur de

    rptition, appele icne,5 suppose une caution du sujet dnonciation par

    rapport ce quil cite. Cet engagement, dans ce cas-ci, possde une vise

    gnralement informative ou dnonciatrice.

    Ainsi, le chapitre intitul De lauscultation mdiate (extraits)

    dans Les Trois Mdecins apporte des extraits dun trait de Ren Laennec

    sur lexploration par le stthoscope. Son irruption coupe abruptement le

    rcit qui plongeait le lecteur en plein cours magistral au sujet de lexamen

    clinique et de ses prliminaires. Une observation attentive permet de

    comprendre que le texte cit rpond la question pose par le professeur

    un tudiant au chapitre prcdent : ce truc-l, tu peux me dire ce que cest

    et comment on sen sert?.6 Limprcision de linterrogation est neutralise

    par une citation didactique de linventeur de linstrument lui-mme. De la

    mme manire, larticle crit par deux cancrologues dans Autorit, 2,

    consacr la rvlation au malade de son pronostic de vie, acquiert sa

    pleine dimension la lecture du chapitre suivant qui exemplifie le

    problme thique soulev. Ici le systme cit est clairement dnonc par le

    systme citant.7

    Le recours la citation sexplique aussi par une de ses qualits

    intrinsques qui la pose comme base solide sur laquelle lauteur sappuie

    afin de persuader le lecteur du bien-fond de ses dires. En effet, elle

    possde une spcificit qui la distingue des autres propositions en ce sens

    4 Voir A. Compagnon, La seconde main ou le travail de la citation, cit., p. 76 et p. 359.

    5 Cf. ibidem, p. 79. 6 Cf. M. Winckler, Les Trois Mdecins, Paris, P.O.L., 2004, p. 174. 7 Voir ibidem, p. 368.

  • Parole Rubate / Purloined Letters

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    quelle ne relve pas de lpreuve de vrit. Il lui suffit dtre acceptable

    pour faire autorit.8 Par del, elle peut parfois aussi, comme la soulign

    Christian Milat, confrer au texte qui laccueille leffet de rel quil

    recherche.9

    Cependant, les relations entre les systmes S1 et S2 gnrent encore

    dautres interprtations et dautres effets qui enrichissent la lecture. Chez

    Martin Winckler, les diffrentes apparitions du texte cit manifestent une

    certaine autonomie par rapport la digse tout en y contribuant cependant

    diffrents niveaux. Cest cet apport implicite voire quelquefois subtil que

    nous souhaiterions clairer ici. Ainsi, bien davantage que dans le sens seul

    du texte cit, cest dans le rapport des deux systmes quil faut trouver

    lapport de la citation qui prsentera alors un caractre la fois interprtant

    et interprtable.10

    La plupart des textes cits sont signals par une police diffrente et

    possdent une valeur digressive. Ils interrompent le cours de la digse par

    associations dides ou encore coupent narrativement et graphiquement une

    section. Dans Les Trois Mdecins le chapitre intitul Le Manuel n2, avril

    1978 illustre une de ces csures : il cite un article de Claire Brisset, paru

    dans Le Monde le 10 mars 1979,11 lexposition des malades des fins

    pdagogiques y est largement fustige. Le texte scinde une priptie de la

    digse en deux paragraphes distincts qui cependant se lisent dun seul

    tenant. Cette configuration textuelle est loin dtre innocente : en portant

    8 Voir A. Compagnon, La seconde main ou le travail de la citation, cit., pp. 88-

    89. 9 Voir Ch. Milat, La Maladie de Sachs : le rel construit entre les ples

    opposs du savoir et de la subjectivit, dans Le Rel dans les fictions contemporaines, dir. F. Fortier et F. Langevin, dans @nalyses, IV, 2, printemps-t 2009, pp. 105-125, ladresse lectronique www.revue-analyses.org/index.php?id=1369.

    10 Voir A. Compagnon, La seconde main ou le travail de la citation, cit., p. 56 et p. 76.

    11 Cf. M. Winckler, Les Trois Mdecins, cit., p. 515 : Comme son contenu lindique, il aurait parfaitement pu tre publi et repris un an plus tt dans Le Manuel.

  • Fabienne Gooset, Discours scientifique et littrature

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    laccent sur les drives de la mdecine, larticle souligne implicitement le

    caractre inhumain de la doctoresse dont il est question dans les pages

    digtiques.

    Les textes cits sont trs souvent scientifiques. Ils sont livrs tels

    quels ou subissent quelques remaniements de la part de lauteur. Celui-ci

    sen ouvre gnralement au lecteur lorsquil cite sa source soit en sortie de

    citation soit en notes la fin du rcit.12 Nous nous sommes particulirement

    attache deux de ces occurrences qui ont suscit pas mal dinterrogations

    auxquelles nous avons tent de rpondre. Quapportent-elles au rcit en le

    brisant ainsi? Quels en sont les effets et les consquences sur le lecteur?

    Que nous apprennent-elles sur lauteur et sa technique narrative? Quelles

    fonctions assument-elles? Y rpondre suppose un clairage psychologique,

    sociologique, mais avant tout narratologique.

    2. Quand le discours scientifique rejoint le littraire

    Si La Maladie de Sachs ne peut relever ni de lautobiographie ni de

    lautofiction, lunicit du nom propre ntant pas respecte,13 il nen reste

    pas moins que le personnage principal rfre largement lauteur et par

    del au pre de celui-ci, le docteur Ange Zaffran.14 Nous sommes au sein

    12 La partie qui ouvre La Maladie de Sachs, intitul Le serment fait lobjet de

    cette note bibliographique certes vague en Post-scriptum : Il existe plusieurs versions du Serment dHippocrate. Celle qui est reproduite au dbut de ce livre apparat en page 3 dune thse de mdecine imprime Alger en 1939. Elle est sensiblement diffrente du texte grec originel (cf. Id., La Maladie de Sachs, Paris, P.O.L, 1998, p. 473).

    13 Voir J. Lecarme et . Lecarme-Tabone, Renouvellements : autofictions, dans Idd., Lautobiographie, Paris, Armand Colin, 19992, p. 275.

    14 Herbert R. Lottman rapporte en ces termes la naissance de la vocation de mdecin chez lauteur de La Maladie de Sachs : Winckler says that the real Bruno Sachs is not himself but his father. He suffered when his patients suffered. I dont think you become a doctor by accident Its to repair something in yourself, or it has to do with your family history. In my case I had a father who was a good man, and a doctor. I suppose that I thought that if I became a doctor, Id also become a good man (cf. H. R.

  • Parole Rubate / Purloined Letters

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    dun roman mdical15 dans lequel le hros mdecin se voue corps et me

    au soulagement de ses malades. Dune faon vidente, la souffrance

    constitue pour lui une proccupation majeure. Ce face face quotidien

    gnre le but ultime du soignant : lattnuation voire la disparition de toute

    sensation pnible.16

    Le discours scientifique survient dans un pisode relatif un patient,

    monsieur Guilloux, dont la pathologie est loccasion pour Bruno Sachs

    dexposer ses penses sur le traitement de la douleur. Ce malade apparat

    diffrentes reprises au long du roman. Le lecteur peut ainsi suivre

    lvolution de son affection jusquau stade final au travers de multiples

    narrateurs. Lorsquon lui annoncera quil souffre dun cancer du larynx,

    Monsieur Guilloux ne manifestera aucune motion : une constante chez ce

    patient, dans la mesure o il ne fera entendre nulle plainte au cours de

    laffaiblissement progressif de son tat. Cest que la morphine dlivre par

    le docteur Sachs lautorise esprer un confort de vie satisfaisant. ce

    Lottman, Martin Winckler. Notes of a French Doctor , dans Publishers Weekly, October 30, 2000, p. 41, ladresse lectronique www.publishersweekly.com/pw/print/24631-martin-winckler-notes-of-a-french-doctor).

