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1 Institut d'Études Politiques de Paris ECOLE DOCTORALE DE SCIENCES PO Programme doctoral Pensée politique CEVIPOF Doctorat en Science politique Crises de gouvernementalité et généalogie de l’État aux XX e et XXI e siècles Recherche historico-philosophique sur les usages de la raison politique Pierre SAUVETRE Thèse dirigée par Jean-Marie DONEGANI, Professeur des Universités à l’IEP de Paris Soutenue le 19 novembre 2013 Jury : Mme Isabelle BRUNO, Maître de conférences, Université Lille 2 Mme Lisa DISCH, Professor, University of Michigan M. Jean-Marie DONEGANI, Professeur des Universités, IEP de Paris M. Frédéric GROS, Professeur des Universités, Université Paris XII (rapporteur) M. Laurent JEANPIERRE, Professeur des Universités, Université Paris VIII (rapporteur) Mme Pascale LABORIER, Professeure des Universités, Université Paris X

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Institut d'tudes Politiques de Paris

ECOLE DOCTORALE DE SCIENCES PO

Programme doctoral Pense politique

CEVIPOF

Doctorat en Science politique

Crises de gouvernementalit et gnalogie de ltat aux XXe et XXIe sicles

Recherche historico-philosophique sur les usages de la raison politique

Pierre SAUVETRE

Thse dirige par Jean-Marie DONEGANI, Professeur des Universits lIEP de Paris

Soutenue le 19 novembre 2013

Jury :

Mme Isabelle BRUNO, Matre de confrences, Universit Lille 2

Mme Lisa DISCH, Professor, University of Michigan

M. Jean-Marie DONEGANI, Professeur des Universits, IEP de Paris

M. Frdric GROS, Professeur des Universits, Universit Paris XII (rapporteur)

M. Laurent JEANPIERRE, Professeur des Universits, Universit Paris VIII (rapporteur)

Mme Pascale LABORIER, Professeure des Universits, Universit Paris X

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Remerciements

Je remercie,

Toutes les personnes qui ont rendu ce travail de thse possible : au premier chef mon directeur de thse, Jean-Marie Donegani, pour son soutien constant, et la responsable administrative des tudes doctorales en Thorie politique de lIEP de Paris, Marie-Hlne Kremer, pour tout son travail ;

Mes proches qui ont d en traverser les alas : mes parents Bernadette et Jean-Pierre, pour leur soutien indfectible, mes amis les plus proches, pour leur aide affective et matrielle, Pauline, Edouard et Jrmie, mon frre Simon et ma sur Mathilde, ma grand-mre Madeleine ;

Tous ceux qui, chercheurs ou non, en y associant leur amiti, ont pris le temps

dchanger sur son contenu : Sarah Al-Matary, Jrmie Bguin et La Bismuth, Marion Charpenel, Edouard Gardella, Delphine Lecombe, Jrmie Majorel, Julien Machillot et Claire Nioche-Huguet, Moussa Traor, les tudiants de lenseignement 68 et la pense politique lIEP de Paris, les tudiants du cours de Sociologie de ltat lUniversit Clermont-Ferrand I.

Les chercheurs et intellectuels qui ont bien voulu en discuter certains aspects,

diffrents moments de son laboration : Louise-Judith Balso, Etienne Balibar, Franois Cusset, Pierre Dardot, Razmig Keucheyan, Justine Lacroix, Christian Laval, Georges Peyrol, Jean-Yves Pranchre, Paul Sandevince et Guillaume Sibertin-Blanc ;

Tous ceux qui, en confiance, ont ouvert des cadres matriels pour la diffusion dides

en lien plus ou moins direct avec lui : Paul Costey, Arnaud Fossier, Samuel Hayat, Ccile Lavergne, Lucie Tangy et lquipe de la revue Tracs ; Ccile Canut, Michel Surya et lquipe de la revue Lignes ; Guillaume Gourgues et Houassim Hamzaoui ; Livio Boni, Andrea Cavazzini, Patrick Marcolini, Stphane Pihet et lquipe du Groupe de Recherches Matrialistes de lEcole normale suprieure de Paris ; Marie Goupy, Pierre Rosanvallon, Thomas Ribmont et Arnaud Skornicki ;

Enfin les membres du jury qui me font lhonneur de leur participation : Isabelle Bruno,

Lisa Disch, Frdric Gros, Laurent Jeanpierre et Pascale Laborier.

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Introduction

Prambule introductif La prsente thse, intitule Crises de gouvernementalit et gnalogie de ltat aux

XXe et XXIe sicles et sous-titre Recherche historico-philosophique sur les usages de la

raison politique , tente de sinspirer du travail de recherche de Michel Foucault et a t

construite partir dune rflexion dabord ancre dans lactualit.

Elle a dabord t rdige la fin des annes 2000 et au dbut des annes 2010 dans

une priode de grande incertitude pour les institutions politiques mondiales alors mme que

les modes de gouvernement politique, dans la priode immdiatement antrieure, navaient

cess de se transnationaliser, et les politiques conomiques de shomogniser lchelle

plantaire. Lconomie de march a connu et connat une des plus graves crises de son

histoire depuis juillet 2007, et la crise des prts hypothcaires risque (subprime mortgage)

aux tats-Unis a entran une mfiance envers les crances titrises menant une crise

bancaire et financire lautomne 2008, qui sest elle-mme dveloppe en une crise

conomique entranant plus ou moins dans une phase de rcession conomique et de troubles

sociaux tous les pays du globe, et contraignant les tats-nations la recapitalisation de leurs

banques. En Europe, les effets de la rcession conjugus ceux des efforts consentis pour le

sauvetage des banques se sont dvelopps en une crise des dettes souveraines de la zone euro

qui sest manifeste partir de 2010 en se cristallisant sur la dette publique grecque. Entre

2010 et 2012, sur le modle des plans de refinancement mis en place en Grce, les pays

membres de la zone euro ont dcid de sries de mesures visant garantir la stabilit

conomique par lobligation de respecter lquilibre structurel des finances publiques, qui ont

t synthtises par ladoption en mars 2012 par 25 des 27 tats membres de lUnion du

Trait sur la stabilit, la coordination et la gouvernance (TSCG) dans lunion conomique et

montaire qui renforce la rforme du Pacte de stabilit et de croissance de 2005 par la mise en

place dune rgle dor interdisant un dficit structurel quivalent plus de 0,5% du PIB, et

dont la transposition dans la Constitution de chaque tat-nation est vrifie par la Cour de

Justice de lUnion europenne. Dans le cas de la Grce, un neuvime plan de stabilisation

a t adopt par le Parlement grec en fvrier 2012 prvoyant une baisse de 22% du salaire

minimum (tabli 480 euros net dimpts) et de 32% pour les moins de 25 ans, une baisse

gnrale de 15% des dpenses lies au travail, le licenciement de 150 000 fonctionnaires dici

2015 dont 15 000 pour la seule anne 2012, la baisse des dpenses de sant et des

allocations familiales ainsi que la privatisation de quatre entreprises dtat (gaz, eau, jeu,

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ptrole)1. En novembre 2012, un dixime plan est adopt une courte majorit par les dputs

( 153 voix contre 151) et sous la pression dimportantes manifestations populaires, qui tout

en ritrant lannonce de la mise en uvre des dcisions prcdentes, ajoute une nouvelle

srie de mesures dont le dpart la retraite 67 ans, la baisse des pensions de retraites et des

allocations de chmage (plafonnes 313 euros par mois). Selon Eurostat, le niveau de la

dette grecque a augment de 25% entre 2010 et 2012 et le taux de chmage est pass de 7,4%

en juillet 2008 26,8% en octobre 2012, tandis que, sur la mme priode, il a augment de

11,4% 26,2% en Espagne et de 8,7% 16,2% au Portugal2. Dans le mme temps, partir de

dcembre 2010, un ensemble de protestations populaires, dampleur et dintensits variables,

connues depuis lors sous le nom de Printemps arabe , se dclenchaient dans le monde

arabe pour demander le dpart des dictateurs, la fin de la corruption, la dmocratie et la justice

sociale, le plus intensment en Tunisie et en Egypte o elles ont abouti la chute des

gouvernements de Zine el-Abidine Ben Ali le 14 janvier 2011 et de Hosni Moubarak 11

fvrier 2011, mais aussi au Ymen avec le dpart dAli Abdallah Saleh , en Lybie et en

Syrie o elles entranent des guerres civiles, et dans une moindre mesure au Maroc o des

rformes constitutionnelles ont t dcides. Dans le sillage de ces soulvements arabes 3,

une vague de protestation se diffuse dans le monde occidental en 2011, en particulier en

Espagne travers le mouvement des Indignados ou Mouvement du 15-M en rfrence la

journe du 15 mai 2011, o des centaines de milliers de personnes se rassemblent dans de

nombreuses villes du pays, et aux tats-Unis avec le mouvement Occupy Wall street qui

dbute le 17 septembre 2011 avec des manifestations tournes contre les institutions

financires New York. Ces mouvements doccupation des places publiques de type

assembliste, dont la dynamique stiole en 2012, revendiquent la mise en place immdiate

dune dmocratie relle tout en critiquant les dysfonctionnements de la dmocratie

reprsentative et laccaparement des richesses par une minorit de la population ( We are the

99% dit leur slogan) lie lemprise croissante du capitalisme financier dont les effets

dltres du mode daccumulation ont t mis en vidence par la crise des subprime.

1 Grce, les 10 nouvelles mesures de rigueur , Le Figaro, 13 fvrier 2012, http://www.lefigaro.fr/conjoncture/2012/02/12/20002-20120212ARTFIG00151-grece-les-10-nouvelles-mesures-de-rigueur.php [pour la viabilit des liens URL la date la plus rcente de leur consultation, se reporter la bibliographie : infra p. 1148 et sq.]. 2 Pour lvolution des courbes du chmage, voir Eurostat, http://www.google.fr/publicdata/explore?ds=z8o7pt6rd5uqa6_&met_y=unemployment_rate&idim=country:el&fdim_y=seasonality:sa&dl=fr&hl=fr&q=ch%C3%B4mage%20en%20gr%C3%A8ce. 3 Cf. Soulvements arabes , Les Temps modernes, vol. 66, n664, mai-juillet 2011, p. 1-91.

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Tous ces lments de conjoncture pris dans leurs rapports et leur cohrence

densemble1 forment ainsi une boucle dnotant une crise gnrale des institutions charges

dassurer la conduite de la vie. Notre premire intuition a t, par consquent, quune

recherche autour de la notion foucaldienne de gouvernementalit , au sens de lhistoire de

lart de gouverner les hommes et les socits, devait davantage se tourner vers les crises de

gouvernementalit .

