interpréter le sommeil de l’enfant : de la physiologie à la pathologie

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Interpréter le sommeil de l’enfant : de la physiologie à la pathologie M.-J. Challamel Symposium A 51 : Troubles respiratoires du sommeil chez l’enfant et l’adolescent Unité de sommeil de l’enfant, Hôpital Debrousse, 29, rue Bouvier, 69322 Lyon Cedex 05. Unité Inserm 628. Correspondance : [email protected] 7S120 Rev Mal Respir 2006 ; 23 : 7S120-7S123 Doi : 10.1019/200530200 L’enregistrement polygraphique du sommeil chez l’en- fant doit utiliser des capteurs adaptés à son âge, aussi bien ceux pour enregistrer les mouvements oculaires ou les muscles jam- biers que les efforts respiratoires. Les capteurs de la saturation en oxygène sont placés sur l’orteil pour les enfants les plus jeunes et au doigt pour les plus grands (comme chez l’adulte). Au-delà de l’âge de 6 mois, les enregistrements doivent recueillir tous les paramètres de l’adulte : électroencéphalo- gramme (EEG) ; enregistrement des mouvements oculaires, du muscle du menton (avec enregistrement de l’activité du muscle génioglosse), des muscles intercostaux, abdominaux et jambiers ; électrocardiogramme ; enregistrement de la respiration au niveau naso-oral, du CO 2 expiré, du pouls, enfin, du temps transitionnel du pouls (TTP) ; il n’est en effet pas possible de mesurer la pression œsophagienne chez l’enfant, trop invasive et responsable d’une augmentation des résistances des voies aériennes supérieures (VAS) à cet âge. L’enregistrement du TTP permet de différencier une pause respiratoire centrale (TTP aplati) de pauses respiratoires obstructives successives (TTP variable associé à une augmentation de l’électromyo- gramme intercostal) et de quantifier facilement les micro-éveils. Etapes du développement du sommeil de la période néonatale à 11 ans Le nouveau-né n’a que 2 états de sommeil : agité (équi- valent du sommeil paradoxal de l’adulte) ou calme (équivalent du sommeil lent profond) (tableau I). Le sommeil agité repré- sente 50 à 60 % du temps total de sommeil, avec une durée des épisodes de 10 à 45 minutes (durée du sommeil calme de 20 minutes). Entre 1,5 mois et 2 ans Le sommeil du nourrisson évolue très rapidement, avec une émergence des stades 1, 2, 3 et 4 du sommeil lent dans

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Page 1: Interpréter le sommeil de l’enfant : de la physiologie à la pathologie

Interpréter le sommeil de l’enfant :de la physiologie à la pathologie

M.-J. Challamel

Symposium A 51 : Troubles respiratoires du sommeil chez l’enfant et l’adolescent

Unité de sommeil de l’enfant, Hôpital Debrousse, 29, rue Bouvier, 69322 Lyon Cedex 05. Unité Inserm 628.

Correspondance :[email protected]

7S120Rev Mal Respir 2006 ; 23 : 7S120-7S123Doi : 10.1019/200530200

L’enregistrement polygraphique du sommeil chez l’en-fant doit utiliser des capteurs adaptés à son âge, aussi bien ceuxpour enregistrer les mouvements oculaires ou les muscles jam-biers que les efforts respiratoires. Les capteurs de la saturationen oxygène sont placés sur l’orteil pour les enfants les plusjeunes et au doigt pour les plus grands (comme chez l’adulte).

Au-delà de l’âge de 6 mois, les enregistrements doiventrecueillir tous les paramètres de l’adulte : électroencéphalo-gramme (EEG) ; enregistrement des mouvements oculaires, dumuscle du menton (avec enregistrement de l’activité du musclegénioglosse), des muscles intercostaux, abdominaux et jambiers ;électrocardiogramme ; enregistrement de la respiration auniveau naso-oral, du CO2 expiré, du pouls, enfin, du tempstransitionnel du pouls (TTP) ; il n’est en effet pas possible demesurer la pression œsophagienne chez l’enfant, trop invasiveet responsable d’une augmentation des résistances des voiesaériennes supérieures (VAS) à cet âge. L’enregistrement du TTP permet de différencier une pause respiratoire centrale(TTP aplati) de pauses respiratoires obstructives successives(TTP variable associé à une augmentation de l’électromyo-gramme intercostal) et de quantifier facilement les micro-éveils.