    15 Cf. F. Laplantine, Anthropologie de la maladie, tude ethnologique des systmes de reprsentations tiologiques et thrapeutiques dans la socit occidentale contemporaine, Paris, ditions Payot, 1992, p. 30 : Le roman mdical est un vritable genre littraire [...] Cest un roman essentiellement humanitaire qui charrie [...] un certain nombre de strotypes apprcis dune grande partie du grand public : le mdecin qui fait toujours preuve dune abngation inoue et qui, aprs avoir surmont dnormes difficults, arrive toujours vaincre la maladie, cest--dire sauver des vies humaines.

    16 Cf. M. Winckler, La premire arme contre la douleur, dans e-News for Somatosensory Rehabilitation, VII, 3, 2010, p. 119, ladresse lectronique www.unifr.ch/neuro/rouiller/somesthesie/somato.enews.php: La douleur est universelle : on peut affirmer sans crainte que les personnes qui ne souffrent jamais nexistent probablement pas. Depuis que lhumanit existe et que les hommes ont eu lintuition quils pouvaient attnuer leur souffrance, la douleur a justifi linvention de milliers de millions de remdes divers et varis Elle est donc, trs logiquement, la premire proccupation dtre du soignant. Un soignant, cest un individu dont la fonction /la raison dtre est, dabord, de soulager dattnuer ou de faire disparatre la douleur.

  • Fabienne Gooset, Discours scientifique et littrature

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    stade du rcit, la tumeur a t simplement objective. Le lecteur en ignore

    les manifestations et le pronostic. Ceux-ci vont lui tre communiqus par la

    voie dun chapitre intitul Jet dencre, dans lequel Martin Winckler cite

    une synthse darticles tirs de traits mdicaux.17

    Si nous sommes bel et bien en prsence dune occurrence

    dintertextualit, le statut de cette insertion est quelque peu malais

    dterminer : nous suivrons la dfinition prcdemment voque, qui

    lapparente la citation. Elle ne fournit pas les composants indiciels

    familiers savoir les guillemets mais prsente cependant lun ou lautre

    signe : un changement de police, des crochets tmoins de csures opres par lauteur citant dans le texte cit ou encore une nonciation de la source en notes de fin douvrage. En outre, elle ne subit que quelques

    modifications pour sintroduire dans le rcit, ce qui la rapproche galement

    du genre intercalaire dfini par Mikhal Bakhtine.18

    Le chapitre Jet dencre souvre sur la rubrique cancer la suite de

    laquelle sont dclins toute une srie de termes en relation avec cette

    pathologie et qui parfois rfrent dautres subdivisions. Lnumration

    sarrte au terme larynx pour renvoyer la symptomatologie du cancer

    de cet organe :

    Cancer(s), 1576-1645 adnode, anaplasique, anognital, bouche (de la),

    chimiothrapie, clon (voir Clon, cancer du), diagnostic, estomac (voir Estomac, cancer de l), tiologie, valuation clinique, valuation du stade, foie (voir Foie, lsion

    17 Voir Ch. Milat, La Maladie de Sachs : le rel construit entre les ples

    opposs du savoir et de la subjectivit, cit., p. 3 : En fait, sil na pas reproduit telle quelle la page dun ouvrage, lauteur sest nanmoins inspir de plusieurs traits, dont il a tir en quelque sorte la synthse. Lauteur indique en note de bas de page quil a reu cette information de Martin Winckler lui-mme : voir ibidem, p. 11.

    18 Cf. M. Bakhtine, Esthtique et thorie du roman, Paris, Gallimard, 1978, pp. 141-142 :Ces genres conservent habituellement leur lasticit, leur indpendance, leur originalit linguistique et stylistique. [...] Tous ces genres qui entrent dans le roman, y introduisent leurs langages propres, stratifiant donc son unit linguistique, et approfondissant de faon nouvelle la diversit de ses langages.

  • Parole Rubate / Purloined Letters

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    cancreuses (sic) du), hmorragie intrcranienne (sic), et incontinence, et mtastases (voir Mtastases), peau (voir Peau, cancer de la ; Mlanome malin), perte de poids au cours des, du pharynx, de la plvre, du poumon, du larynx (voir Larynx, cancer du).19

    premire vue cette page, qui ne se fond pas de manire homogne

    la digse,20 na dintrt pour lhistoire quen relation avec laffection de

    monsieur Guilloux. En effet, ce dernier apparat de manire extrmement

    allusive par la voix de la jeune femme du chapitre prcdent qui partage

    avec lui lattente du mdecin :

    La porte extrieure souvre devant le monsieur qui tait arriv le premier et qui

    sort, pas trs vite, en tranant des pieds, en respirant mal, cest vrai quil na pas lair daller trs bien, je comprends que tu laies gard longtemps mais ce qui me parat drle cest que je navais pas le sentiment quil allait si mal que a avant dentrer.21

    Au travers de ce texte cit, nous voyons au premier abord un

    renforcement de lethos du personnage principal, le docteur Sachs, et par

    del de son auteur, tous deux particulirement rompus la terminologie

    scientifique mais aussi un procd supplmentaire permettant de naturaliser

    la narration afin quelle soit tenue pour vraie.22 Nos observations rejoignent

    en tout point celles de Christian Milat si ce nest que ce dernier attribue

    davantage lirruption de la ralit au caractre scientifique du chapitre

    quau recours la citation en elle-mme. Or, pour notre part, leffet de rel

    quengendrent ces quelques pages est rechercher galement dans le

    19 M. Winckler, La Maladie de Sachs, cit., p. 322. 20 Voir T. Samoyault, Lintertextualit. Mmoire de la littrature, cit., p. 48. 21 M. Winckler, La Maladie de Sachs, cit., p. 321. 22 Cf. Ch. Milat, La Maladie de Sachs : le rel construit entre les ples

    opposs du savoir et de la subjectivit, cit., pp. 3-4 : En renforant lethos du romancier, lappel au savoir mdical ancre la fiction dans le rel : le lecteur possde les preuves que le texte mane dun crivain qui connat dexprience le sujet dont il traite, ce qui lui donne la conviction que le contenu de la fiction est conforme la ralit.

  • Fabienne Gooset, Discours scientifique et littrature

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    collage dun discours non fictionnel opr par lauteur au sein de la

    digse.23

    Il apparat aussi quune simple lecture en diagonale suffit faire

    comprendre lextrme gravit du mal dont souffre monsieur Guilloux grce

    quelques mots-cls savamment distills. Les termes de tumeur, toux,

    obstruction des voies respiratoires, traitement palliatif jalonnent le chemin

    pnible que devra emprunter le malade :

    Larynx, abcs, biopsie, cancer examen anatomopathologique, anmie,

    biopsie, chimiothrapie, classification physiologique, classification en stades, dpistage, diagnostic, signes cliniques et circonstances de dcouverte [...]