Cette intuition a t renforce par le constat que le grand intrt qui sest manifest en

philosophie politique, en sciences sociales et en science politique autour de la notion de

gouvernementalit , semblait marqu presque exclusivement par le souci de dcrire les

pratiques routinires par lesquelles se structuraient le gouvernement des hommes, plutt que

les moments dexception o elles venaient entrer en crise. Ce constat allait lui-mme de pair

avec celui selon lequel les analyses conduites dans le sillage de Foucault sintressaient

davantage au pouvoir quaux contre-conduites . Ainsi beaucoup de travaux paraissaient

singnier dcrire longuement les modalits subtiles du gouvernement des hommes et,

quand bien mme ils mentionnaient des pratiques de rsistance , ce ntait jamais quen

passant et la marge. En un mot, le jeu indfini du pouvoir et de la libert qui donne son

nergie l uvre de recherche 2 de Foucault ne se retrouvait pas dans toute sa porte

lintrieur des travaux se rclamant de lui. Non sans raison sagissant de lobjet politique,

puisque son travail des annes 1970 a t largement dtermin en ce sens, Foucault tait avant

tout peru comme le philosophe du pouvoir, bien davantage que comme celui de

lmancipation. Cependant, la publication rgulire durant les annes 2000 des cours au

Collge de France, en particulier ceux du dbut des annes 1980 ddis lAntiquit grco-

romain et au christianisme primitif, ouvrait de nouvelles pistes et permettait de nuancer cette

perception en montrant son effort pour penser les techniques de soi individuelles et

collectives, ainsi que les rapports dengagement entre subjectivit et vrit, quand bien mme

ceux-ci ne sont pas ncessairement inscrits dans une tentative pour se dprendre des rapports

de pouvoir. Cela appelait donc un examen interne de la notion de gouvernementalit dans

le corpus des cours au Collge de France o elle apparaissait, de faon restituer sa

signification dans le mouvement densemble de la pense de Foucault : cest cet examen qui

fait lobjet de la premire partie de notre travail (I. Les crises de gouvernementalit chez

Michel Foucault ). Celle-ci se divise en deux chapitres, dont lun tente danalyser dans le

1 Pour une prise de vue densemble des vnements de lanne 2011, cf. notamment Slavoj iek, The Year of Dreaming Dangerously, Londres/New York, Verso, 2012. 2 Sur ce point, cf. infra p. 20, n. 2.

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rapport Marx, et en lien avec le problme de la lutte, le ressort ayant prsid llaboration

de la notion de gouvernementalit (chapitre 2), tandis que le suivant se concentre sur le

cadre problmatique densemble de lAufklrung, lintrieur duquel la gouvernementalit est

thoriquement inscrite (chapitre 3).

La seconde intuition qui a guid la gense de ce travail est quil fallait donc accorder

une importance quivalente aux techniques de pouvoir qui cherchent assujettir les

femmes et les hommes et aux tentatives de dsassujettissement qui se manifestent dans

des contre-conduites . Mettre en vis--vis les dispositifs de pouvoir avec les squences

de crise o souvrent dans des ensembles de pratiques des nouveaux champs de

possibles est une manire de ne pas placer les formations de pouvoir existantes sous le sceau

de la ncessit historique et dviter ainsi de succomber aux effets accablants de la litanie sur

lagilit infinie du pouvoir. Cela impliquait alors, si tt que lon voulait mettre en perspective

historique la gouvernementalit autour dune gnalogie de ltat , de rechercher des

ensembles de pratiques correspondant aux moments de crise des formes les plus installes de

gouvernementalit. Sagissant de ces dernires, la volont dinscrire la recherche dans

lactualit contemporaine exigeait que lon se tourne vers ce qu la suite notamment de

Foucault lui-mme, la critique tentait de penser et de prciser sous le nom de

nolibralisme comme le nouveau Signifiant-Matre cristallisant les passions de toute

une poque. Mais, pour en comprendre la formation, il tait ncessaire de remonter au moins

la forme de gouvernementalit antrieure lie la construction dans un cadre national de

ltat social, la gouvernementalit librale-sociale, avec laquelle la gouvernementalit

nolibrale mondialise tentait de rompre. Cest par consquent autour des transformations

lies aux passages de lune lautre de ces formes de gouvernementalit et leur crise

respective, que nous avons dcid daxer notre travail. Puisquil ambitionne de couvrir, du

point de vue de lhistoire de la rationalit gouvernementale , une priode qui schelonne

du dbut de la fin des annes 1890 au dbut des annes 2010, nous avons cru devoir lintituler

Crises de gouvernementalit et gnalogie de ltat aux XXe et XXIe sicles . Ce titre doit

cependant tre entendu au sens dune gnalogie de ltat dont le sens est entirement relatif

la construction propose par la recherche, qui tente de mettre en rapport et en cohrence des

lments disparates quelle dtermine elle-mme et dont elle justifie les rapports. Aussi ne

traitons-nous pas dans ce travail dvnements aussi majeurs pour le XXe et le XXIe sicles

que la formation de la gouvernementalit de parti propre aux expriences totalitaires, de

lexistence dune forme de gouvernementalit de type colonial ou encore de limpact prcis

des guerres mondiales, des luttes de dcolonisation ou encore du 11 septembre 2001 dans les

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processus qui ont accompagn la mise en place de formes de gouvernementalit spcifiques.

Il ne sagit donc en aucun cas de prtendre puiser ce quune analytique de la

gouvernementalit pourrait dire du XXe et du dbut du XXIe sicle, mais de se limiter , si

lon peut dire, la squence gouvernementalit librale-sociale crise de la

gouvernementalit librale-sociale gouvernementalit nolibrale crise de la

gouvernementalit nolibrale . Dans le cas de la gouvernementalit librale-sociale lie la

formation nationale de ltat social de la fin des annes 1890 aux annes 1960, cest

lensemble pratique des annes 68 en France que nous avons considr pour analyser la

manifestation de sa crise, tandis que lensemble pratique des annes 2000 en Amrique du

Sud fait lobjet de lanalyse de la crise de la gouvernementalit nolibrale, laquelle a

commenc se mettre en place lchelle mondiale partir des annes 1970. La ncessit de

rtrcir le champ dtude pour produire une analyse dtaille a exig, en outre, de se focaliser

sur deux sous-ensembles pratiques : les comits daction en France pendant les annes 1968 et

la Coordinadora del agua et les comits de leau dans la Bolivie des annes 2000. Ce sont ces

sous-ensembles pratiques qui font lobjet de lenqute partir des archives des noncs des

contre-conduites que sont les tracts, les journaux ou les dclarations politiques. La deuxime

partie de notre travail est donc consacre la crise de la gouvernementalit librale-

sociale et analyse la fois la formation de la gouvernementalit librale-sociale un niveau

national et sa crise travers le surgissement des contre-conduites des annes 1968 en France

en se focalisant sur les comits daction (II. La crise de la gouvernementalit librale-sociale

et la gouvernementalisation de la res nullius ), tandis que la troisime partie porte sur la crise

de la gouvernementalit nolibrale et associe la formation de la gouvernementalit

nolibrale au niveau mondial et sa crise dans les contre-conduites sud-amricaines via la

focalisation sur la Coordinadora del agua dans la guerre de leau bolivienne (III. La

crise de la gouvernementalit nolibrale et la gouvernementalisation de la res communis ).

Ces deux premires intuitions selon quoi il faut se tourner davantage sur les crises de

gouvernementalit et tout autant sur les contre-conduites que sur les formations du pouvoir se

compltent par une troisime quant aux types de travaux inspirs par la pense de Foucault. Il

nous semble en effet que ces travaux avaient tendance se partager entre dune part des

commentaires philosophiques internes luvre de Foucault et dautre part des travaux de

sciences sociales ou de science politique qui lui empruntent certains concepts ou certaines

thmatiques tout en les transposant dautres oprateurs mthodologiques. Or, dun ct,

Foucault en appelait prouver les recherches de type philosophique sur des ensembles

pratiques singuliers, en particulier dans leur rapport lactualit et, de lautre, il ne sparait

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jamais lanalyse historique de la rflexion philosophique pour finalement dfinir une

pratique historico-philosophique originale. De ce point de vue, il apparat donc que les

partages disciplinaires ont tendance faire de lorientation proprement foucaldienne une voie

en dshrence. Il sagit donc si lon veut au contraire tenter de maintenir cette double

inscription historique et philosophique de mener lanalyse au niveau des pratiques concrtes

tout en cherchant les articuler aux auteurs et aux formes de problmatisation philosophique

qui font de la conjoncture pratique un ressort pour la transformation de leurs concepts

thoriques. Cest dans la rflexion conjointe sur les unes et les autres quil devient possible de

proposer une ontologique historique de nous-mmes . Du ct des ensembles pratiques,

nous venons de prciser que nous nous tions focaliss sur les contre-conduites des annes

1968 en France et sur celles des annes 2000 en Amrique latine quoi quil faille dans le cas

de la crise de gouvernementalit nolibrale considrer quil sagit dun processus toujours en

cours connaissant des nouveaux dveloppements aussi bien sur le plan des formes de

gouvernementalit que des contre-conduites. Du ct des interventions philosophiques, nous

avons slectionn des auteurs qui se rfraient dune faon suffisamment prcise aux

ensembles pratiques slectionns tout en tant valoriss du point de vue de la circulation

sociale des ides, en rfrence notamment aux nombres de commentaires quils ont suscits

ou suscitent. Dans le cas de la crise de la gouvernementalit librale-sociale, nous avons

choisi dtudier le rapport philosophique aux contre-conduites des annes 1968 de Maurice

Blanchot, du duo form par Gilles Deleuze et Flix Guattari et de Jacques Rancire et, dans le

cas de la crise de la gouvernementalit nolibrale, considrer aussi bien la squence sud-

amricaine que les dveloppements rcents que nous venons dvoquer au dbut de ce

prambule, nous nous sommes penchs sur labord philosophique des contre-conduites par

Toni Negri, Slavoj iek, Alain Badiou et Jean-Luc Nancy. Les deuxime et troisime parties

de ce travail, consacres respectivement la crise de la gouvernementalit librale-sociale et

la crise de la gouvernementalit nolibrale, sont finalement construites sur le mme schma

et comportent chacune trois chapitres : un chapitre sur la formation de la gouvernementalit

librale-sociale (chapitre 4), sur les contre-conduites des annes 68 (chapitre 5) et sur la

philosophie des annes 68 (chapitre 6) pour la partie II ; et, de la mme faon, un chapitre sur

la formation de la gouvernementalit nolibrale (chapitre 7), sur les contre-conduites des

annes 2000 en Amrique du Sud (chapitre 8) et sur la philosophie des annes 2000 et du

dbut de la dcennie 2010 (chapitre 9)1.

1 Les titres de lensemble des chapitres et de leurs subdivisions sont immdiatement lisibles dans la table des matires. Cf. infra p. 1219 et sq.