Etapes du développement du sommeil

de la période néonatale à 11 ans

Le nouveau-né n’a que 2 états de sommeil : agité (équi-valent du sommeil paradoxal de l’adulte) ou calme (équivalentdu sommeil lent profond) (tableau I). Le sommeil agité repré-sente 50 à 60 % du temps total de sommeil, avec une duréedes épisodes de 10 à 45 minutes (durée du sommeil calme de20 minutes).

Entre 1,5 mois et 2 ans

Le sommeil du nourrisson évolue très rapidement, avecune émergence des stades 1, 2, 3 et 4 du sommeil lent dans

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M.-J. Challamel

© 2006 SPLF, tous droits réservés

le sommeil calme entre 1,5 et 3 mois, une diminution significa-tive du pourcentage de sommeil paradoxal de 50-60 % enpériode néo-natale à environ 30 % à 2 ans, une diminutionsignificative du nombre d’épisodes de sommeil paradoxal sansmodification de leur durée (20 minutes), une grande stabilité dupourcentage de sommeil lent profond nocturne et une dispari-tion des endormissements en sommeil paradoxal à 9 mois [1].

Dès 3 mois, les tracés EEG de sommeil de l’enfant peu-vent être « scorés » selon les critères de Rechtschaffen & Kales,comme chez l’adulte.

Dès l’âge de 6 mois, il y a très peu de sommeil paradoxaldans la journée ; les anomalies du syndrome obstructif béninsurvenant essentiellement au cours de cette période, les enre-gistrements diurnes sont donc peu valables.

Entre 2 et 6 ans

Aucune étude longitudinale n’est disponible pour cettepériode. Un travail ancien de Coble et coll. avait montré que lepourcentage de sommeil paradoxal diminue entre 2 et 6 anspour atteindre les taux de l’adulte, soit 20-25 % ; la durée ducycle de sommeil atteint également celle de l’adulte (90-120minutes) [2].

Entre 6 et 11 ans

À cet âge, l’efficience du sommeil est très élevée, avec unetrès grande quantité de sommeil lent profond en 1re partie denuit à l’origine d’une latence de la première phase de sommeilparadoxal pouvant atteindre 180 minutes après la disparitionde la sieste.

Les apnées

Une apnée chez l’enfant correspond à une diminution duflux naso-buccal > 80 %, associée à la persistance d’efforts respiratoires, comme chez l’adulte, mais pendant une durée de2 cycles respiratoires au moins (soit 3 secondes pour retenirune apnée obstructive chez l’enfant de moins de 1 an et 5secondes à partir de 1 an).

Les études polygraphiques du sommeil sur 2 nuits consé-cutives sont rares chez l’enfant. Dans le travail de Li et coll. en2004, la polysomnographie de la première nuit aurait identifié

85 % des syndromes d’apnées obstructives du sommeil (SAOS)[3]. Les cas non diagnostiqués par une seule nuit avaient desindex d’apnées obstructives à la limite de la norme. De soncôté, l’équipe de Verhulst a observé que la première nuit avaitidentifié correctement le diagnostic de SAOS chez 86 % à 100 % des enfants âgés respectivement de 2 à 6 ans et de 13 à 17 ans [4]. Tous les cas non diagnostiqués au cours de la première nuit avaient un SAOS peu sévère. Une seule nuitd’enregistrement – difficile chez l’enfant – peut donc suffire.

Organisation et fragmentation du sommeil

nocturne

Résultats

Nous avons mené à Lyon une étude chez 58 enfants(dont 41 garçons) âgés de 19 mois à 8 ans porteurs d’unehypertrophie adénoïdo-amygdalienne sains (non obèses et sansanomalie maxillo-faciale) ; 42 étaient atteints d’un SAOS(index d’apnées obstructives (IAO) > 1/heure de sommeil).