    Le cancer du larynx se manifeste par des signes locaux et des symptmes lis la croissance de la tumeur, par des signes dinvasion ou dobstruction des organes voisins (sophage en particulier), des adnopathies rgionales par envahissement des voies lymphatiques et enfin la croissance distance de mtastases lies une dissmination par voie sanguine Parmi les signes secondaires la croissance parenchymateuse ou endobronchique de la tumeur primitive figurent la toux, des hmoptysies, un wheezing et un stridor, une dyspne ou une pneumopathie (avec fivre et toux expectorante), rsultant de lobstruction des voies respiratoires Des mtastases extrathoraciques (voir ce terme) sont dcouvertes lautopsie dans plus de cinquante pour cent des pithliomas pidermodes, quatre-vingts pour cent des adnocarcinomes. lautopsie, on peut trouver des mtastases dans pratiquement tous les organes. Pour cette raison, la plupart des malades atteints dun cancer du larynx auront un moment quelconque besoin dun traitement palliatif.24

    Nous nous sommes plus largement interroge sur la fonction plus

    spcifique de cette incursion dun texte scientifique dans le rcit et sur les

    effets quelle produit sur le lecteur. En premire hypothse, nous y

    devinons un procd habile dconomie narrative pour informer le lecteur

    de lvolution de la maladie sans pour autant la lui relater par le menu.

    Cette stratgie rpond lide matresse qui sous-tend les diffrents romans

    de Martin Winckler : dcrire avant tout un combat contre la douleur et

    expliquer au lectorat les diverses faons darriver vaincre cet ennemi. Un

    23 Voir T. Samoyault, Lintertextualit. Mmoire de la littrature, cit., p. 81. 24 M. Winckler, La Maladie de Sachs, cit., p. 322.

  • Parole Rubate / Purloined Letters

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    discours concis, thorique de la souffrance en elle-mme suffit puisque

    laccent est davantage port sur les armes fourbir que sur la cible. Le

    corollaire de cette thse se dduit aisment : la premire qualit du soignant

    tant de combattre la souffrance, accorder cette dernire une place

    restreinte tmoigne du succs de lentreprise. Et cest bien ce dont il sagit

    dans les romans de Martin Winckler : la plupart des patients qui ont la

    chance de rencontrer le docteur Sachs et ses semblables ne souffrent pas. Si

    le monde mdical se dcline en deux catgories : les soignants et les

    docteurs, lunivers des patients est calqu sur le mme modle binaire : l,

    les corps dolents et ici, les corps soulags.

    On pourrait objecter que le langage spcialis constitue un frein la

    bonne comprhension dun lectorat non averti. Ce chapitre illustrerait en

    quelque sorte lusage au sein du corps mdical dune terminologie

    particulirement absconse pour les patients. Lincomprhension des

    champs lexicaux convoqus gnrant frquemment chez ces derniers une

    source dmotions pnibles supplmentaires. Cette attitude largement

    rpandue est dnonce au sein des Trois Mdecins. Nous y faisons la

    connaissance de Madame Moreno admise lhpital pour un cancer

    digestif et qui, faute dexplication des termes scientifiques, se sent

    totalement exclue de la consultation dont elle est le sujet :

    Le lundi vers 11 heures, le grand patron est entr dans la chambre avec une

    troupe de blouses blanches et, sans me regarder, a soulev ma pancarte et demand : Est-ce que Mme Merlini Moreno, excusez-moi... a pass son transit? Elle est programme pour mercredi. Mercredi ? quelle heure? 15 heures. Ah, non, il ne faut pas me la mettre 15 heures, je viens davoir un rendez-

    vous de scintigraphie pour 14h30. Elle a probablement des mtas hpatiques, on veut voir si elle nen a pas ailleurs.

    Jai pens : Cest quoi, des mtahpatiks? Alors, Monsieur, nous avons un problme : la radio ne pouvait pas la prendre

    en urgence, il ny avait plus de rendez-vous libre. Si je dcommande le rendez-vous de

  • Fabienne Gooset, Discours scientifique et littrature

    61

    mercredi, elle va se retrouver repousse vendredi, voire la semaine prochaine. Est-ce quil nest pas possible de dplacer la scintigraphie ?

    Non, parce que leur planning est trs serr, et je tiens absolument ce que Mme Molina pardon, Moreno ait une scintigraphie avant lintervention.

    Jai pens : Lintervention? Quelle intervention? Alors je ne vois pas comment nous allons faire... a mest gal. Elle aura sa scinti mercredi aprs-midi, point final. Dbrouillez-

    vous pour quon lui fasse son transit dici l ou jeudi au plus tard, je veux montrer son dossier au staff de can... pluridisciplinaire.

    Il sest tourn vers moi et ma souri. a va aller, ne vous en faites pas! On soccupe de vous. Jai lev la main pour lui demander de mexpliquer ce qutaient des

    mtamachins et une synti, mais il est sorti de la chambre tout de suite, suivi par la troupe de blouses blanches.25

    Cependant, la rflexion, la page cite de La Maladie de Sachs

    valent moins par le sens intrinsque quelles renferment que par

    labouchement quelles permettent. En effet, cest de lirruption du texte

    cit, renforce encore par le peu de marques indicielles de ce dernier que

    nat le travail qui va tre imparti au lecteur, celui de collage, de

    rappropriation du chapitre jusqu tablir un continuum avec la digse.

    Nous en arrivons ainsi notre seconde hypothse : ce chapitre,

    originellement ente, greffe au sens botanique du terme, devient serviteur du

    public en lui ouvrant de nouvelles voies de comprhension et de rflexion.

    Ainsi, derrire le mutisme du corps souffrant dcrit par lcrivain

    sexprimerait un message : linvisibilit de la souffrance rpond son

    caractre indicible, tmoin de limpossibilit immanente des mots

    interprter les maux. Il y aurait donc une difficult de lauteur traduire ce

    dont il est le tmoin privilgi. En tant que tel, il prfrerait sen remettre

    un discours plus normatif et conceptuel qui lautorise une exposition

    dnue de charge motive mais qui cependant fait sens au destinataire par

    la rude confrontation de la citation au texte. Cette insertion apporte au

    roman de Winckler une force supplmentaire en sollicitant limagination et

    25 Id., Les Trois Mdecins, cit., p. 288.

  • Parole Rubate / Purloined Letters

    62

    lexprience du narrataire. Celui-ci peut substituer ses propres mots la

    froide rigueur de lexposition scientifique. En effet, en tant de la digse

    la relation pnible des souffrances lies la pathologie envisage, le texte

    cit creuse un espace o le lecteur peut sengouffrer et exprimer son

    ressenti, sa faon personnelle denvisager la souffrance. Ces collages

    compenseraient en quelque sorte le manque de description du corps dolent

    en ajoutant au texte une valeur, subjective par essence,26 mais non

    ngligeable et significative : celle que chacun puise dans sa sensibilit.

    3. La maladie et limage paternelle

    Nous avons relev lexemple prcdent dans la page intressant le

    cancer du larynx dont est atteint monsieur Guilloux dans La Maladie de

    Sachs. Une autre illustration de mme nature et de caractristiques

    similaires se lit au sein des Trois mdecins, rcit centr sur la formation

    universitaire de Bruno Sachs.