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La cadre historico-philosophique de la pense foucaldienne dont nous nous servons

implique de mesurer le rapport de la pense de Foucault aux sciences sociales, la science

politique ou encore la thorie politique. Cest lobjet du chapitre premier qui complte le

prsent prambule pour former lintroduction gnrale de ce travail. On y dploie ce que

linspiration foucaldienne permet en termes dinnovation pour une thorie politique comprise

comme histoire de la pense qui se distingue aussi bien de la philosophie politique, de

lhistoire des ides que de lhistoire sociale des ides.

Suivant cette faon de reformuler la thorie politique en linscrivant dans le champ de

lexercice de la gouvernementalit et des contre-conduites, il est possible de retravailler le

problme du conflit politique en dmocratie. Car si dun ct la reconnaissance du pluralisme

par la tradition du libralisme politique assure lexpression constitutionnelle du conflit en

dmocratie, la manire dont elle entend dun autre ct surmonter le conflit par le consensus a

tendance dnier le fait que lorganisation de la rationalit gouvernementale issue du

consensus sexerce bien cependant suivant une vrit dtermine. Autrement dit, au nom de la

prvention de la radicalisation du conflit par le jeu de sa limitation consensuelle, cest une

vrit unilatrale qui simpose. Par consquent, lenjeu dmocratique est moins dopposer la

vrit au rgne libral de lopinion que de permettre la confrontation radicale des vrits lies

aux formes alternatives de rationalit gouvernementale. Nous revenons sur ce problme en

conclusion.

Avec ce travail, cest enfin, plus souterrainement, la question des rapports entre

spiritualit et matrialisme, cest--dire encore celle dun matrialisme spirituel que nous

voulions poser dans le sillage de Foucault. Existe-t-il, dans la pense comme dans laction

prises dans leurs conditions historiques et matrielles, une voie pour une exprience spirituelle

qui, au-del dun savoir associ lapprentissage de connaissances, engage une manire

dtre dans lexistence avec les autres, tout en tant indpendante dune doctrine de la foi et

dun rapport la vrit comme dogme ? Cette question nous parait traverser la cration

contemporaine au-del mme de la rflexion philosophique, notamment chez un metteur en

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scne de thtre comme Romo Castellucci1, ou chez des cinastes comme Terrence Malick2

ou Bruno Dumont3.

En somme, nous proposons un travail qui examine la notion de gouvernementalit

dans la recherche de Foucault et qui, en dgageant le mouvement de pense dans lequel elle

sinscrit, tente de proposer une gnalogie de ltat aux XXe et XXIe sicles partir du point

de vue des crises de gouvernementalit. Cette orientation permet danalyser de faon

quivalente les formes de gouvernementalit et les contre-conduites qui ont cherch sen

dprendre, partir densembles empiriques de pratiques qui servent de banc dpreuve aux

interventions philosophiques. Dans le rapport des unes aux autres des pratiques aux

interventions philosophiques se noue une pratique historico-philosophique inspire de

Foucault, qui questionne un niveau mthodologique les conceptions de la thorie politique

et un niveau thorique le problme de lexercice du conflit en dmocratie. Derrire cela,

cest aussi la question de la possibilit, lpoque contemporaine, dune exprience

matrialiste de spiritualit qui est pose.

1 Sur les rapports entre matrialisme et spiritualit chez Romo Castellucci Cf. Claudia et Romeo Castellucci, Les Plerins de la matire. Thorie et praxis du thtre. crits de la Societas Rafaello Sanzio, tr. fr. K. Espinosa, Paris, Les Solitaires Intempestifs, 2001. 2 Sur cette question dans le cinma de Terrence Malick, cf. Alberto Spadafora, In cielo, in terra. Terrence Malick e Steven Spielberg, Milan, Bietti, 2012 ; Cf. aussi Fabian Maray, Terrence Malick. Le paradis perdu, Paris, Jean-Jacques Flament, 2011. 3 Sur cette question dans le cinma de Bruno Dumont, cf. Maryline Alligier, Bruno Dumont. Lanimalit et la grce, Pertuis, Rouge profond, 2012, p. 18 : [] Bruno Dumont est dabord matrialiste. Le sacr, dans ses films, rside dans le profane et cest du sensuel que surgit le spirituel .

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Chapitre 1. La problmatisation de ltat et lhistoire des rgimes de juridiction/vridiction

1. La crise entre apocalypse et raison Le dveloppement partir de 2008 de la crise de lendettement priv aux tats-Unis,

qui a entran une crise conomique globale ayant pris partir de 2010 en Europe la forme

dune crise des dettes publiques souveraines lintrieur de la zone euro, a suscit et continue

susciter la prsence ininterrompue, jusqu la saturation, du discours de la crise : non

seulement crise conomique du capitalisme1, mais aussi crise cologique, crise sociale et crise

politique2, voire crise anthropologique de la conscience humaine , ou mme crise de

civilisation 3. Aussi la crise semble fonctionner comme un "fait social total" et sest

vide de son sens originel : elle nest plus lie un diagnostic localise mais elle est crise de

toute chose, elle nest plus transitoire (avant une sortie de crise et le retour la situation

antrieure, la normale ) mais elle est permanente, elle nimplique plus une activit

critique, un jugement et une dcision, mais une rsignation passive devant un processus

inluctable. Elle est devenue, selon le titre dun rcent ouvrage de Myriam Revault dAllones,

une crises sans fin :

Le mot grec krisis dsigne le jugement, le tri, la sparation, la dcision : il indique le moment dcisif, dans lvolution dun processus incertain, qui va permettre le diagnostic, le pronostic et ventuellement la sortie de crise. A linverse, la crise parat aujourdhui marque du sceau de lindcision voire de lindcidable. Ce que nous ressentons en cette priode de crise qui est la ntre, cest quil ny a plus rien trancher, plus rien dcider, car la crise est devenue permanente. Nous nen voyons pas lissue. Ainsi dilate, elle est la fois le milieu et la norme de notre existence. Mais une crise permanente est-elle encore une crise ? Lusage du mot perdure mais quen est-il de sa signification ?4

Lorsquune krisis sans krinein ou une crise sans critique se banalise, lorsque la crise, sans

diagnostic et sans sortie de crise possible, perd ses caractres de crise et se normalise, le

discours de la crise trouve son complment dans le discours de la catastrophe 5, de larrive

dun vnement dramatique mais qui nest plus li au dysfonctionnement ou laltration

dun ensemble institutionnel dtermin alors quune crise est toujours crise de , voire dans

celui de la fin du monde ou de l apocalypse comme destination finale de cet

1 Cf., entre autres, Paul Krugman, Pourquoi les crises reviennent toujours, tr. fr. J.Cicchini, Paris, Seuil, 2012 ; Joseph E. Stiglitz, Le rapport Stiglitz : pour une vraie rforme du systme montaire et financier international aprs la crise mondiale, tr. fr. F. et P. Chemla, Arles, Actes Sud, 2012. 2 Cf. Louis Crocq, Sophie Huberson et Benot Vraie, Grer les grandes crises : sanitaires, cologiques, politiques et conomiques, Paris, Odile Jacob, 2009. 3 Cf. Jeremy Rifkin, Une nouvelle conscience pour un monde en crise. Vers une civilisation de lempathie, tr. fr. F. et P. Chemla, Paris, Les liens qui librent, 2011. 4 Myriam Revault dAllones, La crise sans fin. Essai sur lexprience moderne du temps, Paris, Seuil, 2012, p. 10. 5 Cf. Jean-Luc Nancy, Lquivalence des catastrophes (Aprs Fukushima), Paris, Galile, 2012 ; Pierre Zaoui, La traverse des catastrophes. Philosophie pour le meilleur et pour le pire, Paris, Seuil, 2010.

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vnement funeste1. Pour parer aux effets dirrationalisation des discours de la transcendance

invoquant une force obscure et inluctable, ou dirresponsabilisation politique dont on peroit

quils sont contrls par le discours de la crise sans fin , dautres prfrent alors nommer

ce qui se produit par le vocabulaire, non de la crise , mais du choc , pour souligner au

contraire la recherche rflchie et calcule dannihilation de la raction critique, la volont de

paralyser le jugement et la dcision2, ou d insoutenable , pour signifier limpasse non

seulement objective, sur les plans conomique et cologique, mais aussi subjective de la

situation en cours3.

Cependant, on peut se demander si cette dimension de nouveaut suppose de la crise

qui rsiderait dans sa propension se gnraliser au point de sauto-dissoudre comme crise

justifiant par l le recours dautres termes ( catastrophe , apocalypse , choc ,

insoutenable ) pour en qualifier le phnomne, est vritablement nouvelle. Depuis les XVe

et XVIe sicles, dans lesquels Michel Foucault voit les premires manifestations de

l attitude critique comme ethos gnral de la modernit se manifestant dans la critique

permanente de notre tre historique 4, la crise des institutions dexercice du pouvoir na-t-

elle pas toujours emport avec elle le discours de la catastrophe et de la fin du monde sous des

modalits eschatologiques et apocalyptiques ? De leschatologie mystique des contre-

conduites de la fin du XVIe sicle5 contre le gouvernement pastoral de lEglise, en passant par

laffirmation, partir du milieu du XVIIIe sicle, de leschatologie rvolutionnaire de la

socit civile contre le gouvernement par la raison dtat eschatologie rvolutionnaire qui

na cess de hanter le XIXe et le XXe sicles6 , jusquaux diffrentes versions

1 Cf. Michal Foessel, Aprs la fin du monde. Critique de la raison apocalyptique, Paris, Seuil, 2012 ; Slavoj iek, Vivre la fin des temps, tr. fr. D. Bismuth, Paris, Flammarion, 2011. 2 Cf. Naomi Klein, La stratgie du choc. La monte dun capitalisme du dsastre, Arles, Actes Sud, 2010 ; Bernard Stiegler, tats de chocs. Btise et savoir au XXIe sicle, Paris, Mille et une nuits, 2012. 3 Cf. Yves Citton, Renverser linsoutenable, Paris, Seuil, 2012. 4 Michel Foucault, What is Enlightenment? [1984] (version amricaine de Quest-ce que les Lumires ? , dabord publi en 1984 dans The Foucault reader), DE II [not DE II*], Paris, Gallimard Quarto (dition en deux volumes), n 339, 1996, p. 1390. *Toutes les rfrences suivantes aux Dits et crits dans ldition en deux volumes de la collection Quarto se prsenteront sous la forme suivante : titre du texte, [anne de publication] DE I ou II , numro du texte, page. Lorsquil y a une diffrence significative entre la date de publication qui est reprise dans la chronologie des Dits et crits et la date laquelle un texte a t effectivement crit ou une confrence effectivement prononce par Foucault et si cela prsente un intrt pour notre propos, nous le prcisons entre parenthses aprs les crochets de lanne de publication. 5 Cf. Norman Cohn, Les Fanatiques de lApocalypse. Courants millnaristes rvolutionnaires du XIe au XVIe sicle[1957], tr. fr. S. Clmendot, M. Fuchs et P. Rosenberg, Paris, Aden, 2011. 6 Cf. Michel Foucault, Scurit, territoire, population. Cours au Collge de France, 1977-1978, d. M. Senellart, Paris, Gallimard-Seuil ( Hautes tudes ), 2004, p. 363-364. Sur le rapport de la pense de Marx au discours thologique, cf. Etienne Balibar, Le moment messianique de Marx , in Citoyen Sujet et autres essais danthropologie philosophique, Paris, PUF, 2011, p. 263-264. Balibar montre comment Marx use des ressources de la thologie politique sans quon puisse cependant ly rduire : Quant au ct messianique de la dfinition du proltariat, sil tendra cder la place une dfinition plus positive de la classe ouvrire ou de la classe des