Nous avons d’abord étudié l’organisation du sommeil(étude 1) dans 3 groupes d’enfants : 12 enfants avec un IAO >1/h (groupe 1), 12 enfants avec un IAO < 1/heure (groupe 2)et des enfants du groupe 1 ré-évalués 3 à 4 mois après une adé-noïdo-amygdalectomie (groupe 3). La comparaison desgroupes 1 et 2 n’a pas mis en évidence de différences significa-tives sur les variables de sommeil, hormis une augmentationdu pourcentage de stade 2 (p < 0,05) et une diminution de ladurée du sommeil lent profond (p < 0,05) chez les enfants porteurs d’un SAOS. En revanche, la comparaison des groupes1 et 3 a montré une augmentation du temps de sommeil total(p < 0,006) et de l’efficience du sommeil (p < 0,03), une dimi-nution des éveils intra-sommeil avec une baisse du nombred’éveils de plus de 1 minute (p < 0,05), une augmentation dupourcentage de sommeil lent profond (p < 0,03) et une dimi-nution du stade 1 (p < 0,005) après amygdalectomie.

Nous avons ensuite évalué la fragmentation du sommeil(étude 2) chez 20 enfants de 2 à 6 ans dont 10 sans SAOS et 10 enfants avec un SAOS relativement sévère (IAO > 5/heurede sommeil). Nous avons retrouvé une augmentation signifi-cative du nombre de micro-éveils chez les enfants avec un

Durée moyenne de sommeil 7-8 heures 16-17 heures

Rythme Circadien de 24 heures Ultradien de 3-4 heures

Cycle de sommeil 90-120 minutes 50-60 minutes

Endormissement En sommeil lent En sommeil agité

Sommeil Lent profond en 1re partie de nuit

Paradoxal en fin de nuit Pas de différence dans la composition du sommeil entre 1re et 2nde partie de nuit

Tableau I.

Comparaison du sommeil de l’adulte et du nouveau-né

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SAOS pour le temps de sommeil total, en sommeil paradoxalet en sommeil lent : les enfants avec un SAOS avaient 3 foisplus de micro-éveils qu’en l’absence de SAOS en REM (15,6 %et 4,4 %, p < 0,001) comme en NREM (13 % et 4,3 %, p < 0,002). Dans les 2 groupes, les micros-éveils étaient signi-ficativement plus fréquents en sommeil paradoxal qu’en som-meil lent (p < 0,002). Quant à la relation entre micro-éveils etapnées, des différences significatives n’étaient observées quependant le sommeil paradoxal, avec 0,63 micro-éveil/heure de sommeil chez les enfants sains et 20,5 micro-éveils/heurechez les enfants avec un SAOS (p < 0,001).

Discussion

Les données de la littérature démontrent qu’il n’existe pas(ou peu) de modification de l’architecture du sommeil chezl’enfant. Un nombre croissant d’études démontre une fragmentation anormale du sommeil par des micro-éveils brefsdans le SAOS de l’enfant directement en rapport avec la présence des apnées [5, 6].

Enfin, il existe probablement un lien entre cognition et frag-mentation du sommeil. Il y a en effet une diminution des performances chez les enfants avec un syndrome d’apnées dusommeil, mais aussi chez les ronfleurs simples, portant sur l’attention, la mémoire, l’apprentissage des mathématiques et dessciences, le langage et la fonction visuo-spatiale [7]. Ces déficitssont réversibles après adéno-amygdalectomie [8]. Gozal a observé,chez 297 enfants d’école primaire avec des difficultés scolaires,une prévalence du syndrome d’apnées du sommeil multipliée par6 à 9 comparativement à des enfants non apnéiques [9].

Normes et limites

L’efficience du sommeil est maximale entre 6 et 12 ans.Les pourcentages de sommeil paradoxal et de sommeil lentdiminuent progressivement à partir de 6 mois pour atteindre à l’âge de 12 ans les valeurs de l’adulte (tableau II). La duréede la latence de la première phase de sommeil paradoxal estvariable selon la présence ou non d’une sieste.