    Le roman est dcoup en quelque cent dix-huit chapitres. Nous nous

    sommes penche sur celui intitul Larticle, que lauteur dsigne par ces

    mots particulirement expressifs : le terrible tableau de la maladie de

    Charcot, en citant sa source en fin de rcit.27 Le texte original a subi des

    coupures gnralement explicites, annonces par des points entre crochets

    et dautres remaniements peu significatifs qui vont dans le sens dune

    26 Cf. S. Rabau, Lintertextualit, Paris, Flammarion, 2002, p. 169 : Il existe un

    plaisir de lintertexte fond sur la libert dtablir des parcours personnels dans une littrature rsolument pose comme un texte infini.

    27 Cf. M. Winckler, Les Trois Mdecins, cit., p. 515 : Le terrible tableau de la maladie de Charcot contenu dans Larticle [...] est adapt dun texte de Lyonel Rossant et Jacqueline Rossant-Lumbroso publi sur www.doctissimo.com.

  • Fabienne Gooset, Discours scientifique et littrature

    63

    lgre vulgarisation de linformation. La premire partie de larticle est

    consacre la dfinition et la symptomatologie de laffection :

    La sclrose latrale amyotrophique ou maladie de Charcot correspond

    latteinte des neurones moteurs situs dans la corne antrieure de la moelle et les noyaux moteurs des derniers nerfs crniens. Cest une affection dgnrative dont la cause exacte est inconnue.

    Lincidence en France est de 1 nouveau cas survenant chaque anne pour 100 000 habitants.

    Lge moyen de dbut est de cinquante-cinq soixante ans, mais peut tre plus jeune. La maladie dbute en gnral par un dficit musculaire au niveau des petits muscles de la main, avec des crampes. Lamyotrophie (fonte musculaire) est typique : la main a notamment un aspect creux dit en main de singe.

    Latteinte motrice gagne ensuite lautre membre mais de faon asymtrique. Les membres infrieurs sont galement touchs. [...]

    Les fasciculations secousses musculaires arythmiques et asynchrones limites une seule fibre musculaire sont caractristiques.

    La paralysie des muscles de la langue, des lvres et du pharynx sinstalle progressivement avec des troubles de la phonation (voix nasonne) et de la dglutition. La langue satrophie prcocement avec de nombreuses fasciculations.

    Latteinte du systme nerveux neurovgtatif est frquente et se traduit par des troubles vasomoteurs au niveau des extrmits avec parfois des impressions de picotements sur la peau.

    Il ny a pas de troubles sensitifs objectifs ( lexception des crampes et des paresthsies). Les troubles sphinctriens et les escarres sont rares.

    Lamaigrissement est net. Les symptmes les plus gnants sont lasthnie, les crampes, la constipation, la

    salivation abondante, les troubles du sommeil, les troubles respiratoires et le syndrome pseudo-bulbaire dont les signes sont:

    - une dysarthrie (difficults pour articuler) avec voix monotone, tranante, nasonne et parole saccade ;

    - des troubles de la dglutition et de la mastication ; - une abolition du rflexe du voile du palais ; - des troubles de la mimique avec un facis immobile et des accs

    spasmodiques de rires et de pleurer sans rapport avec ltat affectif ; - une impossibilit garder la station debout et marcher alors quil ny

    a ni troubles moteurs, ni troubles sensitifs, ni troubles de la coordination des mouvements.28

    Le dcoupage initial en paragraphes a t gomm, seule une phrase

    se dtache des autres par lemploi dune casse particulire :

    28 M. Winckler, Les Trois Mdecins, cit., pp. 261-262.

  • Parole Rubate / Purloined Letters

    64

    Lvolution se fait vers une aggravation progressive, mais qui peut durer de nombreuses annes. []

    Les fonctions suprieures restent intactes : le malade garde tout au long de lvolution une lucidit et une conscience indemnes.29

    Elle concerne le maintien des fonctions cognitives du patient tout au

    long de lvolution de la maladie. On comprend aisment que cette mise en

    vidence est une trace de lauteur qui insiste de cette manire sur le

    caractre particulirement prouvant dune pathologie qui laisse au malade

    la conscience intacte de sa dchance.

    Un remplacement quasi systmatique des noms de mdicaments par

    leur molcule gnrique est galement relev. Except ces quelques

    adaptations, le texte source est respect. Larticle se poursuit par

    lnumration des traitements mdicaux potentiellement capables de

    soulager le malade. A linitiale de cette liste, une phrase sommaire annonce

    la ltalit de cette pathologie :

    Il ny a pas de traitement curatif. Pour les troubles de la dglutition, il ny a pas de rducation spcifique mais

    certains conseils sont utiles pour amliorer le confort de vie des patients : - manger chaud ou froid mais jamais tide ; - asscher le plus possible la salivation (tricyclique, collyre atropinique par voie

    sublinguale), quitte la provoquer en dbut de repas en faisant mordre un citron ; - tonifier les muscles constricteurs du pharynx en faisant commencer le repas

    par une glace. Lasthnie et lamyotrophie sont traites par des injections intramusculaires

    danabolisants ou les corticodes. Les crampes ragissent bien aux drivs de la quinine. Lhypertonie musculaire est combattue par les mdicaments myorelaxants. La constipation est traite par lassociation de lactulose, de son et de sorbitol. Le syndrome pseudo-bulbaire est trait par lamitryptiline. Les troubles du sommeil sont dus aux douleurs nocturnes et justifient

    ladministration de benzodiazpines ou dantalgiques majeurs (codine, morphiniques).

    29 Ibidem, p. 262.

  • Fabienne Gooset, Discours scientifique et littrature

    65

    La rducation kinsithrapique et orthophonique reste le traitement le plus adapt. Elle ne vise pas la rcupration mais lentretien des fonctions restantes.

    Les appareillages sont essentiels pour viter les surcharges fonctionnelles trop importantes : fauteuil roulant, gastrostomie (sonde gastrique insre dans lestomac au travers de la peau abdominale) dans les troubles de la dglutition; appareillage respiratoire (intubation, trachotomie, assistance ventilatoire).

    Lhospitalisation est parfois ncessaire pour : lassistance respiratoire ; la mise en place dune sonde gastrique...30

    Les trois pages que comprend ce chapitre relatent de manire

    clinique les diffrentes souffrances auxquelles va tt ou tard faire face le

    sujet. Celui dont il est question ici est le propre pre de Bruno Sachs, le

    docteur Bram Sachs. aucun moment du rcit qui parfois tourne autour de

    la figure paternelle, le lecteur nest confront la description des affres que

    subit invitablement le patient. Et pourtant, les prmices de la maladie sont

    dj engages au cours des pages consacres aux parents du docteur Sachs.

    Dans un chapitre prcdent qui runissait Fanny Sachs et un neurologue, on

    apprenait le nom et le pronostic svre de la pathologie de son poux.31 Des

    prodromes non douloureux taient notamment voqus. Pourquoi ds lors

    taire au sein de la digse lvolution de la pathologie et choisir de la

    remplacer abruptement par une numration froide et rationnelle, livre au

    dtour dune citation dun texte scientifique?