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contemporaines de lapocalypse quelles soient cologistes, technologistes, spiritualistes ou

fondamentalistes chrtiennes1 , les grandes crises des institutions du pouvoir moderne se sont

toujours accompagnes de discours millnaristes sur le surgissement de la fin des temps2, que

ce soit sur le mode du dsastre final ou de lpiphanie du bonheur ternel3. Foucault souligne

que cest prcisment lorsque, la fin du XVIe sicle, la raison entre pour la premire fois

dans le champ de lactivit gouvernementale et que saffirme lhistoricit de la raison dtat

comme temps indfini du gouvernement par ltat, de ltat ternel et de la science historique

comme histoire de ltat excluant lEmpire des derniers jours et le royaume de leschatologie,

que se dveloppe toute une srie de contre-conduites dont laffirmation principale est au

travailleur (Arbeiterklasse) en rapport avec le mcanisme de lexploitation de la force de travail et de lorganisation du surtravail, il se dplacera en fait sur la reprsentation apocalyptique de laffrontement final entre rvolution et contre-rvolution, induit par la violence de la rpression tatique des insurrections populaires et proltariennes du XIXe sicle (Les luttes de classes en France, Le 18 Brumaire de Louis Bonaparte). On comprend alors, me semble-t-il, la fois lintrt et les limites dune prsentation de la thorie de Marx comme une philosophie de lhistoire qui aurait repris son compte le schme de "lhistoire du salut" travers la scularisation hglienne, non pas tant pour en donner un quivalent raliste que pour en intensifier la "tension eschatologique". Elle dsigne le lieu ou lun des lieux des oprations discursives pratiques par Marx, mais elle en simplifie et elle en inverse, dune certaine faon, les intentions en les ramenant sous la catgorie englobante de "religion". Dans sa construction (qui est en mme temps, ncessairement, une dconstruction) de la figure vide du sujet rvolutionnaire, accord la "dissolution" dun monde, Marx ne peut que rencontrer le discours religieux, mobiliser les ressources dune "thologie politique" : il est clair, mes yeux du moins, quil les excde demble par un surcrot dimmanence, ou mieux, dactualit . 1 Cf. Slavoj iek, Vivre la fin des temps, op. cit., p. 453 : Aujourdhui, il existe au moins trois versions de lapocalyptisme : le fondamentalisme chrtien, le New Age et le post-humanisme techno-numrique. Bien que toutes trois soient fondes sur la notion selon laquelle lhumanit approche un point zro de transmutation radicale, leurs ontologies respectives diffrent radicalement : lapocalyptisme techno-numrique (dont Ray Kurzweil est le principal reprsentant) se cantonne dans les limites du naturalisme scientifique et discerne dans lvolution de lespce humaine les grandes lignes de notre transformation en "posthumains" ; lapocalyptisme New Age imprime cette transmutation une torsion spiritualiste, linterprtant comme le dplacement dun mode de conscience cosmique vers un autre (gnralement un dplacement de la posture moderne mcaniste-dualiste vers une posture dimmersion holistique) ; enfin, les fondamentalistes chrtiens lisent lapocalypse dans une optique strictement biblique, cest--dire quils cherchent (et trouvent) dans le monde contemporain des indices signalant que la bataille finale entre Jsus-Christ et lAntchrist est pour bientt, que les choses prennent une tournure critique. Quoique cette dernire version soit considre comme tant la plus ridicule, mme si elle reste dangereuse par son contenu, elle demeure la plus proche dune logique dmancipation "millnariste" radicale . Cf. aussi, sur lapocalyptisme de certains discours cologiques, Pascal Bruckner, Le fanatisme de lApocalypse, Paris, Grasset, 2011. 2 Cf. Eugen Weber, Apocalypses et millnarismes. Prophties, cultes et croyances millnaristes travers les ges, tr. fr. O. Demande, Paris, Fayard, 1999. 3 Cf. Giorgio Agamben, De la trs haute pauvret. Rgles et formes de vie, tr. fr. J. Gayraud, Paris, Rivages, 2011, p. 192-195, qui nhsite pas oprer un court-circuit entre le caractre eschatologique du message franciscain du XIIIe sicle chez Pierre de Jean Olivi comme nouvelle forme de vie et la situation contemporaine : Dans la huitime question du De perfectione evangelica, Olivi fait sienne les thses de Joachim de Flore sur les six ges du monde rpartis en trois statuts : le Pre (lAncien Testament), le Fils (le Nouveau Testament), lEsprit (fin et accomplissement de la loi, auxquels il ajoute lternit comme septime poque. [] la forme de vie franciscaine est la fin de toutes les vies (finis omnium vitarum), le dernier modus, aprs lequel la multiple rpartition historique des modi vivendi nest plus possible. Avec son usage des choses, la "trs haute pauvret" est la forme-de-vie qui commence quand toutes les formes de vie de lOccident sont parvenues leur consommation historique. [] il est certain que ce nest qu partir de laffrontement dans une nouvelle perspective que lon pourra ventuellement dcider si et en quelle mesure, ce qui se prsente chez Olivi comme la dernire forme de vie de lOccident chrtien a, pour celui-ci, encore un sens, ou si, en revanche, la domination plantaire du paradigme de loprativit exige de dplacer le conflit dcisif sur un autre terrain .

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contraire lannonce de larrive dun temps de la fin des temps, un temps de la fin du

gouvernement par ltat, temps de la fin de lhistoire et de la politique elle-mme. De la

mme faon, les diffrents apocalyptismes contemporains ne doivent-ils pas tre rapports

laffirmation dune historicit de la rationalit conomique contemporaine1, dun

gouvernement indfini par le march, autrement dit dun ordre du march que les tats

seraient fondamentalement incapables de rguler2 et dune valuation de toute chose par la

raison conomique3, vis--vis de quoi ils annonceraient la revanche de la nature

(apocalyptisme cologiste), ou de la foi (apocalyptisme fondamentaliste chrtien) etc., sur le

calcul conomique ? En ce sens, les tendances eschatologiques de lheure manifestent la crise

de la rationalit gouvernementale contemporaine et la crise actuelle ne se distingue pas sur ce

point des crises des grands ensembles institutionnels qui ont jalonn la modernit politique

occidentale. Aussi bien les discours de crise que ceux qui tentent dchapper au vocabulaire

de la crise nous semblent donc pouvoir tre rapports la crise du gouvernement des hommes

implique par le rglage de la socit civile sur les mcanismes de lconomie de march et

sinscrire dans lhistoire critique de la gouvernementalit esquisse par Foucault dans ses

cours au Collge de France, dont il faisait la matrice dune gnalogie de ltat moderne.

2. Lhistoire de la gouvernementalit et ses crises Le travail suivant intitul Crises de gouvernementalit et gnalogie de ltat aux

XXe et XXIe sicles et sous-titr Recherche historico-philosophique sur les usages de la

raison politique , tente de suivre le sillage du travail de Michel Foucault et plus prcisment

la perspective de l histoire de la "gouvernementalit" , de lhistoire des formes du

gouvernement des hommes, quil a esquisse dans ses cours au Collge de France, partir de

1978. Pourquoi un travail ax sur les crises de gouvernementalit ? Et pourquoi un travail

historico-philosophique ou d histoire critique de la pense 4 ? Comment sinscrit-il

dans la science politique et dans la thorie politique et que peut-il leur apporter ? Cest

ce que cette introduction vise expliciter.

1 Cf. Ivar Ekeland et Jon Elster, Thorie conomique et rationalit, Paris, Vuibert, 2011. 2 Cf. Pierre Rosanvallon, La socit des gaux, Paris, Seuil, 2011, p. 321-324. 3 Cf. Andr Gorz, Les mtamorphoses du travail. Critique de la raison conomique [1988]*, Paris, Gallimard, 2004. *Lorsque nous nous rfrons une dition rcente, nous mentionnons entre crochets, aprs le titre de louvrage, la date de la premire dition. 4 Cf. Michel Foucault, Foucault [1984], DE II, n 345, p. 1450.

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La notion de gouvernementalit fait lobjet dusages de plus en plus nombreux

dans les sciences sociales et politiques de langue franaise, en sociologie1 et dans les

diffrentes sous-disciplines de la science politique (sociologie historique du politique2,

sociologie des politiques publiques3, relations internationales4, thorie ou philosophie

politique5), sans parler des sciences sociales et politiques trangres et, en particulier, anglo-

saxonnes, qui sen sont empares ds le dbut des annes 19906 et sans que lengouement

pour cette notion se soit aujourdhui tarie7. Ces usages y voient la possibilit dun champ

nouveau danalyses thoriques ou empiriques des phnomnes sociaux et politiques et en

particulier de ltat lui-mme, par le prisme des techniques de gouvernement des populations,

distinct (mais non exclusif, nous allons y revenir) de celui qui ressort au paradigme et aux

thories de la souverainet et au problme classique de ltude des diffrents types de rgime

politique entendu comme lensemble des procds et des institutions par lesquels les

individus [] se trouvent contraints obir des dcisions [] qui manent dune autorit

collective dans le cadre dunits territoriales o cette autorit exerce un droit de

souverainet 8. Par opposition, la gouvernementalit ou le gouvernement ne doit pas

tre entendu au sens troit et actuel dinstance suprme des dcisions excutives et

administratives dans les systmes tatiques, mais au sens large et ancien dailleurs, de