Cependant, ces normes sont très variables d’une étude à l’autre, en fonction des paramètres enregistrés, notamment

le flux aérien à l’aide de canule ou de thermistance [3, 10-12]. Le plus souvent, l’enfant est considéré comme normal s’il a moins d’une apnée par heure de sommeil ; les résultats sontplus variables pour l’index d’apnées-hypopnées obstructives(entre 1,5 et 5/heure de sommeil). Une saturation en oxygène> 92 % est le plus souvent jugée comme normale (avec unminimum > 89 %), ainsi qu’une pression en CO2 < 50 ou 53 mmHg. Les résultats pour le pourcentage normal dePetCO2 > 45 mmHg/temps de sommeil total sont plus discordants (< 10 % ou < 60 %).

Pour la norme de l’index de micro-éveils, une simpletendance commence à se dégager pour considérer commechez l’adulte un micro-éveil > 3 secondes /heure (pour desvaleurs > 1 s/h, les « scoreurs » diffèrent beaucoup trop), avecune valeur normale qui pourrait être < 11 [5]. Quant à l’indexde mouvements périodiques des jambes/heure de sommeil oule CAP (Cycling Alternating Pattern), les normes pourraientêtre celles de l’adulte (< 5), mais trop peu d’études sontdisponibles [10].

Enfin, concernant les valeurs pathologiques, une étudeépidémiologique réalisée chez 239 enfants a montré qu’unindex d’apnées-hypopnées obstructives ≥ 5 était significative-ment associé à une somnolence, des difficultés d’apprentissageet un ronflement plus fréquents [13].

En conclusion

Les enregistrements polygraphiques chez l’enfant sontobligatoires si le syndrome d’apnées obstructives du sommeilparaît très sévère, en cas d’anomalie maxillo-faciale, d’antécé-dent de prématurité, chez l’enfant de moins de 2 ans ou por-teur d’une affection qui augmente la morbidité et s’il existe uneétiologie autre que l’hypertrophie adénoïdo-amygalienne.D’autres enregistrements sont également disponibles, tels l’en-registrement de la saturation en oxygène nocturne ou les enre-gistrements de sieste ; ils ne sont valables que s’ils sontanormaux. En effet, une oxymétrie nocturne normale ne per-met pas d’éliminer la possibilité d’un syndrome d’apnées dusommeil, mais une oxymétrie anormale peut permettre deprendre une décision opératoire sans polysomnographie chezcertains enfants.

7S122 Rev Mal Respir 2006 ; 23 : 7S120-7S123

Interpréter le sommeil de l’enfant : de la physiologie à la pathologie

Pourcentages/temps de sommeil total 3 mois-2 ans 3-6 ans 6-12 ans

Efficience du sommeil (%) 89-96 91-96

% REM 34-26 26-21 22-19

% NREM 32-35 23-32 21-38

Latence de REM (minutes) 15-70 66-126 123-160

Tableau II.

Valeurs normatives moyennes de l’efficience du sommeil

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7S123

M.-J. Challamel

© 2006 SPLF, tous droits réservés

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3 Li AM, Wing YK, Cheung A, Chan D, Ho C, Hui S, Fok TF : Is a 2-night polysomnographic study necessary in childhood sleep-relateddisordered breathing? Chest 2004 ; 126 : 1467-72.

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12 Marcus CL, Omlin KJ, Basinki DJ, Bailey SL, Rachal AB, Von Pechmann WS, Keens TG, Ward SL : Normal polysomnographicvalues for children and adolescents. Am Rev Respir Dis 1992 ; 146 :1235-9.

13 Goodwin JL, Kaemingk KL, Fregosi RF, Rosen GM, Morgan WJ, Sherrill DL, Quan SF : Clinical outcomes associated with sleep-disor-dered breathing in Caucasian and Hispanic children-the Tucson Children’s Assessment of Sleep Apnea study (TuCASA). Sleep 2003 ;26 : 587-91.