    Il parat vident que lexplication de lincursion du discours

    scientifique intresse la page qui annonce le retour au rcit et qui clt le

    chapitre. Labandon des italiques indique que le lecteur se trouve propuls

    au cur dun change opposant le docteur Bram Sachs et son pouse, les

    parents de Bruno. Cependant, la coupure est moins nette quil ny parat

    premire vue. En effet, le discours mdical se termine par une numration

    des diffrentes raisons qui prsident lhospitalisation du patient atteint de

    sclrose latrale amyotrophique. Deux dentre elles sont nonces et trois

    30 Ibidem, pp. 262-263. 31 Voir ibidem, pp. 151-152.

  • Parole Rubate / Purloined Letters

    66

    points de suspension annoncent dautres indications pertinentes. Ce signe

    graphique est repris linitiale du dialogue, ce qui signifie que le dbut de

    la conversation a t dlibrment occult. Nous pensons que la rcurrence

    des trois points lie davantage les deux textes quelle nen marque la csure.

    Un peu comme si la symtrie du graphisme de la ponctuation facilitait le

    passage de lun lautre, en harmonisait le collage, accordait la suture

    une finition esthtique :

    et, quand tout est foutu, lisolement du patient pendant son agonie,

    murmure Bram en reposant la revue. Non, merci ! Je mourrai chez moi. Il se tourne vers moi. Tu mentends ? Je veux mourir ici.32

    La reprise du rcit apprend au lecteur que larticle quil vient de

    terminer est prcisment celui dont le couple sentretient et qui met Fanny

    Sachs dans une grande colre lgard de son fils. Cest ce dernier qui a

    instruit son pre de ltiologie et de la physiopathologie de sa maladie par

    le biais de ce fascicule. Alors que Bram Sachs apprcie cette franchise, ft-

    elle rude, son pouse la trouve proprement insupportable.33

    Ainsi, cette occurrence dintertextualit peut se lire ici selon une

    triple perspective : la premire et la seconde ont dj t voques

    prcdemment et concernent respectivement lconomie narrative et

    limpossibilit des mots traduire les maux. La troisime, propre cet

    exemple, nous est dicte la fois par la raction de Bram Sachs qui

    apprcie le recours larticle scientifique et par la teneur dun prcdent

    chapitre dans lequel le lecteur assiste une discussion entre le couple

    Sachs. Cet change met en vidence lexigence explicite du pre de cacher

    son tat de sant son fils :

    32 Ibidem, p. 263. 33 Cf. ibidem.

  • Fabienne Gooset, Discours scientifique et littrature

    67

    Cette maladie est mon affaire, pas celle de Bruno. Et ne tavise pas de faire la

    moindre allusion ce sujet. Mais il va bien finir par sen rendre compte! Eh bien, ce jour-l, nous aviserons. En attendant, il doit poursuivre ses tudes

    sans que rien ne vienne le perturber. [...] Mais la perspective que Bruno parte deux mois au bout du monde mangoissait

    de plus en plus. Ne sois pas bte, Fanny! me disait Bram. Il est dj parti deux ans! Oui, mais tu ntais pas malade. Dans quel tat te retrouvera-t-il son retour?

    Et sil tarrivait quelque chose pendant quil est en Australie? a ne serait pas si mal. Je ne sais pas si je tiens ce quil me voie mourir.34

    Cohabitent dans le chef du malade une volont dinvisibilit de la

    pathologie mais aussi un besoin de transparence et de connaissance de

    celle-ci. En injectant dans la digse un discours mdical, lauteur permet

    au personnage principal de respecter les souhaits du vieil homme. Il vacue

    les descriptions du corps amoindri et dolent par lutilisation dun raccourci

    autorisant le lecteur se faire une ide mentale assez exacte de ce que

    lavenir rserve au personnage de son rcit. Loccultation des souffrances

    sous le voile du discours savant permet Bram Sachs de conserver la

    confidentialit de sa fin comme il en avait exprim le dsir. Deux

    arguments semblent appuyer cette troisime interprtation du texte cit.

    Tout dabord, nous avons remarqu que si la maladie de Bram Sachs

    occupe dj peu de place dans lentiret du rcit, lannonce de son dcs

    relve presque de lanecdotique, le lecteur apprend la mort de Bram Sachs

    de manire dtourne, marginale (alors quil raccompagne une prostitue,

    un dialogue se noue la fin de la rencontre) :

    Jouvre la portire et je lance : Tes un fils papa, toi, hein ? Il tourne les yeux vers moi. Plus maintenant. Mon pre est mort.35

    34 Ibidem, pp. 235-236. 35 Ibidem, p. 330.

  • Parole Rubate / Purloined Letters

    68

    Le chagrin de Bruno est palpable, mais presque invisible, seules

    quelques infimes touches le dvoilent. Tout se passe comme si la digse

    ne se nourrissait que de la vie de Bram Sachs afin den conserver une

    image parfaitement intacte et conforme ses souhaits: maladie et mort en

    sont ainsi cartes.

    Au surplus, nous avons point une autre vocation de la sclrose

    latrale amyotrophique dans un roman de Martin Winckler paru en 2012,

    En souvenir dAndr. Dans ce dernier, lauteur aborde la maladie

    dgnrative en incorporant cette fois au rcit les diffrents symptmes

    dont souffre le malade sans recours la citation. Cette diffrence

    dapproche narrative nous a interpelle. Pour notre part, elle tient la

    volont de lcrivain dviter lcueil de la dsapprobation de son lectorat.

    En effet, lapaisement de la douleur qui parcourt sa production littraire est

    videmment admis par le commun des mortels qui sidentifie au corps

    souffrant. Lintroduction du texte scientifique na pas dincidence sur la

    comprhension de cette problmatique. Comme nous lavons not, le

    lecteur, mme trs peu averti, saisira aisment que le personnage dont on

    parle est atteint dune grave pathologie qui exige le soulagement immdiat.

    En revanche, En souvenir dAndr est essentiellement bas sur la lgitimit

    que le narrateur accorde leuthanasie. Mme si cette dmarche soulve de

    nombreuses questions thiques, il reste que ce roman possde une forte

    dimension argumentative. Il tait donc indispensable que les prmisses

    soient parfaitement poses afin de dmontrer lutilit de la mort assiste,

    sujet beaucoup plus controvers que lattnuation de la souffrance. En

    introduisant dans la fiction un lment du rel, dune froideur et dune

    objectivit sans gales, le risque de dsaronner le lecteur tait dune

    importance non ngligeable et avec lui celui des restrictions dadhsion

    cette pratique. Ici la description de la maladie au sein de la digse permet

  • Fabienne Gooset, Discours scientifique et littrature

    69

    dinclure une certaine dose de pathos, ncessaire renforcer lassentiment

    du narrataire :

    Andr avait dix ans de plus que moi. Il souffrait dune maladie inexorable. Sans traitement, sans espoir. Ses fibres

    musculaires mouraient lune aprs lautre. Dabord, il avait eu du mal lever les bras. Il avait d tenir sa tasse de caf deux mains pour la porter ses lvres. Et puis il avait eu des difficults marcher. Un jour, il avait fallu couper ses aliments, puis lui donner la cuillre une nourriture mixe. Bientt, il serait incapable de serrer la main de sa femme ou dun de ses enfants, de faire le moindre geste, de parler, de boire et mme de respirer.