1 Cf. notamment Yves Cohen, Foucault dplace les sciences sociales. La gouvernementalit et lhistoire du XX e sicle , in Pascale Laborier, Frdric Audren, Paolo Napoli, Jakob Vogel (dir.), Les sciences camrales. Activits pratiques et histoire des dispositifs publics, Paris, PUF, p. 43-79. 2 Cf. notamment Olivier Ihl, Martine Kaluszynski et Gilles Pollet (dir.), Les sciences de gouvernement, Paris, economica, 2003 ; Alain Desrosires, Gouverner par les nombres. Largument statistique, tome II, Paris, Presses des Mines, 2008 ; Yves Dloye, Sociologie historique du politique, Paris, La Dcouverte, 2010 (voir p. 48 lencadr sur la gouvernementalisation de ltat ). 3 Cf. notamment Luc Rouban, Les tats occidentaux dune gouvernementalit lautre , Critique internationale, n 1, automne 1998, p. 131-149 ; Pierre Lascoumes et Patrick le Gals (dir.), Gouverner par les instruments, Paris, Presses de Sciences-Po, 2003 ; Pierre Lascoumes, La gouvernementalit : de la critique de ltat aux technologies du pouvoir , Le portique, n 13-14, http://lef.revues.org/index625.html, 2004 ; Pascale Laborier et Pierre Lascoumes, Laction publique comprise processus de gouvernementalisation de ltat , in Pascale Laborier, Frdric Audren, Paolo Napoli, Jakob Vogel (dir.), Les sciences camrales, p. 81-101 (dj publi in Sylvain Meyet, Marie-Ccile Naves, Thomas Ribmont, Travailler avec Foucault. Retours sur le politique, Paris, LHarmattan, 2005, p. 37-62). 4 Cf. notamment Marie-Christine Granjon (dir.), Penser avec Michel Foucault. Thorie critique et pratiques politiques, Paris, Karthala, 2005 ; Jean-Franois Leguil-Bayard, Le gouvernement du monde, Paris, Fayard, 2004. 5 Cf. notamment Michel Senellart, Les arts de gouverner. Du regimen mdival au concept de gouvernement, Paris, Seuil ( des Travaux ), 1995 ; Thomas Berns, Souverainet, droit et gouvernementalit. Lecture du politique moderne partir de Bodin, Paris, Lo Scheer, 2005. 6 Cf. Graham Burchell, Colin Gordon et Peter Miller (dir.), The Foucault Effect. Studies in governmentality, ChicagoUniversity of Chicago Press, 1991. 7 Cf. notamment William Walters, Governmentality. Critical encounters, New York/Londres, Routledge, 2012 ; et Bruce Curtis, Ruling by Schooling Quebec. Conquest to Liberal Governmentality A Historical Sociology, Toronto, University of Toronto Press, 2012. 8 Michel Foucault, Du gouvernement des vivants. Cours au Collge de France, 1979-1980, d. M. Senellart, Paris, Gallimard-Seuil-EHESS ( Hautes tudes ), 2012, p. 92.

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mcanismes et de procdures destines conduire les hommes, diriger la conduite des

hommes, conduire la conduite des hommes 1. Dans les mcanismes de souverainet, les

individus acceptent de cder leur volont souveraine et de la transfrer quelquun dautre

qui prend la place de cette volont et en devient le reprsentant2. Dans les procdures de

gouvernementalit, en revanche, il ny a pas de cession de la volont ni de renoncement la

volont, il y a des techniques qui guident la volont des individus de faon ce quils

veuillent ce que dautres veuillent, qui les orientent de faon ce quils se conduisent suivant

la manire dont ils sont conduits par dautres. Mathieu Potte-Bonneville a bien dcrit ce

mouvement en quelque manire rgressif permettant Foucault de retrouver une notion de

gouvernement disjointe de celle du pouvoir excutif inhrente au cadre thorico-pratique

de la souverainet :

Le nologisme [de gouvernementalit] vise [] tenter de restituer ce qua de spcifique laction de gouverner, ou ce que lon nommait, dans la langue classique, le "gouvernement" (comme on parle du "jugement"), avant que ce terme devienne, par mtonymie, plus ou moins synonyme de "pouvoir excutif". Ce dplacement est significatif : il sagit en quelque sorte pour Foucault de remonter la pente qui, en substituant la question des manires de gouverner celles des instances gouvernantes, amne ordinairement la philosophie aborder la question du politique travers une typologie des rgimes et traiter du gouvernement comme dune autorit dont il sagirait dtablir les prrogatives, le cadre et la composition. Or, cest l perdre de vue la singularit dune pratique dont la diffusion suit un autre rythme que celle de lhistoire des rgimes : ds le XVIII e sicle, gouverner nest ni rgner (i. e. dlimiter, par la violence, lespace des comportements acceptables) ni discipliner (i.e. plier le dtail des conduites une srie dexigences qui les ordonnent une programmation pralable), mais amnager les conditions dans lesquelles la libert des individus, jouant librement, pourra produire des effets densemble conformes aux objectifs attendus3.

En ce sens, comme le rsume son tour Philippe Chevallier, la gouvernementalit se

distingue du fonctionnement lgal de la dlgation et de la reprsentation du pouvoir politique

et se dfinit comme lart damnager pour les individus, le champ de possibilit de leurs

actions afin que chaque individu participe par lui-mme et pour lui-mme un certain rsultat

collectif 4. Elle na pas affaire dabord, comme la souverainet, des sujets juridico-

politiques, mais des individus vivants dans un environnement spcifique, ce qui ouvre la

possibilit dune approche indite de linstitution tatique :

Etudier le fonctionnement dune institution sous langle singulier de la gouvernementalit, cest considrer quelle na pas dabord prise sur des sujets dont un systme juridique codifie les droits et les devoirs fondamentaux, mais sur des hommes concrets en relation avec un environnement. Cet environnement tant appel se modifier sans cesse, ltat doit tre tudi du ct de sa capacit se dplacer et sadapter aux circonstances et non l o son pouvoir sexerce dans lunit infrangible de la loi, du pouvoir, du sujet5.

1 Ibid., p. 13-14. 2 Cf. ibid., p. 225. 3 Mathieu Potte-Bonneville, Foucault, Paris, Ellipses, 2010, p. 120. 4 Philippe Chevallier, Foucault et le christianisme, Lyon, ENS ditions, 2011, p. 65. 5 Ibid.

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La o la souverainet sexerce comme domination dun territoire et des hommes qui

loccupent, la gouvernementalit vise davantage lintensification des processus dans lesquels

ceux-ci sont mobiliss. Le cadre thorique de la gouvernementalit a permis aux sciences

sociales de montrer de faon cohrente que les phnomnes politiques ne sont pas entirement

expliqus par le biais des mcanismes dmocratiques et juridico-politiques travers lesquels

les nations se donnent des rgles de vie commune, dans la mesure o il existe aussi de

multiples techniques pratiques historiques et variables mobilisant des savoirs dtat,

utilisant des techniques et des instruments et amnageant des dispositifs qui articulent les uns

sur les autres qui nentrent pas dans le fonctionnement de la dmocratie reprsentative telle

quelle est dfinie par le principe de la souverainet et qui rationalisent la gestion des hommes

en socit en les objectivant dans des catgories d individus et de populations , dont

les comportements sont structurs autour de normes variables assurant le maintien des

quilibres sociopolitiques et la reproduction de rapports de pouvoir asymtriques entre les

diffrents groupes qui composent une nation.

Une fois ceci remarqu, le point de vue qui motive le prsent travail part du constat

selon lequel les usages qui ont t fait de la gouvernementalit, que ce soit en sciences

sociales ou en philosophie, nont pour la plupart et parfois pour des raisons trs

comprhensibles, en particulier le fait de ne disposer que dune partie seulement des textes o

Foucault sert de la notion pas pris en compte ce qui apparat nos yeux comme le

mouvement densemble ou le trac de dplacement 1 de la problmatique foucaldienne

relative lhistoire de la gouvernementalit et qui comporte, pour ne mentionner que les

principales dimensions : lhistoire des problmatisations et lanalyse historique des formes

de rationalit politique, la question de l Aufklrung et la vise dune ontologie

historique de nous-mmes , la gnalogie de ltat et de ses dispositifs , la dimension des

crises de gouvernementalit et des contre-conduites , le droit des gouverns ou encore

le rle de la parrsia , cet ensemble prenant lui-mme sens lintrieur dune mthode

historico-philosophique . Il nous reviendra ce titre de justifier les raisons pour lesquelles

nous pouvons parler dun ensemble capable darticuler entre eux ces diffrents lments

thoriques. Ds lors, lobjectif du prsent travail est double.

Dans un premier temps, notre dmarche vise tablir le cheminement thorique

lintrieur duquel Foucault lui-mme a introduit de faon diffuse la problmatique de la

gouvernementalit dans ses crits entre 1978 et 1984, non seulement dans ses cours au

1 Cf. infra p. suivante n. 2.

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Collge de France, mais aussi dans des confrences, entretiens, textes runis dans les Dits et

crits, ou encore dans la retranscription de lintervention devant la Socit franaise de

Philosophie du 27 mai 1978, publie sous le titre Quest-ce que la critique ? [Critique et

Aufklrung], qui ny figure pas. Dautant, en outre, que continuent dtre publis des cours de

Foucault dans lesquels il en use1. Comment donc cette notion de gouvernementalit a-t-elle

merg dans ses recherches, dans quel contexte, pour produire quels dplacements thoriques

et vis--vis de qui, avec quel projet de recherche, quelle mthode et pour produire quels types

deffets ? Comment sarticule-t-elle aux autres notions mobilises par Foucault, quelle

problmatique dessine-t-elle et comment sinscrit-elle dans lensemble de sa recherche ?

Quels rapports lhistoire de la gouvernementalit entretient-elle par exemple avec le projet

dune gnalogie de ltat ou avec la problmatique dfinie par la question de

l Aufklrung et la vise dune ontologie historique de nous-mmes ? Comment

comprendre, en outre, alors mme que Foucault arrte brutalement en 1980 sa recherche sur

lanalyse du pouvoir moderne pour se consacrer aux techniques de soi dans lAntiquit,

que cette notion qui paraissait taille dans le droit fil de lanalytique du pouvoir moderne

pour donner un clairage diffrent de celui apport par les notions de discipline et de

biopolitique tout en tendant la signification de celle-ci soit maintenue jusque dans son

dernier cours en 1984 ? Luvre de recherche2 quest le travail de Foucault ne cesse, dans

1 Ainsi, pour lanne 2012, les deux publications suivantes : Michel Foucault, Du gouvernement des vivants, op. cit. ; Michel Foucault, Mal faire, dire vrai. Fonction de laveu en justice [Cours de Louvain, 1981], d. F. Brion et B. E. Harcourt, Louvain-la-Neuve/Chicago, Presses universitaires de Louvain/University of Chicago Press, 2012. 2 Diogo Sardinha a puissamment soulign le caractre d uvre et mme d uvre philosophique du travail de Foucault en montrant comment ses analyses concrtes taient soutenues par des schmas spculatifs abstraits tendus autour des questions de lordre et du temps et qui, sans tre toujours manifestes, nen taient pas moins permanents en lui donnant ainsi les caractres de systmaticit qui en font une uvre . Cf. Diogo Sardinha, Ordre et temps dans la philosophie de Foucault, Paris, LHarmattan, 2011. Pour notre part et sans que cela remette en cause les analyses de Sardinha qui ne se situent pas sur le mme plan, nous prfrerions le terme paradoxal d uvre de recherche au sens dun travail qui trouve son unit non pas dans la construction dune vrit close, mais dans la projection dune recherche ouverte vers un horizon de vrit qui est toujours au-devant de soi, exigeant une transformation constante qui ne relve pas dlments fragmentaires disperss mais de dplacements successifs dans une reprise incessante garantissant la continuit dune recherche, de la recherche (et non de plusieurs recherches sans liens entre elles). Dans le cours de 1980, Foucault a lui-mme dfini lintelligibilit de son travail thorique comme celui dun trac de dplacement , quil oppose aux notions quivalentes entre elles de systme , de plan ou encore d difice thorique . Le trac de dplacement implique que chaque dplacement donne une intelligibilit nouvelle de lensemble du parcours (suivant un principe de lecture quon pourrait qualifier danamorphique) ce qui demande dans le mme temps davoir lesprit les diffrents points de passage du travail. En somme, il est ncessaire de tenir ensemble les deux ples du trac et du dplacement , lintrt vritable de chaque dplacement tant lintelligibilit nouvelle quil offre sur le trac densemble. Cf. Michel Foucault, Le gouvernement des vivants, op. cit., p. 74-75 : [] pour moi, le travail thorique, il ne consiste pas [] tellement tablir et fixer lensemble des positions sur lesquelles je me tiendrais et dont le lien (entre ces diffrentes positions) suppos cohrent formerait systme. Mon problme ou la seule possibilit de travail thorique que je me sente, ce serait de laisser, selon le dessin le plus intelligible possible, la trace des mouvements par lesquels je ne suis plus la place o jtais tout lheure. Do, si vous voulez, ce perptuel besoin, ou ncessit, ou envie, ce perptuel besoin de relever en

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lurgence de la vie qui est la sienne celle du corps mme du philosophe , de se remanier, de

se drober vers le centre qui lattire1 et culmine dans les dernires lignes du dernier cours, qui

font concider les notions de vrit , de monde et de vie , travers la recherche de la

vraie vie dans la constitution dun monde autre 2, compltement autre.

Lobjectif de ce geste thorique, qui peut apparatre de prime abord comme une sorte

de retour Foucault , nest pas de se constituer en garant de la lettre du texte foucaldien

pour faire la leon des usages hrtiques de Foucault. Il sagit plutt de chercher

dployer lampleur de la problmatique foucaldienne de la gouvernementalit pour tenter de

complter les travaux existants, voire en susciter de nouveaux. Car le cadre thorique de la

gouvernementalit permet daller au-del de la dmonstration selon laquelle les populations

sont gouvernes par des catgories savantes et des mcanismes de guidage des conduites

distincts des mcanismes juridico-politiques de la souverainet. En effet, la plupart des

travaux de sciences sociales et de science politique qui mobilisent la notion de

gouvernementalit nous semble avoir privilgi les formes routinires, rgulires et

reproduites dexercice du pouvoir que ce soit au sein du corps social, au niveau de ltat ou

au-del de ltat sans rellement mettre en lumire les contre-conduites qui pourtant

nont eu de cesse de constituer pour Foucault le corrlat dun tel exercice : ainsi, ds quil a

commenc se servir de la notion de gouvernementalit en 1978, Foucault a dans le mme

temps dfini la critique comme lart de ntre pas telle gouvern 3. Le moment o une

forme de gouvernementalit rentre en crise est prcisment celui o des contre-conduites ont

tendance merger. Les techniques de gouvernementalit et les contre-conduites sont

toujours intriques pour Foucault et porte sur des contenus identiques :

Les contre-conduites que lon voit se dvelopper en corrlation avec la gouvernementalit moderne ont comme enjeu les mmes lments que cette gouvernementalit. [] [L]histoire de la raison dtat,

quelque sorte les points de passage o chaque dplacement risque par consquent de modifier, sinon lensemble de la courbe, du moins la manire dont on peut la lire et dont on peut la saisir dans ce quelle peut avoir dintelligible. Ce relev, par consquent, il ne faut jamais le lire comme le plan dun difice permanent. Il ne faut donc pas lui imposer les mmes exigences que si ctait un plan. Il sagit, encore une fois, dun trac de dplacement, cest--dire dun trac non pas ddifice thorique, mais du dplacement par lequel mes positons thoriques ne cessent de changer. Aprs tout, il y a bien des thologies ngatives. Disons que je suis un thoricien ngatif . 1 Maurice Blanchot, LEspace littraire [1955], Paris, Gallimard, 1988, p. 9 : Un livre, mme fragmentaire, a un centre qui lattire : centre non pas fixe, mais qui se dplace par la pression du livre et les circonstances de sa composition. Centre fixe aussi, qui se dplace, sil est vritable, en restant le mme et en devenant toujours plus central, plus drob, plus incertain et plus imprieux . 2 Michel Foucault, Le courage de la vrit. Le gouvernement de soi et des autres II. Cours au Collge de France, 1984, d. F. Gros, Paris, Gallimard-Seuil ( Hautes tudes ), 2009, p. 311 : Ce sur quoi je voudrais insister pour finir, cest ceci : il ny a pas dinstauration de la vrit sans une position essentielle de laltrit. La vrit, ce nest jamais le mme. Il ne peut y avoir de vrit que dans la forme de lautre monde et de la vie autre . 3 Michel Foucault, Quest-ce que la critique ? [Critique et Aufklrung] [1978], Bulletin de la Socit franaise de Philosophie, vol. 84, n 2, 1990, p. 38.

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lhistoire de la ratio gouvernementale, lhistoire de la raison gouvernementale et lhistoire des contre-conduites qui se sont opposes elle ne peuvent pas tre dissocies lune de lautre1.

Ds 1971 avec lexpos de la mthode gnalogique dans Nietzsche, la gnalogie,

lhistoire , Foucault, remettant en question la recherche historique dune origine idale,

dfinit ltude du commencement historique des choses comme insparable de la

discorde des autres choses 2 et l mergence (Entstehung dans le vocabulaire de

Nietzsche) dun phnomne historique comme se produisant toujours dans un certain tat

des forces qui luttent les unes contres les autres 3. Dans le sujet et le pouvoir il dit

encore qu entre relation de pouvoir et stratgie de lutte, il y a appel rciproque,

enchanement indfini et renversement perptuel , que les mmes vnements et les mmes

transformations peuvent se dchiffrer aussi bien lintrieur dune histoire des luttes que dans

celle des relations et des dispositifs de pouvoir 4. Surtout, il propose dans ce texte une

nouvelle mthode qui consiste partir des formes de rsistance pour comprendre les

relations de pouvoir :

Ce nouveau mode dinvestigation consiste prendre les formes de rsistance aux diffrents types de pouvoir comme point de dpart. Ou, pour utiliser une autre mtaphore, il consiste utiliser cette rsistance comme un catalyseur chimique qui permet de mettre en vidence les relations de pouvoir, de voir o elles sinscrivent, de dfinir leur points dapplication et les mthodes quelles utilisent. Plutt que danalyser le pouvoir partir de sa rationalit interne, il sagit danalyser les relations de pouvoir partir de laffrontement des stratgies. [] pour comprendre en quoi elles [les relations de pouvoir] consistent, il faudrait peut-tre analyser les formes de rsistance et les efforts dploys pour essayer de dissocier ces relations5.

Il ny a pas de relation de pouvoir sans relation stratgique aux actions anticipes dun

adversaire dans un champ de forces rversible6 et alors mme que [c]es adversaires

nappartiennent pas au mme espace 7. Eu gard la multitude des travaux sur lexercice

structurant et routinier du gouvernement des hommes, qui ont prcisment tendance

analyser le pouvoir partir de sa rationalit interne et sans que cela mette en question leur

pertinence, la mthode gnalogique qui consiste dans lanalyse de la manire dont les

relations de pouvoir se forment, se branchent, se dveloppent, se dmultiplient, se

1 Michel Foucault, Scurit, territoire, population, op. cit., p. 363 et 365. 2 Michel Foucault, Nietzsche, la gnalogie, lhistoire [1971], DE I, n 84, p. 1006. 3 Ibid., p. 1011. 4 Michel Foucault, Le sujet et le pouvoir [1982], DE II, n 306, p. 1061-1062. 5 Ibid., p. 1044-1045. 6 Ibid., p. 1060 : Le mot de stratgie est employ couramment en trois sens. Dabord, pour dsigner le choix des moyens employs pour parvenir une fin ; il sagit de la rationalit mise en uvre pour atteindre un objectif. Pour dsigner la manire dont un partenaire, dans un jeu donn, agit en fonction de ce quil pense devoir tre laction des autres et, de ce quil estime ce que les autres penseront tre la sienne ; en somme, la manire dont on essaie davoir prise sur lautre. Enfin, pour dsigner lensemble des procds utiliss dans un affrontement pour priver ladversaire de ses moyens de combat et le rduire renoncer la lutte ; il sagit alors des moyens destins obtenir la victoire . 7 Michel Foucault, Nietzsche la gnalogie, lhistoire , art. cit., p. 1012.

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transforment partir de tout autre choses quelles-mmes 1 nous conduit ainsi vers

lanalyse des crises de gouvernementalit comme rvlateur des formes prises par lexercice

du pouvoir, comme ce qui vient ainsi complter ces travaux partir dun angle de vue

diffrent et en ouvrant un champ nouveau danalyses possibles. Ce quon retrouve alors avec

la prise en compte des contre-conduites , cest le projet de la gnalogie de ltat et de

ses diffrents appareils partir dune histoire de la raison gouvernementale 2, car

llaboration historique de la gouvernementalit tatique slabore en particulier partir des

rponses donnes aux contre-conduites et pour avoir prise sur elles. L aussi, cette dimension

gnalogique napparat pas toujours dans les travaux qui reprennent la notion de

gouvernementalit et mrite, comme le souligne William Walters, de lui tre reconnecte 3.

Par consquent, une fois tabli, dans le corpus de Foucault, le cadre thorique densemble

lintrieur duquel est articule la notion de gouvernementalit, le second objectif de ce travail

est de proposer une gnalogie de ltat aux XXe et XXIe sicles.

3. Le champ des recherches foucaldiennes : histoire ou philosophie ? Comme nous venons dj de le faire remarquer, le prsent travail tente la fois de

sinscrire dans le massif des recherches sur la gouvernementalit inspires de Foucault, tout

en abordant la gouvernementalit par le biais des contre-conduites et des crises, de manire

investir une dimension ouverte par la problmatique foucaldienne de la gouvernementalit,

mais qui nous semble avoir t peu dfriche par ces mmes recherches4. Plus largement,

parmi les usages multiples de luvre de Foucault, nous voulons aussi nous singulariser, au-

del de la tentative de se servir de certains concepts de Foucault, en prenant au srieux les

indications mthodologiques fournies par Foucault lui-mme propos de son propre travail.