    Il avait russi rester chez lui. Il en avait les moyens. Il tait mdecin. Nous avions travaill dans le mme service, nous tions trs amis, lpoque.

    Quand il a fait appel moi, je ne lavais pas revu depuis de nombreuses annes. Je ne savais pas quil tait malade. Dj, il avait beaucoup de mal dglutir. Il avait une peur grandissante dtouffer dans son sommeil et, pire encore, de se rveiller un matin le cou trou par une canule de respirateur, labdomen branch sur une pompe bouillie.

    Il parlait encore, avec difficult. Il disait... [...] Je ne veux pas mourir en voyant ma poitrine se soulever contre ma volont, je ne

    veux pas entendre la machine respirer ma place. Je veux pouvoir dire au revoir ma famille. Avec ma bouche, avec mes lvres, avec ma gorge.36

    Dans le mme temps, cette disparition de la citation dans un rcit

    intressant un ami corrobore la troisime hypothse que nous avions mise

    savoir la volont de pudeur et de respect vis--vis dun malade particulier,

    la figure paternelle. Lappel au discours scientifique cre alors la distance

    ncessaire qui voile une ralit trop intime ne tolrant pas le partage.

    Nous avons suggr trois voies dexplication de lirruption du

    discours scientifique dans la digse. Celles-ci peuvent se combiner ou

    sapprhender de manire singulire. Quel que soit le chemin suivi, il nous

    semble clair que les diffrentes citations dans le rcit ouvrent le narrataire

    de multiples interprtations, nuances et explorations potentielles. Les

    36 Id., En souvenir dAndr, Paris, P.O.L, 2012, pp. 73-74.

  • Parole Rubate / Purloined Letters

    70

    associations que ces entes ne manquent pas de suggrer enrichissent de

    manire globale la comprhension et la lecture personnelle de luvre.

    4. La citation courte dans Les Trois Mdecins

    Les citations courtes prsentent ces mmes caractristiques bien que

    les relations entre A1 et A2 y soient discrtement plus marques que dans les

    textes cits. Ainsi, except trois occurrences, seules les rfrences de

    lauteur cit sont explicitement prsentes mme si certaines rfrent un

    personnage fictionnel. La source textuelle est plus rarement indique (une

    occurrence dans Les Trois Mdecins, trois dans La Maladie de Sachs). Ces

    citations portent gnralement laccent sur la valeur de rptition

    quAntoine Compagnon qualifie dimage,37 celle de similarit,

    dillustration de la pense du citateur. Elles sont indiffremment prsentes

    entre guillemets ou sans indice de ponctuation et ne possdent pas de police

    dcriture particulire si ce nest une lgre diminution de la taille. Leur

    place stratgique, la mention de lauteur ou de la source indiquent

    cependant clairement leur statut de citations. Nous les avons apprhendes

    selon un angle double : le premier analyse le rapport existant entre la

    citation et le rcit quelle ouvre et le second sattache mettre en vidence

    une certaine progression des diffrents textes cits lintrieur du texte

    citant. Cette dernire imprime la digse une scansion qui claire de son

    rythme lentiret du rcit.

    37 Cf. A. Compagnon, La seconde main ou le travail de la citation, cit., p. 79 :

    Lorsque les deux relata de la citation sont exclusivement A1 et A2, lauteur cit et lauteur citant, la rptition sera value comme image, une icne pour laquelle la similarit entre le signe et lobjet est telle que le signe reprsente ou imite les proprits ou qualits lmentaires de lobjet.

  • Fabienne Gooset, Discours scientifique et littrature

    71

    Le Trois Mdecins sont diviss en parties mentionnant les diffrentes

    disciplines mdicales apprises, leur programme et les dates dannes

    dtude qui y ont t consacres. lintrieur de chacune dentre elles, des

    chapitres viennent parachever le cloisonnement. Cette structure dote

    louvrage dune double linarit : celle de la gradation des matires

    enseignes et du savoir acquis associs lvolution du temps dtude qui

    leur a t imparti. Nous tenterons de montrer que cette architecture est

    souligne par lincursion du texte cit dans le droulement de la lecture.

    Les deux premires citations sont crites sur la mme page, lore

    du rcit entre lavertissement et la ddicace. Dpourvues de guillemets, leur

    statut de rptition ne fait nanmoins aucun doute ; elles reprennent trs

    fidlement les paroles dune chanson de lalbum Double Fantasy de John

    Lennon et Yoko Ono pour lune et un extrait du Mythe de Sisyphe dAlbert

    Camus pour la seconde :

    Life is what happens to you while youre busy making other plans. John Lennon Sentir sa vie, sa rvolte, sa libert, et le plus possible, cest vivre, et le plus

    possible. Albert Camus.38

    Leur position indique quelles intressent lentiret du rcit et leur

    octroie le privilge de donner en quelque sorte la note sur laquelle celui-ci

    va se jouer. Selon la bibliothque personnelle du lecteur, leur sens revtira

    diffrentes nuances. Les deux citations possdent un sens trs gnrique qui

    prsente une histoire de vie (thme commun aux deux propositions cites)

    dcline en quelques mots-cls : libert, rvolte et imprvu, trois notions

    largement dominantes dans le rcit. Ayant en quelque sorte introduit la

    digse, elles en disparatront et la laisseront se drouler en toute

    38 M. Winckler, Les Trois Mdecins, cit., p. 9.

  • Parole Rubate / Purloined Letters

    72

    autonomie. Il faudra attendre les dernires parties pour quelles

    rapparaissent. La citation se lit cette fois sous la forme de six vers crits

    par Mama Ba Tekielski, auteur compositeur interprte franaise :

    La vie la vie la vie que faisons-nous de notre vie La vie la vie la vie oh, la vie Faudrait savoir Faudrait pouvoir Faudrait pouvoir vivre sa vie Mama Ba Tekielski39

    Bien que les guillemets soient de rigueur, la rfrence de lextrait

    nest pas mentionne. Une brve recherche nous apprend que la chanson

    dont est tir ce passage sappelle La Vie. Le mme thme se retrouve ainsi

    en cho aux limites du roman. Il apparat cette fois en exergue dun

    chapitre qui liste les diffrentes tapes que suppose la vie de mdecin ainsi

    que les invitables choix que ce dernier pose chaque passage. Le texte

    cit renferme avec concision toutes les potentialits que la reprise de la

    digse exploite et exemplifie.