Mais pourquoi parler dune singularit ce sujet ? Cest que les usages de Foucault se

caractrisent paradoxalement la fois par leur multiplicit et leur varit, mais aussi par le fait

de prendre leurs distances vis--vis dune dmarche proprement foucaldienne. Citons ce titre

1 Michel Foucault, Scurit, territoire, population, op. cit., p. 123, n*. 2 Ibid. 362. 3 Sur larticulation de lhistoire de la gouvernementalit et de la gnalogie de ltat moderne, cf. Thomas Lemke, Eine Kritik der politischen Vernunft. Foucaults Analyse der modernen Gouvernementalitt, Teil 2, Die Gouvernementalitt , 2. Die Genealogie des modernen Staates , Hambourg, Argument Verlag, 1997, p. 150-191 ; et Thomas Lemke, Foucault, Governmentality and Critique, Londres, Paradigm Publishers, 2012, 2. A Genealogy of the Modern State , p. 25-40 (ce second ouvrage de Lemke est une version allge et remanie du premier) ; cf. galement William Walters, Governmentality. Critical encounters, 4. Reconnecting governmentality and genealogy: questions of style , Londres/New York, Routledge, 2012, p. 110-140. 4 Signalons cependant, pour une tentative de rsum interne aux cours de Foucault de 1978 et 1979, Jean-Claude Monod, Quest-ce quune crise de gouvernementalit ? , Lumires, n 8, 2006/2, p. 51-66. Il narticule pas cependant la dimension des crises de gouvernementalit avec celle des contre-conduites. Nous revenons plus loin sur ce texte dans notre premire partie. Cf. infra p. 212 et sq.

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une remarque dEtienne Balibar dans sa prface du livre de Diogo Sardinha, qui souligne le

dilemme qui caractrise ces diffrents usages de Foucault aujourdhui :

[] linterprtation du geste philosophique de Foucault, en dpit des commentaires continus dont il la accompagn (ou peut-tre cause deux), peine toujours encore aujourdhui sextirper dun dilemme, au fond classique, entre des interprtations et des usages empiristes ou si lon prfre pragmatiques et des rcuprations dogmatiques, voire mtaphysiques (et aussi, de faon croissante, moralisantes). Les premires, si talentueuses soient-elles souvent, repose souvent sur le dni ou la mise lcart de la dimension philosophique de luvre de Foucault. Elles sappuient notamment sur la publication des grands cours des annes 1970, mais cherchent aussi raliser ce tour de force de convoquer des rcits et des modles emprunts aussi bien lhistoricit tragique du premier Foucault qu la philologie antiquisante du dernier, en passant par limmense chantier gnalogique de la gouvernementalit que lui-mme paradoxalement et par provocation avait dcrit comme relevant dun nouveau positivisme ( heureux ). De faon prudente ou agressive, elles font de lui un anti-philosophe ou un post-philosophe. Les secondes, qui sappuient notamment sur lnigmatique formulation : une ontologique critique de nous-mmes , rpte par Foucault dans ses commentaires successifs de lopuscule de Kant Was ist Aufklrung ?, ne manquent pas de la rapprocher dune thmatique heideggrienne de la temporalit comme exprience originaire de ltre avec . Elles sont donc tentes par la rintgration de Foucault dans une ligne phnomnologique et transcendantale. Elles font de lui un philosophe ou mme un sage qui aurait indfiniment diffr la prsentation de son ide au bnfice de travaux dhistorien , ou aurait ainsi trouv le moyen de se prsenter masqu en ne rpondant quapparemment aux sollicitations de lactualit. Sa vraie place serait sur lune des marches de lcole dAthnes (ou de lUniversit de Fribourg)1.

Si Balibar, dans le passage qui suit, rcuse finalement cette alternative du pragmatisme et du

dogmatisme quil juge trompeuse , en crditant Sardinha de parvenir la dpasser, ce

tableau quil brosse nous est cependant utile pour positionner vis--vis des usages existants

notre propre dmarche, qui vise aussi, mais par une approche diffrente de celle de Sardinha,

dpasser cette alternative. Notre prsuppos de lecture de Foucault est que son travail

consiste dans lunit dune uvre de recherche qui ne se caractrise certes pas par la

construction dun systme clos, mais par une recherche ouverte dfinie par la continuit de

dplacements successifs qui tmoignent de la reprise incessante dune mme matrice et non

de fragments disperss, impliquant quelle peut tre apprhende comme une totalit2. Il nest

pas possible de distinguer entre des textes historiques de Foucault dun ct, qui ouvriraient

sur des travaux empiriques dont lobjet serait de les approfondir, voire de les vrifier

objectivement et des textes philosophiques qui garantiraient dun autre ct lappartenance

de Foucault lhistoire de la philosophie. Les motifs foucaldiens rpartis par Balibar le long

de la ligne qui spare les usages empiristes , pragmatiques ou positivistes dune

1 Etienne Balibar, Comme si une philosophie tait ne , prface Diogo Sardinha, Ordre et temps dans la philosophie de Foucault, op. cit., p. 13. 2 Cf. Gilles Deleuze, Pourparlers (1972-1990), Paris, Minuit, 1990, p. 116, qui crit propos de Foucault : La logique dune pense, cest lensemble des crises quelle traverse, a ressemble plus une chane volcanique qu un systme tranquille en quilibre . Pour Deleuze, la pense de Foucault se dploie travers des crises successives des rapports de la pense lexprience et chacune des dimensions nouvelles quil inscrit dans sa pense (le savoir, le pouvoir, le soi) correspond la ncessit de surmonter ces crises : Si Foucault a besoin dune troisime dimension, cest quil a limpression de senfermer dans les rapports de pouvoir, que la ligne se termine ou quil narrive pas la franchir, []. Il a beau invoquer des foyers de rsistance, do viennent de tels foyers ? (Ibid., p. 126-127).

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part et les usages philosophiques , mtaphysiques ou dogmatiques dautre part, sont

particulirement vocateurs pour notre perspective : la gouvernementalit et le mlange du

premier et du dernier Foucault du ct des usages empiristes, lontologie critique de nous-

mmes et la question Was ist Aufklrung ? du ct des usages philosophiques. Sans

rentrer dans lanalyse que nous dvelopperons dans notre premire partie, remarquons

simplement demble en trois points comment une telle alternative est en effet trompeuse .

1/Dabord une lecture attentive du dveloppement de la problmatique foucaldienne de la

gouvernementalit montre que la rflexion sur les Lumires, avec les premires mobilisations

du texte de Kant Was ist Aufklrung ?, est exactement contemporaine et entirement inscrite

dans lmergence du cadre thorique de la gouvernementalit et rciproquement :

linterrogation sur les Lumires sur lhistoire contingente de la raison et des diffrentes

formes de rationalit dans leurs effets de pouvoir ou de libration apparat en effet en

janvier 1978 dans la prface de Foucault ldition amricaine de Le normal et le

pathologique de Georges Canguilhem, alors quil commence le 4 janvier au Collge de

France la srie de cours reprise sous le titre Scurit, territoire, population, dans laquelle il

introduit, le 1er fvrier 1978, le projet dune histoire de la "gouvernementalit" en

prcisant que cette formule aurait t un titre plus exact du cours1. Dans le texte de la

confrence Quest-ce que la critique ? [Critique et Aufklrung] , prsente devant la

Socit franaise de Philosophie le 27 mai 1978, qui suit de prs la dernire leon du cours

donne le 5 avril 1978, la question de lAufklrung sur les effets despotiques de la raison et

lexercice du pouvoir moderne par le biais de la gouvernementalit y sont directement

confronts dans la dfinition de la critique comme art de ntre pas tellement gouvern . 2/

La thmatique dune ontologie critique de nous-mmes (Foucault dit aussi ontologie

historique de nous-mmes 2), dveloppe dans les textes sur les Lumires de 1983 et 1984,

est par consquent elle-mme insparable de lhistoire de la gouvernementalit, comme cela

est manifeste dans lanalyse du texte de Kant Was ist Aufklrung ? en guise de prlude au

cours de 1983, Le gouvernement de soi et des autres3. Entre ces deux moments (1978 et 1983-

1984) des textes sur les Lumires, Foucault a montr partir de lanalyse du christianisme

primitif dans le cours de 1980, Du gouvernement des vivants, comment la gouvernementalit

sest constitue en Occident non seulement par lobissance des sujets au pouvoir, mais dans

lobligation pour eux de reconnatre et de constituer comme vrit de ce quils sont ce que le

1 Cf. Michel Foucault, Scurit, territoire, population, op. cit., p. 111. 2 Michel Foucault, What is Enlightenment ? , art. cit., p. 1395. 3 Cf. Michel Foucault, Le gouvernement de soi et des autres. Cours au Collge de France, 1982-1983, d. F. Gros, Gallimard-Seuil ( Hautes tudes ), 2008, p. 3-22.

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pouvoir exige deux quils soient1 comme lon demande par exemple aujourdhui aux

peuples notamment europens de se reconnatre et de se constituer, travers le rgime de

vrit index lconomie, en sujets de la dette, en hommes endetts2. En un mot, il faut

analyser ensemble les oprations des techniques de gouvernement des hommes et la manire

dont ils se constituent eux-mmes comme sujets, do la dfinition en 1982 de la

gouvernementalit comme rencontre entre les techniques de domination exerces sur les

autres et les techniques de soi 3. Il ne peut tre par consquent que dformant de rapprocher

l ontologie critique de nous-mmes dune thmatique heideggrienne de la temporalit

comme exprience originaire de "ltre avec" . Lontologie de nous-mmes na au contraire

de sens, ainsi que Foucault le dit explicitement, que dans un travail denqutes diverses

qui ont leur cohrence pratique dans le soin apport mettre la rflexion historico-critique

lpreuve des pratiques concrtes 4. 3/ Sagissant des travaux de Foucault sur lAntiquit, de

la question de savoir dun ct sils peuvent tre ou non mobiliss avec dautres travaux du

Foucault moderniste et sils ne font pas de lui, dun autre ct, un philosophe de "lcole

dAthnes" , la rponse se trouve l aussi dans les textes de Foucault et l encore, dans les

textes sur les Lumires. Cest l un point dterminant qui nest que rarement soulign.