    Deux occurrences de citations intressent encore lextrme fin de

    louvrage. La premire occupe louverture de la dernire partie qui

    concerne la Thse (cette dernire, au contraire des prcdentes tudes qui

    se droulaient en une, voire deux annes, stend sur une dure de vingt-

    trois ans). La parole cite, place entre guillemets, est attribue David

    Pencheon, directeur de lunit de dveloppement durable du National

    Health Service dAngleterre et clinicien. Elle clture les trente annes

    dtudes dcrites dans louvrage par un constat sinon droutant du moins

    dcevant : Les mots les plus importants dans la formation dun tudiant

    en mdecine sont au nombre de trois : I dont know. ( Je ne sais pas. )

    39 Ibidem, p. 486.

  • Fabienne Gooset, Discours scientifique et littrature

    73

    David Pencheon.40 Cette affirmation sera le fil rouge du dernier

    paragraphe dans lequel Bruno Sachs prpare un discours quil doit tenir

    devant un auditoire de facult. Elle rapparatra diffrentes reprises,

    cadenant la trame de ses ides, leur imprimant sa structure significative :

    [] soigner a nest pas une question de comptence ou dthique ou de titres

    [...] soigner cest savancer vers lautre car cest lautre qui nous apprend, cest lautre qui nous dit o est la souffrance, o est le soulagement [...] Comment leur dire que soigner, cest comme vivre, a nattend pas quon ait appris, a se fait tout de suite.41

    Enfin, lultime texte cit sans guillemets intresse un producteur,

    ralisateur et scnariste amricain auquel on doit la srie tlvise Angel :

    Si nos actes nont pas de sens, nos actes nous donnent un sens. Joss

    Whedon, Angel.42 Lintrt de Martin Winckler pour les sries

    amricaines est bien connu et nous y reviendrons ultrieurement. Cest le

    seul cas dans ce roman o la source de lextrait accompagne le nom de

    lauteur. La citation annonce le chapitre final Post-scriptum qui ne contient

    quun paragraphe prsentant une version remanie du serment

    dHippocrate, rdig la premire personne du pluriel et prtendument

    prt collgialement par Bruno Sachs et trois de ses amis. Que la variante

    soit fidle ou non la source originale a peu dincidence, ce qui importe ici

    est la valeur initiatique de ce serment qui marque le passage crucial du

    statut dtudiant celui de mdecin. Ce changement symbolise galement

    celui qui sopre au sein mme de la digse. En effet, Les Trois Mdecins

    se posent en un rcit o le non-sens de la vie, introduit ds les deux

    premires citations et repris quelque sept cents pages plus loin par deux

    autres textes cits, trouve un terrain hautement exemplatif. Par la magie de

    40 Cf. ibidem, p. 501. 41 Ibidem, pp. 505-506. 42 Cf. ibidem, p. 511.

  • Parole Rubate / Purloined Letters

    74

    la dernire citation qui comprend la source textuelle et penche vers une

    valeur de rptition dicne, ce roman va souvrir vers un avenir beaucoup

    moins sombre qui fait la part belle au sens de nos actes et la dnonciation

    de leur absurdit.

    Le lecteur attentif remarquera ainsi que le recours au texte cit en des

    points cruciaux du rcit synthtise en quelques lignes la leon qui se

    dgage de la digse. La citation pouse la forme du roman tout en lui

    confrant quelques points de lumire, vritables saillies de significations,

    qui en soulignent le relief.

    5. Les citations en exergue de La maladie de Sachs

    Cette technique narrative est galement luvre dans La Maladie

    de Sachs dans lequel le texte cit est harmonieusement dissmin. La

    citation apparat de manire rcurrente lore des parties correspondant

    aux diffrentes tapes dune consultation mdicale. Elle nest annonce ni

    par un changement de police ni par une mise entre guillemets. On la

    dcouvre initialement en exergue de la seconde partie Antcdents sous la

    forme dun dialogue comique probablement de source populaire : Tiens!

    Vous allez la pche? Non, je vais la pche. Ah, bon! Je croyais que

    vous alliez la pche (Vieille histoire de fous).43 Aussi le texte est cit

    sans rfrence lauteur ni au texte, si ce nest la vague communication

    vieille histoire de fous. travers cet change humoristique, cest

    nouveau le thme de labsurde que lon retrouve ici qui, coupl celui de

    lironie, imprimera au rcit son temprament. Cette dernire sera le

    dnominateur commun des cinq citations suivantes. Elle dnoncera

    43 Cf. Id., La Maladie de Sachs, cit., p. 71.

  • Fabienne Gooset, Discours scientifique et littrature

    75

    essentiellement lomnipotence de lautorit mdicale qui sattache la

    maladie tout en ngligeant le malade et sa douleur.

    Ainsi, quelque cent pages plus loin, pousant la progression des

    parties, lauteur cite linitiale de celle qui sintitule Examen clinique un

    bon mot de Sacha Guitry sans autre renvoi textuel : Par un juste retour des

    choses, le mdecin se laissa tomber dans son sige en soupirant : Mes

    malades me tuent. Sacha Guitry.44 Sa signification est peine voile : si

    le mdecin sexprime en langage symbolique, le retour des choses lui,

    concerne le langage factuel, lauteur cit aimant jouer sur les deux

    registres pour faire clore lironie. Quant lauteur citant, il insiste sur

    cette valeur de similarit de la rptition tout en convertissant le

    symbolisme du texte cit en imaginaire, ce qui permet laccusation dtre

    nettement plus admissible.

    Enfin, cette recevabilit lautorise poursuivre le maillage de cette

    image dironie avec celle du non-sens de la vie que lon retrouve dans la

    troisime citation tire de LEcclsiaste, livre biblique o la vanit

    existentielle est largement souligne : Et accrotre sa science, cest

    accrotre sa peine. LEcclsiaste45 (notons que cette parole est dlivre

    lentre de la partie intitule Examens complmentaires do on peut

    infrer la notion daccroissement du savoir). Or, celle-ci reprise au sein du

    texte cit est immdiatement relie celle dextension de la peine. Lauteur

    ntant pas mentionn puisquil est ce jour encore inconnu, la relation qui

    se noue se dplace insensiblement vers celle unissant le texte cit et

    lauteur citant. Nous sommes dans une valeur de rptition pour laquelle

    la similarit entre le signe et lobjet ne concerne que des relations entre les

    44 Cf. ibidem, p. 153. 45 Cf. ibidem, p. 227.

  • Parole Rubate / Purloined Letters

    76

    lments qui les composent respectivement.46 Ces filiations apparaissent

    clairement : en plaant cette citation juste en dessous de la partie

    intressant les examens complmentaires, lauteur suscite la fois lironie

    et le non-sens. quoi bon aller de lavant dans la connaissance puisque

    cela ne peut quengendrer une douleur supplmentaire? Souffrance

    inluctable inflige par la conscience cruelle des limites de la science,

    toujours en butte la finitude humaine. Ce qui nest pas sans rappeler la

    citation de David Pencheon sur lhumilit dont doit imprativement faire

    preuve tout mdecin....

    Dans le mme esprit de similitude avec Les Trois Mdecins, on

    remarque galement un recours aux sources tlvisuelles. Il sagit cette fois

    de la quatrime citation qui engage la partie Diagnostic.47 Elle provient de

    la srie policire Law & Order, particulirement prise par Martin

    Winckler si lon se reporte linterview de ce dernier ralise par Herbert

    Lottman du Publishers Weekly : La principale diffrence entre Dieu et

    un mdecin, cest que Dieu ne se prend pas pour un mdecin. Law &

    Order.48 Le rapprochement entre Dieu et mdecin dgage une audacieuse

    ironie : si Dieu ne se prend pas pour un mdecin, le corollaire implicite de

    la proposition est quelque peu interpellant et largement illustr au sein de la

    digse. Nous touchons l un des thmes principaux chers lauteur : la

    diffrence entre les docteurs, convaincus de la toute-puissance de leur

    savoir et les soignants, vous corps et me au soulagement des malades et

    conscients des limites de leur connaissance.

    46 Cf. A. Compagnon, La seconde main ou le travail de la citation, cit., p. 79. 47 Cf. M. Winckler, La Maladie de Sachs, cit., p. 411. 48 Cf. H. R. Lottman, Martin Winckler. Notes of a French Doctor, cit., p. 42 :

    Even before his exchange year, he thought he knew a lot about America thanks to comic books, detective stories and movies ; today, he is an authority on American prime-time series such as E. R. Hes so much an authority on another series, Law and Order, that the article he wrote on the show and its producer for a French magazine was translated into English for Law and Orders Web site.

  • Fabienne Gooset, Discours scientifique et littrature

    77

    La mme raillerie grinante parcourt lavant-dernire citation qui

    reprend le thme du mdecin tueur tel que dclin auparavant par Sacha

    Guitry. Cette citation mentionne la fois le nom de lauteur et le titre,

    rfrences probablement fantaisistes :

    Le capitaine me toisa et, posant la main sur la crosse de son arme, me lana

    dun air hautain : Docteur, je tue un homme cinquante pas. Montrant les dents, je rpondis : Mon capitaine, bout portant je ne rate personne! Abraham Crocus, Paroles perdues49

    Nous appuyant sur lpreuve dacceptabilit et non de vrit laquelle est soumise la citation, nous retenons que la double source induit

    une valeur de rptition dicne qui qualifie le citateur lui-mme. Il suffit

    de lire le titre de la partie laune du contenu de la citation pour apprcier

    la porte de lironie que lauteur a dlibrment suscite. Ouvrir la

    section Traitement par un texte vantant laptitude des mdecins tuer leur

    patient ne peut quveiller lattention du lecteur envers les diffrentes

    drives mdicales relates dans le rcit.

    Quant lambigut de la dernire citation attribue Raphal

    Marcur, elle convoquera galement la curiosit du narrataire : Et quand

    tout sera fini, je vivrai. Raphal Marcur.50 Lauteur cit est assurment

    imaginaire, sorti des Cahiers Marcur, le premier roman de Martin

    Winckler.51 Deux systmes apparemment distincts sont prsents, dans

    49 M. Winckler, La Maladie de Sachs, cit., p. 379. 50 Cf. ibidem, p. 441. 51 Voici, brosses en gros traits, quelques caractristiques du personnage de

    Raphal Marcoeur apparaissant dans le roman exprimental de Winckler, indit ce jour : Il apparat comme un insaisissable crivain qui ne cesse dcrire partout o il se trouve, sur toutes sortes de supports, mais principalement des cahiers quil abandonne systmatiquement une fois remplis (cf. M. Lapprand, Trois pour un: une lecture

  • Parole Rubate / Purloined Letters

    78

    lesquels A1 quivaut A2 tous deux rfrant au mme auteur, celui des

    textes T1 T2. Nous sommes, notre sens, aux frontires de lauto-citation52

    dans la mesure o il ny a pas de renvoi explicite de lauteur son propre

    discours sous la forme dun discours rapport (jai dit) et quune

    connaissance minimale de loeuvre wincklrienne est requise53 pour tablir

    le lien entre les deux systmes. Si lon examine le texte cit dans son

    rapport au texte citant, en ngligeant lauteur commun, la valeur de

    rptition est celle du symbole qui privilgie linterprtation.54 Celle-ci

    peut-tre double : en lanalysant dans le cadre strict de lannonce du

    paragraphe, elle renvoie lintitul de celui-ci, Pronostic, dernire tape de

    la consultation mdicale qui suppose la gurison ou la condamnation du

    patient. La seconde partie de la citation, je vivrai, rpond ainsi de

    manire optimiste la question sous-jacente qui se cache derrire le titre

    conjectural.

    Un second angle dapproche peut galement tre retenu : la citation

    place stratgiquement en fin de rcit rfrerait lensemble de ce dernier.

    Cette fois, cest la premire proposition de la citation qui prend ici toute sa

    valeur et quand tout sera fini, le tout renvoyant lensemble des

    difficults que Bruno Sachs dnonce dans lexercice de sa profession et qui

    engendrent son mal-tre, sa maladie. Nanmoins les diffrents obstacles

    semblent avoir une finitude : que ce soit par une rsolution personnelle ou

    volutionniste de l'oeuvre de Martin Winckler, Prface dA. Roche, Quebec, Presses de l'Universit du Qubec, 2011, p. 33).

    52 Voir A. Rabatel, Les auto-citations et leurs reformulations: des surassertions surnonces ou sousnonces, dans Travaux de linguistique, 52, 2006, pp. 71-72.

    53 Voir J. M. Lpez Muoz, J. Manuel, S. et L. Rosier, Autocitation et genres de discours, quelques balises, dans LAutocitation, eds. Idd., dans Travaux de linguistique, 52, 2006, p. 16.

    54 Cf. A. Compagnon, La seconde main ou le travail de la citation, cit., p. 78 : Le symbole est un signe dtermin par son objet seulement dans le sens o il sera interprt ; cest un signe qui est reli lobjet par la force dune ide ou dune loi, sans quil possde quelque caractre physique de lobjet ni quil en indique lexistence.

  • Fabienne Gooset, Discours scientifique et littrature

    79

    par un arrt de la profession, lespoir est relanc par la seconde proposition

    reprise en cho dans le paragraphe qui prcde directement lpilogue. La

    parole y est donne un confrre de Bruno Sachs auquel ce dernier a

    propos un partage de la clientle et qui conclut en ces termes : Quon le

    veuille ou non, on est toujours mdecin. Mais on nest pas tenu de le faire

    payer aux autres, et on nest pas, non plus, oblig den crever.55 Quelle

    que soit lhypothse retenue par le lecteur, cette auto-citation ou forme de

    concidence,56 prsente une dynamique de renforcement du systme citant

    qui se voit ainsi doublement avalis. La position finale de lauto-citation et

    sa valeur dargumentation en font lacm dun rcit qui, linstar des Trois

    Mdecins, se termine par une note confiante.

    6. Conclusion

    Comme nous avons tent de le dmontrer, les citations contribuent

    substantiellement au sens de louvrage. Sous forme de longs textes cits,

    elles participent activement la digse, faisant natre de la confrontation

    du texte citant au texte cit une brche par laquelle le lecteur peut

    sengouffrer et se rapproprier selon sa sensibilit la trame du rcit. En

    citations de quelques lignes, elles scandent le roman, droulant de point en

    point un fil dAriane. Au lecteur de sen saisir, il le mnera vers une voie

    dinterprtation dont sa bibliothque personnelle assurera la variable.

    Ainsi, nous rejoignons la pense de Roland Barthes57 en observant

    que les rcits de Winckler apparaissent comme des tissus faits de fils

    55 Cf. M. Winckler, La Maladie de Sachs, cit., p. 469. 56 Cf. A. Rabatel, Les auto-citations et leurs reformulations: des surassertions

    surnonces ou sousnonces, cit., p. 76. 57 Voir R. Barthes, Le Plaisir du texte, Paris, Seuil, 1973, pp. 100-101.

  • Parole Rubate / Purloined Letters

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    htroclites qui accentuent chacun la trame principale de ltoffe. celui

    qui les porte den apprcier la beaut.

  • Copyright 2014

    Parole rubate. Rivista internazionale di studi sulla citazione /

    Purloined Letters. An International Journal of Quotation Studies

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