Foucault na jamais tudi le Moyen ge chrtien et lAntiquit grecque et romaine pour eux-

mmes mais toujours sous condition de la question de lAufklrung :

[] cette pratique historico-philosophique se trouve videmment dans un rapport privilgi une certaine poque empiriquement dterminable : mme si elle est relativement et ncessairement floue, cette poque est, certes, dsigne comme moment de formation de lhumanit moderne, Aufklrung au sens large du terme laquelle se rfraient Kant, Weber etc., priode sans datation fixe, multiples entres puisquon peut la dfinir aussi bien par la formation du capitalisme, la constitution du monde bourgeois, la mise en place des systmes tatiques, la fondation de la science moderne avec tous ses corrlatifs techniques, lorganisation dun vis--vis entre lart dtre gouvern et celui de ntre pas tellement gouvern. Privilge de fait, par consquent, pour le travail historico-philosophique que cette priode, puisque cest l quapparaissent en quelque sorte, vif et la surface de transformations visibles, ces rapports entre pouvoir, vrit et sujet quil sagit danalyser. Mais privilge aussi en ce sens quil sagit de former partir de l une matrice pour le parcours de toute une srie dautres domaines possibles. Disons, si vous voulez, que ce nest pas parce quon privilgie le XVIIIe sicle, parce quon sintresse lui, que lon rencontre le problme de lAufklrung ; je dirais que cest parce quon veut

1 Cf. Michel Foucault, Du gouvernement des vivants, op. cit., p. 80-81 : [] pourquoi et comment lexercice du pouvoir dans notre socit, lexercice du pouvoir comme gouvernement des hommes, demande-t-il non seulement des actes dobissance et de soumission, mais des actes de vrit o les individus, qui sont sujets dans la relation de pouvoir, sont aussi sujets comme acteurs, spectateurs tmoins ou comme objets dans la procdure de manifestation de vrit ? Pourquoi, dans cette grande conomie des relations de pouvoir, sest dvelopp un rgime de vrit index la subjectivit ? Pourquoi est-ce que le pouvoir (et ceci depuis des millnaires dans nos socits) demande aux individus de dire non seulement "me voil, me voil moi qui obis", mais leur demande, de plus, de dire "voil ce que je suis, moi qui obis, voil ce que je suis, voil ce que jai vu, voil ce que jai fait" ? . 2 Cf. Maurizio Lazzarato, La fabrique de lhomme endett. Essai sur la condition nolibrale, Paris, Amsterdam, 2011. Nous revenons sur cet ouvrage dans le chapitre 7 consacr la gouvernementalit nolibrale. 3 Michel Foucault, Les techniques de soi [1988] (confrence prononce luniversit du Vermont en octobre 1982), DE II, n 363, p. 1604. 4 Michel Foucault, What is Enlightenment? , art. cit., p. 1396-1397.

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fondamentalement poser le problme Quest-ce que lAufklrung ? que lon rencontre le schme historique de notre modernit. Il ne sagira pas de dire que les Grecs du Ve sicle sont un peu comme les philosophes du XVIIIe sicle ou bien que le XIIe sicle tait dj une sorte de Renaissance, mais bien dessayer de voir sous quelles conditions, au prix de quelles modifications ou de quelles gnralisations on peut appliquer nimporte quel moment de lhistoire cette question de lAufklrung, savoir des rapports des pouvoirs, de la vrit et du sujet. Tel est le cadre gnral de cette recherche que jappellerais historico-philosophique, voil comment on peut maintenant la mener1.

Les tudes de Foucault sur lAntiquit ne relvent jamais seulement dune philologie

antiquisante . La question de lAufklrung, celle des formes variables des rapports

enchevtrs entre sujet, pouvoir et vrit est le schme historique de notre modernit

laune duquel il sintresse lAntiquit ou au christianisme. Elle est la matrice pour le

parcours de toute une srie dautres domaines possibles qu on peut appliquer nimporte

quel moment de lhistoire . Sagissant des techniques de soi quil a surtout tudies dans

lAntiquit et le Moyen ge chrtien, il peut dire ainsi que cest une question apparue la

fin du XVIII e sicle [qui] dfinit le cadre gnral de ce que jappelle les "techniques de

soi" 2. Celles-ci ne relvent donc pas dune caractristique historique propre lAntiquit

mais du problme de lAufklrung Que sommes-nous en ce temps qui est le ntre ? 3

partir duquel lAntiquit ou la priode chrtienne sont apprhendes. Cest avec des yeux

critiques dAufklrer, de celui qui veut ntre pas tellement gouvern que Foucault regarde

lAntiquit, non pas pour lui appliquer anachroniquement des vrits modernes, mais en

faisant du lien sujet-pouvoir-vrit un transcendantal historico-thorique partir duquel il

analyse les textes antiques. Il sagit alors dy trouver des formes diverses darticulation des

rapports entre sujet, pouvoir et vrit telles que, sous rserve dexpliciter les conditions de

leur gnralisation ou de leur transposition par modification, elles puissent tre formellement

valables pour lanalyse du monde moderne.

[.] cette question de lAufklrung qui est, je crois tout de mme fondamentale pour la philosophie occidentale depuis Kant, je me demande si ce nest pas elle avec laquelle on balaie en quelque sorte toute lhistoire possible et jusquaux origines radicales de la philosophie, de sorte que le procs de Socrate, je crois que lon peut linterroger valablement, sans aucun anachronisme, mais partir du problme qui est et a t en tout cas peru par Kant comme tant un problme de lAufklrung.

Les tudes sur lAntiquit ou le christianisme ont donc une valeur mdiatrice pour lanalyse

historico-philosophique de la modernit dont elles sont un art cach. De la mme faon que

dans le schmatisme kantien, le schme est le troisime terme homogne aux deux autres qui

permet de relier les phnomnes la catgorie4, le schme historique moderne des rapports

1 Michel Foucault, Quest-ce que la critique ? [Critique et Aufklrung] , art. cit., p. 46-47. 2 Michel Foucault, La technologie politique des individus [1988] (confrence prononce luniversit du Vermont en octobre 1982), DE II, n 364, p. 1632. 3 Ibid. 4 Cf. Emmanuel Kant, Critique de la raison pure[1787], tr. fr. A. Tremesaygues et B. Pacaud, Paris, PUF, 2001, p. 150-156.

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sujet-pouvoir-vrit est ici la condition formelle homogne lAntiquit et la modernit.

Cest la raison pour laquelle les tudes foucaldiennes sur ces priodes ne peuvent que refuser

de partir des catgories ontico-ontologiques de la cosmologie pour lAntiquit, ou de la

thologie pour la chrtient mdivale. Tous les cours de Foucault au Collge de France sur le

christianisme primitif et lAntiquit comportent des passages o il labore des passerelles

avec lanalyse de la modernit et mentionnent parfois explicitement la question de

l Aufklrung1. Cest cela que Foucault appelle, en somme, un rapport "sagittal" aux

Anciens, situ la verticale de sa propre actualit et quil oppose au rapport longitudinal

dfini par la querelle des Anciens et des Modernes2 qui pose le problme dans les termes

dune autorit accepter ou dun modle suivre ( quelle autorit accepter, quel modle

suivre ? ) ou sous la forme corrlative dune valorisation compare : est-ce que les Anciens

sont suprieurs aux Modernes ? Est-ce que nous sommes dans une priode de dcadence

etc. ? . Le rapport sagittal aux Anciens ne consiste pas au contraire dans un choix entre la

conservation ou la rupture avec les Anciens, mais dans la possibilit de trouver dans les

diffrentes formes de transformation des rapports sujet-pouvoir-vrit chez les Anciens de

quoi transformer ces rapports dans notre propre actualit, sans que cela doive impliquer pour

autant un quelconque rinvestissement du contenu de la morale grecque, un quelconque retour

aux Grecs :

On voit affleurer une nouvelle manire de poser la question de la modernit, non plus dans un rapport longitudinal aux Anciens, mais dans ce quon pourrait appeler un rapport sagittal sa propre actualit. Le discours a reprendre en compte son actualit, dune part, pour y retrouver son lieu propre,

1 Cf. Michel Foucault, Du gouvernement des vivants, op. cit., p. 305 et 307 : Quelle que soit la forme que ce lien entre mort, autre et vrit travers le dire-vrai, travers la vridiction, a pu prendre au IVe sicle chez Cassien, cette obligation, cette obligation de dire vrai sur soi-mme na jamais cess dans la culture chrtienne et vraisemblablement dans les socits occidentales. Nous sommes obligs de parler de nous-mmes pour en dire vrai. [] Se mettre en discours soi-mme, voil bien en effet une des grandes lignes de force de lorganisation des rapports subjectivit et vrit dans lOccident chrtien. [] Il faudra toujours quil y ait cette flexion du sujet vers sa propre vrit par lintermdiaire de la mise en discours perptuelle de soi-mme. [] Cest une des premires formes de notre obissance ; Michel Foucault, Lhermneutique du sujet. Cours au Collge de France, 1981-1982, d. F. Gros, Paris, Gallimard-Seuil ( Hautes tudes ), 2001, p. 297 : [] je crois quon a l la dernire formulation nostalgique dun savoir de spiritualit qui disparat avec lAufklrung et le salut triste la naissance dun savoir de connaissance ; Michel Foucault, Le gouvernement de soi et des autres, op. cit., p. 326 : La philosophie comme extriorit par rapport la politique, qui en constitue lpreuve de ralit, la philosophie comme critique par rapport un domaine dillusion qui la met au dfi de se constituer comme discours vrai, la philosophie comme ascse, cest--dire comme constitution du sujet par lui-mme, il me semble que cest cela qui constitue ltre moderne de la philosophie, ou peut-tre ce qui, dans ltre moderne de la philosophie, reprend ltre de la philosophie ancienne ; Michel Foucault, Le courage de la vrit op. cit., p. 169 : [] il serait intressant aussi, en se plaant plus prs de nous, danalyser un autre support de ce qua t le mode dtre cynique, le cynisme entendu comme forme de vie dans le scandale de la vrit. On le trouverait non plus dans les institutions et les pratiques religieuses, mais dans les pratiques politiques. L, bien entendu, je pense aux mouvements rvolutionnaires [] . Dans ce dernier cas, la transposition opre par modification (du religieux au politique) et, dans le cas prcdent, par gnralisation (reprise dans la philosophie moderne dun lment de la philosophie ancienne). 2 Cf. en particulier Benjamin Constant, De la libert des Anciens compare celle des Modernes [1819], Paris, Mille et une nuits, 2010.

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dautre part, pour en dire le sens, enfin, pour spcifier le mode daction quil est capable dexercer lintrieur de sa propre actualit1.

En dfinitive, lhistoire de la gouvernementalit , lontologie critique de nous-mmes ,

la question Was ist Aufklrung ? et lanalyse des formes des rapports sujet-pouvoir-vrit

dans lAntiquit, tout ceci est absolument insparable dans la recherche de Foucault et ne

saurait tre rparti le long dun axe sparant des usages empiristes dun ct et philosophiques

de lautre. Cela dtermine dailleurs, suivant la formule de Foucault lui-mme, le champ

dune recherche historico-philosophique , nous allons y revenir. Il faudrait du reste ajouter

cet ensemble un autre lment que nvoque pas Balibar, celui de la problmatisation de la

Rvolution, de la question Quest-ce que la Rvolution ? , qui est indissociable des

prcd